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Title: L'ancien régime et la révolution
Author: Tocqueville, Alexis de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'ancien régime et la révolution" ***


 ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐
 │ Note de transcription:                                            │
 │                                                                   │
 │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été      │
 │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été      │
 │ conservées et n'ont pas été harmonisées.                          │
 │                                                                   │
 │ Les mots en italiques sont _soulignés_.                           │
 │                                                                   │
 │ Le numérotage des lignes dans les notes qui commencent à la page  │
 │ 365 n'a pas été retenu.                                           │
 │                                                                   │
 │ Page 403: Le numéro 6º manque.  Le numérotage n'a pas été changé. │
 └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘



  L'ANCIEN RÉGIME

  ET

  LA RÉVOLUTION


  PARIS.—TYPOGRAPHIE DE FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Ce, RUE JACOB, 56.



  L'ANCIEN RÉGIME

  ET

  LA RÉVOLUTION


  PAR

  ALEXIS DE TOCQUEVILLE

  DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE


  DEUXIÈME ÉDITION

  [Illustration]


  PARIS

  MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

  RUE VIVIENNE, 2 BIS

  1856

  Droits de reproduction et de traduction réservés.



AVANT-PROPOS.


Le livre que je publie en ce moment n'est point une histoire de la
Révolution, histoire qui a été faite avec trop d'éclat pour que je
songe à la refaire; c'est une étude sur cette Révolution.

Les Français ont fait en 1789 le plus grand effort auquel se soit
jamais livré aucun peuple, afin de couper pour ainsi dire en deux leur
destinée, et de séparer par un abîme ce qu'ils avaient été jusque-là
de ce qu'ils voulaient être désormais. Dans ce but, ils ont pris
toutes sortes de précautions pour ne rien emporter du passé dans leur
condition nouvelle; ils se sont imposé toutes sortes de contraintes
pour se façonner autrement que leurs pères; ils n'ont rien oublié enfin
pour se rendre méconnaissables.

J'avais toujours pensé qu'ils avaient beaucoup moins réussi dans cette
singulière entreprise qu'on ne l'avait cru au dehors et qu'ils ne
l'avaient cru d'abord eux-mêmes. J'étais convaincu qu'à leur insu
ils avaient retenu de l'ancien régime la plupart des sentiments, des
habitudes, des idées même à l'aide desquelles ils avaient conduit la
Révolution qui le détruisit, et que, sans le vouloir, ils s'étaient
servis de ses débris pour construire l'édifice de la société nouvelle;
de telle sorte que, pour bien comprendre et la Révolution et son œuvre,
il fallait oublier un moment la France que nous voyons, et aller
interroger dans son tombeau la France qui n'est plus. C'est ce que j'ai
cherché à faire ici; mais j'ai eu plus de peine à y réussir que je
n'aurais pu le croire.

Les premiers siècles de la monarchie, le moyen âge, la renaissance
ont donné lieu à d'immenses travaux et ont été l'objet de recherches
très-approfondies qui nous ont fait connaître non pas seulement les
faits qui se sont passés alors, mais les lois, les usages, l'esprit
du gouvernement et de la nation à ces différentes époques. Personne
jusqu'à présent ne s'est encore donné la peine de considérer le
dix-huitième siècle de cette manière et de si près. Nous croyons
très-bien connaître la société française de ce temps-là, parce que
nous voyons clairement ce qui brillait à sa surface, que nous possédons
jusque dans les détails l'histoire des personnages les plus célèbres
qui y ont vécu, et que des critiques ingénieuses ou éloquentes ont
achevé de nous rendre familières les œuvres des grands écrivains qui
l'ont illustrée. Mais, quant à la manière dont se conduisaient les
affaires, à la pratique vraie des institutions, à la position exacte
des classes vis-à-vis les unes des autres, à la condition et aux
sentiments de celles qui ne se faisaient encore ni entendre, ni voir,
au fond même des opinions et des mœurs, nous n'en avons que des idées
confuses et souvent fautives.

J'ai entrepris de pénétrer jusqu'au cœur de cet ancien régime, si près
de nous par le nombre des années, mais que la Révolution nous cache.

Pour y parvenir, je n'ai pas seulement relu les livres célèbres que le
dix-huitième siècle a produits; j'ai voulu étudier beaucoup d'ouvrages
moins connus et moins dignes de l'être, mais qui, composés avec peu
d'art, trahissent encore mieux peut-être les vrais instincts du temps.
Je me suis appliqué à bien connaître tous les actes publics où les
Français ont pu, à l'approche de la Révolution, montrer leurs opinions
et leurs goûts. Les procès-verbaux des assemblées d'états, et plus
tard des assemblées provinciales, m'ont fourni sur ce point beaucoup
de lumières. J'ai fait surtout un grand usage des cahiers dressés par
les trois ordres, en 1789. Ces cahiers, dont les originaux forment une
longue suite de volumes manuscrits, resteront comme le testament de
l'ancienne société française, l'expression suprême de ses désirs, la
manifestation authentique de ses volontés dernières. C'est un document
unique dans l'histoire. Celui-là même ne m'a pas suffi.

Dans les pays où l'administration publique est déjà puissante, il naît
peu d'idées, de désirs, de douleurs, il se rencontre peu d'intérêts
et de passions qui ne viennent tôt ou tard se montrer à nu devant
elle. En visitant ses archives on n'acquiert pas seulement une notion
très-exacte de ses procédés, le pays tout entier s'y révèle. Un
étranger auquel on livrerait aujourd'hui toutes les correspondances
confidentielles qui remplissent les cartons du ministère de l'intérieur
et des préfectures en saurait bientôt plus sur nous que nous-mêmes.
Au dix-huitième siècle, l'administration publique était déjà, ainsi
qu'on le verra en lisant ce livre, très-centralisée, très-puissante,
prodigieusement active. On la voyait sans cesse aider, empêcher,
permettre. Elle avait beaucoup à promettre, beaucoup à donner. Elle
influait déjà de mille manières, non-seulement sur la conduite générale
des affaires, mais sur le sort des familles et sur la vie privée de
chaque homme. De plus, elle était sans publicité, ce qui faisait qu'on
ne craignait pas de venir exposer à ses yeux jusqu'aux infirmités les
plus secrètes. J'ai passé un temps fort long à étudier ce qui nous
reste d'elle, soit à Paris, soit dans plusieurs provinces[1].

[1] Je me suis particulièrement servi des archives de quelques grandes
intendances, surtout de celles de Tours, qui sont très-complètes,
et qui se rapportent à une généralité très-vaste, placée au centre
de la France, et peuplée d'un million d'habitants. Je dois ici
des remercîments au jeune et habile archiviste qui en a le dépôt,
M. Grandmaison. D'autres généralités, entre autres celle de
l'Ile-de-France, m'ont fait voir que les choses se passaient de la même
manière dans la plus grande partie du royaume.

Là, comme je m'y attendais, j'ai trouvé l'ancien régime tout vivant,
ses idées, ses passions, ses préjugés, ses pratiques. Chaque homme y
parlait librement sa langue et y laissait pénétrer ses plus intimes
pensées. J'ai achevé ainsi d'acquérir sur l'ancienne société beaucoup
de notions que les contemporains ne possédaient pas; car j'avais sous
les yeux ce qui n'a jamais été livré à leurs regards.

A mesure que j'avançais dans cette étude, je m'étonnais en revoyant
à tous moments dans la France de ce temps beaucoup des traits qui
frappent dans celle de nos jours. J'y retrouvais une foule de
sentiments que j'avais crus nés de la Révolution, une foule d'idées que
j'avais pensé jusque-là ne venir que d'elle, mille habitudes qu'elle
passe pour nous avoir seule données; j'y rencontrais partout les
racines de la société actuelle profondément implantées dans ce vieux
sol. Plus je me rapprochais de 1789, plus j'apercevais distinctement
l'esprit qui a fait la Révolution se former, naître et grandir. Je
voyais peu à peu se découvrir à mes yeux toute la physionomie de cette
Révolution. Déjà elle annonçait son tempérament, son génie; c'était
elle-même. Là je trouvais non-seulement la raison de ce qu'elle allait
faire dans son premier effort, mais plus encore peut-être l'annonce
de ce qu'elle devait fonder à la longue; car la Révolution a eu deux
phases bien distinctes: la première pendant laquelle les Français
semblent vouloir tout abolir dans le passé; la seconde où ils vont y
reprendre une partie de ce qu'ils y avaient laissé. Il y a un grand
nombre de lois et d'habitudes politiques de l'ancien régime qui
disparaissent ainsi tout à coup en 1789 et qui se remontrent quelques
années après, comme certains fleuves s'enfoncent dans la terre pour
reparaître un peu plus loin, faisant voir les mêmes eaux à de nouveaux
rivages.

L'objet propre de l'ouvrage que je livre au public est de faire
comprendre pourquoi cette grande révolution, qui se préparait en même
temps sur presque tout le continent de l'Europe, a éclaté chez nous
plutôt qu'ailleurs, pourquoi elle est sortie comme d'elle-même de la
société qu'elle allait détruire, et comment enfin l'ancienne monarchie
a pu tomber d'une façon si complète et si soudaine.

Dans ma pensée, l'œuvre que j'ai entreprise ne doit pas en rester là.
Mon intention est, si le temps et les forces ne me manquent point, de
suivre, à travers les vicissitudes de cette longue révolution, ces
mêmes Français avec lesquels je viens de vivre si familièrement sous
l'ancien régime, et que cet ancien régime avait formés, de les voir
se modifiant et se transformant suivant les événements, sans changer
pourtant de nature, et reparaissant sans cesse devant nous avec une
physionomie un peu différente, mais toujours reconnaissable.

Je parcourrai d'abord avec eux cette première époque de 89, où l'amour
de l'égalité et celui de la liberté partagent leur cœur; où ils ne
veulent pas seulement fonder des institutions démocratiques, mais
des institutions libres; non-seulement détruire des priviléges, mais
reconnaître et consacrer des droits; temps de jeunesse, d'enthousiasme,
de fierté, de passions généreuses et sincères, dont, malgré ses
erreurs, les hommes conserveront éternellement la mémoire, et qui,
pendant longtemps encore, troublera le sommeil de tous ceux qui
voudront les corrompre ou les asservir.

Tout en suivant rapidement le cours de cette même Révolution, je
tâcherai de montrer par quels événements, quelles fautes, quels
mécomptes ces mêmes Français en sont arrivés à abandonner leur
première visée, et, oubliant la liberté, n'ont plus voulu que devenir
les serviteurs égaux du maître du monde; comment un gouvernement
plus fort et beaucoup plus absolu que celui que la Révolution avait
renversé ressaisit alors et concentre tous les pouvoirs, supprime
toutes ces libertés si chèrement payées, met à leur place leurs vaines
images; appelant souveraineté du peuple les suffrages d'électeurs qui
ne peuvent ni s'éclairer, ni se concerter, ni choisir; vote libre de
l'impôt l'assentiment d'assemblées muettes ou asservies; et, tout
en enlevant à la nation la faculté de se gouverner, les principales
garanties du droit, la liberté de penser, de parler et d'écrire,
c'est-à-dire ce qu'il y avait eu de plus précieux et de plus noble dans
les conquêtes de 89, se pare encore de ce grand nom.

Je m'arrêterai au moment où la Révolution me paraîtra avoir à peu près
accompli son œuvre et enfanté la société nouvelle. Je considérerai
alors cette société même; je tâcherai de discerner en quoi elle
ressemble à ce qui l'a précédée, en quoi elle en diffère, ce que nous
avons perdu dans cet immense remuement de toutes choses, ce que nous y
avons gagné, et j'essayerai enfin d'entrevoir notre avenir.

Une partie de ce second ouvrage est ébauchée, mais encore indigne
d'être offerte au public. Me sera-t-il donné de l'achever? Qui peut le
dire? La destinée des individus est encore bien plus obscure que celle
des peuples.

J'espère avoir écrit le présent livre sans préjugé, mais je ne prétends
pas l'avoir écrit sans passion. Il serait à peine permis à un Français
de n'en point ressentir quand il parle de son pays et songe à son
temps. J'avoue donc qu'en étudiant notre ancienne société dans chacune
de ses parties je n'ai jamais perdu entièrement de vue la nouvelle. Je
n'ai pas seulement voulu voir à quel mal le malade avait succombé, mais
comment il aurait pu ne pas mourir. J'ai fait comme ces médecins qui,
dans chaque organe éteint, essayent de surprendre les lois de la vie.
Mon but a été de faire un tableau qui fût strictement exact, et qui en
même temps pût être instructif. Toutes les fois donc que j'ai rencontré
chez nos pères quelques-unes de ces vertus mâles qui nous seraient le
plus nécessaires et que nous n'avons presque plus, un véritable esprit
d'indépendance, le goût des grandes choses, la foi en nous-mêmes et
dans une cause, je les ai mises en relief, et de même, lorsque j'ai
rencontré dans les lois, dans les idées, dans les mœurs de ce temps-là,
la trace de quelques-uns des vices qui, après avoir dévoré l'ancienne
société, nous travaillent encore, j'ai pris soin d'appeler sur eux la
lumière, afin que, voyant bien le mal qu'ils nous ont fait, on comprît
mieux celui qu'ils pouvaient encore nous faire.

Pour atteindre ce but, je n'ai craint, je le confesse, de blesser
personne, ni individus, ni classes, ni opinions, ni souvenirs, quelque
respectables qu'ils pussent être. Je l'ai souvent fait avec regret,
mais toujours sans remords. Que ceux auxquels j'aurais pu ainsi
déplaire me pardonnent en considération du but désintéressé et honnête
que je poursuis.

Plusieurs m'accuseront peut-être de montrer dans ce livre un goût bien
intempestif pour la liberté, dont on m'assure que personne ne se soucie
plus guère en France.

Je prierai seulement ceux qui m'adresseraient ce reproche de vouloir
bien considérer que ce penchant est chez moi fort ancien. Il y a plus
de vingt ans que, parlant d'une autre société, j'écrivais presque
textuellement ce qu'on va lire.

Au milieu des ténèbres de l'avenir on peut déjà découvrir trois
vérités très-claires. La première est que tous les hommes de nos jours
sont entraînés par une force inconnue qu'on peut espérer régler et
ralentir, mais non vaincre, qui tantôt les pousse doucement et tantôt
les précipite vers la destruction de l'aristocratie; la seconde, que,
parmi toutes les sociétés du monde, celles qui auront toujours le plus
de peine à échapper pendant longtemps au gouvernement absolu seront
précisément ces sociétés où l'aristocratie n'est plus et ne peut plus
être; la troisième enfin, que nulle part le despotisme ne doit produire
des effets plus pernicieux que dans ces sociétés-là; car plus qu'aucune
autre sorte de gouvernement il y favorise le développement de tous
les vices auxquels ces sociétés sont spécialement sujettes, et les
pousse ainsi du côté même où, suivant une inclinaison naturelle, elles
penchaient déjà.

Les hommes n'y étant plus rattachés les uns aux autres par aucun lien
de castes, de classes, de corporations, de familles, n'y sont que
trop enclins à ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers,
toujours trop portés à n'envisager qu'eux-mêmes et à se retirer dans
un individualisme étroit où toute vertu publique est étouffée. Le
despotisme, loin de lutter contre cette tendance, la rend irrésistible,
car il retire aux citoyens toute passion commune, tout besoin mutuel,
toute nécessité de s'entendre, toute occasion d'agir ensemble; il les
mure, pour ainsi dire, dans la vie privée. Ils tendaient déjà à se
mettre à part: il les isole; ils se refroidissaient les uns pour les
autres: il les glace.

Dans ces sortes de sociétés, où rien n'est fixe, chacun se sent
aiguillonné sans cesse par la crainte de descendre et l'ardeur de
monter; et comme l'argent, en même temps qu'il y est devenu la
principale marque qui classe et distingue entre eux les hommes, y a
acquis une mobilité singulière, passant de mains en mains sans cesse,
transformant la condition des individus, élevant ou abaissant les
familles, il n'y a presque personne qui ne soit obligé d'y faire un
effort désespéré et continu pour le conserver ou pour l'acquérir.
L'envie de s'enrichir à tout prix, le goût des affaires, l'amour du
gain, la recherche du bien-être et des jouissances matérielles y sont
donc les passions les plus communes. Elles s'y répandent aisément dans
toutes les classes, pénètrent jusqu'à celles mêmes qui y avaient été
jusque-là les plus étrangères, et arriveraient bientôt à les énerver et
à les dégrader toutes à la fois, si rien ne venait les arrêter. Or, il
est de l'essence même du despotisme de les favoriser et de les étendre.
Ces passions débilitantes lui viennent en aide; elles détournent et
occupent l'imagination des hommes loin des affaires publiques, et les
font trembler à la seule idée des révolutions. Lui seul peut leur
fournir le secret et l'ombre qui mettent la cupidité à l'aise et
permettent de faire des profits déshonnêtes en bravant le déshonneur.
Sans lui elles eussent été fortes; avec lui elles sont régnantes.

La liberté seule, au contraire, peut combattre efficacement dans ces
sortes de sociétés les vices qui leur sont naturels et les retenir
sur la pente où elles glissent. Il n'y a qu'elle en effet qui puisse
retirer les citoyens de l'isolement dans lequel l'indépendance même de
leur condition les fait vivre, pour les contraindre à se rapprocher
les uns des autres, qui les réchauffe et les réunit chaque jour
par la nécessité de s'entendre, de se persuader et de se complaire
mutuellement dans la pratique d'affaires communes. Seule elle est
capable de les arracher au culte de l'argent et aux petits tracas
journaliers de leurs affaires particulières pour leur faire apercevoir
et sentir à tout moment la patrie au-dessus et à côté d'eux. Seule elle
substitue de temps à autre à l'amour du bien-être des passions plus
énergiques et plus hautes, fournit à l'ambition des objets plus grands
que l'acquisition des richesses, et crée la lumière qui permet de voir
et de juger les vices et les vertus des hommes.

Les sociétés démocratiques qui ne sont pas libres peuvent être riches,
raffinées, ornées, magnifiques même, puissantes par le poids de
leur masse homogène; on peut y rencontrer des qualités privées, de
bons pères de famille, d'honnêtes commerçants et des propriétaires
très-estimables; on y verra même de bons chrétiens, car la patrie de
ceux-là n'est pas de ce monde et la gloire de leur religion est de les
produire au milieu de la plus grande corruption des mœurs et sous les
plus mauvais gouvernements: l'empire romain dans son extrême décadence
en était plein; mais ce qui ne se verra jamais, j'ose le dire, dans des
sociétés semblables, ce sont de grands citoyens, et surtout un grand
peuple, et je ne crains pas d'affirmer que le niveau commun des cœurs
et des esprits ne cessera jamais de s'y abaisser tant que l'égalité et
le despotisme y seront joints.

Voilà ce que je pensais et ce que je disais il y a vingt ans. J'avoue
que, depuis, il ne s'est rien passé dans le monde qui m'ait porté à
penser et à dire autrement. Ayant montré la bonne opinion que j'avais
de la liberté dans un temps où celle-ci était en faveur, on ne trouvera
pas mauvais que j'y persiste quand on la délaisse.

Qu'on veuille bien d'ailleurs considérer qu'en ceci même je suis moins
différent de la plupart de mes contradicteurs qu'ils ne le supposent
peut-être eux-mêmes. Quel est l'homme qui, de nature, aurait l'âme
assez basse pour préférer dépendre des caprices d'un de ses semblables
plutôt que d'obéir aux lois qu'il a contribué à établir lui-même, si
sa nation lui paraissait avoir les vertus nécessaires pour faire un
bon usage de la liberté? Je pense qu'il n'y en a point. Les despotes
eux-mêmes ne nient pas que la liberté ne soit excellente; seulement
ils ne la veulent que pour eux-mêmes, et ils soutiennent que tous les
autres en sont tout à fait indignes. Ainsi, ce n'est pas sur l'opinion
qu'on doit avoir de la liberté qu'on diffère, mais sur l'estime plus
ou moins grande qu'on fait des hommes; et c'est ainsi qu'on peut dire
d'une façon rigoureuse que le goût qu'on montre pour le gouvernement
absolu est dans le rapport exact du mépris qu'on professe pour son
pays. Je demande qu'on me permette d'attendre encore un peu avant de me
convertir à ce sentiment-là.

Je puis dire, je crois, sans trop me vanter, que le livre que je
publie en ce moment est le produit d'un très-grand travail. Il y a tel
chapitre assez court qui m'a coûté plus d'un an de recherches. J'aurais
pu surcharger le bas de mes pages de notes; j'ai mieux aimé n'insérer
ces dernières qu'en petit nombre et les placer à la fin du volume, avec
un renvoi aux pages du texte auquel elles se rapportent. On trouvera là
des exemples et des preuves. Je pourrais en fournir bien d'autres, si
ce livre paraissait à quelqu'un valoir la peine de les demander.



L'ANCIEN RÉGIME

ET

LA RÉVOLUTION



LIVRE PREMIER

CHAPITRE PREMIER.

     Jugements contradictoires qui sont portés sur la Révolution à sa
     naissance.


Il n'y a rien de plus propre à rappeler les philosophes et les hommes
d'État à la modestie que l'histoire de notre Révolution; car il n'y eut
jamais d'événements plus grands, conduits de plus loin, mieux préparés
et moins prévus.

Le grand Frédéric lui-même, malgré son génie, ne la pressent pas. Il la
touche sans la voir. Bien plus, il agit par avance suivant son esprit;
il est son précurseur et déjà pour ainsi dire son agent; il ne la
reconnaît point à son approche; et, quand elle se montre enfin, les
traits nouveaux et extraordinaires qui vont caractériser sa physionomie
parmi la foule innombrable des révolutions échappent d'abord aux
regards.

Au dehors elle est l'objet de la curiosité universelle; partout
elle fait naître dans l'esprit des peuples une sorte de notion
indistincte que des temps nouveaux se préparent, de vagues espérances
de changements et de réformes; mais personne ne soupçonne encore
ce qu'elle doit être. Les princes et leurs ministres manquent même
de ce pressentiment confus qui émeut le peuple à sa vue. Ils ne
la considèrent d'abord que comme une de ces maladies périodiques
auxquelles la constitution de tous les peuples est sujette, et qui
n'ont d'autre effet que d'ouvrir de nouveaux champs à la politique de
leurs voisins. Si par hasard ils disent la vérité sur elle, c'est à
leur insu. Les principaux souverains de l'Allemagne, réunis à Pilnitz
en 1791, proclament, il est vrai, que le péril qui menace la royauté
en France est commun à tous les anciens pouvoirs de l'Europe, et que
tous sont menacés avec elle; mais, au fond, ils n'en croient rien. Les
documents secrets du temps font connaître que ce n'étaient là à leurs
yeux que d'habiles prétextes dont ils masquaient leurs desseins ou les
coloraient aux yeux de la foule.

Quant à eux, ils savent bien que la révolution française est un
accident local et passager dont il s'agit seulement de tirer parti.
Dans cette pensée, ils conçoivent des desseins, font des préparatifs,
contractent des alliances secrètes; ils se disputent entre eux à la vue
de cette proie prochaine, se divisent, se rapprochent; il n'y a presque
rien à quoi ils ne se préparent, sinon à ce qui va arriver.

Les Anglais, auxquels le souvenir de leur propre histoire et la
longue pratique de la liberté politique donnent plus de lumière et
d'expérience, aperçoivent bien comme à travers un voile épais l'image
d'une grande Révolution qui s'avance; mais ils ne peuvent distinguer
sa forme, et l'action qu'elle va exercer bientôt sur les destinées du
monde et sur la leur propre leur est cachée. Arthur Young, qui parcourt
la France au moment où la Révolution va éclater, et qui considère
cette révolution comme imminente, en ignore si bien la portée qu'il
se demande si le résultat n'en sera point d'accroître les priviléges.
«Quant à la noblesse et au clergé, dit-il, si cette révolution leur
donnait encore plus de prépondérance, je pense qu'elle ferait plus de
mal que de bien.»

Burke, dont l'esprit fut illuminé par la haine que la Révolution
dès sa naissance lui inspira, Burke lui-même reste quelques moments
incertain à sa vue. Ce qu'il en augure d'abord, c'est que la France en
sera énervée et comme anéantie. «Il est à croire, dit-il, que pour
longtemps les facultés guerrières de la France sont éteintes; il se
pourrait même qu'elles le fussent pour toujours, et que les hommes de
la génération qui va suivre puissent dire comme cet ancien: _Gallos
quoque in bellis floruisse audivimus_: Nous avons entendu dire que les
Gaulois eux-mêmes avaient jadis brillé par les armes.»

On ne juge pas mieux l'événement de près que de loin. En France, la
veille du jour où la Révolution va éclater, on n'a encore aucune idée
précise sur ce qu'elle va faire. Parmi la foule des cahiers, je n'en
trouve que deux où se montre une certaine appréhension du peuple. Ce
qu'on redoute, c'est la prépondérance que doit conserver le pouvoir
royal, la cour, comme on l'appelle encore. La faiblesse et la courte
durée des états généraux inquiètent. On a peur qu'on ne les violente.
La noblesse est particulièrement travaillée de cette crainte. «Les
troupes suisses, disent plusieurs de ces cahiers, prêteront le serment
de ne jamais porter les armes contre les citoyens, même en cas d'émeute
ou de révolte.» Que les états généraux soient libres, et tous les abus
seront aisément détruits; la réforme à faire est immense, mais elle est
facile.

Cependant la Révolution suit son cours: à mesure que l'on voit
apparaître la tête du monstre, que sa physionomie singulière et
terrible se découvre; qu'après avoir détruit les institutions
politiques elle abolit les institutions civiles, après les lois change
les mœurs, les usages et jusqu'à la langue; quand, après avoir ruiné
la fabrique du gouvernement, elle remue les fondements de la société
et semble enfin vouloir s'en prendre à Dieu lui-même; lorsque bientôt
cette même Révolution déborde au dehors, avec des procédés inconnus
jusqu'à elle, une tactique nouvelle, des maximes meurtrières, des
opinions _armées_, comme disait Pitt, une puissance inouïe qui abat
les barrières des empires, brise les couronnes, foule les peuples,
et, chose étrange! les gagne en même temps à sa cause; à mesure que
toutes ces choses éclatent, le point de vue change. Ce qui avait
d'abord semblé, aux princes de l'Europe et aux hommes d'État, un
accident ordinaire de la vie des peuples, paraît un fait si nouveau, si
contraire même à tout ce qui s'était passé auparavant dans le monde,
et cependant si général, si monstrueux, si incompréhensible, qu'en
l'apercevant l'esprit humain demeure comme éperdu. Les uns pensent que
cette puissance inconnue, que rien ne semble ni nourrir ni abattre,
qu'on ne saurait arrêter, et qui ne peut s'arrêter elle-même, va
pousser les sociétés humaines jusqu'à leur dissolution complète et
finale. Plusieurs la considèrent comme l'action visible du démon sur
la terre. «La révolution française a un caractère satanique, dit M.
de Maistre, dès 1797.» D'autres, au contraire, découvrent en elle un
dessein bienfaisant de Dieu, qui veut renouveler non-seulement la face
de la France, mais celle du monde, et qui va créer en quelque sorte
une humanité nouvelle. On retrouve, chez plusieurs des écrivains de
ce temps-là, quelque chose de cette épouvante religieuse qu'éprouvait
Salvien à la vue des barbares. Burke, reprenant sa pensée, s'écrie:
«Privée de son ancien gouvernement, ou plutôt de tout gouvernement, il
semblait que la France fût un objet d'insulte et de pitié, plutôt que
de devoir être le fléau et la terreur du genre humain. Mais du tombeau
de cette monarchie assassinée est sorti un être informe, immense, plus
terrible qu'aucun de ceux qui ont accablé et subjugué l'imagination des
hommes. Cet être hideux et étrange marche droit à son but, sans être
effrayé du péril ou arrêté par les remords; contempteur de toutes les
maximes reçues et de tous les moyens ordinaires, il terrasse ceux qui
ne peuvent même pas comprendre comment il existe.»

L'événement est-il en effet si extraordinaire qu'il a paru jadis
aux contemporains? aussi inouï, aussi profondément perturbateur et
rénovateur qu'ils le supposaient? Quel fut le véritable sens, quel a
été le véritable caractère, quels sont les effets permanents de cette
révolution étrange et terrible? Qu'a-t-elle détruit précisément?
Qu'a-t-elle créé?

Il semble que le moment de le rechercher et de le dire est venu, et
que nous soyons placés aujourd'hui à ce point précis d'où l'on peut le
mieux apercevoir et juger ce grand objet. Assez loin de la Révolution
pour ne ressentir que faiblement les passions qui troublaient la vue de
ceux qui l'ont faite, nous en sommes assez proches pour pouvoir entrer
dans l'esprit qui l'a amenée et pour le comprendre. Bientôt on aura
peine à le faire, car les grandes révolutions qui réussissent, faisant
disparaître les causes qui les avaient produites, deviennent ainsi
incompréhensibles par leurs succès mêmes.



CHAPITRE II.

     Que l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas,
     comme on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver le
     pouvoir politique.


Une des premières démarches de la Révolution française a été de
s'attaquer à l'Église, et, parmi les passions qui sont nées de cette
Révolution, la première allumée et la dernière éteinte a été la passion
irréligieuse. Alors même que l'enthousiasme de la liberté s'était
évanoui, après qu'on s'était réduit à acheter la tranquillité au prix
de la servitude, on restait révolté contre l'autorité religieuse.
Napoléon, qui avait pu vaincre le génie libéral de la Révolution
française, fit d'inutiles efforts pour dompter son génie antichrétien,
et, de notre temps même, nous avons vu des hommes qui croyaient
racheter leur servilité envers les moindres agents du pouvoir politique
par leur insolence envers Dieu, et qui, tandis qu'ils abandonnaient
tout ce qu'il y avait de plus libre, de plus noble et de plus fier dans
les doctrines de la Révolution, se flattaient encore de rester fidèles
à son esprit en restant indévots.

Et pourtant il est facile aujourd'hui de se convaincre que la guerre
aux religions n'était qu'un incident de cette grande révolution, un
trait saillant et pourtant fugitif de sa physionomie, un produit
passager des idées, des passions, des faits particuliers qui l'ont
précédée et préparée, et non son génie propre.

On considère avec raison la philosophie du dix-huitième siècle comme
une des causes principales de la Révolution, et il est bien vrai que
cette philosophie est profondément irréligieuse. Mais il faut remarquer
en elle avec soin deux parts, qui sont tout à la fois distinctes et
séparables.

Dans l'une se trouvent toutes les opinions nouvelles ou rajeunies qui
se rapportent à la condition des sociétés et aux principes des lois
civiles et politiques, tels, par exemple, que l'égalité naturelle des
hommes, l'abolition de tous les priviléges de castes, de classes, de
professions, qui en est une conséquence, la souveraineté du peuple,
l'omnipotence du pouvoir social, l'uniformité des règles... Toutes ces
doctrines ne sont pas seulement les causes de la révolution française,
elles forment pour ainsi dire sa substance; elles sont ce qu'il y a
dans ses œuvres de plus fondamental, de plus durable, de plus vrai,
quant au temps.

Dans l'autre partie de leurs doctrines, les philosophes du dix-huitième
siècle s'en sont pris avec une sorte de fureur à l'Église; ils ont
attaqué son clergé, sa hiérarchie, ses institutions, ses dogmes, et,
pour les mieux renverser, ils ont voulu arracher les fondements mêmes
du christianisme. Mais cette portion de la philosophie du dix-huitième
siècle, ayant pris naissance dans des faits que cette Révolution même
détruisait, devait peu à peu disparaître avec eux, et se trouver comme
ensevelie dans son triomphe. Je n'ajouterai qu'un mot pour achever de
me faire comprendre, car je veux reprendre ailleurs ce grand sujet:
c'était bien moins comme doctrine religieuse que comme institution
politique que le christianisme avait allumé ces furieuses haines;
non parce que les prêtres prétendaient régler les choses de l'autre
monde, mais parce qu'ils étaient propriétaires, seigneurs, décimateurs,
administrateurs dans celui-ci; non parce que l'Église ne pouvait
prendre place dans la société nouvelle qu'on allait fonder, mais parce
qu'elle occupait alors la place la plus privilégiée et la plus forte
dans cette vieille société qu'il s'agissait de réduire en poudre.

Considérez comme la marche du temps a mis cette vérité en lumière et
achève de l'y mettre tous les jours: à mesure que l'œuvre politique de
la Révolution s'est consolidée, son œuvre irréligieuse s'est ruinée;
à mesure que toutes les anciennes institutions politiques qu'elle a
attaquées ont été mieux détruites, que les pouvoirs, les influences,
les classes qui lui étaient particulièrement odieuses ont été vaincues
sans retour, et que, pour dernier signe de leur défaite, les haines
même qu'elles inspiraient se sont allanguies; à mesure, enfin, que le
clergé s'est mis plus à part de tout ce qui était tombé avec lui, on a
vu graduellement la puissance de l'Église se relever dans les esprits
et s'y raffermir.

Et ne croyez pas que ce spectacle soit particulier à la France; il n'y
a guère d'église chrétienne en Europe qui ne se soit ravivée depuis la
révolution française.

Croire que les sociétés démocratiques sont naturellement hostiles à la
religion est commettre une grande erreur: rien dans le christianisme,
ni même dans le catholicisme, n'est absolument contraire à l'esprit de
ces sociétés, et plusieurs choses y sont très-favorables. L'expérience
de tous les siècles d'ailleurs a fait voir que la racine la plus vivace
de l'instinct religieux a toujours été plantée dans le cœur du peuple.
Toutes les religions qui ont péri ont eu là leur dernier asile, et il
serait bien étrange que les institutions qui tendent à faire prévaloir
les idées et les passions du peuple eussent pour effet nécessaire et
permanent de pousser l'esprit humain vers l'impiété.

Ce que je viens de dire du pouvoir religieux, je le dirai à plus forte
raison du pouvoir social.

Quand on vit la Révolution renverser à la fois toutes les institutions
et tous les usages qui avaient jusque là maintenu une hiérarchie
dans la société et retenu les hommes dans la règle, on put croire
que son résultat serait de détruire non pas seulement un ordre
particulier de société, mais tout ordre; non tel gouvernement, mais la
puissance sociale elle-même; et l'on dut juger que son naturel était
essentiellement anarchique. Et pourtant, j'ose dire que ce n'était
encore là qu'une apparence.

Moins d'un an après que la Révolution était commencée, Mirabeau
écrivait secrètement au roi: «Comparez le nouvel état des choses
avec l'ancien régime; c'est là que naissent les consolations et
les espérances. Une partie des actes de l'assemblée nationale, et
c'est la plus considérable, est évidemment favorable au gouvernement
monarchique. N'est-ce donc rien que d'être sans parlement, sans pays
d'états, sans corps de clergé, de privilégiés, de noblesse? L'idée de
ne former qu'une seule classe de citoyens aurait plu à Richelieu: cette
surface égale facilite l'exercice du pouvoir. Plusieurs règnes d'un
gouvernement absolu n'auraient pas fait autant que cette seule année de
révolution pour l'autorité royale.» C'était comprendre la Révolution en
homme capable de la conduire.

Comme la Révolution française n'a pas eu seulement pour objet de
changer un gouvernement ancien, mais d'abolir la forme ancienne de la
société, elle a dû s'attaquer à la fois à tous les pouvoirs établis,
ruiner toutes les influences reconnues, effacer les traditions,
renouveler les mœurs et les usages, et vider en quelque sorte l'esprit
humain de toutes les idées sur lesquelles s'étaient fondés jusque-là
le respect et l'obéissance. De là son caractère si singulièrement
anarchique.

Mais écartez ces débris: vous apercevez un pouvoir central immense qui
a attiré et englouti dans son unité toutes les parcelles d'autorité
et d'influence qui étaient auparavant dispersées dans une foule de
pouvoirs secondaires, d'ordres, de classes, de professions, de familles
et d'individus, et comme éparpillées dans tout le corps social. On
n'avait pas vu dans le monde un pouvoir semblable depuis la chute
de l'empire romain. La Révolution a créé cette puissance nouvelle,
ou plutôt celle-ci est sortie comme d'elle-même des ruines que la
Révolution a faites. Les gouvernements qu'elle a fondés sont plus
fragiles, il est vrai, mais cent fois plus puissants qu'aucun de ceux
qu'elle a renversés; fragiles et puissants par les mêmes causes, ainsi
qu'il sera dit ailleurs.

C'est cette forme simple, régulière et grandiose, que Mirabeau
entrevoyait déjà à travers la poussière des anciennes institutions à
moitié démolies. L'objet, malgré sa grandeur, était encore invisible
alors aux yeux de la foule; mais peu à peu le temps l'a exposé à tous
les regards. Aujourd'hui il remplit surtout l'œil des princes. Ils le
considèrent avec admiration et avec envie, non-seulement ceux que la
Révolution a engendrés, mais ceux mêmes qui lui sont les plus étrangers
et les plus ennemis; tous s'efforcent dans leurs domaines de détruire
les immunités, d'abolir les priviléges. Ils mêlent les rangs, égalisent
les conditions, substituent des fonctionnaires à l'aristocratie,
aux franchises locales l'uniformité des règles, à la diversité des
pouvoirs l'unité du gouvernement. Ils s'appliquent à ce travail
révolutionnaire avec une incessante industrie; et, s'ils y rencontrent
quelque obstacle, il leur arrive parfois d'emprunter à la Révolution
ses procédés et ses maximes. On les a vus soulever au besoin le pauvre
contre le riche, le roturier contre le noble, le paysan contre son
seigneur. La révolution française a été tout à la fois leur fléau et
leur institutrice.



CHAPITRE III.

     Comment la révolution française a été une révolution politique qui
     a procédé à la manière des révolutions religieuses, et pourquoi.


Toutes les révolutions civiles et politiques ont eu une patrie et s'y
sont renfermées. La révolution française n'a pas eu de territoire
propre; bien plus, son effet a été d'effacer en quelque sorte de
la carte toutes les anciennes frontières. On l'a vue rapprocher ou
diviser les hommes en dépit des lois, des traditions, des caractères,
de la langue, rendant parfois ennemis des compatriotes, et frères des
étrangers; ou plutôt elle a formé, au-dessus de toutes les nationalités
particulières, une patrie intellectuelle commune dont les hommes de
toutes les nations ont pu devenir citoyens.

Fouillez toutes les annales de l'histoire, vous ne trouverez pas une
seule révolution politique qui ait eu ce même caractère: vous ne le
retrouverez que dans certaines révolutions religieuses. Aussi c'est
à des révolutions religieuses qu'il faut comparer la révolution
française, si l'on veut se faire comprendre à l'aide de l'analogie.

Schiller remarque avec raison, dans son histoire de la guerre de
Trente-Ans, que la grande réforme du seizième siècle eut pour effet
de rapprocher tout à coup les uns des autres des peuples qui se
connaissaient à peine, et de les unir étroitement par des sympathies
nouvelles. On vit, en effet, alors des Français combattre contre des
Français, tandis que des Anglais leur venaient en aide; des hommes
nés au fond de la Baltique pénétrèrent jusqu'au cœur de l'Allemagne
pour y protéger des Allemands dont ils n'avaient jamais entendu
parler jusque-là. Toutes les guerres étrangères prirent quelque chose
des guerres civiles; dans toutes les guerres civiles des étrangers
parurent. Les anciens intérêts de chaque nation furent oubliés pour
des intérêts nouveaux; aux questions de territoire succédèrent
des questions de principes. Toutes les règles de la diplomatie se
trouvèrent mêlées et embrouillées, au grand étonnement et à la grande
douleur des politiques de ce temps-là. C'est précisément ce qui arriva
en Europe après 1789.

La révolution française est donc une révolution politique qui a opéré
à la manière et qui a pris en quelque chose l'aspect d'une révolution
religieuse. Voyez par quels traits particuliers et caractéristiques
elle achève de ressembler à ces dernières: non-seulement elle se
répand au loin comme elles, mais, comme elles, elle y pénètre par la
prédication et la propagande. Une révolution politique qui inspire
le prosélytisme; qu'on prêche aussi ardemment aux étrangers qu'on
l'accomplit avec passion chez soi; considérez quel nouveau spectacle!
Parmi toutes les choses inconnues que la révolution française a
montrées au monde, celle-ci est assurément la plus nouvelle. Mais ne
nous arrêtons pas là; tâchons de pénétrer un peu plus avant et de
découvrir si cette ressemblance dans les effets ne tiendrait pas à
quelque ressemblance cachée dans les causes.

Le caractère habituel des religions est de considérer l'homme en
lui-même, sans s'arrêter à ce que les lois, les coutumes et les
traditions d'un pays ont pu joindre de particulier à ce fonds commun.
Leur but principal est de régler les rapports généraux de l'homme
avec Dieu, les droits et les devoirs généraux des hommes entre eux,
indépendamment de la forme des sociétés. Les règles de conduite
qu'elles indiquent se rapportent moins à l'homme d'un pays ou d'un
temps qu'au fils, au père, au serviteur, au maître, au prochain.
Prenant ainsi leur fondement dans la nature humaine elle-même, elles
peuvent être reçues également par tous les hommes et applicables
partout. De là vient que les révolutions religieuses ont eu souvent
de si vastes théâtres, et se sont rarement renfermées, comme les
révolutions politiques, dans le territoire d'un seul peuple, ni même
d'une seule race. Et si l'on veut envisager ce sujet encore de plus
près, on trouvera que plus les religions ont eu ce caractère abstrait
et général que je viens d'indiquer, plus elles se sont étendues, en
dépit de la différence des lois, des climats et des hommes.

Les religions païennes de l'antiquité, qui étaient toutes plus ou moins
liées à la constitution politique ou à l'état social de chaque peuple,
et conservaient jusque dans leurs dogmes une certaine physionomie
nationale et souvent municipale, se sont renfermées d'ordinaire
dans les limites d'un territoire dont on ne les vit guère sortir.
Elles firent naître parfois l'intolérance et la persécution; mais le
prosélytisme leur fut presque entièrement inconnu. Aussi n'y eut-il pas
de grandes révolutions religieuses dans notre Occident avant l'arrivée
du christianisme. Celui-ci, passant aisément à travers toutes les
barrières qui avaient arrêté les religions païennes, conquit en peu
de temps une grande partie du genre humain. Je crois que ce n'est pas
manquer de respect à cette sainte religion que de dire qu'elle dut,
en partie, son triomphe à ce qu'elle s'était, plus qu'aucune autre,
dégagée de tout ce qui pouvait être spécial à un peuple, à une forme de
gouvernement, à un état social, à une époque, à une race.

La révolution française a opéré, par rapport à ce monde, précisément
de la même manière que les révolutions religieuses agissent en vue de
l'autre; elle a considéré le citoyen d'une façon abstraite, en dehors
de toutes les sociétés particulières, de même que les religions
considèrent l'homme en général, indépendamment du pays et du temps.
Elle n'a pas recherché seulement quel était le droit particulier du
citoyen français, mais quels étaient les devoirs et les droits généraux
des hommes en matière politique.

C'est en remontant toujours ainsi à ce qu'il y avait de moins
particulier, et pour ainsi dire de plus _naturel_ en fait d'état social
et de gouvernement, qu'elle a pu se rendre compréhensible pour tous et
imitable en cent endroits à la fois.

Comme elle avait l'air de tendre à la régénération du genre humain plus
encore qu'à la réforme de la France, elle a allumé une passion que,
jusque-là, les révolutions politiques les plus violentes n'avaient
jamais pu produire. Elle a inspiré le prosélytisme et fait naître la
propagande. Par là, enfin, elle a pu prendre cet air de révolution
religieuse qui a tant épouvanté les contemporains; ou plutôt elle est
devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite,
il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui,
néanmoins, comme l'islamisme, a inondé toute la terre de ses soldats,
de ses apôtres et de ses martyrs.

Il ne faut pas croire, du reste, que les procédés employés par elle
fussent absolument sans précédents, et que toutes les idées qu'elle a
mises au jour fussent entièrement nouvelles. Il y a eu dans tous les
siècles, et jusqu'en plein moyen âge, des agitateurs qui, pour changer
des coutumes particulières, ont invoqué les lois générales des sociétés
humaines, et qui ont entrepris d'opposer à la constitution de leur
pays les droits naturels de l'humanité. Mais toutes ces tentatives ont
échoué: le même brandon qui a enflammé l'Europe au dix-huitième siècle
a été facilement éteint au quinzième. Pour que des arguments de cette
espèce produisent des révolutions, il faut, en effet, que certains
changements déjà survenus dans les conditions, les coutumes et les
mœurs, aient préparé l'esprit humain à s'en laisser pénétrer.

Il y a des temps où les hommes sont si différents les uns des autres
que l'idée d'une même loi applicable à tous est pour eux comme
incompréhensible. Il y en a d'autres où il suffit de leur montrer
de loin et confusément l'image d'une telle loi pour qu'ils la
reconnaissent aussitôt et courent vers elle.

Le plus extraordinaire n'est pas que la révolution française ait
employé les procédés qu'on lui a vu mettre en œuvre et conçu les
idées qu'elle a produites: la grande nouveauté est que tant de
peuples fussent arrivés à ce point que de tels procédés pussent être
efficacement employés et de telles maximes facilement admises.



CHAPITRE IV.

     Comment presque toute l'Europe avait eu précisément les mêmes
     institutions, et comment ces institutions tombaient en ruine
     partout.


Les peuples qui ont renversé l'empire romain et qui ont fini par
former les nations modernes différaient par les races, le pays, le
langage; ils ne se ressemblaient que par la barbarie. Établis sur le
sol de l'empire, ils s'y sont entre-choqués longtemps au milieu d'une
confusion immense, et, quand ils sont enfin devenus stables, ils se
sont trouvés séparés les uns des autres par les ruines mêmes qu'ils
avaient faites. La civilisation étant presque éteinte et l'ordre
public détruit, les rapports des hommes entre eux devinrent difficiles
et périlleux, et la grande société européenne se fractionna en mille
petites sociétés distinctes et ennemies qui vécurent chacune à part. Et
pourtant du milieu de cette masse incohérente on vit sortir tout à coup
des lois uniformes.

Ces institutions ne sont point imitées de la législation romaine;
elles y sont contraires à ce point que c'est du droit romain que l'on
s'est servi pour les transformer et les abolir. Leur physionomie est
originale et les distingue parmi toutes les lois que se sont données
les hommes. Elles correspondent symétriquement entre elles, et, toutes
ensemble, forment un corps composé de parties si serrées que les
articles de nos codes modernes ne sont pas plus étroitement unis; lois
savantes, à l'usage d'une société à demi grossière.

Comment une pareille législation a-t-elle pu se former, se répandre,
se généraliser enfin en Europe? Mon but n'est pas de le rechercher.
Ce qui est certain, c'est qu'au moyen âge elle se retrouve plus ou
moins partout en Europe, et que, dans beaucoup de pays, elle règne à
l'exclusion de toutes les autres.

J'ai eu occasion d'étudier les institutions politiques du moyen âge
en France, en Angleterre et en Allemagne, et, à mesure que j'avançais
dans ce travail, j'étais rempli d'étonnement en voyant la prodigieuse
similitude qui se rencontre entre toutes ces lois, et j'admirais
comment des peuples si différents et si peu mêlés entre eux avaient
pu s'en donner de si semblables. Ce n'est pas qu'elles ne varient
sans cesse et presque à l'infini dans les détails, suivant les lieux;
mais leur fond est partout le même. Quand je découvrais dans la
vieille législation germanique une institution politique, une règle,
un pouvoir, je savais d'avance qu'en cherchant bien je retrouverais
quelque chose de tout semblable, quant à la substance, en France et en
Angleterre, et je ne manquais pas de l'y retrouver en effet. Chacun de
ces trois peuples m'aidait à mieux comprendre les deux autres.

Chez tous les trois le gouvernement est conduit d'après les mêmes
maximes, les assemblées politiques formées des mêmes éléments et munies
des mêmes pouvoirs. La société y est divisée de la même manière, et la
même hiérarchie se montre entre les différentes classes; les nobles
y occupent une position identique; ils ont mêmes priviléges, même
physionomie, même naturel: ce ne sont pas des hommes différents, ce
sont proprement partout les mêmes hommes.

Les constitutions des villes se ressemblent; les campagnes sont
gouvernées de la même manière. La condition des paysans est peu
différente; la terre est possédée, occupée, cultivée de même, le
cultivateur soumis aux mêmes charges. Des confins de la Pologne à
la mer d'Irlande, la seigneurie, la cour du seigneur, le fief, la
censive, les services à rendre, les droits féodaux, les corporations,
tout se ressemble. Quelquefois les noms sont les mêmes, et, ce qui
est plus remarquable encore, un seul esprit précisément anime toutes
ces institutions analogues. Je crois qu'il est permis d'avancer
qu'au quatorzième siècle les institutions sociales, politiques,
administratives, judiciaires, économiques et littéraires de l'Europe,
avaient plus de ressemblance entre elles qu'elles n'en ont peut-être
même de nos jours, où la civilisation semble avoir pris soin de frayer
tous les chemins et d'abaisser toutes les barrières.

Il n'entre pas dans mon sujet de raconter comment cette ancienne
constitution de l'Europe s'était peu à peu affaiblie et délabrée; je me
borne à constater qu'au dix-huitième siècle elle était partout à moitié
ruinée. Le dépérissement était en général moins marqué à l'orient du
continent, plus à l'occident; mais en tous lieux la vieillesse et
souvent la décrépitude se faisaient voir.

La marche de cette décadence graduelle des institutions propres du
moyen âge se suit dans leurs archives. On sait que chaque seigneurie
possédait des registres nommés _terriers_, dans lesquels, de siècle
en siècle, on indiquait les limites des fiefs et des censives, les
redevances dues, les services à rendre, les usages locaux. J'ai vu
des terriers du quatorzième et du treizième siècle qui sont des
chefs-d'œuvre de méthode, de clarté, de netteté et d'intelligence. Ils
deviennent obscurs, indigestes, incomplets et confus, à mesure qu'ils
sont plus récents, malgré le progrès général des lumières. Il semble
que la société politique tombe en barbarie dans le même temps que la
société civile achève de se civiliser.

En Allemagne même, où la vieille constitution de l'Europe avait mieux
conservé qu'en France ses traits primitifs, une partie des institutions
qu'elle avait créées étaient déjà partout détruites. Mais c'est moins
encore en voyant ce qui lui manque qu'en considérant en quel état se
trouve ce qui lui reste qu'on juge des ravages du temps.

Les institutions municipales, qui au treizième et au quatorzième siècle
avaient fait des principales villes allemandes de petites républiques
riches et éclairées, existent encore au dix-huitième; mais elles
n'offrent plus que de vaines apparences. Leurs prescriptions paraissent
en vigueur; les magistrats qu'elles ont établis portent les mêmes
noms et semblent faire les mêmes choses; mais l'activité, l'énergie,
le patriotisme communal, les vertus mâles et fécondes qu'elles ont
inspirées ont disparu. Ces anciennes institutions se sont comme
affaissées sur elles-mêmes sans se déformer.

Tous les pouvoirs du moyen âge qui subsistent encore sont atteints
de la même maladie; tous font voir le même dépérissement et la
même langueur. Bien plus, tout ce qui, sans appartenir en propre
à la constitution de ce temps, s'y est trouvé mêlé et en a retenu
l'empreinte un peu vive, perd aussitôt sa vitalité. Dans ce contact,
l'aristocratie contracte une débilité sénile; la liberté politique
elle-même, qui a rempli tout le moyen âge de ses œuvres, semble frappée
de stérilité partout où elle conserve les caractères particuliers que
le moyen âge lui avait donnés. Là où les assemblées provinciales ont
gardé, sans y rien changer, leur antique constitution, elles arrêtent
le progrès de la civilisation plutôt qu'elles n'y aident; on dirait
qu'elles sont étrangères et comme impénétrables à l'esprit nouveau des
temps. Aussi le cœur du peuple leur échappe et tend vers les princes.
L'antiquité de ces institutions ne les a pas rendues vénérables;
elles se discréditent, au contraire, chaque jour en vieillissant;
et, chose étrange, elles inspirent d'autant plus de haine qu'étant
plus en décadence elles semblent moins en état de nuire. «L'état de
choses existant,» dit un écrivain allemand, contemporain et ami de
cet ancien régime, «paraît être devenu généralement blessant pour
tous et quelquefois méprisable. Il est singulier de voir comme on
juge maintenant avec défaveur tout ce qui est vieux. Les impressions
nouvelles se font jour jusqu'au sein de nos familles et en troublent
l'ordre. Il n'y a pas jusqu'à nos ménagères qui ne veulent plus
souffrir leurs anciens meubles.» Cependant, en Allemagne, à la même
époque, comme en France, la société était en grande activité et en
prospérité toujours croissante. Mais faites bien attention à ceci:
ce trait en complète le tableau; tout ce qui vit, agit, produit est
d'origine nouvelle, non-seulement nouvelle, mais contraire.

C'est la royauté, qui n'a plus rien de commun avec la royauté du moyen
âge, possède d'autres prérogatives, tient une autre place, a un autre
esprit, inspire d'autres sentiments; c'est l'administration de l'État
qui s'étend de toutes parts sur les débris des pouvoirs locaux; c'est
la hiérarchie des fonctionnaires qui remplace de plus en plus le
gouvernement des nobles. Tous ces nouveaux pouvoirs agissent d'après
des procédés, suivent des maximes que les hommes du moyen âge n'ont pas
connus ou ont réprouvés, et qui se rapportent, en effet, à un état de
société dont ils n'avaient pas même l'idée.

En Angleterre, où l'on dirait au premier abord que l'ancienne
constitution de l'Europe est encore en vigueur, il en est aussi de
même. Si l'on veut oublier les vieux noms et écarter les vieilles
formes, on y trouvera dès le dix-septième siècle le système féodal
aboli dans sa substance, des classes qui se pénètrent, une noblesse
effacée, une aristocratie ouverte, la richesse devenue la puissance,
l'égalité devant la loi, l'égalité des charges, la liberté de la
presse, la publicité des débats; tous principes nouveaux que la société
du moyen âge ignorait. Or ce sont précisément ces choses nouvelles qui,
introduites peu à peu et avec art dans ce vieux corps, l'ont ranimé,
sans risquer de le dissoudre, et l'ont rempli d'une fraîche vigueur en
lui laissant des formes antiques. L'Angleterre du dix-septième siècle
est déjà une nation toute moderne, qui a seulement préservé dans son
sein et comme embaumé quelques débris du moyen âge.

Il était nécessaire de jeter ce coup d'œil rapide hors de la France
pour faciliter l'intelligence de ce qui va suivre; car quiconque n'a
étudié et vu que la France ne comprendra jamais rien, j'ose le dire, à
la révolution française.



CHAPITRE V.

     Quelle a été l'œuvre propre de la révolution française?


Tout ce qui précède n'a eu pour but que d'éclaircir le sujet et de
faciliter la solution de cette question que j'ai posée d'abord: Quel a
été l'objet véritable de la Révolution? Quel est enfin son caractère
propre? Pourquoi précisément a-t-elle été faite? Qu'a-t-elle fait?

La Révolution n'a point été faite, comme on l'a cru, pour détruire
l'empire des croyances religieuses; elle a été essentiellement, malgré
les apparences, une révolution sociale et politique; et, dans le cercle
des institutions de cette espèce, elle n'a point tendu à perpétuer
le désordre, à le rendre en quelque sorte stable, à _méthodiser_
l'anarchie, comme disait un de ses principaux adversaires, mais plutôt
à accroître la puissance et les droits de l'autorité publique. Elle
ne devait pas changer le caractère que notre civilisation avait eu
jusque-là, comme d'autres l'ont pensé, en arrêter les progrès, ni même
altérer dans leur essence aucune des lois fondamentales sur lesquelles
reposent les sociétés humaines dans notre Occident. Quand on la sépare
de tous les accidents qui ont momentanément changé sa physionomie
à différentes époques et dans divers pays, pour ne la considérer
qu'en elle-même, on voit clairement que cette révolution n'a eu pour
effet que d'abolir ces institutions politiques qui, pendant plusieurs
siècles, avaient régné sans partage chez la plupart des peuples
européens, et que l'on désigne d'ordinaire sous le nom d'institutions
féodales, pour y substituer un ordre social et politique plus uniforme
et plus simple, qui avait l'égalité des conditions pour base.

Cela suffisait pour faire une révolution immense, car, indépendamment
de ce que ces institutions antiques étaient encore mêlées et comme
entrelacées à presque toutes les lois religieuses et politiques de
l'Europe, elles avaient, de plus, suggéré une foule d'idées, de
sentiments, d'habitudes, de mœurs, qui leur étaient comme adhérentes.
Il fallut une affreuse convulsion pour détruire et extraire tout à coup
du corps social une partie qui tenait ainsi à tous les organes. Ceci
fit paraître la Révolution encore plus grande qu'elle n'était; elle
semblait tout détruire, car ce qu'elle détruisait touchait à tout et
faisait en quelque sorte corps avec tout.

Quelque radicale qu'ait été la Révolution, elle a cependant beaucoup
moins innové qu'on ne le suppose généralement: je le montrerai plus
tard; elle a été bien moins novatrice qu'on ne le croit. Ce qu'il est
vrai de dire d'elle, c'est qu'elle a entièrement détruit ou est en
train de détruire (car elle dure encore) tout ce qui, dans l'ancienne
société, découlait des institutions aristocratiques et féodales, tout
ce qui s'y rattachait en quelque manière, tout ce qui en portait, à
quelque degré que ce fût, la _moindre_ empreinte. Elle n'a conservé
de l'ancien monde que ce qui avait toujours été étranger à ces
institutions ou pouvait exister sans elles. Ce que la Révolution a
été moins que toute autre chose, c'est un événement fortuit. Elle a
pris, il est vrai, le monde à l'improviste, et cependant elle n'était
que le complément du plus long travail, la terminaison soudaine et
violente d'une œuvre qui avait momentanément passé sous les yeux de
dix générations d'hommes. Si elle n'eût pas eu lieu, le vieil édifice
social n'en serait pas moins tombé partout, ici plus tôt, là plus
tard; seulement il aurait continué à tomber pièce à pièce au lieu de
s'effondrer tout à coup. La Révolution a achevé soudainement, par un
effort convulsif et douloureux, sans transition, sans précaution, sans
égards, ce qui se serait achevé peu à peu de lui-même à la longue. Tel
fut son œuvre.

Il est surprenant que cet objet, qui semble aujourd'hui si facile à
discerner, restât aussi embrouillé et aussi voilé aux yeux les plus
clairvoyants.

«Vous vouliez corriger les abus de votre gouvernement,» dit le même
Burke aux Français; «mais pourquoi faire du nouveau? Que ne vous
rattachiez-vous à vos anciennes traditions? Que ne vous borniez-vous
à reprendre vos anciennes franchises? Ou, s'il vous était impossible
de retrouver la physionomie effacée de la constitution de vos pères,
que ne jetiez-vous les regards de notre côté? Là vous auriez retrouvé
l'ancienne loi commune de l'Europe.» Burke ne s'aperçoit pas que, ce
qu'il a sous les yeux, c'est la révolution qui doit précisément abolir
cette ancienne loi commune de l'Europe; il ne discerne point que c'est
proprement de cela qu'il s'agit, et non d'autres choses.

Mais pourquoi cette révolution, partout préparée, partout menaçante,
a-t-elle éclaté en France plutôt qu'ailleurs? Pourquoi a-t-elle eu
chez nous certains caractères qui ne se sont plus retrouvés nulle part
ou n'ont reparu qu'à moitié? Cette seconde question mérite assurément
qu'on la pose; son examen fera l'objet des livres suivants.



LIVRE II



CHAPITRE PREMIER.

     Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple
     en France que partout ailleurs.


Une chose surprend au premier abord: la Révolution, dont l'objet
propre était, comme nous l'avons vu, d'abolir partout le reste des
institutions du moyen âge, n'a pas éclaté dans les contrées où ces
institutions, mieux conservées, faisaient le plus sentir au peuple leur
gêne et leur rigueur, mais, au contraire, dans celles où elles le lui
faisaient sentir le moins; de telle sorte que leur joug a paru le plus
insupportable là où il était en réalité le moins lourd.

Dans presque aucune partie de l'Allemagne, à la fin du dix-huitième
siècle, le servage n'était encore complétement aboli, et, dans la
plupart, le peuple demeurait positivement attaché à la glèbe, comme
au moyen âge. Presque tous les soldats qui composaient les armées de
Frédéric II et de Marie-Thérèse ont été de véritables serfs.

Dans la plupart des États d'Allemagne, en 1788, le paysan ne peut
quitter la seigneurie, et s'il la quitte on peut le poursuivre partout
où il se trouve et l'y ramener de force. Il y est soumis à la justice
dominicale, qui surveille sa vie privée et punit son intempérance et
sa paresse. Il ne peut ni s'élever dans sa position, ni changer de
profession, ni se marier sans le bon plaisir du maître. Une grande
partie de son temps doit être consacrée au service de celui-ci. La
corvée seigneuriale existe dans toute sa force, et peut s'étendre,
dans certains pays, jusqu'à trois jours par semaine. C'est le paysan
qui rebâtit et entretient les bâtiments du seigneur, mène les denrées
de celui-ci au marché, le conduit lui-même, et est chargé de porter
ses messages. Plusieurs années de sa jeunesse doivent s'écouler dans
la domesticité du manoir. Le serf peut cependant devenir propriétaire
foncier, mais sa propriété reste toujours très-imparfaite. Il est
obligé de cultiver son champ d'une certaine manière, sous l'œil du
seigneur; il ne peut ni l'aliéner ni l'hypothéquer à sa volonté. Dans
certains cas on le force d'en vendre les produits; dans d'autres on
l'empêche de les vendre; pour lui, la culture est toujours obligatoire.
Sa succession même ne passe pas tout entière à ses enfants: une partie
en est d'ordinaire retenue par la seigneurie.

Je ne recherche pas ces dispositions dans des lois surannées, je
les rencontre jusque dans le code préparé par le grand Frédéric et
promulgué par son successeur, au moment même où la révolution française
vient d'éclater.

Rien de semblable n'existait plus en France depuis longtemps: le paysan
allait, venait, achetait, vendait, traitait, travaillait à sa guise.
Les derniers vestiges du servage ne se faisait plus voir que dans une
ou deux provinces de l'Est, provinces conquises; partout ailleurs il
avait entièrement disparu, et même son abolition remontait à une époque
si éloignée que la date en était oubliée. Des recherches savantes,
faites de nos jours, ont prouvé que, dès le treizième siècle, on ne le
rencontre plus en Normandie.

Mais il s'était fait dans la condition du peuple, en France, une bien
autre révolution encore: le paysan n'avait pas seulement cessé d'être
serf; il était devenu _propriétaire foncier_. Ce fait est encore
aujourd'hui si mal établi, et il a eu, comme on le verra, tant de
conséquences, qu'on me permettra de m'arrêter un moment ici pour le
considérer.

On a cru longtemps que la division de la propriété foncière datait de
la Révolution et n'avait été produite que par elle; le contraire est
prouvé par toutes sortes de témoignages.

Vingt ans au moins avant cette révolution, on rencontre des sociétés
d'agriculture qui déplorent déjà que le sol se morcelle outre mesure.
«La division des héritages, dit Turgot vers le même temps, est telle
que celui qui suffisait pour une seule famille se partage entre cinq
ou six enfants. Ces enfants et leurs familles ne peuvent plus dès lors
subsister uniquement de la terre.» Necker disait, quelques années plus
tard, qu'il y a en France une _immensité_ de petites propriétés rurales.

Je trouve, dans un rapport secret fait à un intendant peu d'années
avant la Révolution: «Les successions se subdivisent d'une manière
égale et inquiétante, et, chacun voulant avoir de tout et partout, les
pièces de terre se trouvent divisées à l'infini et se subdivisent sans
cesse.» Ne croirait-on pas que ceci est écrit de nos jours?

J'ai pris moi-même des peines infinies pour reconstruire en quelque
sorte le cadastre de l'ancien régime, et j'y suis quelquefois parvenu.
D'après la loi de 1790 qui a établi l'impôt foncier, chaque paroisse a
dû dresser un état des propriétés alors existantes sur son territoire.
Ces états ont disparu pour la plupart; néanmoins je les ai retrouvés
dans un certain nombre de villages, et, en les comparant avec les
rôles de nos jours, j'ai vu que, dans ces villages-là, le nombre des
propriétaires fonciers s'élevait à la moitié, souvent aux deux tiers du
nombre actuel; ce qui paraîtra bien remarquable si l'on pense que la
population totale de la France s'est accrue de plus d'un quart depuis
ce temps.

Déjà, comme de nos jours, l'amour du paysan pour la propriété foncière
est extrême, et toutes les passions qui naissent chez lui de la
possession du sol sont allumées. «Les terres se vendent toujours
au delà de leur valeur, dit un excellent observateur contemporain;
ce qui tient à la passion qu'ont tous les habitants pour devenir
propriétaires. Toutes les épargnes des basses classes, qui ailleurs
sont placées sur des particuliers et dans les fonds publics, sont
destinées en France à l'achat de terres.»

Parmi toutes les choses nouvelles qu'Arthur Young aperçoit chez nous,
quand il nous visite pour la première fois, il n'y en a aucune qui le
frappe davantage que la grande division du sol parmi les paysans; il
affirme que la moitié du sol de la France leur appartient en propre.
«Je n'avais nulle idée, dit-il souvent, d'un pareil état de choses;»
et, en effet, un pareil état de choses ne se trouvait alors nulle part
qu'en France, ou dans son voisinage le plus proche.

En Angleterre il y avait eu des paysans propriétaires, mais on
en rencontrait déjà beaucoup moins. En Allemagne on avait vu, de
tout temps et partout, un certain nombre de paysans libres et
qui possédaient en toute propriété des portions du sol. Les lois
particulières, et souvent bizarres, qui régissaient la propriété du
paysan, se retrouvent dans les plus vieilles coutumes germaniques; mais
cette sorte de propriété a toujours été un fait exceptionnel, et le
nombre de ces petits propriétaires fonciers fort petit.

Les contrées de l'Allemagne où, à la fin du dix-huitième siècle, le
paysan était propriétaire et à peu près aussi libre qu'en France, sont
situées, la plupart, le long du Rhin; c'est aussi là que les passions
révolutionnaires de la France se sont le plus tôt répandues et ont été
toujours les plus vives. Les portions de l'Allemagne qui ont été, au
contraire, le plus longtemps impénétrables à ces passions, sont celles
où rien de semblable ne se voyait encore. Remarque digne d'être faite.

C'est donc suivre une erreur commune que de croire que la division de
la propriété foncière date en France de la Révolution; le fait est
bien plus vieux qu'elle. La Révolution a, il est vrai, vendu toutes
les terres du clergé et une grande partie de celles des nobles; mais,
si l'on veut consulter les procès-verbaux mêmes de ces ventes, comme
j'ai eu quelquefois la patience de le faire, on verra que la plupart
de ces terres ont été achetées par des gens qui en possédaient déjà
d'autres; de sorte que, si la propriété a changé de mains, le nombre
des propriétaires s'est bien moins accru qu'on ne l'imagine. Il y
avait déjà en France une _immensité_ de ceux-ci, suivant l'expression
ambitieuse, mais juste, cette fois, de M. Necker.

L'effet de la Révolution n'a pas été de diviser le sol, mais de le
libérer pour un moment. Tous ces petits propriétaires étaient, en
effet, fort gênés dans l'exploitation de leurs terres, et supportaient
beaucoup de servitudes dont il ne leur était pas permis de se délivrer.

Ces charges étaient pesantes sans doute; mais ce qui les leur faisait
paraître insupportables était précisément la circonstance qui aurait
dû, ce semble, leur en alléger le poids: ces mêmes paysans avaient été
soustraits, plus que nulle part ailleurs en Europe, au gouvernement de
leurs seigneurs; autre révolution non moins grande que celle qui les
avait rendus propriétaires.

Quoique l'ancien régime soit encore bien près de nous, puisque nous
rencontrons tous les jours des hommes qui sont nés sous ses lois, il
semble déjà se perdre dans la nuit des temps. La Révolution radicale
qui nous en sépare a produit l'effet des siècles: elle a obscurci tout
ce qu'elle ne détruisait pas. Il y a donc peu de gens qui puissent
répondre aujourd'hui exactement à cette simple question: Comment
s'administraient les campagnes avant 1789? Et, en effet, on ne saurait
le dire avec précision et avec détail sans avoir étudié, non pas les
livres, mais les archives administratives de ce temps-là.

J'ai souvent entendu dire: la noblesse, qui depuis longtemps cessait de
prendre part au gouvernement de l'État, avait conservé jusqu'au bout
l'administration des campagnes; le seigneur en gouvernait les paysans.
Ceci encore ressemble bien à une erreur.

Au dix-huitième siècle, toutes les affaires de la paroisse étaient
conduites par un certain nombre de fonctionnaires qui n'étaient plus
les agents de la seigneurie et que le seigneur ne choisissait plus;
les uns étaient nommés par l'intendant de la province, les autres
élus par les paysans eux-mêmes. C'était à ces autorités à répartir
l'impôt, à réparer les églises, à bâtir les écoles, à rassembler et
à présider l'assemblée de la paroisse. Elles veillaient sur le bien
communal et en réglaient l'usage, intentaient et soutenaient au nom de
la communauté les procès. Non-seulement le seigneur ne dirigeait plus
l'administration de toutes ces petites affaires locales, mais il ne la
surveillait pas. Tous les fonctionnaires de la paroisse étaient sous
le gouvernement ou sous le contrôle du pouvoir central, comme nous le
montrerons dans le chapitre suivant. Bien plus, on ne voit presque
plus le seigneur agir comme le représentant du roi dans la paroisse,
comme l'intermédiaire entre celui-ci et les habitants. Ce n'est plus
lui qui est chargé d'y appliquer les lois générales de l'État, d'y
assembler les milices, d'y lever les taxes, d'y publier les mandements
du prince, d'en distribuer les secours. Tous ces devoirs et tous ces
droits appartiennent à d'autres. Le seigneur n'est plus en réalité
qu'un habitant que des immunités et des priviléges séparent et isolent
de tous les autres; sa condition est différente, non son pouvoir. _Le
seigneur n'est qu'un premier habitant_, ont soin de dire les intendants
dans leurs lettres à leurs subdélégués.

Si vous sortez de la paroisse et que vous considériez le canton, vous
reverrez le même spectacle. Nulle part les nobles n'administrent
ensemble, non plus qu'individuellement; cela était particulier à la
France. Partout ailleurs le trait caractéristique de la vieille société
féodale s'était en partie conservé: la possession de la terre et le
gouvernement des habitants demeuraient encore mêlés.

L'Angleterre était administrée aussi bien que gouvernée par les
principaux propriétaires du sol. Dans les portions mêmes de l'Allemagne
où les princes étaient le mieux parvenus, comme en Prusse et en
Autriche, à se soustraire à la tutelle des nobles dans les affaires
générales de l'État, ils leur avaient en grande partie conservé
l'administration des campagnes, et, s'ils étaient allés dans certains
endroits jusqu'à contrôler le seigneur, nulle part ils n'avaient encore
pris sa place.

A vrai dire, les nobles français ne touchaient plus depuis longtemps
à l'administration publique que par un seul point, la justice. Les
principaux d'entre eux avaient conservé le droit d'avoir des juges qui
décidaient certains procès en leur nom, et faisaient encore de temps
en temps des règlements de police dans les limites de la seigneurie;
mais le pouvoir royal avait graduellement écourté, limité, subordonné
la justice seigneuriale, à ce point que les seigneurs qui l'exerçaient
encore la considéraient moins comme un pouvoir que comme un revenu.

Il en était ainsi de tous les droits particuliers de la noblesse. La
partie politique avait disparu; la portion pécuniaire seule était
restée, et quelquefois s'était fort accrue.

Je ne veux parler en ce moment que de cette portion des priviléges
utiles qui portait par excellence le nom de droits féodaux, parce que
ce sont ceux-là particulièrement qui touchent le peuple.

Il est malaisé de dire aujourd'hui en quoi ces droits consistaient
encore en 1789, car leur nombre avait été immense et leur diversité
prodigieuse, et, parmi eux, plusieurs avaient déjà disparu ou s'étaient
transformés; de sorte que le sens des mots qui les désignaient, déjà
confus pour les contemporains, est devenu pour nous fort obscur.
Néanmoins, quand on consulte les livres des feudistes du dix-huitième
siècle et qu'on recherche avec attention les usages locaux, on
s'aperçoit que tous les droits encore existants peuvent se réduire à
un petit nombre d'espèces principales; tous les autres subsistent, il
est vrai, mais ils ne sont plus que des individus isolés.

Les traces de la corvée seigneuriale se retrouvent presque partout à
demi effacées. La plupart des droits de péage sur les chemins sont
modérés ou détruits; néanmoins, il n'y a que peu de provinces où l'on
n'en rencontre encore plusieurs. Dans toutes, les seigneurs prélèvent
des droits sur les foires et dans les marchés. On sait que dans la
France entière ils jouissaient du droit exclusif de chasse. En général,
ils possèdent seuls des colombiers et des pigeons; presque partout ils
obligent le paysan à faire moudre à leur moulin et vendanger à leur
pressoir. Un droit universel et très-onéreux est celui des _lods et
ventes_; c'est un impôt qu'on paye au seigneur toutes les fois qu'on
vend ou qu'on achète des terres dans les limites de la seigneurie. Sur
toute la surface du territoire, enfin, la terre est chargée de cens, de
rentes foncières et de redevances en argent ou en nature, qui sont dues
au seigneur par le propriétaire, et dont celui-ci ne peut se racheter.
A travers toutes ces diversités, un trait commun se présente: tous
ces droits se rattachent plus ou moins au sol ou à ses produits; tous
atteignent celui qui le cultive.

On sait que les seigneurs ecclésiastiques jouissaient des mêmes
avantages; car l'Eglise, qui avait une autre origine, une autre
destination et une autre nature que la féodalité, avait fini néanmoins
par se mêler intimement à elle, et, bien qu'elle ne se fût jamais
complétement incorporée à cette substance étrangère, elle y avait si
profondément pénétré qu'elle y demeurait comme incrustée.

Des évêques, des chanoines, des abbés possédaient donc des fiefs ou des
censives en vertu de leurs fonctions ecclésiastiques; le couvent avait,
d'ordinaire, la seigneurie du village sur le territoire duquel il était
placé. Il avait des serfs dans la seule partie de la France où il y en
eût encore; il employait la corvée, levait des droits sur les foires et
marchés, avait son four, son moulin, son pressoir, son taureau banal.
Le clergé jouissait, de plus, en France, comme dans tout le monde
chrétien, du droit de dîme.

Mais ce qui m'importe ici, c'est de remarquer que, dans toute
l'Europe alors, les mêmes droits féodaux, _précisément les mêmes_, se
retrouvaient, et que, dans la plupart des contrées du continent, ils
étaient bien plus lourds. Je citerai seulement la corvée seigneuriale.
En France, elle était rare et douce; en Allemagne, elle était encore
universelle et dure.

Bien plus, plusieurs des droits d'origine féodale qui ont le plus
révolté nos pères, qu'ils considéraient non-seulement comme contraires
à la justice, mais à la civilisation; la dîme, les rentes foncières
inaliénables, les redevances perpétuelles, les lods et ventes, ce
qu'ils appelaient, dans la langue un peu emphatique du dix-huitième
siècle, _la servitude de la terre_, toutes ces choses se retrouvaient
alors, en partie, chez les Anglais; plusieurs s'y voient encore
aujourd'hui même. Elles n'empêchent pas l'agriculture anglaise d'être
la plus perfectionnée et la plus riche du monde, et le peuple anglais
s'aperçoit à peine de leur existence.

Pourquoi donc les mêmes droits féodaux ont-ils excité dans le cœur du
peuple en France une haine si forte qu'elle survit à son objet même
et semble ainsi inextinguible? La cause de ce phénomène est, d'une
part, que le paysan français était devenu propriétaire foncier, et,
de l'autre, qu'il avait entièrement échappé au gouvernement de son
seigneur. Il y a bien d'autres causes encore, sans doute, mais je pense
que celles-ci sont les principales.

Si le paysan n'avait pas possédé le sol, il eût été comme insensible
à plusieurs des charges que le système féodal faisait peser sur la
propriété foncière. Qu'importe la dîme à celui qui n'est que fermier?
Il la prélève sur le produit du fermage. Qu'importe la rente foncière à
celui qui n'est pas propriétaire du fonds? Qu'importent même les gênes
de l'exploitation à celui qui exploite pour un autre?

D'un autre côté, si le paysan français avait encore été administré
par son seigneur, les droits féodaux lui eussent paru bien moins
insupportables, parce qu'il n'y aurait vu qu'une conséquence naturelle
de la constitution du pays.

Quand la noblesse possède non-seulement des priviléges, mais des
pouvoirs; quand elle gouverne et administre, ses droits particuliers
peuvent être tout à la fois plus grands et moins aperçus. Dans les
temps féodaux, on considérait la noblesse à peu près du même œil dont
on considère aujourd'hui le gouvernement: on supportait les charges
qu'elle imposait en vue des garanties qu'elle donnait. Les nobles
avaient des priviléges gênants, ils possédaient des droits onéreux;
mais ils assuraient l'ordre public, distribuaient la justice, faisaient
exécuter la loi, venaient au secours du faible, menaient les affaires
communes. A mesure que la noblesse cesse de faire ces choses, le poids
de ses priviléges paraît plus pesant, et leur existence même finit par
ne plus se comprendre.

Imaginez-vous, je vous prie, le paysan français du dix-huitième siècle,
ou plutôt celui que vous connaissez; car c'est toujours le même: sa
condition a changé, mais non son humeur. Voyez-le tel que les documents
que j'ai cités l'ont dépeint, si passionnément épris de la terre qu'il
consacre à l'acheter toutes ses épargnes et l'achète à tout prix. Pour
l'acquérir il lui faut d'abord payer un droit, non au gouvernement,
mais à d'autres propriétaires du voisinage, aussi étrangers que lui
à l'administration des affaires publiques, presque aussi impuissants
que lui. Il la possède enfin; il y enterre son cœur avec son grain. Ce
petit coin du sol qui lui appartient en propre dans ce vaste univers
le remplit d'orgueil et d'indépendance. Surviennent pourtant les mêmes
voisins qui l'arrachent à son champ et l'obligent à venir travailler
ailleurs sans salaire. Veut-il défendre sa semence contre leur gibier:
les mêmes l'en empêchent; les mêmes l'attendent au passage de la
rivière pour lui demander un droit de péage. Il les retrouve au marché,
où ils lui vendent le droit de vendre ses propres denrées; et quand,
rentré au logis, il veut employer à son usage le reste de son blé, de
ce blé qui a crû sous ses yeux et par ses mains, il ne peut le faire
qu'après l'avoir envoyé moudre dans le moulin et cuire dans le four de
ces mêmes hommes. C'est à leur faire des rentes que passe une partie
du revenu de son petit domaine, et ces rentes sont imprescriptibles et
irrachetables.

Quoi qu'il fasse, il rencontre partout sur son chemin ces voisins
incommodes, pour troubler son plaisir, gêner son travail, manger ses
produits; et, quand il a fini avec ceux-ci, d'autres, vêtus de noir, se
présentent, qui lui prennent le plus clair de sa récolte. Figurez-vous
la condition, les besoins, le caractère, les passions de cet homme,
et calculez, si vous le pouvez, les trésors de haine et d'envie qui se
sont amassés dans son cœur.

La féodalité était demeurée la plus grande de toutes nos institutions
civiles en cessant d'être une institution politique. Ainsi réduite,
elle excitait bien plus de haines encore, et c'est avec vérité qu'on
peut dire qu'en détruisant une partie des institutions du moyen âge on
avait rendu cent fois plus odieux ce qu'on en laissait.



CHAPITRE II.

     Que la centralisation administrative est une institution de
     l'ancien régime, et non pas l'œuvre de la Révolution ni de
     l'Empire, comme on le dit.


