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Title: Chronique du crime et de l'innocence, t. 7 of 8 Author: Estienne, Robert Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Chronique du crime et de l'innocence, t. 7 of 8" *** Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. CHRONIQUE DU CRIME ET DE L'INNOCENCE. IMPRIMERIE DE MOQUET ET Cie, rue de la Harpe, n. 90. CHRONIQUE DU CRIME ET DE L'INNOCENCE; Recueil des Événemens les plus tragiques; Empoisonnemens, Assassinats, Massacres, Parricides, et autres Forfaits, commis en France, depuis le commencement de la monarchie jusqu'à nos jours, disposés dans l'ordre chronologique, et extraits des anciennes Chroniques, de l'Histoire générale de France, de l'Histoire particulière de chaque province, des différentes Collections des Causes célèbres, de la Gazette des Tribunaux, et autres feuilles judiciaires. PAR J.-B. J. CHAMPAGNAC. Tout ce qui me fait peur m'amuse au dernier point. C. DELAVIGNE. _École des Vieillards._ Tome Septième. Paris. CHEZ MÉNARD, LIBRAIRE, PLACE SORBONNE, N. 3. 1834 CHRONIQUE DU CRIME ET DE L'INNOCENCE. LE CURÉ ÉTIENNE PACOT, INJUSTEMENT CONDAMNÉ A MORT. «Serait-il vrai que nos lois, qui veillent assidûment à la punition du crime, auraient laissé l'innocence sans défense et sans secours contre les erreurs judiciaires? En armant les magistrats d'un pouvoir terrible, mais nécessaire, aurait-on oublié qu'ils participent à la fragilité et aux passions humaines, et que les plus belles institutions deviennent menaçantes, au lieu d'être protectrices, si l'on ne fait rien pour en prévenir les erreurs?» Tel est le début d'un mémoire publié vers 1819; et ces paroles sont le cri de douleur d'un vieillard presque octogénaire, d'un vénérable ecclésiastique, d'Étienne Pacot, dont les malheurs ont fini par égarer la raison, et qui aujourd'hui attend, dans une maison de santé, la fin de sa longue et malheureuse carrière. Le sieur Pacot, échappé comme par miracle aux brigandages de la révolution, qui toutefois l'avaient contraint de quitter la paroisse qu'il administrait, s'était retiré dans ses propriétés, situées en grande partie à Bourberain, département de la Côte-d'Or. Un homme, nommé Prétot, vint s'établir dans le même endroit. L'abbé Pacot le reçut sans défiance; mais il fut bientôt cruellement puni de cet excès de sécurité. Prétot commit chez lui un vol considérable, et attenta à sa vie à deux reprises différentes. D'abord il lui tira un coup de fusil par sa fenêtre; ce fait fut attesté par le nommé Nicolas Miel, qui accompagnait alors Prétot; cet homme en fit la révélation à la justice, qui, un peu plus tard, le condamna aux fers pour vol dans une habitation d'une autre commune. La seconde tentative de Prétot sur la personne de l'abbé Pacot, eut lieu le 7 nivôse an VII. Il tira un coup de pistolet à ce propriétaire sur la route de Bèze. L'intimité qui unissait cet homme au juge-de-paix du canton lui assura l'impunité; néanmoins on n'osa l'absoudre entièrement, et sur la déclaration du jury, portant que Prétot n'avait pas eu l'intention de tuer le sieur Pacot, cet attentat ne fut puni que d'un mois d'emprisonnement, et de vingt-cinq francs d'amende. Cependant Prétot avait fait trop de mal au sieur Pacot, pour n'être pas devenu son ennemi juré. La présence de ce dernier à Bourberain était un reproche continuel pour lui, comme pour ses protecteurs. Il résolut de s'affranchir, par un crime encore plus noir, de la vue importune d'une victime que la Providence avait dérobée à ses premières tentatives de meurtre. Tout-à-coup le bruit se répandit dans la commune de Bourberain que Prétot et sa femme venaient d'être empoisonnés _par le plus subtil des poisons_. Le 7 germinal an IX, Prétot le dit lui-même aux deux fermiers du sieur Pacot, qui étaient entrés dans son cabaret. Il leur montra une demi-bouteille à moitié pleine, leur disant que sa femme et lui avaient bu l'autre moitié qui manquait. Il raconta que cette demi-bouteille lui avait été apportée, deux jours auparavant, avec une lettre dans laquelle il était dit qu'on la lui adressait comme un échantillon de vin. Le même jour, Prétot arrêta deux officiers de santé qui traversaient la commune. Le premier trouva la _liqueur douce_, et déclara plus tard que _ce ne fut qu'une heure après en avoir mis sur sa langue, qu'il sentit une légère chaleur_. Le second, au contraire, affirma que cette liqueur _était tellement corrosive, que l'eau-forte ne serait pas plus mordante_. Cependant la santé de Prétot n'avait pas subi la moindre altération; son visage coloré n'offrait aucun des symptômes de l'empoisonnement dont il se plaignait. Aussi, dans les premiers instans, se garda-t-il bien d'aller se montrer à l'autorité. Sa maison n'était séparée de celle du maire de la commune que par un mur, et pourtant il ne l'instruisit pas du crime qui, selon lui, avait failli lui coûter la vie. Il ne requit même pas l'assistance du juge-de-paix, son ami, qui ne demeurait qu'à une demi-lieue de Bourberain. La calomnie ne saurait procéder par des voies aussi directes, sans compromettre souvent le succès de ses manœuvres. Il fallait que Prétot s'assurât d'abord des moyens d'accréditer l'odieuse fable qu'il avait inventée. Il lui fallait quelques témoins. Il gagna une femme simple et crédule, et lui recommanda, ainsi qu'elle le déclara elle-même plus tard, de dire, lorsqu'elle serait interrogée à ce sujet, qu'elle avait vu Prétot en proie à des vomissemens, et qu'elle lui avait donné du lait. Le 10 germinal, il fit six lieues à pied pour se rendre à Dijon, mais il ne porta pas encore sa plainte à la justice, et revint le jour même à Bourberain. Le lendemain, il eut encore la force de recommencer ce pénible voyage, et, cette fois, il rendit plainte devant le directeur du jury, mais en déclarant toutefois qu'il ignorait jusqu'alors l'auteur du crime. Cette première démarche suffisait pour le moment à Prétot; il était satisfait d'avoir éveillé l'attention de la justice; il se désista dans les vingt-quatre heures. Cette marche était de la plus perfide habileté; elle lui facilitait les moyens de porter à la victime qu'il s'était choisie les coups qu'il lui préparait. Bientôt en effet, il fit circuler de sourdes rumeurs qui désignaient l'abbé Pacot comme auteur de l'empoisonnement, et lui-même déposa que, dans le premier moment, il avait accusé ce prêtre, n'ayant pas d'autre ennemi sur la terre. Sur cette dénonciation, on arrête le sieur Pacot; le dénonciateur lui-même vient avec un fusil, afin, dit-il, de prêter main-forte à la gendarmerie. Le lendemain, deux simples gendarmes font une perquisition dans le domicile de l'abbé Pacot. Deux jours après, le juge-de-paix en fait une nouvelle, tendant à s'assurer si l'on trouverait de l'arsenic dans la maison: il prend pour témoin le beau-frère de l'accusateur. Ce témoin était prévenu de la visite du juge de paix; il quitta son troupeau qu'il gardait, pour aller à la rencontre de ce magistrat. Il n'est pas nécessaire de faire sentir à nos lecteurs combien il était irrégulier, même scandaleux, de choisir le beau-frère du délateur pour témoin de l'un des actes les plus importans de la procédure. Mais ce choix n'avait été fait ni au hasard, ni sans de fortes raisons. Le témoin lui-même en révéla le motif dans un moment de véracité. Il convint que Prétot lui avait donné un cornet de poudre blanche, avec mission de le glisser furtivement dans la maison de l'abbé Pacot, lors de la visite. Il se trouvait chez le prévenu un reste de limonade médicinale faite avec du sel d'oseille, La décomposition qui en fut faite ne laissa pas le moindre doute sur la nature de cette liqueur. Mais le juge de paix, ami de Prétot, avant d'appeler un homme de l'art, comme son devoir le lui prescrivait, s'empressa de faire avaler de cette limonade à un poussin; puis il l'emprisonna dans une soupière qu'il ferma bien hermétiquement de son couvercle. Privé d'air, le pauvre animal allait périr asphyxié, si la domestique de l'abbé n'avait soulevé le couvercle. Le poussin mort, quelle conséquence n'aurait-on pas tirée de ce fait contre l'accusé? On n'aurait pas manqué de moyens pour travestir l'asphyxie en empoisonnement. Cependant le sieur Pacot fut conduit dans les prisons; l'une de ses domestiques, Louise Poinsot, qui devait jouer un rôle nécessaire dans l'affreuse tragédie qu'on avait imaginée, partagea le sort de son maître. L'abbé Pacot fut tenu au secret le plus rigoureux pendant quatre-vingt-dix jours. Mais tous les maux qu'on faisait peser sur lui ne rendaient pas l'accusation plus vraisemblable. On avait beau l'abreuver d'outrages, son innocence n'en éclatait que plus visiblement. Un jour, on le fit sortir de sa prison; on le traîna en spectacle dans les rues, et on le conduisit chez un marchand droguiste, sous prétexte que la femme de ce marchand avait déclaré qu'un homme de la campagne était venu lui demander à acheter de l'arsenic. Nous arrivons à la plus odieuse des manœuvres qui furent dirigées contre l'abbé Pacot. Louise Poinsot, sa domestique, avait été, comme on vient de le voir, arrêtée en même temps que lui. On l'accusa d'avoir remis la bouteille _empoisonnée_ à un commissionnaire pour la porter à Prétot. On avait fait entendre plusieurs enfans qui avaient dit avoir vu une fille portant cette bouteille, et lui avoir offert de la porter. Les questions les plus minutieuses avaient été faites à ces enfans touchant la figure et les vêtemens de cette fille. Tout ce qu'on en avait pu tirer, c'est qu'ils avaient reconnu quelques-uns des vêtemens de Louise Poinsot: quant à la figure, l'un d'eux avait dit qu'il _croyait_ la reconnaître; les autres répondaient qu'ils n'y avaient pas fait assez d'attention. On pensa que c'en était assez pour effrayer une fille simple, et la rendre l'instrument de la perte de son maître. Des magistrats n'eurent pas honte d'employer auprès d'elle les plus vives instances pour la déterminer à accuser l'abbé Pacot. Ils épuisèrent dans ses longs interrogatoires, l'art des insinuations, des questions captieuses; art funeste, dont l'usage devrait être interdit contre le crime même, dans la crainte que l'on pût jamais en abuser contre l'innocence. Un jour, elle comparaît devant le directeur du jury. «La vérité est découverte, lui dit-il; votre maître est convaincu; vous n'avez pas voulu vous sauver seule, vous périrez avec lui.» Au même instant, quatre hommes entrent dans le cabinet; un d'eux lui annonce qu'on veut l'arracher à la mort; que les portes de la prison vont s'ouvrir pour elle; mais qu'il faut qu'elle confirme de sa bouche la vérité, bien qu'elle soit déjà connue. Mais cette pauvre fille, malgré son extrême simplicité, trompa les espérances de ces juges prévaricateurs, et rendit tous leurs efforts inutiles. On ne put parvenir à lui arracher une parole accusatrice, ni l'engager à trahir la vérité. L'aspect de la mort qu'on lui mettait sous les yeux ne put ébranler sa constance. Ce courage héroïque ne fut pas la seule preuve de son dévouement; la Providence, comme on le verra bientôt, l'avait désignée pour sauver la vie à son maître. L'information traînait en longueur; on ne trouvait pas de charges, et on en cherchait toujours. Les fonctions du directeur du jury expiraient; un autre lui succède: une nouvelle information commence, et le prévenu continue à gémir au milieu des horreurs du secret. Il fallait cependant terminer l'instruction. L'acte d'accusation est dressé contre l'abbé Pacot et sa servante. Le jury d'accusation, appelé à prononcer sur le sort du maître, déclare à l'unanimité qu'il n'y avait pas lieu à suivre. Mais la malheureuse domestique, au milieu des tortures morales qu'elle avait subies, était tombée dans quelques contradictions; le jury crut qu'il n'en fallait pas davantage pour décider qu'il y avait lieu à accusation contre elle. La rage des ennemis de l'abbé Pacot avait été impuissante dans cette première tentative; ils n'avaient pu rassembler contre lui, non seulement des preuves de nature à entraîner une condamnation, mais même de simples présomptions suffisantes pour motiver la mise en accusation. Vainement sa domestique était accusée; quelques contradictions arrachées par la cruelle adresse des interrogateurs ne sont pas des preuves de culpabilité. Devant le jury de jugement, son acquittement était infaillible; alors leur proie leur échappait tout entière. La procédure se continuant contre Louise Poinsot, la marche de l'instruction l'amena devant le tribunal criminel. On découvrit alors qu'un des membres du jury d'accusation, qui avait prononcé la mise en liberté de l'abbé Pacot, n'avait pas trente ans. Le commissaire du gouvernement requit l'annulation de tout ce qui s'était fait, non seulement à l'égard de la domestique, mais encore au sujet du maître qui avait été mis hors de l'accusation. En bonne jurisprudence, la déclaration du jury d'accusation, concernant l'abbé Pacot, rendue depuis cinq mois, et contre laquelle le commissaire du gouvernement ne s'était pas pourvu en cassation, était devenue irrévocable. Et cependant les trois juges du tribunal criminel de Dijon cassèrent la déclaration qui l'avait fait mettre en liberté, aussi bien que celle qui mettait en accusation Louise Poinsot. Par un inconcevable oubli de toutes les formes et des règles les plus élémentaires du droit et de la justice, l'instruction recommença contre l'abbé Pacot. Ce jugement inique fut rendu le 1er nivose an X. Trois heures après, à neuf heures du soir, les gendarmes arrêtèrent le sieur Pacot, et saisirent tous ses papiers, dont il ne put jamais obtenir la restitution. L'abbé Pacot subit de nouveau la torture du secret pendant cent trois jours. Une troisième instruction se poursuivit alors contre le maître et sa fidèle domestique. On leur adjoignit une autre servante, contre laquelle on n'avait pas informé jusque alors. Un simulacre de jury d'accusation, composé selon le caprice des juges, déclara qu'il y avait lieu à accusation contre les trois prévenus. On ne prétend point accuser ces jurés de perversité; mais on peut les taxer de faiblesse: ils étaient les aveugles instrumens de ceux qui les dirigeaient. «Je n'ai été appelé, disait l'un d'eux depuis ce jugement, que pour remplacer un juré absent: mais tout était fini, et je n'ai eu qu'à donner ma signature.» Un autre juré disait sur le même sujet: «Le directeur du jury, ainsi que son substitut, nous ont dit que nous n'avions aucune part à prendre dans cette affaire; qu'il fallait signer, et renvoyer les trois prévenus pour être jugés au chef-lieu du département.» Les prévenus furent donc soumis au jury de jugement. Après trois informations successives, pas un mot, pas une syllabe accusatrice ne s'élevait contre eux. Cependant l'abbé Pacot fut condamné, après avoir été privé de toutes les garanties que la loi accorde aux accusés. Douze jurés spéciaux devaient prononcer sur son sort. Cinq se trouvaient absens; on les remplaça, non pas en les tirant au sort, comme la loi l'exige formellement, mais en les désignant arbitrairement à l'instant même. Un de ces jurés s'était acquis le surnom de _Coupe-Tête_ dans les massacres dont la ville de Dijon avait été le théâtre pendant la tourmente révolutionnaire. Ce fut à cette violation manifeste de la loi que l'abbé Pacot dut son salut; ainsi le crime finit par se prendre dans ses propres piéges. On n'eut pas honte d'appeler en témoignage un commis-greffier qui avait rédigé tous les actes de la première procédure. Cet homme osa déclarer qu'il avait entendu Louise Poinsot dire qu'elle avait porté la bouteille, sans savoir ce qu'elle pouvait contenir. «Eh! malheureux! lui répondit cette fille indignée, dites donc que c'est vous qui m'avez dit plusieurs fois qu'il ne fallait que cette déclaration pour me faire mettre en liberté.» La force de cette réponse accabla le témoin qui fut réduit au silence. Mais vainement l'évidence terrassait les accusateurs de l'abbé Pacot; on ne le jugeait que pour la forme; sa perte était résolue. Il entendit prononcer son arrêt de mort; les deux domestiques furent acquittées. L'abbé Pacot fut reconduit en prison, après avoir protesté contre cet assassinat juridique. Il lui restait un refuge à la Cour de cassation, pour prévenir ou du moins retarder l'affreux triomphe de ses ennemis. Mais plongé dans un cachot, livré à des porte-clefs qui refusaient d'écouter sa prière, il n'avait pas la liberté de faire entendre ses plaintes, et le fatal délai de trois jours allait expirer. Heureusement la Providence lui envoya un frère aîné qui revenait de l'émigration et qui, à force de soins et de peines, parvint à pénétrer jusque dans son cachot, et à lui procurer les moyens de recourir à la justice de la Cour suprême. Là, les choses devaient changer de face; la procédure était monstrueuse: la haine avait aveuglé les ennemis du sieur Pacot au point de négliger toutes les formes. On tenta un dernier effort pour rendre ce recours illusoire. Quarante jours s'étaient écoulés depuis le jugement, et les pièces du procès n'avaient pas encore été envoyées à la Cour de cassation; on espérait qu'à force de retards, la victime succomberait à la rigueur de son sort. Plongé dans le cachot le plus infect, l'abbé Pacot réunissait aux plus pénibles des souffrances morales les souffrances physiques les plus horribles; elles devinrent telles, que, malgré la force de son tempérament, il tomba dangereusement malade. Sa mort paraissait inévitable. Il fallut tout le dévouement de la fidèle Louise Poinsot pour l'arrêter au bord de la tombe prête à l'engloutir. Cette simple villageoise, mue par un sentiment de la plus noble générosité, vendit à son frère le peu qu'elle possédait, et sans prendre conseil de personne, se rendit à Paris, à pied, pour sauver les jours de son malheureux maître. Elle alla solliciter seule une audience du comte Abrial, ministre de la justice. Cet homme respectable, digne de la haute mission qui lui était confiée, accorda l'audience sollicitée, écouta Louise Poinsot avec bonté, et lui promit de donner des ordres pour accélérer l'envoi des pièces. Elle parvint à instruire son maître de la démarche qu'elle venait de faire; et celui-ci trouva encore la force d'écrire au commissaire du gouvernement, et de lui exprimer son étonnement de ce que les pièces n'avaient pas été envoyées. La lettre du sieur Pacot était du 1er thermidor an X; on la lui renvoya le jour même avec une note portant que les pièces étaient parties depuis dix jours; et cependant le comte Abrial ne les reçut que le 3 thermidor. Quand on avait vu qu'il était impossible de les retenir, on avait cherché, par un mensonge, à déguiser l'horreur d'une persécution qu'on poursuivait avec tant de persévérance et d'animosité. Enfin, l'heure de la justice sonna pour l'abbé Pacot. L'arrêt de mort fut cassé, parce que les jurés n'avaient pas été tirés au sort. Le commissaire du gouvernement attendit dix-sept jours pour notifier cet arrêt au prévenu, et trente jours s'écoulèrent encore jusqu'à sa translation à Lons-le-Saulnier. Là, malgré les nouveaux efforts de l'intrigue et de la perversité, le nouveau jury déclara _à l'unanimité_, non seulement que l'accusé n'était pas coupable, mais qu'_il n'était pas constant qu'il y eût eu même d'empoisonnement_. Cette nouvelle procédure avait présenté plusieurs circonstances curieuses. Comme on le sait déjà, l'accusateur prétendait avoir bu la moitié du poison contenu dans la bouteille qui lui avait été remise, et assurait que ce breuvage lui avait causé des coliques et des vomissemens. Or, la bouteille qu'avait représentée Prétot contenait de l'arsenic dont la plus petite quantité devait donner infailliblement la mort; tandis que Prétot venait soutenir qu'il en avait bu une forte dose presque impunément. Aussi l'avocat de l'abbé Pacot, indigné de tant d'effronterie, fut heureusement inspiré par cette indignation même. «Vous prétendez, dit-il à Prétot, vous prétendez que vous avez pris, sans autre accident que de simples vomissemens, une dose de poison égale à celle que vous reproduisez ici? L'imposture ne saurait être ni plus impudente, ni plus grossière. Mais admettons pour un moment que vous ayez été fidèle à la vérité. C'est ici le cas de faire une juste application de cet adage: _Qui peut le plus, peut le moins_. Puisque vous êtes si fort contre les poisons, qu'une quantité capable de donner la mort à plusieurs personnes vous a causé à peine quelques nausées, prenez seulement le quart de ce qui reste dans la bouteille, et je passe condamnation.» Cet argument était invincible; il n'y avait pas de milieu: il fallait ou soutenir l'accusation en avalant la dose indiquée, ou s'avouer calomniateur en s'y refusant. Prétot, confondu, garda le silence, et dès-lors les juges furent convaincus de l'innocence de l'accusé et l'acquittèrent. Pourtant quelque amertume se mêla, pour l'abbé Pacot, au souvenir de cet acte de justice. On prononça son absolution hors de sa présence, contre le vœu de la loi, et pour le priver du droit de conclure contre son délateur. On voulait étouffer le souvenir de ce procès si déshonorant pour ceux qui y avaient figuré comme accusateurs et comme juges; et l'on ne pensait pas que c'est encore une injustice d'enlever à l'innocent persécuté le droit d'obtenir la réparation qui lui est due. L'abbé Pacot avait cruellement souffert dans sa personne, dans son honneur et dans ses biens. Pendant l'intervalle du temps qui s'était écoulé entre les deux procédures, pour acquitter les frais de la première, la justice avait mis la main sur les propriétés de l'abbé Pacot et en avait fait consommer la vente. Une nouvelle monstruosité se rencontra à côté de cette expropriation irrégulière. On rapporte qu'un des juges de l'accusé devint acquéreur d'une de ses propriétés. On pense qu'après avoir souffert de tant de manières différentes, l'abbé Pacot ne pouvait se contenter de l'arrêt de Lons-le-Saulnier; il était loin de vouloir la vengeance; mais, selon lui, la vérité devait briller dans tout son jour; son innocence devait être reconnue autrement que par un arrêt d'acquittement. En conséquence, il éleva des réclamations à l'effet d'obtenir une réparation plus réelle; on écouta ses raisons, on les trouva de toute justice, on le plaignit, mais on lui objecta, comme un obstacle insurmontable, des raisons de jurisprudence, des principes d'ordre social. Néanmoins, tout rempli de la bonté de sa cause, l'abbé Pacot ne se rebuta pas. La Restauration semblait devoir lui aplanir toutes les difficultés; point du tout: il ne fut pas plus heureux. En 1817, lorsqu'il porta ses plaintes au pied du trône, des magistrats le condamnèrent comme calomniateur, comme s'il n'eût pas légitimement acquis le droit de se plaindre! Ce dernier fait se trouve consigné dans un mémoire qu'il publia plus tard avec la signature du célèbre avocat Dupin, et avec cette épigraphe tirée d'un ouvrage de ce jurisconsulte: «S'il eût été trouvé coupable, il aurait dû à la société une réparation dans sa personne et dans ses biens. Il est innocent; la proposition est renversée: c'est à lui que l'indemnité est due.» Au reste, que l'on ne croie pas que ce fût pour lui-même que l'abbé Pacot réclamât une indemnité de ses souffrances, de ses malheurs et de ses pertes. Non! ce vénérable ecclésiastique comptait au nombre de ses vertus, le désintéressement le plus évangélique. Comme il le disait lui-même, parvenu à plus de quatre-vingts ans, qu'avait-il besoin des biens de ce monde? C'était uniquement dans les intérêts de sa famille qu'il militait avec tant de persévérance contre la jurisprudence établie. Le plus doux et le plus tolérant des hommes dans toutes ses relations sociales, il semblait subir une soudaine métamorphose, dès qu'il était question de ses infortunes et de l'iniquité de ses juges. Alors ses yeux devenaient étincelans, ses cheveux se hérissaient, sa parole s'animait; alors il ne souffrait pas la moindre contradiction, et fermait la bouche à ceux qui lui adressaient quelque objection, en leur disant que lui seul pouvait sentir tout ce qu'il avait souffert injustement, et qu'on ne parviendrait jamais à lui persuader qu'il était juste de ne pas l'indemniser. Il était facile de voir que cette catastrophe, œuvre de la plus perverse calomnie, qui avait bouleversé une portion de son existence, ravageait insensiblement ses facultés intellectuelles, en y établissant une idée fixe qui dominait tout, et venait se mêler à tout, pour tout embrouiller et tout confondre. Nous vîmes ce bon prêtre, il y a quelques années, chez un homme d'un grand mérite, enlevé trop prématurément à ses nombreux amis et aux lettres, qu'il cultivait obscurément et pour elles-mêmes, mais non pas sans utilité et sans distinction; nous voulons parler de M. L. Hubert, auteur du _Conteur_, recueil très-remarquable, quoiqu'il fût très-peu remarqué, n'ayant été prôné par aucun journal. Dans cet ouvrage, où sont traitées, sous une forme piquante et dramatique, les questions les plus importantes de la législation, le but de l'auteur était d'éclairer l'homme sur la nature de ses devoirs et de lui faire sentir les avantages dont la pratique du bien est la source. Une des nouvelles racontées par M. Hubert, l'_Accusé absout_, traitait à fond le point si délicat qui intéressait personnellement l'abbé Pacot. La question y était examinée sous ses divers aspects; la cause de l'humanité y était plaidée avec une chaleureuse éloquence, celle de la société avec une puissante dialectique; tous les intérêts étaient pesés avec bonne foi; rien de sophistique, rien de captieux: jamais controverse ne fut plus consciencieuse. L'abbé Pacot, alors attaché à Saint-Sulpice, s'était lié avec M. Hubert, par suite de la publication de cette nouvelle, qui néanmoins ne le satisfaisait pas complètement. Il venait quelquefois discuter avec lui sur cette question qui, hors des devoirs de son ministère, l'occupait tout entier. Le hasard nous fit assister à une de ces discussions. Placés pour ainsi dire en présence d'une passion intéressée, toute légitime, et digne d'excuse dans ses exigences, et de la raison parlant au nom de l'ordre et de la société, notre rôle se bornait à écouter. «Je n'ai pas la présomption de créer des règles légales, disait l'abbé Pacot d'un ton animé; je me borne à soumettre les idées que me suggère l'indifférence avec laquelle est vu l'état de l'homme qu'atteint le soupçon. Lorsqu'un individu est poursuivi à la requête d'une partie civile, il est à la discrétion du juge de lui allouer des dommages, si la plainte semble mal fondée. Or, pourquoi, dans les poursuites _d'office_, l'État ne serait-il partie que pour la portion favorable des chances de l'accusation? Pourquoi, à titre égal de plaignant, la société ne serait-elle passible d'aucun dédommagement, à raison des faux griefs exposés en son nom, tandis que tout particulier a des risques à courir, en amenant son meurtrier ou son spoliateur devant un tribunal? «--Parce que, interrompit M. Hubert, il est sagement présumé que, de la part de la société, aucun motif coupable n'a dirigé les poursuites. On ne pourrait rendre la société partie, sans assimiler l'officier de la loi à un adversaire de l'accusé; sans laisser arguer envers lui de passions haineuses; sans donner à un ministère de protection l'odieux aspect de l'agression. Non, la partie publique ne doit jamais être vue comme menaçante pour l'individu paisible; comme portée, dans aucun cas, à commettre sciemment le tort; comme pouvant nuire autrement que par de fausses notions, autrement que par le louable dessein de débarrasser la société de l'ennemi des lois nécessaires à son existence. De même qu'aucune flétrissure ne doit être attachée à un arrêt cassé en appel, l'élargissement d'un prévenu, même après une détention prolongée, ne doit accuser que la fatalité de certaines circonstances, que l'absence de cette vue pénétrante attribuée à Dieu seul. La foi qu'il convient d'avoir dans l'intégrité de l'examinateur d'un soupçon de délit, n'existerait pas, s'il était déclaré qu'un accusé est indemne, parce que ce serait reconnaître tacitement que les poursuites n'avaient pour fondement aucune de ces causes qui justifient aux yeux du juge les attaques d'une partie civile. «--Je veux m'isoler un instant pour vous répondre, reprit l'abbé tout ému: d'après vos principes, l'esprit de la loi est d'opposer, toujours et absolument, la société à l'individu: votre premier point de dogme est la réunion de tous contre les écarts de chacun. Dans le zèle à punir l'infraction, on s'occupe plutôt d'appliquer les peines que de réparer l'atteinte faite aux intérêts particuliers; on oublie que l'objet d'une justice substantielle est de rendre à chacun ce qui lui appartient, avant de songer au châtiment et à ses influences. Enfin, en sévissant contre une méchante action, on a en vue moins le tort intrinsèque, que la manifestation du mépris pour les règles prescrites par l'autorité. Et cela, parce que le pouvoir voit en soi l'État, toute la société; parce que l'homme investi du pouvoir veut régner par son titre; parce qu'un faux orgueil place la dignité dans de vains attributs. De sorte que c'est la vanité du magistrat, de l'administrateur, qui trouve de l'avantage dans l'esprit de la loi; c'est elle qui recueille le tribut d'abnégation imposé au nom du principe, au nom de tout ce qu'il convient d'appeler intérêt social. «--Doucement, doucement, répondit M. Hubert. Vous savez combien je déplore vos malheurs; je comprends très-bien votre indignation; je la partage même en compatissant à vos souffrances. Mais il faut toujours respecter la base de l'ordre: rejetez-vous sur la fragilité humaine, et ne perdez jamais de vue que les inconvéniens de l'état de société sont compensés par de grands avantages. «--Vous en parlez bien à votre aise.... Vous n'avez jamais eu à gémir sous le poids d'une condamnation capitale.... Mais, monsieur, ma position est bien différente; elle doit peut-être être mise à part, entre toutes les erreurs de la justice. L'arrêt qui me condamna fut plus monstrueux, mille fois, que celui qui fit tomber la tête de l'infortuné Lesurques, dont l'innocence ne saurait être contestée. Dans la malheureuse affaire qui perdit cet honnête homme, il y avait un crime bien avéré; le corps de la victime était là; une fatale ressemblance fit arrêter Lesurques comme l'un des meurtriers: il périt!..... Mais moi, non seulement j'étais innocent, mais encore le crime que l'on m'imputait n'était qu'une invention de la calomnie; il n'y avait pas de corps de délit. Vous savez aussi que plusieurs de mes ennemis siégeaient parmi mes juges. Si je ne péris pas comme Lesurques, ce fut une faveur éclatante de la Providence; mais je fus emprisonné, spolié, abreuvé d'amertumes de toute espèce..... «--Oui, oui, votre position est bien cruelle, bien poignante, répliqua M. Hubert. Je voudrais, pour tout au monde, pouvoir la soulager; vous avez été victime de l'esprit de désordre qui s'était introduit dans l'exercice de la justice, comme dans toutes choses. Mais songez que, pour réparer les maux qui en sont résultés, il faudrait changer l'ordre établi, déroger à des principes de droit généralement consacrés. C'est une arche sainte à laquelle il ne faut porter la main qu'avec précaution et respect. «--J'ai donc tort de réclamer une indemnité? s'écria l'abbé Pacot avec chaleur. «--Non, vous n'avez pas tort. Comme simple particulier, je vous l'accorderais de grand cœur; je la regarderais même comme l'acquittement toujours insuffisant, quel qu'il fût d'ailleurs, d'une dette éminemment sacrée. Mais l'instabilité des choses, dans les temps où nous vivons, me fait comprendre que le gouvernement ne puisse travailler à faire cesser, à réparer le mal dont vous vous plaignez si justement. Il n'en serait pas de même dans un ordre politique permanent et bien réglé; car je me plais à croire qu'il serait impossible que l'on eût de semblables erreurs à réparer.» Ces mots calmèrent un peu l'abbé Pacot; il n'était pas convaincu; il se trouvait presque dans la même situation d'esprit que le célèbre Galilée devant les inquisiteurs. Mais les paroles de M. Hubert l'avaient amené peu à peu à une sorte de pente vers la résignation. Le sage, le profond interlocuteur termina l'entretien à peu près en ces termes, qui sont textuellement ceux de la conclusion de l'_Accusé absout_: «Oui, on doit renoncer à découvrir un moyen d'indemniser l'accusé, reconnu innocent, des misères qui accompagnent et suivent l'état de détention. Jamais, assurément, le législateur ne consentira à augmenter les difficultés qui gênent la marche du pouvoir judiciaire, même en Angleterre où il a le moins d'entraves; et voulût-il ajouter à l'inextricable chaos où se perd déjà notre jurisprudence, je le défierais de satisfaire les moins exigeans par une opinion quelconque, seulement sur ces deux questions qui deviendraient bientôt la source de mille autres: les journées de détention auront-elles un prix commun, ou relatif aux situations? la suspension des affaires, la perte du crédit, les affections domestiques, l'état de santé, seront-ils pris en considération?--Il faut en convenir; rien ne peut être imaginé pour rendre la réparation satisfaisante: la distribution de l'indemnité ferait plus de mécontens que le refus d'en allouer aucune. Mais pourquoi s'évertuer à chercher un remède impossible, quand il est si facile d'en prévenir le besoin? Demandez, sollicitez sans cesse un mode de poursuites où la liberté de l'individu ait pour garantie l'inamovibilité des magistrats; obtenez que le ministère public soit une magistrature à laquelle il ne puisse être enjoint d'accuser et de retarder la mise en jugement; tâchez qu'il faille au moins un plaignant, ou des charges substantielles pour retenir un homme sous les verroux après vingt-quatre heures d'enquête; faites décider que le jugement sera prononcé dans un délai déterminé, si le prévenu ne s'y oppose..... Cela, toutefois, ne pourrait avoir lieu que s'il n'existait pas de troubles politiques; car, dans les temps d'effervescence, on ne peut affirmer que l'action du pouvoir doit être renfermée dans de semblables limites. Et je conçois si bien la réserve avec laquelle doit se traiter la question d'opportunité, qu'afin d'éviter de mettre en avant aucune proposition intempestive, je m'abstiendrai désormais d'aborder ces matières.» Tous ces argumens étaient sans doute excellens, et puisés dans une raison supérieure et dans une parfaite connaissance des difficultés qui hérissaient la question. Mais ils ne pouvaient être à l'usage de l'abbé Pacot. Comment lui démontrer que sa position si cruelle était cependant une nécessité? Il n'en continua donc pas moins activement, mais toujours sans succès, ses poursuites en indemnité. Et encore aujourd'hui, que cet infortuné joint à tous ses autres malheurs celui de la perte de la raison, c'est toujours cette idée qui occupe et empoisonne ses rêves du jour et de la nuit. COMPLICATION DE SCÉLÉRATESSES. Voici encore une effrayante série de forfaits, où le libertinage et la cupidité jouent tour-à-tour le principal rôle. On ne saurait trop le répéter, tout s'enchaîne dans le mal, encore plus généralement que dans le bien: un premier crime, s'il reste impuni, en entraîne presque toujours plusieurs autres après lui; c'est un torrent qui, la digue une fois rompue, dévaste et renverse tout sur son passage. Cette vérité n'est que trop bien prouvée; et, il est douloureux de le dire, chaque jour semble se charger d'apporter des exemples à l'appui. Le 17 mai 1817, Etienne Rouvelle, vieillard âgé de 72 ans, demeurant dans une maison isolée, à Bennecourt (Seine-et-Oise), fut trouvé mort, près de sa cheminée. Cet homme passait pour avoir cinq mille francs d'économies. Après des soupçons portés sur plusieurs individus, un des gendres du défunt, Guillaume Normand, fut arrêté, mis en cause et déclaré coupable par le jury, à la simple majorité de sept voix contre cinq. Les magistrats de la cour d'assises de Versailles délibérant à leur tour, trois opinèrent pour l'acquittement, deux pour la condamnation, et aux termes de la loi, Guillaume Normand fut condamné au supplice des assassins, et subit sa peine peu de temps après. Il y avait dix-huit mois que le meurtre de Rouvelle avait été commis, lorsque le même canton fut le theâtre de plusieurs autres événemens non moins tragiques. Le meunier Planche, habitant de Villez près Bennecourt, vivait fort mal avec sa femme, qui, au rapport de la chronique scandaleuse, avait eu plusieurs amans, et en dernier lieu, un boulanger nommé Barnabé Pernelle, âgé de vingt-cinq ans. Celui-ci, de son côté, s'attirait le blâme et le mépris de tous les honnêtes gens, par les mauvais traitemens qu'il faisait subir à sa femme, qui jouissait de l'estime générale dans le pays. Le 23 novembre 1817, le meunier Planche fut trouvé noyé dans la petite rivière d'Epte, qui faisait tourner son moulin. Comme cet homme était presque habituellement ivre, sa mort fut regardée comme un accident. Cependant plusieurs rumeurs circulaient dans le village contre Barnabé Pernelle et contre la femme Planche elle-même. Un des habitans disait que Planche étant mort, le tour de la femme Pernelle ne tarderait pas, et qu'il ne lui donnait pas un an à vivre. Cette prédiction sinistre fut bientôt réalisée. Le 14 mai 1818, pendant l'absence de Barnabé Pernelle, sa femme, restée seule à la maison, fut trouvée assassinée, la tête dans l'âtre de la cheminée, et ses vêtemens à demi consumés. Il fut constaté que cette femme avait péri d'une mort violente; mais ce meurtre ne paraissait accompagné d'aucune soustraction: une croix d'or restait au cou de la victime. Son mari, présent aux perquisitions de la justice, retrouva dans une armoire deux louis qu'il disait être toute la fortune actuelle de la maison; mais ensuite il se rétracta et prétendit qu'on lui avait volé 150 francs. Après bien des conjectures, les soupçons s'arrêtèrent sur un vigneron, âgé de trente-quatre ans, nommé Crespin Normand. On avait aperçu des traces de sang sur ses vêtemens; au moment où l'on se présenta pour l'arrêter, sa femme venait de laver sa veste, son gilet et sa chemise, et en avait fait disparaître des traces sanglantes. A son premier interrogatoire, vaincu par l'évidence des preuves, et peut-être aussi par la violence de ses remords, Crespin Normand n'hésita pas à faire l'aveu de son crime. Suivant lui, Barnabé Pernelle lui ayant prêté 500 francs, à raison de 40 francs d'intérêt par an, et lui ayant fait souscrire une obligation de 800 francs, qu'il était hors d'état de payer, cette obligation l'avait mis, lui Crespin, sous l'entière dépendance de son créancier. Pernelle alors lui promit quittance totale, s'il voulait consentir à étouffer sa femme _de manière à ne point lui faire de marques de violence_. Crespin résista d'abord à ces propositions plusieurs fois réitérées; mais, pressé par les exigences de son créancier, il se décida enfin dans la soirée du 13 mai. Rempli de son exécrable mission, il se rendit chez la femme Pernelle, conversa tranquillement avec elle pendant deux heures, et tandis qu'elle faisait les apprêts du souper de son mari, il l'étendit morte d'un seul coup, à l'aide d'un gros maillet de bois. Quelques jours avant sa mort, la malheureuse femme Pernelle avait fait à un de ses voisins une confidence qui formait une présomption grave en faveur des révélations de Crespin. Tiraillé par ses irrésolutions, ou peut-être poussé par le désir d'inspirer plus de sécurité à sa victime, Crespin avait confié à la femme Pernelle elle-même la commission cruelle que son mari lui avait donnée, en lui promettant bien de ne pas l'exécuter. Crespin dénonça aussi Barnabé Pernelle et son cousin, Valentin Pernelle, comme complices de l'assassinat du meunier Planche. Suivant sa déclaration, Pernelle, qui entretenait un commerce adultère avec la femme Planche, l'avait engagé à le débarrasser du mari. Plusieurs tentatives échouèrent. Enfin, une nuit, pendant que la femme Planche couchait dans le moulin, les trois assassins pénétrèrent dans le corps de logis où le mari était couché; ils le trouvèrent pris de vin, suivant sa coutume, et étendu sur son lit presque sans sentiment. Ils le saisirent, le transportèrent à la rivière, et l'y plongèrent tout habillé. Planche ne reprit ses sens qu'au moment où on allait le précipiter dans l'eau. Il mordit un des Pernelle à la cuisse, et déchira son pantalon avec ses dents. Grièvement inculpée par cette déclaration de Crespin, la femme Planche fut arrêtée; mais on la remit en liberté, faute de preuves suffisantes. Peu de temps après, elle s'empoisonna avec de l'arsenic. Elle avait dit à un témoin que, quinze jours après la mort de son mari, Crespin avait osé lui révéler le secret du fatal complot, et que, depuis ce temps, sa conscience ne lui laissait plus un seul instant de repos. Enfin, dans des aveux postérieurs, Crespin, non content de s'accuser lui-même, avait essayé de laver la mémoire de Guillaume Normand, au sujet du meurtre du vieillard Rouvelle. Il voulut même décharger Barnabé et Valentin Pernelle des crimes qu'il leur avait d'abord imputés. L'acte d'accusation était rédigé le 14 mai 1819; il fut signifié, peu de jours après, aux accusés. Le public attendait l'ouverture des débats. On était curieux de voir quelle attitude y prendrait Crespin Normand. Mais celui-ci, cédant à ses remords, et voulant sans doute prévenir la mort ignominieuse qui lui était réservée, s'étrangla dans sa prison. Dans cet état de choses, il ne restait plus à juger que les deux cousins Pernelle; le premier, boulanger, accusé de complicité dans l'assassinat de sa femme et du meunier Planche; le second, comme complice du meurtre de ce dernier. Les débats furent longs. Enfin, les prévenus furent déclarés coupables, à la majorité de onze voix contre une, sur les divers chefs d'accusation portés contre eux. En conséquence, ils furent condamnés à la peine de mort. Peu de temps après la décision du jury, on apprit un événement des plus étranges, qui venait servir, en quelque sorte, de corollaire à cet horrible procès. Le sieur Lemoyne, père de la veuve Planche, que le désespoir d'être inculpée dans l'assassinat de son mari, avait portée à se donner la mort, était assigné en témoignage. Voyageant à pied, pour se rendre de Mantes à Versailles, il avait été assailli par des inconnus, qui le précipitèrent et le noyèrent dans la Seine. JEAN HEINRICH, PARRICIDE. Un crime épouvantable, accompagné de circonstances non moins atroces qu'extraordinaires, vint affliger l'Alsace, en 1818. Depuis long-temps les discours et les menaces de Jean Heinrich annonçaient qu'il méditait la mort de son père. Un voisin, nommé Stœr, déclarait que, sans son secours, Heinrich père aurait été tué par son fils à coups de hache; que ce dernier apostrophait l'auteur de ses jours en ces termes: «Vieux coquin! tu ne mourras jamais que de ma main.» D'autres témoins rapportaient de semblables menaces, faites par Jean Heinrich à son père, en plusieurs circonstances. Ce malheureux vieillard s'étant vu contraint, en 1817, de quitter sa maison, répondit au sieur Martin Ruhland, maire de Stoswyr, qui l'engageait à retourner auprès de sa famille: «Ils ont voulu me tuer: je suis trop sûr que mon fils Jean en veut à ma vie; ma femme, qui s'entend avec lui, vaut encore moins que lui.» Effectivement, la mère et le fils, créatures infernales, s'étaient ligués ensemble contre le malheureux vieillard, et les menaces parricides de Jean ne tardèrent pas à recevoir leur horrible accomplissement. Heinrich père était malade depuis quelque temps. Le 28 janvier 1818, son indisposition le força de garder le lit. Cependant sa maladie, loin de prendre un caractère grave, laissait entrevoir une prochaine guérison. Mais cette heureuse