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Title: Introduction à la vie dévote
Author: Francis, de Sales, Saint
Language: French
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  INTRODUCTION

  A

  LA VIE DÉVOTE,

  DE

  SAINT FRANÇOIS DE SALES,

  ÉVÊQUE ET PRINCE DE GENÈVE,

  INSTITUTEUR DE L'ORDRE DE LA VISITATION DE
  SAINTE MARIE.

  _Édition corrigée A. M. D. G._

  A LYON,
  CHEZ PERISSE FRÈRES, LIBRAIRES,
  rue Mercière, nº 33.

  A PARIS,
  AU DÉPÔT DE LIBRAIRIE DE PERISSE FRÈRES,
  place Saint-André-des Arts, nº 11.

  1832.



SENTIMENT D'ALEXANDRE VII

_Sur cet ouvrage, et les autres écrits de saint François de Sales._


Mon cher neveu, c'est avec regret que j'ai souffert votre absence
et notre séparation; mais il nous faut rejoindre par le commerce
des lettres; et pour le commencer par un sujet digne de vous et
de moi, je ne saurois, ce me semble, mieux faire que de vous
continuer le discours que je vous faisois sur le point de votre
départ. Je vous conjure donc, encore une fois, de faire vos
délices et plus chères études des œuvres de M. de Sales, d'être
son lecteur assidu, son fils obéissant, et son imitateur fidèle.
C'est à sa Philothée, qui est la meilleure guide qu'on puisse
prendre pour se conduire dans le chemin de la vertu, que je
dois depuis vingt ans, après Dieu, la correction de mes mœurs;
et s'il y a quelque chose en moi exempt de vice, je lui en ai
obligation. Je l'ai lue une infinité de fois, et je ne saurois
me passer de la relire; elle ne perd jamais pour moi la grâce de
la nouveauté, et toutes les fois qu'elle repasse sous mes yeux,
il me semble qu'elle me dit toujours quelque chose de plus que
ce qu'elle m'avoit dit auparavant. Si vous m'en croyez, ce livre
sera le miroir de votre vie, et la règle sur quoi vous prendrez
la mesure de toutes vos actions, et de toutes vos pensées. Il ne
vous oblige pas à l'austérité et à la solitude d'un ermite; il ne
vous persuade pas d'entreprendre un genre de vie extraordinaire;
son dessein est de vous mener au bout de la perfection chrétienne,
et de vous instruire dans la solide piété, par une voie douce et
facile, qui s'accommode admirablement à toutes les différentes
conditions des hommes, quelque basses ou relevées qu'elles
puissent être. Si la vertu, disoit un ancien, pouvoit nous être
représentée avec des couleurs assez vives, et des traits dignes de
son mérite, elle attireroit tous les mortels à son amour, avec une
ardeur et une passion extrêmes. Il me semble, certes, que le grand
François de Sales a réussi parfaitement dans ce dessein; en effet,
il nous l'a représentée au vif avec tout l'éclat de sa majesté,
et tous les attraits de ses beautés et de ses grâces. Mais ce qui
est le plus digne de louange, et le plus agréable en cet excellent
écrivain, c'est que se proposant Notre-Seigneur pour son modèle,
il a commencé à bien faire avant que de bien dire, et que son
premier soin a été d'exécuter lui-même ce qu'il devoit enseigner
aux autres. De sorte qu'on peut dire avec raison, que ceux qui
étudient ses livres, étudient encore sa vie, et que ses préceptes
et ses avis sont d'autant plus faciles à pratiquer, qu'ils sont
prévenus et autorisés de son exemple. Cet homme, né dans une
famille noble et riche, élevé dans la vertu et les belles-lettres,
de la manière dont on a accoutumé d'instruire les enfans de bonne
maison, a paru dans la cour des rois, et les palais des princes,
dans les maisons des particuliers, dans les compagnies de ses
amis, dans les affaires du monde, dans les exercices de dévotion:
bref, dans tous les emplois de sa charge épiscopale, avec une
conduite et une sainteté merveilleuses; tellement que nous avons
bien sujet de nous couvrir de rougeur et de honte, et de condamner
notre lâcheté, nous, à qui le prétexte, ou de la coutume du monde,
ou de l'occupation des grandes affaires, ou de la condition de
notre naissance, sert d'excuse ordinaire pour nous dispenser de
vivre dans les règles exactes de la piété chrétienne. Or ce que je
dis de la Philothée, je le dis encore du Théotime: je veux dire,
de ce livre tout d'or de l'amour divin; bref, de tous les autres
ouvrages de ce grand homme, je vous avoue que les lisant souvent,
et de nuit, je me suis fait comme une idée en moi-même, et un
recueil de ses plus beaux sentimens, et des points principaux de
sa doctrine, que je rumine puis après à mon loisir, que je goûte
et que je fais passer, pour ainsi dire, dans mon estomac, afin de
le transformer en mon sang et en ma substance. Voilà mon sentiment
touchant ce saint homme, mon cher neveu, dont je vous fais part,
vous exhortant de tout mon cœur à le suivre: car en vérité, si
vous le prenez pour le censeur et le guide de votre vie, si vous
pratiquez en sa personne ce que Sénèque même nous enseigne, qu'il
nous faut choisir l'exemple de quelque homme illustre, qui serve
de patron à notre conduite, et en présence de qui nous nous
imaginions d'être et d'agir en toutes occasions, ni je n'aurai
sujet de me repentir du conseil que je vous donne, ni vous de
l'avoir mis en exécution. Je finis, mon cher neveu, en vous disant
avec Horace:

Adieu, vivez content, et si vous savez quelque chose de meilleur
que ces avis, je vous prie de m'en faire part en toute sincérité;
sinon, servez-vous comme moi de ceux-ci, et faites-en votre
profit.



ORAISON

DÉDICATOIRE.


O doux Jésus! mon Seigneur, mon Sauveur et mon Dieu, me voici
prosterné devant votre Majesté, vouant et consacrant cet écrit à
votre gloire. Animez-en les paroles de votre sainte bénédiction,
afin que les ames pour lesquelles je l'ai fait, en puissent
recevoir les inspirations que je leur désire, et particulièrement
celle d'implorer sur moi votre immense miséricorde, afin qu'en
montrant aux autres le chemin de la dévotion en ce monde, je ne
sois pas réprouvé et confondu éternellement dans l'autre; mais
qu'à jamais je chante avec eux pour cantique de triomphe le mot
que de tout mon cœur je prononce maintenant en témoignage de
fidélité parmi les hasards de cette vie mortelle: Vive Jésus! vive
Jésus! Oui, Seigneur Jésus, vivez et régnez en nos cœurs par tous
les siècles des siècles. Ainsi soit-il.



PRÉFACE.


Mon cher lecteur, je vous prie de lire cette Préface pour votre
satisfaction et la mienne.

La bouquetière Glycera savoit si bien diversifier la disposition
et le mélange des fleurs, qu'avec les mêmes fleurs elle faisoit
une grande variété de bouquets: de sorte que le peintre Pausias
demeura court quand il voulut imiter cette diversité d'ouvrages;
car il ne put changer sa peinture en autant de manières que
Glycera faisoit ses bouquets. Ainsi le Saint-Esprit dispose et
arrange avec tant de variété les enseignemens qu'il nous donne
sur la dévotion par la plume et la bouche de ses serviteurs, que
la doctrine restant toujours la même, les discours néanmoins
qui s'en font sont bien différens, selon les diverses formes
qu'ils reçoivent. Je ne puis certes ni ne veux écrire en cette
Introduction que ce qui a déjà été dit avant moi sur ce sujet.
Ce sont les mêmes fleurs que je présente à mon lecteur, mais le
bouquet que j'en ai fait sera différent des autres, à cause de la
forme que je lui ai donnée.

Ceux qui ont traité de la dévotion ont presque tous regardé
l'instruction des personnes retirées du monde: on du moins
ils ont enseigné une sorte de dévotion qui conduit à cette
entière retraite. Pour moi j'ai l'intention d'instruire ceux
qui vivent dans les villes, dans leur ménage, à la cour, et qui
par leur condition sont obligés de mener une vie commune quant
à l'extérieur, lesquels bien souvent, sous le prétexte d'une
prétendue impossibilité, ne veulent pas même penser à l'entreprise
de la vie dévote, s'imaginant que, comme aucun animal n'ose
goûter de la graine du _Palma Christi_, nul homme aussi ne doit
prétendre à la palme de la piété chrétienne, tandis qu'il vit
parmi les embarras des affaires temporelles. Or je leur montre
ici le contraire; car, de même que les mères-perles vivent au
sein de la mer sans prendre une seule goutte d'eau marine; que
vers les îles Chélidoines il y a des fontaines d'eau douce au
milieu des eaux salées de l'océan, et que les pyraustes volent à
travers les flammes sans se brûler les ailes; de même aussi une
ame vigoureuse et constante peut vivre dans le monde sans prendre
l'humeur mondaine, trouver les sources d'une douce piété parmi les
ondes amères du siècle, et voler entre les flammes des convoitises
terrestres sans brûler les ailes des saints désirs de la vie
dévote. Il est vrai que cela est malaisé; aussi voudrois-je que
plusieurs y employassent leur soin avec plus d'ardeur qu'on ne l'a
fait jusqu'à présent; et c'est pourquoi, tout foible que je suis,
je vais essayer par cet écrit de soutenir les cœurs généreux qui
feront cette digne entreprise.

Toutefois si cette Introduction voit le jour, ce n'a pas été de
mon choix et de mon propre mouvement. Il y a quelque temps qu'une
ame vraiment pleine d'honneur et de vertu, se sentant pressée
par la grâce de Dieu d'entrer dans la vie dévote, me pria de
l'assister en ce bon dessein; et moi qui lui étois fort dévoué
par toutes sortes de devoirs, et qui avois depuis long-temps
remarqué en elle de grandes dispositions à la piété, je me rendis
fort soigneux à la bien instruire; et l'ayant conduite par tous
les exercices convenables à ses désirs et à sa condition, je lui
en laissai des mémoires par écrit, afin qu'elle pût y recourir
en cas de besoin. Depuis elle les communiqua à un docte et dévot
religieux, qui, croyant que plusieurs personnes en pourroient
profiter, m'exhorta fort à les rendre publics; ce qu'il n'eut
pas de peine à me persuader, parce que son amitié avoit beaucoup
d'empire sur ma volonté, et son jugement un grand ascendant sur le
mien.

Or, afin de rendre cet ouvrage plus utile et plus agréable, je
l'ai revu, j'y ai mis quelque ordre, et j'y ai ajouté plusieurs
instructions qui alloient à mon but: mais tout cela, je l'ai fait
presque sans en avoir le loisir. C'est pourquoi l'on ne verra rien
ici que de très-imparfait, qu'un amas d'avertissemens que je donne
de bonne foi, en tâchant de les expliquer le plus clairement que
je puis. Et quant aux ornemens du style, je n'y ai pas seulement
voulu penser, comme ayant assez d'autres choses à faire sans cela.

J'adresse mes paroles à Philothée, parce que, voulant rapporter à
l'utilité commune des ames ce que j'avois d'abord écrit pour une
seule, je dois me servir d'un nom commun à tous ceux qui aspirent
à la dévotion; et ce nom, c'est Philothée, qui veut dire celui ou
celle qui aime Dieu.

Considérant donc en tout ceci une ame qui, par le désir de
la dévotion, aspire à l'amour de Dieu, j'ai partagé cette
Introduction en cinq parties. Dans la première, je tâche, par les
considérations et les exercices convenables, de changer le simple
désir de Philothée en une résolution formelle d'embrasser la
dévotion; ce qu'elle fait, après sa confession générale, par une
solide protestation qui est suivie de la très-sainte communion,
dans laquelle recevant son Sauveur et se donnant à lui, elle entre
heureusement dans son saint amour. Après cela, pour la conduire
plus avant, je lui montre deux grands moyens de s'unir de plus
en plus à la divine Majesté: savoir, l'usage des sacremens, par
lesquels ce bon Dieu vient à nous; et la sainte oraison, par
laquelle il nous tire à lui: c'est ce qui compose la seconde
partie. Dans la troisième, je montre à Philothée comment elle
doit s'exercer en plusieurs vertus très-propres à son avancement;
ce que je fais par certains avis particuliers qu'elle auroit
peine à trouver ailleurs, ou par elle-même. Dans la quatrième,
je lui découvre quelques embûches de ses ennemis, et lui montre
comme elle doit s'en démêler et passer outre. Enfin, dans la
cinquième partie, je la conduis à l'écart pour se rafraîchir un
peu, reprendre haleine et réparer ses forces, de manière à pouvoir
ensuite plus heureusement gagner pays, et s'avancer en la vie
dévote.

Notre siècle est fort bizarre; et je prévois bien que plusieurs
diront qu'il n'appartient qu'aux religieux, et aux gens de
dévotion, de donner ainsi des règles particulières à la piété; que
cela requiert plus de loisir que n'en peut avoir un évêque chargé
d'un diocèse aussi pesant que le mien, et que cela détourne trop
l'entendement qui doit être occupé de choses importantes.

Mais, mon cher lecteur, je répons, avec le grand saint Denis,
qu'il appartient principalement aux évêques de perfectionner les
ames; parce qu'étant de l'ordre suprême parmi les hommes, comme
les séraphins parmi les anges, leur loisir ne peut être mieux
employé qu'à cela. Les anciens évêques et les Pères de l'Eglise
étoient pour le moins aussi affectionnés à leurs charges que
nous; et cependant ils ne laissoient pas de vaquer à la conduite
particulière de plusieurs ames qui recouroient à eux, comme on
le voit par leurs épîtres; imitant en cela les apôtres, qui,
tout occupés qu'ils étoient de la moisson générale de l'univers,
recueilloient néanmoins très-soigneusement et avec une affection
spéciale certains épis plus remarquables que les autres. Qui ne
sait que Timothée, Tite, Philémon, Onésime, sainte Thècle, Appia,
étoient les chers enfans du grand saint Paul, comme saint Marc et
sainte Pétronille de saint Pierre? Je dis sainte Pétronille, car
elle ne fut pas sa fille selon la chair, mais bien selon l'esprit,
ainsi que le prouvent très-savamment Baronius et Galonius; et
saint Jean n'écrit-il pas une de ses épîtres canoniques à la
dévote dame Electa?

C'est une peine, je le confesse, de conduire les ames en
particulier; mais une peine qui soulage, pareille en ce point à
celle des moissonneurs et des vendangeurs, qui ne sont jamais
plus contens que lorsqu'ils sont fort occupés et chargés. C'est
un travail qui délasse et avise le cœur par la consolation qui
en revient à ceux qui l'entreprennent, comme fait le cinamome
à ceux qui le portent à travers l'Arabie Heureuse. On dit que
lorsque la tigresse retrouve un de ses petits que le chasseur lui
laisse exprès sur le chemin pour l'amuser tandis qu'il emporte
les autres, elle s'en charge aussitôt, tel gros qu'il soit, et,
loin d'en être plus pesante, n'en est au contraire que plus
prompte à le sauver dans sa tanière, l'amour naturel l'allégeant
par ce fardeau. Or, combien plus volontiers un cœur paternel se
chargera-t-il d'une ame qu'il aura trouvée dans un vrai désir de
la sainte perfection, la portant en son sein comme une mère porte
son petit enfant, sans nullement se ressentir de ce faix bien-aimé!

Mais il faut sans doute que ce soit un cœur paternel: et c'est
pourquoi les apôtres et les hommes apostoliques appellent leurs
disciples non-seulement leurs enfans, mais encore plus tendrement
leurs petits enfans.

Au demeurant, mon cher lecteur, il est vrai que j'écris de la
vie dévote sans être dévot, mais non pas certes sans désir de le
devenir. Et c'est encore ce qui me porte avec plus d'affection à
vouloir vous en instruire. Car, comme disoit un savant homme, la
bonne façon d'apprendre, c'est d'étudier; une meilleure, c'est
d'écouter; mais la très-bonne, c'est d'enseigner; et il arrive
souvent, dit saint Augustin en écrivant à la pieuse Florentine,
que l'office de donner sert de titre pour recevoir, et que la
charge d'enseigner sert de fondement pour apprendre.

Alexandre fit peindre la belle Compaspé, qui lui étoit si chère,
par la main du célèbre Apelles. Apelles, forcé de considérer
longuement Compaspé, en imprima l'amour en son cœur à mesure qu'il
en exprimoit les traits sur le tableau; si bien qu'Alexandre
s'en étant aperçu, en eut pitié, et la lui donna généreusement
en mariage, se privant pour l'amour de lui de la plus chère amie
qu'il eût au monde. En quoi, dit Pline, il montra sa grandeur
d'ame, plus qu'il n'eût fait par le gain d'une bataille. Or
il me semble, mon lecteur mon ami, qu'étant évêque, Dieu veut
que je peigne sur les cœurs non-seulement les vertus communes,
mais encore sa très-chère et bien-aimée dévotion; et moi je
l'entreprends volontiers, tant pour obéir et faire mon devoir,
que pour l'espérance que j'ai qu'en la gravant dans l'esprit des
autres, le mien à l'aventure en deviendra saintement amoureux.
Or, si jamais Dieu m'en voit vivement épris, il me la donnera
en mariage éternel. La belle et chaste Rebecca, abreuvant les
chameaux d'Isaac, fut choisie pour être son épouse, et reçut de
sa part des pendans d'oreilles et des bracelets d'or. Ainsi je me
promets de l'immense bonté de mon Dieu que, conduisant ses chères
brebis aux eaux salutaires de la dévotion, il rendra mon ame son
épouse, mettant en mes oreilles les paroles dorées de son saint
amour, et en mes bras la force de les bien pratiquer; en quoi
consiste essentiellement la vraie dévotion, que je supplie sa
divine Majesté de vouloir bien m'accorder, à moi et à tous les
enfans de son Eglise, à laquelle je veux à jamais soumettre mes
écrits, mes actions, mes paroles, mes volontés et mes pensées.

A Annecy, le jour de sainte Magdeleine, 1608.



INTRODUCTION

A

LA VIE DÉVOTE.

PREMIÈRE PARTIE.


CONTENANT LES AVIS ET LES EXERCICES PROPRES A CONDUIRE L'AME,
DEPUIS SON PREMIER DÉSIR DE LA VIE DÉVOTE, JUSQU'A UNE FERME
RÉSOLUTION DE L'EMBRASSER.



CHAPITRE PREMIER.

Description de la vraie dévotion.


Vous aspirez à la dévotion, très-chère Philotée, parce qu'étant
chrétienne, vous savez que c'est une vertu extrêmement agréable à
la divine Majesté. Mais, comme il arrive que les petites fautes
que l'on commet au commencement d'une affaire s'agrandissent
beaucoup à mesure qu'on avance, et deviennent à la fin presque
irréparables, il faut, avant toutes choses, que vous sachiez bien
ce que c'est que la vertu de dévotion; car il n'y en a qu'une de
vraie, et il y en a beaucoup de fausses et de vaines; en sorte
que, sans ce discernement, vous pourriez vous tromper, et perdre
le temps à suivre quelque dévotion imprudente et superstitieuse.

Le peintre Arélius donnoit à tous ses personnages la figure des
personnes qu'il aimoit; et chacun peint la dévotion selon sa
passion et son humeur. Celui qui est adonné au jeûne se tiendra
pour bien dévot pourvu qu'il jeûne, quoique son cœur soit plein
de rancune; et n'osant pas tremper sa langue dans le vin, ni
même dans l'eau, par sobriété, il ne se fera pas scrupule de la
plonger dans le sang du prochain, par la médisance et la calomnie.
Un autre s'estimera dévot parce qu'il dit une grande multitude
d'oraisons tous les jours, quoiqu'après cela il se répande en
paroles fâcheuses, fières et injurieuses contre ses domestiques
et ses voisins. Tel autre tire volontiers l'aumône de sa bourse
pour la donner aux pauvres, mais il ne peut tirer la douceur de
son cœur pour pardonner à ses ennemis. Celui-ci pardonne aisément,
mais de payer ses créanciers, c'est ce qu'il ne fait qu'à vive
force de justice. Tous ces gens-là passent pour dévots, et ne
le sont en aucune manière. Les officiers de Saül étant allés
chez David pour l'arrêter, Michol mit une statue dans son lit,
et l'ayant couverte des habits de David, elle leur fit accroire
que c'étoit David lui-même qui dormoit malade. Ainsi beaucoup
de personnes se couvrent de certaines pratiques extérieures
qui appartiennent à la dévotion, et le monde croit que ce sont
vraiment des gens dévots et spirituels, et dans le fait ce ne sont
que des statues et des fantômes de dévotion.

La vraie et solide dévotion, Philothée, présuppose l'amour de
Dieu, ou plutôt elle n'est autre chose qu'un vrai amour de Dieu;
je dis un vrai amour, et non pas un amour tel quel; car en tant
que l'amour divin embellit notre ame, il s'appelle grâce, comme
nous rendant agréables aux yeux de Dieu; en tant qu'il nous donne
la force de faire le bien, il s'appelle charité; mais quand il en
est venu à ce degré de perfection, de nous porter non-seulement à
faire le bien, mais encore à le faire soigneusement, fréquemment
et promptement, alors il s'appelle dévotion, et j'explique ceci
par une comparaison. Les autruches ne volent jamais, bien qu'elles
aient des ailes. Les poules volent, mais pesamment, rarement, et
fort bas. Au contraire, les aigles, les colombes, les hirondelles
ont le vol vif, élevé et presque continuel. Ainsi les pécheurs ne
volent pas en Dieu, mais font toutes leurs courses sur la terre et
pour la terre: les gens de bien, qui n'ont pas encore atteint la
dévotion, volent en Dieu par leurs bonnes actions, mais rarement,
lentement et pesamment: et il n'y a que les personnes dévotes qui
s'élèvent en Dieu d'un vol prompt, fréquent et élevé. En un mot,
la dévotion n'est autre chose qu'une certaine agilité et vivacité
spirituelle, par laquelle la charité fait ses œuvres en nous,
ou nous par elle, promptement et affectionnément; et comme il
appartient à la charité de nous faire pratiquer universellement
tous les commandemens de Dieu, il appartient à la dévotion de nous
les faire observer avec toute la diligence et toute la ferveur
possibles. Ainsi celui qui n'observe pas tous les commandemens de
Dieu, n'est ni juste ni dévot: il n'est pas juste, puisqu'il lui
manque la charité; il n'est pas dévot, puisque, outre la charité,
il lui manque le zèle et la promptitude aux actions charitables,
qui est le propre de la dévotion.

Et parce que la dévotion consiste dans la perfection de la
charité, elle nous rend prompts, actifs et diligens, non-seulement
à observer tous les commandemens de Dieu, mais encore à faire le
plus de bonnes œuvres que nous pouvons, encore qu'elles ne soient
pas de précepte, mais simplement de conseil ou d'inspiration. Un
homme qui relève nouvellement de maladie marche autant qu'il lui
est nécessaire, mais lentement et pesamment: il en est de même
d'un pécheur nouvellement guéri de son iniquité; il marche autant
que Dieu le lui commande; mais posément et lentement; et ce n'est
que lorsqu'il a atteint la dévotion, que, comme un homme sain et
robuste, non-seulement il chemine, mais il court et il saute en
la voie des commandemens de Dieu, et de plus, il s'élance dans
les sentiers des conseils et des inspirations célestes. Enfin
la charité et la dévotion ne sont pas plus différentes l'une de
l'autre que la flamme ne l'est du feu; puisque la charité, qui
est le feu spirituel de l'ame, s'appelle dévotion quand elle est
fort enflammée. En sorte que la dévotion n'ajoute rien au feu de
la charité, sinon la flamme qui rend la charité prompte, active
et diligente non-seulement dans l'observation des commandemens de
Dieu, mais aussi dans la pratique des conseils et des inspirations
célestes.



CHAPITRE II.

Propriétés et excellence de la dévotion.


Ceux qui vouloient détourner les Israélites d'entrer en la terre
promise leur disoient que c'étoit un pays qui dévoroit ses
habitans, c'est-à-dire, que l'air y étoit si mauvais qu'on ne
pouvoit y vivre long-temps; et qu'en outre les habitans étoient
des gens si prodigieux qu'ils mangeoient les autres hommes
comme des sauterelles. C'est ainsi, chère Philothée, que le
monde diffame tant qu'il peut la sainte dévotion, peignant les
personnes dévotes avec un visage fâcheux, triste et chagrin,
publiant partout que la dévotion rend l'humeur mélancolique et le
caractère insupportable. Mais, comme Josué et Caleb assuroient
que, non-seulement la terre promise étoit bonne et belle, mais
encore que la possession en seroit douce et agréable, de même le
Saint-Esprit nous enseigne par la bouche de tous les saints, et
notre Seigneur lui-même nous assure que la vie dévote est une vie
heureuse, aimable et douce.

Le monde voit que les dévots jeûnent, prient, souffrent les
injures, servent les malades, donnent aux pauvres, veillent,
répriment leur colère, font violence à leurs passions, se
privent des plaisirs sensuels, et font mille autres choses qui
de leur nature sont pénibles et rigoureuses; mais le monde ne
voit pas la dévotion intérieure qui rend toutes ces pratiques
agréables, douces et faciles. Regardez les abeilles sur le thym:
elles y trouvent un suc fort amer; mais en le suçant elles le
convertissent en miel: parce que telle est leur propriété. O
mondains! il est vrai que les ames dévotes trouvent beaucoup
d'amertume dans leurs mortifications; mais en les faisant, elles
les convertissent en douceurs et en consolations: les feux, les
flammes, les roues, les épées, sembloient des fleurs et des
parfums aux Martyrs, parce qu'ils étoient dévots. Que si la
dévotion peut donner de la douceur aux plus cruels tourmens, et à
la mort même, que ne fera-t-elle pas pour les actions de vertu?
le sucre adoucit les fruits qui ne sont pas murs, et corrige dans
ceux qui sont murs l'effet souvent nuisible de leur crudité: il en
est de même de la dévotion; elle est le vrai sucre spirituel qui
fait perdre aux mortifications leur amertume, et aux consolations
leur danger: elle ôte le chagrin aux pauvres, et l'empressement
aux riches; la désolation à l'oppressé, et l'insolence au
favorisé; la tristesse aux solitaires, et la dissolution à
l'homme du monde; elle sert de feu en hiver, et de rosée en été;
elle rend également utiles l'honneur et le mépris; elle reçoit le
plaisir et la peine avec un cœur presque toujours égal, et nous
remplit d'une suavité merveilleuse.

Contemplez l'échelle de Jacob, car c'est le vrai portrait de
la vie dévote. Les deux montans de cette échelle représentent
l'oraison qui demande l'amour de Dieu, et l'usage des sacremens
qui le donne; les échelons ne sont autre chose que les divers
degrés de charité, par lesquels on va de vertu en vertu, en
descendant par l'action au secours et support du prochain, ou
montant, par la contemplation, jusqu'à l'union amoureuse de Dieu.
Or, voyez, je vous prie, quels sont ceux qui sont sur l'échelle;
ce sont des hommes qui ont des cœurs angéliques, ou des anges
qui ont des corps humains. Ils ne sont pas jeunes, mais ils le
paroissent, parce qu'ils sont pleins de vigueur et d'agilité.
Ils ont des ailes pour voler et s'élancer en Dieu par la sainte
oraison, mais ils ont aussi des pieds pour marcher avec les hommes
et s'entretenir avec eux dans un saint et aimable commerce. La
beauté et la joie brillent sur leurs visages, pour indiquer qu'ils
reçoivent toutes choses avec une douceur et une paix parfaites.
Ils ont la tête nue, aussi-bien que les bras et les pieds, parce
que leurs pensées, leurs affections et leurs œuvres n'ont d'autre
but que de plaire à Dieu. Le reste de leur corps est couvert,
mais d'une belle et légère tunique, qui nous montre que, s'ils
usent de ce monde et des choses mondaines, c'est en toute pureté
et simplicité de cœur, n'en prenant que légèrement et autant
seulement que leur condition l'exige. Telles sont les personnes
dévotes. Croyez-moi, chère Philothée, la dévotion est la douceur
des douceurs, et la reine des vertus; c'est la perfection de la
charité. Si la charité est un lait, la dévotion en est la crème;
si elle est une plante, la dévotion en est la fleur; si elle est
une pierre précieuse, la dévotion en est l'éclat; si elle est un
baume, la dévotion en est l'odeur, et l'odeur pleine de suavité
qui conforte les hommes et réjouit les anges.



CHAPITRE III.

Que la dévotion convient à toutes sortes de vocations et de
professions.


Dieu, en créant le monde, commanda aux plantes de porter leurs
fruits, chacune selon son espèce. Ainsi commande-t-il aux
chrétiens, qui sont les plantes vivantes de son Église, de
produire des fruits de dévotion, chacun selon sa qualité et
son état. La dévotion doit être différemment pratiquée par le
gentilhomme, par l'artisan, par le valet, par le prince, par la
veuve, par la fille, par la femme mariée; et non-seulement cela,
mais il faut encore accommoder la pratique de la dévotion aux
forces, aux affaires et aux devoirs de chaque particulier. Je vous
le demande, Philothée, seroit-il convenable que l'évêque voulût
être solitaire comme les chartreux? et si les gens mariés ne
vouloient pas plus amasser que les capucins, et si l'artisan étoit
tout le jour à l'église comme le religieux, et le religieux exposé
à toutes sortes de rencontres pour le service du prochain, comme
l'évêque; cette dévotion ne seroit-elle pas ridicule, déréglée et
insupportable? Cette faute cependant arrive très-souvent; et le
monde, qui ne distingue pas, ou qui ne veut pas distinguer entre
la dévotion et l'indiscrétion de ceux qui se croient dévots,
murmure et crie contre la dévotion, qui n'est pour rien dans ces
désordres.

Non, Philothée, la dévotion ne gâte rien quand elle est vraie,
ou plutôt il n'est rien qu'elle ne perfectionne; et si elle nuit
à la vocation légitime de quelqu'un, c'est une preuve qu'elle
est fausse. L'abeille, dit Aristote, tire son miel des fleurs,
sans les endommager aucunement, les laissant fraîches et entières
comme elle les a trouvées. Mais la vraie dévotion fait encore
mieux, car non-seulement elle ne gâte en rien les vocations et les
affaires, où l'on se trouve, mais au contraire elle les orne et
les embellit. Toutes sortes de pierreries, étant jetées dans le
miel, en deviennent plus éclatantes, chacune selon sa couleur: de
même aussi chacun devient plus agréable dans sa vocation, quand il
y joint la dévotion: le soin de la famille en est plus paisible,
l'amour des époux plus sincère, le service du prince plus fidèle,
et toutes sortes d'occupations plus douces et plus aimables.

C'est une erreur, et même une hérésie, de vouloir bannir la vie
dévote de la compagnie des soldats, de la boutique des artisans,
de la cour des princes, du ménage des gens mariés. Il est vrai,
Philothée, que la dévotion purement contemplative, monastique et
religieuse, est impraticable en ces sortes de vacations; mais
aussi, outre ces trois dévotions, il y en a plusieurs autres,
très-propres à perfectionner ceux qui vivent dans le monde.
Abraham, Isaac, Jacob, David, Job, Tobie, Sara, Rébecca et Judith
en sont la preuve dans l'Ancien Testament: et quant au Nouveau,
saint Joseph, Lydia et saint Crépin furent sûrement très-dévots
dans leurs boutiques: sainte Anne, sainte Marthe, sainte Monique,
Aquila, Priscille très-dévotes en leur ménage; Cornélius, saint
Sébastien, saint Maurice très-dévots parmi les armes; Constantin,
Hélène, saint Louis, le bienheureux Amé, saint Edouard très-dévots
sur leurs trônes. Il est même arrivé que plusieurs ont perdu la
perfection dans la solitude, qui est cependant si favorable à la
vie parfaite, et l'ont conservée dans le monde, qui semble y être
si contraire. Loth, dit saint Grégoire, qui fut si chaste dans la
ville, se souilla dans la solitude. Ainsi, quelque état que nous
ayons, nous pouvons et nous devons aspirer à la vie parfaite.



CHAPITRE IV.

De la nécessité d'un directeur pour entrer et pour avancer dans la
dévotion.


Le jeune Tobie, se disposant à partir pour Ragez: «Je ne sais
nullement le chemin, dit-il à son père. Va donc, répliqua le
vieillard, et cherche quelque homme qui te conduise.» Je vous
en dis autant, chère Philothée: voulez-vous sincèrement vous
acheminer vers la dévotion? cherchez quelque homme de bien
qui vous guide et vous conduise. C'est ici l'avertissement des
avertissemens: quoi que vous fassiez, dit le dévot Avila, vous
ne trouverez jamais si sûrement la volonté de Dieu qu'en prenant
le chemin de cette humble obéissance que les saints ont toujours
tant recommandée et pratiquée. La bienheureuse Thérèse, voyant
que Catherine de Carderec faisoit de grandes austérités, désira
d'en faire autant, contre l'avis de son confesseur qui le lui
défendoit, et auquel elle fut tentée de désobéir en ce point; mais
ayant enfin choisi le parti de l'obéissance, Dieu lui dit: «Ma
fille, tu marches par une voie bonne et sûre: tu estimois beaucoup
cette pénitence, et moi j'estime davantage ton obéissance.» Depuis
lors elle aima tant cette vertu, qu'outre l'obéissance qu'elle
devoit à ses supérieurs, elle s'engagea par un vœu particulier
à suivre la conduite et les avis de son directeur; ce qui fut
pour elle la source de très-grandes consolations, ainsi que l'ont
éprouvé plusieurs autres bonnes ames, qui pour mieux s'assujettir
à Dieu, ont soumis leur volonté à celle de ses serviteurs. Sainte
Catherine de Sienne loue extrêmement cette pratique dans ses
dialogues: la dévote princesse sainte Elisabeth se soumit avec une
parfaite obéissance à la conduite du savant Conrard: et voici le
conseil que le grand saint Louis donna à son fils avant de mourir:
«Confessez-vous souvent, et choisissez un confesseur qui ait assez
de science et de sagesse pour vous aider de ses lumières dans les
choses nécessaires au bien de votre ame.»

Un ami fidèle, dit l'Ecriture-Sainte, est une forte protection:
celui qui l'a trouvé a trouvé un trésor. Un ami fidèle est un
remède qui donne la vie et l'immortalité: ceux qui craignent Dieu
le trouvent. Ces divines paroles, comme vous voyez, regardent
principalement l'immortalité, pour laquelle il faut avant tout
avoir cet ami fidèle, qui guide nos actions par ses avis et ses
conseils, et qui nous garantisse des piéges et des tromperies du
démon. Un tel ami nous sera comme un trésor de patience dans nos
afflictions et dans nos chutes; il nous sera un baume salutaire
dans nos tristesses de cœur et autres maladies spirituelles; il
nous gardera du mal, et rendra notre bien meilleur; et quand il
nous arrivera quelque infirmité, il empêchera qu'elle ne soit
mortelle à force de soins et de bons secours.

Mais qui trouvera cet ami? le Sage répond: ceux qui craignent
Dieu; c'est-à-dire les humbles, qui désirent ardemment leur
avancement spirituel. Puisqu'il est donc si important, Philothée,
d'entreprendre avec un bon guide ce saint voyage de dévotion,
priez Dieu très-instamment qu'il vous en envoie un selon son cœur,
et ne doutez pas qu'il ne le fasse; car quand il devroit vous
donner un ange du Ciel, comme il fit pour le jeune Tobie, il vous
le donneroit plutôt que de vous laisser manquer d'un conducteur
fidèle.

Or, quand vous l'aurez trouvé, pensez effectivement que c'est un
ange pour vous. Ne le considérez pas comme un simple homme, et ne
mettez pas votre confiance en lui à cause de son grand savoir,
mais bien à cause de Dieu, qui vous secourra et vous parlera par
son entremise, mettant dans son cœur et sur ses lèvres tout ce
dont vous aurez besoin: en sorte que vous devez l'écouter comme
un ange qui descend du Ciel pour vous y mener. Traitez avec lui à
cœur ouvert, en toute simplicité, lui manifestant clairement votre
bien et votre mal, sans aucune espèce de déguisement ni de détour.
Par ce moyen, le bien sera plus sûr, et le mal plus promptement
réparé. Votre ame en sera aussi plus forte dans ses peines, et
plus modérée dans ses consolations. Ayez en lui une extrême
confiance, mêlée d'un saint respect; de telle sorte que le respect
ne diminue pas la confiance, et que la confiance n'empêche pas le
respect. Confiez-vous en lui avec le respect d'une fille pour son
père, et respectez-le avec la confiance d'un fils pour sa mère. En
un mot, que cette amitié soit forte et douce, toute sainte, toute
sacrée, toute divine, toute spirituelle.

Pour cela choisissez-en un entre mille, dit Avila; et moi, je
dis entre dix mille; car il s'en trouve moins qu'on ne pense qui
soient capables de ce ministère. Il faut qu'un directeur soit
plein de charité, de science et de prudence: que si l'une de
ces trois qualités lui manque, il y a du danger. Mais, je vous
le répète, demandez-le à Dieu, et quand vous l'aurez obtenu,
bénissez-en la divine Majesté. Tenez-vous ferme à votre choix,
n'en cherchez point d'autres; allez simplement, humblement, et en
toute confiance; je réponds que vous ferez un très-heureux voyage.



CHAPITRE V.

Qu'il faut commencer par purifier l'ame.


Les fleurs, dit l'époux sacré, apparoissent en notre terre; le
temps d'émonder et de tailler est venu. Quelles sont les fleurs de
nos cœurs, ô Philothée! sinon les bons désirs? Or, sitôt qu'ils
paroissent, il faut mettre la main à la serpe pour retrancher
de notre conscience toutes les œuvres mortes et superflues.
Sous la loi de Moïse, une fille étrangère qui vouloit épouser
un Israélite, devoit quitter la robe de sa captivité, se couper
les ongles et se raser les cheveux: de même l'ame qui aspire à
l'honneur d'être l'épouse du Fils de Dieu doit se dépouiller du
vieil homme et se revêtir du nouveau, en quittant le péché; puis
elle doit retrancher de sa vie toutes les superfluités qui la
détournent de l'amour de Dieu: c'est le commencement de la santé
de notre ame que d'être délivrée des humeurs du péché. Dans saint
Paul, cela se fit en un instant et d'une manière parfaite; de même
aussi dans sainte Catherine de Gênes, sainte Magdeleine, sainte
Pélagie, et quelques autres; mais cette sorte de guérison est une
cure miraculeuse et extraordinaire dans l'ordre de la grâce, comme
la résurrection des morts dans l'ordre de la nature, en sorte que
nous ne devons pas y prétendre. La guérison ordinaire, soit des
corps, soit des esprits, ne se fait que petit à petit, par degrés,
avec peine et patience. Les anges ont des ailes sur l'échelle
de Jacob, et cependant ils ne volent pas; mais ils montent et
descendent avec ordre, d'échelon en échelon. Ainsi va notre ame
du péché à la dévotion; elle s'élève peu à peu, semblable à
l'aube du jour qui ne chasse pas tout d'un coup les ténèbres, mais
lentement et par degrés. Cette marche est au reste la plus sûre,
car, comme dit l'aphorisme, la guérison qui se fait doucement est
toujours plus certaine. Que s'il est vrai, chère Philothée, que
le mal arrive à cheval et en poste, et s'en retourne à pied et au
petit pas, il faut donc bien s'armer de force et de patience dans
l'entreprise de la vie dévote. Hélas! quelle pitié de voir des
ames engagées depuis peu dans la dévotion, s'inquiéter à cause de
leurs fautes, se troubler, se décourager, presque jusqu'à vouloir
tout quitter et retourner en arrière! Et d'un autre côté, quelle
dangereuse tentation pour une ame de se croire guérie de ses
moindres imperfections dès le premier jour de sa conversion, se
regardant comme parfaite presqu'avant d'être faite, et se mettant
à voler sans ailes! O Philothée, que la rechute est à craindre,
quand on veut ainsi se tirer trop tôt des mains du médecin! Ne
vous levez pas avant la lumière, dit le Prophète; levez-vous après
être demeuré assis; et lui-même, pratiquant ce qu'il enseigne,
ayant été lavé et purifié de ses fautes, demande de l'être encore
davantage. L'exercice qui consiste à purifier notre ame de plus en
plus, ne peut et ne doit se terminer qu'avec notre vie; ne nous
troublons donc point dans nos imperfections; car notre perfection
consiste à les combattre, et nous ne saurions les combattre sans
les voir, ni les vaincre sans les rencontrer; et notre victoire ne
consiste pas à ne les pas sentir, mais bien à n'y pas consentir.

Ce n'est pas y consentir que d'en être incommodé. Il faut bien
que, pour l'exercice de notre humilité, nous soyons quelquefois
blessés dans ce combat spirituel. Mais nous ne sommes jamais
vaincus, que quand nous venons à perdre ou la vie, ou le courage;
or, les imperfections et les péchés véniels ne sauroient nous
ôter la vie spirituelle, puisqu'elle ne se perd que par le péché
mortel; il reste donc seulement qu'elles ne nous fassent point
perdre le courage. Délivrez-moi, Seigneur, disoit David, du
découragement et de la lâcheté; disons de même, et regardons-nous
comme très-heureux dans cette guerre, de n'avoir d'autre condition
à remplir pour être toujours vainqueurs, que de vouloir toujours
combattre.



CHAPITRE VI.

Du premier retranchement, qui est celui des péchés mortels.


Le premier retranchement à faire est celui du péché. Pour cela,
il faut avoir recours au sacrement de pénitence. Cherchez le plus
digne confesseur que vous pourrez; ayez un de ces petits livres
qui ont été faits pour aider les consciences à se bien confesser,
comme Grenade, Bruno, Arias, Auger et autres: lisez-les bien, et
remarquez de point en point en quoi vous avez offensé Dieu, depuis
que vous avez atteint l'âge de la raison jusqu'à présent; que si
vous vous défiez de votre mémoire, mettez par écrit ce que vous
aurez remarqué.

Ayant ainsi préparé et réuni tout ce qui charge votre conscience,
rejetez-le par une contrition aussi vive et aussi parfaite que
votre cœur pourra la concevoir, considérant ces quatre choses: que
par le péché vous avez perdu la grâce de Dieu, abandonné votre
part de paradis, mérité les peines éternelles de l'enfer, et
renoncé à l'amour éternel de Dieu.

Vous voyez bien, Philothée, que je parle d'une confession
générale de toute la vie; une telle confession, je l'avoue,
n'est pas toujours absolument nécessaire, mais elle est cependant
extrêmement bonne et utile dans ces commencemens; aussi je vous
conseille fort d'y recourir. Souvent les confessions ordinaires
de ceux qui vivent d'une vie tiède et commune, sont remplies
de grands défauts: on ne se prépare point, ou fort peu: on n'a
point la contrition requise: on va se confesser avec la volonté
tacite de retourner au péché: on ne veut pas éviter les occasions
dangereuses, ni prendre les moyens nécessaires pour réformer sa
vie; en tous ces cas, la confession générale est indispensable
pour assurer le salut. Mais de plus, la confession générale nous
appelle à la connoissance de nous-mêmes, nous provoque à une
salutaire confusion pour notre vie passée, nous fait admirer la
miséricorde de Dieu, qui nous a attendus si patiemment; elle
apaise nos cœurs, délasse nos esprits, excite en nous de bonnes
résolutions, donne sujet à notre père spirituel de nous dire les
choses convenables à notre position, et enfin nous ouvre le cœur
pour confesser nos péchés à l'avenir avec plus de confiance et de
sincérité.

Ainsi, puisqu'il s'agit d'un renouvellement général de notre cœur,
et d'une conversion universelle de notre ame à Dieu, c'est avec
raison, ce me semble, Philothée, que je vous conseille cette
confession générale.



CHAPITRE VII.

Du second retranchement, qui est celui des affections au péché.


Tous les Israélites sortirent de la terre d'Egypte; mais tous n'en
sortirent pas de cœur et d'affection. Aussi, quand ils furent
dans le désert, plusieurs regrettèrent les ognons et les viandes
d'Egypte. Ainsi il y a des pécheurs qui sortent effectivement
du péché et qui n'en perdent pas pourtant l'affection. Ils se
proposent bien de ne plus pécher, mais c'est avec une certaine
répugnance à se priver des plaisirs du péché; leur cœur y renonce
et s'en éloigne, mais il ne laisse pas néanmoins de se retourner
souvent de ce côté-là, comme la femme de Loth se retournoit vers
Sodome. Ils s'abstiennent du péché comme les malades s'abstiennent
du melon: ils n'en mangent pas, parce que le médecin les menace de
mort s'ils en mangent; mais ils se tourmentent de cette privation:
ils en parlent, ils hésitent sur ce qu'il faut faire, ils veulent
au moins le sentir, et estiment fort heureux ceux qui peuvent en
manger. De même ces foibles et lâches pénitens s'abstiennent pour
quelque temps du péché, mais c'est à regret: ils voudroient bien
pouvoir pécher sans être damnés, ils parlent du péché avec goût,
et estiment heureux ceux qui s'y livrent. Un homme résolu de se
venger changera de volonté en se confessant; mais bientôt après,
on le trouvera au milieu de ses amis, prenant plaisir à parler
de sa querelle, disant que, sans la crainte de Dieu, il eût fait
ceci et cela; que la loi divine est bien gênante; que le pardon
des injures est bien difficile; que plût à Dieu qu'il fût permis
de se venger! Ah! qui ne voit que, bien que ce pauvre homme soit
hors du péché, il est néanmoins tout embarrassé de l'affection du
péché, et qu'étant hors d'Egypte par l'effet, il y est encore par
le désir, ne laissant pas d'aimer toujours et de regretter les
ognons qu'il y mangeoit? Comme fait aussi cette femme qui, après
avoir détesté son inconduite, se plaît encore néanmoins à être
flattée et recherchée. Hélas! que de telles gens sont en danger de
se perdre!

Philothée, puisque vous voulez entreprendre la vie dévote, il
ne faut pas seulement vous contenter de quitter le péché, mais
il faut encore délivrer tout-à-fait votre cœur des actions qui
dépendent du péché. Car, outre le danger de la rechute, ces
misérables affections amolliroient perpétuellement votre esprit,
et l'appesantiroient de telle sorte qu'il ne pourroit plus faire
de bonnes œuvres avec cette promptitude, cette persévérance et
ce zèle, qui sont de l'essence de la vraie dévotion. Les ames
qui, après avoir quitté le péché, ont encore ces affections et
ces langueurs, ressemblent, à mon avis, aux personnes qui ont les
pâles couleurs: elles ne sont pas absolument malades, mais toutes
leurs actions sont malades: elles mangent sans goût, dorment
sans repos, rient sans joie, et se traînent plutôt qu'elles ne
marchent. De même ces ames font le bien avec des lassitudes
spirituelles si grandes, que leurs bonnes œuvres, déjà fort
petites en nombre et en effet, cessent d'avoir la moindre grâce.



CHAPITRE VIII.

Du moyen de faire ce second retranchement.


Il faut pour cela se former une vive et forte idée de tout le
mal que le péché nous apporte, et entrer ainsi dans de profonds
sentimens de contrition. Car si la contrition, toute foible
qu'elle est, pourvu qu'elle soit vraie, suffit pour nous purifier
du péché, surtout quand elle est jointe à la vertu des sacremens:
quand elle est grande et véhémente, elle va jusqu'à délivrer le
cœur de toutes les affections qui dépendent du péché. Remarquez
ceci: une simple antipathie nous donne de l'aversion pour la
personne qui nous déplaît, et nous fait fuir sa compagnie; mais
si c'est une haine mortelle et violente, non-seulement nous
fuyons et détestons celui qui en est l'objet, mais encore nous
ne pouvons souffrir ni ses parens ni ses amis, ni la vue de son
portrait, ni rien qui lui appartienne. De même quand le pénitent
ne hait le péché que d'une contrition foible et légère, quoique
véritable, il se résout seulement à ne plus pécher; au lieu que,
s'il ressent une contrition forte et profonde, il déteste et le
péché, et tout ce qui en dépend, et tout ce qui y conduit. Il faut
donc, Philothée, agrandir tant qu'il nous sera possible notre
contrition, afin qu'elle s'étende jusqu'aux moindres circonstances
du péché. C'est ainsi que Magdeleine convertie perdit tellement
le goût de ses péchés, que jamais elle n'y pensa; c'est ainsi que
David protestoit, non-seulement qu'il haïssoit le péché, mais
encore qu'il haïssoit les voies et les sentiers qui y mènent, et
voilà précisément en quoi consiste ce rajeunissement de l'ame, qui
est comparé par le même prophète au renouvellement de l'aigle.

Or, pour parvenir à cette vive contrition, il faut que vous vous
exerciez soigneusement aux méditations suivantes, très-propres à
déraciner de votre cœur, moyennant la grâce de Dieu, le péché, et
les principales affections du péché; aussi les ai-je composées
exprès pour cela; vous les ferez l'une après l'autre, dans l'ordre
que j'ai marqué, n'en prenant qu'une pour chaque jour, et vous y
employant le matin, autant que possible, parce que c'est le temps
le plus favorable aux fonctions de l'esprit. Après cela, vous
en repasserez ce que vous pourrez en vous-même dans le courant
de la journée; que si votre esprit n'est pas encore fait à la
méditation, voyez ce qui est dit à ce sujet dans la seconde partie
de cet ouvrage.



CHAPITRE IX.

Première méditation.--De la création.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous en la présence de Dieu._

_2. Suppliez-le qu'il vous inspire._


CONSIDÉRATIONS.

1. Considérez qu'il n'y a que tant d'années que vous n'étiez pas
au monde, et que votre être étoit un vrai rien. Où étions-nous, ô
mon ame, en ce temps? Le monde avoit déjà bien duré, et de nous,
il n'étoit nulle nouvelle.

2. Dieu vous a tirée de ce rien, pour vous faire ce que vous êtes;
et cela, sans qu'il eût besoin de vous, mais par un pur effet de
sa bonté.

3. Considérez avec respect l'être que Dieu vous a donné; vous
êtes le premier et le plus parfait de tous les êtres de ce
monde visible, capable de vivre éternellement, et de vous unir
parfaitement à la divine Majesté.


_Affections et résolutions._

1. Humiliez-vous profondément devant Dieu, lui disant de tout
votre cœur avec le Psalmiste: O Seigneur, je suis devant vous
comme un vrai néant; d'où vient que vous avez pensé à moi pour
me créer? Hélas! mon ame, tu étois perdue dans cet ancien abîme,
et tu y serois encore si Dieu ne t'en eût tirée; qu'y ferois-tu
maintenant sans cette bonté de ton Dieu?

2. Rendez grâces à Dieu. O mon grand et bon Créateur, combien vous
suis-je redevable, puisque vous avez été me prendre dans mon néant
pour me rendre par votre miséricorde ce que je suis? Que ferois-je
jamais pour bénir dignement votre saint nom et remercier votre
immense bonté?

3. Confondez-vous. Mais hélas! mon Créateur, au lieu de m'unir à
vous par mon amour et par mes services, je me suis rendue rebelle
par les déréglemens de mon cœur, je me suis séparée de vous, pour
me joindre au péché, je vous ai fui, j'ai méconnu votre bonté,
comme si vous n'étiez pas mon Créateur.

4. Abaissez-vous devant Dieu. O mon ame, souviens-toi que le
Seigneur est ton Dieu, c'est lui qui t'a faite, et tu ne t'es pas
faite toi-même: ô Dieu! je suis l'ouvrage de vos mains.

Je ne veux donc plus me complaire en moi-même, puisque de
moi-même je ne suis rien. De quoi te glorifies-tu, ô cendre et
poussière? pourquoi t'élèves-tu, ô néant? Oui, désormais je veux
pour m'humilier faire telle et telle chose, supporter tel et tel
mépris: je veux changer de vie, et suivre fidèlement mon créateur:
je m'honorerai de la condition de créature, à laquelle il m'a
appelée; j'immolerai entièrement toutes mes volontés aux siennes;
et pour cela j'aurai recours aux moyens qui me seront indiqués, et
dont je me ferai bien instruire par mon père spirituel.


CONCLUSION.

1. Remerciez Dieu. O mon ame, bénis le Seigneur, et que tout ce
qui est en toi exalte son saint nom; car sa bonté t'a tirée du
néant, et sa miséricorde t'a créée.

2. Offrez. O mon Dieu, je vous offre l'être que vous m'avez donné,
avec tout mon cœur. Je vous le consacre entièrement.

3. Priez. O Dieu, fortifiez en moi ces affections et ces
résolutions. O sainte Vierge, recommandez-les à la miséricorde de
votre Fils, avec toutes les personnes pour qui je dois prier, etc.
_Pater noster, Ave, Maria._

Après l'oraison, faites-vous comme un bouquet spirituel des
considérations qui vous ont le plus touchée, afin d'en respirer de
temps en temps la bonne odeur dans le courant de la journée.



CHAPITRE X.

Deuxième méditation.--De la fin pour laquelle nous sommes créés.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous devant Dieu._

_2. Priez-le qu'il vous inspire._


CONSIDÉRATIONS.

1. Si Dieu vous a mise dans ce monde, ce n'est pas qu'il eût
besoin de vous; car vous lui êtes complètement inutile. Mais il a
voulu seulement exercer sur vous sa bonté en vous faisant part de
sa grâce et de sa gloire. Pour cela, il vous a donné l'entendement
pour le connoître, la mémoire pour vous souvenir de lui, la
volonté pour l'aimer, l'imagination pour vous représenter ses
bienfaits, les yeux pour voir les merveilles de ses ouvrages, la
langue pour le louer, et ainsi des autres facultés.

2. Etant créée et mise au monde à cette intention, vous devez
éviter et rejeter soigneusement toute action qui y seroit
contraire; et pour celles qui ne peuvent pas vous servir, il faut
les mépriser comme vaines et superflues.

3. Considérez le malheur du monde, qui ne pense point à cela, et
qui vit comme s'il croyoit n'être né que pour bâtir des maisons,
planter des arbres, amasser des richesses et s'occuper de frivoles
amusemens.


_Affections et résolutions._

1. Confondez-vous, en reprochant à votre ame la misère où elle
a vécu jusqu'à présent; misère si grande, qu'elle n'a que peu
ou point pensé à tout ceci. Hélas! devez-vous dire, à quoi
pensois-je, ô mon Dieu, quand je ne pensois pas à vous? De quoi me
ressouvenois-je, lorsque je vous oubliois? qu'aimois-je, lorsque
je ne vous aimois pas? Hélas! je devois me nourrir de vérité,
et je me remplissois de vanité; je servois le monde, et le monde
n'est fait que pour me servir.

2. Détestez la vie passée. Je vous renonce, pensées vaines et
inutiles; je vous abjure, souvenirs détestables et frivoles;
je vous déteste, amitiés fausses et perfides, services perdus,
reconnoissance aveugle, misérables complaisances.

3. Convertissez-vous à Dieu. Et vous, ô mon Dieu, mon Sauveur,
vous serez dorénavant le seul objet de mes pensées; non, jamais
je n'appliquerai mon esprit à ce qui pourroit vous déplaire. Ma
mémoire se remplira tous les jours de l'immense et infinie bonté,
que vous avez si complaisamment exercée envers moi. Vous serez les
délices de mon cœur, le charme et le bonheur de ma vie.

Ah! c'en est fait: tels et tels amusemens auxquels je
m'appliquois, tels et tels vains exercices qui occupoient tout mon
temps, telles et telles affections qui captivoient mon cœur, tout
cela me sera maintenant en horreur; et pour me conserver dans ces
dispositions, je ferai usage de tels et tels remèdes.


CONCLUSION.

1. Remerciez Dieu, qui vous a créée pour une fin si excellente.
Vous m'avez faite, Seigneur, pour vous, afin que je jouisse
éternellement de l'immensité de votre gloire: quand sera-ce que
j'en serai digne? quand vous bénirai-je comme je le dois?

2. Offrez. Je vous offre, ô mon cher créateur, toutes ces mêmes
affections et résolutions que vous m'avez inspirées; je vous offre
aussi toute mon ame et tout mon cœur.

3. Priez. Je vous supplie, ô Dieu, d'avoir pour agréables mes vœux
et mes souhaits, et de donner votre bénédiction à mon ame, afin
qu'elle puisse les accomplir par le mérite du sang que votre Fils
a répandu sur la croix, etc.

Faites le petit bouquet spirituel.



CHAPITRE XI.

Troisième méditation.--Des bienfaits de Dieu.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous en la présence de Dieu._

_2. Priez-le qu'il vous inspire._


CONSIDÉRATIONS.

1. Considérez les grâces corporelles que Dieu vous a départies:
quel corps il vous a donné, quelle facilité pour l'entretenir,
quelle santé, quelles consolations, quels amis, quelle assistance
dans vos besoins; et cela, considérez-le en vous comparant à
tant d'autres personnes, qui valent mieux que vous, et qui sont
néanmoins privées de ces avantages: les unes sont contrefaites,
malades, estropiées; les autres abreuvées d'opprobres, de
déshonneur et de mépris; d'autres accablées par la pauvreté,
tandis que Dieu n'a pas voulu que vous fussiez si misérable.

2. Considérez les dons de l'esprit: combien y a-t-il dans le monde
de gens hébétés, furieux, insensés! Et pourquoi n'êtes-vous pas
du nombre? n'est-ce pas un effet de la bonté de Dieu? Combien y
en a-t-il encore qui ont été grossièrement élevés, et dans une
extrême ignorance, tandis que la Providence divine vous a procuré
une éducation honorable et soignée!

3. Considérez les grâces spirituelles: ô Philothée, vous êtes
enfant de l'Église, Dieu vous a appris à le connoître, dès votre
jeunesse. Combien de fois vous a-t-il donné ses sacremens! combien
de fois des inspirations, des lumières intérieures, des reproches
de conscience pour votre amendement! Combien de fois vous a-t-il
pardonné vos fautes! combien de fois vous a-t-il délivrée des
occasions de vous perdre, auxquelles vous étiez exposée! et tant
d'années que Dieu vous a laissée vivre, n'est-ce pas un moyen que
vous avez eu d'avancer le salut de votre ame? Considérez toutes
ces grâces en détail, et voyez combien Dieu vous a été bon et
secourable.


_Affections et résolutions._

1. Admirez la bonté de Dieu. Oh! que mon Dieu est bon pour
moi! oh! qu'il est bon! que votre cœur, Seigneur, est riche en
miséricorde, et généreux en bonté! ô mon ame, racontons à jamais
combien de grâces il nous a faites!

2. Admirez votre ingratitude. Mais que suis-je, Seigneur, pour que
vous ayez pensé à moi? oh! que mon indignité est grande! hélas!
j'ai foulé aux pieds vos bienfaits, j'ai déshonoré vos grâces, en
les tournant au mépris et à l'abus de votre souveraine bonté; j'ai
opposé un abîme d'ingratitude à l'abîme de votre miséricorde et de
vos faveurs.

3. Excitez-vous à la reconnoissance. Allons donc, ô mon cœur,
ne sois plus infidèle et ingrat envers ce grand bienfaiteur. Et
comment mon ame ne seroit-elle pas désormais soumise à Dieu, lui
qui a fait tant de grâces et de merveilles en moi et pour moi?

4. Courage donc, Philothée, retirez votre corps de telles et
telles sensualités; soumettez-le au service de Dieu, qui a tant
fait pour lui; appliquez votre ame à le connoître et à l'aimer de
plus en plus, recourant pour cela aux moyens convenables. Employez
enfin généreusement tous les secours qui sont dans l'Église, pour
vous sauver et pour glorifier Dieu. Oui, je pratiquerai l'oraison,
je fréquenterai les sacremens, j'écouterai la sainte parole, je
suivrai fidèlement et les inspirations et les conseils.


CONCLUSION.

1. Remerciez Dieu de la connoissance qu'il vous a donnée de votre
devoir et de ses bienfaits.

2. Offrez-lui votre cœur avec toutes vos résolutions.

3. Priez-le qu'il vous donne la force de les accomplir fidèlement,
par le mérite de la mort de son Fils. Implorez l'intercession de
la sainte Vierge et des saints. _Pater noster_, etc.

Faites le petit bouquet spirituel.



CHAPITRE XII.

Quatrième méditation.--Des péchés.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous en la présence de Dieu._

_2. Priez-le qu'il vous inspire._


CONSIDÉRATIONS.

1. Pensez combien il y a que vous avez commencé à pécher, et voyez
combien depuis lors les péchés se sont multipliés dans votre cœur;
comme tous les jours ils se sont élevés davantage contre Dieu,
contre le prochain, contre vous-même, par actions, par paroles,
par désirs et par pensées.

2. Considérez vos mauvaises inclinations, et comme vous les avez
suivies; cela seul suffira pour vous convaincre que vos péchés
sont en plus grand nombre que les cheveux de votre tête, ou que
les grains de sable de la mer.

3. Considérez en particulier le péché d'ingratitude envers Dieu;
péché général qui se répand sur tous les autres, et qui en
augmente infiniment l'énormité. Ainsi, comptez tous les bienfaits
que Dieu vous a accordés, et que vous avez tournés contre le
bienfaiteur lui-même. Que d'inspirations méprisées! que de bons
mouvemens rendus inutiles! et plus que tout cela encore, que de
sacremens reçus, et reçus peut-être sans préparation! et le fruit,
où est-il? Que sont devenus ces précieux joyaux, dont votre cher
époux vous avoit ornée? Tout cela a disparu sous vos iniquités, et
tandis que Dieu a tant couru après vous pour vous sauver, vous,
vous l'avez toujours fui, pour vous perdre: voyez un peu quelle
ingratitude!


_Affections et résolutions._

1. Confondez-vous à la vue de votre misère. O mon Dieu! comment
osé-je paroître devant vos yeux? Hélas! je le vois bien, je
suis le rebut du monde; mon cœur est un abîme d'ingratitude et
d'iniquité. Est-il possible que j'aie poussé la malice à ce point,
de ne laisser aucun de mes sens, aucune des puissances de mon ame,
sans les souiller et les profaner, que pas un des jours de ma vie
ne se soit écoulé sans produire quelque mauvais fruit? Est-ce
ainsi que je devois payer les bienfaits de mon Créateur et le sang
de mon Rédempteur?

2. Demandez pardon et jetez-vous aux pieds du Seigneur, comme un
enfant prodigue, comme une Magdeleine, comme une épouse ingrate
et perfide: O Seigneur! miséricorde sur cette pécheresse. O cœur
de Jésus, source vive de compassion et de douceur! ayez pitié de
cette misérable.

3. Proposez-vous de mieux vivre. O Seigneur! non jamais plus,
moyennant votre sainte grâce, non jamais plus je ne m'abandonnerai
au péché. Hélas! je ne l'ai que trop aimé! mais maintenant je le
déteste; et c'est vous, Père de miséricorde, que j'aime et que
j'embrasse. Je veux vivre et mourir pour vous.

4. Pour effacer les péchés passés, je m'en accuserai
courageusement sans en laisser un seul par devers moi.

5. Je ferai tout ce que je pourrai pour en arracher jusqu'aux
dernières racines, particulièrement de tels et tels qui me pèsent
davantage.

6. Pour cela, j'embrasserai généreusement tous les moyens qui me
seront fournis, et je ne croirai jamais avoir assez fait pour
réparer de si grandes fautes.


CONCLUSION.

1. Remerciez Dieu qui vous a attendue jusqu'à présent, et qui vous
a inspiré ces bonnes dispositions.

2. Faites-lui offrande de votre cœur, pour les mettre à exécution.

3. Priez-le qu'il vous fortifie, etc.



CHAPITRE XIII.

Cinquième méditation.--De la mort.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous en la présence de Dieu._

_2. Demandez-lui sa grâce._

_3. Supposez-vous dans l'état d'un malade au lit de la mort, sans
aucun espoir d'en échapper._


CONSIDÉRATIONS.

1. Considérez l'incertitude du jour de votre mort: O mon ame!
vous sortirez un jour de ce corps. Quand sera-ce? Sera-ce en
hiver ou en été, à la ville ou à la campagne, le jour ou la nuit?
Sera-ce à l'improviste ou y étant préparée? Sera-ce de maladie ou
par accident? Aurez-vous le loisir de vous confesser? Serez-vous
assistée de votre confesseur? Hélas! de tout cela nous n'en savons
absolument rien. Mais une chose est bien sûre, c'est que nous
mourrons, et toujours plutôt que nous ne pensons.

2. Considérez qu'alors le monde sera fini en ce qui vous regarde;
il n'y en aura plus pour vous: il sera comme renversé sous vos
yeux: car alors les plaisirs, les vanités, les joies mondaines,
les folles amitiés vous sembleront des fantômes et des nuages.
Ah! malheureuse, direz-vous, pour quelles bagatelles et pour
quelles chimères ai-je offensé mon Dieu? N'est-ce pas avoir perdu
tout pour rien? Au contraire, la dévotion et les bonnes œuvres
vous sembleront les choses du monde les plus douces et les plus
désirables, et vous direz: Pourquoi donc n'ai-je pas suivi ce
beau et gracieux chemin? Alors les péchés qui vous sembloient
bien petits, vous paroîtront gros comme des montagnes; et votre
dévotion vous semblera presque nulle.

3. Considérez les longs et douloureux adieux que votre ame dira
à ce bas monde: elle dira adieu aux richesses, aux vanités, aux
plaisirs, aux passe-temps, aux amis et aux voisins, aux parens,
aux enfans, au mari, à la femme, en un mot à toute créature; et
puis enfin à son corps, qu'elle laissera pâle, défait, décharné,
hideux et infect.

4. Considérez l'empressement qu'on aura à enlever ce corps, et à
le cacher en terre; et cela fait, le monde ne pensera plus guère
à vous, pas plus que vous n'avez pensé aux autres. Dieu lui fasse
paix, dira-t-on; et puis c'est tout. O mort! que tu es cruelle! ô
mort! que tu es impitoyable!

5. Considérez qu'au sortir du corps l'ame prend à droite ou à
gauche. Hélas! où ira la vôtre, quel chemin suivra-t-elle? le même
qu'elle aura commencé en ce monde.


_Affections et résolutions._

1. Priez Dieu, et jetez-vous entre ses bras. Ah! Seigneur,
recevez-moi sous votre protection pour ce jour effroyable.
Rendez-moi cette heure heureuse et favorable, et que plutôt toutes
les autres de ma vie me soient tristes et affligeantes.

2. Méprisez le monde. Puisque je ne sais pas l'heure où il faudra
te quitter, ô monde! je ne veux pas m'attacher à toi. O mes chers
amis! ô mes parens! permettez-moi de ne vous plus aimer que d'une
amitié sainte, qui puisse durer éternellement; car pourquoi m'unir
à vous par des liens qu'il faudroit ensuite rompre et quitter?

Je veux me préparer à cette heure, et prendre toutes les
précautions nécessaires pour faire heureusement ce passage. Je
veux assurer l'état de ma conscience, et mettre ordre à tel et tel
manquement avec tout le zèle dont je suis capable.


CONCLUSION.

Remerciez Dieu de ces résolutions qu'il vous a inspirées,
offrez-les à sa majesté, suppliez-le de nouveau qu'il rende votre
mort heureuse par les mérites de la mort de son Fils. Implorez
la protection de la sainte Vierge et des saints. _Pater noster_.
_Ave, Maria_.

Faites un bouquet de myrrhe.



CHAPITRE XIV.

Sixième méditation.--Du jugement.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous devant Dieu._

_2. Priez-le qu'il vous inspire._


CONSIDÉRATIONS.

1. Enfin, après le temps que Dieu a marqué pour la durée du monde,
et après une multitude de signes et de présages horribles qui
feront sécher les hommes d'effroi, le feu, venant comme un déluge,
brûlera et réduira en cendres toute la surface de la terre, sans
que rien de ce que nous voyons soit épargné.

2. Après ce déluge de flammes et de foudres, tous les hommes
ressusciteront de la terre (excepté ceux qui sont déjà
ressuscités), et à la voix de l'archange, ils comparoîtront en
la vallée de Josaphat. Mais hélas! avec quelle différence! car
les uns y seront avec un corps glorieux et resplendissant, et les
autres avec un corps hideux et horrible.

3. Considérez la majesté avec laquelle le souverain juge
comparoîtra, environné de ses anges et de ses saints, ayant devant
lui sa croix, plus brillante que le soleil, signe de grâce pour
les bons, et de rigueur pour les méchans.

4. Ce souverain juge, par un ordre qui sera de suite exécuté,
séparera les bons d'avec les mauvais, mettant les premiers à sa
droite et les seconds à sa gauche; séparation éternelle, après
laquelle jamais ces deux troupes ne se retrouveront ensemble.

5. La séparation une fois faite, et les livres des consciences
étant ouverts, on verra clairement, d'un côté la malice des
méchans, et le mépris qu'ils ont fait de Dieu; et de l'autre côté,
la pénitence des bons, et les heureux fruits qu'ils ont tirés de
la grâce. Alors rien ne sera caché. O Dieu! quelle confusion pour
les uns, et quelle consolation pour les autres!

6. Considérez la dernière sentence prononcée sur les méchans:
Allez, maudits, au feu éternel, qui a été préparé au diable et
à ses compagnons. Pesez cet paroles accablantes. Allez, dit-il;
c'est un mot qui marque l'abandonnement perpétuel que Dieu fait
de ces malheureux, les bannissant pour jamais de sa face. Il
les appelle maudits. O mon ame! quelle malédiction! malédiction
générale, qui comprend tous les maux; malédiction irrévocable, qui
comprend tous les temps et l'éternité. Il ajoute, au feu éternel.
Regarde, ô mon cœur, cette grande éternité! O éternelle éternité
des peines, que tu es effroyable!

7. Considérez ensuite la sentence des bons. Venez, dit le juge
(ah! c'est la douce parole de salut, par laquelle Dieu nous
appelle à lui, et nous reçoit dans le sein de sa bonté), bénis de
mon Père (ô chère bénédiction, qui comprend toute bénédiction),
possédez le royaume qui vous est préparé dès le commencement du
monde. O Dieu! quelle grâce! car ce royaume n'aura jamais de fin.


_Affections et résolutions._

1. Tremble, ô mon ame! à la pensée de ce dernier jour. O Dieu!
quelle sûreté pourrai-je y trouver, puisque les colonnes du Ciel y
trembleront de frayeur!

2. Détestez vos péchés, qui seuls peuvent vous perdre dans cette
journée formidable.

Ah! je veux me juger moi-même dès à présent, afin de n'être pas
jugée alors. Je veux examiner ma conscience, et me condamner,
m'accuser et me corriger, afin que mon juge ne me condamne pas en
cette journée terrible. Je me confesserai donc, j'accepterai les
avis nécessaires, etc.


CONCLUSION.

Remerciez Dieu, qui vous a donné les moyens de prendre vos
précautions contre ce jour, et le temps de faire pénitence.

Offrez-lui votre cœur pour qu'il le dispose à la pénitence.
Priez-le qu'il vous fasse la grâce de vous en bien acquitter.
_Pater noster_. _Ave, Maria_.

Faites un bouquet de dévotion.



CHAPITRE XV.

Septième méditation.--De l'Enfer.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous en la présence de Dieu._

_2. Humiliez-vous, et demandez-lui son assistance._

_3. Imaginez-vous une ville ténébreuse, toute brûlante de souffre
et de bitume, et pleine de citoyens qui ne peuvent en sortir._


CONSIDÉRATIONS.

1. Les damnés sont dans l'abîme infernal comme dans une ville
infortunée, où ils souffrent d'inexprimables tourmens et dans
tous leurs sens et dans tous leurs membres; car, comme ils ont
fait servir tous leurs sens et tous leurs membres au péché, il
est juste qu'ils supportent aussi dans tous leurs sens et dans
tous leurs membres les peines dues au péché: leurs yeux, pour
s'être permis de mauvais regards, souffriront l'horrible vue des
démons et de l'enfer; leurs oreilles, pour avoir pris plaisir
à de mauvais discours, n'entendront plus jamais que pleurs,
lamentations et désespoir, et ainsi du reste.

2. Outre tous ces tourmens, il y en a encore un plus grand, qui
est la privation et la perte de la gloire de Dieu, que les damnés
ne verront jamais. Certes, si Absalon se trouva plus malheureux de
ne pas voir son père David que de toutes les autres peines de son
exil, ô Dieu! que sera-ce d'être à jamais privé de voir votre doux
et gracieux visage?

3. Considérez surtout l'éternité de ces peines, laquelle seule
rend l'enfer insupportable. Hélas! si la piqûre d'un insecte, si
la chaleur d'une petite fièvre nous rend une courte nuit si longue
et si fatigante, combien sera épouvantable la nuit de l'éternité
avec tant de tourmens! de cette éternité naissent le désespoir
éternel, le blasphème et la rage sans fin.


_Affections et résolutions._

Mettez la frayeur dans votre ame par ces paroles d'Isaïe: O
mon ame! pourrois-tu bien vivre éternellement dans ces ardeurs
perpétuelles, et habiter au milieu de ce feu dévorant? Veux-tu
donc quitter ton Dieu pour jamais?

Reconnoissez que vous avez mérité ce châtiment; et combien de fois
encore! Désormais donc je veux suivre une voie toute contraire;
car pourquoi me précipiter dans cet abîme?

Ainsi, je ferai tel et tel effort pour éviter le péché, qui seul
peut me donner cette mort éternelle.

Remerciez, offrez, priez.



CHAPITRE XVI.

Huitième méditation.--Du paradis.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous en la présence de Dieu._

_2. Faites l'invocation._


CONSIDÉRATIONS.

1. Considérez une belle nuit bien sereine, et pensez combien il
est agréable de voir le ciel avec cette multitude et cette variété
d'étoiles. Or, ajoutez maintenant cette beauté à celle d'un beau
jour, en sorte que la clarté du soleil n'empêche point la claire
vue des étoiles et de la lune; et puis après dites hardiment que
toute cette beauté réunie n'est rien auprès des merveilles du
paradis. Oh! que ce lieu est donc aimable et désirable! oh! que
cette cité est précieuse!