J'ai entendu jadis un orateur, dans le temps où nous avions des
assemblées politiques en France, qui disait en parlant de la
centralisation administrative: «Cette belle conquête de la Révolution,
que l'Europe nous envie.» Je veux bien que la centralisation soit une
belle conquête, je consens à ce que l'Europe nous l'envie, mais je
soutiens que ce n'est point une conquête de la Révolution. C'est, au
contraire, un produit de l'ancien régime, et, j'ajouterai, la seule
portion de la constitution politique de l'ancien régime qui ait survécu
à la Révolution, parce que c'était la seule qui pût s'accommoder de
l'état social nouveau que cette Révolution a créé. Le lecteur qui
aura la patience de lire attentivement le présent chapitre trouvera
peut-être que j'ai surabondamment prouvé ma thèse.

Je prie qu'on me permette d'abord de mettre à part ce qu'on appelait
_les pays d'état_, c'est-à-dire les provinces qui s'administraient, ou
plutôt avaient l'air de s'administrer encore en partie elles-mêmes.

Les pays d'état, placés aux extrémités du royaume, ne contenaient guère
que le quart de la population totale de la France, et, parmi eux, il
n'y en avait que deux où la liberté provinciale fût réellement vivante.
Je reviendrai plus tard aux pays d'état, et je montrerai jusqu'à quel
point le pouvoir central les avait assujettis eux-mêmes aux règles
communes[1].

[1] Voyez l'appendice.

Je veux m'occuper principalement ici de ce qu'on nommait dans la langue
administrative du temps _les pays d'élection_, quoiqu'il y eût là moins
d'élections que nulle part ailleurs. Ceux-là enveloppaient Paris de
toute part; ils se tenaient tous ensemble, et formaient le cœur et la
meilleure partie du corps de la France.

Quand on jette un premier regard sur l'ancienne administration du
royaume, tout y paraît d'abord diversité de règles et d'autorité,
enchevêtrement de pouvoirs. La France est couverte de corps
administratifs ou de fonctionnaires isolés qui ne dépendent pas les
uns des autres, et qui prennent part au gouvernement en vertu d'un
droit qu'ils ont acheté et qu'on ne peut leur reprendre. Souvent leurs
attributions sont si entremêlées et si contiguës qu'ils se pressent et
s'entre-choquent dans le cercle des mêmes affaires.

Des cours de justice prennent part indirectement à la puissance
législative; elles ont le droit de faire des règlements administratifs
qui obligent dans les limites de leur ressort. Quelquefois elles
tiennent tête à l'administration proprement dite, blâment bruyamment
ses mesures et décrètent ses agents. De simples juges font des
ordonnances de police dans les villes et dans les bourgs de leur
résidence.

Les villes ont des constitutions très-diverses. Leurs magistrats
portent des noms différents, ou puisent leurs pouvoirs à différentes
sources: ici un maire, là des consuls, ailleurs des syndics.
Quelques-uns sont choisis par le roi, quelques autres par l'ancien
seigneur ou le prince apanagiste; il y en a qui sont élus pour un an
par leurs concitoyens, et d'autres qui ont acheté le droit de gouverner
ceux-ci à perpétuité.

Ce sont là les débris des anciens pouvoirs; mais il s'est établi peu à
peu au milieu d'eux une chose comparativement nouvelle ou transformée,
qui me reste à peindre.

Au centre du royaume et près du trône s'est peu à peu formé un corps
administratif d'une puissance singulière, et dans le sein duquel tous
les pouvoirs se réunissent d'une façon nouvelle, _le conseil du roi_.

Son origine est antique, mais la plupart de ses fonctions sont de
date récente. Il est tout à la fois: cour suprême de justice, car il
a le droit de casser les arrêts de tous les tribunaux ordinaires;
tribunal supérieur administratif: c'est de lui que ressortissent en
dernier ressort toutes les juridictions spéciales. Comme conseil du
gouvernement, il possède en outre, sous le bon plaisir du roi, la
puissance législative, discute et propose la plupart des lois, fixe et
répartit les impôts. Comme conseil supérieur d'administration, c'est
à lui d'établir les règles générales qui doivent diriger les agents
du gouvernement. Lui-même décide toutes les affaires importantes et
surveille les pouvoirs secondaires. Tout finit par aboutir à lui, et de
lui part le mouvement qui se communique à tout. Cependant il n'a point
de juridiction propre. C'est le roi qui seul décide, alors même que le
conseil semble prononcer. Même en ayant l'air de rendre la justice,
celui-ci n'est composé que de simples _donneurs d'avis_, ainsi que le
dit le parlement dans une de ses remontrances.

Ce conseil n'est point composé de grands seigneurs, mais de personnages
de médiocre ou de basse naissance, d'anciens intendants et autres gens
consommés dans la pratique des affaires, tous révocables.

Il agit d'ordinaire discrètement et sans bruit, montrant toujours moins
de prétentions que de pouvoir. Aussi n'a-t-il par lui-même aucun
éclat; ou plutôt il se perd dans la splendeur du trône dont il est
proche, si puissant qu'il touche à tout, et en même temps si obscur que
c'est à peine si l'histoire le remarque.

De même que toute l'administration du pays est dirigée par un corps
unique, presque tout le maniement des affaires intérieures est confié
aux soins d'un seul agent, _le contrôleur général_.

Si vous ouvrez un almanach de l'ancien régime, vous y trouvez que
chaque province avait son ministre particulier; mais, quand on étudie
l'administration dans les dossiers, on aperçoit bientôt que le ministre
de la province n'a que quelques occasions peu importantes d'agir.
Le train ordinaire des affaires est mené par le contrôleur général;
celui-ci a attiré peu à peu à lui toutes les affaires qui donnent
lieu à des questions d'argent, c'est-à-dire l'administration publique
presque tout entière. On le voit agir successivement comme ministre
des finances, ministre de l'intérieur, ministre des travaux publics,
ministre du commerce.

De même que l'administration centrale n'a, à vrai dire, qu'un seul
agent à Paris, elle n'a qu'un seul agent dans chaque province. On
trouve encore, au dix-huitième siècle, de grands seigneurs qui portent
le nom de _gouverneurs de province_. Ce sont les anciens représentants,
souvent héréditaires, de la royauté féodale. On leur accorde encore
des honneurs, mais ils n'ont plus aucun pouvoir. L'intendant possède
toute la réalité du gouvernement.

Celui-ci est un homme de naissance commune, toujours étranger à la
province, jeune, qui a sa fortune à faire. Il n'exerce point ses
pouvoirs par droit d'élection, de naissance ou d'office acheté; il est
choisi par le gouvernement parmi les membres inférieurs du conseil
d'État et toujours révocable. Séparé de ce corps, il le représente,
et c'est pour cela que, dans la langue administrative du temps, on le
nomme le _commissaire départi_. Dans ses mains sont accumulés presque
tous les pouvoirs que le conseil lui-même possède; il les exerce
tous en premier ressort. Comme ce conseil, il est tout à la fois
administrateur et juge. L'intendant correspond avec tous les ministres;
il est l'agent unique, dans la province, de toutes les volontés du
gouvernement.

Au-dessous de lui, et nommé par lui, est placé dans chaque canton un
fonctionnaire révocable à volonté, le _subdélégué_. L'intendant est
d'ordinaire un nouvel anobli; le subdélégué est toujours un roturier.
Néanmoins il représente le gouvernement tout entier dans la petite
circonscription qui lui est assignée, comme l'intendant dans la
généralité entière. Il est soumis à l'intendant, comme celui-ci au
ministre.

Le marquis d'Argenson raconte, dans ses Mémoires, qu'un jour Law lui
dit: «Jamais je n'aurais cru ce que j'ai vu quand j'étais contrôleur
des finances. Sachez que ce royaume de France est gouverné par trente
intendants. Vous n'avez ni parlement, ni états, ni gouverneurs; ce
sont trente maîtres des requêtes commis aux provinces de qui dépendent
le malheur ou le bonheur de ces provinces, leur abondance ou leur
stérilité.»

Ces fonctionnaires si puissants étaient pourtant éclipsés par
les restes de l'ancienne aristocratie féodale et comme perdus au
milieu de l'éclat qu'elle jetait encore; c'est ce qui fait que, de
leur temps même, on les voyait à peine, quoique leur main fût déjà
partout. Dans la société, les nobles avaient sur eux l'avantage du
rang, de la richesse et de la considération qui s'attache toujours
aux choses anciennes. Dans le gouvernement, la noblesse entourait le
prince et formait sa cour; elle commandait les flottes, dirigeait les
armées; elle faisait, en un mot, ce qui frappe le plus les yeux des
contemporains et arrête trop souvent les regards de la postérité. On
eût insulté un grand seigneur en lui proposant de le nommer intendant;
le plus pauvre gentilhomme de race aurait le plus souvent dédaigné
de l'être. Les intendants étaient à ses yeux les représentants d'un
pouvoir intrus, des hommes nouveaux, préposés au gouvernement des
bourgeois et des paysans, et, au demeurant, de fort petits compagnons.
Ces hommes gouvernaient cependant la France, comme avait dit Law et
comme nous allons le voir.

Commençons d'abord par le droit d'impôt, qui contient en quelque façon
en lui tous les autres.

On sait qu'une partie des impôts était en ferme: pour ceux-là, c'était
le conseil du roi qui traitait avec les compagnies financières,
fixait les conditions du contrat et réglait le mode de la perception.
Toutes les autres taxes, comme la taille, la capitation et les
vingtièmes, étaient établies et levées directement par les agents de
l'administration centrale ou sous leur contrôle tout-puissant.

C'était le conseil qui fixait chaque année par une décision secrète
le montant de la taille et de ses nombreux accessoires, et aussi sa
répartition entre les provinces. La taille avait ainsi grandi d'année
en année, sans que personne en fût averti d'avance par aucun bruit.

Comme la taille était un vieil impôt, l'assiette et la levée en
avaient été confiées jadis à des agents locaux, qui tous étaient plus
ou moins indépendants du gouvernement, puisqu'ils exerçaient leurs
pouvoirs par droit de naissance ou d'élection, ou en vertu de charges
achetées. C'étaient _le seigneur_, _le collecteur paroissial_, _les
trésoriers de France_, _les élus_. Ces autorités existaient encore
au dix-huitième siècle; mais les unes avaient cessé absolument de
s'occuper de la taille, les autres ne le faisaient plus que d'une
façon très-secondaire et entièrement subordonnée. Là même, la puissance
entière était dans les mains de l'intendant et de ses agents; lui seul,
en réalité, répartissait la taille entre les paroisses, guidait et
surveillait les collecteurs, accordait des sursis ou des décharges.

D'autres impôts, comme la capitation, étant de date récente, le
gouvernement n'y était plus gêné par les débris des vieux pouvoirs; il
y agissait seul, sans aucune intervention des gouvernés. Le contrôleur
général, l'intendant et le conseil fixaient le montant de chaque cote.

Passons de l'argent aux hommes.

On s'étonne quelquefois que les Français aient supporté si patiemment
le joug de la conscription militaire à l'époque de la Révolution et
depuis; mais il faut bien considérer qu'ils y étaient tous pliés depuis
longtemps. La conscription avait été précédée par la milice, charge
plus lourde, bien que les contingents demandés fussent moins grands. De
temps à autre on faisait tirer au sort la jeunesse des campagnes, et on
prenait dans son sein un certain nombre de soldats dont on formait des
régiments de milice où l'on servait pendant six ans.

Comme la milice était une institution comparativement moderne, aucun
des anciens pouvoirs féodaux ne s'en occupait; toute l'opération était
confiée aux seuls agents du gouvernement central. Le conseil fixait le
contingent général et la part de la province. L'intendant réglait le
nombre d'hommes à lever dans chaque paroisse; son subdélégué présidait
au tirage, jugeait les cas d'exemption, désignait les miliciens qui
pouvaient résider dans leurs foyers, ceux qui devaient partir, et
livrait enfin ceux-ci à l'autorité militaire. Il n'y avait de recours
qu'à l'intendant et au conseil.

On peut dire également qu'en dehors des pays d'état tous les travaux
publics, même ceux qui avaient la destination la plus particulière,
étaient décidés et conduits par les seuls agents du pouvoir central.

Il existait bien encore des autorités locales et indépendantes qui,
comme _le seigneur_, _les bureaux de finances_, _les grands voyers_,
pouvaient concourir à cette partie de l'administration publique.
Presque partout ces vieux pouvoirs agissaient peu ou n'agissaient plus
du tout: le plus léger examen des pièces administratives du temps
nous le démontre. Toutes les grandes routes, et même les chemins qui
conduisaient d'une ville à une autre, étaient ouverts et entretenus sur
le produit des contributions générales. C'était le conseil qui arrêtait
le plan et fixait l'adjudication. L'intendant dirigeait les travaux des
ingénieurs, le subdélégué réunissait la corvée qui devait les exécuter.
On n'abandonnait aux anciens pouvoirs locaux que le soin des chemins
vicinaux, qui demeuraient dès lors impraticables.

Le grand agent du gouvernement central en matière de travaux publics
était, comme de nos jours, le _corps des ponts et chaussées_. Ici tout
se ressemble d'une manière singulière, malgré la différence des temps.
L'administration des ponts et chaussées a un conseil et une école; des
inspecteurs qui parcourent annuellement toute la France; des ingénieurs
qui résident sur les lieux et sont chargés, sous les ordres de
l'intendant, d'y diriger tous les travaux. Les institutions de l'ancien
régime, qui, en bien plus grand nombre qu'on ne le suppose, ont été
transportées dans la société nouvelle, ont perdu d'ordinaire dans le
passage leurs noms alors même qu'elles conservaient leurs formes; mais
celle-ci a gardé l'un et l'autre: fait rare.

Le gouvernement central se chargeait seul, à l'aide de ses agents, de
maintenir l'ordre public dans les provinces. La maréchaussée était
répandue sur toute la surface du royaume en petites brigades, et
placée partout sous la direction des intendants. C'est à l'aide de
ces soldats, et au besoin de l'armée, que l'intendant parait à tous
les dangers imprévus, arrêtait les vagabonds, réprimait la mendicité
et étouffait les émeutes que le prix des grains faisait naître sans
cesse. Jamais il n'arrivait, comme autrefois, que les gouvernés fussent
appelés à aider le gouvernement dans cette partie de sa tâche, excepté
dans les villes, où il existait d'ordinaire une garde urbaine dont
l'intendant choisissait les soldats et nommait les officiers.

Les corps de justice avaient conservé le droit de faire des règlements
de police et en usaient souvent; mais ces règlements n'étaient
applicables que sur une partie du territoire, et, le plus souvent, dans
un seul lieu. Le conseil pouvait toujours les casser, et il les cassait
sans cesse, quand il s'agissait des juridictions inférieures. De son
côté, il faisait tous les jours des règlements généraux, applicables
également à tout le royaume, soit sur des matières différentes de
celles que les tribunaux avaient réglementées, soit sur les mêmes
matières qu'ils réglaient autrement. Le nombre de ces règlements, ou,
comme on disait alors, de ces _arrêts du conseil_, est immense, et il
s'accroît sans cesse à mesure qu'on s'approche de la Révolution. Il
n'y a presque aucune partie de l'économie sociale ou de l'organisation
politique qui n'ait été remaniée par des arrêts du conseil pendant les
quarante ans qui la précèdent.

Dans l'ancienne société féodale, si le seigneur possédait de grands
droits, il avait aussi de grandes charges. C'était à lui à secourir les
indigents dans l'intérieur de ses domaines. Nous trouvons une dernière
trace de cette vieille législation de l'Europe dans le code prussien
de 1795, où il est dit: «Le seigneur doit veiller à ce que les paysans
pauvres reçoivent l'éducation. Il doit, autant que possible, procurer
des moyens de vivre à ceux de ses vassaux qui n'ont point de terre. Si
quelques-uns d'entre eux tombent dans l'indigence, il est obligé de
venir à leur secours.»

Aucune loi semblable n'existait plus en France depuis longtemps.
Comme on avait ôté au seigneur ses anciens pouvoirs, il s'était
soustrait à ses anciennes obligations. Aucune autorité locale, aucun
conseil, aucune association provinciale ou paroissiale n'avait pris
sa place. Nul n'était plus obligé par la loi à s'occuper des pauvres
des campagnes; le gouvernement central avait entrepris hardiment de
pourvoir seul à leurs besoins.

Tous les ans le conseil assignait à chaque province, sur le produit
général des taxes, certains fonds que l'intendant distribuait en
secours dans les paroisses. C'était à lui que devait s'adresser le
cultivateur nécessiteux. Dans les temps de disette, c'était l'intendant
qui faisait distribuer au peuple du blé ou du riz. Le conseil rendait
annuellement des arrêts qui ordonnaient d'établir, dans certains lieux
qu'il avait soin d'indiquer lui-même, des ateliers de charité où les
paysans les plus pauvres pouvaient travailler moyennant un léger
salaire. On doit croire aisément qu'une charité faite de si loin était
souvent aveugle ou capricieuse, et toujours très-insuffisante.

Le gouvernement central ne se bornait pas à venir au secours des
paysans dans leurs misères; il prétendait leur enseigner l'art
de s'enrichir, les y aider et les y forcer au besoin. Dans ce but
il faisait distribuer de temps en temps par ses intendants et ses
subdélégués de petits écrits sur l'art agricole, fondait des sociétés
d'agriculture, promettait des primes, entretenait à grands frais des
pépinières dont il distribuait les produits. Il semble qu'il eût été
plus efficace d'alléger le poids et de diminuer l'inégalité des charges
qui opprimaient alors l'agriculture; mais c'est ce dont on ne voit pas
qu'il se soit avisé jamais.

Quelquefois le conseil entendait obliger les particuliers à prospérer,
quoi qu'ils en eussent. Les arrêts qui contraignent les artisans à se
servir de certaines méthodes et à fabriquer de certains produits sont
innombrables; et comme les intendants ne suffisaient pas à surveiller
l'application de toutes ces règles, il existait des inspecteurs
généraux de l'industrie qui parcouraient les provinces pour y tenir la
main.

Il y a des arrêts du conseil qui prohibent certaines cultures dans des
terres que ce conseil y déclare peu propres. On en trouve où il ordonne
d'arracher des vignes plantées, suivant lui, dans un mauvais sol,
tant le gouvernement était déjà passé du rôle de souverain à celui de
tuteur.



CHAPITRE III.

     Comment ce qu'on appelle aujourd'hui la tutelle administrative est
     une institution de l'ancien régime.


En France, la liberté municipale a survécu à la féodalité. Lorsque
déjà les seigneurs n'administraient plus les campagnes, les villes
conservaient encore le droit de se gouverner. On en rencontre, jusque
vers la fin du dix-septième siècle, qui continuent à former comme de
petites républiques démocratiques, où les magistrats sont librement
élus par tout le peuple et responsables envers lui, où la vie
municipale est publique et active, où la cité se montre encore fière de
ses droits et très-jalouse de son indépendance.

Les élections ne furent abolies généralement pour la première fois
qu'en 1692. Les fonctions municipales furent alors mises _en offices_,
c'est-à-dire que le roi vendit, dans chaque ville, à quelques
habitants, le droit de gouverner perpétuellement tous les autres.

C'était sacrifier, avec la liberté des villes, leur bien-être; car si
la mise en office des fonctions publiques a eu souvent d'utiles effets
quand il s'est agi des tribunaux, parce que la condition première
d'une bonne justice est l'indépendance complète du juge, elle n'a
jamais manqué d'être très-funeste toutes les fois qu'il s'est agi de
l'administration proprement dite, où on a surtout besoin de rencontrer
la responsabilité, la subordination et le zèle. Le gouvernement de
l'ancienne monarchie ne s'y trompait pas: il avait grand soin de ne
point user pour lui-même du régime qu'il imposait aux villes, et il
se gardait bien de mettre en offices les fonctions de subdélégués et
d'intendants.

Et ce qui est bien digne de tous les mépris de l'histoire, cette
grande révolution fut accomplie sans aucune vue politique. Louis XI
avait restreint les libertés municipales parce que leur caractère
démocratique lui faisait peur; Louis XIV les détruisit sans les
craindre. Ce qui le prouve, c'est qu'il les rendit à toutes les villes
qui purent les racheter. En réalité, il voulait moins les abolir
qu'en trafiquer, et, s'il les abolit en effet, ce fut pour ainsi dire
sans y penser, par pur expédient de finances; et, chose étrange, le
même jeu se continue pendant quatre-vingts ans. Sept fois, durant cet
espace, on vend aux villes le droit d'élire leurs magistrats, et,
quand elles en ont de nouveau goûté la douceur, on le leur reprend
pour le leur revendre. Le motif de la mesure est toujours le même, et
souvent on l'avoue. «Les nécessités de nos finances,» est-il dit dans
le préambule de l'édit de 1722, «nous obligent à chercher les moyens
les plus sûrs de les soulager.» Le moyen était sûr, mais ruineux pour
ceux sur qui tombait cet étrange impôt. «Je suis frappé de l'énormité
des finances qui ont été payées dans tous les temps pour racheter les
offices municipaux,» écrit un intendant au contrôleur général en 1764.
«Le montant de cette finance employé en ouvrages utiles aurait tourné
au profit de la ville, qui, au contraire, n'a senti que le poids de
l'autorité et des priviléges de ces offices.» Je n'aperçois pas de
trait plus honteux dans toute la physionomie de l'ancien régime.

Il semble difficile de dire aujourd'hui précisément comment se
gouvernaient les villes au dix-huitième siècle; car, indépendamment de
ce que l'origine des pouvoirs municipaux change sans cesse, comme il
vient d'être dit, chaque ville conserve encore quelques lambeaux de son
ancienne constitution et a des usages propres. Il n'y a peut-être pas
deux villes en France où tout se ressemble absolument; mais c'est là
une diversité trompeuse, qui cache la similitude.

En 1764, le gouvernement entreprit de faire une loi générale sur
l'administration des villes. Il se fit envoyer par ses intendants des
mémoires sur la manière dont les choses se passaient alors dans chacune
d'elles. J'ai retrouvé une partie de cette enquête, et j'ai achevé
de me convaincre en la lisant que les affaires municipales étaient
conduites de la même manière à peu près partout. Les différences ne
sont plus que superficielles et apparentes; le fond est partout le même.

Le plus souvent le gouvernement des villes est confié à deux
assemblées. Toutes les grandes villes sont dans ce cas et la plupart
des petites.

La première assemblée est composée d'officiers municipaux, plus ou
moins nombreux suivant les lieux. C'est le pouvoir exécutif de la
commune, _le corps de ville_, comme on disait alors. Ses membres
exercent un pouvoir temporaire et sont élus, quand le roi a établi
l'élection ou que la ville a pu racheter les offices. Ils remplissent
leur charge à perpétuité moyennant finance, lorsque le roi a rétabli
les offices et a réussi à les vendre, ce qui n'arrive pas toujours;
car cette sorte de marchandise s'avilit de plus en plus à mesure que
l'autorité municipale se subordonne davantage au pouvoir central. Dans
tous les cas ces officiers municipaux ne reçoivent pas de salaire,
mais ils ont toujours des exemptions d'impôts et des priviléges. Point
d'ordre hiérarchique parmi eux; l'administration est collective. On ne
voit pas de magistrat qui la dirige particulièrement et en réponde. Le
maire est le président du corps de la ville, non l'administrateur de la
cité.

La seconde assemblée, qu'on nomme l'_assemblée générale_, élit le corps
de ville, là où l'élection a lieu encore, et partout elle continue à
prendre part aux principales affaires.

Au quinzième siècle, l'assemblée générale se composait souvent de
tout le peuple; cet usage, dit l'un des mémoires de l'enquête, _était
d'accord avec le génie populaire de nos anciens_. C'est le peuple tout
entier qui élisait alors ses officiers municipaux; c'est lui qu'on
consultait quelquefois; c'est à lui qu'on rendait compte. A la fin du
dix-septième siècle, cela se rencontre encore parfois.

Au dix-huitième siècle, ce n'est plus le peuple lui-même agissant en
corps qui forme l'assemblée générale. Celle-ci est presque toujours
représentative. Mais ce qu'il faut bien considérer, c'est que nulle
part elle n'est plus élue par la masse du public et n'en reçoit
l'esprit. Partout elle est composée de _notables_, dont quelques-uns y
paraissent en vertu d'un droit qui leur est propre; les autres y sont
envoyés par des corporations ou des compagnies, et chacun y remplit un
mandat impératif que lui a donné cette petite société particulière.

A mesure qu'on avance dans le siècle, le nombre des notables de
droit se multiplie dans le sein de cette assemblée; les députés des
corporations industrielles y deviennent moins nombreux ou cessent d'y
paraître. On n'y rencontre plus que ceux des _corps_; c'est-à-dire?
que l'assemblée contient seulement des bourgeois et ne reçoit presque
plus d'artisans. Le peuple, qui ne se laisse pas prendre aussi
aisément qu'on se l'imagine aux vains semblants de la liberté, cesse
alors partout de s'intéresser aux affaires de la commune et vit
dans l'intérieur de ses propres murs comme un étranger. Inutilement
ses magistrats essayent de temps en temps de réveiller en lui ce
patriotisme municipal qui a fait tant de merveilles dans le moyen
âge: il reste sourd. Les plus grands intérêts de la ville semblent
ne plus le toucher. On voudrait qu'il allât voter, là où on a cru
devoir conserver la vaine image d'une élection libre: il s'entête à
s'abstenir. Rien de plus commun qu'un pareil spectacle dans l'histoire.
Presque tous les princes qui ont détruit la liberté ont tenté d'abord
d'en maintenir les formes: cela s'est vu depuis Auguste jusqu'à nos
jours; ils se flattaient ainsi de réunir à la force morale que donne
toujours l'assentiment public les commodités que la puissance absolue
peut seule offrir. Presque tous ont échoué dans cette entreprise, et
ont bientôt découvert qu'il était impossible de faire durer longtemps
ces menteuses apparences là où la réalité n'était plus.

Au dix-huitième siècle le gouvernement municipal des villes avait
donc dégénéré partout en une petite oligarchie. Quelques familles y
conduisaient toutes les affaires dans des vues particulières, loin de
l'œil du public et sans être responsables envers lui: c'est une maladie
dont cette administration est atteinte dans la France entière. Tous
les intendants la signalent; mais le seul remède qu'ils imaginent,
c'est l'assujettissement toujours plus grand des pouvoirs locaux au
gouvernement central.

Il était cependant difficile d'y mieux réussir qu'on ne l'avait
déjà fait; indépendamment des édits qui de temps à autre modifient
l'administration de toutes les villes, les lois particulières à chacune
d'elles sont souvent bouleversées par des règlements du conseil non
enregistrés, rendus sur les propositions des intendants, sans enquête
préalable, et quelquefois sans que les habitants de la ville eux-mêmes
s'en doutent.

«Cette mesure,» disent les habitants d'une ville qui avait été atteinte
par un semblable arrêt, «a étonné tous les ordres de la ville, qui ne
s'attendaient à rien de semblable.»

Les villes ne peuvent ni établir un octroi, ni lever une contribution,
ni hypothéquer, ni vendre, ni plaider, ni affermer leurs biens, ni les
administrer, ni faire emploi de l'excédant de leurs recettes, sans
qu'il intervienne un arrêt du conseil sur le rapport de l'intendant.
Tous leurs travaux sont exécutés sur des plans et d'après des devis
que le conseil a approuvés par arrêt. C'est devant l'intendant ou ses
subdélégués qu'on les adjuge, et c'est d'ordinaire l'ingénieur ou
l'architecte de l'État qui les conduit. Voilà qui surprendra bien ceux
qui pensent que tout ce qu'on voit en France est nouveau.

Mais le gouvernement central entre bien plus avant encore dans
l'administration des villes que cette règle même ne l'indique; son
pouvoir y est bien plus étendu que son droit.

Je trouve dans une circulaire adressée vers le milieu du siècle par le
contrôleur général à tous les intendants: «Vous donnerez une attention
particulière à tout ce qui se passe dans les assemblées municipales.
Vous vous en ferez rendre le compte le plus exact et remettre toutes
les délibérations qui y seront prises, pour me les envoyer sur-le-champ
avec votre avis.»

On voit en effet par la correspondance de l'intendant avec ses
subdélégués que le gouvernement a la main dans toutes les affaires des
villes, dans les moindres comme dans les plus grandes. On le consulte
sur tout, et il a un avis décidé sur tout; il y règle jusqu'aux
fêtes. C'est lui qui commande, dans certains cas, les témoignages de
l'allégresse publique, qui fait allumer les feux de joie et illuminer
les maisons. Je trouve un intendant qui met à l'amende de 20 livres des
membres de la garde bourgeoise qui se sont absentés du _Te Deum_.

Aussi les officiers municipaux ont-ils un sentiment convenable de leur
néant.

«Nous vous prions très-humblement, Monseigneur,» écrivent quelques-uns
d'entre eux à l'intendant, «de nous accorder votre bienveillance et
votre protection. Nous tâcherons de ne pas nous en rendre indignes par
notre soumission à tous les ordres de Votre Grandeur.» «Nous n'avons
jamais résisté à vos volontés, Monseigneur,» écrivent d'autres, qui
s'intitulent encore magnifiquement _Pairs de la ville_.

C'est ainsi que la classe bourgeoise se prépare au gouvernement et le
peuple à la liberté.

Au moins, si cette étroite dépendance des villes avait préservé leurs
finances! mais il n'en est rien. On avance que sans la centralisation
les villes se ruineraient aussitôt: je l'ignore; mais il est certain
que, dans le dix-huitième siècle, la centralisation ne les empêchait
pas de se ruiner. Toute l'histoire administrative de ce temps est
pleine du désordre de leurs affaires.

Que si nous allons des villes aux villages, nous rencontrons d'autres
pouvoirs, d'autres formes; même dépendance.

Je vois bien des indices qui m'annoncent que dans le moyen âge les
habitants de chaque village ont formé une communauté distincte du
seigneur. Celui-ci s'en servait, la surveillait, la gouvernait; mais
elle possédait en commun certains biens dont elle avait la propriété
propre; elle élisait ses chefs, elle s'administrait elle-même
démocratiquement.

Cette vieille constitution de la paroisse se retrouve chez toutes les
nations qui ont été féodales et dans tous les pays où ces nations
ont porté les débris de leurs lois. On en voit partout la trace en
Angleterre, et elle était encore toute vivante en Allemagne il y a
soixante ans, ainsi qu'on peut s'en convaincre en lisant le code du
grand Frédéric. En France même, au dix-huitième siècle, il en existe
encore quelques vestiges.

Je me souviens que, quand je recherchais pour la première fois, dans
les archives d'une intendance, ce que c'était qu'une paroisse de
l'ancien régime, j'étais surpris de retrouver, dans cette communauté
si pauvre et si asservie, plusieurs des traits qui m'avaient frappé
jadis dans les communes rurales d'Amérique, et que j'avais jugés
alors à tort devoir être une singularité particulière au nouveau
monde. Ni l'une ni l'autre n'ont de représentation permanente, de
corps municipal proprement dit; l'une et l'autre sont administrées
par des fonctionnaires qui agissent séparément, sous la direction de
la communauté tout entière. Toutes deux ont, de temps à autre, des
assemblées générales où tous les habitants, réunis dans un seul corps,
élisent leurs magistrats et règlent les principales affaires. Elles se
ressemblent, en un mot, autant qu'un vivant peut ressembler à un mort.

Ces deux êtres si différents dans leurs destinées ont eu, en effet,
même naissance.

Transportée d'un seul coup loin de la féodalité et maîtresse absolue
d'elle-même, la paroisse rurale du moyen âge est devenue le _township_
de la Nouvelle-Angleterre. Séparée du seigneur, mais serrée dans la
puissante main de l'État, elle est devenue en France ce que nous allons
dire.

Au dix-huitième siècle, le nombre et le nom des fonctionnaires de
la paroisse varient suivant les provinces. On voit par les anciens
documents que ces fonctionnaires avaient été plus nombreux quand la
vie locale avait été plus active; leur nombre a diminué à mesure
qu'elle s'est engourdie. Dans la plupart des paroisses du dix-huitième
siècle ils sont réduits à deux: l'un se nomme le _collecteur_, l'autre
s'appelle le plus souvent le _syndic_. D'ordinaire ces officiers
municipaux sont encore élus ou sont censés l'être; mais ils sont
devenus partout les instruments de l'État plus que les représentants
de la communauté. Le collecteur lève la taille sous les ordres directs
de l'intendant. Le syndic, placé sous la direction journalière du
subdélégué de l'intendant, le représente dans toutes les opérations
qui ont trait à l'ordre public ou au gouvernement. Il est son
principal agent quand il s'agit de la milice, des travaux de l'État, de
l'exécution de toutes les lois générales.

Le seigneur, comme nous l'avons déjà vu, reste étranger à tous ces
détails du gouvernement; il ne les surveille même plus; il n'y aide
pas; bien plus, ces soins par lesquels s'entretenait jadis sa puissance
lui paraissent indignes de lui, à mesure que sa puissance elle-même est
mieux détruite. On blesserait aujourd'hui son orgueil en l'invitant
à s'y livrer. Il ne gouverne plus; mais sa présence dans la paroisse
et ses priviléges empêchent qu'un bon gouvernement paroissial puisse
s'établir à la place du sien. Un particulier si différent de tous les
autres, si indépendant, si favorisé, y détruit ou y affaiblit l'empire
de toutes les règles.

Comme son contact a fait fuir successivement vers la ville, ainsi
que je le montrerai plus loin, presque tous ceux des habitants qui
possédaient de l'aisance et des lumières, il ne reste en dehors de
lui qu'un troupeau de paysans ignorants et grossiers, hors d'état de
diriger l'administration des affaires communes. «Une paroisse,» a dit
avec raison Turgot, «est un assemblage de cabanes et d'habitants non
moins passifs qu'elles.»

Les documents administratifs du dix-huitième siècle sont remplis
de plaintes que font naître l'impéritie, l'inertie et l'ignorance
des collecteurs et des syndics de paroisses. Ministres, intendants,
subdélégués, gentilshommes même, tous le déplorent sans cesse; mais
aucun ne remonte aux causes.

Jusqu'à la Révolution, la paroisse rurale de France conserve dans son
gouvernement quelque chose de cet aspect démocratique qu'on lui avait
vu dans le moyen âge. S'agit-il d'élire des officiers municipaux ou
de discuter quelque affaire commune: la cloche du village appelle les
paysans devant le porche de l'église; là, pauvres comme riches ont
le droit de se présenter. L'assemblée réunie, il n'y a point, il est
vrai, de délibération proprement dite ni de vote; mais chacun peut
exprimer son avis, et un notaire requis à cet effet et instrumentant
en plein vent recueille les différents dires et les consigne dans un
procès-verbal.

Quand on compare ces vaines apparences de la liberté avec l'impuissance
réelle qui y était jointe, on découvre déjà en petit comment le
gouvernement le plus absolu peut se combiner avec quelques-unes des
formes de la plus extrême démocratie, de telle sorte qu'à l'oppression
vienne encore s'ajouter le ridicule de n'avoir pas l'air de la voir.
Cette assemblée démocratique de la paroisse pouvait bien exprimer des
vœux, mais elle n'avait pas plus le droit de faire sa volonté que
le conseil municipal de la ville. Elle ne pouvait même parler que
quand on lui avait ouvert la bouche; car ce n'était jamais qu'après
avoir sollicité la permission expresse de l'intendant, et, comme
on le disait alors, appliquant le mot à la chose, _sous son bon
plaisir_, qu'on pouvait la réunir. Fût-elle unanime, elle ne pouvait
ni s'imposer, ni vendre, ni acheter, ni louer, ni plaider, sans que le
conseil du roi le permît. Il fallait obtenir un arrêt de ce conseil
pour réparer le dommage que le vent venait de causer au toit de
l'église ou relever le mur croulant du presbytère. La paroisse rurale
la plus éloignée de Paris était soumise à cette règle comme les plus
proches. J'ai vu des paroisses demander au conseil le droit de dépenser
25 livres.

Les habitants avaient retenu, d'ordinaire, il est vrai, le droit
d'élire par vote universel leurs magistrats; mais il arrivait souvent
que l'intendant désignait à ce petit corps électoral un candidat qui
ne manquait guère d'être nommé à l'unanimité des suffrages. D'autres
fois il cassait l'élection spontanément faite, nommait lui-même le
collecteur et le syndic, et suspendait indéfiniment toute élection
nouvelle. J'en ai vu mille exemples.

On ne saurait imaginer de destinée plus cruelle que celle de ces
fonctionnaires communaux. Le dernier agent du gouvernement central,
le subdélégué, les faisait obéir à ses moindres caprices. Souvent il
les condamnait à l'amende; quelquefois il les faisait emprisonner;
car les garanties qui, ailleurs, défendaient encore les citoyens
contre l'arbitraire, n'existaient plus ici. «J'ai fait mettre en
prison, dit un intendant en 1750, quelques principaux des communautés
qui murmuraient, et j'ai fait payer à ces communautés la course des
cavaliers de la maréchaussée. Par ce moyen elles ont été facilement
matées.» Aussi les fonctions paroissiales étaient-elles considérées
moins comme des honneurs que comme des charges auxquelles on cherchait
par toutes sortes de subterfuges à se dérober.

Et pourtant ces derniers débris de l'ancien gouvernement de la paroisse
étaient encore chers aux paysans, et aujourd'hui même, de toutes les
libertés publiques, la seule qu'ils comprennent bien, c'est la liberté
paroissiale. L'unique affaire de nature publique qui les intéresse
réellement est celle-là. Tel qui laisse volontiers le gouvernement de
toute la nation dans la main d'un maître regimbe à l'idée de n'avoir
pas à dire son mot dans l'administration de son village: tant il y a
encore de poids dans les formes les plus creuses!

Ce que je viens de dire des villes et des paroisses, il faut l'étendre
à presque tous les corps qui avaient une existence à part et une
propriété collective.

Sous l'ancien régime comme de nos jours, il n'y avait ville, bourg,
village, ni si petit hameau en France, hôpital, fabrique, couvent ni
collége, qui pût avoir une volonté indépendante dans ses affaires
particulières, ni administrer à sa volonté ses propres biens. Alors
comme aujourd'hui, l'administration tenait donc tous les Français en
tutelle, et si l'insolence du mot ne s'était pas encore produite, on
avait du moins déjà la chose.



CHAPITRE IV.

     Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires
     sont des institutions de l'ancien régime.


Il n'y avait pas de pays en Europe où les tribunaux ordinaires
dépendissent moins du gouvernement qu'en France; mais il n'y en avait
guère non plus où les tribunaux exceptionnels fussent plus en usage.
Ces deux choses se tenaient de plus près qu'on ne l'imagine. Comme le
roi n'y pouvait presque rien sur le sort des juges; qu'il ne pouvait
ni les révoquer, ni les changer de lieu, ni même le plus souvent les
élever en grade; qu'en un mot il ne les tenait ni par l'ambition ni
par la peur, il s'était bientôt senti gêné par cette indépendance.
Cela l'avait porté, plus que nulle part ailleurs, à leur soustraire la
connaissance des affaires qui intéressaient directement son pouvoir,
et à créer, pour son usage particulier, à côté d'eux, une espèce de
tribunal plus dépendant, qui présentât à ses sujets quelque apparence
de la justice, sans lui en faire craindre la réalité.

Dans les pays, comme certaines parties de l'Allemagne, où les tribunaux
ordinaires n'avaient jamais été aussi indépendants du gouvernement que
les tribunaux français d'alors, pareille précaution ne fut pas prise et
la justice administrative n'exista jamais. Le prince s'y trouvait assez
maître des juges pour n'avoir pas besoin de commissaires.

Si l'on veut bien lire les édits et déclarations du roi publiés dans le
dernier siècle de la monarchie, aussi bien que les arrêts du conseil
rendus dans ce même temps, on en trouvera peu où le gouvernement,
après avoir pris une mesure, ait omis de dire que les contestations
auxquelles elle peut donner lieu, et les procès qui peuvent en
naître, seront exclusivement portés devant les intendants et devant
le conseil. «Ordonne en outre S. M. que toutes les contestations qui
pourront survenir sur l'exécution du présent arrêt, circonstances et
dépendances, seront portées devant l'intendant, pour être jugées par
lui, sauf appel au conseil. Défendons à nos cours et tribunaux d'en
prendre connaissance.» C'est la formule ordinaire.

Dans les matières réglées par des lois ou des coutumes anciennes, où
cette précaution n'a pas été prise, le conseil intervient sans cesse
par voie d'_évocation_, enlève d'entre les mains des juges ordinaires
l'affaire où l'administration est intéressée, et l'attire à lui. Les
registres du conseil sont remplis d'arrêts d'évocation de cette espèce.
Peu à peu l'exception se généralise, le fait se transforme en théorie.
Il s'établit, non dans les lois, mais dans l'esprit de ceux qui les
appliquent, comme maxime d'État, que tous les procès dans lesquels un
intérêt public est mêlé, ou qui naissent de l'interprétation d'un acte
administratif, ne sont point du ressort des juges ordinaires, dont le
seul rôle est de prononcer entre des intérêts particuliers. En cette
matière nous n'avons fait que trouver la formule; à l'ancien régime
appartient l'idée.

Dès ce temps-là, la plupart des questions litigieuses qui s'élèvent
à propos de la perception de l'impôt sont de la compétence exclusive
de l'intendant et du conseil. Il en est de même pour tout ce qui se
rapporte à la police du roulage et des voitures publiques, à la grande
voirie, à la navigation des fleuves, etc.; en général, c'est devant des
tribunaux administratifs que se vident tous les procès dans lesquels
l'autorité publique est intéressée.

Les intendants veillent avec grand soin à ce que cette juridiction
exceptionnelle s'étende sans cesse; ils avertissent le contrôleur
général et aiguillonnent le conseil. La raison que donne un de ces
magistrats pour obtenir une évocation mérite d'être conservée: «Le
juge ordinaire, dit-il, est soumis à des règles fixes, qui l'obligent
de réprimer un fait contraire à la loi; mais le conseil peut toujours
déroger aux règles dans un but utile.»

D'après ce principe, on voit souvent l'intendant ou le conseil
attirer à eux des procès qui ne se rattachent que par un lien presque
invisible à l'administration publique, ou même qui, visiblement,
ne s'y rattachent point du tout. Un gentilhomme en querelle avec
son voisin, et mécontent des dispositions de ses juges, demande au
conseil d'évoquer l'affaire; l'intendant consulté répond: «Quoiqu'il
ne s'agisse ici que de droits particuliers, dont la connaissance
appartient aux tribunaux, S. M. peut toujours, quand elle le veut,
se réserver la connaissance de toute espèce d'affaires, sans qu'elle
puisse être comptable de ses motifs.»

C'est d'ordinaire devant l'intendant ou le prévôt de la maréchaussée
que sont renvoyés, par suite d'évocation, tous les gens du peuple
auxquels il arrive de troubler l'ordre par quelques actes de violence.
La plupart des émeutes que la cherté des grains fait si souvent naître
donnent lieu à des évocations de cette espèce. L'intendant s'adjoint
alors un certain nombre de gradués, sorte de conseil de préfecture
improvisé qu'il a choisi lui-même, et juge criminellement. J'ai trouvé
des arrêts, rendus de cette manière, qui condamnent des gens aux
galères et même à mort. Les procès criminels jugés par l'intendant sont
encore fréquents à la fin du dix-septième siècle.

Les légistes modernes, en fait de droit administratif, nous assurent
qu'on a fait un grand progrès depuis la Révolution: «Auparavant les
pouvoirs judiciaires et administratifs étaient confondus, disent-ils;
on les a démêlés depuis et on a remis chacun d'eux à sa place.» Pour
bien apprécier le progrès dont on parle ici, il ne faut jamais oublier
que si, d'une part, le pouvoir judiciaire, dans l'ancien régime,
s'étendait sans cesse au delà de la sphère naturelle de son autorité,
d'une autre part, il ne la remplissait jamais complétement. Qui voit
l'une de ces deux choses sans l'autre n'a qu'une idée incomplète et
fausse de l'objet. Tantôt on permettait aux tribunaux de faire des
règlements d'administration publique, ce qui était manifestement hors
de leur ressort; tantôt on leur interdisait de juger de véritables
procès, ce qui était les exclure de leur domaine propre. Nous avons,
il est vrai, chassé la justice de la sphère administrative où l'ancien
régime l'avait laissé s'introduire fort indûment; mais dans le même
temps, comme on le voit, le gouvernement s'introduisait sans cesse dans
la sphère naturelle de la justice, et nous l'y avons laissé: comme
si la confusion des pouvoirs n'était pas aussi dangereuse de ce côté
que de l'autre, et même pire; car l'intervention de la justice dans
l'administration ne nuit qu'aux affaires, tandis que l'intervention
de l'administration dans la justice déprave les hommes et tend à les
rendre tout à la fois révolutionnaires et serviles.

Parmi les neuf ou dix constitutions qui ont été établies à perpétuité
en France depuis soixante ans, il s'en trouve une dans laquelle il
est dit expressément qu'aucun agent de l'administration ne peut être
poursuivi devant les tribunaux ordinaires sans qu'au préalable la
poursuite n'ait été autorisée. L'article parut si bien imaginé qu'en
détruisant la constitution dont il faisait partie on eut soin de
le tirer du milieu des ruines, et que depuis on l'a toujours tenu
soigneusement à l'abri des révolutions. Les administrateurs ont encore
coutume d'appeler le privilége qui leur est accordé par cet article une
des grandes conquêtes de 89; mais en cela ils se trompent également,
car, sous l'ancienne monarchie, le gouvernement n'avait guère moins
de soin que de nos jours d'éviter aux fonctionnaires le désagrément
d'avoir à se confesser à la justice, comme de simples citoyens. La
seule différence essentielle entre les deux époques est celle-ci: avant
la Révolution, le gouvernement ne pouvait couvrir ses agents qu'en
recourant à des mesures illégales et arbitraires, tandis que depuis il
a pu légalement leur laisser violer les lois.

Lorsque les tribunaux ordinaires de l'ancien régime voulaient
poursuivre un représentant quelconque du pouvoir central, il
intervenait d'ordinaire un arrêt du conseil qui soustrayait l'accusé
à ses juges et le renvoyait devant des commissaires que le conseil
nommait; car, comme l'écrit un conseiller d'État de ce temps-là, un
administrateur ainsi attaqué eût trouvé de la prévention dans l'esprit
des juges ordinaires, et l'autorité du roi eût été compromise. Ces
sortes d'évocations n'arrivaient pas seulement de loin en loin, mais
tous les jours, non-seulement à propos des principaux agents, mais des
moindres. Il suffisait de tenir à l'administration par le plus petit
fil pour n'avoir rien à craindre que d'elle. Un piqueur des ponts et
chaussées chargé de diriger la corvée est poursuivi par un paysan qu'il
a maltraité. Le conseil évoque l'affaire, et l'ingénieur en chef,
écrivant confidentiellement à l'intendant, dit à ce propos: «A la
vérité le piqueur est très-répréhensible, mais ce n'est pas une raison
pour laisser l'affaire suivre son cours; car il est de la plus grande
importance pour l'administration des ponts et chaussées que la justice
ordinaire n'entende ni ne reçoive les plaintes des corvéables contre
les piqueurs des travaux. Si cet exemple était suivi, ces travaux
seraient troublés par des procès continuels, que l'animosité publique
qui s'attache à ces fonctionnaires ferait naître.»

Dans une autre circonstance, l'intendant lui-même mande au contrôleur
général, à propos d'un entrepreneur de l'État qui avait pris dans
le champ du voisin les matériaux dont il s'était servi: «Je ne puis
assez vous représenter combien il serait préjudiciable aux intérêts
de l'administration d'abandonner ses entrepreneurs au jugement des
tribunaux ordinaires, dont les principes ne peuvent jamais se concilier
avec les siens.»

Il y a un siècle précisément que ces lignes ont été écrites, et il
semble que les administrateurs qui les écrivirent aient été nos
contemporains.



CHAPITRE V.

     Comment la centralisation avait pu s'introduire ainsi au milieu
     des anciens pouvoirs et les supplanter sans les détruire.


Maintenant, récapitulons un peu ce que nous avons dit dans les trois
chapitres qui précèdent: un corps unique, et placé au centre du
royaume, qui règlemente l'administration publique dans tout le pays; le
même ministre dirigeant presque toutes les affaires intérieures; dans
chaque province, un seul agent qui en conduit tout le détail; point de
corps administratifs secondaires ou des corps qui ne peuvent agir sans
qu'on les autorise d'abord à se mouvoir; des tribunaux exceptionnels
qui jugent les affaires où l'administration est intéressée et
couvrent tous ses agents. Qu'est ceci, sinon la centralisation que
nous connaissons? Ses formes sont moins marquées qu'aujourd'hui, ses
démarches moins réglées, son existence plus troublée; mais c'est
le même être. On n'a eu depuis à lui ajouter ni à lui ôter rien
d'essentiel; il a suffi d'abattre tout ce qui s'élevait autour d'elle
pour qu'elle apparût telle que nous la voyons.

La plupart des institutions que je viens de décrire ont été imitées
depuis en cent endroits divers; mais elles étaient alors particulières
à la France, et nous allons bientôt voir quelle grande influence elles
ont eue sur la révolution française et sur ses suites.

Mais comment ces institutions de date nouvelle avaient-elles pu se
fonder en France au milieu des débris de la société féodale?

Ce fut une œuvre de patience, d'adresse et de longueur de temps, plus
que de force et de plein pouvoir. Au moment où la Révolution survint,
on n'avait encore presque rien détruit du vieil édifice administratif
de la France; on en avait, pour ainsi dire, bâti un autre en sous-œuvre.

Rien n'indique que, pour opérer ce difficile travail, le gouvernement
de l'ancien régime ait suivi un plan profondément médité à l'avance; il
s'était seulement abandonné à l'instinct qui porte tout gouvernement
à vouloir mener seul toutes les affaires, instinct qui demeurait
toujours le même à travers la diversité des agents. Il avait laissé aux
anciens pouvoirs leurs noms antiques et leurs honneurs, mais il leur
avait peu à peu soustrait leur autorité. Il ne les avait pas chassés,
mais éconduits de leurs domaines. Profitant de l'inertie de celui-ci,
de l'égoïsme de celui-là, pour prendre sa place; s'aidant de tous
leurs vices, n'essayant jamais de les corriger, mais seulement de les
supplanter, il avait fini par les remplacer presque tous, en effet,
par un agent unique, l'intendant, dont on ne connaissait pas même le
nom quand ils étaient nés.

Le pouvoir judiciaire seul l'avait gêné dans cette grande entreprise;
mais là même il avait fini par saisir la substance du pouvoir, n'en
laissant que l'ombre à ses adversaires. Il n'avait pas exclu les
parlements de la sphère administrative; il s'y était étendu lui-même
graduellement de façon à la remplir presque tout entière. Dans
certains cas extraordinaires et passagers, dans les temps de disette,
par exemple, où les passions du peuple offraient un point d'appui à
l'ambition des magistrats, le gouvernement central laissait un moment
les parlements administrer et leur permettait de faire un bruit qui
souvent a retenti dans l'histoire; mais bientôt il reprenait en silence
sa place, et remettait discrètement la main sur tous les hommes et sur
toutes les affaires.

Si l'on veut bien faire attention à la lutte des parlements contre le
pouvoir royal, on verra que c'est presque toujours sur le terrain de la
politique, et non sur celui de l'administration, qu'on se rencontre.
Les querelles naissent d'ordinaire à propos d'un nouvel impôt;
c'est-à-dire que ce n'est pas la puissance administrative que les deux
adversaires se disputent, mais le pouvoir législatif, dont ils avaient
aussi peu de droits de s'emparer l'un que l'autre.

Il en est de plus en plus ainsi, en approchant de la Révolution.
A mesure que les passions populaires commencent à s'enflammer, le
parlement se mêle davantage à la politique, et comme, dans le même
temps, le pouvoir central et ses agents deviennent plus expérimentés
et plus habiles, ce même parlement s'occupe de moins en moins de
l'administration proprement dite; chaque jour, moins administrateur et
plus tribun.

Le temps, d'ailleurs, ouvre sans cesse au gouvernement central de
nouveaux champs d'action où les tribunaux n'ont pas l'agilité de le
suivre; car il s'agit d'affaires nouvelles sur lesquelles ils n'ont
pas de précédents et qui sont étrangères à leur routine. La société,
qui est en grand progrès, fait naître à chaque instant des besoins
nouveaux, et chacun d'eux est pour lui une source nouvelle de pouvoir;
car lui seul est en état de les satisfaire. Tandis que la sphère
administrative des tribunaux reste fixe, la sienne est mobile et
s'étend sans cesse avec la civilisation même.

La Révolution qui approche, et commence à agiter l'esprit de tous
les Français, leur suggère mille idées nouvelles que lui seul peut
réaliser; avant de le renverser, elle le développe. Lui-même se
perfectionne comme tout le reste. Cela frappe singulièrement quand
on étudie ses archives. Le contrôleur général et l'intendant de 1780
ne ressemblent plus à l'intendant et au contrôleur général de 1740;
l'administration est transformée. Ses agents sont les mêmes, un autre
esprit les meut. A mesure qu'elle est devenue plus détaillée, plus
étendue, elle est aussi devenue plus régulière et plus savante. Elle
s'est modérée en achevant de s'emparer de tout; elle opprime moins,
elle conduit plus.

Les premiers efforts de la Révolution avaient détruit cette grande
institution de la monarchie; elle fut restaurée en 1800. Ce ne furent
pas, comme on l'a dit tant de fois, les principes de 1789 en matière
d'administration publique qui ont triomphé à cette époque et depuis,
mais bien au contraire ceux de l'ancien régime qui furent tous remis
alors en vigueur et y demeurèrent.

Si l'on me demande comment cette portion de l'ancien régime a pu être
ainsi transportée tout d'une pièce dans la société nouvelle et s'y
incorporer, je répondrai que, si la centralisation n'a point péri dans
la Révolution, c'est qu'elle était elle-même le commencement de cette
révolution et son signe; et j'ajouterai que, quand un peuple a détruit
dans son sein l'aristocratie, il court vers la centralisation comme
de lui-même. Il faut alors bien moins d'efforts pour le précipiter
sur cette pente que pour l'y retenir. Dans son sein tous les pouvoirs
tendent naturellement vers l'unité, et ce n'est qu'avec beaucoup d'art
qu'on peut parvenir à les tenir divisés.

La révolution démocratique, qui a détruit tant d'institutions de
l'ancien régime, devait donc consolider celle-ci, et la centralisation
trouvait si naturellement sa place dans la société que cette révolution
avait formée qu'on a pu aisément la prendre pour une de ses œuvres.



CHAPITRE VI.

     Des mœurs administratives sous l'ancien régime.


On ne saurait lire la correspondance d'un intendant de l'ancien
régime avec ses supérieurs et ses subordonnés sans admirer comment la
similitude des institutions rendait les administrateurs de ce temps-là
pareils aux nôtres. Ils semblent se donner la main à travers le gouffre
de la révolution qui les sépare. J'en dirai autant des administrés.
Jamais la puissance de la législation sur l'esprit des hommes ne s'est
mieux fait voir.

Le ministre a déjà conçu le désir de pénétrer avec ses propres yeux
dans le détail de toutes les affaires et de régler lui-même tout
à Paris. A mesure que le temps marche et que l'administration se
perfectionne, cette passion augmente. Vers la fin du dix-huitième
siècle, il ne s'établit pas un atelier de charité au fond d'une
province éloignée sans que le contrôleur général ne veuille en
surveiller lui-même la dépense, en rédiger le règlement et en fixer
le lieu. Crée-t-on des maisons de mendicité: il faut lui apprendre
le nom des mendiants qui s'y présentent, lui dire précisément quand
ils sortent et quand ils entrent. Dès le milieu du siècle (1733), M.
d'Argenson écrivait: «Les détails confiés aux ministres sont immenses.
Rien ne se fait sans eux, rien que par eux, et si leurs connaissances
ne sont pas aussi étendues que leurs pouvoirs, ils sont forcés de
laisser tout faire à des commis qui deviennent les véritables maîtres.»

Un contrôleur général ne demande pas seulement des rapports sur les
affaires, mais de petits renseignements sur les personnes. L'intendant
s'adresse à son tour à ses subdélégués, et ne manque guère de répéter
mot pour mot ce que ceux-ci lui disent, absolument comme s'il le savait
pertinemment par lui-même.

Pour arriver à tout diriger de Paris et à y tout savoir, il a fallu
inventer mille moyens de contrôle. La masse des écritures est déjà
énorme, et les lenteurs de la procédure administrative si grandes
que je n'ai jamais remarqué qu'il s'écoulât moins d'un an avant
qu'une paroisse pût obtenir l'autorisation de relever son clocher ou
de réparer son presbytère; le plus souvent, deux ou trois années se
passent avant que la demande soit accordée.

Le conseil lui-même remarque dans un de ses arrêts (29 mars 1773) «que
les formalités administratives entraînent des délais infinis dans les
affaires et n'excitent que trop souvent les plaintes les plus justes;
formalités cependant toutes nécessaires,» ajoute-t-il.

Je croyais que le goût de la statistique était particulier aux
administrateurs de nos jours; mais je me trompais. Vers la fin de
l'ancien régime, on envoie souvent à l'intendant de petits tableaux
tout imprimés qu'il n'a plus qu'à faire remplir par ses subdélégués
et par les syndics des paroisses. Le contrôleur général se fait faire
des rapports sur la nature des terres, sur leur culture, l'espèce et
la quantité des produits, le nombre des bestiaux, l'industrie et les
mœurs des habitants. Les renseignements ainsi obtenus ne sont guère
moins circonstanciés ni plus certains que ceux que fournissent en
pareils cas de nos jours les sous-préfets et les maires. Le jugement
que les subdélégués portent, à cette occasion, sur le caractère de
leurs administrés, est en général peu favorable. Ils reviennent souvent
sur cette opinion que «le paysan est naturellement paresseux, et ne
travaillerait pas s'il n'y était obligé pour vivre.» C'est là une
doctrine économique qui paraît fort répandue chez ces administrateurs.

Il n'y a pas jusqu'à la langue administrative des deux époques qui ne
se ressemble d'une manière frappante. Des deux parts le style y est
également décoloré, coulant, vague et mou; la physionomie particulière
de chaque écrivain s'y efface et va se perdant dans une médiocrité
commune. Qui lit un préfet lit un intendant.

Seulement, vers la fin du siècle, quand le langage particulier de
Diderot et de Rousseau a eu le temps de se répandre et de se délayer
dans la langue vulgaire, la fausse sensibilité qui remplit les
livres de ces écrivains gagne les administrateurs et pénètre même
jusqu'aux gens de finance. Le style administratif, dont le tissu est
ordinairement fort sec, devient alors parfois onctueux et presque
tendre. Un subdélégué se plaint à l'intendant de Paris «qu'il éprouve
souvent dans l'exercice de ses fonctions une douleur très-poignante à
une âme sensible.»

Le gouvernement distribuait, comme de nos jours, aux paroisses certains
secours de charité, à la condition que les habitants devaient faire
de leur côté certaines offrandes. Quand la somme ainsi offerte par
eux est suffisante, le contrôleur général écrit en marge de l'état
de répartition: _Bon, témoigner satisfaction_; mais quand elle est
considérable il écrit: _Bon, témoigner satisfaction et sensibilité_.

Les fonctionnaires administratifs, presque tous bourgeois, forment déjà
une classe qui a son esprit particulier, ses traditions, ses vertus,
son honneur, son orgueil propre. C'est l'aristocratie de la société
nouvelle, qui est déjà formée et vivante; elle attend seulement que la
Révolution ait vidé sa place.

Ce qui caractérise déjà l'administration en France, c'est la haine
violente que lui inspirent indistinctement tous ceux, nobles ou
bourgeois, qui veulent s'occuper d'affaires publiques, en dehors
d'elle. Le moindre corps indépendant qui semble vouloir se former
sans son concours lui fait peur; la plus petite association libre,
quel qu'en soit l'objet, l'importune; elle ne laisse subsister que
celles qu'elle a composées arbitrairement et qu'elle préside. Les
grandes compagnies industrielles elles-mêmes lui agréent peu; en un
mot, elle n'entend point que les citoyens s'ingèrent d'une manière
quelconque dans l'examen de leurs propres affaires; elle préfère la
stérilité à la concurrence. Mais, comme il faut toujours laisser aux
Français la douceur d'un peu de licence, pour les consoler de leur
servitude, le gouvernement permet de discuter fort librement toutes
sortes de théories générales et abstraites en matière de religion,
de philosophie, de morale et même de politique. Il souffre assez
volontiers qu'on attaque les principes fondamentaux sur lesquels
reposait alors la société, et qu'on discute jusqu'à Dieu même, pourvu
qu'on ne glose point sur ses moindres agents. Il se figure que cela ne
le regarde pas.

Quoique les journaux du dix-huitième siècle, ou, comme on disait
dans ce temps-là, les gazettes, continssent plus de quatrains que
de polémique, l'administration voit déjà d'un œil fort jaloux cette
petite puissance. Elle est débonnaire pour les livres, mais déjà
fort âpre contre les journaux; ne pouvant les supprimer absolument,
elle entreprend de les tourner à son seul usage. Je trouve, à la
date de 1761, une circulaire adressée à tous les intendants du
royaume, où l'on annonce que le roi (c'était Louis XV) a décidé que
désormais la _Gazette de France_ serait composée sous les yeux mêmes
du gouvernement: «Voulant Sa Majesté,» dit la circulaire, «rendre
cette feuille intéressante et lui assurer la supériorité sur toutes
les autres. En conséquence,» ajoute le ministre, «vous voudrez bien
m'adresser un bulletin de tout ce qui se passe dans votre généralité
de nature à intéresser la curiosité publique, particulièrement ce qui
se rapporte à la physique, à l'histoire naturelle, faits singuliers et
intéressants.» A la circulaire est joint un prospectus dans lequel on
annonce que la nouvelle gazette, quoique paraissant plus souvent et
contenant plus de matière que le journal qu'elle remplace, coûtera aux
abonnés beaucoup moins.

Muni de ces documents, l'intendant écrit à ses subdélégués et les met
à l'œuvre; mais ceux-ci commencent par répondre qu'ils ne savent rien.
Survient une nouvelle lettre du ministre, qui se plaint amèrement de
la stérilité de la province. «S. M. m'ordonne de vous dire que son
intention est que vous vous occupiez très-sérieusement de cette affaire
et donniez les ordres les plus précis à vos agents.» Les subdélégués
s'exécutent alors: l'un d'eux mande qu'un contrebandier en saunage
(contrebande du sel) a été pendu et a montré un grand courage; un
autre, qu'une femme de son arrondissement est accouchée à la fois de
trois filles; un troisième, qu'il a éclaté un terrible orage, qui, il
est vrai, n'a causé aucun mal. Il y en a un qui déclare que, malgré
tous ses soins, il n'a rien découvert qui fût digne d'être signalé,
mais qu'il s'abonne lui-même à une gazette si utile et va inviter tous
les honnêtes gens à l'imiter. Tant d'efforts semblent cependant peu
efficaces; car une nouvelle lettre nous apprend que «le roi, qui a la
bonté,» dit le ministre, «de descendre lui-même dans tout le détail
des mesures relatives au perfectionnement de la gazette, et qui veut
donner à ce journal la supériorité et la célébrité qu'il mérite, a
témoigné beaucoup de mécontentement en voyant que ses vues étaient si
mal remplies.»

On voit que l'histoire est une galerie de tableaux où il y a peu
d'originaux et beaucoup de copies.

Il faut du reste reconnaître qu'en France le gouvernement central
n'imite jamais ces gouvernements du midi de l'Europe, qui semblent ne
s'être emparés de tout que pour laisser tout stérile. Celui-ci montre
souvent une grande intelligence de sa tâche et toujours une prodigieuse
activité. Mais son activité est souvent improductive et même
malfaisante, parce que, parfois, il veut faire ce qui est au-dessus de
ses forces, ou fait ce que personne ne contrôle.

Il n'entreprend guère ou il abandonne bientôt les réformes les plus
nécessaires, qui, pour réussir, demandent une énergie persévérante;
mais il change sans cesse quelques règlements ou quelques lois. Rien
ne demeure un instant en repos dans la sphère qu'il habite. Les
nouvelles règles se succèdent avec une rapidité si singulière que les
agents, à force d'être commandés, ont souvent peine à démêler comment
il faut obéir. Des officiers municipaux se plaignent au contrôleur
général lui-même de la mobilité extrême de la législation secondaire.
«La variation des seuls règlements de finance, disent-ils, est telle
qu'elle ne permet pas à un officier municipal, fût-il inamovible, de
faire autre chose qu'étudier les nouveaux règlements, à mesure qu'ils
paraissent, jusqu'au point d'être obligé de négliger ses propres
affaires.»

Lors même que la loi n'était pas changée, la manière de l'appliquer
variait tous les jours. Quand on n'a pas vu l'administration de
l'ancien régime à l'œuvre, en lisant les documents secrets qu'elle a
laissés, on ne saurait imaginer le mépris où finit par tomber la loi,
dans l'esprit même de ceux qui l'appliquent, lorsqu'il n'y a plus ni
assemblée politique, ni journaux, pour ralentir l'activité capricieuse
et borner l'humeur arbitraire et changeante des ministres et de leurs
bureaux.

On ne trouve guère d'arrêts du conseil qui ne rappellent des lois
antérieures, souvent de date très-récente, qui ont été rendues, mais
non exécutées. Il n'y a pas en effet d'édit, de déclaration du roi, de
lettres patentes solennellement enregistrées qui ne souffrent mille
tempéraments dans la pratique. On voit par les lettres des contrôleurs
généraux et des intendants que le gouvernement permet sans cesse de
faire par exception autrement qu'il n'ordonne. Il brise rarement la
loi, mais chaque jour il la fait plier doucement dans tous les sens,
suivant les cas particuliers et pour la plus grande facilité des
affaires.

L'intendant écrit au ministre à propos d'un droit d'octroi auquel un
adjudicataire des travaux de l'État voulait se soustraire: «Il est
certain qu'à prendre à la rigueur les édits et les arrêts que je viens
de citer, il n'existe dans le royaume aucun exempt de ces droits;
mais ceux qui sont versés dans la connaissance des affaires savent
qu'il en est de ces dispositions impérieuses comme des peines qu'elles
prononcent, et que, quoiqu'on les trouve dans presque tous les édits,
déclarations et arrêts portant établissement d'impôts, cela n'a jamais
empêché les exceptions.»

L'ancien régime est là tout entier: une règle rigide, une pratique
molle; tel est son caractère.

Qui voudrait juger le gouvernement de ce temps-là par le recueil de
ses lois tomberait dans les erreurs les plus ridicules. Je trouve, à
la date de 1757, une déclaration du roi qui condamne à mort tous ceux
qui composeront ou imprimeront des écrits contraires à la religion ou à
l'ordre établi. Le libraire qui les vend, le marchand qui les colporte,
doit subir la même peine. Serions-nous revenus au siècle de saint
Dominique? Non, c'est précisément le temps où régnait Voltaire.

On se plaint souvent de ce que les Français méprisent la loi; hélas!
quand auraient-ils pu apprendre à la respecter? On peut dire que,
chez les hommes de l'ancien régime, la place que la notion de la loi
doit occuper dans l'esprit humain était vacante. Chaque solliciteur
demande qu'on sorte en sa faveur de la règle établie avec autant
d'insistance et d'autorité que s'il demandait qu'on y rentrât, et on ne
la lui oppose jamais, en effet, que quand on a envie de l'éconduire.
La soumission du peuple à l'autorité est encore complète, mais son
obéissance est un effet de la coutume plutôt que de la volonté; car,
s'il lui arrive par hasard de s'émouvoir, la plus petite émotion le
conduit aussitôt jusqu'à la violence, et presque toujours c'est aussi
la violence et l'arbitraire, et non la loi, qui le répriment.

Le pouvoir central en France n'a pas encore acquis au dix-huitième
siècle cette constitution saine et vigoureuse que nous lui avons
vue depuis; néanmoins, comme il est déjà parvenu à détruire tous
les pouvoirs intermédiaires, et qu'entre lui et les particuliers il
n'existe plus rien qu'un espace immense et vide, il apparaît déjà
de loin à chacun d'eux comme le seul ressort de la machine sociale,
l'agent unique et nécessaire de la vie publique.

Rien ne le montre mieux que les écrits de ses détracteurs eux-mêmes.
Quand le long malaise qui précède la Révolution commence à se faire
sentir, on voit éclore toutes sortes de systèmes nouveaux en matière de
société et de gouvernement. Les buts que se proposent ces réformateurs
sont divers, mais leur moyen est toujours le même. Ils veulent
emprunter la main du pouvoir central et l'employer à tout briser et à
tout refaire suivant un nouveau plan qu'ils ont conçu eux-mêmes; lui
seul leur paraît en état d'accomplir une pareille tâche. La puissance
de l'État doit être sans limite comme son droit, disent-ils; il ne
s'agit que de lui persuader d'en faire un usage convenable. Mirabeau le
père, ce gentilhomme si entiché des droits de la noblesse qu'il appelle
crûment les intendants des _intrus_, et déclare que, si on abandonnait
au gouvernement seul le choix des magistrats, les cours de justice ne
seraient bientôt que _des bandes de commissaires_, Mirabeau lui-même
n'a de confiance que dans l'action du pouvoir central pour réaliser ses
chimères.

Ces idées ne restent point dans les livres; elles descendent dans
tous les esprits, se mêlent aux mœurs, entrent dans les habitudes et
pénètrent de toutes parts, jusque dans la pratique journalière de la
vie.

Personne n'imagine pouvoir mener à bien une affaire importante si
l'État ne s'en mêle. Les agriculteurs eux-mêmes, gens d'ordinaire fort
rebelles aux préceptes, sont portés à croire que, si l'agriculture ne
se perfectionne pas, la faute en est principalement au gouvernement,
qui ne leur donne ni assez d'avis, ni assez de secours. L'un d'eux
écrit à un intendant, d'un ton irrité où l'on sent déjà la Révolution:
«Pourquoi le gouvernement ne nomme-t-il pas des inspecteurs qui
iraient une fois par an dans les provinces voir l'état des cultures,
enseigneraient aux cultivateurs à les changer pour le mieux, leur
diraient ce qu'il faut faire des bestiaux, la façon de les mettre à
l'engrais, de les élever, de les vendre, et où il faut les mener au
marché? On devrait bien rétribuer ces inspecteurs. Le cultivateur qui
donnerait des preuves de la meilleure culture recevrait des marques
d'honneur.»

Des inspecteurs et des croix! voilà un moyen dont un fermier du comté
de Suffolk ne se serait jamais avisé!

Aux yeux du plus grand nombre, il n'y a déjà que le gouvernement
qui puisse assurer l'ordre public: le peuple n'a peur que de la
maréchaussée; les propriétaires n'ont quelque confiance qu'en elle.
Pour les uns et pour les autres, le cavalier de la maréchaussée
n'est pas seulement le principal défenseur de l'ordre, c'est l'ordre
lui-même. «Il n'est personne,» dit l'assemblée provinciale de Guyenne,
«qui n'ait remarqué combien la vue d'un cavalier de la maréchaussée est
propre à contenir les hommes les plus ennemis de toute subordination.»
Aussi chacun veut-il en avoir à sa porte une escouade. Les archives
d'une intendance sont remplies de demandes de cette nature; personne
ne semble soupçonner que sous le protecteur pourrait bien se cacher le
maître.

Ce qui frappe le plus les émigrés qui arrivent en Angleterre, c'est
l'absence de cette milice. Cela les remplit de surprise, et quelquefois
de mépris pour les Anglais. L'un d'eux, homme de mérite, mais que son
éducation n'avait pas préparé à ce qu'il allait voir, écrit: «Il est
exactement vrai que tel Anglais se félicite d'avoir été volé, en se
disant qu'au moins son pays n'a pas de maréchaussée. Tel qui est fâché
de tout ce qui trouble la tranquillité se console cependant de voir
rentrer dans le sein de la société des séditieux, en pensant que le
texte de la loi est plus fort que toutes les considérations. Ces idées
fausses, ajoute-t-il, ne sont pas absolument dans toutes les têtes; il
y a des gens sages qui en ont de contraires, et c'est la sagesse qui
doit prévaloir à la longue.»

Que ces bizarreries des Anglais pussent avoir quelques rapports avec
leurs libertés, c'est ce qui ne lui tombe point dans l'esprit. Il aime
mieux expliquer ce phénomène par des raisons plus scientifiques. «Dans
un pays où l'humidité du climat et le défaut de ressort dans l'air
qui circule, dit-il, impriment au tempérament une teinte sombre, le
peuple est disposé à se livrer de préférence aux objets graves. Le
peuple anglais est donc porté par sa nature à s'occuper de matières de
gouvernement; le peuple français en est éloigné.»

Le gouvernement ayant pris ainsi la place de la Providence, il est
naturel que chacun l'invoque dans ses nécessités particulières.
Aussi rencontre-t-on un nombre immense de requêtes qui, se fondant
toujours sur l'intérêt public, n'ont trait néanmoins qu'à de petits
intérêts privés. Les cartons qui les renferment sont peut-être les
seuls endroits où toutes les classes qui composaient la société de
l'ancien régime se trouvent mêlées. La lecture en est mélancolique: des
paysans demandent qu'on les indemnise de la perte de leurs bestiaux
ou de leur maison; des propriétaires aisés, qu'on les aide à faire
valoir plus avantageusement leurs terres; des industriels sollicitent
de l'intendant des priviléges qui les garantissent d'une concurrence
incommode. Il est très-fréquent de voir des manufacturiers qui confient
à l'intendant le mauvais état de leurs affaires, et le prient d'obtenir
du contrôleur général un secours ou un prêt. Un fonds était ouvert, à
ce qu'il semble, pour cet objet.

Les gentilshommes eux-mêmes sont quelquefois de grands solliciteurs;
leur condition ne se reconnaît guère alors qu'en ce qu'ils mendient
d'un ton fort haut. C'est l'impôt du vingtième qui, pour beaucoup
d'entre eux, est le principal anneau de leur dépendance. Leur part
dans cet impôt étant fixée chaque année par le conseil sur le rapport
de l'intendant, c'est à celui-ci qu'ils s'adressent d'ordinaire pour
obtenir des délais et des décharges. J'ai lu une foule de demandes de
cette espèce que faisaient des nobles, presque tous titrés et souvent
grands seigneurs, vu, disaient-ils, l'insuffisance de leurs revenus
ou le mauvais état de leurs affaires. En général, les gentilshommes
n'appelaient jamais l'intendant que Monsieur; mais j'ai remarqué que
dans ces circonstances ils l'appellent toujours Monseigneur, comme les
bourgeois.

Parfois la misère et l'orgueil se mêlent dans ces placets d'une façon
plaisante. L'un d'eux écrit à l'intendant: «Votre cœur sensible ne
consentira jamais à ce qu'un père de mon état fût taxé à des vingtièmes
stricts, comme le serait un père du commun.»

Dans les temps de disette, si fréquents au dix-huitième siècle, la
population de chaque généralité se tourne tout entière vers l'intendant
et semble n'attendre que de lui seul sa nourriture. Il est vrai que
chacun s'en prend déjà au gouvernement de toutes ses misères. Les plus
inévitables sont de son fait; on lui reproche jusqu'à l'intempérie des
saisons.

Ne nous étonnons plus en voyant avec quelle facilité merveilleuse la
centralisation a été rétablie en France au commencement de ce siècle.
Les hommes de 89 avaient renversé l'édifice, mais ses fondements
étaient restés dans l'âme même de ses destructeurs, et sur ces
fondements on a pu le relever tout à coup à nouveau et le bâtir plus
solidement qu'il ne l'avait jamais été.



CHAPITRE VII.

     Comment la France était déjà, de tous les pays de l'Europe, celui
     où la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur les
     provinces et absorbait le mieux tout l'empire.


Ce n'est ni la situation, ni la grandeur, ni la richesse des capitales
qui causent leur prépondérance politique sur le reste de l'empire, mais
la nature du gouvernement.

Londres, qui est aussi peuplée qu'un royaume, n'a pas exercé jusqu'à
présent d'influence souveraine sur les destinées de la Grande-Bretagne.

Aucun citoyen des États-Unis n'imagine que le peuple de New-York pût
décider du sort de l'Union américaine. Bien plus, personne, dans l'État
même de New-York, ne se figure que la volonté particulière de cette
ville puisse diriger seule les affaires. Cependant New-York renferme
aujourd'hui autant d'habitants que Paris en contenait au moment où la
Révolution a éclaté.

Paris même, à l'époque des guerres de religion, était, comparativement
au reste du royaume, aussi peuplé qu'il pouvait l'être en 1789.
Néanmoins il ne put rien décider. Du temps de la Fronde, Paris n'est
encore que la plus grande ville de France. En 1789, il est déjà la
France même.

Dès 1740 Montesquieu écrivait à un de ses amis: Il n'y a en France
que Paris et les provinces éloignées, parce que Paris n'a pas encore
eu le temps de les dévorer. En 1750, le marquis de Mirabeau, esprit
chimérique, mais parfois profond, dit, parlant de Paris sans le nommer:
«Les capitales sont nécessaires; mais si la tête devient trop grosse,
le corps devient apoplectique et tout périt. Que serait-ce donc si, en
abandonnant les provinces à une sorte de dépendance directe et en n'en
regardant les habitants que comme des regnicoles de second ordre, pour
ainsi dire, si, en n'y laissant aucun moyen de considération et aucune
carrière à l'ambition, on attire tout ce qui a quelque talent dans
cette capitale!» Il appelle cela une espèce de révolution sourde qui
dépeuple les provinces de leurs notables, gens d'affaires, et de ce que
l'on nomme gens d'esprit.

Le lecteur qui a lu attentivement les précédents chapitres connaît déjà
les causes de ce phénomène; ce serait abuser de sa patience que de les
indiquer de nouveau ici.

Cette révolution n'échappait pas au gouvernement, mais elle ne le
frappait que sous sa forme la plus matérielle, l'accroissement de
la ville. Il voyait Paris s'étendre journellement, et il craignait
qu'il ne devînt difficile de bien administrer une si grande ville. On
rencontre un grand nombre d'ordonnances de nos rois, principalement
dans le dix-septième et le dix-huitième siècle, qui ont pour objet
d'arrêter cette croissance. Ces princes concentraient de plus en plus
dans Paris ou à ses portes toute la vie publique de la France, et ils
voulaient que Paris restât petit. On défend de bâtir de nouvelles
maisons, ou l'on oblige de ne les bâtir que de la manière la plus
coûteuse et dans les lieux peu attrayants qu'on indique à l'avance.
Chacune de ces ordonnances constate, il est vrai, que, malgré la
précédente, Paris n'a cessé de s'étendre. Six fois pendant son règne,
Louis XIV, en sa toute-puissance, tente d'arrêter Paris et y échoue:
la ville grandit sans cesse, en dépit des édits. Mais sa prépondérance
s'augmente plus vite encore que ses murailles; ce qui la lui assure,
c'est moins ce qui se passe dans son enceinte que ce qui arrive au
dehors.

Dans le même temps, en effet, les libertés locales achevaient de plus
en plus de disparaître; les symptômes d'une vie indépendante cessaient;
les traits mêmes de la physionomie des différentes provinces devenaient
confus; la dernière trace de l'ancienne vie publique était effacée. Ce
n'était pas pourtant que la nation tombât en langueur: le mouvement
y était au contraire partout; seulement le moteur n'était plus qu'à
Paris. Je ne donnerai qu'un exemple de ceci entre mille. Je trouve
dans les rapports faits au ministre sur l'état de la librairie qu'au
seizième siècle et au commencement du dix-septième, il y avait des
imprimeries considérables dans des villes de province qui n'ont plus
d'imprimeurs ou dont les imprimeurs ne font plus rien. On ne saurait
douter pourtant qu'il ne se publiât infiniment plus d'écrits de toute
sorte à la fin du dix-huitième siècle qu'au seizième; mais le mouvement
de la pensée ne partait plus que du centre. Paris avait achevé de
dévorer les provinces.

Au moment où la révolution française éclate, cette première révolution
est entièrement accomplie.

Le célèbre voyageur Arthur Young quitte Paris peu après la réunion
des états généraux et peu de jours avant la prise de la Bastille; le
contraste qu'il aperçoit entre ce qu'il vient de voir dans la ville et
ce qu'il trouve au dehors le frappe de surprise. Dans Paris, tout était
activité et bruit; chaque moment produisait un pamphlet politique: il
s'en publiait jusqu'à quatre-vingt-douze par semaine. Jamais, dit-il,
je n'ai vu un mouvement de publicité semblable, même à Londres. Hors de
Paris, tout lui semble inertie et silence; on imprime peu de brochures
et point de journaux. Les provinces, cependant, sont émues et prêtes à
s'ébranler, mais immobiles; si les citoyens s'assemblent quelquefois,
c'est pour apprendre les nouvelles qu'on attend de Paris. Dans chaque
ville Young demande aux habitants ce qu'ils vont faire. «La réponse est
partout la même,» dit-il: «Nous ne sommes qu'une ville de province;
il faut voir ce qu'on fera à Paris.» «Ces gens n'osent pas même avoir
une opinion,» ajoute-t-il, «jusqu'à ce qu'ils sachent ce qu'on pense à
Paris.»

