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Title: Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 10
Author: Maupassant, Guy de
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 10" ***


produced from images generously made available by The
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  Au lecteur

  Cette version électronique reproduit dans son intégralité
  la version originale.

  La ponctuation n'a pas été modifiée hormis quelques corrections
  mineures.

  L'orthographe a été conservée. Seuls quelques mots ont été modifiés.
  La liste des modifications se trouve à la fin du texte.



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT



  LA PRÉSENTE ÉDITION
  DES
  ŒUVRES COMPLÈTES DE GUY DE MAUPASSANT
  A ÉTÉ TIRÉE
  PAR L'IMPRIMERIE NATIONALE
  EN VERTU D'UNE AUTORISATION
  DE M. LE GARDE DES SCEAUX
  EN DATE DU 30 JANVIER 1902.


  IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION

  100 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE LUXE

  SAVOIR:

  60 exemplaires (1 à 60) sur japon ancien.
  20 exemplaires (61 à 80) sur japon impérial.
  20 exemplaires (81 à 100) sur chine.


  _Le texte de ce volume
  est conforme à celui de l'édition originale_: MISS Harriet.
  _Paris, Victor Havard, 1884,
  avec addition de_:
  L'Orient--Un Million (_inédits_).



  ŒUVRES COMPLÈTES
  DE
  GUY DE MAUPASSANT



  MISS HARRIET

  L'ORIENT--UN MILLION


  PARIS
  LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
  17, BOULEVARD DE LA MADELEINE, 17

  MDCCCCVIII

  _Tous droits réservés._



MISS HARRIET.

  _A Madame_.....


NOUS étions sept dans le break, quatre femmes et trois hommes, dont un
sur le siège à côté du cocher, et nous montions, au pas des chevaux, la
grande côte où serpentait la route.

Partis d'Étretat dès l'aurore, pour aller visiter les ruines de
Tancarville, nous somnolions encore, engourdis dans l'air frais du
matin. Les femmes surtout, peu accoutumées à ces réveils de chasseurs,
laissaient à tout moment retomber leurs paupières, penchaient la tête
ou bien bâillaient, insensibles à l'émotion du jour levant.

C'était l'automne. Des deux côtés du chemin les champs dénudés
s'étendaient, jaunis par le pied court des avoines et des blés fauchés
qui couvraient le sol comme une barbe mal rasée. La terre embrumée
semblait fumer. Des alouettes chantaient en l'air, d'autres oiseaux
pépiaient dans les buissons.

Le soleil enfin se leva devant nous, tout rouge au bord de l'horizon;
et, à mesure qu'il montait, plus clair de minute en minute, la campagne
paraissait s'éveiller, sourire, se secouer, et ôter, comme une fille
qui sort du lit, sa chemise de vapeurs blanches.

Le comte d'Étraille, assis sur le siège, cria: «Tenez, un lièvre», et
il étendait le bras vers la gauche, indiquant une pièce de trèfle.
L'animal filait, presque caché par ce champ, montrant seulement ses
grandes oreilles; puis il détala à travers un labouré, s'arrêta,
repartit d'une course folle, changea de direction, s'arrêta de nouveau,
inquiet, épiant tout danger, indécis sur la route à prendre; puis il se
remit à courir avec de grands sauts de l'arrière-train, et il disparut
dans un large carré de betteraves. Tous les hommes s'éveillèrent,
suivant la marche de la bête.

René Lemanoir prononça: «Nous ne sommes pas galants, ce matin», et
regardant sa voisine, la petite baronne de Sérennes, qui luttait contre
le sommeil, il lui dit à mi-voix: «Vous pensez à votre mari, baronne.
Rassurez-vous, il ne revient que samedi. Vous avez encore quatre
jours.»

Elle répondit avec un sourire endormi: «Que vous êtes bête!» Puis,
secouant sa torpeur, elle ajouta: «Voyons, dites-nous quelque chose
pour nous faire rire. Vous, monsieur Chenal, qui passez pour avoir eu
plus de bonnes fortunes que le duc de Richelieu, racontez une histoire
d'amour qui vous soit arrivée, ce que vous voudrez.»

Léon Chenal, un vieux peintre qui avait été très beau, très fort, très
fier de son physique, et très aimé, prit dans sa main sa longue barbe
blanche et sourit, puis, après quelques moments de réflexion, il devint
grave tout à coup.

«Ce ne sera pas gai, mesdames; je vais vous raconter le plus lamentable
amour de ma vie. Je souhaite à mes amis de n'en point inspirer de
semblable.»


I

J'avais alors vingt-cinq ans et je faisais le rapin le long des côtes
normandes.

J'appelle «faire le rapin», ce vagabondage sac au dos, d'auberge en
auberge, sous prétexte d'études et de paysages sur nature. Je ne sais
rien de meilleur que cette vie errante, au hasard. On est libre, sans
entraves d'aucune sorte, sans soucis, sans préoccupations, sans penser
même au lendemain. On va par le chemin qui vous plaît, sans autre
guide que sa fantaisie, sans autre conseiller que le plaisir des yeux.
On s'arrête parce qu'un ruisseau vous a séduit, parce qu'on sentait
bon les pommes de terre frites devant la porte d'un hôtelier. Parfois
c'est un parfum de clématite qui a décidé votre choix, ou l'œillade
naïve d'une fille d'auberge. N'ayez point de mépris pour ces rustiques
tendresses. Elles ont une âme et des sens aussi, ces filles, et des
joues fermes et des lèvres fraîches; et leur baiser violent est fort
et savoureux comme un fruit sauvage. L'amour a toujours du prix, d'où
qu'il vienne. Un cœur qui bat quand vous paraissez, un œil qui pleure
quand vous partez, sont des choses si rares, si douces, si précieuses,
qu'il ne les faut jamais mépriser.

J'ai connu les rendez-vous dans les fossés pleins de primevères,
derrière l'étable où dorment les vaches, et sur la paille des greniers
encore tièdes de la chaleur du jour. J'ai des souvenirs de grosse toile
grise sur des chairs élastiques et rudes, et des regrets de naïves et
franches caresses, plus délicates en leur brutalité sincère, que les
subtils plaisirs obtenus de femmes charmantes et distinguées.

Mais ce qu'on aime surtout dans ces courses à l'aventure, c'est la
campagne, les bois, les levers de soleil, les crépuscules, les clairs
de lune. Ce sont, pour les peintres, des voyages de noce avec la terre.
On est seul tout près d'elle dans ce long rendez-vous tranquille. On se
couche dans une prairie, au milieu des marguerites et des coquelicots,
et, les yeux ouverts, sous une claire tombée de soleil, on regarde au
loin le petit village avec son clocher pointu qui sonne midi.

On s'assied au bord d'une source qui sort au pied d'un chêne, au
milieu d'une chevelure d'herbes frêles, hautes, luisantes de vie. On
s'agenouille, on se penche, on boit cette eau froide et transparente
qui vous mouille la moustache et le nez, on la boit avec un plaisir
physique, comme si on baisait la source, lèvre à lèvre. Parfois, quand
on rencontre un trou, le long de ces minces cours d'eau, on s'y plonge,
tout nu, et on sent sur sa peau, de la tête aux pieds, comme une
caresse glacée et délicieuse, le frémissement du courant vif et léger.

On est gai sur la colline, mélancolique au bord des étangs, exalté
lorsque le soleil se noie dans un océan de nuages sanglants et qu'il
jette aux rivières des reflets rouges. Et, le soir, sous la lune qui
passe au fond du ciel, on songe à mille choses singulières qui ne vous
viendraient point à l'esprit sous la brûlante clarté du jour.

Donc, en errant ainsi par ce pays même où nous sommes cette année,
j'arrivai un soir au petit village de Bénouville, sur la falaise, entre
Yport et Étretat. Je venais de Fécamp en suivant la côte, la haute côte
droite comme une muraille, avec ses saillies de rochers crayeux tombant
à pic dans la mer. J'avais marché depuis le matin sur ce gazon ras,
fin et souple comme un tapis qui pousse au bord de l'abîme sous le
vent salé du large. Et, chantant à plein gosier, allant à grands pas,
regardant tantôt la fuite lente et arrondie d'une mouette promenant sur
le ciel bleu la courbe blanche de ses ailes, tantôt, sur la mer verte,
la voile brune d'une barque de pêche, j'avais passé un jour heureux
d'insouciance et de liberté.

On m'indiqua une petite ferme où on logeait des voyageurs, sorte
d'auberge tenue par une paysanne au milieu d'une cour normande entourée
d'un double rang de hêtres.

Quittant la falaise, je gagnai donc le hameau enfermé dans ses grands
arbres et je me présentai chez la mère Lecacheur.

C'était une vieille campagnarde ridée, sévère, qui semblait toujours
recevoir les pratiques à contre-cœur, avec une sorte de méfiance.

Nous étions en mai; les pommiers épanouis couvraient la cour d'un toit
de fleurs parfumées, semaient incessamment une pluie tournoyante de
folioles roses qui tombaient sans fin sur les gens et sur l'herbe.

Je demandai: «Eh bien, madame Lecacheur, avez-vous une chambre pour
moi?»

Étonnée de voir que je savais son nom, elle répondit: «C'est selon,
tout est loué. On pourrait voir tout de même.»

En cinq minutes nous fûmes d'accord, et je déposai mon sac sur le sol
de terre d'une pièce rustique, meublée d'un lit, de deux chaises, d'une
table et d'une cuvette. Elle donnait dans la cuisine, grande, enfumée,
où les pensionnaires prenaient leurs repas avec les gens de la ferme et
la patronne, qui était veuve.

Je me lavai les mains, puis je ressortis. La vieille faisait fricasser
un poulet pour le dîner dans sa large cheminée où pendait la
crémaillère noire de fumée.

--«Vous avez donc des voyageurs en ce moment?» lui dis-je.

Elle répondit, de son air mécontent: «J'ons eune dame, une Anglaise
d'âge. Alle occupe l'autre chambre.»

J'obtins, moyennant une augmentation de cinq sols par jour, le droit de
manger seul dans la cour quand il ferait beau.

On mit donc mon couvert devant la porte, et je commençai à dépecer à
coups de dents les membres maigres de la poule normande en buvant du
cidre clair et en mâchant du gros pain blanc, vieux de quatre jours,
mais excellent.

Tout à coup la barrière de bois qui donnait sur le chemin s'ouvrit,
et une étrange personne se dirigea vers la maison. Elle était très
maigre, très grande, tellement serrée dans un châle écossais à carreaux
rouges, qu'on l'eût crue privée de bras si on n'avait vu une longue
main paraître à la hauteur des hanches, tenant une ombrelle blanche
de touriste. Sa figure de momie, encadrée de boudins de cheveux gris
roulés, qui sautillaient à chacun de ses pas, me fit penser, je ne
sais pourquoi, à un hareng saur qui aurait porté des papillotes. Elle
passa devant moi vivement, en baissant les yeux, et s'enfonça dans la
chaumière.

Cette singulière apparition m'égaya; c'était ma voisine assurément,
l'Anglaise d'âge dont avait parlé notre hôtesse.

Je ne la revis pas ce jour-là. Le lendemain, comme je m'étais installé
pour peindre au fond de ce vallon charmant que vous connaissez et qui
descend jusqu'à Étretat, j'aperçus, en levant les yeux tout à coup,
quelque chose de singulier dressé sur la crête du coteau; on eût dit un
mât pavoisé. C'était elle. En me voyant elle disparut.

Je rentrai à midi pour déjeuner et je pris place à la table commune,
afin de faire connaissance avec cette vieille originale. Mais elle ne
répondit pas à mes politesses, insensible même à mes petits soins. Je
lui versais de l'eau avec obstination, je lui passais les plats avec
empressement. Un léger mouvement de tête, presque imperceptible, et un
mot anglais murmuré si bas que je ne l'entendais point, étaient ses
seuls remerciements.

Je cessai de m'occuper d'elle, bien qu'elle inquiétât ma pensée.

Au bout de trois jours j'en savais sur elle aussi long que Mme
Lecacheur elle-même.

Elle s'appelait miss Harriet. Cherchant un village perdu pour y passer
l'été, elle s'était arrêtée à Bénouville, six semaines auparavant,
et ne semblait point disposée à s'en aller. Elle ne parlait jamais
à table, mangeait vite, tout en lisant un petit livre de propagande
protestante. Elle en distribuait à tout le monde, de ces livres. Le
curé lui-même en avait reçu quatre apportés par un gamin moyennant
deux sous de commission. Elle disait quelquefois à notre hôtesse,
tout à coup, sans que rien préparât cette déclaration: «Je aimé le
Seigneur plus que tout; je le admiré dans toute son création, je le
adoré dans toute son nature, je le pôrté toujours dans mon cœur.» Et
elle remettait aussitôt à la paysanne interdite une de ses brochures
destinées à convertir l'univers.

Dans le village on ne l'aimait point. L'instituteur ayant déclaré:
«C'est une athée», une sorte de réprobation pesait sur elle. Le curé,
consulté par Mme Lecacheur, répondit: «C'est une hérétique, mais Dieu
ne veut pas la mort du pécheur, et je la crois une personne d'une
moralité parfaite.»

Ces mots «Athée--Hérétique», dont on ignorait le sens précis, jetaient
des doutes dans les esprits. On prétendait en outre que l'Anglaise
était riche et qu'elle avait passé sa vie à voyager dans tous les pays
du monde, parce que sa famille l'avait chassée. Pourquoi sa famille
l'avait-elle chassée? A cause de son impiété naturellement.

C'était, en vérité, une de ces exaltées à principes, une de ces
puritaines opiniâtres comme l'Angleterre en produit tant, une de ces
vieilles et bonnes filles insupportables qui hantent toutes les tables
d'hôte de l'Europe, gâtent l'Italie, empoisonnent la Suisse, rendent
inhabitables les villes charmantes de la Méditerranée, apportent
partout leurs manies bizarres, leurs mœurs de vestales pétrifiées,
leurs toilettes indescriptibles et une certaine odeur de caoutchouc qui
ferait croire qu'on les glisse, la nuit, dans un étui.

Quand j'en apercevais une dans un hôtel, je me sauvais comme les
oiseaux qui voient un mannequin dans un champ.

Celle-là cependant me paraissait tellement singulière qu'elle ne me
déplaisait point.

Mme Lecacheur, hostile par instinct à tout ce qui n'était pas paysan,
sentait en son esprit borné une sorte de haine pour les allures
extatiques de la vieille fille. Elle avait trouvé un terme pour la
qualifier, un terme méprisant assurément, venu je ne sais comment sur
ses lèvres, appelé par je ne sais quel confus et mystérieux travail
d'esprit. Elle disait: «C'est une démoniaque». Et ce mot, collé sur cet
être austère et sentimental, me semblait d'un irrésistible comique. Je
ne l'appelais plus moi-même que «la démoniaque», éprouvant un plaisir
drôle à prononcer tout haut ces syllabes en l'apercevant.

Je demandais à la mère Lecacheur: «Eh bien, qu'est-ce que fait notre
démoniaque aujourd'hui?»

Et la paysanne répondait d'un air scandalisé:

--«Croiriez-vous, monsieur, qu'all' a ramassé un crapaud dont on avait
pilé la patte, et qu'all' l'a porté dans sa chambre, et qu'all' l'a mis
dans sa cuvette et qu'all'y met un pansage comme à un homme. Si c'est
pas une profanation!»

Une autre fois, en se promenant au pied de la falaise, elle avait
acheté un gros poisson qu'on venait de pêcher, rien que pour le rejeter
à la mer. Et le matelot, bien que payé largement, l'avait injuriée
à profusion, plus exaspéré que si elle lui eût pris son argent dans
sa poche. Après un mois il ne pouvait encore parler de cela sans se
mettre en fureur et sans crier des outrages. Oh, oui! c'était bien une
démoniaque, miss Harriet, la mère Lecacheur avait eu une inspiration de
génie en la baptisant ainsi.

Le garçon d'écurie, qu'on appelait Sapeur parce qu'il avait servi en
Afrique dans son jeune temps, nourrissait d'autres opinions. Il disait
d'un air malin: «Ça est une ancienne qu'a fait son temps.»

Si la pauvre fille avait su?

La petite bonne Céleste ne la servait pas volontiers, sans que
j'eusse pu comprendre pourquoi. Peut-être uniquement parce qu'elle
était étrangère, d'une autre race, d'une autre langue, et d'une autre
religion. C'était une démoniaque enfin!

Elle passait son temps à errer par la campagne, cherchant et adorant
Dieu dans la nature. Je la trouvai, un soir, à genoux dans un buisson.
Ayant distingué quelque chose de rouge à travers les feuilles,
j'écartai les branches, et miss Harriet se dressa, confuse d'avoir été
vue ainsi, fixant sur moi des yeux effarés comme ceux des chats-huants
surpris en plein jour.

Parfois, quand je travaillais dans les rochers, je l'apercevais tout
à coup sur le bord de la falaise, pareille à un signal de sémaphore.
Elle regardait passionnément la vaste mer dorée de lumière et le
grand ciel empourpré de feu. Parfois je la distinguais au fond d'un
vallon, marchant vite, de son pas élastique d'Anglaise; et j'allais
vers elle, attiré je ne sais par quoi, uniquement pour voir son visage
d'illuminée, son visage sec, indicible, content d'une joie intérieure
et profonde.

Souvent aussi je la rencontrais au coin d'une ferme, assise sur
l'herbe, sous l'ombre d'un pommier, avec son petit livre biblique
ouvert sur les genoux, et le regard flottant au loin.

Car je ne m'en allais plus, attaché dans ce pays calme par mille liens
d'amour pour ses larges et doux paysages. J'étais bien dans cette ferme
ignorée, loin de tout, près de la Terre, de la bonne, saine, belle et
verte terre que nous engraisserons nous-mêmes de notre corps, un jour.
Et peut-être, faut-il l'avouer, un rien de curiosité aussi me retenait
chez la mère Lecacheur. J'aurais voulu connaître un peu cette étrange
miss Harriet et savoir ce qui se passe dans les âmes solitaires de ces
vieilles Anglaises errantes.


II

Nous fîmes connaissance assez singulièrement. Je venais d'achever une
étude qui me paraissait crâne, et qui l'était. Elle fut vendue dix
mille francs quinze ans plus tard. C'était plus simple d'ailleurs que
deux et deux font quatre et en dehors des règles académiques. Tout
le côté droit de ma toile représentait une roche, une énorme roche à
verrues, couverte de varechs bruns, jaunes et rouges, sur qui le soleil
coulait comme de l'huile. La lumière, sans qu'on vît l'astre caché
derrière moi, tombait sur la pierre et la dorait de feu. C'était ça. Un
premier plan étourdissant de clarté, enflammé, superbe.

A gauche la mer, pas la mer bleue, la mer d'ardoise, mais la mer de
jade, verdâtre, laiteuse et dure aussi sous le ciel foncé.

J'étais tellement content de mon travail que je dansais en le
rapportant à l'auberge. J'aurais voulu que le monde entier le vît
tout de suite. Je me rappelle que je le montrai à une vache au bord du
sentier, en lui criant:

«Regarde ça, ma vieille. Tu n'en verras pas souvent de pareilles.»

En arrivant devant la maison, j'appelai aussitôt la mère Lecacheur en
braillant à tue-tête:

«Ohé! ohé! La patronne, amenez-vous et pigez-moi ça.»

La paysanne arriva et considéra mon œuvre de son œil stupide qui ne
distinguait rien, qui ne voyait même pas si cela représentait un bœuf
ou une maison.

Miss Harriet rentrait, et elle passait derrière moi juste au moment
où, tenant ma toile à bout de bras, je la montrais à l'aubergiste. La
démoniaque ne put pas ne pas la voir, car j'avais soin de présenter la
chose de telle sorte qu'elle n'échappât point à son œil. Elle s'arrêta
net, saisie, stupéfaite. C'était sa roche, paraît-il, celle où elle
grimpait pour rêver à son aise.

Elle murmura un «Aoh!» britannique si accentué et si flatteur, que je
me tournai vers elle en souriant; et je lui dis:

--C'est ma dernière étude, mademoiselle.

Elle murmura, extasiée, comique et attendrissante:

--«Oh! monsieur, vô comprené le nature d'une fâçon palpitante.»

Je rougis, ma foi, plus ému par ce compliment que s'il fût venu d'une
reine. J'étais séduit, conquis, vaincu. Je l'aurais embrassée, parole
d'honneur!

Je m'assis à table à côté d'elle, comme toujours. Pour la première fois
elle parla, continuant à haute voix sa pensée: «Oh! j'aimé tant le
nature!»

Je lui offris du pain, de l'eau, du vin. Elle acceptait maintenant avec
un petit sourire de momie. Et je commençai à causer paysage.

Après le repas, nous étant levés ensemble, nous nous mîmes à marcher
à travers la cour; puis, attiré sans doute par l'incendie formidable
que le soleil couchant allumait sur la mer, j'ouvris la barrière qui
donnait vers la falaise, et nous voilà partis côte à côte, contents
comme deux personnes qui viennent de se comprendre et de se pénétrer.

C'était un soir tiède, amolli, un de ces soirs de bien-être où la chair
et l'esprit sont heureux. Tout est jouissance et tout est charme.
L'air tiède, embaumé, plein de senteurs d'herbes et de senteurs
d'algues, caresse l'odorat de son parfum sauvage, caresse le palais
de sa saveur marine, caresse l'esprit de sa douceur pénétrante. Nous
allions maintenant au bord de l'abîme, au-dessus de la vaste mer qui
roulait, à cent mètres sous nous, ses petits flots. Et nous buvions, la
bouche ouverte et la poitrine dilatée, ce souffle frais qui avait passé
l'Océan et qui nous glissait sur la peau, lent et salé par le long
baiser des vagues.

Serrée dans son châle à carreaux, l'air inspiré, les dents au vent,
l'Anglaise regardait l'énorme soleil s'abaisser vers la mer. Devant
nous, là-bas, là-bas, à la limite de la vue, un trois-mâts couvert de
voiles dessinait sa silhouette sur le ciel enflammé, et un vapeur, plus
proche, passait en déroulant sa fumée qui laissait derrière lui un
nuage sans fin traversant tout l'horizon.

Le globe rouge descendait toujours, lentement. Et bientôt il toucha
l'eau, juste derrière le navire immobile qui apparut, comme dans un
cadre de feu, au milieu de l'astre éclatant. Il s'enfonçait peu à
peu, dévoré par l'Océan. On le voyait plonger, diminuer, disparaître.
C'était fini. Seul le petit bâtiment montrait toujours son profil
découpé sur le fond d'or du ciel lointain.

Miss Harriet contemplait d'un regard passionné la fin flamboyante du
jour. Et elle avait certes une envie immodérée d'étreindre le ciel, la
mer, tout l'horizon.

Elle murmura: «Aoh! J'aimé... j'aimé... j'aimé...» Je vis une larme
dans son œil. Elle reprit: «Je vôdré être une petite oiseau pour
m'envolé dans le firmament.»

Et elle restait debout, comme je l'avais vue souvent, piquée sur la
falaise, rouge aussi dans son châle de pourpre. J'eus envie de la
croquer sur mon album. On eût dit la caricature de l'extase.

Je me retournai pour ne pas sourire.

Puis je lui parlai peinture, comme j'aurais fait à un camarade, notant
les tons, les valeurs, les vigueurs, avec des termes du métier.
Elle m'écoutait attentivement, comprenant, cherchant à deviner le
sens obscur des mots, à pénétrer ma pensée. De temps en temps elle
prononçait: «Oh! je comprené, je comprené. C'été très palpitante.»

Nous rentrâmes.

Le lendemain, en m'apercevant, elle vint vivement me tendre la main. Et
nous fûmes amis tout de suite.

C'était une brave créature qui avait une sorte d'âme à ressorts,
partant par bonds dans l'enthousiasme. Elle manquait d'équilibre, comme
toutes les femmes restées filles à cinquante ans. Elle semblait confite
dans une innocence surie; mais elle avait gardé au cœur quelque chose
de très jeune, d'enflammé. Elle aimait la nature et les bêtes, de
l'amour exalté, fermenté comme une boisson trop vieille, de l'amour
sensuel qu'elle n'avait point donné aux hommes.

Il est certain que la vue d'une chienne allaitant, d'une jument courant
dans un pré avec son poulain dans les jambes, d'un nid d'oiseau plein
de petits, piaillant, le bec ouvert, la tête énorme, le corps tout nu,
la faisait palpiter d'une émotion exagérée.

Pauvres êtres solitaires, errants et tristes des tables d'hôte, pauvres
êtres ridicules et lamentables, je vous aime depuis que j'ai connu
celui-là!

Je m'aperçus bientôt qu'elle avait quelque chose à me dire, mais elle
n'osait point, et je m'amusais de sa timidité. Quand je partais, le
matin, avec ma boîte sur le dos, elle m'accompagnait jusqu'au bout
du village, muette, visiblement anxieuse et cherchant ses mots pour
commencer. Puis elle me quittait brusquement et s'en allait vite, de
son pas sautillant.

Un jour enfin elle prit courage: «Je vôdré voir vô comment vô faites le
peinture? Volé vô? Je été très curieux». Et elle rougissait comme si
elle eût prononcé des paroles extrêmement audacieuses.

Je l'emmenai au fond du Petit-Val, où je commençais une grande étude.

Elle resta debout derrière moi, suivant tous mes gestes avec une
attention concentrée.

Puis soudain, craignant peut-être de me gêner, elle me dit «Merci» et
s'en alla.

Mais en peu de temps elle devint plus familière et elle se mit à
m'accompagner chaque jour avec un plaisir visible. Elle apportait sous
son bras son pliant, ne voulant point permettre que je le prisse, et
elle s'asseyait à mon côté. Elle demeurait là pendant des heures,
immobile et muette, suivant de l'œil le bout de mon pinceau dans tous
ses mouvements. Quand j'obtenais, par une large plaque de couleur posée
brusquement avec le couteau, un effet juste et inattendu, elle poussait
malgré elle un petit «Aoh» d'étonnement, de joie et d'admiration. Elle
avait un sentiment de respect attendri pour mes toiles, de respect
presque religieux pour cette reproduction humaine d'une parcelle de
l'œuvre divine. Mes études lui apparaissaient comme des sortes de
tableaux de sainteté; et parfois elle me parlait de Dieu, essayant de
me convertir.

Oh! c'était un drôle de bonhomme que son bon Dieu, une sorte de
philosophe de village, sans grands moyens et sans grande puissance, car
elle se le figurait toujours désolé des injustices commises sous ses
yeux--comme s'il n'avait pas pu les empêcher.

Elle était, d'ailleurs, en termes excellents avec lui, paraissant
même confidente de ses secrets et de ses contrariétés. Elle disait:
«Dieu veut» ou «Dieu ne veut pas» comme un sergent qui annoncerait au
conscrit que: «Le colonel il a ordonné.»

Elle déplorait du fond du cœur mon ignorance des intentions célestes
qu'elle s'efforçait de me révéler; et je trouvais chaque jour dans
mes poches, dans mon chapeau quand je le laissais par terre, dans ma
boîte à couleurs, dans mes souliers cirés devant ma porte au matin, ces
petites brochures de piété qu'elle recevait sans doute directement du
Paradis.

Je la traitais comme une ancienne amie, avec une franchise cordiale.
Mais je m'aperçus bientôt que ses allures avaient un peu changé. Je n'y
pris pas garde dans les premiers temps.

Quand je travaillais, soit au fond de mon vallon, soit dans quelque
chemin creux, je la voyais soudain paraître, arrivant de sa marche
rapide et scandée. Elle s'asseyait brusquement, essoufflée comme si
elle eût couru ou comme si quelque émotion profonde l'agitait. Elle
était fort rouge, de ce rouge anglais qu'aucun autre peuple ne possède;
puis, sans raison, elle pâlissait, devenait couleur de terre et
semblait près de défaillir. Peu à peu cependant je la voyais reprendre
sa physionomie ordinaire et elle se mettait à parler.

Puis, tout à coup, elle laissait une phrase au milieu, se levait et se
sauvait si vite et si étrangement que je cherchais si je n'avais rien
fait qui pût lui déplaire ou la blesser.

Enfin je pensai que ce devaient être là ses allures normales, un peu
modifiées sans doute en mon honneur dans les premiers temps de notre
connaissance.

Quand elle rentrait à la ferme après des heures de marche sur la côte
battue du vent, ses longs cheveux tordus en spirales s'étaient souvent
déroulés et pendaient comme si leur ressort eût été cassé. Elle ne s'en
inquiétait guère, autrefois, et s'en venait dîner sans gêne, dépeignée
ainsi par sa sœur la brise.

Maintenant elle montait dans sa chambre pour rajuster ce que j'appelais
ses verres de lampe; et quand je lui disais avec une galanterie
familière qui la scandalisait toujours: «Vous êtes belle comme un astre
aujourd'hui, miss Harriet», un peu de sang lui montait aussitôt aux
joues, du sang de jeune fille, du sang de quinze ans.

Puis elle redevint tout à fait sauvage et cessa de venir me voir
peindre. Je pensai: «C'est une crise, cela se passera.» Mais cela ne se
passait point. Quand je lui parlais, maintenant, elle me répondait,
soit avec une indifférence affectée, soit avec une irritation sourde.
Et elle avait des brusqueries, des impatiences, des nerfs. Je ne
l'apercevais qu'aux repas et nous ne causions plus guère. Je pensai
vraiment que je l'avais froissée en quelque chose; et je lui demandai
un soir: «Miss Harriet, pourquoi n'êtes-vous plus avec moi comme
autrefois? Qu'est-ce que j'ai fait pour vous déplaire? Vous me causez
beaucoup de peine!»

Elle répondit, avec un accent de colère tout à fait drôle: «J'été
toujours avec vô le même qu'autrefois. Ce n'été pas vrai, pas vrai», et
elle courut s'enfermer dans sa chambre.

Elle me regardait par moments d'une étrange façon. Je me suis dit
souvent depuis ce temps que les condamnés à mort doivent regarder ainsi
quand on leur annonce le dernier jour. Il y avait dans son œil une
espèce de folie, une folie mystique et violente; et autre chose encore,
une fièvre, un désir exaspéré, impatient et impuissant de l'irréalisé
et de l'irréalisable! Et il me semblait qu'il y avait aussi en elle un
combat où son cœur luttait contre une force inconnue qu'elle voulait
dompter, et peut-être encore autre chose... Que sais-je? que sais-je?


III

Ce fut vraiment une singulière révélation.

Depuis quelque temps je travaillais chaque matin, dès l'aurore, à un
tableau dont voici le sujet:

Un ravin profond, encaissé, dominé par deux talus de ronces et d'arbres
s'allongeait, perdu, noyé dans cette vapeur laiteuse, dans cette ouate
qui flotte parfois sur les vallons, au lever du jour. Et tout au fond
de cette brume épaisse et transparente, on voyait venir, ou plutôt on
devinait, un couple humain, un gars et une fille, embrassés, enlacés,
elle la tête levée vers lui, lui penché vers elle, et bouche à bouche.

Un premier rayon de soleil, glissant entre les branches, traversait
ce brouillard d'aurore, l'illuminait d'un reflet rose derrière les
rustiques amoureux, faisait passer leurs ombres vagues dans une clarté
argentée. C'était bien, ma foi, fort bien.

Je travaillais dans la descente qui mène au petit val d'Étretat.
J'avais par chance, ce matin-là, la buée flottante qu'il me fallait.

Quelque chose se dressa devant moi, comme un fantôme, c'était miss
Harriet. En me voyant elle voulut fuir. Mais je l'appelai, criant:
«Venez, venez donc, mademoiselle, j'ai un petit tableau pour vous.»

Elle s'approcha, comme à regret. Je lui tendis mon esquisse. Elle
ne dit rien, mais elle demeura longtemps immobile à regarder, et
brusquement elle se mit à pleurer. Elle pleurait avec des spasmes
nerveux comme les gens qui ont beaucoup lutté contre les larmes, et qui
ne peuvent plus, qui s'abandonnent en résistant encore. Je me levai
d'une secousse, ému moi-même de ce chagrin que je ne comprenais pas,
et je lui pris les mains par un mouvement d'affection brusque, un vrai
mouvement de Français qui agit plus vite qu'il ne pense.

Elle laissa quelques secondes ses mains dans les miennes, et je les
sentis frémir comme si tous ses nerfs se fussent tordus. Puis elle les
retira brusquement, ou plutôt, les arracha.

Je l'avais reconnu, ce frisson-là, pour l'avoir déjà senti; et rien ne
m'y tromperait. Ah! le frisson d'amour d'une femme, qu'elle ait quinze
ou cinquante ans, qu'elle soit du peuple ou du monde, me va si droit au
cœur que je n'hésite jamais à le comprendre.

Tout son pauvre être avait tremblé, vibré, défailli. Je le savais. Elle
s'en alla sans que j'eusse dit un mot, me laissant surpris comme devant
un miracle, et désolé comme si j'eusse commis un crime.

Je ne rentrai pas pour déjeuner. J'allai faire un tour au bord de la
falaise, ayant autant envie de pleurer que de rire, trouvant l'aventure
comique et déplorable, me sentant ridicule et la jugeant malheureuse à
devenir folle.

Je me demandais ce que je devais faire.

Je jugeai que je n'avais plus qu'à partir, et j'en pris tout de suite
la résolution.

Après avoir vagabondé jusqu'au dîner, un peu triste, un peu rêveur, je
rentrai à l'heure de la soupe.

On se mit à table comme de coutume. Miss Harriet était là, mangeait
gravement, sans parler à personne et sans lever les yeux. Elle avait
d'ailleurs son visage et son allure ordinaires.

J'attendis la fin du repas, puis, me tournant vers la patronne: «Eh
bien, madame Lecacheur, je ne vais pas tarder à vous quitter.»

La bonne femme, surprise et chagrine, s'écria de sa voix traînante:
«Qué qu' vous dites là, mon brave monsieur? vous allez nous quitter!
J'étions si bien accoutumés à vous!»

Je regardais de loin Miss Harriet; sa figure n'avait point tressailli.
Mais Céleste, la petite bonne, venait de lever les yeux vers moi.
C'était une grosse fille de dix-huit ans, rougeaude, fraîche, forte
comme un cheval, et propre, chose rare. Je l'embrassais quelquefois
dans les coins, par habitude de coureur d'auberges, et rien de plus.

Et le dîner s'acheva.

J'allai fumer ma pipe sous les pommiers, en marchant de long en large,
d'un bout à l'autre de la cour. Toutes les réflexions que j'avais
faites dans le jour, l'étrange découverte du matin, cet amour grotesque
et passionné attaché à moi, des souvenirs venus à la suite de cette
révélation, des souvenirs charmants et troublants, peut-être aussi ce
regard de servante levé sur moi à l'annonce de mon départ, tout cela
mêlé, combiné, me mettait maintenant une humeur gaillarde au corps, un
picotement de baisers sur les lèvres, et, dans les veines, ce je ne
sais quoi qui pousse à faire des bêtises.

La nuit venait, glissant son ombre sous les arbres, et j'aperçus
Céleste qui s'en allait fermer le poulailler de l'autre côté de
l'enclos. Je m'élançai, courant à pas si légers qu'elle n'entendit
rien, et comme elle se relevait, après avoir baissé la petite trappe
par où entrent et sortent les poules, je la saisis à pleins bras,
jetant sur sa figure large et grasse une grêle de caresses. Elle se
débattait, riant tout de même, accoutumée à cela.

Pourquoi l'ai-je lâchée vivement? Pourquoi me suis-je retourné d'une
secousse? Comment ai-je senti quelqu'un derrière moi?

C'était Miss Harriet qui rentrait, et qui nous avait vus, et qui
restait immobile comme en face d'un spectre. Puis elle disparut dans la
nuit.

Je revins honteux, troublé, plus désespéré d'avoir été surpris ainsi
par elle que si elle m'avait trouvé commettant quelque acte criminel.

Je dormis mal, énervé à l'excès, hanté de pensées tristes. Il me sembla
entendre pleurer. Je me trompais sans doute. Plusieurs fois aussi je
crus qu'on marchait dans la maison et qu'on ouvrait la porte du dehors.

Vers le matin, la fatigue m'accablant, le sommeil enfin me saisit. Je
m'éveillai tard et ne me montrai que pour déjeuner, confus encore, ne
sachant quelle contenance garder.

On n'avait point aperçu Miss Harriet. On l'attendit; elle ne parut pas.
La mère Lecacheur entra dans sa chambre, l'Anglaise était partie. Elle
avait même dû sortir dès l'aurore, comme elle sortait souvent, pour
voir se lever le soleil.

On ne s'en étonna point et on se mit à manger en silence.

Il faisait chaud, très chaud, c'était un de ces jours brûlants et
lourds où pas une feuille ne remue. On avait tiré la table dehors,
sous un pommier; et de temps en temps Sapeur allait remplir au cellier
la cruche au cidre, tant on buvait. Céleste apportait les plats de la
cuisine, un ragoût de mouton aux pommes de terre, un lapin sauté et
une salade. Puis elle posa devant nous une assiette de cerises, les
premières de la saison.

Voulant les laver et les rafraîchir, je priai la petite bonne d'aller
me tirer un seau d'eau bien froide.

Elle revint au bout de cinq minutes en déclarant que le puits était
tari. Ayant laissé descendre toute la corde, le seau avait touché le
fond, puis il était remonté vide. La mère Lecacheur voulut se rendre
compte par elle-même, et s'en alla regarder dans le trou. Elle revint
en annonçant qu'on voyait bien quelque chose dans son puits, quelque
chose qui n'était pas naturel. Un voisin sans doute y avait jeté des
bottes de paille, par vengeance.

Je voulus aussi regarder, espérant que je saurais mieux distinguer, et
je me penchai sur le bord. J'aperçus vaguement un objet blanc. Mais
quoi? J'eus alors l'idée de descendre une lanterne au bout d'une corde.
La lueur jaune dansait sur les parois de pierre, s'enfonçant peu à
peu. Nous étions tous les quatre inclinés sur l'ouverture, Sapeur et
Céleste nous ayant rejoints. La lanterne s'arrêta au-dessus d'une masse
indistincte, blanche et noire, singulière, incompréhensible. Sapeur
s'écria:

«C'est un cheval. Je vé le sabot. Y s'ra tombé c'te nuit après s'avoir
écapé du pré.»

Mais soudain, je frissonnai jusqu'aux moelles. Je venais de reconnaître
un pied, puis une jambe dressée; le corps entier et l'autre jambe
disparaissaient sous l'eau.

Je balbutiai, très bas, et tremblant si fort que la lanterne dansait
éperdument au-dessus du soulier:

--C'est une femme qui... qui... qui est là dedans... c'est miss Harriet.

Sapeur seul ne sourcilla pas. Il en avait vu bien d'autres en Afrique!

La mère Lecacheur et Céleste se mirent à pousser des cris perçants, et
elles s'enfuirent en courant.

Il fallut faire le sauvetage de la morte. J'attachai solidement le
valet par les reins et je le descendis ensuite au moyen de la poulie,
très lentement, en le regardant s'enfoncer dans l'ombre. Il tenait aux
mains la lanterne et une autre corde. Bientôt sa voix, qui semblait
venir du centre de la terre, cria: «Arr'tez»; et je le vis qui
repêchait quelque chose dans l'eau, l'autre jambe, puis il ligatura les
deux pieds ensemble et cria de nouveau: «Halez.

Je le fis remonter; mais je me sentais les bras cassés, les muscles
mous, j'avais peur de lâcher l'attache et de laisser retomber l'homme.
Quand sa tête apparut à la margelle, je demandai: «Eh bien»? comme si
je m'étais attendu à ce qu'il me donnât des nouvelles de celle qui
était là, au fond.

Nous montâmes tous deux sur la pierre du rebord et, face à face,
penchés sur l'ouverture, nous nous mîmes à hisser le corps.

La mère Lecacheur et Céleste nous guettaient de loin, cachées derrière
le mur de la maison. Quand elles aperçurent, sortant du trou, les
souliers noirs et les bas blancs de la noyée, elles disparurent.

Sapeur saisit les chevilles, et on la tira de là, la pauvre et chaste
fille, dans la posture la plus immodeste. La tête était affreuse, noire
et déchirée; et ses longs cheveux gris, tout à fait dénoués, déroulés
pour toujours, pendaient, ruisselants et fangeux. Sapeur prononça d'un
ton de mépris:

«Nom d'un nom, qu'all' est maigre!»

Nous la portâmes dans sa chambre, et comme les deux femmes ne
reparaissaient point, je fis sa toilette mortuaire avec le valet
d'écurie.

Je lavai sa triste face décomposée. Sous mon doigt un œil s'ouvrit un
peu, qui me regarda de ce regard pâle, de ce regard froid, de ce regard
terrible des cadavres, qui semble venir de derrière la vie. Je soignai
comme je le pus ses cheveux répandus, et, de mes mains inhabiles,
j'ajustai sur son front une coiffure nouvelle et singulière. Puis
j'enlevai ses vêtements trempés d'eau, découvrant un peu, avec honte,
comme si j'eusse commis une profanation, ses épaules et sa poitrine, et
ses longs bras aussi minces que des branches.

Puis, j'allai chercher des fleurs, des coquelicots, des bluets, des
marguerites et de l'herbe fraîche et parfumée, dont je couvris sa
couche funèbre.

Puis il me fallut remplir les formalités d'usage étant seul auprès
d'elle. Une lettre trouvée dans sa poche, écrite au dernier moment,
demandait qu'on l'enterrât dans ce village où s'étaient passés ses
derniers jours. Une pensée affreuse me serra le cœur. N'était-ce point
à cause de moi qu'elle voulait rester en ce lieu?

Vers le soir, les commères du voisinage s'en vinrent pour contempler
la défunte; mais j'empêchai qu'on entrât; je voulais rester seul près
d'elle; et je veillai toute la nuit.

Je la regardais à la lueur des chandelles, la misérable femme inconnue
à tous, morte si loin, si lamentablement. Laissait-elle quelque part
des amis, des parents? Qu'avaient été son enfance, sa vie? D'où
venait-elle ainsi, toute seule, errante, perdue comme un chien chassé
de sa maison. Quel secret de souffrance et de désespoir était enfermé
dans ce corps disgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu'une tare
honteuse, durant toute son existence, enveloppe ridicule qui avait
chassé loin d'elle toute affection et tout amour?

Comme il y a des êtres malheureux! Je sentais peser sur cette créature
humaine l'éternelle injustice de l'implacable nature! C'était fini
pour elle, sans que, peut-être, elle eût jamais eu ce qui soutient les
plus déshérités, l'espérance d'être aimée une fois! Car pourquoi se
cachait-elle ainsi, fuyait-elle les autres? Pourquoi aimait-elle d'une
tendresse si passionnée toutes les choses et tous les êtres vivants qui
ne sont point les hommes?

Et je comprenais qu'elle crût à Dieu, celle-là, et qu'elle eût espéré
ailleurs la compensation de sa misère. Elle allait maintenant se
décomposer et devenir plante à son tour. Elle fleurirait au soleil,
serait broutée par les vaches, emportée en graine par les oiseaux, et,
chair des bêtes, elle deviendrait de la chair humaine. Mais ce qu'on
appelle l'âme s'était éteint au fond du puits noir. Elle ne souffrait
plus. Elle avait changé sa vie contre d'autres vies qu'elle ferait
naître.

Les heures passaient dans ce tête-à-tête sinistre et silencieux. Une
lueur pâle annonça l'aurore; puis un rayon rouge glissa jusqu'au lit,
mit une barre de feu sur les draps et sur les mains. C'était l'heure
qu'elle aimait tant. Les oiseaux réveillés chantaient dans les arbres.

J'ouvris toute grande la fenêtre, j'écartai les rideaux pour que le
ciel entier nous vît, et me penchant sur le cadavre glacé, je pris
dans mes mains la tête défigurée, puis, lentement, sans terreur et
sans dégoût, je mis un baiser, un long baiser, sur ces lèvres qui n'en
avaient jamais reçu...