2. Considérez la noblesse, la beauté et la multitude des habitans
de cet heureux pays; ces millions de millions d'anges, de
chérubins et de séraphins; cette foule d'apôtres, de martyrs,
de confesseurs, de vierges, de saintes femmes: leur troupe est
innombrable. Oh! que cette compagnie est heureuse! Le moindre de
tous est mille fois plus beau que le monde entier: que sera-ce
donc de les voir tous? Mais, mon Dieu, qu'ils sont heureux!
toujours ils chantent le doux cantique de l'amour éternel:
toujours ils jouissent d'une parfaite allégresse: toujours ils
se communiquent les uns aux autres d'ineffables contentemens, et
vivent sans nuages dans les liens d'une heureuse et indissoluble
amitié.

3. Considérez enfin quel bien ils ont tous de jouir de Dieu, qui
les honore incessamment de son regard, et répand ainsi dans leurs
cœurs des torrens de délices. Quel bien d'être à jamais uni à
son principe! C'est là qu'environnés et pénétrés de Dieu, comme
les oiseaux le sont de l'air, ils sont inondés de toutes parts
de consolations incroyables; là, chacun à qui mieux mieux chante
les louanges du Créateur: soyez à jamais béni, s'écrient-ils, ô
vous qui êtes notre Créateur et notre Sauveur, vous qui nous êtes
si bon, et qui nous communiquez si libéralement votre gloire.
Et pareillement Dieu bénit tous ses saints d'une bénédiction
perpétuelle: soyez à jamais bénies, dit-il, mes chères créatures,
vous qui m'avez si bien servi, et qui me louerez éternellement
avec un si grand zèle et un amour si parfait.


_Affections et résolutions._

1. Admirez et louez cette patrie céleste. Oh! que vous êtes belle,
ma chère Jérusalem, et que bienheureux sont vos habitans!

2. Reprochez à votre cœur la lâcheté qui l'a jusqu'à présent
détourné du chemin de cette glorieuse demeure. Pourquoi me suis-je
tant éloigné de mon souverain bien? Ah! misérable que je suis!
pour quelques méchans plaisirs d'un instant, j'ai mille et mille
fois quitté ces éternelles et infinies délices! où donc avois-je
l'esprit de mépriser des biens si désirables, et de désirer des
choses si méprisables?

3. Aspirez maintenant avec ardeur après ce séjour si délicieux.
Oh! puisqu'il vous a plu, mon bon et souverain Seigneur, de me
faire entrer dans vos voies, non, jamais plus je ne retournerai
en arrière. Allons, ma chère ame, allons en ce repos infini:
cheminons vers cette terre bénie qui nous est promise: que
faisons-nous dans cette Egypte?

Je me priverai donc de telles et telles choses qui me détournent
ou me retardent en chemin.

Je ferai donc telles et telles choses qui peuvent me conduire à
mon but.

Remerciez, offrez, priez.



CHAPITRE XVII.

Neuvième méditation.--Sur le choix du paradis.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous en la présence de Dieu._

_2. Humiliez-vous devant lui, en le priant qu'il vous inspire._


CONSIDÉRATIONS.

1. Imaginez-vous que vous êtes en rase campagne, toute seule avec
votre bon ange, comme étoit le jeune Tobie en allant à Ragès. Là,
votre conducteur vous fait voir en haut le paradis ouvert, avec
toutes les joies et toutes les délices qui ont fait le sujet
de votre méditation précédente. Puis il vous montre à vos pieds
l'enfer ouvert avec tous les tourmens sur lesquels vous avez
médité.

Vous pénétrant bien l'esprit de cette imagination, et vous mettant
à genoux par la pensée devant votre bon ange.

1. Considérez qu'il est très-vrai que vous êtes placée entre le
paradis et l'enfer, et que l'un et l'autre sont ouverts pour vous
recevoir, selon le choix que vous en ferez.

2. Considérez que le choix que l'on fait de l'un ou de l'autre
dans ce monde durera éternellement dans l'autre.

3. Considérez que, bien que l'un et l'autre vous soit ouvert selon
que vous le choisirez, Dieu, qui est prêt à vous donner, ou l'un,
par sa justice, ou l'autre, par sa miséricorde, désire cependant
d'un désir sans égal que vous donniez la préférence au paradis; et
votre bon ange est là qui vous en presse de tout son pouvoir, vous
offrant de la part de Dieu mille grâces et mille secours pour vous
aider à la montée.

4. Considérez aussi Jésus-Christ au haut du Ciel, vous regardant
avec bonté, et vous invitant par ces douces paroles: Viens, ô ma
chère ame! viens au repos éternel: viens entre les bras de ton
père qui t'a préparé d'immortelles délices dans l'abondance de
son amour. Voyez de vos yeux intérieur la sainte Vierge qui vous
convie tout maternellement: Courage! vous dit-elle; garde-toi, ô
ma fille! de mépriser les désirs de mon Fils, non plus que les
soupirs de sa Mère, qui respire avec lui ton salut éternel. Voyez
les saints qui vous appellent, et un million de saintes ames qui
vous conjurent de venir les rejoindre, afin de n'avoir avec elles
qu'une seule voix pour louer Dieu et qu'un seul cœur pour l'aimer
à jamais: Venez, vous disent-elles, ô notre sœur et notre amie!
prenez courage: le chemin du Ciel n'est pas si difficile que le
monde le fait. Entrez-y seulement, et vous verrez que la dévotion
qui nous a menées aux délices éternelles, a elle-même des délices
incomparablement plus grande que toutes les joies du monde.


ÉLECTION.

1. O enfer! je te déteste maintenant et à toujours. Je déteste
tes tourmens et tes peines: je déteste ta malheureuse éternité,
et surtout ces éternels blasphèmes et ces malédictions sans fin
que tu vomis perpétuellement contre mon Dieu. Mais, au contraire,
gloire et félicité éternelle à toi, beau paradis, vers lequel
s'élancent mon cœur et mon ame! oui, je choisis à jamais mon
séjour dans tes sacrés palais, et dans tes aimables tabernacles.
Je bénis, ô mon Dieu! votre miséricorde, j'accepte l'offre qu'il
vous plaît de m'en faire. O Jésus! mon Sauveur, j'accepte votre
amour éternel. Je reconnois et je confirme l'acquisition que vous
avez faite pour moi d'une place et d'une retraite dans cette
bienheureuse Jérusalem, où je ne veux faire autre chose que vous
aimer et vous bénir à jamais.

2. Acceptez les faveurs que la sainte Vierge et les saints vous
présentent; promettez-leur que vous en profiterez pour aller
les rejoindre; tendez la main à votre bon ange, afin qu'il vous
conduise, et encouragez votre ame à bien persévérer dans ce choix.



CHAPITRE XVIII.

Dixième méditation.--Sur le choix de la vie dévote.


PRÉPARATION.

_1. Mettez-vous en la présence de Dieu._

_2. Abaissez-vous devant sa face, et implorez son secours._


CONSIDÉRATIONS.

1. Imaginez-vous encore une fois que vous êtes avec votre bon
ange au milieu d'une vaste campagne. A votre gauche, vous voyez
le démon assis sur un trône élevé, ayant à ses côtés plusieurs
esprits infernaux, et tout autour de lui une grande troupe de
mondains, qui tous, la tête nue, le saluent et lui font hommage,
les uns par un péché, les autres par un autre. Voyez la contenance
de tous les infortunés courtisans de ce misérable: voyez les
uns furieux de haine, d'envie et de colère; les autres qui
s'entretuent; les autres hâves, pensifs et empressés à amasser
des richesses; les autres livrés à la vanité et ne recherchant
que des plaisirs frivoles; les autres perdus et abrutis par leurs
indignes passions. Voyez comme ils sont tous sans repos et sans
ordre, voyez comme ils se méprisent les uns les autres, et comme
ils se haïssent, en faisant semblant de s'aimer. Voilà donc cette
malheureuse république du monde, telle qu'elle est tyrannisée par
son roi maudit. Oh! qu'elle vous fera compassion.

2. Voyez maintenant à votre droite Jésus-Christ crucifié, qui
avec un amour sans égal, prie pour ces pauvres esclaves, afin
qu'ils brisent leurs chaînes, et qui les conjure de venir à lui.
Voyez une multitude de dévots qui l'environnent de tous côtés,
chacun avec son ange. Contemplez la beauté de ce royaume de
dévotion. Qu'il fait beau voir cette troupe de vierges, toutes
plus blanches que le lis! cette assemblée de veuves pleines de
mortifications et d'humilité: ces époux et ces épouses, vivant
doucement ensemble avec un grand respect et une mutuelle charité.
Voyez comme ces dévotes ames accordent bien ensemble le soin de la
maison extérieure avec le soin de l'intérieure, l'amour du mari
avec l'amour de l'époux céleste. Regardez partout où vous voudrez,
vous les verrez tous dans une contenance sainte, douce, aimable,
écoutant Notre-Seigneur, et aspirant à le planter dans leur cœur.
Ils se réjouissent, mais d'une joie gracieuse, charitable et bien
réglée: ils s'entr'aiment, mais d'un amour pur et saint. Ceux
mêmes qui sont affligés parmi eux ne se tourmentent pas beaucoup,
et ne perdent rien de la paix intérieure. En un mot, voyez les
yeux du Sauveur porter dans leur ame d'ineffables consolations, et
les remplir du désir de le posséder.

3. Vous avez déjà quitté Satan avec sa triste et malheureuse
troupe, par les bonnes résolutions que vous avez prises; mais vous
n'êtes pas encore arrivée au roi Jésus, ni réunie à cette heureuse
et sainte compagnie qui l'environne: vous avez été toujours entre
l'un et l'autre.

4. Ah! c'est maintenant qu'il faut se décider! la sainte Vierge et
saint Joseph, saint Louis, sainte Monique, et cent mille autres
qui ont vécu dans le monde, vous pressent et vous invitent.

5. Le roi crucifié vous appelle par votre nom: Venez, ô ma
bien-aimée! venez, Philothée, afin que je vous couronne!


ÉLECTION.

1. O monde! ô troupe abominable! non jamais vous ne me verrez sous
vos drapeaux. J'ai quitté pour toujours vos vanités et vos folies.
O roi d'orgueil! ô roi de malheur! esprit infernal, je te renonce
avec toutes tes pompes, je te déteste avec toutes tes œuvres.

2. Et vous, mon doux Jésus, roi de bonheur et de gloire
éternelle, c'est vers vous que je me tourne. Je vous embrasse de
toutes les forces de mon ame, je vous adore de tout mon cœur, je
vous choisis maintenant et à toujours pour mon roi et pour mon
unique prince; je vous offre mon inviolable fidélité, je vous
fais un hommage irrévocable; enfin je me soumets éternellement à
l'obéissance de vos saintes lois et de vos divins préceptes.

3. O vierge sainte! ma bonne mère, je vous choisis pour mon guide,
je me range sous votre bannière, je vous offre un respect et un
amour tout spécial.

O mon saint ange! présentez-moi à cette bénie assemblée, ne
m'abandonnez pas jusqu'à ce que j'arrive à cette heureuse
compagnie, avec laquelle je dis et dirai toujours en témoignage de
mon choix: Vive Jésus! vive Jésus!



CHAPITRE XIX.

Comment il faut faire la confession générale.


Voilà donc, chère Philothée, les méditations nécessaires à la
fin que nous nous proposons. Quand vous les aurez faites, allez
avec courage et humilité faire votre confession générale; mais,
je vous en prie, ne vous laissez troubler par aucune vaine
frayeur. Le scorpion n'est dangereux que lorsqu'il nous pique:
mais étant réduit en huile, il devient un grand remède contre sa
propre piqûre: de même le péché n'est honteux que quand nous le
faisons; mais étant converti en confession et en pénitence, il est
honorable et salutaire. La contrition et la confession sont comme
des fleurs belles et suaves, qui effacent la laideur du péché
et en dissipent la mauvaise odeur. Simon le Lépreux disoit que
Magdeleine étoit une pécheresse; mais Notre-Seigneur disoit que
non, et ne parloit plus que des parfums qu'elle avoit répandus,
et de la grandeur de sa charité. Si nous sommes bien humbles,
Philothée, notre péché nous déplaira infiniment, parce que Dieu en
est offensé; mais l'accusation de notre péché nous sera douce et
agréable, parce que Dieu en est honoré; c'est au reste pour nous
une sorte d'allégement de bien dire au médecin le mal qui nous
tourmente. Quand vous serez arrivée devant votre père spirituel,
imaginez-vous être à la montagne du Calvaire, sous les pieds de
Jésus-Christ crucifié, dont le précieux sang coule de toutes parts
pour vous laver de vos iniquités; car, bien que ce ne soit pas le
propre sang du Sauveur, c'est néanmoins le mérite de son sang
répandu qui arrose abondamment les pénitens dans le confessionnal.
Ouvrez donc bien votre cœur pour en faire sortir les péchés par la
confession; car à mesure qu'ils en sortiront, le précieux mérite
de la passion divine y entrera pour le remplir de bénédictions.

Je vous recommande surtout de bien dire toutes vos fautes,
simplement et naïvement. Contentez bien en cela votre conscience
une bonne fois dans votre vie. Cela fait, écoutez les avis et
la pénitence que vous donnera le serviteur de Dieu, et dites en
votre cœur: Parlez, Seigneur, car votre servante écoute. Oui,
c'est Dieu, Philothée, que vous écoutez, puisqu'il a dit à ses
ministres: Celui qui vous écoute, m'écoute. Prenez ensuite en main
la protestation suivante, que vous devez auparavant avoir lue
et méditée, et qui terminera tout ce qui regarde la pénitence.
Lisez-la attentivement, et en tâchant d'exciter dans votre ame le
plus de componction qu'il vous sera possible.



CHAPITRE XX.

Protestation authentique, pour graver dans l'ame la résolution de
servir Dieu, et pour conclure les actes de pénitence.


Je soussignée, très-indigne et chétive créature, fais la
protestation suivante, en la présence du Dieu éternel et de toute
la cour céleste.

Considérant l'immense miséricorde de mon Dieu, d'avoir bien voulu
me créer de rien, me conserver, me soutenir, me délivrer de tant
de périls, et me combler de tant de bienfaits; considérant surtout
cette incompréhensible douceur et clémence avec laquelle ce
très-bon Père m'a si long-temps supportée au milieu de mes crimes,
si souvent inspirée de revenir à lui, et si patiemment attendue
jusqu'à cette N. année de ma vie, sans se laisser rebuter, ni de
mes ingratitudes et de mes infidélités sans nombre, ni de mes
délais sans fin, ni de l'abus de ses grâces, ni de toutes mes
autres offenses;

Considérant encore qu'au jour de mon sacré baptême, je fus si
heureusement et si saintement dédiée à Dieu, pour être sa fille,
et que, malgré cette consécration qui fut alors faite en mon
nom, j'ai mille et mille fois indignement profané mon esprit, en
l'employant contre la divine Majesté;

Maintenant revenue à moi-même, et prosternée de cœur et d'esprit
devant le trône de la justice divine, je me reconnois et me tiens
pour légitimement atteinte et convaincue du crime de lèse-majesté
divine, et véritablement coupable de la mort et passion de
Jésus-Christ, à raison des péchés que j'ai commis, pour lesquels
il est mort et a souffert le supplice de la croix. Ainsi je suis
digne d'être à jamais perdue et damnée.

Toutefois, me tournant vers le trône de l'infinie miséricorde de
ce même Dieu vivant et éternel, et détestant de tout mon cœur et
de toutes mes forces les iniquités de ma vie passée, je demande
très-humblement pardon, grâce et merci avec entière absolution
de mon crime; j'offre à cet effet la mort et passion de ce même
Seigneur et Rédempteur de mon ame, et y jetant l'unique fondement
de mon espérance, je renouvelle et ratifie la sainte profession
de fidélité qu'on a faite pour moi à Dieu le jour de mon baptême:
je renonce au démon, au monde et à la chair; je déteste leurs
malheureuses suggestions, leurs pompes et leurs œuvres, pour tout
le temps de ma vie présente, et pour toute l'éternité. Je me
tourne en même temps vers mon Dieu si bon et si clément, et je
m'engage envers lui par une résolution irrévocable à le servir
et à l'aimer, maintenant et toujours. A ces fins je lui donne et
lui consacre mon esprit, avec toutes ses facultés; mon ame, avec
toutes ses puissances; mon cœur, avec toutes ses affections; mon
corps, avec tous ses sens; je proteste que je ne veux plus jamais
abuser de quoi que ce soit qui m'appartienne contre sa divine
volonté et sa souveraine majesté, et je lui fais dès ce moment de
tout moi-même un plein et entier sacrifice, pour être à jamais sa
très-loyale, très-obéissante et très-fidèle créature, sans que je
veuille jamais m'en dédire ni repentir.

Que si par la malice de mon ennemi, ou par suite de l'infirmité
humaine, il m'arrivoit de contrevenir en quelque chose à ces
bonnes résolutions, je proteste dès maintenant, et me propose
moyennant la grâce du Saint-Esprit, de m'en relever sitôt que je
m'en apercevrai, et de m'abandonner tout de nouveau entre les
mains de la divine miséricorde, sans la moindre hésitation et le
moindre retard.

Ceci est mon intention, ma volonté et ma résolution ferme et
irrévocable, que je reconnois et confirme sans nulle réserve
ni exception, en la présence de Dieu, à la vue de l'Église
triomphante, et à la face de l'Église militante ma mère, qui
entend et reçoit la présente déclaration, en la personne de son
ministre, député par elle à cet effet.

Daignez, ô Dieu éternel, tout-puissant et tout bon, Père, Fils et
Saint-Esprit, confirmer en moi cette salutaire résolution; daignez
accepter en odeur de suavité ce sacrifice que mon cœur vous
offre; et comme il vous a plu m'inspirer la volonté de le faire,
donnez-moi aussi la force et la grâce nécessaire pour l'achever et
le consommer parfaitement. O mon Dieu! vous êtes le Dieu de mon
cœur, le Dieu de mon ame, le Dieu de mon esprit; ainsi je vous
reconnois et vous adore maintenant et pour l'éternité. Vive Jésus!



CHAPITRE XXI.

Conclusion de ce qui a été dit du premier degré de pureté de l'ame.


Cette protestation faite, soyez attentive, ouvrez les oreilles
de votre cœur pour entendre la sentence d'absolution, que
Jésus-Christ votre aimable Sauveur prononcera sur vous dans le
Ciel, en présence des anges et des saints, dans le même temps
que le prêtre vous absoudra ici-bas sur la terre, en son nom.
C'est alors que toute la troupe des bienheureux se réjouira de
votre bonheur: c'est alors qu'au milieu des saints cantiques
d'une allégresse sans égale, tous donneront à votre cœur guéri et
réconcilié le doux baiser de l'amitié et de la paix.

O Dieu! Philothée, qu'il est admirable ce contrat par lequel vous
donnant à la divine Majesté, elle se donne à vous et vous rend la
vie éternelle! Il ne reste plus maintenant qu'à prendre la plume
en main, et à signer de bon cœur l'acte de votre protestation:
après quoi allez à l'autel, où Dieu à son tour signera et scellera
votre grâce, et la promesse qu'il vous a faite de son paradis,
en se mettant lui-même sur votre cœur par la communion, comme un
cachet et sceau divin.

C'est ainsi, ce me semble, Philothée, que votre ame sera
délivrée du péché, et de toutes les affections du péché. Mais
comme ces affections renaissent aisément dans l'ame, à cause de
notre infirmité naturelle et de nos passions, qui peuvent bien
être enchaînées ici-bas, mais qui ne sont jamais entièrement
détruites, je vous donnerai quelques avis, avec lesquels vous vous
préserverez désormais du péché mortel et de toutes affections à
ce péché, de manière à ce qu'il ne puisse jamais entrer en votre
cœur. Or, ces mêmes avis vous serviront encore à une purification
plus parfaite; c'est pourquoi, avant de vous les donner, je veux
vous dire quelque chose de cette plus absolue pureté, à laquelle
je désire vous conduire.



CHAPITRE XXII.

Qu'il faut se délivrer de toute affection aux péchés véniels.


A mesure que le jour croît, nous voyons plus clairement dans le
miroir les taches et les souillures de notre visage: de même,
à mesure que la lumière intérieure du Saint-Esprit éclaire nos
consciences, nous voyons plus distinctement les péchés, les
inclinations et les imperfections qui peuvent nous empêcher
d'atteindre à la vraie dévotion; et cette même lumière, en nous
faisant voir nos défauts, nous anime du saint désir de nous en
corriger.

Vous découvrirez donc, ma chère Philothée, qu'outre les péchés
mortels et l'affection aux péchés mortels, dont vous avez été
délivrée par les pratiques ci-dessus indiquées, vous avez
encore dans votre ame beaucoup d'inclination et d'affection aux
péchés véniels: je ne dis pas que vous découvrirez des péchés
véniels, mais je dis que vous découvrirez de l'inclination et de
l'affection à ces sortes de péchés. Or, l'un est bien différent
de l'autre: car nous ne pouvons jamais être entièrement purs
de péchés véniels, ou du moins nous ne pouvons pas persévérer
long-temps dans cet état; au lieu que nous pouvons bien n'avoir
aucune affection aux péchés véniels. Ainsi autre chose est
de mentir une fois ou deux de gaîté de cœur en matière peu
importante, autre chose de se plaire à mentir, et d'être
affectionné à cette sorte de péché.

Et je dis maintenant qu'il faut nettoyer son ame de toutes les
affections qu'elle peut avoir au péché véniel; c'est-à-dire qu'il
ne faut point nourrir volontairement le dessein de persévérer
dans tel ou tel péché véniel, car aussi ce seroit une trop grande
lâcheté que de garder sciemment dans sa conscience une chose
aussi capable de déplaire à Dieu que la volonté de lui déplaire.
Le péché véniel, quelque petit qu'il soit, déplaît à Dieu, bien
qu'il ne lui déplaise pas jusqu'à nous attirer sa malédiction
éternelle. Mais si le péché véniel lui déplaît, il en résulte
que l'affection du péché véniel est une résolution de vouloir
toujours lui déplaire: et seroit-il possible qu'une ame bien née,
non-seulement déplût à son Dieu, mais encore mît son plaisir à
lui déplaire toujours?

De telles affections, Philothée, sont directement opposées à
la dévotion, comme les affections au péché mortel le sont à la
charité. Elles énervent les forces de l'esprit, empêchent les
consolations divines, et ouvrent la porte aux tentations; et bien
qu'elles ne tuent pas l'ame, elles la rendent extrêmement malade.
Les mouches mourantes, dit le Sage, font perdre au baume son odeur
et sa vertu. Il veut dire que si les mouches s'arrêtent peu sur
le baume, et y goûtent seulement en passant, elles ne gâtent que
ce qu'elles prennent, et le reste demeure intègre: au lieu que si
elles meurent au beau milieu du baume, elles le gâtent beaucoup
et lui ôtent de son prix. De même les péchés véniels arrivant en
une ame dévote et ne s'y arrêtant pas long-temps, ne l'endommagent
qu'assez peu; mais si ces mêmes péchés demeurent dans l'ame par
l'affection qu'elle y met, ils lui feront perdre comme au baume sa
suavité, c'est-à-dire la sainte dévotion.

Les araignées ne tuent pas les abeilles; mais elles gâtent et
corrompent leur miel, et quand elles s'attachent à la ruche,
elles en embarrassent si fort les rayons avec leurs toiles que
les abeilles ne peuvent plus y faire leur ménage. Ainsi le péché
véniel ne tue pas notre ame, mais il gâte la dévotion; et quand il
s'y attache par l'habitude et par l'affection que nous y mettons,
il embarrasse tellement les puissances de l'ame, qu'elle ne peut
plus agir avec cette ferveur et cette promptitude de charité, qui
est le propre de la vraie dévotion. Ce n'est rien, Philothée,
de dire un petit mensonge, de se dissiper légèrement en paroles
ou en actions, d'avoir un peu de curiosité dans les regards, un
peu de vanité dans les habits; de se plaire à tel jeu, à telle
frivolité, à telle danse, pourvu que, dès que les araignées
spirituelles seront entrées dans notre ame, nous les en chassions
aussitôt, comme les abeilles s'efforcent de chasser les araignées
corporelles; mais si nous les laissons s'arrêter dans notre cœur,
et non-seulement cela, si nous nous plaisons à les y retenir et
à les y multiplier, bientôt nous verrons notre miel perdu, et la
ruche de notre conscience empestée et détruite. Or, je le dis
encore une fois, ce ne sera jamais une ame généreuse qui se plaira
ainsi à déplaire à son Dieu, et qui mettra son affection à ce
qu'elle sait lui être désagréable.



CHAPITRE XXIII.

Qu'il se faut défaire de l'affection aux choses inutiles et
dangereuses.


Les jeux, les bals, les festins, les parures, les comédies,
en soi ne sont pas de mauvaises choses, mais bien des choses
indifférentes, dont on peut faire un bon ou un mauvais usage.
Toutefois il s'y trouve toujours plus ou moins de danger, et le
danger devient encore bien plus grand, lorsqu'on s'y affectionne.
Ainsi, Philothée, encore qu'il soit permis de jouer, de danser, de
se parer, d'entendre d'honnêtes comédies, d'assister à un festin,
je dis que de mettre à cela son affection, c'est faire une chose
contraire à la dévotion, une chose très-nuisible et périlleuse. Ce
n'est pas mal de le faire, mais c'est mal de s'y affectionner. Et
vraiment c'est grand dommage de semer en la terre de notre cœur
des affections si frivoles: car elles prennent la place du bon
grain, et empêchent que notre ame ne porte de bonnes inclinations.

Ainsi les anciens Nazaréens s'abstenoient, non-seulement de tout
ce qui peut enivrer, mais encore de raisin et même de verjus. Non
pas que le raisin et le verjus enivrent; mais ils craignoient
que le verjus ne leur donnât le goût du raisin, et le raisin le
goût du vin. Or, je ne dis pas que nous ne puissions jamais user
des choses dangereuses, mais je dis que nous ne pouvons jamais y
mettre notre affection sans compromettre la dévotion. Les cerfs
qui sont trop en venaison se retirent et se cachent dans leurs
buissons, sentant bien que leur graisse les charge, et qu'ainsi
ils ne pourroient courir, s'ils venoient à être attaqués; de même
le cœur de l'homme, chargé d'affections inutiles et dangereuses,
ne peut courir après son Dieu avec cette promptitude, cette
aisance et cette ardeur qui sont le vrai point de la solide
dévotion. Que de petits enfans s'attachent et s'échauffent à la
poursuite des papillons, personne ne le trouvera mauvais, parce
que ce sont des enfans; mais, n'est-ce pas une chose ridicule,
ou plutôt lamentable, de voir des hommes faits se préoccuper et
se passionner pour des bagatelles aussi petites que celles que
j'ai nommées, lesquelles, outre leur inutilité, ont encore le
danger de dérégler et de perdre ceux qui les poursuivent? J'ai
donc raison de dire, ma chère Philothée, qu'il se faut défaire de
telles affections; car bien que les actes n'en soient pas toujours
contraires à la dévotion, néanmoins l'affection qu'on y met lui
cause toujours un grand préjudice.



CHAPITRE XXIV.

Qu'il se faut défaire des mauvaises inclinations.


Nous avons encore, Philothée, certaines inclinations naturelles
qui, n'ayant point leur source dans nos péchés particuliers,
ne sont pas proprement péchés, ni mortels, ni véniels, mais
s'appellent seulement imperfections; et leurs actes, défauts ou
manquemens. Par exemple, sainte Paule, comme le rapporte saint
Jérôme, avoit une grande inclination à la tristesse et aux
larmes, à ce point, qu'à la mort de son mari et de ses enfans,
elle faillit mourir de chagrin. Cela étoit une imperfection, et
non un péché, puisque c'étoit contre son gré et sa volonté. Il
y a des caractères qui sont naturellement légers, d'autres qui
sont rébarbatifs, d'autres qui ne peuvent se plier à l'opinion
d'autrui; ceux-ci sont enclins à la colère, ceux-là à l'amour
des créatures; bref, il n'est guère de personnes en qui l'on ne
puisse remarquer quelque sorte d'imperfection; or, quoique ces
imperfections soient comme propres et naturelles à chacun de nous,
il n'est pas cependant impossible, avec du soin et de l'attention,
de les affoiblir et de les corriger, et même de s'en délivrer
entièrement; et je vous dis, Philothée, que c'est là ce qu'il
faut faire. On a bien trouvé le moyen de changer les amandiers
amers en amandiers doux, en les perçant simplement au pied, pour
en faire sortir le suc; pourquoi donc ne pourrions-nous pas aussi
faire sortir nos mauvaises inclinations, pour devenir meilleurs?
Il n'y a point de si bon naturel qui ne puisse devenir mauvais par
les habitudes vicieuses: et de même aussi il n'y en a point de si
méchant qui, premièrement par la grâce de Dieu, secondement par le
zèle et l'application, ne puisse être dompté et surmonté. Je m'en
vais donc maintenant vous donner les avis, et vous proposer les
remèdes au moyen desquels vous purgerez votre ame de l'attache au
péché véniel, des affections dangereuses et des imperfections, et
par là vous assurerez d'autant plus votre conscience contre tout
péché mortel. Dieu vous fasse la grâce de les bien pratiquer!



SECONDE PARTIE

CONTENANT DIVERS AVIS POUR L'ÉLÉVATION DE L'AME A DIEU PAR
L'ORAISON ET LES SACREMENS.



CHAPITRE PREMIER.

De la nécessité de l'Oraison.


1. L'oraison mettant notre esprit en face de la lumière divine,
et exposant notre volonté à la chaleur de l'amour céleste, il
n'y a rien d'aussi propre à purger notre entendement de ses
ignorances, et notre volonté de ses affections mauvaises. C'est
l'eau de bénédiction, qui, par sa douce fraîcheur, fait reverdir
et fleurir les plantes de nos bons désirs, lave nos ames de leurs
imperfections, et désaltère nos cœurs brûlés par les passions.

2. Mais surtout je vous conseille l'oraison mentale et
d'affection, particulièrement celle qui a pour objet la vie et
la passion de Notre-Seigneur. En le regardant souvent par la
méditation, toute votre ame se remplira de lui, vous apprendrez
à le connoître, et vos actions se formeront sur le modèle des
siennes. Il est la lumière du monde: c'est donc en lui, par lui,
et pour lui que nous devons être éclairés. Il est l'arbre du
désir; c'est donc à son ombre que nous devons nous rafraîchir; il
est la vraie fontaine de Jacob, c'est donc dans ses eaux que nous
devons nous laver de toutes nos souillures; enfin, les enfans, à
force d'entendre leurs mères, et de bégayer avec elles, apprennent
à parler leur langage; et nous aussi, demeurant auprès du Sauveur
par la méditation, et observant avec soin ses paroles, ses actions
et ses sentimens, nous apprendrons, moyennant sa sainte grâce,
à parler, à agir et à vouloir comme lui. Il faut s'arrêter là,
Philothée; et, croyez-moi, nous ne saurions aller à Dieu le Père
que par cette porte; car, de même que la glace d'un miroir ne
sauroit arrêter notre vue, si elle n'étoit enduite par derrière
de plomb ou d'étain; de même la Divinité n'auroit pu jamais être
bien contemplée par nous en ce bas monde, si elle ne se fût jointe
à l'humanité sacrée du Sauveur; or, puisqu'il en est ainsi, il
est visible que la vie et la mort de Jésus sont l'objet le plus
proportionné à notre foiblesse, le plus doux, le plus délicieux,
le plus profitable que nous puissions choisir pour nos méditations
ordinaires. Ce n'est pas pour rien que le Sauveur s'appelle le
pain descendu du Ciel; car, comme le pain doit être mangé avec
toutes sortes de viandes, de même aussi le Sauveur doit être
médité, considéré et recherché dans toutes nos prières et dans
toutes nos actions. Quelques auteurs, pour rendre cet exercice
plus facile, ont imaginé de distribuer sa vie et sa mort en divers
points de méditations. Ceux que je vous conseille le plus, sont
saint Bonaventure, Bellintami, Bruno, Capilia, Grenade et Dupont.

3. Employez-y chaque jour une heure avant le dîner, et, s'il se
peut, dès le matin, parce que vous aurez l'esprit moins embarrassé
et plus frais après le repos de la nuit. N'y mettez pas aussi plus
d'une heure, à moins que votre père spirituel ne vous l'ait dit
expressément.

4. Si vous pouvez faire cet exercice tranquillement dans
une église, je crois que ce sera le meilleur; parce que ni
père, ni mère, ni femme, ni mari, ni personne autre ne pourra
raisonnablement vous troubler durant cette heure de dévotion: au
lieu que dans votre maison, vous ne pourrez peut-être pas vous la
promettre tout entière, ni si libre, à cause de la sujétion où
vous êtes.

5. Commencez toujours vos oraisons, soit mentales, soit vocales,
par vous mettre en la présence de Dieu; ne vous relâchez jamais
de cette règle, et vous verrez en peu de temps combien elle vous
sera profitable.

6. Si vous m'en croyez, vous direz le _Pater_, l'_Ave_ et le
_Credo_ en latin; mais vous apprendrez aussi à en bien entendre
les paroles dans votre langue, afin qu'en les récitant dans le
langage usité par l'Église, vous puissiez néanmoins savourer le
sens délicieux et admirable de ces saintes prières. Il les faut
dire avec une profonde attention de votre esprit, en excitant
votre cœur aux sentimens qu'elles expriment, ne vous hâtant
nullement pour en dire beaucoup, mais vous étudiant plutôt à dire
de grand cœur ce que vous dites; car un seul _Pater_ dit avec
sentiment, vaut mieux que plusieurs récités en courant.

7. Le chapelet est une très-bonne manière de prier, pourvu que
vous sachiez le dire comme il faut. Et pour cela, ayez quelqu'un
des petits livres qui enseignent la façon de le réciter. Il est
bon aussi de dire les litanies de Notre-Seigneur, de Notre-Dame,
et des saints, et toutes les autres prières vocales qui sont dans
les Manuels et Heures approuvées, sous la condition néanmoins
que, si vous avez le don de l'oraison mentale, vous lui gardiez
toujours la principale place. Si donc après l'avoir faite, la
multitude des occupations, ou quelque autre raison vous empêche
de faire votre prière vocale, ne vous en troublez pas, mais dites
simplement, avant ou après la méditation, l'Oraison dominicale, la
Salutation angélique et le Symbole des apôtres.

8. Si pendant l'oraison vocale vous sentez votre cœur attiré vers
l'oraison intérieure et mentale, ne résistez pas à cet attrait,
mais laissez tout doucement couler votre esprit de ce côté-là, et
ne vous chagrinez point de n'avoir pas achevé les prières vocales
que vous vous étiez proposées; car la mentale que vous aurez faite
en leur place est plus agréable à Dieu, et plus utile à votre ame.
J'excepte l'office ecclésiastique, si vous êtes obligée de le
dire; car dans ce cas, le devoir passe avant tout.

9. S'il arrivoit que toute votre matinée se passât sans ce saint
exercice de l'oraison mentale, soit à cause du grand nombre
d'affaires, soit pour autre chose, ce qu'il faut éviter autant
que possible, tâchez de réparer cette perte dans l'après-dînée, à
l'heure la plus éloignée du repas que vous pourrez, parce que, si
la digestion n'étoit pas encore faite, vous pourriez tomber dans
l'assoupissement et nuire à votre santé.

Que si enfin vous ne pouvez la faire de toute la journée, il faut
y suppléer par beaucoup d'oraisons jaculatoires, et par la lecture
de quelque livre de dévotion, avec une pénitence qui empêche les
suites de cette perte; et en outre, prenez une forte résolution de
vous remettre en train le jour suivant.



CHAPITRE II.

Courte méthode pour bien méditer. Et d'abord de la présence de
Dieu; premier point de la préparation.


Mais vous ne savez peut-être pas, Philothée, comment il faut faire
l'oraison mentale: car c'est là malheureusement une chose bien peu
connue des gens de notre siècle. Voici donc une simple et courte
méthode que je vous présente pour cela, en attendant que par la
lecture de plusieurs excellens livres qui ont été composés sur ce
sujet, et surtout par votre propre expérience, vous puissiez en
être plus amplement instruite.

Je vous parle premièrement de la préparation, qui consiste en
deux points, savoir: se mettre en la présence de Dieu, et ensuite
invoquer son secours.

Or, pour vous mettre en la présence de Dieu, je vous propose
quatre moyens principaux, dont vous pourrez utilement vous servir
dans les commencemens.

Le premier consiste à se bien pénétrer de l'immensité de Dieu,
c'est-à-dire à se bien remplir de cette pensée, que Dieu est
en tout et partout, et qu'il n'y a lieu ni chose au monde où
il ne soit d'une très-véritable présence; en sorte que, comme
les oiseaux trouvent partout l'air de quelque côté qu'ils se
tournent, de même nous trouvons partout Dieu, en quelque lieu que
nous allions ou que nous soyons. C'est là une vérité que tout le
monde sait, mais à laquelle on ne fait pas assez d'attention.
Les aveugles ne voyant pas un prince qui leur est présent, ne
laissent pas de se tenir dans le respect, s'ils sont avertis de sa
présence; mais la vérité est que parce qu'ils ne le voient pas,
ils oublient aisément qu'il est présent, et l'ayant oublié, ils
perdent plus aisément encore le respect qui lui est dû. Hélas!
Philothée, nous ne voyons pas Dieu qui est présent, et bien que
la foi nous avertisse de sa présence, comme nos yeux ne le voient
pas, nous nous en oublions bien souvent, et nous nous comportons
comme s'il étoit bien loin de nous. Car, encore que nous sachions
qu'il est présent partout, si de fait nous n'y pensons pas,
c'est comme si nous ne le savions pas. C'est pourquoi, toujours
avant l'oraison, il faut exciter notre ame à la pensée forte
et attentive de cette présence de Dieu. C'étoit bien là ce qui
occupoit David, lorsqu'il s'écrioit: _Si je monte au Ciel, ô mon
Dieu, vous y êtes; si je descends aux enfers, vous y êtes encore._
Nous pouvons aussi faire usage des paroles de Jacob, qui, après
avoir vu l'échelle sacrée: _Que ce lieu est terrible! disoit-il;
vraiment Dieu est ici, et je n'en savois rien._ Il veut dire qu'il
n'y pensoit pas: car il ne pouvoit ignorer que Dieu fût en tout
et partout. Venant donc à faire oraison, il vous faut dire de
tout votre cœur et à votre cœur: O mon cœur! mon cœur! Dieu est
vraiment ici.

Le second moyen de se mettre en cette sainte présence, c'est de
penser que non-seulement Dieu est dans le lieu où vous êtes,
mais qu'il est encore très-particulièrement dans votre cœur, et
au fond de votre esprit, qu'il anime et vivifie de sa divine
présence, étant là comme le cœur de votre cœur, et l'esprit de
votre esprit. Car comme l'ame étant répandue par tout le corps, se
trouve présente sur tous les points, et réside cependant dans le
cœur d'une manière spéciale; de même, Dieu étant très-présent à
toutes choses, remplit néanmoins notre esprit d'une présence plus
parfaite. C'est pour cela que David appeloit Dieu, _le Dieu de
son cœur_, et que saint Paul, en parlant aussi de Dieu, disoit,
_qu'en lui nous avons la vie, le mouvement et l'être_. Ayant donc
bien en vue cette vérité, vous exciterez dans votre cœur un grand
respect pour Dieu, qui lui est si intimement présent.

Le troisième moyen, c'est de considérer notre Sauveur en son
humanité sainte, regardant du haut du Ciel toutes les personnes
du monde; mais plus particulièrement les chrétiens, qui sont ses
enfans, et plus particulièrement encore ceux qui sont en prière
et dont il observe toutes les actions et tous les manquemens. Or,
ceci n'est pas une simple imagination de ma part, mais une vérité
positive; car bien que nous ne le voyions pas comme saint Étienne
au temps de son martyre, il n'en est pas moins certain que du
haut de sa gloire il a constamment les yeux fixés sur nous. Nous
pouvons donc dire avec l'épouse du Cantique: _C'est lui-même qui
est derrière notre muraille, regardant par la fenêtre et à travers
le treillis._

La quatrième manière consiste simplement à s'imaginer que le
Sauveur est présent à côté de nous dans son humanité sainte, comme
nous avons coutume de nous représenter nos amis, et de dire: Je
m'imagine voir un tel faire ceci et cela, il me semble que je le
vois, ou autre chose semblable. Mais si le très-saint Sacrement de
l'autel étoit présent, alors cette présence seroit réelle et non
purement imaginaire: car les espèces et apparences du pain sont
comme une tapisserie derrière laquelle notre Seigneur se cache,
et d'où il nous voit et nous considère très-bien, quoique nous ne
le voyions pas en sa propre forme. Vous userez donc de l'un de
ces quatre moyens, pour mettre votre ame en la présence de Dieu
avant l'oraison; et ne songez pas à les vouloir employer tous
ensemble, mais un seulement à la fois, et cela encore brièvement
et simplement.



CHAPITRE III.

De l'invocation; second point de la préparation.


L'invocation se fait en cette manière: votre ame se sentant en la
présence de Dieu, se pénètre d'un grand respect à la vue d'une
si souveraine Majesté, et se reconnoît très-indigne de demeurer
devant elle. Puis faisant réflexion que la divine bonté le permet
ainsi, elle lui demande la grâce de la bien servir et adorer dans
cette méditation. Que si vous le voulez, vous pourrez user de
quelques paroles courtes et enflammées, comme sont celles-ci de
David: _Ne me rejetez pas, ô mon Dieu! de devant votre face, et
ne m'ôtez pas votre Saint-Esprit: faites briller votre face sur
votre servante, et je considérerai vos merveilles. Donnez-moi
l'intelligence, et je scruterai votre loi, et je la garderai de
tout mon cœur. Je suis votre servante, répandez sur moi votre
esprit._ Il vous sera bon aussi d'invoquer votre ange gardien,
et les saintes personnes qui auront eu quelque part au mystère
que vous méditez. Si, par exemple, vous faites votre oraison
sur la mort de Notre-Seigneur, vous pourrez invoquer la sainte
Vierge, saint Jean, sainte Magdeleine, le bon larron, afin que les
sentimens et les mouvemens intérieurs qu'ils reçurent alors vous
soient communiqués: si c'est sur votre mort que vous méditez, vous
pourrez invoquer votre bon ange qui y sera présent, afin qu'il
vous inspire les résolutions convenables, et de même pour les
autres sujets de méditation.



CHAPITRE IV.

De la proposition du mystère; troisième point de la préparation.


Après ces deux points ordinaires de la préparation, il en est un
troisième, qui n'est pas commun à toutes sortes de méditations,
et qu'on appelle soit composition du lieu, soit représentation
intérieure. Ce n'est pas autre chose qu'un certain exercice de
l'imagination, par lequel on se fait un tableau du mystère ou du
fait que l'on médite, comme s'il se passoit réellement sous nos
yeux. Par exemple, si vous voulez méditer sur Notre-Seigneur en
croix, vous vous imaginerez que vous êtes au mont Calvaire, et que
vous assistez à tout ce qui fut dit et fait le jour de la passion;
ou bien encore, ce qui est tout un, vous vous imaginerez qu'au
lieu même où vous êtes, se fait le crucifiement de Notre-Seigneur,
avec toutes les circonstances décrites par les évangélistes. J'en
dis autant, quand vous méditerez sur la mort, ainsi que je l'ai
indiqué dans la méditation qui y a trait, comme aussi quand vous
méditerez sur l'enfer, ou sur tout autre semblable sujet où il
s'agira de choses visibles et sensibles: car pour les autres qui
traitent de choses invisibles, comme sont ceux de la grandeur de
Dieu, de l'excellence des vertus, de la fin de notre création, il
n'est pas question de vouloir employer cette méthode. Il est vrai
qu'on peut encore se servir de quelques comparaisons pour rendre
les considérations plus faciles, mais cela même a ses difficultés,
et je ne veux traiter avec vous que fort simplement, et en sorte
que votre esprit ne se fatigue pas trop en inventions. Or, par
le moyen de l'imagination, nous enfermons notre esprit dans le
mystère que nous voulons méditer, et nous l'empêchons ainsi de
courir çà et là, à peu près comme on fait pour un oiseau que l'on
enferme dans une cage, ou pour un épervier que l'on attache à
ses longes, afin qu'il demeure sur le poing. Quelques-uns vous
diront néanmoins qu'il vaut mieux dans la représentation des
mystères user de la simple pensée de la foi, et de la simple vue
de l'esprit, ou bien encore considérer que les choses se passent
dans votre esprit. Mais cela est trop subtil pour le commencement,
et jusqu'à ce que Dieu vous élève plus haut, je vous conseille,
Philothée, de vous tenir bonnement dans la basse vallée que je
vous indique.



CHAPITRE V.

Des considérations; seconde partie de la méditation.


Après l'action de l'imagination, vient l'action de l'entendement,
que nous appelons méditation, et qui consiste à faire une ou
plusieurs considérations capables d'élever notre cœur en Dieu,
et de nous faire prendre goût aux choses saintes et divines. Or,
c'est en cela que la méditation est fort différente de l'étude,
car la fin de l'étude est de devenir savant, habile à écrire ou
à disputer; au lieu que la fin de la méditation est d'acquérir
la vertu et le saint amour de Dieu. Après donc que vous aurez
renfermé votre esprit dans le sujet de méditation, soit par
l'imagination, si le sujet est sensible, soit par la simple
proposition, s'il ne l'est pas, ainsi que je l'ai dit plus haut,
vous commencerez à faire sur ce sujet quelques considérations,
comme vous en trouvez des exemples dans les méditations que je
vous ai données. Que si votre esprit trouve assez de goût, de
lumière et de fruit dans l'une de ces considérations, il faut vous
y arrêter, sans passer outre, faisant en cela comme les abeilles,
qui ne quittent point une fleur, tant qu'elles y trouvent du miel
à cueillir. Mais si vous ne trouvez pas votre nourriture en l'une
de ces considérations, après en avoir quelque temps essayé, vous
passerez à une autre; et cela simplement, sans empressement et
sans trouble.



CHAPITRE VI.

Des affections et des résolutions; troisième partie de la
méditation.


La méditation excite de bons mouvemens dans la volonté ou
partie affective de notre ame, comme font l'amour de Dieu et du
prochain, le désir du Paradis et de la gloire, le zèle du salut
des ames, l'imitation de la vie de Notre-Seigneur, la compassion,
l'admiration, la joie, la crainte de la disgrâce de Dieu, du
jugement et de l'enfer, la haine du péché, la confiance en la
bonté et la miséricorde divine, la confusion et le regret de
notre mauvaise vie passée. C'est dans ces affections ou autres
semblables que votre esprit doit s'épancher et s'étendre le plus
qu'il lui sera possible. Que si vous voulez être aidée pour cela,
prenez le premier tome des Méditations de dom André Lapilia, et
voyez sa préface; car il y donne la manière de bien dilater les
affections. Vous trouverez cela encore, et plus amplement, dans
la seconde partie du Traité de l'oraison par le Père Arias.

Il ne faut pas cependant, Philothée, vous tant arrêter à ces
affections générales, que vous ne les convertissiez en résolutions
particulières et spéciales pour l'amendement de votre vie. Par
exemple, la première parole que Notre-Seigneur dit sur la croix,
répandra, je suppose, dans votre ame le désir de l'imiter en ce
qui concerne le pardon des injures et l'amour des ennemis. Or,
je dis que cela est peu de chose, si vous n'y ajoutez encore une
résolution particulière, à peu près de cette manière: Eh bien
donc! je ne me piquerai plus de telles paroles fâcheuses qu'un
tel ou une telle, mon voisin ou ma voisine, mon domestique ou ma
servante, disent de moi; ni de tel et tel mépris que je reçois de
celui-ci ou de celui-là: au contraire, je dirai et ferai telle
ou telle chose, pour adoucir l'esprit de l'un, ou pour gagner le
cœur de l'autre. C'est ainsi, Philothée, que vous vous corrigerez
de vos fautes en peu de temps; au lieu que par des affections
générales, vous ne le feriez que lentement et difficilement.



CHAPITRE VII.

De la conclusion et du bouquet spirituel.


Enfin, il faut terminer la méditation par trois actes, qu'il
faut faire avec le plus d'humilité possible. Le premier de ces
actes est un acte de remercîment, par lequel nous rendons grâces
à Dieu des affections et des résolutions qu'il nous a inspirées,
et de la grande miséricorde qu'il a déployée dans le mystère qui
a fait le sujet de notre méditation. Le second acte est un acte
d'offrande, par lequel nous offrons à Dieu sa bonté même et sa
miséricorde, les mérites de la mort et du sang de Jésus-Christ et
aussi nos affections et nos résolutions en union des vertus de
son divin Fils. Le troisième acte est un acte de supplication,
par lequel nous demandons à Dieu, et nous le conjurons de nous
communiquer les grâces et les vertus de son Fils, et de bénir nos
affections et nos résolutions, en sorte que nous puissions les
exécuter fidèlement: ensuite nous prions pour l'Eglise, pour nos
pasteurs, nos parens, nos amis et autres personnes, employant
pour cela l'intercession de la sainte Vierge, des anges et des
saints. Enfin, j'ai marqué qu'il falloit dire le _Pater noster_
et l'_Ave, Maria_, qui sont les prières communes et nécessaires à
tous les fidèles.

A tout cela, j'ai ajouté qu'il falloit cueillir un petit bouquet
de dévotion. Ceux qui se sont promenés dans un beau jardin n'en
sortent pas volontiers sans prendre quatre ou cinq fleurs, pour
les garder et les sentir le long de la journée; de même, notre
esprit ayant parcouru quelque mystère par la méditation, nous
devons choisir une, deux ou trois pensées, que nous aurons
trouvées le plus à notre goût et les plus utiles à notre
avancement, pour nous en ressouvenir le reste du jour et jouir
spirituellement de leur bonne odeur. Or, cela se fait sur le lieu
même de la méditation, en s'y promenant ou en l'y entretenant
quelque temps après, dans le silence et dans le recueillement.



CHAPITRE VIII.

Quelques avis très-utiles, au sujet de la méditation.


Il faut surtout, Philothée, qu'au sortir de votre oraison, vous
reteniez les résolutions que vous avez prises, afin de les
pratiquer soigneusement à l'occasion dans le cours de la journée.
Rappelez-vous que le grand fruit de la méditation, est de nous
faire produire des actes de vertus; sans cela cet exercice devient
inutile et souvent même dangereux. La considération spéculative
des vertus, séparée de la pratique, peut nous enfler l'esprit et
le cœur au point de nous faire croire que nous sommes tels que
nous avons résolu d'être, mais nous ne sommes tels en effet que
lorsque nos résolutions sont fortes et efficaces. Toutes les fois
qu'elles sont foibles, elles sont vaines, et parce qu'elles sont
sans effet, elles sont dangereuses. Il faut donc par tous les
moyens possibles s'efforcer de les pratiquer, et à en rechercher
les occasions, grandes ou petites. Par exemple, si j'ai résolu
de gagner par douceur l'esprit de ceux qui m'offensent, je
chercherai ce jour-là à les rencontrer, afin de pouvoir les saluer
gracieusement; que si je ne puis les rencontrer, je tâcherai au
moins d'en dire tout le bien possible, et je prierai Dieu en leur
faveur.

Au sortir de l'oraison, il faut prendre garde de ne point donner
de secousse à votre cœur, car vous épancheriez le baume que vous
avez reçu dans l'oraison; je veux dire qu'il faut garder, s'il est
possible, encore un peu de silence, et remuer tout doucement votre
cœur, pour le faire passer de l'oraison aux affaires, conservant,
tant que vous pourrez, les sentimens et les affections que
vous avez conçus. Un homme qui auroit reçu dans un beau vase de
porcelaine quelque liqueur de grand prix pour l'apporter dans sa
maison, marcheroit tout doucement, ne regardant ni à droite, ni
à gauche, mais tantôt devant soi, de peur de heurter à quelque
pierre et de faire un faux pas, tantôt à son vase, pour voir s'il
ne penche pas trop; vous devez en faire de même au sortir de la
méditation: ne pas vous distraire tout-à-coup, mais regarder
simplement devant vous. Que si vous rencontrez quelqu'un que vous
soyez obligée d'entretenir ou d'entendre, il n'y a remède, il
faut bien en passer par là; mais alors faites-le de telle sorte,
que vous regardiez aussi à votre cœur, afin que la liqueur de la
sainte oraison ne s'épanche que le moins possible.

Il faut même que vous vous accoutumiez à passer de l'oraison à
tous les devoirs que votre vocation et votre état exigent de vous,
quoiqu'ils paroissent fort éloignés des affections que vous aurez
reçues dans l'oraison. Ainsi, un avocat doit savoir passer de
l'oraison à la plaidoirie, un marchand à son commerce, une femme
mariée au devoir de son mariage et au tracas de la maison; et
tout cela avec tant de douceur et de tranquillité, que l'esprit
n'en soit aucunement troublé; car, puisque l'un et l'autre sont
également de la volonté de Dieu, il faut passer de l'un à l'autre
avec un grand esprit d'humilité et de dévotion.

Sachez encore qu'il vous arrivera quelquefois, qu'aussitôt après
la préparation, votre affection se trouvera tout émue en Dieu:
alors, Philothée, il lui faut lâcher la bride, sans vouloir
suivre la méthode que je vous ai donnée; car, bien que pour
l'ordinaire la considération doive précéder les affections et
les résolutions, s'il arrive cependant que le Saint-Esprit vous
donne les affections avant les considérations, vous ne devez pas
rechercher les considérations, puisque celles-ci ne sont faites
que pour émouvoir les affections. Ainsi, toujours quand les
affections se présenteront à vous, il faut les recevoir, et leur
faire place, soit qu'elles précèdent, soit qu'elles suivent les
considérations; et quoique j'aie mis les affections après toutes
les considérations, je ne l'ai fait que pour mieux distinguer les
parties de l'oraison; car du reste, c'est une règle générale qu'il
ne faut jamais retenir les affections, mais leur donner un libre
cours sitôt qu'elles se présentent. Ce que je dis là pour les
affections, je le dis aussi pour l'action de grâces, l'offrande
et la prière, qui peuvent se faire parmi les considérations,
lorsqu'on s'y sent porté; car il ne faut pas plus les retenir que
les autres affections, sauf après à les reprendre et à les répéter
pour terminer la méditation. Quant aux résolutions, c'est après
les affections qu'il les faut faire et avant la conclusion. Car,
ayant besoin pour cela de nous représenter des objets particuliers
et familiers, ce seroit ouvrir la voie aux distractions, que de
prendre des résolutions dans le temps consacré aux affections.

Pour les affections et les résolutions dont je viens de parler,
il est bon de les faire en forme de colloque, adressant la parole
tantôt à Notre-Seigneur, tantôt aux anges, ou aux personnes qui
ont eu part au mystère médité, aux saints, à soi-même, à son
propre cœur, aux pécheurs, et même aux créatures insensibles,
comme l'on voit que David fait dans ses psaumes, et d'autres
saints dans leurs méditations et leurs prières.



CHAPITRE IX.

Des sécheresses d'esprit qui arrivent dans la méditation.


S'il vous arrive, Philothée, de n'avoir point de goût ni de
consolation en méditant, je vous conjure de ne pas vous en
troubler, mais de recourir simplement aux remèdes que je vais
vous indiquer. Quelquefois ouvrez la porte aux paroles vocales,
plaignez-vous amoureusement à Notre-Seigneur, confessez-lui votre
indignité, priez-le qu'il vous aide, baisez son image, si vous
l'avez; dites-lui ces paroles de Jacob: _Je ne vous quitterai
jamais, Seigneur, que vous ne m'ayez donné votre bénédiction_;
ou bien celles-ci de la Cananéenne: _Oui, Seigneur, je suis une
chienne; mais les chiens mangent les miettes qui tombent de
la table de leurs maîtres._ Une autre fois, prenez un livre,
et lisez-le avec attention, jusqu'à ce que votre esprit soit
réveillé et dispos; ou bien excitez votre cœur par quelque acte
de dévotion extérieure, vous prosternant en terre, croisant
les mains sur la poitrine, embrassant un crucifix: tout cela
s'entend, si vous êtes seule et hors de tout regard. Que si après
cela vous n'êtes pas consolée, quelque grande que soit votre
sécheresse, ne vous troublez pas, mais continuez à vous tenir en
une contenance dévote devant Dieu. Combien y a-t-il de courtisans
qui vont cent fois l'année au lever du prince, sans espérance
de lui parler, mais seulement pour être vus de lui, et pour lui
rendre leurs devoirs! Ainsi devons-nous venir, Philothée, à la
sainte oraison, purement et simplement pour rendre notre devoir
et témoigner notre fidélité. Que s'il plaît à la divine Majesté
de s'approcher de nous, et de nous entretenir par ses saintes
inspirations et ses consolations intérieures, ce nous sera sans
doute un grand honneur et un plaisir très-délicieux; mais s'il
ne lui plaît pas de nous faire cette grâce, nous laissant là
sans nous parler, comme si elle ne nous voyoit pas, et que nous
ne fussions pas en sa présence, nous ne devons pas pour cela en
sortir; mais au contraire, il nous faut demeurer là devant cette
souveraine bonté, dans un maintien respectueux et paisible, qui
lui fera au moins agréer notre patience, et qui nous donnera le
mérite de l'assiduité et de la persévérance. Par là nous pouvons
espérer qu'une autre fois quand nous reviendrons devant Dieu, il
voudra bien nous favoriser de ses divins entretiens, et nous faire
goûter les douceurs de la sainte oraison. Que si au reste il ne
le faisoit pas, nous devrions encore nous estimer trop honorés et
trop heureux d'être auprès de lui, et en sa présence.



CHAPITRE X.

De quelques autres exercices, et premièrement de l'exercice du
matin.


Outre cette oraison mentale, et les prières vocales que vous
devez faire une fois le jour, il y a cinq autres sortes d'oraison
plus courtes, qui sont comme les accessoires et les rejetons de
l'autre grande oraison. De ce nombre se trouve d'abord la prière
du matin, qui sert de préparation générale à toutes les œuvres de
la journée. Or, voici comme vous la ferez.

1. Remerciez Dieu et adorez-le profondément pour la grâce qu'il
vous a faite de vous avoir conservée durant la nuit; et si vous
avez quelque chose à vous reprocher depuis votre examen du soir,
demandez-lui-en pardon.

2. Considérez que le jour présent vous est donné pour vous faire
gagner le jour à venir de l'éternité, et ainsi prenez la ferme
résolution de bien employer la journée à cette intention.

3. Prévoyez quelles affaires vous aurez à traiter ce jour-là,
quelles occasions vous pourrez avoir de servir Dieu, quelles
tentations vous pourront survenir de l'offenser, soit par colère,
soit par vanité, soit de quelque autre manière, et par une sainte
résolution préparez-vous à bien employer tous les moyens que Dieu
vous donnera de le servir et d'avancer votre perfection. Comme
aussi disposez-vous à éviter soigneusement, ou bien à combattre
et à vaincre tout ce qui pourrait s'opposer à votre salut et
à la gloire de Dieu. Or, ce n'est pas encore tout que d'avoir
pris cette résolution, il faut de plus aviser aux moyens de la
bien exécuter. Par exemple, si je prévois que j'aurai à traiter
de quelque affaire avec une personne passionnée et prompte à la
colère, non-seulement je prendrai la résolution de ne point la
fâcher, mais encore je préparerai d'avance des paroles de douceur
qui puissent la prévenir et la gagner, ou bien je ferai choix de
quelque personne grave dont la présence puisse la contenir. Si je
prévois que j'aurai à visiter un malade, je songerai à l'heure
qu'il faudra prendre pour cela, aux secours et aux consolations
que je devrai lui donner, et ainsi du reste.

4. Cela fait, humiliez-vous devant Dieu, reconnoissant que de
vous-même vous ne sauriez rien faire de ce que vous avez résolu,
soit pour fuir le mal, soit pour exécuter le bien. Et comme si
vous teniez votre cœur entre vos mains, offrez-le avec tous vos
bons desseins à la divine Majesté, la suppliant de le prendre sous
sa protection, et de le fortifier à son service. Vous pouvez user
pour cela de telles ou semblables paroles intérieures: O Seigneur!
voilà ce pauvre et misérable cœur, qui, par votre bonté, a conçu
plusieurs bonnes affections; mais hélas! il est trop foible et
trop chétif pour effectuer le bien qu'il désire, si vous ne lui
donnez votre céleste bénédiction. Je vous la demande donc, ô Père
des miséricordes! par les mérites de la passion de votre Fils, à
la gloire duquel je consacre cette journée et le reste de ma vie.
Invoquez ensuite la sainte Vierge, votre bon ange et les saints,
afin qu'ils appuient votre demande.

Mais souvenez-vous, Philothée, que tout ceci doit se faire
brièvement et vivement, et, s'il se peut, avant qu'on sorte de la
chambre, afin que cet exercice influe sur le reste de la journée,
et y attire les bénédictions de Dieu. Or, je vous prie de ne
jamais y manquer.



CHAPITRE XI.

De l'exercice du soir et de l'examen de conscience: second
exercice.


Comme avant votre dîner vous aurez nourri votre ame du pain
céleste de la méditation, de même aussi avant votre souper, il
vous faudra faire un petit souper ou collation spirituelle de
recueillement et de prière. Prenez donc quelques instans un peu
avant l'heure du souper, et, prosternée devant Dieu, réunissant
toutes vos puissances auprès de Jésus crucifié, que vous vous
représenterez par une simple vue intérieure, efforcez-vous de
rallumer en votre cœur le feu de la méditation du matin. Pour cela
il vous faut une douzaine de vives aspirations et d'élancemens
de votre ame que vous adresserez à ce divin Sauveur, soit en
repassant les choses que vous avez le plus savourées le matin,
soit en vous occupant de quelqu'autre sujet de méditation, selon
que vous l'aimerez mieux.

Quant à l'examen de conscience que l'on doit toujours faire avant
d'aller se coucher, chacun sait comment il faut s'y prendre.

1. On remercie Dieu de la protection qu'il nous a accordée durant
toute la journée.

2. On examine comment on s'est comporté à toutes les heures du
jour; et pour faire cela plus aisément, on se rappelle où, avec
qui, et dans quelles circonstances on s'est trouvé.

3. Si l'on trouve qu'on a fait quelque bien, on en rend grâces à
Dieu: si au contraire on a fait quelque mal en pensées, en paroles
ou en œuvres, on en demande pardon à sa divine Majesté, avec
résolution de s'en confesser à la première occasion et de s'en
corriger au plus tôt.

4. Après cela, on recommande à la divine providence son corps, son
ame, ses amis, ses parens et toute l'Eglise: on prie la sainte
Vierge, le bon ange et les saints de veiller sur nous et pour
nous; et avec la bénédiction de Dieu, on va prendre le repos qu'il
a voulu nous rendre nécessaire.

Cet exercice ne doit pas plus être omis que l'exercice du matin;
car, si par l'exercice du matin vous ouvrez votre ame au soleil de
justice, par celui du soir vous la fermez aux ténèbres de l'enfer.



CHAPITRE XII.

De la retraite spirituelle: troisième exercice.


C'est ici, chère Philothée, que je vous désire une grande ardeur à
suivre mon conseil; car il s'agit de l'un des plus grands moyens
qui existent pour s'avancer dans la vie spirituelle.

Ce moyen consiste à se remettre le plus souvent possible en la
sainte présence de Dieu, par l'une des quatre méthodes que je vous
ai indiquées. Regardez ce que Dieu fait, et ce que vous faites,
vous verrez ses yeux tournés de votre côté, et perpétuellement
fixés sur vous par un amour incomparable: O Dieu! direz-vous
alors, pourquoi ne vous regardé-je pas toujours, comme toujours
vous me regardez? Pourquoi pensez-vous tant à moi, mon Seigneur!
et pourquoi pense-je si peu à vous? O mon ame! où sommes-nous?
Notre vraie place est en Dieu, et où nous trouvons-nous?

Comme les oiseaux ont des nids sur les arbres pour s'y retirer
quand ils en ont besoin; et comme les cerfs ont leurs buissons
et leurs forts pour s'y mettre à l'abri des ardeurs de l'été; de
même, Philothée, nos cœurs doivent choisir chaque jour quelque
place, soit sur le mont Calvaire, soit dans les plaies de
Notre-Seigneur, soit dans quelqu'autre lieu près de lui, pour
s'y retirer en toute rencontre et s'y faire comme un fort et un
buisson où ils puissent se reposer des affaires extérieures, et se
mettre à l'abri des tentations. Bienheureuse sera l'ame qui pourra
dire ainsi en vérité à Notre-Seigneur: Vous êtes ma maison de
refuge, mon rempart contre mes ennemis, mon toit contre la pluie
et mon ombre contre la chaleur.

Souvenez-vous donc, Philotée, de faire tous les jours quelques
petites retraites dans la solitude de votre cœur, pendant que vous
êtes extérieurement au milieu des conversations et des affaires.
Cette solitude mentale ne peut nullement être empêchée par ceux
qui vous environnent: car ils ne sont pas autour de votre cœur,
mais bien autour de votre corps; et ainsi, quel que soit leur
nombre, votre cœur n'en est pas moins seul en présence de Dieu
seul. C'est à cela que s'exerçoit le roi David parmi toutes ses
occupations, et nous en voyons mille traits dans ses psaumes;
comme quand il dit: _O Seigneur! je suis toujours avec vous: je
vous vois toujours devant moi. J'ai levé les yeux vers vous, ô mon
Dieu! qui habitez le Ciel. Mes yeux sont toujours tournés vers
Dieu._

Et en effet les conversations ne sont pas ordinairement si
sérieuses, qu'on ne puisse de temps en temps en retirer son cœur,
pour le remettre en cette divine solitude.

Les père et mère de sainte Catherine de Sienne lui ayant ôté toute
facilité de prier et de méditer, soit pour le temps, soit pour
le lieu, Notre-Seigneur lui inspira de se faire intérieurement
un petit oratoire spirituel, où, se retirant à loisir, elle pût
vaquer à la sainte solitude du cœur, même au milieu des affaires
sans nombre qui l'occupoient à l'extérieur; et depuis, quand le
monde l'attaquoit, elle n'en recevoit aucun trouble, parce que,
disoit-elle, elle s'enfermoit dans son cabinet intérieur, et s'y
consoloit en la compagnie de son divin Maître. Aussi dès lors elle
ne conseilloit rien tant à ses compagnes que de se faire ainsi une
petite cellule dans le cœur, et de s'y enfermer avec Jésus.

Retirez-vous donc quelquefois en vous-même, Philothée; et là,
séparée du monde, traitez cœur à cœur avec Dieu des intérêts de
votre ame, disant comme David: _J'ai veillé, et j'ai été semblable
au pélican du désert. J'ai été comme le hibou dans les masures,
et comme le passereau solitaire sur le toit des maisons._ Ces
paroles, dans leur sens littéral, nous montrent que ce grand roi
prenoit tous les jours quelques heures pour méditer en silence
les choses spirituelles. Mais dans leur sens mystique ces mêmes
paroles nous découvrent trois excellentes retraites, et comme
trois ermitages, où nous pouvons imiter et suivre Notre-Seigneur
dans ses différentes solitudes. Sur le mont Calvaire, il fut
comme le pélican du désert, qui de son propre sang ravive ses
petits poussins; dans l'étable de Bethléem, où il prit naissance,
il fut comme le hibou dans une masure pleurant et gémissant
sur nos péchés; enfin, au jour de son ascension, il fut comme
le passereau solitaire, se retirant et s'envolant au Ciel, qui
est comme le toit du monde. Ces trois lieux peuvent très-bien
nous servir de retraite, quel que soit d'ailleurs le tracas des
affaires. Le bienheureux Elzéar, comte d'Arian en Provence,
étant depuis long-temps absent, son épouse, la pieuse et chaste
Delphine, lui envoya un courrier exprès pour avoir des nouvelles
de sa santé: Je me porte bien, lui répondit ce saint homme; et si
vous voulez me voir, cherchez-moi dans la plaie du côté de notre
doux Jésus: car c'est là que j'habite et que vous me trouverez:
partout ailleurs vous me chercheriez en vain. C'étoit un chevalier
chrétien, celui-là!



CHAPITRE XIII.

Des aspirations ou oraisons jaculatoires, et des bonnes pensées;
quatrième exercice.


On se retire en Dieu, parce qu'on aspire à lui, et on y aspire
pour s'y retirer; ainsi la retraite intérieure et l'aspiration en
Dieu s'attirent et s'entretiennent l'une l'autre, et toutes deux
proviennent des bonnes pensées.

Aspirez donc bien souvent à Dieu, Philothée, par de courts,
mais vifs élancemens de votre cœur: admirez sa beauté; invoquez
son secours; jetez-vous en esprit aux pieds de la croix; adorez
sa miséricorde; interrogez-le souvent au sujet de votre salut;
donnez-lui mille fois le jour votre ame; fixez sur lui vos yeux
pour vous pénétrer de sa douceur; tendez-lui la main, comme un
petit enfant à son père, afin qu'il vous conduise; mettez-le sur
votre poitrine comme un bouquet délicieux; plantez-le dans votre
ame comme un étendard sacré; enfin, donnez mille mouvemens à votre
cœur, pour l'exciter à l'amour de Dieu et aux doux entretiens de
ce céleste époux.

C'est ainsi que se font ces oraisons jaculatoires, que saint
Augustin conseilloit si soigneusement à la dévote dame Proba.
Soyez sûre, Philothée, que si notre esprit s'accoutume à entrer
de la sorte en de familières communications avec son Dieu, il
se trouvera bientôt comme tout parfumé de ses perfections; et
ce n'est pas là une chose fort difficile: car on peut très-bien
entremêler cet exercice aux affaires et aux occupations du siècle,
sans que celles-ci en souffrent aucunement. Il ne faut, en
effet, soit dans la retraite spirituelle, soit dans les oraisons
jaculatoires, que quelques petits et cours élancemens du cœur; et
certes, loin qu'un tel exercice entrave et gêne notre action, il
n'est propre au contraire qu'à l'avancer et à l'aider beaucoup.
Le pélerin qui prend un peu de vin pour se réjouir le cœur et se
rafraîchir la bouche, s'arrête, il est vrai, quelque peu, mais
il ne perd pas pour cela son temps; car il prend des forces pour
continuer sa route, et ne s'arrête que pour mieux aller.

Il existe plusieurs recueils d'aspirations vocales, qui vraiment
sont fort utiles; mais, si vous m'en croyez: vous ne vous
astreindrez pas à ces sortes de paroles, et vous prononcerez
simplement de cœur ou de bouche celles que l'amour divin vous
suggérera sur-le-champ, car il vous en fournira tant que vous
voudrez. Je reconnois toutefois qu'il y a certains mots qui ont
une force toute particulière pour toucher le cœur, et ainsi vous
ferez très-bien de vous en servir: tels sont les élancemens sacrés
dont les psaumes sont remplis, les diverses invocations du saint
nom de Jésus, ou bien les paroles enflammées du Cantique des
cantiques. On peut aussi se servir utilement de quelques cantiques
spirituels, mais il faut pour cela qu'ils soient chantés avec
attention.

Lorsqu'un homme est épris d'un amour humain et naturel, il a
presque toujours ses pensées occupées de la personne qu'il
aime, son cœur n'a d'affection que pour elle, sa bouche en fait
continuellement l'éloge; s'il en est séparé, il ne manque pas de
lui écrire les choses les plus tendres; et il ne rencontre pas un
arbre sur l'écorce duquel il ne grave son nom. De même aussi, ceux
qui aiment Dieu ne peuvent cesser de penser à lui, de respirer
pour lui, d'aspirer à lui, de parler de lui, et voudroient, s'il
étoit possible, graver sur la poitrine de tous les hommes le saint
et sacré nom de Jésus. Il semble même que toutes les créatures
les y invitent, et qu'il n'y en ait aucune qui ne leur annonce la
louange de leur bien-aimé. Oui, dit saint Augustin après saint
Antoine, tout ce qui est au monde leur en parle: le langage de la
nature à la vérité est un langage, mais il ne laisse pas d'être
très-intelligible pour leur amour; tout les provoque à de bonnes
pensées, et ces pensées, à leur tour, leur fournissent mille bons
mouvemens et saintes aspirations qui les élèvent à Dieu. En voici
quelques exemples.

Saint Grégoire, évêque de Nazianze, se promenant un jour au
bord de la mer, ainsi qu'il le raconta lui-même à son peuple,
remarqua que les flots, en s'avançant sur la grève, laissoient des
coquilles et de petits cornets, des tiges d'herbes, de petites
huîtres et autres semblables broutilles, que la mer rejetoit
de son sein, et que d'autres vagues venoient ensuite reprendre
et abîmer dans les eaux, tandis que les rochers des environs
demeuroient fermes et immobiles, quoique les flots vinssent
rudement fondre sur eux. Là-dessus il fit cette belle réflexion:
que les ames foibles, semblables aux coquilles et aux tiges
d'herbes, se laissent emporter, tantôt à l'affliction, tantôt à
la consolation par le flux et le reflux de la fortune; mais que
les grands courages demeurent fermes et inébranlables par tous
les temps et contre tous les orages, et de cette pensée il prit
occasion de s'écrier avec David: _O Seigneur! sauvez-moi, car les
eaux ont pénétré jusqu'à mon ame. O Seigneur! délivrez-moi de
cet abîme: je suis emporté au fond des mers, et la tempête m'a
submergé._ Effectivement alors il étoit affligé par la malheureuse
usurpation que Maxime vouloit faire de son siége.

