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Title: La dame qui a perdu son peintre
Author: Bourget, Paul
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La dame qui a perdu son peintre" ***


Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées.

L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.

Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine
sont marqués =ainsi=.


_Il a été tiré de cet ouvrage:_


_20 exemplaires sur papier de Chine, numérotés de 1 à 20;_
_10 exemplaires sur papier du Japon, numérotés de 21 à 30;_
_70 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 31 à 100._



    PAUL BOURGET

    DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE


    LA DAME

    QUI A PERDU SON PEINTRE

    [Logo]


    PARIS
    LIBRAIRIE PLON
    PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

    8, RUE GARANCIÈRE--6e

    _Tous droits réservés_


Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.

Copyright 1910 by Plon-Nourrit et Cie.



AVERTISSEMENT


Le petit roman qui donne son nom à ce volume et que complètent quelques
nouvelles d'un ton un peu différent, est l'histoire d'un faux tableau. Il
met en scène quelques représentants de ce monde des amateurs, des
marchands et des critiques d'art qui va se développant avec la manie du
bibelot et de la collection, si particulière à notre âge. Le
dilettantisme et le sens du bon placement, le goût du joli décor et de la
vente fructueuse y trouvent également leur compte. Le hasard a voulu
qu'un épisode retentissant, celui de l'achat par le musée de Berlin d'un
buste attribué à Léonard et fortement contesté, offrît une curieuse
analogie avec l'histoire de _la Dame qui a perdu son peintre_. L'auteur
tient à faire observer que l'épisode en question date de ces tout
derniers mois et que son œuvre a été composée, voici plusieurs années.
Elle a même été publiée, à l'époque, en 1907, dans une revue française et
sous une première forme. Les ressemblances qui peuvent se rencontrer
entre sa fiction et la réalité sont donc purement fortuites. Pareille
aventure lui était arrivée pour _le Disciple_ et pour _l'Étape_. C'est la
preuve qu'en s'efforçant d'étudier la vie contemporaine avec soin et dans
ses causes, on a la chance de deviner les effets que produiront ces
causes. Ce contrôle de l'imagination par la réalité est quelquefois
tragique. Ce fut le cas pour _le Disciple_. Dans la circonstance actuelle
il n'est que plaisant, et l'auteur ne le signale que par scrupule et pour
affirmer une fois de plus son horreur de la littérature à clef, même
inoffensive.