On s'étonne de la facilité surprenante avec laquelle l'assemblée
constituante a pu détruire d'un seul coup toutes les anciennes
provinces de la France, dont plusieurs étaient plus anciennes que la
monarchie, et diviser méthodiquement le royaume en quatre-vingt-trois
parties distinctes, comme s'il s'était agi du sol vierge du nouveau
monde. Rien n'a plus surpris et même épouvanté le reste de l'Europe,
qui n'était pas préparée à un pareil spectacle. «C'est la première
fois,» disait Burke, «qu'on voit des hommes mettre en morceaux leur
patrie d'une manière aussi barbare.» Il semblait en effet qu'on
déchirât des corps vivants: on ne faisait que dépecer des morts.

Dans le temps même où Paris achevait d'acquérir ainsi au dehors la
toute-puissance, on voyait s'accomplir dans son sein même un autre
changement qui ne mérite pas moins de fixer l'attention de l'histoire.
Au lieu de n'être qu'une ville d'échanges, d'affaires, de consommation
et de plaisir, Paris achevait de devenir une ville de fabriques et de
manufactures; second fait qui donnait au premier un caractère nouveau
et plus formidable.

L'événement venait de très-loin; il semble que dès le moyen âge Paris
fût déjà la ville la plus industrieuse du royaume, comme il en était la
plus grande. Ceci devient évident en approchant des temps modernes. A
mesure que toutes les affaires administratives sont attirées à Paris,
les affaires industrielles y accourent. Paris devenant de plus en plus
le modèle et l'arbitre du goût, le centre unique de la puissance et des
arts, le principal foyer de l'activité nationale, la vie industrielle
de la nation s'y retire et s'y concentre davantage.

Quoique les documents statistiques de l'ancien régime méritent le plus
souvent peu de créance, je crois qu'on peut affirmer sans crainte que,
pendant les soixante ans qui ont précédé la révolution française, le
nombre des ouvriers a plus que doublé à Paris, tandis que, dans la même
période, la population générale de la ville n'augmentait guère que d'un
tiers.

Indépendamment des causes générales que je viens de dire, il y en avait
de très-particulières qui, de tous les points de la France, attiraient
les ouvriers vers Paris, et les y aggloméraient peu à peu dans certains
quartiers qu'ils finissaient par occuper presque seuls. On avait rendu
moins gênantes à Paris que partout ailleurs en France les entraves que
la législation fiscale du temps imposait à l'industrie; nulle part on
n'échappait plus aisément au joug des maîtrises. Certains faubourgs,
tels que le faubourg Saint-Antoine et celui du Temple, jouissaient
surtout, sous ce rapport, de très-grands priviléges. Louis XVI étendit
encore beaucoup ces prérogatives du faubourg Saint-Antoine, et
travailla de son mieux à accumuler là une immense population ouvrière,
«voulant, dit ce malheureux prince dans un de ses édits, donner aux
ouvriers du faubourg Saint-Antoine une nouvelle marque de notre
protection, et les délivrer des gênes qui sont préjudiciables à leurs
intérêts aussi bien qu'à la liberté du commerce.»

Le nombre des usines, manufactures, hauts fourneaux, s'était tellement
accru dans Paris, aux approches de la Révolution, que le gouvernement
finit par s'en alarmer. La vue de ce progrès le remplissait de
plusieurs craintes fort imaginaires. On trouve entre autres un arrêt
du conseil de 1782, où il est dit que «le Roy, appréhendant que la
multiplication rapide des manufactures n'amenât une consommation de
bois qui devînt préjudiciable à l'approvisionnement de la ville,
prohibe désormais la création d'établissements de cette espèce dans
un rayon de quinze lieues autour d'elle.» Quant au danger véritable
qu'une pareille agglomération pouvait faire naître, personne ne
l'appréhendait.

Ainsi Paris était devenu le maître de la France, et déjà s'assemblait
l'armée qui devait se rendre maîtresse de Paris.

On tombe assez d'accord aujourd'hui, ce me semble, que la
centralisation administrative et l'omnipotence de Paris sont pour
beaucoup dans la chute de tous les gouvernements que nous avons vus
se succéder depuis quarante ans. Je ferai voir sans peine qu'il faut
attribuer au même fait une grande part dans la ruine soudaine et
violente de l'ancienne monarchie, et qu'on doit le ranger parmi les
principales causes de cette Révolution première qui a enfanté toutes
les autres.



CHAPITRE VIII.

     Que la France était le pays où les hommes étaient devenus le plus
     semblables entre eux.


Celui qui considère attentivement la France de l'ancien régime
rencontre deux vues bien contraires.

Il semble que tous les hommes qui y vivent, particulièrement ceux qui
y occupent la région moyenne et haute de la société, les seuls qui se
fassent voir, soient tous exactement semblables les uns aux autres.

Cependant, au milieu de cette foule commune, s'élèvent encore une
multitude prodigieuse de petites barrières qui la divisent en un grand
nombre de parties, et dans chacune de ces petites enceintes apparaît
comme une société particulière, qui ne s'occupe que de ses intérêts
propres, sans prendre part à la vie de tous.

Je songe à cette division presque infinie, et je comprends que, nulle
part les citoyens n'étant moins préparés à agir en commun et à se
prêter un mutuel appui en temps de crise, une grande révolution a pu
bouleverser de fond en comble une pareille société en un moment.
J'imagine toutes ces petites barrières renversées par ce grand
ébranlement lui-même; j'aperçois aussitôt un corps social plus compacte
et plus homogène qu'aucun de ceux qu'on avait peut-être jamais vus dans
le monde.

J'ai dit comment, dans presque tout le royaume, la vie particulière
des provinces était depuis longtemps éteinte; cela avait beaucoup
contribué à rendre tous les Français fort semblables entre eux. A
travers les diversités qui existent encore, l'unité de la nation est
déjà transparente; l'uniformité de la législation la découvre. A mesure
qu'on descend dans le cours du dix-huitième siècle, on voit s'accroître
le nombre des édits, déclarations du roi, arrêts du conseil, qui
appliquent les mêmes règles, de la même manière, dans toutes les
parties de l'empire. Ce ne sont pas seulement les gouvernants, mais les
gouvernés, qui conçoivent l'idée d'une législation si générale et si
uniforme, partout la même, la même pour tous; cette idée se montre dans
tous les projets de réforme qui se succèdent pendant trente ans avant
que la Révolution n'éclate. Deux siècles auparavant, la matière même de
pareilles idées, si l'on peut parler ainsi, eût manqué.

Non-seulement les provinces se ressemblent de plus en plus, mais dans
chaque province les hommes des différentes classes, du moins tous
ceux qui sont placés en dehors du peuple, deviennent de plus en plus
semblables, en dépit des particularités de la condition.

Il n'y a rien qui mette ceci plus en lumière que la lecture des cahiers
présentés par les différents ordres en 1789. On voit que ceux qui les
rédigent diffèrent profondément par les intérêts, mais que dans tout le
reste ils se ressemblent.

Si vous étudiez comment les choses se passaient aux premiers états
généraux, vous aurez un spectacle tout contraire: le bourgeois et le
noble ont alors plus d'intérêts communs, plus d'affaires communes; ils
font voir bien moins d'animosité réciproque; mais ils semblent encore
appartenir à deux races distinctes.

Le temps, qui avait maintenu, et sous beaucoup de rapports aggravé
les priviléges qui séparaient ces deux hommes, avaient singulièrement
travaillé à les rendre en tout le reste pareils.

Depuis plusieurs siècles les nobles français n'avaient cessé de
s'appauvrir. «Malgré ses priviléges, la noblesse se ruine et
s'anéantit tous les jours, et le tiers état s'empare des fortunes,»
écrit tristement un gentilhomme en 1755. Les lois qui protégeaient
la propriété des nobles étaient pourtant toujours les mêmes; rien
dans leur condition économique ne paraissait changé. Néanmoins ils
s'appauvrissaient partout dans la proportion exacte où ils perdaient
leur pouvoir.

On dirait que, dans les institutions humaines comme dans l'homme
même, indépendamment des organes que l'on voit remplir les diverses
fonctions de l'existence, se trouve une force centrale et invisible
qui est le principe même de la vie. En vain les organes semblent
agir comme auparavant, tout languit à la fois et meurt quand cette
flamme vivifiante vient à s'éteindre. Les nobles français avaient
encore les substitutions, Burke remarque même que les substitutions
étaient de son temps plus fréquentes et plus obligatoires en France
qu'en Angleterre, le droit d'aînesse, les redevances foncières et
perpétuelles, et tout ce qu'on nommait les droits utiles; on les avait
soustraits à l'obligation si onéreuse de faire la guerre à leurs
dépens, et pourtant on leur avait conservé, en l'augmentant beaucoup,
l'immunité d'impôt; c'est-à-dire qu'ils gardaient l'indemnité en
perdant la charge. Ils jouissaient, en outre, de plusieurs autres
avantages pécuniaires que leurs pères n'avaient jamais eus; cependant
ils s'appauvrissaient graduellement à mesure que l'usage et l'esprit du
gouvernement leur manquait. C'est même à cet appauvrissement graduel
qu'il faut attribuer, en partie, cette grande division de la propriété
foncière que nous avons remarquée précédemment. Le gentilhomme avait
cédé morceau par morceau sa terre aux paysans, ne se réservant que les
rentes seigneuriales, qui lui conservaient l'apparence plutôt que la
réalité de son ancien état. Plusieurs provinces de France, comme celle
du Limousin, dont parle Turgot, n'étaient remplies que par une petite
noblesse pauvre, qui ne possédait presque plus de terres et ne vivait
guère que de droits seigneuriaux et de rentes foncières.

«Dans cette généralité, dit un intendant, dès le commencement du
siècle, le nombre des familles nobles s'élève encore à plusieurs
milliers, mais il n'y en a pas quinze qui aient vingt mille livres
de rente.» Je lis dans une sorte d'instruction qu'un autre intendant
(celui de Franche-Comté) adresse à son successeur en 1750: «La noblesse
de ce pays est assez bonne, mais fort pauvre, et elle est autant fière
qu'elle est pauvre. Elle est très-humiliée en proportion de ce qu'elle
était autrefois. La politique n'est pas mauvaise de l'entretenir dans
cet état de pauvreté, pour la mettre dans la nécessité de servir et
d'avoir besoin de nous. Elle forme, ajoute-t-il, une confrérie où l'on
n'admet que les personnes qui peuvent faire preuve de quatre quartiers.
Cette confrérie n'est point patentée, mais seulement tolérée, et elle
ne s'assemble tous les ans qu'une fois, et en présence de l'intendant.
Après avoir dîné et entendu la messe ensemble, ces nobles s'en
retournent chacun chez eux, les uns sur leurs rossinantes, les autres à
pied. Vous verrez le comique de cette assemblée.»

Cet appauvrissement graduel de la noblesse se voyait plus ou moins,
non-seulement en France, mais dans toutes les parties du continent,
où le système féodal achevait, comme en France, de disparaître, sans
être remplacé par une nouvelle forme de l'aristocratie. Chez les
peuples allemands qui bordent le Rhin, cette décadence était surtout
visible et très-remarquée. Le contraire ne se rencontrait que chez
les Anglais. Là, les anciennes familles nobles qui existaient encore
avaient non-seulement conservé, mais fort accru leur fortune; elles
étaient restées les premières en richesses aussi bien qu'en pouvoir.
Les familles nouvelles qui s'étaient élevées à côté d'elles n'avaient
fait qu'imiter leur opulence sans la surpasser.

En France, les roturiers seuls semblaient hériter de tout le bien que
la noblesse perdait; on eût dit qu'ils ne s'accroissaient que de sa
substance. Aucune loi cependant n'empêchait le bourgeois de se ruiner
ni ne l'aidait à s'enrichir; il s'enrichissait néanmoins sans cesse;
dans bien des cas il était devenu aussi riche et quelquefois plus
riche que le gentilhomme. Bien plus, sa richesse était souvent de la
même espèce: quoiqu'il vécût d'ordinaire à la ville, il était souvent
propriétaire aux champs; quelquefois même il acquérait des seigneuries.

L'éducation et la manière de vivre avaient déjà mis entre ces deux
hommes mille autres ressemblances. Le bourgeois avait autant de
lumières que le noble, et, ce qu'il faut bien remarquer, ses lumières
avaient été puisées précisément au même foyer. Tous deux étaient
éclairés par le même jour. Pour l'un comme pour l'autre, l'éducation
avait été également théorique et littéraire. Paris, devenu de plus en
plus le seul précepteur de la France, achevait de donner à tous les
esprits une même forme et une allure commune.

A la fin du dix-huitième siècle, on pouvait encore apercevoir, sans
doute, entre les manières de la noblesse et celles de la bourgeoisie,
une différence; car il n'y a rien qui s'égalise plus lentement que
cette superficie de mœurs qu'on nomme les manières; mais, au fond, tous
les hommes placés au-dessus du peuple se ressemblaient; ils avaient
les mêmes idées, les mêmes habitudes, suivaient les mêmes goûts, se
livraient aux mêmes plaisirs, lisaient les mêmes livres, parlaient le
même langage. Ils ne différaient plus entre eux que par les droits.

Je doute que cela se vît alors au même degré nulle part ailleurs, pas
même en Angleterre, où les différentes classes, quoique attachées
solidement les unes aux autres par des intérêts communs, différaient
encore souvent par l'esprit et les mœurs; car la liberté politique que
possède cette admirable puissance, de créer entre tous les citoyens
des rapports nécessaires et des liens mutuels de dépendance, ne les
rend pas toujours pour cela pareils; c'est le gouvernement d'un seul
qui, à la longue, a toujours pour effet inévitable de rendre les hommes
semblables entre eux et mutuellement indifférents à leur sort.



CHAPITRE IX.

     Comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu'ils ne
     l'avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents
     les uns aux autres.


Considérons maintenant l'autre côté du tableau, et voyons comment ces
mêmes Français, qui avaient entre eux tant de traits de ressemblance,
étaient cependant plus isolés les uns des autres que cela ne se voyait
peut-être nulle part ailleurs; et que cela même ne s'était jamais vu en
France auparavant.

Il y a bien de l'apparence qu'à l'époque où le système féodal
s'établit en Europe, ce qu'on a appelé depuis la noblesse ne forma
point sur-le-champ une caste, mais se composa, dans l'origine, de tous
les principaux d'entre la nation, et ne fut ainsi, d'abord, qu'une
aristocratie. C'est là une question que je n'ai point envie de discuter
ici; il me suffit de remarquer que, dès le moyen âge, la noblesse
est devenue une caste, c'est-à-dire que sa marque distincte est la
naissance.

Elle conserve bien ce caractère propre à l'aristocratie d'être un
corps de citoyens qui gouvernent; mais c'est la naissance seulement
qui décide de ceux qui seront à la tête de ce corps. Tout ce qui n'est
point né noble est en dehors de cette classe particulière et fermée,
et n'occupe qu'une situation plus ou moins élevée, mais toujours
subordonnée, dans l'État.

Partout où le système féodal s'est établi sur le continent de l'Europe,
il a abouti à la caste; en Angleterre seulement il est retourné à
l'aristocratie.

Je me suis toujours étonné qu'un fait qui singularise à ce point
l'Angleterre au milieu de toutes les nations modernes, et qui seul peut
faire comprendre les particularités de ses lois, de son esprit et de
son histoire, n'ait pas fixé plus encore qu'il ne l'a fait l'attention
des philosophes et des hommes d'État, et que l'habitude ait fini par
le rendre comme invisible aux Anglais eux-mêmes. On l'a souvent à
demi aperçu, à demi décrit; jamais, ce me semble, on n'en a eu la vue
complète et claire. Montesquieu, visitant la Grande-Bretagne en 1739,
écrit bien: «Je suis ici dans un pays qui ne ressemble guère au reste
de l'Europe;» mais il n'ajoute rien.

C'était bien moins son parlement, sa liberté, sa publicité, son jury,
qui rendait dès lors, en effet, l'Angleterre si dissemblable du reste
de l'Europe, mais quelque chose de plus particulier encore et de plus
efficace. L'Angleterre était le seul pays où l'on eût, non pas altéré,
mais effectivement détruit le système de la caste. Les nobles et les
roturiers y suivaient ensemble les mêmes affaires, y embrassaient les
mêmes professions, et, ce qui est bien plus significatif, s'y mariaient
entre eux. La fille du plus grand seigneur y pouvait déjà épouser sans
honte un homme nouveau.

Voulez-vous savoir si la caste, les idées, les habitudes, les barrières
qu'elle avait créées chez un peuple y sont définitivement anéanties:
considérez-y les mariages. Là seulement vous trouverez le trait décisif
qui vous manque. Même de nos jours, en France, après soixante ans
de démocratie, vous l'y chercheriez souvent en vain. Les familles
anciennes et les nouvelles, qui semblent confondues en toutes choses, y
évitent encore le plus qu'elles le peuvent de se mêler par le mariage.

On a souvent remarqué que la noblesse anglaise avait été plus prudente,
plus habile, plus ouverte que nulle autre. Ce qu'il fallait dire, c'est
que depuis longtemps il n'existe plus en Angleterre, à proprement
parler, de noblesse, si on prend le mot dans le sens ancien et
circonscrit qu'il avait conservé partout ailleurs.

Cette révolution singulière se perd dans la nuit des temps, mais il en
reste encore un témoin vivant: c'est l'idiome. Depuis plusieurs siècles
le mot de _gentilhomme_ a entièrement changé de sens en Angleterre,
et le mot de _roturier_ n'existe plus. Il eût déjà été impossible de
traduire littéralement en anglais ce vers de _Tartuffe_, quand Molière
l'écrivait en 1664:

    Et, tel que l'on le voit, il est bon gentilhomme.

Voulez-vous faire une autre application encore de la science des
langues à la science de l'histoire: suivez à travers le temps et
l'espace la destinée de ce mot de _gentleman_, dont notre mot de
gentilhomme était le père. Vous verrez sa signification s'étendre en
Angleterre à mesure que les conditions se rapprochent et se mêlent. A
chaque siècle on l'applique à des hommes placés un peu plus bas dans
l'échelle sociale. Il passe enfin en Amérique avec les Anglais. Là on
s'en sert pour désigner indistinctement tous les citoyens. Son histoire
est celle même de la démocratie.

En France, le mot de gentilhomme est toujours resté étroitement
resserré dans son sens primitif; depuis la Révolution, il est à peu
près sorti de l'usage, mais il ne s'est jamais altéré. On avait
conservé intact le mot qui servait à désigner les membres de la caste,
parce qu'on avait conservé la caste elle-même, aussi séparée de toutes
les autres qu'elle l'avait jamais été.

Mais je vais bien plus loin, et j'avance qu'elle l'était devenue
beaucoup plus qu'au moment où le mot avait pris naissance, et qu'il
s'était fait parmi nous un mouvement en sens inverse de celui qu'on
avait vu chez les Anglais.

Si le bourgeois et le noble étaient plus semblables, ils s'étaient en
même temps de plus en plus isolés l'un de l'autre; deux choses qu'on
doit si peu confondre que l'une, au lieu d'atténuer l'autre, l'aggrave
souvent.

Dans le moyen âge et tant que la féodalité conserva son empire, tous
ceux qui tenaient des terres du seigneur (ceux que la langue féodale
nommait proprement des vassaux), et beaucoup d'entre eux n'étaient pas
nobles, étaient constamment associés à celui-ci pour le gouvernement de
la seigneurie; c'était même la principale condition de leurs tenures.
Non-seulement ils devaient suivre le seigneur à la guerre, mais ils
devaient, en vertu de leur concession, passer un certain temps de
l'année à sa cour, c'est-à-dire l'aider à rendre la justice et à
administrer les habitants. La cour du seigneur était le grand rouage
du gouvernement féodal; on la voit paraître dans toutes les vieilles
lois de l'Europe, et j'en ai retrouvé encore de nos jours des vestiges
très-visibles dans plusieurs parties de l'Allemagne. Le savant feudiste
Edme de Fréminville, qui, trente ans avant la révolution française,
s'avisa d'écrire un gros livre sur les droits féodaux et sur la
rénovation des terriers, nous apprend qu'il a vu dans les «titres de
nombre de seigneuries que les vassaux étaient obligés de se rendre
tous les quinze jours à la cour du seigneur, où, étant assemblés, ils
jugeaient, conjointement avec le seigneur ou son juge ordinaire, les
assises et différends qui étaient survenus entre les habitants.» Il
ajoute «qu'il a trouvé quelquefois quatre-vingts, cent cinquante, et
jusqu'à deux cents de ces vassaux dans une seigneurie. Un grand nombre
d'entre eux étaient roturiers.» J'ai cité ceci, non comme une preuve,
il y en a mille autres, mais comme un exemple de la manière dont, à
l'origine et pendant longtemps, la classe des campagnes se rapprochait
des gentilshommes et se mêlait chaque jour avec eux dans la conduite
des mêmes affaires. Ce que la cour du seigneur faisait pour les petits
propriétaires ruraux, les états provinciaux, et plus tard les états
généraux, le firent pour les bourgeois des villes.

On ne saurait étudier ce qui nous reste des états généraux du
quatorzième siècle, et surtout des états provinciaux du même temps,
sans s'étonner de la place que le tiers état occupait dans ces
assemblées et de la puissance qu'il y exerçait.

Comme homme, le bourgeois du quatorzième siècle est sans doute fort
inférieur au bourgeois du dix-huitième; mais la bourgeoisie en corps
occupe dans la société politique alors un rang mieux assuré et plus
haut. Son droit de prendre part au gouvernement est incontesté; le rôle
qu'elle joue dans les assemblées politiques est toujours considérable,
souvent prépondérant. Les autres classes sentent chaque jour le besoin
de compter avec elle.

Mais ce qui frappe surtout, c'est de voir comme la noblesse et le
tiers état trouvent alors plus de facilités pour administrer les
affaires ensemble ou pour résister en commun qu'ils n'en ont eu
depuis. Cela ne se remarque pas seulement dans les états généraux du
quatorzième siècle, dont plusieurs ont eu un caractère irrégulier et
révolutionnaire que les malheurs du temps leur donnèrent, mais dans les
états particuliers du même temps, où rien n'indique que les affaires
ne suivissent pas la marche régulière et habituelle. C'est ainsi
qu'on voit, en Auvergne, les trois ordres prendre en commun les plus
importantes mesures et en surveiller l'exécution par des commissaires
choisis également dans tous les trois. Le même spectacle se retrouve à
la même époque en Champagne. Tout le monde connaît cet acte célèbre,
par lequel les nobles et les bourgeois d'un grand nombre de villes
s'associèrent, au commencement du même siècle, pour défendre les
franchises de la nation et les priviléges de leurs provinces contre les
atteintes du pouvoir royal. On rencontre à ce moment-là, dans notre
histoire, plusieurs de ces épisodes qui semblent tirés de l'histoire
d'Angleterre. De pareils spectacles ne se revoient plus dans les
siècles suivants.

A mesure, en effet, que le gouvernement de la seigneurie se
désorganise, que les états généraux deviennent plus rares ou cessent,
et que les libertés générales achèvent de succomber, entraînant les
libertés locales dans leur ruine, le bourgeois et le gentilhomme n'ont
plus de contact dans la vie publique. Ils ne sentent plus jamais
le besoin de se rapprocher l'un de l'autre et de s'entendre; ils
sont chaque jour plus indépendants l'un de l'autre, mais aussi plus
étrangers l'un à l'autre. Au dix-huitième siècle cette révolution est
accomplie: ces deux hommes ne se rencontrent plus que par hasard dans
la vie privée. Les deux classes ne sont plus seulement rivales, elles
sont ennemies.

Et ce qui semble bien particulier à la France, dans le même temps
que l'ordre de la noblesse perd ainsi ses pouvoirs politiques, le
gentilhomme acquiert individuellement plusieurs priviléges qu'il
n'avait jamais possédés ou accroît ceux qu'il possédait déjà. On dirait
que les membres s'enrichissent des dépouilles du corps. La noblesse a
de moins en moins le droit de commander, mais les nobles ont de plus
en plus la prérogative exclusive d'être les premiers serviteurs du
maître; il était plus facile à un roturier de devenir officier sous
Louis XIV que sous Louis XVI. Cela se voyait souvent en Prusse, quand
le fait était presque sans exemple en France. Chacun de ces priviléges,
une fois obtenu, adhère au sang; il en est inséparable. Plus cette
noblesse cesse d'être une aristocratie, plus elle semble devenir une
caste.

Prenons le plus odieux de tous ces priviléges, celui de l'exemption
d'impôt: il est facile de voir que, depuis le quinzième siècle jusqu'à
la révolution française, celui-ci n'a cessé de croître. Il croissait
par le progrès rapide des charges publiques. Quand on ne prélevait que
1,200,000 livres de taille sous Charles VII, le privilége d'en être
exempt était petit; quand on en prélevait 80 millions sous Louis XVI,
c'était beaucoup. Lorsque la taille était le seul impôt de roture,
l'exemption du noble était peu visible; mais quand les impôts de cette
espèce se furent multipliés sous mille noms et sous mille formes, qu'à
la taille eurent été assimilées quatre autres taxes, que des charges
inconnues au moyen âge, telles que la corvée royale appliquée à tous
les travaux ou services publics, la milice, etc., eurent été ajoutées
à la taille et à ses accessoires, et aussi inégalement imposées,
l'exemption du gentilhomme parut immense. L'inégalité, quoique grande,
était, il est vrai, plus apparente encore que réelle; car le noble
était souvent atteint dans son fermier par l'impôt auquel il échappait
lui-même; mais en cette matière l'inégalité qu'on voit nuit plus que
celle qu'on ressent.

Louis XIV, pressé par les nécessités financières qui l'accablèrent à
la fin de son règne, avait établi deux taxes communes, la capitation
et les vingtièmes. Mais, comme si l'exemption d'impôts avait été en
soi un privilége si respectable qu'il fallût le consacrer dans le fait
même qui lui portait atteinte, on eut soin de rendre la perception
différente là où la taxe était commune. Pour les uns, elle resta
dégradante et dure; pour les autres, indulgente et honorable.

Quoique l'inégalité, en fait d'impôts, se fût établie sur tout le
continent de l'Europe, il y avait très-peu de pays où elle fût devenue
aussi visible et aussi constamment sentie qu'en France. Dans une grande
partie de l'Allemagne, la plupart des taxes étaient indirectes. Dans
l'impôt direct lui-même, le privilége du gentilhomme consistait souvent
dans une participation moins grande à une charge commune. Il y avait,
de plus, certaines taxes qui ne frappaient que sur la noblesse, et qui
étaient destinées à tenir la place du service militaire gratuit qu'on
n'exigeait plus.

Or, de toutes les manières de distinguer les hommes et de marquer les
classes, l'inégalité d'impôt est la plus pernicieuse et la plus propre
à ajouter l'isolement à l'inégalité, et à rendre en quelque sorte l'un
et l'autre incurables. Car, voyez ses effets: quand le bourgeois et
le gentilhomme ne sont plus assujettis à payer la même taxe, chaque
année l'assiette et la levée de l'impôt tracent à nouveau entre eux,
d'un trait net et précis, la limite des classes. Tous les ans, chacun
des privilégiés ressent un intérêt actuel, et pressant de ne point
se laisser confondre avec la masse, et fait un nouvel effort pour se
ranger à l'écart.

Comme il n'y a presque pas d'affaires publiques qui ne naissent d'une
taxe ou qui n'aboutissent à une taxe, du moment où les deux classes ne
sont pas également assujetties à l'impôt, elles n'ont presque plus de
raisons pour délibérer jamais ensemble, plus de causes pour ressentir
des besoins et des sentiments communs; on n'a plus affaire de les tenir
séparées: on leur a ôté en quelque sorte l'occasion et l'envie d'agir
ensemble.

Burke, dans le portrait flatté qu'il trace de l'ancienne constitution
de la France, fait valoir en faveur de l'institution de notre noblesse
la facilité que les bourgeois avaient d'obtenir l'anoblissement en se
procurant quelque office: cela lui paraît avoir de l'analogie avec
l'aristocratie ouverte de l'Angleterre. Louis XI avait, en effet,
multiplié les anoblissements: c'était un moyen d'abaisser la noblesse;
ses successeurs les prodiguèrent pour avoir de l'argent. Necker nous
apprend que, de son temps, le nombre des offices qui procuraient la
noblesse s'élevait à quatre mille. Rien de pareil ne se voyait nulle
part en Europe; mais l'analogie que voulait établir Burke entre la
France et l'Angleterre n'en était que plus fausse.

Si les classes moyennes d'Angleterre, loin de faire la guerre à
l'aristocratie, lui sont restées si intimement unies, cela n'est pas
venu surtout de ce que cette aristocratie était ouverte, mais plutôt,
comme on l'a dit, de ce que sa forme était indistincte et sa limite
inconnue; moins de ce qu'on pouvait y entrer que de ce qu'on ne savait
jamais quand on y était; de telle sorte que tout ce qui l'approchait
pouvait croire en faire partie, s'associer à son gouvernement et tirer
quelque éclat ou quelque profit de sa puissance.

Mais la barrière qui séparait la noblesse de France des autres classes,
quoique très-facilement franchissable, était toujours fixe et visible,
toujours reconnaissable à des signes éclatants et odieux à qui restait
dehors. Une fois qu'on l'avait franchie, on était séparé de tous ceux
du milieu desquels on venait de sortir par des priviléges qui leur
étaient onéreux et humiliants.

Le système des anoblissements, loin de diminuer la haine du roturier
contre le gentilhomme, l'accroissait donc au contraire sans mesure;
elle s'aigrissait de toute l'envie que le nouveau noble inspirait à ses
anciens égaux. C'est ce qui fait que le tiers état dans ses doléances
montre toujours plus d'irritation contre les anoblis que contre les
nobles, et que, loin de demander qu'on élargisse la porte qui peut
le conduire hors de la roture, il demande sans cesse qu'elle soit
rétrécie.

A aucune époque de notre histoire la noblesse n'avait été aussi
facilement acquise qu'en 89, et jamais le bourgeois et le gentilhomme
n'avaient été aussi séparés l'un de l'autre. Non-seulement les nobles
ne veulent souffrir dans leurs colléges électoraux rien qui sente la
bourgeoisie, mais les bourgeois écartent avec le même soin tous ceux
qui peuvent avoir l'apparence de gentilhomme. Dans certaines provinces,
les nouveaux anoblis sont repoussés d'un côté parce qu'on ne les juge
pas assez nobles, et de l'autre parce qu'on trouve qu'ils le sont déjà
trop. Ce fut, dit-on, le cas du célèbre Lavoisier.

Que si, laissant de côté la noblesse, nous considérons maintenant
cette bourgeoisie, nous allons voir un spectacle tout semblable, et le
bourgeois presque aussi à part du peuple que le gentilhomme était à
part du bourgeois.

La presque totalité de la classe moyenne dans l'ancien régime habitait
les villes. Deux causes avaient surtout produit cet effet: les
priviléges des gentilshommes et la taille. Le seigneur qui résidait
dans ses terres montrait d'ordinaire une certaine bonhomie familière
envers les paysans; mais son insolence vis-à-vis des bourgeois, ses
voisins, était presque infinie. Elle n'avait cessé de croître à mesure
que son pouvoir politique avait diminué, et par cette raison même; car,
d'une part, cessant de gouverner, il n'avait plus d'intérêt à ménager
ceux qui pouvaient l'aider dans cette tâche, et, de l'autre, comme on
l'a remarqué souvent, il aimait à se consoler par l'usage immodéré de
ses droits apparents de la perte de sa puissance réelle. Son absence
même de ses terres, au lieu de soulager ses voisins, augmentait leur
gêne. L'absentéisme ne servait pas même à cela; car des priviléges
exercés par procureur n'en étaient que plus insupportables à endurer.

Je ne sais néanmoins si la taille, et tous les impôts qu'on avait
assimilés à celui-là, ne furent pas des causes plus efficaces.

Je pourrais expliquer, je pense, et en assez peu de mots, pourquoi la
taille et ses accessoires pesaient beaucoup plus lourdement sur les
campagnes que sur les villes; mais cela paraîtrait peut-être inutile
au lecteur. Il me suffira donc de dire que les bourgeois réunis dans
les villes avaient mille moyens d'atténuer le poids de la taille,
et souvent de s'y soustraire entièrement, qu'aucun d'eux n'eût eus
isolément, s'il était resté sur son domaine. Il échappait surtout de
cette manière à l'obligation de lever la taille, ce qu'il craignait
bien plus encore que l'obligation de la payer, et avec raison; car il
n'y eut jamais, dans l'ancien régime, ni même, je pense, dans aucun
régime, de pire condition que celle du collecteur paroissial de la
taille. J'aurai occasion de le montrer plus loin. Personne cependant
dans le village, excepté les gentilshommes, ne pouvait échapper à cette
charge: plutôt que de s'y soumettre, le roturier riche louait son bien
et se retirait à la ville prochaine. Turgot est d'accord avec tous
les documents secrets que j'ai eu l'occasion de consulter, quand il
nous dit «que la collecte de la taille change en bourgeois des villes
presque tous les propriétaires roturiers des campagnes.» Ceci est, pour
le dire en passant, l'une des raisons qui firent que la France était
plus remplie de villes, et surtout de petites villes, que la plupart
des autres pays d'Europe.

Cantonné ainsi dans des murailles, le roturier riche perdait bientôt
les goûts et l'esprit des champs; il devenait entièrement étranger aux
travaux et aux affaires de ceux de ses pareils qui y étaient restés. Sa
vie n'avait plus pour ainsi dire qu'un seul but: il aspirait à devenir
dans sa ville adoptive un fonctionnaire public.

C'est une très-grande erreur de croire que la passion de presque tous
les Français de nos jours, et en particulier de ceux des classes
moyennes, pour les places, soit née depuis la Révolution; elle a pris
naissance plusieurs siècles auparavant, et elle n'a cessé, depuis ce
temps, de s'accroître, grâce à mille aliments nouveaux qu'on a eu soin
de lui donner.

Les places, sous l'ancien régime, ne ressemblaient pas toujours aux
nôtres, mais il y en avait encore plus, je pense; le nombre des petites
n'avait presque pas de fin. De 1693 à 1709 seulement, on calcule qu'il
en fut créé quarante mille, presque toutes à la portée des moindres
bourgeois. J'ai compté en 1750, dans une ville de province de médiocre
étendue, jusqu'à cent neuf personnes occupées à rendre la justice, et
cent vingt-six chargées de faire exécuter les arrêts des premières,
tous gens de la ville. L'ardeur des bourgeois à remplir ces places
était réellement sans égale. Dès que l'un d'eux se sentait possesseur
d'un petit capital, au lieu de l'employer dans le négoce il s'en
servait aussitôt pour acheter une place. Cette misérable ambition a
plus nui aux progrès de l'agriculture et du commerce en France que
les maîtrises et la taille même. Quand les places venaient à manquer,
l'imagination des solliciteurs se mettant à l'œuvre en avait bientôt
inventé de nouvelles. Un sieur Lemberville publie un mémoire pour
prouver qu'il est tout à fait conforme à l'intérêt public de créer des
inspecteurs pour une certaine industrie, et il termine en s'offrant
lui-même pour l'emploi. Qui de nous n'a connu ce Lemberville? Un homme
pourvu de quelques lettres et d'un peu d'aisance ne jugeait pas enfin
qu'il fût séant de mourir sans avoir été fonctionnaire public. «Chacun,
suivant son état, dit un contemporain, veut être quelque chose de par
le roi.»

La plus grande différence qui se voie en cette matière entre les temps
dont je parle ici et les nôtres, c'est qu'alors le gouvernement vendait
les places, tandis qu'aujourd'hui il les donne; pour les acquérir on ne
fournit plus son argent; on fait mieux, on se livre soi-même.

Séparé des paysans par la différence des lieux et plus encore du genre
de vie, le bourgeois l'était le plus souvent aussi par l'intérêt. On
se plaint avec beaucoup de justice du privilége des nobles en matière
d'impôt; mais que dire de ceux des bourgeois? On compte par milliers
les offices qui les exemptent de tout ou partie des charges publiques:
celui-ci de la milice, cet autre de la corvée, ce dernier de la taille.
Quelle est la paroisse, dit-on dans un écrit du temps, qui ne compte
dans son sein, indépendamment des gentilshommes et des ecclésiastiques,
plusieurs habitants qui se sont procuré, à l'aide de charges ou de
commission, quelque exception d'impôt? L'une des raisons qui font
de temps à autre abolir un certain nombre d'offices destinés aux
bourgeois, c'est la diminution de recette qu'amène un si grand nombre
d'individus soustraits à la taille. Je ne doute point que le nombre des
exempts ne fût aussi grand, et souvent plus grand, dans la bourgeoisie
que dans la noblesse.

Ces misérables prérogatives remplissaient d'envie ceux qui en
étaient privés, et du plus égoïste orgueil ceux qui les possédaient.
Il n'y a rien de plus visible, pendant tout le dix-huitième siècle,
que l'hostilité des bourgeois des villes contre les paysans de leur
banlieue, et la jalousie de la banlieue contre la ville. «Chacune des
villes, dit Turgot, occupée de son intérêt particulier, est disposée à
y sacrifier les campagnes et les villages de son arrondissement.» «Vous
avez souvent été obligés, dit-il ailleurs en parlant à ses subdélégués,
de réprimer la tendance constamment usurpatrice et envahissante qui
caractérise la conduite des villes à l'égard des campagnes et des
villages de leur arrondissement.»

Le peuple même qui vit avec les bourgeois dans l'enceinte de la ville
leur devient étranger, presque ennemi. La plupart des charges locales
qu'ils établissent sont tournées de façon à porter particulièrement sur
les classes basses. J'ai eu plus d'une fois occasion de vérifier ce
que dit le même Turgot dans un autre endroit de ses ouvrages, que les
bourgeois des villes avaient trouvé le moyen de régler les octrois de
manière à ce qu'ils ne pesassent pas sur eux.

Mais ce qu'on aperçoit surtout dans tous les actes de cette
bourgeoisie, c'est la crainte de se voir confondue avec le peuple,
et le désir passionné d'échapper par tous les moyens au contrôle de
celui-ci.

«S'il plaisait au roi,» disent les bourgeois d'une ville dans un
mémoire au contrôleur général, «que la place de maire redevînt
élective, il conviendrait d'obliger les électeurs à ne choisir que
parmi les principaux notables, et même dans le présidial.»

Nous avons vu comment il avait été dans la politique de nos rois
d'enlever successivement au peuple des villes l'usage de ses droits
politiques. De Louis XI à Louis XV, toute leur législation révèle cette
pensée. Souvent les bourgeois de la ville s'y associent, quelquefois
ils la suggèrent.

Lors de la réforme municipale de 1764, un intendant consulte les
officiers municipaux d'une petite ville sur la question de savoir s'il
faut conserver aux artisans et _autre menu peuple_ le droit d'élire
les magistrats. Ces officiers répondent qu'à la vérité «le peuple
n'a jamais abusé de ce droit, et qu'il serait doux sans doute de lui
conserver la consolation de choisir ceux qui doivent le commander;
mais qu'il vaut mieux encore, pour le maintien du bon ordre et de
la tranquillité publique, se reposer de ce fait sur l'assemblée des
notables.» Le subdélégué mande de son côté qu'il a réuni chez lui, en
conférence secrète, les «six meilleurs citoyens de la ville.» Ces six
meilleurs citoyens sont tombés unanimement d'accord que le mieux serait
de confier l'élection, non pas même à l'assemblée des notables, comme
le proposaient les officiers municipaux, mais à un certain nombre de
députés choisis dans les différents corps dont cette assemblée se
compose. Le subdélégué, plus favorable aux libertés du peuple que ces
bourgeois mêmes, tout en faisant connaître leur avis, ajoute «qu'il est
cependant bien dur à des artisans de payer, sans pouvoir en contrôler
l'emploi, des sommes qu'ont imposées ceux de leurs concitoyens qui sont
peut-être, à cause de leurs priviléges d'impôts, le moins intéressés
dans la question.»

«Mais achevons le tableau; considérons maintenant la bourgeoisie en
elle-même, à part du peuple, comme nous avons considéré la noblesse à
part des bourgeois. Nous remarquons dans cette petite portion de la
nation, mise à l'écart du reste, des divisions infinies. Il semble que
le peuple français soit comme ces prétendus corps élémentaires dans
lesquels la chimie moderne rencontre de nouvelles particules séparables
à mesure qu'elle les regarde de plus près. Je n'ai pas trouvé moins
de trente-six corps différents parmi les notables d'une petite ville.
Ces différents corps, quoique fort menus, travaillent sans cesse à
s'amincir encore; ils vont tous les jours se purgeant des parties
hétérogènes qu'ils peuvent contenir, afin de se réduire aux éléments
simples. Il y en a que ce beau travail a réduits à trois ou quatre
membres. Leur personnalité n'en est que plus vive et leur humeur plus
querelleuse. Tous sont séparés les uns des autres par quelques petits
priviléges, les moins honnêtes étant encore signes d'honneur. Entre
eux, ce sont des luttes éternelles de préséance. L'intendant et les
tribunaux sont étourdis du bruit de leurs querelles.» On vient enfin de
décider que «l'eau bénite sera donnée au présidial avant de l'être au
corps de ville. Le parlement hésitait; mais le roi a évoqué l'affaire
en son conseil, et a décidé lui-même. Il était temps; cette affaire
faisait fermenter toute la ville.» Si l'on accorde à l'un des corps le
pas sur l'autre dans l'assemblée générale des notables, celui-ci cesse
d'y paraître; il renonce aux affaires publiques plutôt que de voir,
dit-il, sa dignité ravalée. Le corps des perruquiers de la ville de
la Flèche décide «qu'il témoignera de cette manière la juste douleur
que lui cause la préséance accordée aux boulangers.» Une partie des
notables d'une ville refuse obstinément de remplir leur office «parce
que, dit l'intendant, il s'est introduit dans l'assemblée quelques
artisans auxquels les principaux bourgeois se trouvent humiliés
d'être associés.» «Si la place d'échevin, dit l'intendant d'une autre
province, est donnée à un notaire, cela dégoûtera les autres notables,
les notaires étant ici des gens sans naissance, qui ne sont pas de
familles de notables et ont tous été clercs.» Les six meilleurs
citoyens dont j'ai déjà parlé, et qui décident si aisément que le
peuple doit être privé de ses droits politiques, se trouvent dans une
étrange perplexité quand il s'agit d'examiner quels seront les notables
et quel ordre de préséance il convient d'établir entre eux. En pareille
matière ils n'expriment plus modestement que des doutes; ils craignent,
disent-ils, «de faire à quelques-uns de leurs concitoyens une douleur
trop sensible.»

La vanité naturelle aux Français se fortifie et s'aiguise dans le
frottement incessant de l'amour-propre de ces petits corps, et le
légitime orgueil du citoyen s'y oublie. Au seizième siècle la plupart
des corporations dont je viens de parler existent déjà; mais leurs
membres, après avoir réglé entre eux les affaires de leur association
particulière, se réunissent sans cesse à tous les autres habitants pour
s'occuper ensemble des intérêts généraux de la cité. Au dix-huitième
ils sont presque entièrement repliés sur eux-mêmes, car les actes de
la vie municipale sont devenus rares, et ils s'exécutent tous par
mandataires. Chacune de ces petites sociétés ne vit donc que pour soi,
ne s'occupe que de soi, n'a d'affaires que celles qui la touchent.

Nos pères n'avaient pas le mot d'_individualisme_, que nous avons
forgé pour notre usage, parce que, de leur temps, il n'y avait pas en
effet d'individu qui n'appartînt à un groupe et qui pût se considérer
absolument seul; mais chacun des mille petits groupes dont la société
française se composait ne songeait qu'à lui-même. C'était, si je puis
m'exprimer ainsi, une sorte d'individualisme collectif, qui préparait
les âmes au véritable individualisme que nous connaissons.

Et ce qu'il y a de plus étrange, c'est que tous ces hommes qui se
tenaient si à l'écart les uns des autres étaient devenus tellement
semblables entre eux qu'il eût suffi de les faire changer de place pour
ne pouvoir plus les reconnaître. Bien plus, qui eût pu sonder leur
esprit eût découvert que ces petites barrières qui divisaient des gens
si pareils leur paraissaient à eux-mêmes aussi contraires à l'intérêt
public qu'au bon sens, et qu'en théorie ils adoraient déjà l'unité.
Chacun d'eux ne tenait à sa condition particulière que parce que
d'autres se particularisaient par la condition; mais ils étaient tous
prêts à se confondre dans la même masse, pourvu que personne n'eût rien
à part et n'y dépassât le niveau commun.



CHAPITRE X.

     Comment la destruction de la liberté politique et la séparation
     des classes ont causé presque toutes les maladies dont l'ancien
     régime est mort.


De toutes les maladies qui attaquaient la constitution de l'ancien
régime et le condamnaient à périr, je viens de peindre la plus
mortelle. Je veux revenir encore sur la source d'un mal si dangereux et
si étrange, et montrer combien d'autres maux en sont sortis avec lui.

Si les Anglais, au partir du moyen âge, avaient entièrement perdu
comme nous la liberté politique et toutes les franchises locales qui
ne peuvent exister longtemps sans elle, il est très-probable que les
différentes classes dont leur aristocratie se compose se fussent mises
chacune à part, ainsi que cela a eu lieu en France, et, plus ou moins,
sur le reste du continent, et que toutes ensemble se fussent séparées
du peuple. Mais la liberté les força de se tenir toujours à portée les
unes des autres afin de pouvoir s'entendre au besoin.

Il est curieux de voir comment la noblesse anglaise, poussée par son
ambition même, a su, quand cela lui paraissait nécessaire, se mêler
familièrement à ses inférieurs et feindre de les considérer comme
ses égaux. Arthur Young, que j'ai déjà cité, et dont le livre est
un des ouvrages les plus instructifs qui existent sur l'ancienne
France, raconte que, se trouvant un jour à la campagne chez le duc
de Liancourt, il témoigna le désir d'interroger quelques-uns des
plus habiles et des plus riches cultivateurs des environs. Le duc
chargea son intendant de les lui amener. Sur quoi l'Anglais fait cette
remarque: «Chez un seigneur anglais, on aurait fait venir trois ou
quatre cultivateurs (_farmers_), qui auraient dîné avec la famille, et
parmi des dames du premier rang. J'ai vu cela au moins cent fois dans
nos îles. C'est une chose que l'on chercherait vainement en France
depuis Calais jusqu'à Bayonne.»

Assurément, l'aristocratie d'Angleterre était de nature plus altière
que celle de France, et moins disposée à se familiariser avec tout ce
qui vivait au-dessous d'elle; mais les nécessités de sa condition l'y
réduisaient. Elle était prête à tout pour commander. On ne voit plus
depuis des siècles chez les Anglais d'autres inégalités d'impôts que
celles qui furent successivement introduites en faveur des classes
nécessiteuses. Considérez, je vous prie, où des principes politiques
différents peuvent conduire des peuples si proches! Au dix-huitième
siècle, c'est le pauvre qui jouit, en Angleterre, du privilége d'impôt;
en France, c'est le riche. Là, l'aristocratie a pris pour elle les
charges publiques les plus lourdes, afin qu'on lui permît de gouverner;
ici, elle a retenu jusqu'à la fin l'immunité d'impôt pour se consoler
d'avoir perdu le gouvernement.

Au quatorzième siècle, la maxime: _N'impose qui ne veut_, paraît aussi
solidement établie en France qu'en Angleterre même. On la rappelle
souvent: y contrevenir semble toujours acte de tyrannie; s'y conformer,
rentrer dans le droit. A cette époque, on rencontre, ainsi que je l'ai
déjà dit, une foule d'analogies entre nos institutions politiques
et celles des Anglais; mais alors les destinées des deux peuples se
séparent et vont toujours devenant plus dissemblables, à mesure que le
temps marche. Elles ressemblent à deux lignes qui, partant d'un point
voisin, mais dans une inclinaison un peu différente, s'écartent ensuite
indéfiniment à mesure qu'elles s'allongent.

J'ose affirmer que, du jour où la nation, fatiguée des longs désordres
qui avaient accompagné la captivité du roi Jean et la démence de
Charles VI, permit aux rois d'établir un impôt général sans son
concours, et où la noblesse eut la lâcheté de laisser taxer le tiers
état pourvu qu'on l'exceptât elle-même; de ce jour-là fut semé le germe
de presque tous les vices et de presque tous les abus qui ont travaillé
l'ancien régime pendant le reste de sa vie et ont fini par causer
violemment sa mort; et j'admire la singulière sagacité de Commines
quand il dit: «Charles VII, qui gagna ce point d'imposer la taille à
son plaisir, sans le consentement des états, chargea fort son âme et
celle de ses successeurs, et fit à son royaume une plaie qui longtemps
saignera.»

Considérez comment la plaie s'est élargie en effet avec le cours des
ans; suivez pas à pas le fait dans ses conséquences.

Forbonnais dit avec raison, dans ses savantes _Recherches sur les
Finances de la France_, que dans le moyen âge les rois vivaient
généralement des revenus de leurs domaines; «et comme les besoins
extraordinaires, ajoute-t-il, étaient pourvus par des contributions
extraordinaires, elles portaient également sur le clergé, la noblesse
et le peuple.»

La plupart des impôts généraux votés par les trois ordres, durant le
quatorzième siècle, ont en effet ce caractère. Presque toutes les
taxes établies à cette époque sont _indirectes_, c'est-à-dire qu'elles
sont acquittées par tous les consommateurs indistinctement. Parfois
l'impôt est direct; il porte alors non sur la propriété, mais sur le
revenu. Les nobles, les ecclésiastiques et les bourgeois sont tenus
d'abandonner au roi, durant une année, le dixième, par exemple, de tous
leurs revenus. Ce que je dis là des impôts votés par les états généraux
doit s'entendre également de ceux qu'établissaient, à la même époque,
les différents états provinciaux sur leurs territoires.

Il est vrai que, dès ce temps-là, l'impôt direct, connu sous le nom de
_taille_, ne pesait jamais sur le gentilhomme. L'obligation du service
militaire gratuit en dispensait celui-ci; mais la taille, comme impôt
général, était alors d'un usage restreint, plutôt applicable à la
seigneurie qu'au royaume.

Quand le roi entreprit pour la première fois de lever des taxes de
sa propre autorité, il comprit qu'il fallait d'abord en choisir une
qui ne parût pas frapper directement sur les nobles; car ceux-ci,
qui formaient alors pour la royauté la classe rivale et dangereuse,
n'eussent jamais souffert une nouveauté qui leur eût été si
préjudiciable; il fit donc choix d'un impôt dont ils étaient exempts;
il prit la taille.

A toutes les inégalités particulières qui existaient déjà s'en joignit
ainsi une plus générale, qui aggrava et maintint toutes les autres.
A partir de là, à mesure que les besoins du trésor public croissent
avec les attributions du pouvoir central, la taille s'étend et se
diversifie; bientôt elle est décuplée, et toutes les nouvelles taxes
deviennent des tailles. Chaque année l'inégalité d'impôt sépare donc
les classes et isole les hommes plus profondément qu'ils ne l'avaient
été jusque-là. Du moment où l'impôt avait pour objet, non d'atteindre
les plus capables de le payer, mais les plus incapables de s'en
défendre, on devait être amené à cette conséquence monstrueuse de
l'épargner au riche et d'en charger le pauvre. On assure que Mazarin,
manquant d'argent, imagina d'établir une taxe sur les principales
maisons de Paris, mais qu'ayant rencontré dans les intéressés quelque
résistance, il se borna à ajouter les cinq millions dont il avait
besoin au brevet général de la taille. Il voulait imposer les citoyens
les plus opulents; il se trouva avoir imposé les plus misérables; mais
le trésor n'y perdit rien.

Le produit de taxes si mal réparties avait des limites, et les besoins
des princes n'en avaient plus. Cependant ils ne voulaient ni convoquer
les états pour en obtenir des subsides, ni provoquer la noblesse, en
l'imposant, à les réclamer.

De là vint cette prodigieuse et malfaisante fécondité de l'esprit
financier, qui caractérise si singulièrement l'administration des
deniers publics durant les trois derniers siècles de la monarchie.

Il faut étudier dans ses détails l'histoire administrative et
financière de l'ancien régime pour comprendre à quelles pratiques
violentes ou déshonnêtes le besoin d'argent peut réduire un
gouvernement doux, mais sans publicité et sans contrôle, une fois
que le temps a consacré son pouvoir et l'a délivré de la peur des
révolutions, cette dernière sauvegarde des peuples.

On rencontre à chaque pas dans ces annales des biens royaux vendus,
puis ressaisis comme invendables; des contrats violés, des droits
acquis méconnus; le créancier de l'État sacrifié à chaque crise, la foi
publique sans cesse faussée.

Des priviléges accordés à perpétuité sont perpétuellement repris. Si
l'on pouvait compatir aux déplaisirs qu'une sotte vanité cause, on
plaindrait le sort de ces malheureux anoblis auxquels, pendant tout le
cours du dix-septième et du dix-huitième siècle, on fait racheter de
temps à autre ces vains honneurs ou ces injustes priviléges qu'ils ont
déjà payés plusieurs fois. C'est ainsi que Louis XIV annula tous les
titres de noblesse acquis depuis quatre-vingt-douze ans, titres dont la
plupart avaient été donnés par lui-même; on ne pouvait les conserver
qu'en fournissant une nouvelle finance, _tous ces titres ayant été
obtenus par surprise_, dit l'édit. Exemple que ne manque point d'imiter
Louis XV, quatre-vingts ans plus tard.

On défend au milicien de se faire remplacer, de peur, est-il dit, de
faire renchérir pour l'État le prix des recrues.

Des villes, des communautés, des hôpitaux sont contraints de manquer
à leurs engagements, afin qu'ils soient en état de prêter au roi. On
empêche des paroisses d'entreprendre des travaux utiles, de peur que,
divisant ainsi leurs ressources, elles ne payent moins exactement la
taille.

On raconte que M. Orry et M. de Trudaine, l'un contrôleur général et
l'autre directeur général des ponts et chaussées, avaient conçu le
projet de remplacer la corvée des chemins par une prestation en argent
que devaient fournir les habitants de chaque canton pour la réparation
de leurs routes. La raison qui fit renoncer ces habiles administrateurs
à leur dessein est instructive: ils craignirent, est-il dit, que, les
fonds étant ainsi faits, on ne pût empêcher le trésor public de les
détourner pour les appliquer à son usage, de façon à ce que bientôt
les contribuables eussent à supporter tout à la fois et l'imposition
nouvelle et les corvées. Je ne crains pas de dire qu'il n'y a pas un
particulier qui eût pu échapper aux arrêts de la justice, s'il avait
conduit sa propre fortune comme le grand roi dans toute sa gloire
menait la fortune publique.

Si vous rencontrez quelque ancien établissement du moyen âge qui
se soit maintenu en aggravant ses vices au rebours de l'esprit du
temps, ou quelque nouveauté pernicieuse, creusez jusqu'à la racine
du mal; vous y trouverez un expédient financier qui s'est tourné en
institution. Pour payer des dettes d'un jour vous verrez fonder de
nouveaux pouvoirs qui vont durer des siècles.

Un impôt particulier, appelé le droit de franc-fief, avait été établi
à une époque très-reculée sur les roturiers qui possédaient des biens
nobles. Ce droit créait entre les terres la même division qui existait
parmi les hommes et accroissait sans cesse l'une par l'autre. Je ne
sais si le droit de franc-fief n'a pas plus servi que tout le reste à
tenir à part le roturier et le gentilhomme, parce qu'il les empêchait
de se confondre dans la chose qui assimile le plus vite et le mieux
les hommes les uns aux autres, la propriété foncière. Un abîme était
ainsi, de temps à autre, rouvert entre le propriétaire noble et le
propriétaire roturier, son voisin. Rien, au contraire, n'a plus hâté
la cohésion de ces deux classes en Angleterre que l'abolition, dès le
dix-septième siècle, de tous les signes qui y distinguaient le fief de
la terre tenue en roture.

Au quatorzième siècle le droit féodal de franc-fief est léger et ne se
prélève que de loin en loin; mais au dix-huitième, lorsque la féodalité
est presque détruite, on l'exige à la rigueur tous les vingt ans, et il
représente une année entière du revenu. Le fils le paye en succédant au
père. «Ce droit,» dit la Société d'Agriculture de Tours en. 1761, «nuit
infiniment au progrès de l'art agricole. De toutes les impositions des
sujets du roi, il n'en est point, sans contredit, dont la vexation
soit aussi onéreuse dans les campagnes.» «Cette finance,» dit un autre
contemporain, «qu'on n'imposait d'abord qu'une fois dans la vie,
est devenue successivement depuis un impôt très-cruel.» La noblesse
elle-même aurait voulu qu'on l'abolît, car il empêchait les roturiers
d'acheter ses terres; mais les besoins du fisc demandaient qu'on le
maintînt et qu'on l'accrût.

On charge à tort le moyen âge de tous les maux qu'ont pu produire les
corporations industrielles. Tout annonce qu'à l'origine les maîtrises
et les jurandes ne furent que des moyens de lier entre eux les membres
d'une même profession, et d'établir au sein de chaque industrie
un petit gouvernement libre, dont la mission était tout à la fois
d'assister les ouvriers et de les contenir. Il ne paraît pas que saint
Louis ait voulu plus.

Ce ne fut qu'au commencement du seizième siècle, en pleine
renaissance, qu'on s'imagina pour la première fois de considérer le
droit de travailler comme un privilége que le roi pouvait vendre.
Alors seulement chaque corps d'état devint une petite aristocratie
fermée, et l'on vit s'établir enfin ces monopoles si préjudiciables
aux progrès des arts, et qui ont tant révolté nos pères. Depuis
Henri III, qui généralisa le mal s'il ne le fit pas naître, jusqu'à
Louis XVI, qui l'extirpa, on peut dire que les abus du système des
jurandes ne cessèrent jamais un moment de s'accroître et de s'étendre,
dans le temps même où les progrès de la société les rendaient plus
insupportables, et où la raison publique les signalait mieux. Chaque
année de nouvelles professions cessèrent d'être libres; chaque année
les priviléges des anciennes furent accrus. Jamais le mal ne fut poussé
plus loin que dans ce qu'on a coutume d'appeler les belles années du
règne de Louis XIV, parce que jamais les besoins d'argent n'avaient été
plus grands, ni la résolution de ne point s'adresser à la nation mieux
arrêtée.

Letrone disait avec raison en 1775: «L'État n'a établi les communautés
industrielles que pour y trouver des ressources, tantôt par des
brevets qu'il vend, tantôt par de nouveaux offices qu'il crée et que
les communautés sont forcées de racheter. L'édit de 1673 vint tirer
les dernières conséquences des principes de Henri III, en obligeant
toutes les communautés à prendre des lettres de confirmation moyennant
finance; et l'on força tous les artisans qui n'étaient pas encore en
communauté de s'y réunir. Cette misérable affaire produisit trois cent
mille livres.»

Nous avons vu comment on bouleversa toute la constitution des villes,
non par vue politique, mais dans l'espoir de procurer quelques
ressources au trésor.

C'est à ce même besoin d'argent, joint à l'envie de n'en point demander
aux états, que la vénalité des charges dut sa naissance, et devint
peu à peu quelque chose de si étrange qu'on n'avait jamais rien vu
de pareil dans le monde. Grâce à cette institution que l'esprit de
fiscalité avait fait naître, la vanité du tiers état fut tenue pendant
trois siècles en haleine et uniquement dirigée vers l'acquisition des
fonctions publiques, et l'on fit pénétrer jusqu'aux entrailles de
la nation cette passion universelle des places, qui devint la source
commune des révolutions et de la servitude.

A mesure que les embarras financiers s'accroissaient, on voyait naître
de nouveaux emplois, tous rétribués par des exemptions d'impôts ou
des priviléges; et comme c'étaient les besoins du trésor, et non ceux
de l'administration, qui en décidaient, on arriva de cette manière
à instituer un nombre presque incroyable de fonctions entièrement
inutiles ou nuisibles. Dès 1664, lors de l'enquête faite par Colbert,
il se trouva que le capital engagé dans cette misérable propriété
s'élevait à près de cinq cents millions de livres. Richelieu détruisit,
dit-on, cent mille offices. Ceux-ci renaissaient aussitôt sous d'autres
noms. Pour un peu d'argent on s'ôta le droit de diriger, de contrôler
et de contraindre ses propres agents. Il se bâtit de cette manière
peu à peu une machine administrative si vaste, si compliquée, si
embarrassée et si improductive, qu'il fallut la laisser en quelque
façon marcher à vide, et construire en dehors d'elle un instrument de
gouvernement qui fût plus simple et mieux à la main, au moyen duquel on
fît en réalité ce que tous ces fonctionnaires avaient l'air de faire.

On peut affirmer qu'aucune de ces institutions détestables n'aurait pu
subsister vingt ans, s'il avait été permis de les discuter. Aucune ne
se fût établie ou aggravée si on avait consulté les états, ou si on
avait écouté leurs plaintes quand par hasard on les réunissait encore.
Les rares états généraux des derniers siècles ne cessèrent de réclamer
contre elles. On voit à plusieurs reprises ces assemblées indiquer
comme l'origine de tous les abus le pouvoir que s'est arrogé le roi de
lever arbitrairement des taxes, ou, pour reproduire les expressions
mêmes dont se servait la langue énergique du quinzième siècle, «le
droit de s'enrichir de la substance du peuple sans le consentement
et délibération des trois états.» Ils ne s'occupent pas seulement
de leurs propres droits; ils demandent avec force et souvent ils
obtiennent qu'on respecte ceux des provinces et des villes. A chaque
session nouvelle, il y a des voix qui s'élèvent dans leur sein contre
l'inégalité des charges. Les états demandent à plusieurs reprises
l'abandon du système des jurandes; ils attaquent de siècle en siècle
avec une vivacité croissante la vénalité des offices. «Qui vend office
vend justice, ce qui est chose infâme,» disent-ils. Quand la vénalité
des charges est établie, ils continuent à se plaindre de l'abus qu'on
fait des offices. Ils s'élèvent contre tant de places inutiles et de
priviléges dangereux, mais toujours en vain. Ces institutions étaient
précisément établies contre eux; elles naissaient du désir de ne point
les assembler et du besoin de travestir aux yeux des Français l'impôt
qu'on n'osait leur montrer sous ses traits véritables.

Et remarquez que les meilleurs rois ont recours à ces pratiques comme
les pires. C'est Louis XII qui achève de fonder la vénalité des
offices; c'est Henri IV qui en vend l'hérédité: tant les vices du
système sont plus forts que la vertu des hommes qui le pratiquent!

Ce même désir d'échapper à la tutelle des états fit confier aux
parlements la plupart de leurs attributions politiques; ce qui
enchevêtra le pouvoir judiciaire dans le gouvernement d'une façon
très-préjudiciable au bon ordre des affaires. Il fallait avoir l'air
de fournir quelques garanties nouvelles à la place de celles qu'on
enlevait; car les Français, qui supportent assez patiemment le pouvoir
absolu, tant qu'il n'est pas oppressif, n'en aiment jamais la vue, et
il est toujours sage d'élever devant lui quelque apparence de barrières
qui, sans pouvoir l'arrêter, le cachent du moins un peu.

Enfin ce fut ce désir d'empêcher que la nation, à laquelle on demandait
son argent, ne redemandât sa liberté, qui fit veiller sans cesse à ce
que les classes restassent à part les unes des autres, afin qu'elles ne
pussent ni se rapprocher ni s'entendre dans une résistance commune, et
que le gouvernement ne se trouvât jamais avoir affaire à la fois qu'à
un très-petit nombre d'hommes séparés de tous les autres. Pendant tout
le cours de cette longue histoire, où l'on voit successivement paraître
tant de princes remarquables, plusieurs par l'esprit, quelques-uns
par le génie, presque tous par le courage, on n'en rencontre pas un
seul qui fasse effort pour rapprocher les classes et les unir autrement
qu'en les soumettant toutes à une égale dépendance. Je me trompe: un
seul l'a voulu et s'y est même appliqué de tout son cœur; et celui-là,
qui pourrait sonder les jugements de Dieu! ce fut Louis XVI.

La division des classes fut le crime de l'ancienne royauté, et
devint plus tard son excuse; car, quand tous ceux qui composent la
partie riche et éclairée de la nation ne peuvent plus s'entendre
et s'entr'aider dans le gouvernement, l'administration du pays par
lui-même est comme impossible, et il faut qu'un maître intervienne.

«La nation,» dit Turgot avec tristesse dans un rapport secret au roi,
«est une société composée de différents ordres mal unis et d'un peuple
dont les membres n'ont entre eux que très-peu de liens, et où, par
conséquent, personne n'est occupé que de son intérêt particulier.
Nulle part il n'y a d'intérêt commun visible. Les villages, les villes
n'ont pas plus de rapports mutuels que les arrondissements auxquels
ils sont attribués. Ils ne peuvent même s'entendre entre eux pour
mener les travaux publics qui leur sont nécessaires. Dans cette guerre
perpétuelle de prétentions et d'entreprises, Votre Majesté est obligée
de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. On attend vos
ordres spéciaux pour contribuer au bien public, pour respecter les
droits d'autrui, quelquefois pour exercer les siens propres.»

Ce n'est pas une petite entreprise que de rapprocher des concitoyens
qui ont ainsi vécu pendant des siècles en étrangers ou en ennemis,
et de leur enseigner à conduire en commun leurs propres affaires. Il
a été bien plus facile de les diviser qu'il ne l'est alors de les
réunir. Nous en avons fourni au monde un mémorable exemple. Quand les
différentes classes qui partageaient la société de l'ancienne France
rentrèrent en contact, il y a soixante ans, après avoir été isolées
si longtemps par tant de barrières, elles ne se touchèrent d'abord
que par leurs endroits douloureux, et ne se retrouvèrent que pour
s'entre-déchirer. Même de nos jours leurs jalousies et leurs haines
leur survivent.



Chapitre XI.

     De l'espèce de liberté qui se rencontrait sous l'ancien régime, et
     de son influence sur la Révolution.


Si l'on s'arrêtait ici dans la lecture de ce livre, on n'aurait qu'une
image très-imparfaite du gouvernement de l'ancien régime, et l'on
comprendrait mal la société qui a fait la Révolution.

En voyant des citoyens si divisés et si contractés en eux-mêmes, un
pouvoir royal si étendu et si puissant, on pourrait croire que l'esprit
d'indépendance avait disparu avec les libertés publiques, et que tous
les Français étaient également pliés à la sujétion. Mais il n'en était
rien; le gouvernement conduisait déjà seul et absolument toutes les
affaires communes, qu'il était encore loin d'être le maître de tous les
individus.

Au milieu de beaucoup d'institutions déjà préparées pour le pouvoir
absolu, la liberté vivait; mais c'était une sorte de liberté
singulière, dont il est difficile aujourd'hui de se faire une idée, et
qu'il faut examiner de très-près pour pouvoir comprendre le bien et le
mal qu'elle nous a pu faire.

Tandis que le gouvernement central se substituait à tous les pouvoirs
locaux et remplissait de plus en plus toute la sphère de l'autorité
publique, des institutions qu'il avait laissé vivre ou qu'il avait
créées lui-même, de vieux usages, d'anciennes mœurs, des abus même
gênaient ses mouvements, entretenaient encore au fond de l'âme d'un
grand nombre d'individus l'esprit de résistance, et conservaient à
beaucoup de caractères leur consistance et leur relief.

La centralisation avait déjà le même naturel, les mêmes procédés,
les mêmes visées que de nos jours, mais non encore le même pouvoir.
Le gouvernement, dans son désir de faire de l'argent de tout, ayant
mis en vente la plupart des fonctions publiques, s'était ôté ainsi à
lui-même la faculté de les donner et de les retirer à son arbitraire.
L'une de ses passions avait ainsi grandement nui au succès de l'autre:
son avidité avait fait contre-poids à son ambition. Il en était donc
réduit sans cesse pour agir à employer des instruments qu'il n'avait
pas façonnés lui-même et qu'il ne pouvait briser. Il lui arrivait
souvent de voir ainsi ses volontés les plus absolues s'énerver dans
l'exécution. Cette constitution bizarre et vicieuse des fonctions
publiques tenait lieu d'une sorte de garantie politique contre
l'omnipotence du pouvoir central. C'était comme une sorte de digue
irrégulière et mal construite qui divisait sa force et ralentissait son
choc.

Le gouvernement ne disposait pas encore non plus de cette multitude
infinie de faveurs, de secours, d'honneurs et d'argent qu'il peut
distribuer aujourd'hui; il avait donc bien moins de moyens de séduire
aussi bien que de contraindre.

Lui-même d'ailleurs connaissait mal les bornes exactes de son pouvoir.
Aucun de ses droits n'était régulièrement reconnu ni solidement établi;
sa sphère d'action était déjà immense, mais il y marchait encore d'un
pas incertain, comme dans un lieu obscur et inconnu. Ces ténèbres
redoutables, qui cachaient alors les limites de tous les pouvoirs et
régnaient autour de tous les droits, favorables aux entreprises des
princes contre la liberté des sujets, l'étaient souvent à sa défense.

L'administration, se sentant de date récente et de petite naissance,
était toujours timide dans ses démarches, pour peu qu'elle rencontrât
un obstacle sur son chemin. C'est un spectacle qui frappe, quand on
lit la correspondance des ministres et des intendants du dix-huitième
siècle, de voir comme ce gouvernement, si envahissant et si absolu tant
que l'obéissance n'est pas contestée, demeure interdit à la vue de la
moindre résistance, comme la plus légère critique le trouble, comme le
plus petit bruit l'effarouche, et comme alors il s'arrête, il hésite,
parlemente, prend des tempéraments, et demeure souvent bien en deçà
des limites naturelles de sa puissance. Le mol égoïsme de Louis XV et
la bonté de son successeur s'y prêtaient. Ces princes, d'ailleurs,
n'imaginaient jamais qu'on songeât à les détrôner. Ils n'avaient rien
de ce naturel inquiet et dur que la peur a souvent donné, depuis, à
ceux qui gouvernent. Ils ne foulaient aux pieds que les gens qu'ils ne
voyaient pas.

Plusieurs des priviléges, des préjugés, des idées fausses qui
s'opposaient le plus à l'établissement d'une liberté régulière et
bienfaisante, maintenaient, chez un grand nombre de sujets, l'esprit
d'indépendance, et disposaient ceux-là à se roidir contre les abus de
l'autorité.

Les nobles méprisaient fort l'administration proprement dite,
quoiqu'ils s'adressassent de temps en temps à elle. Ils gardaient
jusque dans l'abandon de leur ancien pouvoir quelque chose de cet
orgueil de leurs pères, aussi ennemi de la servitude que de la règle.
Ils ne se préoccupaient guère de la liberté générale des citoyens, et
souffraient volontiers que la main du pouvoir s'appesantît tout autour
d'eux; mais ils n'entendaient pas qu'elle pesât sur eux-mêmes, et
pour l'obtenir ils étaient prêts à se jeter au besoin dans de grands
hasards. Au moment où la Révolution commence, cette noblesse, qui va
tomber avec le trône, a encore vis-à-vis du roi, et surtout de ses
agents, une attitude infiniment plus haute et un langage plus libre que
le tiers état, qui bientôt renversera la royauté. Presque toutes les
garanties contre les abus du pouvoir que nous avons possédées durant
les trente-sept ans du régime représentatif sont hautement revendiquées
par elle. On sent, en lisant ses cahiers, au milieu de ses préjugés
et de ses travers, l'esprit et quelques-unes des grandes qualités
de l'aristocratie. Il faudra regretter toujours qu'au lieu de plier
cette noblesse sous l'empire des lois, on l'ait abattue et déracinée.
En agissant ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa
substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais.
Une classe qui a marché pendant des siècles la première a contracté,
dans ce long usage incontesté de la grandeur, une certaine fierté
de cœur, une confiance naturelle en ses forces, une habitude d'être
regardée qui fait d'elle le point le plus résistant du corps social.
Elle n'a pas seulement des mœurs viriles; elle augmente, par son
exemple, la virilité des autres classes. En l'extirpant on énerve
jusqu'à ses ennemis mêmes. Rien ne saurait la remplacer complétement;
elle-même ne saurait jamais renaître; elle peut retrouver les titres et
les biens, mais non l'âme de ses pères.

Les prêtres, qu'on a vus souvent depuis si servilement soumis dans
les choses civiles au souverain temporel, quel qu'il fût, et ses plus
audacieux flatteurs, pour peu qu'il fît mine de favoriser l'Église,
formaient alors l'un des corps les plus indépendants de la nation, et
le seul dont on eût été obligé de respecter les libertés particulières.

Les provinces avaient perdu leurs franchises, les villes n'en
possédaient plus que l'ombre. Dix nobles ne pouvaient se réunir pour
délibérer ensemble sur une affaire quelconque sans une permission
expresse du roi. L'Église de France conservait jusqu'au bout ses
assemblées périodiques. Dans son sein, le pouvoir ecclésiastique
lui-même avait des limites respectées. Le bas clergé y possédait des
garanties sérieuses contre la tyrannie de ses supérieurs, et n'était
pas préparé par l'arbitraire illimité de l'évêque à l'obéissance
passive vis-à-vis du prince. Je n'entreprends point de juger cette
ancienne constitution de l'Église; je dis seulement qu'elle ne
préparait point l'âme des prêtres à la servilité politique.

Beaucoup d'ecclésiastiques, d'ailleurs, étaient gentilshommes de sang,
et transportaient dans l'Église la fierté et l'indocilité des gens de
leur condition. Tous, de plus, avaient un rang élevé dans l'État et
y possédaient des priviléges. L'usage de ces mêmes droits féodaux,
si fatal à la puissance morale de l'Église, donnait à ses membres
individuellement un esprit d'indépendance vis-à-vis du pouvoir civil.

Mais ce qui contribuait surtout à donner aux prêtres les idées, les
besoins, les sentiments, souvent les passions du citoyen, c'était la
propriété foncière. J'ai eu la patience de lire la plupart des rapports
et des débats que nous ont laissés les anciens états provinciaux, et
particulièrement ceux du Languedoc, où le clergé était plus mêlé
encore qu'ailleurs aux détails de l'administration publique, ainsi
que les procès-verbaux des assemblées provinciales qui furent réunies
en 1779 et 1787; et, apportant dans cette lecture les idées de mon
temps, je m'étonnais de voir des évêques et des abbés, parmi lesquels
plusieurs ont été aussi éminents par leur sainteté que par leur savoir,
faire des rapports sur l'établissement d'un chemin ou d'un canal, y
traiter la matière en profonde connaissance de cause, discuter avec
infiniment de science et d'art quels étaient les meilleurs moyens
d'accroître les produits de l'agriculture, d'assurer le bien-être des
habitants et de faire prospérer l'industrie, toujours égaux et souvent
supérieurs à tous les laïques qui s'occupaient avec eux des mêmes
affaires.

J'ose penser, contrairement à une opinion bien générale et fort
solidement établie, que les peuples qui ôtent au clergé catholique
toute participation quelconque à la propriété foncière et transforment
tous ses revenus en salaires, ne servent que les intérêts du
saint-siége et ceux des princes temporels, et se privent eux-mêmes d'un
très-grand élément de liberté.

Un homme qui, pour la meilleure partie de lui-même, est soumis à une
autorité étrangère, et qui dans le pays qu'il habite ne peut avoir
de famille, n'est pour ainsi dire retenu au sol que par un seul lien
solide, la propriété foncière. Tranchez ce lien, il n'appartient plus
en particulier à aucun lieu. Dans celui où le hasard l'a fait naître,
il vit en étranger au milieu d'une société civile dont presque aucun
des intérêts ne peuvent le toucher directement. Pour sa conscience, il
ne dépend que du pape; pour sa subsistance, que du prince. Sa seule
patrie est l'Église. Dans chaque événement politique il n'aperçoit
guère que ce qui sert à celle-ci ou lui peut nuire. Pourvu qu'elle
soit libre et prospère, qu'importe le reste? Sa condition la plus
naturelle en politique est l'indifférence. Excellent membre de la cité
chrétienne, médiocre citoyen partout ailleurs. De pareils sentiments et
de semblables idées, dans un corps qui est le directeur de l'enfance
et le guide des mœurs, ne peuvent manquer d'énerver l'âme de la nation
tout entière en ce qui touche à la vie publique.

Si l'on se veut faire une idée juste des révolutions que peut subir
l'esprit des hommes par suite des changements survenus dans leur
condition, il faut relire les cahiers de l'ordre du clergé en 1789.

Le clergé s'y montre souvent intolérant et parfois opiniâtrément
attaché à plusieurs de ses anciens priviléges; mais, du reste, aussi
ennemi du despotisme, aussi favorable à la liberté civile, et aussi
amoureux de la liberté politique que le tiers état ou la noblesse, il
proclame que la liberté individuelle doit être garantie, non point par
des promesses, mais par une procédure analogue à celle de l'_habeas
corpus_. Il demande la destruction des prisons d'État, l'abolition des
tribunaux exceptionnels et des évocations, la publicité de tous les
débats, l'inamovibilité de tous les juges, l'admissibilité de tous
les citoyens aux emplois, lesquels ne doivent être ouverts qu'au seul
mérite; un recrutement militaire moins oppressif et moins humiliant
pour le peuple, et dont personne ne sera exempt; le rachat des droits
seigneuriaux, qui, sortis du régime féodal, dit-il, sont contraires
à la liberté; la liberté illimitée du travail, la destruction des
douanes intérieures; la multiplication des écoles privées: il en faut
une, suivant lui, dans chaque paroisse, et qu'elle soit gratuite;
des établissements laïcs de bienfaisance dans toutes les campagnes,
tels que des bureaux et des ateliers de charité; toutes sortes
d'encouragements pour l'agriculture.

Dans la politique proprement dite, il proclame plus haut que personne
que la nation a le droit imprescriptible et inaliénable de s'assembler
pour faire des lois et voter librement l'impôt. Nul Français,
assure-t-il, ne peut être forcé à payer une taxe qu'il n'a pas votée
lui-même ou par représentant. Le clergé demande encore que les états
généraux, librement élus, soient réunis tous les ans; qu'ils discutent
en présence de la nation toutes les grandes affaires; qu'ils fassent
des lois générales auxquelles on ne puisse opposer aucun usage ou
privilége particulier; qu'ils dressent le budget et contrôlent jusqu'à
la maison du roi; que leurs députés soient inviolables et que les
ministres leur demeurent toujours responsables. Il veut aussi que des
assemblées d'états soient créées dans toutes les provinces et des
municipalités dans toutes les villes. Du droit divin, pas le mot.

Je ne sais si, à tout prendre, et malgré les vices éclatants de
quelques-uns de ses membres, il y eut jamais dans le monde un clergé
plus remarquable que le clergé catholique de France au moment où la
Révolution l'a surpris, plus éclairé, plus national, moins retranché
dans les seules vertus privées, mieux pourvu de vertus publiques, et
en même temps de plus de foi: la persécution l'a bien montré. J'ai
commencé l'étude de l'ancienne société plein de préjugés contre lui; je
l'ai finie plein de respect. Il n'avait, à vrai dire, que les défauts
qui sont inhérents à toutes les corporations, les politiques aussi
bien que les religieuses, quand elles sont fortement liées et bien
constituées, à savoir la tendance à envahir, l'humeur peu tolérante, et
l'attachement instinctif et parfois aveugle aux droits particuliers du
corps.

La bourgeoisie de l'ancien régime était également bien mieux préparée
que celle d'aujourd'hui à montrer un esprit d'indépendance. Plusieurs
des vices mêmes de sa conformation y aidaient. Nous avons vu que les
places qu'elle occupait étaient plus nombreuses encore dans ce temps-là
que de nos jours, et que les classes moyennes montraient autant
d'ardeur pour les acquérir. Mais voyez la différence des temps. La
plupart de ces places, n'étant ni données ni ôtées par le gouvernement,
augmentaient l'importance du titulaire sans le mettre à la merci du
pouvoir, c'est-à-dire que ce qui aujourd'hui consomme la sujétion de
tant de gens était précisément ce qui leur servait le plus puissamment
alors à se faire respecter.