Léon Chenal se tut. Les femmes pleuraient. On entendait sur le siège le
comte d'Étraille se moucher coup sur coup. Seul le cocher sommeillait.
Et les chevaux, qui ne sentaient plus le fouet, avaient ralenti leur
marche, tiraient mollement. Et le break n'avançait plus qu'à peine,
devenu lourd tout à coup comme s'il eût été chargé de tristesse.


  NOTE.

  _Miss Harriet_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 9 juillet 1883 sous
  le titre de _Miss Hastings_. La nouvelle fut d'ailleurs reprise,
  sensiblement développée et en partie refaite. Quant au titre qui
  devait donner son nom au volume, voici ce que Maupassant en écrivait
  dans une lettre inédite à l'éditeur Havard, le 15 mars 1884:

  «Je ne crois pas que Hastings soit un mauvais mot, attendu qu'il est
  connu du monde entier, rappelant les plus grands faits de l'histoire
  d'Angleterre. En outre Hastings existe comme nom autant que Duval
  chez nous.

  «Le nom de Cherbuliez _Miss Revel_ ne ressemblait pas plus à un nom
  anglais qu'à un nom turc.

  «Voici cependant un autre mot aussi anglais que Hastings et plus joli
  de composition, c'est: Miss Harriet... Je vous prie donc de remplacer
  partout Hastings par Harriet.»

  C'est au sujet de ce même titre que Maupassant eut en octobre
  1890 des difficultés avec Audran et Boucheron, directeur des
  Bouffes-Parisiens. Ce titre en effet avait été donné par eux à une
  opérette qui allait être représentée sur cette scène. Ils finirent
  cependant par céder aux protestations de Maupassant, et l'opérette,
  changeant de nom, devint Miss Hélyett.



L'HÉRITAGE.

  _A Catulle Mendès._

I


BIEN qu'il ne fût pas encore dix heures, les employés arrivaient comme
un flot sous la grande porte du Ministère de la Marine, venus en
hâte de tous les coins de Paris, car on approchait du jour de l'an,
époque de zèle et d'avancements. Un bruit de pas pressés emplissait
le vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et que sillonnaient
d'inextricables couloirs, percés par d'innombrables portes donnant
entrée dans les bureaux.

Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collègue arrivé
déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement de travail et
s'asseyait devant sa table où des papiers entassés l'attendaient.
Puis on allait aux nouvelles dans les bureaux voisins. On s'informait
d'abord si le chef était là, s'il avait l'air bien luné, si le courrier
du jour était volumineux.

Le commis d'ordre du «matériel général», M. César Cachelin, un
ancien sous-officier d'infanterie de marine, devenu commis principal
par la force du temps, enregistrait sur un grand livre toutes les
pièces que venait d'apporter l'huissier du cabinet. En face de lui
l'expéditionnaire, le père Savon, un vieil abruti célèbre dans tout le
ministère par ses malheurs conjugaux, transcrivait, d'une main lente,
une dépêche du chef, et s'appliquait, le corps de côté, l'œil oblique,
dans une posture roide de copiste méticuleux.

M. Cachelin, un gros homme dont les cheveux blancs et courts se
dressaient en brosse sur le crâne, parlait tout en accomplissant sa
besogne quotidienne: «Trente-deux dépêches de Toulon. Ce port-là nous
en donne autant que les quatre autres réunis.» Puis il posa au père
Savon la question qu'il lui adressait tous les matins: «Eh bien, mon
père Savon, comment va madame?»

Le vieux, sans interrompre sa besogne, répondit: «Vous savez bien,
monsieur Cachelin, que ce sujet m'est fort pénible.»

Et le commis d'ordre se mit à rire, comme il riait tous les jours, en
entendant cette même phrase.

La porte s'ouvrit et M. Maze entra. C'était un beau garçon brun, vêtu
avec une élégance exagérée, et qui se jugeait déclassé, estimant son
physique et ses manières au-dessus de sa position. Il portait de
grosses bagues, une grosse chaîne de montre, un monocle, par chic, car
il l'enlevait pour travailler, et il avait un fréquent mouvement des
poignets pour mettre bien en vue ses manchettes ornées de gros boutons
luisants.

Il demanda, dès la porte: «Beaucoup de besogne aujourd'hui?» M.
Cachelin répondit: «C'est toujours Toulon qui donne. On voit bien que
le jour de l'an approche; ils font du zèle, là-bas.»

Mais un autre employé, farceur et bel esprit, M. Pitolet, apparut à son
tour et demanda en riant: «Avec ça que nous n'en faisons pas, du zèle?»

Puis, tirant sa montre, il déclara: «Dix heures moins sept minutes, et
tout le monde au poste! Mazette! comment appelez-vous ça? Et je vous
parie bien que Sa Dignité M. Lesable était arrivé à neuf heures en même
temps que notre illustre chef.»

Le commis d'ordre cessa d'écrire, posa sa plume sur son oreille, et
s'accoudant au pupitre: «Oh! celui-là, par exemple, s'il ne réussit
pas, ce ne sera point faute de peine!».

Et M. Pitolet, s'asseyant sur le coin de la table et balançant la
jambe, répondit: «Mais il réussira, papa Cachelin, il réussira,
soyez-en sûr. Je vous parie vingt francs contre un sou qu'il sera chef
avant dix ans?»

M. Maze, qui roulait une cigarette en se chauffant les cuisses au feu,
prononça: «Zut! Quant à moi, j'aimerais mieux rester toute ma vie à
deux mille quatre que de me décarcasser comme lui.»

Pitolet pivota sur ses talons, et, d'un ton goguenard: «Ce qui
n'empêche pas, mon cher, que vous êtes ici, aujourd'hui 20 décembre,
avant dix heures.»

Mais l'autre haussa les épaules d'un air indifférent: «Parbleu! je ne
veux pas non plus que tout le monde me passe sur le dos! Puisque vous
venez ici voir lever l'aurore, j'en fais autant, bien que je déplore
votre empressement. De là à appeler le chef «cher maître», comme fait
Lesable, et à partir à six heures et demie, et à emporter de la besogne
à domicile, il y a loin. D'ailleurs, moi, je suis du monde, et j'ai
d'autres obligations qui me prennent du temps.»

M. Cachelin avait cessé d'enregistrer et il demeurait songeur, le
regard perdu devant lui. Enfin il demanda: «Croyez-vous qu'il ait
encore son avancement cette année?»

Pitolet s'écria: «Je te crois, qu'il l'aura, et plutôt dix fois qu'une.
Il n'est pas roublard pour rien.»

Et on parla de l'éternelle question des avancements et des
gratifications qui, depuis un mois, affolait cette grande ruche de
bureaucrates, du rez-de-chaussée jusqu'au toit.

On supputait les chances, on supposait les chiffres, on balançait les
titres, on s'indignait d'avance des injustices prévues. On recommençait
sans fin des discussions soutenues la veille et qui devaient revenir
invariablement le lendemain avec les mêmes raisons, les mêmes arguments
et les mêmes mots.

Un nouveau commis entra, petit, pâle, l'air malade, M. Boissel, qui
vivait comme dans un roman d'Alexandre Dumas père. Tout pour lui
devenait aventure extraordinaire, et il racontait chaque matin à
Pitolet, son compagnon, ses rencontres étranges de la veille au soir,
les drames supposés de sa maison, les cris poussés dans la rue qui lui
avaient fait ouvrir sa fenêtre à trois heures vingt de la nuit. Chaque
jour il avait séparé des combattants, arrêté des chevaux, sauvé des
femmes en danger, et bien que d'une déplorable faiblesse physique,
il citait sans cesse, d'un ton traînard et convaincu, des exploits
accomplis par la force de son bras.

Dès qu'il eut compris qu'on parlait de Lesable, il déclara: «A quelque
jour je lui dirai son fait à ce morveux-là; et, s'il me passe jamais
sur le dos, je le secouerai d'une telle façon que je lui enlèverai
l'envie de recommencer!»

Maze, qui fumait toujours, ricana: «Vous feriez bien, dit-il, de
commencer dès aujourd'hui, car je sais de source certaine que vous êtes
mis de côté cette année pour céder la place à Lesable.»

Boissel leva la main: «Je vous jure que si...»

La porte s'était ouverte encore une fois et un jeune homme de petite
taille, portant des favoris d'officier de marine ou d'avocat, un col
droit très haut, et qui précipitait ses paroles comme s'il n'eût jamais
pu trouver le temps de terminer tout ce qu'il avait à dire, entra
vivement d'un air préoccupé. Il distribua des poignées de main en homme
qui n'a pas le loisir de flâner, et s'approchant du commis d'ordre:
«Mon cher Cachelin, voulez-vous me donner le dossier Chapelou, fil de
caret, Toulon, A. T. V. 1875?»

L'employé se leva, atteignit un carton au-dessus de sa tête, prit
dedans un paquet de pièces enfermées dans une chemise bleue, et le
présentant: «Voici, monsieur Lesable, vous n'ignorez pas que le chef a
enlevé hier trois dépêches dans ce dossier?

--Oui. Je les ai, merci.»

Et le jeune homme sortit d'un pas pressé.

A peine fut-il parti, Maze déclara: «Hein! quel chic! On jurerait qu'il
est déjà chef.»

Et Pitolet répliqua: «Patience! patience! il le sera avant nous tous.»

M. Cachelin ne s'était pas remis à écrire. On eût dit qu'une pensée
fixe l'obsédait. Il demanda encore: «Il a un bel avenir, ce garçon-là!»

Et Maze murmura d'un ton dédaigneux: «Pour ceux qui jugent le ministère
une carrière--oui.--Pour les autres--c'est peu...»

Pitolet l'interrompit: «Vous avez peut-être l'intention de devenir
ambassadeur?»

L'autre fit un geste impatient: «Il ne s'agit pas de moi. Moi, je m'en
fiche! Cela n'empêche que la situation de chef de bureau ne sera jamais
grand'chose dans le monde.»

Le père Savon, l'expéditionnaire, n'avait point cessé de copier. Mais
depuis quelques instants, il trempait coup sur coup sa plume dans
l'encrier, puis l'essuyait obstinément sur l'éponge imbibée d'eau qui
entourait le godet, sans parvenir à tracer une lettre. Le liquide noir
glissait le long de la pointe de métal et tombait, en pâtés ronds, sur
le papier. Le bonhomme, effaré et désolé, regardait son expédition
qu'il lui faudrait recommencer, comme tant d'autres depuis quelque
temps, et il dit, d'une voix basse et triste:

«Voici encore de l'encre falsifiée!...»

Un éclat de rire violent jaillit de toutes les bouches. Cachelin
secouait la table avec son ventre; Maze se courbait en deux comme s'il
allait entrer à reculons dans la cheminée; Pitolet tapait du pied,
toussait, agitait sa main droite comme si elle eût été mouillée, et
Boissel lui-même étouffait, bien qu'il prît généralement les choses
plutôt au tragique qu'au comique.

Mais le père Savon, essuyant enfin sa plume au pan de sa redingote,
reprit: «Il n'y a pas de quoi rire. Je suis obligé de refaire deux ou
trois fois tout mon travail.»

Il tira de son buvard une autre feuille, ajusta dedans son transparent
et recommença l'en-tête: «Monsieur le ministre et cher collègue...» La
plume maintenant gardait l'encre et traçait les lettres nettement. Et
le vieux reprit sa pose oblique et continua sa copie.

Les autres n'avaient point cessé de rire. Ils s'étranglaient. C'est
que depuis bientôt six mois on continuait la même farce au bonhomme,
qui ne s'apercevait de rien. Elle consistait à verser quelques gouttes
d'huile sur l'éponge mouillée pour décrasser les plumes. L'acier, se
trouvant ainsi enduit de liquide gras, ne prenait plus l'encre; et
l'expéditionnaire passait des heures à s'étonner et à se désoler, usait
des boîtes de plumes et des bouteilles d'encre, et déclarait enfin que
les fournitures de bureau étaient devenues tout à fait défectueuses.

Alors la charge avait tourné à l'obsession et au supplice. On mêlait
de la poudre de chasse au tabac du vieux, on versait des drogues dans
sa carafe d'eau, dont il buvait un verre de temps en temps, et on lui
avait fait croire que, depuis la Commune, la plupart des matières d'un
usage courant avaient été falsifiées ainsi par les socialistes, pour
faire du tort au gouvernement et amener une révolution.

Il en avait conçu une haine effroyable contre les anarchistes, qu'il
croyait embusqués partout, cachés partout, et une peur mystérieuse d'un
inconnu voilé et redoutable.

Mais un coup de sonnette brusque tinta dans le corridor. On le
connaissait bien, ce coup de sonnette rageur du chef, M. Torchebeuf;
et chacun s'élança vers la porte pour regagner son compartiment.

Cachelin se remit à enregistrer, puis il posa de nouveau sa plume et
prit sa tête dans ses mains pour réfléchir.

Il mûrissait une idée qui le tracassait depuis quelque temps. Ancien
sous-officier d'infanterie de marine réformé après trois blessures
reçues, une au Sénégal et deux en Cochinchine, et entré au ministère
par faveur exceptionnelle, il avait eu à endurer bien des misères, des
duretés et des déboires dans sa longue carrière d'infime subordonné;
aussi considérait-il l'autorité, l'autorité officielle, comme la
plus belle chose du monde. Un chef de bureau lui semblait un être
d'exception, vivant dans une sphère supérieure; et les employés dont il
entendait dire: «C'est un malin, il arrivera vite», lui apparaissaient
comme d'une autre race, d'une autre nature que lui.

Il avait donc pour son collègue Lesable une considération supérieure
qui touchait à la vénération, et il nourrissait le désir secret, le
désir obstiné de lui faire épouser sa fille.

Elle serait riche un jour, très riche. Cela était connu du ministère
tout entier, car sa sœur à lui, Mlle Cachelin, possédait un million,
un million net, liquide et solide, acquis par l'amour, disait-on, mais
purifié par une dévotion tardive.

La vieille fille, qui avait été galante, s'était retirée avec cinq
cent mille francs, qu'elle avait plus que doublés en dix-huit ans,
grâce à une économie féroce et à des habitudes de vie plus que
modestes. Elle habitait depuis longtemps chez son frère, demeuré veuf
avec une fillette, Coralie; mais elle ne contribuait que d'une façon
insignifiante aux dépenses de la maison, gardant et accumulant son or,
et répétant sans cesse à Cachelin: «Ça ne fait rien, puisque c'est pour
ta fille, mais marie-la vite, car je veux voir mes petits-neveux. C'est
elle qui me donnera cette joie d'embrasser un enfant de notre sang.»

La chose était connue dans l'administration; et les prétendants ne
manquaient point. On disait que Maze lui-même, le beau Maze, le lion du
bureau, tournait autour du père Cachelin avec une intention visible.
Mais l'ancien sergent, un roublard qui avait roulé sous toutes les
latitudes, voulait un garçon d'avenir, un garçon qui serait chef et
qui reverserait de la considération sur lui, César, le vieux sous-off.
Lesable faisait admirablement son affaire, et il cherchait depuis
longtemps un moyen de l'attirer chez lui.

Tout d'un coup, il se dressa en se frottant les mains. Il avait trouvé.

Il connaissait bien le faible de chacun. On ne pouvait prendre Lesable
que par la vanité, la vanité professionnelle. Il irait lui demander sa
protection comme on va chez un sénateur ou chez un député, comme on va
chez un haut personnage.

N'ayant point eu d'avancement depuis cinq ans, Cachelin se considérait
comme bien certain d'en obtenir un cette année. Il ferait donc semblant
de croire qu'il le devait à Lesable et l'inviterait à dîner comme
remerciement.

Aussitôt son projet conçu, il en commença l'exécution. Il décrocha
dans son armoire son veston de rue, ôta le vieux, et, prenant toutes
les pièces enregistrées qui concernaient le service de son collègue,
il se rendit au bureau que cet employé occupait tout seul, par faveur
spéciale, en raison de son zèle et de l'importance de ses attributions.

Le jeune homme écrivait sur une grande table, au milieu de dossiers
ouverts et de papiers épars, numérotés avec de l'encre rouge ou bleue.

Dès qu'il vit entrer le commis d'ordre, il demanda, d'un ton familier
où perçait une considération: «Eh bien, mon cher, m'apportez-vous
beaucoup d'affaires?

--Oui, pas mal. Et puis je voudrais vous parler.

--Asseyez-vous, mon ami, je vous écoute.

Cachelin s'assit, toussota, prit un air troublé, et, d'une voix mal
assurée: «Voici ce qui m'amène, monsieur Lesable. Je n'irai pas par
quatre chemins. Je serai franc comme un vieux soldat. Je viens vous
demander un service.

--Lequel?

--En deux mots. J'ai besoin d'obtenir mon avancement cette année. Je
n'ai personne pour me protéger, moi, et j'ai pensé à vous.»

Lesable rougit un peu, étonné, content, plein d'une orgueilleuse
confusion. Il répondit cependant:

«Mais je ne suis rien ici, mon ami. Je suis beaucoup moins que vous qui
allez être commis principal. Je ne puis rien. Croyez que...»

Cachelin lui coupa la parole avec une brusquerie pleine de respect:
«Tra la la. Vous avez l'oreille du chef, et si vous lui dites un
mot pour moi, je passe. Songez que j'aurai droit à ma retraite dans
dix-huit mois, et cela me fera cinq cents francs de moins si je
n'obtiens rien au premier janvier. Je sais bien qu'on dit: «Cachelin
n'est pas gêné, sa sœur a un million.» Ça, c'est vrai, que ma sœur a
un million, mais il fait des petits son million, et elle n'en donne
pas. C'est pour ma fille, c'est encore vrai; mais, ma fille et moi,
ça fait deux. Je serai bien avancé, moi, quand ma fille et mon gendre
rouleront carrosse, si je n'ai rien à me mettre sous la dent. Vous
comprenez la situation, n'est-ce pas?»

Lesable opina du front: «C'est juste, très juste, ce que vous dites là.
Votre gendre peut n'être pas parfait pour vous. Et on est toujours bien
aise d'ailleurs de ne rien devoir à personne. Enfin je vous promets
de faire mon possible, je parlerai au chef, je lui exposerai le cas,
j'insisterai s'il le faut. Comptez sur moi!»

Cachelin se leva, prit les deux mains de son collègue, les serra
en les secouant d'une façon militaire; et il bredouilla: «Merci,
merci, comptez que si je rencontre jamais l'occasion..... Si je peux
jamais.....» Il n'acheva pas, ne trouvant point de fin pour sa phrase,
et il s'en alla en faisant retentir par le corridor son pas rythmé
d'ancien troupier.

Mais il entendit de loin une sonnette irritée qui tintait, et il se
mit à courir, car il avait reconnu le timbre. C'était le chef, M.
Torchebeuf, qui demandait son commis d'ordre.

Huit jours plus tard, Cachelin trouva un matin sur son bureau une
lettre cachetée qui contenait ceci:

  «Mon cher collègue, je suis heureux de vous annoncer que le ministre,
  sur la proposition de notre directeur et de notre chef, a signé hier
  votre nomination de commis principal. Vous en recevrez demain la
  notification officielle. Jusque-là vous ne savez rien, n'est-ce pas?

  «Bien à vous,

  «LESABLE.»

César courut aussitôt au bureau de son jeune collègue, le remercia,
s'excusa, offrit son dévouement, se confondit en gratitude.

On apprit en effet, le lendemain, que MM. Lesable et Cachelin avaient
chacun un avancement. Les autres employés attendraient une année
meilleure et toucheraient, comme compensation, une gratification qui
variait entre cent cinquante et trois cents francs.

M. Boissel déclara qu'il guetterait Lesable au coin de sa rue, à
minuit, un de ces soirs, et qu'il lui administrerait une rossée à le
laisser sur place. Les autres employés se turent.

Le lundi suivant, Cachelin, dès son arrivée, se rendit au bureau de son
protecteur, entra avec solennité et d'un ton cérémonieux: «J'espère
que vous voudrez bien me faire l'honneur de venir dîner chez nous à
l'occasion des Rois. Vous choisirez vous-même le jour.»

Le jeune homme, un peu surpris, leva la tête et planta ses yeux dans
les yeux de son collègue; puis il répondit, sans détourner son regard
pour bien lire la pensée de l'autre: «Mais, mon cher, c'est que... tous
mes soirs sont promis d'ici quelque temps.»

Cachelin insista, d'un ton bonhomme: «Voyons, ne nous faites pas le
chagrin de nous refuser après le service que vous m'avez rendu. Je vous
en prie, au nom de ma famille et au mien.»

Lesable, perplexe, hésitait. Il avait compris, mais il ne savait que
répondre, n'ayant pas eu le temps de réfléchir et de peser le pour et
le contre. Enfin, il pensa: «Je ne m'engage à rien en allant dîner,»
et il accepta d'un air satisfait en choisissant le samedi suivant. Il
ajouta, souriant: «pour n'avoir pas à me lever trop tôt le lendemain.»


II

M. Cachelin habitait dans le haut de la rue Rochechouart, au cinquième
étage, un petit appartement avec terrasse, d'où l'on voyait tout Paris.
Il avait trois chambres, une pour sa sœur, une pour sa fille, une pour
lui; la salle à manger servait de salon.

Pendant toute la semaine il s'agita en prévision de ce dîner. Le
menu fut longuement discuté pour composer en même temps un repas
bourgeois et distingué. Il fut arrêté ainsi: un consommé aux œufs, des
hors-d'œuvre, crevettes et saucisson, un homard, un beau poulet, des
petits pois conservés, un pâté de foie gras, une salade, une glace, et
du dessert.

Le foie gras fut acheté chez le charcutier voisin, avec recommandation
de le fournir de première qualité. La terrine coûtait d'ailleurs trois
francs cinquante. Quant au vin, Cachelin s'adressa au marchand de
vin du coin qui lui fournissait au litre le breuvage rouge dont il se
désaltérait d'ordinaire. Il ne voulut pas aller dans une grande maison,
par suite de ce raisonnement: «Les petits débitants trouvent peu
d'occasions de vendre leurs vins fins. De sorte qu'ils les conservent
très longtemps en cave et qu'ils les ont excellents.»

Il rentra de meilleure heure le samedi pour s'assurer que tout était
prêt. Sa bonne, qui vint lui ouvrir, était plus rouge qu'une tomate,
car son fourneau, allumé depuis midi, par crainte de ne pas arriver
en temps, lui avait rôti la figure tout le jour; et l'émotion aussi
l'agitait.

Il entra dans la salle à manger pour tout vérifier. Au milieu de la
petite pièce, la table ronde faisait une grande tache blanche, sous la
lumière vive de la lampe coiffée d'un abat-jour vert.

Les quatre assiettes, couvertes d'une serviette pliée en bonnet
d'évêque par Mlle Cachelin, la tante, étaient flanquées des couverts de
métal blanc et précédées de deux verres, un grand et un petit. César
trouva cela insuffisant comme coup d'œil, et il appela: «Charlotte!»

La porte de gauche s'ouvrit et une courte vieille parut. Plus âgée que
son frère de dix ans, elle avait une étroite figure qu'encadraient des
frisons de cheveux blancs obtenus au moyen de papillotes. Sa voix mince
semblait trop faible pour son petit corps courbé, et elle allait d'un
pas un peu traînant, avec des gestes endormis.

On disait d'elle, au temps de sa jeunesse: «Quelle mignonne créature!»

Elle était maintenant une maigre vieille, très propre par suite
d'habitudes anciennes, volontaire, entêtée, avec un esprit étroit,
méticuleux, et facilement irritable. Devenue très dévote, elle semblait
avoir totalement oublié les aventures des jours passés.

Elle demanda: «Qu'est-ce que tu veux?»

Il répondit: «Je trouve que deux verres ne font pas grand effet. Si
on donnait du champagne... Cela ne me coûtera jamais plus de trois
ou quatre francs, et on pourrait mettre tout de suite les flûtes. On
changerait tout à fait l'aspect de la salle.»

Mlle Charlotte reprit: «Je ne vois pas l'utilité de cette dépense.
Enfin, c'est toi qui payes, cela ne me regarde pas.»

Il hésitait, cherchant à se convaincre lui-même: «Je t'assure que
cela fera mieux. Et puis, pour le gâteau des Rois, ça animera.» Cette
raison l'avait décidé. Il prit son chapeau et redescendit l'escalier,
puis revint au bout de cinq minutes avec une bouteille qui portait
au flanc, sur une large étiquette blanche ornée d'armoiries énormes:
«Grand vin mousseux de Champagne du comte de Chatel-Rénovau.»

Et Cachelin déclara: «Il ne me coûte que trois francs, et il paraît
qu'il est exquis.»

Il prit lui-même les flûtes dans une armoire et les plaça devant les
convives.

La porte de droite s'ouvrit. Sa fille entra. Elle était grande, grasse
et rose, une belle fille de forte race, avec des cheveux châtains et
des yeux bleus. Une robe simple dessinait sa taille ronde et souple; sa
voix forte, presque une voix d'homme, avait ces notes graves qui font
vibrer les nerfs. Elle s'écria: «Dieu! du champagne! quel bonheur!» en
battant des mains d'une manière enfantine.

Son père lui dit: «Surtout, sois aimable pour ce monsieur qui m'a rendu
beaucoup de services.»

Elle se mit à rire d'un rire sonore qui disait: «Je sais.»

Le timbre du vestibule tinta, des portes s'ouvrirent et se fermèrent.
Lesable parut. Il portait un habit noir, une cravate blanche et des
gants blancs. Il fit un effet. Cachelin s'était élancé, confus et ravi:
«Mais, mon cher, c'était entre nous; voyez, moi, je suis en veston.»

Le jeune homme répondit: «Je sais, vous me l'aviez dit, mais j'ai
l'habitude de ne jamais sortir le soir sans mon habit.» Il saluait, le
claque sous le bras, une fleur à la boutonnière. César lui présenta:
«Ma sœur, Mlle Charlotte,--ma fille, Coralie, que nous appelons
familièrement Cora.»

Tout le monde s'inclina. Cachelin reprit: «Nous n'avons pas de salon.
C'est un peu gênant, mais on s'y fait.» Lesable répliqua: «C'est
charmant!»

Puis on le débarrassa de son chapeau qu'il voulait garder. Et il se mit
aussitôt à retirer ses gants.

On s'était assis; on se regardait de loin, à travers la table, et on ne
disait plus rien. Cachelin demanda: «Est-ce que le chef est resté tard?
Moi je suis parti de bonne heure pour aider ces dames.»

Lesable répondit d'un ton dégagé: «Non. Nous sommes sortis ensemble
parce que nous avions à parler de la solution des toiles de prélarts de
Brest. C'est une affaire fort compliquée qui nous donnera bien du mal.»

Cachelin crut devoir mettre sa sœur au courant, et se tournant vers
elle: «Toutes les questions difficiles au bureau, c'est monsieur
Lesable qui les traite. On peut dire qu'il double le chef.»

La vieille fille salua poliment en déclarant: «Oh! je sais que monsieur
a beaucoup de capacités.»

La bonne entra, poussant la porte du genou et tenant en l'air, des deux
mains, une grande soupière. Alors «le maître» cria: «Allons, à table!
Placez-vous là, monsieur Lesable, entre ma sœur et ma fille. Je pense
que vous n'avez pas peur des dames.» Et le dîner commença.

Lesable faisait l'aimable, avec un petit air de suffisance, presque de
condescendance, et il regardait de coin la jeune fille, s'étonnant de
sa fraîcheur, de sa belle santé appétissante. Mlle Charlotte se mettait
en frais, sachant les intentions de son frère, et elle soutenait la
conversation banale accrochée à tous les lieux communs. Cachelin,
radieux, parlait haut, plaisantait, versait le vin acheté une heure
plus tôt chez le marchand du coin: «Un verre de ce petit Bourgogne,
monsieur Lesable. Je ne vous dis pas que ce soit un grand cru, mais il
est bon, il a de la cave et il est naturel; quant à ça, j'en réponds.
Nous l'avons par des amis qui sont de là-bas.»

La jeune fille ne disait rien, un peu rouge, un peu timide, gênée par
le voisinage de cet homme dont elle soupçonnait les pensées.

Quand le homard apparut, César déclara: «Voilà un personnage avec
qui je ferai volontiers connaissance.» Lesable, souriant, raconta
qu'un écrivain avait appelé le homard «le cardinal des mers», ne
sachant pas qu'avant d'être cuit cet animal était noir. Cachelin se
mit à rire de toute sa force en répétant: «Ah! ah! ah! elle est bien
drôle.» Mais Mlle Charlotte, devenue sérieuse, prononça: «Je ne vois
pas quel rapport on a pu faire. Ce monsieur-là était déplacé. Moi je
comprends toutes les plaisanteries, toutes, mais je m'oppose à ce qu'on
ridiculise le clergé devant moi.»

Le jeune homme, qui voulait plaire à la vieille fille, profita de
l'occasion pour faire une profession de foi catholique. Il parla des
gens de mauvais goût qui traitent avec légèreté les grandes vérités. Et
il conclut: «Moi, je respecte et je vénère la religion de mes pères,
j'y ai été élevé, j'y resterai jusqu'à ma mort.»

Cachelin ne riait plus. Il roulait des boulettes de pain en murmurant:
«C'est juste, c'est juste.» Puis il changea la conversation, qui
l'ennuyait, et par une pente d'esprit naturelle à tous ceux qui
accomplissent chaque jour la même besogne, il demanda: «Le beau Maze
a-t-il dû rager de n'avoir pas son avancement, hein?»

Lesable sourit: «Que voulez-vous? à chacun selon ses actes!» Et on
causa du ministère, ce qui passionnait tout le monde, car les deux
femmes connaissaient les employés presque autant que Cachelin lui-même,
à force d'entendre parler d'eux chaque soir. Mlle Charlotte s'occupait
beaucoup de Boissel, à cause des aventures qu'il racontait et de son
esprit romanesque, et Mlle Cora s'intéressait secrètement au beau Maze.
Elles ne les avaient jamais vus, d'ailleurs.

Lesable parlait d'eux avec un ton de supériorité, comme aurait pu le
faire un ministre jugeant son personnel.

On l'écoutait: «Maze ne manque point d'un certain mérite; mais quand
on veut arriver, il faut travailler plus que lui. Il aime le monde,
les plaisirs. Tout cela apporte un trouble dans l'esprit. Il n'ira
jamais loin, par sa faute. Il sera sous-chef, peut-être, grâce à ses
influences, mais rien de plus. Quant à Pitolet il rédige bien, il faut
le reconnaître, il a une élégance de forme qu'on ne peut nier, mais
pas de fond. Chez lui tout est en surface. C'est un garçon qu'on ne
pourrait mettre à la tête d'un service important, mais qui pourrait
être utilisé par un chef intelligent en lui mâchant la besogne.»

Mlle Charlotte demanda: «Et M. Boissel?»

Lesable haussa les épaules: «Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne voit
rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à dormir
debout. Pour nous, c'est une non-valeur.»

Cachelin se mit à rire et déclara: «Le meilleur, c'est le père Savon.»
Et tout le monde rit.

Puis on parla des théâtres et des pièces de l'année. Lesable jugea
avec la même autorité la littérature dramatique, classant les auteurs
nettement, déterminant le fort et le faible de chacun avec l'assurance
ordinaire des hommes qui se sentent infaillibles et universels.

On avait fini le rôti. César maintenant décoiffait la terrine de
foie gras avec des précautions délicates qui faisaient bien juger
du contenu. Il dit: «Je ne sais pas si celle-là sera réussie. Mais
généralement elles sont parfaites. Nous les recevons d'un cousin qui
habite Strasbourg.»

Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterie enfermée
dans le pot de terre jaune.

Quand la glace apparut, ce fut un désastre. C'était une sauce, une
soupe, un liquide clair, flottant dans un compotier. La petite bonne
avait prié le garçon pâtissier, venu dès sept heures, de la sortir du
moule lui-même, dans la crainte de ne pas savoir s'y prendre.

Cachelin, désolé, voulait la faire reporter, puis il se calma à la
pensée du gâteau des Rois qu'il partagea avec mystère comme s'il eût
enfermé un secret de premier ordre. Tout le monde fixait ses regards
sur cette galette symbolique et on la fit passer, en recommandant à
chacun de fermer les yeux pour prendre son morceau.

Qui aurait la fève? Un sourire niais errait sur les lèvres. M. Lesable
poussa un petit «Ah!» d'étonnement et montra entre son pouce et son
index un gros haricot blanc encore couvert de pâte. Et Cachelin se mit
à applaudir, puis il cria: «Choisissez la reine! choisissez la reine!»

Une courte hésitation eut lieu dans l'esprit du roi. Ne ferait-il pas
un acte politique en choisissant Mlle Charlotte? Elle serait flattée,
gagnée, acquise! Puis il réfléchit qu'en vérité c'était pour Mlle Cora
qu'on l'invitait et qu'il aurait l'air d'un sot en prenant la tante.
Il se tourna donc vers sa jeune voisine, et lui présentant le pois
souverain: «Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous l'offrir?»
Et ils se regardèrent en face pour la première fois. Elle dit: «Merci,
monsieur!» et reçut le gage de grandeur.

Il pensait: «Elle est vraiment jolie, cette fille. Elle a des yeux
superbes. Et c'est une gaillarde, mâtin!»

Une détonation fit sauter les deux femmes. Cachelin venait de déboucher
le champagne, qui s'échappait avec impétuosité de la bouteille et
coulait sur la nappe. Puis les verres furent emplis de mousse, et le
patron déclara: «Il est de bonne qualité, on le voit.» Mais comme
Lesable allait boire pour empêcher encore son verre de déborder, César
s'écria: «Le roi boit! le roi boit! le roi boit!» Et Mlle Charlotte,
émoustillée aussi, glapit de sa voix aiguë: «Le roi boit! le roi boit!»

Lesable vida son verre avec assurance, et le reposant sur la table:
«Vous voyez que j'ai de l'aplomb!» puis, se tournant vers Mlle Cora: «A
vous, mademoiselle!»

Elle voulut boire; mais tout le monde ayant crié: «La reine boit! la
reine boit!» elle rougit, se mit à rire et reposa la flûte devant elle.

La fin du dîner fut pleine de gaieté, le roi se montrait empressé et
galant pour la reine. Puis, quand on eut pris les liqueurs, Cachelin
annonça: «On va desservir pour nous faire de la place. S'il ne pleut
pas, nous pouvons passer une minute sur la terrasse.» Il tenait à
montrer la vue, bien qu'il fît nuit.

On ouvrit donc la porte vitrée. Un souffle humide entra. Il faisait
tiède dehors, comme au mois d'avril; et tous montèrent le pas qui
séparait la salle à manger du large balcon. On ne voyait rien qu'une
lueur vague planant sur la grande ville, comme ces couronnes de feu
qu'on met au front des saints. De place en place cette clarté semblait
plus vive, et Cachelin se mit à expliquer: «Tenez, là-bas, c'est l'Eden
qui brille comme ça. Voici la ligne des boulevards. Hein! comme on les
distingue. Dans le jour, c'est splendide, la vue d'ici. Vous auriez
beau voyager, vous ne verriez rien de mieux.»

Lesable s'était accoudé sur la balustrade de fer, à côté de Cora qui
regardait dans le vide, muette, distraite, saisie tout à coup par une
de ces langueurs mélancoliques qui engourdissent parfois les âmes. Mlle
Charlotte rentra dans la salle par crainte de l'humidité. Cachelin
continua à parler, le bras tendu, indiquant les directions où se
trouvaient les Invalides, le Trocadéro, l'Arc de Triomphe de l'Étoile.

Lesable, à mi-voix, demanda: «Et vous, mademoiselle Cora, aimez-vous
regarder Paris de là-haut?»

Elle eut une petite secousse, comme s'il l'avait réveillée, et
répondit: «Moi?... oui, le soir surtout. Je pense à tout ce qui se
passe là, devant nous. Combien il y a de gens heureux et de gens
malheureux dans toutes ces maisons! Si on pouvait tout voir, combien on
apprendrait de choses!»

Il s'était rapproché jusqu'à ce que leurs coudes et leurs épaules se
touchassent: «Par les clairs de lune, ça doit être féerique?»

Elle murmura: «Je crois bien. On dirait une gravure de Gustave Doré.
Quel plaisir on éprouverait à pouvoir se promener longtemps, sur les
toits.»

Alors il la questionna sur ses goûts, sur ses rêves, sur ses plaisirs.
Et elle répondait sans embarras, en fille réfléchie, sensée, pas plus
songeuse qu'il ne faut. Il la trouvait pleine de bon sens, et il se
disait qu'il serait vraiment doux de pouvoir passer son bras autour de
cette taille ronde et ferme et d'embrasser longuement à petits baisers
lents, comme on boit à petits coups de très bonne eau-de-vie, cette
joue fraîche, auprès de l'oreille, qu'éclairait un reflet de lampe. Il
se sentait attiré, ému par cette sensation de la femme si proche, par
cette soif de la chair mûre et vierge, et par cette séduction délicate
de la jeune fille. Il lui semblait qu'il serait demeuré là pendant
des heures, des nuits, des semaines, toujours, accoudé près d'elle,
à la sentir près de lui, pénétré par le charme de son contact. Et
quelque chose comme un sentiment poétique soulevait son cœur en face
du grand Paris étendu devant lui, illuminé, vivant sa vie nocturne, sa
vie de plaisir et de débauche. Il lui semblait qu'il dominait la ville
énorme, qu'il planait sur elle; et il sentait qu'il serait délicieux de
s'accouder chaque soir sur ce balcon auprès d'une femme, et de s'aimer,
de se baiser les lèvres, de s'étreindre au-dessus de la vaste cité,
au-dessus de toutes les amours qu'elle enfermait, au-dessus de toutes
les satisfactions vulgaires, au-dessus de tous les désirs communs, tout
près des étoiles.

Il est des soirs où les âmes les moins exaltées se mettent à rêver,
comme s'il leur poussait des ailes. Il était peut-être un peu gris.

Cachelin, parti pour chercher sa pipe, revint en l'allumant: «Je
sais, dit-il, que vous ne fumez pas, aussi je ne vous offre point de
cigarettes. Il n'y a rien de meilleur que d'en griller une ici. Moi,
s'il me fallait habiter en bas, je ne vivrais pas. Nous le pourrions,
car la maison appartient à ma sœur ainsi que les deux voisines, celle
de gauche et celle de droite. Elle a là un joli revenu. Ça ne lui a
pas coûté cher dans le temps, ces maisons-là.» Et, se tournant vers
la salle, il cria: «Combien donc as-tu payé les terrains d'ici,
Charlotte?»

Alors la voix pointue de la vieille fille se mit à parler. Lesable
n'entendait que des lambeaux de phrase «... En mil huit cent
soixante-trois... trente-cinq francs... bâti plus tard... les trois
maisons... un banquier... revendu au moins cinq cent mille francs...»

Elle racontait sa fortune avec la complaisance d'un vieux soldat qui
dit ses campagnes. Elle énumérait ses achats, les propositions qu'on
lui avait faites depuis, les plus-values, etc.

Lesable, tout à fait intéressé, se retourna, appuyant maintenant
son dos à la balustrade de la terrasse. Mais comme il ne saisissait
encore que des bribes de l'explication, il abandonna brusquement sa
jeune voisine et rentra pour tout entendre; et s'asseyant à côté de
Mlle Charlotte, il s'entretint longuement avec elle de l'augmentation
probable des loyers et de ce que peut rapporter l'argent bien placé, en
valeur ou en biens-fonds.

Il s'en alla vers minuit, en promettant de revenir.

Un mois plus tard, il n'était bruit dans tout le ministère que du
mariage de Jacques-Léopold Lesable avec Mlle Céleste-Coralie Cachelin.


III

Le jeune ménage s'installa sur le même palier que Cachelin et que
Mlle Charlotte, dans un logement pareil au leur et dont on expulsa le
locataire.

Une inquiétude, cependant, agitait l'esprit de Lesable: la tante
n'avait voulu assurer son héritage à Cora par aucun acte définitif.
Elle avait cependant consenti à jurer «devant Dieu» que son testament
était fait et déposé chez Me Belhomme, notaire. Elle avait promis,
en outre, que toute sa fortune reviendrait à sa nièce, sous réserve
d'une condition. Pressée de révéler cette condition, elle refusa
de s'expliquer, mais elle avait encore juré avec un petit sourire
bienveillant que c'était facile à remplir.

Devant ces explications et cet entêtement de vieille dévote, Lesable
crut devoir passer outre, et comme la jeune fille lui plaisait
beaucoup, son désir triomphant de ses incertitudes, il s'était rendu
aux efforts obstinés de Cachelin.

Maintenant il était heureux, bien que harcelé toujours par un doute.
Et il aimait sa femme qui n'avait en rien trompé ses attentes. Sa
vie s'écoulait, tranquille et monotone. Il s'était fait d'ailleurs
en quelques semaines à sa nouvelle situation d'homme marié, et il
continuait à se montrer l'employé accompli de jadis.

L'année s'écoula. Le jour de l'an revint. Il n'eut pas, à sa
grande surprise, l'avancement sur lequel il comptait. Maze et
Pitolet passèrent seuls au grade au-dessus; et Boissel déclara
confidentiellement à Cachelin qu'il se promettait de flanquer une
roulée à ses deux confrères, un soir, en sortant, en face de la grande
porte, devant tout le monde. Il n'en fit rien.

Pendant huit jours, Lesable ne dormit point d'angoisse de ne pas avoir
été promu, malgré son zèle. Il faisait pourtant une besogne de chien;
il remplaçait indéfiniment le sous-chef, M. Rabot, malade neuf mois
par an à l'hôpital du Val-de-Grâce; il arrivait tous les matins à huit
heures et demie; il partait tous les soirs à six heures et demie. Que
voulait-on de plus? Si on ne lui savait pas gré d'un pareil travail et
d'un semblable effort, il ferait comme les autres, voilà tout. A chacun
suivant sa peine. Comment donc M. Torchebeuf, qui le traitait ainsi
qu'un fils, avait-il pu le sacrifier? Il voulait en avoir le cœur net.
Il irait trouver le chef et s'expliquerait avec lui.

Donc, un lundi matin, avant la venue de ses confrères, il frappa à la
porte de ce potentat.

Une voix aigre cria: «Entrez!» Il entra.

Assis devant une grande table couverte de paperasses, tout petit avec
une grosse tête qui semblait posée sur son buvard, M. Torchebeuf
écrivait. Il dit, en apercevant son employé préféré: «Bonjour, Lesable;
vous allez bien?»

Le jeune homme répondit: «Bonjour, cher maître, fort bien, et
vous-même?»

Le chef cessa d'écrire et fit pivoter son fauteuil. Son corps mince,
frêle, maigre, serré dans une redingote noire de forme sérieuse,
semblait tout à fait disproportionné avec le grand siège à dossier de
cuir. Une rosette d'officier de la Légion d'honneur, énorme, éclatante,
mille fois trop large aussi pour la personne qui la portait, brillait
comme un charbon rouge sur la poitrine étroite, écrasée sous un crâne
considérable, comme si l'individu tout entier se fût développé en dôme,
à la façon des champignons.

La mâchoire était pointue, les joues creuses, les yeux saillants, et le
front démesuré, couvert de cheveux blancs rejetés en arrière.

M. Torchebeuf prononça: «Asseyez-vous, mon ami, et dites-moi ce qui
vous amène.»

Pour tous les autres employés il se montrait d'une rudesse militaire,
se considérant comme un capitaine à son bord, car le ministère
représentait pour lui un grand navire, le vaisseau amiral de toutes les
flottes françaises.

Lesable, un peu ému, un peu pâle, balbutia: «Cher maître, je viens vous
demander si j'ai démérité en quelque chose?»

--«Mais non, mon cher, pourquoi me posez-vous cette question-là?

--«C'est que j'ai été un peu surpris de ne pas recevoir d'avancement
cette année comme les années dernières. Permettez-moi de m'expliquer
jusqu'au bout, cher maître, en vous demandant pardon de mon audace.
Je sais que j'ai obtenu de vous des faveurs exceptionnelles et des
avantages inespérés. Je sais que l'avancement ne se donne, en général,
que tous les deux ou trois ans; mais permettez-moi encore de vous faire
remarquer que je fournis au bureau à peu près quatre fois la somme de
travail d'un employé ordinaire et deux fois au moins la somme de temps.
Si donc on mettait en balance le résultat de mes efforts comme labeur
et le résultat comme rémunération, on trouverait certes celui-ci bien
au-dessous de celui-là!»