P. B. 7 avril 1910. LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE _A Madame la Comtesse Serristori._ _Le manuscrit que l'on va lire me fut confié par la personne à laquelle il avait été adressé: «Vous en ferez ce que vous voudrez,» m'avait-elle dit, «je vous demande seulement votre parole que vous ne chercherez jamais à savoir le nom de l'auteur.» Mme ****--j'allais la nommer elle-même!--avait dans ses yeux bleus et autour de ses lèvres sinueuses une si défiante malice, à ce moment-là, que je manquai aussitôt à ma promesse. Je me dis, moi, mentalement: «L'auteur? Mais c'est elle!...» Et puis, à la lecture, il m'a semblé que ce gentil cerveau de femme à la mode était un peu bien léger pour avoir enregistré tant de détails techniques sur l'authenticité des œuvres d'art, la critique moderne, Morelli, Vasari, Léonard, les princes de la maison d'Este, la noblesse Italienne d'aujourd'hui... Que sais-je? Ces pages, d'autre part, sont étrangement teintées de marivaudage et de sentimentalisme pour un peintre. Ces Messieurs, d'ordinaire, pensent plus dru et plus net. Je laisse au lecteur, qui n'a pas engagé sa parole à la plus coquette des paroissiennes de Sainte-Clotilde, le soin de décider si la main qui traça les lignes du vrai manuscrit,--celui qui m'a été remis avait été brutalement recopié à la machine,--si cette main donc appartenait à une jolie et fine Parisienne de vingt-six ans ou à un portraitiste célèbre, quinquagénaire de par son extrait de naissance, et, comme on verra, resté trop jeune de cœur et de fantaisie. Ils ne sont pas très nombreux, les artistes qui répondent à ce signalement. J'ai été loyal et n'ai pas posé, aux deux ou trois que je connais, les questions qui m'eussent éclairé. Telle quelle, l'histoire m'avait amusé, peut-être à cause de ce doute sur la réelle identité du narrateur, qui a pris pour masque un pseudonyme balzacien, Monfrey. Le lecteur en sait autant que moi, maintenant, sur l'origine de ce récit, que j'ai pris le parti de donner tel quel, en corrigeant deux ou trois erreurs de dates, quelques inexactitudes d'orthographe italienne, et en lui donnant un titre. Ces petites erreurs m'avaient semblé d'abord une garantie de sincérité. Il suffisait d'avoir un Baedeker pour les rectifier. Mais, Madame **** est si subtile. Elle est très capable d'avoir fait ces fautes exprès... C'est trop épiloguer, je lui laisse la parole,--à lui?... Ou à elle?..._ _P. B._ I Pourquoi j'ai quitté Paris sans vous dire adieu, Madame?... Serez-vous dans votre petit salon quand vous recevrez cette lettre, et assise dans la bergère, auprès de la table encombrée de bibelots où je vous ai vue si souvent poser le livre que vous étiez occupée à lire, quand je venais vous ennuyer de ma présence? Si oui, prenez cette petite glace à main, montée dans son cadre d'argent ciselé, que vous m'avez permis de vous offrir, l'autre premier janvier. Regardez-y vos vingt-six ans et votre sourire. Et puis, fermez une seconde vos beaux yeux bleus, et revoyez en pensée,--si vous le pouvez,--le masque creusé, la barbe grisonnante, le front dévasté du vieux peintre qui s'appelait, comme dans l'Écriture, mais très peu chrétiennement, votre serviteur inutile... Rappelez-vous aussi une certaine soirée de musique, pas très loin de votre rue de Constantine, à l'hôtel Nerestaing. Je vais préciser vos souvenirs. Une jolie femme peut tout oublier, excepté une toilette qui la rendait plus jolie encore. Vous portiez le plus délicieux petit habit de soie de nuance changeante sur une robe de dentelles. On chantait les vers divins de Hugo: ... Puisqu'ici bas toute âme Donne à quelqu'un... Et vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet!... Vos sourcils se froncent. Vos prunelles s'assombrissent. Vous prenez votre air «gratin», comme dit votre cousine Madeleine. Je vous entends m'interpeller: «Savez-vous bien à qui vous parlez, mon pauvre Monfrey?...» Ai-je été assez sage de me faire dire cette phrase-là de loin, de très loin!--D'autant plus qu'à distance j'ai le courage de passer outre à vos fâcheries, et je répète: «Oui, vous n'avez pas quitté de la soirée le jeune Édouard de Bonnivet...» C'était certes votre droit. Je tiens à vous déclarer tout de suite que je n'en ai rien conclu, rien, sinon que le serviteur inutile tournait au serviteur ridicule, et j'ai senti s'éveiller en moi la plus injustifiée, j'en conviens, mais la plus douloureuse,--la moins légitime, j'en conviens toujours, mais la plus irrésistible des jalousies. Quand vous avez commencé d'être trop gentille avec moi, l'automne dernier,--à Malenoue, dans ce paisible château où nous villégiaturions ensemble,--je vous ai dit, c'était au fumoir après le dîner: «Prenez garde. Je me connais. Vous allez me rendre amoureux de vous.» Et vous, haussant vos fines épaules,--voulez-vous que je vous décrive cette autre toilette, de velours bleu-paon?--vous avez répondu: «On ne devient pas amoureux de moi.» Je la connais aussi, cette phrase. Permettez-moi--à mille kilomètres--de continuer à penser tout haut. C'est un de ces menus et détestables compromis de conscience familiers aux coquettes loyales. Il y en a. Vous en êtes une. C'est comme si vous m'aviez dit: «Vous êtes averti, mon pauvre Monfrey, que vous perdez votre temps. Quoi qu'il arrive, vous ne me reprocherez rien?... Dans ces conditions-là, s'il vous convient de me faire la cour, à votre aise. Vous ne me déplaisez pas trop dans ce rôle. La preuve, c'est que je ne vous ai pas mis à la porte sur cette demi-déclaration... Mais vous n'obtiendrez pas ça, entendez-vous, pas ça...» Confessez que voilà bien la traduction de cet «On ne devient pas amoureux de moi,» prononcé avec le plus tendrement ensorceleur des sourires. Hélas! amoureux, amoureux-transi, amoureux-berné, amoureux-lucide aussi, c'est le pire, je le suis devenu... Tant et tant, que cette soirée de musique chez les Nerestaing fut pour moi un vrai martyre. Je n'ai pas pu supporter votre _flirt_ avec le petit Bonnivet, ni plus ni moins que si j'avais eu sur votre coquette personne les droits que je n'avais pas. Je suis sorti de cet hôtel de malheur, comme un fou; sur quoi j'ai passé ma nuit à pleurer, comme un imbécile; et je vous ai écrit une vingtaine de billets, comme un collégien. Tranquillisez-vous, ils sont déchirés, vous ne les recevrez jamais. Quarante-huit heures plus tard, je prenais le rapide du Mont-Cenis, sans vous avoir revue. On a beau être devenu «mon pauvre Monfrey», et porter sur sa tête chauve deux fois vos vingt-six ans, on se souvient d'avoir été un cheval de race, dans son temps, et on a de l'énergie, quand il faut. Les deux fois vingt-six ans ont cela pour eux qu'à cet âge un artiste un peu connu a peint assez de portraits pour avoir gagné l'indépendance. Il peut fermer son atelier et courir le monde, quand il se sent trop près des trop grosses sottises... Et voilà, Madame, pourquoi j'ai quitté Paris. Vous avez remarqué mon absence,--après six semaines.--Et vous m'avez écrit la première, avec un _Faire suivre en cas de départ_ dont j'ai apprécié l'ironie. Voyez. Votre serviteur se sait tellement inutile qu'il en est à considérer comme un succès que vous daigniez le blaguer sur une enveloppe. Ce serait un autre succès, s'il pouvait, de son exil, vous faire passer deux heures d'amusement. Il a pris la plume en main à cette intention, comme s'expriment les conscrits dans leurs lettres à leurs payses. Ne froissez donc pas ces feuilles dès maintenant. Les madrigaux et les plaintes de ces premières pages sont pour n'en pas perdre l'habitude, quand je reviendrai. On revient toujours de ces voyages d'oubli. Pourquoi partir alors? Laissons cela. Ne craignez pas vous importuner d'un sentiment que l'exil exaspère au lieu de l'assagir. Le hasard a voulu que ce voyage improvisé me rendît témoin et un peu acteur dans une comédie dont les épisodes ont dû être divertissants, puisqu'ils m'ont un peu diverti de vous,--oh! pas beaucoup!--La preuve en est que je n'ai pas cessé, tandis que les péripéties se déroulaient, de me dire: «Comme _elle_ rira, quand je lui raconterai cela!» Et _elle_, c'était vous, Madame, à qui je n'écrivais pas, qui ne m'écriviez pas. J'avais pris le train pour mettre entre nous deux les susdits mille kilomètres, et je nous voyais toujours, comme certains soirs de tête-à-tête, moi vous narrant des anecdotes de ma vie d'artiste et de bohémien, et vous, riant, en effet, à belles dents, comme si vous étiez, au lieu d'une dame à hôtel et automobile, une simple grisette logée en garni et trottant à pied, mais passionnée et naturelle. L'espèce existait, voici vingt-six ans,--à l'époque où vous n'étiez pas née. Moi je voyageais déjà en Italie, ayant manqué mon prix de Rome, et venu là, tout seul, à mes frais. Il fait encore partie de l'aventure, ce premier voyage. Mais puisque vous voulez bien m'écouter, car vous m'écoutez, Madame, je le sais, je le sens, commençons par le commencement. II Le commencement fut mon arrivée à Milan, par une claire après-midi de la fin d'avril, un jeudi. Calculez. La soirée de musique avait eu lieu un lundi. Le temps de pleurer, d'écrire les vingt billets non envoyés, de régler les affaires urgentes, de boucler ma malle. Avouez que je n'avais pas traîné. J'attends votre question: «Pourquoi Milan?...» Pourquoi? C'est d'abord que j'aime cette ville à la passion, son immense plaine de rizières, creusée de canaux, la ligne bleuâtre des Alpes à l'horizon, ses larges avenues où s'étale l'opulence comblée d'une cité moderne, et, à côté, ses étroites rues à demi espagnoles sur lesquelles ouvrent d'anciens palais. J'aime ce parler un peu rude, avec ses _u_ gutturaux. J'aime les grands traits de ces visages lombards où l'usure de la vieillesse se fait si noble, si sévère, la grâce de la jeunesse, si languissante, si douce. Et puis, quels trésors d'art, moins déflorés que ceux de Rome, de Florence et de Venise! Les touristes traversent Milan. Ils ne s'y arrêtent guère. Que d'heures j'ai passées, dans le premier voyage dont je vous parle, à contempler dans le musée de la Brera les fresques pâles du suave Luini; dans celui de l'Ambrosiana, la _Vierge couronnée_ de Borgognone; au Poldi Pezzoli, le _Sauveur_ de Solario, et les Boltraffio de la maison Borromée, et les Gaudenzio Ferrari de l'église de Saronno, et les Bernardino de' Conti, les Cesare da Sesto, les Marco d'Oggionno, les Giampietrino partout épars! Ces noms, Madame, ne vous disent pas grand'chose. Ils évoquent, pour moi, tant d'images et de si vivantes! Quel symbole! Que de sensations nous portons en nous, incommunicables, d'esprit à esprit et de cœur à cœur! Les maîtres de l'école Lombarde me représentent de si intimes sensations d'art, et j'ai l'air, en vous parlant, de réciter un catalogue de musée. Madame, reprenez la petite glace sur la petite table. Regardez-vous de nouveau. Vous saurez l'autre raison pour laquelle j'ai tant aimé, j'aime tant et la douce Milan et ses peintres. C'est qu'ils ont copié un type de visage qui vous ressemble. Leurs femmes ont toutes, comme vous, ce front un peu renflé sous des cheveux bruns à reflets roux, ces yeux fins aux paupières un peu lourdes, ce nez droit rattaché au front par une ligne assez large, votre bouche sinueuse, votre menton carré, frappé d'une fossette, et votre sourire dans les joues. Que de fois vous ai-je dit que vous étiez un Vinci? Vous preniez cela pour un compliment de vieux rapin. Je le voudrais et que votre beauté ne fût pas celle dont j'ai tant rêvé, depuis que je l'ai rencontrée sur les toiles et dans les fresques de ces peintres, élèves du divin Léonard. Tous ils n'ont jamais dessiné que la même tête. Cette tête adorable et la vôtre ont un air de famille, ce je ne sais quoi de mystérieux qui se retrouve chez tant de Milanaises sous la populaire mantille de dentelle noire, la _mezzara_, et sous le chapeau, également. Pourquoi, cherchant à interpréter ce mystère d'un certain regard et d'un certain sourire, ces disciples du Vinci ont-ils si souvent choisi comme thème l'Hérodiade, la cruelle et froide danseuse qui porte sur un plat le chef du Baptiste? Ont-ils signifié par là au contemplateur de leurs chefs-d'œuvre qu'il ait à se méfier de cette langueur, d'autant plus menteuse qu'elle semble plus inconsciente, plus voisine du charme végétal des fleurs? Ont-ils voulu proclamer que le mot de l'énigme qui sommeille autour de ces paupières et de ces joues est la perfidie et la mort? Ont-ils... Vaines et enfantines questions! Un peintre sait-il jamais tout ce qu'il met dans une toile? Le maître qui a peint en 1505 un certain portrait de femme, lequel est à Milan, lui aussi, et dont je vais vous parler, se doutait-il qu'exactement quatre cents ans plus tard, un de ses confrères barbares d'au delà des Alpes, amoureux de quelqu'un qui ne l'aime pas,--qui ne l'aimera jamais,--viendrait demander à ce profil la force de ne pas désespérer? Je tourne moi-même à la charade, Madame, et le mystère n'est une grâce que chez les Hérodiades des musées lombards. Ce bavardage est pour vous dire ceci: parmi mes raisons de m'arrêter à Milan, la plus importante, dans mon désarroi intérieur, était de revoir, non pas une toile, mais un panneau autour duquel il y a une légende que je vous conterai. Le héros en est le maître lui-même, le sublime et incompréhensible Léonard. Vers cette année 1505 donc, ce grand homme avait cinquante-trois ans. Il n'était pas très heureux. Le protecteur de sa jeunesse et de son âge mûr, Ludovic Sforza, dit le More, duc de Lombardie de par la grâce du poison, mais bon connaisseur en tableaux et en statues, avait dû s'enfuir de Milan. Léonard, pour gagner sa vie, s'était engagé comme ingénieur au service d'un autre duc, celui de Valentinois, lequel s'y connaissait en œuvres d'art aussi bien que le premier et mieux encore en poisons. Ce second patron de Vinci s'appelait César Borgia. «Messer Lionardo se trouvait à Florence», dit un chroniqueur, que je vous traduis littéralement, «où il venait d'achever son célèbre carton sur la bataille d'Anghiari, en compétition avec Michel-Ange, lorsqu'il entreprit le portrait de très noble demoiselle Cassandra dei Rangoni, sœur de très noble dame Domitilla, la femme de Tito Vespasiano di Messer Nanni Strozzi, et c'est une des choses les plus extraordinaires qui soient sorties de son pinceau. La demoiselle Cassandra est représentée de profil, avec une résille de perles sur ses cheveux, si ressemblante que vous croiriez qu'elle va vous parler. Elle fut si ravie de son portrait qu'elle en conçut un amour singulier pour l'incomparable artiste, ne tenant compte qu'il avait plus de deux fois son âge, tant qu'elle l'aurait épousé s'il n'était parti pour la France où il mourut. Elle ne s'est jamais mariée, par amour de lui. Ce dont ses parents furent bien marris. Ils ont même prétendu que Messer Lionardo avait influencé Madonna Cassandra par un sortilège. Car il était très curieux de ces sortes de pratiques, et beaucoup ont raconté qu'il avait passé un pacte avec le démon, quand il était en Égypte. Cela expliquerait certaines opérations merveilleuses qu'il avait faites à la cour du More. Toutefois je ne considère pas ces accusations de magie véritables, ayant entendu de personnes dignes de créance qu'il est mort fort saintement auprès du roi très chrétien François de France.» Vous m'excuserez, Madame, de continuer à vous conter mon histoire à la façon d'un _catalogue_. Ce petit extrait appartient au genre des notes que l'on imprime en petit texte, au-dessous du nom d'un tableau, quand on veut étonner les Snobs. Je n'ai pas trouvé de meilleur moyen pour vous dire comment ce portrait m'intéressait, dans ce voyage, d'un intérêt si particulier. Je ne suis pas Léonard, et vous êtes beaucoup plus jolie que Madonna Cassandra. Je n'ai pas le pinceau magique qui fut le vrai sortilège de «l'incomparable artiste». Ce portrait, tout de même, est la preuve vivante que la jeunesse n'est pas tout le secret de l'amour, qu'un cœur de femme peut se laisser prendre à des prestiges d'un ordre idéal. «J'ai, moi aussi, mon petit brin de laurier,» pensais-je, en m'acheminant, au lendemain de mon arrivée, vers le palais Varegnana où je savais qu'était cette miraculeuse image de Madonna Cassandra: «On cite mon nom. Les quatre toiles que j'ai au Luxembourg n'y font pas trop mauvaise figure. Pourquoi ne peindrais-je pas quelque jour un portrait d'_elle_, dont elle fût assez fière pour que...» Je vous ai averti, Madame, que je vous griffonnais ces pages avec le projet de vous égayer. Ah! comme je voudrais que cet absurde discours, dont je vous rapporte humblement la folle fatuité, vous touchât un peu à cette place secrète et tendre de votre âme, où pousse la petite fleur mauve de la pitié. Le ciel du printemps italien développait un azur bien lumineux au-dessus de la tête grise où ce discours se prononçait. Le soleil parait d'une gloire l'adorable cité milanaise, les hautes et joyeuses maisons. Il mettait comme une auréole aux cheveux des jeunes filles qui trottaient d'un pas leste sur le pavé sonore, et souriaient du sourire vincien,--votre sourire--sans le savoir. Une brise où passait l'âpreté fraîche des glaciers des Alpes vivifiait la tiède atmosphère. Et je vous jure que l'artiste vieillissant--presque l'âge du Léonard du portrait,--qui se tenait ces propos chimériques n'avait ni ciel clair, ni soleil brûlant, ni brise réconfortante, dans sa déraisonnable et triste pensée! III Le propriétaire actuel de la tendre Cassandra dei Rangoni porte un nom, Madame, que vous connaissez peut-être, pour avoir rencontré à Saint-Moritz quelqu'un de ses neveux ou cousins. Il s'appelle le comte Andrea da Varegnana. Il descend en très droite ligne d'un Andrea Varegnana, décapité sur la place publique de Ferrare, le 12 du mois d'août de l'année de grâce 1662, en compagnie de Giovanni Ludovico Pio di Carpi. Ils avaient comploté d'assassiner le duc Borso d'Este. L'héritier de ce tragique personnage est un homme de soixante et onze ans aujourd'hui, dont la haute mine n'aurait pas déparé la cour du tyran que voulut tuer son aïeul. Tel je l'avais quitté, voici un quart de siècle, tel je le retrouvai quand je lui eus fait passer ma carte de visite. Tel, ou presque. Il est tout blanc maintenant, mais il se tient si droit et il reste si mince. La congestion guette son teint trop chaud, d'innombrables rides plissent son visage, mais il conserve cette noblesse de traits qui donne à ces têtes Italiennes, lorsqu'elles ont vraiment de la race, une beauté indestructible. Si je maniais la plume comme le crayon, je vous dessinerais un fier croquis de ce grand seigneur dans le cadre de ce vieux palais, rempli de trésors hérités. Ce n'est pas de lui que vous diriez, comme de mon pauvre ami Michel Mayence et de sa collection, quand nous la visitâmes et qu'il était ivre de vous montrer ses Primitifs: «Il n'est pas le propriétaire de son musée. Il en est le portier.»... Je rectifie. Le palais Varegnana n'est pas très vieux,--pour l'Italie. Il date de 1625 et il a été construit par le plus célèbre architecte milanais, Francesco Maria Richini, dans un style d'un baroque hardi et vigoureux. L'escalier énorme tourne sous un plafond auquel sont appendus plusieurs chapeaux de cardinaux. Les Varegnana en ont eu cinq ou six dans leur famille. Des bas-reliefs antiques s'encastrent partout dans les murs, et, sur la rampe, de place en place, surgissent des vases de marbre. Les domestiques abondent, attestant la large vie du comte, dépensée tout entière entre ce palais, sa villa de Varese et ses immenses domaines. Venu lui-même au-devant de moi, il se tenait sur le palier du premier étage, avec cette politesse un peu cérémonieuse des vieilles gens de son pays. Les larges portes des salons en enfilade, ouvertes derrière sa haute silhouette, laissaient voir la profusion de tableaux, de statues, de meubles rares, de tapisseries qui décorent cet appartement, où il habite à même ses admirables objets, solitaire, car il ne s'est jamais marié. Mais j'imagine qu'il aura eu, dans ce facile Milan, quelque liaison à l'Italienne, fidèle et passionnée. Si le comte Andrea n'est pas un personnage de roman, qui donc en est un? S'il n'a pas connu de secrets et profonds bonheurs, d'où viendrait cette expression songeuse, comme répandue sur cette physionomie si mâle, à laquelle un nez en bec d'aigle donnerait aisément un accent altier? D'où cette douceur attendrie dans ces yeux bruns qui lancent si vite d'impérieux éclairs? Et puis, s'il n'avait pas été le prisonnier d'une intimité trop chère, n'aurait-il pas cherché un autre emploi à ses facultés qui sont grandes? Tout son travail aura consisté à classer les trésors amassés dans sa maison par plusieurs générations de riches patriciens, amateurs d'art, à éliminer les douteux, à compléter l'ensemble, et à écrire ou faire écrire sur eux un livre qui n'est pas dans le commerce. J'en ai extrait la petite notice citée plus haut. Elle a été recueillie dans une note d'un manuscrit de la _Biblioteca Estense_ à Modène. Ce petit détail a son importance, vous allez voir. Et maintenant, Madame, que je vous ai présenté le digne possesseur du Léonard,--vous aviez raison, certains collectionneurs outragent par leur seule existence les tableaux qu'ils ont achetés de leur argent,--j'arrive tout de go à notre entretien du premier jour. Je vous passe les compliments, qu'en sa qualité d'hôte, le comte Varegnana crut devoir me faire à l'infini, sur l'illustration de mon nom, ma cravate de commandeur, ma future entrée à l'Institut, mes anciennes ou nouvelles œuvres, et c'était des excuses infinies de ne connaître tant de merveilles que par la photographie. --«Je ne suis qu'un pauvre provincial,» disait-il. «Je ne suis pas allé à Paris deux fois depuis que vous êtes venu ici tout jeune homme. Ce n'est pas d'hier.» --«Comme je vous comprends!...» lui répondis-je. «C'est moi qui ne voyagerais jamais si j'avais votre palais, vos tableaux, votre ciel...» Le Milanais hocha sa tête, modestement. Les Italiens sont ainsi. Ces éternels païens ont-ils peur, en se vantant, de provoquer ce mauvais sort que leur ancêtres personnifiaient dans Némésis, l'exécutrice de la jalousie des dieux? Redoutent-ils l'envie plus certaine des hommes? J'ai observé qu'ils ont toujours un recul devant l'éloge excessif. Dans ce cas, ils déprécient humblement ce qu'ils possèdent, et dont, au fond, ils sont si fiers. --«Mon palais?» dit Varegnana, «mais il tombe en ruines!... Ce ciel bleu? mais Milan, l'hiver, c'est la Sibérie!... En été, c'est le Sahara!... Mes tableaux? je les ai tant vus, et ils sont bien ordinaires!...» --«Et votre Léonard? Vous osez prétendre que votre Léonard est ordinaire?...» J'eus à peine prononcé cette phrase destinée à hâter ma visite dans les salons, et mon pèlerinage au portrait de la Dame qui vous ressemble; je crus discerner le passage d'une ombre sur les traits et dans les yeux de mon interlocuteur. Sa main,--il l'a très belle et il la montre volontiers,--se crispa sur un des bibelots posés près de lui, un large poignard de miséricorde à poignée ciselée, d'or et d'acier. Sans doute, ma question sur le Léonard lui était pénible, car mon regard ayant suivi son geste, il dit: --«Ah! ce poignard vous intéresse?» Et, me le tendant: «J'avoue que lui, du moins, n'est pas ordinaire. C'est une _langue de bœuf_ donnée par l'empereur Charles-Quint, après Pavie, à un Varegnana qui s'était distingué dans la bataille...» Puis, après un silence, et brusquement, comme quelqu'un qui juge puéril de ne pas aller droit au fait, si pénible soit-il: «Mon Léonard? On ne vous a donc pas raconté que ce n'est plus un Léonard?...» --«Ce n'est plus un Léonard?...» demandai-je. Ma surprise, qui n'était pas jouée, parut procurer à l'aimable homme une impression de soulagement. --«Alors,» fit-il, «on ne vous en a pas encore parlé?... Cela viendra... D'ailleurs,»--et son visage traduisit la détermination douloureuse du collectionneur trop épris de ses objets pour ne pas les vouloir tous authentiques.--«D'ailleurs, c'est mieux ainsi. Du moment que je sais, moi, que ce n'est pas un Léonard, qu'est-ce que cela me fait que tout le monde dise: c'est un Léonard?... Et ce n'en est pas un, hélas! Tenez, jugez-en vous-même, maintenant que je vous ai parlé...» Il s'était levé, et, de son pas demeuré alerte, il me conduisait à travers son appartement. Nous autres peintres, nous avons tous plus ou moins la mémoire des yeux. Je me rappelais, après tant d'années, la distribution des pièces, avec assez d'exactitude pour m'en rendre compte: Varegnana avait changé le portrait de place. Il l'avait exilé du chevalet où il figurait dans ce qu'il appelait sa _tribune_. Vous êtes allée à Florence, Madame. Vous vous rappelez, aux _Offices_, la salle octogone qui porte ce nom, où rayonne, dans la splendeur dorée de sa nudité, la Vénus couchée du Titien. C'est là que les ducs de Toscane avaient réuni les joyaux de leur galerie. Le comte, lui aussi, a des merveilles dans sa tribune: un Francesco Francia, entre autres, qu'il sera pourtant difficile de débaptiser. Il est signé: «_Vincentii Desiderii Votum--Francie Expressum Manu_...» Mais il ne s'agit ni du Francia ni de la tribune du palais Varegnana. Il s'agit du Léonard--ou ex-Léonard. Son chevalet,--une merveille de lutrin pieusement adaptée à ce profane usage,--portait son deuil sous la forme d'un vieil infolio relié en maroquin noir et clouté d'argent. Le tableau lui-même était relégué dans la dernière chambre, un réduit plus obscur où s'entassaient pêle-mêle des bibelots de second ordre,--pour cette collection. Le panneau, que je reconnus aussitôt, était appendu au mur, à contre-jour. Ah! c'était bien le profil délicieux dont je me souvenais, et il me parut plus délicieux encore, à cause de son air de famille avec une autre dame, celle dans la compagnie de laquelle j'entendais chanter,--pas beaucoup de jours auparavant: ... Puisqu'ici-bas toute âme Donne à quelqu'un Sa musique, sa flamme, Ou son parfum... La ligne fine du front si intelligent, du nez si délicat, de la bouche si souple, si tendre, se détachait sur un fond très sombre, une paroi revêtue d'un tapis d'un vert noir dans laquelle s'ouvrait une étroite fente. Un paysage, immense et miniaturé, s'apercevait par cette baie. Il se composait d'une rivière sinueuse entre des châteaux, avec des glaciers bleuâtres tout au fond. Les perles de la résille luisaient dans les cheveux sombres, massés comme ceux d'Aréthuse sur les médailles syracusaines. D'autres perles mêlées à des rubis, brodaient le velours du corsage. Une chaude couleur pâle et ambrée, celle qu'a depuis cherchée Henner, était répandue sur la chair du visage et sur celle des mains. J'eus de nouveau la sensation du chef-d'œuvre, et je m'écriai, après quelques minutes de contemplation silencieuse: --«Je vous affirme qu'on vous a trompé. De qui voulez-vous que ce soit ce miracle d'art, sinon du Vinci?...» --«_Magari!_[1]» répliqua le comte Varegnana avec un soupir. «Mais déjà mon ami, le sénateur Morelli, m'avait donné des doutes... Vous ne l'avez pas connu, Morelli? Non?... Mais vous avez entendu parler de ses livres?... Non encore. Ah! que vous êtes heureux!» [1] Plût à Dieu! --«Pourquoi?» interrogeai-je. --«Parce que vous pouvez admirer tranquillement les œuvres qui vous plaisent, sans que le démon de la critique vous souffle à l'oreille: Es-tu bien sûr que ce tableau soit authentique?... Ce Morelli était d'ailleurs un homme d'infiniment d'esprit et de goût. Que d'après-midi exquises j'ai passées avec lui, ici! Je le vois encore, avec son sourire caustique perdu entre une moustache et une barbiche qui lui donnaient l'aspect d'un officier. Sa thèse favorite était que durant les trois ou quatre siècles qui nous séparent du Quattrocento et de la Renaissance, les actes de baptême des tableaux ont dû être falsifiés dans une proportion énorme. Une famille avait-elle une toile de l'école de Luini? Pour lui donner une valeur, elle a dû bien vite arriver à dire que la toile était de Luini. Les marchands qui vendaient des tableaux aux amateurs ont dû, eux aussi, ennoblir de leur mieux leur marchandise, et les amateurs insister sur cet ennoblissement, une fois le tableau acheté. Il m'a fallu tout mon honneur de gentilhomme pour substituer sur ce cadre un nom à un autre...» J'observai, en effet, qu'une mince bande de cuivre gravée était appliquée au bas. On y lisait, au lieu du prestigieux: «Lionardo da Vinci», ces mots que le comte allait m'expliquer: «Amico di Solario. 1515.» --«Jusqu'ici rien que de très sage,» continua-t-il, «et rien que de très sage non plus dans cette autre idée de Morelli que les dessins des maîtres ont dû, en revanche, être très peu sophistiqués. Ils n'ont été recherchés que par des connaisseurs qui prisaient d'abord l'authenticité. Voilà donc un procédé tout trouvé pour vérifier les toiles: les comparer aux dessins des artistes auxquels elles sont attribuées. Dans ces dessins, nous saisissons nettement les procédés propres à chaque peintre et qui sont sa vraie signature, celle qu'aucun faussaire ne saurait contrefaire: les extrémités d'abord. Il fallait entendre Morelli vous décrire les mains des personnages de Botticelli, tout osseuses, avec les ongles coupés carrés!... Et puis il y a les oreilles, les cheveux, les plis des étoffes... Quand ces particularités, bien observées dans les dessins, manquent dans les toiles, les toiles ne sont pas du même maître que les dessins, du moment que nous sommes sûrs de l'authenticité des dessins. Vous saisissez la force du raisonnement...» --«J'en saisis surtout la subtilité,» répondis-je. «Un maître peut pourtant varier ses manières...» --«Sans doute, sans doute...» répliqua le comte. «Mais jusqu'à un point, et pas au delà... D'ailleurs, les faits sont les faits. Avec ce principe, Morelli a renouvelé l'histoire de l'art Italien. Je vous prêterai ses ouvrages, vous verrez quelle force de logique, quelle pénétration! Il a eu des élèves bien remarquables aussi, les Venturi, les Frizzoni, les Berenson... Et puis est venue, comme toujours, la tourbe des imitateurs. Maintenant c'est une fureur, une maladie. Dès qu'un tableau n'est pas authentiqué par des témoignages contemporains, absolument indiscutables, un critique surgit qui en conteste l'auteur. A peine si ces messieurs laissent à Léonard, pour revenir à lui, la Joconde et deux ou trois petites œuvres. Plus un Giorgione n'est certain. Les Titien se transforment tous en des Bonifazio. On a imaginé une dynastie: Bonifazio I, Bonifazio II, Bonifazio III. J'appelle ces débaptiseurs, moi, des iconoclastes. Mais,» acheva-t-il sur un soupir, «les iconoclastes ont quelquefois brisé des statues de faux dieux...» --«Alors, ce tableau?...» demandai-je en lui montrant le panneau qui avait servi de prétexte à cette dissertation. Vous m'en pardonnerez le pédantisme, Madame. Elle était nécessaire pour donner son sens à la suite de l'histoire. D'ailleurs, vous pourrez, en citant ces quelques noms de critiques et ces quelques idées, taquiner les _intellectuelles_ de vos amies qui veulent être dans tous les rapides. Le train serait trop modeste. --«Ce tableau était un faux dieu,» répartit le vieux collectionneur. «Le sénateur Morelli l'avait soupçonné, je vous l'ai dit. Vous noterez des inexactitudes de dessin. Tenez, dans la ligne du cou, dans la forme de la tête visible sous les cheveux. Or Léonard avait tant étudié l'anatomie... L'étoffe est rigide, sommairement traitée. Vous savez comme il a été préoccupé de la souplesse des vêtements... Fermez les yeux, ici, à cette distance. Ce modelé n'est pas le sien. Rouvrez-les, ayez une impression d'ensemble. Il y a du Flamand dans cette peinture. Oui, voilà ce que me disait Morelli, et puis, je lui rappelais le portrait d'Isabelle d'Aragon. C'est même pour cette raison qu'il l'a examiné. Il a conclu que cette femme de l'Ambrosiana était d'un certain Ambrogio de Predis. Mais cela, jamais, jamais!... Au lieu que celui-ci... Regardez l'inscription d'abord...» Il prit entre ses vieilles mains,--elles en tremblaient d'émotion--l'objet contesté, et, retournant le panneau, il me montra ces mots écrits sur le bois: _Di Lionardo pitore fiorentino_. --«Voilà» continua-t-il, «la preuve que Morelli avait deviné juste. Vous ne vous rappelez certainement pas que dans mon ancien catalogue j'avais fait transcrire une page empruntée à un manuscrit du notaire Ferrarais Ugo Caleffino qui se trouve à la _Biblioteca Estense_, de Modène? Il y a le double au _British Museum_, copié par le même personnage, un certain Giulio Mosti. Seulement celui du _British_, ce que je ne savais pas, a sa date: 1581. Suivez-moi bien. La page en question est une note spéciale à ce manuscrit de Modène. Elle manque à celui de Londres. En examinant de près ce manuscrit de Modène, on a constaté que cette note n'était pas de la même écriture que le contexte. Elle est au contraire de la même écriture que les mots tracés sur l'envers de ce panneau. Donc la note a été écrite par la même main qui a indiqué Léonard comme auteur du panneau, et, sans doute, postérieurement à 1581. Quand ces détails m'eurent été rapportés, je fis faire des recherches dans mes archives et je retrouvai la lettre par laquelle ce tableau a été offert en 1745, à mon arrière grand-oncle, le cardinal Varegnana, celui qui a vraiment fondé ce petit musée. Cette lettre, étudiée à la loupe, a révélé la même main qui avait tracé le _di Lionardo pitore fiorentino_ et fabriqué la note du manuscrit de Modène. Pourquoi? C'est trop clair. C'est un monseigneur Pierotto, un abbé peu scrupuleux, lequel, ayant en sa possession ce tableau, lui a constitué ainsi un état civil, de bonne foi peut-être, je parle pour l'attribution, car nous avons aussi découvert que le portrait était connu à Modène, où il était appelé: _La Sœur de la Joconde_.» --«Il peut donc être de Léonard, en dépit de son faux état civil,» interrompis-je, «et même d'une sœur de la Joconde.» --«Monna Lisa n'avait pas de sœur,» reprit le comte, «pas plus que Domitilla dei Rangoni. C'est établi sur les documents les mieux vérifiés. D'ailleurs voici qui coupe court à tout: il existe à l'Académie de Venise un dessin de la même tête,--vous entendez, exactement la même,--avec les mêmes perles, ou presque les mêmes. Les variantes sont insignifiantes. C'est, sans conteste, une étude pour ce portrait. Or les coups de crayon, dans ce dessin, vont de droite à gauche, et dans tous les dessins de Léonard, ils vont de gauche à droite, puisque Léonard dessinait comme il écrivait, de la main gauche. Si ce n'est pas une démonstration, cela, que vous faut-il?...» --«Ce qu'il me faut? Un auteur pour ce chef-d'œuvre...» répondis-je. «Vous me racontez une histoire d'une ingéniosité surprenante, j'en conviens, mais je suis peintre. Je sais que les tableaux ne se fabriquent pas tout seuls, par génération spontanée. Si celui-ci n'est pas du Léonard qui a fait la _Belle Ferronnière_ du Louvre et l'_Isabelle_ de _l'Ambrosienne_, de qui est-il? Qu'est-ce que c'est que cet _Amico_ qui n'aurait jamais peint que cette merveille et puis rien?...» --«_Amico_ n'est pas un nom,» dit le comte Varegnana. «Un de vos compatriotes, un jeune critique d'art de grand avenir, M. Courmansel, a suggéré l'existence d'un artiste, très intimement lié avec Andrea Solario,--l'ami par excellence de ce peintre. Nous savons que ce maître fut appelé de Milan en France, sur l'indication de Charles de Chaumont, pour décorer le château de Gaillon qui appartenait au cardinal d'Amboise. M. Courmansel a retrouvé ici plusieurs lettres d'Andrea, où celui-ci parle avec d'extraordinaires éloges, d'un élève, un certain Cristoforo, qu'il avait emmené avec lui. Or le dessin qui est à Venise présente cette particularité, qu'inscrit au catalogue sous le nom d'Andrea Solario, il porte une signature effacée où M. Courmansel est arrivé à déchiffrer un X. C'était la première lettre des mots _Xofori opus_,--_ouvrage de Cristoforo_. Ce fut un trait de lumière. Andrea quitta la France en 1509, pour aller où? A Anvers dont l'école exerçait alors une attraction si puissante sur les peintres italiens. Son élève était avec lui. Ainsi s'explique le mélange de finesse lombarde et de précision flamande qui se reconnaît dans ce portrait, comme aussi dans les tableaux d'Andrea vers cette même époque, par exemple l'_Ecce Homo_ du Poldi... Lancé sur cette piste, M. Courmansel s'est demandé si ce Cristoforo qui a pu exécuter un portrait de cette force n'avait pas produit un certain nombre des œuvres attribuées à Solario. J'avoue que je ne le suivais pas sur cette voie, car enfin cet X du dessin était douteuse. Je m'étonnais qu'aucune autre trace ne se trouvât nulle part... Cette trace, elle existe. Nous avons un tableau,--et un très remarquable tableau,--qui rappelle beaucoup ma fausse Cassandra, et celui-là est signé en toutes lettres _Xoforus Mediolanensis_ et daté, 1517... Il est chez la marquise Ariosti, une de mes cousines éloignées. Il lui a été légué par un vieux commensal de sa maison, une espèce de parasite qui servait de tête de Turc à tout le monde, un comte Francesco Pappalardo. C'était un vieux maniaque qui dépensait ses quelques sous à des achats de tableaux. Il n'en avait qu'une douzaine, de premier ordre. Tous sont allés au musée de sa ville natale, excepté celui-là, un portrait aussi. On l'avait si maltraité chez mes cousins, qu'il aurait eu le droit de les détester. Et il leur laisse cette peinture, qui va être d'un prix inestimable maintenant!... Je m'étonne que vous n'ayez pas entendu parler de cette découverte de M. Courmansel? Toutes les revues d'art, non seulement de France et d'Italie, mais d'Allemagne et d'Amérique, ont déjà engagé des discussions passionnées, non pas sur l'existence de l'_Amico di Solario_,--elle ne fait plus doute,--mais sur l'étendue de ses travaux. On est en train de lui donner toute une partie d'abord de l'œuvre d'Andrea: la _Vierge au coussin vert_ et le portrait de Charles d'Amboise au Louvre, des _tondi_ de Cesare da Sesto, de Marco d'Oggionno, de Boltraffio. M. Courmansel soutient que le portrait de l'Ambrosiana est de lui. Il me suffit, à moi, qu'il ait fait ce panneau», ajouta-t-il, et tout en rattachant à son clou l'image de la fausse Cassandra, il poussa un profond soupir. Puis, avec cette grâce aisée, et si humaine que les Italiens expriment d'une manière intraduisible quand ils appellent quelqu'un: _simpatico_: «Bah! A quelque chose malheur est bon, comme vous dites. Ma pauvre Dame a perdu son peintre, mais ce jeune Courmansel, lui, a trouvé une femme charmante. Il est fiancé avec une jeune fille, une mademoiselle Boudron, que le père ne lui aurait certainement pas donnée, sans sa découverte. Ce Boudron est un ancien commerçant qui s'est improvisé amateur d'art, fortune faite, et qui travaille dans les Primitifs,--un original!... Mais vous les rencontrerez, si vous restez un peu à Milan. Ils y sont. Le jeune Courmansel y met la dernière main à son livre sur Cristoforo Saronno. C'est le nom qu'il suggère maintenant. Ses inductions l'ont amené à croire que son artiste était de cette petite ville. Il en conclut qu'il avait dû en prendre le nom, comme Andrea avait pris le nom de sa patrie, Solario, un petit village de la province de Côme. C'est beaucoup d'hypothèses, mais _sara_!...» IV Il y a longtemps, Madame, que je nous appelle, nous autres Parisiens, les provinciaux de l'Europe. Nous passons sans cesse, pour tous les incidents de la vie artistique qui ont lieu loin du boulevard, par des alternatives d'ignorance et d'engouement excessives. Nous avons été ainsi pour les musiciens allemands et les préraphaélites anglais, pour les romanciers russes et les dramaturges norvégiens. J'attends le moment où la petite coterie d'esthètes gobeurs et de badauds raffinés qui fabrique chez nous la mode se passionnera pour les débaptiseurs de chefs-d'œuvre. Alors l'_Amico di Solario_ sera l'auteur de la _Joconde_, et le sieur Courmansel l'invité de tous les salons où l'on cause.--Le vôtre eût été du nombre, Madame, si...? Et moi-même je serais peut-être devenu le cornac de ce jeune homme et de son _Amico_, auprès de vous et des belles sottes, vos amies,--pardon,--si...? Toute cette histoire n'est que le commentaire de ces _si_ et de ces points. Mais il n'y avait ni _si_ ni points dans mon esprit, je vous le jure, quand je sortis du palais Varegnana par l'étroite et fraîche via Bagutta où il se dresse, un peu humilié de mon total manque d'érudition critique, très penaud de m'être hypnotisé naïvement, depuis ma jeunesse, sur les impostures du Monsignore de Modène, amusé malgré tout par le joli travail de furetage, j'allais dire de police, auquel s'était livré notre compatriote, et, au fond, prêt à oublier Courmansel, le comte Varegnana, la Dame qui avait perdu son peintre, l'_Amico di Solario_, bien d'autres choses, devant une photographie que je ne vous décrirai pas. L'après-midi où vous me l'avez donnée, il neigeait. Vous en souvenez-vous? Ce jour m'est resté plus clair et plus bleu que celui par lequel je me promenais dans Milan, après cette visite. C'est cette photographie que je retrouvai sur ma table en rentrant, et après m'être abîmé dans la contemplation de ce visage que je suis venu fuir, je me sentis à Milan si abandonné, si solitaire, si «peintre qui a perdu sa Dame»! Tout d'un coup, le séjour de cette ville où j'étais depuis la veille me parut insupportable. «Si j'allais à Florence?...» songeai-je. «Il y a là des fresques de Benozzo Gozzoli, de l'Angelico et du Ghirlandajo qu'aucun Morelli n'a encore attribuées à aucun _Amico_...» Sur ce nouveau projet,--je vous ai dit que vous m'aviez rendu un peu fou et je vous en donne la preuve!--je descends au bureau de l'hôtel demander des renseignements et l'horaire des trains. Par hasard, le bureau était vide. En attendant le retour du secrétaire, je m'amuse à regarder la pancarte où sont inscrits les noms des voyageurs de passage et je lis: _M. Boudron et famille. Paris.--M. George Courmansel. Paris._ C'était de quoi croire à un destin, avouez-le. Au moment même où je venais d'apprendre le roman de la découverte, faite par ce jeune homme, d'un admirable artiste inconnu, je découvrais, moi, que le jeune homme était là, dans mon hôtel! Oui. La fatalité voulait que je fusse mêlé aux aventures posthumes de la Cassandra _décassandrée_ et du Vinci _dévincisé_. Le secrétaire arrive. Au lieu de l'interroger sur le train de Florence, je lui demande, ce que je savais pourtant très bien, si le M. George Courmansel descendu à l'hôtel était bien celui qui s'occupait de choses d'art. --«Lui-même,» me répond le secrétaire; et il ajouta en jetant un coup d'œil dans le _hall_ de l'hôtel: «Justement, le voici qui rentre.» Un grand garçon, de physionomie avenante, franchissait le seuil de la porte. Il était très blond, presque roux, le teint blanc et rosé, avec de bons gros yeux bleus un peu ronds qui regardaient ingénument à travers une paire de lunettes montées en or. Il me représenta aussitôt le type accompli du Français germanisé. J'en ai connu un bon nombre depuis la guerre de 70, dans la médecine en particulier et dans l'université. Le nez de celui-ci, comiquement retroussé, sa bouche volontiers souriante, lui donnaient un air falot et dadais que sa démarche augmentait encore. Il allait, le buste en avant, de ce pas allègre qui décèle un profond contentement de soi. Je vous crayonne un fantoche. J'ai tort. Il émanait aussi du personnage une candeur qui le sauvait du complet ridicule. La bonne foi rayonnait de tout son être. Il y avait en lui du gobe-mouches et de l'apôtre, de la nigauderie et de la flamme. Cela dit, le contraste était vraiment trop fort entre cet aspect de niais fervent et le miracle de perspicacité que supposait la découverte dont le comte Varegnana m'avait raconté le sagace détail. C'en fut assez pour piquer au vif ma curiosité, et voici qu'impulsivement je tire de ma poche mon portefeuille, de ce portefeuille une carte de visite, et je prie le secrétaire de la remettre à mon jeune compatriote. Je comptais sur la petite notoriété de mon nom. Je n'avais pas tort. A peine George Courmansel eut-il pris connaissance de ma carte qu'il se dirigea vers moi. Il avait déjà aux lèvres le banal «cher maître» dont vous vous êtes tant moqué, quand des gens de votre monde m'en donnaient à qui mieux mieux par la figure. Sur cette bouche de jeune homme, ces deux syllabes prenaient une sincérité qui eût désarmé votre ironie. Visiblement, il était heureux, presque ému, de causer avec un artiste dont il connaissait les œuvres. Ne m'accusez pas de vanité, Madame. Vous le savez bien: je ne suis pas un «m'as-tu vu?» du pinceau. Je vous marque là simplement un trait de ce caractère. Cet abord suffisait pour révéler quelque chose de si simple, de si frais, de si peu touché par la vie! Que ce naïf et ce timide fût en même temps un de ces iconoclastes amèrement dénoncés par le possesseur du faux Léonard, un de ces intellectuels implacables qui professent l'irrespect comme une doctrine, qui ne reculent devant aucune autorité, aucune tradition, c'était invraisemblable,--et je crois discerner pourquoi--très naturel. Les iconoclastes de cette espèce, tous les iconoclastes, peut-être, sont des dévots. Pour eux, briser une idole, c'est servir leur foi. Celui-ci, je pus m'en convaincre par ce premier entretien, avait l'idolâtrie, le fanatisme de _La Critique_,--avec un L et un C plus que majuscules, gigantesques. Avant de rencontrer cet exemplaire, si intensément significatif, je n'aurais jamais pensé qu'une besogne aussi aride, aussi ingrate que celle d'un érudit d'art pût provoquer des exaltations de cette violence. Laissez-moi mettre un tout petit l et un tout petit c à ces deux mots, la critique,--et vous les traduire: critiquer une toile, au lieu d'en jouir, comme vous, comme moi, avec ses sens, son imagination, sa rêverie, tout son être intime enfin, c'est l'anatomiser, c'est la disséquer ligne par ligne, grain par grain. Puis commence, pour vérifier son origine et son histoire, un patient travail de bureaucrate, une vie de rat de bibliothèque, des semaines de fouilles dans des paperasses, des établissements de dossiers, des expertises d'écriture lettre par lettre, point à point, d'indéfinies comparaisons avec des photographies. Que sais-je? Le tout pour aboutir à une date incertaine et à un nom contestable! Voilà ce que c'est que la critique. Mais j'ai bien entendu feu le professeur Brouardel,--j'étais allé à la morgue, étudier une nuance de couleur sur un cadavre, je peignais alors mon _Ophélie_ que vous connaissez,--oui, je l'ai entendu dire, en bourrant sa pipe, d'un pouce joyeux, et avec un accent de triomphe: «J'ai fait aujourd'hui ma quatre millième autopsie!» Et son visage si fin dans sa barbe rousse, déjà grisonnante, exprimait une jubilation égale à celle de don Juan dressant la liste de ses amoureuses. L'enthousiasme du jeune Courmansel était pareil pour me célébrer, dix minutes après notre réciproque présentation, les ivresses de _La Critique_, l'excellence de _La Méthode_,--encore et encore des capitales, hautes comme des maisons américaines!--tandis que nous déambulions de long en large à travers le hall de l'hôtel. Un Anglais, écroulé dans un fauteuil de paille, fumait une courte pipe en bois--tout comme le professeur Brouardel--et s'intoxiquait de soda et de whiskey en lisant le _Times_. Deux dames américaines, vêtues à la mode d'après-demain, jacassaient haut en nasillant. Un couple allemand se préparait à monter dans une automobile rouge arrêtée devant la porte, et le mari réglait une note au concierge galonné. Vous voyez le décor d'ici. L'iconoclaste, lui, professait. J'imaginais, en l'écoutant, qu'un frisson de terreur secouait tous les tableaux et toutes les fresques de tous les musées et de toutes les églises de Milan. A qui le tour de perdre son peintre, parmi ces Madones et ces Dames, ces Apôtres et ces Rois Mages? --«Tout reste à faire, vous m'entendez, cher Maître, tout!... Je suis arrivé à la conviction qu'il n'y a pas dix tableaux sur cent qui soient de l'auteur auquel on les attribue, pas dix... Les plus douteux sont les signés... Je sais. Il y a Vasari. Mais Vasari, c'est un texte à revoir d'abord, et c'est plein de fables... Il y a les archives. C'est plein de documents faux... Voyez la note insérée par cet abbé Pierotto dans la marge du manuscrit Caleffino. Mais La Critique arrive, La Critique Reine du monde, comme on devrait l'appeler bien plus justement que la fortune, avec ses procédés infaillibles. Ce sont ceux de la Science. Que c'est passionnant, cette recherche acharnée de la vérité, et amusant!... Quand on a La Méthode, (décidément ce sont les mots entiers qu'il faudrait mettre en majuscules et colorier comme faisait Barbey d'Aurevilly pour des manuscrits) on est assuré de ne pas se tromper. Quelle joie alors que de provoquer les clameurs des ignorants!... Le jour où je me suis permis d'insérer dans un périodique de Paris un article affirmant que le portrait de la femme du palais Varegnana n'était pas, ne pouvait pas être de Léonard, vous ne vous imaginez pas le _tolle_. Je n'avais pas toutes mes preuves, mais l'analyse bien faite d'une œuvre ne trompe jamais, jamais!... Elles sont venues, ces preuves, et écrasantes: le dessin de Venise, le «faux» du Monsignore, les lettres d'Andréa Solario, et enfin, et surtout, ce portrait que le comte Pappalardo a légué à Mme la marquise Ariosti!... En ai-je eu du bonheur? Je n'avais pas le droit d'espérer, pour mes débuts, une découverte de cette force... Pensez qu'il y a cinq ans, je n'étais qu'un petit élève de l'école de Rome, ne sachant pas s'il ferait de l'archéologie ou de la numismatique... Car vous ne savez pas, cher Maître, cette entrée dans la critique d'art, ç'a été tout un roman...» Il s'arrêta quelques secondes. Je venais d'écouter l'hymne de guerre du pédant, ivre d'orgueil au milieu des ruines, j'allais recevoir les confidences du bon jeune homme, si follement amoureux qu'il éprouvait le besoin de crier sa joie aux passants de la rue: --«Oui, un roman», reprit-il, «mais puisque M. le comte Varegnana vous a parlé de moi, il a dû vous en toucher un mot. Il vous aura dit que j'allais me marier... Il a été si bon, si accueillant pour ma fiancée! Il a eu du mérite, car, enfin, je lui ai démoli son Léonard. Bah! Le jour viendra, et bientôt, où il sera tout aussi fier d'avoir un Cristoforo Saronno. Je n'aurais pas découvert ce peintre que j'affirmerais cela aussi énergiquement, parce que c'est certain. Cristoforo comptera, il compte déjà, parmi les plus grands... Mais je vous parlais de ma fiancée. Elle est aussi ma petite cousine. Elle s'appelle Mlle Christiane Boudron. Son père est ce M. Jules Boudron, dont vous connaissez certainement le nom. Rappelez-vous. Le couturier de la place Vendôme... D'ailleurs sa collection de primitifs est déjà classée. Vous ne l'avez jamais visitée? Non?... A Paris, si vous me le permettez, je vous y mènerai. Vous jugerez. Rien que des choses du quatorzième ou du quinzième, et que les critiques peuvent passer au crible, je vous en réponds. C'est drôle, n'est-ce pas? Un grand couturier parisien qui travaille dans les Siennois et les Florentins de la bonne époque! Mais quand M. Boudron vint à Paris tout jeune, il commença par fréquenter l'Académie Jullian. Il voulait être artiste. Il a eu son roman lui aussi. Il a rencontré la mère de Christiane. Elle était la beauté et la sagesse même. Elle travaillait comme ouvrière chez un couturier en vogue d'alors. M. Boudron l'a aimée. Il l'a épousée. Pour augmenter un peu les maigres ressources du ménage, il a eu l'idée de dessiner des croquis de toilettes qu'il a soumis au patron de sa femme. Il s'est trouvé qu'il avait le génie pour cela. Ses croquis ont si bien réussi que Mme Boudron et lui ont eu l'idée de s'établir à leur compte. Ils ont fondé une maison. Le succès est venu, et prodigieux... Hélas! M. Boudron paya son bonheur bien cher. Sa femme mourut subitement, à l'époque où ils allaient se reposer, leur fortune faite. Il a voyagé en Italie, pour se distraire. L'artiste qui sommeillait sous le tailleur pour dames s'est réveillé. Il a osé acheter, et ma foi, très bien... Je ne dis pas qu'_on_ ne l'ait pas un peu aidé, mais il a su écouter les bons conseils. Cette docilité là est aussi rare que la compétence...» Le pédant avait reparu, dans un sourire d'une suffisance suprême. _On_, c'était lui. L'amoureux prit sa revanche par un autre sourire, tout attendri, tout reconnaissant, qui me fit lui pardonner le premier, le rictus amer et hautain du cuistre. Il continuait: --«Depuis que je me connais, j'avais cousiné avec les Boudron. M. Boudron et ma mère avaient le même arrière grand-père. Nous sommes tous originaires de Saint-Claude, dans le Jura. Mais moi, le troisième fils d'un petit greffier de province, menant à Paris la modeste existence d'un boursier de licence, puis d'agrégation, vous comprendrez que je me sentais gêné par les somptuosités de l'hôtel d'un commerçant millionnaire!... Je n'osais seulement pas regarder ma cousine. C'est à Rome, quand M. Boudron y vint, après la mort de sa femme, il y a cinq ans, que j'ai découvert Christiane et qu'elle m'a découvert. Nous nous sommes aimés, sans nous le dire, dès ce moment. Je me suis tourné vers la critique d'art, pour ce motif. Étant donné les goûts de M. Boudron, j'ai vu là une sûre manière d'entrer dans son intimité. Et j'ai travaillé!... Il s'en est rendu compte, quand je lui ai offert d'écrire sur sa collection un livre du genre de celui que M. Adolphe Venturi a composé sur la galerie de M. Crespi. Ce livre est achevé. On l'imprime en ce moment. Et puis, j'ai déniché pour cette collection deux ou trois pièces rares. Enfin, j'ai eu mon œuf de Colomb,--j'appelle ainsi ma trouvaille, elle était si simple!--cette résurrection de l'_Amico di Solario_, de ce Cristoforo Saronno dont vous ne connaissez pas encore le chef-d'œuvre... Vous verrez! Vous verrez!... Christiane a pris cette occasion pour déclarer à son père qu'elle m'aimait et qu'elle n'épouserait personne que moi. Nous nous sommes fiancés ici, où M. Boudron est venu, cela entre nous, pour essayer d'acheter ce chef-d'œuvre de l'_Amico_ justement, le portrait de femme de la marquise Ariosti. Par malheur, les journaux ont déjà polémiqué. La marquise sait le prix de son tableau. Elle en demande cinquante mille francs. Il en vaudra cent mille, quand mon livre sur Cristoforo Saronno aura paru. Je compte en offrir le premier exemplaire à Mme George Courmansel, née Christiane Boudron, le matin de notre mariage. Mais il faut que vous voyiez ce tableau, vous. Il le faut. Mme Ariosti en est un peu jalouse. Si elle ouvrait sa porte, l'Europe défilerait chez elle. A moi, elle ne peut rien me refuser. Dès demain j'aurai arrangé cette visite...» V Je devais, en effet, grâce à cette toute puissante protection, le voir de tout près, ce portrait dont je ne doute pas qu'il ne perpétue à jamais la gloire de l'_Amico di Solario_ et de son découvreur, mais dans quelles conditions de comique fantasmagorie! Cette visite chez Mme Ariosti n'eut lieu que le surlendemain. Avant d'y arriver, laissez-moi, Madame, prendre le chemin des écoliers et vous silhouetter encore deux acteurs essentiels dans la petite comédie que je vous raconte. Vous avez deviné qu'il s'agit de M. et de Mlle Boudron. Je ne connaissais George Courmansel que depuis quelques heures; déjà il m'avait présenté à son futur beau-père et à la jeune fille, avec la même bonhomie cordiale qui lui avait fait me raconter aussitôt l'idylle de ses fiançailles. J'étais dans le hall de l'hôtel, en train de me balancer sur un fauteuil à bascule après dîner, et d'imiter l'Anglais de l'après-midi, sauf qu'au lieu de pipe je fumais un cigare. Au lieu de whiskey et de soda, je m'empoisonnais d'un vitriol savamment jauni dans un laboratoire, puis monastiquement baptisé du nom de chartreuse. Je vois apparaître Mons Courmansel, le nez à l'évent, comme toujours, et ses gros yeux bleus aux aguets derrière ses lunettes serties d'or. Il m'aperçoit et il fonce sur moi, comme sur un Cristoforo Saronno: --«Je vous cherchais,» me dit-il. «M. Boudron voudrait tant faire votre connaissance!... C'est un de vos grands admirateurs, mon cher Maître. Si vous me permettez, je vous conduis dans son salon. Il vous attend.» Vous m'avez souvent reproché, Madame, ce que vous appelez irrévérencieusement le «chipisme» des artistes et des gens de lettres dans le monde. Vous prétendez que nous ne nous trouvons jamais traités avec assez de déférence. Avons-nous si tort? On nous y donne trop volontiers le rôle de la bête savante que l'on promène au doigt et à l'œil pour amuser l'honorable société. Sur ce chapitre, les bourgeois valent les ducs. M. Boudron trouvait fort naturel de m'inviter à monter chez lui, par un tiers, tout comme les grandes dames habillées par lui avaient dû trouver naturel de le convoquer à domicile. Qu'est-ce qu'un peintre pour un millionnaire? Un ouvrier en couleurs qu'il paie quinze ou vingt mille francs le portrait. Le procédé était si peu cérémonieux que j'hésitai une minute, pour céder devant la supplication du visage de Courmansel: --«J'ai promis de vous amener...» insistait-il. «Vous me ferez gronder, si je n'arrive pas à vous décider...» Une terreur passait devant ses yeux, qui excita, je dois vous l'avouer, ma curiosité plus que ma pitié. On ne devient pas un portraitiste professionnel, sans développer en soi un goût de la nature humaine qui doit être, j'imagine, celui des vrais romanciers. Au fond, cette petite histoire sentimentale, si bizarrement emmêlée à des préoccupations de critique d'art, m'intéressait déjà. Qui donc était cette fille d'un commerçant enrichi, assez originale pour vouloir, avec sa dot, épouser ce pédantesque maniaque, digne d'enseigner l'esthétique à Kœnigsberg ou à Tubingue, chez les barbares? Qui, ce commerçant lui-même, cet ancien rapin transformé en grand couturier? J'acceptai donc de suivre le fiancé. Il m'introduisait quelques instants plus tard, dans un salon d'hôtel. Devant une table et les débris d'un dessert, un homme de mon âge et une jeune fille, étaient installés, lui en _smoking_, elle en toilette du soir, au lieu que George Courmansel n'avait pas quitté sa jaquette et ses bottines jaunes de l'après-midi. Moi-même je m'étais mis aussi en _smoking_, machinalement, parce que mon domestique m'avait préparé mes vêtements. Je ne prévoyais guère que cette involontaire élégance vaudrait à mon barnum un coup de boutoir immédiat. J'allais dès la première minute savoir le degré de bienveillance avec lequel le père de Christiane traiterait son gendre! Les phrases de banale politesse étaient à peine échangées que M. Bourdron se tournait vers Courmansel, et, ironiquement, avec cette gouaillerie brutale particulière aux gens riches de médiocre éducation: --«Hé bien! George. Il me semble que M. Monfrey n'est pas un bourgeois, et vous voyez qu'il s'habille le soir?... C'est une vieille querelle que je fais à ce grand garçon», ajouta-t-il en se retournant vers moi: «Je lui dis toujours: un intellectuel peut être un homme du monde...» --«George a tant à travailler, en ce moment, pour finir son livre,» interrompit la jeune fille, d'une voix qui, aussitôt, me la rendit chère,--la voix de ses yeux, si vrais, si loyaux, si tendres! J'ai su depuis qu'elle avait vingt-quatre ans déjà. Elle en paraissait à peine dix-huit. Tout en elle n'était que grâce et fragilité. Elle avait une petite tête de statuette grecque sur des épaules un peu trop minces, des traits délicats d'une finesse comme miniaturée. Si j'avais pu écouter son cœur, en ce moment, je l'aurais senti palpiter d'émotion. La rude apostrophe à son fiancé la frappait comme d'un choc. Évidemment le père avait pour elle cette affection profonde qu'inspirent aux êtres très robustes ces créatures qui semblent trop grêles pour la vie. Il ne la comprenait pas assez pour lui épargner les secousses de ses brusqueries. Il l'aimait trop pour ne pas lui céder, dès qu'elle lui parlait avec cette voix, un peu étouffée, où son instinct paternel devinait une peine, sans que sa grossièreté native lui permît de passer de l'effet à la cause et de corriger ses manières trop brusques. Que j'en ai connu, de ces pères et de ces maris, d'étoffe rude, de tempérament épais, et qui se trouvaient avoir, celui-ci pour fille, celui-là pour femme, de ces créatures toutes pareilles aux mimosas, à ces plantes animalement sensibles, qu'un froissement fait frissonner, se contracter! Que j'en ai vu, de ces fleurs vivantes, dépérir, se faner, au voisinage constant d'êtres trop bruyants, trop affirmatifs, trop forts, qui leur faisaient du mal par leur simple existence, sans même s'en douter, qui les tuaient, quelquefois en les chérissant! Cette différence foncière de nature avait dû être la tragédie secrète du foyer du veuf. Ainsi s'expliquait l'amour de la jeune fille pour son cousin. Elle avait été prise par ses manières douces et conciliantes, par ce caractère de savant, combatif dans le seul domaine des idées, et, pour tout le reste, incertain jusqu'à la faiblesse, ennemi de l'action jusqu'à la pusillanimité. Devant la phrase agressive de M. Boudron, Courmansel demeurait décontenancé, très rouge, et il balbutiait avec un sourire contraint: --«Mais si je ne me suis pas habillé, ç'a été pour ne pas vous faire attendre, Christiane et vous...» --«Et moi,» dis-je à mon tour en m'adressant au couturier collectionneur, «si je n'avais pas pensé que je pouvais aller ce soir au palais Varegnana, je ne me serais certes pas harnaché de la sorte...» --«Vous connaissez M. le comte Varegnana, monsieur?» interrompit de nouveau la jeune fille. Elle m'avait coulé un regard d'une reconnaissance émue, pour l'appui donné à son fiancé, et tout de suite elle s'emparait de la phrase que j'avais prononcée, non sans intention. Elle essayait de mettre l'entretien sur un terrain où M. Boudron et George Courmansel s'entendissent et où brillât celui qu'elle aimait. Nul doute qu'elle ne fût un peu humiliée du rôle inférieur imposé par son père au jeune homme. La facilité de ce dernier à l'accepter ne lui plaisait guère plus. Le subtil génie féminin est ainsi: on dirait qu'il possède un sens spécial pour apprécier, dans les rapports d'homme à homme, ces nuances qui manifestent les affirmations ou les reculs d'une personnalité vis-à-vis d'une autre. Et elle continuait: «Vous avez vu chez lui le portrait attribué faussement à Léonard de Vinci, et dont George a découvert le véritable auteur? N'est-ce pas, l'on éprouve une intime satisfaction à voir un génie ignoré reconquérir l'honneur qui lui était dû?...» Ses douces prunelles, si clairement brunes dans son teint d'une jolie pâleur, s'étaient tournées, cette fois, vers l'initiateur de cette justice posthume. Courmansel lui dit merci par le rougissement de plaisir avec lequel il accueillit cet éloge. Il avait senti qu'elle voulait réparer le procédé par trop familier de son père. Il l'aimait autant qu'il en était aimé. Le père n'observait pas le manège muet des fiancés. Mais à la manière dont il me regarda, de son côté, tandis que sa fille hasardait cette allusion directe à la grande découverte de son futur gendre, ses sentiments pour le jeune homme achevèrent de s'éclairer pour moi. Il subissait la suggestion de Christiane, et quelque chose en lui luttait encore. Il admirait Courmansel, comme il eût accepté un effet de commerce douteux, «sous toutes réserves». Il y avait entre eux cet antagonisme radical des tempéraments qui veut qu'un chat et un chien, mis en face l'un de l'autre, s'affrontent aussitôt. M. Boudron était un type accompli d'un certain bourgeois Parisien de nos jours: par sa tenue, très astiquée, la coupe militaire de ses cheveux en brosse, une sveltesse relative de ses mouvements, due au massage et à l'escrime, il donnait l'idée de ce que j'appelle «l'homme des répétitions générales»--«l'homme des premières» ayant rejoint depuis longtemps le «boulevardier» au pays des vieilles modes. Les personnages de ce type, tiennent du viveur, de l'artiste et du _sportsman_. J'eus l'impression très vite que M. Boudron copiait quelqu'un. En cherchant bien, je reconnus qu'il imitait le genre de mon confrère Maxime Fauriel, le pastelliste. Il a pris à Maxime son port de tête, ses intonations un peu sèches, sa barbe taillée en pointe, à la Henri III, son monocle carré et attaché par un large ruban de moire qu'une agrafe d'or pique au gilet. Mais Fauriel garde, à travers tout ce cabotinage, sa physionomie spirituelle et aisée de gamin de Paris, au lieu que son faux-sosie laissait deviner à chaque geste, à chaque parole, de la tension à la fois et de l'incertitude. Il n'était pas sûr de ses effets. Cependant l'habitude des succès dans une carrière ne va pas sans de réelles supériorités d'intelligence et d'énergie. Le notable commerçant en avait conscience, et cette hésitation dans son personnage joué n'empêchait pas chez lui l'orgueil profond de l'individu habitué à commander. Il avait entrepris sa galerie par un curieux mélange de sentiments: le ressouvenir de ses premières ambitions d'apprenti peintre, la gloriole d'être cité dans les journaux et de faire les honneurs de ses tableaux à des amateurs célèbres, l'idée aussi de la «grande vente» en cas de revers de fortune. George Courmansel, en l'aidant de ses conseils, comme il s'en vantait, pour quelques achats, l'avait tout ensemble subjugué et humilié. Très sensible à ce défaut du laisser-aller extérieur que l'absorption dans leurs idées entretient aisément chez les hommes d'étude, Boudron nourrissait contre le talent du fiancé de sa fille une hostilité combattue par une involontaire déférence. De là cette curiosité aiguë de son regard. Il allait savoir comment moi, un peintre arrivé, commandeur de la Légion d'honneur, exposé au Luxembourg, je jugeais la soi-disant découverte du critique, à la veille de révolutionner l'histoire de l'art. Et puis mon opinion pouvait avoir son influence sur une décision très importante. Le couturier, millionnaire mais avisé, hésitait encore à payer cinquante mille francs le tableau légué par feu le comte Pappalardo à la marquise Ariosti. Son expression se fit plus avenante pour le conseilleur de cet achat quand j'eus déclaré, appuyant de ma complaisance, à demi sincère, l'enthousiasme de Christiane: --«Oui, Mademoiselle, j'ai vu ou plutôt revu ce portrait de femme. Il me restait dans la mémoire comme si remarquable, que je me suis arrêté à Milan, un peu à cause de lui... Varegnana m'a raconté par quelles merveilles d'ingéniosité M. Courmansel a déterminé l'origine de cette peinture. Je suis de votre avis: redresser l'injustice de la postérité envers un artiste méconnu, c'est une très noble mission et bien digne qu'un homme de cœur y consacre sa vie.» --«Vous me comblez, cher Maître,» dit George Courmansel, «mais je vous avoue que je n'ai pas des ambitions si hautes. Les besognes de la Science ne sont ni nobles ni le contraire. Elles sont vraies...» --«C'est le point où je me sépare de lui, Monsieur Monfrey,» reprit à son tour M. Boudron. «Je ne suis qu'un commerçant, mais j'aime les tableaux pour eux-mêmes, parce qu'ils sont beaux, comme on aime les fleurs, les femmes, la musique, le vin, tout ce qui exalte, tout ce qui grise. George aime les tableaux comme un botaniste aime les plantes, pour les mettre dans ses herbiers et les étiqueter. Mon système est le bon. Qu'il soit de Léonard ou de Cristoforo, le portrait Varegnana n'en est ni plus admirable, ni moins. Ai-je raison?» --«Tu ne voudrais pourtant pas que ton Jean Bellin, celui que George t'a trouvé, ne fût pas authentique?» interrogea malicieusement Christiane. «Moi aussi papa, ai-je raison?» --«Mon Bellin?» s'écria le père. «Il n'y a pas moyen de le discuter, celui-là, avec sa signature en capitales dans son cartouche et une des deux _L_ plus haute que l'autre... Mais voulez-vous en voir la photographie?» me demanda-t-il. «George, sonnez donc pour que l'on desserve... --Bon. Merci...» La diplomatique jeune fille avait de nouveau employé, pour couper court à la discussion, le plus sûr moyen. Quand le collectionneur eut commencé d'ouvrir, sur la table devenue libre, le portefeuille qui contenait, avec la reproduction du Bellin, celle de toutes les pièces de son musée, il parut oublier jusqu'à l'existence de son futur gendre. Ses mains de rhumatisant, aux doigts noués par les excès de bonne chère et l'absence d'exercice, mettaient, à étaler les épreuves, les unes après les autres, le même soin que jadis à ouvrir des pièces de soie tissées spécialement à Lyon devant les clientes émerveillées. Il y avait pour moi quelque chose de pathétique, et qui me fit lui pardonner ses rudesses, dans sa visible piété de demi-ignorant pour les œuvres, vraiment très rares, dont son argent, gagné au rebours de sa vocation première, le faisait possesseur. J'admirai aussi que, dans ce commencement du vingtième siècle, l'Italie, cette Italie fouillée, refouillée, raclée par toutes les avidités de tous les amateurs des deux mondes, fût encore si riche? En quelques années un nouveau venu avait pu y découvrir ce Jean Bellin, une très authentique et très saisissante _Transfiguration_, digne de celle du musée Correr, à Venise,--une esquisse d'Andrea del Sarto--un indiscutable _Saint Sébastien_, de ce sec et vigoureux Ferrarais, Cosimo Tura,--une non moins indiscutable _Nativité_, de Francesco di Giorgio Martini, le Siennois,--enfin une dizaine de merveilles, dont leur récent acquéreur était justement fier. De chacune il avait sept ou huit photographies, représentant l'ensemble et les détails. Tandis qu'il me les nommait, tantôt lui-même, tantôt sa fille, tantôt Courmansel énonçaient des impressions. Rien qu'à ces remarques, j'aurais pu deviner le drame latent de ces fiançailles. Les deux hommes manifestaient une irréductible antithèse de nature, par leur seule façon de réagir devant ces chefs-d'œuvre. Ils les aimaient certes l'un et l'autre, mais si différemment! Et quel tact la jeune fille mettait à sans cesse éviter les heurts par des questions à côté! Rieuse,--mais un petit tremblement de ses lèvres démentait ce rire,--elle disait: «Tu te rappelles, père, quand nous sommes allés dans cette villa près de Sienne, où l'on nous avait raconté qu'il y avait des tableaux anciens?... Et le cocher qui nous expliquait pourquoi un château se nommait _Belcaro_? Beau, mais cher.