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Title: La duchesse bleue Author: Bourget, Paul Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "La duchesse bleue" *** Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. La Duchesse Bleue OEUVRES COMPLÈTES DE Paul Bourget PETITE BIBLIOTHÈQUE LITTÉRAIRE Poésies (1872-1876). _Au bord de la Mer._--_La Vie inquiète._--_Petits Poèmes._ 1 vol. avec portrait. 6.00 fr. Poésies (1876-1882). _Edel._--_Les Aveux._ 1 vol. 6.00 L'Irréparable.--_Deuxième Amour._--_Profils perdus._ 1 vol. 6.00 Cruelle Énigme. 1 vol. 6.00 Un Crime d'amour, 1 vol. 6.00 ÉDITION IN-18 JÉSUS L'Irréparable.--_Deuxième Amour._--_Profils perdus._ 1 vol. 3.50 Pastels (_Dix portraits de femmes_). 1 vol. 3.50 Nouveaux Pastels (_Dix portraits d'hommes_). 1 vol. 3.50 Recommencements. 1 vol. 3.50 Voyageuses. 1 vol. 3.50 Complications Sentimentales. 1 vol. 3.50 Cruelle Énigme. 1 vol. 3.50 Un Crime d'amour. 1 vol. 3.50 André Cornélis. 1 vol. 3.50 Mensonges. 1 vol. 3.50 Le Disciple. 1 vol. 3.50 Un Cœur de Femme. 1 vol. 3.50 Physiologie de l'Amour moderne. 1 vol. 3.50 La Terre promise. 1 vol. 3.50 Cosmopolis. 1 vol. 3.50 Une Idylle Tragique. 1 vol. 3.50 Essais de Psychologie contemporaine. (_Baudelaire._--_Renan._--_Flaubert._--_Taine._--_Stendhal._) 1 vol. 3.50 Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine. (_Dumas fils._--_Leconte de Lisle._--_Les Goncourt._--_Tourguéniev._--_Amiel._) 1 vol. 3.50 Études et Portraits. (_I. Portraits d'écrivains._--_II. Notes d'esthétique._--_III. Études Anglaises._--_IV. Fantaisies._) 2 vol. 7.00 Sensations d'Italie. (_Toscane. Ombrie. Grande-Grèce._) 1 vol. 3.50 Outre-Mer (_Notes sur l'Amérique_) 2 vol. 7.00 COLLECTION ILLUSTRÉE Cruelle Énigme (_Collection Guillaume-Lemerre_). 1 vol. petit in-8º illustré par Marold. 4.00 Mensonges (_Collection de romans illustrés_). 1 vol. petit in-8º illustré par Myrbach. 4.00 Un Scrupule. 1 vol. in-32 illustré par Myrbach. 2.00 Un Saint. 1 vol. in-32 illustré par Paul Chabas. 2.00 Steeple-Chase. 1 vol. in-32 illustré par André Brouillet. 2.00 Deuxième Amour. 1 vol. in-32 illustré par Myrbach. 2.00 Discours de Réception à l'Académie Française. 1 vol. in-8º. 1.00 _Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège._ PAUL BOURGET La Duchesse Bleue [Illustration: logo] _PARIS_ ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31 M DCCC XCVIII [Illustration: ornement] _A MADAME MATHILDE SERAO_ _Madame et amie_, J'aurais _voulu écrire votre nom en tête d'une œuvre plus digne d'être offerte au romancier génial à qui nous devons_ le Pays de Cocagne. _Quand on sort de lire des livres tels que celui-là, où l'âme d'un peuple a passé tout entière, des études de sensibilité individuelle du genre de_ la Duchesse Bleue _paraissent bien minces, bien grêles. C'est un tableau de genre, placé en regard d'une de ces colossales fresques où excellèrent les maîtres italiens du quinzième siècle. Vous tenez d'eux, madame, cette largeur de touche, cette spontanéité créatrice qui met sur pied les personnages par centaines avec une aisance que n'ont surpassé de nos jours ni l'auteur de_ l'Assommoir, _ni celui de_ Bel-Ami, _ces deux autres admirables peintres de foules. En vous étudiant, vous et eux, je ne dirai pas que j'aie jamais douté de la forme littéraire à laquelle j'ai voué mon constant effort: le roman d'analyse; mais j'ai toujours senti la limitation d'un genre auquel manque presque fatalement ce prestige qui est le vôtre et le leur, après avoir été celui de Scott et de Balzac, de Tolstoï et de tous les conteurs qui procèdent par vastes ensembles: le coloris de la vie en mouvement._ _Si pourtant j'avais exécuté ce livre-ci tel que je l'ai conçu, il aurait eu, à défaut de cette large humanité propre au roman de mœurs, ce mérite de poser un très intéressant problème de psychologie. Quand j'ai commencé de l'écrire, voici quelques années déjà, j'avais l'idée de reprendre, à ma manière, la question traitée par Diderot dans son célèbre_ Paradoxe sur le Comédien. _Cette ambition s'est même traduite par le titre sous lequel ce roman a paru dans un des grands périodiques Parisiens_, le Journal, _à la place réservée_ au feuilleton_: Trois Ames d'Artistes. _Ce problème n'est rien moins que celui des rapports de l'expression et de l'impression. L'artiste, à prendre ce mot dans le sens le plus large, c'est-à-dire l'être capable de traduire les sentiments humains, sculpteur et peintre par des formes, acteur par la voix et la mimique, musicien par des accords, écrivain par des mots,--doit-il éprouver réellement ces émotions dont il est l'interprète, ou bien s'accomplit-il en lui un de ces dédoublements de personnalité, admis aujourd'hui comme quotidiens par la science de l'esprit, et le_ moi _du talent peut-il être absolument distinct du_ moi _de la vie? En d'autres termes, un grand artiste doit-il être de toute nécessité l'homme de son œuvre? Il n'est pas besoin d'aller chercher parmi les anecdotes plus ou moins controuvées de l'histoire littéraire des preuves pour ou contre cette théorie. Il suffit de rappeler que Shakespeare et Molière ont pu reproduire l'un les sentiments d'un Yago, l'autre ceux d'un Tartufe, sans les avoir jamais éprouvés. Le fait inverse ne saurait-il pas se rencontrer, et la peinture des sentiments les plus délicats ou les plus sublimes n'a-t-elle pas dû souvent être exécutée par des écrivains qui les concevaient dans leur seule imagination? Balzac le croyait. C'est l'idée maîtresse qui circule d'un bout à l'autre des_ Illusions perdues _et de_ Modeste Mignon. _Rubempré et Canalis sont deux exemplaires, anatomisés avec une merveilleuse lucidité, du poète chez lequel cette imagination des sentiments élevés fonctionne à part, comme un organe indépendant, si bien qu'il y a chez eux non seulement un divorce total, mais une contradiction absolue, entre l'homme qui écrit et l'homme qui agit, entre le cerveau qui compose et le cœur qui sent._ _Poussé à ce degré, ce phénomène de dédoublement devient une déformation morale presque monstrueuse, à laquelle il faut maintenir, et Balzac n'y a point manqué, son caractère d'exception. Il y a certes un point normal, qui est pour l'artiste l'état de santé, où le pouvoir d'expression et celui d'impression s'équilibrent, où le talent se développe sans contredire la vie, bien plus en la complétant et la couronnant. Ce fut toute l'éthique de Gœthe de rechercher ce point de santé et de s'y tenir. On peut affirmer, à l'honneur de la nature artiste, que, presque toujours, elle s'y place d'instinct. Mais ce n'est qu'un point et il est aisé en étudiant la suite des œuvres des hommes les plus sincères de distinguer celles où cet équilibre entre l'expression et l'impression a été faussé, presque rompu; celles aussi où il s'est brisé tout à fait. Pour ne citer qu'un nom, et lointain, que j'emprunterai aux gloires de votre pays, Perugin vieillissant aura donné un des plus significatifs exemples d'une rupture de cet ordre, lui qui continuait à peindre ses mystiques madones, avec les mêmes têtes lourdes d'extase, les mêmes yeux levés au ciel, les mêmes gaucheries de ferveur naïve, alors qu'il avait cessé de croire en Dieu... Quel chemin ce grand homme avait-il suivi pour en descendre là? Quel chemin suivent tous ceux qui, moins illustres que lui, subissent une déchéance analogue, et arrivent à ne plus raccorder leur art à leur cœur? J'ai toujours pensé qu'il y avait matière à une étude singulièrement pathétique dans cette histoire d'un beau génie devenant, sous des influences dépravantes, incapable de sentir ce qu'il reste capable d'exprimer. C'est cette étude que j'avais eu l'intention d'essayer dans_ Trois Ames d'Artistes. _Je voulais montrer trois types d'artistes à côté l'un de l'autre: l'un d'abord, dégradé par ce divorce définitif de l'art et de la vie, et systématisant cette dualité avec le plus brutal utilitarisme,--un second, au contraire, portant dans son cœur toutes les émotions dont le premier a _toutes les éloquences, mais incapable de s'exprimer tout entier et paralysant sa sensibilité imaginative par l'excès de sa sensibilité réelle,--un troisième enfin, placé à ce point d'équilibre dont je parlais tout à l'heure et à la veille d'en sortir. Pour que les diverses formes d'art fussent représentées dans cette étude, j'avais fait du premier de ces types d'artistes un écrivain à la mode, mi-romancier, mi-auteur dramatique, du second un peintre, du troisième une comédienne, et j'avais rêvé de faire sortir tout un drame des contrastes entre ces trois âmes, affrontées dans une crise de passion tragique._ _Vous retrouverez, madame et amie, les débris de ce premier roman dans_ la Duchesse Bleue, _et vous vous rendrez compte, vous qui connaissez par expérience les involontaires détours de la composition littéraire, des raisons pour lesquelles ce premier sujet a dérivé dans un autre. J'avais projeté une étude de vie intellectuelle, puis, en route, l'anecdote sentimentale m'a pris tout entier, et ce qui devait n'être que l'accessoire a peu à peu passé pour moi au premier plan. Je n'ai plus vu, dans mon sujet, qu'une aventure d'amour à conter, et ce livre est devenu le simple récit de la passion malheureuse d'une comédienne à ses débuts et naïve encore pour un auteur célèbre et corrompu par la dangereuse épreuve du succès. Il m'a paru que le titre ambitieux qui convenait au premier projet ne convenait guère à ce que j'en avais réalisé, et j'ai cru devoir le changer. Je souhaite qu'un romancier plus puissant reprenne quelque jour ce problème de psychologie artistique, que je m'obstine à croire bien riche et bien significatif comme tout ce qui touche au domaine presque inexploré de la sensibilité intellectuelle. Je ne connais, parmi nos contemporains, que M. Henry James qui ait donné quelques analyses de cet ordre, dans son remarquable recueil de nouvelles_: Terminations. _Pensant à lui, dans cette minute où je vous écris cette dédicace, je ne peux m'empêcher de songer avec une joie profonde, combien, dans notre âge trop durement traité par les théoriciens de la dégénérescence, cet art du roman, si vaste, si souple, si complètement adapté à l'âme moderne, compte à cette heure, dans tous les pays de vigoureux représentants. Cet admirable genre n'a pas été épuisé par l'étonnante suite de génies qui depuis Scott jusqu'à Maupassant et Daudet, pour ne parler que des morts, y ont dépensé le meilleur d'eux-mêmes. Parmi ceux qui restent, il n'en est point dont nous attendions davantage que de Mathilde Serao, de l'auteur de_ Cœur Malade _et de_ la Conquête de Rome, _à qui je suis heureux d'envoyer ici ce faible témoignage de ma sincère admiration_. PAUL BOURGET. 6 juillet 1898. [Illustration: ornement] La Duchesse Bleue (RÉCIT D'UN PEINTRE) J'ai assisté, ces jours derniers, à l'inattendu dénouement d'une aventure qui s'est achevée d'une façon presque bouffonne, après avoir failli tourner au tragique. Bien que j'y fusse engagé pour une très faible part, et comme simple témoin, j'y avais mêlé trop de mon cœur pour que je n'éprouve pas aujourd'hui, devant une pareille issue, cette âcre sensation de l'ironie des choses,--cruelle ou bienfaisante, qui le dira? C'est le froid du fer qui vous charcute, mais vous guérit. L'idée m'est venue d'essayer un récit de toute cette histoire. Évidemment, il serait plus raisonnable de continuer un de mes tableaux commencés, par exemple cette _Psyché pardonnée_, que j'ai là, sur un chevalet, depuis des années, ou bien une de ces natures mortes: meubles usés, vieilles argenteries, livres souvent maniés, qui feront la série des _Humbles Amis_. «Un peintre,» répétait toujours mon maître Miraut, «ne doit penser que le pinceau à la main...» Je crois même, d'après d'illustres exemples, et Miraut lui-même, qu'il doit ne pas penser du tout. Mais, et je le sais trop, je ne suis qu'un demi-peintre, un artiste d'intention plus que de tempérament, l'ébauche d'un Fromentin de deuxième ordre. La singulière tristesse encore que celle-là: sentir que l'on représente le double d'un autre, et inférieur,--une épreuve, dégradée et diminuée, d'une planche déjà tirée,--un échantillon d'humanité à la ressemblance d'un modèle qui a déjà vécu, et dans la destinée de ce modèle on peut lire à l'avance toute sa propre destinée! Toute? Non. Car je me rends trop compte que je dois subir toutes les insuffisances de Fromentin, sans en posséder jamais toutes ses excellences. A lui non plus, à ce maître complexe et tourmenté, son pinceau ne suffisait pas. Il voulait, de cette nerveuse main qui venait de jeter des couleurs sur la toile, jeter de l'encre sur du papier,--et quel résultat? Nous autres peintres, nous lui reprochons sa peinture trop littéraire, et les littérateurs, eux, sa littérature trop technique, trop picturale, trop peu intellectuelle... Moi-même, à chaque exposition, depuis des années, toutes les réserves de mes confrères, leurs louanges surtout, ne signifient-elles pas qu'il me manque une vraie nature d'artiste, originale et visionnaire? Hé! Qu'ai-je besoin de mes confrères pour me juger? Que me dit ma conscience? Si je m'exprimais réellement tout entier avec mon pinceau, aurais-je rapporté d'Espagne, du Maroc, d'Italie, d'Égypte, autant de pages de notes que de croquis? Amateur, dilettante, critique,--me suis-je assez répété, ces mots, les synonymes élégants de l'affreuse et brutale formule: _un raté_? Tout au plus ai-je le droit de corriger ces mots en ajoutant: un raté supérieur, et je me démontre quelles raisons firent de moi un être trop cultivé pour sa puissance, trop affiné pour sa force créatrice. Oui. J'aurai flotté, quinze ans durant, entre des formes d'art et d'esprit innombrables et contradictoires. Mais quoi? Il ne fallait pas commencer au lycée Bonaparte ces études, trop prolongées, trop complètes, trop poussées dans le sens des livres et de la réflexion. Il ne fallait pas ensuite, parce que j'avais, au rebours de cet autre, un joli brin de crayon à ma plume, entrer à l'École des Beaux-Arts, étudier sous Miraut, partir pour Rome et m'acharner à cette incomplète vocation. Mais quoi encore? Il ne fallait pas non plus avoir quarante mille francs de rente à ma majorité, du loisir, des nerfs de femme, pas ou peu de tempérament, pas ou peu de santé, le goût de la flânerie amusée à l'idée et à l'objet, la passion de la volupté cérébrale, l'amour, presque la manie de la sensation délicate et subtile. C'est le fond du fond, cela: quelques globules de plus dans mon sang, des muscles plus robustes sous ma peau, un estomac plus solide, et j'eusse été un viveur vulgaire et heureux! Au lieu de cela, j'aurai vagabondé, de pays en pays à la recherche du soleil et de la santé, de musée en musée à la recherche de la révélation esthétique, et, plus tard, de cénacle en cénacle, à la recherche d'un _credo_ d'art,--et de rêve en rêve, à la recherche d'un amour. J'aurai été l'homme de tous les commencements et de tous les avortements dans la vie du cœur, comme dans celle de l'esprit, pour la même cause, physique peut-être: cette irrémédiable incapacité à me fixer, à m'affirmer, où je reconnais aujourd'hui l'étrange originalité de mon caractère. Quand on aperçoit avec cette implacable netteté les infrangibles conditions où vous emprisonna la nature, le mieux n'est-il pas de s'accepter? Songeant à cette grande loi des maturités raisonnables, j'ai pris mon parti, du moins, sur un point essentiel: celui de mon travail. C'est déjà quelque chose. Je me suis donné ma parole de ne plus me ronger d'ambitions vaines. Je serai un peintre médiocre; voilà tout. S'il en est ainsi, pourquoi me refuserais-je le plaisir d'écrire, que je m'interdisais, autrefois, par discipline? Puisqu'il m'est bien évident que le nom de M. Vincent La Croix ne brillera jamais au ciel de la gloire entre ceux de Gustave Moreau, de Puvis de Chavannes et de Burne Jones, pour quel motif M. Vincent La Croix se priverait-il de cette compensation: perdre son temps à sa guise, comme un amateur riche, qu'il est, comme un dilettante qu'il restera, comme un critique,--comme un «raté»?... C'est la raison pourquoi, venant de revivre en pensée les épisodes d'un véritable petit roman auquel m'a initié le hasard, j'ai préparé du papier, une plume, de l'encre. Et, nouvelle preuve que la génialité spontanée et jaillissante me manquera toujours, je m'exténue à m'expliquer mes motifs de commencer ce récit, au lieu de le commencer bravement, simplement. J'en vois si bien les moindres détails devant moi, et quel besoin ai-je d'excuser à mes propres yeux un travail qui me tente? J'en serai quitte pour le détruire, une fois terminé, si j'en suis trop honteux. J'ai tant gratté de toiles que je jugeais mauvaises! Cette fois-ci, deux bûches dans la cheminée et une allumette suffiront. C'est une des indiscutables supériorités de la littérature sur la peinture. I J'ai un point de repère particulier pour me rappeler avec netteté la date précise où commença l'aventure que je veux conter. C'était exactement le jour où j'ai eu mes trente-six ans. Il y a déjà vingt-neuf mois. J'avais passé cet anniversaire sous un poids de mélancolie plus opprimant que d'habitude. La raison? La même toujours: ce sentiment de mes facultés à la fois inemployées et limitées; cette borne de mon talent touchée et retouchée sans cesse. Le prétexte? Je souris du prétexte. Pourtant quel homme d'imagination n'a pas eu, dans sa jeunesse, d'enfantins et héroïques partis pris avec soi-même? Quel artiste ne s'est fixé des étapes par avance dans la carrière de la gloire, en se comparant mentalement à quelque personnage illustre? César, qui en valait bien un autre, disait en frémissant: «A mon âge, Alexandre avait déjà conquis le monde.» Cri héroïque, lorsque l'orgueil d'une puissance encore inconnue y palpite, navrant lorsque la conviction d'une impuissance définitive exhale cet inutile soupir vers le triomphe. Je ne suis pas César, mais tous mes journaux intimes--et en ai-je tenu, mon Dieu! en ai-je tenu!--abondent en dates qui furent pour moi des rendez-vous donnés à la Renommée, auxquels la perfide n'est pas venue. Je les avais feuilletés, ces pauvres cahiers, témoins de mes naïvetés, comme cela m'arrive invinciblement à de certains tournants du temps: au premier janvier, au jour anniversaire de ma naissance. J'étais tombé sur de vieux vers écrits presque à la sortie du collège, alors que je rimais autant que je peignais. Là, du moins, je me suis jugé tôt, et bien jugé, témoin ces deux stances: _En ouvrant mon Byron, j'y lus ces vers sublimes, Les derniers que la main du poète ait écrits: «Il est temps que ce cœur s'arrête...» Quels grands cris Cet aigle aura jetés, en mourant, sur les cimes!_ _En tête, il ajouta cette phrase: «Aujourd'hui J'ai mes trente-six ans...» Comme il a vécu vite! Mais donne-moi, Destin, et je te tiendrai quitte, De mourir aussi tôt pour vivre comme lui..._ A la suite j'avais tracé deux chiffres: celui de l'année où je composais ces vers, et celui de l'année où j'aurais cet âge dont gémissait le plus théâtral des grands poètes: 1874-1890. Cette dernière année, je l'avais atteinte. Ces trente-six ans, c'était mon âge; et j'étais aussi inconnu que dans ma première jeunesse, aussi pauvre d'œuvres glorieuses, de grandes actions, de passions magnifiques,--avec l'espérance en moins. De retrouver, toute vive, la trace de mes lointaines ambitions, si peu justifiées, m'avait soudain percé le cœur. D'autant plus que le matin même une agence, à laquelle j'ai la sottise d'être abonné, m'avait expédié deux méchants articles de journaux qui mentionnaient mon nom à propos d'une récente exposition du Cercle, avec un commentaire peu aimable. Un accès nouveau m'avait saisi de ce découragement, chronique chez moi, qui paralyse les énergies créatrices de l'âme et jusqu'au courage de constater lucidement sa propre déchéance, dernier et amer réconfort. Le tête-à-tête avec ma pensée, par cette morne fin de l'après-midi d'automne, sous la tombée du jour, m'avait fait peur, et je m'étais avisé d'un moyen de distraction banal, mais il me réussit d'ordinaire: il consiste à pousser jusqu'à la salle d'armes du Cercle de la rue Boissy-d'Anglas. Là je me brise les nerfs par une série d'assauts, soutenus avec toute la vigueur dont je suis capable. Une douche froide et une friction par là-dessus, et pour peu que je trouve à la table du dîner des compagnons avec qui causer et jouer ensuite un rubicon ou un poker dans mes prix, la soirée passe. Vers les onze heures, je rentre sans trop risquer l'insomnie. J'avais assez exactement rempli la partie sportive de ce programme, ce soir-là,--ce premier soir de ma trente-septième année! Le reste eût suivi, si je ne me fusse heurté, au moment d'entrer dans la salle à manger, au plus ancien, peut-être, de mes camarades parisiens,--nous étions déjà ensemble au lycée Henri IV,--le célèbre romancier et auteur dramatique Jacques Molan: --«Tu viens dîner?...» me dit-il. «Alors je te prends avec moi, j'ai une table.» Dans toute autre circonstance, et malgré nos souvenirs communs du collège et du Quartier Latin, j'eusse imaginé un _alibi_ immédiat. Peu de personnalités me lassent autant et aussi vite que celle de Jacques. Je constate trop en lui, unie à des défauts que je déteste, la qualité qui me manque le plus: cette puissance de s'imposer, cette audace d'esprit, cet animalisme de verve, cette virilité productrice, cette confiance en soi sans laquelle il n'est pas de grand artiste. Ces belles vertus de génialité entraînent-elles donc nécessairement avec elles un abus du «moi», pareil à celui dont cet écrivain offre un exemplaire étonnant? Dieu sait, pourtant, si Julien Dorsenne et Claude Larcher, les deux autres hommes de lettres que j'ai le mieux connus, étaient infestés d'égotisme. C'étaient des violettes de modestie, de saintes et timides violettes, toutes petites, toutes chétives dans l'humble gazon, à côté de Jacques. _Ses_ livres, _ses_ pièces, _ses_ ennemis, _ses_ projets, _ses_ gains, _ses_ maîtresses, _sa_ santé, lui seul existe pour lui, et il ne parle que de lui. C'est ce qui faisait dire à mon pauvre Claude, précisément: «Comment voulez-vous que Molan soit jamais triste? Chaque matin il se regarde dans la glace et il songe: Suis-je heureux d'habiller le premier écrivain de l'époque!...» Mais Claude était un peu envieux de Jacques, et voilà une des supériorités de ce dernier: à force de fatuité il ne connaît pas l'envie. Il ne se préfère pas aux autres, il les ignore. Expliquez ce mystère maintenant: avec cette vanité presque maladive et qui n'a d'égale que son insensibilité, ce garçon n'a qu'à s'asseoir devant son papier, et, sous sa plume, vont et viennent, parlent et agissent, jouissent et souffrent des êtres de passion et d'éloquence, des créatures de chair et de sang, d'amour et de haine, de vrais hommes en un mot et de vraies femmes. Tout un monde s'évoque, si réel, si intense, si amusant tour à tour ou si attendrissant, que l'admiration m'empoigne moi-même chaque fois que je le lis. Je sais pourtant que ce n'est là qu'un prestige, qu'une magie, qu'un jeu de passe-passe, et que le père spirituel de ces héros et de ces héroïnes est un parfait monstre littéraire, avec une bouteille d'encre à la place du cœur. Je me trompe. Il y porte encore l'amour passionné du succès. Et quel tact merveilleux, quel doigté dans le maniement de cet orgue à mille surprises, le goût public! Jacques est le type accompli de ce que nous appelions, en argot d'atelier, un _profiteur_, l'artiste qui excelle à s'approprier l'effort d'un autre, mais en le mettant au point. Exemples. A l'époque de ses débuts, le naturalisme triomphait. C'était le temps où l'admirable _Assommoir_ de Zola venait de paraître et presque aussitôt les étonnantes études de paysans et de filles, qui révélèrent au monde des lettrés le nom du malheureux et génial Maupassant. Jacques comprit qu'en dehors de cette formule, aucun grand succès n'était possible, et en même temps il devina qu'après ces deux maîtres il ne fallait plus toucher aux milieux triviaux et populaires. Le lecteur en était comme sursaturé. Molan eut alors cette idée de génie d'appliquer à la haute vie les procédés d'observation dure et de réalisme brutal, chers à l'école. Ses quatre premiers volumes de romans et de nouvelles furent ainsi, comme on le disait méchamment lors de leur apparition, du Zola pommadé, du Maupassant parfumé. Les épigrammes sont des épigrammes et le succès est le succès. Celui de Molan fut très vif, on se le rappelle. Aussitôt des signes indiscutables lui firent comprendre que le goût du lecteur changeait de nouveau, qu'il virait du côté de l'analyse et de l'étude psychologique. C'est alors qu'il changea brusquement sa manière, lui aussi, et nous eûmes les trois livres qui ont le plus fait pour sa fortune: _Martyre intime_, _Cœur brisé_, et _Anciennes amours_. Là encore, il sut se préserver des défauts habituels aux initiateurs du genre: le tarabiscotage sentimental, les longues dissertations, l'appareil philosophique à propos de petites aventures d'alcôve et surtout l'abus du décor mondain. Il avait fait du naturalisme de haute vie. Il fit de l'analyse humble, bourgeoise, de milieu moyen. Ensuite, la vertu ayant paru soudain à l'ordre du jour, nous eûmes de lui le seul roman de cette époque qui ait rivalisé en succès honnête avec l'_Abbé Constantin: Blanche comme un lys_. Sur quoi les préoccupations sociales étant devenues le poncif de la haute et basse critique, Molan a encore changé son fusil d'épaule, et il a écrit ce roman sur une famille d'ouvriers,--_Une Épopée de ce temps_,--un ouvrage d'imagination en deux volumes, qui s'est vendu, c'est une date en librairie, à soixante-quinze mille exemplaires! Et voyez la vanité des théories esthétiques. Tous ces livres sont conçus dans un principe d'art différent. On pourrait suivre à travers eux l'histoire des variations de la mode. Aucun n'est sincère, au sens profond du mot, et tous ont à un égal degré cette couleur de la vérité humaine, qui semble, chez cet écrivain si volontaire, un don inconscient. Ce même don, il l'a déployé, quand appréhendant de lasser ses lecteurs par un abus du roman, il s'est mis à faire du théâtre. Il a donné _Adèle_, aux Français, qui fut un triomphe, _La Vaincue_, à l'Odéon, qui en fut un autre, et les journaux m'avaient appris sa nouvelle victoire au Vaudeville, avec une comédie au titre énigmatique: _La Duchesse Bleue_. Or nous étions en rhétorique ensemble, ce qui prouve que cette énorme production, quelque dix volumes de roman, deux de nouvelles, un recueil de vers, trois œuvres de théâtre, a été fournie en moins de seize années! Et Jacques a trouvé le moyen de vivre en même temps qu'il travaillait de la sorte. Il a eu des maîtresses, fait les voyages indispensables qui lui permettent d'écrire sans mensonge dans ses préfaces de ces phrases à chateaubrianesques attitudes: «Quand je cueillais des anémones dans les gazons de la villa Pamphili?...» Ou bien: «Moi aussi j'ai prononcé ma prière sur l'Acropole...» Ou encore: «Comme ce taureau que j'ai vu plier les genoux pour mourir dans le cirque de Séville...»--Je cite de mémoire.--Et l'animal a nourri ses relations, arrangé sa fortune! Et il est resté gai, il a conservé son appétit, celui de la pension où nous avons grandi ensemble. J'en eus la preuve, ce soir-là encore, où j'acceptai de dîner à sa table, malgré ma secrète antipathie, machinalement, dominé par cette suggestion de vitalité qui émane de chacun de ses gestes. Nous ne fûmes pas plutôt assis qu'il me demanda: --«Quel vin préfères-tu, du champagne ou du bourgogne?... Ils sont bons ici, l'un et l'autre...» --«Je crois que l'eau de Vals me suffira,» répliquai-je. --«Tu n'as donc pas bel estomac?» interrompit-il en riant; «moi, je ne sais pas où est le mien... Alors du champagne pour moi, de l'_extra-dry_, et de l'eau de Vals pour monsieur...» continua-t-il en s'adressant au maître d'hôtel. Son égoïsme a cela de commode qu'il ne discute jamais les caprices des autres, pas plus qu'il n'admet qu'on discute les siens. Puis, examinant le menu: «Tout me va,» dit-il, «et à toi?» Et, sans attendre ma réponse: «As-tu vu ma pièce du Vaudeville? Qu'en penses-tu? N'est-ce pas que je n'ai rien écrit de mieux?...» --«Tu sais,» fis-je un peu embarrassé, «je ne vais guère au théâtre.» --«Quelle chance!» reprit-il avec son geste de bonne humeur! «Je t'emmène ce soir. J'aurai ta première impression. Tu seras franc?... Tu verras, ça n'a pas l'amertume d'_Adèle_, ni les deux ou trois couplets de haute éloquence de _la Vaincue_... Mais c'est un principe quand on veut réussir: toujours dérouter l'attente. Ne jamais, jamais se répéter... Ceux qui me reprochaient de n'avoir pas d'esprit et d'ignorer mon métier, hé! hé! il leur a fallu mettre les pouces... Tu me connais. Je dis tout haut ce que je pense. Quand j'ai publié _Tendres Nuances_, l'année dernière, tu te rappelles, je t'ai rencontré; je t'ai dit: «Ça ne vaut pas la peine de lire ce volume...» _La Duchesse Bleue_, c'est autre chose... D'ailleurs, le public est de mon avis: cinq mille deux hier, et nous sommes à la soixante-septième...» --«Mais où vas-tu chercher tes titres?» demandai-je. --«Comment!» s'écria-t-il, «c'est toi, un peintre, qui me poses cette question? Tu ne connais donc pas le _Blue Boy_, _l'Enfant bleu_, de Gainsborough, qui est à Londres, dans la galerie de Westminster-House? Ma pièce a tout simplement pour héroïne une femme qu'un de tes confrères, plus instruit que toi des choses anglaises, a peinte dans une harmonie de tons bleus, comme le jeune garçon de Gainsborough. Cette femme étant une duchesse, le surnom lui est resté dans son monde de petite Duchesse Bleue,--à cause du portrait. Voilà... N'est-ce pas que ça vous a un air Watteau, Pompadour et fête galante? _La Duchesse Bleue!..._» --«Il y a des gens qui se blanchissent à Londres. Tu vas y prendre tes mots, maintenant?» l'interrompis-je. --«Tu parles comme une chronique de confrère,» reprit-il en riant. Encore un trait de sa vanité, cette joie devant l'épigramme, lorsqu'il en est l'objet, et que l'épigramme n'est pas très cruelle... «Et ce que j'en ai eu des chroniques rosses!... On avait bien envie de me faire payer _Adèle_ et _La Vaincue_. J'étais tranquille. Avec mon dialogue et la petite Favier!...» --«Qui est la petite Favier?» demandai-je. --«Comment?» s'écria-t-il, «tu ne connais pas la petite Favier?... Et ça prétend vivre à Paris!... Ce n'est pas que je te blâme de ne pas fréquenter les théâtres. Pour ce que l'on y donne... Il était grand temps que nous nous y missions un peu, nous autres jeunes...» --«Cela ne m'apprend pas qui est la petite Favier?» insistai-je. --«Hé bien! la petite Favier, Camille Favier, c'est la Duchesse Bleue... Et elle joue avec un talent, une fantaisie, une grâce!... C'est moi qui l'ai découverte. Elle était encore au Conservatoire, il y a un an. Je l'avais vue à son concours et jugée. Quand j'ai porté ma pièce aux gens du Vaudeville, je leur ai dit: «Je veux cette petite.» Ils me l'ont engagée, et elle est célèbre... J'ai la chance contagieuse. Tiens, il faudra que tu me fasses son portrait, le portrait dont il est question dans la pièce, la symphonie en bleu majeur! Ça te sera une jolie réclame, d'abord, au prochain Salon. Je porte la veine, je te répète. Et puis, c'est une tête pour toi: vingt-deux ans, un teint de rose-thé, une bouche triste au repos et tendre au sourire, des yeux bleus, pour finir la symphonie, d'un bleu pâle, pâle, pâle, avec un point noir au milieu, qui grandit quelquefois jusqu'à envahir toute la prunelle, des cheveux couleur de tabac d'Orient, et mince et souple, et jeune, jeune... Ça vit avec la maman à un troisième étage de la rue de la Barouillère, dans ton quartier. Hein! Est-ce bon, comme document humain, ce détail? On parle de la corruption du théâtre: neuf cents francs de loyer, une bonne à tout faire et la vue d'un jardin de couvent... Et ça croit à son art, et ça croit aux auteurs... Elle y croit trop!...» Il avait laissé tomber ces derniers mots avec un sourire sur lequel je ne me mépris guère. Tout son discours, d'ailleurs, avait été accompagné d'un regard insolent et sensuel, luisant et satisfait. C'est comme le _ça_, dont il ponctuait ses phrases, je lui ai toujours connu ce petit tic de langage, et toujours connu aussi, ce regard, quand il se vantait autrefois de ses bonnes fortunes. C'en était assez pour que je ne pusse pas douter des sentiments qu'il inspirait à la jolie actrice.--Qu'il inspirait!... Quant à ceux qu'il éprouvait lui-même en retour, ses coups de fourchette, en parlant, et les rasades de champagne qu'il se versait à même un grand verre rempli de morceaux de glace, me renseignaient suffisamment. Il racontait ses affaires intimes à très haute voix, avec cet apparent abandon des faux indiscrets qui fait croire à de l'étourderie, et masque si bien le calcul. Leur bavardage a toujours sa limite de prudence. D'ailleurs les convives qui mangeaient à la table voisine étaient trois généraux retraités en train de causer de l'Annuaire. Il eût fallu un coup de canon pour les faire se retourner. Le brouhaha du service--nous devions bien être trente ou quarante à dîner dans les deux salles à manger--achevait de couvrir les éclats trop vifs des phrases de Jacques. Aussi y avait-il quelque ridicule à parler bas, comme je faisais, pour questionner mon compagnon. Quel symbole pourtant de nos deux destinées! J'avais d'instinct, avant même de connaître Mlle Favier, toutes les pudeurs timides du sentiment dont Jacques avait toutes les joies: --«Tu lui fais la cour, voilà ce que signifie cet: elle y croit trop?» lui demandai-je. --«C'est elle qui me la fait,» dit-il en riant, «ou plutôt qui me l'a faite... Mais,» continua-t-il, «pourquoi ne te mettrais-je pas au courant, d'autant plus que la petite te racontera tout dans les cinq minutes, si je te présente?... Enfin, elle est ma maîtresse... Je crois bien que j'ai commis là une nouvelle gaffe. Avec ma réputation, l'argent que j'ai placé, celui de mes livres, mes relations, ma tournure, j'épouserais qui je voudrais, et il est temps. La poire est mûre... Mais si nous étions toujours raisonnables, nous ne serions que des bourgeois, pas vrai?... Et puis, elle a commencé... Si tu l'avais vue, pendant les répétitions, comme elle me dévorait des yeux, à la dérobée? Et j'avais mon grand air de n'y prendre pas garde. A coquette coquette et demie. Un auteur qui a une maîtresse au théâtre, quand il n'en a pas besoin pour se faire jouer, ça représente une grosse faute d'orthographe. Tu connais le proverbe: l'architecte ne trinque pas avec le maçon. Pourtant, après la première, et une fois la bataille gagnée, je me suis laissé aller... Et voilà encore un document humain: la petite Favier avait traversé le Conservatoire et les coulisses, et elle était sage, mon cher, _parfaitement sage_... Tu m'entends?...» --«Pauvre fille!» m'écriai-je involontairement. --«Mais non! mais non!...» répliqua Jacques en haussant les épaules. «Il faut toujours bien qu'il y ait un premier amant, et un Jacques Molan vaut bien un apprenti cabot du Conservatoire ou l'un des professeurs, comme c'est l'habitude, que diable?... Mais je suis sa poésie, à cette petite, son roman vécu, de quoi dire à ses amies, plus tard, qui trouveront sur la table de son cabinet de toilette un de mes livres, avec dédicace, comme par hasard: «Jacques Molan? Ce qu'il en a pincé pour moi!...» C'est le style de leurs souvenirs, à ces jeunes grues... Aussi j'ai été gentil, gentil. Elle a voulu que nous nous cachions de la mère, nous nous cachons de la mère. Elle a voulu des rendez-vous dans des cimetières, sur des tombeaux de grands hommes, et j'y suis allé... Non, là, me vois-tu, à mon âge, un bouquet de violettes à la main, attendant ma bonne amie, le coude sentimentalement appuyé à la grille et devant le saule d'Alfred de Musset, moi qui ne peux pas souffrir ce mauvais poète?... Enfin, une véritable idylle d'étudiants. Je te répète, c'est une bêtise. Seulement j'ai trouvé ça si aimable, si frais, les premiers temps. Ça me reposait de ce Paris où tout n'est que vanité.» --«Et maintenant?» interrogeai-je en pensant à part moi: «Comme ils se connaissent tout de même, ces observateurs attitrés du cœur humain! Celui-ci ose prononcer le mot de vanité!...» --«Maintenant?...» répéta-t-il, et il eut de nouveau dans ses yeux l'insolente et sensuelle expression de la fatuité gouailleuse. «Tu veux me confesser, scélérat? Maintenant, il y a deux mois que cela dure, et une idylle de deux mois, c'est un peu moins frais, un peu moins aimable, un peu moins reposant. Mais l'amour est comme la cuisine, il faut y pratiquer l'art d'accommoder les restes...» Un temps,--puis, sans transition, avec un autre registre dans la voix, devenue soudain moins impertinente et abaissée au diapason d'une confidence discrète: «Connais-tu la jolie Mme Pierre de Bonnivet?» --«Tu oublies toujours que je ne suis pas un peintre à la mode,» répliquai-je, «que je n'ai pas de petit hôtel dans la plaine Monceau, que je ne vais pas au Bois à cheval, le matin, et que je ne fréquente pas dans le noble faubourg, quoique j'y habite...» --«Ne confondons pas autour avec alentour,» répondit-il avec son assurance ordinaire. «La plaine, monsieur, le Bois, ça n'a rien de commun avec le Faubourg et la noblesse, d'abord, et la charmante personne dont il s'agit n'a rien de commun non plus, si ce n'est le nom, avec les vrais Bonnivet, ceux qui descendent du connétable, ami de François Ier...» --«Ça lui fait un imbécile de moins parmi ses ancêtres,» interrompis-je. «C'est un des avantages que la fausse noblesse a quelquefois sur la vraie.» --«Bon,» fit Jacques en haussant les épaules à cette boutade où j'avais assez sottement soulagé ma mauvaise humeur contre ses prétentions. «Tu donnes dans le _godant_ radical, révolutionnaire et café de province, _tu quoque, mî filî_? Ça ne te ressemble pas. D'ailleurs, ce n'est pas moi qui défendrai contre toi ce que tu appelles le noble faubourg. J'en ai vu assez pour n'y mettre plus jamais les pieds. On y a trop bon ton pour mon goût. Les salons à principes et à grande tenue, ce n'est pas mon genre. Je ne travaille pas dans les grandes dames, mais dans ce que j'appelle les demi-castors du monde, et, dans l'espèce, j'ai l'originalité de préférer la variété qui passe pour la plus ennuyeuse: le demi-castor pour hommes célèbres... Il y a une vingtaine de femmes à Paris qui tiennent le rôle, les unes titrées, les autres non, les unes jeunes, les autres moins, et toutes ayant la prétention d'être les unes des littéraires, les autres des politiques, les autres des esthètes, mais toutes des cérébrales, des intellectuelles, et de ne pas _marcher_. Hé bien! mon plaisir à moi c'est de les faire _marcher_, quand elles en valent la peine. Et si jamais je te montre Bonnivette, tu conviendras qu'elle en vaut la peine. D'abord sa maison a la conversation gaie et l'on mange bien. Ne prends pas cet air dégoûté. Après dix ans de Paris, même avec mon estomac, le dîner en ville devient la corvée des corvées, à cause de ce qui s'entend là et de ce qui s'y sert. Chez celle-ci la corvée est une fête, la table exquise, la cave merveilleuse. Le père Bonnivet, sans aucun _de_, a gagné des millions dans les farines, on m'a dit le chiffre, dix ou douze... Oublions-le, pour croire qu'il avait caché son blason pendant ce temps-là, comme les cadets du _peerage_ Anglais qui font du commerce. Toujours est-il que cette bru d'un farinier a autant d'aristocratie dans son petit doigt qu'une authentique duchesse dans toute sa personne, et elle est jolie, et spirituelle, et rouée, et coquette! Il ne lui suffit pas, à celle-là, que les hommes célèbres dont elle a la curiosité honorent son salon de leur présence, ou s'honorent de son salon, comme tu voudras. Il faut qu'ils soient amoureux d'elle, et ils l'ont tous été, je crois bien,--jusqu'ici...» --«Allons,» lui dis-je comme il s'arrêtait, «un bon mouvement, et raconte-moi cette autre aventure...» J'avais bien deviné que ce «jusqu'ici» et cette conférence passablement cynique sur un cas de vanité nobiliaire et mondaine aussi banal, cachait un nouveau mystère, et,--toujours la même incroyable suggestion de cette vibrante vitalité,--ce cynisme me froissait, la faconde de Jacques m'exaspérait, j'avais horreur de sa façon de sentir, si brutalement plébéienne sous des allures de dilettante, mais j'étais très intéressé par sa confidence, qu'il continua sans plus se faire prier. Il s'ouvre à moi, comme je l'écoute, avec délices, bien qu'il ne m'aime au fond pas beaucoup plus que je ne l'aime. Il sent d'instinct sa fascination sur moi et il s'y complaît. Nous en étions dès le collège, et cet étrange lien nous unira, jusqu'à la mort, à travers et malgré tout. Il reprenait donc: --«Il n'y a rien à te raconter, sinon que depuis je ne sais combien de temps la reine Anne--comme l'appellent ses intimes en jouant sur son prénom--refusait absolument de me connaître. Entre parenthèses, est-il choisi ce prénom d'Anne, et coquettement héraldique?... Je dîne quelquefois chez Mme Ethorel, sa cousine, qu'elle déteste. Je l'y rencontrais, et affectais, moi aussi, de ne jamais me faire présenter. Elle racontait à qui voulait l'entendre que je n'avais aucun talent, que mes livres l'ennuyaient tour à tour ou lui répugnaient, enfin le jeu classique d'une femme à la mode qui veut piquer un homme connu, en ayant l'air de ne pas se joindre au cortège de ses admiratrices. On a toujours des amis ou des amies pour vous rapporter ces amabilités-là... La _Duchesse Bleue_ est jouée, avec quel succès, je viens de te le dire, et, là-dessus, pourquoi? comment? changement à vue sur toute la ligne. Un de ses rabatteurs,--elle en a comme à la chasse, qu'elle recrute parmi ses soupirants plus ou moins domptés,--Senneterre, tu le connais bien? le grand blond qui tient quelquefois la banque, ici, me court après dans les salons du Cercle. D'habitude, nous nous disons: bonjour, bonsoir, et c'est tout. Au lieu de cela, des compliments à n'en plus finir, et une invitation à dîner au petit Club, dans le salon réservé aux femmes du monde. Il y a juste cinq semaines de cela... «A qui va-t-on me servir?» pensais-je en montant l'escalier. Et quelle est la première personne que je rencontre dans l'antichambre qui précède la salle à manger,--un des coins les plus jolis de Paris et les plus élégants, je te donne ce _tuyau_ en passant, pour une aquarelle mondaine,--Mme Pierre de Bonnivet...» --«Et ce fut comme avec la petite Favier,» interrompis-je. «A coquette, coquette et demie. Depuis que je te connais, tes histoires sont toujours les mêmes: elles consistent à jouer avec les femmes à qui aura le moins de cœur, et tu gagnes dix fois sur dix...» --«Ce n'est pas précisément aussi simple,» reprit-il sans se fâcher; «je me suis amusé, en effet, à lier partie avec la reine Anne, mais pas comme tu penses. Le rabatteur nous avait mis l'un à côté de l'autre à table. Ma parole d'honneur, j'aurais voulu que tu fusses là, caché, pour nous entendre. Ç'a été une causerie d'une douceur, d'une simplicité, d'une bonhomie, d'un fondant... la rencontre de deux belles âmes. Elle m'a dit du bien de toutes les femmes que nous connaissons, elle et moi, et je lui ai dit du bien de tous mes confrères. Nous avons déclaré d'un commun accord que cette grande bringue de Mme de Sauve n'a jamais eu d'amant, et que les romans du sieur Dorsenne sont des chefs-d'œuvre, que ce démon de Mme Moraines est un ange de désintéressement, et ce benêt de René Vincy un grand poète. Juge du degré de nos sincérités... C'était à croire que jamais ni elle ni moi n'avions soupçonné qu'un écrivain pût médire d'un autre, ni une femme du monde se faire courtiser hors du mariage... Nous avons pris notre revanche depuis, et nous en sommes, en ce moment-ci, à cet état de guerre aiguë que l'on déguise sous le joli nom de flirt. Je t'épargne le détail des étapes. Tant il y a qu'elle sait que la petite Favier est ma maîtresse, qu'elle m'en croit amoureux fou et qu'elle n'a qu'une idée: me voler à elle. Rompue comme elle est à bien des ruses masculines, elle s'est laissé prendre au piège qui a toujours réussi depuis que la terre tourne autour du soleil: chiper un amant à une autre femme, il n'y a pas de vertu qui tienne à cette sensation... Et le plus curieux, c'est que la reine Anne pourrait bien être une vertu. Oh! très faisandée. Mais enfin je ne serais pas étonné qu'elle n'eût jamais eu d'amant, tu m'entends encore, ce qui s'appelle un amant... D'ailleurs, elle en aurait eu vingt-cinq, le procédé aurait réussi encore. Je gagerais que dans le paradis terrestre, le serpent a tout uniment raconté à notre mère Ève qu'il se préparait à cueillir la pomme pour le compte de sa propre femelle...» --«Et Camille Favier?...» interrogeai-je. --«Naturellement, elle a tout deviné, ou je lui ai tout dit,--je ne sais pas mentir, moi,--en sorte qu'elle n'est pas moins jalouse de Bonnivette que Bonnivette n'est jalouse d'elle... Je ne me suis pas ennuyé depuis ces quelques semaines, je te jure. Car ç'a été vite, vite. L'époque est aux rapides, en galanterie comme dans le reste...» Nous en étions au dessert, et il pelait délicatement un quartier de poire au bout de sa fourchette de dessert, en donnant à sa confidence cette conclusion dont la brutalité cruelle me fit lui dire: --«Te voilà de nouveau entre deux femmes? C'est un jeu dangereux que tu joues là...» --«Dangereux?» interrompit-il avec sa jovialité confiante. «Et pour qui?... Pour moi? Heureusement ou malheureusement, je suis assuré contre ces incendies. Pour Mme de Bonnivet? Si elle ne m'aime pas, que risque-t-elle? Et si elle m'aime, hé bien! elle me devra de la reconnaissance. Souffrir, c'est sentir, et, pour les femmes de cette espèce, tout est là. Pense donc: _sentir!_... Mais je la crois aussi assurée que moi... Pour Camille? Hé bien! Camille, ça lui fera du talent...» --«Si une des admiratrices d'un de tes romans seconde manière, _Anciennes Amours_, ou _Martyre intime_, t'entendait pourtant?» lui dis-je encore, comme on nous apportait les bols. «Car, enfin, c'est à peu près le contraire de tout ce que tu as mis dans ces deux livres, ce que tu viens de me raconter là...» --«Hé!» fit-il. «Si l'on vivait ses livres, ce ne serait pas la peine de les écrire... Allons. Descendons vite pour prendre le café... Je tiens à ce que tu voies le commencement du premier acte. Je n'ai qu'une qualité, mais je l'ai ferme. Je compose. Une pièce ou un roman de moi, ça se tient, c'est serré, rien d'inutile. Et puis, le premier acte et le troisième, c'est ce qu'il y a de mieux dans la pièce. Mme de Bonnivet préfère le second et Camille le quatrième. Il y en a pour tous les goûts... Valet de pied, vite deux tasses de café et des cigares... Le temps de jeter un coup d'œil sur la Bourse d'aujourd'hui, et je suis à toi... Bon, l'Égypte unifiée est en hausse... Je gagne environ deux mille francs, sans copie. Entends-tu, sans copie? Et toi, comment places-tu ton argent?» --«Je ne le place pas,» dis-je avec mélancolie, «il reste où il est, en actions de père de famille,--je les tiens du mien,--qui rapportent le trois et le deux et demi.» --«Mais c'est absurde!» reprit Jacques, en allumant son cigare. «Je te conseillerai. J'ai de bons amis, un des Mosé entre autres, qui me renseignent. J'en sais aujourd'hui autant qu'eux... Si je n'étais homme de lettres, je voudrais être financier... C'est comme à la chasse, et un peu en tout, j'ai le coup d'œil... Dépêchons... La reine Anne est capable d'être revenue voir la pièce ce soir. Elle l'a déjà vue quatre fois... Si elle est là, ça te fera deux comédies au lieu d'une... C'est égal, je suis content de t'avoir retrouvé. En avons-nous dit, des bêtises, ce soir?... Les camarades sont comme le vin, il leur faut beaucoup d'années de bouteille, et puis, des marques comme toi, on n'en fait plus...» II Ce singulier éloge en était un dans sa bouche, car cet écrivain qui fut, à son heure et quand il l'a voulu, le peintre de toutes les subtilités, n'aurait aucun titre à présider une société de tempérance. Ce soir encore, tandis qu'au sortir de ce dîner nous gagnions en voiture le coquet théâtre où triomphait _la Duchesse Bleue_, il était un peu plus gai que ne le soupçonnaient les belles dames qui roulaient dans leurs coupés vers la même salle de spectacle, des divers coins du Paris fashionable. Quant à moi, je continuais d'éprouver, de subir plutôt, l'inexplicable attrait, si mélangé d'antipathie et d'admiration, dont j'ai déjà parlé. J'écoutais Jacques maintenant me raconter ses projets de nouveaux ouvrages, et j'oubliais ses horribles défauts de cœur et de caractère, pour admirer la richesse de cette imagination dont je voyais jaillir les idées, comme du sommet du Vésuve, penché sur le bord du cratère, j'ai vu bouillonner la masse sombre de la lave, tandis que des pierres de feu, de la grosseur d'un homme, sautaient en l'air avec un bruit de canon. C'est une atmosphère de puanteur et de suffocation. Le soufre fume sous vos pieds et les brûle. Vos yeux pleurent. L'haleine vous manque. C'est insupportable... Et ce déchaînement brutal d'une force de la nature vous tient là, malgré vous, hypnotisé. Jacques aussi est à sa manière une force de la nature, et sa vitalité d'artiste m'accablera toujours et m'accablait, ce soir-là, d'un hypnotisme pareil.--Toutes proportions gardées.--Car entre le formidable monstre exterminateur qui tord son panache de fumée au-dessus de Pompéi dévasté, et l'inoffensif volcan cérébral dont les fumeuses éruptions s'épanchent en des volumes jaunes à deux francs soixante et quinze centimes, ou bien se cristallisent en des trois, des quatre, des cinq actes de pièce, la différence est vraiment trop forte. Sans atténuation d'ironie, une telle comparaison serait un peu comique. Justifiée ou non, je m'abandonnais à cette sensation sans la discuter, et nous continuions, nous aussi de rouler vers le théâtre. C'était vrai, comme il l'avait dit dans son jargon de pseudo-clubman, qu'il portait la veine: fatigué jusqu'à la courbature par ma journée de lassitude morale, n'était-ce pas un bonheur inattendu, que cet emploi de ma soirée? La comédie avait la chance de m'intéresser. Il a tant de talent, ce fat égoïste. La comédienne avait la chance d'être jolie, quoique cette fatuité de Jacques eût sans doute transformé pour mon étonnement une simple grue du Conservatoire en un oiseau de paradis. J'ai trop souvent accompagné Claude Larcher dans la loge de Colette Rigaud pour n'être pas renseigné sur ces amoureuses de la rampe et leur fond de vulgarité. Il y a des exceptions partout, et Mme Pierre de Bonnivet, elle aussi, pouvait être une exception dans son espèce, quoiqu'une femme riche qui se pare d'un titre équivoque et collectionne des célébrités ne soit guère faite pour me plaire. En tout cas, il valait la peine d'accompagner Molan jusqu'au Vaudeville, rien que pour le plaisir de le voir entrer dans le théâtre. --«Nous allons passer par la porte des artistes,» m'avait-il dit, «rue de la Chaussée d'Antin. Il y a quelque chose de charmant ici, les deux petites baignoires d'avant-scène, et sur la scène même, au delà du rideau. On y accède par la coulisse. Pourvu qu'une des deux soit libre...» Il était descendu de voiture le premier, en m'annonçant ce détour; il avait salué le concierge, et il s'était engagé d'abord sous une voûte, puis dans un escalier de service, avec cette démarche, unique au monde, celle de l'auteur en vogue qui entre dans son journal, chez son éditeur, dans son théâtre. «C'est moi la maison...» semble-t-il dire avec tous ses gestes, et le pied se fait plus léger, la canne tressaille dans la main, les épaules roulent involontairement. Ce sont des riens: une manière de dire bonjour aux employés, un pli de bouche protecteur, une pose crâne du chapeau, un clignement d'yeux indulgent. Nous autres peintres et qui avons étudié l'art du portrait, c'est notre métier de saisir ces riens... Et ces employés, depuis le plus humble jusqu'au plus haut, depuis l'habilleuse jusqu'au régisseur, toute leur personne traduit un inexprimable et inconscient respect à voir passer «leur auteur», quelque chose comme l'émotion d'un rentier qui verrait marcher un de ses coupons. Chez quel marchand de tableaux connaîtrai-je jamais la joie d'inspirer un respect de cette sorte? Quand aurai-je, pour introduire un ami dans une exposition de mes toiles, l'orgueil, paisible et innocemment puéril, que Jacques déploya pour me faire ouvrir la porte de la petite loge, heureusement inoccupée, où nous nous assîmes, tandis qu'il me disait à voix basse: --«Le premier acte a commencé depuis cinq minutes. Tu comprendras tout de suite... C'est une ancienne maîtresse du duc qui essaie de rendre jalouse la duchesse... T'avais-je menti en te disant que la petite Favier est jolie, jolie?... Tiens, elle m'a vu... Par bonheur, c'est à un moment où l'autre lui débite un petit discours un peu long. Je lui aurais fait manquer sa réplique... Elle te regarde. Tu l'intrigues. Elle connaît les trois ou quatre camarades avec lesquels j'ai l'habitude de venir. Maintenant, écoute-la parler. Rien que le timbre, que la musique de sa voix, n'est-ce pas exquis? Écoute... Écoute aussi un peu ce qu'elle dit. C'est du Jacques Molan de derrière les fagots...» J'ai entendu, bien des fois depuis, _la Duchesse Bleue_, jusqu'à en savoir par cœur chaque phrase. J'en marquerais chaque temps,--ces temps que prennent les acteurs pour mieux souligner leurs effets. C'est une pièce très délicate et très fine, malgré la préciosité du titre. Elle enferme l'étude, infiniment ténue et trop juste, d'une jalousie rare, mais pourtant très humaine. C'est l'histoire d'un ami amoureux de la femme de son ami et qui reste fidèle à cette amitié dans cet amour. Jamais il n'a dit son sentiment à cette femme. Il ne se l'est jamais avoué à lui-même, et il ne peut pas supporter qu'un autre fasse la cour à cette jeune femme. Il finit par la sauver d'une chute irréparable, sans qu'elle sache que c'est lui, ni pourquoi. Et cette première scène où l'enfantine duchesse se confie à l'ancienne maîtresse de son mari, sans soupçonner quels souvenirs elle atteint dans ce cœur par l'évocation de ses propres joies, quelle merveille d'analyse émue, vibrante, tendrement cruelle, si l'on peut dire! Enfin, cette pièce est un petit chef-d'œuvre, du Marivaux à la date d'aujourd'hui,--un Marivaux à qui son esprit ferait mal et dont la gaieté légère serait de la dentelle sur une blessure. Mais la haute valeur de cette comédie, je ne l'aperçus pas dès ce premier soir, quoique Molan fût là pour m'en commenter les moindres détails. Le peintre en moi fut trop vivement saisi par l'extraordinaire apparition de cette Camille Favier dont mon ami m'avait dit avec tant de légèreté qu'elle était sa maîtresse. La baignoire, située presque à même la scène, me permettait de suivre les moindres mouvements de sa physionomie, ses plus furtifs clignements d'yeux, ses plus rapides froncements de sourcils. Je distinguais jusqu'aux couches de crème et de fard inégalement posées sur ses joues, jusqu'aux traînées de kohl sous ses paupières, jusqu'au prolongement de ses sourcils par le crayon noir, et de ses lèvres par le crayon rouge. Et, maquillée ainsi, jouant la comédie à deux pas, avec des acteurs dont les faces grimées ricanaient auprès de la sienne, elle réalisait d'une manière saisissante le type idéal retrouvé par les plus raffinés des artistes Anglais: Rossetti, Burne Jones, Morris, à travers les panneaux ronds des Florentins d'avant Raphaël. Ses traits fins étaient presque trop menus pour l'optique de la scène. Son front large, un peu bombé, semblait chargé de rêves. L'ovale allongé de son visage faisait flotter son sourire dans ses joues. Son nez droit, coupé un peu court, ennoblissait son profil. Ses lèvres renflées, abaissées aux coins, étaient tristes à la fois et sensuelles, voluptueuses et amères. Même ce maquillage donnait à cette beauté un charme particulier, et pour moi étrangement attendrissant, par le mélange du naturel et du factice. On devinait le rose de la joue sous le rose du fard, la frange des longs cils épais sous le crayon, la pourpre fraîche des lèvres sous le carmin, comme dans sa manière de jouer le personnage qu'elle représentait, une femme vraie, sincère et tendre transparaissait,--ou semblait transparaître. Enfin, mon impression fut si vive que Jacques s'en aperçut, et se mettant à rire: --«C'est le coup de foudre,» dit-il, «tu viens de recevoir le coup de foudre! Vous pouvez vous entendre, d'ailleurs,» continua-t-il, «elle a aussi peu de jugeotte que toi... Vos sublimes s'amalgameront, comme disait Saint-Simon de je ne sais plus qui, de Fénélon, je crois, et de Mme Guyon. Et maintenant, retourne-toi, et regarde,--sans regarder,--avec ta lorgnette, dans la quatrième loge du premier rang, à gauche... Tu vois une femme tout en blanc qui s'évente avec un éventail garni de volants de mousseline de soie, blanche aussi, une invention à elle?... C'est Mme Pierre de Bonnivet. Comment la trouves-tu? C'est amusant, n'est-ce pas, de jouer au jeu de l'amour et du hasard avec ces deux jolies créatures pour partenaires?...» Je regardai du côté que m'indiquait Jacques avec les précautions requises, et j'eus bientôt dans le champ de ma jumelle cette rivale mondaine de la bohémienne Camille Favier. L'insolence de fatuité où se carrait mon camarade me parut alors justifiée, et au delà, par la beauté de cette élégante femme qui coquetait avec lui, comme il me l'avait raconté, davantage sans doute. Je le connaissais trop hardi compagnon pour qu'il ne fût pas allé très vite de privauté en privauté. Si Camille rappelait, même sous son rouge et ses mouches, les Psychés et les Galatées des plus suaves d'entre les P. R. B.