Il avait préparé avec soin sa phrase qu'il jugeait excellente.

M. Torchebeuf, surpris, cherchait sa réplique. Enfin, il prononça d'un
ton un peu froid: «Bien qu'il ne soit pas admissible, en principe,
qu'on discute ces choses entre chef et employé, je veux bien pour cette
fois vous répondre, eu égard à vos services très méritants.

«Je vous ai proposé pour l'avancement, comme les années précédentes.
Mais le directeur a écarté votre nom en se basant sur ce que votre
mariage vous assure un bel avenir, plus qu'une aisance, une fortune que
n'atteindront jamais vos modestes collègues. N'est-il pas équitable,
en somme, de faire un peu la part de la condition de chacun? Vous
deviendrez riche, très riche. Trois cents francs de plus par an ne
seront rien pour vous, tandis que cette petite augmentation comptera
beaucoup dans la poche des autres. Voilà, mon ami, la raison qui vous a
fait rester en arrière cette année.»

Lesable, confus et irrité, se retira.

Le soir, au dîner, il fut désagréable pour sa femme. Elle se montrait
ordinairement gaie et d'humeur assez égale, mais volontaire; et elle
ne cédait jamais quand elle voulait bien une chose. Elle n'avait
plus pour lui le charme sensuel des premiers temps, et bien qu'il
eût toujours un désir éveillé, car elle était fraîche et jolie, il
éprouvait par moments cette désillusion si proche de l'écœurement
que donne bientôt la vie en commun de deux êtres. Les mille détails
trivials ou grotesques de l'existence, les toilettes négligées
du matin, la robe de chambre en laine commune, vieille, usée, le
peignoir fané, car on n'était pas riche, et aussi toutes les besognes
nécessaires vues de trop près dans un ménage pauvre, lui dévernissaient
le mariage, fanaient cette fleur de poésie qui séduit, de loin, les
fiancés.

Tante Charlotte lui rendait aussi son intérieur désagréable, car elle
n'en sortait plus; elle se mêlait de tout, voulait gouverner tout,
faisait des observations sur tout, et comme on avait une peur horrible
de la blesser, on supportait tout avec résignation, mais aussi avec une
exaspération grandissante et cachée.

Elle allait à travers l'appartement de son pas traînant de vieille; et
sa voix grêle disait sans cesse: «Vous devriez bien faire ceci; vous
devriez bien faire cela.»

Quand les deux époux se trouvaient en tête-à-tête, Lesable énervé
s'écriait: «Ta tante devient intolérable. Moi je n'en veux plus.
Entends-tu? je n'en veux plus.» Et Cora répondait avec tranquillité:
«Que veux-tu que j'y fasse, moi?»

Alors il s'emportait: «C'est odieux d'avoir une famille pareille!»

Et elle répliquait, toujours calme: «Oui, la famille est odieuse, mais
l'héritage est bon, n'est-ce pas? Ne fais donc pas l'imbécile. Tu as
autant d'intérêt que moi à ménager tante Charlotte.»

Et il se taisait, ne sachant que répondre.

La tante maintenant les harcelait sans cesse avec l'idée fixe d'un
enfant. Elle poussait Lesable dans les coins et lui soufflait dans
la figure: «Mon neveu, j'entends que vous soyez père avant ma mort.
Je veux voir mon héritier. Vous ne me ferez pas accroire que Cora ne
soit point faite pour être mère. Il suffit de la regarder. Quand on se
marie, mon neveu, c'est pour avoir de la famille, pour faire souche.
Notre Sainte Mère l'Église défend les mariages stériles. Je sais bien
que vous n'êtes pas riches et qu'un enfant cause de la dépense. Mais
après moi vous ne manquerez de rien. Je veux un petit Lesable, je le
veux, entendez-vous!»

Comme, après quinze mois de mariage, son désir ne s'était point encore
réalisé, elle conçut des doutes et devint pressante; et elle donnait
tout bas des conseils à Cora, des conseils pratiques, en femme qui a
connu bien des choses, autrefois, et qui sait encore s'en souvenir à
l'occasion.

Mais un matin elle ne put se lever, se sentant indisposée. Comme elle
n'avait jamais été malade, Cachelin, très ému, vint frapper à la porte
de son gendre: «Courez vite chez le docteur Barbette, et vous direz au
chef, n'est-ce pas, que je n'irai point au bureau aujourd'hui, vu la
circonstance.»

Lesable passa une journée d'angoisses, incapable de travailler, de
rédiger et d'étudier les affaires. M. Torchebeuf, surpris, lui demanda:
«Vous êtes distrait, aujourd'hui, monsieur Lesable?» Et Lesable,
nerveux, répondit: «Je suis très fatigué, cher maître, j'ai passé toute
la nuit auprès de notre tante dont l'état est fort grave.»

Mais le chef reprit froidement: «Du moment que M. Cachelin est resté
près d'elle, cela devrait suffire. Je ne peux pas laisser mon bureau se
désorganiser pour des raisons personnelles à mes employés.»

Lesable avait placé sa montre devant lui sur sa table et il attendait
cinq heures avec une impatience fébrile. Dès que la grosse horloge de
la grande cour sonna, il s'enfuit, quittant, pour la première fois, le
bureau à la minute réglementaire.

Il prit même un fiacre pour rentrer, tant son inquiétude était vive; et
il monta l'escalier en courant.

La bonne vint ouvrir; il balbutia: «Comment va-t-elle?

--«Le médecin dit qu'elle est bien bas.»

Il eut un battement de cœur et demeura tout ému: «Ah! vraiment.»

Est-ce que, par hasard, elle allait mourir?

Il n'osait pas entrer maintenant dans la chambre de la malade, et il
fit appeler Cachelin qui la gardait.

Son beau-père apparut aussitôt, ouvrant la porte avec précaution. Il
avait sa robe de chambre et son bonnet grec comme lorsqu'il passait de
bonnes soirées au coin du feu; et il murmura à voix basse: «Ça va mal,
très mal. Depuis quatre heures elle est sans connaissance. On l'a même
administrée dans l'après-midi.»

Alors Lesable sentit une faiblesse lui descendre dans les jambes, et il
s'assit:

--«Où est ma femme?

--«Elle est auprès d'elle.

--«Qu'est-ce que dit au juste le docteur?

--«Il dit que c'est une attaque. Elle en peut revenir, mais elle peut
aussi mourir cette nuit.

--«Avez-vous besoin de moi? Si vous n'en avez pas besoin, j'aime mieux
ne pas entrer. Cela me serait pénible de la revoir dans cet état.

--«Non. Allez chez vous. S'il y a quelque chose de nouveau, je vous
ferai appeler tout de suite.»

Et Lesable retourna chez lui. L'appartement lui parut changé, plus
grand, plus clair. Mais comme il ne pouvait tenir en place, il passa
sur le balcon.

On était alors aux derniers jours de juillet, et le grand soleil, au
moment de disparaître derrière les deux tours du Trocadéro, versait une
pluie de flamme sur l'immense peuple des toits.

L'espace, d'un rouge éclatant à son pied, prenait plus haut des teintes
d'or pâle, puis des teintes jaunes, puis des teintes vertes, d'un vert
léger frotté de lumière, puis il devenait bleu, d'un bleu pur et frais
sur les têtes.

Les hirondelles passaient comme des flèches, à peine visibles,
dessinant sur le fond vermeil du ciel le profil crochu et fuyant de
leurs ailes. Et sur la foule infinie des maisons, sur la campagne
lointaine, planait une nuée rose, une vapeur de feu dans laquelle
montaient, comme dans une apothéose, les flèches des clochers, tous
les sommets sveltes des monuments. L'Arc de Triomphe de l'Étoile
apparaissait énorme et noir dans l'incendie de l'horizon, et le dôme
des Invalides semblait un autre soleil tombé du firmament sur le dos
d'un édifice.

Lesable tenait à deux mains la rampe de fer, buvant l'air comme
on boit du vin, avec une envie de sauter, de crier, de faire des
gestes violents, tant il se sentait envahi par une joie profonde et
triomphante. La vie lui apparaissait radieuse, l'avenir plein de
bonheur! Qu'allait-il faire? Et il rêva.

Un bruit, derrière lui, le fit tressaillir. C'était sa femme. Elle
avait les yeux rouges, les joues un peu enflées, l'air fatigué. Elle
tendit son front pour qu'il l'embrassât, puis elle dit: «On va dîner
chez papa pour rester près d'elle. La bonne ne la quittera pas pendant
que nous mangerons.»

Et il la suivit dans l'appartement voisin.

Cachelin était déjà à table, attendant sa fille et son gendre. Un
poulet froid, une salade de pommes de terre et un compotier de fraises
étaient posés sur le dressoir, et la soupe fumait dans les assiettes.

On s'assit. Cachelin déclara: «Voilà des journées comme je n'en
voudrais pas souvent. Ça n'est pas gai.» Il disait cela avec un ton
d'indifférence dans l'accent et une sorte de satisfaction sur le
visage. Et il se mit à dévorer en homme de grand appétit, trouvant
le poulet excellent et la salade de pommes de terre tout à fait
rafraîchissante.

Mais Lesable se sentait l'estomac serré et l'âme inquiète, et il
mangeait à peine, l'oreille tendue vers la chambre voisine, qui
demeurait silencieuse comme si personne ne s'y fût trouvé. Cora n'avait
pas faim non plus, émue, larmoyante, s'essuyant un œil de temps en
temps avec un coin de sa serviette.

Cachelin demanda: «Qu'a dit le chef?»

Et Lesable donna des détails, que son beau-père voulait minutieux,
qu'il lui faisait répéter, insistant pour tout savoir comme s'il eût
été absent du ministère pendant un an.

«Ça a dû faire une émotion quand on a su qu'elle était malade?» Et il
songeait à sa rentrée glorieuse quand elle serait morte, aux têtes de
ses collègues; il prononça pourtant, comme pour répondre à un remords
secret: «Ce n'est pas que je lui désire du mal à la chère femme! Dieu
sait que je voudrais la conserver longtemps, mais ça fera de l'effet
tout de même. Le père Savon en oubliera la Commune.»

On commençait à manger les fraises quand la porte de la malade
s'entr'ouvrit. La commotion fut telle chez les dîneurs qu'ils se
trouvèrent, d'un seul coup, debout tous les trois, effarés. Et la
petite bonne parut, gardant toujours son air calme et stupide. Elle
prononça tranquillement: «Elle ne souffle plus.»

Et Cachelin, jetant sa serviette sur les plats, se précipita comme
un fou; Cora le suivit, le cœur battant; mais Lesable demeura debout
près de la porte, épiant de loin la tache pâle du lit à peine éclairé
par la fin du jour. Il voyait le dos de son beau-père penché vers la
couche, ne remuant pas, examinant; et tout d'un coup il entendit sa
voix qui lui parut venir de loin, de très loin, du bout du monde, une
de ces voix qui passent dans les rêves et qui vous disent des choses
surprenantes. Elle prononçait: «C'est fait! on n'entend plus rien.» Il
vit sa femme tomber à genoux, le front sur le drap et sanglotant. Alors
il se décida à entrer, et, comme Cachelin s'était relevé, il aperçut,
sur la blancheur de l'oreiller, la figure de tante Charlotte, les yeux
fermés, si creuse, si rigide, si blême, qu'elle avait l'air d'une bonne
femme en cire.

Il demanda avec angoisse: «Est-ce fini?»

Cachelin, qui contemplait aussi sa sœur, se tourna vers lui et ils
se regardèrent. Il répondit «Oui», voulant forcer son visage à une
expression désolée, mais les deux hommes s'étaient pénétrés d'un coup
d'œil, et sans savoir pourquoi, instinctivement, ils se donnèrent une
poignée de mains, comme pour se remercier l'un l'autre de ce qu'ils
avaient fait l'un pour l'autre.

Alors, sans perdre de temps, ils s'occupèrent avec activité de toutes
les besognes que réclame un mort.

Lesable se chargea d'aller chercher le médecin et de faire, le plus
vite possible, les courses les plus pressées.

Il prit son chapeau et descendit l'escalier en courant, ayant hâte
d'être dans la rue, d'être seul, de respirer, de penser, de jouir
solitairement de son bonheur.

Lorsqu'il eut terminé ses commissions, au lieu de rentrer il gagna
le boulevard, poussé par le désir de voir du monde, de se mêler au
mouvement, à la vie heureuse du soir. Il avait envie de crier aux
passants: «J'ai cinquante mille livres de rentes,» et il allait, les
mains dans ses poches, s'arrêtant devant les étalages, examinant les
riches étoffes, les bijoux, les meubles de luxe, avec cette pensée
joyeuse: «Je pourrai me payer cela maintenant.»

Tout à coup il passa devant un magasin de deuil et une idée brusque
l'effleura: «Si elle n'était point morte? S'ils s'étaient trompés?»

Et il revint vers sa demeure, d'un pas plus pressé, avec ce doute
flottant dans l'esprit.

En rentrant il demanda: «Le docteur est-il venu?»

Cachelin répondit: «Oui. Il a constaté le décès, et il s'est chargé de
la déclaration.»

Ils rentrèrent dans la chambre de la morte. Cora pleurait toujours,
assise dans un fauteuil. Elle pleurait très doucement, sans peine,
presque sans chagrin maintenant, avec cette facilité de larmes qu'ont
les femmes.

Dès qu'ils se trouvèrent tous trois dans l'appartement, Cachelin
prononça à voix basse: «A présent que la bonne est partie se coucher,
nous pouvons regarder s'il n'y a rien de caché dans les meubles.»

Et les deux hommes se mirent à l'œuvre. Ils vidaient les tiroirs,
fouillaient dans les poches, dépliaient les moindres papiers. A minuit
ils n'avaient rien trouvé d'intéressant. Cora s'était assoupie, et elle
ronflait un peu, d'une façon régulière. César demanda: «Est-ce que nous
allons rester ici jusqu'au jour?» Lesable, perplexe, jugeait cela plus
convenable. Alors le beau-père en prit son parti: «En ce cas, dit-il,
apportons des fauteuils»; et ils allèrent chercher les deux autres
sièges capitonnés qui meublaient la chambre des jeunes époux.

Une heure plus tard, les trois parents dormaient avec des ronflements
inégaux, devant le cadavre glacé dans son éternelle immobilité.

Ils se réveillèrent au jour, comme la petite bonne entrait dans la
chambre. Cachelin aussitôt avoua, en se frottant les paupières: «Je me
suis un peu assoupi depuis une demi-heure à peu près.»

Mais Lesable, qui avait aussitôt repris possession de lui, déclara: «Je
m'en suis bien aperçu. Moi, je n'ai pas perdu connaissance une seconde;
j'avais seulement fermé les yeux pour les reposer».

Cora regagna son appartement.

Alors Lesable demanda avec une apparente indifférence: «Quand
voulez-vous que nous allions chez le notaire prendre connaissance du
testament?»

--«Mais... ce matin, si vous voulez.

--«Est-il nécessaire que Cora nous accompagne?

--«Ça vaut peut-être mieux, puisqu'elle est l'héritière, en somme.

--«En ce cas je vais la prévenir de s'apprêter.»

Et Lesable sortit de son pas vif.

L'étude de Me Belhomme venait d'ouvrir ses portes quand Cachelin,
Lesable et sa femme se présentèrent, en grand deuil, avec des visages
désolés.

Le notaire les reçut aussitôt, les fit asseoir. Cachelin prit la
parole: «Monsieur, vous me connaissez: je suis le frère de Mlle
Charlotte Cachelin. Voici ma fille et mon gendre. Ma pauvre sœur est
morte hier; nous l'enterrerons demain. Comme vous êtes dépositaire
de son testament, nous venons vous demander si elle n'a pas formulé
quelque volonté relative à son inhumation ou si vous n'avez pas quelque
communication à nous faire.»

Le notaire ouvrit un tiroir, prit une enveloppe, la déchira, tira un
papier, et prononça: «Voici, monsieur, un double de ce testament dont
je puis vous donner connaissance immédiatement.

«L'autre expédition, exactement pareille à celle-ci, doit rester entre
mes mains. Et il lut:

  «Je soussignée, Victorine-Charlotte Cachelin, exprime ici mes
  dernières volontés:

  «Je laisse toute ma fortune, s'élevant à un million cent vingt mille
  francs environ, aux enfants qui naîtront du mariage de ma nièce
  Céleste-Coralie Cachelin, avec jouissance des revenus aux parents
  jusqu'à la majorité de l'aîné des descendants.

  «Les dispositions qui suivent règlent la part afférente à chaque
  enfant et la part demeurant aux parents jusqu'à la fin de leurs jours.

  «Dans le cas où ma mort arriverait avant que ma nièce eût un
  héritier, toute ma fortune restera entre les mains de mon notaire,
  pendant trois ans, pour ma volonté exprimée plus haut être accomplie
  si un enfant naît durant cette période.

  «Mais dans le cas où Coralie n'obtiendrait point du Ciel un
  descendant pendant les trois années qui suivront ma mort, ma fortune
  sera distribuée, par les soins de mon notaire, aux pauvres et aux
  établissements de bienfaisance dont la liste suit.»

Suivait une série interminable de noms de communautés, de chiffres,
d'ordres et de recommandations.

Puis Me Belhomme remit poliment le papier entre les mains de Cachelin,
ahuri de saisissement.

Il crut même devoir ajouter quelques explications: «Mlle Cachelin,
dit-il, lorsqu'elle me fit l'honneur de me parler pour la première
fois de son projet de tester dans ce sens, m'exprima le désir extrême
qu'elle avait de voir un héritier de sa race. Elle répondit à tous
mes raisonnements par l'expression de plus en plus formelle de sa
volonté, qui se basait d'ailleurs sur un sentiment religieux, toute
union stérile, pensait-elle, étant un signe de malédiction céleste. Je
n'ai pu modifier en rien ses intentions. Croyez que je le regrette bien
vivement. Puis il ajouta, en souriant vers Coralie: «Je ne doute pas
que le _desideratum_ de la défunte ne soit bien vite réalisé.»

Et les trois parents s'en allèrent, trop effarés pour penser à rien.

Ils regagnaient leur domicile, côte à côte, sans parler, honteux et
furieux, comme s'ils s'étaient mutuellement volés. Toute la douleur
même de Cora s'était soudain dissipée, l'ingratitude de sa tante la
dispensant de la pleurer. Lesable, enfin, dont les lèvres pâles étaient
serrées par une contraction de dépit, dit à son beau-père: «Passez-moi
donc cet acte, que j'en prenne connaissance _de visu_.» Cachelin lui
tendit le papier, et le jeune homme se mit à lire. Il s'était arrêté
sur le trottoir et, tamponné par les passants, il resta là, fouillant
les mots de son œil perçant et pratique. Les deux autres l'attendaient,
deux pas en avant, toujours muets.

Puis il rendit le testament en déclarant: «Il n'y a rien à faire. Elle
nous a joliment floués!»

Cachelin, que la déroute de son espérance irritait, répondit: «C'était
à vous d'avoir un enfant, sacrebleu! Vous saviez bien qu'elle le
désirait depuis longtemps.»

Lesable haussa les épaules sans répliquer.

En rentrant, ils trouvèrent une foule de gens qui les attendaient, ces
gens dont le métier s'exerce autour des morts. Lesable rentra chez
lui, ne voulant plus s'occuper de rien, et César rudoya tout le monde,
criant qu'on le laissât tranquille, demandant à en finir au plus vite
avec tout ça, et trouvant qu'on tardait bien à le débarrasser de ce
cadavre.

Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit. Mais Cachelin,
au bout d'une heure, alla frapper à la porte de son gendre: «Je viens,
dit-il, mon cher Léopold, vous soumettre quelques réflexions, car,
enfin, il faut s'entendre. Mon avis est de faire tout de même des
funérailles convenables, afin de ne pas donner l'éveil au ministère.
Nous nous arrangerons pour les frais. D'ailleurs, rien n'est perdu.
Vous n'êtes pas mariés depuis longtemps, et il faudrait bien du malheur
pour que vous n'eussiez pas d'enfants. Vous vous y mettrez, voilà
tout. Allons au plus pressé. Vous chargez-vous de passer tantôt au
ministère? Je vais écrire les adresses des lettres de faire-part.»

Lesable convint avec aigreur que son beau-père avait raison, et ils
s'installèrent face à face aux deux bouts d'une table longue, pour
tracer les suscriptions des billets encadrés de noir.

Puis ils déjeunèrent. Cora reparut, indifférente, comme si rien de tout
cela ne l'eût concernée, et elle mangea beaucoup, ayant jeûné la veille.

Aussitôt le repas fini, elle retourna dans sa chambre. Lesable sortit
pour aller à la Marine et Cachelin s'installa sur son balcon afin de
fumer une pipe, à cheval sur une chaise. Le lourd soleil d'un jour
d'été tombait d'aplomb sur la multitude des toits, dont quelques-uns
garnis de vitres brillaient comme du feu, jetaient des rayons
éblouissants que la vue ne pouvait soutenir.

Et Cachelin, en manches de chemise, regardait, de ses yeux clignotants
sous ce ruissellement de lumière, les coteaux verts, là-bas, là-bas,
derrière la grande ville, derrière la banlieue poudreuse. Il songeait
que la Seine coulait, large, calme et fraîche, au pied de ces collines
qui ont des arbres sur leurs pentes, et qu'on serait rudement mieux
sous la verdure, le ventre sur l'herbe, tout au bord de la rivière,
à cracher dans l'eau, que sur le plomb brûlant de sa terrasse. Et un
malaise l'oppressait, la pensée harcelante, la sensation douloureuse
de leur désastre, de cette infortune inattendue, d'autant plus amère
et brutale que l'espérance avait été plus vive et plus longue; et il
prononça tout haut, comme on fait dans les grands troubles d'esprit,
dans les obsessions d'idées fixes: «Sale rosse!»

Derrière lui, dans la chambre, il entendait les mouvements des employés
des pompes funèbres, et le bruit continu du marteau qui clouait le
cercueil. Il n'avait point revu sa sœur depuis sa visite au notaire.

Mais peu à peu, la tiédeur, la gaieté, le charme clair de ce grand jour
d'été lui pénétrèrent la chair et l'âme, et il songea que tout n'était
pas désespéré. Pourquoi donc sa fille n'aurait-elle pas d'enfant?
Elle n'était pas mariée depuis deux ans encore! Son gendre paraissait
vigoureux, bien bâti et bien portant, quoique petit. Ils auraient un
enfant, nom d'un nom! Et puis, d'ailleurs, il le fallait!

Lesable était entré au ministère furtivement et s'était glissé dans son
bureau. Il trouva sur sa table un papier portant ces mots: «Le chef
vous demande.» Il eut d'abord un geste d'impatience, une révolte contre
ce despotisme qui allait lui retomber sur le dos, puis un désir brusque
et violent de parvenir l'aiguillonna. Il serait chef à son tour, et
vite; il irait plus haut encore.

Sans ôter sa redingote de ville, il se rendit chez M. Torchebeuf. Il se
présenta avec une de ces figures navrées qu'on prend dans les occasions
tristes, et même quelque chose de plus, une marque de chagrin réel
et profond, cet involontaire abattement qu'impriment aux traits les
contrariétés violentes.

La grosse tête du chef, toujours penchée sur le papier, se redressa et
il demanda d'un ton brusque: «J'ai eu besoin de vous toute la matinée.
Pourquoi n'êtes-vous pas venu?» Lesable répondit: «Cher maître, nous
avons eu le malheur de perdre ma tante, Mlle Cachelin, et je venais
même vous demander d'assister à l'inhumation, qui aura lieu demain.»

Le visage de M. Torchebeuf s'était immédiatement rasséréné. Et il
répondit avec une nuance de considération: «En ce cas, mon cher ami,
c'est autre chose. Je vous remercie et je vous laisse libre, car vous
devez avoir beaucoup à faire.»

Mais Lesable tenait à se montrer zélé: «Merci, cher maître, tout est
fini et je compte rester ici jusqu'à l'heure réglementaire.»

Et il retourna dans son cabinet.

La nouvelle s'était répandue, et on venait de tous les bureaux pour
lui faire des compliments plutôt de congratulation que de doléance, et
aussi pour voir quelle tenue il avait. Il supportait les phrases et les
regards avec un masque résigné d'acteur, et un tact dont on s'étonnait.
«Il s'observe fort bien», disaient les uns. Et les autres ajoutaient:
«C'est égal, au fond, il doit être rudement content.»

Maze, plus audacieux que tous, lui demanda, avec son air dégagé d'homme
du monde: «Savez-vous au juste le chiffre de la fortune?»

Lesable répondit avec un ton parfait de désintéressement: «Non, pas au
juste. Le testament dit douze cent mille francs environ. Je sais cela
parce que le notaire a dû nous communiquer immédiatement certaines
clauses relatives aux funérailles.»

De l'avis général, Lesable ne resterait pas au ministère. Avec soixante
mille livres de rentes, on ne demeure pas gratte-papier. On est
quelqu'un; on peut devenir quelque chose à son gré. Les uns pensaient
qu'il visait le Conseil d'État; d'autres croyaient qu'il songeait à
la députation. Le chef s'attendait à recevoir sa démission pour la
transmettre au Directeur.

Tout le ministère vint aux funérailles, qu'on trouva maigres. Mais un
bruit courait: «C'est Mlle Cachelin elle-même qui les a voulues ainsi.
C'était dans le testament.»

Dès le lendemain, Cachelin reprit son service, et Lesable, après une
semaine d'indisposition, revint à son tour, un peu pâli, mais assidu
et zélé comme autrefois. On eût dit que rien n'était survenu dans leur
existence. On remarqua seulement qu'ils fumaient avec ostentation de
gros cigares, qu'ils parlaient de la rente, des chemins de fer, des
grandes valeurs, en hommes qui ont des titres en poche, et on sut,
au bout de quelque temps, qu'ils avaient loué une campagne dans les
environs de Paris, pour y finir l'été.

On pensa: «Ils sont avares comme la vieille; ça tient de famille; qui
se ressemble s'assemble; n'importe, ça n'est pas chic de rester au
ministère avec une fortune pareille.»

Au bout de quelque temps, on n'y pensa plus. Ils étaient classés et
jugés.


IV

En suivant l'enterrement de la tante Charlotte, Lesable songeait
au million, et, rongé par une rage d'autant plus violente qu'elle
devait rester secrète, il en voulait à tout le monde de sa déplorable
mésaventure.

Il se demandait aussi: «Pourquoi n'ai-je pas eu d'enfant depuis deux
ans que je suis marié?» Et la crainte de voir son ménage demeurer
stérile lui faisait battre le cœur.

Alors, comme le gamin qui regarde, au sommet du mât de cocagne haut et
luisant, la timbale à décrocher, et qui se jure à lui-même d'arriver
là, à force d'énergie et de volonté, d'avoir la vigueur et la ténacité
qu'il faudrait, Lesable prit la résolution désespérée d'être père. Tant
d'autres le sont, pourquoi ne le serait-il pas, lui aussi? Peut-être
avait-il été négligent, insoucieux, ignorant de quelque chose, par
suite d'une indifférence complète. N'ayant jamais éprouvé le désir
violent de laisser un héritier, il n'avait jamais mis tous ses soins à
obtenir ce résultat. Il y apporterait désormais des efforts acharnés;
il ne négligerait rien, et il réussirait puisqu'il le voulait ainsi.

Mais lorsqu'il fut rentré chez lui, il se sentit mal à son aise, et il
dut prendre le lit. La déception avait été trop rude, il en subissait
le contre-coup.

Le médecin jugea son état assez sérieux pour prescrire un repos
absolu, qui nécessiterait même ensuite des ménagements assez longs. On
craignait une fièvre cérébrale.

En huit jours cependant il fut debout, et il reprit son service au
ministère.

Mais il n'osait point, se jugeant encore souffrant, approcher de la
couche conjugale. Il hésitait et tremblait, comme un général qui va
livrer bataille, une bataille dont dépendait son avenir. Et chaque soir
il attendait au lendemain, espérant une de ces heures de santé, de
bien-être et d'énergie où on se sent capable de tout. Il se tâtait le
pouls à chaque instant, et, le trouvant trop faible ou agité, prenait
des toniques, mangeait de la viande crue, faisait, avant de rentrer
chez lui, de longues courses fortifiantes.

Comme il ne se rétablissait pas à son gré, il eut l'idée d'aller
finir la saison chaude aux environs de Paris. Et bientôt la persuasion
lui vint que le grand air des champs aurait sur son tempérament une
influence souveraine. Dans sa situation, la campagne produit des effets
merveilleux, décisifs. Il se rassura par cette certitude du succès
prochain, et il répétait à son beau-père, avec des sous-entendus dans
la voix: «Quand nous serons à la campagne, je me porterai mieux, et
tout ira bien.»

Ce seul mot de «campagne» lui paraissait comporter une signification
mystérieuse.

Ils louèrent donc dans le village de Bezons une petite maison et
vinrent tous trois y loger. Les deux hommes partaient à pied, chaque
matin, à travers la plaine, pour la gare de Colombes, et revenaient à
pied tous les soirs.

Cora, enchantée de vivre ainsi au bord de la douce rivière, allait
s'asseoir sur les berges, cueillait des fleurs, rapportait de gros
bouquets d'herbes fines, blondes et tremblotantes.

Chaque soir, ils se promenaient tous trois le long de la rive jusqu'au
barrage de la Morue, et ils entraient boire une bouteille de bière
au restaurant des Tilleuls. Le fleuve, arrêté par la longue file de
piquets, s'élançait entre les joints, sautait, bouillonnait, écumait,
sur une largeur de cent mètres; et le ronflement de la chute faisait
frémir le sol, tandis qu'une fine buée, une vapeur humide flottait
dans l'air, s'élevait de la cascade comme une fumée légère, jetant aux
environs une odeur d'eau battue et une saveur de vase remuée.

La nuit tombait. Là-bas, en face, une grande lueur indiquait Paris, et
faisait répéter chaque soir à Cachelin: «Hein! quelle ville tout de
même!» De temps en temps, un train passant sur le pont de fer qui coupe
le bout de l'île faisait un roulement de tonnerre et disparaissait
bientôt, soit vers la gauche, soit vers la droite, vers Paris ou vers
la mer.

Ils revenaient à pas lents, regardant se lever la lune, s'asseyant sur
un fossé pour voir plus longtemps tomber dans le fleuve tranquille sa
molle et jaune lumière qui semblait couler avec l'eau et que les rides
du courant remuaient comme une moire de feu. Les crapauds poussaient
leur cri métallique et court. Des appels d'oiseaux de nuit couraient
dans l'air. Et parfois une grande ombre muette glissait sur la rivière,
troublant son cours lumineux et calme. C'était une barque de maraudeurs
qui jetaient soudain l'épervier et ramenaient sans bruit sur leur
bateau, dans le vaste et sombre filet, leur pêche de goujons luisants
et frémissants, comme un trésor tiré du fond de l'eau, un trésor vivant
de poissons d'argent.

Cora, émue, s'appuyait tendrement au bras de son mari dont elle avait
deviné les desseins, bien qu'ils n'eussent parlé de rien. C'était pour
eux comme un nouveau temps de fiançailles, une seconde attente du
baiser d'amour. Parfois il lui jetait une caresse furtive au bord de
l'oreille sur la naissance de la nuque, en ce coin charmant de chair
tendre où frisent les premiers cheveux. Elle répondait par une pression
de main; et ils se désiraient, se refusant encore l'un à l'autre,
sollicités et retenus par une volonté plus énergique, par le fantôme du
million.

Cachelin, apaisé par l'espoir qu'il sentait autour de lui, vivait
heureux, buvait sec et mangeait beaucoup, sentant naître en lui,
au crépuscule, des crises de poésie, cet attendrissement niais qui
vient aux plus lourds devant certaines visions des champs: une pluie
de lumière dans les branches, un coucher de soleil sur les coteaux
lointains, avec des reflets de pourpre sur le fleuve. Et il déclarait:
«Moi, devant ces choses-là, je crois à Dieu. Ça me pince là»,--il
montrait le creux de son estomac,--«et je me sens tout retourné. Je
deviens tout drôle. Il me semble qu'on m'a trempé dans un bain qui me
donne envie de pleurer.»

Lesable, cependant, allait mieux, saisi soudain par des ardeurs qu'il
ne connaissait plus, des besoins de courir comme un jeune cheval, de se
rouler sur l'herbe, de pousser des cris de joie.

Il jugea les temps venus. Ce fut une vraie nuit d'épousailles.

Puis ils eurent une lune de miel, pleine de caresses et d'espérances.

Puis ils s'aperçurent que leurs tentatives demeuraient infructueuses et
que leur confiance était vaine.

Ce fut un désespoir, un désastre. Mais Lesable ne perdit pas courage,
il s'obstina avec des efforts surhumains. Sa femme, agitée du même
désir, et tremblant de la même crainte, plus robuste aussi que lui,
se prêtait de bonne grâce à ses tentatives, appelait ses baisers,
réveillait sans cesse son ardeur défaillante.

Ils revinrent à Paris dans les premiers jours d'octobre.

La vie devenait dure pour eux. Ils avaient maintenant aux lèvres des
paroles désobligeantes; et Cachelin, qui flairait la situation, les
harcelait d'épigrammes de vieux troupier, envenimées et grossières.

Et une pensée incessante les poursuivait, les minait, aiguillonnait
leur rancune mutuelle, celle de l'héritage insaisissable. Cora
maintenant avait le verbe haut, et rudoyait son mari. Elle le
traitait en petit garçon, en moutard, en homme de peu d'importance.
Et Cachelin, à chaque dîner, répétait: «Moi, si j'avais été riche,
j'aurais eu beaucoup d'enfants... Quand on est pauvre, il faut savoir
être raisonnable.» Et, se tournant vers sa fille, il ajoutait: «Toi, tu
dois être comme moi, mais voilà...» Et il jetait à son gendre un regard
significatif accompagné d'un mouvement d'épaules plein de mépris.

Lesable ne répliquait rien, en homme supérieur tombé dans une famille
de rustres. Au ministère on lui trouvait mauvaise mine. Le chef même,
un jour, lui demanda: «N'êtes-vous pas malade? Vous me paraissez un peu
changé.»

Il répondit: «Mais non, cher maître. Je suis peut-être fatigué. J'ai
beaucoup travaillé depuis quelque temps, comme vous l'avez pu voir.»

Il comptait bien sur son avancement à la fin de l'année, et il avait
repris, dans cet espoir, sa vie laborieuse d'employé modèle.

Il n'eut qu'une gratification de rien du tout, plus faible que toutes
les autres. Son beau-père Cachelin n'eut rien.

Lesable, frappé au cœur, retourna trouver le chef, et, pour la première
fois, il l'appela «monsieur»:--«A quoi me sert donc, monsieur, de
travailler comme je le fais si je n'en recueille aucun fruit?»

La grosse tête de M. Torchebeuf parut froissée: «Je vous ai déjà dit,
monsieur Lesable, que je n'admettais point de discussions de cette
nature entre nous. Je vous répète encore que je trouve inconvenante
votre réclamation, étant donnée votre fortune actuelle comparée à la
pauvreté de vos collègues...»

Lesable ne put se contenir: «Mais je n'ai rien, monsieur! Notre tante a
laissé sa fortune au premier enfant qui naîtrait de mon mariage. Nous
vivons, mon beau-père et moi, de nos traitements.»

Le chef, surpris, répliqua: «Si vous n'avez rien aujourd'hui, vous
serez riche, dans tous les cas, au premier jour. Donc, cela revient au
même.»

Et Lesable se retira, plus atterré de cet avancement perdu que de
l'héritage imprenable.

Mais comme Cachelin venait d'arriver à son bureau, quelques jours plus
tard, le beau Maze entra avec un sourire sur les lèvres, puis Pitolet
parut, l'œil allumé, puis Boissel poussa la porte et s'avança d'un air
excité, ricanant, et jetant aux autres des regards de connivence. Le
père Savon copiait toujours, sa pipe de terre au coin de la bouche,
assis sur sa haute chaise, les deux pieds sur le barreau, à la façon
des petits garçons.

Personne ne disait rien. On semblait attendre quelque chose, et
Cachelin enregistrait les pièces, en annonçant tout haut, suivant
sa coutume: «Toulon. Fournitures de gamelles d'officiers pour le
_Richelieu_.--Lorient. Scaphandres pour le _Desaix_.--Brest. Essais sur
les toiles à voiles de provenance anglaise!»

Lesable parut. Il venait maintenant chaque matin chercher les affaires
qui le concernaient, son beau-père ne prenant plus la peine de les lui
faire porter par le garçon.

Pendant qu'il fouillait dans les papiers étalés sur le bureau du
commis d'ordre, Maze le regardait de coin en se frottant les mains, et
Pitolet, qui roulait une cigarette, avait des petits plis de joie sur
les lèvres, ces signes d'une gaieté qui ne se peut plus contenir. Il
se tourna vers l'expéditionnaire: «Dites donc, papa Savon, vous avez
appris bien des choses dans votre existence, vous?»

Le vieux, comprenant qu'on allait se moquer de lui et parler encore de
sa femme, ne répondit pas.

Pitolet reprit: «Vous avez toujours bien trouvé le secret pour faire
des enfants, puisque vous en avez eu plusieurs?»

Le bonhomme releva la tête: «Vous savez, monsieur Pitolet, que je
n'aime pas les plaisanteries sur ce sujet. J'ai eu le malheur d'épouser
une compagne indigne. Lorsque j'ai acquis la preuve de son infidélité,
je me suis séparé d'elle.»

Maze demanda d'un ton indifférent, sans rire: «Vous l'avez eue
plusieurs fois, la preuve, n'est-ce pas?»

Et le père Savon répondit gravement: «Oui, monsieur.»

Pitolet reprit la parole: «Cela n'empêche que vous êtes père de
plusieurs enfants, trois ou quatre, m'a-t-on dit?»

Le bonhomme, devenu fort rouge, bégaya: «Vous cherchez à me blesser,
monsieur Pitolet; mais vous n'y parviendrez point. Ma femme a eu, en
effet, trois enfants. J'ai lieu de supposer que le premier est de moi,
mais je renie les deux autres.»

Pitolet reprit: «Tout le monde dit, en effet, que le premier est de
vous. Cela suffit. C'est très beau d'avoir un enfant, très beau et très
heureux. Tenez, je parie que Lesable serait enchanté d'en faire un, un
seul, comme vous?»

Cachelin avait cessé d'enregistrer. Il ne riait pas, bien que le père
Savon fût sa tête de Turc ordinaire et qu'il eût épuisé sur lui
la série des plaisanteries inconvenantes au sujet de ses malheurs
conjugaux.

Lesable avait ramassé ses papiers; mais, sentant bien qu'on
l'attaquait, il voulait demeurer, retenu par l'orgueil, confus et
irrité, et cherchant qui donc avait pu leur livrer son secret. Puis
le souvenir de ce qu'il avait dit au chef lui revint, et il comprit
aussitôt qu'il lui faudrait montrer tout de suite une grande énergie,
s'il ne voulait point servir de plastron au ministère tout entier.

Boissel marchait de long en large en ricanant toujours. Il imita la
voix enrouée des crieurs des rues et beugla: «Le secret pour faire des
enfants, dix centimes, deux sous! Demandez le secret pour faire des
enfants, révélé par M. Savon, avec beaucoup d'horribles détails!»

Tout le monde se mit à rire, hormis Lesable et son beau-père. Et
Pitolet, se tournant vers le commis d'ordre: «Qu'est-ce que vous avez
donc, Cachelin? Je ne reconnais pas votre gaieté habituelle. On dirait
que vous ne trouvez pas ça drôle que le père Savon ait eu un enfant de
sa femme. Moi je trouve ça très farce, très farce. Tout le monde n'en
peut pas faire autant!»

Lesable s'était remis à remuer des papiers, faisait semblant de lire et
de ne rien entendre; mais il était devenu blême.

Boissel reprit avec la même voix de voyou: «De l'utilité des héritiers
pour recueillir les héritages, dix centimes, deux sous, demandez!»

Alors Maze, qui jugeait inférieur ce genre d'esprit et qui en voulait
personnellement à Lesable de lui avoir dérobé l'espoir de fortune
qu'il nourrissait dans le fond de son cœur, lui demanda directement:
«Qu'est-ce que vous avez donc, Lesable, vous êtes fort pâle?»

Lesable releva la tête et regarda bien en face son collègue. Il hésita
quelques secondes, la lèvre frémissante, cherchant quelque chose de
blessant et de spirituel, mais ne trouvant pas à son gré, il répondit:
«Je n'ai rien. Je m'étonne seulement de vous voir déployer tant de
finesse.»

Maze, toujours le dos au feu et relevant de ses deux mains les basques
de sa redingote, reprit en riant: «On fait ce qu'on peut, mon cher.
Nous sommes comme vous, nous ne réussissons pas toujours...»

Une explosion de rires lui coupa la parole. Le père Savon, stupéfait,
comprenant vaguement qu'on ne s'adressait plus à lui, qu'on ne se
moquait pas de lui, restait bouche béante, la plume en l'air. Et
Cachelin attendait, prêt à tomber à coups de poing sur le premier que
le hasard lui désignerait.

Lesable balbutia: «Je ne comprends pas. A quoi n'ai-je pas réussi?»

Le beau Maze laissa retomber un des côtés de sa redingote pour se
friser la moustache et, d'un ton gracieux: «Je sais que vous réussissez
d'ordinaire à tout ce que vous entreprenez. Donc, j'ai eu tort de
parler de vous. D'ailleurs, il s'agissait des enfants de papa Savon et
non des vôtres, puisque vous n'en avez pas. Or, puisque vous réussissez
dans vos entreprises, il est évident que si vous n'avez pas d'enfants,
c'est que vous n'en avez pas voulu.»

Lesable demanda rudement: «De quoi vous mêlez-vous?»

Devant ce ton provocant, Maze, à son tour, haussa la voix: «Dites donc,
vous, qu'est-ce qui vous prend? Tâchez d'être poli, ou vous aurez
affaire à moi!»

Mais Lesable tremblait de colère, et perdant toute mesure: «Monsieur
Maze, je ne suis pas, comme vous, un grand fat, ni un grand beau. Et je
vous prie désormais de ne jamais m'adresser la parole. Je ne me soucie
ni de vous ni de vos semblables.» Et il jetait un regard de défi vers
Pitolet et Boissel.

Maze avait soudain compris que la vraie force est dans le calme et
l'ironie; mais, blessé dans toutes ses vanités, il voulut frapper au
cœur son ennemi, et reprit d'un ton protecteur, d'un ton de conseiller
bienveillant, avec une rage dans les yeux: «Mon cher Lesable, vous
passez les bornes. Je comprends d'ailleurs votre dépit; il est fâcheux
de perdre une fortune et de la perdre pour si peu, pour une chose
si facile, si simple... Tenez, si vous voulez, je vous rendrai ce
service-là, moi, pour rien, en bon camarade. C'est l'affaire de cinq
minutes...»

Il parlait encore, il reçut en pleine poitrine l'encrier du père Savon
que Lesable lui lançait. Un flot d'encre lui couvrit le visage, le
métamorphosant en nègre avec une rapidité surprenante. Il s'élança,
roulant des yeux blancs, la main levée pour frapper. Mais Cachelin
couvrit son gendre, arrêtant à bras-le-corps le grand Maze, et, le
bousculant, le secouant, le bourrant de coups, il le rejeta contre le
mur. Maze se dégagea d'un effort violent, ouvrit la porte, cria vers
les deux hommes: «Vous allez avoir de mes nouvelles!» et il disparut.

Pitolet et Boissel le suivirent. Boissel expliqua sa modération, par la
crainte qu'il avait eue de tuer quelqu'un en prenant part à la lutte.