Les immunités de toutes sortes qui séparaient si malheureusement la
bourgeoisie du peuple faisaient d'ailleurs de celle-ci une fausse
aristocratie qui montrait souvent l'orgueil et l'esprit de résistance
de la véritable. Dans chacune de ces petites associations particulières
qui la divisaient en tant de parties, on oubliait volontiers le bien
général, mais on était sans cesse préoccupé de l'intérêt et des droits
du corps. On y avait une dignité commune, des priviléges communs à
défendre. Nul ne pouvait jamais s'y perdre dans la foule et y aller
cacher de lâches complaisances. Chaque homme s'y trouvait sur un
théâtre fort petit, il est vrai, mais très-éclairé, et y avait un
public toujours le même et toujours prêt à l'applaudir ou à le siffler.

L'art d'étouffer le bruit de toutes les résistances était alors
bien moins perfectionné qu'aujourd'hui. La France n'était pas encore
devenue le lieu sourd où nous vivons; elle était, au contraire, fort
retentissante, bien que la liberté politique ne s'y montrât pas, et il
suffisait d'y élever la voix pour être entendu au loin.

Ce qui assurait surtout dans ce temps-là aux opprimés un moyen de
se faire entendre était la constitution de la justice. Nous étions
devenus un pays de gouvernement absolu par nos institutions politiques
et administratives, mais nous étions restés un peuple libre par
nos institutions judiciaires. La justice de l'ancien régime était
compliquée, embarrassée, lente et coûteuse; c'étaient de grands
défauts, sans doute, mais on ne rencontrait jamais chez elle la
servilité vis-à-vis du pouvoir, qui n'est qu'une forme de la vénalité,
et la pire. Ce vice capital, qui non-seulement corrompt le juge,
mais infecte bientôt tout le corps du peuple, lui était entièrement
étranger. Le magistrat était inamovible et ne cherchait pas à avancer,
deux choses aussi nécessaires l'une que l'autre à son indépendance; car
qu'importe qu'on ne puisse pas le contraindre si on a mille moyens de
le gagner?

Il est vrai que le pouvoir royal avait réussi à dérober aux tribunaux
ordinaires la connaissance de presque toutes les affaires où l'autorité
publique était intéressée; mais il les redoutait encore en les
dépouillant. S'il les empêchait de juger, il n'osait pas toujours
les empêcher de recevoir les plaintes et de dire leur avis; et comme
la langue judiciaire conservait alors les allures du vieux français,
qui aime à donner le nom propre aux choses, il arrivait souvent aux
magistrats d'appeler crûment actes despotiques et arbitraires les
procédés du gouvernement. L'intervention irrégulière des cours dans
le gouvernement, qui troublait souvent la bonne administration des
affaires, servait ainsi parfois de sauvegarde à la liberté des hommes:
c'était un grand mal qui en limitait un plus grand.

Au sein de ces corps judiciaires et tout autour d'eux la vigueur des
anciennes mœurs se conservait au milieu des idées nouvelles. Les
parlements étaient sans doute plus préoccupés d'eux-mêmes que de la
chose publique; mais il faut reconnaître que, dans la défense de leur
propre indépendance et de leur honneur, ils se montraient toujours
intrépides, et qu'ils communiquaient leur âme à tout ce qui les
approchait.

Lorsqu'en 1770 le parlement de Paris fut cassé, les magistrats qui en
faisaient partie subirent la perte de leur état et de leur pouvoir sans
qu'on en vît un seul céder individuellement devant la volonté royale.
Bien plus, des cours d'une espèce différente, comme la cour des aides,
qui n'étaient ni atteintes ni menacées, s'exposèrent volontairement aux
mêmes rigueurs, alors que ces rigueurs étaient devenues certaines.
Mais voici mieux encore: les principaux avocats qui plaidaient
devant le Parlement s'associèrent de leur plein gré à sa fortune;
ils renoncèrent à ce qui faisait leur gloire et leur richesse, et se
condamnèrent au silence plutôt que de paraître devant des magistrats
déshonorés. Je ne connais rien de plus grand dans l'histoire des
peuples libres que ce qui arriva à cette occasion, et pourtant cela se
passait au dix-huitième siècle, à côté de la cour de Louis XV.

Les habitudes judiciaires étaient devenues sur bien des points des
habitudes nationales. On avait généralement pris aux tribunaux l'idée
que toute affaire est sujette à débat et toute décision à appel,
l'usage de la publicité, le goût des formes, choses ennemies de la
servitude: c'est la seule partie de l'éducation d'un peuple libre que
l'ancien régime nous ait donnée. L'administration elle-même avait
beaucoup emprunté au langage et aux usages de la justice. Le roi se
croyait obligé de motiver toujours ses édits et d'exposer ses raisons
avant de conclure; le conseil rendait des arrêts précédés de longs
préambules; l'intendant signifiait par huissier ses ordonnances.
Dans le sein de tous les corps administratifs d'origine ancienne,
tels, par exemple, que le corps des trésoriers de France ou des élus,
les affaires se discutaient publiquement et se décidaient après
plaidoiries. Toutes ces habitudes, toutes ces formes étaient autant de
barrières à l'arbitraire du prince.

Le peuple seul, surtout celui des campagnes, se trouvait presque
toujours hors d'état de résister à l'oppression autrement que par la
violence.

La plupart des moyens de défense que je viens d'indiquer étaient, en
effet, hors de sa portée; pour s'en aider, il fallait avoir dans la
société une place d'où l'on pût être vu et une voix en état de se faire
entendre. Mais en dehors du peuple il n'y avait point d'homme en France
qui, s'il en avait le cœur, ne pût chicaner son obéissance et résister
encore en pliant.

Le roi parlait à la nation en chef plutôt qu'en maître. «Nous nous
faisons gloire,» dit Louis XVI, au commencement de son règne, dans le
préambule d'un édit, «de commander à une nation libre et généreuse.»
Un de ses aïeux avait déjà exprimé la même idée dans un plus vieux
langage, lorsque, remerciant les états généraux de la hardiesse de
leurs remontrances, il avait dit: «Nous aimons mieux parler à des
francs qu'à des serfs.»

Les hommes du dix-huitième siècle ne connaissaient guère cette espèce
de passion du bien-être qui est comme la mère de la servitude, passion
molle, et pourtant tenace et inaltérable, qui se mêle volontiers et
pour ainsi dire s'entrelace à plusieurs vertus privées, à l'amour
de la famille, à la régularité des mœurs, au respect des croyances
religieuses, et même à la pratique tiède et assidue du culte établi,
qui permet l'honnêteté et défend l'héroïsme, et excelle à faire des
hommes rangés et de lâches citoyens. Ils étaient meilleurs et pires.

Les Français d'alors aimaient la joie et adoraient le plaisir;
ils étaient peut-être plus déréglés dans leurs habitudes et plus
désordonnés dans leurs passions et dans leurs idées que ceux
d'aujourd'hui; mais ils ignoraient ce sensualisme tempéré et décent que
nous voyons. Dans les hautes classes, on s'occupait bien plus à orner
sa vie qu'à la rendre commode, à s'illustrer qu'à s'enrichir. Dans les
moyennes même, on ne se laissait jamais absorber tout entier dans la
recherche du bien-être; souvent on en abandonnait la poursuite pour
courir après des jouissances plus délicates et plus hautes; partout
on plaçait, en dehors de l'argent, quelque autre bien. «Je connais
ma nation,» écrivait en un style bizarre, mais qui ne manque pas de
fierté, un contemporain: «habile à fondre et à dissiper les métaux,
elle n'est point faite pour les honorer d'un culte habituel, et elle se
trouverait toute prête à retourner vers ses antiques idoles, la valeur,
la gloire, et j'ose dire la magnanimité.»

Il faut bien se garder, d'ailleurs, d'évaluer la bassesse des hommes
par le degré de leur soumission envers le souverain pouvoir: ce serait
se servir d'une fausse mesure. Quelque soumis que fussent les hommes de
l'ancien régime aux volontés du roi, il y avait une sorte d'obéissance
qui leur était inconnue: ils ne savaient pas ce que c'était que se
plier sous un pouvoir illégitime ou contesté, qu'on honore peu, que
souvent on méprise, mais qu'on subit volontiers parce qu'il sert ou
peut nuire. Cette forme dégradante de la servitude leur fut toujours
étrangère. Le roi leur inspirait des sentiments qu'aucun des princes
les plus absolus qui ont paru depuis dans le monde n'a pu faire naître,
et qui sont même devenus pour nous presque incompréhensibles, tant la
Révolution en a extirpé de nos cœurs jusqu'à la racine. Ils avaient
pour lui tout à la fois la tendresse qu'on a pour un père et le respect
qu'on ne doit qu'à Dieu. En se soumettant à ses commandements les plus
arbitraires, ils cédaient moins encore à la contrainte qu'à l'amour,
et il leur arrivait souvent ainsi de conserver leur âme très-libre
jusque dans la plus extrême dépendance. Pour eux, le plus grand mal
de l'obéissance était la contrainte; pour nous, c'est le moindre. Le
pire est dans le sentiment servile qui fait obéir. Ne méprisons pas
nos pères, nous n'en avons pas le droit. Plût à Dieu que nous pussions
retrouver, avec leurs préjugés et leurs défauts, un peu de leur
grandeur!

On aurait donc bien tort de croire que l'ancien régime fut un temps
de servilité et de dépendance. Il y régnait beaucoup plus de liberté
que de nos jours; mais c'était une espèce de liberté irrégulière et
intermittente, toujours contractée dans la limite des classes, toujours
liée à l'idée d'exception et de privilége, qui permettait presque
autant de braver la loi que l'arbitraire, et n'allait presque jamais
jusqu'à fournir à tous les citoyens les garanties les plus naturelles
et les plus nécessaires. Ainsi réduite et déformée, la liberté était
encore féconde. C'est elle qui, dans le temps même où la centralisation
travaillait de plus en plus à égaliser, à assouplir et à ternir tous
les caractères, conserva dans un grand nombre de particuliers leur
originalité native, leur coloris et leur relief, nourrit dans leur
cœur l'orgueil de soi, et y fit souvent prédominer sur tous les goûts
le goût de la gloire. Par elle se formèrent ces âmes vigoureuses, ces
génies fiers et audacieux que nous allons voir paraître, et qui feront
de la révolution française l'objet tout à la fois de l'admiration et de
la terreur des générations qui la suivent. Il serait bien étrange que
des vertus si mâles eussent pu croître sur un sol où la liberté n'était
plus.

Mais si cette sorte de liberté déréglée et malsaine préparait les
Français à renverser le despotisme, elle les rendait moins propres
qu'aucun autre peuple, peut-être, à fonder à sa place l'empire paisible
et libre des lois.



CHAPITRE XII.

     Comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du
     paysan fronçais était quelquefois pire au dix-huitième siècle
     qu'elle ne l'avait été au treizième.


Au dix-huitième siècle, le paysan français ne pouvait plus être la
proie de petits despotes féodaux; il n'était que rarement en butte à
des violences de la part du gouvernement; il jouissait de la liberté
civile et possédait une partie du sol; mais tous les hommes des autres
classes s'étaient écartés de lui, et il vivait plus seul que cela ne
s'était vu nulle part peut-être dans le monde. Sorte d'oppression
nouvelle et singulière, dont les effets méritent d'être considérés
très-attentivement à part.

Dès le commencement du dix-septième siècle, Henri IV se plaignait,
suivant Péréfix, que les nobles abandonnassent les campagnes. Au milieu
du dix-huitième, cette désertion est devenue presque générale; tous les
documents du temps la signalent et la déplorent, les économistes dans
leurs livres, les intendants dans leur correspondance, les sociétés
d'agriculture dans leurs mémoires. On en trouve la preuve authentique
dans les registres de la capitation. La capitation se percevait au lieu
du domicile réel: la perception de toute la grande noblesse et d'une
partie de la moyenne est levée à Paris.

Il ne restait guère dans les campagnes que le gentilhomme que la
médiocrité de sa fortune empêchait d'en sortir. Celui-là s'y trouvait
vis-à-vis des paysans ses voisins dans une position où jamais
propriétaire riche ne s'était vu, je pense. N'étant plus leur chef,
il n'avait plus l'intérêt qu'il avait eu autrefois à les ménager, à
les aider, à les conduire; et, d'une autre part, n'étant pas soumis
lui-même aux mêmes charges publiques qu'eux, il ne pouvait éprouver de
vive sympathie pour leur misère, qu'il ne partageait pas, ni s'associer
à leurs griefs, qui lui étaient étrangers. Ces hommes n'étaient plus
ses sujets, il n'était pas encore leur concitoyen: fait unique dans
l'histoire.

Ceci amenait une sorte d'absentéisme de cœur, si je puis m'exprimer
ainsi, plus fréquent encore et plus efficace que l'absentéisme
proprement dit. De là vint que le gentilhomme résidant sur ses terres
y montrait souvent les vues et les sentiments qu'aurait eus en son
absence son intendant; comme celui-ci, il ne voyait plus dans les
tenanciers que des débiteurs, et il exigeait d'eux à la rigueur tout ce
qui lui revenait encore d'après la loi ou la coutume, ce qui rendait
parfois la perception de ce qui restait des droits féodaux plus dure
qu'au temps de la féodalité même.

Souvent obéré et toujours besogneux, il vivait d'ordinaire fort
chichement dans son château, ne songeant qu'à y amasser l'argent qu'il
allait dépenser l'hiver à la ville. Le peuple, qui d'un mot va souvent
droit à l'idée, avait donné à ce petit gentilhomme le nom du moins gros
des oiseaux de proie: il l'avait nommé _le hobereau_.

On peut m'opposer sans doute des individus; je parle des classes,
elles seules doivent occuper l'histoire. Qu'il y eût dans ce temps-là
beaucoup de propriétaires riches qui, sans occasion nécessaire et sans
intérêt commun, s'occupassent du bien-être des paysans, qui le nie?
Mais ceux-là luttaient heureusement contre la loi de leur condition
nouvelle, qui, en dépit d'eux-mêmes, les poussait vers l'indifférence,
comme leurs anciens vassaux vers la haine.

On a souvent attribué cet abandon des campagnes par la noblesse à
l'influence particulière de certains ministres et de certains rois; les
uns à Richelieu, les autres à Louis XIV. Ce fut, en effet, une pensée
presque toujours suivie par les princes, durant les trois derniers
siècles de la monarchie, de séparer les gentilshommes du peuple, et
de les attirer à la cour et dans les emplois. Cela se voit surtout au
dix-septième siècle, où la noblesse était encore pour la royauté un
objet de crainte. Parmi les questions adressées aux intendants se
trouve encore celle-ci: Les gentilshommes de votre province aiment-ils
à rester chez eux ou à en sortir?

On a la lettre d'un intendant répondant sur ce sujet; il se plaint de
ce que les gentilshommes de sa province se plaisent à rester avec leurs
paysans, au lieu de remplir leur devoir auprès du roi. Or, remarquez
bien ceci: la province dont on parlait ainsi, c'était l'Anjou; ce fut
depuis la Vendée. Ces gentilshommes qui refusaient, dit-on, de rendre
leurs devoirs au roi, sont les seuls qui aient défendu, les armes à
la main, la monarchie en France, et ont pu y mourir en combattant
pour elle; et ils n'ont dû cette glorieuse distinction qu'à ce qu'ils
avaient su retenir autour d'eux ces paysans, parmi lesquels on leur
reprochait d'aimer à vivre.

Il faut néanmoins se garder d'attribuer à l'influence directe de
quelques-uns de nos rois l'abandon des campagnes par la classe qui
formait alors la tête de la nation. La cause principale et permanente
de ce fait ne fut pas dans la volonté de certains hommes, mais dans
l'action lente et incessante des institutions; et ce qui le prouve,
c'est que, quand au dix-huitième siècle le gouvernement veut combattre
le mal, il ne peut pas même en suspendre le progrès. A mesure que
la noblesse achève de perdre ses droits politiques sans en acquérir
d'autres, et que les libertés locales disparaissent, cette émigration
des nobles s'accroît: on n'a plus besoin de les attirer hors de chez
eux; ils n'ont plus envie d'y rester: la vie des champs leur est
devenue insipide.

Ce que je dis ici des nobles doit s'entendre, en tous pays, des
propriétaires riches: pays de centralisation, campagnes vides
d'habitants riches et éclairés; je pourrais ajouter: pays de
centralisation, pays de culture imparfaite et routinière, et commenter
le mot si profond de Montesquieu, en en déterminant le sens: «Les
terres produisent moins en raison de leur fertilité que de la liberté
des habitants.» Mais je ne veux pas sortir de mon sujet.

Nous avons vu ailleurs comment les bourgeois, quittant de leur côté
les campagnes, cherchaient de tout côté un asile dans les villes. Il
n'y a pas un point sur lequel tous les documents de l'ancien régime
soient mieux d'accord. On ne voit presque jamais dans les campagnes,
disent-ils, qu'une génération de paysans riches. Un cultivateur
parvient-il par son industrie à acquérir enfin un peu de bien: il
fait aussitôt quitter à son fils la charrue, l'envoie à la ville et
lui achète un petit office. C'est de cette époque que date cette
sorte d'horreur singulière que manifeste souvent, même de nos jours,
l'agriculteur français pour la profession qui l'a enrichi. L'effet a
survécu à la cause.

A vrai dire, le seul homme bien élevé, ou, comme disent les Anglais, le
seul _gentleman_ qui résidât d'une manière permanente au milieu des
paysans et restât en contact incessant avec eux était le curé; aussi
le curé fût-il devenu le maître des populations rurales, en dépit de
Voltaire, s'il n'avait été rattaché lui-même d'une façon si étroite
et si visible à la hiérarchie politique; en possédant plusieurs des
priviléges de celle-ci, il avait inspiré en partie la haine qu'elle
faisait naître.

Voilà donc le paysan presque entièrement séparé des classes
supérieures; il est éloigné de ceux mêmes de ses pareils qui auraient
pu l'aider et le conduire. A mesure que ceux-ci arrivent aux lumières
ou à l'aisance, ils le fuient; il demeure comme trié au milieu de toute
la nation et mis à part.

Cela ne se voyait au même degré chez aucun des grands peuples civilisés
de l'Europe, et en France même le fait était récent. Le paysan du
quatorzième siècle était tout à la fois plus opprimé et plus secouru.
L'aristocratie le tyrannisait quelquefois, mais elle ne le délaissait
jamais.

Au dix-huitième siècle, un village est une communauté dont tous les
membres sont pauvres, ignorants et grossiers; ses magistrats sont
aussi incultes et aussi méprisés qu'elle; son syndic ne sait pas lire;
son collecteur ne peut dresser de sa main les comptes dont dépend
la fortune de ses voisins et la sienne propre. Non-seulement son
ancien seigneur n'a plus le droit de la gouverner, mais il en est
arrivé à considérer comme une sorte de dégradation de se mêler de son
gouvernement. Asseoir les tailles, lever la milice, régler les corvées,
actes serviles, œuvres de syndic. Il n'y a plus que le pouvoir central
qui s'occupe d'elle, et comme il est placé fort loin et n'a encore rien
à craindre de ceux qui l'habitent, il ne s'occupe guère d'elle que pour
en tirer profit.

Venez voir maintenant ce que devient une classe délaissée, que personne
n'a envie de tyranniser, mais que nul ne cherche à éclairer et à servir.

Les plus lourdes charges que le système féodal faisait peser sur
l'habitant des campagnes sont retirées ou allégées, sans doute; mais ce
qu'on ne sait point assez, c'est qu'à celles-là il s'en était substitué
d'autres, plus pesantes peut-être. Le paysan ne souffrait pas tous
les maux qu'avaient soufferts ses pères, mais il endurait beaucoup de
misères que ses pères n'avaient jamais connues.

On sait que c'est presque uniquement aux dépens des paysans que la
taille avait décuplé depuis deux siècles. Il faut ici dire un mot de la
manière dont on la levait sur eux, pour montrer quelles lois barbares
peuvent se fonder ou se maintenir dans les siècles civilisés, quand les
hommes les plus éclairés de la nation n'ont point d'intérêt personnel à
les changer.

Je trouve dans une lettre confidentielle que le contrôleur général
lui-même écrit, en 1772, aux intendants, cette peinture de la taille,
qui est un petit chef-d'œuvre d'exactitude et de brièveté. «La taille,»
dit ce ministre, «arbitraire dans sa répartition, solidaire dans sa
perception, personnelle, et non réelle, dans la plus grande partie
de la France, est sujette à des variations continuelles par suite de
tous les changements qui arrivent chaque année dans la fortune des
contribuables.» Tout est là en trois phrases; on ne saurait décrire
avec plus d'art le mal dont on profite.

La somme totale que devait la paroisse était fixée tous les ans. Elle
variait sans cesse, comme dit le ministre de façon qu'aucun cultivateur
ne pouvait prévoir un an d'avance ce qu'il aurait à payer l'an d'après.
Dans l'intérieur de la paroisse, c'était un paysan pris au hasard
chaque année, et nommé le collecteur, qui devait diviser la charge de
l'impôt sur tous les autres.

J'ai promis que je dirais quelle était la condition de ce collecteur.
Laissons parler l'assemblée provinciale du Berry en 1779; elle n'est
pas suspecte: elle est composée tout entière de privilégiés qui ne
payent point la taille et qui sont choisis par le roi. «Comme tout le
monde veut éviter la charge de collecteur, disait-elle en 1779, il
faut que chacun la prenne à son tour. La levée de la taille est donc
confiée tous les ans à un nouveau collecteur, sans égard à la capacité
ou à l'honnêteté; aussi la confection de chaque rôle se ressent du
caractère de celui qui le fait. Le collecteur y imprime ses craintes,
ses faiblesses ou ses vices. Comment, d'ailleurs, y réussirait-il
bien? il agit dans les ténèbres. Car qui sait au juste la richesse de
son voisin et la proportion de cette richesse avec celle d'un autre?
Cependant l'opinion du collecteur seule doit former la décision,
et il est responsable sur tous ses biens, et même par corps, de la
recette. D'ordinaire il lui faut perdre pendant deux ans la moitié de
ses journées à courir chez les contribuables. Ceux qui ne savent pas
lire sont obligés d'aller chercher dans le voisinage quelqu'un qui les
supplée.»

Turgot avait déjà dit d'une autre province, un peu avant: «Cet emploi
cause le désespoir et presque toujours la ruine de ceux qu'on en
charge; on réduit ainsi successivement à la misère toutes les familles
aisées d'un village.»

Ce malheureux était armé pourtant d'un arbitraire immense; il était
presque autant tyran que martyr. Pendant cet exercice, où il se ruinait
lui-même, il tenait dans ses mains la ruine de tout le monde. «La
préférence pour ses parents,» c'est encore l'assemblée provinciale
qui parle, «pour ses amis et ses voisins, la haine, la vengeance
contre ses ennemis, le besoin d'un protecteur, la crainte de déplaire
à un citoyen aisé qui donne de l'ouvrage, combattent dans son cœur
les sentiments de la justice.» La terreur rend souvent le collecteur
impitoyable; il y a des paroisses où le collecteur ne marche jamais
qu'accompagné de garnisaires et d'huissiers. «Lorsqu'il marche sans
huissiers,» dit un intendant au ministre en 1764, «les taillables ne
veulent pas payer.» «Dans la seule élection de Villefranche,» nous
dit encore l'assemblée provinciale de la Guyenne, «on compte cent six
porteurs de contraintes et autres recors toujours en chemin.»

Pour échapper à cette taxation violente et arbitraire, le paysan
français, en plein dix-huitième siècle, agit comme le Juif du moyen
âge. Il se montre misérable en apparence, quand par hasard il ne l'est
pas en réalité; son aisance lui fait peur avec raison: j'en trouve
une preuve bien sensible dans un document que je ne prends plus en
Guyenne, mais à cent lieues de là. La Société d'Agriculture du Maine
annonce dans son rapport de 1761 qu'elle avait eu l'idée de distribuer
des bestiaux en prix et en encouragements. «Elle a été arrêtée,»
dit-elle, «par les suites dangereuses qu'une basse jalousie pourrait
attirer contre ceux qui remporteraient ces prix, et qui, à la faveur
de la répartition arbitraire des impositions, leur occasionnerait une
vexation dans les années suivantes.»

Dans ce système d'impôt, chaque contribuable avait, en effet, un
intérêt direct et permanent à épier ses voisins et à dénoncer au
collecteur les progrès de leur richesse; on les y dressait tous, à
l'envi, à la délation et à la haine. Ne dirait-on pas que ces choses se
passent dans les domaines d'un rajah de l'Hindostan?

Il y avait pourtant dans le même temps en France des pays où l'impôt
était levé avec régularité et avec douceur: c'étaient certains pays
d'états. Il est vrai qu'on avait laissé à ceux-là le droit de le
lever eux-mêmes. En Languedoc, par exemple, la taille n'est établie
que sur la propriété foncière, et ne varie point suivant l'aisance du
propriétaire; elle a pour base fixe et visible un cadastre fait avec
soin et renouvelé tous les trente ans, et dans lequel les terres sont
divisées en trois classes, suivant leur fertilité. Chaque contribuable
sait d'avance exactement ce que représente la part d'impôt qu'il doit
payer. S'il ne paye point, lui seul, ou plutôt son champ seul en est
responsable. Se croit-il lésé dans la répartition: il a toujours le
droit d'exiger qu'on compare sa cote avec celle d'un autre habitant
de la paroisse qu'il choisit lui-même. C'est ce que nous nommons
aujourd'hui l'appel à l'égalité proportionnelle.

On voit que toutes ces règles sont précisément celles que nous suivons
maintenant; on ne les a guère améliorées depuis, on n'a fait que
les généraliser; car il est digne de remarque que, bien que nous
ayons pris au gouvernement de l'ancien régime la forme même de notre
administration publique, nous nous sommes gardé de l'imiter en tout
le reste. C'est aux assemblées provinciales, et non à lui, que nous
avons emprunté nos meilleures méthodes administratives. En adoptant la
machine, nous avons rejeté le produit.

La pauvreté habituelle du peuple des campagnes avait donné naissance
à des maximes qui n'étaient pas propres à la faire cesser. «Si les
peuples étaient à l'aise,» avait écrit Richelieu dans son testament
politique, «difficilement resteraient-ils dans les règles.» Au
dix-huitième siècle on ne va plus si loin, mais on croit encore que le
paysan ne travaillerait point s'il n'était constamment aiguillonné par
la nécessité: la misère y paraît la seule garantie contre la paresse.
C'est précisément la théorie que j'ai entendu quelquefois professer à
l'occasion des nègres de nos colonies. Cette opinion est si répandue
parmi ceux qui gouvernent, que presque tous les économistes se croient
obligés de la combattre en forme.

On sait que l'objet primitif de la taille avait été de permettre au roi
d'acheter des soldats qui dispensassent les nobles et leurs vassaux du
service militaire; mais au dix-septième siècle l'obligation du service
militaire fut de nouveau imposée, comme nous l'avons vu, sous le nom
de milice, et cette fois il ne pesa plus que sur le peuple seul, et
presque uniquement sur le paysan.

Il suffit de considérer la multitude des procès-verbaux de maréchaussée
qui remplissent les cartons d'une intendance, et qui tous se rapportent
à la poursuite de miliciens réfractaires ou déserteurs, pour juger que
la milice ne se levait pas sans obstacle. Il ne paraît pas, en effet,
qu'il y eût de charge publique qui fût plus insupportable aux paysans
que celle-là; pour s'y soustraire ils se sauvaient souvent dans les
bois, où il fallait les poursuivre à main armée. Cela étonne, quand
on songe à la facilité avec laquelle le recrutement forcé s'opère
aujourd'hui.

Il faut attribuer cette extrême répugnance des paysans de l'ancien
régime pour la milice moins au principe même de la loi qu'à la
manière dont elle était exécutée; on doit s'en prendre surtout à la
longue incertitude où elle tenait ceux qu'elle menaçait (on pouvait
être appelé jusqu'à quarante ans, à moins qu'on ne se mariât); à
l'arbitraire de la révision, qui rendait presque inutile l'avantage
d'un bon numéro; à la défense de se faire remplacer; au dégoût d'un
métier dur et périlleux, où toute espérance d'avancement était
interdite; mais surtout au sentiment qu'un si grand poids ne pesait que
sur eux seuls, et sur les plus misérables d'entre eux, l'ignominie de
la condition rendant ses rigueurs plus amères.

J'ai eu dans les mains beaucoup de procès-verbaux de tirage, dressés
en l'année 1769, dans un grand nombre de paroisses; on y voit figurer
les exempts de chacune d'elles: celui-ci est domestique chez un
gentilhomme; celui-là garde d'une abbaye; un troisième n'est que le
valet d'un bourgeois, il est vrai, mais ce bourgeois _vit noblement_.
L'aisance seule exempte; quand un cultivateur figure annuellement
parmi les plus haut imposés, ses fils ont le privilége d'être exempts
de la milice: c'est ce qu'on appelle encourager l'agriculture. Les
économistes, grands amateurs d'égalité en tout le reste, ne sont point
choqués de ce privilége; ils demandent seulement qu'on l'étende à
d'autres cas, c'est-à-dire que la charge des paysans les plus pauvres
et les moins patronés devienne plus lourde. «La médiocrité de la solde
du soldat,» dit l'un d'eux, «la manière dont il est couché, habillé,
nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre un
autre homme qu'un homme du bas peuple.»

Jusqu'à la fin du règne de Louis XIV, les grands chemins ne furent
point entretenus, ou le furent aux frais de tous ceux qui s'en
servaient, c'est-à-dire de l'État ou de tous les propriétaires
riverains; mais, vers ce temps-là, on commença à les réparer à l'aide
de la seule corvée, c'est-à-dire aux dépens des seuls paysans.
Cet expédient pour avoir de bonnes routes sans les payer parut si
heureusement imaginé qu'en 1737 une circulaire du contrôleur général
Orry l'appliqua à toute la France. Les intendants furent armés du
droit d'emprisonner à volonté les récalcitrants ou de leur envoyer des
garnisaires.

A partir de là, toutes les fois que le commerce s'accroît, que le
besoin et le goût des bonnes routes se répandent, la corvée s'étend à
de nouveaux chemins et sa charge augmente. On trouve, dans le rapport
fait en 1779 à l'assemblée provinciale du Berry, que les travaux
exécutés annuellement par la corvée dans cette pauvre province doivent
être évalués par année à 700,000 livres. On les évaluait en 1787, en
basse Normandie, à la même somme à peu près. Rien ne saurait mieux
montrer le triste sort du peuple des campagnes: les progrès de la
société, qui enrichissent toutes les autres classes, le désespèrent; la
civilisation tourne contre lui seul.

Je lis vers la même époque, dans les correspondances des intendants,
qu'il convient de refuser aux paysans de faire emploi de la corvée sur
les routes particulières de leurs villages, attendu qu'elle doit être
réservée aux seuls grands chemins, ou, comme on disait alors, _aux
chemins du Roi_. L'idée étrange qu'il convient de faire payer le prix
des routes aux plus pauvres et à ceux qui semblent le moins devoir
voyager, cette idée, bien que nouvelle, s'enracine si naturellement
dans l'esprit de ceux qui en profitent que bientôt ils n'imaginent
plus que la chose puisse avoir lieu autrement. En l'année 1776 on
essaye de transformer la corvée en une taxe locale; l'inégalité se
transforme aussitôt avec elle et la suit dans le nouvel impôt.

De seigneuriale qu'elle était, la corvée, en devenant royale, s'était
étendue peu à peu à tous les travaux publics. Je vois en 1719 la corvée
servir à bâtir des casernes! _Les paroisses doivent envoyer leurs
meilleurs ouvriers_, dit l'ordonnance, _et tous les autres travaux
doivent céder devant celui-ci_. La corvée transporte les forçats dans
les bagnes et les mendiants dans les dépôts de charité; elle charroie
les effets militaires toutes les fois que les troupes changent de
place: charge fort onéreuse dans un temps où chaque régiment menait
à sa suite un lourd bagage. Il fallait rassembler de très-loin un
grand nombre de charrettes et de bœufs pour le traîner. Cette sorte
de corvée, qui avait peu d'importance dans l'origine, devint l'une
des plus pesantes quand les armées permanentes devinrent elles-mêmes
nombreuses. Je trouve des entrepreneurs de l'État qui demandent à
grands cris qu'on leur livre la corvée pour transporter les bois
de construction depuis les forêts jusqu'aux arsenaux maritimes.
Ces corvéables recevaient d'ordinaire un salaire, mais toujours
arbitrairement fixé et bas. Le poids d'une charge si mal posée devient
parfois si lourd que le receveur des tailles s'en inquiète. «Les frais
exigés des paysans pour le rétablissement des chemins,» écrit l'un
d'eux en 1751, «les mettront bientôt hors d'état de payer leur taille.»

Toutes ces oppressions nouvelles auraient-elles pu s'établir s'il
s'était rencontré à côté du paysan des hommes riches et éclairés,
qui eussent eu le goût et le pouvoir, sinon de le défendre, du moins
d'intercéder pour lui auprès de ce commun maître qui tenait déjà dans
ses mains la fortune du pauvre et celle du riche?

J'ai lu la lettre qu'un grand propriétaire écrivait, en 1774, à
l'intendant de sa province, pour l'engager à faire ouvrir un chemin.
Ce chemin, suivant lui, devait faire la prospérité du village, et il
en donnait les raisons; puis il passait à l'établissement d'une foire,
qui doublerait, assurait-il, le prix des denrées. Ce bon citoyen
ajoutait qu'aidé d'un faible secours on pourrait établir une école qui
procurerait au roi des sujets plus industrieux. Il n'avait point songé
jusque-là à ces améliorations nécessaires; il ne s'en était avisé que
depuis deux ans qu'une lettre de cachet le retenait dans son château.
«Mon exil depuis deux ans dans mes terres,» dit-il ingénument, «m'a
convaincu de l'extrême utilité de toutes ces choses.»

Mais c'est surtout dans les temps de disette qu'on s'aperçoit que les
liens de patronage et de dépendance qui reliaient autrefois le grand
propriétaire rural aux paysans sont relâchés ou rompus. Dans ces
moments de crise, le gouvernement central s'effraye de son isolement
et de sa faiblesse; il voudrait faire renaître pour l'occasion les
influences individuelles ou les associations politiques qu'il a
détruites; il les appelle à son aide: personne ne vient, et il s'étonne
d'ordinaire en trouvant morts les gens auxquels il a lui-même ôté la
vie.

En cette extrémité, il y a des intendants, dans les provinces les
plus pauvres, qui, comme Turgot, par exemple, prennent illégalement
des ordonnances pour obliger les propriétaires riches à nourrir leurs
métayers jusqu'à la récolte prochaine. J'ai trouvé, à la date de 1770,
les lettres de plusieurs curés qui proposent à l'intendant de taxer
les grands propriétaires de leurs paroisses, tant ecclésiastiques que
laïques, «lesquels y possèdent,» disent-ils, «de vastes propriétés
qu'ils n'habitent point, et dont ils touchent de gros revenus qu'ils
vont manger ailleurs.»

Même en temps ordinaire, les villages sont infectés de mendiants; car,
comme dit Letrone, les pauvres sont assistés dans les villes, mais à la
campagne, pendant l'hiver, la mendicité est de nécessité absolue.

De temps à autre on procédait contre ces malheureux d'une façon
très-violente. En 1767, le duc de Choiseul voulut tout à coup détruire
la mendicité en France. On peut voir dans la correspondance des
intendants avec quelle rigueur il s'y prit. La maréchaussée eut ordre
d'arrêter à la fois tous les mendiants qui se trouvaient dans le
royaume; on assure que plus de cinquante mille furent ainsi saisis. Les
vagabonds valides devaient être envoyés aux galères; quant aux autres,
on ouvrit pour les recevoir plus de quarante dépôts de mendicité: il
eût mieux valu rouvrir le cœur des riches.

Ce gouvernement de l'ancien régime, qui était, ainsi que je l'ai dit,
si doux et parfois si timide, si ami des formes, de la lenteur et des
égards, quand il s'agissait des hommes placés au-dessus du peuple, est
souvent rude et toujours prompt quand il procède contre les basses
classes, surtout contre les paysans. Parmi les pièces qui me sont
passées sous les yeux, je n'en ai pas vu une seule qui fît connaître
l'arrestation de bourgeois par l'ordre d'un intendant; mais les paysans
sont arrêtés sans cesse, à l'occasion de la corvée, de la milice, de
la mendicité, de la police, et dans mille autres circonstances. Pour
les uns, des tribunaux indépendants, de longs débats, une publicité
tutélaire; pour les autres, le prévôt, qui jugeait sommairement et sans
appel.

«La distance immense qui existe entre le peuple et toutes les autres
classes,» écrit Necker en 1785, «aide à détourner les yeux de la
manière avec laquelle on peut manier l'autorité vis-à-vis de tous
les gens perdus dans la foule. Sans la douceur et l'humanité qui
caractérisent les Français et l'esprit du siècle, ce serait un sujet
continuel de tristesse pour ceux qui savent compatir au joug dont ils
sont exempts.»

Mais c'est moins encore au mal qu'on faisait à ces malheureux qu'au
bien qu'on les empêchait de se faire à eux-mêmes que l'oppression se
montrait. Ils étaient libres et propriétaires, et ils restaient presque
aussi ignorants et souvent plus misérables que les serfs, leurs aïeux.
Ils demeuraient sans industrie au milieu des prodiges des arts, et
incivilisés dans un monde tout brillant de lumières. En conservant
l'intelligence et la perspicacité particulières à leur race, ils
n'avaient pas appris à s'en servir; ils ne pouvaient même réussir dans
la culture des terres, qui étaient leur seule affaire. «Je vois sous
mes yeux l'agriculture du dixième siècle,» dit un célèbre agronome
anglais. Ils n'excellaient que dans le métier des armes; là, du moins,
ils avaient un contact naturel et nécessaire avec les autres classes.

C'est dans cet abîme d'isolement et de misère que le paysan vivait; il
s'y tenait comme fermé et impénétrable. J'ai été surpris, et presque
effrayé, en apercevant que, moins de vingt ans avant que le culte
catholique ne fût aboli sans résistance et les églises profanées,
la méthode quelquefois suivie par l'administration pour connaître
la population d'un canton était celle-ci: les curés indiquaient le
nombre de ceux qui s'étaient présentés à Pâques à la sainte table; on
y ajoutait le nombre présumé des enfants en bas âge et des malades:
le tout formait le total des habitants. Cependant les idées du temps
pénétraient déjà de toutes parts ces esprits grossiers; elles y
entraient par des voies détournées et souterraines, et prenaient dans
ces lieux étroits et obscurs des formes étranges. Néanmoins rien ne
paraissait encore changé au dehors. Les mœurs du paysan, ses habitudes,
ses croyances semblaient toujours les mêmes; il était soumis, il était
même joyeux.

Il faut se défier de la gaieté que montre souvent le Français dans
ses plus grands maux; elle prouve seulement que, croyant sa mauvaise
fortune inévitable, il cherche à s'en distraire en n'y pensant point,
et non qu'il ne la sent pas. Ouvrez à cet homme une issue qui puisse
le conduire hors de cette misère dont il semble si peu souffrir, il se
portera aussitôt de ce côté avec tant de violence qu'il vous passera
sur le corps sans vous voir, si vous êtes sur son chemin.

Nous apercevons clairement ces choses du point où nous sommes; mais les
contemporains ne les voyaient pas. Ce n'est jamais qu'à grand'peine
que les hommes des classes élevées parviennent à discerner nettement
ce qui se passe dans l'âme du peuple, et en particulier dans celle
des paysans. L'éducation et le genre de vie ouvrent à ceux-ci sur
les choses humaines des jours qui leur sont propres et qui demeurent
fermés à tous les autres. Mais quand le pauvre et le riche n'ont
presque plus d'intérêt commun, de communs griefs, ni d'affaires
communes, cette obscurité qui cache l'esprit de l'un à l'esprit de
l'autre devient insondable, et ces deux hommes pourraient vivre
éternellement côte à côte sans se pénétrer jamais. Il est curieux de
voir dans quelle sécurité étrange vivaient tous ceux qui occupaient
les étages supérieurs et moyens de l'édifice social au moment même où
la Révolution commençait, et de les entendre discourant ingénieusement
entre eux sur les vertus du peuple, sur sa douceur, son dévouement,
ses innocents plaisirs, quand déjà 93 est sous leurs pieds: spectacle
ridicule et terrible!

Arrêtons-nous ici avant de passer outre, et considérons un moment, à
travers tous ces petits faits que je viens de décrire, l'une des plus
grandes lois de Dieu dans la conduite des sociétés.

La noblesse française s'obstine à demeurer à part des autres classes;
les gentilshommes finissent par se laisser exempter de la plupart
des charges publiques qui pèsent sur elles; ils se figurent qu'ils
conserveront leur grandeur en se soustrayant à ses charges, et il
paraît d'abord en être ainsi. Mais bientôt une maladie interne et
invisible semble s'être attachée à leur condition, qui se réduit peu
à peu sans que personne ne les touche; ils s'appauvrissent à mesure
que leurs immunités s'accroissent. La bourgeoisie, avec laquelle
ils avaient tant craint de se confondre, s'enrichit au contraire et
s'éclaire à côté d'eux, sans eux et contre eux; ils n'avaient pas voulu
avoir les bourgeois comme associés ni comme concitoyens, ils vont
trouver en eux des rivaux, bientôt des ennemis, et enfin des maîtres.
Un pouvoir étranger les a déchargés du soin de conduire, de protéger,
d'assister leurs vassaux; mais comme en même temps il leur a laissé
leurs droits pécuniaires et leurs priviléges honorifiques, ils estiment
n'avoir rien perdu. Comme ils continuent à marcher les premiers, ils
croient qu'ils conduisent encore, et, en effet, ils continuent à avoir
autour d'eux des hommes que, dans les actes notariés, ils appellent
leurs _sujets_; d'autres se nomment leurs vassaux, leurs tenanciers,
leurs fermiers. En réalité, personne ne les suit, ils sont seuls, et,
quand on va se présenter enfin pour les accabler, il ne leur restera
qu'à fuir.

Quoique la destinée de la noblesse et celle de la bourgeoisie aient été
fort différentes entre elles, elles se sont ressemblé en un point: le
bourgeois a fini par vivre aussi à part du peuple que le gentilhomme
lui-même. Loin de se rapprocher des paysans, il avait fui le contact
de leurs misères; au lieu de s'unir étroitement à eux pour lutter
en commun contre l'inégalité commune, il n'avait cherché qu'à créer
de nouvelles injustices à son usage: on l'avait vu aussi ardent à se
procurer des exceptions que le gentilhomme à maintenir ses priviléges.
Ces paysans, dont il était sorti, lui étaient devenus non-seulement
étrangers, mais pour ainsi dire inconnus, et ce n'est qu'après qu'il
leur eut mis les armes à la main qu'il s'aperçut qu'il avait excité des
passions dont il n'avait pas même d'idée, qu'il était aussi impuissant
à contenir qu'à conduire, et dont il allait devenir la victime après en
avoir été le promoteur.

On s'étonnera dans tous les âges en voyant les ruines de cette grande
maison de France qui avait paru devoir s'étendre sur toute l'Europe;
mais ceux qui liront attentivement son histoire comprendront sans peine
sa chute. Presque tous les vices, presque toutes les erreurs, presque
tous les préjugés funestes que je viens de peindre ont dû, en effet,
soit leur naissance, soit leur durée, soit leur développement, à l'art
qu'ont eu la plupart de nos rois pour diviser les hommes, afin de les
gouverner plus absolument.

Mais quand le bourgeois eut été ainsi bien isolé du gentilhomme, et le
paysan du gentilhomme et du bourgeois; lorsqu'un travail analogue se
continuant au sein de chaque classe, il se fut fait dans l'intérieur
de chacune d'elles de petites agrégations particulières presque aussi
isolées les unes des autres que les classes l'étaient entre elles, il
se trouva que le tout ne composait plus qu'une masse homogène, mais
dont les parties n'étaient plus liées. Rien n'était plus organisé pour
gêner le gouvernement, rien, non plus, pour l'aider. De telle sorte que
l'édifice entier de la grandeur de ces princes, put s'écrouler tout
ensemble et en un moment, dès que la société qui lui servait de base
s'agita.

Et ce peuple enfin, qui semble seul avoir tiré profit des fautes et des
erreurs de tous ses maîtres, s'il a échappé en effet à leur empire,
il n'a pu se soustraire au joug des idées fausses, des habitudes
vicieuses, des mauvais penchants qu'ils lui avaient donnés ou laissé
prendre. On l'a vu parfois transporter les goûts d'un esclave jusque
dans l'usage même de sa liberté, aussi incapable de se conduire
lui-même qu'il s'était montré dur pour ses précepteurs.

Et maintenant je reprends ma route, et, perdant de vue les faits
anciens et généraux qui ont préparé la grande révolution que je veux
peindre, j'arrive aux faits particuliers et plus récents qui ont achevé
de déterminer sa place, sa naissance et son caractère.



LIVRE III



CHAPITRE PREMIER.

     Comment, vers le milieu du dix-huitième siècle, les hommes de
     lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et des
     effets qui en résultèrent.


La France était depuis longtemps, parmi toutes les nations de l'Europe,
la plus littéraire; néanmoins les gens de lettres n'y avaient jamais
montré l'esprit qu'ils y firent voir vers le milieu du dix-huitième
siècle, ni occupé la place qu'ils y prirent alors. Cela ne s'était
jamais vu parmi nous, ni, je pense, nulle part ailleurs.

Ils n'étaient point mêlés journellement aux affaires, comme en
Angleterre: jamais, au contraire, ils n'avaient vécu plus loin d'elles;
ils n'étaient revêtus d'aucune autorité quelconque, et ne remplissaient
aucune fonction publique dans une société déjà toute remplie de
fonctionnaires.

Cependant ils ne demeuraient pas, comme la plupart de leurs pareils en
Allemagne, entièrement étrangers à la politique, et retirés dans le
domaine de la philosophie pure et des belles-lettres. Ils s'occupaient
sans cesse des matières qui ont trait au gouvernement; c'était là même,
à vrai dire, leur occupation propre. On les entendait tous les jours
discourir sur l'origine des sociétés et sur leurs formes primitives,
sur les droits primordiaux des citoyens et sur ceux de l'autorité, sur
les rapports naturels et artificiels des hommes entre eux, sur l'erreur
ou la légitimité de la coutume, et sur les principes mêmes des lois.
Pénétrant ainsi chaque jour jusqu'aux bases de la constitution de leur
temps, ils en examinaient curieusement la structure et en critiquaient
le plan général. Tous ne faisaient pas, il est vrai, de ces grands
problèmes l'objet d'une étude particulière et approfondie; la plupart
même ne les touchaient qu'en passant et comme en se jouant; mais tous
les rencontraient. Cette sorte de politique abstraite et littéraire
était répandue à doses inégales dans toutes les œuvres de ce temps-là,
et il n'y en a aucune, depuis le lourd traité jusqu'à la chanson, qui
n'en contienne un peu.

Quant aux systèmes politiques de ces écrivains, ils variaient tellement
entre eux que celui qui voudrait les concilier et en former une seule
théorie de gouvernement ne viendrait jamais à bout d'un pareil travail.

Néanmoins, quand on écarte les détails pour arriver aux idées mères,
on découvre aisément que les auteurs de ces systèmes différents
s'accordent au moins sur une notion très-générale que chacun d'eux
paraît avoir également conçue, qui semble préexister dans son esprit à
toutes les idées particulières et en être la source commune. Quelque
séparés qu'ils soient dans le reste de leur course, ils se tiennent
tous à ce point de départ: tous pensent qu'il convient de substituer
des règles simples et élémentaires, puisées dans la raison et dans
la loi naturelle, aux coutumes compliquées et traditionnelles qui
régissent la société de leur temps.

En y regardant bien, l'on verra que ce qu'on pourrait appeler la
philosophie politique du dix-huitième siècle consiste à proprement
parler dans cette seule notion-là.

Une pareille pensée n'était point nouvelle: elle passait et repassait
sans cesse depuis trois mille ans à travers l'imagination des hommes
sans pouvoir s'y fixer. Comment parvint-elle à s'emparer cette fois
de l'esprit de tous les écrivains? Pourquoi, au lieu de s'arrêter,
ainsi qu'elle l'avait déjà fait souvent, dans la tête de quelques
philosophes, était-elle descendue jusqu'à la foule, et y avait-elle
pris la consistance et la chaleur d'une passion politique, de telle
façon qu'on put voir des théories générales et abstraites sur la nature
des sociétés devenir le sujet des entretiens journaliers des oisifs,
et enflammer jusqu'à l'imagination des femmes et des paysans? Comment
des hommes de lettres qui ne possédaient ni rangs, ni honneurs, ni
richesses, ni responsabilité, ni pouvoir, devinrent-ils, en fait, les
principaux hommes politiques du temps, et même les seuls, puisque,
tandis que d'autres exerçaient le gouvernement, eux seuls tenaient
l'autorité? Je voudrais l'indiquer en peu de mots, et faire voir
quelle influence extraordinaire et terrible ces faits, qui ne semblent
appartenir qu'à l'histoire de notre littérature, ont eue sur la
Révolution et jusqu'à nos jours.

Ce n'est pas par hasard que les philosophes du dix-huitième siècle
avaient généralement conçu des notions si opposées à celles qui
servaient encore de base à la société de leur temps; ces idées leur
avaient été naturellement suggérées par la vue de cette société même
qu'ils avaient tous sous les yeux. Le spectacle de tant de priviléges
abusifs ou ridicules, dont on sentait de plus en plus le poids et
dont on apercevait de moins en moins la cause, poussait, ou plutôt
précipitait simultanément l'esprit de chacun d'eux vers l'idée de
l'égalité naturelle des conditions. En voyant tant d'institutions
irrégulières et bizarres, filles d'autres temps, que personne n'avait
essayé de faire concorder entre elles ni d'accommoder aux besoins
nouveaux, et qui semblaient devoir éterniser leur existence après avoir
perdu leur vertu, ils prenaient aisément en dégoût les choses anciennes
et la tradition, et ils étaient naturellement conduits à vouloir
rebâtir la société de leur temps d'après un plan entièrement nouveau,
que chacun d'eux traçait à la seule lumière de sa raison.

La condition même de ces écrivains les préparait à goûter les théories
générales et abstraites en matière de gouvernement et à s'y confier
aveuglément. Dans l'éloignement presque infini où ils vivaient de la
pratique, aucune expérience ne venait tempérer les ardeurs de leur
naturel; rien ne les avertissait des obstacles que les faits existants
pouvaient apporter aux réformes même les plus désirables; ils n'avaient
nulle idée des périls qui accompagnent toujours les révolutions les
plus nécessaires. Ils ne les pressentaient même point; car l'absence
complète de toute liberté politique faisait que le monde des affaires
ne leur était pas seulement mal connu, mais invisible. Ils n'y
faisaient rien et ne pouvaient même voir ce que d'autres y faisaient.
Ils manquaient donc de cette instruction superficielle que la vue d'une
société libre, et le bruit de tout ce qui s'y dit, donnent à ceux mêmes
qui s'y mêlent le moins du gouvernement. Ils devinrent ainsi beaucoup
plus hardis dans leurs nouveautés, plus amoureux d'idées générales et
de systèmes, plus contempteurs de la sagesse antique et plus confiants
encore dans leur raison individuelle que cela ne se voit communément
chez les auteurs qui écrivent des livres spéculatifs sur la politique.

La même ignorance leur livrait l'oreille et le cœur de la foule. Si les
Français avaient encore pris part, comme autrefois, au gouvernement
dans les états généraux, si même ils avaient continué à s'occuper
journellement de l'administration du pays dans les assemblées de
leurs provinces, on peut affirmer qu'ils ne se seraient jamais laissé
enflammer, comme ils le firent alors, par les idées des écrivains;
ils eussent retenu un certain usage des affaires qui les eût prévenus
contre la théorie pure.

Si, comme les Anglais, ils avaient pu, sans détruire leurs anciennes
institutions, en changer graduellement l'esprit par la pratique,
peut-être n'en auraient-ils pas imaginé si volontiers de toutes
nouvelles. Mais chacun d'eux se sentait tous les jours gêné dans sa
fortune, dans sa personne, dans son bien-être ou dans son orgueil, par
quelque vieille loi, quelque ancien usage politique, quelque débris des
anciens pouvoirs, et il n'apercevait à sa portée aucun remède qu'il pût
appliquer lui-même à ce mal particulier. Il semblait qu'il fallût tout
supporter ou tout détruire dans la constitution du pays.

Nous avions pourtant conservé une liberté dans la ruine de toutes les
autres: nous pouvions philosopher presque sans contrainte sur l'origine
des sociétés, sur la nature essentielle des gouvernements et sur les
droits primordiaux du genre humain.

Tous ceux que la pratique journalière de la législation gênait
s'éprirent bientôt de cette politique littéraire. Le goût en pénétra
jusqu'à ceux que la nature ou la condition éloignait naturellement le
plus des spéculations abstraites. Il n'y eut pas de contribuable lésé
par l'inégale répartition des tailles qui ne s'échauffât à l'idée que
tous les hommes doivent être égaux; pas de petit propriétaire dévasté
par les lapins du gentilhomme son voisin qui ne se plût à entendre
dire que tous les priviléges indistinctement étaient condamnés par
la raison. Chaque passion publique se déguisa ainsi en philosophie;
la vie politique fut violemment refoulée dans la littérature, et les
écrivains, prenant en main la direction de l'opinion, se trouvèrent un
moment tenir la place que les chefs de parti occupent d'ordinaire dans
les pays libres.

Personne n'était plus en état de leur disputer ce rôle.

Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement les affaires;
elle dirige encore les opinions, donne le ton aux écrivains et
l'autorité aux idées. Au dix-huitième siècle, la noblesse française
avait entièrement perdu cette partie de son empire; son crédit avait
suivi la fortune de son pouvoir: la place qu'elle avait occupée dans
le gouvernement des esprits était vide, et les écrivains pouvaient s'y
étendre à leur aise et la remplir seuls.

Bien plus, cette aristocratie elle-même, dont ils prenaient la place,
favorisait leur entreprise; elle avait si bien oublié comment des
théories générales, une fois admises, arrivent inévitablement à se
transformer en passions politiques et en actes, que les doctrines les
plus opposées à ses droits particuliers, et même à son existence, lui
paraissaient des jeux fort ingénieux de l'esprit; elle s'y mêlait
elle-même volontiers pour passer le temps, et jouissait paisiblement
de ses immunités et de ses priviléges, en dissertant avec sérénité sur
l'absurdité de toutes les coutumes établies.

On s'est étonné souvent en voyant l'étrange aveuglement avec lequel les
hautes classes de l'ancien régime ont aidé ainsi elles-mêmes à leur
ruine; mais où auraient-elles pris leurs lumières? Les institutions
libres ne sont pas moins nécessaires aux principaux citoyens, pour leur
apprendre leurs périls, qu'aux moindres, pour assurer leurs droits.
Depuis plus d'un siècle que les dernières traces de la vie publique
avaient disparu parmi nous, les gens les plus directement intéressés
au maintien de l'ancienne constitution n'avaient été avertis par aucun
choc ni par aucun bruit de la décadence de cet antique édifice. Comme
rien n'avait extérieurement changé, ils se figuraient que tout était
resté précisément de même. Leur esprit était donc arrêté au point de
vue où avait été placé celui de leurs pères. La noblesse se montre
aussi préoccupée des empiétements du pouvoir royal dans les cahiers de
1789 qu'elle eût pu l'être dans ceux du quinzième siècle. De son côté,
l'infortuné Louis XVI, un moment avant de périr dans le débordement de
la démocratie, Burke le remarque avec raison, continuait à voir dans
l'aristocratie la principale rivale du pouvoir royal; il s'en défiait
comme si l'on eût été encore au temps de la Fronde. La bourgeoisie et
le peuple lui paraissaient au contraire, comme à ses aïeux, l'appui le
plus sûr du trône.

Mais ce qui nous paraîtra plus étrange, à nous qui avons sous les yeux
les débris de tant de révolutions, c'est que la notion même d'une
révolution violente était absente de l'esprit de nos pères. On ne la
discutait pas, on ne l'avait pas conçue. Les petits ébranlements que
la liberté politique imprime sans cesse aux sociétés les mieux assises
rappellent tous les jours la possibilité des renversements et tiennent
la prudence publique en éveil; mais dans cette société française du
dix-huitième siècle, qui allait tomber dans l'abîme, rien n'avait
encore averti qu'on penchât.

Je lis attentivement les cahiers que dressèrent les Trois Ordres avant
de se réunir en 1789; je dis les Trois Ordres, ceux de la noblesse et
du clergé aussi bien que celui du tiers. Je vois qu'ici on demande le
changement d'une loi, là d'un usage, et j'en tiens note. Je continue
ainsi jusqu'au bout cet immense travail, et, quand je viens à réunir
ensemble tous ces vœux particuliers, je m'aperçois avec une sorte de
terreur que ce qu'on réclame est l'abolition simultanée et systématique
de toutes les lois et de tous les usages ayant cours dans le pays; je
vois sur-le-champ qu'il va s'agir d'une des plus vastes et des plus
dangereuses révolutions qui aient jamais paru dans le monde. Ceux qui
en seront demain les victimes n'en savent rien; ils croient que la
transformation totale et soudaine d'une société si compliquée et si
vieille peut s'opérer sans secousse, à l'aide de la raison, et par sa
seule efficace. Les malheureux! ils ont oublié jusqu'à cette maxime que
leurs pères avaient ainsi exprimée, quatre cents ans auparavant, dans
le français naïf et énergique de ce temps-là: «_Par requierre de trop
grande franchise et libertés chet-on en trop grand servaige._»

Il n'est pas surprenant que la noblesse et la bourgeoisie, exclues
depuis si longtemps de toute vie publique, montrassent cette singulière
inexpérience; mais ce qui étonne davantage, c'est que ceux mêmes
qui conduisaient les affaires, les ministres, les magistrats, les
intendants, ne font guère voir plus de prévoyance. Plusieurs étaient
cependant de très-habiles gens dans leur métier; ils possédaient à fond
tous les détails de l'administration publique de leur temps; mais quant
à cette grande science du gouvernement, qui apprend à comprendre le
mouvement général de la société, à juger ce qui se passe dans l'esprit
des masses et à prévoir ce qui va en résulter, ils y étaient tout
aussi neufs que le peuple lui-même. Il n'y a, en effet, que le jeu des
institutions libres qui puisse enseigner complétement aux hommes d'État
cette partie principale de leur art.

Cela se voit bien dans le mémoire que Turgot adressait au roi en
1775, où il lui conseillait entre autres choses de faire librement
élire par toute la nation et de réunir chaque année autour de sa
personne, pendant six semaines, une assemblée représentative, mais de
ne lui accorder aucune puissance effective. Elle ne s'occuperait que
d'administration, et jamais de gouvernement, aurait plutôt des avis à
donner que des volontés à exprimer, et, à vrai dire, ne serait chargée
que de discourir sur les lois sans les faire. «De cette façon, le
pouvoir royal serait éclairé et non gêné,» disait-il, «et l'opinion
publique satisfaite sans péril. Car ces assemblées n'auraient nulle
autorité pour s'opposer aux opérations indispensables, et si, par
impossible, elles ne s'y portaient pas, S. M. resterait toujours
la maîtresse.» On ne pouvait méconnaître davantage la portée d'une
mesure et l'esprit de son temps. Il est souvent arrivé, il est vrai,
vers la fin des révolutions, qu'on a pu faire impunément ce que
Turgot proposait, et, sans accorder de libertés réelles, en donner
l'ombre. Auguste l'a tenté avec succès. Une nation fatiguée de longs
débats consent volontiers qu'on la dupe, pourvu qu'on la repose,
et l'histoire nous apprend qu'il suffit alors pour la contenter de
ramasser dans tout le pays un certain nombre d'hommes obscurs ou
dépendants, et de leur faire jouer devant elle le rôle d'une assemblée
politique, moyennant salaire. Il y a eu de cela plusieurs exemples.
Mais au début d'une révolution ces entreprises échouent toujours et
ne font jamais qu'enflammer le peuple sans le contenter. Le moindre
citoyen d'un pays libre sait cela; Turgot, tout grand administrateur
qu'il était, l'ignorait.

Si l'on songe maintenant que cette même nation française, si étrangère
à ses propres affaires et si dépourvue d'expérience, si gênée par ses
institutions et si impuissante à les amender, était en même temps
alors, de toutes les nations de la terre, la plus lettrée et la plus
amoureuse du bel esprit, on comprendra sans peine comment les écrivains
y devinrent une puissance politique et finirent par y être la première.

Tandis qu'en Angleterre ceux qui écrivaient sur le gouvernement et
ceux qui gouvernaient étaient mêlés, les uns introduisant les idées
nouvelles dans la pratique, les autres redressant et circonscrivant
les théories à l'aide des faits, en France, le monde politique resta
comme divisé en deux provinces séparées et sans commerce entre elles.
Dans la première on administrait; dans la seconde on établissait les
principes abstraits sur lesquels toute administration eût dû se fonder.
Ici on prenait des mesures particulières que la routine indiquait; là
on proclamait des lois générales, sans jamais songer aux moyens de les
appliquer: aux uns, la conduite des affaires; aux autres, la direction
des intelligences.

Au-dessus de la société réelle, dont la constitution était encore
traditionnelle, confuse et irrégulière, où les lois demeuraient
diverses et contradictoires, les rangs tranchés, les conditions
fixes et les charges inégales, il se bâtissait ainsi peu à peu une
société imaginaire, dans laquelle tout paraissait simple et coordonné,
uniforme, équitable et conforme à la raison.

Graduellement l'imagination de la foule déserta la première pour se
retirer dans la seconde. On se désintéressa de ce qui était pour songer
à ce qui pouvait être, et l'on vécut enfin par l'esprit dans cette cité
idéale qu'avaient construite les écrivains.

On a souvent attribué notre Révolution à celle d'Amérique: celle-ci eut
en effet beaucoup d'influence sur la Révolution française, mais elle
la dut moins à ce qu'on fit alors aux États-Unis qu'à ce qu'on pensait
au même moment en France. Tandis que dans le reste de l'Europe la
révolution d'Amérique n'était encore qu'un fait nouveau et singulier,
chez nous elle rendait seulement plus sensible et plus frappant ce
qu'on croyait connaître déjà. Là elle étonnait, ici elle achevait de
convaincre. Les Américains semblaient ne faire qu'exécuter ce que nos
écrivains avaient conçu; ils donnaient la substance de la réalité à ce
que nous étions en train de rêver. C'est comme si Fénelon se fût trouvé
tout à coup dans Salente.

Cette circonstance, si nouvelle dans l'histoire, de toute l'éducation
politique d'un grand peuple entièrement faite par des gens de lettres,
fut ce qui contribua le plus peut-être à donner à la Révolution
française son génie propre et à faire sortir d'elle ce que nous voyons.

Les écrivains ne fournirent pas seulement leurs idées au peuple qui
la fit; ils lui donnèrent leur tempérament et leur humeur. Sous leur
longue discipline, en absence de tous autres conducteurs, au milieu de
l'ignorance profonde où l'on vivait de la pratique, toute la nation, en
les lisant, finit par contracter les instincts, le tour d'esprit, les
goûts et jusqu'aux travers naturels à ceux qui écrivent; de telle sorte
que, quand elle eut enfin à agir, elle transporta dans la politique
toutes les habitudes de la littérature.

Quand on étudie l'histoire de notre Révolution, on voit qu'elle a
été menée précisément dans le même esprit qui a fait écrire tant de
livres abstraits sur le gouvernement. Même attrait pour les théories
générales, les systèmes complets de législation et l'exacte symétrie
dans les lois; même mépris des faits existants; même confiance dans la
théorie; même goût de l'original, de l'ingénieux et du nouveau dans
les institutions; même envie de refaire à la fois la constitution tout
entière suivant les règles de la logique et d'après un plan unique, au
lieu de chercher à l'amender dans ses parties. Effrayant spectacle!
car ce qui est qualité dans l'écrivain est parfois vice dans l'homme
d'État, et les mêmes choses qui souvent ont fait faire de beaux livres
peuvent mener à de grandes révolutions.

La langue de la politique elle-même prit alors quelque chose de celle
que parlaient les auteurs; elle se remplit d'expressions générales,
de termes abstraits, de mots ambitieux, de tournures littéraires. Ce
style, aidé par les passions politiques qui l'employaient, pénétra
dans toutes les classes et descendit avec une singulière facilité
jusqu'aux dernières. Bien avant la Révolution, les édits du roi Louis
XVI parlent souvent de la loi naturelle et des droits de l'homme. Je
trouve des paysans qui, dans leurs requêtes, appellent leurs voisins
des concitoyens; l'intendant, un respectable magistrat; le curé de la
paroisse, le ministre des autels, et le bon Dieu, l'Être suprême, et
auxquels il ne manque guère, pour devenir d'assez méchants écrivains,
que de savoir l'orthographe.

Ces qualités nouvelles se sont si bien incorporées à l'ancien fonds du
caractère français que souvent on a attribué à notre naturel ce qui ne
provenait que de cette éducation singulière. J'ai entendu affirmer que
le goût ou plutôt la passion que nous avons montrée depuis soixante ans
pour les idées générales, les systèmes et les grands mots en matière
politique, tenait à je ne sais quel attribut particulier à notre race,
à ce qu'on appelait un peu emphatiquement _l'esprit français_: comme
si ce prétendu attribut eût pu apparaître tout à coup vers la fin du
siècle dernier, après s'être caché pendant tout le reste de notre
histoire.

Ce qui est singulier, c'est que nous avons gardé les habitudes que
nous avions prises à la littérature en perdant presque complétement
notre ancien amour des lettres. Je me suis souvent étonné, dans le
cours de ma vie publique, en voyant des gens qui ne lisaient guère les
livres du dix-huitième siècle, non plus que ceux d'aucun autre, et qui
méprisaient fort les auteurs, retenir si fidèlement quelques-uns des
principaux défauts qu'avait fait voir, avant leur naissance, l'esprit
littéraire.



CHAPITRE II.

     Comment l'irréligion avait pu devenir une passion générale et
     dominante chez les Français du dix-huitième siècle, et quelle
     sorte d'influence cela eut sur le caractère de la Révolution.


Depuis la grande révolution du seizième siècle, où l'esprit d'examen
avait entrepris de démêler entre les diverses traditions chrétiennes
quelles étaient les fausses et les véritables, il n'avait jamais cessé
de se produire des génies plus curieux ou plus hardis qui les avaient
contestées ou rejetées toutes. Le même esprit qui, au temps de Luther,
avait fait sortir à la fois du catholicisme plusieurs millions de
catholiques, poussait isolément chaque année quelques chrétiens hors du
christianisme lui-même: à l'hérésie avait succédé l'incrédulité.

On peut dire d'une manière générale qu'au dix-huitième siècle le
christianisme avait perdu sur tout le continent de l'Europe une grande
partie de sa puissance; mais, dans la plupart des pays, il était plutôt
délaissé que violemment combattu; ceux mêmes qui l'abandonnaient le
quittaient comme à regret. L'irréligion était répandue parmi les
princes et les beaux esprits; elle ne pénétrait guère encore dans le
sein des classes moyennes et du peuple; elle restait le caprice de
certains esprits, non une opinion commune. «C'est un préjugé répandu
généralement en Allemagne,» dit Mirabeau en 1787, «que les provinces
prussiennes sont remplies d'athées. La vérité est que, s'il s'y
rencontre quelques libres penseurs, le peuple y est aussi attaché à la
religion que dans les contrées les plus dévotes, et qu'on y compte même
un grand nombre de fanatiques.» Il ajoute qu'il est bien à regretter
que Frédéric II n'autorise point le mariage des prêtres catholiques,
et surtout refuse de laisser à ceux qui se marient les revenus de leur
bénéfice ecclésiastique, «mesure,» dit-il, «que nous oserions croire
digne de ce grand homme.» Nulle part l'irréligion n'était encore
devenue une passion générale, ardente, intolérante ni oppressive, si ce
n'est en France.

Là il se passait une chose qui ne s'était pas encore rencontrée. On
avait attaqué avec violence en d'autres temps des religions établies,
mais l'ardeur qu'on montrait contre elles avait toujours pris naissance
dans le zèle que des religions nouvelles inspiraient. Les religions
fausses et détestables de l'antiquité n'avaient eu elles-mêmes
d'adversaires nombreux et passionnés que quand le christianisme s'était
présenté pour les supplanter; jusque-là elles s'éteignaient doucement
et sans bruit dans le doute et l'indifférence: c'est la mort sénile
des religions. En France, on attaqua avec une sorte de fureur la
religion chrétienne, sans essayer même de mettre une autre religion à
sa place. On travailla ardemment et continûment à ôter des âmes la foi
qui les avait remplies, et on les laissa vides. Une multitude d'hommes
s'enflammèrent dans cette ingrate entreprise. L'incrédulité absolue
en matière de religion, qui est si contraire aux instincts naturels
de l'homme et met son âme dans une assiette si douloureuse, parut
attrayante à la foule. Ce qui n'avait produit jusque-là qu'une sorte
de langueur maladive y engendra cette fois le fanatisme et l'esprit de
propagande.

La rencontre de plusieurs grands écrivains disposés à nier les vérités
de la religion chrétienne ne paraît pas suffisante pour rendre raison
d'un événement si extraordinaire; car pourquoi tous ces écrivains,
tous, ont-ils porté leur esprit de ce côté plutôt que d'un autre?
Pourquoi parmi eux n'en a-t-on vu aucun qui se soit imaginé de choisir
la thèse contraire? Et enfin, pourquoi ont-ils trouvé, plus que tous
leurs prédécesseurs, l'oreille de la foule tout ouverte pour les
entendre et son esprit si enclin à les croire? Il n'y a que des causes
très-particulières au temps et au pays de ces écrivains qui puissent
expliquer et leur entreprise, et surtout son succès. L'esprit de
Voltaire était depuis longtemps dans le monde; mais Voltaire lui-même
ne pouvait guère en effet régner qu'au dix-huitième siècle et en France.

Reconnaissons d'abord que l'Église n'avait rien de plus attaquable
chez nous qu'ailleurs; les vices et les abus qu'on y avait mêlés
étaient au contraire moindres que dans la plupart des pays catholiques;
elle était infiniment plus tolérante qu'elle ne l'avait été jusque-là
et qu'elle ne l'était encore chez d'autres peuples. Aussi est-ce bien
moins dans l'état de la religion que dans celui de la société qu'il
faut chercher les causes particulières du phénomène.

Pour le comprendre, il ne faut jamais perdre de vue ce que j'ai dit au
chapitre précédent, à savoir: que tout l'esprit d'opposition politique
que faisaient naître les vices du gouvernement, ne pouvant se produire
dans les affaires, s'était réfugié dans la littérature, et que les
écrivains étaient devenus les véritables chefs du grand parti qui
tendait à renverser toutes les institutions sociales et politiques du
pays.

Ceci bien saisi, la question change d'objet. Il ne s'agit plus de
savoir en quoi l'Église de ce temps-là pouvait pécher comme institution
religieuse, mais en quoi elle faisait obstacle à la révolution
politique qui se préparait, et devait être particulièrement gênante aux
écrivains qui en étaient les principaux promoteurs.

L'Église faisait obstacle, par les principes mêmes de son gouvernement,
à ceux qu'ils voulaient faire prévaloir dans le gouvernement civil.
Elle s'appuyait principalement sur la tradition: ils professaient
un grand mépris pour toutes les institutions qui se fondent sur le
respect du passé; elle reconnaissait une autorité supérieure à la
raison individuelle: ils n'en appelaient qu'à cette même raison; elle
se fondait sur une hiérarchie: ils tendaient à la confusion des rangs.
Pour pouvoir s'entendre avec elle, il eût fallu que de part et d'autre
on eût reconnu que la société politique et la société religieuse,
étant par nature essentiellement différentes, ne peuvent se régler par
des principes semblables; mais on était bien loin de là alors, et il
semblait que, pour en arriver à attaquer les institutions de l'État, il
fût nécessaire de détruire celles de l'Église, qui leur servaient de
fondement et de modèle.

L'Église d'ailleurs était elle-même alors le premier des pouvoirs
politiques, et le plus détesté de tous, quoiqu'il n'en fût pas le plus
oppressif; car elle était venue se mêler à eux sans y être appelée par
sa vocation et par sa nature, consacrait souvent chez eux des vices
qu'elle blâmait ailleurs, les couvrait de son inviolabilité sacrée, et
semblait vouloir les rendre immortels comme elle-même. En l'attaquant,
on était sûr d'entrer tout d'abord dans la passion du public.

Mais, outre ces raisons générales, les écrivains en avaient de plus
particulières, et pour ainsi dire de personnelles, pour s'en prendre
d'abord à elle. L'Église représentait précisément cette partie du
gouvernement qui leur était la plus proche et la plus directement
opposée. Les autres pouvoirs ne se faisaient sentir à eux que de temps
en temps; mais celui-là, étant spécialement chargé de surveiller les
démarches de la pensée et de censurer les écrits, les incommodait tous
les jours. En défendant contre elle les libertés générales de l'esprit
humain, ils combattaient dans leur cause propre et commençaient par
briser l'entrave qui les serrait eux-mêmes le plus étroitement.

L'Église, de plus, leur paraissait être, de tout le vaste édifice
qu'ils attaquaient, et était, en effet, le côté le plus ouvert et le
moins défendu. Sa puissance s'était affaiblie en même temps que le
pouvoir des princes temporels s'affermissait. Après avoir été leur
supérieure, puis leur égale, elle s'était réduite à devenir leur
cliente; entre eux et elle il s'était établi une sorte d'échange: ils
lui prêtaient leur force matérielle, elle leur prêtait son autorité
morale; ils lui faisaient obéir, elle les faisait respecter. Commerce
dangereux, quand les temps de révolution approchent, et toujours
désavantageux à une puissance qui ne se fonde pas sur la contrainte,
mais sur la croyance.

Quoique nos rois s'appelassent encore les fils aînés de l'Église, ils
s'acquittaient fort négligemment de leurs obligations envers elle; ils
montraient bien moins d'ardeur à la protéger qu'ils n'en mettaient à
défendre leur propre gouvernement. Ils ne permettaient pas, il est
vrai, qu'on portât la main sur elle; mais ils souffraient qu'on la
perçât de loin de mille traits.

Cette demi-contrainte qu'on imposait alors aux ennemis de l'Église,
au lieu de diminuer leur pouvoir, l'augmentait. Il y a des moments
où l'oppression des écrivains parvient à arrêter le mouvement de la
pensée, dans d'autres elle le précipite; mais il n'est jamais arrivé
qu'une sorte de police semblable à celle qu'on exerçait alors sur la
presse n'ait pas centuplé son pouvoir.

Les auteurs n'étaient persécutés que dans la mesure qui fait plaindre,
et non dans celle qui fait trembler; ils souffraient cette espèce de
gêne qui anime à la lutte, et non ce joug pesant qui accable. Les
poursuites dont ils étaient l'objet, presque toujours lentes, bruyantes
et vaines, semblaient avoir pour but moins de les détourner d'écrire
que de les y exciter. Une complète liberté de la presse eût été moins
dommageable à l'Église.

«Vous croyez notre intolérance,» écrivait Diderot à David Hume en 1768,
«plus favorable au progrès de l'esprit que votre liberté illimitée;
d'Holbach, Helvétius, Morellet et Suard ne sont pas de votre avis.»
C'était pourtant l'Écossais qui avait raison. Habitant d'un pays libre,
il en possédait l'expérience; Diderot jugeait la chose en homme de
lettres, Hume la jugeait en politique.

J'arrête le premier Américain que je rencontre, soit dans son pays,
soit ailleurs, et je lui demande s'il croit la religion utile à la
stabilité des lois et au bon ordre de la société; il me répond sans
hésiter qu'une société civilisée, mais surtout une société libre, ne
peuvent subsister sans religion. Le respect de la religion y est, à ses
yeux, la plus grande garantie de la stabilité de l'État et de la sûreté
des particuliers. Les moins versés dans la science du gouvernement
savent au moins cela. Cependant il n'y a pas de pays au monde où les
doctrines les plus hardies des philosophes du dix-huitième siècle, en
matière de politique, soient plus appliquées qu'en Amérique; leurs
seules doctrines antireligieuses n'ont jamais pu s'y faire jour, même à
la faveur de la liberté illimitée de la presse.

J'en dirai autant des Anglais. Notre philosophie irréligieuse leur fut
prêchée avant même que la plupart de nos philosophes ne vinssent au
monde: ce fut Bolingbroke qui acheva de dresser Voltaire. Pendant tout
le cours du dix-huitième siècle, l'incrédulité eut des représentants
célèbres en Angleterre. D'habiles écrivains, de profonds penseurs
prirent en main sa cause; ils ne purent jamais la faire triompher comme
en France, parce que tous ceux qui avaient quelque chose à craindre
dans les révolutions se hâtèrent de venir au secours des croyances
établies. Ceux mêmes d'entre eux qui étaient le plus mêlés à la
société française de ce temps-là, et qui ne jugeaient pas les doctrines
de nos philosophes fausses, les repoussèrent comme dangereuses. De
grands partis politiques, ainsi que cela arrive toujours chez les
peuples libres, trouvèrent intérêt à lier leur cause à celle de
l'Église; on vit Bolingbroke lui-même devenir l'allié des évêques. Le
clergé, animé par ces exemples et ne se sentant jamais seul, combattit
lui-même énergiquement pour sa propre cause. L'Église d'Angleterre,
malgré le vice de sa constitution et les abus de toute sorte qui
fourmillaient dans son sein, soutint victorieusement le choc; des
écrivains, des orateurs sortirent de ses rangs et se portèrent avec
ardeur à la défense du christianisme. Les théories qui étaient hostiles
à celui-ci, après avoir été discutées et réfutées, furent enfin
rejetées par l'effort de la société elle-même, sans que le gouvernement
s'en mêlât.

Mais pourquoi chercher des exemples ailleurs qu'en France? Quel
Français s'aviserait aujourd'hui d'écrire les livres de Diderot ou
d'Helvétius? Qui voudrait les lire? Je dirais presque, qui en sait
les titres? L'expérience incomplète que nous avons acquise depuis
soixante ans dans la vie publique a suffi pour nous dégoûter de cette
littérature dangereuse. Voyez comme le respect de la religion a repris
graduellement son empire dans les différentes classes de la nation, à
mesure que chacune d'elles acquérait cette expérience à la dure école
des révolutions. L'ancienne noblesse, qui était la classe la plus
irréligieuse avant 89, devint la plus fervente après 93; la première
atteinte, elle se convertit la première. Lorsque la bourgeoisie se
sentit frappée elle-même dans son triomphe, on la vit se rapprocher à
son tour des croyances. Peu à peu le respect de la religion pénétra
partout où les hommes avaient quelque chose à perdre dans le désordre
populaire, et l'incrédulité disparut, ou du moins se cacha, à mesure
que la peur des révolutions se faisait voir.

Il n'en était pas ainsi à la fin de l'ancien régime. Nous avions si
complétement perdu la pratique des grandes affaires humaines, et nous
ignorions si bien la part que prend la religion dans le gouvernement
des empires, que l'incrédulité s'établit d'abord dans l'esprit de
ceux-là mêmes qui avaient l'intérêt le plus personnel et le plus
pressant à retenir l'État dans l'ordre et le peuple dans l'obéissance.
Non-seulement ils l'accueillirent, mais dans leur aveuglement ils la
répandirent au-dessous d'eux; ils firent de l'impiété une sorte de
passe-temps de leur vie oisive.

L'Église de France, jusque-là si fertile en grands orateurs, se sentant
ainsi désertée de tous ceux qu'un intérêt commun devait rattacher à
sa cause, devint muette. On put croire un moment que, pourvu qu'on
lui conservât ses richesses et son rang, elle était prête à passer
condamnation sur sa croyance.