--_Bel ma caro_, aurait dit le général Espagnol qui l'avait pris après un sanglant assaut...» C'était pour moi qu'elle évoquait ce souvenir,--en apparence. Elle disait encore: «C'était le jour anniversaire de ma vingtième année que tu as acheté cette _Daphné_ que George attribue aujourd'hui à Bramantino? Tu en avais tant de désir avant et tant de plaisir après, que tu as oublié de me souhaiter ma fête. Est-ce vrai?...» --«C'est vrai,» répondit le père, «mais aussi, cher Maître, quelle grâce dans cette Daphné! Est-ce une _mâtine_, hein? Quelle jolie manière de poser ses _petons_! Et dans ses cheveux qui se changent en branche, quelle souplesse!... Et cet Apollon, quel _gaillard_!...» --«Je ne l'attribue pas à Bramantino», dit le fiancé qui souligna sa certitude: «Elle est de Bramantino. Les mains et les oreilles ne permettent pas le doute: ces mains aux doigts longs, fuselés, maigres, les deux premiers réunis, les deux seconds écartés, ces oreilles, longues aussi, avec le lobe d'en bas très développé, presque pointu... Tenez, je vais vous montrer dans le livre de Morelli...» Et, avisant sur une console un volume fatigué par un quotidien usage, il me désignait une série d'oreilles et de mains, données comme exemples par l'auteur. Des notes au crayon couvraient les marges. Elles étaient de son écriture. «J'ai indiqué plusieurs autres tableaux dont Morelli ne parle pas, où les mêmes signes se retrouvent...» Il y avait là tout un symbole. Courmansel n'arrivait aux arts qu'à travers le document imprimé. Boudron y allait franchement, directement, mais sans s'affiner. _Mâtine_, _gaillard_ et _petons_ manquaient par trop de quattro-*centisme. Et pourtant comme cette manière un peu commune de sentir était un guide plus sûr que l'érudition de l'autre! Le tailleur pour dames devait, dès ce soir-là, donner de cette sagacité instinctive une preuve dont je n'ai saisi la valeur que plus tard. A un moment, et comme Christiane ramassait les cartons que nous avions fini d'examiner, pour les ranger de nouveau dans le porte-feuille, je demandai au fiancé: --«Vous ne pourriez pas me montrer une reproduction du portrait de la galerie Ariosti?» --«Je n'en ai pas», répondit-il, un peu penaud. «Cela me gêne beaucoup pour mon livre. La marquise refuse d'en donner les photographies, même à moi. Je vous ai dit déjà qu'elle était un peu jalouse de ses tableaux.» --«Et elle laisse vendre dans les boutiques des reproductions de tous les autres en cartes postales!»... interrompit M. Boudron. «Est-ce que cela ne vous paraît pas louche, cher Maître?» --«C'est qu'elle n'en a pas un second de cette importance», dit vivement Christiane. «Personne ne pensait auparavant à visiter sa galerie. Il n'y avait là que des choses de second ordre. Maintenant, si elle ne fermait pas sa porte, l'Europe et l'Amérique y défileraient. Pensez donc, une telle découverte!» --«C'est possible», reprit le père, «mais elle ne se conduirait pas autrement, si elle doutait de l'authenticité du tableau.» --«Ah!» s'écria George Courmansel avec un sourire de triomphe, «comme je voudrais qu'elle en doutât! Nous aurions ce chef-d'œuvre pour un morceau de pain...» --«Au lieu qu'elle en veut cinquante mille francs», dit le couturier collectionneur. «Je n'ai payé mon Jean Bellin que dix mille.» --«On ne savait pas que c'était un Jean Bellin», répliqua le jeune homme... «Mais aussi vrai que c'est un Jean Bellin, aussi vrai ce portrait du palais Ariosti est de Cristoforo Saronno, et je vous l'ai déjà dit, c'est cent mille francs qu'il vaudra dans dix ans. Allez, M. Ralph Kennedy ne tournerait pas autour, si je me trompais... C'est un millionnaire américain qui ravage l'Italie depuis cette année. Le mot n'est que juste. Vous ne soupçonnez pas ce qu'il a déjà enlevé!» --«Mais qui nous a parlé des intentions de Kennedy? Mme Ariosti. Nous savons, nous, qu'il est à Milan, et c'est tout. Je me défie de cela encore... Mais, cher Maître, vous verrez le tableau. Que ce soit une bonne chose, je ne dis pas. La tiare du Louvre aussi était une bonne chose.» --«Je vous l'avais déclarée fausse dès le premier jour», interrompit Courmansel, «et ce n'était pas ma partie.» VI Que le jeune homme sentît l'aversion cachée du père de sa fiancée, j'en reçus la confidence même de sa bouche, ce surlendemain auquel j'arrive, et tandis que nous gagnions de compagnie le palais Ariosti. La marquise avait fait attendre sa réponse vingt-quatre heures. J'avais passé ces deux jours à m'exalter et à me meurtrir le cœur tour à tour, dans les délices et les mélancolies des villes _revisitées_. Vous n'aurez pas toujours vos vingt-six ans, Madame, ni cette élasticité intérieure. A cet âge on est si nouveau aux choses, et les choses vous sont si nouvelles! Dès l'heure où l'on aime à se ressouvenir, on vieillit. Je suis vieux alors, ah! bien vieux. Excepté pour ce qui vous touche, je n'ai plus d'émotions que rétrospectives. J'avais donc erré à travers les musées et les églises de Milan, y cherchant, y retrouvant tant de nobles œuvres dont je vous ai déjà nommé les auteurs,--y cherchant, y retrouvant mon fantôme, un autre moi-même, un Monfrey bien différent du désabusé d'aujourd'hui, non point par la sensibilité, mais par l'espérance, mais par cette fièvre d'attente, ce frissonnement enivré du départ pour la vie.--Rien n'avait changé, au contraire, des tableaux d'autrefois. Quelle leçon pour un artiste! Quel conseil d'appuyer son être sur son art tout simplement, sur cette besogne qui, réussie ou manquée, échappe du moins à l'action meurtrière du temps! La sensation nous déçoit. Le sentiment nous trompe. Ceux ou celles que nous aimons vieillissent et changent. La beauté, une fois fixée sur une toile, sur un pan de muraille, sur un panneau, survit dans son impérissable jeunesse aux yeux qui l'ont contemplée, à la main qui l'a copiée, au cœur qui l'a idolâtrée. C'est vrai, mais la Beauté peinte ou sculptée, si elle ne périt pas, n'aime pas. Si les bouches de femmes qui sourient dans les tableaux ne se fanent pas, si elles ne mentent pas, elles ne prononceront jamais de ces paroles qui ouvrent devant notre âme extasiée les perspectives infinies du bonheur. Toutes ces idées,--d'autres encore que je ne vous dis pas, à quoi bon?--remuées en moi par ces courses à travers cette ville, chère à ma première jeunesse, m'avaient attendri profondément. Elles faisaient de moi un auditeur de choix pour un amoureux, comme ce naïf George Courmansel, en plein élan de sa destinée. N'était-il pas à l'aube de ce rêve réalisé: un mariage d'amour? Je l'écoutais donc me dire, d'un accent si frémissant, si vrai: --«Ah! cher Maître, vous ne vous doutez pas du service que vous m'avez rendu avant-hier.... Je peux bien vous avouer cela: M. Boudron n'est pas toujours très juste pour moi. C'est si naturel. Il a aimé passionnément sa femme. Notre bonheur, à Christiane et à moi, l'irrite par instants,--sans même qu'il s'en doute. Nous lui rendons trop présent un passé qui lui a été trop cher.--Alors, tout lui sert de prétexte pour me bousculer, vous avez vu, depuis mon oubli de m'habiller, l'autre soir, jusqu'au refus opposé par la marquise Ariosti à mes demandes de photographies... Mais il m'aime, au fond, et il est si heureux quand on me montre de la bienveillance. Ce que vous avez dit de ma découverte, à propos du prétendu Léonard, lui est allé au cœur. Il en a parlé à Christiane. «Décidément,» lui a-t-il dit, «notre George est quelqu'un.» Et il a ajouté: «Nous le verrons à l'Institut.»... Ah! si je pouvais en être, bien des préventions qu'il a, tomberaient! Si j'avais seulement le prix Bordin que l'Académie des Beaux-Arts décerne au meilleur ouvrage sur l'esthétique et l'histoire de la peinture?... Car enfin, quand mon _Cristoforo_ paraîtra, ce sera tout de même un fier morceau d'histoire de la peinture. Tâchez de lui dire combien vous aurez aimé le tableau que nous allons voir. Car vous l'aimerez. Je me fais d'avance une fête de votre surprise... Et si vous étiez déçu,--on ne sait jamais,--ne le lui dites pas trop. Mais vous ne serez pas déçu...» Il me prononçait cette demi-objurgation devant la porte de la casa Ariosti, une grande bâtisse toute neuve au premier étage de laquelle--le _piano nobile_--habitait la marquise. J'avais vu, l'avant-veille, chez le comte Varegnana, le type de la grande existence Italienne historique, pour dire le vrai mot. L'appartement de Mme Ariosti me représentait la vie Italienne moderne que je goûte peu. Elle est trop imitée, trop plaquée. Un maître d'hôtel nous reçut, vêtu à la mode anglaise, avec le frac noir et le pantalon gris. Le salon où nous entrâmes était meublé à la française, avec les bois clairs et sobres de notre dix-huitième siècle, déplacés ici, alors qu'il est si facile de trouver, dans la Vénétie toute voisine, de ces adorables mobiliers, d'un _rococo_ un peu baroque, mais exquis de fantaisie originale et locale. La marquise elle-même trônait là, ayant à sa portée, sur sa table, le dernier roman français, et habillée dans un demi-deuil suprêmement élégant, qui fleurait la rue de la Paix. L'œil exercé de M. Boudron n'y aurait certes pas démêlé une faute d'orthographe. J'avais devant moi une Parisienne, ou qui se voulait telle. La parfaite correction de sa toilette, _up to date_,--comme disent si drôlement les Yankees, _à hauteur de date_,--n'empêchait pas que le caractère de son visage, plutôt laid d'ailleurs et trop creusé pour ses trente-cinq ans, ne restât profondément individuel et tout à fait de son pays. Mme Ariosti avait ce sérieux du regard, cette réflexion dans le pli de la bouche, cette force de la physionomie qui se rencontrent si souvent de ce côté des Alpes et si rarement de l'autre. Deux personnages lui tenaient compagnie. L'un était un grand et fort jeune homme qui n'offrait pas un moindre contraste entre sa mise et sa mine que la maîtresse du logis: son teint d'une pâleur mate, ses cheveux très noirs, ses prunelles sombres et chaudes dénonçaient le Méridional, et il n'avait rien sur lui qui ne vînt de Londres, depuis ses bottines vernies jusqu'à sa cravate, et depuis son veston jusqu'à la cigarette à bout de liège qu'il continua de fumer, après nous avoir salués, avec un flegme tout britannique. Mais quels yeux! La finesse aiguë et presque sauvage d'un compatriote de Machiavel y avait passé pour me sonder jusqu'au tuf. L'autre visiteur, lui, pouvait avoir quarante-cinq ans, cinquante, soixante ans. Comment déchiffrer un âge sur une face glabre et grise d'Américain et dans une physiologie toute en os et en nerfs? Seule la nationalité du personnage ne permettait pas une minute de doute. Le flegme de celui-là n'était pas acquis. Son anglomanie--lui aussi ne portait rien qui ne vînt de Regent Street et de Piccadilly--s'accordait à son type. Ses yeux d'un bleu clair et froid ne démentaient pas l'impassibilité avec laquelle il nous salua, quand la marquise Ariosti nous eut présentés les uns aux autres: --«Monsieur le prince de San Cataldo... Monsieur Ralph Kennedy...» Ce nom n'eut pas plus tôt été prononcé, que la phrase du défiant M. Boudron me revint à la pensée. La rencontre entre le collectionneur d'outre-mer et le futur gendre de l'amateur parisien était trop évidemment préméditée, et non moins préméditée la présence du prince napolitain. J'ai su depuis qu'il était l'ami fidèle de la marquise. Les deux complices dans la vente du tableau en litige se partageaient la surveillance des deux acheteurs possibles. Cependant, Mme Ariosti commençait, en s'adressant à moi, une longue histoire: --«C'est un grand honneur pour moi, cher Maître (Elle aussi!), que votre visite... M. George Courmansel m'a écrit que vous désiriez voir le tableau qu'il attribue à l'_Amico d'Andrea da Solario_... Ce n'est pas grand'chose. Mais j'y tiens beaucoup. Il m'a été légué par le meilleur ami de mon pauvre mari. Le défunt marquis Ariosti et le comte Pappalardo s'aimaient comme deux frères. Ce tableau me les rappelle tous deux... Il m'est cher, bien cher...» Le visage de la veuve inconsolée exprima cette mélancolie sans remède qu'un vieux proverbe de je ne sais quelle province française raille si gaiement: «Cheveux de veuve coupés, remariage dans l'année.» Mme Ariosti avait dû, aux funérailles de feu son époux, être admirable de tragique. Probablement une grande mèche de ses beaux cheveux noirs reposait en effet dans le cercueil, roulée autour des mains jointes du marquis. Le proverbe avait pourtant menti, grâce à la précaution que le sagace gentilhomme avait prise. J'ai encore su cela depuis. Il avait légué sa fortune à la marquise, sous condition. Une nouvelle union lui aurait coûté cent mille francs de rente qui seraient allés à un neveu. Que ceci soit une excuse auprès de votre sévérité, Madame, et de votre _gratin_, pour la _combinazione_ qui installait chez la veuve un consolateur inavoué! Durant cette courte oraison funèbre, le Napolitain avait eu d'ailleurs une tenue incomparable. Les bouffées de sa cigarette étaient montées vers le plafond avec componction, et le silencieux dégoût du _gentleman_, froissé dans sa délicatesse la plus intime, contracta son visage expressif quand le libre citoyen des États-Unis répondit en français, avec un accent qui ajoutait au comique de son observation: --«_Well!_ Cela, Madame, est le prix du tableau pour vous, qui vendez. Cela n'est pas son prix pour moi, qui achète.» Je reconnus à cette réponse qu'en dépit de ses élégances vestimentaires et de ses acquisitions artistiques, M. Ralph Kennedy appartenait à la plus grossière variété des millionnaires de son pays. Il n'y a guère de milieu, dans cette étrange coterie des magnats du dollar. Ils se raffinent ou ils se brutalisent à l'excès. La marquise Ariosti ne parut pas avoir entendu cette phrase, qui continuait sans doute une conversation commencée avant notre arrivée. Elle reprit, en s'adressant toujours à moi: --«Vous vous étonnerez, cher Maître, de ce que M. Courmansel vous aura dit sans doute, que, tenant à ce tableau comme j'y tiens, j'aie pu accepter l'idée de m'en défaire. Il vous aura dit aussi que le défunt marquis avait créé un Institut technique de dentelle, pour restaurer une industrie d'art qui fut une des gloires de notre ville. Vous connaissez bien le point de Milan?... L'avenir de cette fondation était sa constante pensée, durant sa dernière maladie. Il lui a par son testament attribué les revenus d'une de nos terres... Cette année-ci a été très pluvieuse. Une inondation a fait des dégâts qui ont compromis les récoltes... C'est à ce moment que M. Courmansel a découvert la valeur de ce tableau, dont nous savions bien qu'il était d'auteur. Nous ne savions pas de quel auteur. En même temps, il m'a présenté quelqu'un qui m'a fait une offre. J'ai cru voir là une coïncidence qui n'était pas uniquement naturelle... Vous allez rire, mais nous autres Italiens--que voulez-vous?--nous restons croyants, très croyants... Ah! ce sera un déchirement que de me séparer de ce tableau, si je m'en sépare... Mais de tous les hommages que l'on peut rendre à un mort, ne faut-il pas préférer celui qui s'adresse à son œuvre, au meilleur de sa pensée et de son âme?...» --«Je ne m'étais pas permis, Madame la Marquise,» dit Courmansel, «de répéter à M. Monfrey ces raisons qui font tant d'honneur à votre sensibilité.» Le coquebin scientifique était de bonne foi en collaborant ainsi à ce que j'ai su depuis être une effrontée comédie. Une voix répéta, comme un écho: --«Tant d'honneur...» C'était celle du fumeur de cigarettes, du subtil San Cataldo qui jugea sans doute,--à quels signes? je me le demande--que je n'étais pas suffisamment ému par l'hommage rendu aux mânes de l'époux. Car il interrompit cette moderne matrone d'Éphèse en ajoutant: --«Mais, Marquise, le temps de M. Monfrey est précieux. Si vous le permettez, je le mènerai voir la peinture...» --«Non, Berto,» répondit Mme Ariosti. «J'irai bien moi-même...» Elle se leva. Nous la suivîmes dans un salon plus petit, aux murs duquel étaient suspendus plusieurs tableaux, dont un, voilé d'un rideau de soie noire. La marquise vint à lui d'un pas presque religieux. De sa fine main blanche, elle tira doucement ce rideau, et elle dit avec solennité: --«Le voici.» VII Je vous ai annoncé, Madame, une histoire destinée à vous faire rire, et jusqu'ici vous vous serez demandé: «Que voit-il de comique là-dedans? la débaptisation d'un tableau douteux,--celui du comte Varegnana,--ou les sentimentalismes par hasard bien placés d'un jeune pédant? Les tendres délicatesses d'une fiancée, ou les brutalités d'un commerçant enrichi, les rudesses d'un Américain du même type, ou les hypocrisies d'une veuve?...» Mais que direz-vous de ce spectacle: ladite veuve esquissant un geste solennel, le _patito_ allumant une nouvelle cigarette pour mieux nous observer à travers un masque de fumée, M. Ralph Kennedy assurant sur son nez carré des besicles à la Chardin,--comme il sied à un amateur artiste,--George Courmansel ouvrant ses yeux, ses narines, sa bouche, avec l'attitude d'un saint François de fresque en train de recevoir les stigmates,--et moi, dans ce groupe, regardant le panneau, et retenant avec peine un cri,--celui d'un étonnement dont, encore aujourd'hui, je ne suis pas tout à fait remis? Dans ce portrait de femme, attribué par l'élève de Morelli à l'_Amico_ mystérieux d'Andrea Solario, à ce Cristoforo ignoré jusqu'alors et désormais illustre, je venais de reconnaître--ou de croire reconnaître--une peinture exécutée voici vingt-cinq ans. Et par qui?... Mais par votre serviteur lui-même, Madame, par M. Léon Monfrey en personne, alors que, simple rapin, ayant manqué son prix de Rome--il vous l'a raconté déjà--il séjournait, petitement, mais librement, à ses frais, dans la ville des Césars, des Papes et de Raphaël!... Était-ce possible? N'étais-je pas le jouet d'une de ces ressemblances qui tiennent de l'hallucination?... Ce portrait, immobile dans son cadre antique, montrait bien ces tons dorés de la chair, ces nuances éteintes des étoffes que peut seule donner la patine de l'âge. Il était comme usé, comme râpé. Un craquelage de vieille faïence vous avertissait de ne pas toucher cet objet fragile, de ne pas endommager cette épave arrachée à la destruction des temps. Ce panneau était criblé de petits trous qui dénonçaient l'acharnement séculaire des vers à dévorer cette lamelle de bois, comme d'autres vers avaient sans doute dévoré le chêne ou le sapin du cercueil dans lequel on avait couché la morte dont c'était l'image. Les lettres de la signature s'étaient effritées en partie... Oui, tous ces détails, merveilleusement machinés, me juraient que je me trompais... Et pourtant, non, je ne me trompais pas. C'était bien là le portrait de la petite Ginevra Ferrari, la pauvre fille qui me servait de modèle, voici un quart de siècle. Ce panneau, moins vermiculé alors, mais déjà d'un bois très vénérable, c'était bien celui que l'antiquaire de la via Condotti m'avait apporté un matin. J'avais eu besoin de quatre cents francs. Mes camarades m'avaient dit que ce personnage, qui répondait au nom d'Ignazio Sanfré, procurait volontiers de l'argent aux artistes pauvres. Le père Sanfré m'avait accueilli par ces mots: «Jeune homme, vous avez du talent. Je le sais. Voulez-vous me faire un bon tableau du quinzième? Vous aurez vos quatre cents francs».--«Pourquoi pas?» avais-je répondu. Je vous accorde, Madame, qu'il eût été plus scrupuleux de refuser. Car enfin--et j'en avais la preuve devant moi--un antiquaire ne vous commande pas un tableau faux pour le garder dans sa boutique. Il se propose de le vendre. A cette époque, je ne raisonnais pas tant. Toute ma morale, à moi, c'était mon art. Je m'étais dit: «Ça va m'amuser d'exécuter un beau pastiche.» Et, me souvenant de la tête du palais Varegnana, j'avais essayé de fabriquer mon faux dans la manière de Léonard et de ses élèves. Par gaminerie, ma besogne achevée, j'avais, en lettres majuscules, signé le panneau ainsi: P. X. T. F. RIUS. M. PARISIENSIS. _Pinxit Falsarius M... Parisiensis._ Cette inscription latine signifiait: _Monfrey, Parisien et faussaire a peint ce portrait_. Le père Sanfré n'avait pas pipé devant cette signature: «Hé! Hé!» avait-il dit simplement, «voilà un métier tout trouvé pour vous, jeune homme. Quand j'aurai travaillé cette bonne femme à ma façon, vous-même vous ne la reconnaîtrez pas...» Il avait tenu parole. C'était vrai que je n'osais pas reconnaître, dans ce chef-d'œuvre de truquage, mon «beau pastiche» d'autrefois. Ce n'était plus un pastiche, c'était un magistral morceau à tromper le regard le plus exercé,--mais pas le mien. Je m'étais amusé à copier à la loupe un signe que Ginevra avait au coin de la bouche. Le signe y était. J'avais, dans le liseré d'or et d'argent qui bordait l'étoffe du corsage, dessiné un entrelacs qui faisait monogramme. J'y avais mis son petit nom: _Ginevra Ferrari_. Je pus lire presque toutes les lettres. De la signature, que la main savante d'Ignazio avait particulièrement maquillée, il restait un X, un R, la syllabe US, le M, un I, et la terminaison ENSIS. C'était de quoi achever de lever tous mes doutes, s'il m'en était resté. Ces débris s'encastraient avec une exactitude absolue dans mon inscription primitive. Donc!... Mon saisissement à retrouver cette trace des folies de ma jeunesse,--c'était pour Ginevra les quatre cents francs, vous le devinez,--mon hésitation à en croire mes propres yeux, la minutie de mon examen m'avaient, pour un instant, fait oublier et le lieu où j'étais et dans quelle compagnie. Par bonheur, l'intensité de mon attention m'avait empêché de jeter l'exclamation instinctive qu'aurait dû provoquer cette fabuleuse reconnaissance. J'étais tombé dans un véritable hypnotisme. La voix de George Courmansel m'en réveilla. Il prenait mon attitude pour celle d'une admiration rendue muette par son propre excès: --«Ah!» disait-il, «je le savais bien, cher Maître, que vous auriez le coup de foudre devant cette merveille, et il n'y a pas de doute sur l'auteur. Voyez... X. R. US. c'est XOFORUS, et le reste, M avec la terminaison c'est MEDIOLANENSIS. On peut distinguer au-dessous la date: 1507.»--Je remarquai en effet des chiffres arabes qui avaient dû être ajoutés par Sanfré.--«Et savez-vous ce qu'elle prouve, cette signature? C'est que le portrait a été peint en France, très probablement. _L'Amico_ d'Andrea Solario a fait comme Solario lui-même, qui signait _Milanais_ quand il était loin d'Italie, et _da Solario_ quand il y revenait... Et puis, j'ai une autre preuve. J'ai déchiffré le monogramme. C'est _Genovefa_ qu'il y avait là, c'est-à-dire Geneviève. Vous n'ignorez pas la dévotion que l'on avait pour cette sainte à Paris, et sur la colline qui porte son nom? Il ne reste plus qu'à chercher parmi les femmes de l'entourage de Charles d'Amboise s'il y en avait une qui s'appelât Geneviève... Or, il y en a une!... J'ai un texte de Brantôme. Et qui nous empêcherait de supposer que ce portrait a été apporté en Italie tout simplement par un seigneur de la cour de France, dont Madame Geneviève était la dame? Guerroyant ici, il n'a pas voulu se séparer de ce souvenir... Que cette femme ait été une Française, en tout cas, la physionomie ne fait pas doute... C'est notre avis, cher Maître?...» --«C'était l'opinion de Pappalardo, qui appelait toujours ce portrait sa Parisienne, _la mia Parigina_, vous vous souvenez, Berto?» dit alors la marquise. --«Je crois l'entendre...» répondit le complice, interpellé ainsi, et il ajouta un _Caro conte!_ si naturellement soupiré, si plein d'affectueuse componction que je ne suis pas sûr, encore aujourd'hui, qu'il mentît. Et pourtant!... Quant au citoyen de la libre Amérique, il avait tiré de sa poche une forte loupe, et tandis que Courmansel parlait, il vérifiait le détail de la signature et du monogramme, la tête penchée sur le panneau de telle manière qu'il nous en dérobait la vue, sans s'excuser. Cependant, les propos de «l'éminent critique d'art» avaient commencé de me donner une foudroyante envie de rire que l'impudente fourberie de Mme Ariosti et la badauderie consciencieuse du dilettante de Denver (Colorado)--c'était sa ville--faillirent transporter jusqu'au spasme. Mais à la seconde où la convulsion de cet irrésistible fou-rire allait me saisir, la scène de famille à laquelle j'avais assisté l'avant-veille surgit tout à coup devant moi... La douce Christiane Boudron et son terrible père étaient là. Je les apercevais, apprenant la vérité... Je ne réfléchis pas. Je ne me demandai pas si j'agissais bien ou mal. Aussi distinctement que je voyais le masque rasé de Kennedy se promener sur le profil du pauvre modèle romain, de l'humble Ginevra Ferrari transformée en une belle pécheresse de la cour des Valois, je la vis, cette scène: M. Boudron apprenant la bourde colossale de son futur gendre, celui-ci obligé de confesser son déshonneur professionnel aux critiques d'art des deux mondes, et le chagrin de la jeune fille, son humiliation, la rupture du mariage. Comment le couturier collectionneur perdrait-il une occasion pareille de clore une aventure qui déjà lui déplaisait tant, même alors qu'il acceptait comme un dogme la compétence technique de Courmansel? Et je répondis à ce dernier,--ce remue-ménage de mes pensées n'avait certes pas duré deux minutes: --«En effet, c'est un excellent portrait, et une physionomie bien française...» Ces mots ne furent pas plutôt tombés de mes lèvres qu'une petite voix intérieure me dit: --«Malheureux! Comment vas-tu faire maintenant pour te tirer de là, honnêtement?» VIII Vous souvenez-vous, Madame, d'un _thé-bridge_ chez vous, cet hiver? Nous ne jouâmes, ni vous ni moi, et un de vos cousins nous fit une petite conférence, celui qui joue à l'intellectuel, cet aimable Adalbert de Rumesnil, malicieusement surnommé par vous, _Rasekin_,--pour vous avoir trop longtemps commenté Ruskin, un jour. Cette après-midi-là, il eut l'heur de vous amuser, en vous exposant la théorie du professeur Grasset, de Montpellier, sur la décomposition du _moi_. Nous avons, dit ce médecin, un _moi_ raisonnable et raisonnant. Il le situe dans la partie supérieure de notre cerveau en un point qu'il appelle O. Puis tout autour, placés dans les replis divers de nos lobes, pullulent une série de petits êtres impulsifs, inconscients, dont le savant figure les demeures, distinctes et pourtant réunies, par les points d'intersection des côtés d'un polygone. C'est le petit peuple du faubourg de notre âme, dont l'ensemble constitue ce qu'il appelle le _moi polygonal_. J'entends votre rire gai, quand Rumesnil vous eut cité la phrase de son auteur: «Lorsque Archimède sort nu du bain, il crie _Eureka_ avec son O et il court les rues avec son polygone.» Je vous entends répondre: «Comme c'est commode! Une femme qui trompe son mari n'a qu'à lui dire: je vous suis fidèle avec mon O. Qu'est-ce que ça vous fait que je vous trompe avec mon polygone?...» Au risque de m'attirer, quand je vous reverrai, des épigrammes peu indulgentes, je ne trouve pas d'autres formules que celle du célèbre neurologue, pour expliquer ce qui s'est passé en moi, durant et après cette scène du portrait. C'était le _moi polygonal_ qui avait répondu à Courmansel; le _moi polygonal_ qui, machinalement, ensuite, avait pris congé de Mme Ariosti; le _moi polygonal_ qui avait écouté ledit Courmansel me célébrer les louanges de l'_Amico di Solario_ et de son chef-d'œuvre. C'était le _moi supérieur_, le centre O, qui avait soudain jeté à son immoral acolyte ces trois syllabes: «Malheureux!» Et quand j'eus quitté le fiancé de Christiane, un dialogue commença entre ces deux _moi_. J'avais pris, à la porte de notre hôtel, une voiture pour me faire conduire à la délicieuse Chartreuse de Chiaravalle qui dresse, à deux lieues de Milan, son frêle campanile octogone à colonnettes et sa façade de briques. Ma légère victoria roulait dans cette plaine large et féconde, où Léonard se promenait avec ses jeunes disciples, et, s'il rencontrait des marchands d'oiseaux, il achetait toute la cage, pour l'ouvrir et rendre la liberté à ces petites bêtes. Tendre et sublime respect de la vie, si émouvant à constater dans un tel artiste! Je ne pensais guère aux oiseaux du Vinci, en allant de la sorte, le long des canaux et sous les saulaies, à travers cette campagne d'une verdure déjà si vigoureuse. J'étais en proie tour à tour, à mon fou rire de nouveau,--cette fois je m'y livrais librement,--et aux scrupules grandissants de ma conscience: --«Quelle leçon pour ceux que mon ami Varegnana dénomme les iconoclastes, quand ils sauront cette étonnante histoire!... Tout y est: un peintre inventé de toutes pièces, sa biographie, ses œuvres, sa signature, et cette glorieuse découverte, le chef-d'œuvre de la méthode scientifique, est fondée, sur quoi? Sur une croûte, brossée à la va-vite par un pauvre diable de rapin à court d'argent. Un antiquaire pour patiner la chose, et le tour est joué!... Non. La vie est vraiment par trop farce quelquefois...» Et le gavroche qui sommeille dans tout artiste, malgré les tableaux du Luxembourg, la cravate de commandeur, la candidature à l'Institut, et les cheveux gris, me faisait m'esclaffer d'une façon si retentissante qu'à plusieurs reprises le cocher se retourna. Ce monsieur grave et décoré d'une rosette qui _fouriait_ ainsi tout seul sur le chemin d'un pauvre couvent n'était-il pas un aliéné en rupture d'asile? Puis la voix sévère reprenait, et je l'écoutais, sans avoir plus l'envie de trouver comique une histoire qui risquait de tourner à l'escroquerie: --«... Cinquante mille francs? Cette marquise Ariosti demande cinquante mille francs de ce tableau? Le croit-elle vrai seulement? Elle et ce jeune prince de San Cataldo ont tellement l'air d'une paire d'aigrefins... Non. Ce n'est pas possible qu'elle le croie faux. Elle voit seulement un beau coup à monter, grâce à la subtile réclame que ce nigaud de critique fait à son panneau..... Mais moi qui sais que ce panneau ne vaut pas un clou, vais-je laisser le Boudron ou le Kennedy payer cinquante mille francs l'ânerie de ce pauvre Courmansel, et celle du défunt comte Pappalardo? Non, non et non. Je n'en ai pas le droit... J'aurais dû, là, sur place, quand j'ai reconnu le tableau, dénoncer l'erreur... Mais ce hasard était si extraordinaire! Qu'après vingt-cinq ans, je retrouve le «faux» fabriqué pour le père Sanfré, et que ce «faux» soit justement cette soi-disante merveille dénichée par ce Courmansel et qui a servi à authentiquer l'auteur du portrait Varegnana!... Sur le moment, le coup a été trop fort... D'ailleurs, cet innocent de fiancé qui voit dans cette trouvaille le principe de son bonheur était là, qui bêlait de joie. Je n'ai pas pu égorger ce mouton, surtout devant ces étrangers... Pourquoi ne lui ai-je point parlé à lui-même, quand nous sommes sortis?... C'est un honnête homme. Il se serait confessé à son beau-père. Il aurait dit: «Je me suis trompé»... C'est trop tard. Il a trompetté sa découverte dans toutes les revues d'art d'Europe et d'Amérique. Il faudrait qu'il déclarât son erreur publiquement. Et ce serait sa fin... Ah! Tant pis! Mon honneur avant tout. Il s'arrangera comme il pourra avec le couturier et les critiques, ses confrères. Il ne sera pas dit que j'aurai laissé s'accomplir, devant moi, un marché de cette nature. Ni M. Boudron, ni M. Kennedy n'achèteront ce tableau faux cinquante mille francs, quand bien même Courmansel devrait venir se noyer dans ce canal ou se pendre à l'un de ces saules...» Vous vous rendez compte, Madame, que ce tumulte de mes pensées ne me permit guère de visiter avec profit l'antique église cistercienne, si digne de son joli nom:--Chiaravalle,--le val de lumière. Il y a là un vieux gardien, le même que dans ma jeunesse, et il raconte aux touristes, avec les mêmes mots, la même mimique--depuis combien d'années?--ses transes de patriote durant la journée du 4 juin 1859, et comment, grimpé au sommet de son campanile, il écoutait le canon de Magenta. Vous devinez aussi que, rentré à Milan, je n'eus plus qu'une idée: ne rencontrer ni George Courmansel, ni M. Boudron, ni surtout Christiane. J'allai dîner, tout seul, dans une petite _Trattoria_, au bord du _Naviglio_. Trois de ces canaux parcourent la ville, reliant la petite rivière de l'Olona au Tessin, au Pô et à l'Adda. C'est sur un d'entre eux que donnait la terrasse de ma _Trattoria_, à la naïve enseigne de la _Rosa Bianca_. J'y venais, lors de mon premier passage, et je la retrouvai, n'ayant pas plus changé que le comte Varegnana, l'église de Chiaravalle et son campanile. L'Italie est bien gâtée de modernisme, mais tout de même elle reste la terre du passé. Les habitants gardent un instinct de durer et de faire durer que l'exécrable manie d'être au courant, dont meurt l'Europe, ne détruira pas de sitôt. Dans une cage d'osier, appendue à une treille où pointaient des feuilles, un merle sautelait en sifflant, comme autrefois. Comme autrefois, un _fiascho_ de Chianti reposait sur chaque table, avec sa grosse panse habillée de paille et son fin goulot allongé. Comme autrefois, l'onde presque morte du _Naviglio_ contournait des façades de palais, des fabriques et des masures. Quand j'eus devant moi une grande assiette remplie de _minestrone_, de ce potage aux choux, au riz et aux pois que les Milanais mangent froid,--et ils le digèrent!--j'aurais pu me croire revenu au temps des Ginevra, des faux tableaux anciens fabriqués pour cinq cents francs et des divines frénésies. Je crois bien avoir, pour une minute, assis en pensée avec moi, devant cette table bohémienne, une Dame de vos bonnes amies, qui ne loge pas loin de la place des Invalides. Je la voyais, amusée de cette escapade, trempant peureusement sa cuiller dans l'épaisseur de cette soupe lombarde, mouillant la pointe de ses lèvres à l'âpre parfum du vin toscan, me souriant avec ses jolies dents... Ah! folles chimères auxquelles je me serais déchiré l'âme, comme bien souvent, si elles n'avaient été exorcisées par le Démon ou l'Ange du scrupule qui, tout de suite, recommença de me tourmenter! «--Huit heures du soir... Il en était trois quand nous avons quitté le palais Ariosti, Courmansel et moi... M. Boudron et M. Kennedy ont eu dix fois le temps de conclure avec la marquise. Le tableau est peut-être livré, le chèque signé, à cet instant... Hé bien! le tableau sera rendu. Le chèque ne sera pas payé... Oui. Mais un procès peut sortir de là, un affreux scandale, et quelle figure ferai-je, en venant déposer devant un tribunal que j'ai reconnu le tableau et que je n'ai pas parlé?... Par conséquent, il est honteux de ne pas avoir parlé... Donc, plus de doute, je parlerai... D'ailleurs, je rêve. La marquise est bien trop fine pour ne pas jouer du Boudron contre le Kennedy et du Kennedy contre le Boudron. Si l'un a fait une offre aujourd'hui, elle aura reculé sa réponse jusqu'à demain pour presser sur l'autre... Je parlerai. Quand?... Dès ce soir... Ah! j'ai trouvé!...» Illustrant la phrase du professeur Grasset, je dévorais mon _minestrone_ avec mon polygone, tout en criant cet «Eureka», comme Archimède, avec mon O. Je venais d'entrevoir le moyen. Si le marché restait encore en suspens, je l'empêcherais sans provoquer un contre-coup immédiat sur les fiançailles de la fine Christiane avec ce romanesque badaud de George Courmansel. Il fallait avertir la marquise d'une telle manière qu'elle ne pût passer outre à cet avertissement. Une intervention obtiendrait certainement ce résultat: celle du comte Varegnana. C'était son cousin. Dès l'instant qu'il serait venu lui affirmer la fausseté du tableau, avec une preuve incontestable à l'appui, elle s'inclinerait. La seule question était d'obtenir d'elle le silence vis-à-vis de l'infortuné Courmansel et de son beau-père. Varegnana s'intéressait trop à Christiane pour ne pas obtenir de sa parente qu'elle se fît notre complice dans la protection de ce jeune bonheur. Il suffirait que Mme Ariosti prétextât un changement d'idée. Elle dirait à M. Boudron et à M. Ralph Kennedy qu'elle ne voulait plus vendre le tableau. J'avais un tel désir d'accomplir mon devoir de véracité, sans qu'il en coûtât des larmes à la fiancée du critique si sincèrement, mais si bouffonnement abusé! L'espérance fit certitude devant ma pensée. Je me hâtai d'achever mon dîner solitaire, et quelques minutes plus tard, je sonnais à la porte, maintenant close, du palais Varegnana. Si le comte n'avait pas été chez lui, j'aurais vu dans son absence le plus funeste des présages. On a de ces superstitions quand on souhaite fortement le succès d'une entreprise, et cette après-midi d'hésitations m'avait donné la petite fièvre de l'homme qui veut à tout prix réussir. IX L'aimable grand seigneur--_il schiccoso Mecenate dell'Aristocrazia Milanese_, les journaux du cru l'appellent ainsi--s'était interrompu de son dîner pour venir au-devant de moi. L'heure insolite de ma visite lui faisait craindre qu'un incident désagréable n'en fût la cause. Les Italiens de bonne race, comme lui, ont cette coquetterie que l'étranger de passage ne rencontre aucune difficulté. Ils le considèrent comme un hôte personnel. Leur patrie leur est si chère! Ils ont pour elle l'amour-propre que nous avons tous pour notre maison. Celui-ci parut soulagé d'un poids, quand j'eus répondu à son affectueuse enquête: --«Non, cher Comte, je n'ai à me plaindre de rien ni de personne. Il s'agit d'empêcher quelqu'un de votre famille de commettre, à son insu d'ailleurs, une de ces actions que l'on regrette toute la vie. C'est de la marquise Ariosti que je veux parler...» Et pêle-mêle, sans autre préambule, je commençai de lui raconter tout: et ma rencontre l'avant-veille avec George Courmansel, et ma soirée avec les Boudron, et comment j'avais cru remarquer que les rapports du futur beau-père avec le futur gendre étaient très tendus, et la visite chez Mme Ariosti, et la présence, là, du second acheteur invité certainement à notre intention, et ma curiosité de voir le fameux portrait qui authentiquait définitivement l'existence de l'_Amico di Solario_, et le coup de foudre de surprise qui m'avait cloué immobile là devant. J'ajoutai où et quand j'avais fabriqué ce tableau faux, fantastiquement promu au rang de chef-d'œuvre par la bévue de mon malheureux compatriote. A mesure que je parlais, je voyais cette noble physionomie, d'ordinaire si amène, s'éclairer d'un sourire où il y avait autant d'ironie que de surprise. Le possesseur du Léonard débaptisé prenait sa revanche, en même temps que l'humoriste de bonne compagnie ne pouvait se retenir de s'amuser à cette prodigieuse histoire: --«Ainsi, _l'Amico di Solario_, c'est vous, mon cher Commandeur?...» Il me donnait le titre de ma décoration, à la manière de son pays. «Mais c'est délicieux!...» Il répéta: «C'est délicieux!... Vous vous rappelez: je m'étonnais que Pappalardo eût légué une belle chose à ma cousine. Il avait été parasite chez eux, sa vie durant, et parasite bafoué. Nourri et moqué, ça lui faisait deux sujets de rancune. _Per Bacco!_ Ce legs a été sa vengeance. Soyez persuadé qu'il savait le tableau faux. Il s'y connaissait beaucoup mieux que moi, puisque je me suis laissé tromper... Ah! c'est la faute de mon vieil ami Morelli. Ce terrible homme m'a donné trop de leçons de doute. Je crois toujours entendre sa voix sarcastique, quand je m'exaltais devant lui sur une toile: «L'enthousiasme n'est pas une méthode», me disait-il, et il me citait le mot de votre La Bruyère, qu'il a inscrit en épigraphe à la première page de ses _Peintres Italiens_: «Dans les choses du monde, presque tout n'est qu'une question de méthode...» Vous comprenez, ce Courmansel, avec sa méthode, lui aussi, m'a intimidé, suggestionné... J'ai mauvaise grâce à dire cela maintenant, mais je n'ai jamais été tout à fait tranquille, quand je regardais ce portrait de la prétendue Genovefa... D'ailleurs, puisque ce panneau était de vous, cher Commandeur, je n'avais pas si tort de l'admirer... Seulement, à partir d'aujourd'hui, j'enferme sous clef tous mes Morelli, tous mes Frizzoni, tous mes Berenson. Je ne lis plus jamais un critique d'art, je n'en écoute plus. Je ne crois plus qu'aux attributions légendaires. Pour moi, tous les Giorgione sont des Giorgione, tous les Léonard des Léonard, à commencer par le mien... Vous me direz: et la lettre du Monsignore Pierotto? Et la note ajoutée au manuscrit du notaire ferrarais?... Rien! Je vous le répète, je n'écoute plus rien... Hé! Hé!» conclut-il en riant haut et gai: «Hé? Ma Dame a retrouvé son peintre! Elle doit en être joliment contente dans l'autre monde?...» --«Et ma pauvre Genovefa a perdu le sien!...» répondis-je en me laissant gagner à cette communicative et endiablée gaîté. «Mais,» ajoutai-je, «il faut que ni le Boudron ni le Kennedy ne perdent leurs cinquante mille francs. Il ne faut pas non plus que la signorina Christiane perde son mari, puisqu'elle aime ce pauvre Courmansel qui, lui-même, au demeurant, est un excellent homme... Et j'ai compté sur vous pour arranger tout cela...» --«Soit,» reprit-il, quand je lui eus expliqué le projet, ébauché dans ma pensée devant le _minestrone_ de la _Trattoria_. «Dès demain matin, j'irai chez ma cousine. Soyez tranquille. Elle se gardera de raconter que Pappalardo lui a joué ce mauvais tour. Elle est fine. Elle trouvera le moyen d'évincer le Boudron et le Kennedy. Nous nous chargerons ensuite, ou vous ou moi, d'avertir doucement le Courmansel. Il en sera quitte pour ne pas publier son livre sur son Cristoforo Saronno, lequel, évidemment, n'a jamais existé... Non! Mais, c'est trop drôle! C'est trop drôle!... Un beau soir, pendant leur lune de miel, il racontera l'histoire de sa bévue à sa jeune femme qui l'embrassera très tendrement pour le consoler... Cette aventure l'ayant rendu modeste, il se contentera d'écrire sur l'art, comme faisaient nos pères, et ils avaient bien raison, en n'essayant pas d'inventer des _alunni_, des _fratelli_, des _Bonifazio primo, secondo, terzo_.--Revenez demain, à midi, voulez-vous? Nous déjeunerons ensemble. Mon cuisinier nous fera un vrai _risotto_. Tout sera fini. Et nous mangerons gaiement, en riant de cette étonnante aventure. Quel artiste en vengeance que ce Pappalardo!... Si vous aviez lu, comme moi, le passage du testament: _A mes chers parents et amis, l'illustrissime marquis Ariosti et sa digne épouse, en échange des attentions si délicates qu'ils ont toujours eues pour moi_... Il faut dire qu'ils le traitaient!... Il leur demanda un jour, devant moi, si cela leur ferait plaisir d'avoir son portrait, qu'un de nos peintres allait commencer. Je le vois toujours, regardant les murs du salon et disant: «Vous avez tant de belles choses, je ne vois pas trop où vous le mettrez?»--«Mais à table, mon cher ami, à table...» répondit Ariosti. Ils n'ont pas eu le portrait de Pappalardo et ils ont celui de Ginevra, votre modèle... Ah! c'est une plaisanterie excellente!... Mais, vous avez raison, elle ne doit pas tourner à l'escroquerie... _Ciaô_...» Il y avait tant de belle humeur dans le geste d'adieu esquissé par le possesseur du Léonard à la veille d'être réhabilité et dans son _ciaô_ (_schiavo-serviteur_), prononcé à la milanaise, que je ne doutai pas une minute, ni de sa démarche, ni du succès. Aussi, demeurai-je péniblement interloqué, le lendemain matin, lorsqu'à midi, je le trouvai allant et venant dans ses salons, avec une physionomie que je ne lui connaissais pas. Ses atavismes passionnés s'étaient réveillés. Les traits énergiques de son masque, adoucis d'habitude par l'urbanité, s'accusaient avec un relief saisissant. Son nez d'aigle semblait se courber de colère, ses yeux bruns brillaient d'un feu sombre dans sa face rouge, et sa politesse accomplie fut pour une fois en défaut, car il m'accueillit avec une demi-brusquerie dont d'ailleurs il s'excusa aussitôt: --«Ah! Monsieur Monfrey, pourquoi n'avez-vous pas parlé hier, quand vous avez reconnu le tableau? Vous m'auriez évité cette scène odieuse, la plus odieuse à laquelle j'aie assisté de ma vie, et j'ai soixante-dix ans!... Mais pardon. Vous aviez vos motifs. Vous ne pouviez pas deviner que votre silence serait interprété ainsi... J'ai vu la marquise,» continua-t-il, «j'arrive de chez elle... Je commence de lui raconter votre visite et votre confidence... Dès les premiers mots, elle m'interrompt par cette simple phrase: «Je ne vous savais pas si naïf, Uccio.»--«Naïf?» ai-je répété...--«C'est pourtant bien clair,» a-t-elle confirmé. «M. Monfrey est venu ici avec M. Courmansel. Ils y ont rencontré M. Kennedy. Ils ont compris que la vente était imminente. Tous deux, ils ont trouvé ce moyen pour l'empêcher. Voyons, vous admettez cela, vous, que M. Monfrey ait reconnu ce portrait de femme comme étant son œuvre, et qu'il se soit tu?... Mais l'étonnement seul lui aurait arraché une exclamation, une phrase, un geste... Ai-je eu assez raison de ne pas permettre que M. Courmansel le photographiât? Leur plan est simple: prétendre que le tableau est faux, le faire acheter par quelque intermédiaire, au rabais. Puis nouvelle manœuvre: M. Monfrey déclarera qu'il s'est trompé et qu'il se rend aux raisons de M. Courmansel. Car les deux compères sont assez rusés pour n'avoir pas l'air de s'entendre. Ils ont déjà commencé...» --«Elle a pensé cela de moi?» interrompis-je douloureusement. «Ah! que vous avez raison!... Si j'avais parlé tout de suite!...» --«Elle aurait été plus gênée pour vous accuser,» répondit le comte en hochant la tête, «mais elle et son Berto auraient bien imaginé quelque procédé pour garder son prix au faux tableau.» --«Vous croyez?...» interrompis-je. --«Qu'elle le savait tel,» répliqua-t-il. «Parfaitement. J'en ai acquis la conviction aujourd'hui... Et vous l'auriez acquise aussi, je vous l'affirme, si vous l'aviez vue ensuite s'écrier, en levant les yeux au ciel:--«Et notre cher Pappalardo nous aurait légué un tableau faux, lui qui s'y connaissait si bien, lui qui nous aimait tant?...»--Elle a osé prononcer cette phrase, devant moi qui leur ai si souvent reproché, à elle et à son mari, leur dureté pour ce parent pauvre! Elle a continué:--«C'est insulter sa mémoire. Et vous, Uccio! Vous! Ah! Je ne vous comprends pas...»--Alors la patience m'a manqué. Je lui ai servi ses vérités rudement. Je lui ai répété qui vous étiez, que je me portais garant de votre honneur, et que, si elle vendait le tableau comme authentique, après votre affirmation sur son origine, elle commettrait un véritable vol... Elle s'est dressée sur sa chaise alors. Barnabo Visconti n'est pas plus fier dans la statue équestre de son tombeau.--«Uccio, vous insultez une femme sans défense, une pauvre veuve abandonnée, c'est lâche!... Et tout cela parce que vous ne pouvez pas vous consoler de vous être couvert de ridicule en prenant une mauvaise copie pour un Léonard...»--Là-dessus San Cataldo est entré, sans frapper, comme chez lui. Il avait sans doute tout écouté, derrière la porte, car il était fort pâle. Il a remis à la marquise une carte de visite. Je pensai aussitôt que c'était celle de l'Américain, au regard qu'elle m'a jeté et à l'accent de défi dont elle a répondu:--«C'est bien. Dites que l'on m'attende dans le petit salon.»--Si jamais le mot de notre langue qui signifie prendre congé: _levar l'incommodo_, a été juste, ç'a été pour moi quand j'ai fait mine de me retirer. J'étais tellement irrité que j'ai eu peur de ma propre colère... Et me voici! Mais tout Milan saura demain ce qui en est. Mme Ariosti ne vendra pas son tableau, et son infamie sera connue. Cela m'est égal qu'elle soit veuve! Tout m'est égal!... Le vol n'aura pas lieu, moi vivant...» --«Si bon que soit votre cuisinier, mon cher comte,» répondis-je, «je ferai mieux de renoncer à votre _risotto_ et de courir dare dare à la recherche de M. Kennedy. Si vraiment la carte de visite était la sienne, il n'y a plus de temps à perdre. Après la manière dont elle vous a reçu, la marquise est capable d'avoir bâclé l'affaire, là, tout de go. Et qui sait? L'Américain est peut-être en route déjà,--et pour où?--avec le tableau qu'il enlève dans son automobile, en s'imaginant dépouiller l'Italie d'un chef-d'œuvre...» --«Vous avez raison,» fit mon hôte, «mais vous me devez une compensation. Je vous attends à dîner ce soir, pour sept heures et demie. Nous boirons une coupe de vin d'Asti à la Dame qui avait perdu son Léonard... Bien entendu, si vous avez besoin de moi pour cette affaire, auparavant, vous me trouverez à la maison tout l'après-midi. Ma porte sera condamnée pour tout le monde excepté pour vous... L'Ariosti est ma cousine, malgré tout, et c'est une femme. Si le Kennedy et le Boudron sont sauvés de ses griffes, le reste importe peu. Courmansel est un honnête homme, lui. Il fera le nécessaire pour que le tableau soit reconnu faux universellement, et la scène de tout à l'heure n'aura eu d'autre résultat que de me brouiller avec la marquise et son Sigisbée. J'aime mieux cela. Allez donc et faites vite...» X Je n'avais pas cru être si bon prophète. Quand, après beaucoup de recherches, et en allant d'hôtel en hôtel, j'eus trouvé celui où était descendu le collectionneur d'outre-mer, une automobile chauffait devant la porte, la sienne. Je ne m'en rendis pas compte, d'abord, car sur les panneaux laqués de jaune s'étalait un blason,--avec des fleurs de lys d'or sur champ d'azur, tout simplement! J'ai su depuis que sir Kennedy--comme disent volontiers les journalistes qui ne savent pas le premier mot d'anglais--avait remarqué ces armes chez un carrossier. Elles lui avaient plu et il se les était attribuées, sans hésiter. «_Well, you know, I fancy that crest_[2].» L'entendez-vous nasiller cette petite phrase? C'est le pendant de ce que disait ce grand cynique de Casanova quand il s'était fait de Seingalt: «L'alphabet est à moi.» Le duc d'Aumale de Denver (Colorado) était, au moment où l'on m'introduisit dans son salon, occupé à régler sa note. Il vérifiait l'addition avec cette minutie que les milliardaires de sa sorte associent aux plus extravagantes somptuosités. Ils veulent bien dépenser cent mille francs pour un caprice. Ils ne veulent pas être volés de quinze centimes. Celui-ci s'était fait apporter la carte des vins, et il prouvait, pièces en main, au maître d'hôtel confondu, qu'un champagne marqué vingt francs sur cette carte, lui avait été facturé vingt-cinq. [2] Bon, vous savez, j'ai la fantaisie de ce blason. --«C'est une cuvée que le propriétaire a fait réserver exprès pour lui,» disait l'homme, un Italien de l'espèce lourde. Ce sont les plus fins. La bonhomie de leur grosse face à bajoues tombantes dissimule mieux leur simplicité. «Je ne le donne jamais qu'à Son Altesse Royale le duc de ***.» Et il nomma un des princes de la Maison de Savoie. «Alors, comme Votre Excellence...» --«Mon Excellence vous avait demandé du champagne à vingt francs,» répondit Kennedy. «Vous effacerez les cinq francs sur la note. Vingt-cinq fois cinq, cela fait vingt-cinq dollars... Vous garderez cela pour vous, avec ceci:» Et il jeta sur la table un autre billet--il y avait un témoin,--que le camérier en chef engloutit dans sa poche, et il se retira en faisant à ce moderne _Magnifique_ un salut--d'une profondeur! Celle de vos amies que vous appelez si malicieusement _Snobinette_, Madame, n'a jamais plongé comme cela devant un grand-duc. Alors Kennedy, retrouvant l'ironie d'un citoyen de la libre Amérique pour les servilités de la vieille Europe, dit simplement, en s'adressant à moi. Il avait observé chez Mme Ariosti que je paraissais savoir l'anglais: --«_The bow comes high_[3].» [3] «Le salut coûte cher,» mot à mot «revient haut». L'œil aigu du personnage traduisait tant de finesse avisée, un pli si amèrement sarcastique se creusait au coin de sa lèvre que j'en conçus le meilleur espoir pour l'issue de ma démarche. Sans précaution oratoire aucune, je commençai de lui raconter, comme à Varegnana, la veille, toute mon histoire. Je ne me crus pas le droit, pourtant, de l'initier à mes observations sur les rapports de Courmansel, de Christiane et de Boudron, non plus qu'à la honteuse comédie jouée le matin même par Mme Ariosti. Le millionnaire avait tranquillement mis ses pieds sur une chaise pour m'écouter, après avoir allumé un énorme cigare très noir que décorait une bague de papier rouge, aussi armoriée que les panneaux de son automobile. Il avait pris, ce que j'appellerais,--si vous n'étiez pas, Madame, de la génération du _bridge_,--sa physionomie de _poker_. Vous n'êtes pas sans avoir entendu nommer ce jeu de ma jeunesse, auquel nous devons trois vocables de notre langue: _bluff_, _bluffeur_ et _bluffer_? Peut-être bien quand vous étiez toute petite fille, avez-vous vu, autour d'une table à tapis vert, quatre de vos proches illustrer ces mots, en jouant des sommes considérables, «avec sans atouts» comme nous disons, nous autres rapins. Il n'y a pas d'atout au poker, mais vous me comprenez. Cela veut dire sans la moindre carte de valeur. Leurs visages se tendaient à demeurer impassibles, en cachant même cet effort. Telle la face glabre et grise de l'Américain, pendant que je lui démontrais et démontais l'escroquerie dont il avait failli être la victime. Je le pensais du moins. Comment aurais-je supposé que, même milliardaire, il apprît avec ce flegme qu'un tableau, payé par lui soixante-quinze mille francs--la machiavélique marquise l'avait fait monter à ce bâton de l'échelle--valait cent dollars au plus? Quand j'eus terminé, il me répondit en anglais, et sans plus se départir de ce flegme que de sa commode position: --«_Well_, mon cher monsieur Monfrey, vous voyez bien ce cigare?...» --«Oui», répliquai-je, étonné, je vous l'avoue, jusqu'à l'ahurissement. Quel rapport le _cher monsieur Kennedy_, pour parler à l'américaine, comme lui, pouvait-il bien établir entre le portrait du modèle Ginevra, devenu le chef-d'œuvre du fantastique Cristoforo Saronno, et ce Havane mirifique, ce tronc d'arbre odorant dont il mâchonnait la pointe, du bout de ses dents mosaïquées d'or? --«Savez-vous combien je le paie ce cigare, et pas ici, pas en Amérique, mais à Cuba?... Deux dollars. Plus de dix francs, dix francs quarante-huit centimes, au cours d'aujourd'hui... _Well._ Imaginez qu'un monsieur qui n'a pas dans sa poche ces dix francs quarante-huit centimes ait envie de ce cigare, et veuille m'empêcher de l'acheter?... Il essaiera de me persuader qu'il n'a pas été fabriqué à La Havane, mais à Hambourg, et qu'il devrait porter sur sa bague, à la place de cette marque, un simple _made in Germany_. Au lieu de valoir ces dix francs quarante-huit centimes, il ne vaudrait plus que huit centimes ou cinq.--Laissez-moi finir. Le monsieur (Je vous traduis bien mal, Madame, l'intraduisible _dear old chap_) se rêve déjà, payant les cinq centimes, prenant le cigare et le fumant au nez de l'imbécile Ralph Kennedy qui l'aura cru sur parole... Malheureusement Ralph Kennedy s'y connaît en cigares. Il voit que celui-ci est de première classe. (Vous reconnaissez, Madame, le _first class_ éternel des Anglo-Saxons.) Il s'est payé le cigare de deux dollars et il le fume...» Le sens de cet épilogue était aussi insolent que clair. En vous le rapportant, je ne comprends pas que je n'aie pas riposté à cette goujaterie du pince-sans-rire yankee, par une jolie paire de gifles à la française. Kennedy ne me l'envoyait pas dire: il me prenait pour le compère de Boudron et de Courmansel. A nous trois, nous avions, d'après lui, organisé un petit _trust_ de dépréciation, autour du tableau que les deux collectionneurs s'étaient jusqu'ici disputé à coups de chèque. Je jouais dans l'affaire le rôle du faux témoin qui s'est chargé du mensonge initial. Que serait-il arrivé, je me le demande, si cette couple de soufflets avait été donnée? Le milliardaire et moi, nous serions-nous boxés à l'anglo-saxonne? J'ai fait le coup de poing dans ma jeunesse et même joué de la savate. Je travaillais avec un maître, je me rappelle, qui souffrait d'une extinction de voix, et rien n'était pittoresque comme cet athlète aphone me tendant sa poitrine et me disant: «Allez-y de toute votre force, monsieur Monfrey», d'une voix éteinte comme celle d'un poitrinaire. Oui, que serait-il arrivé? Quel fait divers que ce pugilat entre votre inutile serviteur et le dilettante Américain! Ou bien, en vertu du vieil adage «noblesse oblige», aurait-il cru devoir à son _crest_ de me mener sur le pré? Me voyez-vous, à mon âge, dégaînant pour les beaux yeux du portrait de Ginevra? N'y a-t-il pas dans une comédie de Shakespeare un personnage qui dit de lui-même: «Je suis celui qui meurt bêtement?» Dans l'espèce, la bêtise eût été d'autant plus forte que cette insolence du buveur de champagne brut--vingt-cinq bouteilles en une semaine!--ne s'accompagnait d'aucun mépris. Ce fut la raison de ma placidité. Je saisis d'instinct cette nuance. Kennedy n'avait en aucune manière l'intention de m'insulter, pour cette raison, et il me la dit aussitôt, qu'il ne trouvait nullement blâmable ce procédé de concurrence. Il n'en était pas la dupe, voilà tout, et il tenait à bien me le faire savoir. C'était le joueur de poker qui abat un brelan carré d'as devant un bluffeur maladroit. --«Mais oui», insista-t-il, «j'ai acheté le tableau. Voilà. Je comprends très bien, mon cher monsieur Monfrey, que M. Boudron et M. Courmansel en soient fort ennuyés. Je comprends qu'étant leur ami, vous ayiez eu l'idée de me dégoûter de cet achat. C'est trop tard. Mes précautions sont prises et le tableau sortira d'Italie. Il est surveillé. La marquise ne me l'a pas caché, mais mon automobile fait du cent à l'heure, et je vous défie, vous, M. Boudron et M. Courmansel et toutes les Académies des Beaux-Arts de la Péninsule, de savoir où J. R. K.»--Il y avait du _Moi, le Roi_ dans sa façon de prononcer ses propres initiales,--toujours le _crest_ et les fleurs de lys!--«où J. R. K. sera demain. Sans rancune, mon cher monsieur Monfrey. Annoncez, je vous prie, à M. Courmansel que je ne suis pas comme la marquise, moi. Je ne suis pas jaloux de mes objets. Il aura la photographie qu'il désire, pour son livre. Je la lui enverrai de Paris...» Dieu m'en est témoin, et vous aussi, Madame,--je viens de me confesser à vous si ingénument!--j'étais arrivé à l'hôtel de M. Ralph Kennedy avec la volonté bien arrêtée de l'éclairer sur la véritable valeur du prétendu Cristoforo Saronno. Ma conscience--mon «moi» scrupuleux, le fameux centre O du docteur Grasset--avait fait taire tous les paradoxes des «moi» inférieurs, cette anarchie polygonale condamnée par le savant professeur à obéir humblement. J'avais compté sans le prestigieux entêtement du milliardaire. Ne vivant plus depuis des années qu'avec des boscards, il avait fini par ne plus même concevoir qu'il pût se tromper, lui J. R. K. le _prominent citizen_ de Denver (Colorado), le fondateur du _Musée Kennedy_ dans cette ville.--C'est le nom dont il a baptisé sa maison destinée à devenir une propriété municipale, après sa mort.--Qu'il se fût laissé _bluffer_ par cette petite marquise italienne et qu'il eût acheté un tableau faux avec cette incroyable surenchère? Allons donc! Et cet enlèvement en automobile, ces ruses d'apache déployées pour tromper la surveillance des douaniers académiques, cet orgueil de raconter plus tard cette expédition à un reporter du _Chicago Mail_ ou du _Minneapolis Herald_, dans son _car_ privé, à un arrêt de son train spécial, quand il rentrerait de son tour d'Europe, comme Jason rentra d'Asie, possesseur de la toison d'or--il eût renoncé à toutes ces joies? Allons donc encore! Autant aurait valu lui demander de renoncer aux cinquante ou cent millions de dollars qu'il avait conquis dans les caoutchoucs, les porcs salés, les mines de cuivre, je ne sais plus. Devant cette étonnante obstination à repousser le plus indiscutable des témoignages, voici qu'un des démons polygonaux se remit à polissonner dans votre serviteur. Un peintre, si arrivé soit-il, garde au fond de lui un rapin, qui ne demande qu'à renouveler les joyeuses charges d'autrefois. J'avais d'abord trouvé follement gaie, puis sinistrement ténébreuse, l'attribution du portrait de la petite Ginevra au compagnon imaginaire d'Andrea Solario. Elle m'apparut soudain comme une des farces les plus drôlatiques dont j'eusse jamais ouï parler. Une irrésistible tentation me saisit d'y participer. J'avais fait mon devoir en racontant la vérité à Kennedy. Il ne voulait pas la croire? Libre à lui. Il était le seul à qui cette volontaire erreur fît du tort, et combien peu! Les soixante-quinze mille francs étaient versés. Il ne s'apercevrait même pas que cette somme manquât à son compte-courant, chez son banquier. Ce tableau ne serait plus revendu, puisqu'il allait passer dans le _Musée Kennedy_. Qu'importait qu'il y figurât avec un cartouche où fût gravé le nom d'un peintre qui n'a jamais existé? Et je répondis, sans plus discuter, bonassement: --«Ne pourrai-je pas avoir une photographie du tableau pour moi aussi, monsieur Kennedy?» --«Pour vous?» fit-il, avec une ironie où il y avait tout de même quelque surprise... «Volontiers. Mais quel intérêt pouvez-vous bien trouver à ce tableau, mon cher monsieur Monfrey, puisque vous prétendez qu'il est faux?...» --«L'intérêt de l'examiner de plus près», répliquai-je... «J'ai cru au premier moment, je viens de vous le dire, reconnaître un portrait de ma façon. Mais quand un amateur d'art qui possède une collection mondiale, comme vous, s'obstine à m'affirmer l'authenticité d'une peinture, je demande à y regarder encore...» Vous avez lu des réclames américaines, Madame. Vous savez que le moindre éloge décerné par un inventeur à son produit--poudre pour les dents ou pilules pour le rhume, pneu pour bicyclette ou rasoir mécanique,--est toujours celui-ci: _beats everything in the world. Il bat n'importe quoi dans ce monde!_ L'épithète dont j'avais à tout hasard magnifié la galerie de Kennedy n'était donc pas pour lui déplaire. Cette grosse flatterie provoqua d'abord une poussée plus vigoureuse des bouffées qu'il continuait d'arracher à son cigare obélisque. Un sourire amer crispa sa bouche rasée. Puis, il me regarda de cet œil impénétrable où il y a du défi, de la goguenardise, et cette gêne arrogante que les Américains ont si aisément avec les gens de l'Europe.--Ils méprisent nos vieilles races, et elles les intimident. --«_Well!_» répondit-il, «vous vous en tirez avec esprit. Vous aurez aussi la photographie. Si le tableau n'était pas déjà parti, je vous le montrerais tout à loisir. Mais la photographie suffira pour vous persuader que c'est bien un original. Vous ne vous offenserez pas de ce que je vais vous dire...?» ajouta-t-il. Et sur un signe de dénégation: «S'il y avait vraiment cette ressemblance entre le tableau que vous avez fabriqué à Rome, il y a vingt-cinq ans, vous auriez une autre place en peinture.»--Je m'inclinai.--«Et puis, vous l'auriez reconnu, ce tableau, du premier coup. Un cri vous serait échappé hier, un geste... N'en parlons plus, les affaires sont les affaires. Si je n'avais pas acheté le tableau, vous aviez la chance de me faire douter et de me l'enlever. Je le tiens.» A ce moment de son discours il rit haut, cette fois. Avançant sa mâchoire, il fit la mine de happer. «Oui, je le tiens,» répéta-t-il, «et je suis comme les dogues, quand j'ai mordu, je ne lâche plus le morceau.» XI Ainsi ni le voleur ni le volé n'avaient voulu reconnaître, Mme Ariosti, son escroquerie, Ralph Kennedy--comment vous dirais-je? Ma foi, le rapin risque le mot:--sa jobarderie.--Je continuais à trouver l'aventure si gaie que la fantaisie me vint d'essayer sur Courmansel la même expérience. La comédie serait complète, si lui non plus, ne voulait pas me croire. Quand on se met à gaminer après cinquante ans, on n'a plus de mesure. L'hôtel où je venais d'avoir cet extraordinaire dialogue avec le collectionneur américain n'était pas très loin de mon hôtel. Je déjeunai en hâte dans le premier petit restaurant venu. Je hélai un fiacre, dans mon impatience de surprendre le jeune homme avant qu'il ne fût sorti. Je savais que, vers les trois heures, il devait aller au Musée Poloti-Pozzoli donner aux membres du comité d'achat son opinion sur un tableau qui leur était proposé,--en sa qualité d'«autorité» en matière de peinture lombarde! Tandis que le _Brumista_, comme on appelle les cochers à Milan--le célèbre lord Brougham reconnaîtrait-il son nom transposé[4]?