Aussitôt rentré dans son bureau, Maze tenta de se nettoyer, mais il
n'y put réussir; il était teint avec une encre à fond violet, dite
indélébile et ineffaçable. Il demeurait devant sa glace, furieux et
désolé, et se frottant la figure rageusement avec sa serviette roulée
en bouchon. Il n'obtint qu'un noir plus riche, nuancé de rouge, le sang
affluant à la peau.

Boissel et Pitolet l'avaient suivi et lui donnaient des conseils.
Selon celui-ci, il fallait se laver le visage avec de l'huile d'olive
pure; selon celui-là, on réussirait avec de l'ammoniaque. Le garçon de
bureau fut envoyé pour demander conseil à un pharmacien. Il rapporta un
liquide jaune et une pierre ponce. On n'obtint aucun résultat.

Maze, découragé, s'assit et déclara: «Maintenant, il reste à vider la
question d'honneur. Voulez-vous me servir de témoins et aller demander
à M. Lesable, soit des excuses suffisantes, soit une réparation par les
armes?»

Tous deux acceptèrent et on se mit à discuter la marche à suivre. Ils
n'avaient aucune idée de ces sortes d'affaires, mais ne voulaient pas
l'avouer, et, préoccupés par le désir d'être corrects, ils émettaient
des opinions timides et diverses. Il fut décidé qu'on consulterait un
capitaine de frégate détaché au ministère pour diriger le service des
charbons. Il n'en savait pas plus qu'eux. Après avoir réfléchi, il
leur conseilla néanmoins d'aller trouver Lesable et de le prier de les
mettre en rapport avec deux amis.

Comme ils se dirigeaient vers le bureau de leur confrère, Boissel
s'arrêta soudain: «Ne serait-il pas urgent d'avoir des gants?»

Pitolet hésita une seconde: «Oui, peut-être.» Mais pour se procurer
des gants, il fallait sortir, et le chef ne badinait pas. On renvoya
donc le garçon de bureau chercher un assortiment chez un marchand.
La couleur les arrêta longtemps. Boissel les voulait noirs; Pitolet
trouvait cette teinte déplacée dans la circonstance. Ils les prirent
violets.

En voyant entrer ces deux hommes gantés et solennels, Lesable leva la
tête et demanda brusquement: «Qu'est-ce que vous voulez?»

Pitolet répondit: «Monsieur, nous sommes chargés par notre ami M. Maze
de vous demander soit des excuses, soit une réparation par les armes,
pour les voies de fait auxquelles vous vous êtes livré sur lui.»

Mais Lesable, encore exaspéré, cria: «Comment! il m'insulte, et il
vient encore me provoquer? Dites-lui que je le méprise, que je méprise
ce qu'il peut dire ou faire.»

Boissel, tragique, s'avança: «Vous allez nous forcer, monsieur,
à publier dans les journaux un procès-verbal qui vous sera fort
désagréable.»

Pitolet, malin, ajouta: «Et qui pourra nuire gravement à votre honneur
et à votre avancement futur.»

Lesable, atterré, les regardait. Que faire? Il songea à gagner du
temps: «Messieurs, vous aurez ma réponse dans dix minutes. Voulez-vous
l'attendre dans le bureau de M. Pitolet?»

Dès qu'il fut seul, il regarda autour de lui, comme pour chercher un
conseil, une protection.

Un duel! Il allait avoir un duel!

Il restait palpitant, effaré, en homme paisible qui n'a jamais songé
à cette possibilité, qui ne s'est point préparé à ces risques, à ces
émotions, qui n'a point fortifié son courage dans la prévision de
cet événement formidable. Il voulut se lever et retomba assis, le
cœur battant, les jambes molles. Sa colère et sa force avaient tout
à coup disparu. Mais la pensée de l'opinion du ministère et du bruit
que la chose allait faire à travers les bureaux réveilla son orgueil
défaillant, et, ne sachant que résoudre, il se rendit chez le chef pour
prendre son avis.

M. Torchebeuf fut surpris et demeura perplexe. La nécessité d'une
rencontre armée ne lui apparaissait pas; et il songeait que tout cela
allait encore désorganiser son service. Il répétait: «Moi, je ne puis
rien vous dire. C'est là une question d'honneur qui ne me regarde pas.
Voulez-vous que je vous donne un mot pour le commandant Bouc? c'est un
homme compétent en la matière et il pourra vous guider.»

Lesable accepta et alla trouver le commandant qui consentit même à être
son témoin; il prit un sous-chef pour le seconder.

Boissel et Pitolet les attendaient, toujours gantés. Ils avaient
emprunté deux chaises dans un bureau voisin afin d'avoir quatre sièges.

On se salua gravement, on s'assit. Pitolet prit la parole et exposa la
situation. Le commandant, après l'avoir écouté, répondit: «La chose est
grave, mais ne me paraît pas irréparable; tout dépend des intentions.»
C'était un vieux marin sournois qui s'amusait.

Et une longue discussion commença, où furent élaborés successivement
quatre projets de lettres, les excuses devant être réciproques. Si
M. Maze reconnaissait n'avoir pas eu l'intention d'offenser, dans le
principe, M. Lesable, celui-ci s'empresserait d'avouer tous ses torts
en lançant l'encrier, et s'excuserait de sa violence inconsidérée.

Et les quatre mandataires retournèrent vers leurs clients.

Maze, assis maintenant devant sa table, agité par l'émotion du duel
possible, bien que, s'attendant à voir reculer son adversaire,
regardait successivement l'une et l'autre de ses joues dans un de ces
petits miroirs ronds, en étain, que tous les employés cachent dans leur
tiroir pour faire, avant le départ du soir, la toilette de leur barbe,
de leurs cheveux et de leur cravate.

Il lut les lettres qu'on lui soumettait et déclara avec une
satisfaction visible: «Cela me paraît fort honorable. Je suis prêt à
signer.»

Lesable, de son côté, avait accepté sans discussion la rédaction de ses
témoins, en déclarant: «Du moment que c'est là votre avis, je ne puis
qu'acquiescer.»

Et les quatre plénipotentiaires se réunirent de nouveau. Les lettres
furent échangées; on se salua gravement, et, l'incident vidé, on se
sépara.

Une émotion extraordinaire régnait dans l'administration. Les employés
allaient aux nouvelles, passaient d'une porte à l'autre, s'abordaient
dans les couloirs.

Quand on sut l'affaire terminée, ce fut une déception générale.
Quelqu'un dit: «Ça ne fait toujours pas un enfant à Lesable.» Et le
mot courut. Un employé rima une chanson.

Mais, au moment où tout semblait fini, une difficulté surgit, soulevée
par Boissel: «Quelle devait être l'attitude des deux adversaires quand
ils se trouveraient face à face? Se salueraient-ils? Feindraient-ils de
ne se point connaître?» Il fut décidé qu'ils se rencontreraient, comme
par hasard, dans le bureau du chef et qu'ils échangeraient, en présence
de M. Torchebeuf, quelques paroles de politesse.

Cette cérémonie fut aussitôt accomplie; et Maze, ayant fait demander un
fiacre, rentra chez lui pour essayer de se nettoyer la peau.

Lesable et Cachelin remontèrent ensemble, sans parler, exaspérés l'un
contre l'autre, comme si ce qui venait d'arriver eût dépendu de l'un ou
de l'autre. Dès qu'il fut rentré chez lui, Lesable jeta violemment son
chapeau sur la commode et cria vers sa femme:

«J'en ai assez, moi. J'ai un duel pour toi, maintenant!»

Elle le regarda, surprise, irritée déjà.

--«Un duel, pourquoi cela?

--«Parce que Maze m'a insulté à ton sujet.»

Elle s'approcha: «A mon sujet? Comment?»

Il s'était assis rageusement dans un fauteuil. Il reprit: «Il m'a
insulté... Je n'ai pas besoin de t'en dire plus long.»

Mais elle voulait savoir: «J'entends que tu me répètes les propos qu'il
a tenus sur moi.»

Lesable rougit, puis balbutia: «Il m'a dit... il m'a dit... C'est à
propos de ta stérilité.»

Elle eut une secousse; puis une fureur la souleva, et la rudesse
paternelle transperçant sa nature de femme, elle éclata: «Moi!... Je
suis stérile, moi? Qu'est-ce qu'il en sait, ce manant-là? Stérile
avec toi, oui, parce que tu n'es pas un homme! Mais si j'avais épousé
quelqu'un, n'importe qui, entends-tu, j'en aurais eu des enfants. Ah!
je te conseille de parler! Cela me coûte cher d'avoir épousé une chiffe
comme toi!... Et qu'est-ce que tu as répondu à ce gueux?»

Lesable, effaré devant cet orage, bégaya:

«Je l'ai..... souffleté.»

Elle le regarda, étonnée: «Et qu'est-ce qu'il a fait, lui?

--«Il m'a envoyé des témoins. Voilà!»

Elle s'intéressait maintenant à cette affaire, attirée, comme toutes
les femmes, vers les aventures dramatiques, et elle demanda, adoucie
tout à coup, prise soudain d'une certaine estime pour cet homme qui
allait risquer sa vie: «Quand est-ce que vous vous battez?»

Il répondit tranquillement: «Nous ne nous battons pas; la chose a été
arrangée par les témoins. Maze m'a fait des excuses.»

Elle le dévisagea, outrée de mépris: «Ah! on m'a insultée devant toi,
et tu as laissé dire, et tu ne te bats point! Il ne te manquait plus
que d'être un poltron!»

Il se révolta: «Je t'ordonne de te taire. Je sais mieux que toi ce qui
regarde mon honneur. D'ailleurs, voici la lettre de M. Maze. Tiens,
lis, et tu verras.»

Elle prit le papier, parcourut, le devina tout, et ricanant:

«Toi aussi tu as écrit une lettre? Vous avez eu peur l'un de l'autre.
Oh! que les hommes sont lâches! Si nous étions à votre place, nous
autres... Enfin, là dedans, c'est moi qui ai été insultée, moi, ta
femme, et tu te contentes de cela! Ça ne m'étonne plus si tu n'es pas
capable d'avoir un enfant. Tout se tient. Tu es aussi... mollasse
devant les femmes que devant les hommes. Ah! j'ai pris là un joli coco!»

Elle avait trouvé soudain la voix et les gestes de Cachelin, des gestes
canailles de vieux troupier et des intonations d'homme.

Debout devant lui, les mains sur les hanches, haute, forte, vigoureuse,
la poitrine ronde, la face rouge, la voix profonde et vibrante, le
sang colorant ses joues fraîches de belle fille, elle regardait, assis
devant elle, ce petit homme pâle, un peu chauve, rasé, avec ses courts
favoris d'avocat. Elle avait envie de l'étrangler, de l'écraser.

Et elle répéta: «Tu n'es capable de rien, de rien. Tu laisses même tout
le monde te passer sur le dos comme employé!»

La porte s'ouvrit; Cachelin parut, attiré par le bruit des voix, et il
demanda: «Qu'est-ce qu'il y a?»

Elle se retourna: «Je dis son fait à ce pierrot-là!»

Et Lesable, levant les yeux, s'aperçut de leur ressemblance. Il
lui sembla qu'un voile se levait qui les lui montrait tels qu'ils
étaient, le père et la fille, du même sang, de la même race commune et
grossière. Il se vit perdu, condamné à vivre entre les deux, toujours.

Cachelin déclara: «Si seulement on pouvait divorcer. Ça n'est pas
agréable d'avoir épousé un chapon.»

Lesable se dressa d'un bond, tremblant de fureur, éclatant à ce mot.
Il marcha vers son beau-père, en bredouillant: «Sortez d'ici!...
Sortez!... Vous êtes chez moi, entendez-vous... Je vous chasse...» Et
il saisit sur la commode une bouteille pleine d'eau sédative qu'il
brandissait comme une massue.

Cachelin, intimidé, sortit à reculons en murmurant: «Qu'est-ce qui lui
prend, maintenant?»

Mais la colère de Lesable ne s'apaisa point; c'en était trop. Il se
tourna vers sa femme, qui le regardait toujours, un peu étonnée de sa
violence, et il cria, après avoir posé sa bouteille sur le meuble:
«Quant à toi... quant à toi...» Mais, comme il ne trouvait rien à dire,
n'ayant pas de raisons à donner, il demeurait en face d'elle, le visage
décomposé, la voix changée.

Elle se mit à rire.

Devant cette gaieté qui l'insultait encore, il devint fou, et
s'élançant, il la saisit au cou de la main gauche, tandis qu'il la
giflait furieusement de la droite. Elle reculait, éperdue, suffoquant.
Elle rencontra le lit et s'abattit dessus à la renverse. Il ne
la lâchait point et frappait toujours. Tout à coup il se releva,
essoufflé, épuisé; et, honteux soudain de sa brutalité, il balbutia:
«Voilà... voilà... voilà ce que c'est.»

Mais elle ne remuait point, comme s'il l'eût tuée. Elle restait sur
le dos, au bord de la couche, la figure cachée maintenant dans ses
deux mains. Il s'approcha, gêné, se demandant ce qui allait arriver et
attendant qu'elle découvrît son visage pour voir ce qui se passait
en elle. Au bout de quelques minutes, son angoisse grandissant, il
murmura: «Cora! dis, Cora!» Elle ne répondit point et ne bougea pas.
Qu'avait-elle? Que faisait-elle? Qu'allait-elle faire surtout?

Sa rage passée, tombée aussi brusquement qu'elle s'était éveillée,
il se sentait odieux, presque criminel. Il avait battu une femme, sa
femme, lui, l'homme sage et froid, l'homme bien élevé et toujours
raisonnable. Et dans l'attendrissement de la réaction, il avait envie
de demander pardon, de se mettre à genoux, d'embrasser cette joue
frappée et rouge. Il toucha, du bout du doigt, doucement, une des mains
étendues sur ce visage invisible. Elle sembla ne rien sentir. Il la
flatta, la caressant comme on caresse un chien grondé. Elle ne s'en
aperçut pas. Il dit encore: «Cora, écoute, Cora, j'ai eu tort, écoute.»
Elle semblait morte. Alors il essaya de soulever cette main. Elle se
détacha facilement, et il vit un œil ouvert qui le regardait, un œil
fixe, inquiétant et troublant.

Il reprit: «Écoute, Cora, je me suis laissé emporter par la colère.
C'est ton père qui m'avait poussé à bout. On n'insulte pas un homme
ainsi.»

Elle ne répondit rien, comme si elle n'entendait pas. Il ne savait que
dire, que faire. Il l'embrassa près de l'oreille, et, en se relevant,
il vit une larme au coin de l'œil, une grosse larme qui se détacha et
roula vivement sur la joue; et la paupière s'agitait, se fermait coup
sur coup.

Il fut saisi de chagrin, pénétré d'émotion, et, ouvrant les bras, il
s'étendit sur sa femme; il écarta l'autre main avec ses lèvres, et lui
baisant toute la figure, il la priait: «Ma pauvre Cora, pardonne-moi,
dis, pardonne-moi.»

Elle pleurait toujours; sans bruit, sans sanglots, comme on pleure des
chagrins profonds.

Il la tenait serrée contre lui, la caressant, lui murmurant dans
l'oreille tous les mots tendres qu'il pouvait trouver. Mais elle
demeurait insensible. Cependant, elle cessa de pleurer. Ils restèrent
longtemps ainsi, étendus et enlacés.

La nuit venait, emplissant d'ombre la petite chambre; et lorsque la
pièce fut bien noire, il s'enhardit et sollicita son pardon de manière
à raviver leurs espérances.

Lorsqu'ils se furent relevés, il avait repris sa voix et sa figure
ordinaires, comme si rien ne s'était passé. Elle paraissait au
contraire attendrie, parlait d'un ton plus doux que de coutume,
regardait son mari avec des yeux soumis, presque caressants, comme si
cette correction inattendue eût détendu ses nerfs et amolli son cœur.
Il prononça tranquillement: «Ton père doit s'ennuyer, tout seul chez
lui; tu devrais bien aller le chercher. Il serait temps de dîner,
d'ailleurs.» Elle sortit.

Il était sept heures, en effet, et la petite bonne annonça la soupe;
puis Cachelin, calme et souriant, reparut avec sa fille. On se mit à
table et on causa, ce soir-là, avec plus de cordialité qu'on n'avait
fait depuis longtemps, comme si quelque chose d'heureux était arrivé
pour tout le monde.


V

Mais leurs espérances toujours entretenues, toujours renouvelées,
n'aboutissaient jamais à rien. De mois en mois leurs attentes déçues,
malgré la persistance de Lesable et la bonne volonté de sa compagne,
les enfiévraient d'angoisse. Chacun sans cesse reprochait à l'autre
leur insuccès, et l'époux désespéré, amaigri, fatigué, avait à souffrir
surtout de la grossièreté de Cachelin qui ne l'appelait plus, dans leur
intimité guerroyante, que «M. Lecoq», en souvenir sans doute de ce jour
où il avait failli recevoir une bouteille par la figure pour avoir
prononcé le mot Chapon.

Sa fille et lui, ligués d'instinct, enragés par la pensée constante
de cette grosse fortune si proche et impossible à saisir, ne savaient
qu'inventer pour humilier et torturer cet impotent d'où venait leur
malheur.

En se mettant à table, Cora, chaque jour, répétait: «Nous avons peu de
chose pour le dîner. Il en serait autrement si nous étions riches. Ce
n'est pas ma faute.»

Quand Lesable partait pour son bureau, elle lui criait du fond de sa
chambre: «Prends ton parapluie pour ne pas me revenir sale comme une
roue d'omnibus. Après tout, ce n'est pas ma faute si tu es encore
obligé de faire ce métier de gratte-papier.»

Quand elle allait sortir elle-même, elle ne manquait jamais de
s'écrier: «Dire que si j'avais épousé un autre homme j'aurais une
voiture à moi.»

A toute heure, en toute occasion, elle pensait à cela, piquait son mari
d'un reproche, le cinglait d'une injure, le faisait seul coupable,
le rendait seul responsable de la perte de cet argent qu'elle aurait
possédé.

Un soir enfin, perdant encore patience, il s'écria: «Mais nom d'un
chien! te tairas-tu à la fin? D'abord c'est ta faute à toi seule,
entends-tu, si nous n'avons pas d'enfant, parce que j'en ai un, moi...»

Il mentait, préférant tout à cet éternel reproche et à cette honte de
paraître impuissant.

Elle le regarda, étonnée d'abord, cherchant la vérité dans ses yeux,
puis ayant compris, et pleine de dédain: «Tu as un enfant, toi?»

Il répondit effrontément: «Oui, un enfant naturel que je fais élever à
Asnières.»

Elle reprit avec tranquillité: «Nous irons le voir demain pour que je
me rende compte comment il est fait.»

Mais il rougit jusqu'aux oreilles en balbutiant: «Comme tu voudras.»

Elle se leva, le lendemain, dès sept heures, et comme il s'étonnait:
«Mais n'allons-nous pas voir ton enfant? Tu me l'as promis hier soir.
Est-ce que tu n'en aurais plus aujourd'hui, par hasard?»

Il sortit de son lit brusquement: «Ce n'est pas mon enfant que nous
allons voir, mais un médecin; et il te dira ton fait.»

Elle répondit, en femme sûre d'elle: «Je ne demande pas mieux.»

Cachelin se chargea d'annoncer au ministère que son gendre était
malade; et le ménage Lesable, renseigné par un pharmacien voisin,
sonnait à une heure précise à la porte du docteur Lefilleul, auteur de
plusieurs ouvrages sur l'hygiène de la génération.

Ils entrèrent dans un salon blanc à filets d'or, mal meublé, qui
semblait nu et inhabité malgré le nombre des sièges. Ils s'assirent.
Lesable se sentait ému, tremblant, honteux aussi. Leur tour vint et
ils pénétrèrent dans une sorte de bureau où les reçut un gros homme de
petite taille, cérémonieux et froid.

Il attendit qu'ils s'expliquassent; mais Lesable ne s'y hasardait
point, rouge jusqu'aux oreilles. Sa femme alors se décida, et, d'une
voix tranquille, en personne résolue à tout pour arriver à son but:
«Monsieur, nous venons vous trouver parce que nous n'avons pas
d'enfants. Une grosse fortune en dépend pour nous.»

La consultation fut longue, minutieuse et pénible. Seule Cora ne
semblait point gênée, se prêtait à l'examen attentif du médecin en
femme qu'anime et que soutient un intérêt plus haut.

Après avoir étudié pendant près d'une heure les deux époux, le
praticien ne se prononça pas.

«Je ne constate rien, dit-il, rien d'anormal, ni rien de spécial. Le
cas, d'ailleurs, se présente assez fréquemment. Il en est des corps
comme des caractères. Lorsque nous voyons tant de ménages disjoints
pour incompatibilité d'humeur, il n'est pas étonnant d'en voir
d'autres stériles pour incompatibilité physique. Madame me paraît
particulièrement bien constituée et apte à la génération. Monsieur,
de son côté, bien que ne présentant aucun caractère de conformation en
dehors de la règle, me semble affaibli, peut-être même par suite de
son excessif désir de devenir père. Voulez-vous me permettre de vous
ausculter?»

Lesable, inquiet, ôta son gilet et le docteur colla longtemps son
oreille sur le thorax et dans le dos de l'employé, puis il le tapota
obstinément depuis l'estomac jusqu'au cou et depuis les reins jusqu'à
la nuque.

Il constata un léger trouble au premier temps du cœur, et même une
menace du côté de la poitrine.

«Il faut vous soigner, monsieur, vous soigner attentivement. C'est
de l'anémie, de l'épuisement, pas autre chose. Ces accidents, encore
insignifiants, pourraient, en peu de temps, devenir incurables.»

Lesable, blême d'angoisse, demanda une ordonnance. On lui prescrivit un
régime compliqué. Du fer, des viandes rouges, du bouillon dans le jour,
de l'exercice, du repos et un séjour à la campagne pendant l'été. Puis
le docteur leur donna des conseils pour le moment où il irait mieux. Il
leur indiqua des pratiques usitées dans leur cas et qui avaient souvent
réussi.

La consultation coûta quarante francs.

Lorsqu'ils furent dans la rue, Cora prononça, pleine de colère sourde
et prévoyant l'avenir: «Me voilà bien lotie, moi!»

Il ne répondit pas. Il marchait dévoré de craintes, recherchant
et pesant chaque parole du docteur. Ne l'avait-il pas trompé?
Ne l'avait-il pas jugé perdu? Il ne pensait guère à l'héritage,
maintenant, et à l'enfant! Il s'agissait de sa vie!

Il lui semblait entendre un sifflement dans ses poumons et sentir son
cœur battre à coups précipités. En traversant les Tuileries il eut une
faiblesse et désira s'asseoir. Sa femme, exaspérée, resta debout près
de lui pour l'humilier, le regardant de haut en bas avec une pitié
méprisante. Il respirait péniblement, exagérant l'essoufflement qui
provenait de son émotion; et les doigts de la main gauche sur le pouls
du poignet droit, il comptait les pulsations de l'artère.

Cora, qui piétinait d'impatience, demanda: «Est-ce fini, ces
manières-là? Quand tu seras prêt?» Il se leva, comme se lèvent les
victimes, et se remit en route sans prononcer une parole.

Quand Cachelin apprit le résultat de la consultation, il ne modéra
point sa fureur. Il gueulait: «Nous voilà propres, ah bien! nous voilà
propres.» Et il regardait son gendre avec des yeux féroces, comme s'il
eût voulu le dévorer.

Lesable n'écoutait pas, n'entendait pas, ne pensant plus qu'à sa santé,
à son existence menacée. Ils pouvaient crier, le père et la fille, ils
n'étaient pas dans sa peau, à lui, et, sa peau, il la voulait garder.

Il eut des bouteilles de pharmacien sur sa table, et il dosait, à
chaque repas, les médicaments, sous les sourires de sa femme et les
rires bruyants de son beau-père. Il se regardait dans la glace à tout
instant, posait à tout moment la main sur son cœur pour en étudier les
secousses, et il se fit faire un lit dans une pièce obscure qui servait
de garde-robe, ne voulant plus se trouver en contact charnel avec Cora.

Il éprouvait pour elle, maintenant, une haine apeurée, mêlée de mépris
et de dégoût. Toutes les femmes, d'ailleurs, lui apparaissaient à
présent comme des monstres, des bêtes dangereuses, ayant pour mission
de tuer les hommes; et il ne pensait plus au testament de tante
Charlotte que comme on pense à un accident passé dont on a failli
mourir.

Des mois encore s'écoulèrent. Il ne restait plus qu'un an avant le
terme fatal.

Cachelin avait accroché dans la salle à manger un énorme calendrier
dont il effaçait un jour chaque matin, et l'exaspération de son
impuissance, le désespoir de sentir de semaine en semaine lui échapper
cette fortune, la rage de penser qu'il lui faudrait trimer encore
au bureau, et vivre ensuite avec une retraite de deux mille francs,
jusqu'à sa mort, le poussaient à des violences de paroles qui, pour
moins que rien, seraient devenues des voies de fait.

Il ne pouvait regarder Lesable sans frémir d'un besoin furieux de
le battre, de l'écraser, de le piétiner. Il le haïssait d'une haine
désordonnée. Chaque fois qu'il le voyait ouvrir la porte, entrer, il
lui semblait qu'un voleur pénétrait chez lui, qui l'avait dépouillé
d'un bien sacré, d'un héritage de famille. Il le haïssait plus qu'on
ne hait un ennemi mortel, et il le méprisait en même temps pour sa
faiblesse, et surtout pour sa lâcheté, depuis qu'il avait renoncé à
poursuivre l'espoir commun par crainte pour sa santé.

Lesable, en effet, vivait plus séparé de sa femme que si aucun lien ne
les eût unis. Il ne l'approchait plus, ne la touchait plus, évitait
même son regard, autant par honte que par peur.

Cachelin, chaque jour, demandait à sa fille: «Eh bien, ton mari
s'est-il décidé?»

Elle répondait: «Non, papa.»

Chaque soir, à table, avaient lieu des scènes pénibles. Cachelin sans
cesse répétait: «Quand un homme n'est pas un homme, il ferait mieux de
crever pour céder la place à un autre.»

Et Cora ajoutait: «Le fait est qu'il y a des gens bien inutiles et bien
gênants. Je ne sais pas trop ce qu'ils font sur la terre si ce n'est
d'être à charge à tout le monde.»

Lesable buvait ses drogues et ne répondait pas. Un jour enfin,
son beau-père lui cria: «Vous savez, vous, si vous ne changez pas
d'allures, maintenant que vous allez mieux, je sais bien ce que fera ma
fille!...»

Le gendre leva les yeux, pressentant un nouvel outrage, interrogeant du
regard. Cachelin reprit: «Elle en prendra un autre que vous, parbleu!
Et vous avez une rude chance que ce ne soit pas déjà fait. Quand on a
épousé un paltoquet de votre espèce, tout est permis.»

Lesable, livide, répondit: «Ce n'est pas moi qui l'empêche de suivre
vos bons conseils.»

Cora avait baissé les yeux. Et Cachelin, sentant vaguement qu'il venait
de dire une chose trop forte, demeura un peu confus.


VI

Au ministère, les deux hommes semblaient vivre en assez bonne
intelligence. Une sorte de pacte tacite s'était fait entre eux
pour cacher à leurs collègues les batailles de leur intérieur. Ils
s'appelaient «mon cher Cachelin»--«mon cher Lesable», et feignaient
même de rire ensemble, d'être heureux et contents, satisfaits de leur
vie commune.

Lesable et Maze, de leur côté, se comportaient l'un vis-à-vis de
l'autre avec la politesse cérémonieuse d'adversaires qui ont failli se
battre. Le duel raté dont ils avaient eu le frisson mettait entre eux
une politesse exagérée, une considération plus marquée, et peut-être
un désir secret de rapprochement, venu de la crainte confuse d'une
complication nouvelle. On observait et on approuvait leur attitude
d'hommes du monde qui ont eu une affaire d'honneur.

Ils se saluaient de fort loin, avec une gravité sévère, d'un fort coup
de chapeau tout à fait digne.

Ils ne se parlaient pas, aucun des deux ne voulant ou n'osant prendre
sur lui de commencer.

Mais un jour, Lesable, que le chef demandait immédiatement, se mit à
courir pour marquer son zèle et, au détour du couloir, il alla donner
de tout son élan dans le ventre d'un employé qui arrivait en sens
inverse. C'était Maze. Ils reculèrent tous les deux, et Lesable demanda
avec un empressement confus et poli: «Je ne vous ai point fait de mal,
monsieur?»

L'autre répondit: «Nullement, monsieur.»

Depuis ce moment, ils jugèrent convenable d'échanger quelques paroles
en se rencontrant. Puis, entrant en lutte de courtoisie, ils eurent
des prévenances l'un pour l'autre, d'où naquit bientôt une certaine
familiarité, puis une intimité que tempérait une réserve, l'intimité
de gens qui s'étaient méconnus, mais dont une certaine hésitation
craintive retient encore l'élan; puis, à force de politesses et de
visites de pièce à pièce, une camaraderie s'établit.

Souvent ils bavardaient maintenant, en venant aux nouvelles dans le
bureau du commis d'ordre. Lesable avait perdu de sa morgue d'employé
sûr d'arriver, Maze mettait de côté sa tenue d'homme du monde; et
Cachelin se mêlait à la conversation, semblait voir avec intérêt leur
amitié. Quelquefois, après le départ du beau commis, qui s'en allait la
taille droite, effleurant du front le haut de la porte, il murmurait en
regardant son gendre: «En voilà un gaillard, au moins!»

Un matin, comme ils étaient là tous les quatre, car le père Savon ne
quittait jamais sa copie, la chaise de l'expéditionnaire, sciée sans
doute par quelque farceur, s'écroula sous lui, et le bonhomme roula sur
le parquet en poussant un cri d'effroi.

Les trois autres se précipitèrent. Le commis d'ordre attribua cette
machination aux communards et Maze voulait à toute force voir l'endroit
blessé. Cachelin et lui essayèrent même de déshabiller le vieux pour
le panser, disaient-ils. Mais il résistait désespérément, criant qu'il
n'avait rien.

Quand la gaieté fut apaisée, Cachelin, tout à coup, s'écria: «Dites
donc, monsieur Maze, vous ne savez pas, maintenant que nous sommes bien
ensemble, vous devriez venir dîner dimanche à la maison. Ça nous ferait
plaisir à tous, à mon gendre, à moi, et à ma fille qui vous connaît
bien de nom, car on parle souvent du bureau. C'est dit, hein?»

Lesable joignit ses instances, mais plus froidement, à celles de son
beau-père: «Venez donc, vous nous ferez grand plaisir.»

Maze hésitait, embarrassé, souriant au souvenir de tous les bruits qui
couraient.

Cachelin le pressait: «Allons, c'est entendu?»

--«Eh bien! oui, j'accepte.»

Quand son père lui dit, en rentrant: «Tu ne sais pas, M. Maze vient
dîner ici dimanche prochain», Cora, surprise d'abord, balbutia:
«Monsieur Maze?--Tiens!»

Et elle rougit jusqu'aux cheveux, sans savoir pourquoi. Elle avait
si souvent entendu parler de lui, de ses manières, de ses succès,
car il passait dans le ministère pour entreprenant avec les femmes
et irrésistible, qu'un désir de le connaître s'était éveillé en elle
depuis longtemps.

Cachelin reprit en se frottant les mains: «Tu verras, c'est un rude
gars, et un beau garçon. Il est haut comme un carabinier, il ne
ressemble pas à ton mari, celui-là!»

Elle ne répondit rien, confuse comme si on eût pu deviner qu'elle avait
rêvé de lui.

On prépara ce dîner avec autant de sollicitude que celui de Lesable
autrefois. Cachelin discutait les plats, voulait que ce fût bien, et
comme si une confiance inavouée, encore indécise, eût surgi dans son
cœur, il semblait plus gai, tranquillisé par quelque prévision secrète
et sûre.

Toute la journée du dimanche, il surveilla les préparatifs avec
agitation, tandis que Lesable traitait une affaire urgente apportée la
veille du bureau. On était dans la première semaine de novembre et le
jour de l'an approchait.

A sept heures, Maze arriva, plein de bonne humeur. Il entra comme chez
lui et offrit, avec un compliment, un gros bouquet de roses à Cora. Il
ajouta, de ce ton familier des gens habitués au monde: «Il me semble,
madame, que je vous connais un peu, et que je vous ai connue toute
petite fille, car voici bien des années que votre père me parle de
vous.»

Cachelin, en apercevant les fleurs, s'écria:

«Ça, au moins, c'est distingué.» Et sa fille se rappela que Lesable
n'en avait point apporté le jour de sa présentation. Le beau commis
semblait enchanté, riait en bon enfant, qui vient pour la première fois
chez de vieux amis, et lançait à Cora des galanteries discrètes qui lui
empourpraient les joues.

Il la trouva fort désirable. Elle le jugea fort séduisant. Quand il
fut parti, Cachelin demanda: «Hein! quel bon zig, et quel sacripan ça
doit faire! Il paraît qu'il enjôle toutes les femmes.»

Cora, moins expansive, avoua cependant qu'elle le trouvait «aimable et
pas si poseur qu'elle aurait cru».

Lesable, qui semblait moins las et moins triste que de coutume, convint
qu'il l'avait «méconnu» dans les premiers temps.

Maze revint avec réserve d'abord, puis plus souvent. Il plaisait à tout
le monde. On l'attirait, on le soignait. Cora lui faisait les plats
qu'il aimait. Et l'intimité des trois hommes fut bientôt si vive qu'ils
ne se quittaient plus guère. Le nouvel ami emmenait la famille au
théâtre, en des loges obtenues par les journaux.

On retournait à pied, la nuit, le long des rues pleines de monde,
jusqu'à la porte du ménage Lesable. Maze et Cora marchaient devant,
d'un pas égal, hanche à hanche, balancés d'un même mouvement, d'un même
rythme, comme deux êtres créés pour aller côte à côte dans la vie.
Ils parlaient à mi-voix, car ils s'entendaient à merveille, en riant
d'un rire étouffé; et parfois la jeune femme se retournait pour jeter
derrière elle un coup d'œil sur son père et son mari.

Cachelin les couvrait d'un regard bienveillant, et souvent, sans songer
qu'il parlait à son gendre, il déclarait: «Ils ont bonne tournure tout
de même, ça fait plaisir de les voir ensemble.» Lesable répondait
tranquillement: «Ils sont presque de la même taille», et heureux
de sentir que son cœur battait moins fort, qu'il soufflait moins
en marchant vite et qu'il était en tout plus gaillard, il laissait
s'évanouir peu à peu sa rancune contre son beau-père dont les quolibets
méchants avaient d'ailleurs cessé depuis quelque temps.

Au jour de l'an il fut nommé commis principal. Il en éprouva une joie
si véhémente, qu'il embrassa sa femme en rentrant, pour la première
fois depuis six mois. Elle en parut tout interdite, gênée comme s'il
eût fait une chose inconvenante; et elle regarda Maze qui était venu
pour lui présenter, à l'occasion du premier janvier, ses hommages et
ses souhaits. Il eut l'air lui-même embarrassé et il se tourna vers la
fenêtre, en homme qui ne veut pas voir.

Mais Cachelin bientôt redevint irritable et mauvais, et il recommença à
harceler son gendre de plaisanteries. Parfois même il attaquait Maze,
comme s'il lui en eût voulu aussi de la catastrophe suspendue sur eux
et dont la date inévitable se rapprochait à chaque minute.

Seule, Cora paraissait tout à fait tranquille, tout à fait heureuse,
tout à fait radieuse. Elle avait oublié, semblait-il, le terme
menaçant, et si proche.

On atteignit mars. Tout espoir semblait perdu, car il y aurait trois
ans, au vingt juillet, que tante Charlotte était morte.

Un printemps précoce faisait germer la terre; et Maze proposa à ses
amis de faire une promenade au bord de la Seine, un dimanche, pour
cueillir des violettes dans les buissons.

Ils partirent par un train matinal et descendirent à Maisons-Laffitte.
Un frisson d'hiver courait encore dans les branches nues, mais l'herbe
reverdie, luisante, était déjà tachée de fleurs blanches et bleues; et
les arbres fruitiers sur les coteaux semblaient enguirlandés de roses,
avec leurs bras maigres couverts de bourgeons épanouis.

La Seine, lourde, coulait, triste et boueuse des pluies dernières,
entre ses berges rongées par les crues de l'hiver; et toute la
campagne trempée d'eau, semblant sortir d'un bain, exhalait une saveur
d'humidité douce sous la tiédeur des premiers jours de soleil.

On s'égara dans le parc. Cachelin, morne, tapait de sa canne des mottes
de terre, plus accablé que de coutume, songeant plus amèrement, ce
jour-là, à leur infortune bientôt complète. Lesable, morose aussi,
craignait de se mouiller les pieds dans l'herbe, tandis que sa femme
et Maze cherchaient à faire un bouquet. Cora, depuis quelques jours,
semblait souffrante, lasse et pâlie.

Elle fut tout de suite fatiguée et voulut rentrer pour déjeuner. On
gagna un petit restaurant contre un vieux moulin croulant; et le
déjeuner traditionnel des Parisiens en sortie fut bientôt servi sous la
tonnelle, sur la table de bois vêtue de deux serviettes, et tout près
de la rivière.

On avait croqué des goujons frits, mâché le bœuf entouré de pommes de
terre, et on passait le saladier plein de feuilles vertes, quand Cora
se leva brusquement, et se mit à courir vers la berge, en tenant à deux
mains sa serviette sur sa bouche.

Lesable, inquiet, demanda: «Qu'est-ce qu'elle a donc?» Maze, troublé,
rougit, balbutia: «Mais... je ne sais pas... elle allait bien tout à
l'heure!» et Cachelin demeurait effaré, la fourchette en l'air avec une
feuille de salade au bout.

Il se leva, cherchant à voir sa fille. En se penchant, il l'aperçut la
tête contre un arbre, malade. Un soupçon rapide lui coupa les jarrets
et il s'abattit sur sa chaise, jetant des regards effarés sur les deux
hommes qui semblaient maintenant aussi confus l'un que l'autre. Il les
fouillait de son œil anxieux, n'osant plus parler, fou d'angoisse et
d'espérance.

Un quart d'heure s'écoula dans un silence profond. Et Cora reparut, un
peu pâle, marchant avec peine. Personne ne l'interrogea d'une façon
précise; chacun paraissait deviner un événement heureux, pénible à
dire, brûler de le savoir et craindre de l'apprendre. Seul Cachelin lui
demanda: «Ça va mieux?» Elle répondit: «Oui, merci, ce n'était rien.
Mais nous rentrerons de bonne heure, j'ai un peu de migraine.»

Et pour repartir, elle prit le bras de son mari comme pour signifier
quelque chose de mystérieux qu'elle n'osait avouer encore.

On se sépara dans la gare Saint-Lazare. Maze, prétextant une affaire
dont le souvenir lui revenait, s'en alla après avoir salué et serré les
mains.

Dès que Cachelin fut seul avec sa fille et son gendre il demanda:
«Qu'est-ce que tu as eu pendant le déjeuner?»

Mais Cora ne répondit point d'abord; puis, après avoir hésité quelque
temps: «Ce n'était rien. Un petit mal de cœur.»

Elle marchait d'un pas alangui, avec un sourire sur les lèvres.
Lesable, mal à l'aise, l'esprit troublé, hanté d'idées confuses,
contradictoires, plein d'appétits de luxe, de colère sourde, de honte
inavouable, de lâcheté jalouse, faisait comme ces dormeurs qui ferment
les yeux au matin pour ne point voir le rayon de lumière glissant entre
les rideaux et qui coupe leur lit d'un trait brillant.

Dès qu'il fut rentré, il parla d'un travail à finir et s'enferma.

Alors Cachelin, posant les deux mains sur les épaules de sa fille: «Tu
es enceinte, hein?»

Elle balbutia: «Oui, je le crois. Depuis deux mois.»

Elle n'avait point fini de parler qu'il bondissait d'allégresse;
puis il se mit à danser autour d'elle un cancan de bal public, vieux
ressouvenir de ses jours de garnison. Il levait la jambe, sautait
malgré son ventre, secouait l'appartement tout entier. Les meubles se
balançaient, les verres se heurtaient dans le buffet, la suspension
oscillait et vibrait comme la lampe d'un navire.

Puis il prit dans ses bras sa fille chérie et l'embrassa
frénétiquement; puis, lui jetant d'une façon familière une petite tape
sur le ventre: «Ah! ça y est, enfin! L'as-tu dit à ton mari?»

Elle murmura, intimidée tout à coup: «Non... pas encore... je...
j'attendais.»

Mais Cachelin s'écria: «Bon, c'est bon. Ça te gêne. Attends, je vais le
lui dire, moi!»

Et il se précipita dans l'appartement de son gendre. En le voyant
entrer, Lesable, qui ne faisait rien, se dressa. Mais l'autre ne lui
laissa pas le temps de se reconnaître: «Vous savez que votre femme est
grosse?»

L'époux, interdit, perdait contenance, et ses pommettes devinrent
rouges.

«Quoi? Comment? Cora? Vous dites?

--«Je dis qu'elle est grosse, entendez-vous? En voilà une chance!»

Et dans sa joie, il lui prit les mains, les serra, les secoua, comme
pour le féliciter, le remercier; il répétait: «Ah! enfin, ça y est.
C'est bien! c'est bien! Songez donc, la fortune est à nous.» Et, n'y
tenant plus, il le serra dans ses bras.

Il criait: «Plus d'un million, songez, plus d'un million!» Il se remit
à danser, puis soudain: «Mais venez donc, elle vous attend: venez
l'embrasser, au moins!» et le prenant à plein corps, il le poussa
devant lui et le lança comme une balle dans la salle où Cora était
restée, debout, inquiète, écoutant.

Dès qu'elle aperçut son mari, elle recula, étranglée par une brusque
émotion. Il restait devant elle, pâle et torturé. Il avait l'air d'un
juge et elle d'une coupable.

Enfin il dit: «Il paraît que tu es enceinte?»

Elle balbutia d'une voix tremblante: «Ça en a l'air.»

Mais Cachelin les saisit tous les deux par le cou et il les colla l'un
à l'autre, nez à nez, en criant: «Embrassez-vous donc, nom d'un chien!
Ça en vaut bien la peine.»

Et, quand il les eut lâchés, il déclara, débordant d'une joie folle:
«Enfin, c'est partie gagnée! Dites donc, Léopold, nous allons tout de
suite acheter une propriété à la campagne. Là, au moins, vous pourrez
remettre votre santé.»

A cette idée, Lesable tressaillit. Son beau-père reprit: «Nous y
inviterons M. Torchebeuf avec sa dame, et comme le sous-chef est au
bout de son rouleau, vous pourrez prendre sa succession. C'est un
acheminement.»

Lesable voyait les choses, à mesure que parlait Cachelin; il se voyait
lui-même, recevant le chef, devant une jolie propriété blanche, au bord
de la rivière. Il avait une veste de coutil, et un panama sur la tête.

Quelque chose de doux lui entrait dans le cœur à cette espérance,
quelque chose de tiède et de bon qui semblait se mêler à lui, le rendre
léger et déjà mieux portant.

Il sourit, sans répondre encore.

Cachelin, grisé d'espoirs, emporté dans les rêves, continuait: «Qui
sait? nous pourrons prendre de l'influence dans le pays. Vous serez
peut-être député. Dans tous les cas, nous pourrons voir la société de
l'endroit, et nous payer des douceurs. Vous aurez un petit cheval et un
panier pour aller chaque jour à la gare.»

Des images de luxe, d'élégance et de bien-être s'éveillaient dans
l'esprit de Lesable. La pensée qu'il conduirait lui-même une mignonne
voiture, comme ces gens riches dont il avait si souvent envié le sort,
détermina sa satisfaction. Il ne put s'empêcher de dire: «Ah! ça, oui,
c'est charmant, par exemple.»

Cora, le voyant gagné, souriait aussi, attendrie et reconnaissante; et
Cachelin, qui ne distinguait plus d'obstacles, déclara:

«Nous allons dîner au restaurant. Sacristi! il faut nous payer une
petite noce.»