chance contrariait les vœux criminels de Jean Heinrich et de sa mère. Ces deux monstres résolurent de concert de mettre un terme à leur incertitude. Ils prennent d'abord toutes les précautions qu'ils crurent propres à cacher le forfait qu'ils préméditaient, et dans la nuit du 28 au 29 janvier, ils s'approchent du lit où l'infortuné vieillard reposait. Le spectacle d'un père, d'un époux souffrant, ne peut arrêter leur férocité. Jean Heinrich se jette sur son père, le saisit à la gorge et l'étrangle, tandis qu'avec ses genoux, il lui meurtrit à coups redoublés et lui enfonce la poitrine. Les cris étouffés de la victime, ses regards mourans, au lieu d'inspirer aux assassins un sentiment de pitié, ne font qu'augmenter leur rage, en raison de la crainte qu'ils éprouvent d'être surpris. Tremblant que son père n'échappe à la mort, Heinrich, le barbare Heinrich, saisit la tête du vieillard expirant, la renverse avec effort, et rompt une vertèbre du cou!..... C'en est fait; le forfait est consommé: les vœux des deux monstres sont accomplis. Mais la vengeance ne devait pas long-temps se faire attendre. Vainement les assassins s'entourent de précautions; ces précautions elles-mêmes doivent fournir le complément des preuves de leur attentat inouï. Un enfant dont ils croyaient n'avoir rien à redouter, avait tout vu, tout entendu: il fut leur premier accusateur. Le lendemain matin, Jean Heinrich sort de bonne heure; il annonce aux voisins que son père est mort dans la nuit; il dit avoir arrangé les mains du défunt telles qu'elles doivent rester; il défend expressément d'y toucher avant son retour. Il se rend à Wyr chez le nommé Baldenberger, pour l'engager à venir ensevelir son père, et il lui recommande aussi _de lui laisser les mains croisées sur la poitrine, comme il les avait placées avant son départ_. Heinrich se rend ensuite chez un charpentier pour lui commander un cercueil, et _il lui en remet lui-même la mesure_. Il s'éloigne, et ne rentre chez lui que le soir fort tard. Cependant Baldenberger arrive à la ferme de Gigersbourg, domicile de Jean Heinrich. Il trouve la veuve et ses deux filles encore couchées, dans la seconde chambre, où gisait sur un lit de paille le corps de la victime, entièrement couvert d'un grand drap. La veuve lui défend expressément de remuer le corps. Baldenberger lui faisant observer qu'il faut lui mettre une chemise blanche, elle s'empresse de lui répondre qu'elle n'en a pas, et que d'ailleurs on ne le verra pas, lorsque le tout sera enveloppé d'un linceul. Vers midi, elle envoie Baldenberger chez le charpentier pour hâter la confection du cercueil qui ne fut apporté qu'à cinq heures du soir. Le cadavre, enveloppé du linceul qu'on avait cousu dans toute sa longueur, sur l'ordre de la femme Heinrich, et contrairement à l'usage du pays, fut déposé dans le cercueil, à l'entrée de la nuit. Mais le charpentier s'aperçut, en soulevant le corps, que la tête tombait en arrière d'une manière remarquable. Il faut observer aussi que l'on évita avec grand soin qu'aucun voisin, qu'aucun parent ne vît la dépouille mortelle du défunt, et qu'aucun d'eux n'avait été appelé pour aider à l'ensevelir. Depuis ce moment jusqu'au jour de l'arrestation des coupables, Jean Heinrich passa plusieurs nuits hors de la ferme. Le 2 février, ayant couché à Breitenbach, dans un cabaret, et étant informé par la fille de la maison que deux gendarmes venaient d'arriver pour se rafraîchir, il la pria, dans le cas où on le demanderait, de l'avertir en frappant au plafond. Sa crainte était telle alors, qu'il fit un mouvement pour sauter par la fenêtre. Peu après, le parricide fut arrêté. On connaissait déjà toute l'horreur de son forfait; la justice avait mis aussi la main sur son infâme complice. Les révélations de l'enfant, qui avait tout vu et tout entendu, l'exhumation et l'examen du cadavre, les dépositions d'une foule de témoins relativement aux menaces atroces que Jean Heinrich avait souvent adressées à son père, levèrent entièrement le voile qui avait momentanément caché ce mystère de scélératesse. Le parricide et sa mère furent amenés devant la cour d'assises de Colmar. Tous les faits furent attestés aux débats par des témoignages authentiques. Un témoin déclara aussi avoir entendu dire à Jean Heinrich, parlant de son père: «Le voilà mort! c'est une grande peine de moins: nous ne pouvions pas vivre ensemble.» Un autre déposa que la mère avait dit: «C'est un grand bien qu'il soit parti: Jean et lui ne pouvaient pas s'accorder. Nous avons le projet de commencer une distillerie, et le vieux buveur n'aurait fait que boire notre eau-de-vie.» Le 11 mai, sur la déclaration du jury, la cour condamna à la peine capitale Jean Heinrich, âgé de vingt-six ans, et Salomé Schwarts, sa mère, âgée de quarante-neuf ans. Aux termes de la sentence, ils furent conduits à l'échafaud, pieds nus, revêtus d'un voile noir; ils demeurèrent exposés sur l'échafaud pendant que lecture fut faite au peuple de l'arrêt de condamnation, puis le bourreau leur coupa le poing droit, avant de leur donner la mort. L'ÉPICIER DUTEIL ET DELPHINE CARNET. Le nommé Duteil, épicier et cultivateur à Orvilliers (Seine-et-Oise), après de longues importunités, avait séduit Delphine Carnet, sa servante, âgée de dix-huit ans. Le commerce adultère qu'elle entretenait avec son maître, l'empire qu'elle avait acquis sur son esprit, inspirèrent bientôt à cette jeune fille l'idée d'un crime. Jalouse d'être seule maîtresse dans la maison, elle forma le projet de se débarrasser de la femme Duteil. Soit qu'elle eût déjà le cœur assez pervers pour avoir conçu seule cette pensée criminelle, soit qu'elle y eût été poussée par le mari, elle ne tarda pas à tenter de mettre son dessein à exécution. Le 1er septembre 1819 fut le jour choisi par sa jalouse cupidité. Duteil s'était rendu au marché de Houdan; sa femme était seule à la maison. Delphine avait eu le soin d'en écarter les enfans. Bientôt elle appelle sa maîtresse, pour lui montrer une petite _bête jaune_ qu'elle prétend apercevoir au fond du puits du jardin. La femme Duteil, trop crédule, s'approche, se penche et ne voit rien; Delphine l'invite à baisser la tête davantage, et en même temps la précipite au fond du puits. Heureusement il n'y avait que deux pieds d'eau dans ce puits qui, en tout n'avait que douze pieds de profondeur. Le forfait ne put être consommé. La femme Duteil jeta de grands cris et appela à son secours sa fille Zoé. Au même instant, un seau rempli d'eau tomba sur elle avec sa chaîne de fer, et lui fit une blessure grave. Il est permis de croire que cette chute ne fut pas accidentelle; du moins, la manière dont la servante porta les premiers secours à sa maîtresse, permettent d'en douter. En lui présentant une échelle, elle s'y prenait avec tant de maladresse, que la femme Duteil en fut toute froissée et ne put s'empêcher de croire que l'échelle était dirigée contre elle dans des intentions hostiles. Dans son interrogatoire, cette femme se servit, pour peindre ce qui s'était passé, d'une expression aussi naturelle qu'énergique: saisissant fortement le bas de l'échelle que Delphine paraissait vouloir retirer, elles faisaient, dans cette lutte singulière, tous les mouvemens de deux scieurs de long. Soit que Delphine reconnût l'impossibilité d'achever son attentat, soit qu'elle fût frappée de repentir, elle fixa enfin l'échelle, aida sa maîtresse à sortir du puits, l'emporta dans ses bras, la mit au lit, lui prodigua les soins les plus tendres, et implora son pardon en la conjurant de ne rien dire à personne de l'action coupable qu'elle venait de faire. Touchée par ses prières et par sa protestation, la malheureuse femme Duteil poussa la bonté jusqu'à lui faire cette promesse avec l'intention de la lui tenir. Mais la nature des plaies et des contusions dont son corps était couvert, l'ayant forcée d'appeler un médecin, la vérité fut reconnue, et Delphine arrêtée. D'abord Delphine, non seulement avoua tout, mais encore elle compromit fortement Duteil, en le signalant comme instigateur de son crime. Plus tard, elle chercha à se rétracter, en annonçant qu'elle seule était coupable du forfait auquel l'avaient portée sa cupidité et sa jalousie à l'égard de la femme Duteil. Cependant le mari coupable avait été arrêté. Mis en accusation avec Delphine Carnet, il repoussa avec beaucoup de présence d'esprit toutes les charges qu'on lui opposait. Il fit valoir une circonstance qui fut constatée dans l'instruction; c'est que le matin de l'événement, il ne voulait pas aller au marché, et s'était décidé à y envoyer sa femme; qu'il n'y était allé que parce que celle-ci avait préféré rester à la maison. Il prétendait prouver, par cette allégation, qu'il ignorait, qu'il ne soupçonnait même pas les projets de sa servante. Les deux accusés furent traduits devant la cour d'assises de Versailles. A l'audience, Delphine Carnet changea encore une fois de langage, et soutint que Duteil était l'instigateur du meurtre. Toutefois ces aveux d'une fille de dix-huit ans qu'une première erreur avait poussée si loin dans la carrière du crime, ne furent pas aussi foudroyans pour Duteil que la modération exemplaire qui dicta la déposition de sa femme, entendue comme témoin, en vertu du pouvoir discrétionnaire du président de la cour. Cette malheureuse femme déclara, les larmes aux yeux, qu'elle ne pouvait croire son mari coupable: «Le père de mes enfans, ajouta-t-elle, n'a pu vouloir tuer leur mère.» Après une très-courte délibération, le jury déclara les deux accusés coupables d'une tentative d'homicide, laquelle n'avait été interrompue que par des circonstances fortuites et indépendantes de leur volonté. En conséquence, Duteil et Delphine Carnet furent condamnés à la peine de mort, par arrêt du 16 novembre 1819. LOUVEL, ASSASSIN DU DUC DE BERRY. L'attentat de Louvel, attentat qui couvrit la France entière de deuil et de consternation, est, par les conséquences qu'il entraîna à sa suite, l'un des événemens les plus considérables de notre époque. Louvel, _l'un de ces envoyés secrets de la mort qui mettent la main sur les rois_, avait choisi pour victime le duc de Berry, parce qu'il voyait en lui seul l'espoir de la famille des Bourbons. Le résultat de son crime ne fut pas tel que sa rage l'avait espéré: le prince assassiné avait pourvu à la continuation de sa race; sous ce rapport, furent donc déçus les criminels calculs de Louvel. Mais par une de ces combinaisons qu'il n'est pas donné à l'homme d'expliquer, le poignard de Louvel devint l'instrument de l'ambition d'un parti antipathique à la nation; dès ce moment, ce parti, ennemi déclaré du progrès des lumières, fit invasion dans toutes les branches du gouvernement, s'appliqua à faire prospérer partout ses plans rétrogrades, mutila peu à peu toutes les libertés publiques, attisa de nouveau, et sans s'en douter, le feu du volcan des révolutions, et vit disparaître dans une éruption soudaine cette vieille dynastie des Bourbons, qui, malgré les avis réitérés de ses amis sincères, lui avait imprudemment confié sa couronne et ses destinées. Ce parti ambitieux, avide et rancunier, dès que la première nouvelle de l'assassinat du duc de Berry était venu attrister la capitale, n'avait pas manqué d'ameuter ses journaux contre les hommes à idées libérales, désignant Louvel comme un Séide à leurs gages. La procédure prouva le contraire, mais la tactique n'avait que trop bien réussi: le parti anti-national tenait le pouvoir, objet de ses vœux les plus ardens, et l'on sait quels furent les résultats de son administration. Louvel, enfonçant le fer assassin dans le cœur du prince, n'avait d'autre instigateur que sa haine sombre et fanatique pour la race royale. Depuis long-temps, il méditait son exécrable dessein, mais sans confident, sans auxiliaire; sa trame ne se rattachait qu'à lui seul; seul il voulait la mettre à fin. C'était un de ces êtres à part qui semblent voués par leur destinée à trancher le fil des jours des princes, et mille fois plus à craindre pour eux que les plus hardis conspirateurs. «Ces hommes, dit M. de Châteaubriand, surgissent soudainement et s'abîment aussitôt dans les supplices: rien ne les précède, rien ne les suit. Isolés de tout, ils ne sont suspendus dans ce monde que par leur poignard; ils ont l'existence même et la propriété d'un glaive; on ne les entrevoit qu'un moment, à la lueur du coup qu'ils frappent. Ravaillac était bien près de Jacques Clément. C'est un fait unique dans l'histoire, que le dernier roi d'une race et le premier roi d'une autre aient été assassinés de la même façon, chacun d'eux par un seul homme, au milieu de leurs gardes et de leur cour, dans l'espace de moins de vingt-un ans. Le même fanatisme anima les deux assassins; mais l'un immola un prince catholique, l'autre un prince qu'il croyait protestant. Clément fut l'instrument d'une ambition personnelle; Ravaillac, comme Louvel, l'aveugle mandataire d'une opinion.» Les détails de cet événement et de la procédure extraordinaire à laquelle il donna lieu viendront parfaitement à l'appui de ces réflexions. Le 13 février 1820, le duc et la duchesse de Berry s'étaient rendus à l'Opéra; la princesse manifesta le désir de ne pas rester au théâtre jusqu'à la fin du spectacle; le prince, vers onze heures du soir, la reconduisit à sa voiture qui stationnait rue Rameau, et, ayant pris congé d'elle en l'assurant qu'il la rejoindrait dans quelques instans, il se retourna pour rentrer à l'Opéra. A l'instant même, un homme s'élance, passe près du duc de Berry comme un éclair, et quelques personnes le voient heurter le prince violemment. La première idée qui vint au duc et à toute sa suite fut que cet homme était tout simplement un curieux indiscret. L'aide-de-camp du prince, M. le comte de Choiseul, fut tellement dominé par cette idée, qu'il prit l'importun par l'habit, et le repoussa en lui disant: _Prenez donc garde!_... L'homme prit la fuite; mais il n'avait pas fait quelques pas, que le prince s'écria: _Je suis assassiné!_ et en même temps il tenait la main sur un poignard abandonné dans la plaie par l'assassin. A l'instant même, MM. de Choiseul et de Clermont volèrent sur les traces du meurtrier, qu'eux et tous les assistans voyaient courir vers la rue de Richelieu. Le garde-royal Desbiez, qui était de faction auprès de la voiture à l'instant où le crime venait d'être commis, un adjudant de ville, d'autres gardes-royaux et des gendarmes se mirent également à sa poursuite. L'assassin fut arrêté non loin de là, à l'arcade Colbert, par un garçon limonadier appelé Paulmier, qui le remit aussitôt à l'adjudant de ville et à tous les militaires par lesquels il était poursuivi. Conduit au corps-de-garde, l'homme arrêté fut fouillé en présence de tous les témoins qui avaient présidé à son arrestation. On trouva sur lui, dans une des poches de son pantalon, une gaîne vide; c'était celle du poignard avec lequel il avait frappé le prince. Dans l'autre poche se trouva une alêne de sellier, affilée aussi en poignard et munie également de sa gaîne. Ces instrumens homicides et une clef qu'il avait sur lui, furent saisis et livrés sur-le-champ, ainsi que sa personne, à la justice. Cependant on avait conduit le prince, d'abord dans un corridor du théâtre, puis dans le salon de la loge du roi. Le duc de Berry avait lui-même tiré d'une plaie profonde le fer qu'y avait laissé l'assassin. L'arme était grossièrement façonnée en poignard tranchant et aigu, et avait un demi-pied de longueur. Le prince eut encore assez de force pour le remettre à M. le comte de Ménars, son premier écuyer. Bientôt des médecins furent appelés; mais vainement les secours les plus dévoués, les plus empressés, furent prodigués au malheureux prince: la blessure était mortelle. Le duc ne put même être transporté dans le palais de ses pères, et le 14 février, à six heures et demie du matin, il expira, après avoir demandé à plusieurs reprises la _grâce de l'homme_ qui l'avait assassiné. Dès le matin, cette funèbre nouvelle répandit avec elle la stupeur et l'alarme dans tous les esprits. Outre l'horreur profonde qu'inspirait généralement le forfait qui venait d'être commis, chacun semblait pressentir les calamités politiques auxquelles cette mort fatale allait donner naissance. Immédiatement après son arrestation, le coupable avait été conduit devant le commissaire de police, Ferré, qui, ce jour-là, était de service au théâtre. Ce magistrat avait déjà commencé à procéder à son interrogatoire, lorsque M. le comte Anglès, alors préfet de police, le procureur du roi et le procureur-général arrivèrent successivement, s'emparèrent du criminel, et lui firent subir un interrogatoire. Cet homme déclara s'appeler Louis-Pierre Louvel, être natif de Versailles, âgé de trente-six ans, garçon sellier, employé pour le compte du sieur Labouzelle, sellier du roi, et demeurer aux Écuries, place du Carrousel. Il reconnut que c'était lui qui avait commis le meurtre du prince, et se vanta même de mûrir cet horrible projet depuis 1814. On lui présenta le poignard trouvé dans la plaie de la victime; il le reconnut sans hésiter, ainsi que le petit poignard, la clef et les deux gaînes saisis sur lui. Confronté avec les sieurs Paulmier, Desbiez et les autres témoins de son arrestation, tous le reconnurent, les uns pour l'assassin du prince, les autres pour l'homme qui fuyait au moment du crime. Mais un bien plus triste devoir restait à remplir: il fallait constater, contradictoirement avec l'assassin, le corps du délit. Le bourreau fut mis en présence de la victime qui avait expiré sous ses coups. Il la regarda d'un œil fixe et féroce, ne témoigna ni sensibilité, ni remords, et confessa de nouveau que c'était là son ouvrage. Du reste, le rapport unanime des médecins qui avaient vu et soigné le prince, attestait que le coup, porté par Louvel, était la seule cause de la mort du duc de Berry. Alors on s'occupa de rechercher les motifs qui avaient pu le porter à commettre cet assassinat. Aucun indice du dehors ne pouvant le faire soupçonner, Louvel fut soigneusement interrogé, et, sans varier jamais, il déclara hautement qu'il n'avait eu à se plaindre en aucun temps du duc de Berry ni d'aucune autre personne de sa famille; qu'il n'avait ni motif ni prétexte de leur porter aucun sentiment de haine personnelle; qu'il n'avait été poussé au crime qu'il avait commis que par la considération de l'intérêt public; qu'il regardait tous les Bourbons comme les ennemis de la France; qu'aussitôt qu'à leur retour, il avait vu flotter le drapeau blanc, il avait conçu le projet de les assassiner tous; que ce projet ne l'avait pas quitté un seul instant depuis 1814; que depuis lors, il avait cherché toutes les occasions de l'exécuter, suivi les princes dans leurs chasses, rôdé autour des spectacles qu'ils fréquentaient, pénétré dans les lieux saints où ils allaient remplir leurs devoirs religieux; et qu'il les aurait égorgés, si son courage ne lui avait pas manqué, et si quelquefois, il ne s'était pas demandé: _Ai-je tort? ai-je raison?_ Louvel ajoutait qu'à Metz, en 1814, il avait eu un moment l'intention de tuer le maréchal-duc de Valmy, parce qu'il servait les Bourbons; mais que bientôt il avait pensé que c'était un simple particulier; qu'il fallait porter ses coups plus haut; qu'il aurait tué Monsieur à Lyon, s'il l'y eût encore trouvé, lorsque lui, Louvel, se rendit dans cette ville au débarquement de Bonaparte; que, depuis, il s'était attaché à la personne du duc de Berry comme celui sur lequel était fondé le principal espoir de la race; qu'après le duc de Berry, il aurait tué le duc d'Angoulême; après lui, MONSIEUR; après MONSIEUR, le roi; qu'il se serait peut-être arrêté là, car il paraît qu'à cet égard son infâme résolution n'était pas prise, et qu'il n'avait pas bien arrêté s'il continuerait dans les autres branches de la famille royale le cours de ses assassinats; qu'il n'avait ressenti de son arrestation qu'un seul chagrin, celui de ne pouvoir ajouter d'autres victimes à celle qui venait de tomber sous ses coups; qu'il était loin de se repentir de son action, qu'il regardait comme belle et vertueuse; et qu'enfin il persisterait toujours dans ses théories, dans ses opinions et dans ses projets, sans s'embarrasser des jugemens des hommes, et moins encore des jugemens de la religion à laquelle il ne croyait pas et qu'il n'avait jamais pratiquée. Quels avaient été les antécédens de Louvel? ceux d'un homme obscur qui, d'abord ouvrier sellier, avait figuré plus tard dans les rangs de l'armée française, mais sans aucune espèce de distinction. Depuis long-temps, le gouvernement monarchique contrariait ses vœux. Dès l'année 1814, il avait entrepris, à ses frais, le voyage de l'île d'Elbe, moins sans doute pour grossir les rangs des fidèles compagnons de l'ex-empereur, que dans l'intention d'y entretenir les funestes desseins qui fermentaient dans son cœur. Pendant les Cent-Jours, il resta en dehors des mouvemens militaires dont le retour de Napoléon avait donné le terrible signal; ou s'il suivit l'armée, ce ne fut que pour y exercer sa profession; car, au retour de Napoléon, il était parvenu, par le crédit d'un de ses parens, chef de la sellerie de l'ex-empereur, à y être employé comme ouvrier. Qu'était-il donc allé faire à l'île d'Elbe, si ce n'est aiguiser son poignard? Mais lorsque l'anéantissement du trône impérial fut consommé, la haine fanatique de Louvel prit un caractère plus prononcé. Il ne rêva plus que l'extermination de la race royale. Afin peut-être de mieux arriver à ce résultat, il sollicita un emploi aux Écuries du roi, comme pour se rapprocher le plus possible des victimes que sa fureur avait déjà marquées, et s'attacha principalement à la personne du duc de Berry. Le jugement d'un semblable criminel devait avoir une solennité toute nationale. Dès le 14 février, une ordonnance du roi, communiquée par M. Decazes, ministre de l'intérieur, à la chambre des pairs, institua ce grand corps politique en haute cour de justice, conformément à l'article 33 de la charte; et l'on commença immédiatement l'instruction de ce procès, d'où nous avons tiré les détails que l'on vient de lire. Indépendamment des recherches que l'autorité avait faites chez toutes les personnes avec lesquelles Louvel avait eu les relations les plus indifférentes, elle avait également ordonné des perquisitions chez tous ses proches parens; mais elles ne produisirent rien à leur charge. L'acte d'accusation déclara donc que nul complice n'avait été découvert, et que Louvel était le seul qui dût être mis en jugement devant la cour des pairs. L'ouverture des débats eut lieu le 5 juin 1820. MM. Archambault et Bonnet, anciens bâtonniers de l'ordre des avocats, avaient été nommés d'office pour la défense de l'accusé. L'apparition de Louvel devant le public excita un mouvement d'effroi qu'il serait difficile de dépeindre. Son front était chauve et sa figure dépourvue d'expression; ses yeux étaient ternes et enfoncés. L'interrogatoire du prévenu fournit de nouvelles preuves à l'appui de ce qui a été dit précédemment sur les projets régicides de Louvel. «Par quel motif, lui dit le président, avez-vous poignardé S. A. R. monseigneur le duc de Berry?--Je lui ai ôté la vie, répondit Louvel, dans l'intention de détruire la race des Bourbons qui, suivant moi, faisait le malheur de la nation.--Aviez-vous quelques motifs d'inimitié personnelle?--Aucun, mais j'ai choisi de préférence ce prince, parce que c'était la _souche_ de la famille royale.» Interrogé sur sa funeste résolution, il répondit froidement: «Mon parti était pris; aucun sentiment d'honneur ni de religion ne pouvait me faire changer de dessein. D'ailleurs je suis catholique, je le crois toujours, mais j'ai changé suivant les événemens, tantôt théophilanthrope, tantôt catholique.--Mais si vous avez le malheur de ne pas croire à la justice divine, vous deviez croire à la justice des hommes. Vous ne saviez donc pas que vous exposiez votre vie?--Au contraire, il faut voir en moi un Français qui s'_est sacrifié_... Si j'ai tenté de me sauver, je ne le faisais pas pour long-temps; j'en voulais à tous les hommes français qui ont pris les armes contre ma patrie, et cette haine m'aurait fait persister dans mes projets.» Cependant Louvel avoua qu'il avait été attendri par le spectacle des derniers momens du prince, et que c'était alors seulement que ses yeux s'étaient ouverts sur l'énormité de son forfait: «Mais, dit-il en terminant, la religion ne peut remédier au crime que j'ai commis.» Il résulte aussi des réponses de Louvel aux questions de plusieurs membres de la haute cour, que ses lectures habituelles pendant sa jeunesse étaient les _Droits de l'homme_ et la _Constitution_, mais qu'il ne lisait aucuns journaux. Plusieurs fois, à la demande de M. de Lally-Tollendal, le président adjura l'accusé, devant Dieu, de déclarer s'il avait eu des complices. Louvel, tout en convenant que son crime était horrible, affirma n'avoir communiqué son projet à qui que ce fût. «Était-ce pour vous défendre, lui dit le président, que vous aviez sur vous un second poignard?--Non, Monsieur.--Pourquoi en aviez-vous deux?--C'était pour mieux réussir.» Dans l'instruction, l'accusé avait dit qu'il savait toutes les démarches du prince par ses gens mêmes, à qui il le demandait. Louvel confirma ainsi cette déclaration: «Le jour de l'événement, je n'avais pas besoin de prendre des renseignemens, puisque c'était dans Paris; mais quand les princes étaient à la chasse, je savais par le premier venu l'heure à laquelle ils devaient rentrer.» Lors de sa confrontation avec la victime, quelqu'un lui ayant dit: _Ne craignez-vous pas la justice divine?_ il avait répondu: _Dieu n'est qu'un mot_. Ce propos était attesté par plusieurs témoins; Louvel, interpellé par le président, crut se rappeler l'avoir tenu. M. le duc de Maillé ayant fait observer que, dans l'instruction, l'accusé avait dit qu'il s'était rendu à Calais, en 1824, pour assassiner le roi, et qu'il avait ensuite déclaré que telle ne pouvait être son intention, puisqu'il savait que le roi était à Paris, interpella Louvel sur cette circonstance. «Il est probable, répondit le prévenu, que j'étais parti de Metz avec cette intention; mais je savais bien, en partant de Metz, que le roi était à Paris. Je voyageais pour tâcher de réfléchir avec maintes et maintes personnes que j'aurais entendu parler; voilà pourquoi j'ai _rallongé_ ma route. J'ai passé par Calais pour savoir ce qu'on disait du roi dans les endroits où il avait passé, et ensuite voir si je devais exécuter ma _commission_.» Louvel, adjuré de nouveau de déclarer s'il avait des complices, répondit avec impatience: «Non, je n'en ai jamais eu.» M. Lecoulteux de Canteleu releva le mot de _commission_ qu'avait prononcé Louvel. «Serait-ce, dit-il, une commission qui lui aurait été donnée par quelqu'un?--C'était une commission intérieure que je m'étais imposée à moi-même.» Obligé de s'expliquer sur la qualification que méritait son crime, il répondit: «C'est une action horrible, c'est vrai! Quand on tue un autre homme, cela ne peut pas passer pour vertu; c'est un crime: Je n'y aurais jamais été entraîné sans l'intérêt que je prenais à ma nation, suivant moi; je croyais bien faire, suivant mon idée.» Après l'audition de tous les témoins et le réquisitoire du procureur-général Bellart, la parole fut donnée à maître Bonnet, l'un des conseils de l'accusé. Ce célèbre avocat, pénétré de la mission difficile qu'il avait à remplir, sut concilier les devoirs que lui imposait sa noble profession avec le respect qu'il devait à l'auguste tribunal devant lequel il allait parler, et avec la position d'un accusé qui s'était fait gloire de son crime pendant la durée des débats. Il invoqua en faveur de son client la _monomanie_ ou _fixité d'idées_. «Oui, messieurs, dit-il, l'individu qui a pu se dire: Ai-je tort, ai-je raison d'assassiner un prince dont je n'ai point à me plaindre? est un insensé, et ne peut pas être autre.» Nous allons transcrire la péroraison du plaidoyer de l'éloquent avocat, parce qu'on y retrouve quelques particularités touchantes relativement aux derniers momens du prince: «Déjà peut-être nous accuserait-on d'avoir omis, ou même de ne nous être pas borné à faire valoir pour l'accusé la plus sublime, la plus puissante de toutes les recommandations. Vous allez au-devant de nos paroles, messieurs, et vous croyez entendre ce dernier cri du prince-martyr... «_C'est un insensé!..._ Grâce! grâce pour l'_homme_!» Le monarque, le père adoptif de la victime, le père de tous ses sujets, n'arrive pas assez tôt, et le prince ne pense qu'à assurer la vie de son meurtrier. Une chrétienne impatience s'empare de lui, et au milieu de ses affreuses douleurs, le sort de celui qui les cause l'occupe presque tout entier. C'est ici que, sans aggraver le sort de l'accusé, et même pour le servir, pour le couvrir d'une égide tutélaire, nous pouvons proclamer toute notre admiration pour la victime. Douloureusement soulagé par les pleurs de sa courageuse épouse qui commande à son désespoir, par la présence de sa jeune et innocente fille, il partage en quelque sorte sa sollicitude entre ces illustres objets de sa tendresse et le malheureux _insensé_ qui l'a frappé. Alliance inouïe de pensées si diversement admirables! contraste que peut seule engendrer ou expliquer une grande âme! Les derniers momens que peut donner ce prince chéri aux plus tendres sentimens de la nature, il en dérobe une partie pour devenir le protecteur, l'auguste avocat de celui qui lui arrache la vie! Grâce pour l'homme! Quel choix bienfaisant d'expressions dans ce mot d'un usage si vulgaire: Grâce pour l'_homme_! Eh bien! messieurs, l'homme est devant vous! Les dernières paroles de sa victime ne seront-elles pour lui qu'un héroïsme stérile? Et si ce cri de grâce sorti de la bouche d'un illustre mourant est impuissant sur des juges, joignez-y ce jugement porté par la victime: _C'est un insensé!_ Que ces deux mots réunis, plus forts que mes vains raisonnemens, se fortifient l'un par l'autre en faveur de l'_homme_; (pourquoi serions-nous plus sévères que celui que nous pleurons?) en faveur de l'homme que vous allez juger; qu'ils soient son unique défense: c'est là principalement que nous voulons placer son refuge. Oui, c'est un insensé celui qui conçut, qui nourrit, pendant six ans, l'infernal projet de détruire la plus illustre, la plus clémente, la plus paternelle race de souverains, la plus digne de gouverner une nation dévouée, libre et généreuse.» Le président demanda à Louvel s'il avait quelque chose à ajouter au plaidoyer de son défenseur. L'accusé, sans répondre à cette interpellation, se leva, tira de sa poche des feuilles de papier détachées, écrites de sa main; et du ton de la plus froide insensibilité, lut les phrases suivantes: «J'ai rougi aujourd'hui d'un crime que j'ai commis seul. J'ai la consolation de croire, en mourant, que je n'ai point déshonoré la nation ni ma famille. Il ne faut voir en moi qu'un Français dévoué à se sacrifier pour détruire, suivant mon système, une partie des hommes qui ont pris les armes contre ma patrie. Je suis accusé d'avoir ôté la vie à un prince. Je suis seul coupable; mais parmi les hommes qui occupent le gouvernement, il y en a d'aussi coupables que moi. Ils ont, suivant moi, reconnu des crimes pour des vertus. Les plus mauvais gouvernemens que la France a eus ont toujours puni les hommes qui l'ont trahie, ou qui ont porté les armes contre la nation. «Suivant mon système, lorsque des armées étrangères menacent, les partis doivent cesser et se rallier pour combattre, pour faire cause commune contre les ennemis de tous les Français. Les Français qui ne se rallient pas sont coupables. Suivant moi, le Français qui est obligé de sortir de France par l'injustice du gouvernement, si ce même Français se met à porter les armes pour les armées étrangères contre la France, alors il est coupable. Il ne peut rentrer dans la qualité de citoyen français. «Selon moi, je ne peux pas m'empêcher de croire que si la bataille de Waterloo a été si fatale à la France, c'est qu'il y avait à Gand et à Bruxelles des Français qui ont porté dans les armées la trahison, et qui ont donné des secours aux ennemis. «Suivant moi et selon mon système, la mort de Louis XVI était nécessaire, parce que la nation y a consenti.... Si c'était une poignée d'intrigans qui se fût portée aux Tuileries, et qui lui eût ôté la vie sur le moment, oui, je le croirais; mais comme Louis XVI est resté long-temps en arrestation, on ne peut pas croire que ce ne soit pas de l'aveu de la nation. De sorte que s'il n'y avait eu que quelques hommes, il n'aurait pas péri; la nation entière s'y serait opposée. Aujourd'hui, ils prétendent être les maîtres de la nation; mais suivant moi, les Bourbons sont coupables, et la nation serait déshonorée si elle se laissait gouverner par eux.» Telle fut la défense de Louvel prononcée par lui-même. Vainement on avait tenté de le détourner de lire cette défense étrange, ce tissu d'absurdités, qui, du reste, semblait venir à l'appui du système adopté par le défenseur. Ces paroles délirantes avaient répandu sur tous les visages l'indignation et l'horreur; Louvel seul conservait son immobilité. Le procureur-général repoussa la question de monomanie et réclama, avec une noble fermeté, la juste punition du coupable. Le 6 juin, la cour des pairs rendit son arrêt qui condamnait Louvel à la peine de mort. Cet arrêt, étant sans appel, il ne restait plus au coupable qu'à songer à mourir. Mais avant de le conduire au pied de l'échafaud, racontons quelques faits particuliers aux derniers jours de sa vie. Le premier jour qu'il comparut devant ses juges, il témoigna le désir de faire un peu de toilette. Arrivé dans la salle qui précède la chambre des pairs, il fut frappé de la mollesse du tapis. «Quel bon tapis! dit-il, si j'en avais eu un semblable dans ma prison, je n'aurais pas été éveillé si souvent par le bruit des gendarmes.» «J'ai été fort content de la chambre des pairs, dit-il encore: je ne suis fâché que d'une seule chose, c'est qu'elle ait fait durer le procès pendant deux jours.--Mais c'est un jour de gagné, lui reprit-on.--Dites donc plutôt un jour de perdu! répondit le fanatique.» Logé dans une chambre voisine de l'appartement de M. de Sémonville, il eut un petit mouvement de sensualité, et dit au grand-référendaire: «Depuis que je suis en prison, j'ai toujours couché dans de gros draps; je voudrais bien, pour la dernière nuit, en avoir de fins.» On obtempéra à sa demande. Il s'endormit paisiblement, et ne se réveilla qu'à six heures. Il demanda alors un verre de vin, qui lui fut donné. Il était à dîner quand M. Cauchy fils, greffier, arriva à la Conciergerie. Louvel fut amené au greffe. Il entendit lecture de l'arrêt qui le condamnait à avoir la tête tranchée. Ce misérable ne donna pas le moindre signe d'émotion ni de trouble. Après cette lecture, le jeune greffier, magistrat plein de piété, lui fit une courte exhortation: «Vous n'avez plus, lui dit-il, rien à espérer des hommes; votre seule ressource est dans la miséricorde de Dieu. Il pardonne, ce Dieu miséricordieux, au plus grand coupable, quand il témoigne du repentir et des regrets sincères sur son crime.--Des regrets! interrompit Louvel, je n'en ai pas.....--La porte de l'éternité va s'ouvrir devant vous, malheureux! occupez-vous de votre salut.--Bah! un prêtre, je n'en ai pas besoin; et puisque je dois mourir, pourquoi demain? pourquoi pas aujourd'hui? je suis tout prêt.» Après cet entretien, on le reconduisit à sa prison, où il acheva de dîner tranquillement. Son repas terminé, il s'occupa d'écrire à ses parens pour leur faire ses adieux, et leur témoigner ses regrets de leur avoir causé tant de chagrins. Le mercredi, 7 juin, dès le matin, M. le procureur-général Bellart se rendit en personne à la Conciergerie, afin de tenter, pour la dernière fois, d'arracher des aveux au condamné. On persistait à croire que ce n'était point un crime isolé, et que Louvel, emportant le secret de ses complices, allait, par sa mort, leur rendre la liberté. Les efforts de M. Bellart demeurèrent sans résultat. Le condamné paraissait en outre décidé à repousser les secours de la religion; il avait refusé d'entendre un ecclésiastique de Notre-Dame. Cependant, à force de persévérance, il avait été vaincu, et s'était confessé à M. l'abbé Montès, aumônier de la Conciergerie. L'exécution avait été fixée à six heures. Un quart-d'heure avant, Louvel monta dans la charrette; il était accompagné de l'abbé Montès qui lui prodigua constamment, et d'abord inutilement, les secours de la religion. Sa figure était extrêmement pâle. Pendant le trajet, il regardait à droite et à gauche, et paraissait abattu. Arrivé au pied de l'échafaud, Louvel s'entretint avec son confesseur l'espace de quatre minutes. L'altération de ses traits et son accablement étaient visibles. Deux aides de l'exécuteur furent obligés de le soutenir pour lui aider à monter à l'échafaud. Pendant qu'on l'attachait à la fatale planche, il promenait de tous côtés un œil hagard. Enfin, à six heures, il avait subi sa peine. ASSASSINAT DE NEYRET. Ce procès criminel qui, pendant près de deux années, fixa l'attention des habitans de la Drôme, rappelle, par sa bizarrerie et l'atrocité des circonstances dont le crime fut accompagné, le trop fameux procès de Rhodez. Un ancien militaire, nommé Neyret, retiré à Valence, y avait épousé la fille de la veuve Dupont. Dans une fête établie à Valence, à l'instar de celle de la rosière de Salency, la fille Dupont, proclamée la plus sage de toutes ses compagnes, avait reçu, pour prix de sa sagesse, avec la couronne de roses, une dot de six cents francs et la main de Neyret. A l'aide de cette dot, les deux époux levèrent un petit fonds de commerce; mais des chances malheureuses trahirent leur espoir; Neyret manqua à ses engagemens. Ses malheurs lui aliénèrent l'affection d'une femme qui ne lui était unie que par l'intérêt. Elle abandonna Neyret, après s'être, dit-on, emparée de tous les débris de son commerce. Son inconduite devint notoire: elle recevait publiquement des hommes mariés, et fréquentait des mauvais lieux. Dans les premiers jours du mois d'août 1818, Neyret disparut. Vers le milieu du même mois, à quatre heures du matin, une veste et un chapeau, découverts dans une barque, près du pont de Valence, furent reconnus pour lui avoir appartenus. On crut d'abord que le malheureux Neyret s'était donné la mort. Cependant, dès le lendemain de sa disparition, le bruit avait circulé dans la ville que Neyret était mort victime d'un assassinat, et que son cadavre, percé de neuf coups de couteau, avait été jeté dans le Rhône. Ce bruit ayant pris de la consistance, les soupçons se portèrent sur la femme de Neyret, ainsi que sur sa belle-mère. L'une et l'autre furent arrêtées; et bientôt après un jeune homme, nommé Chaléat, qui, à l'époque du crime, avait eu des liaisons avec la Neyret, fut prévenu de complicité avec elle et partagea sa détention. Trois autres individus, Mélanie Durand, le nommé Vigne et sa femme, qui semblaient avoir parlé de l'assassinat de Neyret avec connaissance de cause, appelés d'abord comme témoins dans l'instruction dirigée contre les trois premiers accusés, et compromis par des dénégations contraires à l'évidence, par des réticences plus que suspectes, furent mis en jugement, et les débats publics, relatifs à ces six prévenus, commencèrent le 20 mars 1819. Une circonstance où les accusés trouvèrent moyen d'alléguer un _alibi_, embrouilla tellement la cause, que le jury ayant déclaré, après quatre heures de délibération, les accusés non coupables, ils furent tous mis en liberté. Mais de nouvelles révélations étant parvenues à la justice sur d'autres individus compromis dans cette horrible affaire, on instruisit une seconde procédure où les premiers accusés ne pouvaient figurer que comme témoins, puisqu'ils avaient été acquittés. La veuve Neyret qui, depuis deux ans, n'opposait à la justice qu'un silence obstiné, avait enfin cédé au cri de sa conscience. Ses aveux accusaient sa propre mère, son oncle Blanc qui s'était pendu en prison, Chaléat, Sabot, Palandre, Lamotte, Vigne et sa femme. _Une étrangère_ avait tout vu, et son témoignage pouvait confirmer le sien. Mais quelle était cette étrangère? Sur les signalemens donnés par la veuve Neyret, une fille publique, nommée Adélaïde Houdard, fut arrêtée à Paris, dans un lieu de débauche; elle fut forcée d'avouer qu'elle se trouvait à Valence à l'époque du crime; elle fut renvoyée dans cette ville, et après de longues hésitations, elle donna les détails suivans: «J'étais à Valence depuis quelque temps, lorsque la femme Neyret, que je connaissais fort peu, m'invita à un souper qu'elle donnait le soir à d'autres filles et à quatre ou cinq hommes. Il était trois heures après-midi. Je passai le reste de la journée chez elle. A l'entrée de la nuit, je vis arriver sa mère, puis la Vigne, qui fut suivie à un long intervalle du malheureux Neyret. Celui-ci jugeant, par les préparatifs qui s'offraient à ses regards, des projets libertins de sa femme, s'emporta contre elle en violens reproches, et lui lança même un soufflet. Aux cris de la Neyret, un grand et beau jeune homme, qui entra dans ce moment, se précipita sur le mari, et l'accula contre la muraille. Alors entrèrent ensemble trois ou quatre individus qui, après avoir renversé Neyret d'un coup de bouteille dont il eut la tête fracassée, le traînèrent dans une chambre contiguë, où je les suivis machinalement, une chandelle à la main. Là, un de ces monstres enfonça lentement un couteau dans la partie supérieure du cou de la victime que les autres comprimaient de toutes leurs forces. A ce spectacle, éperdue, hors de moi-même, tremblante pour mes propres jours, je me réfugiai dans la pièce où était restée la Neyret, que je trouvai sur un lit évanouie. Les forces m'abandonnèrent aussitôt; je tombai sur une chaise, privée de sentiment; et quand je revins à moi, les meurtriers me firent prêter le serment de garder un silence éternel sur les événemens de cette nuit fatale.» D'après ces renseignemens, quatre individus furent traduits, le 30 août 1820, devant la cour d'assises de la Drôme, comme prévenus de meurtre avec complicité sur la personne de Neyret; savoir, les nommés Sabot, Jean-Baptiste François dit Lamotte, Palandre et Adélaïde Houdard, dite _la Parisienne_. L'affaire occupa cinq séances, du 30 août au 3 septembre; sur les soixante-quatorze témoins entendus, la déposition la plus forte fut celle d'un nommé Ferrier; il déclara qu'ayant accompagné Chaléat, son maître, à la maison de la Neyret, il s'approcha, en se retirant, du contrevent d'un appartement où il y avait de la lumière, et qu'il vit quatre hommes qui portaient un corps inanimé qui fut placé sur un matelas; qu'il vit une vieille femme s'en approcher et plonger un couteau dans le corps de cet homme; qu'il s'enfuit épouvanté. Il déclara qu'il ne reconnut aucun des assassins, mais que Chaléat était sur le seuil de la porte, et que deux femmes avaient un flambeau à la main. La déposition de la femme Neyret qui semblait avoir tout le secret de l'assassinat, était encore plus vivement attendue. «Chaléat, dit-elle, m'avait fait prévenir, par la femme Vigne, de préparer un souper pour le 10 août. Il devait y avoir cinq personnes. Chaléat désirait que Mélanie Durand se trouvât parmi les convives; mais la Vigne qui fut chargée de l'inviter oublia la commission. Il ne se trouvait chez moi que la femme Vigne, Adélaïde Houdard et ma mère, lorsque mon mari entra et me donna un soufflet. Chaléat qui arriva dans ce moment s'élança sur mon mari. Palandre, Lamotte, Sabot et Vigne qui suivirent de près Chaléat, lancèrent une bouteille à la tête