Ceux qui niaient le christianisme élevant la voix et ceux qui croyaient
encore faisant silence, il arriva ce qui s'est vu si souvent depuis
parmi nous, non-seulement en fait de religion, mais en toute autre
matière. Les hommes qui conservaient l'ancienne foi craignirent d'être
les seuls à lui rester fidèles, et, redoutant plus l'isolement que
l'erreur, ils se joignirent à la foule sans penser comme elle. Ce qui
n'était encore que le sentiment d'une partie de la nation parut ainsi
l'opinion de tous, et sembla dès lors irrésistible aux yeux mêmes de
ceux qui lui donnaient cette fausse apparence.

Le discrédit universel dans lequel tombèrent toutes les croyances
religieuses à la fin du siècle dernier a exercé sans aucun doute la
plus grande influence sur toute notre Révolution; il en a marqué le
caractère. Rien n'a plus contribué à donner à sa physionomie cette
expression terrible qu'on lui a vue.

Quand je cherche à démêler les différents effets que l'irréligion
produisit alors en France, je trouve que ce fut bien plus en déréglant
les esprits qu'en dégradant les cœurs, ou même en corrompant les mœurs,
qu'elle disposa les hommes de ce temps-là à se porter à des extrémités
si singulières.

Lorsque la religion déserta les âmes, elle ne les laissa pas, ainsi
que cela arrive souvent, vides et débilitées; elles se trouvèrent
momentanément remplies par des sentiments et des idées qui tinrent pour
un temps sa place, et ne leur permirent pas d'abord de s'affaisser.

Si les Français qui firent la Révolution étaient plus incrédules
que nous en fait de religion, il leur restait du moins une croyance
admirable qui nous manque: ils croyaient en eux-mêmes. Ils ne
doutaient pas de la perfectibilité, de la puissance de l'homme; ils se
passionnaient volontiers pour sa gloire, ils avaient foi dans sa vertu.
Ils mettaient dans leurs propres forces cette confiance orgueilleuse
qui mène souvent à l'erreur, mais sans laquelle un peuple n'est capable
que de servir; ils ne doutaient point qu'ils ne fussent appelés à
transformer la société et à régénérer notre espèce. Ces sentiments
et ces passions étaient devenus pour eux comme une sorte de religion
nouvelle, qui, produisant quelques-uns des grands effets qu'on a vu les
religions produire, les arrachait à l'égoïsme individuel, les poussait
jusqu'à l'héroïsme et au dévouement, et les rendait souvent comme
insensibles à tous ces petits biens qui nous possèdent.

J'ai beaucoup étudié l'histoire, et j'ose affirmer que je n'y ai
jamais rencontré de révolution où l'on ait pu voir au début, dans
un aussi grand nombre d'hommes, un patriotisme plus sincère, plus
de désintéressement, plus de vraie grandeur. La nation y montra le
principal défaut, mais aussi la principale qualité qu'a la jeunesse, ou
plutôt qu'elle avait, à savoir: l'inexpérience et la générosité.

Et pourtant l'irréligion produisit alors un mal public immense.

Dans la plupart des grandes révolutions politiques qui avaient paru
jusque-là dans le monde, ceux qui attaquaient les lois établies
avaient respecté les croyances, et, dans la plupart des révolutions
religieuses, ceux qui attaquaient la religion n'avaient pas entrepris
du même coup de changer la nature et l'ordre de tous les pouvoirs et
d'abolir de fond en comble l'ancienne constitution du gouvernement. Il
y avait donc toujours eu dans les plus grands ébranlements des sociétés
un point qui restait solide.

Mais, dans la Révolution française, les lois religieuses ayant été
abolies en même temps que les lois civiles étaient renversées, l'esprit
humain perdit entièrement son assiette; il ne sut plus à quoi se
retenir ni où s'arrêter, et l'on vit apparaître des révolutionnaires
d'une espèce inconnue, qui portèrent l'audace jusqu'à la folie,
qu'aucune nouveauté ne put surprendre, aucun scrupule ralentir, et
qui n'hésitèrent jamais devant l'exécution d'aucun dessein. Et il ne
faut pas croire que ces êtres nouveaux aient été la création isolée
et éphémère d'un moment, destinés à passer avec lui; ils ont formé
depuis une race qui s'est perpétuée et répandue dans toutes les parties
civilisées de la terre, qui partout a conservé la même physionomie, les
mêmes passions, le même caractère. Nous l'avons trouvée dans le monde
en naissant; elle est encore sous nos yeux.



CHAPITRE III.

     Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir des
     libertés.


Une chose digne de remarque, c'est que, parmi toutes les idées et tous
les sentiments qui ont préparé la Révolution, l'idée et le goût de la
liberté publique proprement dite se soient présentés les derniers,
comme ils ont été les premiers à disparaître.

Depuis longtemps on avait commencé à ébranler le vieil édifice du
gouvernement; il chancelait déjà, et il n'était pas encore question
d'elle. Voltaire y songeait à peine: trois ans de séjour en Angleterre
la lui avaient fait voir sans la lui faire aimer. La philosophie
sceptique qu'on prêche librement chez les Anglais le ravit; leurs
lois politiques le touchent peu: il en remarque les vices plus que
les vertus. Dans ses lettres sur l'Angleterre, qui sont un de ses
chefs-d'œuvre, le parlement est ce dont il parle le moins; en réalité,
il envie surtout aux Anglais leur liberté littéraire, mais ne se soucie
guère de leur liberté politique, comme si la première pouvait jamais
exister longtemps sans la seconde.

Vers le milieu du siècle, on voit paraître un certain nombre
d'écrivains qui traitent spécialement des questions d'administration
publique, et auxquels plusieurs principes semblables ont fait donner
le nom commun d'_économistes_ ou de _physiocrates_. Les économistes
ont eu moins d'éclat dans l'histoire que les philosophes; moins qu'eux
ils ont contribué peut-être à l'avénement de la Révolution; je crois
pourtant que c'est surtout dans leurs écrits qu'on peut le mieux
étudier son vrai naturel. Les philosophes ne sont guère sortis des
idées très-générales et très-abstraites en matière de gouvernement; les
économistes, sans se séparer des théories, sont cependant descendus
plus près des faits. Les uns ont dit ce qu'on pouvait imaginer, les
autres ont indiqué parfois ce qu'il y avait à faire. Toutes les
institutions que la Révolution devait abolir sans retour ont été
l'objet particulier de leurs attaques; aucune n'a trouvé grâce à leurs
yeux. Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre
propre ont été annoncées par eux à l'avance et préconisées avec ardeur;
on en citerait à peine une seule dont le germe n'ait été déposé dans
quelques-uns de leurs écrits; on trouve en eux tout ce qu'il y a de
plus substantiel en elle.

Bien plus, on reconnaît déjà dans leurs livres ce tempérament
révolutionnaire et démocratique que nous connaissons si bien; ils
n'ont pas seulement la haine de certains priviléges, la diversité
même leur est odieuse: ils adoreraient l'égalité jusque dans la
servitude. Ce qui les gêne dans leurs desseins n'est bon qu'à briser.
Les contrats leur inspirent peu de respect; les droits privés, nuls
égards; ou plutôt il n'y a déjà plus à leurs yeux, à bien parler, de
droits privés, mais seulement une utilité publique. Ce sont pourtant,
en général, des hommes de mœurs douces et tranquilles, des gens de
bien, d'honnêtes magistrats, d'habiles administrateurs; mais le génie
particulier à leur œuvre les entraîne.

Le passé est pour les économistes l'objet d'un mépris sans bornes.
«La nation est gouvernée depuis des siècles par de faux principes;
tout semble y avoir été fait au hasard,» dit Letronne. Partant de
cette idée, ils se mettent à l'œuvre; il n'y a pas d'institution si
vieille et qui paraisse si bien fondée dans notre histoire dont ils ne
demandent l'abolition, pour peu qu'elle les incommode et nuise à la
symétrie de leurs plans. L'un d'eux propose d'effacer à la fois toutes
les anciennes divisions territoriales et de changer tous les noms des
provinces, quarante ans avant que l'Assemblée constituante ne l'exécute.

Ils ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes sociales et
administratives que la Révolution a faites, avant que l'idée des
institutions libres ait commencé à se faire jour dans leur esprit.
Ils sont, il est vrai, très-favorables au libre échange des denrées,
_au laisser faire_ ou _au laisser passer_ dans le commerce et dans
l'industrie; mais, quant aux libertés politiques proprement dites, ils
n'y songent point, et même, quand elles se présentent par hasard à leur
imagination, ils les repoussent d'abord. La plupart commencent à se
montrer fort ennemis des assemblées délibérantes, des pouvoirs locaux
et secondaires, et, en général, de tous ces contre-poids qui ont été
établis, dans différents temps, chez tous les peuples libres, pour
balancer la puissance centrale. «Le système des contre-forces,» dit
Quesnay, «dans un gouvernement est une idée funeste.» «Les spéculations
d'après lesquelles on a imaginé le système des contre-poids sont
chimériques,» dit un ami de Quesnay.

La seule garantie qu'ils inventent contre l'abus du pouvoir, c'est
l'éducation publique; car, comme dit encore Quesnay, «le despotisme est
impossible si la nation est éclairée.» «Frappés des maux qu'entraînent
les abus de l'autorité,» dit un autre de ses disciples, «les hommes
ont inventé mille moyens totalement inutiles, et ont négligé le
seul véritablement efficace, qui est l'enseignement public général,
continuel, de la justice par essence et de l'ordre naturel.» C'est à
l'aide de ce petit galimatias littéraire qu'ils entendent suppléer à
toutes les garanties politiques.

Letronne, qui déplore si amèrement l'abandon dans lequel le
gouvernement laisse les campagnes, qui nous les montre sans chemins,
sans industrie, sans lumières, n'imagine point que leurs affaires
pourraient bien être mieux faites si on chargeait les habitants
eux-mêmes de les faire.

Turgot lui-même, que la grandeur de son âme et les rares qualités de
son génie doivent faire mettre à part de tous les autres, n'a pas
beaucoup plus qu'eux le goût des libertés politiques, ou du moins
le goût ne lui en vient que tard, et lorsque le sentiment public le
lui suggère. Comme tous les autres, la première garantie politique
lui paraît être une certaine instruction publique donnée par l'État,
d'après certains procédés et dans un certain esprit. La confiance qu'il
montre en cette sorte de médication intellectuelle, ou, comme le dit un
de ses contemporains, dans le _mécanisme d'une éducation conforme aux
principes_, est sans bornes. «J'ose vous répondre, Sire,» dit-il dans
un mémoire où il propose au roi un plan de cette espèce, «que dans dix
ans votre nation ne sera plus reconnaissable, et que, par les lumières,
les bonnes mœurs, par le zèle éclairé pour votre service et pour
celui de la patrie, elle sera infiniment au-dessus de tous les autres
peuples. Les enfants qui ont maintenant dix ans se trouveront alors
des hommes préparés pour l'État, affectionnés à leur pays, soumis, non
par crainte, mais par raison, à l'autorité, secourables envers leurs
concitoyens, accoutumés à reconnaître et à respecter la justice.»

Il y avait si longtemps que la liberté politique était détruite en
France qu'on y avait presque entièrement oublié quelles étaient ses
conditions et ses effets. Bien plus, les débris informes qui en
restaient encore, et les institutions qui semblaient avoir été faites
pour la suppléer, la rendaient suspecte et donnaient souvent des
préjugés contre elle. La plupart des assemblées d'états qui existaient
encore gardaient, avec les formes surannées, l'esprit du moyen âge,
et gênaient le progrès de la société loin d'y aider; les parlements,
chargés seuls de tenir lieu de corps politiques, ne pouvaient empêcher
le mal que le gouvernement faisait, et souvent empêchaient le bien
qu'il voulait faire.

L'idée d'accomplir la révolution qu'ils imaginaient à l'aide de tous
ces vieux instruments paraît aux économistes impraticable; la pensée
de confier l'exécution de leurs plans à la nation devenue sa maîtresse
leur agrée même fort peu; car comment faire adopter et suivre par tout
un peuple un système de réforme si vaste et si étroitement lié dans ses
parties? Il leur semble plus facile et plus opportun de faire servir à
leurs desseins l'administration royale elle-même.

Ce pouvoir nouveau n'est pas sorti des institutions du moyen âge; il
n'en porte point l'empreinte; au milieu de ses erreurs, ils démêlent
en lui certains bons penchants. Comme eux il a un goût naturel pour
l'égalité des conditions et pour l'uniformité des règles; autant
qu'eux-mêmes il hait au fond du cœur tous les anciens pouvoirs qui sont
nés de la féodalité ou qui tendent vers l'aristocratie. On chercherait
en vain dans le reste de l'Europe une machine de gouvernement si bien
montée, si grande et si forte; la rencontre d'un tel gouvernement
parmi nous leur semble une circonstance singulièrement heureuse: ils
l'auraient appelée providentielle, s'il avait été de mode, alors
comme aujourd'hui, de faire intervenir la Providence à tout propos.
«La situation de la France,» dit Letronne, «est infiniment meilleure
que celle de l'Angleterre; car ici on peut accomplir des réformes qui
changent tout l'état du pays en un moment, tandis que chez les Anglais
de telles réformes peuvent toujours être entravées par les partis.»

Il ne s'agit donc pas de détruire ce pouvoir absolu, mais de le
convertir. «Il faut que l'État gouverne suivant les règles de l'ordre
essentiel,» dit Mercier de la Rivière, «et quand il en est ainsi, il
faut qu'il soit tout-puissant.»—«Que l'État comprenne bien son devoir,»
dit un autre, «et alors qu'on le laisse libre.» Allez de Quesnay à
l'abbé Bodeau, vous les trouverez tous de la même humeur.

Ils ne comptent pas seulement sur l'administration royale pour
réformer la société de leur temps; ils lui empruntent, en partie,
l'idée du gouvernement futur qu'ils veulent fonder. C'est en regardant
l'un qu'ils se sont fait une image de l'autre.

L'État, suivant les économistes, n'a pas uniquement à commander à la
nation, mais à la façonner d'une certaine manière; c'est à lui de
former l'esprit des citoyens suivant un certain modèle qu'il s'est
proposé à l'avance; son devoir est de le remplir de certaines idées et
de fournir à leur cœur certains sentiments qu'il juge nécessaires. En
réalité, il n'y a pas de limites à ses droits ni de bornes à ce qu'il
peut faire; il ne réforme pas seulement les hommes, il les transforme;
il ne tiendrait peut-être qu'à lui d'en faire d'autres! «L'État fait
des hommes tout ce qu'il veut,» dit Bodeau. Ce mot résume toutes leurs
théories.

Cet immense pouvoir social que les économistes imaginent n'est pas
seulement plus grand qu'aucun de ceux qu'ils ont sous les yeux; il
en diffère encore par l'origine et le caractère. Il ne découle pas
directement de Dieu; il ne se rattache point à la tradition; il est
impersonnel: il ne s'appelle plus le roi, mais l'État; il n'est pas
l'héritage d'une famille; il est le produit et le représentant de tous,
et doit faire plier le droit de chacun sous la volonté de tous.

Cette forme particulière de la tyrannie qu'on nomme le despotisme
démocratique, dont le moyen âge n'avait pas eu l'idée, leur est
déjà familière. Plus de hiérarchie dans la société, plus de classes
marquées, plus de rangs fixes; un peuple composé d'individus presque
semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue pour
le seul souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les
facultés qui pourraient lui permettre de diriger et même de surveiller
elle-même son gouvernement. Au-dessus d'elle, un mandataire unique,
chargé de tout faire en son nom sans la consulter. Pour contrôler
celui-ci, une raison publique sans organes; pour l'arrêter, des
révolutions, et non des lois: en droit, un agent subordonné; en fait,
un maître.

Ne trouvant encore autour d'eux rien qui leur paraisse conforme à cet
idéal, ils vont le chercher au fond de l'Asie. Je n'exagère pas en
affirmant qu'il n'y en a pas un qui n'ait fait dans quelque partie
de ses écrits l'éloge emphatique de la Chine. On est sûr en lisant
leurs livres d'y rencontrer au moins cela, et comme la Chine est
encore très-mal connue, il n'est sorte de billevesées dont ils ne nous
entretiennent à propos d'elle. Ce gouvernement imbécile et barbare,
qu'une poignée d'Européens maîtrise à son gré, leur semble le modèle le
plus parfait que puissent copier toutes les nations du monde. Il est
pour eux ce que devint plus tard l'Angleterre et enfin l'Amérique pour
tous les Français. Ils se sentent émus et comme ravis à la vue d'un
pays dont le souverain absolu, mais exempt de préjugés, laboure une
fois l'an la terre de ses propres mains pour honorer les arts utiles;
où toutes les places sont obtenues dans des concours littéraires; qui
n'a pour religion qu'une philosophie, et pour aristocratie que des
lettrés.

On croit que les théories destructives qui sont désignées de nos
jours sous le nom de _socialisme_ sont d'origine récente; c'est une
erreur: ces théories sont contemporaines des premiers économistes.
Tandis que ceux-ci employaient le gouvernement tout-puissant qu'ils
rêvaient à changer les formes de la société, les autres s'emparaient en
imagination du même pouvoir pour en ruiner les bases.

Lisez le _Code de la Nature_ par Morelly, vous y trouverez, avec toutes
les doctrines des économistes sur la toute-puissance de l'État et sur
ses droits illimités, plusieurs des théories politiques qui ont le plus
effrayé la France dans ces derniers temps, et que nous nous figurions
avoir vues naître: la communauté de biens, le droit au travail,
l'égalité absolue, l'uniformité en toutes choses, la régularité
mécanique dans tous les mouvements des individus, la tyrannie
règlementaire et l'absorption complète de la personnalité des citoyens
dans le corps social.

«Rien dans la société n'appartiendra singulièrement ni en propriété à
personne,» dit l'article 1er de ce Code. «La propriété est détestable,
et celui qui tentera de la rétablir sera renfermé pour toute sa vie,
comme un fou furieux et ennemi de l'humanité. Chaque citoyen sera
sustenté, entretenu et occupé aux dépens du public,» dit l'art. 2.
«Toutes les productions seront amassées dans des magasins publics, pour
être distribuées à tous les citoyens et servir aux besoins de leur vie.
Les villes seront bâties sur le même plan; tous les édifices à l'usage
des particuliers seront semblables. A cinq ans tous les enfants seront
enlevés à la famille et élevés en commun, aux frais de l'État, d'une
façon uniforme.» Ce livre vous paraît écrit d'hier: il date de cent
ans; il paraissait en 1755, dans le même temps que Quesnay fondait son
école: tant il est vrai que la centralisation et le socialisme sont des
produits du même sol; ils sont relativement l'un à l'autre ce que le
fruit cultivé est au sauvageon.

De tous les hommes de leur temps, ce sont les économistes qui
paraîtraient le moins dépaysés dans le nôtre; leur passion pour
l'égalité est si décidée et leur goût de la liberté si incertain qu'ils
ont un faux air de contemporains. Quand je lis les discours et les
écrits des hommes qui ont fait la Révolution, je me sens tout à coup
transporté dans un lieu et au milieu d'une société que je ne connais
pas; mais quand je parcours les livres des économistes, il me semble
que j'ai vécu avec ces gens-là et que je viens de discourir avec eux.

Vers 1750, la nation tout entière ne se fût pas montrée plus exigeante
en fait de liberté politique que les économistes eux-mêmes; elle en
avait perdu le goût, et jusqu'à l'idée, en en perdant l'usage. Elle
souhaitait des réformes plus que des droits, et, s'il se fût trouvé
alors sur le trône un prince de la taille et de l'humeur du grand
Frédéric, je ne doute point qu'il n'eût accompli dans la société et
dans le gouvernement plusieurs des plus grands changements que la
Révolution y a faits, non-seulement sans perdre sa couronne, mais en
augmentant beaucoup son pouvoir. On assure que l'un des plus habiles
ministres qu'ait eu Louis XV, M. de Machault, entrevit cette idée et
l'indiqua à son maître; mais de telles entreprises ne se conseillent
point: on n'est propre à les accomplir que quand on a été capable de
les concevoir.

Vingt ans après, il n'en était plus de même: l'image de la liberté
politique s'était offerte à l'esprit des Français et leur devenait
chaque jour de plus en plus attrayante. On s'en aperçoit à bien des
signes. Les provinces commencent à concevoir le désir de s'administrer
de nouveau elles-mêmes. L'idée que le peuple tout entier a le droit
de prendre part à son gouvernement pénètre dans les esprits et s'en
empare. Le souvenir des anciens états généraux se ravive. La nation,
qui déteste sa propre histoire, n'en rappelle avec plaisir que cette
partie. Le nouveau courant entraîne les économistes eux-mêmes, et les
force d'embarrasser leur système unitaire de quelques institutions
libres.

Lorsqu'en 1771 les parlements sont détruits, le même public, qui avait
eu si souvent à souffrir de leurs préjugés, s'émeut profondément en
voyant leur chute. Il semblait qu'avec eux tombât la dernière barrière
qui pouvait contenir encore l'arbitraire royal.

Cette opposition étonne et indigne Voltaire. «Presque tout le royaume
est dans l'effervescence et la consternation,» écrit-il à ses amis; «la
fermentation est aussi forte dans les provinces qu'à Paris même. L'édit
me semble pourtant rempli de réformes utiles. Détruire la vénalité des
charges, rendre la justice gratuite, empêcher les plaideurs de venir
à Paris des extrémités du royaume pour s'y ruiner, charger le roi de
payer les frais de justices seigneuriales, ne sont-ce pas là de grands
services rendus à la nation? Ces parlements, d'ailleurs, n'ont-ils pas
été souvent persécuteurs et barbares? En vérité, j'admire les Welches
de prendre le parti de ces bourgeois insolents et indociles. Pour moi,
je crois que le roi a raison, et, puisqu'il faut servir, je pense
que mieux vaut le faire sous un lion de bonne maison, et qui est né
beaucoup plus fort que moi, que sous deux cents rats de mon espèce.» Et
il ajoute en manière d'excuse: «Songez que je dois apprécier infiniment
la grâce qu'a faite le roi à tous les seigneurs de terres, de payer
les frais de leurs justices.»

Voltaire, absent de Paris depuis longtemps, croyait que l'esprit public
en était encore resté au point où il l'avait laissé. Il n'en était
rien. Les Français ne se bornaient plus à désirer que leurs affaires
fussent mieux faites; ils commençaient à vouloir les faire eux-mêmes,
et il était visible que la grande révolution que tout préparait allait
avoir lieu, non-seulement avec l'assentiment du peuple, mais par ses
mains.

Je pense qu'à partir de ce moment-là cette révolution radicale, qui
devait confondre dans une même ruine ce que l'ancien régime contenait
de plus mauvais et ce qu'il renfermait de meilleur, était désormais
inévitable. Un peuple si mal préparé à agir par lui-même ne pouvait
entreprendre de tout réformer à la fois sans tout détruire. Un prince
absolu eût été un novateur moins dangereux. Pour moi, quand je
considère que cette même révolution, qui a détruit tant d'institutions,
d'idées, d'habitudes contraires à la liberté, en a, d'autre part, aboli
tant d'autres dont celle-ci peut à peine se passer, j'incline à croire
qu'accomplie par un despote elle nous eût peut-être laissés moins
impropres à devenir un jour une nation libre que faite au nom de la
souveraineté du peuple et par lui.

Il ne faut jamais perdre de vue ce qui précède, si l'on veut comprendre
l'histoire de notre Révolution.

Quand l'amour des Français pour la liberté politique se réveilla,
ils avaient déjà conçu en matière de gouvernement un certain nombre
de notions qui non-seulement ne s'accordaient pas facilement avec
l'existence d'institutions libres, mais y étaient presque contraires.

Ils avaient admis comme idéal d'une société un peuple sans autre
aristocratie que celle des fonctionnaires publics, une administration
unique et toute-puissante, directrice de l'État, tutrice des
particuliers. En voulant être libres, ils n'entendirent point se
départir de cette notion première; ils essayèrent seulement de la
concilier avec celle de la liberté.

Ils entreprirent donc de mêler ensemble une centralisation
administrative sans bornes et un corps législatif prépondérant:
l'administration de la bureaucratie et le gouvernement des électeurs.
La nation en corps eut tous les droits de la souveraineté, chaque
citoyen en particulier fut resserré dans la plus étroite dépendance;
à l'une on demanda l'expérience et les vertus d'un peuple libre; à
l'autre les qualités d'un bon serviteur.

C'est ce désir d'introduire la liberté politique au milieu
d'institutions et d'idées qui lui étaient étrangères ou contraires,
mais dont nous avions déjà contracté l'habitude ou conçu par avance
le goût, qui depuis soixante ans a produit tant de vains essais de
gouvernements libres, suivis de si funestes révolutions, jusqu'à ce
qu'enfin, fatigués de tant d'efforts, rebutés par un travail si
laborieux et si stérile, abandonnant leur seconde visée pour revenir
à la première, beaucoup de Français se réduisirent à penser que
vivre égaux sous un maître avait encore, après tout, une certaine
douceur. C'est ainsi que nous nous trouvons ressembler infiniment plus
aujourd'hui aux économistes de 1750 qu'à nos pères de 1789.

Je me suis souvent demandé où est la source de cette passion de la
liberté politique qui dans tous les temps a fait faire aux hommes
les plus grandes choses que l'humanité ait accomplies, dans quels
sentiments elle s'enracine et se nourrit.

Je vois bien que, quand les peuples sont mal conduits, ils conçoivent
volontiers le désir de se gouverner eux-mêmes; mais cette sorte
d'amour de l'indépendance, qui ne prend naissance que dans certains
maux particuliers et passagers que le despotisme amène, n'est jamais
durable: elle passe avec l'accident qui l'avait fait naître; on
semblait aimer la liberté, il se trouve qu'on ne faisait que haïr le
maître. Ce que haïssent les peuples faits pour être libres, c'est le
mal même de la dépendance.

Je ne crois pas non plus que le véritable amour de la liberté soit
jamais né de la seule vue des biens matériels qu'elle procure; car
cette vue vient souvent à s'obscurcir. Il est bien vrai qu'à la longue
la liberté amène toujours, à ceux qui savent la retenir, l'aisance,
le bien-être, et souvent la richesse; mais il y a des temps où elle
trouble momentanément l'usage de pareils biens; il y en a d'autres où
le despotisme seul peut en donner la jouissance passagère. Les hommes
qui ne prisent que ces biens-là en elle ne l'ont jamais conservée
longtemps.

Ce qui, dans tous les temps, lui a attaché si fortement le cœur de
certains hommes, ce sont ses attraits mêmes, son charme propre,
indépendant de ses bienfaits; c'est le plaisir de pouvoir parler, agir,
respirer sans contrainte, sous le seul gouvernement de Dieu et des
lois. Qui cherche dans la liberté autre chose qu'elle-même est fait
pour servir.

Certains peuples la poursuivent obstinément à travers toutes sortes de
périls et de misères. Ce ne sont pas les biens matériels qu'elle leur
donne que ceux-ci aiment alors en elle; ils la considèrent elle-même
comme un bien si précieux et si nécessaire qu'aucun autre ne pourrait
les consoler de sa perte et qu'ils se consolent de tout en la goûtant.
D'autres se fatiguent d'elle au milieu de leurs prospérités; ils se la
laissent arracher des mains sans résistance, de peur de compromettre
par un effort ce même bien-être qu'ils lui doivent. Que manque-t-il
à ceux-là pour rester libres? Quoi? le goût même de l'être. Ne me
demandez pas d'analyser ce goût sublime, il faut l'éprouver. Il entre
de lui-même dans les grands cœurs que Dieu a préparés pour le recevoir;
il les remplit, il les enflamme. On doit renoncer à le faire comprendre
aux âmes médiocres qui ne l'ont jamais ressenti.



CHAPITRE IV.

     Que le règne de Louis XVI a été l'époque la plus prospère de
     l'ancienne monarchie, et comment cette prospérité même hâta la
     Révolution.


On ne saurait douter que l'épuisement du royaume sous Louis XIV
n'ait commencé bien avant les revers de ce prince. On en rencontre
les premiers indices dans les années les plus glorieuses du règne.
La France était ruinée bien avant qu'elle eût cessé de vaincre. Qui
n'a lu cet effrayant essai de statistique administrative que Vauban
nous a laissé? Les intendants, dans les mémoires qu'ils adressent au
duc de Bourgogne à la fin du dix-septième siècle et avant même que
la guerre malheureuse de la Succession ne soit commencée, font tous
allusion à cette décadence croissante de la nation et n'en parlent
point comme d'un fait très-récent. La population a fort diminué dans
cette généralité depuis un certain nombre d'années, dit l'un; cette
ville, qui était autrefois riche et florissante, est aujourd'hui sans
industrie, dit l'autre. Celui-ci: Il y a eu des manufactures dans
la province; mais elles sont aujourd'hui abandonnées. Celui-là: Les
habitants tiraient autrefois beaucoup plus de leur sol qu'à présent;
l'agriculture y était infiniment plus florissante il y a vingt ans.
La population et la production ont diminué d'un cinquième depuis
environ trente ans, disait un intendant d'Orléans dans le même temps.
On devrait conseiller la lecture de ces mémoires aux particuliers qui
prisent le gouvernement absolu et aux princes qui aiment la guerre.

Comme ces misères avaient principalement leur source dans les vices
de la constitution, la mort de Louis XIV et la paix même ne firent
pas renaître la prospérité publique. C'est une opinion commune à tous
ceux qui écrivent sur l'administration ou sur l'économie sociale,
dans la première moitié du dix-huitième siècle, que les provinces
ne se rétablissent point; beaucoup pensent même qu'elles continuent
à se ruiner. Paris seul, disent-ils, s'enrichit et s'accroît. Des
intendants, d'anciens ministres, des hommes d'affaires sont d'accord
sur ce point avec des gens de lettres.

Pour moi, j'avoue que je ne crois point à cette décadence continue de
la France durant la première moitié du dix-huitième siècle; mais une
opinion si générale, que partagent des gens si bien informés, prouve du
moins qu'on ne faisait alors aucun progrès visible. Tous les documents
administratifs qui se rapportent à cette époque de notre histoire et
qui me sont tombés sous les yeux dénotent, en effet, dans la société,
une sorte de léthargie. Le gouvernement ne fait guère que tourner
dans le cercle de vieilles routines sans rien créer de nouveau; les
villes ne font presque aucun effort pour rendre la condition de leurs
habitants plus commode et plus saine; les particuliers mêmes ne se
livrent à aucune entreprise considérable.

Environ trente ou quarante ans avant que la Révolution n'éclate, le
spectacle commence à changer; on croit discerner alors dans toutes les
parties du corps social une sorte de tressaillement intérieur qu'on
n'avait point remarqué jusque-là. Il n'y a qu'un examen très-attentif
qui puisse d'abord le faire reconnaître; mais peu à peu il devient plus
caractéristique et plus distinct. Chaque année ce mouvement s'étend et
s'accélère: la nation se remue enfin tout entière et semble renaître.
Prenez-y garde! ce n'est pas son ancienne vie qui se ranime; l'esprit
qui meut ce grand corps est un esprit nouveau; il ne le ravive un
moment que pour le dissoudre.

Chacun s'inquiète et s'agite dans sa condition et fait effort pour
en changer; la recherche du mieux est universelle; mais c'est une
recherche impatiente et chagrine, qui fait maudire le passé et imaginer
un état de choses tout contraire à celui qu'on a sous les yeux.

Bientôt cet esprit pénètre jusqu'au sein du gouvernement, lui-même; il
le transforme au dedans sans rien altérer au dehors; on ne change pas
les lois, mais on les pratique autrement.

J'ai dit ailleurs que le contrôleur général et l'intendant de 1740
ne ressemblaient point à l'intendant et au contrôleur général de
1780. La correspondance administrative montre cette vérité dans les
détails. L'intendant de 1780 a cependant les mêmes pouvoirs, les mêmes
agents, le même arbitraire que son prédécesseur, mais non les mêmes
visées: l'un ne s'occupait guère que de maintenir sa province dans
l'obéissance, d'y lever la milice, et surtout d'y percevoir la taille;
l'autre a bien d'autres soins: sa tête est remplie de mille projets
qui tendent à accroître la richesse publique. Les routes, les canaux,
les manufactures, le commerce sont les principaux objets de sa pensée;
l'agriculture surtout attire ses regards. Sully devient alors à la mode
parmi les administrateurs.

C'est dans ce temps qu'ils commencent à former les sociétés
d'agriculture dont j'ai déjà parlé, qu'ils établissent des concours,
qu'ils distribuent des primes. Il y a des circulaires du contrôleur
général qui ressemblent moins à des lettres d'affaires qu'à des traités
sur l'art agricole.

C'est principalement dans la perception de tous les impôts qu'on peut
le mieux voir le changement qui s'est opéré dans l'esprit de ceux qui
gouvernent. La législation est toujours aussi inégale, aussi arbitraire
et aussi dure que par le passé, mais tous ses vices se tempèrent dans
l'exécution.

«Lorsque je commençai à étudier les lois fiscales,» dit M. Mollien dans
ses Mémoires, «je fus effrayé de ce que j'y trouvai: des amendes, des
emprisonnements, des punitions corporelles mises à la disposition de
tribunaux spéciaux pour de simples omissions; des commis des fermes qui
tenaient presque toutes les propriétés et les personnes à la discrétion
de leurs serments, etc. Heureusement, je ne me bornai pas à la simple
lecture de ce code, et j'eus bientôt lieu de reconnaître qu'il y avait
entre le texte et son application la même différence qu'entre les mœurs
des anciens financiers et celles des nouveaux. Les jurisconsultes
étaient toujours portés à l'atténuation des délits et à la modération
des peines.»

«A combien d'abus et de vexations la perception des impôts peut-elle
donner lieu!» dit l'assemblée provinciale de basse Normandie en 1787;
«nous devons cependant rendre justice à la douceur et aux ménagements
dont on a usé depuis quelques années.»

L'examen des documents justifie pleinement cette assertion. Le respect
de la liberté et de la vie des hommes s'y fait souvent voir. On y
aperçoit surtout une préoccupation véritable des maux des pauvres:
on l'y eût en vain cherchée jusque-là. Les violences du fisc envers
les misérables sont rares, les remises d'impôts plus fréquentes, les
secours plus nombreux. Le roi augmente tous les fonds destinés à créer
des ateliers de charité dans les campagnes ou à venir en aide aux
indigents, et souvent il en établit de nouveaux. Je trouve plus de
80,000 livres distribuées par l'État de cette manière dans la seule
généralité de la haute Guyenne en 1779; 40,000, en 1784, dans celle de
Tours; 48,000 dans celle de Normandie en 1787. Louis XVI ne voulait
pas abandonner à ses seuls ministres cette partie du gouvernement; il
s'en chargeait parfois lui-même. Lorsqu'en 1776 un arrêt du conseil
vint fixer les indemnités qui seraient dues aux paysans dont le gibier
du roi dévastait les champs aux environs des capitaineries, et indiqua
des moyens simples et sûrs de se la faire payer, le roi rédigea
lui-même les considérants. Turgot nous raconte que ce bon et malheureux
prince les lui remit écrits de sa main, en disant: «Vous voyez que je
travaille aussi de mon côté.» Si l'on peignait l'ancien régime tel
qu'il était dans les dernières années de son existence, on en ferait un
portrait très-flatté et peu ressemblant.

A mesure que ces changements s'opèrent dans l'esprit des gouvernés et
des gouvernants, la prospérité publique se développe avec une rapidité
jusque-là sans exemple. Tous les signes l'annoncent: la population
augmente avec rapidité; les richesses s'accroissent plus vite encore.
La guerre d'Amérique ne ralentit pas cet essor; l'État s'y obère,
mais les particuliers continuent à s'enrichir; ils deviennent plus
industrieux, plus entreprenants, plus inventifs.

«Depuis 1774,» dit un administrateur du temps, «les divers genres
d'industrie, en se développant, avaient agrandi la matière de toutes
les taxes de consommation.» Quand on compare, en effet, les uns aux
autres les traités faits, aux différentes époques du règne de Louis
XVI, entre l'État et les compagnies financières chargées de la levée
des impôts, on voit que le prix des fermages ne cesse de s'élever, à
chaque renouvellement, avec une rapidité croissante. Le bail de 1786
donne 14 millions de plus que celui de 1780. «On peut compter que le
produit de tous les droits des consommations augmente de 2 millions par
an,» dit Necker dans le compte rendu de 1781.

Arthur Young assure qu'en 1788 Bordeaux faisait plus de commerce que
Liverpool; et il ajoute: «Dans ces derniers temps, les progrès du
commerce maritime ont été plus rapides en France qu'en Angleterre même;
le commerce y a doublé depuis vingt ans.»

Si l'on veut faire attention à la différence des temps, on se
convaincra qu'à aucune des époques qui ont suivi, la Révolution la
prospérité publique ne s'est développée plus rapidement que pendant
les vingt années qui la précédèrent. Les trente-sept ans de monarchie
constitutionnelle, qui furent pour nous des temps de paix et de progrès
rapides, peuvent seuls se comparer, sous ce rapport, au règne de Louis
XVI.

La vue de cette prospérité déjà si grande et si rapidement croissante a
lieu d'étonner, si l'on songe à tous les vices que renfermait encore le
gouvernement et à toutes les gênes que rencontrait encore l'industrie;
il se peut même que beaucoup de politiques, ne pouvant s'expliquer le
fait, le nient, jugeant, comme le médecin de Molière, qu'un malade
ne saurait guérir contre les règles. Comment croire en effet que la
France pût prospérer et s'enrichir avec l'inégalité des charges, la
diversité des coutumes, les douanes intérieures, les droits féodaux,
les jurandes, les offices, etc.? En dépit de tout cela, elle commençait
pourtant à s'enrichir et à se développer de toutes parts, parce
qu'en dehors de tous ces rouages mal construits et mal engrenés, qui
semblaient destinés à ralentir la machine sociale plus qu'à la pousser,
se cachaient deux ressorts très-simples et très-forts, qui suffisaient
déjà pour tenir tout ensemble et faire tout marcher vers le but de la
prospérité publique: un gouvernement resté très-puissant en cessant
d'être despotique, qui maintenait l'ordre partout; une nation qui,
dans ses classes supérieures, était déjà la plus éclairée et la plus
libre du continent, et au sein de laquelle chacun pouvait s'enrichir à
sa guise et garder sa fortune une fois acquise.

Le roi continuait à parler en maître, mais il obéissait lui-même en
réalité à une opinion publique qui l'inspirait ou l'entraînait tous
les jours, qu'il consultait, craignait, flattait sans cesse; absolu
par la lettre des lois, limité par leur pratique. Dès 1784, Necker
disait dans un document public, comme un fait incontesté: «La plupart
des étrangers ont peine à se faire une idée de l'autorité qu'exerce en
France aujourd'hui l'opinion publique: ils comprennent difficilement
ce que c'est que cette puissance invisible qui commande jusque dans le
palais du roi. Il en est pourtant ainsi.»

Rien n'est plus superficiel que d'attribuer la grandeur et la puissance
d'un peuple au seul mécanisme de ses lois; car, en cette matière, c'est
moins la perfection de l'instrument que la force des moteurs qui fait
le produit. Voyez l'Angleterre: combien aujourd'hui encore ses lois
administratives paraissent-elles plus compliquées, plus diverses, plus
irrégulières que les nôtres! Y a-t-il pourtant un seul pays en Europe
où la fortune publique soit plus grande, la propriété particulière
plus étendue, plus sûre et plus variée, la société plus solide et plus
riche? Cela ne vient pas de la bonté de telles lois en particulier,
mais de l'esprit qui anime la législation anglaise tout entière.
L'imperfection de certains organes n'empêche rien, parce que la vie est
puissante.

A mesure que se développe en France la prospérité que je viens de
décrire, les esprits paraissent cependant plus mal assis et plus
inquiets; le mécontentement public s'aigrit; la haine contre toutes les
institutions anciennes va croissant. La nation marche visiblement vers
une révolution.

Bien plus, les parties de la France qui devaient être le principal
foyer de cette révolution sont précisément celles où les progrès
se font le mieux voir. Si on étudie ce qui reste des archives de
l'ancienne généralité de l'Ile-de-France, on s'assurera aisément que
c'est dans les contrées qui avoisinent Paris que l'ancien régime
s'était le plus tôt et le plus profondément réformé. Là, la liberté
et la fortune des paysans sont déjà mieux garanties que dans aucun
autre pays d'élection. La corvée personnelle a disparu longtemps
avant 1789. La levée de la taille est devenue plus régulière, plus
modérée, plus égale que dans le reste de la France. Il faut lire le
règlement qui l'améliore, en 1772, si l'on veut comprendre ce que
pouvait alors un intendant pour le bien-être comme pour la misère
de toute une province. Vu dans ce règlement, l'impôt a déjà un tout
autre aspect. Des commissaires du gouvernement se rendent tous les
ans dans chaque paroisse; la communauté s'assemble en leur présence;
la valeur des biens est publiquement établie, les facultés de chacun
contradictoirement reconnues; la taille s'assoit enfin avec le concours
de tous ceux qui doivent la payer. Plus d'arbitraire du syndic, plus
de violences inutiles. La taille conserve sans doute les vices qui lui
sont inhérents, quel que soit le système de la perception; elle ne pèse
que sur une classe de contribuables, et y frappe l'industrie comme la
propriété; mais sur tout le reste elle diffère profondément de ce qui
porte encore son nom dans les généralités voisines.

Nulle part, au contraire, l'ancien régime ne s'était mieux conservé
que le long de la Loire, vers son embouchure, dans les marécages du
Poitou et dans les landes de la Bretagne. C'est précisément là que
s'alluma et se nourrit le feu de la guerre civile et qu'on résista le
plus violemment et le plus longtemps à la Révolution; de telle sorte
qu'on dirait que les Français ont trouvé leur position d'autant plus
insupportable qu'elle devenait meilleure.

Une telle vue étonne; l'histoire est toute remplie de pareils
spectacles.

Ce n'est pas toujours en allant de mal en pis que l'on tombe en
révolution. Il arrive le plus souvent qu'un peuple qui avait supporté
sans se plaindre, et comme s'il ne les sentait pas, les lois les plus
accablantes, les rejette violemment dès que le poids s'en allége. Le
régime qu'une révolution détruit vaut presque toujours mieux que celui
qui l'avait immédiatement précédé, et l'expérience apprend que le
moment le plus dangereux pour un mauvais gouvernement est d'ordinaire
celui où il commence à se réformer. Il n'y a qu'un grand génie qui
puisse sauver un prince qui entreprend de soulager ses sujets après une
oppression longue. Le mal qu'on souffrait patiemment comme inévitable
semble insupportable dès qu'on conçoit l'idée de s'y soustraire. Tout
ce qu'on ôte alors des abus semble mieux découvrir ce qui en reste et
en rend le sentiment plus cuisant: le mal est devenu moindre, il est
vrai, mais la sensibilité est plus vive. La féodalité dans toute sa
puissance n'avait pas inspiré aux Français autant de haine qu'au moment
où elle allait disparaître. Les plus petits coups de l'arbitraire
de Louis XVI paraissaient plus difficiles à supporter que tout le
despotisme de Louis XIV. Le court emprisonnement de Beaumarchais
produisit plus d'émotion dans Paris que les Dragonnades.

Personne ne prétend plus, en 1780, que la France est en décadence;
on dirait au contraire qu'il n'y a en ce moment plus de bornes à ses
progrès. C'est alors que la théorie de la perfectibilité continue et
indéfinie de l'homme prend naissance. Vingt ans avant, on n'espérait
rien de l'avenir; maintenant on n'en redoute rien. L'imagination,
s'emparant d'avance de cette félicité prochaine et inouïe, rend
insensible aux biens qu'on a déjà et précipite vers les choses
nouvelles.

Indépendamment de ces raisons générales, il y en a d'autres plus
particulières et non moins puissantes du phénomène. Quoique
l'administration des finances se fût perfectionnée comme tout le
reste, elle gardait les vices qui tiennent au gouvernement absolu
lui-même. Comme elle était secrète et sans garantie, on y suivait
encore quelques-unes des plus mauvaises pratiques qui avaient eu
cours sous Louis XIV et sous Louis XV. L'effort même que faisait le
gouvernement pour développer la prospérité publique, les secours et les
encouragements qu'il distribuait, les travaux publics qu'il faisait
exécuter augmentaient chaque jour les dépenses sans accroître dans la
même proportion les recettes; cela jetait chaque jour le roi dans des
embarras encore plus grands que ceux de ses devanciers! Comme ceux-ci,
il laissait sans cesse ses créanciers en souffrance; il empruntait
comme eux de toutes mains, sans publicité et sans concurrence, et ses
créanciers n'étaient jamais sûrs de toucher leurs rentes; leur capital
même était toujours à la merci de la seule bonne foi du prince.

Un témoin digne de confiance, car il avait vu de ses propres yeux et
était mieux qu'un autre en état de bien voir, dit à cette occasion:
«Les Français ne trouvaient alors que hasards dans leurs rapports
avec leur propre gouvernement. Plaçaient-ils leurs capitaux dans ses
emprunts: ils ne pouvaient jamais compter sur une époque fixe pour le
payement des intérêts; construisaient-ils ses vaisseaux, réparaient-ils
ses routes, vêtissaient-ils ses soldats: ils restaient sans garanties
de leurs avances, sans échéance pour le remboursement, réduits à
calculer les chances d'un contrat avec les ministres comme celles d'un
prêt fait à la grosse aventure.» Et il ajoute avec beaucoup de sens:
«Dans ce temps où l'industrie, prenant plus d'essor, avait développé
dans un plus grand nombre d'hommes l'amour de la propriété, le goût
et le besoin de l'aisance, ceux qui avaient confié une partie de leur
propriété à l'État souffraient avec plus d'impatience la violation de
la loi des contrats par celui de tous les débiteurs qui devait le plus
la respecter.»

Les abus reprochés ici à l'administration française n'étaient point en
effet nouveaux; ce qui l'était, c'était l'impression qu'ils faisaient
naître. Les vices du système financier avaient même été bien plus
criants dans les temps antérieurs; mais il s'était fait depuis, dans
le gouvernement et dans la société, des changements qui y rendaient
infiniment plus sensibles qu'autrefois.

Le gouvernement, depuis vingt ans qu'il était devenu plus actif et
qu'il se livrait à toute sorte d'entreprises auxquelles il n'avait pas
songé jusque-là, avait achevé de devenir le plus grand consommateur
des produits de l'industrie et le plus grand entrepreneur de travaux
qu'il y eût dans le royaume. Le nombre de ceux qui avaient avec lui
des relations d'argent, qui étaient intéressés dans ses emprunts,
vivaient de ses salaires et spéculaient dans ses marchés, s'était
prodigieusement accru. Jamais la fortune de l'État et la fortune
particulière n'avaient été autant entremêlées. La mauvaise gestion des
finances, qui n'avait été longtemps qu'un mal public, devint alors pour
une multitude de familles une calamité privée. En 1789 l'État devait
ainsi près de 600 millions à des créanciers presque tous débiteurs
eux-mêmes, et qui associaient à leurs griefs contre le gouvernement
tous ceux que son inexactitude associait à leur souffrance. Et
remarquez qu'à mesure que les mécontents de cette espèce devenaient
ainsi plus nombreux, ils devenaient aussi plus irrités; car l'envie de
spéculer, l'ardeur de s'enrichir, le goût du bien-être, se répandant
et s'accroissant avec les affaires, faisaient paraître de pareils maux
insupportables à ceux mêmes qui, trente ans auparavant, les auraient
peut-être endurés sans se plaindre.

De là vint que les rentiers, les commerçants, les industriels et autres
gens de négoce ou hommes d'argent, qui forment d'ordinaire la classe la
plus ennemie des nouveautés politiques, la plus amie du gouvernement
existant, quel qu'il soit, et la mieux soumise aux lois mêmes qu'elle
méprise ou qu'elle déteste, se montra cette fois la plus impatiente et
la plus résolue en fait de réforme. Elle appelait surtout à grands cris
une révolution complète dans tout le système des finances, sans penser
qu'en remuant profondément cette partie du gouvernement on allait faire
tomber tout le reste.

Comment aurait-on pu échapper à une catastrophe? D'un côté, une nation
dans le sein de laquelle le désir de faire fortune va se répandant tous
les jours; de l'autre, un gouvernement qui excite sans cesse cette
passion nouvelle et la trouble sans cesse, l'enflamme et la désespère,
poussant ainsi des deux parts vers sa propre ruine.



CHAPITRE V.

     Comment on souleva le peuple en voulant le soulager.


Comme le peuple n'avait pas paru un seul instant depuis cent quarante
ans sur la scène des affaires publiques, on avait absolument cessé de
croire qu'il pût jamais s'y montrer; en le voyant si insensible on le
jugeait sourd; de sorte que, lorsqu'on commença à s'intéresser à son
sort, on se mit à parler devant lui de lui-même comme s'il n'avait pas
été là. Il semblait qu'on ne dût être entendu que de ceux qui étaient
placés au-dessus de lui, et que le seul danger qu'il y eût à craindre
était de ne pas se faire bien comprendre de ceux-là.

Les gens qui avaient le plus à redouter sa colère s'entretenaient
à haute voix en sa présence des injustices cruelles dont il avait
toujours été victime; ils se montraient les uns aux autres les vices
monstrueux que renfermaient les institutions qui lui étaient le plus
pesantes; ils employaient leur rhétorique à peindre ses misères et son
travail mal récompensés: ils le remplissaient de fureur en s'efforçant
ainsi de le soulager. Je n'entends point parler des écrivains, mais du
gouvernement, de ses principaux agents, des privilégiés eux-mêmes.

Quand le roi, treize ans avant la Révolution, essaye d'abolir la
corvée, il dit dans son préambule: «A l'exception d'un petit nombre de
provinces (les pays d'état), presque tous les chemins du royaume ont
été faits gratuitement par la partie la plus pauvre de nos sujets. Tout
le poids en est donc retombé sur ceux qui n'ont que leurs bras et ne
sont intéressés que très-secondairement aux chemins; les véritables
intéressés sont les propriétaires, presque tous privilégiés, dont les
biens augmentent de valeur par l'établissement des routes. En forçant
le pauvre à entretenir seul celles-ci, en l'obligeant à donner son
temps et son travail sans salaire, on lui enlève l'unique ressource
qu'il ait contre la misère et la faim pour le faire travailler au
profit des riches.»

Quand on entreprend, dans le même temps, de faire disparaître les gênes
que le système des corporations industrielles imposait aux ouvriers, on
proclame au nom du roi «que le droit de travailler est le plus sacré
de toutes les propriétés; que toute loi qui lui porte atteinte viole
le droit naturel et doit être considérée comme nulle de soi; que les
corporations existantes sont, en outre, des institutions bizarres et
tyranniques, produit de l'égoïsme, de la cupidité et de la violence.»
De semblables paroles étaient périlleuses sans doute; mais ce qui
l'était plus encore était de les prononcer en vain. Quelques mois plus
tard on rétablissait les corporations et la corvée.

C'était Turgot, dit-on, qui mettait un pareil langage dans la bouche du
roi. La plupart de ses successeurs ne le font point parler autrement.
Lorsqu'en 1780 le roi annonce à ses sujets que les accroissements de la
taille seront désormais soumis à la publicité de l'enregistrement, il
a soin d'ajouter en forme de glose: «Les taillables, déjà tourmentés
par les vexations de la perception des tailles, étaient encore exposés,
jusqu'à présent, à des augmentations inattendues, de telle sorte
que le tribut de la partie la plus pauvre de nos sujets s'est accru
dans une proportion bien supérieure à celle de toutes les autres.»
Quand le roi, n'osant point encore rendre toutes les charges égales,
entreprend du moins d'établir l'égalité de perception dans celles qui
sont déjà communes, il dit: «S. M. espère que les personnes riches ne
se trouveront pas lésées lorsque, remises au niveau commun, elles ne
feront qu'acquitter la charge qu'elles auraient dû depuis longtemps
partager plus également.»

Mais c'est surtout dans les temps de disette qu'on semble avoir en vue
d'enflammer les passions du peuple plus encore que de pourvoir à ses
besoins. Un intendant, pour stimuler la charité des riches, parle
alors «de l'injustice et de l'insensibilité de ces propriétaires qui
doivent aux travaux du pauvre tout ce qu'ils possèdent, et qui le
laissent mourir de faim au moment où celui-ci s'épuise pour mettre
leurs biens en valeur.» Le roi dit, de son côté, dans une occasion
analogue: «S. M. veut défendre le peuple contre les manœuvres qui
l'exposent à manquer de l'aliment de première nécessité en le forçant
de livrer son travail à tel salaire qu'il plaît aux riches de lui
donner. Le roi ne souffrira pas qu'une partie des hommes soit livrée à
l'avidité de l'autre.»

Jusqu'à la fin de la monarchie, la lutte qui existait entre les
différents pouvoirs administratifs donnait lieu à toutes sortes de
manifestations de cette espèce: les deux contendants s'accusaient
volontiers l'un l'autre des misères du peuple. Cela se voit bien,
notamment dans la querelle qui s'émut en 1772 entre le parlement
de Toulouse et le roi, à propos de la circulation des grains. «Le
gouvernement, par ses fausses mesures, risque de faire mourir le pauvre
de faim,» dit ce parlement. «L'ambition du parlement et l'avidité des
riches causent la détresse publique,» repart le roi. Des deux côtés on
travaille ainsi à introduire dans l'esprit du peuple l'idée que c'est
aux supérieurs qu'il doit toujours s'en prendre de ses maux.

Ces choses ne se trouvent pas dans des correspondances secrètes, mais
dans des documents publics, que le gouvernement et le parlement ont
soin de faire imprimer et publier eux-mêmes à milliers. Chemin faisant,
le roi adresse à ses prédécesseurs et à lui-même des vérités fort
dures. «Le trésor de l'État,» dit-il un jour, «a été grevé par les
profusions de plusieurs règnes. Beaucoup de nos domaines inaliénables
ont été concédés à vil prix.» «Les corporations industrielles,» lui
fait-on dire une autre fois avec plus de raison que de prudence, «sont
surtout le produit de l'avidité fiscale des rois.» «S'il est arrivé
souvent de faire des dépenses inutiles et si la taille s'est accrue
outre mesure,» remarque-t-il plus loin, «cela est venu de ce que
l'administration des finances, trouvant l'augmentation de la taille,
à cause de sa clandestinité, la ressource la plus facile, y avait
recours, quoique plusieurs autres eussent été moins onéreuses à nos
peuples.»

Tout cela était adressé à la partie éclairée de la nation, pour
la convaincre de l'utilité de certaines mesures que des intérêts
particuliers faisaient blâmer. Quant au peuple, il était bien entendu
qu'il écoutait sans comprendre.

Il faut reconnaître qu'il restait, jusque dans cette bienveillance, un
grand fond de mépris pour ces misérables dont on voulait si sincèrement
soulager les maux, et que ceci rappelle un peu le sentiment de Mme
Duchâtelet, qui ne faisait pas difficulté, nous dit le secrétaire de
Voltaire, de se déshabiller devant ses gens, ne tenant pas pour bien
prouvé que des valets fussent des hommes.

Et qu'on ne croie point que ce fût Louis XVI seul ou ses ministres
qui tinssent le langage dangereux que je viens de reproduire; ces
privilégiés qui sont l'objet le plus prochain de la colère du
peuple ne s'expriment pas devant lui d'une autre manière. On doit
reconnaître qu'en France les classes supérieures de la société
commencèrent à se préoccuper du sort du pauvre avant que celui-ci se
fît craindre d'elles; elles s'intéressèrent à lui dans un temps où
elles ne croyaient pas encore que de ses maux pût sortir leur ruine.
Cela devient surtout visible pendant les dix années qui précèdent
89: on plaint souvent alors les paysans, on parle d'eux sans cesse;
on recherche par quels procédés on pourrait les soulager; on met
en lumière les principaux abus dont ils souffrent, et l'on censure
les lois fiscales qui leur nuisent particulièrement; mais on est
d'ordinaire aussi imprévoyant dans l'expression de cette sympathie
nouvelle qu'on l'avait été longtemps dans l'insensibilité.

Lisez les procès-verbaux des assemblées provinciales qui furent réunies
dans quelques parties de la France en 1779, et plus tard dans tout le
royaume, étudiez les autres documents publics qui nous restent d'elles,
vous serez touché des bons sentiments qu'on y rencontre et surpris de
la singulière imprudence du langage qu'on y tient.

«On a vu trop souvent,» dit l'assemblée provinciale de basse Normandie
en 1787, «l'argent que le roi consacre aux routes ne servir qu'à
l'aisance du riche sans être utile au peuple. On l'a fréquemment
employé à rendre plus agréable l'accession d'un château, au lieu de
s'en servir pour faciliter l'entrée d'un bourg ou d'un village.» Dans
cette même assemblée, l'ordre de la noblesse et celui du clergé, après
avoir décrit les vices de la corvée, offrent spontanément de consacrer
seuls 50,000 livres à l'amélioration des chemins, afin, disent-ils,
que les routes de la province deviennent praticables sans qu'il en
coûte rien de plus au peuple. Il eût peut-être été moins onéreux pour
ces privilégiés de substituer à la corvée une taxe générale et d'en
payer leur part; mais, en cédant volontiers le bénéfice de l'inégalité
d'impôt, ils aimaient à en conserver l'apparence. Abandonnant la part
utile de leur droit, ils en retenaient soigneusement la part odieuse.

D'autres assemblées, composées tout entières de propriétaires exempts
de la taille, lesquels entendaient bien continuer à l'être, n'en
peignaient pas moins des couleurs les plus noires les maux que cette
taille infligeait aux pauvres. Ils composaient de tous ses abus un
tableau effroyable, dont ils avaient soin de multiplier à l'infini
les copies. Et, ce qu'il y a de bien particulier, c'est qu'à ces
témoignages éclatants de l'intérêt que le peuple leur inspirait ils
joignaient de temps en temps des expressions publiques de mépris. Il
était déjà devenu l'objet de leur sympathie sans cesser encore de
l'être de leur dédain.

L'assemblée provinciale de la haute Guyenne, parlant de ces paysans
dont elle plaide chaudement la cause, les nomme des _êtres ignorants
et grossiers, des esprits turbulents et des caractères rudes et
indociles_. Turgot, qui a tant fait pour le peuple, ne parle guère
autrement.

Ces dures expressions se rencontrent dans des actes destinés à la
plus grande publicité, et faits pour passer sous les yeux des paysans
eux-mêmes. Il semblait qu'on vécût dans ces contrées de l'Europe,
telles que la Gallicie, où les hautes classes, parlant un autre
langage que les classes inférieures, ne peuvent en être entendues. Les
feudistes du dix-huitième siècle, qui montrent souvent à l'égard des
censitaires et autres débiteurs de droits féodaux un esprit de douceur,
de modération et de justice peu connu de leurs devanciers, parlent
encore en certains endroits _des vils paysans_. Il paraît que ces
injures étaient de style, comme disent les notaires.

A mesure qu'on approche de 1789, cette sympathie pour les misères du
peuple devient plus vive et plus imprudente. J'ai tenu dans mes mains
des circulaires que plusieurs assemblées provinciales adressaient,
dans les premiers jours de 1788, aux habitants des différentes
paroisses, afin d'apprendre d'eux-mêmes, dans le détail, tous les
griefs dont ils pouvaient avoir à se plaindre.

L'une de ces circulaires est signée par un abbé, un grand seigneur,
trois gentilshommes et un bourgeois, tous membres de l'assemblée et
agissant en son nom. Cette commission ordonne au syndic de chaque
paroisse de rassembler tous les paysans et de leur demander ce qu'ils
ont à dire contre la manière dont sont assis et perçus les différents
impôts qu'ils payent. «Nous savons,» dit-elle, «d'une manière générale
que la plupart des impôts, spécialement la gabelle et la taille, ont
des conséquences désastreuses pour le cultivateur, mais nous tenons
en outre à connaître en particulier chaque abus.» La curiosité de
l'assemblée provinciale ne s'arrête pas là; elle veut savoir le nombre
de gens qui jouissent de quelque privilége d'impôts dans la paroisse,
nobles, ecclésiastiques ou roturiers, et quels sont précisément ces
priviléges; quelle est la valeur des propriétés de ces exempts; s'ils
résident ou non sur leurs terres; s'il se trouve beaucoup de biens
d'église, ou, comme on disait alors, de fonds de mainmorte, qui soient
hors du commerce, et leur valeur. Tout cela ne suffit pas encore pour
la satisfaire; il faut lui dire à quelle somme on peut évaluer la
part d'impôt, taille, accessoires, capitation, corvée, que devraient
supporter les privilégiés, si l'égalité d'impôt existait.

C'était enflammer chaque homme en particulier par le récit de ses
misères, lui en désigner du doigt les auteurs, l'enhardir par la vue
de leur petit nombre, et pénétrer jusqu'au fond de son cœur pour
y allumer la cupidité, l'envie et la haine. Il semblait qu'on eût
entièrement oublié la Jacquerie, les Maillotins et les Seize, et qu'on
ignorât que les Français, qui sont le peuple le plus doux et même le
plus bienveillant de la terre tant qu'il demeure tranquille dans son
naturel, en devient le plus barbare dès que de violentes passions l'en
font sortir.

Je n'ai pu malheureusement me procurer tous les mémoires qui furent
envoyés par les paysans en réponse à ces questions meurtrières; mais
j'en ai retrouvé quelques-uns, et cela suffit pour connaître l'esprit
général qui les a dictés.

Dans ces factums, le nom de chaque privilégié, noble, ou bourgeois,
est soigneusement indiqué; sa manière de vivre est parfois dépeinte
et toujours critiquée. On y recherche curieusement la valeur de son
bien; on s'y étend sur le nombre et la nature de ses priviléges, et
surtout sur le tort qu'ils font à tous les autres habitants du village.
On énumère les boisseaux de blé qu'il faut lui donner en redevance;
on suppute ses revenus avec envie, revenus dont personne ne profite,
dit-on. Le casuel du curé, _son salaire_, comme on l'appelle déjà, est
excessif; on remarque avec amertume que tout se paye à l'église, et que
le pauvre ne saurait même se faire enterrer gratis. Quant aux impôts,
ils sont tous mal assis et oppressifs; on n'en rencontre pas un seul
qui trouve grâce à leurs yeux, et ils parlent de tous dans un langage
emporté qui sent la fureur.

«Les impôts indirects sont odieux,» disent-ils; «il n'y a point de
ménage dans lequel le commis des fermes ne vienne fouiller; rien n'est
sacré pour ses yeux ni pour ses mains. Les droits d'enregistrement sont
écrasants. Le receveur des tailles est un tyran dont la cupidité se
sert de tous les moyens pour vexer les pauvres gens. Les huissiers ne
valent pas mieux que lui; il n'y a pas d'honnête cultivateur qui soit à
l'abri de leur férocité. Les collecteurs sont obligés de ruiner leurs
voisins pour ne pas s'exposer eux-mêmes à la voracité de ces despotes.»

La Révolution n'annonce pas seulement son approche dans cette enquête;
elle y est présente, elle y parle déjà sa langue et y montre en plein
sa face.

Parmi toutes les différences qui se rencontrent entre la révolution
religieuse du seizième siècle et la révolution française, il y en a une
qui frappe: au seizième siècle, la plupart des grands se jetèrent dans
le changement de religion par calcul d'ambition ou par cupidité; le
peuple l'embrassa, au contraire, par conviction et sans attendre aucun
profit. Au dix-huitième siècle, il n'en est pas de même; ce furent
des croyances désintéressées et des sympathies généreuses qui émurent
alors les classes éclairées et les mirent en révolution, tandis que
le sentiment amer de ses griefs et l'ardeur de changer sa position
agitaient le peuple. L'enthousiasme des premières acheva d'allumer et
d'armer les colères et les convoitises du second.



CHAPITRE VI.

     De quelques pratiques à l'aide desquelles le gouvernement acheva
     l'éducation révolutionnaire du peuple.


Il y avait déjà longtemps que le gouvernement lui-même travaillait à
faire entrer et à fixer dans l'esprit du peuple plusieurs des idées
qu'on a nommées depuis révolutionnaires, idées hostiles à l'individu,
contraires aux droits particuliers et amies de la violence.

Le roi fut le premier à montrer avec quel mépris on pouvait traiter
les institutions les plus anciennes et en apparence les mieux
établies. Louis XV a autant ébranlé la monarchie et hâté la Révolution
par ses nouveautés que par ses vices, par son énergie que par sa
mollesse. Lorsque le peuple vit tomber et disparaître ce parlement
presque contemporain de la royauté et qui avait paru jusque-là aussi
inébranlable qu'elle, il comprit vaguement qu'on approchait de ces
temps de violence et de hasard où tout devient possible, où il n'y
a guère de choses si anciennes qui soient respectables, ni de si
nouvelles qu'elles ne se puissent essayer.

Louis XVI, pendant tout le cours de son règne, ne fit que parler
de réformes à faire. Il y a peu d'institutions dont il n'ait fait
prévoir la ruine prochaine, avant que la Révolution ne vînt les ruiner
toutes en effet. Après avoir ôté de la législation plusieurs des plus
mauvaises, il les y replaça bientôt: on eût dit qu'il n'avait voulu que
les déraciner, laissant à d'autres le soin de les abattre.

Parmi les réformes qu'il avait faites lui-même, quelques-unes
changèrent brusquement et sans préparations suffisantes des habitudes
anciennes et respectées, et violentèrent parfois des droits acquis.
Elles préparèrent ainsi la Révolution bien moins encore en abattant ce
qui lui faisait obstacle qu'en montrant au peuple comment on pouvait
s'y prendre pour la faire. Ce qui accrut le mal fut précisément
l'intention pure et désintéressée qui faisait agir le roi et ses
ministres; car il n'y a pas de plus dangereux exemple que celui de la
violence exercée pour le bien et par les gens de bien.

Longtemps auparavant, Louis XIV avait enseigné publiquement dans ses
édits cette théorie, que toutes les terres du royaume avaient été
originairement concédées sous condition par l'État, qui devenait ainsi
le seul propriétaire véritable, tandis que tous les autres n'étaient
que des possesseurs dont le titre restait contestable et le droit
imparfait. Cette doctrine avait pris sa source dans la législation
féodale; mais elle ne fut professée en France que dans le temps où la
féodalité mourait, et jamais les cours de justice ne l'admirent. C'est
l'idée mère du socialisme moderne. Il est curieux de lui voir prendre
d'abord racine dans le despotisme royal.

Durant les règnes qui suivirent celui de ce prince, l'administration
enseigna chaque jour au peuple, d'une manière plus pratique et mieux à
sa portée, le mépris qu'il convient d'avoir pour la propriété privée.
Lorsque, dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, le goût des
travaux publics, et en particulier des routes, commença à se répandre,
le gouvernement ne fit pas difficulté de s'emparer de toutes les terres
dont il avait besoin pour ses entreprises et de renverser les maisons
qui l'y gênaient. La direction des ponts et chaussées était dès lors
aussi éprise des beautés géométriques de la ligne droite qu'on l'a vue
depuis; elle évitait avec grand soin de suivre les chemins existants,
pour peu qu'ils lui parussent un peu courbes, et, plutôt que de faire
un léger détour, elle coupait à travers mille héritages. Les propriétés
ainsi dévastées ou détruites étaient toujours arbitrairement et
tardivement payées, et souvent ne l'étaient point du tout.

Lorsque l'assemblée provinciale de la basse Normandie prit
l'administration des mains de l'intendant, elle constata que le prix
de toutes les terres saisies d'autorité depuis vingt ans, en matière
de chemins, était encore dû. La dette contractée ainsi, et non encore
acquittée par l'État dans ce petit coin de la France, s'élevait à
250,000 livres. Le nombre des grands propriétaires atteints de cette
manière était restreint; mais le nombre des petits propriétaires lésés
était grand, car déjà la terre était très-divisée. Chacun de ceux-là
avait appris par sa propre expérience le peu d'égards que mérite le
droit de l'individu quand l'intérêt public demande qu'on le violente,
doctrine qu'il n'eut garde d'oublier quand il s'agit de l'appliquer à
d'autres à son profit.

Il avait existé autrefois, dans un très-grand nombre de paroisses, des
fondations charitables qui, dans l'intention de leurs auteurs, avaient
eu pour objet de venir au secours des habitants dans de certains cas et
d'une certaine manière que le testament indiquait. La plupart de ces
fondations furent détruites dans les derniers temps de la monarchie ou
détournées de leur objet primitif par de simples arrêts du conseil,
c'est-à-dire par le pur arbitraire du gouvernement. D'ordinaire on
enleva les fonds ainsi donnés aux villages pour en faire profiter des
hôpitaux voisins. A son tour, la propriété de ces hôpitaux fut vers
la même époque transformée dans des vues que le fondateur n'avait pas
eues et qu'il n'eût point adoptées sans doute. Un édit de 1780 autorisa
tous ces établissements à vendre les biens qu'on leur avait laissés
dans différents temps, à la condition d'en jouir à perpétuité, et leur
permit d'en remettre le prix à l'État, qui devait en servir la rente.
C'était, disait-on, faire de la charité des aïeux un meilleur usage
qu'ils n'en avaient fait eux-mêmes. On oubliait que le meilleur moyen
d'enseigner aux hommes à violer les droits individuels des vivants
est de ne tenir aucun compte de la volonté des morts. Le mépris que
témoignait l'administration de l'ancien régime à ceux-ci n'a été
surpassé par aucun des pouvoirs qui lui ont succédé. Jamais surtout
elle n'a rien fait voir de ce scrupule un peu méticuleux qui porte les
Anglais à prêter à chaque citoyen toute la force du corps social pour
l'aider à maintenir l'effet de ses dispositions dernières, et qui leur
fait témoigner plus de respect encore à sa mémoire qu'à lui-même.

Les réquisitions, la vente obligatoire des denrées, le maximum sont des
mesures de gouvernement qui ont eu des précédents sous l'ancien régime.
J'ai vu, dans des temps de disette, des administrateurs fixer d'avance
le prix des denrées que les paysans apportaient au marché, et comme
ceux-ci, craignant d'être contraints, ne s'y présentaient pas, rendre
des ordonnances pour les y obliger sous peine d'amende.

Mais rien ne fut d'un enseignement plus pernicieux que certaines formes
que suivait la justice criminelle quand il s'agissait du peuple. Le
pauvre était déjà beaucoup mieux garanti qu'on ne l'imagine contre
les atteintes d'un citoyen plus riche ou plus puissant que lui; mais
avait-il affaire à l'État, il ne trouvait plus, comme je l'ai indiqué
ailleurs, que des tribunaux exceptionnels, des juges prévenus, une
procédure rapide ou illusoire, un arrêt exécutoire par provision et
sans appel. «Commet le prévôt de la maréchaussée et son lieutenant
pour connaître des émotions et attroupements qui pourraient survenir
à l'occasion des grains; ordonne que par eux le procès sera fait et
parfait, jugé prévôtalement et en dernier ressort; interdit S. M.
à toutes cours de justice d'en prendre connaissance.» Cet arrêt du
conseil fait jurisprudence pendant tout le dix-huitième siècle. On voit
par les procès-verbaux de la maréchaussée que, dans ces circonstances,
on cernait de nuit les villages suspects, on entrait avant le jour
dans les maisons, et on y arrêtait les paysans qui étaient désignés,
sans qu'il soit autrement question de mandat. L'homme ainsi arrêté
restait souvent longtemps en prison avant de pouvoir parler à son juge;
les édits ordonnaient pourtant que tout accusé fût interrogé dans les
vingt-quatre heures. Cette disposition n'était ni moins formelle, ni
plus respectée que de nos jours.

C'est ainsi qu'un gouvernement doux et bien assis enseignait chaque
jour au peuple le code d'instruction criminelle le mieux approprié aux
temps de révolution et le plus commode à la tyrannie. Il en tenait
école toujours ouverte. L'ancien régime donna jusqu'au bout aux basses
classes cette éducation dangereuse. Il n'y a pas jusqu'à Turgot qui,
sur ce point, n'imitât fidèlement ses prédécesseurs. Lorsqu'en 1775 sa
nouvelle législation sur les grains fit naître des résistances dans
le parlement et des émeutes dans les campagnes, il obtint du roi une
ordonnance qui, dessaisissant les tribunaux, livra les mutins à la
juridiction prévôtale, «laquelle est principalement destinée,» est-il
dit, «à réprimer les émotions populaires, quand il est utile que des
exemples soient donnés avec célérité.» Bien plus, tous les paysans qui
s'éloignaient de leurs paroisses sans être munis d'une attestation
signée par le curé et par le syndic devaient être poursuivis, arrêtés
et jugés prévôtalement comme vagabonds.

Il est vrai que, dans cette monarchie du dix-huitième siècle, si les
formes étaient effrayantes, la peine était presque toujours tempérée.
On aimait mieux faire peur que faire mal; ou plutôt on était arbitraire
et violent par habitude et par indifférence, et doux par tempérament.
Mais le goût de cette justice sommaire ne s'en prenait que mieux.
Plus la peine était légère, plus on oubliait aisément la façon dont
elle était prononcée. La douceur de l'arrêt cachait l'horreur de la
procédure.

J'oserai dire, parce que je tiens les faits dans ma main, qu'un grand
nombre de procédés employés par le gouvernement révolutionnaire ont eu
des précédents et des exemples dans les mesures prises à l'égard du
bas peuple pendant les deux derniers siècles de la monarchie. L'ancien
régime a fourni à la Révolution plusieurs de ses formes; celle-ci n'y a
joint que l'atrocité de son génie.



CHAPITRE VII.

     Comment une grande révolution administrative avait précédé la
     révolution politique, et des conséquences que cela eut.


Rien n'avait encore été changé à la forme du gouvernement que déjà la
plupart des lois secondaires qui règlent la condition des personnes et
l'administration des affaires étaient abolies ou modifiées.

La destruction des jurandes et leur rétablissement partiel et incomplet
avaient profondément altéré tous les anciens rapports de l'ouvrier
et du maître. Ces rapports étaient devenus non-seulement différents,
mais incertains et contraints. La police dominicale était ruinée; la
tutelle de l'État était encore mal assise, et l'artisan, placé dans
une position gênée et indécise, entre le gouvernement et le patron, ne
savait trop lequel des deux pouvait le protéger ou devait le contenir.
Cet état de malaise et d'anarchie, dans lequel on avait mis d'un seul
coup toute la basse classe des villes, eut de grandes conséquences, dès
que le peuple commença à reparaître sur la scène politique.

Un an avant la Révolution, un édit du roi avait bouleversé dans toutes
ses parties l'ordre de la justice; plusieurs juridictions nouvelles
avaient été créées, une multitude d'autres abolies, toutes les règles
de la compétence changées. Or, en France, ainsi que je l'ai déjà fait
remarquer ailleurs, le nombre de ceux qui s'occupaient, soit à juger,
soit à exécuter les arrêts des juges, était immense. A vrai dire, toute
la bourgeoisie tenait de près ou de loin aux tribunaux. L'effet de la
loi fut donc de troubler tout à coup des milliers de familles dans leur
état et dans leurs biens, et de leur donner une assiette nouvelle et
précaire. L'édit n'avait guère moins incommodé les plaideurs, qui, au
milieu de cette révolution judiciaire, avaient peine à retrouver la loi
qui leur était applicable et le tribunal qui devait les juger.

Mais ce fut surtout la réforme radicale que l'administration proprement
dite eut à subir en 1787 qui, après avoir porté le désordre dans les
affaires publiques, vint émouvoir chaque citoyen jusque dans sa vie
privée.

J'ai dit que, dans les pays d'élection, c'est-à-dire dans près des
trois quarts de la France, toute l'administration de la généralité
était livrée à un seul homme, l'intendant, lequel agissait
non-seulement sans contrôle, mais sans conseil.

En 1787, on plaça à côté de cet intendant une assemblée provinciale qui
devint le véritable administrateur du pays. Dans chaque village, un
corps municipal élu prit également la place des anciennes assemblées
de paroisse, et, dans la plupart des cas, du syndic.

Une législation si contraire à celle qui l'avait précédée, et qui
changeait si complétement, non-seulement l'ordre des affaires, mais la
position relative des hommes, dut être appliquée partout à la fois,
et partout à peu près de la même manière, sans aucun égard aux usages
antérieurs ni à la situation particulière des provinces; tant le génie
unitaire de la Révolution possédait déjà ce vieux gouvernement que la
Révolution allait abattre.

On vit bien alors la part que prend l'habitude dans le jeu des
institutions politiques, et comment les hommes se tirent plus aisément
d'affaire avec des lois obscures et compliquées, dont ils ont depuis
longtemps la pratique, qu'avec une législation plus simple qui leur est
nouvelle.

Il y avait en France, sous l'ancien régime, toutes sortes de pouvoirs
qui variaient à l'infini, suivant les provinces, et dont aucun n'avait
de limites fixes et bien connues, de telle sorte que le champ d'action
de chacun d'eux était toujours commun à plusieurs autres. Cependant
on avait fini par établir un ordre régulier et assez facile dans les
affaires; tandis que les nouveaux pouvoirs, qui étaient en plus petit
nombre, soigneusement limités et semblables entre eux, se rencontrèrent
et s'enchevêtrèrent aussitôt les uns dans les autres au milieu de
la plus grande confusion, et souvent se réduisirent mutuellement à
l'impuissance.

La loi nouvelle renfermait d'ailleurs un grand vice, qui seul eût
suffi, surtout au début, pour en rendre l'exécution difficile: tous les
pouvoirs qu'elle créait étaient collectifs.

Sous l'ancienne monarchie, on n'avait jamais connu que deux façons
d'administrer: dans les lieux où l'administration était confiée à un
seul homme, celui-ci agissait sans le concours d'aucune assemblée;
là où il existait des assemblées, comme dans les pays d'état ou
dans les villes, la puissance exécutive n'était confiée à personne
en particulier; l'assemblée non-seulement gouvernait et surveillait
l'administration, mais administrait par elle-même ou par des
commissions temporaires qu'elle nommait.

Comme on ne connaissait que ces deux manières d'agir, dès qu'on
abandonna l'une, on adopta l'autre. Il est assez étrange que, dans le
sein d'une société si éclairée, et où l'administration publique jouait
déjà depuis longtemps un si grand rôle, on ne se fût jamais avisé de
réunir les deux systèmes, et de distinguer, sans les disjoindre, le
pouvoir qui doit exécuter de celui qui doit surveiller et prescrire.
Cette idée, qui paraît si simple, ne vint point; elle n'a été trouvée
que dans ce siècle. C'est pour ainsi dire la seule grande découverte en
matière d'administration publique qui nous soit propre. Nous verrons
la suite qu'eut la pratique contraire, quand, transportant dans la
politique les habitudes administratives, et obéissant à la tradition
de l'ancien régime tout en détestant celui-ci, on appliqua dans la
Convention nationale le système que les états provinciaux et les
petites municipalités des villes avaient suivi, et comment de ce qui
n'avait été jusque-là qu'une cause d'embarras dans les affaires, on fit
sortir tout à coup la Terreur.

Les assemblées provinciales de 1787 reçurent donc le droit
d'administrer elles-mêmes, dans la plupart des circonstances où,
jusque-là, l'intendant avait seul agi; elles furent chargées, sous
l'autorité du gouvernement central, d'asseoir la taille et d'en
surveiller la perception, d'arrêter quels devaient être les travaux
publics à entreprendre et de les faire exécuter. Elle eut sous ses
ordres immédiats tous les agents des ponts et chaussées, depuis
l'inspecteur jusqu'au piqueur des travaux. Elle dut leur prescrire ce
qu'elle jugeait convenable, rendre compte de leur service au ministre,
et proposer à celui-ci les gratifications qu'ils méritaient. La tutelle
des communes fut presque entièrement remise à ces assemblées; elles
durent juger en premier ressort la plus grande partie des affaires
contentieuses, qui étaient portées jusque-là devant l'intendant, etc.;
fonctions dont plusieurs convenaient mal à un pouvoir collectif et
irresponsable, et qui d'ailleurs allaient être exercées par des gens
qui administraient pour la première fois.

Ce qui acheva de tout brouiller fut qu'en réduisant ainsi l'intendant
à l'impuissance on le laissa néanmoins subsister. Après lui avoir ôté
le droit absolu de tout faire, on lui imposa le devoir d'aider et de
surveiller ce que l'assemblée ferait; comme si un fonctionnaire déchu
pouvait jamais entrer dans l'esprit de la législation qui le dépossède
et en faciliter la pratique!