Ils étaient un peu gris en rentrant tous les trois, et Lesable, qui
voyait double et dont toutes les idées dansaient, ne put regagner son
cabinet noir. Il se coucha, peut-être par mégarde, peut-être par oubli,
dans le lit encore vide où allait entrer sa femme. Et toute la nuit il
lui sembla que sa couche oscillait comme un bateau, tanguait, roulait
et chavirait. Il eut même un peu le mal de mer.

Il fut bien surpris, en s'éveillant, de trouver Cora dans ses bras.

Elle ouvrit les yeux, sourit, et l'embrassa avec un élan subit, plein
de gratitude et d'affection. Puis elle lui dit, de cette voix douce
qu'ont les femmes dans leurs câlineries: «Si tu veux être bien gentil,
tu n'iras pas aujourd'hui au ministère. Tu n'as plus besoin d'être si
exact, puisque nous allons être très riches. Et nous partirions encore
à la campagne, tous les deux tout seuls.»

Il se sentait reposé, plein de ce bien-être las qui suit les
courbatures des fêtes, et engourdi dans la chaleur de la couche. Il
éprouvait une envie lourde de rester là longtemps, de ne plus rien
faire que de vivre tranquille dans la mollesse. Un besoin de paresse
inconnu et puissant paralysait son âme, envahissait son corps. Et une
pensée vague, continue, heureuse, flottait en lui: «Il allait être
riche, indépendant.»

Mais tout à coup une peur le saisit, et il demanda tout bas, comme s'il
eût craint que ses paroles fussent entendues par les murs: «Es-tu bien
sûre d'être enceinte, au moins?»

Elle le rassura tout de suite: «Oh! oui, va. Je ne me suis pas trompée.»

Et lui, un peu inquiet encore, se mit à la tâter doucement. Il
parcourait de la main son ventre enflé. Il déclara: «Oui, c'est
vrai,--mais tu ne seras pas accouchée avant la date. On contestera
peut-être notre droit.»

A cette supposition une colère la prit.--Ah! mais non, par exemple, on
n'allait pas la chicaner maintenant, après tant de misères, de peines
et d'efforts, ah, mais non!--Elle s'était assise, bouleversée par
l'indignation.

«Allons de suite chez le notaire,» dit-elle.

Mais il fut d'avis de se procurer d'abord un certificat de médecin. Ils
retournèrent donc chez le docteur Lefilleul.

Il les reconnut aussitôt et demanda: «Eh bien, avez-vous réussi?»

Ils rougirent tous deux jusqu'aux oreilles, et Cora, perdant un peu
contenance, balbutia: «Je crois que oui, monsieur.»

Le médecin se frottait les mains: «Je m'y attendais, je m'y attendais.
Le moyen que je vous ai indiqué ne manque jamais, à moins d'incapacité
radicale d'un des conjoints.»

Quand il eut examiné la jeune femme il déclara: «Ça y est, bravo!»

Et il écrivit sur une feuille de papier: «Je soussigné, docteur en
médecine de la Faculté de Paris, certifie que Madame Léopold Lesable,
née Cachelin, présente tous les symptômes d'une grossesse datant de
trois mois environ.»

Puis, se tournant vers Lesable: «Et vous? Cette poitrine, et ce cœur?»
Il l'ausculta et le trouva tout à fait guéri.

Ils repartirent, heureux et joyeux, bras à bras, d'un pied léger.
Mais en route, Léopold eut une idée: «Tu ferais peut-être bien, avant
d'aller chez le notaire, de passer une ou deux serviettes dans la
ceinture, ça tirera l'œil et ça vaudra mieux. Il ne croira pas que nous
voulons gagner du temps.»

Ils rentrèrent donc, et il déshabilla lui-même sa femme pour lui
ajuster un flanc trompeur. Dix fois de suite il changea les serviettes
de place, et il s'éloignait de quelques pas afin de constater l'effet,
cherchant à obtenir une vraisemblance absolue.

Lorsqu'il fut content du résultat, ils repartirent, et dans la rue il
semblait fier de promener ce ventre en bosse qui attestait sa virilité.

Le notaire les reçut avec bienveillance. Puis il écouta leur
explication, parcourut de l'œil le certificat, et comme Lesable
insistait: «Du reste, monsieur, il suffit de la voir une seconde», il
jeta un regard convaincu sur la taille épaisse et pointue de la jeune
femme.

Ils attendaient, anxieux; l'homme de loi déclara: «Parfaitement.
Que l'enfant soit né ou à naître, il existe, et il vit. Donc, nous
surseoirons à l'exécution du testament jusqu'à l'accouchement de
madame.»

En sortant de l'étude, ils s'embrassèrent dans l'escalier, tant leur
joie était véhémente.


VII

Depuis cette heureuse découverte, les trois parents vivaient dans une
union parfaite. Ils étaient d'humeur gaie, égale et douce. Cachelin
avait retrouvé toute son ancienne jovialité, et Cora accablait de soins
son mari. Lesable aussi semblait un autre homme, toujours content, et
bon enfant comme jamais il ne l'avait été.

Maze venait moins souvent et semblait, à présent, mal à son aise
dans la famille; on le recevait toujours bien, avec plus de froideur
cependant, car le bonheur est égoïste et se passe des étrangers.

Cachelin lui-même paraissait éprouver une certaine hostilité secrète
contre le beau commis qu'il avait, quelques mois plus tôt, introduit
avec empressement dans le ménage. Ce fut lui qui annonça à cet ami la
grossesse de Coralie. Il la lui dit brusquement: «Vous savez, ma fille
est enceinte!»

Maze, jouant la surprise, répliqua: «Ah bah! vous devez être bien
heureux.»

Cachelin répondit: «Parbleu!» et remarqua que son collègue, au
contraire, ne paraissait point enchanté. Les hommes n'aiment guère voir
en cet état, que ce soit ou non par leur faute, les femmes dont ils
sont les fidèles.

Tous les dimanches, cependant, Maze continuait à dîner dans la maison.
Mais les soirées devenaient pénibles à passer ensemble, bien qu'aucun
désaccord grave n'eût surgi; et cet étrange embarras grandissait de
semaine en semaine. Un soir même, comme il venait de sortir, Cachelin
déclara d'un air furieux: «En voilà un qui commence à m'embêter!»

Et Lesable répondit: «Le fait est qu'il ne gagne pas à être beaucoup
connu.» Cora avait baissé les yeux. Elle ne donna pas son avis. Elle
semblait toujours gênée en face du grand Maze qui, de son côté,
paraissait presque honteux près d'elle, ne la regardait plus en
souriant comme jadis, n'offrait plus de soirées au théâtre, et semblait
porter, ainsi qu'un fardeau nécessaire, cette intimité naguère si
cordiale.

Mais un jeudi, à l'heure du dîner, quand son mari rentra du bureau,
Cora lui baisa les favoris avec plus de câlinerie que de coutume, et
elle lui murmura dans l'oreille:

--«Tu vas peut-être me gronder?

--«Pourquoi ça?

--«C'est que... M. Maze est venu pour me voir tantôt. Et moi, comme je
ne veux pas qu'on jase sur mon compte, je l'ai prié de ne jamais se
présenter quand tu ne serais pas là. Il a paru un peu froissé!»

Lesable, surpris, demanda:

--«Eh bien! qu'est-ce qu'il a dit?

--«Oh! il n'a pas dit grand'chose, seulement cela ne m'a pas plu tout
de même, et je l'ai prié alors de cesser complètement ses visites. Tu
sais bien que c'est papa et toi qui l'aviez amené ici, moi je n'y suis
pour rien. Aussi, je craignais de te mécontenter en lui fermant la
porte.»

Une joie reconnaissante entrait dans le cœur de son mari:

«Tu as bien fait, très bien fait. Et même je t'en remercie.»

Elle reprit, pour bien établir la situation des deux hommes, qu'elle
avait réglée d'avance: «Au bureau, tu feras semblant de ne rien savoir,
et tu lui parleras comme par le passé: seulement il ne viendra plus
ici.»

Et Lesable, prenant avec tendresse sa femme dans ses bras, la bécota
longtemps sur les yeux et sur les joues. Il répétait: «Tu es un
ange!... tu es un ange!» Et il sentait contre son ventre la bosse de
l'enfant déjà fort.


VIII

Rien de nouveau ne survint jusqu'au terme de la grossesse.

Cora accoucha d'une fille dans les derniers jours de septembre. Elle
fut appelée Désirée; mais, comme on voulait faire un baptême solennel,
on décida qu'il n'aurait lieu que l'été suivant, dans la propriété
qu'ils allaient acheter.

Ils la choisirent à Asnières, sur le coteau qui domine la Seine.

De grands événements s'étaient accomplis pendant l'hiver. Aussitôt
l'héritage acquis, Cachelin avait réclamé sa retraite, qui fut aussitôt
liquidée, et il avait quitté le bureau. Il occupait ses loisirs à
découper, au moyen d'une fine scie mécanique, des couvercles de boîtes
à cigares. Il en faisait des horloges, des coffrets, des jardinières,
toutes sortes de petits meubles étranges. Il se passionnait pour cette
besogne, dont le goût lui était venu en apercevant un marchand ambulant
travailler ainsi ces plaques de bois, sur l'avenue de l'Opéra. Et il
fallait que tout le monde admirât chaque jour ses dessins nouveaux,
d'une complication savante et puérile.

Lui-même, émerveillé devant son œuvre, répétait sans cesse: «C'est
étonnant ce qu'on arrive à faire!»

Le sous-chef, M. Rabot, étant mort enfin, Lesable remplissait les
fonctions de sa charge, bien qu'il n'en reçût pas le titre, car
il n'avait point le temps de grade nécessaire depuis sa dernière
nomination.

Cora était devenue tout de suite une femme différente, plus réservée,
plus élégante, ayant compris, deviné, flairé toutes les transformations
qu'impose la fortune.

Elle fit, à l'occasion du jour de l'an, une visite à l'épouse du chef,
grosse personne restée provinciale après trente-cinq ans de séjour à
Paris, et elle mit tant de grâce et de séduction à la prier d'être
la marraine de son enfant, que Mme Torchebeuf accepta. Le grand-père
Cachelin fut parrain.

La cérémonie eut lieu un dimanche éclatant de juin. Tout le bureau
était convié, sauf le beau Maze, qu'on ne voyait plus.

A neuf heures, Lesable attendait devant la gare le train de Paris,
tandis qu'un groom en livrée à gros boutons dorés tenait par la bride
un poney dodu devant un panier tout neuf.

La machine au loin siffla, puis apparut, traînant son chapelet de
voitures d'où s'échappa un flot de voyageurs.

M. Torchebeuf sortit d'un wagon de première classe, avec sa femme en
toilette éclatante, tandis que d'un wagon de deuxième, Pitolet et
Boissel descendaient. On n'avait point osé inviter le père Savon, mais
il était entendu qu'on le rencontrerait par hasard, dans l'après-midi,
et qu'on l'amènerait dîner avec l'assentiment du chef.

Lesable s'élança au-devant de son supérieur, qui s'avançait tout petit
dans sa redingote fleurie par sa grande décoration pareille à une rose
rouge épanouie. Son crâne énorme, surmonté d'un chapeau à larges ailes,
écrasait son corps chétif, lui donnait un aspect de phénomène; et sa
femme, en se haussant un rien sur la pointe des pieds, pouvait regarder
sans peine par-dessus sa tête.

Léopold, radieux, s'inclinait, remerciait. Il les fit monter dans
le panier, puis courant vers ses deux collègues qui s'en venaient
modestement derrière, il leur serra les mains en s'excusant de ne les
pouvoir porter aussi dans sa voiture trop petite: «Suivez le quai,
vous arriverez devant ma porte: Villa Désirée, la quatrième après le
tournant. Dépêchez-vous.»

Et, montant dans sa voiture, il saisit les guides et partit, tandis que
le groom sautait lestement sur le petit siège de derrière.

La cérémonie eut lieu dans les meilleures conditions. Puis on rentra
pour déjeuner. Chacun, sous sa serviette, trouva un cadeau proportionné
à l'importance de l'invité. La marraine eut un bracelet d'or massif,
son mari une épingle de cravate en rubis, Boissel un portefeuille en
cuir de Russie, et Pitolet une superbe pipe d'écume. C'était Désirée,
disait-on, qui offrait ces présents à ses nouveaux amis.

Mme Torchebeuf, rouge de confusion et de plaisir, mit à son gros bras
le cercle brillant, et comme le chef avait une mince cravate noire qui
ne pouvait porter l'épingle, il piqua le bijou sur le revers de sa
redingote, au-dessous de la Légion d'honneur, comme autre croix d'ordre
inférieur.

Par la fenêtre, on découvrait un grand ruban de rivière, montant vers
Suresnes, le long des berges plantées d'arbres. Le soleil tombait en
pluie sur l'eau, en faisait un fleuve de feu. Le commencement du repas
fut grave, rendu sérieux par la présence de M. et Mme Torchebeuf. Puis
on s'égaya. Cachelin lâchait des plaisanteries de poids, qu'il se
sentait permises, étant riche; et on riait.

De Pitolet ou de Boissel, elles auraient certainement choqué.

Au dessert, il fallut apporter l'enfant, que chaque convive embrassa.
Noyé dans une neige de dentelles, il regardait ces gens de ses yeux
bleus, troubles et sans pensée, et il tournait un peu sa tête bouffie
où semblait s'éveiller un commencement d'attention.

Pitolet, au milieu du bruit des voix, glissa dans l'oreille de son
voisin Boissel: «Elle a l'air d'une petite Mazette.»

Le mot courut au ministère, le lendemain.

Cependant, deux heures venaient de sonner; on avait bu les liqueurs, et
Cachelin proposa de visiter la propriété, puis d'aller faire un tour au
bord de la Seine.

Les convives, en procession, circulèrent de pièce en pièce, depuis la
cave jusqu'au grenier, puis ils parcoururent le jardin, d'arbre en
arbre, de plante en plante, puis on se divisa en deux bandes pour la
promenade.

Cachelin, un peu gêné près des dames, entraîna Boissel et Pitolet dans
les cafés de la rive, tandis que Mmes Torchebeuf et Lesable, avec leurs
maris, remonteraient sur l'autre berge, des femmes honnêtes ne pouvant
se mêler au monde débraillé du dimanche.

Elles allaient avec lenteur, sur le chemin de halage, suivies des deux
hommes qui causaient gravement du bureau.

Sur le fleuve, des yoles passaient, enlevées à longs coups d'aviron
par des gaillards aux bras nus dont les muscles roulaient sous la
chair brûlée. Les canotières, allongées sur des peaux de bêtes noires
ou blanches, gouvernaient la barre, engourdies sous le soleil, tenant
ouvertes sur leur tête, comme des fleurs énormes flottant sur l'eau,
des ombrelles de soie rouge, jaune ou bleue. Des cris volaient d'une
barque à l'autre, des appels et des engueulades; et un bruit lointain
de voix humaines, confus et continu, indiquait, là-bas, la foule
grouillante des jours de fête.

Des files de pêcheurs à la ligne restaient immobiles, tout le long de
la rivière; tandis que des nageurs presque nus, debout dans de lourdes
embarcations de pêcheurs, piquaient des têtes, remontaient sur leurs
bateaux et ressautaient dans le courant.

Mme Torchebeuf, surprise, regardait. Cora lui dit: «C'est ainsi tous
les dimanches. Cela me gâte ce charmant pays.»

Un canot venait doucement. Deux femmes, ramant, traînaient deux
gaillards couchés au fond. Une d'elles cria vers la berge: «Ohé! ohé!
les femmes honnêtes! J'ai un homme à vendre, pas cher, voulez-vous?»

Cora, se détournant avec mépris, passa son bras sous celui de son
invitée: «On ne peut même rester ici, allons-nous-en. Comme ces
créatures sont infâmes!»

Et elles repartirent. M. Torchebeuf disait à Lesable: «C'est entendu
pour le 1er janvier. Le directeur me l'a formellement promis.»

Et Lesable répondait: «Je ne sais comment vous remercier, mon cher
maître.»

En rentrant, ils trouvèrent Cachelin, Pitolet et Boissel riant aux
larmes et portant presque le père Savon, trouvé sur la berge avec une
cocotte, affirmaient-ils par plaisanterie.

Le vieux, effaré, répétait: «Ça n'est pas vrai; non, ça n'est pas vrai.
Ça n'est pas bien, de dire ça, monsieur Cachelin, ça n'est pas bien.»

Et Cachelin, suffoquant, criait: «Ah! vieux farceur! Tu l'appelais: «Ma
petite plume d'oie chérie.» Ah! nous le tenons, le polisson!»

Ces dames elles-mêmes se mirent à rire, tant le bonhomme semblait
éperdu.

Cachelin reprit: «Si monsieur Torchebeuf le permet, nous allons le
garder prisonnier pour sa peine, et il dînera avec nous?»

Le chef consentit avec bienveillance. Et on continua à rire sur la
dame abandonnée par le vieux qui protestait toujours, désolé de cette
mauvaise farce.

Ce fut là, jusqu'au soir, un sujet à mots d'esprit inépuisable, qui
prêta même à des grivoiseries.

Cora et Mme Torchebeuf, assises sous la tente sur le perron,
regardaient les reflets du couchant. Le soleil jetait dans les feuilles
une poussière de pourpre. Aucun souffle ne remuait les branches; une
paix sereine, infinie, tombait du ciel flamboyant et calme.

Quelques bateaux passaient encore, plus lents, rentrant au garage.

Cora demanda: «Il paraît que ce pauvre M. Savon a épousé une gueuse?»

Mme Torchebeuf, au courant de toutes les choses du bureau, répondit:
«Oui, une orpheline beaucoup trop jeune, qui l'a trompé avec un mauvais
sujet et qui a fini par s'enfuir avec lui.» Puis la grosse dame ajouta:
«Je dis que c'était un mauvais sujet, je n'en sais rien. On prétend
qu'ils s'aimaient beaucoup. Dans tous les cas, le père Savon n'est
point séduisant.»

Mme Lesable reprit gravement: «Cela n'excuse rien. Le pauvre homme
est bien à plaindre. Notre voisin d'à côté, M. Barbou, est dans le
même cas. Sa femme s'est éprise d'une sorte de peintre qui passait les
étés ici et elle est partie avec lui à l'étranger. Je ne comprends
pas qu'une femme tombe jusque-là. A mon avis, il devrait y avoir un
châtiment spécial pour de pareilles misérables qui apportent la honte
dans une famille.»

Au bout de l'allée, la nourrice apparut, portant Désirée dans ses
dentelles. L'enfant venait vers les deux dames, toute rose dans la nuée
d'or rouge du soir. Elle regardait le ciel de feu de ce même œil pâle,
étonné et vague qu'elle promenait sur les visages.

Tous les hommes, qui causaient plus loin, se rapprochèrent; et
Cachelin, saisissant sa petite-fille, l'éleva au bout de ses bras comme
s'il eût voulu la porter dans le firmament. Elle se profilait sur le
fond brillant de l'horizon avec sa longue robe blanche qui tombait
jusqu'à terre.

Et le grand-père s'écria: «Voilà ce qu'il y a de meilleur au monde,
n'est-ce pas, père Savon?»

Et le vieux ne répondit pas, n'ayant rien à dire, ou, peut-être,
pensant trop de choses.

Un domestique ouvrit la porte du perron, en annonçant: «Madame est
servie!»


  NOTE.

  _L'Héritage_ a paru dans _la Vie militaire_, mars et avril 1884.

  Voir à l'Appendice la nouvelle intitulée: _Un Million_, où l'on
  trouvera l'idée première de _L'Héritage_.



DENIS.

  _A Léon Chapron._

I


MONSIEUR Marambot ouvrit la lettre que lui remettait Denis, son
serviteur, et il sourit.

Denis, depuis vingt ans dans la maison, petit homme trapu et jovial,
qu'on citait dans toute la contrée comme le modèle des domestiques,
demanda:

--Monsieur est content, monsieur a reçu une bonne nouvelle?

M. Marambot n'était pas riche. Ancien pharmacien de village,
célibataire, il vivait d'un petit revenu acquis avec peine en vendant
des drogues aux paysans. Il répondit:

--Oui, mon garçon. Le père Malois recule devant le procès dont je le
menace; je recevrai demain mon argent. Cinq mille francs ne font pas
de mal dans la caisse d'un vieux garçon.

Et M. Marambot se frottait les mains. C'était un homme d'un caractère
résigné, plutôt triste que gai, incapable d'un effort prolongé,
nonchalant dans ses affaires.

Il aurait pu certainement gagner une aisance plus considérable en
profitant du décès de confrères établis en des centres importants,
pour aller occuper leur place et prendre leur clientèle. Mais l'ennui
de déménager, et la pensée de toutes les démarches qu'il lui faudrait
accomplir, l'avaient sans cesse retenu; et il se contentait de dire
après deux jours de réflexion:

--Bast! ce sera pour la prochaine fois. Je ne perds rien à attendre. Je
trouverai mieux peut-être.

Denis, au contraire, poussait son maître aux entreprises. D'un
caractère actif, il répétait sans cesse:

--Oh! moi, si j'avais eu le premier capital, j'aurais fait fortune.
Seulement mille francs, et je tenais mon affaire.

M. Marambot souriait sans répondre et sortait dans son petit jardin, où
il se promenait, les mains derrière le dos, en rêvassant.

Denis, tout le jour, chanta comme un homme en joie, des refrains et des
rondes du pays. Il montra même une activité inusitée, car il nettoya
les carreaux de toute la maison, essuyant le verre avec ardeur, en
entonnant à plein gosier ses couplets.

M. Marambot, étonné de son zèle, lui dit à plusieurs reprises, en
souriant:

--Si tu travailles comme ça, mon garçon, tu ne garderas rien à faire
pour demain.

Le lendemain, vers neuf heures du matin, le facteur remit à Denis
quatre lettres pour son maître, dont une très lourde. M. Marambot
s'enferma aussitôt dans sa chambre jusqu'au milieu de l'après-midi.
Il confia alors à son domestique quatre enveloppes pour la poste. Une
d'elles était adressée à M. Malois, c'était sans doute un reçu de
l'argent.

Denis ne posa point de questions à son maître; il parut aussi triste et
sombre ce jour-là, qu'il avait été joyeux la veille.

La nuit vint. M. Marambot se coucha à son heure ordinaire et s'endormit.

Il fut réveillé par un bruit singulier. Il s'assit aussitôt dans son
lit et écouta. Mais brusquement sa porte s'ouvrit, et Denis parut
sur le seuil, tenant une bougie d'une main, un couteau de cuisine de
l'autre, avec de gros yeux fixes, la lèvre et les joues contractées
comme celles des gens qu'agite une horrible émotion, et si pâle qu'il
semblait un revenant.

M. Marambot, interdit, le crut devenu somnambule, et il allait se lever
pour courir au-devant de lui, quand le domestique souffla la bougie
en se ruant vers le lit. Son maître tendit les mains en avant pour
recevoir le choc qui le renversa sur le dos; et il cherchait à saisir
les bras de son domestique qu'il pensait maintenant atteint de folie,
afin de parer les coups précipités qu'il lui portait.

Il fut atteint une première fois à l'épaule par le couteau, une seconde
fois au front, une troisième fois à la poitrine. Il se débattait
éperdument, agitant ses mains dans l'obscurité, lançant aussi des coups
de pied et criant:

--Denis! Denis! es-tu fou, voyons, Denis!

Mais l'autre, haletant, s'acharnait, frappait toujours, repoussé tantôt
d'un coup de pied, tantôt d'un coup de poing, et revenant furieusement.
M. Marambot fut encore blessé deux fois à la jambe et une fois au
ventre. Mais soudain une pensée rapide lui traversa l'esprit et il se
mit à crier:

--Finis donc, finis donc, Denis, je n'ai pas reçu mon argent.

L'homme aussitôt s'arrêta; et son maître entendait, dans l'obscurité,
sa respiration sifflante.

M. Marambot reprit aussitôt:

--Je n'ai rien reçu. M. Malois se dédit, le procès va avoir lieu; c'est
pour ça que tu as porté les lettres à la poste. Lis plutôt celles qui
sont sur mon secrétaire.

Et, d'un dernier effort, il saisit les allumettes sur sa table de nuit
et alluma sa bougie.

Il était couvert de sang. Des jets brûlants avaient éclaboussé le mur.
Les draps, les rideaux, tout était rouge. Denis, sanglant aussi des
pieds à la tête, se tenait debout au milieu de la chambre.

Quand il vit cela, M. Marambot se crut mort, et il perdit connaissance.

Il se ranima au point du jour. Il fut quelque temps avant de reprendre
ses sens, de comprendre, de se rappeler. Mais soudain le souvenir de
l'attentat et de ses blessures lui revint, et une peur si véhémente
l'envahit, qu'il ferma les yeux pour ne rien voir. Au bout de quelques
minutes son épouvante se calma, et il réfléchit. Il n'était pas mort
sur le coup, il pouvait donc en revenir. Il se sentait faible, très
faible, mais sans souffrance vive, bien qu'il éprouvât en divers points
du corps une gêne sensible, comme des pinçures. Il se sentait aussi
glacé, et tout mouillé, et serré, comme roulé, dans des bandelettes.
Il pensa que cette humidité venait du sang répandu; et des frissons
d'angoisse le secouaient à la pensée affreuse de ce liquide rouge
sorti de ses veines et dont son lit était couvert. L'idée de revoir ce
spectacle épouvantable le bouleversait et il tenait ses yeux fermés
avec force comme s'ils allaient s'ouvrir malgré lui.

Qu'était devenu Denis? Il s'était sauvé, probablement.

Mais qu'allait-il faire, maintenant, lui, Marambot? Se lever? appeler
du secours? Or, s'il faisait un seul mouvement, ses blessures se
rouvriraient sans aucun doute; et il tomberait mort au bout de son sang.

Tout à coup, il entendit pousser la porte de sa chambre. Son cœur cessa
presque de battre. C'était Denis qui venait l'achever, certainement.
Il retint sa respiration pour que l'assassin crût tout bien fini,
l'ouvrage terminé.

Il sentit qu'on relevait son drap, puis qu'on lui palpait le ventre.
Une douleur vive, près de la hanche, le fit tressaillir. On le lavait
maintenant avec de l'eau fraîche, tout doucement. Donc on avait
découvert le forfait et on le soignait, on le sauvait. Une joie éperdue
le saisit; mais, par un reste de prudence, il ne voulut pas montrer
qu'il avait repris connaissance, et il entr'ouvrit un œil, un seul,
avec les plus grandes précautions.

Il reconnut Denis debout près de lui, Denis en personne! Miséricorde!
Il referma son œil avec précipitation.

Denis! Que faisait-il alors? Que voulait-il? Quel projet affreux
nourrissait-il encore?

Ce qu'il faisait? Mais il le lavait pour effacer les traces! Et il
allait l'enfouir maintenant dans le jardin, à dix pieds sous terre,
pour qu'on ne le découvrît pas? Ou peut-être dans la cave, sous les
bouteilles de vin fin?

Et M. Marambot se mit à trembler si fort que tous ses membres
palpitaient.

Il se disait: «Je suis perdu, perdu!» Et il serrait désespérément les
paupières pour ne pas voir arriver le dernier coup de couteau. Il ne
le reçut pas. Denis, maintenant, le soulevait et le ligaturait dans un
linge. Puis il se mit à panser la plaie de la jambe avec soin, comme il
avait appris à le faire quand son maître était pharmacien.

Aucune hésitation n'était plus possible pour un homme du métier: son
domestique, après avoir voulu le tuer, essayait de le sauver.

Alors M. Marambot, d'une voix mourante, lui donna ce conseil pratique:

--Opère les lavages et les pansements avec de l'eau coupée de coaltar
saponiné!

Denis répondit:

--C'est ce que je fais, monsieur.

M. Marambot ouvrit les deux yeux.

Il n'y avait plus trace de sang ni sur le lit, ni dans la chambre, ni
sur l'assassin. Le blessé était étendu en des draps bien blancs.

Les deux hommes se regardèrent.

Enfin, M. Marambot prononça avec douceur:

--Tu as commis un grand crime.

Denis répondit:

--Je suis en train de le réparer, monsieur. Si vous ne me dénoncez pas,
je vous servirai fidèlement comme par le passé.

Ce n'était pas le moment de mécontenter son domestique. M. Marambot
articula en refermant les yeux:

--Je te jure de ne pas te dénoncer.


II

Denis sauva son maître. Il passa les nuits et les jours sans sommeil,
ne quitta point la chambre du malade, lui prépara les drogues, les
tisanes, les potions, lui tâtant le pouls, comptant anxieusement
les pulsations, le maniant avec une habileté de garde-malade et un
dévouement de fils.

A tout moment il demandait:

--Eh bien, monsieur, comment vous trouvez-vous?

M. Marambot répondait d'une voix faible:

--Un peu mieux, mon garçon, je te remercie.

Et quand le blessé s'éveillait, la nuit, il voyait souvent son gardien
qui pleurait dans son fauteuil et s'essuyait les yeux en silence.

Jamais l'ancien pharmacien n'avait été si bien soigné, si dorloté, si
câliné. Il s'était dit tout d'abord:

--Dès que je serai guéri, je me débarrasserai de ce garnement.

Il entrait maintenant en convalescence et remettait de jour en jour
le moment de se séparer de son meurtrier. Il songeait que personne
n'aurait pour lui autant d'égards et d'attentions, qu'il tenait ce
garçon par la peur; et il le prévint qu'il avait déposé chez un notaire
un testament le dénonçant à la justice s'il arrivait quelque accident
nouveau.

Cette précaution lui paraissait le garantir dans l'avenir de tout
nouvel attentat; et il se demandait alors s'il ne serait même pas
plus prudent de conserver près de lui cet homme, pour le surveiller
attentivement.

Comme autrefois, quand il hésitait à acquérir quelque pharmacie plus
importante, il ne se pouvait décider à prendre une résolution.

--Il sera toujours temps, se disait-il.

Denis continuait à se montrer un incomparable serviteur. M. Marambot
était guéri. Il le garda.

Or, un matin, comme il achevait de déjeuner, il entendit tout à coup
un grand bruit dans la cuisine. Il y courut. Denis se débattait, saisi
par deux gendarmes. Le brigadier prenait gravement des notes sur son
carnet.

Dès qu'il aperçut son maître, le domestique se mit à sangloter, criant:

--Vous m'avez dénoncé, monsieur; ce n'est pas bien, après ce que
vous m'aviez promis. Vous manquez à votre parole d'honneur, monsieur
Marambot; ce n'est pas bien, ce n'est pas bien!...

M. Marambot, stupéfait et désolé d'être soupçonné, leva la main:

--Je te jure devant Dieu, mon garçon, que je ne t'ai pas dénoncé.
J'ignore absolument comment messieurs les gendarmes ont pu connaître la
tentative d'assassinat sur moi.

Le brigadier eut un sursaut:

--Vous dites qu'il a voulu vous tuer, monsieur Marambot?

Le pharmacien, éperdu, répondit:

--Mais, oui... Mais je ne l'ai pas dénoncé... Je n'ai rien dit...
Je jure que je n'ai rien dit... Il me servait très bien depuis ce
moment-là...

Le brigadier articula sévèrement:

--Je prends note de votre déposition. La justice appréciera ce nouveau
motif dont elle ignorait, monsieur Marambot. Je suis chargé d'arrêter
votre domestique pour vol de deux canards enlevés subrepticement par
lui chez M. Duhamel, pour lesquels il y a des témoins du délit. Je
vous demande pardon, monsieur Marambot. Je rendrai compte de votre
déclaration.

Et, se tournant vers ses hommes, il commanda:

--Allons, en route!

Les deux gendarmes entraînèrent Denis.


III

L'avocat venait de plaider la folie, appuyant les deux délits l'un sur
l'autre pour fortifier son argumentation. Il avait clairement prouvé
que le vol des deux canards provenait du même état mental que les
huit coups de couteau dans la personne de Marambot. Il avait finement
analysé toutes les phases de cet état passager d'aliénation mentale,
qui céderait, sans aucun doute, à un traitement de quelques mois dans
une excellente maison de santé. Il avait parlé en termes enthousiastes
du dévouement continu de cet honnête serviteur, des soins incomparables
dont il avait entouré son maître blessé par lui dans une seconde
d'égarement.

Touché jusqu'au cœur par ce souvenir, M. Marambot se sentit les yeux
humides.

L'avocat s'en aperçut, ouvrit les bras d'un geste large, déployant ses
longues manches noires comme des ailes de chauve-souris. Et, d'un ton
vibrant, il cria:

--Regardez, regardez, regardez, messieurs les jurés, regardez ces
larmes. Qu'ai-je à dire maintenant pour mon client? Quel discours, quel
argument, quel raisonnement vaudraient ces larmes de son maître! Elles
parlent plus haut que moi, plus haut que la loi; elles crient: «Pardon
pour l'insensé d'une heure!» Elles implorent, elles absolvent, elles
bénissent!

Il se tut, et s'assit.

Le président, alors, se tournant vers Marambot, dont la déposition
avait été excellente pour son domestique, lui demanda:

--Mais enfin, monsieur, en admettant même que vous ayez considéré cet
homme comme dément, cela n'explique pas que vous l'ayez gardé. Il n'en
était pas moins dangereux.

Marambot répondit en s'essuyant les yeux:

--Que voulez-vous, monsieur le président, on a tant de mal à trouver
des domestiques par le temps qui court..., je n'aurais pas rencontré
mieux.

Denis fut acquitté et mis, aux frais de son maître, dans un asile
d'aliénés.


  _Denis_ a paru dans _le Gaulois_ du jeudi 28 juin 1883.



L'ÂNE.

  _A Louis Le Poittevin._


AUCUN souffle d'air ne passait dans la brume épaisse endormie sur le
fleuve. C'était comme un nuage de coton terne posé sur l'eau. Les
berges elles-mêmes restaient indistinctes, disparues sous de bizarres
vapeurs festonnées comme des montagnes. Mais le jour étant près
d'éclore, le coteau commençait à devenir visible. A son pied, dans les
lueurs naissantes de l'aurore, apparaissaient peu à peu les grandes
taches blanches des maisons cuirassées de plâtre. Des coqs chantaient
dans les poulaillers.

Là-bas, de l'autre côté de la rivière ensevelie sous le brouillard,
juste en face de la Frette, un bruit léger troublait par moments le
grand silence du ciel sans brise. C'était tantôt un vague clapotis,
comme la marche prudente d'une barque, tantôt un coup sec, comme un
choc d'aviron sur un bordage, tantôt comme la chute d'un objet mou dans
l'eau. Puis, plus rien.

Et parfois des paroles basses, venues on ne sait d'où, peut-être de
très loin, peut-être de très près, errantes dans ces brumes opaques,
nées sur la terre ou sur le fleuve, glissaient, timides aussi,
passaient, comme ces oiseaux sauvages qui ont dormi dans les joncs et
qui partent aux premières pâleurs du ciel, pour fuir encore, pour fuir
toujours, et qu'on aperçoit une seconde traversant la brume à tire
d'aile en poussant un cri doux et craintif qui réveille leurs frères le
long des berges.

Soudain, près de la rive, contre le village, une ombre apparut sur
l'eau, à peine indiquée d'abord; puis elle grandit, s'accentua, et,
sortant du rideau nébuleux jeté sur la rivière, un bateau plat, monté
par deux hommes, vint s'échouer contre l'herbe.

Celui qui ramait se leva et prit au fond de l'embarcation un seau plein
de poissons; puis il jeta sur son épaule l'épervier encore ruisselant.
Son compagnon, qui n'avait pas remué, prononça:

--Apporte ton fusil, nous allons dégoter quéque lapin dans les berges,
hein, Mailloche?

L'autre répondit:

--Ça me va. Attends-moi, je te rejoins.

Et il s'éloigna pour mettre à l'abri leur pêche.

L'homme resté dans la barque bourra lentement sa pipe et l'alluma.

Il s'appelait Labouise dit Chicot, et était associé avec son compère
Maillochon, vulgairement appelé Mailloche, pour exercer la profession
louche et vague de ravageurs.

Mariniers de bas étage, ils ne naviguaient régulièrement que dans les
mois de famine. Le reste du temps ils ravageaient. Rôdant jour et nuit
sur le fleuve, guettant toute proie morte ou vivante, braconniers
d'eau, chasseurs nocturnes, sortes d'écumeurs d'égouts, tantôt à
l'affût des chevreuils de la forêt de Saint-Germain, tantôt à la
recherche des noyés filant entre deux eaux et dont ils soulageaient
les poches, ramasseurs de loques flottantes, de bouteilles vides qui
vont au courant la gueule en l'air avec un balancement d'ivrognes,
de morceaux de bois partis à la dérive, Labouise et Maillochon se la
coulaient douce.

Par moments, ils partaient à pied, vers midi, et s'en allaient en
flânant devant eux. Ils dînaient dans quelque auberge de la rive et
repartaient encore côte à côte. Ils demeuraient absents un jour ou
deux; puis un matin on les revoyait rôdant dans l'ordure qui leur
servait de bateau.

Là-bas, à Joinville, à Nogent, des canotiers désolés cherchaient leur
embarcation disparue une nuit, détachée et partie, volée sans doute;
tandis qu'à vingt ou trente lieues de là, sur l'Oise, un bourgeois
propriétaire se frottait les mains en admirant le canot acheté
d'occasion, la veille, pour cinquante francs, à deux hommes qui le lui
avaient vendu, comme ça, en passant, le lui ayant offert spontanément
sur la mine.

Maillochon reparut avec son fusil enveloppé dans une loque. C'était un
homme de quarante ou cinquante ans, grand, maigre, avec cet œil vif
qu'ont les gens tracassés par des inquiétudes légitimes, et les bêtes
souvent traquées. Sa chemise ouverte laissait voir sa poitrine velue
d'une toison grise. Mais il semblait n'avoir jamais eu d'autre barbe
qu'une brosse de courtes moustaches et une pincée de poils raides sous
la lèvre inférieure. Il était chauve des tempes.

Quand il enlevait la galette de crasse qui lui servait de casquette, la
peau de sa tête semblait couverte d'un duvet vaporeux, d'une ombre de
cheveux, comme le corps d'un poulet plumé qu'on va flamber.

Chicot, au contraire, rouge et bourgeonneux, gros, court et poilu,
avait l'air d'un bifteck cru caché dans un bonnet de sapeur.

Il tenait sans cesse fermé l'œil gauche comme s'il visait quelque chose
ou quelqu'un, et quand on le plaisantait sur ce tic, en lui criant:
«Ouvre l'œil, Labouise,» il répondait d'un ton tranquille: «Aie pas
peur, ma sœur, je l'ouvre à l'occase.» Il avait d'ailleurs cette
habitude d'appeler tout le monde «ma sœur», même son compagnon ravageur.

Il reprit à son tour les avirons; et la barque de nouveau s'enfonça
dans la brume immobile sur le fleuve, mais qui devenait blanche comme
du lait dans le ciel éclairé de lueurs roses.

Labouise demanda:

--Qué plomb qu' tas pris, Maillochon?

Maillochon répondit:

--Du tout p'tit, du neuf, c'est c' qui faut pour le lapin.

Ils approchaient de l'autre berge si lentement, si doucement,
qu'aucun bruit ne les révélait. Cette berge appartient à la forêt de
Saint-Germain et limite les tirés aux lapins. Elle est couverte de
terriers cachés sous les racines d'arbres; et les bêtes, à l'aurore,
gambadent là dedans, vont, viennent, entrent et sortent.

Maillochon, à genoux à l'avant, guettait, le fusil caché sur le
plancher de la barque. Soudain il le saisit, visa, et la détonation
roula longtemps par la calme campagne.

Labouise, en deux coups de rame, toucha la berge, et son compagnon,
sautant à terre, ramassa un petit lapin gris, tout palpitant encore.

Puis le bateau s'enfonça de nouveau dans le brouillard pour regagner
l'autre rive et se mettre à l'abri des gardes.

Les deux hommes semblaient maintenant se promener doucement sur l'eau.
L'arme avait disparu sous la planche qui servait de cachette, et le
lapin dans la chemise bouffante de Chicot.

Au bout d'un quart d'heure, Labouise demanda:

--Allons, ma sœur, encore un.

Maillochon répondit:

--Ça me va, en route.

Et la barque repartit, descendant vivement le courant. Les brumes qui
couvraient le fleuve commençaient à se lever. On apercevait, comme à
travers un voile, les arbres des rives; et le brouillard déchiré s'en
allait au fil de l'eau, par petits nuages.

Quand ils approchèrent de l'île dont la pointe est devant Herblay, les
deux hommes ralentirent leur marche et recommencèrent à guetter. Puis
bientôt un second lapin fut tué.

Ils continuèrent ensuite à descendre jusqu'à mi-route de Conflans;
puis ils s'arrêtèrent, amarrèrent leur bateau contre un arbre, et, se
couchant au fond, s'endormirent.

De temps en temps, Labouise se soulevait et, de son œil ouvert,
parcourait l'horizon. Les dernières vapeurs du matin s'étaient
évaporées et le grand soleil d'été montait, rayonnant, dans le ciel
bleu.

Là-bas, de l'autre côté de la rivière, le coteau planté de vignes
s'arrondissait en demi-cercle. Une seule maison se dressait au faîte,
dans un bouquet d'arbres. Tout était silencieux.

Mais sur le chemin de halage quelque chose remuait doucement, avançant
à peine. C'était une femme traînant un âne. La bête, ankylosée, raide
et rétive, allongeait une jambe de temps en temps, cédant aux efforts
de sa compagne quand elle ne pouvait plus s'y refuser; et elle allait
ainsi le cou tendu, les oreilles couchées, si lentement qu'on ne
pouvait prévoir quand elle serait hors de vue.

La femme tirait, courbée en deux, et se retournait parfois pour frapper
l'âne avec une branche.

Labouise, l'ayant aperçue, prononça:

--Ohé! Mailloche?

Mailloche répondit:

--Qué qu'y a?

--Veux-tu rigoler?

--Tout de même.

--Allons, secoue-toi, ma sœur, j'allons rire.

Et Chicot prit les avirons.

Quand il eut traversé le fleuve et qu'il fut en face du groupe, il cria:

--Ohé, ma sœur!

La femme cessa de traîner sa bourrique et regarda. Labouise reprit:

--Vas-tu à la foire aux locomotives?

La femme ne répondit rien. Chicot continua:

--Ohé! dis, il a été primé à la course, ton bourri. Ousque tu l'
conduis, de c'te vitesse?

La femme, enfin, répondit:

--Je vas chez Macquart, aux Champioux, pour l' faire abattre. Il ne
vaut pu rien.

Labouise répondit:

--J' te crois. Et combien qu'y t'en donnera, Macquart?

La femme, qui s'essuyait le front du revers de la main, hésita:

--J' sais ti? P't-être trois francs, p't-être quatre?

Chicot s'écria:

--J' t'en donne cent sous, et v'là ta course faite, c'est pas peu.

La femme, après une courte réflexion, prononça:

--C'est dit.

Et les ravageurs abordèrent.

Labouise saisit la bride de l'animal. Maillochon, surpris, demanda:

--Qué que tu veux faire de c'te peau?

Chicot, cette fois, ouvrit son autre œil pour exprimer sa gaieté. Toute
sa figure rouge grimaçait de joie; il gloussa:

--Aie pas peur, ma sœur, j'ai mon truc.

Il donna cent sous à la femme, qui s'assit sur le fossé pour voir ce
qui allait arriver.

Alors Labouise, en belle humeur, alla chercher le fusil, et le tendant
à Maillochon:

--Chacun son coup, ma vieille; nous allons chasser le gros gibier, ma
sœur, pas si près que ça, nom d'un nom, tu vas l' tuer du premier. Faut
faire durer l' plaisir un peu.

Et il plaça son compagnon à quarante pas de la victime. L'âne, se
sentant libre, essayait de brouter l'herbe haute de la berge, mais
il était tellement exténué qu'il vacillait sur ses jambes comme s'il
allait tomber.

Maillochon l'ajusta lentement et dit:

--Un coup de sel aux oreilles, attention, Chicot.

Et il tira.

Le plomb menu cribla les longues oreilles de l'âne, qui se mit à les
secouer vivement, les agitant tantôt l'une après l'autre, tantôt
ensemble, pour se débarrasser de ce picotement.