Saint Fulgence, évêque de Ruspa, se trouvant à une assemblée
générale de la noblesse romaine, présidée par Théodoric, roi des
Goths, et voyant la splendeur de tant d'illustres seigneurs rangés
chacun selon sa dignité: O Dieu, dit-il, combien doit être belle
la Jérusalem céleste, puisqu'ici-bas Rome la terrestre est déjà si
pompeuse! et si en ce monde on accorde tant d'honneurs aux amis
de la vanité, quelle gloire ne sera-ce pas dans l'autre pour les
amis de la vérité!

On dit que saint Anselme, archevêque de Cantorbéri, et que nos
montagnes s'honorent d'avoir vu naître, étoit admirable pour cette
pratique des bonnes pensées. Un jour qu'il étoit en voyage, un
levreau pressé par des chiens courut se mettre sous son cheval,
pour y trouver refuge contre la mort qui le menaçoit; ce que
voyant les chiens, ils clabaudoient tout autour, sans toutefois
oser approcher, comme s'ils eussent craint de violer l'asile
auquel leur proie avoit eu recours. Un spectacle si singulier
fit rire beaucoup toute la troupe des chasseurs, mais pour
saint Anselme, pleurant au contraire et gémissant: Vous riez,
s'écria-t-il, mais le pauvre animal ne rit pas. Eh! n'est-ce pas
ainsi que, lorsqu'une ame a été poursuivie et menée par mille
détours à toutes sortes de péchés, ses ennemis l'attendent au
passage de la mort pour s'en saisir et la dévorer? que si alors
cette pauvre ame tout éperdue, cherche quelque part un refuge, et
n'en trouve pas, ses ennemis lui insultent et s'en rient, et elle
devient leur proie éternelle. Ce qu'ayant dit, il s'éloigna en
soupirant.

Constantin-le-Grand ayant écrit une lettre fort honorable à
saint Antoine, les religieux qui se trouvoient autour du saint en
parurent tout surpris. Sur quoi il leur dit ces paroles: «Comment
admirez-vous qu'un roi écrive à un homme? Admirez plutôt que Dieu
ait écrit sa loi aux hommes, et qu'il leur ait même parlé par la
bouche de son propre Fils.»

Saint François voyant un jour une brebis seule au milieu d'un
troupeau de bêtes à cornes: Voyez, dit-il à son compagnon, comme
cette pauvre petite brebis est douce parmi ces boucs. C'est ainsi
que Notre-Seigneur étoit doux et humble parmi les Pharisiens. Et
une autre fois voyant un petit agneau mangé par un pourceau: Eh!
petit agneau, dit-il tout en pleurant, que tu représentes bien la
mort de mon Sauveur!

François de Borgia, ce grand et saint personnage de notre siècle,
étant encore duc de Gandie, ne pouvoit aller à la chasse, sans y
faire mille pieuses réflexions. J'admirois, disoit-il lui-même
dans la suite, de quelle manière les faucons reviennent sur le
poing, se laissent couvrir les yeux, et attacher à la perche,
tandis que les hommes se montrent si sourds et si indociles à la
voix de Dieu.

Le grand saint Basile dit que la rose entourée de ses épines
fait cette belle instruction aux hommes: ce qu'il y a de plus
agréable dans ce monde, ô mortels! est mêlé d'amertume et de
tristesse; rien n'y est pur: le regret est accolé à la joie, le
veuvage au mariage, le travail et la peine au bonheur d'être mère,
l'ignominie à la gloire, la dépense aux honneurs, le dégoût aux
délices, et la maladie à la santé. «C'est une belle fleur que
la rose, dit encore ce saint personnage, mais elle me donne une
grande tristesse, en m'avertissant du péché, pour lequel la terre
a été condamnée à porter des ronces et des épines.»

Une ame dévote, regardant une fois un beau ruisseau où le ciel
avec ses étoiles se peignoit comme dans un miroir: Mon Dieu!
dit-elle, ces mêmes étoiles seront pourtant un jour sous mes
pieds, quand vous m'aurez reçue dans vos saints tabernacles; et
comme les étoiles du ciel sont représentées sur la terre, de même
les hommes de la terre sont représentés au ciel en la belle et
claire fontaine de la charité divine.

Une autre disoit en considérant le cours d'un fleuve: Mon ame
n'aura jamais de repos, jusqu'à ce qu'elle soit abîmée en Dieu,
son principe et sa fin, comme ce fleuve va s'abîmer dans l'océan.

Sainte Françoise, regardant un agréable ruisseau au bord duquel
elle s'étoit agenouillée pour prier, fut ravie en extase, et
répéta plusieurs fois ces paroles: Voilà l'image de la grâce de
Dieu: c'est ainsi qu'elle coule tout doucement dans les cœurs.

Une autre disoit en voyant des arbres en fleurs: Hélas! faut-il
que je sois la seule qui ne porte pas de fleurs dans le jardin de
l'Eglise? Une autre, voyant de petits poussins ramassés sous leur
mère, se mit à dire: O Seigneur! conservez-nous ainsi sous l'ombre
de vos ailes; et une autre, en voyant le tournesol, fit cette
réflexion: Quand sera-ce, ô mon Dieu! que mon ame suivra ainsi les
attraits de votre grâce? Puis apercevant ces petites fleurs qu'on
appelle pensées, assez belles à voir, mais sans odeur: Eh! que
voilà bien mes pensées! se dit-elle; belles à dire, et bonnes à
rien.

C'est ainsi, Philothée, que l'on tire de bonnes pensées et de
saintes aspirations de ce qui se présente à nous dans l'usage
commun de cette vie mortelle. Malheureux sont ceux qui détournent
les créatures du Créateur, pour les faire servir au péché; mais
bienheureux sont ceux qui rapportent les créatures à la gloire du
Créateur, et qui emploient leur vanité à l'honneur de la vérité.
Certes, dit saint Grégoire de Nazianze, je regarde comme une
bonne habitude de rapporter toutes choses au profit de son ame.
Vous pouvez lire à ce propos l'épitaphe que saint Jérôme composa
pour sainte Paule, et vous y verrez avec plaisir de combien
d'aspirations et de saintes affections cette belle ame faisoit
usage en toutes sortes de rencontres.

C'est en cet exercice de la retraite spirituelle et des oraisons
jaculatoires, que consiste la grande œuvre de la dévotion.
Il est si utile qu'il peut à la rigueur remplacer les autres
espèces d'oraisons, tandis que si on le néglige, il n'y a presque
pas moyen d'y suppléer. Sans lui, l'on n'entend rien à la vie
contemplative, et l'on ne s'acquitte que fort mal des devoirs de
la vie active: car alors le repos n'est qu'oisiveté, et le travail
qu'empressement. C'est pourquoi je vous conjure de l'embrasser de
tout votre cœur, et de ne jamais l'abandonner.



CHAPITRE XIV.

De la très-sainte Messe, et de la manière de l'entendre; cinquième
exercice.


1. Je ne vous ai point encore parlé du soleil des exercices
spirituels, qui est le très-saint, très-sacré, et très-adorable
sacrifice et sacrement de l'autel, centre de la religion
chrétienne, cœur de la dévotion, ame de la piété, mystère
ineffable, et profond abîme de la charité divine par lequel Dieu,
en se donnant réellement à nous, nous communique magnifiquement
ses grâces et ses faveurs.

2. La prière faite en union de ce divin sacrifice a une force
merveilleuse; car l'ame se trouvant alors comme appuyée sur
son bien-aimé, abonde en faveurs célestes, et reçoit tant de
consolations et de suavités spirituelles, qu'elle ressemble, pour
me servir de l'expression du Cantique, à ces colonnes de fumée qui
s'échappent de la myrrhe et de l'encens et des bois aromatiques
les plus exquis.

3. Faites donc tous vos efforts pour assister tous les jours à la
sainte messe, afin d'offrir avec le prêtre le sacrifice que votre
Sauveur offre continuellement à Dieu son Père pour vous et pour
toute l'Eglise. Toujours les anges s'y trouvent en grand nombre,
dit saint Jean Chrysostôme, pour honorer par leur présence ce
saint et redoutable mystère; et nous y trouvant avec eux, nous
ne pouvons que recevoir une très-heureuse influence d'une telle
société. Les chœurs de l'Eglise triomphante et ceux de l'Eglise
militante se tiennent unis à Notre-Seigneur pendant cette divine
action, pour nous gagner par lui, avec lui, et en lui, le cœur
de Dieu son Père, et attirer sur nous toute sa miséricorde. Quel
bonheur donc pour une ame dévote de contribuer par ses propres
affections à un bien si précieux et si désirable!

4. Si par quelque force majeure vous ne pouvez assister d'une
présence réelle à ce souverain sacrifice, au moins faut-il que
vous y portiez votre cœur pour y assister spirituellement. Prenez
donc un moment le matin pour aller en esprit à l'église, si vous
ne pouvez y aller autrement; unissez votre intention à celle de
tous les chrétiens, et faites au lieu où vous êtes les mêmes actes
intérieurs que vous feriez si vous étiez réellement présente à la
sainte messe dans quelque église.

5. Or, pour bien entendre la sainte messe, soit réellement, soit
mentalement, voici une méthode que je vous propose:

1.º Depuis le commencement jusqu'à ce que le prêtre soit monté
à l'autel, faites avec lui la préparation, qui consiste à vous
mettre en la présence de Dieu, à reconnoître votre indignité et à
demander pardon de vos fautes.

2.º Depuis que le prêtre est monté à l'autel, jusqu'à l'Evangile,
considérez la venue et la vie de Notre-Seigneur en ce monde par
une considération simple et générale.

3.º Depuis l'Evangile jusqu'au _Credo_, considérez la prédication
de Notre-Seigneur; protestez-lui que vous voulez vivre et mourir
dans la foi et l'obéissance de sa sainte parole, et dans l'union
de la sainte Eglise catholique.

4.º Depuis le _Credo_ jusqu'au _Pater_, appliquez votre cœur aux
mystères de la passion et de la mort de notre Rédempteur, qui
vous sera alors réellement et essentiellement représentée; et
vous unissant d'intention au prêtre et au reste du peuple, offrez
le saint sacrifice à Dieu le Père pour son honneur et pour votre
salut.

5.º Depuis le _Pater_ jusqu'à la communion, efforcez-vous de faire
naître en votre cœur mille ardens désirs d'être à jamais unie à
notre Sauveur par les liens d'un amour éternel.

6.º Depuis la communion jusqu'à la fin, remerciez la divine
Majesté de son incarnation, de sa vie, de sa passion, de sa mort,
et de l'amour immense qu'il nous témoigne dans le saint sacrifice,
le conjurant par tous ses mérites de vous être à jamais propice, à
vos parens, à vos amis et à toute l'Eglise. Puis, vous humiliant
de tout votre cœur, recevez dévotement la bénédiction divine que
Notre-Seigneur vous donne par la main de son ministre.

Que si, pendant la messe, vous voulez faire votre méditation
sur les mystères que vous prenez pour chaque jour, il ne sera
pas besoin d'en venir à ces actes particuliers, mais il suffira
d'avoir, en commençant, l'intention d'adorer et d'offrir le saint
sacrifice par l'exercice de votre méditation; puisque dans toute
méditation ces actes se trouvent compris soit expressément, soit
tacitement et virtuellement.



CHAPITRE XV.

Des autres exercices de dévotion publics et communs.


Outre ce que nous venons de dire, Philothée, il faut encore,
les dimanches et les fêtes, assister à l'office des heures et
des vêpres, tant que votre commodité vous le permettra: car
ces jours-là sont dédiés à Dieu, et il faut bien y faire plus
d'actions en son honneur et gloire, qu'on n'en fait les autres
jours. Par là vous sentirez mille douceurs de dévotion, comme
l'éprouvoit saint Augustin, qui nous assure dans ses Confessions,
que lorsqu'il entendoit le divin office au commencement de sa
conversion, son cœur se fondoit en suavité, et ses yeux en larmes
de piété. De plus, rappelez-vous une fois pour toutes, qu'il y a
toujours plus d'avantage et de consolation aux offices publics
de l'Eglise, qu'aux pratiques particulières; Dieu ayant voulu,
pour ce qui concerne son culte, que la communion des fidèles fût
préférée à toute sorte de particularités.

Entrez volontiers dans les confréries du lieu où vous êtes,
surtout dans celle où vous pourrez trouver le plus d'édification.
Vous ferez en cela une chose fort agréable à Dieu; car, bien que
l'Eglise ne commande pas les confréries, elle les recommande
néanmoins, et, pour témoigner quel désir elle a qu'on s'y
enrôle, elle accorde des indulgences et autres priviléges aux
confrères. D'ailleurs, c'est une pratique très-favorable à la
charité chrétienne de s'associer ainsi à plusieurs personnes, pour
contribuer à leurs bons desseins: et quoiqu'il puisse arriver
qu'on fasse d'aussi bonnes œuvres à part soi, qu'on en fait en
commun dans les confréries, et peut-être même avec plus de goût,
toujours est-il que Dieu est plus glorifié par ces sortes de
réunions, où les mérites de chacun se trouvent liés et unis à ceux
de ses frères.

J'en dis autant de toutes les prières et dévotions publiques,
auxquelles, tant que nous le pouvons, nous devons contribuer par
notre bon exemple, pour la gloire de Dieu, pour l'édification du
prochain, et pour la fin commune qu'on s'y propose.



CHAPITRE XVI.

Qu'il faut honorer et invoquer les saints.


Puisque c'est par le ministère des anges que nous recevons souvent
les bonnes inspirations de Dieu, c'est aussi par eux que nous
devons lui adresser nos aspirations, aussi-bien que par les saints
et les saintes qui, étant présentement semblables aux anges, dans
la gloire de Dieu, comme le dit Notre-Seigneur, lui présentent
constamment leurs désirs et leurs prières en notre faveur.

Joignons-nous donc, ô Philothée, à ces esprits célestes, et à
ces ames bienheureuses; faisons comme les petits rossignols,
qui apprennent à chanter avec les grands: entretenons un pieux
commerce avec les saints, et nous saurons bien mieux prier et
chanter les louanges divines. _A la vue des anges_, disoit David,
_j'entonnerai les louanges de Dieu._

Honorez, révérez et respectez d'un amour spécial la sainte et
glorieuse Vierge Marie; elle est mère de notre souverain Père, et
par conséquent notre grand'mère. Recourons donc à elle, et, comme
ses petits enfans, jetons-nous dans son giron avec une confiance
parfaite, à tous momens et en toutes rencontres. Appelons à
nous cette douce mère, invoquons son amour maternel, et tâchant
d'imiter ses vertus, ayons pour elle un cœur vraiment filial.

Rendez-vous fort familière avec les anges: regardez-les comme
réellement présens à toutes vos actions, quoique d'une manière
invisible. Aimez surtout et respectez l'ange du diocèse où
vous êtes, les anges des personnes avec lesquelles vous vivez,
et spécialement le vôtre: priez-les souvent, offrez-leur de
fréquentes louanges, et employez leur bon secours dans toutes
vos affaires, soit spirituelles, soit temporelles, afin qu'ils
coopèrent à vos intentions.

Le célèbre Pierre Lefèvre, premier prêtre, premier prédicateur,
premier professeur de théologie de la sainte compagnie de Jésus,
et premier compagnon du bienheureux Ignace, qui fut le fondateur
de cette société, revenant un jour d'Allemagne, où il avoit
beaucoup travaillé pour la gloire de Dieu, et passant par ce
diocèse, où il étoit né, racontoit qu'ayant traversé plusieurs
pays hérétiques, il s'étoit toujours très-bien trouvé de saluer en
arrivant dans une paroisse les anges qui la protégeoient, et qu'il
devoit visiblement à cette pratique d'avoir échappé aux embûches
des hérétiques, et d'avoir trouvé les ames si douces et si dociles
à recevoir la doctrine du salut: ce qu'il disoit d'un air si
pénétré, qu'une demoiselle alors fort jeune, l'ayant entendu
lui-même raconter ce fait, le répétoit il n'y a que quatre ans,
c'est-à-dire plus de soixante ans après, avec un extrême sentiment
de piété. Pour moi, je fus bien consolé l'année passée, de
consacrer un autel au lieu même où Dieu fit naître ce saint homme,
dans le petit village de Villaret, au milieu de nos montagnes les
plus inaccessibles.

Choisissez quelques saints dont la vie vous plaise davantage à
méditer et à imiter, et en qui vous placiez plus particulièrement
votre confiance. Celui dont vous portez le nom vous est déjà tout
assigné par votre baptême.



CHAPITRE XVII.

Comment il faut entendre et lire la parole de Dieu.


Aimez à entendre la parole de Dieu, soit que vous l'écoutiez dans
les conversations familières de vos amis spirituels, soit que
vous l'écoutiez au sermon: recevez-la toujours avec attention et
respect: faites-en bien votre profit, et ne permettez pas qu'elle
tombe à terre; mais conservez-la dans votre cœur, comme un baume
précieux, à l'imitation de la très-sainte Vierge, qui gardoit
soigneusement dans le sien toutes les paroles que l'on disoit à la
louange de son fils. Souvenez-vous que Notre-Seigneur ne recueille
les paroles que nous lui disons dans nos prières, qu'autant que
nous recueillons celles qu'il nous dit par la prédication.

Ayez toujours auprès de vous quelque bon livre de piété, comme
sont ceux de saint Bonaventure, de Gerson, de Denis le Chartreux,
de Louis Blosius, de Grenade, de Stella, d'Arias, de Pinelli, de
Dupont, d'Avila, le Combat spirituel, les Confessions de saint
Augustin, les Epîtres de saint Jérôme, et autres semblables;
lisez-en tous les jours un peu avec une grande dévotion, comme
si ces saints auteurs vous les eussent envoyés du Ciel pour vous
en montrer le chemin, et vous donner le courage d'y aller. Lisez
aussi les histoires et vies des saints, où vous verrez, comme dans
un miroir, le portrait de la vie chrétienne. Accommodez leurs
actions au profit de votre ame, en ayant égard aux devoirs de
votre vocation; car, bien que beaucoup d'actions des saints ne
soient pas imitables pour ceux qui vivent dans le monde, toujours
est-il qu'elles peuvent toutes être suivies ou de près ou de
loin. Ainsi vous pouvez imiter la solitude de saint Paul, premier
ermite, dans les retraites spirituelles et réelles dont je vous ai
parlé, et auxquelles je reviendrai plus tard. Vous pouvez imiter
la pauvreté de saint François, par les pratiques de pauvreté dont
je compte vous entretenir, et ainsi des autres. Mais je conviens
qu'il y a certaines histoires qui donnent encore plus de lumières
pour la conduite de la vie: comme sont, la Vie de la bienheureuse
mère Thérèse, vraiment admirable pour cela; les Vies des
premiers jésuites; celles de saint Charles Borromée, archevêque
de Milan, de saint Louis, de saint Bernard; les Chroniques de
saint François, et autres pareilles. D'autres présentent plus de
sujets d'admiration que d'imitation, comme sont celles de sainte
Marie Égyptienne, de saint Siméon Stylite, de sainte Catherine
de Sienne, de sainte Catherine de Gênes, de sainte Angèle, et
plusieurs autres, qui ne laissent pas néanmoins de donner un goût
général du saint amour de Dieu.



CHAPITRE XVIII.

Comment il faut recevoir les inspirations.


Nous appelons inspirations tous les attraits de la grâce, les bons
mouvemens, les reproches et remords de conscience, les lumières
intérieures, et généralement toutes les bénédictions dont Dieu
prévient notre cœur par un pur effet de sa bonté paternelle,
soit afin de nous réveiller de notre assoupissement, soit pour
nous engager à la pratique des vertus, exciter en nous son saint
amour, et en un mot nous faire rechercher tout ce qui peut nous
conduire aux biens éternels. C'est ce que l'époux des Cantiques
appelle frapper à la porte de son épouse, lui parler au cœur,
la réveiller quand elle dort, l'appeler quand elle est absente,
l'inviter à goûter de son miel, à cueillir des fruits et des
fleurs en son jardin, à chanter et à faire raisonner sa douce voix
à ses oreilles. J'ai besoin d'une comparaison pour me bien faire
comprendre.

Pour l'entière conclusion d'un mariage, trois choses doivent
intervenir quant à la personne que l'on veut marier: premièrement,
on lui propose le parti; secondement, elle agrée la proposition;
troisièmement, elle consent. Ainsi, lorsque Dieu veut faire
en nous, par nous et pour nous quelques actions de grand
prix, premièrement, il nous la propose par son inspiration;
secondement, cette proposition nous agrée; troisièmement, nous
y consentons. Car, comme pour descendre au péché il y a trois
degrés: la tentation, la délectation et le consentement; de même
aussi il y en a trois pour monter à la vertu: l'inspiration, qui
correspond à la tentation; la complaisance en l'inspiration, qui
correspond à la délectation en la tentation; et le consentement à
l'inspiration, qui correspond au consentement que l'on donne à la
tentation.

Quand l'inspiration dureroit tout le temps de notre vie, nous ne
serions pourtant nullement agréables à Dieu, si nous n'y prenions
plaisir; et au contraire, Dieu en seroit offensé, comme il le fut
par la conduite des Israélites, auprès desquels il fut pendant
quarante ans, ainsi qu'il le dit, les pressant de se convertir,
sans que jamais ils y voulussent entendre; ce qui lui fit jurer
contre eux avec serment que jamais ils n'entreroient dans son
repos.

Le plaisir qu'on prend aux inspirations est un grand acheminement
à la gloire de Dieu, et c'est déjà commencer à plaire à sa
divine Majesté; car, si ce plaisir n'est pas encore un parfait
consentement, c'est du moins une certaine disposition à consentir;
et, comme c'est un très-bon signe, et une chose fort utile de se
plaire à entendre la parole de Dieu, qui est comme une inspiration
extérieure, c'est aussi une chose très-bonne et très-agréable
à Dieu, de se plaire aux inspirations intérieures. C'est de ce
plaisir que parle l'épouse sacrée, quand elle dit: _Mon ame s'est
fondue de joie, quand mon bien-aimé m'a parlé._

Enfin, pour que l'acte soit parfait, il faut le consentement; car,
si ayant reçu l'inspiration, et l'ayant même agréée, nous refusons
néanmoins d'y consentir, il est clair que nous méconnoissons
étrangement Dieu, et que nous offensons beaucoup sa divine
Majesté; car il semble bien qu'il y a plus de mépris à agir de la
sorte, que si nous avions tout de suite rejeté ses inspirations.
C'est ce qui arriva à l'épouse des Cantiques; la voix de son
bien-aimé avoit touché son cœur d'une sainte joie; elle ne voulut
pas néanmoins lui ouvrir la porte, et s'en excusa sous de frivoles
prétextes; ce que voyant l'époux avec une juste indignation,
il passa outre et la quitta. Soyez donc résolue, Philothée, à
accepter de bon cœur toutes les inspirations qu'il plaira à
Dieu de vous envoyer; et quand elles arriveront, recevez-les
comme les ambassadeurs du roi céleste, qui désire contracter
alliance avec vous. Ecoutez paisiblement leurs propositions,
considérez l'amour de celui qui vous les envoie, accueillez-les
affectueusement. Après quoi, consentez, mais d'un consentement
plein, empressé et constant; de cette sorte, Dieu, qui ne peut
vous avoir aucune obligation, ne laissera pas néanmoins d'agréer
votre correspondance à son amour. Mais si l'inspiration porte sur
quelque chose d'important ou d'extraordinaire, suspendez votre
consentement jusqu'à ce que vous ayez consulté votre directeur,
et qu'il ait examiné si elle est vraie ou fausse. Car souvent
il arrive que l'ennemi, voyant une ame prompte à consentir aux
inspirations, lui en propose de fausses pour la tromper: ce qu'il
ne peut jamais faire, tant que cette ame obéit à son directeur
avec humilité.

Le consentement une fois donné, il faut mettre tout son soin à
en procurer les effets, et réduire l'inspiration en acte, ce qui
est la perfection de la vraie vertu. Car d'avoir le consentement
dans le cœur, sans jamais en venir à l'effet, ce seroit comme de
planter une vigne, sans vouloir qu'elle fructifiât.

Or, pour-tout ceci, il est très-avantageux de pratiquer l'exercice
du matin, ainsi que les retraites spirituelles dont j'ai parlé
plus haut; car par ce moyen nous nous préparons à faire le
bien par une préparation non-seulement générale, mais encore
particulière.



CHAPITRE XIX.

De la sainte confession.


Notre Sauveur a laissé à son Eglise le sacrement de pénitence ou
de confession, pour nous laver de toutes nos souillures, autant
de fois que nous en aurions contracté. Ne permettez donc jamais,
Philothée, que votre cœur demeure long-temps infecté du péché,
puisque vous avez un remède si sûr et si facile. Une ame qui a
consenti au péché doit avoir horreur d'elle-même, et se purifier
au plus tôt, par respect pour la divine Majesté, qui la regarde.
Hélas! ne seroit-ce pas le comble de la folie de nous laisser
mourir de la mort spirituelle tandis que nous avons entre les
mains un remède si souverain pour nous guérir?

Confessez-vous humblement et dévotement tous les huit jours, et
toujours, s'il se peut, quand vous communierez, encore que vous
n'ayez sur la conscience aucun péché mortel, car par la confession
vous ne recevrez pas seulement l'absolution des péchés véniels que
vous confesserez, mais vous recevrez encore une grande force pour
les éviter à l'avenir, une grande lumière pour les bien discerner,
et une grâce abondante pour réparer tout le dommage qu'ils
vous ont causé. Vous pratiquerez en outre la vertu d'humilité,
d'obéissance, de simplicité et de charité, en sorte que par cette
seule action vous pratiquerez plus de vertus que par aucune autre.

Ayez toujours une vraie douleur des péchés que vous confesserez,
quelque petits qu'ils soient, et soyez bien résolue de vous en
corriger à l'avenir. Plusieurs se confessant par coutume des
péchés véniels, et en faisant comme l'assaisonnement obligé de
toutes leurs confessions, sans penser nullement à s'en corriger,
en demeurent chargés toute leur vie, et perdent par ce moyen
beaucoup de biens et de profits spirituels. Si donc vous vous
confessez d'avoir menti, même sans préjudice pour le prochain,
ou bien d'avoir dit quelque parole légère, ou d'avoir trop joué,
repentez-vous-en, et faites le ferme propos de vous en amender.
Car c'est un abus de se confesser de quelque sorte de péché, soit
mortel, soit véniel, sans vouloir s'en délivrer, puisque la
confession n'est instituée que pour cela.

Retranchez de votre confession ces accusations superflues que
plusieurs font par routine: Je n'ai pas aimé Dieu comme je le
devois; je n'ai pas prié avec autant de dévotion que je le
devois; je n'ai pas aimé le prochain comme je le devois; je n'ai
pas reçu les sacremens avec le respect que je devois, et autres
semblables. La raison est, qu'en disant cela, vous ne dites rien
de particulier, qui puisse faire connoître au confesseur l'état de
votre conscience; d'autant que tous les saints du Paradis, et tous
les hommes de la terre pourroient dire les mêmes choses, s'ils se
confessoient. Examinez donc quel motif particulier vous avez pour
faire ces sortes d'accusations; et lorsque vous l'aurez découvert,
accusez-vous de votre faute tout simplement et naïvement. Par
exemple, vous vous accusez de n'avoir pas aimé le prochain, comme
vous le deviez; c'est peut-être parce qu'ayant vu quelque pauvre
fort nécessiteux que vous pouviez facilement secourir et soulager,
vous n'en avez eu nul soin. Eh bien, accusez-vous de cette
particularité, et dites: ayant vu un pauvre nécessiteux, je ne
l'ai pas secouru comme je pouvois, par négligence, ou par dureté
de cœur, ou par mépris, selon que vous connoîtrez quel motif a
donné lieu à votre faute. De même, ne vous accusez pas de n'avoir
pas prié Dieu avec toute la dévotion que vous deviez; mais si vous
avez eu des distractions volontaires, ou que vous ayez négligé de
prendre le lieu, le temps, et la posture convenables pour faire
votre prière avec attention, accusez-vous-en tout simplement,
selon que vous trouverez y avoir manqué, sans parler de ces choses
générales qui ne font ni froid ni chaud dans la confession.

Ne vous contentez pas de dire vos péchés véniels quant au fait,
mais accusez-vous encore du motif qui vous a induite à les
commettre. Par exemple, ne vous contentez pas de dire que vous
avez menti sans nuire à personne; mais dites si ç'a été ou par
vaine gloire, afin de vous louer ou de vous excuser, ou par vaine
joie, ou par opiniâtreté: si vous avez péché à l'occasion du jeu,
dites si ç'a été par le désir du gain, ou par le plaisir de la
conversation, et ainsi des autres. Dites en outre si vous vous
êtes long-temps arrêtée dans votre péché; car la longueur du
temps accroît pour l'ordinaire beaucoup la faute, y ayant bien
de la différence entre une vanité passagère, qui aura traversé
notre esprit pendant un quart d'heure, et celle où notre cœur
se sera délecté un jour, deux jours, trois jours. Il faut donc
dire le fait, le motif et la durée de nos péchés. Ce n'est pas
que toujours on soit obligé d'être si exact dans la déclaration
des péchés véniels; on n'est pas même tenu absolument de les
confesser; mais ceux qui veulent bien purifier leur ame pour mieux
atteindre à la sainte dévotion, doivent être très-soigneux à faire
connoître exactement au médecin spirituel toutes leurs plaies,
jusqu'aux plus petites, afin d'être guéris de toutes.

Ne manquez point de dire ce qui est nécessaire pour bien faire
comprendre la qualité de votre offense, comme le sujet que vous
avez eu de vous mettre en colère, ou de vous montrer indulgente
pour tel vice. Par exemple, un homme qui me déplaît, me dira
quelque légère parole pour rire; je la prendrai en mauvaise part,
et me mettrai en colère. Que si un autre qui m'eût été agréable en
eût dit autant et même davantage, je l'eusse pris en bonne part,
et ne me serois aucunement fâché. Je dirai donc en m'accusant,
que je me suis échappé en des paroles d'aigreur, ayant pris en
mauvaise part quelque chose que l'on me disoit, non point à cause
des paroles en elles-mêmes, mais à cause de celui qui me les
disoit, et qui m'étoit désagréable; et s'il est encore besoin de
particulariser les paroles pour vous bien faire connoître, je
pense qu'il faudroit les dire. Car en s'accusant ainsi naïvement,
on ne découvre pas seulement les péchés que l'on a faits, mais
encore les mauvaises inclinations, les coutumes, les occasions
et autres racines du péché; au moyen de quoi le père spirituel
juge mieux de l'état du cœur qu'il traite, et des remèdes à
y appliquer. Il faut cependant mettre toujours à couvert les
personnes qui auraient pris part à votre péché, autant du moins
qu'il vous sera possible.

Prenez garde à une quantité de péchés qui vivent et règnent
souvent dans la conscience, sans qu'on s'en aperçoive. Ils sont
matière de confession, et il faut avoir soin de s'en débarrasser.
Pour cela, lisez attentivement les chapitres VI, XXVII, XXVIII,
XXIX, XXXV et XXXVI de la troisième partie, et le chapitre VIII de
la quatrième.

Ne changez pas aisément de confesseur; mais, après en avoir choisi
un, continuez à lui rendre compte de votre conscience aux jours
fixés pour cela, lui disant naïvement et franchement les péchés
que vous avez commis; et de temps en temps, comme seroit de mois
en mois, ou de deux mois en deux mois, faites-lui connoître l'état
de vos inclinations, lors même qu'il n'y aurait aucun péché
de votre part, comme si vous étiez tourmentée de tristesse ou
de chagrin, ou que vous fussiez portée à la joie ou aux désirs
d'amasser du bien, et ainsi du reste.



CHAPITRE XX.

De la fréquente communion.


On dit de Mithridate, roi de Pont, qu'ayant inventé un certain
breuvage appelé de son nom Mithridate, il devint si fort par
l'usage qu'il en fit, que voulant ensuite s'empoisonner pour
éviter la servitude des Romains, il ne put jamais y réussir.
Le Sauveur a institué de même le très-auguste sacrement de
l'Eucharistie, qui contient réellement sa chair et son sang, afin
que qui le mange vive éternellement. C'est pourquoi quiconque en
use souvent avec dévotion affermit tellement la santé et la vie
de son ame, qu'il est presque impossible qu'il soit empoisonné
d'aucune sorte de mauvaise affection. On ne peut être nourri de
cette chair divine et vivre dans des affections mortelles; en
sorte que, comme les hommes dans le Paradis terrestre pouvoient se
préserver de la mort corporelle, en mangeant du fruit de l'arbre
de vie que Dieu y avoit planté, ainsi peuvent-ils le préserver de
la mort spirituelle en faisant usage de ce sacrement de vie. Que
si les fruits les plus tendres et les plus sujets à la corruption,
comme sont les cerises, les abricots et les fraises, se conservent
aisément toute l'année, étant confits au sucre ou au miel; quelle
merveille y a-t-il que nos cœurs, tout foibles et tout chétifs
qu'ils sont, échappent à la corruption du péché, lorsqu'ils sont
pénétrés de la vertu et de l'incorruptibilité de la chair et
du sang du Fils de Dieu? O Philothée! les chrétiens qui seront
damnés n'auront rien à répondre, lorsque le juste Juge leur fera
voir le tort qu'ils ont eu de se laisser mourir spirituellement,
puisqu'il leur étoit si facile d'entretenir leur santé et leur
vie, en se nourrissant de son corps qu'il leur a laissé pour cela.
Misérables! leur dira-t-il, pourquoi êtes-vous morts, vous qui
aviez à votre disposition le fruit et le principe de la vie?

Recevoir la communion tous les jours, c'est ce que je ne veux ni
louer ni blâmer. Mais communier tous les dimanches, c'est ce que
j'approuve, et ce que je conseille à chacun, pourvu que l'esprit
soit sans aucune affection de pécher. Telles sont les propres
paroles de saint Augustin, et avec lui je ne blâme ni n'approuve
absolument que l'on communie tous les jours: mais sur ce point
je renvoie chaque fidèle à un directeur: car les dispositions
requises pour une communion si fréquente doivent être si parfaites
qu'il n'est pas bon d'en donner le conseil d'une manière générale;
et parce que ces dispositions-là, quoique exquises, peuvent se
trouver en plusieurs bonnes ames, il n'est pas bon non plus d'en
détourner généralement tout le monde. C'est là une affaire qui
doit se traiter d'après l'état intérieur de chacun en particulier.
Ce seroit imprudence de conseiller indistinctement à tous un usage
aussi fréquent de l'Eucharistie; mais ce seroit aussi imprudence
de le blâmer dans ceux qui le pratiquent, surtout s'ils suivent en
cela l'avis de quelque digne directeur. Sainte Catherine de Sienne
fit à ce sujet une réponse très-convenable: comme on lui opposoit,
pour la détourner de ces fréquentes communions, que saint Augustin
ne blâmoit ni ne louoit l'usage de communier tous les jours: Eh!
dit-elle, puisque saint Augustin ne le blâme pas, je vous prie de
ne pas le blâmer non plus, et avec cela je serai contente.

Mais, Philothée, vous voyez que saint Augustin exhorte et
conseille bien fort que l'on communie tous les dimanches;
faites-le donc tant qu'il vous sera possible. Si, comme je
le suppose, vous n'avez aucune sorte d'affection au péché
mortel, ni aucune affection au péché véniel, vous êtes dans la
vraie disposition que saint Augustin demande, et même dans une
disposition encore plus excellente, puisque non-seulement vous
n'avez pas la volonté de pécher, mais que vous n'avez pas même
l'affection du péché; en sorte que, si votre père spirituel le
trouvoit bon, vous pourriez utilement communier plus souvent
encore que tous les dimanches.

Il pourroit néanmoins y avoir plusieurs empêchemens légitimes,
sinon de votre côté, du moins de la part des personnes avec
lesquelles vous vivez, qui donneroient occasion à votre directeur
de diminuer le nombre de vos communions. Par exemple, si vous
êtes dans la dépendance d'autrui, et que ceux à qui vous devez
l'obéissance ou le respect soient si mal instruits de leur
religion, ou d'une humeur si bizarre, qu'ils s'inquiètent et
se troublent de vous voir communier si souvent, alors, toute
choses bien considérées, il sera peut-être bon de condescendre
en quelque chose à leur infirmité, et de ne communier que de
quinze en quinze jours; mais cela s'entend en cas qu'on ne puisse
absolument vaincre leur résistance. Du reste, il seroit difficile
d'arrêter ceci d'une manière générale. Il faut faire ce que le
père spirituel dira, bien que je puisse assurer que la plus grande
distance entre les communion est celle de mois en mois pour ceux
qui veulent servir Dieu dévotement.

Si vous êtes bien prudente, il n'y aura ni père, ni mère, ni mari,
ni femme qui vous empêche de communier souvent. Car, puisque le
jour de votre communion vous ne laisserez pas d'avoir le soin qui
est convenable à votre condition; que vous en serez plus douce
et plus gracieuse envers ceux qui vous approchent; que vous ne
leur refuserez aucune espèce de devoirs; il n'y a pas d'apparence
qu'ils veuillent vous détourner d'une pratique qui ne leur cause
aucun préjudice, à moins qu'ils ne soient d'un esprit tout-à-fait
fâcheux et déraisonnable; auquel cas, comme je l'ai dit, votre
directeur voudra bien que vous usiez de condescendance.

A l'égard des gens mariés, il suffit de leur dire que sous
l'ancienne loi c'étoit une chose désagréable à Dieu que les
créanciers exigeassent, pendant les jours de fêtes, le paiement
de ce qu'on leur devoit, mais ce n'étoit point une chose
mauvaise pour le débiteur de payer des dettes ces jours-là
si on l'exigeoit; de même dans l'état du mariage exiger le
devoir nuptial le jour de la communion, c'est manquer à une
sainte bienséance, quoique ce ne soit pas un péché grave; mais
s'acquitter ces jours-là de ce devoir si on l'exige, c'est se
conformer à la religion. Il est donc vrai que cette sujétion du
mariage ne doit priver de la communion aucun de ceux qui sont
animés du désir d'y participer. Certes, dans la primitive Eglise,
les chrétiens ne laissoient pas de communier tous les jours,
quoiqu'ils fussent mariés et qu'ils eussent un grand nombre
d'enfans. C'est pourquoi j'ai dit que la fréquente communion ne
donnoit aucune sorte d'incommodité ni au pères, ni aux femmes, ni
aux maris, pourvu que l'ame qui communie soit prudente et discrète.

Quant aux maladies corporelles, il n'y en a point qui soit un
empêchement légitime à cette sainte participation, si ce n'est
celle qui provoqueroit fréquemment au vomissement.

Ainsi, pour communier tous les huit jours, il est nécessaire de
n'avoir ni péché mortel, ni aucune affection au péché véniel, et
de plus il faut avoir un grand désir de la communion. Mais pour
communier tous les jours, il faut en outre avoir surmonté la
plupart des mauvaise inclinations, et que ce soit avec l'avis du
père spirituel.



CHAPITRE XXI.

Comment il faut communier.


Commencez le soir précédent à vous préparer à la sainte communion
par plusieurs aspirations et élancemens de cœur, vous retirant
un peu de meilleure heure, afin de pouvoir aussi vous lever plus
matin: si la nuit vous vous réveillez, sanctifiez ces momens-là
par quelques dévotes paroles ou par quelque doux sentiment,
de manière que votre ame en soit comme parfumée pour recevoir
l'époux, qui veillant pendant que vous dormez, se prépare à vous
apporter mille grâces et mille faveurs, si de votre côté vous êtes
prête à les recevoir. Le matin levez-vous avec grande joie pour le
bonheur auquel vous aspirez; et vous étant bien confessée, allez
avec grande confiance, mais aussi avec grande humilité, prendre
cette viande céleste qui vous nourrit pour l'immortalité. Dès que
vous aurez dit les paroles sacrées: _Seigneur, je ne suis pas
digne_, etc., ne remuez plus votre tête ni vos lèvres, soit pour
prier, soit pour soupirer; mais ouvrant doucement et médiocrement
la bouche, et levant la tête autant qu'il le faut pour que
le prêtre puisse voir ce qu'il fait, recevez, pleine de foi,
d'espérance et de charité, celui qui est le principe, l'objet,
le motif et la fin de toute chose. O Philothée! imaginez-vous
alors que, comme l'abeille, après avoir recueilli sur les fleur
la rosée du ciel et le suc le plus exquis de la terre, le réduit
en miel, et le porte dans sa ruche; de même le prêtre, après
avoir pris sur l'autel le Sauveur du monde, vrai fils de Dieu,
descendu du Ciel comme une rosée, et vrai Fils de la Vierge,
sorti de la terre comme une fleur, il le met dans votre bouche et
dans votre poitrine, pour vous être une douce nourriture. L'ayant
reçu, excitez votre cœur à venir faire hommage à ce roi de salut;
traitez avec lui de vos affaires intérieures; contemplez-le
au dedans de vous-même, où il s'est mis pour votre bonheur;
enfin, faites-lui tout l'accueil qu'il vous sera possible, et
comportez-vous de cette sorte que l'on reconnoisse par toutes vos
actions que Dieu est avec vous. Mais quand vous ne pourrez pas
avoir cette consolation de communier réellement à la sainte messe,
communiez au moins de cœur et d'esprit, vous unissant par un
ardent désir à cette chair vivifiante du Sauveur.

Votre grande intention en communiant, doit être de vous avancer,
de vous fortifier et de vous consoler en l'amour de Dieu; car
c'est pour l'amour que vous devez recevoir ce que l'amour daigne
vous donner. Non, le Sauveur ne donne nulle part une plus grande
preuve de sa bonté et de sa tendresse que dans ce sacrement, où il
s'anéantit, pour ainsi dire, et se réduit en nourriture, afin de
pénétrer nos ames, et de s'unir intimement au cœur et au corps de
ses fidèles.

Si les mondains vous demandent pourquoi vous communiez si
souvent, dites-leur que c'est pour apprendre à aimer Dieu, pour
vous purifier de vos imperfections, pour vous délivrer de vos
misères, pour vous consoler en vos afflictions, pour vous soutenir
en vos faiblesses. Dites-leur que deux sortes de gens doivent
souvent communier: les parfaits, parce qu'étant bien disposés,
ils auroient grand tort de ne point s'approcher de la source
de la perfection; et les imparfaits, afin de pouvoir justement
prétendre à la perfection; les forts, de peur de s'affoiblir; et
les foibles, afin de se fortifier; les malades, afin de guérir;
les sains, afin de ne pas tomber en maladie; et que quant à
vous, étant imparfaite, foible et malade, vous avez besoin de
souvent communiquer avec la perfection, la force et le médecin.
Dites-leur que ceux qui n'ont pas beaucoup d'affaires doivent
souvent communier, parce qu'ils en ont le loisir; et que ceux
qui sont très-occupés doivent aussi communier souvent, parce
qu'ils en ont particulièrement besoin. C'est en effet aux gens
qui travaillent beaucoup, et qui sont chargés de peine, qu'il
convient de prendre une nourriture forte et abondante. Dites-leur
que vous recevez le saint Sacrement pour apprendre à le bien
recevoir, parce qu'on ne fait guère bien une action à laquelle on
ne s'exerce pas souvent.

Communiez donc souvent, Philothée, et le plus souvent que vous
pourrez, avec l'avis de votre père spirituel; car, s'il est vrai
que les lièvres de nos montagnes deviennent blancs en hiver, parce
qu'ils ne voient et ne mangent que de la neige, croyez aussi qu'à
force de contempler et de manger la beauté, la bonté et la pureté
même en ce divin sacrement, vous deviendrez toute belle, toute
bonne et toute pure.



TROISIÈME PARTIE

CONTENANT PLUSIEURS AVIS TOUCHANT À L'EXERCICE DES VERTUS.



CHAPITRE PREMIER.

Du choix que l'on doit faire quant à l'exercice des vertus.


Le roi des abeilles ne se met point aux champs qu'il ne soit
environné de tout son petit peuple, et la charité n'entre jamais
dans un cœur qu'elle n'y loge avec soi tout le cortége des autres
vertus, les exerçant et les réglant comme un capitaine fait ses
soldats; mais elle ne les met pas tout de suite à l'ouvrage, ni
toujours également, ni en tout temps, ni en tout lieu. Le juste
est comme l'arbre qui est planté au bord des eaux, et qui porte
son fruit en son temps: la charité arrosant son ame, y produit
des œuvres vertueuses, chacune en sa saison. _La musique, qui
est si douce par elle-même, est importune dans un deuil_, dit le
Proverbe. Aussi est-ce un grand défaut dans ceux qui entreprennent
l'exercice de quelque vertu particulière, de vouloir en produire
les actes en toutes sortes de rencontres; semblables en cela à
ces anciens philosophes, dont l'un vouloit toujours rire, et
l'autre toujours pleurer, et plus déraisonnables encore, en ce
qu'ils blâment et censurent ceux qui comme eux n'exercent pas
toujours les mêmes vertus. _Il faut se réjouir avec la joyeux_,
dit l'Apôtre, _et pleurer avec ceux qui pleurent_; et il ajoute:
_la charité est patiente, bénigne, libérale, prudente et
condescendante_.

Il y a néanmoins des vertus qui sont d'un usage presque universel,
et qui ne doivent pas se borner à leur action propre, mais encore
répandre leur esprit sur les actes de toutes les autres vertus. Il
ne se présente pas souvent des occasions de pratiquer la force,
la magnanimité, la magnificence; mais la douceur, la tempérance,
l'honnêteté et l'humilité sont des vertus dont toutes les actions
de notre vie doivent porter l'empreinte. S'il y a des vertus plus
excellentes qu'elles, il n'y en a pas dont l'usage soit plus
nécessaire. Le sucre est meilleur que le sel; mais le sel est d'un
usage plus fréquent et plus indispensable. C'est pourquoi il faut
toujours avoir bonne et ample provision de ces vertus générales,
afin de pouvoir s'en servir presque continuellement.

Dans la pratique des vertus, nous devons préférer celles qui
sont plus conformes à notre devoir, et non celles qui sont plus
conformes à notre goût. C'étoit le goût de sainte Paule d'exercer
sur elle-même de rudes mortifications corporelles, afin de jouir
plus aisément des douceurs spirituelles; mais il étoit plus de
son devoir de pratiquer l'obéissance envers ses supérieurs: c'est
pourquoi saint Jérôme avoue qu'elle étoit répréhensible, en ce
que, contre l'avis de son évêque, elle faisoit des abstinences
immodérées. Les apôtres, au contraire, chargés de prêcher
l'Evangile, et de distribuer le pain céleste aux ames, jugèrent
avec beaucoup de sagesse qu'ils ne devoient pas négliger ce saint
exercice, pour pratiquer la vertu du soin des pauvres, quelque
excellente qu'elle soit. Chaque état a besoin de pratiquer quelque
vertu particulière: autres sont les vertus d'un prélat, autres
celles d'un prince, autres celles d'un militaire, autres celles
d'une femme mariée, autres celles d'une veuve; et bien que tous
doivent avoir toutes les vertus, tous néanmoins ne les doivent
pas pratiquer également, chacun doit particulièrement s'adonner à
celles qui sont propres au genre de vie auquel il est appelé.

Entre les vertus qui ne regardent pas notre devoir particulier,
il faut préférer les plus excellentes, et non pas les plus
apparentes. Les comètes paroissent ordinairement plus grandes
que les étoiles, et tiennent beaucoup plus de place à nos yeux:
toutefois elles ne sont comparables ni en grandeur ni en beauté
aux étoiles, et ne paraissent plus grandes que parce qu'elles
sont plus près de nous, et d'une substance plus grossière. Il
y a de même certaines vertus qui, parce qu'elles sont près de
nous, sensibles, et pour ainsi dire matérielles, sont grandement
estimées du vulgaire, et préférés à toutes les autres. Ainsi
préfère-t-on communément l'aumône temporelle à la spirituelle;
la haire, le jeûne, la discipline et les mortifications du
corps, à la douceur, à la bonté, à la modestie, et aux autres
mortifications du cœur, qui néanmoins sont bien plus excellentes.
Choisissez donc, Philothée, les meilleures vertus, et non les plus
estimées; les plus excellentes et non les plus apparentes; les
plus réelles, et non les plus belles.

Il est utile que chacun s'attache particulièrement à la pratique
de quelque vertu, non point pour abandonner les autres, mais pour
occuper son esprit d'une manière plus réglée. Une jeune fille
plus brillante que le soleil, ornée et parée comme une reine, et
couronnée d'une couronne d'olives, apparut un jour à saint Jean
évêque d'Alexandrie, et lui dit: Je suis la fille aînée du roi;
si tu peux gagner mon amitié, je te conduirai devant sa face. Le
saint comprit par cette vision que c'étoit la miséricorde envers
les pauvres que Dieu lui commandoit; et depuis lors il s'adonna
tellement à l'exercice de cette vertu, qu'il mérita d'être partout
appelé saint Jean l'aumônier. Euloge d'Alexandrie, désirant faire
quelque chose de particulier pour le service de Dieu, et n'ayant
pas assez de force, soit pour embrasser la vie solitaire, soit
pour se ranger sous l'obéissance d'un autre, imagina de retirer
dans sa maison un malheureux tout rongé et perdu de lèpres, afin
d'exercer auprès de lui la charité et la mortification; et voulant
rendre la chose encore plus méritoire, il fit vœu d'honorer son
malade, de le traiter et de le servir, comme un valet sert son
maître et son seigneur. Or, la tentation de se quitter étant
survenue au lépreux et à Euloge, ils s'adressèrent au grand saint
Antoine, qui leur fit cette réponse: Gardez-vous bien, mes enfans,
de vouloir vous séparer; car étant tout les deux proches de votre
fin, si l'ange ne vous trouve pas ensemble, vous courez grand
péril de perdre vos couronnes.

Le roi saint Louis se faisoit comme un devoir de visiter les
hôpitaux, et de servir les malades de ses propres mains. Saint
François aimoit par-dessus tout la pauvreté, qu'il appeloit sa
dame; et saint Dominique, la prédication, d'où est venu à son
ordre le nom qu'il porte. Saint Grégoire-le-Grand se plaisoit à
recevoir les pèlerins, à l'exemple du grand Abraham, et comme
lui, il reçut le Roi de gloire sous la forme d'un voyageur. Tobie
exerçoit sa charité à ensevelir les morts. Sainte Elizabeth,
toute grande princesse qu'elle étoit, aimoit surtout l'abjection
de soi-même. Sainte Catherine de Gênes, étant devenue veuve, se
consacra au service d'un hôpital; et Cassien rapporte qu'une
pieuse dame, voulant s'exercer à la vertu de patience, eut recours
à saint Athanase, qui, pour répondre à son désir, mit auprès
d'elle une pauvre veuve, chagrine, colère, fâcheuse, et vraiment
insupportable, laquelle, gourmandant sans cesse cette dévote
fille, lui donna bon sujet de pratiquer amplement la douceur et la
condescendance. C'est ainsi qu'entre les serviteurs de Dieu, les
uns se consacrent à servir les malades, les autres à secourir les
pauvres, les autres à enseigner la doctrine chrétienne aux petits
enfans, les autres à recueillir les ames perdues et égarées, les
autres à parer les églises et à orner les autels, les autres
enfin à rétablir la paix et l'union parmi les hommes. En quoi
ils imitent les brodeurs, qui, sur un certain fond, couchent une
grande variété de soie, d'or et d'argent, de manière à former
toutes sortes de fleurs. Car ainsi ces ames pieuses, entreprenant
l'exercice de quelque vertu particulière, s'en servent comme d'un
fond pour leur broderie spirituelle, et elles appliquent sur ce
fond la variété de toutes les autres vertus; en sorte que leurs
actions et leurs affections se rapportant toutes à la même fin,
s'en trouvent mieux unies, mieux arrangées, et font ainsi paroître
la dévotion,

  En son beau vêtement, d'un tissu d'or formé
  Et d'ouvrages divers à l'aiguille semé.

Quand nous sommes combattus de quelque vice, il faut, tant qu'il
nous est possible, embrasser la vertu contraire, et y rapporter la
pratique des autres; car par ce moyen nous vaincrons notre ennemi,
et ne laisserons pas de nous avancer dans toutes les vertus. Si
je suis combattu par l'orgueil ou par la colère, il faut qu'en
toutes choses je me penche et me plie du côté de l'humilité et de
la douceur, et qu'à cela je fasse servir les autres exercices de
l'oraison, des sacremens, de la prudence, de la constance, de la
sobriété; car, comme les sangliers, pour aiguiser leurs défenses,
les frottent et les usent contre leurs autres dents, lesquelles
réciproquement en deviennent fort affilées et tranchantes, ainsi
l'homme vertueux, ayant entrepris de se perfectionner dans la
vertu dont il sent avoir le plus de besoin pour son salut, doit
la limer et l'affiler par l'exercice des autres vertus qui,
en perfectionnant celle-là, n'en deviennent, à leur tour, que
plus excellentes et mieux polies. C'est ce qui arriva à Job,
lorsque, s'exerçant particulièrement à la patience contre tant
de tentations qui l'agitoient, il devint parfaitement saint et
vertueux dans toutes sortes de vertus. Et même il est arrivé,
dit saint Grégoire de Nazianze, que pour un seul acte de vertu,
pratiqué avec une grande perfection, une personne a de suite
atteint le comble des vertus; ce qu'il prouve par l'exemple
de Rahab, qui, ayant excellemment pratiqué les devoirs de
l'hospitalité, parvint à une gloire immense: mais pour cela il
faut que l'action soit faite avec une extrême ferveur et une très
grande charité.



CHAPITRE II.

Suite du même sujet.


Saint Augustin dit excellemment que ceux qui commencent en la
dévotion commettent certaines fautes, qui sont blâmables selon
toute la rigueur des lois de la perfection, mais qui sont
louables par le bon présage qu'elles donnent de la piété à venir,
à laquelle même elles servent de dispositions. Cette crainte
basse et grossière, qui engendre des scrupules excessifs dans
ceux qui sortent nouvellement des voies du péché, est une vertu
recommandable dans ce commencement, et un présage certain d'une
grande pureté de conscience; mais cette même crainte seroit
blâmable en ceux qui sont fort avancés, l'amour divin devant petit
à petit chasser cette crainte servile, et régner souverainement
dans leur cœur.

Saint Bernard au commencement de son ministère étoit plein
de rigueur et d'âpreté envers ceux qui se rangeoient sous sa
conduite. Il leur annonçoit tout d'abord qu'il falloit quitter
le corps, et venir à lui avec le seul esprit; en recevant leurs
confessions, il montroit une sévérité extraordinaire pour toutes
sortes de fautes, quelque petites qu'elles fussent, et il
troubloit tellement ces pauvres novices dans la perfection qu'à
force de les y pousser il les en éloignoit, leur faisant perdre
cœur et haleine en les pressant trop vivement dans cette montée
si roide et si escarpée. Vous voyez, Philothée, c'étoit le zèle
ardent d'une parfaite pureté qui engageoit ce grand saint à une
telle méthode; et ce zèle étoit une grande vertu, mais vertu
néanmoins qui ne laissoit pas d'être répréhensible. Aussi Dieu
l'en corrigea lui-même par une sainte apparition qui laissa dans
son ame un esprit doux, suave, aimable et tendre, au moyen duquel
s'étant rendu tout autre, il s'accusa grandement d'avoir été si
rude, et devint si gracieux et indulgent pour chacun, qu'il se
fit vraiment tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ.
Saint Jérôme raconte que sainte Paule, sa chère fille, étoit
non-seulement excessive, mais encore opiniâtre dans l'exercice des
mortifications corporelles, jusqu'à ne pas vouloir céder à l'avis
contraire, que saint Epiphane, son évêque, lui avoit donné à ce
sujet; puis, ajoutant qu'elle se laissoit tellement emporter au
regret de la mort des siens, que toujours elle étoit en danger de
mourir, il termine de cette manière: On dira qu'au lieu de faire
l'éloge de cette sainte, j'en fais la censure et la critique;
mais j'atteste Jésus qu'elle a servi et que je désire servir,
que je ne m'éloigne de la vérité ni d'un côté ni de l'autre, et
que je rapporte tout simplement l'histoire de sa vie, comme un
chrétien doit le faire en parlant d'une chrétienne, pouvant dire
du reste, en toute vérité, que ses vices auroient été des vertus
chez beaucoup d'autres. Or vous entendez fort bien, Philothée,
qu'il veut dire par là que ce qui étoit regardé comme des défauts
en sainte Paule auroit passé pour des vertus en des ames moins
parfaites, car il y a telles actions qui sont regardées comme des
imperfections dans ceux qui sont parfaits, et qui passeroient pour
de grandes perfections dans ceux qui sont imparfaits. C'est bon
signe en un malade, quand, au sortir de sa maladie, les jambes lui
enflent; car cela dénote que la nature, déjà fortifiée, rejette
les humeurs superflues; mais ce même signe seroit mauvais en celui
qui ne seroit pas malade; car cela prouveroit que la nature n'est
pas assez forte pour dissiper et résoudre les humeurs.

Ayons bonne opinion, ô Philothée, de ceux en qui nous voyons la
pratique des vertus, quoiqu'il s'y joigne quelques imperfections;
car les saints eux-mêmes ont souvent pratiqué la vertu de cette
sorte. Mais quant à nous, il faut avoir soin de nous y exercer,
non-seulement fidèlement, mais prudemment, et pour cela, observer
étroitement l'avis du Sage, qui est de ne point nous appuyer sur
notre propre prudence, mais sur ceux que Dieu nous a donnés pour
être nos conducteurs.

Il y a certaines choses que plusieurs estiment vertus, et
qui ne le sont aucunement: il faut que je vous en dise un
mot. Ce sont les extases ou ravissemens, les insensibilités,
impassibilités, unions déifiques, élévations, transformations,
et autres semblables perfections dont traitent quelques livres,
en promettant d'élever l'ame jusqu'à la contemplation purement
intellectuelle, à l'application essentielle de l'esprit, et à
la vie suréminente. Prenez-y garde, Philothée, ces perfections
ne sont pas des vertus, mais plutôt des récompenses que Dieu
donne à la vertu, ou bien encore des communications anticipées
de la félicité éternelle dont Dieu donne quelquefois à l'homme
un avant-goût afin de lui en faire désirer la pleine et entière
jouissance. Il ne faut nullement prétendre à de pareilles
grâces, puisqu'elles ne sont pas nécessaires pour bien servir et
aimer Dieu, qui doit être notre unique prétention. Aussi, bien
souvent ne sont-ce pas des grâces qui puissent être acquises
par le travail et l'application, mais bien des états purement
passifs, où nous n'avons qu'à recevoir, sans pouvoir rien faire
par nous-mêmes. J'ajoute que n'ayant ici point d'autre intention
que de devenir des gens de bien, des hommes pieux, des femmes
pieuses; c'est à cela seul qu'il faut nous attacher. Que s'il
plaît ensuite à Dieu de nous élever jusqu'à ces perfections
angéliques, nous serons alors de bons anges; mais en attendant,
exerçons-nous simplement, humblement et dévotement aux petites
vertus que Notre-Seigneur propose à notre soin et à notre travail,
comme sont la patience, la débonnaireté, la mortification du
cœur, l'humilité, l'obéissance, la pauvreté, la modestie, la
condescendance pour le prochain, le support de ses imperfections,
la diligence et la sainte ferveur. Laissons volontiers les
suréminences aux ames surélevées; nous ne méritons pas un rang si
haut au service de Dieu: trop heureux serons-nous de le servir
dans les postes les plus bas, et d'être comptés au nombre de
ses plus humbles serviteurs; quant aux places d'honneur et à
l'intimité de son conseil, c'est à lui de nous y appeler, si bon
lui semble. Rappelons-nous, Philothée, que ce roi de gloire ne
récompense pas ses serviteurs selon la dignité des offices qu'ils
exercent, mais selon l'amour et l'humilité avec lesquels ils les
exercent. Saül, cherchant les ânes de son père, trouva le royaume
d'Israël; Rebecca, abreuvant les chameaux d'Abraham, devint
l'épouse de son fils; Ruth, glanant après les moissonneurs de
Booz, et se mettant à ses pieds, fut choisie pour être son épouse.
Certes, les prétentions aux choses extraordinaires sont grandement
sujettes aux illusions et aux tromperies; et quelquefois il
arrive que ceux qui pensent être des anges ne sont pas même des
hommes bons, et que réellement il y a plus de grandeur dans leurs
paroles que dans leurs sentimens et dans leurs œuvres. Il ne
faut cependant rien mépriser ni censurer témérairement; mais, en
bénissant Dieu de l'élévation des autres, restons humblement dans
notre condition moins élevée, mais plus sûre, moins brillante,
mais plus proportionnée à notre foiblesse, et soyons convaincus
que si nous y persévérons avec fidélité, Dieu nous élèvera à des
grandeurs qui surpasseront de beaucoup toutes nos espérances.



CHAPITRE III.

De la patience.


_La patience_, dit l'Apôtre, _vous est nécessaire, afin
qu'accomplissant la volonté de Dieu, vous en obteniez la
récompense qu'il nous a promise._ _Oui_, nous a dit Jésus-Christ,
_vous posséderez vos ames par la patience._ C'est le grand bonheur
de l'homme, Philothée, que de posséder son ame; et à mesure que
la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement
nos ames. Rappelez-vous souvent que Notre-Seigneur nous ayant
sauvés par la souffrance et la patience, nous devons aussi faire
notre salut par les souffrances et les afflictions, endurant les
injures, les contradictions et les peines avec le plus de douceur
qu'il nous est possible.

Ne bornez pas votre patience à telle et telle sorte d'injures
et d'afflictions, mais étendez-la universellement à tout ce que
Dieu vous enverra ou permettra qu'il vous arrive. Il y en a qui
ne veulent souffrir que les tribulations honorables, comme, par
exemple, d'être blessé à la guerre, d'être prisonnier de guerre,
d'être maltraité pour la religion, d'être ruiné par quelque
procès où ils sont demeurés maîtres; ceux-là n'aiment pas la
tribulation, mais l'honneur qu'elle rapporte. Le vrai patient et
bon serviteur de Dieu supporte également les tribulations jointes
à l'ignominie, et celles qui sont honorables. D'être méprisé,
repris et accusé par les méchans, ce n'est que douceur à un
homme de courage; mais d'être repris, accusé et maltraité par
les gens de bien, par les amis, par les parens, c'est là le fait
d'une patience héroïque. J'estime plus la douceur avec laquelle
le grand saint Charles Borromée souffrit long-temps les censures
publiques qu'un grand prédicateur, d'un ordre extrêmement réformé,
faisoit de lui en chaire, que toutes les attaques qu'il reçut des
autres; car, comme les piqûres des abeilles sont plus cuisantes
que celles des autres mouches, de même le mal qu'on reçoit des
gens de bien et les contradictions qu'ils nous suscitent, sont
bien plus insupportables que les autres. Et cela cependant arrive
fort souvent, que deux hommes de bien ayant tous deux de bonnes
intentions, chacun dans son opinion, se font de grandes peines
l'un à l'autre.

Soyez patiente, non-seulement pour le mal même que vous souffrez,
mais encore pour toutes ses circonstances et ses suites. Plusieurs
voudroient bien avoir du mal, pourvu qu'ils n'en fussent pas
incommodés. Je ne me fâcherois point, dira l'un, d'être pauvre, si
ce n'étoit que cela m'empêchera de servir mes amis, d'élever mes
enfans, et de vivre honorablement comme je désirerois; et l'autre
dira: Je ne m'en soucierois pas, si ce n'est que le monde pensera
que cela m'est arrivé par ma faute. Un autre seroit bien aise que
l'on médît de lui, et le souffriroit fort patiemment, pourvu
que personne ne crût le médisant. Il y en a d'autres qui veulent
bien avoir quelque incommodité du mal, à ce qui leur semble,
mais non l'avoir toute; ils ne s'impatientent pas, disent-ils,
d'être malades, mais de ce qu'ils n'ont pas d'argent pour se
faire panser, ou bien de ce que ceux qui sont autour d'eux en
sont importunés. Or je dis, Philothée, qu'il faut avoir patience,
non-seulement d'être malade, mais encore de l'être de la maladie
que Dieu veut, au lieu où il veut, et parmi les personnes qu'il
veut, et avec les incommodités qu'il veut; et ainsi des autres
tribulations. Quand il vous arrivera du mal, apportez-y les
remèdes qui vous seront possibles, et selon Dieu; car de faire
autrement, ce seroit tenter la divine Providence; mais aussi cela
étant fait, attendez avec une entière résignation l'effet de la
volonté de Dieu, et si les remèdes chassent le mal, remerciez-le
avec humilité; si le mal est plus fort que la remèdes, bénissez-le
avec patience.

Je suis de l'avis de saint Grégoire: quand vous serez accusée
justement pour quelque faute que vous aurez commise; humiliez-vous
bien fort, et confessez que vous méritez quelque chose de plus
que cette confusion. Que si l'accusation est fausse, excusez-vous
doucement, niant d'être coupable; car vous devez cela à la vérité
et à l'édification du prochain. Mais aussi si après votre sincère
et légitime excuse on continue de vous accuser, ne vous troublez
nullement, et ne tâchez point de faire recevoir votre excuse; car
après avoir rendu votre devoir à la vérité, vous devez le rendre
aussi à l'humilité. Et de cette manière vous ne manquerez ni au
soin que vous devez prendre de votre renommée, ni à l'affection
que vous devez avoir pour la paix, la douceur de cœur et
l'humilité.

Plaignez-vous le moins que vous pourrez des torts qui vous seront
faits; car c'est une chose certaine, que, pour l'ordinaire, qui
se plaint pèche, l'amour-propre nous faisant toujours trouver les
injures plus grandes qu'elles ne sont. Mais surtout ne faites pas
vos plaintes à des personnes faciles à s'indigner et à mal penser.
Que s'il est nécessaire de vous plaindre à quelqu'un pour remédier
à l'offense, ou pour calmer votre esprit, il faut que ce soit
à des ames tranquilles et qui aiment bien Dieu; car autrement,
au lieu d'alléger votre cœur, elles le provoqueroient à de plus
grandes inquiétudes, et au lieu d'ôter l'épine qui vous pique,
elles l'enfonceroient plus avant.

Il y a bien des gens qui étant malades ou affligés de quelque
manière que ce soit, se gardent bien de se plaindre et de faire
les délicats, parce qu'ils pensent avec raison que cela seroit
une foiblesse et une lâcheté, mais en même temps ils désirent
très-vivement, et font en sorte que chacun les plaigne, qu'on
ait grande compassion de leur sort, et qu'on les regarde,
non-seulement comme affligés, mais encore comme patiens et
courageux. Or, je l'avoue, c'est là une patience, mais une
patience fausse, qui en effet n'est autre chose qu'une très-fine
et très-délicate ambition et une vanité très-subtile: _Ils ont
de la gloire_ dit l'Apôtre, _mais non pas aux yeux de Dieu_. Le
vrai patient ne se plaint point de son mal, et ne désire pas non
plus qu'on le plaigne: il en parle naïvement, véritablement et
simplement, sans se lamenter, sans s'irriter, sans se faire plus
malade qu'il ne l'est. Que si on le plaint, il souffre patiemment
qu'on le plaigne, à moins qu'on ne le plaigne de quelque mal qu'il
n'a pas; car alors il déclare modestement qu'il n'a pas ce mal-là,
et demeure ainsi paisible entre la vérité et la patience, disant
son mal et ne s'en plaignant point.

Parmi les contradictions qui vous arriveront dans l'exercice de la
dévotion (car cela ne manquera pas), souvenez-vous de cette parole
de Notre-Seigneur: _Lorsqu'une femme enfante, elle est dans les
angoisses; mais après que son enfant est né, elle ne se rappelle
plus ses douleurs, tant elle a de joie d'avoir mis un homme au
monde._ Vous avez conçu dans votre ame le plus digne enfant du
monde, qui est Jésus-Christ: avant qu'il soit tout-à-fait produit
et enfanté, il est impossible que vous ne vous ressentiez pas
du travail; mais ayez bon courage: ces douleurs passeront et il
vous restera la joie éternelle d'avoir enfanté un tel homme au
monde. Or, il sera entièrement enfanté pour vous, lorsque vous
l'aurez entièrement formé dans votre cœur et dans vos œuvres par
l'imitation de sa vie.

Quand vous serez malade, offrez toutes vos douleurs, vos langueurs
et vos peines au Seigneur, et suppliez-le de les joindre aux
tourmens qu'il a endurés pour vous. Obéissez au médecin; prenez
les médecines, les alimens et autres remèdes pour l'amour de Dieu,
vous ressouvenant du fiel qu'il a pris pour l'amour de nous:
désirez de guérir pour le servir: ne refusez pas de languir pour
lui obéir, et disposez-vous à mourir, s'il le veut ainsi, pour le
louer et jouir de lui. Souvenez-vous que les abeilles, dans le
temps où elles font le miel, vivent et mangent d'une nourriture
fort amère, et qu'ainsi nous ne pouvons jamais faire de plus
grands actes de douceur et de patience, ni mieux composer le miel
des excellentes vertus, que lorsque nous mangeons le pain amer
des tribulations, et vivons parmi les angoisses. Et comme le miel
qui est fait des fleurs du thym, herbe petite et amère, est le
meilleur de tous; ainsi la vertu qui se forme dans l'amertume des
humiliations et des peines, est la plus excellente de toutes.

Regardez souvent des yeux intérieurs de votre ame Jésus-Christ
crucifié, nu, blasphémé, calomnié, abandonné, accablé enfin de
toutes sortes d'ennuis, de tristesse et de travaux; et considérez
que toutes vos souffrances ne sont aucunement comparables aux
siennes, ni en qualités ni en quantité, et que jamais vous ne
souffrirez rien pour lui auprès de ce qu'il a souffert pour vous.

Considérez les peines que les martyrs souffrirent autrefois, et
celles que tant de personnes endurent encore aujourd'hui, plus
grandes sans aucune proportion que celles qui vous affligent, et
dites: Hélas! mes travaux sont des consolations, et mes peines des
roses, si je me compare à ceux qui, sans secours, sans assistance,
sans allégement quelconque, vivent en une mort continuelle,
accablés d'afflictions mille fois plus grandes que les miennes.



CHAPITRE IV.

De l'humilité pour l'extérieur.


L'écriture sainte rapporte qu'une pauvre veuve ayant fait
connoître sa misère au prophète Élisée, cet homme de Dieu lui
ordonna d'emprunter autant de vases vides qu'elle pourrait, d'y
verser le peu d'huile qui lui restoit, l'assurant que l'huile ne
cesserait de couler que lorsque tous les vases seroient pleins.
Apprenons de là que Dieu demande des cœurs bien vides pour y
faire couler sa grâce, et songeons à vider les nôtres de tout
sentiment de notre propre gloire, si nous voulons qu'ils soient
remplis de la divine onction. On dit que la cresserelle, en criant
et en regardant les oiseaux de proie, a la vertu secrète de les
épouvanter et de les faire fuir. C'est pourquoi les colombes
l'aiment plus que tous les autres oiseaux, et vivent en assurance
auprès d'elle: ainsi l'humilité repousse Satan, et conserve en
nous les grâces et les dons du Saint-Esprit, et pour cela tous les
saints, mais particulièrement le Roi des saints et sa mère, ont
toujours honoré et chéri cette digne vertu plus qu'aucune autre.

Nous appelons vaine la gloire qu'on se donne, soit pour les
choses qui ne sont pas en nous, soit pour celles qui sont
en nous, mais non pas à nous; soit pour celles qui sont en
nous et à nous, mais qui ne méritent pas qu'on s'en glorifie.
La noblesse de la naissance, l'amitié des grands, la faveur
populaire, sont des choses qui ne sont pas en nous, mais ou en
nos prédécesseurs, ou en l'estime d'autrui. Il y en a qui sont
tout fiers et tout glorieux parce qu'ils ont un beau cheval, parce
qu'ils ont un panache à leur chapeau, ou quelque riche vêtement:
mais qui n'aperçoit leur folie? s'il y a de la gloire en cela,
n'appartient-elle pas plutôt au cheval qu'on admire, à l'oiseau
qui a fourni les plumes, au tailleur qui a fait l'habit? Et quelle
lâcheté n'est-ce pas d'emprunter ainsi son mérite d'un animal, ou
d'un vain ajustement. D'autres se regardent et s'admirent pour des
moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux
crêpés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer,
chanter; mais encore quelle petitesse d'esprit de vouloir enchérir
de valeur, et croître en réputation par des choses si frivoles!
D'autres pour un peu de science, veulent être honorés et respectés
dans le monde, comme si chacun devoit aller à l'école chez eux,
et les regarder comme des docteurs: mais qu'arrive-t-il; on leur
donne le titre de pédans, et l'on a raison. D'autres se pavanent à
cause de leur beauté, et croient que tout le monde les courtise.
Tout cela est extrêmement vain, sot et impertinent; et la gloire
qu'on retire de si foibles sujets s'appelle vaine, sotte, et
frivole.

On connoît le vrai bien comme le vrai baume; on éprouve le baume
en le distillant dans l'eau: s'il va au fond, l'on juge qu'il est
fin et précieux; mais s'il surnage, l'on juge qu'il ne vaut rien.
De même pour connoître si un homme est vraiment sage, savant,
généreux, noble, il faut voir si ses bonnes qualités tendent à
l'humilité, à la modestie et à la soumission: car alors ce sont
de vraies bonnes qualités; mais si au contraire elles surnagent
et veulent paroître, ce sont des biens d'autant moins véritables
qu'ils sont plus apparens. Les perles qui ont été formées dans un
temps de vent et de tonnerres n'ont que l'écorce de perles, et
sont vides de substances; ainsi les vertus et les belles qualités
des hommes, qui sont reçues et nourries dans l'orgueil, la
jactance et la vanité, n'ont que la simple apparence du bien, sans
sucre, sans moelle et sans solidité.

La honneurs, les rangs, les dignités sont comme le safran, qui
se porte mieux et vient plus abondamment quand il est foulé aux
pieds. Ce n'est plus un honneur d'être beau, quand on en tire
vanité. La beauté, pour avoir bonne grâce, doit être négligée; et
la science nous déshonore, quand elle nous enfle de pédanterie.