de Neyret, et on l'entraîna dans le troisième appartement où on l'égorgea.» Étant demeurée dans la seconde pièce, elle déclara ignorer les détails de l'assassinat. Blanc arriva le dernier. Ce fut lui qui porta le cadavre au Rhône, accompagné de Lamotte. On fit prêter aux quatre femmes le serment de ne jamais rien révéler. La fille Houdard, interrogée comme accusée, changea quelque chose à ses déclarations. Enfin, après cinq jours de vifs débats entre les témoins et les accusés, après des plaidoyers où les avocats firent surtout valoir en faveur des prévenus les contradictions entre les divers témoignages et les précédens relatifs aux principaux témoins, la fille Houdard qui siégeait sur le banc des accusés, fut acquittée à l'unanimité par le jury; Palandre, à la majorité de sept voix contre cinq, fut déclaré coupable, et la cour s'étant réunie à la minorité qui lui était favorable, il fut acquitté. A l'égard de Sabot et Lamotte, déclarés également coupables à la majorité de sept voix contre cinq, la cour adopta l'avis de la majorité des jurés; en conséquence, ces deux individus, convaincus de complicité dans le meurtre de Neyret, mais sans préméditation, circonstance qui, résolue affirmativement, aurait appelé sur eux la peine capitale, furent l'un et l'autre condamnés aux travaux forcés à perpétuité, à l'exposition et à la marque. Ce jugement, comparé à celui qui avait acquitté la veuve Neyret, Chaléat, etc., offre une sérieuse matière à réflexions. Sabot et Lamotte persistèrent à soutenir leur innocence, traitant de calomniateurs tous les témoins qui avaient déposé contre eux. CATHERINE CAMAN ET SES COMPLICES. Le lecteur a pu facilement se convaincre, par l'épouvantable série d'exemples que nous avons déjà fait passer sous ses yeux, que la débauche et l'adultère sont une des causes les plus ordinaires des crimes qui désolent la société. Cette vérité n'est malheureusement que trop prouvée; des forfaits nombreux sont là pour l'attester. Aussi, bravant, dans l'intérêt des mœurs, le reproche de monotonie qui pourrait nous être adressé, nous ne nous lasserons pas d'insister sur ce point, toutes les fois que de tristes occasions s'en présenteront. Une leçon fréquemment répétée, et accompagnée d'exemples frappans et toujours nouveaux, doit à la longue s'introduire et fructifier dans les cœurs qui sont encore quelque peu sensibles à la vertu. Catherine Caman, femme Latreyle, habitait avec son mari une commune située dans les environs de Pau en Béarn. Depuis long-temps, des liaisons criminelles existaient entre cette femme et le nommé Quidel dit Barros. Catherine Caman avait fait inutilement bien des démarches pour obtenir sa séparation. La plus grande mésintelligence régnait dans ce ménage, et Catherine Caman ne dissimulait ni sa passion pour Barros, ni sa haine pour son mari. Le 2 juillet 1820, Latreyle disparut tout-à-coup; et sa femme, pour détourner les soupçons qui s'élevaient contre elle, fit faire des recherches très-actives et très-empressées dans les communes voisines. Cependant cette ruse ne put endormir ni tromper la vigilance de la justice. Barros fut arrêté au moment où il cherchait à vendre des vêtemens qui avaient appartenu à Latreyle. Pressé par le juge d'instruction, il se troubla, laissa échapper une partie de la vérité, et nomma ses complices. Par suite de ses révélations, les nommés Manauté, Chelles, et la femme Latreyle furent arrêtés. Saisis d'effroi, croyant que tout était connu, ils n'hésitèrent point à révéler tous les secrets de l'horrible mystère qui avait présidé à la mort de Latreyle. Ce malheureux époux avait été assassiné dans son lit; sa femme, Barros, Manauté et Chelles, avaient tous trempé leurs mains dans son sang, et ils avaient préludé à ce meurtre par une sorte d'orgie. On avait transporté son cadavre, sur une jument, dans un champ de Barros, où d'avance on avait creusé une fosse pour le recevoir, et les funérailles de la victime avaient été célébrées par une nouvelle orgie. Les accusés Barros, Manauté, Chelles et la femme Latreyle, furent déclarés coupables du meurtre avec les circonstances atroces que l'on vient de lire, et la Cour d'assises des Basses-Pyrénées les condamna à mort. LES DEUX FILS PARRICIDES. Pierre Godefroy, jardinier aux Mesnils, près de Montfort-l'Amaury, arrondissement de Rambouillet, était parvenu à l'âge de soixante-huit ans, et pourtant, sous le rapport des mœurs, sa conduite était fort irrégulière. Il fréquentait des femmes de mauvaise vie et découchait souvent. Il s'élevait à ce sujet entre lui, sa femme et ses enfans, des querelles très-vives, et l'instruction rapporte des propos qui font frémir. Le samedi 24 septembre 1814, dans la soirée, par un beau clair de lune, Pierre Godefroy fut rencontré sur le chemin du bois de l'Épine; le lendemain, son cadavre fut trouvé dans le même bois. Une trace de sang, qui commençait sur la route et se prolongeait dans le bois, prouvait qu'il y avait été traîné après l'assassinat. Le malheureux vieillard avait été tué d'un coup de fusil, chargé de deux balles, qui lui avaient fracturé la poitrine; les meurtriers, craignant que leur victime n'échappât, avaient eu l'horrible précaution de l'achever en lui faisant au cou, au-dessous du menton, une très-large plaie. En déposant le cadavre sous les arbres, on avait cherché à couvrir la plaie avec le bâton de chêne qui servait, quelques instans auparavant, à assurer la marche chancelante du vieillard. La voix publique ne tarda pas à désigner les deux fils Godefroy, comme auteurs du crime. Un des indices auxquels on attacha le plus d'importance fut la découverte, au domicile de la veuve Godefroy, d'un fusil de chasse non chargé, nouvellement tiré, pouvant recevoir des balles de calibre. La veuve déclara que son fils Julien s'en était servi, le vendredi, pour tuer un oiseau; elle montra en effet un oiseau mort qui était dans sa huche. Ces charges et plusieurs autres ne parurent pas suffisantes à la chambre d'accusation de la Cour d'assises; par arrêt du mois de février 1815, elle ordonna la mise en liberté des deux fils Godefroy qui avaient été arrêtés. Cinq années s'écoulèrent sans qu'aucune lumière nouvelles vint dissiper les ténèbres qui couvraient cet exécrable attentat; mais en février 1820, diverses indiscrétions des personnes de la famille ou de quelques témoins, excitèrent la vigilance de la justice, et les fils de Godefroy furent remis en prison et en cause. Cinquante-neuf témoins furent assignés, et confirmèrent toutes les charges. Les deux accusés, l'un Pierre-Martin, âgé de trente-trois ans, ancien militaire et père de six enfans; l'autre Julien, âgé de trente ans, se renfermèrent dans une dénégation complète. Leur défenseur repoussa surtout l'invraisemblance d'une accusation où il faudrait supposer que d'autres femmes de la famille, la mère, une sœur et une belle-sœur des accusés, auraient été, sinon complices, au moins confidentes. «On ne peut croire, ajoutait-t-il, que le crime de parricide ait été en quelque sorte traité en conseil de famille.» Néanmoins, après une délibération d'une demi-heure, les jurés déclarèrent coupables de parricide les deux frères Godefroy, qui furent condamnés à avoir le poing coupé et la tête tranchée. LELIÈVRE, DIT CHEVALLIER. Si dans l'ordre moral, il est à peu près possible de déterminer les limites du bien, parce qu'il existe des règles fixes qui peuvent guider dans cette délimitation, il n'en est malheureusement pas de même du mal; tout ce qui en dépend n'étant que monstruosité, et par conséquent en-dehors de toutes les lois connues, comment pourrait-on lui assigner des bornes? Une action héroïque, un dévouement sublime, un grand acte de vertu, tout en captant notre admiration, tout en nous électrisant d'enthousiasme, ne nous sembleront jamais au-dessus des forces humaines, parce que tout homme dont la poitrine s'élève aux battemens d'un cœur noble et généreux, doit naturellement se croire capable des choses belles, grandes et sublimes. Qu'on nous présente au contraire l'épouvantable tableau des forfaits de la Brinvilliers et de Desrues, il n'est pas d'individu qui, terrifié par cette horrible peinture, ne la considère comme le _nec plus ultra_ de la perversité humaine, et ne soit même tenté de croire que le narrateur ou le peintre s'est plu à forcer les couleurs. Il n'en est pourtant rien; les crimes de ces deux grands coupables sont attestés de manière à ne pas causer le moindre doute; ils sont affreux, certainement; on les croirait le résultat des suggestions diaboliques d'un autre Méphistophélès. Pourtant ils ont été surpassés par les attentats de Lelièvre, que nous allons mettre sous les yeux du lecteur. Depuis neuf ans environ, un jeune homme prenant le nom de Chevallier, et se disant natif de Lyon, occupait un emploi dans les bureaux de la préfecture du Rhône. Il était doué de quelques talens, montrait des manières aisées; sa figure était distinguée, sa politesse exquise. Ces diverses qualités lui avaient mérité la bienveillance de ses chefs et celle des habitans de Lyon. Du reste, son exactitude à remplir ses devoirs, sa conduite en apparence régulière, lui avaient fait obtenir la place de sous-chef au bureau des finances de la préfecture. Cependant, poursuivi par une sorte de fatalité, cet homme avait éprouvé les plus cruelles infortunes. La mort lui avait ravi trois femmes qu'il avait successivement épousées, et avec chacune desquelles il avait vécu dans l'union la plus pure. Il venait de convoler en quatrièmes noces, et ce nouveau mariage lui promettait enfin le sort dont il paraissait digne, quand tout-à-coup une circonstance inexplicable attira sur lui les yeux de la justice, et procura les plus étranges découvertes. Le 17 juin 1820, vers cinq heures du soir, le sieur Berthier, chapelier à Saint-Rambert, village situé sur les bords de la Saône près de Lyon, fut averti qu'un _monsieur_ bien vêtu venait d'emporter son enfant, et que déjà sa femme était à la poursuite de cet individu. Berthier, sans veste et sans souliers, part aussitôt. Bientôt il rejoint sa femme; plusieurs ouvriers de manufactures voisines apprennent aux deux époux que le ravisseur suivait la rive droite de la Saône. Ils arrivent au port de la _Glaire_ au moment où l'inconnu venait de s'embarquer; ils traversent la rivière, accompagnés de trois ouvriers qui leur avaient donné ce renseignement. Arrivés au port de la _Feuillée_, ils aperçoivent le bateau qui avait traversé l'homme à la douane. Ils traversent tous à leur tour; mais le ravisseur fuyait rapidement devant eux; ils courent jusqu'au pont de bois. Là, Berthier tout haletant, épuisé par la fatigue, perd subitement ce qui lui reste de force; il ne peut aller plus loin. Mais bientôt s'entendant appeler vivement du côté du pont Tilsitt, ces cris raniment son courage, il court, il arrive à la porte d'un café; on lui dit: Il est là! Berthier, hors de lui, entre furieux, et balance son bâton sur la tête de l'inconnu, prêt à lui en asséner un coup, lorsque plusieurs personnes lui retiennent le bras. Le voleur profite du moment d'agitation et prend la fuite; on le poursuit, et on l'arrête enfin dans l'allée d'une maison. Conduit devant le commissaire de police, et interrogé sur le motif qui lui avait fait enlever cet enfant, il répond qu'_on lui en avait volé un, et qu'il en avait pris un autre_. Au moment de l'arrestation, l'enfant de Berthier avait aux jambes des bas bleus que son ravisseur lui avait mis; plusieurs autres effets d'habillement, trouvés dans la poche de cet homme, prouvèrent que son intention était de changer le costume de l'enfant. On apprit presque aussitôt qu'à Saint-Rambert, quelques heures avant l'enlèvement, l'inconnu n'avait cessé de se promener dans l'avenue principale, attirant à lui les enfans, soit en leur faisant des caresses, soit en leur donnant des bonbons. Le petit Berthier, s'étant plusieurs fois laissé prendre par la main, était resté bientôt au pouvoir du ravisseur qui l'avait chargé sur ses épaules et emporté en courant. On remarqua avec étonnement que, loin de résister, de se débattre et de crier entre les mains de l'étranger, l'enfant s'était endormi presque aussitôt; que, dans le trajet de Saint-Rambert à Lyon, il fut vu dans le même état de sommeil, ce qui donnait lieu de croire que pour empêcher ses cris ou sa résistance, l'étranger lui avait donné quelque substance soporifique, mêlée peut-être aux bonbons qui avaient servi à l'attirer. La nouvelle de cet événement, répandue bientôt dans toute la ville de Lyon, fut un sujet de conjectures et de perplexité, surtout quand on apprit que l'individu arrêté se nommait Pierre-Claude Chevallier, et était le même qui occupait une place de sous-chef à la préfecture du Rhône. La rumeur publique ne tarda pas à s'exercer sur cette tentative d'enlèvement et sur son auteur; on fouilla toute la vie de Chevallier depuis le moment de son arrivée à Lyon; mille bruits défavorables circulèrent sur son compte; des faits furent rappelés, des témoins se présentèrent, des demi-plaintes furent portées à l'oreille de l'autorité. On ne parlait plus seulement du vol d'un enfant; on murmurait les mots d'_empoisonnement_, d'_infanticide_. Suivant les premiers bruits qui furent recueillis, Chevallier n'avait cessé de commettre des crimes depuis qu'il était à Lyon. On disait qu'une de ses maîtresses était morte dans la fleur de l'âge, empoisonnée par lui; que sa première, sa seconde et sa troisième femme, avaient éprouvé le même sort; et que, pour comble d'atrocité, l'enfant de Chevallier qui avait disparu tout-à-coup, n'était mort que de la main de son père. De nouvelles informations viennent confirmer à la justice les faits déjà parvenus à sa connaissance; chaque instant révèle une circonstance importante. Enfin, suivant les paroles de l'acte d'accusation, «si les morts ne sortent pas de leurs tombeaux, une multitude de documens épars se réunissent pour prouver qu'une main homicide les y a fait descendre. L'enfant volé n'est plus que l'instrument dont la Providence semble s'être servi pour mettre les hommes sur la voie de découvrir un grand coupable.» Cependant Chevallier, rassuré par la bienveillance que ses chefs lui avait témoignée, et par les anciennes apparences de bonne conduite qu'il pouvait invoquer en sa faveur, entreprit de se justifier de l'enlèvement du jeune Berthier, et fit parvenir, à cet effet, du fond de sa prison, au lieutenant-général de police, un long mémoire qui, loin de répondre à son attente, ne fit au contraire que fournir des armes plus sûres à l'accusation dirigée contre lui. Voici le récit, plein de contradictions et d'invraisemblances, qu'il faisait de la disparition de son enfant. Suivant son mémoire justificatif, cet enfant qu'il avait eu de son mariage avec Marguerite Pizard, avait deux ans quand il fut placé en nourrice à Villeurbanne. Lui, Chevallier, ayant appris qu'il manquait de soins, alla le retirer, et, le 2 août 1819, à sept heures du soir, il traversa le pont de la Guillotière, en revenant de Villeurbanne, dans l'intention de le placer chez une nouvelle nourrice dont il lui a été impossible d'indiquer le nom. Au lieu de coucher à Lyon, il préféra, le soir même, aller coucher à la demi-lune, sur la route de Tassin, d'où il partit le lendemain jeudi 3 août, se dirigeant sur Pollionnay, qui n'en est éloigné que de deux lieues. La chaleur et la fatigue de la route lui ôtèrent presque toutes ses forces; les vapeurs du vin qu'il avait bu lui montèrent au cerveau. Il était dans cet état, continuait-il dans son mémoire, lorsqu'il s'égara dans un chemin de traverse, près d'une colline, au milieu d'épaisses broussailles. Alors une branche qu'il n'avait pu éviter vint frapper son enfant, le réveilla et le fit chanceler; il voulut retenir le mouvement de sa tête, qui entraînait le reste du corps, mais il ne vit pas une cavité remplie d'herbes glissantes qui était sous ses pieds. Il tomba brusquement; l'enfant lui échappa, roula beaucoup plus bas que lui, et ne fit entendre aucun cri, parce que, selon toute apparence, _sa tête avait frappé contre un rocher_. Étourdi de sa chute, égaré par le désespoir, Chevallier perdit la tête et la raison. Dans cet état, la nuit vint le surprendre. Il appela à son secours, et sa voix ne fut pas entendue; il fit des recherches, au milieu de l'obscurité, pour trouver son fils, mais elles furent vaines. Navré de douleur, il revint à Lyon, dissimula son chagrin, fit la faute de ne pas faire la déclaration de son malheur, et enfin, le dimanche suivant, essaya de nouvelles recherches qui furent sans résultat. Il terminait en disant qu'il avait sans doute fait une _faute répréhensible_, en enlevant l'enfant des époux Berthier, mais qu'il y avait été poussé par l'idée de réparer la perte douloureuse qu'il avait faite du sien. Tel fut le tissu de circonstances mensongères et invraisemblables que Chevallier produisit pour sa justification. Les renseignemens recueillis par la police vinrent détruire tout cet échafaudage de mensonges, et prouver jusqu'à l'évidence que Chevallier n'avait commis un nouveau crime que pour en cacher un précédent. Il fut facile de confondre l'accusé par des faits et par des argumens sans réplique. Mais les investigations de la justice ne devaient pas s'arrêter là: on disait que l'accusé avait usurpé le nom qu'il portait; ce point était important à éclaircir, et ce fut dans ce but qu'on lui fit subir un interrogatoire, le 21 juin. Chevallier soutint qu'il était de Lyon, et né dans la paroisse de Saint-Pierre. D'après lui, son père et sa mère n'existaient plus; l'un était mort en 1792, l'autre en 1793. Son père, ouvrier en soie, demeurait rue de l'Arbre-Sec. Il n'avait plus de parens à Lyon et n'en avait conservé que dans le département de l'Isère, lieu de naissance de son père. Ayant quitté Lyon à l'âge de huit ans, avec un de ses oncles qui le conduisit à Saint-Domingue, ses frères et ses sœurs moururent pendant son absence qui se prolongea jusqu'en l'année 1801, époque à laquelle il s'embarqua pour revenir en France. Dans la traversée, son oncle et lui eurent le malheur d'être pris par les Anglais. Alors son oncle vint à périr, il ne sait comment; pour lui, il resta à Portsmouth et obtint ensuite la liberté, par le moyen d'un échange. De retour en France, où il débarqua à Morlaix, il prit du service comme tambour dans la quatre-vingt-cinquième demi-brigade, et fit la guerre en _Hollande_, en _Espagne_, à _Saint-Domingue_. Enfin, en 1811, et pour cause de douleurs rhumatismales, il obtint son congé à Napoléon-Ville. On verra par la suite jusqu'à quel point cette sorte de biographie de Chevallier, tracée par lui-même, coïncidait avec la vérité. Cet accusé persista dans son système; il fournit même des preuves à l'appui, et la justice, privée des moyens nécessaires pour reconnaître la fausseté de son roman, tourna son attention d'un autre côté. Il lui importait de recueillir avec exactitude les documens, les circonstances, les moindres indices relatifs aux empoisonnemens imputés à Chevallier. L'information, conduite avec une sage lenteur, ne tarda pas à produire des résultats satisfaisans. Chevallier, dont la vie, avant son arrivée à Lyon, demeura encore long-temps un mystère, y avait été rejoint au mois de mai 1812, avant son premier mariage, par une jeune hollandaise restée veuve, à vingt-deux ans, d'un officier nommé Debira. Chevallier l'avait connue à Anvers. C'était une fort jolie femme, d'une santé superbe; on l'avait surnommée _la belle Hollandaise_, à cause de ses grâces et de sa beauté. Chevallier et la veuve Debira vécurent ensemble. Le premier semblait partager sincèrement l'amour qu'il avait inspiré à sa maîtresse, quand tout-à-coup celle-ci fut atteinte d'une violente inflammation de bas-ventre, accompagnée des douleurs les plus aiguës. Le docteur Dittmar ayant été appelé, ordonna des remèdes qui devaient infailliblement calmer cette inflammation; mais, après quelques visites, s'apercevant au contraire que le mal empirait, il ne put s'empêcher d'en témoigner son étonnement à Chevallier. «Il faut, lui dit-il, que cette femme boive ou mange quelque chose qui irrite son mal?--Elle boit en effet de l'eau-de-vie, répondit Chevallier sans se déconcerter.--Eh! comment! vous ne pouvez donc pas l'en empêcher?--Non, monsieur, elle en envoie chercher quand je suis dehors.» Le docteur ajouta que si la malade continuait l'usage de cette boisson, elle finirait par succomber; puis s'approchant en particulier de la veuve Debira, il lui adressa des reproches sur son imprudence; et la jeune Hollandaise lui protesta que, _depuis long-temps, elle n'avait point bu d'eau-de-vie_. Cette réponse était de nature à éveiller les plus graves soupçons; de plus, la dame Jouvenne, hôtesse de Chevallier et de sa maîtresse, avait remarqué que, lorsqu'elle montait dans leur chambre, il évitait toujours de se montrer, et se cachait derrière un placard. Néanmoins ces circonstances étaient insuffisantes pour motiver une accusation capitale. Le docteur Dittmar cessa ses visites, et peu de jours après, la malade avait cessé de vivre. Il est essentiel de remarquer qu'à cette époque, Chevallier ne prévoyant pas l'avenir, ne parla point du système qu'il mit en œuvre après son arrestation, lorsqu'on lui reprocha ce premier empoisonnement. Il ne parla pas d'un bain froid pris par sa maîtresse au moment de ses évacuations menstruelles; il n'en dit pas un seul mot au médecin à qui pourtant il aurait importé d'indiquer la première cause des souffrances; et cependant depuis, Chevallier parla de ce bain comme de la cause de la mort de la veuve Debira. On ne pouvait trouver le motif de ce premier attentat que dans une nature perverse. L'intérêt que Chevallier pouvait avoir eu à le commettre, est demeuré absolument problématique. Après la mort violente de la belle Hollandaise et dans l'espace de deux années, Chevallier contracta quatre mariages successifs. Il épousa d'abord Etiennette-Marie Desgranges, fille d'un propriétaire de Saint-Didier-sous-Riverie. La seconde femme fut Marguerite Pizard. La troisième se nommait Marie Riquet. Enfin il avait épousé en quatrièmes noces Benoîte Besson. Plusieurs des contrats de mariage étaient dans la même forme: ils portaient une _donation mutuelle au dernier vivant des deux époux_. La justice en tira bientôt la conséquence que Chevallier n'avait d'autre but, en hâtant la mort de ses femmes, que de se mettre en possession des avantages matrimoniaux qu'il s'était assurés. Etiennette Desgranges, la première femme de Chevallier, était à l'époque de son mariage, d'une constitution forte et d'une santé brillante. Quelques mois s'étaient à peine écoulés au sein de l'union la plus paisible, lorsque cette jeune femme éprouva des coliques toujours renaissantes; à cet état de souffrance succéda un affaiblissement général. Une petite fille, née de ce mariage, tomba dans une débilité semblable à celle de sa mère. Peu alarmée des symptômes d'un mal qu'elle ne croyait pas dangereux, elle n'eut aucun soupçon sur son mari; la mort de son enfant, qui survint peu après, n'éveilla pas des craintes qui n'auraient été pourtant que trop fondées; et victime de sa confiance, elle ne tarda pas à suivre sa fille au tombeau; elle mourut en 1814. Une circonstance, qui ne fut relevée qu'après l'arrestation de Chevallier, marqua le dernier jour d'Etiennette Desgranges. Les cousines de cette infortunée avaient appris, par la portière de la maison qu'elle habitait, que, la veille à onze heures du soir, elle avait eu une crise qui avait failli la faire périr. Elles furent aussitôt la voir, et la trouvèrent levée et moins souffrante. Pendant leur visite, en l'absence de son mari, elle prit quelques alimens et demanda à boire en désignant une bouteille: _Donnez-moi de ce vin_, dit-elle en montrant le vase du doigt; _l'autre est celui_ _de mon mari_. La malade but, et cinq minutes après elle éprouva une crise subite: tous ses membres se contractèrent et se raidirent. Chevallier arriva; les tortures de sa femme ne l'effrayèrent point; il suivit sans émotion les terribles effets du breuvage. Etiennette attacha sur lui ses yeux mourans; vaincue par la douleur, elle tomba sur le plancher, faisant des efforts convulsifs pour rejeter la liqueur empoisonnée: bientôt après, elle expira au milieu de tourmens inexprimables. Chevallier, d'autant plus calme qu'il était préparé dès long-temps à la mort de sa femme, n'attendit pas que le cadavre fût refroidi, pour faire disparaître les traces accusatrices de ses machinations. Il saisit vivement le verre dans lequel sa femme avait bu et contenant encore la moitié du liquide qui y avait été versé, et alla le vider sous la pierre de l'évier; puis, avec le plus grand sang-froid, il ôta l'alliance et les boucles d'oreilles de la défunte. Il se hâtait aussi de la dépouiller du jupon qui la couvrait, lorsqu'on lui fit remarquer qu'il était inconvenant à lui de s'occuper de ces détails. Chevallier se retira, et à l'instar de Desrues, feignit de chercher des consolations à sa douleur dans la lecture de l'_Imitation de Jésus-Christ_. Chevallier, après son arrestation, crut pouvoir se justifier de ce forfait. Mais il fut prouvé qu'Etiennette Desgranges n'avait point eu de maladie, dans l'acception médicale de ce mot; que ses souffrances, son agonie et sa mort avaient eu lieu presqu'à la même heure. La veille du décès, le docteur Para avait été appelé pour voir madame Chevallier; il lui avait trouvé les nerfs un peu agités, et s'était borné à prescrire une potion calmante. Le lendemain, ce médecin y étant retourné, avait appris avec surprise qu'elle n'existait plus. On ne peut se dissimuler que les présomptions, soulevées par une mort aussi imprévue, devaient se convertir en preuves, en les rapprochant des événemens postérieurs. Facile à se consoler, Chevallier épousa en secondes noces Marguerite Pizard. Toutefois lorsqu'il fit la demande de la main de cette demoiselle, celle-ci témoigna d'abord quelque répugnance. Le bruit circulait déjà sourdement que Chevallier avait tué sa maîtresse et sa première femme. Enfin Marguerite Pizard s'étant persuadée que l'on calomniait Chevallier, elle consentit à unir son sort au sien; leur mariage fut célébré le 28 août 1816. Rien ne semblait devoir faire repentir Marguerite Pizard de l'union qu'elle venait de contracter. Elle recevait chaque jour de son mari de nouvelles marques d'attachement: il lui prodiguait les soins les plus affectueux. Marguerite Pizard devint enceinte, et cet événement accrut la tendresse de Chevallier, c'est-à-dire le rendit encore plus prodigue de ses fallacieuses démonstrations. Cependant ce fut alors qu'il commença à administrera sa malheureuse épouse les premières doses du poison qui devait la conduire au tombeau. Ce n'est qu'en frémissant que nous allons signaler la marche constamment suivie par ce scélérat dans le cours de ses crimes. Il résulte de l'instruction du procès, que c'était précisément à l'époque, où l'espoir d'être père devait ouvrir son cœur aux plus douces impressions, que Chevallier, souriant aux tortures prochaines de ses victimes, apprêtait la coupe empoisonnée. Un funeste calcul lui avait appris que le moment où la fragile existence d'une femme est le plus exposée aux influences morbides, est celui où elle souffre les douleurs et éprouve les joies de la maternité. Il savait qu'il faut peu de chose alors pour porter le trouble dans les sources de la vie. Ce n'était point une mort prompte, instantanée qu'il voulait donner à deux êtres à la fois; le soin de sa propre conservation lui faisait pressentir tout ce qu'il y aurait eu de périlleux pour lui dans un crime aussi précipité. Il préférait, par un raffinement de cruauté, verser le poison goutte à goutte, et se repaître, pour ainsi dire, des souffrances graduelles qu'il faisait éprouver. La grossesse de Marguerite Pizard avait été pénible; des vomissemens continuels et plus abondans que ne le sont habituellement ceux des femmes enceintes, des douleurs aiguës dans le bas-ventre en avaient signalé la durée. Enfin, le 18 mai 1817, madame Chevallier donna le jour à un enfant mâle qui reçut le nom d'Eugène. Cet enfant, placé en nourrice, fut momentanément soustrait aux fureurs de son père. C'est le même qui, vingt-sept mois plus tard, fut l'objet d'un nouveau crime. Cependant Marguerite Pizard se remit difficilement de ses couches; le poison avait étendu ses ravages. Trop lent au gré de Chevallier, celui-ci fit prendre à sa femme les dernières doses. Alors de nouvelles douleurs se manifestèrent; à chaque instant, survenaient des coliques, des attaques de nerfs, de violentes convulsions. La malade se plaignit de n'être pas soignée; elle accusa son médecin de ne point lui faire prendre de remèdes, sous le faux prétexte qu'elle était de nouveau enceinte. Les parens, alarmés, s'étonnèrent qu'on n'eût point placé de garde auprès de Marguerite Pizard; ils offrirent de passer les nuits auprès d'elle. Mais Chevallier, selon lui, suffisait à tout; il voulait _seul_ donner les soins que l'état de sa femme réclamait; chaque nuit, il restait _seul_ à son chevet. Le mal augmenta, les convulsions se succédèrent rapidement; la mort arriva le 13 septembre 1817: tel fut le résultat de l'assistance de Chevallier. Jusqu'ici notre récit n'est fondé que sur des présomptions graves qui ne font que concourir à éclairer la culpabilité de Chevallier. Nous allons parler d'un nouveau crime, constaté par les témoignages les moins irrécusables et par une foule de faits qui sont prouvés. Au mois de juin 1818, Chevallier épousa Marie Riquet; cette troisième épouse, comme ses deux devancières, vécut avec son mari dans une sécurité parfaite. Toujours plus audacieux au crime, non moins habile à se couvrir du masque des vertus qu'il n'avait pas, Chevallier avait gagné l'amour de Marie Riquet. Elle devint grosse; c'était, pour ainsi dire, le commencement de son agonie. Sa santé, jusque-là florissante, commença à s'altérer. Les phénomènes qui avaient eu lieu, pendant la grossesse des premières femmes de Chevallier, se reproduisirent chez Marie Riquet. Les couches furent précédées de violentes douleurs et de convulsions singulières. Il tint alors à peu de chose que Chevallier ne fût enfin démasqué. La femme Pontannier, garde-malade, connue depuis long-temps de Marie Riquet, s'était proposée pour la soigner durant ses couches; mais Chevallier n'avait eu garde d'accepter ses offres. Cette femme en conçut des soupçons. Chevallier l'ayant rencontrée peu de jours après, lui annonça l'accouchement de sa femme: il convint qu'elle avait eu des convulsions terribles, et qu'on avait été obligé d'avoir recours au _forceps_. Tout dans ce récit dénonçait à la femme Pontannier des trames criminelles. Elle crut reconnaître des symptômes de poison; et ne pouvant contenir son indignation, elle se répandit en reproches contre Chevallier. Celui-ci, confondu, se déconcerta, balbutia quelques mots entrecoupés, et se hâta de quitter la femme Pontannier. Quelques jours se passèrent, et Marie Riquet n'existait plus. Chevallier essaya de profiter de cet événement pour dérouter les soupçons de la femme Pontannier; il composa son visage, et vint lui annoncer la mort presque subite de son épouse. Mais la femme Pontannier, loin d'être la dupe de son hypocrisie, s'emporta, dit à Chevallier que la famille Riquet allait faire ouvrir le cadavre de la défunte, et que, si elle ne le faisait pas, elle s'en chargerait elle-même. Chevallier, attérré par cette menace, pâlit; il ne chercha point à repousser l'accusation qui l'accablait. Mais le moment n'était pas encore arrivé où ce misérable devait être convaincu de ses crimes. La famille Riquet hésita sur ce qu'elle devait faire. Elle recula devant les conséquences de l'accusation qu'elle pouvait porter; elle songea avec horreur qu'une pareille démarche pouvait conduire Chevallier à l'échafaud, et déshonorer les enfans, sans rendre la vie à leur mère; elle se détermina en conséquence à se taire. La garde qui avait pris soin de Marie Riquet avait remarqué que Chevallier donnait à sa femme des breuvages qui n'étaient pas prescrits par le médecin; que c'était une _liqueur forte_ dont elle n'avait pu reconnaître la nature; et sur la représentation qu'elle fit à ce sujet à Chevallier, elle en reçut pour réponse ces paroles atroces: _Soyez tranquille: ce que je lui donne est pour lui débarrasser l'estomac; cela lui donnera une crise qui la sauvera ou l'emmènera._ Les effets du breuvage étaient bien connus à ce monstre; sa sombre prédiction ne tarda pas à s'accomplir. Peu de minutes après, la crise annoncée se déclara d'une manière si effrayante, que deux personnes s'enfuirent épouvantées. Les bras et les jambes de la victime se tordirent, et les convulsions qui l'agitèrent furent tellement horribles, que la moribonde tomba du lit. Pendant cette scène déchirante, Chevallier suivait de l'œil les progrès de son remède. Il se baissa sans émotion, ramassa l'infortunée gisante sur le plancher, la replaça sur le lit, et, peu d'instans après, la vit expirer, sans qu'une larme eût mouillé sa paupière. C'est avec une terreur que le lecteur partagera sans doute que nous mettons sous ses yeux ces détails douloureux; la nudité du crime est effrayante, cependant il est de notre devoir de ne pas la voiler; plus elle blesse les regards, plus elle fait aimer la vertu. D'après tous les renseignemens recueillis par la justice, il n'était plus permis de mettre en doute la profonde scélératesse du prévenu. Cependant il avait été jusque-là impossible de soulever le voile qui couvrait les premières années de la vie de Chevallier. Tout-à-coup un événement imprévu vint aider à trouver le mot de l'énigme et répandre un nouvel intérêt sur toute cette affaire. Déjà on savait que l'accusé avait usurpé le nom de Chevallier qu'il portait. Il était de notoriété publique qu'un jeune homme de Lyon, nommé Chevallier, de la même taille, du même âge que l'accusé, avait été au service; mais on était encore incertain si ce n'était pas le prévenu. Soudain on apprend que le véritable Chevallier vit encore; qu'il est officier dans nos armées; il a perdu, il y a quelques années, son portefeuille et ses papiers. Il se trouve en ce moment en garnison à deux cents lieues de Lyon: on lui écrit, il arrive, on le confronte aussitôt avec l'accusé; ils ne se connaissent ni l'un ni l'autre. L'imposteur est confondu. Cependant il se rassure, et soutient qu'il se nomme Pierre-Claude Chevallier; qu'il n'a jamais connu d'autre nom, et que si ce n'est pas le sien, il a été induit en erreur par ceux qui l'ont élevé. Cette obstination annonçait que le faux Chevallier avait de graves motifs pour ne pas faire connaître son véritable nom. On l'accable de questions, on emploie tous les moyens pour lui arracher la vérité. Enfin le faux Chevallier se décide à parler. Il demande qu'il lui soit permis de voir sa femme. C'était Benoîte Besson, qu'il avait épousée en quatrièmes noces. Plongée dans la douleur, cette femme arrive à la prison et s'assied près de son mari: celui-ci lui tient ce discours: «Je vous ai trompée, j'ai voulu vous voir pour vous l'apprendre. Je ne suis point Pierre-Claude Chevallier; je viens de voir celui dont j'ai pris le nom. Je ne sais jusqu'à quel point notre union est valable; vous prendrez des mesures pour la faire rompre. J'appartiens à une famille respectable: elle avait de la fortune, et tenait un rang dans la société: j'ai mon père et ma mère; mes frères et sœurs existent encore. Je ne me nommerai pas, parce que je ne veux pas les déshonorer. Ce sont eux qui m'ont forcé à prendre du service. Par suite d'une erreur de jeunesse, j'étais sur le point d'être condamné à une peine infamante: de puissantes protections me sauvèrent; je n'ai subi aucune condamnation. Depuis mon entrée au service, je n'ai pas revu mes respectables parens. Je sais que je suis perdu; je n'ai d'autre ressource que la mort, que je désire. Je crois qu'il est de mon devoir de ne pas faire rejaillir sur ma famille la honte qui m'attend.» Après ces premiers aveux, le prévenu pressé de plus en plus par l'aiguillon de sa conscience, déclara se nommer Pierre-Étienne-Gabriel Lelièvre; dit qu'il était né à Madrid, d'origine française; que son père, propriétaire et rentier, habitait à Paris, rue de la Muette, no 6. Il borna là ses révélations, ajoutant qu'il allait se recueillir, et consigner dans un mémoire tous les événemens de sa vie. On fit prendre, en attendant, des renseignemens à la police de Paris, et l'on sut que Lelièvre appartenant à une famille distinguée, s'était adonné de bonne heure aux vices les plus déshonorans. Lelièvre, montrant de la netteté dans les idées, des dispositions pour le calcul, tous les germes d'un esprit froid et réfléchi, ayant d'ailleurs reçu une éducation soignée, son père l'avait fait entrer à la Banque de France avec un emploi de cent louis de traitement et l'espoir de places plus lucratives et plus importantes. Cependant ses émolumens et les libéralités de son père ne pouvaient suffire aux dépenses du jeune Lelièvre. A peine sorti de l'adolescence, il toucha à la Banque de France, sur de faux bons, une somme de soixante mille francs. Le vol ayant été découvert, il fut arrêté le 7 janvier 1809. Dès ce moment, il avait mérité d'être voué à une infamie perpétuelle; son père paya la somme entière et obtint du ministre, à force de larmes et de prières, qu'on ne fît aucune poursuite. Mais il fallait infliger une punition au jeune Lelièvre; il fut enrôlé dans un bataillon colonial. Lelièvre déserta, arriva à Flessingue et y trouva les papiers d'un nommé Pierre-Claude Chevallier, qui appartenait, ou qui avait appartenu au même bataillon. Il conçut alors l'idée de s'emparer du nom de ce militaire, et joignant de nouveaux crimes aux premiers, de voleur et de déserteur, il devint faussaire et fabriqua un faux congé et une fausse feuille de route. Muni de tous ces papiers, Lelièvre vint à Lyon, ville natale du véritable Chevallier; il se présenta hardiment comme Lyonnais au préfet du département, et ce fut à ce titre qu'il obtint dans les bureaux une place d'où, comme on la vu, sa conduite extérieure n'avait pas tardé à le faire arriver à celle de sous-chef. Après des renseignemens aussi positifs, il ne restait plus à la justice qu'à sévir contre l'auteur de tant de crimes accumulés. Une ordonnance de la chambre des mises en accusation le renvoya devant la Cour d'assises du Rhône, et toute la ville de Lyon, indignée d'avoir si long-temps recelé dans son sein un scélérat aussi infâme, attendit avec une véritable sollicitude, l'époque de son jugement fixé au 11 décembre 1820. Lelièvre comparut devant la Cour, en présence d'une affluence considérable de spectacle de tous les rangs de la société. Tous les regards étaient fixés sur l'accusé. Sa taille était au-dessus de la moyenne; ses yeux bleus respiraient la douceur; sa figure pâle n'offrait que des traits réguliers; sa chevelure blonde et bouclée était magnifique; seulement on remarquait dans ses lèvres un mouvement de contraction, qui donnait parfois à sa physionomie un air effrayant et sinistre. Les débats du procès n'ajoutèrent rien aux faits déjà connus. Lelièvre, fidèle à son caractère, combattit l'accusation avec une tranquillité, avec un calme apparent, qui sembleraient ne devoir appartenir qu'à l'innocence, avec des formes que l'on croirait incompatibles avec le crime. La fourbe et l'hypocrisie présidèrent à tous ses gestes, dictèrent toutes ses réponses. Le ministère public soutint l'accusation avec une énergie mêlée d'indignation. Après avoir présenté d'une manière pathétique le tableau des crimes reprochés à Lelièvre, il termina en s'écriant: «Je le demande, existe-t-il dans les annales du crime, je ne dis pas rien de semblable, mais rien qui puisse, même de loin, approcher de tant d'horreurs? Et n'avais-je pas le droit de m'écrier tout-à-l'heure, qu'il eût bien mieux valu pour l'accusé et pour sa famille, pour ses amis et pour ses protecteurs, pour nous-mêmes, qu'il eût porté sur l'échafaud la peine de son premier crime?» Il était impossible de définir les sentimens qui se retracèrent sur la figure de Lelièvre pendant toute la durée de ce discours. Quelquefois il semblait déconcerté; il baissait les yeux, changeait de couleur: il paraissait surpris et accablé quelquefois; et alors que l'on écoutait avec émotion le détail des souffrances des victimes de Lelièvre, un sourire infernal errait sur les lèvres de l'accusé, et semblait venir à l'appui de la conjecture faite par l'avocat-général, relativement aux causes qui avaient poussé le prévenu au crime; causes qu'il attribuait à des penchans secrets ou à des goûts dépravés. Quatre séries de questions furent proposées au jury; la première se composant de dix-neuf accusations de faux en écritures publiques; la seconde concernant l'empoisonnement des trois femmes de Lelièvre; la troisième relative à l'infanticide commis sur la personne de Denis-Eugène Chevallier, son fils; et la quatrième se rapportant à l'enlèvement de l'enfant Berthier. Le jury répondit affirmativement et à l'unanimité sur toutes les questions, excepté sur celles qui portaient sur l'empoisonnement des deux premières femmes, ces deux forfaits n'étant pas suffisamment prouvés. Sur ces réponses, le ministère public requit l'application des peines portées par la loi, et le président de la Cour prononça l'arrêt qui condamnait Pierre-Étienne-Gabriel Lelièvre à la peine de mort, et ordonnait qu'il aurait la tête tranchée sur l'une des places publiques de la ville de Lyon. Cet arrêt ne parut faire aucune impression sur le coupable. Reconduit à sa prison, il s'empressa d'adresser son pourvoi à la Cour suprême. Son hypocrisie systématique ne l'abandonna pas après sa condamnation. «Tout mon espoir, disait-il, est dans l'Être suprême dont les volontés sont invisibles sur la terre; s'il éclaire mes juges, et que mon arrêt soit cassé, mon innocence triomphera devant d'autres juges. J'ai la ferme croyance que mon arrêt sera cassé; cette confiance est fondée sur mon innocence. Mais d'ailleurs je suis résigné à mon sort; l'échafaud n'a jamais fait pâlir un innocent.» Puis il montrait aux personnes qui allaient le visiter un Évangile qu'il tenait à la main, et s'écriait: «Voilà pour moi une source de consolations! J'en ai fait toute ma vie la règle de ma conduite.» Il souffrait, disait-il, sans être coupable, _de même que Jésus-Christ qui avait été sacrifié_; il était victime des préventions qu'on avait élevées contre lui. Il disait qu'il dormait _comme un ange_, et qu'il y avait des gens plus malheureux que lui. Enfin, quelques personnes, presque convaincues de son innocence, le pressant de publier un mémoire justificatif: _C'est un soin dont je m'occuperai_, répondit-il, _lorsque je serai sorti de ma prison_.--Mais s'il arrivait que votre captivité n'eût d'autre terme que la mort?--_Alors_, répliquait-il, en souriant: _les anges se chargeront de ce soin_. Et cependant au moment où Lelièvre protestait de son innocence, on venait d'apprendre le genre de mort qu'il avait fait souffrir à son enfant. On apprit que cet enfant avait été trouvé noyé sur les bords du Rhône, en face de Thernay, petite commune située à trois lieues de Lyon. Les habillemens trouvés sur le cadavre furent remis à l'autorité, qui constata qu'ils étaient bien les mêmes que ceux que portait l'enfant Chevallier. Lorsqu'on apprit à Lelièvre l'importante découverte que venait de faire la justice, sa contenance fut un instant ébranlée: «_Ah! si j'avais su cela!