--poussait de son mieux son cheval, je me préparais mentalement à me donner à moi-même un délicieux plaisir de mystification. Il y a quelque chose comme cela dans Musset, je crois: C'est un chat qui taquine et qui tue à plaisir Un misérable rat dont il a le loisir... [4] Lord _Brougham_--prononcez _Broum_--a donné son nom à une voiture, d'où les Milanais ont fait _Brumista_,--prononcez _Broumista_. Je ne voulais pas renouveler la scène avec Kennedy, où mon abrupte franchise avait si mal réussi. Je vous l'ai déjà dit, ma conscience était désormais tranquille. Le scrupuleux centre O avait tout fait pour empêcher le marché. Ce fumiste de Polygone pouvait s'amuser en toute liberté. Il s'agissait de suggérer le doute au «jeune et déjà éminent critique», de le conduire par un chemin détourné à un point où il s'écriât lui-même: «Mais le tableau est faux!» Tout un plan s'ébauchait dans ma pensée qui me divertissait par avance, comme autrefois les charges d'atelier. Mon cœur a souvent battu un peu trop fort, Madame, lorsque j'arrivais à Paris, devant une certaine porte d'une certaine rue, le long d'une certaine place et que je demandais au maître d'hôtel: «Madame *** est-elle chez elle?» Il battait beaucoup moins fort, mais un peu tout de même, à mon débarqué devant ma demeure de passage, qui était aussi celle de l'inventeur du Cristoforo Saronno. Quand, à ma question, le concierge eut répondu: «Vous pouvez monter, monsieur, le numéro 114 n'est pas sorti», j'eus un mouvement d'une vraie joie,--celle d'un enfant en train d'exécuter une gaminerie défendue: --«S'il n'est pas guéri, après cela, de la manie de débaptiser les Léonard», songeais-je, tandis que l'ascenseur, manœuvré par un nègre en costume égyptien, me hissait au quatrième étage, «ce ne sera pas ma faute.» Et tout haut, dès que le personnage m'eut ouvert la porte du 114: «Est-ce un Tiepolo ou un Véronèse?...» demandai-je à maître Courmansel en lui montrant d'un geste l'Otello de l'_élévateur_--style Kennedy. --«Vous savez la nouvelle?» me répondit l'iconoclaste, sans relever mes plaisanteries sur sa manie... «Kennedy a le tableau!... M. Boudron n'a pas voulu m'écouter. Ce chef-d'œuvre part pour l'Amérique... La marquise a fini par en avoir soixante-quinze mille francs. Il y a quinze jours, elle nous le donnait pour cinquante...» Son visage exprimait un désespoir si comique, vue la situation, que j'eus quelque mérite à ne pas lui retourner le fer dans la plaie, en lui racontant que je quittais à peine l'heureux vainqueur dans ce combat autour de mon «faux». Il maniait d'un geste fébrile, en se lamentant de la sorte, deux grandes photographies où je crus reconnaître ma Ginevra, baptisée de par la méchanceté vindicative de Pappalardo et sa propre sottise, à lui, Courmansel, princesse de la cour des Valois. Je ne me trompais pas. La subtile Mme Ariosti, elle non plus, n'était pas pour rien la compatriote de l'auteur du _Prince_. Son premier soin, une fois le tableau vendu, avait été d'adresser au critique d'art la reproduction, refusée jusqu'alors. Elle répondait ainsi, par avance, au témoignage que Varegnana et moi pouvions porter contre elle. Remettre ce document, d'elle-même, en de telles mains, n'était-ce pas déclarer qu'elle ne redoutait aucune discussion sur l'authenticité du panneau? --«La lance d'Ajax guérissait les blessures qu'elle faisait», me dit George, après m'avoir expliqué le procédé, si correct en sa forme, si perfide en son fond, qu'avait employé à son égard la subtile femme... «Ce cadeau est destiné à opérer le même miracle. Pour l'historien de Cristoforo Saronno, ces photographies sont d'un prix inestimable. Croiriez-vous que la marquise vient d'élargir la blessure, tout au contraire?... Examinez-les, ces épreuves,--et elles ne sont pas très bonnes,--vous verrez quel chef-d'œuvre nous avons perdu. Je dis: nous. La galerie de M. Boudron, c'est beaucoup mon œuvre. J'ai vécu parmi ces tableaux, j'y vivrai davantage encore... Je les donnerais tous pour celui-ci...» --«Vous auriez bien tort», fis-je en ayant l'air d'étudier la photographie, comme il me le demandait. Je guignais de l'œil l'effet de ma phrase. Ce fut à peu près comme si j'avais tiré avec un pistolet Flobert sur un rhinocéros. Le critique haussa les épaules pour répondre: --«Mais non. Je n'aurais pas tort!... Le Jean Bellin de M. Boudron est beau. J'en conviens. Ce n'est pas le Jean Bellin des Frari. Son Cosimo Tura est curieux. Ce n'est pas le Tura de la collection Layard. Son Francesco di Giorgio ne vaut pas ceux de Sienne... Au lieu que ceci...», et il m'avait repris les photographies sur lesquelles il s'hypnotisait: «Ceci, c'est la pièce unique, le joyau qui ne souffre pas de comparaison.» --«A condition qu'il n'y ait pas de doute sur l'authenticité», répliquai-je. Cette fois, l'insinuation était si directe qu'il ne pouvait pas la laisser passer. J'essayais la balle de fusil. Le rhinocéros ne la distingua pas beaucoup de l'autre. --«Plût à Dieu qu'il y eût des doutes!...» s'écria Courmansel. «Nous aurions le tableau. Je le disais devant vous à M. Boudron. Il était bien de cet avis. Je comprends maintenant pourquoi il hochait la tête devant cette admirable peinture. Ah! Il sait acheter, lui! C'est un commerçant. Moi, je ne suis qu'un critique. Je ne peux pas cacher ma pensée. Je ne considère pas que j'en aie le droit. La Méthode avant tout!...» --«Comment?» interrompis-je, «vous supposez que M. Boudron...» --«Oh!» répondit-il, «je ne suppose rien. Il sait acheter, voilà tout. Je vous le répète, il s'en vante souvent, et c'est vrai. Vous le verrez, et sa colère. Il est allé de ce pas chez Mme Ariosti pour essayer encore de faire rompre le marché... Ainsi...» --«La comédie est en cinq actes!...» pensai-je. «Que lui aura dit la sublime marquise?...» Et tout haut: «Eh bien! moi, qui n'ai jamais eu d'interviews sur le tableau, et dont, par conséquent, vous ne soupçonnerez pas la sincérité, je vous affirme que ce prétendu Cristoforo m'est suspect, très suspect...» --«Je voudrais bien connaître vos raisons», riposta Courmansel avec ironie. Je retrouvais enfin l'arrogance qui m'avait tant frappé durant la soirée passée entre lui et son futur beau-père, chaque fois qu'il s'était agi non pas de lui, mais de ses idées, mais de la _Méthode_. De quel accent il avait prononcé les sacro-saintes syllabes! Et il me tendait de nouveau les photographies, du geste dont les chevaliers croisés jetaient leur gant à un infidèle. --«Mes raisons? J'en ai plusieurs», répartis-je en étudiant sur son visage l'effet de mes révélations progressives: «La première est tirée du modèle lui-même. La femme représentée ici est une Italienne, et une Italienne d'aujourd'hui. Jamais cette bouche, ces yeux, ce menton n'ont appartenu à une grande dame. Voyez... Ma seconde raison est l'évident travail que cette peinture a subi. Elle a été éraillée exprès, puis passée à une espèce de vernis mastic. La preuve en est la symétrie de toutes ces éraillures. C'est le grand signe du truquage, cela. Les faussaires en remettent. Ils fabriquent un objet trop complètement vieilli. Un vrai tableau aurait eu des parties très gâtées, et des parties moins gâtées... Enfin, les lettres que vous avez supposées dansent dans la signature. Vous avez, dans le commencement l'inscription X... R... US, avec des intervalles entre l'X et l'R, puis l'R et la syllabe US. Vous mettez un F dans le premier de ces intervalles. Il y a place pour deux lettres et un blanc. Vous ne mettez rien entre l'R et l'US. Il y a place pour une lettre.--Tenez.» Et tirant un crayon de ma poche, je traçai sur une feuille de papier le détail de la véritable inscription, celle que j'avais composée moi-même, jadis: P. X. T. F. RIUS. Et je les traduisis. --«_Pinxit Falsarius..._» --«_Un faussaire a peint?..._» répondit-il en éclatant d'un rire gai qui me prouva que le boulet--car c'était un boulet, cette fois,--n'avait pas même fait un noir au cuir du rhinocéros. «Pardonnez-moi, mon cher Maître... Je n'ai pas l'intention de vous offenser. Mais à chacun sa partie, n'est-ce pas?... Vous êtes, vous, le rival des Ingres et des Delacroix.» Il en était à ces noms, pour toute la peinture moderne. «Moi, je ne suis qu'un savant, un apprenti savant plutôt, mais quand on sait le carré de l'hypnothénuse à quatorze ans, on le sait comme on le saura à cinquante, à soixante, à soixante-dix... La Critique» et sa physionomie exprima de nouveau l'irréductible orgueil de tout à l'heure. «La Critique a ses certitudes aussi absolues que celles de la géométrie. Elle a ses lois, qui ne souffrent pas d'exceptions. Une de ces lois, et absolue, c'est qu'un faussaire n'a jamais, en fabriquant l'objet faux, jamais, entendez-vous, introduit volontairement dans cet objet un signe qui en prouvât la fausseté. C'est l'évidence même: _On ne fabrique un objet faux que pour tromper. Sans cela on ne le fabriquerait point..._» --«Et vous n'admettez pas», lui dis-je, «un cas pourtant bien simple? Un jeune artiste est à Rome, par exemple. Il a une maîtresse et il a besoin d'argent. Un antiquaire lui commande un faux tableau. L'artiste a bien quelque scrupule. Il passe outre, parce qu'il est amoureux. Il ne veut voir dans ce pastiche qu'une étude à brosser d'après les vieux maîtres. Toutefois, pour mettre sa conscience entièrement en repos, il marque son œuvre du petit signe qui doit en dénoncer la fausseté... Et nous avons», mon doigt lui complétait la démonstration sur la photographie: «P.X.T.F. RIUS. M. PARISIENSIS. _M. Parisien et faussaire a peint le portrait._» Ce n'était plus un boulet. C'était un bombardement. Le rhinocéros n'était toujours pas percé. Sa cuirasse était si hermétique, si compacte, si totale que ma mimique, le son de ma voix pour prononcer le M., cette première lettre de mon nom, mon clignement d'yeux qui signifiaient si clairement: «Mais le faussaire, c'est moi,» toutes ces indications, multipliées à plaisir, ne lui donnaient même pas l'ombre de l'ombre d'un doute. --«C'est très ingénieux», répondit-il en riant plus gaiement encore. Cette conversation technique l'avait distrait de son désespoir. Ce n'étaient pas les arts qu'il aimait, c'étaient, à propos des arts, des discussions comme celle-là. «Mais,» continua-t-il, «voilà encore une des lois de la Critique et que les ignorants ne soupçonnent pas. Encore pardon. Nous causons idées. _Toutes les explications ingénieuses sont inexactes..._ Je comprends, cher Maître,» et il eut son regard le plus fin--«que vous voulez, comme on dit, vous payer la tête d'un de ces pauvres diables de critiques d'art que vous n'aimez pas, vous autres peintres... Vous estimez que nous nous mêlons de ce que nous ne connaissons pas, parce que nous ne pratiquons pas la technique... Permettez-moi d'entrer dans votre paradoxe, pour vous montrer comment nous arrivons à la vérité. Examinons votre hypothèse sur l'origine de ce tableau. Première impossibilité: on n'est pas consciencieux à demi. _Il n'y a pas d'honnête voleur._ Si votre artiste a eu le scrupule de vouloir que son tableau faux fût marqué d'un signe, il n'a pas fait le tableau. Ou bien il n'y a plus de lois de la nature humaine. Et il y en a. De ces lois psychologiques, la Critique d'art doit tenir compte aussi. La loi, toujours la loi, c'est la Science... Seconde impossibilité: l'antiquaire qui commande un faux tableau est un professionnel, lui, un expert. Il n'accepte pas une peinture signée d'une façon mystificatrice. Et le peintre ne se hasarde pas à la lui porter. Donc... A quoi se réduit votre objection? A ceci, que les lettres de la signature sont trop espacées; hé bien! Elles sont trop espacées. C'est un fait, et la Méthode.»--Non, il était trop bouffon de solennité.--«La Méthode consiste à d'abord accepter le fait. C'est un autre fait que les éraillures de ce panneau sont très régulières. Elles sont très régulières. Voilà tout... Quant à la physionomie de la femme, allez demain chez M. Crespi voir son magnifique portrait de la reine Cornaro, attribué par les uns à Titien, pour les autres à Giorgione. Pour moi, c'est... Peu importe!» Il eut la mine du découvreur de trésors qui garde jalousement son secret, afin de ne pas en être dépouillé. «En tout cas, c'est la reine Cornaro. Et c'est une marchande de poissons du quai des Esclavons en 1906!... Vous voyez, rien ne tient debout dans vos objections. Voici de l'airain, comme disait l'Empereur de ses victoires. Nous n'ignorons pas que Léonard était une façon d'alchimiste, toujours en train d'inventer. Il préparait lui-même ses couleurs. Ces fantaisies nous ont coûté cher. S'il n'avait pas employé le _stucco lucido_, au lieu de l'_intonaco_, nous aurions encore les quatre portraits qu'il exécuta pour la grande fresque de Donato Montorfano, dans le réfectoire de Sainte-Marie des Grâces. Le Montorfano est toujours là. Plus de Léonard! Et c'étaient, ces quatre portraits: Ludovic le Maure avec son fils aîné Maximilien, et Béatrice Sforza avec son plus jeune enfant, Francesco. Enfin!... Je me suis dit...--Oh! c'est très simple, mais encore un coup, l'œuf de Colomb!--Je me suis dit qu'un pareil homme préparait certainement, d'une manière à lui, ses toiles et ses panneaux... Et j'ai découvert cette manière!... Il enduisait d'abord son fond d'une substance dont je crois connaître la composition. C'est une autre découverte que celle du Cristoforo, n'est-ce pas? Pensez: un moyen sûr de distinguer, sans contestation possible, tous les tableaux authentiques de Léonard d'abord, et ensuite de ses élèves directs! Car le Vinci est un de ces magnifiques génies, tout générosité, qui ne plaignent pas les miettes de leur festin. Tous les jeunes peintres qui l'ont approché ont eu son procédé et l'ont appliqué. De là, ces tons si particuliers à cette école, et qui proviennent de la pénétration des couleurs par cette substance. Un de mes camarades d'Ecole Normale, qui est chimiste, a étudié ce problème pour moi sur un Gian Pietrino de la collection Boudron... Mon premier soin, quand j'ai pu examiner depuis le Cristoforo Saronno de la marquise, a été de vérifier si le bois avait subi une préparation antérieure. Or, il en a subi une. Vous me direz: mais est-ce la même? Oui c'est la même, puisque chez tous les tableaux de cette école on la retrouve, et d'ailleurs les tons l'indiquent. Il y a un certain vert, dont je ne peux pas plus douter que de votre existence. Il n'est possible qu'avec le procédé vincien!... Vous objecterez encore que Morelli, dont je suis l'élève, était très opposé à ces recherches techniques, à cette analyse de la _palette_, c'était son mot? Nous avons dépassé Morelli. Nous avons fait la critique de sa critique, avec sa propre méthode. Je vous pose donc le dilemme suivant: ou bien ce portrait est de l'école de Léonard, ou bien il a été fabriqué par un faussaire qui avait surpris le secret de la préparation chimique--vous entendez bien, chimique--dont Léonard faisait usage. Mais s'il avait surpris ce secret, ce personnage l'aurait raconté. Le bruit en serait arrivé à l'un des innombrables critiques d'art qui pullulent à Rome et à Londres. C'est une découverte d'une conséquence immense. Elle est de moi.--Par conséquent ce tableau n'est pas un faux. Il est du commencement du seizième siècle. Il est Lombard. Il est de Cristoforo. Ce ne sont pas des hypothèses. Ce sont des inductions, et aussi certaines dans leur aboutissement que des théorèmes de géométrie. Direz-vous encore que j'ai tort de déplorer qu'une pièce aussi authentique aille chez les sauvages, quand elle pouvait être en France, et presque chez moi?» --«Je ne le dirai plus,» répliquai-je, presque ébaubi d'admiration devant le talent extraordinaire qu'il venait de déployer pour se mettre le doigt dans l'œil--passez-moi la vulgarité de cette image, Madame,--jusqu'au coude. Il s'était levé. Et, protecteur: --«Au moins,» fit-il, «vous êtes de bonne foi, vous... Ce n'est pas comme certaines personnes... Ah! cela m'a remis un peu de m'escrimer avec vous. J'en avais besoin. Vous m'excusez?... Je n'ai que le temps d'arriver au musée Poldi où l'on m'attend... Je crains bien qu'ils ne se soient laissé flouer et qu'ils n'aient acheté pour un Foppa une copie ultra-moderne... Ces marchands sont d'une habileté aujourd'hui!...» XII --«Et de trois!» me disais-je, redescendu dans le _hall_ de l'hôtel. «Si cela continue, j'arriverai à croire moi-même que Ginevra fut dame d'honneur à la Cour du roi François Ier, d'héroïque et galante mémoire, et que j'ai rêvé....» Faut-il vous avouer, Madame, qu'en me balançant de nouveau sur un _rocking-chair_, avec le sans-gêne d'un compatriote de Kennedy, et en savourant l'ironie intense de toute cette aventure, je n'avais d'yeux que pour la porte de l'hôtel? Et j'attendais... Qui? Vous avez deviné: M. Boudron en personne, le nouvel arbitre auquel il fallait, vous entendez, Madame, il _fallait_ que je racontasse mon histoire et soumisse mon témoignage. Pourquoi? Poussé par quel génie de perversité? A ma première rencontre avec le prétendu Cristoforo et quand mon cri de reconnaissance eût été la preuve indiscutable, celle dont ni Mme Ariosti, ni l'Américain, ni Courmansel lui-même n'eussent méconnu la vérité, j'avais ravalé ce cri. La seule idée d'un conflit entre le jeune homme et le père de Christiane, puis de ces fiançailles rompues, avait scellé mes lèvres. Mes raisons pour me taire étaient identiques. Seulement je ne les sentais plus. J'avais un désir trop vif d'entendre le couturier collectionneur me dire lui aussi à sa manière: «Ce tableau-là, un tableau faux? Vous voulez rire!...» D'ailleurs il venait d'avoir un entretien avec cette incomparable menteuse, la fourbe des fourbes...--_Vivat Mascarilla, fourbûm imperatrix!_ l'étonnante, la sublime marquise! Comment résister à la curiosité de connaître la manœuvre de cette maîtresse femme dans cette passe difficile? Quelle attitude ce Machiavel-femelle aurait-il adoptée avec un amateur notoire, futur beau-père d'un critique d'art plus notoire encore, et qui me connaissait, qui connaissait Varegnana? Elle devait s'être dit que nous parlerions à M. Boudron, que nous le féliciterions d'avoir perdu cette occasion d'annexer à son musée un faux caractérisé. De telles révélations, tombant dans l'oreille d'un acheteur évincé et furieux, risquaient d'avoir des conséquences plutôt désagréables. La marquise et son Sigisbée princier, le subtil et dangereux San Cataldo, avaient certainement prévu ces possibilités. Comment y avaient-ils paré? J'allais le savoir et m'en désintéresser aussitôt, pour ne plus avoir qu'un sentiment: l'admiration devant ce miracle vivant que sera toujours un sincère amour. Cela rime presque et je vous vois d'ici, Madame, ayant sur vos lèvres ce sourire qui les a effleurées si souvent, lorsque votre inutile et déraisonnable serviteur vous laissait deviner, non pas même son culte pour vous, mais sa foi profonde, indestructible, dans la divinité de l'amour. Vous y croirez peut-être, vous aussi, comme tant d'autres, quand il sera trop tard. Je vous disais, en vous commençant ce récit, que je voulais uniquement vous amuser une heure. Ce n'est pas vrai. Je ne vous ai griffonné toutes ces pages que pour arriver à celle-ci, qui contient toute la _moralité_ de cette histoire. Elle aurait pu s'intituler, comme un proverbe du théâtre de Madame: «On ne trompe pas un cœur qui aime». Écoutez plutôt, et ne soyez plus trop moqueuse, quoique le sentimentalisme d'un peintre quinquagénaire, en train de _rocker_ à l'américaine, dans le _hall_ d'un hôtel cosmopolite, prête à la raillerie, j'en conviens. Riez de moi alors, mais pas de Christiane. Car vous avez deviné déjà qu'elle va rentrer en scène.... J'étais donc là, guettant la porte, quand je vis apparaître Boudron, et derrière lui, la silhouette de la fiancée de George Courmansel. Le père parlait à la fille, avec un visage et une gesticulation qui trahissaient une fureur mal contenue. Il était si absorbé dans sa pensée qu'il semblait ne plus comprendre où il était. Il me frôla sans me voir. Je l'entendais qui disait: «Je te répète qu'il est sans excuse!...» Christiane, elle, toute bouleversée qu'elle fût par cette scène, m'avait aperçu. Je compris, à un mouvement de sa part aussitôt réprimé, qu'elle avait failli venir droit à moi. Et puis elle suivit M. Boudron dans l'ascenseur, dont la cage se trouvait--heureusement--à l'autre extrémité du _hall_. Cinq minutes ne s'étaient pas écoulées, et avec une stupeur qui se changea vite en une pitié profonde, je la voyais reparaître. Elle descendait en courant les marches de l'escalier. Elle avait pris juste le temps d'entrer dans sa chambre et de s'en échapper. Elle m'arrivait, toute rouge de pudeur émue. La démarche qu'elle tentait auprès d'un inconnu, ou presque, était si hardie, et cependant elle ne pouvait pas ne pas la tenter: --«Monsieur,» commença-t-elle d'un accent implorateur: «pardonnez-moi si je me permets de vous adresser une question... Est-ce vrai, ce que Madame la marquise Ariosti a dit à mon père? Vous l'auriez avertie que le tableau dont nous voulions faire l'acquisition, ce Cristoforo Saronno... n'était pas authentique?...» Elle me regardait, en prononçant cette phrase, avec ses douces prunelles dont le brun était devenu noir, tant l'émotion en dilatait le point central. Et une pensée était au fond, que je lisais distinctement: _elle savait, elle, que le tableau était faux, et elle ne voulait pas le savoir!_ Le voilà, Madame, ce miracle vivant de l'Amour dont je vous parlais. Cette ignorante, mais qui chérissait son fiancé d'une tendresse passionnée, ne pouvait pas ne pas y voir clair, du moment qu'il s'agissait de lui. Et comme toutes les amoureuses de tous les temps, elle implorait, elle conjurait qu'on lui mentît contre sa propre évidence. Ce tableau reconnu faux, c'était son fiancé désespéré, c'était aussi, c'était surtout son père déchaîné et qui prendrait prétexte de cette erreur pour retirer sa parole. C'était l'antipathie secrète entre les deux hommes soudain découverte, une brouille peut-être irrémédiable. La terreur de cette tragédie domestique emplissait ses beaux yeux, et--toujours le miracle!--une espérance. _De même qu'elle savait que le tableau était faux, elle savait que j'étais l'ami de son amour._ Nous avions causé ensemble une fois, à peine, et cette certitude de son instinct était absolue. Dans la crise qu'elle sentait venir, cette divination la faisait s'adresser à ma sympathie, pour obtenir quoi? Elle eût été bien embarrassée de formuler une demande précise. Mais elle était sûre que j'agirais dans la mesure du possible et sans attendre ma réponse, elle continuait à me mettre au courant des événements: --«Oui», disait-elle, «Madame Ariosti prétend que M. le comte Varegnana est venu de votre part l'informer que le tableau était un faux, et que vous en donneriez la preuve. Cette démarche,--c'est toujours la marquise qui parle,--l'a indignée. Elle a cru y voir une manœuvre de notre part pour avoir le portrait au rabais. Elle était quasi engagée avec mon père. Elle s'est considérée comme libre et elle a accepté l'offre de M. Kennedy... Oh! Elle n'a pas dit cela d'abord. Elle a commencé par nous recevoir très froidement, avec des sous-entendus qui ont exaspéré papa. Il est si loyal! Il lui a arraché cet aveu... Alors»--et sa voix se fit plus tremblante--«alors il a eu un accès d'un véritable chagrin à la seule idée d'être soupçonné d'un pareil procédé. Il savait que vous avez été conduit chez Madame Ariosti par M. Courmansel. Il s'est dit que vous aviez certainement communiqué à celui-ci vos doutes sur ce tableau. Il s'imagine que M. Courmansel lui a caché votre témoignage, pour ne pas avouer qu'il pouvait s'être trompé... Ah! monsieur Monfrey, je suis bien malheureuse!» Elle avait mis sa petite main sur ses paupières, d'où je vis deux larmes jaillir,--deux grosses larmes qui tracèrent deux raies sur ses joues brûlantes. Elle se domina aussitôt et sa bouche se contraignit à un frémissant sourire, tandis que je lui répondais: --«Madame Ariosti est une femme abominable.» J'insistai: «abominable...» Si j'avais vu un fusil braqué sur cette charmante enfant, aurais-je hésité à détourner le canon de l'arme? Je n'hésitai pas davantage pour ajouter: «Elle a manqué de parole à votre père, et elle a inventé toute cette histoire pour se justifier...» --«Inventé?...» répéta Christiane. C'était une stupeur que je lisais maintenant dans ses beaux yeux. Qu'avait-elle espéré en s'adressant à moi? Pas cette radicale dénégation, à coup sûr. Et moi-même, je me serais certes récrié si l'on m'avait annoncé, dix minutes plus tôt, que j'annulerais à jamais mon témoignage sur l'origine du faux Cristoforo et que j'entrerais dans cette vaste conspiration organisée pour doter Solario d'un élève imaginaire et l'art Italien d'un peintre mythique! Pourtant, j'écoutais la jeune fille continuer, frémissante: «George ne s'est pas trompé alors?... Vous pensez que le tableau est authentique.... Vous êtes prêt à l'affirmer à mon père?...» --«J'y suis prêt,» répondis-je. J'avais brûlé mes vaisseaux, et sans remords. J'aurais incendié une _armada_ pour voir la joie illuminer ainsi ce gracieux visage... «Voulez-vous que je monte chez M. Boudron tout de suite?... Je me rends compte de ce qui s'est passé. Le comte Varegnana et moi, nous avons causé du tableau à propos du portrait qu'il possède...» --«La Cassandra dei Rangoni, celle que M. Courmansel a tant étudiée?» interrogea-t-elle. --«Précisément. J'ai émis des doutes sur l'identité entre le peintre de ce portrait et le peintre du portrait Ariosti. La marquise l'aura su, et, je vous le répète, elle a trouvé commode de manquer à sa parole en ayant l'air de croire que ces doutes portaient sur l'authenticité même du portrait. Quant à M. Courmansel, je ne l'ai plus revu, entre la visite que nous avons faite ensemble au palais Ariosti et le moment où M. Kennedy a acheté le tableau. Je ne lui avais donc pas parlé de mon idée. Il n'aurait, en aucun cas, pu avertir monsieur votre père... Tout cela sera rapporté, comme je vous le raconte... Encore une fois, j'y vais de ce pas...» --«Non,» répondit-elle, «laissez-moi causer avec papa, seule, d'abord... Mais que je suis contente! Mon Dieu!...» Et ses deux mains se joignirent dans un mouvement de reconnaissance presque enfantin. «Vous savez, monsieur Monfrey, on se fait souvent des idées, tout un monde... L'on a si peur qu'elles ne soient vraies que l'on n'ose pas les croire fausses... Quand Madame Ariosti a commencé de parler, une terreur m'a saisie. Ah! c'est mal! Mais on n'est pas toujours maîtresse de sa pensée... Je me suis dit que les plus habiles connaisseurs s'abusent. Je me suis rappelé cette tiare du Louvre que mon père vous citait, avant-hier encore. Si George s'était trompé cependant?... J'ai senti là, par avance, tout le chagrin qu'il éprouverait... Et il y avait mon père! Je le connais. J'ai redouté un éclat entre lui et mon fiancé... Je peux bien tout vous dire, monsieur Monfrey, quand ce ne serait que pour vous expliquer comment j'ai osé vous aborder, et pour que vous ne me jugiez pas mal... Quand mon cousin m'a demandée, mon père n'a pas consenti aussitôt. Il a fallu bien des jours pour le décider. A de certains moments, j'ai cru m'apercevoir qu'il regrettait ce consentement... Mais j'ai rêvé. Dieu! que je suis contente! Ah! monsieur Monfrey, vous venez de m'enlever un poids du cœur!... Merci et pardon!...» Vous êtes allée à Venise, Madame, et vous avez visité la petite chapelle de Saint-Georges-des-Esclavons, décorée par Carpaccio? Oui. Nous en avons parlé ensemble un jour. C'était au début de ma faveur, quand la nouveauté de notre relation vous donnait un peu d'indulgence pour ma pauvre personne. Alors vous ne me taquiniez pas trop. Vous vous souvenez du panneau où le Saint est représenté fonçant sur le dragon, la lance basse? Quelle allégresse dans sa poussée en avant! Quelle aisance! C'est qu'il n'a qu'à se retourner pour voir, enchaînée au roc, la princesse qu'il a juré de délivrer. Quelle gêne au contraire, quelle gaucherie dans le panneau d'à côté, où il est figuré auprès du dragon mort, très sottement embarrassé de sa monstrueuse victime, qu'il ne sait comment traîner! Toute proportion gardée, je me retrouvai, Mlle Boudron une fois partie et devant l'action que je venais de commettre pour elle, aussi empêtré que le saint Georges du maître vénitien après son exploit. Mentir à cette charmante enfant, quand il s'agissait d'effacer le pli d'angoisse, creusé entre ses blonds sourcils, n'avait été un bien facile effort. Mentir à son père, quand nous nous retrouverions face à face, me serait déjà plus malaisé. L'embarras était ailleurs. Je n'avais pas menti pour moi seulement. J'avais menti aussi pour Varegnana. La comédie que je venais de jouer dans l'intérêt de la jeune fille comportait, pour réussir, la complicité du grand seigneur, et de cette complicité je n'étais rien moins que sûr. Madame Ariosti avait nommé au père de Christiane le possesseur du Léonard débaptisé. Elle l'avait fait par un suprême coup d'audace, se disant que ni le comte ni moi ne nous tairions, et préférant venir au devant de notre dénonciation, afin de la mieux déjouer. En toute circonstance, il eût été immanquable que M. Boudron et Varegnana se rencontrassent, immanquable qu'ils en vinssent à causer du prétendu Cristoforo et de l'achat fait par Kennedy. C'était plus certain encore maintenant. Point n'était même besoin de cette rencontre et de cet entretien pour que M. Boudron fût averti de l'opinion du comte sur le faux Cristoforo. «Tout Milan saura demain ce qui en est... Son infamie sera connue...» Ces phrases du vieux gentilhomme résonnaient dans mes oreilles. C'était à mon tour d'éprouver, devant la catastrophe imminente, la terreur qui précipitait vers moi, tout à l'heure, la fiancée du malencontreux critique d'art, surpris en flagrant délit d'une si épique ânerie! Un petit détail redoubla l'inquiétude soudain éveillée, je peux bien dire dans mon cœur, tant la pitié pour la jeune fille m'avait pris tout entier. Au moment même où Christiane remontait dans l'ascenseur, j'avais remarqué qu'un domestique descendait l'escalier, une lettre à la main. Il avait posé quelques questions au bureau, et on lui avait fait avancer une voiture. Je demandai au concierge si cet homme était le valet de chambre de M. Boudron. Sa réponse affirmative, changea mon doute en certitude. Ce message était pour Varegnana. Dans son premier spasme d'irritation, M. Boudron avait écrit au comte. Pourquoi? Sinon pour avoir de lui la vérité sur le tableau qu'il avait tant désiré acheter. C'était le signe, entre parenthèses, que Courmansel ne s'était pas mépris sur ce point. Avec ces attitudes sceptiques, M. Boudron avait cru profondément à l'authenticité du Cristoforo. La lettre était portée et non envoyée par la poste. On devait donc attendre la réponse, au cas où Varegnana serait à la maison. Et il y serait, il me l'avait promis. Là-dessus, moi-même je hélai, en hâte, un nouveau _brumista_, et dix minutes plus tard, je descendais devant la porte du palais de la rue Bagutta. Le fiacre qui m'avait précédé attendait encore. J'aperçus en entrant dans l'antichambre le domestique de M. Boudron. La réponse n'était pas encore donnée. J'arrivais à temps. XIII Le comte se tenait, quand on m'introduisit, dans le plus petit des salons, celui qui lui servait de cabinet de travail. Au premier coup d'œil je vis que le Léonard--c'en est un, je le jurerais sur votre tête, Madame,--avait repris sa place d'honneur sur son précieux lutrin. Varegnana écrivait, assis à son bureau, si l'on peut donner ce nom bourgeois à un pareil chef-d'œuvre de marqueterie et de sculpture sur bois. Des plumes de cygne au long empennage faisaient bouquet, auprès de lui, dans une coupe de la Renaissance. Ce sont les seules qu'il emploie, et il les plonge dans un encrier ciselé par Benvenuto Cellini, s'il vous plaît. Je vous ai dit que c'est un Seigneur, un noble et vieux Seigneur, un de ces types d'un autre âge que nos ignobles démocraties modernes rangeraient volontiers dans le dictionnaire des monstres antédiluviens, entre le _Mammouth_ et l'_Epiornis_, le _Plésiosaure_ et le _Diplodocus_. Il était si occupé à sa besogne, qu'il ne m'entendit même pas entrer. Plusieurs feuilles de papier déchirées et jetées dans un vaste bassin de cuivre repoussé, un antique _brasero_ aux armes de sa famille--encore le Seigneur!--attestaient sa difficulté à composer cette lettre, la réponse à celle de M. Boudron. Je demeurai quelques instants à le regarder. Je cherchais à discerner, sur son altière physionomie et dans son attitude, un indice de ses dispositions présentes. Il me sembla que sa colère de la matinée était, sinon passée, au moins diminuée. Enfin, d'un geste où je crus reconnaître l'énergie d'une résolution définitive, sa main crispée traça au bas de la feuille sa large et claire signature. Comme il relevait la tête, il m'aperçut: --«Vous arrivez bien», me dit-il. «Si je ne vous avais pas promis de ne pas sortir, je serais allé chez vous... J'ai une question à vous poser. Mais, d'abord, voulez-vous prendre connaissance de cette lettre?» --«C'est une réponse à M. Boudron?», m'écriai-je étourdiment. --«Oui», fit-il, «d'où le savez-vous?» Je me sentis rougir, comme la pauvre Christiane tout à l'heure, oh! moins joliment! Mon imprudente demande prenait un mauvais air d'espionnage devant ce personnage d'ancien régime, si parfaitement bien élevé. J'eus le courage de mon indiscrétion. Le motif en était par trop désintéressé. Je lui dis donc: --«J'ai vu le domestique sortir avec une lettre et monter en voiture. J'ai pensé, sachant la scène que M. Boudron venait d'avoir avec Madame Ariosti, qu'il voulait avoir par vous des renseignements plus précis... Et me voici...» --«Ne vous excusez pas», interrompit-il avec sa grâce habituelle, «et écoutez ma lettre. C'est en effet une réponse à celle de M. Boudron: «_Monsieur, J'ai été très sensible à la marque de confiance que vous avez bien voulu me donner. Mais vous comprendrez que Madame la marquise Ariosti étant une de mes parentes, je m'impose la règle absolue de me taire sur l'incident auquel vous faites allusion. Tout ce que je peux vous en dire, c'est qu'il ne vous a pas été exactement rapporté. Vous trouverez ici, avec mes regrets pour une fin de non-recevoir à laquelle je vous demande de ne voir aucun autre motif, l'expression de mes sentiments bien distingués. Comte Andrea Varegnana..._» «Il n'y a pas trop de fautes de français?...» ajouta-t-il. Toujours le Seigneur! Il entendait bien que je ne me permettrais pas d'apprécier le bien ou le mal fondé d'une de ses démarches. Il désirait que je fusse au courant. Rien de plus. --«Si j'écrivais votre langue comme vous la mienne...» répondis-je. --«Alors, j'envoie le billet?...» dit-il. Vous jugez, Madame, si je m'abstins de toute réflexion. Dans le temps que j'avais mis à franchir l'assez longue distance qui séparait mon hôtel du palais Varegnana, j'avais ébauché ou rejeté quatre ou cinq plans, tous destinés à conduire le comte juste au point où il était venu tout seul: donner une explication qui me laissât le champ libre. Comment en était-il arrivé là?... J'y ai beaucoup réfléchi depuis et je n'ai pas résolu ce petit problème. Mais qui a jamais vu clair dans l'intention d'un Italien, quand une fois il s'est fermé? Si leurs peintres nous ont laissé tant d'admirables portraits, la cause en est dans le caractère, si impénétrable à la fois et si expressif, des physionomies de ce pays. Elles sont ardentes et secrètes, passionnées et elles ne disent pas leur mot. Quand je me souviens de l'accent ému avec lequel Varegnana m'avait parlé de Christiane Boudron, je me dis qu'il a eu tout simplement pitié d'elle et de son bonheur,--comme votre serviteur, Madame.--On est si près d'aimer l'amour des autres quand on a aimé soi-même, et vous savez mon opinion sur l'hôte du palais de la via Bagutta et son roman caché.--Puis, je me souviens de l'hypnotisme exercé sur lui par la critique d'art, soi-disant scientifique. Je me rends compte qu'au fond, tout au fond, ce possesseur de tant de merveilles n'est qu'un amateur. Il n'a jamais tenu le crayon et le pinceau. Devant une toile ou une statue, il n'a pas cette intuition de l'outil, qui ne s'apprend que par la pratique. Je vois distinctement, moi, un Titien et un Raphaël, un Mantegna et un Longhi travailler, broyer leurs couleurs sur leur palette, attaquer leur tableau. Pour employer une locution vulgaire, mais très juste, je sais comment c'est fait. Varegnana, non. Il n'a donc pas de certitudes, ne jugeant pas vraiment par lui-même. Pour qu'il eût débaptisé sur le cadre le Léonard--son Léonard!--il fallait qu'il fût,--j'allais parler d'une façon plus vulgaire encore, et dire _épaté_,--mettons médusé par Courmansel, son bagou de pédant, son érudition affirmée. Courmansel, pour Varegnana, c'était Morelli lui faisant peur du fond de sa tombe, et l'on n'est pas un Seigneur sans être un peu timide. Ces traits semblent contradictoires, mais être un Seigneur, c'est se vouloir toujours le premier, ou du moins à part. C'est donc avoir un amour-propre toujours en éveil. C'est craindre, par-dessus tout, le ridicule d'une prétention mal justifiée. Je cherche à expliquer une volte-face au demeurant moins étonnante que la mienne. Mais l'on connaît, ou l'on croit connaître, la logique de ses illogismes, au lieu que les brusques changements des autres nous déconcertent jusqu'à l'ahurissement. Je me comparais au saint Georges de Carpaccio, Madame, tout à l'heure--sans trop de modestie. Ne me le dites pas, je le sais. Imaginez ce brave chevalier sentant soudain venir à lui la corde avec laquelle il traînait son dragon. Il constate que le cadavre de l'énorme bête a disparu!... Il ne serait pas plus étonné que je ne le fus, le billet du comte à M. Boudron une fois envoyé. Désormais tout dépendrait de ce que je raconterais au père de Christiane. Mon parti était pris. En tout cas, je ne m'attendais guère à entendre Varegnana me dire: --«Ainsi le portrait est vendu à M. Ralph Kennedy? Vous êtes arrivé trop tard?»--Et comme je lui faisais signe que oui... «C'est peut-être mieux,» continua-t-il et après un court silence: «Car enfin, êtes-vous sûr, bien sûr, que vous ne vous êtes pas trompé?...» --«Trompé?» répétai-je. «En reconnaissant mon tableau?» --«En vous imaginant le reconnaître», rectifia le comte. «Vous n'avez eu que quelques minutes pour l'examiner, et une ressemblance est si perfide... Vous-même, vous m'avez dit que vous avez failli n'en pas croire vos yeux, tant ce panneau avait une physionomie de vieille chose... Sur le premier moment, je n'ai pas pensé plus que vous à la possibilité que vous fissiez erreur. Je vous l'ai dit. Je n'ai jamais été tranquille devant ce portrait... Je lui en voulais d'avoir servi à débaptiser celui-ci...» Et il me montrait son Léonard réinstallé à sa place d'honneur. Il ne lui avait pas encore enlevé son brevet de déchéance, le cartouche sur lequel figurait un des noms de l'usurpateur, cet Amico di Solario, mélancoliquement suivi d'un signe interrogateur,--dernier et faible essai de protestation! --«Enfin», reprit-il, «après avoir eu la scène que vous savez avec la marquise, et une fois seul, je me suis demandé: n'avons-nous pas été un peu vite, M. Monfrey et moi? Madame Ariosti est ma cousine, comme je l'écrivais à M. Boudron. Quand je vous eus laissé partir, je ne me sentis pas la conscience entièrement en paix. Je n'avais pas fait un assez long crédit à cette femme, qui pouvait être de bonne foi... Et elle l'était, témoin les photographies qu'elle vient de m'envoyer de son tableau, sans un mot. Je lui ai manqué très gravement. Cet envoi n'était-il pas un appel à un examen, auquel j'ai procédé? J'ai là une autre photographie, celle du dessin de l'Académie de Venise, dont je vous ai déjà parlé, et qui est une étude pour mon ex-Cassandra.» Ici un soupir, et fermement: «Eh bien! Il n'y a pas à dire, l'X dont est signé ce dessin est exactement le même que l'X qui figure au bas du portrait où vous avez cru reconnaître votre œuvre de jeunesse... Est-il admissible que cette particularité soit un pur hasard?... Voyez: les deux petites barres d'en bas et d'en haut allant ainsi, d'un seul côté et se relevant un peu à la pointe... Or vous n'aviez pas vu le dessin de Venise quand vous avez peint votre tableau. Donc...» Il me tendait les deux épreuves, où il y avait en effet une identité entre les deux lettres, dont l'explication était trop naturelle. Le père Sanfré avait savamment retouché ou fait retoucher dans le style du quinzième siècle les lettres de la signature destinées à subsister. Ce dessin de Venise était de cette époque. A moins que... Depuis cette aventure j'en suis à me demander, moi, s'il ne fonctionne pas, en Italie, un immense _camorra_ artistique dont tous les associés sont dressés à estampiller de marques, savamment choisies, les dix mille objets faux qui émigrent chaque année de la Péninsule. Je regardais le profil de l'inconnue qui avait posé pour ce crayon. Je regardais l'image de Ginevra. L'intense comique de la situation me ressaisissait. Même Varegnana ne croyait plus à mon témoignage! J'aurais pu, comme j'avais fait avec Courmansel, discuter point par point. Dans ma confidence hâtive de la veille, je n'avais pas insisté sur les irréfutables indices, notamment sur le petit signe du coin de la lèvre que je connaissais si bien et qui me rappelait de délicieux souvenirs d'amours bohémiennes. A quoi bon? Je levai les yeux sur le Comte. Il me sembla qu'une angoisse contractait son visage. Dans le doute sur l'authenticité d'un tableau, estimait-il que mieux valait faire pencher la balance du côté qui favoriserait un jeune et profond amour? Le possesseur du Léonard éprouvait-il un suprême regret? Le gentilhomme désirait-il abriter ses scrupules derrière mon affirmation? Il est certain que son visage se détendit lorsque j'acquiesçai à sa nouvelle opinion en lui répondant: --«C'est vrai, je ne reconnais plus bien mon tableau. A vingt-huit ans de distance, vous savez!... D'ailleurs, Madame Ariosti, Kennedy et Courmansel ont été prévenus...» --«Ah!» fit-il, «Courmansel aussi... Et il pense?...» --«Que son Cristoforo est plus vrai que jamais...» --«Vous voyez!...» s'écria Varegnana, et regardant le portrait jadis attribué au Vinci avec une tristesse singulière... «Décidément, ma Dame aura perdu son peintre, mais elle ne nous en voudra pas... Nous aurons fait une heureuse... Ne soyez pas en retard pour le dîner», ajouta-t-il; «vous aurez un plat milanais dont je veux vous faire la surprise et qui ne peut pas attendre...» ... Voilà pourquoi, Madame et amie, si jamais Adalbert de Rumesnil, ou quelque autre Snob de cette lignée, vient vous raconter que l'on a découvert le véritable auteur de la _Joconde_ et que cet auteur s'appelle Cristoforo Saronno, n'en croyez pas un traître mot. Et si vous apprenez qu'un collectionneur de nos amis se prépare, dans une grande vente, à enrichir sa galerie d'un panneau du même Cristoforo, engagez-le à se méfier. Et puis, permettez à votre serviteur de vous offrir pour votre fête, qui tombe le 17 du mois, une médiocre reproduction de la Cassandra du palais Varegnana: qu'il a exécutée pour vous--_con amore_.--Vous placerez cette aquarelle dans un des coins de votre salon, et quand on vous demandera quelle est cette tête adorable, vous répondrez hardiment que c'est une copie d'un Léonard. Ce sera vrai, aussi vrai que vous êtes un Vinci, vous-même, pour le malheur de celui qui vient de vous raconter cette trop longue histoire et qui s'excuse, en mettant à vos pieds une fois de plus votre passionné, votre fidèle, votre inutile serviteur. L. M. _Pour copie conforme._ Thoune. Août 1906. LA SECONDE MORT DE BROGGI-MEZZASTRIS _A Arrigo Boïto._ I C'était la première fois que Michel Steno visitait le petit musée Broggi-Mezzastris, que connaissent bien tous les voyageurs qui se sont arrêtés quelques jours à Bologne. Cette admirable capitale de l'Émilie mérite beaucoup mieux que de servir de halte, comme c'est l'habitude, une matinée où un après-midi, entre Florence, Milan et Venise. Le comte Steno--le nom l'indique assez--était originaire de cette dernière ville. Ce voisinage aurait dû lui rendre familière la galerie que le défunt commandeur Broggi-Mezzastris a léguée à sa cité, d'autant plus que ledit commandeur était son très proche parent. La comtesse Steno, sa mère, celle qu'on appelait à Venise, de son vivant, l'Andryana, pour la distinguer de l'autre comtesse Steno, la Catarina, était une demoiselle Broggi et la propre sœur du généreux collectionneur. Mais la sœur et le frère étant brouillés depuis des années, le neveu n'avait jamais passé le seuil du palais de son oncle. Ce malentendu familial expliquait le codicille par lequel l'opulent Bolonais avait institué sa patrie sa légataire universelle, sous cette condition expresse que tous les meubles et objets d'art ramassés dans sa maison y demeureraient et que les salles seraient ouvertes au public trois jours de la semaine, de dix heures à quatre. Visiblement, Broggi-Mezzastris s'était proposé comme modèle la fondation Poldi-Pezzoli à Milan, pour le plus grand dam de cet unique neveu, son naturel héritier. Il est juste de dire que Michel n'avait, après la mort de son père et de sa mère, jamais rien fait pour se rapprocher de son oncle. Il suffisait que celui-ci fût riche pour que le neveu répugnât à toute démarche de réconciliation. Il avait donc trouvé tout naturel, à l'époque, d'être privé de ce considérable héritage. C'était un véritable descendant des «Magnifiques» que Michel, et qui n'avait jamais eu besoin d'affecter le mépris de l'argent. Le malheur est que l'argent se venge toujours de ces dédains-là. Un bourgeois l'a dit sagement: il ne mérite, ce nécessaire et dangereux métal, ni d'être méprisé, ni d'être adoré. Il mérite d'être compté. Ayant manqué à cette maxime, le dernier représentant de l'illustre doge Steno avait, à trente-cinq ans--c'était son âge, lors de cette aventure qui date de 1890--dépensé plus de la moitié de sa fortune. De ses soixante mille francs de rente, il lui en restait vingt-cinq. Ce million s'était fondu à mener cette existence cosmopolite pour laquelle les Italiens ont tant de goût et tant d'aptitude. Observateurs et souples, surveillés et impressionnables, très réfléchis et très sensitifs, ils excellent à s'harmoniser avec des milieux nouveaux, et ils se sentent attirés vers les plus élégants, par cette crainte du provincialisme, un des traits singuliers de ces natures à la fois si fières de leur passé et si défiantes de leur présent. Michel avait payé cher le droit de se considérer un peu comme chez lui à Nice, à Londres, à Paris, à Saint-Moritz, à Aix, dans tous les endroits de fête mondiale où il avait promené sa belle mine d'ancien portrait. Avec ses trente-cinq ans, il ressemblait encore d'une façon saisissante à ce jeune seigneur de la galerie de Buda-Pest, attribué par les critiques à Giorgione tour à tour et au Pordenone. Qu'importe? C'est une tête au front hautain, aux yeux profonds, à la bouche passionnée, à l'expression sensuelle et grave, et qui semble garder un secret tragique de volupté et de mélancolie. Il se trouve aisément des curieuses pour essayer de déchiffrer ces secrets-là, quand une pareille physionomie s'associe aux jolies manières d'un gentilhomme ultra-moderne, et la compagnie des curieuses est d'autant plus coûteuse que leur nom figure en meilleure place sur le «Gotha» ou le «Peerage». Un amant digne de ce nom ne se pardonnerait pas de ne pas suivre le train de sa maîtresse. Cela soit dit pour expliquer et la demi-ruine si rapide de Michel Steno, et aussi comment son indifférence à la succession de son oncle s'était petit à petit, trois ans après la disparition du collectionneur, changée en un regret, d'abord très vague, puis plus précis. L'inauguration solennelle du musée, retardée par des nécessités d'aménagement intérieur, avait eu lieu, il y avait seulement six mois. A cette occasion, tous les journaux de la Péninsule avaient publié des articles qui célébraient la générosité du commandeur Broggi, avec chiffres à l'appui. Il avait été parlé de quatre millions de francs, rien que pour les tableaux. Le palais, construit par Baldassare Peruzzi, un peu avant et dans le même style que le Prosperi, à Ferrare, valait bien de son côté un million. Mettons un million encore pour les tapisseries et les meubles. Le capital immobilisé pour suffire à l'entretien et au traitement des gardiens représentait deux autres millions. Il était assez naturel que Michel eût additionné ces sommes avec un mécontentement grandissant, et qu'il eût poussé la mauvaise humeur jusqu'à ne pas assister à cette séance d'inauguration. Il ne l'était pas moins qu'ayant l'occasion de traverser Bologne, la fantaisie lui fût venue d'inventorier par lui-même ce trésor dont il avait été frustré, un peu par la faute de ses parents, qui eussent dû, à cause de lui, se rapprocher du commandeur; un peu par sa propre faute--il se blâmait, à présent, d'avoir mis son amour-propre à ne pas capter un oncle riche et célibataire--beaucoup par la faute d'une troisième personne. Le vieux Broggi-Mezzastris, devenu hypocondriaque, avait eu, comme unique commensal, durant la dernière période de sa vie, un mauvais peintre, un certain Luigi Gambara, dont la comtesse Steno avait toujours parlé à son fils comme du plus dangereux intrigant. Tandis qu'il payait la taxe d'entrée, au bas du grand escalier, Michel avait pu lire ce nom suspect au bas du règlement du musée: «Luigi Gambara, conservateur général.» Ce renseignement n'était pas pour lui une nouveauté. Il savait la fondation de son oncle mise sous la surveillance du peintre, le confident le plus intime de la pensée du vieillard. Ce signe visible que cet homme existait, surpris par le neveu déshérité, en avait pourtant donné un sursaut soudain de ses secrètes rancunes. --«Conservateur général?...» avait-il répété tout bas, en commençant de gravir les marches. «Ce Gambara a joliment manœuvré. Il ne pouvait pas se faire léguer les dix millions. La captation eût été trop flagrante et le testament trop attaquable. Le drôle a été plus fin. Il s'est fait donner l'usufruit, tout simplement, sous un prétexte qui le mettait à l'abri des procès. Conservateur général? Cela signifie une belle et bonne rente, un logement sans doute...» Et, comme il était sur le palier où se tenait écroulé sur un divan un gardien, somptueusement habillé à la livrée de feu le commandeur: «Monsieur le professeur Gambara habite ici?» demanda-t-il. --«Oui, monsieur,» répondit cet autre sinécuriste; «au second étage. Mais il est sorti.» --«C'est bien cela,» reprit Michel qui continuait mentalement son monologue. «Le palais est à lui, puisqu'il y demeure en maître. Il est payé pour se promener au milieu des chefs-d'œuvre et y faire figure d'amateur d'art. Je me suis laissé raconter qu'avant d'être recueilli par mon oncle, il besognait chez les antiquaires. Il y restaurait des tableaux à cinq francs la journée peut-être. Et maintenant!... Oui. C'est joliment manœuvré. Et penser que mon oncle a eu assez d'intelligence pour découvrir et acheter toutes ces peintures, pas assez pour deviner la grossière entreprise de ce coquin sur sa fortune?... Il m'aurait seulement légué ces tableaux avec interdiction de les vendre, quelle parure pour la grande salle du palais Steno! Ils y auraient été vivants. Au lieu qu'ici, à quoi servent-ils? A nourrir l'insolence paresseuse de ce flandrin de gardien et la gredinerie triomphante du sieur Gambara... Qui vient les visiter? Trois ou quatre Anglaises, de temps à autre, comme celles-ci, qui prononcent devant eux, du bout de leurs longues dents, l'inévitable _Very fine aindeed!_... Et tout le reste de la journée, personne... Y a-t-il rien de plus lamentable que ce musée, de plus délaissé, de plus désert?... Était-ce la peine de tant aimer les arts, pour aboutir à cette nécropole?...» L'aspect des salles justifiait cette boutade. Le pas énervé du jeune homme résonnait à présent sur leur parquet désert. Elles développaient leur longue enfilade vide, autour d'une cour intérieure, plantée en jardin, que décorait un énorme fleuve de pierre épanchant de son urne une masse d'eau jaillissante. La sonorité de cette cascade arrivait dans la galerie, par les fenêtres ouvertes--on était en mai.--Elle rendait plus sensible la solitude de ces vastes chambres abandonnées, où rien ne trahissait la vie personnelle de l'ancien propriétaire. Plus de meubles et plus de tapis. Il ne restait que les murs, tendus d'un damas rouge, visiblement neuf, sur lequel se détachaient, de place en place, dans leurs cadres presque tous anciens, les tableaux célèbres de cette collection, une des plus remarquables qui ait été formée ces dernières années. Les artistes de l'Émilie surtout y sont représentés par des merveilles: l'Ortolano par une _Nativité_ d'un charme d'autant plus prenant que la Vierge, le saint Joseph et l'Enfant se groupent, par un symbolisme d'une rare poésie, entre les colonnes doriques d'un temple ruiné. On y voit six _tondi_ de Francia, série incomparable. Elle illustre l'histoire d'Orphée. De l'opulent coloriste Dosso Dossi est une _Médée_, le pendant de la _Circé_ de la villa Borghèse, à Rome. Et ce ne sont là que des peintures du second ordre, par rapport aux cinq pièces capitales du musée: la _Cavalcade héroïque_ de Lorenzo Costa, un _Prieur de Malte_ d'Antonello de Messine, un _Christ passant_ de Romanino, un _Concert champêtre_ de Paris Bordone, et enfin le plus délicieux des Gianpietrino, une _Madone avec un enfant_, une des perles de l'école lombarde. Les anneaux crespelés de la chevelure de la Vierge, brune avec des reflets d'or, les lourdes paupières un peu renflées, le sourire sinueux des joues, la noblesse des longues mains, le coloris verdâtre du ciel et le mirage des glaciers au fond, tout dans cette toile porte l'empreinte du rêve léonardesque et de sa langueur mystérieuse. Quoique Michel Steno n'eût jamais mené qu'une existence très frivole d'homme à la mode et de délicat épicurien, il était de Venise. Il avait respiré dans l'air de la lagune ce goût des belles choses qui fait de n'importe quel oisif de la place Saint-Marc un connaisseur-né. Il n'eut pas plus tôt commencé de parcourir les salles--où se trouvent, notez-le, soixante-seize numéros de cette force--qu'il oublia ses déceptions d'héritier évincé, pour s'extasier, tout simplement, devant une telle profusion de chefs-d'œuvre. Il allait, plus étonné à chaque pas, envahi, quoi qu'il en eût, par le charme émané de ces toiles et de ces panneaux. Le génie des vieux maîtres avait su les animer, pour toujours, d'une vie tantôt gracieuse ou tantôt sublime, voluptueuse ou douloureuse, mystique ou païenne. Michel parvint ainsi jusqu'à la dernière chambre, au fond de laquelle se trouvait, comme relégué dans un recoin où la lumière lui arrivait mal, un portrait de date récente. C'était celui du commandeur Broggi-Mezzartris lui-même, du donateur magnifique. Une plaque de marbre, placée sur la surface du palais, célébrait son goût exquis: «Ici vécut et mourut le très illustre et très érudit--commandeur Broggi-Mezzastris,--qui sut,--comme autrefois les Médicis,--chercher dans l'art le repos et le soulagement--de travaux plus mercenaires.--La cité de Bologne--a placé là cette pierre,--comme un témoignage de la haute culture--de ce grand citoyen.» «Très érudit...» «haute culture...» «les Médicis»... De telles paroles sonnaient très étrangement associées au personnage devant lequel Michel Steno s'hypnotisait maintenant. Il n'avait jamais vu de son oncle que des photographies de jeunesse, où l'inachevé de la vingtième année dissimulait les traits caractéristiques du masque. Il demeurait stupéfié devant cette physionomie de vieillard, si révélatrice. C'était une face terne, prosaïque, sans lumière. Des favoris bêtes--n'y a-t-il pas des barbes spirituelles?--l'encadraient bourgeoisement. Jamais aucune pensée n'avait allumé sa flamme dans ces gros yeux à fleur de tête, où résidait une joie béate de vanité satisfaite. La bouche exprimait une bonhomie importante, la suffisance niaise du richard qui, ne vivant plus qu'au milieu des flatteurs, prend leur servilité complaisante pour une preuve de sa propre excellence. Comment concevoir, derrière ce visage de vulgarité, la distinction d'esprit et de cœur que supposait l'établissement de cet admirable musée? Il y a, certes, de l'exagération dans le mot prêté par la légende à Raphaël: «Comprendre, c'est égaler.» Et, pourtant, l'intelligence des œuvres d'art, à ce degré, comporte bien une espèce de génie. Le médiocre individu, portraituré sur cette toile, avait-il eu ce génie? Les tableaux de la galerie avaient beau affirmer que oui; ce portrait-là jurait que non, et mille souvenirs se levaient dans l'esprit de Michel Steno qui donnaient raison au portrait. --«Quelle figure de _minus habens_!» se disait-il. «Ma mère ne parlait jamais de lui sans répéter: Peppino est un pauvre homme. Il ne faut le tenir responsable de rien.» Ce portrait est vraiment celui d'un pauvre homme, d'un très pauvre homme... A-t-il dû être facile à capter! Comment a-t-il fait pour arriver à une grosse fortune, bête comme cette peinture le raconte?... Parbleu, c'est très simple. Le grand-père Broggi lui a laissé la fabrique de soieries. Bien montée, elle a continué de marcher. Le mérite de celui-ci aura été de se savoir incapable. Et c'est un mérite. L'on ne touche à rien alors. L'on ne gâte rien... Quel mystère que l'hérédité! Ma mère, qui était si fine, si délicate, si grande dame, malgré sa naissance,--et ce frère, si commun, si plat!... Décidément j'aime tout autant n'avoir pas connu cet oncle. Ça me coûte tout de même un peu cher. J'ai eu tort de venir ici. Je vais me mettre à trop regretter quelques-uns de ces tableaux. Allons-nous-en sans les revoir...» Le jeune homme reprenait le chemin de la porte de sortie en se tenant ce discours. Il traversa la longue suite des salons, sans jeter un nouveau regard aux merveilles, qu'il aurait pu et dû avoir à lui, dans le palais Steno. Tandis que ses yeux, détournés des toiles, erraient de-ci, de-là, au hasard, la singularité dont j'ai parlé déjà, le frappa tout d'un coup: cette absence totale de mobilier dans ces pièces, qui avaient pourtant servi d'appartement privé au Commandeur. Dans chacune se trouvait simplement une banquette cannée, pour le repos des visiteurs. La mémoire lui revint soudain, du testament qu'il avait lu jadis avec beaucoup d'attention, en compagnie et sur la prière instante de son homme d'affaires. Se trompait-il? Ne s'y rencontrait-il pas cette phrase, il croyait en voir encore les mots devant lui: «Je lègue le palais avec tout ce qu'il contient d'objets d'art et de meubles?...» --«De meubles?» se répéta Michel, à mi-voix, et, parcourant de nouveau les salons d'un coup d'œil circulaire: «Voilà qui est bien extraordinaire...» Comme il se trouvait derechef sur le palier de l'escalier, il interrogea le gardien auquel il s'était adressé tout à l'heure: «Dites-moi. C'était bien dans ces chambres du _piano nobile_ qu'habitait M. Broggi-Mezzastris?...» Et, sur une réponse affirmative: «Il y avait des meubles dans ce temps-là?» --«_Chi lo sa?