Si nous sommes pointilleux pour les rangs, les préséances et les
titres, outre que nous exposons nos qualités à l'examen et à la
contradiction, nous les rendons viles et abjectes; car l'honneur
qui est si beau lorsqu'il est reçu en présent, devient méprisable
lorsqu'il est exigé, recherché et demandé. Quand le paon fait sa
roue pour se voir en levant ses belles plumes, il se hérisse tout
le corps, en sorte qu'il montre ce qu'il a de plus laid. Quand
une fleur est cueillie et maniée, elle perd bien vite tout son
éclat; et comme ceux qui sentent la mandragore de loin, et en
passant en reçoivent une odeur très-suave, tandis que ceux qui
la sentent de près et long-temps tombent dans l'assoupissement
et le malaise, de même les honneurs consolent agréablement ceux
qui les reçoivent comme ils se présentent, sans s'y attacher trop
fortement, mais ils sont très-funestes à ceux qui les recherchent
avec empressement.

L'amour et la recherche de la vertu commencent à nous rendre
vertueux; mais l'amour et la recherche des honneurs commencent à
nous rendre vils et blâmables. Les grandes ames ne s'amusent pas
à tout ce fatras de rang, d'honneur, de salutations; elles ont
d'autres occupations, et cela ne convient qu'aux esprits fainéans.
Qui peut avoir des perles, ne se charge pas de coquilles, et
ceux qui aspirent à la vertu recherchent peu les honneurs. Il
faut convenir cependant que chacun peut se placer à son rang
et s'y tenir, sans violer l'humilité, pourvu que cela se fasse
négligemment et sans prétention; car comme ceux qui viennent du
Pérou, outre l'or et l'argent qu'ils rapportent, prennent aussi
avec eux des singes et des perroquets, parce que cela ne leur
coûte guère, et que le navire n'en est pas beaucoup plus chargé;
de même ceux qui aspirent à la vertu ne laissent pas de prendre
le rang et les honneurs qui leur sont dus, pourvu que cela ne
leur coûte pas beaucoup de soin et d'attention, et que ce soit
sans être chargé de trouble, d'inquiétude, de disputes et de
contentions. Je ne parle pas ici de ceux dont la dignité regarde
le public, ni de certaines occasions particulières qui tirent fort
à conséquence; car alors il faut que chacun conserve soigneusement
ce qui lui appartient, avec une prudence et une discrétion qui
soit accompagnée de beaucoup de courtoisie et de charité.



CHAPITRE V.

De l'humilité plus intérieure.


Mais vous désirez, Philothée, que je vous conduise plus avant dans
l'humilité; car à faire comme j'ai dit, il y a presque plus de
sagesse que d'humilité. Je vais donc vous satisfaire. Plusieurs
n'osent point penser aux grâces particulières que Dieu leur a
faites, de peur d'en prendre de la vaine gloire; en quoi certes
ils se trompent grandement; car puisque, comme l'enseigne le
Docteur angélique, le vrai moyen d'atteindre à l'amour de Dieu,
c'est de considérer les bienfaits qu'on en a reçus, plus nous
connoîtrons ces bienfaits, et plus nous aimerons celui de qui
nous les tenons; et comme les grâces particulières touchent plus
puissamment que les grâces communes, aussi doivent-elles être
considérées plus attentivement. Certes, rien ne peut tant nous
humilier devant la miséricorde de Dieu, que la multitude de ses
bienfaits, et rien ne peut tant nous humilier devant sa justice,
que la multitude de nos péchés. Considérons ce qu'il a fait
pour nous, et ce que nous avons fait contre lui; et comme nous
considérons nos péchés en détail, considérons aussi en détail
ses grâces. Il ne faut pas craindre que la connoissance de ce
qu'il a mis en nous nous enfle, pourvu que nous soyons attentifs
à cette vérité, que ce qu'il y a de bon en nous, n'est pas de
nous. Hélas! les mulets ne sont-ils pas toujours des bêtes lourdes
et infectes, quoiqu'ils soient chargés des meubles précieux
et parfumés du prince? _Qu'avons-nous de bon que nous n'ayons
reçu?_ dit l'Apôtre; _et si nous l'avons reçu, pourquoi nous en
glorifier, comme si nous ne l'avions pas reçu?_ Au contraire, la
vive considération des grâces reçues doit nous servir à devenir
humbles; car la connoissance produit la reconnoissance. Mais si,
voyant les grâces que Dieu nous a faites, quelque sotte vanité
venoit nous chatouiller le cœur, le remède infaillible seroit
de recourir à la considération de nos ingratitudes, de nos
imperfections et de nos misères: en considérant ce que nous avons
fait quand Dieu n'a pas été avec nous, nous connoîtrons que ce que
nous faisons quand il est avec nous n'est pas de notre façon ni de
notre cru. Nous en jouirons néanmoins, et nous nous en réjouirons,
mais nous en glorifierons Dieu seul, parce qu'il en est l'auteur.

Ainsi la sainte Vierge confesse que Dieu a fait en elle de grandes
choses; mais ce n'est que pour s'en humilier et glorifier Dieu:
Mon ame, dit-elle, _glorifie le Seigneur, parce qu'il a fait en
moi de grandes choses_.

Nous disons souvent que nous ne sommes rien, que nous sommes la
misère même et la rebut du monde; mais nous serions bien fâchés
qu'on nous prît au mot, et que l'on parlât ainsi de nous. Au
contraire, nous faisons semblant de fuir et de nous cacher, afin
que l'on coure après nous et qu'on nous cherche: nous affectons de
prendre la dernière place pour arriver avec plus d'honneur à la
première. La vraie humilité ne fait pas semblant de l'être, et ne
dit guère de paroles d'humilité; car elle ne désire pas seulement
de cacher les autres vertus, mais encore et principalement elle
souhaite de se cacher elle-même; et s'il lui étoit possible de
mentir, de feindre ou de scandaliser le prochain, elle feroit des
actes d'arrogance et de fierté, afin de s'y cacher et d'y vivre
entièrement inconnue et secrète. Voici donc mon avis, Philothée:
ou ne disons point de paroles d'humilité, ou disons-les avec
un vrai sentiment intérieur, conforme à ce que nous prononçons
extérieurement; ne baissons jamais les yeux qu'en humiliant aussi
nos cœurs; ne faisons pas semblant de vouloir être les derniers,
à moins que de bon cœur nous ne voulions l'être. Et je tiens
cette règle pour si générale, que je n'y apporte aucune exception;
seulement j'ajoute que l'honnêteté demande quelquefois que nous
présentions l'avantage à ceux qui manifestement ne le prendront
pas; ce qui n'est ni duplicité ni fausse humilité; car alors
la seule offre de l'avantage est un commencement d'honneur; et
puisqu'on ne peut le leur donner tout entier, on ne fait pas mal
de leur en donner le commencement. J'en dis autant de quelques
expressions d'honneur ou de respect, qui, à la rigueur, ne
semblent pas véritables, et qui le sont néanmoins assez, pourvu
que le cœur de celui qui les prononce ait vraiment l'intention
d'honorer, et de respecter celui à qui il les dit; car bien
que les mots exagèrent un peu les pensées, nous ne faisons pas
mal de les employer quand l'usage commun le demande; et encore
voudrois-je que les paroles fussent ajustées à nos sentimens du
plus près qu'il nous seroit possible, afin de suivre en tout et
partout la simplicité et la candeur. L'homme vraiment humble
aimeroit mieux qu'un autre dît de lui qu'il est misérable, qu'il
n'est rien, qu'il ne vaut rien, que de le dire lui-même: ou du
moins, s'il sait qu'on le dit, il ne contredit pas, mais acquiesce
de bon cœur, au sentiment des autres; car croyant fermement que
cela est vrai, il est bien aise qu'on suive son opinion.

Plusieurs disent qu'ils laissent l'oraison mentale pour les
parfaits, et que pour eux ils ne sont pas dignes de la faire;
d'autres protestent qu'il n'osent pas communier souvent, parce
qu'ils ne se sentent pas assez purs; ceux-ci prétendent qu'ils
craignent de faire honte à la dévotion, en s'en mêlant, à cause de
leur grande misère et fragilité; ceux-là refusent d'employer leur
talent au service de Dieu et du prochain, parce que, disent-ils,
connoissant bien leur misère, ils ont peur de s'enorgueillir s'ils
sont l'instrument de quelque bien, et redoutent de se consumer en
voulant éclairer les autres. Tout cela n'est qu'un artifice et une
sorte d'humilité non-seulement fausse, mais maligne, par laquelle
on veut tacitement et subtilement blâmer les choses de Dieu, ou
du moins couvrir du manteau de l'humilité l'amour de sa propre
opinion, de son humeur et de sa paresse.

_Demandez à Dieu un miracle, soit en haut dans le Ciel, soit en
bas au profond de l'abîme_, dit le prophète au malheureux Achab:
et celui-ci répond: _Non, je ne le demanderai point, et je ne
tenterai point le Seigneur._ O le méchant! il fait semblant de
porter un grand respect à Dieu, et sous prétexte d'humilité
s'excuse d'aspirer à une grâce que la divine bonté lui offre. Mais
ne voit-il pas que quand Dieu nous veut favoriser, c'est orgueil
que de refuser; que la nature des dons de Dieu nous oblige de
les recevoir, et qu'il est de l'humilité d'obéir et de suivre
ses désirs du plus près que nous pouvons? Or, le désir de Dieu
est que nous soyons parfaits, nous unissant à lui, et l'imitant
de notre mieux. Le superbe qui se fie en lui-même a bien raison
de n'oser rien entreprendre; mais l'humble est d'autant plus
courageux qu'il se connoît plus foible; et à mesure qu'il découvre
davantage son néant, il devient plus hardi, parce qu'il met toute
sa confiance en Dieu, qui se plaît à faire éclater sa puissance
dans notre foiblesse, et à élever les œuvres de sa miséricorde sur
le fondement de notre misère. Il faut donc entreprendre humblement
et saintement tout ce que les directeurs de nos ames jugent
convenable à notre avancement spirituel.

Penser savoir ce qu'on ne sait pas, c'est une sottise extrême;
vouloir faire le savant sur ce qu'on ignore, c'est une vanité
insupportable: pour moi, je ne voudrois pas même faire le savant
de ce que je saurois, comme aussi je n'en voudrois pas faire
l'ignorant. Quand la charité le demande, il faut communiquer
franchement et bonnement au prochain, non-seulement ce qui lui
est nécessaire pour son instruction, mais encore ce qui lui est
utile pour sa consolation; car l'humilité qui cache et couvre les
vertus pour les conserver, les fait néanmoins paroître, lorsque
la charité le commande, pour les accroître, les embellir et les
perfectionner. En quoi l'humilité ressemble à cet arbre des îles
de Tylos, qui la nuit resserre et tient closes ses belles fleurs
incarnates, et ne les ouvre que le matin au soleil levant, en
sorte que les habitans du pays disent que ces fleurs dorment la
nuit. De même l'humilité couvre et cache tout ce qui est vertu et
perfection humaine; et ne les fait jamais paroître que pour la
charité, qui, n'étant pas une vertu humaine, mais céleste, non
pas morale, mais divine, est véritablement le soleil des vertus,
sur lesquelles elle doit toujours dominer: et s'il arrive que
l'humilité préjudicie à la charité, c'est une preuve indubitable
que cette humilité est fausse et mauvaise.

Je ne voudrois non plus ni faire le fou ni faire le sage; car
si l'humilité m'empêche de faire le sage, la simplicité et la
franchise m'empêcheront aussi de faire le fou; et si la vanité
est contraire à l'humilité, l'artifice, l'afféterie et la ruse
sont contraires à la franchise et à la simplicité. Que si quelques
grands serviteurs de Dieu ont fait semblant d'être fous, il les
faut admirer, mais non pas imiter; car ils ont eu pour cela des
motifs si particuliers et si extraordinaires, que personne n'en
doit tirer aucune conséquence pour soi: et quant à David qui dansa
et sauta devant l'arche un peu plus que l'usage et la bienséance
ne demandoient, ce n'étoit pas qu'il voulût faire le fou; mais
c'étoit tout simplement pour satisfaire par ces mouvemens
extérieurs à l'extrême et inconcevable allégresse qu'il ressentoit
dans son cœur. Il est vrai que quand Michol sa femme lui en fit
reproche comme d'une folie, il ne fut pas chagrin de se voir
avili, mais, continuant au contraire les naïves démonstrations
de sa joie, il témoigna être bien aise de recevoir un peu de
confusion pour son Dieu. Sur quoi je vous dirai que, si pour les
actes d'une vraie et sincère dévotion, on vous accuse de bassesse,
de sottise ou de folie, l'humilité devra vous faire trouver douce
cette bienheureuse humiliation dont la cause ne sera pas en vous,
mais en ceux qui vous la donneront.



CHAPITRE VI.

Que l'humilité nous fait aimer notre propre abjection.


Je passe plus avant, Philothée, et je dis qu'en tout et partout
vous devez aimer votre propre abjection. Mais que veut dire cela,
me demandez-vous: aimer sa propre abjection? En latin abjection
veut dire humilité, et humilité veut dire abjection; en sorte
que quand la sainte Vierge nous dit en son divin cantique _que,
parce que le Seigneur a vu l'humilité de sa servante, toutes
les générations la diront bienheureuse_, elle veut dire que le
Seigneur a daigné regarder favorablement son abjection, son
néant, sa bassesse, pour la combler de grâces et de faveurs.
Il y a néanmoins de la différence entre la vertu d'humilité et
l'abjection. Car l'abjection, c'est la petitesse, la bassesse et
la foiblesse qui est en nous, sans que nous y pensions: mais la
vertu d'humilité, c'est la connoissance véritable et volontaire
de notre abjection. Or, le haut point de cette humilité consiste,
non-seulement à vouloir bien reconnoître qu'on est abject, mais
encore à aimer cette abjection et à s'y complaire, non point
par défaut de courage et de générosité, mais en vue d'exalter
davantage la divine Majesté, et d'estimer beaucoup plus le
prochain que nous-mêmes. Et c'est à cela que je vous exhorte,
Philothée; et pour mieux l'entendre, sachez que parmi les maux que
nous souffrons, les uns sont abjects et les autres honorables:
plusieurs personnes s'accommodent assez des honorables, mais
presque nul ne veut s'accommoder des abjects. Voyez ce bon ermite
tout déchiré et transi de froid; chacun honore son habit usé,
et porte compassion à sa souffrance; mais qu'un pauvre artisan,
un pauvre gentilhomme, une pauvre demoiselle soit dans le même
état, on s'en moque et on s'en rit; voilà comme la pauvreté est
abjecte. Une religieuse reçoit dévotement une âpre réprimande de
son supérieur, et un enfant de son père: chacun appellera cela
mortification, obéissance, sagesse; mais un cavalier ou une dame
en souffrira autant de quelqu'un, et quoique ce soit pour l'amour
de Dieu, on dira que c'est de la bassesse et de la lâcheté; voilà
donc encore un autre mal abject. Une personne a un ulcère au bras,
et une autre en a un au visage, celle-là n'a que le mal; mais
celle-ci, avec le mal, a le mépris, l'abjection et le dédain.
Or, je dis maintenant qu'il ne faut pas seulement aimer le mal,
ce qui se fait par la vertu de patience, mais qu'il faut encore
chérir l'abjection, ce qui se fait par la vertu d'humilité. De
plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honorables. La
patience, la douceur, la simplicité et l'humilité même, sont
des vertus que les mondains tiennent pour viles et abjectes. Au
contraire, ils estiment beaucoup la prudence, la vaillance et la
générosité. Il y a encore des actions d'une même vertu, dont les
unes sont méprisées, et les autres honorées; donner l'aumône et
pardonner une offense, sont deux actions de charité: la première
est honorée de tout le monde, et l'autre au contraire est regardée
avec mépris. Un jeune gentilhomme, ou une jeune dame, qui fuira
la société de ces personnes frivoles qui ne savent que parler,
jouer, danser, boire et se parer, sera l'objet du sarcasme et de
la raillerie, et sa retenue passera pour affectation et bigoterie:
aimer cela, c'est aimer son abjection. En voici d'une autre sorte:
nous allons visiter les malades; si on m'envoie au plus pauvre, ce
me sera une abjection selon le monde; c'est pourquoi je l'aimerai.
Si on m'envoie au plus qualifié, ce me sera une abjection selon
l'esprit; car il n'y a pas tant de vertu et de mérite, j'aimerai
encore cette abjection. Je tombe dans la rue, et, outre le mal
que je me fais, j'en ai encore de la confusion: il faut aimer
cette abjection. Il y a même des fautes où il n'y a aucun mal, si
ce n'est l'abjection qui en résulte, et l'humilité n'exige pas
qu'on les fasse expressément, mais bien qu'on ne s'en trouble
point quand on les a commises. Telles sont certaines sottises,
incivilités ou maladresses qu'il faut éviter soigneusement pour
obéir à la civilité et à la prudence; mais aussi, quand elles sont
faites, il faut acquiescer à l'abjection qui nous en revient,
et l'accepter de bon cœur pour suivre la sainte humilité. Bien
plus, si je me suis laissé aller par colère ou autrement à dire
de mauvaises paroles, dont Dieu et le prochain ont été offensés,
je me repentirai vivement de cette offense, et je tâcherai de la
réparer le mieux qu'il me sera possible; mais je ne laisserai
pas d'agréer l'abjection qui m'en arrive; et si l'un pouvoit
se séparer de l'autre, je rejeterois ardemment le péché, et je
garderois humblement l'abjection qui l'accompagne.

Mais quoique nous aimions l'abjection qui provient du mal, encore
ne faut-il pas laisser de remédier au mal qui l'a causée, par
des moyens convenables et légitimes, surtout si le mal est de
conséquence. Si j'ai un mal abject au visage, j'en chercherai la
guérison, mais sans renoncer à l'abjection que j'en ai reçue. Si
j'ai fait une faute qui n'offense personne, je ne m'en excuserai
pas, parce qu'encore que ce soit une faute, comme elle n'a d'autre
suite que la honte qui y est attachée, je ne pourrois m'en excuser
que pour fuir l'abjection qu'elle m'apporte; et c'est ce que
l'humilité ne permet pas. Mais si par mégarde ou par sottise j'ai
offensé ou scandalisé quelqu'un, je réparerai ma faute par quelque
sincère excuse, d'autant que le mal est toujours subsistant, et
que la charité m'oblige de l'effacer. Enfin, il arrive quelquefois
que la charité demande que nous remédiions à l'abjection, dans
l'intérêt du prochain auquel notre réputation est nécessaire;
mais, dans ce cas-là, tout en ôtant notre abjection de devant les
yeux du prochain pour empêcher qu'il ne s'en scandalise, il faut
la serrer et la cacher dans notre cœur, afin qu'il s'en édifie.

Si après cela vous voulez savoir, Philothée, quelles sont les
meilleures abjections, je vous dirai tout clairement que les plus
profitables à l'ame et les plus agréables à Dieu, sont celles
que nous avons par accident, ou qui sont attachées à notre état,
parce que nous ne les tenons pas de nous-mêmes, mais de la main
de Dieu, dont le choix est toujours meilleur que le nôtre. Que
s'il en falloit choisir, les plus grandes sont les meilleures;
et celles-là sont estimées les plus grandes, qui sont plus
contraires à nos inclinations, pourvu qu'elles soient conformes
à notre vocation; car, pour le dire une fois pour toutes, notre
choix et notre volonté propre gâtent et diminuent presque toutes
nos vertus. Ah! qui nous fera la grâce de pouvoir dire avec le
roi Prophète: _J'ai choisi d'être abject en la maison de mon
Dieu, plutôt que d'habiter sous les tentes des pécheurs!_ Nul ne
le peut, chère Philothée, si ce n'est celui qui, pour relever
notre nature, a été en sa vie et en sa mort l'opprobre des hommes
et l'abjection du peuple. En tout ceci je vous ai dit beaucoup
de choses qui vous sembleront dures au premier aperçu; mais,
croyez-moi, elle seront plus douces que le sucre et le miel quand
vous les pratiquerez.



CHAPITRE VII.

Comment il faut conserver la bonne renommée en pratiquant
l'humilité.


La louange, l'honneur et la gloire ne se donnent pas aux hommes
pour une vertu commune, mais pour une vertu rare et excellente.
Car par la louange, nous voulons persuader aux autres d'estimer
l'excellence de quelqu'un; par l'honneur, nous protestons que
nous l'estimons nous-mêmes; et la gloire n'est autre chose, à mon
avis, qu'un éclat de réputation, qui se compose de la réunion de
beaucoup de louanges et d'honneurs; en sorte que si la gloire est
une couronne, les honneurs et les louanges en sont les pierres
précieuses et les perles. Or, l'humilité ne pouvant souffrir
que nous ayons aucune bonne opinion de nous-mêmes, ni aucune
prétention d'être préférés aux autres, elle ne peut permettre
aussi que nous recherchions la louange, l'honneur ou la gloire,
qui ne sont dus qu'à la seule excellence. Toutefois elle consent
que, selon l'avertissement du Sage, nous prenions soin de notre
réputation, parce que la bonne renommée n'est pas une estime qui
repose sur aucune excellence, mais bien sur cette simple honnêteté
et cette intégrité de vie que l'humilité ne nous empêche pas de
reconnoître en nous-mêmes, et dont elle nous permet par conséquent
de désirer la réputation. Il est vrai que l'humilité mépriseroit
la renommée, si la charité n'en avoit besoin; mais parce qu'elle
est un des fondemens de la société humaine, et que sans elle
nous sommes non-seulement inutiles, mais nuisibles au public,
à cause du scandale qu'il en reçoit, la charité demande, et
l'humilité permet que nous la désirions et que nous la conservions
précieusement.

Outre cela, comme les feuilles des arbres, qui d'elles-mêmes ne
sont pas très-précieuses, servent néanmoins beaucoup, soit pour
les embellir, soit pour conserver les fruits tant qu'ils sont
encore tendres; de même, la bonne renommée, qui d'elle-même n'est
pas une chose fort désirable, ne laisse pas d'être très-utile,
non-seulement pour l'ornement de notre vie, mais encore pour la
conservation de nos vertus, et principalement des vertus encore
tendres et foibles. L'obligation de maintenir notre réputation et
d'être tels qu'on nous estime, fait à notre lâcheté naturelle une
puissante et douce violence. Conservons nos vertus, Philothée,
parce qu'elles sont agréables à Dieu, grand et souverain objet de
toutes nos actions. Mais comme ceux qui veulent garder des fruits
ne se contentent pas de les confire, mais les mettent encore dans
des vases propres à les conserver; de même, bien que l'amour divin
soit le principal conservateur de nos vertus, toujours est-il que
nous pouvons encore employer la bonne renommée, comme très-propre
et utile à cela.

Il ne faut pas pourtant que nous soyons trop ardens et trop
susceptibles sur le point d'honneur, car ceux qui sont si délicats
et si sensibles pour leur réputation, ressemblent à ceux qui, pour
toutes sortes de petites incommodités, prennent des médecines:
ceux-ci, pensant conserver leur santé, la gâtent tout-à-fait; et
ceux-là, voulant maintenir si délicatement leur réputation, la
perdent entièrement. Car par cette susceptibilité si grande, ils
se rendent bizarres, ombrageux et insupportables, et provoquent la
malice des médisans.

La dissimulation, le mépris des injures et des calomnies, est pour
l'ordinaire un remède beaucoup plus salutaire que le ressentiment,
la dispute et la vengeance. Le mépris les fait évanouir; au lieu
que, si l'on s'en fâche, il semble qu'on les avoue. Le crocodile
ne fait mal, dit-on, qu'à ceux qui le craignent; et moi je dis que
la médisance ne fait tort qu'à ceux qui s'en mettent en peine.

La crainte excessive de perdre sa réputation annonce qu'on ne la
croit pas trop bien fondée sur la réalité d'une bonne vie. Les
villes qui ont des ponts de bois sur de grands fleuves, craignent
qu'ils ne soient emportés par les moindres crues d'eau; mais
celles qui ont des ponts de pierre, n'en sont en peine que dans
les grandes inondations. Ainsi ceux qui ont une ame solidement
chrétienne méprisent ordinairement le débordement des mauvaises
langues; mais ceux qui se sentent foibles s'inquiètent à tout
propos. Oui, Philothée, celui qui veut être en réputation auprès
de tous, se discrédite souvent auprès de tous; et l'on mérite de
perdre l'honneur, quand on le demande à ceux mêmes que leurs vices
rendent vraiment méprisables et infâmes.

La réputation n'est que comme une enseigne qui fait connoître
où la vertu loge: la vertu doit donc être préférée en tout et
partout. C'est pourquoi, si l'on vous dit que vous êtes un
hypocrite, parce que vous vivez dévotement; ou que vous êtes un
lâche, parce que vous avez pardonné une injure, moquez-vous de
tout cela; car outre que de tels jugemens ne peuvent guère venir
que de gens sots et méprisables, il est certain que quand votre
réputation y seroit attachée, vous ne devriez pas, pour vous les
rendre favorables, abandonner la vertu ni quitter le droit chemin:
préférons toujours le fruit aux feuilles, c'est-à-dire les biens
intérieurs et spirituels à tous les biens extérieurs et sensibles.
Il faut être jaloux, mais non pas idolâtre de notre renommée; et
comme il ne faut pas offenser l'œil des bons, aussi ne faut-il pas
chercher à plaire aux méchans. La barbe contribue à l'ornement de
l'homme, et les cheveux à l'ornement de la femme; si on arrache
le poil du menton et les cheveux de la tête, difficilement ils
reviendront; mais si on ne fait que les couper ou que les raser,
ils repousseront bientôt après, et n'en seront que plus forts
et plus touffus; de même, encore que la réputation soit coupée,
ou même tout-à-fait rasée par la langue des médisans, _qui_,
selon David, _est comme un rasoir affilé_, il ne faut pas s'en
inquiéter; car bientôt elle renaîtra, non-seulement aussi belle
qu'elle étoit, mais encore plus solide. Mais si ce sont nos vices,
nos lâchetés, notre mauvaise vie qui nous ôtent la réputation, il
sera bien difficile que jamais elle revienne, parce que la racine
même en est arrachée. Or, la racine de la renommée, c'est la bonté
et la probité, qui, tant qu'elles sont en nous, peuvent toujours
nous rendre l'honneur que la médisance nous auroit ravi.

Il faut quitter cette vaine conversation, cette société inutile,
cette amitié frivole, ce folâtre amusement, si la réputation en
souffre. Car la réputation vaut mieux que toutes sortes de vaines
satisfactions. Mais si, à cause de nos exercices de piété, de
notre avancement dans la vertu, et de notre acheminement vers les
biens éternels, on murmure, on gronde, on calomnie, laissons,
comme l'on dit, aboyer les mâtins contre la lune; car s'ils
parviennent à donner mauvaise opinion de nous, et à couper pour
ainsi dire les cheveux et la barbe de notre renommée, bientôt il
en repoussera d'autres, et le rasoir de la médisance servira à
notre honneur, comme la serpe à la vigne, qu'elle fait croître et
abonder en fruits.

Ayons toujours les yeux sur Jésus-Christ crucifié: marchons
dans son service avec confiance et simplicité, mais sagement et
discrètement: il sera le protecteur de notre renommée; et s'il
permet qu'elle nous soit ôtée, ce sera pour nous en rendre une
meilleure, ou pour nous faire profiter en la sainte humilité, dont
une seule once vaut mieux que mille livres d'honneurs. Si on nous
blâme injustement, opposons paisiblement la vérité à la calomnie.
Si elle persévère, persévérons à nous humilier; remettant ainsi
notre réputation avec notre ame entre les mains de Dieu, nous ne
saurions la mieux assurer. Servons Dieu dans la bonne et dans
la mauvaise renommée, à l'exemple de saint Paul, afin que nous
puissions dire avec David: _O mon Dieu! c'est pour vous que j'ai
supporté cet opprobre, et que la confusion a couvert mon visage._

J'excepte néanmoins certains crimes si atroces et si infâmes, que
nul n'en doit souffrir la calomnie, quand il s'en peut justement
décharger. J'excepte aussi certaines personnes de la réputation
desquelles dépend l'édification de plusieurs; car en ce cas, il
faut tranquillement poursuivre la réparation du tort reçu, suivant
l'avis des théologiens.



CHAPITRE VIII.

De la douceur envers le prochain, et du remède contre la colère.


Le saint chrême, dont, suivant la tradition des apôtres, on se
sert dans l'Église de Dieu pour les confirmations et bénédictions,
est un composé d'huile d'olive et de baume, qui représente
entre autres choses, les deux chères et bien-aimées vertus qui
reluisoient en la sacrée personne de Notre-Seigneur, et qu'il
nous a recommandées d'une manière toute spéciale, lorsqu'il nous
a dit: _Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur_,
nous indiquant que c'est là le plus sûr moyen de l'imiter et de
lui consacrer notre cœur. L'humilité perfectionne l'homme dans
ses devoirs envers Dieu, et la douceur le perfectionne dans
les devoirs envers le prochain. La baume, qui, comme je l'ai
déjà dit, prend toujours le dessous parmi les autres liqueurs,
représente l'humilité; et l'huile d'olive qui prend toujours le
dessus, représente la douceur et la bonté, qui surmonte toutes
choses, et excelle entre toutes les vertus, étant véritablement la
fleur de la charité, laquelle, dit saint Bernard, est arrivée à
sa perfection, quand non-seulement elle est patiente, mais qu'en
outre elle est douce et débonnaire; mais prenez garde, Philothée,
que ce chrême mystique, composé de douceur et d'humilité, soit
bien dans votre cœur; car c'est là un des grands artifices de
l'ennemi, de faire que plusieurs s'amusent aux paroles et aux
manières extérieures de ces deux vertus, en sorte que, n'examinant
pas bien leurs affections intérieures, ils pensent être doux et
humbles, et ne le sont néanmoins nullement en effet. Or, ceci se
connoît, parce que nonobstant leur douceur cérémonieuse et leur
humilité affectée, on les voit s'élever avec une chaleur et un
orgueil incroyables dès qu'on leur fait la plus petite injure ou
qu'on leur dit la moindre parole de travers. On dit que ceux qui
sont piqués ou mordus par des vipères, n'enflent jamais lorsqu'ils
ont pris le remède qu'on appelle communément Grâce-de-St-Paul,
pourvu toutefois que ce remède soit de bonne qualité: de même,
quand l'humilité et la douceur sont bonnes et vraies, elles nous
garantissent de l'enflure et de l'ardeur que les injures ont
coutume d'occasioner dans notre cœur. Si, étant piqués et mordus
par les médisans, nous devenons fiers, enflés et irrités, n'en
doutons pas, c'est un signe que notre humilité et notre douceur ne
sont pas véritables et franches, mais fausses et apparentes.

Le saint et illustre patriarche Joseph, renvoyant ses frères
d'Egypte en la maison de son père, ne leur donna que ce seul avis:
_Ne vous fâchez pas en chemin._ Je vous le dis aussi, Philothée,
cette misérable vie n'est qu'un voyage que nous avons à faire
pour aller au Ciel; ne nous fâchons donc point en chemin les uns
contre les autres; marchons avec la troupe de nos frères et de
nos compagnons, doucement, paisiblement, en bons amis. Je le dis
nettement et sans exception quelconque: ne vous fâchez point du
tout, s'il est possible, et, sous quelque prétexte que ce soit,
n'ouvrez point la porte de votre cœur à la colère; car saint
Jacques dit que _la colère de l'homme n'opère point la justice de
Dieu_. Il est vrai qu'il faut résister au mal, et réprimer les
vices de ceux dont nous sommes chargés, avec constance et avec
force, mais aussi avec douceur et avec calme. Rien n'apaise tant
l'éléphant irrité que la vue d'un petit agneau; et rien n'amortit
mieux les coups de canon que la laine. La correction que fait
la raison toute seule est toujours mieux reçue que celle où la
passion entre avec la raison, parce que l'homme se laisse aisément
conduire par la raison à laquelle il est naturellement assujetti,
au lieu qu'il ne peut souffrir qu'on le domine par passion: or,
c'est de là que quand la raison veut se fortifier par la passion,
elle se rend odieuse et elle perd, ou du moins elle affoiblit
sa propre autorité, en appelant à son secours la tyrannie de la
passion.

Lorsque les princes visitent leurs états en temps de paix avec
leur maison, les peuples en sont honorés et consolés; mais quand
ils sont à la tête de leurs armées, quoique ce soit pour le
bien public, leur passage est toujours fâcheux et dommageable,
parce que, bien qu'ils fassent exactement observer la discipline
militaire à leurs soldats, il est impossible qu'il n'arrive pas
quelque désordre, dont le bon habitant est la victime. Ainsi,
tant que la raison règne et distribue paisiblement le châtiment
et le blâme, quoique ce soit rigoureusement et exactement, chacun
l'aime et l'approuve. Mais quand elle conduit avec soi la colère,
l'emportement et la violence, qui sont, dit saint Augustin,
ses soldats, elle se fait plus craindre qu'aimer, et son propre
cœur en demeure tout foulé et maltraité. Il vaut mieux, dit le
même saint Augustin écrivant à Profuturus, refuser l'entrée à
la colère, même juste et équitable, que de la recevoir, quelque
petite qu'elle soit; parce qu'étant reçue, il est malaisé de la
faire sortir, et qu'après s'être insinuée comme un petit rejeton,
elle grossit en moins de rien et devient comme un grand arbre.
Que si une fois elle peut gagner la nuit, et que le soleil se
couche sur notre colère, ce que l'Apôtre défend, elle se convertit
en haine, et il n'y a presque plus moyen de s'en défaire, parce
qu'elle se nourrit de mille fausses préventions, dont il est bien
rare que l'homme courroucé reconnoisse l'injustice.

Il vaut donc mieux apprendre à vivre sans colère que de chercher
à en user modérément et sagement; et quand, par imperfection et
foiblesse, nous nous trouvons surpris par elle, il vaut mieux
la repousser promptement, que de vouloir marchander avec elle;
car, pour peu qu'on lui donne de loisir, elle se rend maîtresse
de la place, et fait comme le serpent qui tire aisément tout son
corps où il a pu passer sa tête. Mais comment la repousserai-je?
me direz-vous. Il faut, ma Philothée, qu'à la première atteinte
que vous en aurez, vous ramassiez promptement vos forces, non
brusquement ni impétueusement, mais doucement et gravement;
car, comme on voit souvent dans les audiences des parlemens et
des sénats, que les huissiers en criant, Paix là! font plus de
bruit que ceux qu'ils veulent faire taire; ainsi arrive-t-il
maintes fois qu'en voulant brusquement réprimer notre colère,
nous excitons plus de trouble dans notre cœur qu'elle n'en avoit
fait; et le cœur étant ainsi troublé, ne peut plus être maître de
lui-même.

Après ce doux effort, pratiquez le conseil que saint Augustin,
déjà vieux, donnoit au jeune évêque Auxilius: _Faites_, dit-il,
_ce qu'un homme doit faire_; et si dans quelque occasion vous
avez sujet de dire comme David: _Mon œil est troublé d'une grande
colère_, recourez aussitôt à Dieu, en criant: _Seigneur, ayez
pitié de moi_, afin qu'il étende sur vous sa droite, et qu'il
réprime votre courroux. Je veux dire qu'il faut invoquer le
secours de Dieu, quand nous nous voyons agités par la colère,
à l'exemple des apôtres battus du vent et de l'orage au milieu
des eaux; car il commandera à nos passions de s'arrêter, et à
l'instant il se fera un grand calme. Mais toujours je vous dis que
la prière qu'on oppose à la colère présente et pressante doit se
faire doucement, tranquillement, et non point violemment: ce qu'il
faut observer dans tous les remèdes que l'on applique à ce mal.

Avec cela, sitôt que vous vous apercevrez avoir fait quelque acte
de colère, réparez promptement cette faute par un acte de douceur
envers la personne contre laquelle vous vous serez irritée; car
comme c'est un excellent remède contre le mensonge que de s'en
dédire sur-le-champ, aussitôt qu'on s'en aperçoit, aussi est-ce
un bon remède contre la colère de la réparer tout de suite par un
acte contraire de douceur; les plaies fraîches sont toujours les
plus faciles à guérir.

Au surplus, lorsque vous êtes tranquille et sans aucun sujet de
colère, faites grande provision de douceur et de débonnaireté:
disant toutes vos paroles, faisant toutes vos actions de la plus
douce manière qu'il vous sera possible; vous ressouvenant que
l'épouse du Cantique n'a pas seulement le miel sur les lèvres et
au bout de la langue, mais encore sous la langue, c'est-à-dire,
dans la poitrine; et non-seulement du miel, mais encore du lait;
car aussi ne faut-il pas seulement avoir la parole douce à l'égard
du prochain, mais encore toute la poitrine, c'est-à-dire, tout
l'intérieur de notre ame; et non-seulement il faut avoir la
douceur du miel, qui est aromatique et parfumé, c'est-à-dire, une
conversation douce et aimable avec les étrangers, mais encore il
faut avoir la douceur du lait avec la famille et les voisins, en
quoi manquent grandement ceux qui dans la rue semblent des anges,
et à la maison sont des diables.



CHAPITRE IX.

De la douceur envers nous-mêmes.


L'un des meilleurs usages que nous puissions faire de la douceur,
c'est de nous l'appliquer à nous-mêmes. Ne nous dépitons jamais
contre nous-mêmes ni contre nos imperfections; car bien que
la raison demande que, quand nous faisons des fautes, nous en
soyons contrits et fâchés, encore faut-il que nous évitions d'en
avoir une douleur aigre et chagrine, dépiteuse et violente.
En quoi pèchent beaucoup de gens qui, s'étant mis en colère,
se courroucent de s'être courroucés, se chagrinent de s'être
chagrinés, et se dépitent de s'être dépités. D'où il arrive qu'ils
tiennent leur cœur toujours enflé et détrempé de colère, et que la
seconde colère, en paroissant ruiner la première, sert néanmoins
d'ouverture et de passage à toutes celles qui se présenteront.
Ajoutez à cela que ces colères et ces aigreurs que l'on a contre
soi-même tendent à l'orgueil, et n'ont d'autre origine que
l'amour-propre, par lequel on se trouble et on s'inquiète de se
voir imparfait. Il faut donc avoir un déplaisir de nos fautes;
mais un déplaisir calme, paisible et ferme: car, de même qu'un
juge, en rendant ses sentences, par raison et de sang-froid,
châtie bien mieux les méchans que s'il agissoit par emportement et
par passion, puisqu'en jugeant avec passion, il ne châtie pas les
fautes selon ce qu'elles sont, mais selon ce qu'il est lui-même;
de même nous nous châtions bien mieux nous-mêmes par un repentir
calme et constant, que par des reproches pleins d'aigreur et de
colère, puisque ces reproches si violens ne se font pas selon la
gravité de nos fautes, mais selon nos propres inclinations. Par
exemple, celui qui affectionne la chasteté, se dépitera avec une
amertume non pareille de la moindre faute qu'il commettra contre
cette vertu, tandis qu'il ne fera que rire d'une grosse médisance
qu'il aura commise; au contraire, celui qui hait la médisance
se tourmentera d'une légère parole qui lui sera échappée, et ne
tiendra nul compte d'une grosse faute commise contre la chasteté;
et ainsi des autres. Or, d'où vient-cela? de ce qu'on ne forme pas
le jugement de sa conscience par raison, mais par passion.

Croyez-moi, Philothée, comme les remontrances d'un père, faites
doucement et cordialement, ont bien plus de pouvoir sur un enfant
pour le corriger, que les colères et les courroux, ainsi quand
notre cœur aura fait quelque faute, si nous le reprenons avec
des remontrances douces et tranquilles, ayant plus de compassion
de lui que de passion contre lui et l'encourageant à mieux faire
à l'avenir, le regret qu'il en concevra entrera bien plus avant
et le pénétrera bien mieux que ne feroit une correction aigre,
injurieuse et emportée.

Pour moi, si j'avois, par exemple, résolu de ne point tomber dans
la vanité, et que j'y fusse néanmoins tombé d'une grande chute,
je ne voudrois pas reprendre mon cœur de cette sorte: N'es-tu
pas bien misérable et abominable, après tant de résolutions, de
t'être laissé emporter à la vanité? Meurs de honte, ne lève plus
les yeux au ciel, aveugle que tu es, impudent, traître, déloyal
à ton Dieu! et autres choses semblables. Mais je voudrois le
corriger raisonnablement et par manière de compassion: Eh bien!
mon pauvre cœur, nous voilà donc tombés dans la fosse que nous
avions tant résolu d'éviter! Ah! relevons-nous, et sortons-en
pour jamais; réclamons la miséricorde de Dieu, et espérons qu'elle
nous assistera, pour désormais être plus fermes. Remettons-nous
dans le chemin de l'humilité. Courage! soyons maintenant sur nos
gardes: Dieu nous aidera, nous ferons quelque chose de bon. Sur
quoi je voudrois bâtir une bonne et ferme résolution de ne plus
retomber dans ma faute, prenant pour cela les moyens convenables,
et surtout l'avis de mon directeur.

Que si néanmoins quelqu'un ne trouve pas que son cœur puisse
être assez ému par cette douce correction, il pourra employer
le reproche, et une réprimande dure et forte pour l'exciter à
une profonde confusion, pourvu qu'après avoir rudement gourmandé
et corrigé son cœur, il le soulage un peu en terminant tous ses
regrets par une douce et sainte confiance en Dieu, à l'imitation
de ce grand pénitent qui, voyant son ame affligée, la relevoit de
cette sorte: _Pourquoi es-tu triste, ô mon ame! et pourquoi me
troubles-tu? Espère en Dieu, car je le bénirai encore comme le
salut et la lumière de mon visage et mon vrai Dieu._

Relevez donc votre cœur quand il tombera, tout doucement, vous
humiliant beaucoup devant Dieu par l'expérience de votre misère,
sans nullement vous étonner de votre chute, puisque ce n'est pas
chose surprenante que l'infirmité soit infirme, que la foiblesse
soit foible, et que la misère soit chétive. Détestez néanmoins
de toutes vos forces l'offense que Dieu a reçue de vous, et
avec un grand courage et une ferme confiance en sa miséricorde,
remettez-vous au train de la vertu que vous avez abandonnée.



CHAPITRE X.

Qu'il faut s'appliquer aux affaires avec soin, sans empressement
ni trouble.


Le soin et la diligence que nous devons mettre en nos affaires
sont des choses bien différentes de l'inquiétude, du trouble
et de l'empressement. Les anges prennent soin de notre salut,
et s'y appliquent avec diligence, mais ils n'en ont pour cela
ni inquiétude, ni trouble, ni empressement; car le soin et la
diligence appartiennent à leur charité; mais l'inquiétude, le
trouble et l'empressement seroient totalement contraires à
leur félicité, puisque le soin et la diligence peuvent être
accompagnés de la tranquillité et de la paix de l'ame, mais non
pas l'inquiétude, le souci, et encore moins l'empressement.

Soyez donc soigneuse et diligente en toutes les affaires dont vous
serez chargée, ma Philotée; car Dieu vous les ayant confiées, veut
que vous en ayez un grand soin; mais, s'il est possible, n'en
prenez ni inquiétude, ni souci, c'est-à-dire ne les entreprenez
pas avec trouble, anxiété et ardeur, ne vous empressez pas à la
besogne, car toute sorte d'empressement trouble la raison et le
jugement, et nous empêche même de bien faire la chose à laquelle
nous nous empressons.

Quand Notre-Seigneur reprend sainte Marthe, il lui dit: _Marthe,
Marthe, vous vous inquiétez et vous vous troublez pour beaucoup de
choses._ Si elle eût été simplement soigneuse, elle ne se fût pas
troublée; mais parce qu'elle avoit de l'inquiétude et du souci,
elle s'empresse et se trouble; et c'est de quoi Notre-Seigneur la
reprend. Les fleuves qui vont doucement coulant dans la plaine,
portent les grands bateaux et les riches marchandises, et les
pluies qui tombent doucement dans la campagne y font croître les
herbes et les fruits. Mais les torrens et les rivières, qui à
grands flots courent sur la terre, minent tout sur leur passage,
et sont inutiles au commerce, comme les pluies violentes et
orageuses ravagent les champs et les prairies. Jamais besogne
faite avec impétuosité et empressement ne fut bien faite. Il
faut se hâter lentement, comme dit l'ancien proverbe. Qui va avec
précipitation, dit Salomon, court risque de tomber à chaque pas.
Nous faisons toujours assez tôt, quand nous faisons bien; les
bourdons font bien plus de bruit et sont bien plus empressés que
les abeilles; mais ils ne font que la cire, et non point le miel;
de même ceux qui s'empressent d'une manière si bruyante et si
affairée, ne font jamais ni beaucoup ni bien.

Les mouches ne nous inquiètent pas par leur force, mais par leur
multitude. Ainsi les grandes affaires ne nous troublent pas tant
par leur importance que les petites par leur nombre. Recevez donc
les affaires qui vous arriveront, en paix, et tachez de les faire
par ordre, l'une après l'autre; car si vous les voulez faire
tout d'un coup, ou en désordre, vous ferez des efforts qui vous
consumeront l'esprit, et pour l'ordinaire vous demeurerez accablée
sous le poids et sans effet.

En toutes vos affaires appuyez-vous totalement sur la providence
de Dieu, par laquelle seule vos desseins doivent réussir:
travaillez néanmoins de votre côté tout doucement pour coopérer
à ses œuvres; et puis croyez que si vous vous êtes bien confiée
en Dieu, le résultat que vous obtiendrez sera toujours le plus
profitable pour vous, soit qu'il paroisse bon, soit qu'il paroisse
mauvais à votre jugement particulier.

Dans le maniement et l'acquisition des biens temporels, faites
comme un petit enfant, qui d'une main tenant son père, cueille de
l'autre les fraises et les mûres le long des haies; servez-vous
aussi d'une de vos mains pour amasser les biens de la terre;
mais tenez toujours de l'autre la main de votre Père céleste,
vous retournant de temps en temps vers lui, pour voir s'il a
pour agréable votre travail et vos occupations, et prenez garde
surtout de ne point quitter sa main et sa conduite, dans l'idée
d'amasser et de recueillir davantage; car s'il vous abandonne,
vous ne ferez point de pas sans donner du nez en terre. Je veux
dire, ma Philothée, que, quand vous serez parmi des affaires et
des occupations communes, qui ne requièrent pas une attention si
forte et si soutenue, vous regardiez plus Dieu que les affaires;
et quand les affaires sont de si grande importance, qu'elles
demandent toute votre attention pour être bien faites, de temps en
temps regardez à Dieu, comme font ceux qui sont sur mer, lesquels,
pour arriver à la terre qu'ils désirent, regardent plus le ciel
que la mer. Ainsi Dieu travaillera avec vous, en vous et pour
vous, et votre travail sera béni de mille consolations.



CHAPITRE XI.

De l'obéissance.


La seule charité constitue la perfection, mais l'obéissance,
la chasteté et la pauvreté sont les trois grands moyens que
nous avons pour l'acquérir: l'obéissance consacre notre cœur,
la chasteté notre corps, et la pauvreté nos biens à l'amour
et au service de Dieu. Ce sont les trois branches de la croix
spirituelle, toutes trois néanmoins fondées sur la quatrième
qui est l'humilité. Je ne prétends pas vous parler de ces trois
vertus par rapport aux vœux solennels qu'en font les personnes qui
entrent en religion, ni par rapport aux vœux simples qu'on en peut
faire dans le monde, je les considérerai seulement en elles-mêmes,
attendu que quoique le vœu y attache un surcroît de grâce et de
mérite, elles suffisent néanmoins sans le vœu pour conduire à la
perfection, pourvu qu'elles soient bien pratiquées.

Il est vrai que les vœux qu'on en fait établissent une personne
dans l'état de perfection, mais il y a une grande différence
entre l'état de perfection et la perfection, puisque tous les
évêques et les religieux sont dans l'état de perfection, et que
tous néanmoins ne sont pas dans la perfection, ainsi qu'il ne se
voit que trop. Tâchons donc, Philothée, de bien pratiquer ces
trois vertus, chacun selon notre vocation; car, encore qu'elles ne
nous mettent pas dans l'état de perfection, elles nous donneront
néanmoins la perfection même; et c'est pourquoi nous sommes tous
obligés à la pratique de ces trois vertus, quoique nous ne soyons
pas tous obligés de les pratiquer de la même manière.

Il y a deux sortes d'obéissance: l'une nécessaire, et l'autre
volontaire. Par la nécessaire, vous devez humblement obéir à vos
supérieurs ecclésiastiques, comme au pape et à l'évêque, au curé
et à ceux qui les représentent. Vous devez obéir à vos supérieurs
politiques, c'est-à-dire à votre prince et aux magistrats qu'il a
établis sur votre pays; vous devez enfin obéir à vos supérieurs
domestiques, c'est-à-dire à votre père, à votre mère, à votre
mari, à votre maître et à votre maîtresse. Or, cette obéissance
s'appelle nécessaire, parce que nul ne peut s'exempter d'obéir à
ces supérieurs-là, Dieu les ayant chargés de nous commander et
de nous gouverner, chacun selon l'autorité qu'il a sur nous.
Obéissez donc à leurs commandemens, cela est de nécessité; mais
de plus, si vous voulez être parfaite, suivez encore leurs
conseils, et même leurs désirs et leurs inclinations, en tant que
la charité et la prudence vous le permettront: obéissez quand
ils vous ordonneront une chose agréable, comme de manger ou de
prendre la récréation; car, encore qu'il paroisse qu'il n'y a
pas grand mérite à obéir en ce cas, ce seroit néanmoins un grand
vice que de désobéir. Obéissez dans les choses indifférentes,
comme de porter tel ou tel habit, d'aller par un chemin ou par un
autre, de chanter ou de se taire, et ce sera déjà une obéissance
fort recommandable. Obéissez dans les choses difficiles, âpres
et dures, et ce sera une obéissance parfaite. Obéissez enfin
doucement sans réplique, promptement, sans retard, gaîment, sans
chagrin, et surtout obéissez amoureusement pour l'amour de celui
qui pour l'amour de nous s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et
à la mort de la croix; et qui, comme dit saint Bernard, aima mieux
perdre la vie que l'obéissance.

Pour apprendre à obéir aisément à vos supérieurs, condescendez
aisément à la volonté de vos égaux, cédant à leurs opinions en
ce qui n'est pas mauvais, sans être contentieuse, ni revêche:
accommodez-vous volontiers aux désirs de vos inférieurs, autant
que la raison le permettra, sans exercer sur eux aucune autorité
impérieuse tant qu'ils se tiendront dans leur devoir.

C'est un abus de croire que si l'on étoit religieux ou religieuse
on obéirait aisément, si l'on sent de la difficulté et de la
répugnance à obéir aux personnes que Dieu a mises au-dessus de
nous.

Nous appelons obéissance volontaire celle à laquelle nous nous
obligeons par notre propre choix et qui ne nous est imposée par
personne. On ne choisit pas pour l'ordinaire son prince ou son
évêque, son père et sa mère, ni même souvent son mari, mais l'on
choisit bien son confesseur, son directeur. Or, soit qu'en le
choisissant on fasse vœu de lui obéir, comme fit la mère Thérèse,
qui, outre l'obéissance vouée solennellement au supérieur de son
ordre, s'obligea encore par un vœu simple à obéir au père Gratian;
soit que, sans vœu, l'on se soumette à l'obéissance de quelqu'un,
toujours cette obéissance s'appelle volontaire, à raison de son
fondement qui dépend de notre volonté et de notre choix.

Il faut obéir à tous les supérieurs, et à chacun en particulier,
selon l'espèce d'autorité qu'il a sur nous: aux princes, en ce
qui regarde la police et les choses publiques; aux prélats, en
ce qui regarde la discipline ecclésiastique; dans les choses
domestiques, au père, au maître, au mari; et quant à la conduite
particulière de l'ame, au confesseur et au directeur particulier.
Faites-vous ordonner par votre père spirituel les pratiques de
piété que vous devez observer, parce qu'elles en seront meilleures
et auront double grâce et bonté; l'une tirée d'elles-mêmes,
puisqu'elles sont pieuses, et l'autre tirée de l'obéissance en
vertu de laquelle elles auront été prescrites et accomplies.
Bienheureux sont les obéissans, car Dieu ne permettra jamais
qu'ils s'égarent.



CHAPITRE XII.

De la nécessité de la chasteté.


La chasteté est le lis des vertus, et dès cette vie elle nous rend
presque semblables aux anges. Partout rien n'est beau que par
la pureté, et la pureté des hommes est la chasteté. On appelle
cette vertu honnêteté, et sa pratique honneur; on la nomme encore
intégrité, et le vice qui lui est contraire, corruption. En un
mot, elle a cette gloire, entre toutes les vertus, qu'elle est
tout ensemble la vertu de l'ame et du corps.

Il n'est jamais permis de faire servir ses sens à un plaisir
voluptueux, en quelque manière que ce soit, hors d'un légitime
mariage, dont la sainteté puisse par une juste compensation
réparer la perte que l'ame y peut souffrir de ce commerce sensuel;
encore faut-il y donner tant d'honnêteté à l'intention, que la
volonté n'en puisse recevoir aucune tache. Le cœur chaste est
semblable à la mère perle, laquelle ne reçoit aucune goutte d'eau
qui ne vienne du ciel; car il ne souffre aucun plaisir, que celui
du mariage établi par le Ciel: hors de là, la seule pensée même ne
lui est pas permise; j'entends une pensée à laquelle la volupté
porte et attache l'esprit volontairement.

Pour le premier degré de cette vertu, jamais, Philothée, ne
souffrez volontairement rien de tout ce qui est défendu dans toute
l'étendue de la volupté, comme universellement parlant, tout ce
que l'on en cherche hors de l'état du mariage, ou même ce qui est
contraire aux règles de cet état.

Pour le second degré, retranchez, autant que vous pourrez, toutes
les délectations des sens superflues et inutiles, quoiqu'elles
soient honnêtes et permises.

Pour le troisième degré, n'attachez point votre affection à
celles qui sont nécessaires et ordonnées; car bien qu'il faille
s'assujettir à celles qui sont de l'institution et la fin du saint
mariage, il ne faut jamais y attacher l'esprit et le cœur.

Au reste, cette vertu est incroyablement nécessaire à tous les
états. Dans celui de la viduité, la chasteté doit être extrêmement
généreuse pour le défendre du plaisir, non-seulement à l'égard
du présent et de l'avenir, mais encore à l'égard du passé, dont
les idées, toujours dangereuses, rendent l'imagination plus
susceptible de mauvaises impressions. C'est pourquoi saint
Augustin admirait en son cher Alypius cette admirable pureté d'ame
qui l'avoit entièrement affranchi des sentimens, et même des
souvenirs de tous ses déréglemens passés. En effet, chacun sait
bien qu'il est facile de conserver long-temps les fruits qui sont
encore en leur entier; mais pour peu qu'ils aient été flétris ou
entamés, l'unique moyen de les bien garder, c'est de les confire
au sucre ou au miel. Je dis aussi que l'on a plusieurs moyens de
conserver avec sûreté la chasteté, tandis qu'elle a toute son
intégrité: mais quand elle l'a une fois perdue, rien ne peut plus
la conserver qu'une solide dévotion, dont j'ai souvent comparé la
douceur avec celle du miel.

Dans l'état de la virginité, la chasteté demande une grande
simplicité d'ame, et une grande délicatesse de conscience pour
éloigner toutes sortes de pensées curieuses, et pour s'élever
au-dessus de tous les plaisirs sensuels, par un mépris absolu
et entier de tout ce que l'homme a de commun avec les bêtes,
et qu'elles ont même plus que lui. Que jamais donc ces ames
pures ne doutent en aucune manière que la chasteté ne leur soit
incomparablement meilleure que tout ce qui est incompatible avec
sa perfection: car, comme dit saint Jérôme, le démon ne pouvant
souffrir cette salutaire ignorance du plaisir, tâche du moins d'en
exciter le désir dans ces ames, et leur en donne pour cela des
idées si attirantes, quoique très-fausses, qu'elles en demeurent
fort troublées, parce qu'elles se laissent imprudemment aller,
ajoute ce saint Père, à estimer ce qu'elles ignorent. C'est
ainsi que tant de jeunes gens, surpris par une fausse et folle
estime des plaisirs voluptueux, et par une curiosité sensuelle
et inquiète, s'y livrent avec la perte entière de leurs intérêts
temporels et éternels; semblables à des papillons qui s'imaginant
que la flamme est aussi douce qu'elle leur paroît belle, vont
étourdiment s'y brûler.

A l'égard de l'état du mariage, c'est une erreur vulgaire et
très-grande, de penser que la chasteté n'y soit pas nécessaire;
car elle l'est absolument et même beaucoup, non pas pour s'y
priver des droits de la foi conjugale, mais pour se contenir
dans les bornes. Or, comme l'observation de ce commandement:
_Fâchez-vous, et ne péchez point_, porte plus de difficulté que la
pratique de celui-ci, _ne vous fâchez point_, par la raison qu'il
est plus aisé d'éviter la colère que de la régler; de même il est
plus facile de se priver de tous les plaisirs de la chair, que
de les modérer. Il est vrai que la licence du mariage, sanctifié
par la grâce de Jésus-Christ, peut beaucoup servir à éteindre
la passion naturelle; mais l'infirmité de plusieurs personnes
qui s'en servent, les font passer aisément de la permission à
l'usurpation, et de l'usage à l'abus. Et comme l'on voit beaucoup
de riches s'accommoder injustement du bien de leur prochain, non
pas par indigence, mais par avarice; l'on voit aussi beaucoup de
personnes mariées, qui pouvant et devant fixer leur cœur à un
objet légitime, s'emportent encore à des plaisirs étrangers, par
une incontinence effrénée. Il est toujours dangereux de prendre
des médicamens violens, parce que si l'on en prend plus qu'il ne
faut, ou qu'ils ne soient pas bien préparés, la santé en souffre
beaucoup. Le mariage a été institué et sanctifié en partie pour
servir de remède à la cupidité naturelle, et si on doit dire que
ce remède est salutaire, on peut dire qu'il est violent et par
conséquent dangereux, si l'on s'en sert sans modération et sans
les précautions nécessaires de la piété chrétienne.

J'ajoute que la variété des affaires de la vie, et les longues
maladies séparent souvent deux personnes que l'amour conjugal a
unies; c'est pourquoi cet état a besoin d'une double chasteté: de
l'une pour s'abstenir de tout plaisir dans les temps d'absence;
et de l'autre, pour se modérer dans les temps de présence.
Sainte Catherine de Sienne vit entre les damnés plusieurs ames
excessivement tourmentées pour avoir profané la sainteté du
mariage; non pas précisément par la raison de l'énormité de leurs
péchés, puisque les meurtres et les blasphèmes sont plus énormes;
mais par cette raison, que ceux qui les commettent ne s'en font
aucun scrupule, et que par conséquent ils y persévèrent durant
toute leur vie.

Vous voyez donc combien la chasteté est nécessaire à tous les
états. _Cherchez la paix avec tous_, dit l'Apôtre, _et la
sainteté, sans laquelle personne ne verra Dieu._ Or, remarquez
que par la sainteté, il entend la chasteté, selon l'observation
de saint Jérôme et de saint Chrysostôme. Non, Philothée, personne
ne verra Dieu sans la chasteté; personne n'habitera en ces saints
tabernacles qu'il n'ait le cœur pur; et comme dit le Sauveur même,
les chiens et les impudiques en seront bannis. _Aussi, bienheureux
sont_, nous a-t-il dit, _ceux qui auront le cœur pur, parce qu'ils
verront Dieu!_



CHAPITRE XIII.

Avis pour conserver la chasteté.


Ayez toujours une grande attention sur vous, pour éloigner
promptement tout ce qui peut porter quelque attrait à la volupté,
car c'est un mal qui se prend insensiblement, et qui par de petits
commencemens, fait de grands progrès. En un mot, il est plus aisé
de le fuir, que de le guérir.

La chasteté est ce trésor que saint Paul dit que nous possédons
dans des vases bien fragiles; et véritablement elle tient beaucoup
de la fragilité de ces vases qui, pour peu qu'ils se heurtent
les uns contre les autres, courent risque de se casser. L'eau la
plus fraîche que l'on veut conserver dans un vase, y perd bientôt
la fraîcheur, si quelque animal y a tant soit peu touché. Ne
permettez donc jamais, Philothée, et défendez-vous à vous-même
tous ces badinages extérieurs des mains, également contraires à
la modestie chrétienne, et au respect que l'on doit à la qualité
ou à la vertu d'une personne: car bien que peut-être on puisse
absolument conserver un cœur chaste parmi ces actions qui viennent
plutôt de légèreté que de malice, et qui ne sont pas ordinaires,
cependant la chasteté en reçoit toujours quelque mauvaise
atteinte. Au reste, vous jugez assez que je ne parle pas de ces
attouchemens malhonnêtes qui ruinent entièrement la chasteté.

La chasteté dépend du cœur comme de son origine, et sa pratique
extérieure consiste à régler et à purifier les sens; c'est
pourquoi elle se perd par tous les sens extérieurs, comme par
les pensées de l'esprit et par les désirs du cœur. Ainsi toute
sensation que l'on se permet sur un objet déshonnête et avec
esprit de déshonnêteté, est véritablement une impudicité; jusque
là que l'Apôtre disoit aux premiers chrétiens: _mes frères, que
la fornication ne se nomme pas même entre vous_. Les abeilles,
non-seulement ne touchent pas à un cadavre pourri, mais fuient
encore la mauvaise vapeur qui en exhale. Observez, je vous prie,
ce que la Sainte-Ecriture nous dit de l'Epouse des Cantiques;
tout y est mystérieux: La myrrhe distille de ses mains, et vous
savez que cette liqueur préserve de la corruption; ses lèvres
sont bandées d'un ruban vermeil, et cela nous apprend que la
pudeur rougit des paroles tant soit peu malhonnêtes; ses yeux sont
comparés aux yeux de la colombe, à cause de leur netteté; elle a
des pendans d'oreilles qui sont d'or, et ce précieux métal nous
marque la pureté; son nez est comparé à un cèdre du Liban, dont
l'odeur est exquise et le bois incorruptible. Que veut dire tout
cela? telle doit être l'ame dévote, chaste, nette, pure et honnête
en tous ses sens extérieurs.

A ce propos, je veux vous apprendre un mot bien remarquable, que
Jean Cassien, un ancien Père, assure être sorti de la bouche de
saint Basile, qui parlant de soi-même, dit un jour avec beaucoup
d'humilité: _je ne sais ce que sont les femmes, cependant je ne
suis pas vierge_. Certes la chasteté se peut perdre en autant
de manières qu'il y a de sortes d'impudicités, lesquelles, à
proportion qu'elles sont grandes ou petites, l'affoiblissent ou
la blessent dangereusement, ou la font entièrement périr. Il
y a de certaines libertés indiscrètes, badines et sensuelles,
qui, à proprement parler, ne violent pas la chasteté, mais
qui l'affoiblissent, qui l'amollissent et qui en ternissent
l'éclat. Il y a d'autres libertés non-seulement indiscrètes, mais
vicieuses; non-seulement badines, mais déshonnêtes; non-seulement
sensuelles, mais charnelles, qui du moins blessent mortellement
la chasteté: je dis du moins, parce qu'elle périt entièrement, si
cela va jusqu'au dernier effet du plaisir voluptueux. Alors la
chasteté périt d'une manière plus indigne que méchante, et plus
malheureuse que quand elle se perd par la fornication, même par
l'adultère et par l'inceste; car, quoique ces dernières espèces
de la brutale volupté soient de grands péchés, les autres, comme
dit Tertullien dans son livre de la pudicité, sont des monstres
d'iniquité et de péché. Or Cassien ne croit pas, ni moi non plus,
que saint Basile ait voulu s'accuser d'un dérèglement pareil,
quand il dit qu'il n'étoit pas vierge; et je crois avec raison
qu'il n'entendoit parler que des seules pensées voluptueuses qui
ne font que salir l'imagination, l'esprit et le cœur: donc la
chasteté a toujours été si chère aux ames généreuses, qu'elles en
ont été extrêmement jalouses.

N'ayez jamais de commerce avec des personnes dont vous connoîtrez
que les mœurs soient gâtées par la volupté, surtout quand
l'impudence est jointe à l'impureté, ce qui arrive presque
toujours.

L'on prétend que les boucs touchant seulement de la langue les
amandiers, qui sont doux de leur espèce, en rendent le fruit amer;
et ces ames brutales et infectes ne parlent guère à personne, ni
de même sexe, ni de sexe différent, qu'elles ne fassent un grand
tort à la pudeur: semblables aux basilics qui portent leur venin
dans leurs yeux et dans leur haleine.

Au contraire, faites une bonne liaison avec les personnes chastes
et vertueuses; occupez-vous souvent de la lecture des Livres
sacrés, car la parole de Dieu est chaste, et rend chastes ceux qui
l'aiment. C'est pourquoi David la compare à cette pierre précieuse
qu'on appelle topaze, et dont la propriété spéciale est d'amortir
le cœur de la concupiscence.

Tenez-vous toujours auprès de Jésus-Christ crucifié, soit
spirituellement par la méditation, soit réellement et
corporellement par la sainte communion. Vous savez que ceux
qui couchent sur l'herbe nommée _Agnus-castus_, prennent
insensiblement des dispositions favorables à la chasteté; pensez
donc que, reposant votre cœur sur Notre-Seigneur, qui est
véritablement l'agneau immaculé, vous trouverez bientôt votre
ame, votre cœur et vos sens entièrement purifiés de tous les
plaisirs sensuels.



CHAPITRE XIV.

De la pauvreté d'esprit au milieu des richesses.


_Bienheureux sont les pauvres d'esprit! car le royaume des cieux
est à eux._ Malheureux donc sont les riches d'esprit, car la
misère de l'enfer est à eux. Celui-là est riche d'esprit, qui a
les richesses dans son esprit, ou son esprit dans les richesses.
Celui-là au contraire est pauvre d'esprit, qui n'a ni les
richesses dans son esprit, ni son esprit dans les richesses. Les
alcions font leurs nids comme une pomme, et n'y laissent qu'une
très-petite ouverture par en haut: ils les placent sur le bord
de la mer, et les font si fermes et si impénétrables, que l'eau,
venant les surprendre, ne peut y entrer; mais tenant toujours le
dessus, ils demeurent au milieu de la mer, sur la mer, et maîtres
de la mer. Votre cœur, chère Philothée, doit être comme cela,
ouvert seulement au Ciel, et impénétrable aux richesses et aux
biens périssables de ce monde. Si vous en avez, gardez-vous d'y
attacher votre cœur: qu'il tienne toujours le dessus, et que parmi
les richesses il soit sans richesses et maître des richesses.
Non, ne mettez pas cet esprit céleste dans les biens terrestres;
faites qu'il les domine toujours, qu'il soit sur eux et non pas
dans eux.

Il y a bien de la différence entre avoir du poison et être
empoisonné. Les apothicaires ont presque tous des poisons pour
s'en servir en diverses occurrences; mais ils ne sont pas pour
cela empoisonnés, parce qu'ils n'ont pas ces poisons dans leur
corps, mais dans leur boutique. Ainsi pouvez-vous avoir des
richesses sans être empoisonnée par elles: ce sera si vous les
avez dans votre maison ou dans votre bourse, et non dans votre
cœur. Etre riche en effet et pauvre en affection, c'est le grand
bonheur du chrétien; car par ce moyen il a les avantages de la
richesse pour ce monde, et le mérite de la pauvreté pour l'autre.

Hélas! Philotée, jamais personne ne confessera qu'il soit avare;
chacun désavoue cette bassesse d'ame: on s'excuse sur le nombre
des enfans, sur la prudence qui exige qu'on prenne les moyens
de s'établir: jamais on n'en a trop. Il se trouve toujours
quelque bon motif d'en avoir davantage; et même les plus avares,
non-seulement n'avouent pas qu'ils le soient, mais encore en
conscience ils ne pensent pas l'être: non, ils n'y songent pas;
car l'avarice est une fièvre qui tient du prodige; on la sent
d'autant moins qu'elle est plus violente et plus ardente. Moïse
vit le feu sacré brûler un buisson sans le consumer; mais, au
contraire, le feu profane de l'avarice consume et dévore l'avare,
sans le brûler aucunement. Au moins il se vante, parmi les
plus grandes ardeurs, qu'il respire la plus douce fraîcheur du
monde, et tient que son altération insatiable est une soif toute
naturelle et toute bonne.

Si vous désirez continuellement, fortement et d'une manière
inquiète les biens que vous n'avez pas, vous avez beau dire que
vous ne voulez pas les avoir injustement, vous ne laisserez pas
pour cela d'être vraiment avare. Celui qui désire continuellement,
avidement et avec inquiétude de boire, encore qu'il ne veuille
boire que de l'eau, témoigne suffisamment qu'il a la fièvre.

O Philotée! je ne sais si c'est un désir juste de désirer avoir
justement ce qu'un autre possède justement; car il semble que
par ce désir nous voulons nous accommoder en incommodant les
autres. Celui qui possède un bien justement n'a-t-il pas plus de
raison de le garder justement que nous de l'avoir justement? Et
pourquoi donc étendons-nous notre désir sur son bien pour l'en
priver? Assurément, quand ce désir seroit juste, il ne seroit
pas charitable; car nous ne voudrions pas que quelqu'un désirât,
même justement, ce que nous voulons garder justement. Ce fut le
péché d'Achab, qui voulut avoir justement la vigne de Naboth,
que celui-ci voulut encore plus justement garder; il la désira
ardemment, long-temps, avec inquiétude; et partant il offensa Dieu.

Attendez, chère Philotée, pour désirer le bien du prochain, qu'il
commence à désirer de s'en défaire; car alors son désir rendra le
vôtre non-seulement juste, mais charitable: oui, car je veux bien
que vous ayez soin d'accroître vos moyens et vos facultés, pourvu
que ce soit, non-seulement justement, mais encore doucement et
charitablement.

Si vous affectionnez beaucoup les biens que vous avez, si
vous en êtes fort préoccupée, y attachant votre cœur et vos
pensées, et craignant d'une crainte vive et inquiète de les
perdre, croyez-moi, vous avez encore quelque sorte de fièvre;
car les fiévreux boivent l'eau qu'on leur donne avec un certain
empressement et une sorte d'attention et de joie que ceux qui
sont sains n'ont pas accoutumé d'avoir. Il n'est pas possible de
se plaire beaucoup à une chose, et de ne pas y mettre beaucoup
d'affection. S'il vous arrive de perdre des biens, et que vous
sentiez que votre cœur s'en désole beaucoup, croyez, Philotée,
que vous y avez beaucoup d'affection; car rien ne témoigne tant
l'affection que l'on a pour la chose perdue, que l'affliction que
cause la perte.

Ne désirez donc pas d'un désir déterminé le bien que vous n'avez
pas; ne mettez pas fort avant votre cœur dans celui que vous avez;
ne vous désolez pas des pertes qui vous arriveront, et alors vous
aurez quelque sujet de croire qu'étant riche en effet, vous ne
l'êtes pas d'affection; mais que vous êtes pauvre d'esprit, et
par conséquent bienheureuse, puisque le royaume des Cieux vous
appartient.



CHAPITRE XV.

Comment il faut pratiquer la pauvreté réelle au milieu des
richesses.


Le peintre Parrhasius peignit le peuple athénien d'une manière
fort ingénieuse, le représentant avec son caractère changeant,
frivole, colère, injuste, inconstant, courtois, clément, généreux,
hautain, fier et humble, brave et timide, tout cela ensemble. Pour
moi, chère Philotée, je voudrois aussi faire entrer dans votre
cœur la richesse et la pauvreté tout ensemble, un grand soin et
un grand mépris des choses temporelles.

Ayez beaucoup plus de soin de rendre vos biens utiles et fructueux
que n'en ont même les mondains. Dites-moi, les jardiniers des
grands princes ne sont-ils pas plus appliqués et plus diligens
à cultiver et à embellir les jardins dont ils sont chargés,
que s'ils en avoient la propriété? Pourquoi cela? parce que
sans doute, ils considèrent ces jardins-là comme les jardins
des princes et des rois, auxquels ils veulent plaire par leurs
bons services. Philothée, les biens que nous avons ne sont pas
à nous; Dieu nous les a donnés à cultiver; il veut que nous les
fassions valoir; et partant, c'est lui rendre notre service
agréable que d'en avoir toujours bien soin. Mais il faut que ce
soit un soin plus grand et plus solide que celui que les mondains
ont de leur fortune; car ils ne travaillent que pour l'amour
d'eux-mêmes, et nous, nous devons travailler pour l'amour de Dieu.
Or, comme l'amour de soi-même est un amour violent, soucieux,
empressé, le soin qui en résulte est aussi un soin plein de
trouble, d'inquiétude et de peine; et comme l'amour de Dieu est
doux, paisible et tranquille, le soin qu'il donne, même quand
il s'applique aux biens du monde, est un soin aimable, doux et
gracieux. Ayons donc ce soin gracieux de la conservation, et je
dirai aussi de l'accroissement de nos biens temporels, lorsque
quelque juste occasion s'en présentera, et que notre condition le
demandera; car Dieu veut que nous en usions ainsi pour son amour.