--_Preraphaelite Brothers_,--Mme Pierre de Bonnivet, elle, avec son nez un peu busqué, son menton volontaire, la ligne mince de sa joue, la finesse de sa bouche hautaine, avait une beauté à justifier des prétentions plus aristocratiques encore que l'hérédité du célèbre connétable. Comment, issue d'une famille bourgeoise,--j'ai su depuis qu'elle était, de son chef, une Taraval,--évoquait-elle inévitablement le souvenir d'une des princesses chères à Van Dyck, ce maître incomplet, qu'aucun autre n'a pourtant égalé, dans l'art de noter la race, les atavismes d'indomptable orgueil et d'héroïque énergie cachés sous les fragilités de la grâce féminine? L'habitude de la richesse pendant deux ou trois générations produit de ces mirages. Il est certain que le peintre de la divine marquise Paola Brignole du palais Rouge, à Gênes, n'a jamais trouvé de modèle plus conforme à son génie. Seul, son pinceau aurait bien reproduit l'éclat particulier de ce teint dont la blancheur mate n'était pas de l'anémie,--les lèvres rouges le disaient assez,--avec la nuance des cheveux, très blonds, qui pâlissaient aux lumières. Rien qu'à voir saillir les épais rouleaux de ces cheveux d'or cendré au-dessus de sa nuque, quand elle se tournait de profil, on reconnaissait la vitalité physiologique d'une de ces fausses maigres qui cachent sous des sveltesses de sirène des estomacs de capitaine de dragons. Les brides du chapeau mauve qui la coiffait n'empêchaient pas de deviner le cou mince, un peu long, mais bien musclé, de même que les gants révélaient une main nerveuse, aux doigts un peu longs aussi; et le buste se dessinait à chaque mouvement, dans les blancheurs souples du corsage en crêpe de Chine, si jeune, si élégant, si plein. Mais ce que cette créature de luxe eut aussitôt pour moi de significatif jusqu'à l'obsession, ce furent ses yeux, des yeux bleus comme ceux de l'autre, avec cette différence que le bleu des prunelles chez Camille Favier rappelait invinciblement le bleu des pétales d'une fleur, de quelque délicate et vivante pervenche, au lieu que les prunelles de Mme de Bonnivet avaient dans leur azur l'éclat du métal ou de la pierre précieuse. Ils donnaient dès leur premier regard l'idée de quelque chose d'implacable malgré le charme, de dur et de froidement dangereux dans le magnétisme. C'étaient des yeux comme on en imagine aux nixes et aux ondines, en lisant les légendes du Nord, des yeux à ne pas croire possible que de vraies, de douloureuses et chaudes larmes les eussent jamais mouillés. Et pour achever cette sensation singulière de cruauté dans la grâce, quand la jeune femme riait, ses lèvres se relevaient un peu trop dans les coins, découvrant des dents aiguës, serrées, très blanches, presque trop petites, comme celles d'une bête de chasse et de morsure. En essayant aujourd'hui de retrouver exactement les impressions qui me saisirent devant les deux complices de Jacques Molan dans son jeu favori de l'amour sans cœur, je me rends compte que ma connaissance actuelle de leurs caractères influe sur mon souvenir de cette première rencontre. Je ne crois cependant pas donner à ce souvenir une retouche trop forte. Je m'entends encore, tandis que des applaudissements montaient de l'orchestre, sombre d'habits noirs, et descendaient des loges rayonnantes de toilettes, vers la petite Favier, oui, je m'entends disant à Jacques: --«Tu choisis bien, quand tu t'y mets.» --«On fait ce qu'on peut,» dit-il en hochant la tête. --«Je me demande,» continuai-je, «avec des maîtresses de cette beauté-là...» --«Une maîtresse,» rectifia-t-il. «Mme de Bonnivet n'est pas ma maîtresse.» --«Pour ce que je veux dire,» repris-je, «cela revient au même. Je me demande donc comment tu t'arranges pour échapper à la chronique, au roman à clef, enfin à tous les jolis procédés de polémique habituels à tes confrères?...» --«Je suis comme Proudhon,» répondit-il en riant, «de qui Hugo prétendait qu'il avait de la peau de crapaud dans sa poche. Il paraît que ce talisman sauve de tous les dangers...» --«Et tu crois que cette chance-là durera toujours?... Et puis, il n'y a pas que les confrères, il y a ces femmes elles-mêmes...» --«Elles?» fit-il; «axiome, comme eût dit ce badaud de Larcher: une femme est le meilleur antidote contre une autre femme. C'est pour cela...» Et le pommeau d'or de sa canne de jonc me montra la salle d'abord, puis la scène. --«Et les vengeances de dépit? Et le vitriol et le revolver? Et le reste?... A ta place, il y a une de ces deux créatures à laquelle je ne me fierais pas.» J'avais moi-même imperceptiblement tourné la pomme de ma canne du côté de la salle en disant ces mots, pour lui expliquer que je voulais parler de Mme de Bonnivet. --«Vraiment! la belle reine Anne te donne l'impression, à toi aussi, d'un coquet oiseau de proie, d'un petit faucon rageur avec lequel il ne faudrait pas trop badiner... Hé bien! si tu veux,» continua-t-il en se levant, «l'acte est fini, je vais te présenter à l'une et à l'autre. C'est très drôle. Croirais-tu que, dans mes histoires, j'ai toujours plus ou moins besoin d'un _regardeur_. Quand on pense qu'il y a eu des sots pour blâmer, dans les tragédies classiques, l'emploi des confidents. A mon avis, il n'est pas de personnage plus naturel...» Il me prit le bras, en prononçant cette phrase d'une si naïve outrecuidance par laquelle il m'assignait ce rôle de témoin, de satellite emporté dans l'orbite de son soleil. Chose étrange, je suis si réellement créé pour ces rôles de second, d'un Pylade auprès d'un Oreste, d'un Horatio auprès d'un Hamlet, que ce sans-gêne ne me blessa point. Hélas! Il était écrit que je serais un raté, toujours et partout, même comme Horatio. Quelle ironie que d'avoir pour Hamlet l'implacable égotiste qui me guidait vers la loge de la petite Favier; et je le suivais docilement, d'abord à travers les décors que les rudes mains des machinistes déplaçaient en hâte, puis par un escalier rempli d'un peuple d'habilleuses et de figurants, enfin par des couloirs percés de portes derrière lesquelles s'entendaient des rires, des chansons, des discussions, des bruits d'eaux vidées précipitamment, et jusqu'à des termes de parties de cartes. De ces coulisses, dont le nom fait rêver les bourgeois jeunes et vieux, je n'avais jusqu'ici connu que celles de la _Comédie Française_, où j'ai si souvent accompagné ce malheureux Claude. Elles ont cette correcte mais un peu conventionnelle respectabilité qui gâte trop souvent le jeu des sociétaires et des pensionnaires de la célèbre maison. Mon horreur de la prétention me les a toujours fait peu aimer, ces couloirs de la Comédie, si élégants d'aspect avec leurs portraits séculaires, leurs bustes vénérables, la tenue de leur foyer-salon. J'y ai subi plus qu'ailleurs le désenchantement du contraste entre le spectacle et son revers, entre le prestige théâtral et sa cuisine. Au contraire, dans les coulisses des théâtres plus simples, où des amis m'ont entraîné, aux _Variétés_, au _Gymnase_, au _Vaudeville_ ce soir-là, j'ai senti ce que comporte de pittoresques antithèses, de souple improvisation, d'énergie animale, le bizarre métier de comédien. Le hasard voulait que cette fois je prisse, en compagnie de Jacques Molan, après m'être rongé d'impuissance la journée entière, une cure complète de vitalité. N'entendîmes-nous pas, au moment où nous frappions à la porte sur laquelle se voyait écrit le nom de Mlle Favier, le dialogue suivant, échangé entre deux messieurs en redingote et en chapeau de ville, mais leur face rasée et leurs joues bleuâtres révélaient deux acteurs, de cette troupe ou d'une autre: --«Je n'ai pas été bon, l'autre soir, dans mon nouveau rôle?...» interrogeait l'un; «dis-moi la vérité...» --«Mais si. Mais si, tu as été bon,» répondait l'autre, «il n'y a qu'une chose qui te manque...» --«Laquelle?» --«C'est de te camper là, planté sur tes deux pieds, et de regarder le public, bien dans l'œil, en lui disant: _Vous savez, tas de mufles que vous êtes, je me f... de vous..._» --«Sais-tu que cet animal vient de formuler d'un mot peu académique tout le secret du succès dans tous les arts?» me dit Jacques Molan qui se mit à rire: «Entre nous, et puisque nous sommes en amitié ce soir, cet aplomb-là te manque un peu, à toi aussi. Si je te voyais plus souvent, je te le donnerais...» Il ne se doutait pas, en disant ces phrases, à quelle place malade de ma conscience d'artiste il touchait, si gaiement, si durement aussi, et je ne lui répondis pas ce que j'avais sur les lèvres: «Cela prouve la bassesse et la brutalité du succès, voilà tout, et que l'artiste qui réussit cache trop souvent un charlatan...» Il venait de heurter à la porte de la loge. Une voix avait répondu: «Qui est là?» Puis, sans qu'on attendît la réponse, la porte s'était ouverte d'elle-même, et Camille Favier était apparue avec un sourire de bonheur sur son joli visage, qui se changea en une expression contrainte, lorsqu'elle vit que son amant n'était pas seul. --«Ah!» dit-elle, presque confuse, «je ne croyais pas que vous amèneriez quelqu'un, et ma loge est en désordre.» --«Cela ne fait rien,» dit Jacques, en la repoussant doucement d'une main vers le fond de cette loge et m'introduisant de l'autre. «Monsieur n'est pas quelqu'un, comme vous semblez le croire, petite Duchesse bleue... Monsieur est un ami, un très vieil ami, et c'est aussi un peintre, un très grand peintre, entendez-vous. Tous nos amis sont de grands hommes. Saluez... Il est habitué au désordre de son propre atelier. Soyez donc tranquille... Il m'a demandé la permission de vous être présenté, parce qu'il a depuis très longtemps l'idée de faire votre portrait...» Il me poussa du coude, pour que je ne démentisse pas ce coup de pouce donné à la vérité. «J'allais oublier de vous le nommer: Monsieur Vincent La Croix... Ne lui dites pas que vous avez vu de ses œuvres. Il ne vous croirait pas. Il n'expose guère. Il est de l'école des timides. Vous êtes avertie... Et maintenant que la glace est rompue, nous pouvons nous asseoir...» --«Vous pouvez vous asseoir,» dit la jeune femme en riant. Le boniment blagueur de mon compagnon, peu obligeant pour moi dans sa familiarité gouailleuse,--mais comment s'en fâcher?--l'avait déjà transformée. «Vous me permettrez bien, pourtant, de faire un peu le ménage?...» continua-t-elle, et, avec une adresse presque incroyable de rapidité, elle étend une serviette propre sur une cuvette pleine d'eau savonneuse où elle venait de se laver les mains. Elle roule et jette sous la table à toilette d'autres serviettes tachées de rouge ou de blanc. Elle rebouche trois ou quatre boîtes de pommade, drape un peignoir rose sur une chaise où j'avais pu voir un corset de coutil passablement fatigué, celui qu'elle mettait à la ville, par économie. Elle avait pour vaquer à ces petits soins un de ces sourires d'enfant qui donneraient de la grâce à un épluchage de légumes dans une cuisine empestée par l'oignon, et comme elle nous disait: «Voilà...» elle poussa un petit cri. Elle venait d'apercevoir une paire de bas d'un vert pâle à baguettes d'argent, ceux qu'elle portait à l'acte, en train de s'étaler sur le bord de la fenêtre fermée. Elle les saisit, avec une brusquerie effarouchée où je me plus à discerner un petit frisson de pudeur. C'était un peu de sa nudité, ces bas de soie où se dessinait encore la forme de sa fine jambe et de son pied menu. Elle les cache dans le premier objet qu'elle trouve sous sa main et qui était un carton à chapeau. «Cette fois, ça y est,» conclut-elle, et se tournant vers Jacques: «Pensez que je prévoyais votre visite et que j'ai changé de costume en dix minutes, montre en main. Vous n'aurez pas à subir l'habilleuse, puisque cette pauvre femme vous déplaît...» Et, caressante à la fois et intimidée: «Vous avez été contente de moi, ce soir? J'ai bien joué ma grande scène?...» Si elle m'avait séduit, dès le moment où je l'avais vue apparaître sur les planches, par un charme de finesse native et de grâce ingénue, combien ce charme opérait avec une plus puissante magie dans ce cadre grossier et plus indigne d'elle encore! Cette si simple loge, si désordonnée, si dépourvue d'étoffes et de bibelots, où tout sentait l'improvisation, l'à peu près et l'économie, me rappelait, par le contraste, les somptuosités et les raffinements de la loge où trônait aux Français cette coquine de Colette Rigaud.--Ah! si Colette avait eu pour Claude, quand j'accompagnais chez elle ce malheureux garçon, l'évident amour que la Duchesse bleue montrait à Jacques Molan par l'accent de ses moindres mots, l'ardeur de ses moindres regards, la fièvre de ses moindres gestes! Enfant délicieuse, et comme elle aimait, comme elle se donnait, par tout son être, avec quel naturel et quelle spontanéité! Divine tendresse dont mon camarade de ce soir ne jouissait que par vanité! Je sentais si bien qu'il se complaisait, en causant avec cette adorable maîtresse, à diriger devant moi une simple _performance_. Ses yeux s'étaient faits plus brillants au lieu de se faire tendres. Je le voyais qui m'étudiait dans une glace suspendue en face de nous, au lieu de regarder la pauvre amoureuse à laquelle il répondait cependant: --«Vous avez été exquise, comme toujours. Demandez à Vincent si je ne le lui ai pas dit?...» --«Vrai, monsieur?» demanda-t-elle. --«Très vrai,» répondis-je. --«Et il y a eu de l'écho chez lui, je vous assure,» continua Jacques. --«Alors, j'ai réellement bien joué ma scène,» fit-elle avec un naïf éclair de contentement dans ses prunelles, puis ses sourcils se froncèrent, et, hochant sa jolie tête: «hé bien! cela m'étonne...» --«Pourquoi?» interrogeai-je à mon tour. --«Voilà ce qu'il ne fallait pas lui demander,» fit Jacques en riant. «Je sais d'avance ce qu'elle va te répondre.» --«Non!» dit-elle vivement, et sa bouche frémissante retomba tout à coup au pli amer qu'elle avait si naturellement au repos. «Ne l'écoutez pas, monsieur. Il va me plaisanter, et c'est mal à lui, c'est très mal, sur une de ces impressions nerveuses comme nous en avons tous, et lui aussi, et vous, monsieur, j'en suis sûre... N'est-ce pas, que vous connaissez ce frisson d'antipathie devant certaines personnes dont la seule présence vous glace à vous enlever du coup vos moyens, votre mémoire, tout votre esprit?... Enfin, c'est comme si on ne pouvait pas respirer le même air qu'elles, sans étouffer...» --«Si je les connais, ces antipathies!...» m'écriai-je. «Mais je les ai pour des gens que je rencontre par hasard, que je n'ai jamais vus, qui ne me sont de rien, et leur simple approche m'est intolérable, comme si c'étaient mes ennemis déclarés... Autrefois je résistais à ces instinctives répulsions. J'ai trouvé à l'expérience que j'avais toujours eu tort de n'y pas céder, et, j'en suis sûr aujourd'hui, une antipathie de cette espèce, ou forte, ou légère, est une seconde vue de la nature, un avertissement infaillible qu'un danger nous menace et qu'il nous viendra par l'être dont l'existence nous gêne ainsi...» --«Vous voyez,» dit Camille en se tournant vers Molan, «que je ne suis pas si ridicule...» J'avais deviné aussitôt le nom de la personne dont la présence dans la salle déconcertait de la sorte la frêle nymphe de Burne Jones, transformée, de par la mauvaise fée qui présidait à son destin, en une pauvre diablesse d'actrice, amoureuse de l'écrivain de Paris le moins capable d'aimer. Je n'eusse pas deviné ce nom, d'ailleurs, que Jacques ne m'eût pas laissé longtemps dans cette ignorance. Il n'est cependant pas plus mauvais qu'un autre. Je lui ai même connu de bons mouvements, voire de la générosité. A ma connaissance, il a obligé de sa bourse des confrères qui l'avaient plus ou moins diffamé. Comment concilier cela avec des duretés, doublées d'indélicatesse, celle par exemple qui lui fit me nommer la rivale de sa maîtresse, à la minute même où il voyait la gentille enfant si troublée?--C'est tout simple. Il n'y a pour lui ni bien ni mal, ni dureté ni générosité. _Il y a la galerie_, et un seul témoin suffit pour la lui composer, cette galerie qui suscite à son amour-propre maladif les meilleures actions tour à tour et les pires, des magnanimités et des vilenies. En faisant le «regardeur» auprès de lui, comme il disait, j'ai vraiment compris combien ont raison les casuistes qui prétendent que nos actions ne sont rien et nos mobiles tout. Ses mobiles, à lui, je pouvais les voir aussi distinctement que des rouages de montre à travers une boîte de cristal. --«Elle te parle par énigmes,» dit-il en s'adressant à moi, avec un éclair dans ses prunelles qui signifiait: «Tu vas voir si j'ai diagnostiqué juste et si elle m'aime.» Deux vanités à satisfaire à la fois: celle de l'observateur et celle du séducteur, comment ce Trissotin Don Juan y eût-il résisté? et il continuait: «Je vais t'amuser en te révélant le nom de la spectatrice qui la trouble ainsi ce soir... Elle n'est pas si compliquée que toi, et c'est une femme tout simplement qui lui donne cette impression de _jettatura_...» --«Jacques!...» s'écria l'actrice d'une voix suppliante, sans prendre garde que l'emploi de ce prénom trahissait leur secret plus encore que l'odieuse taquinerie de son amant. --«Je vous avertis que Vincent est un de _ses_ admirateurs,» insista celui-ci, malgré cet appel. --«Ah!» fit Camille, en me regardant avec une soudaine défiance, «il la connaît?...» --«Il veut vous taquiner, mademoiselle,» répondis-je, «car je n'ai vu dans la salle absolument aucun visage sur qui je pusse mettre un nom...» --«Alors, c'est moi qui suis un menteur,» reprit Molan, «et tu ne m'as pas dit tout à l'heure que Mme Pierre de Bonnivet était un Van Dyck descendu de la cimaise, comme la Duchesse bleue est, toujours d'après toi, un Burne Jones qui marche... Il ne faut pas vous étonner, Camille. C'est leur manie, à ces peintres, ces comparaisons avec des tableaux. Pour eux une femme ou un paysage c'est un morceau de toile auquel il ne manque plus qu'un cadre. Cette petite infirmité est à leur esprit ce que la tache d'encre est à nous autres,» et il montra qu'en effet, malgré son élégance trop piochée d'homme de lettres qui fait l'homme du monde, une toute légère trace noire maculait le doigt du milieu de sa main droite, celui qui tient la plume. «C'est comme le fard à vos joues, à vous comédiennes, la petite marque professionnelle... Oui ou non, m'as-tu dit cela de Mme de Bonnivet?...» --«C'est vrai, je t'ai dit cela,» répondis-je vivement, «mais ajoute que c'est toi qui m'as montré cette femme et que je ne lui ai jamais été présenté. Et je t'ai dit encore que je lui trouvais des yeux d'une dureté affreuse et l'air mauvais. Malgré toute sa beauté, toute son élégance, toute sa finesse, pour moi elle est presque laide, plus que laide, repoussante... Et je comprends absolument l'impression de Mlle Favier...» Le regard de reconnaissance que me jeta l'actrice équivalait à un nouvel aveu de sa liaison avec mon ami. D'ailleurs, elle ne pensait pas plus à se cacher de cette aventure que lui-même. Avec une différence toutefois. Elle ne pouvait se retenir de sentir tout haut parce qu'elle était trop émue, et lui, il n'étalait leur intrigue que parce qu'il n'était pas ému du tout. Il le surprit, ce regard, et, reprenant son ton de plaisanterie: --«Et leurs sublimes s'amalgamèrent aussitôt. _Amen_,» dit-il en bouffonnant. «Hé bien! Camille, vous voyez si je suis gentil. Je vous ai amené quelqu'un avec qui vous pourrez parler. Il vous comprend déjà. Jugez quand il aura fait votre portrait!... Car il le fera, et pour moi encore, j'y tiens... Est-ce convenu?...» --«Vous ne savez pas si monsieur votre ami a le temps en ce moment?...» fit-elle. «Vous allez... Vous allez...» --«Puisque je vous dis que nous ne sommes venus que pour cela,» répondit-il en répétant son mensonge que je continuai à ne pas relever. J'eusse plutôt tremblé que ce projet de portrait si gratuitement improvisé ne se réalisât point. «Mais le temps passe, il faut que vous soyez en scène au commencement de l'acte. A tout à l'heure...» Et comme je disais: «Adieu, mademoiselle.»--«Mais non,» continua-t-il, «pour toi aussi, c'est à tout à l'heure. N'est-ce pas, Camille?...» --«Certainement,» fit-elle en riant. Je voyais à ses yeux qu'elle subissait le passage d'une petite émotion: «Vous me permettez de dire un mot à votre ami?» ajouta-t-elle en s'adressant à moi. --«Bon!» pensai-je. «Elle va lui faire quelque reproche, et elle aura raison.--L'adorable créature, et qu'il la mérite peu!...» Et je tombai dans une mélancolique rêverie qui contrastait avec l'endroit où je me trouvais au moins autant que la délicate sensibilité révélée par chaque geste, par chaque parole de la jeune actrice. Nous n'étions pas restés un quart d'heure avec elle, et ces quinze minutes avaient suffi pour que l'aspect du corridor changeât. Une fébrile hâte annonçait maintenant le tout prochain lever du rideau et la peur d'arriver trop tard. L'avertisseur allait, frappant aux portes ici et là. De petits cris lui répondaient. Les visiteurs prenaient congé rapidement. La partie de bésigue continuait dans une loge voisine, celle d'une comédienne qui ne jouait qu'au dernier acte, et le prononcé monotone des formules consacrées, rendait cette hâte plus sensible encore par la lenteur de la numération: «Quarante... Deux cent cinquante... Quatre-vingts de monarques... Deux cent cinquante...» --«Me voici,» dit Jacques, qui interrompit ma méditation en me touchant l'épaule, «regagnons vite notre baignoire... Si Camille ne m'y voit pas dès sa rentrée en scène, elle me cherchera dans la loge de Mme de Bonnivet, et elle n'aura pas tous ses moyens...» --«Pourquoi, aussi, t'amuses-tu à exciter sa jalousie?» répondis-je. «Comme tu peux être dur!... Tu lui as fait de la peine, tout à l'heure. Elle était fâchée...» --«Fâchée?» s'écria-t-il, et il répéta: «Fâchée?... Et la preuve: elle vient de me demander de la reconduire jusque chez elle, ce soir. Sa mère ne vient pas la prendre... Fâchée? Mais les femmes adorent ces taquineries. Ça les occupe d'abord, et puis elles sont comme toutes les méchantes bêtes,--ne tique pas,--on ne les dompte qu'en leur faisant mal... Je tiens à ce que tu connaisses vraiment la rivale, maintenant. Vers le milieu de l'acte, Favier sort du théâtre, je monte dans la loge de Mme de Bonnivet, je lui demande la permission de te présenter... C'est une autre femme, tu verras...» III Aujourd'hui que je repasse le détail de tous ces souvenirs,--à l'encre, comme on fait pour un crayon à demi effacé sur un album de route,--je comprends nettement une vérité qui m'échappa sur la minute même. Molan avait eu trop raison quand il m'avait plaisanté sur le coup de foudre. J'étais devenu amoureux de Camille Favier, dès le moment où je l'avais vue apparaître sur la scène, avec ce visage d'une beauté si fine, si souffrante, si pareille au type d'art d'un Maître que j'ai beaucoup étudié. Amoureux?... Coup de foudre?... Ces mots bien graves, bien tragiques, conviennent mal à une émotion qui en est restée presque au rêve. Pourtant cette petite actrice, dont je ne savais rien, sinon qu'elle disait très juste et qu'elle était la maîtresse d'un auteur à la mode, avait touché aussitôt une des fibres les plus vivantes de mon cœur. Malgré les vantardises de Molan, malgré la grâce enfantine de son accueil, ce pouvait être une rouée ou une intrigante. A coup sûr, c'était une ingénue très déniaisée, puisque, de l'aveu de mon camarade, le siège de sa vertu n'avait rien eu de commun, ni comme longueur, ni comme difficulté, avec le siège de Troie ou seulement celui de Paris. On ne pense pas à tant réfléchir quand le cœur est pris, et le mien l'était. Oui, cette enfant occupait déjà une place si à part dans ma sensibilité que l'idée de son départ du théâtre avec Molan, le soir même, m'infligea une étrange tristesse. Encore une fois, c'est à distance que je m'explique ces impressions; alors, je me contentais de les subir. Assis dans la baignoire et ma lorgnette de nouveau en main, je crus de bonne foi que cette tristesse provenait de constater après tant d'autres cette banale et toujours décourageante évidence: les hommes les plus aimés sont ceux qui aiment le moins. Et puis, l'habitude ne m'a pas blasé, ni l'âge, sur la déloyauté en amour. Je n'ai jamais pu mentir à une maîtresse, même à celles que l'on prend, comme une cuisinière d'extra, pour huit jours. A vrai dire, je n'ai pas beaucoup connu cette espèce. Mes caprices à moi ont duré des huit années, et j'y ai connu des déceptions qui devraient me rendre indulgent pour les ruses des hommes à l'égard des femmes. Les roués à la Jacques Molan, c'est notre revanche, à nous autres cocquebins qui n'avons jamais su nous faire aimer, simplement parce que nous aimions. Peut-être aurais-je éprouvé, dans cette baignoire du _Vaudeville_, et par cette étrange soirée, ce sentiment peu délicat mais trop naturel: la joie de la corporation vengée, si la victime de cette vengeance n'avait pas été cette pauvre petite Duchesse Bleue. Quand elle revint en scène, la pitié me prit, à observer l'éclat plus heureux de ses prunelles, la verve plus joyeuse de son jeu, le visible frémissement, dans sa souple et nerveuse personne, d'une amante qui se croit aimée. Lorsqu'elle eut disparu dans les coulisses, cette pitié grandit jusqu'à se transformer en indignation: mon ami se levait avec une malicieuse physionomie de gamin qui joue un bon tour à une surveillance gênante. En le regardant de loin, entrer dans la loge de Mme de Bonnivet, je monologuais avec moi-même, non sans amertume: --«Pourquoi faut-il,» me disais-je, «que l'on ne plaise aux femmes qu'en étant aussi femme qu'elles, au pire sens du mot?... Cette charmante Camille est heureuse en ce moment. Elle se déshabille et se rhabille avec la gaieté d'une brave créature qui vient d'aller au feu et de gagner une bataille pour celui qu'elle aime. Elle lui a si joliment joué tout cet acte... Elle n'a pas les épaules tournées qu'il la trahit... Et cette trahison double le plaisir qu'il goûte à manœuvrer auprès de l'autre. La coquine la plus coquine a-t-elle jamais eu les yeux allumés par le désir de plaire comme cet écrivain notoire les a en ce moment?... Et il donne la main aux deux hommes qui sont auprès de la dame, avec une cordialité!... Il y en a bien un qui est le mari, et l'autre sera sans doute un rival... Bon! le voici qui parle de moi, car les mauvais yeux bleus me lorgnent. Suivons la pièce. Ce sera plus digne et aussi plus agréable. Il y a belle lurette que je le sais: les poètes, les romanciers et les auteurs dramatiques n'ont de cœur qu'en littérature. Ce serait si doux cependant d'estimer la sensibilité de quelqu'un dont on admire le talent... Au lieu de cela, neuf fois sur dix, plus un artiste est tendre dans son œuvre, moins il est tendre dans sa vie... Quelle misère!...» Me parlais-je à moi-même en toute franchise? Non, hélas! Je le sentais dès lors vaguement. La perfidie de Molan, par elle seule, ne m'aurait pas révolté ainsi. Appliquée à une autre personne qu'au petit Burne Jones du _Vaudeville_, je l'eusse plutôt trouvée assez «farce,» comme nous disions à l'atelier. Surtout je me fusse diverti de sa mine un peu penaude, quand il revint dans notre commune baignoire: --«Tu n'as pas tout à fait l'air triomphant que conseillait le truculent personnage de tout à l'heure: _en face du public, là, bien dans l'œil, vous savez, tas de mufles_... et le reste...» lui dis-je. «Tes affaires semblaient cependant bien marcher, à distance?...» --«Trop bien,» fit-il en haussant les épaules, «Mme de Bonnivet m'a invité à souper chez elle, après le spectacle...» --«Et la petite Favier?» demandai-je. --«Tu as mis le doigt sur la plaie,» répondit-il. «Je lui ai promis de la reconduire. Je ne peux pourtant pas la lâcher au dernier moment, je mériterais trop moi-même d'être mis dans le tas dont parlait cet inimitable professeur d'énergie... Et si je me dégage à présent, va te promener, elle me savate la fin de ma pièce.» --«Tu penses à tout,» lui dis-je, avec une ironie à laquelle il ne prit pas garde. «Hé bien! lâche Mme de Bonnivet. Celle-là ne te joue pas de pièce, et c'est assez dans la ligne de conduite que tu m'as confessée tout à l'heure: à coquette coquette et demie... Elle t'invitera une autre fois...» --«En attendant, j'ai accepté,» interrompit-il, «et la coquetterie, cette fois, c'était d'accepter... Ce serait trop simple de jouer au plus fin avec les femmes, si ce jeu consistait à toujours feindre la froideur. Il y a des moments où il faut leur tenir la timbale haute, et elles grimpent à la perche avec d'autant plus d'ardeur. Il y en a d'autres où il faut être à la merci de leur plus léger caprice... Enfin, je te répète que j'ai accepté... Il s'agit de trouver le moyen de me dégager de Camille...--Bon,» dit-il, après un moment de silence, «je crois que j'y suis... L'amalgame de vos deux sublimes m'y aidera. Mais il faut que tu veuilles bien. Tu veux bien?... Alors je vais te présenter à Mme de Bonnivet. Elle t'invitera à souper aussi. C'est une femme comme ça... Tu refuseras...» --«J'aurais toujours refusé,» fis-je, «sans te demander ton avis. Mais je ne comprends pas le rapport...» --«Tu comprendras plus tard,» dit-il, et ses prunelles exprimaient de nouveau la joie de la _performance_ exécutée devant un témoin complaisant: «laisse-moi le plaisir de t'intriguer, et promets-moi aussi de te prêter à une autre chose que je te demanderai. Hé! Rien de mal, belle âme. Voici l'entr'acte. Avant de monter chez la reine Anne, allons de nouveau saluer Camille. C'est dans le plan... Hein! quelle bonne salle ce soir, comme tout porte!...» La toile était tombée en effet, parmi des applaudissements de plus en plus nourris et des rappels enthousiastes, tandis que Jacques m'associait de la sorte, en me consultant à peine, à son énigmatique projet de rouerie. Je pensai bien, une minute, à refuser cette complicité. Elle ne s'accordait guère avec mon indignation de tout à l'heure. Ce scrupule ne tint pas contre la curiosité de savoir par quel détour ce Monsieur Célimène de la littérature s'échapperait du piège où il s'était pris lui-même. Du moins je me donnai ce prétexte, sur le moment. Aujourd'hui je crois bien que je cédai surtout, et simplement, à l'attrait qui me portait vers la jolie actrice. L'on ne devrait jamais être trop sévère pour les trahisons d'un autre. Les plus scrupuleux sont prêts à les accepter, à les aider, quand elles s'accordent avec leur secret désir. La vérité cynique, la vraie, c'est que je n'avais plus la moindre idée de blâmer Molan lorsque nous nous engageâmes de nouveau dans les coulisses pour gagner le réduit où le pseudo Burne Jones nous attendait--comme les actrices attendent.--Celle-ci avait beau aimer son amant du plus sincère amour, elle n'en restait pas moins la comédienne en vogue qui doit ménager ses admirateurs, et elle ne pouvait même pas garder intact l'asile de sa modeste loge. Des voix s'en échappaient, quand nous en approchâmes. Jacques les écouta un instant, avec une nervosité de sa physionomie qui me fit lui pardonner bien des choses. S'il était contrarié, c'est qu'il était jaloux. Par conséquent sa moquerie indifférente était feinte. Je devais apprendre par son exemple, une fois de plus, qu'il n'y a aucun lien nécessaire entre la jalousie et l'amour. --«Camille n'est pas seule...» fit-il. --«Alors nous reviendrons,» répondis-je. «Elle préférera causer avec toi plus en tête-à-tête, et c'est mieux aussi, étant donné ce que tu as à lui dire...» --«Au contraire,» répliqua-t-il avec une gaieté soudaine dans son sourire, et d'un accent très bas, «je viens de distinguer les deux voix, c'est le gros Tournade et c'est Figon. Tu ne les connais pas? Figon est étonnant, tu verras. C'est le snob de la grande espèce, un ilote de vanité à dégoûter des titres M. Jourdain lui-même... Quant à Tournade, c'est le fils du gros marchand de bougies,--les bougies Tournade, tu ne brûles que cela.--Des millions, naturellement... Et je le soupçonne d'être très disposé à en mettre un morceau aux pieds de Camille... Ah!» continua-t-il avec plus de malice encore, «tu vas perdre la fleur de ta première impression... La petite a du cœur et plus de délicatesse que n'en comporte son métier, mais on n'est pas au théâtre pour rien, et elle n'a pas toujours le ton qu'elle a eu tout à l'heure avec nous... Allons, du courage!...» Et il frappa contre la porte avec sa canne d'une façon qui démentait un peu ses paroles. Il y avait une autorité et de nouveau une nervosité dans ce petit coup sec. «Décidément il y tient plus qu'il ne veut l'avouer et se l'avouer,» me répétai-je, tandis que cette porte s'ouvrait. Deux lampes et plusieurs bougies allumées maintenant rendaient étouffante l'atmosphère de l'étroit local où se tenaient, outre l'actrice et son habilleuse, les personnages dont Jacques m'avait annoncé la présence. Je reconnus aussitôt les deux types du bas viveur actuel, si merveilleusement dessinés par Forain. L'un, que je devinai à son encolure être le Tournade, montrait une grosse face, plaquée de rouge, d'un cocher trop bien nourri, avec une de ces lourdes et ignobles bouches qui appellent le noir cigare congestionnant, des yeux à la fois finauds, brutaux et assouvis, une calvitie menaçante, de courts favoris roux, la carrure d'un boxeur... Et quelle main, aux larges doigts gras, boudinant autour de larges bagues à larges pierres! Quelque âpre paysan, acheteur de biens nationaux, revit dans les gens de cette espèce, et ils apportent à la crapule élégante une âme ignoblement positive de fils d'usurier, nourrie par un tempérament de portefaix. L'autre, le Figon, maigre et veule, avait un nez infini sur une bouche dont chaque dent était un pari d'aurification. Ses yeux verts et bordés de jambon,--abominable mais irremplaçable métaphore de l'argot du peuple,--clignotaient dans un teint pourri de remèdes secrets, un de ces teints où roule une lymphe gâtée qui corrompt la chair qu'elle devrait nourrir. Le poil rare, les épaules étroites, l'épine déjà cassée, quel exemplaire de cet épuisement sans race qui justifierait les colères des ouvriers contre la bourgeoisie, si eux-mêmes, basse canaille nourrie et rongée des mêmes vices, ne valaient pas moins encore! Et tous les deux, l'obèse Tournade et l'évidé Figon, avaient cette façon de porter l'habit de soirée, ces larges boutons d'or au plastron, ce bouquet à la boutonnière, ce chapeau en arrière sur la tête, uniforme de sottise ou d'infamie, depuis que le caricaturiste génial de _Doux Pays_--ce Goya du macabre et gouailleur sabbat Parisien--a illustré de ses légendes cette tenue du «fêtard» où la correction fait mieux saillir l'abjection. Éclairés par le jour cru de la petite loge, ces deux visiteurs, debout, appuyés contre le mur, tétaient leurs cannes avec un air d'abrutissement, et ils regardaient la petite actrice assise à sa toilette, un peignoir sur ses épaules. Elle faisait sa figure pour le prochain acte, où elle devait paraître soi-disant déguisée--avec le costume même du portrait qui lui valait son surnom dans la pièce, toute en bleu, du satin de ses souliers au ruban de sa chevelure. L'unique chaise longue et l'unique fauteuil, montraient une robe étalée et un manteau. Évidemment les personnages s'imposaient à elle sans qu'elle leur eût même dit de s'asseoir, et elle allait les congédier. Ce signe de son indépendance me causa un vif plaisir. J'avais conçu pour ces jeunes gens, à première vue, une antipathie violente,--après cela comment douter des pressentiments?--surtout pour l'héritier de la bougie Tournade qui avait échangé avec Jacques un bonjour assez sec. Le sire de Figon, lui, servait à l'auteur en vogue tous les «cher maître» de rigueur et des éloges sur la pièce, imbéciles de platitude. Jacques les accueillait la bouche en cœur. L'encens est toujours bon, si grossier soit-il, et quand la cassolette serait la plus vulgaire des blagues à tabac. Il dodelinait de la tête, indulgemment, jusqu'à ce que le sire de Figon conclut: --«Enfin, vous êtes mes deux auteurs préférés, vous et...» Je ne répéterai pas ici le nom du littérateur outrageusement médiocre auquel le nigaud associait ainsi le pauvre Jacques. Celui-ci eut un demi-haut-le-corps qui faillit me donner le fou rire, tandis que l'actrice interrompait brutalement: --«Allez-vous fermer la boîte à gaffes?...» fit-elle. «Je vous ai déjà dit que je voulais bien vous supporter, à condition que vous ne parleriez jamais ni de livres ni de théâtre.» Elle avait eu pour apostropher le jeune homme, qui la regarda en ricanant avec stupidité, un coup de gueule dans sa voix d'ordinaire si fine, et elle continua: «Si Molan vous rate dans sa prochaine pièce, il aura de la bonté. Je lui donnerai mes tuyaux sur vous. Savez-vous ce qu'il vient de me conter, Jacques? Gladys, son ancienne, vous la connaissez, celle que vous appeliez la Gothon du Gotha à cause de ses amours avec les gens _chic_?... Elle l'avait lâché pour un calicot. Elle vient de lâcher le calicot pour se remettre avec un lord...--On peut de nouveau la saluer, enfin!... nous a dit M. de Figon... Est-ce coquet?...» --«Allons,» interjeta Tournade de l'air d'autorité d'un homme de cercle qui ne veut pas laisser manquer de respect à un autre homme de cercle devant de simples gens de lettres ou d'atelier: «vous savez bien que Louis plaisantait, et ce n'est pas gentil à vous de le blaguer... Vous seriez la première à vous désoler, si vous voyiez son nom et son mot dans quelque écho de journal...» --«A l'autre,» répondit-elle en se tournant vers lui. «D'abord ces messieurs ne sont pas des journalistes, apprenez à qui vous parlez vous-même, mon petit. Pour un jour que vous n'avez pas bu, vous manquez une riche occasion de vous taire... Et puis si vous n'êtes pas content, vous savez, je suis chez moi ici.» Elle avait dans les yeux un si mauvais regard en prononçant, avec un accent de plus en plus aigre, ces divers discours d'insolence sans esprit, elle y mettait une si outrageante intention de faire vider la place aux deux jeunes gens que j'en eus un sentiment de honte pour eux et presque de pitié, pour Tournade surtout qui avait un aspect d'homme brutal et grossier, mais d'un homme quand même, avec du sang et de l'orgueil. Il se contenta de hausser les épaules, et de rire, d'un rire aussi gros que lui, sans répondre, tandis que Jacques disait: --«Nous étions venus vous faire notre compliment, petite Duchesse, mais il paraît que ce n'est pas la soirée aux douceurs...» --«Pour vous et pour votre ami toujours,» répondit-elle, en tournant vers nous son visage redevenu tendre, et ses jolis yeux brillants disaient, proclamaient, criaient cette autre phrase: «Voilà l'amant que j'aime, et j'en suis fière, et je veux que vous le sachiez, que vous le répétiez, que le monde entier le sache...» --«Merci,» dit Jacques. Sans doute sa fatuité avait eu sa pâture suffisante. Et il lui déplaisait de triompher trop ouvertement d'un Tournade ou d'un Figon, car il continua: «Vous me permettez, pourtant, une petite critique?...» Camille coula vers lui un nouveau regard maintenant, un peu inquiet, en continuant à mettre du rouge à ses joues avec la patte de lièvre, et il commença de lui formuler deux remarques insignifiantes que je lui avais faites sur le soulignement excessif de deux répliques du rôle... L'une portait sur une façon que l'actrice avait eue de dire à une amie un «je ne lui en veux pas...» en parlant du mari qu'elle aimait; l'autre, sur un geste devant une écriture reconnue dans l'adresse d'une lettre... Je ne pus m'empêcher d'admirer leur changement de regard et de voix, à tous les deux, au cours de cette petite discussion. Le sérieux soudain de leurs visages montrait combien, malgré sa vanité à lui, malgré sa passion à elle, le réel de leur personne était là, dans la technique de leur art. Ils avaient aboli notre existence à nous trois, Tournade, Figon et moi-même. De leur côté les deux viveurs affectèrent de parler de choses qui les intéressaient, et que nous ne pouvions comprendre. J'entendais des noms de chevaux sans doute célèbres à cette époque: Farfadet, Shannon, Little Duck, Fichue-Rosse, alterner avec les phrases professionnelles de l'écrivain et de l'actrice. Ah! comme cet avisé de Molan s'était vite approprié les deux pauvres idées que je lui avais données, sans raconter de qui il les tenait! Son seul ménagement pour mon amour-propre fut de m'appeler à l'appui de sa thèse: --«Demandez plutôt à Vincent, lui qui a étudié les physionomies...» --«Hé bien!» me disait-il en sortant quelques minutes plus tard et sans que les Tournade et les Figon eussent vidé la place, «nous la laissons en proie aux bêtes, comme une martyre chrétienne, quoiqu'elle ne soit ni chrétienne, ni martyre, ni le reste... Tu as vu qu'elle cache un petit voyou, elle aussi, sous son profil Préraphaëlite, comme un certain nombre de ses collègues... Maintenant que nous n'y sommes plus, ces deux grotesques vont la gober de nouveau... Passe-moi le mot, il est dans le style de leur conversation à tous trois, sois-en sûr. Quelle singulière machine qu'une femme, pourtant! On dirait qu'une cloison-étanche sépare l'amoureuse et l'autre...» --«Elle a souvent ce mauvais ton?» lui demandai-je, «et eux, pourquoi supportent-ils d'être traités ainsi?...» --«Bah!...» répondit-il avec sa modestie habituelle, «elle leur en aurait dit bien d'autres pour me prouver qu'elle n'aime que moi. Car, entre nous, je sais que ce Tournade lui fait la cour. Quant à eux, comptes-tu pour rien le plaisir de dire à leur _bar_, sur le coup de minuit, tout en suçant la paille d'un _drink_: Nous étions chez la petite Favier tout à l'heure, ce qu'elle a été drôle!...» Puis, comme nous nous trouvions devant la porte de notre baignoire et que je faisais le geste d'entrer: «Mais non! Mais non! Tu oublies que nous devons d'abord rendre visite à Mme de Bonnivet...» --«Où je refuserai l'invitation. C'est entendu.» --«Où tu refuseras l'invitation...» Il m'avait pris le bras. Un employé nous avait ouvert, avec force salamalecs, la porte de communication entre la scène et la salle, et mon ami continuait, tandis que nous montions ce nouvel escalier: «Pour te récompenser, je vais t'initier au détail du plan qui me dégagera ce soir vis-à-vis de Camille... Tu verras que c'est joliment manœuvré. Avec les femmes, surtout de théâtre, je suis pour les mensonges énormes et simplistes. Retiens la recette. Ce sont les seuls qui réussissent, parce qu'elles ne croient pas qu'on aurait l'audace de les inventer... Tout à l'heure, au dernier acte, juste au moment où Camille est en scène, on m'apporte une lettre que je fais semblant de lire... Tu y es? Je montre un étonnement, et, vite, je griffonne quelque chose sur ma carte, que je te laisse. Puis je sors... Camille aura tout vu, elle sera inquiète. Elle me jouera sa grande scène avec nervosité. C'est ce qu'il faut, en passant. Tu iras ensuite lui porter mon carton, où je lui expliquerai que Fomberteau, tu le connais bien? Non. C'est un des rares critiques qui ne m'ont pas chipoté sur la _Duchesse_, et à cause de cela, Camille l'aime. Bref, que Fomberteau a eu une altercation ce soir avec un confrère et qu'il veut absolument me parler pour que je sois son témoin. Je n'aurai pas pu refuser. Tu lui confirmes cette histoire. Elle te croit, toujours à cause de l'amalgame... Et le tour est joué... Mais Mme de Bonnivet, c'est la loge 32... Nous l'avons dépassée... Bon, la voici.» Il avait frappé, en disant ces mots, avec la même petite pomme d'or qui lui avait servi tout à l'heure à se faire ouvrir une autre loge, et il avait mis à ce geste autant de discrète déférence cette fois que d'autorité l'autre. Le respect de la fortune avec ou sans titre, n'est pas la faiblesse des seuls Figon. Un homme en habit noir nous avait ouvert avec un sourire, un léger salut et tout de suite un effacement. C'était Bonnivet, à qui Jacques me présenta, puis à Mme de Bonnivet, puis au vicomte de Senneterre, le rabatteur, et déjà j'étais assis sur la chaise du devant laissée libre par un de ces messieurs. La jeune femme prenait des grains de raisin glacé, dans une boîte, à l'aide d'une petite pince dorée. Elle les mangeait en montrant ses dents si blanches et si minces, avec une espèce de sensualité cruelle. J'entendais le grain candi craquer entre ses lèvres, tandis qu'elle me demandait: --«Vous allez faire le portrait de la petite Favier, monsieur La Croix? m'a dit Molan. C'est une jolie fille... J'espère que vous lui donnerez une autre expression, par exemple... Si le cher Maître n'était pas là, je dirais que, lorsqu'elle ne parle pas, c'est vraiment la vache classique qui regarde passer un train...» Elle avait regardé elle-même, tout en causant, l'homme de lettres à qui elle donnait du «cher maître», comme Figon, mais avec quelle souveraine impertinence. Le sachant l'amant de celle à qui elle appliquait cette vulgaire épigramme, quelle impertinence encore et soulignée par un rire si dur! Avait-elle assez le rire, la voix de ses yeux, une jolie voix de métal, clairement timbrée, mais implacable, un rire gai, mais pour moi affreusement brutal!... Si l'on ne pouvait--je me répète, car ce fut pour moi la frappante impression de cette première rencontre,--imaginer que de vraies et chaudes larmes germassent dans ces prunelles d'un bleu de pierreries, on ne pouvait pas davantage imaginer l'étouffement d'un soupir ou la musique d'une tendresse dans cette voix-là, ni une indulgence dans cette gaieté. Pourtant ce qui, à la minute même, acheva de me la rendre antipathique à en souffrir, ce ne fut pas ce qu'elle disait,--une mesquinerie de femme jalouse justifiait sa méchanceté,--ce fut un trait saisissant de toute sa personnalité. Comment trouver des mots pour rendre quelques indéfinissables nuances de physionomie que trois lignes tracées au crayon et deux touches de couleur reproduiraient avec une autre netteté? Comment dire ce quelque chose d'insensible à la fois et d'énervé, de glacial et de détraqué, si reconnaissable au contraste entre ses paroles persifleuses et son profil mince, presque idéal d'aristocratie native, entre son rire gouailleur et sa bouche fine, entre son port de tête dédaigneux et ses manières volontairement familières? Cette jolie et délicate tête, d'une grâce hautaine et fragile, qui m'avait, aussitôt, évoqué l'image d'une reine des Elfes, avec le blond cendré de ses cheveux et son teint de fleur, était, je l'ai compris depuis, la victime de l'ennui le plus terrible qui soit au monde, celui que nous inflige l'insensibilité absolue au milieu de tous les biens du monde, l'incapacité radicale de jouir de quoi que ce soit quand on possède tout ce qui fait envie. Depuis, j'ai pensé que le «cher maître» s'était fort sottement trompé sur son compte, et que cet ennui, si analogue à celui d'un viveur vieillissant, venait peut-être de bien des abus, et qu'il y avait une blasée derrière cette ennuyée. J'ai deviné qu'elle avait osé bien des expériences, avec une audace singulière. Mais il n'était pas besoin de ces hypothèses sur les secrets de sa vie pour que le malaise me gagnât. Rien que la directe manière qu'elle eut aussitôt de m'interroger aurait suffi à me donner, à moi qui ne peux pas supporter les questions, un frisson d'insécurité. --«Il y a longtemps que vous connaissez Molan?» me demanda-t-elle sans transition. --«Mais quelque quinze ans,» répondis-je. --«Est-ce que vous l'aviez jamais vu amoureux autrement que dans ses livres?...» --«Vous allez tout de suite l'intimider, madame,» répondit pour moi mon camarade. «Il n'est pas habitué au connétablisme...» Il avait imaginé ce petit mot pour définir le tour d'esprit volontiers blagueur de la jeune femme. Chez toute autre un ton pareil eût été de la mauvaise éducation, simplement. Chez elle, c'était le privilège de la femme supérieure qui porte un nom historique,--sans y avoir droit, d'ailleurs. Cette prétention à la grande noblesse était sans doute le point faible de cette jolie plébéienne promue à l'aristocratie de par les millions du farinier, son beau-père, et de son père Taraval, le boursier. Car elle sourit à cette flatterie que je jugeai à part moi une platitude. Elle continua en s'adressant toujours à moi, de la bouche, tandis que ses yeux ne quittaient pas Molan. --«D'ailleurs, je n'ai pas besoin de votre réponse pour savoir que, cette fois, ça y est, et dans les grands prix... Est-ce qu'elle a de l'esprit, cette petite Favier?...» insista-t-elle. --«Beaucoup,» ripostai-je vivement. J'étais de bonne foi. Je ne l'eusse pas été que j'aurais répondu de même pour déplaire à cette créature dont le seul accent m'irritait à une étrange profondeur. Je commençai donc un éloge enthousiaste de la pauvre fille que je connaissais à peine et qui venait elle-même de tant me décevoir par ses soudaines vulgarités. Jacques m'écoutait célébrer les louanges de sa maîtresse sur le mode dithyrambique, avec une stupeur que Mme de Bonnivet interpréta dans un sens d'ombrage. Elle n'était pas femme à manquer cette occasion de semer la zizanie entre deux amis. C'est ma pierre de touche pour toutes les natures féminines ou masculines: cet instinctif frémissement de sympathie ou d'antipathie devant les sentiments des autres. Il suffisait que Mme de Bonnivet nous crût unis par une sincère camaraderie, Jacques et moi, pour que cet accord lui donnât la tentation de le fausser: --«Tiens!» dit-elle, «le portraitiste serait-il aussi amoureux de son modèle?... Et aujourd'hui nous ne peignîmes pas plus avant!...» Elle rit de son mauvais rire. Puis, tout d'un coup, ayant tourné la tête pendant qu'elle prononçait cette parodie du beau vers de Dante, elle dit à son mari: «Décidément, Henri, vous ne faites plus assez d'exercice, vous engraissez... Ça vous donne dix ans de plus que votre âge. Vous devriez prendre exemple sur Senneterre.» Il convient d'ajouter que le rabatteur était, ce soir-là, ciré et raccordé comme un vieux meuble, en sorte que cet éloge de son apparente jeunesse devenait une affreuse ironie. «Allons,» conclut-elle, «ne vous fâchez pas, et en attendant, prenez tous du raisin, il est exquis...» --«L'aimable enfant!» me disais-je, tandis qu'elle nous tendait la boîte de fruits avec une mutinerie plus minaudière que gracieuse, «à quelle heure la couche-t-on?» J'observai qu'au moment où elle avait lancé cette épigramme à son mari, elle m'avait regardé. Ce caractère sans vérité intérieure était dominé sans cesse par un double besoin où se manifestaient ses deux misères morales: l'appétit maladif de l'effet à produire développé en elle par l'abus du succès mondain, l'appétit plus maladif encore de l'émotion à tout prix, résultat des secrets désordres où elle s'était blasée et de son manque de cœur. Ai-je dit qu'elle était mère et qu'elle n'aimait pas son enfant, interné chez les Pères, pour de longues années? Elle ne pouvait se passer d'étonner, et, elle avait ce goût étrange de la peur, ce singulier plaisir à provoquer la colère de l'homme, cette joie à se sentir frôlée par une menace de brutalité qui est le grand signe de la nature Fille. C'est tout l'amour des créatures pour les souteneurs. A défaut de sérieuses occasions, les plus petits enfantillages lui étaient bons pour se procurer ces deux émotions: comme d'esbrouffer un pauvre diable de peintre par des façons si contraires à ses prétentions sociales, et comme d'allumer dans les yeux de son mari, à propos d'un rien, l'éclair de mécontentement que j'y vis passer. Senneterre et Bonnivet se mirent pourtant à rire du même rire que Tournade et Figon dans la loge de la petite tout à l'heure. La comparaison s'était imposée à moi aussitôt, comme dans toutes les circonstances où j'ai côtoyé ce que l'argot actuel appelle la Haute. L'actrice et la femme du monde avaient exactement le même mauvais ton. Seulement, ce mauvais ton du délicat Burne Jones trahissait un fond d'âme passionnée, une extraordinaire facilité d'entraînement, au lieu que chez Mme de Bonnivet c'était bien l'intolérable et fantasque caprice de l'enfant gâtée,--mais très fine, car aucune nuance ne lui échappait, pas même l'antipathie d'un indifférent comme moi, ni la mauvaise humeur de son mari déguisée sous ce rire à la Tournade: --«Mon cher Senneterre,» avait dit simplement Bonnivet, «nous sommes servis. Mais un vieux mari et un vieil ami sont des parapluies sur lesquels il a tant plu!...» Il y avait, dans ces quelques mots, un singulier mélange d'ironie à l'égard des deux artistes, très nouveaux venus dans leur monde, avec qui causait la jeune femme, et une sourde irritation qui lui procura sans doute à elle ce petit frisson de crainte qu'elle aimait à ressentir. Elle eut pour l'époux, si gaminement bravé, une œillade de coquetterie presque tendre, et une œillade aussi pour moi indigne, plus excitante que provocante. J'avais l'heur d'irriter sa curiosité parce qu'elle me sentait réfractaire à sa séduction. Et voici que, changeant de propos et presque d'accent, avec une soudaineté prodigieuse, elle me posa le plus simplement du monde une question sur l'école de peinture à laquelle j'appartenais. Ce lui fut un point de départ pour m'entretenir de mon art, sans grande instruction, mais, chose étrange, avec autant d'intelligence et de bon sens qu'elle avait montré de gouaillerie blagueuse. Elle parla du danger qu'il y a pour nous autres à beaucoup aller dans le monde, et elle en parla comme je pense, avec une vision parfaitement juste des défauts de vanité et de charlatanisme qu'entraîne la fréquentation des oisifs. C'était à croire qu'une autre personne avait remplacé la première, mais les deux se ressemblaient sur un point: c'était encore un effet à produire au nouveau venu. Seulement elle avait deviné cette fois les paroles précises qu'il fallait prononcer. Les coquettes froides ont de ces intuitions qui simulent l'intelligence au regard de leurs adorateurs. J'étais trop prévenu déjà pour être la dupe de cette manœuvre et ne pas en discerner l'artifice. Comment ne pas en admirer la souplesse? --«N'est-ce pas qu'elle a de la saveur, ma petite Bonnivette?» fit Jacques Molan lorsque nous eûmes pris congé, «elle est fine et elle comprend tout avant qu'on ait parlé... Mais pourquoi ne t'a-t-elle pas invité à souper? Car elle s'est mise en frais pour toi... Tu aurais pu voir ça à la mauvaise humeur de Senneterre. A peine s'il t'a rendu ton salut. Le gibier qu'il n'a pas rapporté ne lui convient pas,--ni celui qu'il a rapporté, d'ailleurs.... Oui,» continua-t-il avec le ton d'un homme qui soutient une partie très serrée et qui surveille les moindres détails du jeu de son adversaire, «pourquoi ne t'a-t-elle pas invité à souper?» --«Et pourquoi m'aurait-elle invité?» répondis-je. --«Pour te faire causer sur Camille et moi, donc,» fit-il. «C'était indiqué.» --«Après l'éloge que je lui ai servi de la petite Favier,» répliquai-je, «elle n'avait pas grand'chose à me demander. Cet éloge ne lui a pas plu. C'est un excellent signe pour toi, et une raison suffisante de n'avoir pas tenu à le réentendre...» --«Possible,» dit-il. «Et le mari, comment le trouves-tu?» --«Faible de s'être laissé parler comme cela, ce qui m'a étonné, d'ailleurs, avec sa carrure. Il a bien répondu un essai de mot, avec un mauvais regard... Mais faible, je te répète, très faible...» --«Ah!» reprit Jacques, «ce sont d'étranges rapports, plus étranges que tu ne les imaginerais jamais... Bonnivet, vois-tu, c'est un mari Parisien, comme il y en a beaucoup, qui, par lui-même, ne serait d'aucun grand _club_, d'aucun salon, et qui doit toute sa situation de monde aux coquetteries de sa femme. Les maris de cette espèce n'ont pas toujours prémédité cet _alphonsisme_ d'un nouveau genre. Mais ils en profitent, et ils se divisent en trois groupes: les nigauds, qui sont persuadés que ces coquetteries demeurent innocentes contre l'évidence, les philosophes qui sont bien décidés à ne jamais vérifier jusqu'où vont ces coquetteries, et les jaloux qui veulent bien profiter de ces coquetteries pour avoir un salon rempli, des dîners élégants. Avec cela ils ont la sueur froide à la seule idée que leur femme prendrait un amant. C'est le cas de Bonnivet... Tous les flirts de la reine Anne, il les accepte. Il leur fait même bonne mine. Tu as vu comme il m'a serré la main? Il assiste, silencieux comme le plus complaisant des hommes, aux petits manèges de sa moitié... Hé bien! j'ai la conviction que s'il soupçonnait cette femme de la moindre familiarité physique par delà cette familiarité morale, il la tuerait, là, sur place, comme un simple lapin... Elle le sait, et elle en a peur, et c'est pour cela qu'elle le préfère au fond à nous tous et qu'à mon humble avis elle ne l'a sans doute pas trompé encore. Tout arrive, même le bien! Pourtant elle aime à le braver dans ses moments de nerfs. Elle en avait un tout à l'heure. Camille avait été trop jolie. Entre nous, c'est la vraie raison du souper: elle n'a pas voulu que la petite duchesse bleue fût à ton serviteur ce soir. Et j'y pense: voilà aussi pourquoi elle ne t'a pas invité. Elle a espéré que tu profiterais de mon absence. C'est de la bonne comédie. Molière, où sont tes pinceaux?...» --«Mais,» lui dis-je, en rêvant à celui des deux personnages à demi muets dont il venait de me tracer ce portrait plutôt tragique, «si telle est ton opinion sur M. de Bonnivet, tu ne dois pas être très rassuré pour le jour où tu serais l'amant de sa femme.» --«Moi?» répondit-il en haussant les épaules, «mon cher, j'ai fait le calcul... Prendre pour maîtresse une femme quelconque, tu entends, quelconque, c'est toujours courir le même nombre de chances de se rencontrer face à face avec quelqu'un qui tue... Hé! Oui. Réfléchis. Si cette femme est galante, elle a eu des amants qu'elle te sacrifie. Donc... Si elle ne l'est pas, c'est celui qu'elle aura éconduit qui voudra se venger. Donc... C'est à peu près comme de monter en voiture et en chemin de fer, ou comme de boire un de ces verres d'eau fraîche que les chimistes déclarent des bouillons de microbes. Je brave les chevaux emballés, les déraillements, les fièvres typhoïdes et les jaloux, parce que j'aime à aller vite, à me rafraîchir et à m'amuser... Et puis, Mme de Bonnivet connaît son tyran, son Henri,--il s'appelle Henri-Amédée-Placide, des noms bien idylliques cependant!--Elle sait ce dont il est capable. Elle s'amuse à l'exciter, savamment, juste de quoi se procurer ce petit frisson de demi-danger. Quand elle voudra sauter le pas, elle s'y prendra comme une toquée raisonnable,--qu'elle est. Les maris ombrageux ressemblent aux bêtes vicieuses. Ce sont celles que l'on monte le plus sûrement quand on les a bien étudiées et que l'on connaît leur tic... Et maintenant as-tu un crayon?--Bon.--Je griffonnerai sur une carte dans la loge. En attendant, laisse-moi arranger avec l'ouvreuse l'affaire du billet à me remettre...» Nous étions à la porte de notre baignoire. Il s'arrêta, ainsi qu'il venait de le dire, pour échanger quelques mots avec la femme préposée à la porte. Je le vis du coin de l'œil, qui remettait à cette complaisante personne, une lettre quelconque qu'il tira de son portefeuille. Il était rendu en ce moment à sa vraie physionomie de bête de proie, féline et souple, et sa réelle élégance de joli garçon en devenait presque répugnante. --«Ça y est,» dit-il, «et nous allons applaudir notre amie comme si nous n'étions pas, moi l'auteur et toi le camarade de l'auteur. Nous lui devons bien cela... Pauvre petite! Elle va être si désappointée. Tu m'écriras un mot demain, ou tu viendras me voir, pour me renseigner sur sa façon de prendre notre mensonge. Je n'ai pas d'inquiétude sur le résultat. Une femme qui aime ne doute jamais de la vérité. Elle avale l'invraisemblable comme une carpe avale l'hameçon, jusqu'au bout et un mètre de ficelle avec...» --«Et si elle devine que je lui mens?...» interrompis-je... J'avais sur le cœur le _notre mensonge_ qui faisait de moi son complice, et j'étais sur le point de lui refuser mon aide. Mais le lui refuser c'était ne pas revoir Camille le soir même. --«Elle ne devinera pas...» répondit-il. --«Enfin, si elle insiste, si elle me demande ma parole d'honneur?...» --«Tu la lui donneras. Avec les femmes, les faux serments sont permis. Et puis elle ne te la demandera pas... Chut... La voici. N'ayons pas l'air de deux conspirateurs. Dieu! qu'elle est jolie!... Et dire que j'aurais pu!... Si je faisais la farce à l'autre de lui fausser compagnie?... Mais non, il y a une vieille chanson française là-dessus, et délicieuse: _C'est que la femme qu'on adore N'est pas celle qu'on a déjà, Mais celle qu'on n'a pas encore Et qu'on n'aime plus quand on l'a..._ «Avoue que ces quatre vers renferment plus de vérité que tous les romans d'analyse des coupeurs de cheveux en quatre, tes amis, Claude Larcher et Julien Dorsenne?...» Il me récitait cette stance légère d'une voix chantante, avec des larmes presque au bord des yeux, comme s'il eût senti l'infinie mélancolie qu'il y a dans l'inconstance inévitable du cœur, dans la fuite irrésistible des choses. Oh! ces attendrissements de littérature, qui saura jamais s'ils ne sont pas la plus vraie sincérité des littérateurs! Camille Favier cependant était rentrée en scène. Elle avait recommencé de jouer avec une grâce heureuse qui se transforma en nervosité, lorsque l'ouvreuse fut venue, selon le programme du complot, apporter dans notre baignoire le faux billet de Fomberteau. L'actrice faillit n'être pas à sa réplique, lorsqu'elle vit Jacques tirer un crayon de sa poche, griffonner sur sa carte un mot qu'il me remit, puis sortir de la loge. Mais le fourbe avait eu raison. Le trouble profond de la femme ne fit que profiter au jeu de la comédienne. Elle cessa soudain de regarder du côté de la baignoire où son amant n'était plus. Les forces entières de son être parurent concentrées sur son rôle, et, dans la grande scène finale, fort ingénieusement démarquée, de _la Princesse Georges_, elle déploya une puissance de pathétique qui enleva le public dans un délire d'enthousiasme. Alors seulement et comme, rappelée par une salle transportée, elle revenait saluer au bord de la scène, ses yeux se tournèrent vers la loge où j'étais seul. Il y avait, dans ce regard, le joli regret de ne pouvoir offrir ce triomphe à son maître et seigneur. Il y avait un orgueil d'artiste à artiste vis-à-vis de moi. Il y avait surtout une supplication que je ne m'en allasse pas sans avoir causé avec elle,--et, le rideau tombé définitivement, elle s'avança sans souci d'être observée par ses camarades: --«Que se passe-t-il?» me demanda-t-elle. «Où est allé Jacques?» --«Il m'a laissé cette carte pour vous,» lui répondis-je évasivement. --«Montez dans ma loge,» dit-elle, après avoir regardé les quelques mots écrits au crayon, «je veux vous parler.» Son impatience était si vive que je la trouvai sur la première marche de l'escalier. Elle me saisit le bras aussitôt avec sa main. --«C'est vrai?» me demanda-t-elle à brûle-pourpoint, «Fomberteau se bat? Et avec qui? Et pourquoi?» --«On ne m'a rien dit de plus qu'à vous,» répliquai-je, toujours avec le même vague. --«Il savait donc que Jacques était au théâtre ce soir? Ils avaient donc rendez-vous ensemble? Pourquoi ne m'en a-t-il pas parlé? Il n'ignore pas comme je m'intéresse à ses amis et à celui-là entre tous les autres... C'est un si loyal camarade et qui a si bravement défendu _Adèle_ et _la Duchesse_. Vous ne voulez pas que je trouve cela étrange?...» --«Mais Jacques a paru aussi surpris que vous,» balbutiai-je. --«Ah!» me dit-elle, en me serrant le bras plus fort, «vous êtes encore un honnête homme, vous. Vous ne savez pas bien mentir...» Puis, avec un accent profond: «Mais vous ne me vendriez pas non plus votre ami, je le sais aussi,» et, après un silence: «Vous habitez le même quartier que moi, m'a dit Jacques,--attendez-moi, vous me reconduirez...» Elle avait disparu derrière la porte fermée de sa loge, et je n'avais pas trouvé de mots pour lui répondre,--pas plus à elle que tout à l'heure à Molan. Mon Dieu! Étais-je assez mécontent de moi-même? Éprouvais-je des sentiments assez contradictoires dans ce couloir de théâtre, rempli maintenant de cette déroute qui achève les représentations? C'est auquel, parmi les artistes, s'empaquettera le plus vite pour aller gagner qui un souper, qui sa famille, qui son amant ou sa maîtresse, qui le sommeil. Ce dernier cas est le plus général. Il faut avoir vingt-trois ans et l'âme romanesquement tourmentée que disaient les yeux de Camille, pour ajouter aux émotions si épuisantes de la scène celles de l'entretien qu'elle se préparait à avoir avec moi... Que je la redoutais cette causerie! Que je regrettais de ne pas l'avoir esquivée par un prétexte quelconque! Comme j'étais sûr que malgré son mot sur mes devoirs d'amitié, cette enfant passionnée essaierait de me faire dire ce que je voulais pas, ce que je ne devais pas dire!... Il eût mieux valu peut-être que cette crainte se trouvât vérifiée et que la rouée apparût tout de suite en elle par-dessous l'amoureuse. Pourtant, les regretté-je sincèrement, les minutes singulières de cette nuit-là? Regretté-je cette promenade à deux, par ce ciel étoilé et froid de janvier,--si inattendue, puisque je ne connaissais pas cette jeune femme, même de nom, à sept heures du soir;--si innocente, presque si niaise, puisque j'étais la diversion improvisée de sa tendresse pour un autre;--si courte, puisque le trajet du Vaudeville à la rue de la Barouillère n'est pas de plus de trois quarts d'heure.