_» s'écria-t-il d'abord; puis il garda le silence. Mais sa pensée perçait tout entière dans ces seuls mots. La Cour de cassation rejeta le pourvoi de Lelièvre, le 11 janvier 1821. Quand on lui annonça cette nouvelle, le condamné entra dans une fureur extrême, accusant et maudissant ses juges, et persistant toujours dans ses protestations d'innocence. Le 29 janvier, jour fixé pour l'exécution, il écrivit encore au procureur-général pour détailler de prétendues nullités qu'il voyait dans son arrêt; la veille, il s'était adressé au préfet pour obtenir un sursis. Mais l'heure de la vindicte publique allait sonner; il n'y avait que trop long-temps que ce misérable, chargé de crimes, pesait sur la terre. Lelièvre, sans force et sans audace, fut conduit au lieu du supplice, au milieu d'une foule immense à laquelle il s'efforçait de cacher ses traits. Parvenu auprès de l'échafaud, l'exécuteur fut obligé de soutenir sa marche chancelante. Un instant après, il avait subi son arrêt. PEYRACHE, FAUX TÉMOIN; RISPAL ET GALLAND, SES VICTIMES. «En élevant la main au ciel, dit un écrivain moderne, le témoin invoque sur sa tête la vengeance du Tout-Puissant; il porte contre soi l'imprécation la plus terrible; s'il conserve dans son cœur l'arrière-pensée de trahir la vérité promise, il engage son honneur, sa réputation, la paix de son âme, pour l'assurance de sa parole. «Le faux témoignage est le plus grand des attentats; ses conséquences sont effrayantes. Il annonce une démoralisation absolue; il tend à détruire toute confiance parmi les hommes; il sape les fondemens de la sûreté publique; il anéantit la tranquillité des familles; il introduit le désordre le plus affreux, la confusion la plus universelle; il conduit à la dissolution de la société, et peut causer la perte et la ruine de tous ses membres. «Le plus sage des rois de l'antiquité comparait le faux témoin et le parjure aux instrumens les plus meurtriers, aux animaux les plus perfides et les plus dangereux, aux fléaux les plus épouvantables dont le ciel, dans sa colère, puisse accabler les hommes. Le faux témoin et le parjure, disait-il, sont une massue, une épée, une flèche aiguë, un poignard caché, un poison plus dangereux que celui de l'aspic et des serpens les plus redoutés, contre lesquels il n'est point de remède.» Le fait que nous allons rapporter va fournir les preuves de cette définition, et nous dispensera de toute autre réflexion. Le sieur Jean Courbon, de Mazet près Yssengeaux (Haute-Loire), jouissait d'une honnête aisance et de la considération de tous ses voisins; on ne lui connaissait pas d'ennemis. Ses bonnes qualités n'étaient un peu tachées que par le défaut qu'il avait de s'adonner au au vin et d'en faire un fréquent abus. Le 9 septembre 1817, il passa la journée et une partie de la soirée à boire dans divers cabarets du bourg de Dunière, canton de Montfaucon, avec les nommés Galland, Rispal et Tavernier, tous trois beaux-frères. Le lendemain, à cinq heures du matin, le cadavre de ce malheureux fut trouvé dans une fosse de deux pieds de profondeur, derrière une auberge un peu éloignée de celle où il avait laissé ses trois compagnons. La position du cadavre ressemblait assez à celle d'un homme qui ferait une culbute sur la tête; le poids du corps portait sur la nuque, la tête étant repliée sur la poitrine, ce que la nature du terrain semblait expliquer. Il offrait dans toutes ses parties une raideur extraordinaire, et conservait encore quelque chaleur. L'état de ses habits, de sa cravatte, l'absence de toute contusion, éloignaient l'idée d'une lutte ou d'un crime. Son argent, ses effets et les morceaux d'un billet qu'il avait payé la veille à Tavernier, furent trouvés dans ses poches. Le sieur Thomas, médecin, qui fut appelé sur-le-champ, n'hésita pas à attribuer la mort de Courbon à une attaque d'apoplexie, résultat des excès de boisson auxquels il s'était livré la veille. La constitution physique de Courbon venait encore corroborer cette opinion: il avait les épaules larges, le cou court et la tête grosse; son embonpoint était extraordinaire; il pesait au moins deux cents livres; aussi, à chaque instant, pouvait-on craindre qu'une mort subite ne vînt l'enlever à sa famille et à ses nombreux amis. L'ouverture du cadavre ne fit également que confirmer l'idée qu'avait fait naître sa forte constitution, et fournir les preuves de son intempérance. Cependant, malgré les procès-verbaux et rapports qui repoussaient tout soupçon de crime, vingt-quatre heures s'étaient à peine écoulées depuis l'inhumation de Courbon, qu'une clameur, d'abord sourde et timide, puis pleine d'assurance, articula hautement le mot d'assassinat, et désigna comme meurtriers Galland, Rispal et Tavernier. A défaut de faits positifs, de preuves _de visu_, on eut recours, suivant l'usage, aux conjectures, aux présomptions. Quoique le cadavre, d'après le procès-verbal du juge-de-paix, n'eût présenté aucune lésion, pas la moindre égratignure, quelques individus prétendirent qu'il y avait rupture des vertèbres cervicales, et qu'il existait des ecchymoses au cou et à la poitrine. Sans pouvoir en alléguer le motif, on répandit que les trois beaux-frères ci-dessus désignés avaient de la haine, de l'animosité contre Courbon. Galland était connu pour avoir une humeur querelleuse, emportée; mais il était constant aussi que Rispal était doux, honnête et de mœurs paisibles. Mais l'esprit de prévention ne tint aucun compte de toutes ces considérations, et bientôt la clameur publique éclata si violente, si exaspérée, que le juge-de-paix, qui d'abord avait rédigé son procès-verbal dans le même sens que le rapport du médecin, finit par ajouter quelque foi à la possibilité d'un assassinat. Le procureur d'Yssengeaux fut prévenu des faits d'une manière officielle. Tavernier et Rispal furent arrêtés, le 3 octobre 1817; et Galland, leur beau-frère, ayant appris leur arrestation, et sachant que la gendarmerie s'était présentée chez lui, vint se constituer lui-même prisonnier, le lendemain 4 octobre. Cette démarche pouvait, ce semble, être considérée comme une présomption d'innocence. Bientôt après, les trois beaux-frères furent élargis par ordonnance du tribunal, sur le rapport du juge d'instruction. Mais leur mise en liberté, qui eut lieu le 8 octobre, loin de calmer les rumeurs, ne fit qu'aigrir certains esprits et envenimer les soupçons. Alors le juge-de-paix redoubla d'activité et de vigilance pour parvenir à la découverte de la vérité. C'était à l'époque où l'horrible meurtre de Fualdès était le sujet de toutes les conversations dans les villes comme dans les campagnes. On crut trouver dans la mort de Courbon quelque ressemblance avec l'épouvantable catastrophe de Rodez. On cherchait à accumuler les conjectures pour en former un corps de preuves. Le bruit courut qu'une femme, nommée Anne Colombette, demeurant à Guignebaude, situé à environ une heure de chemin de Dunière, avait dit que Galland, en passant près de chez elle, lui avait annoncé la mort de Courbon, le 8 septembre 1817, au moment où l'on découvrait le cadavre derrière l'auberge. Deux tailleurs d'habits, Aulanier et Celsette dirent aussi qu'un nommé Lardon avait entendu cette conversation; et ce Lardon finit par en déposer. Mais ce qui semblait positif et entraînant était une autre conversation que le nommé Claude Peyrache prétendait avoir entendu tenir par les trois beaux-frères, le 8 octobre, jour de leur mise en liberté. Ce témoin rapportait avoir couché dans une auberge d'Yssengeaux, où il n'était séparé d'eux que par une simple cloison qui lui avait permis, disait-il, de les entendre causer confidentiellement. Voici cet entretien qui fut le fondement du procès et de la condamnation. Suivant lui, l'un d'eux disait: «Nous avons tort,» et il le répétait souvent. Galland répliquait: «Tais-toi, baveux; tu nous feras mettre en prison.» Alors, parlant plus bas, un autre avait ajouté: «Si vous m'aviez cru, nous ne serions pas dans l'embarras où nous sommes; vous ne l'auriez pas tué: j'en suis fâché.--Point de regret, dit Galland, qui est mort est mort.--Nous avons été trop vite, observait un troisième: nous avons trop enfoncé le mouchoir; ce qui a fait enfler le cou, et ce qui a éveillé les soupçons.» Il est à remarquer que ce Claude Peyrache, appelé devant le juge d'instruction le 26 août 1818, n'avait point parlé de ce fait, et que ce ne fut que le lendemain 27, qu'il alla le révéler au juge-de-paix de Montfaucon. Il fut depuis appelé, par délégation du président des assises, devant le juge d'instruction d'Yssengeaux, auquel il répéta la même déclaration qu'il avait faite au juge-de-paix. La chambre d'accusation, sur de tels élémens, mit en état de prévention Galland, Rispal et Tavernier, qui bientôt furent traduits aux assises de la Haute-Loire. Peyrache rapporta cette conversation avec de nouveaux détails devant la cour, quoique les personnes de l'auberge assurassent ne l'avoir pas vu le jour indiqué, et qu'un témoin prétendît avoir couché dans le lit que Peyrache désignait comme celui d'où il avait entendu la conversation des trois beaux-frères. Pour prouver qu'il était venu ce jour-là à Yssengeaux, il produisit une quittance portant la date du 8 octobre, signée par un avoué d'Yssengeaux et reconnue par ce dernier. Nous prions nos lecteurs de ne pas perdre de vue cette circonstance qui deviendra très-importante dans la suite de ce récit. Dans le cours des débats qui eurent lieu devant la cour d'assises, les défenseurs des accusés demandèrent l'arrestation de Peyrache et de Lardon, comme faux témoins, et qu'il fût procédé à la vérification des lieux. Mais la cour passa outre, refusant de statuer sur ces demandes. A la suite d'une discussion qui dura six jours, Galland et Rispal furent condamnés, le 9 mars 1819, aux travaux forcés à perpétuité, comme coupables de meurtre, et Tavernier à un an de prison, comme complice involontaire de l'homicide. L'arrêt fut exécuté; Galland et Rispal, flétris, furent transférés au bagne de Toulon. Cependant les femmes de ces deux condamnés n'avaient pas renoncé à la plainte en faux témoignage; et sur la décision du garde-des-sceaux (M. de Serre), le tribunal d'Yssengeaux ordonna, le 20 décembre 1819, qu'il serait fait des expériences pour constater si la conversation d'Anne Colombette avec Galland avait pu être entendue par Lardon, et si Peyrache avait également bien pu entendre celle qu'il rapportait. Ces vérifications furent faites avec beaucoup de soin et d'exactitude. De nouveaux témoins furent appelés; et le résultat fut la mise en prévention d'abord de Peyrache pour le fait qui le concernait seul, et ensuite de Lardon, avec Anne Colombette, Aulanier et Cellette, comme complices de l'autre fait de faux témoignage. Ces cinq témoins avaient été entendus aux assises du Puy-en-Velay. La chambre d'accusation ne trouva pas de preuves suffisantes contre Lardon et ses adhérens; en conséquence ils furent renvoyés. Mais il n'en fut pas de même de Peyrache. Comme les expériences établissaient qu'au lieu d'une légère cloison, ainsi que ce misérable l'avait avancé, il existait au contraire entre les deux chambres de l'auberge, une muraille de l'épaisseur de deux pieds; comme dès-lors il n'avait pu, de celle qu'il disait avoir occupée, entendre ce qui aurait été dit dans la chambre voisine; qu'en outre, il n'avait point reconnu ou avait mal désigné les lieux qu'il disait avoir parcourus pour sortir, la nuit, de sa chambre et de la cuisine de l'auberge; que d'ailleurs, et ce qui devenait le plus important pour justifier ou détruire les assertions de Peyrache, il paraissait certain qu'il n'était pas venu à Yssengeaux, le jour que les trois beaux-frères avaient couché à l'auberge, où il prétendait avoir aussi passé la nuit: la chambre de la cour royale prononça la mise en accusation de Claude Peyrache. Sur la requête du procureur général en règlement de juges, la cour de cassation attribua la connaissance de cette affaire à la cour d'assises de Riom, et le prévenu comparut devant ce tribunal le 23 mai 1821. Peyrache, qui deux ans auparavant, s'était trouvé sur le banc des témoins, attirait actuellement tous les regards sur le banc des accusés. Non loin de lui, mais sous le poids terrible d'une condamnation flétrissante, se trouvaient Galland et Rispal que l'on avait extraits du bagne pour assister à cette procédure qui les intéressait si vivement. A côté de ces deux condamnés étaient placées leurs épouses, modèles de patience et de sollicitude conjugale. Auprès de MM. Tailhand père et Bayle aîné, avocats des plaignantes devenues parties civiles, on voyait Me Montellier, avoué au Puy, qui, lors de la mise en jugement de Galland et de Rispal, défenseur intrépide autant que généreux, fut leur soutien et leur consolation dans leur infortune, et qui, par sa persévérance dévouée et désintéressée, parvint à assurer le triomphe de l'innocence. L'accusation de faux témoignage fut soutenue par M. Voysin de Gartempe, avocat-général, avec un talent très-remarquable. «S'il arrive, plus tard, dit ce magistrat, que l'innocence de ces deux infortunés soit reconnue, il sera temps alors que la voix du ministère public éclate et retentisse pour leur offrir des réparations tardives, mais nécessaires. Il faudra, comme le disait un grand magistrat (Servan), que la justice ait le courage qui convient le mieux à l'homme sujet à tant d'erreurs, celui de les reconnaître et de les réparer.» Après l'exposé du ministère public, on procéda à l'audition des témoins; ceux dont les dépositions paraissaient devoir être d'une grande importance, étaient sans doute les personnes qui se trouvaient dans l'auberge où Peyrache disait avoir couché, la nuit du 8 octobre 1817 et où il prétendait avoir entendu la conversation par lui atribuée aux trois beaux-frères. Le sieur Perrot, propriétaire de l'auberge, et Rose Vidal, domestique de la même auberge, déclarèrent ne pas avoir vu l'accusé. Plusieurs faits avancés par Peyrache furent niés formellement par les témoins. Peyrache, lors de l'instruction, avait désigné le lit dans lequel il disait avait couché; cependant le nommé Deschomet, témoin, déclara avoir occupé, dans la nuit indiquée, le lit désigné par l'accusé. Celui-ci avait rapporté devant le juge d'instruction que la chambre dans laquelle il avait couché n'était séparée de celle où étaient les trois beaux-frères que par une cloison en planches; et il fut constaté et répété à l'audience qu'un mur de deux pieds les divisait et que ce mur était crépi des deux côtés. Dans son premier récit, Peyrache avait dit que c'était de son lit qu'il avait entendu la conversation des trois beaux-frères. Plus tard, il avait rétracté cette assertion et, avait dit s'être blotti à la porte de la chambre de Galland, Rispal et Tavernier, et que de là il avait entendu les propos révélés par lui. Cependant les deux experts, chargés de faire la vérification des lieux, rapportèrent à l'audience que, du lit désigné par Peyrache, il y avait impossibilité d'entendre ce qui se disait dans la chambre voisine; que de sa porte l'on pouvait bien entendre quelques mots détachés, mais qu'il était impossible de saisir une phrase entière. Nous passons sur quelques particularités peu importantes, pour arriver à des faits décisifs. Peyrache, sommé de rapporter quelques circonstances de son séjour à Yssengeaux, le 8 octobre 1817, prétendit qu'il avait fait ce voyage pour traiter d'affaires avec M. Labatie, avoué au tribunal de cette ville; qu'il était arrivé à Yssengeaux, à l'approche de la nuit; qu'il s'était rendu chez M. Labatie, et était sorti avec cet avoué pour aller ailleurs; qu'après avoir terminé ses affaires, il s'était retiré, accompagné de M. Labatie, à l'auberge de Perrot. M. Labatie ne se rappela pas précisément plusieurs des particularités alléguées par Peyrache; mais il assura bien positivement qu'il avait vu cet accusé le jour même auquel il lui avait fourni une quittance par suite d'un compte qu'ils venaient de faire. Cette quittance, produite jusqu'alors comme une preuve irréfragable de la présence de Peyrache à Yssengeaux, le 8 octobre 1817, fut reconnue par M. Labatie pour être la même qui avait été mise sous les yeux de la Cour d'assises du Puy, au mois de mars 1819. Au même instant, Me Tailhand père, en parcourant le contexte de cette quittance, s'aperçut qu'elle était datée du 8 octobre mil-huit-cent-_dix-huit_, et non du 8 octobre mil-huit-cent-_dix-sept_. Cette circonstance, relative au millésime, et qui jusque-là avait échappé à tous les regards, fit une si vive sensation sur l'auditoire, que personne ne fut maître de l'émotion qu'elle devait nécessairement produire. Quelle preuve plus forte pouvait-on acquérir du faux témoignage de Peyrache et de l'innocence de Galland et de Rispal? Cette impression profonde fut encore entretenue par les éloquentes plaidoieries des défenseurs et du ministère public, en faveur de l'innocence calomniée et opprimée. La vérité venait d'éclairer tous les esprits; la réponse du jury n'était plus incertaine. Après quelques minutes de délibération, les jurés déclarèrent à l'unanimité Peyrache coupable de faux témoignage, avec toutes les circonstances comprises dans l'acte d'accusation. En conséquence, le prévenu, sur les conclusions du ministère public, fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. Ce procès, dont les débats durèrent quatre jours, excita dans la ville de Riom le plus vif intérêt en faveur de Galland et de Rispal. Tous les assistans auraient voulu pouvoir sur-le-champ briser leurs fers. Peyrache se pourvut en cassation contre l'arrêt qui le condamnait; mais la Cour suprême rejeta son pourvoi par arrêt du 18 juin. Cette décision donna lieu à la Cour de cassation de faire usage, pour la première fois peut-être, du pouvoir que lui attribue l'article 445 du Code d'instruction criminelle. En conséquence, et par nouvel arrêt du 9 août suivant, elle annula le premier arrêt rendu au Puy contre Rispal et Galland, et ordonna qu'il serait procédé contre ces derniers sur l'acte d'accusation subsistant, devant la Cour d'assises du département de la Loire, séant à Montbrison. Le jugement qui devait résulter de cette nouvelle procédure fut prononcé le 5 décembre 1821. Sur la déclaration du jury de jugement de la Loire, portant que Rispal et Galland n'étaient pas coupables de l'homicide qui leur était imputé, M. Reyre, conseiller à la Cour royale de Lyon, président des assises, prononça, après huit jours de débats, la mise en liberté de ces deux intéressantes victimes d'un faux témoignage. Ce magistrat leur adressa les paroles suivantes: «Vous fûtes victimes d'une erreur judiciaire dont la justice a à gémir profondément, et c'est par la justice elle-même qu'elle vient d'être réparée, autant qu'elle pouvait l'être. «La société à qui vous fûtes si cruellement arrachés, va vous recueillir avec tout l'intérêt que peut être digne d'inspirer l'innocence trop long-temps méconnue. En rentrant dans son sein, abjurez, étouffez s'il se peut, par intérêt pour votre repos, les ressentimens que d'amers souvenirs pourraient nourrir ou éveiller dans votre cœur. Ne songez qu'à bénir le ciel de ce qu'il a appelé à votre secours des défenseurs si nobles, si généreux, et de ce qu'il a éclairé la justice des hommes. Bénissez-le aussi sans cesse de ce que votre sort rigoureux s'est trouvé uni à celui de deux femmes, vrais modèles de leur sexe, qui par leur tendresse pour vous, par leur courage, leur constance tout-à-fait héroïque, vous ont aidé si puissamment à sortir purs et sans tache du tombeau où vous étiez comme ensevelis..... Dans ce jour, va commencer pour vous, en quelque sorte, une nouvelle vie, et l'horrible épreuve que vous avez subie s'est trop prolongée pour que votre ruine n'en ait pas été la suite inévitable. Mais il vous est permis d'élever vos vœux, vos espérances vers d'augustes mains, qui ne laissent presque pas passer un seul jour sans sécher quelques larmes, sans répandre quelques bienfaits sur le malheur. «Après tant de maux que vous avez soufferts, vous ne pouvez que mériter d'une manière toute spéciale, la protection du gouvernement, et ce ne sera pas en vain qu'il attirera sur vous, sur vos enfans, les regards paternels du meilleur des rois». On ne pourrait qu'exprimer faiblement la vive sympathie, l'intérêt universel que l'infortune de Galland et de Rispal avait excités. Les juges, les jurés, le public s'empressèrent de le témoigner, en envoyant leur offrande au notaire qui avait ouvert une souscription à Montbrison pour ces malheureux. La femme de Galland était morte le 14 décembre à Montbrison, après dix-sept jours de maladie. Elle n'avait pu assister aux débats que le premier jour. Le roi (Louis XVIII) voulant réparer, autant que possible, le tort que Rispal avait éprouvé par suite de cette erreur judiciaire, accorda à madame Rispal une pension de trois cents francs. Nous nous faisons un vrai plaisir de signaler ici le zèle et le désintéressement des avocats qui embrassèrent la défense des deux infortunés beaux-frères. Me Montellier, leur infatigable défenseur, mérite surtout le tribut de nos éloges et la reconnaissance de l'humanité. Il ne négligea rien pour faire éclater l'innocence de ses cliens; démarches actives, conseils éclairés, consultations de médecins et avocats célèbres, tout fut mis en usage par lui pour parvenir à son noble but, et rien ne put rebuter sa persévérance généreuse. Aussi reçut-il la récompense de sa belle conduite; la libération de Rispal et de Galland était en grande partie son œuvre: il en a partagé l'honneur, et il y a joint cette intime et douce satisfaction, qui est le prix le plus précieux de toute bonne action. TRAIT DE FÉROCITÉ D'UN FORÇAT. En octobre 1822, un forçat à vie fut condamné à la peine de mort, pour avoir porté un coup de couteau à un agent de surveillance du bagne. Ce misérable subit son jugement avec une sorte de plaisir, s'il est permis de s'exprimer ainsi; et loin de manifester aucun repentir de son crime, il exprima le regret de n'avoir pu atteindre le sous-commissaire, directeur du bagne. Il avoua cependant que son compagnon de chaîne, surnommé _Casquette_, aussi condamné à vie, avait, comme lui, conçu le dessein de se venger de prétendues vexations qu'il disait avoir essuyées de la part de son gardien. Sur cet avis, on fit passer Casquette dans une autre salle où il devint l'objet d'une surveillance plus active; malgré toutes ces précautions, le nommé Ricoux, sous-adjudant de surveillance, et père de famille, eut le malheur de tomber sous les coups de ce scélérat. Ce Ricoux assistait le soir à la distribution; au moment où il entrait, une chaîne de forçats revenait des travaux. Casquette profita de la confusion pour se couler auprès de lui, et feignant de s'incliner pour marchander un quart de vin, il sortit de sa poche, en se relevant, un couteau à deux tranchans qu'il lui plongea dans le ventre. Alors Ricoux, dont une partie des entrailles sortait avec des flots de sang, tomba à la renverse, privé de sentiment. Un chaloupier (c'est ainsi qu'on désigne ceux qui rament dans les embarcations), également condamné, pour épargner à Ricoux de nouvelles blessures, vint s'interposer entre lui et le meurtrier; mais sept à huit coups de couteau furent le prix de son dévouement. M. le sous-commissaire Rignoux étant arrivé au moment où on se saisissait de ce furieux, celui-ci n'exprima qu'un regret atroce, celui de le voir arriver deux minutes trop tard: «Mais n'importe, lui dit-il, vous ne perdrez rien pour attendre; car j'en connais vingt autres qui ont formé le même dessein que moi.» Ce monstre, condamné à mort par le tribunal maritime, témoigna constamment le regret qu'il avait exprimé, jusqu'au moment où il reçut la peine due à ses crimes. JEUNE FILLE ASSASSINÉE PAR SON CORRUPTEUR. Le crime dont nous allons rapporter les principales circonstances fut surtout inspiré par une vaniteuse ambition qui ne se trouve que trop communément dans toutes les classes de la société. Le jeune Maurice Salgue éprouvait depuis trois ans une passion violente pour Catherine Fondegoire, qui demeurait dans la même paroisse que lui; en vain il avait cherché souvent à assouvir sa passion, et fait plusieurs fois des tentatives que la résistance de la jeune fille avait rendues inutiles. Mais enfin, et pour son malheur, elle céda aux poursuites de Maurice Salgue, et devint enceinte. Jean-Baptiste Salgue père était riche, et n'aurait jamais consenti au mariage de son fils avec Catherine, qui était pauvre; sa famille même se sentait humiliée d'une pareille liaison. Maurice avait promis de lui donner des secours pour ses couches. Catherine avait fait confidence de sa grossesse et des dispositions de Maurice au curé de sa paroisse, chez qui les deux amans devaient se rendre conjointement pour prendre des arrangemens. Au jour indiqué, Catherine fut aperçue, le soir, près de la maison des Salgue; depuis cette époque, elle disparut. On soupçonna qu'elle avait été la victime d'un horrible attentat. Des perquisitions furent faites dans la maison des Salgue et dans leur jardin. On trouva dans la maison un couteau en forme de stylet, encore tout ensanglanté, et dans le jardin, qu'on fit bêcher en totalité, on découvrit le cadavre de la malheureuse Catherine. L'examen que l'on fit de ce cadavre fit reconnaître que des coups de couteau lui avaient été portés à la gorge; que, pour étouffer les cris de la victime, on lui avait mis un bâillon de paille, enfoncé si fortement dans la bouche, sans doute avec un bâton, qu'on eut peine à le retirer; qu'on l'avait de plus étranglée à plusieurs reprises, d'abord avec les mains, puis avec un mouchoir noué et serré avec force. Un grand nombre de témoins furent entendus dans cette affaire, dont les débats durèrent quatre jours. Le père Salgue mourut dans sa prison, trois jours avant le jugement; ses deux fils, Pierre et Antoine furent acquittés. Quant à Maurice, une foule de circonstances donnaient la conviction la plus intime de sa culpabilité. Il fut condamné à la peine de mort, par la cour d'assises de Riom, le 4 janvier 1822. LE CURÉ MINGRAT. Lors de la publication de nos deux premiers volumes, un journal, se fondant sur ce que plusieurs articles ont traité de crimes commis par des princes, des seigneurs ou des prêtres, montra la plus grande répugnance à insérer l'annonce relative à cet ouvrage, et ne le fit qu'avec une insigne mauvaise volonté. Nous respectons les scrupules des rédacteurs de cette feuille; mais qu'il nous soit permis de ne pas les partager. Nous sommes loin d'aimer le scandale. A nos yeux, le scandale n'est, le plus souvent, qu'une œuvre de méchanceté qui se recommande aux applaudissemens des passions ou de la sottise. Tout-à-fait en dehors de la politique des partis, ne caressant aucune opinion aux dépens d'une opinion contraire, n'ayant qu'un poids et qu'une mesure, nous n'avons qu'une seule ambition, celle de faire tourner notre travail au profit de la raison et de la morale. Nous ne concevons pas qu'il puisse y avoir scandale à parler d'un crime, quand le coupable se trouve placé haut dans la hiérarchie sociale, ou bien quand il fait partie de quelque corps puissant. Le crime ne doit-il pas être réprimé et puni partout où il se trouve? Et si quelque classe pouvait réclamer le privilége de l'indulgence, ne serait-ce pas plutôt celle qui se trouve privée des lumières de l'éducation? Vainement l'esprit de parti, si exclusif dans ses jugemens, vainement l'esprit de corporation, qui ne se montre pas moins injuste dans son égoïsme, jettent les hauts cris quand la justice met sa main de fer sur quelqu'un de leurs affiliés dont le crime est flagrant. Cet homme est un prêtre, un ministre de la religion. Faudra-t-il donc pour cela qu'il puisse être assassin impunément? Ou plutôt le vrai scandale ne viendra-t-il pas de la part de ceux qui, par un esprit de corps mal entendu, chercheront à soustraire le criminel à la vindicte des lois? Comment expliquer cette susceptibilité maladroite, manifestée par le clergé dans plusieurs circonstances déplorables? Les fautes, les crimes même de quelques-uns de ses membres, peuvent-ils altérer en rien la réputation de vertu et de sainteté dont jouit à juste titre l'auguste ministère du sacerdoce? N'est-ce pas au contraire assumer sur soi la honteuse solidarité d'actes répréhensibles ou criminels, que protéger ceux qui s'en sont rendus coupables? Une armée ne se croit pas déshonorée par la désertion de quelques lâches; elle les voue au mépris et les repousse à jamais de son sein. La justice déplore toute espèce de prévarication commise par l'un de ses agens; mais loin de chercher à étouffer son crime, elle lui inflige une punition exemplaire et le bannit à toujours de son sanctuaire. Il serait bien temps, ce semble, que le bon sens public fît enfin justice de ce préjugé barbare qui fait encore peser sur toute une famille, sur tout un corps, la faute d'un seul individu. Les fautes sont personnelles, et il ne doit rien en rejaillir sur ceux qui en sont innocens. Pour que cette importante vérité pût s'infiltrer dans les masses, il faudrait nécessairement, il serait à désirer qu'elle descendît de plus haut, et surtout qu'elle fût professée publiquement par les prêtres, eux que leurs fonctions rapprochent à toute heure des classes pauvres et ignorantes. Ce serait un moyen d'inspirer de la confiance à tous, de raffermir la foi dans les cœurs chancelans, et de l'entretenir dans les âmes pieuses et candides des vrais croyans. Quel tort pouvait éprouver la religion de l'attentat commis par Mingrat? Que pouvait-on, à cette occasion, reprocher au clergé, sinon sa trop grande facilité à admettre, presque sans examen, parmi les lévites du Seigneur, une foule de jeunes gens sans vocation, et qui n'embrassent cet état que _pour faire leur chemin_? Certes, les crimes isolés des Mingrat et des Contrafatto ne peuvent porter atteinte à cette glorieuse religion qui a produit un Las-Casas, un Vincent de Paul, un François de Sales, un Belzunce, un Cheverrus, et tant d'autres hommes de sagesse et de vertu; à cette religion bienfaisante dont tous les pas sont marqués par une rosée inépuisable de dons et de bénédictions; à cette religion prévoyante, qui fait qu'il se trouve «un homme dans chaque paroisse qui n'a point de famille, mais qui est de la famille de tout le monde, qu'on appelle comme témoin, comme conseil ou comme agent, dans tous les actes solennels de la vie civile; sans lequel on ne peut naître ni mourir, qui prend l'homme au sein de sa mère, et ne le quitte qu'à la tombe; qui bénit ou consacre le berceau, la couche conjugale, le lit de mort et le cercueil; un homme que les petits enfans s'accoutument à aimer, à vénérer et à craindre; que les inconnus mêmes appellent mon père; aux pieds duquel les chrétiens vont répandre leurs aveux les plus intimes, leurs larmes les plus secrètes; un homme qui est le consolateur, par état, de toutes les misères de l'âme et du corps, l'intermédiaire obligé de la richesse et de l'indigence, qui voit le pauvre et le riche frapper tour-à-tour à sa porte: le riche, pour y verser l'aumône secrète, le pauvre pour la recevoir sans rougir; qui, n'étant d'aucun rang social, tient également à toutes les classes; aux classes inférieures, par la vie pauvre, et souvent par l'humilité de la naissance; aux classes élevées, par l'éducation, la science et l'élévation de sentimens qu'une religion philanthropique inspire et commande; un homme enfin qui sait tout, qui a le droit de tout dire, et dont la parole tombe de haut sur les intelligences et sur les cœurs, avec l'autorité d'une mission divine et l'empire d'une foi toute faite.» Cette belle et touchante définition du bon curé, dans laquelle M. de Lamartine n'a fait que peindre d'après nature un grand nombre de pasteurs de nos villes et de nos campagnes, contrastera sans doute horriblement avec les faits que nous allons rapporter. Mais du moins cette citation, ainsi que les réflexions qui la précèdent feront voir que nous ne confondons nullement la religion et ses ministres fidèles avec quelques misérables, qui, sous le masque d'une pieuse hypocrisie, se rendent coupables des plus noirs forfaits. Antoine Mingrat était né à Grand-Lamps, petit village du Dauphiné, à quelques lieues de Saint-Quentin. Sa mère, dont le caractère était un mélange d'ambition et de fanatisme religieux, lui inspira de bonne heure le goût des choses matérielles du culte. Comme Mingrat aimait à primer sur tous ceux qui l'entouraient, et qu'il avait entendu sa mère parler avec déférence des gens d'église, il résolut de se vouer à l'état ecclésiastique; et son imagination, d'ailleurs active, ne s'occupa plus que du soin de s'en assurer les moyens. Voici ce qu'on raconte à ce sujet. Un jour que son enthousiasme était porté au comble, il fit part de son projet à de jeunes filles, chez la mère desquelles madame Mingrat prenait des leçons d'accouchement, à Grenoble. Celles-ci s'offrirent de le tonsurer; il courba son front, et bientôt ses cheveux tombèrent sous les ciseaux. L'opération terminée, il vole chez sa mère; elle était absente. Il emploie cet instant à se composer un maintien doctoral, prend un livre et s'étudie à déclamer comme les prédicateurs qu'il entendait chaque jour. Il était dans cette attitude grotesque, lorsque sa mère rentra; il courut au-devant d'elle, et d'un air triomphant, lui montra sa tonsure. Madame Mingrat, étonnée, demanda la cause de ce qu'elle attribuait à un accident. «Ah! ma mère, répondit Antoine avec émotion, on m'a fait prêtre! Telle est la volonté du ciel.» A ces mots, sa mère, enflammée d'un saint courroux, vola chez les joyeuses tonsurières, qui s'étaient fait un jeu du désir du jeune Mingrat, les accabla d'invectives, cria au sacrilége, et sortit en disant que son fils n'était pas digne de recevoir les ordres. Revenue chez elle, vainement voulut-elle faire entendre à son fils que l'on n'avait fait qu'abuser de sa crédulité; Antoine s'obstina et lui jura que sa résolution était prise irrévocablement, que le ciel l'appelait à la prêtrise, et qu'il suivrait sa vocation en dépit de tous. Néanmoins, Mingrat fut mis en apprentissage chez un peigneur de chanvre, d'où il fut bientôt honteusement chassé pour son indocilité et sa paresse. Une de ses tantes qui l'aimait tendrement, le fit venir auprès d'elle. On intéressa en sa faveur une dame influente et riche. La protectrice voulut voir Antoine; il lui fut présenté. Elle l'interrogea sur ses goûts, son éducation, ses habitudes: on parla de religion. Mingrat venait d'atteindre sa seizième année: il brûlait d'entrer dans l'état ecclésiastique; il répondit à toutes les questions avec assez de justesse; et telle était sa prévoyante adulation, qu'il ne parla devant cette dame que de Dieu, de son divin Rédempteur; et pour mieux encore édifier ses auditeurs, il accompagnait chacune de ses paroles d'un signe de croix. Dupe de ses pieuses grimaces, cette dame le fit entrer au séminaire de Grenoble, croyant ce jeune homme appelé à donner un nouveau lustre à la carrière qu'il voulait embrasser. Toutefois, malgré sa prétendue vocation, Mingrat, une fois installé, ne se distingua ni par son application ni par sa conduite; mais il possédait un art qui lui tenait lieu de tout le reste, celui de s'emparer par de basses adulations de la confiance de ses supérieurs. Il était même devenu l'agent secret des délations auxquelles ont recours presque indistinctement tous ceux qui ont à gouverner ou à diriger un grand nombre d'individus. Par ce moyen honteux, il obtenait des priviléges exclusifs, dont il profitait pour se soustraire aux rigueurs de la vie claustrale, et passer dans des lieux de débauche des momens qu'il eût pu donner à d'honnêtes amusemens. Enfin Mingrat fut ordonné prêtre; c'était le but de son ambition. _Oserait-on_, disait-il souvent, _attaquer la réputation d'un prêtre_? Le caractère sacré dont il venait d'être revêtu semblait être à ses yeux une autorisation de tout faire avec impunité. Nommé à la cure de Saint-Aupe, il ne tarda pas à commencer sa vie scandaleuse, et ne contraignit plus ses inclinations ni son caractère. Son presbytère devint un lieu de scandale; et quoiqu'il ne négligeât rien pour cacher sa conduite, on connut bientôt ses intrigues clandestines. La désunion de plusieurs ménages, le déshonneur de plusieurs filles, attestèrent son séjour dans cette paroisse. Plus d'une fois, abusant de la force extraordinaire dont la nature l'avait doué, il l'employait contre les femmes qu'il ne pouvait gagner par ses discours; plus d'une fois aussi, il dut à sa brutalité ce qui n'était réservé qu'à l'amour. Les habitans de Saint-Aupe lui témoignèrent souvent leur indignation, et le menacèrent d'avoir recours aux autorités pour l'éloigner d'une paroisse dont il était le fléau, au lieu d'en être le père. Mais Mingrat se riait de leurs impuissantes menaces. Cependant, et malgré son inconcevable audace, l'indigne curé commençait à s'apercevoir que ses désordres étaient connus de ses supérieurs. Une nouvelle liaison avec la fille d'un de ses paroissiens ameutant contre lui tous les habitans, ceux-ci allèrent en foule se plaindre aux autorités, et peu après, Mingrat reçut l'ordre d'abandonner son presbytère. Le curé de Mirebel lui écrivit à cette occasion une lettre de reproches dans laquelle il lui disait textuellement: «Mettez une montagne entre vous et les hommes.» Mingrat ne pouvait suivre un semblable conseil. Chassé de Saint-Aupe, il fut envoyé à Saint-Quentin, pour le malheur de cette commune. A son arrivée dans sa nouvelle paroisse, Mingrat, pour détruire l'impression des bruits qui l'y avaient précédé, et pour faire croire qu'il avait été victime de la calomnie, afficha une grande austérité de principes. Son caractère dominateur se faisait surtout remarquer dans ses sermons. Il exerçait le despotisme le plus révoltant, au nom d'un Dieu de paix et de miséricorde. Dès son apparition à Saint-Quentin, les danses, les jeux, les plus innocens plaisirs furent défendus. Le jour de la fête patronale, la jeunesse s'étant réunie, animée par la gaîté, crut pouvoir se permettre d'enfreindre un moment les ordres du curé; on dansa. Mingrat les épiait. Il monta dans le haut du clocher, et regardant par un trou, il fut le spectateur des plaisirs qu'il avait anathématisés dans ses sermons. Les jeunes gens s'apercevant des menées du pasteur, ne firent qu'en rire. Mingrat se promit bien de prendre sa revanche. Le dimanche suivant, réunissant tous les foudres de son éloquence, il laissa tomber de la chaire sainte ces mots foudroyans: «Vous avez foulé aux pieds les cendres de vos ancêtres, qui sont là-bas au diable!...» La place où l'on avait dansé avait été un cimetière; c'est ce qui expliquait l'étrange mouvement oratoire du pasteur irrité; et l'on peut juger de l'effet que dut produire un sermon de ce genre. A cette époque, Mingrat avait à peine atteint sa vingt-huitième année. Par ce rigorisme extérieur, par cette autorité despotique, il semblait préluder en silence et dans l'ombre au forfait qui bientôt devait frapper d'épouvante et de douleur les paisibles habitans de Saint-Quentin. Du reste, son hypocrisie ne pouvait en imposer qu'à des âmes crédules et timorées, car son extérieur était un indice assez fidèle de ce qui se passait au-dedans de lui. Des cheveux noirs et plats, un front très-étroit, des sourcils très-épais ombrageant un œil brun, sombre et faux; un regard farouche, des lèvres épaisses, n'exprimant que la colère ou le dédain; une taille élevée, massive, et presque gigantesque: tel était au physique l'homme que l'on avait envoyé à Saint-Quentin comme l'apôtre et le vicaire d'un Dieu de miséricorde, de consolation, de mansuétude et de paix, d'un Dieu qui sur la croix bénissait ses bourreaux, d'un Dieu que l'on représente sous la forme symbolique du plus doux, du plus inoffensif des animaux. Mais, malgré l'imposture la plus habilement calculée, un cœur corrompu par les passions les plus honteuses et par les goûts les plus dépravés, ne peut, quelque gêne qu'il veuille s'imposer, tenir long-temps cachée la plaie honteuse qui le ronge. Il ne faut qu'une occasion pour lui arracher son masque frauduleux, et mettre à nu toute sa laideur. Cette circonstance se présenta bientôt pour Mingrat. Maintenant que nous avons tracé le portrait de l'assassin, nous allons essayer de faire connaître sa victime. A un quart de lieue de Saint-Quentin, au hameau du Gît, paroisse desservie par Mingrat, vivait en paix un couple heureux, Étienne Charnalet et Marie Gérin. Retiré du service en 1817, Étienne avait rapporté dans ses foyers des marques distinctives de sa bravoure et une médiocre aisance. Il avait épousé Marie, en qui la beauté ne semblait qu'être le complément des plus rares qualités. Les deux époux vivaient dans la plus parfaite union depuis six ans, lorsque la mère de Marie mourut. Religieuse par besoin, pieuse par sentiment, Marie redoubla encore de ferveur, par suite de cet événement. Cette piété la portait, en toute occasion, à concourir avec zèle à tous les soins qu'exigeaient l'entretien et l'arrangement de l'église. Ce louable empressement, qui lui conciliait tous les éloges, la fit surtout remarquer par le nouveau pasteur. Celui-ci conçut pour elle une passion coupable, et ne songea plus qu'aux moyens de la faire partager, ou du moins de la satisfaire, à quelque prix que ce fût. Plusieurs fois il se rendit chez Marie pour l'entretenir de l'amour criminel qu'elle lui avait inspiré; mais celle-ci lui faisait accepter les épargnes qu'elle destinait aux pauvres, et Mingrat, réduit au silence, trouvait dans la vertu de celle qu'il convoitait un obstacle à ses desseins libidineux. Déjà trois mois s'étaient écoulés depuis qu'il desservait la cure de Saint-Quentin, et il n'était point encore parvenu à faire comprendre à Marie le véritable but de ses fréquentes visites, lorsqu'il apprit par elle, le 7 mai 1822, que l'on devait célébrer le 9, à Veurey, village situé à deux lieues de Saint-Quentin, une première communion. Aussitôt son imagination s'enflamme; il entrevoit la possibilité de réaliser ses coupables projets. Le lendemain, il se rend chez un sieur Bourdes, l'un des voisins de Marie, afin de donner le change sur ses intentions; il dit à cet homme, qu'ayant appris que madame Charnalet se rendait le lendemain à Veurey, il vient la charger d'une lettre pour le curé de cette paroisse. Le fils de Bourdes s'offre d'accompagner Mingrat jusque chez Marie; et celui-ci, n'osant pas refuser, ils sortent ensemble. Marie était seule; elle les reçut avec sa franchise accoutumée. Mingrat, que la présence du jeune Bourdes contrariait, attendit, pour parler du véritable objet de sa visite, que l'importun témoin eût pris congé. Bourdes partit en effet quelques instans après, et le curé s'applaudissait déjà du tête-à-tête qu'il avait su se ménager, quand une nouvelle visite vint le troubler; néanmoins il demeura intrépidement jusqu'à ce que ce dernier venu se fût aussi retiré. Resté seul, pour la seconde fois, avec celle dont il méditait le déshonneur ou la perte, il aurait bien voulu hasarder un aveu non équivoque, mais le lieu ne lui parut pas favorable à l'exécution de ses vues criminelles; aussi n'entretient-il Marie que du voyage de Veurey et de la lettre dont il voulait la charger. Mais pour attirer plus sûrement sa faible proie dans le piége que lui avait tendu sa scélératesse, il dit qu'il n'avait pas cette lettre sur lui, et qu'il ne pourrait la lui remettre que dans la soirée, lorsqu'elle viendrait se confesser à Saint-Quentin. La chose étant ainsi arrangée, Mingrat était au comble de ses vœux. Cependant, avant de se retirer, il aurait désiré informer Marie de son amour. Il lui fit lecture d'un livre qui traitait de l'amour du créateur; l'infâme n'y voyait que celui de la créature. Il espérait faire naître dans le cœur de Marie la pensée adultère qui préoccupait vivement son imagination en délire. Mais la candide Marie, édifiée