Mais prenez garde que l'amour-propre ne vous abuse; car
quelquefois il contrefait si bien l'amour de Dieu, qu'on diroit
que c'est lui. Or, pour empêcher qu'il ne vous trompe, et que ce
soin des biens temporels ne se convertisse en avarice, outre ce
que j'ai dit au chapitre précédent, il est nécessaire de pratiquer
très-souvent la pauvreté réelle et effective au milieu de tous les
biens et de toutes les richesses que Dieu nous a donnés. Renoncez
donc toujours à quelque partie de vos biens, en les donnant de
bon cœur aux pauvres; car donner ce qu'on a, c'est s'appauvrir
d'autant, et plus vous donnerez, plus vous vous appauvrirez. Il
est vrai que Dieu vous le rendra, non-seulement en l'autre monde,
mais encore en celui-ci, puisqu'il n'y a rien qui fasse tant
prospérer temporellement que l'aumône; mais en attendant que Dieu
vous le rende, vous serez toujours appauvrie de cela. O le saint
et riche appauvrissement que celui qui se fait par l'aumône!

Aimez les pauvres et la pauvreté; et par cet amour vous
deviendrez vraiment pauvre, car il est dit dans l'Ecriture que
_nous devenons semblables aux choses que nous aimons_. L'amitié
rend tout égal entre les amis. _Qui est infirme_, disoit saint
Paul, _avec qui je ne sois infirme_? Il pouvoit dire aussi, qui
est pauvre, avec qui je ne sois pauvre? parce que l'affection
qu'il portoit au prochain le faisoit tel que ceux qu'il aimoit.
Si donc vous aimez les pauvres, vous participerez vraiment à leur
pauvreté, et serez pauvre comme eux.

Or, si vous aimez les pauvres, mettez-vous souvent parmi eux,
prenez plaisir à les voir chez vous et à les visiter chez eux.
Conversez volontiers avec eux, soyez bien aise qu'ils vous
approchent dans les églises, dans les rues et ailleurs. Soyez
pauvre de la langue avec eux, leur parlant comme leur égale. Mais
soyez riche des mains, leur donnant de votre fortune, comme plus
abondante que la leur.

Voulez-vous faire encore davantage, chère Philothée? ne vous
contentez pas d'être pauvre comme les pauvres, mais soyez plus
pauvre que les pauvres. Et comment cela? Le serviteur est moindre
que son maître; rendez-vous donc servante des pauvres, allez les
servir dans leurs lits quand ils sont malades, je dis de vos
propres mains; soyez leur cuisinière, et à vos propres dépens;
soyez leur lingère et leur blanchisseuse O Philothée! ce service
vaut mieux qu'une couronne. Je ne puis assez admirer l'ardeur
avec laquelle ce conseil fut pratiqué par saint Louis, l'un des
plus grands rois que le soleil ait vus; mais je dis grand roi
en toute sorte de grandeur: il avoit une table où des pauvres
étoient nourris et servis de sa main; il en faisoit venir presque
tous les jours trois à la sienne, et souvent il mangeoit leurs
restes avec un plaisir extrême, par affection pour eux. Quand il
visitoit les hôpitaux des malades (ce qu'il faisoit très-souvent),
il se mettait ordinairement à servir ceux qui avoient les maux
les plus horribles, les lépreux, les hommes rongés d'ulcères et
autres semblables, et il leur rendait tous ces services nu-tête
et genoux en terre, respectant en leur personne le Sauveur du
monde, et les chérissant d'un amour aussi tendre qu'auroit fait
une douce mère envers son enfant. Sainte Elisabeth, fille du roi
de Hongrie se mêloit ordinairement avec les pauvres, et pour se
récréer s'habilloit quelquefois en pauvre femme parmi ses dames,
leur disant: Si j'étois pauvre, je m'habillerois ainsi. O mon
Dieu! Philothée, que ce prince et cette princesse étoient pauvres
en leurs richesses, et qu'ils étoient riches en leur pauvreté!

Bienheureux sont ceux qui sont ainsi pauvres, car le royaume du
Ciel leur appartient. _J'ai eu faim, et vous m'avez nourri; j'ai
eu froid, et vous m'avez vêtu: possédez le royaume qui vous a été
préparé dès le commencement du monde_: tel sera le langage que
leur tiendra le roi des pauvres et des rois au jour de son grand
jugement.

Il n'est personne qui n'éprouve de temps en temps quelque
privation et quelque désagrément. C'est un hôte qui arrivera
et qu'on voudroit bien traiter, et il n'y aura pas moyen pour
l'heure. Ce sont de beaux habits qu'on voudra avoir dans un lieu
pour y paroître convenablement, et ils se trouveront dans un
autre. Ou bien il arrive que tous les vins de la cave tournent et
se gâtent, et qu'il n'en reste plus que de mauvais et de verts.
On se trouve aux champs dans une bicoque, où tout manque; on n'a
ni lit, ni chambre, ni table, ni service. Enfin, tout riche qu'on
soit, il est facile d'avoir souvent besoin de quelque chose.
Or, c'est là véritablement être pauvre de ce qui nous manque.
Philothée, soyez bien aise de ces rencontres, acceptez-les de bon
cœur, souffrez-les gaîment.

Quand il arrivera quelque accident qui vous appauvrira, soit de
beaucoup, soit de peu, comme font les tempêtes, les incendies,
les inondations, les sécheresses, les vols, les procès; oh! ce
sera alors le véritable temps de pratiquer la pauvreté, recevant
avec douceur ces diminutions de revenus, et vous accommodant avec
patience et courage à cet appauvrissement. Esaü se présenta à son
père avec ses mains couvertes de poil, et Jacob en fit autant:
mais parce que le poil qui couvroit les mains de Jacob ne tenoit
pas à sa peau, mais à ses gants, on pouvoit le lui ôter, sans
aucunement l'écorcher, ni le faire souffrir; au contraire, parce
que le poil des mains d'Esaü tenoit à sa peau, naturellement toute
velue, quiconque eût voulu l'en dépouiller, lui eût causé beaucoup
de douleur, et eût éprouvé de sa part une vive résistance. Quand
notre fortune nous tient au cœur, si la tempête, si les larrons,
si les chicaneurs nous en arrachent une partie, quel trouble,
quelle impatience n'en avons-nous pas! Mais quand nos biens ne
tiennent qu'aux soins que Dieu veut que nous en ayons, et non à
notre cœur, alors si on nous les arrache, nous n'en perdons pas
pour cela le calme et la raison. C'est la même différence qu'entre
les bêtes et les hommes par rapport à leurs robes; car les robes
des animaux tiennent à leur chair, mais celles des hommes y sont
seulement appliquées, en sorte qu'ils peuvent les mettre et les
ôter quand il leur plaît.



CHAPITRE XVI.

Comment il faut pratiquer la richesse d'esprit au milieu de la
pauvreté réelle.


Mais si vous êtes vraiment pauvre, très-chère Philothée, ô Dieu!
tâchez de l'être encore d'esprit: faites de nécessité vertu, et
employez cette pierre précieuse de la pauvreté pour ce qu'elle
vaut. Elle paroît obscure aux yeux du monde, et il n'en sait pas
la valeur; cependant l'éclat en est admirable, et elle est d'un
grand prix.

Ayez courage, vous êtes en bonne compagnie: Notre-Seigneur,
la sainte Vierge, les apôtres, tant de saints et de saintes
ont été pauvres; et pouvant être riches, ils ont dédaigné de
l'être. Combien y a-t-il de grands du monde, qui, à travers
mille difficultés, sont allés chercher avec empressement la
sainte pauvreté dans les cloîtres et les hôpitaux! Ils ont pris
beaucoup de peine pour la trouver; témoins saint Alexis, sainte
Paule, saint Paulin, sainte Angèle, et tant d'autres. Et voilà,
Philothée, que plus gracieuse et plus prévenante, elle vient
d'elle-même se présenter chez vous; vous la rencontrez sans la
chercher, vous l'obtenez sans aucune peine; oh! embrassez-la donc
comme la chère amie de Jésus-Christ, qui naquit, vécut et mourut
avec la pauvreté qui fut sa nourrice toute sa vie.

Votre pauvreté, Philothée, a deux grands avantages, par le moyen
desquels elle peut vous faire beaucoup mériter. Le premier est
qu'elle ne vous est point arrivée par votre choix, mais par
la seule volonté de Dieu, qui vous a faite pauvre, sans que
votre volonté propre y ait aucunement contribué. Or, ce que
nous recevons purement de la volonté de Dieu lui est toujours
très-agréable, pourvu que nous le recevions de bon cœur, et pour
l'amour de sa sainte volonté; où il y a moins du nôtre, il y a
plus de Dieu. La simple et pure acceptation de la volonté de Dieu
rend un état très-méritoire.

Le second avantage de cette pauvreté, c'est qu'elle est une
pauvreté vraiment pauvre. Une pauvreté louée, caressée, estimée,
secourue et assistée tient de la richesse, ou du moins cesse
d'être pauvre; mais une pauvreté méprisée, rejetée, reprochée et
délaissée est vraiment une pauvreté pauvre. Or, telle est pour
l'ordinaire la pauvreté des séculiers; car, parce qu'ils ne sont
pas pauvres par choix, mais par nécessité, on n'en tient pas
grand compte. Et par cela même qu'on n'en tient pas grand compte,
leur pauvreté est plus pauvre que celle des religieux, bien que
celle-ci ait une grande excellence et se rende très-recommandable
à cause du vœu et de l'intention qui l'a fait choisir.

Ne vous plaignez donc pas, ma chère Philothée, de votre pauvreté;
car on ne se plaint que de ce qui déplaît, et si la pauvreté vous
déplaît, vous n'êtes plus pauvre d'esprit, mais riche d'affection.

Ne vous désolez pas de n'être pas si bien secourue qu'il seroit
nécessaire; car en cela consiste l'excellence de la pauvreté.
Vouloir être pauvre, et ne pas vouloir en recevoir d'incommodité,
c'est une trop grande ambition, car c'est vouloir l'honneur de la
pauvreté et la commodité des richesses.

N'ayez point de honte d'être pauvre, ni de demander l'aumône à
titre de charité. Recevez avec humilité ce qu'on vous donnera;
supportez le refus avec douceur. Rappelez-vous souvent le voyage
que la sainte Vierge fit en Egypte pour y porter son cher enfant,
et combien de mépris, de fatigues et de misère il lui fallut
endurer. Si vous vivez comme cela, vous serez très-riche dans
votre pauvreté.



CHAPITRE XVII.

De l'amitié, et premièrement de la mauvaise.


Entre toutes les passions de l'ame, l'amour tient le premier
rang; c'est le roi de tous les mouvemens du cœur: il attire tout
le reste à soi, et nous rend tels que ce qu'il aime. Prenez donc
bien garde, Philothée, de n'en point avoir de mauvais; car tout
aussitôt vous seriez toute mauvaise. Or, l'amitié est le plus
dangereux amour de tous, parce que les autres amours peuvent
subsister sans qu'il y ait communication des cœurs; au lieu que
l'amitié étant totalement fondée sur cette communication, il est
presque impossible d'être l'ami d'une personne, sans participer à
ses qualités.

Tout amour n'est pas amitié; car on peut aimer quelqu'un sans en
être aimé, et pour lors il y a de l'amour, mais non de l'amitié;
puisque l'amitié est un amour mutuel, et que, s'il n'est pas
mutuel, ce n'est pas de l'amitié. Et il ne suffit pas encore
qu'il soit mutuel, mais il faut de plus que ceux qui s'aiment
connoissent leur mutuelle affection; autrement ils auroient de
l'amour, mais non de l'amitié. Il faut enfin qu'il y ait entre eux
quelque sorte de communication qui soit le fondement de l'amitié.

Selon la diversité des communications, l'amitié est aussi diverse;
et les communications sont différentes, selon la différence des
biens qu'on se communique. Si ce sont des biens faux et vains,
l'amitié est fausse et vaine; si ce sont de vrais biens, l'amitié
est vraie; et plus les biens sont excellens, plus aussi l'amitié
est excellente. Car, comme le meilleur miel est celui qui est
cueilli sur les fleurs les plus exquises, de même aussi la
meilleure amitié est celle qui résulte des communications les plus
parfaites. Et comme il y a une sorte de miel à Héraclée de Pont,
qui est un poison véritable, et qui fait devenir insensés ceux
qui en mangent, parce qu'il est recueilli sur l'aconit, plante
vénéneuse très-abondante en ces régions, ainsi l'amitié fondée sur
la communication des biens faux et vicieux est toute fausse et
mauvaise.

L'amitié qui est fondée sur la communication des biens extérieurs
et sensibles est toute grossière et indigne du nom d'amitié; comme
aussi celle qui est fondée sur certaines vertus vaines et frivoles
qui n'ont également pour but que la satisfaction des sens.
J'appelle biens extérieurs et sensibles, ceux qui s'attachent
immédiatement et principalement aux sens extérieurs, comme le
plaisir de voir la beauté, d'entendre une douce voix, d'entretenir
une agréable conversation. J'appelle vertus frivoles, certaines
habiletés et qualités vaines, que les esprits foibles appellent
vertus et perfections.

Entendez parler la plupart des filles, des femmes et des jeunes
gens; ils ne se gêneront pas pour vous dire: Monsieur un tel a
beaucoup de mérite, c'est un homme parfait, car il danse à ravir,
il possède à merveille toutes sortes de jeux, il est toujours
habillé dans le meilleur goût, il chante admirablement bien, il
a le plus excellent ton, les manières les plus agréables. Ah!
Philothée, quel jugement! n'est-ce pas ainsi que les charlatans
se jugent entre eux, estimant pour plus parfait celui qui excelle
en boufonneries. Or, comme tout cela regarde les sens, les
amitiés qui en proviennent s'appellent sensuelles, vaines et
frivoles, et méritent plutôt le nom de folâtrerie que d'amitié.
Ce sont ordinairement les amitiés des jeunes gens qui se laissent
enchanter par des moustaches, des cheveux, un regard, un habit,
une tournure et du babil. Amitiés dignes de l'âge où il n'y a
encore de vertu qu'en herbe et de jugement qu'en bouton; aussi de
telles amitiés ne sont que passagères, et fondent comme la neige
au soleil.



CHAPITRE XVIII.

Des amitiés sensuelles.


Quand ces amitiés vaines et badines se rencontrent entre des
personnes de différent sexe, sans aucune vue de mariage, elles
ne méritent pas le nom ni d'amitié ni d'amour, à cause de leur
incroyable vanité et de leurs grandes imperfections; et l'on ne
peut les nommer autrement que sensuelles, ainsi que je l'ai dit
dans le chapitre précédent: cependant les cœurs de ces personnes
s'y trouvent pris, engagés et comme enchaînés par de vaines et
folles affections, qui ne sont fondées que sur ces frivoles
communications et misérables agrémens dont j'ai parlé: et bien que
ces sortes d'amours dégénèrent ordinairement en voluptés les plus
grossières, ce n'est pas néanmoins la première vue que l'on ait
eue; autrement tout ce que je viens de dire seroit une impureté
déclarée et fort criminelle. Il se passera même quelquefois
plusieurs années, sans que les personnes qui sont frappées de
cette folie, fassent rien qui soit formellement et directement
contraire à la chasteté, ne se repaissant l'esprit et le cœur que
de souhaits, de soupirs, d'assiduités, d'enjouemens, et d'autres
semblables vanités et badineries, pour parvenir aux fins que
chacun s'y propose.

Les uns n'ont point d'autre dessein que de satisfaire une
certaine inclination naturelle qu'ils ont à donner de l'amour
et à en recevoir, et ceux-là ne font aucun choix et n'ont aucun
discernement, mais suivent seulement leur goût et leur instinct:
de sorte qu'à la première occasion imprévue ils se laissent
prendre à un objet qui leur paroît agréable, sans en examiner
le mérite; et c'est toujours un piége pour eux, dans lequel
ayant donné à l'aveugle, ils s'embarrassent si fort, qu'ils ne
peuvent plus en sortir. Les autres se laissent aller à cela par
vanité, persuadés qu'ils veulent être, qu'il y a de la gloire à
s'assujettir un cœur; et ceux-ci font un grand discernement des
personnes, voulant entreprendre celles dont l'attachement leur
peut faire plus d'honneur. Dans plusieurs, l'inclination naturelle
et la vanité conspirent également à cette folle conduite; car
bien qu'ils aient du penchant à aimer et à vouloir être aimés,
ils prétendent cependant l'accorder avec le désir de cette vaine
gloire. Ces amitiés, Philothée, sont toutes mauvaises, folles
et vaines; elles sont mauvaises, parce qu'elles se terminent
ordinairement par les plus grands péchés de la chair, et qu'elles
dérobent et à Dieu et à une femme, ou bien à un mari, un cœur et
un amour qui leur appartiennent: elles sont folles, parce qu'elles
n'ont ni fondement ni raison: elles sont vaines, parce qu'il n'en
revient ni utilité, ni honneur, ni joie; au contraire on y perd
le temps, on y expose beaucoup son honneur, puisque la réputation
en souffre; et l'on n'en reçoit point d'autre plaisir que celui
d'un empressement de prétendre et d'espérer, sans savoir ce que
l'on prétend ni ce qu'on espère. Ces foibles esprits s'entêtent
toujours de la créance qu'il y a je ne sais quoi à désirer en
ce témoignage qu'on se donne, d'un amour réciproque, et ils ne
peuvent dire ce que c'est. Malheureux qu'ils sont encore en ce
point-là, que ce désir bien loin de s'éteindre, agite leur cœur
par de perpétuelles défiances, jalousies et inquiétudes! Saint
Grégoire de Nazianze, écrivant sur cela contre ces femmes si
vaines, en parle excellement bien, et voici un petit fragment de
son discours, lequel peut être également utile aux deux sexes.
«C'est assez, dit-il à une femme, que votre beauté vous rende
agréable aux yeux de votre mari: si pour vous attirer une estime
étrangère, vous en exposez les attraits à d'autres yeux, comme
l'on tend des filets à des oiseaux qui s'y laissent prendre, que
croyez-vous qu'il en doive arriver? indubitablement celui à qui
votre beauté plaira, vous plaira lui-même: vous rendrez regard
pour regard, œillade pour œillade; les doux souris suivront les
regards, et ils seront eux-mêmes suivis de ces demi-mots qu'une
passion naissante arrache à la pudeur. Après cela on se verra
bientôt librement; la liberté tournera en une mauvaise familiarité
d'enjouemens indiscrets, et puis... Mais taisez-vous ici, ma
langue, qui en voulez trop dire, et ne parlez pas de la suite.
Cependant je dirai encore une vérité générale: jamais rien de
toutes ces folles complaisances entre les jeunes gens et les
femmes, soit pour les actions, soit pour les paroles, n'est exempt
de plusieurs atteintes que les sens et le cœur souffrent; parce
que tout ce qui fait le commerce des amitiés sensuelles se tient
l'un à l'autre, et s'entre-suit par une manière d'enchaînement,
comme un anneau de fer attiré par l'aimant en attire plusieurs
autres.»

O que ce grand évêque en parle bien! car enfin, que pensez-vous
faire? donner de l'amour seulement; vous vous trompez: jamais
personne n'en donne volontairement sans en prendre nécessairement;
à ce mauvais jeu, qui prend est toujours pris. Le cœur n'est que
trop semblable à l'herbe nommée aproxis, laquelle de loin prend
feu aussitôt qu'on le lui présente. Mais, dira quelqu'un, j'en
veux bien prendre, pourvu que ce ne soit pas beaucoup. Hélas, que
vous vous abusez! ce feu d'amour est plus actif et plus pénétrant
que vous ne pensez. Si vous croyez n'en recevoir qu'une étincelle,
vous vous étonnerez d'en avoir tout d'un coup votre cœur embrasé.
Le Sage s'écrie: _qui aura compassion de l'enchanteur, qui s'est
laissé piquer par un serpent?_ Et je m'écrie après lui: ô aveugles
et insensés, pensez-vous donc enchanter l'amour, pour en disposer
à votre gré? Vous voulez vous divertir avec lui, comme avec un
serpent; il fera couler tout son poison en votre cœur, par les
atteintes les plus piquantes qu'il lui donnera; alors chacun vous
blâmera de ce que par une téméraire confiance vous aurez voulu
recevoir et nourrir en votre cœur cette méchante passion qui vous
aura fait perdre vos biens, votre honneur et votre ame.

O Dieu! quel aveuglement que de risquer comme au jeu, sur
des gages si frivoles, ce que notre ame a de plus cher! oui,
Philothée, car Dieu ne veut l'homme que pour son ame, et il
ne veut l'ame que pour son amour. Hélas! nous sommes bien
éloignés d'avoir autant d'amour que nous en avons besoin: je
veux dire qu'il s'en faut infiniment que nous en ayons assez
pour aimer Dieu. Et cependant, misérables que nous sommes, nous
le prodiguons avec un épanchement entier de notre cœur sur mille
choses sottes, vaines et frivoles, comme si nous en avions de
reste. Ah! ce grand Dieu qui s'étoit réservé le seul amour de nos
ames, en reconnoissance de leur création, de leur conservation,
de leur rédemption, exigera un compte bien rigoureux de l'usage
et de l'emploi que nous en aurons fait. Que s'il doit faire une
recherche si exacte des paroles oiseuses, que sera-ce des amitiés
oiseuses, imprudentes, folles et pernicieuses?

Le noyer nuit beaucoup aux champs et aux vignes, parce qu'étant
fort gros et fort grand, il tire tout le suc de la terre; qu'il
lui fait perdre l'air et la chaleur du soleil, par son feuillage
extrêmement étendu et touffu, et qu'il attire encore les passans,
qui pour avoir de son fruit, y font un grand dégât. C'est le
symbole des amitiés sensuelles: elles occupent si fort une ame,
et épuisent tellement ses forces, qu'il ne lui en reste plus
pour la pratique de la religion; elles offusquent entièrement
la raison par tant de réflexions, d'imaginations, d'entretiens
et d'amusemens, qu'elle n'a presque plus d'attention, ni à ses
propres lumières ni à celles du Ciel; elles attirent tant de
tentations, d'inquiétudes, de soupçons et de sentimens contraires
à son vrai bien, que le cœur en souffre un dommage incroyable.
En un mot, elles bannissent non-seulement l'amour céleste,
mais encore la crainte de Dieu; elles énervent l'esprit, elles
flétrissent la réputation; elles font les divertissemens des
cours, mais elles sont la peste des cœurs.



CHAPITRE XIX.

Des vraies amitiés.


O Philothée! aimez tout le monde d'un grand amour de charité;
mais n'ayez d'amitié particulière qu'avec ceux qui pourront
s'associer à vous pour des choses vertueuses; et plus les vertus
que vous mettrez en commun seront exquises, plus votre amitié
sera parfaite. Que s'il s'agit de sciences, assurément votre
amitié sera fort louable; mais elle le sera bien davantage
encore s'il s'agit de vertus, comme de prudence, de discrétion,
de force ou de justice: et si c'est la charité, la dévotion, le
désir de la perfection chrétienne qui font la base de toutes vos
communications, ô Dieu! qu'alors votre amitié sera précieuse!
qu'elle sera excellente! excellente, parce qu'elle viendra de
Dieu; excellente, parce qu'elle se rapportera à Dieu; excellente,
parce que son lien sera Dieu; excellente, parce qu'elle durera
éternellement en Dieu. Oh! qu'il fait bon aimer sur la terre
comme l'on aime dans le Ciel, et apprendre à s'entre-chérir dans
ce monde, comme nous le ferons éternellement en l'autre! Je ne
parle pas ici du simple amour de charité qui doit s'étendre à tous
les hommes; mais je parle de l'amitié spirituelle par laquelle
deux ou trois ames ou un plus grand nombre se communiquent leur
dévotion, leurs affections spirituelles, et ne font à elles toutes
qu'un seul et même esprit. Qu'à bon droit elles peuvent chanter,
ces bénites ames: _Oh! qu'il est doux et agréable pour des frères
de vivre et d'habiter ensemble!_ Oui, car le baume délicieux de
la dévotion s'épanche continuellement du cœur des uns dans le
cœur des autres, en sorte que l'on peut dire que Dieu a répandu
sa bénédiction sur cette amitié, et que la vie lui est assurée
jusqu'à la fin des siècles.

Toutes les autres amitiés ne sont que des ombres auprès de
celle-ci, et leurs liens ne sont que des chaînes de verre ou de
jais en comparaison de ce grand lien de la sainte dévotion qui est
tout d'or.

Ne faites jamais d'amitié que de cette espèce; je veux dire
d'amitié que vous soyez dans le cas de faire; car il ne faut ni
quitter ni mépriser pour cela les amitiés que la nature et le
devoir vous obligent de cultiver; comme sont les amitiés des
parens, des alliés, des bienfaiteurs, des voisins et autres. Je ne
parle ici que de celles que vous choisissez vous-même.

Plusieurs vous diront peut-être qu'il ne faut pas avoir d'amitié
particulière, parce que cela occupe le cœur, distrait l'esprit,
et engendre de jalousies; mais ils se trompent en leurs conseils:
ils ont vu dans les écrits de plusieurs saints auteurs que les
amitiés particulières nuisoient extrêmement aux religieux, et ils
ont cru qu'il en étoit de même pour le reste du monde; mais il y a
bien à dire à cela; car, comme dans un monastère bien réglé tous
conspirent au même but; qui est la vraie dévotion, il n'est pas
besoin d'y faire d'amitié particulière, et au contraire il seroit
à craindre qu'en cherchant en particulier ce qui est commun, on
ne passât des particularités aux partialités; mais pour ceux qui
vivent parmi les mondains, et qui veulent néanmoins embrasser
la vraie et solide vertu, il leur est nécessaire de s'unir les
uns aux autres par une sainte et sacrée amitié, afin que par elle
ils puissent s'animer, s'aimer, s'entre-porter au bien. Et comme
ceux qui cheminent dans la plaine n'ont que faire de se prêter
la main, tandis que ceux qui vont par des sentiers scabreux et
glissans doivent se soutenir les uns les autres pour marcher en
assurance; de même, ceux qui vivent en religion n'ont pas besoin
d'amitiés particulières, mais ceux qui vivent dans le monde en ont
besoin pour s'encourager et se secourir les uns les autres parmi
tant de mauvais passages qu'il leur faut franchir. Dans le monde,
tous ne conspirent pas à la même fin, tous n'ont pas le même
esprit: il faut donc nécessairement se retirer à part, et faire
des amitiés qui rentrent dans nos goûts; et il est vrai que cette
particularité fera une partialité, mais ce sera une partialité
sainte, une partialité qui ne causera aucune division, si ce n'est
la division du bien et du mal, des brebis et des chèvres, des
abeilles et des frelons; séparation absolument nécessaire.

Certes, on ne sauroit nier que Notre-Seigneur n'ait aimé d'une
tendre et spéciale amitié saint Jean, le Lazare, Marthe et
Magdeleine, puisque l'Ecriture en fait foi. On sait que saint
Pierre chérissoit tendrement saint Marc et sainte Pétronille,
comme saint Paul son Timothée et sainte Thècle. Saint Grégoire
de Nazianze se vante en mille occasions de l'amitié sans égale
qui l'unissoit au grand saint Basile, et il la décrit à peu près
en ces termes: «Il sembloit qu'il n'y eût en nous qu'une seule
ame pour animer deux corps. Il ne faut donc pas croire ceux qui
disent que chaque chose est en elle-même tout ce qu'elle est et
non pas dans une autre; car nous étions tous deux en l'un de nous
et l'un étoit en l'autre. Nous avions tous deux une seule et même
prétention, qui étoit de cultiver la vertu, et de régler notre vie
conformément aux espérances futures, en sorte que nous étions hors
de cette terre mortelle avant que d'y mourir.» Nous voyons aussi
par le témoignage de saint Augustin, que saint Ambroise aimoit
particulièrement sainte Monique, à cause des rares vertus qu'il
voyoit en elle, et qu'elle réciproquement le chérissoit comme un
ange de Dieu.

Mais j'ai tort de m'arrêter à des choses si claires. Saint Jérôme,
saint Augustin, saint Grégoire, saint Bernard, et tous les plus
grands serviteurs de Dieu, ont eu de très-particulières amitiés,
sans que leur perfection en ait aucunement souffert. Saint Paul
reprochant aux gentils leurs défauts, les accuse d'avoir été des
gens sans affection, c'est-à-dire qui n'avoient aucune amitié;
et saint Thomas, comme tous les bons philosophes, reconnoît que
l'amitié est une vertu. Or, il parle de l'amitié particulière,
puisqu'il dit que l'amitié ne peut s'étendre à beaucoup de
personnes. La perfection ne consiste donc pas à n'avoir pas
d'amitié, mais à n'en avoir que de bonnes, de saintes et de
sacrées.



CHAPITRE XX.

De la différence qu'il y a entre les vraies et les vaines amitiés.


C'est ici, Philothée, le grand avertissement: le miel d'Héraclée,
qui est si vénéneux, ressemble à l'autre qui est si salutaire:
il y a grand danger de prendre l'un pour l'autre, ou de les
prendre mêlés ensemble; car la bonté de l'un ne corrigeroit pas
la malignité de l'autre. Il faut donc être sur ses gardes pour
n'être point trompé en amitié, car bien souvent Satan donne le
change. On commence par l'amitié vertueuse; mais bientôt, si on
n'est prudent, l'amitié frivole s'y mêle, puis l'amitié fausse,
puis l'amitié coupable. Oui, même dans l'amitié spirituelle, il
y a du danger, si on n'est fort sur ses gardes, bien qu'il soit
plus difficile d'y prendre le change, à cause de sa pureté et de
sa blancheur, qui rendent plus reconnoissables les souillures que
Satan veut y mêler. C'est pourquoi quand le démon veut en venir
là, il s'y prend plus finement, et tâche de glisser le poison
presque sans qu'on s'en aperçoive.

Vous distinguerez l'amitié mondaine de la sainte et vertueuse,
comme l'on distingue le miel d'Héraclée d'avec l'autre: le miel
d'Héraclée est plus doux à la langue que le miel ordinaire, à
raison de l'aconit qui lui donne ce surcroît de douceur. De même
l'amitié mondaine produit ordinairement une multitude de paroles
doucereuses, de flatteries, de petits mots d'admiration sur la
beauté, la bonne grâce et les autres avantages extérieurs; au lieu
que l'amitié sainte a un langage simple et franc, et ne peut louer
que la vertu et la grâce de Dieu, unique fondement sur lequel elle
repose. Le miel d'Héraclée excite dans ceux qui en mangent de
grands tournoiemens de tête; et la fausse amitié provoque aussi
des espèces de vertiges, qui font chanceler la personne qui en est
atteinte dans la voie de la vertu et de la dévotion, la portant à
des manières affectées, à de folles démonstrations, à de petites
plaintes, à de petits soupçons, à des empressemens outrés, à des
prétentions ridicules, et à mille autres choses qui présagent
certainement la ruine prochaine de la vertu. L'amitié sainte agit
bien différemment: elle n'a que des regards simples et modestes,
que des démonstrations pures et franches; toute son ambition est
pour le Ciel, tous ses regrets, tout son chagrin est que Dieu
ne soit pas assez aimé: marques infaillibles d'une honnêteté
parfaite. Le miel d'Héraclée trouble la vue, et l'amitié mondaine
trouble si fort le jugement que l'on ne distingue plus le bien et
le mal, et que l'on prend pour de vraies raisons les prétextes
les plus mal fondés, que l'on craint la lumière et qu'on aime les
ténèbres. L'amitié sainte, au contraire a les yeux clairvoyans,
et loin de se cacher, elle se plaît à paroître devant les gens de
bien. Enfin le miel d'Héraclée laisse dans la bouche une grande
amertume: ainsi les fausses amitiés se terminent ordinairement par
des brouilleries, des injures, des impostures, des tristesses, des
confusions et des jalousies qui vont souvent jusqu'à l'emportement
et le désespoir. Mais la bonne amitié est toujours également
douce, polie et aimable; elle ne connoît pas le changement, si
ce n'est pour devenir une plus pure et plus parfaite union des
esprits et des cœurs; image vive de l'amitié bienheureuse que l'on
goûte au Ciel.



CHAPITRE XXI.

Avis et remèdes contre les mauvaises amitiés.


Mais quel remède à toute cette engeance de folles et mauvaises
amitiés? Sitôt que vous en ressentirez les premières atteintes,
tournez vite votre cœur de l'autre côté, et avec une détestation
absolue de cette vanité, courez à la croix du Sauveur, et prenez
sa couronne d'épines pour en environner votre cœur, afin que ces
petits renardeaux n'en approchent pas. Gardez-vous bien d'en
venir à aucune composition avec cet ennemi; ne dites pas: Je
l'écouterai, mais je ne ferai rien de ce qu'il me dira; je lui
prêterai l'oreille, mais je lui refuserai le cœur. O ma Philothée!
au nom de Dieu, soyez inflexible en de telles occasions: le cœur
et l'oreille tiennent l'un à l'autre; et comme il est impossible
d'arrêter un torrent qui a pris sa descente par le penchant
d'une montagne, aussi est-il bien difficile d'empêcher que le
poison qui est tombé dans l'oreille ne fasse aussitôt sa chute
jusqu'au fond du cœur. Les chèvres, selon Alcméon, respirent par
les oreilles, et non par les naseaux; il est vrai qu'Aristote
le nie; mais, quoi qu'il en soit, je sais bien que notre cœur a
cette propriété, et que, comme il aspire et exhale ses pensées par
la langue, il respire par l'oreille, par laquelle il reçoit les
pensées des autres. Gardons donc soigneusement nos oreilles de
l'air des folles paroles; car autrement notre cœur en seroit de
suite infecté. Que si l'on prend plaisir à les écouter et à s'y
entretenir, ô Dieu! Philothée, combien ne doit-on pas craindre
la perte prochaine du cœur! Marie à la vue de l'ange qui vient
la saluer, se trouble, parce qu'elle est seule et qu'elle entend
ses louanges dans la bouche du messager céleste. O Sauveur du
monde! la pureté craint un ange sous la forme humaine, et nous,
la fragilité même, nous ne serions pas effrayés à la voix d'un
homme, encore qu'il eût la forme d'un ange, quand il nous donne
des louanges excessives et grossières! N'hésitez pas, Philothée,
repoussez promptement toutes ces sortes de discours. En pareil cas
il ne faut pas craindre de paroître incivile et revêche.

Souvenez-vous que vous avez donné votre cœur à Dieu, et que votre
amour lui étant consacré, ce seroit un sacrilége de lui en ravir
la moindre part. Sacrifiez-le-lui plutôt de nouveau par mille
résolutions et protestations, et vous tenant là comme un cerf
dans son fort, réclamez l'assistance de Dieu; il vous secourra,
et son amour prenant le vôtre sous sa protection, le fera vivre
uniquement pour lui.

Que si vous êtes déjà dans les liens de ces folles amitiés, hélas!
Philothée j'avoue que la difficulté est grande. Toutefois prenez
courage. Prosternez-vous devant la divine Majesté: reconnoissez
en sa présence l'excès de votre misère, de votre foiblesse et de
votre vanité: puis, avec le plus grand effort de cœur qu'il vous
sera possible, détestez ces amitiés commencées, abjurez toutes les
marques que vous en avez données, renoncez à toutes les promesses
que vous pourriez avoir acceptées, et d'une volonté forte et
courageuse, arrêtez dans votre cœur que jamais plus vous ne
rentrerez en de tels engagemens.

Si vous pouviez vous éloigner, je l'approuverois fort; car
le changement de lieu sert beaucoup pour apaiser ces sortes
d'inquiétudes, comme il sert à calmer la douleur. Ce fut par
ce motif que saint Augustin quitta Tagaste, où étoit mort son
ami, et s'en alla à Carthage, dans l'espérance que l'éloignement
allégeroit un peu sa peine.

Mais qui ne peut s'éloigner, que doit-il faire? Il doit absolument
retrancher toute conversation particulière, toute assiduité,
toute vaine démonstration, et généralement tout ce qui pourroit
entretenir cette mauvaise amitié. Je crie tout haut à quiconque
est tombé dans ce piége: Taillez, tranchez, rompez: il ne faut pas
s'amuser à découdre ces folles amitiés, il les faut déchirer; il
n'en faut pas dénouer les liaisons, il les faut rompre ou couper;
car aussi bien les cordons et les liens n'en valent rien. Il ne
faut point ménager un amour qui est si contraire à l'amour de Dieu.

Mais, direz-vous, après que j'aurai ainsi secoué le joug de cette
amitié, ne m'en restera-t-il pas encore quelque ressentiment, et
la marque de mes fers ne demeurera-t-elle pas toujours imprimée
sur mes pieds, c'est-à-dire en mes affections? Non, Philothée,
si vous avez conçu de votre faute tout le regret qu'elle mérite.
Car si cela est, vous n'aurez plus que de l'horreur pour de tels
attachemens, et vous serez libre de toute affection, hormis celle
d'une très-pure charité pour Dieu. Mais si, par l'imperfection de
votre repentir, il vous reste encore quelque mauvaise inclination,
prenez les moyens suivans: procurez à votre ame une solitude
mentale, conformément à ce que je vous ai enseigné à ce sujet;
retirez-vous-y le plus qu'il vous sera possible; et par mille
élancemens de votre cœur, renoncez à toutes vos inclinations, et
reniez-les de toutes vos forces; lisez plus qu'à l'ordinaire de
bons livres; confessez-vous plus souvent que de coutume, et faites
aussi de plus fréquentes communions. Enfin, découvrez humblement
et naïvement toutes vos tentations à votre directeur, si vous le
pouvez, ou au moins à quelque personne prudente et discrète; et ne
doutez pas qu'en persévérant fidèlement en ces exercices, Dieu ne
vous affranchisse de toutes vos misères.

Mais, me direz-vous encore, ne sera-ce point une ingratitude
de rompre si brusquement une amitié? Oh! que bienheureuse est
l'ingratitude qui nous rend agréables à Dieu! Non, je vous en
réponds, Philothée, ce ne sera pas une ingratitude, mais un grand
service que vous rendrez à votre ami. Car, en rompant vos liens,
vous romprez les siens, puisqu'ils vous étoient communs; et bien
que pour le moment il ne sente pas son bonheur, il le reconnoîtra
bientôt après, et chantera comme vous ce beau cantique d'action de
grâce: _O Seigneur! vous avez rompu mes liens, je vous offrirai un
sacrifice de louange, et j'invoquerai votre saint nom._



CHAPITRE XXII.

Quelques autres avis sur les amitiés.


J'ai encore un avis important à vous donner sur ce sujet. L'amitié
demande une grande communication entre les ames; autrement elle
ne pourroit ni naître, ni subsister. C'est pourquoi il arrive
souvent qu'avec ces communications de l'amitié, plusieurs autres
se glissent insensiblement, et font passer dans le cœur des amis
les mêmes affections, les mêmes inclinations et les mêmes goûts.
Mais surtout cela arrive quand nous estimons beaucoup celui que
nous aimons; car alors nous ouvrons tellement notre cœur à son
amitié, qu'avec elle ses inclinations et ses qualités y entrent
aisément tout entières, soit qu'elles soient bonnes, ou qu'elles
soient mauvaises. Certes, les abeilles qui font le miel d'Héraclée
ne cherchent que le miel; cependant avec le miel elles sucent
insensiblement les qualités vénéneuses de l'aconit, sur lequel
elles font leur cueillette. O Dieu! Philothée, c'est ici qu'il
faut bien pratiquer la parole que le Sauveur de nos ames avoit
coutume de dire, ainsi que nous l'ont appris les anciens: _Soyez
de bons changeurs et de bons monnoyeurs;_ c'est-à-dire, ne
recevez pas la fausse monnoie avec la bonne, ni le bas or avec
l'or fin; séparez ce qu'il y a de précieux d'avec ce qu'il y a
de vil. Oui, car il n'y a presque personne qui n'ait quelque
imperfection; et quelle raison y a-t-il de recevoir les défauts
et les imperfections d'un ami avec son amitié? Il le faut certes
aimer, nonobstant son imperfection, mais il ne faut ni aimer ni
recevoir son imperfection; car l'amitié demande la communication
du bien, et non pas du mal. Comme donc ceux qui tirent le gravier
du Tage en séparent l'or qu'ils y trouvent pour l'emporter, et
laissent le sable sur le rivage; de même ceux qui jouissent des
communications d'une bonne et sainte amitié doivent en séparer le
sable des imperfections, et ne point le laisser entrer dans leur
ame. Saint Grégoire de Nazianze assure que plusieurs des amis et
des admirateurs de saint Bazile s'étoient laissé porter à l'imiter
jusque dans ses imperfections extérieures, son parler lent, son
air abstrait et pensif, et même en la forme de sa barbe et en sa
démarche; et nous voyons des maris, des femmes, des enfans, des
amis, qui ayant en grande estime leurs amis, leurs pères, leurs
maris et leurs femmes, contractent par condescendance ou par
imitation mille mauvaises petites habitudes dans le commerce
d'amitié qu'ils ont ensemble. Or, cela ne doit aucunement se
faire; chacun a bien assez de ses mauvaises inclinations, sans se
surcharger encore de celles des autres; et non-seulement l'amitié
ne demande point cela, mais, au contraire, elle nous oblige à nous
entr'aider pour nous affranchir réciproquement de toutes sortes
d'imperfections. Il faut bien supporter doucement l'ami en ses
imperfections, mais il ne faut pas l'y entretenir, et encore moins
les transporter en nous.

Je ne parle ici que des imperfections; car, quant aux péchés,
il ne faut pas même les supporter dans un ami. C'est une amitié
foible ou méchante de voir périr un ami, et de ne point le
secourir; de le voir mourir d'une apostème, sans oser lui donner
le coup de lancette qui pourroit le sauver. La vraie et vivante
amitié ne peut exister parmi les péchés. On dit que la salamandre
éteint le feu dans lequel elle se couche: Eh bien! de même, le
péché ruine l'amitié en laquelle il se loge. Que si c'est un
péché passager, l'amitié le met soudain en fuite par une sage
correction; mais si c'est un péché qui séjourne et demeure, tout
aussitôt l'amitié périt; car elle ne peut subsister que par la
vertu. Combien à plus forte raison doit-on craindre de pécher par
amitié? Un ami devient notre ennemi quand il veut nous conduire
au péché, et il mérite de perdre notre amitié, dès-lors qu'il
veut nous perdre et nous damner; or l'attachement à une personne
vicieuse est la marque la plus certaine d'une fausse amitié. Si
celui que nous aimons est vicieux, assurément notre amitié est
vicieuse; car puisqu'elle ne peut s'appuyer sur la vraie vertu, il
faut bien qu'elle s'appuie sur quelque vertu folâtre, ou quelque
qualité sensuelle.

Quant aux sociétés de marchands pour intérêt de commerce, elles ne
sont que l'image de la véritable amitié, car elles se font, non
pour l'amour des personnes, mais pour l'amour du gain.

Enfin rappelez-vous ces deux divines paroles, qui sont comme les
deux grandes colonnes de la vie chrétienne; l'une est du Sage:
_Qui a la crainte de Dieu, aura aussi une bonne amitié_; l'autre
est de saint Jacques: _L'amitié de ce monde est ennemie de Dieu._



CHAPITRE XXIII.

Des exercices de mortification extérieure.


Les naturalistes nous assurent que si on écrit quelque mot sur
une amande bien entière, et qu'on la remette dans son noyau, le
pliant et serrant bien proprement et le plantant ainsi, tout le
fruit de l'arbre qui en viendra se trouvera écrit et gravé du même
mot. Pour moi, Philothée, je n'ai jamais pu approuver la méthode
de ceux qui, pour réformer l'homme, commencent par l'extérieur,
par les contenances, par les habits, par les cheveux.

Il me semble au contraire qu'il faut commencer par l'intérieur:
_Convertissez-vous à moi_, dit Dieu, _de tout votre cœur. Mon
fils, donnez-moi votre cœur._ Car en effet, le cœur étant la
source des actions, elles sont telles qu'il est lui-même. Le divin
époux invitant l'ame, lui adresse ces paroles: _Mettez-moi comme
un cachet sur votre cœur, comme un cachet sur votre bras._ Oui
vraiment; car quiconque a Jésus-Christ dans son cœur, l'a bientôt
après dans toutes ses actions extérieures. C'est pourquoi, chère
Philothée, j'ai voulu avant toutes choses graver sur votre cœur
ce mot saint et sacré: vive Jésus! assuré que je suis, qu'après
cela votre vie, qui vient du cœur comme l'amandier vient de son
noyau, produira tous ses fruits, c'est-à-dire toutes ses actions
empreintes et gravées du même mot de salut; et que, comme ce doux
Jésus vivra dans votre cœur, il vivra aussi dans toute votre
conduite, et paroîtra en vos yeux, en votre bouche, en vos mains,
voire même en vos cheveux, en sorte que vous pourrez dire, à
l'exemple de saint Paul: _Je vis, ou plutôt ce n'est plus moi qui
vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi._ Bref, qui a gagné le cœur
de l'homme a gagné tout l'homme. Mais ce cœur même, par lequel
nous voulons commencer, a besoin qu'on lui apprenne à régler tout
l'extérieur, afin que non-seulement on y voie la sainte dévotion,
mais encore une grande discrétion et sagesse. Pour cela, je vais
vous donner en peu de mots plusieurs avis.

Si vous pouvez supporter le jeûne, vous ferez bien de jeûner
quelques jours, outre les jeûnes que l'Église commande; car, outre
l'effet ordinaire du jeûne, qui est d'élever l'esprit, de réprimer
la chair, de faciliter la vertu, et d'acquérir une plus grande
récompense dans le Ciel, c'est encore un très-grand bien que de
se maintenir en la possession de gourmander la gourmandise même,
et de tenir le corps et les sens soumis à la loi de l'esprit: et
bien qu'on ne jeûne pas beaucoup, l'ennemi néanmoins nous craint
davantage quand il voit que nous savons jeûner. Les mercredi,
vendredi et samedi, sont les jours auxquels les anciens chrétiens
s'exerçoient le plus à l'abstinence. Prenez-en donc de ceux-là
pour jeûner, selon votre dévotion et les sages avis de votre
directeur.

Je dirois volontiers comme saint Jérôme à la bonne dame Léta: _Les
jeûnes longs et immodérés me déplaisent fort, surtout dans ceux
qui sont encore d'un âge tendre._ J'ai appris par expérience que
les petits ânons étant las en chemin, cherchent à s'en écarter,
c'est-à-dire que les jeunes gens devenus infirmes par l'excès du
jeûne, en viennent aisément aux délicatesses. Les cerfs courent
mal en deux temps: quand ils sont trop chargés de venaison, et
quand ils sont trop maigres. De même nous sommes grandement
exposés aux tentations quand notre corps est trop nourri, et quand
il est trop abattu; car dans le premier état il devient insolent
et rebelle, et dans le second il devient lâche et désespéré; et
comme nous ne pouvons le porter quand il est trop gras, aussi
ne peut-il nous porter quand il est trop maigre. Ce défaut de
modération dans le jeûne, la discipline et les autres exercices de
pénitence, rend inutiles aux œuvres de la charité les meilleures
années de plusieurs; comme il arriva même à saint Bernard, qui
se repentit d'avoir usé de trop d'austérité. En sorte qu'après
avoir maltraité leur chair au commencement, ils sont contraints
de la flatter à la fin. N'eussent-ils pas beaucoup mieux fait de
s'imposer dès le principe des mortifications modérées, égales et
proportionnées aux travaux et aux devoirs que leurs conditions
leur imposoient?

Le jeûne et le travail matent et abattent la chair. Si le travail
que vous faites vous est nécessaire, ou est fort utile à la gloire
de Dieu, j'aime mieux que vous souffriez la peine du travail que
celle du jeûne. C'est le sentiment de l'Église, qui, pour les
travaux utiles au service de Dieu et du prochain, décharge ceux
qui les font du jeûne même commandé. L'un a de la peine à jeûner,
l'autre en a à servir les malades, à visiter les prisonniers, à
confesser, à prêcher, à soulager les pauvres, à prier et autres
choses semblables; cette peine vaut mieux que l'autre; car, outre
qu'elle mate également la chair, elle a des fruits beaucoup plus
désirables; et ainsi il vaut mieux, généralement parlant, garder
plus de forces corporelles qu'il n'en faut, que de les trop
diminuer; car on peut toujours les abattre si on le veut, mais on
ne peut pas toujours les réparer quand on en a besoin.

Il me semble que nous devons avoir en grande considération la
parole que notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ a dit à
ses disciples: _Mangez ce que l'on vous servira._ C'est, je
crois, une plus grande vertu de manger sans choix ce qu'on vous
présente, soit que vous l'aimiez, soit que vous ne l'aimiez pas,
que de choisir toujours le pire; car encore que cette dernière
façon de vivre semble plus austère, l'autre néanmoins a plus de
résignation; car, par elle on ne renonce pas seulement à son goût,
mais encore à son choix; et assurément ce n'est pas une petite
austérité de tourner son goût à toute main, et de le plier en
toutes rencontres. Ajoutez que cette sorte de mortification ne
paroît point, n'incommode personne, et convient tout-à-fait aux
usages de la vie civile. Repousser un plat pour en prendre un
autre, regarder de près et tâter toutes les viandes, ne trouver
jamais rien de bien apprêté ni d'assez propre, faire des mystères
a chaque morceau, tout cela ressent un cœur mou et esclave de sa
bouche. J'estime plus saint Bernard d'avoir bu de l'huile pour
de l'eau et du vin, que s'il eût bu de l'eau d'absinthe avec
intention; car c'étoit signe qu'il ne pensoit pas à ce qu'il
buvoit. Et en cette indifférence du boire et du manger consiste
véritablement la perfection de cette parole: _Mangez ce que l'on
vous servira._ J'excepte néanmoins les viandes qui nuisent à la
santé, ou même aux fonctions de l'esprit, comme sont, à l'égard
de plusieurs personnes, les viandes chaudes et épicées; et je
n'entends pas non plus parler de certaines occasions où la nature
a besoin d'être aidée et remontée pour pouvoir soutenir quelque
travail à la gloire de Dieu. En un mot, une sobriété modérée et
continuelle vaut mieux que des abstinences violentes faites à
diverses reprises, et entremêlées de grands relâchemens.

La discipline prise modérément est merveilleuse pour ranimer la
dévotion. La haire mate puissamment le corps; mais l'usage en
est ordinairement peu propre aux gens mariés, aux complexions
délicates, et à ceux qui ont à supporter d'autres grandes peines.
On peut cependant s'en servir, avec l'aide d'un sage confesseur,
les jours qui sont plus spécialement consacrés à la pénitence.

Il faut prendre la nuit autant de sommeil qu'il en faut, chacun
selon sa complexion, pour pouvoir bien et utilement veiller le
jour; et puisque l'Ecriture Sainte en cent façons, l'exemple des
saints, la raison et l'expérience nous recommandent grandement
les matinées comme le temps le plus précieux et le plus fructueux
de nos jours; puisque Notre-Seigneur même est appelé soleil
levant, et sa sainte Mère aube du jour, je pense que c'est une
habitude louable de prendre son sommeil le soir de bonne heure,
pour pouvoir ensuite se réveiller et se lever de bon matin.
Assurément c'est bien là le temps le plus agréable, le plus doux,
et où il y a le moins d'embarras; les oiseaux eux-mêmes semblent
nous y inviter à bénir et à louer Dieu. Le lever matin est donc
tout-à-fait favorable et à la santé et à la sainteté.

Balaam, monté sur son ânesse, alloit trouver Balac; mais, parce
que son intention n'étoit pas droite, un ange l'attendit sur le
chemin avec une épée en main pour le tuer. L'ânesse, qui voyoit
l'ange, s'arrêta par trois fois et fit la rétive; et chaque
fois Balaam la frappa cruellement de son bâton pour la faire
avancer, jusqu'à ce qu'enfin, s'étant couchée tout-à-fait sous le
prophète, elle lui dit, par un grand miracle: _Que t'ai-je fait?
Pourquoi m'as tu déjà frappée trois fois?_ Et aussitôt les yeux
de Balaam s'étant ouverts, il vit l'ange qui lui dit: _Pourquoi
as-tu battu ton ânesse? Si elle ne se fût détournée de devant
moi, je t'eusse tué, et je l'eusse épargnée._ Alors Balaam dit
à l'ange: _Seigneur, j'ai péché; je ne savois pas que vous vous
opposassiez à mon voyage._ Voyez-vous Philothée, Balaam est la
cause du mal; et il frappe néanmoins la pauvre ânesse qui n'y a
nulle part. C'est ce qui arrive bien souvent en nos affaires:
cette femme voit son mari ou son enfant malade, et aussitôt elle
court au jeûne, à la haire, à la discipline, comme fit David en
pareille occasion. Hélas! chère amie, vous battez le pauvre âne,
vous affligez votre corps, et cependant il n'est pas cause de
votre mal, et de ce que Dieu a tiré son épée contre vous. Corrigez
votre cœur qui est idolâtre de ce mari, qui passe tout à cet
enfant, et qui le destine à mille projets d'orgueil et d'ambition:
c'est là la vraie source du mal. Cet homme voit que souvent il
retombe lourdement dans le péché: aussitôt sa conscience vient
lui percer le cœur par des reproches intérieurs qu'il redoute,
alors revenant à lui: Ah! maudite chair, s'écrie-t-il, ah! corps
déloyal, tu m'as trahi! Et le voilà aussitôt à grands coups sur
cette chair, à des jeûnes immodérés, à des disciplines sans fin,
à des haires insupportables. O pauvre ame! si ta chair pouvoit
parler comme l'ânesse de Balaam, elle te diroit: Pourquoi me
frappes-tu, misérable? C'est contre toi, ô mon ame! que Dieu
arme sa vengeance; c'est toi qui es la criminelle. Pourquoi me
conduis-tu en de mauvaises réunions? Pourquoi m'exposes-tu à de
rudes tentations? Sois sobre en tes pensées, et je serai sobre
dans mes sens. Ne vois que des gens honnêtes, et j'ignorerai de
tels excès. Hélas! c'est toi qui me jettes dans le feu, et tu ne
veux pas que je brûle! Tu me remplis les yeux de fumée, et tu ne
veux pas qu'ils s'enflamment! Et Dieu sans doute vous dit alors:
Battez, rompez, fendez, brisez vos cœurs principalement; car
c'est contre eux que ma colère est allumée. Certes, pour guérir
la démangeaison, il ne faut pas tant se baigner et le laver, que
se purifier le sang et se rafraîchir la bile; ainsi, pour nous
guérir de nos vices, s'il est bon de mortifier notre chair, il
est surtout bon de bien purifier nos affections et de rafraîchir
nos cœurs. Souvenez-vous, au reste, qu'en tout et partout il ne
faut entreprendre d'austérité corporelle qu'avec l'avis de votre
directeur.



CHAPITRE XXIV.

Des compagnies et de la solitude.


Rechercher les compagnies, et les fuir, ce sont deux excès
blâmables dans la dévotion des gens du monde, qui est celle dont
je parle ici. Car fuir les compagnies, c'est marquer du dédain
et du mépris pour le prochain; et les rechercher, c'est donner
dans l'inutilité et l'oisiveté. Il faut aimer le prochain comme
soi-même; pour montrer qu'on l'aime, il ne faut pas éviter d'être
avec lui; et pour témoigner qu'on s'aime soi-même, il faut se
plaire avec soi-même: Or on y est quand on est seul: _Pense à
toi_, dit saint Bernard, _et puis aux autres_. Si donc rien ne
vous presse de faire des visites, ou d'en recevoir chez vous,
demeurez en vous-même, et entretenez-vous avec votre cœur. Mais si
quelque visite vous arrive, ou que vous ayez de bons motifs pour
en faire, allez au nom de Dieu, Philothée, et voyez votre prochain
de bon cœur et de bon œil.

On appelle mauvaises compagnies celles qui sont animées de
quelque mauvaise intention, ou bien quand ceux qui s'y trouvent
sont vicieux, libres et dissolus. Pour celles-là, il faut s'en
détourner tout-à-fait, comme les abeilles se détournent d'un amas
de frelons et de taons. Car, comme ceux qui ont été mordus par des
chiens enragés ont la sueur, l'haleine et la salive dangereuses,
principalement pour les enfans et les personnes délicates; de même
le commerce des gens vicieux et libres en paroles ne peut avoir
que de grands dangers, surtout pour ceux dont la dévotion est
encore tendre et délicate.

Il y a des compagnies qui ne sont aucunement utiles, si ce n'est
pour se récréer et se reposer un peu des occupations sérieuses.
Quant à celles-là, comme il ne faut pas y donner trop de temps,
aussi peut-on y consacrer le loisir destiné à la récréation.

Il en est d'autres qui ne sont que d'honnêteté, comme sont les
visites mutuelles; et certaines assemblées qui se font pour
honorer le prochain; et quant à celles-là, s'il ne faut pas y
mettre trop d'importance, aussi ne faut-il pas les mépriser d'une
manière incivile; mais y satisfaire avec modestie et prudence,
afin d'éviter également l'impolitesse et la légèreté.

Restent les compagnies utiles, comme sont celles des personnes
vertueuses et dévotes. O Philothée! ce vous sera toujours un grand
bien d'en rencontrer souvent de pareilles. La vigne plantée parmi
les oliviers porte des raisins onctueux, et qui ont le goût de
l'olive; de même, une ame qui se trouve souvent parmi des gens de
bien ne peut faire autrement que de participer à leurs vertus.
Les bourdons seuls ne peuvent point faire de miel, mais avec les
abeilles ils aident à le faire: c'est donc un grand moyen de nous
bien exercer à la dévotion que de converser souvent avec les ames
dévotes.

En toute compagnie et conversation, la naïveté, la simplicité,
la douceur, la retenue, sont ce qu'il y a de préférable. Il est
des gens qui mettent tant d'artifice à la moindre parole et au
moindre mouvement, que chacun en est ennuyé; et comme celui qui
ne voudroit jamais se promener qu'en comptant ses pas, ni parler
qu'en chantant, seroit insupportable à tout le monde; de même ceux
qui prennent une contenance affectée, et qui ne font rien qu'en
cadence, sont extrêmement fâcheux dans le monde; et l'on peut
assurer qu'il y a toujours en eux plus ou moins de présomption. Il
faut pour l'ordinaire qu'une douce joie domine dans nos rapports
avec le prochain. Aussi louoit-on beaucoup saint Romuald et saint
Antoine de ce que, nonobstant toutes leurs austérités, ils avoient
toujours sur la physionomie et dans leurs discours l'expression
de la joie, de la gaîté et de la politesse. _Riez avec ceux qui
rient, réjouissez-vous avec ceux qui se réjouissent_; je vous le
dis encore une fois avec l'Apôtre: _Réjouissez-vous toujours, mais
en Notre-Seigneur, et que votre modestie paroisse aux yeux de
tous._ Pour vous réjouir en Notre-Seigneur, il faut que le sujet
soit non-seulement licite, mais convenable; ce que je dis, parce
qu'il y a des choses licites qui pourtant ne conviennent pas; et
afin que votre modestie paroisse, gardez-vous des méchancetés,
qui bien certainement sont toujours répréhensibles. Faire tomber
l'un, noircir l'autre, piquer celui-ci, faire du mal à un fou, ce
sont des risées et des joies sottes et méchantes.

Mais toujours, outre la solitude intérieure en laquelle vous
pouvez vous retirer au milieu même des plus grandes conversations,
ainsi que je l'ai dit au chapitre douze de la seconde partie, vous
devez beaucoup aimer la solitude extérieure et réelle; non pas
pour aller dans les déserts comme sainte Marie égyptienne, saint
Paul, saint Antoine, saint Arsène et tant d'autres solitaires;
mais pour demeurer un peu dans votre chambre, dans votre jardin,
ou ailleurs, et pouvoir plus librement recueillir votre esprit en
vous-même, et récréer votre ame par de bonnes méditations et de
saintes pensées, ou bien par un peu de bonne lecture; c'est ce
que faisoit le grand saint Grégoire, évêque de Nazianze, ainsi
que nous le voyons par ses écrits: «Je me promenois, dit-il, seul
avec moi-même vers l'heure où le soleil se couche, et je passois
doucement le temps sur les rivages de la mer; car j'ai coutume de
prendre cette petite récréation pour me reposer et me distraire
des ennuis ordinaires de la vie.» Et là-dessus il rapporte la
bonne pensée qu'il eut, et que je vous ai citée ailleurs. C'étoit
aussi la pratique de saint Ambroise: «Souvent, dit saint Augustin,
étant entré dans sa chambre, dont on ne refusoit l'entrée à
personne, je me plaisois à le regarder lire; et après avoir
attendu quelque temps, je m'en retournois sans mot dire, pour ne
pas le déranger, pensant que le peu de temps qui restoit à ce
grand pasteur pour délasser et récréer son esprit ne devoit pas
lui être ôté.» Aussi, après que les apôtres eurent un jour raconté
à Notre-Seigneur les succès qu'ils avoient eus dans une mission:
_Venez_, leur dit le Sauveur, _retirons-nous dans la solitude, et
prenez-y un peu de repos._



CHAPITRE XXV.

De la bienséance des habits.


Saint Paul veut que les femmes chrétiennes (il en faut dire autant
des hommes) soient revêtues d'habits convenables, se parant avec
modestie et retenue. Or, la bienséance des habits et des autres
ornemens dépend de la matière, de la forme et de la propreté.

Quant à la propreté, elle doit presque toujours être la même
dans nos habits, sur lesquels, autant qu'il est possible, il ne
faut laisser aucune sorte de souillure et de tache. La propreté
extérieure représente en quelque façon la pureté intérieure,
c'est pour cela que Dieu exige une grande pureté corporelle en
ceux qui approchent de ses autels, et dans ceux qui sont plus
particulièrement consacrés à son service.

Quant à la matière et à la forme des habits, la bienséance résulte
de plusieurs circonstances: du temps, de l'âge, des qualités, des
compagnies et des occasions. On se pare ordinairement mieux les
jours de fête, selon la grandeur du jour qu'on célèbre; dans les
temps consacrés à la pénitence, comme le carême, l'on se néglige
beaucoup; dans les noces, on porte des robes nuptiales; dans
les assemblées funèbres, des robes de deuil; auprès des princes
on rehausse son état; dans l'intérieur de la famille on doit
l'oublier; la femme mariée peut et doit se parer, quand elle est
avec son mari et qu'elle sait qu'il le désire; mais si elle fait
de même pendant son absence, on lui demandera à quoi bon tant de
soin et de recherche. On permet plus d'ajustement aux filles,
parce qu'il leur est permis de vouloir plaire à plusieurs, quoique
ce ne soit qu'afin d'en gagner un par un saint mariage. On ne
trouve pas non plus mauvais que les veuves à marier se parent un
peu, pourvu qu'elles ne se donnent point les airs de la première
jeunesse: d'autant qu'ayant déjà passé par l'état du mariage, et
les regrets du veuvage, on s'attend à les trouver d'un esprit mûr
et rassis. Mais quant aux vraies veuves, c'est-à-dire celles qui
le sont vraiment de cœur, nul ornement ne leur est convenable,
sinon l'humilité, la modestie et la dévotion. Car si elles veulent
être recherchées, elles ne sont pas de vraies veuves; et si elles
ne le veulent pas, pourquoi tant de prétentions? Qui ne veut point
recevoir d'hôtes, n'a qu'à ôter l'enseigne de son logis. On se
moque toujours des vieilles gens qui veulent faire les jolis;
c'est une folie qui n'est supportable tout au plus que dans la
jeunesse.

Soyez propre, Philothée, qu'il n'y ait rien sur vous de traînant
et de mal rangé. C'est mépriser ceux avec qui l'on est que de les
aller voir en habit désagréable; mais gardez-vous surtout des
afféteries, vanités, curiosités et sottes recherches; tenez-vous
toujours, tant qu'il vous sera possible, du côté de la simplicité
et de la modestie: c'est le plus grand ornement de la beauté,
et la meilleure excuse de la laideur. Saint Pierre avertit
principalement les jeunes femmes de ne point porter leurs cheveux
si crêpés, frisés, bouclés et apprêtés. Les hommes qui sont assez
lâches pour s'amuser à de telles sottises, sont partout décriés
comme étant moins hommes que femmes; et les femmes elles-mêmes que
la vanité entête, sont tenues pour foibles en vertu; du moins,
si elles en ont, il n'y paroît guère parmi tant de fatras et de
bagatelles. On dit qu'on n'y pense pas mal; mais je réplique,
comme je l'ai fait ailleurs, que le diable y en pense toujours.
Pour moi, je voudrais qu'un dévot et une dévote fussent toujours
les mieux habillés de la compagnie, mais les moins pompeux et
affectés; et qu'ils fussent, comme il est dit dans le Proverbe,
parés de grâces, de bienséance et de dignité. Saint Louis dit d'un
seul mot, qu'on doit se vêtir selon son état, en sorte que les
sages et les prudens ne puissent pas dire, vous en faites trop,
et les jeunes gens, vous en faites trop peu. Que si les jeunes ne
veulent point se contenter de la bienséance, alors il faut s'en
tenir à l'avis des sages.



CHAPITRE XXVI.

De parler, et premièrement comment il faut parler de Dieu.


Les médecins prennent une grande connoissance de la santé ou de
la maladie d'une personne par l'inspection de sa langue; et nos
paroles sont aussi de vrais indices des qualités de notre ame.
_Par tes paroles_, dit le Sauveur, _tu seras justifié, et par tes
paroles tu seras condamné._

Nous portons soudain la main sur la douleur que nous sentons, et
la langue sur l'amour que nous avons. Si donc, Philothée, vous
avez bien l'amour de Dieu, vous parlerez souvent de Dieu dans les
conversations particulières que vous aurez avec vos parens, vos
amis et vos voisins. Oui, _car la bouche du juste méditera la
sagesse, et sa langue parlera de justice._ Et comme les abeilles
ont toujours dans leur petite trompe quelque peu du miel qu'elles
distillent, de même aussi votre bouche conservera le goût des
bonnes pensées qu'elle aura exprimées; votre plus douce jouissance
sera de faire couler sur vos lèvres les louanges de Dieu, et
vous éprouverez quelque chose de cette douceur délicieuse que
saint François avoit, dit-on, à la bouche toutes les fois qu'il
prononçoit le nom du Seigneur.

Mais parlez toujours de Dieu comme de Dieu, c'est-à-dire avec
respect et dévotion; non point en faisant la suffisante et la
prêcheuse, mais avec un grand esprit de douceur, de charité et
d'humilité; distillant, comme l'épouse des Cantiques, le miel
délicieux de la dévotion, et le versant goutte à goutte, tantôt
dans l'oreille de l'un, tantôt dans l'oreille de l'autre, priant
Dieu au fond de votre ame qu'il lui plaise de faire passer cette
sainte rosée jusque dans le cœur de ceux qui vous écoutent.

Surtout il faut faire cet office angélique doucement et
agréablement, non par manière de correction, mais par manière
d'inspiration; car c'est merveille, comme la douceur est une
bonne manière de proposer les choses et une puissante amorce pour
attirer les cœurs.

Ne parlez donc jamais de Dieu, ni de la dévotion, par manière
d'acquit et d'entretien, mais toujours avec attention et dévotion.
Ce que je dis pour vous garantir d'une dangereuse vanité qui
se trouve en plusieurs personnes faisant profession de piété,
lesquelles disent à tout propos des paroles saintes et ferventes
par forme de discours, et sans y penser nullement; et qui, après
les avoir dites, se croient telles que leurs paroles semblent
l'indiquer, ce qui malheureusement n'est pas.



CHAPITRE XXVII.

De l'honnêteté des paroles, et du respect que l'on doit aux
personnes.


_Si quelqu'un ne pèche point en paroles_, dit l'apôtre saint
Jacques, _il est un homme parfait._ Gardez-vous soigneusement
de toute parole déshonnête; car encore que vous ne les disiez
pas avec mauvaise intention, toujours est-il que ceux qui les
entendent peuvent les prendre d'une autre manière. La parole
déshonnête tombant dans un cœur foible, s'étend et se dilate
comme une goutte d'huile sur du drap; et quelquefois elle
saisit tellement le cœur, qu'elle le remplit de mille pensées
et tentations coupables. Car si le poison du corps entre par la
bouche, le poison du cœur entre par l'oreille; et la langue qui
le produit est vraiment meurtrière, puisque bien qu'à l'aventure
le venin qu'elle a jeté n'ait pas produit son effet, à cause du
contre-poison qui se sera trouvé dans les cœurs, toujours est-il
qu'il n'a pas tenu à sa malice qu'elle ne les ait fait mourir. Et
qu'on ne dise pas qu'on n'y a pas pensé; car Notre-Seigneur, qui
connoît les pensées, a dit, _que la bouche parle de l'abondance
du cœur_. Et si nous n'y pensons pas mal, le démon néanmoins y en
pense beaucoup, et se sert toujours secrètement de ces mauvais
mots pour en transpercer le cœur de quelqu'un. On dit que ceux
qui ont mangé de l'herbe qu'on nomme _angélique_ ont toujours
l'haleine douce et agréable; et ceux qui ont bien dans le cœur
l'honnêteté et la chasteté, qui est par excellence la vertu
angélique, ont toujours à la bouche des paroles pures, chastes et
honnêtes. Quant aux choses grossières et folles, l'Apôtre ne veut
pas seulement qu'on les nomme, nous assurant que _rien ne corrompt
tant les bonnes mœurs que les mauvais discours_.

Que si ces paroles déshonnêtes sont dites à couvert, avec finesse
et subtilité, elles sont encore infiniment plus dangereuses; car,
comme plus un dard est pointu, plus il entre aisément dans nos
corps, de même plus un mauvais mot est aigu, plus il pénètre dans
nos cœurs; et ceux qui pensent être fort aimables en disant de
telles paroles en compagnie, ne savent pas pourquoi les compagnies
sont faites; car elles doivent être comme des essaims d'abeilles
réunies pour faire le miel de quelque doux et vertueux entretien,
et non comme un tas de guêpes attachées à quelque pourriture. Si
donc quelque fat vient vous dire des paroles messéantes, témoignez
que vos oreilles en sont offensées, soit en vous détournant, soit
en usant de quelqu'autre moyen, selon que la prudence vous le
suggérera.

C'est une des plus mauvaises qualités qu'un esprit puisse avoir
que d'être moqueur. Dieu hait extrêmement ce vice et en a fait
autrefois des châtimens exemplaires. Rien n'est si contraire à la
charité, et encore plus à la dévotion, que le mépris du prochain;
or, la dérision et la moquerie n'ont jamais lieu sans ce mépris.
Aussi est-ce un fort grand péché; et les docteurs ont raison de
dire que la moquerie est la plus grande offense que l'on puisse
faire au prochain en paroles, parce que les autres offenses
n'empêchent pas toujours d'estimer celui qui est offensé, tandis
que celle-ci est toujours accompagnée de dédain et de mépris.

Quant aux jeux de paroles qui se font entre honnêtes gens avec
une gaîté douce et modeste, ils appartiennent à la vertu que
les Grecs appellent _eutrapélie_, et que nous pouvons nommer
bonne conversation: c'est une manière aimable de se récréer à
l'occasion des travers et des petites imperfections humaines dont
personne n'est exempt. Il se faut garder seulement de passer de
la plaisanterie à la moquerie; car la moquerie provoque à rire
par mépris du prochain, au lieu que la plaisanterie provoque à
rire par la liberté, l'enjoûment et la franchise de cœur, joints à
la gentillesse de quelques mots. Il est rapporté de saint Louis,
que, quand les religieux qu'il avoit à sa cour vouloient parler
de choses sérieuses après dîner, _Ce n'est pas le moment_, leur
disoit-il, _de raisonner de la sorte, mais bien de se récréer de
quelques bons mots: que chacun dise donc librement et honnêtement
ce qu'il voudra._ Et en cela il vouloit donner occasion à la
noblesse qui étoit autour de lui de recevoir quelque marque de
sa bonté. Du reste, Philothée, passons tellement le temps par
récréation, que nous nous assurions toujours la sainte éternité
par dévotion.



CHAPITRE XXVIII.

Des jugemens téméraires.


_Ne jugez point, et vous ne serez point jugés_, dit le Sauveur de
nos ames; _ne condamnez point, et vous ne serez point condamnés._
_Non_, dit le saint apôtre, _ne jugez point avant le temps,
jusqu'à ce que le Seigneur vienne révéler le secret des ténèbres,
et manifester les conseils des cœurs._ Oh! que les jugemens
téméraires sont désagréables à Dieu! Les jugemens des enfans des
hommes sont téméraires, parce qu'ils ne sont pas juges les uns des
autres, et qu'en jugeant ils usurpent l'office de Notre-Seigneur.
Ils sont téméraires, parce que la principale malice du péché vient
de l'intention et de la disposition du cœur, qui est pour nous
le secret des ténèbres. Ils sont téméraires, parce que chacun a
bien assez à faire de se juger soi-même, sans entreprendre encore
de juger son prochain. C'est une chose également nécessaire pour
n'être point jugé, de ne point juger les autres et de se juger
soi-même; car, comme Notre-Seigneur nous défend l'un, l'Apôtre
nous ordonne l'autre, en disant: _Si nous nous jugions nous-mêmes,
nous ne serions pas jugés._ Mais, ô Dieu! nous faisons tout le
contraire; car, ce qui nous est défendu, nous ne cessons de le
faire, jugeant à tout propos le prochain; et ce qui nous est
commandé, qui est de nous juger nous-mêmes, nous ne le faisons
jamais.