--Et ces trois quarts d'heure comptent pour moi parmi les rares qui fassent lumière sur le fond noir et morne de ma vie. Rien que d'en évoquer le charme disparu vaudrait la peine d'avoir commencé le récit de cette longue et monotone souffrance... Quoique je fusse bien assuré que Camille ne m'avait pas fait rester pour jouer avec moi la scène de la Camargo avec l'abbé dans _les Marrons du feu_, de ce Musset qualifié si lestement de mauvais poète par Molan, mon cœur battait d'un battement plus vif que d'habitude, lorsque la porte de la loge s'ouvrit. Je la vis reparaître, enveloppée tout entière d'une grande mante noire achevée en larges collets souples qui lui élargissaient les épaules. Une grosse fraise de soie noire s'épaississait autour de son cou, et sa tête, coiffée d'une capote d'un bleu sombre, émergeait, presque trop petite. Elle me parut plus grande, plus jeune aussi. Tout de suite, je vis à ses paupières qu'elle avait pleuré, de même que je sentis combien elle était nerveuse, rien qu'à la manière dont elle dit adieu à l'habilleuse. Puis, comme elle s'appuyait sur mon bras pour descendre l'escalier, je lui demandai, croyant l'égayer par cette bénigne plaisanterie: --«Vous n'avez pas peur de faire causer, en vous en allant ainsi avec un monsieur?...» --«Faire causer?» dit-elle en haussant ses fines épaules. «Voilà qui m'est égal. Tout le monde au théâtre sait que je suis la maîtresse de Jacques... Je ne m'en cache pas, vous voyez, et, d'ailleurs, lui non plus... Il ne vous l'a pas dit?... Avouez...» --«Il m'a dit qu'il vous aimait,» répondis-je. --«Non,» fit-elle avec son joli sourire triste, qui relevait sa fine bouche un peu à droite et creusait une fossette dans sa joue pâle, «je le connais trop pour croire cela. Il vous a dit que je l'aimais, et il a eu raison. Tout de même c'est gentil à vous de vouloir que je pense qu'il parle de moi tendrement. Je vous répète d'être bien tranquille. Je n'essaierai pas de vous faire causer... Après tout, cette histoire de Fomberteau n'est pas impossible... C'eût été si simple pourtant de ne pas s'en aller sans m'avoir dit adieu. Je m'étais promis une telle joie de cette reconduite, ce soir...» Nous étions sur le trottoir de la rue de la Chaussée-d'Antin, comme elle prononçait cette phrase, suivie d'un long silence. Les femmes qui aiment ont de ces cruautés inconscientes. Mais comment en vouloir à celle-ci de regretter son amant auprès de moi et de me le dire, quand tout son charme était dans cette spontanéité, cette ingénuité si intactes de sa nature? Et puis, je commençais d'être amoureux d'elle, et ce tête-à-tête, même pour me parler d'un autre, m'enlaçait, m'enivrait de cet enchantement de la présence aimée, qui est à elle seule une volupté. La chaleur de son bras faisait affluer mon sang à mon cœur. De quelle pose discrète ce joli bras s'appuyait sur le mien, pourtant, avec cette réserve si différente de l'abandon de l'amour! Mais son pas s'était mis instinctivement en harmonie avec mon pas. Nous marchions d'accord, et cette fusion de nos mouvements, en me faisant sentir le rythme léger de son corps, me révélait aussi qu'elle était, quoique me connaissant bien peu, en pleine confiance. J'éprouvais une extrême douceur à cette intimité si subite, si complète, si dépourvue de coquetterie. Mon amour-propre n'avait pas plus l'idée de s'en humilier que le sien n'avait eu l'idée de feindre avec moi sur ses relations avec mon camarade. Par la magie mystérieuse de quelle double vue avait-elle deviné, au premier coup d'œil, que je lui serais, auprès de Molan, précisément l'avocat dont elle avait besoin, et aussi qu'elle pouvait sentir, devant moi, en libre sincérité? Toujours est-il que, dès cette première promenade faite ensemble, d'abord à travers la foule dont s'encombrait le boulevard, puis dans les rues de plus en plus paisibles, jusqu'aux avenues désertes des Invalides et de Montparnasse, notre conversation fut celle de deux êtres profondément, définitivement, absolument sûrs l'un de l'autre. Je n'essaierai pas d'expliquer cette première étrangeté,--prélude et présage de relations où tout devait être anomalie. Moi qui répugne à recevoir des confidences autant qu'à en faire, j'écoutais cette femme de théâtre avec une passionnée, une insatiable avidité de connaître tout de sa vie. Si singuliers que fussent ses aveux, adressés à un étranger, presque à un inconnu, je ne pensais ni à les mettre en doute ni à les taxer d'impudence ou de cabotinage... Et voici que le temps recule, et les mois qui nous séparent de cette heure s'abolissent. Le ciel de la nuit d'hiver palpite à nouveau de fourmillantes étoiles. Nos pas associés, presque conjugués, sonnent sur les trottoirs vides. Sa voix s'élève et s'étouffe tour à tour, avec son timbre si doux. C'est comme une musique que rend son âme en épanchant les paroles où elle s'abandonne. Cette musique, je l'entends encore. Je retrouve ce trouble, à la fois délicieux et douloureux, dont me remplissait chacun de ses mots: ils me paraissaient si touchants, alors que la chère voix les prononçait, ils me paraissent aujourd'hui si cruellement ironiques. En me les rappelant, je songe à ces jardins de Provence trop tôt fleuris, trop tôt parés de la frêle grâce des corolles--et puis une nuit de gelée brûle les roses, les anthémis et les mimosas, et les massifs qui déployaient au soleil de janvier la fête de leurs couleurs et de leurs parfums ne montrent plus que des tiges flétries, des bâtons morts à l'extrémité desquels jaunissent et se recroquevillent des pétales brûlés et des feuilles sèches. Dieu! Que la vie, la cruelle vie a tôt glacé de même les fraîches et douces fleurs de sentiment qui s'ouvraient dans ce cœur jeune, et comme mon cœur à moi défaille, lorsque je me rappelle et ses yeux, et ses gestes, et son sourire, et le joli hochement de tête qu'elle avait pour me dire: --«Oui, quand je peux rentrer avec lui de cette façon, le soir, il sait que je suis si heureuse... Et il sait aussi ce que cela me coûte de me procurer cette liberté... D'habitude, maman vient me prendre... Pauvre maman! Si elle soupçonnait tout!... Jacques n'ignore pas comme il m'est pénible de mentir pour les petites choses, plus peut-être que de mentir pour les grandes. La mesquinerie de certaines ruses vous fait mieux sentir combien c'est vilain et misérable de tromper. Il faut que je raconte que ma cousine vient me chercher et que j'avertisse cette cousine aussi... Non. Je n'étais pas née pour ces roueries... J'aime à dire ce que je pense, moi, et ce que je sens. Et d'abord je ne rougis pas de ma vie. Sans Jacques, j'aurais déjà tout raconté à ma mère.» --«Et elle ne soupçonne vraiment rien?» lui demandai-je. --«Non,» dit-elle avec une amertume profonde, «elle croit en moi. Je suis la revanche de sa vie, voyez-vous. Nous n'avons pas été toujours comme nous sommes. J'ai le souvenir d'un temps où, petite fille, nous avions un hôtel, des voitures, des chevaux. Mon père était dans les affaires, un des grands coulissiers de Paris. Vous savez mieux que moi ce que c'est: un coup de Bourse malheureux, et ces fortunes-là s'effondrent... Ce n'est pas son nom que je porte, c'est celui de ma mère, quand elle était jeune fille...» --«Mais Jacques ne m'a rien raconté de tout cela,» dis-je avec un étonnement qui la fit hausser de nouveau ses minces épaules. Quelle désillusion déjà dans ce gentil et triste geste qui disait qu'elle jugeait clairement celui qu'elle continuait de tant aimer! --«Cette histoire ne l'a sans doute pas assez intéressé pour qu'il s'en souvienne. Elle est si banale, y compris la mort de ce malheureux homme qui s'est tué de désespoir. Ce qui l'est tout de même un peu moins, c'est que maman a sacrifié sa fortune pour que l'honneur de mon père fût sauf. Il est vrai que c'était une fortune qu'il lui avait reconnue par contrat et qui venait de lui. C'est égal. Il n'y a pas beaucoup de femmes, dans ce monde riche que Jacques aime tant, qui feraient cela, pas vrai? Tout a été payé, et nous sommes restées avec sept mille francs de rente dont nous vivions encore l'an dernier, avant que je n'entrasse au Vaudeville...» --«Et comment vous est venue l'idée du théâtre dans un pareil milieu?» lui demandai-je. --«C'est une confession que vous voulez,» dit-elle, «vous l'aurez. Sait-on jamais pourquoi l'existence tourne comme ceci ou comme cela? On ne sortirait pas dans la rue si l'on pensait à tous les événements que peut produire une rencontre...» Et elle souriait en disant cette phrase qui éveillait en moi un trop vivant écho. N'était-ce pas une de ces rencontres de hasard qui venait de me la faire connaître, pour le bouleversement de ma paix intérieure, je le pressentais trop? Et elle continuait: --«Si je crois à quelque chose, voyez-vous, c'est à la destinée.--Parmi les quelques personnes que nous continuions à voir se trouvait un ancien ami de mon père, grand amateur de théâtre. Il est mort depuis. Il m'entendit, un jour que je ne le savais pas là, réciter un morceau de poésie que j'avais appris par cœur, pour moi seule. C'étaient les vers de _l'Expiation_: «_Waterloo! Waterloo! Waterloo! Morne plaine_... «Tenez, la voilà bien, la destinée. Notre vieil ami m'avait parlé de sa mémoire qui baissait. Il m'avait conseillé de travailler la mienne. Ce petit hasard aura aiguillé toute ma vie... Il trouva que j'avais déclamé avec justesse ces quelques vers. Comme par jeu, il me donna un autre morceau à apprendre. J'avais quinze ans, et il me traitait comme il eût traité une grande gamine de nièce, sans plus de façons... S'il vivait encore, serait-il heureux ou malheureux de ses conseils? Que je me suis demandé cela souvent!... Enfin!... A la suite de cette seconde expérience, il eut une longue conversation avec maman... Nous étions pauvres. Nous pouvions le devenir davantage. Nous n'avions rien à espérer de notre famille, qui a été si dure pour mon pauvre père... Un talent, c'est un gagne-pain, et, aujourd'hui, le théâtre, c'est une carrière comme la peinture, comme la littérature... Les temps des préjugés sont passés...--Vous entendez d'ici ces raisonnements de vieux garçon parisien? Vous entendez les objections de maman? Elles ne tinrent pas contre l'autorité que notre ami avait prise chez nous en nous demeurant fidèle. On nous a tant abandonnées,--peut-être un peu par notre faute? Maman a été si fière. Ce qui acheva de la décider, ce fut la joie que je montrai quand on me consulta. Voilà comment je suis entrée d'abord chez un professeur, puis au Conservatoire, d'où je sortais, il y a trois ans tantôt, avec les deux premiers prix... Un stage à l'Odéon, puis le Vaudeville tout de suite... Et vous en savez autant que moi sur Camille Favier...» --«Sur Mlle Favier,» rectifiai-je, «mais pas sur Camille.» --«Ah! Camille!» répondit-elle en quittant mon bras, comme si au moment de m'en dire plus long, trop long, sur son être intime, un irrésistible instinct de reprise la faisait se reculer. «Camille est une personne qui n'a jamais eu beaucoup de bon sens, et elle en a moins encore aujourd'hui qu'autrefois,» ajouta-t-elle avec ce hochement de tête, mutin et mélancolique à la fois, que je lui ai toujours vu, dans les heures émues. «C'est sans doute que je ressemble à mon cher papa, qui, lui, n'avait pas de bon sens du tout, m'a-t-on raconté, car il avait épousé ma mère par amour, et c'est bien ce que ses frères et sœurs, cousins et cousines ne nous ont jamais pardonné... Pauvre père et pauvre Camille!... Mais vous le voyez bien,» et cette fois elle sourit, «que je n'en ai pas du tout de bon sens, puisque je vous raconte de pareilles choses après deux heures de connaissance... Et pourtant, j'ai une théorie, voyez-vous. L'amitié, c'est comme l'amour: ça y est ou ça n'y est pas, et du premier coup...» --«Et, de ma part, vous avez deviné que ça y est?...» lui dis-je. --«Oui,» fit-elle avec une simplicité presque grave, en me reprenant le bras, qu'elle serra contre le sien, et elle continua: «Vous voudriez m'interroger sur mon sentiment pour Jacques? Je l'ai bien deviné, allez, et vous n'osez pas. Et moi, de mon côté, je voudrais vous l'expliquer et je ne saurais pas. Puisque j'ai commencé à tout vous dire, j'essaierai. Il me semble que vous me jugerez moins mal après, et j'ai besoin que vous ne me jugiez pas mal... Il faut reprendre les choses par le commencement... Je vous ai dit pourquoi et comment j'étais entrée au Conservatoire... C'est un curieux endroit, allez, et pas bien connu, où il y a de tout, du très bon et du très mauvais, de la corruption et de la naïveté, de l'intrigue et de la jeunesse, de la vanité exaspérée et de la folie d'art... Durant les années que j'y ai passées, ce fut mon roman à moi, cette folie d'art. Oui, j'ai eu la frénésie, la fièvre d'être un jour une grande artiste... Et j'ai travaillé!... Ce que j'ai travaillé!... Et puis, comme on n'a pas dix-huit ans impunément pour rêvasser, ni des oreilles pour entendre, ni des yeux pour regarder, le jour où je suis sortie de là, vous comprenez que si j'étais sage, ce n'était pas de la sagesse d'une ignorante... J'avais vu, je crois, autant de vilaines histoires que j'en verrai dans ma vie. On ne me fera pas la cour plus brutalement que n'avaient essayé certains camarades, ni plus hypocritement que certains professeurs. Je ne recevrai pas de conseils plus dépravés que ne m'en ont donné certaines de mes amies d'alors, ni des confidences plus désenchantantes... Mais le milieu, sur moi, n'a jamais eu beaucoup d'influence. Ce que l'on me dit entre par une oreille et sort par l'autre. Ce que j'écoute, c'est ce que me chuchote la petite voix intérieure, celle qui me parle quand je suis seule. C'est la petite voix intérieure qui m'avait murmuré:--comme c'est beau!--quand je lisais à quinze ans les fameux vers:--_Waterloo! Waterloo!_...--alors que ma pauvre maman s'extasiait, elle, sur de mauvais bouquins du cabinet de lecture de la place Saint-Sulpice. C'est la petite voix qui m'avait soufflé de répondre: oui, tout de suite, quand notre vieil ami m'avait parlé de théâtre. C'est la petite voix qui me défendit de succomber aux tentations dont j'étais entourée alors... Ne vous imaginez pas que ce fussent des conseils bien raisonnables, ces conseils de la petite voix. Pensez, quel métier pour une fille de l'âge que j'avais alors: répéter sans cesse des paroles d'amour, donner à sa voix des accents d'amour, à son visage, à ses gestes des expressions d'amour! On finit, à ce jeu, par gagner la fièvre des rôles que l'on s'assimile. On veut les avoir éprouvés pour son propre compte, ces sentiments dont a tant essayé la copie... Enfin, je ne peux pas bien vous expliquer cela, c'est sans doute parce que j'étais née pour le théâtre, mais je ne peux pas jouer un personnage, sans le devenir ou presque, et, quand on sort de dire pour le compte d'une autre: «_Écoutez, Bajazet, je sens que je vous aime!_... «si vous saviez comme on a quelquefois envie de dire la même douce phrase caressante pour son propre compte?» --«Hélas!» lui répondis-je, comme elle se taisait de nouveau, «c'est notre histoire à tous que vous me racontez là... On a lu dans les livres que cela fait si mal de sentir, et l'on n'a de cesse que l'on ne se soit donné à soi-même ce mal que ces livres dépeignaient comme si douloureux... Il y a une contagion dans les douleurs des poètes. On les imite malgré soi, et l'on est sincère dans cette imitation. Ce qui prouve une fois de plus que le cœur est une machine bien compliquée...» --«Plus compliquée encore que vous ne le croyez,» fit-elle avec un demi-sourire d'intelligence, «quand il s'agit d'une fille qui vit comme je vivais... Je vous ai dit que j'avais la folie de mon art. Pourquoi avais-je décidé, à part ma pauvre tête, que cet art n'était pas compatible avec la tranquillité bourgeoise d'une existence régulière, et que la prosaïque et monotone vertu est l'ennemie du talent? Je ne saurais pas vous l'expliquer. Mais c'est ainsi... J'étais convaincue que sans la passion il n'y a pas de grande artiste. Encore maintenant, je ne crois pas que j'aie eu tort... Tenez, ce soir, j'ai joué ma dernière scène comme jamais je ne l'avais jouée. J'avais mal aux nerfs dans tous mes gestes, dans tous mes mots. Et je me donnais par mon rôle. Je me donnais, ah! follement!... Pourquoi? Parce que j'avais vu Jacques s'en aller de votre baignoire et que je ne comprenais pas. Si vous saviez ce que j'ai souffert d'angoisse en regardant à ce moment-là la loge de cette affreuse Mme de Bonnivet! Dieu! que je la hais, cette femme! C'est mon mauvais génie et le mauvais génie de Jacques. Vous verrez... Si elle était sortie avant la fin, avec son imbécile de mari, j'aurais pensé qu'elle et Jacques s'en allaient ensemble. Je serais tombée, là, sur la scène... Pardonnez-moi. Je reviens à mon histoire, puisqu'elle ne vous ennuie pas trop... Tous ces sentiments romanesques, indécis, confus, qui remuaient en moi tandis que je piochais ferme mes concours de sortie au Conservatoire, se résumèrent dans un rêve dont je vous supplie de ne pas trop rire... Oui, toutes ces douleurs et toutes ces joies d'amour, toutes ces émotions qui devaient exalter l'artiste et faire de moi la rivale des Rachel, des Desclée, des Sarah Bernhardt, des Julia Bartet, je souhaitais de les éprouver pour quelqu'un qu'elles exalteraient en m'exaltant, pour un homme de génie que j'inspirerais en m'inspirant, et qui écrirait des pièces sublimes que je jouerais ensuite avec un génie égal au sien... Seigneur! Que c'est difficile de dire ce que l'on sent pourtant avec tant de netteté!... Je cherche un nom dans l'histoire du théâtre qui vous expliquerait ces chimères mieux que mon pauvre bavardage...» --«Vous auriez voulu être la Champmeslé, rencontrer Racine, et lui créer _Phèdre_ après la lui avoir posée,» l'interrompis-je. --«C'est cela,» fit-elle vivement, «C'est cela... Oui, la Champmeslé et Racine; ou bien Rachel avec Alfred de Musset, la Rachel du souper, si elle l'avait aimé.... Rencontrer un écrivain, un poète, qui eût besoin de sentir pour écrire, le faire sentir, sentir avec lui, incarner les créations de son talent sur la scène, et traverser ainsi le monde à deux, pour aller ensemble à la gloire dans une légende d'amour!... Croyez-vous qu'il en peut tenir du bleu--de quoi faire tous les fonds de ciel de tous vos tableaux--dans la cervelle d'un petit trottin d'apprentie actrice, qui répète son morceau d'examen, au fond d'une vieille rue du faubourg Saint-Germain, à côté de sa vieille mère, en imaginant, pour ses robes, des combinaisons et des rarrangements?... C'est une absurdité, un rêve, une folie, qu'un pareil désir. Pourtant ce rêve, j'ai tant cru l'étreindre, cette folie, j'ai tant cru la réaliser, quand le hasard m'a mise sur le chemin de Jacques. Je la réaliserais,--s'il m'aimait seulement,» et, avec un accent profond, elle répéta, elle soupira: «s'il m'aimait?» --«Mais il vous aime,» lui répondis-je. «Si vous l'aviez entendu me parler de vous, ce soir...» --«N'espérez pas m'abuser,» fit-elle sérieusement et tristement, «je sais à quoi m'en tenir, allez... Il ne m'aime pas. Il aime l'amour que j'ai pour lui... Et pour combien de temps?...» IV Comme les moindres mots de cette conversation sont demeurés présents et distincts dans ma mémoire, avec leur intonation tour à tour gaie ou triste, sentimentale ou persifleuse, désabusée ou attendrie! Je pourrais continuer d'en noter le détail pendant des pages et des pages, sans me lasser. Il me semble, en les transcrivant ici, sur ce froid et muet papier, que le temps recule, et je me retrouve à la minute où cette causerie prit fin--trop tôt pour mon désir--par notre arrivée devant la maison de la rue de la Barouillère. Je me revois, prenant congé de Camille devant la porte massive, que le cordon d'un concierge endormi avait tardé à faire tourner sur ses gonds, malgré un carillonnage répété. Je crois entendre ce tintement, de la sonnette, comme je crois sentir la chaleur de sa petite main fiévreuse dans les miennes, tandis que je lui disais adieu, et elle m'apparaît, à la lueur du clair de la lune, comme un adorable fantôme à jamais évanoui: elle cligne ses yeux fins que le sommeil va fermer, elle incline sa tête avec un sourire, elle met son doigt sur sa bouche avec un geste de malice, pour me recommander la discrétion sur les confidences qu'elle m'a faites. La petite tête, les hauts collets et la longue mante s'engouffrent dans l'ombre de l'allée. Le battant de la porte retombe avec un bruit sec. Malgré moi, j'écoute un instant encore. J'entends une main tâtonner, la sienne, et prendre un objet de métal,--le bougeoir qui doit l'attendre chaque soir.--Une allumette craque; un pas se hâte, son pas; une autre porte se referme, celle de l'escalier intérieur... Puis rien, et je reprends moi-même le chemin de ma maison, sous le même radieux et pâle clair de lune, par les trottoirs déserts de ce coin du faubourg Saint-Germain, rempli, à cette heure, d'un peuple de chats furtifs et de chiens errants. Des sergents de ville en train de faire leur ronde, un fiacre attardé qui rejoint Grenelle, un groupe de rapins qui reviennent de quelque brasserie du boulevard Saint-Michel,--voilà tout ce qui atteste la persistance de la vie parmi les grands hôtels endormis et les couvents éteints, les petites maisons bourgeoises éclairées d'un dernier bec de gaz et les hôpitaux sinistrement noirs. C'est vraiment une des provinces de Paris que ce quartier, si voisin pourtant des populeux boulevards,--comme l'existence paisible de Camille auprès de sa mère était voisine de l'existence passionnée de la petite Favier du Vaudeville. Nous n'avions mis que trois quarts d'heure à revenir du théâtre, de ce pas inégal dont le rythme s'accommode aux lenteurs tour à tour et aux hâtes des confidences. Je ne mis pas moins de temps, l'horloge de l'église Saint-François-Xavier me le révéla par sa sonnerie, à gagner le petit hôtel du boulevard des Invalides où j'habite, quoique par la rue Rousselet et la rue de Monsieur, il soit lui-même autrement proche. Il est vrai que j'avais erré tout seul indéfiniment dans ce quartier désert, envahi par un trouble sur lequel je ne pouvais guère m'abuser. Cette brûlure soudaine de l'être intime, cette prise et cette reprise interminable des phrases que l'on vient d'entendre, cette obsession à la fois ravie et épouvantée de la pensée occupée comme de force par une créature à laquelle l'on était, la veille encore, le jour même, parfaitement étranger,--qui a commencé d'aimer sans connaître ces prodromes de la grande folie? C'est le frisson qui annonce la funeste fièvre, cette _malaria_ de l'âme, plus longue à guérir que l'autre et plus dangereuse. Les médecins cherchent la quinine qui en coupera les accès! Et puis on ne croit pas que la maladie sera si grave. On se persuade que l'on sera plus fort qu'elle, et l'on se tient des raisonnements comme celui que je me tenais en me réintégrant au gîte, vers les deux heures du matin: --«Une nuit de bon sommeil, et demain, ces folles idées seront passées... D'ailleurs, cette enfant est la maîtresse d'un camarade. Je me connais, la seule pensée de leurs caresses m'empêcherait d'en devenir amoureux, si j'en avais l'envie. Et, cette envie, je ne l'aurai pas. Elle m'a ému, ce soir, dans sa vie réelle, comme elle m'avait ému au théâtre, comme elle m'aurait ému dans un roman!... Pure imagination. Demain, je n'y penserai plus, et si j'y pense encore, je ne la reverrai pas, ni elle, ni Molan. Voilà tout.» Pure imagination? C'est bientôt dit. Mais n'y a-t-il pas un point profond et trop sensible, par quoi cette imagination touche à notre cœur, est notre cœur même? Et quand la grâce d'une femme a blessé ce petit point-là, nous trouvons toujours des motifs pour ne pas rester fidèles au prudent programme du non-revoir. Le fait est que je commençai par n'avoir pas cette nuit de bon sommeil que je m'étais promise, et quand je me réveillai de l'inquiet assoupissement venu avec le matin, je pensais à Camille Favier avec autant d'intérêt troublé que la veille. «Si j'y pense encore, je ne la reverrai pas, ni elle, ni Molan...» Oh! la sage résolution, et, tout de suite, je trouvai un prétexte pour y manquer. N'avais-je pas promis à Jacques de le renseigner sur la réussite ou l'insuccès de son mensonge? Ce ne fut pas, toutefois, sans remords que je me mis en route, dès les dix heures, pour accomplir cette étrange mission. J'avais oublié, durant ma soirée de la veille, qu'à dix heures, précisément, j'avais modèle. Une fille, nommée Malvina, venait me poser mon infinissable _Psyché pardonnée_. Quand je la renvoyai, j'entendis la petite voix intérieure dont, la veille, Camille avait joliment parlé, me chuchoter: «Lâche! Lâche!» Et, même sans la petite voix, la seule présence de cette créature ne me démontrait-elle l'absurdité de mon sentiment commençant? Malvina avait, elle aussi, comme Camille, une tête idéale de madone primitive, et c'était la noce faite fille! Sa bouche au sourire si fin dans le silence ne s'ouvrait que pour débiter de crapuleuses gueulées. Quel conseil de ne jamais croire au charme ensorceleur d'un visage! Le sort a de ces avertissements que nous repoussons avec la sensation obscure de l'irréparable. Malvina partie, je regardai mon atelier, la toile commencée, ma boîte à couleur, ma palette de travail,--et je sortis, poursuivi par le muet reproche de ces choses. Que ne l'ai-je écouté alors! J'avais heureusement à traverser, pour gagner la rue Delaborde, où Jacques Molan habite,--derrière Saint-Augustin et la caserne de la Pépinière,--un joli quartier de Paris et qui eut tôt fait de me distraire. Je le connais si bien pour en avoir essayé de nombreuses études, quand j'étais préoccupé, comme disent les critiques d'art qui cherchent dans nos toiles une occasion de théories, d'être «moderne». Cette sottise-là est finie pour moi, grâce à Dieu. Elle m'a profité tout de même, car si je ne crois plus que la peinture doive reproduire des jeux de lumière sans signification, ni des cadres de vie humaine sans valeur essentielle, j'ai gardé de ces études un goût plus vif, un sens plus affiné de certains paysages, ceux de la Seine, par exemple, des Tuileries et de la place de la Concorde. J'en aime surtout la couleur d'avant midi, qui leur donne une fraîcheur tendre, des transparences claires d'aquarelle dans un joli frisson d'éveil actif. Ce matin-là, et les nerfs fouettés par la griserie de la passion naissante, l'eau du fleuve me parut plus fraîche encore; le ton gris-bleu du ciel plus délicat sur les massifs dépouillés; l'eau des fontaines plus jaillissante, sous la blanche et sonore écume. Mon être surexcité percevait mieux le charme de papillotement et d'intimité que dégage cet horizon d'arbres grêles, de coquettes maisons et d'eaux vivantes. Involontairement, j'oubliais mon ferme propos de sagesse, et mes remords du travail quitté, pour me figurer le renouveau d'âme que m'eût insufflé une liaison comme celle dont cet assouvi de Jacques Molan faisait si peu de cas. Puis le démon de l'ironie s'emparait de moi, irrésistible: --«Oui,» me disais-je, ou à peu près, «être aimé d'une femme comme Camille, quel rêve!... Juste assez libre pour donner à son amant de longues heures, celles-ci, par exemple, et pas assez pour absorber tout son temps; assez artiste pour comprendre les plus délicates nuances d'impression et les plus subtiles; assez naturelle pour s'amuser à ces caprices d'un rien de bohème, si savoureux, quand ils ne sont pas doublés de misère; assez enthousiaste pour qu'il émane d'elle un constant encouragement au travail, et trop spontanée, trop sincère pour vous pousser jamais à cet esclavage du succès, la fatale influence de tant de maîtresses et d'épouses... Et puis quelle adorable amoureuse! Était-il d'une rare nuance d'âme le roman qu'elle m'a raconté hier, et différent de celui qui hante la cervelle de ses petites camarades? Un riche entreteneur et une forte réclame, voilà l'Idéal ordinaire de ces demoiselles... Et il faut que la seule comédienne qui pense autrement tombe du coup sur ce Molan, sur cette froide machine à fructueuse «copie»... Et moi, que me sert-il de la deviner, de l'apprécier ainsi, quand je vais de ce pas faire une démarche qui ne peut que contribuer à les rapprocher l'un de l'autre?... Quel absurde hasard m'a fait dîner au Cercle, hier soir, et rencontrer Jacques? Cela devait m'arriver: c'est le symbole de toute notre vie, à lui et à moi... C'est moi qui suis l'amoureux, ou tout près de l'être; il est l'amant. C'est moi qui ai la sensibilité d'un véritable artiste; il en fait les œuvres et il en a la gloire... En attendant, voici une matinée bien claire que je perdrai, et mon tableau qui n'avance plus... Bah! Je rentrerai tôt, j'enverrai chercher Malvina. Je travaillerai toute l'après-midi. Je réparerai ce temps perdu. Ma commission à peine faite, je me sauve... Je suis assez curieux, d'ailleurs, de voir comment l'animal est installé... Il doit rouler en ce moment-ci sur quatre-vingt à cent mille francs par an... Ça le change d'autrefois, de l'époque où il mangeait chez Polydore à quinze sous la portion.» Il y avait des jours et des jours, en effet, que je n'étais allé chez mon ancien camarade. Tandis que l'ascenseur me hissait jusqu'au second étage, où il habite, d'une grande maison neuve à _bow-windows_ garnis de verres de couleurs, je me remémorais les divers gîtes où j'ai connu cet écrivain, aussi habile administrateur de sa représentation officielle que de sa fortune et de son talent, et je refaisais en pensée ses rapides étapes sur le grand chemin de la gloire parisienne.--Ce fut d'abord, au sortir du collège, la petite chambre d'un hôtel meublé, rue Monsieur-le-Prince. Un portrait de Baudelaire, par Félicien Rops, et quelques mauvais médaillons de David, en plâtre, patinés à l'huile, constituaient tout l'ameublement personnel de ce réduit. L'ordre méticuleux des livres, des papiers et des plumes sur la table attestait déjà la volonté ferme du travailleur. Jacques n'avait alors comme ressources qu'une maigre pension de cent cinquante francs par mois, servie par sa seule parente, une vieille grand'mère, qui vivait en province et pour laquelle il se conduisit du moins en petit-fils reconnaissant. Je l'ai vu pleurer de vraies larmes quand elle est morte,--et puis il l'a mise en livre. Chose étrange, c'est le seul de ses ouvrages qui soit franchement mauvais. Serait-ce que le talent d'écrire se nourrit seulement de la sensibilité imaginative, laquelle, pour se réaliser, a besoin de l'expression au lieu que la sensibilité réelle s'épuise et s'achève par sa réalité même? Heureusement pour lui, dans ces années de début, il ne peignait que les sentiments qu'il n'avait pas! Son premier volume d'une facture si élégante et si brutale à la fois, fut, chose invraisemblable, griffonné dans ce logis du quartier Latin. Ce fut ensuite l'entrée dans un journal du boulevard, et aussitôt un changement de domicile montra que l'écrivain entendait bien ne pas végéter dans le même cercle d'étroites habitudes. Il prit un appartement dans un entresol de la rue de Bellechasse, encore sur la rive gauche, mais tout près déjà de la rive droite. Le portrait de Baudelaire y était toujours, pour proclamer la fidélité aux convictions d'art du début, mais encadré de velours et détaché sur des tentures d'andrinople rouge, lesquelles donnaient à ce réduit un air d'asile capitonné. Elles sauvaient le manque de caractère artiste des meubles achetés à tant par mois chez un tapissier complaisant, et tous solides, tous bourgeois, sans aucune autre prétention que la qualité de leur vieux chêne. Le notable commerçant en denrées littéraires que devait être Molan, s'annonçait par cette recherche du fauteuil durable, du bureau bien conditionné que l'on ne devra jamais réparer.--Ce fut aussi l'époque d'un vaste divan à coussin,--propice aux crises d'analyse,--du cabinet de toilette plus raffiné et de la tenue plus élégante qui décèle «l'homme aimé».--Les visiteuses voilées que l'on rencontrait parfois dans l'escalier expliquaient la raison de cette métamorphose. Le succès augmentant encore, arriva l'époque du petit hôtel de Passy, jugé tout de suite inconfortable. Jacques n'y était pas demeuré un an et demi, que déjà l'opulente et définitive demeure de «l'homme établi» avait succédé. Je pus m'en convaincre dès l'antichambre où je fus reçu par un petit groom en demi-livrée. Un commissionnaire attendait, que je crus reconnaître pour l'avoir vu stationner dans mon quartier. Le groom m'introduisit dans un vaste fumoir attenant au très petit cabinet de travail, et qui montrait une vitrine remplie de bibelots, tous authentiques: vieilles laques chinoises, bronzes admirablement patinés du seizième siècle, boîtes en vernis Martin, figurines de Saxe, bonbonnières anciennes. Le disparate des objets traduisait bien l'éternel utilitarisme de Molan. Il pioche sa vente possible, en cas de malheur. Quelques tableaux décoraient les murs, tous modernes, de la modernité la plus outrancière et la plus exaspérée. Encore un placement à deux cents pour cent, la peinture d'un contemporain obscur, et demain il sera peut-être Millet ou Corot. C'est un billet à la loterie, ces tableaux, et à si bon marché! Molan les avait achetés pour quelques louis à de jeunes peintres en détresse, ou reçus en récompense d'un peu de réclame. Et puis, il a toujours eu le secret de se mettre avec l'extrême-gauche littéraire et artistique pour se faire pardonner ses succès. Mais il fallait le connaître comme je le connaissais pour déchiffrer la face de ce fumoir-bibliothèque, destiné à la montre, aux _interviews_, aux après-déjeuners et après-dîners de l'écrivain à la mode. Le trait significatif, c'était l'ordre, toujours implacable, surveillé, méticuleux. Tout le révélait, cet ordre, et d'abord le rangement des livres cartonnés sur les rayons,--et quels livres! Rien que des œuvres de jeunes confrères, de quoi donner à tous ceux d'entre eux qui venaient voir «l'arrivé» la flatteuse sensation d'avoir été reliés, chacun dans une couleur appropriée à son talent,--les coloristes en vieux rouge, les élégiaques en mauve, les raffinés en papier japonais! L'éclat battant neuf des menus objets d'argent, destinés à fumer et à prendre du soda et du brandy, à l'anglaise, et admirablement tenus,--la fraîcheur du tapis havane, évidemment enlevé chaque été,--la propreté flamande des vitraux mobiles, des merveilles du plus pur quatorzième, avec de grandes figures sur un fond bleu, réticulé et fleurdelisé,--tout attestait l'œil d'un maître difficile et dont la volonté va du grand au petit détail, sans jamais désarmer. Les propos que l'écrivain m'avait tenus la veille sur son talent de boursier me revinrent à la mémoire, et je pensai qu'étant donné le positivisme de sa nature, il m'avait dit la vérité. D'ailleurs, il entrait lui-même, manicuré, tubé, rasé, coiffé, sentant bon par tout son corps, l'œil éveillé, la joue fraîche, la lèvre épanouie, vêtu du plus délicieux veston du matin que jamais chemisier de génie ait coupé et soutaché pour un viveur professionnel. Seulement, ce viveur-ci était d'une espèce très particulière, car il tenait à la main une plume d'oie trempée d'encre qu'il me montra en la jetant dans le feu, allumé à tout hasard, et gaiement: --«Je t'ai fait attendre?...» demanda-t-il. «J'avais ma troisième page à finir... Encore une, d'ici à midi et demi, et j'aurai gagné ma journée. Tous les jours ces quatre pages, qu'il s'agisse d'un roman ou d'une pièce--voilà ma méthode,» et m'indiquant sur un rayon, dans la petite bibliothèque basse, une large rangée de dos de livres moins coquettement reliés que les autres: «Et voici le résultat...» --«Et tu peux quitter et reprendre ta besogne comme tu veux?» lui demandai-je. --«Comme je veux. Affaire de régime, vois-tu. J'ai réglé mon cerveau comme on règle un compteur à gaz. La comparaison te scandalise? Tu n'as pas médité comme moi cette profonde parole d'un maître:--_La patience est ce qui, chez l'homme, ressemble le plus aux procédés que la nature emploie dans ses créations..._ Jamais d'à-coup et une régularité presque automatique, c'est tout le secret du talent... Mais parlons de ton ambassade auprès de Camille, hier au soir... Il y a eu des pleurs et des grincements de dents, n'est-ce pas?...» --«En aucune façon,» lui répondis-je, non sans éprouver un plaisir à déconcerter sa fatuité, «elle n'a pas même voulu m'interroger, pour ne pas me faire mentir...» --«Oui,» dit-il en haussant les épaules, «c'est bien son genre. Toutes les délicatesses, toujours... Nous vivons dans une amusante époque. Tu rencontres chez une femme des sentiments exquis, de la nuance, un cœur délicieusement fin, de la grâce d'esprit? C'est une petite actrice de quatre sous... Une autre a deux cent mille francs de rente, une famille, un nom, de la beauté, une situation de monde, va te promener, c'est une infâme cabotine... Mais si la petite est une romanesque, c'est une romanesque futée. Elle a eu le scrupule de ne pas te faire causer, toi, pour ne pas te demander de trahir un ami. Puis elle s'est adressée au bon endroit pour savoir la vérité. Elle a dépêché à Fomberteau un exprès dès ce matin...» --«Tu ne l'avais donc pas prévenu?...» --«Je comptais passer chez lui en sortant d'ici... Elle a pris les devant, et Fomberteau qui ne savait rien lui a répondu le billet que voici,» et il tira de sa poche un papier. «Figure-toi la Camille que tu connais en train de lire ce poulet: _Chère amie, la peste soit des mystifications et des mystificateurs, pour employer une tournure chère à votre Molière, puisqu'ils ont donné à la duchesse, et à mon sujet, des diables bleus comme son blason. Je n'ai jamais dû me battre en duel. Votre Jacques n'a jamais dû me servir de témoin. Sauf cela, tout le reste est vrai. Rassurez-vous donc sur lui et sur moi, et comme c'est jour de chronique, pardonnez-moi de ne pas aller vous remercier moi-même de votre gentille inquiétude..._ A quoi Camille a, de sa main, ajouté ce _post-scriptum_:--_Puisque vous m'avez donné hier une explication qui n'était pas la vraie, j'ai droit à une autre, la vraie, et je l'attends..._» --«Et à quelle heure as-tu reçu cette lettre?» lui demandai-je. --«Il y a quelque vingt-cinq minutes... Le commissionnaire est dans l'antichambre... J'ai voulu t'avoir vu et savoir ce qu'elle t'avait dit. J'aurais dû penser que c'était bien inutile et qu'elle serait avec toi aussi «belle âme» que toi-même... Toujours les sublimes et toujours l'amalgame! Elle n'aura rien perdu pour attendre. Je vais lui répondre et de ma meilleure encre...» --«Je serais curieux,» interrogeai-je, «d'apprendre par quel mensonge nouveau tu te tireras d'affaire...» --«Moi?» répliqua-t-il en s'asseyant à une petite table, et sa plume commençait de courir sur le papier, «par aucun... Je lui dis que je n'ai pas la moindre explication à lui donner et que je ne veux pas qu'elle se permette, une autre fois, des tours comme celui qu'elle m'a joué en s'adressant à Fomberteau.» --«Tu ne feras pas cela!...» l'interrompis-je vivement. «Cette pauvre fille t'aime de tout son cœur. Elle n'a pu supporter le doute. Elle a pensé que tu lui mentais, et elle a voulu savoir la vérité. Voyons, n'est-ce pas naturel?... N'en avait-elle pas le droit, sois juste?... C'est si simple de trouver un autre prétexte... Mais dis-la-lui plutôt, cette vérité, puisqu'elle te la demande, cela lui ferait moins de peine...» --«Il n'y a qu'une petite objection,» répondit Jacques, et, fermant le billet qu'il venait d'écrire, il pressa le bouton de la sonnette électrique pour appeler le gamin en veste bleue à boutons dorés, auquel il remit la lettre, «c'est que je serais parfaitement heureux si Camille se brouillait avec moi sur ce petit mot... C'est un autre principe, cela, aussi absolu que celui de la régularité du travail. Quand on doit rompre avec une maîtresse, plus le motif de rupture est insignifiant, plus il est sage... Et mes affaires vont si bien de l'autre côté que je n'ai vraiment plus besoin d'elle pour faire marcher sa rivale... Puisque tu es mon _regardeur_, et que je te sais muet comme un tombeau, j'ai bien envie de te raconter tout, malgré les grandes phrases sur la discrétion, d'autant plus que cette confidence ne compromet que moi,--jusqu'ici... Il y a précisément du tombeau dans cette affaire et du tombeau de grand homme--encore!... Enfin, j'ai arraché à Mme de Bonnivet, hier soir, une promesse de rendez-vous... Et dans quel endroit?... Je te le donne en mille. Au Père-Lachaise, devant la tombe de Musset,--comme avec l'autre!... Tu ne trouves pas ça de premier ordre?... Du cimetière au fiacre, c'est comme du sublime au ridicule, il n'y a qu'un pas, et du fiacre à certaine garçonnière de ma connaissance, comme avec l'autre, puisque c'est le programme, un second pas... Car tu sais, jamais de femmes à domicile. Troisième principe... Dans ces conditions, que Camille se brouille avec moi aujourd'hui, mais tant mieux, tant mieux!... Enfin, ne me fais pas une figure qui me dise: Mon cher Molan, vous êtes un monstre, et laisse-moi te mettre à la porte--à cause de la quatrième page...» Si j'avais douté encore du sentiment trop vif que m'inspirait déjà cette charmante Camille, ce doute aurait cessé là, sur place, tant mon émotion fut cruelle devant ce cynique discours. J'aperçus avec trop d'évidence la vérité du drame où je me trouvais soudain engagé comme spectateur,--mais, dans certains duels, de voir menacée une vie très chère rend le témoin plus pâle que le duelliste lui-même. L'amour passionné de la petite Favier servait à Jacques de moyen d'action sur l'amour-propre de la mondaine blasée, coquette et froidement perverse, sans doute, mais élégante, enviée et riche, vers laquelle l'attiraient sa vanité et sa curiosité. Ce cœur de la pauvre comédienne, resté naïf et romanesque malgré la plus désenchantante des existences, ce cœur si vrai,--que j'avais senti si vrai, qui s'était ouvert à moi, avec une telle spontanéité, dans une heure de souffrance intime,--allait être brisé, déchiqueté, broyé, entre deux orgueils en train de se battre l'un contre l'autre--et quels orgueils! Les plus féroces, les plus implacables de tous, celui d'une demi-grande dame et d'un demi-grand écrivain, tous deux gangrenés d'égoïsme par la parade habituelle, desséchés par la constante et détestable étude de l'effet à produire, sans laquelle on ne garde pas le prestige incertain de la mode. Par une intuition d'une certitude affreuse, je mesurai du coup la profondeur de l'abîme où roulait, à son insu, mon amie improvisée de la veille. L'extrême acuité de cette vision m'empêcha de répondre à Jacques comme il s'y attendait sans doute, pour se divertir de ma naïveté en m'indignant. Il m'eut raillé, et sa raillerie m'eût fait mal. Il m'eût dit tout haut le conseil que son énigmatique sourire me donnait tout bas: «Si elle te plaît tant, il y a une place de consolateur à occuper et tout de suite...» Je peux me rendre cette justice: je ne me la dis pas à moi-même, cette vilaine parole. Je n'y eus pas de mérite, d'ailleurs. A-t-on du mérite à ne pas profaner en soi une image qui ne vous plaît qu'attendrissante et pure? Et si étrange que puisse paraître ce mot appliqué à une fille dont je savais qu'elle était la maîtresse d'un de mes camarades, je respectais dans Camille cette folie d'illusion par laquelle ses vingt-deux ans jouaient sur une seule carte leur précieux trésor de rêves délicats, de tendresses naïves, de nobles chimères. Je respectais en elle aussi le songe qu'elle m'avait déjà fait songer. Durant cet entretien de la veille au soir, le fond le plus intime de mes mélancolies avait tressailli, à me dire que j'eusse pu la rencontrer un peu plus tôt, au temps où elle ne s'était pas donnée à Jacques Molan, la deviner, lui plaire, et peut-être la déraisonnable et touchante enfant aurait-elle tourné vers moi ce besoin de tenir, vis-à-vis d'un autre artiste, ce rôle si moqué, si vieux jeu, de muse et d'inspiratrice. Quel ouvrier de Beauté pourtant n'a pas soupiré vers la présence auprès de lui d'un charmant esprit de femme, d'un cher et dévoué visage où boire du courage aux heures de lassitude, de deux faibles mains, mais sûres, à serrer dans ses mains fatiguées, d'une épaule fidèle où reposer son front tourmenté?... C'était assez d'avoir associé ce soupir quelques minutes au nom de la maîtresse de Jacques pour que l'espoir d'une banale aventure de dépit avec cette pauvre fille n'eût même pas besoin d'être écartée. Cette idée ne pouvait pas me venir. Mais de ne pas nourrir un malpropre projet de galanterie n'empêchait pas que ma sympathie à son endroit, déjà un peu maladive, n'eût grandi encore dans cet entretien avec mon camarade. Voilà pourquoi, au lieu d'écrire à Malvina, le modèle, d'après le sage propos formé quelques heures auparavant, je continuai ma visite illogique de la matinée par une visite plus illogique de l'après-midi, et cette imprudente journée s'acheva par une troisième visite, aussi folle. Une crise de déraison commençait. Elle n'est pas finie, puisque ma plume tremblait dans ma main tout à l'heure à rapporter les phrases brutales de Jacques Molan. Et sur le point de fixer le détail de ces deux autres petits épisodes qui achevèrent le prologue de cette tragédie intime, j'ai dû la poser, cette plume, tant j'avais mal à mes souvenirs, comme on a mal à des blessures mal fermées. Pourtant, par une contradiction que je subis sans l'expliquer,--un attrait s'exhale de ces souvenirs douloureux, une magie, un charme. Toute mon âme a chaud rien que d'y penser. Cette seconde visite, on le devine, fut pour la pauvre Duchesse Bleue elle-même, comme je commençais d'appeler Camille dans les monologues, de mon cœur, et j'oubliais la pédante réminiscence qui avait inspiré à Jacques Molan ce sobriquet, pour y faire tenir la grâce tendre, la fantaisiste mélancolie d'un rêve à la Watteau, chimérique et caressant, idéal et voluptueux dans sa pitié. Il n'y avait certes pas plus de différence entre le sentimentalisme que cette jolie enfant m'avait ingénument confessé la veille et le matérialisme pratique de son amant, qu'entre la somptueuse maison neuve de la place Delaborde, et le très modeste troisième étage de la très modeste rue de la Barouillère où je sonnai vers les deux heures. Les teintes délavées de la façade mal recrépie s'harmonisaient avec la sordidité de la loge, avec la glaciale froideur de l'escalier de bois sans tapis, dont les marches, cirées de plusieurs jours, s'affaissaient vers le mur. Un air de médiocrité minable était comme épandu sur cette vieille bâtisse, et les cartes de visite bourgeoisement clouées aux portes, que j'eus la curiosité de regarder, révélaient trop quelle sorte de locataires abritaient là leur pauvre existence. Elles abondent, dans ces antiques rues du faubourg Saint-Germain, ces maisons où le loyer le plus haut est de deux mille francs, dernier havre ouvert à toutes les épaves de l'humble vertu bourgeoise. Là, vous croisez sur un palier un vieux général en redingote râpée, dont la rosette résume quarante ans d'abdication quotidienne et de discipline à la Catinat. Ou bien c'est un professeur qui se dirige vers son cours, la serviette gonflée de livres, et qui se tue de répétitions pour doter des filles et soutenir une mère infirme. C'est quelque prêtre âgé, quelque ancien magistrat, qui portent sur leur visage les traces d'une vie tout entière consacrée à des pensées graves. Il était trop naturel que la veuve du coulissier suicidé et ruiné cachât sa déchéance dans un de ces asiles de gêne décente que je ne visite jamais, sans avoir le cœur serré. Ne sont-ils pas un peu mes frères, les hôtes habituels de ces maisons démodées? Comment ne les saluerais-je pas, d'un regard de sympathie, ces pauvres dupes sociales,--dupes d'une naïveté inguérissable qui leur a fait prendre au sérieux les phrases officielles de cet infâme monde, lequel n'a jamais respecté que l'argent, bien ou mal acquis,--dupes d'une sensibilité timide qui les a empêchés de violenter, de brutaliser la fortune? N'ai-je pas vécu, ne mourrai-je pas dupe moi-même de cet excès de conscience, de ce tremblement craintif qui m'a toujours saisi devant l'action? Moi aussi, j'ai trop naïvement cru aux menteuses formules des charlatans de l'art. J'ai hésité devant l'œuvre, par scrupule de diminuer, de profaner ma vision intérieure, par désespoir de l'égaler. Amant passionné de la gloire, j'ai reculé devant les impudeurs de la réclame, et j'aurai traversé la vie en vaincu et en inconnu,--vaincu par mes meilleures qualités, inconnu à cause de mes plus nobles délicatesses. Et Camille, elle aussi, n'était-elle pas ma sœur en sensibilité souffrante? Chère Camille! Tandis que j'écoutais la sonnette retentir et s'approcher des pas, toutes mes impressions se résumaient dans cette évidence d'une analogie sentimentale qui m'attendrissait davantage encore. Je voulais voir, dans ce fait que l'actrice déjà connue continuât d'habiter ici, la preuve qu'elle ne m'avait pas menti en me parlant, la veille, de leur vie paisible, à elle et à sa mère, le signe évident d'une absence totale de vanité, un indiscutable témoignage de sa fierté? Si elle avait cessé d'être sage, du moins elle ne s'était pas vendue à du luxe. Elle s'était donnée à un amour et à une admiration. Hélas! J'allais bien vite apprendre que cette tentation des grandes élégances parisiennes, trop naturelle à une créature fine et jeune, quand elle les a connues et perdues, faisait encore un des éléments du drame moral qui se jouait en elle! A travers ces pensées, le pêne avait glissé dans la porte, qui s'était ouverte. Une servante âgée et très simplement vêtue, visiblement une bonne à tout faire, me dévisageait. Après avoir hésité, elle finit par me dire qu'elle allait voir si «ces dames» étaient là, et elle m'introduisit dans un petit salon. Des meubles l'encombraient, trop nombreux pour la pièce. Si j'avais soulevé leurs housses, j'aurais vu que le damas de l'étoffe et la dorure des bois dénonçaient l'opulence ancienne. Une tapisserie assez belle couvrait un des murs. On avait dû en replier les personnages par le bas, pour les adapter à l'exiguïté de cette pièce, dont je touchais le plafond avec la pointe de ma canne. Le piano à queue, la grande pendule de bronze, les candélabres trop hauts avaient, eux aussi, figuré dans l'hôtel du financier. Ces muets témoins de splendeurs évanouies racontaient par leur seule présence la mélancolie de la ruine avec plus d'éloquence que n'auraient fait toutes les phrases. D'ailleurs, je n'eus guère le loisir de méditer sur ce que mon pauvre Claude, dans ses mauvais jours de pédantisme, eût appelé la psychologie de cet ameublement. Une femme d'environ quarante-cinq ans entrait dans ce salon. Je reconnus, au premier coup d'œil, la mère de Camille. Mme Favier ressemblait à son enfant, à la distance d'un quart de siècle, avec une identité des traits dans le vieillissement et la déformation, presque douloureuse. Il y a quelque chose de si triste à se trouver face à face avec le spectre anticipé d'une jeune et fine beauté que l'on admire, que l'on commence à aimer! Toutefois, le regard de la mère et celui de la fille avaient une expression si différente qu'elle corrigeait aussitôt cette ressemblance. Autant les yeux bleus de Camille, avec leur prunelle tour à tour trop claire et trop sombre, trop vive et trop languissante, révélaient une inégalité passionnée d'âme, des troubles profonds, un déséquilibre intime,--autant le paisible et lent azur des yeux de Mme Favier disait la sérénité passive, l'acceptation résignée, et, malgré tout, heureuse. Oui, c'était l'image de la paix intérieure, que cette veuve d'un boursier tragique. A la voir, comme je la voyais, un peu grasse avec de bonnes couleurs de santé à ses joues pleines, et, sinon élégante, du moins très correcte dans une robe à peu près à la mode, il était impossible de s'imaginer, d'abord que cette femme eût traversé les épreuves d'un drame de ruine et de suicide, puis que cette irréprochable et tranquille douairière fût une simple mère d'actrice. Nous avons changé tout cela, comme dit l'autre. Avais-je moi-même la tenue d'un peintre de l'ancienne tradition? Et mes camarades l'ont-ils? Le pseudo-clubman, habillé comme une gravure de tailleur, qu'est Jacques Molan, ressemble-t-il davantage aux bousingots de 1810 ou aux bohémiens d'Henry Murger? Mais ne vivons-nous pas dans un temps où une pièce de théâtre qui réussit rapporte, des années durant, le capital et les revenus d'une ferme en Beauce, où un portrait d'Américain se paie des quinze, des vingt, des trente mille francs, où un sociétaire de la Comédie-Française touche des traitements d'ambassadeur, avant de se retirer la boutonnière fleurie du ruban rouge, tandis que les actrices en tournée sont accueillies en terre étrangère par des réceptions de souveraines. La barrière de préjugés ou de principes, qui séparait la vie artistique du monde social est à jamais abattue. Là-dessus, les progressistes et les démocrates applaudissent. L'exemple de Jacques précisément et mes lectures avaient fini par me convaincre que c'est là au contraire une des pires erreurs de l'époque. L'artiste a toujours gagné à être traité comme un demi-paria. Son goût naturel pour ce qui brille, inévitable rançon de ses pouvoirs d'imagination, a sitôt fait de se tourner en vanité, quand il est la dupe du décor, du luxe, des éloges, de la femme élégante surtout, cette flatterie irrésistible à son amour-propre et à ses sens! Et lorsqu'il ne succombe pas à la tentation, il donne dans l'autre excès, non moins naturel à cette race irritable, et non moins dangereux, celui de l'orgueil révolté et misanthropique... Mais je verse moi-même dans mon défaut à moi, celui de la rêverie indéterminée et indéfinie. Revenons à ce qui reste le vrai correctif de tous les vices, intellectuels et autres: _la Réalité_. J'étais donc assis en face de la respectable Mme Favier, dans le salon aux meubles houssés, la mine penaude de me trouver en tête à tête avec la mère, quand j'étais venu rendre visite à la fille. La veuve me rassura bientôt, en me tenant une suite de bourgeois et pratiques discours qui convenaient à sa physionomie et à son origine.--J'ai su depuis qu'elle était la fille d'un petit commerçant du Nord, épousée pour sa beauté par le romanesque père de la romanesque Camille, à la suite d'une rencontre en voyage. Il y avait chez elle de la Flamande et aussi de la boutiquière. Elle avait assisté à sa vie comme une femme assise au comptoir dans un magasin assiste à la vente. Je rends mal une chose humaine que je vois si bien, et qui est si fréquente chez les créatures voisines du peuple: leur sort leur demeure extérieur et impersonnel. Aux jours médiocres de sa jeunesse, Mme Favier avait dû regarder, parler, sentir avec le même calme,--avec le même calme traverser sa période de luxe,--et avec le même calme, elle traversait cette nouvelle et non moins invraisemblable aventure de sa maternité entraînée dans l'orbe de révolution d'une étoile Parisienne. --«Camille va venir,» me disait-elle. «La couturière est là qui lui essaye un corsage... La pauvre enfant ne se sent pas très bien, aujourd'hui. C'est un métier fatigant que le sien, monsieur, et elle a déjà besoin de repos. Nous avons eu tort de pas aller aux bains de mer, cette année. Connaissez-vous Yport, monsieur? C'est très joli, très tranquille, nous y avons nos habitudes depuis six étés. J'aime, quand je vais à la campagne, revenir dans les mêmes endroits. Les gens vous accueillent bien. On se sent chez soi... Quand mon cher mari vivait, nous passions tous les ans nos deux mois en Suisse. C'était réglé. Nous partions le 15 juillet. Nous revenions le 15 septembre... Je n'y suis plus retournée depuis. Ce serait pour moi un trop triste souvenir... Vous venez pour causer avec Camille de son portrait...?» --«Elle vous en a parlé? Elle ne l'a donc pas oublié?» fis-je. --«Non, certainement,» répondit la mère, «et j'ai été très étonnée quand elle m'a dit cela,--elle qui est si rebelle à poser,--très étonnée et très contente. Elle m'a dit aussi que vous êtes du Cercle des Champs-Élysées, dont était mon mari. Il a fusionné avec celui de la place Vendôme, je sais? J'ai vu dans le journal que l'on y fait maintenant une exposition chaque année. Est-ce que vous avez l'intention d'y mettre le portrait de Camille? Je crois que ce serait excellent pour vous et ce ne serait pas mauvais pour elle... Nous y avions des amis que nous verrons un peu, quand nous serons dans notre ancien quartier... Nous attendons que Camille ait signé un engagement définitif. On le lui a proposé au Théâtre-Français. Mais comme ces messieurs l'ont laissé aller quand elle venait d'avoir ses deux prix, on lui conseille de leur tenir la dragée un peu haute, maintenant qu'elle est célèbre. Moi, je veux bien. Je ne m'y entends pas. Mais je lui dis toujours: souviens-toi que la maison de Molière est aux autres théâtres ce qu'un grand magasin comme le Louvre et le Bon Marché est à une boutique de détaillants...» Je ne suis pas sûr de reproduire exactement l'ordre de ces phrases. En revanche, je suis très sûr de leur teneur, et plus encore de l'esprit qui les inspirait, ainsi que les phrases qui suivirent.