et non séduite, ne voyait dans les expressions du curé qu'une ferveur évangélique qu'elle interprétait dans le sens de ses sentimens religieux. Il en était de même des gestes significatifs dont le curé accompagnait sa lecture. Après cette lecture, Mingrat recommande à sa pénitente de ne pas manquer de venir le trouver le soir même. Celle-ci n'eut garde d'y manquer; mais avant de se rendre à l'église, elle prévint ses voisines qu'elle allait à confesse. L'infortunée était loin de soupçonner qu'elle allait à la mort. Marie arriva, à cinq heures, à la porte de l'église; lorsqu'elle y fut entrée, elle n'aperçut qu'une seule personne, une dame de Saint-Michel, ancienne religieuse qui terminait sa prière. Marie, en attendant le prêtre, alla se prosterner aux pieds de la statue de la Vierge. Madame de Saint-Michel allait quitter l'église, lorsqu'elle vit à la porte du clocher voisin de l'autel, un grand fantôme noir, ne présentant ni bras ni jambes, et paraissant surmonté d'un chapeau de forme triangulaire; le fantôme approche ou plutôt il s'élance vers Marie, mais s'arrêtant tout-à-coup, il recula et disparut par la porte du clocher. Madame de Saint-Michel, tremblante, se hâte de quitter son banc, mais en passant devant Marie, elle s'arrête un instant afin de pouvoir l'avertir par un signe de fuir ce lieu redoutable. Marie, occupée de sa prière, ne tint aucun compte de ce salutaire avertissement. Le fantôme n'était autre que Mingrat, qui, caché dans un large manteau, était venu épier Marie, et s'était retiré précipitamment aussitôt qu'il avait aperçu madame de Saint-Michel. Sûr alors d'être seul, Mingrat dépouille son lugubre accoutrement et s'approche de Marie. Il lui dit qu'il ne la trouve pas mise assez décemment pour être confessée dans l'église; il l'invite à l'accompagner au presbytère, où il l'entendra, dit-il, plus paisiblement, et pourra lui remettre la lettre en question. Marie, soumise et confiante, ne fait aucune difficulté d'accompagner le prêtre. Arrivée avec lui dans un arrière-cabinet dont la porte est aussitôt fermée avec soin, la malheureuse commence à connaître l'homme qu'elle considérait comme un respectable protecteur. Mingrat ne perd pas le temps, il saisit d'un bras vigoureux la tremblante Marie; il la bâillonne pour s'assurer de son silence; il l'entraîne sur un lit qui devait être le lit de mort de sa victime. Il n'y eut aucun témoin de cette scène horrible; mais, comme tout fut éclairé par les débats, et que des faits racontés par la servante de Mingrat, et des inductions tirées de l'état du cadavre, il résulta des preuves irrésistibles, nous allons essayer de retracer les principales particularités de cette lutte abominable. Le monstre, fatigué par ses vains efforts, effrayé des cris prolongés et sourds de la victime, ne voit plus que l'impérieuse nécessité d'accélérer son dernier moment. D'un bras vigoureux, il lui serre la gorge, et son genou, appuyé sur sa poitrine, il appelle et attend son dernier soupir qu'il surprend inhumainement sur les lèvres de la mourante Marie, dont la vertu et le courage semblent survivre à ses forces éteintes. La servante du curé, attirée par le bruit extraordinaire qu'elle vient d'entendre, était montée jusqu'à la porte, et avait, par ses cris, contraint Mingrat d'abandonner sa victime. «Ah! monsieur! dit-elle en apercevant son maître l'œil hagard et en désordre, que vous m'avez fait peur! J'ai cru que vous alliez mourir. «Taisez-vous, taisez-vous! répond le curé en délire, vous êtes une imbécille.» Puis il retourne vers le lit où Marie expire, mêler les frissons de son atroce passion au râle effrayant de la mort.... A sept heures et demie le crime était consommé, l'infortunée avait cessé de vivre. Cependant le besoin de veiller à sa sûreté, rappelle bientôt Mingrat à lui-même; il se résout à éloigner sa domestique indiscrète, et à cet effet, il lui ordonne de porter un journal à un sieur Heuraud, qui demeurait environ à quinze minutes du bourg. Cette fille, n'osant insister, prit le journal, feignit d'obéir, et comme tout ce qu'elle venait de voir lui semblait extraordinaire, elle se borna à rôder autour du presbytère. Suivant les dépositions de cette fille, le curé ne l'eut pas plus tôt éloignée, qu'il courut au fatal cabinet; celle-ci, étonnée de l'y voir paraître, grimpa sur un portail qui le dominait, et fut surprise par son maître; de sorte que son indiscrétion faillit lui être funeste. Mingrat lui commanda de nouveau, d'un ton menaçant, de faire sa commission; et profitant de la courte absence de la servante, pour préparer les moyens de faire disparaître le cadavre, il se munit d'un couteau, de plusieurs ficelles et dépouilla entièrement Marie de ses vêtemens. Il cache ensuite soigneusement les hardes de cette infortunée, à l'exception de son mouchoir de cou; il attache les deux pieds ensemble avec la plus longue des cordes; les deux bras sont également attachés, croisant sur la poitrine. Sur ces entrefaites, revient la servante; le curé est encore forcé d'interrompre son affreux travail. Il interroge cette fille sur ce qu'elle a vu. Celle-ci déclare tout ignorer; il lui recommande le silence sur tout ce qu'elle avait pu entendre. Contre son ordinaire, le curé n'avait pas encore soupé. La domestique, n'osant toucher à la table, prend un livre de prières. Des cris redoublés se font entendre à la porte du presbytère; Mingrat se présente, en s'écriant brusquement: Qui est là?..... C'était Charnalet, l'époux de Marie, qui, accompagné de plusieurs parens, venait demander au curé s'il n'avait pas vu sa femme. Mingrat répond que non. Charnalet insiste; on lui avait affirmé que Marie était entrée dans l'église à six heures du soir; le curé embarrassé répond en balbutiant: «En effet, je l'ai vue dans l'église, où elle priait dévotement. Elle m'a demandé à être confessée; ce que j'ai refusé, à cause qu'elle n'était pas mise avec assez de décence, et depuis ce moment je ne l'ai pas revue.» Puis il quitta brusquement Charnalet, dans la crainte qu'une plus longue conversation ne le trahît, ou que le malheureux époux ne fût tenté d'entrer au presbytère. Charnalet retourne chez lui, espérant encore y retrouver sa femme. Vaine espérance! elle n'avait pas encore reparu. Il revient à l'église, en parcourt tous les détours, appelle Marie.... Les échos seuls répondent à ces touchans appels. Cependant Mingrat, après avoir congédié Charnalet, se débarrassa de sa servante qui ne couchait pas au presbytère, et immédiatement après son départ, il courut auprès du cadavre de Marie et le soulevant avec force, il le descendit par une fenêtre, au moyen de cordes, au pied du mur de la maison. Puis, cachant la lumière, il vint aussitôt dans la basse-cour, s'empara de la corde, et se mit en devoir de traîner le corps inanimé de la malheureuse Marie sur les ronces et sur les cailloux, jusque vers l'Isère, à un quart de lieue de Saint-Quentin. Le temps était orageux; la nuit, sombre, semblait protéger le scélérat de son obscurité. Il arrive sur le lieu que l'on appelait la Roche, où deux marches pratiquées dans le roc présentent un obstacle à surmonter; il s'élance au-delà des escaliers, tirant après lui le corps meurtri, qui, en rebondissant, laisse sur les marches rocailleuses des lambeaux de chair et des cheveux, vestiges délateurs qui devaient bientôt servir à convaincre Mingrat de son crime. De la Roche aux bords de l'Isère, il y avait un assez long espace à parcourir. Mingrat, épuisé par les efforts qu'il avait déjà été obligé de faire, cherche un moyen d'alléger sa charge; il tire un couteau de sa poche; il porte un premier coup obliquement depuis l'épaule droite jusqu'au-dessous du côté gauche, et partage tout le sein droit; mais les membres du cadavre offrant de la résistance à ses barbares efforts, il attache le corps sanglant par une jambe à l'arbre le plus prochain, se saisit de l'autre jambe, et par de nombreuses et violentes secousses, s'efforce inutilement de séparer les jambes du tronc. Dans sa rage, il imagine un autre moyen; il court au presbytère, y prend un couteau à hacher, à l'usage de la cuisine, qui, d'après la déclaration de la servante, était tout couvert de rouille, et revient à la Roche achever son ouvrage de cannibale. Cette fois, il réussit au gré de ses désirs; les jambes sont séparées du tronc; il les lance dans un ruisseau voisin qui se jetait dans l'Isère. Il revient de nouveau sur le théâtre de son affreux charnier, se charge du tronc et le précipite bientôt dans le fleuve, en laissant, par un calcul horrible, sur la rive, le mouchoir de cou de Marie, afin de faire naître le soupçon que cette malheureuse s'était noyée. Après cette effroyable boucherie, Mingrat, retourné dans son repaire, songe à faire disparaître tous les indices qui pourraient déposer contre lui; il dépouille sa soutane, et la joignant aux vêtemens de Marie, il y met le feu et en jette les cendres dans une fosse d'aisances qu'il recouvre de terre fraîche; puis, il nettoie soigneusement le couteau à hacher, se rhabille proprement et attend le jour, en s'efforçant de rendre à son visage le calme de l'innocence. Mais, malgré toutes ses minutieuses précautions, son crime allait bientôt être découvert. Quelques instans avant le jour, Joseph Michon, laboureur à Saint-Quentin, passant sous la Roche, à l'endroit même où Mingrat avait dépecé le cadavre, aperçut une place à terre de la largeur de deux pieds, couverte de sang fraîchement répandu, et près de là, une corde ensanglantée. Effrayé, il approche, regarde autour de lui, et trouve, à quelques pas plus loin, au pied d'un noyer, une place semblable à la première; il regarde avec plus d'attention, et rencontre bientôt un couteau à manche, souillé de sang, enfoncé dans la terre. Un mouvement d'horreur lui fait d'abord jeter ce couteau dans un buisson; mais réfléchissant que cet indice pouvait mettre sur la trace des auteurs d'un crime, il le ramasse, le lave avec soin, et retourne chez lui pour le renfermer. Le féroce Mingrat, vivement préoccupé de toutes les précautions à prendre pour cacher ses horreurs, se rappelle qu'il s'est d'abord servi d'un couteau; il le cherche avec anxiété, et s'aperçoit qu'il l'a oublié sur le théâtre de son forfait. Saisi d'effroi, il court en toute hâte à la Roche où il l'avait laissé. Mais, inutiles recherches! l'instrument accusateur avait disparu. Deux bouchers du pays, qui passaient en ce moment près de la Roche, furent étonnés de rencontrer le curé, à cette heure, en un semblable endroit; ils remarquèrent son air inquiet et son agitation; et leur étonnement fut à son comble quand, après son départ, ils virent des flots de sang répandu dans les lieux qu'il venait de quitter. De retour chez lui, Mingrat appelle sa servante et d'une voix menaçante, il l'interpelle ainsi: «Qu'avez-vous vu?.... répondez!» La malheureuse ne sait que répondre. «Je n'ai rien vu, dit-elle en tremblant; j'ai entendu des gémissemens; j'ai cru que vous alliez mourir.» Quelques instans après, en faisant le ménage, elle trouve le chapelet de la malheureuse Charnalet à moitié brûlé, et un pressentiment sinistre, dont elle ne peut se rendre compte, la pousse à le déposer dans un trou du mur sous le hangar. Chaque pas qu'elle fait dans le presbytère lui fait faire une nouvelle découverte. Là, ce sont des cendres et quelques morceaux de linges à demi brûlés; ailleurs, de la paille encore ensanglantée; plus loin, un lambeau de chair; enfin le couteau à hacher qu'elle savait être rouillé, est brillant; elle ne peut douter qu'il n'ait été tout récemment nettoyé. Malgré la faiblesse de son esprit, elle conçoit d'horribles soupçons. Elle prend la résolution de quitter le service d'un maître dont la conduite lui semble si étrangement mystérieuse. Pendant ce temps, le malheureux Charnalet, en proie aux plus vives alarmes, avait cherché sa pauvre Marie partout où il avait eu quelque espoir de la trouver. Il revint à la ferme du Gît, le désespoir dans le cœur. Déjà le bruit de la mort de sa femme s'était répandu; son mouchoir, trouvé sur les bords de l'Isère, avait fait croire au stratagème de Mingrat. Cet événement donnait lieu à mille conjectures. Une cousine de Marie, accompagnée de quelques voisines, alla trouver Mingrat qui se promenait gravement, son bréviaire à la main. «Ah! monsieur le curé, lui dit la crédule cousine, si vous l'aviez confessée comme elle le désirait, peut-être l'eussiez-vous détournée de son fatal projet!--Je la vis en effet dans l'église, répondit l'hypocrite; elle priait dévotement. Elle vint à moi, me témoignant le désir d'être confessée; mais la voyant mise peu décemment, lui trouvant d'ailleurs l'œil hagard, je la renvoyai à un autre jour. Je suis bien aise, au contraire, d'avoir refusé de l'entendre; car si je l'eusse confessée, et qu'elle eût péri tout de même, l'on m'aurait donné tort et l'on m'aurait dit que j'étais cause de sa mort, ayant exalté son imagination..... Pourtant voyons! descendons vers la Roche.» Ils se rendirent en effet dans cet endroit; une foule de personnes en exploraient les alentours. Mingrat ne craignit pas de paraître au milieu de cette multitude rassemblée. Son front calme, quoique sévère, ne laissait rien paraître des sentimens qui devaient l'agiter. Après cette démarche audacieuse, Mingrat revint au presbytère, où sa servante l'attendait pour lui demander à quitter son service... «Montez! Votre ouvrage n'est point ici, s'écria le curé en l'apercevant.--Oh! monsieur, répliqua-t-elle avec effroi; je n'y saurais tenir: laissez-moi m'en aller!» Ces mots firent comprendre à Mingrat que cette fille avait deviné ou découvert son crime. Il la saisit d'un bras vigoureux, l'entraîne au pied du sanctuaire, et d'une main, retirant du tabernacle le Saint-Sacrement, et de l'autre lui tenant avec force le bras tendu vers l'autel, il la contraignit de jurer qu'elle garderait le plus profond silence sur tout ce qu'elle avait vu. La tremblante domestique obéit et répéta le serment que Mingrat dicta lui-même. Ce serment, prononcé dans de telles circonstances, fit une si forte impression sur l'esprit faible de cette pauvre fille, qu'elle ne consentit à révéler à la justice les affreux mystères de la nuit du 9 mai, qu'après y avoir été autorisée par son confesseur, qui lui dit qu'elle était obligée de raconter tout ce qu'elle savait. Cependant un événement aussi extraordinaire ne devait pas rester long-temps sans appeler l'attention de l'autorité locale. Elle prit les informations les plus minutieuses sur tout ce qui pouvait avoir rapport à la disparition subite de l'épouse de Charnalet. M. Bossan, l'adjoint du maire de Saint-Quentin, déploya surtout beaucoup de zèle dans la poursuite de cette déplorable affaire. Ce fut par ses soins que l'on acquit la conviction que le couteau trouvé par le cultivateur Michon, appartenait à Mingrat. Quelques jours s'étaient passés sans que l'on eût acquis de nouveaux éclaircissemens sur la catastrophe du 9 mai; on remarquait seulement que Mingrat évitait autant que possible de se montrer en public; lorsque, le 16 mai, jour de l'Ascension, à sept heures du matin, de jeunes bergers, s'amusant à pêcher dans un fossé qui communique à l'Isère, amenèrent au bout de leur ligne une cuisse humaine. Saisis d'épouvante, ils rejettent dans le ruisseau cet affreux objet, et s'enfuient vers le bourg, en répétant partout la cause de leur effroi. L'adjoint, prévenu de cette circonstance, se transporte sur les lieux indiqués par les jeunes pâtres; on retrouve la cuisse sanglante. Il résulte de l'examen des médecins, que le membre mutilé est une cuisse de femme, et tout semble s'éclaircir. Déjà l'on murmurait tout bas le nom de Mingrat. On alla déposer dans le cimetière la cuisse retrouvée; mais à peine les autorités, qui avaient accompagné ce douloureux convoi, se furent retirées, que le fourbe et audacieux curé, sans doute pour faire taire les rumeurs sourdes dont il était l'objet, courut au cimetière et ordonna que cette cuisse fût jetée dans un coin, loin des âmes justes qui reposaient dans ces lieux. «Marie, disait-il, ne méritait aucune sépulture puisqu'elle s'était noyée et avait perdu son salut. Je l'ai vue, ajoutait-il, possédée par le diable, oui, par Satan qui la tenait dans ses bras pour l'entraîner dans l'abîme!» Quand il sut que les soupçons à son égard prenaient de plus en plus de la consistance, il fit dire à M. Bossan: «Qu'il était prêt à donner ses réponses, si on voulait l'interroger.» Mais cette proposition, qui n'avait pour objet que d'en imposer à des gens peu éclairés, ne fut qu'un indice de plus de sa culpabilité. Jusque-là l'autorité avait été forcée à de grands ménagemens à cause du caractère sacré dont Mingrat était revêtu; mais les élémens sur lesquels se fondait la présomption ne permettaient plus de rester inactif. On se décida à prendre contre le coupable des mesures de sûreté. L'indigne curé, prévenu, par un confrère officieux, du projet qu'on avait de l'arrêter, jugea à propos de se soustraire à la justice. Les gendarmes, envoyés à sa poursuite, ne purent le joindre; il les avait devancés de quelques heures, et arrivés aux frontières, ils furent contraints de remettre à l'autorité sarde les ordres qu'ils avaient reçus. Mingrat s'était réfugié dans la grotte dite des Échelles. Les carabiniers piémontais le découvrirent et l'arrêtèrent, quoiqu'il protestât de son innocence et qu'il s'écriât _qu'on ne pouvait saisir un homme de sa robe_. Malgré ses récriminations, il fut entraîné et conduit dans les prisons de Chambéry. Il dut à son habit d'y jouir d'une liberté peu commune, et il en profita pour commettre à demi un nouveau crime. La nièce du concierge de la prison, qu'il avait déjà remarquée, se trouvant un soir dans un passage obscur où le scélérat l'attendait, il tenta de lui faire violence. La jeune fille poussant des cris affreux, Mingrat, dans la crainte d'être découvert, l'avait déjà saisie à la gorge comme pour l'étrangler, quand plusieurs personnes étant accourues, l'arrachèrent de ses mains forcenées; et sur les plaintes des parens de la jeune fille, on obtint la translation de Mingrat à Fénestrelle, forteresse de la Savoie, à dix lieues de Besançon. Il paraît que pendant son séjour à Chambéry, ce maître tartufe avait eu tellement l'art de se couvrir du masque de la vertu, que toutes les dévotes, qui le visitaient par humanité, ne doutaient pas qu'il n'eût été victime de fausses accusations, et le regardaient comme un martyr de la méchanceté humaine. Cependant les forfaits de ce monstre étaient patens. Trois jours après sa fuite, on avait retrouvé dans les parages de Fory, à cinq lieues de Saint-Quentin, le tronc mutilé de Marie. L'examen judiciaire de ce cadavre eut lieu, en présence des médecins; on reconnut facilement les traces sanglantes du couteau et les meurtrissures que les mains du curé avaient faites sur la victime. Après de longues hésitations, la servante de Mingrat se décida à raconter tout ce qui était à sa connaissance; elle reconnut aussi le couteau de son maître; et ses révélations achevèrent de compléter les preuves du crime commis au presbytère de Saint-Quentin dans la nuit du 9 mai. Enfin la procédure fut portée devant la Cour d'assises de l'Isère, qui, par arrêt du 9 décembre 1822, condamna par contumace le curé Mingrat à la peine de mort, comme coupable du crime de viol et d'assassinat. Vainement Charnalet et Gérin, époux et frère de la victime, firent les démarches les plus actives pour obtenir l'extradition de l'assassin: une protection mystérieuse lui servit constamment d'égide contre le glaive de la loi. Pour prix de sa tendresse fraternelle, le sieur Gérin fut présenté par d'ignobles calomniateurs comme le fauteur de l'assassinat, bien que depuis long-temps il habitât une contrée fort éloignée du séjour de sa sœur; et l'on ne saurait nombrer les brutales persécutions auxquelles il fut en butte, lorsque, pour faire connaître dans toute sa hideuse vérité le curé Mingrat, il alla distribuer dans nos provinces l'histoire des malheurs de sa famille. Depuis son arrestation, l'assassin de Marie jouit, dans la forteresse de Fénestrelle, de l'impunité qu'on lui a ménagée. Puissent au moins ses protecteurs le faire garder étroitement, et ne jamais lâcher sur la société cette bête féroce, dont la présence serait un fléau partout où le monstre porterait ses pas! CASTAING. Le nom de Castaing fit, il y a dix ans, une assez profonde impression sur tous les esprits, pour qu'il soit permis de croire que le souvenir de cet homme, jugé coupable de grands forfaits, n'est point effacé, malgré les événemens de tout genre et de la plus haute importance, malgré les scélératesses inouies qui depuis lors ont pris place en foule dans notre histoire contemporaine. Castaing, il faut le dire, fut un second Desrues: au lieu du masque de la religion, il eut recours à celui de l'amitié, et tous deux se montrèrent également hypocrites; tous deux furent également inspirés par une avide cupidité; tous deux voulurent veiller seuls auprès de leurs victimes, comme pour mieux jouir de leur crime, comme pour mieux en assurer l'effet. Ce qui établit entre eux une différence qui ne tourne pas à l'avantage de Castaing, c'est que Desrues avait manifesté ses inclinations vicieuses dès ses plus jeunes ans, et que son éducation fut très-négligée, au lieu que Castaing trouva des exemples de toutes les vertus dans sa propre famille, tint lui-même une conduite long-temps exemplaire, se distingua par sa douceur et l'aménité de ses mœurs, et cultiva, avec non moins de succès que de zèle, des sciences dont il devait faire plus tard un usage si criminel. Ajoutons que Castaing était médecin! Ainsi l'art qui a pour but de guérir les maux qui nous assiégent, Castaing s'en servit pour assassiner savamment deux amis, dont préalablement il s'était assuré la fortune par des testamens! Et, à propos de testamens, qu'il nous soit permis de hasarder quelques réflexions qui peuvent être de quelque utilité. Les testamens tels que la loi les tolère aujourd'hui dans notre état de société, servent, dans une foule de cas, à frustrer des héritiers légitimes, au profit d'habiles intrigans, qui n'ont capté le testateur que dans un but unique, celui de se faire donner sa fortune. Par héritiers légitimes, nous n'entendons pas les collatéraux dont les droits seraient souvent très-contestables, sous certains rapports; il s'agit ici d'enfans, de frères, de sœurs, qui, au moyen de testamens extorqués par adresse ou arrachés à l'imbécillité de l'âge, se sont vus dépouillés par d'avides étrangers. Nous ne prétendons nullement enchaîner la volonté des testateurs; mais nous pensons qu'il serait désirable que l'on revît d'un œil sévère et prévoyant toute la législation relative aux testamens. Que de spoliations, que d'iniquités, que de crimes secrets ont été la suite de dispositions testamentaires! Combien de fois s'est renouvelée l'histoire tragique de ce vieux prélat dont parle le _Diable boiteux_ de notre Lesage! Cet homme sortit de ce monde assez brusquement, pour avoir fait son testament en pleine santé, et l'avoir lu à ses domestiques, à qui, comme un bon maître, il léguait quelque chose. Son cuisinier fut impatient d'avoir son legs! J.-J. Rousseau a protesté quelquefois, par ses écrits et par ses exemples, contre la manie des testamens. Milord Maréchal voulait le mettre dans le sien: Rousseau s'y opposa de toute sa force, disant qu'il ne voudrait pour rien au monde se savoir dans le testament de qui que ce fût. Milord Maréchal, vaincu par les motifs du philosophe, voulut au moins lui faire une pension viagère; Rousseau ne s'y opposa point. «On dira, écrivait-il à ce sujet, que je gagne à ce changement: cela se peut. Mais, ô mon bienfaiteur et mon père! si j'ai le malheur de vous survivre, je sais qu'en vous perdant, j'ai tout à perdre, et que je n'ai rien à gagner.» Plus tard, le même Rousseau manifesta la même opinion, à l'occasion de la mort de M. le maréchal de Luxembourg. Comme ce seigneur avait une véritable amitié pour le grand écrivain, on écrivait à celui-ci qu'il était sur le testament. Rousseau se trouva fort embarrassé pour la détermination à prendre sur ce legs. Tout bien pesé, il résolut de l'accepter. «J'ai été, dit-il, dispensé de ce devoir, n'ayant plus entendu parler de ce legs vrai ou faux; et en vérité, j'aurais été peiné de blesser une des grandes maximes de la morale, en profitant de quelque chose à la mort de quelqu'un qui m'avait été cher.» Que de gens ne se font pas de semblables scrupules dans des circonstances de ce genre! Ceux qui héritent par testament ne se font guère ces objections de délicatesse, et ne vont pas s'amuser à chercher une question de morale au fond de leur legs. On hérite en vertu de la loi: peu importe le reste. Revenons à Castaing, triste et nouvel exemple du désordre que peut enfanter la cupidité, l'une des plus viles passions humaines. Edme-Samuel Castaing, né en 1796 à Alençon, d'une famille justement considérée, montra, dès ses jeunes années, un caractère ardent et une fermeté qui allait jusqu'à la ténacité. Il fit ses études au collége d'Angers, et s'y fit remarquer de ses professeurs par son application et par ses progrès. Ses études terminées, il se destina à la profession de médecin et travailla avec ardeur à se procurer les connaissances nécessaires pour parcourir cette carrière avec distinction. Il suivit, pendant deux ans, avec la plus grande exactitude, les cours de la Faculté; mais vers la fin de 1819, on put s'apercevoir qu'il était captivé par un sentiment d'une autre nature. Castaing avait eu l'occasion de donner, dans une légère maladie, quelques soins à une dame, veuve depuis peu de temps d'un ancien magistrat, et n'avait pu la voir sans en être violemment épris. Cette passion nuisit à celle de l'étude qui jusque alors avait constamment dominé Castaing; ce jeune homme ne fut plus occupé que des moyens de plaire à celle qu'il aimait et de lui faire partager ses sentimens. Après avoir éprouvé d'abord quelques résistances, il fut ensuite plus heureux; la liaison la plus intime s'établit entre les deux amans, et le 17 juillet 1821, Castaing devint père. Cédant aux remontrances de ses parens, il reprit le cours de ses études et se fit recevoir médecin. Dès ce moment, il se sépara presque tout-à-fait de sa famille, et se rapprocha davantage de sa maîtresse. Cette coupable liaison était un secret pour le monde, excepté pour deux jeunes frères, Hippolyte et Auguste Ballet, avec lesquels il était lié depuis quelque temps, surtout avec le premier qui, valétudinaire et craignant continuellement de perdre le peu de santé dont il jouissait, s'estimait heureux de trouver son médecin dans son ami. Les deux frères Ballet étaient tous les deux possesseurs d'une fortune considérable que leur avaient laissée leurs parens, morts tout récemment. Ils s'attachèrent à Castaing qui n'avait rien négligé pour les capter, et lui accordèrent la plus aveugle confiance, en retour de ses complaisances et de son dévouement apparent. Dans cet état de choses, Hippolyte Ballet mourut le 22 octobre 1822; l'état de malaise continuel dans lequel on était habitué à le voir fit regarder sa mort comme naturelle, quoiqu'elle fût prématurée; et Castaing n'en continua pas moins à vivre avec le frère survivant dans une intimité rendue encore plus étroite par l'isolement d'Auguste après la mort de son frère. Les faits que nous allons présenter apprendront avec quelle inconcevable barbarie, avec quelle froide cruauté, l'homme, que ces deux frères caressaient ainsi, devint leur bourreau commun. Le 29 mai 1823, Auguste Ballet, accompagné seulement de Castaing, arrive en bonne santé à Saint-Cloud. Le lendemain au soir, il se plaint tout-à-coup de douleurs très-vives qui vont toujours en augmentant. Il meurt le 1er juin. Une mort aussi subite paraît extraordinaire; des soupçons s'éveillent; la justice ne tarde pas à être informée; une enquête scrupuleuse a lieu, et les résultats de cette enquête provoquent une ordonnance de la Cour royale qui, le 26 août, renvoie Castaing devant la Cour d'assises de la Seine, comme prévenu d'attentat à la vie des deux frères Ballet, et de destruction du testament d'Hippolyte. Voici quelques détails qui nous sont fournis par l'acte d'accusation: «La maladie qui emporta le jeune Ballet avait commencé subitement le soir du vendredi 30 mai, lendemain de son arrivée à Saint-Cloud, après avoir bu du vin chaud. Elle redoubla le samedi matin, après avoir pris une tasse de lait froid. Elle devint une agonie le même jour, quelques minutes après qu'il eut avalé une cuillerée de potion calmante; dès ce moment il perdit connaissance. Il expira le dimanche, à une heure après-midi, après l'avoir recouvrée. La maladie parut extraordinaire, sa marche bien brusque, la catastrophe effrayante. Le défunt avait exhalé son dernier soupir loin de tous les siens, dans les bras de son compagnon de voyage. Le vin chaud, le lait froid, la cuillerée de potion calmante, lui avaient été administrés par ce dernier. «Avant qu'on sût rien de plus, et durant cette courte maladie, en en observant les symptômes, et après son issue, en en appréciant les circonstances, aubergistes, médecins, voisins, tout le monde fut frappé de stupeur; tout le monde s'était demandé ce que cela signifiait, et ce qu'étaient ces deux étrangers. Des soupçons affreux, quoique vagues encore, s'élevèrent sur celui qui survivait. Une circonstance vint tout-à-coup leur donner plus de gravité, on apprit avec une sorte de terreur que le jeune homme survivant était légataire universel du prédécédé, et que celui-ci était riche. «Même avant cette découverte, les médecins auxquels, selon leurs propres expressions, les circonstances du décès paraissaient _extraordinaires et contre l'ordre naturel des choses_, avaient cru que la justice devait prendre connaissance de cette affaire. Le nouvel incident rendit ce devoir plus impérieux.» Il résulta de l'enquête qui eut lieu que la correspondance de Castaing prouve qu'il était d'un naturel ardent, ambitieux; qu'il avait toujours été dévoré d'un violent désir de faire fortune: on lut dans une lettre saisie chez lui, que sa propre mère, quelques années auparavant, disait de lui des _horreurs_. Pour avoir l'explication de ce mot, il eût fallu interroger sa mère; la nature le défendait. On aurait pu interroger l'auteur de la lettre; on ne le fit pas par ménagement pour une grande passion. On ne put donc savoir quels étaient au juste les griefs qui arrachèrent à sa mère une aussi sévère expression. Le père était aussi très-mécontent de la conduite de son fils: c'est encore dans les papiers de ce dernier qu'on en a trouvé des preuves. Castaing, dans ses études aussi opiniâtres qu'étendues, avait cherché à approfondir la physiologie, l'anatomie, la botanique, la chimie. Ses travaux sur ces diverses sciences étaient attestés par de nombreux cahiers, tout couverts de ses observations et de ses extraits, et qui furent trouvés dans ses papiers. Mais après le déplorable événement qui donnait lieu à cette instruction, on ne put s'empêcher de frémir en remarquant que les studieuses investigations du jeune adepte embrassaient aussi les différentes espèces de poisons; qu'il recherchait avec grand soin quels sont ceux qui laissent après eux des traces dénonciatrices, et ceux qui, bien plus perfides, ne laissent après eux aucuns vestiges perceptibles aux yeux mêmes de l'anatomiste le plus exercé. On vit qu'il était enfin arrivé à la funeste connaissance que tels poisons n'agissent qu'à l'égard de certaines maladies, et en ne signalant leur passage que par des symptômes identiques avec ceux qu'auraient offerts après la mort ces mêmes maladies. «Tout cela, suivant l'acte d'accusation, résulte clairement des pièces trouvées chez Castaing. Ainsi un point bien certain, c'est qu'il savait très-bien, et peut-être trop bien, que certains poisons ne laissent aucune trace.» Ajoutons à ces indices que Castaing, quoique peu riche, pouvait se suffire à lui-même, en attendant que les bénéfices de son art lui procurassent une situation plus aisée. Mais Castaing avait une maîtresse très-pauvre elle-même, et si pauvre, qu'il avait à sa charge, outre ses besoins personnels, ceux de cette femme et de trois enfans d'un mari qui n'existait plus. En ajoutant l'entretien de deux autres enfans nés du commerce illégitime qui s'était établi entr'eux, on verra qu'il ne pouvait naturellement suffire à une pareille dépense. Il était d'autant plus tourmenté par cette idée, que sa passion n'était pas une passion vulgaire. La débauche n'avait point formé les nœuds de cette union. Castaing idolâtrait ses deux enfans, il adorait leur mère qu'il appelait sa femme; ces trois êtres paraissaient être les seuls objets de ses pensées; il ne rêvait qu'aux moyens de leur assurer une existence. L'accusation rappela ensuite que Castaing se trouvait dans un tel état de gêne, en juin 1822, qu'il ne savait alors comment opérer le remboursement d'une somme de 600 francs; et que, quatre mois après, c'est-à-dire au mois d'octobre de la même année, il se trouvait tout-à-coup avoir à sa disposition des capitaux considérables, prêtait 30,000 francs à sa mère, et en plaçait 70,000 dans les fonds publics sous des noms supposés, sans qu'on pût expliquer naturellement un pareil changement de fortune. A l'époque dont nous parlons, Castaing était déjà lié avec les deux frères Ballet, et s'était ménagé un puissant ascendant sur l'esprit de chacun d'eux. Jusque-là les frères Ballet s'étaient montrés très-attachés l'un à l'autre; mais vers ce temps-là même, cet attachement s'était beaucoup refroidi, sans que l'on sût quelle était la véritable cause de ce changement. Ce qui n'est point douteux, c'est qu'Hippolyte, dans les temps voisins de sa mort, confia à plusieurs de ses amis, aux uns d'abord, qu'il voulait faire un testament, aux autres ensuite, qu'il avait fait un testament, et que, par ce testament, il portait une grande atteinte aux droits légaux de son frère Auguste. L'existence de ce testament, attestée par plusieurs personnes notables en position de connaître les faits, pouvait d'autant moins être révoquée en doute, que Castaing lui-même avait déclaré à plusieurs personnes qu'Hippolyte avait testé, et qu'il avait déshérité son frère. Auguste Ballet avait confessé, en présence de témoins, qu'il avait vu et tenu ce testament après la mort de son frère. Quoi qu'il en soit, ce testament ne se retrouva pas dans la succession d'Hippolyte. Voici à peu près de quelle manière l'accusation expliquait la disparition de cet acte important. Hippolyte avait rendu le dernier soupir entre les bras de Castaing, comme Auguste; Castaing était resté seul dans l'appartement du moribond. Personne n'avait donc vu ni pu voir ce que fit Castaing dans cette maison dont il était resté le maître. On pouvait donc présumer que Castaing s'était emparé du testament d'Hippolyte, et l'avait livré à Auguste pour une somme de 100,000 francs. «Castaing, suivant l'accusation, était en beau train de fortune; déjà dans les 100,000 francs il avait recueilli une partie des dépouilles d'Hippolyte. Mais là ne s'arrêtait pas sa cupidité, et il est bien apparent qu'il avait le vif désir de recueillir tout ce qui en était passé dans la fortune d'Auguste, et avec cette seconde proie, toute la fortune même de celui-ci, puisqu'il s'était fait faire par lui un testament qui lui donnait tout ce qu'il possédait. Toutefois Castaing n'ignorait pas qu'un testament est un acte bien fragile, et toujours destructible au premier caprice du testateur. Et Auguste se refroidissait! et Auguste voulait aller demeurer loin de lui! et Auguste, impatient de son joug, de ses assiduités, de sa surveillance, paraissait vouloir reprendre sa liberté! Qu'en ferait-il? Que deviendrait le testament? Chaque jour, chaque heure, chaque minute pouvaient renverser de fond en comble les espérances de Castaing. Mais Castaing savait trop ce qu'en pareil cas il était possible de faire, et quels étaient les moyens puissans de fixer à jamais les choses dans l'état où elles étaient encore. «Il n'y avait même pas, par d'autres raisons, beaucoup de temps à perdre. Auguste venait de réaliser un capital de 100,000 francs; cela n'est pas douteux, car, peu de jours avant le voyage de Saint-Cloud, il les avait montrés à son ami Raisson, qui en a déposé. Castaing ne l'ignorait pas; sa conduite ultérieure prouvera qu'il savait non seulement qu'Auguste était en possession de cette somme, mais encore quel était précisément celui de ses meubles dans lequel il l'avait renfermée. «C'est sur ces entrefaites mêmes, et vers la fin du mois de mai, que se lie entre Auguste et Castaing une partie de campagne, sans que personne puisse dire ou savoir comment elle s'arrangea, lequel des deux la proposa, pourquoi ils la firent seuls, et enfin quel en fut le but.» Ce fut à la suite de cette partie de campagne qu'eut lieu la catastrophe subite d'Auguste Ballet. Certaines circonstances révélées, soit pendant l'instruction, soit pendant les débats, répandirent quelque lumière sur le crime et sur quelques-unes des démarches de son auteur. Voici ce que l'acte d'accusation offrait de plus important à ce sujet: Le 29 mai, de six à sept heures du matin, Auguste Ballet et Castaing allèrent ensemble, par les petites voitures, faire une course à Saint-Germain-en-Laye, et de retour de cette promenade, ils repartirent vers sept heures du soir, sans indiquer le lieu où ils allaient, après qu'Auguste eut dit seulement qu'ils seraient absens pendant deux ou trois jours. Ils se rendirent à Saint-Cloud, aussi par les petites voitures, et s'y rendirent seuls. Cette circonstance paraîtra, sinon étonnante, du moins un peu bizarre; car Auguste avait trois chevaux, plusieurs voitures, plusieurs domestiques: tous restèrent à Paris, sans qu'aucun d'eux connût le lieu où se rendaient les deux maîtres. On ne le sut que deux jours après, c'est-à-dire le 31 mai. Ce jour-là, arriva dans l'après-midi, à l'adresse du domestique d'Auguste, un billet de Castaing ainsi conçu: «M. Ballet se trouvant indisposé à Saint-Cloud, Jean viendra de suite le rejoindre avec le cheval gris et le cabriolet; lui et la mère Buret (femme de charge d'Auguste), ne parleront à personne de tout cela. On dira à ceux qui le demanderont qu'il est à la campagne, et cela, par ordre très-exprès de M. Ballet.