Selon les diverses causes des jugemens téméraires, il y faut
apporter divers remèdes. Il y a des cœurs aigres, amers et âpres
de leur nature qui rendent pareillement aigre et amer tout
ce qu'ils reçoivent, et qui, selon l'expérience du Prophète,
_convertissent le jugement en absynthe_, ne jugeant jamais du
prochain qu'en toute rigueur et âpreté. Ceux-ci ont grandement
besoin de tomber entre les mains d'un bon médecin spirituel; car
cette amertume de cœur leur étant naturelle, elle est difficile à
vaincre; et bien qu'en soi elle ne soit pas péché, mais seulement
une imperfection, elle est néanmoins dangereuse, parce qu'elle
introduit et fait régner dans l'ame le jugement téméraire et la
médisance. Quelques-uns jugent témérairement, non par aigreur,
mais par orgueil, s'imaginant que plus ils rabaissent l'honneur
d'autrui, plus ils relèvent le leur; esprits arrogans ou
présomptueux, qui s'admirent eux-mêmes, et se placent si haut dans
leur propre estime, qu'ils voient tout le reste comme chose petite
et basse. _Je ne suis pas comme le reste des hommes_, disoit le
sot pharisien. D'autres n'ont pas cet orgueil manifeste, mais
seulement une certaine petite complaisance à considérer le mal
d'autrui, pour savourer et faire savourer plus doucement le bien
contraire dont ils se croient doués; et cette complaisance est si
secrète et imperceptible, que, si on n'a bonne vue, on ne peut la
discerner, et ceux mêmes qui en sont atteints ne la connoissent
pas, à moins qu'on ne la leur montre. D'autres, pour se flatter
et s'excuser eux-mêmes, et pour adoucir les remords de leur
conscience, jugent fort volontiers que les autres sont vicieux du
vice qu'ils ont contracté, ou de quelque autre aussi grand, se
persuadant que la multitude des criminels rend leur péché moins
blâmable. Plusieurs s'adonnent au jugement téméraire pour le seul
plaisir de philosopher et de gloser sans fin sur l'humeur, la
conduite et les mœurs des personnes, se faisant de cela comme un
exercice et un jeu d'esprit. Que si par malheur ils rencontrent
quelquefois juste en leurs conjectures, alors l'audace et la manie
de juger s'accroît tellement en eux, que l'on a bien de la peine
à les retenir. Beaucoup jugent par passion, pensant toujours bien
de ce qu'ils aiment, et toujours mal de ce qu'ils haïssent, sinon
en un cas tout-à-fait étonnant, et néanmoins véritable, où l'excès
de l'amour porte à mal juger de ce qu'on aime: effet monstrueux
d'un amour grossier, imparfait, troublé et malade; maudite
jalousie, qui, comme chacun sait, sur un simple regard, sur le
moindre geste, condamne les personnes de trahison et de parjure.
Enfin, la crainte, l'ambition et mille autres foiblesses d'esprit,
contribuent souvent à ces vains soupçons et à ces jugemens
téméraires.

Mais quels remèdes à tant de maux? On dit que ceux qui ont bu
du suc d'une herbe d'Ethiopie, appelée _ophiusa_, croient voir
partout des serpens et autres choses effroyables, et que pour
les guérir il faut leur faire prendre du vin de palmier; de même
ceux qui ont avalé l'orgueil, l'envie, l'ambition, la haine, ne
voient rien qu'ils ne trouvent mauvais et blâmable; et pour les
guérir je leur dis: Buvez le plus que vous pourrez du vin sacré
de la charité; elle vous délivrera de ces mauvaises humeurs qui
vous font faire tant de jugemens bizarres. La charité craint de
rencontrer le mal; tant s'en faut-il qu'elle l'aille chercher.
Et quand elle le rencontre, elle s'en détourne et le dissimule:
ainsi, au premier bruit qui lui en vient, elle ferme les yeux pour
ne pas le voir; et puis elle croit par une sainte simplicité que
ce n'étoit pas le mal, mais seulement l'ombre et comme le fantôme
du mal. Que si néanmoins elle est forcée de reconnoître que c'est
lui-même, elle s'en distrait aussitôt, et tâche d'en oublier la
figure.

La charité est le grand remède à tous les maux, mais spécialement
à celui-ci. Toutes choses paroissent jaunes à ceux qui ont la
jaunisse, et l'on dit que pour les guérir de ce mal, il leur
faut faire porter de la feuille de pavot sous la plante des
pieds. Certes, ce péché de jugement téméraire est une jaunisse
spirituelle, qui fait paroître toutes choses mauvaises aux yeux de
ceux qui en sont atteints; mais qui en veut guérir, doit appliquer
le remède non aux yeux, mais aux pieds de l'ame, c'est-à-dire non
à l'entendement, mais aux affections. Si donc vous avez de la
douceur et de la charité dans le cœur, tous vos jugemens seront
doux et charitables; et en voici trois exemples admirables que je
vous présente.

Isaac avoit dit que Rebecca étoit sa sœur, et Abimélech qui
s'aperçut de quelques démonstrations d'amitié entre eux, fort
tendres et très-familières, jugea que c'étoit sa femme: un œil
malin eût jugé que c'étoit sa maîtresse, ou que si elle étoit sa
sœur, il étoit lui-même un incestueux; mais Abimélech prit le
parti charitable qu'il pouvoit prendre sur un tel fait. Voilà
comme l'on doit juger favorablement du prochain autant que l'on
peut; et si une action avoit cent aspects différens, il faudroit
la regarder uniquement par le plus bel endroit. Saint Joseph ne
pouvoit douter que la sainte Vierge ne fût enceinte; mais parce
qu'il connoissoit son éminente sainteté, et sa vie toute pure,
toute angélique, il ne se permit pas le plus léger soupçon contre
elle, quelque violens que fussent ses préjugés: ainsi il prit la
résolution, en la quittant, d'en laisser tout le jugement à Dieu.
L'Esprit divin nous fait remarquer dans l'Evangile, qu'il en usa
de la sorte parce qu'il étoit un homme juste. Or l'homme juste,
qui ne peut absolument excuser ni le fait, ni l'intention d'une
personne dont il connoît la probité, n'en veut pas juger et tâche
même d'ôter cela de son esprit, et en laisse le jugement à Dieu.
Le Sauveur crucifié, ne pouvant excuser entièrement le péché de
ceux qui l'avoient attaché à la croix, voulut au moins en diminuer
la malice par la raison de leur ignorance: de même quand nous ne
pouvons excuser le péché, rendons-le au moins digne de compassion,
en l'attribuant à la cause la plus supportable qu'il puisse avoir,
comme à l'ignorance ou à la foiblesse.

Mais ne peut-on donc jamais juger le prochain? Non certes, jamais:
c'est Dieu, Philothée, qui juge les criminels, dans les jugemens
de la justice humaine. Toutefois il se sert de la voix des
magistrats pour se rendre intelligible à nos oreilles; ils sont
comme ses interprètes et ses oracles, et ne doivent rien prononcer
que ce qu'ils ont appris de lui. Que s'ils font autrement, et
suivent leurs propres passions, alors c'est vraiment eux qui
jugent, et qui par conséquent seront jugés; car il est défendu
aux hommes, en tant qu'hommes, de juger les autres.

Voir ou connoître une chose, ce n'est pas en juger; car tout
jugement, au moins selon la phrase de l'Ecriture, présuppose
quelque difficulté, grande ou petite, vraie ou apparente, qu'il
faut décider. C'est pourquoi elle dit que ceux qui n'ont pas la
foi sont déjà jugés, parce qu'il n'y a point de doute sur leur
condamnation. Ce n'est donc pas mal fait de douter du prochain?
Non, car il n'est pas défendu de douter, mais de juger. Toutefois,
il n'est permis ni de douter ni de soupçonner, qu'autant que de
bonnes raisons nous y contraignent; autrement les doutes et les
soupçons sont téméraires. Si quelque œil méchant eût vu Jacob,
quand il embrassa Rachel auprès du puits, ou qu'il eût vu Rebecca
recevoir des bracelets et des pendans d'oreilles d'Eliézer, homme
inconnu dans ce pays-là, il eût sans doute mal pensé de ces deux
modèles de vertu, mais c'eût été bien à tort; car quand une action
est de soi-même indifférente, c'est faire un soupçon téméraire
que d'en tirer une mauvaise conséquence, à moins que plusieurs
circonstances ne donnent crédit à ce soupçon. C'est aussi un
jugement téméraire que de prendre occasion d'un acte pour blâmer
la personne qui en est l'auteur; mais ceci, je le dirai bientôt
plus clairement.

Enfin, ceux qui ont bien soin de leur conscience ne sont guère
sujets aux jugemens téméraires; car, comme les abeilles, en
voyant les brouillards et les temps nébuleux, se retirent dans
leurs ruches et y préparent leur miel, de même les bonnes ames
ne laissent pas courir leurs pensées sur les sujets embrouillés
et parmi les actions équivoques du prochain; mais pour ne pas
les rencontrer, elles se renferment au dedans d'elles-mêmes, et
prennent au fond de leur cœur de bonnes résolutions pour leur
propre amendement.

C'est le fait d'une ame inutile de s'amuser à examiner la vie
d'autrui: j'excepte ceux qui sont chargés de la conduite des
autres, soit dans la famille, soit dans l'état; car une bonne
partie de leur conscience consiste à surveiller celle d'autrui.
Qu'ils fassent donc leur devoir avec amour: passé cela, qu'ils se
tiennent en repos et ne s'occupent que d'eux-mêmes.



CHAPITRE XXIX.

De la médisance.


Le jugement téméraire produit l'inquiétude, le mépris du prochain,
l'orgueil et la complaisance en soi-même, et cent autres effets
très-pernicieux, parmi lesquels la médisance est au premier rang,
comme la vraie peste des conversations. Oh! que n'ai-je un des
charbons du saint autel pour toucher les lèvres des hommes et les
purifier de leurs péchés, comme un séraphin purifia jadis les
lèvres du prophète Isaïe! Qui ôteroit la médisance du monde, en
ôteroit une des plus grandes causes de péchés qui existent.

Si quelqu'un enlève injustement au prochain sa bonne réputation,
outre le péché qu'il commet, il est obligé d'en faire réparation,
selon la nature de la médisance; car nul ne peut entrer au Ciel
avec le bien d'autrui; et de tous les biens extérieurs la renommée
est le plus précieux. La médisance est une espèce de meurtre; car
nous avons trois vies: la spirituelle, qui se trouve en la grâce
de Dieu; la corporelle, dont l'ame est le principe; et la civile,
qui consiste en la renommée. Le péché nous ôte la première, la
mort nous ôte la seconde, et la médisance nous ôte la troisième.
Mais le médisant a cela de particulier, que par un seul coup de
langue il fait ordinairement trois meurtres: il tue son ame et
l'ame de celui qui l'écoute, par un homicide spirituel, et il
ôté la vie civile à celui dont il médit; car, comme disoit saint
Bernard, et celui qui médit, et celui qui écoute le médisant,
ont tous deux le diable sur eux; mais l'un l'a sur la langue, et
l'autre en son oreille. David dit en parlant des médisans, qu'_ils
ont aiguisé leur langue comme la langue d'un serpent_. Or, le
serpent a la langue fourchue et à deux pointes, selon la remarque
d'Aristote; et telle est en effet la langue du médisant, qui d'un
seul coup pique et empoisonne l'oreille de celui qui écoute, et la
réputation de celui dont il parle.

Je vous conjure donc, chère Philothée, de ne jamais médire
de personne, ni directement, ni indirectement: gardez-vous
d'attribuer de faux crimes au prochain, ou de découvrir ceux qui
sont secrets, ou d'augmenter ceux qui sont connus, ou de mal
interpréter ses bonnes œuvres, ou de nier le bien que vous savez
être en quelqu'un, ou de le cacher malignement, ou de le diminuer
par vos paroles; car en tout cela vous offenseriez grandement
Dieu, surtout si c'étoit en accusant faussement le prochain,
ou en niant la vérité à son préjudice; car alors il y auroit le
double péché de mentir et de nuire au prochain.

Ceux qui préparent la médisance par des préliminaires honorables,
ou qui entremêlent leurs médisances de petites gentillesses et de
bons mots, sont les plus fins et les plus dangereux médisans de
tous. Je proteste, disent-ils, que je l'aime, et qu'au reste c'est
un galant homme; mais cependant il faut dire la vérité: il eut
tort de faire cette perfidie. C'est une fort vertueuse fille, mais
elle fut surprise; et autres semblables tournures. Ne voyez-vous
pas l'artifice? Celui qui veut tirer de l'arc, tire tant qu'il
peut la flèche à soi; mais ce n'est que pour la lancer plus
fortement; il semble aussi que ceux-ci retirent leur médisance à
eux, mais ce n'est que pour la décocher plus roide, afin qu'elle
pénètre plus avant dans le cœur des assistans.

La médisance dite en forme de plaisanterie est plus cruelle encore
que toutes les autres. Car, comme la ciguë n'est pas en soi un
poison très-violent, mais au contraire assez lent en ses effets,
et facile à calmer, tandis qu'étant prise avec du vin, elle est
irrémédiable; de même, la médisance, qui par elle-même passeroit
légèrement par une oreille et sortiroit par l'autre, s'arrête
fermement en l'esprit des auditeurs, quand elle est accompagnée de
quelque mot subtil et joyeux. A ceux qui médisent de la sorte, on
peut appliquer ces paroles de David: _Ils ont sous leurs lèvres
le venin de l'aspic._ En effet, l'aspic fait sa piqûre presque
imperceptible, et son venin excite d'abord une démangeaison
agréable, au moyen de laquelle le cœur et les entrailles se
dilatent et reçoivent le poison, en sorte qu'on ne peut plus
ensuite y porter remède.

Ne dites pas, un tel est un ivrogne, parce que vous l'avez vu
ivre, ni un tel est un voleur, parce que vous l'avez surpris une
fois à voler; car un seul acte ne constitue pas une habitude. Le
soleil s'arrêta une fois en faveur de la victoire de Josué, et
s'obscurcit une autre fois en faveur de celle du Sauveur: nul ne
dira pourtant qu'il soit immobile ou obscur. Noé s'enivra une
fois, et Loth une autre fois; ils ne furent pourtant ivrognes ni
l'un ni l'autre, non plus que saint Pierre ne fut sanguinaire,
pour avoir une fois répandu du sang, ni un blasphémateur, pour
avoir une fois blasphémé. Le nom de vicieux ou de vertueux suppose
l'habitude du vice, ou de la vertu: c'est donc une imposture de
dire qu'un homme est colère ou fripon, pour l'avoir vu une fois
s'emporter ou dérober. Et lors même qu'un homme eût été long-temps
vicieux, on s'exposeroit encore à mentir en le nommant ainsi.
Simon le Lépreux appeloit Magdeleine une pécheresse, parce qu'elle
l'avoit été autrefois: il mentoit néanmoins; car elle ne l'étoit
plus, mais une très-sainte pénitente: aussi Notre-Seigneur la
prit-il sous sa protection. Le pharisien regardoit le publicain
comme un grand pécheur, souillé peut-être d'injustice, d'adultère
et de vol; mais il se trompoit grandement; car à l'instant même
il venoit d'être justifié. Hélas! puisque la bonté de Dieu est
si grande, qu'un seul moment suffit pour obtenir et recevoir sa
grâce, quelle assurance pouvons-nous avoir qu'un homme qui étoit
hier pécheur le soit encore aujourd'hui? Le jour précédent ne doit
point juger le jour présent, ni le jour présent juger le jour
précédent: il n'y a que le dernier jour qui doive juger tous les
autres.

Nous ne pouvons donc jamais dire qu'un homme soit méchant, sans
danger de mentir. Ce que nous pouvons dire, en cas qu'il en faille
parler, c'est qu'il fit telle action mauvaise: qu'il a mal vécu
en tel temps, que maintenant il fait mal. Mais on ne peut tirer
aucune conséquence d'hier à aujourd'hui, ni d'aujourd'hui à hier,
et moins encore d'aujourd'hui à demain.

Bien qu'on doive être extrêmement délicat pour ne point médire du
prochain, encore faut-il se garder d'un autre excès où plusieurs
se laissent aller, qui est, pour éviter la médisance, de donner
des louanges au vice. S'il se trouve une personne vraiment
médisante, ne dites pas pour l'excuser qu'elle est libre et
franche; s'il s'en trouve une manifestement vaine, ne dites pas
qu'elle est noble et généreuse; les familiarités dangereuses,
ne les appelez pas simplicités ou naïvetés; ne fardez pas la
désobéissance du nom de zèle, ni l'arrogance du nom de franchise,
ni l'impureté du nom d'amitié. Non, chère Philothée, il ne
faut pas, pour fuir le vice de médisance, favoriser, flatter,
ou nourrir les autres vices, mais il faut dire rondement et
franchement mal du mal, et blâmer les choses blâmables; ce qui
ne tournera qu'à la gloire de Dieu, moyennant les conditions
suivantes:

Premièrement, pour pouvoir blâmer les vices d'autrui, il faut
que l'utilité, ou de celui dont on parle, on de celui à qui l'on
parle, le requière. Par exemple, on raconte devant de jeunes
personnes les inconséquences de tels et de telles, qui sont
manifestement périlleuses; le déréglement d'un tel ou d'une
telle, en paroles ou en actions manifestement mauvaises; si je ne
blâme pas ouvertement ce mal, et que je veuille l'excuser, ces
tendres ames, qui écoutent, en prendront occasion de se porter à
quelque chose de semblable; leur utilité demande donc que tout
franchement et sans retard je blâme ces choses-là, à moins que je
ne puisse le faire en un temps plus opportun, et où la réputation
de ceux dont on parle aura moins à souffrir.

En second lieu, que j'aie quelque obligation de parler sur ce
sujet; comme si je suis des premiers de la compagnie, que mon
silence dût passer pour une approbation: que si je suis des
moindres, je ne dois point entreprendre de rien censurer, mais
je dois être parfaitement mesuré dans mes expressions, pour ne
pas dire un seul mot de trop. Si, par exemple, je blâme les
familiarités de ce jeune homme et de cette jeune fille, ô Dieu!
Philothée, il faut que je tienne la balance bien juste pour ne pas
augmenter la chose, pas même d'un seul brin: s'il n'y a qu'une
foible apparence, je ne dirai que cela; s'il n'y a qu'une simple
imprudence, je n'en dirai pas davantage; s'il n'y a ni imprudence,
ni vraie apparence du mal, mais seulement de quoi donner à un
esprit malin occasion de médire, ou je n'en dirai rien du tout, ou
je dirai cela même. Ma langue, tandis que je parle du prochain,
est dans ma bouche comme un rasoir dans la main du chirurgien qui
veut trancher entre les nerfs et les tendons. Il faut que le coup
que je porterai soit si juste, que je ne dise ni plus ni moins que
ce qui est.

Enfin, il faut observer, en blâmant le vice, d'épargner le plus
que l'on peut la personne en qui il se trouve. On peut néanmoins
parler librement des pécheurs infâmes, publics et notoires, pourvu
que ce soit avec esprit de charité et de compassion, et non avec
arrogance et présomption, et en prenant plaisir au mal d'autrui;
car, pour ce dernier, c'est le fait d'un cœur vil et abject.
J'excepte de cette règle les ennemis déclarés de Dieu et de son
Eglise; car, pour ceux-là, ils les faut décrier tant qu'on peut,
comme sont les chefs d'hérésies et de schismes; c'est charité de
crier au loup quand il est entre les brebis, quelque part qu'il
soit.

Chacun se permet de juger et de censurer les princes, et de
médire de nations entières, selon les divers sentimens dont on
est affecté à leur égard. Philothée, ne faites pas cette faute;
car, outre l'offense de Dieu, vous pourriez vous attirer mille
désagrémens.

Quand vous entendez mal parler du prochain, rendez l'accusation
douteuse, si vous le pouvez justement; si vous ne le pouvez pas,
excusez l'intention de l'accusé; que si cela ne se peut, témoignez
de la compassion de son état; détournez le trait, en vous
souvenant et faisant souvenir la compagnie que ceux qui ne tombent
pas en faute le doivent uniquement à la grâce de Dieu; rappelez le
médisant à lui-même par quelques douces manières, et dites de la
personne offensée tout le bien que vous en savez.



CHAPITRE XXX.

Quelques autres avis touchant le parler.


Que votre langage soit doux, franc, sincère, rond, naïf et fidèle.
Gardez-vous des duplicités et des ruses; car, bien qu'il ne soit
pas bon de dire toujours toutes espèces de vérités, encore ne
faut-il jamais parler contre la vérité: accoutumez-vous à ne
jamais mentir sciemment, soit pour vous excuser, soit autrement,
vous ressouvenant que Dieu est le Dieu de vérité. Que si vous
mentez par mégarde, et que vous puissiez de suite réparer votre
faute par quelque explication, n'y manquez pas; une excuse
véritable a bien plus de grâce et de force pour excuser, qu'un
mensonge.

Bien que l'on puisse quelquefois avec prudence et discrétion
déguiser et couvrir la vérité par quelque artifice de paroles,
encore ne faut-il pratiquer cela que dans les choses importantes,
et quand la gloire et le service de Dieu le requièrent évidemment;
hors de là les artifices sont dangereux: car, comme dit
l'Ecriture-Sainte, _le Saint-Esprit n'habite pas dans un cœur
dissimulé et double_. Il n'y a point de meilleure et de plus
désirable finesse que la simplicité. La prudence mondaine et les
artifices de la chair appartiennent aux enfans du siècle; mais les
enfans de Dieu cheminent sans détour, et ont le cœur sans replis:
_Qui marche simplement_, dit le Sage, _marche sûrement_; le
mensonge, la duplicité et la feinte annoncent toujours un esprit
foible et vil.

Saint Augustin avoit dit, au quatrième livre de ses Confessions,
que son ame et celle de son ami n'étoient qu'une seule ame, et
que la vie lui étoit en horreur depuis la mort de son ami, parce
qu'il ne vouloit pas vivre à moitié, et que cependant pour cela
même il craignoit de mourir, de peur que son ami ne mourût tout
entier. Ces paroles lui semblèrent dans la suite trop recherchées
et affectées, si bien qu'il les révoqua au livre de ses
Rétractations, et les appela une ineptie. Voyez-vous, Philothée,
combien cette sainte et belle ame est sensible à l'afféterie des
paroles! Certes, c'est un grand ornement de la vie chrétienne,
que la fidélité, la rondeur et la sincérité du langage: _Je l'ai
résolu_, disoit David, _je prendrai garde à mes voies, pour ne
point pêcher par ma langue. Eh! Seigneur, mettez une garde à ma
bouche, et une porte de circonspection à mes lèvres._

C'est un principe du roi saint Louis, qu'il ne faut jamais
contredire personne, à moins qu'il n'y ait péché ou quelque grand
dommage à être du même avis. C'est le moyen d'éviter une foule de
contestations et de disputes. Or, quand il importe de contredire
les autres et d'opposer son opinion à la leur, il faut user d'une
grande douceur et précaution, sans vouloir aucunement violenter
leur esprit; car aussi-bien ne gagne-t-on rien à prendre les
choses âprement.

La règle de parler peu, si recommandée par les anciens sages, ne
se prend pas en ce sens qu'il faille dire peu de paroles, mais
qu'il n'en faut pas dire beaucoup d'inutiles; car, pour ce qui est
des paroles, on ne regarde pas à la quantité, mais à la qualité;
et il me semble qu'il faut ici éviter deux excès: le premier est
de faire trop l'entendu et le sévère, refusant de contribuer aux
propos familiers qui se tiennent en la conversation, parce qu'il
semble alors qu'il y ait manque de confiance, ou quelque sorte
de mépris; le second est de plaisanter et de babiller toujours,
sans laisser aux autres ni le temps ni le moyen de dire ce qu'ils
veulent, parce que cela sent un esprit éventé et léger.

Saint Louis n'aimoit pas qu'étant en compagnie on parlât en secret
et en conseil, surtout à table, parce que cela faisoit supposer
qu'on parloit mal des autres: _Celui_, disoit-il, _qui est à table
en bonne compagnie, et qui a quelque plaisanterie à dire, la doit
dire pour tout le monde; que si c'est une chose peu importante, il
la doit taire, et n'en parler à personne._



CHAPITRE XXXI.

Des passe-temps et des jeux; et premièrement de ceux qui sont
permis et louables.


Il est nécessaire de donner quelquefois à notre esprit et même à
notre corps quelque sorte de récréation. Cassien rapporte qu'un
chasseur trouva un jour saint Jean l'Evangéliste tenant une
perdrix sur son poing, et s'amusant à la caresser. Le chasseur
lui demanda pourquoi un homme de son caractère passoit le temps
à une chose si vile et si basse; et saint Jean lui dit: Pourquoi
ne portez-vous pas votre arc toujours tendu? De peur, répondit le
chasseur, que, demeurant toujours courbé, il n'ait plus la force
de s'étendre quand il en sera besoin. Ne vous étonnez donc pas,
répliqua l'apôtre, si je donne quelque relâche à mon esprit, et
prends un peu de récréation; car c'est le moyen de pouvoir ensuite
m'appliquer plus vivement à la contemplation. Assurément c'est un
travers que d'être si rigoureux et si sauvage, qu'on ne veuille
prendre pour soi et ne permettre aux autres aucune espèce de
récréation.

Prendre l'air, se promener, s'entretenir de choses gaies et
aimables, jouer du luth, ou de quelque autre instrument, chanter
en musique, aller à la chasse, ce sont des récréations si
honnêtes, que, pour en bien user, il ne faut que cette prudence
commune qui donne à toutes choses le rang, le temps, le lieu et la
mesure convenables.

Les jeux où le gain sert de prix et de récompense à l'habileté
du corps ou de l'esprit, comme les jeux de paume, de ballon, de
mail, les courses de bague, les échecs et les dames, sont des
récréations par elles-mêmes bonnes et permises. Seulement il faut
se garder de l'excès, soit quant au temps qu'on y emploie, soit
quant au prix qu'on y met. Car si l'on y emploie trop de temps, ce
n'est plus une récréation, mais une occupation; on ne délasse ni
l'esprit ni le corps, et au contraire on étourdit et on accable
l'un et l'autre; comme il arrive à ceux qui, ayant joué cinq ou
six heures aux échecs, en sortent la tête brisée, ou qui, après
avoir long-temps joué à la paume, en sont accablés de fatigue. Que
si le prix, c'est-à-dire, ce qu'on joue, est trop considérable,
les affections des joueurs se dérèglent; de plus, il y a une
sorte d'injustice à mettre de grands prix à des choses aussi
peu importantes et aussi inutiles que sont les adresses et les
habiletés du jeu. Mais surtout prenez garde, Philothée, à ne point
vous passionner pour tout cela; car, quelque honnête que soit une
récréation, c'est un vice d'y attacher son cœur et son affection.
Je ne dis pas qu'il ne faille pas prendre plaisir au jeu pendant
qu'on joue: car autrement on ne se récréeroit pas; mais je dis
qu'il ne faut pas y mettre trop de désir, d'empressement et de
feu.



CHAPITRE XXXII.

Des jeux défendus.


Les jeux de dés, de cartes et autres semblables, où le gain dépend
principalement du hasard, ne sont pas seulement des récréations
dangereuses, comme sont les danses, mais ce sont encore des jeux
absolument mauvais et blâmables de leur nature. C'est pourquoi
ils sont défendus par les lois, tant civiles qu'ecclésiastiques.
Mais quel grand mal y a-t-il? me direz-vous. Je vous réponds que
le gain ne se fait pas en ces jeux selon la raison, mais selon le
sort, qui favorise bien souvent celui dont l'adresse et l'habileté
ne méritoient rien. La raison est donc offensée en cela. Mais
nous sommes ainsi convenus, me direz-vous? cela est bon pour
montrer que celui qui gagne ne fait pas tort aux autres; mais cela
n'empêche pas que la convention ne soit déraisonnable, et le jeu
aussi; car le gain, qui doit être le prix de l'industrie, devient
le prix du sort, qui ne mérite aucun prix, puisqu'il ne dépend
nullement de nous.

Outre cela, ces jeux portent le nom de récréation, et sont faits
pour cela; et néanmoins ils ne le sont nullement, mais de
violentes occupations; car n'est-ce pas une occupation que d'avoir
l'esprit tendu par une application continuelle, et perpétuellement
agité d'inquiétude, de crainte et d'empressement? Y a-t-il
attention au monde plus triste, plus sombre et plus mélancolique
que celle des joueurs? il ne faut ni parler sur le jeu, ni rire,
ni tousser, autrement les voilà hors d'eux-mêmes.

Enfin, il n'y a de joie à ces jeux qu'en gagnant; et cette joie
n'est-elle pas coupable, puisqu'elle suppose la perte et le
déplaisir d'autrui? Un tel plaisir est assurément indigne. Voilà
les trois raisons pour lesquelles les mauvais jeux sont défendus.
Le grand roi saint Louis, sachant que le comte d'Anjou son frère,
et messire Gautier de Nemours, jouoient ensemble, se leva, quoique
malade, et alla tout chancelant en leur chambre, et là prit les
tables, les dés et une partie de l'argent, et jeta tout dans la
mer, en s'indignant beaucoup contre eux. La vertueuse et chaste
Sara, parlant à Dieu de son innocence: Vous le savez, dit-elle,
ô Seigneur! jamais je ne me suis trouvée dans la société des
joueurs.



CHAPITRE XXXIII.

Des bals et autres passe-temps permis, mais dangereux.


Les danses et les bals sont choses indifférentes de leur nature;
mais les circonstances qui accompagnent ordinairement cet exercice
l'inclinent beaucoup du côté du mal, et le rendent par conséquent
très-nuisible et très-dangereux. D'abord c'est la nuit que l'on
prend pour cela; et parmi les ténèbres et l'obscurité, il est
difficile qu'il ne se glisse beaucoup de choses mauvaises dans un
divertissement qui est déjà par lui-même très-susceptible de mal:
ensuite on y fait de longues veilles, qui font perdre la matinée
du jour suivant, et par cela même le moyen d'y servir Dieu. Or,
n'est-ce pas une grande folie de changer ainsi le jour en la nuit,
la lumière en ténèbres, et les bonnes œuvres en folâtres plaisirs?
De plus, chacun porte au bal de la vanité à qui mieux mieux, et
la vanité est une si grande disposition aux mauvaises affections
et aux amitiés dangereuses, que tout cela est la suite presque
nécessaire de ces sortes de réunions.

Je dis de la danse et des bals, Philothée, ce que les médecins
disent des champignons: les meilleurs n'en valent rien,
disent-ils; et je vous dis aussi que les meilleurs bals ne sont
guère bons. Si cependant il vous faut manger des champignons, ayez
soin qu'ils soient bien apprêtés; et si, par quelque occasion dont
vous ne puissiez absolument vous dégager, il vous faut aller au
bal, prenez garde que votre danse soit bien apprêtée. Or, comment
le sera-t-elle? par la modestie, la gravité et la bonne intention.
Mangez-en peu et rarement, disent les médecins en parlant des
champignons; car, quelque bien apprêtés qu'ils soient, la grande
quantité les rend mortels: de même, je vous le dis, Philothée,
dansez peu et rarement; car, autrement, vous seriez en danger de
vous y affectionner.

Les champignons, selon Pline, étant spongieux et poreux,
attirent aisément toute l'infection qui est autour d'eux, en
sorte que s'ils sont près des serpens, ils en reçoivent le
venin. Les bals, les danses, et autres assemblées de ce genre,
attirent aussi les vices et les péchés qui sont en un lieu: les
querelles, les jalousies, les moqueries, les folles amours. Et
comme ces exercices ouvrent les pores du corps de ceux qui s'y
livrent, aussi ouvrent-ils les pores de leur cœur. Au moyen de
quoi, si quelque serpent vient souffler à l'oreille une parole
de flatterie ou de galanterie, si l'on est surpris du regard
séducteur de quelque basilic, les cœurs sont très-faciles à se
laisser prendre et empoisonner.

O Philothée! que ces récréations sont ordinairement dangereuses!
Elles dissipent l'esprit de dévotion, elles énervent l'ame, elles
refroidissent la charité, elles éveillent dans le cœur mille
sortes de mauvaises affections. Il faut donc en user avec une
extrême prudence.

On dit que c'est surtout après avoir mangé des champignons
qu'il est prudent de boire du bon vin. De même je dis qu'après
les danses, il faut user de quelques saintes et bonnes
considérations, qui empêchent les dangereuses impressions que ce
vain plaisir pourrait faire en nos esprits. Mais quelles sont ces
considérations? voici celles que je vous conseille.

1. Pendant que vous étiez au bal, plusieurs ames brûloient en
enfer pour les péchés commis à la danse, ou à cause de la danse.

2. Plusieurs religieux et autres personnes pieuses étoient à la
même heure devant Dieu, chantant ses louanges, et contemplant sa
beauté. Oh! que leur temps a été bien plus heureusement employé
que le vôtre!

3. Tandis que vous avez dansé, plusieurs personnes sont mortes
en des angoisses cruelles; mille milliers d'hommes et de femmes
en proie à des maladies violentes, ont souffert des douleurs
affreuses dans leurs lits, dans les hôpitaux et dans les rues.
Hélas! ils n'ont pas eu le moindre repos: n'aurez-vous pas
compassion d'eux? et ne pensez-vous pas qu'un jour vous gémirez
comme eux, tandis que d'autres danseront comme vous avez fait?

4. Notre-Seigneur, la sainte Vierge, les anges et les saints vous
ont vue au bal. Ah! que vous leur avez fait pitié, avec votre cœur
amusé de pareilles niaiseries et occupé de telles fadaises!

5. Hélas! tandis que vous étiez là, le temps s'est passé, la
mort s'est approchée; déjà elle vous appelle, bientôt l'éternité
va commencer pour vous: sera-ce l'éternité des biens, sera-ce
l'éternité des peines? votre vie, bonne ou mauvaise, en aura
décidé pour toujours.

Telles sont les considérations que vous pouvez faire; mais Dieu
vous en suggérera bien d'autres sur le même sujet, si vous avez sa
crainte.



CHAPITRE XXXIV.

Quand on peut jouer ou danser.


Pour jouer et danser licitement, il faut que ce soit par
récréation, et non par passion; pour peu de temps, et non jusqu'à
en être étourdi et fatigué; et que ce soit rarement; car qui s'en
fait une habitude, changera bientôt la récréation en occupation.

Mais en quelles occasions peut-on jouer et danser? Les justes
occasions de la danse et d'un jeu indifférent sont plus
fréquentes; celles des jeux défendus sont plus rares, comme aussi
tels jeux sont plus blâmables et plus dangereux que tels autres.
Mais, pour le dire en un mot, dansez et jouez sous les conditions
que je vous ai marquées, lorsque la prudence et la discrétion vous
conseilleront cette honnête condescendance pour les personnes avec
lesquelles vous vous trouvez en compagnie; car la condescendance,
qui est fille de la charité, rend les choses indifférentes bonnes,
et les dangereuses permises. Elle ôte même la malice à celles
qui jusqu'à un certain point sont mauvaises: ainsi les jeux de
hasard, qui autrement seroient blâmables, ne le sont pas, quand
une juste condescendance nous y porte. J'ai lu avec bien de la
consolation dans la vie de saint Charles Borromée, qu'il usoit de
cette condescendance avec les Suisses en de certaines choses, pour
lesquelles il étoit d'ailleurs très-sévère; et que le bienheureux
Ignace de Loyola, étant un jour invité à jouer, accepta bonnement
la partie. Quant à sainte Elisabeth de Hongrie, elle jouoit et
dansoit quelquefois lorsqu'elle se trouvoit dans les assemblées
où l'on prenoit ce plaisir; ce qui ne nuisoit aucunement à sa
dévotion; car elle l'avoit si fort enracinée dans son ame, que,
comme les rochers du lac de Riette croissent parmi les flots et
les vagues, de même aussi sa dévotion croissoit parmi les pompes
et les vanités auxquelles sa condition l'exposoit. Ce sont les
grands feux qui s'enflamment au vent, mais les petits s'éteignent
si on ne les porte à couvert.



CHAPITRE XXXV.

Qu'il faut être fidèle dans les petites choses aussi bien que dans
les grandes.


L'époux sacré des Cantiques dit que son épouse lui a ravi le
cœur par un de ses yeux et par un de ses cheveux. Or, de toutes
les parties extérieures du corps humain, il n'en est point de
plus admirable que l'œil, soit pour la conformation, soit pour
l'activité, ni de plus vile que le cheveu. C'est pourquoi le divin
époux veut faire entendre qu'il n'a pas seulement pour agréables
les grandes œuvres des personnes dévotes, mais encore les moindres
et les plus basses; et que, pour le servir à son goût, il faut
avoir soin de le bien servir, et dans les choses importantes et
relevées, et dans les choses petites et abjectes, puisque nous
pouvons également par les unes et par les autres ravir son cœur
d'amour.

Préparez-vous donc, Philothée, à souffrir beaucoup de grandes
afflictions pour Notre-Seigneur, et même le martyre; soyez bien
résolue à lui donner tout ce que vous avez de plus précieux,
s'il lui plaisoit de le prendre: père, mère, frère, mari, femme,
enfans, vos yeux mêmes, et votre vie; car votre cœur doit être
prêt à tous ces sacrifices; mais tandis que la divine Providence
ne vous envoie pas des afflictions si grandes et si sensibles, et
qu'elle ne vous demande pas vos yeux, donnez-lui pour le moins vos
cheveux. Je veux dire, supportez tout doucement ces injures, ces
petites contrariétés, ces pertes de peu d'importance qui vous sont
journalières: car en usant de ces petites occasions avec beaucoup
d'amour et de charité, vous gagnerez entièrement son cœur, et
le rendrez tout vôtre. Ces petits devoirs de tous les jours, ce
mal de tête, ce mal de dents, cette fluxion, cette bizarrerie du
mari ou de la femme, ce verre brisé, ce mépris ou cette moue,
cette perte de gants, d'une bague, d'un mouchoir, cette petite
incommodité d'aller se coucher de bonne heure, et de se lever
matin pour prier, pour communier, cette petite honte que l'on a de
faire publiquement certaines pratiques de dévotion; bref, toutes
ces petites misères étant prises et embrassées avec amour, seront
très-agréables à la bonté divine, qui, pour un seul verre d'eau
donné en son nom, a promis à ses fidèles des torrens de félicité;
et comme ces occasions se présentent à tout moment, voyez quels
fonds de richesses spirituelles nous pouvons amasser en sachant
bien en profiter.

Quand j'ai vu dans la vie de sainte Catherine de Sienne tant de
ravissement et d'extases, tant de paroles d'une sublime sagesse,
et même des prédications faites par elle, je n'ai point douté
qu'avec cet œil de contemplation elle n'eût ravi le cœur de son
céleste époux; mais j'ai eu aussi bien de la consolation quand je
l'ai vue en la cuisine de son père, tourner humblement la broche,
attiser le feu, apprêter la viande, pétrir le pain, et faire tous
les plus bas offices de la maison avec un courage plein d'amour
pour son Dieu; et je n'estime pas moins les petites et simples
méditations qu'elle faisoit parmi des occupations si basses,
que les extases et les ravissemens qu'elle eut si souvent, et
qui ne furent peut-être que la récompense de son humilité et de
son abjection. Or, voici comme elle méditoit: Elle s'imaginoit
qu'en apprêtant le dîner pour son père, elle l'apprêtoit pour
Notre-Seigneur comme une autre sainte Marthe; que sa mère tenoit
la place de la sainte Vierge, et ses frères, la place des
apôtres; par là elle s'excitoit à servir en esprit toute la cour
céleste, et s'employoit à ces humbles fonctions avec une grande
consolation, parce qu'elle savoit que telle étoit la volonté de
Dieu. J'ai cité cet exemple, Philothée, afin que vous sachiez
comment il est important de faire toutes nos actions, quelque
petites et basses qu'elles soient, en vue de servir et d'honorer
la divine Majesté.

Pour cela je vous conseille autant que je le puis, d'imiter cette
femme forte, que Salomon a tant louée, laquelle, en s'occupant de
choses grandes, fortes et généreuses, ne laissoit pas néanmoins
de filer et de tourner le fuseau: _Elle a mis la main à des
choses fortes, et ses doigts ont pris le fuseau._ Mettez aussi
la main à des choses fortes, en vous exerçant à la prière et à la
méditation, à l'usage des sacremens, à inspirer l'amour de Dieu
au prochain, à répandre dans les cœurs de bonnes inspirations,
et enfin à faire des œuvres grandes et importantes, selon votre
vocation. Mais en même temps n'oubliez pas votre fuseau et votre
quenouille, c'est-à-dire pratiquez les petites et humbles vertus,
qui, comme de simples fleurs, croissent au pied de la croix: le
service des pauvres, la visite des malades, le soin de la famille
avec les œuvres qui en dépendent, et cette activité précieuse qui
ne vous laissera pas un seul instant oisive; et au milieu de tout
cela, occupez-vous de temps en temps de considérations semblables
à celles de sainte Catherine de Sienne, dont je viens de vous
parler.

Les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement; mais
les petites sont très-communes. Or, _qui sera fidèle dans les
petites choses_, dit le Sauveur lui-même, _on l'établira sur de
grandes_. Faites donc toutes choses au nom de Dieu, et toutes
choses seront bien faites, soit que vous mangiez, soit que vous
buviez, soit que vous dormiez, soit que vous jouiez, soit que
vous tourniez la broche: pourvu que vous sachiez bien ménager vos
affaires, vous profiterez beaucoup devant Dieu, faisant toutes
ces choses parce que Dieu veut que vous les fassiez.



CHAPITRE XXXVI.

Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable.


Nous ne sommes hommes que par la raison, et c'est pourtant
une chose rare de trouver des hommes vraiment raisonnables,
l'amour-propre nous troublant presque toujours l'esprit, et
nous conduisant à mille sortes de petites mais très-dangereuses
injustices, qui ressemblent beaucoup à ces petits renardeaux dont
il est parlé dans le Cantique: car, parce qu'ils sont petits, on
n'y prend pas garde; mais parce qu'ils sont en quantité, ils ne
laissent pas de nuire beaucoup, et de faire un grand dégât dans
les vignes.

Vous allez juger, Philothée, si les traits que je vais vous citer
ne sont pas autant d'injustices et de déraisons? Nous accusons le
prochain pour de petites choses, et nous nous excusons nos fautes
les plus grossières; nous voulons vendre fort cher, et acheter bon
marché; nous voulons qu'on fasse justice des autres, et que pour
nous l'on use de miséricorde et de clémence; nous voulons que l'on
prenne nos paroles en bonne part, et nous sommes chatouilleux à
l'excès pour celles des autres; nous voudrions que notre voisin
nous cédât son bien en le payant, et n'est-il pas plus juste qu'il
le garde, si bon lui semble, en nous laissant notre argent? nous
lui savons mauvais gré de ce qu'il ne veut pas nous accommoder, et
n'a-t-il pas bien plus raison de se plaindre que nous le voulons
incommoder?

Si nous affectionnons un exercice, nous méprisons tout le reste,
et contrôlons tout ce qui ne vient pas à notre goût. S'il y a
quelqu'un de nos inférieurs qui n'ait pas bonne grâce, ou que
nous ayons pris une fois en aversion, quoi qu'il fasse, nous le
trouvons mauvais; nous ne cessons de le contrister, et sommes
toujours à le quereller. Au contraire, si quelqu'un nous plaît par
ses manières extérieures, il ne fait rien que nous n'excusions.
Il y a des enfans vertueux que leurs pères et mères ne peuvent
presque pas voir, à cause de quelque imperfection corporelle; et
il y en a de vicieux qui sont les favoris à cause qu'ils ont bonne
mine. En tout nous préférons les riches aux pauvres, quoiqu'ils ne
soient ni de meilleure condition, ni si vertueux: nous préférons
même les mieux vêtus. Nous exigeons nos droits en toute rigueur,
et nous voulons que les autres soient désintéressés quand il
s'agit des leurs; nous sommes pointilleux à garder notre rang, et
nous voulons que les autres soient humbles et condescendans; nous
nous plaignons volontiers du prochain, et nous ne voulons pas que
personne se plaigne de nous; nous estimons beaucoup ce que nous
faisons pour autrui, et nous comptons pour rien tout ce qu'on fait
pour nous. Bref, nous sommes comme les perdrix de Paphlagonie, qui
ont deux cœurs; car nous en avons un doux, gracieux et indulgent
pour nous-mêmes; et un autre dur, sévère et rigoureux pour le
prochain. Nous avons deux poids: l'un pour peser nos intérêts
avec le plus d'avantage que nous pouvons, et l'autre pour peser
les intérêts d'autrui avec le plus de désavantage possible. Or,
_parler ainsi avec un cœur et un cœur_, comme dit l'Ecriture,
c'est-à-dire avoir deux cœurs, et avoir deux poids, l'un fort
pour recevoir, et l'autre foible pour délivrer, c'est une chose
abominable devant Dieu.

En toutes vos actions, Philothée, soyez égale et juste.
Mettez-vous toujours en la place du prochain, et mettez-le en la
vôtre, et comme cela vous jugerez bien. Supposez-vous vendeuse
quand vous achetez, et acheteuse quand vous vendez, et vous
vendrez et achèterez justement.

Toutes ces injustices sont petites et n'obligent pas à
restitution, parce que je suppose que nous demeurons seulement
dans les termes de la rigueur en ce qui nous est favorable; mais
elles nous obligent au moins à nous amender, parce que ce sont de
grands défauts de raison et de charité, et qu'au bout de cela se
trouvent presque toujours de vraies tricheries. D'ailleurs on ne
perd jamais rien à vivre généreusement, noblement, courtoisement,
et avec un cœur loyal, juste et raisonnable. Souvenez-vous donc,
Philothée, d'examiner souvent votre cœur, pour voir s'il est pour
le prochain ce que vous voudriez que le sien fût pour vous, en
supposant que vous fussiez en sa place; car voilà le point de la
vraie et droite raison. Trajan étant repris par ses confidens
de ce qu'il rendoit, à leur avis, la majesté impériale trop
accessible: Quoi donc, leur dit-il, ne dois-je pas être empereur
pour mes sujets, comme je voudrois que fût l'empereur si j'étois
sujet moi-même?



CHAPITRE XXXVII.

Des désirs.


Chacun sait qu'il faut se garder du désir des choses vicieuses;
car le désir du mal rend mauvais. Mais je vous dis de plus,
Philothée, ne désirez point les choses qui sont dangereuses pour
votre ame, comme les bals, les jeux et autres divertissemens,
les honneurs et les charges, les visions et les extases; car il
y a dans tout cela beaucoup de péril, de vanité et de tromperie.
Ne désirez pas non plus les choses fort éloignées, c'est-à-dire
qui ne peuvent arriver de long-temps, comme font plusieurs, qui,
par ce moyen, lassent et dissipent leur cœur inutilement, et
s'exposent à de grandes inquiétudes. Si un jeune homme désire
fort d'être pourvu d'une charge avant que le temps en soit venu,
à quoi, je vous prie, lui sert ce désir? Si une femme mariée
désire être religieuse, à quel propos? Si je désire acheter le
bien de mon voisin avant qu'il soit prêt à le vendre, mon temps
ne se trouve-t-il pas perdu en ce désir? Si, étant malade, je
désire prêcher, dire la sainte messe, visiter les autres malades,
faire enfin ce que font les gens qui se portent bien, ces désirs
ne sont-ils pas vains, puisqu'il n'est pas en mon pouvoir de les
effectuer? Et cependant ces désirs inutiles occupent la place des
autres que je devrais avoir, comme sont les désirs d'être bien
patient, bien résigné, bien mortifié, bien obéissant, bien doux en
mes souffrances: toutes choses que Dieu me demande en l'état où
je suis; souvent nos désirs ressemblent à ceux des femmes grosses,
qui veulent des cerises fraîches en automne, et des raisins frais
au printemps.

Je n'approuve nullement qu'une personne attachée à une vocation
quelconque s'amuse à désirer une autre sorte de vie que celle qui
lui appartient, et des exercices incompatibles avec sa condition
présente; car cela dissipe le cœur, et le refroidit pour les
choses nécessaires. Si je désire la solitude des Chartreux, je
perds mon temps, et ce désir tient la place de celui que je dois
avoir de me bien acquitter de mon emploi. Non, je ne voudrois pas
même qu'on désirât d'avoir meilleur esprit ni meilleur jugement;
car ces désirs sont frivoles, et tiennent la place de celui que
chacun doit avoir de cultiver son esprit tel qu'il est; ni enfin
que l'on désirât les moyens de servir Dieu que l'on n'a pas, au
lieu d'employer fidèlement ceux que l'on a entre les mains. Or,
tout cela s'entend des désirs qui amusent le cœur; car, quant aux
simples souhaits, ils ne causent aucun dommage, pourvu qu'ils ne
soient pas fréquens.

Ne désirez pas les croix, sinon à mesure que vous aurez bien
supporté celles qui se seront présentées; car c'est un abus de
désirer le martyre et de n'avoir pas la force de supporter une
injure. L'ennemi nous donne souvent de grands désirs pour des
objets absens, et qui ne se présenteront jamais, afin de détourner
notre esprit des objets présens, et qui, tout petits qu'ils sont,
nous pourroient être d'un grand profit. Nous combattons les
monstres d'Afrique en imagination, et nous nous faisons tuer en
effet par les petits serpens qui sont en notre chemin; cela faute
d'attention.

Ne désirez point les tentations, car ce seroit témérité: mais
exercez votre cœur à les attendre courageusement, et à vous en
défendre quand elles arriveront.

La variété des viandes, surtout si la quantité y est jointe,
charge toujours l'estomac, et s'il est foible, elle le ruine.
Ne remplissez pas votre ame de beaucoup de désirs, les désirs
mondains vous gâteroient entièrement, et la multitude de désirs
spirituels vous embarrasseroit. Quand notre ame est purgée, se
sentant déchargée des mauvaises humeurs, elle a un grand appétit
des choses spirituelles; elle en est comme affamée, elle se met à
désirer mille sortes d'exercices de piété, de mortification, de
pénitence, d'humilité, de charité et d'oraison. C'est bon signe,
Philothée, d'avoir ainsi appétit; mais regardez si vous pourrez
bien digérer tout ce que vous voulez manger. Choisissez donc,
selon l'avis de votre père spirituel, entre tant de désirs, ceux
qui peuvent être pratiqués et exécutés de suite, arrêtez-vous
à ceux-là: quand vous les aurez réalisés, Dieu vous en enverra
d'autres, que vous pratiquerez aussi en leur saison: et ainsi
vous ne perdrez pas le temps en désirs inutiles. Je ne dis pas
qu'il faille étouffer et perdre aucune sorte de bons désirs; mais
je dis qu'il les faut produire avec ordre: ceux qui ne peuvent
être effectués présentement, il les faut serrer en quelque coin
du cœur, jusqu'à ce que leur temps soit venu, et en attendant il
faut donner suite à ceux qui sont mûrs et de saison; ce que je ne
dis pas seulement pour les désirs spirituels, mais encore pour
les mondains. Autrement nous ne saurions vivre qu'avec trouble,
inquiétude et empressement.



CHAPITRE XXXVIII.

Avis pour les gens mariés.


Le mariage est un grand sacrement, je dis en Jésus-Christ et en
son Eglise. Il est honorable pour tous, en tous, et en tout,
c'est-à-dire en toutes ses parties. Pour tous; car les vierges
mêmes le doivent honorer avec humilité. En tous; car il est
également saint et entre les pauvres et entre les riches. En
tout; car son origine, sa fin, son utilité, sa matière et sa forme
sont saintes. C'est la pépinière du christianisme, qui remplit la
terre de fidèles, pour accomplir dans le Ciel le nombre des élus;
en sorte que la conservation de l'honnêteté et de la sainteté du
mariage est extrêmement importante au bien de la société, dont
elle est en quelque sorte la racine et la source.

Plût à Dieu que son Fils bien-aimé fût appelé à toutes les noces,
comme il le fut à celles de Cana! le vin des consolations et des
bénédictions n'y manqueroit jamais. Car ce qui fait qu'il y en a
si peu ordinairement, c'est qu'en place de Notre-Seigneur et de
la sainte Vierge, on n'y invite que la licence et le scandale.
Qui veut être heureux dans le mariage doit en commençant se bien
pénétrer de la sainteté et de la dignité de ce sacrement; mais au
lieu de cela, c'est alors qu'on se livre à mille excès en jeux, en
festins et en paroles. Ce n'est donc pas merveille, si les suites
en sont si funestes.

J'exhorte surtout les personnes mariées à l'amour mutuel que le
Saint-Esprit leur recommande tant dans l'Ecriture. Ce n'est rien
de leur dire: aimez-vous d'un amour naturel, car c'est ainsi
que s'aiment les animaux; ce n'est rien non plus de leur dire:
aimez-vous d'un amour humain, car les païens ont pratiqué cet
amour-là; mais je vous dis après le grand Apôtre: _Maris, aimez
vos femmes comme Jésus-Christ aime son Eglise. Femmes, aimez vos
maris comme l'Eglise aime son Sauveur._ Ce fut Dieu qui amena Eve
à notre premier père Adam, et qui la lui donna pour femme. C'est
Dieu aussi, mes amis, qui de sa main invisible a formé les nœuds
sacrés de votre mariage, et qui vous a donnés les uns aux autres.
Pourquoi donc ne vous aimeriez-vous pas d'un amour tout saint,
tout sacré, tout divin?

Le premier effet de cet amour, c'est l'union indissoluble des
époux, laquelle est rendue si forte par l'application des mérites
du sang de Jésus-Christ, que leur ame doit se séparer de leur
corps plutôt que le mari de sa femme. Or cette union est moins
celle des corps que celle des cœurs et des affections.

Le second effet de cet amour doit être la fidélité inviolable des
époux. Anciennement les cachets étoient gravés sur des anneaux que
l'on portoit au doigt, ainsi que le témoigne la Sainte-Ecriture
elle-même. Voici donc le secret de la cérémonie qui se fait au
mariage: l'Eglise, par la main du prêtre, bénit un anneau, et le
donne premièrement à l'homme comme le sceau du sacrement qui ferme
son cœur à tout autre amour qu'à celui de l'épouse qui lui a été
donnée, au moins, tant qu'elle vivra. Après cela l'époux remet
l'anneau en la main de son épouse, afin que réciproquement elle
sache que, tant qu'il vivra sur la terre, elle ne doit recevoir
aucune autre affection en son cœur que celle que Notre-Seigneur
vient de bénir.

Le troisième fruit du mariage, c'est la naissance et la bonne
éducation des enfans; ô époux! combien est grand l'honneur que
Dieu vous fait, lorsque voulant multiplier les hommes qui puissent
le louer et le bénir éternellement, il se sert de vous pour un si
grand dessein; unissant aux êtres que vous formez les ames qu'il
leur destine, et qu'il répand en eux comme des gouttes célestes,
au même instant où il les crée!

Conservez donc, ô maris! un tendre, constant et cordial
attachement pour vos femmes. Car si la première de toutes fut
tirée du côté d'Adam le plus proche du cœur, ce fut pour être
aimée de lui cordialement et tendrement. Bien loin donc que les
foiblesses et les infirmités, soit du corps, soit de l'esprit,
vous doivent inspirer pour vos femmes aucune sorte de mépris, vous
devez au contraire n'en avoir pour elles qu'une plus douce et
plus amoureuse compassion, puisque Dieu les a créées telles, afin
que, dépendant de vous, vous en reçussiez plus d'honneur et de
respect, et que vous en fussiez les supérieurs et les chefs, en
même temps que vous les avez pour compagnes. Et vous, ô femmes!
aimez tendrement et cordialement, mais en même temps d'un amour
très-respectueux, les maris que Dieu vous a choisis. Car vraiment
Dieu a donné à l'homme plus de force et de courage, afin que la
femme lui fût soumise comme l'os de ses os, et la chair de sa
chair; et la première de votre sexe fut formée d'une côte d'Adam,
et tirée de dessous son bras, afin que toutes apprissent à se
tenir sous la main et sous la conduite de leurs maris. Que si
l'Ecriture vous recommande étroitement cette sujétion, elle ne
laisse pas néanmoins de vous la rendre douce; car non-seulement
elle veut que vous vous y accommodiez avec amour, mais encore
elle ordonne à vos maris de l'exercer avec une grande tendresse,
douceur et suavité: _Maris_, dit saint Pierre, _comportez-vous
envers vos femmes avec respect et discrétion, les considérant
comme des vases fragiles, qui doivent partager avec vous
l'héritage de la grâce et de la vie._

Mais tandis que je vous exhorte à faire croître de plus en plus
cette affection mutuelle que vous vous devez, prenez garde qu'elle
ne se convertisse en jalousie; car il arrive souvent que comme
le ver s'engendre de la pomme la plus délicate et la plus mûre,
la jalousie aussi se forme de l'affection la plus vive entre les
époux; ce qui en gâte et en corrompt tellement la nature, que
bientôt il n'y a plus dans le ménage que querelles, dissensions
et divorces. Certes la jalousie n'arrive jamais quand l'amitié
est fondée de part et d'autre sur la vraie vertu: c'est pourquoi
elle est une marque indubitable d'un amour imparfait, grossier
et sensuel, qui s'est adressé à une vertu foible, inconstante et
suspecte. C'est donc une sotte prétention que de vouloir exalter
l'amitié par la jalousie; car si la jalousie prouve la grandeur
et la véhémence de l'amitié, elle n'en prouve ni la pureté, ni
la perfection; puisque la perfection de l'amitié présuppose
l'assurance de la vertu de la personne aimée, et que la jalousie
en présuppose l'incertitude.

Hommes, si vous attendez de vos femmes grande fidélité,
donnez-leur-en vous-mêmes un grand exemple. «Avec quel front,
dit saint Grégoire de Nazianze, voulez-vous que vos femmes
soient sujettes aux lois de la pudicité, si vous vous laissez
aller à la licence de la volupté? Pourquoi leur demandez-vous ce
qu'elles ne trouvent pas en vous? Voulez-vous qu'elles soient
chastes? commencez par rendre bien pure la société que vous avez
contractée avec elles; et, comme dit saint Paul, que chacun sache
posséder son vase en esprit de sanctification: si au contraire
vos mauvaises manières corrompent en elles l'honnêteté des mœurs,
ne vous étonnez pas qu'après cela votre honneur souffre de leur
infidélité: mais vous, femmes, en qui l'honneur est inséparable
de la pudeur, soyez extrêmement jalouses de votre gloire, et ne
permettez jamais qu'aucune liberté mal réglée en ternisse l'éclat.»

Craignez toutes choses autour de tous, pour petites qu'elles
soient; ne souffrez jamais aucune cajolerie ni sotte flatterie:
quiconque veut louer les avantages naturels que le Ciel vous a
donnés, vous doit être suspect; car l'on dit communément, que
celui qui loue avec chaleur une marchandise qu'il ne peut pas
acheter, est ordinairement fort tenté de la dérober. Mais si l'on
veut joindre à vos louanges le mépris de votre mari, l'on vous
offense infiniment, parce qu'il est évident que non-seulement
l'on veut vous perdre, mais que l'on vous tient déjà pour
demi-perdue; et véritablement le marché est à demi-fait avec le
second marchand, quand on est dégoûté du premier. Lorsque j'ai
fait réflexion qu'on donna à la chaste Rebecca de riches pendans
d'oreilles de la part d'Isaac, son époux, comme les premiers
gages de son amour, j'ai pensé que cet ornement, dont l'usage
est de tout temps établi parmi les femmes, étoit plus mystérieux
qu'on ne croit, et que n'a cru Pline, qui n'en marque pas d'autre
raison, que le plaisir d'un certain bruit qui se fait à leurs
oreilles, et qui flatte agréablement leur vanité. Pour moi je
crois, selon cette observation de l'Ecriture, que c'est pour
marquer le premier droit de l'époux sur le cœur de son épouse,
qui doit fermer l'oreille à tout autre voix qu'à la sienne; car
enfin, il faut toujours se souvenir que c'est par l'oreille qu'on
empoisonne le cœur.

L'amour et la fidélité produisent ensemble une douce et familière
confiance, qui se manifeste par des démonstrations tendres et
amoureuses, mais chastes et sincères: c'est ainsi que les saints
et les saintes en ont usé dans leurs mariages. C'est ce que
l'Ecriture a remarqué dans la conduite d'Isaac et de Rebecca,
et par où Abimelech reconnut ce qu'ils étoient l'un à l'autre:
c'est ce qui fit presque blâmer le grand saint Louis, qui tout
dur qu'il étoit à sa propre chair, avoit une tendre amitié pour
la reine son épouse, à qui il en donnoit souvent des marques
extrêmement démonstratives: mais on auroit dû plutôt le louer
de ce qu'il savoit si bien, quand il vouloit, se défaire de
son esprit guerrier, pour s'accommoder à ces menus devoirs si
nécessaires à la conservation de l'amour conjugal; car bien que
ces petites démonstrations d'amitié ne lient pas les cœurs, elles
les approchent, et servent à faire l'agrément d'une douce société.

Sainte Monique étant grosse de saint Augustin, le consacra
plusieurs fois à la religion chrétienne et au service de la gloire
de Dieu, ainsi qu'il le témoigne lui-même, disant _que, déjà dès
le sein de sa mère, il avoit goûté le sel de Dieu_. C'est là une
grande instruction pour les femmes chrétiennes d'offrir à la
divine Majesté le fruit de leurs entrailles, même avant qu'il
soit né. Car Dieu, qui accepte les oblations d'un cœur humble et
généreux, bénit ordinairement les bonnes dispositions d'une mère
en ce temps-là, témoin Samuël, saint Thomas d'Aquin, saint André
de Fiésole, et plusieurs autres. La mère de saint Bernard, digne
mère d'un tel fils, prenoit ses enfans dans ses bras aussitôt
qu'ils étoient nés, et les offroit à Jésus-Christ, après quoi elle
les aimoit avec respect comme un dépôt sacré que Dieu lui avoit
confié; ce qui lui réussit si heureusement, qu'enfin ils furent
tous sept très-saints.

Les enfans étant venus au monde, et commençant à faire usage de la
raison, les pères et mères doivent avoir grand soin d'imprimer
la crainte de Dieu en leur cœur. C'est ce que fit excellemment la
bonne reine Blanche à l'égard du roi saint Louis son fils; car
souvent elle lui disoit: _Mon cher enfant, j'aimerois bien mieux
vous voir mourir sous mes yeux, que de vous voir commettre un
seul péché mortel._ Ce qui demeura tellement gravé dans l'ame de
ce saint fils, que jamais depuis lors, ainsi qu'il l'a raconté
lui-même, il n'y eut jour de sa vie où cette parole ne lui revînt;
s'efforçant, tant qu'il lui étoit possible, d'en bien observer la
divine instruction.

On appelle dans notre langue les races et les générations, _des
maisons_; et les Hébreux eux-mêmes, pour signifier l'accroissement
d'une famille et la bonne éducation des enfans, se servoient de
cette expression: _construire une maison, faire une maison_. C'est
en ce sens qu'il est dit que Dieu édifia des maisons aux sages
femmes d'Egypte. Or, ceci nous montre que ce n'est pas faire une
bonne maison que d'y entasser beaucoup de biens et de richesses;
mais qu'il faut par-dessus tout bien élever les enfans dans la
vertu et la crainte de Dieu. En quoi on ne doit épargner ni peine
ni travail, puisque les enfans sont la couronne du père et de la
mère. Aussi voyons-nous que sainte Monique combattit sans relâche
les mauvaises inclinations de son fils, jusque là que, l'ayant
suivi par terre et par mer, elle le rendit enfin plus heureusement
enfant de ses larmes par la conversion de son ame, qu'il n'avoit
été enfant de son sang par la formation de son corps.

Saint Paul laisse en partage aux femmes le soin de la maison;
c'est pourquoi plusieurs pensent, et à juste titre, que leur
dévotion est plus utile à la famille que celle des maris; parce
que ceux-ci étant presque toujours occupés dehors, ne peuvent pas
aussi aisément enseigner la vertu. C'est pour cela que Salomon en
ses Proverbes fait dépendre le bonheur de toute la maison du soin
et de l'autorité de cette femme forte dont il trace si bien le
caractère.

Il est dit en la Genèse, qu'Isaac, voyant sa femme Rebecca
stérile, pria le Seigneur pour elle; ou, comme il est dit dans le
texte hébreu, pria le Seigneur vis-à-vis d'elle, parce que l'un
prioit d'un côté de l'oratoire, et l'autre de l'autre; aussi leur
prière fut-elle exaucée. Voilà justement la plus excellente et la
plus utile union qui puisse exister entre un mari et une femme;
c'est celle de la dévotion à laquelle les époux doivent se porter
l'un et l'autre avec une sainte émulation. Il y a des fruits
comme le coing, qui, à cause de l'âpreté de leur suc, ne sont
guère agréables qu'en confitures; et il y en a d'autres aussi,
qui, à cause de leur grande délicatesse, ne peuvent se conserver
s'ils ne sont confits, comme sont les abricots et les cerises. De
même les femmes doivent désirer que leurs maris soient confits
au sucre de la dévotion; car, sans la dévotion, l'homme est
naturellement fâcheux, violent et emporté; et les maris doivent
désirer que leurs femmes soient dévotes; car, sans la dévotion,
la femme est extrêmement fragile, et sa vertu très en danger de
se perdre. Saint Paul a dit, _que l'homme infidèle est sanctifié
par la femme fidèle, et la femme infidèle par l'homme fidèle_;
parce qu'en cette étroite alliance du mariage l'un peut aisément
attirer l'autre à la vertu; mais quelle bénédiction n'est-ce pas,
lorsque l'homme et la femme, tous deux fidèles, se sanctifient
l'un l'autre par une véritable crainte du Seigneur!

Au demeurant, le support mutuel doit être tel entre les époux,
qu'ils ne soient jamais fâchés tous deux à la fois, c'est le moyen
qu'il n'y ait entre eux ni division, ni dispute. Les mouches à
miel ne peuvent s'arrêter dans les lieux où l'écho double l'effet
des sons et fait retentir la voix, de même aussi le Saint-Esprit
ne peut habiter dans une maison où il y a du trouble, du tumulte
des altercations et des cris.

Saint Grégoire de Nazianze rapporte que de son temps les chrétiens
faisoient une fête du jour anniversaire de leur mariage.
Assurément j'approuverois fort que cette coutume s'introduisit
parmi nous, pourvu que ce ne fût pas avec l'appareil des joies
mondaines et frivoles, mais que les époux, bien confessés et
communiés ce jour-là, recommandassent à Dieu leur mariage plus
instamment encore qu'à l'ordinaire, renouvelant le bon propos
de le sanctifier de plus en plus par une amitié et une fidélité
réciproques; par là, ils reprendroient haleine en Notre-Seigneur,
et seroient plus à même de supporter les peines et les charges
inévitables de leur vocation.



CHAPITRE XXXIX.

De l'honnêteté du lit nuptial.


L'apôtre appelle le lit nuptial, immaculé, c'est-à-dire, exempt
de toute sorte d'impureté; et c'est peut-être pour cette raison
que Dieu voulut instituer le premier mariage dans le paradis
terrestre, où il n'y avoit encore eu aucun dérèglement de la
cupidité.

Or pour vous expliquer la perfection que l'Apôtre exige des
personnes mariées sur cet article, je me sers d'une comparaison
assez naturelle; c'est celle de la nourriture et de la tempérance.
1. La nourriture est nécessaire à la conservation de la vie; et
pour cela l'usage en est bon, sain et commandé. 2. Cependant,
manger non pas précisément pour cette fin, mais pour s'acquitter
des devoirs auxquels la société humaine nous oblige les uns
envers les autres, c'est une chose juste et honnête. 3. Si l'on
mange par la raison de ses devoirs, il faut que ce soit avec
une douce liberté, et en marquant qu'on y prend plaisir. 4.
Manger simplement pour contenter son appétit, c'est une chose
supportable, mais nullement louable; car le simple plaisir de
l'appétit sensuel ne peut rendre une action honnête; et c'est bien
assez si elle est supportable. 5. Manger au delà de son appétit
et par excès, cela est plus ou moins blâmable à proportion de
l'excès; et cet excès ne consiste pas seulement en la qualité,
mais aussi en la manière. 6. C'est une marque d'une ame basse,
grossière et tout animale, de faire tant de réflexions et de
s'épancher en paroles sur les viandes avant le repas, et encore
plus après, comme plusieurs sortes de gens qui ont toujours
l'esprit dans les plats, qui préviennent sans cesse ou rappellent
le plaisir de la bonne chère, et qui, en un mot, font comme dit
saint Paul, un dieu de leur ventre; au lieu que les honnêtes gens
ne pensent à la table qu'en s'y mettant, et se lavent les mains et
la bouche après le repas, pour n'avoir plus ni le goût, ni l'odeur
des viandes.

Voilà les règles qui sont communes à la tempérance et à
l'honnêteté du lit conjugal.

1. L'usage des droits du sacrement étant nécessaire à la
propagation de la société humaine, il est indubitablement honnête
et louable, et spécialement saint dans le christianisme.

2. Cet usage est appelé par l'Apôtre un devoir réciproque, un
devoir si grand, que bien qu'on puisse ne pas l'exiger, l'on est
indispensablement obligé de le rendre; de manière que l'un n'y
puisse manquer sans le libre consentement de l'autre: non pas
même pour les exercices de la dévotion, beaucoup moins pour des
prétentions capricieuses de vertu, pour des aigreurs et pour des
mépris.

3. L'on doit considérer que ce n'est pas assez de s'acquitter
de ce devoir d'une manière chagrine, et avec une patience
indifférente: ce doit être avec toute la fidélité et la
correspondance entière que demande cet amour, comme s'il étoit
accompagné de l'espérance d'avoir des enfans, encore que pour la
raison de quelque conjoncture on ne l'eût pas.

4. Ici, comme partout ailleurs, le simple contentement de
l'appétit sensuel ne peut rendre une chose honnête et louable par
lui-même; c'est beaucoup si l'on dit qu'elle soit tolérable.

5. Tout juste que soit l'usage des droits du mariage, tout
nécessaire qu'on le sache dans la société humaine, tout saint
qu'on le croie dans le christianisme, il porte des dangers de
salut que l'on doit y éviter très-soigneusement, pour ne se
rendre coupable ni d'aucun péché véniel, comme il arrive dans
les simples excès de cet état, ni d'aucun péché mortel, comme il
arrive quand l'ordre naturel et nécessaire pour la procréation
des enfans est interverti. Or dans cette supposition, selon que
l'on s'écarte plus on moins de cet ordre, les péchés sont plus on
moins exécrables, mais toujours mortels: car la propagation de la
société humaine étant la première et la principale fin du mariage,
jamais on ne peut licitement se départir de l'ordre qu'elle vous
demande. Cependant quoique cette fin ne puisse pas avoir son
effet par la raison de quelque empêchement, comme la stérilité ou
la grossesse, le commerce de l'amour conjugal ne laisse pas de
pouvoir être juste et saint, si l'on suit les règles que demande
la procréation des enfans: aucun accident ne pouvant jamais
préjudicier à la loi que la fin principale du mariage a imposée.

Certes, l'infâme et exécrable action d'Onan contre les lois du
mariage, étoit détestable devant Dieu, ainsi que l'Ecriture-Sainte
nous l'apprend. Et bien que quelques hérétiques de notre temps,
cent fois plus blâmables que les cyniques dont parle saint
Jérôme, sur l'Epître aux Ephésiens, aient voulu dire que c'étoit
l'intention perverse de ce méchant homme qui déplaisoit à Dieu;
l'Ecriture en parle autrement et assure en particulier que son
action même étoit détestable et abominable devant Dieu.

6. L'honnêteté naturelle et chrétienne demande qu'on ne laisse pas
engager son esprit dans tout ce commerce sensuel, et qu'on tache
même de l'en purifier promptement, pour qu'il conserve toute la
liberté nécessaire aux obligations plus honnêtes et plus nobles
de cette vocation. En vérité, l'on seroit surpris des exemples
de l'honnêteté naturelle que le Seigneur a donnés aux hommes, en
de certains animaux qui serviront un jour à confondre la brutale
grossièreté de plusieurs personnes.

Cet avis comprend la parfaite pratique de l'excellence de la
doctrine que saint Paul enseigne aux Corinthiens en ces termes:
_le temps est court: que ceux donc qui ont des femmes, vivent
comme s'ils n'en avoient pas._ Car selon la pensée de saint
Grégoire, vivre dans le mariage, comme si l'on n'y étoit pas,
c'est accorder tout ce que cet état a de naturel avec tout le
spirituel du christianisme. _Que ceux qui se servent du monde_,
ajoute saint Paul, _s'en servent comme s'ils ne s'en servoient
pas._ C'est dire à tous de se servir du monde, chacun selon sa
vocation; mais avec un si grand détachement du monde, que l'on
puisse conserver pour le service de Dieu autant de liberté et de
ferveur que si l'on ne se servoit pas du monde. En effet, c'est le
grand mal de l'homme, dit saint Augustin, que de vouloir jouir des
choses dont il doit seulement se servir, et de vouloir seulement
se servir de celles dont il doit jouir avec plaisir: cela s'entend
de tout ce qui a rapport aux sens et à l'esprit. Ainsi quand on
pervertit cet ordre, et que l'on change l'usage en jouissance,
l'ame, toute spirituelle qu'elle est, devient toute animale.

Je crois avoir dit tout ce que je voulois dire, et avoir fait
entendre sans le dire, ce que je ne voulois pas dire.



CHAPITRE XL.

Avis pour les veuves.


Saint Paul instruit tous les prélats en la personne de son cher
Timothée, lorsqu'il lui dit: _Honorez les veuves qui sont vraiment
veuves._ Or, pour être vraiment veuve, plusieurs choses sont
requises.