_» répartit flegmatiquement l'homme à la prétentieuse livrée rouge et jaune. «Je ne suis pas du temps du Commandeur. C'est M. Gambara qui m'a placé ici, l'an dernier. J'ai toujours vu le musée comme il est.» --«Il n'y a pas de salles au rez-de-chaussée, où l'on aurait pu mettre ces meubles?» insista le questionneur. --«Mais oui,» fit le gardien, en haussant les épaules. «Il y en a, et des meubles dedans, en quantité, je vous en réponds. Mais ces salles-là, on ne les visite pas. C'est M. Gambara qui en a les clefs.» II Ce n'était rien, cette réponse. Il était plus que légitime, nécessaire, que le surveillant en chef des trésors du musée Broggi-Mezzastris conservât par devers lui ces clefs d'un garde-meubles où se trouvaient sans doute des objets de grande valeur, et non encore classés. Le temps mis à organiser et à ouvrir les galeries s'expliquait par un fait bien naturel. Le Commandeur était mort très âgé. Il avait sans doute laissé les appartements où il avait fini ses jours et leur mobilier, dans un état d'usure qui exigeait de longues réparations. Cette hypothèse n'était pas seulement la plus vraisemblable. Elle était la seule. Elle ne se présenta même pas une seconde à l'esprit du neveu dépossédé. --«Oui,» se répétait-il au contraire, une fois franchi le seuil du palais. «Voilà qui est bien extraordinaire... Cet appartement dégarni? Ces meubles sous clef? Qu'est-ce que cela signifie?... Ce Gambara, aurait-il profité de sa situation pour exécuter un coup de brocantage?... Pourquoi non? Qu'il soit un gredin, comment en douter, après cette savante captation? Quel scrupule l'aurait retenu? Qui donc ira vérifier, quand on remettra le tout en place, s'il manque un fauteuil, une table, une chaise? Le sieur Gambara sera chargé de surveiller le réaménagement. Ah! la bonne farce!... Parbleu, il aura vendu à quelque antiquaire, un de ceux qui l'ont placé _casa_ Broggi, pour une centaine de mille francs d'objets. Avec le goût de mon oncle, et à en juger d'après les tableaux, des meubles de premier ordre remplissaient ce palais. Au prix où sont les bois aujourd'hui, il ne faut pas beaucoup de fauteuils pour faire cent mille francs... On a dû dresser un inventaire, à la mort du Commandeur. Où est-il? Chez les gens de loi. Qui s'avisera d'aller l'y consulter?... Qui? Et pourquoi pas moi?... Quelle idée!... Mais si je mettais mon bon ami Cantoni sur cette piste? Il voulait attaquer le testament sous n'importe quel prétexte. Je l'en ai empêché à l'époque. Ce procès ne me semblait pas juste... Les choses changent, dès l'instant que le testament n'est appliqué, ni dans sa lettre, ni dans son esprit. Car il ne l'est pas. Mon oncle a voulu laisser à Bologne, sa maison, comme il l'habitait. Il ne l'habitait pas telle que je viens de la voir... Donc le testament est faussé... Décidément j'en parlerai à Cantoni...» Ce roman de soupçon, pris et repris, avait fait certitude dans l'imagination de Michel Steno, quand il débarqua sur le quai de la gare à Venise, vingt-quatre heures après sa visite au palais Broggi-Mezzastris. Le soir même, il allait, suivant l'invariable coutume de ses compatriotes nobles ou plébéiens, riches ou pauvres, prendre des glaces _in piazza_. Dix minutes plus tard il retrouvait l'avocat Cantoni, et tout de suite il lui communiquait ses doutes, qui n'en étaient déjà plus, sur la gestion du captateur Gambara. Cette consultation, prolongée indéfiniment, en allant et venant, sous les arcades, eut pour conséquence immédiate, vingt-quatre autres petites heures plus tard, l'expédition officielle par le dit Cantoni d'une lettre sur papier timbré. Au nom du «très noble homme» Michel Steno, patricien Vénitien, l'avocat signalait au «très illustre» marquis Bellini, de Bologne, président du conseil du musée Broggi-Mezzastris, la grave infraction faite au testament. Cantoni citait le texte du codicille qui portait très exactement que «rien ne devait être changé dans le palais». Il ajoutait que si les pièces n'étaient pas, dans un délai normal, remises en l'état consigné sur l'inventaire après décès, M. le comte Michel Steno se croirait obligé, à son très grand regret, en sa qualité de plus proche héritier, d'introduire une action en justice. --«Aucun doute,» avait conclu le subtil homme d'affaires, «que le marquis Bellini ne donne des ordres pour réparer une irrégularité qu'il ignore certainement. Il faudra que le Gambara représente les meubles. Il les représentera. Pas tous, et pour cause. C'est là que je l'attends. J'écris par le même courrier à mon confrère de Bologne, qui a été chargé de la succession, de me faire tenir le double de l'inventaire. C'est de droit. Sitôt averti que le mobilier a été remis dans les salles, je me transporte là-bas en personne, cet inventaire en main. Je vérifie fauteuil après fauteuil, clou après clou. Le Gambara est convaincu de vol. Mais s'il a volé, il a capté... Voyez-vous la suite, monsieur le Comte?... Le procès est au bout, et un bon procès. La ville transigera. Je vous l'avais dit, il y a deux ans.» --«Que le Gambara soit seulement châtié,» avait répondu Michel. «Ce sera déjà une petite satisfaction.» --«Il le sera,» avait repris l'avocat. «J'en fais mon affaire, et du procès aussi. Mais le personnage est évidemment très retors. Il ne se laissera pas prendre sans avoir essayé quelque tour de son métier. Il est de Bologne, le pays des _glossateurs_. Nous sommes de Venise, nous, celui des Inquisiteurs d'État. Nous aurons le bon bout. Je voudrais le voir sortir de là, s'il a vendu des meubles et s'il ne peut les représenter!... Et qu'il en ait vendu, c'est trop clair. Ça pue l'escroquerie, cette affaire, à plein nez. Patience, mon cher Comte, patience. Nous aurons notre procès. Et je parle de transaction? Mais pourquoi en accepterions-nous, si l'on a capté? Nous n'en accepterons pas, et le testament sera cassé... Et alors...» Et il eut le clignement d'yeux d'un chicaneur devant la perspective d'un de ces litiges qui, d'appel en appel, durent des années et font la gloire des basochiens,--et leur fortune. --«Cantoni aurait-il vraiment raison?» se demandait Steno, une semaine plus tard, en tournant et retournant entre ses doigts une carte de visite trouvée sur le plateau de la table dans le vestibule de son palais, au retour d'une promenade en gondole. Cette carte portait le nom de «Luigi Gambara, conservateur général du musée Broggi-Mezzastris.» Au-dessous de ce titre, qui tenait deux lignes, le visiteur avait écrit au crayon quelques mots. Ils justifiaient trop les soupçons de Michel lui-même et les accusations de l'avocat: «Aura l'honneur de se présenter de nouveau aujourd'hui, à cinq heures, et prie instamment monsieur le comte Steno, de lui accorder un entretien personnel, pour une communication extrêmement importante.» Une adresse suivait, celle de l'hôtel où le voleur était descendu à Venise. N'était-ce pas un aveu de vol en effet que cette démarche, tentée en dehors et à côté des hommes de loi, alors que la plainte de Cantoni au marquis Bellini posait la question sur un terrain purement juridique? Le conservateur général du musée Broggi, qui aurait dû plutôt s'appeler le dévaliseur, venait implorer la pitié de l'héritier dépouillé jadis par ses soins, afin d'arrêter une enquête dont l'issue menaçait d'être trop redoutable. --«Ça va être une scène grotesque,» se dit Michel. «Je ne le recevrai pas. Ou mieux, je le recevrai, deux minutes, pour qu'il sache bien que je n'agis poussé par personne et que ma résolution ne bougera pas... Il est perdu, et c'est bien fait.» Le descendant des doges était dans ces dispositions peu bienveillantes, lorsqu'à l'heure dite le gondolier, qui lui servait de valet de chambre--à la Vénitienne, toujours--introduisit le personnage attendu. Michel vit entrer un petit homme, âgé, chétif, de pauvre mine, tout blanc, tout voûté, avec un de ces visages à la fois délicats et humbles, fins et craintifs, où se devine ce mélange singulier d'une intelligence très vive et d'une incurable défiance de soi, qui fait le «raté supérieur», pour emprunter à un humoriste une expression qui mériterait de passer dans la langue, tant elle est exacte. Les yeux de Gambara étaient brûlants de fièvre et très bleus. Ils paraissaient plus clairs par le contraste avec le teint jaune et brouillé, qui révélait des années de misère physiologique, de nourriture insuffisante, de travaux excessifs, d'inquiétudes sans cesse renouvelées. La mise était pauvre, mais décente. Cet ensemble était malheureux--si l'on peut dire. Il ne dégageait rien de commun, rien surtout qui s'accordât aux accusations que Michel avait portées, dans son esprit, d'abord contre le talent d'intrigue, puis contre la probité de cet étrange visiteur. L'idée préconçue était trop forte pour que le neveu du commandeur Broggi n'interprétât pas aussitôt, dans le sens le plus défavorable, cette attitude presque douloureusement gênée. Lui, qui avait pour les mendiants de sa ville des courtoisies dignes de son nom, il n'invita même pas le nouveau venu à s'asseoir, et il l'accueillit d'une phrase où le mépris ne se dissimulait guère: --«Vous avez tenu à me parler, monsieur Gambara, et je vous ai reçu, pour couper court dès maintenant à toute autre démarche de ce genre. Vous vous proposez, n'est-il pas vrai, de m'entretenir du message que mon avocat, M. Cantoni, a fait parvenir en mon nom à M. le marquis Bellini? C'est inutile. J'entends que cette affaire, si affaire il y a, passe par la voie légale.» --«Il n'y a pas d'affaire, monsieur le Comte,» répondit Gambara, «et il n'y en aura pas. C'est votre droit strict, comme neveu de mon regretté bienfaiteur, de tenir la main à ce que son testament soit exécuté à la lettre. J'ai donné des ordres en conséquence. Si vous persistez dans cette volonté, après ces quelques minutes d'entretien, les appartements seront remis exactement dans l'état où ils se trouvaient le jour de la mort de M. le commandeur Broggi-Mezzastris... Seulement, cet entretien est si confidentiel! J'ai peur...» --«Que l'on ne nous écoute?» interrompit Steno. Il avait en effet reçu le peintre dans l'immense pièce qui sert d'antichambre aux palais de Venise et que l'on appelle la _Sala_. «Mais, monsieur, je n'ai rien à vous dire, et je prétends ne rien entendre que tous mes gens, et tous mes compatriotes au besoin, ne puissent écouter, s'ils le veulent. Je n'accepte pas d'entretien confidentiel... Vous semblez croire que je peux revenir sur ma décision. Je n'y reviendrai pas. Permettez-moi de m'étonner que vous ayez même pu concevoir une telle idée. Un testament ne s'interprète pas. Il s'exécute. J'ai voulu que celui de mon oncle fût exécuté. Il le sera. Convenez-en: il est assez étrange que le bénéficiaire le plus favorisé force un parent déshérité à lui rappeler un principe d'ordre si élémentaire. Vous y avez gravement manqué. Vous avez sans doute un motif pour cela. Ce n'est pas à moi que vous avez à dire ce motif. C'est à M. le marquis Bellini, qui vous priera peut-être de le dire à quelqu'un d'autre.» --«A quelqu'un d'autre?» balbutia Gambara, comme stupéfié. --«Mais oui, monsieur,» insista durement Michel Steno. «Au procureur du Roi, par exemple.» La brutalité de cette allusion si directe ne permettait pas l'équivoque. Le vieillard pâlit affreusement. Ce fut au tour de Michel Steno de demeurer étonné: il vit soudain un éclair d'indignation jaillir de ces prunelles, tout à l'heure implorantes, une révolte de fierté transfigurer ce visage humilié. La secousse avait été si violente que l'infortuné ne trouva pas de souffle d'abord pour articuler ses mots. Ses lèvres s'agitèrent sans émettre un son. Enfin, d'une voix étouffée, il put répondre: --«Alors, monsieur le Comte, vous croyez cela de moi, que j'ai commis quelque action qui pourrait me conduire devant les tribunaux, que j'ai abusé du dépôt dont j'avais la garde, sans doute?... C'est le sens de vos paroles. Elles ne sauraient pas en avoir un autre... Je comprends,» continua-t-il, d'un accent saccadé maintenant. «Si les meubles ne sont pas dans les appartements, c'est parce que j'en ai vendu une partie... Voilà ce que vous croyez, n'est-ce pas?... S'il en est ainsi, vous avez raison, monsieur le Comte, toute conversation entre nous est inutile... Adieu, monsieur. Adieu. J'ai l'honneur de vous saluer...» Il avait marché vers la porte, après avoir jeté ce cri de protestation, où frémissait la souffrance presque sauvage de l'honnête homme outragé. Arrivé au bout de la _Sala_, et la main sur la poignée de la porte, Gambara s'arrêta. Il revint droit sur son insulteur, et, les prunelles dans ses prunelles: --«Non, monsieur le Comte,» commença-t-il. «Je ne m'en irai pas de la sorte. A cause de votre oncle, qui a été si bon envers moi, qui nous a sauvés de la misère, les miens et moi, je parlerai. Vous saurez la vérité, toute la vérité. Je vous la dirai, non pas pour moi, pour lui, pour sa mémoire. C'était pour vous adjurer de m'aider dans mon œuvre de piété envers cette chère mémoire que j'étais venu. J'accomplirai mon dessein. Vous agirez ensuite comme vous jugerez devoir agir... si seulement vous m'avez cru!» ajouta-t-il avec un sourire, un rictus plutôt, d'une amertume infinie. «Ne m'interrompez pas,» fit-il sur un geste de Michel Steno. «Quand M. Broggi-Mezzastris m'a nommé le conservateur de son musée, j'ai bien supposé que la famille me soupçonnerait d'avoir inspiré le testament... Hé bien! monsieur le Comte, sur mon salut éternel, ce n'est pas vrai. De son vivant j'ai tout ignoré des dispositions de votre oncle... Tout? Non...» rectifia-t-il. «J'ai toujours cru qu'il formait sa galerie pour la laisser à la ville, au moins la plus grande partie. J'ai toujours cru aussi qu'il en serait comme des tableaux donnés par M. le sénateur Morelli à Bergame--que ce legs figurerait dans une des salles de la Pinacothèque publique... Mon rôle auprès de votre oncle, monsieur le Comte, s'est borné à ceci. Il y a vingt ans, j'en avais quarante-cinq. J'étais dans la misère la plus noire. Après avoir eu de grandes ambitions d'artiste, j'en étais réduit à restaurer des tableaux pour le compte d'un antiquaire. M. Broggi-Mezzastris commençait alors sa collection. Mon antiquaire entre en pourparlers avec lui, afin de lui vendre un tableau faux, que je savais tel. Le hasard veut que je sois témoin du débat entre eux. M. Broggi-Mezzastris parti, je préviens mon patron que je ne me rendrais pas complice d'un vol par mon silence. Cet homme crut que je voulais simplement ma part dans l'affaire. Elle était grosse. Il ne s'agissait de rien moins que d'un prétendu Giorgione et de quarante mille francs. Il m'offre de me payer ma discrétion. Je refuse son argent. Il me menace de sa vengeance si je parlais. Je bravai sa menace et je prévins M. Broggi-Mezzartris. Vous penserez sans doute que j'espérais trouver de ce côté plus d'avantages. Pensez-le, monsieur le Comte... Votre oncle, lui, ne le pensa point. Cet homme excellent jugeait le cœur des autres d'après le sien. Ma démarche le toucha. Il m'interrogea sur mon existence. Me voyant si pauvre, il me donna du travail. J'eus à restaurer pour lui quelques toiles. Il s'en trouvait quatre de fausses sur six, dans le nombre. Je le lui prouvai. Frappé de mes connaissances techniques, il m'offrit un traitement fixe, si je voulais l'aider dorénavant dans ses achats... J'acceptai... Mon service, auprès de lui, a duré jusqu'à sa mort.» A ce moment de son discours, une hésitation se montra sur le visage contracté du vieil artiste, comme un scrupule d'aller plus avant dans son récit. Puis un sourire indigné crispa de nouveau ses lèvres. Il frappa du pied, et, avec une ironie singulière, il continua: --«Si j'étais celui que vous supposez, monsieur le Comte, je n'aurais pas eu besoin de dicter un testament à M. Broggi-Mezzastris pour avoir des rentes, je vous le jure. M. Broggi-Mezzastris était un habile industriel, paraît-il, et un spéculateur très avisé. La grande fortune qu'il a laissée le prouve bien... Quant aux tableaux...» Il répéta «Quant aux tableaux...» Et faisant un visible effort: «Hé bien! monsieur, il n'a jamais su distinguer un Mantegna d'un Raphaël ou un Pérugin d'un Véronèse!... D'où lui était venue l'idée d'une galerie, alors? Je me le suis demandé bien souvent, dans les débuts de nos relations, quand il me signait, sans discuter, des chèques de soixante mille lires pour notre Dosso-Dossi, par exemple. Ensuite, j'ai compris qu'il était mû par les plus nobles motifs. Il aimait la gloire et il aimait Bologne. Il voulait que son nom restât pour toujours attaché à une grande chose et que cette chose fût civique. L'exemple de Poldi-Pezzoli à Milan lui avait suggéré cette œuvre, si peu conforme, semblait-il, à ses facultés: la création d'une galerie. J'étais moi-même Bolonais. J'aimais passionnément ma ville. J'étais peintre, et à défaut d'un beau talent, j'avais l'adoration du génie des grands maîtres... Non, ce ne fut point par intérêt que je me dévouai à aider M. Broggi-Mezzastris dans son entreprise. Ce fut poussé par un sentiment aussi pur que le sien. Je dirais presque plus pur. Je savais, moi, que mon pauvre nom disparaîtrait derrière son nom. Mon nom a disparu. Il y a un musée Broggi-Mezzastris et quand Luigi Gambara sera mort, il sombrera tout entier. Mais j'ai trouvé, je trouve une joie profonde à me dire que j'ai payé ma dette à ce protecteur généreux... Tout de suite, il nous avait logés, ma femme et moi. Il avait placé mes deux enfants au collège, à ses frais... D'ailleurs, je n'aurais pas cette raison de lui être reconnaissant que je lui devrais encore de la gratitude. Grâce à lui j'ai eu le plus admirable emploi de mon activité. Vingt années durant, j'ai connu l'ivresse de la chasse aux chefs-d'œuvre à travers toute l'Italie. Il y a des tableaux de musée, tenez, les Tondi du Francia, dont la découverte et l'achat furent tout un roman. J'y ai dépensé autant d'émotion qu'un Roger à la poursuite d'Angélique. Songez qu'ils étaient perdus dès l'époque de Vasari. Quelle fièvre quand je les ai retrouvés, quand j'ai acquis la certitude de leur authenticité, quand je les ai emportés de ces mains, oui, de ces mains!...» Il tendait ses doigts, fiévreux et maigres, en parlant ainsi. Ses yeux se fermaient à demi. Des sensations anciennes lui remontaient au cœur. Il avait presque oublié qu'il n'était pas seul, et son plaidoyer en faveur de sa probité. Il eut comme un réveil de sa propre hypnose, et, sèchement: --«Je vous demande pardon, monsieur le Comte, il ne s'agit pas de moi. Pourtant cela aussi était nécessaire à dire. Je n'ai pensé qu'aux tableaux, durant ces années-là. Je courais de Venise à Palerme et de Lecce à Turin, pour en acheter. Je ne prenais pas garde aux autres objets dont M. Broggi-Mezzastris remplissait le palais. Je les aurais remarqués, je ne me serais permis aucune observation. Encore un coup, je ne soupçonnais pas le testament. J'imaginais qu'après la mort du Commandeur, tout serait dispersé, à l'exception des peintures. Après l'ouverture de ce testament, et quand je sus quelles fonctions mon vénéré bienfaiteur m'avait réservées, j'ouvris les yeux. Je regardai, pour la première fois, le détail des choses, et je reconnus avec épouvante quel mobilier mon pauvre cher ami avait amassé dans les salles. Ce n'était que fauteuils ignoblement somptueux, avec des bois sculptés dans l'effroyable goût Italien d'aujourd'hui, avec des revêtements de peluche sur des canapés outrageusement cloisonnés et dorés, et quelles tentures, quels rideaux! J'eus l'évidence qu'une fois les portes du palais ouvertes au public, la vérité apparaîtrait aux plus ignorants. Il n'était pas possible que le même homme eût acheté le lit de la chambre à coucher, par exemple, ce lit à colonnettes en troncs de palmiers en haut desquelles se grattaient des singes--et le divin Gianpietrino de cette même chambre. Je me souviens. Cette angoisse s'empara de moi dès la veillée qui précéda la mise en bière. M. Broggi avait fait venir le notaire pour que le testament fût lu devant témoins, avant d'entrer en agonie. Ensuite, quand nous avions été seuls, avec des gentillesses de langage qui me tirent des larmes--voyez--il m'avait remercié de l'avoir aidé à réaliser son rêve, celui de laisser une trace durable de son passage sur la terre. «Ce musée,» avait-il dit, «ce sera la seconde vie de Broggi-Mezzastris.» Et voici que, durant cette veillée, et comme je regardais, à la lueur des cierges allumés, ce Gianpietrino tour à tour et ce monstrueux lit, ces paroles me revinrent avec une force qui donna tout d'un coup un sens prophétique à d'autres paroles, prononcées tout bas à mon côté, par un petit prêtre qui aurait certes mieux fait de prier: --«Le Commandeur avait un goût si fin pour les tableaux,» me dit-il. «Comment se fait-il qu'il en eut un si mauvais pour les meubles?» Ces quelques mots me traduisaient à moi-même ma pensée avec une précision dont je me sentis soudain consterné. Cette terrible phrase, tous les visiteurs du musée Broggi-Mezzastris la prononceraient, dès qu'il s'ouvrirait. Cette question, tous se la poseraient. Elle ne comporterait qu'une réponse, la vraie, hélas! M. Broggi-Mezzastris n'avait pas acheté ses tableaux lui-même. Sa galerie n'était pas son œuvre. Son œuvre, c'était cet arrangement, disposé pour son usage, de ces meubles si hideusement vulgaires, si barbarement prétentieux. C'était ces étoffes abominables, ces atroces garnitures de cheminée. C'était ce luxe criard et de mauvais aloi, auquel mon innocent protecteur s'était tant complu. C'était là son Idéal, il faut le dire, à ce cher et digne ami, exquis par le cœur. Mais pour les choses de l'art, il avait reçu de la nature la négative... Oui. Je me souviens. Je contemplais son visage, rendu par la mort, maintenant que la bonté de son visage ne l'éclairait plus, il faut le dire encore, à une insignifiance trop dénonciatrice, elle aussi, de la cruelle vérité... J'eus l'intuition que, par une ironie affreuse, ce musée dont il avait voulu faire l'instrument de _sa seconde vie_, allait devenir celui de _sa seconde mort_. Tant qu'il avait habité le palais, il avait été très jaloux de ses trésors. Il n'y admettait que de rares amateurs, trop intéressés par les peintures pour s'occuper du reste. Maintenant tous allaient rentrer, tous. La voix publique allait parler... C'est dans cette pénible nuit, et agenouillé devant cette dépouille, auguste pour moi, que je fis à M. Broggi-Mezzastris le serment de lui éviter cette seconde mort... Il n'y avait qu'un moyen. C'était d'isoler la galerie, de ramasser tous les tableaux dans un étage et d'enfermer tous les meubles dans un autre, dont la clef ne me quitterait plus. Moi mort, mon successeur ne changerait certes rien à des dispositions dont il croirait qu'elles avaient été celles du fondateur... Le motif de ma conduite, vous le savez maintenant, monsieur le Comte. Je ne soupçonnais pas que ma piété pour la mémoire de M. Broggi me vaudrait un sanglant affront de son neveu. Quel affront!... Et de vous, de vous?... Mais c'est fini. Cette fois je n'ai plus rien à vous dire, monsieur, et c'est moi qui ne veux pas, entendez-vous, qui ne veux pas d'un entretien avec vous... Votre religion est éclairée. Vous agirez, je vous le répète, comme vous jugerez devoir agir...» III --«Et vous avez cru une minute à toute cette histoire,» s'écria Cantoni, en s'esclaffant de rire, lorsque Michel lui eut rapporté l'étonnante déclaration du vieux peintre, et comment celui-ci s'était échappé sans lui laisser le temps d'une réponse: «Je vous avais dit que ces _glossateurs_ sont retors. Mais cette invention-là dépasse tout. C'est du Goldoni de la meilleure manière...» --«Et si c'était vrai, cependant?» insinua Steno. --«Et si les chevaux de Saint-Marc se mettaient à galoper?» reprit l'avocat. «D'ailleurs nous le saurons bien. Je vous ai déjà dit que je vérifierai le remeublement du palais, fauteuil à fauteuil et clou à clou, l'inventaire en main.» --«Enfin supposons que ce soit vrai. Alors, mon oncle...» --«Subirait sa seconde mort,» interrompit Cantoni qui bouffonna davantage. «Qu'est-ce que cela peut bien lui faire, là où il est, et à vous, mon cher Comte? Cette seconde mort de Broggi-Mezzastris, ce serait la revanche du testament. Voilà tout... Soyez tranquille, vous ne l'aurez pas sur la conscience. Ne bougeons plus. Maintenons fermement les termes de ma lettre et voyons venir. Quoi? Mais quelques millions peut-être...» En dépit des assurances du jovial homme de loi, Michel avait gardé de son entretien avec l'énigmatique Gambara une impression trop forte. Il n'accepta ce conseil de maintenir ses revendications qu'après une véritable lutte intérieure. Il l'accepta, cependant, parce qu'il était faible. Puis il éprouva un nouveau tourment de conscience, lorsqu'un mois plus tard, Cantoni fut parti pour Bologne, sur un avis reçu du marquis Bellini: toutes choses étaient rétablies dans le musée Broggi d'après la lettre du testament. Qu'allait découvrir l'avocat? Le cœur du neveu déshérité battait un peu quand, trois jours après, ledit Cantoni reparut, ne s'étant fait annoncer que par une dépêche, et l'air passablement décontenancé. --«Le Gambara a-t-il trouvé le moyen de tout racheter?» fit-il en hochant sa tête, toujours gouailleuse mais moins triomphante. «Tous les meubles sont à leur place... J'avais découvert dans la ville un ancien valet de chambre du Commandeur qui les a reconnus. Du reste, M. Broggi avait beaucoup d'ordre. Il collectionnait aussi les factures. J'ai constaté que c'étaient bien les mêmes objets. Le Gambara avait raison. C'est un musée d'horreurs, au milieu duquel les tableaux ont des tristesses de prisonniers, d'exilés. Et le coup de la seconde mort a bien failli avoir lieu. Car j'ai entendu, entre autres discours des visiteurs, cette phrase d'une anglaise à son époux: _What an awful cockney this old Broggi-Mezzastris must have been, to buy such a lot of rubbish!_» --«Quelle vilaine figure vous m'avez fait faire!» dit Michel qui, lui, ne riait pas: «Ah! Cantoni, je ne vous pardonnerai pas...» --«Patience!» interrompit l'avocat. Il avait tiré de sa poche une petite brochure. «Voilà de quoi vous éviter ce remords... C'est le catalogue du musée, réimprimé il y a quinze jours et augmenté d'une biographie du Commandeur par le Gambara, dans laquelle je vous prie de déguster cette phrase: «_Et ce n'était pas uniquement par ses qualités d'esprit que le défunt commandeur Broggi-Mezzastris était admirable. C'était aussi par les qualités du cœur..._» Écoutez: «_On peut voir dans son palais jusqu'à quel point il a poussé le culte des souvenirs. Il a tenu à ne rien changer aux meubles qui lui venaient de sa famille et dont l'aspect seul fera comprendre aux plus aveugles combien cet homme de tant de finesse, cet amateur si éclairé, au sens si exquis, a dû souffrir au milieu d'un décor si peu en harmonie avec son goût..._» Ce n'est pas tout... Il y a douze pages, oui, douze, qui contiennent des extraits de lettres du Commandeur, authentiquant ses tableaux et en donnant les raisons... Si l'on envoyait l'huissier à notre homme pour le sommer de fournir les originaux de cette correspondance?...» --«Ne plaisantez plus, Cantoni,» répondit Steno, dont le visage aux nobles traits exprimait une émotion grandissante. «Vous et moi, nous avons traité ce Gambara de captateur et de voleur. J'irai lui faire des excuses, entendez-vous. C'est tout simplement un cœur sublime de reconnaissance et de dévouement.» --«Il me gâte mes notions de la nature humaine,» dit l'avocat avec une demi-colère. «C'est bien la peine d'avoir plaidé vingt ans pour en arriver là!... Il faut que j'aie vu les inventaires de mes yeux, de ces deux yeux, et ils sont bons, pour que je croie que nous ne sommes pas mystifiés... Ma seule consolation, c'est que les «Tedeschi» ne vont pas manquer de citer dans leurs pédantesques bouquins, qu'ils prennent pour de la critique d'art, les opinions du connaisseur émérite que fut le commandeur Broggi-Mezzastris! C'est le point d'ironie, comme on disait jadis dans les écoles... Avouez que la consolation est maigre, quand on pense que si le Gambara avait vraiment brocanté quelques meubles, nous aurions peut-être fait casser le testament...» Et se reprenant à rire: «Espérons que le prochain conservateur du musée découvrira la fraude des lettres et cette fois ce sera la troisième et définitive mort de Broggi-Mezzastris.» 1904. I UNE NUIT DE NOËL SOUS LA TERREUR _A Henri Gervex._ Le hasard d'une villégiature à Nemours m'avait amené à visiter un château bien connu de tous ceux qui s'intéressent à l'architecture du seizième siècle en France, celui de Fleury-les-Tours. On l'a nommé ainsi pour le distinguer de l'autre Fleury, célèbre par le séjour du prétendant Charles-Édouard, et qui dresse dans le voisinage de Courance sa jolie construction de briques. Je ne discuterai pas le point controversé entre archéologues: ce charmant bijou de pierre, construit par les ordres du premier duc de Fleury, le favori de Louis XII, a-t-il servi de modèle à cet autre bijou, qui le reproduit quasi-exactement, et qui est Azay-le-Rideau, ou bien est-ce l'inverse? Je ne discuterai pas non plus cet autre problème débattu indéfiniment dans les clubs: le propriétaire actuel de Fleury-les-Tours a-t-il vraiment le droit de s'appeler le duc de Fleury tout court, comme le jeune héros d'Agnadel? La contestation dure avec l'autre branche de la famille depuis quelque cent cinquante ans. Que son titre soit très authentique ou non, l'actuel duc de Fleury le porte de manière à justifier toutes ses prétentions. Il emploie admirablement une très grande fortune, héritée de sa mère, fille elle-même d'un de ces gentilshommes verriers dont une tradition séculaire se perpétue dans nos départements du nord. Le duc a eu le bon esprit de ne pas confier à des intermédiaires la gérance de ses intérêts. Quarante ans durant, il a dirigé en personne les vastes usines qu'il possède près de Saint-Quentin. Son fils aîné s'en occupe maintenant. Ce maniement direct de ses propres affaires a eu un résultat: le châtelain de Fleury-les-Tours appuie ses prétentions sur douze cent mille francs de revenu sans mésalliance, et le château est habité aussi noblement que le méritent les sculptures des portes et les meneaux des fenêtres. Le seigneur de cette exquise et grandiose demeure en a un très légitime orgueil. Ceci soit dit pour expliquer comment il avait tenu, m'ayant rencontré chez des amis communs, à m'en faire les honneurs, malgré mon manque absolu de compétence dans la partie où il excelle. Il a réuni là une collection d'armes à rivaliser celle du Palais-Royal à Madrid. Un trait définira la parfaite politesse de ce vrai gentilhomme: durant la visite à laquelle je fais allusion, il m'épargna le détail de son musée. Un autre trait encore définira l'incompétence que je viens d'avouer: de toutes les pièces incomparables, éparses dans les salles du château,--que dis-je?--de tout le château lui-même, je ne me rappelle vraiment qu'une petite toile, suspendue dans la chambre à coucher du maître du logis, et cela moins pour elle-même, quoique ce soit une excellente peinture d'un maître anonyme du dix-septième siècle français, qu'à cause de l'anecdote qui s'y rattache. Cette prédominance de l'intérêt moral sur la beauté et le pittoresque distingue essentiellement les écrivains des artistes. Une grande erreur du romantisme fut d'avoir voulu unir ces deux types d'intelligence, irréductibles l'un à l'autre. Ce tableau, devant lequel je tombai aussitôt en arrêt, représentait un sujet bien banal: une Nativité. La peinture avait la solidité qui décèle un faire très exercé, cette minutie forte, dont la valeur reste indiscutable à travers les variations du goût. Le saint Joseph, la Vierge, le Bœuf, l'Ane, l'Enfant sur sa paille, étaient traités avec une robustesse de touche où se reconnaissait l'influence de Philippe de Champaigne, et une précision apprise en Flandre. Un détail d'une extrême originalité trahissait une imagination de poète. La scène était placée, comme d'habitude, dans une pauvre étable, éclairée par une fenêtre dont le châssis se composait de deux barreaux, coupés l'un par l'autre à angle droit. L'ombre de ce châssis se projetait sur le mur du fond, de telle manière qu'une croix se dessinait sur le crépi blanc, démesurée, fantomatique et pourtant distincte. Cet instrument du futur supplice posait sa base juste au-dessus du berceau de l'enfant divin, endormi si doucement! Entre cette croix et ce sommeil, entre cette menace et cette sécurité, le contraste était poignant. J'avais un motif pour être intéressé doublement par ce tableau. Je venais, en le regardant, de le reconnaître. Oui, j'avais déjà vu cette disposition des personnages, et ce reflet du châssis de fenêtre projeté en croix sur le mur blanc du fond. Un nom me vint aux lèvres, que je prononçai étourdiment. Il est rare qu'un collectionneur aime à posséder une réplique, et les quelques autres tableaux réunis là prouvaient que le duc, spécialisé dans les armes, ébauchait aussi un tout petit commencement de galerie. --«Votre mémoire vous sert très bien», me répondit-il; «une copie de ce tableau existe en effet chez Mme de ***.» Il répéta le nom que j'avais dit, et qu'il est inutile de transcrire ici. «Ce sont des cousins à moi. Vous auriez pu en voir une autre chez les ***» (je ne transcris pas non plus cet autre nom) «et une autre chez les ***. Ceci est l'original, que mon grand-père a laissé par testament à l'aîné de ses quatre enfants, qui était mon père. Il a voulu que trois autres copies fussent faites pour mes deux oncles et ma tante... Mme de *** ne vous a pas dit pourquoi?» Et, sur ma réponse négative: «C'est naturel», reprit-il avec une amertume hautaine. «Quand on a consenti à servir la Révolution, certains souvenirs vous font honte.» Le père de Mme de *** a été, en effet, dans la diplomatie sous Napoléon III. J'ai oublié d'indiquer que le duc verrier est un de ces légitimistes intransigeants auxquels il a fallu l'ordre du prince qui dort à Gœritz pour qu'ils acceptassent la fusion. Il continua: «Je n'ai pas les mêmes motifs pour vous taire l'épisode qui donne à ce petit tableau une valeur de relique. Vous me permettrez de vous offrir la plaquette où j'ai fait imprimer le passage du testament de mon grand-père dans lequel il explique cette volonté. Vous lirez ces pages en vous en allant. Elles seront toujours aussi intéressantes qu'un article de journal. Et du train dont nous marchons, elles risquent fort de ressembler à ce que vous lirez dans les journaux de demain!...» Le possesseur de cette «Nativité» s'était-il trompé en m'annonçant un récit aussi saisissant que l'idée même de cette toile, associée à une crise décisive de l'histoire de son aïeul? Le lecteur en jugera. Le duc, m'ayant donné la permission d'utiliser ce document, je le copie tel quel. Par les époques troublées comme celles que nous traversons, il est toujours sain de se rappeler quelles terribles épreuves l'expérience de certaines doctrines sociales imposa aux destinées privées, il n'y a pas beaucoup plus d'un siècle. Ce n'est pas une raison pour croire, comme M. de Fleury, à des identités absolues entre les événements. Mais la Commune est si près de nous! Comment les sentiments traversés par les hommes qui ont vécu sous la Terreur nous seraient-ils étrangers? Ce récit a donc un certain intérêt d'actualité. Le voici, sous le titre que le duc lui avait donné. _Note laissée par mon grand-père pour son fils aîné et qui explique le codicille de son testament relatif à un tableau d'auteur_ _inconnu, représentant une Nativité._ A partir de maintenant c'est le Fleury de 1793 qui tient la plume. I Quarante ans se sont écoulés entre le jour de Noël où j'écris ces lignes (1833) et celui dont je veux retracer l'angoisse (1793). Pourtant aucune des émotions traversées alors ne s'est effacée de mon esprit. Je n'ai qu'à fermer les yeux pour revoir, distinctement, une plaine blanche de neige, entre des montagnes, une route déserte, où de rares piétons et de plus rares cavaliers cheminent, entre des arbres nus, sous un ciel livide, dans lequel le soleil découpe un disque rouge. Je revois une voiture roulant à travers ce morne paysage, sinistre comme l'atmosphère qui planait alors sur la France. Ce véhicule cahotait sur un sol dont le ravinage dénonçait l'incurie de la Révolution. Il emportait un homme de trente ans et une jeune femme de vingt. Cet homme, mon fils, était votre père, cette femme était votre mère. Elle était à la veille de vous avoir. Son état de grossesse avancée lui rendait ce voyage bien douloureux. A chaque secousse ses traits se décomposaient comme si elle allait mourir. Ses paupières se fermaient sur ses prunelles, mouillées de larmes. Puis sa volonté de ne pas ajouter à mes anxiétés lui donnait le courage de me sourire, et elle me disait: --«Ne vous tourmentez pas, mon ami. Dites au cocher de pousser les chevaux. Dieu nous protège depuis notre départ. Il ne permettra pas que nous échouions au moment d'arriver...» Il était en effet assez extraordinaire que nous eussions parcouru sans être inquiétés la distance entre Fleury-les-Tours et la petite ville de la Franche-Comté dont nous approchions. C'était Morteau, à huit lieues seulement de Locle, à moins d'une journée de La Chaux-de-Fonds et de la Suisse. Nous avions choisi pour sortir de France, ce chemin détourné, après avoir pris ostensiblement la route naturelle, celle de Châlons et de Nancy. Je me souviens. Tandis que nous avancions péniblement, glacés par le froid de cet après-midi, dans notre voiture achetée d'occasion et à peine close, épiant, sans en avoir l'air, la physionomie de chaque passant, avec quels remords je me reprochais de n'avoir pas émigré plus tôt! Ce n'est pas que je me fusse laissé endormir, comme tant d'insensés, par les illusions de la nuit du 4 août. J'avais toujours pensé que la tempête déchaînée sur le pays serait sans pitié et qu'elle me frapperait aussi, moi et les miens. Mais, en 91, j'avais rencontré Mlle de Miossens. J'en étais devenu amoureux, et je n'étais pas parti. Henriette n'avait plus son père. Elle habitait avec une mère malade un petit château pas très éloigné du mien. Je m'étais tout de suite considéré comme le protecteur de ces dames. D'ailleurs, ni elles ni moi n'avions encore été menacés. J'avais demandé la main d'Henriette. Nous nous étions fiancés, puis mariés. Ces événements nous avaient menés, de semaine en semaine, jusqu'au terrible mois de janvier où le procès et l'exécution du Roi inaugurèrent vraiment cette crise d'universelle consternation, si bien nommée la Terreur. Aussitôt connue l'affreuse nouvelle, j'avais dit: «Il faut partir.» A ce moment même Mme de Miossens était devenue plus souffrante. La paralysie la rendait intransportable. Nous étions restés. Je n'avais pas eu le courage de démontrer à sa fille qu'en agissant ainsi nous nous perdions, sans espérance de sauver sa mère. La malade était morte en août. Redevenus libres, nous avions remis de partir cette fois, en constatant que Fleury continuait d'être ignoré par les Jacobins de Nemours. Il en était de lui comme il en fut de Dampierre et de quelques autres demeures seigneuriales, situées un peu à l'écart, dans des contrées où ne se trouvait aucun meneur très énergique. Les lois sur les biens des émigrés étaient implacables. Nous n'avions d'autre fortune que nos deux châteaux et leurs dépendances. A la veille du premier enfant, Henriette avait hésité à le ruiner d'avance. Très pieuse, elle avait voulu voir une protection de la Providence dans la tranquillité exceptionnelle où nous venions de vivre. J'avais cédé à son désir de ne pas quitter notre manoir. Combien je me le reprochais maintenant! Un coup de foudre nous avait réveillés de cette folle sécurité. Un représentant du peuple avait débarqué à Nemours un matin. Il s'était fait remettre la liste des propriétaires de la ville et des environs. C'était une table de proscription toute dressée. Un vieux serviteur de ma famille l'avait appris: des mandats d'amener allaient être lancés contre les suspects, et naturellement contre moi d'abord. L'urgence du péril n'avait plus permis l'hésitation. C'est ainsi que nous nous trouvions sur la route de Suisse par cet après-midi de la fin de décembre. Un passeport, au nom du citoyen et de la citoyenne Chardon, procuré par le fidèle avertisseur, nous avait permis les étapes de ce long et dangereux voyage. Ce papier, revêtu du timbre de la municipalité de Nemours, me qualifiait de citoyen suisse retournant dans son pays, à cause de la santé de sa femme. La grossièreté de cette ruse en avait jusqu'ici fait la réussite. Comment imaginer qu'un duc de Fleury n'eût pas pris plus de précautions pour dépister les limiers lancés à ses trousses? A l'approche de la frontière, ce misérable chiffon de papier suffirait-il? Je me posais cette question avec une épouvante grandissante, tandis que je cherchais à l'horizon la silhouette de cette petite ville de Morteau où se jouerait le dernier acte du drame de notre salut... Vers quatre heures, elle se dessina sur le ciel, maintenant presque noir. La masse sombre des maisons offrait une physionomie si étrangement sinistre que mon appréhension d'affronter là un dernier examen de mon faux passeport devint intolérable. Le désir d'y échapper me suggéra l'idée la plus évidemment déraisonnable que je pusse concevoir: --«Vous sentez-vous assez bien pour marcher deux heures?» dis-je à ma compagne. --«Oui,» répondit-elle. L'expression de ses yeux aurait dû m'avertir. Mais dans ces fièvres de fuite on ne voit rien que l'issue possible. --«Ce sera le dernier effort,» repris-je. «Il est nécessaire.» En même temps, par des coups frappés à la vitre, j'avertissais le cocher d'arrêter. J'avais engagé ce gros garçon sur sa mine nigaude, à Dijon, en achetant la voiture. Qu'avait-il pensé des voyageurs qu'il conduisait ainsi? Je me l'étais souvent demandé, et je m'étais comporté de manière à dissiper de mon mieux ses doutes, s'il en avait. Il était fou, presqu'au terme du voyage, de démentir d'un coup cette attitude. C'est pourtant ce que je fis, en descendant de voiture à une demi-lieue peut-être de Morteau, et je lui déclarai: --«Je n'ai plus besoin de vos services, mon ami. Ma femme et moi préférons continuer la route à pied. La voiture est à vous avec les chevaux et ceci par-dessus le marché (je lui mettais dans la main un rouleau de louis), si vous repartez de ce côté (je lui montrai la route par où nous étions venus). Sinon...» J'avais tiré de ma poche un pistolet que j'armai d'un geste déterminé. Le malheureux se mit à trembler de tous ses membres: --«Je vous obéirai, monsieur,» répondit-il, «je vous obéirai...» --«C'est à l'instant qu'il faut partir,» insistai-je. «J'ai votre nom. Je vous écrirai l'endroit où vous devez faire adresser les objets qui resteront dans la voiture. Si dans six mois vous n'avez rien reçu, gardez tout.» L'homme balbutia un remerciement. Il m'aida, d'une main qui continuait de trembler, à mettre sur mes épaules une espèce de havre-sac qui contenait quelques effets indispensables. J'avais dans ma ceinture une dizaine d'autres rouleaux d'or et des diamants. Il remonta sur son siège, sans presque oser me parler. Je tenais toujours à la main mon pistolet levé. Les chevaux tournèrent, avec l'accablement de bêtes fatiguées qui comptaient coucher à l'écurie. Mais leur conducteur était si impatient de n'être plus à la portée de mon arme qu'il trouva le moyen de les lancer au grand trot. Mme de Fleury et moi, nous étions seuls. Nous n'avions plus qu'à marcher en contournant la ville, pour arriver en Suisse. Elle me dit: «Je suis prête.» Et nous commençâmes à nous diriger vers Morteau, avec l'intention d'obliquer par le premier sentier à droite ou à gauche pour rejoindre la grand'route de l'autre côté. II Nous n'avions pas fait cinq cents pas, le ralentissement de la démarche de ma compagne me prouva que son énergie avait préjugé de ses forces. Encore cinq cents autres pas, elle s'arrêta: «Je ne peux plus,» dit-elle, et, se laissant tomber sur une pierre, elle éclata en sanglots. --«Je souffre trop,» gémit-elle. Ses mains s'étaient portées sur sa ceinture. Quoiqu'elle fût enveloppée d'un manteau, la déformation de son pauvre corps était trop visible pour que cette exclamation et ce geste ne donnassent pas à ce cri de douleur la signification d'une menace, à laquelle je n'avais pas voulu songer. Henriette était tout près d'achever le huitième mois de sa grossesse. Si elle allait accoucher avant terme, là, sous cette bise froide, sur cette neige gelée, loin de tout secours!... J'essayai de la soulever de terre pour l'emporter, où?... où? Mais vers la ville dont la silhouette toujours dressée sur l'horizon m'avait épouvanté tout à l'heure, et maintenant elle m'apparaissait comme l'asile où du moins ma bien aimée aurait un toit pour protéger sa chair frissonnante, un lit pour étendre ses membres secoués par le grand travail, des langes pour recevoir notre enfant, s'il devait naître! J'étais robuste alors et jeune. Je lui demandai d'assurer ses bras autour de mon cou et je marchai encore deux cents pas avec cet adoré fardeau... Et puis, je sentis moi-même ma vigueur défaillir. Je dus m'arrêter à mon tour. --«Tu vois bien,» reprit-elle, quand je l'eus reposée à terre, et d'une voix si faible que je l'entendais à peine: «Tu vois bien que c'est impossible. Embrasse-moi, mon ami, et dis-moi adieu... Oui, _à Dieu_,» répéta-t-elle en séparant les deux mots, «laisse-moi à Lui, qui me sauvera s'il veut me sauver. Et s'Il ne le veut pas, Il sait pourquoi et je ferai mon sacrifice... Mais toi, va-t'en, va-t'en, mon amour! Qu'ils ne te prennent pas! Qu'ils ne te lient pas tes chères mains! Qu'ils ne te...» Agenouillé devant elle, j'essayais de l'apaiser. Le geste passionné, par lequel elle serra ma tête contre son cœur, avait une horrible éloquence. Elle voyait la guillotine et le couperet. «Allons, adieu... Et va-t'en!» --«Non,» lui répondis-je. «Je ne te quitterai pas... Mais que faire, que faire?» --«Partir,» insista-t-elle, «leur échapper, toi, du moins...» --«Oui,» m'écriai-je, «mais avec toi... Écoute...» Un petit bruit de grelots se faisait entendre au loin. «C'est une voiture qui approche. Notre homme revient pour aller nous dénoncer... Ah! si c'était lui! Mais qui que ce soit, il faudra bien qu'il nous prenne!» Ainsi, moins d'une heure après avoir renvoyé, au risque de la vie, une voiture qui était à moi et un cocher dont j'étais presque sûr, j'allais comme un voleur de grand chemin, arrêter, à la nuit tombante, l'équipage d'un voyageur inconnu avec lequel je devrais sans doute me battre! L'incohérence de mes résolutions dans des circonstances si graves eût mérité un châtiment. Il me fut épargné. Ce voyageur se trouvait être une femme d'un certain âge qui conduisait à la ville, non sans redouter elle-même une mauvaise rencontre, au trot d'un mauvais bidet, une carriole chargée de légumes. Cinq minutes de conversation suffirent pour qu'elle devinât la vérité: --«Montez, madame,» dit-elle à Henriette après les premiers pourparlers, «et vous aussi, monsieur. Mais ne répondez pas à la barrière. On reconnaîtrait que vous n'êtes pas d'ici, ni de Suisse,» ajouta-t-elle. «Je dirai que vous êtes des cousins à moi... Je vous mènerai chez ma sœur qui vous logera. Avant de partir, son maître lui a recommandé de recueillir tous les ci-devants qui passeraient...» J'aime à rapporter ces discours de la mère Poirier--et à écrire cet humble nom--comme un témoignage qu'il restait encore de braves gens dans ce qui avait été le doux pays de France. S'ils avaient osé se soulever tous, hommes et femmes, et faire bloc, qu'ils auraient eu vite raison des brigands au pouvoir,--une poignée et combien lâches! On l'a trop vu quand ils se sont trouvés devant Bonaparte. Mais en 93, les braves gens ne savaient que mourir et pardonner. La mère Poirier devait m'en donner aussitôt une preuve saisissante: --«Qui était le maître de votre sœur?» lui demandai-je, comme la carriole s'ébranlait. Je n'avais pas protesté contre le mot de ci-devant. De quoi m'eût-il servi de discuter avec la maraîchère? J'étais tellement à sa merci! --«C'était M. François, le curé de Morteau,» répondit-elle. --«Et il est parti?» interrogeai-je. --«Ils l'ont arrêté, monsieur, et ils l'ont guillotiné.» Mme de Fleury poussa un petit cri, et elle se serra contre moi. La mère Poirier, préoccupée de bien diriger sa bête dans la nuit, enfin venue, ne remarqua pas ces deux signes d'une épouvante qu'elle augmenta en continuant: --«Ils ne sont pourtant pas trop mauvais à Morteau, mais il y a Raillard...» --«Qui est Raillard?» demandai-je. --«Vous ne connaissez pas Raillard?» reprit-elle. «C'est vrai, vous n'êtes pas du pays. Mais on prétend qu'il fait tout ce qu'il veut, même à Paris. C'est le médecin... ou c'était...» rectifia-t-elle. «Presque personne ne s'adresse plus à lui. On va chez M. Couturier.» --«M. Raillard est le chef des Jacobins de Morteau?» insistai-je. «Il est le président du club?» --«Pourquoi faites-vous comme si vous ne le connaissiez pas alors?» dit-elle, et dans l'ombre je vis poindre aux yeux de la paysanne une lueur de défiance. La sœur de la servante du curé guillotiné soupçonnant d'espionnage un duc de Fleury, quel symbole d'une époque dont la plus triste caractéristique fut celle-là, les persécutés s'évitant les uns les autres! Cette impression ne se dissipa qu'une fois la porte de la petite ville franchie et quand Mme Poirier eut constaté, au tremblement presque convulsif de ma femme, que nous étions bien des fugitifs en proie aux affres d'un mortel danger. --«Pardi, madame,» s'écria-t-elle, ingénûment, «ça n'a pas l'air gracieux, mais ça m'a fait plaisir de sentir que vous aviez peur quand j'ai crié au garde: «C'est mon cousin et ma cousine...» S'ils savaient ce que je vous ai dit sur Raillard, ils m'enverraient rejoindre ce bon M. François. Et dame, j'ai un mari et deux enfants, et je voudrais bien voir avec eux de meilleurs temps!... Mais nous approchons de chez ma sœur. Ils la laissent tranquille, elle, parce qu'elle a été la sœur de lait de défunte Mme Raillard. Rapport à çà, _il_ ne l'a pas fait arrêter... Ç'a été un brave homme autrefois, vous savez, et savant!... Ce sera le chagrin de cette mort qui lui aura troublé la cervelle; et puis ces nouvelles idées. Il ne boit que de l'eau, cet homme-là. Il ne mange pas. Il ne vit que dans ses livres. Il en a deux chambres toutes pleines. Je vous demande un peu: tant savoir, pour devenir si méchant!... Tenez, monsieur, voyez Jeannot...» Elle désignait son cheval du bout de son fouet. «Il ne sait pas lire, lui, et il connaît tout ce qu'il a besoin de connaître... C'est la porte de ma sœur. Voyez. Il s'arrête seul. Je ne remue pas les guides. Oui, mon garçon, tu es arrivé... Tu vas manger l'avoine dans un quart d'heure.» III Ç'avait été mon tour de trembler: à travers ces propos naïfs, j'avais entrevu le type le plus redoutable des révolutionnaires d'alors, et de tous les temps--le fanatique d'idées, honnête homme dans sa vie privée, délicat même et sensible. Le chagrin que ce Raillard avait eu de son veuvage l'attestait. Et puis, lorsqu'il s'agit de l'application de leur système d'idées, la vie des autres ne compte pas pour eux. Quant à expliquer par le souvenir de sa femme morte l'espèce de tolérance accordée par celui-ci à la servante de l'abbé François, cette hypothèse était bonne pour des simples d'esprit, comme Mme Poirier. Très probablement la maison de Mlle Bouveron--ainsi s'appelait la vieille fille--servait de traquenard. Une surveillance étroite devait permettre de suivre les allées et venues de tous les visiteurs. Je tiens à répéter que ni à ce moment, ni depuis, je n'ai admis une seconde que les deux demi-sœurs--c'était leur degré de parenté--eussent la moindre idée d'un pareil rôle. C'étaient deux loyales et pitoyables créatures. Dieu ait leurs âmes, et puissent-elles avoir reçu là-haut la récompense du Bon Samaritain! Émissaires ou non de la police jacobine, d'ailleurs, je n'avais plus le choix. Les souffrances aiguës dont ma femme se plaignait sur le bord de la route s'étaient apaisées un moment dans la voiture. L'accueil de Mlle Bouveron, qui nous reçut comme si nous avions été réellement envoyés par M. François, avait paru lui rendre du courage. Cette accalmie ne dura pas. Henriette ne fut pas plutôt assise au coin de l'âtre qu'elle recommença de gémir. Sa réponse à mes questions me convainquit que mon pressentiment ne m'avait pas trompé. Un accouchement avant terme se préparait, et sans doute pour cette nuit. J'expliquai mes craintes à notre hôtesse, et je lui demandai l'adresse d'une sage-femme. Il n'en restait plus dans Morteau. Des deux qui exerçaient encore l'année précédente, l'une avait été guillotinée, l'autre avait fui. Force allait être de m'adresser à un médecin, à ce M. Couturier qui avait pris la clientèle de Raillard. Qui était-ce? Je pris le parti de me rendre chez lui en personne et sur-le-champ. Je voulais voir de mes yeux l'homme à qui je confierais le soin de mettre au monde mon premier-né, peut-être un fils, l'héritier de mon nom. Je ne trouve pas de mots pour traduire l'émotion qui m'étreignit le cœur quand la porte du médecin se fut ouverte à mon coup de marteau. Je revois la rue montante et toute blanche de neige, où se dressait ce logis du praticien de province, et la cotte sombre de la petite fille qu'on m'avait donnée pour guide. Je revois le pan de ciel apparu entre les toits, et surtout j'entends l'accent d'une femme de charge, qui ne se montrait pas, sans doute par prudence, et elle répondait à ma demande, formulée dans le vocabulaire obligatoire: --«Le citoyen Couturier n'est pas chez lui.» --«Mais quand rentrera-t-il?» demandai-je. --«Pas avant demain,» reprit la voix. «Il est parti cet après-midi pour le Valdahon voir un de ses clients, qui est à la mort. Il le veillera toute la nuit...» --«Mais il s'agit d'une personne qui ne peut pas attendre non plus. Ma femme est en mal d'enfant. Combien y a-t-il d'ici au Valdahon?» --«Huit lieues et demie. Ce n'est pas la peine d'essayer. Il faut le cheval du docteur pour aller par des chemins comme ceux-là, et la nuit encore. Et puis, il ne quitterait pas son malade. Il a remis ses visites à demain pour se rendre libre...» --«Mais à qui s'adresse-t-on dans les cas pressés?» insistai-je. «M. Couturier n'a donc personne pour le suppléer quand il y a urgence et qu'il est absent? En cas de danger, encore une fois, à qui s'adresse-t-on?» --«Au citoyen Raillard,» répondit mon interlocutrice. Sa voix s'étouffait pour prononcer ce nom, qui me glaça plus que la bise de cette nuit où j'étais sorti sans manteau. La servante avait descendu quelques marches. La lampe qu'elle élevait par-dessus sa tête sculptait ses traits avec un relief qui en accusait l'expression. Visiblement elle était elle-même bouleversée, à cette seule mention du terroriste. «Le citoyen Raillard n'exerce plus depuis trois ans,» continua-t-elle, «mais il est convenu avec mon maître que dans les circonstances urgentes on peut envoyer chez lui... Si vous attendez jusqu'à demain, Monsieur Couturier sera revenu vers neuf heures...» Attendre jusqu'à demain? Le pourrais-je?... Et si je ne le pouvais pas, que devenir? Laisserais-je ma femme, ma chère femme, mourir peut-être devant moi, et avec elle l'enfant, sans avoir appelé le seul médecin qu'il y eût à cette heure dans cette ville? Et l'appeler, c'était ce faux passeport montré à ses yeux d'inquisiteur, c'était des questions posées auxquelles il faudrait répondre. Au moindre soupçon, c'était l'arrestation, c'était la mort, pour moi certainement, pour Mme de Fleury sans doute, et sans doute pour les deux humbles sœurs dont l'une nous avait recueillis gisant sur la neige, dont l'autre nous logeait maintenant. Dévoré par cette inquiétude, de quelle course hâtive je redescendis vers le faubourg où habitait Mlle Bouveron, et avec quelle angoisse je vis s'avancer la vieille fille au-devant de moi sur le pas de la porte! Déjà elle m'interrogeait: --«Madame vient d'être bien mal...» disait-elle. «C'est pour cette nuit, j'en suis sûre. Vous n'amenez pas M. Couturier?...» Et quand je lui eus expliqué le résultat de ma visite. «M. Raillard?» s'écria-t-elle en joignant ses mains avec un geste d'horreur. Elle répéta: «M. Raillard?... C'est lui qui a fait arrêter et guillotiner M. François... Ah! monsieur, s'il sait seulement que vous êtes ici, vous et madame, vous êtes morts.» C'est sur ce cri de détresse que j'entrai dans la chambre. Henriette, couchée à présent dans un lit, me montra un visage où je lus l'agonie. Ses traits décomposés, son teint livide, la fixité hagarde de son regard, le battement de ses paupières, ses doigts crispés sur la couverture annonçaient l'imminence d'une de ces crises nerveuses dont s'accompagnent souvent les accouchements prématurés. Elle me reconnut et me fit signe qu'elle ne pouvait pas parler. Son souffle était court, sa mâchoire contractée. Elle eut la force de prendre ma main, qu'elle mit sur sa poitrine. Je sentais aux pulsations de son corps, comme à la chaleur de ses doigts, que la fièvre la brûlait. Ma présence pourtant lui fit du bien. Les secousses dont ses membres étaient agités s'arrêtèrent pour quelques instants. Elle respira plus régulièrement, et elle se retourna vers le mur, comme si elle allait essayer de dormir. Après dix minutes de ce faux sommeil, de nouveaux phénomènes se manifestèrent qui ne pouvaient plus laisser cette espérance d'une attente jusqu'au lendemain. Les convulsions reprenaient plus violentes. Elles se calmèrent encore, pour revenir, plus fortes chaque fois. La bonne Bouveron allait et venait entre la cuisine et sa chambre, me proposant tour à tour tous les remèdes que lui suggérait son expérience de commère de village. Son épouvante augmentait la mienne, à cause d'un très petit détail, mais trop significatif: évidemment elle croyait que ma femme allait mourir, et elle continuait à ne pas même prononcer le nom de Raillard. Le connaissant, elle considérait donc comme inutile tout appel à la pitié du révolutionnaire. Que pouvait-il arriver pourtant si je m'adressais à lui? Qu'il me fît arrêter sur le champ comme suspect, que ma femme agonisât toute seule. Notre situation était bien terrible. Séparés, elle serait pire. Non, je ne devais pas courir ce risque, plus effrayant que tout le reste; et je répétais mon cri d'avant la rencontre avec Mme Poirier: «Que faire? que faire?...» IV A ce moment, et dans l'intervalle d'une de ces crises de douleur aiguë, devant lesquelles mon ignorance et mon impuissance me désespéraient, une idée abominable traversa ma pensée. Je n'étais pas très croyant à cette époque. Comme la plupart des hommes de ma classe, l'esprit de scepticisme émané de Voltaire et de l'Encyclopédie m'avait touché. Je comprends aujourd'hui que j'ai subi là une de ces tentations, comme l'éternel ennemi--l'_antiquus hostis_ dont parlent les Pères,--nous en inflige aux heures décisives de notre existence. J'avais posé mes pistolets sur une table, en revenant de mon inutile visite chez M. Couturier. Comme je m'accoudais pour prendre ma tête dans mes mains,--le geste instinctif du désespoir,--un de mes coudes se heurta contre une des crosses. J'eus un sursaut soudain de tout mon être. J'avais oublié que ces armes étaient là, et chargées. Arrivé à l'extrémité du malheur, il y a toujours un moyen sûr de s'en affranchir. J'avais à ma portée de quoi faire taire cette plainte de bête blessée que poussait ma pauvre Henriette et qui dénonçait ses intolérables souffrances; de quoi faire taire aussi la plainte de mon cœur, cœur d'amoureux, cœur de Français,--cette agonie de ma jeune femme, dans cette maison inconnue, à quelques lieues de la frontière, après cette fuite loin du foyer ancestral, qu'était-ce qu'un sinistre épisode de l'immense désastre public? Malgré tout, car la nature a de ces énergies qui défient les craintes les plus justifiées, malgré tout, un enfant pouvait naître. Pour quel sort? Destiné à quelles misères? Avec cette rapidité dans le raisonnement qui nous découvre, à de certaines minutes, et d'un seul coup d'œil, tout le passé et tout l'avenir, je vis cet enfant, si c'était un garçon, grandir dans l'exil, revenir dans son pays chargé du poids inutile d'un grand nom, sans fortune pour le soutenir, étranger à la France issue de la Révolution,--un Émigré à l'intérieur. Si c'était une fille, les difficultés ne seraient pas moindres. Que deviendrait-elle? Comment l'élever? Où? Pour quel mariage?... J'avais pris un des pistolets, puis l'autre... Une petite pression sur une des gâchettes, et cet enfant ne naissait pas, et sa mère cessait de souffrir. Une seconde pression sur la seconde gâchette, et le malheureux homme qui avait commis la folie de se marier en pleine Terreur, se reposait, lui aussi, pour jamais. Je dis tout haut: «Oui, cela vaut mieux.» Une horrible volonté s'exprimait dans ce cri. Il faut que cette confession soit écrite, et je l'écris avec horreur, avec remords. Cette heure a été vraie. Je l'ai vécue. Durant cette nuit du 24 au 25 décembre 1793 il y eut un instant où j'ai été un assassin et un suicide. Oui. J'ai résolu de tuer ma femme et avec elle le fruit de notre mariage. J'ai résolu de me tuer. J'ai armé mes pistolets pour cela. J'en ai vérifié la charge et la pierre. Voilà pourquoi, mon fils, je veux que vous gardiez toujours auprès de vous ce tableau de piété dont Dieu s'est servi pour me sauver du plus hideux, du plus inexpiable des crimes... Je m'étais levé, cette résolution prise. Car elle était prise. Je m'étais dit: «Dans un quart d'heure j'agirai. Je la tuerai et je me tuerai ensuite.» Une tranquillité, que je n'hésite plus à qualifier de diabolique, avait succédé en moi à l'atroce agitation de tout à l'heure. La malade aussi traversait des moments moins agités. Elle avait cessé de gémir. Je saisis la misérable chandelle dont s'éclairait cette scène de désespoir, afin de revoir ces traits qui m'avaient été si chers, une dernière fois. Comme je m'approchais du lit, la lumière porta sur une toile suspendue dans l'alcôve, qui avait été celle du prêtre-martyr. Cette toile était cette «Nativité» que je vous lègue. Comment expliquer, sinon par une faveur providentielle, que je n'y eusse prêté aucune attention jusqu'alors, et que, tout d'un coup, à cette place, j'aie regardé cette peinture et que j'en sois demeuré si profondément saisi? Je vous l'ai dit: je n'avais pas gardé intacte la foi de mes premières années. Pourtant je l'avais eue, et très fervente. Sans doute j'avais aussi subi, à mon insu, une autre influence: la piété de celle que je me préparais à assassiner par excès d'amour... Mais à quoi bon tenter d'expliquer un de ces retournements intimes de l'âme, aussi mystérieux qu'ils sont irrésistibles? Entre le sujet traité par cette toile et l'épreuve que je traversais dans cet instant même, il y avait une analogie trop frappante pour que je ne la sentisse pas: «_Et Marie enfanta son Fils premier-né. Elle l'enveloppa de langes et le coucha dans une crèche, parce qu'il n'y avait pas de place pour eux dans l'hôtellerie._» Je lus à mi-voix ces mots écrits sur le cadre, et je me mis à songer... L'enfant dont la venue prochaine arrachait à ma femme ces gémissements, c'était, lui aussi, un premier-né. Nous aussi, ses parents, nous étions errants, sans place où nous reposer, abrités dans un asile de hasard. Je regardai de plus près la toile. Le peintre avait voulu qu'en levant les yeux Joseph et Marie pussent reconnaître, au-dessus du berceau de leur fils, l'instrument de son futur supplice. La singulière idée qu'il avait eue de dessiner ainsi une croix sur le mur par l'ombre portée des barreaux n'aurait peut-être intéressé dans d'autres circonstances que ma curiosité. Remué comme j'étais dans les fibres les plus secrètes de ma personne, ce symbole me révéla soudain son enseignement avec une force souveraine... Combien de temps passai-je ainsi à contempler tour à tour ce groupe des parents, le Sauveur endormi, la silhouette de cette croix dressée auprès de ce sommeil? Je n'en sais rien. A les regarder? Non. A écouter une voix échappée d'une bouche invisible et qui me disait: «_Ecce homo!_ Voilà l'homme. Auprès de toutes les naissances, il y a une menace, puisqu'auprès de toutes il y a une certitude de mort et que nous ne venons au monde dans la douleur que pour en sortir dans la douleur. Cette menace, ces parents l'acceptent. Ils sont agenouillés. Ils prient. Cet enfant l'accepte. Il dort. Les uns et les autres acceptent la vie, avec ce qu'elle a d'inconnu et de redoutable, et pour ceux qui la donnent, et pour celui qui la reçoit. Cette mère sera crucifiée dans la chair de son fils. Elle le sait et elle ne se révolte pas. Cet époux sera crucifié dans le cœur de son épouse. Il le sait et il ne se révolte pas. Cet enfant connaîtra les tortures de la plus cruelle agonie, la sueur de sang, l'abandon de ses amis, la trahison de Judas et son baiser, l'outrage d'un peuple, les soufflets, les crachats, les clous dans ses pieds, les clous dans ses mains, l'éponge de fiel, le coup de lance. Son martyre est là, prédit sur ce mur par ce jeu de lumière et d'ombre qui dessine là cette croix. Il le sait et il ne se révolte pas... Et toi?... Ah! lâche, lâche!...» En rédigeant ces phrases à la distance de tant d'années, je leur donne une précision qu'elles n'ont certes pas eue. Je suis très sûr cependant qu'elles expriment les pensées qui s'agitèrent en moi tandis que je regardais le tableau. Puis revenu auprès du lit de ma femme, je m'abandonnai à une méditation dont je sortis pour dire à mon hôtesse, brusquement: --«Où habite M. Raillard? Je veux aller le chercher.» --«Vous voulez aller chercher M. Raillard?» répéta la Bouveron, épouvantée. «Oh! mon bon monsieur, ne faites pas cela! Nous sommes morts, tous les trois, s'il sait que vous êtes ici, madame et vous, et que je vous cache...» --«Où habite-t-il?» insistai-je. «Ne voyez-vous pas que ma femme va mourir, s'il ne vient pas de médecin? Vous avez été si bonne pour nous,» continuai-je, «que je ne veux pas vous avoir mise en danger... Je dirai que je suis entré chez vous en vous menaçant... Et si je suis arrêté, vous trouverez là de quoi vous récompenser.» J'avais tiré de ma poche un des sachets où étaient cousus mes diamants. La bonne femme esquissa un geste de refus. A cette seconde, un cri plus aigu d'Henriette déchira l'air. --«Je vais vous indiquer la maison de M. Raillard...,» dit la vieille fille. «Je vous aurai averti. Si vous ne revenez pas, je ferai ce que je pourrai pour Madame. C'est la nuit de Noël...» Et elle aussi regardant du côté du tableau, elle ajouta: «La bonne Mère et M. François nous protégeront...» V Le simple prêtre de province, le curé martyr de Morteau ne s'était guère douté jadis, en achetant cette _Naissance du Christ_ d'un confrère besogneux, comme j'ai su depuis, qu'il suspendait au mur de sa chambre une image de piété destinée à s'associer à un drame moral comme celui que je traversais, et capable en même temps de rendre de la force à l'humble servante qui en avait hérité. Tout bon chrétien que je suis devenu, je ne crois pas à cette action directe des morts sur les vivants à laquelle la dévotion de cette âme primitive faisait appel. De l'entendre exprimer cette foi si profonde me fut cependant un réconfort. J'en avais besoin dans la démarche que j'osais entreprendre. Je ne réalisai la folie de ma témérité qu'à l'instant où je me trouvai introduit dans le cabinet du redoutable partisan dont j'allais implorer l'aide médicale. Mais était-il encore un médecin, un pitoyable guérisseur de la misère humaine, le dur personnage qui se tenait là dans le silence de la nuit, assis à une table encombrée de dossiers? Voilà encore un détail que j'ai su depuis: les Jacobins avaient organisé leur police secrète en un petit nombre de circonscriptions auxquelles présidaient les plus sûrs de leurs adeptes. Ces inquisiteurs inconnus, et qui, pour la plupart, n'exerçaient aucune fonction apparente, furent les vrais dictateurs de ces terribles années. Un Danton, un Saint-Just, un Robespierre pliaient devant eux. De sa chambre de Morteau, Raillard avait de la sorte sous sa surveillance toute la Franche-Comté. Il venait sans doute de recevoir un document qui satisfaisait sa haine furieuse contre les ennemis de la Révolution, car une joie sauvage éclairait son front lorsqu'il se retourna pour me dévisager. Par quel mystère une physionomie comme celle-là, si intelligente et si fière, s'associait-elle à cette besogne de haine et de sang? Comment ces yeux, d'où émanait une telle ardeur d'enthousiasme, se consacraient-ils, sans en verser des larmes de remords, à des enquêtes d'ignoble mouchardise? Mon intuition ne m'avait pas trompé. Raillard n'était ni un jouisseur comme l'immonde Danton, ni un envieux comme le sinistre Robespierre, ni un bas coquin comme l'abject Fouquier-Tinville. Il était de bonne foi dans sa criminelle aberration. Il croyait vraiment régénérer la France en extirpant l'élément empoisonné de la vie nationale. Faire guillotiner un aristocrate, c'était pour lui une opération légitime, pareille à celles qu'il avait si souvent exécutées dans sa profession première: l'amputation d'un membre gangrené. C'était sa mission en ce monde, sa pensée fixe que cette monstrueuse mutilation du pays. Il y voyait un redressement. Il m'accueillit, en effet, comme quelqu'un qui n'a pas trop de tout son temps pour une tâche de conscience. --«Je suis occupé, citoyen,» me dit-il, «très occupé. Je travaille pour la patrie. Si tu as quelque chose à me communiquer qui puisse servir la nation, fais vite. Sinon...» --«Ma femme est mourante», lui répondis-je, simplement, «et le citoyen Couturier est absent. On m'a envoyé chez vous...» --«Qui, on?» répliqua-t-il, d'une voix dure. Cet appel à son métier lui était odieux. Et puis, ce «vous» que j'avais employé par habitude... «Et toi-même?» continua-t-il. «Qui es-tu?» Mon regard ne plia pas sous le sien. Pourtant ses prunelles étaient terribles à soutenir. La perspicacité de l'homme habitué au diagnostic s'y devinait, mise au service du fanatisme le plus passionné. Mais je venais de revoir mentalement la scène de tout à l'heure: ma femme à l'agonie sur ce grabat que dominait le tableau de la «Naissance du Christ», avec sa muette éloquence, la Bouveron tremblante à la seule idée de ma visite chez le bourreau de son maître. Manquer de sang-froid, c'était trahir Henriette et mon hôtesse. Je sortis de ma poche avec le calme le plus absolu le chiffon de papier qui me faisait Suisse et je débitai mon histoire. Raillard m'écoutait en m'enveloppant, en me perçant toujours de ces formidables prunelles. Dans leur éclat bleu passait la dureté coupante de l'acier. Quand j'eus fini, il me demanda, non moins brusquement: --«Tu es arrivé à Morteau ce soir? Et où as-tu couché hier?» --«Près de Besançon,» répondis-je. «Je ne sais pas le nom de l'endroit.» J'étais arrivé par la direction opposée. --«Et avant?» --«A Besançon.» --«A quelle auberge?» En me posant ces questions, sa main s'était avancée vers la table. Ses soupçons étaient déjà éveillés. Un des papiers épars devant lui contenait sans doute l'indication de notre départ et de notre signalement. La grossesse avancée de ma compagne la désignait trop. Je ne connaissais le nom d'aucun hôtel à Besançon. J'étais perdu cependant, si je me troublais. Je répondis: «A l'hôtel de la Poste». Quel soulagement lorsque Raillard me répondit à son tour: --«Et ici, où es-tu descendu?» Il y avait donc un hôtel de la Poste à Besançon, comme je l'avais imaginé à tout hasard. Fort de ce succès, j'ose nommer la Bouveron, en racontant un roman mêlé de vérité: que ma chaise avait cassé à un moment de la route, que j'étais monté dans la voiture de Mme Poirier, que cette femme nous avait déposés chez sa demi-sœur. Tout cela n'était pas bien vraisemblable, mais quelque chose était plus invraisemblable encore: l'audace de ma présence volontaire chez le chef de la police secrète des Jacobins, si je mentais. Raillard avait froncé les sourcils, et son visage était devenu comme noir, quand j'avais mentionné mon hôtesse. Il chercha une feuille parmi des centaines d'autres, qu'il lut tout bas, en me regardant par intervalles pour comparer les détails donnés par son correspondant. Était-ce une circulaire dénonçant mon départ de Fleury? Le signalement se trouvait, sans doute, avoir été mal fait, et mon passage par Besançon contredisait les autres indications. L'instinct de défense qui se développe chez nous, à notre insu, dans les heures de danger, m'avait fait deviner le piège tendu par cette question si simple sur mon itinéraire. Ce même instinct m'avertit que le Jacobin hésitait. Une impression forte le déterminerait dans un sens ou dans l'autre. --«Tu vérifieras tout ce que je t'ai dit demain», repris-je, sur le même ton que lui, rude et brutal, et en employant le tutoiement civique qu'il avait adopté avec moi. «Pour le moment, pense que chaque minute de retard peut coûter la vie à une femme...» Et je commençai de lui rapporter les symptômes que j'avais observés, avec d'autant plus d'insistance que dès les premiers mots je vis distinctement le médecin se réveiller en lui. On n'a pas impunément exercé un métier toute sa vie durant. Au fur et à mesure de mes indications, ce métier revenait, remontait en lui des profondeurs de ses anciennes habitudes. Il allait s'établir une lutte entre le politicien sectaire qu'il était devenu et le physiologiste de jadis. C'était sur la malade qu'il m'interrogeait maintenant, sur son âge, son tempérament, ses habitudes, ses antécédents, la date de notre mariage. Peu à peu, sa physionomie changeait d'expression. Elle s'humanisait et se détendait. Quand enfin, il me dit: «Hé bien, allons. Il n'y a, en effet pas de temps à perdre...» Il avait oublié, s'il l'avait reçue, la note qui lui annonçait la disparition du ci-devant duc de Fleury avec sa femme enceinte de plusieurs mois. J'avais souvent constaté cette sorte de dualité dans les quelques Révolutionnaires que j'avais approchés. J'avais discerné chez tous des réapparitions de leur personnalité d'avant 89. Jamais comme chez Raillard. Quand, une demi-heure plus tard, il s'assit au chevet de ma femme pour se rendre compte de son état, le Jacobin avait disparu totalement. Il ne restait plus que le praticien. On eût dit qu'il avait oublié de la manière la plus complète dans quelle maison il était et son rôle dans l'arrestation de M. François. Il s'adressait à la Bouveron pour lui demander du linge, un bassin, de l'eau chaude, comme si elle eût été une religieuse d'hôpital dans une salle de chirurgie. Il ne remarquait même pas qu'elle ne lui répondait point, et qu'en lui tendant les objets, les doigts de la servante du curé guillotiné frémissaient d'horreur. --«Je redoute tout si l'éclampsie éclate,» m'avait-il dit. «Il faut provoquer la délivrance. J'ai eu raison d'emporter ma boîte d'instruments...» Il pouvait être minuit quand il m'avait tenu ce discours, tout en introduisant, avec cette énergie délicate qui caractérise les vrais médecins, un coin de mouchoir entre les dents de la patiente, «afin d'éviter,» m'avait-il dit encore, «les morsures de la langue». Quel souper de réveillon, que le bol de bouillon apporté à ce moment pour soutenir nos forces, à l'accoucheur et à moi, par la pauvre Bouveron! A dix heures du matin, le travail durait encore. L'accoucheur m'avait ordonné de me tenir dans une pièce voisine, pour que mon émotion n'eût son contre-coup ni sur lui, ni sur la malade. Dieu! Quelle nuit je passais là! Enfin, un dernier cri de ma pauvre femme, suivi d'un silence, m'avertit que le suprême effort avait eu lieu. J'entendis presque aussitôt la voix de Raillard m'interpeller. Il avait cessé de me tutoyer, depuis qu'il n'était plus vis-à-vis de moi qu'un médecin: --«Un garçon!» s'écria-t-il. Vous avez un gros garçon!... Est-il vivant, ce petit crapaud?... Tu m'as coûté bien du mal, morveux, mais tu feras un gaillard robuste...» Ses bras ensanglantés me tendaient mon fils aîné, et il ajoutait, en nettoyant ce lambeau de chair où palpitait déjà un homme: --«Et la mère aussi vivra pour le nourrir. Elle vivra... J'en réponds... Mais j'ai eu bien peur!...» Et ce coupeur de têtes avait un sourire de triomphe ému pour proclamer cette victoire sur la mort. O inexplicables contradictions du cœur de l'homme!... VI Raillard nous avait quittés vers midi, après avoir donné les instructions nécessaires, en annonçant qu'il reviendrait sûrement vers le soir avec son collègue Couturier. Il n'eut pas plutôt passé le seuil de la porte que la Bouveron me supplia de nouveau: --«Sauvez-vous, monsieur! Qu'il ne vous retrouve pas!... C'est de voir souffrir madame comme elle souffrait, qui l'a un peu ému... Quand il la saura guérie, il ne connaîtra plus rien. Il avait soigné M. François aussi dans le temps, et très bien, et puis vous savez ce qu'il lui a fait... Sauvez-vous!... Il ne pourra toujours pas envoyer madame en prison dans l'état où elle est. Mais vous, comment voulez-vous que vous lui échappiez, quand il a vu cela?...» Et elle me montra sur les linges que j'avais pris dans le havre-sac comme plus fins, pour les donner à l'opérateur, une couronne ducale brodée à même la toile. Dans la précipitation de notre fuite, Henriette et moi avions oublié ce détail, implacablement révélateur. A cette simple réflexion de mon hôtesse, mon sang se glaça. Une seule espérance me restait: j'avais vu tour à tour apparaître en Raillard deux hommes si différents, selon que je m'étais adressé au démagogue ou au médecin,--deux moralités fonctionner, si contradictoires! Il avait sans aucun doute remarqué ces couronnes, en maniant ces linges dont il avait déchiré lui-même quelques-uns. Il avait pourtant agi comme si de rien n'était. C'était là ma chance de salut, qu'il se considérât comme obligé de ne pas utiliser au service de sa besogne politique un renseignement surpris dans sa besogne d'opérateur. En tout cas, et que le Jacobin dût, ou non, se conformer à ce scrupule professionnel, je ne pouvais pas, moi, abandonner ma femme et mon enfant ainsi. Je fis donc taire la Bouveron, et j'attendis, au chevet de l'accouchée, le retour annoncé du terrible personnage. J'éprouvais envers lui des sentiments plus contradictoires encore que sa conduite. Il avait sauvé ma femme d'une mort imminente en la délivrant. Sans son intervention, mon fils mourait dans le sein de sa mère; et ce sauveur était le plus impitoyable ennemi de toutes mes idées. Il avait fait tuer par centaines des nobles comme moi, des prêtres comme l'abbé François. Demain, peut-être, monterais-je à l'échafaud à cause de lui. Il me faisait horreur, et son dévouement de cette nuit m'attendrissait, quoique j'en eusse. L'énigme de cette double nature m'épouvantait, en même temps, comme une difformité monstrueuse. J'y ai bien souvent pensé depuis lors, et j'ai détesté davantage la Révolution,--toutes les révolutions. Le voilà, leur pire malheur: d'un bourgeois qui eût été comme Barnave, un bon avocat, comme Bailly, un bon académicien, comme Collot d'Herbois, un bon acteur peut-être, comme Louis David, un bon peintre, comme ce Raillard, un bon médecin, elles font un criminel par égarement d'orgueil. Libre de tenter l'application de ses utopies à même la vie, à même les autres hommes, il pouvait servir, il détruit. En vaquant auprès de ma femme et de mon fils aux menus soins que notre redoutable bienfaiteur de cette nuit et de cette matinée avait indiqués, je méditais sur ce problème. Tout mon avenir dépendait de la solution. Qui l'emporterait dans cette nature d'une effrayante ambiguïté, le métier ou le fanatisme? Malgré moi, accablé de sombres pressentiments, je revenais à ce petit tableau religieux, dont la composition simple et chargée de sens m'avait rendu, la veille, le courage d'aller droit au danger. Ce prêtre dont nous occupions la chambre avait dû, lui aussi, contempler cette toile avec la volonté d'en absorber tout l'esprit. Je me forçais à prier mentalement, devant cette croix dessinée sur ce mur par cette ombre des barreaux, comme si cette croix eût été la vraie, l'enfant endormi vraiment le Sauveur, et j'attendais... Vers quatre heures Raillard parut, accompagné d'un autre homme, le docteur Couturier, revenu de son expédition nocturne et dans les mains duquel il allait remettre la malade. Il me suffit d'une seconde pour le comprendre: la Bouveron ne s'était pas trompée. Raillard savait qui j'étais, et déjà le médecin avait cédé la place au Jacobin. Pas tout à fait encore, puisque au lieu de m'avoir dépêché ses estafiers, il venait lui-même, avec son confrère. Il ne m'adressa pas la parole, mais je retrouvai dans ses yeux clairs le sinistre reflet d'acier de notre première rencontre. Couturier, lui, avait une honnête physionomie d'officier de santé. Son expression habituelle devait être la bonhomie craintive. Visiblement, il tremblait devant Raillard. Il avait été son concurrent timide avant 89. Depuis il était son suppléant épouvanté, en attendant qu'il devînt sa victime. Il n'était, en aucune manière, son complice. Je l'aurais deviné rien qu'au salut par lequel il répondit au mien, alors que la raideur significative de l'autre ne laissait aucun doute sur ses sentiments à mon égard. J'avais pris le parti, décidé à tenir mon rôle jusqu'au bout, de me présenter moi-même. A m'entendre proférer les syllabes de mon nom supposé, Raillard esquissa un geste réprimé aussitôt. Il venait de voir les yeux de la malade fixés sur lui. Le médecin avait de nouveau dompté le révolutionnaire. Il allait le dompter encore, après quelle lutte intérieure? L'événement m'a permis d'en mesurer l'intensité. Je m'étais retiré pour permettre à ces messieurs une consultation qui dura une longue heure. Je ne fus pas peu étonné, quand la porte se rouvrit, de voir le docteur Couturier reparaître seul. --«Raillard est parti par l'autre sortie,» me dit-il. Puis, à voix basse, comme s'il eût appréhendé d'être entendu par le terroriste à travers l'espace: «Monsieur,» continua-t-il, «je ne veux pas savoir qui vous êtes. Raillard, lui, le sait. S'il ne vous a pas fait arrêter aujourd'hui, c'est que le devoir médical l'en a empêché... Devant son insistance à me demander si je croyais que la malade pût supporter une grande émotion sans être reprise d'accidents nerveux, peut-être mortels, j'ai compris qu'il se faisait un scrupule, appelé auprès d'elle comme médecin, de lui infliger une secousse morale qui la tuerait... Ah! c'est un homme bien étrange, et qui n'est pas ce que l'on croirait d'après certaines choses!... Il y a cinq ans seulement, il n'avait jamais fait que du bien à Morteau, et même à présent, voyez, par souvenir pour sa femme, il n'a inquiété personne ici, dans cette maison que l'ancien curé a léguée à sa servante.» --«Et il a fait guillotiner M. François!» interrompis-je. --«Ah! on vous a raconté?... Oui, c'est abominable, abominable!... Mais Raillard a cru que c'était son devoir. Il est persuadé que l'on assurera le bonheur de l'humanité pour toujours, avec certaines exécutions... D'ailleurs, il ne s'agit pas de cela... Il s'agit de vous... Tant qu'il croira votre femme en danger, il vous épargnera... Ensuite?...» Il avait hoché la tête d'un geste sinistre. --«Merci, monsieur,» lui répondis-je en lui serrant la main. «Je devine que vous avez exagéré certains symptômes observés chez la malade pour impressionner M. Raillard... A moi, vous direz la vérité. Ma femme est-elle vraiment en danger?...» --«Je ne le crois pas,» répliqua-t-il. «Contrairement à Raillard, je suis persuadé que le système nerveux est très intact et qu'aucun accident cérébral n'est plus à craindre...» --«Croyez-vous qu'elle pourrait partir d'ici, cette nuit, sur une civière?» demandai-je brusquement. --«Ce serait bien dangereux,» répliqua-t-il après un instant de réflexion... «Oui, bien dangereux...» --«Est-ce absolument impossible?» insistai-je. --«Impossible?... Non,» fit-il après un nouveau silence. «Sauvez-vous plutôt seul,» ajouta-t-il. --«La laisser entre les mains de cet homme pour qu'une fois guérie, il lui fasse couper le cou?...» m'écriai-je. «Jamais!... Oui ou non, le considérez-vous comme capable de l'envoyer à la guillotine, quand il ne verra plus en elle une malade, surtout si je me suis échappé. Répondez?...» --«Oui,» répondit le médecin. Puis, comme effrayé de sa propre audace, il prétexta la nécessité de retourner auprès de l'accouchée faire un pansement avant la nuit. Quant à moi, mon parti était pris. Raillard m'avait épargné, sûr que je ne m'enfuirais jamais seul. Dans cette certitude, il était probable que la surveillance de la maison ne serait pas très étroite. Sitôt Couturier parti, j'obtins de Mlle Bouveron l'adresse de quelqu'un sur lequel je pusse absolument compter. A la nuit tombante, je m'échappai par une fenêtre de derrière qui donnait sur une étroite ruelle, après avoir constaté qu'il n'y avait, pour épier les allées et venues, qu'un seul individu, attablé dans un cabaret à quelques pas de la porte. A prix d'or, j'obtins de l'homme chez qui la Bouveron m'avait envoyé, qu'un de ses camarades et lui se trouvassent dans la ruelle en question, vers minuit, avec un brancard. Je réveillai ma femme, que je mis au courant de mon projet, en lui disant la vérité. Alors, et cela me rend ce tableau de la _Nativité_ plus cher encore, cette créature héroïque me demanda cinq minutes pour faire une suprême prière si elle devait passer dans cette fuite, et elle la fit, tournée vers cette image de la Vierge et du Sauveur. Je regardai une dernière fois dans la rue. Le cabaret était toujours éclairé. L'espion dormait, les bras sur la table et la tête sur les bras. Ce pouvait être un sommeil simulé... J'étais dans un de ces moments où l'on risque le tout pour le tout. La civière que nos complices s'étaient procurée chez le fossoyeur,--un autre fidèle de la mémoire de M. François, mais quel symbole!