--Adresse de M. Ballet: _Tête-Noire_, à Saint-Cloud.» Le domestique Jean partit sur-le-champ avec le cabriolet, arriva à Saint-Cloud et trouva son maître au lit. Celui-ci se plaignit d'avoir été tourmenté par des coliques et des vomissemens. Que s'était-il donc passé dans ce malheureux voyage? Le voici: Castaing et Auguste étaient arrivés à la Tête-Noire à Saint-Cloud, le 29 mai, vers neuf heures du soir. On avait donné aux voyageurs une chambre à deux lits, qu'ils occupèrent ensemble. Les deux amis se promenèrent, toujours ensemble, toute la journée du vendredi 30, sauf le temps du dîner, qu'ils vinrent prendre à l'auberge, et après lequel ils rentrèrent à neuf heures du soir, et Castaing demanda alors une demi-bouteille de vin chaud sans sucre, attendu qu'ils avaient le leur avec eux. On monta le vin, et les voyageurs y mirent de leur sucre et des citrons que Castaing avait achetés. Les choses en étaient là, lorsque Castaing, sans nulle provocation, quitta la chambre et se trouva, quelques instans après, devant le lit d'un jeune domestique de la maison qui était malade et à qui il tâta le pouls, sans toutefois rien lui prescrire. Pendant ce temps, Auguste avait goûté le vin chaud, qui lui sembla si mauvais qu'il ne but pas ce qui lui avait été versé. La servante de la maison étant survenue, Auguste lui dit: «J'ai trop mis de citron dans ce vin; il est si amer que je ne puis le boire.» La servante en goûta et le trouva effectivement bien sûr; puis elle se retira. Les deux amis se mirent au lit; cette nuit n'eut pas d'autre témoin que Castaing. Quelque suspect que puisse être son récit, il est cependant certains détails auxquels on est forcé d'ajouter foi. Auguste, suivant lui, fut agité toute la nuit; il ne dormit pas, il se plaignit plusieurs fois à Castaing de ne pouvoir rester en place. Il eut des coliques; le matin enfin, il déclara qu'il ne pouvait sortir du lit, qu'il avait les jambes enflées et ne pouvait mettre ses bottes. Quant à Castaing, il sortit, suivant son récit, pour faire un tour de parc. Ce n'était pas seulement une fantaisie assez déplacée, c'était encore une fantaisie bien pressée, à ce qu'il paraît, car il n'était encore que quatre heures du matin, et un des domestiques de la maison fut obligé de se lever pour lui ouvrir la porte. Cette prétendue promenade dans le parc n'était qu'une allégation, mise en avant pour cacher une bien affreuse vérité. Castaing ne rentra que sur les huit heures; son premier soin fut de demander pour Auguste du lait froid; dans l'instruction, il prétendit qu'il avait demandé du lait chaud: tous les témoins déposèrent du contraire. Auguste prit le lait qui lui fut présenté par Castaing, et fort peu de temps après, les vomissemens se succédèrent rapidement, et furent accompagnés de coliques. On se débarrassa sur-le-champ de toutes les déjections. Cependant l'état du malade empirait visiblement. Il demanda un médecin; Castaing lui proposa d'en faire venir un de Paris, mais Auguste voulut qu'on en prît un sur les lieux mêmes. On alla chercher M. Pigache, médecin à Saint-Cloud, lequel ne put arriver qu'à onze heures du matin. Il demanda à Castaing ce qu'il pensait de la maladie; celui-ci répondit qu'il la regardait comme un _cholera-morbus_. M. Pigache ordonna des émolliens et se retira. Il revint vers trois heures, et trouva le malade encore plus mal. Castaing était sorti, pour la troisième fois de la journée. M. Pigache se plaignit de ce que ses prescriptions n'avaient pas été ponctuellement suivies. On lui promit plus d'exactitude, et il quitta le malade jusqu'à cinq heures. A son retour, il ordonna une potion calmante, et ne fut pas d'avis qu'on obtempérât au désir qu'avait manifesté le malade d'être transporté à Paris. Ayant annoncé, en se retirant, l'intention de revenir encore dans la soirée, Castaing lui dit que cela n'était pas nécessaire. Celui-ci, au reste, avait écrit la lettre qu'on a vue plus haut, et qui motiva l'arrivée du nègre Jean. Les soins de ce fidèle domestique furent à peu près inutiles. Les symptômes alarmans augmentèrent; la respiration du malade était gênée; il ne pouvait plus avaler sa salive. Castaing, sur ces entrefaites, lui administra une cuillerée de potion; l'effet en fut prompt et malheureux: cinq minutes après, il eut une espèce d'attaque de nerfs; à partir de ce moment, il demeura constamment sans connaissance. Castaing le laissa dans cet état jusqu'à onze heures et demie du soir. Alors M. Pigache, averti par un domestique de la maison, à qui Castaing avait dit que son ami ne passerait pas la nuit, vint encore une fois. Le corps du malade était couvert d'une sueur froide et parsemé de taches bleuâtres. Cependant une saignée ayant produit un peu de mieux, M. Pigache dit à Castaing qu'il regardait l'état de son ami comme à peu près désespéré, mais que pourtant une seconde saignée pourrait être salutaire; Castaing objecta que si elle n'était pas suivie du succès, on pourrait s'attirer des reproches. M. Pigache alors demanda un médecin de Paris; mais comme il était une heure du matin, Castaing fit observer que l'heure était trop avancée. On attendit donc, et, à trois heures, Jean partit avec deux lettres de M. Pigache, adressées à deux médecins de Paris, avec ordre de ramener l'un ou l'autre. Pendant ce temps, Castaing, sur l'avis de M. Pigache, alla chercher le curé de Saint-Cloud, à qui il dit que le malade avait une fièvre cérébrale. Tandis que l'on administrait l'extrême-onction au moribond, Castaing resta à genoux dans un recueillement et dans une ferveur qui frappèrent le sacristain, émerveillé de tant de piété. Après la cérémonie, Castaing sortit de nouveau et resta dehors une ou deux heures. Il rentra vers six heures. Peu après, arriva le docteur Pelletan fils, qui, ainsi que le sieur Pigache, pensa que le malade était sans ressource. On tenta cependant quelques derniers remèdes qui ne produisirent aucun effet. Enfin Auguste expira, entre midi et une heure, au milieu des pleurs et des gémissemens de Castaing, qui paraissait accablé de douleur. Quant aux médecins, ils furent frappés de surprise, et ils requirent la justice d'intervenir. Le mystère qui paraissait envelopper cette mort aussi prompte qu'inopinée, demeurait jusque-là impénétrable et n'éveillait que des soupçons vagues. Afin de faire tomber le voile qui cachait le crime de Castaing, et pour mieux faire connaître aux lecteurs les moyens employés par lui pour le consommer, nous allons, empruntant le langage du procureur-général, dévoiler les parties de sa conduite, que, dans ces trois tristes journées, le criminel avait espéré tenir toujours cachées. Pour cela, il devient nécessaire de se reporter à la première de ces trois journées, celle du vendredi 30 mai. On se rappelle qu'Auguste, après avoir pris la veille, vers son coucher, ce vin si suspect, avait passé une très-mauvaise nuit, si mauvaise que, de l'aveu même de Castaing, il n'avait pu se lever le matin. On se rappelle également que ce même matin, dès quatre heures, Castaing était sur pied, et quittait son ami malade pour aller se promener, disait-il, dans le parc. Castaing mentait quand il disait qu'il allait se promener; il allait à Paris. Il prenait une voiture pour s'y rendre plus vite, et pour revenir aussitôt, de manière qu'on n'attribuât en effet son absence qu'à une promenade. Et qu'allait-il chercher si vite et si mystérieusement à Paris? du poison. Quel poison? Le même que celui acheté déjà par lui, dix-sept jours avant la mort d'Hippolyte, du poison végétal, du poison qui ne laisse aucune trace de son passage dans l'organisation humaine; du poison dont les effets, au dire des médecins, étant identiques avec ceux que produisent certaines maladies, permettent toujours en présence des symptômes, de douter s'ils sont produits par l'empoisonnement ou par la maladie; de l'acétate de morphine enfin. Castaing arriva à Paris comme on ouvrait les boutiques. Il entra dans celle de M. Robin, pharmacien, rue de la Feuillade, no 5; il n'y trouva que l'élève, auquel, se donnant lui-même pour un commissionnaire, il présenta une ordonnance au crayon, signé, _Castaing, docteur-médecin_, pour se faire délivrer douze grains d'émétique. L'élève, effrayé de la quantité, qui est en effet plus que suffisante, administrée en masse, pour donner la mort, parut hésiter. Le prétendu commissionnaire lui dit que c'était pour le faire prendre en lavage, selon la méthode du docteur Castaing. Étourdi par ce grand mot, l'élève livra les douze grains. Muni de ce premier moyen de destruction, Castaing se transporta sans perdre de temps à la place du pont Saint-Michel, chez M. Chevalier, autre pharmacien, et lui acheta un demi-gros d'acétate de morphine. Dans la conversation, contraint de s'expliquer sur l'usage auquel il le destinait, il déclara que c'était pour faire des essais sur des animaux. Il remonta en cabriolet et revint en toute hâte à Saint-Cloud. En rentrant dans l'auberge, il demanda du lait froid pour son ami; Auguste but le lait; les vomissemens et les coliques le travaillèrent sur-le-champ, et désormais, pour quiconque n'est pas privé de bon sens, tout n'est que trop expliqué. En effet, il devient évident qu'en partant pour Saint-Cloud, Castaing s'était muni d'une dose de poison quelconque, qu'il avait crue suffisante pour l'effet qu'il s'en promettait; et cette dose, il avait eu toutes les facilités du monde pour l'emporter. On avait fait une perquisition chez lui; on avait trouvé de l'acétate de morphine en grande quantité, et d'autres poisons, tant minéraux que végétaux; d'où il résulte que Castaing, en partant, avait pu puiser à son gré dans ses provisions de poison. Une autre circonstance est bien remarquable encore; le jour où les deux amis étaient partis le soir pour Saint-Cloud, ils avaient fait le matin une course à Saint-Germain-en-Laye. Il n'était pas probable que Castaing se fût nanti, avant cette course, de la dose de poison dont il méditait de se servir à Saint-Cloud; aussi, entre les deux voyages de Saint-Germain et de Saint-Cloud, retourna-t-il chez lui, quoique sans grand besoin apparent. Ce fait connu, tout s'explique dans les bizarreries de la conduite extérieure de Castaing à Saint-Cloud. Auguste et lui arrivent le 29; ils se promènent, et, dans cette promenade, Castaing achète du citron et du sucre pour sa préparation du soir. Il fallait acheter soi-même du sucre et du citron, afin que l'aubergiste ne montât pas le vin tout préparé, que Castaing eût un prétexte pour mettre la main à sa confection, et qu'il pût y glisser les funestes ingrédiens. Il fallait du citron surtout; l'acétate est très-amer: l'amertume dans le vin pouvait, et trahir sa présence, et empêcher Auguste d'en boire. La saveur du citron a une grande énergie; Castaing espérait qu'elle masquerait et vaincrait la saveur de l'acétate de morphine. A présent, on voit pourquoi Auguste et Castaing sont partis seuls; Castaing, pour le projet qu'il méditait, ne voulait avoir auprès d'Auguste que lui-même; il n'avait pas besoin de témoin. On voit pourquoi Auguste a trouvé de l'amertume dans un mélange de vin, de sucre et de jus de citron, qui ne devait en renfermer aucune. On voit pourquoi, n'en ayant bu que fort peu, le premier empoisonnement manqua son effet, ou n'en produisit d'autres que celui de donner de grandes agitations, des coliques, des enflures, et de faire passer à Auguste une très-mauvaise nuit. On voit encore comment Castaing fut contrarié de voir son projet arrêté; comment démuni qu'il était de poison, soit parce qu'il avait mis dans le vin tout ce qu'il en avait apporté, soit parce que, après y avoir mis la dose par lui jugée suffisante, il s'était hâté, dans le trajet de la chambre d'Auguste à celle du domestique, près du lit duquel il fut vu quelques instans après qu'on eut monté le vin, de se défaire de tout ce qu'il avait pu en conserver sur lui, et comment, persistant toutefois dans son affreux projet, il fut obligé d'aller à Paris, si matin et avec tant de mystère, en faire une nouvelle provision. On voit comment, de retour à Saint-Cloud, il demanda aussitôt du lait, du lait froid, que cette qualité rend plus propre à resserrer les saveurs; comment il le fit boire à Auguste, après y avoir certainement mis les douze grains d'émétique; comment le lait produisit sur-le-champ les vomissemens, les coliques et les tranchées. On voit comment, aussitôt après avoir administré ce lait, Castaing faisait une course sans but apparent, mais dont le but caché était d'ôter de sa possession, et de déposer quelque part l'acétate qu'il voulait réserver pour le besoin. On voit comment, rentré à l'auberge, et s'apercevant que l'effet du lait ne marchait ni assez vite, ni assez violemment, craignant peut-être que la bonté du tempérament d'Auguste ne triomphât de ce lait homicide, il ressortit pour aller reprendre l'acétate; comment il donna à son retour la cuillerée de potion, et comment, après cette cuillerée de potion préparée par lui et subitement, Auguste entra en agonie. Tels étaient les faits et les conjectures plus ou moins fondés, fournis par l'instruction et énoncés dans l'acte d'accusation. Quant au genre d'intérêt que Castaing avait eu à commettre le crime, il était mis à découvert d'une manière incontestable. Dès la matinée du 31, Castaing s'était emparé des clefs de meubles qui étaient dans l'appartement d'Auguste à Paris, et dans l'un desquels se trouvait alors une somme de soixante-dix mille francs en billets de banque; une fois maître de ces clefs, aussitôt que Jean fut arrivé, il les lui donna, en lui disant que son maître les lui avait confiées pour les remettre à quelqu'un; mais que ne pouvant le quitter, c'était lui, Jean, qu'il chargeait de les porter à la personne désignée. Cette personne était un sieur Malassis, clerc de Me Collin de Saint-Menge, notaire à Paris, et dépositaire du testament d'Auguste Ballet, objet de la convoitise et du dernier crime de Castaing. Dès les premiers momens qui avaient suivi la mort d'Auguste, Castaing avait été arrêté. A peine arrivé dans la prison de Versailles, il chercha un prisonnier qui pût recevoir ses confidences, et l'aider à combattre les difficultés de sa position en devenant un intermédiaire entre lui et les personnes qu'il était intéressé à engager au silence. Il crut rencontrer cet intermédiaire dans un sieur Goupil, prisonnier comme lui en apparence, mais qui, en réalité avait été placé à dessein près de Castaing, pour provoquer ses confidences. Ce fut à ce Goupil que Castaing fit, sauf l'aveu de ses crimes, des révélations très-circonstanciées sur sa triste position, sur la résolution qu'il avait prise de se suicider par un moyen très-subtil et très-doux, si l'autopsie du corps était à charge contre lui; sur son commerce avec une femme dont il avait eu des enfans; sur l'amitié qui l'avait lié avec les frères Ballet; sur les soupçons qui se rattachaient à lui, et par rapport au testament de l'aîné, et par rapport à la mort presque subite du second; sur les cent mille francs qu'il possédait et qui lui venaient, disait-il, d'un oncle; sur les placemens qu'il avait faits et qu'il lui détailla; sur les poisons qu'il avait en sa possession; sur ceux qu'il avait achetés dernièrement; sur le grand danger qu'il y avait pour lui que ces faits fussent connus, etc. Il proposa à ce même Goupil de se charger du soin d'écrire à sa mère, pour qu'elle fît, auprès de plusieurs personnes qui connaissaient les faits relatés ci-dessus, les démarches nécessaires pour les déterminer à garder le silence. Goupil consentit à tout; il écrivit à la mère de Castaing, mais en même temps il transmit à la justice les singulières confidences qu'il avait reçues. Transféré dans les prisons de Paris, Castaing s'efforça de nouveau de nouer des intrigues du même genre avec les prisonniers, pour qu'ils écrivissent au pharmacien Chevalier de ne pas dire que c'était de l'acétate de morphine qu'il avait acheté chez lui. Puis, ne sachant plus comment sortir du chaos inextricable de contradictions et de mensonges accumulés dans ses divers interrogatoires, il prit le parti de faire le fou. Le genre de folie qu'il avait adopté consistait à boire son urine et à s'abstenir d'alimens. Mais cette aliénation simulée fut de courte durée. Au bout de trois jours, il s'en lassa, et revint ou parut revenir à la raison. Castaing comparut, le 10 novembre 1823, devant la Cour d'assises de la Seine; la gravité, la célébrité de cette cause avaient attiré une affluence nombreuse de spectateurs. L'interrogatoire de l'accusé qui fut très-long et très-détaillé, ainsi que l'audition des témoins, vinrent corroborer la plupart des charges énoncées dans l'accusation. Interrogé sur sa sortie de l'auberge à cinq heures du matin, il répondit qu'il était allé à Paris acheter des substances vénéneuses destinées à des expériences qu'il devait faire avec Auguste Ballet sur des animaux de l'auberge. Il avait d'abord parlé des rats; il soutint ensuite qu'il n'avait été question que des chiens et des chats de l'auberge, dont le bruit avait incommodé Auguste pendant la nuit. Plusieurs pharmaciens déposèrent que Castaing avait acheté chez eux de fortes quantités d'acétate de morphine, chez l'un vingt grains, chez l'autre dix: ce dernier achat avait eu lieu le 18 septembre. Des dépositions accablantes furent faites par des parens des frères Ballet, tant au sujet du testament que du soin que Castaing prenait d'isoler ces deux jeunes gens de leur famille. Le président ayant demandé à l'accusé pourquoi il n'avait pas cru devoir, lors de la maladie subite de son ami, faire prévenir la sœur et le beau-frère de Ballet: _J'étais troublé_, répondit Castaing. M. Vatrey, agent de change, déclara que, le 10 octobre, l'accusé lui avait remis 70,000 francs pour les placer en rentes. Les hommes de l'art furent ensuite entendus à l'occasion de l'autopsie du cadavre d'Auguste Ballet. Le docteur Chaussier fonda sa déposition à décharge sur cet axiome de jurisprudence: _Que là où il n'y a pas de corps de délit, il n'y a point de délit_; et il soutint son opinion avec une véhémence qui ne trouvait d'excuse que dans son grand âge et dans son autorité médicale. Une discussion assez longue et sans résultat positif s'engagea sur l'absorption des poisons. M. Chaussier déclara qu'il était d'avis que l'acétate de morphine devait laisser des traces de son passage dans l'estomac. M. Magendie exposa que le cas contraire lui paraissait possible, et qu'il penchait à croire que les accidens remarqués dans l'autopsie de Ballet, opération, selon lui, très-incomplète, auraient pu être produits par l'administration d'un poison. Enfin on procéda à l'audition des plaidoieries. Me Persil, avocat de la partie civile, dénonça, au nom de M. Martignon, beau-frère d'Hippolyte et d'Auguste Ballet, l'empoisonnement des deux frères et la soustraction du testament de l'un d'eux. «Je pouvais, dit en terminant l'avocat, je pouvais intéresser votre cœur, en vous présentant l'infortuné Ballet luttant contre la mort, la société alarmée redoutant les suites de cette funeste découverte des poisons à l'aide desquels on peut donner la mort avec impunité: j'ai préféré ne parler qu'à votre raison. C'est ma raison qui m'a convaincu; c'est votre raison qui doit vous convaincre. Si cette raison vous dit qu'Hippolyte Ballet a été empoisonné; qu'il y a eu soustraction de testament, moyennant 100,000 fr. donnés; qu'Auguste a eu le sort de son infortuné frère, vous prononcerez la culpabilité de l'accusé: si elle vous dit qu'il n'est pas coupable, vous rejetterez Castaing dans la société». Le ministère public prit ensuite la parole. Il reprit la discussion des faits dans leur ensemble, et s'attacha principalement à prouver qu'il ne fallait pas confondre le corps du délit avec les preuves du délit. «Que doit-on entendre, dit-il, par le corps du délit? L'illustre d'Aguesseau le définit par un mot aussi juste que profond. Ce n'est, selon lui, autre chose que le délit lui-même; quant aux preuves, elles forment l'ensemble qui amène la conviction. Il y a des cas où, par la force des choses, les preuves accessoires du crime sont les seules possibles, et où le corps du délit n'existe pas. C'est la doctrine des d'Aguesseau, des Séguier, de tous les criminalistes: quant aux preuves, elles peuvent varier à l'infini. Sommes-nous dans l'application de ce principe? Oui, parce que les poisons végétaux ne laissent point de traces, ou qu'elles se confondent avec les accidens des maladies naturelles. «Si vous admettez qu'il faille obtenir dans le cas d'empoisonnement par les poisons végétaux, ce qu'on appelle la preuve matérielle, c'est-à-dire, la présence du poison dans le corps de l'empoisonné, il faut ajouter au Code pénal un article supplémentaire ainsi conçu: «Attendu que les poisons végétaux ne laissent point de traces, on peut empoisonner impunément: libre à tous de le faire.» On vous demanderait, en d'autres termes, d'adresser aux empoisonneurs ces paroles: Maladroits! n'allez pas chercher pour poison de l'arsenic; il laisse des traces: on vous dénoncerait. Prenez des poisons végétaux, empoisonnez votre père, empoisonnez votre mère, toute votre famille; vous hériterez d'eux. Et ne craignez rien, on ne vous découvrira pas: vous jouirez de l'impunité. Vous aurez empoisonné, oui; mais le corps du délit n'existera pas, parce qu'il ne peut pas exister. «Ah! messieurs, si des hommes raisonnables pouvaient admettre une pareille législation; si telles pouvaient être les lois d'un pays civilisé, il faudrait fuir une pareille société, où il n'y aurait plus ni sûreté, ni garantie. Vous n'y seriez plus en sûreté vous-mêmes, si un effroyable exemple d'empoisonnement restait impuni. Les conséquences qu'aurait une aussi funeste impunité sont incalculables. Nous craindrions les conséquences, non pas de votre arrêt, il sera toujours juste, mais de la fatale publicité de cette procédure, qui a initié le public dans la connaissance des poisons végétaux et de leurs sinistres effets.» L'avocat-général, passant à l'examen des faits relatifs à l'empoisonnement, prouva la ridicule absurdité du moyen de défense employé par l'accusé, et ayant pour objet de faire croire qu'Auguste Ballet, qui n'était pas médecin, eût voulu faire des expériences avec des poisons végétaux, sur des animaux, dans une maison étrangère, et dans un espace de temps qui n'était pas suffisant pour juger du résultat de l'expérience, puisqu'il devait le jour même repartir pour Paris. «Songez, messieurs, s'écriait ce magistrat, à la présence du poison à côté du cadavre, à la nature de la maladie, à celle du poison choisi, et vous n'hésiterez pas. Voilà tout le procès, je le répète; et tout effort pour en détourner votre attention serait superflu. «Le poison, qu'est-il devenu? C'est à l'accusé à en justifier l'emploi. Nous prouvons sa présence; nous montrons le cadavre. Nous demandons à l'accusé: Qu'avez-vous fait du poison? Il l'a jeté dans les latrines, dit-il. On ne l'a pas trouvé. Et pourquoi l'a-t-il jeté? parce qu'il a été effrayé, dit-il encore, du concours des circonstances. Raison de plus pour le garder; il aurait prouvé, en le montrant, qu'il ne l'avait pas employé. D'ailleurs, cette crainte des soupçons serait-elle naturelle dans une âme honnête, de la part d'un ami, qui assiste son ami dans ses derniers momens? «Mais voici une circonstance bien grave et bien remarquable. Une seconde ordonnance a été envoyée au pharmacien de Boulogne; nous en avons acquis la preuve. Ainsi il y a eu deux ordonnances portées chez ce pharmacien, et deux potions livrées par lui. Était-ce celle-là ou l'autre qui avait été empoisonnée? Voilà un trait de lumière qui fera qu'on ne s'étonnera plus, lorsque le domestique Léon dira qu'il n'y avait rien dans la cuillère avant d'y verser la potion. Il y avait deux potions: l'une fut empoisonnée, et ce fut celle qui fut administrée sous les yeux du nègre; l'autre était innocente; elle fut abandonnée pour tromper la justice. On n'avertit pas la famille de l'agonie d'Auguste; l'infortuné n'était pas encore dépouillé. Castaing voulait les deux clefs d'Auguste; ce n'est que lorsqu'il les possède qu'il avertit la famille. Il remet les clefs au nègre pour les porter à Malassis; mais ce serviteur fidèle conçoit des soupçons. _Il y a du louche dans tout cela_, vous a-t-il dit dans son gros bon sens: il avait raison.» L'avocat-général rappela aussi la piété feinte de Castaing pendant les prières du curé de Saint-Cloud, les mensonges et les sermens de cet accusé, lors des divers interrogatoires. «Il nous a suffi, dit-il en achevant de dérouler devant vous ce désolant tableau: vous avez senti jusqu'à quel point il intéresse l'ordre social. Vous ne donnerez pas à l'empoisonneur les riches dépouilles qu'il vient réclamer de vous, tenant de chaque main la tête d'un ami. Vous ne donnerez pas à l'empoisonnement un brevet d'encouragement et d'impunité. La société consternée a jeté le cri d'alarme; la société sera vengée.» On remarqua que l'accusé eut sans cesse les yeux fixés sur l'avocat-général pendant toute la durée de son réquisitoire; son teint était vivement animé, et principalement sur la fin, il se livra plusieurs fois à des mouvemens d'impatience. La cause de Castaing fut défendue avec talent par Mes Roussel et Berryer. Mais que peuvent le zèle le plus vrai, l'éloquence la plus puissante, contre des circonstances aussi avérées, contre des faits si peu douteux, tranchons le mot, contre des preuves si irrécusables? Les jurés eurent à délibérer sur les trois questions suivantes: Edme-Samuel Castaing est-il coupable d'avoir, dans le courant d'octobre 1822, à l'aide de substances vénéneuses, causé la mort d'Hippolyte Ballet? Est-il coupable d'avoir, de complicité avec Auguste Ballet, détruit le testament d'Hippolyte Ballet? Est-il coupable d'avoir, les 30 mai et 1er juin, à l'aide de substances vénéneuses, causé la mort d'Auguste Ballet? La délibération du jury dura près de deux heures. La déclaration fut négative sur la première question, et affirmative sur les deux autres. Pour la dernière question, il n'y eut qu'une majorité de sept voix contre cinq; mais la Cour se réunit, à l'unanimité, à la majorité du jury. Alors on fit rentrer Castaing dans la salle d'audience. Sa démarche était ferme et assurée; il entendit, sans changer de couleur, la lecture de la déclaration du jury et les conclusions du ministère public tendantes à l'application des peines portées par la loi. Sur la demande du président s'il avait quelque chose à dire sur cette application, il répondit d'une voix forte: «Non, M. le président; je saurai mourir, quoique je sois bien malheureux, et quoique des circonstances fatales m'entraînent dans la tombe! J'irai retrouver mes deux amis. On m'accuse de les avoir assassinés lâchement..... mais il y a une Providence! S'il y a quelque chose de divin dans l'être qui vit, ce quelque chose ira vous retrouver, ô mes amis, Auguste, Hippolyte! Ce ne sont point de vaines déclamations, je n'implore point votre miséricorde; je n'implore rien de ce qui est humain (élevant ses mains vers le ciel); mon espérance est maintenant dans la Divinité. Je marcherai avec délices à l'échafaud..... parce que ma conscience ne me reproche rien, parce que ma conscience ne m'accusera pas, lors même que je sentirai..... (Il porta les mains à son cou.) Hélas! il est des choses qu'on éprouve et qu'on ne peut exprimer.» Il ajouta d'une voix affaiblie: «Vous avez voulu ma mort; la voilà...» L'avocat de la partie civile prit, d'une voix altérée, des conclusions tendantes à la nullité du testament d'Auguste Ballet; et la Cour se retira de nouveau pour délibérer sur l'application de la peine. Pendant ce temps, les jurés étaient restés appuyés sur leurs bancs dans un morne silence. La nuit était fort avancée; les bougies qui commençaient à pâlir, la sombre lueur des lampes épuisées, tout concourait à donner à cette scène un aspect lugubre et déchirant. Me Roussel, l'un des avocats du prévenu, fondait en larmes. Castaing se pencha vers lui; son accent et ses gestes étaient pleins d'énergie. «Allons, lui dit-il, rassurez-vous, Roussel; regardez-moi: je ne pleure pas. Je vous remercie des efforts que vous avez faits pour ma défense; vous avez cru à mon innocence, je suis innocent en effet... Embrassez mon père, ma mère, mes frères... (Avec un accent douloureux.) ma fille... Vous me le promettez, n'est-ce pas?» Puis, s'adressant aux jeunes avocats placés dans le parquet: «Et vous, jeunes gens, qui avez assisté à mon jugement, vous, mes contemporains, assistez aussi à mon exécution. Ma fermeté ne se démentira pas; une prompte mort est la seule grâce que je demande... Je rougirais d'implorer la clémence...» La Cour alors rentra en séance, et le président lut, d'une voix très basse, l'arrêt qui condamnait Castaing à la peine de mort. Cet arrêt le condamnait en outre à payer la somme de cent mille francs, à titre de dommages et intérêts à la partie civile, en raison du préjudice qu'il devait réparer. Cette effrayante et mémorable procédure avait duré huit jours entiers, tant elle demandait d'efforts de la part des magistrats pour les amener à découvrir la vérité! Castaing se pourvut en cassation contre l'arrêt de la Cour d'assises, et la Cour suprême s'occupa de cette affaire, le 4 décembre suivant. Les trois moyens de nullité sur lesquels se fondait le pourvoi de Castaing, malgré l'appui que leur prêta Me Odilon-Barrot, ne furent pas jugés admissibles par la Cour, qui, en conséquence, rejeta le pourvoi. Le 6 décembre, deux jours après le rejet de son pourvoi, Castaing fut transféré des prisons de Bicêtre, où il avait été conduit le lendemain de sa condamnation, à la Conciergerie. Pendant tout le temps qu'il avait passé à Bicêtre, il avait été l'objet de la surveillance la plus active, parce que l'on craignait qu'il n'attentât à ses jours. Cette crainte n'était pas sans fondement, s'il est vrai, comme on l'a dit, que la boîte d'une montre qu'on chercha à lui faire passer du dehors, et qui fut saisie, contenait du poison. Quoi qu'il en soit, lorsqu'on vint lui annoncer sa translation à Paris, il fallut le réveiller d'un sommeil profond. Il paraît qu'il ne s'abusa pas sur le motif de cette visite, car il dit aussitôt: «Je vois ce que c'est.» Arrivé à la Conciergerie, il écrivit à son ancienne maîtresse une longue lettre, remarquable par un mélange confus d'idées religieuses et philosophiques. Il se fit ensuite conduire à la chapelle, et s'entretint avec le prêtre qui devait l'exhorter à la mort. Comme il avait témoigné le désir de voir encore une fois son père et sa fille, l'autorité s'empressa de donner la permission nécessaire pour cette entrevue; mais, par des motifs demeurés inconnus, elle n'eut pas lieu. Castaing demanda par écrit la bénédiction de son père, qui lui fut envoyée. L'heure de l'exécution avait été avancée. A cette époque, c'était ordinairement à quatre heures que l'on exécutait les condamnés. On vint, un peu avant deux heures, annoncer à Castaing que l'heure fatale était arrivée. A cette nouvelle, ses forces l'abandonnèrent un instant, et il parut vivement regretter les deux heures dont, selon lui, sa vie se trouvait abrégée. A sa sortie du dernier guichet de la Conciergerie, il parut entendre sans beaucoup d'émotion les murmures de la foule qui de toutes parts se précipitait dans la cour du Palais-de-Justice. Il s'élança alors sur le crucifix, l'embrassa avec force et à plusieurs reprises. On fut obligé de le monter à bras sur la fatale charrette. Pendant qu'on le liait, il promenait ses regards autour de lui avec un air assez tranquille; mais, pendant le trajet du Palais à la place de Grève, son maintien fut loin de conserver la même assurance: il sembla que son courage l'eût tout-à-coup abandonné. Son visage, jusque-là fortement coloré, se couvrit d'une pâleur mortelle; sa tête, cédant aux secousses de la charrette, tombait sur l'épaule du confesseur, avec qui néanmoins il conversait de temps en temps, et dont il paraissait écouter attentivement les exhortations. Arrivé au pied de l'échafaud, il tomba plutôt qu'il ne se mit à genoux, et demeura dans cette attitude pieuse près de quatre minutes. Il n'eut pas la force de se relever, et deux aides de l'exécuteur furent obligés de le soutenir pour monter sur l'échafaud. Cette condamnation de Castaing, comme empoisonneur, donna lieu, dans le temps, à des opinions diverses. Les uns, et ce fut le plus grand nombre, n'hésitaient pas, tout en plaignant une famille si digne d'intérêt et de compassion, à regarder Castaing comme coupable; les autres, à la tête desquels se trouvait un grand nombre de médecins, déclarèrent hautement qu'il mourait innocent. D'après toutes les particularités du procès que nous avons rapportées, et jugeant sous la seule influence de notre conscience, nous penchons à croire que cette opinion procédait uniquement d'un esprit de corps mal entendu. On a vu à peu près la même chose, lors des crimes du curé Mingrat: comme si une corporation quelconque ne se nuisait pas plutôt qu'elle ne sert ses vrais intérêts, en protégeant celui de ses membres qui s'est rendu digne de la vindicte des lois! Quant à nous, notre opinion sur cette déplorable affaire est exprimée tout entière par ces paroles de M. Persil, avocat de la partie civile: «C'était, dit l'accusé, pour faire des expériences qu'il a acheté de l'acétate de morphine et de l'émétique, qu'il a opéré le mélange de ces substances. Mais en admettant cela, les expériences n'ont pas été faites; et si Castaing ne nous montre pas, ne nous indique pas ce qu'est devenu le poison qu'il a acheté en grande quantité, et qu'on n'a pas trouvé où il prétend l'avoir jeté, il faudra bien en conclure que c'est ce poison qui a donné la mort à Auguste Ballet.» ASSASSINAT DE LA MÈRE JÉROME. La procédure à laquelle donna lieu le crime dont nous allons parler, se fit surtout remarquer par la bizarrerie des faits et par les étranges révélations, au moyen desquelles la justice, après avoir fait long-temps d'infructueuses recherches, arriva enfin sur la trace des coupables. Un assassinat avait été commis, le 20 mai 1823, entre sept et huit heures du soir, rue du Faubourg du Roule, n. 45, sur la personne d'une femme de quatre-vingts ans, dite la mère Jérôme. A la suite de cet assassinat, on avait enlevé toute l'argenterie de la victime; mais on avait oublié une somme de douze cents francs environ, qui fut retrouvée dans un de ses tiroirs. Dans les premiers momens, la connaissance des auteurs de ce forfait échappa aux investigations judiciaires; mais enfin les soupçons atteignirent Louis-Marie Lecouffe, âgé de vingt-quatre ans, tailleur d'habits, et sa mère, la veuve Lecouffe, qui tous deux demeuraient dans la même maison que la mère Jérôme. La mère et le fils furent arrêtés et mis en accusation. Le fils était prévenu d'avoir commis le crime, et la mère d'y avoir excité son fils par menaces et abus d'autorité, le menaçant, s'il refusait de s'emparer du trésor de la mère Jérôme, de s'opposer au mariage qu'il projetait, et qui en effet fut célébré trois jours après l'assassinat. Lecouffe, du moment qu'il fut détenu, ne cessa de donner des marques de folie vraie ou simulée. A l'en croire, il n'avait fait ses révélations que par ordre exprès de l'ombre de son père, mort depuis quatre ans, et qui s'était présentée à lui dans sa prison, accompagnée de l'ange Gabriel. Tous ses interrogatoires furent remplis de ses prétendues conversations avec le spectre, qui lui avait commandé, comme à un autre Hamlet, de dévoiler et de punir le forfait de sa mère. Lecouffe poussa même la démence ou la fourberie jusqu'à supplier les geôliers de son cachot de boucher le trou par lequel il prétendait voir arriver ces apparitions importunes. Les accusés furent traduits devant la cour d'assises de la Seine, le 11 décembre 1823. Les dépositions des témoins qui furent entendus établirent la vérité des faits dans le sens de l'accusation; mais l'accusé Lecouffe rejeta constamment tout l'odieux du crime sur sa mère. Ce spectacle d'un fils et d'une mère qui se renvoyaient mutuellement le poids d'un horrible forfait, et qui, suivant l'expression énergique du ministère public, se poussaient l'un l'autre vers l'échafaud, avait plus d'une fois fait frémir l'auditoire. Enfin, après trois audiences consécutives, le jury prononça la culpabilité de Lecouffe sur toutes les questions qui lui furent posées; la mère, acquittée sur la question de complicité d'assassinat, fut déclarée coupable de recel d'objets volés, avec connaissance que le vol avait été accompagné d'homicide volontaire, mais sans savoir que l'homicide avait été commis avec préméditation et guet-à-pens. Tous les deux furent condamnés à la peine de mort. La mère et le fils se pourvurent en cassation contre le jugement qui les condamnait; mais leur pourvoi fut rejeté. Le 24 janvier 1824 fut le jour fixé pour leur exécution. La mère fut amenée, dès le matin, de sa prison de Saint-Lazare à la Conciergerie, et le fils arriva de Bicêtre quelques instans après. Ils furent mis tous deux dans une prison séparée; et après qu'ils eurent entendu lecture de l'arrêt portant rejet de leur pourvoi, deux ecclésiastiques vinrent leur apporter les secours de la religion. Lecouffe, qui s'était préparé à ce fatal dénouement, les reçut avec reconnaissance et contrition; sa mère montra d'abord moins de résignation et de fermeté, mais les exhortations du vertueux ecclésiastique ramenèrent peu à peu l'espoir de la clémence divine dans son âme coupable. Les deux condamnés passèrent en prières tout le temps qui précéda l'exécution. A quatre heures précises, ils montèrent dans la charrette. Arrivée au pied de l'échafaud, la femme Lecouffe descendit la première, monta les degrés d'un pas mal assuré, et se livra aux exécuteurs sans avoir jeté un seul regard en arrière pour voir son fils. Lecouffe embrassa deux fois son confesseur, et se dirigea vers l'échafaud d'une marche assez ferme. Si quelque chose peut diminuer l'horreur qu'inspire tout criminel aux âmes honnêtes, c'est le repentir qu'ils manifestent à leur dernier moment; celui que témoignèrent la mère Lecouffe et son fils fut un éloquent commentaire du spectacle de leur exécution, qui avait attiré une foule immense. HENRI FELDTMANN, OU PÈRE INCESTUEUX ET ASSASSIN DE SA FILLE. Henri Feldtmann, ouvrier tailleur, avait une fille nommée Victoire, qui était encore en nourrice à l'époque de la mort de sa mère, arrivée en 1801. Peu de temps après le décès de sa femme, Henri Feldtmann forma une liaison illégitime avec Madeleine Léger. Il en eut une fille naturelle nommée Élisabeth-Constance. Au vice près qui avait présidé à cette nouvelle union, le ménage de Feldtmann avait toutes les apparences de la régularité: Madeleine Léger remplissait les devoirs de mère, non seulement à l'égard de sa fille, mais à l'égard de la jeune Victoire. Feldtmann donna pendant plusieurs années des leçons et des exemples de vertu à ses deux filles. Professant la religion réformée, il confia ses deux filles aux soins de M. le pasteur Gœpp. Cet homme respectable fut frappé des excellentes qualités qui distinguaient Victoire. La modestie de cette jeune personne, sa candeur, son sincère désir de pratiquer la vertu, étaient en effet bien dignes de remarque et d'admiration. A l'époque de la première communion, M. Gœpp promit solennellement à Victoire de l'entourer de sa bienveillance et de sa protection. Mais cette intéressante fille, étant parvenue à l'adolescence, eut le malheur d'inspirer à son père les premiers sentimens d'une passion incestueuse. Cette horrible passion se développa prodigieusement dans le cœur de Feldtmann. Nous ne retracerons point les efforts de Victoire pour cacher à tous les yeux la coupable faiblesse et la turpitude de son père, sa résistance à toutes ses tentatives criminelles, enfin sa retraite de la maison paternelle, accompagnée de sa sœur et de Madeleine Léger, lorsqu'elle eut acquis l'affreuse conviction que la fuite pouvait seule la soustraire à la brutalité de Feldtmann. Mais celui-ci, après beaucoup de recherches, parvint à découvrir la maison où ses filles et Madeleine Léger s'étaient réfugiées. Il se présenta plusieurs fois à leur nouveau domicile pour les engager à rentrer avec lui. Elles s'y refusèrent constamment, et principalement Victoire. Enfin il se rendit chez elles une dernière fois, le lundi 24 mars 1823, et voici en quels termes l'acte d'accusation retrace la catastrophe qui termina cette fatale entrevue. Après avoir acheté un couteau de cuisine sur le quai dit de la _Ferraille_, Feldtmann se rendit chez ses filles. Celles-ci étaient levées; la fille Léger était encore couchée: elle se leva aussitôt. On offrit à Feldtmann à déjeûner; il accepta, et prit, comme ses convives, une tasse de café. Après ce repas, il entama le sujet ordinaire de ses conversations; il pressa, supplia ses enfans et la fille Léger de rentrer avec lui. Même refus de la part de chacune d'elles; même opposition calme, respectueuse, mais invariable de Victoire. La famille était réunie autour de la cheminée; Victoire était assise d'un côté, la fille Léger était au coin vis-à-vis, et la jeune Élisabeth se trouvait au milieu. Feldtmann était debout, le dos appuyé contre la cheminée. Tous ses regards étaient concentrés sur sa fille aînée. Après environ deux heures de débats, Victoire déclara avec fermeté à son père qu'elle aimerait mieux mourir que de retourner avec lui. _Tu seras cause que je mourrai sur l'échafaud!_ répliqua Feldtmann avec une fureur concentrée. Cette menace positive d'un assassinat prochain n'ayant point ébranlé cette jeune et vertueuse fille, Feldtmann reprit: _Tu es obstinée... tu seras cause de ma perte._ Et aussitôt il tira de sa poche de côté le couteau de cuisine qu'il y tenait caché, et le plongea tout entier dans la poitrine de Victoire. A ce spectacle, Élisabeth reste immobile de stupeur. Feldtmann retire du sein de sa fille aînée son couteau tout fumant, et se prépare à frapper sa fille cadette. A cette vue, la mère se jette sur le bras de l'assassin, dérange la direction du coup et en affaiblit la violence. Élisabeth est frappée, mais moins dangereusement. Une lutte horrible s'établit entre Élisabeth et la fille Léger d'une part, et Feldtmann de l'autre. La fille Léger est frappée à son tour, mais sa blessure est légère. Des voisins accourent au bruit; on arrête le meurtrier. Celui-ci laisse échapper son couteau ensanglanté, et proteste qu'il n'a pas envie de prendre la fuite. Cependant la malheureuse Victoire, qui perdait son sang à flots, avait eu encore la force d'ouvrir la porte et de se traîner jusqu'au palier du premier étage, où elle était tombée à la renverse et sans connaissance. Peu d'instans après, elle avait cessé d'exister. En conséquence de ces déplorables faits, Feldtmann fut traduit devant la cour d'assises de la Seine, et comparut devant ce tribunal, le 23 avril 1823. Pendant la lecture de l'acte d'accusation, Madeleine Léger, appelée comme témoin, s'évanouit, vaincue par les émotions qu'elle éprouvait. Quant à Feldtmann, il conserva un calme imperturbable, et son interrogatoire se fit remarquer par l'incohérence des explications qu'il donna, et par le scandale de plusieurs imputations qu'il présenta comme moyens de défense. Il nia opiniâtrément qu'il eût éprouvé un sentiment coupable pour sa fille Victoire; il ne craignit pas de lui imputer de graves désordres dans sa conduite, sous le rapport des mœurs et de la probité; il accumula également les imputations les plus graves contre Madeleine Léger. Entre toutes les dépositions, celle du pasteur Gœpp excita un intérêt particulier. Il rendit compte de ses rapports avec la famille Feldtmann dont il avait été le bienfaiteur; il parla des terribles confidences qui lui avaient été faites, soit par la mère de Feldtmann, soit par Victoire elle-même, au sujet des tentatives criminelles dont cette dernière avait été l'objet; il énonça les démarches qu'il avait cru devoir faire à la préfecture de police pour prévenir les excès que l'on pouvait redouter de la part de l'accusé. M. Gœpp ajouta qu'à diverses époques, et surtout lors de la dernière entrevue qu'il avait eue avec Feldtmann (la veille du crime), cet homme ne lui avait pas semblé jouir de la plénitude de ses facultés lorsqu'il s'agissait de ses relations avec sa fille; qu'il l'avait considéré comme un de ces hommes dominés par une idée fixe, et qui ne sont plus maîtres de leur imagination, lorsqu'elle vient à s'arrêter sur cette idée. Après quelques autres dépositions moins importantes, M. l'avocat-général soutint l'accusation, discutant d'avance le moyen unique qui pouvait être présenté au nom de l'accusé. Il prouva qu'une passion, une passion infâme, à quelque degré qu'elle fût portée, ne pouvait servir d'excuse à un crime. Vainement le défenseur, nommé d'office, fit-il tous ses efforts pour soustraire Feldtmann à la peine capitale, en écartant les circonstances de la préméditation, et en cherchant à établir qu'il avait été entraîné à ce crime par un ascendant irrésistible plutôt que par l'effet de sa volonté; le jury, après une longue délibération, déclara Feldtmann coupable sur toutes les questions, tant d'assassinat prémédité, consommé sur la personne de sa fille Victoire, que de tentatives d'homicide contre son autre fille, Élisabeth, et Madeleine Léger. Le résultat de cette réponse fut la condamnation à mort de Feldtmann. L'inconcevable sang-froid que ce malheureux avait montré dans le cours des débats ne se démentit point en cet instant fatal. Feldtmann se pourvut en cassation; mais son pourvoi ayant été rejeté, il subit son supplice le 21 mai, en place de Grève. Dans cet horrible moment, toute son impassibilité l'avait abandonné; il fallut que les exécuteurs l'aidassent à monter les degrés de l'échafaud, et l'on peut même dire qu'il était mort avant d'être décapité. ASSASSINAT DE MADAME VEUVE AILLET, ET DE LA FILLE GOUSSARD, SA DOMESTIQUE, A CHARTRES. En 1823, la ville de Chartres fut le théâtre d'un double meurtre, qui frappa de terreur tous les esprits. La mauvaise conduite, la débauche et la cupidité, sources ordinaires de tant de désordres, avaient armé les principaux assassins. Tout portait à croire que plusieurs de leurs complices n'étaient point sous la main de la justice. Il est donc facile de s'expliquer l'effroi général, en présence des dangers auxquels chacun pouvait être exposé. Voici les faits qui ont été révélés par l'instruction de ce procès. La dame Aillet, propriétaire à Chartres, âgée de plus de quatre-vingts ans, et la fille Louise Goussard, sa domestique, âgée de cinquante-huit ans environ, habitaient seules une maison, rue des Grenets, dans le voisinage du cloître Saint-Aignan, au centre de la ville. Cette maison est située entre cour et jardin; les murs de la cour s'élèvent sur la rue à environ treize pieds de hauteur; de la cour on entre dans un petit corridor fermant sur la rue par une porte vitrée, et dans lequel donne la porte de la chambre où couchaient la dame Aillet et sa domestique. Le dimanche 22 juin 1823, un peu avant sept heures du matin, la fille Chifflet, laitière, étant venue, suivant son usage, apporter du lait, sonna vainement à plusieurs reprises; personne ne lui répondit. Elle conçut des inquiétudes qu'elle communiqua dans le voisinage. On prit des renseignemens; on passa dans le jardin, on trouva les portes et les contrevents exactement fermés de ce côté, on n'entendit aucun bruit dans l'intérieur de la maison, et l'on appela plusieurs fois, mais sans succès. Les inquiétudes croissant, l'autorité fut avertie; alors on monta à l'aide d'une échelle au haut du mur donnant sur la rue, et l'on aperçut une autre échelle dressée le long de ce mur, dans l'intérieur de la cour. Dès ce moment, on ne douta plus que la dame Aillet et sa domestique n'eussent été assassinées. La porte de la rue fut ouverte, et l'on entra; aucune des portes de l'intérieur n'était fermée. On trouva dans une chambre les corps de la dame Aillet et de sa domestique étendus sans vie au pied des deux lits, nus pieds, en chemise et baignant dans leur sang. La dame Aillet avait à la tête deux longues et profondes blessures, faites avec un instrument tranchant; la domestique était percée de dix blessures, paraissant faites avec un couteau long et fort aigu, dont huit à la partie gauche de la poitrine et deux à la main gauche. La disposition des lits montrait que les deux victimes s'étaient levées spontanément et avaient été frappées dans la chambre; une veilleuse brûlait encore; un seul fauteuil était taché de sang, un autre était brisé en partie: une commode placée dans la chambre, avait été forcée et un tiroir ôté. Les assassins étaient entrés dans deux cabinets voisins, dans l'un desquels fut trouvé un couperet teint de sang: on y avait ouvert une armoire à linge, mais rien ne parut y avoir été dérangé; l'armoire à l'argenterie parut également intacte; on n'avait touché, ni à un coffre-fort fermé, dans lequel se trouvèrent douze mille quatre cent vingt-cinq francs, ni à une somme de deux cents francs, placée dans le tiroir d'une petite table, non fermée à clef, ni même à