Ce qu'on avait fait pour l'intendant, on le fit pour son subdélégué.
A côté de lui, et à la place qu'il venait d'occuper, on plaça
une assemblée d'arrondissement qui dut agir sous la direction de
l'assemblée provinciale et d'après des principes analogues.

Tout ce qu'on connaît des actes des assemblées provinciales créées en
1787, et leurs procès-verbaux mêmes, apprennent qu'aussitôt après leur
naissance elles entrèrent en guerre sourde et souvent ouverte avec les
intendants, ceux-ci n'employant l'expérience supérieure qu'ils avaient
acquise qu'à gêner les mouvements de leurs successeurs. Ici, c'est une
assemblée qui se plaint de ne pouvoir arracher qu'avec effort des mains
de l'intendant les pièces qui lui sont les plus nécessaires. Ailleurs,
c'est l'intendant qui accuse les membres de l'assemblée de vouloir
usurper des attributions que les édits, dit-il, lui ont laissées. Il
en appelle au ministre, qui souvent ne répond rien ou doute; car la
matière lui est aussi nouvelle et obscure qu'à tous les autres. Parfois
l'assemblée délibère que l'intendant n'a pas bien administré, que les
chemins qu'il a fait construire sont mal tracés ou mal entretenus; il
a laissé ruiner des communautés dont il était le tuteur. Souvent ces
assemblées hésitent au milieu des obscurités d'une législation si peu
connue; elles s'envoient au loin consulter les unes les autres et se
font parvenir sans cesse des avis. L'intendant d'Auch prétend qu'il
peut s'opposer à la volonté de l'assemblée provinciale, qui avait
autorisé une commune à s'imposer; l'assemblée affirme qu'en cette
matière l'intendant n'a plus désormais que des avis, et non des ordres,
à donner, et elle demande à l'assemblée provinciale de l'Ile-de-France
ce que celle-ci en pense.

Au milieu de ces récriminations et de ces consultations, la marche de
l'administration se ralentit souvent et quelquefois s'arrête: la vie
publique est alors comme suspendue. «La stagnation des affaires est
complète,» dit l'assemblée provinciale de Lorraine, qui n'est en cela
que l'écho de plusieurs autres; «tous les bons citoyens s'en affligent.»

D'autres fois, c'est par excès d'activité et de confiance en
elles-mêmes que pèchent ces nouvelles administrations; elles sont
toutes remplies d'un zèle inquiet et perturbateur qui les porte à
vouloir changer tout à coup les anciennes méthodes et corriger à la
hâte les plus vieux abus. Sous prétexte que désormais c'est à elles à
exercer la tutelle des villes; elles entreprennent de gérer elles-mêmes
les affaires communales; en un mot, elles achèvent de tout confondre en
voulant tout améliorer.

Si l'on veut bien considérer maintenant la place immense qu'occupait
déjà depuis longtemps en France l'administration publique, la multitude
des intérêts auxquels elle touchait chaque jour, tout ce qui dépendait
d'elle ou avait besoin de son concours; si l'on songe que c'était déjà
sur elle plus que sur eux-mêmes que les particuliers comptaient pour
faire réussir leurs propres affaires, favoriser leur industrie, assurer
leurs subsistances, tracer et entretenir leurs chemins, préserver leur
tranquillité et garantir leur bien-être, on aura une idée du nombre
infini de gens qui durent se trouver personnellement atteints du mal
dont elle souffrait.

Mais ce fut surtout dans les villages que les vices de la nouvelle
organisation se firent sentir; là, elle ne troubla pas seulement
l'ordre des pouvoirs, elle changea tout à coup la position relative des
hommes et mit en présence et en conflit toutes les classes.

Lorsque Turgot, en 1775, proposa au roi de réformer l'administration
des campagnes, le plus grand embarras qu'il rencontra, c'est lui-même
qui nous l'apprend, vint de l'inégale répartition des impôts; car
comment faire agir en commun et délibérer ensemble sur les affaires
de la paroisse, dont les principales sont l'assiette, la levée et
l'emploi des taxes, des gens qui ne sont pas tous assujettis à les
payer de la même manière, et dont quelques-uns sont entièrement
soustraits à leurs charges? Chaque paroisse contenait des gentilshommes
et des ecclésiastiques qui ne payaient point la taille, des paysans
qui en étaient en partie ou en totalité exempts, et d'autres qui
l'acquittaient tout entière. C'était comme trois paroisses distinctes,
dont chacune eût demandé une administration à part. La difficulté était
insoluble.

Nulle part, en effet, la distinction d'impôts n'était plus visible que
dans les campagnes; nulle part la population n'y était mieux divisée
en groupes différents et souvent ennemis les uns des autres. Pour
arriver à donner aux villages une administration collective et un petit
gouvernement libre, il eût fallu d'abord y assujettir tout le monde aux
mêmes impôts et y diminuer la distance qui séparait les classes.

Ce n'est point ainsi qu'on s'y prit lorsqu'on entreprit enfin cette
réforme en 1787. Dans l'intérieur de la paroisse, on maintint
l'ancienne séparation des ordres et l'inégalité en fait d'impôt
qui en était le principal signe, et néanmoins on y livra toute
l'administration à des corps électifs. Cela conduisit sur-le-champ aux
conséquences les plus singulières.

S'agit-il de l'assemblée électorale qui devait choisir les officiers
municipaux: le curé et le seigneur ne purent y paraître; ils
appartenaient, disait-on, à l'ordre de la noblesse et à celui du
clergé; or c'était, ici, principalement le tiers-état qui avait à élire
ses représentants.

Le conseil municipal une fois élu, le curé et le seigneur en étaient,
au contraire, membres de droit; car il n'eût pas semblé séant de rendre
entièrement étrangers au gouvernement de la paroisse deux habitants si
notables. Le seigneur présidait même ces conseillers municipaux qu'il
n'avait pas contribué à élire, mais il ne fallait pas qu'il s'ingérât
dans la plupart de leurs actes. Quand on procédait à l'assiette et
à la répartition de la taille, par exemple, le curé et le seigneur
ne pouvaient pas voter. N'étaient-ils pas tous deux exempts de cet
impôt? De son côté, le conseil municipal n'avait rien à voir à leur
capitation; elle continuait à être réglée par l'intendant d'après des
formes particulières.

De peur que ce président, ainsi isolé du corps qu'il était censé
diriger, n'y exerçât encore indirectement une influence contraire
à l'intérêt de l'ordre dont il ne faisait pas partie, on demanda
que les voix de ses fermiers n'y comptassent pas; et les assemblées
provinciales, consultées sur ce point, trouvèrent cette réclamation
fort juste et tout à fait conforme aux principes. Les autres
gentilshommes qui habitaient la paroisse ne pouvaient entrer dans ce
même corps municipal roturier, à moins qu'ils ne fussent élus par les
paysans, et alors, comme le règlement a soin de le faire remarquer, ils
n'avaient plus le droit d'y représenter que le tiers-état.

Le seigneur ne paraissait donc là que pour y être entièrement soumis à
ses anciens sujets, devenus tout à coup ses maîtres; il y était leur
prisonnier plutôt que leur chef. En rassemblant ces hommes de cette
manière, il semblait qu'on eût eu pour but moins de les rapprocher
que de leur faire voir plus distinctement en quoi ils différaient et
combien leurs intérêts étaient contraires.

Le syndic était-il encore ce fonctionnaire discrédité dont on
n'exerçait les fonctions que par contrainte, ou bien sa condition
s'était-elle relevée avec la communauté dont il restait le principal
agent? Nul ne le savait précisément. Je trouve en 1788 la lettre
d'un certain huissier de village qui s'indigne qu'on l'ait élu pour
remplir les fonctions de syndic. «Cela,» dit-il, «est contraire à
tous les priviléges de sa charge.» Le contrôleur général répond qu'il
faut rectifier les idées de ce particulier, «et lui faire comprendre
qu'il devrait tenir à honneur d'être choisi par ses concitoyens,
et que d'ailleurs les nouveaux syndics ne ressembleront point aux
fonctionnaires qui portaient jusque-là le même nom, et qu'ils doivent
compter sur plus d'égards de la part du gouvernement.»

D'autre part, on voit des habitants considérables de la paroisse, et
même des gentilshommes, qui se rapprochent tout à coup des paysans,
quand ceux-ci deviennent une puissance. Le seigneur haut justicier d'un
village des environs de Paris se plaint de ce que l'édit l'empêche
de prendre part, même _comme simple habitant_, aux opérations de
l'assemblée paroissiale. D'autres consentent, disent-ils, «par
dévouement pour le bien public, à remplir même les fonctions de syndic.»

C'était trop tard. A mesure que les hommes des classes riches
s'avancent ainsi vers le peuple des campagnes et s'efforcent de
se mêler avec lui, celui-ci se retire dans l'isolement qu'on lui
avait fait et s'y défend. On rencontre des assemblées municipales
de paroisses qui se refusent à recevoir dans leur sein le seigneur;
d'autres font toute sorte de chicanes avant d'admettre les roturiers
mêmes, quand ils sont riches. «Nous sommes instruits,» dit l'assemblée
provinciale de basse Normandie, «que plusieurs assemblées municipales
ont refusé d'admettre dans leur sein les propriétaires roturiers de la
paroisse qui n'y sont pas domiciliés, bien qu'il ne soit pas douteux
que ceux-ci ont droit d'en faire partie. D'autres assemblées ont même
refusé d'admettre les fermiers qui n'avaient pas de propriétés sur leur
territoire.»

Ainsi donc, tout était déjà nouveauté, obscurité, conflit dans les lois
secondaires, avant même qu'on eût encore touché aux lois principales
qui réglaient le gouvernement de l'État. Ce qui en restait debout
était ébranlé, et il n'existait pour ainsi dire plus un seul règlement
dont le pouvoir central lui-même n'eût annoncé l'abolition ou la
modification prochaine.

Cette rénovation soudaine et immense de toutes les règles et de toutes
les habitudes administratives qui précéda chez nous la révolution
politique, et dont on parle aujourd'hui à peine, était déjà pourtant
l'une des plus grandes perturbations qui se soient jamais rencontrées
dans l'histoire d'un grand peuple. Cette première révolution exerça une
influence prodigieuse sur la seconde, et fit de celle-ci un événement
différent de tous ceux de la même espèce qui avaient eu lieu jusque-là
dans le monde, ou de ceux qui y ont eu lieu depuis.

La première révolution d'Angleterre, qui bouleversa toute la
constitution politique de ce pays et y abolit jusqu'à la royauté, ne
toucha que fort superficiellement aux lois secondaires et ne changea
presque rien aux coutumes et aux usages. La justice et l'administration
gardèrent leurs formes et suivirent les mêmes errements que par le
passé. Au plus fort de la guerre civile, les douze juges d'Angleterre
continuèrent, dit-on, à faire deux fois l'an la tournée des assises.
Tout ne fut donc pas agité à la fois. La révolution se trouva
circonscrite dans ses effets, et la société anglaise, quoique remuée à
son sommet, resta ferme dans son assiette.

Nous avons vu nous-mêmes en France, depuis 89, plusieurs révolutions
qui ont changé de fond en comble toute la structure du gouvernement. La
plupart ont été très-soudaines et se sont accomplies par la force, en
violation ouverte des lois existantes. Néanmoins le désordre qu'elles
ont fait naître n'a jamais été ni long ni général; à peine ont-elles
été ressenties par la plus grande partie de la nation, quelquefois à
peine aperçues.

C'est que, depuis 89, la constitution administrative est toujours
restée debout au milieu des ruines des constitutions politiques. On
changeait la personne du prince ou les formes du pouvoir central, mais
le cours journalier des affaires n'était ni interrompu ni troublé;
chacun continuait à rester soumis, dans les petites affaires qui
l'intéressaient particulièrement, aux règles et aux usages qu'il
connaissait; il dépendait des pouvoirs secondaires auxquels il avait
toujours eu l'habitude de s'adresser, et d'ordinaire il avait affaire
aux mêmes agents; car, si à chaque révolution l'administration était
décapitée, son corps restait intact et vivant; les mêmes fonctions
étaient exercées par les mêmes fonctionnaires; ceux-ci transportaient à
travers la diversité des lois politiques leur esprit et leur pratique.
Ils jugeaient et ils administraient au nom du roi, ensuite au nom de
la république, enfin au nom de l'empereur. Puis, la Fortune faisant
refaire à sa roue le même tour, ils recommençaient à administrer et à
juger pour le roi, pour la république et pour l'empereur, toujours les
mêmes et de même; car que leur importait le nom du maître? Leur affaire
était moins d'être citoyens que bons administrateurs et bons juges. Dès
que la première secousse était passée, il semblait donc que rien n'eût
bougé dans le pays.

Au moment où la Révolution éclata, cette partie du gouvernement qui,
quoique subordonnée, se fait sentir tous les jours à chaque citoyen
et influe de la manière la plus continue et la plus efficace sur son
bien-être, venait d'être entièrement bouleversée: l'administration
publique avait changé tout à coup tous ses agents et renouvelé toutes
ses maximes. L'État n'avait pas paru d'abord recevoir de cette immense
réforme un grand choc; mais tous les Français en avaient ressenti une
petite commotion particulière. Chacun s'était trouvé ébranlé dans sa
condition, troublé dans ses habitudes ou gêné dans son industrie. Un
certain ordre régulier continuait à régner dans les affaires les plus
importantes et les plus générales que personne ne savait déjà plus
ni à qui obéir, ni à qui s'adresser, ni comment se conduire dans les
moindres et les particulières qui forment le train journalier de la vie
sociale.

La nation n'étant plus d'aplomb dans aucune de ses parties, un dernier
coup put donc la mettre tout entière en branle et produire le plus
vaste bouleversement et la plus effroyable confusion qui furent jamais.



CHAPITRE VIII.

     Comment la Révolution est sortie d'elle-même de ce qui précède.


Je veux, en finissant, rassembler quelques-uns des traits que j'ai
déjà peints à part, et, de cet ancien régime dont je viens de faire le
portrait, voir la Révolution sortir comme d'elle-même.

Si l'on considère que c'était parmi nous que le système féodal, sans
changer ce qui, en lui, pouvait nuire ou irriter, avait le mieux perdu
tout ce qui pouvait protéger ou servir, on sera moins surpris que la
révolution qui devait abolir violemment cette vieille constitution de
l'Europe ait éclaté en France plutôt qu'ailleurs.

Si l'on fait attention que la noblesse, après avoir perdu ses anciens
droits politiques, et cessé, plus que cela ne s'était vu en aucun
autre pays de l'Europe féodale, d'administrer et de conduire les
habitants, avait néanmoins, non-seulement conservé, mais beaucoup
accru ses immunités pécuniaires et les avantages dont jouissaient
individuellement ses membres; qu'en devenant une classe subordonnée
elle était restée une classe privilégiée et fermée, de moins en
moins, comme je l'ai dit ailleurs, une aristocratie, de plus en plus
une caste, on ne s'étonnera plus que ses priviléges aient paru si
inexplicables et si détestables aux Français, et qu'à sa vue l'envie
démocratique se soit enflammée dans leur cœur à ce point qu'elle y
brûle encore.

Si l'on songe enfin que cette noblesse, séparée des classes moyennes,
qu'elle avait repoussées de son sein, et du peuple, dont elle avait
laissé échapper le cœur, était entièrement isolée au milieu de
la nation, en apparence la tête d'une armée, en réalité un corps
d'officiers sans soldats, on comprendra comment, après avoir été mille
ans debout, elle ait pu être renversée dans l'espace d'une nuit.

J'ai fait voir de quelle manière le gouvernement du roi, ayant aboli
les libertés provinciales et s'étant substitué dans les trois quarts
de la France à tous les pouvoirs locaux, avait attiré à lui toutes
les affaires, les plus petites aussi bien que les plus grandes; j'ai
montré, d'autre part, comment, par une conséquence nécessaire, Paris
s'était rendu le maître du pays dont il n'avait été jusque-là que la
capitale, ou plutôt était devenu alors lui-même le pays tout entier.
Ces deux faits, qui étaient particuliers à la France, suffiraient seuls
au besoin pour expliquer pourquoi une émeute a pu détruire de fond en
comble une monarchie qui avait supporté pendant tant de siècles de
si violents chocs, et qui, la veille de sa chute, paraissait encore
inébranlable à ceux mêmes qui allaient la renverser.

La France étant l'un des pays de l'Europe où toute vie politique était
depuis le plus longtemps et le plus complétement éteinte, où les
particuliers avaient le mieux perdu l'usage des affaires, l'habitude de
lire dans les faits, l'expérience des mouvements populaires et presque
la notion du peuple, il est facile d'imaginer comment tous les Français
ont pu tomber à la fois dans une révolution terrible sans la voir, les
plus menacés par elle marchant les premiers, et se chargeant d'ouvrir
et d'élargir le chemin qui y conduisait.

Comme il n'existait plus d'institutions libres, par conséquent
plus de classes politiques, plus de corps politiques vivants, plus
de partis organisés et conduits, et qu'en l'absence de toutes ces
forces régulières la direction de l'opinion publique, quand l'opinion
publique vint à renaître, échut uniquement à des philosophes, on dut
s'attendre à voir la Révolution conduite moins en vue de certains
faits particuliers que d'après des principes abstraits et des théories
très-générales; on put augurer qu'au lieu d'attaquer séparément
les mauvaises lois on s'en prendrait à toutes les lois, et qu'on
entreprendrait de substituer à l'ancienne constitution de la France un
système de gouvernement tout nouveau, que ces écrivains avaient conçu.

L'Église se trouvant naturellement mêlée à toutes les vieilles
institutions qu'on voulait détruire, on ne pouvait douter que
cette Révolution ne dût ébranler la religion en même temps qu'elle
renverserait le pouvoir civil; dès lors il était impossible de dire à
quelles témérités inouïes pouvait s'emporter l'esprit des novateurs,
délivrés à la fois de toutes les gênes que la religion, les coutumes et
les lois imposent à l'imagination des hommes.

Et celui qui eût bien étudié l'état du pays eût aisément prévu qu'il
n'y avait pas de témérité si inouïe qui ne pût y être tentée, ni de
violence qui ne dût y être soufferte.

«Eh quoi!» s'écrie Burke dans un de ses éloquents pamphlets, «on
n'aperçoit pas un homme qui puisse répondre pour le plus petit
district; bien plus, on n'en voit pas un qui puisse répondre d'un
autre. Chacun est arrêté dans sa maison sans résistance, qu'il s'agisse
de royalisme, de modérantisme ou de toute autre chose.» Burke savait
mal dans quelles conditions cette monarchie qu'il regrettait nous
avait laissés à nos nouveaux maîtres. L'administration de l'ancien
régime avait d'avance ôté aux Français la possibilité et l'envie
de s'entr'aider. Quand la Révolution survint, on aurait vainement
cherché dans la plus grande partie de la France dix hommes qui eussent
l'habitude d'agir en commun d'une manière régulière, et de veiller
eux-mêmes à leur propre défense; le pouvoir central seul devait s'en
charger, de telle sorte que ce pouvoir central, étant tombé des mains
de l'administration royale dans celles d'une assemblée irresponsable et
souveraine, et de débonnaire devenue terrible, ne trouva rien devant
lui qui pût ni l'arrêter, ni même le retarder un moment. La même
cause qui avait fait tomber si aisément la monarchie avait rendu tout
possible après sa chute.

Jamais la tolérance en fait de religion, la douceur dans le
commandement, l'humanité et même la bienveillance n'avaient été plus
prêchées, et, il semblait, mieux admises qu'au dix-huitième siècle;
le droit de guerre, qui est comme le dernier asile de la violence,
s'était lui-même resserré et adouci. Du sein de mœurs si douces allait
cependant sortir la révolution la plus inhumaine! Et pourtant, tout
cet adoucissement des mœurs n'était pas un faux semblant; car, dès que
la fureur de la Révolution se fut amortie, on vit cette même douceur
se répandre aussitôt dans toutes les lois et pénétrer dans toutes les
habitudes politiques.

Le contraste entre la bénignité des théories et la violence des actes,
qui a été l'un des caractères les plus étranges de la Révolution
française, ne surprendra personne si l'on fait attention que cette
révolution a été préparée par les classes les plus civilisées de la
nation, et exécutée par les plus incultes et les plus rudes. Les
hommes des premières n'ayant aucun lien préexistant entre eux, nul
usage de s'entendre, aucune prise sur le peuple, celui-ci devint
presque aussitôt le pouvoir dirigeant dès que les anciens pouvoirs
furent détruits. Là où il ne gouverna pas par lui-même, il donna du
moins son esprit au gouvernement; et si, d'un autre côté, on songe à la
manière dont ce peuple avait vécu sous l'ancien régime, on n'aura pas
de peine à imaginer ce qu'il allait être.

Les particularités mêmes de sa condition lui avaient donné plusieurs
vertus rares. Affranchi de bonne heure et depuis longtemps propriétaire
d'une partie du sol, isolé plutôt que dépendant, il se montrait
tempérant et fier; il était rompu à la peine, indifférent aux
délicatesses de la vie, résigné dans les plus grands maux, ferme au
péril; race simple et virile qui va remplir ces puissantes armées sous
l'effort desquelles l'Europe ploiera. Mais la même cause en faisait un
dangereux maître. Comme il avait porté presque seul depuis des siècles
tout le faix des abus, qu'il avait vécu à l'écart, se nourrissant en
silence de ses préjugés, de ses jalousies et de ses haines, il s'était
endurci par ces rigueurs de sa destinée, et il était devenu capable à
la fois de tout endurer et de tout faire souffrir.

C'est dans cet état que, mettant la main sur le gouvernement, il
entreprit d'achever lui-même l'œuvre de la Révolution. Les livres
avaient fourni la théorie; il se chargea de la pratique, et il ajusta
les idées des écrivains à ses propres fureurs.

Ceux qui ont étudié attentivement, en lisant ce livre, la France au
dix-huitième siècle, ont pu voir naître et se développer dans son sein
deux passions principales, qui n'ont point été contemporaines et n'ont
pas toujours tendu au même but.

L'une, plus profonde et venant de plus loin, est la haine violente et
inextinguible de l'inégalité. Celle-ci était née et s'était nourrie de
la vue de cette inégalité même, et elle poussait depuis longtemps les
Français, avec une force continue et irrésistible, à vouloir détruire
jusque dans leurs fondements tout ce qui restait des institutions du
moyen âge, et, le terrain vidé, à y bâtir une société où les hommes
fussent aussi semblables et les conditions aussi égales que l'humanité
le comporte.

L'autre, plus récente et moins enracinée, les portait à vouloir vivre
non-seulement égaux, mais libres.

Vers la fin de l'ancien régime ces deux passions sont aussi sincères et
paraissent aussi vives l'une que l'autre. A l'entrée de la Révolution,
elles se rencontrent; elles se mêlent alors et se confondent un moment,
s'échauffent l'une l'autre dans le contact, et enflamment enfin à la
fois tout le cœur de la France. C'est 89, temps d'inexpérience sans
doute, mais de générosité, d'enthousiasme, de virilité et de grandeur,
temps d'immortelle mémoire, vers lequel se tourneront avec admiration
et avec respect les regards des hommes, quand ceux qui l'ont vu et
nous-mêmes aurons disparu depuis longtemps. Alors les Français furent
assez fiers de leur cause et d'eux-mêmes pour croire qu'ils pouvaient
être égaux dans la liberté. Au milieu des institutions démocratiques
ils placèrent donc partout des institutions libres. Non-seulement ils
réduisirent en poussière cette législation surannée qui divisait les
hommes en castes, en corporations, en classes, et rendaient leurs
droits plus inégaux encore que leurs conditions, mais ils brisèrent
d'un seul coup ces autres lois, œuvres plus récentes du pouvoir
royal, qui avaient ôté à la nation la libre jouissance d'elle-même,
et avaient placé à côté de chaque Français le gouvernement, pour être
son précepteur, son tuteur, et, au besoin, son oppresseur. Avec le
gouvernement absolu la centralisation tomba.

Mais quand cette génération vigoureuse, qui avait commencé la
Révolution, eut été détruite ou énervée, ainsi que cela arrive
d'ordinaire à toute génération qui entame de telles entreprises;
lorsque, suivant le cours naturel des événements de cette espèce,
l'amour de la liberté se fut découragé et alangui au milieu de
l'anarchie et de la dictature populaire, et que la nation éperdue
commença à chercher comme à tâtons son maître, le gouvernement absolu
trouva pour renaître et se fonder des facilités prodigieuses, que
découvrit sans peine le génie de celui qui allait être tout à la fois
le continuateur de la Révolution et son destructeur.

L'ancien régime avait contenu, en effet, tout un ensemble
d'institutions de date moderne, qui, n'étant point hostiles à
l'égalité, pouvaient facilement prendre place dans la société nouvelle,
et qui pourtant offraient au despotisme des facilités singulières.
On les rechercha au milieu des débris de toutes les autres et on les
retrouva. Ces institutions avaient fait naître jadis des habitudes,
des passions, des idées qui tendaient à tenir les hommes divisés et
obéissants; on raviva celles-ci et on s'en aida. On ressaisit la
centralisation dans ses ruines et on la restaura; et comme, en même
temps qu'elle se relevait, tout ce qui avait pu autrefois la limiter
restait détruit, des entrailles mêmes d'une nation qui venait de
renverser la royauté on vit sortir tout à coup un pouvoir plus étendu,
plus détaillé, plus absolu que celui qui avait été exercé par aucun
de nos rois. L'entreprise parut d'une témérité extraordinaire et son
succès inouï, parce qu'on ne pensait qu'à ce qu'on voyait et qu'on
oubliait ce qu'on avait vu. Le dominateur tomba, mais ce qu'il y avait
de plus substantiel dans son œuvre resta debout; son gouvernement mort,
son administration continua de vivre, et, toutes les fois qu'on a
voulu depuis abattre le pouvoir absolu, on s'est borné à placer la tête
de la Liberté sur un corps servile.

A plusieurs reprises, depuis que la Révolution a commencé jusqu'à nos
jours, on voit la passion de la liberté s'éteindre, puis renaître,
puis s'éteindre encore, et puis encore renaître; ainsi fera-t-elle
longtemps, toujours inexpérimentée et mal réglée, facile à décourager,
à effrayer et à vaincre, superficielle et passagère. Pendant ce même
temps la passion pour l'égalité occupe toujours le fond des cœurs dont
elle s'est emparée la première; elle s'y retient aux sentiments qui
nous sont le plus chers; tandis que l'une change sans cesse d'aspect,
diminue, grandit, se fortifie, se débilite suivant les événements,
l'autre est toujours la même, toujours attachée au même but avec la
même ardeur obstinée et souvent aveugle, prête à tout sacrifier à ceux
qui lui permettent de se satisfaire, et à fournir au gouvernement qui
veut la favoriser et la flatter les habitudes, les idées, les lois dont
le despotisme a besoin pour régner.

La Révolution française ne sera que ténèbres pour ceux qui ne voudront
regarder qu'elle; c'est dans les temps qui la précèdent qu'il faut
chercher la seule lumière qui puisse l'éclairer. Sans une vue nette de
l'ancienne société, de ses lois, de ses vices, de ses préjugés, de ses
misères, de sa grandeur, on ne comprendra jamais ce qu'ont fait les
Français pendant le cours des soixante années qui ont suivi sa chute;
mais cette vue ne suffirait pas encore si l'on ne pénétrait jusqu'au
naturel même de notre nation.

Quand je considère cette nation en elle-même, je la trouve plus
extraordinaire qu'aucun des événements de son histoire. En a-t-il
jamais paru sur la terre une seule qui fût si remplie de contrastes
et si extrême dans chacun de ses actes, plus conduite par des
sensations, moins par des principes; faisant ainsi toujours plus mal
ou mieux qu'on ne s'y attendait, tantôt au-dessous du niveau commun
de l'humanité, tantôt fort au-dessus; un peuple tellement inaltérable
dans ses principaux instincts qu'on le reconnaît encore dans des
portraits qui ont été faits de lui il y a deux au trois mille ans,
et en même temps tellement mobile dans ses pensées journalières et
dans ses goûts qu'il finit par se devenir un spectacle inattendu à
lui-même, et demeure souvent aussi surpris que les étrangers à la vue
de ce qu'il vient de faire; le plus casanier et le plus routinier
de tous quand on l'abandonne à lui-même, et, lorsqu'une fois on l'a
arraché malgré lui à son logis et à ses habitudes, prêt à pousser
jusqu'au bout du monde et à tout oser; indocile par tempérament, et
s'accommodant mieux toutefois de l'empire arbitraire et même violent
d'un prince que du gouvernement régulier et libre des principaux
citoyens; aujourd'hui l'ennemi déclaré de toute obéissance, demain
mettant à servir une sorte de passion que les nations les mieux douées
pour la servitude ne peuvent atteindre; conduit par un fil tant que
personne ne résiste, ingouvernable dès que l'exemple de la résistance
est donné quelque part; trompant toujours ainsi ses maîtres, qui le
craignent ou trop ou trop peu; jamais si libre qu'il faille désespérer
de l'asservir, ni si asservi qu'il ne puisse encore briser le joug;
apte à tout, mais n'excellant que dans la guerre; adorateur du hasard,
de la force, du succès, de l'éclat et du bruit, plus que de la vraie
gloire; plus capable d'héroïsme que de vertu, de génie que de bon
sens, propre à concevoir d'immenses desseins plutôt qu'à parachever
de grandes entreprises; la plus brillante et la plus dangereuse des
nations de l'Europe, et la mieux faite pour y devenir tour à tour
un objet d'admiration, de haine, de pitié, de terreur, mais jamais
d'indifférence?

Elle seule pouvait donner naissance à une révolution si soudaine,
si radicale, si impétueuse dans son cours, et pourtant si pleine de
retours, de faits contradictoires et d'exemples contraires. Sans les
raisons que j'ai dites, les Français ne l'eussent jamais faite; mais il
faut reconnaître que toutes ces raisons ensemble n'auraient pas réussi
pour expliquer une révolution pareille ailleurs qu'en France.

Me voici parvenu jusqu'au seuil de cette Révolution mémorable; cette
fois je n'y entrerai point, bientôt peut-être pourrai-je le faire.
Je ne la considérerai plus alors dans ses causes, je l'examinerai en
elle-même, et j'oserai enfin juger la société qui en est sortie.



APPENDICE.

     Des pays d'états, et en particulier du Languedoc.


Mon intention n'est point de rechercher ici avec détail comment les
choses se passaient dans chacun des pays d'états qui existaient encore
à l'époque de la Révolution.

Je veux seulement en indiquer le nombre, faire connaître ceux dans
lesquels la vie locale était encore active, montrer dans quels rapports
ils vivaient avec l'administration royale, de quel côté ils sortaient
des règles communes que j'ai précédemment exposées, par où ils y
rentraient, et enfin faire voir par l'exemple de l'un d'entre eux ce
qu'ils auraient pu aisément devenir tous.

Il avait existé des états dans la plupart des provinces de France,
c'est-à-dire que chacune d'elles avait été administrée sous le
gouvernement du roi par les _gens des trois états_, comme on disait
alors; ce qui doit s'entendre d'une assemblée composée de représentants
du clergé, de la noblesse et de la bourgeoisie. Cette constitution
provinciale, comme les autres institutions politiques du moyen âge,
se retrouvait avec les mêmes traits dans presque toutes les parties
civilisées de l'Europe, dans toutes celles du moins où les mœurs et
les idées germaniques avaient pénétré. Il y a beaucoup de provinces
d'Allemagne où les états ont subsisté jusqu'à la Révolution française;
là où ils étaient détruits, ils n'avaient disparu que dans le cours des
dix-septième et dix-huitième siècles. Partout, depuis deux siècles, les
princes leur avaient fait une guerre tantôt sourde, tantôt ouverte,
mais non interrompue. Nulle part ils n'avaient cherché à améliorer
l'institution suivant les progrès du temps, mais seulement à la
détruire ou à la déformer quand l'occasion s'en était offerte et qu'ils
n'avaient pu faire pis.

En France, en 1789, il ne se rencontrait plus d'états que dans cinq
provinces d'une certaine étendue et dans quelques petits districts
insignifiants. La liberté provinciale n'existait plus à vrai dire que
dans deux, la Bretagne et le Languedoc; partout ailleurs l'institution
avait entièrement perdu sa virilité et n'était qu'une vaine apparence.

Je mettrai à part le Languedoc et j'en ferai ici l'objet d'un examen
particulier.

Le Languedoc était le plus vaste et le plus peuplé de tous les pays
d'états; il contenait plus de deux mille communes, ou, comme on disait
alors, de _Communautés_, et comptait près de deux millions d'habitants.
Il était, de plus, le mieux ordonné et le plus prospère de tous ces
pays, comme le plus grand. Le Languedoc est donc bien choisi pour faire
voir ce que pouvait être la liberté provinciale sous l'ancien régime,
et à quel point, dans les contrées mêmes où elle paraissait la plus
forte, on l'avait subordonnée au pouvoir royal.

En Languedoc, les états ne pouvaient s'assembler que sur un ordre
exprès du roi et après une lettre de convocation adressée par lui
individuellement chaque année à tous les membres qui devaient les
composer; ce qui fit dire à un frondeur du temps: «Des trois corps
qui composent nos états, l'un, le clergé, est à la nomination du roi,
puisque celui-ci nomme aux évêchés et aux bénéfices, et les deux
autres sont censés y être, puisqu'un ordre de la cour peut empêcher
tel membre qu'il lui plaît d'y assister sans que pour cela on ait
besoin de l'exiler ou de lui faire son procès. Il suffit de ne point le
convoquer.»

Les états devaient non-seulement se réunir, mais se séparer à certains
jours indiqués par le roi. La durée ordinaire de leur session avait été
fixée à quarante jours par un arrêt du conseil. Le roi était représenté
dans l'assemblée par des commissaires qui y avaient toujours entrée
quand ils le demandaient, et qui étaient chargés d'y exposer les
volontés du gouvernement. Ils étaient, de plus, étroitement tenus en
tutelle. Ils ne pouvaient prendre de résolution de quelque importance,
arrêter une mesure financière quelconque, sans que leur délibération
ne fût approuvée par un arrêt du conseil; pour un impôt, un emprunt,
un procès, ils avaient besoin de la permission expresse du roi. Tous
leurs règlements généraux, jusqu'à celui qui concernait la tenue de
leurs séances, devaient être autorisés avant d'être mis en vigueur.
L'ensemble de leurs recettes et de leurs dépenses, leur budget, comme
on l'appellerait aujourd'hui, était soumis chaque année au même
contrôle.

Le pouvoir central exerçait d'ailleurs dans le Languedoc les mêmes
droits politiques qui lui étaient reconnus partout ailleurs; les lois
qu'il lui convenait de promulguer, les règlements généraux qu'il
faisait sans cesse, les mesures générales qu'il prenait, étaient
applicables là comme dans les pays d'élection. Il y exerçait de même
toutes les fonctions naturelles du gouvernement; il y avait la même
police et les mêmes agents; il y créait de temps en temps, comme
partout, une multitude de nouveaux fonctionnaires dont la province
avait été obligée de racheter chèrement les offices.

Le Languedoc était gouverné, comme les autres provinces, par un
intendant. Cet intendant y avait dans chaque district des subdélégués
qui correspondaient avec les chefs des communautés et les dirigeaient.
L'intendant y exerçait la tutelle administrative, absolument comme
dans les pays d'élection. Le moindre village perdu dans les gorges des
Cévennes ne pouvait faire la dépense la plus minime sans y avoir été
autorisé de Paris par un arrêt du conseil du roi. Cette partie de la
justice qu'on nomme aujourd'hui le contentieux administratif n'y était
pas moins étendue que dans le reste de la France; elle l'y était même
plus. L'intendant décidait en premier ressort toutes les questions
de voirie, il jugeait tous les procès en matière de chemins, et, en
général, il prononçait sur toutes les affaires dans lesquelles le
gouvernement était ou se croyait intéressé. Celui-ci n'y couvrait pas
moins qu'ailleurs tous ses agents contre les poursuites indiscrètes des
citoyens vexés par eux.

Qu'avait donc le Languedoc de particulier qui le distinguât des autres
provinces, et qui en fît pour celles-ci un sujet d'envie? Trois choses
qui suffisaient pour le rendre entièrement différent du reste de la
France.

1º Une assemblée composée d'hommes considérables, accréditée dans la
population, respectée par le pouvoir royal, dont aucun fonctionnaire du
gouvernement central, ou, suivant la langue d'alors, _aucun officier
du roi_ ne pouvait faire partie, et où l'on discutait chaque année
librement et sérieusement les intérêts particuliers de la province. Il
suffisait que l'administration royale se trouvât placée à côté de ce
foyer de lumières pour qu'elle exerçât ses priviléges tout autrement,
et qu'avec les mêmes agents et les mêmes instincts elle ne ressemblât
point à ce qu'elle était partout ailleurs.

2º Il y avait dans le Languedoc beaucoup de travaux publics qui étaient
exécutés aux dépens du roi et par ses agents; il y en avait d'autres
où le gouvernement central fournissait une portion des fonds et dont
il dirigeait en grande partie l'exécution; mais le plus grand nombre
étaient exécutés aux seuls frais de la province. Une fois que le roi
avait approuvé le dessein et autorisé la dépense de ceux-là, ils
étaient exécutés par des fonctionnaires que les états avaient choisis
et sous l'inspection de commissaires pris dans leur sein.

3º Enfin la province avait le droit de lever elle-même, et suivant la
méthode qu'elle préférerait, une partie des impôts royaux et tous ceux
qu'on lui permettait d'établir pour subvenir à ses propres besoins.

Nous allons voir le parti que le Languedoc a su tirer de ces
priviléges. Cela mérite la peine d'être regardé de près.

Ce qui frappe le plus dans les pays d'élection, c'est l'absence
presque absolue de charges locales; les impôts généraux sont souvent
oppressifs, mais la province ne dépense presque rien pour elle-même.
Dans le Languedoc, au contraire, la somme que coûtent annuellement à
la province les travaux publics est énorme: en 1780, elle dépassait
2,000,000 de livres chaque année.

Le gouvernement central s'émeut parfois à la vue d'une si grande
dépense; il craint que la province, épuisée par un tel effort, ne
puisse acquitter la part d'impôts qui lui revenait à lui-même; il
reproche aux états de ne point se modérer. J'ai lu un mémoire dans
lequel l'assemblée répondait à ces critiques. Ce que je vais en
extraire textuellement peindra mieux que tout ce que je pourrais dire
l'esprit dont ce petit gouvernement était animé.

On reconnaît dans ce mémoire qu'en effet la province a entrepris et
continue d'immenses travaux; mais, loin de s'en excuser, on annonce
que, si le roi ne s'y oppose pas, elle entrera de plus en plus dans
cette voie. Elle a déjà amélioré ou redressé le cours des principales
rivières qui traversent son territoire, et s'occupe d'ajouter au
canal de Bourgogne, creusé sous Louis XIV et qui est insuffisant, des
prolongements qui, à travers le bas Languedoc, doivent conduire, par
Cette et Agde, jusqu'au Rhône. Elle a rendu praticable au commerce le
port de Cette et l'entretient à grands frais. Toutes ces dépenses,
fait-on remarquer, ont un caractère plus national que provincial;
néanmoins, la province, qui en profite plus qu'aucune autre, s'en
est chargée. Elle est également en train de dessécher et de rendre
à l'agriculture les marais d'Aigues-Mortes. Mais c'est surtout des
chemins qu'elle a voulu s'occuper: elle a ouvert ou mis en bon état
tous ceux qui la traversent pour conduire dans le reste du royaume;
ceux mêmes qui ne font communiquer entre elles que les villes et les
bourgs du Languedoc ont été réparés. Tous ces différents chemins sont
excellents, même en hiver, et font un parfait contraste avec les
chemins durs, raboteux et mal entretenus, qu'on trouve dans la plupart
des provinces voisines, le Dauphiné, le Quercy, la généralité de
Bordeaux (pays d'élection, est-il remarqué). Elle s'en rapporte sur ce
point à l'opinion du commerce et des voyageurs; et elle n'a pas tort,
car Arthur Young, parcourant le pays dix ans après, met sur ses notes:
«Languedoc, pays d'états; bonnes routes, faites sans corvées.»

Si le roi veut bien le permettre, continue le mémoire, les états n'en
resteront pas là; ils entreprendront d'améliorer les chemins des
communautés (chemins vicinaux), qui ne sont pas moins intéressants que
les autres. «Car si les denrées, remarque-t-on, ne peuvent sortir des
greniers du propriétaire pour aller au marché, qu'importe qu'elles
puissent être transportées au loin?» «La doctrine des états en matière
de travaux publics a toujours été,» ajoute-t-on encore, «que ce
n'est pas à la grandeur des travaux, mais à leur utilité, qu'on doit
regarder.» Des rivières, des canaux, des chemins qui donnent à tous les
produits du sol et de l'industrie de la valeur, en permettant de les
transporter, en tous temps et à peu de frais, partout où il en est
besoin, et au moyen desquels le commerce peut percer toutes les parties
de la province, enrichissent le pays quoiqu'ils lui coûtent. De plus,
de pareils travaux entrepris à la fois avec mesure dans différentes
parties du territoire, d'une façon à peu près égale, soutiennent
partout le prix des salaires et viennent au secours des pauvres. «Le
roi n'a pas besoin d'établir à ses frais dans le Languedoc des ateliers
de charité, comme il l'a fait dans le reste de la France, dit en
terminant la province avec quelque orgueil. Nous ne réclamons point
cette faveur; les travaux d'utilité que nous entreprenons nous-mêmes
chaque année en tiennent lieu, et donnent à tout le monde un travail
productif.»

Plus j'étudie les règlements généraux établis avec la permission du
roi, mais d'ordinaire sans son initiative, par les états de Languedoc,
dans cette portion de l'administration publique qu'on leur laissait,
plus j'admire la sagesse, l'équité et la douceur qui s'y montrent; plus
les procédés du gouvernement local me semblent supérieurs à tout ce que
je viens de voir dans les pays que le roi administrait seul.

La province est divisée en _communautés_ (villes ou villages), en
districts administratifs qui se nomment _diocèses_; enfin, en trois
grands départements qui s'appellent _sénéchaussées_. Chacune de ces
parties a une représentation distincte et un petit gouvernement à
part, qui se meut sous la direction, soit des états, soit du roi.
S'agit-il de travaux publics qui aient pour objet l'intérêt d'un de
ces petits corps politiques: ce n'est que sur la demande de celui-ci
qu'ils sont entrepris. Si le travail d'une communauté peut avoir de
l'utilité pour le diocèse, celui-ci doit concourir dans une certaine
mesure à la dépense. Si la sénéchaussée est intéressée, elle doit à
son tour fournir un secours. Le diocèse, la sénéchaussée, la province
doivent enfin venir en aide à la communauté, quand même il ne s'agit
que de l'intérêt particulier de celle-ci, pourvu que le travail lui
soit nécessaire et excède ses forces; car, disent sans cesse les états:
«Le principe fondamental de notre constitution, c'est que toutes les
parties du Languedoc sont entièrement solidaires les unes des autres et
doivent toutes successivement s'entr'aider.»

Les travaux qu'exécute la province doivent être préparés de longue main
et soumis d'abord à l'examen de tous les corps secondaires qui doivent
y concourir; ils ne peuvent être exécutés qu'à prix d'argent: la corvée
est inconnue. J'ai dit que, dans les pays d'élection, les terrains
pris aux propriétaires pour services publics étaient toujours mal ou
tardivement payés, et que souvent ils ne l'étaient point. C'est une des
grandes plaintes qu'élevèrent les assemblées provinciales lorsqu'on
les réunit en 1787. J'en ai vu qui faisaient remarquer qu'on leur
avait même ôté la faculté d'acquitter les dettes contractées de cette
manière, parce qu'on avait détruit ou dénaturé l'objet à acquérir avant
qu'on l'estimât. En Languedoc, chaque parcelle de terrain prise au
propriétaire doit être soigneusement évaluée avant le commencement des
travaux _et payée dans la première année de l'exécution_.

Le règlement des états relatif aux différents travaux publics, dont
j'extrais ces détails, parut si bien fait au gouvernement central que,
sans l'imiter, il l'admira. Le conseil du roi, après avoir autorisé sa
mise en vigueur, le fit reproduire à l'Imprimerie royale, et ordonna
qu'on le transmît comme pièce à consulter à tous les intendants.

Ce que j'ai dit des travaux publics est à plus forte raison applicable
à cette autre portion, non moins importante, de l'administration
provinciale qui se rapportait à la levée des taxes. C'est là surtout
qu'après avoir passé du royaume à la province on a peine à croire qu'on
soit encore dans le même empire.

J'ai eu occasion de dire ailleurs comment les procédés qu'on suivait
en Languedoc, pour asseoir et percevoir les tailles, étaient en partie
ceux que nous suivons nous-mêmes aujourd'hui pour la levée des impôts.
Je n'y reviendrai pas ici; j'ajouterai seulement que la province
goûtait si bien en cette matière la supériorité de ses méthodes
que, toutes les fois que le roi créa de nouvelles taxes, les états
n'hésitèrent jamais à acheter très-cher le droit de les lever à leur
manière et par leurs seuls agents.

Malgré toutes les dépenses que j'ai successivement énumérées, les
affaires du Languedoc étaient néanmoins en si bon ordre, et son crédit
si bien établi, que le gouvernement central y avait souvent recours
et empruntait au nom de la province un argent qu'on ne lui aurait pas
prêté à de si bonnes conditions à lui-même. Je trouve que le Languedoc
a emprunté, sous sa propre garantie, mais pour le compte du roi, dans
les derniers temps, 73,200,000 livres.

Le gouvernement et ses ministres voyaient cependant d'un fort mauvais
œil ces libertés particulières. Richelieu les mutila d'abord, puis
les abolit. Le mou et fainéant Louis XIII, qui n'aimait rien, les
détestait; il avait dans une telle horreur tous les priviléges de
provinces, dit Boulainvilliers, que sa colère s'allumait rien que d'en
entendre prononcer le nom. On ne sait jamais toute l'énergie qu'ont les
âmes faibles pour haïr ce qui les oblige à faire un effort. Tout ce qui
leur reste de virilité est employé là, et elles se montrent presque
toujours fortes en cet endroit, fussent-elles débiles dans tous les
autres. Le bonheur voulut que l'ancienne constitution du Languedoc fût
rétablie durant l'enfance de Louis XIV. Celui-ci, la regardant comme
son ouvrage, la respecta. Louis XV en suspendit l'application pendant
deux ans, mais ensuite il la laissa renaître.

La création des offices municipaux lui fit courir des périls moins
directs, mais non moins grands; cette détestable institution n'avait
pas seulement pour effet de détruire la constitution des villes, elle
tendait encore à dénaturer celle des provinces. Je ne sais si les
députés du tiers-état dans les assemblées provinciales avaient jamais
été élus pour l'occasion, mais depuis longtemps ils ne l'étaient plus;
les officiers municipaux des villes y étaient de droit les seuls
représentants de la bourgeoisie et du peuple.

Cette absence d'un mandat spécial et donné en vue des intérêts du
moment se fit peu remarquer tant que les villes élurent elles-mêmes
librement, par vote universel et le plus souvent pour un temps
très-court, leurs magistrats. Le maire, le consul ou le syndic
représentait aussi fidèlement alors dans le sein des états les volontés
de la population au nom de laquelle il parlait que s'il avait été
choisi tout exprès pour elle. On comprend qu'il n'en était pas de
même de celui qui avait acquis par son argent le droit d'administrer
ses concitoyens. Celui-ci ne représentait rien que lui-même, ou tout
au plus les petits intérêts ou les petites passions de sa coterie.
Cependant on maintint à ce magistrat adjudicataire de ses pouvoirs le
droit qu'avaient possédé les magistrats élus. Cela changea sur-le-champ
tout le caractère de l'institution. La noblesse et le clergé, au lieu
d'avoir à côté d'eux et en face d'eux dans l'assemblée provinciale
les représentants du peuple, n'y trouvèrent que quelques bourgeois
isolés, timides et impuissants, et le tiers-état devint de plus en plus
subordonné dans le gouvernement au moment même où il devenait chaque
jour plus riche et plus fort dans la société. Il n'en fut pas ainsi
pour le Languedoc, la province ayant toujours pris soin de racheter
au roi les offices à mesure que celui-ci les établissait. L'emprunt
contracté par elle pour cet objet dans la seule année de 1773 s'éleva à
plus de 4 millions de livres.

D'autres causes plus puissantes avaient contribué à faire pénétrer
l'esprit nouveau dans ces vieilles institutions et donnaient aux états
du Languedoc une supériorité incontestée sur tous les autres.

Dans cette province, comme dans une grande partie du Midi, la taille
était réelle et non personnelle, c'est-à-dire qu'elle se réglait sur la
valeur de la propriété et non sur la condition du propriétaire. Il y
avait, il est vrai, certaines terres qui jouissaient du privilége de ne
point la payer. Ces terres avaient été autrefois celles de la noblesse;
mais, par le progrès du temps et de l'industrie, il était arrivé qu'une
partie de ces biens était tombée dans les mains des roturiers; d'une
autre part, les nobles étaient devenus propriétaires de beaucoup de
biens sujets à la taille. Le privilége transporté ainsi des personnes
aux choses était plus absurde sans doute, mais il était bien moins
senti, parce que, gênant encore, il n'humiliait plus. N'étant plus
lié d'une manière indissoluble, à l'idée de classe, ne créant pour
aucune d'elles d'intérêts absolument étrangers ou contraires à ceux des
autres, il ne s'opposait plus à ce que toutes s'occupassent ensemble
du gouvernement. Plus que partout ailleurs, en Languedoc, elles s'y
mêlaient en effet et s'y trouvaient sur le pied de la plus parfaite
égalité.

En Bretagne, les gentilshommes avaient le droit de paraître tous,
individuellement, aux états, ce qui souvent fit de ces derniers des
espèces de diètes polonaises. En Languedoc, les nobles ne figuraient
aux états que par représentants; vingt-trois d'entre eux y tenaient
la place de tous les autres. Le clergé y paraissait dans la personne
des vingt-trois évêques de la province, et, ce qu'on doit surtout
remarquer, les villes y avaient autant de voix que les deux premiers
ordres.

Comme l'assemblée était unique et qu'on n'y délibérait pas par ordre,
mais par tête, le tiers-état y acquit naturellement une grande
importance; peu à peu il fit pénétrer son esprit particulier dans tout
le corps. Bien plus, les trois magistrats qui, sous le nom de syndics
généraux, étaient chargés, au nom des états, de la conduite ordinaire
des affaires, étaient toujours des hommes de loi, c'est-à-dire des
roturiers. La noblesse, assez forte pour maintenir son rang, ne l'était
plus assez pour régner seule. De son côté le clergé, quoique composé
en grande partie de gentilshommes, y vécut en parfaite intelligence
avec le tiers; il s'associa avec ardeur à la plupart de ses projets,
travailla de concert avec lui à accroître la prospérité matérielle
de tous les citoyens et à favoriser leur commerce et leur industrie,
mettant ainsi souvent à son service sa grande connaissance des hommes
et sa rare dextérité dans le maniement des affaires. C'était presque
toujours un ecclésiastique qu'on choisissait pour aller débattre
à Versailles, avec les ministres, les questions litigieuses qui
mettaient en conflit l'autorité royale et les états. On peut dire que,
pendant tout le dernier siècle, le Languedoc a été administré par des
bourgeois, que contrôlaient des nobles et qu'aidaient des évêques.

Grâce à cette constitution particulière du Languedoc, l'esprit des
temps nouveaux put pénétrer paisiblement dans cette vieille institution
et y tout modifier sans y rien détruire.

Il eût pu en être ainsi partout ailleurs. Une partie de la persévérance
et de l'effort que les princes ont mis à abolir ou à déformer les états
provinciaux aurait suffi pour les perfectionner de cette façon et
pour les adapter tous aux nécessités de la civilisation moderne, si
ces princes avaient jamais voulu autre chose que devenir et rester les
maîtres.


FIN.



NOTES.


_Page 45._

     Puissance du droit romain en Allemagne.—Manière dont il avait
     remplacé le droit germanique.

A la fin du moyen âge, le droit romain devint la principale et presque
la seule étude des légistes allemands; la plupart d'entre eux, à cette
époque, faisaient même leur éducation hors d'Allemagne, dans les
universités d'Italie. Ces légistes, qui n'étaient pas les maîtres de la
société politique, mais qui étaient chargés d'expliquer et d'appliquer
ses lois, s'ils ne purent abolir le droit germanique, le déformèrent
du moins de manière à le faire entrer de force dans le cadre du droit
romain. Ils appliquèrent les lois romaines à tout ce qui semblait, dans
les institutions germaniques, avoir quelque analogie éloignée avec la
législation de Justinien; ils introduisirent ainsi un nouvel esprit,
de nouveaux usages dans la législation nationale; elle fut peu à peu
transformée de telle façon qu'elle devint méconnaissable, et qu'au
dix-septième siècle, par exemple, on ne la connaissait pour ainsi dire
plus. Elle était remplacée par un je ne sais quoi qui était encore
germanique par le nom et romain par le fait.

J'ai lieu de croire que, dans ce travail des légistes, beaucoup des
conditions de l'ancienne société germanique s'empirèrent, notamment
celle des paysans; plusieurs de ceux qui étaient parvenus à garder
jusque-là tout ou partie de leurs libertés ou de leurs possessions
le perdirent alors par des assimilations savantes à la condition des
esclaves ou des emphytéotes romains.

Cette transformation graduelle du droit national, et les efforts
inutiles qui furent faits pour s'y opposer, se voient bien dans
l'histoire du Wurtemberg.

Depuis la naissance du comté de ce nom, en 1250, jusqu'à la création
du duché, en 1495, la législation est entièrement indigène; elle se
compose de coutumes, de lois locales faites par les villes ou par les
cours des seigneurs, de statuts promulgués par les états; les choses
ecclésiastiques seules sont réglées par un droit étranger, le droit
canonique.

A partir de 1495, le caractère de la législation change: le droit
romain commence à pénétrer; les _docteurs_, comme on les appelait, ceux
qui avaient étudié le droit dans les écoles étrangères, entrent dans le
gouvernement et s'emparent de la direction des hautes cours. Pendant
tout le commencement du quinzième siècle, et jusqu'au milieu, on voit
la société politique soutenir contre eux la même lutte qui avait lieu
à cette même époque en Angleterre, mais avec un tout autre succès.
Dans la diète de Tubingue, eu 1514, et dans celles qui lui succèdent,
les représentants de la féodalité et les députés de villes font toutes
sortes de représentations contre ce qui se passe; ils attaquent les
légistes, qui font irruption dans toutes les cours et changent l'esprit
ou la lettre de toutes les coutumes et de toutes les lois. L'avantage
paraît d'abord être de leur côté; ils obtiennent du gouvernement la
promesse qu'on placera désormais dans les hautes cours des personnes
honorables et éclairées, prises dans la noblesse et dans les états du
duché, et pas de docteurs, et qu'une commission, composée d'agents du
gouvernement et de représentants des états dressera le projet d'un
code qui puisse servir de règle dans tout le pays. Efforts inutiles! Le
droit romain finit bientôt par chasser entièrement le droit national
d'une grande partie de la législation, et par planter ses racines
jusque sur le terrain même où il laisse cette législation subsister.

Ce triomphe du droit étranger sur le droit indigène est attribué par
plusieurs historiens allemands à deux causes: 1º au mouvement qui
entraînait alors tous les esprits vers les langues et les littératures
de l'antiquité, ainsi qu'au mépris que cela faisait concevoir pour
les produits intellectuels du génie national; 2º à l'idée, qui avait
toujours préoccupé tout le moyen âge allemand et qui se fait jour
même dans la législation de ce temps, que le saint-empire est la
continuation de l'empire romain, et que la législation de celui-ci est
un héritage de celui-là.

Mais ces causes ne suffisent pas pour faire comprendre que ce même
droit se soit, à la même époque, introduit sur tout le continent de
l'Europe à la fois. Je crois que cela vint de ce que, dans le même
temps, le pouvoir absolu des princes s'établissait solidement partout
sur les ruines des vieilles libertés de l'Europe, et de ce que le droit
romain, droit de servitude, entrait merveilleusement dans leurs vues.

Le droit romain, qui a perfectionné partout la société civile,
partout a tendu à dégrader la société politique, parce qu'il a été
principalement l'œuvre d'un peuple très-civilisé et très-asservi. Les
rois l'adoptèrent donc avec ardeur, et l'établirent partout où ils
furent les maîtres. Les interprètes de ce droit devinrent dans toute
l'Europe leurs ministres ou leurs principaux agents. Les légistes leur
fournirent au besoin l'appui du droit contre le droit même. Ainsi
ont-ils souvent fait depuis. A côté d'un prince qui violait les lois,
il est très-rare qu'il n'ait pas paru un légiste qui venait assurer
que rien n'était plus légitime, et qui prouvait savamment que la
violence était juste et que l'opprimé avait tort.


_Page 48._

     Passage de la monarchie féodale à la monarchie démocratique.

Toutes les monarchies étant devenues absolues vers la même époque,
il n'y a guère d'apparence que ce changement de constitution tînt à
quelque circonstance particulière qui se rencontra par hasard au même
moment dans chaque État, et l'on doit croire que tous ces événements
semblables et contemporains ont dû être produits par une cause générale
qui s'est trouvée agir également partout à la fois.

Cette cause générale était le passage d'un état social à un autre,
de l'inégalité féodale à l'égalité démocratique. Les nobles étaient
déjà abattus et le peuple ne s'était pas encore élevé, les uns trop
bas et l'autre pas assez haut pour gêner les mouvements du pouvoir.
Il y a eu là cent cinquante ans, qui ont été comme l'âge d'or des
princes, pendant lesquels ils eurent en même temps la stabilité et la
toute-puissance, choses qui d'ordinaire s'excluent: aussi sacrés que
les chefs héréditaires d'une monarchie féodale, et aussi absolus que le
maître d'une société démocratique.


_Page 49._

     Décadence des villes libres en Allemagne.—Villes impériales
     (_Reichsstædten_).

D'après les historiens allemands, le plus grand éclat de ces villes fut
aux quatorzième et quinzième siècles. Elles étaient alors l'asile de
la richesse, des arts, des connaissances, les maîtresses du commerce
de l'Europe, les plus puissants centres de la civilisation. Elles
finirent, surtout dans le nord et le sud de l'Allemagne, par former
avec les nobles qui les environnaient des confédérations indépendantes,
comme en Suisse les villes avaient fait avec les paysans.

Au seizième siècle elles conservaient encore leur prospérité; mais
l'époque de la décadence était venue. La guerre de Trente Ans acheva
de précipiter leur ruine; il n'y en a presque pas une qui n'ait été
détruite ou ruinée dans cette période.

Cependant le traité de Westphalie les nomme positivement et leur
maintient la qualité d'états immédiats, c'est-à-dire qui ne dépendent
que de l'empereur; mais les souverains qui les avoisinent d'une part,
de l'autre l'empereur lui-même, dont le pouvoir, depuis la guerre de
Trente Ans, ne pouvait guère s'exercer que sur ces petits vassaux de
l'empire, renferment chaque jour leur souveraineté dans des limites
très-étroites. Au dix-huitième siècle on les voit encore au nombre
de cinquante et une; elles occupent deux bancs dans la diète et y
possèdent une voix distincte; mais, en fait, elles ne peuvent plus rien
sur la direction des affaires générales.

Au dedans elles sont toutes surchargées de dettes; celles-ci viennent
en partie de ce qu'on continue à les taxer pour les impôts de l'empire
suivant leur ancienne splendeur, en partie de ce qu'elles sont très-mal
administrées. Et ce qui est bien remarquable, c'est que cette mauvaise
administration semble dépendre d'une maladie secrète qui est commune
à toutes, quelle que soit la forme de leur constitution; que celle-ci
soit aristocratique ou démocratique, elle donne lieu à des plaintes
sinon semblables, au moins aussi vives: aristocratique, le gouvernement
est, dit-on, devenu la coterie d'un petit nombre de familles: la
faveur, les intérêts particuliers font tout; démocratique, la brigue,
la vénalité y apparaissent de toutes parts. Dans les deux cas on se
plaint du défaut d'honnêteté et de désintéressement de la part des
gouvernements. Sans cesse l'empereur est obligé d'intervenir dans
leurs affaires pour tâcher d'y rétablir l'ordre. Elles se dépeuplent,
elles tombent dans la misère. Elles ne sont plus les foyers de la
civilisation germanique; les arts les quittent pour aller briller dans
les villes nouvelles, créations des souverains, et qui représentent le
monde nouveau. Le commerce s'écarte d'elles; leur ancienne énergie,
leur vigueur patriotique disparaissent; Hambourg, à peu près seul,
reste un grand centre de richesses et de lumières, mais par suite de
causes qui lui sont particulières.


_Page 57._

     Date de l'abolition du servage en Allemagne.

On verra, par le tableau qui suit, que l'abolition du servage dans la
plupart des contrées de l'Allemagne est très-récente. Le servage n'a
été aboli:

1º Dans le pays de Bade, qu'en 1783;

2º Dans Hohenzollern, en 1789;

3º Schleswig et Holstein, en 1804;

4º Nassau, en 1808.

5º Prusse. Frédéric-Guillaume Ier avait détruit, dès 1717, le servage
dans ses domaines. Le code particulier du grand Frédéric, comme nous
l'avons vu, prétendit l'abolir dans tout le royaume; mais, en réalité,
il ne fit disparaître que sa forme la plus dure, _leibeigenschaft_;
il le conserva sous sa forme adoucie, _erbunterthænigkeit_. Ce ne fut
qu'en 1809 qu'il cessa entièrement.

6º En Bavière, le servage disparut en 1808.

7º Un décret de Napoléon, daté de Madrid, en 1808, l'abolit dans le
grand-duché de Berg et dans divers autres petits territoires, tels
qu'Erfurth, Baireuth, etc.

8º Dans le royaume de Westphalie, sa destruction date de 1808 et 1809;

9º Dans la principauté de Lippe-Deltmold, de 1809;

10º Dans Schomburg-Lippe, de 1810;

11º Dans la Poméranie suédoise, de 1810 également;

12º Dans la Hesse-Darmstadt, de 1809 et de 1811;

13º Dans le Wurtemberg, de 1817;

14º Dans le Mecklembourg, de 1820;

15º Dans l'Oldenbourg, de 1814;

16º En Saxe, pour la Lusace, de 1832;

17º Dans Hohenzollern-Sigmaringen, de 1833 seulement;

18º En Autriche, de 1811. Dès 1782, Joseph II avait détruit
le _leibeigenschaft_; mais le servage sous sa forme adoucie,
_erbunterthænigkeit_, a duré jusqu'en 1811.


_Page 57._

Il y a une portion des pays aujourd'hui allemands, telle que le
Brandebourg, la vieille Prusse, la Silésie, qui était originairement
peuplée de Slaves, et qui a été conquise et en partie occupée par
des Allemands. Dans ces pays-là, l'aspect du servage a toujours été
beaucoup plus rude encore qu'en Allemagne, et il y laissait des traces
encore plus marquées à la fin du dix-huitième siècle.


_Page 59._

     Code du grand Frédéric.

Parmi les œuvres du grand Frédéric, la moins connue, même dans son
pays, et la moins éclatante est le code rédigé par ses ordres et
promulgué par son successeur. Je ne sais néanmoins s'il en est aucune
qui jette plus de lumières sur l'homme lui-même et sur le temps, et
montre mieux l'influence réciproque de l'un sur l'autre.

Ce code est une véritable constitution, dans le sens qu'on attribue
à ce mot; il n'a pas seulement pour but de régler les rapports des
citoyens entre eux, mais encore les rapports des citoyens et de l'État:
c'est tout à la fois un code civil, un code criminel et une charte.

Il repose ou plutôt paraît reposer sur un certain nombre de principes
généraux exprimés dans une forme très-philosophique et très-abstraite,
et qui ressemblent sous beaucoup de rapports à ceux qui remplissent la
Déclaration des droits de l'homme dans la constitution de 1791.

On y proclame que le bien de l'État et de ses habitants y est le but
de la société et la limite de la loi; que les lois ne peuvent borner
la liberté et les droits des citoyens que dans le but de l'utilité
commune; que chaque membre de l'État doit travailler au bien général
dans le rapport de sa position et de sa fortune; que les droits des
individus doivent céder devant le bien général.

Nulle part il n'est question du droit héréditaire du prince, de sa
famille, ni même d'un droit particulier, qui serait distinct du droit
de l'État. Le nom de l'État est déjà le seul dont on se serve pour
désigner le pouvoir royal.

Par contre, on y parle du droit général des hommes: les droits généraux
des hommes se fondent sur la liberté naturelle de faire son propre
bien sans nuire au droit d'autrui. Toutes les actions qui ne sont
pas défendues par la loi naturelle ou par une loi positive de l'État
sont permises. Chaque habitant de l'État peut exiger de celui-ci la
défense de sa personne et de sa propriété, et a le droit de se défendre
lui-même par la force si l'État ne vient à son aide.

Après avoir exposé ces grands principes, le législateur, au lieu d'en
tirer, comme dans la constitution de 1791, le dogme de la souveraineté
du peuple et l'organisation d'un gouvernement populaire dans une
société libre, tourne court et va à une autre conséquence également
démocratique, mais non libérale; il considère le prince comme le seul
représentant de l'État, et lui donne tous les droits qu'on vient de
reconnaître à la société. Le souverain n'est plus dans ce code le
représentant de Dieu, il n'est que le représentant de la société, son
agent, son serviteur, comme l'a imprimé en toutes lettres Frédéric
dans ses œuvres; mais il la représente seul, il en exerce seul tous
les pouvoirs. Le chef de l'État, est-il dit dans l'introduction, à
qui le devoir de produire le bien général, qui est le seul but de la
société, est donné, est autorisé à diriger et à régler tous les actes
des individus vers ce but.

Parmi les principaux devoirs de cet agent tout-puissant de la société,
je trouve ceux-ci: maintenir la paix et la sécurité publiques au
dedans, et y garantir chacun contre la violence. Au dehors, il lui
appartient de faire la paix et la guerre; lui seul doit donner des lois
et faire des règlements généraux de police; il possède seul le droit de
faire grâce et d'annuler les poursuites criminelles.

Toutes les associations qui existent dans l'État, tous les
établissements publics sont sous son inspection et sa direction, dans
l'intérêt de la paix et de la sécurité générales. Pour que le chef de
l'État puisse remplir ces obligations, il faut qu'il ait de certains
revenus et des droits utiles; il a donc le pouvoir d'établir des
impôts sur les fortunes privées, sur les personnes, leurs professions,
leur commerce, leur produit ou leur consommation. Les ordres des
fonctionnaires publics qui agissent en son nom doivent être suivis
comme les siens mêmes pour tout ce qui est placé dans les limites de
leurs fonctions.

Sous cette tête toute moderne nous allons maintenant voir apparaître
un corps tout gothique; Frédéric n'a fait que lui ôter ce qui pouvait
gêner l'action de son propre pouvoir, et le tout va former un être
monstrueux qui semble une transition d'une création à une autre. Dans
cette production étrange, Frédéric montre autant de mépris pour la
logique que de soin de sa puissance et d'envie de ne pas se créer de
difficultés inutiles en attaquant ce qui était encore de force à se
défendre.

Les habitants des campagnes, à l'exception de quelques districts et de
quelques localités, sont placés dans une servitude héréditaire qui ne
se borne pas seulement aux corvées et services qui sont inhérents à la
possession de certaines terres, mais s'étendent, ainsi que nous l'avons
vu, jusqu'à la personne du possesseur.

La plupart des priviléges des propriétaires de sol sont de nouveau
consacrés par le code; on peut même dire qu'ils le sont contre le code,
puisqu'il est dit que, dans les cas où la coutume locale et la nouvelle
législation différeraient, la première doit être suivie. On déclare
formellement que l'État ne peut détruire aucun de ces priviléges qu'en
les rachetant et suivant les formes de la justice.

Le code assure, il est vrai, que le servage proprement dit
(_leibeigenschaft_), en tant qu'il établit la servitude personnelle,
est aboli, mais la subjection héréditaire qui le remplace
(_erbunterthænigkeit_) est encore une sorte de servitude, comme on a pu
le juger en lisant le texte.

Dans ce même code, le bourgeois reste soigneusement séparé du paysan;
entre la bourgeoisie et la noblesse, on y reconnaît une sorte de classe
intermédiaire: elle se compose des hauts fonctionnaires qui ne sont
pas nobles, des ecclésiastiques, des professeurs des écoles savantes,
gymnases et universités.

Pour être à part du reste de la bourgeoisie, ces bourgeois n'étaient
pas, du reste, confondus avec les nobles; ils restaient, au contraire,
dans un état d'infériorité vis-à-vis de ceux-ci. Ils ne pouvaient pas,
en général, acheter des biens équestres, ni obtenir les places les plus
élevées dans le service civil. Ils n'étaient pas non plus _hoffähig_,
c'est-à-dire qu'ils ne pouvaient se présenter à la cour, sinon dans
des cas rares, et jamais avec leurs familles. Comme en France, cette
infériorité blessait d'autant plus que chaque jour cette classe
devenait plus éclairée et plus influente, et que les fonctionnaires
bourgeois de l'État, s'ils n'occupaient pas les postes les plus
brillants, remplissaient déjà ceux où il y avait le plus de choses et
les choses les plus utiles à faire. L'irritation contre les priviléges
de la noblesse, qui, chez nous, allait tant contribuer à la Révolution,
préparait en Allemagne l'approbation avec laquelle celle-ci fut d'abord
reçue. Le principal rédacteur du code était pourtant un bourgeois, mais
il suivait sans doute les ordres de son maître.

La vieille constitution de l'Europe n'est pas assez ruinée dans cette
partie de l'Allemagne pour que Frédéric croie, malgré le mépris qu'elle
lui inspire, qu'il soit encore temps d'en faire disparaître les débris.
En général, il se borne à enlever aux nobles le droit de s'assembler
et d'administrer en corps, et laisse à chacun d'eux individuellement
ses priviléges; il ne fait qu'en limiter et en régler l'usage. Il
arrive ainsi que ce code, rédigé par les ordres d'un élève de nos
philosophes, et appliqué après que la Révolution française a éclaté,
est le document législatif le plus authentique et le plus récent
qui donne un fondement légal à ces mêmes inégalités féodales que la
Révolution allait abolir dans toute l'Europe.

La noblesse y est déclarée le principal corps de l'État; les
gentilshommes doivent être nommés de préférence, y est-il dit, à tous
les postes d'honneur, quand ils sont capables de les remplir. Eux seuls
peuvent posséder des biens nobles, créer des substitutions, jouir des
droits de chasse et de justice inhérents aux biens nobles, ainsi que
des droits de patronage sur les églises; seuls ils peuvent prendre le
nom de la terre qu'ils possèdent. Les bourgeois autorisés par exception
expresse à posséder des biens nobles ne peuvent jouir que dans les
limites exactes de cette permission des droits et honneurs attachés à
la possession de pareils biens. Le bourgeois, fût-il possesseur d'un
bien noble, ne peut laisser celui-ci à un héritier bourgeois que si cet
héritier est du premier degré. Dans le cas où il n'y aurait pas de tels
héritiers ou d'autres héritiers nobles, le bien devait être licité.

Une des portions les plus caractéristiques du code de Frédéric est le
droit pénal en matière politique qui y est joint.

Le successeur du grand Frédéric, Frédéric-Guillaume II, qui, malgré
la partie féodale et absolutiste de la législation dont je viens de
donner un aperçu, croyait apercevoir dans cette œuvre de son oncle des
tendances révolutionnaires, et qui en fit suspendre la publication
jusqu'en 1794, ne se rassurait, dit-on, qu'en pensant aux excellentes
dispositions pénales à l'aide desquelles ce code corrigeait les
mauvais principes qu'il contenait. Jamais, en effet, on ne fit, même
depuis, en ce genre, rien de plus complet; non-seulement les révoltes
et les conspirations sont punies avec la plus grande sévérité;
mais les critiques irrespectueuses des actes du gouvernement sont
également réprimées très-sévèrement. On défend avec soin l'achat et
la distribution d'écrits dangereux: l'imprimeur, l'éditeur et le
distributeur sont responsables du fait de l'auteur. Les redoutes, les
mascarades et autres amusements sont déclarés réunions publiques; elles
doivent être autorisées par la police. Il en doit être ainsi même des
repas dans les lieux publics. La liberté de la presse et de la parole
sont étroitement soumises à une surveillance arbitraire. Le port des
armes à feu est défendu.

Tout à travers de cette œuvre à moitié empruntée au moyen âge
apparaissent enfin des dispositions dont l'extrême esprit
centralisateur avoisine le socialisme. Ainsi il est déclaré que c'est
à l'État qu'il incombe de veiller à la nourriture, à l'emploi et au
salaire de tous ceux qui ne peuvent s'entretenir eux-mêmes et qui
n'ont droit ni aux secours du seigneur ni aux secours de la commune:
on doit assurer à ceux-là du travail conformément à leurs forces et
à leur capacité. L'État doit former des établissements par lesquels
la pauvreté des citoyens soit secourue. L'État est autorisé de plus
à détruire les fondations qui tendent à encourager la paresse et
distribuer lui-même aux pauvres l'argent dont ces établissements
disposaient.

Les hardiesses et les nouveautés dans la théorie, la timidité dans la
pratique, qui font le caractère de cette œuvre du grand Frédéric, s'y
retrouvent partout. D'une part, on proclame le grand principe de la
société moderne, que tout le monde doit être également sujet à l'impôt;
de l'autre, on laisse subsister les lois provinciales qui contiennent
des exemptions à cette règle. On affirme que tout procès entre un sujet
et le souverain sera jugé dans les formes et suivant les prescriptions
indiquées pour tous les autres litiges; en fait, cette règle ne fut
jamais suivie quand les intérêts ou les passions du roi s'y opposèrent.
On montra avec ostentation le moulin de Sans-Souci, et l'on fit plier
sans éclat la justice dans plusieurs autres circonstances.

Ce qui prouve combien ce code, qui innovait tant en apparence, innova
peu en réalité, et ce qui le rend par conséquent si curieux à étudier
pour bien connaître l'état vrai de la société dans cette partie de
l'Allemagne à la fin du dix-huitième siècle, c'est que la nation
prussienne parut à peine s'apercevoir de sa publication. Les légistes
seuls l'étudièrent et de nos jours il y a un grand nombre de gens
éclairés qui ne l'ont jamais lu.


_Page 61._

     Bien des paysans en Allemagne.

On rencontrait fréquemment parmi les paysans des familles qui
non-seulement étaient libres et propriétaires, mais dont les biens
formaient une espèce de majorat perpétuel. La terre possédée par
ceux-là était indivisible; un fils en héritait seul: c'était
d'ordinaire le fils le plus jeune, comme dans certaines coutumes
d'Angleterre. Celui-là devait seulement payer une dot à ses frères et
sœurs.

Les _erbgüter_ des paysans étaient plus ou moins répandus dans toute
l'Allemagne; car nulle part on n'y voyait toute la terre englobée dans
le système féodal. En Silésie, où la noblesse a conservé jusqu'à nos
jours des domaines immenses dont la plupart des villages faisaient
partie, il se rencontrait cependant des villages qui étaient possédés
entièrement par les habitants et entièrement libres. Dans certaines
parties de l'Allemagne, comme dans le Tyrol et dans la Frise, le fait
dominant était que les paysans possédaient la terre par _erbgüter_.

Mais, dans la grande majorité des contrées de l'Allemagne, ce genre
de propriété n'était qu'une exception plus ou moins fréquente. Dans
les villages où elle se rencontrait, les petits propriétaires de cette
espèce formaient une sorte d'aristocratie parmi les paysans.


_Page 62._

     Position de la noblesse et division de la terre le long du Rhin.

De renseignements pris sur les lieux et auprès de personnes qui ont
vécu sous l'ancien régime, il résulte que, dans l'électorat de Cologne,
par exemple, il y avait un grand nombre de villages sans seigneurs
et administrés par les agents du prince; que, dans les lieux où la
noblesse existait, ses pouvoirs administratifs étaient très-bornés;
que sa position était plutôt brillante que puissante (au moins
individuellement); qu'elle avait beaucoup d'honneurs, entrait dans les
charges du prince, mais n'exerçait pas de pouvoir réel et direct sur
le peuple. Je me suis assuré d'autre part que, dans ce même électorat,
la propriété était très-divisée, et qu'un très-grand nombre de paysans
étaient propriétaires, ce qui est attribué particulièrement à l'état
de gêne et de demi-misère dans lequel vivaient depuis longtemps déjà
une grande partie des familles nobles, gêne qui leur faisait aliéner
sans cesse quelques petites parties de leurs terres que les paysans
acquéraient, soit moyennant rente, soit pour argent comptant. J'ai eu
dans les mains un relevé de la population de l'évêché de Cologne, au
commencement du dix-huitième siècle, où se trouve l'état des terres à
cette époque; j'y ai vu que dès ce temps le tiers du sol appartenait
aux paysans. De ce fait naissait un ensemble de sentiments et d'idées
qui mettaient ces populations-là bien plus près des révolutions
que celles qui habitaient d'autres parties de l'Allemagne où ces
particularités ne se voyaient pas encore.


_Page 62._

     Comment la loi sur le prêt à intérêt avait hâté la division du
     sol.

La loi qui défendait le prêt à intérêt, quel que fût l'intérêt, était
encore en vigueur à la fin du dix-huitième siècle. Turgot nous apprend
même qu'en 1769 elle était observée en beaucoup d'endroits. Ces lois
subsistent, dit-il, quoique souvent violées. Les juges consulaires
admettent les intérêts stipulés sans aliénation de capital, tandis que
les tribunaux ordinaires les réprouvent. On voit encore des débiteurs
de mauvaise foi actionner au criminel leurs débiteurs pour leur avoir
prêté de l'argent sans aliénation du capital.

Indépendamment des effets que cette législation ne pouvait manquer
d'avoir sur le commerce et en général sur les mœurs industrielles de la
nation, elle en avait une grande sur la division des terres et sur leur
tenure. Elle avait multiplié à l'infini les rentes perpétuelles, tant
foncières que non foncières. Elle avait porté les anciens propriétaires
du sol, au lieu d'emprunter dans leurs besoins, à vendre de petites
portions de leurs domaines moyennant un prix, partie en capital,
partie en rente perpétuelle; ce qui avait fort contribué, d'une part,
à diviser le sol, de l'autre, à surcharger la petite propriété d'une
multitude de servitudes perpétuelles.


_Page 68._

     Exemple des passions qui naissaient déjà de la dîme dix ans avant
     la Révolution.

En 1779, un petit avocat de Lucé se plaint dans un style très-amer, et
qui déjà sent la Révolution, que les curés et autres gros décimateurs
vendent aux cultivateurs, à un prix exorbitant, la paille que leur a
procurée la dîme et dont ceux-ci ont un absolu besoin pour faire de
l'engrais.


_Page 68._

     Exemple de la manière dont le clergé éloignait de lui le peuple
     par l'exercice de ses priviléges.

Eu 1780, le prieur et les chanoines du prieuré de Laval se plaignent
de ce qu'on veut les assujettir au payement des droits de tarif pour
les objets de consommation et pour les matériaux nécessaires à la
réparation de leurs bâtiments. Ils prétendent que, les droits du tarif
étant représentatifs de la taille, et étant eux-mêmes exempts de la
taille, ils ne doivent rien. Le ministre les renvoie à se pourvoir à
l'élection, avec recours à la cour des aides.


_Page 68._

     Droits féodaux possédés par des prêtres. Un exemple entre mille.

_Abbaye de Cherbourg (1753)._

Cette abbaye possédait alors des rentes seigneuriales, payables en
argent ou en denrées, dans presque toutes les paroisses des environs de
Cherbourg; une seule lui devait trois cent six boisseaux de froment.
Elle avait la baronnie de Sainte-Geneviève, la baronnie et le moulin
seigneurial du Bas-du-Roule, la baronnie de Neuville-au-Plein, située
à dix lieues au moins. Elle percevait en outre les dîmes de douze
paroisses de la presqu'île, dont plusieurs étaient situées très-loin
d'elle.


_Page 72._

     Irritation causée par les droits féodaux aux paysans, et, en
     particulier, par les droits féodaux des prêtres.

Lettre écrite peu avant la Révolution par un cultivateur à l'intendant
lui-même. Elle ne fait point autorité pour prouver l'exactitude des
faits qu'elle contient, mais elle indique parfaitement l'état des
esprits dans la classe à laquelle appartient celui qui l'avait écrite.