Les deux hommes riaient à se tordre, courbés, tapant du pied. Mais la
femme indignée s'élança, ne voulant pas qu'on martyrisât son bourri,
offrant de rendre les cent sous, furieuse et geignante.

Labouise la menaça d'une tripotée et fit mine de relever ses manches.
Il avait payé, n'est-ce pas? Alors zut. Il allait lui en tirer un dans
les jupes, pour lui montrer qu'on ne sentait rien.

Et elle s'en alla en les menaçant des gendarmes. Longtemps ils
l'entendirent qui criait des injures plus violentes à mesure qu'elle
s'éloignait.

Maillochon tendit le fusil à son camarade.

--A toi, Chicot.

Labouise ajusta et fit feu. L'âne reçut la charge dans les cuisses,
mais le plomb était si petit et tiré de si loin qu'il se crut sans
doute piqué des taons. Car il se mit à s'émoucher de sa queue avec
force, se battant les jambes et le dos.

Labouise s'assit pour rire à son aise, tandis que Maillochon
rechargeait l'arme, si joyeux qu'il semblait éternuer dans le canon.

Il s'approcha de quelques pas et, visant le même endroit que son
camarade, il tira de nouveau. La bête, cette fois, fit un soubresaut,
essaya de ruer, tourna la tête. Un peu de sang coulait enfin. Elle
avait été touchée profondément, et une souffrance aiguë se déclara, car
elle se mit à fuir sur la berge, d'un galop lent, boiteux et saccadé.

Les deux hommes s'élancèrent à sa poursuite, Maillochon à grandes
enjambées, Labouise à pas pressés, courant d'un trot essoufflé de petit
homme.

Mais l'âne, à bout de forces, s'était arrêté, et il regardait, d'un œil
éperdu, venir ses meurtriers. Puis, tout à coup, il tendit la tête et
se mit à braire.

Labouise, haletant, avait pris le fusil. Cette fois, il s'approcha tout
près, n'ayant pas envie de recommencer la course.

Quand le baudet eut fini de pousser sa plainte lamentable, comme un
appel de secours, un dernier cri d'impuissance, l'homme, qui avait son
idée, cria: «Mailloche, ohé! ma sœur, amène-toi, je vas lui faire
prendre médecine.» Et, tandis que l'autre ouvrait de force la bouche
serrée de l'animal, Chicot lui introduisait au fond du gosier le canon
de son fusil, comme s'il eût voulu lui faire boire un médicament; puis
il dit:

--Ohé! ma sœur, attention, je verse la purge.

Et il appuya sur la gâchette. L'âne recula de trois pas, tomba sur
le derrière, tenta de se relever et s'abattit à la fin sur le flanc
en fermant les yeux. Tout son vieux corps pelé palpitait; ses jambes
s'agitaient comme s'il eût voulu courir. Un flot de sang lui coulait
entre les dents. Bientôt il ne remua plus. Il était mort.

Les deux hommes ne riaient pas, ça avait été fini trop vite, ils
étaient volés.

Maillochon demanda:

--Eh bien, qué que j'en faisons à c't' heure?

Labouise répondit:

--Aie pas peur, ma sœur, embarquons-le, j'allons rigoler à la nuit
tombée.

Et ils allèrent chercher la barque. Le cadavre de l'animal fut
couché dans le fond, couvert d'herbes fraîches, et les deux rôdeurs,
s'étendant dessus, se rendormirent.

Vers midi, Labouise tira des coffres secrets de leur bateau vermoulu et
boueux un litre de vin, un pain, du beurre et des oignons crus, et ils
se mirent à manger.

Quand leur repas fut terminé, ils se couchèrent de nouveau sur l'âne
mort et recommencèrent à dormir. A la nuit tombante, Labouise se
réveilla et, secouant son camarade, qui ronflait comme un orgue, il
commanda:

--Allons, ma sœur, en route.

Et Maillochon se mit à ramer. Ils remontaient la Seine tout doucement,
ayant du temps devant eux. Ils longeaient les berges couvertes de lis
d'eau fleuris, parfumées par les aubépines penchant sur le courant
leurs touffes blanches; et la lourde barque, couleur de vase, glissait
sur les grandes feuilles plates des nénuphars, dont elle courbait les
fleurs pâles, rondes et fendues comme des grelots, qui se redressaient
ensuite.

Lorsqu'ils furent au mur de l'Éperon, qui sépare la forêt de
Saint-Germain du parc de Maisons-Laffitte, Labouise arrêta son camarade
et lui exposa son projet, qui agita Maillochon d'un rire silencieux et
prolongé.

Ils jetèrent à l'eau les herbes étendues sur le cadavre, prirent la
bête par les pieds, la débarquèrent et s'en furent la cacher dans un
fourré.

Puis ils remontèrent dans leur barque et gagnèrent Maisons-Laffitte.

La nuit était tout à fait noire quand ils entrèrent chez le père Jules,
traiteur et marchand de vins. Dès qu'il les aperçut, le commerçant
s'approcha, leur serra les mains et prit place à leur table, puis on
causa de choses et d'autres.

Vers onze heures, le dernier consommateur étant parti, le père Jules,
clignant de l'œil, dit à Labouise:

--Hein, y en a-t-il?

Labouise fit un mouvement de tête et prononça:

--Y en a et y en a pas, c'est possible.

Le restaurateur insistait:

--Des gris, rien que des gris, peut-être?

Alors, Chicot, plongeant la main dans sa chemise de laine, tira les
oreilles d'un lapin et déclara:

--Ça vaut trois francs la paire.

Alors, une longue discussion commença sur le prix. On convint de deux
francs soixante-cinq. Et les deux lapins furent livrés.

Comme les maraudeurs se levaient, le père Jules qui les guettait,
prononça:

--Vous avez autre chose, mais vous ne voulez pas le dire.

Labouise riposta:

--C'est possible, mais pas pour toi, t'es trop chien.

L'homme, allumé, le pressait.

--Hein, du gros, allons, dis quoi, on pourra s'entendre.

Labouise, qui semblait perplexe, fit mine de consulter Maillochon de
l'œil, puis il répondit d'une voix lente:

--V'là l'affaire. J'étions embusqués à l'Éperon quand quéque chose nous
passe dans le premier buisson à gauche, au bout du mur.

Mailloche y lâche un coup, ça tombe. Et je filons, vu les gardes. Je
peux pas te dire ce que c'est, vu que je l'ignore. Pour gros, c'est
gros. Mais quoi? si je te le disais, je te tromperais, et tu sais, ma
sœur, entre nous, cœur sur la main.

L'homme, palpitant, demanda:

--C'est-i pas un chevreuil?

Labouise reprit:

--Ça s' peut bien, ça ou autre chose? Un chevreuil?... oui... C'est
p't-être pu gros? Comme qui dirait une biche. Oh! j' te dis pas qu'
c'est une biche, vu que j' l'ignore, mais ça s' peut!

Le gargotier insistait:

--P't-être un cerf?

Labouise étendit la main:

--Ça, non! Pour un cerf, c'est pas un cerf, j' te trompe pas, c'est pas
un cerf. J' l'aurais vu, attendu les bois. Non, pour un cerf, c'est
pas un cerf.

--Pourquoi que vous l'avez pas pris? demanda l'homme.

--Pourquoi, ma sœur, parce que je vendons sur place, désormais. J'ai
preneur. Tu comprends, on va flâner par là, on trouve la chose, on s'en
empare. Pas de risques pour Bibi. Voilà.

Le fricotier, soupçonneux, prononça:

--S'il n'y était pu, maintenant.

Mais Labouise leva de nouveau la main:

--Pour y être, il y est, je te l' promets, je te l' jure. Dans le
premier buisson à gauche. Pour ce que c'est, je l'ignore. J' sais que
c'est pas un cerf, ça, non, j'en suis sûr. Pour le reste, à toi d'y
aller voir. C'est vingt francs sur place, ça te va-t-il?

L'homme hésitait encore:

--Tu ne pourrais pas me l'apporter?

Maillochon prit la parole:

--Alors pu de jeu. Si c'est un chevreuil, cinquante francs; si c'est
une biche, soixante-dix; v'là nos prix.

Le gargotier se décida:

--Ça va pour vingt francs. C'est dit. Et on se tapa dans la main.

Puis il sortit de son comptoir quatre grosses pièces de cent sous que
les deux amis empochèrent.

Labouise se leva, vida son verre et sortit; au moment d'entrer dans
l'ombre, il se retourna pour spécifier:

--C'est pas un cerf, pour sûr. Mais, quoi?... Pour y être, il y est. Je
te rendrai l'argent si tu ne trouves rien.

Et il s'enfonça dans la nuit.

Maillochon, qui le suivait, lui tapait dans le dos de grands coups de
poing pour témoigner son allégresse.


  _L'Ane_ a paru dans _le Gaulois_ du dimanche 15 juillet 1883, sous le
  titre: _Le Bon Jour_.



IDYLLE.

  _A Maurice Leloir._


LE train venait de quitter Gênes, allant vers Marseille et suivant les
longues ondulations de la côte rocheuse, glissant comme un serpent
de fer entre la mer et la montagne, rampant sur les plages de sable
jaune que les petites vagues bordaient d'un filet d'argent, et entrant
brusquement dans la gueule noire des tunnels ainsi qu'une bête en son
trou.

Dans le dernier wagon du train, une grosse femme et un jeune homme
demeuraient face à face, sans parler, et se regardant par moments. Elle
avait peut-être vingt-cinq ans; et, assise près de la portière, elle
contemplait le paysage. C'était une forte paysanne piémontaise, aux
yeux noirs, à la poitrine volumineuse, aux joues charnues. Elle avait
poussé plusieurs paquets sous la banquette de bois, gardant sur ses
genoux un panier.

Lui, il avait environ vingt ans; il était maigre, hâlé, avec ce teint
noir des hommes qui travaillent la terre au grand soleil. Près de lui,
dans un mouchoir, toute sa fortune: une paire de souliers, une chemise,
une culotte et une veste. Sous le banc il avait aussi caché quelque
chose: une pelle et une pioche attachées ensemble au moyen d'une corde.
Il allait chercher du travail en France.

Le soleil, montant au ciel, versait sur la côte une pluie de feu;
c'était vers la fin de mai, et des odeurs délicieuses voltigeaient,
pénétraient dans les wagons dont les vitres demeuraient baissées. Les
orangers et les citronniers en fleur, exhalant dans le ciel tranquille
leurs parfums sucrés, si doux, si forts, si troublants, les mêlaient
au souffle des roses poussées partout, comme des herbes, le long de la
voie, dans les riches jardins, devant les portes des masures et dans la
campagne aussi.

Elles sont chez elles, sur cette côte, les roses! Elles emplissent
le pays de leur arome puissant et léger, elles font de l'air une
friandise, quelque chose de plus savoureux que le vin et d'enivrant
comme lui.

Le train allait lentement, comme pour s'attarder dans ce jardin, dans
cette mollesse. Il s'arrêtait à tout moment, aux petites gares, devant
quelques maisons blanches, puis repartait de son allure calme, après
avoir longtemps sifflé. Personne ne montait dedans. On eût dit que le
monde entier somnolait, ne pouvait se décider à changer de place par
cette chaude matinée de printemps.

La grosse femme, de temps en temps, fermait les yeux, puis les rouvrait
brusquement, alors que son panier glissait sur ses genoux, prêt à
tomber. Elle le rattrapait d'un geste vif, regardait dehors quelques
minutes, puis s'assoupissait de nouveau. Des gouttes de sueur perlaient
sur son front, et elle respirait avec peine, comme si elle eût souffert
d'une oppression pénible.

Le jeune homme avait incliné sa tête et dormait du fort sommeil des
rustres.

Tout à coup, au sortir d'une petite gare, la paysanne parut se
réveiller, et, ouvrant son panier, elle en tira un morceau de pain, des
œufs durs, une fiole de vin et des prunes, de belles prunes rouges; et
elle se mit à manger.

L'homme s'était à son tour brusquement réveillé et il la regardait, il
regardait chaque bouchée aller des genoux à la bouche. Il demeurait les
bras croisés, les yeux fixes, les joues creuses, les lèvres closes.

Elle mangeait en grosse femme goulue, buvant à tout instant une gorgée
de vin pour faire passer les œufs, et elle s'arrêtait pour souffler un
peu.

Elle fit tout disparaître, le pain, les œufs, les prunes, le vin. Et
dès qu'elle eut achevé son repas, le garçon referma les yeux. Alors,
se sentant un peu gênée, elle desserra son corsage, et l'homme soudain
regarda de nouveau.

Elle ne s'en inquiéta pas, continuant à déboutonner sa robe, et la
forte pression de ses seins écartait l'étoffe, montrant, entre les
deux, par la fente qui grandissait, un peu de linge blanc et un peu de
peau.

La paysanne, quand elle se trouva plus à son aise, prononça en italien:
«Il fait si chaud qu'on ne respire plus.»

Le jeune homme répondit dans la même langue et avec la même
prononciation: «C'est un beau temps pour voyager.»

Elle demanda: «Vous êtes du Piémont?»

--«Je suis d'Asti.»

--«Moi de Casale.»

Ils étaient voisins. Ils se mirent à causer.

Ils dirent les longues choses banales que répètent sans cesse les gens
du peuple et qui suffisent à leur esprit lent et sans horizon. Ils
parlèrent du pays. Ils avaient des connaissances communes. Ils citèrent
des noms, devenant amis à mesure qu'ils découvraient une nouvelle
personne qu'ils avaient vue tous les deux. Les mots rapides, pressés,
sortaient de leurs bouches avec leurs terminaisons sonores et leur
chanson italienne. Puis ils s'informèrent d'eux-mêmes.

Elle était mariée; elle avait déjà trois enfants laissés en garde à sa
sœur, car elle avait trouvé une place de nourrice, une bonne place chez
une dame française, à Marseille.

Lui, il cherchait du travail. On lui avait dit qu'il en trouverait
aussi par là, car on bâtissait beaucoup.

Puis ils se turent.

La chaleur devenait terrible, tombant en pluie sur le toit des wagons.
Un nuage de poussière voltigeait derrière le train, pénétrait dedans;
et les parfums des orangers et des roses prenaient une saveur plus
intense, semblaient s'épaissir, s'alourdir.

Les deux voyageurs s'endormirent de nouveau.

Ils rouvrirent les yeux presque en même temps. Le soleil s'abaissait
vers la mer, illuminant sa nappe bleue d'une averse de clarté. L'air,
plus frais, paraissait plus léger.

La nourrice haletait, le corsage ouvert, les joues molles, les yeux
ternes; et elle dit, d'une voix accablée:

--«Je n'ai pas donné le sein depuis hier; me voilà étourdie comme si
j'allais m'évanouir.»

Il ne répondit pas, ne sachant que dire. Elle reprit: «Quand on a du
lait comme moi, il faut donner le sein trois fois par jour, sans ça
on se trouve gênée. C'est comme un poids que j'aurais sur le cœur; un
poids qui m'empêche de respirer et qui me casse les membres. C'est
malheureux d'avoir du lait tant que ça.»

Il prononça: «Oui. C'est malheureux. Ça doit vous tracasser.»

Elle semblait bien malade en effet, accablée et défaillante. Elle
murmura: «Il suffit de presser dessus pour que le lait sorte comme
d'une fontaine. C'est vraiment curieux à voir. On ne le croirait pas. A
Casale, tous les voisins venaient me regarder.»

Il dit: «Ah! vraiment.»

--«Oui, vraiment. Je vous le montrerais bien, mais cela ne me servirait
de rien. On n'en fait pas sortir assez de cette façon.»

Et elle se tut.

Le convoi s'arrêtait à une halte. Debout, près d'une barrière, une
femme tenait en ses bras un jeune enfant qui pleurait. Elle était
maigre et déguenillée.

La nourrice la regardait. Elle dit d'un ton compatissant: «En voilà
une encore que je pourrais soulager. Et le petit aussi pourrait me
soulager. Tenez, je ne suis pas riche, puisque je quitte ma maison,
et mes gens, et mon chéri dernier pour me mettre en place; mais je
donnerais encore bien cinq francs pour avoir cet enfant-là dix minutes
et lui donner le sein. Ça le calmerait, et moi donc. Il me semble que
je renaîtrais.»

Elle se tut encore. Puis elle passa plusieurs fois sa main brûlante sur
son front où coulait la sueur. Et elle gémit: «Je ne peux plus tenir.
Il me semble que je vais mourir.» Et, d'un geste inconscient, elle
ouvrit tout à fait sa robe.

Le sein de droite apparut, énorme, tendu, avec sa fraise brune. Et la
pauvre femme geignait: «Ah! mon Dieu! ah! mon Dieu! Qu'est-ce que je
vais faire?»

Le train s'était remis en marche et continuait sa route au milieu des
fleurs qui exhalaient leur haleine pénétrante des soirées tièdes.
Quelquefois, un bateau de pêche semblait endormi sur la mer bleue, avec
sa voile blanche immobile, qui se reflétait dans l'eau comme si une
autre barque se fût trouvée la tête en bas.

Le jeune homme, troublé, balbutia: «Mais... madame... je pourrais
vous... vous soulager.»

Elle répondit d'une voix brisée: «Oui, si vous voulez. Vous me rendrez
bien service. Je ne puis plus tenir, je ne puis plus.»

Il se mit à genoux devant elle; et elle se pencha vers lui, portant
vers sa bouche, dans un geste de nourrice, le bout foncé de son sein.
Dans le mouvement qu'elle fit en le prenant de ses deux mains pour le
tendre vers cet homme, une goutte de lait apparut au sommet. Il la but
vivement, saisissant comme un fruit cette lourde mamelle entre ses
lèvres. Et il se mit à téter d'une façon goulue et régulière.

Il avait passé ses deux bras autour de la taille de la femme, qu'il
serrait pour l'approcher de lui; et il buvait à lentes gorgées avec un
mouvement de cou, pareil à celui des enfants.

Soudain elle dit: «En voilà assez pour celui-là, prenez l'autre
maintenant.»

Et il prit l'autre avec docilité.

Elle avait posé ses deux mains sur le dos du jeune homme, et elle
respirait maintenant avec force, avec bonheur, savourant les haleines
des fleurs mêlées aux souffles d'air que le mouvement du train jetait
dans les wagons.

Elle dit: «Ça sent bien bon par ici.»

Il ne répondit pas, buvant toujours à cette source de chair, et
fermant les yeux comme pour mieux goûter.

Mais elle l'écarta doucement:

--«En voilà assez. Je me sens mieux. Ça m'a remis l'âme dans le corps.»

Il s'était relevé, essuyant sa bouche d'un revers de main.

Elle lui dit, en faisant rentrer dans sa robe les deux gourdes vivantes
qui gonflaient sa poitrine:

--«Vous m'avez rendu un fameux service. Je vous remercie bien,
monsieur.»

Et il répondit d'un ton reconnaissant:

--«C'est moi qui vous remercie, madame, voilà deux jours que je n'avais
rien mangé!»


  _Idylle_ a paru dans _le Gil-Blas_ du mardi 12 février 1884, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE.



LA FICELLE.

  _A Harry Alis._


SUR toutes les routes autour de Goderville, les paysans et leurs femmes
s'en venaient vers le bourg; car c'était jour de marché. Les mâles
allaient, à pas tranquilles, tout le corps en avant à chaque mouvement
de leurs longues jambes torses, déformées par les rudes travaux, par
la pesée sur la charrue qui fait en même temps monter l'épaule gauche
et dévier la taille, par le fauchage des blés qui fait écarter les
genoux pour prendre un aplomb solide, par toutes les besognes lentes
et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue, empesée, brillante,
comme vernie, ornée au col et aux poignets d'un petit dessin de fil
blanc, gonflée autour de leur torse osseux, semblait un ballon prêt à
s'envoler, d'où sortaient une tête, deux bras et deux pieds.

Les uns tiraient au bout d'une corde une vache, un veau. Et leurs
femmes, derrière l'animal, lui fouettaient les reins d'une branche
encore garnie de feuilles, pour hâter sa marche. Elles portaient au
bras de larges paniers d'où sortaient des têtes de poulets par-ci,
des têtes de canards par-là. Et elles marchaient d'un pas plus court
et plus vif que leurs hommes, la taille sèche, droite et drapée dans
un petit châle étriqué, épinglé sur leur poitrine plate, la tête
enveloppée d'un linge blanc collé sur les cheveux et surmontée d'un
bonnet.

Puis, un char à bancs passait, au trot saccadé d'un bidet, secouant
étrangement deux hommes assis côte à côte et une femme dans le fond du
véhicule, dont elle tenait le bord pour atténuer les durs cahots.

Sur la place de Goderville, c'était une foule, une cohue d'humains et
de bêtes mélangés. Les cornes des bœufs, les hauts chapeaux à longs
poils des paysans riches et les coiffes des paysannes émergeaient à la
surface de l'assemblée. Et les voix criardes, aiguës, glapissantes,
formaient une clameur continue et sauvage que dominait parfois un grand
éclat poussé par la robuste poitrine d'un campagnard en gaieté, ou le
long meuglement d'une vache attachée au mur d'une maison.

Tout cela sentait l'étable, le lait et le fumier, le foin et la
sueur, dégageait cette saveur aigre, affreuse, humaine et bestiale,
particulière aux gens des champs.

Maître Hauchecorne, de Bréauté, venait d'arriver à Goderville, et il se
dirigeait vers la place, quand il aperçut par terre un petit bout de
ficelle. Maître Hauchecorne, économe en vrai Normand, pensa que tout
était bon à ramasser qui peut servir; et il se baissa péniblement, car
il souffrait de rhumatismes. Il prit, par terre, le morceau de corde
mince, et il se disposait à le rouler avec soin, quand il remarqua,
sur le seuil de sa porte, maître Malandain, le bourrelier, qui le
regardait. Ils avaient eu des affaires ensemble au sujet d'un licol,
autrefois, et ils étaient restés fâchés, étant rancuniers tous deux.
Maître Hauchecorne fut pris d'une sorte de honte d'être vu ainsi, par
son ennemi, cherchant dans la crotte un bout de ficelle. Il cacha
brusquement sa trouvaille sous sa blouse, puis dans la poche de sa
culotte; puis il fit semblant de chercher encore par terre quelque
chose qu'il ne trouvait point, et il s'en alla vers le marché, la tête
en avant, courbé en deux par ses douleurs.

Il se perdit aussitôt dans la foule criarde et lente, agitée par les
interminables marchandages. Les paysans tâtaient les vaches, s'en
allaient, revenaient, perplexes, toujours dans la crainte d'être mis
dedans, n'osant jamais se décider, épiant l'œil du vendeur, cherchant
sans fin à découvrir la ruse de l'homme et le défaut de la bête.

Les femmes, ayant posé à leurs pieds leurs grands paniers, en avaient
tiré leurs volailles qui gisaient par terre, liées par les pattes,
l'œil effaré, la crête écarlate.

Elles écoutaient les propositions, maintenaient leurs prix, l'air
sec, le visage impassible, ou bien tout à coup, se décidant au rabais
proposé, criaient au client qui s'éloignait lentement:

--C'est dit, maît' Anthime. J' vous l' donne.

Puis, peu à peu, la place se dépeupla, et l'_Angelus_ sonnant midi,
ceux qui demeuraient trop loin se répandirent dans les auberges.

Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs, comme la vaste
cour était pleine de véhicules de toute race, charrettes, cabriolets,
chars à bancs, tilburys, carrioles innommables, jaunes de crotte,
déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras, leurs brancards,
ou bien le nez par terre et le derrière en l'air.

Tout contre les dîneurs attablés, l'immense cheminée, pleine de flamme
claire, jetait une chaleur vive dans le dos de la rangée de droite.
Trois broches tournaient, chargées de poulets, de pigeons et de gigots;
et une délectable odeur de viande rôtie et de jus ruisselant sur la
peau rissolée, s'envolait de l'âtre, allumait les gaietés, mouillait
les bouches.

Toute l'aristocratie de la charrue mangeait là, chez maît' Jourdain,
aubergiste et maquignon, un malin qui avait des écus.

Les plats passaient, se vidaient comme les brocs de cidre jaune. Chacun
racontait ses affaires, ses achats et ses ventes. On prenait des
nouvelles des récoltes. Le temps était bon pour les verts, mais un peu
mucre pour les blés.

Tout à coup, le tambour roula, dans la cour, devant la maison. Tout le
monde aussitôt fut debout, sauf quelques indifférents, et on courut à
la porte, aux fenêtres, la bouche encore pleine et la serviette à la
main.

Après qu'il eut terminé son roulement, le crieur public lança d'une
voix saccadée, scandant ses phrases à contre-temps.

--Il est fait assavoir aux habitants de Goderville, et en général
à toutes--les personnes présentes au marché, qu'il a été perdu ce
matin, sur la route de Beuzeville, entre--neuf heures et dix heures, un
portefeuille en cuir noir, contenant cinq cents francs et des papiers
d'affaires. On est prié de le rapporter--à la mairie, incontinent, ou
chez maître Fortuné Houlbrèque, de Manneville. Il y aura vingt francs
de récompense.

Puis l'homme s'en alla. On entendit encore une fois au loin les
battements sourds de l'instrument et la voix affaiblie du crieur.

Alors on se mit à parler de cet événement en énumérant les chances
qu'avait maître Houlbrèque de retrouver ou de ne pas retrouver son
portefeuille.

Et le repas s'acheva.

On finissait le café, quand le brigadier de gendarmerie parut sur le
seuil.

Il demanda:

--Maître Hauchecorne, de Bréauté, est-il ici?

Maître Hauchecorne, assis à l'autre bout de la table, répondit:

--Me v'là.

Et le brigadier reprit:

--Maître Hauchecorne, voulez-vous avoir la complaisance de
m'accompagner à la mairie. M. le maire voudrait vous parler.

Le paysan, surpris, inquiet, avala d'un coup son petit verre, se leva
et, plus courbé encore que le matin, car les premiers pas après chaque
repos étaient particulièrement difficiles, il se mit en route en
répétant:

--Me v'là, me v'là.

Et il suivit le brigadier.

Le maire l'attendait, assis dans un fauteuil. C'était le notaire de
l'endroit, homme gros, grave, à phrases pompeuses.

--Maître Hauchecorne, dit-il, on vous a vu ce matin ramasser, sur la
route de Beuzeville, le portefeuille perdu par maître Houlbrèque, de
Manneville.

Le campagnard, interdit, regardait le maire, apeuré déjà par ce soupçon
qui pesait sur lui, sans qu'il comprît pourquoi.

--Mé, mé, j'ai ramassé çu portafeuille!

--Oui, vous-même.

--Parole d'honneur, je n'en ai seulement point eu connaissance.

--On vous a vu.

--On m'a vu, mé? Qui ça qui m'a vu?

--M. Malandain, le bourrelier.

Alors le vieux se rappela, comprit et, rougissant de colère:

--Ah! i m'a vu, çu manant! I m'a vu ramasser c'te ficelle-là, tenez,
m'sieu le maire.

Et, fouillant au fond de sa poche, il en retira le petit bout de corde.

Mais le maire, incrédule, remuait la tête.

--Vous ne me ferez pas accroire, maître Hauchecorne, que M. Malandain,
qui est un homme digne de foi, a pris ce fil pour un portefeuille.

Le paysan, furieux, leva la main, cracha de côté pour attester son
honneur, répétant:

--C'est pourtant la vérité du bon Dieu, la sainte vérité, m'sieu le
maire. Là, sur mon âme et mon salut, je l' répète.

Le maire reprit:

--Après avoir ramassé l'objet, vous avez même encore cherché longtemps
dans la boue, si quelque pièce de monnaie ne s'en était pas échappée.

Le bonhomme suffoquait d'indignation et de peur.

--Si on peut dire!... si on peut dire... des menteries comme ça pour
dénaturer un honnête homme! Si on peut dire!...

Il eut beau protester, on ne le crut pas.

Il fut confronté avec M. Malandain, qui répéta et soutint son
affirmation. Ils s'injurièrent une heure durant. On fouilla, sur sa
demande, maître Hauchecorne. On ne trouva rien sur lui.

Enfin, le maire, fort perplexe, le renvoya en le prévenant qu'il allait
aviser le parquet et demander des ordres.

La nouvelle s'était répandue. A sa sortie de la mairie, le vieux fut
entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse ou goguenarde, mais où
n'entrait aucune indignation. Et il se mit à raconter l'histoire de la
ficelle. On ne le crut pas. On riait.

Il allait, arrêté par tous, arrêtant ses connaissances, recommençant
sans fin son récit et ses protestations, montrant ses poches
retournées, pour prouver qu'il n'avait rien.

On lui disait:

--Vieux malin, va!

Et il se fâchait, s'exaspérant, enfiévré, désolé de n'être pas cru, ne
sachant que faire, et contant toujours son histoire.

La nuit vint. Il fallait partir. Il se mit en route avec trois voisins
à qui il montra la place où il avait ramassé le bout de corde; et tout
le long du chemin il parla de son aventure.

Le soir, il fit une tournée dans le village de Bréauté, afin de la dire
à tout le monde. Il ne rencontra que des incrédules.

Il en fut malade toute la nuit.

Le lendemain, vers une heure de l'après-midi, Marius Paumelle, valet
de ferme de maître Breton, cultivateur à Ymauville, rendait le
portefeuille et son contenu à maître Houlbrèque, de Manneville.

Cet homme prétendait avoir, en effet, trouvé l'objet sur la route;
mais, ne sachant pas lire, il l'avait rapporté à la maison et donné à
son patron.

La nouvelle se répandit aux environs. Maître Hauchecorne en fut
informé. Il se mit aussitôt en tournée et commença à narrer son
histoire complétée du dénouement. Il triomphait.

--C' qui m' faisait deuil, disait-il, c'est point tant la chose,
comprenez-vous; mais c'est la menterie. Y a rien qui vous nuit comme
d'être en réprobation pour une menterie.

Tout le jour il parlait de son aventure, il la contait sur les routes
aux gens qui passaient, au cabaret aux gens qui buvaient, à la sortie
de l'église le dimanche suivant. Il arrêtait des inconnus pour la
leur dire. Maintenant, il était tranquille, et pourtant quelque chose
le gênait sans qu'il sût au juste ce que c'était. On avait l'air de
plaisanter en l'écoutant. On ne paraissait pas convaincu. Il lui
semblait sentir des propos derrière son dos.

Le mardi de l'autre semaine, il se rendit au marché de Goderville,
uniquement poussé par le besoin de conter son cas.

Malandain, debout sur sa porte, se mit à rire en le voyant passer.
Pourquoi?

Il aborda un fermier de Criquetot, qui ne le laissa pas achever et,
lui jetant une tape dans le creux de son ventre, lui cria par la
figure: «Gros malin, va!» Puis lui tourna les talons.

Maître Hauchecorne demeura interdit et de plus en plus inquiet.
Pourquoi l'avait-on appelé «gros malin?»

Quand il fut assis à table, dans l'auberge de Jourdain, il se remit à
expliquer l'affaire.

Un maquignon de Montivilliers lui cria:

--Allons, allons, vieille pratique, je la connais, ta ficelle!

Hauchecorne balbutia:

--Puisqu'on l'a retrouvé, çu portafeuille!

Mais l'autre reprit:

--Tais-té, mon pé, y en a un qui trouve et y en a un qui r'porte. Ni vu
ni connu, je t'embrouille.

Le paysan resta suffoqué. Il comprenait enfin. On l'accusait d'avoir
fait reporter le portefeuille par un compère, par un complice.

Il voulut protester. Toute la table se mit à rire.

Il ne put achever son dîner et s'en alla, au milieu des moqueries.

Il rentra chez lui, honteux et indigné, étranglé par la colère, par
la confusion, d'autant plus atterré qu'il était capable, avec sa
finauderie de Normand, de faire ce dont on l'accusait, et même de s'en
vanter comme d'un bon tour. Son innocence lui apparaissait confusément
comme impossible à prouver, sa malice étant connue. Et il se sentait
frappé au cœur par l'injustice du soupçon.

Alors il recommença à conter l'aventure, en allongeant chaque jour son
récit, ajoutant chaque fois des raisons nouvelles, des protestations
plus énergiques, des serments plus solennels qu'il imaginait, qu'il
préparait dans ses heures de solitude, l'esprit uniquement occupé de
l'histoire de la ficelle. On le croyait d'autant moins que sa défense
était plus compliquée et son argumentation plus subtile.

--Ça, c'est des raisons d' menteux, disait-on derrière son dos.

Il le sentait, se rongeait les sangs, s'épuisait en efforts inutiles.

Il dépérissait à vue d'œil.

Les plaisants maintenant lui faisaient conter «la Ficelle» pour
s'amuser, comme on fait conter sa bataille au soldat qui a fait
campagne. Son esprit, atteint à fond, s'affaiblissait.

Vers la fin de décembre, il s'alita.

Il mourut dans les premiers jours de janvier, et, dans le délire de
l'agonie, il attestait son innocence, répétant:

--Une 'tite ficelle... une 'tite ficelle... t'nez, là voilà, m'sieu le
maire.


  _La Ficelle_ a paru dans _le Gaulois_ du 25 novembre 1883.



GARÇON, UN BOCK!...

  _A José Maria de Hérédia._


POURQUOI suis-je entré, ce soir-là, dans cette brasserie? Je n'en sais
rien. Il faisait froid. Une fine pluie, une poussière d'eau voltigeait,
voilait les becs de gaz d'une brume transparente, faisait luire les
trottoirs que traversaient les lueurs des devantures, éclairant la boue
humide et les pieds sales des passants.

Je n'allais nulle part. Je marchais un peu après dîner. Je passai le
Crédit Lyonnais, la rue Vivienne, d'autres rues encore. J'aperçus
soudain une grande brasserie à moitié pleine. J'entrai, sans aucune
raison. Je n'avais pas soif.

D'un coup d'œil je cherchai une place où je ne serais point trop serré,
et j'allai m'asseoir à côté d'un homme qui me parut vieux et qui
fumait une pipe de deux sous, en terre, noire comme un charbon. Six ou
huit soucoupes de verre, empilées sur la table devant lui, indiquaient
le nombre de bocks qu'il avait absorbés déjà. Je n'examinai pas mon
voisin. D'un coup d'œil j'avais reconnu un bockeur, un de ces habitués
de brasserie qui arrivent le matin, quand on ouvre, et s'en vont le
soir, quand on ferme. Il était sale, chauve du milieu du crâne, tandis
que de longs cheveux gras, poivre et sel, tombaient sur le col de sa
redingote. Ses habits trop larges semblaient avoir été faits au temps
où il avait du ventre. On devinait que le pantalon ne tenait guère et
que cet homme ne pouvait faire dix pas sans rajuster et retenir ce
vêtement mal attaché. Avait-il un gilet? La seule pensée des bottines
et de ce qu'elles enfermaient me terrifia. Les manchettes effiloquées
étaient complètement noires du bord, comme les ongles.

Dès que je fus assis à son côté, ce personnage me dit d'une voix
tranquille: «Tu vas bien?»

Je me tournai vers lui d'une secousse et je le dévisageai. Il reprit:
«Tu ne me reconnais pas?

--Non!

--Des Barrets.

Je fus stupéfait. C'était le comte Jean des Barrets, mon ancien
camarade de collège.

Je lui serrai la main, tellement interdit que je ne trouvai rien à dire.

Enfin, je balbutiai: «Et toi, tu vas bien?»

Il répondit placidement: «Moi, comme je peux.»

Il se tut. Je voulus être aimable, je cherchai une phrase: «Et...
qu'est-ce que tu fais?»

Il répliqua avec résignation: «Tu vois.»

Je me sentis rougir. J'insistai: «Mais tous les jours?»

Il prononça, en soufflant d'épaisses bouffées de fumée: «Tous les jours
c'est la même chose.»

Puis, tapant sur le marbre de la table avec un sou qui traînait, il
s'écria: «Garçon, deux bocks!»

Une voix lointaine répéta: «Deux bocks au quatre!» Une autre voix plus
éloignée encore lança un «Voilà!» suraigu. Puis un homme en tablier
blanc apparut, portant les deux bocks dont il répandait, en courant,
les gouttes jaunes sur le sol sablé.

Des Barrets vida d'un trait son verre et le reposa sur la table,
pendant qu'il aspirait la mousse restée en ses moustaches.

Puis il demanda: «Et quoi de neuf?»

Je ne savais rien de neuf à lui dire, en vérité. Je balbutiai: «Mais,
rien, mon vieux. Moi je suis commerçant.»

Il prononça de sa voix toujours égale: «Et... ça t'amuse?

--Non, mais que veux-tu? Il faut bien faire quelque chose!

--Pourquoi ça?

--Mais... pour s'occuper.

--A quoi ça sert-il? Moi, je ne fais rien, comme tu vois, jamais rien.
Quand on n'a pas le sou, je comprends qu'on travaille. Quand on a de
quoi vivre, c'est inutile. A quoi bon travailler? Le fais-tu pour toi
ou pour les autres? Si tu le fais pour toi, c'est que ça t'amuse, alors
très bien; si tu le fais pour les autres, tu n'es qu'un niais.»

Puis, posant sa pipe sur le marbre, il cria de nouveau: «Garçon,
un bock!» et reprit: «Ça me donne soif de parler. Je n'en ai pas
l'habitude. Oui, moi, je ne fais rien, je me laisse aller, je vieillis.
En mourant je ne regretterai rien. Je n'aurai pas d'autre souvenir que
cette brasserie. Pas de femme, pas d'enfants, pas de soucis, pas de
chagrins, rien. Ça vaut mieux.»

Il vida le bock qu'on lui avait apporté, passa sa langue sur ses lèvres
et reprit sa pipe.

Je le considérais avec stupeur. Je lui demandai:

--Mais tu n'as pas toujours été ainsi?

--Pardon, toujours, dès le collège.

--Ce n'est pas une vie, ça, mon bon. C'est horrible. Voyons, tu fais
bien quelque chose, tu aimes quelque chose, tu as des amis.

--Non. Je me lève à midi. Je viens ici, je déjeune, je bois des bocks,
j'attends la nuit, je dîne, je bois des bocks; puis, vers une heure et
demie du matin, je retourne me coucher, parce qu'on ferme. C'est ce qui
m'embête le plus. Depuis dix ans, j'ai bien passé six années sur cette
banquette, dans mon coin; et le reste dans mon lit, jamais ailleurs. Je
cause quelquefois avec des habitués.

--Mais, en arrivant à Paris, qu'est-ce que tu as fait, tout d'abord?

--J'ai fait mon droit... au café de Médicis.

--Mais après?

--Après... j'ai passé l'eau et je suis venu ici.

--Pourquoi as-tu pris cette peine?

--Que veux-tu, on ne peut pas rester toute sa vie au quartier Latin.
Les étudiants font trop de bruit. Maintenant je ne bougerai plus.
«Garçon, un bock!»

Je croyais qu'il se moquait de moi. J'insistai.

--Voyons, sois franc. Tu as eu quelque gros chagrin? Un désespoir
d'amour, sans doute? Certes, tu es un homme que le malheur a frappé.
Quel âge as-tu?

--J'ai trente-trois ans. Mais j'en parais au moins quarante-cinq.

Je le regardai bien en face. Sa figure ridée, mal soignée, semblait
presque celle d'un vieillard. Sur le sommet du crâne, quelques longs
cheveux voltigeaient au-dessus de la peau d'une propreté douteuse. Il
avait des sourcils énormes, une forte moustache et une barbe épaisse.
J'eus brusquement, je ne sais pourquoi, la vision d'une cuvette pleine
d'eau noirâtre, l'eau où aurait été lavé tout ce poil.

Je lui dis: «En effet, tu as l'air plus vieux que ton âge. Certainement
tu as eu des chagrins.»

Il répliqua: «Je t'assure que non. Je suis vieux parce que je ne prends
jamais l'air. Il n'y a rien qui détériore les gens comme la vie de
café.»

Je ne le pouvais croire: «Tu as bien aussi fait la noce? On n'est pas
chauve comme tu l'es sans avoir beaucoup aimé.»

Il secoua tranquillement le front, semant sur son dos les petites
choses blanches qui tombaient de ses derniers cheveux: «Non, j'ai
toujours été sage.» Et levant les yeux vers le lustre qui nous
chauffait la tête: «Si je suis chauve, c'est la faute du gaz. Il est
l'ennemi du cheveu.--Garçon, un bock!--Tu n'as pas soif?

--Non, merci. Mais vraiment tu m'intéresses. Depuis quand as-tu un
pareil découragement? Ça n'est pas normal, ça n'est pas naturel. Il y a
quelque chose là-dessous.

--Oui, ça date de mon enfance. J'ai reçu un coup, quand j'étais petit,
et cela m'a tourné au noir pour jusqu'à la fin.

--Quoi donc?

--Tu veux le savoir? écoute. Tu te rappelles bien le château où je fus
élevé, puisque tu y es venu cinq ou six fois pendant les vacances? Tu
te rappelles ce grand bâtiment gris, au milieu d'un grand parc, et les
longues avenues de chênes, ouvertes vers les quatre points cardinaux!
Tu te rappelles mon père et ma mère, tous les deux cérémonieux,
solennels et sévères.

J'adorais ma mère; je redoutais mon père, et je les respectais tous les
deux, accoutumé d'ailleurs à voir tout le monde courbé devant eux. Ils
étaient, dans le pays, M. le comte et Mme la comtesse; et nos voisins
aussi, les Tannemare, les Ravelet, les Brenneville, montraient pour
mes parents une considération supérieure.

J'avais alors treize ans. J'étais gai, content de tout, comme on l'est
à cet âge-là, tout plein du bonheur de vivre.

Or, vers la fin de septembre, quelques jours avant ma rentrée au
collège, comme je jouais à faire le loup dans les massifs du parc,
courant au milieu des branches et des feuilles, j'aperçus, en
traversant une avenue, papa et maman qui se promenaient.

Je me rappelle cela comme d'hier. C'était par un jour de grand vent.
Toute la ligne des arbres se courbait sous les rafales, gémissait,
semblait pousser des cris, de ces cris sourds, profonds, que les forêts
jettent dans les tempêtes.

Les feuilles arrachées, jaunes déjà, s'envolaient comme des oiseaux,
tourbillonnaient, tombaient, puis couraient tout le long de l'allée,
ainsi que des bêtes rapides.

Le soir venait. Il faisait sombre dans les fourrés. Cette agitation du
vent et des branches m'excitait, me faisait galoper comme un fou, et
hurler pour imiter les loups.

Dès que j'eus aperçu mes parents, j'allai vers eux à pas furtifs, sous
les branches, pour les surprendre, comme si j'eusse été un rôdeur
véritable.

Mais je m'arrêtai, saisi de peur, à quelques pas d'eux. Mon père, en
proie à une terrible colère, criait:

--Ta mère est une sotte; et, d'ailleurs, ce n'est pas de ta mère qu'il
s'agit, mais de toi. Je te dis que j'ai besoin de cet argent, et
j'entends que tu signes.

Maman répondit, d'une voix ferme:

--Je ne signerai pas. C'est la fortune de Jean, cela. Je la garde pour
lui et je ne veux pas que tu la manges encore avec des filles et des
servantes, comme tu as fait de ton héritage.

Alors papa, tremblant de fureur, se retourna, et saisissant sa femme
par le cou, il se mit à la frapper avec l'autre main de toute sa force,
en pleine figure.

Le chapeau de maman tomba, ses cheveux dénoués se répandirent; elle
essayait de parer les coups, mais elle n'y pouvait parvenir. Et papa,
comme fou, frappait, frappait. Elle roula par terre, cachant sa face
dans ses deux bras. Alors il la renversa sur le dos pour la battre
encore, écartant les mains dont elle se couvrait le visage.

Quant à moi, mon cher, il me semblait que le monde allait finir, que
les lois éternelles étaient changées. J'éprouvais le bouleversement
qu'on a devant les choses surnaturelles, devant les catastrophes
monstrueuses, devant les irréparables désastres. Ma tête d'enfant
s'égarait, s'affolait. Et je me mis à crier de toute ma force, sans
savoir pourquoi, en proie à une épouvante, à une douleur, à un
effarement épouvantables. Mon père m'entendit, se retourna, m'aperçut,
et, se relevant, s'en vint vers moi. Je crus qu'il m'allait tuer et je
m'enfuis comme un animal chassé, courant tout droit devant moi, dans le
bois.