--Elle était simple jusqu'à en être parfois commune, et confiante jusqu'à en être bavarde, la pauvre Mme Favier! Je l'ai trop éprouvé depuis: c'était le plus sage et le plus solide esprit de carrière, celui d'une femme qui garde du bon sens à travers sa ruine. Ce phénomène est plus rare encore qu'un sentimentalisme de comédienne. D'habitude, ces chutes subites hors de l'Olympe de l'opulence, ont pour résultat un effarement moral qui dure le reste de la vie. Les gens ruinés semblent perdre, avec leur argent, toute faculté d'adaptation au cercle étroit d'activité où leur déchéance sociale les emprisonne. Chose étrange! C'est surtout quand leur richesse n'a été qu'un épisode entre deux pauvretés que ce désarroi se produit. Cette alternance de situation est comme une fantasmagorie où le jugement se fausse. Pour avoir résisté à une telle secousse, il fallait que Mme Favier fût profondément, absolument, ce que disaient son sourire jeune, ses joues reposées, les lignes harmonieuses de son visage, une créature simple et d'un positivisme tranquille, tout le contraire de cette fille dont elle entrevoyait l'avenir comme elle eût entrevu l'avenir d'un fils entré dans l'armée:--sous-lieutenant, puis lieutenant, puis capitaine, puis colonel, enfin général. Conservatoire, Odéon, Vaudeville, Comédie-Française, Pensionnat, Sociétariat,--ces étapes étaient distribuées dans cet esprit de brave bourgeoise, avec une régularité d'autant plus étonnante que son éducation avait dû la façonner à concevoir sur un tout autre type une destinée de femme. Comment une pareille révolution s'était-elle accomplie dans cette intelligence? Mais y a-t-il besoin d'explication pour certaines natures dont l'instinct primordial est de se modeler sur les circonstances comme d'autres ont pour instinct de se débattre là contre et de se rebeller? Le dernier cas était celui de la pauvre Duchesse Bleue. Cette différence essentielle entre leurs caractères avait supprimé de tout temps l'intimité réelle entre les deux femmes. Elles n'avaient pas entre elles, elles ne pouvaient pas avoir de rapports vrais. Je m'en rendis trop compte en voyant, après dix minutes de conversation avec la mère, Camille entrer, et son teint si pâle, ses yeux brouillés d'avoir pleuré, le trouble si visible de tout son être que cette mère ne soupçonnait même pas! --«C'est ton tour maintenant, d'essayer,» dit-elle. «Va, maman... Nous t'attendrons. M. La Croix a bien quelques minutes à nous donner...» Puis, quand la bonne dame eut fermé la porte: «Est-ce que vous avez vu Jacques?» me demanda-t-elle brusquement. --«Je suis allé chez lui ce matin», répondis-je. --«Alors, vous savez que je sais tout?» --«Je sais que vous avez écrit à Fomberteau», répliquai-je évasivement. --«Vous savez sans doute aussi ce que votre ami m'a répondu, quand je lui ai demandé l'explication de son mensonge?... Il vous aura envoyé pour que vous lui rapportiez l'impression que son infâme billet m'aura produite?... Allons, avouez, ce sera plus franc...» --«Pourquoi me jugez-vous ainsi, mademoiselle?» fis-je avec une douleur qu'elle sentit sincère, car elle me regarda avec étonnement, tandis que je continuais, surpris moi-même des paroles que je m'entendais prononcer: «Vous aviez été plus juste pour moi... Vous aviez compris que certains silences ne sont ni une approbation ni une complicité. C'est vrai que Jacques ne m'a caché ni sa triste ruse d'hier, ni son billet d'aujourd'hui. Je ne lui ai pas caché, moi non plus, ce que je pensais de sa dureté, et, si je viens ici, c'est de moi-même, sous l'impulsion d'une sympathie, que je n'ai pas le droit d'avoir, j'en conviens... Nous ne sommes même pas des amis de vingt-quatre heures. Je l'ai cependant, cette sympathie... Vous m'avez parlé avec une trop noble ouverture de cœur, avec une trop touchante confiance pour que vous me soyez désormais une étrangère... J'ai pensé... Ah! Je ne sais pas ce que j'ai pensé. Je vous ai sentie malheureuse, et je suis allé vers vous, tout naturellement, tout simplement. Si c'était une indiscrétion, vous venez de m'en bien punir...» --«Pardonnez-moi», me dit-elle avec une autre voix et un autre regard, en me tendant sa petite main brûlante. «Je souffre, et cela rend injuste... Moi aussi, quoique je vous connaisse à peine, je vous porte une sympathie trop vive pour douter de la vôtre... Mais ce billet de Jacques m'a trop blessée. Et trop, c'est quelquefois vraiment trop... Je l'aime, il le sait, et il croit qu'il peut tout se permettre avec moi. Il a tort. Il ne sait pas où il me jette en jouant comme il fait avec mon cœur!...» --«Ne lui en voulez pas tant de ce qui n'est qu'un accès de colère,» dis-je, épouvanté d'une appréhension où j'ai reconnu depuis une seconde vue: «Vous vous étiez adressée à Fomberteau. Sur le moment Jacques a été froissé. Il vous a mal écrit. Je suis sûr qu'il le regrette déjà.» --«Lui?» s'écria-t-elle avec un mauvais rire. «Si vous dites ce que vous pensez, vous ne le connaissez guère... Ce qui me cause le plus de peine, comprenez-moi, ce n'est pas ce qu'il me fait, quoique j'en souffre cruellement. C'est ce qu'il se fait à lui-même dans l'idée que j'avais de lui... Je le mettais si haut, si haut!... Je voyais en lui un être à part des autres, quelqu'un de rare, d'aussi rare que son talent! Et il faut que je le voie pareil aux amants de toutes mes camarades de théâtre, aux pires de ces amants, à ceux qui n'ont même pas le courage de leurs infidélités et qui les cachent avec des mensonges de filles, à ceux pour qui l'amour qu'on leur porte n'est qu'une vanité, de quoi se mettre à la boutonnière un sentiment de femme, comme une fleur... Allez, ma passion ne m'aveugle plus, maintenant. Et cela me déchire et il ne soupçonne même pas, lui, si intelligent, la nature de ma souffrance. Est-ce que vous croyez que je ne devine pas que cette coquine de Mme de Bonnivet l'a invité à souper hier au soir ou à la reconduire, ou pire encore?... Les femmes du monde, nous savons ce qu'elles valent, quand elles s'y mettent! Nous avons autour de nous les mêmes hommes qu'elles et ils nous racontent leurs histoires... Ce sont de fières gueuses, quelquefois, allez!... Et Jacques a dit: oui, parce qu'elle a un hôtel, des chevaux, des voitures, des robes de chez Worth, des rivières de cinquante mille francs, des fourrures de trente mille et un _de_ devant son nom qui n'est seulement pas à elle!... Vrai! On est trop, trop bête d'avoir du cœur... Mais moi aussi, le jour où je voudrais, j'en aurais, du luxe, puisque c'est ça qui lui plaît à cet écrivain qui a une âme de parvenu. Je n'ai qu'à prendre Tournade, le gros garçon à figure de cocher que vous avez vu dans ma loge, et je l'aurai, l'hôtel, et aussi beau que la baraque à la Bonnivet, et les diamants, et les robes de chez Worth, et le coupé, et les chevaux!... Je les aurai, je les aurai... Et il le saura, et ce sera lui qui aura fait de moi une femme entretenue, une fille, et je le lui dirai, et je le lui crierai... Vous croyez que je n'oserai pas?...» --«Non, vous n'oserez pas,» répondis-je, «rien que de le dire vous soulève de dégoût...» --«Non,» répliqua-t-elle d'une voix sourde, «il ne faut pas me voir meilleure que je ne suis. Il y a des jours où cette vie brillante me tente. J'ai été riche, voyez-vous. Jusqu'à douze ou treize ans, j'ai eu autour de moi toutes les gâteries que peut donner, à une fille unique, un père qui gagne des cent mille francs par an à la Bourse. Hé bien! A de certains moments ce luxe que j'ai connu me manque. La médiocrité de cette existence si grise, si veule, si vulgaire, m'écœure et m'opprime. Quand on est dans un bureau de tramway à attendre son tour, avec un waterproof sur les épaules et des caoutchoucs aux pieds, pour s'économiser les trente-cinq sous d'un fiacre, on s'impatiente quelquefois, et l'on se dit les mots tentateurs: «Si tu voulais?...» Ah! quand j'ai du bonheur plein mon âme, quand je peux penser que j'aime et que je suis aimée, que je réalise, que j'étreins mon roman de jeunesse, que Jacques tient à moi comme je tiens à lui, que je resterai mêlée à sa vie et à son œuvre, alors c'est une ivresse de me répondre à moi-même: «Si je voulais?... Hé bien! je ne veux pas...» Et je souris à ma chère pauvreté, parce qu'elle est aussi ma chère chimère. Mais quand j'ai l'affreuse évidence, comme aujourd'hui, que je suis la dupe d'un mirage, que cet homme n'a pas plus de cœur que le bois de ce meuble,» et elle frappa de son poing fermé sur la petite table où elle s'était accoudée pour me parler, «alors... oh! alors c'est une autre réponse que je fais à la tentation, «Si je voulais?...» me répété-je, et je réponds: «C'est vrai, et je suis trop sotte, de ne pas vouloir!... Je ne le serai pas toujours...» --«Vous le serez toujours», dis-je en lui reprenant la main, «parce que cette sottise-là consiste tout simplement à avoir ce que vous croyez que Jacques n'a pas, c'est-à-dire du cœur. Et puis, il en a à sa façon», ajoutai-je, «vous serez de cet avis, ce soir ou demain matin...» --«Vous ne me connaissez pas...», répliqua-t-elle, avec un froncement de son joli front et un tremblement de rancune autour de sa fine bouche redevenue amère. «Il faudra qu'il s'humilie, lui aussi, et qu'il mette des jours et des jours à obtenir son pardon... Vous n'avez vu de moi, hier, que la femme faible et amoureuse. Il y a l'autre, la mauvaise. Vous venez de la connaître. Et il y a l'autre encore, la fière... N'en soyez pas moins mon ami,» continua-t-elle avec un subit passage de mélancolie dans sa colère. La grâce de cette soudaine volte-face fit flotter l'ombre d'un triste sourire sur ses joues. Elle essuya de son mouchoir deux grosses larmes, et elle ajouta en haussant ses épaules, avec un ton d'enfantillage qui contrastait si gracieusement aussi avec son tragique discours de tout à l'heure: «J'entends maman qui revient... Il ne faut pas qu'elle voie que j'ai pleuré... Puisque j'ai la honte de lui mentir, mentons-lui bien...» Quelle conversation à écouter pour un homme soudain envahi, comme je l'étais depuis la veille, par le plus passionné des intérêts, par un attendrissement si vif, que c'était bien,--pourquoi le nier aujourd'hui,--du véritable amour! Oui, de l'amour! Durant les heures de cette après-midi qui suivirent cette nouvelle confidence, si différente de celle de la veille, je ne pus rien faire que d'en reprendre chaque terme en me demandant: «Était-elle sincère?... Serait-il possible que le désespoir la jetât à cet horrible parti?...» Je revoyais ce gros Tournade, et le luisant des yeux vairons de cet horrible être, comme détachés en clair sur sa face rouge. J'y discernais maintenant, à la réflexion, une volonté que je n'avais pas su lire la veille, celle du débauché riche et patient qui se pique au jeu et qui s'acharne à une certaine femme. En même temps, je revoyais Jacques Molan, tel que je l'avais laissé ce matin,--et son regard à lui, quand il avait parlé de son projet de rupture. Il était impossible cependant qu'il se doutât du degré de responsabilité qu'il encourait. J'essayai de me démontrer qu'il y avait plus d'affectation que de perversité réelle dans sa nature, au demeurant inoffensive, de cabotin littéraire. Il y a toujours de l'enfantillage dans tout homme qui se montre, qui s'étale à ce degré, fût-ce, comme celui-là, par calcul et diplomatie? Ne valait-il pas mieux que ses attitudes, mieux que ses paradoxes? Qui sait? En lui disant simplement, franchement, mon impression sur le mal qu'il pouvait faire à cette pauvre fille, ne remuerais-je pas en lui une corde de remords? Il y a pourtant un honneur sentimental, une propreté, pour tout exprimer d'un mot trivial mais strictement vrai, dans les choses du cœur, comme il y a un honneur professionnel et une propreté dans les choses d'argent. Que d'anarchistes en théorie reconnaissent en pratique cette propreté pécuniaire! Ils prêchent la suppression de l'héritage, et ils ne vous feraient pas tort d'un centime quand ils vous rendent votre monnaie. Pourquoi Jacques n'aurait-il pas, lui aussi, un fond de scrupule et de probité en présence d'une évidente mauvaise action à commettre ou à ne pas commettre? Ces raisonnements eurent pour résultat qu'après avoir pesé le pour et le contre, avoir résolu de lui parler, puis m'être démontré que cela était ridicule, je passai de nouveau, vers les six heures, le seuil de la place Delaborde.--Molan n'était pas là. J'allai jusqu'au cercle, espérant qu'il y dînerait comme la veille.--Il n'y dînait pas. Devant cette impossibilité de le rencontrer, je voulus du moins causer de nouveau avec celle qui avait été le principe de mes infructueuses démarches, avec cette séduisante Camille Favier dont la frêle silhouette, les yeux bleus, le sourire ému me poursuivaient d'une obsession d'autant plus irrésistible que je la justifiais par ma pitié. Ce fut le prétexte que je me donnai pour m'acheminer vers le Vaudeville. Et j'arrivai devant le théâtre avant même que le premier acte ne fût fini. Ma faiblesse me donna un sursaut de honte qui me fit hésiter à entrer. Je me vois encore, contournant la façade en rotonde du théâtre, et tour à tour regardant l'escalier sur le boulevard qui mène à la salle et la porte dans la rue de la Chaussée-d'Antin qui sert d'entrée aux artistes. Enfin, je me décide à franchir le seuil de cette dernière porte, en voyant le public sortir en foule, pour l'entr'acte. --O lâcheté de ces concessions secrètes!--Et je me heurte, à qui? à Jacques lui-même. --«Tu montes chez Camille?» me demanda-t-il avec une bonhomie où je discernai de la malice, et je crois bien que je rougis pour lui répondre: --«Non, c'est après toi que je cours depuis la place Delaborde, avec un ricochet du côté du cercle.» --«Tu venais me plaider sa cause, j'en suis sûr,» dit-il en me prenant le bras. «Je sais que vous avez causé ensemble cet après-midi, et que même tu m'as défendu. Je t'en remercie... Il eût été si légitime que tu essayasses de profiter de la situation. Mais oui, mais oui! Seulement, tu es un honnête homme, toi... Hé bien! Elle est toute gagnée, cette cause, et nous sommes si réconciliés, ton amie et moi, que demain c'est elle qui viendra dans ma garçonnière, dans mon _aimoir_, comme disait ton ami Larcher... C'est le seul joli mot de ce pauvre diable...» --«Et Mme de Bonnivet?» lui demandai-je, ahuri de cette volte-face inattendue. --«Mme de Bonnivet!» répondit-il brutalement, «c'est une grue, une simple grue,--_grus officinalis_,--la femme du monde dans toute son horreur. Voilà ce que c'est que Mme de Bonnivet... C'est vrai, je t'avais annoncé notre rendez-vous au Père-Lachaise... Hé bien! Elle y est venue, avec l'idée de me faire grimper au plus haut des ifs entre lesquels nous nous promenions ensemble... Enfin, elle a joué à la coquette, plus froidement dans ce tête-à-tête que si nous avions été à marivauder dans son salon... Comme je n'aime pas beaucoup qu'on se moque de moi, nous nous sommes quittés brouillés, ou presque...» --«Et alors, Camille bénéficie du désir dont l'autre n'a pas voulu?» interrompis-je. «On appelle cela un virement, je crois, en termes de finance.» --«Tu n'y es pas,» fit-il en secouant la tête. «C'est plus compliqué que cela, un cœur d'homme. Après avoir mis Mme de Bonnivet dans sa voiture, car elle avait eu l'audace,--ou la précaution, comme tu voudras,--de venir à ce rendez-vous avec son coupé officiel, je lui ai dit en anglais le mot étonnant de lord Herbert Bohun à Mme Ethorel, quand il eut l'audace de lui faire une déclaration, à la seconde visite:--tu ne le connais pas? oh! c'est de premier ordre, comme insolence et fatuité: _You know, I shan't give you another chance!_ Vous savez, je ne vous donnerai pas une autre chance.--Et je lui tirai mon chapeau avec trop de tranquillité pour que la sotte pût me croire sincère... Je l'étais bien pourtant. J'allumai un cigare, en regagnant le boulevard à pied, avec une allégresse qui me confondait moi-même. Je venais de découvrir que non seulement je n'aimais pas cette femme, mais qu'elle me déplaisait souverainement. Avec elle, la visite au petit entresol, théâtre habituel de mes plaisirs, aurait été un sport flatteur pour mon amour-propre, sans doute, mais au demeurant une vraie corvée. C'est maigre. C'est sec. C'est prétentieux. Os et chipisme,--mauvaise musique!... En regard, l'image de l'autre se présenta, et cette demi-infidélité que je venais de lui faire me la rendit adorable par comparaison, si adorable que je suis entré dans un café pour écrire à ma jolie Camille, et tout de suite, un billet de réconciliation. J'aurais donné tous mes droits d'auteur de la soirée pour que la reine Anne me vît, elle qui me croyait sans doute en train de pleurer dans quelque coin toutes les larmes de l'amour blessé et de la vanité humiliée? C'est ça qui me ressemblerait!...» --«Et Mlle Favier a répondu à ton billet?» interrogeai-je. --«Six pages qui sont un chef-d'œuvre, comme tout ce qu'elle m'écrit, du reste...» fit-il avec un attendrissement à peine moqueur, «oui, six pages dont cinq et demie pour me dire qu'elle ne me pardonnerait jamais, et la dernière moitié pour me pardonner à cœur que veux-tu... C'est classique. Mais où vas-tu? Je croyais que tu montais chez elle...» --«C'est toi que je cherchais, je te répète,» lui répondis-je. «Je t'ai trouvé. Ce que j'avais à te dire, tu te l'es dit à toi-même. Tu lui rends justice, et tu rends justice à l'autre. Votre dispute est finie. Vous êtes réconciliés et heureux. Il ne me reste qu'à vous bénir...» V Je quittai Jacques sur cette plaisanterie lancée avec une gaieté assez bien jouée pour que la peine étrange, dont j'étouffais soudain, échappât du moins à son ironie. O lâcheté encore! O inconséquence douloureuse du cœur, toujours la même, malgré l'expérience, malgré le parti-pris, malgré l'âge! J'avais couru après mon camarade, toute l'après-midi, pour le supplier de ne pas trop méconnaître sa pauvre amie en l'abandonnant si brutalement. J'étais venu au théâtre pour exhorter Camille, de son côté, à ne pas juger son amant comme elle le jugeait, tant sa vengeance possible m'avait ému d'anxiété jusqu'au plus intime de mon être. Je devais donc me réjouir de leur réconciliation. Tant mieux si la coquetterie de Mme de Bonnivet avait produit naturellement un résultat que n'auraient sans doute pas obtenu mes conseils... Hé bien! non! Que l'actrice eût pardonné à Jacques avec cette facilité de vraie amoureuse, me faisait mal à une place encore insoupçonnée, et plus mal encore l'idée de leur rendez-vous du lendemain. Je les voyais dans les bras l'un de l'autre, avec cette imagination affreusement précise que le métier de peintre développe à l'excès chez nous. Cette vision insupportable me contraignait à m'avouer la triste vérité: j'étais jaloux, jaloux sans espérance et sans droits, d'une jalousie enfantine, grotesque, inacceptable. J'allais entrer, j'étais entré dans cet enfer des sentiments faux où l'on éprouve les pires douleurs de la passion sans goûter aucune de ses joies. Que je la connaissais bien, la route maudite! Au cours de mon existence de cœur, aussi incomplète et incohérente que l'autre, j'avais déjà traversé cette situation dangereuse: j'avais été plus d'une fois l'ami trop tendre d'une femme éprise d'un autre, jamais avec cette soudaineté d'émotion, avec cette ardeur trouble dans la sympathie que m'inspirait Camille Favier. Il m'était trop aisé de conclure que cette amitié-ci serait aux autres ce que l'empoisonnement d'un alcool chargé d'ivresse est à la griserie d'un joli vin léger qui n'entête pas. Cette évidence me fit si peur que je conclus avec moi-même un pacte solennel. Je me souviens. Je venais de me coucher et je ne pouvais dormir. Je me mis sur mon séant, et là, dans l'ombre, me prenant la main, je me dis tout haut: «Je me donne ma parole d'honneur de condamner ma porte toute la semaine et de n'aller ni chez Jacques, ni au théâtre, ni rue de la Barouillère.--Je travaillerai et je me guérirai...» Chacun a dans son caractère des parties fortes qui correspondent exactement à des parties faibles. Celles-ci sont la rançon de celles-là. Mon manque d'énergie dans l'action positive se compense par une rare puissance d'énergie passive, si je peux dire. Incapable d'aller de l'avant avec une certaine vigueur, même lorsque mon plus vif désir m'y pousse, je suis capable d'une endurance singulière dans l'abstention, dans le renoncement, dans l'absence. Dire à une femme que je l'aime, alors que je l'aime, m'étouffe de timidité à croire que j'en mourrai. J'ai pu fuir avec une sauvage énergie des maîtresses passionnément idolâtrées et demeurer sans même répondre à leurs lettres, alors que j'agonisais de douleur, parce que je m'étais juré de ne pas les revoir. Tenir mon serment à propos de Camille était plus aisé. De fait, ces huit jours que j'avais jugé suffisants pour ma guérison s'écoulèrent sans que je lui donnasse, non plus qu'à Jacques, aucun signe d'existence. Les deux amants ne m'en donnèrent aucun non plus. Cette partie du programme fut du moins remplie, mais non la seconde, et la guérison ne vint pas. Il faut dire que cette sagesse dans les actes ne s'accompagna point d'une sagesse égale dans la pensée. Je travaillai bien, mais à quel travail! J'essayai d'abord, pendant quarante-huit heures, de reprendre ma _Psyché pardonnée_. Je n'arrivai pas à m'y absorber. Le sourire et les yeux de la maîtresse de mon camarade s'interposaient sans cesse entre mon tableau et moi. Je posais mon pinceau. Je disais à Malvina Ducros, mon stupide modèle à la voix si canaille, aux prunelles si tristes, de prendre un peu de repos, et tandis que cette fille fumait des cigarettes en feuilletant un mauvais roman, mon esprit s'en allait loin, bien loin de l'atelier, et je revoyais Camille. Et puis, ce n'est pas un mythe qu'il faille caresser en imagination, quand on s'efforce de lutter contre un envahissement d'amour, que celui de Psyché. J'avais trop lu de livres, suivant mon habitude, autour de cette fable, pour qu'elle ne remuât pas en moi un incurable fonds de peu vaillantes rêveries. L'idée représentée par cette histoire, cette cruelle affirmation que l'âme ne peut aimer que dans l'inconscience, m'a toujours paru un thème d'inexprimable mélancolie. Hélas! Ce n'est pas pour les choses de l'amour seulement que la Psyché, emprisonnée et palpitante en chacun de nous, subit cette loi de l'instinct ignorant et obscur. Cette dure loi domine les choses de la religion. Elle gouverne aussi celles de l'art. Croire, c'est renoncer à comprendre. Créer, c'est renoncer à réfléchir. Lorsqu'un artiste, comme moi, souffre d'une hypertrophie de la compréhension, quand il se sent intoxiqué de critique, paralysé de théories, ce symbole de la Nymphe maudite et vagabonde qui expie dans la détresse le crime d'avoir voulu savoir, devient trop vrai, trop vivant. Il ébranle trop puissamment des cordes trop profondes. Je me suis toujours senti attiré par ce sujet, à cause de cela sans doute, et je n'ai jamais pu mener à bien la série des toiles où j'ai commencé de le traiter! Camille Favier est loin, et la _Psyché pardonnée_ n'est toujours pas finie! Je voudrais envelopper dans ce tableau trop de nuances. Et alors le moindre prétexte m'a toujours été, me sera toujours bon pour me distraire. La vive impression que je gardais de Camille fut, de tous ces prétextes, le plus doux, celui qui s'éloigna le moins de mon métier de peintre, grâce à l'étrange compromis de conscience dont je m'avisai et que je vais raconter: --«Puisque je ne puis me retenir de penser à elle tout le long du jour,» me dis-je enfin, «si j'essayais de faire son portrait de mémoire? Gœthe prétendait que, pour se délivrer d'un chagrin, il lui suffisait d'en composer un poème. Pourquoi un poème peint n'aurait-il pas la même vertu qu'un poème écrit...?» N'était-ce pas œuvre de poète, en effet, que cette paradoxale et folle entreprise: le portrait, sans modèle, d'une femme aperçue deux fois? Paradoxale? Oui. Mais folle? Non. J'avais, pour fixer sur la toile cette frêle silhouette dont ma rêverie était hantée, mon souvenir d'abord, si précis qu'en fermant les yeux je la voyais devant moi telle qu'elle m'était apparue,--sur la scène, finement, féeriquement touchante de jeunesse et de génie sous son fard, ses mouches, son kohl et sa poudre, avec la toilette bleue de son joli sobriquet;--puis dans sa loge, tendre et gouailleuse tour à tour, avec le pittoresque autour d'elle du vivant désordre où se devinaient les mille petites misères de la besogne;--puis le long du mur des Invalides et sous les étoiles de la nuit de décembre, appuyée à mon bras, pâlie, grandie, comme transfigurée par la tristesse de ses confidences,--chez elle enfin, et tragique de déception frémissante!... Toutes ces Camilles se fondaient devant le regard intérieur en une image, à peine moins nette que la présence même. Je congédiai Malvina. Je reléguai la _Psyché_ dans un coin de l'atelier, et j'esquissai de l'obsédant fantôme un grand crayon à la sanguine. La ressemblance de ce portrait, ainsi ébauché dans la fièvre d'une pitié passionnée, était saisissante. Camille me souriait sur ce fond de papier bleuâtre. Ce n'était qu'une esquisse, à ce point vivante que j'en restai moi-même étonné. Comme toujours, je doutai de mon propre talent, et pour vérifier si ce portrait d'après un souvenir était vraiment réussi à ce degré, j'allai jusqu'à une boutique de la rue de Rivoli où se vendent des photographies de personnages célèbres. Je demandai celles de l'actrice à la mode. Il y en avait six dans la collection. Je les achetai, avec la pourpre à mes joues--je le sentais--d'une timidité ridicule, étant donnés mon âge, mon métier et l'innocence de cette emplette. J'attendis pour les regarder plus en détail que je fusse seul sous les marronniers dépouillés des Tuileries, par une après-midi voilée de fin d'automne qui s'accordait singulièrement à la nostalgie dont je fus accablé devant ces portraits. Le plus charmant d'entre eux représentait Camille en toilette de ville. Il devait dater de deux ans au moins, d'une époque à coup sûr où elle n'était pas encore la maîtresse de Jacques. Il avait dans les yeux et autour des lèvres, ce portrait de toute jeune fille, une expression virginale et un peu farouche, la réserve pudique et nerveuse d'une âme qui ne s'est pas donnée,--âme d'enfant qui pressent son destin, qui en redoute, qui en désire tout ensemble le mystérieux inconnu. Deux autres de ces portraits représentaient la débutante dans deux rôles tenus à l'Odéon. C'était la même enfant, toujours innocente, mais la volonté de parvenir creusait un pli entre ses sourcils, allumait dans ses prunelles une lueur de bataille; et le pli fermé, presque tendu de la bouche, révélait l'anxiété d'une ambition qui doute d'elle-même. Les trois derniers portraits montraient dans les costumes de la _Duchesse Bleue_ la femme enfin née de l'enfant. La révélation de l'amour se devinait aux narines qui respiraient la vie, aux yeux où la flamme du plaisir flottait, légère et brûlante; et la bouche avait comme la trace, sur ses lèvres plus épanouies, des baisers donnés et reçus. Viendrait-il un jour où d'autres portraits raconteraient, non plus le roman de l'artiste et de l'amoureuse, mais celui de la fille vénale et galante, entretenue par un Tournade, par plusieurs Tournades, flétrie à jamais par l'immonde et vénale luxure?... Et toujours je revenais à la plus ancienne de ces images, à celle dont j'aurais voulu, dont j'aurais pu rencontrer le modèle vivant dans ce même jardin des Tuileries. Toute jeune, pour aller au Conservatoire, qu'elle avait dû, venant de notre commun quartier, le traverser de fois! Et je ne pouvais plus maintenant que l'imaginer telle qu'elle avait été avant la première souillure, telle qu'elle ne serait plus jamais! «Poésie, c'est délivrance!» Oui, pour un Gœthe, peut-être, ou pour un Léonard, pour un de ces créateurs souverains qui projettent, qui incarnent tout leur être intime dans une œuvre écrite ou peinte. Il est une autre race d'artistes, faibles et tourmentés, pour qui l'œuvre n'est qu'une exaltation d'un certain état intérieur. Ils ne se débarrassent pas d'une souffrance en l'exprimant, ils la développent, ils l'enveniment, peut-être, parce qu'en effet, ils ne savent pas l'exprimer, la sortir d'eux tout entière. Ce fut mon cas cette fois encore. Devant ces photographies, mon projet de portrait s'était précisé. Je n'en retins qu'une, la première. C'était la Camille de la dix-huitième année que je voulais évoquer et peindre. C'était son fantôme, le fantôme de celle que j'aurais pu connaître pure et vierge, aimer, épouser peut-être. Portrait de fantôme! Portrait de morte! Et il se dégagea pour moi, en effet, de ce travail, pendant cette semaine de réclusion et de labeur ininterrompu, cette vague et apaisante douceur qui flotte autour d'une forme de femme à jamais disparue! En analysant, comme à la loupe, les petits détails de ce visage sur cette mauvaise épreuve déjà presque passée, je goûtai des heures d'une volupté d'âme indiciblement attendrissante. Il n'était pas un trait de cette tête ingénue où je ne découvrisse la preuve, évidente pour moi et comme physiologique, d'une exquise délicatesse de nature chez la personne intime dont ç'avait été là une seconde la fugitive apparence. La petitesse de l'oreille, joliment lobée et ourlée, disait la race. La soie des cheveux et leur couleur pâle se devinaient à des nuances dans les boucles, comme effacées, comme évaporées, comme fanées. La construction du bas de ce visage se dessinait sous la minceur des joues, fine tout ensemble et robuste. Un rien de sensualité se reconnaissait dans la lèvre d'en bas, légèrement aplatie, et fendue de ce pli qui annonce la grande bonté. Il y avait de l'esprit et de la gaieté dans le nez, très droit, et coupé un peu court par rapport au menton.--Et les yeux! Ah! les grands yeux profonds et clairs, innocents et tendres, curieux et songeurs! A force de les regarder, ils s'animaient pour mon imagination à demi hallucinée. La petite tête tournait sur son cou dont l'attache gracile révélait une sveltesse de statuette dans le reste du corps. Je n'ai jamais mieux compris que dans cette période d'exaltation contemplative, combien a raison cette jalousie des Orientaux qui défend les femmes contre cette caresse du regard, aussi passionnée, aussi enveloppante, presque aussi déflorante que les autres. Oui. Contempler, c'est posséder. Que je l'ai senti durant ces longues séances passées à fixer sur la toile un si réel, un si trompeur mirage,--le sourire et les prunelles de Camille, son sourire de jadis, ses prunelles aujourd'hui éclairées d'autres feux! Et que j'ai senti aussi combien le talent chez moi n'est pas à la hauteur de l'âme, puisque l'ivresse de cette possession spirituelle ne s'est pas achevée en une création définitive! Je n'ai tiré de ces journées qu'une ébauche, quand j'ai vécu les sensations d'un chef-d'œuvre. Du moins j'ai respecté en moi cet accès de la fièvre sacrée, et je n'ai plus retouché, pour le finir, le portrait ébauché pendant cette semaine. Pourquoi ne s'est-elle pas prolongée?... Pourquoi? La faute n'en est pas seulement à ma faiblesse. Un incident très simple se produisit, qui ne dépendait pas de ma volonté. Il suffit pour me rejeter au plus fort du petit drame de coquetterie compliquée et d'amour sincère que je voulais fuir, afin de ne pas y être le confident des tragédies antiques, vanté par Jacques,--un confident blessé pour son propre compte et saignant! A travers les troubles de la journée qui suivit ma présentation aux Bonnivet, j'avais négligé de déposer ma carte chez eux et négligé de l'y porter durant ma crise de travail solitaire. Je pouvais donc me croire à l'abri, quant à la reine Anne. C'est précisément de son côté que m'arriva le prétexte à rompre cette solitude et ce travail, sous la forme vulgaire d'un billet très parfumé, blasonné et griffonné de la plus coquette et de la plus impersonnelle des écritures anglaises, par Mme de Bonnivet elle-même. C'était une invitation à dîner en petit comité, avec quelques amis communs. Que ce billet me fût adressé après l'incorrection de mon attitude, cela prouvait assez que la brouille avec Jacques n'avait pas duré. La brièveté du délai--le dîner était pour le surlendemain--dénonçait, d'autre part, une invitation improvisée. Un troisième fait ajoutait un caractère d'énigme à cet envoi d'un petit mot, par lui-même aussi banal que l'écriture: comment ne m'était-il pas arrivé ou par Jacques, ou avec quelques lignes de Jacques? Mon premier instinct fut de refuser. Dîner en ville m'apparaît, depuis des années, comme une corvée aussi insupportable qu'inutile. Les trop nombreux repas de famille auxquels je demeure astreint,--pourquoi?--les agapes mensuelles des confrères que j'ai la faiblesse de fréquenter,--pourquoi encore?--deux ou trois amis à la table de qui m'asseoir de temps à autre,--parce que je les aime,--la salle à manger du cercle pour les soirs de trop intense ennui, c'est de quoi suffire, dans une large mesure, au sens social qui s'atrophie en moi avec l'âge. Je finirai, je crois bien, par ne plus me faire faire d'habit qu'une fois tous les deux ou trois ans. Dans l'espèce, le dîner auquel me priait la belle et dangereuse Reine Anne valait d'autant plus d'être évité qu'il me replongeait dans le courant d'émotions remonté si résolument, mais si péniblement. Je m'assis donc à ma table pour écrire un billet de refus, que je cachetai, sur l'enveloppe duquel je posai un timbre. Puis, au lieu d'envoyer cette lettre à la poste, je la mis dans ma poche pour la porter moi-même. Une voiture passait que je hélai, et je jetai au cocher, non pas l'adresse du prochain bureau, mais l'adresse de la maison de Molan, place Delaborde,--cette maison dont je m'étais juré de ne plus passer le seuil. Ne serait-il pas toujours temps d'expédier mon mot de refus après avoir su de Jacques quelle raison avait déterminé cette amabilité de Mme de Bonnivet, dont j'aurais pu dire comme Ségur des promotions d'officiers après la bataille de la Moskowa: «Ces faveurs menaçaient?» Ce fut dans le cabinet de travail du «jeune et déjà illustre Maître» que le groom à veste galonnée m'introduisit, cette fois. Molan était assis à sa table, un grand bureau de chêne massif, avec de nombreux tiroirs. Une bibliothèque courait tout autour de cette petite pièce, et le seul aspect des volumes révélait des outils de travail souvent maniés, mais toujours bien remis en place. Pas de poussière. Pas une trace de ce désordre où se retrouve l'écrivain né, que la poursuite de sa fantaisie interrompt sans cesse dans sa besogne. Un pupitre d'architecte dressé sur deux grands pieds invitait aux hygiéniques séances de composition debout. Une autre bibliothèque, très haute et tournante celle-là, chargée de dictionnaires, d'atlas, de livres de références, de cartons verts à documents, était posée à l'angle du bureau; et l'ordre de ce dernier meuble, avec ses feuillets de papier coupés également, sa garniture d'objets commodes, un classeur pour les lettres répondues et un autre pour les lettres à répondre, finissait de dénoncer les habitudes méthodiques d'une besogne quotidiennement mesurée et exécutée. Ces détails de pratique installation étaient trop dans le caractère du bonhomme pour qu'un seul m'échappât, même à ce moment. Aucune œuvre d'art, pas même, sur la cheminée, la pendule-bibelot de rigueur. Celle qui marquait l'heure aux séances de copie, était un bon instrument de précision, métallique et net, avec sa boîte de cristal cerclée de cuivre. Quel autre portrait à faire, dans son cadre vivant, dans ce décor sécrété par lui, que celui de cet écrivain, absolument étranger à tout ce qui n'est pas «son affaire», méthodique comme s'il n'était point un homme à la mode, régulier comme s'il n'était point, et de par son art même, le peintre de tous les troubles, de tous les désordres de l'âme humaine,--assis à cette table de géomètre, avec son masque froid et réfléchi, et sa façon de tenir sa plume, d'un geste volontaire, régulier, mesuré. Afin que ce portrait fût tout à fait typique, il faudrait peindre Molan comme je le surpris, ce matin-là, en train de relire les quatre pages composées, rabotées plutôt, depuis son réveil, par ce charpentier de copie,--quatre petites feuilles couvertes de lignes bien égales et d'une écriture dont toutes les lettres sont formées, tous les T barrés, tous les points posés sur tous les I. Étais-je un envieux, moi l'homme de tous les à peu près, en notant, presque malgré moi, ces détails avec une irritation en apparence peu justifiée? C'est son droit, après tout, à ce garçon, de ménager sa fortune littéraire, comme il administrerait une maison de rapport. Pourtant n'y a-t-il pas quelque chose, presque un sens qui se froisse en nous à constater cet indéfinissable mensonge: cette mise en œuvre d'un beau talent, avec un tel égoïsme, tant de calcul, à la base, si peu d'unité morale entre la pensée écrite et la pensée vécue? Une autre façon d'être de Jacques me crispait les nerfs. Il me tendait la main avec cette cordialité indifférente qui est la sienne. Il était resté des mois sans me voir avant notre rencontre au cercle, et il m'avait parlé aussi amicalement que si nous nous fussions quittés la veille. Il m'avait raconté les deux aventures qu'il menait d'affilée en ce moment-là, comme à son meilleur, à son plus sûr ami. Et sitôt les talons tournés, ni vu ni connu. Je n'avais plus existé pour lui. Je revenais. Sa poignée de main était la même. Combien je préfère à ces souriants et à ces faciles, les ombrageux, les susceptibles, les irritables, avec qui l'on se brouille, qui vous en veulent et à qui l'on en veut, qui se fâchent contre vous, à tort souvent, de la plus involontaire négligence, mais pour qui l'on existe, pour qui l'on se sent réel, d'une réalité humaine et vivante. Pour les vrais égoïstes, au contraire, on est un objet, une chose, l'égal, à leurs yeux, du fauteuil qu'ils vous offrent d'ailleurs avec le plus bienveillant et le plus vide sourire. On n'a pour eux de réalité que la présence, que l'agrément ou le désagrément qu'ils en éprouvent. Soyons entièrement franc, peut-être n'en aurais-je pas voulu à l'amant de Camille de m'accueillir comme il a toujours fait, avec sa gracieuseté impersonnelle, si je ne l'avais pas trouvé un peu pâle, les yeux un peu battus, et il me fallait bien attribuer cette légère fatigue à ses amours avec la charmante fille dont je venais, durant une semaine, d'évoquer la grâce virginale d'antan, soutenu par le plus passionné des hypnotismes rétrospectifs. Cette impression fut aussi pénible que si j'avais eu sur Camille d'autres droits que ceux du rêve et de la sympathie. J'étais venu pour parler d'elle, au fond, et j'aurais voulu m'en aller sans que même son nom fût prononcé. Ce silence était d'autant plus impossible que, déjà, et les premiers mots de politesse échangés entre nous, j'avais tendu à Jacques l'invitation de Mme de Bonnivet: --«C'est toi qui m'as fait envoyer ce carton?...» lui demandai-je. «Mais qui y aura-t-il à ce dîner? Que faut-il répondre?...» --«Moi?», fit-il après avoir lu la petite lettre et sans me cacher son étonnement. «Non. Je n'y suis pour rien... Il faut accepter pour deux raisons: d'abord, cela t'amusera, et puis tu me rendras un vrai service...» --«A toi?...» --«Oui. C'est bien simple», répliqua-t-il avec un peu d'impatience devant ma lenteur d'intellect «tu ne devines donc pas que Mme de Bonnivet te prie de venir parce qu'elle espère par toi savoir au juste mes relations actuelles avec Favier?... J'ai envie de t'appeler _Daisy_, ma pâquerette, comme le jeune homme naïf du _Neveu de ma Tante_. Voyons. Un peu de jugeotte, que diable!... C'est vrai, tu m'as lâché de nouveau ces huit derniers jours, et tu n'es plus au courant. Tu me connais assez pour croire que je n'ai pas laissé passer cette semaine sans manœuvrer savamment, dans la petite guerre que nous nous faisons, la Reine Anne et moi?... Quand je dis savamment?... C'est une manœuvre qui ne varie guère dans son fond. La mienne a continué telle que je te l'ai dite: persuader de plus en plus à la dame que j'ai pour cette pauvre Camille une profonde passion... Je te passe le récit de mes divers stratagèmes dont le plus simple a été de me conduire, en effet, avec la petite, comme si je l'aimais... Mais la Reine Anne a oublié d'être une bête, et elle est fine, fine, fine... Elle étudie mon jeu... Une faute, une seule, et mon moyen ne prendra plus. Je ne la ferai grimper à l'arbre que si cet arbre n'a pas trop l'air un arbre de comédie.» --«Allons. Je continue à ne pas comprendre. Tu fais la cour à Mme de Bonnivet, voilà un fait. Tu lui parles de ta passion pour la petite Favier, voilà un second fait. Comment arranges-tu cela? Car faire la cour à l'une, c'est n'avoir pas de passion pour l'autre.» --«Et le remords, _my dear Daisy_,» interrompit-il, «que tu oublies? Et la tentation? D'abord, rétablissons les _tours_, comme on dit quelquefois dans les journaux. Je ne fais pas la cour à la Reine Anne, je m'arrange pour me la faire faire... As-tu jamais eu un caniche dans ta vie? Oui. Alors, tu l'auras vu, à table, quand tu chipotais une côtelette, te regarder et regarder l'os avec des yeux où l'honnête sentiment du devoir et le glouton appétit du carnassier se disputaient à qui mieux mieux? Hé bien! j'ai ces yeux-là pour la Reine Anne, à chaque nouvelle ruse qu'elle emploie pour me frôler du désir de sa beauté. Puis, l'homme étant supérieur au chien par la vertu, monsieur!--par l'effort sur soi-même, monsieur!--le devoir l'emporte. Je la quitte brusquement, comme quelqu'un qui ne veut pas succomber... Tiens, veux-tu que je te donne un échantillon? Imagine-toi, pas plus tard qu'hier, un coupé qui roule, par le brouillard qu'il faisait, ce que j'appelle un joli petit brouillard d'adultère... Nous nous sommes rencontrés, Mme de Bonnivet et moi, dans un magasin de bric-à-brac où elle allait voir des tapisseries... moi aussi... quel hasard!... les mêmes... quel autre hasard!... Et elle m'a offert de me reconduire...» --«Dans sa voiture?...» fis-je interloqué. --«Tu aurais mieux aimé que ce fût en fiacre?» interrogea-t-il. «Moi pas... Apprenez, _Daisy_, que ces promenades en voiture sont très à la mode chez le demi-castor du monde que j'essayais de vous définir l'autre jour. Il y en a d'innocentes. Il y en a de coupables. Que le public aille donc se reconnaître dans le tas... Tu n'es plus indigné? Je reprends... Nous vois-tu donc dans cet étroit coupé tout rempli d'un parfum de femme, d'un de ces vagues et pénétrants aromes où se mélangent vingt senteurs: celle des sachets qui ont embaumé dans ses armoires la batiste et la soie molle de sa toilette intime, celle de la poudre dont elle s'est enveloppée comme d'un fin nuage au sortir de son bain...» --«Si jamais je fonde une boutique de parfumerie», l'interrompis-je, «et si je confie à un autre la rédaction de la réclame...» Il m'agaçait par ses ironies, et ses indiscrétions me semblaient d'un goût si détestable que je voulais y couper court. Sous cette mauvaise épigramme, il me regarda une seconde avec un éclair de fâcherie. Sa bonne humeur fut la plus forte. Il haussa les épaules et il continua sans relever ma remarque, mais en m'épargnant les dix-huit autres «bouquets». --«Nous voilà donc dans cette douce et tiède atmosphère, la Reine Anne et moi... Le brouillard embue les carreaux. Je lui prends la main. Elle ne la retire pas. Je serre cette petite main qui me rend ma pression. Je passe mon bras autour de sa taille. Ses reins se cambrent comme pour me fuir, en réalité pour me faire sentir leur souplesse. Elle se tourne vers moi, pour s'indigner, en réalité pour m'envelopper de ses yeux fixes et m'affoler. Je l'attire à moi. Mes lèvres cherchent ses lèvres... Elle se débat, et tout d'un coup, au lieu d'insister, c'est moi qui la repousse, moi qui lui dis les: «Non, non, non...», les: «Ce serait trop infâme...», les: «je ne peux pas _lui_ faire cela...», coutumiers à son sexe, moi qui fais arrêter la voiture, moi qui me sauve!... Avec une maîtresse, dans un autre coin de Paris, qui vous aime, qui vous plaît, à qui apporter le désir éveillé par sa rivale, ce jeu-là est vraiment le plus délicieux des sports... Et que la Reine Anne s'y soit laissée prendre, c'est très naturel. Se sentir désirée passionnément et fuie de même, c'est de quoi provoquer les pires folies chez une femme un peu corrompue et un peu froide, un peu vaniteuse et un peu curieuse...» --«Alors, si je t'ai bien compris, mon rôle, dans le dîner de demain, consisterait à mentir dans le même sens que toi, quand Mme de Bonnivet me parlera de Camille? Dans ce cas, il est inutile que j'accepte cette invitation. Je ne commettrai pas cette vilenie.» --«Vilenie est dur. Et pourquoi, miss Pâquerette?» demanda Jacques en riant. --«Parce que je me ferais un remords de contribuer au succès de cette malpropre intrigue,» répondis-je en me fâchant tout de bon, tant ce nouveau rire m'énervait. «Que Mme de Bonnivet trompe ou ne trompe pas son mari, cela m'est profondément égal, et profondément égal aussi qu'elle ou toi vous vous piquiez aux scélératesses du jeu que vous jouez. Mais quand je rencontre un sentiment vrai, je lui tire mon chapeau, et je ne lui marche pas dessus. Ce sentiment vrai, Camille Favier l'a pour toi. Je l'ai entendue me parler de son amour, quand je l'ai reconduite le soir où tu es allé souper avec ta coquine. Je l'ai vue, le lendemain, quand elle eut reçu ta cruelle réponse. Elle est sincère comme de l'or, cette fille. Elle t'aime avec tout son cœur. Non, non, et non, je ne t'aiderai pas à la trahir, d'autant plus que la crise est plus grave que tu ne l'imagines...» J'étais lancé. Je continuai, racontant, avec tout ce que je pouvais trouver en moi d'éloquence, ce que je lui avais tu huit jours auparavant: les troubles devinés chez la jolie actrice, ce qu'il avait été, ce qu'il était pour elle, l'Idéal de passion et d'art qu'elle avait cru réaliser dans leur liaison, les tentations de luxe qui l'entouraient, le crime que c'est de provoquer la première grande déception d'un être humain. Enfin je dépensai à défendre la Petite Duchesse dans le cœur de son amant toute la chaleur de l'amour malheureux que je sentais moi-même pour elle. Et j'en étais si jaloux!--Douloureuse anomalie sentimentale que Jacques ne discerna point, malgré sa finesse. Il ne vit dans ma protestation que la déplorable naïveté dont il me croyait à jamais contaminé, et il me répondit avec un sourire, plus indulgent encore qu'ironique: --«L'avais-je prédit que vos sublimes s'amalgameraient? T'en a-t-elle conté, dans les deux heures peut-être ou trois, que vous vous êtes vus? Ce n'est pas un bateau qu'elle t'a monté, c'est une escadre, une flotte, une armada!... Hé! mon ami, crois-tu que je ne l'ai pas regardée sentir, moi aussi, notre petite Duchesse Bleue? C'est parfaitement vrai qu'elle était sage avant de me rencontrer. Mais, comme elle s'est jetée à ma tête la première et qu'elle savait parfaitement où elle allait, toute sage qu'elle fût, tu me permettras de n'avoir pas de remords, d'autant plus que je ne lui ai jamais caché que je ne lui offrais qu'une fantaisie et que je ne l'aimais pas d'amour. J'ai ma loyauté, moi aussi, avec les femmes, quoi que tu en penses. Seulement je la place à ne pas les tromper sur la qualité de la petite combinaison à laquelle je les convie en les courtisant. C'est à elles de l'accepter avec ses conséquences. Et d'un... Aujourd'hui, si Camille éprouve la tentation du luxe, cette tentation,--que je trouve toute naturelle, entre parenthèses,--n'a rien à faire avec son Idéal déçu. Elle se donne à elle-même ce joli prétexte, et je trouve cela très naturel encore... Elle est à peu près aussi sincère que les jeunes filles qui font un solide mariage d'argent en s'excusant sur un premier amour trahi. Et de deux... Hé! qu'elle le prenne, son amant riche, tu peux lui en donner la permission de ma part, et qu'il lui paie les robes de chez Worth, les chevaux et les voitures, le petit hôtel et les bijoux! Qu'elle le prenne, cette après-midi, demain, et je te le jure, je n'aurai pas plus de remords que d'allumer cette cigarette. Ça m'amusera même, quand elle se sera _entournadée_ ou _enfigonnée_, d'avoir un renouveau d'histoire avec elle. Et de trois... En attendant, accepte l'invitation de Mme de Bonnivet. Tu dîneras bien, ce qui n'est jamais à dédaigner, et puis tu contrecarreras ma malpropre intrigue, comme tu dis, tant que tu voudras. En amour, c'est comme aux échecs. Rien ne m'amuse comme de jouer la difficulté... D'ailleurs, je suis un sot de supposer, même un instant, que tu puisses ne pas aller chez la Reine Anne. Tu iras, entends-tu, tu iras. Je le vois dans tes yeux...» --«Et à quoi?» lui demandai-je un peu confus de sa perspicacité. C'était vrai que je sentais ma résolution de refus déjà détruite par sa seule présence. --«A quoi? Mais à ton regard pendant que tu m'écoutes... Est-ce que tu aurais cette attention si cette histoire ne t'intéressait déjà passionnément? C'est à dire que tu nous inventerais plutôt tous les trois, Camille, Bonnivette et moi, que de te passer de nous connaître... Je te l'ai dit l'autre jour, moi, tu es né regardeur et confident. Tu as été le mien. Tu es devenu, du coup, celui de Camille. Il faut que tu deviennes celui de Bonnivette. C'est écrit. Tu les recevras, les confidences de la femme du monde. Tu les re-ce-vras, et tu y croi-ras!...» insista-t-il en détachant les syllabes, et il conclut: «Ce qui sera la punition de tes blasphèmes. Mais, j'y pense. Le portrait de la Duchesse bleue, quand le commençons-nous?...» Il faut croire que ce diable d'homme n'avait pas tort dans cette nouvelle fatuité de «regardé» et qu'en effet son aventure m'hypnotisait d'un irrésistible magnétisme. Car je sortis de chez lui ayant écrit, à son bureau, avec sa plume et sur son papier, une lettre d'acceptation, pour Mme de Bonnivet. Et d'un, comme il disait en agitant son index dressé, où brillait une grosse émeraude, avec un certain geste si à lui. J'avais fait pire. Malgré le spasme d'irraisonnée et morbide jalousie qui me serrait le cœur, chaque fois que je pensais aux rapports de Jacques et de sa maîtresse, je venais de prendre rendez-vous pour commencer ce portrait promis, non plus celui de la Camille idéale et rêvée, mais de la vraie, de celle qui appartenait à cet homme, qui lui donnait sa bouche, sa gorge, qui se donnait à lui tout entière, et ce rendez-vous de pose, nous l'avions fixé dans mon atelier pour le lendemain même du jour où j'aurais dîné chez les Bonnivet! Ces deux faiblesses, je m'en repentais déjà dans l'escalier de la maison de la place Delaborde, pas assez, hélas! pour remonter chez Jacques et lui reprendre mon billet qu'il s'était chargé de faire tenir à la Reine Anne. Mon remords augmenta lorsqu'aussitôt franchie la porte de mon atelier, j'aperçus la tête de Camille ébauchée sur mon chevalet. Délicieuse de vie fantomatique et inachevée, elle me souriait du fond de la toile sans cadre. «Non, tu ne m'achèveras jamais!...» me disait-elle avec ces yeux tristes, cet ovale amaigri, cette bouche plissée d'un sourire de mélancolie. Et c'est positif que ni ce soir-là, ni durant les heures qui suivirent, je n'eus le courage d'y toucher, à cette pauvre tête,--ni depuis. L'enchantement était brisé. Je les passai d'ailleurs dans une agitation singulière, ces heures qui suivirent. J'étais repris par la fièvre de la passion naissante, et, cette fois, je n'avais plus ni l'espoir ni la volonté de lutter. Je sentais que cette semaine de renoncement et de réclusion en tête-à-tête avec la Camille idéale m'avait donné les seules joies que cette passion, si fausse, si condamnée d'avance, dût jamais me donner. Ces joies auxquelles je renonçais m'étaient symbolisées par ce portrait chimérique. Je me rappelle, je passai à le contempler toute la journée qui précéda le dîner chez Mme de Bonnivet. Puis, lorsque l'instant de partir fut arrivé, je voulus dire un adieu à ce tableau, un pardon plutôt. J'éprouvais devant ce cher portrait de rêve avec qui j'avais passé une douce et romanesque semaine, le même intime remords que s'il eût été l'image, non pas d'une chimère, mais d'une fiancée réellement trahie. Je me vois encore tel que je m'apparus à moi-même dans la grande glace de l'atelier, l'habit ouvert sous la fourrure, et marchant comme un coupable vers cette toile que j'allai cacher, après l'avoir contemplée une dernière fois, dans une soupente attenante et en la tournant contre le mur. Cette Camille Favier de ma fantaisie ne disparaissait-elle pas pour céder la place à une autre, aussi jolie, aussi touchante peut-être, mais qui n'était plus _ma_ Camille? Allons, encore un soupir, mon doux fantôme, encore un regard, et rentrons dans la réalité!... La réalité, c'était un fiacre qui m'attendait à la porte, pour me conduire, par une pluie battante, vers la rue des Écuries-d'Artois où habitait la rivale mondaine de la jolie actrice. Que dirait celle-ci quand Jacques lui apprendrait que j'avais dîné là? Car il le lui apprendrait, ne fût-ce que pour s'amuser de mon embarras. Et puis, qu'allait en dire Mme de Bonnivet elle-même? Pourquoi m'avait-elle invité? Qu'en savais-je au fond? Que savais-je d'elle, sinon que sa vue m'avait donné un vif mouvement d'antipathie et que Jacques m'avait raconté à son propos d'assez vilaines choses? Mais mon antipathie pouvait se tromper, et quant à Jacques, se méprenant, comme il faisait, sur Camille Favier, peut-être se méprenait-il également sur l'autre. «Si pourtant,» me disais-je, «cette coquette s'était laissée prendre au piège? Ces aventures arrivent. Si elle avait pour lui un véritable sentiment? C'est bien peu probable,» me répondais-je, «étant donné le bleu si dur de ses yeux, la minceur de ses lèvres, l'acuité de son profil, la sécheresse orgueilleuse de sa physionomie... Et cependant!...» C'était moins probable encore, étant donnée l'existence de frivolité vaine et affairée que supposait la maison devant laquelle mon modeste fiacre m'arrêta sans entrer, au cours de ce petit monologue. Je ne me crois pas plus sottement plébéien qu'un autre, mais cette sensation d'arriver dans un hôtel de six cent mille francs pour prendre part à un dîner de cinquante louis, avec un véhicule à trente-cinq sous la course, suffira toujours pour me dégoûter du monde élégant, n'y eût-il pas le reste. Mais le reste, mais ces constructions, comme était cet hôtel Bonnivet, d'une architecture de parodie, où l'on a trouvé le moyen de mélanger vingt-cinq styles, et de placer un escalier de bois, à l'anglaise, dans une cage de la Renaissance,--mais les figures patibulaires des valets de pied en livrée, qui font au visiteur une galerie de muette insolence,--comment supporter ce décor de choses et de gens, sans en percevoir l'odieuse facticité? Comment ne pas détester l'impression de ces ameublements qui sentent le pillage et le brocantage, car rien n'y est à sa place: les tapisseries du dix-huitième siècle y alternent avec des tableaux du seizième, des meubles du temps de Louis XV avec des cathèdres d'église, des rideaux coulissés au goût du jour avec des morceaux d'anciennes étoles qui finissent chaise longue, dos de fauteuil, coussin de divan!... Bref, lorsque je fus introduit dans le salon-boudoir où Mme de Bonnivet tenait ses assises, j'étais plus _Camilliste_ que jamais, plus partisan de la brave petite actrice, telle qu'elle m'était apparue dans le modeste appartement de la rue de la Barouillère. La rivale millionnaire de la pauvre fille était couchée plutôt qu'assise sur une espèce de lit de repos du plus pur style Empire, dans le goût de celui où David a immobilisé la grâce cruelle de Mme Récamier, l'illustre patronne de toutes les coquettes du genre sirène. Elle portait une de ces robes d'apparence très simple, qui marquent, en réalité, la limite entre l'élégance supérieure et l'autre. Les plus grands faiseurs seuls peuvent les réussir. C'était un fourreau d'une grosse soie noire très mate, qui absorbait la lumière au lieu de la renvoyer. Une cuirasse, une cotte de mailles de jais, appliquée sur cette étoffe, moulait étroitement le buste en laissant transparaître la blancheur de la chair, à la place nue des épaules et des bras. Une ceinture de jais encore, sur le modèle de celles que l'on voit aux reines du moyen âge dans les vieilles statues des tombeaux, suivait la ligne sinueuse des hanches et s'achevait en deux pendants croisés très bas. D'énormes turquoises entourées de diamants brillaient aux oreilles de la jolie femme. Ces turquoises et un serpent d'or à chacun de ses bras,--deux merveilleuses copies des serpents d'or du musée de Naples,--étaient les seuls bijoux dont s'éclairât cette toilette, ce costume plutôt qui lui allongeait, qui lui amincissait encore sa taille longue, souple et mince. Sa pâleur de blonde rehaussée par le contraste de cette sombre harmonie en noir et en or, prenait des délicatesses d'ivoire vivant. Pas une pierre ne luisait dans ses cheveux d'un or si clair, et l'on eût dit qu'elle avait assorti le bleu de ses turquoises au bleu de ses prunelles, tant la nuance en était pareille,--sauf que le bleu de ces pierres dont on prétend qu'elles pâlissent quand celui qui les porte est en danger, revêtait des nuances tendres, presque aimantes, à côté de l'azur implacable et métallique des yeux. Elle s'éventait avec un large éventail de plumes, noires comme sa toilette, où apparaissait une couronne de comtesse, incrustée en roses. C'était, sans doute, un petit recommencement d'effort vers une parenté définitive avec les vrais Bonnivet. J'ai su depuis qu'on avait essayé mieux. Mais le duc de Bonnivet actuel, à l'occasion d'une fête de charité où la Reine Anne s'était hasardée à se titrer, avait arrêté net ce pseudo-blasonnage par une lettre d'une raideur toute seigneuriale, et il ne restait, de cette prétention avortée, que cette couronne, brodée un peu partout, sans écusson. Auprès de cette svelte et dangereuse créature, si blonde et si blanche dans la gaine noire de son corsage pailleté et de sa jupe mate, se tenait, assis sur une chaise très basse, presque un tabouret, Senneterre,--le rabatteur,--tandis que Pierre de Bonnivet chauffait au feu alternativement les semelles de ses escarpins en causant avec mon maître Miraut. Ce dernier parut un peu étonné de me voir là, et un peu mécontent. Pauvre cher et vieux maître, s'il savait comme il a tort de craindre en moi un rival dans la course au portrait de vingt mille francs! Mais ce négociant en pastels est de la race des bons géants. Avec sa taille de six pieds, restée souple à force d'exercice, avec ses épaules de portefaix élargies encore par la séance de boxe quotidienne, avec son profil à la François Ier, gourmand, sensuel et fin, il a gardé, par-dessous ses roueries de métier, une grosse générosité de tempérament. Aussi m'accueillit-il d'un mot réchauffant, quoique un peu trop protecteur: --«Ah! vous connaissez mon élève?» dit-il à Mme de Bonnivet, «vous savez qu'il a beaucoup, mais beaucoup de disposition... Seulement, pas assez de confiance en lui, manque d'aplomb...» --«Il y en a tant qui en ont trop,» interrompit la jeune femme, en lançant un mauvais regard au pastelliste qui en demeura interloqué, «cela compense.» --«Bon!» pensai-je à part moi, «elle n'est pas de bonne humeur, ni même polie... Miraut est un peu trop content de lui, c'est vrai. Mais c'est un homme d'un rare talent, et qui lui fait beaucoup d'honneur en venant chez elle... A-t-elle l'air méchant, ce soir? Et Bonnivet est-il préoccupé, malgré le masque de sa gaieté?... J'en tiens pour ce que j'ai dit à Jacques, l'autre jour... Je ne me fierais ni à la femme ni au mari... Ces blondes au regard froid sont capables de tout, et de tout aussi ces sanguins musclés, comme est celui-ci... Enfin, nous allons voir manœuvrer Jacques... Et dire qu'il pourrait être si heureux avec sa petite amie, tout simplement!... La vie est vraiment bien mal arrangée...» Ce nouveau monologue intérieur se prononçait en moi presque aussi distinctement que je viens de le transcrire. Ce dédoublement prouvait l'extrême surexcitation de mes facultés. Car cette pensée si nette, si réfléchie ne m'empêchait pas d'être des yeux et des oreilles à la conversation que renforcèrent de leur présence le comte et la comtesse Abel Mosé, d'abord. Il est, lui, un type accompli du grand financier moderne, chez qui l'homme de Bourse gagne toute l'après-midi le luxe de l'homme du monde le soir. Chose étrange! cette figure qui se rencontre surtout parmi les israélites, comme Mosé, ne m'est pas déplaisante. J'y trouve la mise en œuvre d'une passion vraie.--Pour les gens de cette espèce, la vanité des occupations de cercle et de salon a du moins son réalisme. En jouant au grand seigneur, ils se prouvent qu'ils ont monté d'un degré sur l'échelle sociale. La vie élégante est pour eux un second métier qui se juxtapose à l'autre et qui le continue. C'est un grade acquis, et quelle physiologie, pour suffire à l'usure accumulée de ces deux existences, aux poignants soucis alternant avec les épuisants plaisirs, aux séances à la Bourse suivies de dîners en ville,--pendant des années! Et puis, comme Mme Mosé est belle, de la grande beauté orientale, celle qui n'a rien du poncif, du chiffonné! C'est la Judith biblique, la créature aux yeux brûlants comme les sables du désert, que voyaient passer les soldats d'Holopherne... «Qui pourrait haïr le peuple des Hébreux quand ils ont de telles femmes?...» dirais-je volontiers avec eux. Les Mosé n'étaient pas là depuis cinq minutes que la jolie Mme Éthorel entrait, et son mari, puis--«naturellement», comme dit Miraut entre ses dents, pour bien me faire entendre qu'il connaissait les vrais dessous de cette société,--Crucé le collectionneur; puis Machault, un athlète professionnel, que j'ai vu tirer à la salle d'armes; puis un certain baron Desforges, un homme de soixante ans, dont l'œil me frappa aussitôt par sa finesse presque trop aiguë dans un teint trop rouge de viveur vieilli. Et les propos commençaient de bourdonner, mélangeant les questions obligatoires sur le temps et la santé à quelques médisances préalables et à des rappels d'emplois de journée,--le plus souvent mortels d'ennui, rien qu'à les ouïr. J'entends encore quelques-unes de ces phrases: --«Vous ne marchez pas assez», disait Desforges à Mosé, qui avait déclaré se sentir un peu pesant après ses repas, «on digère avec ses jambes, voilà ce que le docteur Noirot me répète sans cesse...» --«Et le temps?» répondait le financier. --«Faites vous masser alors», reprenait Desforges. «Je vous enverrai Noirot. Le massage, c'est la pilule d'exercice.» --«Et vous n'avez pas acheté ces deux candélabres», disait Crucé à Éthorel, «pour trois mille francs, mon cher, mais c'était donné...» --«Le jeu de San Giobbe», disait Machault à Bonnivet, «j'entre là-dedans comme dans du beurre.» --«Vous n'étiez pas au patinage, ce matin, ma chère Anne», disait Mme Mosé à Mme de Bonnivet, «c'est pourtant l'occasion de profiter de cette étonnante entrée d'hiver... avant le premier janvier! Pensez donc!... Ça ne se retrouve pas deux fois en un siècle... Je vous ai cherchée!...» --«Et moi aussi», disait Mme Éthorel, «tu te serais amusée à voir cette vieille folle de Mme Hurtrel courir sur la glace après le petit Liauran. Et elle était rouge, et elle suait, et elle déteignait, et elle coulait, tandis que l'autre filait avec Mabel Adrahan...» --«Cela vous fait rire, Madame. Et si je vous disais que moi, je la plains», fit Senneterre. --«Respect à l'amour, nous la connaissons, cette guitare», interrompit Mme de Bonnivet, qui accompagna ce persiflage de ce rire aigu que j'avais déjà remarqué au théâtre. Elle était visiblement dans un état de nervosité que je m'expliquai, lorsque la porte de la salle à manger s'ouvrit sans que Jacques fût arrivé. Je devais bientôt apprendre et le faux prétexte et la vraie raison de cette absence. Dès le premier service et à propos des fleurs et de l'argenterie qui décoraient la table, on parlait du goût d'aujourd'hui, puis du goût au théâtre et de la mise en scène. Tous les convives se mirent d'accord pour célébrer l'habileté de feu M. Perrin à installer le décor mondain des comédies modernes. Le discours ricocha sur les pièces actuelles, et une allusion ayant été faite à la _Duchesse Bleue_, un des convives, Machault, je crois, se prit à dire: --«Est-ce qu'elle a fini déjà? J'ai vu en passant sur le boulevard qu'il y a changement d'affiche, ce soir, au Vaudeville? Savez-vous pourquoi?» --«Parce que Bressoré a un gros rhume et qu'il s'est trouvé trop malade pour jouer. J'ai entendu raconter cela par hasard au cercle de la rue Royale», dit Mosé, qui ne négligeait jamais une occasion de rappeler son accointance avec ce club élégant, «et comme la pièce porte tout entière sur lui... Il y a du talent, et il est le seul...» continua-t-il, ce qui prouvait que l'antipathie de Mme de Bonnivet pour Camille Favier n'avait pas échappé aux yeux observateurs de l'homme d'affaires, ces yeux si noirs sur son teint presque exsangue... --«C'est contagieux, paraît-il, dans la maison» dit Bonnivet... «Molan devait venir. Il s'est excusé au dernier moment. Il est lui-même un peu souffrant...» En prononçant ces mots, il avait regardé sa femme, qui ne daigna même pas avoir écouté. Elle causait avec un de ses deux voisins qui était Miraut. Ni sa voix métallique, ni ses prunelles dures et claires ne trahirent le plus léger signe de trouble, mais le cruel retroussis qu'elle avait par instants au coin de sa bouche se fit plus cruel, et un petit battement de ses narines, imperceptible, sinon pour un homme de mon métier,--ou pour un jaloux,--me révéla que cette absence de Jacques était la vraie cause de sa nervosité. Presque en même temps, je sentis que Bonnivet scrutait ma physionomie du même regard dont il venait d'envelopper sa femme, et trois choses me devinrent évidentes simultanément, à savoir:--l'une, et la plus redoutable, que le mari n'était en aucune façon la dupe des coquetteries de la Reine Anne avec mon camarade;--la seconde, que ce camarade avait lui-même saisi cette occasion du changement d'affiche, pour provoquer chez la coquette une crise de jalousie dépitée en passant ou feignant de passer cette soirée libre avec Camille Favier;--la troisième, que cette ruse si simple piquait en effet au vif de son amour-propre féminin la rivale de la jolie actrice. Ces trois remarques, faites d'instinct et dont deux au moins emportaient de si grave conséquence, suffirent à me rendre ce banal dîner passionnément intéressant. Je ne pouvais me retenir d'appliquer à Pierre de Bonnivet et à sa femme toute ma force d'attention. D'autre part, j'appréhendais qu'aussitôt sortis de table, ils n'essayassent l'un et l'autre de me faire causer, et je ne voulais trahir Molan ni auprès d'elle ni auprès de lui.