«Quoique nous ayons peu de noblesse dans ce pays, dit-il, il ne faut
pas croire que les biens-fonds soient moins chargés de rentes; au
contraire, presque tous les fiefs appartiennent à la cathédrale, à
l'archevêché, à la collégiale de Saint-Martin, aux Bénédictins de
Noirmoutiers, de Saint-Julien, et autres ecclésiastiques, chez qui les
rentes ne se prescrivent jamais, et où l'on en voit éclore sans cesse
de vieux parchemins moisis, dont Dieu seul connaît la fabrique!

«Tout ce pays est infecté de rentes. La majeure partie des terres
doit, par an, un septième de blé froment par arpent, d'autres du vin;
celui-ci doit un quart des fruits rendus à la seigneurie, celui-là le
cinquième, etc., toujours dîme prélevée; celui-ci le douzième, celui-là
le treizième. Tous ces droits sont si singuliers que j'en connais
depuis la quatrième partie des fruits jusqu'à la quarantième.

«Que penser de toutes ces rentes en toutes espèces de grains, légumes,
argent, volailles, corvée, bois, fruits, chandelle? Je connais de
ces singulières redevances en pain, en cire, en œufs, en porc sans
tête, chaperon de rose, bouquets de violettes, éperons dorés, etc.
Il y a encore une foule innombrable d'autres droits seigneuriaux.
Pourquoi n'a-t-on pas affranchi la France de toutes ces extravagantes
redevances? Enfin, on commence à ouvrir les yeux, et il y a tout à
espérer de la sagesse du gouvernement actuel; il tendra une main
secourable à ces pauvres victimes des exactions de l'ancien régime
fiscal, appelées droits seigneuriaux, qu'on ne devait jamais aliéner ni
vendre.

«Que penser encore de cette tyrannie des lods et ventes? Un acquéreur
s'épuise pour faire une acquisition et est obligé de payer de
gros frais d'adjudication ou de contrats, prise de possession,
procès-verbaux, contrôle et insinuation, centième denier, huit sous par
livre, etc., et par-dessus tout cela il faut qu'il exhibe son contrat
à son seigneur, qui lui fera payer les lods et ventes du principal de
son acquisition: les uns, le douzième; d'autres, le dixième. Ceux-ci
prétendent avoir le quint; d'autres, le quint et requint. Enfin, il
y en a à tous prix, et même j'en connais qui font payer le tiers de
la somme principale. Non, les nations les plus féroces et les plus
barbares de l'univers connu n'ont jamais inventé d'exaction semblable
et en aussi grand nombre que nos tyrans n'en ont accumulée sur la
tête de nos pères. (Cette tirade philosophique et littéraire manque
absolument d'orthographe.)

«Quoi! le feu roi aurait permis le remboursement des rentes foncières
assignées sur les héritages situés dans des villes, et il n'y aurait
pas compris ceux situés dans les campagnes? C'était par ces derniers
qu'il fallait commencer. Pourquoi ne pas permettre aux pauvres
cultivateurs de briser leurs chaînes, de rembourser et de se libérer
des multitudes de rentes seigneuriales et foncières qui causent tant
de tort aux vassaux et si peu de profit aux seigneurs? On ne devait pas
distinguer pour les remboursements entre les villes et les campagnes,
les seigneurs et les particuliers.

«Les intendants des titulaires des biens ecclésiastiques, à chaque
mutation, pillent et mettent à contribution tous les fermiers. Nous en
avons un exemple tout récent. L'intendant de notre nouvel archevêque a
fait, en arrivant, signifier le délogement à tous les fermiers de M. de
Fleury, son prédécesseur, déclarant nuls tous les baux qu'ils avaient
contractés avec lui et jetant à la porte tous ceux qui n'ont pas voulu
doubler leurs baux et donner de gros pots de vin, qu'ils avaient déjà
donnés à l'intendant de M. de Fleury. On les a ainsi privés des sept ou
huit années qu'il leur restait à jouir de leurs baux passés avec toute
notoriété, les obligeant de sortir sur-le-champ, la veille de Noël,
temps le plus critique de l'année à cause de la difficulté qu'on trouve
alors à nourrir les bestiaux, sans savoir où aller demeurer. Le roi de
Prusse n'aurait pas fait pis.»

Il paraît bien, en effet, que, pour les biens du clergé, les baux du
titulaire précédent ne créaient pas une obligation légale pour le
successeur. L'auteur de la lettre, en remarquant ci-dessus que les
rentes féodales étaient rachetables dans les villes, bien qu'elles ne
le fussent pas dans les campagnes, annonce un fait très-vrai. Nouvelle
preuve de cet abandon où vivait le paysan, et de la manière dont tous
ceux qui étaient placés au-dessus de lui trouvaient au contraire le
moyen de se tirer d'affaires.


_Page 72._

Toute institution qui a été longtemps dominante, après, s'être établie
dans sa sphère naturelle, pénètre au delà et finit par exercer une
grande influence sur la partie même de la législation où elle ne règne
pas; la féodalité, quoiqu'elle appartînt avant tout au droit politique,
avait transformé tout le droit civil et profondément modifié la
condition des biens et celle des hommes dans tout ce qui se rapporte à
la vie privée. Elle avait agi sur les successions par l'inégalité des
partages, dont le principe était descendu, dans certaines provinces,
jusqu'à la classe moyenne (témoin la Normandie). Elle avait enveloppé,
pour ainsi dire, toute la propriété foncière, car il n'y avait guère de
terres qui fussent placées complétement en dehors d'elle ou dont les
possesseurs ne reçussent un contrecoup de ses lois. Elle n'affectait
pas seulement la propriété des individus, mais celle des communes. Elle
réagissait sur l'industrie par les rétributions qu'elle levait sur
celle-ci. Elle réagissait sur les revenus par l'inégalité des charges,
et en général sur l'intérêt pécuniaire des hommes dans presque toutes
leurs affaires: sur les propriétaires, par les redevances, les rentes,
la corvée; sur le cultivateur, de mille manières, mais entre autres
par les banalités, les rentes foncières, les lods et ventes, etc.; sur
les marchands, par les droits de marchés; sur les commerçants, par les
droits de péage, etc. En achevant de l'abattre, la Révolution s'est
fait apercevoir et toucher à la fois, pour ainsi dire, à tous les
points sensibles de l'intérêt particulier.


_Page 85._

     Charité publique faite par l'État. Favoritisme.

En 1748, le roi accorde 20,000 livres de riz (c'était une année
de grande misère et de disette, comme il y en eut tant dans le
dix-huitième siècle). L'archevêque de Tours prétend que c'est lui qui
a obtenu le secours, et que ce secours ne doit être distribué que par
lui et dans son diocèse. L'intendant affirme que le secours est accordé
à toute la généralité et doit être distribué par lui à toutes les
paroisses. Après une lutte qui se prolonge longtemps, le roi, pour tout
concilier, double la quantité du riz qu'il destinait à la généralité,
afin que l'archevêque et l'intendant puissent en distribuer chacun
la moitié. Tous deux sont du reste d'accord que les distributions
seront faites par les curés. Il n'est question ni des seigneurs, ni
des syndics. On voit, par la correspondance de l'intendant avec le
contrôleur général, que, suivant le premier, l'archevêque ne voulait
donner le riz qu'à ses protégés, et notamment en faire distribuer la
plus grande partie dans les paroisses appartenant à Mme la duchesse
de Rochechouart. D'un autre côté, on trouve dans cette liasse des
lettres de grands seigneurs qui demandent particulièrement pour leurs
paroisses, et des lettres du contrôleur général qui signalent les
paroisses de certaines personnes.

La charité légale donne lieu à des abus, quel que soit le système; mais
elle est impraticable, exercée ainsi de loin, et sans publicité, par le
gouvernement central.


_Page 85._

     Exemple de la manière dont cette charité légale était faite.

On trouve dans un rapport fait à l'assemblée provinciale de la haute
Guyenne, en 1780: «Sur la somme de 385,000 livres à laquelle se portent
les fonds accordés par S. M. à cette généralité depuis 1773, époque de
l'établissement des travaux de charité, jusqu'en 1779 inclusivement,
l'élection de Montauban, chef-lieu et séjour de M. l'intendant, a eu à
elle seule plus de 240,000 livres, somme dont la plus grande partie a
été versée dans la communauté même de Montauban.»


_Page 86._

     Pouvoirs de l'intendant pour réglementer l'industrie.

Les archives des intendances sont pleines de dossiers qui se rapportent
à cette réglementation de l'industrie.

Non-seulement l'industrie était soumise alors aux gênes que lui
imposaient les corps d'état, maîtrises, etc., mais elle était de
plus livrée à tous les caprices du gouvernement, représenté le plus
souvent dans les règlements généraux par le conseil du roi, et dans
les applications particulières par les intendants. On voit que
ceux-ci s'occupent sans cesse de la longueur à donner aux étoffes,
des tissus à choisir, des méthodes à suivre, des erreurs à éviter
dans la fabrication. Ils avaient sous leurs ordres, indépendamment
des subdélégués, des inspecteurs locaux d'industrie. De ce côté la
centralisation s'étendait plus loin encore que de nos jours; elle y
était plus capricieuse, plus arbitraire; elle faisait fourmiller les
fonctionnaires publics, et donnait naissance à toute sorte d'habitudes
de soumission et de dépendance.

Remarquez que ces habitudes étaient surtout données aux classes
bourgeoises, marchandes, commerçantes, qui allaient triompher, plus
encore qu'à celles qui allaient être vaincues. La Révolution devait
donc, au lieu de les détruire, les faire prédominer et les répandre.

Toutes les remarques qui précèdent sont suggérées par la lecture de
nombreuses correspondances et pièces intitulées: _manufactures et
fabriques_, _draperie_, _droguerie_; elles se rencontrent dans les
papiers qui restent des archives de l'intendance de l'Ile-de-France.
On trouve dans le même endroit les rapports fréquents et détaillés
qu'adressent les inspecteurs à l'intendant sur des visites faites par
eux chez des fabricants, pour s'assurer que les règles indiquées pour
la fabrication sont suivies; plus, différents arrêts du conseil, rendus
sur l'avis de l'intendant, pour empêcher ou permettre la fabrication,
soit dans certains endroits, soit de certaines étoffes, soit enfin
d'après certains procédés.

Ce qui domine dans les observations de ces inspecteurs, qui traitent
de très-haut le fabricant, c'est l'idée que le devoir et le droit de
l'État sont de forcer celui-ci à faire le mieux possible, non-seulement
dans l'intérêt du public, mais dans le sien propre. En conséquence, ils
se croient tenus à lui faire suivre la meilleure méthode et à entrer
avec lui dans les moindres détails de son art, le tout accompagné d'un
grand luxe de contraventions et d'énormes amendes.


_Page 87._

     Esprit du gouvernement de Louis XI.

Il n'y a pas de document dans lequel on puisse mieux apprécier l'esprit
vrai du gouvernement de Louis XI que dans les nombreuses constitutions
qui ont été données par lui aux villes. J'ai eu occasion d'étudier
très-particulièrement celles que lui doivent la plupart des villes de
l'Anjou, du Maine et de la Touraine.

Toutes ces constitutions sont faites sur le même modèle, à peu près,
et les mêmes desseins s'y révèlent avec une parfaite évidence. On y
voit apparaître une figure de Louis XI un peu différente de celle
qu'on connaît. On considère communément ce prince comme l'ennemi de
la noblesse, mais, en même temps, comme l'ami sincère, bien qu'un
peu brutal, du peuple. Là il fait voir une même haine et pour les
droits politiques du peuple et pour ceux de la noblesse. Il se
sert également de la bourgeoisie pour diminuer ce qui est au-dessus
d'elle et pour comprimer ce qui est au-dessous; il est tout à la fois
antiaristocratique et antidémocratique: c'est le roi bourgeois par
excellence. Il comble les notables des villes de priviléges, voulant
ainsi augmenter leur importance; il leur accorde à profusion la
noblesse, dont il rabaisse ainsi la valeur, et en même temps il détruit
tout le caractère populaire et démocratique de l'administration des
villes, et y resserre le gouvernement dans un petit nombre de familles
attachées à sa réforme et liées à son pouvoir par d'immenses bienfaits.


_Page 88._

     Une administration de ville au dix-huitième siècle.

J'extrais de l'enquête qui a été faite en 1764 sur l'administration
des villes le dossier relatif à Angers; on y trouvera la constitution
de cette ville analysée, attaquée et défendue tour à tour par le
présidial, le corps de ville, le subdélégué et l'intendant. Comme les
mêmes faits se reproduisent dans un grand nombre d'autres lieux, il
faut voir dans ce tableau tout autre chose qu'une image individuelle.

_Mémoire du présidial sur l'état existant de la constitution municipale
d'Angers et sur les réformes à y faire._ «Le corps de ville d'Angers,»
dit le présidial, «ne consultant presque jamais le _général_ des
habitants, même pour les entreprises les plus importantes, si ce n'est
dans le cas où il s'y trouve obligé par des ordres particuliers, cette
administration est inconnue de tous ceux qui ne sont pas du corps
de ville, même des échevins amovibles, qui n'en ont qu'une notion
très-superficielle.»

(La tendance de toutes ces petites oligarchies bourgeoises était, en
effet, de consulter le moins possible ce qu'on appelle ici le général
des habitants.)

Le corps de ville est composé, d'après un arrêt de règlement du 29 mars
1681, de vingt et un officiers:

Un maire qui acquiert la noblesse, et dont les fonctions durent quatre
ans,

Quatre échevins amovibles, qui restent deux ans,

Douze conseillers échevins, qui, une fois élus, sont perpétuels,

Deux procureurs de ville,

Un procureur en survivance,

Un greffier.

Ils ont différents priviléges, entre autres ceux-ci: leur capitation
est fixe et modique; ils jouissent de l'exemption du logement des gens
de guerre, ustensiles, fournitures et contributions; de la franchise
des droits, de cloison double et triple, d'ancien et nouvel octroi,
et accessoire sur les denrées de consommation, même du don gratuit,
dont ils ont cru de leur autorité privée pouvoir s'affranchir, dit
le présidial; ils ont, en outre, des rétributions de bougies, et
quelques-uns des gages et des logements.

On voit par ce détail qu'il faisait bon être échevin perpétuel d'Angers
dans ce temps-là. Remarquez toujours et partout ce système qui fait
tomber l'exemption d'impôts sur les plus riches. Aussi trouve-t-on
plus loin, dans ce même mémoire: «Ces places sont briguées par les
plus riches habitants, qui y aspirent pour obtenir une réduction de
capitation considérable, dont la surcharge retombe sur les autres. Il y
a actuellement plusieurs officiers municipaux, dont la capitation fixe
est de 30 livres, qui devraient être imposés à 250 ou 300 livres; il en
est un, entre autres, qui, eu égard à sa fortune, pourrait payer 1,000
livres de capitation au moins.» On trouve dans un autre endroit du même
mémoire «qu'au nombre des plus riches habitants se rencontrent plus
de quarante officiers ou veuves d'officiers (possesseurs d'office),
dont les charges donnent le privilége de ne point contribuer à la
capitation considérable dont la ville est chargée; le poids de cette
capitation retombe sur un nombre infini de pauvres artisans, lesquels,
se croyant surchargés, réclament continuellement contre l'excès de
leurs contributions, et presque toujours sans fondement, parce qu'il
n'y a pas d'inégalités dans la division de ce qui reste à la charge de
la ville.»

L'_assemblée générale_ se compose de soixante-seize personnes:

  Le maire,

  Deux députés du chapitre,
  Un syndic des clercs,
  Deux députés du présidial,
  Un député de l'université,
  Un lieutenant général de police,
  Quatre échevins,
  Douze conseillers échevins,
  Un procureur du roi au présidial,
  Un procureur de ville,
  Deux députés des eaux et forêts,
  Deux de l'élection,
  Deux du grenier à sel,
  Deux des traites,
  Deux de la monnaie,
  Deux du corps des avocats et procureurs,
  Deux des juges consuls,
  Deux des notaires,
  Deux du corps des marchands,

Enfin deux députés envoyés par chacune des seize paroisses.

Ce sont ces derniers qui sont censés représenter le peuple proprement
dit, et en particulier les corporations industrielles. On voit qu'on
s'est arrangé pour les tenir constamment en minorité.

Quand les places deviennent vacantes dans le corps de ville, c'est
l'assemblée générale qui fait choix de trois sujets pour chaque vacance.

La plupart des places de l'hôtel de ville ne sont pas affectées à
certains corps, comme, je l'ai vu dans plusieurs autres constitutions
municipales, c'est-à-dire que les électeurs ne sont pas obligés de
choisir soit un magistrat, soit un avocat, etc., ce que les membres du
présidial trouvent très-mauvais.

Suivant ce même présidial, qui paraît animé des plus violentes
jalousies contre le corps de ville, et que je soupçonne fort de ne
trouver mauvais dans la constitution municipale que de n'y pas avoir
assez de priviléges, «l'assemblée générale, trop nombreuse et composée
en partie de personnes peu intelligentes, ne devrait être consultée que
dans les cas d'aliénation du domaine communal, emprunt, établissement
d'octrois et élection des officiers municipaux. Toutes les autres
affaires pourraient être délibérées dans une plus petite assemblée,
composée seulement de notables. Ne pourraient être membres de cette
assemblée que le lieutenant général de la sénéchaussée, le procureur
du roi, et douze autres notables pris dans les six corps, du clergé,
de la magistrature, de la noblesse, de l'université, du commerce,
des bourgeois, et autres qui ne sont pas desdits corps. Le choix des
notables, pour la première fois, serait déféré à l'assemblée générale,
et dans la suite à l'assemblée des notables, ou au corps dont chaque
notable doit être tiré.»

Tous ces fonctionnaires de l'État, qui entrent ainsi comme possesseurs
d'office ou comme notables dans les corps municipaux de l'ancien
régime, ressemblent souvent à ceux d'aujourd'hui par le titre de la
fonction qu'ils exercent et quelquefois même par la nature de cette
fonction; mais ils en diffèrent profondément par la position, ce à quoi
il faut toujours faire bien attention, si l'on ne veut arriver à des
conséquences fort erronées. Presque tous ces fonctionnaires étaient,
en effet, des notables de la cité avant d'être revêtus de fonctions
publiques, ou avaient ambitionné les fonctions publiques pour devenir
des notables; ils n'avaient aucune idée de la quitter ni aucun espoir
de monter plus haut, ce qui suffisait pour en faire tout autre chose
que ce que nous connaissons aujourd'hui.

_Mémoire des officiers municipaux._ On y voit que le corps de ville
a été créé en 1474, par Louis XI, sur les ruines de l'ancienne
constitution démocratique de la ville, et toujours d'après le système
indiqué plus haut, c'est-à-dire resserrement de la plupart des droits
politiques dans la seule classe moyenne, éloignement ou affaiblissement
du populaire, grand nombre d'officiers municipaux afin d'intéresser
plus de monde à la réforme, la noblesse héréditaire prodiguée et des
priviléges de toutes sortes accordés à la partie de la bourgeoisie qui
administre.

On trouve dans ce même mémoire des lettres patentes des successeurs
de Louis XI, qui reconnaissent, en y restreignant encore le pouvoir
du peuple, cette nouvelle constitution. On y apprend qu'en 1485 les
lettres patentes données à cet effet par Charles VIII ont été attaquées
devant le parlement par des habitants d'Angers, absolument comme en
Angleterre on eût porté devant une cour de justice les procès qui se
seraient élevés à propos de la charte d'une ville. En 1601, c'est
encore un arrêt du parlement qui fixe les droits politiques naissant
de la charte royale. A partir de là, on ne voit plus paraître que le
conseil du roi.

Il résulte du même mémoire que, non-seulement pour les places de maire,
mais pour toutes les autres places du corps de ville, l'assemblée
générale présente trois candidats entre lesquels le roi choisit, en
vertu d'un arrêt du conseil du 22 juin 1708. Il en résulte encore qu'en
vertu d'arrêts du conseil de 1733 et 1741 les marchands avaient le
droit de réclamer une place d'échevin ou de conseiller (ce sont les
échevins perpétuels). Enfin on y découvre que, dans ces temps-là, le
corps de ville était chargé de la répartition des sommes levées pour la
capitation, l'ustensile, le casernement, l'entretien des pauvres, des
militaires, gardes-côtes et enfants trouvés.

Suit l'énumération très-longue des peines que les officiers municipaux
doivent se donner, et qui justifient pleinement, suivant eux, les
priviléges et la perpétuité qu'on voit qu'ils ont grand'peur de perdre.
Plusieurs raisons qu'ils donnent de leurs travaux sont curieuses,
entre autres celles-ci: «Leurs occupations les plus essentielles,»
disent-ils, «consistent dans l'examen des matières de finances
continuellement accrues par l'extension qu'on donne sans cesse aux
droits d'aides, de gabelle, de contrôle, insinuation des actes,
perception illicite des droits d'enregistrement et de francs-fiefs.
Les contestations que les compagnies financières suscitent sans cesse
à propos de ces différentes taxes les ont forcés à soutenir, au nom de
la ville, des procès devant les différentes juridictions, parlement ou
conseil du roi, afin de résister à l'oppression sous laquelle on les
fait gémir. L'expérience et l'exercice de trente ans leur apprennent
que la vie de l'homme est à peine suffisante pour se parer des embûches
et des piéges que les commis de toutes les parties des fermes tendent
sans cesse au citoyen pour conserver leurs commissions.»

Ce qui est curieux, c'est que toutes ces choses sont écrites au
contrôleur général lui-même, et pour le rendre favorable au maintien
des priviléges de ceux qui les lui disent, tant l'habitude est bien
prise de regarder les compagnies chargées de lever l'impôt comme
un adversaire sur lequel on pouvait tomber de tous côtés sans que
personne le trouvât mauvais. C'est cette habitude qui, s'étendant et se
fortifiant de plus en plus, finit par faire considérer le fisc comme
un tyran odieux et de mauvaise foi; non l'agent de tous, mais l'ennemi
commun.

«La réunion de tous les offices,» ajoute le même mémoire, «a été faite
une première fois au corps de ville par un arrêt du conseil du 4 sept.
1694, moyennant une somme de 22,000 livres,» c'est-à-dire que les
offices ont été rachetés cette année-là pour cette somme. Par arrêt
du 26 avril 1723, on a encore réuni au corps de ville les offices
municipaux créés par l'édit du 24 mai 1722; en d'autres termes, on
a admis la ville à les racheter. Par un autre arrêt du 24 mai 1723,
on a permis à la ville d'emprunter 120,000 livres pour l'acquisition
desdits offices. Un autre arrêt du 26 juillet 1728 a permis d'emprunter
50,000 livres pour le rachat des offices de greffier-secrétaire de
l'hôtel de ville. «La ville,» est-il dit dans le mémoire, «a payé ces
finances pour conserver la liberté de ses élections et faire jouir
ses officiers élus, les uns pour deux ans, les autres à vie, des
différentes prérogatives attachées à leur charge.» Une partie des
offices municipaux ayant été rétablie par l'édit de novembre 1733, il
est intervenu un arrêt du conseil, du 11 janvier 1751, sur la requête
des maires et échevins, par lequel le prix de rachats a été fixé à la
somme de 170,000 livres, pour le payement de laquelle, la prorogation
des octrois a été accordée pendant quinze ans.

Ceci est un bon échantillon de l'administration de l'ancien régime
relativement aux villes. On leur fait contracter des dettes, et puis
on les autorise à établir des impôts extraordinaires et temporaires
pour se libérer. A quoi il faut ajouter que plus tard on rend ces
impôts temporaires perpétuels, comme je l'ai vu souvent, et alors le
gouvernement en prend sa part.

Le mémoire continue: «Les officiers municipaux n'ont été privés des
grands pouvoirs judiciaires que leur avait concédés Louis XI que par
l'établissement de juridictions royales. Jusqu'en 1669 ils ont eu
connaissance des contestations entre maîtres et ouvriers. Le compte des
octrois est rendu devant l'intendant, au désir de tous les arrêts de
création ou de prorogation desdits octrois.»

On voit également dans ce mémoire que les députés des seize paroisses
dont il a été question plus haut, et qui paraissent à l'assemblée
générale, sont choisis par les compagnies, corps ou communautés, et
qu'ils sont strictement des mandataires du petit corps qui les députe.
Ils ont sur chaque affaire des instructions qui les lient.

Enfin, tout ce mémoire démontre qu'à Angers, comme partout ailleurs,
les dépenses, de quelque nature qu'elles fussent, devaient être
autorisées par l'intendant et le conseil; et il faut reconnaître que,
quand on donne l'administration d'une ville en toute propriété à
certains hommes, et qu'on accorde à ces hommes, au lieu de traitements
fixes, des priviléges qui les mettent personnellement hors d'atteinte
des suites que leur administration peut avoir sur la fortune privée
de leurs concitoyens, la tutelle administrative peut paraître une
nécessité.

Tout ce mémoire, du reste assez mal fait, décèle une crainte
extraordinaire de la part des officiers de voir changer l'état de
choses existant. Toutes sortes de raisons, bonnes ou mauvaises, sont
accumulées par eux dans l'intérêt du maintien du _statu quo_.

_Mémoire du subdélégué._ L'intendant, ayant reçu ces deux mémoires en
sens contraire, veut avoir l'avis de son subdélégué. Celui-ci le donne
à son tour.

«Le mémoire des conseillers municipaux, dit-il, ne mérite pas qu'on s'y
arrête; il ne tend qu'à faire valoir les priviléges de ces officiers.
Celui du présidial peut être utilement consulté; mais il n'y a pas lieu
d'accorder toutes les prérogatives que ces magistrats réclament.»

Il y a longtemps, suivant ce subdélégué, que la constitution de l'hôtel
de ville avait besoin d'être améliorée. Outre les immunités qui nous
sont déjà connues et que possédaient les officiers municipaux d'Angers,
il nous apprend que le maire, pendant son exercice, avait un logement
qui représentait 600 francs de loyer au moins; plus, 50 francs de gages
et 100 francs de frais de poste; plus les jetons. Le procureur-syndic
était aussi logé; le greffier de même. Pour arriver à s'exempter des
droits d'aides et d'octroi, les officiers municipaux avaient établi
pour chacun d'eux une consommation présumée. Chacun pouvait faire
entrer dans la ville, sans payer de droits, tant de barriques de vin
par an, et ainsi de suite pour toutes les denrées.

Le subdélégué ne propose pas d'enlever aux conseillers municipaux leurs
immunités d'impôt, mais il voudrait que leur capitation, au lieu d'être
fixe et très-insuffisante, fût taxée par l'intendant chaque année. Il
désire que ces mêmes officiers soient assujettis comme les autres au
don gratuit, dont ils se sont dispensés on ne sait sur quel précédent.

Les officiers municipaux, dit encore le mémoire, sont chargés de
la confection des rôles de capitation pour les habitants; ils s'en
acquittent légèrement et arbitrairement; aussi y a-t-il annuellement
une multitude de réclamations et requêtes adressées à l'intendant.
Il serait à désirer que désormais cette répartition fût faite, dans
l'intérêt de chaque compagnie ou communauté, par ses membres, d'une
manière générale et fixe; les officiers municipaux resteraient chargés
seulement du rôle de capitation des bourgeois et autres qui ne sont
d'aucun corps, comme quelques artisans et les domestiques de tous les
privilégiés.

Le mémoire du subdélégué confirme ce qu'ont déjà dit les officiers
municipaux: que les charges municipales ont été rachetées par la ville,
en 1735, pour la somme de 170,000 livres.

_Lettre de l'intendant au contrôleur général._ Muni de tous ces
documents, l'intendant écrit au ministre. «Il importe,» dit-il, «aux
habitants et au bien de la chose publique de réduire le corps de ville,
dont le trop grand nombre de membres est infiniment à charge au public,
à cause des priviléges dont ils jouissent.»

«Je suis,» ajoute l'intendant, «frappé de l'énormité des finances qui
ont été payées, dans tous les temps, pour racheter à Angers les offices
municipaux. Le montant de cette finance, employé à des usages utiles,
aurait tourné au profit de la ville, qui, au contraire, n'a ressenti
que le poids de l'autorité et des priviléges de ces officiers.»

«Les abus intérieurs de cette administration méritent toute l'attention
du conseil,» dit encore l'intendant. «Indépendamment des jetons et
de la bougie, qui consomment le fonds annuel de 2,127 liv. (c'était
la somme indiquée pour ces sortes de dépenses par le budget normal,
qui de temps à autre était imposé aux villes par le roi), les deniers
publics se dissipent et s'emploient, au gré de ces officiers, pour
des usages clandestins, et le procureur du roi, en possession de sa
place depuis trente ou quarante ans, s'est tellement rendu maître
de l'administration, dont lui seul connaît les ressorts, qu'il a
été impossible aux habitants dans aucun temps d'obtenir la moindre
communication de l'emploi des revenus communaux.» En conséquence,
l'intendant demande au ministre de réduire le corps de ville à un
maire nommé pour quatre ans, à six échevins nommés pour six ans, à un
procureur du roi nommé pour huit ans, à un greffier et à un receveur
perpétuels.

Du reste, la constitution proposée par lui pour ce corps de ville est
expressément celle que propose ailleurs le même intendant pour Tours.
D'après lui, il faut:

1º Conserver l'assemblée générale, mais seulement comme corps électoral
destiné à élire les officiers municipaux;

2º Créer un conseil extraordinaire de notables, qui aura à remplir
toutes les fonctions que l'édit de 1764 semblait donner à l'assemblée
générale, conseil composé de douze membres, dont le mandat sera de six
ans, et qui seront élus, non par l'assemblée générale, mais par les
douze corps réputés notables (chaque corps élit le sien). Il désigne
comme corps notables:

  Le présidial,
  L'université,
  L'élection,
  Les officiers des eaux et forêts,
  Du grenier à sel,
  Des traites,
  Des monnaies,
  Les avocats et procureurs,
  Les juges-consuls,
  Les notaires,
  Les marchands,
  Les bourgeois.

Comme on le remarque, presque tous ces notables étaient des
fonctionnaires publics, et tous les fonctionnaires publics étaient des
notables; d'où on peut conclure, comme dans mille autres endroits de
ces dossiers, que la classe moyenne était aussi avide de places alors
et cherchait aussi peu que de nos jours le champ de son activité hors
des fonctions publiques. La seule différence était, comme je l'ai dit
dans le texte, qu'alors on achetait la petite importance que donnent
les places, et qu'aujourd'hui les solliciteurs demandent qu'on leur
fasse la charité de la leur procurer gratis.

On voit dans ce projet que toute la réalité du pouvoir municipal
est dans le conseil extraordinaire, ce qui achève de resserrer
l'administration dans une très-petite coterie bourgeoise, la seule
assemblée où le peuple continuât à paraître un peu, n'étant plus
chargée que d'élire les officiers municipaux et n'ayant plus d'avis
à leur donner. Il faut remarquer encore que l'intendant est plus
restrictif et antipopulaire que le roi, qui semblait dans son édit
donner les principales fonctions à l'assemblée générale, et qu'à son
tour l'intendant est beaucoup plus libéral et démocratique que la
bourgeoisie, à en juger du moins par le mémoire que j'ai cité dans le
texte, mémoire dans lequel les notables d'une autre ville sont d'avis
d'exclure le peuple même de l'élection des officiers municipaux, que le
roi et l'intendant laissent à celui-ci.

On a pu remarquer que l'intendant se sert des noms de _bourgeois_ et
de _marchands_ pour désigner deux catégories distinctes de notables;
il n'est pas inutile de donner la définition exacte de ces mots pour
montrer en combien de petits fragments cette bourgeoisie était coupée
et de combien de petites vanités elle était travaillée.

Ce mot de bourgeois avait un sens général et un sens restreint: il
indiquait les membres de la classe moyenne, et en outre il désignait
dans le sein de cette classe un certain nombre d'hommes. «Les bourgeois
sont ceux que leur naissance et leur fortune mettent en état de vivre
avec bienséance sans s'adonner à aucun travail lucratif,» dit l'un
des mémoires produits à l'enquête de 1764. On voit par le reste du
mémoire que le mot de bourgeois ne doit pas s'appliquer à ceux qui font
partie, soit des compagnies, soit des corporations industrielles; mais
dire précisément à qui il s'applique est chose plus difficile. «Car,»
remarque encore le même mémoire, «parmi ceux qui s'arrogent le titre de
bourgeois, on rencontre souvent des personnes à qui il ne peut convenir
que par leur seule oisiveté; du reste, dépourvus de fortune et menant
une vie inculte et obscure. Les bourgeois doivent, au contraire, être
toujours distingués par leur fortune, leur naissance, talents, mœurs et
manière de vivre. Les artisans composant les communautés n'ont jamais
été appelés au rang de notables.»

Les marchands étaient, avec les bourgeois, la seconde espèce d'hommes
qui n'appartenaient ni à une compagnie ni à une corporation; mais
quelles étaient les limites de cette petite classe? «Faut-il,» dit
le mémoire, «confondre les marchands de basse naissance et de petit
commerce avec les marchands en gros?» Pour résoudre ces difficultés,
le mémoire propose de faire faire tous les ans par les échevins un
tableau des marchands notables, tableau qu'on remettra à leur chef ou
syndic, pour qu'il ne convoque aux délibérations de l'hôtel de ville
que ceux qui s'y trouveraient inscrits. On aura soin de n'indiquer sur
ce tableau aucun de ceux qui auraient été domestiques, colporteurs,
voituriers, ou dans d'autres basses fonctions.


_Page 93._

Un des caractères les plus saillants du dix-huitième siècle, en matière
d'administration des villes, est moins encore l'abolition de toute
représentation et de toute intervention du public dans les affaires
que l'extrême mobilité des règles auxquelles cette administration est
soumise, les droits étant donnés, repris, rendus, accrus, diminués,
modifiés de mille manières, et sans cesse. Rien ne montre mieux dans
quel avilissement ces libertés locales étaient tombées que ce remuement
éternel de leurs lois, auxquelles personne ne semble faire attention.
Cette mobilité seule aurait suffi pour détruire d'avance toute idée
particulière, tout goût des souvenirs, tout patriotisme local, dans
l'institution qui cependant y prête le plus. On préparait ainsi la
grande destruction du passé que la Révolution allait faire.


_Page 93._

     Une administration de village au dix-huitième siècle.—Tirée des
     papiers de l'intendance de l'Ile-de-France.

L'affaire dont je vais parler est prise parmi bien d'autres pour
faire connaître par un exemple quelques-unes des formes suivies par
l'administration paroissiale, faire comprendre la lenteur qui les
caractérisait souvent, et enfin montrer ce qu'était, au dix-huitième
siècle, l'assemblée générale d'une paroisse.

Il s'agit de réparer le presbytère et le clocher d'une paroisse rurale,
celle d'Ivry, Ile-de-France. A qui s'adresser pour obtenir que ces
réparations soient faites? comment déterminer sur qui la dépense doit
porter? comment se procurer la somme nécessaire?

1º Requête du curé à l'intendant, qui expose que le clocher et le
presbytère ont besoin de réparations urgentes; que son prédécesseur,
ayant fait construire audit presbytère des bâtiments inutiles, a
complétement changé et dénaturé l'état des lieux, et que, les habitants
l'ayant souffert, c'est à eux à supporter la dépense à faire pour
remettre les choses en état, sauf à répéter la somme sur les héritiers
du curé précédent.

2º Ordonnance de monseigneur l'intendant (29 août 1747) qui ordonne
qu'à la diligence du syndic il sera convoqué une assemblée pour
délibérer sur la nécessité des opérations réclamées.

3º Délibération des habitants, par laquelle ils déclarent ne pas
s'opposer aux réparations du presbytère, mais à celles du clocher,
attendu que ce clocher est bâti sur le chœur, et que le curé, étant
gros décimateur, est chargé de réparer le chœur. (Un arrêt du conseil,
de la fin du siècle précédent (avril 1695), attribuait en effet la
réparation du chœur à celui qui était en possession de percevoir les
dîmes de la paroisse, les paroissiens n'étant tenus qu'à entretenir la
nef.)

4º Nouvelle ordonnance de l'intendant, qui, attendu la contradiction
des faits, envoie un architecte, le sieur Cordier, pour procéder à la
visite et description du presbytère et du clocher, dresser devis des
travaux et faire enquête.

5º Procès-verbal de toutes ces opérations, qui constate notamment qu'à
l'enquête un certain nombre de propriétaires d'Ivry se sont présentés
devant l'envoyé de l'intendant, lesquelles personnes paraissent être
des gentilshommes, bourgeois et paysans du lieu, et ont fait inscrire
leur dire pour ou contre les prétentions du curé.

7º Nouvelle ordonnance de l'intendant, portant que les devis que
l'architecte envoyé par lui a dressés seront communiqués, dans une
nouvelle assemblée générale convoquée à la diligence du syndic, aux
propriétaires et habitants.

8º Nouvelle assemblée paroissiale en conséquence de cette ordonnance,
dans laquelle les habitants déclarent persister en leurs dires.

9º Ordonnance de monseigneur l'intendant qui prescrit:

1º Qu'il sera procédé devant son subdélégué à Corbeil, en l'hôtel de
celui-ci, à l'adjudication des travaux portés au devis, adjudication
qui sera faite en présence des curé, syndic et principaux habitants de
la paroisse;

2º Qu'attendu qu'il y a péril en la demeure, une imposition de toute la
somme sera levée sur les habitants, sauf à ceux qui persistent à croire
que le clocher fait partie du chœur et doit être réparé par le gros
décimateur à se pourvoir devant la justice ordinaire.

10º Sommation faite à toutes les parties de se trouver à l'hôtel du
subdélégué à Corbeil, où se feront les criées et l'adjudication.

11º Requête du curé et de plusieurs habitants pour demander que
les frais de la procédure administrative ne soient pas mis, comme
d'ordinaire, à la charge de l'adjudicataire, ces frais s'élevant
très-haut et devant empêcher de trouver un adjudicataire.

12º Ordonnance de l'intendant qui porte que les frais faits pour
parvenir à l'adjudication seront arrêtés par le subdélégué, pour le
montant d'iceux faire partie de ladite adjudication et imposition.

13º Pouvoirs donnés par quelques notables habitants au sieur X. pour
assister à ladite adjudication et la consentir au désir des devis de
l'architecte.

14º Certificat du syndic, portant que les affiches et publications
accoutumées ont été faites.

15º Procès-verbal d'adjudication.

  Montant des réparations à faire            487 l.
  Frais faits pour parvenir à l'adjudication 237 l. 18 s. 6 d.
                                             ─────────────────
                                             724 l. 18 s. 6 d.

16º Enfin arrêt du conseil (23 juillet 1748) pour autoriser
l'imposition destinée à couvrir cette somme.

On a pu remarquer qu'il était plusieurs fois question dans cette
procédure de la convocation de l'assemblée paroissiale. Voici le
procès-verbal de la tenue de l'une de ces assemblées; il fera voir
au lecteur comment les choses se passaient en général dans ces
occasions-là.

Acte notarié: «Aujourd'hui, à l'issue de la messe paroissiale, au
lieu ordinaire et accoutumé, après la cloche sonnée, ont comparu en
l'assemblée tenue par les habitants de ladite paroisse, par-devant
X., notaire à Corbeil, soussigné, et les témoins ci-après nommés, le
sieur Michaud, vigneron, syndic de ladite paroisse, lequel a présenté
l'ordonnance de l'intendant qui permet l'assemblée, en a fait faire
lecture et a requis acte de ses diligences.

«Et à l'instant est comparu un habitant de ladite paroisse, lequel a
dit que le clocher était sur le chœur, et, par conséquent, à la charge
du curé; sont aussi comparus (suivent les noms de quelques autres, qui,
au contraire, consentaient à admettre la requête du curé)... ensuite
se présentent quinze paysans, manœuvriers, maçons, vignerons, qui
déclarent adhérer à ce qu'ont dit les précédents. Est aussi comparu le
sieur Raimbaud, vigneron, lequel dit qu'il s'en rapporte entièrement
à ce qui sera décidé par monseigneur l'intendant. Est aussi comparu
le sieur X., docteur en Sorbonne, curé, qui persiste dans les dires
et fins de la requête. Dont, et de tout ci-dessus les comparants ont
requis acte. Fait et passé audit lieu d'Ivry, au devant du cimetière de
ladite paroisse, par-devant le soussigné; et a été vaqué à la rédaction
du présent depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures.»

On voit que cette assemblée de paroisse n'est qu'une enquête
administrative, avec les formes et le coût des enquêtes judiciaires;
qu'elle n'aboutit jamais à un vote, par conséquent à la manifestation
de la volonté de la paroisse; qu'elle ne contient que des opinions
individuelles, et n'enchaîne nullement la volonté du gouvernement.
Beaucoup d'autres pièces nous apprennent en effet que l'assemblée de
paroisse était faite pour éclairer la décision de l'intendant, non pour
y faire obstacle, lors même qu'il ne s'agissait que de l'intérêt de la
paroisse.

On remarque également, dans les mêmes pièces, que cette affaire donne
lieu à trois enquêtes: une devant le notaire, une seconde devant
l'architecte, et une troisième enfin devant deux notaires, pour savoir
si les habitants persistent dans leurs précédents dires.

L'impôt de 524 livr. 10 s., ordonné par l'arrêt du 13 juillet 1748,
porte sur tous les propriétaires privilégiés ou non privilégiés, ainsi
que cela avait presque toujours lieu pour ces sortes de dépenses, mais
la base dont on se sert pour fixer la part des uns et des autres est
différente. Les taillables sont taxés en proportion de leur taille, et
les privilégiés en raison de leur fortune présumée, ce qui laisse un
grand avantage aux seconds sur les premiers.

On voit enfin, dans cette même affaire, que la répartition de la
somme de 523 livr. 10 s. est faite par deux collecteurs, habitants
du village, non élus, ni arrivant à leur tour comme cela se voit le
plus souvent, mais choisis et nommés d'office par le subdélégué et
l'intendant.


_Page 95._

Le prétexte qu'avait pris Louis XIV pour détruire la liberté municipale
des villes avait été la mauvaise gestion de leurs finances. Cependant
le même fait, dit Turgot avec grande raison, persista et s'aggrava
depuis la réforme que fit ce prince. La plupart des villes sont
considérablement endettées aujourd'hui, ajoute-t-il, partie pour
des fonds qu'elles ont prêtés au gouvernement, et partie pour des
dépenses ou décorations que les officiers municipaux, qui disposent de
l'argent d'autrui, et n'ont pas de comptes à rendre aux habitants, ni
d'instructions à en recevoir, multiplient dans la vue de s'illustrer,
et quelquefois de s'enrichir.


_Page 101._

     L'État était tuteur des couvents aussi bien que des communes;
     exemple de cette tutelle.

Le contrôleur général, en autorisant l'intendant à verser 15,000 livres
au couvent des Carmélites, auquel on devait des indemnités, recommande
à l'intendant de s'assurer que cet argent, qui représente un capital,
sera replacé utilement. Des faits analogues arrivent à chaque instant.


_Page 111._

     Comment c'est au Canada qu'on pouvait le mieux juger la
     centralisation administrative de l'ancien régime.

C'est dans les colonies qu'on peut le mieux juger la physionomie du
gouvernement de la métropole, parce que c'est là que d'ordinaire
tous les traits qui le caractérisent grossissent et deviennent plus
visibles. Quand je veux juger l'esprit de l'administration de Louis XIV
et ses vices, c'est au Canada que je dois aller. On aperçoit alors la
difformité de l'objet comme dans un microscope.

Au Canada, une foule d'obstacles que les faits antérieurs ou l'ancien
état social opposaient, soit ouvertement, soit secrètement, au libre
développement de l'esprit du gouvernement, n'existaient pas. La
noblesse ne s'y voyait presque point, ou du moins elle y avait perdu
presque toutes ses racines; l'Église n'y avait plus sa position
dominante; les traditions féodales y étaient perdues ou obscurcies;
le pouvoir judiciaire n'y était plus enraciné dans de vieilles
institutions et de vieilles mœurs. Rien n'y empêchait le pouvoir
central de s'y abandonner à tous ses penchants naturels et d'y façonner
toutes les lois suivant l'esprit qui l'animait lui-même. Au Canada,
donc, pas l'ombre d'institutions municipales ou provinciales, aucune
force collective autorisée, aucune initiative individuelle permise. Un
intendant ayant une position bien autrement prépondérante que celle
qu'avaient ses pareils en France; une administration se mêlant encore
de bien plus de choses que dans la métropole, et voulant de même faire
tout de Paris, malgré les dix-huit cents lieues qui l'en séparent;
n'adoptant jamais les grands principes qui peuvent rendre une colonie
peuplée et prospère, mais, en revanche, employant toutes sortes de
petits procédés artificiels et de petites tyrannies réglementaires
pour accroître et répandre la population: culture obligatoire, tous
les procès naissant de la concession des terres retirés aux tribunaux
et remis au jugement de l'administration seule, nécessité de cultiver
d'une certaine manière, obligation de se fixer dans certains lieux
plutôt que dans d'autres, etc., cela se passe sous Louis XIV; ces
édits sont contre-signés Colbert. On se croirait déjà en pleine
centralisation moderne, et en Algérie. Le Canada est en effet l'image
fidèle de ce qu'on a toujours vu là. Des deux côtés on se trouve
en présence de cette administration presque aussi nombreuse que la
population, prépondérante, agissante, réglementante, contraignante,
voulant prévoir tout, se chargeant de tout, toujours plus au courant
des intérêts de l'administré qu'il ne l'est lui-même, sans cesse active
et stérile.

Aux États-Unis, le système de décentralisation des Anglais s'outre,
au contraire: les communes deviennent des municipalités presque
indépendantes, des espèces de républiques démocratiques. L'élément
républicain, qui forme comme le fond de la constitution et des mœurs
anglaises, se montre sans obstacle et se développe. L'administration
proprement dite fait peu de choses en Angleterre, et les particuliers
font beaucoup; en Amérique, l'administration ne se mêle plus de rien,
pour ainsi dire, et les individus en s'unissant font tout. L'absence
des classes supérieures, qui rend l'habitant du Canada encore plus
soumis au gouvernement que ne l'était, à la même époque, celui de
France, rend celui des provinces anglaises de plus en plus indépendant
du pouvoir.

Dans les deux colonies on aboutit à l'établissement d'une société
entièrement démocratique; mais ici, aussi longtemps, du moins, que
le Canada reste à la France, l'égalité se mêle au gouvernement
absolu; là elle se combine avec la liberté. Et quant aux conséquences
matérielles des deux méthodes coloniales, on sait qu'en 1763, époque
de la conquête, la population du Canada était de 60,000 âmes, et la
population des provinces anglaises de 3,000,000.


_Page 113._

     Exemple, entre bien d'autres, des règlements généraux que le
     conseil d'État fait sans cesse, lesquels ont force de loi dans
     toute la France et créent des délits spéciaux dont les tribunaux
     administratifs sont les seuls juges.

Je prends les premiers que je trouve sous ma main: arrêt du conseil,
du 29 avril 1779, qui établit qu'à l'avenir, dans tout le royaume, les
laboureurs et marchands de moutons auront à marquer leurs moutons d'une
certaine manière, sous peine de 300 livres d'amende; enjoint S. M. aux
intendants de tenir la main à l'exécution du présent arrêt, est-il
dit; d'où résulte que c'est à l'intendant à prononcer la peine de la
contravention. Autre exemple: arrêt du conseil, 21 décembre 1778, qui
défend aux rouliers et voituriers d'entreposer les marchandises dont
ils sont chargés, à peine de 300 livres d'amende; enjoint S. M. au
lieutenant général de police et aux intendants d'y tenir la main.


_Page 129._

L'assemblée provinciale de la haute Guyenne demande à grands cris
l'établissement de nouvelles brigades de maréchaussée, absolument
comme, de nos jours, le conseil général de l'Aveyron ou du Lot réclame
sans doute l'établissement de nouvelles brigades de gendarmerie.
Toujours la même idée: la gendarmerie c'est l'ordre, et l'ordre ne peut
venir avec le gendarme que du gouvernement. Le rapport ajoute: «On se
plaint tous les jours qu'il n'y a aucune police dans les campagnes
(comment y en aurait-il? Le noble ne se mêle de rien, le bourgeois est
en ville, et la communauté, représentée par un paysan grossier, n'a
d'ailleurs aucun pouvoir), et il faut convenir que, si on en excepte
quelques cantons dans lesquels des seigneurs justes et bienfaisants se
servent de l'ascendant que leur situation leur donne sur leurs vassaux
pour prévenir ces voies de fait auxquelles les habitants des campagnes
sont naturellement portés par la grossièreté de leurs mœurs et la
dureté de leur caractère, il n'existe partout ailleurs presque aucun
moyen de contenir ces hommes ignorants, grossiers et emportés.»

Voilà la manière dont les nobles de l'assemblée provinciale souffraient
qu'on parlât d'eux-mêmes, et dont les membres du tiers-état, qui
formaient à eux seuls la moitié de l'assemblée, parlaient du peuple
dans des documents publics!


_Page 130._

Les bureaux de tabac étaient aussi recherchés sous l'ancien régime
qu'à présent. Les gens les plus notables les sollicitaient pour leurs
créatures. J'en trouve qui sont donnés à la recommandation de grandes
dames; il y en a qu'on donne à la sollicitation d'archevêques.


_Page 131._

Cette extinction de toute vie publique locale avait alors dépassé
tout ce qu'on peut croire. Un des chemins qui conduisaient du Maine
en Normandie était impraticable. Qui demande qu'on le répare? La
généralité de Touraine, qu'il traverse? la province de Normandie ou
celle du Maine, si intéressées au commerce des bestiaux, qui suit cette
voie? quelque canton enfin particulièrement lésé par le mauvais état de
cette route? La généralité, la province, les cantons sont sans voix. Il
faut que les marchands qui suivent ce chemin et qui s'y embourbent se
chargent eux-mêmes d'attirer de ce côté les regards du gouvernement
central. Ils écrivent à Paris au contrôleur général et le prient de
leur venir en aide.


_Page 144._

     Importance plus ou moins grande des rentes ou redevances
     seigneuriales, suivant les provinces.

Turgot dit dans ses œuvres: «Je dois faire observer que ces sortes
de redevances sont d'une tout autre importance dans la plupart des
provinces riches, telles que la Normandie, la Picardie et les environs
de Paris. Dans ces dernières, la principale richesse consiste dans
le produit même des terres, qui sont réunies en grand corps de
fermes, et dont les propriétaires retirent de gros loyers. Les rentes
seigneuriales des plus grandes terres n'y forment qu'une très-modique
portion du revenu, et cet article est presque regardé comme
honorifique. Dans les provinces les moins riches et cultivées d'après
des principes différents, les seigneurs et gentilshommes ne possèdent
presque point de terres à eux; les héritages, qui sont extrêmement
divisés, sont chargés de très-grosses rentes en grains, dont tous les
cotenanciers sont tenus solidairement. Ces rentes absorbent souvent le
plus clair du produit des terres, et le revenu des seigneurs en est
presque entièrement composé.»


_Page 155._

Influence anticaste de la discussion commune des affaires.

On voit par les travaux peu importants des sociétés d'agriculture
du dix-huitième siècle l'influence anticaste qu'avait la discussion
commune sur des intérêts communs. Quoique ces réunions aient lieu
trente ans avant la Révolution, en plein ancien régime, et qu'il
ne s'agisse que de théories, par cela seulement qu'on y débat
des questions dans lesquelles les différentes classes se sentent
intéressées et qu'elles discutent ensemble, on y sent aussitôt le
rapprochement et le mélange des hommes, on voit les idées de réformes
raisonnables s'emparer des privilégiés comme des autres, et cependant
il ne s'agit que de conversation et d'agriculture.

Je suis convaincu qu'il n'y avait qu'un gouvernement ne cherchant
jamais sa force qu'en lui-même, et prenant toujours les hommes à part,
comme celui de l'ancien régime, qui eût pu maintenir l'inégalité
ridicule et insensée qui existait en France au moment de la Révolution;
le plus léger contact du _self-government_ l'aurait profondément
modifiée et rapidement transformée ou détruite.


_Page 155._

Les libertés provinciales peuvent subsister quelque temps sans que la
liberté nationale existe, quand ces libertés sont anciennes, mêlées
aux habitudes, aux mœurs et aux souvenirs, et que le despotisme au
contraire est nouveau; mais il est déraisonnable de croire qu'on
puisse, à volonté, créer des libertés locales, ou même les maintenir
longtemps, quand on supprime la liberté générale.


_Page 157._

Turgot, dans un mémoire au roi, résume de cette façon, qui me paraît
très-exacte, quelle était l'étendue vraie des priviléges des nobles en
matière d'impôt:

«1º Les privilégiés peuvent faire valoir en exemption de toute
imposition taillable une ferme de quatre charrues, qui porte
ordinairement, dans les environs de Paris, 2,000 francs d'imposition.

«2º Les mêmes privilégiés ne payent absolument rien pour les bois,
prairies, vignes, étangs, ainsi que pour les terres encloses qui
tiennent à leurs châteaux, de quelque étendue qu'elles soient. Il y
a des cantons dont la principale production est en prairies ou en
vignes; alors le noble qui fait régir ses terres s'exempte de toute
l'imposition, qui retombe à la charge du taillable; second avantage qui
est immense.»


_Page 158._

     Privilége indirect en fait d'impôts.—Différence dans la
     perception, lors même que la taxe est commune.

Turgot fait également de ceci une peinture que j'ai lieu de croire
exacte, d'après les pièces.

«Les avantages indirects des privilégiés en matière de capitation
sont très-grands. La capitation est une imposition arbitraire de sa
nature; il est impossible de la répartir sur la totalité des citoyens
autrement qu'à l'aveugle. On a trouvé plus commode de prendre pour base
les rôles de la taille, qu'on a trouvés tout faits. On a fait un rôle
particulier pour les privilégiés; mais, comme ceux-ci se défendent et
que les taillables n'ont personne qui parle pour eux, il est arrivé que
la capitation des premiers s'est réduite peu à peu, dans les provinces,
à un objet excessivement modique, tandis que la capitation des seconds
est presque égale au principal de la taille.»


_Page 158._

Autre exemple de l'inégalité de perception dans une taxe commune.

On sait que dans les impôts locaux la taxe était levée sur tout le
monde; «lesquelles sommes,» disent les arrêts du conseil qui autorisent
ces sortes de dépenses, «seront levées sur tous les justiciables,
exempts ou non exempts, privilégiés ou non privilégiés, sans aucune
exception, conjointement avec la capitation, ou au marc le franc
d'icelle.»

Remarquez que, comme la capitation du taillable, assimilée à la taille,
s'élevait comparativement toujours plus haut que la capitation du
privilégié, l'inégalité se retrouvait sous la forme même qui semblait
le plus l'exclure.


_Page 158._

Même sujet.

Je trouve dans un projet d'édit de 1764, qui tend à créer l'égalité de
l'impôt, toutes sortes de dispositions qui ont pour but de conserver
une position à part aux privilégiés dans la perception; j'y remarque,
entre autres, que toutes les mesures dont l'objet est de déterminer, en
ce qui les concerne, la valeur de la matière imposable, ne peuvent être
prises qu'en leur présence ou en celle de leurs fondés de pouvoirs.


_Page 158._

     Comment le gouvernement reconnaissait lui-même que les privilégiés
     étaient favorisés dans la perception, lors même que la taxe était
     commune.

«Je vois,» écrit le ministre en 1766, «que la partie des impositions
dont la perception est toujours la plus difficile consiste dans ce qui
est dû par les nobles et privilégiés, à cause des ménagements que les
percepteurs des tailles se croient obligés d'observer à leur égard, au
moyen de quoi il subsiste sur leur capitation et leurs vingtièmes (les
impôts qui leur étaient communs avec le peuple) des restes très-anciens
et beaucoup trop considérables.»


_Page 174._

On trouve, dans le _Voyage d'Arthur Young en 89_, un petit tableau où
cet état des deux sociétés est si agréablement peint et si bien encadré
que je ne puis résister au désir de le placer ici.

Young, traversant la France au milieu de la première émotion que
causait la prise de la Bastille, est arrêté dans un certain village
par une troupe de peuple qui, ne lui voyant pas de cocarde, veut le
conduire en prison. Pour se tirer d'affaire il imagine de leur faire ce
petit discours:

«Messieurs,» dit-il, «on vient de dire que les impôts doivent être
payés comme auparavant. Les impôts doivent être payés, assurément, mais
non pas comme auparavant. Il faut les payer comme en Angleterre. Nous
avons beaucoup de taxes que vous n'avez point; mais le tiers-état, le
peuple, ne les paye pas; elles ne portent que sur le riche. Chez nous,
chaque fenêtre paye; mais celui qui n'a que six fenêtres à sa maison
ne paye rien. Un seigneur paye les vingtièmes et les tailles, mais le
petit propriétaire d'un jardin ne paye rien. Le riche paye pour ses
chevaux, ses voitures, ses valets: il paye même pour avoir la liberté
de tirer ses propres perdrix; le petit propriétaire reste étranger à
toutes ces taxes. Bien plus! nous avons en Angleterre une taxe que paye
le riche pour venir au secours du pauvre. Donc, s'il faut continuer à
payer des taxes, il faut les payer autrement. La méthode anglaise vaut
bien mieux.»

«Comme mon mauvais français,» ajoute Young, «allait assez de pair avec
leur patois, ils m'entendirent très-bien; il n'y eut pas un mot de ce
discours auquel ils ne donnassent leur approbation, et ils pensèrent
que je pouvais bien être un brave homme, ce que je confirmai en criant:
Vive le tiers! Ils me laissèrent alors passer avec un hourra.»


_Page 177._

L'église de X., élection de Chollet, tombait en ruines; il s'agissait
de la réparer suivant le mode indiqué par l'arrêt de 1684 (16 déc.),
c'est-à-dire à l'aide d'un impôt levé sur tous les habitants. Lorsque
les collecteurs veulent lever cet impôt, le marquis de X., seigneur
de la paroisse, déclare que, comme il se charge à lui seul de réparer
le chœur, il ne veut pas participer à l'impôt; les autres habitants
répliquent, avec beaucoup de raison, que, comme seigneur et comme gros
décimateur (il possédait sans doute les dîmes inféodées), il est obligé
à réparer seul le chœur, que par conséquent cette réparation ne peut le
soustraire à la charge commune. Sur quoi intervient une ordonnance de
l'intendant qui déclare le marquis mal fondé et autorise la poursuite
des collecteurs. Il y a au dossier plus de dix lettres de ce marquis,
toutes plus pressantes les unes que les autres, demandant à grands
cris que le reste de la paroisse paye à sa place, et daignant, pour
l'obtenir, traiter l'intendant de _monseigneur_ et même le _supplier_.


_Page 179._

     Exemple de la manière dont le gouvernement de l'ancien régime
     respectait les droits acquis, les contrats formels et les libertés
     des villes ou des associations.

Déclaration du roi qui «suspend en temps de guerre le remboursement de
tous les emprunts faits par les villes, bourgs, colléges, communautés,
administrations des hôpitaux, maisons de charité, communautés d'arts
et métiers et autres, qui s'acquittent et se remboursent par le
produit des octrois ou droits par nous concédés,» est-il dit dans la
déclaration, «à l'effet desdits emprunts, les intérêts continuant à
courir.»

C'est non-seulement la suspension du remboursement à l'époque indiquée
dans le contrat fait avec les créanciers, mais encore une atteinte
portée au gage donné pour répondre de la créance. Jamais de pareilles
mesures, qui fourmillent dans l'ancien régime, n'auraient été
praticables sous un gouvernement surveillé par la publicité ou par des
assemblées. Qu'on compare cela avec ce qui s'est toujours passé pour
ces sortes de choses en Angleterre et même en Amérique. Le mépris du
droit est aussi flagrant ici que le mépris pour les libertés locales.


_Page 181._

Le cas cité ici dans le texte est loin d'être le seul où les
privilégiés aperçussent que le droit féodal qui pesait sur le paysan
les atteignait eux-mêmes. Voici ce que disait, trente ans avant
la Révolution, une société d'agriculture composée tout entière de
privilégiés:

«Les rentes inamortissables, soit foncières, soit féodales, affectées
sur les fonds de terre, quand elles sont un peu considérables,
deviennent si onéreuses au débiteur qu'elles causent sa ruine et
successivement celle du fonds même. Il est forcé de le négliger, ne
pouvant trouver la ressource de faire des emprunts sur un fonds trop
chargé, ni d'acquéreurs, s'il veut vendre. Si ces rentes étaient
amortissables, ce rentier ruiné ne manquerait pas d'occasions
d'emprunter pour amortir, ni d'acquéreurs en état de rembourser le
fonds et la rente. On est toujours aise d'entretenir et d'améliorer un
bien libre dont on se croit paisible possesseur. Ce serait procurer
un grand encouragement à l'agriculture que de trouver des moyens
praticables pour rendre amortissables ces sortes de rentes. Beaucoup
de seigneurs de fiefs, persuadés de cette vérité, ne se feraient pas
prier pour se prêter à ces sortes d'arrangements. Il serait donc bien
intéressant de trouver et d'indiquer des moyens praticables pour
parvenir à faire cet affranchissement des rentes foncières.»


_Page 184._

Toutes les fonctions publiques, même celles d'agent des fermes, étaient
rétribuées par des immunités d'impôts, priviléges qui leur avaient été
accordés par l'ordonnance de 1681. Dans une lettre adressée au ministre
en 1782 par un intendant il est dit: «Parmi les privilégiés, il n'y a
pas de classe aussi nombreuse que celle des employés des gabelles, des
traites, des domaines, des postes, des aides, et autres régies de toute
espèce. Il est peu de paroisses où il n'en existe, et l'on en voit dans
plusieurs jusqu'à deux ou trois.»

Il s'agissait de détourner le ministre de proposer au conseil un
arrêt pour étendre l'immunité d'impôt aux employés et domestiques de
ces agents privilégiés, immunités dont les fermiers généraux, dit
l'intendant, ne cessent de demander l'extension, afin de se dispenser
de payer ceux auxquels on les accorde.


_Page 184._

Les offices n'étaient pas absolument inconnus ailleurs. En Allemagne
quelques petits princes en avaient introduit plusieurs, mais en
petit nombre et dans des parties peu importantes de l'administration
publique. Le système n'était suivi en grand qu'en France.


_Page 190._

Il ne faut pas s'étonner, quoique cela paraisse fort étrange et le soit
en effet, de voir dans l'ancien régime des fonctionnaires publics, dont
plusieurs appartiennent à l'administration proprement dite, plaider
en parlement pour savoir quelle est la limite de leurs différents
pouvoirs. Cela s'explique lorsque l'on pense que toutes ces questions,
en même temps qu'elles étaient des questions d'administration publique,
étaient aussi des questions de propriété privée. Ce qu'on prend ici
pour un empiétement du pouvoir judiciaire n'était qu'une conséquence
de la faute que le gouvernement avait commise en mettant les fonctions
publiques en office. Les places étant tenues en office et chaque
fonctionnaire étant rétribué en raison des actes qu'il faisait, on ne
pouvait changer la nature de la fonction sans léser un droit qui avait
été acheté du prédécesseur. Exemple entre mille: le lieutenant général
de police du Mans soutient un long procès contre le bureau de finances
de cette ville, pour prouver qu'ayant la police des rues il doit être
chargé de faire tous les actes relatifs à leur pavage et toucher le
prix de ces actes. A quoi le bureau repart que le pavage des rues lui
est attribué par le titre même de sa commission. Ce n'est pas, cette
fois, le conseil du roi qui décide; comme il s'agit principalement de
l'intérêt du capital engagé dans l'acquisition de l'office, c'est le
parlement qui prononce. L'affaire administrative s'est transformée en
procès civil.


_Page 192._

Analyse des cahiers de la noblesse en 1789.

La Révolution française est, je crois, la seule au commencement
de laquelle les différentes classes aient pu donner séparément un
témoignage authentique des idées qu'elles avaient conçues et faire
connaître les sentiments qui les animaient, avant que cette Révolution
même n'eût dénaturé ou modifié ces sentiments et ces idées. Ce
témoignage authentique fut consigné, comme chacun sait, dans les
cahiers que les trois ordres dressèrent en 1789. Ces cahiers ou
mémoires furent rédigés en pleine liberté, au milieu de la publicité
la plus grande, par chacun des ordres qu'ils concernaient; ils furent
longuement discutés entre les intéressés et mûrement réfléchis par
leurs rédacteurs; car le gouvernement de ce temps-là, quand il
s'adressait à la nation, ne se chargeait pas de faire tout à la fois
la demande et la réponse. A l'époque où les cahiers furent dressés, on
en réunit les parties principales en trois volumes imprimés qu'on voit
dans toutes les bibliothèques. Les originaux sont déposés aux archives
nationales, et avec eux se trouvent les procès-verbaux des assemblées
qui les rédigèrent, et, en partie, la correspondance qui eut lieu, à la
même époque, entre M. Necker et ses agents, à propos de ces assemblées.
Cette collection forme une longue série de tomes in-folio. C'est le
document le plus précieux qui nous reste de l'ancienne France, et
celui que doivent sans cesse consulter ceux qui veulent savoir quel
était l'état d'esprit de nos pères au moment où la Révolution éclata.

Je pensais que peut-être l'extrait imprimé en trois volumes, dont il
est question plus haut, avait été l'œuvre d'un parti et ne reproduisait
pas exactement le caractère de cette immense enquête; mais, en
comparant l'un à l'autre, j'ai trouvé la plus grande ressemblance entre
le grand tableau et la copie réduite.

L'extrait des cahiers de la noblesse que je donne ici fait connaître
au vrai le sentiment de la grande majorité de cet ordre. On y voit
clairement ce que celle-ci voulait obstinément retenir de ses anciens
priviléges, ce qu'elle était peu éloignée d'en céder, ce qu'elle
offrait elle-même d'en sacrifier. On y découvre surtout en plein
l'esprit qui l'animait tout entière alors à l'égard de la liberté
politique. Curieux et triste tableau!

_Droits individuels._ Les nobles demandent, avant tout, qu'il soit
fait une déclaration explicite des droits qui appartiennent à tous les
hommes, et que cette déclaration constate leur liberté et assure leur
sûreté.

_Liberté de la personne._ Ils désirent qu'on abolisse la servitude
de la glèbe là où elle existe encore et qu'on cherche les moyens de
détruire la traite et l'esclavage des nègres; que chacun soit libre
de voyager ou de fixer sa demeure où il le veut, soit au dedans, soit
au dehors du royaume, sans qu'il puisse être arrêté arbitrairement;
qu'on réforme l'abus des règlements de police et que la police soit
dorénavant entre les mains des juges, même en cas d émeute; que
personne ne puisse être arrêté et jugé que par ses juges naturels;
qu'en conséquence les prisons d'État et autres lieux de détention
illégaux soient supprimés. Quelques-uns demandent la démolition de la
Bastille. La noblesse de Paris insiste notamment sur ce point.

Toutes lettres closes ou de cachet doivent être prohibées.—Si le danger
de l'État rend nécessaire l'arrestation d'un citoyen sans qu'il soit
livré immédiatement aux cours ordinaires de justice, il faut prendre
des mesures pour empêcher les abus, soit en donnant communication de la
détention au conseil d'État, ou de toute autre manière.

La noblesse veut que toutes les commissions particulières, tous
les tribunaux d'attribution ou d'exception, tous les priviléges de
_committimus_, arrêts de surséance, etc., soient abolis, et que les
peines les plus sévères soient portées contre ceux qui ordonneraient
ou mettraient à exécution un ordre arbitraire; que dans la juridiction
ordinaire, la seule qui doive être conservée, on prenne les mesures
nécessaires pour assurer la liberté individuelle, surtout en ce qui
concerne le criminel; que la justice soit rendue gratuitement et les
juridictions inutiles supprimées. «Les magistrats sont établis pour le
peuple et non les peuples pour les magistrats,» dit-on dans un cahier.
On demande même qu'il soit établi dans chaque bailliage un conseil
et des défenseurs gratuits pour les pauvres; que l'instruction soit
publique, et que liberté soit donnée aux plaideurs de se défendre
eux-mêmes; que, dans les matières criminelles, l'accusé soit pourvu
d'un conseil, et que, dans tous les actes de la procédure, le juge
soit assisté d'un certain nombre de citoyens de l'ordre de celui
qui est accusé, lesquels seront chargés de prononcer sur le fait du
crime ou délit du prévenu: on renvoie à cet égard à la constitution
d'Angleterre; que les peines soient proportionnées aux délits et
qu'elles soient égales pour tous; que la peine de mort soit rendue plus
rare, et tous les supplices corporels, questions, etc., supprimés;
qu'enfin le sort des prisonniers soit amélioré, et surtout celui des
prévenus.

Suivant les cahiers, on doit chercher les moyens de faire respecter
la liberté individuelle dans l'enrôlement des troupes de terre et de
mer. Il faut permettre de convertir l'obligation du service militaire
en prestations pécuniaires, ne procéder au tirage qu'en présence d'une
députation des trois ordres réunis, enfin combiner les devoirs de la
discipline et de la subordination militaire avec les droits du citoyen
et de l'homme libre. Les coups de plat de sabre seront supprimés.

_Liberté et inviolabilité de la propriété._ On demande que la propriété
soit inviolable et qu'il ne puisse y être porté atteinte que pour cause
d'utilité publique indispensable. Dans ce cas le gouvernement devra
donner une indemnité d'un prix élevé et sans délai. La confiscation
doit être abolie.

_Liberté du commerce, du travail et de l'industrie._ La liberté de
l'industrie et du commerce doit être assurée. En conséquence on
supprimera les maîtrises et autres priviléges accordés à certaines
compagnies; on reportera les lignes de douanes aux frontières.

_Liberté de religion._ La religion catholique sera la seule dominante
en France, mais il sera laissé à chacun la liberté de conscience, et
on réintégrera les non-catholiques dans leur état civil et dans leurs
propriétés.

_Liberté de la presse, inviolabilité des secrets de la poste._ La
liberté de la presse sera assurée, et une loi fixera d'avance les
restrictions qui peuvent y être apportées dans l'intérêt général. On ne
doit être assujetti aux censures ecclésiastiques que pour les livres
traitant du dogme; pour le reste, il suffit de prendre les précautions
nécessaires pour connaître les auteurs et imprimeurs. Plusieurs
demandent que les délits de la presse ne puissent être soumis qu'au
jugement des jurés.

Les cahiers insistent surtout, et unanimement, pour que l'on respecte
inviolablement les secrets confiés à la poste, de manière, dit-on, que
les lettres ne puissent devenir un titre ou un moyen d'accusation.
L'ouverture des lettres, disent-ils crûment, est le plus odieux
espionnage, puisqu'il consiste dans la violation de la foi publique.

_Enseignement, éducation._ Les cahiers de la noblesse se bornent à
demander qu'on s'occupe activement de favoriser l'éducation, qu'on
l'étende aux villes et aux campagnes, et qu'on la dirige d'après des
principes conformes à la destination présumée des enfants; que surtout
on donne à ceux-ci une éducation nationale en leur apprenant leurs
devoirs et leurs droits de citoyen. Ils veulent même qu'on rédige pour
eux un catéchisme où seraient mis à leur portée les points principaux
de la constitution. Du reste, ils n'indiquent pas les moyens à employer
pour faciliter et pour répandre l'instruction; ils se bornent à
réclamer des établissements d'éducation pour les enfants de la noblesse
indigente.

_Soins qu'il faut prendre du peuple._ Un grand nombre de cahiers
insistent pour que plus d'égards soient montrés au peuple. Plusieurs
réclament contre l'abus des règlements de police, qui, disent-ils,
traînent habituellement, arbitrairement et sans jugement régulier,
dans les prisons, maisons de force, etc., une foule d'artisans et de
citoyens utiles, souvent pour des fautes ou même de simples soupçons,
ce qui est une atteinte à la liberté naturelle. Tous les cahiers
demandent que la corvée soit définitivement abolie. La majorité des
bailliages désire qu'on permette le rachat des droits de banalité et de
péage. Un grand nombre demande qu'on rende moins pesante la perception
de plusieurs droits féodaux et l'abolition du droit de franc-fief. Le
gouvernement est intéressé, dit un cahier, à faciliter l'achat et la
vente des terres. Cette raison est précisément celle qu'on va donner
pour abolir d'un seul coup tous les droits seigneuriaux et mettre en
vente les biens de mainmorte. Beaucoup de cahiers veulent qu'on rende
le droit de colombier moins préjudiciable à l'agriculture. Quant aux
établissements destinés à conserver le gibier du roi, connus sous le
nom de capitaineries, ils en demandent l'abolition immédiate, comme
attentatoires au droit de propriété. Ils veulent qu'on substitue aux
impôts actuels des taxes d'une perception moins onéreuse au peuple.

La noblesse demande qu'on cherche à répandre l'aisance et le bien-être
dans les campagnes; qu'on établisse des filatures et tissages d'étoffes
grossières dans les villages pour occuper les gens de la campagne
pendant la saison morte; qu'on crée dans chaque bailliage des greniers
publics sous l'inspection des administrations provinciales, pour
prévenir les disettes et maintenir le prix des denrées à un certain
taux; qu'on cherche à perfectionner l'agriculture et à améliorer
le sort des campagnes; qu'on augmente les travaux publics, et
particulièrement qu'on s'occupe de dessécher les marais et de prévenir
les inondations, etc.; qu'enfin on distribue dans toutes les provinces
des encouragements au commerce et à l'agriculture.

Les cahiers voudraient qu'on répartît les hôpitaux en petits
établissements créés dans chaque district; que l'on supprimât les
dépôts de mendicité et qu'on les remplaçât par des ateliers de charité;
qu'on établît des caisses de secours sous la direction des états
provinciaux, et que des chirurgiens, médecins et sages-femmes fussent
distribués dans les arrondissements, aux frais des provinces, pour
soigner gratuitement les pauvres; que pour le peuple la justice fût
toujours gratuite; qu'enfin on songeât à créer des établissements pour
les aveugles, sourds et muets, enfants trouvés, etc.

Du reste, en toutes ces matières, l'ordre de la noblesse se borne en
général, à exprimer ses désirs de réformes sans entrer dans de grands
détails d'exécution. On voit qu'il a moins vécu que le bas clergé au
milieu des classes inférieures, et que, moins en contact avec leur
misère, il a moins réfléchi aux moyens d'y remédier.

_De l'admissibilité aux fonctions publiques, de la hiérarchie des
rangs, et des priviléges honorifiques de la noblesse._ C'est surtout,
ou plutôt c'est seulement en ce qui concerne la hiérarchie des rangs
et la différence des conditions que la noblesse s'écarte de l'esprit
général des réformes demandées, et que, tout en faisant quelques
concessions importantes, elle se rattache aux principes de l'ancien
régime. Elle sent qu'elle combat ici pour son existence même. Ses
cahiers demandent donc avec instance le maintien du clergé et de la
noblesse comme ordres distincts. Ils désirent même qu'on cherche les
moyens de conserver dans toute sa pureté l'ordre de la noblesse;
qu'ainsi il soit défendu d'acquérir le titre de gentilhomme à prix
d'argent, qu'il ne soit plus attribué à certaines places, qu'on ne
l'obtienne qu'en le méritant par de longs et utiles services rendus à
l'État. Ils souhaitent que l'on recherche et qu'on poursuive les faux
nobles. Tous les cahiers enfin insistent pour que la noblesse soit
maintenue dans tous ses honneurs. Quelques-uns veulent qu'on donne
aux gentilshommes une marque distinctive qui les fasse extérieurement
reconnaître.

On ne saurait rien imaginer de plus caractéristique qu'une pareille
demande et de plus propre à montrer la parfaite similitude qui existait
déjà entre le noble et le roturier, en dépit de la différence des
conditions. En général, dans ses cahiers la noblesse, qui se montre
assez coulante sur plusieurs de ses droits utiles, s'attache avec une
ardeur inquiète à ses priviléges honorifiques. Elle veut conserver
tous ceux qu'elle possède, et voudrait pouvoir en inventer qu'elle
n'a jamais eus, tant elle se sent déjà entraînée dans les flots de
la démocratie et redoute de s'y dissoudre. Chose singulière! elle a
l'instinct de ce péril, et elle n'en a pas la perception.

Quant à la distribution des charges, les nobles demandent que la
vénalité des offices soit supprimée pour les places de magistrature;
que, quand il s'agit de ces sortes de places, tous les citoyens
puissent être présentés par la nation au roi, et nommés par lui
indistinctement, sauf les conditions d'âge et de capacité. Pour les
grades militaires, la majorité pense que le tiers-état n'en doit pas
être exclu, et que tout militaire qui aura bien mérité de la patrie
est en droit d'arriver jusqu'aux places les plus éminentes. «L'ordre
de la noblesse n'approuve aucune des lois qui ferment l'entrée des
emplois militaires à l'ordre du tiers-état,» disent quelques cahiers;
seulement, les nobles veulent que le droit d'entrer comme officiers
dans un régiment sans avoir d'abord passé par les grades inférieurs
soit réservé à eux seuls. Presque tous les cahiers demandent, du reste,
que l'on établisse des règles fixes, et applicables à tout le monde,
pour la distribution des grades de l'armée, que ceux-ci ne soient pas
entièrement laissés à la faveur, et que l'on arrive aux grades autres
que ceux d'officier supérieur par droit d'ancienneté.

Quant aux fonctions cléricales, ils demandent qu'on rétablisse
l'élection dans la distribution des bénéfices, ou qu'au moins le
roi crée un comité qui puisse l'éclairer dans la répartition de ces
bénéfices.

Ils disent enfin que désormais les pensions doivent être distribuées
avec plus de discernement, qu'il convient qu'elles ne soient plus
concentrées dans certaines familles, et que nul citoyen ne puisse avoir
plus d'une pension, ni toucher les émoluments de plus d'une place à la
fois; que les survivances soient abolies.

_Église et clergé._ Quand il ne s'agit plus de ses droits et de sa
constitution particulière, mais des priviléges et de l'organisation de
l'Église, la noblesse n'y regarde plus de si près; là, elle a les yeux
fort ouverts sur les abus.

Elle demande que le clergé n'ait point de privilége d'impôt et
qu'il paye ses dettes sans les faire supporter à la nation; que les
ordres monastiques soient profondément réformés. La majorité des
cahiers déclare que ces établissements s'écartent de l'esprit de leur
institution.

La majorité des bailliages veut que les dîmes soient rendues moins
dommageables à l'agriculture; il y en a même un grand nombre qui
réclame leur abolition. «La plus forte partie des dîmes,» dit un
cahier, «est perçue par ceux des curés qui s'emploient le moins à
procurer au peuple des secours spirituels.» On voit que le second
ordre ménageait peu le premier dans ses remarques. Ils n'en agissent
guère plus respectueusement à l'égard de l'Église elle-même. Plusieurs
bailliages reconnaissent formellement aux états généraux le droit de
supprimer certains ordres religieux et d'appliquer leurs biens à un
autre usage. Dix-sept bailliages déclarent que les états généraux sont
compétents pour régler la discipline. Plusieurs disent que les jours
de fêtes sont trop multipliés, nuisent à l'agriculture et favorisent
l'ivrognerie; qu'en conséquence il faut en supprimer un grand nombre,
qu'on renverra au dimanche.

_Droits politiques._ Quant aux droits politiques, les cahiers
reconnaissent à tous les Français le droit de concourir au
gouvernement, soit directement, soit indirectement, c'est-à-dire le
droit d'élire et d'être élu, mais en conservant la hiérarchie des
rangs; qu'ainsi personne ne puisse nommer et être nommé que dans son
ordre. Ce principe posé, le système de représentation doit être établi
de manière à garantir à tous les ordres de la nation le moyen de
prendre une part sérieuse à la direction des affaires.