1. Il faut que la veuve soit veuve de cœur, c'est-à-dire qu'elle
soit résolue d'une résolution inviolable de se conserver en l'état
d'une chaste et perpétuelle viduité; car les veuves qui ne le sont
qu'en attendant l'occasion de se remarier, ont déjà le cœur tout
entier dans le mariage. Que si la vraie veuve, pour se confirmer
en l'état de viduité, veut se consacrer à Dieu par un vœu de
chasteté, elle ajoutera un grand ornement à sa viduité, et mettra
en grande assurance sa sainte résolution; car voyant que par son
vœu il n'est plus en son pouvoir de quitter l'état de veuve sans
quitter le paradis, elle sera si jalouse de son dessein, qu'elle
ne permettra pas seulement aux plus simples pensées de mariage de
s'arrêter un instant dans son esprit; d'où il arrivera que ce vœu
mettra comme une barrière insurmontable entre son ame et toutes
sortes de projets contraires à sa résolution. Saint Augustin
conseille extrêmement ce vœu à la veuve chrétienne; et l'ancien
et savant Origène va bien plus loin: car il le conseille même aux
femmes mariées pour le cas où elles deviendroient veuves; afin,
dit-il, qu'au milieu des obligations du mariage, elles puissent
avoir, comme par anticipation, tout le mérite d'une sainte
viduité. Il est certain que le vœu procure de grands avantages: il
rend les œuvres qui en sont la suite bien plus agréables à Dieu;
il fortifie le courage pour les faire, et non-seulement il donne à
Dieu les œuvres qui sont comme les fruits de notre volonté, mais
il lui donne encore la volonté elle-même, qui est comme l'arbre et
la tige de nos actions. Par la simple chasteté nous soumettons nos
corps à l'esprit de Dieu, sans nous ôter la liberté d'en disposer
pour les engagemens du mariage; mais par le vœu de chasteté,
nous nous donnons à lui d'une manière absolue et irrévocable,
sans nous réserver aucun pouvoir de nous en jamais dédire, nous
rendant ainsi heureusement esclaves de celui dont le service
vaut mieux que toute royauté. Or, comme j'approuve infiniment la
pensée de ces deux grands personnages dont j'ai parlé plus haut,
je souhaiterois aussi que les ames qui seront si heureuses que de
vouloir suivre leur conseil, le fissent prudemment, saintement
et sûrement, après avoir bien consulté leur courage, invoqué
l'inspiration céleste, et pris conseil de quelque sage et pieux
directeur; car de cette manière tout se fera avec plus de fruit.

2. De plus, il faut que ce renoncement à de secondes noces se
fasse purement et simplement, dans l'intention de concentrer
toutes ses affections en Dieu, et de s'unir à lui plus
parfaitement; car si le désir de laisser plus de fortune à ses
enfans, ou quelqu'autre vue mondaine, détermine la veuve à rester
veuve, elle en aura peut-être de la louange; mais non pas certes
devant Dieu, puisque devant Dieu rien n'est véritablement digne de
louange que ce qui est fait pour lui.

3. Il faut encore que la veuve, pour être vraiment veuve, se
sépare et se prive volontairement des amusemens profanes. _La
veuve qui vit dans les délices_, dit saint Paul, _est morte en
paroissant vivante._ Vouloir être veuve, et se plaire néanmoins à
être courtisée, flattée, recherchée; vouloir se trouver aux bals,
aux danses et aux festins; vouloir être parée, parfumée et coiffée
avec prétention, c'est être une veuve vivante quant au corps, mais
morte quant à l'ame. Qu'importe, je vous prie, que l'enseigne du
logis de l'amour profane soit faite d'aigrettes blanches relevées
en forme de panache, ou bien de crêpe noir étendu comme un réseau
tout autour du visage? Ne sait-on pas même que le noir n'est
souvent qu'un nouvel artifice et un nouveau calcul de la vanité,
pour rehausser la blancheur naturelle et la beauté du teint?
artifice d'autant plus dangereux, que la veuve a l'expérience de
tous les moyens que les femmes ont de plaire aux hommes, et de
les séduire en charmant leurs yeux. Celle donc qui vit en ces
folles délices, n'est pas vivante; elle est morte, et ce n'est à
proprement parler qu'une idole de viduité.

_Le temps est venu d'émonder les arbres_, dit le Cantique, _la
voix de la tourterelle s'est fait entendre en notre terre._ Ces
paroles nous indiquent que si le retranchement des superfluités
mondaines est nécessaire à quiconque veut vivre pieusement, il
l'est surtout à la vraie veuve, qui, comme une chaste tourterelle,
pleure et gémit sur la perte de son époux. Quand Noëmi revint
de Moab à Bethléem, les femmes de la ville qui l'avoient connue
au commencement de son mariage se disoient les unes aux autres:
_N'est-ce point là Noëmi?_ Mais elle répondit: _Ne m'appelez pas,
je vous prie, Noëmi; car Noëmi veut dire gracieuse et belle: mais
appelez-moi Mara, car le Seigneur a rempli mon ame d'amertume._ Ce
qu'elle disoit parce qu'elle avoit perdu son mari. Ainsi la veuve
chrétienne ne veut jamais qu'on l'appelle ni belle, ni gracieuse;
mais elle se contente d'être ce que Dieu veut qu'elle soit,
c'est-à-dire, humble et abjecte à ses yeux.

Les lampes dont l'huile est aromatique jettent une plus douce
odeur quand on éteint leurs flammes; ainsi les veuves dont le cœur
a été pur durant le mariage, répandent un plus grand parfum de
vertu et de chasteté, quand leur lumière, c'est-à-dire leur mari,
vient à s'éteindre par la mort. Aimer un mari tandis qu'il est en
vie, c'est chose assez commune parmi les femmes; mais l'aimer à
ce point qu'après sa mort on n'en veuille point d'autre, c'est un
degré de fidélité qui n'appartient qu'aux vraies veuves. Espérer
en Dieu tandis que le mari sert de soutien, ce n'est pas chose si
rare; mais espérer en Dieu quand on est privé de cet appui, c'est
un acte vraiment digne de grande louange. C'est pourquoi l'on
reconnoît plus aisément dans la viduité la perfection des vertus
que l'on a eues durant le mariage.

La veuve qui est nécessaire à ses enfans, principalement en ce qui
regarde leur ame et leur bonne éducation, ne doit en aucune façon
les abandonner; car l'apôtre saint Paul dit clairement qu'elles
sont tenues à ce soin-là en acquit des soins qu'elles ont reçus
de leurs pères et mères; d'autant que si quelqu'un n'a pas soin
des siens, et principalement de ceux de sa famille, il est pire
qu'un infidèle. Mais si les enfans sont en état de se conduire
par eux-mêmes, la veuve alors doit ramasser toutes ses affections
et toutes ses pensées, pour les appliquer plus parfaitement à son
avancement en l'amour de Dieu. A moins donc que quelque force
majeure n'oblige en conscience la vraie veuve à se jeter dans les
embarras extérieurs, tels que sont les procès, je lui conseille
de s'en abstenir entièrement, et de préférer toujours dans la
conduite de ses affaires la voie la plus paisible et la plus
tranquille, encore qu'elle ne paroisse pas la plus avantageuse;
car il faut que les fruits de ces soins fatigans soient bien
grands pour être comparables au bien d'une sainte tranquillité.
Joignez à cela que les procès et autres semblables brouilleries
dissipent le cœur et ouvrent souvent la porte aux ennemis du
salut, tandis que pour plaire à ceux dont on croit avoir besoin,
on se porte à mille manières inconvenantes et fort désagréables à
Dieu.

L'oraison doit être le continuel exercice de la veuve; or ne
devant plus avoir d'amour que pour Dieu, elle ne doit presque
plus aussi avoir de paroles que pour Dieu; et comme le fer qu'un
diamant empêche de s'attacher à l'aimant, s'élance vers cet aimant
aussitôt que le diamant est éloigné, de même le cœur de la veuve,
qui ne pouvoit s'élancer vers Dieu, ni suivre les attraits du
divin amour pendant la vie de son mari, doit, soudain après sa
mort, courir ardemment à l'odeur des parfums célestes, et dire
comme l'épouse sacrée: O Seigneur! maintenant que je suis toute à
moi, recevez-moi pour être toute à vous, attirez-moi après vous,
et je courrai à l'odeur de vos parfums.

Les vertus propres à la veuve chrétienne sont la parfaite
modestie, le renoncement aux honneurs, aux rangs, aux assemblées,
aux titres et aux autres vanités de cette espèce, le service des
pauvres et des malades, la consolation des affligés, le zèle à
instruire les filles en la dévotion, et à se rendre auprès des
jeunes femmes un parfait modèle de toutes les vertus; la nécessité
et la simplicité doivent être les deux ornemens de leurs habits;
l'humilité et la charité les deux ornemens de leurs actions;
l'honnêteté et la bonté les deux ornemens de leurs paroles;
la modestie et la réserve les deux ornemens de leurs yeux; et
Jésus-Christ crucifié l'unique amour de leur cœur.

Bref, la vraie veuve est dans l'Eglise une petite violette de
mars, qui parfume l'air d'une odeur délicieuse par le charme de
sa dévotion, et qui se tient presque toujours cachée sous les
larges feuilles de son abjection. Sa couleur peu éclatante est le
symbole de la mortification; elle vient dans les lieux frais et
solitaires, c'est-à-dire qu'elle évite la compagnie des mondains,
pour mieux conserver la fraîcheur de son cœur contre toutes les
ardeurs que le désir des biens, des honneurs et des plaisirs
pourroit lui apporter. _Elle sera bienheureuse_, dit le saint
Apôtre, _si elle persévère en cet état._

J'aurois encore beaucoup d'autres choses à dire sur ce sujet;
mais j'aurai tout dit quand j'aurai dit à la veuve chrétienne
vraiment jalouse de sa perfection, qu'elle lise attentivement les
belles épîtres de saint Jérôme à Furia et à Salvia, et à toutes
les autres dames, qui furent assez heureuses pour être les filles
spirituelles d'un si bon père; car il ne se peut rien ajouter à
ce qu'il leur dit, sinon cet avertissement, que la vraie veuve
ne doit jamais ni blâmer, ni mépriser celles qui passent à de
secondes, ou même à de troisièmes et à de quatrièmes noces; car
en certains cas Dieu en dispose ainsi pour sa plus grande gloire;
et il faut toujours avoir devant les yeux cette doctrine des
anciens, que ni la viduité ni la virginité n'ont de rang au Ciel,
si ce n'est celui qui leur est assigné par l'humilité.



CHAPITRE XLI.

Deux mots aux vierges.


O vierges! je ne veux vous dire que ces deux mots, car pour
le reste vous le trouverez ailleurs; si vous prétendez au
mariage temporel, gardez soigneusement votre premier amour pour
votre premier mari. Je pense que c'est une grande tromperie
de présenter, au lieu d'un cœur pur et intègre, un cœur tout
usé, frelaté et gâté. Mais si votre bonheur vous appelle aux
chastes et virginales noces de l'Agneau, et qu'à jamais vous
vouliez demeurer vierges, ô Dieu! conservez votre cœur le plus
délicatement que vous pourrez pour cet époux divin, qui, étant la
pureté même, n'aime rien tant que la pureté, et à qui les prémices
de toutes choses sont dues, mais surtout les prémices du cœur.
Les épîtres de saint Jérôme vous fourniront tous les avis qui
vous sont nécessaires; et puisque votre condition vous oblige à
l'obéissance, choisissez un guide sous la conduite duquel vous
puissiez plus saintement conserver votre cœur et votre corps à la
divine Majesté.



QUATRIÈME PARTIE

CONTENANT LES AVIS NÉCESSAIRES CONTRE LES TENTATIONS LES PLUS
ORDINAIRES.



CHAPITRE PREMIER.

Qu'il ne faut point s'amuser aux paroles des enfans du siècle.


Sitôt que les mondains s'apercevront que vous voulez suivre la
vie dévote, ils décocheront contre vous mille traits de satire
et de médisance. Les plus malins traiteront votre changement
d'hypocrisie, de bigoterie et d'artifice: ils diront que le monde
vous a fait mauvais visage, et qu'à son refus vous recourez à
Dieu; vos amis s'empresseront de vous faire mille remontrances, à
leur avis, très-prudentes et charitables. En prenant cette voie,
vous diront-ils, vous tomberez en quelque humeur mélancolique,
vous perdrez tout crédit dans le monde, vous deviendrez
insupportable, vous vieillirez avant le temps, vos affaires
domestiques en souffriront; il faut vivre dans le monde comme dans
le monde; on peut bien faire son salut sans tant de mystères, et
mille autres bagatelles.

Tout cela, Philothée, n'est qu'un vain et sot babil; au fond, ces
gens-là ne sont nullement occupés ni de votre santé ni de vos
affaires: _Si vous étiez du monde_, dit le Sauveur, _le monde
vous aimeroit comme étant à lui; mais parce que vous n'êtes
pas du monde, à cause de cela il vous hait._ Nous avons vu des
gentilshommes et des dames passer la nuit entière, et même
plusieurs nuits de suite, à jouer aux échecs et aux cartes: y
a-t-il une attention plus fatigante, plus mélancolique et plus
sombre que celle-là? Cependant les mondains ne disoient mot, les
amis ne se mettoient pas en peine; et pour la méditation d'une
heure, ou pour nous voir lever un peu plus matin qu'à l'ordinaire,
afin de nous préparer à la communion, chacun court au médecin pour
nous faire guérir de l'humeur hypocondriaque et de la jaunisse.
On passera trente nuits à danser, sans que nul s'en plaigne; et
pour la seule nuit de Noël, chacun tousse et crie la tête le jour
suivant. Qui ne voit que le monde est un juge inique: indulgent et
favorable pour ses enfans, mais dur et sévère pour les enfans de
Dieu?

Pour être bien avec le monde, il faudroit se perdre avec lui. Il
n'est pas possible de le contenter, tant il est bizarre; _Jean
est venu, dit le Sauveur, ne mangeant ni ne buvant, et vous
dites qu'il est possédé; le Fils de l'homme est venu mangeant et
buvant, et vous dites qu'il est samaritain._ C'est la vérité,
Philothée: si par condescendance nous nous relâchons à rire, à
jouer, à danser avec le monde, il s'en scandalisera; si nous
ne le faisons pas, il nous accusera d'hypocrisie ou d'humeur
sombre; si nous nous parons, il l'interprétera à mal; si nous nous
négligeons, ce sera selon lui bassesse d'ame; nos gaîtés seront
appelées dissolutions, et nos mortifications tristesses; et comme
il nous regarde toujours de mauvais œil, jamais nous ne pourrons
lui plaire. Il agrandit nos imperfections, et publie que ce sont
des péchés; de nos péchés véniels il en fait des mortels; de nos
péchés de fragilité, il en fait des péchés de malice; taudis
que, comme dit saint Paul, la charité est bénigne, le monde au
contraire est malin; tandis que la charité ne pense pas de mal, le
monde au contraire en pense toujours; et quand il ne peut accuser
nos actions, il accuse nos intentions. Enfin, soit que les moutons
aient des cornes, ou qu'ils n'en aient point, qu'ils soient blancs
ou qu'ils soient noirs, le loup ne laissera pas de les manger,
s'il peut; ainsi, quoi que nous fassions, le monde nous fera
toujours la guerre: si nous sommes long-temps à nous confesser, il
demandera ce que nous pouvons tant avoir à dire; si nous y sommes
peu de temps, il dira que nous ne disons pas tout; il épiera
tous nos mouvemens: pour une seule petite parole d'aigreur, il
protestera que nous sommes insupportables; le soin de nos affaires
lui semblera avarice, et notre douceur il l'appellera niaiserie;
au lieu que pour les enfans du siècle, leurs colères seront
générosités; leur avarice, économie; leur licence, noble liberté;
il n'est rien de tel que les araignées pour gâter l'ouvrage des
abeilles.

Laissons là ce monde aveugle, Philothée; qu'il crie tant qu'il
voudra comme un chat-huant pour inquiéter les oiseaux du jour:
soyons fermes en nos desseins, invariables en nos résolutions;
la persévérance fera bien voir si c'est vraiment tout de bon
que nous sommes dévoués à Dieu, et engagés dans la vie dévote.
Les comètes et les planètes sont presque également lumineuses
en apparence; mais les comètes disparoissent en peu de temps,
n'étant que de certains feux passagers; au lieu que les planètes
ont une clarté perpétuelle. Ainsi l'hypocrisie et la vraie vertu
ont beaucoup de ressemblance à l'extérieur; mais on les distingue
facilement l'une de l'autre, en ce que l'hypocrisie n'a point de
durée, et se dissipe comme la fumée, tandis que la vraie vertu est
toujours ferme et constante. Ce ne nous est pas un petit avantage
pour bien assurer le commencement de notre dévotion, que d'en
recevoir de l'opprobre et de la calomnie; car nous évitons par ce
moyen le péril de la vanité et de l'orgueil, qui sont comme les
sages-femmes d'Egypte, auxquelles le Pharaon infernal a ordonné
de tuer les enfans mâles d'Israël le jour même de leur naissance.
Nous sommes crucifiés au monde, le monde nous doit être crucifié:
il nous tient pour fous, tenons-le pour insensé.



CHAPITRE II.

Qu'il faut avoir bon courage.


La lumière, quoique belle et désirable à nos yeux, les éblouit
néanmoins après qu'ils ont été en de longues ténèbres; et
avant que l'on soit accoutumé aux habitans d'un pays, quelque
courtois et gracieux qu'ils soient d'ailleurs, on s'y trouve un
peu embarrassé. Il se pourra donc faire, ma chère Philothée,
qu'à ce changement de vie plusieurs soulèvemens se fassent en
votre intérieur, et que ce grand et général adieu que vous avez
dit aux folies et aux niaiseries du monde, vous donne quelque
ressentiment de tristesse et de découragement. Si cela vous
arrive, ayez un peu de patience, je vous prie, car ce ne sera
rien; ce n'est qu'un peu d'étonnement que la nouveauté vous
apporte: attendez, les consolations arriveront bientôt, vous
regretterez peut-être d'abord de quitter la gloire que les fous
et les moqueurs vous donnoient en vos vanités; mais, ô Dieu!
voudriez-vous perdre la gloire éternelle que Dieu vous donnera
en vérité? Les vains amusemens et les passe-temps dans lesquels
vous avez employé les années passées, se représenteront à votre
cœur pour l'amorcer, et le faire retourner de leur côté; mais
auriez-vous bien le courage de renoncer aux délices du Ciel pour
de si trompeuses légèretés? Croyez-moi, si vous persévérez, vous
ne tarderez pas à recevoir tant et de si douces consolations, que
vous reconnoîtrez que le monde n'a que du fiel en comparaison
de ce miel, et qu'un seul jour de dévotion vaut mieux que mille
années de la vie mondaine.

Mais vous voyez que la montagne de la perfection chrétienne
est extrêmement haute, et vous dites: Hélas! mon Dieu, comment
ferai-je pour y monter? Courage Philothée: quand les petits
moucherons des abeilles commencent à se former, on les appelle
nymphes, et alors ils ne sauroient encore voler sur les fleurs,
ni sur les monts, ni sur les collines voisines pour amasser
le miel; mais petit à petit, se nourrissant du miel que leurs
mères ont préparé, ces petites nymphes prennent des ailes et se
fortifient; si bien qu'enfin elles prennent leur essor et volent
jusqu'aux lieux les plus élevés. Il est vrai, nous sommes encore
de petits moucherons en la dévotion; nous ne saurions monter selon
notre dessein, qui n'est rien moindre que d'atteindre à la cime de
la perfection chrétienne; mais si nous commençons à nous former
par nos désirs et nos résolutions, bientôt les ailes commenceront
à nous venir, en sorte qu'un jour nous serons abeilles
spirituelles, et volerons tout à notre aise. En attendant, vivons
du miel de tant d'enseignemens que les saints nous ont laissés, et
prions Dieu de nous donner des ailes comme à la colombe, afin que
non-seulement nous puissions voler au temps de la vie présente,
mais encore nous reposer en l'éternité de la vie future.



CHAPITRE III.

De la nature des tentations, et de la différence qu'il y a entre
sentir la tentation et y consentir.


Imaginez-vous, Philothée, une jeune princesse extrêmement aimée de
son époux, et dont quelque libertin prétend corrompre la fidélité
par un infâme confident qu'il lui envoie pour traiter avec elle
d'un si détestable dessein. Premièrement, ce messager fait part
à la princesse des intentions de son maître; secondement, la
princesse se plaît ou se déplaît en la proposition; en troisième
lieu, ou elle consent, ou elle refuse. Ainsi, Satan, le monde et
la chair voyant une ame unie au Fils de Dieu, lui envoient des
tentations et des suggestions, par lesquelles, 1.º le péché lui
est proposé; 2.º l'ame se plaît ou se déplaît en la proposition;
3.º enfin, elle consent ou elle refuse; ce qui fait en somme trois
degrés pour descendre à l'iniquité, la tentation, la délectation
et le consentement; et bien que ces trois degrés ne se montrent
pas aussi clairement en toutes sortes de fautes, toujours est-il
qu'on les voit très-distinctement dans les grands et énormes
péchés.

Quand la tentation de quelque péché que ce soit dureroit toute
notre vie, elle ne sauroit nous rendre désagréables à la divine
Majesté, pourvu qu'elle ne nous plaise pas, et que nous n'y
consentions pas. La raison est, que dans la tentation nous ne
sommes pas actifs, mais passifs; et puisque nous n'y prenons pas
de plaisir, nous ne pouvons aussi en avoir de faute. Saint Paul
souffrit long-temps de violentes tentations, et tant s'en faut que
pour cela il fût désagréable à Dieu, qu'au contraire Dieu en étoit
glorifié. La bienheureuse Angèle de Foligny sentoit des tentations
si cruelles, qu'elle fait pitié quand elle les raconte: grandes
furent aussi les tentations de saint François et de saint Benoît,
lorsque l'un se jeta dans les épines, et l'autre dans la neige
pour les apaiser; et néanmoins ils ne perdirent rien de la grâce
de Dieu pour cela, mais l'augmentèrent de beaucoup.

Il faut donc être courageuse, chère Philothée, dans les
tentations, et ne vous tenir jamais pour vaincue tant qu'elles
vous déplaisent; car observez bien cette différence qu'il y a
entre sentir et consentir, qui est qu'on peut les sentir encore
qu'elles nous déplaisent; mais qu'on ne peut y consentir sans
qu'elles nous plaisent, puisque le plaisir pour l'ordinaire sert
de degré pour venir au consentement. Que les ennemis de notre
salut nous présentent donc tant qu'ils voudront des amorces et des
piéges, qu'ils demeurent toujours à la porte de notre cœur pour y
entrer, qu'ils nous fassent toutes les propositions imaginables;
tant que nous serons résolus à ne point nous plaire en tout cela,
il sera bien impossible que Dieu en soit offensé, non plus que
le prince dont j'ai parlé plus haut ne peut savoir mauvais gré à
la princesse du message qui lui est envoyé, si elle n'y a pris
aucune sorte de plaisir. Il y a néanmoins cette différence entre
l'ame et la princesse, que la princesse, après avoir entendu la
proposition, peut, si bon lui semble, chasser le messager, et ne
le plus entendre; au lieu qu'il n'est pas toujours au pouvoir de
l'ame de ne point sentir la tentation, bien qu'il soit toujours en
son pouvoir de n'y point consentir: c'est pourquoi, encore que la
tentation dure long-temps, elle ne peut nous nuire, tant qu'elle
nous est désagréable.

Mais, quant à la délectation qui peut suivre la tentation, il
est à remarquer que nous avons deux parties en notre ame, l'une
inférieure et l'autre supérieure, et que l'inférieure ne suit
pas toujours la supérieure, mais fait des opérations à part:
d'où il arrive maintes fois que la partie inférieure se plaît à
la tentation; sans le consentement, et même contre le gré de la
supérieure: c'est la dispute et la guerre que l'apôtre saint Paul
décrit, quand il dit que sa chair convoite contre son esprit,
qu'il y a une loi des membres et une loi de l'esprit, et autres
choses semblables.

Avez-vous jamais vu, Philothée, un grand brasier de feu couvert
de cendres? Quand on vient dix ou douze heures après pour y
chercher du feu, on n'en trouve qu'un peu au milieu du foyer, et
encore on a peine à le trouver. Il y étoit néanmoins puisqu'on l'y
trouve, et l'on peut s'en servir à rallumer les autres charbons
déjà éteints. Il en est de même de la charité, qui est notre vie
spirituelle, parmi les grandes et violentes tentations; car la
tentation jetant sa délectation dans la partie inférieure, couvre,
ce semble, toute l'ame de cendre, et réduit l'amour de Dieu à
presque rien; car il ne paroît plus nulle part, sinon au milieu
du cœur, et au fin fond de l'esprit; encore semble-t-il qu'il n'y
soit pas, tant on a de peine à le trouver. Il y est néanmoins en
vérité, puisque, quoique tout soit en trouble en notre ame et
en notre corps, nous avons la résolution de ne point consentir
au péché ni à la tentation, et que la délectation qui plaît à
notre homme extérieur déplaît à notre homme intérieur; en sorte
qu'étant autour de notre volonté, elle n'est cependant pas dans
notre volonté; en quoi l'on voit qu'une telle délectation est
involontaire, et partant ne peut être péché.



CHAPITRE IV.

Deux exemples remarquables sur ce sujet.


Il vous importe si fort, Philothée, de bien entendre ceci, que je
ne ferai nulle difficulté de m'y étendre davantage. Le jeune homme
dont parle saint Jérôme, qui, couché et attaché avec des écharpes
de soie, sur un lit mollet, étoit provoqué par tout ce que l'on
peut penser de l'impudence d'une femme, dont on se servoit pour
ébranler sa constance, dut sans doute être tenté d'une manière
bien violente; et qu'est-ce que ses sens et son imagination
n'éprouvèrent pas alors? Cependant au milieu d'un si terrible
orage de tentations sensuelles, il témoigne que son cœur n'est
point vaincu, et que sa volonté n'y consent en aucune manière:
car son ame voyant tout révolté contre elle, et n'ayant rien à
son commandement, de tout son corps, si ce n'est la langue, il se
la coupe avec les dents, et la crache au visage de cette vilaine,
qui lui étoit plus cruelle que les bourreaux les plus furieux. De
sorte que le tyran qui avoit désespéré de vaincre cette belle ame
par les douleurs, essaya vainement de la vaincre par les plaisirs.

L'histoire du combat de sainte Catherine de Sienne n'est pas moins
admirable, la voici en abrégé. Le malin esprit obtint un jour de
Dieu la permission d'éprouver la vertu de cette sainte vierge, et
d'user à cet effet de la plus grande rage qu'il pourroit, pourvu
toutefois qu'il épargnât sa personne. En conséquence il vint lui
suggérer toutes sortes de mauvaises pensées, et pour l'émouvoir
encore davantage, prenant avec lui plusieurs de ses compagnons
auxquels il avoit donné diverses formes; il fit avec eux mille
et mille représentations déshonnêtes, qu'il accompagna encore de
paroles et d'invitations les plus grossières; or, bien que toutes
ces choses fussent extérieures, elles ne laissoient pas toutefois,
par le moyen des sens, de pénétrer bien avant dans le cœur de la
vierge, lequel, comme elle l'avouait elle-même, en étoit tout
plein, ne lui restant plus que la fine pure volonté supérieure
qui ne fût pas agitée par cette tempête et ce débordement de
vilenies. Tout cela dura fort long-temps, jusqu'à ce qu'un jour,
Notre-Seigneur lui ayant apparu: Où étiez-vous, dit-elle, ô mon
doux Seigneur! pendant que mon cœur étoit plein de tant de
ténèbres et d'ordures? A quoi il répondit: Ma fille, j'étois au
dedans de votre cœur. Et comment, répliqua-t-elle, pouviez-vous
habiter mon cœur, tandis qu'il y avoit tant de vilenies?
habitez-vous donc en des lieux si déshonnêtes? Et Notre-Seigneur
lui dit: Dites-moi, ma chère fille, toutes ces sales pensées qui
étoient en votre cœur, vous donnoient-elles du plaisir ou de la
tristesse, de l'amertume ou de la joie? Et elle répondit: Une
extrême amertume et tristesse. Et qui donc, reprit le Sauveur,
mettoit cette grande amertume et tristesse au dedans de votre
cœur, sinon moi qui demeurois caché au milieu de votre ame? Soyez
sûre, ma fille, que si je n'eusse pas été présent, ces pensées
qui étoient autour de votre volonté, sans pouvoir s'en saisir,
l'eussent bien vite surmontée, et seroient entrées dedans, et
eussent été bien reçues par votre libre arbitre, et ainsi eussent
donné la mort à votre ame. Mais parce que j'étois au milieu de
vous, j'ai mis en votre cœur une tristesse et une résistance par
laquelle vous avez rejeté la tentation autant que vous avez pu; et
comme vous ne l'avez pu faire autant que vous l'auriez voulu, vous
en avez ressenti un grand déplaisir et une grande haine et contre
la tentation et contre vous-même. Ainsi ces peines ont été pour
vous un grand mérite et un grand gain, et votre vertu n'en a pris
que plus de force et d'accroissement.

Voyez-vous, Philothée, comme ce feu étoit couvert de cendres? et
comme la tentation et la délectation même, étant entrées dans
le cœur, en avoient environné la volonté, laquelle néanmoins,
uniquement assistée de son Sauveur, résistoit par des amertumes,
des déplaisirs et des détestations du mal qui lui étoit
suggéré, refusant perpétuellement son consentement au péché qui
l'environnoit de toutes parts? O Dieu! quelle détresse pour une
ame qui aime Dieu, de ne savoir seulement pas s'il est en elle ou
non, et si l'amour divin, pour lequel elle combat, est entièrement
éteint en elle ou non! Mais c'est la fine fleur de la perfection
de l'amour céleste, que de faire souffrir et combattre l'amant
pour l'amour, sans même qu'il sache s'il a l'amour pour lequel et
par lequel il combat.



CHAPITRE V.

Encouragement à l'ame qui est dans la tentation.


Ces grands assauts et ces tentations si puissantes, Philothée,
ne sont jamais permises de Dieu que contre les ames qu'il veut
élever à son pur et excellent amour; mais il ne s'ensuit pas
pourtant qu'après cela elles soient assurées d'y parvenir; car
il est arrivé maintes fois que ceux qui avoient été constans en
de si violentes attaques ne correspondant pas après fidèlement
à la faveur divine, se sont trouvés vaincus en de bien petites
tentations. Ce que je dis, afin que s'il vous arrive jamais
d'être affligée de si grandes tentations, vous sachiez que Dieu
vous accorde une faveur extraordinaire, par laquelle il déclare
qu'il veut vous agrandir à ses yeux, et que néanmoins vous soyez
toujours humble et craintive, ne vous promettant de pouvoir
vaincre les menues tentations, après avoir surmonté les grandes,
que par une fidélité continuelle aux mouvemens de la grâce.

Cela posé, quelques tentations qui vous arrivent, et quelque
délectation qui s'ensuive, tant que votre volonté refusera son
consentement, non-seulement à la tentation, mais encore à la
délectation, ne vous troublez aucunement; car Dieu n'en est point
offensé. Quand un homme est pâmé, et qu'il ne donne plus aucun
signe de vie, on lui met la main sur la cœur; et pour peu qu'on y
sente de mouvement, on juge qu'il est en vie, et qu'au moyen de
quelque liqueur forte et subtile on peut lui faire retrouver le
sentiment. Ainsi arrive-t-il quelquefois que par la violence des
tentations il semble que notre ame est tombée en une défaillance
totale de ses forces, et que, comme pâmée, elle n'a plus ni
mouvement, ni vie spirituelle; mais si nous voulons connoître ce
qui en est, mettons la main sur le cœur. Considérons si le cœur et
la volonté ont encore leur mouvement spirituel, c'est-à-dire s'ils
font bien leur devoir en refusant de consentir à la tentation et à
la délectation; car tant que le mouvement du refus est dans notre
cœur, nous sommes assurés que la charité, vraie vie de notre ame,
est en nous, et que Jésus-Christ, notre Sauveur, se trouve en
notre cœur, bien qu'il y soit couvert et caché; de sorte que par
l'usage continuel de l'oraison, des sacremens, et de la confiance
en Dieu, les forces nous reviendront, et nous vivrons d'une vie
très-douce et très-parfaite.



CHAPITRE VI.

Comment la tentation et la délectation peuvent être péchés.


La princesse dont nous avons parlé, ne peut être blâmée de la
proposition qui lui est faite, puisque, comme nous l'avons
supposé, elle lui arrive contre son gré. Mais si au contraire
elle se l'étoit attirée par quelques manières qui eussent pu
en faire naître la pensée, ayant voulu, par exemple, plaire à
celui qui la recherche, indubitablement elle seroit coupable de
la recherche elle-même; et encore qu'elle en fît la délicate,
elle ne laisseroit pas d'en mériter le blâme et la peine. Ainsi
arrive-t-il quelquefois que la seule tentation nous met en péché,
parce que nous sommes cause qu'elle nous arrive. Par exemple, je
sais qu'en jouant je suis exposé à la colère et au blasphème, et
que le jeu me sert de tentation à cela; dès lors je pèche toutes
les fois que je joue, et je suis coupable de toutes les tentations
qui m'arrivent au jeu. De même je sais qu'une certaine compagnie
est pour moi une occasion de tentation et de chute, et néanmoins
j'y vais volontairement; il est indubitable que je suis coupable
de toutes les tentations que j'y aurai.

Quand la délectation qui arrive de la tentation peut être
évitée, c'est toujours un péché de la recevoir; et le péché est
plus ou moins grand, selon que le plaisir qu'on y prend, et le
consentement qu'on y donne, est grand ou petit, de longue ou de
courte durée. Si cette princesse dont nous avons parlé, écoute
non-seulement la proposition déshonnête qui lui est faite, mais
y prend plaisir et en occupe son cœur avec joie, elle est fort
blâmable; car bien qu'elle ne veuille pas l'exécution de ce qu'on
lui demande, elle consent néanmoins à y appliquer son cœur par
le plaisir qu'elle y prend: or appliquer volontairement son cœur
à une chose déshonnête est toujours une chose blâmable; et c'est
tellement dans l'application du cœur que consiste la faute, que,
sans elle, l'application des sens ne peut être un péché.

Quand donc vous serez tentée de quelque péché, considérez si vous
avez donné volontairement sujet d'être tentée; car pour lors
la tentation même vous met en état de péché, à cause du danger
dans lequel vous vous êtes jetée; et cela s'entend si vous avez
pu éviter commodément l'occasion, et que vous avez prévu ou dû
prévoir l'arrivée de la tentation. Mais si vous n'avez donné nul
sujet à la tentation, elle ne peut aucunement vous être imputée à
péché.

Quand la délectation qui suit la tentation a pu être évitée, et
que néanmoins on ne l'a point évitée, il y a toujours quelque
sorte de péché, selon que l'on s'y est plus on moins arrêté, et
selon la cause du plaisir qu'en y a pris. Une femme qui n'ayant
donné aucun sujet à la cajolerie, y prend pourtant plaisir, ne
laisse pas d'être blâmable, si le plaisir qu'elle y prend n'a
point d'autre cause que la cajolerie même mais si celui qui veut
lui inspirer de l'amour jouoit en perfection du luth, et qu'elle
prît plaisir, non pas à sa mauvaise recherche, mais à l'harmonie
et à la douceur du luth, il n'y aurait point de péché pour elle;
néanmoins elle ne devrait pas prendre long-temps ce plaisir, de
peur de passer à celui d'être recherchée. De même encore, si
quelqu'un me propose un stratagème plein d'invention et d'artifice
pour me venger de mon ennemi, et que je ne prenne aucun plaisir
ni ne donne aucun consentement à la vengeance qui m'est proposée,
mais seulement à la subtilité de l'artifice, il est certain que je
ne pèche point; toutefois il n'est pas expédient que je m'amuse
beaucoup à ce plaisir, de peur que petit à petit il ne me porte à
la délectation de la vengeance elle-même.

On se surprend quelquefois prenant plaisir à la tentation, et cela
ne peut être tout au plus qu'un bien léger péché véniel, lequel
devient plus grand, si, après que l'on s'est aperçu du mal où l'on
est, on demeure quelque temps, par négligence, à marchander avec
la délectation, ne sachant si on doit l'accepter ou la refuser;
et le péché est encore plus grand, si, en s'en apercevant, on y
demeure quelque temps par vraie négligence, et sans nul propos de
la rejeter; mais lorsque volontairement et de propos délibéré nous
sommes résolus de nous plaire en de telles délectations, ce propos
délibéré est par lui-même un grand péché, si l'objet auquel nous
nous plaisons est notablement mauvais. C'est un grand vice à une
femme, de vouloir entretenir de mauvaises amours, quoiqu'elle ne
veuille jamais s'y abandonner.



CHAPITRE VII.

Remède aux grandes tentations.


Sitôt que vous sentez en vous quelque tentation, faites comme les
petits enfans quand ils voient le loup ou l'ours dans la campagne:
tout aussitôt ils courent entre les bras de leur père et de leur
mère, ou du moins ils les appellent à leur secours. Recourez de
même à Dieu, invoquant sa miséricorde et son secours: c'est le
remède que Notre-Seigneur enseigne: _Priez_, nous dit-il, _afin
que vous n'entriez pas en tentation._

Si vous voyez néanmoins que la tentation continue ou augmente,
courez en esprit embrasser la sainte croix, comme si vous aviez
devant vous Jésus-Christ crucifié. Protestez-lui que vous ne
consentirez point à la tentation, et demandez-lui sa sainte
protection; et persévérez ainsi à désavouer ce qui se passe en
vous, tout le temps que durera la tentation.

Mais en faisant ces protestations et ces refus de consentement,
ne regardez pas la tentation en face, mais regardez seulement
Notre-Seigneur; car si vous regardez la tentation, surtout quand
elle est forte, elle pourra ébranler votre courage.

Vous ferez bien aussi de distraire votre esprit par quelque
occupation bonne et louable; car cette occupation entrant dans
votre cœur, y prendra place et éteindra le sentiment de la
tentation.

Mais le grand remède contre toutes tentations, grandes ou petites,
c'est d'ouvrir son cœur à son directeur, en lui faisant connaître
les suggestions de l'ennemi et les impressions qu'elles font.
Car, observez que le silence est toujours la première condition
que le démon impose à celui qu'il veut séduire; semblable en cela
à un libertin qui voulant débaucher une femme, commence par lui
recommander le secret sur tous ses rapports avec elle: conduite
assurément bien opposée à celle de Dieu, puisque Dieu, en ses
inspirations, demande par-dessus tout que nous les fassions
connoître à nos supérieurs et à nos guides.

Que si, après tout cela, la tentation s'opiniâtre à nous
travailler et à nous tourmenter, nous n'avons rien à faire, sinon
de nous opiniâtrer à notre tour en la protestation de ne vouloir
pas y consentir; car, comme les filles ne peuvent être mariées
pendant qu'elles disent non, de même, l'ame, quoique troublée, ne
peut jamais être offensée pendant qu'elle dit non.

Ne disputez point avec votre ennemi, et ne lui répondez jamais
une seule parole, sinon celle que Notre-Seigneur lui répondit, et
avec laquelle il le confondit: _Retire-toi, Satan! il est écrit:
Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et tu ne serviras que lui seul._
Une chaste épouse ne répond pas un mot, et n'accorde pas même un
regard à celui qui veut la séduire; mais, le quittant tout court,
elle tourne aussitôt son cœur du côté de son époux, et renouvelle
intérieurement la foi qu'elle lui a promise; ainsi l'ame dévote,
se voyant assaillie de quelque tentation, ne doit nullement
s'amuser à disputer ni à répondre; mais tout simplement se tourner
du côté de Jésus-Christ son époux, et lui protester de rechef
qu'elle veut lui être fidèle, et n'appartenir uniquement qu'à lui.



CHAPITRE VIII.

Qu'il faut résister aux petites tentations.


Quoiqu'il faille combattre les grandes tentations avec un courage
invincible, et que la victoire que nous en remportons nous soit
extrêmement utile, il y a peut-être plus d'avantage encore à bien
combattre les petites; car si les grandes l'emportent en qualité,
les petites l'emportent si démesurément en nombre, que la victoire
en peut être comparable à celles des plus grandes. Les loups et
les ours sont sans doute plus dangereux que les mouches; mais ils
ne nous causent pas autant d'importunité et d'ennui, et n'exercent
pas non plus autant notre patience. C'est chose bien aisée que de
s'abstenir du meurtre; mais c'est chose difficile d'éviter les
menues colères, dont les occasions se présentent à tout moment
C'est chose bien aisée de n'être pas adultère; mais ce n'est pas
chose si facile de conserver la pureté des yeux, de ne rien dire
ou de ne rien entendre avec plaisir de tout ce qu'on appelle
cajolerie, de ne pas donner, ou de ne pas recevoir de l'amour, ni
de menues faveurs d'amitié. Ce n'est pas une chose difficile de ne
point donner visiblement et extérieurement un rival à un mari ou
une rivale à une épouse; mais il est assez difficile de ne lui en
point donner au fond du cœur. Il est bien aisé de ne point dérober
le bien d'autrui, mais malaisé de ne point le convoiter; bien aisé
de ne point dire de faux témoignages en justice, mais malaisé de
ne point mentir en conversation; bien aisé de ne point s'enivrer,
mais malaisé d'être toujours sobre; bien aisé de ne point
désirer la mort du prochain, mais malaisé de ne point désirer
son incommodité; bien aisé de ne le point diffamer, mais malaisé
de ne le point mépriser. Bref, ces menues tentations de colère,
de soupçons, de jalousie, d'envie, de folâtreries, de vanité, de
duplicité, d'afféterie, d'artifice, de pensées déshonnêtes, sont
l'exercice continuel de ceux mêmes qui sont les plus dévots et les
plus déterminés à bien vivre; c'est pourquoi, ma chère Philothée,
il faut avec grand soin nous préparer à ce combat; et soyez sûre
qu'autant de victoires nous remporterons sur ces petits ennemis,
autant de pierres précieuses nous ajouterons à la couronne de
gloire que Dieu nous prépare en son paradis. C'est pourquoi je
dis qu'en nous disposant à bien et vaillamment combattre les
grandes tentations, si elles nous viennent, il faut nous bien et
diligemment défendre des menues et foibles attaques des petites.



CHAPITRE IX.

Comment il faut remédier aux petites tentations.


Or donc, quant à ces petites tentations de vanité, de soupçons,
de chagrin, de jalousie, d'envie, de folâtrerie, et autres
semblables, qui, comme de petites mouches, viennent passer devant
nos yeux, et nous piquer tantôt sur la joue, et tantôt sur le nez,
comme il est impossible d'en être tout-à-fait exempt, le meilleur
parti à prendre est de ne s'en pas tourmenter; car tout cela ne
peut nuire, quelqu'ennui que cela cause, pourvu que l'on soit bien
résolu de toujours servir Dieu.

Méprisez donc ces foibles attaques, et ne daignez pas même penser
à ce qu'elles veulent dire; laissez-les bourdonner à vos oreilles
tant qu'elles voudront, et courir çà et là autour de vous comme
font les mouches; et quand elles viendront pour vous piquer, et
que vous les verrez tant soit peu s'arrêter en votre cœur, ne
faites autre chose sinon simplement de les ôter; ne combattez pas
contre elles, et ne leur répondez pas, mais occupez votre cœur de
quelque chose de bon, et spécialement de l'amour de Dieu; car,
si vous m'en croyez, vous ne vous obstinerez pas à opposer à la
tentation la vertu qui lui est contraire, parce que ce seroit
presque vouloir disputer avec elle; mais après avoir fait un acte
de la vertu qui lui est directement contraire, en supposant que
vous ayez pu reconnoître la nature de la tentation, faites un
simple retour de votre cœur vers Jésus-Christ crucifié, et, vous
tenant en esprit à ses pieds, baisez-les avec le plus d'amour
qu'il vous sera possible. C'est le meilleur moyen de vaincre
l'ennemi, tant dans les petites que dans les grandes tentations;
car l'amour de Dieu contenant en soi toutes les perfections de
toutes les vertus, et plus excellemment que les vertus mêmes, il
est aussi un plus souverain remède à tous les vices; et votre
esprit, s'accoutumant dans toutes les tentations à recourir à
ce rendez-vous général, ne sera point obligé de regarder et
d'examiner quelles tentations il a; mais simplement, se sentant
troublé, il ira chercher la paix dans ce grand remède, dont le
démon a une telle peur, que, quand il voit que ses tentations nous
provoquent à ce divin amour, il cesse de nous en faire.

Voilà donc ce qui concerne les menues tentations, avec lesquelles,
si l'on vouloit les prendre en détail, on se morfondroit et on ne
feroit rien.



CHAPITRE X.

Comment il faut fortifier son cœur contre les tentations.


Considérez de temps en temps quelles passions dominent le plus en
votre ame, et, les ayant découvertes, prenez une façon de vie qui
leur soit toute contraire, en pensées, en paroles et en œuvres.
Par exemple, si vous vous sentez portée à la passion de la vanité,
considérez de temps en temps les misères de la vie humaine,
combien ces vanités seront fâcheuses à la conscience au jour de
la mort, combien elles sont indignes d'un cœur généreux, que ce
ne sont que badineries, amusemens d'enfans, et choses semblables.
Parlez souvent contre la vanité, et encore qu'il vous semble que
ce soit à contre-cœur, ne laissez pas de la bien mépriser; car par
ce moyen vous vous engagerez, même de réputation, dans le parti
contraire; et à force de dire du mal de quelque chose, nous nous
excitons à la haïr, bien que d'abord nous y fussions attachés.
Faites des œuvres d'abjection et d'humilité le plus que vous
pourrez, encore qu'il vous semble que ce soit à regret; car par
ce moyen vous vous habituez à l'humilité, et vous affoiblissez la
vanité, en sorte que quand la tentation viendra, votre inclination
ne pourra plus la favoriser autant, et vous aurez plus de force
pour la combattre.

Si vous êtes portée à l'avarice, pensez souvent à la folie de ce
péché, qui nous rend esclaves de ce qui n'est créé que pour nous
servir; songez qu'aussi-bien il faudra tout quitter à la mort,
et que nos biens passeront alors entre les mains de tel qui les
dissipera, ou auquel ils serviront de ruine et de damnation, et
autres semblables pensées. Parlez fort contre l'avarice, louez
fort le mépris du monde, efforcez-vous de faire souvent l'aumône
et de négliger quelques occasions d'amasser du bien.

Si vous avez du penchant à inspirer ou à recevoir de l'amour,
pensez souvent combien cet amusement est dangereux, tant pour
vous que pour les autres: combien c'est une chose malheureuse de
dissiper ainsi la plus noble partie de notre ame: combien cela
expose à la réputation d'esprit vain et léger. Parlez souvent en
faveur de la simplicité et de la pureté du cœur, et faites aussi
le plus qu'il vous sera possible des actes de ces vertus, évitant
toute espèce d'afféteries de recherches.

En somme, en temps de paix, c'est-à-dire lorsque les tentations
du péché auquel vous êtes sujette ne vous presseront pas, faites
force actions de la vertu contraire; et si les occasions ne
viennent pas à vous, allez au-devant d'elles pour les rencontrer;
car par ce moyen vous fortifierez votre cœur contre les tentations
futures.



CHAPITRE XI.

De l'inquiétude.


L'inquiétude n'est pas une simple tentation, mais une source d'où
proviennent plusieurs tentations. J'en dirai donc quelque chose.
La tristesse n'est autre chose qu'une douleur d'esprit que nous
ressentons du mal qui est en nous malgré nous, soit que le mal
soit extérieur, comme la pauvreté, la maladie, le mépris; soit
qu'il soit intérieur, comme l'ignorance, la sécheresse de cœur, la
répugnance au bien, et les tentations. Lors donc que l'ame sent
qu'elle a quelque mal, elle a du déplaisir de l'avoir, et voilà la
tristesse; le désir d'être affranchi du mal, et d'avoir les moyens
de s'en délivrer, suit immédiatement la tristesse, et jusque là
nous avons raison; car naturellement chacun désire le bien, et
fuit ce qu'il pense être mal.

Si l'ame cherche les moyens d'être délivrée de son mal pour
l'amour de Dieu, elle les cherchera avec patience, douceur,
humilité et calme, attendant sa délivrance plus de la bonté et de
la providence de Dieu, que de sa peine, de son industrie et de ses
soins. Si elle cherche sa délivrance pour l'amour d'elle-même,
elle s'empresse et s'échauffe à la recherche des moyens, comme si
ce bien dépendoit plus d'elle que de Dieu. Je ne dis pas qu'elle
pense cela, mais je dis qu'elle s'empresse comme si elle le
pensoit.

Que si elle ne rencontre pas de suite ce qu'elle désire, elle
entre en de grandes inquiétudes et impatiences, qui, loin d'ôter
le mal, ne font au contraire que l'empirer; et l'ame, entrant
alors en des angoisses et des tristesses démesurées, éprouve une
telle défaillance de force et de courage, qu'il lui semble que
son mal n'a plus de remède. Vous voyez donc que la tristesse, qui
au commencement est juste, engendre l'inquiétude; et l'inquiétude
engendre ensuite un surcroît de tristesse qui est extrêmement
dangereux.

L'inquiétude est le plus grand mal qui puisse, arriver à l'ame,
après le péché; car, comme, les séditions et les troubles
intérieurs ruinent entièrement un état, et l'empêchent de pouvoir
résister à ses ennemis, de même notre cœur étant troublé et
inquiété au dedans, n'a plus la force, ni de conserver les vertus
qu'il avoit acquises, ni même de résister aux tentations de
l'ennemi, qui alors fait tous ses efforts pour pêcher, comme l'on
dit, en eau trouble.

L'inquiétude provient d'un désir déréglé d'être délivré du mal que
l'on sent, ou d'acquérir le bien que l'on espère; et néanmoins il
n'y a rien qui empire plus le mal, et qui éloigne plus le bien,
que l'inquiétude et l'empressement. Les oiseaux demeurent pris
dans les filets et les lacs, parce que, s'y trouvant engagés, ils
se débattent et se remuent beaucoup pour en sortir, en quoi ils
ne font que s'y envelopper de plus en plus. Quand donc vous serez
pressée du désir d'être délivrée de quelque mal, ou de parvenir à
quelque bien, avant toutes choses mettez votre esprit en repos,
faites rasseoir votre jugement et votre volonté; et puis, tout
bellement et doucement, suivez le mouvement de votre désir,
prenant par ordre les moyens qui seront convenables; et quand je
dis tout bellement, je ne veux pas dire négligemment, mais sans
empressement, sans trouble ni inquiétude: autrement, au lieu
d'obtenir tout l'effet de votre désir, vous gâterez tout, et ne
ferez que vous embarrasser davantage.

_O Seigneur!_ disoit David, _mon ame est toujours entre mes mains,
et je n'ai point oublié votre loi._ Examinez plus d'une fois
le jour, Philothée, mais au moins le matin et le soir, si vous
avez votre ame entre vos mains, ou si quelque passion ou quelque
inquiétude ne vous l'a pas ravie. Considérez si vous avez votre
cœur à votre commandement, ou bien s'il ne s'est point échappé de
vos mains pour s'engager en quelque affection déréglée d'amour,
de haine, d'envie, de convoitise, de crainte, de tristesse ou
de joie. Que s'il s'est égaré, avant toutes choses cherchez-le,
et le ramenez tout doucement en la présence de Dieu, remettant
vos affections et vos désirs sous l'obéissance et conduite de
sa divine volonté; car, comme ceux qui craignent de perdre une
chose précieuse la tiennent bien serrée dans leur main, ainsi et
à l'exemple de David, nous devons toujours dire: _O mon Dieu!
mon ame est en danger de se perdre; c'est pourquoi je la porte
toujours entre mes mains, et c'est ce qui fait que je n'ai pas
oublié votre loi._

Ne permettez jamais à vos désirs de vous inquiéter, quelque petits
ou quelque peu importans qu'ils soient; car, après les petits,
les grands et les plus importans trouveroient votre cœur plus
disposé au trouble et au déréglement. Quand vous sentirez arriver
l'inquiétude, recommandez-vous à Dieu, et résolvez-vous de ne
rien faire du tout de ce que votre désir vous demande, jusqu'à ce
que l'inquiétude soit totalement passée, à moins que la chose ne
puisse se différer; et alors il faut, avec un doux et tranquille
effort, retenir l'impétuosité de votre désir, le modérant et le
calmant le mieux qu'il vous sera possible; et sur cela faire la
chose, non selon votre désir, mais selon la raison.

Si vous pouvez découvrir votre inquiétude à celui qui conduit
votre ame, ou au moins à quelque prudent et sage ami, ne doutez
point que tout aussitôt vous serez soulagée; car la communication
des douleurs du cœur fait le même effet sur l'ame que la saignée
fait sur le corps de celui qui a la fièvre continue; c'est le
remède des remèdes. Aussi le roi saint Louis donna-t-il cet avis à
son fils: Lorsque vous aurez quelque chose sur le cœur, dites-le
aussitôt à votre confesseur, ou à quelque personne de confiance,
et la consolation que vous en recevrez vous aidera à porter
légèrement votre peine.



CHAPITRE XII.

De la tristesse.


_La tristesse qui est selon Dieu_, dit saint Paul, _opère la
pénitence pour le salut; et la tristesse du monde opère la mort._
La tristesse peut donc être bonne et mauvaise, selon les divers
effets qu'elle produit en nous. Il est vrai qu'elle en a plus de
mauvais que de bons; car elle n'en a que deux bons, savoir, la
miséricorde et la pénitence; au lieu qu'il y en a six mauvais,
savoir, l'angoisse, la paresse, l'indignation, la jalousie,
l'envie et l'impatience: ce qui fait dire au Sage, que _la
tristesse tue beaucoup de gens, et qu'il n'y a rien à gagner avec
elle_; parce que pour deux bons ruisseaux qui proviennent de la
source de la tristesse, il y en a six qui sont très-mauvais.

L'ennemi se sert de la tristesse pour exercer la persévérance des
bons; car, comme il tâche de réjouir les méchans en leur péché,
aussi tâche-t-il d'attrister les bons en leurs bonnes œuvres; et
comme il ne peut attirer au mal qu'en le faisant trouver agréable,
aussi ne peut-il détourner du bien qu'en le faisant trouver
ennuyeux. Le démon ne demande que tristesse et que mélancolie,
et comme il est lui-même triste et mélancolique, et qu'il le sera
éternellement, il voudroit que chacun fût comme lui.

La mauvaise tristesse trouble l'ame, la met en inquiétude, lui
donne des craintes déréglées, la dégoûte de l'oraison; elle
assoupit et accable le cerveau; elle prive l'ame de conseil, de
résolution, de jugement et de courage, et abat entièrement les
forces. Bref, elle est comme un dur hiver qui efface toute la
beauté de la terre, et engourdit tous les animaux; car elle prive
l'ame de toute consolation, et la frappe d'impuissance en toutes
ses facultés.

Si jamais il vous arrivoit, Philothée, d'être atteinte de cette
mauvaise tristesse, pratiquez les remèdes suivans. _Quelqu'un
est-il triste?_ dit saint Jacques, _qu'il prie._ La prière est
un remède souverain, car elle élève l'esprit à Dieu, qui est
notre unique joie et seule consolation; mais en priant, usez
d'affections et de paroles, soit intérieures, soit extérieures,
qui tendent à la confiance et à l'amour de Dieu, comme: ô Dieu de
miséricorde! ô mon très-bon maître! mon doux Sauveur, ma vie, ma
joie, mon espérance; ô le cher époux et le bien-aimé de mon ame!
et autres semblables.

Combattez vivement les inclinations de la tristesse, et bien qu'il
vous semble que tout ce que vous ferez en ce temps-là se fasse
froidement, tristement et lâchement, ne laissez pourtant pas de le
faire; car l'ennemi qui prétend nous dégoûter des bonnes œuvres
par la tristesse, voyant que nous ne laissons pas de les faire,
et qu'étant faites avec répugnance elles n'en valent que mieux,
cessera de nous affliger.

Chantez des cantiques spirituels; car le démon a souvent cessé ses
opérations par ce moyen: témoin le malin esprit qui tourmentoit
Saül, et dont la violence fut réprimée par les doux accords de la
harpe de David.

Il est bon de s'employer aux œuvres extérieures, et de les
varier le plus que l'on peut, pour distraire l'ame du sujet qui
l'attriste, et pour purifier et échauffer les esprits; car la
tristesse est une passion de la complexion froide et sèche.

Faites des actions extérieures de ferveur, encore que vous les
fassiez sans goût, embrassant l'image du crucifix, la serrant
sur votre poitrine, lui baisant les pieds et les mains, levant
vos mains et vos yeux au ciel, élançant votre voix vers Dieu
par des paroles d'amour et de confiance, comme sont celles-ci:
_Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui; mon bien-aimé est
comme un bouquet de myrrhe sur mon cœur; mes yeux s'épuisent
à vous regarder, ô mon Dieu! je ne cesse de dire: Quand me
consolerez-vous?_ O Jésus! soyez-moi Jésus, vive Jésus! et mon ame
vivra. _Qui me séparera de l'amour de mon Dieu?_ et autres choses
semblables.

L'usage modéré de la discipline est un bon remède contre la
tristesse, parce que cette peine extérieure, prise volontairement,
obtient la consolation intérieure, et l'ame, sentant les douleurs
du dehors, ne pense plus à celles qui sont au dedans. La fréquente
communion est aussi un moyen excellent; car ce pain céleste
affermit le cœur et réjouit l'esprit.

Découvrez humblement et fidèlement à votre directeur tous les
ressentimens et toutes les suggestions qui vous viennent de
la tristesse; recherchez la société des personnes gaies et
spirituelles, et fréquentez-les le plus que vous pourrez pendant
ce temps-là. Enfin remettez-vous entre les mains de Dieu, vous
préparant à souffrir patiemment cette ennuyeuse tristesse comme
une juste punition de vos vaines joies, et ne doutez nullement que
Dieu, après vous avoir éprouvée, ne vous délivre de votre mal.



CHAPITRE XIII.

Des consolations spirituelles et sensibles, et comment il faut
s'en servir.


Dieu fait passer ce grand monde par une suite de vicissitudes
perpétuelles, et l'on voit tour-à-tour le jour se changer en nuit,
le printemps en été, l'été en automne, l'automne en hiver, et
l'hiver en printemps; un jour ne ressemble jamais parfaitement à
l'autre: il y en a de nébuleux, de pluvieux, de secs et d'orageux,
variété qui donne une grande beauté à cet univers. Il en est
de même de l'homme, qui est, selon la parole des anciens, un
abrégé du monde; car jamais il n'est dans le même état, et sa vie
s'écoule sur cette terre comme les eaux d'un fleuve, entraîné sans
cesse à une foule de mouvemens divers, qui tantôt l'élèvent par
l'espérance, tantôt l'abaissent par la crainte, tantôt le plient
à droite par la consolation, tantôt à gauche par l'affliction; et
jamais une seule de ses journées, ni même une seule de ses heures,
n'est entièrement pareille à l'autre.

Or, au milieu d'une si grande inégalité d'événemens et d'accidens,
il est extrêmement important pour nous de conserver une
inaltérable égalité de cœur; et quoique toutes choses tournent
et se combinent diversement autour de nous, il faut que nous
ayons toujours nos regards dirigés vers le Ciel, et que nous
soyons invariables dans notre résolution de tendre sans cesse à
Dieu pour arriver à lui. Que le navire prenne telle route qu'on
voudra, qu'il cingle au levant ou au couchant, au nord ou au sud,
quel que soit le vent qui le porte, jamais son aiguille marine
ne regardera autre chose que la belle étoile du pôle. De même,
que tout se renverse sens dessus dessous, je ne dis pas seulement
autour de nous, mais en nous; c'est-à-dire que notre ame soit
triste, joyeuse, en douceur, en amertume, en paix, en trouble, en
clarté, en ténèbres, en tentations, en repos, en goût, en dégoût,
en sécheresse, ou en suavité: que le soleil la brûle, ou que la
rosée la rafraîchisse, ah! toujours faut-il que la pointe de notre
cœur, de notre esprit, de notre volonté supérieure qui est notre
boussole, regarde invariablement, et tende perpétuellement à
l'amour de Dieu son créateur, son sauveur, son unique et souverain
bien. _Soit que nous vivions, soit que nous mourions_, dit
l'Apôtre, _nous sommes à Dieu; et qui nous séparera de la charité
de Jésus-Christ?_ Non, jamais rien ne nous séparera de cet amour,
ni la tribulation, ni l'angoisse, ni la mort, ni la vie, ni le
mal présent, ni la crainte des maux à venir, ni les artifices des
malins esprits, ni la hauteur des consolations, ni la profondeur
des afflictions, ni la douceur, ni la sécheresse, ni aucune
créature au monde ne nous doit jamais séparer de cette sainte
charité qui est fondée en Jésus-Christ.

Cette résolution si absolue, de ne jamais abandonner Dieu ni son
doux amour, sert de contre-poids à nos ames pour les tenir en une
sainte et parfaite égalité parmi toutes les inégalités et tous les
mouvemens que la condition de cette vie lui procure. Car, comme
les abeilles surprises par le vent en pleine campagne, prennent de
petites pierres pour se pouvoir balancer en l'air, et n'être pas
si aisément agitées par l'orage; de même notre ame, ayant vivement
embrassé la résolution de toujours aimer son Dieu, demeure
constante parmi l'inconstance et la variété des consolations
et des afflictions, soit spirituelles, soit temporelles, soit
extérieures, soit intérieures.

Mais outre ces règles générales, nous avons besoin de quelques
documens particuliers.

1. Je dis donc que la dévotion ne consiste pas en toutes ces
douceurs, suavités et consolations sensibles, qui nous provoquant
aux larmes et aux soupirs, et qui nous donnent une certaine
satisfaction agréable en quelques exercices de piété. Non,
Philothée, la dévotion et cela ne sont pas une même chose; car il
y a beaucoup d'ames qui ont ces consolations, et qui néanmoins
sont vicieuses, d'où il suit qu'elles n'ont aucun vrai amour de
Dieu, et encore moins aucune vraie dévotion. Saül, poursuivant à
mort le pauvre David dans le désert d'Engaddi, entra tout seul en
une caverne où David se trouvoit caché avec ses gens. David, qui
en cette occasion auroit pu mille fois le tuer, lui donna la vie,
et ne voulut pas même lui faire peur; mais l'ayant laissé sortir
à son aise, il l'appela pour lui remontrer son innocence, et lui
faire connoître qu'il l'avoit eu en son pouvoir. Que ne fit point
alors Saül pour témoigner à David que son cœur étoit attendri? il
le nomma son enfant, il se mit à pleurer tout haut, à le louer, à
bénir sa générosité, à prier Dieu pour lui, à présager sa future
grandeur, et à lui recommander le soin de sa propre famille.
Quelle plus grande douceur et sensibilité pouvoit-il faire
paroître? néanmoins, au milieu de tout cela, son cœur n'étoit
point changé, et il continua de persécuter David aussi cruellement
qu'auparavant. Ainsi se trouve-t-il des personnes qui, à la vue
des bontés de Dieu et de la passion du Sauveur, sentent de grands
attendrissemens de cœur qui leur font jeter des soupirs, verser
des larmes, accompagnées de prières et d'actions de grâces si
sensibles, qu'on les croiroit saisies d'une très-grande dévotion;
mais quand on en vient à l'épreuve, on trouve que, comme les
pluies passagères d'un été bien chaud, tombent à grosses gouttes
sur la terre sans la pénétrer, et ne servent qu'à la production
des champignons; de même ces larmes de tendresse, tombant sur
un cœur vicieux, ne le pénètrent point, et lui sont tout-à-fait
inutiles; car avec tout cela ces pauvres gens ne voudroient pas
lâcher un seul liard du bien mal acquis qu'ils possèdent, ils ne
renonceroient pas à une seule de leurs mauvaises inclinations, et
ne voudroient pas se donner la plus petite peine du monde pour
le service de ce Sauveur qu'ils ont tant pleuré; en sorte que
les bons mouvemens qu'ils ont eus ne sont que des champignons
spirituels, qui non-seulement ne sont pas la vraie dévotion,
mais bien souvent même sont de grandes ruses de l'ennemi par
lesquelles, amusant les ames à ces petites consolations, il les
rend contentes et satisfaites d'elles-mêmes, et leur fait par là
négliger la vraie et solide dévotion, qui consiste en une volonté
constante, résolue, prompte et active d'exécuter ce que l'on sait
être agréable à Dieu.

Un enfant pleurera tendrement s'il voit le médecin donner un
coup de lancette à sa mère; mais si en même temps sa mère, pour
laquelle il pleuroit, lui demande une pomme ou un cornet de
dragées qu'il tient en sa main, il ne voudra nullement lâcher
prise. Telles sont la plupart de nos tendres dévotions: voyant
donner à Jésus-Christ crucifié un coup de lance qui lui perce le
cœur, nous pleurons tendrement. Hélas! Philothée, c'est bien fait
de pleurer sur la mort et sur la passion douloureuse de notre père
et de notre Rédempteur; mais pourquoi donc ne lui donnons-nous
pas avec empressement la pomme que nous avons en nos mains, et
qu'il nous demande si instamment? savoir, notre cœur, unique
pomme d'amour que ce cher Sauveur requiert de nous. Que ne lui
sacrifions-nous tant de petites affections, de satisfactions, de
complaisances qu'il veut arracher de notre cœur, sans pouvoir
jamais en venir à bout, parce que c'est notre dragée favorite,
dont nous sommes plus friands que des biens de sa divine grâce?
ah! ce sont des amitiés de petits enfans que tout cela; tendres,
mais foibles, mais fantasques, mais sans effet. La dévotion ne
consiste donc pas en ces sortes d'affections sensibles, qui
quelquefois proviennent d'une nature molle et facile à recevoir
les impressions qu'on lui veut donner, et quelquefois aussi sont
une manœuvre de l'ennemi, par laquelle, pour nous mieux donner le
change, il monte ainsi notre imagination.

2. Ces douceurs tendres et affectueuses sont cependant quelquefois
très-utiles; car elles excitent l'appétit de l'ame, elles
fortifient l'esprit, et ajoutent à la promptitude de la dévotion
une sainte et vive allégresse qui rend nos actions très-belles et
très-agréables, même à l'extérieur. C'est de là que vient ce goût
pour les choses divines, qui faisoit dire à David: _O Seigneur!
que vos paroles sont douces à mon palais! elles sont plus douces
à mon cœur que le miel à ma bouche._ Et certes il est bien vrai
que la moindre petite consolation que nous donne la dévotion
vaut mieux de toute manière que les plus excellentes récréations
du monde. C'est le lait dont nous parle l'Ecriture, lequel est
préférable au vin le plus exquis; celui qui en a goûté, regarde
toutes les autres consolations humaines comme du fiel et de
l'absynthe; et comme ceux qui ont de l'herbe scitique en la bouche
en reçoivent une si grande douceur qu'ils ne sentent plus ni la
faim ni la soif, de même ceux à qui Dieu a donné la manne céleste
des consolations intérieures ne peuvent plus désirer ni recevoir
les consolations du monde, du moins pour y prendre goût et en
occuper leur cœur. Ce sont de petits avant-goûts des suavités
immortelles que Dieu donne aux ames qui le cherchent; ce sont des
grains sucrés qu'il donne à ses petits enfans pour les amorcer; ce
sont des eaux cordiales qu'il leur présente pour les conforter;
ce sont aussi quelquefois des arrhes de la récompense éternelle
qui les attend. On dit qu'Alexandre-le-Grand, étant sur mer, jugea
qu'il n'étoit pas éloigné de l'Arabie heureuse par la douce odeur
dont l'air étoit pénétré; ce qui lui servit beaucoup à encourager
sa flotte: et voilà comme les suavités de la grâce, parmi les
orages de cette vie mortelle, nous font pressentir les délices
ineffables de la céleste patrie à laquelle nous aspirons.

3. Mais, me direz-vous, puisqu'il y a des consolations sensibles
qui sont bonnes et qui viennent de Dieu, et que néanmoins il y
en a d'inutiles, de dangereuses, et même de pernicieuses, qui
viennent ou de la nature, ou du démon, comment pourrai-je les
reconnoître, et discerner les mauvaises ou inutiles d'avec les
bonnes? C'est une règle générale, Philothée, pour les affections
et les passions de notre ame, que nous devons les connoître par
leurs fruits: nos cœurs sont les arbres, nos affections et nos
passions en sont les branches, et nos œuvres les fruits. Le cœur
est bon, s'il a de bonnes affections, et les affections sont
bonnes, si elles produisent en nous de bons effets et de saintes
actions. Si donc les douceurs et les consolations nous rendent
plus humbles, plus patiens, plus traitables, plus charitables
et plus indulgens pour le prochain, plus fervens à mortifier
nos passions, plus appliqués à nos devoirs, plus soumis et plus
souples à l'égard de nos supérieurs, plus simples en notre vie,
sans doute, Philothée, qu'elles sont de Dieu; mais si ces douceurs
ne sont douces que pour nous, qu'elles nous rendent curieux,
aigres, pointilleux, impatiens, opiniâtres, fiers, présomptueux,
durs envers le prochain, et que, pensant déjà être de petits
saints, nous ne voulions plus souffrir ni correction, ni conseil;
indubitablement ce sont des consolations fausses et pernicieuses.
Un bon arbre ne produit que de bons fruits.

4. Quand nous aurons des douceurs et des consolations, 1.º
humilions-nous beaucoup devant Dieu; gardons-nous bien de dire
pour ces douceurs: oh! que je suis bon! non, Philothée, ce sont
des biens qui ne nous rendent pas meilleurs; car, comme j'ai dit,
la dévotion ne consiste pas en cela; mais disons: oh! que Dieu
est bon à ceux qui espèrent en lui, et à l'ame qui le recherche!
Qui a du sucre dans la bouche ne peut pas dire que sa bouche soit
douce, mais bien que le sucre est doux; ainsi, encore que cette
douceur spirituelle soit fort bonne, et que Dieu qui la donne soit
très-bon, il ne s'ensuit pas que celui qui la reçoit soit bon. 2.º
Reconnoissons que nous sommes encore de petits enfans qui avons
besoin de lait, et que ces friandises ne nous sont données, que
parce que nous avons encore l'esprit tendre et délicat, et qu'il
nous faut de telles amorces pour nous attirer à l'amour de Dieu.
3.º Mais après cela, parlant en général, recevons très-humblement
ces grâces et ces faveurs, et regardons-les comme très-précieuses,
non pas tant parce qu'elles le sont en elles-mêmes, que parce que
c'est la main de Dieu qui les opère dans notre cœur, comme feroit
une mère, qui, pour faire plaisir à son petit enfant, lui mettroit
de petites dragées dans la bouche, les unes après les autres;
car si l'enfant avoit du discernement, il priseroit bien plus la
douceur des caresses que sa mère lui fait, que la douceur de la
dragée elle-même; et ainsi, c'est beaucoup, Philothée, d'avoir
les douceurs; mais c'est la douceur des douceurs de considérer
que c'est Dieu qui de sa main amoureuse et maternelle les met
dans notre cœur, dans notre esprit et dans notre ame. 4.º Les
ayant reçues ainsi humblement, employons-les soigneusement selon
l'intention de celui qui nous les donne. Pourquoi Dieu nous
donne-t-il ces douceurs? n'est-ce pas pour exciter notre amour
envers lui et nous rendre plus doux envers le prochain? La mère
donne des dragées à son enfant afin d'obtenir de lui quelques
caresses; de même Dieu, en retour de ses consolations, attend de
nous des témoignages d'affection et de reconnoissance. Or, nous
n'avons pas de plus sûr moyen de lui prouver l'une et l'autre,
que de nous humilier devant lui, de garder ses commandemens et de
suivre ses désirs. 5.º Il faut, outre cela, renoncer de temps en
temps à ces sortes de consolations et de douceurs, en en détachant
notre cœur et en protestant qu'encore que nous les acceptions
humblement, et que nous les aimions comme choses venant de Dieu
et qui nous portent à l'aimer, ce ne sont néanmoins pas elles que
nous cherchons, mais Dieu et son saint amour; non la consolation,
mais le consolateur; non la douceur, mais le doux Sauveur; non
le goût sensible, mais celui qui est la suavité du Ciel et de la
terre. Cette disposition doit être telle que nous soyons bien
résolus à demeurer fermes dans le saint amour de Dieu, lors
même que de notre vie nous ne devrions avoir aucune sorte de
consolation, nous tenant également prêts à dire sur le Calvaire
et sur le Thabor: O Seigneur, il m'est bon d'être avec vous,
soit que vous soyez en croix, soit que vous soyez en gloire. 6.º
Enfin, je vous avertis que si vous receviez avec quelque abondance
ces sortes de consolations sensibles, ou bien si vous éprouviez
en cela quelque chose d'extraordinaire, il faudroit en conférer
sincèrement avec votre directeur, afin d'apprendre avec quelle
modération et quelle prudence il faut en faire usage; car il est
écrit: _Avez-vous trouvé du miel? mangez-en ce qui suffit._



CHAPITRE XIV.

Des sécheresses et des stérilités spirituelles.


Quand vous aurez des consolations, ma chère Philothée,
conduisez-vous comme je viens de vous dire. Mais ce beau temps si
agréable ne durera pas toujours. Quelquefois vous serez tellement
privée de tout sentiment de dévotion, qu'il vous paroîtra que
votre ame est comme une terre déserte, infructueuse, stérile, où
il n'y a ni sentier, ni chemin pour aller à Dieu, ni aucune eau
de la grâce qui la puisse arroser parmi les sécheresses qui la
consument, et qui, ce semble, la réduisent totalement en friche.
Hélas! que l'ame qui est en cet état est digne de compassion,
surtout quand ce mal est violent! car alors, à l'exemple de David,
elle se nourrit de larmes et le jour et la nuit, tandis que par
mille suggestions, l'ennemi, pour la désespérer, se moque d'elle,
et lui dit: Ah! pauvrette, où est ton Dieu? par quel chemin le
pourras-tu trouver? qui te pourra jamais rendre la joie de sa
sainte grâce?

Que ferez-vous donc en ce temps-là, Philothée? Examinez d'où vient
le mal: nous sommes souvent nous-mêmes la cause de nos stérilités
et de nos sécheresses.

1. Comme une mère refuse le sucre à son enfant qui est sujet aux
vers, de même Dieu nous ôte ses consolations quand nous y prenons
quelque vaine complaisance, et que nous sommes sujets au ver de la
présomption. _Il m'est bon, ô mon Dieu! que vous m'ayez humilié_,
disoit David; _car avant que je fusse humilié, je vous avois
offensé._

2. Quand nous négligeons de recueillir les suavités et les délices
de l'amour de Dieu, dans le temps par lui marqué, il nous les
retire en punition de notre paresse. L'Israélite qui ne ramassoit
point la manne de bon matin, ne le pouvoit plus faire après le
soleil levé, car elle se trouvoit toute fondue.