J'allai peut-être une heure, peut-être deux, je ne sais pas. La nuit
étant venue, je tombai sur l'herbe, épuisé, et je restai là éperdu,
dévoré par la peur, rongé par un chagrin capable de briser à jamais un
pauvre cœur d'enfant. J'avais froid, j'avais faim peut-être. Le jour
vint. Je n'osais plus me lever, ni marcher, ni revenir, ni me sauver
encore, craignant de rencontrer mon père que je ne voulais plus revoir.

Je serais peut-être mort de misère et de famine au pied de mon arbre,
si le garde ne m'avait découvert et ramené de force.

Je trouvai mes parents avec leur visage ordinaire. Ma mère me dit
seulement: «Comme tu m'as fait peur, vilain garçon, j'ai passé la nuit
sans dormir.» Je ne répondis point, mais je me mis à pleurer. Mon père
ne prononça pas une parole.

Huit jours plus tard, je rentrais au collège.

Eh bien, mon cher, c'était fini pour moi. J'avais vu l'autre face des
choses, la mauvaise; je n'ai plus aperçu la bonne depuis ce jour-là.
Que s'est-il passé dans mon esprit? Quel phénomène étrange m'a retourné
les idées? Je l'ignore. Mais je n'ai plus eu de goût pour rien, envie
de rien, d'amour pour personne, de désir quelconque, d'ambition ou
d'espérance. Et j'aperçois toujours ma pauvre mère, par terre, dans
l'allée, tandis que mon père l'assommait.--Maman est morte après
quelques années. Mon père vit encore. Je ne l'ai pas revu.--Garçon, un
bock!...»

On lui apporta son bock qu'il engloutit d'une gorgée. Mais, en
reprenant sa pipe, comme il tremblait, il la cassa. Alors il eut un
geste désespéré, et il dit: «Tiens! c'est un vrai chagrin, ça, par
exemple. J'en ai pour un mois à en culotter une nouvelle.»

Et il lança à travers la vaste salle, pleine maintenant de fumée et de
buveurs, son éternel cri: «Garçon, un bock--et une pipe neuve!»



LE BAPTÊME.

  _A Guillemet._


DEVANT la porte de la ferme, les hommes endimanchés attendaient. Le
soleil de mai versait sa claire lumière sur les pommiers épanouis,
ronds comme d'immenses bouquets blancs, roses et parfumés, et qui
mettaient sur la cour entière un toit de fleurs. Ils semaient sans
cesse autour d'eux une neige de pétales menus, qui voltigeaient
et tournoyaient en tombant dans l'herbe haute, où les pissenlits
brillaient comme des flammes, où les coquelicots semblaient des gouttes
de sang.

Une truie somnolait sur le bord du fumier, le ventre énorme, les
mamelles gonflées, tandis qu'une troupe de petits porcs tournaient
autour, avec leur queue roulée comme une corde.

Tout à coup, là-bas, derrière les arbres des fermes, la cloche de
l'église tinta. Sa voix de fer jetait dans le ciel joyeux son appel
faible et lointain. Des hirondelles filaient comme des flèches à
travers l'espace bleu qu'enfermaient les grands hêtres immobiles. Une
odeur d'étable passait parfois, mêlée au souffle doux et sucré des
pommiers.

Un des hommes debout devant la porte se tourna vers la maison et cria:

--Allons, allons, Mélina, v'là que ça sonne!

Il avait peut-être trente ans. C'était un grand paysan, que les longs
travaux des champs n'avaient point encore courbé ni déformé. Un vieux,
son père, noueux comme un tronc de chêne, avec des poignets bossués et
des jambes torses, déclara:

--Les femmes, c'est jamais prêt, d'abord. Les deux autres fils du vieux
se mirent à rire, et l'un, se tournant vers le frère aîné, qui avait
appelé le premier, lui dit:

--Va les quérir, Polyte. All' viendront point avant midi.

Et le jeune homme entra dans sa demeure.

Une bande de canards arrêtée près des paysans se mit à crier en battant
des ailes; puis ils partirent vers la mare de leur pas lent et balancé.

Alors, sur la porte demeurée ouverte, une grosse femme parut qui
portait un enfant de deux mois. Les brides blanches de son haut bonnet
lui pendaient sur le dos, retombant sur un châle rouge, éclatant comme
un incendie, et le moutard, enveloppé de linges blancs, reposait sur le
ventre en bosse de la garde.

Puis la mère, grande et forte, sortit à son tour, à peine âgée de
dix-huit ans, fraîche et souriante, tenant le bras de son homme. Et
les deux grand'mères vinrent ensuite, fanées ainsi que de vieilles
pommes, avec une fatigue évidente dans leurs reins forcés, tournés
depuis longtemps par les patientes et rudes besognes. Une d'elles était
veuve; elle prit le bras du grand-père, demeuré devant la porte, et
ils partirent en tête du cortège, derrière l'enfant et la sage-femme.
Et le reste de la famille se mit en route à la suite. Les plus jeunes
portaient des sacs de papier pleins de dragées.

Là-bas, la petite cloche sonnait sans repos, appelant de toute sa force
le frêle marmot attendu. Des gamins montaient sur les fossés; des gens
apparaissaient aux barrières; des filles de ferme restaient debout
entre deux seaux pleins de lait qu'elles posaient à terre pour regarder
le baptême.

Et la garde, triomphante, portait son fardeau vivant, évitait les
flaques d'eau dans les chemins creux, entre les talus plantés d'arbres.
Et les vieux venaient avec cérémonie, marchant un peu de travers, vu
l'âge et les douleurs; et les jeunes avaient envie de danser, et ils
regardaient les filles qui venaient les voir passer; et le père et
la mère allaient gravement, plus sérieux, suivant cet enfant qui les
remplacerait, plus tard, dans la vie, qui continuerait dans le pays
leur nom, le nom des Dentu, bien connu par le canton.

Ils débouchèrent dans la plaine et prirent à travers les champs pour
éviter le long détour de la route.

On apercevait l'église maintenant, avec son clocher pointu. Une
ouverture le traversait juste au-dessous du toit d'ardoises; et quelque
chose remuait là dedans, allant et venant d'un mouvement vif, passant
et repassant derrière l'étroite fenêtre. C'était la cloche qui sonnait
toujours, criant au nouveau-né de venir, pour la première fois, dans la
maison du Bon Dieu.

Un chien s'était mis à suivre. On lui jetait des dragées, il gambadait
autour des gens.

La porte de l'église était ouverte. Le prêtre, un grand garçon à
cheveux rouges, maigre et fort, un Dentu aussi, lui, oncle du petit,
encore un frère du père, attendait devant l'autel. Et il baptisa
suivant les rites son neveu Prosper-César, qui se mit à pleurer en
goûtant le sel symbolique.

Quand la cérémonie fut achevée, la famille demeura sur le seuil pendant
que l'abbé quittait son surplis; puis on se remit en route. On allait
vite maintenant, car on pensait au dîner. Toute la marmaille du pays
suivait, et, chaque fois qu'on lui jetait une poignée de bonbons,
c'était une mêlée furieuse, des luttes corps à corps, des cheveux
arrachés; et le chien aussi se jetait dans le tas pour ramasser les
sucreries, tiré par la queue, par les oreilles, par les pattes, mais
plus obstiné que les gamins.

La garde, un peu lasse, dit à l'abbé, qui marchait auprès d'elle:

--Dites donc, m'sieu le curé, si ça ne vous opposait pas de m' tenir
un brin vot' neveu pendant que je m' dégourdirai. J'ai quasiment une
crampe dans les estomacs.

Le prêtre prit l'enfant, dont la robe blanche faisait une grande tache
éclatante sur la soutane noire, et il l'embrassa, gêné par ce léger
fardeau, ne sachant comment le tenir, comment le poser. Tout le monde
se mit à rire. Une des grand'mères demanda de loin:

--Ça ne t' fait-il point deuil, dis, l'abbé, qu' tu n'en auras jamais
de comme ça?

Le prêtre ne répondit pas. Il allait à grandes enjambées, regardant
fixement le moutard aux yeux bleus, dont il avait envie d'embrasser
encore les joues rondes. Il n'y tint plus, et, le levant jusqu'à son
visage, il le baisa longuement.

Le père cria:

--Dis donc, curé, si t'en veux un, t'as qu'à le dire.

Et on se mit à plaisanter, comme plaisantent les gens des champs.

Dès qu'on fut assis à table, la lourde gaieté campagnarde éclata comme
une tempête. Les deux autres fils allaient aussi se marier; leurs
fiancées étaient là, arrivées seulement pour le repas; et les invités
ne cessaient de lancer des allusions à toutes les générations futures
que promettaient ces unions.

C'étaient des gros mots, fortement salés, qui faisaient ricaner les
filles rougissantes et se tordre les hommes. Ils tapaient du poing sur
la table, poussaient des cris. Le père et le grand-père ne tarissaient
point en propos polissons. La mère souriait; les vieilles prenaient
leur part de joie et lançaient aussi des gaillardises.

Le curé, habitué à ces débauches paysannes, restait tranquille, assis
à côté de la garde, agaçant du doigt la petite bouche de son neveu
pour le faire rire. Il semblait surpris par la vue de cet enfant, comme
s'il n'en avait jamais aperçu. Il le considérait avec une attention
réfléchie, avec une gravité songeuse, avec une tendresse éveillée au
fond de lui, une tendresse inconnue, singulière, vive et un peu triste,
pour ce petit être fragile qui était le fils de son frère.

Il n'entendait rien, il ne voyait rien, il contemplait l'enfant. Il
avait envie de le prendre encore sur ses genoux, car il gardait, sur
sa poitrine et dans son cœur, la sensation douce de l'avoir porté tout
à l'heure, en revenant de l'église. Il restait ému devant cette larve
d'homme comme devant un mystère ineffable auquel il n'avait jamais
pensé, un mystère auguste et saint, l'incarnation d'une âme nouvelle,
le grand mystère de la vie qui commence, de l'amour qui s'éveille, de
la race qui se continue, de l'humanité qui marche toujours.

La garde mangeait, la face rouge, les yeux luisants, gênée par le petit
qui l'écartait de la table.

L'abbé lui dit:

--Donnez-le-moi. Je n'ai pas faim.

Et il reprit l'enfant. Alors tout disparut autour de lui, tout
s'effaça; et il restait les yeux fixés sur cette figure rose et
bouffie; et peu à peu, la chaleur du petit corps, à travers les
langes et le drap de la soutane, lui gagnait les jambes, le pénétrait
comme une caresse très légère, très bonne, très chaste, une caresse
délicieuse qui lui mettait des larmes aux yeux.

Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L'enfant, agacé par ces
clameurs, se mit à pleurer.

Une voix s'écria:

--Dis donc, l'abbé, donne-lui à téter.

Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mère s'était levée;
elle prit son fils et l'emporta dans la chambre voisine. Elle revint au
bout de quelques minutes en déclarant qu'il dormait tranquillement dans
son berceau.

Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de temps en temps dans
la cour, puis rentraient se mettre à table. Les viandes, les légumes,
le cidre et le vin s'engouffraient dans les bouches, gonflaient les
ventres, allumaient les yeux, faisaient délirer les esprits.

La nuit tombait quand on prit le café.

Depuis longtemps le prêtre avait disparu sans qu'on s'étonnât de son
absence.

La jeune mère enfin se leva pour aller voir si le petit dormait
toujours. Il faisait sombre à présent. Elle pénétra dans la chambre
à tâtons; et elle avançait, les bras étendus, pour ne point heurter
de meuble. Mais un bruit singulier l'arrêta net; et elle ressortit
effarée, sûre d'avoir entendu remuer quelqu'un. Elle rentra dans la
salle, fort pâle, tremblante, et raconta la chose. Tous les hommes se
levèrent en tumulte, gris et menaçants; et le père, une lampe à la
main, s'élança.

L'abbé, à genoux près du berceau, sanglotait, le front sur l'oreiller
où reposait la tête de l'enfant.


  _Le Baptême_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 14 janvier 1884.



REGRET.

  _A Léon Dierx._


MONSIEUR Saval, qu'on appelle dans Mantes «le père Saval», vient de se
lever. Il pleut. C'est un triste jour d'automne; les feuilles tombent.
Elles tombent lentement dans la pluie, comme une autre pluie plus
épaisse et plus lente. M. Saval n'est pas gai. Il va de sa cheminée à
sa fenêtre et de sa fenêtre à sa cheminée. La vie a des jours sombres.
Elle n'aura plus que des jours sombres pour lui maintenant, car il a
soixante-deux ans! Il est seul, vieux garçon, sans personne autour de
lui. Comme c'est triste de mourir ainsi, tout seul, sans une affection
dévouée!

Il songe à son existence si nue, si vide. Il se rappelle dans l'ancien
passé, dans le passé de son enfance, la maison, la maison avec les
parents; puis le collège, les sorties, le temps de son droit à Paris.
Puis la maladie du père, sa mort.

Il est revenu habiter avec sa mère. Ils ont vécu tous les deux, le
jeune homme et la vieille femme, paisiblement, sans rien désirer de
plus. Elle est morte aussi. Que c'est triste, la vie!

Il est resté seul. Et maintenant il mourra bientôt à son tour. Il
disparaîtra, lui, et ce sera fini. Il n'y aura plus de M. Paul Saval
sur la terre. Quelle affreuse chose! D'autres gens vivront, s'aimeront,
riront. Oui, on s'amusera et il n'existera plus, lui! Est-ce étrange
qu'on puisse rire, s'amuser, être joyeux sous cette éternelle certitude
de la mort. Si elle était seulement probable, cette mort, on pourrait
encore espérer; mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la
nuit après le jour.

Si encore sa vie avait été remplie! S'il avait fait quelque chose;
s'il avait eu des aventures, de grands plaisirs, des succès, des
satisfactions de toute sorte. Mais non, rien. Il n'avait rien fait,
jamais rien que se lever, manger aux mêmes heures, et se coucher. Et
il était arrivé comme cela à l'âge de soixante-deux ans. Il ne s'était
même pas marié comme les autres hommes. Pourquoi? Oui, pourquoi ne
s'était-il pas marié? Il l'aurait pu, car il possédait quelque fortune.
Est-ce l'occasion qui lui avait manqué? Peut-être! Mais on les fait
naître, ces occasions! Il était nonchalant, voilà. La nonchalance
avait été son grand mal, son défaut, son vice. Combien de gens ratent
leur vie par nonchalance. Il est si difficile à certaines natures de
se lever, de remuer, de faire des démarches, de parler, d'étudier des
questions.

Il n'avait même pas été aimé. Aucune femme n'avait dormi sur sa
poitrine dans un complet abandon d'amour. Il ne connaissait pas les
angoisses délicieuses de l'attente, le divin frisson de la main
pressée, l'extase de la passion triomphante.

Quel bonheur surhumain devait vous inonder le cœur quand les lèvres se
rencontrent pour la première fois, quand l'étreinte de quatre bras fait
un seul être, un être souverainement heureux, de deux êtres affolés
l'un par l'autre.

M. Saval s'était assis, les pieds au feu, en robe de chambre.

Certes, sa vie était ratée, tout à fait ratée. Pourtant il avait aimé,
lui. Il avait aimé secrètement, douloureusement et nonchalamment,
comme il faisait tout. Oui, il avait aimé sa vieille amie Mme Sandres,
la femme de son vieux camarade Sandres. Ah! s'il l'avait connue
jeune fille! Mais il l'avait rencontrée trop tard; elle était déjà
mariée. Certes, il l'aurait demandée celle-là! Comme il l'avait aimée,
pourtant, sans répit, depuis le premier jour!

Il se rappelait son émotion toutes les fois qu'il la revoyait, ses
tristesses en la quittant, les nuits où il ne pouvait pas s'endormir
parce qu'il pensait à elle.

Le matin, il se réveillait toujours un peu moins amoureux que le soir.
Pourquoi?

Comme elle était jolie, autrefois, et mignonne, blonde, frisée, rieuse!
Sandres n'était pas l'homme qu'il lui aurait fallu. Maintenant,
elle avait cinquante-huit ans. Elle semblait heureuse. Ah! si elle
l'avait aimé, celle-là, jadis; si elle l'avait aimé! Et pourquoi ne
l'aurait-elle pas aimé, lui, Saval, puisqu'il l'aimait bien, elle, Mme
Sandres?

Si seulement elle avait deviné quelque chose... N'avait-elle rien
deviné, n'avait-elle rien vu, rien compris jamais? Alors qu'aurait-elle
pensé? S'il avait parlé, qu'aurait-elle répondu?

Et Saval se demandait mille autres choses. Il revivait sa vie,
cherchait à ressaisir une foule de détails.

Il se rappelait toutes les longues soirées d'écarté chez Sandres,
quand sa femme était jeune et si charmante.

Il se rappelait des choses qu'elle lui avait dites, des intonations
qu'elle avait autrefois, des petits sourires muets qui signifiaient
tant de pensées.

Il se rappelait leurs promenades, à trois, le long de la Seine, leurs
déjeuners sur l'herbe, le dimanche, car Sandres était employé à la
sous-préfecture. Et soudain le souvenir net lui revint d'un après-midi
passé avec elle dans un petit bois le long de la rivière.

Ils étaient partis le matin, emportant leurs provisions dans des
paquets. C'était par une vive journée de printemps, une de ces journées
qui grisent. Tout sent bon, tout semble heureux. Les oiseaux ont des
cris plus gais et des coups d'ailes plus rapides. On avait mangé sur
l'herbe, sous des saules, tout près de l'eau engourdie par le soleil.
L'air était tiède, plein d'odeurs de sève; on le buvait avec délices.
Qu'il faisait bon, ce jour-là!

Après le déjeuner, Sandres s'était endormi sur le dos: «Le meilleur
somme de sa vie,» dit-il en se réveillant.

Mme Sandres avait pris le bras de Saval, et ils étaient partis tous les
deux le long de la rive.

Elle s'appuyait sur lui. Elle riait, elle disait: «Je suis grise, mon
ami, tout à fait grise.» Il la regardait, frémissant jusqu'au cœur,
se sentant pâlir, redoutant que ses yeux ne fussent trop hardis, qu'un
tremblement de sa main ne révélât son secret.

Elle s'était fait une couronne avec de grandes herbes et des lis d'eau,
et lui avait demandé: «M'aimez-vous, comme ça?»

Comme il ne répondait rien,--car il n'avait rien trouvé à répondre, il
serait plutôt tombé à genoux,--et elle s'était mise à rire, d'un rire
mécontent, en lui jetant par la figure: «Gros bête, va! On parle, au
moins!»

Il avait failli pleurer sans trouver encore un seul mot.

Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au premier jour.
Pourquoi lui avait-elle dit cela: «Gros bête, va! On parle, au moins!»

Et il se rappela comme elle s'appuyait tendrement sur lui. En passant
sous un arbre penché, il avait senti son oreille, à elle, contre sa
joue, à lui, et il s'était reculé brusquement, dans la crainte qu'elle
ne crût volontaire ce contact.

Quand il avait dit: «Ne serait-il pas temps de revenir?» elle lui avait
lancé un regard singulier. Certes, elle l'avait regardé d'une curieuse
façon. Il n'y avait pas songé, alors; et voilà qu'il s'en souvenait
maintenant.

--Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fatigué, retournons.

Et il avait répondu:

--Ce n'est pas que je sois fatigué; mais Sandres est peut-être réveillé
maintenant.

Et elle avait dit, en haussant les épaules:

--Si vous craignez que mon mari soit réveillé, c'est autre chose;
retournons!

En revenant, elle demeura silencieuse; et elle ne s'appuyait plus sur
son bras. Pourquoi?

Ce «pourquoi» là, il ne se l'était point encore posé. Maintenant il lui
semblait apercevoir quelque chose qu'il n'avait jamais compris.

Est-ce que?...

M. Saval se sentit rougir et il se leva bouleversé comme si, de trente
ans plus jeune, il avait entendu Mme Sandres lui dire: «Je vous aime!»

Était-ce possible? Ce soupçon qui venait de lui entrer dans l'âme le
torturait! Était-ce possible qu'il n'eût pas vu, pas deviné?

Oh! si cela était vrai, s'il avait passé contre ce bonheur sans le
saisir!

Il se dit: Je veux savoir. Je ne peux rester dans ce doute. Je veux
savoir!

Et il s'habilla vite, se vêtant à la hâte. Il pensait: «J'ai
soixante-deux ans, elle en a cinquante-huit; je peux bien lui demander
cela.

Et il sortit.

La maison de Sandres se trouvait de l'autre côté de la rue, presque en
face de la sienne. Il s'y rendit. La petite servante vint ouvrir au
coup de marteau.

Elle fut étonnée de le voir si tôt:

--Vous déjà, monsieur Saval; est-il arrivé quelque accident?

Saval répondit:

--Non, ma fille, mais va dire à ta maîtresse que je voudrais lui parler
tout de suite.

--C'est que madame fait sa provision de confitures de poires pour
l'hiver; et elle est dans son fourneau; et pas habillée, vous comprenez.

--Oui, mais dis-lui que c'est pour une chose très importante.

La petite bonne s'en alla, et Saval se mit à marcher dans le salon, à
grands pas nerveux. Il ne se sentait pas embarrassé cependant. Oh! il
allait lui demander cela comme il lui aurait demandé une recette de
cuisine. C'est qu'il avait soixante-deux ans!

La porte s'ouvrit; elle parut. C'était maintenant une grosse femme
large et ronde, aux joues pleines, au rire sonore. Elle marchait les
mains loin du corps et les manches relevées sur ses bras nus, poissés
de jus sucré. Elle demanda, inquiète:

--Qu'est-ce que vous avez, mon ami; vous n'êtes pas malade?

Il reprit:

--Non, ma chère amie, mais je veux vous demander une chose qui a pour
moi beaucoup d'importance, et qui me torture le cœur. Me promettez-vous
de me répondre franchement?

Elle sourit.

--Je suis toujours franche. Dites.

--Voilà. Je vous ai aimée du jour où je vous ai vue. Vous en étiez-vous
doutée?

Elle répondit en riant, avec quelque chose de l'intonation d'autrefois:

--Gros bête, va! Je l'ai bien vu du premier jour!

Saval se mit à trembler; il balbutia:

--Vous le saviez!... Alors...

Et il se tut.

Elle demanda:

--Alors?... Quoi?

Il reprit:

--Alors... que pensiez-vous?... que... que... Qu'auriez-vous répondu?

Elle rit plus fort. Des gouttes de sirop lui coulaient au bout des
doigts et tombaient sur le parquet.

--Moi?... Mais vous ne m'avez rien demandé. Ce n'était pas à moi de
vous faire une déclaration!

Alors il fit un pas vers elle:

--Dites-moi... dites-moi... Vous rappelez-vous ce jour où Sandres s'est
endormi sur l'herbe après déjeuner... où nous avons été ensemble,
jusqu'au tournant, là-bas?...

Il attendit. Elle avait cessé de rire et le regardait dans les yeux:

--Mais certainement, je me le rappelle.

Il reprit en frissonnant:

--Eh bien... ce jour-là... si j'avais été... si j'avais été...
entreprenant... qu'est-ce que vous auriez fait?

Elle se remit à sourire en femme heureuse qui ne regrette rien, et elle
répondit franchement, d'une voix claire où pointait une ironie:

--J'aurais cédé, mon ami.

Puis elle tourna sur ses talons et s'enfuit vers ses confitures.

Saval ressortit dans la rue, atterré comme après un désastre. Il
filait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendant vers
la rivière, sans songer où il allait. Quand il arriva sur la berge, il
tourna à droite et la suivit. Il marcha longtemps, comme poussé par un
instinct. Ses vêtements ruisselaient d'eau, son chapeau déformé, mou
comme une loque, dégouttait à la façon d'un toit. Il allait toujours,
toujours devant lui. Et il se trouva sur la place où ils avaient
déjeuné au jour lointain dont le souvenir lui torturait le cœur.

Alors il s'assit sous les arbres dénudés, et il pleura.


  _Regret_ a paru dans _le Gaulois_ du dimanche 4 novembre 1883.



MON ONCLE JULES.

  _A M. Achille Bénouville._


UN vieux pauvre, à barbe blanche, nous demanda l'aumône. Mon camarade
Joseph Davranche lui donna cent sous. Je fus surpris. Il me dit:

--Ce misérable m'a rappelé une histoire que je vais te dire et dont le
souvenir me poursuit sans cesse. La voici:

Ma famille, originaire du Havre, n'était pas riche. On s'en tirait,
voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau et ne gagnait
pas grand'chose. J'avais deux sœurs.

Ma mère souffrait beaucoup de la gêne où nous vivions, et elle trouvait
souvent des paroles aigres pour son mari, des reproches voilés et
perfides. Le pauvre homme avait alors un geste qui me navrait. Il se
passait la main ouverte sur le front, comme pour essuyer une sueur
qui n'existait pas, et il ne répondait rien. Je sentais sa douleur
impuissante. On économisait sur tout; on n'acceptait jamais un dîner,
pour n'avoir pas à le rendre; on achetait les provisions au rabais,
les fonds de boutique. Mes sœurs faisaient leurs robes elles-mêmes
et avaient de longues discussions sur le prix d'un galon qui valait
quinze centimes le mètre. Notre nourriture ordinaire consistait en
soupe grasse et bœuf accommodé à toutes les sauces. Cela est sain et
réconfortant, paraît-il; j'aurais préféré autre chose.

On me faisait des scènes abominables pour les boutons perdus et les
pantalons déchirés.

Mais chaque dimanche, nous allions faire notre tour de jetée en grande
tenue. Mon père, en redingote, en grand chapeau, en gants, offrait le
bras à ma mère, pavoisée comme un navire un jour de fête. Mes sœurs,
prêtes les premières, attendaient le signal du départ; mais, au dernier
moment, on découvrait toujours une tache oubliée sur la redingote du
père de famille, et il fallait bien vite l'effacer avec un chiffon
mouillé de benzine.

Mon père, gardant son grand chapeau sur la tête, attendait, en manches
de chemise, que l'opération fût terminée, tandis que ma mère se hâtait,
ayant ajusté ses lunettes de myope, et ôté ses gants pour ne les pas
gâter.

On se mettait en route avec cérémonie. Mes sœurs marchaient devant
en se donnant le bras. Elles étaient en âge de mariage, et on en
faisait montre en ville. Je me tenais à gauche de ma mère, dont mon
père gardait la droite. Et je me rappelle l'air pompeux de mes pauvres
parents dans ces promenades du dimanche, la rigidité de leurs traits,
la sévérité de leur allure. Ils avançaient d'un pas grave, le corps
droit, les jambes raides, comme si une affaire d'une importance extrême
eût dépendu de leur tenue.

Et chaque dimanche, en voyant entrer les grands navires qui revenaient
de pays inconnus et lointains, mon père prononçait invariablement les
mêmes paroles:

--Hein! si Jules était là dedans, quelle surprise!

Mon oncle Jules, le frère de mon père, était le seul espoir de la
famille, après en avoir été la terreur. J'avais entendu parler de
lui depuis mon enfance, et il me semblait que je l'aurais reconnu du
premier coup, tant sa pensée m'était devenue familière. Je savais
tous les détails de son existence jusqu'au jour de son départ pour
l'Amérique, bien qu'on ne parlât qu'à voix basse de cette période de sa
vie.

Il avait eu, paraît-il, une mauvaise conduite, c'est-à-dire qu'il
avait mangé quelque argent, ce qui est bien le plus grand des crimes
pour les familles pauvres. Chez les riches, un homme qui s'amuse _fait
des bêtises_. Il est ce qu'on appelle, en souriant, un noceur. Chez
les nécessiteux, un garçon qui force les parents à écorner le capital
devient un mauvais sujet, un gueux, un drôle!

Et cette distinction est juste, bien que le fait soit le même, car les
conséquences seules déterminent la gravité de l'acte.

Enfin l'oncle Jules avait notablement diminué l'héritage sur lequel
comptait mon père; après avoir d'ailleurs mangé sa part jusqu'au
dernier sou.

On l'avait embarqué pour l'Amérique, comme on faisait alors, sur un
navire marchand allant du Havre à New-York.

Une fois là-bas, mon oncle Jules s'établit marchand de je ne sais quoi,
et il écrivit bientôt qu'il gagnait un peu d'argent et qu'il espérait
pouvoir dédommager mon père du tort qu'il lui avait fait. Cette lettre
causa dans la famille une émotion profonde. Jules, qui ne valait pas,
comme on dit, les quatre fers d'un chien, devint tout à coup un honnête
homme, un garçon de cœur, un vrai Davranche, intègre comme tous les
Davranche.

Un capitaine nous apprit en outre qu'il avait loué une grande boutique
et qu'il faisait un commerce important.

Une seconde lettre, deux ans plus tard, disait: «Mon cher Philippe,
je t'écris pour que tu ne t'inquiètes pas de ma santé, qui est bonne.
Les affaires aussi vont bien. Je pars demain pour un long voyage
dans l'Amérique du Sud. Je serai peut-être plusieurs années sans te
donner de mes nouvelles. Si je ne t'écris pas, ne sois pas inquiet. Je
reviendrai au Havre une fois fortune faite. J'espère que ce ne sera pas
trop long, et nous vivrons heureux ensemble...»

Cette lettre était devenue l'évangile de la famille. On la lisait à
tout propos, on la montrait à tout le monde.

Pendant dix ans, en effet, l'oncle Jules ne donna plus de nouvelles;
mais l'espoir de mon père grandissait à mesure que le temps marchait;
et ma mère aussi disait souvent:

--Quand ce bon Jules sera là, notre situation changera. En voilà un qui
a su se tirer d'affaire!

Et chaque dimanche, en regardant venir de l'horizon les gros vapeurs
noirs vomissant sur le ciel des serpents de fumée, mon père répétait sa
phrase éternelle:

--Hein! si Jules était là dedans, quelle surprise!

Et on s'attendait presque à le voir agiter un mouchoir, et crier:

--Ohé! Philippe.

On avait échafaudé mille projets sur ce retour assuré; on devait même
acheter, avec l'argent de l'oncle, une petite maison de campagne près
d'Ingouville. Je n'affirmerais pas que mon père n'eût point entamé déjà
des négociations à ce sujet.

L'aînée de mes sœurs avait alors vingt-huit ans; l'autre vingt-six.
Elles ne se mariaient pas, et c'était là un gros chagrin pour tout le
monde.

Un prétendant enfin se présenta pour la seconde. Un employé, pas riche,
mais honorable. J'ai toujours eu la conviction que la lettre de l'oncle
Jules, montrée un soir, avait terminé les hésitations et emporté la
résolution du jeune homme.

On l'accepta avec empressement, et il fut décidé qu'après le mariage
toute la famille ferait ensemble un petit voyage à Jersey.

Jersey est l'idéal du voyage pour les gens pauvres. Ce n'est pas loin;
on passe la mer dans un paquebot et on est en terre étrangère, cet
îlot appartenant aux Anglais. Donc, un Français, avec deux heures de
navigation, peut s'offrir la vue d'un peuple voisin chez lui et étudier
les mœurs, déplorables d'ailleurs, de cette île couverte par le
pavillon britannique, comme disent les gens qui parlent avec simplicité.

Ce voyage de Jersey devint notre préoccupation, notre unique attente,
notre rêve de tous les instants.

On partit enfin. Je vois cela comme si c'était d'hier: le vapeur
chauffant contre le quai de Granville; mon père, effaré, surveillant
l'embarquement de nos trois colis; ma mère inquiète ayant pris le
bras de ma sœur non mariée, qui semblait perdue depuis le départ de
l'autre, comme un poulet resté seul de sa couvée; et, derrière nous,
les nouveaux époux qui restaient toujours en arrière, ce qui me faisait
souvent tourner la tête.

Le bâtiment siffla. Nous voici montés, et le navire, quittant la jetée,
s'éloigna sur une mer plate comme une table de marbre vert. Nous
regardions les côtes s'enfuir, heureux et fiers comme tous ceux qui
voyagent peu.

Mon père tendait son ventre sous sa redingote dont on avait, le matin
même, effacé avec soin toutes les taches, et il répandait autour de lui
cette odeur de benzine des jours de sortie, qui me faisait reconnaître
les dimanches.

Tout à coup, il avisa deux dames élégantes à qui deux messieurs
offraient des huîtres. Un vieux matelot déguenillé ouvrait d'un coup de
couteau les coquilles et les passait aux messieurs, qui les tendaient
ensuite aux dames. Elles mangeaient d'une manière délicate, en tenant
l'écaille sur un mouchoir fin et en avançant la bouche pour ne point
tacher leurs robes. Puis elles buvaient l'eau d'un petit mouvement
rapide et jetaient la coquille à la mer.

Mon père, sans doute, fut séduit par cet acte distingué de manger des
huîtres sur un navire en marche. Il trouva cela bon genre, raffiné,
supérieur, et il s'approcha de ma mère et de mes sœurs en demandant:

--Voulez-vous que je vous offre quelques huîtres?

Ma mère hésitait, à cause de la dépense; mais mes deux sœurs
acceptèrent tout de suite. Ma mère dit, d'un ton contrarié:

--J'ai peur de me faire mal à l'estomac. Offre ça aux enfants
seulement, mais pas trop, tu les rendrais malades.

Puis, se tournant vers moi, elle ajouta:

--Quant à Joseph, il n'en a pas besoin; il ne faut point gâter les
garçons.

Je restai donc à côté de ma mère, trouvant injuste cette distinction.
Je suivais de l'œil mon père, qui conduisait pompeusement ses deux
filles et son gendre vers le vieux matelot déguenillé.

Les deux dames venaient de partir, et mon père indiquait à mes sœurs
comment il fallait s'y prendre pour manger sans laisser couler l'eau;
il voulut même donner l'exemple et il s'empara d'une huître. En
essayant d'imiter les dames, il renversa immédiatement tout le liquide
sur sa redingote et j'entendis ma mère murmurer:

--Il ferait mieux de se tenir tranquille.

Mais tout à coup mon père me parut inquiet; il s'éloigna de quelques
pas, regarda fixement sa famille pressée autour de l'écailleur, et,
brusquement, il vint vers nous. Il me sembla fort pâle, avec des yeux
singuliers. Il dit à mi-voix à ma mère:

--C'est extraordinaire comme cet homme qui ouvre les huîtres ressemble
à Jules.

Ma mère, interdite, demanda:

--Quel Jules?...

Mon père reprit:

--Mais... mon frère... Si je ne le savais pas en bonne position en
Amérique, je croirais que c'est lui.

Ma mère effarée balbutia:

--Tu es fou! Du moment que tu sais bien que ce n'est pas lui, pourquoi
dire ces bêtises-là?

Mais mon père insistait:

--Va donc le voir, Clarisse; j'aime mieux que tu t'en assures toi-même,
de tes propres yeux.

Elle se leva et alla rejoindre ses filles. Moi aussi, je regardais
l'homme. Il était vieux, sale, tout ridé, et ne détournait pas le
regard de sa besogne.

Ma mère revint. Je m'aperçus qu'elle tremblait. Elle prononça très vite:

--Je crois que c'est lui. Va donc demander des renseignements au
capitaine. Surtout sois prudent, pour que ce garnement ne nous retombe
pas sur les bras maintenant!

Mon père s'éloigna, mais je le suivis. Je me sentais étrangement ému.

Le capitaine, un grand monsieur, maigre, à longs favoris, se promenait
sur la passerelle d'un air important, comme s'il eût commandé le
courrier des Indes.

Mon père l'aborda avec cérémonie, en l'interrogeant sur son métier avec
accompagnement de compliments:

--Quelle était l'importance de Jersey? Ses productions? Sa population?
Ses mœurs? Ses coutumes? La nature du sol, etc., etc.

On eût cru qu'il s'agissait au moins des États-Unis d'Amérique.

Puis on parla du bâtiment qui nous portait, _l'Express_, puis on en
vint à l'équipage. Mon père, enfin, d'une voix troublée:

--Vous avez là un vieil écailleur d'huîtres qui paraît bien
intéressant. Savez-vous quelques détails sur ce bonhomme?

Le capitaine, que cette conversation finissait par irriter, répondit
sèchement:

--C'est un vieux vagabond français que j'ai trouvé en Amérique l'an
dernier, et que j'ai rapatrié. Il a, paraît-il, des parents au Havre,
mais il ne veut pas retourner près d'eux parce qu'il leur doit de
l'argent. Il s'appelle Jules.... Jules Darmanche ou Darvanche, quelque
chose comme ça, enfin. Il paraît qu'il a été riche un moment là-bas,
mais vous voyez où il en est réduit maintenant.

Mon père, qui devenait livide, articula, la gorge serrée, les yeux
hagards:

--Ah! ah! très bien..., fort bien... Cela ne m'étonne pas... Je vous
remercie beaucoup, capitaine.

Et il s'en alla, tandis que le marin le regardait s'éloigner avec
stupeur.

Il revint auprès de ma mère, tellement décomposé qu'elle lui dit:

--Assieds-toi, on va s'apercevoir de quelque chose.

Il tomba sur le banc en bégayant:

--C'est lui, c'est bien lui!

Puis il demanda:

--Qu'allons-nous faire?...

Elle répondit vivement:

--Il faut éloigner les enfants. Puisque Joseph sait tout, il va aller
les chercher. Il faut prendre garde surtout que notre gendre ne se
doute de rien.

Mon père paraissait atterré. Il murmura:

--Quelle catastrophe!

Ma mère ajouta, devenue tout à coup furieuse:

--Je me suis toujours doutée que ce voleur ne ferait rien, et qu'il
nous retomberait sur le dos! Comme si on pouvait attendre quelque chose
d'un Davranche!...

Et mon père se passa la main sur le front, comme il faisait sous les
reproches de sa femme.

Elle ajouta:

--Donne de l'argent à Joseph pour qu'il aille payer ces huîtres, à
présent. Il ne manquerait plus que d'être reconnus par ce mendiant.
Cela ferait un joli effet sur le navire. Allons-nous-en à l'autre bout,
et fais en sorte que cet homme n'approche pas de nous!

Elle se leva, et ils s'éloignèrent après m'avoir remis une pièce de
cent sous.

Mes sœurs, surprises, attendaient leur père. J'affirmai que maman
s'était trouvée un peu gênée par la mer, et je demandai à l'ouvreur
d'huîtres:

--Combien est-ce que nous vous devons, monsieur?

J'avais envie de dire: mon oncle.

Il répondit:

--Deux francs cinquante.

Je tendis mes cent sous et il me rendit la monnaie.

Je regardais sa main, une pauvre main de matelot toute plissée, et je
regardais son visage, un vieux et misérable visage, triste, accablé, en
me disant:

--C'est mon oncle, le frère de papa, mon oncle!

Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia:

--Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur!

Avec l'accent d'un pauvre qui reçoit l'aumône. Je pensai qu'il avait dû
mendier, là-bas!

Mes sœurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité.

Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise, demanda:

--Il y en avait pour trois francs?... Ce n'est pas possible.

Je déclarai d'une voix ferme:

--J'ai donné dix sous de pourboire.

Ma mère eut un sursaut et me regarda dans les yeux:

--Tu es fou! Donner dix sous à cet homme, à ce gueux!...

Elle s'arrêta sous un regard de mon père, qui désignait son gendre.

Puis on se tut.

Devant nous, à l'horizon, une ombre violette semblait sortir de la mer.
C'était Jersey.

Lorsqu'on approcha des jetées, un désir violent me vint au cœur de voir
encore une fois mon oncle Jules, de m'approcher, de lui dire quelque
chose de consolant, de tendre.

Mais, comme personne ne mangeait plus d'huîtres, il avait disparu,
descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeait ce misérable.

Et nous sommes revenus par le bateau de Saint-Malo, pour ne pas le
rencontrer. Ma mère était dévorée d'inquiétude.

Je n'ai jamais revu le frère de mon père!

Voilà pourquoi tu me verras quelquefois donner cent sous aux vagabonds.


  _Mon oncle Jules_ a paru dans _le Gaulois_ du mardi 7 août 1883.



EN VOYAGE.

  _A Gustave Toudouze._

I


LE wagon était au complet depuis Cannes; on causait, tout le monde
se connaissant. Lorsqu'on passa Tarascon, quelqu'un dit: «C'est ici
qu'on assassine.» Et on se mit à parler du mystérieux et insaisissable
meurtrier qui, depuis deux ans, s'offre, de temps en temps, la vie
d'un voyageur. Chacun faisait des suppositions, chacun donnait son
avis; les femmes regardaient en frissonnant la nuit sombre derrière
les vitres, avec la peur de voir apparaître soudain une tête d'homme
à la portière. Et on se mit à raconter des histoires effrayantes de
mauvaises rencontres, des tête-à-tête avec des fous dans un rapide, des
heures passées en face d'un personnage suspect.

Chaque homme savait une anecdote à son honneur, chacun avait intimidé,
terrassé et garrotté quelque malfaiteur en des circonstances
surprenantes, avec une présence d'esprit et une audace admirables.
Un médecin, qui passait chaque hiver dans le Midi, voulut à son tour
conter une aventure:

--Moi, dit-il, je n'ai jamais eu la chance d'expérimenter mon courage
dans une affaire de cette sorte; mais j'ai connu une femme, une de mes
clientes, morte aujourd'hui, à qui arriva la plus singulière chose du
monde, et aussi la plus mystérieuse et la plus attendrissante.

C'était une Russe, la comtesse Marie Baranow, une très grande dame,
d'une exquise beauté. Vous savez comme les Russes sont belles, du
moins comme elles nous semblent belles, avec leur nez fin, leur bouche
délicate, leurs yeux rapprochés, d'une indéfinissable couleur, d'un
bleu gris, et leur grâce froide, un peu dure! Elles ont quelque chose
de méchant et de séduisant, d'altier et de doux, de tendre et de
sévère, tout à fait charmant pour un Français. Au fond, c'est peut-être
seulement la différence de race et de type qui me fait voir tant de
choses en elles.

Son médecin, depuis plusieurs années, la voyait menacée d'une maladie
de poitrine et tâchait de la décider à venir dans le midi de la
France; mais elle refusait obstinément de quitter Pétersbourg. Enfin
l'automne dernier, la jugeant perdue, le docteur prévint le mari qui
ordonna aussitôt à sa femme de partir pour Menton.

Elle prit le train, seule dans son wagon, ses gens de service occupant
un autre compartiment. Elle restait contre la portière, un peu triste,
regardant passer les campagnes et les villages, se sentant bien isolée,
bien abandonnée dans la vie, sans enfants, presque sans parents, avec
un mari dont l'amour était mort et qui la jetait ainsi au bout du monde
sans venir avec elle, comme on envoie à l'hôpital un valet malade.

A chaque station, son serviteur Ivan venait s'informer si rien ne
manquait à sa maîtresse. C'était un vieux domestique aveuglément
dévoué, prêt à accomplir tous les ordres qu'elle lui donnerait.

La nuit tomba, le convoi roulait à toute vitesse. Elle ne pouvait
dormir, énervée à l'excès. Soudain la pensée lui vint de compter
l'argent que son mari lui avait remis à la dernière minute, en or
de France. Elle ouvrit son petit sac et vida sur ses genoux le flot
luisant de métal.

Mais tout à coup un souffle d'air froid lui frappa le visage.
Surprise, elle leva la tête. La portière venait de s'ouvrir. La
comtesse Marie, éperdue, jeta brusquement un châle sur son argent
répandu dans sa robe, et attendit. Quelques secondes s'écoulèrent, puis
un homme parut, nu-tête, blessé à la main, haletant, en costume de
soirée. Il referma la porte, s'assit, regarda sa voisine avec des yeux
luisants, puis enveloppa d'un mouchoir son poignet dont le sang coulait.

La jeune femme se sentait défaillir de peur. Cet homme, certes, l'avait
vue compter son or, et il était venu pour la voler et la tuer.