Quant à la manière de voter dans l'assemblée des états généraux, les
avis se partagent: la plupart veulent un vote séparé pour chaque ordre;
les autres pensent qu'il doit être fait exception à cette règle pour le
vote de l'impôt; d'autres, enfin, demandent que cela ait toujours lieu
ainsi. «Les voix seront comptées par tête, et non par ordre,» disent
ceux-là, «cette forme étant la seule raisonnable et la seule qui puisse
écarter et anéantir l'égoïsme de corps, source unique de tous nos maux,
rapprocher les hommes et les conduire au résultat que la nation a droit
d'espérer d'une assemblée où le patriotisme et les grandes vertus
seront fortifiés par les lumières.» Toutefois, comme cette innovation
faite trop brusquement pourrait être dangereuse dans l'état actuel des
esprits, plusieurs pensent qu'on ne doit l'adopter qu'avec précaution,
et qu'il faut que l'assemblée juge s'il ne serait pas plus sage de
remettre le vote par tête aux états généraux suivants. Dans tous les
cas, la noblesse demande que chaque ordre puisse conserver la dignité
qui est due à tout Français; qu'en conséquence on abolisse les formes
humiliantes auxquelles le tiers-état était assujetti dans l'ancien
régime, par exemple, de se mettre à genoux: «le spectacle d'un homme à
genoux devant un autre blessant la dignité humaine, et annonçant, entre
des êtres égaux par la nature, une infériorité incompatible avec leurs
droits essentiels,» dit un cahier.

_Du système à établir dans la forme du gouvernement, et des principes
de la constitution._ Quant à la forme du gouvernement, la noblesse
demande le maintien de la constitution monarchique, la conservation
dans la personne du roi des pouvoirs législatif, judiciaire et
exécutif, mais, en même temps, l'établissement de lois fondamentales
destinées à garantir les droits de la nation dans l'exercice de ses
pouvoirs.

En conséquence, les cahiers proclament tous que la nation a le droit de
s'assembler en états généraux, composés d'un nombre de membres assez
grand pour assurer l'indépendance de l'assemblée. Ils désirent que ces
états se réunissent désormais à des époques périodiques fixes, ainsi
qu'à chaque nouvelle succession au trône, sans qu'il y ait jamais
besoin de lettres de convocation. Beaucoup de bailliages déclarent même
qu'il serait à souhaiter que cette assemblée fût permanente. Si la
convocation des états généraux n'avait pas lieu dans le délai indiqué
par la loi, on aurait le droit de refuser l'impôt. Un petit nombre veut
que, pendant l'intervalle qui sépare une tenue d'états de l'autre,
il soit établi une commission intermédiaire chargée de surveiller
l'administration du royaume; mais la généralité des cahiers s'oppose
formellement à l'établissement de cette commission, en déclarant qu'une
telle commission serait tout à fait contraire à la constitution. La
raison qu'ils en donnent est curieuse: ils craignent qu'une si petite
assemblée restée seule en présence du gouvernement ne se laisse séduire
par les instigations de celui-ci.

La noblesse veut que les ministres n'aient pas le droit de dissoudre
l'assemblée, et qu'ils soient punis juridiquement lorsqu'ils en
troublent l'ordre par leurs cabales; qu'aucun fonctionnaire, aucune
personne dépendante en quelque chose que ce soit du gouvernement ne
puisse être député; que la personne des députés soit inviolable,
et qu'ils ne puissent, disent les cahiers, être poursuivis pour les
opinions qu'ils auraient émises; qu'enfin les séances de l'assemblée
soient publiques, et que, pour convier davantage la nation à ses
délibérations, elles soient répandues par la voie de l'imprimerie.

La noblesse demande unanimement que les principes qui doivent régler le
gouvernement de l'État soient appliqués à l'administration des diverses
parties du territoire; qu'en conséquence, dans chaque province, dans
chaque district, dans chaque paroisse, il soit formé des assemblées
composées de membres librement élus et pour un temps limité.

Plusieurs cahiers pensent que les fonctions d'intendants et de
receveurs généraux doivent être supprimées; tous estiment que désormais
les assemblées provinciales doivent seules être chargées de répartir
l'impôt et de surveiller les intérêts particuliers de la province. Ils
entendent qu'il en soit de même des assemblées d'arrondissement et de
celles des paroisses, lesquelles ne dépendront plus désormais que des
états provinciaux.

_Distinction des pouvoirs. Pouvoir législatif._ Quant à la distinction
des pouvoirs entre la nation assemblée et le roi, la noblesse demande
qu'aucune loi ne puisse avoir d'effet qu'autant qu'elle aura été
consentie par les états généraux et le roi, et transcrite sur le
registre des cours chargées d'en maintenir l'exécution; qu'aux états
généraux appartienne exclusivement d'établir et de fixer la quotité de
l'impôt; que les subsides qui seront consentis ne puissent l'être que
pour le temps qui s'écoulera d'une tenue d'états à l'autre; que tous
ceux qui auraient été perçus ou constitués sans le consentement des
états soient déclarés illégaux, et que les ministres et percepteurs qui
auraient ordonné et perçu de pareils impôts soient poursuivis comme
concussionnaires;

Qu'il ne puisse de même être consenti aucun emprunt sans le
consentement des états généraux; qu'il soit seulement ouvert un
crédit fixé par les états, et dont le gouvernement pourra user en cas
de guerre ou de grandes calamités, sauf à provoquer une convocation
d'états généraux dans le plus bref délai;

Que toutes les caisses nationales soient mises sous la surveillance des
états; que les dépenses de chaque département soient fixées par eux,
et qu'il soit pris les mesures les plus sûres pour que les ressources
votées ne puissent être excédées.

La plupart des cahiers désirent qu'on sollicite la suppression de
ces impôts vexatoires, connus sous le nom de droits d'insinuation,
centième denier, entérinements, réunis sous la dénomination de Régie
des domaines du roi: «La dénomination de régie suffirait seule pour
blesser la nation, puisqu'elle annonce comme appartenant au roi des
objets qui sont une partie réelle de la propriété des citoyens,» dit un
cahier; que tous les domaines qui ne seront pas aliénés soient mis sous
l'administration des états provinciaux, et qu'aucune ordonnance, aucun
édit bursal ne puisse être rendu que du consentement des trois ordres
de la nation.

La pensée évidente de la noblesse est de conférer à la nation toute
l'administration financière, soit dans le règlement des emprunts et
impôts, soit dans la perception de ces impôts, par l'intermédiaire des
assemblées générales et provinciales.

_Pouvoir judiciaire._ De même, dans l'organisation judiciaire, elle
tend à faire dépendre, au moins en grande partie, la puissance des
juges, de la nation assemblée. C'est ainsi que plusieurs cahiers
déclarent:

«Que les magistrats seront responsables du fait de leurs charges à
la nation assemblée;» qu'ils ne pourront être destitués qu'avec le
consentement des états généraux; qu'aucun tribunal ne pourra, sous
quelque prétexte que ce soit, être troublé dans l'exercice de ses
fonctions sans le consentement de ces états; que les prévarications du
tribunal de cassation, ainsi que celles des parlements, seront jugées
par les états généraux. D'après la majorité des cahiers, les juges ne
doivent être nommés par le roi que sur une présentation faite par le
peuple.

_Pouvoir exécutif._ Quant au pouvoir exécutif, il est exclusivement
réservé au roi; mais on y met les limites nécessaires pour prévenir les
abus.

Ainsi, quant à l'administration, les cahiers demandent que l'état des
comptes des différents départements soit rendu public par la voie de
l'imprimerie, et que les ministres soient responsables à la nation
assemblée; de même, qu'avant d'employer les troupes à la défense
extérieure le roi fasse connaître ses intentions d'une manière précise
aux états généraux. A l'intérieur, ces mêmes troupes ne pourront
être employées contre les citoyens que sur la réquisition des états
généraux. Le contingent des troupes devra être limité, et les deux
tiers seulement, en temps ordinaire, resteront dans le second effectif.
Quant aux troupes étrangères que le gouvernement pourra avoir à sa
solde, il devra les écarter du centre du royaume et les envoyer sur les
frontières.

Ce qui frappe le plus en lisant les cahiers de la noblesse, mais
ce qu'aucun extrait ne saurait reproduire, c'est à quel point ces
nobles sont bien de leur temps: ils en ont l'esprit; ils en emploient
très-couramment la langue. Ils parlent des _droits inaliénables de
l'homme, des principes inhérents au pacte social_. Quand il s'agit de
l'individu, ils s'occupent d'ordinaire de ses droits, et, quand il
s'agit de la société, des devoirs de celle-ci. Les principes de la
politique leur semblent _aussi absolus que ceux de la morale, et les
uns et les autres ont pour base commune la raison_. Veulent-ils abolir
les restes du servage: _il s'agit d'effacer jusqu'aux dernières traces
de la dégradation de l'espèce humaine_. Ils appellent quelquefois Louis
XVI _un roi citoyen_ et parlent à plusieurs reprises du crime _de
lèse-nation_ qui va leur être si souvent imputé. A leurs yeux comme
aux yeux de tous les autres, on doit tout se promettre de l'éducation
publique, et c'est l'État qui doit la diriger. _Les états généraux_,
dit un cahier, _s'occuperont d'inspirer un caractère national par des
changements dans l'éducation des enfants_. Comme le reste de leurs
contemporains ils montrent un goût vif et continu pour l'uniformité
de législation, excepté pourtant dans ce qui touche à l'existence
des ordres. Ils veulent l'uniformité administrative, l'uniformité
des mesures, etc., autant que le tiers-état; ils indiquent toutes
sortes de réformes et ils entendent que ces réformes soient radicales.
Suivant eux tous les impôts sans exception doivent être ou abolis ou
transformés; tout le système de la justice changé, sauf les justices
seigneuriales, qui ont seulement besoin d'être perfectionnées. Pour
eux comme pour tous les autres Français, la France est un champ
d'expérience, une espèce de ferme modèle en politique, où tout doit
être retourné, tout essayé, si ce n'est un petit endroit où croissent
leurs priviléges particuliers; encore faut-il dire à leur honneur que
celui-là même n'est guère épargné par eux. En un mot, on peut juger
en lisant leurs cahiers qu'il n'a manqué à ces nobles pour faire la
Révolution que d'être roturiers.


_Page 194._

     Exemple du gouvernement religieux d'une province ecclésiastique au
     milieu du dix-huitième siècle.

1º L'archevêque;

2º Sept vicaires généraux;

3º Deux cours ecclésiastiques, nommées officialités: l'une, appelée
_officialité métropolitaine_, connaît des sentences des suffragants;
l'autre, appelée l'_officialité diocésaine_, connaît:

1º Des affaires personnelles entre clercs;

2º De la validité des mariages, quant au sacrement.

Ce dernier tribunal est composé de trois juges. Il y a des notaires et
des procureurs qui y sont attachés.

4º Deux tribunaux fiscaux.

L'un, appelé le _bureau diocésain_, connaît en premier ressort de
toutes les affaires qui se rapportent aux impositions du clergé dans
le diocèse. (On sait que le clergé s'imposait lui-même.) Ce tribunal,
présidé par l'archevêque, est composé de six autres prêtres.

L'autre cour juge sur appel les causes qui ont été portées aux autres
bureaux diocésains de la province ecclésiastique. Tous ces tribunaux
admettent des avocats et entendent des plaidoiries.


_Page 195._

Esprit du clergé dans les états et assemblées provinciales.

Ce que je dis ici dans le texte des états du Languedoc s'applique aussi
bien aux assemblées provinciales réunies en 1779 et en 1787, notamment
dans la haute Guyenne. Les membres du clergé, dans cette assemblée
provinciale, sont parmi les plus éclairés, les plus actifs, les plus
libéraux. C'est l'évêque de Rodez qui propose de rendre publics les
procès-verbaux de l'assemblée.


_Page 196._

Cette disposition libérale, en politique, des prêtres, qui se voit en
1789, n'était pas seulement produite par l'excitation du moment; on
la voit déjà paraître à une époque fort antérieure. Elle se montre
notamment dans le Berry, dès 1779, par l'offre que fait le clergé
de 68,000 livres de dons volontaires, à la seule condition que
l'administration provinciale sera conservée.


_Page 199._

Faites bien attention que la société politique était sans liens, mais
que la société civile en avait encore. On était lié les uns aux autres
dans l'intérieur des classes; il restait même quelque chose du lien
étroit qui avait existé entre la classe des seigneurs et le peuple.
Quoique ceci se passât dans la société civile, la conséquence s'en
faisait sentir indirectement dans la société politique; les hommes
ainsi liés formaient des masses irrégulières et inorganisées, mais
réfractaires sous la main du pouvoir. La Révolution, ayant brisé ces
liens sociaux sans établir à leur place de liens politiques, a préparé
à la fois l'égalité et la servitude.


_Page 201._

     Exemple de la manière dont les tribunaux s'exprimaient à
     l'occasion de certains actes arbitraires.

D'un mémoire mis sous les yeux d'un contrôleur général, en 1781,
par l'intendant de la généralité de Paris, il résulte qu'il était
dans l'usage de cette généralité que les paroisses eussent deux
syndics, l'un élu par les habitants dans une assemblée présidée par le
subdélégué, l'autre choisi par l'intendant et qui était le surveillant
du premier. Dans la paroisse de Rueil, une querelle survint entre les
deux syndics, le syndic élu ne voulant pas obéir au syndic choisi.
L'intendant obtint de M. de Breteuil de faire mettre pour quinze jours
à la Force le syndic élu, lequel fut en effet arrêté, puis destitué, et
un autre mis à sa place. Là-dessus, le parlement, saisi à la requête
du syndic emprisonné, commence une procédure dont je n'ai pas trouvé
la suite, où il dit que l'emprisonnement de l'appelant et son élection
cassée ne peuvent être considérés que comme _des actes arbitraires et
despotiques_. La justice était alors parfois bien mal embouchée!


_Page 205._

Loin que les classes éclairées et aisées, sous l'ancien régime, fussent
opprimées et asservies, on peut dire que toutes, en y comprenant la
bourgeoisie, étaient souvent beaucoup trop libres de faire ce qui leur
convenait, puisque le pouvoir royal n'osait pas empêcher leurs membres
de se créer sans cesse une position à part, au détriment du peuple,
et croyait presque toujours avoir besoin de leur livrer celui-ci pour
obtenir leur bienveillance ou faire cesser leur mauvais vouloir. On
peut dire que, dans le dix-huitième siècle, un Français appartenant à
ces classes-là avait souvent beaucoup plus de facilité pour résister au
gouvernement, et pour forcer celui-ci de le ménager, que n'en aurait eu
un Anglais du même temps, dans la même situation. Le pouvoir se fût cru
parfois obligé envers lui à plus de tempérament et à une marche plus
timide que le gouvernement anglais ne s'y fût cru tenu vis-à-vis d'un
sujet de la même catégorie: tant on a tort de confondre l'indépendance
avec la liberté. Il n y a rien de moins indépendant qu'un citoyen libre.


_Page 205._

     Raison qui forçait souvent, dans l'ancienne société, le
     gouvernement absolu à se modérer.

Il n'y a guère que l'augmentation d'anciens impôts, et surtout que la
création de nouveaux, qui puissent, dans les temps ordinaires, créer de
grands embarras au gouvernement et émouvoir le peuple. Dans l'ancienne
constitution financière de l'Europe, quand un prince avait des passions
dépensières, quand il se jetait dans une politique aventureuse, quand
il laissait introduire le désordre dans ses finances, ou bien encore
lorsqu'il avait besoin d'argent pour se soutenir en gagnant beaucoup de
gens par de gros profits ou par de gros salaires qu'on touchait sans
les avoir gagnés, en entretenant de nombreuses armées, en faisant faire
de grands travaux, etc., il lui fallait aussitôt recourir aux impôts,
ce qui éveillait et agitait immédiatement toutes les classes, celle
surtout qui fait les révolutions violentes, le peuple. Aujourd'hui,
dans la même situation, on fait des emprunts dont l'effet immédiat est
presque inaperçu, et dont le résultat final ne sera senti que par la
génération suivante.


_Page 208._

Je trouve comme exemple de ceci, entre bien d'autres, que les
principaux domaines situés dans l'élection de Mayenne étaient affermés
à des fermiers généraux, qui prenaient pour sous-fermiers de petits
métayers misérables, qui n'avaient rien à eux, et à qui on fournissait
jusqu'aux ustensiles les plus nécessaires. On comprend que de pareils
fermiers généraux ne devaient pas ménager les fermiers ou débiteurs de
l'ancien seigneur féodal qui les avait mis à sa place, et qu'exercée
par leurs mains la féodalité put paraître souvent plus dure qu'au moyen
âge.


_Page 208._

Autre exemple.

Les habitants de Montbazon avaient porté à la taille les régisseurs
du duché que possédait le prince de Rohan, quoique ces régisseurs
n'exploitassent qu'en son nom. Ce prince (qui était sans doute fort
riche), non-seulement fait cesser _cet abus_, comme il l'appelle, mais
obtient de rentrer dans une somme de 5,344 livres 15 sous qu'on lui
avait fait indûment payer et qui sera reportée sur les habitants.


_Page 212._

     Exemple de la manière dont les droits pécuniaires du clergé
     lui aliénaient les cœurs de ceux que leur isolement aurait dû
     rapprocher de lui.

Le curé de Noisai prétend que les habitants sont obligés de réparer sa
grange et son pressoir, et demande une imposition locale pour cela.
L'intendant répond que les habitants ne sont tenus qu'à la réparation
du presbytère; la grange et le pressoir resteront à la charge de ce
pasteur, plus préoccupé de sa ferme que de ses ouailles (1767).


_Page 215._

On trouve dans un des mémoires envoyés en 1788 par des paysans,
en réponse à une enquête que faisait une assemblée provinciale,
mémoire écrit avec clarté et sur un ton modéré, ceci: «Aux abus de
la perception de la taille se joint encore celui des garnisaires.
Ils arrivent d'ordinaire cinq fois pendant le recouvrement de la
taille. Ce sont le plus souvent des soldats invalides ou des Suisses.
Ils séjournent à chaque voyage quatre à cinq jours sur la paroisse
et sont taxés par le bureau de la recette des tailles à 36 sous par
jour. Quant à l'assiette des tailles, nous n'exposerons pas les abus
de l'arbitraire trop connus, ni les mauvais effets qu'ont produits
les rôles faits d'office par des officiers souvent incapables et
presque toujours partiaux et vindicatifs. Ils ont été pourtant la
source de troubles et de différends. Ils ont occasionné des procès
très-dispendieux pour les plaideurs et très-avantageux aux siéges des
élections.»


_Page 217._

     Supériorité des méthodes suivies dans les pays d'états reconnue
     par les fonctionnaires du gouvernement central lui-même.

Dans une lettre confidentielle écrite le 3 juin 1772 par le directeur
des impositions à l'intendant, il est dit: «Dans les pays d'états,
l'imposition étant d'un _tantième_ fixe, chaque contribuable y est
assujetti et la paye réellement. On fait dans la répartition une
augmentation sur ce tantième en proportion de l'augmentation demandée
par le roi sur le total qui doit être fourni (1 million, par exemple,
au lieu de 900,000 livres). C'est une opération simple, au lieu que,
dans la généralité, la répartition est personnelle, et, pour ainsi
dire, arbitraire; les uns payent ce qu'ils doivent, les autres ne
payent que la moitié; d'autres le tiers, le quart ou rien du tout.
Comment donc assujettir l'imposition à un neuvième d'augmentation?»


_Page 221._

     De la manière dont les privilégiés, au début, comprenaient les
     progrès de la civilisation par les chemins.

Le comte de X. se plaint, dans une lettre à l'intendant, du peu
d'empressement qu'on met à établir une route qui l'avoisine. C'est,
dit-il, la faute du subdélégué, qui ne met pas assez d'énergie dans ses
fonctions et ne force pas les paysans à faire leurs corvées.


_Page 221._

Prison arbitraire pour la corvée.

Exemple: on voit dans une lettre d'un grand-prévôt, en 1768: «J'avais
ordonné hier d'emprisonner trois hommes, sur la réquisition de M. C.,
le sous-ingénieur, pour n'avoir pas satisfait à leur corvée. Sur quoi
il y a eu émotion parmi les femmes du village, qui se sont écriées:
Voyez-vous! on songe aux pauvres gens quand il s'agit de la corvée, on
ne s'en occupe point pour les faire vivre.»


_Page 221._

Les ressources pour faire les chemins étaient de deux sortes. 1º
La plus grande était la corvée pour tous les gros ouvrages qui
n'exigeaient que du travail; 2º la plus petite était tirée d'une
imposition générale dont le produit était mis à la disposition des
ponts et chaussées pour subvenir aux ouvrages d'arts. Les privilégiés,
c'est-à-dire les principaux propriétaires, plus intéressés que tous aux
chemins, ne contribuaient point à la corvée, et, de plus, l'imposition
des ponts et chaussées étant conjointe à la taille et levée comme elle,
ces privilégiés en étaient encore exempts.


_Page 222._

Exemple de corvées pour transporter des forçats.

On voit, par une lettre qu'adresse, en 1761, à l'intendant, un
commissaire préposé à la police des chaînes, que les paysans étaient
forcés de charrier en voiture les forçats, qu'ils le faisaient de
très-mauvaise volonté, et qu'ils étaient souvent maltraités par les
gardes de chiourmes, «attendu,» dit le commissaire, «que les gardes
sont gens grossiers et brutaux, et que ces paysans, qui font ce service
malgré eux, sont souvent insolents.»


_Page 222._

Turgot fait, des inconvénients et des rigueurs de la corvée employée à
transporter les effets militaires, des peintures qui, après la lecture
des dossiers, ne me semblent pas exagérées; il dit entre autres choses
que son premier inconvénient est l'extrême inégalité d'une charge
très-forte en elle-même. Elle tombe tout entière sur un petit nombre
de paroisses que le malheur de leur situation y expose. La distance
à parcourir est souvent de cinq, six, et quelquefois dix et quinze
lieues; il faut alors trois jours pour aller et venir. Le payement
accordé aux propriétaires n'est que le cinquième de la charge qu'ils
supportent. Le moment de cette corvée est presque toujours l'été, le
temps des récoltes. Les bœufs y sont presque toujours surmenés, et
souvent malades après y avoir été employés, à ce point qu'un grand
nombre de propriétaires préfèrent donner 15 à 20 livres plutôt que
de fournir une voiture et quatre bœufs. Il y règne enfin un désordre
inévitable; le paysan y est sans cesse exposé à la violence des
militaires. Les officiers exigent presque toujours plus qu'il ne leur
est dû; quelquefois ils obligent de force les conducteurs d'atteler des
chevaux de selle à des chaises, au risque de les estropier. Les soldats
se font porter sur des voitures déjà très-chargées; d'autres fois,
impatientés de la lenteur des bœufs, ils les piquent avec leurs épées,
et si le paysan veut faire quelques représentations, il est fort mal
venu.


_Page 222._

Exemple de la manière dont on appliquait la corvée à tout.

L'intendant de la marine de Rochefort se plaint de la mauvaise volonté
des paysans, obligés par corvée de charrier les bois de construction
achetés par les fournisseurs de la marine dans les différentes
provinces. On voit par cette correspondance qu'en effet les paysans
étaient encore tenus (1775) à cette corvée, dont l'intendant fixait le
prix. Le ministre de la marine, qui renvoie cette lettre à l'intendant
de Tours, lui dit qu'il faut faire fournir les voitures qui sont
réclamées. L'intendant, M. Ducluzel, refuse d'autoriser ces sortes de
corvée. Le ministre de la marine lui écrit une lettre menaçante, où il
lui annonce qu'il rendra compte de sa résistance au roi. L'intendant
répond sur-le-champ, 11 décembre 1775, avec fermeté, que, depuis dix
ans qu'il est intendant à Tours, il n'a jamais voulu autoriser ces
corvées, à cause des abus inévitables qu'elles entraînent, abus que le
prix fixé pour les voitures n'allége pas; «car souvent,» dit-il, «les
animaux sont estropiés par la charge de pièces énormes qu'ils sont
obligés d'enlever par des chemins aussi mauvais que les saisons dans
lesquelles on les commande.» Ce qui rend l'intendant si ferme paraît
être une lettre de M. Turgot, jointe aux pièces, datée du 30 juillet
1774, époque de son entrée au ministère, où celui-ci dit qu'il n'a
jamais autorisé ces corvées à Limoges, et approuve M. Ducluzel de ne
pas le faire à Tours.

Il résulte d'autres parties de cette correspondance que les
fournisseurs de bois exigeaient même souvent ces corvées sans y être
autorisés par les marchés passés entre eux et l'État, parce qu'ils
y trouvaient au moins un tiers d'économie de frais de transport. Un
exemple de ce profit est donné par un subdélégué. «Distance pour
transporter les bois du lieu où ils sont abattus à la rivière, par des
chemins de traverse presque impraticables,» dit-il, «six lieues; temps
employé pour aller et venir, deux jours. En passant aux corvéables,
pour leur indemnité, le pied cube à raison de six liards par lieue,
cela fera 13 fr. 10 s. pour le voyage, ce qui est à peine suffisant
pour couvrir la dépense du petit propriétaire, celle de son aide, et
des bœufs ou chevaux dont il faut que sa charrette soit attelée. Ses
peines, son temps, le travail de ses bestiaux, tout est perdu pour
lui.» Le 17 mai 1776, l'ordre positif du roi de faire faire cette
corvée est intimé à l'intendant par le ministre. M. Ducluzel étant
mort, son successeur, M. l'Escalopier, se hâte d'obéir et de publier
une ordonnance qui porte que «le subdélégué fera la répartition de la
charge entre les paroisses, à l'effet de quoi les divers corvéables
desdites paroisses seront contraints de se rendre, aux lieu et heure
qui leur seront prescrits par les syndics, à l'endroit où se trouvent
les bois, et de les charrier au prix qui sera réglé par le subdélégué.»


_Page 237._

On a dit que le caractère de la philosophie du dix-huitième siècle
était une sorte d'adoration de la raison humaine, une confiance sans
bornes dans sa toute-puissance pour transformer à son gré lois,
institutions et mœurs. Il faut bien s'entendre: c'était moins encore,
à vrai dire, la raison humaine que quelques-uns de ces philosophes
adoraient que leur propre raison. Jamais on n'a montré moins de
confiance que ceux-là dans la sagesse commune. Je pourrais en citer
plusieurs qui méprisaient presque autant la foule que le bon Dieu. Ils
montraient un orgueil de rivaux à celui-ci et un orgueil de parvenus
à celle-là. La soumission vraie et respectueuse pour les volontés de
la majorité leur était aussi étrangère que la soumission aux volontés
divines. Presque tous les révolutionnaires ont montré depuis ce double
caractère. Il y a bien loin de là à ce respect témoigné par les Anglais
et les Américains aux sentiments de la majorité de leurs concitoyens.
Chez eux la raison est fière et confiante en elle-même, mais jamais
insolente; aussi a-t-elle conduit à la liberté, tandis que la nôtre n'a
guère fait qu'inventer de nouvelles formes de servitude.


_Page 254._

Exemple de la manière dont on procédait souvent à l'égard des paysans.

1768. Le roi accorde 2,000 francs de remise de taille à la paroisse de
la Chapelle-Blanche, près Saumur. Le curé prétend distraire une partie
de cette somme pour faire construire un clocher et se délivrer du bruit
des cloches qui l'incommode, dit-il, dans son presbytère. Les habitants
résistent et se plaignent. Le subdélégué prend parti pour le curé
et fait arrêter de nuit et renfermer en prison trois des principaux
habitants.

Autre exemple: Ordre du roi pour faire rester en prison pendant quinze
jours une femme qui a insulté deux cavaliers de la maréchaussée. Autre
ordre pour faire emprisonner pendant quinze jours un tisseur de bas qui
a mal parlé de la maréchaussée. L'intendant répond au ministre qu'il a
déjà fait mettre cet homme en prison, ce dont ce ministre l'approuve
fort. Les injures adressées à la maréchaussée avaient eu lieu à propos
de l'arrestation violente des mendiants, mesure qui, à ce qu'il paraît,
révoltait la population. Le subdélégué, en faisant arrêter le tisseur,
fait, dit-il, savoir au public que ceux qui continueront encore à
insulter la maréchaussée seront plus sévèrement punis.

On voit par la correspondance des subdélégués et de l'intendant
(1760-1770) que l'intendant leur donnait l'ordre de faire arrêter les
gens nuisibles, non pour les faire juger, mais pour les faire détenir.
Le subdélégué demande à l'intendant de faire détenir à perpétuité
deux mendiants dangereux qu'il avait fait arrêter. Un père réclame
contre l'arrestation de son fils, arrêté comme vagabond parce qu'il
voyageait sans papiers. Un propriétaire de X. demande qu'on fasse
arrêter un homme, son voisin, dit-il, qui est venu s'établir dans sa
paroisse, qu'il a secouru, mais qui se conduit très-mal à son égard et
l'incommode. L'intendant de Paris prie celui de Rouen de vouloir bien
rendre ce service à ce propriétaire, qui est son ami.

A quelqu'un qui veut faire mettre en liberté des mendiants l'intendant
répond «que le dépôt des mendiants ne doit pas être considéré comme
une prison, mais seulement comme une maison destinée à retenir par
_correction administrative_ ceux qui mendient et les vagabonds.» Cette
idée a pénétré jusque dans le Code pénal, tant les traditions de
l'ancien régime, en cette matière, se sont bien conservées.


_Page 256._

Le grand Frédéric a écrit dans ses Mémoires: «Les Fontenelle et les
Voltaire, les Hobbes, les Collins, les Shaftesbury, les Bolingbroke,
ces grands hommes portèrent un coup mortel à la religion. Les hommes
commencèrent à examiner ce qu'ils avaient stupidement adoré; la raison
terrassa la superstition; on prit un dégoût pour les fables qu'on avait
crues. Le déisme fit de nombreux sectateurs: Si l'épicurisme devint
funeste au culte idolâtre des païens, le déisme ne le fut pas moins de
nos jours aux visions judaïques adoptées par nos ancêtres. La liberté
de penser qui régnait en Angleterre avait beaucoup contribué aux
progrès de la philosophie.»

On voit, par le passage ci-dessus, que le grand Frédéric, au moment
où il écrivait ces lignes, c'est-à-dire au milieu du dix-huitième
siècle, considérait encore à cette époque l'Angleterre comme le foyer
des doctrines irréligieuses. On y voit quelque chose de plus frappant:
un des souverains les plus versés dans la science des hommes et
dans celle des affaires qui n'a pas l'air de se douter de l'utilité
politique des religions; tant les défauts de l'esprit de ses maîtres
avaient altéré les qualités propres du sien.


_Page 288._

Cet esprit de progrès, qui se faisait voir en France à la fin du
dix-huitième siècle, apparaissait à la même époque dans toute
l'Allemagne, et partout il était de même accompagné du désir de changer
les institutions. Voyez cette peinture que fait un historien allemand
de ce qui se passait alors dans son pays.

«Dans la seconde moitié du dix-huitième siècle,» dit-il, «le nouvel
esprit du temps s'introduit graduellement dans les territoires
ecclésiastiques eux-mêmes. On y commence des réformes. L'industrie et
la tolérance y pénètrent partout; l'absolutisme éclairé qui s'était
déjà emparé des grands États se fait jour même ici. Il faut le dire, à
aucune époque du dix-huitième siècle on n'avait vu dans ces territoires
ecclésiastiques des princes aussi remarquables et aussi dignes d'estime
que précisément pendant les dernières dizaines d'années qui précédèrent
la Révolution française.»

Il faut remarquer comme le tableau qu'on fait là ressemble à celui que
présentait la France, où le mouvement d'amélioration et de progrès
commence à la même époque, et où les hommes les plus dignes de
gouverner paraissent au moment où la Révolution va tout dévorer.

On doit reconnaître aussi à quel point toute cette partie de
l'Allemagne était visiblement entraînée dans le mouvement de la
civilisation et de la politique de la France.


_Page 289._

     Comment les lois judiciaires des Anglais prouvent que des
     institutions peuvent avoir beaucoup de vices secondaires sans que
     cela les empêche d'atteindre le but principal qu'on s'est proposé
     en les établissant.

Cette faculté qu'ont les nations de prospérer malgré l'imperfection
qui se rencontre dans les parties secondaires de leurs institutions,
lorsque les principes généraux, l'esprit même qui anime ces
institutions sont féconds, ce phénomène ne se voit jamais mieux que
quand on examine la constitution de la justice chez les Anglais au
siècle dernier, telle que Blackstone nous la montre.

On y aperçoit d'abord deux grandes diversités qui frappent:

1º La diversité des lois;

2º La diversité des tribunaux qui les appliquent.

I. _Diversité des lois._ 1º Les lois sont différentes pour l'Angleterre
proprement dite, pour l'Écosse, pour l'Irlande, pour divers appendices
européens de la Grande-Bretagne, tels que l'île de Man, les îles
normandes, etc., enfin pour les colonies.

2º Dans l'Angleterre proprement dite on voit quatre espèces de lois:
le droit coutumier, les statuts, le droit romain, l'équité. Le droit
coutumier se divise lui-même en coutumes générales, adoptées dans tout
le royaume; en coutumes qui sont particulières à certaines seigneuries,
à certaines villes, quelquefois à certaines classes seulement, telles
que la coutume des marchands, par exemple. Ces coutumes diffèrent
quelquefois beaucoup les unes des autres, comme, par exemple, celles
qui, en opposition avec la tendance générale des lois anglaises,
veulent le partage égal entre tous les enfants (_gavelkind_), et, ce
qui est plus singulier encore, donnent un droit de primogéniture à
l'enfant le plus jeune.

II. _Diversité des tribunaux._ La loi, dit Blackstone, a institué une
variété prodigieuse de tribunaux différents; on peut en juger par
l'analyse très-sommaire que voici.

1º On rencontrait d'abord les tribunaux établis en dehors de
l'Angleterre proprement dite, tels que les cours d'Écosse et d'Irlande,
qui ne relevaient pas toujours des cours supérieures d'Angleterre, bien
qu'elles dussent aboutir toutes, je pense, à la cour des lords.

2º Quant à l'Angleterre proprement dite, si je n'oublie rien, parmi les
classifications de Blackstone, je trouve qu'il compte:

1º Onze espèces de cours existant d'après la loi commune (_common
law_), dont quatre, il est vrai, semblent déjà tombées en désuétude;

2º Trois espèces de cours dont la juridiction s'étend à tout le pays,
mais qui ne s'applique qu'à certaines matières;

3º Dix espèces de cours ayant un caractère spécial. L'une de ces
espèces se compose de cours locales, créées par différents actes du
parlement ou existant en vertu de la tradition, soit à Londres, soit
dans les villes ou bourgs des provinces. Celles-ci sont si nombreuses
et offrent une si grande variété dans leur constitution et dans leurs
règles que l'auteur renonce à en faire l'exposition détaillée.

Ainsi, dans l'Angleterre proprement dite seulement, si l'on s'en
rapporte au texte de Blackstone, il existait, dans les temps où
celui-ci écrivait, c'est-à-dire dans la seconde moitié du dix-huitième
siècle, vingt-quatre espèces de tribunaux, dont plusieurs se
subdivisaient en un grand nombre d'individus, qui chacun avait sa
physionomie particulière. Si on écarte les espèces qui semblent dès
lors à peu près disparues, il en reste encore dix-huit ou vingt.

Maintenant, si on examine ce système judiciaire, on voit sans peine
qu'il contient toutes sortes d'imperfections.

Malgré la multiplicité des tribunaux, on y manque souvent de petits
tribunaux de première instance placés près des justiciables et faits
pour juger sur place et à peu de frais les petites affaires, ce qui
rend la justice embarrassée et coûteuse. Les mêmes affaires sont de
la compétence de plusieurs tribunaux, ce qui jette une incertitude
fâcheuse sur le début des instances. Presque toutes les cours d'appel
jugent dans certains cas en premier ressort, quelquefois cours de
_droit commun_, d'autres fois _cours d'équité_. Les cours d'appel sont
très-diverses. Le seul point central est la chambre des lords. Le
contentieux administratif n'est point séparé du contentieux ordinaire,
ce qui paraîtrait une grande difformité aux yeux de la plupart de nos
légistes. Enfin tous ces tribunaux vont puiser les raisons de leurs
décisions dans quatre législations différentes, dont l'une ne s'établit
que par précédents, et dont l'autre, l'équité, ne s'établit sur rien
de précis, puisque son objet est le plus souvent d'aller contre la
coutume ou les statuts, et de corriger par l'arbitraire du juge ce que
le statut ou la coutume ont de suranné ou de trop dur.

Voilà bien des vices, et, si l'on compare cette machine énorme et
vieillie de la justice anglaise à la fabrique moderne de notre système
judiciaire, la simplicité, la cohérence, l'enchaînement qu'on aperçoit
dans celui-ci, avec la complication, l'incohérence qui se remarquent
dans celle-là, les vices de la première paraîtront plus grands encore.
Cependant il n'y a pas de pays au monde où, dès le temps de Blackstone,
la grande fin de la justice fût aussi complétement atteinte qu'en
Angleterre, c'est-à-dire où chaque homme, quelle que fût sa condition,
et qu'il plaidât contre un particulier ou contre le prince, fût plus
sûr de se faire entendre, et trouvât dans tous les tribunaux de son
pays de meilleures garanties pour la défense de sa fortune, de sa
liberté et de sa vie.

Cela ne veut pas dire que les vices du système judiciaire anglais
servissent à ce que j'appelle ici la grande fin de la justice; cela
prouve seulement qu'il y a dans toute organisation judiciaire des
vices secondaires qui peuvent ne nuire que modérément à cette fin de
la justice, et d'autres principaux qui non-seulement lui nuisent, mais
la détruisent, bien qu'ils soient joints à beaucoup de perfections
secondaires. Les premiers sont les plus facilement aperçus; ce sont
ceux-là qui d'ordinaire frappent d'abord les esprits vulgaires. Ils
sautent aux yeux, comme on dit. Les autres sont souvent plus cachés, et
ce ne sont pas toujours les jurisconsultes et autres gens du métier qui
les découvrent ou les signalent.

Remarquez de plus que les mêmes qualités peuvent être secondaires ou
principales, suivant les temps et suivant l'organisation politique de
la société. Dans les époques d'aristocratie, d'inégalités, tout ce
qui tend à amoindrir un privilége pour certains individus devant la
justice, à y assurer des garanties au justiciable faible contre le
justiciable fort, à faire prédominer l'action de l'État naturellement
impartial quand il ne s'agit que d'un débat entre deux sujets, tout
cela devient qualité principale, mais diminue d'importance à mesure que
l'état social et la constitution politique tournent à la démocratie.

Si l'on étudie d'après ces principes le système judiciaire anglais, on
trouve qu'en laissant subsister tous les défauts qui pouvaient rendre
chez nos voisins la justice obscure, embarrassée, lente, chère et
incommode, on avait pris des précautions infinies pour que le fort
ne pût jamais être favorisé aux dépens du faible, l'État aux dépens
du particulier; on voit, à mesure qu'on pénètre davantage dans le
détail de cette législation, qu'on y a fourni à chaque citoyen toutes
sortes d'armes pour se défendre, et que les choses y sont arrangées de
manière à présenter à chacun le plus de garanties possibles contre la
partialité, la vénalité proprement dite des juges, et cette sorte de
vénalité plus ordinaire, et surtout plus dangereuse, dans les temps
de démocratie, qui naît de la servilité des tribunaux à l'égard de la
puissance publique.

A tous ces points de vue le système judiciaire anglais, malgré les
nombreux défauts secondaires qui s'y rencontrent encore, me semble
supérieur au nôtre, lequel n'est atteint, il est vrai, de presque aucun
de ces vices, mais qui n'offre pas non plus au même degré les qualités
principales qui s'y rencontrent; qui, excellent quant aux garanties
qu'il offre à chaque citoyen dans les débats qui s'élèvent entre
particuliers, faiblit par le côté qu'il faudrait toujours renforcer
dans une société démocratique comme la nôtre, à savoir, les garanties
de l'individu contre l'État.


_Page 291._

Avantages dont jouissait la généralité de Paris.

Cette généralité était aussi avantagée quant aux charités
gouvernementales qu'elle l'était pour la levée des taxes; exemple:
lettre du contrôleur général à M. l'intendant de la généralité de
l'Ile-de-France, 22 mai 1787, qui informe celui-ci que le roi a
fixé, pour la généralité de Paris, la somme qui doit être employée
en travaux de charité, dans l'année, à 172,800 livres. En outre,
100,000 livres sont destinées à acheter des vaches qui doivent être
données à des cultivateurs. On voit par cette lettre que la somme
de 172,800 livres devait être distribuée par l'intendant seul, à la
condition de se conformer aux règles générales que le gouvernement lui
a fait connaître, et de faire approuver l'état de répartition par le
contrôleur général.


_Page 292._

L'administration de l'ancien régime se composait d'une multitude de
pouvoirs différents, créés en différents temps, le plus souvent en vue
du fisc et non de l'administration proprement dite, et qui parfois
avaient le même champ d'action. La confusion et la lutte ne pouvaient
s'éviter qu'à la condition que chacun n'agît que peu ou point. Du
moment où ils voulurent sortir de cette langueur, ils se gênèrent et
s'enchevêtrèrent les uns dans les autres. De là vient que les plaintes
contre la complication des rouages administratifs et la confusion
des attributions sont bien plus vives dans les années qui précèdent
immédiatement la Révolution que trente ou quarante ans avant. Les
institutions politiques n'étaient pas devenues plus mauvaises; au
contraire, elles s'étaient fort améliorées; mais la vie politique était
devenue plus active.


_Page 301._

Augmentation arbitraire des taxes.

Ce que le roi dit ici de la taille, il eût pu le dire avec autant de
raison des vingtièmes, ainsi qu'on en peut juger par la correspondance
suivante. En 1772, le contrôleur général Terray avait fait décider
une augmentation considérable, 100,000 livres, sur les vingtièmes de
la généralité de Tours. On voit la douleur et l'embarras que cette
mesure cause à l'intendant, M. Ducluzel, habile administrateur et
homme de bien, dans une lettre confidentielle, où il dit: «C'est la
facilité avec laquelle les 250,000 livres ont été données (augmentation
précédente) qui a probablement encouragé la cruelle interprétation et
la lettre du mois de juin.»

Dans une lettre très-confidentielle que le directeur des contributions
écrit à l'intendant à la même occasion, il dit: «Si les augmentations
que l'on demande vous semblent toujours aussi aggravantes, aussi
révoltantes, par rapport à la misère générale, que vous avez bien
voulu me le témoigner, il serait à désirer pour la province, qui ne
peut trouver de défenseur et de protecteur que dans votre généreuse
sensibilité, que vous pussiez au moins lui épargner les rôles de
supplément, imposition rétroactive toujours odieuse.»

On voit aussi par cette correspondance combien on manquait de base,
et quel arbitraire (même avec des vues honnêtes) était pratiqué.
L'intendant, ainsi que le ministre, font tomber le fardeau de la
surtaxe tantôt sur l'agriculture plutôt que sur l'industrie, tantôt
sur un genre d'agriculture plutôt que sur un autre (les vignes, par
exemple), suivant qu'ils jugent que l'industrie ou une branche de
l'agriculture ont besoin d'être ménagées.


_Page 304._

     Manière dont Turgot parle du peuple des campagnes dans le
     préambule d'une déclaration du roi.

«Les communautés de campagne sont composées,» dit-il, «dans la plus
grande partie du royaume, de paysans pauvres, ignorants et brutaux,
incapables de s'administrer.»


_Page 311._

     Comment les idées révolutionnaires germaient tout naturellement
     dans les esprits, en plein ancien régime.

En 1779, un avocat s'adresse au conseil et demande un arrêt qui
établisse un maximum du prix de la paille dans tout le royaume.


_Page 311._

L'ingénieur en chef écrit en 1781 à l'intendant, à propos d'une
demande en surplus d'indemnité: «Le réclamant ne fait pas attention
que les indemnités que l'on accorde sont une faveur particulière pour
la généralité de Tours, et que l'on est fort heureux de récupérer une
partie de sa perte. Si l'on dédommageait de la manière que le réclamant
indique, quatre millions ne suffiraient pas.»


_Page 320._

La Révolution n'est pas arrivée à cause de cette prospérité; mais
l'esprit qui devait produire la Révolution, cet esprit actif, inquiet,
intelligent, novateur, ambitieux, cet esprit démocratique des sociétés
nouvelles, commençait à animer toutes choses, et, avant de bouleverser
momentanément la société, suffisait déjà à la remuer et à la développer.


_Page 322._

Lutte des différents pouvoirs administratifs en 1787.

Exemple de ceci: la commission intermédiaire de l'assemblée provinciale
de l'Ile-de-France réclame l'administration du dépôt de mendicité.
L'intendant veut en rester chargé, «parce que cette maison n'est
pas entretenue,» dit-il, «sur les fonds de la province.» Pendant le
débat, la commission intermédiaire s'était adressée aux commissions
intermédiaires d'autres provinces pour en obtenir des avis. On trouve
entre autres la réponse que fait à ses questions la commission
intermédiaire de Champagne, laquelle annonce à celle de l'Ile-de-France
qu'on lui a fait la même difficulté et qu'elle oppose la même
résistance.


_Page 327._

Je trouve dans le procès-verbal de la première assemblée provinciale de
l'Ile-de-France cette énonciation dans la bouche du rapporteur d'une
commission: «Jusqu'à présent les fonctions de syndic, beaucoup plus
pénibles qu'honorables, devaient en éloigner tous ceux qui joignaient
de l'aisance à des lumières proportionnées à leur état.»


(_Note relative à plusieurs passages de ce volume._)

     Droits féodaux existant encore à l'époque de la Révolution,
     d'après les feudistes du temps.

Je ne veux point faire ici un traité sur les droits féodaux, ni
surtout rechercher quelle pouvait en avoir été l'origine; je désire
seulement indiquer quels étaient ceux qui étaient encore exercés dans
le dix-huitième siècle. Ces droits ont joué alors un si grand rôle,
et ils ont conservé depuis une si grande place dans l'imagination de
ceux mêmes qui n'en souffrent plus, qu'il m'a paru très-intéressant
de savoir ce qu'ils étaient précisément quand la Révolution les a
tous détruits. Dans ce but j'ai d'abord étudié un certain nombre de
terriers ou registres de seigneuries, en choisissant ceux qui étaient
de date plus récente. Cette méthode ne me menait à rien; car les
droits féodaux, quoique régis par une législation qui était la même
dans toute l'Europe féodale, variaient à l'infini, quant aux espèces,
suivant la province et même suivant les cantons. Le seul système qui
m'ait paru de nature à indiquer ce que je cherchais d'une manière
approximative a donc été celui-ci. Les droits féodaux donnaient lieu à
toutes sortes d'affaires contentieuses. Il s'agissait de savoir comment
ces droits s'acquéraient, comment ils se perdaient, en quoi exactement
ils consistaient, quels étaient ceux qui ne pouvaient être perçus
qu'en vertu d'une patente royale, ceux qui ne pouvaient s'établir
que sur un titre privé, ceux au contraire qui n'avaient pas besoin
de titres formels et pouvaient se percevoir aux termes des coutumes
locales ou même en vertu d'un long usage. Enfin, quand on voulait
les vendre, on avait besoin de savoir quelle était la manière de les
apprécier, et quel capital représentait, suivant son importance, chaque
espèce d'entre eux. Tous ces points, qui touchaient à mille intérêts
pécuniaires, étaient sujets à débats, et il s'était formé tout un ordre
de légistes dont l'unique occupation était de les éclaircir. Plusieurs
de ceux-là ont écrit dans la seconde moitié du dix-huitième siècle,
quelques-uns aux approches même de la Révolution. Ce ne sont pas des
jurisconsultes proprement dits, ce sont des praticiens dont le seul but
est d'indiquer aux gens du métier les règles à suivre dans cette partie
si spéciale et si peu attrayante du droit. En étudiant attentivement
ces feudistes, on arrive à se faire une idée assez détaillée et assez
claire d'un objet dont la masse et la confusion étonnent d'abord. Je
donne ci-dessous le résumé le plus succinct que j'ai pu faire de mon
travail. Ces notes sont principalement tirées de l'ouvrage d'Edme
de Fréminville, qui écrivait vers 1750, et de celui de Renauldon,
écrit en 1765 et intitulé: _Traité historique et pratique des Droits
seigneuriaux._

_Le cens_ (c'est-à-dire la redevance perpétuelle en nature et en
argent qui est attachée par les lois féodales à la possession de
certaines terres) modifie encore profondément au dix-huitième siècle la
condition d'un grand nombre de propriétaires. Le cens continue à être
indivisible, c'est-à-dire qu'on peut s'adresser à celui des possesseurs
que l'on veut de l'immeuble donné à cens et lui demander le cens
entier. Il est toujours imprescriptible. Le propriétaire d'un immeuble
chargé de cens ne peut le vendre sans être exposé au retrait censuel,
c'est-à-dire sans être obligé de laisser reprendre la propriété au prix
de la vente; mais cela n'a plus lieu que dans certaines coutumes; celle
de Paris, qui est la plus répandue, ne reconnaît pas ce droit.

_Lods et ventes._ C'est une règle générale, en pays coutumier, que la
vente de tout héritage censuel produit des lods et ventes: ce sont
des droits de vente qui doivent être payés aux seigneurs. Les droits
sont plus ou moins considérables suivant les coutumes, mais assez
considérables partout; ils existent également dans les pays de droit
écrit. Ils y consistent ordinairement dans le sixième du prix; ils s'y
nomment _lods_. Mais en ces pays c'est au seigneur à établir son droit.
En pays écrit comme en pays coutumier, le cens crée pour le seigneur un
privilége qui prime toutes les autres créances.

_Terrage_ ou _champart_, _agrier_, _tasque_. C'est une certaine
portion des fruits que le seigneur perçoit sur l'héritage donné à
cens; la quantité varie suivant les contrats et les coutumes. On
rencontrait encore assez souvent ce droit au dix-huitième siècle.
Je crois que le terrage, même en pays coutumier, devait toujours
résulter d'un titre. Le terrage est seigneurial ou foncier. Les signes
qui constatent ces deux différentes espèces sont inutiles à expliquer
ici; il suffit de dire que le terrage foncier se prescrit par trente
ans, comme les rentes foncières, tandis que le terrage seigneurial est
imprescriptible. On ne peut hypothéquer la terre sujette au terrage
sans le consentement du seigneur.

_Bordelage._ Droit qui n'existait qu'en Nivernais et en Bourbonnais,
et qui consistait en une redevance annuelle en argent, en grains et
en volailles, due par l'héritage tenu à cens. Ce droit avait des
conséquences très-rigoureuses; le non-payement pendant trois ans
donnait lieu à la _commise_ ou confiscation au profit du seigneur. Le
débiteur bordelier était de plus sujet à une foule de gênes dans sa
propriété; quelquefois le seigneur pouvait en hériter, bien qu'il y eût
des héritiers successibles. Ce contrat était le plus rigoureux du droit
féodal, et la jurisprudence avait fini par le restreindre aux héritages
ruraux; «car le paysan est toujours le mulet prêt à recevoir toutes
charges,» dit l'auteur.

_Marciage._ C'est un droit particulier perçu, dans très-peu de lieux,
sur les possesseurs d'héritages ou terres à cens, et qui consiste dans
une certaine redevance qui n'est due qu'à la mort naturelle du seigneur
de l'héritage.

_Dîmes inféodées._ Il y avait encore au dix-huitième siècle un grand
nombre de dîmes inféodées. Elles doivent en général résulter d'un
contrat et ne sont pas exigibles par le fait seul de la seigneurie.

_Parcière._ Les parcières sont des droits qui se perçoivent sur la
récolte des fruits produits par les héritages. Assez semblables au
champart ou à la dîme inféodée, elles sont principalement en usage dans
le Bourbonnais et l'Auvergne.

_Carpot._ Usité dans le Bourbonnais, ce droit est aux vignes ce que le
champart est aux terres labourables, c'est-à-dire le droit de prélever
une partie de la récolte. Il était le quart de la vendange.

_Servage._ On appelle _coutumes serves_ celles qui contiennent encore
quelques traces du servage; elles sont en petit nombre. Dans les
provinces qui sont régies par elles, il n'y a point ou il n'y a que
très-peu de terres où ne se voient quelques traces de l'ancienne
servitude. (Ceci était écrit en 1765.) Le servage, ou, comme le nomme
l'auteur, la servitude, était ou _personnelle_ ou _réelle_.

La servitude personnelle était inhérente à la personne et la suivait
partout. Quelque part que le serf allât, en quelque endroit qu'il
transportât son pécule, le seigneur pouvait revendiquer celui-ci par
droit de suite. Les auteurs rapportent plusieurs arrêts qui établissent
ce droit, entre autres un arrêt du 17 juin 1760, par lequel la Cour
déboute un seigneur du Nivernais de la succession mortaillable de
Pierre Truchet, décédé à Paris, lequel était fils d'un serf de
poursuite de la coutume du Nivernais, qui avait épousé une femme libre
de Paris et qui y était décédé, ainsi que son fils. Mais l'arrêt paraît
fondé sur ce que Paris était lieu d'asile, où la _suite_ ne pouvait
avoir lieu. Si le droit d'asile empêchait le seigneur de se saisir
du bien que les serfs possédaient dans le lieu de l'asile, il ne
s'opposait pas à ce qu'il ne succédât au bien laissé dans la seigneurie.

La servitude réelle était le résultat de la détention d'une terre et
pouvait cesser en abandonnant cette terre ou l'habitation dans un
certain lieu.

_Corvées._ Droit que le seigneur a sur ses sujets, en vertu duquel il
peut employer, à son profit, un certain nombre de leurs journées de
travail ou de celles de leurs bœufs et de leurs chevaux. La corvée à
_volonté_, c'est-à-dire suivant le bon plaisir du seigneur, est tout à
fait abolie; elle a été réduite depuis longtemps à un certain nombre de
journées par an.

La corvée pouvait être _personnelle_ ou _réelle_. Les corvées
personnelles sont dues par les gens de labeur qui ont leur domicile
établi dans la terre du seigneur, chaque homme suivant son métier. Les
corvées réelles sont attachées à la possession de certains héritages.
Les nobles, ecclésiastiques, clercs, officiers de justice, avocats,
médecins, notaires et banquiers, notables, doivent être exempts de
la corvée. L'auteur cite un arrêt, du 13 août 1735, qui exempte un
notaire que son seigneur voulait forcer à venir, pendant trois jours,
faire pour rien les actes qu'il avait à passer dans sa seigneurie, où
le notaire demeurait. Autre arrêt de 1750, qui déclare que, quand la
corvée est due soit en personne, soit en argent, le choix doit être
laissé au débiteur. Toute corvée a besoin d'être établie sur un titre
écrit. La corvée seigneuriale était devenue fort rare au dix-huitième
siècle.

_Banalités._ Les provinces de Flandre, d'Artois et de Hainaut étaient
seules exemptes de banalités. La coutume de Paris est très-rigoureuse
pour ne laisser exercer ce droit qu'avec titre. Tous ceux qui sont
domiciliés dans l'étendue de la banalité y sont sujets, même le plus
souvent les gentilshommes et les prêtres.

Indépendamment de la banalité des moulins et des fours, il y en a
beaucoup d'autres:

1º Banalités de moulins industriels, comme moulin à draps, à écorces, à
chanvre. Plusieurs coutumes, entre autres celles d'Anjou, du Maine, de
Bretagne, établissent cette banalité.

2º Banalités de pressoir. Très-peu de coutumes en parlent; celle de
Lorraine l'établit, ainsi que celle du Maine.

3º Taureau banal. Aucune coutume n'en parle; mais il y a certains
titres qui l'établissent. Il en est de même de la boucherie banale.

En général, les secondes banalités dont nous venons de parler sont plus
rares et vues d'un œil encore moins favorable que les autres; elles ne
peuvent s'établir que sur un texte très-clair des coutumes, ou, à leur
défaut, sur un titre très-précis.

_Ban des vendanges._ Il était encore usité dans tout le royaume au
dix-huitième siècle; c'était un droit de pure police, attaché à la
haute justice. Pour l'exercer, le seigneur haut justicier n'a besoin
d'aucun titre. Le ban des vendanges oblige tout le monde. Les coutumes
de Bourgogne donnent au seigneur le droit de vendanger ses vins un jour
avant tout autre propriétaire de vigne.

_Droit de banvin._ Droit qu'ont encore _quantité_ de seigneurs, disent
les auteurs, soit en vertu de coutume, soit par titres particuliers,
de vendre le vin du crû de leurs seigneuries pendant un certain temps
(en général, un mois ou quarante jours) avant tous autres. Parmi les
grandes coutumes, il n'y a que celles de Tours, d'Anjou, du Maine, de
la Marche, qui l'établissent et le règlent. Un arrêt de la cour des
aides du 28 août 1751 autorise, par exception, des cabaretiers à vendre
du vin durant le banvin, mais aux étrangers seulement; encore faut-il
que ce soit le vin du seigneur, provenant de son crû. Les coutumes qui
établissent et règlent ce droit de banvin exigent d'ordinaire qu'il
soit fondé sur titre.

_Droit de blairie._ Droit qui appartient au seigneur haut justicier
pour la permission qu'il accorde aux habitants de faire pacager leurs
bestiaux sur les terres situées dans l'étendue de sa justice ou bien
sur les terres vaines et vagues. Ce droit n'existe pas en pays de
droit écrit, mais est fort connu en pays de droit coutumier. On le
trouve, sous différents noms, particulièrement dans le Bourbonnais,
le Nivernais, l'Auvergne et la Bourgogne. Ce droit suppose que la
propriété de tout le sol était originairement au seigneur, de telle
sorte qu'après en avoir distribué les meilleures parties en fiefs, en
censives, et en autres concessions de terres, moyennant redevances,
il en est resté encore qui ne servent qu'au pacage vague et dont il
concède l'usage temporaire. La blairie est établie dans plusieurs
coutumes; mais il n'y a que le seigneur haut justicier qui puisse y
prétendre, et il faut l'appuyer sur un titre particulier, ou tout au
moins sur d'anciens aveux, soutenus d'une longue possession.

_Des péages._ Il existait dans l'origine un nombre prodigieux de péages
seigneuriaux sur les ponts, rivières, chemins, disent les auteurs.
Louis XIV en détruisit un grand nombre. En 1724, une commission nommée
pour examiner tous les titres de péages en supprima douze cents, et
on en supprime encore tous les jours (1765). Le premier principe,
dit Renauldon, en cette matière, est que le péage, étant un impôt,
doit non-seulement être fondé sur titre, mais sur titre émanant du
souverain. Le péage est intitulé: _De par le Roi._ Une des conditions
des péages est d'y joindre un tarif de tous les droits que chaque
marchandise doit payer. Ce tarif a toujours besoin d'être approuvé par
un arrêt du conseil. Le titre de concession, dit l'auteur, doit être
suivi d'une possession non interrompue. Malgré ces précautions prises
par le législateur, la valeur de quelques péages s'est très-augmentée
dans les temps modernes. Je connais un péage, ajoute-t-il, qui n'était
affermé que 100 livres il y a un siècle, et qui en rapporte aujourd'hui
1,400; un autre, affermé 39,000 livres, en rapporte 90,000. Les
principales ordonnances ou principaux édits qui ont réglé le droit des
péages sont le Titre 29 de l'ordonnance de 1669, et les édits de 1683,
1693, 1724, 1775.

Les auteurs que je cite, quoique en général assez favorables aux
droits féodaux, reconnaissent qu'il se commet de grands abus dans la
perception des péages.

_Bacs._ Le droit de bac diffère sensiblement du droit de péage.
Celui-ci ne se prélève que sur les marchandises, celui-là sur les
personnes, les animaux, les voitures. Ce droit, pour être exercé, a
aussi besoin d'être autorisé par le roi, et les droits qu'on prélève
doivent être fixés dans l'arrêt du conseil qui le fonde ou l'autorise.

_Le droit de leyde_ (on lui donne plusieurs autres noms suivant les
lieux) est une imposition qui se prélève sur les marchandises qu'on
apporte aux foires ou marchés. Quantité de seigneurs regardent ce
droit comme attaché à la haute justice et purement seigneurial, disent
les feudistes que nous citons, mais à tort; car c'est un impôt qui
doit être autorisé par le roi. En tout cas, ce droit n'appartient
qu'au seigneur haut justicier, lequel perçoit les amendes de police
auxquelles le droit donne lieu. Il paraît cependant que, bien que,
suivant la théorie, le droit de leyde ne pût émaner que du roi, en fait
il était très-souvent fondé seulement sur le titre féodal et la longue
jouissance.

Il est certain que les foires ne pouvaient être établies que par
autorisation royale.

Les seigneurs, pour avoir droit de régler de quels poids et de quelles
mesures leurs vassaux devaient se servir dans les foires et marchés de
la seigneurie, n'ont point besoin de titre précis ni de concession de
la part du roi. Il suffit que ce droit soit fondé sur la coutume et une
possession constante. Tous les rois qui ont successivement eu envie
de ramener l'uniformité dans les poids et mesures ont échoué, disent
les auteurs. Les choses en sont restées où elles étaient lors de la
rédaction des coutumes.

_Chemins._ Droits exercés par les seigneurs sur les chemins.

Les grands chemins, ce qu'on appelait les chemins du roi,
n'appartiennent en effet qu'aux souverains; leur création, leur
entretien, les délits qui s'y commettent, sont hors la compétence des
seigneurs ou de leurs juges. Quant aux chemins particuliers qui se
rencontrent dans l'étendue d'une seigneurie, ils appartiennent sans
contredit aux seigneurs hauts justiciers. Ceux-ci ont sur eux tous les
droits de voirie et de police, et leurs juges connaissent de tous les
délits qui s'y commettent, hors les cas royaux. Autrefois les seigneurs
étaient chargés de l'entretien des grands chemins qui traversaient
leur seigneurie, et, pour les couvrir des frais à faire pour cette
réparation, on leur avait accordé sur ces chemins des droits de péage,
bornage, traverse; mais, depuis, le roi a repris la direction générale
des grands chemins.

_Eaux._ Toutes les rivières _navigables_ et _flottables_ appartiennent
au roi, quoiqu'elles traversent les terres des seigneurs, nonobstant
tout titre contraire. (Ordonn. de 1669.) Si les seigneurs perçoivent
quelques droits sur ces rivières, ce sont des droits de pêche, moulins,
bacs, pontonnages, etc., en vertu de concessions qui doivent leur avoir
été faites par le roi. Il y a des seigneurs qui s'arrogent encore sur
ces rivières des droits de justice et de police, mais c'est par suite
d'une usurpation manifeste ou de concessions extorquées.

Les petites rivières appartiennent sans contredit aux seigneurs sur les
terres desquels elles passent. Ils y ont les mêmes droits de propriété,
de justice et de police, que le roi sur les rivières navigables. Tous
les seigneurs hauts justiciers sont seigneurs universels des rivières
non navigables qui coulent dans leur territoire. Pour en avoir la
propriété ils n'ont besoin d'autre titre que de celui que donne la
haute justice. Quelques coutumes, telles que la coutume du Berry,
autorisent les particuliers à élever, sans la permission du seigneur,
un moulin sur une rivière seigneuriale qui passe sur leur héritage. La
coutume de Bretagne n'accordait ce droit qu'aux particuliers nobles.
Dans le droit général, il est certain que le seigneur haut justicier a
seul le droit de permettre de construire un moulin dans l'étendue de
sa justice. On ne peut faire de traverses sur la rivière seigneuriale,
pour défendre son héritage, sans la permission des juges du seigneur.

_Des fontaines, puits, routoirs, étangs._ Les eaux pluviales qui
coulent dans les grands chemins appartiennent aux seigneurs hauts
justiciers; ceux-ci peuvent en disposer exclusivement. Le seigneur haut
justicier peut faire construire un étang dans l'étendue de sa justice,
même dans les héritages des justiciables, en payant à ceux-ci le prix
de leurs héritages submergés. C'est la disposition précise de plusieurs
coutumes, entre autres celles de Troyes et de Nivernais. Quant aux
particuliers, ils ne peuvent en faire que sur leur propre fonds; encore
plusieurs coutumes obligent-elles, dans ce cas, le propriétaire à
demander la permission du seigneur. Les coutumes qui obligent à prendre
l'agrément des seigneurs exigent que, quand ils le donnent, ce soit
gratuitement.

_La pêche._ La pêche, dans les rivières navigables ou flottables,
n'appartient qu'au roi; lui seul peut en faire concession. Ses juges
ont seuls le droit de juger les délits de pêche. Il y a cependant
bien des seigneurs qui ont droit de pêcher dans les rivières de cette
espèce; mais ils le tiennent de la concession du roi ou l'ont usurpé.
Quant aux rivières non navigables, il n'est pas permis d'y pêcher,
même à la ligne, sans la permission du seigneur haut justicier dans
les limites duquel elles coulent. Un arrêt du 30 avril 1749 condamne
un pêcheur dans ce cas. Du reste, les seigneurs eux-mêmes, en pêchant,
doivent se soumettre aux règlements généraux sur la pêche. Le seigneur
haut justicier peut donner le droit de pêcher dans sa rivière à fief ou
à cens.

_La chasse._ La chasse ne peut être affermée comme la pêche. C'est
un droit personnel. On tient que c'est un droit royal, dont les
gentilshommes eux-mêmes n'usent dans l'intérieur de leur justice ou sur
leur fief que par la permission du roi. Cette doctrine est celle de
l'Ordonn. de 1669, titre 30. Les juges du seigneur sont compétents pour
tous délits de chasse, à l'exception de la chasse aux bêtes _rousses_
(ce sont, je crois, les grosses bêtes: cerfs, biches), qui est un cas
royal.

Le droit de chasse est le plus interdit de tous aux roturiers; le
franc-alleu roturier même ne le donne pas. Le roi ne l'accorde pas
dans ses plaisirs. Un seigneur ne peut pas même permettre de chasser,
tant le principe est étroit. Telle est la rigueur du droit. Mais tous
les jours on voit des seigneurs donner des permissions de chasser
non-seulement à des gentilshommes, mais à des roturiers. Le seigneur
haut justicier peut chasser dans toute l'étendue de sa justice, mais
seul. Il a droit de faire, dans cette étendue, tous les règlements,
défenses et prohibitions sur le fait de chasse. Tous les seigneurs de
fief, quoiqu'ils n'aient pas de justice, peuvent chasser dans l'étendue
de leur fief. Les gentilshommes qui n'ont ni fiefs ni justice peuvent
aussi chasser sur les terres qui leur appartiennent aux environs de
leurs maisons. On a jugé qu'un roturier qui a parc dans une haute
justice doit le tenir ouvert pour les plaisirs du seigneur; mais
l'arrêt est très-ancien: il est de 1668.

_Garennes._ On ne peut maintenant en établir sans titre. Il est
permis aux roturiers comme aux nobles d'ouvrir des garennes, mais les
gentilshommes seuls peuvent avoir des furets.

_Colombiers._ Certaines coutumes attribuent le droit de colombiers à
pied aux seuls seigneurs justiciers; d'autres l'accordent à tous les
possesseurs de fief. En Dauphiné, en Bretagne, en Normandie, il est
prohibé à tout roturier d'avoir des colombiers, fuies et volière;
il n'y a que les nobles qui puissent avoir des pigeons. Les peines
prononcées contre ceux qui tuent les pigeons sont très-sévères; il y
échoit souvent des peines afflictives.

Tels sont, d'après les auteurs cités, les principaux droits féodaux
encore perçus dans la seconde moitié du dix-huitième siècle. Ils
ajoutent: «Les droits dont il a été question jusqu'à présent sont ceux
généralement établis. Il y en a encore une quantité d'autres, moins
connus et moins étendus, qui n'ont lieu que dans quelques coutumes ou
même dans quelques seigneuries, en vertu de titres particuliers.» Ces
droits rares ou restreints, dont parlent ici les auteurs, et qu'ils
nomment, s'élèvent au nombre quatre-vingt-dix-neuf, dont la plupart
pèsent directement sur l'agriculture, en donnant aux seigneurs certains
droits aux récoltes, ou en établissant des péages sur la vente des
denrées, ainsi que sur leur transport. Les auteurs disent que plusieurs
de ces droits étaient hors d'usage de leur temps; je pense pourtant
qu'un grand nombre devaient encore être perçus dans quelques lieux en
1789.

Après avoir étudié, dans les feudistes du dix-huitième siècle, quels
étaient les principaux droits féodaux encore exercés, j'ai voulu savoir
quelle était aux yeux des contemporains leur importance, du moins au
point de vue du revenu de celui qui les percevait et de ceux qui les
acquittaient.

L'un des auteurs dont je viens de parler, Renauldon, nous l'apprend,
en nous faisant connaître les règles que les gens de loi doivent suivre
pour évaluer dans les inventaires les différents droits féodaux qui
existaient encore en 1765, c'est-à-dire vingt-quatre ans avant la
Révolution. Suivant ce légiste, voici les règles qu'on doit suivre en
cette matière.

_Droits de justice._ «Quelques-unes de nos coutumes,» dit-il, «portent
l'estimation de la justice haute, basse et moyenne, au dixième du
revenu de la terre. La justice seigneuriale avait alors une grande
importance; Edme de Freminville pense que, de nos jours, la justice
ne doit être portée qu'au vingtième des revenus de la terre; je crois
cette évaluation encore trop forte.»

_Droits honorifiques._ Quelque inestimables que soient ces droits,
assure notre auteur, homme fort positif et auquel les apparences en
imposent peu, il est cependant de la prudence des experts de les fixer
à un prix fort modique.

_Corvées seigneuriales._ L'auteur donne des règles pour l'estimation
de ces corvées, ce qui prouve que ce droit se rencontrait encore
quelquefois; il évalue la journée de bœuf à 20 sous, et celle de
manœuvre à 5 sous, plus la nourriture. Ceci indique assez bien le prix
des salaires en 1765.

_Péages._ A l'occasion de l'évaluation de ces péages l'auteur dit: «Il
n'y a pas de droits seigneuriaux qui doivent être estimés à plus bas
prix que les péages; ils sont très-casuels; l'entretien des routes et
des ponts les plus utiles au commerce étant maintenant à la charge du
roi et des provinces, quantité de péages sont aujourd'hui inutiles, et
on en supprime tous les jours.»

_Droit de pêche et de chasse._ Le droit de pêche peut être affermé et
peut donner lieu à expertise; le droit de chasse est purement personnel
et ne peut s'affermer; il est donc au rang des droits honorifiques,
mais non des droits utiles, et les experts ne peuvent le comprendre
dans leur estimation.

L'auteur parle ensuite particulièrement des droits de banalité, de
banvin, de leyde, de blairie, ce qui fait voir que ces droits étaient
les plus fréquemment exercés et ceux qui conservaient encore le plus
d'importance, et il ajoute: «Il y a une quantité d'autres droits
seigneuriaux, lesquels se rencontrent encore de temps en temps, qu'il
serait trop long et même impossible de rapporter ici; mais, dans les
exemples que nous venons de donner, les experts intelligents trouveront
des règles pour ventiler les droits dont nous ne parlons pas.»

_Estimation du cens._ La plupart des coutumes veulent que le cens
soit estimé au denier 30. Ce qui porte si haut l'évaluation du cens,
c'est que ce droit représente, outre le cens lui-même, des casualités
productives, telles que les lods et ventes.

_Dîmes inféodées, terrage._ Les dîmes inféodées ne peuvent s'estimer
à moins qu'au denier 25, cette espèce de bien n'ayant ni soin, ni
culture, ni dépense. Quand le terrage ou le champart emporte lods et
ventes, c'est-à-dire quand le champ soumis à ces droits ne peut être
vendu sans payer un droit de mutation au seigneur qui a la directe,
cette casualité doit faire porter l'évaluation au denier 30; sinon il
faut les évaluer comme la dîme.

_Les rentes foncières_ qui ne produisent aucuns lods et ventes, ni
droit de retenu (c'est-à-dire qui ne sont pas rente seigneuriale),
doivent être estimées au denier 20.


     Estimation des différents héritages existants en France avant la
     Révolution.

Nous ne connaissons en France, dit l'auteur, que trois conditions de
biens:

1º _Le franc-alleu_. C'est un héritage libre, exempt de toutes charges,
et qui n'est sujet à aucuns devoirs ou droits seigneuriaux, utiles ou
honorifiques.

Il y a des francs-alleux nobles et des francs-alleux roturiers. Le
franc-alleu noble a la justice, ou des fiefs mouvant de lui, ou des
censives; il suit les lois du droit féodal quant au partage. Le
franc-alleu roturier n'a ni justice, ni fief, ni censive, et se partage
roturièrement. L'auteur ne reconnaît comme ayant la propriété complète
du sol que les propriétaires de francs-alleux.

_Estimation de l'héritage en franc-alleu._ Celui qui doit être porté
le plus haut. Les coutumes d'Auvergne et de Bourgogne en portent
l'estimation au denier 40. L'auteur pense qu'au denier 30 l'évaluation
serait exacte.

Il faut remarquer que les francs-alleux roturiers placés dans les
limites d'une justice seigneuriale relevaient de cette justice. Ce
n'était pas ici une sujétion vis-à-vis du seigneur, mais une soumission
à une juridiction qui tenait la place de celle des tribunaux de l'État.

2º La seconde condition des biens est celle des héritages _tenus à
fief_.

3º La troisième se compose des _biens tenus à cens_, ou, dans le
langage du droit, des rotures.

_Estimation d'un héritage tenu à fief._ L'évaluation doit être moindre
suivant que les charges féodales qui pèsent sur lui sont plus grandes.

1º Dans les pays de droit écrit et dans plusieurs coutumes, les fiefs
ne devaient que _la bouche et les mains_, c'est-à-dire l'hommage.

2º Dans d'autres coutumes, les fiefs, outre la bouche et les mains,
sont ce qu'on nomme _de danger_, comme en Bourgogne, et sont soumis à
la _commise_, ou confiscation féodale, dans le cas où le propriétaire
en prend possession sans avoir prêté foi et hommage.

3º D'autres coutumes, comme celle de Paris et quantité d'autres,
assujettissent le fief, outre la foi et l'hommage, au rachat, au quint
et requint.

4º Par d'autres enfin, comme celle de Poitou et quelques autres, ils
sont assujettis au droit de chambellage et cheval de service, etc.

L'héritage de la première catégorie doit être estimé plus haut que les
autres.

La coutume de Paris porte l'estimation au denier 20, ce qui paraît, dit
l'auteur, assez proportionné.

_Estimation des héritages en roture et en censive._ Pour arriver à
cette estimation, il convient de les diviser en trois classes.

1º Ces héritages sont tenus en simple cens.

2º Outre le cens, ils peuvent être assujettis à d'autres genres de
servitude.

3º Ils peuvent être tenus en mainmorte, à taille réelle, en bordelage.

De ces trois formes de la propriété roturière indiquées ici, la
première et la seconde étaient très-ordinaires au dix-huitième siècle;
la troisième était rare. Les évaluations qu'on en fera, dit l'auteur,
seront plus faibles à mesure qu'on arrivera à la seconde, et surtout
à la troisième classe. Les possesseurs des héritages de la troisième
classe ne sont même pas, à vrai dire, des propriétaires, puisqu'ils ne
peuvent aliéner sans la permission du seigneur.

_Le terrier._ Voici les règles qu'indiquent les feudistes cités plus
haut quant à la manière dont on rédigeait ou renouvelait les registres
seigneuriaux nommés _terriers_, dont j'ai parlé dans plusieurs
endroits du texte. Le terrier était, comme on sait, un seul et même
registre où étaient rappelés tous les titres constatant les droits
qui appartenaient à la seigneurie, tant en propriétés qu'en droits
honorifiques, réels, personnels ou mixtes. On y insérait toutes les
déclarations des censitaires, les usages de la seigneurie, les baux à
cens, etc. Dans la coutume de Paris, disent nos auteurs, les seigneurs
pouvaient renouveler leurs terriers tous les trente ans aux dépens des
censitaires. Ils ajoutent: «On est néanmoins fort heureux quand on en
trouve un par chaque siècle.» On ne peut renouveler son terrier (ce
qui était une opération gênante pour tous ceux qui relevaient de la
seigneurie) sans obtenir, soit de la grande chancellerie s'il s'agit de
seigneuries situées dans le ressort de différents parlements, soit du
parlement dans le cas contraire, une autorisation qui se nomme _lettres
à terrier_. Le notaire est désigné par la justice. C'est devant ce
notaire que tous les vassaux, nobles et roturiers, censitaires,
emphytéotes et justiciables de la seigneurie, doivent se présenter. Un
plan de la seigneurie doit être joint au terrier.

Indépendamment du terrier, on trouvait dans la seigneurie d'autres
registres appelés _lièves_, sur lesquels les seigneurs ou leurs
fermiers mettaient les sommes qu'ils avaient reçues des censitaires,
avec leurs noms, la date de leur reconnaissance.


FIN DES NOTES.



TABLE.


                                                                 Pages.

  AVANT-PROPOS                                                        5


  LIVRE PREMIER.

  CHAPITRE PREMIER.

  Jugements contradictoires qui sont portés sur la Révolution à sa
  naissance.                                                         23

  CHAPITRE II.

  Que l'objet fondamental et final de la Révolution n'était pas,
  comme on l'a cru, de détruire le pouvoir religieux et d'énerver
  le pouvoir politique.                                              31

  CHAPITRE III.

  Comment la Révolution française a été une révolution politique
  qui a procédé à la manière des révolutions religieuses, et
  pourquoi.                                                          39

  CHAPITRE IV.

  Comment presque toute l'Europe avait eu précisément les mêmes
  institutions, et comment ces institutions tombaient en ruine
  partout.                                                           45

  CHAPITRE V.

  Quelle a été l'œuvre propre de la Révolution française.            53


  LIVRE II.

  CHAPITRE PREMIER.

  Pourquoi les droits féodaux étaient devenus plus odieux au peuple
  en France que partout ailleurs.                                    57

  CHAPITRE II.

  Que la centralisation administrative est une institution de
  l'ancien régime, et non pas l'œuvre de la Révolution ni de
  l'Empire, comme on le dit.                                         73


  CHAPITRE III.

  Comment ce qu'on appelle aujourd'hui la tutelle administrative
  est une institution de l'ancien régime.                            87

  CHAPITRE IV.

  Que la justice administrative et la garantie des fonctionnaires
  sont des institutions de l'ancien régime.                         103

  CHAPITRE V.

  Comment la centralisation avait pu s'introduire ainsi au milieu
  des anciens pouvoirs et les supplanter sans les détruire.         111

  CHAPITRE VI.

  Des mœurs administratives sous l'ancien régime.                   117

  CHAPITRE VII.

  Comment la France était déjà, de tous les pays de l'Europe,
  celui où la capitale avait acquis le plus de prépondérance sur
  les provinces et absorbait le mieux tout l'empire.                133

  CHAPITRE VIII.

  Que la France était le pays où les hommes étaient devenus le
  plus semblables entre eux.                                        140

  CHAPITRE IX.

  Comment ces hommes si semblables étaient plus séparés qu'ils ne
  l'avaient jamais été en petits groupes étrangers et indifférents
  les uns aux autres.                                               149

  CHAPITRE X.

  Comment la destruction de la liberté politique et la séparation
  des classes ont causé presque toutes les maladies dont l'ancien
  régime est mort.                                                  173

  CHAPITRE XI.

  De l'espèce de liberté qui se rencontrait sous l'ancien régime
  et de son influence sur la Révolution.                            189

  CHAPITRE XII.

  Comment, malgré les progrès de la civilisation, la condition du
  paysan français était quelquefois pire au dix-huitième siècle
  qu'elle ne l'avait été au treizième.                              206


  LIVRE III.

  CHAPITRE PREMIER.

  Comment, vers le milieu du dix-huitième siècle, les hommes de
  lettres devinrent les principaux hommes politiques du pays, et
  des effets qui en résultèrent.                                    233

  CHAPITRE II.

  Comment l'irréligion avait pu devenir une passion générale et
  dominante chez les Français du dix-huitième siècle, et quelle
  sorte d'influence cela eut sur le caractère de la Révolution.     249

  CHAPITRE III.

  Comment les Français ont voulu des réformes avant de vouloir des
  libertés.                                                         263

  CHAPITRE IV.

  Que le règne de Louis XVI a été l'époque la plus prospère de
  l'ancienne monarchie, et comment cette prospérité même hâta la
  Révolution.                                                       281

  CHAPITRE V.

  Comment on souleva le peuple en voulant le soulager.              297

  CHAPITRE VI.

  De quelques pratiques à l'aide desquelles le gouvernement acheva
  l'éducation révolutionnaire du peuple.                            309

  CHAPITRE VII.

  Comment une grande révolution administrative avait précédé la
  révolution politique, et des conséquences que cela eut.           317

  CHAPITRE VIII.

  Comment la Révolution est sortie d'elle-même de ce qui précède.   333


  APPENDICE.

  Des pays d'états, et en particulier du Languedoc.                 347

  NOTES.                                                            365





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