--fut introduite par la fenêtre. Nous y plaçâmes la mère et l'enfant et nous la sortîmes par la même voie. Il était convenu que si nous rencontrions une patrouille, les porteurs diraient qu'ils allaient avec une malade à l'hôpital. Je devais les rejoindre sur une route où Mlle Bouveron me conduirait une demi-heure plus tard. La ville n'étant pas close de murs, cette évasion pouvait s'exécuter par un jardin abandonné de ses propriétaires. Il y avait quatre-vingt-neuf chances contre une pour que nous fussions pris. Les médecins à qui j'ai raconté depuis ce tragique épisode m'ont tous dit que la mort d'une femme accouchée de la veille, était, non pas probable, mais certaine, dans des circonstances pareilles. Il n'en est pas moins vrai que le lendemain, à midi, je me trouvais avec Henriette dans une chambre d'un petit village de la frontière suisse: elle couchée, son fils suspendu à son sein, et vivante, bien vivante, et l'enfant vivant, bien vivant. La Providence avait permis que ma folie fût une sagesse. Nous étions sauvés. VII ... Je viens de regarder ce tableau de la _Nativité_, une fois encore, après avoir repassé en esprit les heures effroyables de ce Noël 1793, et j'ai dit devant lui une prière pour les âmes des cinq personnes qui payèrent de la vie leur charité envers nous: le docteur Couturier d'abord, puis Mlle Bouveron, Mme Poirier, enfin Jean Nadaud et Louis Fauverteix, les porteurs de la civière. Que leurs noms vous restent à jamais vénérables, mes enfants! C'est sur eux que la colère de Raillard s'exerça, quand il sut que sa proie lui échappait. L'implacabilité avec laquelle il fit emprisonner, juger et exécuter même son confrère d'hôpital, même la sœur de lait de sa femme, l'atteste: cette conscience faussée prétendit expier ainsi sa faiblesse d'un moment, devenue à ses yeux un crime de lèse-nation. Il ne s'est point pardonné de ne pas m'avoir fait moi-même arrêter sitôt découvert. Je viens de prier aussi pour lui, pour que ses forfaits lui soient remis, à cause de cette faiblesse, et, après tout, de sa sincérité. Je l'aurais certes envoyé à l'échafaud, comme on a fait justement, après la chute de Robespierre. Mais je l'aurais condamné sans le mépriser. Je ne le méprise pas encore aujourd'hui. Je le plains. Je suis sans doute le seul au monde à éprouver ce sentiment. Cet homme, d'une telle bonne foi pourtant, a laissé à Morteau et dans tout le pays de Doubs un souvenir exécré. Quand je revins dans cette petite ville au retour de l'émigration, son nom n'était prononcé, comme de son vivant, qu'avec épouvante. J'entreprenais ce voyage pour essayer de retrouver les traces de mes sauveurs. J'appris leur supplice. J'ai été récompensé de ce pèlerinage par la découverte, chez le fils de la mère Poirier, de cette toile, dont il avait hérité. Ce pauvre paysan me céda cette relique que j'ai eue toujours avec moi depuis. Je veux qu'elle ne vous quitte jamais non plus, mon fils. Les copies que j'en ai fait faire sont pour rester toujours auprès de mes autres enfants. Je vous répète, et à eux, que, sans elle, j'aurais sans doute fini assassin et suicide. Puissiez-vous, vos frères et vous, recevoir d'elle la même leçon de foi dans la Providence et d'acceptation chrétienne qu'elle m'a donnée dans une heure affreuse! Septembre 1907. II LES COUSINS D'ADOLPHE _A Charles Du Bos._ Parmi les dîners périodiques qui réunissent à Paris, dans un cabinet de restaurant, des artistes, des écrivains, les compatriotes d'une même province, des camarades de lycée, d'école, d'atelier, d'anciens collègues de ministère, que sais-je? aucun n'a passé plus inaperçu que celui qui s'intitulait énigmatiquement: _les Cousins d'Adolphe_. Il fut fondé, voici quelques années déjà, par une demi-douzaine de fanatiques du célèbre roman de Benjamin Constant. C'était l'époque où M. Maurice Barrès venait de publier _Un Homme libre_, et cette _Méditation spirituelle_ sur l'amoureux de Mme Récamier qui commence: «J'aime qu'il cherche avec fureur la solitude où il ne pourra pas se contenir... J'aime les saccades de son existence qui fut menée par la générosité et le scepticisme, par l'exaltation et le calcul...» et la suite, jusqu'à l'_Oraison_: «Ainsi, Benjamin Constant, comme Simon et moi, tu ne demandais à l'existence que d'être perpétuellement nouvelle et agitée...» Ces pages subtiles et passionnées donnèrent à six ou sept jeunes gens l'idée d'une réunion bi-annuelle, sous l'invocation du chef-d'œuvre de cet homme supérieur, mais incohérent, auquel ils auraient volontiers dit, comme l'_Homme libre_: «Je te salue avec un amour sans égal, grand Saint, l'un des plus illustres de ceux qui, par orgueil de leur vrai _moi_, qu'ils ne parviennent pas à dégager, meurtrissent, souillent et renient sans cesse ce qu'ils ont de commun avec la masse des hommes...» Ces jeunes gens s'appelèrent les _cousins d'Adolphe_, et il faut croire qu'en dépit du paradoxe un peu enfantin qui les avait décidés à cette parenté imaginaire, ils avaient réellement entre eux des points de sympathie d'esprit très intimes. Fondé en 1889, le dîner des _Adolphes_ dure encore en 1909. La demi-douzaine n'est plus qu'un _quatuor_. Les cheveux noirs ou blonds sont devenus gris, ou s'en sont allés. Les trente ans sont devenus le demi-siècle. Et cependant les _Adolphes_ continuent de _sodaliser_--pour employer le mot d'un d'entre eux--au printemps et à l'automne. Je ne sais plus s'ils professent la même adoration pour la fin d'existence de Benjamin et son désarroi: «Toi-même, vieillard célèbre et mécontent, tu ne pus résister au plaisir de te déconsidérer...» Deux sont membres de l'Institut. Je ne sais pas non plus s'ils continuent d'admirer les «détours un peu brusques» des convictions de leur grand cousin, lors des Cent-Jours. Un des _Adolphes_ est à la Chambre le chef intransigeant d'un des groupes de l'opposition. Mais ce dîner au surnom naïvement agressif, c'est leur jeunesse, et ils s'obstinent à maintenir le rite de la fondation. Il y a toujours à leur table deux couverts mis pour deux _cousins d'Adolphe_: MM. Dominique et Muller, qui ne sont jamais venus,--et pour cause. Dominique, c'est Beyle qui signait ainsi ses lettres! Muller, c'est le pseudonyme que Gœthe avait pris pour voyager _incognito_ en Italie! Ce n'est pas manquer à la discrétion que de donner ces détails. Ils ne trahiront pas l'individualité vraie de ces inconnus. Ils prouvent seulement que ces fidèles de Benjamin étaient fortement teintés de littérature, quoiqu'il n'y ait jamais eu parmi eux qu'un homme de lettres professionnel. Mais tous, diplomates ou officiers, peintres ou simples oisifs, écrivaient peu ou prou. Ils étaient convenus, dès le premier dîner, de raconter chacun une anecdote à toutes les réunions, et ils sont demeurés fidèles à cette règle. Un d'eux, ce n'était pas l'homme de lettres,--autre paradoxe--s'avisa de tenir les archives de ces agapes et de transcrire le lendemain les récits de la veille. Les pages se sont accumulées. Les archives font aujourd'hui, à quatorze anecdotes par an, puis douze, puis dix, puis huit, un recueil d'une centaine d'historiettes, les unes, véritablement _Adolphiennes_, ainsi qu'il convenait à des jeunes gens adonnés à la culture de leur _moi_, les autres d'une plus large humanité,--c'est l'âge qui veut cela. Ayant eu entre les mains les gros cahiers où ces documents sont consignés, j'ai demandé au complaisant _cousin d'Adolphe_ qui me les avait prêtés, la permission de copier moi-même quelques-uns de ces récits et de les publier. Voici donc, prises un peu au hasard, six de ces _chroniques_ d'aujourd'hui, toutes empreintes de ce que l'analyste de l'_Homme libre_ appelait «le vif sentiment du précaire». Oh! la saisissante image qu'il a trouvée et qui pourrait servir d'épigraphe à ces archives, si elles sont jamais données dans leur entier: «J'ai vu un boa mourir de faim autour d'une cloche de verre qui abritait un agneau. Moi aussi, j'ai enroulé ma vie autour d'un rêve intangible...» III UNE RESSEMBLANCE Vous avez certainement lu, ces temps derniers, dans les journaux, la mort du comte Michel Steno, tué l'autre semaine dans une collision d'automobiles, comme il allait de Mestre à sa villa du Frioul. Cette nouvelle n'a été pour vous qu'un fait divers de l'ordre le plus banal. Pour moi, elle a évoqué une image d'autant plus saisissante que le caractère tragique de cet accident contrastait davantage avec le souvenir que je garde de lui. J'ai raconté ailleurs une des aventures de ce charmant Italien que j'ai[5] beaucoup fréquenté à Venise, sa patrie, à Rome, à Saint-Moritz, à Madrid.--Je m'y trouvais avec lui dans le délicieux printemps de 1886, ... O gioventù, primavera della vita! O primavera, gioventù dell'anno!...-- à Paris enfin. Ces simples noms de villes, ainsi mis à côté les uns des autres, révèlent assez les goûts cosmopolites de ce fils des doges, que vous eussiez pris, à le rencontrer, pour un Anglais d'une haute classe. Ce faisant, vous lui eussiez procuré le plus naïf et le plus vif plaisir. Au fond, très au fond, Michel était, comme tous les Italiens, passionnément de son pays et de sa ville. Mais comme tous les Italiens aussi, il avait une terreur morbide, une _phobie_ presque du provincialisme, un désir exaspéré de participer à cette grande vie Européenne dont la péninsule a été longtemps comme exclue. Cette furie d'_Européanisme_, que Mazzini a le premier formulée en politique est le trait dominant de l'Italie actuelle. Ses vastes efforts collectifs en sont marqués, et les petites ambitions individuelles de chacun de ses représentants. En voulant que le comte Steno fût _a casa_, au _Cercle de l'Union_ à Paris, au _Turf_ ou au _Traveller's_ à Londres, au _Veloz_ à Madrid, à la _Cascia_ à Rome, Michel réalisait ce programme patriotique à sa manière. Sans doute, cette nouvelle direction de l'âme italienne était dans la nature des choses. Mais comment ne pas regretter la forte saveur locale d'autrefois? Que j'ai souvent pensé, par exemple, à frayer avec cet élégant Steno, qu'il avait déformé son type en le _cosmopolisant_! Je l'aimais pourtant, précisément à cause des linéaments tout Vénitiens que je discernais en lui. Sous l'anglomane, je démêlais le patricien qu'il eût été au dix-huitième siècle, le Magnifique, friand de voluptés fines, tel qu'il apparaît dans les peintures de Guardi et de Longhi, ou dans les mémoires de ce génial ruffian de Casanova. Il en avait le je ne sais quoi de délicat et de noble, même dans la galanterie; une espèce de lenteur, comme une sérénité aristocratique, même dans la passion. Avec son grand air d'ancien portrait, sa belle mine à la Titien, ou mieux à la Morone, il avait eu bien des liaisons. Ses succès de femme ne l'avaient rendu ni fat, ni vulgaire, comme il arrive si souvent. C'est qu'il avait su _penser ses plaisirs_. Je me le rappelle, surtout dans les longues soirées de ce printemps Madrilène auquel je faisais allusion, s'abandonnant à des demi-confidences. Il me contait alors de ces anecdotes significatives, pour lesquelles je donnerais bien des romans célèbres. Il y a dans les lettres de Stendhal une phrase qui caractérise joliment cette conversation de certains séducteurs: «On admirait chez lui une foule d'idées fines et justes, si l'on venait à parler des femmes. _Il les connaissait parce qu'il avait eu besoin de leur plaire et de les tromper._» Je voudrais rapporter une de ces anecdotes. Elle caractérise assez exactement le tour d'esprit et la sensibilité de ce personnage original. Et puis, elle illustre une théorie qui lui était très chère--il y est revenu devant moi souvent--sur ce que j'appellerai, d'un mot pédant: la loi des ressemblances. Steno prétendait que deux êtres, s'ils ont entre eux des similitudes profondes de traits, de regard, de gestes, de voix, ont aussi des similitudes profondes de destinée. «Les gens de la même espèce animale,» disait-il, «font toujours en toute circonstance la même espèce d'actions.» Mon expérience m'a conduit à croire qu'il avait raison. Il aurait eu tort, que ce petit récit conserverait encore, me semble-t-il, un intérêt de curiosité sentimentale. Je le transcris, tel qu'il me le faisait, ou à peu près, par une douce nuit d'été, non plus à Madrid, mais sur la terrasse d'un restaurant des Champs-Élysées, où j'ai tant causé avec lui, avec Barbey d'Aurevilly, Lord Lytton, Georges Brinquant, le sculpteur Maurice Ferrari, Luigi Gualdo... Que d'ombres! [5] Voir _la Seconde mort de Broggi-Mezzastris_ dans le présent volume. «... Il y a de cela dix ans déjà» avait commencé Steno, «J'étais très jeune et quoique je m'efforçasse de dissimuler cette faiblesse sous le plus imperturbable des aplombs, très timide, de cette timidité qui vient, à cet âge, de l'excès de l'émotion. Ai-je besoin d'ajouter que j'étais très amoureux? L'objet de cet amour était une grande dame Anglaise qui avait eu la fantaisie d'un établissement à Venise. Je ne sais pas si vous l'y avez rencontrée. Après y être venue pendant des saisons et des saisons, elle n'y a plus paru du tout. Je pourrais vous dire que c'est à cause de moi. Je n'ai pas la vanité de le penser. Lady Cynthia S... est une Anglaise. Cela suffit pour tout expliquer. Il n'y a que les Anglais pour se faire des _home_ de passage où vous les croyez fixés à jamais, tant ils y ont déployé de génie d'installation. Un jour, ils défont ces demeures comme ils les ont faites, et ils les reconstruisent ailleurs. Aux dernières nouvelles, Lady Cynthia habitait une ferme dans l'Afrique du Sud. Il y a quinze ans, elle occupait le premier étage du colossal palais Navagero, pas très loin de la _Madonna dell'Orto_, avec un de ces étroits jardins ombreux comme il n'y en a guère qu'à Venise. On en goûte plus délicieusement la fraîcheur et la couleur, dans ce paysage d'eaux mortes et de pierres. On trouve là un charme émouvant à un feuillage qui bouge, à une touffe d'œillets qui frissonne sur la lagune, au chant d'un oiseau qui volète dans les branches. C'est la poésie de la vie évoquée dans une ville où tout raconte la poésie de la mort. Durant mon enfance, j'avais connu ce jardin abandonné, comme le palais. Mon cousin, le vieil Alvise Navagero, habitait cette glorieuse maison _a la buona_, comme nous disons. Dès l'instant où Lady Cynthia eut eu le caprice de louer «l'étage noble», le _piano nobile_, l'endroit changea de physionomie. Rien ne fut gâté pourtant de ce qu'il avait de vénérable. L'énergie britannique eut tôt fait de nettoyer la façade, les chambres et les allées. Des meubles, des tapisseries, des tableaux reparurent sous les plafonds peints à fresque--par Tiepolo, s'il vous plaît. Des bancs de marbre et des statues surgirent dans le jardin. Ce fut une de ces restaurations qui n'altèrent pas la touchante vétusté des choses... Je vous dis cela pour vous faire comprendre, à vous qui connaissez Venise, quel cadre exquis faisait ce coin retiré de la ville:--les pierres rouges du palais, l'eau glauque et dormante du mince canal, les groupes épais des chênes verts--et dans ce décor la merveilleuse fleur d'aristocratie qu'était alors cette admirable jeune femme! Elle avait vingt-neuf ans, des cheveux blonds, de cet or à reflets bruns que Giorgione a su peindre. Grande, la taille haute, ses grands yeux bleus, couleur de pervenche, presque violets, regardaient d'un regard à la fois enfantin et fier. Ses traits étaient délicats, tout menus dans un visage de Diane chasseresse. Et quel teint, invraisemblable de fraîcheur, un de ces teints de fille des flots que l'existence au grand air a gardés si blancs, si roses, si transparents, en y fouettant le sang au lieu de le brûler! Et aussi quelle allure! Lady Cynthia déployait dans ses moindres gestes cette audace naturelle à une caste habituée, depuis des siècles, à la domination, cette aisance hautaine qui distingue les femmes nées comme elle, parmi tous les privilèges de la préséance héréditaire et de la fortune assurée. Souvent, à la voir qui passait dans sa gondole, j'ai eu l'évidence physique de l'identité entre ces deux reines des mers: l'Angleterre d'aujourd'hui et la Venise de jadis, hélas! Appuyée sur les coussins, la masse de ses cheveux fauves éclairée par le soleil, vêtue d'étoffes aux couleurs vives où se plaisait son goût hardi, elle m'apparaissait comme la sœur de ces dogaresses illustres, une Zélia Priuli, une Loredana Mocenigo, une Morosina Morosini, que les chroniqueurs nous décrivent allant de leur palais au Bucentaure dans des costumes splendides tout brodés de pierres précieuses. «_Rendeva luce dove si trovava_,» disait un de ces chroniqueurs à propos d'une d'elles. «Elle rayonnait de lumière là où elle se trouvait...» Je ne me rappelle jamais ces mots sans revoir Lady Cynthia. Ah! qu'elle était belle! «Je vous ai dit que, moi, j'étais timide. Je vous en donnerai une preuve saisissante quand j'aurai ajouté qu'habitant Venise, reçu chez Lady Cynthia et la rencontrant partout dans la société, je suis demeuré un an, vous m'entendez, un an sans oser lui montrer la passion dont j'avais été pris pour elle à première vue. Quando m'apparve Amor subitamente... Je me souviens. Je me répétais ce vers de Dante, indéfiniment, à cette époque. C'était toute mon histoire. J'avais reçu le coup de foudre, je m'en souviens si bien aussi, au théâtre de la _Fenice_, à l'une des toutes premières représentations de l'_Otello_ de Verdi, chanté par Tamagno comme il ne sera plus chanté. Je revenais d'une fugue en France. Les lettres de mes amis m'avaient appris la présence d'une Lady Cynthia S... à Venise, mais sans détails. Je ne l'avais jamais vue. J'entre dans la loge de ma mère. Je lorgne la salle au hasard, et voici que je rencontre, dans le champ de ma jumelle, ces cheveux d'or, ces yeux bleus, ce visage de rêve, ces épaules. «Qui est-ce?» demandai-je. Déjà de poser cette question insignifiante me troublait le cœur, comme si le timbre seul de ma voix devait me trahir. On me répond tout naturellement: «Mais c'est Lady Cynthia S...» Me croirez-vous? Pendant des années, je ne pouvais même penser à cette minute sans que l'émotion m'étouffât. Maintenant, voyez, je vous la raconte, comme s'il s'agissait d'un autre, en souriant. Quelle leçon de désenchantement, ces contrastes entre nos anciens désespoirs et nos tranquillités actuelles! Du jour où l'on sait qu'il n'y a pas d'éternels regrets, on sait aussi qu'il n'y a pas d'éternel bonheur, et alors c'est bien fini d'être jeune... »Hélas encore!... Dès ce temps-là, ma jeunesse était déjà très entamée. Je le constate à distance, en me rappelant que mon premier soin après cette soirée, fut d'interroger prudemment le tiers et le quart sur cette femme dont la beauté m'avait bouleversé de la sorte. Venise est, vous ne l'ignorez pas, la ville par excellence des _pettegolezze_, notre mot pittoresque pour traduire votre vilain mot, à vous: _potins_. Ma bonne chance voulut que cette petite enquête ne me révélât rien que de très simple. Je me serais tant fait mal autour du moindre mauvais propos! Je n'en recueillis aucun. Depuis son arrivée chez nous, Lady Cynthia ne s'était laissé faire la cour par personne. Elle était mariée et mal mariée, avec un colonel qui résidait aux Indes. Elle n'avait pas d'enfant, et, très riche de son propre chef--son père était lord V..., permettez-moi de vous taire encore son nom--elle vivait dans une absolue indépendance, qu'elle défendait jalousement. Sa physionomie altière, presque virginale et un peu sauvage, s'accordait si bien avec cette légende! Il suffit d'avoir regardé autour de soi pour savoir qu'une première désillusion physique dans le mariage donne presque toujours à la femme qui l'a subie une appréhension invincible de l'amour. Était-ce le cas pour Lady Cynthia? Je ne tardai pas à m'en convaincre à de tout petits signes, quand je lui eus été présenté: sa façon de causer avec les hommes d'abord, plus rude que gracieuse, et si distante, si surveillée,--le retrait de ses doigts dans sa poignée de main,--la froideur de son regard, moins défiant cependant que voilé,--le soin qu'elle avait d'éviter, dans ses entretiens, toute allusion aux choses de la vie sentimentale. Quarante-huit heures ne s'étaient pas écoulées depuis cette présentation, et cette certitude s'était déjà imposée à moi: au premier mot hardi prononcé en sa présence, elle ne me recevrait plus. A chacune de mes nouvelles visites au palais Navagero, cette conviction grandit en moi. Je les multipliai pendant les mois d'été, puis d'automne, que Lady Cynthia passa dans ce palais, devenu pour moi le centre du monde. Toutes mes journées furent bientôt combinées en vue du moment où je me retrouverais auprès d'elle, chez elle quand je pouvais, et, sinon, au théâtre, dans quelque maison amie, au Lido, sur la Place. L'instant si passionnément désiré arrivait. Cynthia était là auprès de moi. Je l'écoutais parler. Je la regardais respirer, bouger, et l'intensité de mon désir me paralysait, en même temps qu'une terreur qu'elle le devinât. Cent fois je me suis dit après ces rencontres: «Il faut la fuir», tant cette impression me devint tout de suite horriblement douloureuse! Je restais. Elle quittait Venise, et les semaines de son absence étaient pour moi des siècles. Je n'avais pas de cesse que je ne fusse dans le voisinage de l'endroit qu'elle habitait, à Londres, en Écosse, en Norvège. Je la revoyais, et c'était de nouveau cet incompréhensible mélange d'ardeur passionnée et d'épouvante, cette certitude surtout que je n'existais pas pour elle. Tantôt je me répétais: «Mais, c'est impossible qu'elle n'ait pas compris que je l'aime, et, si elle ne m'a pas renvoyé, c'est que cet amour ne lui déplaît pas. Si j'osais cependant?...» Tantôt je me répondais à moi-même: «Non. Elle ne voit rien. Elle ne comprend rien. Elle est si indifférente qu'elle ne prend pas plus garde à moi qu'au monsieur qui passe. A quoi bon me faire dire ce que je sais, ce que je vois, qu'elle ne m'aime pas, qu'elle ne m'aimera jamais?... Quand je ne pourrai réellement plus supporter cela, je m'en irai...» Et je ne m'en allais pas... »Il y avait donc un an que je menais cette existence, la plus misérable de toutes celles que j'aie connues. L'amour trahi, mais qui a goûté l'ivresse de la possession, vous déchire d'une affreuse douleur, du moins farouche, celle d'une blessure qui saigne. L'amour repoussé, mais qui s'est déclaré, trouve une force dans le fait d'avoir agi. Ce désastre est une vérité. On peut s'y appuyer pour prendre un parti. Mais cet amour sans bonheurs et sans malheurs, tel que je l'éprouvais, cet éternel recul devant l'aveu, ces alternatives, passionnées et silencieuses, de volontés aussitôt abandonnées et de renoncements jamais sincères, ce va-et-vient de la sensibilité toujours trompée dans son élan et le recommençant toujours, quelle usure, et, après des mois et des mois, quelle lassitude! Je vous épargne une élégie rétrospective, d'autant moins intéressante que la fin de cette agonie intime dépendait de moi. J'en ai eu un signe trop évident depuis. Je n'avais qu'à mieux regarder... Écoutez. Nous touchions de nouveau à la fin du mois de mai, qui fut étouffant cette année-là chez nous. Lady Cynthia venait de partir pour Londres, et naturellement je m'étais mis en route vers l'Angleterre, avec escale à Paris pour n'avoir pas trop l'air de la suivre. Je n'étais pas ici depuis huit jours que je rencontre, rue de la Paix, un matin, en sortant de mon hôtel, quelqu'un que vous avez bien connu et avec qui je m'étais lié à Venise ce printemps même, votre confrère et ami feu Claude Larcher. Vous savez qu'il était l'amant de Colette Rigaud.--Était-elle jolie dans le _Sigisbée_!--Vous savez aussi comme il était impulsif. Je ne m'étonnai donc pas trop, quoique nous soyons, nous, plus cérémonieux, de la fougue avec laquelle il me dit: --«Vous êtes à Paris, cher comte? Quelle bonne chance! Il y a une répétition générale au Théâtre-Français. J'ai une loge. Je vous emmène, voulez-vous? C'est la fin de la saison et la pièce n'est pas trop bonne, je crois. Tout de même, c'est une petite curiosité...» »J'accepte. Je ne vous ferai pas de phrases sur la destinée. Nous avons en Italie un proverbe qui dit: «Quand on doit se rompre le cou, on trouve toujours un escalier.» (_Quando s'ha a rumpere il collo, si trova la scala._) Vers les deux heures, j'entrais à la Comédie. Jugez de mon émotion en reconnaissant--je ne trouve pas d'autre mot--une des artistes. Je l'appellerai Lucienne, avec votre permission. Elle est retirée du théâtre aujourd'hui, et mariée. C'était, à travers toutes les différences de toilette, de race, de condition sociale, une sosie de Lady Cynthia: même beauté enfantine et un peu farouche, même chevelure d'or à chauds reflets, même fierté des yeux, du port de tête, de la bouche, et moi, je m'entendis prononcer de la même voix étouffée que j'avais eue à Venise, dans la loge de la _Fenice_. Quelle étrange analogie encore! --«Qui est-ce? --«Mais c'est Lucienne,» me répondit Claude, et il ajouta, me prouvant ainsi que ma passion ne me rendait pas la dupe d'un mirage: «Ne trouvez-vous pas qu'elle ressemble beaucoup à notre amie de Venise, la belle Lady Cynthia?... --«Un peu, en effet,» répliquai-je, la voix ferme et claire cette fois. Je défendais mon secret. Et j'écoutais Larcher continuer: --«C'est une fille singulière... Que lui est-il arrivé dans sa vie? On dirait qu'elle a, trop jeune, traversé quelque chose de trop amer, qu'elle a été brutalisée, martyrisée, et qu'elle a peur de l'amour... Oh! ce n'est pas une vertu. Il s'en faut. Elle est entretenue par un des Mosé, _ad pompam_, pour parler comme nos pères. Il vient chez elle se faire raconter les ragots du jour, tous les matins, une heure. Il approche des soixante-dix ans, mais avec deux millions de rente.--Et il a Lucienne comme il a des chevaux de courses. Tenez, regardez-le, dans cette baignoire d'avant-scène, à droite. Est-il vilain! Dieu! est-il vilain!... Mais elle?... Qu'elle est belle!...» Et comme il voyait que je continuais à ne pas la quitter de ma lorgnette: «Elle est assez liée avec Colette. Voulez-vous que j'essaie de la faire dîner avec nous, ce soir, après la répétition? Vous êtes libre? Parbleu, si elle l'est aussi, nous mangerons tous quatre au Café Anglais. Oh! ce ne sera pas la _Calcina_, avec sa treille, le merle qui siffle dans sa cage de bois, et ce vin de Valpolicella que le garçon nous qualifiait gentiment d'_amabile_! Vous rappelez-vous? Ne vous faites pas d'illusion, Lucienne n'a rien de commun non plus avec la Véronèse, et vous perdrez votre temps si vous lui faites la cour. Mais elle est agréable à regarder de près...» »Larcher ne se doutait pas combien cette évocation de Venise en ce moment, et tandis que j'avais devant moi cette sœur par le visage de celle que j'aimais, me remuait profondément. Ce n'était, comme vous le pensez, ni le souvenir de ce petit restaurant sur les _fondamenta alle Zattere_, ni celui d'une assez jolie danseuse très galante et qui n'avait pas fait languir Claude. Non. C'était cette ressemblance, plus intime encore et plus profonde que je ne l'avais imaginée, puisqu'elle allait des traits et de l'expression du visage jusqu'au caractère et jusqu'à la destinée. Moi-même, une sorte de trouble, très analogue à celui qui m'avait toujours saisi devant Lady Cynthia, commençait à m'envahir. Je désirais et je redoutais à la fois ce dîner, improvisé soudain par la complaisance de Claude Larcher. J'aurais voulu que Lucienne fût libre de s'y rendre. Je souhaitais qu'elle ne le fût pas, et quand, après l'entr'-acte, Claude revint me dire qu'elle acceptait et que le dîner aurait lieu, en eus-je du plaisir ou du regret? Je n'aurais su le dire. Je me vois encore, à la toute dernière minute, assis à ma table et griffonnant pour mon amphitryon un billet d'excuse. Je sonnai, avec l'intention d'expédier ce message au Café Anglais. Le _boy_ de l'hôtel arriva, et je l'envoyai me quérir un fiacre, pour ne pas manquer le dîner. Cinq minutes plus tard, cette voiture m'emportait vers le restaurant et je jetais par la croisée de la portière les fragments déchirés de ma lettre d'excuse. »N'attendez pas que je vous raconte une de ces substitutions de femmes, comme il s'en produit si souvent, lorsqu'un amoureux rencontre dans le demi-monde, ou plus bas encore, une créature qui lui _pose_ celle qu'il aime. Non. Ce fut plus compliqué tout ensemble et plus simple. A un moment de ce dîner où j'admirais combien Lucienne avait, dans ses moindres gestes, la réserve et la sauvagerie de Lady Cynthia, un mouvement involontaire me fit toucher son pied de mon pied, sous la table. Elle me regarda. Ses yeux exprimaient cette sorte d'étonnement un peu ému qui est comme l'anxiété animale de la femelle, quand elle sent qu'elle va être poursuivie par le mâle. Elle avait retiré son pied. J'osai approcher de nouveau le mien, volontairement cette fois. Elle me regarda encore, mais elle ne se retira plus. Elle tomba dans un silence sur lequel Colette Rigaud, plus savant psychologue que son ami et que moi, ne se trompa point. Car, deux heures plus tard, elle avait trouvé le moyen de me mettre en voiture avec sa camarade, et minuit n'avait pas sonné que cette femme, dont Claude m'avait annoncé qu'on ne lui connaissait pas d'aventures et qu'elle avait horreur de l'amour, se donnait à moi avec une sauvagerie dans l'ardeur aussi passionnée qu'avait été sa réserve au premier abord. Je lui avais été présenté à huit heures! »La conclusion de cette histoire, vous la devinez? Je quittai Lucienne en lui promettant d'aller la rejoindre, le soir, à la Comédie, où elle jouait dans la pièce répétée généralement la veille. Je n'étais pas plutôt à mon hôtel que je donnai ordre à mon valet de chambre de faire ma malle, et de réclamer ma note. Le temps de passer chez un bijoutier et d'envoyer un souvenir à ma conquête de la nuit, avec une lettre de regrets prétextant un télégramme reçu et la nécessité d'un départ immédiat, j'étais dans le rapide de Calais. C'est la seule circonstance de ma vie où j'aurai été brutal dans une rupture, mais je n'avais plus qu'une idée dans l'esprit et dans le cœur: _je me trompais depuis un an sur Lady Cynthia_. Que j'eusse plu avec cette foudroyante rapidité à sa sosie et que celle-ci me l'eût d'abord caché sous ce masque de fierté froide pour céder à mon premier geste d'audace, c'était pour moi la certitude que Lady Cynthia m'aimait aussi. C'en était au moins la possibilité... Ah! je serai bien vieux, bien usé, quand je ne frémirai plus au souvenir de mon arrivée à Londres et de mon acheminement vers la maison qu'elle habitait près de Hyde Park. Dans cette jolie demeure décorée par Adams, elle cessait d'être le Giorgione qu'elle était à Venise, pour devenir le plus charmant des Reynolds... Elle était seule. Elle me reçut, comme toujours, au palais Navagero, avec ce visage impassible, ces yeux ailleurs, cette farouche pudeur... A une minute, me ressouvenant de Lucienne et de leur ressemblance, j'ose commencer de lui parler de mes sentiments. Je surprends dans ses prunelles _le regard de l'autre_, quand nos pieds s'étaient rencontrés. Je lui prends la main. Elle ne la retire pas. La folie m'emporte. Mes lèvres se posent sur ses lèvres. Elle met la main sur son cœur, comme pour en comprimer les battements. Elle devient pâle, à me faire croire qu'elle allait mourir. Mais elle m'avait rendu mon baiser!... «Que de fois j'ai cherché à savoir de Cynthia depuis,» conclut Michel Steno après un silence, «pourquoi elle m'avait caché ses sentiments si longtemps. Car elle m'avoua bien vite qu'elle m'aimait depuis le premier jour: --«Et toi-même?» m'a-t-elle toujours répondu. --«Tu me faisais peur, lui disais-je alors. --«Et moi aussi, j'avais peur!» reprenait-elle. «Si peur!...» Et elle ne manquait jamais de me questionner sur le moment où j'avais pris tout d'un coup de l'audace et pourquoi. Je me suis souvent demandé ce qui serait arrivé si je lui avais dit la vérité. En aurait-elle été indignée ou touchée? Et je me suis aussi souvent demandé si je n'aurais pas mieux fait d'user ma passion pour elle auprès de sa sosie et de prolonger mon aventure avec la pauvre actrice, qui ne m'eût donné que du plaisir, au lieu que ma liaison avec Lady Cynthia eut des épisodes si cruels. Mais on n'aime pas pour être heureux. C'est encore un proverbe de mon pays: «L'amour ne fait honneur à personne et à tous il fait douleur.» (_L'amore a nessuno fa onore é a tutti fa dolore._) Et pourtant, sans cette douleur, vaudrait-il la peine d'avoir vécu?...» IV LE VENIN I Ce soir-là, Frédéric Moysset avait dîné au cercle. On était au commencement du mois d'août. Rentré en France vers la mi-juillet, après une longue absence,--sept mois passés sur le yacht d'un ami dans l'Océan Indien et les mers du Japon,--Moysset se trouvait retenu à Paris par le règlement de quelques affaires. Ce séjour dans cette ville, presque vide à ce moment de l'année, ne lui déplaisait pas. Bien qu'il appartînt au monde le plus banal, celui des viveurs riches, Frédéric était précisément le contraire d'un être banal. Fils d'un très grand industriel du nord, il avait dans sa physiologie d'homme très brun, l'évidence d'une hérédité espagnole. Les Flandres ont appartenu à Charles Quint et à Philippe II. C'est de quoi expliquer un atavisme qui donnait à ce simple bourgeois, originaire de Lille, le teint pâle et les yeux noirs d'un cavalier des _Caprices_. Il y avait du Maure dans ce garçon aux os fins, petit de taille, souple de mouvements et qui prenait naturellement l'attitude calme et fière des Arabes de grande race. Ce masque sérieux, presque tragique, semblait démenti par la bonhomie habituelle à Moysset, qui n'avait guère d'autre conversation que celle d'un homme de club et de sport, et par son train d'existence, celui d'un célibataire de son âge et de sa classe. A de certains signes, pourtant, on démêlait en lui des touches inattendues de caractère: un fond d'ardeur, presque de sauvagerie, qui se traduisait par le goût du danger, une sensibilité tout près d'être violente, qui le rendait parfois très dur dans les discussions, du romanesque enfin, de quoi justifier ce profil d'Abencerage. Il avait toujours déployé, même vis-à-vis des filles, une susceptibilité de cœur et des délicatesses de façons, bien singulières dans son monde. L'aventure que je veux raconter ne se comprendrait guère chez un Parisien de 1907,--c'est sa date,--sans cette hypothèse qu'une goutte de sang est venue du pays de Cervantes dans les veines de cet oisif et de ce sportsman, à travers et par-dessus combien de générations? L'entreprise de filature à laquelle Frédéric doit ses quatre-vingt mille francs de rente, remonte au commencement du dix-huitième siècle. Presque une noblesse! Aussi bien le cercle où se joue la première scène de ce petit drame, n'est rien moins que le Jockey-Club. Frédéric en fait partie tout naturellement, malgré son nom peu aristocratique, comme le beau-fils du marquis de Fontenay-Gauvain. Mme Moisset demeurée veuve, avec cet enfant unique et tout jeune, a redoré le blason d'un très authentique descendant du Fontenay-coup-d'épée, lieutenant colonel de Navarre, tué si bravement au siège de Saint-Omer, en 1638. Le cercle était presque vide, et, Frédéric, son dîner achevé, fumait son cigare, paisiblement, quand il fut interpellé par un de ses camarades de fête, un certain Robert de Mauvilliers, qu'il n'avait pas rencontré depuis son retour. Celui-là sortait d'un restaurant, où il avait dîné en tête-à-tête avec un Musigny un peu trop capiteux. Il avait cette face allumée, cet œil brillant, ce geste hardi, ce parler haut de l'homme bien élevé qui se tient encore. Deux cock-tails de plus, il sera parfaitement ivre. --«Ai-je bien fait de monter!» commença-t-il. «Toi ici?... Ah! Mon vieux Frédéric, ce que c'est bon de se revoir!... Tu vas me conter ton voyage... Que fais-tu, ce soir?... Rien?... Valet de pied... Un Brandy-Soda...» Et Mauvilliers de s'installer à côté du compagnon merveilleusement offert à sa solitude, et de l'interroger, en faisant lui-même une réponse sur deux avec une loquacité que l'excitation de l'eau-de-vie, ajoutée à celle du Bourgogne, n'était pas pour calmer. Comment s'en plaindre, quand on a été absent de Paris durant des jours, et que l'on a auprès de soi, une chronique causée de tous les incidents qui se sont produits dans votre milieu familier pendant cette absence? Vraiment? Auguste n'est plus avec Lucie?... Le petit de Pleures épouserait une Mosè? Est-ce possible?... Alors Machault s'est laissé mourir?... Manicamp s'est refait à la Bourse?... Tant qu'un second Brandy-Soda ayant succédé au premier, et un troisième au second... --«Alors, tu pars pour Dieppe après-demain. C'est drôle, quand j'en arrive... Où descends-tu?...» --«Chez ma tante de Russy...» --«Charlotte de Russy? Ta tante?» --«C'est-à-dire qu'elle est la sœur de mon beau-père. Je l'appelle ma tante, quoiqu'elle soit à peu près de mon âge. Nous avons été élevés ensemble.» --«Alors tu t'intéresses à elle?» demanda Mauvilliers. --«Quelle question? Pourquoi?...» --«Parce que... On ne devrait jamais se mêler des histoires des jolies femmes... Mais, tout de même... C'est un service à lui rendre, et tu n'es ni son mari ni son amant... Enfin, fais-lui savoir qu'elle se défie de Grécourt.» --«Quel Grécourt?» --«Antoine. Il parle d'elle, et il en fait parler.» --«Voyons, Mauvilliers,» demanda Frédéric, devenu tout d'un coup très sérieux, et prenant son interlocuteur par le bras... «Tu ne veux pas dire?...» --«Qu'il y a quelque chose entre eux? Je n'en sais rien, et je le saurais que je ne m'estimerais pas de te le dire. Mais je sais qu'il fait parler d'elle, et, cela j'ai bien le droit de te le dire, comme je le lui dirais à elle, si je la connaissais autrement que pour dîner chez elle une fois par an... Ah! çà,» continua-t-il en regardant Moysset, dont le masque devenait si sombre que même l'ivrogne s'en apercevait. «Aurais-je fait une gaffe?» --«Non,» répondit Moysset, «mais j'ai pour Charlotte une bonne amitié, et tu m'en as trop dit pour t'arrêter... Grécourt fait parler d'elle? En quoi? Comment?...» --«Si, si! J'ai fait une gaffe,» insista Mauvilliers. «Encore une fois, je ne sais rien de plus... Quelqu'un dont on parle, ça se comprend de soi. Il l'affiche, comme toutes les femmes qui ont la sottise de se laisser prendre à ses jolies manières. Car il a de l'allure, l'animal; mais n'en est pas moins un mufle... D'ailleurs, puisque tu vas à Dieppe, ouvre tes yeux.» II Mauvilliers avait changé de conversation, aussitôt ces paroles prononcées. Il les avait senties imprudentes. Les demi-ivresses alternent ainsi entre l'aveugle impulsion et la lucidité. Frédéric Moysset, de son côté, interrompit son enquête, et les deux camarades finirent leur soirée dans un café-concert, l'un, ayant oublié déjà ses propos de tout à l'heure sur Charlotte de Russy et Antoine de Grécourt, l'autre paraissant les avoir oubliés. Ils riaient tous deux gaiement quand ils se séparèrent, sur le coup d'une heure du matin, après s'être encore promenés et avoir devisé indéfiniment le long de l'avenue des Champs-Élysées. Le pas un peu trop appuyé de Mauvilliers n'eut pas plutôt tourné l'angle du boulevard de la Madeleine, où ils se quittèrent, que le visage de Frédéric prenait une autre expression. Quand il franchit le seuil du petit hôtel qu'il habitait, près du parc Monceau, une véritable anxiété contractait ses traits. Cette même anxiété se lisait au fond de ses yeux, sur son front, autour de sa bouche, lorsqu'il s'installa dans le train de Dieppe, non pas le surlendemain de cette conversation avec son camarade, comme il l'avait annoncé, mais le lendemain même. Ce petit voyage avancé de vingt-quatre heures, c'était la preuve que l'autre ne s'était pas trompé en se reprochant sa «gaffe». Pourtant, le neveu par alliance de la jolie Mme de Russy n'avait pas menti quand il avait dit n'avoir pour elle qu'une bonne amitié. Jamais, depuis le jour, où le futur beau-fils du marquis de Fontenay, alors petit garçon, s'était trouvé en présence de Charlotte, alors petite fille, non, jamais le pseudo-neveu et la pseudo-tante n'avaient eu entre eux d'autres rapports qu'une camaraderie, familière mais si absolument innocente, si étrangère à toute nuance de coquetterie! Il y a certes des sentiments qui s'ignorent entre jeunes gens, élevés ensemble, et ils découvrent subitement s'être aimés sans le savoir, trompés, pendant des années, par le mirage de leur compagnonnage d'enfance. Était-ce le cas pour Frédéric et Charlotte? Si oui, le mariage de celle-ci, huit ans auparavant, aurait été l'occasion de cette découverte, ou pour l'un ou pour l'autre. Bien au contraire, jamais la jeune fille n'avait été plus sincère qu'en demandant à son «frère-neveu» comme elle l'appelait gentiment, d'être son témoin, et jamais le jeune homme n'avait donné une plus loyale, une plus cordiale poignée de main que celle qu'ils échangèrent, Édouard de Russy et lui, à l'annonce des fiançailles. Non, Frédéric n'était pas amoureux de Charlotte. Quand ils s'étaient quittés, lors de son départ pour les Indes, leur adieu avait été aussi tranquille que leur revoir à son retour. --«Tu m'écriras, petite tante, et pas seulement des cartes postales?» --«Une discrétion que c'est toi qui ne me répondras pas, monsieur mon neveu...» --«Hé bien! La discrétion? C'est moi qui l'ai gagnée, madame ma tante.» --«C'est pourtant vrai! On n'a le temps de rien, à Paris...» Ces propos échangés sur le quai de la gare, à sept mois de distance, étaient-ils donc simulés? Non encore. Pourtant Moysset gardait sur le cœur, depuis que Mauvilliers lui avait parlé, ce poids que les jaloux connaissent trop bien. Il avait mal dormi le reste de la nuit, et, maintenant, à mesure que son train approchait de Dieppe, ce cœur battait, à l'idée de sa rencontre avec Mme de Russy. A l'image souriante et gaie qu'il gardait de sa tante-sœur, une autre commençait de se substituer. Vingt petits signes, auxquels il n'avait pas pris garde, se présentaient à sa pensée: un amaigrissement de ce joli visage, comme aminci, comme fondu. Ce n'étaient plus ces joues fraîches et pleines de grande petite fille qu'elle avait encore l'autre année. Son regard non plus n'était pas tout à fait le même. Il avait une profondeur singulière. Sa voix prenait par instants une note plus grave, comme sa conversation se traversait de silences. --«Où avais-je la tête?» se disait Frédéric. «Elle aime, c'est évident. Mais cet Antoine de Grécourt?... Est-ce possible?...» Si le jeune homme eût lu clairement dans sa propre sensibilité, il se serait un peu méprisé d'éprouver une impression au demeurant assez vulgaire. Nous voyons, tous les jours, tous les hommes ou presque, la ressentir auprès des femmes connues pour avoir eu des galanteries. Charlotte jeune fille était restée pour Moysset la compagne d'enfance. Il ne s'était pas permis de la sentir devenir femme. Mariée, il avait continué de respecter, dans sa pensée, leur commune adolescence. La seule idée qu'elle avait un amant venait de changer tout d'un coup cette quiétude absolue en un trouble, encore inconscient, encore indéfinissable pour lui-même, mais si étrange. Il ne pouvait pas s'empêcher de subir une petite émotion sensuelle qu'il n'avait jamais connue auparavant, à se répéter ces mots: «Charlotte a un amant, et ce Grécourt!...» Une espèce d'âcreté inondait son âme, en même temps qu'une pitié l'envahissait, non moins indistincte, tout aussi informulée,--celle qui nous prend devant la déchéance d'un être que nous connûmes délicat, intact et pur. Les hommes les plus accoutumés à fréquenter les milieux de libertinage sont souvent ceux qui éprouvent le plus vivement cette pitié. Ils se rendent mieux compte du niveau auquel s'abaisse une honnête femme qui cesse de l'être. --«S'il en est encore temps, je la tirerai de là...» C'est sur cette résolution que Frédéric acheva ce voyage, qui lui sembla bien long. Il n'avait pas envoyé de dépêche à Charlotte, en sorte qu'aucune voiture ne l'attendait à la gare. «Pourquoi déranger ses projets d'emploi de journée?» avait-il prétexté à ses propres yeux. En réalité, cette arrivée à l'improviste lui ménageait des possibilités de surprise. Il eut honte de cette demi-ruse, quand, descendu de son fiacre à la porte de la villa, il se trouva brusquement en face de Mme de Russy. Elle se promenait seule dans son jardin: --«Tiens! Tu as avancé ta visite? Ah! C'est gentil! D'autant plus que je suis veuve. Oui. Mon maître et seigneur est parti en Angleterre pour une huitaine, une quinzaine. Je ne sais pas. C'est comme çà...» La charmante femme disait ces mots, en souriant à demi, toute mince dans sa robe claire. Ses cheveux massés sous son chapeau de dentelle se nuançaient de reflets fauves dans leur épaisseur blonde. Un point noir luisait au centre de ses prunelles bleues, et, de tout son être, comme pour démentir la gaieté insouciante de ses paroles d'accueil, se dégageait une nervosité dont Moysset eut aussitôt la preuve. Tandis qu'il lui répondait, elle tenait à la main un bouquet de roses qu'elle portait sans cesse à son visage, comme pour les respirer, et, chaque fois, ses dents saisissaient un pétale, le déchiquetaient, puis en mordillaient tout de suite un autre, si bien qu'au moment de la rentrée dans la villa, après un quart d'heure de cette promenade à pas lents, le bouquet ne montrait plus que des tiges vertes et feuillues, terminées à leurs pointes par des lambeaux de fleurs, fièvreusement détruites. Charlotte jeta ce débris dans l'allée d'un geste dégoûté. Ses doigts crispés trompèrent leur impatience en tournant et retournant le manche en Saxe de son ombrelle. La conversation avait consisté, durant ces quelques minutes, en des monosyllabes distraits, par lesquels elle répondait à son interlocuteur, sans l'écouter: --«Tu viens aux courses après le déjeuner?» lui demanda-t-elle. --«Oui,» répondit-il, et, curieux de savoir si elle prononcerait un certain nom: «Est-ce qu'il y a beaucoup de monde à Dieppe, cette année?» demanda-t-il. --«Tout Paris,» fit-elle. Puis, comme distraite, après un silence: «Est-ce que tu as rencontré une petite princesse Ardea?» --«Non,» répondit-il: «Pourquoi?» --«Pour rien. Pour savoir ton opinion sur elle. Elle a beaucoup de succès... Mais je t'empêche de monter à ta chambre. Le déjeuner est à une heure, les courses à deux et demi...» Rien de mystérieux dans ces propos, sinon un imperceptible changement d'accent pour prononcer le nom de cette princesse Italienne, qui, évidemment, était la triomphatrice éphémère de cette saison, dans cette élégante ville de bains de mer. Frédéric ne devait pas tarder à connaître le motif pour lequel cette vogue de la grande dame étrangère était insupportable à Charlotte de Russy. Il devait, du même coup, apprendre, à n'en pas douter, que l'indication donnée par Mauvilliers n'était pas une simple étourderie de ce peu sobre, mais loyal camarade. Le déjeuner avait donc eu lieu, et, par extraordinaire, la jeune femme avait été exacte à table, ce dont son pseudo-neveu l'avait complimentée, comme de sa toilette: --«Alors tu me trouves bien?...» avait-elle demandé, et, autre nuance singulière, presqu'avec supplication. Moysset n'osa pas lui dire qu'elle avait eu seulement le tort de se mettre un peu trop de rouge. A la regarder, il se rendit compte qu'elle eût été par trop pâle, sans cet artifice. Sa physionomie dénonçait une fatigue profonde. A peine si elle toucha aux plats, et, quand une heure plus tard, ils s'assirent l'un à côté de l'autre dans l'automobile qui les emportait vers le champ de courses, il put constater qu'elle avait la fièvre. En arrangeant les plis de la couverture qui les gardait tous deux de la poussière, il lui effleura le bras par hasard. Ce bras était brûlant. --«Tu n'es pas souffrante?» interrogea-t-il. --«Moi?» dit-elle. «Quelle idée! Pourquoi serais-je souffrante? Je me sens très bien, très bien...» Elle riait en prononçant ces mots, d'un rire qui sonnait si faux! Frédéric se dit en lui-même: «J'ai bien fait de venir.» Ses sentiments complexes et troublés de la veille et du matin remuèrent en lui. Ils se firent plus intenses lorsque, entrés sur la pelouse du champ de courses, sa compagne et lui, il observa l'agitation grandissante de la jeune femme. Ils s'étaient arrêtés dans un premier groupe de gens de leur connaissance, puis dans un second. Ce fut alors qu'une phrase, dite à Charlotte par une des personnes de ce groupe, fit tressaillir Frédéric. --«Nicoletta Ardea est-elle belle aujourd'hui? Vous ne l'avez pas vue?... Tenez, là, à droite, avec Grécourt, naturellement...» Dans un même coup d'œil et avec la rapidité presque électrique du regard à de pareils moments, le jeune homme vit à la fois le groupe désigné par la perfide amie qui dénonçait l'attitude d'Antoine de Grécourt à la femme jalouse, et le bouleversement à peine dominé de celle-ci. Charlotte éclata de nouveau du rire aigu qu'elle avait eu tout à l'heure dans l'automobile, puis elle dit d'une voix très haute, mais où tremblait sa rancune: --«Pour moi, c'est l'Italienne des boîtes d'allumettes bougies.» --«C'est pour cela sans doute qu'Antoine a pris feu si vite,» repartit l'autre. «On ne croirait jamais qu'ils ne se connaissaient pas, voici quinze jours...» La princesse et son attentif semblaient engagés en effet, dans une conversation si intime qu'ils ne prenaient pas garde à la surveillance du petit monde réuni dans l'enceinte du pesage. Ils marchaient d'un pas lent: elle, superbe de lignes et d'allures, avec cette grande et puissante beauté propre aux femmes de son pays, et qui fait paraître si aisément un peu pauvres les grâces fines de la Française, lui, charmant de souplesse féline. Il réalisait si bien le type de ce qu'il était réellement: le séducteur spirituel et implacable du dix-huitième siècle, le roué aux jolies manières, féroce de légèreté! Il la prouvait, à cette minute, cette férocité, en affichant, sur ce champ de course, sa conquête du jour, sous les yeux de sa maîtresse de la veille. Car il était l'amant de Mme de Russy: le changement remarqué par Frédéric chez sa compagne d'enfance, ne faisait que révéler la métamorphose accomplie dans cette destinée par cette aventure sentimentale. Si Moysset avait conservé quelques doutes, il les eût perdus à voir cette Charlotte qu'il avait connue réservée, presque timide, se permettre tout à coup la plus extraordinaire action, la plus compromettante. Mais de quelle folie n'est pas capable une femme amoureuse et bravée en face? --«Monsieur de Grécourt!» cria-t-elle soudain à l'infidèle, et, d'une voix très haute, impérieuse, colère, quand le couple se trouva plus rapproché encore, elle répéta: «Monsieur de Grécourt!...» Et, comme celui-ci, un peu décontenancé, malgré sa fatuité, s'arrêtait, hésitant: «J'ai à vous parler cinq minutes.» --«Allez,» fit l'Italienne du geste à son cavalier. Grécourt hésita encore, puis d'un pas décidé, il vint au devant de Mme de Russy, qui, de son côté, avait marché vers lui. Les deux amants firent ensemble quelques pas, sans qu'aucun des témoins de cette étrange scène se permît d'émettre une remarque. Frédéric était là, et sa parenté avec l'héroïne de cette algarade, suffisait pour imposer ce silence. Il tremblait que Charlotte, évidemment exaspérée, n'achevât de se perdre en laissant par trop deviner qu'elle faisait à Antoine une scène de jalousie. Cette crainte fut heureusement trompée. Quelles que fussent les plaintes ou les menaces proférées dans ce tête-à-tête par Mme de Russy, du moins sa voix n'eut aucun éclat, aucune larme ne coula sur ses joues. Antoine de Grécourt ne cessa pas non plus d'avoir la tenue correcte d'un homme bien élevé qui parle de choses indifférentes avec une femme de son monde. Seulement, quand ils se séparèrent, lui, pour retourner auprès de la princesse Ardea, Charlotte de Russy pour revenir à sa société, il tiraillait sa moustache d'un geste très nerveux, et elle, son émotion était si vive, que sa voix s'étouffait pour dire à Moysset: --«Frédéric, je crois que j'ai pris un peu froid. Je ne me sens pas très bien. Je voudrais rentrer...» III Durant le temps très court que mit l'automobile à revenir du champ de courses à la villa, le «neveu» et la «tante» n'échangèrent pas une parole. Elle paraissait ne pas même se rappeler que quelqu'un fût là, auprès d'elle. La douleur de l'affront subi l'hypnotisait dans une fixité d'hallucination. Elle regardait devant elle, avec des yeux qui s'absorbaient, qui s'abîmaient dans cette image, son amant retournant auprès de sa rivale, après lui avoir dit: «J'entends être libre, et si cela ne vous convient pas, quittons-nous.» Frédéric, lui, au contraire, étudiait, avec une attention douloureuse, ce visage où la passion mettait son égarement. Une évidence s'imposait à lui. Dans l'état d'exaltation où Charlotte de Russy se trouvait, tout était à craindre. Cet imprudent éclat n'était qu'un commencement. Ce soir, demain, la frénésie de la colère jalouse lui mettrait peut-être une arme à la main. Sinon, elle affronterait sa rivale, elle l'injurierait en public. A quelque excès qu'elle se laissât emporter, son honneur y sombrerait,--et pas seulement son honneur, sa sécurité. Édouard de Russy avait beau être le mari insouciant et aveugle qu'annonçait son voyage en Angleterre, dans un tel moment, le bruit de ce scandale pouvait lui arriver. Supporterait-il un ridicule affiché? Ne se vengerait-il pas, et comment? Toutes ces réflexions tourbillonnaient dans la tête du jeune homme, en même temps qu'un sentiment nouveau et très délicat pointait dans son cœur. Cette tragédie mondaine réveillait le don Quichotte qui dormait en lui. Avait-il réellement, parmi ses lointains aïeux quelqu'un de ces hidalgos comme ceux qu'évoque le théâtre de Calderon, un Luis Perez de Galice par exemple? Qu'est-il besoin d'ailleurs d'imaginer des causes mystérieuses à un élan de générosité qu'un frère aurait eu pour sa sœur, et n'y avait-il pas toujours eu, entre lui et Charlotte, un lien très analogue à celui de l'affection fraternelle? Il lui avait suffi d'entrevoir le rôle de sauveur pour qu'il l'adoptât aussitôt. La résolution d'arracher cette créature, si désarmée dans cet instant, à un péril certain était arrêtée chez lui avant même qu'ils ne fussent arrivés à la villa, et le moyen trouvé: --«Je vais me mettre au lit,» dit-elle, quand ils furent dans le petit salon. Comme tout y parlait de repos et de bonheur: la vérandah ouverte sur la mer, les fleurs dans les vases, les gaies tentures, les meubles luxueusement rustiques! --«Non, Charlotte,» répondit Moysset. «Tu vas sonner ta femme de chambre et lui commander de faire tes malles.» --«Mes malles?» répéta la jeune femme stupéfiée. --«Oui. Il est trois heures. A cinq nous prenons le rapide. Je t'emmène à Maligny.» C'était le nom d'un petit château en Seine-et-Marne que le marquis de Fontenay avait cédé à sa sœur, quand celle-ci s'était mariée. --«Tu télégraphieras à ton mari que l'air de la mer te fait du mal. Ton maître d'hôtel déménagera la villa. Dans dix jours, dans quinze, si tu t'ennuies à Maligny, tu voyageras. Mais je ne veux pas que tu restes à Dieppe, un jour de plus. Entends-tu. Je ne veux pas. De toi à moi, pas d'équivoques. Elles sont inutiles. Tu aimes Grécourt. Il ne t'aime pas. Il se moque de toi en public, et tu as tellement perdu la tête, que tu ne sais littéralement plus ce que tu fais. Encore deux scènes comme celle d'aujourd'hui, tu es déshonorée. Je ne le permettrai pas. Entends-tu?...» Charlotte s'était laissé tomber sur un fauteuil. Elle se prit la tête dans les mains et elle éclata en sanglots. Les mots de Frédéric étaient si directs, si vrais, ils débridaient si brutalement la plaie dont saignait son cœur, qu'elle en criait de douleur. Elle n'essaya pas de nier. Elle n'avait pas la force. Elle était trop misérable. --«C'est vrai,» dit-elle à travers ses larmes. «Je l'aime et il ne m'aime plus. Qu'est-ce que cela me fait qu'on parle de moi? Qu'est-ce que tu veux que cela me fasse?... Je souffre tant, mon bon Frédéric! Je souffre tant!... Oui. Emmène-moi. Emmène-moi... Que je ne voie plus cette femme!... Mais alors,» continua-t-elle en se levant, «je le laisse à elle? Moi ici, ma présence le retient encore. Moi partie, plus rien ne les gênera... Non. Je ne veux pas, je ne peux pas partir.» --«Tu partiras,» dit Frédéric. «Ma pauvre enfant, ne comprends-tu pas que c'est le seul moyen de le ramener, s'il a encore quelque chose pour toi dans le cœur? En ce moment, ta passion avouée flatte trop la vanité de cet homme pour qu'il te plaigne. Tu pars. C'est, pour tout le monde, et pour lui le premier, la preuve que tu n'es pas sa chose autant qu'il le croit, le signe que tu te reprends. Une minute de courage, et tu es sauvée. Laisse-moi donner les ordres, si tu n'en as pas la force.» Déjà il appuyait sur le timbre électrique, en demandant: --«Combien de fois pour la femme de chambre?» --«Deux fois,» répondit-elle, retombée sur le fauteuil. Dans son état de détresse nerveuse, comment eût-elle résisté à la suggestion émanée de son camarade d'enfance? --«Préparez tout de suite les malles de Madame la comtesse, Marceline,» dit Frédéric à la femme de chambre. «Mme la comtesse prend le train de cinq heures. Mon domestique a défait ma malle?» --«Oui, monsieur,» répondit la femme de chambre, aussi stupéfiée que sa maîtresse avait pu l'être tout à l'heure. --«Dites-lui qu'il la refasse. Envoyez quelqu'un mettre tout de suite cette dépêche au télégraphe... Quelle est l'adresse d'Édouard?» continua-t-il en s'adressant à Charlotte, et il libella, le télégramme annonçant, comme il l'avait dit, que la jeune femme quittait Dieppe pour Maligny, parce que l'air de la mer l'éprouvait trop. --«Est-ce bien comme cela?» ajouta-t-il, en tendant la feuille à la malheureuse, qui répondit: « Oui» d'un geste brisé. Marceline, dont l'étonnement grandissait encore, prit la dépêche. Elle regardait sa maîtresse, comme pour demander une explication que celle-ci ne lui donna point. Quand elle fut hors de la chambre, Frédéric vint à Charlotte, et lui dit en lui prenant la main: --«Tu me remercieras un jour, car je te sauve tout simplement...» --«Tu me tues,» répondit-elle en éclatant de nouveau en sanglots, «mais tu as raison. Si je peux le reprendre, c'est comme cela. Ah! Que c'est dur! Ne me quitte pas d'une minute, je t'en prie. Toi là, j'aurai encore de la force. Mais seule?...» --«Je ne te quitterai pas,» dit Frédéric. IV Il était minuit, quand le «neveu» et la «tante» arrivèrent à Paris. Impossible de gagner Maligny, sinon le lendemain matin. Ils étaient convenus que Mme de Russy coucherait à l'hôtel et que Frédéric reviendrait la prendre dès la première heure. Il dormit à peine, persuadé qu'une fois seule, comme elle l'avait prévu, la fièvre de sa passion la reconquerrait. Et alors?... Aussi son cœur battait-il, quand il vint la demander à cet hôtel vers les dix heures. Sa joie fut égale à ce qu'avait été sa crainte. Mme de Russy était là, prête à partir, pâle mais résolue. Quand elle aperçut Frédéric, un peu de rose lui revint aux joues, un peu de lumière aux yeux, un peu de sourire aux lèvres. --«Tu vois!...» dit-elle enfantinement. Puis lui prenant la main d'un mouvement caressant de petite fille: «Que tu as été bon pour moi, mon ami! Je n'ai fait que penser à cela cette nuit. Merci, et merci de m'avoir comprise. Tu ne m'as pas fait de reproche. Je t'aimais bien auparavant, pas assez encore...» Elle répéta: «Pas assez...» --«Ne suis-je pas ton neveu-frère?» répondit-il: «Regarde, nous avons un si joli ciel, couleur de tes yeux... Maligny sera charmant par ce beau jour bleu...» Cette bonne humeur un peu jouée ne cessa pas durant tout le trajet, qui fut en effet délicieux, par le bois de Boulogne, le parc de Saint-Cloud, la fraîche vallée de Marnes, Versailles et les bois. Il semblait que Charlotte, si raidie, si crispée la veille, se reprît, se détendît dans la douceur de ce matin d'été, et dans l'atmosphère de cette amitié fraternelle qui la protégeait contre elle-même. Fraternelle? Oui, Frédéric avait été de bonne foi, en expliquant son dévouement ainsi. Pourtant la câlinerie émue qu'il avait dans la voix, depuis ce matin, était-elle vraiment d'un frère? Un frère aurait-il eu, auprès d'une sœur, cette demi-fièvre à chaque mouvement de la jeune femme qui, toute familière, toute confiante, se rapprochait sans cesse de lui? Était-ce d'un frère surtout, cette curiosité, à la fois amère et passionnée, qui le dévorait d'en savoir davantage sur les détails de cette liaison avec Grécourt à laquelle il venait d'arracher cette charmante femme? Pour combien de temps? Cette question non plus n'était pas d'un frère, posée comme elle se posait dans la sensibilité de cet homme. Il s'en rendait tellement compte lui-même, qu'il causait de tout avec Charlotte, excepté de ce sujet. Oui. Toute cette matinée et toute l'après-midi qu'ils passèrent à se promener dans le parc de Maligny, pas une fois le nom d'Antoine de Grécourt ne fut prononcé entre eux. Un invisible témoin de leur tête-à-tête aurait cru qu'il ne s'était rien passé la veille, que réellement le soi-disant neveu et la prétendue tante étaient venus faire un pèlerinage à leurs souvenirs d'enfance dans ce paisible endroit. Et c'était vrai pour elle. La maîtresse du roué semblait s'appliquer de toutes ses forces à mettre, entre elle et les impressions d'un trop douloureux amour pour un amant indigne, les plus fraîches images de sa plus heureuse jeunesse. --«Te rappelles-tu?» disait-elle sans cesse à Frédéric, «une promenade que nous avons faite là, tiens, dans cette allée avec...» Et elle évoquait des fantômes: «Il y avait un bouquet d'arbres ici, qui n'y est plus... C'est peut-être mieux. On voit le château avec sa jolie nuance rouge, se refléter tout entier dans la pièce d'eau... Je regrette tout de même nos arbres!... Te souviens-tu, quand je me suis échappée, tiens, dans ce fourré, parce que Casal était venu de Paris avec un phaéton et un petit groom anglais, son tigre, comme on avait dit devant moi? Et, stupide, je m'imaginais qu'il s'agissait d'un tigre véritable!... Te souviens-tu?...» --«Oui, je me souviens,» répondait le jeune homme et sa mémoire lui montrait en effet, par delà les années, l'enfant rieuse qu'il avait connue, avec laquelle il avait grandi, et cette enfant s'épanouissait maintenant dans la femme adorable qu'il avait auprès de lui, dont les mouvements s'harmonisaient aux siens, qui le regardait avec ses prunelles humides, qui lui souriait avec sa bouche voluptueuse, qui posait dans le sable des allées l'empreinte légère de ses pieds si fins. Et de ce même pas souple, cette femme avait couru à des rendez-vous cachés, ces lèvres fines s'étaient pâmées sous les baisers d'un amant, ces longues paupières aux cils blonds avaient palpité de plaisir sur ces prunelles extasiées dans des minutes de complet abandon. Cette femme s'était donnée. Avec quelle passion, sa folle incartade de la veille le prouvait trop, ses larmes et le frémissement dont elle était, maintenant encore, toute vibrante!... Et voici que le compagnon d'adolescence de cette amoureuse trahie et désespérée découvrait, avec un inexprimable mélange de regrets et d'espérance, qu'à son insu, il avait toujours eu pour elle des sentiments bien différents de la simple amitié. Du moins, il croyait le découvrir. Peut-être, par une illusion rétrospective, l'image de Charlotte enfant et jeune fille s'éclairait-elle pour lui des feux du désir qui le possédait à présent. Car il se sentait, avec épouvante, la désirer passionnément, éperdument. Qu'était devenue sa noble et chevaleresque résolution d'hier, celle de la sauver de son affolement? D'où cette convoitise soudain déchaînée en lui, rien qu'à cette idée que Charlotte avait été la maîtresse d'un autre? Toutes les vagues émotions sensuelles qu'il avait pu éprouver, sans les admettre, sans même les soupçonner, durant leur dangereuse mais innocente intimité de jeunesse, se réveillaient à chacun de ces: «Te souviens-tu?»