--Auprès de lui surtout. La veine si facilement enflée de son front sanguin, ses yeux verdâtres que l'on devinait si prompts à s'injecter de colère, le poil roux et rude qui de son bras descendait jusqu'aux phalanges de ses doigts, tous ces signes de brutalité continuaient à me donner l'impression d'un redoutable personnage. L'action tragique devait lui être aussi naturelle qu'à moi les timidités douloureuses ou que la fatuité insolente à Jacques. La soirée ne devait pas finir sans me fournir la preuve que mes diverses intuitions ne me trompaient pas. Nous avions à peine quitté la table pour le fumoir que Machault me disait en me prenant le bras: --«Vous fréquentez beaucoup Jacques Molan, n'est-ce pas, vous, La Croix?...» --«Nous sommes camarades de collège et je le vois quelquefois», répondis-je évasivement. --«Hé bien! Si vous le voyez ces jours-ci, prévenez-le donc que Senneterre l'a rencontré en venant ici... Par conséquent, _on_ saura que sa migraine ou son rhume n'était qu'un prétexte. Ça n'a pas d'autre importance, mais avec Anne il vaut toujours mieux être renseigné...» Je n'eus pas le temps d'interroger davantage le brave escrimeur, qui avait eu, pour prononcer cet _on_ énigmatique et sa plus énigmatique dernière phrase, un indéfinissable sourire. Pierre de Bonnivet venait à nous, tenant d'une main une boîte de cigares et de l'autre une boîte de cigarettes. Je pris un simple papyros russe, une pincée de tabac jaune et roulée dans du papier paille, tandis que le robuste gladiateur s'introduisait dans la bouche un véritable tronc d'arbre rugueux et noir. Puis, avant le café, avisant sur la table à liqueurs une bouteille de fine champagne parmi d'autres, il remplit un petit verre, qu'il alla déguster sur un fauteuil, en nous disant: --«Ça, c'est un excellent premier apéritif de la soirée...» --«Et vous, monsieur La Croix, une tasse de café? Non. Un peu de Kummel, ou de chartreuse?» me demanda Bonnivet, «pas même un doigt de cherry-brandy?» --«Jamais de liqueur ni de café le soir...» lui dis-je, et j'ajoutai en souriant: «Je n'ai pas un estomac et des nerfs d'hercule...» --«Il n'y a pas besoin d'être de la force de Machault pour aimer l'alcool. Voyez notre ami Molan», fit le mari, qui me regarda l'écouter prononcer ce nom. Puis, après un silence: «Est-ce que vous savez au juste ce qu'il a?...» --«Je ne sais pas», répondis-je. «Il se surmène. Il travaille encore plus qu'il ne boit...» --«Et il aime encore plus la petite Favier?» insista mon interlocuteur en me regardant à nouveau de son regard aigu. --«Et il aime encore plus la petite Favier», répliquai-je sur le même ton d'indifférence. --«Ça dure depuis longtemps, cette histoire?» demanda le mari après une seconde d'hésitation. --«Depuis la _Duchesse Bleue_. Enfin, c'est une lune de miel au premier quartier...» --«Et alors, sa maladie de ce soir, où justement elle ne joue pas?...» interrogea-t-il sans formuler toute sa question, que je complétai dans ma réponse, en lui donnant une forme cynique où se soulageait mon malaise: --«Serait un prétexte pour passer toute une soirée avec elle et la nuit ensuite?... Ma foi, je n'en sais rien; mais c'est bien probable...» Je pus voir, à ces paroles,--que Camille Favier, si elle lit jamais ces pages, me les pardonne!--le front du jaloux s'éclaircir. Évidemment le billet d'excuse envoyé par Molan à la dernière minute ne lui avait point semblé sincère. Il avait constaté que Mme de Bonnivet s'en énervait, et il s'était demandé pourquoi? Avait-il cru à la survenue entre sa femme et Jacques d'une de ces brouilles momentanées qui dénoncent, plus que des assiduités trop continues, une intrigue d'amour? Il m'avait soupçonné d'être le confident de mon camarade. Il avait pensé que je savais, moi, le vrai motif de cette absence, et sa défiance s'exerçait à trouver dans mon accent une sincérité. Et, comme les jaloux, étant tout imagination, se défient et se rassurent de même, celui-ci avait repris son humeur la plus charmante pour dire au baron Desforges, qui entrait, ayant tardé un peu à nous rejoindre: --«Hé bien! Frédéric, avez-vous été content du dîner?» --«Je viens de me permettre d'appeler Aimé pour le féliciter des petites timbales, et pour lui faire une observation sur le foie gras...» répliqua le baron, «Je ne vous dis pas laquelle, vous jugerez à l'épreuve... C'est un chef, je vous l'ai toujours dit, ce que j'appelle un chef. Mais c'est encore jeune...» --«Il se formera», dit Bonnivet, en me jetant un regard d'intelligence, cette fois, «avec un maître comme vous...» --«C'est le septième qui me passe par les mains», fit Desforges en haussant les épaules et du plus grand sérieux, «pas un de plus, depuis que je sais ce que c'est que manger... Le septième, entendez-vous!... Et puis je vous les donne, et vous me les gâtez par vos éloges à côté... Les cuisiniers ressemblent aux autres artistes. Ils ne résistent pas aux compliments des demi-connaisseurs.» Je m'éclipsai du fumoir sur ce philosophique axiome de cet épicurien qui a la sagesse de placer des docteurs ès sciences culinaires dans les maisons où il dîne, afin d'assurer les menus de son hiver. Je comptais prendre mon chapeau dans le salon, y faire une courte séance de conversation polie et générale, puis partir à l'anglaise en profitant du retour des fumeurs ou de l'arrivée d'invités nouveaux. Il n'y avait dans ledit salon quand j'y rentrai que les deux femmes qui avaient dîné et Senneterre. De si petits comités étant peu favorables au tête-à-tête, j'avais lieu d'espérer que Mme de Bonnivet n'aurait pas l'occasion de me chambrer et de me confesser. Je connaissais mal cette capricieuse et cette autoritaire, qui, elle, connaissait très bien son mari. Elle avait deviné qu'il ne fallait pas me parler devant Bonnivet. A peine avais-je reparu, qu'elle se leva du divan où elle se tenait à côté de Mme Éthorel et en face de Mme Mosé, avec Senneterre à ses pieds sur une chaise basse, qui lui gardait son éventail. Elle vint à moi, et m'entraînant dans un second salon, attenant au premier, elle me força de me mettre sur un canapé auprès d'elle: --«Nous serons plus tranquilles pour causer», commença-t-elle. Puis, avec brusquerie: «Est-ce que vous avez beaucoup avancé votre portrait de Mlle Favier?» Elle avait cette manière d'interroger où se trahit le despotisme de la femme jolie et riche pour qui son interlocuteur n'est qu'un domestique d'amusement ou de renseignement. Chaque fois que je rencontre chez une poupée de la mode cette inconsciente insolence, une irrésistible envie me saisit de répondre à coups de mots désagréables. Jacques avait sans doute spéculé sur ce trait de mon caractère pour me faire jouer ce rôle d'excitateur, refusé pourtant avec une si loyale énergie. --«Le portrait de Mlle Favier? Mais je ne l'ai même pas commencé», répliquai-je. --«Ah!» dit-elle avec un sourire, «Molan a déjà changé d'idée. Il le lui aura défendu... Vous êtes amoureux de cette jolie petite femme-là, monsieur La Croix, avouez-le?» --«Moi,» répondis-je, «amoureux d'elle?... Pas le moins du monde.» --«Ça en avait bien l'air, pourtant, l'autre jour,» dit-elle, «et Jacques Molan me faisait l'effet d'être un peu jaloux de vous?...» --«Tous les amants sont plus ou moins jaloux,» répartis-je, et, cédant au besoin grandissant de lui être pénible, j'ajoutai: «Il aurait bien tort. Camille Favier l'aime de tout son cœur, et elle en a beaucoup...» --«C'est un grand malheur pour son talent,» dit Mme de Bonnivet en fronçant ses sourcils blonds, juste assez pour me faire comprendre que j'avais touché juste. --«Je ne peux pas être de votre avis, Madame...» répliquai-je, avec conviction cette fois. «La petite Favier n'a pas seulement une adorable beauté, c'est une espèce de génie, et un charmant cœur et un charmant esprit...» --«On ne s'en douterait pas à la voir jouer,» répondit-elle, «à mon avis, du moins. Mais si c'est vrai, c'est pire encore... Jamais le bonheur n'a inspiré aucun écrivain. Je suis tranquille, d'ailleurs... Ça ne traînera pas, cette histoire. Molan apprendra qu'elle l'a trompé derrière un portant du théâtre avec un des cabots de la troupe, et alors...» --«On vous a mal renseigné sur cette pauvre fille, Madame,» repris-je plus vivement que la politesse ne l'autorisait. «Elle est toute noblesse, toute fierté, et parfaitement incapable d'une vilenie...» --«Ce qui ne l'empêche pas d'être entretenue par Molan,» interrompit-elle, «si on m'a bien renseignée, et de lui manger ses droits d'auteur jusqu'au dernier sou...» --«Entretenue?...» m'écriai-je. «Non, madame, on ne vous a pas bien renseignée. Si elle voulait du luxe, elle en aurait. Elle a refusé hôtel, chevaux, toilette, bijoux, tout ce qui tente ses pareilles, pour se donner tout simplement, selon son cœur. Elle aime Jacques du plus beau, du plus sincère attachement...» --«Je la plains, si vous avez raison,» dit-elle en ricanant; «car il ne vaut pas cher, votre ami.» --«C'est mon ami,» répondis-je avec une sécheresse agressive, «et j'ai cette originalité de défendre mes amis...» --«Ça les fait toujours attaquer un peu davantage.» Le fin visage de cette jolie femme exprimait, en jetant cette parole d'une observation banale, une méchanceté si détestable, tout cet entretien trahissait de sa part une si odieuse mesquinerie de rancune, que mon antipathie pour elle s'exalta jusqu'à la haine, et que je relevai son insolence par une autre: --«Dans le monde où vous vivez, peut-être, Madame, mais pas chez nous autres, qui sommes de braves gens...» Elle me regarda, comme je lui lançais bien en face cette impertinence peu spirituelle. Je lus dans ses prunelles bleues moins de colère que de surprise. Un des traits particuliers à ces caractères de coquettes rosses,--risquons le mot,--est d'estimer ceux qui leur tiennent tête, à quelque degré et en quelque manière que ce soit. Elle sourit d'un sourire presque aimable: --«Molan m'avait bien dit que vous étiez un original,» reprit-elle. «Mais vous savez, je suis un peu originale aussi, et j'ai l'idée que ça marcherait entre nous...» Et voici qu'une volte-face s'accomplit soudain dans ses discours, et j'assistai de nouveau à ce miracle de flair féminin qui lui avait, une fois déjà, dans la loge, fait trouver juste les mots qu'il fallait pour me plaire. Elle m'interrogeait sur mes voyages, maintenant. Elle-même avait visité l'Italie. Sans doute elle avait rencontré là quelque artiste distingué qui lui avait servi de guide, car elle m'énonça des idées qui contrastaient étrangement avec la médiocrité de ses propos de tout à l'heure. Assurément, ces idées n'étaient pas d'elle, mais elle avait su les retenir, et elle se rendait compte que c'était le cas de les placer. Elle me servit ainsi deux ou trois remarques ingénieuses sur le Pérugin et sur Raphaël, notamment sur l'illogisme de ce dernier qui a éliminé de ses madones tout sentiment chrétien pour leur avoir donné trop de beauté, un paganisme de santé inconciliable avec l'au-delà mystique et son rêve. Et elle avait un tel air de comprendre ce qu'elle disait que je ne trouvai pas trop ridicule l'admiration avec laquelle ce dadais de Senneterre, qui était venu nous rejoindre, l'écoutait parler. Cet autre jaloux n'avait pu se retenir d'interrompre notre aparté, et comme Mme de Bonnivet, par extraordinaire, ne le rudoya point, le patito professionnel se prit à me montrer presque de la bienveillance. Il avait, d'ailleurs, son projet, dont le machiavélisme naïf termina par une scène de vaudeville cette soirée où j'avais senti à un moment passer sur nos têtes un petit frisson de drame. Il s'obstina, en effet, lorsque je pris congé, avant les onze heures, à me reconduire, et il commença de me chanter les louanges de la Reine-Anne sur le trottoir des Champs-Élysées. Puis comme nous passions avenue d'Antin, devant chez Gastinne, il me demanda négligemment: --«Vous tirez quelquefois le pistolet?» --«Jamais», lui répondis-je. --«Bonnivet est de première force,» reprit-il, «oui, de première force... Entrez donc un jour voir de ses cartons, c'est une curiosité... Il a mis dix balles au commandement dans un espace grand comme une pièce de vingt francs... Je vous affirme, c'est une curiosité...» Et il me quitta sur ce sinistre avertissement pour s'engager dans la rue François Ier, où il habite. VI --«Ah! il t'a servi aussi le coup de l'infaillible pistolet,» me dit Jacques, en éclatant de son rire le plus gai, lorsque nous nous revîmes le lendemain. «C'est excellent... Et il t'a regardé dans les yeux pour te faire bien entendre que, si tu te permets de courtiser Mme de Bonnivet, tu risques de recevoir dans la tête une des balles dont le mari gratifie par douzaines, chaque jour, le Monsieur en tôle du tir. Il a fait mieux avec moi. Il m'a mené voir les cartons.--Tu lis cette inscription: Dix balles au commandement par M. Pierre de Bonnivet.--Neuf balles au visé par le même.--Et puis, tu aperçois sous le verre un carton déchiqueté qui ressemble à une gravure de ces livres de médecine consacrés aux maladies secrètes... Elle est délicieuse, d'ailleurs, à examiner, la suite de ces cartons de chez Gastinne. Sur dix, il y en a bien sept derrière lesquels un Parisien peut mettre l'histoire d'une jalousie conjugale, comme pour Bonnivet,--d'une coquette série d'adultères, comme pour Casal... Ou bien c'est des gaillards suspectés, comme Crucé, de vivre aux dépens d'une Mme Éthorel à laquelle ils font acheter tous les rossignols de la brocante... C'est des maris dont la femme dépense cent mille francs par an, avec trente mille de revenu, des députés sur qui pèse le soupçon de vendre couramment leur vote. Et puis, quand ces héros du: un, deux, trois, feu... ont une affaire, régulièrement, ils manquent leur homme...» Il me tenait ce discours où il continuait de jouer vis-à-vis de moi son rôle de docteur en haute vie parisienne, tandis que nous achevions de déjeuner en tête à tête. Il était venu chez moi, lui qui n'y vient jamais, sitôt les quatre pages finies, pour me demander l'œuf et la côtelette classiques. Cet empressement de curiosité avait achevé de me prouver combien il s'intéressait au succès de sa manœuvre de diplomatie galante. Je l'avais assez mal reçu. «On n'attire pas les gens dans de pareils guet-apens,» lui avais-je dit, «tu me forces d'accepter une invitation à dîner qui m'est odieuse, pour nous trouver ensemble, et tu y manques.» --«Avoue pourtant que c'est gai!» m'avait-il dit avec tant de gaminerie que je n'avais plus le cœur de me fâcher. Après quoi, il m'avait très minutieusement interrogé sur les diverses attitudes des divers personnages, pour conclure par cette boutade à propos du ridicule avertissement du jaloux Senneterre. Puis, sérieux: --«Et tu n'as rien remarqué de particulier, toi qui sais voir? Oui. Vous autres, peintres, vous ne comprenez pas, mais vous savez voir... Dans les rapports de Machault et de la Reine Anne, par exemple?» --«Attends,» répondis-je, «c'est vrai qu'en me prévenant que Senneterre t'avait rencontré, Machault a eu un singulier regard... Pourquoi me demandes-tu cela? Est-ce qu'il lui ferait aussi la cour?...» --«Plus maintenant! Mais je crois bien que si elle a déjà hasardé le _falso passo_, comme disent tes amis les Italiens, c'est avec Machault.» --«Avec Machault?» m'écriai-je. Et je répétais: «Machault, ce colosse toujours ivre, ce gladiateur en habit noir, cette machine à dégagés et à contres de quarte, et elle, cette femme si fine, un peu pointue, à mon goût, mais si aristocratique quand même?... Ce n'est pas possible... Et toi-même, l'autre jour, tu me déclarais que tu la croyais sage...» --«Ah! Daisy, Daisy!» fit-il en hochant la tête, «vous ignorez que, lorsqu'on veut chercher de qui une femme idéale, une Sirène, une Madone, un Ange,--avec un tas de majuscules,--est la maîtresse, il faut en général penser d'abord à la personne la plus grossière de l'honorable société... Tant il y a qu'on l'a beaucoup dit, et elle sait que je sais qu'on l'a dit. Je ne le lui ai pas caché... Par conséquent, la présence de Machault, hier au soir, était destinée à produire sur moi exactement le même effet que je lui ai produit par mon absence. J'ai pris les devants et j'ai bien fait... D'ailleurs,» ajouta-t-il avec une âcreté presque haineuse dans sa voix, «de deux choses l'une, ou bien elle a déjà eu des amants, et c'est une coquine. Alors je serais le dernier des imbéciles si je ne l'avais pas à mon tour. Ou bien elle n'en a pas eu, et c'est une coquette qui ne me fera pas passer par le même défilé que les autres.» --«Si tu ne perds pas ton temps,» lui répondis-je, «j'en serais fort étonné... Je l'ai étudiée hier, et, puisque tu me reconnais le coup d'œil de la profession, laisse-moi te le dire, j'ai diagnostiqué chez elle tous les signes de la plus complète absence de tempérament: la gorge petite, peu de hanches, la peau sans duvet, des lèvres minces, celle d'en bas un peu plus rentrée, des narines sèches et dures, la voix métallique. Je parierais qu'elle n'a pas de goût, et qu'elle ne sait ni ce qu'elle mange, ni ce qu'elle boit. C'est un être tout cerveau, sans une ombre d'ombre de sensualité...» --«Avec ça que les femmes froides n'ont pas autant d'histoires que les autres!...» interrompit-il. «Tu ne connais donc pas l'espèce? Celles-là se donnent, non pas pour se donner, mais pour prendre. Quand il s'agit pour elles d'attacher fortement un amoureux à qui elles tiennent, elles y vont de leur personne, et avec d'autant plus de facilité que la douce affaire leur est complètement indifférente. Elles savent que la possession détache certains hommes et en attache d'autres. Toute la question avec elles est de leur persuader qu'on est de ceux qui s'attachent ainsi,--et de ne pas en être. Et puis, il y a des femmes froides qui sont des chercheuses, et alors!... Tantôt je range Mme de Bonnivet dans le premier groupe, tantôt dans le second. Je ne prétends pas avoir le mot de ce sphinx, ou de cette _sphynge_, comme disent ceux de nos camarades qui veulent bien prouver qu'ils ne savent pas le grec. Mais, à défaut du mot, j'aurai la sphynge en personne ou je ne serai plus Jacques Molan. Et puis, comme tu m'y auras aidé et que je suis juste, tu recevras une récompense. Et tu ne me reprocheras plus ce dîner rue des Écuries-d'Artois. Donnant, donnant. Tu vas être payé de ta corvée. Quelle heure est-il?... Une heure et demie... Prépare-toi à voir entrer ici, dans une dizaine de minutes, Mlle Camille Favier elle-même, qui viendra, avec sa respectable mère, s'entendre avec toi pour le portrait... Suis-je gentil? Et je ne lui ai même pas dit où tu as dîné hier. C'est encore plus gentil, cela!...» Il venait à peine de m'annoncer en plaisantant cette visite, pour moi bouleversante, et déjà le domestique annonçait que deux dames attendaient dans l'atelier. Dieu! Que le cœur me battait au moment où j'allai rejoindre celle que je m'étais juré d'éviter! Que le cœur me bat, même aujourd'hui, au souvenir si précis, si lointain, de cette nouvelle rencontre! Je crois les revoir, la mère et la fille, sous la lumière crue du jour clair de janvier, dans cet atelier dont la grande baie vitrée s'emplissait d'un froid et pâle azur.--Mme Favier, plus placide et plus souriante que jamais, promène de toile en toile ses grands yeux toujours souriants. Elle me demandera tout à l'heure à combien me revient un tableau, et combien je le vends, avec autant de simplicité que s'il s'agissait d'une robe ou d'un bibelot. Camille est assise en face d'une copie de l'_Allégorie du Printemps_, que j'ai faite à Florence autrefois si amoureusement. Dans les longues et fragiles danseuses du divin Sandro, qui hochent avec une grâce tendre leur blond visage au regard songeur, à la bouche amère, la petite Duchesse bleue pourrait reconnaître des sœurs. Elle ne les voit pas, absorbée dans un souvenir dont je devine trop la nature, étant donné qu'elle n'a pas joué la veille et qu'elle a trouvé le moyen de passer cette soirée libre avec Jacques, grâce à la cousine complaisante. Cela me fait mal de surprendre autour de ses paupières attendries, presque meurtries, un halo nacré de lassitude et sur sa bouche des frémissements qui disent le bonheur. Et cela me fait plus mal que, sitôt entré, Jacques ait avisé les photographies d'elle dont je me suis servi pour faire le portrait rêvé,--ce chimérique portrait de ma semaine de folie qu'heureusement j'ai mis de côté et bien caché,--et, à la minute même où Camille me dit bonjour avec un sourire un peu gêné, le voici qui apporte ces cartons révélateurs, et, malicieusement: --«Vous voyez, mademoiselle, que si Vincent n'est plus revenu vous voir jouer comme il vous l'avait promis, il ne vous a pas oubliée...» --«C'était pour mieux préparer les études du tableau futur...» balbutiai-je. «Le grand Lenbach fait ainsi...» --«Et qui te dit le contraire?» reprit Molan, avec plus de malice encore. --«Ah! vous ne les avez pas bien choisies,» interrompit la mère, et, montrant à sa fille la photographie que j'avais le plus aimée. «Tu vois,» dit-elle, «que les marchands continuent, malgré notre défense, à vendre ce portrait qui est si peu toi... Voyons, est-ce qu'il lui ressemble?... Je vous en prie, jugez, monsieur La Croix.» --«J'avais trois ans de moins,» dit Camille, «et il ne m'a pas connue alors.» Et prenant la photographie à son tour, elle la regarda. Puis la mettant à côté de son visage, de manière à ce que je pusse voir à la fois le modèle et le portrait, elle m'interrogea: «Est-ce que j'ai beaucoup changé?...» Pauvre petite Duchesse bleue, sincère amoureuse du moins aimant de mes amis, romanesque enfant échouée par un ironique caprice du sort dans le métier le plus funeste au mystère, au silence, à la solitude, quand il aurait fallu une tiède atmosphère d'intimité protectrice aux jolies et délicates fleurs de votre âme de femme, dites, soupçonniez-vous mon émotion à regarder votre visage pâli par votre jalousie de la veille me sourire ainsi, tout à côté d'un autre visage, le visage de l'enfant innocente, que vous aviez été, que j'aurais pu aimer comme on aime une fiancée?... Non, certes. Car vous étiez bonne, et si vous aviez deviné ce que je souffrais, vous ne m'eussiez pas imposé cette inutile épreuve. Vous n'auriez pas, dès cette visite, arrêté avec moi le plan de cette série de séances de pose qui commencèrent dès le lendemain et qui me furent un étrange, un douloureux calvaire!... Oui, pourtant, car il y avait dans votre sourire un rien de tristesse et de pitié,--de tristesse pour vous-même, de pitié pour moi. Vous sentiez si bien que, dès ce moment, je vous portais une affection trop vite éveillée pour qu'elle fût la raisonnable et simple amitié d'un camarade! Vous le sentiez, mais sans vouloir vous l'avouer, parce que l'amour est égoïste. Le vôtre avait besoin de se raconter, pour être encouragé dans ses espérances, réconforté dans ses doutes, plaint dans ses douleurs. Et ce service de se prêter comme un écho complaisant à votre passion, qui vous l'eût rendu comme moi? Si cela m'a coûté mon repos, pendant des semaines et des semaines,--si, vous partie de l'atelier, je suis resté, après chacune des séances, comme après cette première visite, des heures à me débattre contre des amertumes dont mon cœur n'est pas vidé, vous n'avez pas voulu le savoir, et moi je ne trouve pas la force de vous en condamner. Après tout, _vous m'avez fait sentir_, et il viendra une époque, peut-être, où, passant la revue de mes souvenirs, je vous bénirai des larmes que j'ai versées quelquefois, comme si j'avais eu dix-huit ans, à cause de vous qui ne voyiez pas ces vaines larmes! Vous les auriez vues que vous vous seriez refusée à y croire pour garder le droit de m'initier à la tragédie intérieure que vous viviez alors et dont pas un contre-coup, hélas! ne me fut épargné... Si je me laisse aller à ces impressions, j'en ai pour des pages à gémir de la sorte, et jamais je n'arriverai à raconter cette tragédie elle-même,--cette tragi-comédie plutôt, où je jouais ce rôle du chœur antique, inefficace témoin des catastrophes et qui les déplore sans les empêcher. Employons le seul remède à l'inutile élégie. Notons des petits faits, sèchement... Je l'ai dit: cette visite de la mère et de la fille avait pour objet d'organiser la série des séances de pose. Je l'ai dit encore: la première de ces séances fut fixée pour le lendemain. Dès ce lendemain, Camille m'arriva, non plus accompagnée de sa mère, mais seule. Ce fut ainsi presque toujours durant les quatre semaines que dura ce travail, auquel l'artiste en moi ne réussit pas à s'intéresser,--tant mon attention fut prise aussitôt par les confidences de l'adorable enfant, confidences sans cesse interrompues, sans cesse répétées, et prolongées avec ces prises et ces reprises, où les détails se multiplient et se compliquent à l'infini. Des petits faits? Il m'en revient trop, et de trop pareils, en essayant d'évoquer ces tête-à-tête qui m'étaient toujours un peu amers. Cette liberté me prouvait trop combien son intrigue avec Jacques avait eu d'occasions propices. Trop de menues scènes se représentent, trop d'impressions multipliées et superposées, que ma mémoire est tout près de confondre. C'est comme un écheveau d'indémêlables fils que j'essaierais en vain de dévider. Voyons si je n'y mettrai pas un peu d'ordre en les classant. Ces souvenirs, si nombreux et si pareils qu'ils se confondent les uns avec les autres, se distribuent, lorsque j'y réfléchis, en trois groupes très nets; et ces groupes marquent les étapes que mit le drame purement moral, où se trouvaient engagés Camille, Jacques et Mme de Bonnivet, à s'acheminer vers un drame réel et terrible... Et quand je réfléchis encore, c'est la différence entre ces trois groupes d'émotion qui me justifie de n'avoir pas mené à bien ce portrait. J'aurais été un artiste d'une imperturbable maîtrise d'exécution, au lieu d'être ce que je suis, un demi-amateur, toujours incertain, une espèce d'Hamlet du pinceau, tout en intentions et en retouches, tout en grattages et en surcharges, je n'aurais pas pu exécuter une toile unique dans des conditions pareilles. Ce n'est pas une femme que j'ai eue devant moi, au cours de ces trop longues et trop courtes séances, c'est trois femmes.--L'une après l'autre, ces trois femmes, je les ressuscite, je les fais poser devant mon regard, au gré de ma mémoire, comme si l'irréparable n'était pas entre nous, et quel irréparable! L'une après l'autre, elles reviennent s'asseoir dans cet atelier, le même où j'écris ces lignes. L'une après l'autre, je les écoute me raconter, la première sa joie, l'autre sa tristesse, la troisième la fureur de sa jalousie et sa fièvre d'indignation,--et encore aujourd'hui je ne sais pas devant laquelle de ces trois femmes et durant laquelle de ces trois périodes j'ai souffert davantage, d'autant plus que j'étais obligé de me taire, et derrière chacune des confidences que me faisait la petite Favier, heureuse, mélancolique, irritée, j'apercevais la dure silhouette de la rivale élégante, aux caprices de laquelle cette joie, cette douleur, cette colère étaient subordonnées... Dieu! le supplice des sentiments faux, de ces sentiments qui n'ont pas le courage d'aller jusqu'au bout dans la logique du sacrifice ou de l'assouvissement, l'ai-je assez connu durant ces séances! Et, pourtant, que je voudrais les recommencer! Encore des élégies!--quelle misère!... Aux faits! Aux faits! Aux faits!... La première période, celle de la joie, ne fut pas d'une longue durée. La scène qui en marqua le point culminant, date exactement de la quatrième de ces séances. La scène?... Ce grand mot convient-il à une conversation sans autre incident que l'entrée de Camille dans l'atelier, une gerbe de roses entre les mains, de grosses et lourdes roses de toutes les nuances,--les unes pâles de la pâleur rosée de son visage, d'autres blondes et presque du même or parfumé que ses beaux cheveux, les autres rouges comme sa jolie bouche, à la lèvre inférieure si finement roulée, d'autres noires, et qui, par le contraste, paraissaient éclairer son teint trop vide de sang ce matin-là... Il s'agissait de savoir laquelle de ces fleurs je choisirais pour la lui mettre à la main. Je voulais la peindre dans une unité absolue de gamme, comme l'enfant bleue de Gainsborough. Elle devait être debout, dans une robe de gaze bleue, celle de son rôle, avec des mitaines de soie bleue, un velours bleu au cou, des rubans bleus aux manches, ses pieds dans des souliers de satin bleu, sans autres bijoux que des saphirs et des turquoises, sur un fond d'une étoffe de velvétine bleue, toute frappée de paons, et elle devait être coiffée seulement du nuage blond de ses fins cheveux, le revers d'une de ses mains posé sur sa hanche souple, de l'autre offrant une rose: --«C'est ma jeunesse que j'offrirai à Jacques,» me dit-elle, ce matin-là, tandis que nous cherchions cette pose ensemble, «mes vingt-deux ans et mon bonheur... Je suis si heureuse en ce moment!...» --«Vous n'avez plus vos mauvaises tentations, alors?» lui demandai-je. --«Vous vous souvenez?» répondit-elle en riant et rougissant à la fois. «Non, je ne les ai plus... J'ai mis Tournade à la porte de ma loge, et un peu lestement, je vous jure... Et savez-vous ce qui me rend le plus contente? Je ne vois plus jamais cette vilaine femme, vous vous rappelez bien, cette Mme de Bonnivet. Elle ne vient plus au théâtre, et je sais que, l'autre jour, Jacques devait dîner chez elle. Il n'y est pas allé... De cela, je suis bien sûre. Il a écrit la lettre pour se dégager, devant moi... Bressoré ne pouvait pas jouer. On a dû faire relâche. Ma soirée était libre. J'avais tant envie de lui demander de la passer ensemble. Je n'osais pas. Il me l'a offert le premier... Et depuis, c'est tous les jours une nouvelle preuve de sa tendresse. Il va venir me prendre tout à l'heure, pour que nous allions déjeuner... Ah! que je l'aime! que je l'aime! Et que je suis fière de l'aimer!...» Que répondre à des phrases pareilles, et que faire, sinon la laisser s'enivrer de cette illusion comme elle s'enivrait de l'arome des roses qu'elle respirait en clignant ses yeux d'un azur si clair--une autre note de bleu dans l'harmonie que je cherchais? Que faire, sinon souffrir en silence à l'idée que cette recrudescence de tendresse chez le sensuel et compliqué Molan était sans doute un simple effet en retour. Quelques duretés de l'autre en étaient la cause certaine. Camille prenait pour des marques de fougue passionnée la fièvre de l'excitation où Mme de Bonnivet avait jeté Jacques sans l'assouvir. Quand une femme a, comme la jolie actrice le disait si gentiment, ses vingt-deux ans à offrir, et sa jeunesse, elle ne devine pas, elle ne peut pas deviner qu'entre ses bras son amant pense à une autre femme et s'exalte les sens à cette image!... Et je me tus de tout ce que je savais, ce matin-là. Et pour la faire rire, et ne pas pleurer, je lui racontai l'histoire d'une vraie duchesse, du XVIIIe siècle celle-là, qui voulait donner sa miniature à son amant avant son départ pour l'armée. Elle arrivait chez le peintre les yeux si battus par la tendre folie des adieux, que celui-ci finit par lui déclarer qu'il ne continuerait pas le portrait si elle ne devenait pas plus sage, tant sa beauté était altérée. --«Ah!» dit la duchesse en sautant au cou de son amant devant le peintre, «s'il en est ainsi, la vie est trop courte pour se faire peindre.» --«Ah! que c'est vrai, mon Jacques, ce qu'il vient de me dire,» s'écria Camille en s'élançant vers Jacques, qui entrait à ce moment même... Je la vois toujours, appuyant sa tête amoureuse sur l'épaule du fourbe, et celui-ci condescendant, indulgent, presqu'attendri, parce que j'étais là pour assister à cette folle explosion de tendresse. C'est l'image où se résume la première période qui pourrait s'intituler: Camille heureuse!... Camille triste!... C'est la devise de la seconde période, qui commença presque aussitôt, et qui dura plus longtemps. La scène où elle se résume, pour ma mémoire, ne ressemblait guère à celle des roses respirées avec une si confiante extase, ni du baiser à Jacques donné avec une si charmante impudeur. C'était, cette fois, vers la onzième ou la douzième séance. J'avais observé que depuis quelques jours l'expression de mon modèle changeait. Je n'avais pas osé la questionner, tremblant également d'apprendre que Jacques la traitait bien et qu'il la traitait mal. Ce matin-là, elle devait venir à dix heures et demie,--et il n'en était pas dix. J'étais occupé à feuilleter un carton de crayons d'après les vieux maîtres florentins, rapporté d'Italie, sans parvenir, d'ailleurs, à m'absorber dans cette étude. C'est pourtant mon grand opium dans mes mauvais instants. D'ordinaire, rien qu'à regarder ces croquis et à me rappeler les fresques du Ghirlandajo, de Benozzo, de Fra Filippo Lippi, de Signorelli, de tant d'autres, je retrouve intacte en moi cette ferveur d'Idéal qui me rendit comme fou durant ma première jeunesse, lorsque j'allais de petite ville en petite ville, d'église en église, de cloître en cloître... En ces temps-là, une silhouette de Madone à demi-effacée, à peine visible, sur un pan de mur mangé de soleil, suffisait à me rendre heureux pour une après-midi. Les profils des vierges rêvés par les vieux Toscans, les torses cambrés de leurs jeunes seigneurs dans leurs pourpoints à crevés, les minutieux horizons de leurs vastes paysages, avec des créneaux et des campaniles sur les hauteurs, des routes bordées de cyprès et des vallées éclairées d'eau courante, tout ce sortilége de l'art primitif était bien là, emprisonné dans ce carton d'esquisses et prêt à en sortir pour charmer ma fantaisie. Mais mon imagination était ailleurs, occupée autour de ce problème bien étranger à l'esthétique, aux fresques du _quattrocento_ et aux couvents de Pise ou de Sienne: «Camille était de nouveau si triste, hier. Cet absurde Jacques aurait-il renoué ouvertement avec cette absurde Mme de Bonnivet?...» Voilà ce que je me demandais, au lieu de revoir l'Italie par delà mes dessins, la divine et chère Italie, la terre de Beauté, que je n'ai jamais laissée sans me répéter l'adorable vers du poète Cino: J'ai passé l'Alpe avec un appel de douleur!... _L'Alpe passai con voce di dolore!..._ La réponse à cette question sur les causes de la tristesse de Camille allait m'être donnée par Molan lui-même. Je ne l'avais pas vu une seule fois en tête-à-tête depuis notre déjeuner improvisé, la veille de la première des séances de pose. Pas plus ce matin-là que l'autre, je ne m'attendais à le voir entrer dans l'atelier,--sachant trop le principe des quatre pages à écrire avant midi, et avec quelle rigueur ce méthodique entrepreneur de littérature s'y conforme. Aussi, eus-je une minute d'une véritable appréhension, lorsque sa voix m'interpella tout d'un coup. Le domestique lui avait ouvert la porte sans que je l'entendisse, couché que j'étais sur le divan où je feuilletais ce carton d'études, comme anesthésié par l'excès du souci. Les hypothèses n'eurent pas le temps de naître dans mon esprit. Mon visiteur inattendu avait deviné mon étonnement à ma physionomie, et déjà il devançait toute demande en me disant: --«Mais oui, c'est moi! Tu ne m'attendais pas, n'est-il pas vrai? Tranquillise-toi, je ne viens pas t'annoncer que Camille s'est asphyxiée avec un poêle Choubersky dernier modèle, ni qu'elle s'est jetée dans la Seine à cause de mes mauvais procédés... A propos, tu sais qu'il ne vient pas mal du tout, le portrait. Tu as fait des progrès, beaucoup de progrès... Il ne s'agit pas de cela, d'ailleurs... Il s'agit que tu vas avoir Camille ici tout à l'heure, et tu lui raconteras que j'ai dîné avec toi, hier soir, chez toi, et que nous nous sommes quittés seulement à une heure du matin...» --«Tu as encore eu la belle idée de me mêler à tes mensonges,» lui répondis-je avec irritation, «je croyais t'avoir dit que ce rôle ne me convient pas...» --«Je le sais», fit-il avec un ton de demi-excuse destiné visiblement à m'amadouer, «et je comprends si bien tes scrupules que je t'ai laissé tranquille tous ces temps-ci... _E pur si muove!_ Et pourtant ça marche, ça roule, ça ronfle, et ferme, de l'autre côté, et si tu avais pu m'aider, Bonnivet ne passerait plus sous l'Arc-de-Triomphe. Excuse cette plaisanterie digne de feu Paul de Kock. J'en conviens et je donne un gage... Mais, cette fois-ci, il ne s'agit pas de moi, il s'agit de Camille à laquelle il faut épargner un chagrin inutile. Tu as remarqué qu'elle était triste ces jours-ci?...» --«Et j'ai pensé que c'était une tristesse de ta façon...» --«Tu tournes au psychologue,» répliqua-t-il, non sans ironie. «C'est très démodé, je t'en avertis... Mais n'échangeons pas d'épigrammes,» continua-t-il sérieusement, «La petite vient poser à dix heures, et, si je la rencontrais, tout serait perdu. Je vais donc te mettre au courant en cinq minutes. Il faut que je dise d'abord qu'elle est de nouveau sur la piste de mon flirt avec la Reine Anne,--à qui tu n'as pas mis de cartes, entre parenthèses. Tiens, donne-les-moi, je les poserai, à ma prochaine visite.--Et comme ce flirt est en ce moment très, très accentué, Camille est très, très jalouse et très défiante... Bref, hier, ç'a été l'inverse de la comédie de l'autre jour. Tu te rappelles, le coup du dîner... Je reçois, vers les quatre heures, deux mots à la fois, l'un de Mme de B... signifiant que... Mais ce que ce billet signifiait sous des formules convenues te ferait bondir, si je te le racontais. Au fond, tu es un grand naïf, et tu crois encore à la pudeur des femmes... Borne-toi à savoir qu'en l'absence de son époux, appelé en province auprès d'un parent malade, la Reine Anne s'était arrangée pour dîner et passer la soirée avec moi. L'autre billet était de Camille, qui me disait, elle, tout simplement, qu'en l'absence de sa mère, appelée elle aussi en province auprès d'un parent malade, et sachant que je ne faisais rien, ce soir, elle s'était arrangée pour dîner et rentrer ensemble après la _Duchesse_... Tableau!» --«Et tu as préféré Mme de B..., naturellement, et raconté à Camille que tu dînais chez moi?...» --«Je n'ai rien raconté du tout,» fit-il. «J'ai pensé qu'il valait mieux avoir reçu le billet trop tard. Car enfin, je pouvais être sorti, à quatre heures, et ne pas être rentré pour dîner? Elle va venir. Tu te gardes bien de lui parler de ma visite de ce matin. Mais tu lui dis incidemment, sans avoir l'air d'y toucher, que tu as eu, hier, des amis, dont moi... Elle te croit. Elle rentre chez elle. Là elle trouve une petite dépêche bleue signée de ton ami, qui lui confirme ton histoire et le tour est joué. A moins que cet animal de Senneterre... Je lui réserve un chien de ma chienne, à celui-là, et une meute à l'occasion...» --«Qu'est-ce que Senneterre peut bien avoir à faire dans tout cela?...» demandai-je. --«Lui? Je t'ai raconté qu'il était l'amoureux platonique de la Reine Anne,--et tu l'as bien vu toi-même,--platonique et jaloux comme s'il avait des droits. A ce titre, il me déteste. Il fait mieux. Il m'espionne... Il a donc imaginé de se lier avec Camille. Il a eu l'audace de me demander de le présenter, comme si de rien n'était, et voilà quatre ou cinq fois de suite que je le trouve dans sa loge. Elle ne t'en a pas parlé? Non... Hé bien! Il est parfaitement capable de lui avoir dit, avant-hier soir, comme par hasard, que Bonnivet devait quitter Paris, à seule fin de la lâcher sur moi et de mettre des bâtons dans les roues du fiacre où la Reine Anne a enfin consenti à monter... Nous n'en sommes encore qu'au fiacre, ne te scandalise pas trop. Et il ne s'agit pas entre nous de ce que la Gladys du sire de Figon appelait si drôlement _le petit crime_... Dix heures un quart!... Je me sauve. Tu m'écriras un mot, cet après-midi...» --«Et les quatre pages du matin?» lui demandai-je en le reconduisant. --«Je me suis donné congé,» me répondit-il, «ma comédie en un acte est finie, et, dans ce cas-là, je m'accorde dix jours pleins... Que dis-tu de ma chance? Que cette aventure avec la Reine Anne tombe juste, ce mois-ci, entre deux époques de travail?...» C'était vrai pourtant que l'audacieux personnage avait raison de parler de sa chance! Un instant de plus, et il se croisait dans mon escalier avec sa pauvre maîtresse. Camille, qui arrivait d'habitude à dix heures et demie plutôt passées, était ce matin-là en avance. La vieille horloge bretonne dont j'avais tant écouté la monotone voix remplir le silence de l'atelier,--comme un conseil constant et jamais suivi de ne pas perdre en rêveries le temps de l'œuvre,--marquait dix heures et vingt-deux minutes. Quand la charmante fille parut sur le seuil, je reconnus, au premier regard, que, cette fois, elle traversait de nouveau une crise aiguë de douleur. L'insomnie avait cerné ses yeux d'un cercle bleuâtre. La fièvre avait comme gercé, comme séché ses lèvres, d'ordinaire si fraîches, si jeunes, si pleines. Un feu sombre brûlait dans le fond de ses prunelles. L'insomnie avait plombé ses joues, et ses doigts roulaient machinalement un petit mouchoir de batiste imprimé de fleurs roses, dont ses dents avaient déchiqueté tout le dessin. J'avais devant moi la vivante image de la jalousie au désespoir. Quel contraste avec le sourire vainqueur que je venais de voir flotter sur la bouche et dans les yeux de celui qui causait cette peine et s'en souciait à peu près comme de son premier article! J'ai compris ce matin-là, une fois de plus, combien aisément la pitié mène au mensonge. La malheureuse créature avait à peine enlevé son chapeau et son manteau que je commençais de la gronder, sur notre ton habituel d'amicale plaisanterie: --«Je crois que nous ne travaillerons pas aujourd'hui,» lui dis-je, «petite Duchesse bleue, et j'ai bien peur que ce ne soit pas pour le motif qui faisait dire à l'autre Duchesse, celle d'il y a cent ans, que la vie est trop courte pour se faire peindre, et moi je dirais qu'elle est trop courte pour se faire les chagrins que vous vous êtes faits. Vous avez pleuré, avouez-le?» --«Non,» répondit-elle évasivement. «Mais je n'ai pas fermé l'œil de la nuit... Je ne me suis pas même couchée...» --«Voilà qui va vous faire gronder par Jacques, quand je lui rapporterai cette jolie conduite, et je vous avertis que je la lui rapporterai...» --«Jacques,» fit-elle en fronçant la barre blonde de ses jolis sourcils. «Il s'occupe bien de moi, Jacques!...» Et elle haussa ses épaules en répétant: «Il s'occupe bien de moi!...» --«Vous êtes de nouveau injuste,» dis-je, et le cœur percé moi-même par le remords de ma tendre hypocrisie, «si vous l'aviez entendu parler de vous, après dîner, hier au soir!...» --«Hier au soir?» répondit-elle, en relevant sa tête et ses épaules affaissées d'un mouvement qui me fit honte. Il trahissait une reconnaissance si passionnée! «Vous avez vu Jacques, hier au soir?...» --«Il est resté à dîner,» dis-je, «et nous nous sommes quittés à une heure impossible, bien après minuit.» --«C'est vrai?» demanda-t-elle d'une voix presque rauque, tant son impression avait été forte, et, joignant ses mains: «Répétez-moi que c'est vrai, et je vous croirai. Mais ne me mentez pas. De vous ce serait trop horrible...» Et comme je la regardais avec un trouble qu'elle prit pour de l'étonnement, elle saisit ma main dans les siennes, et elle dit: «Ne vous offensez pas... Je sais que vous ne vous prêteriez pas à me tromper et que vous êtes mon ami. Je vous expliquerai cela tout à l'heure, et comment l'on m'a dit, que Bonnivet, vous savez, le mari de cette horrible femme, était absent. Alors... Alors... je me suis mis dans la tête qu'ils allaient profiter de cette absence, Jacques et elle, pour passer la soirée ensemble, je me suis rendue libre en mentant à ma mère, et pour la première fois, je lui ai menti, à lui aussi, je lui ai écrit pour dîner avec lui.--J'ai été bien punie de mes deux mensonges. Il ne m'a pas répondu. Répétez-moi que j'ai été folle, qu'il était chez vous, hier soir, qu'il n'était pas avec elle... Mon Dieu! laissez-moi pleurer... Cela me fait tant de bien!... Ah! mon Dieu! Merci! il n'était pas avec elle... pas avec elle!» En me tenant ces discours dont chaque mot m'entrait dans la conscience comme le plus cruel des reproches, elle éclata en sanglots. Les larmes coulaient sur ses joues amaigries, de longues et abondantes larmes qu'elle essuyait de son pauvre petit mouchoir où la pointe de ses dents avait laissé cette trace de sa nervosité et de son angoisse. J'éprouvais, en regardant tomber ces larmes sincères, un poignant remords de ma fausseté... Il ne m'était plus possible de revenir sur ce que j'avais dit, et quatre-vingt-dix-neuf hommes sur cent auraient cru bien faire en agissant comme j'avais agi. Je sentais, moi, avec une trop complète évidence, que ce passage de la pitié au mensonge qui m'avait été si naturel, constitue un véritable crime en présence d'une passion profonde. Il y a un droit du cœur qui aime et qui souffre à savoir la vérité entière, quelle qu'elle soit. Les sourires de remerciement que Camille me jetait à travers ses pleurs m'étaient presque physiquement intolérables. D'ailleurs, on ne trompe jamais longtemps la lucidité d'une jalousie justifiée? La trompe-t-on même une minute? On l'endort en l'abusant sur les faits. Mais que sont les faits? Quand on se croit aimé, les plus probants ne prouvent rien. Quand on sent, comme Camille la sentait, la trahison éparse autour de soi dans l'air, l'illusion ne s'est pas plutôt produite sur un point que la lucidité s'éveille sur un autre. Et l'on va, cherchant comme à tâtons une preuve que l'on trouve toujours, le plus souvent par un hasard d'autant plus douloureux qu'il ne s'accompagne plus de ménagements. Non. Si c'était à recommencer, et au risque de jouer à mes propres yeux le rôle apparent de bourreau, je ne me prêterais plus à cette lâche charité de mensonge à laquelle je me suis prêté, ce matin-là. A quoi a-t-elle abouti? Sinon à rendre plus cruelle la scène au récit de laquelle j'arrive maintenant et qui marque l'entrée définitive dans la troisième période, celle de la certitude furieuse et du désespoir exaspéré? VII Trois nouvelles semaines s'étaient écoulées, et l'infinissable portrait avait subi tant de retouches, qu'il était un peu moins avancé. C'est le signe assuré qu'une création d'art ne doit pas aboutir, si le travail la détruit au lieu de l'améliorer, et c'est la preuve aussi que nous ne faisons pas les œuvres dignes de ce nom, _elles se font en nous_, sans effort, sans volonté, presque à notre insu. Les séances de pose, d'ailleurs, devenaient de plus en plus irrégulières. Camille commençait de répéter la pièce qui devait succéder à la _Duchesse Bleue_, et, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, aujourd'hui parce qu'elle se sentait fatiguée, demain parce qu'elle étudiait son rôle, elle trouvait le moyen de remettre une sur deux de ses visites à l'atelier. Quand elle posait, c'était dans des conditions très différentes de celles du début. Le tête-à-tête avec moi lui avait été un besoin à l'époque de ses douces confidences et même à l'époque de ses plaintes tendrement inquiètes. Il lui devenait une épouvante, maintenant que sa jalousie envers sa rivale revêtait un caractère aigu d'enquête soupçonneuse. Pas une fois, durant les trois semaines dont je résume ici l'anxieuse attente, elle ne vint seule à l'atelier. Tantôt sa mère, tantôt sa cousine, tantôt une camarade l'accompagnait. Je n'aurais plus rien su d'elle, si je n'avais deviné son trouble intime à l'altération plus prononcée de sa physionomie et à sa nervosité grandissante d'une part, et si, d'autre part, je n'avais eu avec Jacques trois conversations très brèves mais bien faites pour m'édifier sur les causes de ce farouche chagrin de la pauvre Duchesse. --«Ne me parle pas d'elle,» m'avait-il dit une première fois, avec une sécheresse irritée, «je serais injuste, car elle m'aime après tout. Mais quel caractère!... quel caractère!...» --«Ah! Elle continue à te jouer sa comédie de la belle âme méconnue,» m'avait-il ricané une seconde fois. «Allons, amalgamez vos sublimes et qu'on n'en parle plus...» Et en dernier lieu, violemment: --«Puisque tu t'intéresses tant à elle, je vais te charger d'une commission... Si elle veut arriver à ce que je ne la salue même plus, quand je la rencontrerai, tu peux l'avertir qu'elle en prend le chemin... Ah! si je n'avais pas besoin d'elle pour ma prochaine comédie, ce que je l'aurais déjà balancée!...» Ni l'une ni l'autre de ces trois fois je n'avais insisté pour en savoir davantage. Sécheresse, ironie, violence, je n'avais rien relevé, en proie à une crainte bien étrange. J'appréhendais avec une véritable angoisse le moment où il me dirait en propres termes: «C'est fait. Mme de Bonnivet est ma maîtresse...» En toute circonstance, de pareilles confidences sont attristantes à recevoir. Du moins j'ai toujours senti de la sorte. C'est chez moi une répugnance qui va jusqu'à la douleur. Est-ce un effet de la pruderie que me reprochait Jacques? Est-ce un préjugé persistant, le reste d'une conventionnelle duperie devant les pudeurs de la femme, comme il prétendait encore? Non. Je ne me crois ni prude ni dupe. Je vois plutôt dans cette aversion pour certains aveux qui ne permettent plus le doute sur certaines fautes, un sursaut de délicatesse d'abord,--pourquoi pas?--et puis ce rejet en arrière devant la réalité brutale, qui tient chez moi de la maladie. Enfin, c'est sans doute un reste d'une adolescence bourgeoise et pieuse, l'évidence qu'une femme qui a été bien élevée, qui est mariée, qui est mère, qui tient un rang, s'est dégradée aux malpropretés physiques d'une aventure de galanterie, m'est intolérable. Dans l'espèce, cette appréhension était d'autant plus illogique et plus sotte que les indiscrétions de mon camarade m'avaient édifié sur les coquetteries et les légèretés dont Mme de Bonnivet,--ce demi-castor du monde, pour prendre son mot,--était capable. Mais entre la coquetterie, même follement légère, et la précision du dernier détail, il y a un abîme. Et pour conclure, si jamais Jacques en arrivait à m'avoir prononcé la phrase irréparable, ce cruel: «C'est fait... Mme de Bonnivet est ma maîtresse...» il me faudrait revoir Camille avec cette phrase dans le souvenir, et alors la réponse à ses questions me deviendrait un supplice. Ne rien savoir, au contraire, c'était garder le droit de répondre à la pauvre actrice sans lui mentir. Cette ignorance volontaire ne m'empêchait pas de comprendre que tout le drame de sentiment de Camille se jouait sur ce seul point: du degré de l'intimité établie entre Molan et la Reine Anne dépendait le triste reste de bonheur, la dernière aumône d'amour dont jouissait encore la malheureuse enfant. Aussi quoique je m'entêtasse à ne rien apprendre de positif sur l'issue de l'intrigue engagée entre Jacques et Mme de Bonnivet, je ne faisais qu'y penser, que multiplier les hypothèses pour ou contre la chute définitive de la dame. Hélas! elles étaient presque toutes pour. Comment m'attendre pourtant à la révélation qui mit fin à cette incertitude d'une manière impossible à même imaginer et foudroyante... C'était vers la fin d'une après-midi de février. Camille avait manqué trois rendez-vous d'affilée sans m'envoyer un mot d'excuse. J'avais passé plusieurs heures, non point dans mon atelier, mais dans une petite pièce attenante et décorée du titre de bibliothèque. J'y garde quantité de livres qu'un peintre, uniquement soucieux de son art, ne devrait pas avoir. Qu'est-ce qu'un poète et qu'est-ce qu'un romancier même les plus plastiques peuvent bien enseigner à un artiste qui doit vivre par les yeux et reproduire des formes? Il est vrai que j'étais occupé non pas à lire, mais à rêver, les pincettes en main, devant les tisons à moitié écroulés. La lampe, apportée par le domestique, éclairait une moitié de la chambre. Je m'abandonnais à cette langueur nerveuse qui se résout, à une pareille heure, à une pareille saison, dans une pareille lumière, en un demi-enivrement presque dépourvu de conscience. Ce qu'il y a d'accidentel en nous s'abolit dans ces instants-là. Il semble que nous touchions le fond du fond de notre sensibilité, le nerf même de l'organe intérieur par où nous souffrons et jouissons, la pulpe de ce qui fait notre être. Je me sentais, dans ce crépuscule, aimer Camille comme j'imagine que l'on doit aimer après la mort, si quelque chose survit de notre pauvre cœur dans les grandes et muettes ténèbres. Je me disais que j'aurais dû aller la voir, qu'il y avait dans l'excès de ma discrétion une apparente indifférence. Et je l'évoquais, et je lui parlais, je lui disais tout ce que je ne lui ai jamais dit, ce que je n'oserai jamais lui dire... Et voilà qu'au moment même où cet opium de passion rêvée m'engourdissait le plus profondément, je fus, comme en sursaut, arraché à ce songe par la soudaine arrivée de qui? De celle même qui en était le principe!... Mon domestique, à qui j'avais donné l'ordre de défendre strictement ma porte, entrait dans la pièce pour me dire, d'un air embarrassé, que Mlle Favier me demandait, qu'il lui avait répondu d'après mes ordres et qu'elle s'était assise dans l'antichambre, en déclarant qu'elle ne s'en irait pas sans m'avoir vu. --«Elle est seule?» interrogeai-je. --«Seule,» me répondit-il, et, avec la familiarité d'un valet de célibataire attaché au même service depuis tantôt vingt ans,--il a vu mourir mon père et je le tutoie.