celle de trente-six francs, exposée en évidence sur une tablette. Enfin, tout indiquait que les meurtriers avaient fait des recherches, et qu'un événement fortuit les avait forcés de les abandonner pour fuir précipitamment. On ne put s'assurer s'ils avaient pris de l'argent, mais on ne tarda pas à reconnaître qu'ils avaient emporté deux montres d'or accrochées à la cheminée; une chaîne d'acier, attachée à l'une de ces montres, en avait été arrachée et lancée à terre. Ces deux montres étaient de forme ancienne; l'une des deux était à répétition et portait une chaîne d'or ainsi qu'une petite clef et un cachet en or: le couperet, l'un des instrumens du crime appartenait à la dame Aillet; l'instrument aigu, dont la domestique avait été frappée, ne fut point retrouvé. L'échelle avait été apportée d'une maison peu éloignée, qui était alors en réparation. La position de cette échelle dressée contre le mur de la cour, et des dégradations récentes faites à une corniche qui est au-dessus de la porte de la rue en dehors, indiquaient que les assassins s'étaient retirés par ce chemin, et l'on fut confirmé dans cette opinion en reconnaissant que toutes les ouvertures sur le jardin étaient exactement fermées dans l'intérieur. Le crime était donc évident; il avait été commis par deux personnes au moins: la différence des instrumens avec lesquels avaient été frappées les deux victimes le démontrait. Il était probable, en outre, qu'un complice veillait dans la rue, pour prévenir toute surprise et donner avis du moindre danger. Ce soupçon fut confirmé par la déposition de plusieurs témoins, dont l'un déclara que, la nuit où le crime fut commis, vers une heure du matin, il avait entendu un grand cri, puis le bruit de la sonnette de madame Aillet, tirée avec force, ensuite deux autres cris. Cette sonnette était sans doute tirée par le complice pour avertir que les cris étaient entendus au dehors. Le même témoin ajouta que, vers une heure et demie, plusieurs personnes, marchant très-vite, avaient passé sous ses fenêtres, venant de la rue des Grenets. Un autre témoin avait vu, à cette même heure, dans la rue Saint-Michel, voisine de celle des Grenets, quatre hommes, portant des blouses bleues et des souliers ferrés, courir très-vite vers la porte Saint-Michel. Pendant quelque temps, on n'eut aucune idée fixe sur ceux qui pouvaient être les auteurs de ce crime; mais par suite de quelques renseignemens, des soupçons s'élevèrent sur Bouin dit Lapalette: on arrêta une fille Curot avec laquelle il vivait depuis trois ans. Cette fille avait d'abord déclaré que Lapalette était sorti de chez lui le samedi soir, qu'il n'était rentré que le lendemain, à six heures du matin. Ensuite, pressée par les questions qui lui furent faites, elle ajouta que le vendredi matin, dès trois heures, un nommé Fréon était venu trouver Lapalette; qu'ils avaient passé ensemble la journée, la nuit suivante, toute la journée du samedi, et qu'ils étaient sortis tous deux le samedi soir. Sur cette déclaration, Fréon et Lapalette furent également arrêtés. Il est utile de faire connaître ici plus particulièrement ces deux individus. Lapalette avait toujours été un mauvais sujet, redouté de ses camarades à cause de sa force et de sa brutalité. Il avait été condamné correctionnellement pour vol, et suspendu plusieurs fois de sa place de portefaix à Chartres, à cause de sa mauvaise conduite; il venait d'être supprimé définitivement, pour abus de confiance, et était réduit, les jours de marché, à suivre les voitures de blé, pour avoir la paille. Fréon n'avait pas une réputation meilleure. A l'âge de quinze ans environ, il avait volé une montre et de l'argent; étant ensuite entré au service militaire, en 1807, il fut condamné à trois ans de travaux publics, pour vol d'argent commis à son corps. Revenu à Chartres, il s'était marié avantageusement et avait pris l'état de perruquier-parfumeur; mais il avait mal vécu avec sa femme et dissipé tout son avoir. Il se livrait au braconnage des rivières, et fut poursuivi plusieurs fois pour ce délit. Il fit aussi de faux billets, mais son père les remboursa, et l'affaire fut assoupie. Il connaissait parfaitement la maison de la dame Aillet, son père y ayant été employé comme perruquier. Dix jours avant le crime, il avait abandonné son domicile et mené une vie errante, se cachant sans cesse aux yeux de sa famille: en outre, plusieurs propos qu'il avait tenus à différentes reprises montrent qu'il roulait souvent dans son esprit des projets funestes, et qu'il se complaisait dans les idées les plus sombres et les plus sinistres. Ainsi, vers 1817 ou 1818, il disait au sieur Levassor en le rasant: «Quand vous serez dans votre nouveau domicile, rue du Puits-Berchot, je pourrai, en l'absence de votre femme, vous couper le cou en vous rasant. Je vous mettrais un rasoir dans la main, alors je deviendrais le maître dans la maison; j'y prendrais tout ce qui me conviendrait; j'y resterais enfermé jusqu'à la nuit; je sortirais ensuite. Puis le lendemain, on fait ouvrir vos portes, et l'on dit: M. Levassor s'est suicidé!» Mais une chose plus directe à l'assassinat actuel, et qui prouve que Fréon le méditait depuis long-temps, c'est qu'en 1813, il fit au sieur Basin, lequel le déclara dans l'instruction, la proposition formelle d'assassiner de concert avec lui, les sieur et dame Aillet et leur domestique, et de les voler, ajoutant qu'ils avaient beaucoup d'argent, qu'il connaissait les êtres de la maison, et que rien ne serait plus facile; puis il fit un détail circonstancié des moyens qu'ils emploieraient. Sur le refus d'indignation que fit le témoin, il insista et lui dit: «Viens à la pêche avec moi lundi prochain; nous raisonnerons de tout cela et nous prendrons jour.» Enfin, dans le courant de mai 1823, Fréon dit à un témoin qui se plaignait de n'avoir pas d'argent: «_Si vous aviez du courage!... Mais il n'est pas héréditaire dans votre famille._» C'est avec de pareils antécédens que le 11 juin, à la suite, selon lui, d'une scène de jalousie qu'il aurait eue avec sa femme, Fréon quitta son domicile et se rendit à Paris. Il était sans argent; dès son arrivée il va chez un sieur Cornut, ancienne connaissance; il lui dit qu'il n'a que deux francs, le charge de mettre des habits en gage et en retire vingt francs; plus tard, il fait vendre encore pour sept francs d'effets, et le mercredi 18 juin, prêt à retourner à Chartres, comme il n'avait plus d'argent, il laisse au même témoin d'autres effets et reçoit de lui cinq francs; il lui annonce en même temps qu'il part pour Chartres, qu'il sera revenu le dimanche ou le lundi suivant, ou qu'il sera mort; qu'il apportera de l'argent et une montre d'or, et il lui déclara depuis qu'il emportait alors un couteau très-pointu qu'il avait acheté six sous sur le quai de la Ferraille, et que ce couteau lui servirait à se percer le cœur, en présence de son père, s'il ne réussissait pas à se procurer de l'argent. Le 19 juin, à huit heures du matin, il arrive à Saint-Piat, à trois lieues de Chartres, y passe la journée, y fait quelques dépenses qu'il ne peut payer qu'en partie, avouant qu'il n'a que deux francs, et il demeure débiteur d'un litre de vin. Il attend exprès six heures du soir pour se rendre à Chartres, disant qu'il ne veut y entrer que de nuit, pour n'être pas reconnu. Arrivé dans cette ville à dix heures du soir, il ne va pas chez lui: il va frapper à la porte de Lapalette. Mais, effrayé par la voix d'un locataire de la maison, il se sauve, rôde une partie de la nuit, et dès trois heures du matin, il entre chez Lapalette. A peine sont-ils réunis, qu'ils sortent ensemble; ils vont d'abord du côté des Filles-Dieu. Vers cinq heures, Lapalette rentre chez lui, il s'emporte contre la fille Curot, l'injurie, et cependant lui dit à voix basse: _Tais-toi! tu es une mauvaise langue_; puis encore: _Veux-tu bien te taire! veux-tu bien te taire!_ Il retourne de là joindre Fréon, et ils se rendent ensemble à Morancez dans le cabaret de Laigneau, à qui ils disent qu'ils viennent de se rencontrer par hasard en pêchant. Ils y passent la journée à manger et à boire, et projettent ensemble un voyage à Paris. C'est là que Lapalette, causant avec un témoin, sort avec lui du cabaret, cherche d'abord à lui représenter son état comme misérable et sans ressources, et ajoute: _Laisse faire: dans peu de temps, je ne manquerai de rien; nous nous soutenons, Fréon et moi. Si tu étais un bon enfant, je te confierais quelque chose._ Ils font dans ce cabaret une dépense de huit francs. Fréon ne la paie pas, engage Laigneau à venir chercher son argent chez lui, et se retire avec Lapalette à huit heures du soir, en disant: «Nous nous en allons, parce que nous avons affaire ensemble.» Il retourne chez Lapalette, et Fréon, qui n'était revenu à Chartres, à ce qu'il prétend, que pour voir une maîtresse qu'il avait, et qui ne voulait y aller que la nuit, de peur d'être reconnu, n'y va cependant pas; il ne se rend point non plus chez lui, mais il passe la nuit chez Lapalette. Le lendemain samedi 21, ils restent toute la journée sans sortir: la fille Curot est avec eux; Lapalette s'occupe à raccommoder ses guêtres; Fréon ne fait rien, et paraît plongé dans de profondes rêveries. La misère est telle parmi eux, que la fille Curot est obligée d'aller vendre deux chaises pour subsister pendant la journée, et cependant Fréon dit, dans la conversation, qu'il va acheter un fonds de boutique, moyennant huit cents francs. Il promet trente francs à Lapalette, qui se plaint de n'avoir pas de quoi payer son loyer, et la fille Curot s'étonnant d'une pareille promesse, il lui répond: _Qu'est-ce que cela vous fait?_ Il lui dit encore qu'il était venu à Chartres pour faire de l'argent en vendant des effets; que la personne chargée de cette vente avait demandé toute la journée du samedi, et qu'il ne pourrait toucher des fonds que vers neuf heures et demie du soir. Du reste, il n'indique ni les effets qu'il peut vendre, ni le mandataire qu'il en avait chargé. Le soir étant venu, Fréon, sans s'embarrasser d'aller chercher le produit de sa prétendue vente, sort avec Lapalette à dix heures. Tous deux avaient des souliers ferrés; Fréon avait un chapeau rond, une veste brune, un pantalon marron. Lapalette portait un bonnet de police bleu, un gilet rond en nankin blanchâtre, un pantalon d'été bleu; la fille Curot prend toutes les précautions nécessaires pour qu'ils ne soient pas aperçus, au point même d'aller faire, de neuf à dix heures et demie du soir, le guet deux à trois fois sur le pas de la porte, pour voir s'ils peuvent sortir sans être vus, et Fréon se couvre de la blouse de Lapalette: celui-ci prend en sortant la précaution bien singulière de faire coucher la fille Curot et de l'enfermer à clef dans sa chambre. Où vont-ils ensuite? Fréon prétendait qu'il était allé seul au grand faubourg pour tâcher de voir sa maîtresse, disant à Lapalette de venir l'y rejoindre; que n'ayant pas rencontré sa maîtresse, il était revenu chez Lapalette qui était sorti; qu'il avait été le rejoindre dans le tertre Saint-François; qu'ils sont aussitôt sortis ensemble de la ville, et se sont dirigés vers l'ancienne route de Paris. De son côté, Lapalette soutint que Fréon ne lui avait pas dit de venir le rejoindre dans le grand faubourg, mais simplement de l'attendre dans le tertre Saint-François; que, ne le voyant pas venir, il était prêt à s'en retourner lorsqu'il le vit enfin arriver; qu'ils allèrent ensemble à Lucé, village voisin pour voir la filleule de la femme Fréon; qu'ils y rôdèrent quelque temps et revinrent par les promenades à la route de Paris, qu'ils suivirent jusqu'au bois d'Oisême, où ils se séparèrent. Ils dirent tous deux qu'ils avaient quitté Chartres vers onze heures et qu'ils n'avaient point été ce soir-là dans les environs du cloître Saint-Aignan. Ces deux versions ne s'accordaient pas, elles se contredisaient même formellement; car Fréon soutenait qu'ils n'étaient point allé à Lucé, mais qu'ils étaient sortis de la ville pour gagner la route de Paris. Elles furent de plus démenties par l'instruction. En effet, le samedi soir, vers dix heures et demie, des témoins virent dans le cloître de Saint-Aignan, près duquel est située la maison de la dame Aillet, deux hommes dont le signalement se rapportait entièrement à celui des accusés. Trois autres témoins reconnurent positivement Lapalette en ce même endroit. On le vit, à onze heures, passer du cloître Saint-Aignan dans la rue des Grenets, et c'est vers une heure que le crime fut commis. Dans cette nuit fatale du 21 au 22 juin, Fréon qui, depuis deux jours, était avec Lapalette et ne l'avait pas quitté depuis son retour, se sépare tout-à-coup de lui et part à pied pour Paris; il va jusqu'à Ablis. Là, il quitte la route et gagne Rambouillet, où il dit être arrivé à dix heures, mais il est constant qu'il n'y arriva qu'à trois ou quatre heures après-midi; il entre aussitôt dans une auberge, y reste trois heures, faisant voir la plus grande fatigue, et prend le soir même la diligence de Paris, où il arrive le 23 au matin. A peine arrivé, il se rend chez Cornut, dont il a été question ci-dessus, et lui fait voir une montre d'or de forme ancienne à répétition, garnie d'une chaîne d'or. Il annonce vouloir la changer; il dit qu'il a apporté trois cents francs de chez lui; qu'y étant arrivé vers neuf heures et demie du soir, son père était venu lui ouvrir la porte, et qu'en l'absence de sa femme, il avait fait ouvrir la porte d'une armoire par un serrurier, pour prendre ces trois cents francs, et cependant il est constant que, depuis long-temps, il n'avait pas mis le pied chez lui. Il montre ensuite cent cinquante francs qu'il a dans sa poche et donne vingt-cinq francs à Cornut pour retirer les effets engagés à son dernier voyage. Le 24, il va chez le sieur Lejeune, horloger, rue Saint-Martin; il y échange deux montres anciennes contre une nouvelle, et reçoit quatre-vingts francs de retour. Le signalement de ces deux montres est le même que celui des deux montres volées. Ce qu'on en put retrouver, savoir, le mouvement, la chaîne d'or, la clef et le cachet d'or, tout fut reconnu par les témoins et par l'horloger qui entretenait les montres de la dame Aillet. Cet échange consommé, Fréon se fait conduire par Lejeune chez un bijoutier dans la même rue, où il achète une chaîne d'or, et chez un autre, rue Michel-Lecomte, où il se procure des breloques. Dans l'instruction, il nia tous ces faits; mais il fut formellement reconnu par l'horloger Lejeune et par les deux bijoutiers. Trois témoins et Lapalette lui-même qui, de son côté, arriva à Paris le 25, déclarèrent lui avoir vu, les jours suivans, une montre d'or à la mode avec chaîne et breloques en or. Fréon la présenta lui-même à un sieur Muller, son ami, en lui disant: _Tiens, vois donc cette montre: je l'ai changée contre deux autres montres d'or, et je crains d'avoir été trompé._ Il donnait en même temps une fausse adresse du marchand chez lequel il avait fait cet échange. Il ajouta qu'ayant des affaires à Paris, il avait apporté ces deux montres pour les changer, attendu qu'elles étaient anciennes et n'étaient plus de mode. Le 27, il remit cette nouvelle montre à Vigneau pour l'engager au Mont-de-Piété; il en retira cent vingt francs. Fréon nia encore tous ces faits; seulement il convint que, le 23, il avait acheté dans les rues de Paris, moyennant dix-huit francs, une montre en chrysocale, avec chaîne et breloques, et qu'il l'avait revendue le 27. Le 28 au matin, Fréon se trouvant à boire avec un sieur Rondeau, chez un marchand de vin, rue des Saints-Pères, deux individus assez mal vêtus entrèrent dans le même cabaret, Fréon parut très-effrayé; il leur parla quelque temps, et dit ensuite à Rondeau qui était sorti dans l'intervalle: _J'ai acheté leur silence._ Le soir même, il reprit la diligence de Chartres; son intention était sans doute de découvrir dans le pays ce que l'on pouvait dire sur son compte, car il ne prit sa place que jusqu'à Maintenon. Son seul but, à l'entendre, était de voir un nommé Frot, dont il voulait affermer la pêche sur la rivière d'Eure. Il alla chez ce Frot le 29, et il ne fut nullement question de ce marché. Dès son arrivée à Maintenon, le 29, à quatre heures du matin, il dit qu'il vient de Chartres pour affaire; plus tard, il dit à d'autres qu'il arrive de Paris; il passe la journée dans différens cabarets et cafés, va à Saint-Piat, y boit avec trois jeunes gens de sa connaissance, à qui il dit qu'il est venu à Maintenon pour des affaires qui devaient durer deux jours, mais qu'on lui a compté des pièces de cinq francs et qu'il va repartir: et cependant il fut établi qu'il n'avait fait aucune affaire à Maintenon, et que personne ne lui avait compté d'argent. Il retourne le soir, avec ces jeunes gens à Maintenon, joue avec eux au billard, et tout-à-coup au milieu de la partie où, suivant les témoins, son jeu était d'abord brillant, dès qu'il aperçoit le brigadier de gendarmerie, il ne peut plus jouer, il devient inquiet et tremblant; ses jambes et ses mains sont dans une agitation continuelle. Il affecte des politesses tant envers les gendarmes qu'envers ceux de qui il croit pouvoir se réclamer. Enfin, prêt à monter en diligence, ses papiers ne sont pas en règle; il est arrêté et conduit au quartier de gendarmerie, où il passe une nuit très-agitée. Lapalette, de son côté, après avoir quitté Fréon pendant la nuit du 21 au 22, était revenu à Chartres. Il ne rentra chez lui qu'à six heures du matin. La fille Curot lui demande ce qu'il a fait; il la maltraite, il lui dit: _Veux-tu te taire! Je ne veux pas que les voisins sachent que j'ai passé la nuit dehors._ Il lui dit, un instant après, qu'il vient de reconduire Fréon, et lui montre quarante francs que celui-ci lui a donnés. Au moment où l'assassinat venait d'être commis, et où la foule se portait à la maison de la dame Aillet, Lapalette s'y trouva avec un nommé Lailler. Ils aidèrent tous deux à ouvrir la porte, mais au moment où Lailler se disposait à franchir le mur, Lapalette prétexta une affaire, se retira, et environ une heure après, passant dans une rue voisine d'où l'on voyait la foule, il s'adressa à la femme Fauquereau et lui demanda ce qu'il y avait, comme s'il eût été possible qu'il l'ignorât; puis se retrouvant avec Lailler, au moment où celui-ci était encore tout ému de la vue des cadavres, il le railla sur son émotion. Le soir même, Lapalette prend la diligence de Paris; le 25 au matin, il dit à un témoin en présence de Fréon, qu'il vient s'amuser à Paris, qu'il a touché de l'argent à Chartres, qu'il l'a gagné à conduire des chevaux à la foire en Picardie; et Fréon le dément au même instant. Il dit à un autre qu'il a de l'argent, et qu'il ne quittera Paris qu'après avoir tout mangé; en effet, il passe trois jours dans la débauche la plus complète et fait une dépense considérable. Il paie le prix d'un déjeûner fait avec Fréon et Muller, et frappant sur sa poche, il dit: _Je ne veux pas que tu paies, Henry: nous avons de l'argent._ Il est arrêté le 29; on trouve sur lui cent quatre-vingt-dix francs. On l'interroge sur deux masques de parchemin, trouvés dans la paillasse de son lit, à Chartres; il prétend que ces masques sont anciens, qu'il s'en est servi autrefois pendant le carnaval, et que depuis long-temps la fille Curot les lui a cachés. Celle-ci, au contraire, soutient qu'elle ne les a jamais vus et qu'elle ignorait jusqu'à leur existence. Il est probable que ces masques avaient servi à Lapalette et à son complice pour se déguiser lors de l'exécution de leur forfait. On demande compte à Lapalette des cent quatre-vingt-dix francs trouvés sur lui, il dit qu'en quittant Chartres, il avait près de trois cents francs; qu'il les avait depuis quelque temps, quoiqu'il vendît ses meubles et ses effets; qu'il ne faisait ces ventes que pour laisser ignorer à la fille Curot qu'il eût cet argent; que ces trois cents francs provenaient tant de la vente de son mobilier et de ses effets, que d'un don de quarante francs fait par Fréon, et le reste résultant de ses économies. Il ajouta que ce trésor était caché dans son grenier, comme si l'on pouvait croire aux économies d'un homme réduit à vendre ses habits, ne gagnant plus que douze sous par semaine, et qui, la veille même de l'assassinat, faisait vendre deux chaises pour subsister. Il en imposait évidemment; d'où pouvait donc lui provenir cet argent? Les preuves les plus fortes désignant Fréon comme l'un des auteurs de l'assassinat commis dans la nuit du 21 au 22, des preuves pareilles atteignaient Lapalette comme son complice. De son propre aveu, il ne l'avait pas quitté, depuis le samedi soir à neuf heures, jusqu'à deux heures du lendemain matin; il avait donc assisté à tout; il avait puisé à la même source. Tous deux avaient partagé le même crime, et quand on rapproche de ces circonstances le changement subit de leur situation pécuniaire et la dépense qu'on leur a vu faire ensuite; quand on remarque leurs variations dans leurs réponses, au point de se contredire formellement sur un point essentiel, et de rendre chacun un compte contradictoire de ce qu'ils firent dans la nuit du samedi au dimanche; lorsqu'on rapproche tous ces faits des propos extraordinaires que plusieurs témoins ont recueillis, on demeure convaincu, que tous deux faisaient partie des assassins, et que cet argent qu'on leur avait vu répandre à pleines mains, dès le lendemain du crime, ne pouvait en être que le fruit. L'intimité dans laquelle la fille Curot vivait avec le nommé Bouin, avait fait d'abord présumer qu'elle n'était pas étrangère au crime dont celui-ci était accusé; on avait tout lieu de croire que les assassins avaient eu pour complice une personne affidée, qui était restée en dehors de la maison de la veuve Aillet pour faire le guet, tandis que les auteurs principaux du crime s'étaient introduits dans l'intérieur. Dans cette hypothèse, la fille Curot semblait avoir dû être chargée, dans l'exécution du crime, de la coopération qui s'accordait le plus avec les idées que son sexe et sa force pouvaient faire naître; mais les charges qui s'élevaient contre elle ayant paru insuffisantes pour la mettre en accusation, la Cour, par son arrêt du 1er août, la renvoya de la poursuite, et ne maintint l'ordonnance de prise de corps que contre Lapalette et Fréon. En conséquence de ces faits, Charles-Philippe-Toussaint Fréon et André-François Bouin dit Lapalette, furent renvoyés devant la Cour d'assises d'Eure-et-Loir, séant à Chartres, sous l'accusation 1º d'avoir, dans la nuit du 21 au 22 juin 1823, commis de complicité, volontairement et avec préméditation, un homicide sur la personne de la dame veuve Aillet; 2º d'avoir, dans la même nuit, commis de complicité, volontairement et avec préméditation, un homicide sur la personne de la fille Goussard; 3º d'avoir dans la même nuit, et au moment ou lesdits homicides avaient eu lieu, soustrait frauduleusement, de complicité, à l'aide d'escalade et d'effraction dans une maison habitée, de l'argent monnayé, deux montres en or et d'autres effets appartenans à la dame Aillet. Les débats de cette grave affaire s'ouvrirent, le 19 août, sous la présidence de M. Chevalier-Lemore, au milieu d'un concours immense de spectateurs. Les défenseurs des accusés leur avaient été nommés d'office. Me Doublet, avocat stagiaire, aujourd'hui attaché au barreau de Chartres, plaidait pour Fréon. La tâche des défenseurs était pénible. Ils firent tous leurs efforts pour concilier ce qu'ils devaient à leur mission, et ce que leur imposait leur conscience; aussi, lorsque après une discussion approfondie de l'accusation, l'avocat de Fréon, s'écria d'une voix émue: «Puissions-nous ne plus avoir à remplir ce douloureux ministère! Puissions-nous avoir concilié nos devoirs comme citoyens, nos obligations comme hommes de la loi! Puissions-nous trouver le prix de nos efforts et un adoucissement à notre tâche dans le sentiment de l'intérêt public!» Un murmure d'approbation se fit entendre, et fut ratifié par tous ceux qui avaient suivi ces débats. La preuve la plus accablante contre Fréon, fut la reconnaissance formelle de l'horloger à qui il avait vendu la montre de la dame Aillet. Cette procédure dura trois jours, et le résultat fut la condamnation à mort des accusés. Ils se pourvurent en cassation; dans cet intervalle, Fréon fut pris de violens vomissemens, et tout annonça qu'il cherchait à s'empoisonner à l'instar de Bancal dans l'affaire Fualdès, en buvant de l'urine dans laquelle il avait laissé de la monnaie de cuivre. Fréon répétait à son défenseur, qu'il ne serait jamais exécuté. Lorsque le pourvoi eut été rejeté par la Cour de cassation, et le jour de l'exécution arrêté, les condamnés se barricadèrent dans leur cachot, et l'on ne put s'y introduire. L'exécution fut ajournée; depuis, Lapalette chercha à retarder sa mort par des révélations qu'il fit, révélations qui semblaient annoncer que les condamnés avaient des complices, (et c'était l'opinion générale à Chartres). Cependant, les investigations nouvelles, auxquelles la justice se livra, prouvèrent que ces révélations étaient mensongères, et bientôt Fréon et Lapalette portèrent leur tête sur l'échafaud!... Ce crime avait jeté l'effroi dans la ville de Chartres; la population ne fut rassurée, que lorsque les assassins eurent cessé de vivre. On parla long-temps de cet assassinat; on se rappelait encore le jour de l'inhumation de madame Aillet et de sa domestique; on parlait de cette fille Goussard qui, pour sauver sa maîtresse, avait dû soutenir une lutte si longue avec l'un des assassins. C'est d'elle que le ministère public disait dans son réquisitoire: _La palme des martyrs vous était réservée!_... ANTOINE LÉGER, OU L'ANTHROPOPHAGE DES ENVIRONS DE VERSAILLES. Un crime affreux, dont les circonstances présentent un caractère de férocité sans exemple dans les annales criminelles, jeta, en 1824, l'épouvante et l'horreur dans plusieurs communes du département de Seine-et-Oise. Le 10 août, Aimée-Constance Debully, jeune fille de la commune d'Esteville, arrondissement d'Étampes, âgée de douze ans et demi, sortit de chez ses parens, vers quatre heures du soir, pour aller débourgeonner une pièce de vigne qu'ils possédaient à un quart de lieue du village, et près du bois de Sardion. Le soir, sa famille ne la voyant pas revenir, en conçut quelque inquiétude, et se mit à sa recherche. On se rendit à la vigne; on y trouva ses souliers, son chapeau et sa serpette, rangés avec assez d'ordre. Mais ce fut vainement que son père et ses frères la cherchèrent en l'appelant, une partie de la nuit, dans les bois des environs. Les autorités locales, instruites de cette disparition, ordonnèrent aussitôt des battues générales dans tout le pays. Durant les cinq premiers jours, elles ne produisirent d'autre résultat que la découverte d'un mouchoir rayé bleu et blanc, qui n'avait pas appartenu à la jeune Debully, et qui fut trouvé à peu de distance de la pièce de vigne. Enfin le 16 août, dans une battue faite au milieu d'une roche située au-dessus de Montmiraux, dite la roche _de la Charbonnière_, on remarqua dans l'une des crevasses du roc des branchages de fougère fanée, qui paraissaient avoir été tout récemment foulés; on les déplaça, et l'on découvrit, par ce moyen, l'entrée d'une espèce de caverne dans laquelle on descendit. Des débris d'artichaux, d'ognons, de cosses de pois et d'épis de blé, et un lit de foin et de mousse que l'on y trouva, annoncèrent que cette tanière avait servi d'habitation. Une odeur fortement cadavéreuse qui s'en exhalait excita de nouvelles recherches; et, à l'aide de lumières que l'on fit apporter, on trouva caché sous deux pieds de sable environ, dans un enfoncement pratiqué au fond de la grotte, un paquet volumineux que l'on en retira aussitôt. Ce paquet renfermait un cadavre déjà en putréfaction; les jambes et les cuisses étaient repliées sur le ventre; le tronc étaient horriblement mutilé: le tout avait été enveloppé dans une chemise, un jupon et un mouchoir fortement entortillés par un lien de chêne. Les malheureux époux Debully reconnurent dans ce cadavre celui de leur fille. Informé de cette découverte, qui ne laissait plus aucun doute sur l'existence d'un crime, le juge d'instruction du tribunal d'Étampes se transporta aussitôt sur les lieux, accompagné d'un chirurgien qui examina le cadavre avec soin. On reconnut que le corps avait été ouvert dans toute son étendue, à l'aide d'un instrument fort tranchant; que des plaies nombreuses et profondes avaient été faites sur plusieurs parties du corps avec la pointe du même instrument. La tête et le cou étaient gorgés de sang, tandis que le cœur et les vaisseaux sanguins qui l'environnent, étaient absolument desséchés. Cependant, depuis la disparition de la jeune Debully, l'inquiétude régnait dans les campagnes voisines, et on épiait avec soin tous les étrangers qui paraissaient dans le pays. Le 12 août, le garde particulier du canton aperçut dans un bois, et près d'une fontaine, un homme qui lui était inconnu, et dont la figure et l'extérieur lui parurent étranges. Il voulut s'en approcher, et cet homme disparut. Le lendemain, le garde le guetta presque toute la journée à la fontaine, et le voyant revenir le soir, il l'arrêta. C'était Antoine Léger. Long-temps cet homme se renferma dans un système de dénégation absolue; mais enfin dans un interrogatoire où il avait été vivement pressé, il déroula lui-même la série de crimes dont il s'était rendu coupable; il en révéla jusqu'aux moindres circonstances; il en produisit les preuves; il indiqua à la justice et le théâtre du forfait et la manière dont il avait été consommé. Léger, d'après son propre récit, avait toujours paru, dès sa jeunesse, d'un caractère sombre et farouche; il recherchait habituellement la solitude, et fuyait la société des femmes et des jeunes garçons de son âge. Impatient de s'éloigner de sa famille, de vivre dans un isolement complet, il quitta la maison paternelle, le 24 juin 1824, jour de la Saint-Jean, sous prétexte d'aller se placer à Dourdan comme domestique, n'emportant avec lui qu'une somme de cinquante francs et les habits qui le couvraient au moment de son arrestation. Au lieu de se rendre à Dourdan, comme il en avait manifesté l'intention, il vint directement à Étampes, y passa la nuit dans une auberge, se dirigea sur la Ferté-Aleps, s'arrêta dans les bois qui dominent le hameau de Montmiraux près de cette ville, et y resta jusqu'au 11 août. Il parcourut d'abord ces bois pour y chercher une retraite où il pût se mettre à l'abri des injures de l'air, et ce ne fut qu'au bout de huit jours qu'il découvrit les rochers de la Charbonnière, qui dès-lors lui servirent de repaire. Il s'y prépara aussitôt un lit composé de regain sec, qu'il descendit chercher dans la vallée. Léger prétendit qu'il avait vécu pendant les quinze premiers jours de racines, de pois, d'épis de blé, de groseilles, et de fruits qu'il allait cueillir sur la lisière des bois; que, notamment au mois d'août, il alla la nuit voler des artichauts dans le jardin d'une filature voisine. Ayant un jour pris un lapin sur une roche, il le tua, et le mangea cru sur-le-champ; mais bientôt, sentant plus vivement les atteintes de la faim, pressé par le besoin, il se rendit un jour, vers neuf heures, à la Ferté-Aleps pour y acheter quelques livres de pain et du fromage de Gruyère. Il y retourna trois ou quatre fois encore à la même heure, en suivant le même chemin, et pour le même objet. Cependant, au milieu de la solitude, de violentes passions l'agitaient. Il éprouvait en même temps l'horrible besoin de manger de la chair humaine, de s'abreuver de sang; il ne tarda pas à en trouver l'occasion. Le 10 août, comme il se promenait dans les bois, se trouvant vers les quatre heures de l'après-midi, sur les hauteurs qui dominent le vallon d'Esteville, il aperçut dans une vigne, près de la lisière du bois, une jeune fille (c'était Aimée-Constance Debully), et conçut l'infernal projet de l'enlever. L'endroit était solitaire; quelques bergers, quelques cultivateurs étaient épars dans la plaine; mais une grande distance les séparait de lui: les cris de sa victime ne pouvaient être entendus. Aussitôt il descend rapidement la côte, et à travers le bois, fond comme une bête féroce sur sa timide proie. La jeune Debully, qui était assise près de sa vigne, ne le vit pas s'approcher; elle n'eut même pas le temps de se retourner, que déjà Léger avait passé son mouchoir autour d'elle, l'avait chargée sur son dos, et emportée à pas précipités au milieu de l'épaisseur du bois. Fatigué de sa course, et voyant que la jeune fille était sans mouvement, il la jeta sur l'herbe. L'horrible projet que ce cannibale avait conçu, le forfait qu'il avait médité, furent exécutés; la jeune fille était sans vie; le tigre eut soif de son sang..... Ici nous écartons des faits épouvantables qui, par respect pour la morale publique, ne furent mentionnés qu'à huis-clos, lors de la procédure. «Ici notre silence s'arrête, dit un historien de ce crime monstrueux; l'imagination s'épouvante devant une série de forfaits que, pour la première fois, la barbarie, et la férocité ont enfantés. Le soleil n'avait pas encore éclairé un pareil forfait: c'est le festin d'Atrée!» La rage de Léger étant assouvie, le monstre sentit la nécessité d'effacer jusqu'aux moindres traces de son crime. Il saisit ce corps inanimé, l'enveloppa dans les vêtemens qui le couvraient, le lia avec une forte branche de chêne qu'il coupa sur le lieu même, l'emporta dans sa grotte et l'y ensevelit. Léger, après avoir fait lui-même le récit très-détaillé des faits qu'on vient de lire, fournit, à l'appui de ses aveux, des preuves matérielles de leur véracité. Conduit sur les lieux, il montra l'endroit où il s'était arrêté pour commettre son crime. Il indiqua le pied du chêne sur lequel il avait coupé la branche pour lier le cadavre, et cette branche, rapprochée de sa tige, s'y rapportait parfaitement; enfin, il désigna le rocher sous lequel il avait caché le col et les manches de sa chemise: en effet, on les y trouva. Depuis le jour où il avait tout avoué, Léger conserva un sang-froid épouvantable. Quand on lui rappelait toutes les circonstances de son crime, un _oui_, prononcé avec indifférence, était la seule réponse à toutes les questions qu'on lui adressait. Léger comparut devant la Cour d'assises de Seine-et-Oise, le 23 novembre. Bien que l'on sût d'avance que la nature de sa cause ne permettait pas que l'audience fût publique, un concours de spectateurs avait envahi toutes les avenues du tribunal. On était curieux de voir la physionomie de cet anthropophage. Mais la figure de Léger trompa l'attente de tout le monde. Ses traits présentaient l'apparence du calme et de la douceur; seulement ses regards étaient hébétés. Ses yeux fixes, sa contenance immobile, son air silencieux et méditatif, son teint blême et décoloré, glaçaient presque d'effroi les spectateurs. Son costume était celui de sa profession de vigneron, une veste et un pantalon bleu. Interpellé par le président sur ses nom et prénoms, il répondit avec la même tranquillité que s'il se fût agi de l'affaire la plus ordinaire: «Je me nomme Antoine Léger: je suis journalier, âgé d'environ vingt-neuf ans, né et demeurant dans la commune de Saint-Martin-Betencourt (Seine-et-Oise).» Nous allons donner quelques parties de son interrogatoire public, qui présentent aussi des détails révoltans: _D._ A quelle heure êtes-vous sorti, le 10 août, de votre caverne? _R._ Je n'étais pas réglé pour sortir; je suis sorti vers trois heures et demie. _D._ Répétez de vous-même, comme vous l'avez fait dans l'instruction, ce que vous avez fait le même jour, à quatre heures du soir. _R._ J'étais allé pour cueillir des pommes: j'ai aperçu, au bout du bois, une petite fille qui était assise. Il m'a pris idée de l'enlever; je lui ai passé mon mouchoir autour du cou et l'ai chargée sur mon dos. La petite fille n'a jeté qu'un petit cri. J'ai marché à travers le bois, et me suis trouvé mal de faim, de soif et de chaleur. Je suis resté peut-être une demi-heure comme ça sans connaissance. La soif et la faim m'ayant pris trop fort, je me suis mis à la dévorer..... _D._ Dans quel état se trouvait alors la jeune fille? _R._ Sans mouvement: elle était morte. Je n'ai essayé que d'en manger, et voilà tout. _D._ Dites toute la vérité, comme vous l'avez fait dans l'instruction; ce qui vous a soulagé, ainsi que vous l'avez observé vous-même. L'accusé se renferma dans une dénégation absolue sur tout ce qui avait rapport au viol. Le président de la Cour donna lecture des réponses précédentes de Léger; elles firent frémir. L'accusé était convenu qu'ayant ouvert le corps de l'infortunée créature, et voyant sortir le sang en abondance, il y désaltéra sa soif exécrable, «et poussé, dit-il, par le malin esprit qui me dominait, j'allai jusqu'à lui sucer le cœur...» _L'Accusé_: Je n'ai rien dit de tout cela à messieurs les juges, qui ont écrit ce qu'ils ont voulu. A d'autres questions, Léger répondit avec un inconcevable sang-froid: Je n'y ai pas fait attention..... D'ailleurs, je suis tombé en faiblesse, et me suis trouvé mal..... Je n'ai fait tout cela, dit-il plus loin, que pour avoir du sang..... Je voulais boire du sang..... J'étais tourmenté de la soif; je n'étais plus maître de moi. _D._ N'avez-vous pas détaché avec votre couteau le cœur de votre victime? _R._ Je l'ai _tâté_ un peu avec mon couteau, et je l'ai percé..... _D._ Qu'avez-vous fait des débris du cadavre? _R._ Je les ai cachés hors de la grotte, sous de la fougère et toutes sortes de choses. Il y avait des oiseaux qui croassaient après moi. _D._ Quels oiseaux? _R._ Des pies, que je croyais être là pour me faire prendre..... parce qu'elles croassaient contre moi. _D._ Vous étiez donc agité par la crainte? vous sentiez donc que vous aviez mal fait? _R._ Oui; quand j'ai repris connaissance, je suis allé me cacher dans des roches, plus bas: j'y ai passé une partie de la nuit sans pouvoir dormir. Le lendemain, je me suis en allé à travers les champs, par-dessus les montagnes; je me suis lavé la figure sur les roches où il y avait de l'eau, et j'ai lavé aussi ma chemise; j'ai coupé le col et le bout des manches où il y avait encore du sang _à même_. J'ai rencontré un garde et j'ai pris la fuite. Quand je voyais quelqu'un d'un côté, je m'en allais de l'autre. Le garde m'a dit: _Halte-là, de par le roi!_ Je me suis arrêté tout court. _D._ Vous avez dit: Ce n'est pas vous qui m'emmèneriez. Le garde a répondu: Je t'emmènerai mort ou vif. Il a donné un coup de sifflet, des passans sont accourus et vous ont arrêté comme vagabond, car on ne soupçonnait pas alors l'assassinat de la jeune Debully. Vous avez prétendu que vous aviez été condamné à vingt années de fer, et que vous vous étiez évadé? _R._ C'est possible. _D._ Vous êtes-vous coupé les cheveux, à la roche de la Charbonnière? _R._ Oui, j'ai coupé les cheveux que vous me montrez avec un de mes couteaux, celui à manche de corne, qui est tranchant comme un rasoir. Je mettais un rouleau de bois sous mes cheveux qui ne tenaient pas; ils tombaient d'eux-mêmes. Léger reconnut le mouchoir avec lequel, après l'avoir tordu, il entraîna la jeune Debully. _D._ Que vouliez-vous faire de cette enfant? _R._ Je n'avais pas de connaissance; j'étais poussé par le _malin esprit_. La chemise saisie sur l'accusé, toute sale, toute ensanglantée et couverte de déchirures, lui fut présentée. Cette vue ne le fit pas un seul instant sourciller. Après l'audition des témoins, parmi lesquels on voyait le père et la mère de l'enfant égorgée, et dont les dépositions ne firent que confirmer le monstrueux attentat de Léger et redoubler l'intérêt et la pitié pour sa victime, on entendit les médecins qui déclarèrent, relativement au genre de mort de la petite Debully, qu'il y avait eu asphyxie, soit par strangulation, soit par étouffement. Leur opinion fut aussi, et elle était fondée sur des signes non équivoques, que l'attentat à la pudeur avait été commencé pendant la vie de l'enfant, et consommé après sa mort, seule circonstance que Léger ait persisté à nier. Dans cet état de choses, le défenseur, nommé d'office, présenta Léger comme un être privé de la raison, et se fonda sur les habitudes vicieuses qu'il avait contractées, sur sa fuite de chez ses parens et sur le genre de vie qu'il menait. Le président, après avoir résumé d'une manière extrêmement lumineuse, toutes les circonstances qui se rattachaient au crime atroce de Léger, posa au jury les questions de viol et d'homicide volontaire, résultant de l'acte d'accusation, en y ajoutant, sur la demande expresse du défenseur, la question de démence. Le jury, après une demi-heure de délibération, résolut affirmativement les questions de viol, d'attentat à la pudeur et d'homicide avec préméditation et guet-à-pens, et négativement celle relative à la démence: en conséquence, Léger fut condamné à la peine de mort. Il entendit son arrêt avec une stupidité bien différente de la froide impassibilité qu'il avait montrée aux débats. VEILLÈRE, OU LA PASSION DU JEU. Chez la plupart des joueurs, la passion qui les domine n'est autre que l'ambition; sans l'espoir du gain, le jeu serait sans attraits pour eux. C'est pourquoi, lorsque viennent les chances malheureuses, la raison, l'honneur, le devoir, tout est oublié; une rage sombre, une sorte de démence les obsède; alors tous les moyens leur sont bons pour se procurer les ressources qu'ils croient propres à réparer leurs pertes. De là tant de calamités domestiques! de là tant de crimes qui, si fréquemment, portent l'épouvante au sein de la société! Toutefois, le criminel dont nous allons parler semble faire une exception à cette règle générale. La passion du jeu était devenue chez lui une monomanie qui n'avait d'autre objet que le jeu lui-même. Cette passion, qui lui fit commettre un crime atroce, ne procédait point d'un rapace et sordide intérêt. Il voulait toujours jouer, mais uniquement pour jouer; et certes, ce n'était pas l'appât du gain qui, le jour même de son exécution, alors qu'il savait très-bien qu'il n'y avait plus pour lui d'espoir en ce monde, lui mettait encore les cartes à la main. Veillère, perruquier dans la ville de Rouen, marié depuis 1821, se livrait à la funeste passion dont nous venons de parler, de manière à compromettre les intérêts de sa maison. Il en résultait des scènes violentes dans son ménage; il ne cessait d'accabler sa jeune et vertueuse épouse de traitemens atroces: enfin, un jour, il en vint au point de se précipiter sur elle et de lui porter, en présence de quelques autres femmes qui voulurent vainement l'arrêter, plusieurs coups de couteau à la gorge. Le malheureux voulait aussi se détruire et mourir avec elle, mais les blessures qu'il se fit, quoique graves, ne furent pas mortelles. Il fut mis en accusation et traduit devant la Cour d'assises de la Seine-Inférieure, le 14 août 1824; il parut devant ses juges avec une contenance assurée. Condamné à mort sur la déclaration unanime du jury, il entendit son arrêt sans dire un seul mot, sans donner aucun signe d'émotion. Résigné à mourir, il refusa opiniâtrément de se pourvoir. Dès ce moment, il attendit la mort avec une impassibilité étonnante, continuant de jouer, suppliant quelques prisonniers de ne pas lui refuser de faire sa partie pour les derniers momens de sa vie, et les menaçant plaisamment de venir les tourmenter après sa mort, s'ils ne se rendaient pas à son désir. Le 18 août, veille de son exécution, il ne quitta le jeu que pour se coucher, et presque aussitôt s'endormit d'un sommeil paisible. Le lendemain matin, le matin de son dernier jour, à son lever, il déjeûna avec appétit et se remit au jeu jusqu'au moment de passer dans la chapelle, où le prêtre l'attendait. Il demanda avec beaucoup d'instance que le détenu qui jouait avec lui l'accompagnât jusque dans cet endroit; puis il se confessa avec le plus grand calme, écouta avec beaucoup d'attention les consolations et les prières de l'ecclésiastique qui l'assistait, et marcha à l'échafaud, avec la même impassibilité qu'il avait toujours montrée. EFFRAYANTE SÉRIE D'ATROCITÉS. François Turrel, propriétaire et cultivateur à Merlieux, arrondissement de Belley, offrit, en 1824, à la Cour d'assises de l'Ain devant laquelle il fut traduit, un criminel capable de disputer le prix de la scélératesse au trop fameux Lelièvre, condamné et exécuté à Lyon quelques années auparavant. Ce monstre était accusé non seulement d'avoir assassiné Anthelmette Genet sa femme, mais encore d'avoir causé la mort de trois autres femmes, auxquelles il s'était uni par le mariage, sans que toutefois la réalité de ces derniers crimes fût démontrée. Nous allons rapporter les faits de cette cause tels qu'ils furent présentés dans le système de l'accusation. Turrel, âgé de soixante ans, à l'époque de son jugement, avait épousé en premières noces, trente années auparavant, une femme originaire de Savoie. Pendant quelque temps, il vécut avec elle en assez bonne intelligence; mais bientôt entraîné par la passion du libertinage, il se livra à un commerce illégitime avec la fille Gouge, sa servante, et conçut dès-lors le projet d'attenter à la vie de sa femme, pour épouser sa concubine. Un jour, embusqué derrière un rocher, il assaillit sa femme à coups de pierres et la blessa à l'épaule. Une autre fois, l'ayant dirigée sur une ouverture pratiquée dans son fenil, il la précipita du haut en bas sur des chariots et des pièces de bois qu'il avait placées au-dessous; et la malheureuse femme, brisée par cette chute, mourut au bout de quelques jours. Turrel épousa alors la fille Gouge; mais cette seconde femme ne fut pas plus heureuse que celle qu'elle avait si cruellement supplantée. Abreuvée de chagrins de toute espèce, elle finit par y succomber, et le bruit courut qu'elle était morte des suites d'un coup de pied que son mari lui avait donné dans le bas-ventre. Pendant la durée de son second mariage, Turrel avait pris à son service sa propre nièce qui périt peu de temps après, si l'on s'en tient au cri public, du fait de Turrel. Resté veuf, Turrel convola à de troisièmes noces; il épousa la fille Goddet, mais alors même, il avait une inclination très-vive pour Anthelmette Genet, sa servante. La fille Goddet avait quelques propriétés; ce qui donna lieu de croire que le mariage de Turrel avec elle n'avait été qu'une spéculation d'intérêt. En effet, pressé du désir de vivre en toute liberté avec sa concubine, il conçut bientôt le dessein de se défaire de sa nouvelle femme, et Anthelmette Genet consentit à devenir sa complice. Ainsi, au bout d'une année de mariage, un nouveau crime fut commis; Turrel fit empoisonner sa femme par les mains de celle qui était depuis long-temps sa servante et sa concubine, et la malheureuse épouse périt en proie à des convulsions qui ne permirent pas de douter de la cause de sa mort. Ce fut alors qu'il prit pour femme Anthelmette Genet, et les premières années de cette union furent assez paisibles; mais, à la longue, Turrel conçut pour la Genet du dégoût et de l'aversion, et dans ses désirs effrénés, il rechercha d'autres femmes pour satisfaire ses passions. La femme Turrel, égarée par la jalousie, se livra aux plus violens emportemens. Des scènes terribles eurent lieu entre les deux époux, et, après dix-huit ans de mariage, Turrel médita de nouveaux projets d'homicide; il résolut d'être encore le meurtrier de sa quatrième femme. Ses premières tentatives échouèrent; mais elles furent toutes marquées d'un caractère de noirceur et d'atrocité. Un jour qu'il poursuivait sa femme, celle-ci voulut traverser une rivière pour se soustraire à sa fureur; il lui plongea la tête dans l'eau pour la noyer; et ne la laissa s'échapper que lorsqu'on accourut pour la secourir. Une autre fois, cette malheureuse s'aperçut qu'il avait caché de gros cailloux dans la paillasse de son lit: elle s'en étonne; il lui dit que ce sont ses défenseurs, mais elle ne doute point qu'il ne veuille s'en servir pour attenter à ses jours. Dès-lors, elle se renferme, la nuit, dans une chambre séparée de celle de son mari, pour reposer du moins sans avoir la crainte d'une mort prochaine. Turrel trouve un moyen de l'en faire sortir: il feint d'être malade, il l'appelle, la fait monter au grenier; il veut qu'elle y cherche du bois pour allumer du feu; puis quand elle redescend, il retire l'échelle, et la malheureuse femme, exposée au danger d'une chute cruelle, reste suspendue jusqu'au moment où l'on vient la secourir. Enfin arrive le 12 décembre 1823; c'était le jour où Turrel devait mettre le comble à ses forfaits. Entre onze heures et midi, des cris sont entendus: _Pardon! au secours!