... En même temps, une curiosité malsaine et violente le poignait, celle de tout savoir de cette aventure qui avait fait d'elle, entre les bras d'Antoine de Grécourt, ce qu'elle était aujourd'hui. Frédéric reculait devant cette basse et salissante enquête, il en avait honte, et il essayait de s'étourdir en répondant aux évocations de sa compagne, par des évocations pareilles. Lui aussi, reprenait, quand elle se taisait: «Te rappelles-tu?...» Ah! Ce n'étaient pas les chastes, les gracieuses réminiscences de leur commune naïveté qu'il aurait voulu qu'elle se rappelât et qu'elle lui rappelât... C'étaient les scènes qu'elle avait traversées pour en arriver à son action d'hier, ses joies, ses douleurs, tout un passé dont Frédéric était jaloux maintenant, comme s'il eût aimé Charlotte... Mais oui. Il l'aimait! Il l'avait toujours aimée! Il s'en apercevait quand il était trop tard,--trop tard pour l'épouser,--trop tard pour avoir d'elle ce premier baiser qu'il aurait pu cueillir, alors qu'ils erraient tous deux dans la liberté de leur demi-parenté, sous les branches de ces arbres,--trop tard pour avoir d'elle-même cette virginité de la sensation passionnée, qui peut faire l'orgueil du premier amant. C'était un tumulte en lui qu'il finit par ne plus dominer. Il tomba dans un silence qu'elle ne pouvait pas ne pas remarquer. Le soir arrivait. Ils étaient assis sur un banc de pierre dans un coin du parc aménagé pour avoir une vue sur une partie de cette divine vallée de Chevreuse, aux horizons sauvages et doux comme son nom. Pas un souffle d'air ne remuait les feuillages des bouleaux et des chênes, autour d'eux: --«Qu'as-tu?» demanda Charlotte à Frédéric, après être restée un peu de temps taciturne, elle-même. --«Tu veux le savoir?» répondit-il, d'une voix qui s'étouffait. --«Oui,» fit-elle. --«J'ai que je t'aime,» dit-il, «et que je ne le sais que depuis vingt-quatre heures. Oui,» continua-t-il sauvagement, «je t'aime...» Et, l'attirant contre lui, toute saisie, toute paralysée par cet éclat brutal d'une passion si complètement inattendue, il appuya sa bouche sur la bouche de la jeune femme qui essaya une seconde de se débattre, et elle finit par lui rendre pourtant son baiser, en disant: --«Ah! c'est mal, Frédéric, c'est si mal!...» Puis, brusquement, sauvagement, elle aussi, elle s'arracha de cette étreinte. Elle s'était levée, frissonnante, et, comme pour secouer son égarement, elle passa les mains sur ses yeux: --«C'est moi maintenant, qui te dis ce que tu me disais hier. Frédéric, il faut que tu partes... Il le faut, pour notre honneur à tous deux...» --«Hé bien!» répondit-il, en se levant à son tour, «je partirai.» Ils se regardèrent, après s'être prononcé ces paroles de courage,--et ils reprirent le chemin du château, sans ajouter un mot. Ils venaient de lire dans les yeux l'un de l'autre, qu'en dépit de cette résolution, le jeune homme ne partirait pas. Ils y lisaient aussi ce qui devait arriver, et ce qui est arrivé: cette folie du désir allumé dans les veines du «sauveur», s'était communiquée, dans cet ardent baiser, à la femme trahie et trop émue au plus intime de son être, pour que sa volonté n'en fût pas toute troublée, toute déconcertée. Ils avaient lu encore, dans cet ardent et terrible regard, qu'ils allaient être l'un à l'autre, d'une possession douloureuse et comme criminelle. L'amour le plus empoisonné est celui qui naît d'une rencontre entre des rancunes affolées d'une maîtresse outragée et les sensualités d'une jalousie. Où est l'antidote contre ce venin? V LE PASSÉ J'avais dîné, ce soir-là, dans une maison où l'on mange bien.--(Cherchez. Vous n'aurez pas trop de peine à trouver. Elles se comptent.)--Et pas très loin de l'Arc de Triomphe. Un des convives était un diplomate récemment accrédité à Paris. Je l'appellerai, pour lui garder l'_incognito_ qui me permettra de raconter cette histoire, le Ministre, tout court. C'était, et c'est encore, grâce à Dieu, un homme de quarante à cinquante ans, très beau cavalier, qu'avait précédé, à Paris, un renom de séduction, justifié par ses manières charmantes, sa fière tournure, son élégance souveraine, ce je ne sais quel air à la fois alangui et viril qui fait naturellement dire de quelqu'un: «Voilà un héros de roman.» Ses aventures, s'il avait eu toutes celles que lui prêtait la légende, appartenaient au passé. Le Ministre était marié avec une très jolie femme, très insignifiante d'ailleurs, à laquelle il était irréprochablement fidèle. Il passait pour être devenu, ou redevenu, dévot, avec l'âge et le mariage. En outre, il prenait les affaires de sa légation,--ou de son ambassade, cherchez encore,--très au sérieux. C'est dire qu'il n'avait ni le goût, ni le temps, de suivre le mouvement de notre littérature contemporaine. Aussi avais-je été assez étonné, pendant le dîner, de le voir se mêler à une discussion sur la dernière œuvre de Lucien Desportes. On sait la place occupée par ce robuste mais dur écrivain dans le roman actuel, et quelles campagnes révolutionnaires représentent les livres qui ont fait son succès: _Foyer Libre_, _la Revanche de l'Amour_, _Féminisme_, _le Justicier_. Desportes a tour à tour défendu, et avec un talent incontestable, les thèses qui doivent le plus évidemment répugner à un diplomate de carrière, et au représentant d'une monarchie, ne professât-il pas, comme le ministre en question, des principes ardemment religieux. Chacun de ces quatre romans est un assaut contre la famille traditionnelle, soit que Desportes s'attaque, comme dans le premier, à son indissolubilité, soit qu'il prêche, comme dans le quatrième, et le plus retentissant, l'égalité absolue des droits entre les enfants de la faute et les autres, soit enfin qu'il discute, comme dans _la Revanche de l'Amour_, le principe même de l'héritage. Avec cela, c'est le côté déplaisant de ce vigoureux écrivain, ce révolutionnaire en théorie est, en fait, un homme très élégant, qui fréquente dans la société la plus choisie. Il est du monde, par sa naissance. Son père siégeait au conseil d'État, sous l'Empire. Sa mère est née Prosny, de la vieille famille de ce nom. Et il suffit de voir Lucien Desportes pour démêler, dans cet intellectuel de l'anarchie, la finesse héréditaire d'un aristocrate de sang. Les salons, qu'aurait dû lui fermer à jamais le scandale de ses livres, s'ouvrent au contraire à deux battants devant lui. C'est la mode du jour, ces indulgences, voire ces engouements d'une société qui se meurt pour les pires agents de cette mort. Le Ministre s'était-il laissé gagner à cette mode? Je ne l'aurais pas cru, d'après ce que je savais de lui, et les quelques conversations que nous avions eues ensemble, notamment une où il s'était déclaré le disciple d'un maître de la sociologie traditionnelle, qu'il avait connu attaché militaire à Vienne, le marquis de La Tour du Pin. Aussi demeurai-je très étonné de l'entendre, ce soir-là, qui vantait le talent de Lucien Desportes, avec une chaleur de sympathie presque enthousiaste. Je m'ouvris de cet étonnement à l'un de mes vieux amis avec qui je sortais de ce dîner, et tout en remontant de compagnie, la place de la Concorde. Vous le connaissez cet ami. C'est Raymond Casal. Aujourd'hui vieilli, il est plus près, lui, de soixante ans que de cinquante. Mais cet ancien Beau a la sagesse de se laisser grisonner très simplement. Et il n'a jamais été plus plaisant pour moi que dans cette automne commençante. Il a gardé, cet homme de plaisir, aujourd'hui assagi, une expérience si avisée des choses et des gens, une telle connaissance des dessous vrais de la vie! Il me le prouva, une fois de plus, en me donnant le mot de cette petite énigme. --«Alors!» me dit-il avec son sourire des heures de confidence, «vous avez remarqué cela? Elle est, en effet, assez remarquable, cette défense de ce libertaire de Desportes, par un homme qui pense comme Georges. (Il nomma le Ministre d'un prénom que je change. J'ai négligé de dire que Casal l'avait connu intimement autrefois. On verra où et comment.) Mais le motif en est encore plus remarquable. J'ai envie de vous conter cette histoire... Vous êtes bien d'avis, n'est-ce pas,» continua-t-il après un silence, «qu'il n'y a rien de tel que la jalousie pour séparer deux hommes jusqu'à les faire se détester? --«C'est classique,» répondis-je. --«Vous êtes très persuadé aussi que rien n'éveille cette jalousie comme le fait d'être remplacé auprès d'une femme que l'on a passionnément aimée?» --«La haine pour le successeur, c'est classique encore.» --«Hé bien! écoutez,» reprit Casal. Il avait allumé un cigare, et nous marchâmes, par cette belle nuit claire, le long du trottoir des Champs-Élysées, le temps à peu près de me détailler une anecdote d'amour cosmopolite rendue plus pittoresque, par le contraste, dans ce décor parisien. Les automobiles, les voitures, les bicyclettes croisaient leur mille feux mouvants dans l'avenue. Sur toutes les façades des maisons, des rais de lumière aperçus derrière les volets fermés, attestaient ce prolongement nocturne de l'existence qui ne se rencontre qu'à Paris. Les passants foisonnaient, et surtout les passantes, dont les galanteries vénales n'avaient certes rien de commun avec l'anecdote narrée par mon compagnon. --«Je commence par le commencement,» m'avait-il dit. «Vous savez quelle femme a été le grand événement de la jeunesse de Georges, n'est-ce pas?» --«J'ai entendu nommer plusieurs personnes,» répondis-je. --«Une seule a compté,» reprit Casal. «D'ailleurs, il n'y en a jamais qu'une seule qui compte. Georges a eu pas mal d'aventures avant de s'être remisé dans le mariage. Il n'a jamais aimé que lady Julia Wadham.» --«On me l'avait nommée aussi, mais dans le tas.» --«Le tas, c'est le tas. Lady Julia, c'est lady Julia. J'ai été mêlé au début de cette aventure... Vous ne voyez pas surgir Desportes?» continua-t-il, en me prenant ma question aux lèvres, si l'on peut dire. «Attendez... Cela se passait, il y a seize ans. J'étais allé chasser en Angleterre, à Melton. Georges y était aussi. Il occupait alors à Londres le poste de deuxième secrétaire. Il avait amené, dans cette charmante petite ville du Leicestershire, six ou sept chevaux, dont il se servait à merveille. Les affaires de la chancellerie semblaient peu l'occuper, car, tout en faisant sans cesse la navette entre Melton et Londres, il trouvait le moyen de chasser avec nous, trois ou quatre fois la semaine. Nous montions presque toujours ensemble. C'est là que j'appris à le connaître. Il passait pour hautain et même pour fat, je me rendis compte qu'il était passionné et timide;--pour libertin, il était romanesque et tourmenté de scrupules;--pour frivole, il avait, au contraire, beaucoup étudié, et il s'intéressait, dès lors, à sa carrière, avec une ambition que contrariait un amour naissant dont je ne tardai pas à pénétrer le secret. Aussi n'ai-je pas été trop surpris quand je l'ai retrouvé à Paris, dans ce rôle de diplomate très appliqué à sa besogne, d'époux très fidèle à sa femme et de catholique très pratiquant.» --«Vous connaissez la charmante épigramme du dix-septième siècle?» lui demandai-je. «Pour être divine et humaine, «Il faut, en jeunesse, sentir «Les plaisirs de la Madeleine «Et puis, vieille, s'en repentir...» --«Il y a une très malpropre anecdote qui signifie à peu près la même chose,» fit-il, en riant. «C'est celle de l'ivrogne en train d'imiter les Romains de Pétrone, et de transformer le coin de la rue en _vomitorium_. Et il dit:--Ce petit bordeaux! il est bon, même en repassant.--Il y a du souvenir dans tous les remords, et du regret. C'est mon opinion de mécréant, et nous revoici à Desportes. Mais patience encore, et retournons à Melton. L'existence que nous y menions était délicieuse. Il n'y a qu'en Angleterre où l'on jouisse ainsi de la campagne. Nous chassions tout le jour, avec les gens les plus agréables. Le soir, nous n'avions qu'à choisir entre deux ou trois invitations à dîner, soit dans la ville voisine, soit dans les châteaux ou les _hunting boxes_ du voisinage. Je constatai vite que parmi ces invitations qui nous étaient prodiguées, aucune n'était plus volontiers acceptée par Georges que celles qui lui venaient de sir John et de lady Overstone, lesquels avaient chez eux, à demeure, à Overstone-Lodge, le colonel et lady Julia Wadham. Elle est encore charmante aujourd'hui. Mais alors!...» --«Je l'ai rencontrée, alors ou à peu près», interrompis-je, «chez son père, le duc de Killarney, à mon voyage en Irlande. Je ne pense jamais à ces beaux lacs, sans la revoir parmi les ruines de Muncross-Abbey, avec ses cheveux bruns à reflets roux, ses yeux d'un bleu foncé, son teint de fleur, le mot est banal, mais il n'y en a pas d'autre, sa haute et souple taille, et l'air audacieux de ces grandes dames anglaises qui semblent porter en elles, et jusque dans leurs caprices les plus extravagants, toute l'autorité de la pairie. Elle m'a fait une telle impression à cette époque-là, que je souffre presque de la rencontrer à présent, quoiqu'elle soit encore admirable. Mais dix-sept années, c'est un bail!...» --«Vous comprendrez donc,» fit Casal, «que nous en fussions tous un peu amoureux, y compris votre serviteur. Quant à elle, à peine paraissait-elle y prendre garde. Elle était familière et indifférente avec nous tous, comme avec Georges. Il était déjà son amant. Voici comment je le devinai. Nous approchions de la fin de la saison des chasses. L'on organisa ce que l'on appelle, en termes de sport anglais, le _Point to Point_. C'est la traditionnelle course au clocher. Un parcours de six milles à travers le pays était tracé en forme de triangle. Trois drapeaux en marquaient les extrémités, qu'il fallait laisser à sa droite. Georges montait son cheval favori, un Irlandais bai. Ah! quel sauteur que ce cheval! Il avait toutes les chances de gagner, en dépit d'une quinzaine de concurrents, tous de durs cavaliers. Quand on vous dira d'un Anglais qu'il monte dur, très dur, _he rides very hard_, soyez sûr qu'il s'agit d'un fier casse-cou. Nous étions un lot de spectateurs à suivre la course, les uns sur des _hacks_, les autres sur des _poneys_. Je vous fais grâce des péripéties. A un moment, comme si j'y étais, je revois le tableau: la course débouchait sur un plateau tout découpé en carrés par de petites haies. Les chevaux étaient encore bien ensemble. Georges se tenait bon troisième. Il se ménageait pour la fin. Son cheval allait à son aise, galopait et sautait sans se fatiguer, quand, au milieu d'un champ, les sabots lui manquèrent tout à coup. Il roula, puis se releva, et repartit à vide, laissant son cavalier étendu. Je me trouvais, par hasard, près de lady Julia. Elle se retourna vers moi, pour me dire, d'une voix que l'émotion rendait rauque: «Il a du mal.» Et elle mit son cheval au galop, dans la direction de l'endroit où s'était produit l'accident. Je la suivis. Après avoir franchi deux haies, nous arrivâmes à une barrière refermée. Je m'élançai à bas de mon cheval, pour l'ouvrir. Comme je m'effaçais et laissais passer ma compagne, je vis des larmes couler sur ses joues. Elle voulut m'expliquer son trouble. «S'il lui arrivait malheur,» dit-elle, «je ne me le pardonnerais pas. C'est moi qui l'ai poussé à courir. J'étais si sûre qu'il gagnerait...» Je remontai à cheval, tandis qu'elle balbutiait cette maladroite excuse. Nous repartîmes au galop. Encore quelques foulées, et nous approchions de l'endroit où l'habit rouge de Georges, toujours immobile, mort peut-être, faisait une tache sinistre sur le gazon. De tous côtés, des cavaliers accouraient, parmi lesquels le colonel Wadham. A l'instant où je me retournais vers ma compagne, pour l'avertir que son mari était là, je m'aperçus que ses larmes de tout à l'heure avaient fait déteindre par place sa voilette. Ce signe de l'émotion qu'elle avait éprouvée pouvait la perdre. «Une branche a déchiré votre voilette,» lui dis-je; «ôtez-la.» Elle me regarda de ses grands yeux, encore humides. Tout son sang lui monta au visage. Elle avait compris que j'avais compris, et que je l'avertissais pour que d'autres ne comprissent pas. Quelques minutes plus tard, je la regardai de nouveau à mon tour. Elle avait ôté son voile, et allait à visage découvert.» --«Et elle ne vous en a pas voulu de ce secret ainsi surpris?» m'enquis-je. --«Un peu,» répondit-il. «Ce secret d'ailleurs cessa bien vite d'en être un, précisément à cause de cet accident. Georges s'était réellement fait beaucoup de mal. Il fut transporté à _Overstone-Lodge_, par les soins de lady Julia qui mit à le soigner, pendant les jours qui suivirent, cette ardeur dont vous parliez. A partir de cette époque, elle commença de négliger les précautions dont le début de leur liaison avait été entouré. Les bavardages de quelques rivaux évincés firent le reste. Et mon ex-ami, car lui aussi eut la petitesse de me battre froid, à cause de ma perspicacité, devint le _fancy-man_ en titre de la belle lady. Cette aventure trop affichée lui a valu une renommée de Don Juan peu méritée. Il en a été, de lui, comme de ces femmes qu'une liaison très notoire compromet plus que cinquante secrètes. Celle-ci dura, je vous l'ai dit, six années entières. Que se passa-t-il à la fin de ces six années? Je n'en sais rien. Un beau jour, Georges, qui était devenu premier secrétaire puis conseiller d'ambassade sur place, fut envoyé en Perse. Sur sa demande, ou non? Je l'ignore. De Perse, il est allé à Washington. Il s'est marié, et le voilà.» --«Et nous voilà, nous, bien loin de Desportes et de ses romans,» insinuai-je. --«J'y arrive,» reprit Casal. «En même temps que Georges quittait l'Angleterre, le colonel Wadham quittait les _guards_ et se présentait au Parlement. J'ai toujours vu un rapport entre ces deux faits, en apparence très étrangers l'un à l'autre. Lady Julia voulait se consoler. Elle avait eu l'idée de lancer son mari dans la politique, pour y trouver une distraction au chagrin d'une rupture dont je n'ai jamais pénétré les détails. Le colonel fut nommé. Il dut son élection à sa femme. Il a couru sur elle et sur son rôle dans cette campagne, toutes sortes d'anecdotes, à l'époque. Je ne vous en dirai qu'une. Lady Julia était dans un taudis du Shropshire,--le comté où se présentait le colonel,--à demander, pour lui, la voix d'un électeur. Celui-ci se faisait prier, objectant que le colonel était un richard, un paresseux.--«Détrompez-vous,» dit Lady Julia. «Le colonel ne cesse de penser à vous tous. Il se lève à six heures, tous les matins, pour étudier vos réclamations.»--«A six heures?» s'écria le rustre. «Alors, s'il vous quitte d'aussi bonne heure, madame, belle comme vous êtes, c'est un imbécile.» --«Ce qui prouve,» fis-je, «que, par tous pays, Jacques Bonhomme est Jacques faux-Bonhomme.» --«Lady Julia ne fut pas de votre avis. Du moins il faut le croire. Cette campagne électorale, au lieu de la dégoûter du peuple, fit d'elle une socialiste convaincue. Elle n'a pas cessé, depuis lors, de s'associer au mouvement de ce parti du travail, qui va grandissant Outre-Manche...» --«Et d'une manière,» interrompis-je, «que je jugerais inintelligible, si je ne savais pas que l'homme est un animal déraisonnable. Être né Anglais, et vouloir toucher à l'Angleterre, ce chef-d'œuvre de la nature politique! Et la fille d'un duc!...» --«Ne l'en blâmons pas,» reprit Casal en hochant la tête avec une indulgente philosophie. «Si lady Julia n'avait pas eu la toquade du socialisme, ce _fad_, comme disent ses compatriotes, elle n'aurait pas connu Lucien Desportes. C'est par la communauté des idées que ces deux pseudo-anarchistes, le romancier élégant et la grande dame, ont été rapprochés. Tant et si bien que Desportes, quand il va à Londres, descend chez les Wadham, qu'il passe des semaines entières dans leur château du Shropshire, et qu'il est devenu l'amant d'une des jolies cousines de lady Julia. Pour lady Julia elle-même, elle n'a jamais aimé et n'aura jamais aimé, dans sa vie, que Georges. Seulement, cela, moi, je le sais, et Georges ne le sait pas. Pourquoi? Parce qu'il n'a pas cessé, lui non plus, d'être amoureux de lady Julia, ce qu'il ne sait pas davantage. Il a beau s'être marié avec une femme qu'il croit chérir, être devenu ambitieux, et s'écraser de besogne pour arriver plus haut encore, dévot et craindre l'enfer, chaque fois qu'il pense à son ancienne maîtresse. Il ne fait que penser à elle. Comme il arrive quand l'imagination travaille autour de quelqu'un, il se construit des romans à son sujet d'autant moins vérifiés qu'il ne prononce jamais son nom. Lucien Desportes est un de ces romans. Voilà tout...» --«Alors il croit qu'entre lady Julia et Lucien...» --«... Il y a une liaison? Oui. Avez-vous observé comme le hasard semble, quelquefois, vouloir nous mêler à la vie de certaines personnes? Il était écrit que j'assisterais comme témoin aux divers épisodes de cette histoire-là. Pas à tous, puisque je ne connais rien du plus intéressant: la rupture. Mais j'ai vu naître l'incident Desportes. L'automne dernier, j'allai aux Granges, chez Candale, pour tirer quelques faisans, et passer deux jours. Georges s'y trouvait avec sa femme. Le premier jour, la chasse fut très belle, et la Ministresse chassa avec nous. Le soir, arrivèrent pour dîner, par le même train, lady Julia Wadham et Desportes. A dîner, le ministre et sa femme furent placés, naturellement, à droite, lui, de notre hôtesse, elle, de notre hôte. Lady Julia était à gauche de celui-ci, en sorte qu'elle se trouvait en face de Georges. Desportes, qui lui avait donné le bras pour la conduire à table, était assis à côté d'elle. De ma place, je les apercevais tous les quatre, et les souvenirs que je viens de vous raconter me remontaient à la pensée. Je revoyais le paysage de chasse des environs de Melton, et les deux jeunes gens d'alors devenus les personnages mûrs d'aujourd'hui. Elle avait beaucoup changé. Elle était plus forte, plus haute en couleur, le buste plus opulent, les cheveux plus _auburn_ encore. Heureusement elle ne s'était rien mis dans les yeux. Ils étaient bien demeurés les mêmes, avec ce regard hardi et candide, profond et enfantin, que je lui avais toujours connu. Chez lui, au contraire, le regard s'était le plus modifié. Il était à peine vieilli, un peu maigri, mais ses prunelles avaient pris une expression réfléchie qu'elles n'avaient pas jadis. L'homme de Sport avait cédé la place à l'homme d'État. Sachant ce que ces deux êtres avaient été l'un pour l'autre, je me demandais ce qu'ils ressentaient à figurer ainsi, vis-à-vis l'un de l'autre, à ce dîner d'apparat. Et je fus tout près de conclure qu'ils ne ressentaient rien du tout. A maintes reprises leurs yeux se rencontrèrent sans que je pusse y saisir la trace d'une gêne. Vers la fin du repas, cependant, je crus remarquer que le diplomate causait bien distraitement avec Mme de Candale, et que son attention se concentrait sur lady Julia et son voisin Desportes, lesquels bavardaient, en effet, avec une extrême familiarité. Quand une Anglaise se met à être _informal_, elle est très _informal_. Et vous ne vous offenserez pas si je vous dis que les artistes ne sont jamais tout à fait des hommes du monde.» --«Je ne prendrai pas cela pour une critique,» fis-je, en riant. --«Ce n'est pas une critique non plus que j'ai entendu formuler,» dit Casal. «Je voulais vous faire comprendre comment l'éveil fut donné à Georges. Un ministre d'une grande cour étrangère n'a pas eu beaucoup d'occasions d'être renseigné sur ces grands enfants gâtés que sont, à Paris, les écrivains à la mode. Il était donc trop naturel qu'il interprétât l'attitude de Desportes auprès de lady Julia, dans un sens parfaitement faux. Je vis nettement une teinte de tristesse se répandre sur son visage. Jusqu'ici, rien que de très simple. Ce qui m'étonna, ce fut de le voir, après le dîner, qui s'approchait de Desportes, avec une expression de bienveillance dont je pensais d'abord qu'elle était jouée. «Il a fait des progrès dans son métier,» me dis-je. Mais non. Je dus me convaincre bientôt que cette expression était sincère. Dès ce soir-là, j'acquis ces deux évidences: Georges était absolument persuadé que Desportes était son successeur dans les bonnes grâces de la belle lady, et, au lieu d'en vouloir à ce rival posthume, il éprouvait pour lui une irrésistible et profonde sympathie. _Le nouvel amant lui représentait cette femme à laquelle il n'avait jamais cessé de rêver._ J'aurais mille preuves à vous donner de cette anomalie sentimentale. Quand vous rencontrerez ces deux hommes, dans le monde, observez-les. L'ancien amant manœuvre toujours pour arriver à causer avec celui qu'il croit l'amant actuel. Vous l'avez entendu défendre, à table, des livres qui devraient lui faire horreur. Vous le verrez serrer la main de leur auteur, et vous appréciez le comique de cette étreinte. C'est comme s'il voulait lui dire: «N'est-ce pas qu'elle est charmante?» Je m'attends qu'un de ces jours, il fasse donner, à Desportes, un des ordres de son pays. Est-ce curieux, avouez?» --«J'avoue surtout que c'est une amusante construction,» fis-je, malicieusement. Je connais Casal. J'étais sûr qu'en ayant l'air de douter de son diagnostic, je le piquerais au vif de son amour-propre, et qu'il s'ingénierait à me donner une preuve indiscutable de sa perspicacité. Et puis, s'il disait vrai, il y avait là, réellement, un petit problème de nature humaine à regarder de plus près. Pourquoi l'ancien amant de lady Julia réagissait-il, devant celui qu'il croyait son successeur, d'une manière si paradoxale? L'écrivain était un animal moral, social et même physique d'une tout autre espèce que le diplomate. Cette radicale différence expliquait-elle cette absence de jalousie? Peut-être le ministre eût-il détesté un successeur qui lui eût ressemblé en quelque point. N'y a-t-il pas aussi des hommes totalement réfractaires à la jalousie, et que le partage ne bouleverse pas de ce frisson qui jette Othello dans une crise d'hystéro-épilepsie? Le Ministre était-il du nombre? Mais d'abord Casal ne se trompait-il pas? --«Oui,» insistai-je, «êtes-vous très sûr, en premier lieu, qu'il n'y a rien entre lady Julia et Desportes?» --«Sûr comme nous sommes place de la Concorde,» répondit-il. --«Êtes-vous sûr, bien sûr que le Ministre croit qu'il y a quelque chose?» --«Tout aussi sûr. Il en a parlé à une de mes amies, pour la faire causer. Elle n'était pas renseignée, et elle l'a laissé dans le vague. Mais,» ajouta-t-il, en regardant sa montre, «je dois monter au cercle. Je n'ai pas le temps de discuter le cas plus longtemps avec vous. D'ailleurs les phrases sont les phrases, et je suis pour les faits. Pouvez-vous dîner avec moi, un des soirs de la semaine qui vient? Oui? Hé bien! je vous écrirai le jour. Il y aura le Ministre. Vous serez à côté de lui. Vous lui parlerez de Desportes. Vous me le promettez?...» Je promis. Et dix jours plus tard, je dînais en effet au Petit Club avec l'ancien amant de lady Julia et quelques autres seigneurs sans importance, priés par Casal. Il m'avait placé à côté de son ancien compagnon des chasses de Melton, auquel je ne manquai pas, sur un clignement d'yeux de notre amphitryon, de poser, à ce moment, la question convenue. Je le fis, j'ai honte d'en convenir, de la façon la plus gauche. Et mon interlocuteur m'aurait professionnellement méprisé, à fort juste titre, s'il avait pu soupçonner la vérité. --«Je viens de lire _le Justicier_ de Lucien Desportes,» lui dis-je, à brûle-pourpoint. «Croiriez-vous, monsieur le Ministre, que je ne connaissais pas ce roman?» --«Vous n'y perdiez guère,» me répondit-il. «C'est une drôle de coïncidence. Je l'ai, moi aussi, non pas lu, mais relu, cette semaine. J'avais trouvé cela bien, une première fois. Je m'étais trompé. Décidément, c'est très médiocre, et, vraiment, le sujet a quelque chose de répugnant.» Je regardai Casal, qui me regardait. A travers la table, il n'avait pas perdu un mot de notre conversation, et il souriait à son verre de champagne sec, qu'il leva en signe de triomphe, pour le vider d'un trait, en esquissant un geste imperceptible, qui me disait: «A votre santé!» --«Était-ce une construction, cette fois?» me souffla-t-il à l'oreille, comme nous nous levions pour passer au salon où l'on fume. Il m'avait pris le bras, en me retenant, une minute en arrière. «J'ai trouvé le moyen de causer de lady Julia Wadham avec lui.» Et il me montrait le dos du diplomate qui nous précédait. «J'ai fait la bête, et tout en me laissant questionner, je lui ai démontré qu'il n'y avait jamais rien eu, entre elle et Desportes, que de la simple camaraderie. C'est le mot propre pour deux anarchistes. Et vous avez vu ce qu'est devenue sa sympathie pour votre confrère?» --«C'est Desportes qui sera étonné, quand ils se rencontreront, et que la poignée de main aura changé!» --«Il y aurait quelqu'un de bien plus étonné,» conclut Casal, en montrant le Ministre, de la pointe du cigare qu'il venait de tirer de sa poche. «Ce serait lui, si on lui racontait pourquoi il a aimé les romans de ce Monsieur, et pourquoi il ne les aime déjà plus. Demain, il les exécrera... Et c'est heureux qu'il ne sache le secret ni de sa sympathie passée ni de son aversion présente. Il serait capable d'aller se confesser des deux comme d'un péché.» --«Aurait-il si tort? Rappelez-vous l'anecdote que vous m'avez contée sur le petit bordeaux...» --«Juste!» dit-il, et pour me rendre ma politesse, il murmura le dernier vers de l'épigramme sur la Madeleine: «Et puis vieille, s'en repentir...» en tirant une longue bouffée de son havane... VI DAISY I Quand Mme Fauvel pensait à Pierre Vivien, elle éprouvait une douceur singulière à se ressouvenir d'un très humble détail de leurs relations. Elle y voyait le signe que l'amitié de Pierre pour elle n'était pas un amour déguisé. Cette évidence lui permettait de se livrer sans défense à son goût pour la conversation de ce charmant homme. Elle ne pouvait pas l'aimer: elle avait trente ans à peine, et lui, il était bien près d'en avoir soixante. Mais, à soixante ans, un cœur d'homme peut encore être victime de ces passions tardives, d'autant plus violentes, d'autant plus douloureuses, qu'elles sont sans espoir, et Brigitte Fauvel n'était pas une coquette. Elle n'appartenait, ni de près ni de loin, à la catégorie de ces Célimènes que l'argot de notre époque dépeint du nom cyniquement expressif d'allumeuses. Il y avait de la loyauté dans ses clairs yeux bleus, qui n'auraient pas eu pour l'hôte quasi-quotidien de son petit salon de l'avenue Montaigne ce regard tendre et caressant, si elle n'avait pas été très certaine que les assiduités de Vivien chez elle décelaient une sympathie très partiale, très vive, mais absolument étrangère à toute émotion sentimentale. En eût-elle jamais douté, elle en aurait trouvé la preuve dans les gâteries que son visiteur prodiguait à un autre familier du salon,--plus favorisé encore que lui; car celui-là ne quittait guère la jolie Mme Fauvel.--Celui-là, ou mieux celle-là. C'était une petite épagneule de race anglaise, de cette variété que l'on appelle des Blenheim, par allusion au château historique des Marlborough, où se conserve le type le plus pur de la race. La fine et intelligente bête ne représentait pas seulement un exemplaire choisi de son espèce, avec ses grands yeux noirs, d'une expression presque humaine, en saillie des deux côtés de son nez écrasé, son front bombé, ses oreilles pendantes, et les soies blanches de son pelage tachetées de fauve. Elle avait été donnée autrefois à Brigitte par quelqu'un qui, lui aussi, pendant des années, avait paru tous les jours avenue Montaigne, pour des motifs moins désintéressés que ceux de Pierre Vivien. Mal mariée avec un homme d'affaires qui ne l'avait épousée que pour sa fortune, et dont elle était complètement séparée en fait, quoiqu'ils vécussent officiellement sous le même toit, Mme Fauvel avait eu, dans sa vie, une liaison, commencée, comme tant d'autres, sur la coupable, mais romanesque espérance d'une durée indéfinie, et brutalement terminée par un abandon. Le héros de cette banale aventure avait quitté Brigitte pour une amie de la jeune femme, et dans des conditions cruelles. Celle-ci n'avait pu assez bien cacher sa souffrance à l'implacable inquisition du monde. Elle avait été tout à la fois délaissée et déshonorée. La délicate et respectueuse pitié dont Vivien avait su l'entourer dans ces durs moments avait rendu plus intimes entre eux des relations, jusque-là plutôt superficielles. L'homme de cinquante-six ans avait deviné le drame moral traversé par l'abandonnée. Et celle-ci en avait éprouvé une reconnaissance si émue qu'elle s'était laissé aller à cette douceur d'être plainte. --«Quand vous reverra-t-on?» avait-elle commencé de dire à Pierre, au terme de chaque visite. --«Mais, cette semaine,» avait-il commencé de répondre. Puis: «Mais, après-demain.» Puis: «Mais, demain.» Puis elle ne lui avait plus rien demandé. Et il était tout naturellement venu, chaque jour, vers deux heures. Il était presque sûr, à cet instant-là, de trouver Mme Fauvel encore seule. C'était, pour le célibataire vieillissant, une impression délicieuse que l'approche du petit hôtel où il était sûr de rencontrer une telle grâce d'accueil. Le seul aspect de la maison lui était comme une promesse d'amitié. Tout lui plaisait de ces visites: le salut familier du concierge l'avertissant par une petite inclinaison de tête que Mme Fauvel était chez elle; le geste du valet de chambre le débarrassant de sa canne et de son pardessus avec l'empressement des vieux serviteurs pour un intime du logis; la physionomie des choses autour de lui, tandis qu'il montait les marches de l'escalier, parmi les tableaux, les tapisseries et les plantes vertes,--oui, tout, jusqu'aux bonds affectueux par lesquels Daisy, c'était le nom de la petite chienne, lui souhaitait la bienvenue. Elle le regardait de ses larges prunelles, dressée sur ses pattes de derrière, et appuyant sur lui celles de devant. Elle mendiait ainsi une caresse que Pierre Vivien lui donnait indulgemment, et il s'asseyait sur le même fauteuil--son fauteuil,--dans le même angle de fenêtre si c'était l'été, de foyer si c'était l'hiver, tandis que Brigitte Fauvel, clignant un peu ses paupières, frangées de cils blonds comme ses cheveux, lui disait: --«Daisy vous aime plus qu'elle ne m'aime. Elle ne me fait jamais de ces fêtes.» --«Elle m'aime parce qu'elle voit combien je suis votre ami,» répondait Pierre, et il mettait à flatter la tête dressée du joli animal, une complaisance qu'il n'aurait pas eue, si Daisy lui eût représenté un rival heureux dans le passé. Donc il n'était pas amoureux de Mme Fauvel. S'il l'avait été, le fantôme de l'autre se serait dressé devant lui. Il savait que la petite épagneule avait été rapportée d'Angleterre à Brigitte par Albert Dehandy, l'ancien amant. Ces déraisonnables jalousies autour des objets les plus insignifiants sont la signature vraie des passions cachées, et l'ancienne maîtresse de Dehandy avait le droit de se dire: --«C'est vrai qu'il est réellement mon ami, rien que mon ami.» Et, songeant aux heures de détresse qu'elle avait subies, par le fait de celui de qui elle tenait la fine Daisy, elle ajoutait mentalement: --«Et comme les hommes sont meilleurs dans l'amitié que dans l'amour!» Peu s'en fallait que le souvenir de ses chagrins passés--si passés et pourtant si présents, même après trois années,--ne lui donnât un mouvement d'humeur contre l'innocent animal. --«Mais non,» se disait-elle; «la pauvre n'y est pour rien.» Et elle caressait rêveusement la petite Blenheim, à son tour. II Était-ce une anomalie que cette affection de la femme outragée et trahie pour le seul témoignage qu'elle gardât de la liaison rompue? Non. C'était la preuve qu'elle n'oubliait pas les heures d'ivresse goûtées avec l'amant infidèle. L'anomalie était ailleurs, dans cette affection de Pierre pour la vivante relique d'un passé qu'il ne pouvait pas ne pas haïr. Car il savait bien, lui, ce que Brigitte Fauvel ne voulait pas savoir, qu'il était profondément épris d'elle. Hélas! il l'était avec cette affreuse lucidité de l'homme vieillissant, lorsque la vanité ne lui fait pas désapprendre, pour son propre compte, les vérités les plus certaines, celles qu'il a constatées tant de fois chez les autres. A un certain âge, on n'est plus jamais aimé d'amour. Cette évidence n'avait pas empêché que Pierre ne se laissât toucher jusqu'au plus intime de son cœur par le charme prenant de Brigitte. Mais ç'avait été sans illusion. Il y avait, chez lui, une extrême maîtrise de soi, jointe à une expérience très avertie. Son métier et sa nature s'étaient réunis pour en faire un homme très surveillé, très désenchanté et cependant très tendre. Ancien diplomate, il avait, dans une carrière un peu errante, beaucoup observé et peu vécu. Il n'avait pas rencontré, durant sa jeunesse, la femme à côté de laquelle les autres femmes s'effacent pour toujours, dans l'avenir comme dans le passé. Il avait aimé, jamais complètement, absolument. Ces sensibilités masculines déçues par les circonstances, semblent garder une réserve d'émotion qu'elles dépensent, sur le tard, en dévouements romanesques, comme celui de Vivien pour Mme Fauvel. D'entrer dans l'intimité morale de cette délicieuse femme lui avait été une douceur qu'il s'était juré de ne pas gâter, en y mêlant des aveux et des désirs qui l'eussent mise, vis-à-vis de lui, à l'état de défense. Quand il lui avait posé, pour la première fois, cette question, en flattant de la main la tête de Daisy afin de l'apprivoiser: «Oh! la jolie bête! Où l'avez-vous eue?» son cœur s'était serré à entendre la réponse: «C'est Dehandy qui me l'a rapportée d'Angleterre.» Et, tout de suite, il s'était tendu à ne pas montrer son secret déplaisir. Il avait affecté d'attirer à lui la petite chienne. Celle-ci, inconsciente du motif d'une sympathie si compliquée, s'était frottée à sa jambe, avec la grâce souple qu'ont ces animaux, dressés de génération en génération à vivre sur des meubles de salon, dans une atmosphère de gâterie et de sociabilité. Puis le geste voulu était devenu un geste instinctif. Vivien avait fini par ne plus séparer l'image de Daisy et celle de Brigitte Fauvel. Il avait pardonné son origine à ce bibelot animé. Accompagnait-il Mme Fauvel dans quelque course? Il portait la Blenheim entre ses bras, pour lui faire traverser sans danger une rue trop passante, et il ne pensait pas au ridicule dont il eût été couvert à ses propres yeux, si Dehandy, debout de l'autre côté du trottoir, l'eût regardé de ce regard de l'ancien amant, insupportable au nouveau. Il l'est plus encore à l'amoureux qui n'a rien eu de cette femme dont l'autre sait tout. Sensations si âcres! Les imaginer seulement est une souffrance. Vivien ne se les figurait même plus quand il s'agissait de Daisy! Cette amitié pour la petite bête, donnée cependant par l'homme qu'il haïssait le plus au monde, était donc très sincère, et ce fut pour lui un réel chagrin quand un jour, arrivé avenue Montaigne, le concierge lui dit, du seuil de sa loge, avec une voix importante d'homme du peuple qui annonce une grave nouvelle: --«Monsieur Vivien sait que notre chienne a été volée?» --«Daisy?» interrogea Pierre, avec autant d'anxiété que s'il se fût agi d'une vraie catastrophe. --«Oui,» reprit l'homme. «Ce matin Joseph, le valet de pied, l'avait sortie comme d'habitude pour lui faire faire sa petite promenade... Voilà qu'il laisse la bête dehors pour venir me raconter une bêtise dans ma loge... Je ne savais pas, moi, qu'il ne l'avait pas remontée... Nous causons un peu...--«Faut que j'aille chercher Daisy,» qu'il me dit. Il ressort. Plus de Daisy. Il l'appelle. Il siffle. Plus de Daisy... Et le maître d'hôtel qui nous raconte qu'il était à regarder par la fenêtre, au second étage et qu'il a vu une dame qui caressait une petite chienne blanche et feu! Tiens, qu'il s'est dit: «Une chienne comme la nôtre.» Et la dame a pris la chienne sous son bras, elle est partie, et lui qui est resté là, passif, au lieu de descendre et de courir!... C'est seulement quand Joseph est monté, en demandant: «Vous n'avez pas vu Daisy? qu'il a dit: «alors c'est elle qu'on a volée devant moi?...» Enfin, monsieur, elle est volée, et bien volée!» --«Comment? vous avez laissé voler Daisy?...» En adressant cette phrase deux minutes plus tard à l'infortuné Joseph, penaud et décontenancé sous sa livrée d'antichambre, Pierre Vivien avait dans la voix le tremblement d'une rancune presque personnelle. Il faillit en vouloir à Mme Fauvel en constatant qu'elle supportait sans désespoir la disparition de la délicate petite bête, associée pour lui à toutes les minutes de leur intimité. --«Je ne me tourmente pas trop,» disait-elle. «On l'a prise pour avoir une récompense en la rapportant. C'est si simple! Elle a son collier avec son adresse. Ce soir ou demain matin je verrai arriver quelqu'un qui racontera qu'il a trouvé la bête dans la rue. Il aura ses cinquante francs et le tour sera joué.» --«Alors, vous ne la faites pas afficher tout de suite?» interrogea Pierre. --«Il sera toujours temps demain ou après demain...» Et, secouant sa jolie tête avec un geste d'enfant, comme pour se faire pardonner, par la grâce de son aveu, un sentiment bien près d'être mesquin. «Que voulez-vous? ça me fâche toujours d'être exploitée... Pas pour l'argent, mais par amour-propre. J'ai l'idée qu'en n'ayant pas l'air trop pressée de ravoir ma chienne, les voleurs se diront: On n'y tient pas tant que cela!... Et alors, ils auront moins de bénéfice. Ils seront un peu _chocolat_, comme ils disent dans leur joli langage. Ce sera toujours autant de repris sur eux!»... --«Vous ne voulez pas me permettre d'aller faire une déclaration chez le commissaire?» insista-t-il. «Pensez que la pauvre petite bête s'est peut-être échappée des mains de la voleuse. Alors, si quelqu'un l'a ramassée et portée simplement à la police?... Son collier peut s'être détaché... Enfin, cela ne vous engage à rien... Elle est si sensible, si impressionnable!... Quand on n'aurait qu'une chance de lui éviter une nuit à la Fourrière, ça vaudrait la peine d'essayer...» --«Vous avez raison,» fit Brigitte. «Mais, vous savez, je ne suis pas du tout mère aux chiens. Tout de même celle-là était vraiment une petite personne. Et si vous me la retrouviez aujourd'hui, je serais très contente.» Chez le commissaire du quartier, aucune nouvelle. Il fallait s'y attendre. Aucune à la Fourrière, où Vivien se transporta aussitôt. Aucune à l'asile de Genneviliers. Il s'y rendit le même jour, quoique la présence de la chienne volée fût littéralement impossible là, quelques heures après sa disparition. Le lendemain, mêmes recherches, même résultat absolument négatif. Mme Fauvel s'était enfin adressée à une agence de recherches, et, sur tous les murs du quartier des Champs-Élysées, de petites affiches se multipliaient, promettant une forte récompense à qui rapporterait à l'hôtel de l'avenue Montaigne une chienne de l'espèce dite Blenheim, âgée, répondant au nom de Daisy. Brigitte commençait, en effet, si peu «mère aux chiens» qu'elle se déclarât, à partager un peu l'inquiétude de son familier. C'était un sujet de conversation toujours pris et repris entre eux maintenant: où pouvait être Daisy? Que faisait-elle? L'avait-on vendue à quelqu'un qui la traitait doucement? Était-elle au contraire tombée entre des mains brutales? --«Il est pourtant bien invraisemblable qu'on l'ait volée pour rien? Elle n'est plus assez jeune pour qu'un marchand en offre un prix supérieur à la récompense annoncée,» disait Mme Fauvel. --«On vous l'aura volée par vengeance,» disait Pierre. «Ce sera la femme de chambre que vous avez renvoyée l'année dernière.» --«Mais elle est placée en Amérique!» reprenait Brigitte toujours plus raisonnable que son vieil ami. --«Elle aura profité d'un voyage de ses maîtres à Paris,» insistait-il, et les suppositions succédaient aux suppositions jusqu'à un certain jour,--il y avait déjà quatre mois depuis la disparition de Daisy,--où Vivien allant à pied à son cercle rue Boissy-d'Anglas, fut arrêté par la pluie sous les arcades de la rue de Rivoli. Un homme promenait, pour tenter les passants, deux de ces minuscules loups-loups de Poméranie, véritables diablotins dans un manchon de poils. C'étaient, ces deux petits chiens, le contraire même de Daisy: long museau aigu, oreilles dressées, pattes hautes et nerveuses, la queue relevée en panache sur le dos, et de petits yeux enfoncés, dardant un regard de feu follet, agile et rapide. Cette comparaison par antithèse fut la cause que l'attention du promeneur se fixa sur ces deux bijoux vivants. Un des loups-loups, se voyant regardé, et comme s'il eût voulu solliciter une délivrance, celle de la tyrannie évidemment exercée par l'affreux personnage qui les tenait en laisse, lui et son compagnon, se dressa sur ses pattes de derrière. Il appuyait ses petites pattes de devant le long de la jambe du promeneur compatissant--comme faisait jadis Daisy--et il cherchait fièvreusement, de ses naseaux frais, une main que Vivien abaissa vers la tête intelligente levée vers lui. Il se prit à penser soudain que la jolie bête pouvait bien avoir été, comme Daisy, la victime de quelque rôdeur. Peut-être avait-elle été arrachée à un intérieur de gâterie pour être maltraitée? Elle était toute maigre et chétive, même dans son ardeur de vitalité, et, lui-même étonné par le son de sa voix et ses propres paroles, Pierre s'entendit dire au marchand: --«Combien demandez-vous de ce Poméranien?» --«Deux cents francs,» répondit l'autre. --«Les voici,» fit Vivien, et dix minutes plus tard, au lieu de s'asseoir au cercle à sa table de bridge, il descendait d'un fiacre à la porte de l'hôtel de l'avenue Montaigne. Brigitte n'était pas là. Le temps d'écrire sur sa carte: «Ce n'est pas Daisy, mais faites bon accueil tout de même à ce pauvre Fu-Fu.» C'est ainsi qu'il avait baptisé soudain le petit chien, lequel n'avait cessé, dans ce court trajet, de trembler de tout son fragile corps, entre les mains de son nouveau maître. Et cependant, comme s'il eût déjà compris que cet inconnu lui était un ami, il commença d'aboyer furieusement quand Pierre eut refermé la porte, en recommandant de bien soigner le petit animal jusqu'à ce que Mme Fauvel rentrât. --«Soyez tranquille, monsieur Vivien», avait répondu le concierge. «Si ce Fu-Fu n'est pas Daisy, moi je ne suis pas Joseph.» III Avez-vous lié dans votre vie commerce d'amitié avec un chien, un de ces humbles compagnons dont un poète a pu écrire: Frère à quelque degré qu'ait voulu la nature Alors vous comprendrez le demi-remords dont Vivien fut saisi en recevant le soir même, un billet de Mme Fauvel. La jeune femme le remerciait de lui avoir, disait-elle, «remplacé» Daisy. Il se sentit vaguement coupable envers la disparue pour avoir introduit dans la maison dont elle avait été l'heureuse et unique habitante, cet hôte inattendu. Ce nouveau venu allait coucher sur le coussin de l'autre, boire du lait dans le bassinet d'argent réservé à l'autre,--un de ses présents,--sauter sur les genoux de Brigitte, comme l'autre. Et le sens de la superstition, ce legs de tous nos atavismes, est si prompt à se réveiller en nous: Pierre éprouva cette obscure et pénible appréhension que les gens du peuple résument si bien, dans cette formule vulgaire: «Cela me portera malheur.» --«Voilà qui est vraiment par trop enfantin,» fit-il, en haussant les épaules. Et un autre adage populaire lui revint, qu'il se répéta, pour exorciser le fantôme de la pauvre Daisy, soudain apparue devant sa pensée: «Les bêtes ne sont pas des gens...» Quand nous sommes dans cette disposition singulière, qui nous découvre, derrière le hasard des événements, l'action possible des causes occultes, la moindre coïncidence l'avive et l'approfondit. Vingt-quatre heures après avoir acheté, sous les arcades de la rue de Rivoli, le petit loup-loup Poméranien, et comme Pierre remontait les Champs-Élysées, il se heurta au coin de la rue de la Boëtie, contre l'un de ses anciens collègues de la Carrière, perdu de vue depuis des années. Vous entendez d'ici les: «Comment? Vous à Paris?...--Oui, ministre plénipotentiaire, mon cher ami, me voici ministre!...--Comme ça nous pousse!...--Vous rappelez-vous quand...» Et de «vous rappelez-vous» en «vous rappelez-vous,» les deux diplomates de marcher ensemble quelques pas, puis quelques pas encore, jusqu'à un moment où le ministre dit à Pierre: --«Prenons-nous une tasse de thé? J'ai déjeuné très tôt, et il est cinq heures.» Un des innombrables _tea-rooms_ que l'invasion Anglaise de ces dernières années multiplie dans Paris, montrait sa porte peinte en vert pâle, et décorée avec la complication, déjà démodée, du «modern-style». Quel fut le saisissement de Pierre Vivien lorsqu'il aperçut, assise à l'une des tables, et goûtant gaiement, Mme Fauvel, en compagnie d'un homme de leur monde, M. Victor Arnoult, dont elle n'avait pas prononcé le nom deux fois devant lui! Il ne la savait pas liée avec ce personnage, et ils étaient assez intimes pour s'installer ainsi, l'un et l'autre, en tête-à-tête. Mme Fauvel n'avait pas vu entrer Pierre. Et celui-ci, de la table d'angle où le ministre et lui s'étaient mis, pouvait l'étudier, sans qu'elle le remarquât. Il voyait ses gestes, la façon dont elle remuait la tête. Une glace voisine, lui montrait le reflet de ce visage dont il connaissait si bien l'expression amusée ou ennuyée, distraite ou intéressée. Arnoult racontait à la jeune femme une histoire, qui la divertissait, sans doute, infiniment, car elle riait, en portant sa tasse de thé à ses lèvres, de son rire d'enfant, le même qu'elle avait eu avec lui, deux heures auparavant. Il lui avait fait sa visite, comme d'habitude, à trois heures. Et elle ne lui avait pas parlé de ce goûter! Cette rencontre lui fut si complètement insupportable, qu'à peine la première gorgée de thé avalée, il tira sa montre, et, laissant là son camarade, un peu étonné d'un si brusque départ: --«Ah! mon ami, quel étourdi je fais!... J'ai oublié que j'avais un rendez-vous. Pourvu que je n'arrive pas trop tard!... Vous m'excusez?» --«Où avais-je la tête?» se dit-il, quand il fut dehors, et seul, de nouveau. «Cet Arnoult ne lui fait pas la cour; je le saurais.... Il la lui ferait d'ailleurs? Je n'ai aucun droit sur elle. Mais il ne la lui fait pas. Elle l'a rencontré par hasard, comme moi le ministre. Elle sera entrée dans ce _tea-room_. Il n'y avait pas de table libre. Il lui aura offert de s'asseoir à la sienne. Demain elle m'en parlera. Et d'ailleurs, cela ne me regardera pas. Je ne vais pas me mettre à l'ennuyer de mes jalousies. Ce serait trop grotesque....» Ce raisonnement était la sagesse même. Il n'empêcha pas que, le lendemain, le cœur de l'ami désintéressé ne battît un peu trop vite quand il pénétra dans le salon où Brigitte se tenait après le déjeuner, comme à l'ordinaire. Un arome de tabac attestait que le mari avait allumé un cigare, en prenant son café, dans cette pièce, avant de s'en aller à la Bourse, ou ailleurs, abandonnant sa femme, qui lui était parfaitement indifférente, aux intimités, innocentes ou coupables, qu'elle pouvait avoir. Jusqu'alors, Pierre Vivien avait trouvé si commode cet effacement absolu de Fauvel. Il en éprouva soudain une impression désagréable. C'était la preuve que Brigitte était très libre, trop libre. Une première fois déjà elle avait abusé de cette liberté. Allait-elle en abuser une seconde fois? Arnoult ne lui ferait-il pas la cour? Et, tandis que Fu-Fu, ne reconnaissant plus son acheteur de l'avant-veille, jappait contre lui avec la colère d'un chien dépaysé, cette question se posait dans l'esprit de Vivien. Il riait cependant. Il racontait sa journée d'hier, moins l'épisode de son entrée dans le _tea-room_, afin de provoquer des confidences pareilles. Et son amie commençait de lui raconter aussi son après-midi et sa soirée, en se taisant également du goûter pris en compagnie de Victor Arnoult. Pourquoi? --«Oui, pourquoi?...» se demandait Pierre, en descendant l'escalier. Ce point d'interrogation une fois surgi dans sa pensée n'en devait plus disparaître. Comment en secouer l'obsession grandissante? Il avait beau se dire qu'il n'était pas jaloux, il l'était, et tout de suite il commença de s'adonner à cette inquisition involontaire, la plus douloureuse de toutes et la plus lucide, qui ne peut se retenir d'interpréter les moindres signes. On croirait qu'une puissance maligne se complaît à les multiplier, ces signes! Une semaine s'était à peine écoulée, et Pierre était arrivé à savoir que Mme Fauvel voyait Arnoult presque tous les jours, à son insu, qu'elle visitait avec lui des musées et des expositions, qu'elle le retrouvait dans des maisons, où lui, Vivien, n'allait pas, enfin qu'elle avait, dans sa vie, une amitié d'homme, à côté de la sienne. Il apprit aussi que cette amitié était toute récente. C'était l'explication du silence gardé vis-à-vis de lui. Il eût dû, s'il avait été logique avec son parti pris d'une affection désintéressée, y voir une preuve de l'extrême délicatesse de Brigitte. Elle avait trouvé le moyen d'être toujours pareille à son égard. Elle l'avait vu aux mêmes heures qu'autrefois, aussi longtemps. Elle s'était tue de cette amitié nouvelle, parce qu'elle avait bien prévu qu'il en prendrait de l'ombrage. Et elle avait tout naturellement adopté le procédé habituel aux femmes quand elles veulent concilier des choses inconciliables, celui des tiroirs. Elles mettent bien, quand elles rangent un meuble à secret, certains bijoux dans un tiroir, et d'autres, dans un autre. De quoi pouvait se plaindre Pierre? L'avait-on changé de tiroir? Et cela n'empêchait pas qu'un mois après la découverte du tiroir Arnoult, il était le plus malheureux des hommes, sans avoir d'ailleurs osé rien en faire paraître à Brigitte Fauvel. Il avait trop peur de découvrir que le tiroir Arnoult n'était autre que l'ancien tiroir Dehandy, et que la jeune femme avait pris un nouvel amant. Encore une fois, il ne se fût pas reconnu le droit de s'en offenser. Le seul indice de son intime mécontentement était une aversion, presque une horreur, pour qui? pour la petite bête qu'il avait lui-même offerte à sa subtile amie, pour le loup-loup de Poméranie, dont l'entrée avenue Montaigne avait coïncidé exactement avec la révélation dont il souffrait. Cette antipathie se manifestait si comiquement que Mme Fauvel ne pouvait s'empêcher de s'en amuser. --«C'est pourtant vous qui me l'avez donné», disait-elle, «et vous avez l'air d'en être jaloux!...» Hélas! ce n'était pas du preste et charmant animal, si léger dans ses élans, si vif, si spirituel, que le titulaire du tiroir Amitié A était jaloux. C'était du tiroir Amitié B. Mais était-ce bien Amitié qu'il fallait lire sur l'étiquette? En constatant que Mme Fauvel ne voulait pas comprendre sa mélancolie évidente, Pierre se le demandait souvent, trop souvent, et chaque fois avec une peine plus profonde. IV Sur ces entrefaites, il se produisit un incident absolument inespéré. Un matin la femme de chambre entra chez Mme Fauvel, les yeux brillants, le visage bouleversé par une émotion joyeuse: --«Madame, madame,» balbutiait-elle, dans son saisissement de cette nouvelle extraordinaire, «Daisy est retrouvée!» --«Daisy est retrouvée?» fit Brigitte, tout en flattant de la main Fu-Fu, qui mordillait le ruban rose pâle passé aux poignets de la chemise de soie de sa maîtresse. Il ne soupçonnait guère la menace que le retour de l'ancienne favorite représentait pour sa volontaire et capricieuse petite personne. --«Oui, madame. C'est toute une histoire. Madame sait qu'hier elle a dit à Joseph d'aller de grand matin porter un paquet de livres chez la sœur de madame, rue de Varenne. Il s'est mis en retard. Arrivé place des Invalides, il a vu à l'horloge de la gare qu'il n'avait plus trop le temps d'aller et de revenir. Alors il appelle un fiacre, et qu'est-ce qu'il voit sur le siège, entre les jambes du cocher? Une tête de chien qui lui fait dire:--«On croirait Daisy.»--Il va pour caresser la bête, elle le lèche! Il regarde davantage. Il se dit: «Mais c'est elle.» Il demande au cocher: «Comment l'avez-vous eue?»