--«Il faut que je dise à monsieur Vincent qu'elle a l'air d'avoir bien du chagrin. Elle est blanche comme du linge, et sa voix est changée, cassée, étouffée... Enfin, on croirait qu'elle ne peut pas parler. Si ce n'est pas une pitié, jeune et jolie comme elle est!...» --«Eh! bien, fais-la entrer,» dis-je, «mais personne d'autre, entends-tu...» --«Même si M. Molan vient aussi voir Monsieur?» interrompit-il. --«Même si M. Molan vient me demander,» répliquai-je. Le brave garçon sourit, d'un sourire de complice, et qu'en toute autre occasion j'aurais interprété comme une preuve qu'il avait deviné le secret, si bien caché, de mes sentiments. Je ne pris pas le temps de réfléchir sur le plus ou moins de pénétration du pauvre homme. Camille était déjà dans l'atelier, et j'avais devant moi l'image du désespoir,--un désespoir voisin de la folie. Je lui avais dit, en la forçant à s'asseoir: «Mais, qu'avez-vous?...» et moi-même je m'assis avec affolement. Elle me fit signe de ne rien lui demander, qu'il lui était impossible de répondre. Elle mit la main sur sa poitrine et ferma ses yeux, comme si un déchirement intérieur, là, dans son sein, lui infligeait une douleur au-dessus de ses forces. Je crus une seconde qu'elle allait passer ainsi, tant la pâleur convulsive de son visage était effrayante. Quand ses paupières se relevèrent, je vis que pas une larme ne mouillait ses prunelles bleues, en ce moment toutes sombres. La flamme de la passion la plus sauvage y brûlait. Puis, d'une voix rauque, presque basse, comme si une main eut serré sa gorge, elle me dit, en pressant ses doigts sur son front avec égarement: --«Il y a un Dieu, puisque je vous ai trouvé. Si vous n'aviez pas été chez vous, je crois que j'aurais perdu ma raison... Donnez-moi votre main, j'ai besoin de la serrer, de sentir que je ne rêve pas, que vous êtes là, vous, un ami, vous... Je souffre trop...» --«Oui, un ami,» répondis-je, en essayant de la calmer, «un véritable ami, tout prêt à vous aider, à vous écouter, à vous conseiller, à vous empêcher aussi de vous laisser aller à vos chimères...» --«Ne me parlez pas ainsi,» interrompit-elle en dégageant sa main, et elle reculait avec une aversion presque haineuse, «ou bien je croirai que vous êtes d'accord avec eux pour me mentir... Mais non! Cet homme vous trompe comme il m'a trompée. Vous croyez en lui comme j'y ai cru. Il aurait honte de se montrer tel qu'il est, devant l'honnête homme que vous êtes... Écoutez,» elle m'avait saisi le bras de nouveau et elle se rapprochait jusqu'à me faire sentir la chaleur fiévreuse de son souffle court, «savez-vous d'où je viens, moi, Camille Favier, moi, la maîtresse attitrée de Jacques?... Je viens d'une chambre où cette gueuse de Mme de Bonnivet s'est donnée à lui, où le lit est encore défait et chaud de leurs deux corps... Ah! la hideuse, la hideuse chose!...» --«C'est impossible!» balbutiai-je, bouleversé jusqu'à l'épouvante, par les mots que je venais d'écouter et par l'accent avec lequel ils avaient été prononcés: «Vous avez été la dupe de quelque lettre anonyme, de quelque ressemblance...» --«Écoutez encore,» reprit-elle presque tragiquement, et ses ongles s'enfonçaient dans ma chair, tant l'étreinte de ses doigts se faisait furieuse, «il y a huit jours que je n'ai plus de doute sur les rapports de Jacques avec cette femme... Il était redevenu tendre pour moi, tout d'un coup, d'une de ces tendresses auxquelles une maîtresse ne se méprend pas, allez. Il me ménageait. Il avait dans les yeux, pour me regarder, une certaine expression... J'aurais voulu le lui arracher, ce regard, pour lire par derrière... Et puis, je retrouvais autour de ses paupières ce creux de volupté que je lui connais trop. Je reconnaissais dans tout son être cette langueur brisée qu'il avait autrefois, quand nous nous aimions passionnément, et il fuyait nos rendez-vous, cependant. Il invoquait toujours un prétexte pour les reculer et les déplacer... Vous voyez, je vous parle comme je sens. C'est brutal, mais c'est vrai, ce que je vous dis, vrai comme je l'ai toujours été avec lui et avec vous. C'était moi, vous entendez, moi qui les lui demandais ces rendez-vous, moi qui faisais la bête qui chasse, lui qui me refusait, qui me fuyait. Y a-t-il besoin d'une autre preuve pour être sûre qu'un amant vous trompe?... Et pourtant, cette semaine, j'avais recommencé de douter. J'avais reçu la visite du mari de cette femme. Elle avait eu cette audace de me l'envoyer!... Il était venu, avec Senneterre, me prier de jouer chez eux à une grande soirée qu'ils donnent lundi prochain...» --«J'y suis même invité,» interrompis-je en me rappelant tout d'un coup que j'avais, en effet, reçu le carton auquel je n'avais pas pris seulement garde. «J'aurais dû m'en étonner... Je comprends. C'était à cause de vous...» --«Hé bien! vous ne m'y verrez, pas» répondit-elle, avec un ton qui me glaça le cœur, tant il était féroce, «et j'ai quelque idée qu'elle ne sera pas donnée, cette soirée...» Puis, avec une colère montante: «Et voyez comme je suis innocente encore!... Quand cet imbécile de mari m'eut demandé cela, et quand, ayant répondu oui, je vis Jacques ne pas s'en émouvoir, il me fut impossible de croire que cette femme était vraiment sa maîtresse. Je ne le crus pas d'elle, et je ne crus pas de lui, qu'il fût son amant. Je la savais une fameuse coquine, et lui, je l'avais jugé, vous vous en souvenez?... Mais il y avait là, de sa part à elle, une si insolente audace, de sa part à lui une si honteuse lâcheté!... Non. Vous seriez venu me dire cela, vous, ce matin encore, qu'elle était sa maîtresse, je n'y aurais pas cru...» Elle était si angoissée de ce qu'elle se préparait à raconter qu'il lui fallut s'arrêter encore. Ses mains qui m'avaient lâché encore une fois, tremblaient, et ses yeux se fermaient par l'excès de la souffrance. --«Et maintenant?» lui dis-je. --«Maintenant?» Et elle éclata d'un rire nerveux: «Maintenant, je sais ce dont ils sont capables tous les deux, lui surtout. Car elle, c'est une femme du monde qui a des amants. On compte les autres. Mais lui! lui! m'avoir fait ce qu'il m'a fait! Ah! le malheureux! Ah! l'infâme!... Ah! je deviens folle à vous parler. Mais écoutez, écoutez donc...» répéta-t-elle avec frénésie, et comme si elle craignait que je n'interrompisse son récit... «aujourd'hui, à deux heures, il devait y avoir, au théâtre, répétition de la nouvelle pièce, la comédie de Dorsenne. Il en remanie un acte, et nous avons eu contre-ordre. Je ne l'ai appris qu'au théâtre. Je me trouvais donc, vers les deux heures, rue de la Chaussée-d'Antin, avec mon après-midi devant moi. J'avais quelques courses à faire dans le quartier. Je me mets en chemin, et voici qu'un maladroit marche sur ma jupe, dont le volant se déchire presque tout entier. Tenez...» Elle me montra, en effet, qu'un grand morceau du bas de sa robe était déchiré, «C'était dans la hauteur de la rue de Clichy, et tout près de la rue Nouvelle...» Elle m'avait regardé, en prononçant ces derniers mots d'une voix soulignée, comme s'ils devaient éveiller en moi une association d'idées. Elle vit que je ne bronchais pas. Un étonnement passa sur sa physionomie tendue et elle continua: --«Ce nom ne vous dit rien? Je croyais que Jacques, qui vous raconte tout, vous aurait raconté cela aussi... Enfin...» et sa voix se fit plus basse encore, «c'est là que nous avons notre appartement de rendez-vous... Quand il est devenu mon amant, j'aurais tant voulu lui appartenir chez lui, parmi les objets au milieu desquels il vit, pour qu'à chaque minute, à chaque seconde, ces muets témoins de notre bonheur lui rappelassent mon souvenir!... Il n'a pas voulu. Je comprends pourquoi aujourd'hui, et que déjà il pensait à la rupture. A ce moment-là, je croyais tout ce qu'il me disait, comme je faisais tout ce qu'il me demandait. Il m'assura que le petit entresol de la rue Nouvelle où il me conduisit avait été arrangé par lui pour moi seule, qu'il y avait mis les anciens meubles de l'appartement où il avait écrit ses premiers livres: celui qu'il habitait avant de s'installer place Delaborde. Ai-je été bête! Ai-je été bête! Mais que c'est abominable de mentir à une pauvre fille qui n'a que son cœur, qui vous le donne tout entier, qui vous donne toute sa personne, qui se mépriserait, comme d'un crime, de se défier! Ah! c'est trop facile de tromper quelqu'un qui se livre tant...» --«Mais, êtes-vous sûre qu'il vous trompait?» interrogeai-je. --«Si j'en suis sûre?... Et vous aussi...» répondit-elle avec un accent d'ironie passionnée. «D'ailleurs, je vous défie bien de le défendre encore quand vous saurez tout... Je me trouvais donc, comme je viens de vous le dire, près de cette rue Nouvelle, avec ma robe déchirée... Il faut ajouter que, toujours dans ma bêtise, j'avais mis là toutes sortes de petites choses à moi. J'y avais même de la soie et des aiguilles... Ç'avait été un de mes rêves encore que cet endroit devînt un cher asile à nous deux, où Jacques travaillerait à quelque beau drame d'amour, écrit auprès de moi et pour moi, tandis que je serais là à m'occuper,--comme sa femme!... L'idée me vint d'aller recoudre moi-même ce volant déchiré dans le petit appartement... J'ai besoin que vous me croyiez, si je vous jure qu'il ne se mélangeait à cette idée aucun projet d'un espionnage quelconque...» --«Je le sais,» lui répondis-je, et, pour lui épargner le détail d'une confidence dont je la voyais physiquement souffrir, je lui demandai: «Et vous avez trouvé l'appartement défait comme vous me l'avez dit?...» --«C'est plus affreux,» fit-elle, et elle dut se taire une seconde pour reprendre la force de continuer: «Rien que la manière dont cet entresol a été choisi aurait depuis longtemps dû m'apprendre que Jacques s'en servait pour d'autres. C'est une grande maison double, et l'appartement se trouve dans le corps de construction sur la rue, avec une loge de concierge placée assez loin de l'escalier pour que l'on puisse monter sans être dévisagé par un témoin. A quoi bon de telles précautions s'il ne s'était agi que de moi? Ne suis-je pas libre? Ai-je à craindre que quelqu'un me voie entrer, pourvu que ce quelqu'un ne soit pas ma mère? Et puis, les coups d'œil de ce concierge, son indéfinissable expression de politesse et d'ironie, sa servilité vis-à-vis de Jacques, tout aurait démontré à n'importe quelle autre que c'était là un appartement installé depuis des années. Je le conçois si nettement, à mesure que je vous parle! Et je ne me rends plus même compte que j'aie pu m'y tromper... Mais je me perds, mes idées vont, elles vont... J'en étais à mon arrivée rue Nouvelle, avec ma robe déchirée... Je n'avais pas la clef. Jacques n'avait jamais voulu me la donner, malgré mes demandes. Quel signe encore! Mais je savais qu'il en restait une dans la loge du concierge, pour que cet homme et sa femme fissent le ménage. Un verrou intérieur permettait, une fois dans l'appartement, de se clore contre toute venue du dehors, en sorte que, le plus souvent, Jacques ne se donnait pas la peine de prendre cette seconde clef, qui se trouvait d'habitude dans un des casiers, et moi, vous devez penser que j'y allais, dans cette loge, le moins possible. Je préférais, quand j'arrivais après Jacques, monter tout droit et sonner... Sans ces détails, ce qui m'est arrivé vous serait inintelligible, et c'est si simple... Cette fois, je vais pour prendre cette clef dans la loge. Il n'y avait personne. Le mari et la femme étaient occupés, sans doute, l'un à quelque course, l'autre à quelque commission dans la maison, et le dernier sorti avait négligé de fermer la porte. J'avise notre clef à sa place habituelle et je la décroche sans le moindre scrupule, avec un petit mouvement de joie d'avoir pu échapper à une rencontre avec le concierge. J'ai besoin de vous le répéter, de vous le jurer: j'ignorais absolument vers quelle scène je marchais, absolument, vous entendez!... J'entre dans l'appartement, avec quelle mélancolie, vous le devinez! Depuis quinze jours déjà nous ne nous y étions plus retrouvés, Jacques et moi. Les fenêtres en étaient closes. Le petit salon, avec ses meubles de tapisserie bien rangés, était toujours le même; toujours la même, la chambre à coucher tendue d'une andrinople rouge. Je constatai, en cherchant dans un tiroir de la commode où je plaçais mon panier à ouvrage avec mes petits objets, qu'ils n'étaient plus là, ce qui m'étonna un peu. Mais il y avait encore un cabinet de toilette et une autre chambre en arrière, très petite, qui nous servait quelquefois de salle à manger. Je pensai que le concierge avait, en nettoyant les meubles à fond, transporté les objets dans cette dernière pièce, puis oublié de les rapporter. J'y allai et je vis, en effet, le panier à ouvrage sur un des rayons d'un buffet d'acajou garni d'une vaisselle très sommaire, la vaisselle de nos dînettes à deux. Je m'installai donc dans ce réduit et je commençai de recoudre ma jupe. Je l'avais ôtée pour aller plus vite. Tout d'un coup il me sembla entendre ouvrir des portes. J'avais bien retiré la clef, mais sans pousser le verrou. Ma première idée fut que ce visiteur inattendu était Jacques. Ne m'avait-il pas dit autrefois, et je l'avais cru comme toujours, qu'il venait quelquefois travailler dans notre appartement, par souvenir de moi et pour assurer à sa réflexion plus de solitude? Je n'eus pas le temps de me livrer à la douceur d'émotion que cette pensée éveilla dans mon cœur. Je venais de reconnaître deux voix, la sienne... et l'autre...» --«La voix de Mme de Bonnivet?» lui demandai-je, comme elle se taisait après ce dernier mot à peine prononcé. J'étais aussi remué par ce récit, qu'elle l'était elle-même. Elle inclina la tête pour me répondre oui, et elle continua de se taire sans que j'osasse insister. Le tragique de la situation dont elle venait de me poser si simplement les données me terrassait. Elle reprit: --«Je ne peux pas vous décrire ce qui s'est passé en moi, quand j'ai entendu cette femme qui, se croyant seule avec son amant, riait très haut et lui disait: tu... Ce fut une douleur aiguë, aiguë, comme si une pointe de couteau m'avait blessée à la place la plus profonde de mon être, et je me mis à trembler de tout mon corps sur la chaise où j'étais assise. Maintenant encore, en y pensant, voyez mes mains... Je voulus me lever, aller à eux, les chasser, elle comme une drôlesse, l'insulter, lui, comme un drôle... Je ne pus pas. Je ne pus même pas crier. Il me semblait que toute ma vie était arrêtée en moi... Et j'entendais et j'écoutais. C'était une douleur plus forte que la mort, et je crus que j'allais mourir en effet, là sur place!... Me voici pourtant. Savez-vous pourquoi? Dans cette étroite chambre où je restais ainsi, sans bouger, et le premier moment d'épouvantable douleur passé, je me sentis envahie par un dégoût, par une répugnance inexprimables, une horreur qui allait jusqu'à la nausée. Sans doute si les paroles de cet homme et de cette femme m'étaient arrivées toutes, distinctement, le besoin de la vengeance immédiate eût été le plus fort, mais ce murmure assourdi et confus, mélangé de mots que je n'entendais pas, et de mots que j'entendais, joint à l'image de ce que je devinais derrière cette muraille, me causait, par-dessus cette indicible souffrance, une impression de quelque chose de trop malpropre, de trop ignoble, de trop dégoûtant, de trop abject! Il y eut surtout une phrase... Ah! quelle phrase!... Je sentis que je méprisais Jacques plus encore que je ne l'aimais, et, en même temps,--comme le cœur est étrange!--je ne pouvais accepter l'idée que si j'entrais dans la chambre, il croirait que j'étais venue l'espionner. Cette fierté de mon sentiment pour lui finit par dominer tout le reste... Et je suis restée immobile, je vous le répète, dans cette chambre, une heure peut-être!... Et ils sont partis, et je suis rentrée dans la chambre, vide à présent... Et j'ai vu le lit défait, et les oreillers, les mêmes oreillers, et les draps, les mêmes draps... Ah!» gémit-elle, en jetant un cri qui me déchira le cœur, et pressant ses yeux de ses doigts comme pour en écraser les globes et avec eux une vision horrible d'autres infâmes détails qu'elle ne voulait pas, qu'elle ne pouvait pas dire, elle criait: «sauvez-moi de moi-même, Vincent... Mon ami, mon seul ami, ne me quittez pas, je crois que ma tête va éclater et que je deviens folle!... Oh! ce lit! ce lit! notre lit!...» Elle s'était levée en prononçant ces mots, et elle s'était jetée contre moi, la tête blottie contre mon épaule, les mains accrochées à moi dans une crise de douleur suprême. Son visage tout entier se contracta dans un spasme d'agonie, et je n'eus que le temps de la soutenir. Elle tomba dans mes bras, évanouie. Cet évanouissement, sans doute, la sauva, et aussi la crise de larmes où s'épancha sa misère, lorsqu'elle revint à elle-même. Je la vis se réveiller à la vie et réapprendre cette misère! Sa confidence et la perte de connaissance qui l'avait suivie, venaient de me secouer trop profondément pour que je trouvasse rien à lui dire: sinon les paroles banales dont on réconforte un être que l'on voit souffrir, et on a tant de peine à les trouver, quand on se rend un compte trop exact des légitimes raisons que cet être a de souffrir. Camille ne me laissa pas m'épuiser longtemps à ces inutiles consolations: --«Je sais que vous m'aimez bien», dit-elle, avec un essai de sourire navré qui me fait mal après tant de jours, «et je sais aussi que vous me plaignez sincèrement... Mais il faut me laisser pleurer, voyez-vous. Avec ces larmes, il me semble, ma folie s'en va... Je voudrais seulement de vous une promesse, une vraie promesse d'homme, votre parole d'honneur que vous répondrez oui à la demande que je vais vous faire...» --«Vous croyez à mon amitié», lui dis-je, vous savez bien que j'obéirai à toutes vos intentions, quelles qu'elles soient...» --«Cela ne me suffit pas», fit-elle devant cette réplique évasive derrière laquelle j'avais, la voyant si exaltée, abrité un dernier reste de prudence,--qu'allait-elle me demander?--Et elle insista: «C'est votre parole d'honneur que je veux...» --«Vous l'avez», lui dis-je, vaincu par la supplication douloureuse de ses chers yeux bleus où roulaient toujours des larmes. --«Merci», fit-elle en me pressant la main, et elle ajouta: «Je veux être sûre que vous ne direz rien à Jacques de ce que je vous ai raconté...» --«Je vous en donne ma parole», répondis-je, «mais c'est vous-même qui ne pourrez pas ne pas le lui dire...» --«Moi», répliqua-t-elle en secouant la tête avec une farouche fierté: «Je ne lui dirai rien... Je ne veux pas qu'il me soupçonne de l'avoir espionné. Je me brouillerai avec lui sans lui donner de raisons. J'aurai du courage contre mon amour, maintenant, à force de dégoût. Je n'aurai qu'à me rappeler ce que j'ai entendu et vu...» Et un dernier frémissement secoua tout son corps, tandis qu'elle jetait, avec un accent que Desclée même n'a jamais trouvé, le mot où Dumas a résumé toute la révolte de la femelle devant la turpitude du mâle, dans sa célèbre comédie: «Pouah! Pouah!...» Ce n'est qu'aujourd'hui et en songeant à l'issue bien singulière de cette aventure, que l'idée me vient de cette comparaison entre le jeu de la grande artiste du Gymnase et le cri de nature arraché à Camille par la plus sincère passion. Sur le moment, je n'eus pour elle qu'une pitié navrée, qui se changea, elle partie, en une inquiétude sans cesse grandissante, et le résultat fut une crise de scrupule, horriblement douloureuse. Allais-je tenir la parole que la pauvre fille m'avait extorquée de ne pas avertir Molan? Je savais trop ce que valent les serments des amoureux et des amoureuses pour croire qu'après avoir assisté cachée à ce rendez-vous de son amant et de sa rivale, elle s'en tiendrait à cette résolution, qu'elle m'avait dite, d'une rupture silencieuse et sans vengeance. Une femme a beau porter dans son cœur l'orgueil de ses sentiments dont elle avait fait preuve d'une façon presque invraisemblable en ne sortant pas de sa cachette, elle est femme, et, tôt ou tard, la poussée de l'instinct doit l'emporter en elle sur le raisonnement et la dignité. Qu'une nouvelle crise de douleur aiguë s'emparât de l'amante outragée, et qu'en proie au délire de la jalousie, elle s'avisât d'écrire la vérité au mari de sa rivale? La mémoire me revint du regard dont Bonnivet avait enveloppé, à sa table, celle qui portait son nom et qui était maintenant la maîtresse de Jacques. Comment cette femme si évidemment sèche, si profondément ironique, si peu impulsive, s'était-elle donnée de la sorte, et pourquoi? La curiosité d'apprendre le détail de cette coupable aventure n'entrait-elle pas pour une part dans la tentation qui me saisit, à peine Camille partie, de courir chez mon camarade? Du moins, je lui crierais casse-cou, et je le préviendrais contre une surprise qui pouvait être tout à fait tragique. Je résistai pourtant à ce désir, presque à ce besoin de le prévenir, par un point d'honneur auquel je n'ai jamais manqué depuis que je me connais. Ce que c'est que d'être le fils d'un puritain. Un mot de mon père me revient toujours dans des moments comme celui-là: «On n'interprète pas une promesse: on la tient...» J'ai ce principe dans le sang, dans les moelles. Hé bien! je ne me rappelle pas une circonstance où d'observer un engagement m'ait coûté un tel effort. Pour rester fidèle à mon serment, je m'étais interdit d'aller chez Jacques. Ce fut lui qui vint chez moi, le surlendemain même du jour où j'avais reçu de sa maîtresse cette confidence si difficile à garder sans en étouffer. Il avait, la veille, passé au théâtre pour saluer Camille. Il n'avait pas pu lui parler à cause de la présence de la mère. Mais cette présence même, visiblement voulue par la fille, l'avait un peu étonné; puis, il lui avait semblé remarquer dans les yeux et aussi dans le jeu de celle-ci quelque chose d'étrange, une excitation maladive. Comme il arrive lorsqu'on n'a pas très bonne conscience, ce quelque chose avait suffi pour l'inquiéter. Il avait donc poussé jusqu'à l'atelier, avec la vague espérance de rencontrer peut-être Camille et le projet très certain de me faire causer. Ses épigrammes sur mon rôle de confident éternel se trouvaient-elles assez justifiées? Il est vrai qu'un prétexte très simple lui permettait d'expliquer cette visite. --«Je t'ai fait envoyer une invitation pour la soirée de Mme de Bonnivet,» me demanda-t-il après les premiers mots, «tu viendras, n'est-ce pas? Veux-tu que nous dînions ensemble au cabaret, ce jour-là? Puis nous ferons la corvée de compagnie. Camille t'a raconté qu'elle y disait quelque chose?...» --«Oui,» répondis-je, «et j'ai même trouvé cette idée d'un goût douteux...» --«Elle n'est pas de moi,» fit-il en riant, «j'ai beau ne pas avoir peur des complications, j'évite les inutiles, le plus que je peux. C'est déjà trop des indispensables... Non. C'est Senneterre et c'est Bonnivet qui ont organisé cette soirée, l'un conseillant l'autre. Ils auront voulu savoir à quoi s'en tenir sur la nuance de ma cour à la Reine Anne. Étant donné que Camille est ma maîtresse, ils ont pensé que si Mme de Bonnivet est vraiment sa rivale, les deux femmes se détestent. Tu suis leur raisonnement: Mme de Bonnivet dirait non pour ne pas avoir Camille chez elle. Camille dirait non pour ne pas aller chez Mme de Bonnivet. Je dirais non pour éviter toute rencontre entre les deux femmes. Et j'ai dit oui. Camille a dit oui. Mme de Bonnivet a dit oui... J'aurais voulu que tu visses la stupeur, puis la joie de Senneterre d'abord, de Bonnivet ensuite. Ah! ce sont des observateurs, des analystes, des psychologues, comme Larcher ou Dorsenne...» Et après cette ironie de l'éternel Trissotin à l'égard de l'éternel Vadius, il ajouta négligemment: «A propos de Camille, il y a quelques jours que je ne l'ai pas vue. Le portrait avance?...» --«Tu peux en juger toi-même», m'empressai-je de dire, trop heureux de saisir ce prétexte pour tromper son interrogatoire, et je retournai, pour la lui montrer, la haute toile sur laquelle se dessinait la svelte silhouette de la _Duchesse bleue_ offrant la fleur,--lui offrant sa fleur, à lui, qui la regarda à peine. A-t-il jamais donné cinq minutes d'attention à l'effort d'art d'un camarade? Ce jour-là, du moins, il avait pour excuse cette petite enquête à poursuivre, que rendait urgente sa situation critique entre ses deux maîtresses. Je ne m'offensai pas qu'il continuât, sans que le moindre éclair d'intérêt eût animé son regard, plutôt errant que posé sur la peinture: --«Vos sublimes continuent à s'amalgamer?... Oui?... Allons... Tant mieux... Et, dis-moi. Elle est toujours jalouse de Mme de Bonnivet?» --«Nous en avons peu parlé,» répondis-je, le feu à la joue, de cet impudent mensonge. --«Allons. Tant mieux encore...» reprit-il. Puis, sans insister: «Elle choisirait bien mal son moment. Je dois te dire qu'en fin de compte, nous avons reconnu, la Reine Anne et moi, qu'il y avait maldonne, et nous avons renoncé à continuer la partie. Oui... Nous en sommes à une paix armée... Nous avons mesuré nos griffes, et nous trouvant de force, conclu l'armistice. Il était écrit que je ne la séduirais pas et qu'elle ne me séduirait pas. Nous en sommes à la bonne camaraderie, maintenant, et je crois que nous y resterons. J'aime mieux cela. C'est plus confortable...» Il m'avait regardé en me débitant ce discours, un peu hésitant, avec une perspicacité aiguë devant laquelle je ne bronchai pas trop. Si mon visage exprimait de l'étonnement, c'était de constater son aplomb dans la comédie. Il l'attribua sans doute à ma surprise devant ses nouveaux rapports avec celle qu'il continuait d'appeler la Reine Anne, et dont je savais moi qu'elle méritait d'être brutalement appelée la Fille Anne. Je comprends aujourd'hui qu'en observant cette étrange discrétion sur son triomphe, il ne cédait pas seulement à un simple calcul de prudence. Il y avait de cela, sans doute. Je le croirais sincère, il y comptait bien, et que je mettrais plus d'énergie à détruire les soupçons sans cesse renaissants de mon modèle. Il y avait aussi, dans cette discrétion succédant au cynisme de ses premières confidences, je m'en rends mieux compte à distance, un singulier détour d'amour-propre. J'ai noté souvent, chez le personnage que les femmes appellent, dans l'argot de leur franc-maçonnerie, «l'homme qui parle», cette anomalie. Elle n'est qu'apparente. Il vous raconte, un par un, en les enjolivant au besoin, les moindres préliminaires d'une aventure avec une femme, dont même les plus légères imprudences devraient lui être sacrées. Puis, quand il vous voit très convaincu qu'il va être l'amant de cette femme, il se défend, sur ce dernier point, d'une défense qui d'ailleurs la compromet comme un aveu positif. Ce suprême silence l'empêche, lui, de se juger trop sévèrement. La même vanité qui l'avait rendu bavard auparavant le rend silencieux après. Vanité ou remords, calcul ou dernier reste d'honneur,--quelle que fût la cause de cette subite interruption dans les confidences de Jacques,--il est certain qu'il ne se départit pas, ce jour-là, de cette discrétion enfin correcte. J'y gagnai d'avoir moins de mérite à être discret moi-même. Et, tout de suite, les événements se précipitèrent avec cette effrayante rapidité des catastrophes où les discussions, les sous-entendus, les demi-confidences n'ont plus de place. Je voudrais les raconter, ces suprêmes péripéties, non pas telles que je les ai vues, mais telles qu'elles me furent dites. Dieu! Si je retrouvais, pour ce récit, la naturelle et violente éloquence que la petite Favier eut pour me retracer ces scènes tragiques, comme ce maladroit récit s'animerait, se teinterait d'une chaude couleur de passion! Et pourquoi n'ai-je pas jeté aussitôt sur le papier, sous forme de notes, ces brûlants aveux qui m'ont poursuivi si longtemps? VIII Il y a toujours un coin de silence dans les plus sincères confessions des femmes. Il y en avait un dans celle de Camille. En m'initiant, avec les halètements d'une jalousie affolée par la certitude, à la dramatique découverte de l'appartement de la rue Nouvelle, elle ne m'avait pas révélé la vérité tout entière. Elle était déjà résolue à un projet d'une audace vengeresse, dans la minute même où elle affirmait qu'elle ne se vengerait pas. Elle me l'a avoué plus tard et qu'elle avait appréhendé mes conseils et mes reproches. Parmi les phrases entendues à travers la mince cloison qui la séparait du lit où sa rivale se donnait à leur commun amant, elle avait saisi quelques mots plus importants pour elle que les autres. Ce n'était rien moins que le jour et que l'heure du prochain rendez-vous. Cette petite Mme de Bonnivet, chez laquelle j'avais diagnostiqué les signes de la froideur la plus inéveillable,--détail qu'entre parenthèses Molan devait plus tard me confirmer brutalement--était, comme la plupart des femmes de ce genre, une coureuse de sensations. A chaque nouvelle intrigue, ces dépravées sans tempérament s'acharnent à l'espérance qu'elles naîtront, cette fois, à cette extase de l'amour toujours désirée, toujours fuyante. J'ai su depuis que c'était elle qui, malgré le danger,--ou plutôt à cause du danger--avait multiplié ces rendez-vous dont chacun risquait de se terminer tragiquement. Camille avait surpris le secret des vraies relations entre les deux amants un mardi, et, le vendredi, trois jours après, ils devaient se retrouver dans le petit appartement. Ainsi renseignée sur le moment exact de ce rendez-vous, une résolution folle avait envahi l'esprit malade de la pauvre Duchesse Bleue: attendre sa rivale devant la porte de la maison, l'aborder à la minute même où elle descendrait de fiacre et lui cracher au visage, là, dans la rue, sur le trottoir, toute sa haine et tout son mépris. A la pensée que l'arrogante Mme de Bonnivet tremblerait devant elle, comme une voleuse prise la main sur un couvert d'argent, l'actrice outragée éprouvait un frémissement de rancune assouvie. Sa vengeance serait plus complète encore. L'infâme piège où Jacques et Mme de Bonnivet l'avaient attirée, cette abominable invitation à figurer dans une soirée chez sa rivale, pour rassurer le mari, allait lui servir. Par prudence et pour ne pas se compromettre vis-à-vis de ce mari, Mme de Bonnivet devrait la donner, cette soirée, malgré tout. Et elle, Camille, y paraîtrait! Elle verrait celle qui lui avait volé son amant trembler devant ses regards, cet amant lui-même pâlir de la terreur qu'elle ne fit quelque éclat, et cette épouvante des deux coupables lui était à l'avance une de ces voluptés atroces comme s'en forge en pensée la haine! Les trois jours qui la séparaient de ce vendredi s'écoulèrent pour elle dans une attente grandissante. Je ne la vis pas dans cette crise, car elle mit un soin jaloux à m'éviter, de peur que je ne dérangeasse son projet. Mais elle m'a raconté ensuite que, jamais, depuis le commencement de sa liaison avec Jacques, elle n'avait éprouvé une telle fièvre d'impatience. Elle passa la nuit du jeudi au vendredi littéralement comme folle, et, quand elle partit de la rue de la Barouillère pour gagner la rue Nouvelle, il y avait trente-six heures qu'elle ne dormait ni ne mangeait. Elle avait entendu Mme de Bonnivet et Jacques fixer le rendez-vous pour quatre heures. A trois heures et demie, elle était sur le trottoir, en face des fenêtres du petit appartement, occupée à faire les cent pas, enveloppée de sa mante, méconnaissable sous le double voile roulé autour de sa figure, et ne perdant pas de vue la porte par où sa rivale devait passer. Il y avait alors, à l'angle de la rue Nouvelle et de la rue de Clichy, une station de fiacres qui devint aussitôt le terme de sa promenade. Car à chaque fois que sa marche la ramenait du côté de l'horloge de cette station, elle pouvait voir que l'aiguille marchait, comme elle-même, et rapprochait l'instant où elle allait enfin étreindre sa vengeance. Trois heures quarante... Plus que vingt minutes à attendre, moins peut-être. Trois heures cinquante, encore dix minutes. Quatre heures... Ils sont en retard... Quatre heures dix... Personne... L'aiguille est maintenant sur le chiffre vingt et ni Jacques ni Mme de Bonnivet n'ont paru!... Que se passe-t-il?... Devant ce retard d'autant plus inexplicable que, pour une femme du rang de celle que sa rancune guettait ainsi, les minutes de liberté sont comptées, une évidence saisit le cerveau de Camille, et acheva de l'affoler: les deux amants avaient changé le jour ou l'heure de ce rendez-vous. Ils avaient eu si souvent le loisir de se revoir depuis qu'elle les avait écoutés se prodiguer le tutoiement et les mots de libertinage, à deux pas d'elle! Qui sait? Le concierge l'avait sans doute remarquée, quand elle était partie, l'autre jour, quoiqu'elle eût profité, pour remettre la clef, d'un moment où cet homme était de nouveau hors de sa loge, occupé à causer dans la cour. Sans doute il avait prévenu Jacques de cette visite?--Quatre heures et demie... Toujours personne. Camille finit par se convaincre que de rester plus longtemps sur ce coin de trottoir était inutile, d'autant plus que, par cette fin d'un jour froid de février, un brouillard tombait, âcre et mêlé de grésil, qui la faisait grelotter. Elle lança donc un regard désespéré vers les fenêtres de l'appartement, toujours impénétrables, avec leurs volets fermés et qu'aucun filet de lumière n'éclairait encore, et elle se préparait à s'en aller, lorsqu'en fouillant de ses yeux une dernière fois cette courte rue, elle aperçut, arrêté de l'autre côté, en face de la station, un fiacre qu'elle n'avait pas encore remarqué, et, penchée hors de la portière, une figure qui lui donna un de ces accès de terreur où se dissolvent toutes les forces du corps et de l'âme: elle venait de reconnaître, sous le rideau à demi baissé du coupé immobile, Pierre de Bonnivet en personne! Oui, c'était bien le mari de la maîtresse de Molan, non plus dans sa fonction risible d'époux, ombrageux et intimidé, d'une femme à la mode et qui souffre des coquetteries de celle qui porte son nom, en les subissant pour en profiter. C'était l'assassin à l'affût chez qui la jalousie a soudain éveillé le mâle primitif, la brute meurtrière, et dont les yeux, les narines, la bouche annoncent la volonté de tuer, _quoi qu'il doive arriver_. Il était là, fouillant la rue, lui aussi, de ce fauve regard. Le collet de loutre de son pardessus à demi relevé donnait à son poil roux et à son teint sanguin un reflet plus sinistre, et sa main qui levait le rideau pour lui permettre de mieux voir, dégantée et nue, semblait prête à saisir l'arme qui allait venger son honneur, là sur ce coin de trottoir,--sans plus de souci du monde et du scandale que si Paris était encore la forêt d'il y a trois mille ans où des demi-gorilles se disputaient à coups de haches de pierre une femelle vêtue de peaux de bêtes. Par quel moyen le mari jaloux avait-il découvert la retraite où la Reine Anne et Jacques abritaient leur si récente intrigue? Ni Camille ni moi, ni Jacques lui-même ne l'avons jamais su. Une lettre anonyme l'avait-elle averti, mais écrite par qui? Molan traînait derrière ses talons une meute d'envieux, Mme de Bonnivet une meute d'envieuses, sans compter les soupirants plus ou moins éconduits. Peut-être Bonnivet avait-il eu simplement recours au vulgaire, mais sûr moyen du filage? Il est certain que le concierge avait été questionné, et si cet homme ne s'était trouvé, par fortune, un brave garçon à jamais acquis par les billets de théâtre que lui donnait son locataire et par le prestige du nom de l'écrivain, l'appartement qui avait vu la pauvre Duchesse bleue si heureuse tour à tour et si malheureuse, aurait sans doute servi de théâtre à quelque sanglant dénouement. Et c'était bien la volonté d'une tragique vengeance que Camille Favier distingua sur le front et dans les narines, autour de la bouche et dans le battement des paupières de ce visage d'homme aperçu à cette portière de voiture, sous la clarté mêlée d'un bec de gaz et du crépuscule, guettant une preuve de son déshonneur et décidé à une justice immédiate. Il est bien probable qu'il avait remarqué, lui aussi, la jeune femme. Il ne l'avait point reconnue, l'événement l'a prouvé depuis. C'était trop naturel. Il ne l'avait rencontrée qu'une fois hors de la scène, et les hauts collets d'une mante sans taille, un boa de fourrure, enroulé plusieurs fois autour du menton, un chapeau avancé et un double voile, faisaient de Camille une forme indécise, une vague et indistincte silhouette. Bonnivet vit sans doute en elle, si l'idée fixe lui permit un raisonnement quelconque, une errante de la prostitution, en train d'exercer son misérable métier de raccrocheuse dès la tombée du jour. Puis il n'y prit même plus garde. Quant à elle,--ah! la charmante et noble enfant, et quelle pitié que cette créature, si naturellement magnanime, ait été soumise à de trop dépravantes, à de trop dégradantes épreuves!--elle n'eut pas plus tôt reconnu Bonnivet que ses justes rancunes, ses jalousies furieuses, la légitime douleur de sa passion meurtrie, son appétit de représailles se fondirent en un seul sentiment. Ce fut un bouleversement de tout son être aussi foudroyant qu'un miracle. Elle n'aperçut plus devant elle que le danger de Jacques et que la nécessité de lui crier: «gare,» non pas demain, non pas ce soir même, mais tout de suite. Quelques instants auparavant, elle s'était dit que les deux amants avaient remis leur rendez-vous à un autre jour. Une idée lui traversa soudain le cœur comme un fer rouge: s'ils avaient seulement reculé ce rendez-vous jusqu'à cinq heures? S'ils se préparaient à cet instant même à s'acheminer vers cette rue, à l'entrée de laquelle attendait le sinistre guetteur?... La pensée que cela était, après tout, possible, se transforma aussitôt, comme il arrive quand l'imagination travaille autour du danger d'un être aimé, en une certitude. Elle vit distinctement Jacques marcher vers le guet-apens. La résolution de l'arrêter tout de suite, sans tarder une seconde, s'empara d'elle en même temps avec une force irrésistible. Que faire, sinon courir là où elle avait une dernière chance de rencontrer Molan, c'est-à-dire place Delaborde? Elle eut peur de se faire remarquer par Bonnivet en prenant un des fiacres de la station et qu'il n'entendît sa voix, et elle se mit à descendre la rue de Clichy comme une insensée, hélant les voitures après les voitures, pour subir, à l'instant où elle s'assit dans un coupé enfin vide, l'horrible assaut d'une nouvelle hypothèse qui faillit la faire s'évanouir. Si les deux amants avaient, au contraire, devancé l'heure du rendez-vous, et s'ils étaient là, dans l'appartement, tandis que le mari, prévenu par un espion gratuit ou payé, les attendait? Camille les vit de nouveau en imagination, avec une même incapacité de distinguer le possible du réel. Oui, elle les vit, se croyant bien sûrs de leur isolement, profitant de l'heure du crépuscule pour sortir au bras l'un de l'autre, Bonnivet s'élançant et puis... Et puis c'était l'inconnu qui allait du meurtre immédiat au plus redoutable duel!... La malheureuse créature eut à peine conçu cette seconde hypothèse qu'un frisson la secoua jusque dans les moelles. Son fiacre était déjà parti, au grand trot du cheval, dans la direction de la place Delaborde. Que faire encore? Dans ces instants où l'on peut dire que non pas même les secondes, mais les moitiés, les quarts de seconde sont comptés, les sentiments vrais possèdent-ils une mystérieuse double vue qui les détermine avec plus de sûreté que ne ferait le plus calculé des raisonnements? Ou bien y a-t-il, comme Jacques Molan aimait à le dire, des destinées protégées par une singulière faveur des circonstances et qui ont le hasard constamment heureux comme d'autres l'ont constamment malheureux? Toujours est-il que Camille, entre les deux possibilités, choisit d'instinct celle qui se trouvait être la vraie. Au moment précis où le cocher tournait la place de la Trinité, elle lui donna l'ordre de remonter du côté de la rue Nouvelle. Pourquoi? Elle n'aurait su le dire. Elle l'arrêta et le paya avant l'entrée de cette rue. Son plan était fait, qu'elle exécuta avec cette décision courageuse qu'inspire le danger aux âmes comme la sienne, sans résistance parfois pour elles-mêmes, et, pour leur amour, toute flamme et toute énergie. Elle avait pu voir que le coupé de Bonnivet attendait toujours à la même place. Son parapluie déployé contre cette bruine propice, et sûre de cacher ainsi son visage, elle traversa la rue bravement devant cette voiture et elle arriva jusqu'à la maison dont le mari jaloux surveillait la sortie. Plus de doute... Un filet de lumière apparu par l'interstice des volets, dénonçait la présence de quelqu'un dans l'appartement!... Elle entra sans hésiter et elle marcha droit au concierge, qui la salua d'un air embarrassé. --«Mais je vous affirme, mademoiselle, que M. Molan n'est pas venu,» répondit cet homme, quand elle eut insisté, malgré une première dénégation. --«Et moi, je vous dis qu'il est là avec une dame,» répliqua-t-elle. «J'ai vu la lumière aux fenêtres.» Puis, brusquement, avec l'inexprimable autorité qui émane d'un être réellement au désespoir: «Malheureux, vous vous repentirez toute votre vie de ne pas m'avoir répondu franchement à cette minute... Tenez,» ajouta-t-elle en prenant le bras de l'individu stupéfait et le tirant du côté de la porte cochère. «Regardez dans la voiture qui est à l'angle de la rue, à droite, en prenant bien garde de ne pas vous montrer. Vous y verrez quelqu'un qui surveille la maison. Eh bien! c'est le mari de cette femme... Si vous voulez qu'il y ait du sang ici, tout à l'heure, quand elle sortira, vous n'avez qu'à m'empêcher de monter pour les prévenir... Mon Dieu! Mon Dieu! de quoi avez-vous peur? Fouillez-moi si vous voulez être sûr que je n'ai pas d'armes, que ce n'est pas moi qui leur ferai du mal... Mon amant me trompe, c'est vrai, je le sais... Mais je l'aime, entendez-vous, je l'aime et je veux le sauver... Est-ce que vous ne sentez pas que je ne vous mens point?...» Dominé, quoi qu'il en eût, par ce magnétisme d'une volonté tendue tout entière à son but, l'homme s'était laissé entraîner jusqu'au seuil. Le hasard,--cet aveugle et inexplicable hasard, qui nous perd et qui nous sauve dans de pareilles crises, par la plus insignifiante parfois des coïncidences, ce hasard toujours propice à cet audacieux Jacques,--voulut qu'au moment où le concierge regardait du côté de la voiture, Bonnivet se penchât, lui aussi, un peu en dehors. L'homme se retourna vers Camille Favier, le visage décomposé: --«Je le reconnais», s'écria-t-il, «c'est le Monsieur qui est venu me questionner, avant-hier, sur les locataires de la maison. Il m'a demandé si je n'avais pas chez moi M. Molan, et comme je lui ai répondu non, d'après la consigne, il a tiré de sa poche un portefeuille. Pour qui prenez-vous le père Cohendy? lui ai-je dit... Ah! ça n'a pas traîné. Je l'aurais assommé, cette canaille-là!... Attendez un peu que j'aille lui demander s'il a sa carte de la préfecture pour faire le mouchard devant les maisons...» --«Et il vous répondra que la rue est à tout le monde, ce qui est vrai,» dit Camille, à qui le danger avait rendu son sang-froid. Fut-ce l'inspiration de l'amour? Fut-ce un vague ressouvenir des procédés habituels au théâtre? Car le métier agit en nous à la manière d'un mécanisme automatique sous le branle de la nécessité. Un projet se dessinait devant son imagination auquel l'honnête Cohendy allait se prêter, elle le comprit, et que Molan avait su s'en faire aimer, «Vous n'empêcherez pas cet homme de rester là,» continua-t-elle; «seulement, vous lui aurez bien fait comprendre qu'on veut lui cacher quelque chose. Et ce quelque chose, il ne s'y trompera pas... S'il est venu ici, c'est qu'il a été averti d'une façon positive, allez. Vous voulez m'aider à sauver votre maître, n'est-ce pas? Hé! bien, obéissez-moi.» --«Mademoiselle a raison,» répondit le concierge, en changeant de ton, «si on va lui faire une scène, il devinera tout, et si c'est sa femme, c'est son droit tout de même de ne pas vouloir être ce qu'il est!... J'ai bien pensé à prévenir M. Jacques quand il est monté que l'on était venu questionner, en bas... Mais il est arrivé avec cette dame...» --«C'est moi qui le préviendrai,» dit Camille, «je m'en charge. Allez seulement chercher un fiacre que vous ne ferez pas entrer sous la voûte, et laissez-moi agir. Je vous jure que je le sauverai...» Elle s'élança dans l'escalier, tandis que le concierge appelait une voiture, comme elle le lui avait ordonné. La seule perspective, s'il devait y avoir un drame, de tout faire pour que du moins ce drame n'éclatât pas dans son immeuble, l'avait rendu docile comme si Camille eût été le propriétaire lui-même,--cette incarnation de l'omnipotence pour le portier Parisien. Quand la courageuse fille arriva sur le palier de l'entresol, devant cette porte, ouverte tant de fois avec une émotion si douce, elle eut, malgré l'imminence du danger, un instant de défaillance. La femme en elle se révolta, l'éclair d'un instant, contre le dévouement que l'amour lui avait suggéré d'une manière si rapide, presque animale, comme de se jeter à l'eau pour sauver Jacques, si elle l'avait vu se noyer. Hélas! Elle n'allait pas sauver que lui! L'image de sa rivale s'offrit à elle, dans cette netteté de vision presque insupportable, dont s'accompagnent les crises aiguës de la jalousie qui n'a plus de doutes. La vengeance était là, cependant, si assurée, si complète, si immédiate, si impersonnelle! Il suffisait de laisser les événements rouler le long de la pente sur laquelle ils étaient lancés. Quand la malheureuse enfant me raconta, plus tard, le détail de ce jour terrible, elle ne se fit pas meilleure qu'elle n'avait été. Elle me l'avoua: la tentation fut si forte, qu'il lui fallût agir, et avec vertige, avec fureur, pour mettre quelque chose d'irréparable entre elle et ce moment, et elle commença de sonner à la porte close, une fois d'abord, puis deux, puis trois, puis dix, de cette sonnerie prolongée qui donne au timbre l'accent d'une insistance affolée. Elle voyait en esprit, comme si elle eût été dans la chambre, les deux amants saisis par ce carillon, leur rire d'abord à l'idée que c'était une méprise d'un visiteur, leur silence subit, et leur regard, Mme de Bonnivet épouvantée, Jacques la rassurant, puis se levant. Ah! comme elle aurait voulu lui crier «vite, vite!...» Et elle se mit à frapper contre le battant, de son poing fermé, à coups répétés. Ensuite, elle écouta. Il lui sembla, car la surexcitation de son angoisse doublait la force de ses sens, qu'elle distinguait un bruit, un craquement du parquet, sous une démarche prudemment hasardée derrière la porte, toujours muette et fermée, et appliquant sa bouche à la fente des deux battants pour être plus sûre d'être entendue. --«C'est moi, Jacques,» dit-elle, «c'est moi, Camille... Ouvre-moi. Je t'en supplie, il y va de ta vie. Ouvre-moi... Pierre de Bonnivet est dans la rue...» Aucune réponse. Elle se tut, et elle écouta de nouveau, se demandant si elle s'était trompée en croyant reconnaître un bruit de pas. Puis affolée davantage, elle recommença de sonner au risque d'éveiller l'attention de quelque voisin et elle frappait, et elle appelait: «Jacques, Jacques, ouvre-moi!...» et elle répétait: «Pierre de Bonnivet est en bas!...» Toujours pas de réponse. Elle eut alors, dans ce paroxysme d'épouvante, une nouvelle idée. Elle descendit chez le concierge qui venait de revenir avec le fiacre, et qui, éperdu maintenant, lui aussi, gémissait avec un naïf égoïsme: --«Voilà ce que c'est d'être trop bons... S'il arrive quelque chose, on nous met à la porte... Et où nous placerons-nous ensuite? Où nous placerons-nous?...» --«Donnez-moi du papier et un crayon,» dit-elle, «et regardez si l'espion est là...» --«Il est toujours là,» répondit le concierge, et, voyant Camille plier le papier, sur lequel elle avait, d'une main fiévreuse, griffonné quelques lignes: «Je comprends,» dit-il, «vous allez glisser le billet sous la porte... Ça ne fera toujours pas sortir la dame... Si j'allais m'empoigner avec le particulier, on nous conduirait tous deux au poste, et, pendant le temps qu'on s'expliquerait, elle s'échapperait et il n'y aurait pas de scandale dans la maison...» --«Ce serait un moyen,» répondit Camille, qui ne put, malgré la gravité du péril, s'empêcher de sourire à l'idée de ce colletage entre l'homme du peuple et l'élégant sportsman qu'était Pierre de Bonnivet; «mais je crois que le mien vaut mieux...» Déjà elle s'élançait de nouveau dans l'escalier, puis après avoir carillonné avec la même force que tout à l'heure, elle glissait sous la porte, comme avait deviné le concierge, le morceau de papier sur lequel elle avait écrit: «_Mon Jacques, je veux te sauver. Crois, du moins, à cet amour que tu as trahi. Je veux te sauver. Que te dire de plus? Ouvre-moi. Je te le jure, B*** est au coin de la rue qui vous guette. Tu n'as qu'à regarder à droite, tu verras sa voiture. Je te jure aussi que je vous sauverai..._» Ah! quel billet et que je garde, l'ayant depuis obtenu de Jacques lui-même, comme un monument d'une si navrante tendresse! Il m'est impossible de le transcrire sans des larmes! La sublime amoureuse avait calculé qu'il faudrait bien que Jacques vînt à la porte pour sortir, ou maintenant ou plus tard. Elle s'était dit qu'elle attendrait debout contre le mur de l'escalier jusqu'au moment où, ayant lu cette supplication, il lui ouvrirait. Avec quel battement de cœur elle vit presque aussitôt la feuille blanche disparaître! Une main venait de la tirer. Elle entendit le froissement du papier que cette même main dépliait, et le bruit d'une fenêtre qui s'ouvrait. Jacques regardait dans la rue, comme elle lui avait dit, pour vérifier par lui-même, malgré l'ombre grandissante, l'exactitude du renseignement contenu dans cette étrange missive. Pour la pauvre Duchesse, et quoiqu'elle eût indiqué elle-même ce moyen de contrôle, cette preuve de défiance, à cette minute fut vraiment ce qu'est une piqûre dans une blessure--une pointe de douleur plus aiguë dans une grande plaie si douloureuse! Elle n'eut pas le loisir de s'attarder à cette nouvelle humiliation. La porte s'était enfin ouverte, et les deux amants étaient dans l'antichambre, en face l'un de l'autre: Camille, en proie à cette exaltation de sacrifice et de martyre si étrangement mêlée de mépris, presque de haine, lui, pâle, les yeux hagards, dans le désordre d'un rhabillement hâtif, et tout de suite: --«Voyons», commença-t-il à voix basse, «que se passe-t-il? Tu sais, si tu m'as menti et si tu viens ici pour me faire une scène...» --«Tais-toi! malheureux», répondit-elle sans daigner, elle, assourdir la voix, «si j'étais une femme à te faire des scènes, est-ce que je vous aurais manqués, elle et toi, l'autre jour, mardi, à trois heures, quand vous êtes venus ici?... Oui, j'étais dans l'appartement, là, dans le cabinet derrière votre alcôve, et j'ai tout entendu, _tout_, m'as-tu comprise? et je ne suis pas sortie, et je vous ai laissés partir... Il ne s'agit pas de cela, il s'agit que le mari de cette femme est au coin de la rue, qu'il vous guette... Tu as regardé par la fenêtre, tu as vu le fiacre... Ah! je ne veux pas qu'il te tue, malgré ce que tu m'as fait. Je t'aime trop... Voilà pourquoi je suis ici...» Molan avait dévisagé l'étrange fille, tandis qu'elle parlait. Tout soupçonneux qu'il fût,--c'est le châtiment des hommes qui ont trop menti aux femmes,--il sentit que Camille lui disait la vérité. Il eut alors un mouvement généreux, le premier. S'il est égoïste, comédien et fourbe, il ne manque pas de courage. Il s'est battu, à plusieurs reprises, pour des articles injurieux, très gratuitement et très bravement. Peut-être aussi, car l'idée de la galerie n'est jamais absente de certaines âmes, même dans des minutes aussi solennelles, peut-être pensa-t-il au compte rendu du drame, si drame il y avait, dont retentiraient les journaux. Un mot qu'il me dit plus tard m'autoriserait à le supposer: «Avoue que j'ai manqué là une magnifique réclame!...» Mais qui peut savoir sa pensée de derrière la tête, et si ce n'est pas là une de ces paroles d'après coup qui servent aux gens de son espèce à dissimuler leurs rares élans de nature? Toujours est-il que, rajustant sa jaquette et avisant son chapeau pendu à une patère de l'antichambre, il répondit à voix haute, lui aussi: --«Je vous crois et je vous remercie. Il suffit. Je sais maintenant ce que j'ai à faire...» --«Tu veux descendre?» fit-elle, continuant à le tutoyer, quoiqu'en lui disant vous, il lui eût indiqué que Mme de Bonnivet les entendait, «tu veux courir au-devant du danger? Est-ce que cela vous sauvera, réponds, quand tu seras allé demander à cet homme... quoi?... Ce qu'il fait là?... Mais ce serait perdre cette femme, et tu n'en as pas le droit. Si Bonnivet vous a suivis lui-même, il a vu une femme entrer. S'il vous a fait suivre par quelque agent, il sait encore qu'une femme est ici. Il faut qu'il voie une femme en sortir avec toi, en fiacre, et se cachant... Il faut qu'il suive le fiacre et qu'il laisse cette rue libre, pour que celle-ci s'échappe pendant ce temps... Hé bien! tu vas sortir avec moi. Il y a une voiture en bas. Je l'ai fait chercher. Nous allons y monter... Ne me dis pas non. Ne discute pas... Bonnivet nous verra y monter. Son fiacre nous suivra. Il croira te surprendre avec celle-ci, il te surprendra avec moi, et tu seras sauvé... Tu seras sauvé!...» Et elle le prit, malgré elle, dans ses bras, puis, le repoussant avec violence, et tous bas maintenant: «Nous sommes de la même taille à peu près, elle et moi, va lui demander son manteau. Elle prendra le mien et elle partira cinq minutes après nous, quand elle aura vu s'en aller le coupé de son mari... Dis-lui adieu, et surtout qu'elle ne vienne pas me remercier... Si je la voyais, je ne serais pas sûre d'avoir la force...» Elle avait ôté sa longue cape noire qu'elle tendit à Jacques. Ce dernier prit cette mante sans répondre. Certains sacrifices de femme ont comme une magnificence de simplicité qui anéantit l'homme qui les reçoit. Il ne peut plus qu'accepter et avoir honte. D'ailleurs, l'hésitation n'était pas permise. La nécessité était là, implacable et inévitable. Jacques entra dans le salon sur lequel donnait l'antichambre, tandis que Camille demeurait debout dans cette première pièce, appuyée au mur... «J'avais dans le cœur un couteau», m'a-t-elle dit plus tard, «et cependant comme une joie sauvage à l'idée que je l'écrasais, elle, par ce que je faisais--une joie de douleur. Et je l'aimais de nouveau, lui, je l'aimais!... Je ne l'ai jamais aimé comme à ce moment-là... Ah! j'ai compris comme c'est doux de mourir pour quelqu'un!... Et en même temps, j'étais obligée de me dominer pour ne pas entrer insulter cette gueuse, lui déchirer sa chemise, la battre de mes mains... Dieu! quelles minutes!...» Tandis que ce miracle d'amour s'accomplissait ainsi dans le banal décor de cet appartement de débauche, la nuit avait fini de tomber. La rumeur de la rue arrivait jusqu'à cette antichambre, avec une espèce de lointain sinistre, et la pauvre actrice pouvait entendre un chuchotement à quelques pas d'elle--celui de la discussion engagée dans l'autre pièce entre le traître pour qui elle se dévouait et le complice de cette trahison. Enfin, la porte se rouvrit et Jacques reparut. Il avait son chapeau sur la tête, son collet de fourrure relevé lui cachait à moitié le visage. Il tenait à la main une jaquette d'astrakan, celle de Mme Bonnivet, que Camille passa avec un frisson d'horreur. Ce vêtement se trouvait un peu trop large pour elle à la place de la poitrine. «J'ai compris qu'elle devait être plus belle que moi, malgré ses apparences si maigres», me disait-elle en me racontant cette impression toute féminine, et ce fut de nouveau la piqûre dans la blessure! --«Allons», reprit Jacques après un nouveau silence. Il l'avait regardée passer la jaquette avec une expression où brillait une dernière lueur de cette défiance dont le premier signe avait été l'ouverture de la fenêtre après le billet pour vérifier si Bonnivet était vraiment là. Ils descendirent l'escalier sans échanger un mot. Devant la loge, et tandis que Jacques recommandait au concierge d'aller chercher une autre voiture, sitôt la première partie, Camille renoua son double voile sur son visage, et elle se glissa dans le fiacre en cachant son visage avec un manchon qu'elle montra à Jacques, une fois la portière fermée. --«C'est de la pauvre peluche» dit-elle en plaisantant, afin de lui rendre du courage par cette preuve de sang-froid. «Ça ne va guère avec cette jaquette de millionnaire. Mais, à cette distance et à cette heure, il n'y verra rien... Regarde maintenant par la petite glace de derrière la voiture si le coupé qui attendait au coin de la rue ne nous suit pas...» --«Il nous suit», dit Jacques. --«Alors tu es sauvé», répondit-elle. Elle lui serra la main d'une pression passionnée où se soulageait toute l'anxiété des cruelles minutes qu'elle venait de traverser, et elle éclata en sanglots. Il continuait à ne pas trouver de mots pour la remercier, et, afin de se tirer d'embarras, il voulut, comme il avait fait si souvent lorsqu'ils étaient en voiture ensemble et qu'ils avaient une discussion, passer son bras derrière la taille de la jeune femme et l'attirer à lui pour lui prendre un baiser. Ce geste lui rendit soudain toute sa fureur de rancune et de jalousie, et, le repoussant avec haine: --«Non,» dit-elle, «jamais jamais plus...» --«Ma pauvre Mi-Ca...» fit-il en lui donnant un petit nom à eux deux qu'il lui disait dans des heures tendres. --«Ne m'appelez pas ainsi», interrompit-elle, «la femme dont vous parlez est morte, vous l'avez tuée...» --«Tu m'aimes pourtant...», insista-t-il, «Ah! Comme tu m'aimes pour avoir fait ce que tu as fait tout à l'heure!...» Ce fut à son tour, à elle, de ne pas répondre. Le fiacre avait, sur les indications de Jacques, traversé le boulevard pour se diriger du côté du faubourg Saint-Germain, vers l'angle de la rue Oudinot et du boulevard des Invalides. Il arriva ainsi jusqu'à la hauteur de la rue de Babylone sans que les deux amants échangeassent maintenant d'autres mots que cette question, posée de temps à autre par Camille: «On nous suit toujours?» et cette réponse de Jacques: «Toujours.» Il y avait dans cette acharnée poursuite du mari jaloux une si évidente résolution de vengeance que l'actrice et son compagnon se sentaient de nouveau angoissés comme ils l'avaient été, elle lorsqu'elle avait reconnu le visage du guetteur sous le rideau mi-baissé du coupé immobile, lui quand la sonnerie à la porte de son appartement était venue le surprendre dans les bras de sa maîtresse, Bonnivet allait-il être la dupe de la ruse imaginée par Camille? Le fait qu'il attendait pour aborder les deux fugitifs que leur fiacre s'arrêtât témoignait-il chez lui d'une incertitude encore, ou bien sûr de ne plus perdre le fiacre de vue, préférait-il avoir une explication avec celui qu'il croyait l'amant de sa femme dans l'endroit plus écarté où celui-ci descendrait? Enfin, Camille reconnut l'église Saint-François-Xavier qui dressait dans la brume maintenant ses deux grêles tours. --«Voilà une bonne place pour nous arrêter», dit-elle en tapant du poing contre la vitre. «Vous allez voir l'autre voiture s'arrêter aussi et Bonnivet en descendre... Il va courir sur nous... C'est maintenant qu'il faut du sang-froid... Laissez-moi passer la première, et, s'il vous demande pourquoi nous nous cachons ainsi, parlez de maman.» Ce fut une de ces scènes rapides dont les acteurs eux-mêmes croient rêver quand ils se les rappellent plus tard,--et ils ne sauraient dire s'ils en ont éprouvé une sensation de tragédie ou de comédie. La vie est ainsi, oscillant de l'un à l'autre de ces deux pôles avec une instantanéité qui n'a jamais été bien rendue, je crois, par les écrivains et qui ne peut pas l'être. Le passage est trop subit. Au moment où Camille s'élançait sur le trottoir au pied du perron de l'église, elle vit surgir devant elle Pierre de Bonnivet qui lui prit le bras et soudain la reconnut. --«Mademoiselle Favier!...» s'écria-t-il. Puis il s'arrêta de son mouvement tout décontenancé, tandis que Camille, comme épouvantée, se tapissait contre Molan, sorti à son tour de la voiture, et celui-ci, comme stupéfié de reconnaître l'homme qui venait de se précipiter au-devant de sa maîtresse, s'écriait d'une voix où passait pourtant un tremblement: --«Mais c'est M. de Bonnivet!...» --«Mon Dieu! Mademoiselle», balbutia le mari de la Reine Anne après une minute d'un de ces silences qui semblent imbrisables, «j'ai dû vous paraître bien étrange tout à l'heure... J'avais cru reconnaître en vous une autre femme», et dans son hésitation frémissait une joie subite, inespérée, immense. Le jaloux tenait une preuve que ses soupçons étaient faux: «Oui, j'ai cru reconnaître l'amie d'un de mes amis... et cet ami lui-même dans Molan... Vous m'excuserez. Ce qui n'aurait été avec elle qu'une plaisanterie, devient, avec une personne comme vous, que j'admire tant et que je connais si peu, une familiarité impardonnable...» --«Et toute pardonnée», dit en riant Camille, qui ajouta, avec autant de présence d'esprit que si elle eût prononcé cette phrase sur les planches du Vaudeville et au cours d'une crise imaginaire, au lieu de se trouver en face d'un vrai danger. «J'habite tout près d'ici. J'avais demandé au grand auteur de me reconduire après la répétition, et je me faisais un scrupule de le laisser retourner seul et à pied dans les pays civilisés... Je reprends mon fiacre, et je vous laisse mon cavalier servant, pour que vous le rameniez, pendant que je fais une visite qui vous étonnera, Monsieur de Bonnivet?... Mais Molan vous expliquera qu'on peut être comédienne et une simple bourgeoise à la fois, très simple et très bourgeoise, et qui rend le pain bénit à sa paroisse... Adieu, Molan, et adieu, monsieur...» Elle inclina coquettement sa jolie tête en enveloppant les deux hommes d'un même sourire fin, et elle se dirigea vers le côté gauche de l'église, où se trouve l'entrée de la sacristie, tandis que Jacques disait à Bonnivet en mettant le doigt sur sa bouche. --«A cause de sa mère, vous savez...» --«Compris, compris, affreux mauvais sujet», répondit l'autre, avec un gros rire. Il continuait d'éprouver cette gaieté de délivrance, si douce, et presque enivrante, au sortir d'une torturante crise comme celle qu'il avait subie. Il eût embrassé sur la place cet amant de sa femme qu'il avait toute la journée projeté de tuer, et il le poussa dans son coupé, crotté jusqu'à la caisse par la boue de cette acharnée poursuite à travers Paris, en lui disant: «Où voulez-vous que je vous jette?... Vous savez qu'elle est charmante, votre Mlle Favier, tout à fait charmante et d'une distinction de manières! En a-t-elle eu une façon de justifier sa promenade avec vous? Je ne vous demande rien, remarquez... Je lui referai mes excuses, quand elle viendra jouer chez nous... Répétez-les-lui, n'est-ce pas?... Une ressemblance, vous savez, à cette heure-ci, ça trompe si vite!...» IX Les émotions éprouvées par Camille durant cette aventure dramatique, soudain résolue, grâce à sa présence d'esprit, en une péripétie de vaudeville, avaient été si fortes qu'aussitôt hors de la vue des deux hommes, elle se sentit défaillir. Elle ne put que remonter dans le fiacre et se faire conduire rue de la Barouillère. Là, un véritable accès de fièvre nerveuse la terrassa, qui la contraignit de prendre le lit. Aussi ne fut-ce point par elle que je connus cet épisode, où elle avait joué un rôle si naturellement, si spontanément magnanime et généreux.--Noble rôle et qui convenait au noble cœur révélé par ses beaux yeux bleus, par sa bouche fière, par toute la race de sa fine et charmante personne! D'ailleurs, elle aurait été assez bien portante pour aller et venir, dès le lendemain de ce terrible jour, serait-elle accourue auprès de moi pour compléter sa douloureuse confidence de la première surprise par cette seconde confidence de son héroïque sacrifice au plus indigne des amants? Les êtres capables d'agir comme elle avait agi ne s'en vantent pas. Ce fut Molan lui-même qui me raconta le premier les détails de ces scènes presque invraisemblables,--du moins ceux qu'il se trouvait savoir et que j'ai complétés depuis par Camille elle-même. Le subtil et félin personnage avait deux raisons pour m'initier à cette aventure où il jouait, lui, le rôle toujours flatteur--étant donné la morale courante,--d'un homme aimé jusqu'à la faute par une des femmes les plus élégantes, les plus courtisées de Paris, et jusqu'au martyre par une des plus jolies actrices, non seulement de ce Paris, mais de l'Europe! La première de ces deux raisons était sa fatuité naturelle, la seconde son intérêt. Il avait peur qu'après une pareille épreuve, le dévouement de la Duchesse Bleue ne reculât devant cet autre: aller jouer la comédie chez la rivale qu'elle avait sauvée. Or, il considérait, non sans bon sens, cette présence de Camille à la soirée de Mme de Bonnivet comme le complément indispensable de la scène de la place Saint-François-Xavier. Les soupçons du mari avaient dû être éveillés très fortement pour qu'il en arrivât à cette extrémité d'espionnage, et il n'y avait pas moyen de répondre à cette phrase, par laquelle Molan acheva sa confidence: --«Tant que Bonnivet n'aura pas vu ces deux femmes en face l'une de l'autre, ce soupçon pourra renaître, et le soupçon, c'est comme l'apoplexie: on guérit d'une première attaque, à la seconde, plus de remèdes...» Il avait raison dans sa théorie. Mais, tandis qu'il me la débitait par forme de conclusion, je n'avais, moi, de pensée que pour le drame réel qu'il venait de m'apprendre. Je m'entends encore m'écriant: «Ah! les malheureuses!...» quand il me décrivait Camille dans l'antichambre de l'appartement, tandis que Mme de Bonnivet entendait les coups de sonnettes répétés et pâlissait de terreur. Je me rends bien compte aujourd'hui que ce récit de Jacques était de sa part une terrible indélicatesse, car il lui avait fallu le commencer par cette phrase: «Et d'abord, je vais te dire toute la vérité: je suis l'amant de Mme de Bonnivet...» Mais je n'en étais plus à m'étonner du cynisme de mon camarade. Quand il eut fini, la misère de cette aventure m'accabla de tristesse, et j'avais des larmes dans la voix pour lui demander: --«Et tu voudrais, qu'après cela, Camille aille jouer chez cette femme?...» --«Il le faut», me répliqua-t-il, «et je compte sur toi pour aller le lui demander...» --«Sur moi», m'écriai-je, «mais tu es fou...» ---«Pas le moins du monde», reprit-il. «C'est pourtant bien simple. En t'écoutant, elle ne pensera qu'au danger que j'ai couru, elle te répondra: oui. Si j'y allais moi-même, en me voyant, elle penserait à mon infidélité, et elle me répondrait non... C'est l'_a b c_ de la jalousie, cela...» --«Mais si elle me répond non?... Tu sembles croire qu'elle ne te garde pas rancune...» --«Pas la moindre», fit-il en souriant cette fois de son affreux sourire, «ou bien je ne connais rien au cœur humain,--et c'est ma partie, pourtant,---ou bien elle ne m'a jamais tant aimé, puisque je ne lui ai jamais fait si mal...» --«Et si elle ne me raconte pas toute l'histoire que tu viens de me dire, comment engagerai-je la conversation?» --«Elle te la racontera. Et puis commence le premier. Avoue-lui que je te l'ai, moi, racontée dans l'affolement de l'émotion et du remords... Ce ne sera pas mentir, car c'est vrai que dans le fiacre, hier, tandis que je regardais Camille dans son coin, les yeux fixes, la figure exaltée, j'aurais tout donné pour l'aimer à cette minute comme elle m'aimait. Et explique cela, je ne pensais qu'à l'autre. J'y suis allé aujourd'hui, chez celle-là. Quelle femme, mon cher ami, et comme le coup de fouet du danger la fait vibrer!... Je l'ai trouvée avec son mari, après le déjeuner, et il nous a laissés seuls, après un quart d'heure de causerie très affectueuse, ce qui prouve que sa méfiance est tout de même un peu endormie. Il ne sait pas dissimuler, cet homme. Ces derniers jours, à peine s'il me donnait la main. Nous n'avons pas abusé de sa complaisance, d'ailleurs, et nous avons eu raison, car je l'ai rencontré qui rentrait, comme je m'en allais, vingt minutes plus tard, pour constater combien de temps avait duré ma visite.