3. Nous reposons quelquefois mollement parmi les contentemens
sensuels et les consolations périssables de ce monde, comme
faisoit l'épouse des Cantiques. L'époux de nos ames vient heurter
à la porte de notre cœur; il nous inspire de nous remettre à nos
exercices spirituels; mais nous marchandons avec lui, parce qu'il
nous fâche de quitter ces vains amusemens, et de renoncer à ces
faux biens; c'est pourquoi il passe outre, et nous laisse croupir;
puis, quand nous voulons le chercher, nous avons beaucoup de
peine à le trouver: ce qui est une punition bien juste, puisque
nous avons été si rebelles à son amour que d'en rejeter l'attrait
pour suivre celui des choses du monde. Ah! pauvre ame, vous avez
fait provision de farine d'Egypte, vous n'aurez pas la manne du
Ciel. Les abeilles haïssent toutes les odeurs artificielles; et
les suavités du Saint-Esprit sont incompatibles avec les délices
artificieuses du monde.

4. La duplicité et la finesse d'esprit que l'on apporte dans les
confessions et autres communications spirituelles que l'on a avec
son directeur, attirent les sécheresses et les stérilités; car,
puisque vous mentez au Saint-Esprit, ce n'est pas merveille s'il
vous refuse ses consolations; vous ne voulez pas être simple et
naïve comme un petit enfant, vous n'aurez donc pas la dragée des
petits enfans.

5. Notre cœur s'est rassasié des plaisirs du monde; faut-il
s'étonner, après cela, si vous avez du dégoût pour les délices
spirituelles? Les colombes bien rassasiées, dit l'ancien proverbe,
trouvent les cerises amères. _Dieu a comblé de biens ceux qui
étoient affamés_, dit la sainte Vierge, _et il a renvoyé dénués
de tout ceux qui étoient riches._ Ceux donc qui sont riches des
plaisirs du monde, ne sont pas capables des joies du Saint-Esprit.

6. Avez-vous bien conservé le fruit des consolations reçues? vous
en aurez de nouvelles; car à qui a, on donnera davantage; mais à
celui qui n'a pas ce qu'on lui a donné, et qui l'a perdu par sa
faute, on lui ôtera même ce qu'il n'a pas, c'est-à-dire qu'on le
privera des grâces qui lui étoient préparées. La pluie vivifie les
plantes qui ont de la verdeur; mais à celles qui n'en ont pas,
elle ôte encore le peu de vie qu'elles semblent avoir, et les
détruit tout-à-fait. C'est pour ces raisons et autres semblables
que nous perdons les consolations de Dieu, et que nous tombons en
mille sécheresses et stérilités d'esprit. Examinons donc notre
conscience, pour voir s'il n'y a pas en nous quelques-uns de ces
défauts. Mais souvenons-nous, Philothée, de faire cet examen sans
inquiétude, ni curiosité. Que si après avoir fidèlement considéré
nos dispositions, nous trouvons en nous-mêmes la cause du mal,
il en faut remercier Dieu; car le mal est à moitié guéri quand
on en a découvert la cause. Si au contraire vous ne voyez rien
en particulier qui vous semble avoir causé cette sécheresse, ne
vous amusez point à une plus curieuse recherche; mais avec toute
simplicité, faites ce que je vais vous dire.

1. Humiliez-vous grandement devant Dieu en la connoissance de
votre néant et de votre misère. Dites du fond du cœur: hélas! que
suis-je, quand je suis abandonnée à moi-même? rien, Seigneur,
qu'une terre desséchée et ouverte de toute part, qui a un extrême
besoin de pluie, et que le vent réduit en poussière.

2. Invoquez Dieu, et demandez-lui la suavité de sa grâce:
_Rendez-moi, ô Seigneur! la joie salutaire de votre esprit. Mon
Père, s'il est possible, éloignez de moi ce calice._ O Sauveur
Jésus! arrêtez ce vent brûlant qui dessèche mon cœur; et vous, ô
précieux vent des consolations, venez, soufflez sur moi, et les
plantes de mon jardin répandront une odeur douce et agréable.

3. Allez à votre confesseur, ouvrez-lui votre cœur, faites-lui
bien voir tous les replis de votre ame, prenez tous les avis qu'il
vous donnera, avec grande simplicité et humilité; car Dieu, qui
aime infiniment l'obéissance, rend souvent utiles les conseils
que l'on reçoit d'autrui et surtout de ceux qu'il a établis pour
conduire les ames, lors même qu'il y a peu apparence d'un heureux
succès; c'est ainsi qu'il rendit profitables à Naaman les eaux du
Jourdain, dont Elizée, sans aucune apparence de raison humaine,
lui avoit ordonné l'usage.

4. Mais après tout cela, rien n'est si utile en de telles
sécheresses et stérilités, que de ne pas désirer avec trop
d'empressement d'en être délivré. Je ne dis pas qu'on ne doive
faire de simples souhaits de délivrance, mais je dis qu'on ne doit
pas trop s'y attacher et qu'il faut s'abandonner à la Providence
pour qu'elle mette à notre peine le terme qui lui plaira. Disons
donc à Dieu en ce temps-là: disons donc avec ces désirs que nous
pouvons nous permettre et au milieu de ces épines que nous devons
supporter: _ô mon Père! s'il est possible, éloignez de moi ce
calice_; mais ajoutons aussi de grand courage: _Toutefois que
votre volonté soit faite, et non la mienne_; et arrêtons-nous à
cela avec le plus de tranquillité que nous pourrons; car Dieu,
nous voyant en cette sainte indifférence, nous favorisera de
plusieurs grâces et consolations: comme quand il vit Abraham
déterminé à lui sacrifier son fils, il se contenta de cet acte
de résignation et le récompensa par une vision très-agréable et
par la bénédiction qu'il lui donna ainsi qu'à sa postérité. Nous
devons donc, en toutes sortes d'afflictions, tant corporelles
que spirituelles, et parmi les distractions ou les privations
de la dévotion sensible qui nous arrivent, dire de tout notre
cœur et avec une profonde soumission: _le Seigneur m'a donné
les consolations; le Seigneur me les a ôtées; que ton saint nom
soit béni_; car, persévérant en cette pratique d'humilité, il
nous rendra ses délicieuses faveurs, comme il fit à Job, qui usa
constamment de ces mêmes paroles en toutes ses désolations.

5. Enfin, Philothée, parmi toutes nos sécheresses et nos
stérilités ne perdons point courage. Mais, attendant avec patience
le retour des consolations, allons toujours notre train. Ne
négligeons pour cela aucun exercice de piété; au contraire,
multiplions, s'il est possible, nos bonnes œuvres; et ne pouvant
rien présenter de mieux à notre époux, offrons-lui notre cœur
tout sec qu'il est; cet hommage ne lui sera pas moins agréable,
pourvu que nous soyons bien déterminés à l'aimer toujours. Quand
le printemps est beau, les abeilles font plus de miel et moins de
moucherons; parce qu'à la faveur du beau temps elles s'amusent
tant à faire leur cueillette sur les fleurs, qu'elles en oublient
la production de leurs nymphes; mais quand le printemps est âpre
et nébuleux, elles font plus de nymphes et moins de miel; car
ne pouvant pas sortir pour faire la cueillette du miel, elles
s'occupent davantage à multiplier leur race. Il arrive aussi
maintes fois, Philothée, que l'ame, se voyant au beau printemps
des consolations spirituelles, s'amuse tant à les amasser et à
les sucer, que par l'abondance de ces douces délices elle fait
beaucoup moins de bonnes œuvres, tandis que parmi les âpretés
et stérilités spirituelles, à mesure qu'elle se voit privée des
sentimens agréables de la dévotion, elle en multiplie d'autant
plus les œuvres solides, et abonde en la génération intérieure des
vraies vertus de patience, d'humilité, de mépris de soi-même, de
résignation et de détachement.

C'est donc un grand abus en plusieurs personnes, et notamment
parmi les femmes, de croire que le service de Dieu, sans goût,
sans douceur, sans attrait sensible, en soit pour cela moins
agréable à sa divine majesté; puisqu'au contraire nos actions
sont comme les roses, qui étant fraîches ont plus de grâce, mais
étant sèches ont plus de force et d'odeur: car, bien que nos
œuvres faites avec goût nous soient plus agréables, à nous qui ne
regardons que notre propre consolation, toujours est-il qu'étant
faites avec sécheresse et dégoût, elles ont plus d'odeur et de
valeur devant Dieu. Oui, chère Philothée, en temps de sécheresse,
notre volonté nous porte au service de Dieu comme de vive force;
et par conséquent il faut qu'elle soit plus vigoureuse et plus
constante qu'au temps des consolations; ce n'est pas grand'chose
de servir un prince parmi les douceurs de la paix, et les délices
de la cour; mais de le servir au milieu des fatigues de la guerre,
parmi les troubles et les persécutions, c'est une vraie marque
de fidélité et de constance. La bienheureuse Angèle de Foligny
dit que l'oraison la plus agréable à Dieu est celle qui se fait
par force et contrainte, c'est-à-dire celle que nous faisons, non
par goût et par inclination, mais purement pour plaire à Dieu,
notre volonté ne s'y portant que comme à contre-cœur, et devant
toujours forcer et violenter les répugnances et les ennuis qu'elle
y rencontre. J'en dis de même de toutes sortes de bonnes œuvres;
car plus nous y trouvons de contradictions, soit extérieures, soit
intérieures, plus elles sont estimées et prisées de Dieu. Moins il
y a de notre intérêt particulier en la poursuite des vertus, plus
la pureté de l'amour divin y reluit; l'enfant baise aisément sa
mère quand elle lui donne du sucre; mais c'est signe qu'il l'aime
beaucoup, s'il la baise après qu'elle lui aura donné de l'absynthe
ou du chicotin.



CHAPITRE XV.

Confirmation et éclaircissement de ce qui a été dit, par un
exemple remarquable.


Mais pour rendre toute cette instruction plus évidente, je veux
rapporter ici un fort bel endroit de la vie de saint Bernard, tel
que je l'ai trouvé en un docte et judicieux écrivain. Il dit donc,
que c'est une chose ordinaire parmi ceux qui commencent à servir
Dieu, et qui n'ont pas encore l'expérience des soustractions de la
grâce et des vicissitudes spirituelles, que lorsqu'ils viennent
à manquer du goût de la dévotion sensible, et de cette aimable
lumière qui les invitait à courir dans les voies de Dieu, aussitôt
ils perdent haleine, et tombent dans une grande tristesse et
pusillanimité de cœur. Les gens bien entendus en donnent cette
raison, que la nature raisonnable ne peut long-temps demeurer
affamée, et sans aucune délectation, soit céleste, soit terrestre:
or, comme les ames élevées au-dessus d'elles-mêmes par l'essai des
plaisirs supérieurs, renoncent facilement aux objets visibles;
aussi, quand par une disposition divine, cette joie spirituelle
leur est ôtée, se trouvant d'ailleurs privées des consolations
corporelles, et n'étant point encore accoutumées à attendre
patiemment le retour du vrai soleil, il leur semble qu'elles
ne sont ni au Ciel ni sur la terre, et qu'elles vont demeurer
ensevelies en une nuit perpétuelle; en sorte que, devenues
semblables à de petits enfans qu'on sèvre et qui cherchent le
sein de leur nourrice, elles ne savent que languir et que gémir,
et que se rendre importunes à tout le monde, et principalement
à elles-mêmes. C'est justement ce qui arriva dans un voyage de
saint Bernard à un de ses religieux nommé Geoffroi de Péronne,
nouvellement consacré au service de Dieu. Ce bon frère s'étant
trouvé soudainement aride, privé de toutes consolations, et rempli
de ténèbres intérieures, commença à se rappeler ses amis du monde,
ses parens, sa fortune qu'il venoit de laisser, et ce souvenir
lui procura une si violente tentation qu'un des religieux de la
maison s'en aperçut à son extérieur, et ne put s'empêcher de lui
dire: «Qu'est-ce donc que cela, Geoffroi? d'où vient que contre
l'ordinaire vous avez un air si sombre et si affligé? Ah! mon
frère, répondit Geoffroi, c'en est fait, jamais de ma vie je ne
serai joyeux. Emu de compassion a ces paroles, le bon religieux
s'empressa de les rapporter à saint Bernard, qui voyant le danger,
se rendit aussitôt à l'église, et pendant que Geoffroi accablé
de tristesse, s'étoit endormi sur une pierre, il se mit à prier
pour lui. Bientôt la prière du saint fut exaucée, et Geoffroi se
réveilla avec un visage si riant et si serein, que son ami ne
pouvant concevoir un changement si grand et si prompt, lui adressa
quelques reproches sur la réponse qu'il lui avoit faite un peu
auparavant. Alors Geoffroi lui répliqua: Si tout-à-l'heure je vous
ai dit que jamais de ma vie je ne serois gai, maintenant je vous
assure que jamais je ne serai triste.

Ainsi se termina la tentation de ce dévot personnage. Mais
remarquez en ce récit, Philothée,

1. Que Dieu donne ordinairement quelque avant-goût des délices
célestes à ceux qui entrent à son service, afin de les retirer des
plaisirs du monde, et de les encourager à la poursuite du divin
amour, comme une mère, qui, pour accoutumer son petit enfant à la
mamelle, y met d'abord un peu de miel.

2. Que c'est néanmoins ce bon Dieu, qui quelquefois par une
disposition de sa sagesse, nous ôte le lait et le miel des
consolations, afin qu'ainsi sevrés, nous apprenions à manger le
pain sec et substantiel d'une dévotion vigoureuse, exercée par
l'épreuve des tentations et des dégoûts.

3. Que quelquefois de bien grandes tentations s'élèvent parmi
les sécheresses et les aridités, et alors il faut constamment
combattre les tentations; car elles ne sont pas de Dieu; mais
il faut souffrir patiemment les sécheresses, puisque Dieu les a
ordonnées pour notre exercice.

4. Que nous ne devons jamais perdre courage au milieu de nos
peines intérieures, ni dire comme le bon Geoffroi, jamais je ne
serai joyeux: car durant la nuit nous devons attendre la lumière;
et réciproquement au plus beau temps spirituel que nous puissions
avoir, il ne faut pas dire, jamais je ne serai triste: non, car,
comme dit le Sage, dans les jours heureux il faut se souvenir du
malheur; il faut espérer parmi les peines, et craindre parmi les
prospérités; et soit dans l'un, soit dans l'autre état, il faut
toujours s'humilier.

5. Que c'est un souverain remède de découvrir son mal à quelque
sage ami qui nous puisse soulager.

Enfin, pour conclure un avertissement qui est si nécessaire, je
remarquerai qu'en fait de peines intérieures, comme en toutes
autres choses, notre bon Dieu et notre ennemi ont des prétentions
bien contraires; car Dieu se sert de ces épreuves pour nous
conduire à une grande pureté de cœur, à un entier renoncement
de notre propre intérêt dans ce qui est de son service, et à un
parfait dépouillement de nous-mêmes. Au lieu que le démon tâche
par toutes ces peines de nous faire perdre courage, de nous
faire retourner du côté des plaisirs sensuels, et enfin de nous
rendre ennuyeux à nous-mêmes et aux autres, afin que l'on décrie
et que l'on diffame la sainte dévotion. Mais si vous observez
les enseignemens que je vous ai donnés, vous croîtrez beaucoup
en perfection par l'exercice des afflictions intérieures, dont,
avant de terminer, il faut encore que je vous dise un petit
mot. Quelquefois les dégoûts, les stérilités et les sécheresses
viennent de la mauvaise disposition du corps, comme quand, par
l'excès des veilles, des travaux et des jeûnes, on se trouve
accablé de fatigue, d'assoupissement, de pesanteurs de tête et
autres semblables infirmités, qui, bien qu'elles dépendent du
corps, ne laissent pas d'incommoder l'esprit, à cause de l'étroite
liaison qu'il y a entre eux. Or, en cet état, il faut toujours
avoir soin de faire plusieurs actes de vertu avec la pointe de
notre esprit et notre volonté supérieure. Car, encore que notre
ame semble endormie et tout accablée d'assoupissement et de
fatigue, cela n'empêche pas que les opérations de notre esprit ne
soient très-agréables à Dieu, et que nous ne puissions dire alors
avec l'épouse sacrée: _Je dors, mais mon cœur veille._ Enfin,
comme je l'ai déjà dit, s'il y a moins de goût à travailler de la
sorte, il y a aussi plus de mérite et de vertu. Quant au remède à
employer, c'est de fortifier le corps, en lui accordant quelque
allégement, et quelque honnête récréation. Ainsi saint François
ordonnoit à ses religieux de modérer si bien leurs travaux, que la
ferveur de l'esprit n'en fût pas accablée.

Et à propos de ce glorieux Père, il fut une fois attaqué et agité
d'une si profonde mélancolie, qu'il ne pouvoit s'empêcher de le
faire paroître au dehors; car, s'il vouloit converser avec ses
religieux, il ne pouvoit, s'il s'en séparoit, c'étoit encore pis;
l'abstinence et les macérations l'accabloient, et l'oraison ne
le soulageoit nullement. Il fut deux ans en cet état, tellement
qu'il sembloit être tout-à-fait abandonné de Dieu. Mais enfin,
après qu'il eut humblement souffert cette rude tempête, le Sauveur
lui rendit en un moment une pleine et heureuse tranquillité. C'est
pour dire que les plus grands serviteurs de Dieu sont sujets à ces
secousses, et que les autres ne doivent point s'étonner s'il leur
en arrive quelques-unes.



CINQUIÈME PARTIE

CONTENANT DES EXERCICES ET DES AVIS PROPRES A RENOUVELER L'AME, ET
A LA CONFIRMER DANS LA DÉVOTION.



CHAPITRE PREMIER.

Qu'il faut chaque année renouveler ses bons propos par les
exercices suivans.


Le premier point de ces exercices consiste à bien reconnoître leur
importance. Notre nature humaine déchoit aisément de ses bonnes
dispositions, à cause de la fragilité et du mauvais penchant de
notre chair, qui appesantit l'ame, et l'entraîne toujours vers les
choses terrestres, à moins que, par de continuels efforts, elle
ne tende et ne s'élève aux choses d'en haut; comme on voit les
oiseaux retomber de suite à terre, dès qu'ils cessent de s'élancer
et de battre des ailes pour soutenir leur vol. C'est pour cela,
chère Philothée, que vous avez besoin de renouveler souvent les
bonnes résolutions que vous avez prises de servir Dieu, de peur
qu'en ne le faisant pas, vous ne retombiez dans votre premier
état, ou plutôt dans un état plus fâcheux; car les chutes
spirituelles ont cela de particulier, qu'elles nous précipitent
toujours plus bas que nous n'étions avant d'aspirer à la dévotion.
Il n'y a point d'horloge, toute bonne qu'elle soit, qu'il ne
faille remonter et régler deux fois le jour, matin et soir; et de
plus, il faut qu'au moins une fois l'année on en démonte toutes
les pièces, pour ôter la rouille qui s'y est mise, pour redresser
les pièces forcées, et remplacer celles qui sont usées. Ainsi,
celui qui a un vrai soin de son cœur, doit le remonter en Dieu
soir et matin par les exercices marqués ci-dessus; et, outre
cela, il doit fréquemment observer son état, le redresser et le
réparer; et enfin, au moins une fois l'année, il doit le démonter
et en examiner séparément chaque pièce, c'est-à-dire, toutes les
passions, toutes les affections, afin de remédier aux défauts qui
s'y trouvent; et comme l'horloger met une huile fine aux roues,
aux ressorts et à tous les mouvemens de son horloge, afin que
le jeu s'en fasse plus doucement, et que la rouille n'y vienne
pas; ainsi la personne dévote, après avoir démonté son cœur pour
le bien renouveler, le doit munir des sacremens de pénitence
et d'eucharistie. Cet exercice, Philothée, réparera vos forces
abattues par le temps, échauffera votre cœur, fera revivre vos
bons propos, et refleurir les vertus en votre ame.

Les anciens chrétiens le pratiquoient fidèlement au jour
anniversaire du baptême de Notre-Seigneur; alors, dit saint
Grégoire de Nazianze, ils renouveloient solennellement la
profession de foi et les promesses qui se font en ce sacrement.
Faisons-en de même, Philothée, mais que ce soit de grand cœur, et
en y mettant toute notre application.

Ayant donc choisi le temps convenable, d'après l'avis de votre
père spirituel, et vous étant retirée un peu plus qu'à l'ordinaire
en la solitude spirituelle et réelle, vous ferez une ou deux, ou
trois méditations sur les points suivans, selon la méthode que je
vous ai donnée en la seconde partie.



CHAPITRE II.

Considération sur la grâce que Dieu nous a faite en nous appelant
à son service, conformément à la protestation indiquée en première
partie.


1. Considérez les points de votre protestation. Le premier est
d'avoir quitté, rejeté, détesté et renoncé pour jamais tout péché
mortel. Le second est d'avoir dédié et consacré votre ame, votre
cœur, votre corps avec tout ce qui en dépend à l'amour et au
service de Dieu. Le troisième est que s'il vous arrivoit de faire
quelque chute, vous vous en releviez aussitôt moyennant la grâce
de Dieu; mais ne sont-ce pas là, je vous le demande, de belles,
justes, dignes et généreuses résolutions? Pensez bien en votre ame
combien cette protestation est raisonnable, sainte et aimable!

2. Considérez à qui vous avez fait cette protestation; c'est à
Dieu: or si les paroles raisonnables données aux hommes nous
obligent si étroitement, combien plus celles que nous avons
données à Dieu! _Ah! Seigneur_, disoit David, _c'est à vous que
mon cœur l'a dit: mon cœur a formé cette bonne résolution, jamais
je ne l'oublierai._

3. Considérez en présence de qui vous vous êtes engagée, car c'est
à la vue de toute la cour céleste. Hélas! la sainte Vierge, saint
Joseph, votre bon ange, saint Louis, toute cette troupe bénie
de saints et de saintes, attentive à vos paroles, vous voyoit
avec une joie indicible prosternée aux pieds du Sauveur lui à
qui vous consacriez votre cœur. On fit alors pour vous une fête
d'allégresse en la Jérusalem céleste, et maintenant on en fera la
mémoire, si de bon cœur vous renouvelez vos résolutions.

4. Considérez par quels moyens vous fîtes votre protestation:
hélas! combien la conduite de Dieu sur vous fut alors douce
et miséricordieuse! dites-le sincèrement, le Saint-Esprit ne
fit-il pas sentir tous ses attraits à votre cœur? Dieu ne vous
attira-t-il pas à lui avec les liens de son amour, pour vous
conduire parmi les orages du siècle à ce port salutaire? O combien
vous faisoit-il goûter de délicieuses douceurs de sa grâce, dans
les sacremens, dans l'oraison, dans la lecture! Hélas! chère
Philothée, vous dormiez, et Dieu veilloit sur vous, et il pensoit
sur votre cœur des pensées de paix, et il méditoit pour vous des
méditations d'amour.

5. Considérez en quel temps Dieu vous inspira ces grandes
résolutions; car ce fut à la fleur de votre âge. Ah! quel bonheur
d'apprendre tôt ce qu'on ne peut savoir que trop tard. Saint
Augustin, tiré de ses ténèbres à l'âge de trente ans, s'écrioit:
_O beauté ancienne! comment vous ai-je connue si tard? Hélas! vous
étiez présente à mes yeux, et je ne vous regardois pas._ Et vous
pourrez dire aussi: O douceur ancienne! pourquoi ne vous ai-je pas
goûtée plus tôt? Hélas! Philothée, c'est que vous ne le méritiez
pas encore. Reconnoissant donc quelle grâce Dieu vous a faite de
vous appeler à lui en votre jeunesse, dites avec David: _Mon
Dieu! vous m'avez éclairée et touchée dès ma jeunesse: aussi ne
cesserai-je jamais d'en bénir votre miséricorde._ Que si ce n'a
été qu'en votre vieillesse, ah! quelle grâce, Philothée, qu'après
tant d'années mal employées, Dieu vous ait appelée avant la mort,
et qu'il ait arrêté le cours de votre misère dans le temps où, si
elle eût continué, vous fussiez demeurée éternellement misérable!

6. Considérez les effets de cette vocation: vous trouverez, je
pense, en vous d'heureux changemens, en comparant ce que vous
êtes avec ce que vous étiez. Ne regardez-vous pas comme un grand
bonheur de savoir parler à Dieu par l'oraison, de le vouloir
sincèrement aimer, d'avoir calmé et pacifié beaucoup de passions
qui vous inquiétoient, d'avoir évité plusieurs péchés et embarras
de conscience, et enfin d'avoir si souvent communié plus que vous
ne l'auriez fait, unissant ainsi votre cœur à cette souveraine
source des grâces éternelles. Ah! que ces grâces sont grandes! Il
faut, chère Philothée, les peser au poids du sanctuaire; c'est
la droite de Dieu qui a fait tout cela. _La main du Seigneur_,
dit David, _a opéré ce prodige, sa droite m'a relevé. Ah! je ne
mourrai pas, mais je vivrai, et je raconterai de cœur, de bouche
et d'œuvres, les merveilles de sa bonté._

Après toutes ces considérations, qui, comme vous voyez,
fournissent beaucoup de bonnes affections, terminez simplement
en remerciant Dieu des grâces que vous en avez reçues, et en
le priant de vous en faire bien profiter. Ensuite retirez-vous
avec humilité et grande confiance, remettant à prendre de fortes
résolutions après le second point de cet exercice.



CHAPITRE III.

De l'examen de notre ame sur son avancement dans la vie dévote.


Ce second point de l'exercice est un peu long, et pour le
pratiquer, je vous dirai qu'il n'est pas nécessaire que vous le
fassiez tout d'une traite, mais que vous pouvez le prendre par
parties: examinant d'abord, je suppose, votre conduite envers
Dieu; ensuite votre conduite envers le prochain; une autre
fois votre conduite envers vous-même; et enfin vos passions
et vos inclinations. Il n'est pas non plus nécessaire, pour
vous présenter à Dieu, que vous soyez à genoux, si ce n'est au
commencement, et à la fin, qui comprend les affections. Quant aux
autres points de l'examen, vous pouvez les faire utilement, soit
en vous promenant, soit encore mieux étant au lit, si toutefois
vous y pouvez être quelque temps sans assoupissement, et bien
éveillée; mais pour cela, il faut les avoir bien lus auparavant.
Il est néanmoins requis de faire tout ce second point en trois
jours et deux nuits au plus, prenant chaque jour et chaque nuit
quelque heure, je veux dire quelque temps pour y vaquer selon
votre pouvoir; car si cet exercice ne se faisoit qu'à de grands
intervalles, il perdroit sa force, et ne feroit qu'une légère
impression. Après chaque point de l'examen, vous remarquerez
en quoi vous avez manqué, et ce qui a été la cause de tous vos
détraquemens, afin de vous en confesser, de prendre conseil et
de retremper votre esprit dans de bonnes résolutions. Bien que
durant les jours consacrés à cet exercice et aux autres, il ne
soit nécessaire de vous retirer entièrement du monde, encore
faut-il vous en priver un peu, surtout vers le soir, afin que vous
puissiez gagner le lit de meilleure heure, et prendre le repos
de corps et d'esprit nécessaire à la méditation du lendemain. Le
jour, il faut faire de fréquentes aspirations à Dieu, à la sainte
Vierge, aux anges et à toute la cour céleste; mais il faut que
tout cela se fasse d'un cœur rempli de Dieu, et du désir de la
perfection.

Pour donc bien commencer cet examen, 1.º mettez-vous en la
présence de Dieu; 2.º invoquez le Saint-Esprit, lui demandant ses
lumières, afin que vous puissiez vous bien connoître; disant avec
saint Augustin, en grand esprit d'humilité: _O Seigneur! faites
que je vous connoisse, et que je me connoisse_, et avec saint
François: _Qui êtes-vous, ô mon Dieu! et qui suis-je?_ Protestez
que vous ne voulez point remarquer votre avancement dans la vertu
pour vous en réjouir en vous-même, mais pour vous en réjouir en
Dieu; ni pour vous en glorifier, mais pour en glorifier Dieu et
l'en remercier. Protestez encore, que si, comme il est probable,
vous découvrez avoir peu profité, ou même avoir reculé, vous ne
voulez nullement pour cela ni vous abattre, ni vous refroidir par
aucune sorte de découragement et de dégoût; mais qu'au contraire
vous voulez en prendre plus de courage et d'ardeur, vous humilier
plus que jamais, et porter remède au mal moyennant la grâce de
Dieu.

Cela fait, considérez doucement et tranquillement comment jusqu'à
l'heure présente vous vous êtes comportée envers Dieu, envers le
prochain, et envers vous-même.



CHAPITRE IV.

Examen de l'état de notre ame envers Dieu.


1. Où en est votre cœur touchant le péché mortel? Etes-vous dans
la résolution forte de ne le jamais commettre pour quelque chose
qui puisse arriver? et cette résolution a-t-elle persévéré, depuis
votre protestation jusqu'à présent? En cette résolution consiste
tout le fondement de la vie spirituelle.

2. Où en est votre cœur touchant les commandemens de Dieu? Les
trouvez-vous bons, doux et agréables? Ah! ma fille, quiconque a le
goût en bon état et l'estomac sain, aime les bonnes viandes, et
rejette les mauvaises.

3. Où en est votre cœur touchant les péchés véniels? On ne sauroit
éviter d'en faire quelqu'un par-ci, par-là; mais n'y en a-t-il
point qui soit en vous un péché d'habitude? Et, ce qui seroit le
pis, n'y en a-t-il point pour lequel vous ayez de l'attachement et
du goût?

4. Où en est votre cœur touchant les exercices spirituels? Les
aimez-vous, les estimez-vous, ne vous fâchent-ils pas, n'en
êtes-vous pas ennuyée? Auquel vous sentez-vous plus ou moins
inclinée? Entendre la parole de Dieu, la lire, en parler,
méditer, faire des aspirations, se confesser, consulter son
directeur, s'apprêter à la communion, communier, restreindre ses
affections: qu'y a-t-il en tout cela qui répugne à votre cœur? Et
si vous trouvez quelque chose à quoi ce cœur soit moins porté,
examinez d'où vient ce dégoût, quelle peut en être la cause.

5. Où en est votre cœur relativement à Dieu même? se plaît-il au
souvenir de Dieu? Ne lui en reste-t-il pas une douceur agréable?
_Ah!_ dit David, _je me suis ressouvenu de Dieu, et je m'en
suis délecté._ Sentez-vous en votre cœur une certaine facilité
à l'aimer, et un goût particulier à savourer cet amour? Votre
cœur n'est-il pas consolé de penser à l'immensité de Dieu, à sa
bonté, à sa tendresse? Si le souvenir de Dieu vous arrive parmi
les occupations du monde et les frivolités, ne se fait-il pas
faire place, ne saisit-il pas votre cœur? ne vous semble-t-il
pas que votre cœur se tourne de son côté, et en quelque façon va
au-devant de lui? Il y a certes des ames comme cela. Lorsqu'une
femme apprend que son mari, après une longue absence, est enfin
de retour, lorsque déjà elle entend sa voix, ne s'empresse-t-elle
pas de tout quitter pour courir se jeter dans ses bras? il en est
de même des ames qui aiment bien Dieu: quelque occupées qu'elles
soient, si le souvenir de Dieu se présente à elles, elles perdent
presque mémoire de tout le reste, par la joie qu'elles éprouvent
de voir ce cher souvenir revenu; et c'est un très-bon signe.

6. Où en est votre cœur touchant Jésus-Christ, Dieu et homme? Vous
plaisez-vous autour de lui? Les mouches à miel se plaisent autour
de leur miel, et les guêpes autour de la fange; ainsi les bonnes
ames prennent leur plaisir autour de Jésus-Christ, et ont pour
lui une extrême tendresse d'amour; mais les mauvaises se plaisent
autour des vanités.

7. Où en est votre cœur touchant la sainte Vierge, les saints
et votre bon ange? Les aimez-vous fort? Avez-vous une confiance
particulière en leur protection? Leurs images, leurs vies, leurs
louanges vous plaisent-elles?

8. Quant à votre langue, comment parlez-vous de Dieu? Vous
plaisez-vous à en dire du bien selon votre condition et votre
portée? Aimez-vous à chanter ses cantiques?

9. Quant aux œuvres, pensez-vous avoir à cœur la gloire de Dieu?
et désirez-vous faire quelque chose en son honneur? car ceux qui
aiment Dieu, aiment avec Dieu l'ornement de sa maison.

10. Enfin remarquez-vous que vous ayez retranché quelque
affection, ou renoncé à quelque chose pour Dieu? car c'est un bon
signe d'amour, que de se priver de quelque chose en faveur de
celui qu'on aime. Qu'avez-vous donc quitté jusqu'à présent pour
l'amour de Dieu?



CHAPITRE V.

Examen de l'état de notre ame envers nous-mêmes.


1. Comment vous aimez-vous vous-même? Ne vous aimez-vous point
trop pour ce monde? Si cela est, vous désirerez de toujours
demeurer ici, et vous aurez un extrême soin de vous bien établir
en cette terre; mais si vous vous aimez pour le Ciel, vous
désirerez, ou du moins vous consentirez, volontiers à sortir
d'ici-bas à l'heure qu'il plaira à Notre-Seigneur.

2. Réglerez-vous bien l'amour que vous avez pour vous-même? car
il n'y a que l'amour désordonné de nous-mêmes qui nous ruine.
Or, l'amour bien ordonné veut que nous aimions plus l'ame que le
corps, que nous ayons plus de soin d'acquérir les vertus que tout
autre chose; que nous fassions plus de cas de l'honneur céleste
que de l'honneur terrestre. Le cœur bien ordonné dit plus souvent
en lui-même: que diront les anges, si je pense à telle chose? que
non pas: que diront les hommes?

3. Quel amour avez-vous pour votre propre cœur? ne vous
fâchez-vous pas de le servir en ses maladies? Hélas! vous lui
devez ce soin de le secourir, ou faire secourir quand ses passions
le tourmentent, et de laisser toutes choses pour cela.

4. Que vous estimez-vous devant Dieu? rien sans doute: or, il n'y
a pas grande humilité à une mouche de ne s'estimer rien au prix
d'une montagne, ni à une goutte d'eau de se tenir pour rien en
comparaison de la mer, ni à une étincelle de se tenir pour rien en
présence du soleil; mais l'humilité consiste et à ne point nous
préférer aux autres, et à ne vouloir pas être préféré par eux. A
quoi en êtes-vous sur cet article?

5. Quant à la langue, ne vous vantez-vous point d'une manière ou
d'une autre? ne vous flattez-vous pas en parlant de vous?

6. Quant aux œuvres, ne prenez-vous point de plaisir contraire à
votre santé, je veux dire de plaisir vain, inutile, trop de veille
sans sujet, et autres semblables?



CHAPITRE VI.

Examen de l'état de notre ame envers le prochain.


Il faut bien aimer un mari, une femme d'un amour doux et
tranquille, ferme et continuel, et qui passe avant tout autre, car
Dieu l'ordonne ainsi: il faut avoir également un grand amour pour
les enfans et pour les proches, et encore pour les amis, chacun
selon son rang.

Mais pour parler en général, où en est votre cœur à l'égard du
prochain? L'aimez-vous bien cordialement et pour l'amour de Dieu?
Pour bien discerner cela, il faut vous représenter certaines gens
maussades et ennuyeux; car c'est là surtout que l'on peut exercer
l'amour de Dieu envers le prochain, et particulièrement envers
ceux qui nous font du mal ou par paroles ou par actions. Examinez
bien si votre cœur n'a rien contre eux, et si vous avez grande
peine à les aimer.

N'êtes-vous point facile à parler du prochain en mauvaise part,
surtout de ceux qui ne vous aiment pas? Ne faites-vous de mal à
personne, soit directement, soit indirectement? Pour peu que vous
soyez raisonnable, vous vous en apercevrez aisément.



CHAPITRE VII.

Examen sur les affections de notre ame.


J'ai cru devoir m'étendre un peu sur les points de l'examen qui a
pour but de faire connoître les progrès que l'on a faits dans la
vie spirituelle; car quant à l'examen des péchés, cela est pour la
confession de ceux qui ne cherchent pas à avancer.

Néanmoins, il est bon de ne pas trop se travailler sur chacun de
ces articles, mais d'y aller tout doucement, considérant quel
usage notre cœur a fait de ses affections depuis les résolutions
que nous avions prises, et dans quelles fautes notables nous
sommes tombés.

Pour abréger cette besogne, il faut réduire l'examen à la
recherche de nos passions; et s'il nous fâche d'entrer si fort
dans le détail, considérons simplement ce que nous avons été, et
comment nous nous sommes comportés:

En notre amour pour Dieu, pour le prochain, pour nous-mêmes;

En notre haine pour le péché qui se trouve en nous, et aussi
pour le péché qui se trouve chez autrui; car nous devons désirer
l'extermination de l'un et de l'autre;

En nos désirs touchant les richesses, touchant les plaisirs,
touchant les honneurs;

En la crainte des occasions de pécher, et des pertes des biens de
ce monde; on craint trop l'un, et trop peu l'autre;

En notre espérance, trop occupée peut-être du monde et des
créatures, et pas assez de Dieu et des choses éternelles;

En la tristesse; si elle n'est pas excessive, et pour des choses
vaines;

En la joie; si elle n'est pas immodérée, et pour des choses
indignes.

Quelles affections enfin embarrassent notre cœur, quelles passions
le possèdent, et en quoi principalement il s'est détraqué.

C'est ainsi que par les passions de l'ame on reconnoît son
véritable état; mais il faut pour cela les tâter l'une après
l'autre; car, comme un joueur de luth pince toutes les cordes,
et celles qu'il trouve dissonantes, il les accorde, soit en les
tirant, soit en les lâchant; de même, après avoir tâté l'amour, la
haine, le désir, la crainte, l'espérance, la tristesse et la joie
de notre ame, si nous ne les trouvons pas avec l'intention où nous
devons être de rendre gloire à Dieu, nous pourrons les accorder
moyennant sa sainte grâce et l'avis de notre père spirituel.



CHAPITRE VIII.

Affections qui doivent suivre l'examen.


Après avoir doucement considéré chaque point de l'examen, et avoir
vu à quoi vous en êtes, vous viendrez aux affections ainsi qu'il
suit:

Remerciez Dieu de ce peu d'amendement que vous aurez trouvé en
votre vie depuis votre résolution, et reconnoissez que c'est sa
seule miséricorde qui l'a fait en vous et pour vous.

Humiliez-vous bien fort devant Dieu, reconnoissant que si vous
n'avez pas beaucoup avancé, c'est de votre faute; parce que vous
n'avez pas fidèlement, courageusement et constamment correspondu
aux inspirations, aux mouvemens et aux lumières dont il vous a
favorisée en l'oraison et ailleurs.

Promettez-lui de le louer à jamais pour les grâces qu'il vous a
faites, et qui ont opéré en vous ce petit amendement.

Demandez-lui pardon de l'infidélité et de la déloyauté avec
lesquelles vous avez correspondu à ses bontés.

Offrez-lui votre cœur, afin qu'il s'en rende tout-à-fait le
maître.

Suppliez-le qu'il vous rende parfaitement fidèle.

Invoquez les saints, la sainte Vierge, votre ange, votre patron,
saint Joseph, et ainsi des autres.



CHAPITRE IX.

Des considérations propres à renouveler nos bons propos.


Après avoir fait l'examen, et avoir bien conféré avec un sage
directeur sur vos défauts et les remèdes à y appliquer, vous
prendrez chaque jour une des considérations suivantes, pour vous
en faire un sujet de méditation, y employant le temps de votre
oraison, et cela toujours selon la même méthode de préparations et
d'affections que je vous ai donnée dans la première partie; vous
mettant, avant toutes choses, en la présence de Dieu, et implorant
sa grâce pour vous bien établir dans son amour et son saint
service.



CHAPITRE X.

Première considération. Sur l'excellence de nos ames.


Considérez la noblesse et l'excellence de votre ame, qui a un
entendement avec lequel non-seulement elle connoît tout le monde
visible, mais encore elle connoît qu'il y a des anges et un
paradis, qu'il y a un Dieu très-souverain, très-bon et ineffable;
elle connoît qu'il y a une éternité; et de plus, elle connoît
ce qui est nécessaire pour bien vivre en ce monde visible, pour
s'associer aux anges dans le paradis, et pour jouir éternellement
de Dieu.

Votre ame a en outre une volonté toute noble, qui peut aimer Dieu,
et ne peut le haïr en lui-même. Voyez votre cœur comme il est
généreux: semblable aux abeilles que rien de ce qui est corrompu
ne peut satisfaire, mais qui ne s'arrêtent que sur les fleurs;
ainsi ce cœur ne peut être en repos qu'en Dieu seul, et nulle
créature ne le peut assouvir. Rappelez hardiment à votre souvenir
les plus chers et les plus vifs amusemens qui ont autrefois occupé
votre cœur, et jugez s'ils n'étoient pas pleins d'inquiétudes
fatigantes, de pensées cuisantes, de soucis importuns, parmi
lesquels vous étiez véritablement au supplice.

Hélas! quand notre cœur va courant après les créatures, il s'y
porte avec un empressement extrême, pensant y pouvoir apaiser
ses désirs; mais sitôt qu'il les a rencontrées, il voit que
c'est à refaire, et que rien ne peut le contenter; Dieu ne
voulant pas qu'il trouve nulle part où se reposer, afin que,
semblable à la colombe sortie de l'arche, il retourne à son
premier gîte, c'est-à-dire à son Dieu, dont il étoit sorti. Ah!
de quelle excellence n'est donc pas notre cœur! et pourquoi le
retiendrions-nous contre son gré au service des créatures?

O mon ame! devez-vous dire, vous pouvez connoître et aimer Dieu;
pourquoi donc vous amuser à ce qui est infiniment au-dessous?
Vous pouvez prétendre à l'éternité, pourquoi donc vous amuser à
des momens si courts? Ce fut un des regrets de l'enfant prodigue,
qu'ayant pu vivre délicieusement à la table de son père, il étoit
réduit à partager la nourriture des bêtes. O ame! tu es capable
de Dieu: malheur à toi, si tu te contentes de moins que de Dieu!
Elevez fort votre ame par cette considération; remontrez-lui
qu'elle est éternelle et digne de l'éternité; cela lui enflera le
courage.



CHAPITRE XI.

Seconde considération. Sur l'excellence des vertus.


Considérez que les vertus et la dévotion peuvent seules rendre
notre ame heureuse en ce monde. Voyez combien elles sont
belles; comparez ensemble les vertus et les vices qui leur sont
contraires; quelle différence de la patience à la vengeance,
de la douceur à la colère, de l'humilité à l'arrogance, de
la générosité à l'avarice, de la charité à l'envie, de la
sobriété à la débauche? N'est-ce pas une chose admirable comme
les vertus remplissent l'ame de délices et de suavités non
pareilles, après qu'on les a pratiquées, tandis que les vices ne
laissent après eux qu'amertume et que dégoût! Or donc, pourquoi
n'entreprendrions-nous pas d'acquérir ces douceurs?

Des vices, qui n'en a qu'un peu n'est pas content, et qui en a
beaucoup est mécontent: mais des vertus, qui n'en a qu'un peu
est déjà satisfait, et ensuite plus il en a, plus son bonheur
augmente. O vie dévote! que vous êtes belle, douce, agréable
et heureuse! vous adoucissez les tribulations, et donnez de la
suavité aux consolations: sans vous le bien est mal, le plaisir
est amer, le repos est inquiet: ah! qui vous connoîtroit pourroit
bien dire avec la Samaritaine: _Domine, da mihi hanc aquam_,
Seigneur, donnez-moi cette eau. Aspiration fort ordinaire à
la mère Thérèse, et à sainte Catherine de Gênes, quoique pour
différens sujets.



CHAPITRE XII.

Troisième considération. Sur l'exemple des saints.


Considérez l'exemple des saints de toutes le conditions: qu'est-ce
qu'ils n'ont pas fait pour aimer Dieu, et lui demeurer fidèles?
Voyez ces martyrs invincibles en leurs résolutions: quels tourmens
n'ont-ils pas soufferts pour s'y maintenir? Voyez ces personnes si
belles, si florissantes, l'ornement de leur sexe, plus blanches
que le lis en pureté, plus vermeilles que la rose en charité, les
unes à douze, les autres à treize, quinze, vingt et vingt-cinq
ans, souffrant mille sortes de martyres plutôt que de renoncer à
leurs résolutions, non-seulement en ce qui étoit de la foi, mais
encore en ce qui étoit de la dévotion; les unes mourant plutôt
que de quitter la virginité, les autres plutôt que de cesser de
servir les pauvres, de consoler les affligés, d'ensevelir les
morts. O Dieu! quelle constance a montrée ce sexe fragile en de
telles occasions!

Regardez tant de saints confesseurs: avec quelle force ils ont
méprisé le monde! comme ils ont tenu ferme à leurs résolutions!
Rien n'a pu les ébranler; ils les ont embrassés sans réserve, et
les ont maintenues sans exception. Mon Dieu! que ne dit pas saint
Augustin de sa sainte mère? Avec quelle persévérance n'a-t-elle
pas poursuivi son dessein de servir Dieu durant le mariage, et
durant le veuvage? Et saint Jérôme, comment parle-t-il de sa chère
fille Paule, parmi tant de traverses et tant de divers accidens
qu'elle eut à soutenir? Mais que ne ferons-nous pas nous-mêmes
sur de si excellens modèles? Ils étoient ce que nous sommes; ils
travailloient pour le même Dieu, pour les mêmes vertus: pourquoi
n'en ferions-nous pas autant en notre condition et selon notre
vocation, pour soutenir victorieusement la sainte protestation que
nous avons faite d'être à Dieu?



CHAPITRE XIII.

Quatrième considération. Sur l'amour que Jésus-Christ nous porte.


Considérez l'amour avec lequel Jésus-Christ notre Seigneur a tant
souffert en ce monde, et particulièrement au jardin des Olives
et sur le mont Calvaire. Cet amour vous regardoit, et par toutes
ces peines et ces fatigues il obtenoit de Dieu le Père de bonnes
résolutions et de saintes protestations pour votre cœur, et il
obtenoit aussi tout ce qui vous est nécessaire pour maintenir,
nourrir, fortifier et consommer ces résolutions. O résolutions!
que vous êtes précieuses, puisque vous êtes le fruit de la passion
de mon Sauveur! Oh! combien mon ame doit vous chérir, puisque vous
êtes si chères à mon Jésus! Hélas! ô Sauveur de mon ame! vous
mourûtes pour m'acquérir mes résolutions: faites-moi donc la grâce
que je meure plutôt que de les perdre.

Pensez-y-bien, ma Philothée: il est certain que de l'arbre de
la croix, le cœur de notre Seigneur Jésus voyoit le vôtre, et
qu'il l'aimoit; et que par cet amour il lui obtenoit tous les
biens que vous avez eus, et que vous aurez jamais, entre autres
vos résolutions. Oui, chère Philothée, nous pouvons tous dire
comme Jérémie: _O Seigneur, avant que je fusse vous me regardiez,
et vous m'appeliez par mon nom;_ ainsi c'est donc bien lui qui
dans son amour et sa miséricorde nous a préparé tous les moyens
généraux et particuliers que nous avons de nous sauver, et par
conséquent nos chères résolutions. Oui, comme une femme enceinte
prépare le berceau, les langes et bandelettes, et même une
nourrice pour l'enfant qu'elle espère avoir, encore qu'il ne soit
pas au monde; ainsi Notre-Seigneur, vous ayant conçue en sa bonté,
et prétendant vous enfanter au salut et vous rendre sa fille,
prépara sur l'arbre de la croix tout ce qu'il vous falloit: votre
berceau spirituel, vos langes et bandelettes, votre nourrice, et
tout ce qui convenoit pour votre bonheur. Ce sont tous les moyens,
tous les attraits, toutes les grâces, avec lesquels il conduit
votre ame, et l'attire à la perfection.

Ah! mon Dieu, que nous devrions profondément graver ceci en notre
mémoire: Est-il possible que j'aie été aimé, et si tendrement aimé
de mon Sauveur, qu'il ait bien voulu penser à moi en particulier,
et dans toutes ces petites circonstances, par lesquelles il m'a
attiré à lui? Combien donc ne devons-nous pas aimer, chérir
et employer tout cela à notre profit? Quoi de plus doux que
cette pensée: le cœur aimable de mon Dieu pensoit à Philothée,
l'aimoit et lui procuroit mille moyens de salut, comme s'il n'eut
pas eu d'autre ame à penser dans le monde: ainsi que le soleil
éclairant un endroit de la terre, ne l'éclaire pas moins que
s'il n'éclairoit que celui-là; de même Notre-Seigneur pensoit et
travailloit pour tous ses chers enfans, en sorte qu'il pensoit à
chacun d'eux, comme s'il n'eût point pensé aux autres. _Il m'a
aimé_, dit saint Paul, _et s'est donné pour moi_, comme s'il
disoit, pour moi seul, et tout autant que s'il n'eût rien fait
pour le reste des hommes. Ceci, Philothée, doit être gravé dans
votre ame, pour bien chérir et nourrir votre résolution, qui a été
si précieuse au cœur du Sauveur.



CHAPITRE XIV.

Cinquième considération. Sur l'amour éternel de Dieu pour nous.


Considérez l'amour éternel que Dieu vous a porté; car déjà bien
avant que Jésus-Christ souffrît pour vous sur la croix en tant
qu'homme, sa divine Majesté vous destinoit la vie, et vous
aimoit extrêmement. Mais quand commença-t-il à vous aimer? Quand
il commença à être Dieu; et quand commença-t-il à être Dieu?
Jamais: il l'a toujours été sans commencement et sans fin; et
ainsi il vous a toujours aimée; et ainsi c'est de toute éternité
que son amour vous a préparé les grâces et les faveurs qu'il vous
a faites. Il dit par le Prophète: _Je t'ai aimé_ (il parle à
vous comme à tout autre) _d'une charité perpétuelle, et je t'ai
miséricordieusement attiré à moi._ Il a donc pensé, entre autres
choses, à vous faire prendre les bonnes résolutions de l'aimer et
de le servir.

O Dieu! quelles résolutions que celles que Dieu a pensées,
méditées, projetées de toute éternité! Combien ne doivent-elles
pas nous être chères et précieuses? que ne faudroit-il pas
souffrir plutôt que d'en rien perdre? Non, certes, il n'en
faudroit rien perdre, quand le monde entier devrait périr; car
tout le monde ensemble ne vaut pas une ame, et une ame ne vaut
rien sans nos résolutions.



CHAPITRE XV.

Affections générales sur les considérations précédentes, et
conclusion de l'exercice.


O chères résolutions! vous êtes le bel arbre de vie que Dieu a
planté de sa main au milieu de mon cœur, et que mon Sauveur veut
arroser de son sang pour le faire fructifier: plutôt mille morts
que de permettre qu'aucun vent ne le déracine. Non, ni la vanité,
ni les délices, ni les richesses, ni les tribulations ne me feront
jamais changer de dessein.

Hélas! Seigneur, c'est vous qui l'avez planté ce bel arbre, et qui
l'avez éternellement gardé en votre sein paternel pour ensuite le
mettre en mon jardin: ah! combien y a-t-il d'ames qui n'ont pas
été favorisées de la sorte; et comment donc pourrois-je jamais
assez m'humilier sous votre miséricorde?

O belles et saintes résolutions! si je vous conserve, vous me
conserverez: si vous vivez en mon ame, mon ame vivra en vous.
Vivez donc à jamais, ô résolutions qui êtes éternelles en la
miséricorde de Dieu! soyez et vivez éternellement en moi, et que
toujours je vous sois fidèle.

Après ces affections, il faut que vous particularisiez les moyens
propres à vous maintenir en vos chères résolutions, et que vous
protestiez vouloir vous en servir constamment. Ces moyens sont
l'habitude de l'oraison, le fréquent usage des sacremens, les
bonnes œuvres, l'amendement de vos fautes telles que vous les avez
reconnues au second point, la fuite des mauvaises occasions, et la
fidélité à suivre les avis que l'on vous donnera.

Cela fait, reprenant encore haleine et ranimant vos forces,
protestez mille fois que vous persévérerez en vos résolutions;
puis, comme si vous teniez votre cœur, votre ame, et votre volonté
dans vos mains, dédiez-les, consacrez-les, sacrifiez-les, et
les immolez généreusement à Dieu, protestant que vous ne les
reprendrez plus, mais les laisserez en la main de sa divine
Majesté, pour suivre en tout et partout ses saintes ordonnances.
Priez Dieu qu'il vous renouvelle entièrement, qu'il bénisse et
qu'il soutienne par la force de son esprit cette rénovation.
Invoquez la sainte Vierge, votre ange, saint Louis et autres
saints.

Dans cette disposition d'un cœur ému par la grâce, allez ensuite
aux pieds de votre père spirituel; accusez-vous des fautes
principales que vous aurez remarqué avoir commises depuis
votre confession générale, et recevez l'absolution comme vous
fîtes la première fois. Après quoi, prononcez devant lui votre
protestation, et signez-la; et enfin allez unir votre cœur
ainsi renouvelé à son principe et à son Sauveur, en recevant le
très-saint sacrement de l'eucharistie.



CHAPITRE XVI.

Des sentimens qu'il faut conserver après cet exercice.


Le jour où vous aurez fait ce renouvellement, et les jours
suivans, vous devez fort souvent redire de cœur et de bouche ces
ardentes paroles de saint Paul, de saint Augustin, de sainte
Catherine de Gênes et autres: Non, je ne suis plus à moi; soit que
je vive, soit que je meure, je suis à mon Sauveur. Je n'ai plus de
moi ni de mien: mon moi c'est Jésus, mon mien c'est d'être sienne.
O monde! vous êtes toujours vous-même, et moi j'ai toujours été
moi-même; mais dorénavant je ne serai plus moi-même. Non, nous
ne serons plus nous-mêmes, car nous aurons le cœur changé; et
le monde, qui nous a tant trompés, sera trompé en nous; car ne
s'apercevant de notre changement que petit à petit, il nous
croira toujours des Esaü, et nous nous trouverons être des Jacob.

Il faut que tous ces exercices demeurent bien en notre cœur, et
que, laissant nos considérations et nos oraisons, nous passions
tout doucement à nos affaires, de peur que la liqueur de nos
résolutions ne s'épanche et ne se perde; car il faut qu'elle
détrempe et pénètre toutes les parties de notre ame: le tout
néanmoins sans effort ni d'esprit ni de corps.



CHAPITRE XVII.

Réponses à deux objections qui peuvent être faites sur cette
Introduction.


Le monde vous dira, ma Philothée, que ces exercices et ces avis
sont en si grand nombre, que qui voudra les observer, il ne faudra
pas qu'il pense à autre chose. Hélas! chère Philothée, quand nous
ne ferions autre chose, nous ferions bien assez, puisque nous
ferions ce que nous devrions faire en ce monde; mais ne voyez-vous
pas la ruse? S'il falloit faire tous ces exercices tous les jours,
il est vrai qu'ils nous occuperoient totalement; mais ils ne faut
les faire qu'en temps et lieu, et chacun selon l'occurrence.
Combien y a-t-il de lois civiles au digeste et au code lesquelles
doivent être fidèlement observées! mais cela s'entend selon les
occurrences, et non dans le sens qu'il les faut toutes pratiquer
tous les jours. Au demeurant, David, tout roi qu'il étoit, et
malgré toutes ses affaires, pratiquoit bien plus d'exercices que
je ne vous en ai marqué. Saint Louis, roi si admirable et dans la
paix et dans la guerre, prince si appliqué et à rendre la justice,
et à gouverner son royaume, saint Louis entendoit tout les jours
deux messes, disoit vêpres et complies avec son chapelain,
faisoit sa méditation, visitoit les hôpitaux tous les vendredis,
se confessoit, prenoit la discipline, assistoit très-souvent au
sermon, faisoit fort souvent des conférences spirituelles, et
avec tout cela, dès qu'une occasion se présentoit de pourvoir au
bien de l'Etat, il s'en saisissoit aussitôt, et en tiroit bon
parti; et sa cour étoit plus belle et plus florissante qu'on ne
l'a voit jamais vue sous ses prédécesseurs. Faites donc hardiment
ces exercices, Philothée, ainsi que je vous les ai marqués, et
Dieu vous donnera encore et assez de temps et assez de force pour
faire tout le reste de vos affaires: oui, quand même il devroit
pour cela arrêter le soleil, comme il fit au temps de Josué. Nous
faisons toujours assez quand Dieu travaille avec nous.

Le monde dira encore que je suppose presque partout que ma
Philothée a le don de l'oraison mentale, et que néanmoins chacun
ne l'a pas; en sorte que cette Introduction ne pourra pas servir
à tous. Il est vrai, sans doute, j'ai supposé cela; et il est
vrai encore que chacun n'a pas le don de l'oraison mentale; mais
il est vrai aussi que presque chacun le peut avoir, même les plus
grossiers, pourvu qu'ils aient de bons conducteurs, et qu'ils
veuillent travailler pour cela autant que la chose le mérite. Et
s'il s'en trouve qui n'aient ce don en aucune sorte de degré,
ce que je ne pense pas pouvoir arriver que fort rarement, leur
directeur suppléera facilement à ce défaut, en leur prescrivant
de lire ou d'entendre lire avec une grande attention les mêmes
considérations qui sont dans les méditations.



CHAPITRE XVIII.

Trois derniers et principaux avis pour cette Introduction.


Refaites tous les premiers jours du mois, après votre méditation,
la protestation qui se trouve en la première partie, et durant ce
jour renouvelez-la souvent, disant avec David: _Non, jamais je
n'oublierai votre loi, ô mon Dieu; car c'est par elle que vous
m'avez rendu la vie._ Et quand vous sentirez quelque détraquement
en votre ame, prenez votre protestation en main, et prosternée
en esprit d'humilité, prononcez-la de tout votre cœur: vous y
trouverez un grand soulagement.

Faites ouvertement profession de vouloir être dévote; je ne dis
pas d'être dévote, mais de le vouloir être; et n'ayez pas honte de
faire les actions simples et communes qui doivent vous conduire à
l'amour de Dieu: avouez hardiment que vous vous essayez à méditer,
que vous aimeriez mieux mourir que de pécher mortellement, que
vous voulez fréquenter les sacremens, et suivre les conseils de
votre directeur (bien que souvent il ne soit point nécessaire de
le nommer pour plusieurs raisons). Cette franchise à confesser
qu'on veut servir Dieu, et qu'on s'est consacré à son amour d'une
manière particulière, est fort agréable à sa divine Majesté, qui
ne veut point qu'on ait honte de lui ni de sa croix; c'est de
plus un moyen de couper court à beaucoup de propos du monde, et
de nous lier de réputation à la poursuite de notre entreprise.
Les philosophes se publioient hautement philosophes, afin qu'on
les laissât vivre philosophiquement; et nous, montrons-nous
franchement désireux de la dévotion, afin qu'on nous laisse vivre
dévotement. Que si quelqu'un vous dit qu'on peut vivre dévotement
sans la pratique de ces avis et de ces exercices, ne le niez pas;
mais répondez bonnement que votre foiblesse est si grande qu'elle
a besoin de plus d'aide et de secours qu'il n'en faut aux autres.

Enfin, très-chère Philothée, je vous conjure par tout ce qu'il
y a de sacré au ciel et en la terre, par le baptême que vous
avez reçu, par les mamelles qui ont nourri Jésus-Christ, par le
cœur charitable dont il vous aima, et par les entrailles de la
miséricorde en laquelle vous espérez, continuez et persévérez
en cette bienheureuse entreprise de la vie dévote: nos jours
s'écoulent, la mort est à la porte; _La trompette_, dit saint
Grégoire de Nazianze, _sonne la retraite: que chacun se prépare;
car le jugement approche._ La mère de saint Symphorien, voyant
qu'on le conduisoit au martyre, crioit en le suivant: «Mon fils,
mon fils, souviens-toi de la vie éternelle, regarde le Ciel, et
contemple celui qui y règne: la mort terminera bientôt les courts
momens de cette vie.» Ma Philothée, vous le dirai-je aussi:
regardez le Ciel, et ne le quittez pas pour la terre; regardez
l'enfer, et ne vous y jetez pas pour des plaisirs d'un instant;
regardez Jésus-Christ, et ne le reniez pas pour le monde: et quand
la pratique de la vie dévote vous semblera pénible, chantez avec
saint François:

  A cause des biens que j'attends,
  Les travaux me sont passe-temps.

Vive Jésus! auquel, avec le Père et le Saint-Esprit, soit honneur
et gloire, maintenant et toujours, et dans les siècles des siècles.

Ainsi soit-il.



_Manière de réciter devotement le chapelet, et de bien servir la
Vierge Marie._


Vous prendrez votre chapelet par la croix, que vous baiserez après
vous en être servie pour faire sur vous le signe du chrétien, et
vous mettant en la présence de Dieu, vous réciterez le _Credo_
tout entier.

Sur le premier grain, vous invoquerez Dieu, lui demandant d'agréer
votre prière, et de vous aider de sa grâce pour la bien dire.

Sur les trois premiers petits grains, vous réclamerez
l'intercession de la très-sainte Vierge, la saluant, au premier
grain, comme la plus chère fille de Dieu le Père; au second,
comme la mère de Dieu le Fils, et au troisième, comme l'épouse
bien-aimée de Dieu le Saint-Esprit.

Sur chaque dizaine, vous penserez à un des mystères du rosaire,
selon le loisir que vous en aurez, vous rappelant le mystère
proposé, surtout lorsque vous prononcerez les très-saints noms
de Jésus et de Marie, ayant soin de ne proférer ces noms sacrés
qu'avec un grand respect intérieur et extérieur. Que s'il vous
vient quelque autre sentiment, comme seroit la douleur de vos
péchés, ou le désir de vous amender, vous pouvez vous entretenir
dans ce sentiment tout le long du chapelet, et principalement
lorsque vous prononcerez les deux très-saints noms de Jésus et de
Marie.

Au gros grain, qui est au bout de la dernière dizaine, vous
remercierez Dieu de la grâce qu'il vous a faite en la récitation
du chapelet; et, passant aux trois petits grains qui suivent,
vous saluerez la sacrée Vierge Marie, la suppliant, au premier,
d'offrir votre entendement au Père éternel, afin que vous
puissiez à jamais considérer ses miséricordes; au second, vous
la supplierez d'offrir votre mémoire au Fils, afin d'avoir
continuellement à la pensée sa passion et sa mort; au troisième,
vous la supplierez d'offrir votre volonté au Saint-Esprit, afin
que vous puissiez être à jamais enflammée de son saint amour.

Au gros grain qui termine, vous supplierez la divine Majesté
d'agréer tout cela pour sa gloire, et pour le bien de son Eglise,
dans le sein de laquelle vous lui demanderez de vouloir bien vous
garder, et de ramener tous ceux qui s'en sont éloignés. Vous
prierez ensuite pour tous vos amis, et vous finirez comme vous
avez commencé, par la profession de foi, disant le _Credo_, et
faisant le signe de la croix.

Vous porterez le chapelet à votre ceinture, ou en quelqu'autre
endroit apparent, comme une sainte marque par laquelle vous
protestez que vous désirez être serviteur de Dieu notre Sauveur,
et de sa très-sainte épouse, vierge et mère, et que vous voulez
vivre en vrai enfant de la sainte Eglise catholique, apostolique
et romaine. Amen.



_Oraison de l'Eglise pour le jour de la fête de saint François de
Sales, composée par le pape Alexandre VII._


O Dieu! qui avez voulu que, pour le salut des ames, saint
François, votre confesseur et pontife, se soit fait tout à tous,
faites-nous la grâce qu'étant pénétrés de la douceur de votre
divine charité, nous puissions, sous la direction de ses avis,
et par les suffrages de ses mérites, arriver à la jouissance
éternelle de votre gloire. Nous vous en supplions par notre
Seigneur Jésus-Christ Ainsi soit-il.


FIN.



TABLE DES CHAPITRES.


  Sentiment d'Alexandre VII sur cet ouvrage.    _pag._

  Oraison dédicatoire.                                              v

  Préface.                                                        vij


PREMIÈRE PARTIE,

_Contenant les avis et les exercices propres à conduire l'ame,
depuis son premier désir de la vie dévote, jusqu'à une ferme
résolution de l'embrasser._


  Chap. I. Description de la vraie dévotion.                        1

  II. Propriétés et excellence de la dévotion.                      6

  III. Que la dévotion convient à toutes sortes de vocations
  et de professions.                                                9

  IV. De la nécessité d'un directeur pour entrer et
  pour avancer dans la dévotion.                                   11

  V. Qu'il faut commencer par purifier l'ame.                      16

  VI. Du premier retranchement, qui est celui des
  péchés mortels.                                                  20

  VII. Du second retranchement, qui est celui des
  affections au péché.                                             22

  VIII. Du moyen de faire ce second retranchement.                 24

  IX. Première méditation.--De la création.                        26

  X. Deuxième méditation.--De la fin pour laquelle
  nous sommes créés.                                               29

  XI. Troisième méditation.--Des bienfaits de
  Dieu.                                                            32

  XII. Quatrième méditation.--Des péchés.                          36

  Chap. XIII. Cinquième méditation.--De la mort.              _p._ 39

  XIV. Sixième méditation.--Du jugement.                           42

  XV. Septième méditation.--De l'enfer.                            45

  XVI. Huitième méditation.--Du paradis.                           47

  XVII. Neuvième méditation.--Sur le choix du paradis.             50

  XVIII. Dixième méditation.--Sur le choix de la vie
  dévote.                                                          54

  XIX. Comment il faut faire la confession générale.               57

  XX. Protestation authentique pour graver dans l'ame
  la résolution de servir Dieu, et pour conclure
  les actes de pénitence.                                          60

  XXI. Conclusion de ce qui a été dit du premier degré
  de pureté de l'ame.                                              63

  XXII. Qu'il faut se délivrer de toute affection aux péchés
  véniels.                                                         65

  XXIII. Qu'il se faut défaire de l'affection aux choses
  inutiles et dangereuses.                                         69

  XXIV. Qu'il se faut défaire des mauvaises inclinations.          71


SECONDE PARTIE,

_Contenant divers avis pour l'élévation de l'ame à Dieu par
l'oraison et les sacremens._

  Chap. I. De la nécessité de l'oraison.                           73

  II. Courte méthode pour bien méditer; et d'abord
  de la présence de Dieu; premier point de la
  préparation.                                                     78

  III. De l'invocation; second point de la préparation.            82

  IV. De la proposition du mystère; troisième point
  de la préparation.                                               84

  V. Des considérations; seconde partie de la méditation.          86

  VI. Des affections et des résolutions; troisième partie
  de la méditation.                                                87

  Chap. VII. De la conclusion et du bouquet spirituel.        _p._ 89

  VIII. Quelques avis très-utiles au sujet de la méditation.       90

  IX. Des sécheresses d'esprit qui arrivent dans la
  méditation.                                                      94

  X. De quelques autres exercices, et premièrement
  de l'exercice du matin.                                          97

  XI. De l'exercice du soir et de l'examen de conscience;
  second exercice.                                                 99

  XII. De la retraite spirituelle, troisième exercice.            101

  XIII. Des aspirations ou oraisons jaculatoires, et des
  bonnes pensées; quatrième exercice.                             105

  XIV. De la très-sainte messe, et de la manière de l'entendre;
  cinquième exercice.                                             114

  XV. Des autres exercices de dévotion publics et
  communs.                                                        118

  XVI. Qu'il faut honorer et invoquer les saints.                 120

  XVII. Comment il faut entendre et lire la parole de
  Dieu.                                                           122

  XVIII. Comment il faut recevoir les inspirations.               125

  XIX. De la sainte confession.                                   129

  XX. De la fréquente communion.                                  135

  XXI. Comment il faut communier.                                 141


TROISIÈME PARTIE,

_Contenant plusieurs avis touchant l'exercice des vertus._

  Chap. I. Du choix que l'on doit faire quant à l'exercice
  des vertus.                                                     145

  II. Suite du même sujet.                                        153

  III. De la patience.                                            158

  IV. De l'humilité pour l'extérieur.                             166

  V. De l'humilité plus intérieure.                               171

  VI. Que l'humilité nous fait aimer notre propre abjection.      179

  VII. Comment il faut conserver la bonne renommée
  en pratiquant l'humilité.                                       184

  Chap. VIII. De la douceur envers le prochain, et du remède
  contre la colère.                                        _pag._ 191

  IX. De la douceur envers nous-mêmes.                            198

  X. Qu'il faut s'appliquer aux affaires avec soin,
  sans empressement ni trouble.                                   202

  XI. De l'obéissance.                                            206

  XII. De la chasteté.                                            210

  XIII. Avis pour conserver la chasteté.                          216

  XIV. De la pauvreté d'esprit au milieu des richesses.           221

  XV. Comment il faut pratiquer la pauvreté réelle
  au milieu des richesses.                                        225

  XVI. Comment il faut pratiquer la richesse d'esprit
  au milieu de la pauvreté réelle.                                232

  XVII. De l'amitié, et premièrement de la mauvaise.              235

  XVIII. Des amitiés sensuelles.                                  238

  XIX. Des vraies amitiés.                                        244

  XX. De la différence qu'il y a entre les vraies et
  les vaines amitiés.                                             249

  XXI. Avis et remèdes contre les mauvaises amitiés.              252

  XXII. Quelques autres avis sur les amitiés.                     257

  XXIII. Des exercices de la mortification extérieure.            260

  XXIV. Des compagnies et de la solitude.                         269

  XXV. De la bienséance des habits.                               274

  XXVI. Du parler, et premièrement comment il faut
  parler de Dieu.                                                 278

  XXVII. De l'honnêteté des paroles, et du respect
  que l'on doit aux personnes.                                    280

  XXVIII. Des jugemens téméraires.                                283

  XXIX. De la médisance.                                          292

  XXX. Quelques autres avis touchant le parler.                   300

  XXXI. Des passe-temps et des jeux; et premièrement
  de ceux qui sont permis et louables.                            303

  XXXII. Des jeux défendus.                                       306

  Chap. XXXIII. Des bals et autres passe-temps permis,
  mais dangereux.                                          _Pag._ 308

  XXXIV. Quand on peut jouer ou danser.                           312

  XXXV. Qu'il faut être fidèle dans les petites choses
  aussi-bien que dans les grandes.                                313

  XXXVI. Qu'il faut avoir l'esprit juste et raisonnable.          318

  XXXVII. Des désirs.                                             321

  XXXVIII. Avis pour les gens mariés.                             325

  XXXIX. De l'honnêteté du lit nuptial.                           337

  XL. Avis pour les veuves.                                       343

  XLI. Deux mots aux vierges.                                     351


QUATRIÈME PARTIE,

_Contenant les avis nécessaires contre les tentations les plus
ordinaires._

  Chap. I. Qu'il ne faut point s'amuser aux paroles des
  enfans du siècle.                                               353

  II. Qu'il faut avoir bon courage.                               357

  III. De la nature des tentations, et de la différence
  qu'il y a entre sentir la tentation et y consentir.             360

  IV. Deux exemples remarquables sur ce sujet.                    364

  V. Encouragement à l'ame qui est dans le feu des
  tentations.                                                     367

  VI. Comment la tentation et la délectation peuvent
  être péchés.                                                    369

  VII. Remède aux grandes tentations.                             373

  VIII. Qu'il faut résister aux petites tentations.               376

  IX. Comment il faut remédier aux petites tentations.            378

  X. Comment il faut fortifier son cœur contre les tentations.    380

  XI. De l'inquiétude.                                            382

  XII. De la tristesse.                                           387

  XIII. Des consolations spirituelles et sensibles, et comment
  il faut s'en servir.                                            391

  Chap. XIV. Des sécheresses et des stérilités
  spirituelles.                                            _Pag._ 402

  XV. Confirmation et éclaircissement de ce qui a été
  dit par un exemple remarquable.                                 411


CINQUIÈME PARTIE,

_Contenant des exercices et des avis propres à renouveler l'ame,
et à la confirmer dans la dévotion._

  Chap. I. Qu'il faut chaque année renouveler ses bons
  propos par les exercices suivans.                               418

  II. Considération sur la grâce que Dieu nous a faite
  en nous appelant à son service, conformément
  à la protestation indiquée en la première partie.               420

  III. De l'examen de notre ame sur son avancement en
  la vie dévote.                                                  424

  IV. Examen de l'état de notre ame envers Dieu.                  427

  V. Examen de l'état de notre ame envers nous-mêmes.             430

  VI. Examen de l'état de notre ame envers le prochain.           432

  VII. Examen sur les affections de notre ame.                    433

  VIII. Affections qui doivent suivre l'examen.                   435

  IX. Des considérations propres à renouveler nos bons
  propos.                                                         436

  X. Première considération sur l'excellence de nos
  ames.                                                           437

  XI. Seconde considération sur l'excellence des vertus.          439

  XII. Troisième considération sur l'exemple des
  saints.                                                         440

  XIII. Quatrième considération sur l'amour que Jésus-Christ
  nous porte.                                                     442

  XIV. Cinquième considération sur l'amour éternel de
  Dieu pour nous.                                                 444

  Chap. XV. Affections générales sur les considérations
  précédentes, et conclusion de l'exercice.                  _P._ 446

  XVI. Des sentiments qu'il faut conserver après cet
  exercice.                                                       448

  XVII. Réponses à deux objections qui peuvent être
  faites sur cette Introduction.                                  449

  XVIII. Trois derniers et principaux avis pour cette
  Introduction.                                                   449

  Manière de réciter dévotement le chapelet, et de bien
  servir la Vierge Marie.                                         455

  Oraison de l'église pour le jour de la fête de saint
  François de Sales, composée par le pape Alexandre VII.          457


FIN DE LA TABLE.





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