--«Je l'ai trouvée couchée sous une porte de hangar à Billancourt! un soir qu'il pleuvait en vrai déluge. Elle était maigre. Elle avait l'air de mourir de faim et de froid. Je l'ai ramassée et gardée. Mais si elle est à vous... C'est une gentille bête et bien douce... Seulement elle ne joue jamais...» Alors Joseph est allé chez la sœur de madame avec la voiture. Il est revenu avec. Il n'y a pas de doute. Madame, c'est Daisy. Elle a cette petite déchirure à son oreille que lui avait fait Tom. Madame se rappelle? Madame veut-elle qu'on la lui amène? Madame verra comme elle est changée, comme elle a souffert!» --«Mais oui; amenez-la tout de suite, tout de suite,» s'écria Brigitte Fauvel. «Et prenez Fu-Fu. Mettez-le dans la lingerie qu'ils ne se disputent pas aussitôt...» Quelques instants plus tard, la camériste rentrait, apportant dans ses bras la pauvre chose, souillée de boue, déjetée de misère, qu'était devenue la coquette, la fine, la souple Daisy, la jolie Blenheim, habituée à prélasser ses poils soyeux sur les coussins de l'automobile. La robe crottée, les yeux chassieux, les oreilles garnies de touffes en grumeaux, la bête de luxe se présentait avec la physionomie lamentable d'un chien d'aveugle. Elle s'était ignoblement salie à se tenir entre les sabots fangeux du cocher, à se vautrer dans la paille de l'écurie. Maintenant, stupéfiée du miracle qui la faisait soudain se retrouver dans le décor de son ancienne existence, elle regardait autour d'elle, comme hébétée de ce fantastique changement. Elle hésitait, ne sachant pas si elle rêvait ou non. Toutes les images de ces quatre derniers mois passaient sous son front bombé, que décorait toujours la tache fauve--signe de sa noble race. Où était-elle allée depuis que la voleuse l'avait ramassée sur le trottoir de l'avenue Montaigne? Pour qu'elle ne fût restée entre aucune des mains qui avaient dû la posséder, il fallait que ces mains eussent été brutales et méchantes. Avait-elle été vendue à des gens qui l'avaient livrée en pâture à des enfants tourmenteurs? L'avait-on confiée à des domestiques qui lui allongeaient des coups de pied, emprisonnée dans des chenils de marchands, où d'autres bêtes plus fortes la mordaient? Avait-elle erré à travers les rues, éperdue, attaquée au passage par de cruels caniches, cherchant sa vie à même les tas d'ordures, grelottant de froid par les nuits mauvaises, comme celle où le cocher charitable avait eu pitié d'elle? Quelles visions hantaient ses larges et profondes prunelles, au regard plus humain encore, tandis que sa douce maîtresse de jadis l'appelait par ce nom qu'elle n'avait plus jamais entendu: «Daisy! Daisy!» Et tout d'un coup, le flot des souvenirs de son existence heureuse lui envahissant le cerveau, l'exilée se précipita vers le lit avec des aboiements d'ivresse et des bonds de reconnaissance émue, et elle déchirait les draps de ses ongles trop longs, tachant la fine batiste, s'accrochant aux dentelles, griffant la soie fragile du couvre-pied, au désespoir de la femme de chambre, qui s'écriait: --«Ah! non, madame! Non!... Que madame ne la laisse pas monter sur le lit. Elle va tout salir, tout gâter...» --«Ça ne fait rien», disait Mme Fauvel, en souriant. «Pauvre petite Daisy! Oui, comme elle a souffert!... Faites donner cent francs au cocher... Vous reviendrez vite et on la lavera... J'espère qu'elle fera bon ménage avec Fu-Fu. Pauvre Daisy! Mais elle est vraiment trop sale... Tenez, prenez-la, et que Joseph la lave tout de suite...» --«Eh bien!» disait-elle quelques heures plus tard à Pierre Vivien stupéfait, en lui montrant la chienne couchée sur le tapis du petit salon. «Vous la reconnaissez? C'est votre amie Daisy. On l'a retrouvée... Elle n'a pas pris bon caractère dans ses aventures. Elle n'a rien voulu manger. Et voyez, elle s'est mise dans ce coin de la fenêtre, cachée derrière les plis des rideaux. Elle m'avait fait fête au premier moment. Elle ne me regarde plus. Elle ne me répond plus. Tout cela depuis qu'elle a découvert l'existence de Fu-Fu... Et lui, au contraire, il est si gentil avec elle! Il ne demande qu'à jouer...» Et comme s'il eût voulu fournir un commentaire indiscutable à ce témoignage de sa maîtresse, le Poméranien allongeait ses pattes à terre, et, posant son museau aigu sur elles, il jappa doucement d'abord, puis vivement, du côté de la boudeuse. Celle-ci, roulée en boule, son mufle caché à demi dans sa fourrure maintenant toute blanche, ouvrit un instant les yeux sans bouger, pour les refermer. Sur le tapis, à côté d'elle était un morceau de sucre que Mme Fauvel lui avait tendu et qu'elle n'avait pas pris. Celle-ci le ramassa et le tendit de nouveau à l'animal. --«C'est extraordinaire,» dit-elle. «Fi! la vilaine jalouse! On ne te prend rien, pourtant, ma Daisy. Je te gâterai comme je te gâtais. Allons, mange ce sucre. Sois douce...» Vaines flatteries de langage et de geste, auxquelles la bête continua d'opposer une attitude non pas d'hostilité, car sa queue remua lentement, mais d'indifférence systématique. Visiblement, tant que l'autre animal serait là, elle ne consentirait pas à communiquer avec leur commune maîtresse. Elle lui donnait à choisir entre elle et l'étranger. --«Non,» reprit Mme Fauvel, répondant tout haut au reproche muet de ce refus et de cette immobilité. «Non. Je ne le renverrai pas. Tu entends. Je ne le renverrai pas...» Et, prenant dans ses bras le loup-loup, elle l'embrassa câlinement en l'emportant avec elle pour aller s'asseoir dans son fauteuil accoutumé, tandis que Vivien lui disait: --«Je ne me pardonnerai jamais de vous avoir apporté cet affreux Fu-Fu.» --«Et moi, je suis trop contente de l'avoir,» répondit la jeune femme. «Je déteste la jalousie. Il n'y a pas de sentiment qui me paraisse plus mesquin et plus bas,--surtout,» insista-t-elle, «surtout quand on ne vous prend rien.» --«Vous appelez cela ne lui rien prendre?» dit Pierre en regardant, tour à tour, du côté de la petite Blenheim puis du petit Poméranien. --«Mais quoi?» fit-elle. --«Vous lui prenez la douceur de vous suffire,» osa-t-il répondre. «Ah! ne pas suffire à quelqu'un,» répéta-t-il, «je comprends comme c'est dur, allez, depuis que... moi non plus... je ne vous suffis plus...» --«Et moi,» dit-elle en rougissant, «je ne vous comprends pas.» Elle avait dans les yeux pour lui répondre une si invincible obstination! Le pli creusé entre ses fins sourcils blonds exprimait un mécontentement si près d'être une colère! L'ami jaloux ne continua pas. Oh! Si! Elle l'avait compris, mais elle ne voulait pas plus le comprendre, qu'elle ne voulait comprendre les susceptibilités de la chienne revenue au gîte. Cette réplique et ce regard, c'était le double tour de clef donné au tiroir. V --«Ah! monsieur Vivien,» disait, le jour suivant, le concierge de l'hôtel, avec un visage bouleversé, comme Pierre se préparait à entrer dans le vestibule. «Vous ne savez pas le malheur? Notre Daisy? Qui est-ce qui aurait cru cela? Elle s'est sauvée. Oui, monsieur. Ce matin, comme j'ouvrais la porte, je l'ai vue qui filait, filait... Il faut croire qu'elle avait été bien heureuse chez son cocher, car elle s'est arrêtée devant une voiture, pour essayer de sauter sur le siège. Elle croyait que c'était lui. C'était une brute, celui-là, monsieur, et qui lui a allongé un coup de fouet. Elle a roulé sur le pavé. Juste à ce moment une automobile arrivait à toute vitesse. Et alors...» --«Elle a été écrasée?» --«Oui, monsieur. Une si jolie bête, et juste après qu'on nous l'avait rapportée! On n'a pas osé le dire à madame. On a pensé que monsieur Vivien la préparerait mieux...» --«Moi?» dit Pierre. «Et justement je venais vous demander de prévenir madame qu'elle ne m'attende pas aujourd'hui. Nous devions sortir ensemble, et j'ai un empêchement...» --«En voilà un drôle de pistolet,» fit le concierge, redevenu sincère, quand son interlocuteur fut reparti sans entrer. «J'ai cru qu'il allait pleurer, lui, sur cette sale petite chienne!... L'imbécile! Il ne sait pas!...» Et, se ressouvenant de l'époque où Dehandy avait apporté Daisy dans la maison, le mauvais serviteur, qui avait l'esprit aussi malveillant que simpliste, se mit à rire. «Et Dehandy était un beau gars au moins, au lieu que celui-ci!... Ah! comment madame a-t-elle pu le prendre?...» Puis, regardant le dos un peu voûté de Vivien, qui s'éloignait le long de l'avenue Montaigne, il haussa les épaules. Qu'aurait-ce été s'il avait pu deviner que les assiduités du visiteur quotidien n'avaient jamais été récompensées, même d'un baiser, et ce que représentait de si délicatement jeune dans ce cœur de plus de cinquante ans, cette pitié pour la jalouse et pauvre Daisy? VII LE DERNIER ROLE I --«Il est bien mal, n'est-ce pas, monsieur le docteur?» demanda le vieil homme au jeune médecin. Celui-ci, un grand garçon roux, au regard hardi, à la bouche heureuse, se préparait à monter dans la voiturette automobile qui lui servait à ses visites et qu'il conduisait lui-même. Il eut un hochement d'épaules, regarda du côté de la maison dont il sortait, pour s'assurer qu'il n'était pas épié. Puis, brutalement: --«Fichu!» répondit-il. Et, sans autre commentaire, il empoigna de son bras robuste le levier d'embrayage et le tira vers lui. Le moteur commença de haleter en grinçant, et le médecin, installé sur le siège, les mains au volant, partit en faisant de la tête un signe d'adieu à son interlocuteur qui demeurait là, immobile, à regarder lui aussi la petite maison, gaie et claire sous le soleil de cette matinée de printemps. C'était la classique demeure du rentier dans une vieille cité de l'Ile de France. Elle était située dans une des rues de Nemours, pas très loin de la Halle et tout près de ce bras du Loing, dit des _Petits-Fossés_, qui sillonne la ville et longe l'hospice, avec son campanile mi-gothique et mi-Renaissance. Cette maison avait deux étages, chacun percé de trois fenêtres. Les volets peints en brun se rabattaient sur des feuillages de plantes grimpantes si fraîchement vertes à cette époque de l'année! Un jardinet s'étendait devant le perron. Deux grands lilas épanouis y dressaient leurs branches chargées de grappes de fleurs violettes qui frémissaient dans l'air bleu. Une énorme boule déformante et un jeu de tonneau se voyaient dans une allée. L'arrêt de mort prononcé par le médecin contre l'hôte de cet asile, prenait, par le contraste, une signification plus sinistre. Quelle cruauté gratuite de la nature que cette condamnation d'un être auquel suffisait une existence vouée à des divertissements de cette innocence! L'ami fidèle qui contemplait cette maison sentait ce contraste plus vivement encore, par les souvenirs que cette fin prochaine d'un compagnon de sa jeunesse évoquait en lui. Leur première rencontre remontait à un demi-siècle. Ils étaient alors élèves au Conservatoire. L'un et l'autre avaient, depuis, fait carrière de comédien, dans des voies un peu différentes. Les noms de guerre qu'ils avaient pris résumaient, à eux seuls, ces différences. L'un, le propriétaire condamné de la petite maison, avait eu un prix de tragédie. Il était entré à l'Odéon d'abord, puis au Théâtre-Français, où il avait vieilli dans les emplois subalternes, faute d'un vrai tempérament. Sur son extrait de baptême, il s'appelait très modestement Dubois; pour le public, il était Brizard. Il avait relevé le nom de cet illustre tragédien vanté par Lemercier: «Le vieux Brizard, dont la stature était théâtrale, la tête majestueuse, les mains paternelles, et qui, sans art, faisait sortir le pathétique de ses entrailles...» L'autre, celui qui allait survivre, avait mué en Valville son nom peu reluisant de Dupin. Cette étiquette de l'ancien répertoire ne l'avait pas empêché d'aller de plus en plus dans un sens opposé à celui de son camarade. Lui aussi était entré à l'Odéon, mais pour passer de là au Vaudeville et aux Variétés. On se rappelle les triomphes que son étourdissante fantaisie lui valut d'abord dans les jeunes premiers, puis dans les amoureux quinquagénaires d'Halévy et de Meilhac. Il avait été l'incarnation même du viveur sentimental et ironique, naïf et blasé, délicat et quasi-falot de ce spirituel théâtre,--image d'une société qui déjà n'est plus, celle du second Empire prolongée dans la troisième République. Tout finit, même la vogue des comédiens, et l'illustre Valville avait connu, comme l'obscur Brizard, la mélancolie de la représentation d'adieux. Les deux acteurs étaient demeurés des amis intimes, malgré la diversité de leur genre, et, ce qui fait l'éloge de leur cœur, celle de leur succès. Tout jeunes encore, ils avaient épousé les deux sœurs, alliance qui les avait encore rapprochés. Devenus veufs l'un et l'autre, ils avaient adopté, pour s'y retirer, la même ville, cette antique Nemours qui exerce sur la gent théâtrale un inexplicable et tout puissant attrait. Ils avaient acheté deux maisons dans la même rue, il y avait à peine dix-huit mois, comptant bien installer là, sur le bord du Loing, une petite province du pays de Monomotapa, comme dans la fable: Deux vrais amis vivaient... Et presque tout de suite, Dubois, dit Brizard, avait commencé de donner les signes d'un de ces dépérissements progressifs que les plus ignorants en pathologie doivent remarquer. Son teint était devenu jaunâtre, la saillie des veines sur son front s'était faite plus forte et plus flexueuse; ses joues se creusaient; sa parole hésitait. Le docteur consulté,--ce même médecin automobiliste qui venait de dire son laconique «fichu!»--avait prononcé un nom de maladie redoutable et mystérieux: --«Il fait de l'_artério-sclérose_. Il a beaucoup fumé sans doute?» --«Lui, docteur Marmier? Il avait déjà l'horreur du cigare au Conservatoire...» --«Le petit verre, alors? Hein! Avouez...» --«Il n'a jamais bu que de l'eau.» --«Et les belles dames? Les coulisses?...» --«Ah! docteur, Brizard était un mari parfait... Et je vous jure que les coulisses ne sont pas ce que vous croyez.» --«Il a eu des émotions, alors, de grands chagrins, ou bien il s'est surmené?...» --«Une montre, docteur Marmier, c'était une montre! Lever à la même heure, déjeuner à la même heure, et rue de Richelieu, vous savez, il ne se la foulait pas... Ah! si ç'avait été boulevard Montmartre!... Mais dans la boîte à Molière...» Et le vieux comédien du boulevard avait eu un geste. Quel geste! Celui d'un grognard de la Grande-Armée parlant d'un garde national. --«Alors, ce sera simplement la rouille de la vie, comme a dit si justement Peter,» avait repris Marmier. Quand les médecins ne comprennent rien aux causes d'une maladie, ils prononcent sentencieusement une formule. Du temps de ce Molière, dont Valville faisait sans respect le patron d'une «boîte», cette formule était en latin. Aujourd'hui, c'est quelque citation d'un maître, rédigée dans cette rhétorique d'un pittoresque brutal que la Faculté emprunte volontiers à la littérature réaliste. «Mais l'athérome permet une longue survie,» continua-t-il, «et M. Brizard est à Nemours dans des conditions idéales: vie paisible, bon air, régime sobre, laitages, viandes blanches, légumes, un peu d'hydrothérapie modérée. Avec vingt jours par mois d'iodure de sodium, je vous le retape, vous verrez...» Valville avait vu, tout au contraire, son camarade jaunir davantage, les joues du malheureux se creuser encore, son dos se voûter. Puis brusquement était apparu l'un des symptômes les plus terrifiants pour l'entourage de ces malades-là: des accès répétés d'angine de poitrine, Brizard immobilisé soudain par une atroce douleur irradiant du cœur vers le cou et le bras gauche, pâle, trempé de sueur, incapable de respirer, de parler, et, dans ses prunelles, l'angoisse de la mort imminente. Le docteur Marmier appelé d'urgence, avait ausculté longuement le vieux tragédien, puis il avait prononcé de nouveau une parole, trop claire et trop obscure à la fois, pour ne pas porter à leur comble les appréhensions de Valville: --«J'ai peur d'un anévrisme de l'aorte,» avait-il dit. «Pas d'émotions, surtout. Il n'en a pas eu ces temps-ci?» --«Et quelles émotions voulez-vous qu'il ait?» avait demandé le fidèle ami. --«Tant mieux! Allons, tant mieux!» avait répondu le médecin d'un air incrédule. «Il ne va pas trop souvent à Paris?» --«Lui? Une ou deux fois par mois, quand on donne une tragédie dans son ancien théâtre. Ç'a été sa seule passion, la tragédie, la seule... Je vous affirme, docteur, que vous vous faites une idée très fausse de l'existence des artistes.» Marmier avait hoché la tête. Rien de sommaire comme la psychologie d'un médecin qui n'est pas très intelligent. Ce métier, dont on croirait qu'il doit développer au suprême degré le sens de l'observation, semble au contraire l'oblitérer chez les praticiens médiocres, qui ne pensent plus que par cases. La nécessité de se décider vite sur des individus qu'ils n'ont matériellement pas le temps d'étudier explique cette disposition d'esprit. Marmier s'était fait son type «acteur». Bon gré, mal gré, il fallait que Brizard y rentrât. Il ne croyait donc pas aux protestations de Valville. Il y avait aussi en lui une autre case, celle des visites à dix francs. Il avait commencé de les multiplier, de plus en plus inquiet,--disons-le pour ne pas trop calomnier la fréquence de ses auscultations.--Les crises d'_angor pectoris_ s'étaient d'ailleurs multipliées, elles aussi, chez le malade. Marmier, assez bon diagnosticien, avait vite reconnu que l'aortite chronique, révélée par ces crises, approchait du dénouement. Ce matin-ci, l'extrême angoisse de Brizard, le refroidissement des extrémités, la petitesse et l'irrégularité du pouls, lui avaient paru annoncer une rupture imminente du cœur. Il avait tenu parole à Valville, qui, dès les premiers jours, lui avait demandé de ne pas lui cacher la vérité: --«J'ai peut-être eu tort,» songeait-il, tandis que sa voiturette l'emportait à travers la campagne verdoyante du mois de mai, du côté de Château-Landon et de ses pittoresques rochers. «Il va lui parler, et à quoi bon?... Mais ce sont leurs affaires... Il est capable de vouloir que son camarade meure dans le giron, pour faire croire aux gens d'ici que MM. Valville et Brizard sont de vertueux bourgeois. Ces cabots, quels mythomanes!» II Hélas! personne au monde ne méritait moins que le pauvre comédien des _Variétés_ ce qualificatif créé par un maître de la psychiatrie, le docteur Ernest Dupré, pour désigner les menteurs professionnels. Oui. Il était bien un peu «cabot». On n'échappe pas à son métier. On n'a pas impunément figuré, des années durant, tous les La Musardière, les Boisgommeux, les Montflambert, les La Goupillière. Vous reconnaissez les noms dont cet aimable Meilhac et ce spirituel Halévy baptisaient volontiers leurs viveurs vieillissants.--C'est ainsi que, retiré dans cette villégiature de Nemours, il avait «pioché», pour parler son style, une tenue de Parisien à la campagne:--guêtres grises sur des souliers jaunes, pantalons gris à petits carreaux, veston bleu boutonné d'un seul bouton, cravate Lavallière en foulard souple à bouts lâchement noués, chapeau de feutre mou au bord de devant rabattu savamment, gants de fil souple, parasol de soie bise doublée de soie verte. Et quand il se promenait le long du Loing, la ligne de sa silhouette projetée sur le sol clair lui faisait se dire mentalement, avec un orgueil professionnel: --«Ce que ça y est, tout de même! Ce que c'est le bonhomme!» Mais le cœur qui battait sous ce gilet de coutil,--choisi avec quel art!--était un cœur tout simple, un cœur d'enfant, et quand il traversa le petit jardin pour aller rendre visite à son ami, après avoir entendu le verdict cruel du médecin, de véritables larmes roulaient sur les joues du pauvre Valville. Elles mouillaient sa moustache toute blanche, qu'il arborait fièrement, comme une revanche du masque glabre qu'il avait dû garder si longtemps. Il les essuya d'un coin de son mouchoir, quand la servante fut venue à son coup de sonnette. Le visage de cette fille exprimait les sentiments contradictoires qu'éprouvent les domestiques à la veille du décès probable d'un maître. Ils vont perdre une place et ils n'osent pas faire des démarches pour en trouver déjà une autre. La commune humanité s'émeut en eux devant l'approche de l'agonie, et il s'y mélange une curiosité involontairement cruelle, la naïve importance de participer à un événement dont le voisinage s'occupe. Un fond d'indifférence persiste,--car enfin c'est un étranger que le maître qui va mourir.--«Me mettra-t-il sur son testament?» Cette idée allume un petit éclair de cupidité dans le regard et en complique encore l'expression déjà si obscure. La Mariette, c'était le nom de la femme de charge promue chez Brizard au rang de gouvernante, devança les questions du visiteur, en lui disant: --«Il n'y a pas moyen de le faire se tenir au lit. Il s'est levé...» --«Je vais l'obliger à se recoucher,» répondit Valville, qui gravit prestement l'escalier intérieur,--quelques marches, mais Brizard pouvait à peine les descendre et les remonter depuis plusieurs semaines. Il refusait cependant d'habiter la pièce du rez-de-chaussée qu'il appelait pompeusement le salon. Les murs de l'escalier racontaient, pour qui le connaissait bien, la raison de ce refus. Ils étaient garnis, du haut en bas, de gravures qui représentaient ou des portraits d'acteurs ou des scènes de théâtre: les Lekain, les Clairon, les Adrienne Lecouvreur, les Talma, faisaient de cet escalier en pierre grise une humble succursale des couloirs et du foyer de la célèbre Maison de la rue de Richelieu. Cette passion du métier se révélait davantage encore dans la chambre à coucher où se tenait le malade. Elle était littéralement tapissée avec les souvenirs de sa carrière, si peu glorieuse. Ah! Ce n'avait pas été faute de foi et de persévérant labeur. Tous les Horace et les Félix, les Titus et les Manlius, les Flaminius et les Sertorius, les Burrhus et les Héraclius de la tragédie classique avaient été consciencieusement tenus à chaque occasion par ce dévot de ce genre démodé, et il pouvait se regarder dans vingt portraits à tout âge, ici vêtu du laticlave, là en cuirasse et une main sur une épée courte, ailleurs siégeant sur la chaise curule, plus loin haranguant des conjurés. Quelques-uns de ces portraits étaient de simples photographies, agrandies démesurément; d'autres, des peintures. Le soin que Dubois, dit Brizard, avait pris de les commander et de les conserver, achevait de démontrer l'importance attachée par lui aux soirées où il avait réalisé un peu de son rêve de jeune homme, conçu à l'époque où il obtenait son second prix au Conservatoire. Le glorieux diplôme était là, encadré, comme aussi deux couronnes en métal doré offertes au tragédien au cours de tournées en province. Des bouquets séchés et fanés, avec des rubans à inscriptions, remémoraient quelques représentations plus brillantes. Des glaives en faisceaux et des casques romains, astiqués comme des pièces d'argenterie, reflétaient le soleil qui entrait par la fenêtre. Il miroitait encore, ce gai soleil, sur des plaques de verre à l'abri desquelles jaunissaient des cartes de visite, portant le nom de personnages connus et des formules de félicitations bien banales. Elles ne l'étaient pas pour Dubois, dit Brizard, qui s'occupait en ce moment à la besogne dont avait parlé la ménagère. A coups de ciseau, il avait commencé de taillader la longue barbe blanche poussée depuis sa retraite, et qui lui donnait l'air vénérable d'un Joad toujours sur le point de s'écrier: Où suis-je? De Baal ne vois-je pas le prêtre?... Puis il avait pris le blaireau, et il se savonnait la face aussi vigoureusement que le lui permettait sa faiblesse. A chaque instant, il devait abaisser son bras. Cet effort pour tenir sa main levée épuisait son pauvre cœur. Pourtant, il était bien décidé à exécuter jusqu'au bout cette opération qui lui rendrait pour un jour le menton bleu de sa profession. La lame d'un rasoir ouvert luisait, à portée de sa main, auprès d'un cuir à repasser. Ce vieux comédien, au maigre corps drapé dans une espèce de peignoir de toile rayée, les pieds pris dans des pantoufles sans quartier, absorbé ainsi dans ces soins d'une inexplicable toilette,--pour qui et pour quoi se rasait-il avec ce soin minutieux, malgré sa douleur?--paraissait d'autant plus sinistre qu'il avait étalé sur sa table tous les instruments d'un complet maquillage: patte de lièvre, boîtes de rouge, crayons pour les cils. Et la mort était dans les yeux sinistres d'éclat, dans les pochettes gonflées des paupières, dans le creux des joues, à la fois rentrées et tombantes, dans le cou dont la peau flétrie se plissait comme en des fanons, dans l'essoufflement du maigre torse sans cesse tendu pour aspirer un peu d'air, dans la fatigue infinie de l'attitude et du geste. Oui, Dubois, dit Brizard, allait mourir et il le savait. Il salua Valville d'un mot qui ne permettait pas le doute. C'était, coïncidence ironique, précisément celui dont le docteur Marmier s'était servi. --«Le médecin sort d'ici. Fichu, mon bon!... Je suis fichu, tu m'entends...» --«Je l'ai rencontré,» répliqua Valville, «et il m'a justement affirmé le contraire. Tu vas mieux...» --«Je te dirai comme Pylade, et ce sera deux fois vrai: Seigneur, vous me trompiez...» --«Alors, je te répondrai comme Oreste: ... Je me trompais moi-même.» --«Non,» reprit le tragédien en regardant son ami avec des prunelles si aiguës que l'autre détourna les yeux. «Tu ne te trompes pas. Marmier t'a dit la vérité... Mais, mon pauvre vieux, j'ai entendu ton pas dans l'escalier. Il était lourd!... Tu prenais le temps de te composer un visage... Tu as pleuré. Ne dis pas non. Ta moustache est mouillée... Va, ça y est. Plus de Brizard! _Sacqué_ une fois pour toutes!...» Il eut un sourire courageux pour prononcer ce mot d'argot, qui signifie congédier, au théâtre comme à l'atelier. Un Allemand en délire a trouvé qu'il venait de _zucken_, forme intensive de _ziehen_, tirer. C'est tout simplement l'ouvrier renvoyé qui reprend son sac. L'acteur, plus savant étymologiste dans son simple geste que le philologue d'Outre-Rhin, esquissa le mouvement de quelqu'un qui prend ses cliques et ses claques, et il ajouta un: «Enlevez! c'est pesé!...» emprunté au _Courrier de Lyon_, qui mit de nouveau les larmes aux paupières de Valville. Le «Parisien en villégiature» avait cette bonne grosse sensibilité des coulisses, prompte aux expansions. Il se tut pour ne pas se trahir, tandis que le moribond recommençait de se raser avec une énergie sans cesse défaillante. De minute en minute sa main retombait sur ses genoux. Et il disait, expliquant son étrange acharnement à cette suprême toilette: --«Je n'ai pas peur, Valville... J'ai été un brave homme d'artiste qui n'a fait de mal à personne. Quand j'arriverai devant le bon Dieu, il me lira dans le cœur. Il n'y verra rien que de propre. J'ai fait ma lessive, hier. Je ne te l'ai pas raconté pour ne pas t'affliger, ma vieille. J'ai vu le prêtre. Enfin, je suis paré... Mais avant de passer, je voudrais... Tu vas te payer ma tête, toi, l'homme des _Variétés_. Je voudrais jouer la tragédie encore une fois. Ça m'est venu, en me regardant ce matin dans la glace. Quand je me suis vu si maigre, si blanc, j'ai pensé: «Quel dommage de ne pas avoir eu cette gueule-là pour mon _Mithridate_!... Ah! Ce que j'y étais bon! Tu ne m'y as pas vu... C'était le rôle que je préférais, à cause de Brizard, mon patron, le vrai, le grand... Mais tu ne comprends pas, tu ne peux pas comprendre. Tu n'as jamais senti la tragédie, toi, Valville...» Il répéta ce mot emphatiquement, en séparant chaque syllabe: «_La Tra-gé-die!_ Il n'y a qu'elle qui soit de l'art, Valville, du théâtre... Le reste...» Il eut un: «Pfutt!» d'un indicible mépris. «Pardon, mon ami, tu sais comme j'ai eu de plaisir à tes succès. Tu avais du talent, Valville, un charmant talent... Mais la Tragédie, mon ami! _La Tra-gé-die!_ Lekain, Brizard, Talma!... Enfin, ç'a été la foi de ma vie, ma religion. Je l'ai défendue souvent contre toi. Tu m'appelais _poncif_ et _pompier_. Je ne discutais pas. A quoi bon? Quand on ne sent pas cela, on ne le sent pas. Moi je le sentais... Ah! ce que je le sentais!... J'avais la tradition. Je l'avais reçue de Fleuret, mon premier maître. Il la tenait de Barrias, qui la tenait de Talma. Enfin, Valville, j'ai tant aimé la tragédie que je serais content, mieux que content, heureux, tu m'entends, heureux, si je pouvais la jouer encore une fois, avant de mourir... Ne me crois pas fou, Valville, je ne le suis pas. Je voudrais jouer _Mithridate_... Oh! pas tout, la fin seulement, avec cette figure... Alors j'ai pensé: mon petit Valville voudra bien m'y aider...» --«Moi?» interrompit l'homme des _Variétés_, comme l'avait appelé l'autre, à moitié attendri, à moitié goguenard, devant une fantaisie qui lui paraissait si baroque tout ensemble et si macabre... «Mais comment?» --«En me donnant la réplique, voilà tout. Tu as bonne mémoire encore... Ce que je te demande, c'est de m'apprendre, d'ici à deux heures, le rôle de Monime... Ah! ça te changera. Mais les vers sont si beaux... Tu verras que ça ne sera pas comique... Et tu m'apprendras aussi ceux d'Arbate et d'Arcas dans les scènes quatre, cinq, six et sept du quatre et dans la scène cinquième du cinq... Mais il faut que tu saches tout ça d'ici à deux heures. C'est tout juste si je durerai jusque-là... Est-ce promis, Valville?» Il émanait du vieil artiste une telle suggestion, cette extravagante et suprême imploration d'un mourant était formulée d'une voix si émue, avec une ardeur si frémissante que Valville répondit simplement: --«C'est promis. Donne-moi ton Racine. Dans deux heures, je saurai tout ce bout de rôle de Mme Monime... Valville-Monime, tu avoueras que c'est un peu _loufoque_... Mais...» et il dissimula derrière cette autre plaisanterie professionnelle l'émotion qui lui serrait la gorge, «il n'y aura personne pour _m'emboîter_.» III --«Valville-Monime!» se répétait l'excellent homme comme deux heures sonnaient, en reprenant, le volume de Racine sous le bras, le chemin de la petite maison où l'attendait son camarade. «Monime, Arcas, Xipharès... Quels noms, messeigneurs! Moi qui n'ai jamais pu écouter une de ces grandes machines sans avoir envie ou de dormir ou d'éclater de rire!... Je ne rirai pas et je ne dormirai pas, cette fois. C'est trop triste. Quelqu'un qui nous verrait trouverait-il ça farce, tout de même? Et dire que ce brave Dubois est arrivé à soixante-sept ans avec des idées aussi _coco_ que celles-là dans la cervelle! La tragédie! Il croit à la tragédie!... Ah! s'il n'était pas si malade!... Non, je ne lui dirai rien. Quand il se portait comme le Pont-Neuf, je n'osais déjà pas le remoucher là-dessus, pour ne pas le peiner. Ma femme m'avait tant demandé de ne pas discuter ça ensemble! «C'est son dada, qu'est-ce que tu veux?» Je crois l'entendre... Pauvre femme! Morte aussi, comme sa sœur, comme Brizard demain, comme moi après-demain... Est-ce drôle? Voir des gens souffrir vraiment, mourir vraiment, avec de vrais mots, bien familiers, bien nature, les dire soi-même, ces mots nature, et ne pas éprouver du dégoût devant des bonhommes en peplum qui débitent de grands diables d'alexandrins en style noble? Mais quand tu parles de ta figure, Brizard, tu dis: ma gueule, tu ne dis pas: Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage, Du temps qui l'a flétri laisse voir tout l'outrage... «Tout l'outrage? Tu dis: flappi, vanné, vaseux... En ai-je eu de la chance, tout jeune, d'avoir eu le goût de la chose vue, du coudoyé! Sans cela, j'aurais vieilli dans mon emploi, comme Brizard dans le sien, à jouer quoi? des Scapin, des Crispin, des Jodelet, des Mascarille! Est-ce bête encore, ces noms-là! Et ces domestiques qui causent en vers, eux aussi! Je les donnerais tous pour le concierge de la _Mi-Carême_, le père Mitaine, qui me répondait si drôlement quand j'étais Boislambert et que je me lamentais, après l'avoir remplacé dans sa loge de portier quelques instants. Je lui disais: «J'ai été l'amant de Marguerite pendant vingt-deux mois, j'ai été son portier pendant cinq minutes. Il me semble que j'en ai beaucoup plus appris sur elle, en étant son portier pendant cinq minutes, qu'en étant son amant pendant vingt-deux mois...» Et sa réplique, à lui! «Jugez un peu, monsieur, jugez ce que vous auriez appris, si vous aviez été son amant pendant cinq minutes et son portier pendant vingt-deux mois...» Dieu! Lhéritier était-il bon dans ce rôle-là! Et moi...? Oh! moi, je n'étais pas mal.» Et Valville-Monime, redevenu pour une seconde le vrai Valville, le Valville-Boislambert, mima son camarade de 1874, se mima lui-même, et il débita tout haut ces deux phrases de cette _folie-vaudeville_,--comme le sous-titre de l'affiche désignait cette géniale pochade,--à la stupeur de deux laveuses qui s'interrompirent de battre leur linge, et elles regardaient ce monsieur bien mis, en guêtres, en gilet de piqué et en cravate bleue à pois, qui se parlait tout seul à voix haute. Soudain, se rappelant son pauvre Brizard, le vieux comédien eut un remords et hâtant le pas: «--Allons jouer Monime et Arcas, Arbate et Xipharès, puisque ça lui fait plaisir. Après tout, ça l'occupera toujours un peu. Pendant ce temps-là il ne pensera plus à sa mort... Il est vrai qu'il a choisi _Mithridate_. Il a eu la main heureuse!... Tout de même, c'est incompréhensible...» --«Ah! monsieur,» fit la servante quand il eut de nouveau sonné à la porte, et d'une voix épouvantée: «Je crois que Monsieur est devenu fou... Si vous voyiez comme il s'est costumé? Un vrai mardi-gras, monsieur, et quelqu'un de si malade! Ah! monsieur, faites-le coucher, je vous en prie... Et il est excité!... Il ne fait qu'appeler les Romains, monsieur. Enfin, ça fait peur...» Le saisissement de la domestique s'expliqua pour Valville dès son entrée dans la chambre du malade. Celui-ci avait revêtu une tunique en laine brunâtre, sur des braies de même étoffe et de même couleur. Une ceinture orientale de soie rouge, avec de petits morceaux de miroirs cousus à même et de fausses pierreries, serrait sa taille. Une chlamyde de pourpre s'agrafait à son épaule. Il avait suspendu à un baudrier un de ces cimeterres que les anciens appelaient _acinaces_, et le bonnet phrygien coiffait sa tête. C'était l'attirail dans lequel il avait joué jadis Mithridate. La fascination de ce rôle devait avoir été bien grande sur l'acteur, pour qu'il eût conservé cette défroque. Il apparaissait comme le spectre même de cette vieille tragédie à laquelle il avait voué ce culte si passionné que même l'approche de la mort ne l'en guérissait pas. La maigreur de son corps, jadis vigoureux et râblé, se reconnaissait au flottement de ce fantastique costume. Il avait «fait» sa figure, pour en accentuer encore la flétrissure quasi-cadavérique, passé ses paupières au noir, ses lèvres au violet, ses joues au blanc gras avec de la poudre d'ocre. Et ses prunelles brillaient d'une ardeur qui passa dans sa voix pour dire avec une demi-gouaillerie, comme s'il voulait devancer et désarmer l'ironie de son camarade: --«Vous vous faites attendre, princesse... Tu sais ton rôle, ou plutôt tes rôles?» --«Je les sais,» dit Valville, «mais ce costume...» Il montra sa cravate et son veston, avec un air de gouaillerie, lui aussi, la gorge serrée par ce qu'il y avait de grotesque à la fois et de terrible dans cette apparition de l'agonisant dans cet attirail. Dubois, dit Brizard, avait dû s'asseoir. Ses efforts pour se vêtir ainsi et seul, l'avaient épuisé. Il répondit: --«Ce n'est pas pour la salle que nous allons jouer, c'est pour moi...» Et montrant son front: «_Je vois Monime, je vois Arbate, je vois Arcas_...» --«Est-ce que vraiment il deviendrait fou?» se demanda Valville. Mais non. Ce n'était pas une hallucination morbide qui possédait Dubois, dit Brizard; c'était l'enthousiasme de l'art qui l'illuminait. Se dressant sur ses pieds, il attaqua la quatrième scène du quatre, comme il avait dit, celle où le vieux Mithridate, qui sait les sentiments de Monime pour un autre, la presse de l'épouser: Venez, et qu'à l'autel ma promesse accomplie Par des nœuds éternels l'un à l'autre nous lie... Était-ce la fièvre d'une vie exaltée avant de s'éteindre par un suprême sursaut d'énergie? Était-ce l'émotion éprouvée par Valville, qui le rendait lui-même sensible à l'excès? Il lui sembla que ces vers, lus tout à l'heure avec indifférence, avec ennui, s'animaient soudain en passant par la bouche de son camarade. Ce n'était plus le roi du Pont qui parlait en alexandrins conventionnels, c'était la plainte du vieillard malheureux, le gémissement d'un cœur qui va s'arrêter de battre et qui dit adieu à toutes les choses de la vie, à l'amour, à l'espérance, au printemps,--ce printemps épanoui dans les lilas du petit jardin, sous la fenêtre! Et Valville écoutait, après avoir débité machinalement ses propres tirades, Dubois, dit Brizard, sangloter: «Elle me quitte!...» et se maudire: D'avoir laissé remplir d'ardeurs empoisonnées Un cœur déjà glacé par le froid des années... Il l'écoutait se ressaisir, et, quand on lui annonce: Les Romains sont en foule autour de cette place. jeter le célèbre cri: «Les Romains!...» Et ôtant son bonnet, pour imiter le geste légendaire du vrai Brizard, le moribond s'élança sur un casque préparé à l'avance et posé sur un fauteuil, sans que le spectateur unique pour lequel il jouait ainsi, pensât maintenant à sourire. Ce fut enfin le célèbre morceau de la fin, la «cinquième scène du cinq». Valville-Monime était si bouleversé qu'à peine s'il put prononcer le vers par lequel la princesse salue le retour de Mithridate mourant: Ah! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre... Dubois-Brizard, lui, avait toute la fermeté d'une agonie magnanime pour répondre: Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre... Quel succès, si jadis, quand il jouait ce personnage sur les planches de la Comédie-Française, il avait eu cet accent de héros vaincu pour dire: Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée, Ne doit point par des pleurs être déshonorée!... s'il avait trouvé cette tendresse pour gémir: Mais vous me tenez lieu d'empire, de couronne... cette fierté résignée pour s'écrier: ... C'en est fait, madame, et j'ai vécu! s'il avait ainsi murmuré: ... Approchez-vous, mon fils, Dans cet embrassement dont la douceur me flatte, Venez et recevez l'âme de Mithridate... Mais que se passait-il? Était-ce un jeu encore? Était-ce une réalité? Cet affaissement, ces paupières battantes, ce râle?... --«Brizard?» cria Valville d'une voix angoissée, «Brizard? Tu m'entends, Brizard?» Le vieil acteur eut la force d'ouvrir ses yeux. Il regarda son ami. Une dernière phrase lui vint aux lèvres, qu'il ne prononça pas tout entière. Valville distingua pourtant ce mot: «talent». Puis, les yeux se voilèrent, la bouche s'ouvrit pour quelques souffles encore. Dubois, dit Brizard, venait de mourir,--et, pour la première fois et la dernière, il avait eu, en effet, du talent. VIII LE PÈRE THEURIOT La conversation avait roulé ce soir-là, pendant et après le dîner, uniquement sur une grève en train de bouleverser un de nos plus grands services publics. Le syndicalisme est très à la mode, cette année. Les belles dames, habillées par Worth et par Doucet, qui figuraient autour de la table délicieusement parée d'orchidées et de groupes de Saxe, avaient donc _syndicalisé_, comme André Chénier était athée, d'après Rivarol--avec délices. Les hommes avaient protesté, assez doucement. Puis tout ce monde élégant s'était accordé pour rire des perspectives ainsi ouvertes sur l'avenir. Les Parisiens riches semblent avoir perdu aujourd'hui jusqu'à cette énergie de la peur, cette dernière forme que prend l'instinct de conservation chez les animaux les moins courageux. Je les regardais, avec l'impression que ce même Rivarol dut avoir, quand, en 1789, il soupait avec des grands seigneurs qui lui disaient: «Vous exagérez. En France, tout finit par des chansons.» Un seul des convives m'avait semblé, par son silence désapprobateur et sa physionomie soucieuse, posséder une juste conscience des réalités prochaines, sans doute parce qu'il était dans les affaires. Lesquelles? Je n'aurais pu le dire et je le connaissais depuis vingt ans! Est-ce Parisien encore, cela? Je m'expliquai sa visible préoccupation par des motifs d'intérêt, et je l'en estimais. Notre époque est tellement infestée d'idéologie, et de la pire, que l'on éprouve une satisfaction d'esprit à rencontrer quelqu'un qui pense à son _fait_. Aussi lorsqu'Amédée Morand--c'est son nom--se leva pour s'en aller, je le suivis. Je comptais échanger avec lui quelques-uns de ces pronostics, d'un pessimisme d'ailleurs inutile, qui servent d'exutoire aux inquiétudes impuissantes. J'eus la surprise de l'entendre me raconter un souvenir personnel, une anecdote de guerre civile que j'ai notée, aussitôt rentré. Ces épisodes privés vous rendent si réels, si concrets les désastres sociaux! C'est une leçon de choses, et les convives de tout à l'heure avaient vraiment besoin d'en recevoir une. I --«... Les avez-vous entendus, tous ces _snobs_?» commença Morand, en s'arrêtant sur le seuil de la porte pour allumer son cigare. «Ce sera peut-être amusant!... Voilà ce qu'ils disent quand on leur parle du _grand soir_.» Il répéta par trois fois: «Amusant! Amusant! Amusant!... Cela me rappelle une aventure qui m'est arrivée, quand j'avais dix-sept ans. Elle m'a donné, à moi, pour la vie, l'horreur et la terreur des révolutions... Voulez-vous que je vous la dise? Nous marcherons un peu. Cette avenue des Champs-Élysées est encore possible, sur le trottoir...» Nous étions à la hauteur de la rue Bassano. Puis, sans attendre ma réponse: «Où étiez-vous pendant la Commune, vous?» --«A Sainte-Barbe», dis-je, «d'où je suivais la classe de philosophie de Louis-le-Grand.» --«Alors nous étions tout voisins», reprit-il. «C'est drôle. J'étais en philosophie aussi, moi. Je suivais la classe de Napoléon et j'étais à l'institution Vanaboste, rue de la Vieille-Estrapade, de l'autre côté du Panthéon. Je ne sais pas ce que vous pensiez dans votre collège, mais dans ma pension à moi, notre état d'esprit était celui des convives de ce soir. Nous trouvions tout ça très amusant, nous aussi. Nous étions seize élèves, au lieu de cent. Nos maîtres d'étude se réduisaient au père Theuriot, un vétéran du pionicat, qui dormait la moitié du jour sur des romans empruntés à un cabinet de lecture situé rue Soufflot, disparu, comme la pension. Le père Theuriot était surnommé «La Pipe», à cause d'une de ses formules favorites: «Je vous parie une pipe de tabac que...» Nos répétiteurs n'étaient plus qu'au nombre de deux, un pour les sciences, un pour les lettres. Celui-ci s'appelait Paumelle. Il était à l'École normale. Les trois quarts du temps, l'heure de sa conférence se passait à nous lire des auteurs modernes, avec une insouciance égale à la nôtre. Encore aujourd'hui, tant d'inconscience reste pour moi une énigme. La déclaration de guerre, Sedan, le siège, ces terribles épreuves s'étaient succédé coup sur coup. Elles ne nous étaient pas _vraies_, je ne trouve pas d'autre mot, pas plus qu'aux caillettes de tout à l'heure l'effrayante montée d'un prolétariat sans pitié. Paumelle préparait son agrégation, comme nous notre baccalauréat, comme le père Theuriot lisait les œuvres d'Alexandre Dumas, aussi paisiblement que si la grande voix des canons des forts ne nous avait pas avertis tout le long du jour que nous étions en état de guerre, et quelle guerre! --«Messieurs,» nous dit-il pourtant un matin, vers les premiers jours de mai, «je prends congé de vous pour quelque temps. J'ai de mauvaises nouvelles de la santé de mon père. Je pars pour la Bourgogne ce soir.» Il achevait sa conférence sur cet adieu. Comme je lui demandais, sur le seuil de l'étude, si je ne pourrais pas le revoir dans la journée pour quelques indications de lectures. «Mais sortez avec moi, Morand, j'ai une course à faire. Vous m'accompagnerez et nous causerons.» Je nous vois encore, cet aimable professeur et moi passant la porte de la pension. Il n'y avait plus besoin de permission pour aller et venir. Oui, je nous vois nous dirigeant vers le Luxembourg et le traversant. Je nous vois gagnant la rue des Saints-Pères. Nous obliquons à droite, par la rue Saint-Dominique alors intacte et nous nous arrêtons devant le ministère de la guerre. --«Me voici arrivé», dit Paumelle. «Je vais demander un passeport à mon ancien cacique[6]. Il est chef du cabinet du ministre de la guerre. Est-ce drôle, hein?... Vous n'avez pas envie de voir ce qui se passe dans cette boîte? Ce sera peut-être amusant...» Amusant! Lui aussi, vous voyez!... «Montez donc.» [6] Nom du chef de section dans l'argot de la rue d'Ulm. «J'acceptai. Les moindres détails de cette visite me seraient restés présents, même si je n'avais pas fait dans l'escalier une rencontre qui eut de si tragiques conséquences. Je suis entré dans ce ministère cette seule fois. Deux fédérés à mine farouche montaient la garde devant les guérites qui flanquaient la porte. Ils avaient plus de quarante ans. Leur barbe en broussaille grisonnait. Leur face était plaquée de rouge, et leurs yeux luisaient d'un mauvais regard. Et quelles capotes, déchirées et loqueteuses! Quels képis déformés, délacés, cassés! En revanche, les officiers pullulaient sur les marches de l'escalier, tous plus pimpants les uns que les autres, avec des femmes qui riaient haut, peintes, teintes, quelques-unes portant des uniformes de vivandières d'opéracomique. Ce monde fumait, caquetait, flirtait, réalisant à merveille la phrase prêtée à Danton: «J'ai bien _ribaudé_, bien caressé les filles...» et le reste. Je me sentais terriblement intimidé, moi, pauvre petit garçon bourgeois, dans cet étrange pandémonium, et plus encore quand un de ces officiers de cirque m'interpella par mon nom: --«Morand?... Oh! ça, par exemple! Tu ne me reconnais pas?» --«Courlet?...» m'écriai-je. «Est-ce possible?» --«Hé bien! oui, c'est moi... Mais toi, qu'est-ce que tu fiches à Paris?» --«Je suis toujours chez Vanaboste, où je prépare mon bachot.» --«Ton bachot?...» fit Courlet en s'esclaffant. «En temps de révolution!... Regarde-moi. A vingt ans, je suis déjà colonel... Est-ce farce? Mais dis: Est-ce farce?» «Le jeune homme avec qui j'échangeais ces propos portait, en effet, un uniforme orné de cinq galons d'or au col et aux manches. Son képi les avait aussi. Des aiguillettes d'or brillaient sur sa poitrine, le tout flambant neuf et d'une largeur fort au-dessus de l'ordinaire. Se trouvant encore trop peu chamarré, il s'était fait coudre sur les bras, depuis les poignets jusqu'à l'emmanchure, de petits boutons de métal doré. Il avait des bandes d'or à sa culotte et des éperons dorés sur des bottes reluisantes comme un métal. Avec cela une large face rosée, qu'encadrait un floconnement blond d'une barbe déjà fournie, de petits yeux bleus malicieux, et un air de grand gosse. Le soleil entrant par la fenêtre le faisait étinceler comme la devanture d'une boutique d'orfèvrerie. --«Oui,» répétait-il. «Est-ce farce?... Quand je pense que j'étais encore à _potasser_ à côté de toi chez le Vanaboste, il y a un an et demi!... En ai-je eu une fière idée de me sauver par-dessus les murs pour aller rejoindre Margot? Tu te rappelles, quand elle me rendait jaloux et que je ne pouvais plus travailler? Tu me faisais mes thèmes et mes versions pour m'empêcher d'être collé le dimanche. Toi, mon petit, tu es un bon zigue. Il faudra que je te paie ça.--Veux-tu entrer dans la diplomatie? Tu es fin, distingué. Demain on te nomme secrétaire d'ambassade.» --«Laisse-moi le temps de consulter ma famille,» répondis-je en riant à mon tour. --«Tu te défies et tu te défiles,» dit Courlet non moins jovial. «Tu n'as peut-être pas tort. Mais que ça dure ou non, je m'en serai offert une, de bombe!... J'en ai eu une chance que le père Theuriot m'ait pincé comme je rentrais le matin et sautais du mur dans le préau. Il est toujours là, ce coquin de La Pipe?» «En dépit de sa belle humeur, une mauvaise flamme de rancune avait passé dans ses prunelles claires. Entre Theuriot et le vieux pion, ç'avait été une longue lutte à coups de pensums et de retenues d'un côté, d'insolences de l'autre, jusqu'à l'expulsion, laquelle avait eu pour conséquence de jeter Courlet en plein quartier Latin de la fin de l'Empire. Il n'avait plus ni père ni mère. Son tuteur, découragé, l'avait laissé libre de préparer ses examens à sa guise. C'était le sixième établissement qui se séparait de son difficile pupille. Le jeune homme, abandonné à lui-même, avait fait de la politique et de la plus active. Le quatre septembre l'avait trouvé en prison, et le trente et un octobre l'y avait remis. Le dix-huit mars l'en avait tiré de nouveau. J'avais devant moi le résultat de ces diverses escapades. --«C'est égal,» conclut-il, après m'avoir mis au courant en quelques mots, «je garde une dent au Theuriot... Il faudra que je descende rue de la Vieille-Estrapade, un de ces jours, et que je lui donne un trac, mais là, un de ces tracs!... Sois tranquille. Il en sera quitte pour la peur... Quand je dis que je lui garde une dent, histoire de parler... J'en tiens toujours pour le mandarin... Tu te rappelles?...» «C'était une allusion à un sobriquet qu'il se donnait volontiers à lui-même, quand il était mon voisin d'étude, par un déplorable jeu de mots. De l'expression _Je m'en f..._, qui lui était familière, il avait fait, à cause de la désinence _ou_, le nom d'un Chinois: _Je-Man-F_..., et de ce Chinois un mandarin. Il ne se vantait pas. Il fallait qu'il en eût une santé,--comme il disait encore--pour garder cette gouaillerie et cette goguenardise dans la plus criminelle et la plus périlleuse des situations. Vous étonnerai-je si je vous avoue que sa verve me médusa, au lieu de m'indigner? Je lui enviais un peu et cette hardie philosophie et ses galons tandis que je rentrais, une heure plus tard, dans ma boîte à bachot, ayant pris congé de lui et de Paumelle. Il m'avait à ce point suggestionné que ma première action fut de raconter cette rencontre au père Theuriot. Je devançais ainsi la farce annoncée par mon camarade. Je savais si bien que l'innocent «La Pipe» ferait une maladie de terreur à la seule idée que la vengeance de son ancien justiciable était suspendue sur lui!... II --«Quelle honte!» gémit le maître d'études. «Un ancien _Napoléon_ enrôlé dans cette bande de brigands! Pensez, mon enfant, le lycée de Casimir-Delavigne!... Avais-je raison quand je disais à M. Vanaboste: «Monsieur le directeur, savez-vous ce que c'est que Courlet? Un membre gangrené, et un membre gangrené, on le coupe.» Morand, je vous parie une pipe de tabac que nous n'en avons pas fini avec lui... Et colonel? Vous dites qu'il est colonel? Un garnement qui n'était même pas sûr de la règle des participes passés!...» --«C'est un brave garçon, allez, monsieur Theuriot,» insistai-je méchamment, «et la preuve c'est qu'il m'a promis de venir nous voir un de ces jours.» --«Ici? Courlet va venir ici?...» Le digne homme était tout pâle. Il n'ajouta pas un mot, et s'en alla vaquer à sa besogne habituelle, dont vous aurez jugé par ses remarques sur les participes. Elle consistait à regarder nos diverses copies au point de vue le plus humble, celui de l'orthographe. Il s'en acquitta, les jours qui suivirent, avec une évidente distraction. Je regrettai ma stupide malice, tant je devinai d'anxiété chez lui. Cette menace d'une descente de Courlet à la pension le terrorisait littéralement. Quand il se promenait dans le préau, maintenant, chaque sonnerie à la porte d'entrée lui donnait un sursaut. En étude, au lieu de rêver ou de dormir sur le _Vicomte de Bragelonne_, _Joseph Balsamo_, ou _les Mohicans de Paris_, il taillait fébrilement un crayon et dessinait des figures de géométrie sur une feuille de papier, avec la nervosité machinale d'une attente à tromper. Au réfectoire, les portions de viande demeuraient dans son assiette, à peine entamées. Il maigrissait. Je le surpris qui consultait un indicateur de chemins de fer, pour quitter Paris et fuir son ennemi. Mais où serait allé l'infortuné La Pipe? Il était le fils de l'ancien concierge de la pension Vanaboste. Son père mort, il avait été élevé là, par charité. C'était, comme il le disait dans ses jours de pédantisme, son _ultima Thule_ que ce four à bachots. D'ailleurs, les jours succédaient aux jours, et Courlet ne paraissait pas. Avait-il oublié l'institution et le projet de sa mauvaise farce? Avait-il été blessé et tué dans une des escarmouches où les fédérés se hasardaient de temps à autre? Sans doute cette idée avait traversé aussi la tête de Theuriot, car sa fébrile appréhension sembla se dissiper. Canif et crayon reposèrent. Les feuillets crasseux de _Joseph Balsamo_ tournèrent de nouveau sous ses doigts, jaunes d'avoir trop fumé. Nous vîmes de nouveau ses paupières en poches de cabriolet se fermer derrière ses lunettes, sa bouche édentée s'ouvrir, son crâne chauve s'incliner et sa barbe hirsute traîner sur les livres, avec un ronflement significatif. Ses assiettes du déjeuner et du dîner furent de nouveau nettoyées à fond, par un procédé de sauçage au morceau de pain qui nous eût valu, à nous, de jolis sermons dans nos familles. Enfin il en était mieux qu'à la sécurité, à la joie et la plus épanouie, quand il me dit, par un beau matin de la fin de mai, en se frottant les mains: --«Il y a longtemps que je ne vous ai gagné une pipe de tabac, mon cher Morand. Je vous en parie une que ces brigands n'en ont pas pour plus d'une semaine. Hé! Hé! La godaille va finir, messieurs les pourceaux de la Commune!» «Je l'entends me prononcer cette phrase, comme s'il était là, avec un sifflement qui lui venait de sa gencive dégarnie. D'où tenait-il ces renseignements? Il m'énonçait cette prophétie le vendredi. Le dimanche, les Versaillais entraient. Était-il content de m'apprendre la bonne nouvelle! --«Ma pipe de tabac, Morand... J'ai gagné.» Il se faisait consciencieusement, dans ces cas-là, donner par son _partner_ de quoi bourrer le fourneau d'une pipe d'écume amoureusement culottée, qu'il appelait Cléopâtre, sous le prétexte que la reine d'Égypte avait dû être une Éthiopienne. «Oui. J'ai gagné. Les Versaillais sont là. Le colonel Courlet ne doit pas en mener large, hein? A moins qu'il ne se soit sauvé, vous vous rappelez Horace: _relictâ non bene parmulâ_... Allons, mon tabac!» «Il me tendait sa pipe, tout en faisant sa citation, d'un geste si gai, si cordial! Ses yeux bruns avaient un éclair si joyeux. Tenez. J'en frissonne. Que de fois depuis j'ai constaté, dans la vie, cette cécité morale, ce salut empressé à l'événement qui nous sera le plus funeste. Je vous épargne mes réflexions, pour arriver au fait. Puisque vous étiez là, vous vous rappelez le tragique changement qui se fit soudain, et quelle atmosphère d'attente redoutable s'abattit sur la ville. Les boutiques s'entr'ouvraient, toutes prêtes à rabattre leurs volets de métal, à la première alerte. Plus de promeneurs. Les gardes nationaux circulaient par escouades d'un pas précipité. L'encerclement de la bataille se resserrait. On s'en rendait compte au crépitement des coups de fusils plus distincts d'heure en heure, presque de minute en minute. Des sonneries de clairons les accompagnaient. Elles rendaient plus menaçantes les lueurs des incendies qui empourpraient le ciel: en face le Louvre brûlait, à gauche la rue de Lille. Les obus sifflaient, d'abord très lointains, puis rapprochés. Enfin la tourmente atteignit la paisible montagne Sainte-Geneviève. L'explosion de la poudrière du Luxembourg l'annonça. L'effroyable vague d'air fit voler en éclats toutes les vitres. A peine remis de cette secousse, des appels de crosse résonnent contre la porte que notre directeur avait fermée au verrou. Pas de réponse. Les coups de crosse redoublent. Le Vanaboste va parlementer lui-même. J'étais derrière lui à ce moment. Il tremblait si fort qu'il eut du mal à introduire la grosse clef dans la serrure. A son «Qui êtes-vous?» épouvanté, répliqua un vigoureux: «Des amis, monsieur Vanaboste, des amis...» Je crois reconnaître la voix de Courlet. La porte s'ouvre. C'était lui. Oh! un Courlet moins flambant que celui du ministère. Son magnifique uniforme n'avait été ni brossé ni astiqué depuis plusieurs jours. Les galons en étaient ternis et décousus par places. La poussière blanchissait ses merveilleuses bottes. Une déchirure bâillait dans le drap de son képi: éraflure de balle? coup de pointe de sabre? D'où qu'il vînt, à ce moment, de la barricade ou du café--avec lui tout était possible--une chose n'avait pas changé, sa physionomie. C'était toujours le gigantesque potache émancipé, le disciple goguenard du mandarin. Il me vit. Sa main esquissa un geste de salutation. Puis, avec sa gouaillerie usuelle et son argot: --«Ça vous en bouche un coin de me voir, citoyen Vanaboste? Pas de frousse, petit père. Je ne vous en veux pas. Je comprends parfaitement que vous en ayez eu plein le dos d'un lascar de mon espèce... Laissons ça,» continua-t-il, sur une protestation du malheureux directeur. «Voici ce qui se passe...» Clignant de l'œil de mon côté, il bouffonna: «Comme a dit un judicieux auteur: _Voiciski_, c'est un Polonais. _Paz_, c'est son petit nom...» Et grave: «Le Panthéon va sauter, monsieur Vanaboste. Il est plein de poudre. Je l'ai su. Je me suis dit: J'ai des _camaros_ là-bas, dans la boîte. Allons prévenir le patron... Voulez-vous mon conseil? Tirez-vous et tout de suite, vous et toute la turne. Allez à l'hôpital de la Pitié... C'est en bas de la montagne Sainte-Geneviève. Il y a des cours et plus de catacombes. Quand le tas s'écroulera, vous serez à l'abri... Ne me remerciez pas et sortez vite...» III «Il allait se retirer. Une lueur de gaminerie traversa de nouveau ses yeux bleus. Le Vanaboste était déjà pendu à la cloche du préau qu'il tirait à tour de bras pour convoquer tous les hôtes de l'institution. Courlet vint à moi: --«Dis donc, Morand,» interrogea-t-il, «La Pipe est toujours là?» --«Toujours», répondis-je, «mais pourquoi?» --«Parce que je veux tout de même m'être un peu payé sa bobine. Voyons. Pour aller d'ici à la Pitié, vous passez par la rue Lacépède... Tâche d'être avec lui. On rigolera. C'est le cas de dire comme sur les voitures des remplaçants: «Ça ne durera pas toujours...» --«Si tu endossais un des costumes de la pension plutôt,» lui dis-je, «et si tu restais avec nous? Vanaboste ne te dénoncera pas maintenant, ni personne. Et puisque la Commune est perdue...» --«Mes précautions sont prises,» interrompit-il. «Margot...» Et sur mon geste: «Ma foi oui, je me suis remis avec elle... Je l'ai logée dans une maison très sûre, tout près d'ici. Pas de pipelet. Il ne mangera pas le morceau. J'y serais déjà, sans toi. Mais oui. Me vois-tu laissant mon petit Morand finir, enterré tout vif?... Et puis, je te répète que je veux m'offrir le profil à Theuriot... Hein, est-ce gosse de penser à ça dans de pareils moments? J'ai bien le droit de _farcer_ un peu. J'ai risqué ma peau comme un zouave tous ces temps, ce matin encore. Et ce que les gens me dégoûtent!...» Il désignait du coin de l'œil les quatre fédérés en haillons, le fusil au poing, qui l'attendaient. «Ce que j'en ai vu de cochonneries dans cette clique!... Mais _alea jacta est_, comme dirait La Pipe. Traduction libre: _Le Pale-ale est jeté_. A tout à l'heure, mon garçon. Sois là...» Il insista en s'en allant: «Sois là!...» «Pourquoi me suis-je, dans des circonstances aussi terribles, prêté à cette sotte gaminerie? Parce que j'étais un gamin, tout simplement, avec mes dix-huit ans, et malgré ses galons, sa belle barbe blonde et sa haute taille, Courlet lui aussi n'était qu'un gamin... Bref, un quart d'heure après cette conversation, tous les Vanaboste filaient par petits paquets, pour ne pas trop se faire remarquer, du côté de la rue Lacépède. Le père Theuriot et moi formions l'arrière-garde. Nous débouchions bons derniers sur la place Mouffetard, transformée en une forteresse par une énorme barricade qui s'appuyait d'un côté sur l'entrée de la rue du Cardinal-Lemoine, et de l'autre sur l'angle de la place. On franchissait l'énorme redan par deux ouvertures, l'une ménagée à l'issue de la rue Mouffetard, l'autre qui donnait vers la rue Rollin. Tous ces détails me sont affreusement présents. Il ne se passe pas d'année que je ne retourne dans ce sinistre endroit. Des tas de pierres amoncelées auprès de ces deux brèches les combleraient à la première alerte. Nous arrivons donc, Theuriot et moi, sur la place. Nous voyons ceux des Vanaboste qui nous précédaient s'engouffrer par la première des deux ouvertures. Nous suivons le même chemin. A peine sommes-nous dans l'intérieur de la barricade que l'incorrigible Courlet surgit devant nous, dans une attitude menaçante, une main posée sur le pommeau de son sabre, la pointe du fourreau plantée en terre, la visière du képi bas sur les yeux, la bouche boudeuse, et de ses mains libres, il tirait sa barbe d'un geste irrité. Il fallait être dans le secret de la comédie pour ne pas prendre au sérieux cette mine redoutable d'un insurgé, ainsi campé sur un champ de bataille, au bruit du canon et de la fusillade. Le père Theuriot n'eut pas plus tôt aperçu cette effrayante apparition qu'il poussa un cri de terreur et se rejeta en arrière. La main du cruel mystificateur s'était déjà abattue sur l'épaule du maître d'études, et il lui disait: --«Vous voudriez nous fausser compagnie? Pas de ça, papa! Je vous parie une bonne pipe de tabac que nous allons vous faire rigoler comme un petit fou... Quel âge avez-vous, père Theuriot?...» «Le vieux chien de cour eut la force de répondre, et il était sincère, j'en suis sûr, dans ce rappel du devoir professionnel: --«Laissez-moi aller, monsieur, et rejoindre ces enfants, dont j'ai la garde.» --«Ils ne vous réclameront pas,» répliqua ironiquement le gouailleur. «Soyez bien tranquille là-dessus... Donc, vous ne voulez pas nous dire votre âge. Mais je le sais, moi: trente-neuf ans...» --«Quarante-neuf, monsieur», protesta le maître d'études qui se rappela soudain l'affreux décret par lequel la Commune enjoignait de marcher à tous les Parisiens au-dessous de quarante ans. Il répéta: «Quarante-neuf et sept mois...» --«Vous vous en expliquerez devant le conseil de guerre», dit l'implacable Courlet. «D'ici là, au bloc. Qu'on le fourre dans le petit local,» continua-t-il en s'adressant à un groupe de soldats. Il leur montrait une porte sur laquelle étaient écrits à la craie ces mots: poste de police. Avant que le pauvre diable n'eût crié: ouf, il était saisi par les épaules, et bouclé dans cette geôle improvisée. Courlet se laissa tomber sur un gros tas de pavés en s'esclaffant de son gros rire. Il tira sa montre et dit: «Deux heures?... A deux heures quinze, je lui rends la clef des champs. Blague pour blague. Il m'en a fait une en me pinçant, lorsque je rentrais à la pension par-dessus le mur, si gentiment. Je viens de lui en faire une autre, en le cueillant au passage. Nous serons quittes... Mais nous avons le temps. Nous sommes justement près de chez Margot. Elle est logée rue Gracieuse. Viens-y, que tu saches où me trouver quand je serai proscrit, comme feu Marius... C'est égal. On ne s'embête pas dans ces grands chambardements... Le tout est de ne pas y rester.» Et gaiement: «Et Bibi n'y restera pas!» IV «J'avais bien un peu de remords de laisser M. Theuriot dans une situation si précaire. Les fédérés auxquels mon camarade avait confié sa garde n'avaient pas l'air de jouer une comédie, eux, ni de prendre à la blague la révolution où ils risquaient leur peau. Je vous l'ai déjà confessé, la verve endiablée de mon ancien copain m'hypnotisait, et il ne s'agissait que d'aller à deux pas. Là, dans une vieille maison à l'aspect minable de cette vieille rue au joli nom,--elle le mérite si peu!--habitait la jeune femme pour laquelle Courlet s'était fait chasser de la pension. C'était à cause d'elle encore, afin de ne pas quitter Paris, qu'il était entré dans la Commune. Le logement de Margot se composait de quatre chambres, tenues avec une propreté bourgeoise: aux murs, des gravures encadrées qui avaient servi de primes à des journaux illustrés, des meubles achetés à tempérament, des photographies sur la cheminée, celles de la dame du lieu et de ses parents et parentes, enfin le gîte classique de la grue du quartier Latin qui a été ouvrière, mais qui rêve de devenir bourgeoise. Imaginez là dedans une créature de trente ans environ, encore jolie, quoique fanée, et qui ne pratiquait pas, elle non plus, la philosophie du mandarinat. Je comprends si bien la chose à distance: elle jouait avec Courlet à l'amour dévoué et au désintéressement. Le sauver maintenant, c'était le mariage certain, d'autant plus qu'après sa folle équipée de la Commune, il en aurait pour des années à reprendre pied dans son vrai milieu social. Mais il fallait le sauver. On était à l'heure décisive. La fille s'en rendait compte. Elle avait, dans son inquiétude, oublié de friser ses cheveux jaunes dont les mèches, amaigries déjà, étaient mal retenues par le peigne. La taille lourde et prise dans une matinée en jaconas, les pieds chaussés de larges pantoufles éculées, elle n'avait plus rien de commun avec la personne huppée, nippée, sanglée, harnachée, à qui j'avais été présenté, dans un restaurant du Quartier, un an et demi auparavant. Elle me reconnut, et ma présence chez elle lui apparut comme un gage de salut: --«Ah! monsieur Morand,» dit-elle, «vous me le ramenez. N'est-ce pas qu'il faut qu'il se cache dès à présent? Tout est perdu... Je te jure que tout est perdu, mon ami... Ah! je ne vis plus. Tous ces coups de canon me font trop battre le cœur... Maintenant, n'est-ce pas, monsieur Morand, il faut qu'il se cache maintenant! Ce soir, il sera trop tard...» --«Donne-nous toujours un verre de fine champagne, Margot,» répondit Courlet, «afin de nous soutenir. Je ne t'ai pas amené Morand pour que tu l'embêtes de gyries, mais pour qu'il sache où me trouver la semaine prochaine...» --«La semaine prochaine?» dit la fille. «Est-ce qu'il y en aura une pour toi, si tu continues?...» --«Il y en aura une,» reprit-il, «et Morand viendra tailler des bavettes avec moi ici. Pendant un temps je ne pourrai pas sortir. Et encore!... Regarde, Morand. J'ai ma malle déjà, et tout un déguisement. Je mets bas ce fourbi.» Il montrait son uniforme. «J'ai une cachette, mais là, étonnante. Je te dirai laquelle. Je me rase la barbe. Je me teins les cheveux. J'ai la fiole. Quant au petit Thiers et à ses mouchards, je suis leur mandarin, et combien!... Tu vois que nous avons des provisions. J'ai eu cette eau-de-vie à la Guerre, qui l'avait de la cave des Tuileries. Ainsi...--Et toi, Margot, embrasse ton homme. Il était venu te dire qu'il dîne ici ce soir et qu'il lâche la barricade... C'est décidé. On est dans le lac. Pas la peine de s'entêter pour se noyer. Je me suis assez bien battu pour qu'on ne dise pas que je suis un lâche...» --«Alors, tu restes?...» implora-t-elle. --«Un petit quart d'heure et je reviens,» répondit-il, sans plus bouffonner cette fois. «J'ai un dernier ordre à donner. N'est-ce pas, Morand?... Il s'agit d'un vieux gâteux à qui je viens d'en faire une bien bonne. Je te conterai ça... Allons, Margot, un bécot et à se revoir...» «Nous voilà dévalant le long de l'escalier, et nous acheminant derechef vers la barricade, et lui, derechef goguenardant: --«Elle est gentille, ma grosse Margot, pas? Ce que c'est que l'existence tout de même! Si je n'étais pas rentré chez le Vanaboste à dix heures, un soir qu'il y avait permission de minuit, et si le concierge ne me l'avait pas rappelé, en me disant: «Si tôt que ça, monsieur Courlet?» je ne me serais pas trouvé sur le trottoir, n'ayant rien à faire. Je ne serais pas entré dans ce petit café de la rue Cujas où Margot servait. Nous ne nous serions sans doute jamais rencontrés. Je n'en serais pas devenu amoureux comme une bête, et le reste... Est-ce loufoque, hein, voyons?... Et dire que tous les gars qui sont dans la Commune y sont pour des raisons aussi abracadabrantes, et ceux qui sont de l'autre côté, c'est _kif kif_, d'ailleurs... Ah! que c'est farce, tout ça, mais que c'est farce!... Tiens?... Qu'y a-t-il? Un feu de peloton?...» «Une décharge de fusils venait d'éclater dans une cour, à quelques pas de nous. Sa brusquerie était d'autant plus sinistre que le tumulte encore distant de la bataille faisait paraître silencieux ce versant de la montagne Sainte-Geneviève où nous nous trouvions. C'était le moment où les troupes régulières débouchaient du Luxembourg et attaquaient le bas de la rue Soufflot. Ce mouvement avait déterminé la retraite, par delà le Panthéon, de quelques-uns des chefs de la résistance, et leur présence le drame que le feu de peloton nous annonçait. Nous allions en apprendre le tragique détail. --«Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il donc?» répétait Courlet à deux soldats qui sortaient, le canon encore fumant, de la cour d'où s'était échappé le terrible bruit. --«Oh! pas grand'chose!» dit un des fédérés, «un bonhomme qui a essayé de sauter par la fenêtre du poste. Le général X... arrivait. Comme l'autre faisait de la rouspétance, le général a dit: Au mur, pour l'exemple... Il en a sa claque, le pèlerin. Il n'y pipera plus...» V --«Et c'était le père Theuriot que l'on venait de fusiller ainsi?» demandai-je, comme mon compagnon se taisait. --«Oui,» répondit Amédée Morand. «Vous me voyez. J'ai cinquante-sept ans. J'ai traversé des heures sévères, dans ma vie, comme tout le monde. Je n'ai jamais rien ressenti de comparable à ce que j'ai éprouvé en entrant dans cette cour, et en voyant étendu à terre, la face sur le sol, avec du sang qui engluait les pavés autour de lui, mon pauvre maître d'études, à qui un de ses anciens élèves avait voulu «en faire une bien bonne». Et il était là, lui, Courlet, livide comme le mort, s'appuyant au mur pour ne pas tomber. Oh! il ne s'agissait plus de mandarin ni de Margot, à présent. Nous demeurâmes quelques instants sans parler. Tout d'un coup, je le vis se redresser. --«Adieu, Morand,» me dit-il d'une voix toute changée: «Voilà ton chemin... Conduisez mon ami à la Pitié,» commanda-t-il à un des hommes, et, tirant son portefeuille de sa poche, il griffonna sur un papier quelques mots au crayon: «Prends ce sauf-conduit. C'est toujours plus sûr. Tu vois...» Et il montrait du geste la porte de la cour que nous avions quittée en proie à cette inexprimable horreur. --«Mais toi,» lui demandai-je, «que vas-tu faire?» --«Ce que je dois,» répondit-il d'un accent plus étouffé encore. «C'est moi, moi qui suis cause de ça!...» --«Toi?» m'écriai-je, «mais non, c'est la fatalité». --«C'est moi, te dis-je, c'est moi!» --«Citoyen,» fit le garde national qui devait me servir de guide, «la générale bat. Partons, il n'est que temps... C'est sans doute que le Panthéon va sauter...» Je suivis cet homme machinalement. Il arriva ce que vous savez. Le Panthéon ne sauta pas. Ces barbares étaient en même temps des ignorants. Ils avaient oublié d'isoler le fil qui devait mettre le feu aux poudres. La montagne Sainte-Geneviève fut prise, rue par rue, puis le Jardin des Plantes. Nous rentrâmes à la pension le même soir. Vous devinez dans quel état j'y revins. On avait logé chez nous des infirmiers. Je voulus les accompagner, à la nuit, dans la visite qu'ils firent aux cadavres de la place du Panthéon. Et là, derrière la barricade, je trouvai le corps de Courlet, étendu dans la même pose que tout à l'heure celui du père Theuriot. En proie au délire du remords, le malheureux garçon était venu se battre en désespéré et se faire tuer là. Il n'avait été coupable pourtant que d'avoir voulu badiner avec la Révolution. On badine encore moins avec la Révolution qu'avec l'Amour. Voilà pourquoi les propos des belles dames et des beaux messieurs de ce soir m'étaient intolérables. J'y retrouvais un tour d'esprit que j'ai vu mon camarade payer trop cher,--et pas lui seul.» 1907-1910. FIN TABLE DES MATIÈRES Pages AVERTISSEMENT I LA DAME QUI A PERDU SON PEINTRE 1 LA SECONDE MORT DE BROGGI-MEZZASTRIS 135 I UNE NUIT DE NOEL SOUS LA TERREUR 169 II LES COUSINS D'ADOLPHE 215 III.--Une ressemblance 221 IV.--Le venin 239 V.--Le passé 268 VI.--Daisy 285 VII.--Le dernier rôle 312 VIII.--Le père Theuriot 335 PARIS TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cie Rue Garancière, 8 A LA MÊME LIBRAIRIE OEUVRES COMPLÈTES DE PAUL BOURGET CRITIQUE. 2 volumes in-8º. *I. Essais de psychologie contemporaine. (Baudelaire, Renan, Flaubert, Taine, Stendhal, Dumas fils, Leconte de Lisle, les Goncourt, Tourguéniev, Amiel.)--Appendices. *II. Études et Portraits. ROMANS. 7 volumes in-8º. *I. Cruelle Énigme.--Un Crime d'amour.--André Cornélis. *II. Mensonges.--Physiologie de l'amour moderne. *III. Le Disciple.--Un Cœur de femme. *IV. Terre promise.--Cosmopolis. *V. Une Idylle tragique.--La Duchesse bleue. *VI. Le Luxe des autres.--Le Fantôme.--L'Eau profonde. VII. L'Étape.--Un Divorce. NOUVELLES. 4 volumes in-8º. I. L'Irréparable.--Deuxième Amour.--Profils perdus.--François Vernantes. II. Pastels.--Nouveaux Pastels. III. Recommencements.--Voyageuses.--Complications sentimentales. IV. Drames de famille.--Les Pas dans les pas. VOYAGES. 1 volume in-8º. Sensations d'Italie.--Outre-Mer. POÉSIES. 1 volume in-8º. La Vie inquiète.--Édel.--Les Aveux. _En cours de publication.--Chaque volume, 8 francs._ Les volumes précédés d'un astérisque sont en vente (avril 1910). PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--13397. *** End of this LibraryBlog Digital Book "La dame qui a perdu son peintre" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



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