--Le temps, mon Dieu, pour Anne de me donner les deux ou trois petits renseignements, les plus indispensables.--Tu admires le courage de Camille? Que vas-tu dire de la présence d'esprit de cette grande dame, qui risquait bien quelque chose: sa vie peut-être, son honneur sans doute, sa position à tout le moins, ce qui constitue toutes ses raisons d'exister... Sais-tu où elle s'est fait conduire, quand elle a pu s'échapper? Chez un fourreur, tout simplement, où elle a acheté une jaquette d'astrakan aussi pareille à l'autre que possible. Elle n'avait pas de quoi la payer, et elle ne voulait pas donner son nom. Elle a eu l'idée alors d'aller chez son bijoutier. Là, elle a emprunté de l'argent, comme si elle avait oublié sa bourse, ce qui lui a permis de retourner chez le fourreur, de payer sa jaquette comptant, de regagner la voiture officielle, qu'elle avait quittée chez une amie et commandée à l'entrée des Magasins du Louvre--classiquement--et de reparaître chez elle, vêtue comme elle en était partie. Voilà des détails vrais, de ceux qui puent la réalité à plein nez... Le croirais-tu? Cette course chez le fourreur et chez le bijoutier, ça m'a remué jusqu'au fond. Ce qu'elle a dû avoir peur, en les osant. Maintenant, ce n'est plus qu'un mensonge à faire à sa femme de chambre pour expliquer la différence des deux jaquettes. Une erreur dans une visite ou un essayage... Ça n'a pas d'autre importance... Mais à chaque nouveau petit mensonge, nouveau jalon, si le mari pousse son enquête... Cet homme recule devant les questions aux domestiques. C'est ce qui nous a sauvés cette première fois. Il m'aura fait filer et pas sa femme, que j'avais eu pourtant l'imprudence d'accompagner à l'appartement... Ma chance me fait peur...» ajouta-t-il sérieusement; après un silence: «La découverte d'hier n'a tout de même pas encore détruit la jalousie de Bonnivet, je te répète, puisqu'il est revenu, pendant ma visite, et si Camille manque à sa promesse, cette jalousie est capable de se réveiller...» --«Mais avec cette défiance et la connaissance qu'il a de l'adresse exacte de ton faux appartement,» lui demandai-je, «vos rendez-vous ne vont pas être bien faciles.» --«C'est bien pour cela que Mme de Bonnivet n'en manquera pas un maintenant. C'est une curieuse et une ennuyée, et sa banale histoire avec moi lui a enfin donné le frisson,» ajouta-t-il en riant. «Hé! Hé! Elle est un peu de l'école du divin marquis. Mais tu n'entends rien à ces choses-là, _Daisy_, c'est comme si je te parlais algonquin. Passons... Quant à l'adresse de l'appartement, Bonnivet la sait. Ce sera comme s'il ne savait rien. M'ayant vu sortir avec Camille, jamais il ne me croira capable de mener l'autre rue Nouvelle...» --«Tu continues alors à ne pas avoir peur?...» --«Si. J'ai eu peur, hier, quand j'ai entendu sonner et frapper à la porte... Et, je te répète, j'ai peur de ma chance, quelquefois... C'est bête comme de croire au mauvais œil, et c'est plus fort que moi...» --«Il n'est pas douteux,» répondis-je, «que tu as rencontré dans Camille la seule femme, à Paris, capable d'une pareille action. Si tu avais un peu de cœur, tu passerais ta vie à te faire pardonner ton infamie.» --«_Daisy, Daisy_,» interrompit-il, «vous ne comprendrez donc jamais qu'elle ne m'aime comme cela que parce qu'elle sent que je ne l'aime pas... Et puis,» ajouta-t-il en haussant les épaules, «c'est une question de peau, sans doute, j'ai envie de l'autre et je n'ai pas envie de Camille. Elle n'est pas brillante cette explication de l'amour, et si les abstracteurs de quintessence qui subtilisent sur le sentiment, comme ton ami Dorsenne, la donnaient dans un de leurs livres, ils perdraient toute leur clientèle féminine, leurs vingt-cinq mille de jupons, comme je dis. Moi, je ne suis ni un analyste, ni un psychologue, et je dis que cette explication est la vraie.» --«Ah! il vous a tout raconté!» dit ironiquement Camille, lorsque je la revis, au lendemain de cette conversation. Je lui avais écrit pour être plus sûr de ne pas la manquer. Je la trouvai pâlie encore, avec des yeux brûlés d'insomnie. Elle se tenait dans ce petit salon de la rue de la Barouillère, toujours si médiocre, si pauvre, si gris, auquel l'encombrement de ses meubles houssés de toile bise donnait un aspect de pièce toute préparée pour le déménageur, «Est-ce qu'il s'est vanté aussi de la délicatesse avec laquelle sa coquine de maîtresse m'a remerciée?... Tenez,»--et elle me tendit un écrin de cuir, à son chiffre, C. F., que je la voyais rouler nerveusement, entre ses doigts, depuis ces cinq minutes. J'ouvris cette boîte qui contenait, brillant sur le velours sombre, un bracelet d'or massif, incrusté de diamants. C'était un de ces bijoux où le travail de l'orfèvre est réduit au minimum et d'une brutalité de richesse qui fait d'un cadeau pareil l'équivalent d'un chèque ou d'un rouleau de louis. Je regardai le bracelet, puis je regardai Camille, d'un regard où elle put lire une stupeur du procédé employé par Mme de Bonnivet pour lui payer son dévouement,--donnant donnant. --«Oui,» reprit l'actrice, et avec un accent de dégoût, qui me fit mal, elle répéta: «Oui, oui... Voilà l'objet qui m'est arrivé, le soir même, avec ma mante. C'est mon cachet d'héroïsme,» ricana-t-elle, «Ah! ma première sortie sera pour lui donner une leçon de délicatesse, à cette gueuse?...» --«Contentez-vous de lui faire rendre le bijou par Jacques,» insinuai-je. «Une scène serait par trop indigne de vous. Quand on a le beau rôle, et certes vous l'avez, il faut le garder jusqu'à la fin.» --«Non,» dit-elle fièrement, «il n'y aura pas de scène entre nous... C'est moi qui n'en voudrais pas... J'irai chez un joaillier quelconque vendre le bracelet, puis je passerai à l'église en verser le prix à quelque œuvre de charité, et Mme de Bonnivet recevra en même temps que sa fourrure, ces deux petits papiers: la quittance du marchand, et un billet du prêtre ainsi libellé:--_Reçu tant pour les pauvres, de la part de Mme de Bonnivet..._ Cette infâme histoire aura du moins servi à mettre une bûche dans un foyer éteint, et une miche de pain sur une table vide...» --«Et si le mari est là quand le commissionnaire arrivera?» demandai-je. --«Elle se débrouillera comme elle pourra,» fit Camille, et un éclair de cruauté passa dans ses yeux bleus qui se foncèrent jusqu'au noir, «Croyez-vous que j'aurais remué le petit doigt pour la tirer d'affaire, avant-hier, s'il n'avait pas fallu la sauver pour sauver Jacques?... Ah! ce Jacques! Il n'est seulement pas venu demander comment j'allais, ce matin... Il a su pourtant que je n'avais pas pu jouer deux soirs de suite... Il me connaît, et qu'une émotion me rend malade... Vincent!» ajouta-t-elle en me prenant la main dans sa main fiévreuse, «n'aimez jamais... C'est trop fou d'avoir du cœur dans ce monde si cruel... Pas même un billet, pas même deux mots sur sa carte, le petit signe de politesse qu'on donne à une femme souffrante...» --«Vous n'êtes pas juste,» lui dis-je, «il appréhende de se retrouver en face de vous. C'est très naturel. Il a trop conscience de ses torts et vous voyez bien qu'il m'a envoyé savoir comment vous allez...» --«Non,» fit-elle en secouant sa tête douloureusement, «il est allé vous voir, parce qu'il avait besoin de vous pour quelque chose... Avouez-moi quoi?... Dès le premier jour, je vous l'ai dit: vous ne savez pas mentir, ni ruser. Dieu! qu'il ferait bon aimer quelqu'un comme vous, pas d'amitié, comme je vous aime, mais autrement!... Allons, avouez que vous avez une commission de Jacques pour moi...» --«Hé bien! oui,» répondis-je après une seconde d'hésitation. Il y avait tant de droiture dans cette étrange enfant, une si rare noblesse de sentiment émanait de tout son être! Finasser avec elle me parut une véritable honte. Je lui rapportai donc simplement, tristement aussi, le message que Jacques m'avait imposé: simplement, car j'estimais, et avec raison, que le plus sûr moyen d'agir sur elle était l'exposé des faits, sans phrase aucune;--tristement, car je sentais la dureté de cette nouvelle exigence de Molan, mais j'en sentais aussi la nécessité. Quand j'eus fini, des larmes roulaient dans ses prunelles bleues. --«Ainsi», dit-elle avec une expression plus amère et un sourire désenchanté où il y avait encore tant d'amour, mais à jamais empoisonné de mépris: «c'est à cela qu'il a pensé, à sauver de nouveau cette femme! Il trouve que je ne me suis pas assez sacrifiée. C'est logique, d'ailleurs. Quand on a commencé comme j'ai commencé, on doit aller jusqu'au bout... J'irai...» Et le front barré d'un pli de résolution, les yeux durs, la bouche mauvaise, elle continua: «C'est bien, Vincent... Vous m'avez répété ses paroles et je vous en remercie. Cela a dû tant vous coûter! Mais vous me deviez cette franchise. Vous me promettez de lui répéter exactement les miennes, n'est-ce pas?...--Dites donc à M. Molan que je jouerai chez Mme de Bonnivet comme il avait été convenu,--oui; j'y jouerai, et personne, vous m'entendez, personne ne pourra soupçonner avec quels sentiments... Mais c'est à une condition, dites-la lui bien aussi, et que, s'il y manque, je casse tout; je lui défends, entendez-vous, je lui défends de m'écrire ou de me parler d'ici là, ni ensuite. Il me saluera chez cette femme juste assez pour ne pas nous faire remarquer. Et ce sera tout. Je ne le connais plus, vous entendez... Après ce dernier trait, il est mort pour moi... J'en mourrai peut-être vraiment moi-même», ajouta-t-elle d'une voix étouffée, «mais c'est coupé...» Elle fit avec ses mains le signe de déchirer un invisible contrat. Ses yeux se fermèrent une minute. Ses traits se contractèrent dans un spasme de douleur, puis cette créature, si féminine par la grâce et la mobilité, eut un regard de tendresse et un sourire de douceur pour se lever en me disant: --«Laissez-moi maintenant, mon ami. Vous non plus, ne revenez pas me voir avant que je vous fasse signe... Nous finirons le portrait plus tard... Je vous aime beaucoup... Je vous estime beaucoup... J'ai pour vous une vraie, vraie amitié... Mais,» et sa voix s'étouffa de nouveau pour cette conclusion: «mais il faut que j'oublie pour essayer de vivre tout de même...» Puis, avec un joli mouvement fier de sa tête blonde et un haussement courageux de ses minces épaules: «Je ne suis pas si à plaindre. Mon art me reste...» Je savais Camille incapable de manquer à une promesse faite avec ce sérieux, presque cette solennité. Elle avait ce trait commun à tous les êtres, hommes ou femmes, qui attachent une grande importance à leurs sentiments, un scrupule méticuleux à tenir ces contrats non écrits, les engagements réciproques. Aussi insistai-je auprès de Jacques avec la dernière énergie pour qu'il se conformât strictement à la condition qu'avait posée l'actrice, et moi-même, quoiqu'il m'en coûtât, j'eus le courage d'observer jusqu'à la dernière rigueur ce programme d'absence et de silence dont je comprenais la sagesse. Autour de certaines fièvres morales, comme autour de certaines fièvres physiques, il faut la nuit, la suppression du mouvement, de l'événement, une totale suspension de la vie. Malgré ma foi absolue dans la parole de Camille, je n'étais pourtant pas sans inquiétude en me rendant, quelques jours plus tard, à la soirée de Mme de Bonnivet. Je savais que la pauvre Duchesse bleue était, sinon remise tout à fait, au moins assez rétablie pour avoir pu reparaître au théâtre. Quand je dis que j'avais observé le programme imposé par elle avec la dernière rigueur, je dois pourtant ajouter que je m'étais permis d'aller une fois la voir jouer, sans croire manquer à nos conventions, puisqu'elle ne me voyait pas, caché dans une baignoire grillée, et j'avais eu une sensation de soulagement à le constater: il n'y avait pas de différence entre son jeu d'après la crise et celui d'avant. J'en avais conclu qu'elle s'était reprise à son art, comme elle me l'avait dit, à ce culte du théâtre, noble enthousiasme de sa rêveuse jeunesse, et j'espérais que cet amour là, qui ne trompe pas, guérirait la blessure de l'autre. Mais, dans la voiture qui nous emportait, Jacques et moi, du Cercle, où nous avions de nouveau dîné en tête-à-tête, vers la rue des Écuries d'Artois, cette confiance cédait la place à l'appréhension, malgré l'optimisme de mon camarade, redevenu ce personnage d'un imperturbable aplomb qui semble né pour manœuvrer dans les situations fausses: --«Je suis curieux,» me disait-il, «de savoir ce qu'elle aura préparé pour son public de gommeux et de gommeuses. Elle a promis la grande scène de la _Duchesse bleue_ avec Bressoré, puis quelques monologues et des imitations... Tu ne la connais pas sous ce jour-là?... Il y a en elle, comme chez tous les acteurs, un côté singe...» --«Des imitations!...» répétai-je. «Les gens du monde sont admirables. Ils n'ont pas plutôt entre les mains un ou une artiste de talent, les voilà possédés d'une seule idée: dégrader ce talent en forçant celui ou celle qui le possède à en faire joujou devant eux... Si c'est un peintre comme Miraut, ils lui commandent des portraits d'une écœurante fadeur, à mettre sur des boîtes de bonbons!... Si c'est un homme de lettres comme toi, vite des pièces à la guimauve, de la prose détrempée comme un bouillon de veau, de la poésie au bain-marie!... Si c'est un musicien, vite quelque romance pour le piano!... Et si c'est une actrice qui a de la flamme, du tempérament, de la passion, comme Camille, allons-y de la grimace et de la parade!... Quelle sottise! bon Dieu! Quelle sottise! Et qu'allons-nous faire chez ces gaillards-là?...» --«Aimerais-tu mieux,» ricana l'auteur dramatique, «entendre les plaintes d'Iphigénie ou d'Esther débitées à dix pas d'un buffet chargé de foie gras et de sandwiches, de punch et d'orangeade, de chocolat et de champagne frappé? C'est toi qui me parais admirable, ma parole d'honneur!... Mais si tu avais la plus légère teinte de l'ironie transcendantale sans laquelle la vie n'offre pas la moindre saveur, tu trouverais cela exquis, que ma jolie Duchesse bleue ait sauvé l'honneur et peut-être la vie à mon adorable Reine Anne, et qu'elles se retrouvent ainsi toutes les deux, en face l'une de l'autre,--l'une tenant son rôle de Parisienne à la mode, adulée et respectée, l'autre débitant des pitreries devant un parterre d'oisifs et d'oisives,--et moi en tiers! Je n'ai qu'un regret, pour la beauté de la situation, c'est de ne pas avoir eu un rendez-vous avec toutes deux dans la journée. Le croirais-tu? Depuis toutes ces histoires, je désire Camille de nouveau, et je la reprendrais si je ne craignais pas de gâter son chef-d'œuvre... Mais oui, le chef-d'œuvre de la rupture!... Car elle l'a trouvé, il n'y a pas à dire mon bel ami. Et si André Mareuil n'avait pas posé sa plume d'humoriste pour revêtir l'habit de préfet, s'il écrivait encore son _Art de rompre_ au lieu de libeller des arrêts de voirie, je lui soumettrais le cas. As-tu jamais imaginé un plus divin procédé de maîtresse pour vous débarrasser d'elle en vous laissant un exquis souvenir?... C'est l'idéal des fins d'amour, cela...» --«Tâche d'avoir au moins la pudeur de ton égoïsme,» interrompis-je. Il s'amusait à faire poser ma naïveté, je le comprenais bien, et qu'il plaisantait. Mais justement, qu'il pût plaisanter à cette occasion m'indignait, et je continuai en lui touchant la poitrine: «Tu n'as donc rien là, absolument rien, qu'une rame de papier et qu'une bouteille d'encre, pour que la seule idée de cet amour, de ce dévouement, de cette douleur, ne t'inspire qu'un paradoxe de plus au lieu de te tirer des larmes?...» --«Il ne faut jamais juger ce que sent un autre,» me répondit-il avec un sérieux soudain qui contrastait étrangement avec son persiflage de tout à l'heure. Cachait-il, dans un repli de son cœur, empoisonné de vanités sociales, de calculs commerciaux et d'ambitions littéraires, un coin de tendresse trop étroit pour jamais s'exalter jusqu'à la passion complète, assez vivant pour saigner quelquefois, et venais-je de toucher à la secrète blessure? Ou bien était-il un de ces compliqués qui gardent juste assez de sensibilité pour souffrir de ne pas sentir davantage? Ces deux dernières hypothèses ne sont pas inconciliables dans une nature aussi composite. Elles expliqueraient du moins cette anomalie qu'un talent de cette justesse de notation humaine soit associé à de si implacables duretés d'âme, à une dépravation d'esprit si systématique et si utilitaire. Il faut pourtant bien que ses pages d'émotion soient faites d'après un modèle, et, «pour des écrivains», me disait autrefois le pauvre Claude, mon cher ami qui a si mal dirigé sa fortune et sa vie, «le modèle, c'est toujours leur cœur!...» Jamais cet insoluble problème moral, l'étonnant contraste entre la personne de Jacques et son œuvre ne m'avait saisi comme dans cette voiture rapide et durant les minutes de silence qui suivirent cette phrase, très différente des autres. Il le rompit le premier, ce silence, en me disant,--il répondait à une pensée que mes reproches lui avaient sans doute suggérée: --«D'ailleurs, si c'était à recommencer, j'aurais empêché cette soirée... Elle est inutile... Je ne sais pas quels nouveaux renseignements ont été fournis à Bonnivet. Mais il est charmant pour moi et pour sa femme. Je les ai trouvés tous deux, l'autre jour, après déjeuner, qui examinaient deux parures que leur joaillier venait d'apporter... Que dis-tu de cette scène conjugale, entre parenthèses? Elle, se mettant au cou un collier de perles et se regardant devant la glace, tandis que le mari me disait,--à moi!--en m'en montrant un autre:--«Quel est celui que vous préférez?...» Et elle goûtait un plaisir aigu et pimenté à cette scène de haute comédie. Je le voyais à ses yeux, qui brillaient comme les pierres du fermoir de ce collier... A quel prix avait-elle acheté ce renouveau de confiance?...» et ricanant de nouveau cette fois avec une âpreté singulière dans la voix, il conclut: «_...Je ne sais si Mardoche En cette occasion crut son bien sans reproche._» --«_Mais il en profita..._» fis-je en continuant la citation. «Puisque nous sommes en veine de franchise, comment une scène de ce genre et la conclusion que tu en tires ne te font-elles pas prendre ta canne et ton chapeau pour ne plus revenir?...» --«Vous n'êtes et ne serez jamais un intellectuel, aimable Daisy...» me répondit-il... «Sachez donc qu'il y a une espèce de joie, âcre et féroce, à mépriser ce que l'on désire, comme à jouir de ce que l'on hait... C'est par ce sadisme moral que la Reine Anne me tient, peut-être pour longtemps, comme je la tiens, moi, par l'attrait du danger... Nous nous sommes déjà revus, depuis cette alerte, dans le petit appartement de la rue Nouvelle, le croirais-tu? Décidément, il n'y a pas de teinture de cantharides qui vaille la peur...» --«C'est de la folie,» m'écriai-je, «c'est tenter le sort!...» --«Je crois bien que oui,» dit-il en haussant les épaules, «mais il faut vivre pour écrire... Il y a une pièce dans cette histoire et je ne la raterai pas...» Nous arrivions à l'hôtel de Mme de Bonnivet sur ce mot où le professionnel et le trissotin réapparaissaient par-dessous le roué et le clubman un peu trop pioché, avec des boutons de perles un peu trop gros, un plastron de chemise trop plissé, trop brodé, un satin trop brillant aux revers de son frac de gala. Une longue file de voitures stationnait déjà dans la rue. J'allais trouver quelque différence entre la réception presque intime de l'autre soir et celle de maintenant. On eût dit que Jacques eût tenu à me donner dans ces quelques minutes une représentation complète des diverses faces de son caractère,--ce véritable phare à feux tournants. Tandis que nous montions les marches de l'escalier de bois sculpté, avec sa prodigalité de tableaux et de bustes, de tapisseries et d'étoffes anciennes, il me chuchota cette dernière phrase où il n'y avait ni trissotinisme, ni rouerie, ni dandysme, mais simplement la plus enfantine vanité de bourgeois-gentilhomme en galante aventure: --«Avoue que ma bonne amie n'est pas trop mal logée?...» Et c'est positif qu'à cette minute la haute laine des tapis sur lesquels posait son escarpin lui faisait chaud à une place secrète de son cœur. C'est positif que le lustre pendu dans cette cage d'escalier illuminait les fonds ténébreux de son amour-propre de parvenu. C'est positif qu'un orgueil de conquête lui enflait la poitrine à se dire: «C'est moi l'amant!...» dans ce décor de haute vie. Il m'était devenu, dans ces dernières semaines, trop transparent pour que cette nuance de sa sensibilité m'échappât. Chacune de ses paroles était comme la sonnerie d'une des pendules dont le mécanisme joue dans une boîte en cristal. En même temps que le son frappe l'oreille, on voit les petites roues mordre les grandes, le marteau se lever, puis s'abaisser,--l'intime et compliqué détail de l'appareil. Devant un engrenage ajusté avec une précision si ténue, comment ne pas comprendre la connexité nécessaire de toutes les pièces les unes avec les autres? Cette fatuité puérile tenait étroitement, chez mon camarade, je le voyais distinctement, à cette puissance d'affirmation de soi, à cette force de poussée en avant qui fait de lui, par certains côtés, un grand artiste, toujours en mal d'œuvre, et, par d'autres, un plébéien en transfert de classe? Ah! si je n'avais eu contre sa nature que le grief de cette vanité un peu sotte et désarmante!... D'ailleurs je n'eus même pas le loisir de lui répondre. Les portes du hall s'étaient ouvertes et, Jacques et moi, nous étions déjà séparés. Le coup d'œil que présentait cette pièce voûtée en chapelle, que je ne connaissais pas, et les deux salons attenants empoigna aussitôt en moi le peintre, l'homme habitué à vibrer beaucoup par le regard. Dans un coin de ce hall, une petite estrade était dressée, vide à ce moment, et, dans le reste c'était sous la lumière électrique, atténuée par des verres d'une teinte irisée, un chatoiement et un étincellement. Cinquante femmes peut-être se trouvaient là, assises sur les chaises et mêlées à un nombre égal d'hommes, toutes décolletées, avec l'étincellement de leurs bijoux dans leurs cheveux blonds ou noirs et sur leurs épaules nues. La gamme entière des couleurs chantait dans les étoffes de ces toilettes, avivées par le contraste des habits noirs, et les détails qui m'avaient, lors de ma première visite dans ce même hôtel, si étrangement déplu, les caractères trop composites de ce décor truqué, bibeloté, se fondaient, s'harmonisaient dans cette lumière et avec le grouillement de cette foule. Les éventails battaient, les yeux brillaient, les physionomies s'animaient pour des demandes et des réponses, et la Reine Anne, vers laquelle je marchais pour la saluer, avait vraiment, dans sa toilette de ce soir, toute blanche, un air majestueux de princesse fêtée par sa cour. En m'approchant d'elle, je pensais au mortel péril qu'elle avait couru, l'autre semaine. Il n'avait pas laissé plus de trace dans l'azur pâli de ses prunelles que la jalousie ne semblait en avoir laissé sur le visage épanoui de Bonnivet. Pour la première et sans doute la dernière fois de ma vie, j'arrivais dans un salon avec une donnée positive, indiscutable, sur une intrigue du monde. D'ordinaire, on ne sait les histoires de ces beaux messieurs et de ces belles dames que par de vagues «on-dit». Telle femme est soupçonnée d'avoir tel amant, tel homme d'avoir telle maîtresse. Ce soupçon, qui équivaut, pour les gens de leur société, à une certitude, ne se concrète pas en images exactes. On ne connaît pas la rue et le numéro de la maison où ils se retrouvent. On ne sait pas dans quelles circonstances ils s'acheminent vers ces rendez-vous. Une porte demeure ouverte au doute, et, sinon ouverte, entrebâillée. Moi, en m'inclinant devant Mme de Bonnivet, et tandis qu'elle m'accueillait avec une phrase banale d'amabilité, je voyais _avec certitude_ cette tête orgueilleuse, couchée sur l'oreiller de la chambre adultère et la terreur de ses traits décomposés, quand les tintements répétés de la sonnette, puis les coups frappés dans la porte, lui avaient annoncé le danger. Le contraste était si poignant que, pour la première fois aussi, je compris le malsain attrait qu'exerce sur certaines imaginations cette existence en partie double, et pourquoi les femmes ou les hommes, qui ont goûté à ces sensations-là ne trouvent plus de saveur aux autres. De semblables mensonges, si profonds et si périlleux, procurent comme une ivresse scélérate, la volupté d'une hypocrisie vraiment supérieure et presque démoniaque, à celui et à celle qui mentent de la sorte. A coup sûr c'est bien à cette espèce des mensonges infernaux qu'appartenait la petite phrase que prononça Mme de Bonnivet pour clore notre rapide et peu intéressant entretien: --«Il y a quelqu'un qui ne me pardonnerait pas de vous retenir davantage,» dit-elle, et la pointe de son éventail m'indiqua une direction que mon regard suivit. J'aperçus Camille Favier dont Jacques s'approchait en ce moment même. «Allez la saluer,» continua-t-elle, «et dites à votre ami Molan que j'ai une petite commission à lui faire, pendant que j'y pense...» J'étais préparé, en arrivant dans cette soirée, à rencontrer bien de l'aplomb chez cette femme, dépravée par froideur, coquette par égoïsme, curieuse jusqu'au vice par désœuvrement.--Je n'avais pas même conçu comme possible l'audace d'une pareille phrase dite par elle, à moi, qui savais tout. Malgré ma ferme volonté de ne pas laisser transparaître mes impressions intimes, elle devina mon étonnement à ma physionomie. Ses paupières fermées à demi me dardèrent le regard le plus incisif qui ait jamais sondé l'âme d'un homme dans son fonds et son tréfonds. Elle pensa sans doute que je n'avais sur sa liaison avec Molan qu'une de ces hypothèses invérifiables, comme il en foisonne autour de ces soi-disant mystères qui sont les amours parisiennes, et que je ne savais pas très bien cacher mes divinations. Car l'acuité de ses prunelles s'émoussa en une indulgente ironie, et je la quittai, pour me conformer à l'ordre qu'elle m'avait donné, mais en partie seulement. Elle avait évidemment calculé, avec son habitude de tabler sur les mauvais sentiments de ses interlocuteurs, que je serais trop heureux de transmettre son message à Jacques devant Camille pour les brouiller davantage, et mettre mon ami dans une situation un peu fausse. Elle allait en être quitte pour constater qu'un brave homme de peintre ne se prête pas à ces plaisanteries-là. J'abordai donc les deux amants comme si la belle ennemie de la jolie comédienne ne m'avait chargé d'aucune commission. Ils n'échangeaient, suivant le pacte conclu, que des paroles de la plus indispensable politesse, et à très haute voix: --«Tu viens te mêler au coin de la bohème?» dit Molan à qui ma présence avait rendu son aisance habituelle, «c'est tout naturel...» --«Ne te vante pas,» lui répondis-je sur ce même ton de persiflage à base de vérité qu'il affectionne, «il y a beau temps que tu es passé homme du monde.» --«Des gros mots!» fit-il toujours aussi gaiement. «Je me sauve. Ne dites pas trop de mal de votre ami Jacques, et ne l'accapare pas trop,» ajouta-t-il en se tournant vers moi, «il faut qu'elle soit un peu coquette pour avoir son succès du côté des hommes. Car, du côté des femmes, c'est réglé comme des petits pâtés, étant donné qu'elle ne peut changer ni ces yeux-là, ni cette bouche, et n'être plus le Burne Jones vivant qu'elle est... Ce serait trop dommage...» Il s'éloigna à travers les groupes, après avoir débité cette petite phrase qui n'était pas un madrigal. Le renouveau de désir dont il m'avait parlé, luisait dans ses yeux, et il avait saisi cette occasion de manquer aux conditions imposées par Camille sans que celle-ci pût se fâcher. Elle avait incliné sa blonde tête sans répondre, dans un sourire où je devinai, moi qui la connaissais si bien, tant de souffrance et tant de dégoût. Elle s'éventa nerveusement tandis que je la regardais avec une émotion que je ne dissimulais pas. Nous nous tenions en effet, dans notre angle isolé, comme deux parias,--douloureux tête-à-tête et qui fut bien court! Car déjà Senneterre se dirigeait vers nous de l'autre extrémité du hall avec un jeune homme qui lui avait demandé d'être présenté à Camille. Ces deux minutes nous suffirent pour échanger quelques phrases qui redoublèrent jusqu'à l'angoisse mon impression de danger. Elle ne faisait qu'augmenter depuis le moment où j'étais entré dans la maison. --«Ah! vous êtes venu,» dit l'actrice, «merci,» et d'un accent suppliant: «Ne me quittez pas de ce soir, si vous m'aimez un peu...» --«Vous ne vous sentez pas bien?» lui demandai-je. --«J'ai trop présumé de mes forces», répondit-elle. «J'ai été bien jusqu'à la minute où j'ai été présentée à cette femme, et où j'ai entendu sa voix. Ah! Cette voix!... Et puis, Jacques est entré. Et maintenant j'ai trop mal... Regardez!... Il va vers elle... Ils causent ensemble!... On les laisse seuls!... Allez lui dire qu'il ne faut pas qu'il me marche trop sur le cœur... Je suis à bout, et je n'en peux plus...» Elle avait prononcé ces derniers mots, en haletant et se forçant tout ensemble à sourire, d'un sourire convulsif comme un tremblement nerveux. Je ne crois pas que je l'aie jamais vue aussi belle. L'absence de bijoux, au milieu de ces femmes si parées, et la simplicité de sa toilette dans ce décor de luxe lui donnaient je ne sais quel caractère tragique. Je n'eus pas le temps de lui répondre, car le rabatteur professionnel était déjà là, qui lui tenait le discours de rigueur: --«Mademoiselle, me permettez-vous de vous présenter mon jeune ami Roland de Brèves, un de vos admirateurs passionnés...» --«Et dans quels morceaux allez-vous nous charmer ce soir, mademoiselle?» demanda, de son côté, le jeune nigaud à Camille encore vibrante d'émotion. «C'est une rare bonne fortune que de vous entendre dans le monde. Mme de Bonnivet fera bien des jalouses.» --«Il n'y a pas de quoi, vraiment, monsieur,» répondit Camille, et, pour corriger son impertinence, elle ajouta: «je dirai une scène de la _Duchesse Bleue_ avec Bressoré, et puis trois ou quatre petits fragments. D'ailleurs, votre curiosité ne va pas tarder à être satisfaite, car j'aperçois Bressoré qui entre. Il jouait ce soir dans la pièce nouvelle. Il s'est échappé plus tôt. Quel bonheur!...» --«Quel bonheur pour nous», fit son interlocuteur, «qui vous entendrons plus tôt...» --«Non», fit-elle brutalement, «pour moi qui m'en irai me coucher plus vite...» Et elle tourna le dos au jeune homme décontenancé par la dureté de cette étrange réponse, pour avoir quelque dialogue de la même amabilité avec le sire de Figon qui la saluait à son tour. L'insolence des phrases qui lui échappaient, à elle, si avenante d'habitude et d'un si gracieux accueil, prouvait trop qu'elle se possédait à peine. De quel éclat ne serait-elle pas capable si Mme de Bonnivet, comme son attitude avec Jacques à cette même minute me le faisait craindre, se livrait à un trop hardi manège de coquetterie Mon anxiété fut soudain portée à son comble. Je compris qu'en s'obstinant à faire figurer Camille à cette soirée, la cruelle femme ne s'était pas proposé seulement d'endormir à jamais les soupçons de son mari. Elle comptait, pour cela, sur d'autres armes. Non. Le trait dominant de son implacable nature était la vanité, et cette vanité voulait avoir l'actrice à sa merci, afin de venger sur elle les deux inoubliables humiliations:--l'insultant héroïsme de l'appartement et le renvoi de la facture du bracelet, avec le reçu du prêtre de Saint-François-Xavier! Blessée dans ses plus intimes susceptibilités féminines, elle s'était promis de tenir sa rivale deux ou trois heures durant, chez elle, payée par elle, pour la brûler et la rebrûler au feu de la plus cuisante et de la plus impuissante jalousie, quitte à lui pardonner après le supplice,--à lui pardonner, à l'oublier, et avec elle, l'homme de lettres, qu'elle avait pris à la comédienne. Il ne l'intéressait déjà plus, maintenant qu'il ne lui représentait plus d'autre femme à qui prendre son bonheur. Elle devait en donner bientôt la preuve, et que le fat se vantait en croyant l'avoir éveillée à la volupté d'aimer. Malgré tant d'émotions et de si âcrement troublantes, elle était sortie de ses bras, aussi insensible, aussi étrangère à ce ravissement total de l'être qui métamorphose une coquette en esclave, et l'asservit à l'homme qui l'a initiée à la complète ivresse. Elle agit pourtant au cours de cette soirée comme si elle avait aimé Jacques. Le désir de torturer celle par qui elle avait été si étrangement sauvée et blessée était assez fort dans ce cœur, blasé avant d'avoir senti, pour équivaloir à une volupté physique. Ces évidences, je les eus sur place, rien qu'à la voir causer de loin, et tandis que je me faufilais du côté où elle se tenait rieuse avec Jacques,--arrêté ici par Machault, plus loin par Miraut, plus loin par Bonnivet. --«On ne vous voit plus à la salle d'armes du cercle, vous avez manqué San Giobbe, le tireur italien. Il est étonnant, vous savez...» me dit le premier. --«Vous ne m'aviez pas raconté l'autre jour que vous faisiez le portrait de Camille Favier,» dit le second, «espèce de sournois?... Est-ce qu'on joue au cachottier, comme cela, avec son vieux maître?» --«Hé! bien, monsieur La Croix,» demanda le troisième, «allez-vous nous donner quelque chose prochainement à l'Exposition du Cercle?» J'avais envie de répondre à l'incorrigible escrimeur: «Il ne s'agit pas d'assauts, de parade et de combats pour rire, ne voyez-vous pas qu'il y va d'un vrai duel possible, de vrais coups d'épée, de la vie de quelqu'un peut-être?...» Et à mon cher maître: «Je ne vous ferai pas vendre un tableau de plus, n'est-ce pas? Pourquoi jouez-vous avec moi au protecteur qui s'intéresse au travail d'un de ses élèves aimés? Épargnez-moi cette comédie et laissez-moi essayer d'empêcher une catastrophe...» Et au mari: «Si vous aviez mieux surveillé votre femme dès le commencement, elle ne serait pas ce qu'elle est, et il ne se passerait pas, dans votre salon, le drame que voici...» Au lieu de cela, ce furent, chaque fois, de vaines et menteuses paroles que je débitai, assourdi par le brouhaha des causeries, énervé, étouffé par l'atmosphère, ébloui par la lumière, enfiévré par le désir d'arriver auprès de Jacques assez tôt pour empêcher du moins qu'il ne se trouvât dans le voisinage de Mme de Bonnivet pendant la petite représentation. J'allais peut-être y réussir, car je n'étais plus qu'à deux pas de lui, quand la Reine Anne, comme si elle eût deviné que j'étais, cette fois, chargé d'un message de sa rivale, et que, celui-là, je l'accomplirais, s'avisa de m'interpeller, et sur un ton d'imperceptible raillerie: --«Laissez-moi vous présenter, mon cher monsieur, à la femme de Paris qui connaît le mieux ces primitifs Italiens dont vous m'avez si bien parlé l'autre soir...» --«Vraiment, monsieur,» disait déjà la personne à qui je venais d'être enchaîné ainsi, insupportable bas-bleu qui s'appelait, si j'ai bonne mémoire, Mme de Sermoise, «vous admirez ces maîtres idéalistes, si peu appréciés dans notre époque de réalisme grossier? Mais on y revient, et avec eux à un art noble et élevé... Vous êtes allé à Pise, sans doute, à Sienne, à San-Gemignano, à Pérouse?...» O douces petites villes rousses et dorées de la douce et verte Toscane, qui crénelez de vos tours les hauteurs des coteaux plantés de vignes et d'oliviers! O généreux artistes avec qui j'ai tant vécu et dont les visions me sont encore le pain quotidien de l'âme que demande la sainte prière! Pardonnez-moi si j'ai blasphémé votre souvenir et le culte que je vous garde, en répondant comme je le fis à l'odieuse pédante, plus réparée qu'une des fresques du Campo-Santo! Et je lui déclarai que notre hôtesse s'était moquée d'elle. Je lui servis la profession de foi la plus grotesquement moderniste. Je lui répétai, en la prenant à mon compte, l'imbécile histoire de ce sot de génie qui fut Courbet, et qui disait à l'auteur d'un _Ecce Homo_: «Tu l'as connu, toi, Jésus-Christ?...» et à un autre: «Alors, ce sont des anges, ces messieurs tout nus qui se promènent avec des plumes dans le dos?...» C'est que je ne me contenais plus d'indignation, maintenant. Mme de Bonnivet venait d'aller demander à Camille Favier et à Bressoré de commencer. Elle donnait le signal de s'asseoir devant l'espace réservé aux deux acteurs qui devaient jouer avec elle; et elle venait de faire asseoir Jacques Molan à côté d'elle, en disant assez haut pour que je l'entendisse: --«A tout auteur, tout honneur!...» Ce qui suivit, les quelques minutes d'universel dérangement des fauteuils et des chaises, l'installation des femmes assises, et celle des hommes presque tous debout, l'établissement graduel du silence,--puis, au milieu d'un dernier reste de chuchotement, l'éclat soudain de la voix des deux acteurs, l'allée et venue des répliques du dialogue, les applaudissements discrets de ce public d'oisifs, tout cela, cette mise en train habituelle d'une saynète de salon, à peine si j'en ressaisis le détail, tant le cœur me bat, encore aujourd'hui, à revivre par le souvenir cette heure déjà lointaine. Moi qui connaissais les moindres expressions du mobile visage de Camille, les plus légères nuances de ses gestes, les inflexions les plus ténues de sa voix, j'avais discerné, dès les premiers mots de la scène, qu'elle ne se possédait plus. Mme de Bonnivet l'avait discerné aussi. Elle affectait, en inclinant sa tête aux bons endroits et en applaudissant la première, de se pencher un peu trop du côté de Jacques, de lui parler à mi-voix, de lui rendre enfin un hommage public, simple politesse d'admiratrice à l'égard d'un auteur en vogue! Mais pour Camille, pour l'amoureuse égorgée et désespérée, l'insolence de cette attitude était trop atroce et il était impossible que la comédienne la supportât sans se venger. Je crus d'abord qu'elle essaierait d'humilier sa détestable rivale à force de succès, tant elle déploya de passion et d'éloquence dans la courte scène qu'elle avait à jouer. Puis, quand, cette scène finie, on la pria de dire quelques morceaux pour son propre compte, je pensai qu'elle bornerait sa vengeance à faire rejaillir un peu de ce succès sur deux confrères de Jacques dont ce dernier est volontiers jaloux, à moins qu'elle n'eût choisi ces deux poèmes parce qu'elle soulageait, en les récitant, son pauvre cœur d'abandonnée. Elle dit ainsi, avec une grâce divine, un lied inédit de René Vincy: _Un papillon couleur de flamme, Ailes ouvertes, s'est posé Sur le frais calice rosé D'une fleur dont il suce l'âme._ _Puis l'oublieux reprend son vol... Et la pauvre fleur délaissée, Se penche et va mourir, bercée Par la chanson du rossignol..._ et ensuite, de Claude Larcher, un sonnet inédit aussi et que je lui avais copié. Cher Claude! Eût-il jamais soupçonné que ce soupir exhalé de son âme malade servirait un jour à traduire un désespoir causé par un des confrères qui l'ont décidément fait oublier? Et que Camille était belle, tandis qu'elle récitait cette élégie où tenaient pour moi tant d'émouvants souvenirs de la douleur de mon ami mort,--cette douleur mystérieuse dont j'aurai été le seul et vrai confident: _Que de vers je t'ai faits, que tu n'as jamais lus! Que de fleurs j'ai pour toi tendrement moissonnées, Fraîches fleurs qui se sont entre mes doigts fanées Sans que je t'aie offert ces beaux bouquets perdus!_ _Que d'intimes chagrins tu ne vis pas non plus! Pensant à toi, combien j'ai pleuré de journées! Ces larmes, les as-tu seulement soupçonnées?... Vers brûlés! Parfums morts! Sanglots inentendus!_ _Sans doute j'aurais dû te révéler le drame Que ce mortel amour déchaînait dans mon âme. Je le voulais. Et puis je me disais: «Pourquoi?_ _Pour flatter son orgueil en lui montrant ma plaie?...» Tu le vois. C'est toujours ce doute affreux sur toi. Je n'ai même pas cru que ta pitié fut vraie._ Elle dit encore quelques autres morceaux. Puis, brusquement, avec une gaminerie qui pour une seconde me rassura, elle commença de faire ces _imitations_ toujours ignobles comme la vulgarité. La divine Julia Bartet, ce Tanagra souffrant et si finement vibrant d'_Antigone_, la souple et poignante Réjane de _Germinie Lacerteux_, la pathétique Jane Hading de _Sapho_, la mutine Jeanne Granier et la tragique Marthe Brandès furent tour à tour, pour elle, le prétexte d'une mimique qui attestait une étude du jeu de ces rares artistes, profonde jusqu'à la science, et cette espièglerie de singe dont m'avait parlé Molan, jusqu'à ce qu'ayant annoncé Sarah Bernhardt dans _Phèdre_, un frisson me courut par tout le corps. Elle commençait: «_... Juste ciel, qu'ai-je fait aujourd'hui? Mon époux va paraître et mon fils avec lui..._» Tout d'un coup, je me rappelai _Adrienne Lecouvreur_, et cette scène où la comédienne voyant Maurice de Saxe, qu'elle aime, coqueter avec la duchesse de Bouillon, durant une représentation de salon, récite les mêmes vers de Racine, et finit par insulter sa rivale en lui appliquant tout haut l'imprécation de la reine incestueuse du poète... Camille, comédienne comme Adrienne, amoureuse comme elle, trahie comme elle et dans des conditions dont je discernai soudain l'étrange similitude, avait-elle de sang-froid prémédité la même vengeance? Ou bien l'excès de son chagrin lui inspirait-il, sur place, ce moyen d'outrager son indigne amant et sa maîtresse, emprunté aux réminiscences de son métier? Je lisais distinctement sur son visage maintenant une terrible intention, et je l'écoutais pousser en regardant Jacques le cri admirable: «_Le cœur gros de soupirs qu'il n'a point écoutés, L'œil humide de pleurs par l'ingrat rebutés..._» Et déjà son émotion trop forte l'empêchait d'imiter l'accent chanté de l'admirable Sarah. Elle les prononçait à sa manière et pour son propre compte, les vers du poète, et elle s'avançait au bord de la petite scène, avec le geste dénonciateur qui est dans _Adrienne_. Son bras se dirigeait vers Mme de Bonnivet. Elle dardait sur son ennemie un regard d'où jaillissait l'éclair d'une jalousie affolée et elle jetait les mots irréparables: «_... Je sais mes perfidies, Œnone, et ne suis pas de ces femmes hardies Qui goûtant dans le crime une honteuse paix, Ont su se faire un front qui ne rougit jamais..._» X J'ai bien souvent vu représenter _Adrienne Lecouvreur_ depuis cette soirée dont je viens d'évoquer les péripéties, avec un tremblement de tout mon cœur au seul ressouvenir de l'angoisse qui m'étreignait pendant que Camille accomplissait cette action de folie. J'ai toujours constaté que le public était saisi aux entrailles par cette scène. Moi-même, avant comme après l'esclandre de Camille sur les tréteaux improvisés du hall de l'hôtel Bonnivet, elle m'a toujours ému assez pour que j'aie trouvé naturel le mouvement indiqué par le livret,--je viens d'avoir la curiosité de le consulter--:«_Adrienne a continué de s'avancer vers la princesse qu'elle désigne du doigt et reste quelque temps dans cette attitude, pendant que les dames et seigneurs, qui ont suivi tous ces mouvements, se lèvent comme effrayés..._» C'était, sans aucun doute, ce même effet, sur l'assistance, d'une terreur à jamais déshonorante pour sa rivale que l'amante dédaignée avait, dans un éclair d'aveugle affolement, résolu de produire, au risque des pires conséquences. Moi aussi, je l'attendais, ce formidable effet, avec une aussi affreuse certitude que si j'eusse vu aux mains de Camille une arme chargée et qu'elle en eût dirigé le canon contre Mme de Bonnivet. Aujourd'hui que je me reporte à ces minutes où mon cœur sautait d'appréhension dans ma poitrine, je ne puis m'empêcher de sourire. Toutes les personnes qui étaient dans le salon connaissaient sans doute _Adrienne Lecouvreur_, sinon comme moi, au moins suffisamment pour se rappeler la situation, d'un dramatique d'ailleurs très facilement intelligible. Toutes avaient tremblé au Théâtre-Français en voyant Sarah Bernhardt ou Bartet s'avancer vers la princesse de Bouillon, comme Camille venait de s'avancer vers Mme de Bonnivet. Hé bien! Excepté celles qui se trouvaient directement intéressées dans cette scène, pas une d'entre ces personnes ne parut comprendre la sinistre intention de la jeune actrice. Pas une, j'en ai la certitude, n'établit entre la scène qui se jouait devant elle à ce moment et celle qu'elle avait vu jouer dix fois, vingt fois, au théâtre, une comparaison qui eût été une révélation. Elle-même, la comédienne, comme stupéfiée et de ce qu'elle avait osé et du résultat, elle continuait mécaniquement la tirade que sa voix balbutiait comme dans un rêve: «_Mourons. De tant d'horreurs ce trépas me délivre! Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre?..._» Et, mécaniquement aussi, les intonations de Sarah lui revenaient pour achever: «_Je tremble qu'opprimé de ce poids, odieux L'un ni l'autre jamais n'ose lever les yeux..._» Elle avait fini, et c'était de toutes parts le plus flatteur murmure, de discrets bravos d'amateurs mondains devant la perfection d'un tour de force remarquablement exécuté, des: «C'est étonnant de vérité!... En fermant les yeux, on croirait entendre Sarah!... Comme cette petite est douée!... Ce n'est pas permis d'avoir du talent comme cela!...» Mme de Bonnivet qui avait été la première à battre des mains, s'était levée, et elle s'avançait vers Camille à qui elle disait avec un sourire dont l'amabilité faisait la souveraine insolence: --«Exquis, Mademoiselle, c'est exquis... Et je vous suis bien, bien reconnaissante... N'est-ce pas, Molan, que c'est exquis? Voulez-vous donner le bras à Mlle Favier pour la conduire au buffet?...» Certes, je ne suis pas suspect de sympathie pour l'audacieuse femme dont l'abominable coquetterie avait exaspéré la pauvre actrice jusqu'à cette étonnante algarade. Mais je dois lui rendre la justice qu'elle eut vraiment grand air pour réduire ainsi à néant la vengeance de Camille. Je l'entendis distinctement prononcer cette phrase, malgré le brouhaha des conversations reprises de toutes parts et à travers le bruit des chaises et des fauteuils subitement déplacés, et je vis Camille la regarder d'un regard de somnambule et donner, en effet, son bras à Jacques avec une passivité domptée. Son étonnement d'avoir osé ce qu'elle avait osé et de se retrouver ainsi, _sans qu'il se fût rien passé_, la laissait incapable de répondre, de sentir, de penser. Elle était comme un meurtrier qui, ayant tiré à bout portant un coup de pistolet sur son ennemi, aurait vu la balle s'aplatir contre ce front détesté et retomber sans même y laisser une trace de rougeur. Elle n'avait pas, je n'avais pas non plus, l'esprit assez libre pour apercevoir, dans ce qui se passait, une preuve entre mille qu'une irréductible différence sépare la vie représentée sur les planches de la vie réellement vécue. Elle était en proie à une crise nerveuse qui se manifesta d'abord par cet étonnement, par cet ahurissement plutôt, et, presque tout de suite, par des accès d'un rire à demi convulsif qui me firent trop de mal. Je m'éloignai volontairement de l'endroit où elle se trouvait avec Jacques, entourée des hommes qui la connaissaient et qui lui faisaient des compliments. Ce fut pour tôper droit sur Bonnivet. Le front de celui-ci, rouge, avec sa veine gonflée, ses yeux flamboyants et clairs à la fois, le frémissement de tout son être, me rendirent du coup la peur que j'avais eue quelques minutes plus tôt. Si, pour le reste des spectateurs, l'insulte jetée en face à la femme du monde par la comédienne avait passé inaperçue,--faute des quelques données sur le rôle de Jacques entre ses deux maîtresses qui la rendaient intelligible--le mari, lui, l'avait sentie, l'insulte, et il lui fallait toute sa force de domination pour dévorer cet affront comme il faisait. Il écoutait ou feignait d'écouter Senneterre, dont la volubilité démontrait que, lui aussi, avait deviné la signification vraie de la scène jouée par Camille et qu'il suait d'épouvante à la pensée que Bonnivet l'avait devinée aussi. Ce dernier caressait sa moustache de sa main droite avec un geste automatique, tandis qu'avec sa gauche, passée dans son gilet, il s'enfonçait, j'en eus l'impression, les ongles jusqu'au sang dans la poitrine. Je ne fus pas le seul à sentir que cet homme était en fureur, ni à remarquer son front, ses yeux, son geste, ces signes trop évidents pour un portraitiste d'une formidable tempête morale. Je vis le groupe d'habits noirs auprès duquel je me trouvais, s'écarter pour laisser la place à Mme de Bonnivet, qui s'approcha de son mari. De même qu'elle avait trouvé un sourire de suprême mépris, tout à l'heure, pour féliciter la petite Favier et répondre à l'insulte d'une atroce allusion par l'insulte d'une implacable indifférence, elle trouvait un sourire à ce moment-là, de tendresse et d'intimité, pour répondre aux soupçons qu'elle devinait chez son mari. Elle lui apportait, dans cet affectueux et gracieux sourire, une preuve indiscutable de sa bonne conscience. Il fallait à cet homme, et à cette seconde même, la sensation de sa présence, elle l'avait compris, et que la réalité physique de sa voix, de son regard, de son souffle, l'évidence aussi de sa tranquillité, imposerait au jaloux une suggestion de calme. Et radieuse de sérénité dans sa somptueuse toilette blanche, les yeux clairs, d'une clarté gaie, un demi-sourire sur sa jolie bouche, éventant son visage fin d'un petit mouvement doux avec un éventail qui soulevait à peine l'or de ses cheveux sur son front insoucieux, elle marchait vers lui, en l'hypnotisant du regard. Je pus voir à cette approche la physionomie du malheureux se détendre, tandis que Bressoré qui me connaît depuis Claude, me prenait le bras pour me souffler à l'oreille: --«Est-elle chic, hein? Est-elle chic?... Dites donc, La Croix, vous qui êtes l'ami de Favier, j'espère que vous lui ferez comprendre que c'est une vraie crasse pour moi et pour nous tous, que sa façon de se conduire ce soir?... Comment! voilà une maison où l'on nous reçoit comme des gens du monde, et, parce qu'elle est jalouse de la patronne à cause de Molan, elle va se comporter comme la dernière des grues et lui servir le coup d'Adrienne Lecouvreur!... Mais oui, mais oui! Je l'ai vue venir, allez, et j'en ai eu la chemise mouillée... Ça n'a pas porté, c'est vrai, mais ça aurait pu porter. Et alors, quelle tête est-ce que j'aurais eue, moi, je vous en fais juge?... Et puis, si le public n'y a vu que du feu, le mari et la femme ont très bien compris... Je vous le répète, voilà une maison fermée pour nous. Ils en ont soupé, maintenant, des petites représentations à domicile. Franchement, mettez-vous à leur place.... Non. Ça ne se fait pas, mais pas du tout... Je ne suis pas plus bourgeois qu'un autre et j'ai eu mes toquades, moi aussi, mais pas en cabot, en _gentleman_...» La plainte comique du vieux comédien en train de trembler pour son invitation mondaine mettait une note bouffonne dans cette aventure. J'en ris encore après tant de jours. Je rassurai de mon mieux l'excellent homme en lui affirmant qu'il se trompait, sans espérer, d'ailleurs, convaincre un personnage de cette finesse.--Serait-il beau à peindre, avec son œil bleu, mobile et perçant dans son masque glabre, sur lequel semble coller et flotter à la fois une inarrachable grimace! Il a eu tant de bonnes fortunes et de si étonnantes, que son coup d'œil, sur les dessous vrais de la vie, égale celui d'un grand diplomate. Ses innombrables maîtresses l'ont si bien renseigné sur les tenants et les aboutissants de tout le haut et demi-monde parisien qu'il n'est plus jamais la dupe de rien ni de personne. Il hocha sa tête incrédule à mes protestations, et il me répondit avec la familiarité inhérente à sa profession, malgré les principes de tenue qu'il venait de professer avec une espèce de solennité: --«Vous savez, mon petit La Croix, je suis très bon garçon, et je veux bien avoir l'air de croire tout ce que l'on me dit pour faire plaisir, mais quant à gober celle-là?... Vous vous payeriez ma fiole et vous auriez fortement raison!...» Ce petit aparté nous avait entraînés, l'acteur et moi, dans un coin du salon, près de la porte du hall, en ce moment ouverte. Je jugeai que cette pauvre Camille ne tarderait pas à sortir, et que le mieux était de l'attendre au dehors, afin de lui parler sans que le regard de Bonnivet tombât sur nous durant cet entretien. Si aucun événement ne surgissait à la traverse, j'étais bien sûr que la Reine Anne s'arrangerait pour se tirer définitivement d'affaire. Cet événement, j'étais bien sûr qu'il ne viendrait pas de Jacques. Je connaissais son empire sur lui-même. Il ne se trahirait point. Je savais que les éclats comme celui qu'avait osé Camille sont immédiatement suivis d'une crise de prostration, et je ne doutais pas qu'elle ne se fût laissée conduire au buffet maintenant, comme une bête assommée. Senneterre et Bressoré, les deux autres témoins qui avaient compris tous les dessous de cette scène, n'étaient pas non plus hommes à laisser deviner leur perspicacité. L'un, à travers ses ridicules, aimait trop sincèrement Mme de Bonnivet, l'autre était trop préoccupé de tenir son rôle d'artiste correct. Moi seul, mon énervement pouvait trahir que j'en savais trop long. Je me glissais donc du côté de l'escalier entre deux groupes, lorsque je me sentis saisi par la main. C'était Molan qui me dit d'une voix saccadée: --«Nous allons partir ensemble. J'ai à te parler...» --«Je m'en vais tout de suite,» répondis-je. --«Moi aussi, tiens, voilà un coin libre, filons...» Nous avions descendu l'escalier sans échanger une parole. Nous passâmes nos manteaux sans en échanger davantage, sous le regard impersonnel des valets de pied. Ce fut seulement sur le trottoir que Jacques me dit, en me serrant le bras avec une force qui me prouvait sa colère. --«Tu as assisté à cette scène?... Tu as vu ce qu'a osé me faire cette infâme cabotine?...» --«J'ai vu qu'elle s'était vengée,» lui dis-je. «Franchement, vous l'aviez bien mérité, Mme de Bonnivet et toi. Mais puisque ça n'a pas eu de conséquences et que personne ne s'est aperçu de ses intentions!...» --«Personne? Et Mme de Bonnivet, tu la prends pour une dinde? Et son mari? Tu crois qu'il n'a pas tout compris?... Et après ce que Camille savait des jalousies de cet homme, après le danger qu'elle m'avait vu courir, c'est une infamie, te dis-je, une abomination. Mais je lui apprendrai que l'on ne se moque pas de moi ainsi...» continua-t-il avec une violence croissante. En proférant cette menace, je vis qu'il se tournait du côté de l'hôtel d'où nous sortions et je le retins par le bras à mon tour en lui demandant: --«Tu ne vas pas rentrer là-dedans pour lui faire une scène?...» --«Non,» fit-il, «mais je connais son cocher, celui qu'elle prend pour ces sorties du soir... C'est moi qui ai fait les prix avec lui une fois pour toutes. J'ai toujours été si bon pour elle!... J'arrêterai sa voiture... Je veux qu'elle ait son paquet, là, tout de suite.» --«Tu ne feras pas cela,» l'interrompis-je en me mettant devant lui, et lui parlant bas cependant. J'appréhendais maintenant la curiosité de tous ces grands diables de cochers, assis sur leurs sièges, dans la longue file des véhicules. --«Je le ferai,» me répondit-il, hors de lui, et, juste à ce moment, le concierge de l'hôtel jetait dans la rue un nom qui arracha un éclat de rire à Molan, celui de Camille elle-même. --«Je t'en supplie,» dis-je au forcené, «si tu n'as pas le moindre égard pour Camille, pense à Mme de Bonnivet!...» --«Tu as raison», répondit-il, après un silence, «je me dominerai. Mais il faut que je lui parle, il le faut... Je monterai dans la voiture avec elle, voilà tout...» --«Et si elle ne veut pas?...» --«Elle!» fit-il en haussant les épaules: «Tu vas voir...» Un coupé s'était détaché de la file pendant que nous parlions,--mesquine roulotte de remise prise au rabais chez un loueur de quartier. Sa médiocrité contrastait singulièrement avec les autres équipages, dont les chevaux piaffaient dans la longue rue. Le temps que cette voiture mit à entrer sous la voûte et à en sortir me parut interminable. Si mon camarade se permettait de manquer à Camille, maintenant, j'étais décidé à tout... Enfin, je vois la voiture qui reparaît, et, derrière la vitre, une forme de femme, enveloppée d'une mante à haut collet, que je reconnais trop bien. C'était Camille. Jacques héla le cocher, qui le reconnût, lui aussi. Il arrêtait déjà son cheval quand la vitre s'abaissa, et nous pûmes entendre l'actrice qui criait, le buste penché hors de la portière: «Rue Lincoln, 23, vous m'entendez? Est-ce à monsieur que vous obéissez?» et s'adressant à moi: «Vincent,» dit-elle, «si vous n'empêchez pas ce monsieur,» et elle montrait Jacques, «d'essayer de monter dans ma voiture, j'appelle les agents...» Les silhouettes de deux sergents de ville se dessinaient toutes noires sous une des lanternes de la porte, et quoique ce petit dialogue eut été bien court, déjà l'éclat des voix faisait se pencher quelques-uns des hommes assis sur les sièges des autres coupés. Devant cette menace, Jacques n'osa pas tourner la poignée de la portière sur laquelle il avait déjà mis la main. Il recula d'un pas, et le coupé partit, tandis que la voix de Camille répétait--oublierai-je jamais de quel accent?... --«Rue Lincoln, 23, et vite.» --«Hé bien?» dis-je à Jacques après un silence, et comme il demeurait immobile sur le trottoir. --«Hé bien! Elle a deviné ce qui l'attendait», répondit-il brusquement, «et elle s'est sauvée... Sois tranquille. Ce qui est différé n'est pas perdu. Rue Lincoln? Où peut-elle bien être allée, rue Lincoln? 23? 