Il la fixait toujours, essoufflé, le visage convulsé, prêt à bondir sur
elle sans doute.

Il dit brusquement:

--Madame, n'ayez pas peur!

Elle ne répondit rien, incapable d'ouvrir la bouche, entendant son cœur
battre et ses oreilles bourdonner.

Il reprit:

--Je ne suis pas un malfaiteur, madame.

Elle ne disait toujours rien, mais, dans un brusque mouvement qu'elle
fit, ses genoux s'étant rapprochés, son or se mit à couler sur le tapis
comme l'eau coule d'une gouttière.

L'homme, surpris, regardait ce ruisseau de métal, et il se baissa tout
à coup pour le ramasser.

Elle, effarée, se leva, jetant à terre toute sa fortune, et elle courut
à la portière pour se précipiter sur la voie. Mais il comprit ce
qu'elle allait faire, s'élança, la saisit dans ses bras, la fit asseoir
de force, et la maintenant par les poignets: «Écoutez-moi, madame, je
ne suis pas un malfaiteur, et, la preuve, c'est que je vais ramasser
cet argent et vous le rendre. Mais je suis un homme perdu, un homme
mort, si vous ne m'aidez à passer la frontière. Je ne puis vous en dire
davantage. Dans une heure, nous serons à la dernière station russe;
dans une heure vingt, nous franchirons la limite de l'Empire. Si vous
ne me secourez point, je suis perdu. Et cependant, madame, je n'ai ni
tué, ni volé, ni rien fait de contraire à l'honneur. Cela je vous le
jure. Je ne puis vous en dire davantage.»

Et, se mettant à genoux, il ramassa l'or jusque sous les banquettes,
cherchant les dernières pièces roulées au loin. Puis, quand le petit
sac de cuir fut plein de nouveau, il le remit à sa voisine sans ajouter
un mot, et il retourna s'asseoir à l'autre coin du wagon.

Ils ne remuaient plus ni l'un ni l'autre. Elle demeurait immobile et
muette, encore défaillante de terreur, mais s'apaisant peu à peu.
Quant à lui, il ne faisait pas un geste, pas un mouvement; il restait
droit, les yeux fixés devant lui, très pâle, comme s'il eût été
mort. De temps en temps elle jetait vers lui un regard brusque, vite
détourné. C'était un homme de trente ans environ, fort beau, avec toute
l'apparence d'un gentilhomme.

Le train courait dans les ténèbres, jetait par la nuit ses appels
déchirants, ralentissait parfois sa marche, puis repartait à toute
vitesse. Mais soudain il calma son allure, siffla plusieurs fois et
s'arrêta tout à fait.

Ivan parut à la portière afin de prendre les ordres.

La comtesse Marie, la voix tremblante, considéra une dernière fois son
étrange compagnon, puis elle dit à son serviteur, d'une voix brusque:

--Ivan, tu vas retourner près du comte, je n'ai plus besoin de toi.

L'homme, interdit, ouvrait des yeux énormes. Il balbutia:

--Mais... barine.

Elle reprit:

--Non, tu ne viendras pas, j'ai changé d'avis. Je veux que tu restes en
Russie. Tiens, voici de l'argent pour retourner. Donne-moi ton bonnet
et ton manteau.

Le vieux domestique, effaré, se décoiffa et tendit son manteau,
obéissant toujours sans répondre, habitué aux volontés soudaines et
aux irrésistibles caprices des maîtres. Et il s'éloigna, les larmes aux
yeux.

Le train repartit, courant à la frontière.

Alors la comtesse Marie dit à son voisin:

--Ces choses sont pour vous, monsieur, vous êtes Ivan, mon serviteur.
Je ne mets qu'une condition à ce que je fais: c'est que vous ne me
parlerez jamais, que vous ne me direz pas un mot, ni pour me remercier,
ni pour quoi que ce soit.

L'inconnu s'inclina sans prononcer une parole.

Bientôt on s'arrêta de nouveau et des fonctionnaires en uniforme
visitèrent le train. La comtesse leur tendit les papiers et, montrant
l'homme assis au fond de son wagon:

--C'est mon domestique Ivan, dont voici le passe-port.

Le train se remit en route.

Pendant toute la nuit, ils restèrent en tête-à-tête, muets tous deux.

Le matin venu, comme on s'arrêtait dans une gare allemande, l'inconnu
descendit; puis, debout à la portière:

--Pardonnez-moi, madame, de rompre ma promesse; mais je vous ai privée
de votre domestique, il est juste que je le remplace. N'avez-vous
besoin de rien?

Elle répondit froidement:

--Allez chercher ma femme de chambre.

Il y alla. Puis disparut.

Quand elle descendait à quelque buffet, elle l'apercevait de loin qui
la regardait. Ils arrivèrent à Menton.


II

Le docteur se tut une seconde, puis reprit:

--Un jour, comme je recevais mes clients dans mon cabinet, je vis
entrer un grand garçon qui me dit:

--Docteur, je viens vous demander des nouvelles de la comtesse Marie
Baranow. Je suis, bien qu'elle ne me connaisse point, un ami de son
mari.

Je répondis:

--Elle est perdue. Elle ne retournera pas en Russie.

Et cet homme brusquement se mit à sangloter, puis il se leva et sortit
en trébuchant comme un ivrogne.

Je prévins, le soir même, la comtesse qu'un étranger était venu
m'interroger sur sa santé. Elle parut émue et me raconta toute
l'histoire que je viens de vous dire. Elle ajouta:

--Cet homme que je ne connais point me suit maintenant comme mon
ombre, je le rencontre chaque fois que je sors; il me regarde d'une
façon étrange, mais il ne m'a jamais parlé.

Elle réfléchit, puis ajouta:

--Tenez, je parie qu'il est sous mes fenêtres.

Elle quitta sa chaise longue, alla écarter les rideaux et me montra
en effet l'homme qui était venu me trouver, assis sur un banc de la
promenade, les yeux levés vers l'hôtel. Il nous aperçut, se leva et
s'éloigna sans retourner une fois la tête.

Alors, j'assistai à une chose surprenante et douloureuse, à l'amour
muet de ces deux êtres qui ne se connaissaient point.

Il l'aimait, lui, avec le dévouement d'une bête sauvée, reconnaissante
et dévouée à la mort. Il venait chaque jour me dire: «Comment
va-t-elle?» comprenant que je l'avais deviné. Et il pleurait
affreusement quand il l'avait vue passer plus faible et plus pâle
chaque jour.

Elle me disait:

--Je ne lui ai parlé qu'une fois, à ce singulier homme, et il me semble
que je le connais depuis vingt ans.

Et quand ils se rencontraient, elle lui rendait son salut avec un
sourire grave et charmant. Je la sentais heureuse, elle si abandonnée
et qui se savait perdue, je la sentais heureuse d'être aimée ainsi,
avec ce respect et cette constance, avec cette poésie exagérée, avec
ce dévouement prêt à tout. Et pourtant, fidèle à son obstination
d'exaltée, elle refusait désespérément de le recevoir, de connaître
son nom, de lui parler. Elle disait: «Non, non, cela me gâterait cette
étrange amitié. Il faut que nous demeurions étrangers l'un à l'autre.»

Quant à lui, il était certes également une sorte de Don Quichotte, car
il ne fit rien pour se rapprocher d'elle. Il voulait tenir jusqu'au
bout l'absurde promesse de ne lui jamais parler qu'il avait faite dans
le wagon.

Souvent, pendant ses longues heures de faiblesse, elle se levait de sa
chaise longue et allait entr'ouvrir son rideau pour regarder s'il était
là, sous sa fenêtre. Et quand elle l'avait vu, toujours immobile sur
son banc, elle revenait se coucher avec un sourire aux lèvres.

Elle mourut un matin, vers dix heures. Comme je sortais de l'hôtel, il
vint à moi, le visage bouleversé; il savait déjà la nouvelle.

--Je voudrais la voir une seconde, devant vous, dit-il.

Je lui pris le bras et rentrai dans la maison.

Quand il fut devant le lit de la morte, il lui saisit la main et la
baisa d'un interminable baiser, puis il se sauva comme un insensé.

Le docteur se tut de nouveau, et reprit:

--Voilà, certes, la plus singulière aventure de chemin de fer que je
connaisse. Il faut dire aussi que les hommes sont des drôles de toqués.

Une femme murmura à mi-voix:

--Ces deux êtres-là ont été moins fous que vous ne croyez... Ils
étaient... ils étaient...

Mais elle ne pouvait plus parler, tant elle pleurait. Comme on changea
de conversation pour la calmer, on ne sut pas ce qu'elle voulait dire.


  _En voyage_ a paru dans _le Gaulois_ du jeudi 10 mai 1883.



LA MÈRE SAUVAGE.

  _A Georges Pouchet._

I


JE n'étais point revenu à Virelogne depuis quinze ans. J'y retournai
chasser, à l'automne, chez mon ami Serval, qui avait enfin fait
reconstruire son château, détruit par les Prussiens.

J'aimais ce pays infiniment. Il est des coins du monde délicieux qui
ont pour les yeux un charme sensuel. On les aime d'un amour physique.
Nous gardons, nous autres que séduit la terre, des souvenirs tendres
pour certaines sources, certains bois, certains étangs, certaines
collines, vus souvent et qui nous ont attendris à la façon des
événements heureux. Quelquefois même la pensée retourne vers un coin
de forêt, ou un bout de berge, ou un verger poudré de fleurs, aperçus
une seule fois, par un jour gai, et restés en notre cœur comme ces
images de femmes rencontrées dans la rue, un matin de printemps, avec
une toilette claire et transparente, et qui nous laissent dans l'âme et
dans la chair un désir inapaisé, inoubliable, la sensation du bonheur
coudoyé.

A Virelogne, j'aimais toute la campagne, semée de petits bois et
traversée par des ruisseaux qui couraient dans le sol comme des veines,
portant le sang à la terre. On pêchait là dedans des écrevisses, des
truites et des anguilles! Bonheur divin! On pouvait se baigner par
places, et on trouvait souvent des bécassines dans les hautes herbes
qui poussaient sur les bords de ces minces cours d'eau.

J'allais, léger comme une chèvre, regardant mes deux chiens fourrager
devant moi. Serval, à cent mètres sur ma droite, battait un champ de
luzerne. Je tournai les buissons qui forment la limite du bois des
Saudres, et j'aperçus une chaumière en ruines.

Tout à coup, je me la rappelai telle que je l'avais vue pour la
dernière fois, en 1869, propre, vêtue de vignes, avec des poules devant
la porte. Quoi de plus triste qu'une maison morte, avec son squelette
debout, délabré, sinistre?

Je me rappelai aussi qu'une bonne femme m'avait fait boire un verre de
vin là dedans, un jour de grande fatigue, et que Serval m'avait dit
alors l'histoire des habitants. Le père, vieux braconnier, avait été
tué par les gendarmes. Le fils, que j'avais vu autrefois, était un
grand garçon sec qui passait également pour un féroce destructeur de
gibier. On les appelait les Sauvage.

Était-ce un nom ou un sobriquet?

Je hélai Serval. Il s'en vint de son long pas d'échassier.

Je lui demandai:

--Que sont devenus les gens de là?

Et il me conta cette aventure.


II

Lorsque la guerre fut déclarée, le fils Sauvage, qui avait alors
trente-trois ans, s'engagea, laissant la mère seule au logis. On ne la
plaignait pas trop, la vieille, parce qu'elle avait de l'argent, on le
savait.

Elle resta donc toute seule dans cette maison isolée si loin du
village, sur la lisière du bois. Elle n'avait pas peur, du reste, étant
de la même race que ses hommes, une rude vieille, haute et maigre,
qui ne riait pas souvent et avec qui on ne plaisantait point. Les
femmes des champs ne rient guère d'ailleurs. C'est affaire aux hommes,
cela! Elles ont l'âme triste et bornée, ayant une vie morne et sans
éclaircie. Le paysan apprend un peu de gaieté bruyante au cabaret, mais
sa compagne reste sérieuse avec une physionomie constamment sévère. Les
muscles de leur face n'ont point appris les mouvements du rire.

La mère Sauvage continua son existence ordinaire dans sa chaumière,
qui fut bientôt couverte par les neiges. Elle s'en venait au village,
une fois par semaine, chercher du pain et un peu de viande; puis elle
retournait dans sa masure. Comme on parlait des loups, elle sortait
le fusil au dos, le fusil du fils, rouillé, avec la crosse usée par
le frottement de la main; et elle était curieuse à voir, la grande
Sauvage, un peu courbée, allant à lentes enjambées par la neige, le
canon de l'arme dépassant la coiffe noire qui lui serrait la tête et
emprisonnait ses cheveux blancs, que personne n'avait jamais vus.

Un jour les Prussiens arrivèrent. On les distribua aux habitants, selon
la fortune et les ressources de chacun. La vieille, qu'on savait riche,
en eut quatre.

C'étaient quatre gros garçons à la chair blonde, à la barbe blonde, aux
yeux bleus, demeurés gras malgré les fatigues qu'ils avaient endurées
déjà, et bons enfants, bien qu'en pays conquis. Seuls chez cette femme
âgée, ils se montrèrent pleins de prévenances pour elle, lui épargnant,
autant qu'ils le pouvaient, des fatigues et des dépenses. On les
voyait tous les quatre faire leur toilette autour du puits, le matin,
en manches de chemise, mouillant à grande eau, dans le jour cru des
neiges, leur chair blanche et rose d'hommes du Nord, tandis que la
mère Sauvage allait et venait, préparant la soupe. Puis on les voyait
nettoyer la cuisine, frotter les carreaux, casser du bois, éplucher les
pommes de terre, laver le linge, accomplir toutes les besognes de la
maison, comme quatre bons fils autour de leur mère.

Mais elle pensait sans cesse au sien, la vieille, à son grand maigre
au nez crochu, aux yeux bruns, à la forte moustache qui faisait sur sa
lèvre un bourrelet de poils noirs. Elle demandait chaque jour, à chacun
des soldats installés à son foyer:

--Savez-vous où est parti le régiment français, vingt-troisième de
marche? Mon garçon est dedans.

Ils répondaient: «Non, bas su, bas savoir tu tout.» Et, comprenant sa
peine et ses inquiétudes, eux qui avaient des mères là-bas, ils lui
rendaient mille petits soins. Elle les aimait bien, d'ailleurs, ses
quatre ennemis; car les paysans n'ont guère les haines patriotiques;
cela n'appartient qu'aux classes supérieures. Les humbles, ceux qui
payent le plus parce qu'ils sont pauvres et que toute charge nouvelle
les accable, ceux qu'on tue par masses, qui forment la vraie chair
à canon, parce qu'ils sont le nombre, ceux qui souffrent enfin le
plus cruellement des atroces misères de la guerre, parce qu'ils sont
les plus faibles et les moins résistants, ne comprennent guère ces
ardeurs belliqueuses, ce point d'honneur excitable et ces prétendues
combinaisons politiques qui épuisent en six mois deux nations, la
victorieuse comme la vaincue.

On disait dans le pays, en parlant des Allemands de la mère Sauvage:

--En v'là quatre qu'ont trouvé leur gîte.

Or, un matin, comme la vieille femme était seule au logis, elle aperçut
au loin dans la plaine un homme qui venait vers sa demeure. Bientôt
elle le reconnut, c'était le piéton chargé de distribuer les lettres.
Il lui remit un papier plié et elle tira de son étui des lunettes dont
elle se servait pour coudre; puis elle lut:

  «Madame Sauvage, la présente est pour vous porter une triste
  nouvelle. Votre garçon Victor a été tué hier par un boulet, qui l'a
  censément coupé en deux parts. J'étais tout près, vu que nous nous
  trouvions côte à côte dans la compagnie et qu'il me parlait de vous
  pour vous prévenir au jour même s'il lui arrivait malheur.

  «J'ai pris dans sa poche sa montre pour vous la reporter quand la
  guerre sera finie.

  «Je vous salue amicalement.

  «CÉSAIRE RIVOT,
  «Soldat de 2e classe au 23e de marche.»

La lettre était datée de trois semaines.

Elle ne pleurait point. Elle demeurait immobile, tellement saisie,
hébétée, qu'elle ne souffrait même pas encore. Elle pensait: «V'là
Victor qu'est tué, maintenant.» Puis peu à peu les larmes montèrent
à ses yeux, et la douleur envahit son cœur. Les idées lui venaient
une à une, affreuses, torturantes. Elle ne l'embrasserait plus, son
enfant, son grand, plus jamais! Les gendarmes avaient tué le père, les
Prussiens avaient tué le fils... Il avait été coupé en deux par un
boulet. Et il lui semblait qu'elle voyait la chose, la chose horrible:
la tête tombant, les yeux ouverts, tandis qu'il mâchait le coin de sa
grosse moustache, comme il faisait aux heures de colère.

Qu'est-ce qu'on avait fait de son corps, après? Si seulement on lui
avait rendu son enfant, comme on lui avait rendu son mari, avec sa
balle au milieu du front?

Mais elle entendit un bruit de voix. C'étaient les Prussiens qui
revenaient du village. Elle cacha bien vite la lettre dans sa poche et
elle les reçut tranquillement avec sa figure ordinaire, ayant eu le
temps de bien essuyer ses yeux.

Ils riaient tous les quatre, enchantés, car ils rapportaient un beau
lapin, volé sans doute, et ils faisaient signe à la vieille qu'on
allait manger quelque chose de bon.

Elle se mit tout de suite à la besogne pour préparer le déjeuner; mais,
quand il fallut tuer le lapin, le cœur lui manqua. Ce n'était pas le
premier pourtant! Un des soldats l'assomma d'un coup de poing derrière
les oreilles.

Une fois la bête morte, elle fit sortir le corps rouge de la peau; mais
la vue du sang qu'elle maniait, qui lui couvrait les mains, du sang
tiède qu'elle sentait se refroidir et se coaguler, la faisait trembler
de la tête aux pieds; et elle voyait toujours son grand coupé en deux,
et tout rouge aussi, comme cet animal encore palpitant.

Elle se mit à table avec ses Prussiens, mais elle ne put manger, pas
même une bouchée. Ils dévorèrent le lapin sans s'occuper d'elle. Elle
les regardait de côté, sans parler, mûrissant une idée, et le visage
tellement impassible qu'ils ne s'aperçurent de rien.

Tout à coup, elle demanda: «Je ne sais seulement point vos noms, et
v'là un mois que nous sommes ensemble.» Ils comprirent, non sans
peine, ce qu'elle voulait, et dirent leurs noms. Cela ne lui suffisait
pas; elle se les fit écrire sur un papier, avec l'adresse de leurs
familles, et, reposant ses lunettes sur son grand nez, elle considéra
cette écriture inconnue, puis elle plia la feuille et la mit dans sa
poche, par-dessus la lettre qui lui disait la mort de son fils.

Quand le repas fut fini, elle dit aux hommes:

--J' vas travailler pour vous.

Et elle se mit à monter du foin dans le grenier où ils couchaient.

Ils s'étonnèrent de cette besogne; elle leur expliqua qu'ils auraient
moins froid; et ils l'aidèrent. Ils entassaient les bottes jusqu'au
toit de paille; et ils se firent ainsi une sorte de grande chambre
avec quatre murs de fourrage, chaude et parfumée, où ils dormiraient à
merveille.

Au dîner, un d'eux s'inquiéta de voir que la mère Sauvage ne mangeait
point encore. Elle affirma qu'elle avait des crampes. Puis elle alluma
un bon feu pour se chauffer, et les quatre Allemands montèrent dans
leur logis par l'échelle qui leur servait tous les soirs.

Dès que la trappe fut refermée, la vieille enleva l'échelle, puis
rouvrit sans bruit la porte du dehors, et elle retourna chercher des
bottes de paille dont elle emplit sa cuisine. Elle allait nu-pieds,
dans la neige, si doucement qu'on n'entendait rien. De temps en temps
elle écoutait les ronflements sonores et inégaux des quatre soldats
endormis.

Quand elle jugea suffisants ses préparatifs, elle jeta dans le foyer
une des bottes, et, lorsqu'elle fut enflammée, elle l'éparpilla sur les
autres, puis elle ressortit et regarda.

Une clarté violente illumina en quelques secondes tout l'intérieur de
la chaumière, puis ce fut un brasier effroyable, un gigantesque four
ardent, dont la lueur jaillissait par l'étroite fenêtre et jetait sur
la neige un éclatant rayon.

Puis un grand cri partit du sommet de la maison, puis ce fut une
clameur de hurlements humains, d'appels déchirants d'angoisse et
d'épouvante. Puis, la trappe s'étant écroulée à l'intérieur, un
tourbillon de feu s'élança dans le grenier, perça le toit de paille,
monta dans le ciel comme une immense flamme de torche; et toute la
chaumière flamba.

On n'entendait plus rien dedans que le crépitement de l'incendie, le
craquement des murs, l'écroulement des poutres. Le toit tout à coup
s'effondra, et la carcasse ardente de la demeure lança dans l'air, au
milieu d'un nuage de fumée, un grand panache d'étincelles.

La campagne, blanche, éclairée par le feu, luisait comme une nappe
d'argent teintée de rouge.

Une cloche, au loin, se mit à sonner.

La vieille Sauvage restait debout, devant son logis détruit, armée de
son fusil, celui du fils, de crainte qu'un des hommes n'échappât.

Quand elle vit que c'était fini, elle jeta son arme dans le brasier.
Une détonation retentit.

Des gens arrivaient, des paysans, des Prussiens.

On trouva la femme assise sur un tronc d'arbre, tranquille et
satisfaite.

Un officier allemand, qui parlait le français comme un fils de France,
lui demanda:

--Où sont vos soldats?

Elle tendit son bras maigre vers l'amas rouge de l'incendie qui
s'éteignait, et elle répondit d'une voix forte:

--Là dedans!

On se pressait autour d'elle. Le Prussien demanda:

--Comment le feu a-t-il pris?

Elle prononça:

--C'est moi qui l'ai mis.

On ne la croyait pas, on pensait que le désastre l'avait soudain rendue
folle. Alors, comme tout le monde l'entourait et l'écoutait, elle dit
la chose d'un bout à l'autre, depuis l'arrivée de la lettre jusqu'au
dernier cri des hommes flambés avec sa maison. Elle n'oublia pas un
détail de ce qu'elle avait ressenti ni de ce qu'elle avait fait.

Quand elle eut fini, elle tira de sa poche deux papiers, et, pour
les distinguer aux dernières lueurs du feu, elle ajusta encore ses
lunettes, puis elle prononça, montrant l'un: «Ça, c'est la mort de
Victor.» Montrant l'autre, elle ajouta, en désignant les ruines rouges
d'un coup de tête: «Ça, c'est leurs noms pour qu'on écrive chez eux.»
Elle tendit tranquillement la feuille blanche à l'officier, qui la
tenait par les épaules, et elle reprit:

--Vous écrirez comment c'est arrivé, et vous direz à leurs parents que
c'est moi qui a fait ça, Victoire Simon, la Sauvage! N'oubliez pas.

L'officier criait des ordres en allemand. On la saisit, on la jeta
contre les murs encore chauds de son logis. Puis douze hommes se
rangèrent vivement en face d'elle, à vingt mètres. Elle ne bougeait
point. Elle avait compris; elle attendait.

Un ordre retentit, qu'une longue détonation suivit aussitôt. Un coup
attardé partit tout seul, après les autres.

La vieille ne tomba point. Elle s'affaissa comme si on lui eût fauché
les jambes.

L'officier prussien s'approcha. Elle était presque coupée en deux, et
dans sa main crispée elle tenait sa lettre baignée de sang.


Mon ami Serval ajouta:

--C'est par représailles que les Allemands ont détruit le château du
pays, qui m'appartenait.

Moi, je pensais aux mères des quatre doux garçons brûlés là dedans; et
à l'héroïsme atroce de cette autre mère, fusillée contre ce mur.

Et je ramassai une petite pierre, encore noircie par le feu.


  _La Mère Sauvage_ a paru dans _le Gaulois_ du lundi 3 mars 1884.



L'ORIENT.


VOICI l'automne! Je ne puis sentir ce premier frisson d'hiver sans
songer à l'ami qui vit là-bas sur la frontière de l'Asie.

La dernière fois que j'entrai chez lui, je compris que je ne le
reverrais plus. C'était vers la fin de septembre voici trois ans. Je le
trouvai couché sur son divan, en plein rêve d'opium. Il me tendit la
main sans remuer le corps et me dit:

--Reste là, parle, je te répondrai de temps en temps, mais je ne
bougerai point, car tu sais qu'une fois la drogue avalée il faut
demeurer sur le dos.

Je m'assis et lui racontai mille choses, des choses de Paris et du
boulevard.

Il me dit:

--Tu ne m'intéresses pas; je ne songe plus qu'aux pays clairs! Oh!
comme ce pauvre Gautier devait souffrir, toujours hanté par le désir
de l'Orient. Tu ne sais pas ce que c'est, comme il vous prend, ce
pays, vous captive, vous pénètre jusqu'au cœur et ne vous lâche plus.
Il entre en vous par l'œil, par la peau, par toutes ses séductions
invincibles, et il vous tient par un invisible fil qui vous tire sans
cesse, en quelque lieu du monde que le hasard vous ait jeté. Je prends
la drogue pour y penser dans la délicieuse torpeur de l'opium.

Il se tut et ferma les yeux. Je demandai:

--Qu'éprouves-tu de si agréable à prendre ce poison? Quel bonheur
physique donne-t-il donc, qu'on en absorbe jusqu'à la mort?

Il répondit:

--Ce n'est point un bonheur physique; c'est mieux, c'est plus, je suis
souvent triste; je déteste la vie, qui me blesse chaque jour par tous
ses angles, par toutes ses duretés. L'opium console de tout, fait
prendre son parti de tout. Connais-tu cet état de l'âme que je pourrais
appeler l'irritation harcelante? Je vis ordinairement dans cet état.
Deux choses m'en peuvent guérir: l'opium ou l'Orient. A peine ai-je
pris l'opium que je me couche, et j'attends. J'attends une heure, deux
heures parfois. Puis, je sens d'abord de légers frémissements dans les
mains et dans les pieds, non pas une crampe, mais un engourdissement
vibrant, puis peu à peu j'ai l'étrange et délicieuse sensation de
la disparition de mes membres. Il me semble qu'on me les ôte, cela
gagne, monte, m'envahit entièrement. Je n'ai plus de corps. Je n'en
garde plus qu'une sorte de souvenir agréable. Ma tête seule est là, et
travaille. Je pense. Je pense avec une joie matérielle infinie, avec
une lucidité sans égale, avec une pénétration surprenante. Je raisonne,
je déduis, je comprends tout, je découvre des idées qui ne m'avaient
jamais effleuré; je descends en des profondeurs nouvelles, je monte à
des hauteurs merveilleuses; je flotte dans un Océan de Pensée, et je
savoure l'incomparable bonheur, l'idéale jouissance de cette pure et
sereine ivresse de la seule intelligence.

Il se tut encore et ferma de nouveau les yeux. Je repris:

--Ton désir de l'Orient ne vient que de cette constante ivresse. Tu vis
dans une hallucination. Comment désirer ce pays barbare où l'Esprit est
mort, où la Pensée stérile ne sort point des étroites limites de la
vie, ne fait aucun effort pour s'élancer, grandir et conquérir?

Il répondit:

--Qu'importe la pensée pratique! Je n'aime que le rêve. Lui seul est
bon, lui seul est doux.

«La réalité implacable me conduirait au suicide si le rêve ne me
permettait d'attendre.

«Mais tu as dit que l'Orient était la terre des barbares; tais-toi,
malheureux, c'est la terre des sages, la terre chaude où on laisse
couler la vie, où on arrondit les angles.

«Nous sommes les barbares, nous autres gens de l'Occident qui nous
disons civilisés; nous sommes d'odieux barbares qui vivons durement,
comme des brutes.

«Regarde nos villes de pierres, nos meubles de bois anguleux et durs.
Nous montons en haletant des escaliers étroits et rapides pour entrer
en des appartements étranglés où le vent glacé pénètre en sifflant,
pour s'enfuir aussitôt par un tuyau de cheminée en forme de pompe, qui
établit des courants d'air mortels forts à faire tourner des moulins.
Nos chaises sont dures, nos murs froids, couverts d'un odieux papier;
partout des angles nous blessent. Angles des tables, des cheminées,
des portes, des lits. Nous vivons debout ou assis, jamais couchés,
sauf pour dormir, ce qui est absurde, car on ne perçoit plus dans le
sommeil le bonheur d'être étendu.

«Mais songe aussi à notre vie intellectuelle. C'est la lutte, la
bataille incessante. Le souci plane sur nous, les préoccupations nous
harcèlent; nous n'avons plus le temps de chercher et de poursuivre les
deux ou trois bonnes choses à portée de nos mains.

«C'est le combat à outrance. Plus que nos meubles encore, notre
caractère a des angles, toujours des angles!

«A peine levés, nous courons au travail par la pluie ou la gelée. Nous
luttons contre les rivalités, les compétitions, les hostilités. Chaque
homme est un ennemi qu'il faut craindre et terrasser, avec qui il
faut ruser. L'amour même a, chez nous, des aspects de victoire et de
défaite: c'est encore une lutte.»

Il songea quelques secondes et reprit:

--La maison que je vais acheter, je la connais. Elle est carrée,
avec un toit plat et des découpures de bois à la mode orientale. De
la terrasse on voit la mer, où passent ces voiles blanches en forme
d'ailes pointues, des bateaux grecs ou musulmans. Les murs du dehors
sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l'air est lourd sous
le parasol des palmiers, forme le milieu de cette demeure. Un jet d'eau
monte sous les arbres et s'émiette en retombant dans un large bassin
de marbre dont le fond est sablé de poudre d'or. Je m'y baignerai à
tout moment, entre deux pipes, deux rêves ou deux baisers.

«Je n'aurai point la servante, la hideuse bonne au tablier gras, et qui
relève en s'en allant, d'un coup de savate usée, le bas fangeux de sa
jupe. Oh! ce coup de talon qui montre la cheville jaune, il me remue
le cœur de dégoût, et je ne le puis éviter. Elles l'ont toutes, les
misérables!

«Je n'entendrai plus le claquement de la semelle sur le parquet, le
battement des portes lancées à toute volée, le fracas de la vaisselle
qui tombe.

«J'aurai des esclaves noirs et beaux, drapés dans un voile blanc et qui
courent, nu-pieds, sur les tapis sourds.

«Mes murs seront moelleux et rebondissants comme des poitrines de
femmes, et, sur mes divans en cercle autour de chaque appartement,
toutes les formes de coussins me permettront de me coucher dans toutes
les postures qu'on peut prendre.

«Puis, quand je serai las du repos délicieux, las de jouir de
l'immobilité et de mon rêve éternel, las du calme plaisir d'être bien,
je ferai amener devant ma porte un cheval blanc ou noir qui courra très
vite.

«Et je partirai sur son dos, en buvant l'air qui fouette et grise,
l'air sifflant des galops furieux.

«Et j'irai comme une flèche sur cette terre colorée qui enivre le
regard dont la vue est savoureuse comme un vin.

«A l'heure calme du soir, j'irai d'une course affolée, vers le large
horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devient rose,
là-bas, au crépuscule: les montagnes brûlées, le sable, les vêtements
des Arabes, la robe blanche des chevaux.

«Les flamants roses s'envoleront des marais sur le ciel rose; et je
pousserai des cris de délire, noyé dans la roseur illimitée du monde.

«Je ne verrai plus, le long des trottoirs, assourdi par le bruit dur
des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir, assis sur des
chaises incommodes, boire l'absinthe en parlant d'affaires.

«J'ignorerai le cours de la Bourse, les fluctuations des valeurs,
toutes les inutiles bêtises où nous gaspillons notre courte, misérable
et trompeuse existence. Pourquoi ces peines, ces souffrances, ces
luttes? Je me reposerai à l'abri du vent dans ma somptueuse et claire
demeure.

«Et j'aurai quatre ou cinq épouses en des appartements moelleux, cinq
épouses venues des cinq parties du monde et qui m'apporteront la
saveur de la beauté féminine épanouie dans toutes les races.»

Il se tut encore, puis prononça doucement:

--Laisse-moi.

Je m'en allai. Je ne le revis plus.

Deux mois plus tard il m'écrivit ces trois mots seuls: «Je suis
heureux».

Sa lettre sentait l'encens et d'autres parfums très doux.


  _L'Orient_ a paru dans _le Gaulois_ du 13 septembre 1883.



APPENDICE.

UN MILLION.


C'ÉTAIT un modeste ménage d'employé. Le mari, commis de ministère,
correct et méticuleux, accomplissait strictement son devoir. Il
s'appelait Léopold Bonnin. C'était un petit jeune homme qui pensait en
tout ce qu'on devait penser. Élevé religieusement, il devenait moins
croyant depuis que la République tendait à la séparation de l'Église et
de l'État. Il disait bien haut, dans les corridors de son ministère:
«Je suis religieux, très religieux même, mais religieux à Dieu; je ne
suis pas clérical». Il avait avant tout la prétention d'être un honnête
homme, et il le proclamait en se frappant la poitrine. Il était, en
effet, un honnête homme dans le sens le plus terre à terre du mot. Il
venait à l'heure, partait à l'heure, ne flânait guère, et se montrait
toujours fort droit sur la «question d'argent». Il avait épousé la
fille d'un collègue pauvre, mais dont la sœur était riche d'un
million, ayant été épousée par amour. Elle n'avait pas eu d'enfants,
d'où une désolation pour elle, et ne pouvait laisser son bien, par
conséquent, qu'à sa nièce.

Cet héritage était la pensée de la famille. Il planait sur la maison,
planait sur le ministère tout entier; on savait que «les Bonnin
auraient un million».

Les jeunes gens non plus n'avaient pas d'enfants, mais ils n'y tenaient
guère, vivant tranquilles dans leur étroite et placide honnêteté. Leur
appartement était propre, rangé, dormant, car ils étaient calmes et
modérés en tout; et ils pensaient qu'un enfant troublerait leur vie,
leur intérieur, leur repos.

Ils ne se seraient pas efforcés de rester sans descendance; mais
puisque le ciel ne leur en avait point envoyé, tant mieux.

La tante au million se désolait de leur stérilité et leur donnait
des conseils pour la faire cesser. Elle avait essayé autrefois,
sans succès, de mille pratiques révélées par des amis ou des
chiromanciennes; depuis qu'elle n'était plus en âge de procréer, on lui
avait indiqué mille autres moyens qu'elle supposait infaillibles, en se
désolant de n'en pouvoir faire l'expérience, mais elle s'acharnait à
les découvrir à ses neveux, et leur répétait à tout moment: «Eh bien,
avez-vous essayé ce que je vous recommandais l'autre jour?»

Elle mourut. Ce fut dans le cœur des deux jeunes gens une de ces joies
secrètes qu'on voile de deuil vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des
autres. La conscience se drape de noir, mais l'âme frémit d'allégresse.

Ils furent avisés qu'un testament était déposé chez un notaire. Ils y
coururent à la sortie de l'église.

La tante, fidèle à l'idée fixe de toute sa vie, laissait son million
à leur premier-né, avec la jouissance de la rente aux parents jusqu'à
leur mort. Si le jeune ménage n'avait pas d'héritier avant trois ans,
cette fortune irait aux pauvres.

Ils furent stupéfaits, atterrés. Le mari tomba malade et demeura huit
jours sans retourner au bureau. Puis quand il fut rétabli, il se promit
avec énergie d'être père.

Pendant six mois, il s'y acharna jusqu'à n'être plus que l'ombre de
lui-même. Il se rappelait maintenant tous les moyens de la tante et
les mettait en œuvre consciencieusement, mais en vain. Sa volonté
désespérée lui donnait une force factice qui faillit lui devenir fatale.

L'anémie le minait; on craignit la phtisie. Un médecin consulté
l'épouvanta et le fit rentrer dans son existence paisible, plus
paisible même qu'autrefois, avec un régime réconfortant.

Des bruits gais couraient au ministère, on savait la désillusion
du testament et on plaisantait dans toutes les divisions sur ce
fameux «coup du million». Les uns donnaient à Bonnin des conseils
plaisants; d'autres s'offraient avec outrecuidance pour remplir la
clause désespérante. Un grand garçon surtout, qui passait pour un
viveur terrible, et dont les bonnes fortunes étaient célèbres par les
bureaux, le harcelait d'allusions, de mots grivois, se faisant fort,
disait-il, de le faire hériter en vingt minutes.

Léopold Bonnin, un jour, se fâcha, et, se levant brusquement avec sa
plume derrière l'oreille, lui jeta cette injure: «Monsieur, vous êtes
un infâme; si je ne me respectais pas, je vous cracherais au visage.»

Des témoins furent envoyés, ce qui mit tout le ministère en émoi
pendant trois jours. On ne rencontrait qu'eux dans les couloirs, se
communiquant des procès-verbaux, et des points de vue sur l'affaire.
Une rédaction fut enfin adoptée à l'unanimité par les quatre délégués
et acceptée par les deux intéressés qui échangèrent gravement un salut
et une poignée de main devant le chef du bureau, en balbutiant quelques
paroles d'excuses.

Pendant le mois qui suivit, ils se saluèrent avec une cérémonie voulue
et un empressement bien élevé, comme des adversaires qui se sont
trouvés face à face. Puis un jour, s'étant heurtés au tournant d'un
couloir, M. Bonnin demanda avec un empressement digne: «Je ne vous ai
point fait mal, monsieur?» L'autre répondit: «Nullement, monsieur».

Depuis ce moment, ils crurent convenable d'échanger quelques paroles
en se rencontrant. Puis ils devinrent peu à peu plus familiers; ils
prirent l'habitude l'un de l'autre, se comprirent, s'estimèrent en gens
qui s'étaient méconnus, et devinrent inséparables.

Mais Léopold était malheureux dans son ménage. Sa femme le harcelait
d'allusions désobligeantes, le martyrisait de sous-entendus. Et le
temps passait; un an déjà s'était écoulé depuis la mort de la tante.
L'héritage semblait perdu.

Madame Bonnin, en se mettant à table, disait: «Nous avons peu de choses
pour le dîner; il en serait autrement si nous étions riches.»

Quand Léopold partait pour le bureau, madame Bonnin, en lui donnant
sa canne, disait: «Si nous avions cinquante mille livres de rente, tu
n'aurais pas besoin d'aller trimer là-bas, monsieur le gratte-papier.»

Quand madame Bonnin allait sortir par les jours de pluie, elle
murmurait: «Si on avait une voiture, on ne serait pas forcé de se
crotter par des temps pareils.»

Enfin à toute heure, en toute occasion, elle semblait reprocher à
son mari quelque chose de honteux, le rendant seul coupable, seul
responsable de la perte de cette fortune.

Exaspéré il finit par l'emmener chez un grand médecin qui, après une
longue consultation, ne se prononça pas, déclarant qu'il ne voyait
rien; que le cas se présentait assez fréquemment; qu'il en est des
corps comme des esprits; qu'après avoir vu tant de ménages disjoints
par incompatibilité d'humeur, il n'était pas étonnant d'en voir
d'autres stériles par incompatibilité physique. Cela coûta quarante
francs.

Un an s'écoula, la guerre était déclarée, une guerre incessante,
acharnée, entre les deux époux, une sorte de haine épouvantable. Et
madame Bonnin ne cessait de répéter: «Est-ce malheureux, de perdre
une fortune parce qu'on a épousé un imbécile!» ou bien: «Dire que si
j'étais tombée sur un autre homme, j'aurais aujourd'hui cinquante mille
livres de rente!» ou bien: «Il y a des gens qui sont toujours gênants
dans la vie. Ils gâtent tout.»

Les dîners, les soirées surtout devenaient intolérables. Ne sachant
plus que faire, Léopold, un soir, craignant une scène horrible au
logis, amena son ami, Frédéric Morel, avec qui il avait failli se
battre en duel. Morel fut bientôt l'ami de la maison, le conseiller
écouté des deux époux.

Il ne restait plus que six mois avant l'expiration du dernier délai
donnant aux pauvres le million; et peu à peu Léopold changeait
d'allures vis-à-vis de sa femme, devenait lui-même agressif, la piquait
souvent par des insinuations obscures, parlait d'une façon mystérieuse
de femmes d'employés qui avaient su faire la situation de leur mari.

De temps en temps, il racontait quelque histoire d'avancement
surprenant tombé sur un commis. «Le petit Ravinot, qui était
surnuméraire voici cinq ans, vient d'être nommé sous-chef.» Madame
Bonnin prononçait: «Ce n'est pas toi qui saurais en faire autant.»

Alors Léopold haussait les épaules. «Avec ça qu'il en fait plus qu'un
autre. Il a une femme intelligente, voilà tout. Elle a su plaire au
chef de division, et elle obtient tout ce qu'elle veut. Dans la vie il
faut savoir s'arranger pour n'être pas dupé par les circonstances.»

Que voulait-il dire au juste? Que comprit-elle? Que se passa-t-il?
Ils avaient chacun un calendrier, et marquaient les jours qui les
séparaient du terme fatal; et chaque semaine ils sentaient une folie
les envahir, une rage désespérée, une exaspération éperdue avec un tel
désespoir, qu'ils devenaient capables d'un crime s'il avait fallu le
commettre.

Et voilà qu'un matin, madame Bonnin dont les yeux luisaient et dont
toute la figure semblait radieuse, passa ses deux mains sur les épaules
de son mari, et le regardant jusqu'à l'âme, d'un regard fixe et joyeux,
elle dit, tout bas: «Je crois que je suis enceinte». Il eut une telle
secousse au cœur qu'il faillit tomber à la renverse; et brusquement il
saisit sa femme dans ses bras, l'embrassa éperdument, l'assit sur ses
genoux, l'étreignit encore comme une enfant adorée, et, succombant à
l'émotion, il pleura, il sanglota.

Deux mois après il n'avait plus de doutes. Il la conduisit alors chez
un médecin pour faire constater son état et porta le certificat obtenu
chez le notaire dépositaire du testament.

L'homme de loi déclara que, du moment que l'enfant existait, né ou à
naître, il s'inclinait et qu'il surseoirait à l'exécution jusqu'à la
fin de la grossesse.

Un garçon naquit, qu'ils nommèrent Dieudonné, en souvenir de ce qui
s'était pratiqué dans les maisons royales.

Ils furent riches.

Or, un soir, comme M. Bonnin rentrait chez lui où devait dîner son
ami Frédéric Morel, sa femme lui dit d'un ton simple: «Je viens de
prier notre ami Frédéric de ne plus mettre les pieds ici, il a été
inconvenant avec moi.» Il la regarda une seconde avec un sourire
reconnaissant dans l'œil, puis il ouvrit les bras; elle s'y jeta et ils
s'embrassèrent longtemps, longtemps comme deux bons petits époux, bien
tendres, bien unis, bien honnêtes.

Et il faut entendre madame Bonnin parler des femmes qui ont failli par
amour, et de celles qu'un grand élan du cœur a jetées dans l'adultère.


  _Un Million_ a paru dans _le Gil-Blas_ du 2 novembre 1882, sous la
  signature: MAUFRIGNEUSE. Cette nouvelle fut développée plus tard par
  Guy de Maupassant, qui en fit _L'Héritage_.



TABLE DES MATIÈRES.


                                   Pages.

   Miss Harriet.                        1

   L'Héritage.                         39

   Denis.                             165

   L'Âne.                             181

   Idylle.                            201

   La Ficelle.                        213

   Garçon, un bock!                   229

   Le Baptême.                        243

   Regret.                            255

   Mon oncle Jules.                   269

   En Voyage.                         285

   La Mère Sauvage.                   299

   L'Orient (_inédit_).               315


   APPENDICE.

   Un Million.                        327


                   *       *       *       *       *


  Liste des modifications:

  Page 116: «employa» remplacé par «employé» (Un employé rima une
              chanson.)
  Page 130: «nu» par «un» (on pense à un accident passé)
  Page 160: «suivie» par «suivies» (suivies des deux hommes)
  Page 236: «quelques» par «quelque» (Tu as eu quelque gros chagrin?)





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Oeuvres complètes de Guy de Maupassant - volume 10" ***

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