23?...» --«C'est une adresse qu'elle aura donnée au hasard», lui dis-je, «pour te rendre jaloux et te faire croire qu'elle courait à quelque rendez-vous... Elle aura crié un autre ordre au cocher, sitôt arrivée au coin de la rue...» --«Nous pourrons toujours y aller et voir par nous-mêmes», répondit-il; «si elle a déjà pris un amant et qu'elle se soit permis de me jouer le tour qu'elle vient de me jouer, tu conviendras que c'est une grande coquine...» --«Non», répliquai-je, «mais une malheureuse enfant que tu as trop maltraitée et rendue folle... Quand elle aurait pris un amant, qu'est-ce que cela prouverait, sinon un de ces désespoirs comme les femmes en ont, où tout sombre?... C'est un suicide quelquefois qu'une action pareille, mais elle ne l'a pas faite, j'en réponds... C'est une fille trop fière...» Nous étions montés, en échangeant ces quelques phrases, nous aussi, dans un fiacre qui passait, et nous roulions à notre tour dans la direction de la rue Lincoln. Je n'avais plus maintenant qu'une préoccupation, celle de savoir si vraiment les duretés dont Camille avait été la victime, ne l'avaient pas précipitée à quelque horrible parti. Les phrases qu'elle m'avait dites, lors de ma première visite au modeste logis de la rue de la Barouillère sur ses tentations de luxe, me revenaient à la mémoire, et j'écoutais, comme dans un songe, Jacques philosopher à son habitude, soit que l'incompressible Trissotin fût réellement le plus fort en lui, soit qu'il ne voulût pas me montrer sa propre inquiétude. Les libertins de son espèce n'acceptent jamais, sans la plus sincère indignation, d'être remplacés auprès de la maîtresse qu'ils ont le plus froidement trahie. Ils admettent encore moins que l'on devine en eux cette rancune humiliée. Celui-ci avait donc cessé de se plaindre, pour causer idées, et il le faisait avec sa lucidité usuelle. C'est le don de ces intelligences dressées à spéculer, qu'elles fonctionnent d'une façon quasi-mécanique à travers toutes les secousses. Molan, je crois, dictera de la copie, et de la bonne, dans son agonie!... --«Nous lui devons tout de même un curieux document, à cette drôlesse de Camille... Tu te moques, toi aussi, de la prétention des écrivains au dédoublement? Sais-tu à quoi je pensais dans la minute même où elle s'avançait sur nous avec le fameux vers: «_Osent se faire un front?..._ «Je me rendais compte que cela ne portait pas, comme elle dirait dans son jargon. L'effet ratait, là, sur place. Au théâtre, il réussit toujours... Pourquoi? J'en ai trouvé la raison tout à l'heure même, dans la grande loi du raccourci qui domine les planches. Tu me suis bien?... Pour que dans la vie une allusion de cette sorte produisît son plein résultat, il faudrait que tous les assistants fussent initiés à tous les dessous du drame dont c'est là un épisode. Au théâtre, nous admettons qu'ils le sont,--voilà ce que j'appelle un raccourci.--Le spectateur suppose toujours que les personnages en scène savent de la situation tout ce qu'il en sait lui-même... Tu me suis toujours?... Voilà le point exact qui marque la limite entre la réalité brute et la réalité transposée. Et heureusement», ajouta-t-il, en riant gai. Il était content de sa théorie. «Heureusement que cette sotte de Duchesse Bleue n'a pas suivi de cours d'esthétique. Elle s'est comportée comme les gens de la Commune quand ils ont voulu faire sauter le Panthéon. J'étais dans le quartier. Je me rappelle si bien notre peur. Il y avait de la poudre plein les caveaux. Les scélérats ont fait partir l'étincelle électrique. Ils avaient oublié d'isoler le fil!... Toute cette électricité a fait comme nous ferons tous, elle est retournée dans la terre,--_et in pulverem reverteris_... Mais que ce soit le plus tard possible et pas de la main de Pierre de Bonnivet!...» Ce mélange de subtilité métaphysique et d'humour forcé disparut lorsque notre fiacre eut quitté l'avenue des Champs-Élysées et enfilé la rue Lincoln. Jacques se pencha hors de la portière avec une nervosité plus passionnée qu'il ne convenait à son dandysme, pour vérifier si aucune voiture ne stationnait dans cette rue très courte. Il aperçut deux lanternes allumées. Notre fiacre approcha encore, et nous vîmes le coupé de Camille arrêté devant un petit hôtel étiqueté de ce fatal numéro 23. Le coupé était vide, et le cocher, descendu du siège, allumait sa pipe à une de ses lanternes: --«Madame m'a dit de rentrer sans l'attendre», répondit-il à la question que lui posa Jacques en lui mettant un louis dans la main,--ni plus ni moins qu'un héros des romans de l'ancienne école. La fébrilité de mon camarade à cette réponse était bien grande, moins cependant que la mienne. Nous restâmes une minute à nous regarder. --«Nous allons savoir», dit-il le premier, et il cria à notre cocher, à nous, qu'il nous arrêtât au prochain café «nous consulterons le _Bottin_ tout simplement, et, s'il nous manque, nous irons au cercle regarder le _Tout-Paris_. Nous saurons alors à qui Mlle Favier demande des consolations, que tu m'avoueras rapides, et que je soupçonne antérieures à ses infortunes... Mais oui, mais oui... Ce n'est pas flatteur pour l'amour-propre masculin, mais chaque fois qu'on a des remords d'avoir trompé une femme, on peut s'affirmer qu'on est une dupe, et qu'elle avait déjà commencé...» Il avait sauté, en prononçant ces mots, sur le trottoir de la rue François-Ier, où nous nous trouvions engagés, et, avant même que la voiture ne fût tout à fait arrêtée, il entrait dans un estaminet parfaitement vide, que gardait un seul garçon endormi sur une banquette de moleskine rouge. Sans le réveiller, Molan avisa le _Bottin_ sur le comptoir d'où la caissière s'était absentée, et il le feuilleta d'une main qui tremblait un peu, pour me montrer, quand il les eût trouvées, les deux lignes suivantes: _Lincoln (rue de)_ et les désignations de rigueur, puis dans la colonne: «_23.--Tournade (Louis-Ernest), rentier._» --«Avais-je raison?» fit-il en ricanant. Il referma le _Bottin_, qu'il repoussa sur le comptoir, du bout de sa canne, en ajoutant: «Avoue que je méritais mieux...» --«Je n'avouerai rien avant d'être sûr», répondis-je, si profondément troublé par ce nouvel événement que je tremblais tout entier. --«Sûr?» s'écria Molan, avec une espèce d'insolente âcreté. «Sûr? Et que te faut-il donc? Tu voudrais les voir couchés dans le même lit, peut-être? Et tu douterais encore!... Mais moi, qui ne suis pas de la corporation des belles âmes, je crois que Mlle Favier est la maîtresse de M. Tournade, et je te répète que, dans ce cas, la scène qu'elle s'est permis de faire, ce soir, devient une des plus misérables actions dont j'aie jamais ouïe parler... Et je m'en vengerai. Allons, adieu...» Il me quitta sur ces mots de haine sans que j'essayasse ni de le retenir, ni de le calmer. Je me sentais accablé d'un poids énorme de tristesse. Je n'ai jamais, dans ma vie sentimentale, connu la jalousie telle que la plupart des livres la décrivent, cette angoissante et fiévreuse inquiétude autour d'une perfidie que l'on soupçonne sans en être certain. Je n'ai jamais aimé sans confiance. Il semble que les femmes devraient se faire un scrupule de trahir les hommes qui les chérissent de la sorte. J'ai éprouvé qu'il n'en était pas ainsi. Je recommencerais cependant d'aimer que je me comporterais de même, pour la simple raison qui fait que l'on n'y voit pas quand on a les yeux pleins de larmes. En revanche, si je n'ai jamais été jaloux de cette inquiète et ombrageuse façon, j'ai connu cette autre douleur qui consiste à porter dans son cœur, comme une plaie ouverte et qui saigne toujours, l'évidence d'avoir été trompé. J'ai su ce que c'était que de souffrir, des nuits entières, à l'idée d'un corps de femme livré en proie à la luxure d'un autre homme. Cette horrible oppression, cet arrêt de notre être intime, ce frisson de mort devant la _certitude_, c'est, je crois, la pire forme du malheur sentimental, et cette souffrance je venais de la subir à nouveau, avec quelle intensité, en lisant les syllabes du nom de Tournade sur le gros livre d'adresses! Dieu! Ai-je été misérable dès ce premier moment, tandis que je regagnais à pied, pour briser mes nerfs par la marche, ma maison du boulevard des Invalides! J'avais eu beau dire à Molan que je n'étais pas sûr que Camille fût la maîtresse du goujat dont la face immonde m'avait répugné si vivement dans la loge du Vaudeville, il n'y avait place, en moi, pour aucun doute. C'était si simple. La malheureuse enfant avait perdu la tête. L'excès de dépit et de la douleur l'avait égarée, et elle avait exécuté, dans un moment de délire, ce projet de vengeance qui devait la dégrader à jamais. Que dis-je? Elle avait exécuté ce projet? Elle l'exécutait en ce moment même, par cette nuit dont je voyais les étoiles briller au-dessus de ma tête entre les murs des maisons. Cette heure, ces minutes, ces secondes, dont je sentais la durée, dont je mesurais la fuite, elle les vivait, elle aussi, elle les employait aussi! Comment? Les sensations dont cette idée me brûlait doivent être, j'imagine, celles des condamnés à mort et de ceux qui les aiment, dans l'espace de temps qui sépare le réveil et l'exécution. On voudrait arrêter l'heure qui va, bouleverser le monde, que la terre s'ouvrît, que les maisons croulassent, qu'un miracle s'accomplît! Avec quelle anxiété on sent alors que la vie fonctionne en nous et autour de nous, dans une implacable rigueur de machine! Toutes nos agonies morales et physiques, nos révoltes et nos soumissions ne comptent pas plus pour la nature que les palpitations d'un insecte pris dans un foyer de locomotive. --«C'est fini, fini! Elle est la maîtresse de Tournade!...» Ces mots affreux, et _que je savais réels_, je me les prononçais avec désespoir tandis que je descendais, d'abord la rue François Ier, puis le pont des Invalides, puis l'avenue de la Tour-Maubourg, puis l'autre avenue. Ils me font encore du mal à les transcrire aujourd'hui, après tant de jours, mais c'est un mal sourd, une mélancolie presque douce, tant elle est tendre. Il s'y mélange une pitié songeuse, semblable à celle que j'éprouverais devant la pierre sous laquelle Camille reposerait, au lieu que dans cette première invasion de la certitude, une âcre nausée de colère et d'amertume me secouait tout entier. Fallait-il que je l'eusse aimée sans le savoir,--sans savoir du moins combien,--pour que, de penser à elle comme j'y pensais, me fût un tel supplice! Une fois rentré, et avant de me coucher, je voulus revoir ces deux portraits que j'avais esquissés d'elle: le premier, celui d'avant Jacques et que je cachais si soigneusement; le second, celui du mois dernier, avec son sourire inachevé. Ces deux images me la rendirent si présente, et si présente aussi la souillure qui la salissait à ce même moment, que je me rappelle avoir, dans la solitude de cet atelier, poussé de véritables gémissements de bête qui râle. Ma douleur se soulageait en de tels éclats, que mon domestique en fut réveillé. Je vis avec stupeur ce brave garçon entrer dans la pièce pour me demander si j'étais malade et si j'avais besoin de ses services.--Grotesque incident qui eut du moins un avantage: il mit fin à ce passage de demi-folie. Je sourirais de cet accès d'enfantillage après tant de mois, si je n'y trouvais, hélas! une preuve de plus de la fatalité personnelle, un signe de ce destin qui m'a toujours refusé le pouvoir de façonner les événements d'après mon âme. Idolâtrant Camille de cette tendresse, n'aurais-je pas dû le lui dire déjà? N'aurais-je pas dû tout disposer pour que son premier mouvement, si elle voulait mettre quelque chose d'ineffaçable entre Jacques et elle, fût de m'y mettre, moi? Qui sait? J'eusse réalisé, alors, avec elle, ce roman qu'elle avait rêvé et manqué avec Molan! J'eusse mis, à panser sa blessure, tant de finesse, un tact si passionné, tant d'adoration caressante, qu'elle m'eût aimé peut-être un jour! Ah! tristesse de ce qui aurait pu être! _... Look in my face, my name is:--Might have been! I am also called:--No more, Too late, Fare thee well!..._ --«Regarde-moi, je suis _Ce qui aurait pu être!..._ On m'appelle aussi _Jamais plus, Trop tard, Adieu._» Qu'ils seraient vrais à mettre sur ma tombe ces deux vers du peintre poète Rossetti!--Ce qui pouvait être! Jamais plus! Trop tard! Adieu!... Je passai cette nuit presque sans dormir, sinon, au matin, d'un sommeil fiévreux où j'eus un étrange rêve. Il me sembla que j'étais assis à la table d'un grand dîner. J'avais en face de moi Camille vêtue de rouge avec l'or de ses cheveux épars sur ses épaules nues. Il y avait auprès d'elle mon malheureux ami, Claude Larcher, dont je sais cependant qu'il est mort, et je savais qu'il était mort, à cette minute même où je le voyais vivant. Quoique nous fussions à table, Claude était occupé à écrire. C'était une angoisse infinie, pour moi, de le voir qui traçait ses lignes, en crispant sa main sur son porte-plume, par un geste que je lui ai trop connu. Je me rendais compte que, si malade, un tel effort lui était irréparablement funeste. Je voulais lui crier de s'arrêter, je ne le pouvais pas, menacé du doigt par Camille dans les yeux de laquelle je discernais un ordre absolu de ne pas dire un mot. Je comprenais en même temps que la lettre ainsi écrite par Claude m'était destinée. Elle contenait un conseil relatif à Camille, et je savais ce conseil d'un intérêt si pressant que d'attendre m'était un supplice qui s'augmenta encore quand tout le monde se leva de table, et que je vis Larcher s'en aller avec le papier sans me le donner. Je me mis à le poursuivre à travers un dédale infini d'escaliers tournants. Pour les descendre plus vite, je m'élançais, posant mon pied à vide et rebondissant comme si des ailes m'eussent soulevé, jusqu'à ce que je me trouvai dans un jardin que je reconnus pour être celui de Nohant, quoique je n'y sois jamais allé. J'observai avec étonnement la belle ordonnance des parterres, où des semis de fleurs éclatantes traçaient des caractères sur le gazon, et j'y lus, avec stupeur, la phrase que Jacques m'avait prononcée: «_Elle avait déjà commencé..._» Au même moment, un éclat de rire me fit me retourner. J'aperçus Camille, les cheveux toujours défaits sur ses fines épaules, toute pâle dans sa robe rouge. Elle apportait à Tournade un billet que je savais être celui de Claude. Le gros homme était couché, la face encore plus rougeaude que d'habitude, et il faisait claquer ses lèvres l'une contre l'autre avec la sensualité d'un goinfre d'auberge en présence d'un bon plat. C'est alors, au moment où Camille commençait de défaire sa robe pour se glisser dans le lit, que la douleur devint aiguë à ne pas la supporter. Je comprenais qu'elle allait se donner à lui pour la première fois. Je voulus courir vers elle, et, de nouveau, cette même immobilité invincible me paralysa tout entier, et je me réveillai, baigné de sueur... En y réfléchissant aujourd'hui, je démêle avec une parfaite lucidité les divers éléments combinés dans ce cauchemar. Il n'est pas jusqu'à cette vision singulière de Nohant qui ne s'explique par ce fait que le héros d'_Adrienne Lecouvreur_, la pièce utilisée par Camille en vue de sa vengeance, est Maurice de Saxe, le propre grand-père de George Sand. Mais quand on traverse des périodes d'un trouble moral très intense, on oublie qu'endormi ou éveillé, des lois aussi exactes que celles de la chimie gouvernent ces précipités intérieurs, nos pensées. Le fond superstitieux qui dort en chacun de nous s'agite obscurément, et l'on veut apercevoir dans le désordre des visions nocturnes des pressentiments, des conseils, une révélation. Je ne fus pas plus tôt sorti de ce pénible sommeil qu'une idée s'empara de moi: si, cependant, cette visite chez Tournade, la veille, n'avait pas été suivie d'une chute irréparable? N'arrive-t-il pas tous les jours qu'une femme accepte un rendez-vous, qu'elle s'y rend, et puis, au dernier moment, elle se révolte, elle défend sa personne physique avec acharnement, et elle s'en va, s'étant refusée avec une énergie aussi folle que son inconséquente démarche. Pourquoi n'avais-je pas admis cette hypothèse la veille et pourquoi l'admettais-je maintenant? Je n'en avais pas d'autre raison que ce songe. C'en fut assez pour que je me levasse hâtivement,--il était huit heures,--et je courus jusqu'à la maison de la rue de la Barouillère. Par bonheur ou par malheur, car un peu d'incertitude dans certains moments, c'est encore un peu d'espérance,--au moment même où je frappais au carreau de la loge pour demander, malgré l'heure matinale, si Mlle Favier était chez elle, je reconnus, dans cette loge, une servante qui avait accompagné Camille chez moi à plusieurs reprises. Cette vieille fille était la même qui m'avait ouvert la porte, lors de ma première visite. Elle avait vu naître la petite, je le savais, et la tutoyait. A ma vue, elle se précipita hors de la loge avec une hâte qui redoubla mes tristes pressentiments. --«Ah! monsieur La Croix,» me dit-elle, après m'avoir entraîné dans la cage de l'escalier de peur que l'on n'entendît notre conversation; «vous venez voir Mademoiselle?...» --«Elle est rentrée?» m'écriai-je. Et tout de suite, je compris, à regarder le visage anxieux de la servante, que sa demande avait été un pieux mensonge. Camille n'était pas rentrée. Mon exclamation révélait trop à mon interlocutrice que je savais quelque chose, et, tout de suite, elle m'interrogea. Me questionner, c'était tout m'apprendre. --«Écoutez, monsieur La Croix,» me dit-elle fébrilement, et elle joignait ses mains déformées et crevassées de bonne à tout faire, qui tremblaient un peu. «Si vous savez où elle est, je vous le demande, au nom de votre mère à vous, allez la quérir... Depuis que le cocher, hier soir, a apporté un mot d'elle, disant qu'elle ne rentrerait pas, Madame est comme folle de douleur... Je ne l'ai pas vue ainsi même quand nous avons trouvé Monsieur, avec sa balle dans le front... Elle ne fait que pleurer en me disant: «Je ne veux plus la voir jamais, jamais. Je la chasserai, si elle revient...» Elle dit cela, mais si Camille rentre, je suis sûre qu'elle lui pardonnera quand même. Comprenez-vous cela, monsieur La Croix? Une enfant comme elle, et sage, et douce, qui jamais ne se laissait approcher de personne? Et nous nous disions, Madame et moi, qu'elle se marierait si bien, comme cette chanteuse qui est devenue une marquise!... Non! Je ne peux pas croire qu'elle a fauté!... Monsieur La Croix, vous qui êtes si bon, dites-moi tout ce que vous savez. Je ne suis pas comme une autre... Je l'ai élevée toute petite... C'est à cause d'elle que je n'ai pas quitté Madame, quand tout a croulé... Mais, que cette concierge ne me voie pas causer avec vous si longtemps. J'ai déjà eu tant de peine à expliquer comment la petite a découché... Si elle revient, ça ira de soi...» --«Hélas!» lui répondis-je sans obéir à son injonction de monter jusqu'à l'appartement, tant je redoutais la douleur de la mère, «je ne sais rien de plus que vous, et la preuve, c'est que je venais demander des nouvelles de Mlle Favier, qui m'avait paru souffrante hier soir...» --«Ce n'est pas chez vous qu'elle est?» demanda la vieille fille, que mon embarras avait trop frappée. Elle l'expliquait à sa manière et ce soupçon révélait trop quelle affection passionnée elle portait à «la petite»,--comme elle appelait tendrement Camille. Ce désespoir de la mère, cet affolement de la servante achevèrent de me navrer le cœur. Une fois de plus je sentais dans quelle atmosphère de tendresse naïve et simple la pauvre Duchesse Bleue avait grandi. Elle avait été, elle aussi, une de ces petites filles dont la venue au monde est saluée comme une fête, dont toutes les étapes vers leur existence de femme sont des fêtes encore: baptême, anniversaires de naissance, première communion, première robe longue,--et tout cela pour que l'objet de tant de sollicitude émue, finisse dans les souillures de la galanterie! Et la fidèle servante continuait, naïf écho de mon amère pensée: «Non, ce n'est pas possible que ce soit chez vous, ni chez M. Molan, ni chez M. Fomberteau, vous êtes de trop honnêtes garçons pour faire, d'une demoiselle comme elle, une femme entretenue... Elle va être cela maintenant... Elle, Camille, Camille, Camille!...» Et oubliant ses propres recommandations sur la nécessité d'échapper aux racontars de la loge, la brave créature éclata en sanglots. Je la calmai du mieux qu'il me fut possible, en lui jurant que je ferai tout au monde pour voir Camille dans la journée et pour lui dire l'état où son départ du logis jetait sa mère. --«Qu'elle revienne!» fut la seule réponse que j'obtins à travers des larmes, et aussi ce mot, sublime d'impudeur dans le dévouement: «Si elle veut avoir des histoires, je l'y aiderai tant qu'elle voudra!... Dites-le lui, mais qu'elle reste à vivre avec nous!...» C'en était donc fait. Le drame de passion et de perfidie auquel j'assistais depuis ces dernières semaines se résolvait par son dénouement logique. Mon songe de cette nuit avait menti. Il était trop tard pour empêcher que cette adorable enfant, née avec les délicatesses du romanesque le plus rare dans la tête et dans le cœur, ne devînt une fille,--tout court. Sa fierté même,--cette jolie et vibrante fierté pour laquelle je l'avais tant chérie, hâterait sa dégradation.--Au sortir de la crise de fureur qui l'avait jetée au lit d'un Tournade, le mépris où elle se tiendrait elle-même, l'avilirait trop à ses propres yeux, et cette nausée intime n'aboutirait qu'à deux résultats également affreux à imaginer. Ou bien, elle ne se supporterait pas un jour de plus, et elle se tuerait, ou bien elle trouverait une sorte de douloureux orgueil à incarner en elle ce type de luxe outrageant et d'impudence triomphante que devient une grande actrice doublée d'une grande courtisane. Laquelle de ces deux solutions devait préférer un homme qui l'aimait comme je l'aimais, de ce sentiment d'abord si obscur, aujourd'hui si misérable et si saignant? L'une et l'autre perspective me furent si horribles qu'en dépit de la promesse faite à la vieille servante, je pris la ferme résolution de ne pas revoir la malheureuse enfant, et celle plus sage encore d'exécuter un projet vaguement caressé, depuis que je commençais de trop bien comprendre mon pauvre cœur: partir, retourner soit en Espagne, soit en Italie, dans un de ces pays de soleil où une âme, blessée jusque dans son fond, enveloppe du moins sa plaie intime de solitude, de lumière et de beauté. J'ordonnai à mon domestique stupéfié de préparer immédiatement mes malles pour une longue absence, et je me mis à classer des études, puis à feuilleter des guides en me contraignant à m'absorber dans la bousculade de ce départ précipité. Le fait nouveau et monstrueux: cette chute de Camille aux bras de Tournade avait aboli en moi toute autre préoccupation. J'avais oublié et Mme de Bonnivet, et la scène de la veille, et Molan lui-même. Aussi fut-ce comme un déplacement subit d'atmosphère, un rappel à une réalité abolie, lorsque je vis celui-ci, vers deux heures et demie, entrer dans l'atelier. C'était lui, pourtant, la cause du sinistre naufrage moral à propos duquel je souffrais. C'était lui que j'aurais dû maudire et haïr. Je le sentis, rien qu'à reconnaître son visage, à entendre sa voix, à toucher sa main. Il avait sa mauvaise figure, celle de ses heures de féroce dureté, et son extrême excitation se traduisait, pour moi qui l'ai tant pratiqué, par une façon qu'il a de mordre sa lèvre inférieure avec ses dents, qui allonge encore imperceptiblement son profil, déjà un peu aigu, et la bête cachée en chacun de nous, qui chez lui est le renard, transparaît alors si cruellement que l'ami le plus hypnotisé d'affection discernerait son vrai caractère dans ces minutes-là. Pour ma part, j'éprouvai à retrouver ainsi sur sa physionomie les traces des pires traits de sa véritable nature, un sursaut d'antipathie qui m'inonda de fiel. Toutes mes souffrances des dernières heures s'y déchargeaient et je l'accueillis avec une véritable explosion d'outrages: --«Tu viens te renseigner, n'est-ce pas? Tu t'es si malproprement conduit, que voilà cette pauvre Camille bien perdue maintenant! Je suis allé chez elle, ce matin, et j'ai su qu'elle avait passé la nuit dehors. Nous savons où. Voilà l'œuvre de ton égoïsme. Mais cette infamie te sera comptée, s'il y a quelque part une justice. C'est un crime, entends-tu, un crime de jouer avec un cœur sincère, et de le conduire où tu as conduit celui-là...» --«Laisse-moi donc tranquille,» interrompit-il vivement en haussant les épaules. «Quand une jeune fille prend un amant, c'est qu'elle en prendra et deux, et trois, et quatre, et le reste... Si Camille avait été une honnête créature, elle m'aurait dit, quand je lui ai fait la cour: «Voulez-vous m'épouser? Non? Alors, bonsoir...» Elle ne me l'a pas dit. Tant pis pour elle!... Et, d'ailleurs, si je lui ai fait du mal, il me semble que nous sommes quittes, et, vilenie pour vilenie, son histoire d'hier au soir vaut toutes les miennes...» --«Ah! la scène d'_Adrienne_!» m'écriai-je. «C'est à cela que tu penses pour essayer d'endormir tes remords, au lieu de pleurer toutes les larmes de ton corps sur l'assassinat moral que tu as commis... Parlons-en de cette soirée! Quelles conséquences pénibles a-t-elle donc eues, que tu puisses la mettre en balance avec tout un avenir brisé, avec une pauvre âme souillée à jamais?... Bonnivet a-t-il mis sa femme à la porte? T'a-t-il envoyé ses témoins? Non, te dirai-je moi aussi, et je te dispense de comparer cinq mauvaises minutes que tu as passées, et méritées, à ce vertige qui vient de prendre et de perdre cette pauvre fille pour toute sa vie, je te le répète, et tu l'entendras, pour toute sa vie...» --«Quelle chaleur!» répliqua-t-il avec un sourire ironique. «Quelle éloquence! Nous sommes en train de nous dire nos vérités. Allons-y... Tu m'en veux de ce que tu n'as pas eu le courage de te proposer au lieu et place de Tournade, c'est ça, le vrai... Pas de dénégations. Je sais à quoi m'en tenir, mon pauvre La Croix, moi aussi... Les mots amers sont inutiles entre nous, tu sais, et, changeons de propos, veux-tu?» Puis, après un silence: «Je ne t'en veux pas d'ailleurs, et je vais te le prouver en te demandant un service... Devine d'où je viens, de ce pas?...» --«De chez cette coquine de Mme de Bonnivet, naturellement...» répondis-je. J'étais bien déterminé à clore cet entretien sur une brouille, et j'avais cherché la phrase que je pensais devoir le plus vivement l'atteindre. Ma colère se changea en stupeur, à l'entendre me répondre en ricanant: --«De chez cette coquine de Mme de Bonnivet, en effet. Tu la détestes ferme, n'est-ce pas? Tu trouves que j'ai été bien infâme de lui sacrifier Camille?... Hé bien!» continua-t-il avec un accent singulièrement âpre, qui acheva de me faire comprendre que, de ce côté-là encore, il se passait quelque chose de très nouveau et de très inattendu, «je suis venu te demander de m'aider à m'en venger... Cela t'étonne?...» --«Avoue qu'il y a de quoi,» lui répondis-je. «Je te quitte à onze heures du soir, ne pensant qu'à elle, indigné contre Camille à cause d'elle. Tout à l'heure tu traitais de vilenie la folle incartade de cette pauvre enfant, parce qu'elle...» --«Et je maintiens le mot,» interrompit-il plus vivement encore. Il y eut un nouveau silence. Je pus voir qu'un combat entre des sentiments très contradictoires se livrait en lui. Ce qu'il avait à me dire faisait trop saigner sa vanité. D'autre part, cette même vanité avait besoin d'exercer sur Mme de Bonnivet cette vengeance immédiate dont il m'avait parlé, et j'étais seul à pouvoir l'y aider efficacement. Mais, cet homme, d'habitude si maître de lui, venait d'être trop complètement bouleversé par un affront, d'autant plus dur à recevoir, qu'il y était moins préparé. La rancune fut la plus forte, et il reprit d'une voix sifflante où vibrait une absolue sincérité: «Oui, une vilenie, je maintiens le mot, et je suis presque heureux d'avoir à le maintenir; car cela me constitue un droit auprès d'elle... Écoute,» continua-t-il en posant sa main sur mon bras et me le serrant à mesure qu'il parlait: «... Je suis donc allé chez Mme de Bonnivet aujourd'hui et aussitôt après le déjeuner. J'étais inquiet. On a beau savoir, des femmes, qu'elles sont comme les chattes, qui retombent toujours sur leurs pattes, et qu'elles gardent à leur disposition de quoi rouler un mari qui les aime, tant qu'elles veulent et comme elles veulent,--tu m'entends?--on a de ces grotesques sollicitudes!... Je tremblais que Bonnivet n'eût fait une scène à sa femme à la suite de l'histoire de Camille, hier au soir... Tu vas admirer ma bêtise, cette fois, et tu ne me reprocheras plus mon manque de cœur. Pour une fois que je lui obéis, à ce pauvre cœur, ça me réussit!... J'arrive donc et je suis reçu dans le petit salon que tu connais par une femme couchée sur une chaise longue, en robe de chambre vaporeuse. Tu vois cela d'ici: une dentelle autour de ses cheveux, juste ce qu'il faut de lumière pour lui donner un charme d'ombre, de fantôme, de tout ce que tu voudras d'idéal et de capable d'ensorceler un amant que l'on va congédier... Écoute encore:--«Vous avez la migraine?» lui demandai-je.--«On l'aurait à moins,» me répondit-elle, et, me regardant avec des yeux que je ne peux pas te rendre, des yeux où il y avait de la haine et de la fureur, mais froides, mais venimeuses:--«Vous en avez de l'audace,» continua-t-elle, «de revenir ici après ce qui s'est passé hier...» Je fus si interloqué de cet accueil, que je ne trouvai pas de réponse. C'était moi qu'elle rendait responsable de l'insulte que lui avait faite Camille!...» --«C'est un peu fort de café, comme nous disions à l'atelier,» fis-je en riant malgré moi de cette prodigieuse volte-face, et de la mine penaude du pseudo don Juan devant cet étonnant détour de méchanceté féminine. «Entre nous, tu ne l'avais pas volé...» --«Mais écoute donc,» reprit-il avec plus de violence, «tu me blagueras plus tard et tu auras raison... J'ai cru que j'avais touché cette âme glacée à une place un peu sensible... Je m'étais mis dedans, voilà tout... Ce qu'elle a pu me dire, dans ce quart d'heure, d'infernalement dur et cruel, tu ne te l'imagines pas, et que j'avais très bien su à quoi je l'exposais en permettant à Camille de venir jouer chez elle, et que cela m'avait flatté, naturellement, de mettre mes deux maîtresses en face l'une de l'autre, et qu'elle nous avait reçus, Camille comme une dame, moi comme un homme du monde et que nous nous étions conduits, elle en cabotine, moi en homme de lettres,--elle a osé se servir de ces mots!--et que c'était un coup combiné entre nous, que nous lui paierions, moi ma vanité, elle son insolence; que, d'abord, c'était la dernière fois que sa porte m'était ouverte, qu'elle avait parlé avec son mari,--elle a osé me dire cela encore,--oui, qu'elle lui avait parlé, qu'elle lui avait expliqué l'ignoble procédé de cette fille par des vantardises de ma part, tout aussi infâmes!... Et si tu l'avais entendue, et de quelle voix elle insistait:--«Et ce sera ma première vengeance, puisqu'il paraît qu'elle vous aime, je vais vous renvoyer à elle, et elle vous verra malheureux, et malheureux par moi; car vous le serez, vous le serez!...» Et elle riait du rire aigu que tu sais, et je l'écoutais, moi, le Jacques Molan que tu connais, si épouvanté devant la noirceur d'âme dont ces phrases faisaient preuve, que je ne l'arrêtais pas... Je pourrais te dire, si je posais devant toi, que je m'amusais à l'étudier... Hé! bien! non! En ce moment-là, j'étais paralysé, je ne comprends pas bien par quoi, par exemple. Mais je l'étais... Et, vois-tu Pierre de Bonnivet entrant au milieu de cette scène, et entends-tu le silence du petit salon, entre nous trois? Je te le jure, j'ai eu l'idée de crier à cet imbécile de mari, en ce moment-là:--Vous savez, j'ai été l'amant de votre femme... Je crois que cela m'aurait soulagé! Il en aurait suivi, quoi? Un duel. On en réchappe, et j'eusse été vengé par le déshonneur de cette drôlesse... Et puis le préjugé qui veut qu'on supporte tout plutôt que de vendre une femme qui s'est donnée à vous, même quand elle le mérite, m'en a empêché... Et me voici...» --«Mais enfin, à quel mobile a-t-elle bien pu obéir?...» m'écriai-je, tellement abasourdi par ce récit que je ne pensais plus à me moquer du contraste entre l'attitude triomphante du Jacques de la veille et la piteuse confession qu'il venait de me faire, haletant, furieux, si bouleversé qu'il avait tout dit pêle-mêle, sans calcul, cette fois, et sans attitudes. C'était l'animal blessé qui crie. «Oui,» répétai-je, «à quel mobile? Elle a été ta maîtresse. Par conséquent elle tenait un peu à toi, que diable!...» --«Elle tenait à me prendre à Camille,» interrompit-il. «Cela, je l'ai toujours su... Maintenant qu'elle a réussi, je ne l'intéresse plus, c'est encore très naturel... La rancune de l'amour-propre outragé a fait le reste... Je lui ai représenté Camille un instant et elle m'a détesté de la haine qu'elle lui porte. C'est encore très naturel... Elle a trouvé le moyen de tout concilier à la fois: le ménagement envers la défiance de son mari, trop averti maintenant, cette féroce rancune, et, sans doute, son fonds naturel de rosserie, par cette invraisemblable rupture... Mais on ne me met pas à la porte comme cela. J'ai une revanche à prendre et je la prendrai... Tu vas m'y aider, et tout de suite...» --«Moi?» répondis-je, «comment?» --«En allant de ce pas chez Camille,» me dit-il, et, comme je faisais un geste, il insista: «Oui, chez Camille... Il y a ce soir une première au Théâtre-Français, et j'ai une baignoire... Je veux assister à cette représentation avec elle, en tête-à-tête, as-tu compris? Mme de Bonnivet doit y être. Je veux que la gueuse me voie avec la petite Favier, qu'elle constate que nous sommes remis ensemble et heureux, et cela lui fera mal dans son amour-propre. C'est le seul point où je peux l'atteindre! Ah! elle est convaincue que je suis parti de chez elle en pleurant, que j'ai le cœur déchiré, que je suis misérable!... Elle aura, devant ses yeux de pintade riche, la preuve qu'elle n'aura pas plus compté dans notre vie, à Camille et à moi, que ceci,» et il jeta par terre une allumette avec laquelle il venait d'allumer sa cigarette «et il faudra bien qu'elle se dise: «Cet homme m'a eue, tout de même». Car je l'ai eue, elle ne peut pas empêcher cela, qu'elle n'ait été à moi, la coquine, que je l'aie tenue là, dans un lit... Comme cela venge de penser qu'une femme ne peut tout de même jamais, jamais effacer cela!...» Cette atroce explosion de mauvais sentiments avait rendu sinistre le visage de ce garçon qui passe, non sans raison, pour un joli homme, et qui peut se faire si félin, si doux, si caressant. Il était hideux à cette minute, où il justifiait d'une manière saisissante les théories habituelles à mon pauvre Claude, sur la haine sauvage qui fait le fond des rapports simplement sexuels. Ce soi-disant amour à base de cruauté m'a toujours répugné si profondément, qu'il me fut impossible de plaindre Jacques, quoique je le sentisse aussi malheureux qu'il est capable de l'être. D'ailleurs, je voyais nettement l'inutilité absolue de la démarche que me demandait l'amant congédié. Le caractère de Mme de Bonnivet s'éclairait pour moi tout entier. Je comprenais qu'avec ses subtiles prétentions à la rouerie, mon camarade avait été, vis-à-vis de cette femme, ce que sera toujours le plus corrompu des écrivains devant une créature vraiment scélérate et qui ne fait pas de dilettantisme avec la dépravation: un enfant, un pauvre diablotin de fanfaron de vice, aussitôt démasqué et ligoté. L'implacable coquette s'était amusée à saccager le bonheur de la petite Favier avec la joie que ces êtres qui ne peuvent pas sentir, éprouvent à martyriser les sentiments des autres. Elle avait vu clair dans le cœur de Molan. Elle avait manœuvré de manière à y enfoncer le couteau juste au point vulnérable, et, au moment voulu, elle le mettait à la porte, cette besogne faite, avec la seule volupté qu'elle pût éprouver, celle de faire souffrir. Et lui, le théoricien de toutes les dépravations parisiennes, s'était laissé acculer à cette petite exécution sans rien deviner. Maintenant, il écumait de rage impuissante contre cette maîtresse qui avait joué avec lui tant que ce jeu avait convenu à son despotisme et à son ennui, à son sadisme moral aussi,--car son mot était juste, et il y a de cette perversité dans toutes les femmes froides qui ont des amants. Et elle ne lui laissait pas en mains une ligne de son écriture, pas un portrait, rien qui pût prouver leur liaison. Non. Molan n'était pas de force, et n'eussé-je pas eu d'autres motifs, je lui aurais refusé la démarche qu'il me demandait. Le seul service à lui rendre était de l'arracher à tout rapport avec cette redoutable femme. D'ailleurs, faire servir de nouveau la malheureuse actrice à cette besogne m'eût paru la misère des misères, et je le lui dis, en prenant texte de son outrageant rappel de possession physique: --«Contente-toi de cette satisfaction d'amour-propre, car, pour l'autre, tu oublies où en sont tes rapports avec Camille...» --«Comment?» dit-il, et il eut ce mot, le plus étonnant que son égoïsme eût jamais proféré en ma présence «mais puisque je lui pardonne le Tournade de cette nuit!...» --«Mais elle?» lui répondis-je, «elle ne te le pardonne peut-être pas...» --«Allons donc!» répliqua-t-il, «tu n'as qu'à y aller et à lui demander pour moi dix minutes d'entretien ici. Tu verras si elle te les refuse.--Allons, fais cela pour moi... et pour elle!...» --«Non, et non,» finis-je par lui répondre avec la brutalité d'une véritable indignation qui lui fit hausser de nouveau les épaules et prendre son chapeau en me disant: --«Hé bien, j'irai moi-même la chercher...» --«Mais où cela?» lui demandai-je. --«Où elle est,» me répondit-il. --«Chez Tournade?...» --«Chez Tournade... Après tout, une affaire avec ce drôle, ça me détendrait les nerfs. Et puis la Bonnivet le saurait et ce serait une preuve de plus que j'aime toujours Camille... Je suis tranquille, d'ailleurs. Je vais trouver une lettre d'elle chez moi, me suppliant de la revoir... C'est déjà étonnant qu'elle n'ait pas reparu ce matin...» Il était redevenu le Jacques Molan des grands jours, le personnage de tant d'aplomb, d'une si imperturbable affirmation personnelle, et dont il émane une étrange autorité. J'y étais désormais réfractaire, pour mon compte. En était-il de même pour Camille? N'allait-il pas réussir et reprendre son empire sur la pauvre amante qu'il avait martyrisée jusqu'à l'avilir? Et alors quelle dégradation pire encore! Cette question que je me posai quand Jacques m'eut enfin quitté, acheva de me noyer d'une telle amertume que ma volonté devint irrésistible de m'en aller, de ne plus les revoir, ni elle, ni lui, de n'en plus rien savoir jamais. Je décidai de partir tout droit pour Marseille et le soir même. Là je prendrais un parti définitif. J'employai ce qui restait de jour à quelques courses indispensables chez le banquier, chez le marchand de couleurs, au bureau des wagons-lits, chez les deux ou trois parents éloignés avec qui j'ai conservé des relations. De temps à autre, je regardais ma montre, et, à la pensée que le temps avançait, une main me serrait physiquement le cœur. J'avais froid d'avance de la solitude où j'allais entrer en quittant la ville où vivait, où respirait mon unique amour. Quel fut mon trouble lorsqu'à six heures et au moment où je me mettais à ma table pour faire honneur à un demi-dîner, dans la salle à manger située au rez-de-chaussée du petit hôtel, j'entendis une voiture s'arrêter à la porte. Le timbre de l'entrée retentit, puis une voix, celle de la personne que j'avais à la fois le plus d'envie et de peur de revoir en ce moment, la voix de Camille Favier! --«Vous partez?» me demanda-t-elle, quand je vins la rejoindre dans l'atelier où j'avais dit au domestique de l'introduire, «j'ai vu vos malles prêtes dans l'antichambre...» --«Oui,» lui dis-je, «je vais faire un tour en Italie...» Elle n'avait pas levé son voile, comme si elle avait voulu que je ne pusse pas voir son visage. Ce signe de la honte qu'elle éprouvait au fond d'elle me fut pourtant une douceur. C'était une preuve, après tant d'autres, de cette délicatesse native qui me rendait plus navrante sa chute dans la prostitution, qui me la rendait, elle, plus douloureusement, plus follement chère. --«Et quand?» me demanda-t-elle de nouveau. --«Dans une heure vingt-cinq, si le train n'a pas de retard,» dis-je sur un ton de plaisanterie en regardant la pendule qui remplissait de son battement la vaste pièce vide. Nous restâmes tous deux silencieux à écouter ce bruit du temps, ce pas invincible de la vie qui nous avait conduits à cette minute, qui allait nous conduire vers quelles autres minutes, que nous prévoyions si déshonorantes pour elle, si mélancoliques pour moi? Quoique nous n'eussions échangé que ces paroles presque insignifiantes, elle savait que je savais tout. Elle s'était assise, le front dans sa main, et elle reprit: --«Tant pis. Je voulais vous charger d'une commission pour Jacques...» --«Laquelle?» fis-je tout tremblant; je prévoyais trop l'horrible confidence. J'ajoutai pourtant: «Si je peux vous être utile en reculant mon départ...» --«Non», dit-elle avec une énergie singulière. «Ce n'est pas la peine. Il vaut mieux que je ne vous revoie pas, vous non plus. C'était pour lui retourner cette lettre qu'il m'a adressée aujourd'hui, voyez à quelle adresse», et elle me tendit l'enveloppe sur laquelle je pus lire le nom de la rue Lincoln et celui de Tournade, et elle ajouta, d'une voix déjà moins ferme: «Je voulais le prier de ne plus m'écrire, de ne plus me chercher ni là ni ailleurs, puisque je ne suis plus libre...» Il y eut un nouveau silence entre nous. Elle s'était levée et me tendit la main en me disant: --«Je lui enverrai la lettre moi-même et par la poste. Ce sera mieux... Allons, Vincent, adieu, et bon voyage. Vous vous souviendrez de moi, n'est-ce pas? Et vous ne me jugerez pas mal... Allons, embrassons-nous, puisque nous nous reverrons Dieu sait quand!...» Et comme j'appuyais mes lèvres sur sa joue, je sentis, à travers son voile, que cette joue était mouillée de larmes. Il ne se prononça pas une parole de plus entre nous. Je ne trouvai pas une question à lui poser. Elle ne trouva pas une plainte à gémir. Même à des lits de mort bien chers, je n'ai jamais dit un adieu qui m'ait fait plus de mal. IX ...Oui! le déchirant, le triste adieu! Et faut-il que j'en aie été pénétré de mélancolie jusque dans l'arrière-fonds le plus intime de mon cœur pour qu'en en traçant le récit, j'aie trempé mon papier de mes larmes, et voici que je me sens à peine la force de reprendre ma plume pour ajouter à ce roman réel le sinistre épilogue dont l'ironie suggestive--comme on dit dans le style d'aujourd'hui,--m'a seule décidé à écrire ces pages! Vingt-cinq mois et une si longue absence n'ont pas guéri la secrète blessure. Elle se rouvre, elle saigne encore, à ce seul souvenir de la joue de Camille tout humide de ces vaines larmes sous mon baiser d'ami, le premier et le dernier que j'aie posé sur ce charmant visage à jamais profané. Et, cependant, si l'absence et le silence sont les deux grands remèdes à ces passions sans espoir et sans désir, comme était mon étrange sentiment pour cette pauvre fille, je peux me rendre la justice que je les ai bien sincèrement pratiqués. Et ces vingt-cinq mois m'apparaissent si courts, si courts, en regard de ces quelques semaines passées à suivre, heure par heure, la marche fatale de l'amoureuse déçue vers le désespoir et le reste,--sans essayer de l'empêcher. Récapitulons-les, pourtant, ces deux années, pour mémoire, et aussi pour me prouver que je n'ai pas trop à trop en regretter l'emploi. Ce fut d'abord, et le soir même, la fuite précipitée vers Marseille, puis, dès le lendemain, le départ pour l'Italie, par mer, sur un des bateaux qui touchent à Bastia en dix-huit heures, et de là vont à Livourne. J'ai toujours préféré cette façon d'entrer dans la chère Italie, sans étapes et d'un trait, outre que, dans la circonstance, ce voyage coupait court à une possibilité quelconque de télégrammes ou de lettres, au moins pendant une demi-semaine,--du dimanche au jeudi. Camille Favier allait-elle quitter Tournade et reprendre son joug de maîtresse de Jacques, ou bien non? Ce dernier allait-il donner suite à cet absurde projet d'un duel avec son nouveau rival? Ne pousserait-il pas la folie de l'amour-propre humilié jusqu'à s'arranger pour avoir, au contraire, une affaire avec Pierre de Bonnivet? Autant de problèmes que je voulais ne plus me poser, tant j'étais las. Dieu! que j'étais las! Entre parenthèses, j'eusse eu grand tort de me les poser, car pour parler comme mon ami Claude qui citait avec tant de délice une phrase de Beyle sur l'exécution capitale d'un de ses héros «_tout se passa simplement, convenablement..._» J'ai su ce détail depuis, mais beaucoup plus tard. Sur le moment, je demeurai dans une incertitude que j'eus la sagesse de prolonger. Seulement quatre mois après, ouvrant par hasard un journal français, dans un hôtel de Pérouse, j'y lus que Mlle Camille Favier allait être doublée par Mlle Berthe Vigneau dans le principal rôle de la comédie de Dorsenne, et d'un, comme disait encore Molan,--que le dit Molan lui-même publiait un recueil de ses pièces de théâtre avec une préface inédite, et de deux,--qu'un cheval de M. Tournade, Butterfly, avait gagné je ne sais quel prix de course, et de trois,--enfin, que l'on remarquait, à un _five o'clock_ très réussi chez M. de Senneterre, Mmes X..., Y..., Z... et de Bonnivet, et de quatre,--toutes nouvelles piquées dans cet unique numéro du journal comme des grains de raisin dans un pudding. Elles suffisaient pour me prouver que ce coin de monde, comme tous les coins de monde, était toujours pareil à lui-même, et la rassurante lacune de gros événements. Mais, de mon côté, ne venais-je pas de m'imiter moi-même en copiant d'abord à Pise un morceau de la fresque de Spinello Aretino sur Saint-Éphèse, puis à Prato la Salomé de Fra Filippo Lippi, pour continuer par une étude d'après le Piero della Francesca d'Arrezzo, cette extraordinaire _Invention de la Sainte-Croix_? Et maintenant je me préparais à gagner Ancône par Foligno, puis Brindisi, pour m'en aller à Athènes et à Olympie repaître de nouvelles visions le plus insatiable et le plus stérile des dilettantismes. Quand je songe à cet acharné travail de vaine culture, je me redis toujours une autre phrase que Dorsenne citait toujours, celle-là, cette exclamation de Bolivar mourant, si poignante de lassitude: «Ceux qui ont servi la Révolution ont labouré la mer!» Et ceux qui ont servi l'art, comme je l'ai servi, ont-ils accompli une besogne plus utile? Alors, quoi?... Alors quoi? J'imagine que Bonaparte, Talleyrand, Bernadotte, et tant d'autres, auraient eu un sourire d'un profond mépris pour le révolutionnaire agonisant qui n'avait su pêcher aucun trésor dans la grande eau trouble de la politique, et moi je n'ai qu'à penser aux deux petites scènes qui ont déterminé cette crise aiguë de ma mémoire, pour que je me jette à moi-même un sourire non moins méprisant. Pourtant, ai-je été dupe de m'enivrer de beauté antique, comme j'ai fait en Grèce, et de lumière? Ai-je été dupe, une fois revenu, de tout préparer pour un séjour plus long en Orient et de reprendre le chemin de l'Égypte et de l'Asie-Mineure au mois d'octobre, afin d'y commencer cette suite de tableaux sur Notre-Seigneur évoqué dans son vrai milieu de nature, qui serait l'œuvre définitive de ma maturité, si un autre ne m'eût devancé? Le hasard avait empêché qu'entre ces deux voyages je rencontrasse Jacques et Camille. J'avais su seulement que cette dernière était de plus en plus célèbre, et quant à lui, il s'était marié. Il s'était décidé à cueillir enfin la poire mûre, comme il m'avait dit au cercle, dans notre lointain dîner, et il l'avait cueillie dans de très sages conditions. Il avait épousé une veuve d'à peu près son âge, extrêmement riche et sans enfants, de quoi faire à sa maturité un intérieur de luxe cossu et «sans copie». De quel accent il disait ces mots autrefois! Mais comme il n'avait pas daigné ajouter un mot d'amitié à la lettre de faire-part qui m'annonçait son mariage, moi non plus je ne lui avais pas écrit. Cette suppression absolue de rapports entre nous ne me permettait guère de m'attendre à le voir entrer, comme il fit l'autre jour, dans mon atelier, un peu marqué, mais à peine, l'œil aussi fin, la bouche aussi railleuse, toujours charmant de tournure et de façon. Il m'eût quitté la veille qu'il ne m'eût pas tendu la main avec plus de cordialité gaie, et, tout de suite, sans attendre de mes nouvelles: --«Tu ne te doutes pas du plaisir que j'ai à te revoir... Quand viendras-tu dîner à la maison, que je te présente à Mme Molan? Tu verras. J'ai encore eu de la chance à cette loterie du mariage... Je suis sûr qu'elle te plaira beaucoup. Et quant à toi, elle sait combien je t'aime. Mais oui. Mais oui. On ne se rencontre plus. Ce n'est pas une raison pour s'oublier... Et qu'es-tu devenu depuis que nous n'avons bavardé ensemble? Deux ans! Il y a deux ans! Comme ça vous pousse! J'ai su que tu étais allé en Orient. J'ai eu de tes nouvelles par Laurens, le consul du Caire. Tu vois, je t'ai suivi de loin... Et, dis-moi,» reprit-il après que je lui eus répondu avec quelque embarras. Ces subites cordialités, après de telles traces d'indifférence, me déconcertent toujours un peu. «Oui, dis-moi. Est-ce que tu as revu Camille Favier?...» --«Moi?» m'écriai-je, et je me sentis rougir sous son regard indulgemment ironique, «jamais. Pourquoi me demandes-tu cela?...» --«Ah! _Daisy_» me dit-il, en riant cette fois d'un rire gai qui découvrit les blanches palettes de ses dents demeurées intactes et sans un point d'or malgré la quarantaine approchante, «décidément, pâquerette vous êtes née et pâquerette vous mourrez...» --«Je te comprends de moins en moins,» lui dis-je impatienté. --«Comment? Elle te plaisait. Tu lui plaisais. Elle a pris amant sur amant, depuis Tournade: Philippe de Vardes, Machault, Roland de Brèves, tout le monde, pour finir par le petit duc de Lautrec qui dépense, pour elle, deux cent mille francs par an, et tu n'y es pas retourné!... Il est dit,» continua-t-il avec plus de malice encore dans le fond de ses yeux, «que vous ne vous reverrez jamais que sous mes auspices!... Te rappelles-tu notre dernière conversation et que je t'ai demandé d'aller chez elle en ambassade et que tu as refusé? Hé bien! c'est d'une autre ambassade auprès d'elle que je voudrais te charger. Refuses-tu encore cette fois?» --«Cela dépend de l'ambassade,» répondis-je sur le même ton de plaisanterie. --«Hé! c'est tout littéraire,» reprit-il toujours gaiement. «Ce n'est pas que j'ai à craindre la jalousie de ma femme. Nous ne sommes pas des amoureux, elle et moi. Nous sommes des associés de la vie, et elle est assez intelligente pour comprendre que les infidélités d'un homme tel que moi sont sans conséquences... Mais j'ai horreur en toutes choses des _revenez-y_... et en amour surtout! Bref, voici ce dont il s'agit. Tu te souviens de Mme de Bonnivet et des jalousies de Camille?...» --«La reine Anne?» interrompis-je, «est-ce que tu voudrais aussi m'envoyer chez elle? Ce serait complet...» --«Non», fit-il, «celle-là, c'est coupé et bien coupé. Sais-tu qu'elle est devenue veuve et qu'elle se remarie dans quinze jours avec un des Candale, un vrai. Elle n'aura plus à craindre les rectifications des vrais Bonnivet maintenant, et la voilà dans la crème de la crème... Toujours ma chance: elle va de plus en plus être d'un monde dont je ne suis pas, et je ne la rencontrerai jamais... Ah! la coquine! M'avait-elle mordu? Ai-je assez eu pour elle ce que les filles appellent si joliment un _grattin_?... Je l'ai tellement eu, et toute cette histoire s'arrangeait si bien, ces jalousies de Camille, la scène de l'appartement, celle du salon, ma foi, la pièce était toute composée et je l'ai écrite... Une espèce d'_Adrienne Lecouvreur_, mais moderne. Je l'ai lue à Fomberteau. Il est de mon avis, c'est ce que j'aurai fait de mieux... Ah! On verra si ses cent mille francs de rente ont aveuli Jacques Molan... C'est pourtant vrai qu'en me rangeant des voitures je me suis juré de ne plus jamais écrire, et c'est bien la seule exception que je ferai à cette règle. Passé quarante ans, on se répète, quelque génie qu'on ait, et, se répéter, c'est se survivre. Quand on ne doit pas se surpasser, il vaut mieux se taire... Je rêve, moi, la fin de Shakespeare et de Rossini. Oh! d'un très petit Rossini et d'un plus petit Shakespeare. Mais on fait ce qu'on peut, et je veux en rester sur mes vingt volumes... Et puis, ça été plus fort que moi. Ce sujet m'a pris, et la pièce est faite. Je te le répète, c'est la dernière!...» --«Tu as fait une pièce sur cette histoire?...» interrompis-je. «Malheureux, que va dire Mme de Bonnivet?» --«Que je n'ai aucun talent,» dit-il. «Avec les femmes du monde, c'est très simple. Vous figurez dans leurs salons, vous êtes un grand homme. Vous n'y paraissez plus. Vous ne valez pas les trois louis d'une première loge... C'est te dire le cas que je fais des éloges ou des critiques de Bonnivette. D'ailleurs, il faut croire que l'espèce pullule aujourd'hui. Ma femme a déjà reconnu dans le personnage trois de nos amies... Ainsi...» --«Et Camille? Camille dont cette aventure a été le roman, le triste et vrai roman, est-ce que tu n'as pas pensé à ce que tu lui faisais, en transportant son aventure toute chaude de la vie sur la scène?...» --«Voilà précisément le _hic_,» répondit-il en hochant la tête, «c'est tellement sa vie et sa personne... Il n'y a qu'elle qui puisse me jouer ce rôle-là... Et je ne sais pas comment rentrer en rapports avec elle. C'est une étrange créature. Rien ne s'efface dans cette fille. Croirais-tu qu'il y a quelques semaines, elle a parlé de moi à un de nos amis communs, avec une amertume!... Si je lui écris, elle est capable de ne pas ouvrir ma lettre. Il faudrait que quelqu'un allât lui proposer le rôle, devant qui elle n'eût pas d'amour-propre. J'ai bien pensé à Fomberteau. Mais nous ne sommes plus très bien ensemble depuis mon mariage. Il m'a reproché de m'être vendu. Quelle bêtise!... Camille et lui sont d'ailleurs brouillés depuis je ne sais quel feuilleton. Oh! elle est devenue très _grande artiste_, maintenant... Alors, je suis venu chez toi tout de go, pour te demander ce service!...» --«Moi?» m'écriai-je. «Moi?--Tu veux que j'aille, avec ton manuscrit, demander à cette pauvre fille, non seulement de te pardonner d'avoir écrit cette pièce, mais encore que je la prie, de ta part, d'y jouer elle-même?... Voyons, que je te regarde bien en face?... Tu n'es pas un fou, cependant. Tu es un homme comme un autre. Et tu ne sens pas que tu me proposes là une monstruosité?...» --«Hé bien!» répondit-il avec son sourire de jadis, celui qu'il avait déjà tout petit pour se moquer de mes naïvetés, «veux-tu te charger simplement de lui rapporter notre conversation, jusques et y compris ta sortie indignée de tout à l'heure? Je t'y autorise. Ça ne te rend le complice d'aucune infamie, cela. Tu vas chez une ancienne amie que tu as un peu négligée. Rien de plus naturel, pas vrai? Vous parlez de la pluie et du beau temps. Mon nom est prononcé, et tu lui tiens exactement le discours que tu viens de me tenir:--Imaginez-vous ce que Jacques a osé me demander? Et le reste... Tu verras ce qu'elle te répondra...» Était-ce la continuation de l'habituel empire que sa vitalité exerçait dès le collège sur mes incertitudes? Y avait-il, caché, tout au fond de moi, un désir secret de revoir Camille, une curiosité de savoir ce qu'était devenue la Duchesse bleue d'il y a deux ans? Une curiosité aussi de connaître sa réponse à l'inouïe proposition de Jacques? Je l'ai acceptée, cette ambassade, que j'avais trouvée, que je continue de trouver monstrueuse. J'y suis allé chez Camille, cette Camille «d'après tout le monde», pour prendre un des mots horribles de son ancien amant! Je l'ai revue, cette tête que j'ai tant aimée, encadrée cette fois dans ce luxe ignoble qui contrastait si cruellement pour moi avec l'humble et fière simplicité de la rue de la Barouillère! Il n'y avait pas un des meubles de ce vieux logis de cette vieille rue qui ne racontât une noblesse, ou d'elle, qui n'avait pas voulu vendre sa beauté, ou de sa mère, qui avait sauvé l'honneur de leur nom par un héroïque sacrifice de sa fortune!... Il n'y a pas une pièce de l'hôtel somptueux, de l'infâme gynécée qu'elle habite maintenant avenue de Villiers, comme mes confrères en vogue, qui ne raconte une de ses prostitutions. Et elle-même, était-ce bien la femme que j'avais vue pour la dernière fois, n'ôtant pas son voile, comme si j'eusse pu discerner sur ses joues si pâles la trace des baisers de Tournade, oui, était-ce cette même femme qui me recevait, rieuse, insolente de bravade, sans un embarras, toujours belle, adorablement belle, de cette fine et délicate beauté, qu'elle aurait, je crois bien, jusque dans le salon d'un mauvais lieu, mais si provocante, si impudique, maintenant! Et pas un mot, pas une rougeur, pas un embarras ne m'attestèrent qu'elle éprouvât une émotion à revoir en moi le témoin de ce qui devait pourtant lui rester un inoubliable souvenir. Elle avait allumé, pour m'écouter, une cigarette de tabac égyptien, un tabac de la couleur de ses cheveux, qu'elle fumait en renvoyant la vapeur bleuâtre par ses délicates narines, les yeux grands ouverts entre ses cils un peu mangés déjà par le crayon, la bouche trop rouge du fard de la veille, les joues plus pleines, la gorge plus forte; et les hanches plus opulentes se dessinaient dans une robe de chambre qui était un costume d'une étoffe bleue toute lamée et brodée d'argent. J'avais commencé, sur une question de politesse, par lui dire sommairement mes voyages, mes travaux, mon retour, puis j'avais abordé le sujet véritable de ma visite, et je lui avais transmis là, brutalement, sans détour, la proposition de Molan. --«Est-il assez canaille!» fit-elle en haussant ses souples épaules. «L'est-il assez!» Et, pendant un moment, je pus espérer qu'une nausée de dégoût me prouverait que l'ancienne Camille n'était pas morte. Mais non, elle reprit après ce silence: «S'il y a vraiment un beau rôle pour moi, dites-lui donc de m'envoyer cette pièce ou de me l'apporter... Il a tant de talent, quand il en a!... L'avez-vous lue la pièce? En est-il content? Vous savez, j'en ai vraiment besoin de ce beau rôle. Lui aussi, d'ailleurs. Il se laisse oublier depuis qu'il est riche... A nous deux, je réponds du succès: sa prose est si tendre et je la sens si bien!...» ...Et pas un vestige d'indignation,--de cette indignation que j'avais ressentie à savoir profané ce douloureux roman de son irréparable chute! A peine un vestige de rancune contre Jacques, de cette rancune à laquelle il s'attendait lui-même!... De ses yeux clairs et qui gardaient la couleur, la pureté transparente des temps de son innocence, je la voyais maintenant sourire au beau rôle, comme j'avais vu les yeux rusés de Jacques sourire à ce beau sujet de pièce.--Et c'est alors que j'ai vraiment compris pourquoi je ne serai jamais un grand artiste. Pour eux, pour les êtres comme je l'ai toujours connu, lui, comme elle est devenue, elle, après la première épreuve, la vie tout entière, leur cœur y compris, n'est qu'une occasion de produire cet acte spécial qu'ils ont à produire, cette précieuse sécrétion qu'ils élaborent comme l'abeille fait son miel, comme l'araignée fait sa toile, par un instinct, aveugle et féroce à la manière de tous les instincts.--Un amour, une haine, une joie, une douleur, c'est du terreau à faire pousser la fleur de leur talent, fleur de délicatesse et de passion, pour laquelle ils n'hésitent pas une minute à tuer en eux toute délicatesse vraie et toute passion vivante. Pour un mot à dire sur la scène, pour une phrase à écrire dans un livre, cette femme et cet homme vendraient leur père, leur mère,--Camille ne m'a même pas parlé de la sienne!--ils vendraient leur ami, leur enfant, leur plus doux souvenir! Et moi qui aurai passé ma vie à sentir ce qu'ils expriment si bien, lui avec du noir sur du blanc, elle avec des gestes et des accents émus, n'arriverai-je jamais qu'à me paralyser avec ce qui les exalte, ces natures d'expression, à m'épuiser par ce qui les nourrit, ces âmes de proie? Et la destinée veut-elle que les artistes, petits ou grands, se distribuent nécessairement entre ces deux races: celle qui traduit merveilleusement, sans les sentir, les passions que l'autre race éprouve sans pouvoir les traduire? Jacques avait-il raison en disant que ses cruautés envers Camille, en lui faisant des souvenirs, lui feraient aussi du talent?... Un beau rôle! Une belle pièce!... Décidément, ne nous plaignons pas de demeurer obscur et médiocre, si cette obscurité et cette médiocrité sont la condition pour sentir...--Et d'ailleurs, on n'a pas le choix. _Cannes, Décembre 1893.--Paris, Juin 1898._ [Illustration: ornement] _Achevé d'imprimer_ le dix-huit juillet mil huit cent quatre-vingt-dix-huit PAR ALPHONSE LEMERRE 6, RUE DES BERGERS, 6 _A PARIS_ LIBRAIRIE ALPHONSE LEMERRE ŒUVRES DE DANIEL LESUEUR ÉDITION ELZÉVIRIENNE POÉSIES.--_Visions divines._--_Les Vrais Dieux._--_Visions antiques._--_Sonnets philosophiques._--_Sursum Corda!_--_Souvenirs._--_Paroles d'Amour._ 1 vol. avec portrait. 6.00 fr. LORD BYRON. (Traduction). Tome Ier: _Heures d'Oisiveté._--_Childe Harold._ 1 vol. avec portrait. 6.00 fr. Tome II: _Le Giaour._--_La Fiancée d'Abydos._--_Le Corsaire._--_Lara_, etc. 1 vol. 6.00 fr. ÉDITION IN-18 JÉSUS ROMANS MARCELLE. 1 vol. 3.50 AMOUR D'AUJOURD'HUI. 1 vol. 3.50 NÉVROSÉE. 1 vol. 3.50 UNE VIE TRAGIQUE. 1 vol. 3.50 PASSION SLAVE. 1 vol. 3.50 JUSTICE DE FEMME. 1 vol. 3.50 HAINE D'AMOUR. 1 vol. 3.50 A FORCE D'AIMER. 1 vol. 3.50 INVINCIBLE CHARME. 1 vol. 3.50 LÈVRES CLOSES. 1 vol. 3.50 COMÉDIENNE. 1 vol. 3.50 ÉDITIONS DIVERSES UN MYSTÉRIEUX AMOUR. 1 vol. 3.50 fr. L'AUBERGE DES SAULES. 1 vol. in-8º, illustré. 9.00 fr Paris.--Imp. A. LEMERRE, 6, rue des Bergers.--3.-3049. *** End of this LibraryBlog Digital Book "La duchesse bleue" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.