_ ces cris partaient de sa maison. Une fille du voisinage regarde au travers d'une ouverture pratiquée dans la muraille; elle voit Turrel sur la porte de son écurie, ayant l'air inquiet et cherchant à s'assurer s'il n'est vu de personne. Il rentre, il sort, et après quelques instans, il revient avec un de ses neveux qu'il a rencontré. Le neveu, en entrant dans l'écurie, aperçoit un cadavre étendu par terre, et couvert de contusions et de blessures, _O mon Dieu!_ s'écrie-t-il, _ma pauvre tante est morte!_ Turrel dit que c'est son cheval qui l'a tuée; qu'il l'a trouvée sous ses pieds dans l'état le plus déplorable: et il frappe ce pauvre animal, comme pour se venger, comme pour le punir! Bientôt des voisins arrivent. Le corps de la femme Turrel est emporté. Un chirurgien est appelé; il fait l'examen du cadavre, et reconnaît que les blessures qui ont causé la mort n'ont pu être faites qu'avec un instrument contondant. Alors Turrel devient l'objet des soupçons les plus véhémens, et après qu'on a trouvé dans l'écurie un trident et un _racle_ en fer, tout ensanglantés, quand on découvre un pantalon de Turrel taché de sang, et auquel étaient collés des cheveux de la victime, on ne doute plus qu'il ne soit l'assassin; la justice est avertie, et sur-le-champ fait arrêter Turrel. La Cour d'assises de l'Ain, séant à Bourg, fut saisie de cette horrible cause. Turrel comparut devant elle, en mai 1824. L'instruction, les dépositions des témoins et les débats confirmèrent la vérité des faits épouvantables que l'on vient de lire, et le scélérat Turrel fut condamné à la peine de mort. PAPAVOINE, OU LE MEURTRE DU BOIS DE VINCENNES. Voici un de ces épouvantables forfaits devant lesquels la science demeure confondue, qui déconcertent la raison humaine, dont les motifs, s'il en existe, échappent à toutes les investigations, et qui feraient presque croire que cette fameuse fatalité des anciens, si fertile en crimes, si énergiquement peinte par les tragiques grecs, n'était autre que cette nouvelle et déplorable faiblesse à laquelle l'humanité semble être assujétie depuis quelques années, et que le barreau a déjà tant de fois invoquée sous le nom de _monomanie du sang_. Dans le procès de Papavoine, comme dans plusieurs autres dont les tribunaux ont retenti, on ne voit figurer ni l'ambition, ni la jalousie, ni la cupidité, ni la vengeance. Cet homme ne connaissait même pas les enfans qu'il frappa si cruellement. L'horrible meurtre dont il se souilla n'était donc inspiré par aucun des motifs qui arment ordinairement le bras de l'assassin. Il est présumable que Papavoine cherchait dans une vengeance, dont l'objet lui était indifférent, un allégement à de vagues inquiétudes, à une mélancolie profonde; peut-être aussi tout autre individu qu'une créature humaine aurait-il pu l'assouvir; il eût même été possible qu'il tombât lui-même victime de ses propres coups, s'il eût été seul lorsque cette fièvre homicide s'empara de lui. Mais, comme l'a fort judicieusement observé un savant légiste: «La justice n'a pas besoin de plonger dans les abîmes du cœur humain, lorsque le crime est constant, et que la société en demande la répression.» Lorsqu'un crime a été commis, le coupable, s'il est prouvé qu'il n'est pas en démence, est nécessairement justiciable des lois applicables à ce crime. Vainement alléguera-t-on en sa faveur qu'il est sujet à des accès de frénésie sanguinaire, qu'il a un penchant irrésistible au meurtre, qu'il est monomane enfin; la société justement alarmée, doit, dans l'intérêt de sa conservation, frapper ce furieux qui a soif de sang, et s'affranchir des craintes et des périls continuels auxquels donnerait lieu l'existence de cette espèce de monstre féroce. Passons maintenant aux singularités qui caractérisent le tragique attentat de Papavoine. Elles serviront à fixer les idées du lecteur sur la nature de cet assassinat. Dans la soirée du 10 octobre 1824, la nouvelle se répandit dans Paris que deux enfans venaient d'être assassinés dans le bois de Vincennes. Les contes les plus étranges, longuement et diversement commentés, donnèrent lieu à plusieurs versions plus absurdes les unes que les autres; la distance qui sépare la capitale du bois de Vincennes favorisait aussi toutes ces amplifications de commères, naturellement avides de tout ce qui paraît merveilleux. Toutefois, il était un point malheureusement trop vrai; le fait matériel était exact: deux enfans avaient été assassinés. La demoiselle Hérin, poussée par une malheureuse destinée, s'était rendue ce jour-là à Vincennes. Cette demoiselle, fille du portier de l'Intendance militaire, avait fait, depuis 1815, la connaissance du sieur Gerbod fils; une liaison intime, à laquelle il ne manquait que la consécration légale, s'était établie entre eux, et il en était résulté deux enfans mâles, âgés, l'un de cinq ans, l'autre de six. Gerbod fils, qui avait reconnu ces deux enfans, manifestait depuis long-temps l'intention d'épouser la demoiselle Hérin; mais son père s'était constamment opposé à cette union. Gerbod père, possesseur d'un établissement considérable de charronnage, était parvenu, à l'aide de ses travaux et d'une honnête industrie, à acquérir une sorte d'opulence; ce qui explique son refus de marier son fils avec une fille sans fortune, et déjà devenue mère de deux enfans, sous les yeux de ses parens qui souffraient son commerce avec Gerbod fils. Ce père avait d'ailleurs d'autres projets, qui, à la vérité, ne purent être réalisés, soit à cause du refus du jeune homme, soit par suite de la reconnaissance que celui-ci avait faite de ses deux enfans naturels. Cependant, et malgré un acte respectueux signifié, et une scène assez vive entre la demoiselle Hérin et la famille Gerbod, la bonne intelligence ne fut pas sérieusement troublée entre le père et le fils. Les enfans de la demoiselle Hérin avaient été mis en pension à Vincennes; et le 10 octobre, leur mère s'était rendue auprès d'eux. Le même jour, une demoiselle Malservait, marchande de modes, ayant donné rendez-vous, dans le bois de Vincennes, à une personne de sa connaissance qui était allée à Alfort, entra dans la boutique de la dame Jean; elle se fit servir un verre de liqueur. Dans le même moment, on aperçut Papavoine; il s'arrêta auprès de cette boutique et suivit la demoiselle Malservait dans le bois. Il était vêtu d'un pantalon noir et d'une redingotte bleue, boutonnée depuis le haut jusqu'en bas. De son côté, la demoiselle Hérin, accompagnée de ses enfans, se promenait dans le bois de Vincennes. La demoiselle Malservait ayant rencontré mademoiselle Hérin, lui demanda la permission de faire quelques caresses à ses enfans. Papavoine passa auprès d'elles, ôta son chapeau et les salua; il continua sa route. La demoiselle Malservait, qui se dirigeait de l'autre côté, l'atteignit, et Papavoine lui adressant la parole, lui dit: «Connaissez-vous ces enfans que vous venez d'embrasser?» A quoi elle répondit: «On peut faire des caresses à des enfans qu'on ne connaît pas.» Papavoine s'éloigna; c'est alors, à ce qu'il paraît, qu'il conçut l'épouvantable pensée qu'il exécuta peu d'instans après. Il se transporta dans la boutique de la dame Jean, et y demanda un couteau. La dame Jean n'avait que des couteaux assortis par douzaine. Papavoine refusa de prendre la douzaine entière; il obtint qu'on en détachât un, qui était en tout semblable de forme, de mesure et de proportion aux autres, en offrant de le payer un peu plus cher qu'on ne l'aurait vendu avec les onze autres; la marchande consentit à le lui livrer à ce prix. Alors Papavoine, muni de cet instrument qu'il destinait au plus odieux usage, retourna dans les allées du bois où les enfans se promenaient encore. La demoiselle Malservait avait quitté les allées; elle était partie pour se rendre au café où devait la rejoindre la personne qu'elle attendait; il était alors onze heures et demie. Papavoine, dont la figure était pâle, l'œil hagard, et qui se trouvait dans une sorte de frénésie, aborda la demoiselle Hérin: «Votre promenade a été bientôt faite,» dit-il à la mère; et se baissant, comme pour embrasser l'un des enfans, il lui plongea son couteau dans le cœur. Aux cris de la victime expirante, la demoiselle Hérin, quoique ignorant encore l'étendue de son malheur, frappa l'assassin avec un parapluie qu'elle tenait à la main. Le parapluie atteignit le chapeau de cet homme, et y laissa un trou qui fut remarqué après l'événement. Pendant que la mère éplorée s'occupait des soins à prodiguer à cette première victime, Papavoine plongea son couteau dans le cœur de l'autre enfant, s'enfuit à pas précipités, et s'enfonça dans le taillis. La malheureuse mère, s'abandonnant à un désespoir difficile à décrire, courait au hasard, appelant du secours; plusieurs personnes accoururent. Elle leur donna le signalement de l'assassin, leur désignant sa figure, ses vêtemens; et comme si les douleurs que lui faisait ressentir la terrible scène qui venait de se passer sous ses yeux, avaient eu pour un moment le pouvoir de lui interdire d'autres sentimens que celui de la vengeance, elle indiquait, par des signes non équivoques, à quels traits et de quelle manière on pouvait reconnaître le scélérat qui venait de lui enlever les plus chers objets de sa tendresse. Au signalement qu'elle donna du coupable, quelques personnes se souvinrent de l'avoir aperçu quelque temps auparavant. On fit de vains efforts pour rappeler à la vie les deux malheureux enfans; le meurtrier les avait frappés d'une main si assurée qu'ils étaient morts sur le coup. Alors on s'empressa de courir à la recherche de l'auteur du crime. Les portes du bois de Vincennes furent fermées, et la gendarmerie, aidée par les militaires de la garnison, se mit en devoir de fouiller le bois. La demoiselle Malservait, qui avait embrassé les deux enfans quelques minutes avant leur assassinat, et qui avait parlé à l'homme qui se préparait à leur plonger son couteau dans le sein, fut arrêtée, sous la prévention de complicité. L'autorité locale, poursuivant ses recherches avec activité, découvrit bientôt l'acquisition du couteau chez la dame Jean. Le signalement que cette femme donna de l'individu qui l'avait acheté, fut conforme à ce qu'avait déjà déclaré, à cet égard, la demoiselle Hérin. Enfin, vers midi, un gendarme rencontra dans une allée parallèle à celle où le crime avait été commis, un individu qui causait avec un militaire, et à qui s'appliquait parfaitement le signalement donné par la demoiselle Hérin. Le gendarme le somma de le suivre; il ne fit aucune résistance; seulement il objecta, avec un calme apparent, qu'il n'avait rien à se reprocher, et que peut-être son arrestation ferait perdre la trace du coupable. Cependant le militaire avec lequel cet homme avait causé ayant déclaré qu'il venait de traverser le taillis, et lui avait demandé les moyens de sortir du bois; qu'il l'avait aperçu examinant ses habits avec une grande attention, comme pour s'assurer s'il n'y trouverait pas quelques taches; et qu'il l'avait même questionné pour savoir si sa figure n'était pas barbouillée, l'ensemble de ces circonstances détermina le gendarme à arrêter cet homme, et il le conduisit dans la maison où la demoiselle Hérin s'était retirée. A l'aspect du prisonnier que l'on venait confronter avec elle, cette mère au désespoir s'écria: _C'est le monstre qui a tué mes enfans_! La dame Jean le reconnut aussi pour être l'individu qui lui avait acheté le couteau, et plusieurs personnes affirmèrent l'avoir aperçu dans les allées du bois, peu d'instans avant la consommation du forfait. Toutefois, cet homme ne paraissait pas moins repousser avec autant de force que d'adresse ces accusations foudroyantes. Interrogé sur son nom, il répondit qu'il se nommait Papavoine. L'autopsie des cadavres des deux jeunes victimes prouva que leur mort avait été le résultat instantané de coups d'un instrument dont la forme ressemblait à celle d'un couteau. Un des onze couteaux restans de la douzaine, dans laquelle avait été pris celui vendu à Papavoine, ayant été appliqué aux plaies, s'y adapta parfaitement. Tant de preuves réunies ne laissaient pas la moindre place au doute. Cependant, en présence du juge d'instruction, le prévenu chercha, dans ses réponses, à repousser l'accusation dirigée contre lui, et sa défense prouva non seulement la rectitude et la clarté de ses idées, mais encore une habileté véritable et peu commune. Depuis le 10 octobre, jour de son arrestation, jusqu'au 15 novembre, il persévéra dans le même système de dénégation; mais, à cette dernière époque, accablé par l'évidence des preuves, il adopta tout-à-coup un nouveau système. Il commença par déclarer qu'il avait de grandes révélations à faire; mais qu'il ne les ferait qu'à condition qu'il serait entendu par deux augustes princesses: on sent bien qu'il était impossible d'acquiescer à une demande aussi bizarre. Il la restreignit ensuite à la faveur de paraître devant une seule des deux princesses: nouveau refus. Il se détermina à parler, et se reconnut enfin coupable du meurtre des deux enfans. Mais comme si ce crime ne suffisait pas pour motiver l'application de la peine capitale, il annonça qu'il s'était trompé en donnant la mort aux deux enfans de la demoiselle Hérin, et que son intention avait été d'égorger les deux jeunes enfans de France, Mademoiselle et le duc de Bordeaux. Cette monstrueuse explication, démentie par la vraisemblance, par les faits et même par les opinions politiques de l'auteur du crime, n'en imposa à personne. Les magistrats ne virent en elle que la base d'un système de défense adopté par l'accusé. Son but était de persuader qu'il était atteint d'une démence furieuse. Il développa bientôt son plan par de nouveaux faits, qui, s'ils n'étaient pas le résultat d'une véritable folie, attestaient une atroce habileté. Mais avant de passer outre, il ne sera pas hors de propos de jeter un coup-d'œil sur la vie de Papavoine. Diverses circonstances dans lesquelles son caractère viendra se refléter, aideront peut-être à expliquer son crime, ou du moins à le rendre un peu moins incompréhensible. Louis-Auguste Papavoine était né à Mouy (Eure), en 1784. Son père, fabricant de draps dans cette ville, jouissait d'une aisance qui lui avait permis de donner à son fils une éducation solide, qui pût le mettre à même d'occuper un rang honorable dans la société. Le commerce paraissant incompatible avec le caractère taciturne du jeune Papavoine, on le destina à la bureaucratie. Admis dans l'administration de la marine, il y fut placé, en 1804, en qualité de commis extraordinaire, et s'embarqua successivement à bord de plusieurs vaisseaux de l'état, sur lesquels il fit diverses courses maritimes. Nommé ensuite commis de seconde classe, il fut promu, quelques années après, au grade de quartier-maître, puis devint commis de première classe au port de Brest. Ces divers emplois dont les fonctions ne sont ni sans importance, ni sans responsabilité, Papavoine les remplit non seulement avec zèle, mais encore avec une constante exactitude et une intelligence remarquable. Toutefois, on remarquait, et cette observation doit trouver place ici, que Papavoine était d'une humeur peu sociable; qu'il fuyait ses camarades, et ne prenait jamais la moindre part aux distractions habituelles de son âge. Il paraissait sombre et mélancolique, se promenait souvent seul, et toujours dans des lieux solitaires. Jamais on ne lui avait connu de liaisons intimes, ni même aucun de ces attachemens qu'excuse la fragilité humaine; dans les diverses relations qui lui étaient imposées par ses emplois, on avait toujours trouvé ses idées pleines de justesse et de convenance. Ce caractère se rencontre assez souvent dans le monde. Papavoine appartenait à cette classe d'esprits chagrins et misanthropes qui, sans éprouver de haine pour la société, la fuient continuellement, moins par antipathie que par ennui. Du reste, naturellement obligeant, s'il lui eût été possible de former d'intimes liaisons, nul doute que son commerce n'eût été fort agréable; il ne lui manquait à cet égard que la volonté. Papavoine perdit son père en décembre 1823. Celui-ci avait conservé son établissement de Mouy, et laissait à sa veuve et à son fils, des affaires dans le plus grand désordre; Papavoine, à cette époque, était encore au service. La mort de son père lui fit solliciter un congé qu'il obtint. Il alla aussitôt rejoindre sa mère, et jugeant qu'elle serait hors d'état de continuer seule l'exploitation de sa fabrique, il se détermina à demander sa retraite, et à s'établir à Mouy. Jusque alors, la manufacture laissée par son père avait joui du privilége de faire des fournitures pour l'habillement des troupes; mais peu de temps après, l'administration de la guerre refusa de renouveler ses marchés; et par ce refus, les affaires de la famille Papavoine se trouvèrent dans une situation fort critique. Papavoine alors exprima quelque regret d'avoir volontairement abandonné son emploi; il fit même des démarches pour le recouvrer, mais elles demeurèrent infructueuses. Les contrariétés qu'il éprouva dans cette circonstance influèrent sur son caractère, à tel point que sa mère, avec laquelle il avait constamment vécu en bonne intelligence, profita d'un prétexte pour ne plus prendre ses repas avec lui, quoiqu'ils continuassent de vivre sous le même toit et au même foyer. Aigri par une suite de désagrémens qu'il n'avait pu ni prévoir ni éviter, il était devenu de jour en jour plus morose et plus chagrin; sa physionomie portait quelque chose de sinistre et de repoussant, qui faisait fuir son approche. Vers la fin de septembre 1824, il prétendit qu'il était malade. Le médecin consulté déclara reconnaître quelques symptômes de fièvre, et ordonna un vomitif. Il prescrivit en outre au malade un exercice modéré; un voyage surtout lui parut devoir être très-efficace. Papavoine usa du remède qui lui avait été indiqué; il en éprouva du soulagement, et afin de suivre en tout point l'ordonnance de son médecin, il partit pour Beauvais, où il arriva le 2 octobre. Il devait trouver dans cette ville des parens et un sieur Branche, avec lequel il était en relation d'affaires. L'accueil qu'il reçut des personnes qu'il visita ne changea rien à son humeur. Fidèle à sa misanthropie, on remarqua constamment en lui sa taciturnité, ses regards sombres. Toutefois, rien n'annonçait extérieurement qu'il mûrît aucune idée fixe de la nature de celles que l'on attribue aux monomanes. Il était triste, rêveur, il est vrai; mais du reste, sa conversation, loin de se sentir du désordre d'un esprit exalté, était sensée et même spirituelle. Seulement on se souvint plus tard d'une question bizarre qu'il avait faite, relativement à la mort de son frère et d'un de ses oncles, décédés depuis long-temps. «Mon frère et mon oncle sont-ils bien morts? dit-il à M. Branche.--Votre frère? mais vous avez dans vos papiers son acte mortuaire! Votre oncle? mais vous savez qu'il est mort à mes côtés, à table, d'un coup d'apoplexie: vous avez concouru à régler sa succession!--Ah! c'est qu'il y a tant de genres de mort! et souvent on enterre des gens qui vivent encore, et on dresse des actes pour constater qu'ils ne vivent plus!...« Du reste, nous ne rappelons ce fait de peu d'importance que par rapport au crime dont Papavoine se rendit coupable. Le lendemain de son arrivée à Beauvais, (3 octobre 1824), Papavoine, qui était toujours en réclamation auprès de l'administration de la guerre pour le renouvellement de ses marchés, reçut inopinément de sa mère deux de ces marchés, qui venaient d'être agréés par le ministre; mais les soumissions avaient besoin d'être régularisées, et il partit aussitôt pour Paris, à l'effet de remplir cette formalité. Il y arriva le 5, après avoir emprunté quelque argent pour faire son voyage. Il emportait avec lui ceux de ses effets qu'il avait pris à Mouy pour son voyage de Beauvais; et comme ils étaient insuffisans, il écrivit à sa mère pour lui en demander d'autres. Il est bon de faire remarquer, à l'occasion de cette nouvelle demande, qu'il avait compris parmi les premiers effets deux _couteaux de table, aiguisés et non fermant_. Qu'en voulait-il faire? Méditait-il déjà quelque crime? ce n'est pas présumable, puisqu'il acheta un autre couteau à Vincennes. Cependant un motif quelconque les lui avait fait demander. Quel était-il? ce motif est resté un mystère. Il est dans le cœur de l'homme tant de secrets impénétrables, que le plus judicieux observateur se voit presqu'à chaque instant contraint de ne pas s'y arrêter, ou de borner leur application à des conjectures plus ou moins vraisemblables. Arrivé à Paris, Papavoine descendit à l'hôtel de la Providence, situé rue Saint-Pierre-Montmartre, et se rendit chez d'honorables négocians, ses correspondans, auxquels il remit ses marchés, pour qu'ils fussent soumis à la formalité du timbre. Depuis ce moment jusqu'au 10 octobre, jour de l'affreuse catastrophe, Papavoine vécut fort retiré; du moins l'instruction ne fait rien connaître de sa conduite pendant cet intervalle. Ce qui est constant, c'est que, ce même jour, 10 octobre, il sortit après avoir fait un léger repas, et se dirigea vers Vincennes. Tel est sommairement l'ensemble des circonstances de la vie de Papavoine; on a vu les détails de son crime, son arrestation, ses dénégations dans le premier moment, enfin ses aveux et son système de défense fondé sur l'aliénation mentale. Peu de temps après ces révélations, et voyant qu'il tenterait inutilement de se faire passer pour un second Louvel, il demanda souvent à deux prisonniers de lui prêter un couteau bien pointu; d'autres fois, il se levait la nuit, et feignait d'en chercher un; il alla même jusqu'à tenter de mettre le feu à la paillasse de son lit. Cependant, il avait obtenu d'être dans une chambre particulière, où il n'y avait aucune espèce d'armes, et provisoirement on l'avait débarrassé de la camisole. Le 17 novembre, le gardien ayant ouvert la porte, pour donner de l'air à cette chambre, Papavoine s'introduisit dans une pièce voisine où déjeûnaient plusieurs jeunes détenus, et s'élançant sur l'un d'eux, le nommé Labiey, âgé de douze ans, qui tenait un couteau, il se saisit de cette arme et l'en frappa à plusieurs reprises. Les personnes présentes l'empêchèrent heureusement de consommer ce nouveau crime; et le malheureux enfant, qui n'avait donné à Papavoine aucun sujet de plainte, qui peut-être ne l'avait jamais vu, en fut quitte pour trois blessures qui, bien que très-graves, n'étaient cependant pas mortelles. Ainsi, suivant la judicieuse remarque du ministère public, cet homme fournissait l'exemple, heureusement fort rare, d'un accusé qui cherche dans de nouveaux crimes la justification d'un premier attentat. A la première nouvelle du meurtre des deux enfans de la demoiselle Hérin, une pensée avait préoccupé tous les esprits. Le public, si facile à se prévenir, si disposé à se passionner, si prompt à porter des jugemens même sur les notions les plus vagues, s'était représenté Papavoine comme ayant des complices et comme un instrument mis en œuvre. La demoiselle Malservait, arrêtée peu d'instans après l'assassinat, était regardée comme la complice avérée du meurtrier: on supposait qu'elle avait indiqué à Papavoine les deux victimes qu'il fallait frapper, puisqu'elle avait embrassé les deux enfans, quelques minutes avant que le bourreau ne levât le couteau sur eux. La justice ne put s'empêcher de partager cette prévention. La demoiselle Malservait, que la fatalité seule avait conduite à Vincennes ce jour-là, resta plus de deux mois en prison, sous le poids de cette affreuse présomption; mais l'instruction prouva jusqu'à l'évidence qu'elle ne connaissait nullement Papavoine, et qu'elle n'avait jamais eu le moindre rapport avec lui. D'après la rumeur universelle, Papavoine n'avait été que l'instrument de la famille Gerbod, qui aurait commandé la mort des deux enfans, pour mettre obstacle à un mariage qu'elle désapprouvait, qu'elle repoussait de toutes ses forces. Cette supposition était dénuée de vraisemblance. D'ailleurs, la justice ordonna à cet égard des enquêtes trop scrupuleuses pour qu'il soit possible de penser un seul instant à chercher dans cette famille les complices ou les instigateurs de Papavoine. En outre, si le sieur Gerbod père, vieillard d'une vie sans tache, avait eu la coupable pensée de ramener son fils à ses projets, en frappant la famille que celui-ci s'était créée, on conçoit qu'il aurait choisi pour victime la personne qui contrariait le plus directement son ambition de père, et non d'innocentes créatures, qu'il avait au contraire souvent promis de protéger lui-même. D'ailleurs, les investigations les plus sévères concoururent à la justification de ce père de famille; il n'avait jamais eu de relations avec la demoiselle Malservait, ni avec Papavoine; tous ces individus étaient ignorés les uns des autres, avant le triste événement du 10 octobre. Pourrait-on s'expliquer d'ailleurs comment le sieur Gerbod, s'il eût eu l'odieux projet dont on le soupçonnait, se serait adressé, pour le réaliser, à un homme tel que Papavoine? Enfin il fut constaté que cet homme n'avait eu ni suggesteurs, ni complices; qu'il n'avait été entraîné ni par la cupidité, ni par la vengeance, ni par l'ambition, mais par une haine, heureusement bien rare, pour l'humanité toute entière; haine qui avait eu d'abord pour principe un humeur misanthropique et atrabilaire, et que des mécontentemens, des chagrins, avaient pu ensuite fomenter et exalter jusqu'à la frénésie. Suivant les expressions du ministère public, Papavoine avait tué, uniquement pour répandre le sang humain et pour satisfaire une passion féroce. En examinant avec attention le caractère et les habitudes de Papavoine, on a pu se convaincre qu'il nourrissait depuis long-temps de monstrueuses pensées, et qu'il se préparait à une catastrophe telle que celle du bois de Vincennes; on a vu qu'en venant à Paris, il s'était muni de deux couteaux dont l'usage n'est pas nécessaire aux besoins de notre genre de vie; que, depuis un grand nombre d'années, il fuyait, d'une manière bizarre, toute société, toute communication; il semblait avoir de la répugnance pour ses semblables. Peu à peu, sans doute, cet éloignement extraordinaire avait germé dans son âme, s'y était développé; une haine générale et prononcée en avait été le résultat, et son imagination, livrée à la solitude, lui avait fait concevoir l'idée du crime et l'y avait entraîné. Telles étaient les données que produisait l'analyse du caractère et des habitudes du prévenu, et ces données servirent de base à l'accusation. Papavoine comparut devant la Cour d'assises de la Seine, le 28 février 1825, en présence de spectateurs nombreux, attirés par la curiosité. L'accusé, quoique calme, portait sur ses traits l'empreinte profonde de la tristesse et de la mélancolie. Interrogé par le président, Papavoine avoua qu'il avait assassiné les deux enfans Gerbod, mais que c'était dans un moment où il n'avait pas la tête à lui, ajoutant qu'il voudrait, au prix de son sang, rappeler à la vie ces deux malheureuses victimes. Il repoussa la préméditation, en disant que s'il eût projeté le crime, il aurait pris un des deux couteaux qu'il avait apportés dans sa valise, et n'en aurait pas acheté un à Vincennes même, non loin du lieu de l'assassinat; il ajouta que l'intérêt est le mobile des actions humaines, et qu'il n'en avait eu aucun à tuer ces enfans, qu'il ne connaissait pas. Il ne put rendre compte du motif qui l'avait fait agir; il s'était trouvé, dit-il, entraîné à commettre cette action par une sorte de mouvement machinal, contre sa saine volonté; mais qu'après avoir frappé ces enfans, il s'était opéré dans son esprit une sorte de révolution subite qui l'avait rappelé à la raison; et que s'apercevant alors des conséquences de son action, il avait voulu en soustraire les traces aux recherches de la justice, et avait enfoncé son couteau dans la terre; que c'était aussi ce motif qui lui avait fait examiner s'il n'avait pas sur lui quelques taches de sang, et demander au canonnier qu'il avait rencontré si sa figure n'était pas _Barbouillée_. Il repoussa avec autant de force que d'indignation la déclaration, qu'il avait faite devant le juge d'instruction, d'avoir voulu frapper les enfans de France. Il dit à ce sujet que, fatigué de sa position pénible, et ne pouvant mettre fin à son existence, parce qu'on lui en avait ôté les moyens, il s'était accusé de cet horrible projet. Interpellé sur ses premières dénégations, il répondit qu'il était tellement épouvanté par la pensée de ce crime, qu'il cherchait à se persuader à lui-même qu'il ne l'avait pas commis; qu'il avait craint d'ailleurs de compromettre la réputation de sa famille. Toutes ses autres réponses furent dans le même sens, et tendaient à établir qu'il n'avait commis son crime que dans un accès de démence. De nombreux témoins furent ensuite entendus, tant sur la vie antérieure de Papavoine que sur les circonstances de l'assassinat. Leurs dépositions ne firent que confirmer ce que nous avons déjà mis sous les yeux du lecteur. L'introduction de la mère des deux enfans dans la salle d'audience produisit sur tous les cœurs une impression pénible et donna lieu à une scène déchirante. Les genoux de cette jeune dame paraissaient fléchir; elle pouvait à peine se soutenir. Au moment où, après les questions d'usage, le président lui demanda si elle reconnaissait l'accusé, elle tourna à peine les regards, et répondit en frémissant: _Oui, monsieur._ Invitée à dire quels étaient les faits à sa connaissance: Je me promenais, dit-elle, avec mes enfans.... A ces mots qui lui rappelaient tout son malheur, elle s'interrompit, se troubla, et fit un nouvel effort pour reprendre son récit; mais, à peine eut-elle prononcé quelques mots, qu'elle jeta un cri et s'évanouit. Ses yeux se fermèrent; on s'empressa de lui prodiguer des secours, mais sans succès; on fut obligé de l'emporter privée de connaissance. Cette scène produisit sur l'auditoire un effet difficile à décrire. La plupart des spectateurs versaient des larmes; Papavoine lui-même, la tête baissée, portait sa main à ses yeux, comme pour essuyer quelques pleurs. Quelques instans après, la demoiselle Hérin, introduite de nouveau, recommença son récit. Mais la faiblesse de son organe obligeait le président de répéter les réponses qu'elle faisait à ses questions. Elle déclara que, le 10 octobre, après avoir habillé ses enfans, elle les conduisit dans l'allée des Minimes; qu'elle y aperçut la demoiselle Malservait, qui lui demanda s'ils étaient jumeaux, et qui les caressa; qu'en se retournant, elle vit un homme dont la figure la frappa, mais que toutefois elle n'eut aucun pressentiment sinistre. «Après avoir quitté cette dame, dit la demoiselle Hérin d'une voix qu'altéraient de pénibles sanglots, l'homme habillé de bleu, accosta la femme au chapeau rose: elle rentrait à cause de la pluie. L'homme lui adressa la parole d'une voix horrible et lui dit: _Votre promenade a été bientôt finie._ Cet homme était très-pâle. Alors il se pencha vers l'un de mes enfans et le frappa d'un coup de couteau, puis il s'élança sur le second; alors je me précipitai sur lui et le frappai à la tête d'un coup de parapluie. Il prit la fuite et s'enfonça dans la forêt.» Après l'audition de tous les témoins, le président, pour fixer le jury sur la présence d'esprit déployée dans l'instruction par l'accusé, donna lecture de l'un de ses interrogatoires, et fit remarquer que les réponses de Papavoine étaient un chef-d'œuvre de dialectique. Cette lecture fit une profonde sensation sur l'auditoire. Le lendemain, le ministère public soutint l'accusation, et repoussa la question de démence qui rentrait dans le système de défense adopté par l'accusé. «La prétendue démence de l'accusé, dit-il en terminant, est un prétexte invoqué en désespoir de cause. Il est certain que cette aliénation ne serait pas totale; il est prouvé qu'elle ne serait que partielle, et, dans cette dernière supposition même, elle ne pourrait servir d'excuse admissible.» Enfin, le ministère public demanda, au nom de la société, au nom de la sûreté générale, l'application de la peine de mort à l'accusé. La défense de Papavoine était confiée à Me Paillet, jeune avocat d'un talent très-distingué, qui fit des efforts d'éloquence et de zèle pour sauver son client. Mais malgré l'art avec lequel il sut diminuer l'horreur qu'inspirait l'accusé, malgré les hautes considérations qu'il y développa en sa faveur, malgré le soin minutieux qu'il prit de raconter les principales actions de la vie de Papavoine, et de leur appliquer une foule d'observations des médecins les plus célèbres pour les maladies mentales, le défenseur ne put qu'obtenir les éloges que méritait son plaidoyer remarquable. Après une demi-heure de délibération, le jury déclara l'accusé coupable sur toutes les questions. En conséquence, la Cour faisant l'application de la loi, condamna Louis-Auguste Papavoine à la peine de mort. L'accusé, en entendant ce terrible arrêt, se leva et s'écria, les yeux tournés vers le ciel: _J'en appelle à la justice divine!.._ L'avocat paraissait vivement ému, et on remarqua que Papavoine se penchait vers lui, comme pour le consoler. Papavoine se pourvut en cassation, et Me Paillet lui prêta encore le secours de son beau talent devant la Cour suprême; le pourvoi fut rejeté. Le dernier jour de Papavoine semblait donc arrivé; encore quelques heures, et il allait monter à l'échafaud. Mais sa famille, qui redoutait, pour elle comme pour lui, l'ignominie attachée à une exécution publique, implora la clémence royale. Cette démarche ne fit que retarder de quelques jours le supplice du coupable. L'arrêt de la Cour d'assises du 28 février, confirmé par celui de la Cour de cassation du 19 mars, dut enfin recevoir son exécution, le 25 du même mois. Avant de sortir de la Conciergerie pour être conduit au lieu du supplice, Papavoine demanda à embrasser le crucifix; son confesseur s'empressa de le lui présenter. Il témoigna en outre l'intention d'ajouter quelques déclarations à celles qu'il avait faites devant la Cour d'assises, et l'un des conseillers de la Cour royale fut délégué pour l'entendre. Rien ne transpira de cette révélation dernière. Tout porte à croire qu'elle n'avait aucun rapport avec le procès dont l'issue venait de lui être si funeste; car cinq mois employés à l'enquête judiciaire ne permettaient pas de supposer qu'il aurait pu rien échapper à l'investigation de la justice. Peut-être Papavoine, en rendant le magistrat chargé de recueillir ses dernières paroles, témoin du désordre de son esprit, voulut-il prouver, par quelques traits bizarres, alors même que cette preuve ne pouvait rien changer à son sort, que réellement il était frappé d'aliénation mentale. Quoi qu'il en soit, il subit son arrêt le 25 mars 1825, sur la place de Grève, à quatre heures de relevée. LA VEUVE BOURSIER. Il n'est point d'individu, si vertueux, si isolé, si obscur qu'il soit, qui puisse, à juste titre, se dire certain d'être toujours à l'abri des atteintes de la méchanceté. On aura beau tenir une conduite sans reproche; on aura beau cacher soigneusement sa vie; presque toujours et par cela même, on rencontrera des envieux, des ennemis acharnés qui, manœuvrant dans l'ombre, s'efforceront de dénaturer aux yeux du monde ce qui excite leur jalousie secrète, et ne réussiront que trop souvent à répandre des nuages sur le mérite qui les offusque. C'est là une des servitudes conditionnelles de notre état social, que personne ne peut éluder, et à laquelle l'homme sage tâche de se résigner d'avance. Il est sans doute bien disgracieux, bien pénible, par fois même infiniment douloureux, de se voir le point de mire des attaques de la calomnie; mais l'expérience de chaque jour a quelque chose de rassurant à cet égard, en ce qu'elle prouve qu'une vie pure est un impénétrable bouclier contre lequel viennent s'émousser les traits empoisonnés que décochent la haine et l'esprit de satire. On cesse de jouir du même avantage, du moment que l'on transgresse les limites du devoir. Dès-lors on devient plus vulnérable; on s'est découvert, on montre son côté faible: l'ennemi n'est pas lent à en profiter. Une première infraction favorise la supposition de beaucoup d'autres. Procédant comme le mathématicien, du connu à l'inconnu, le public se laisse aller sans peine à croire que tel homme qui déjà s'est souillé d'un crime, a bien pu commettre un crime plus grand encore; et, il faut en convenir, dans ce cas, la prévention porte avec elle des preuves morales qui, bien qu'insuffisantes aux yeux de la justice, n'en sont pas moins accablantes pour l'accusé. Combien n'avons-nous pas vu de femmes adultères, prévenues de l'assassinat ou de l'empoisonnement de leurs maris! Certes, le premier crime de la plupart de ces épouses coupables n'est ordinairement que le point de départ de la seconde accusation dirigée contre elles. Rarement, on voit la malignité humaine assez audacieuse pour accuser une femme douce, paisible, attachée à son mari comme à ses devoirs, d'avoir eu, seulement une minute, l'horrible pensée d'abréger l'existence du père de ses enfans. Mais la femme qui a pu consentir à violer la foi conjugale, qui, sans pudeur comme sans remords, a pu former des liaisons scandaleuses, ne saurait revendiquer pour elle ce privilége exclusif de l'innocence. Si son époux succombe au milieu des déchiremens des plus horribles convulsions, déjà de ce seul fait surgira le soupçon le plus prononcé. Et si cette mort violente et subite est tenue presque secrète; si, au lieu de provoquer elle-même les investigations que réclame un événement de ce genre, la femme s'oppose vivement à tout ce qui pourrait faire découvrir la cause de la maladie et de la mort; si d'autres circonstances viennent corroborer ces circonstances déjà si graves; de quel poids seront les protestations et les dénégations de cette malheureuse, au tribunal de l'opinion publique? Son acquittement, prononcé peut-être faute de preuves suffisantes, ne l'absoudra pas aux yeux de la société doublement outragée; et les paroles de blâme, sorties de de la bouche du magistrat, forcé de suspendre le glaive des lois, malgré son intime conviction, équivaudront à une sorte de condamnation. Passons maintenant aux faits qui nous ont suggéré ces réflexions. Les voici tels qu'ils ressortent de l'acte d'accusation. Guillaume-Étienne Boursier, marié, depuis 1809, avec Marie-Adelaïde Bodin, avait eu cinq enfans de cette union. Il faisait le commerce d'épicerie dans une boutique qu'il occupait au coin de la rue de la Paix et de la rue Neuve-Saint-Augustin. Le commerce de Boursier prospéra à tel point que, plusieurs années après son mariage, ses bénéfices annuels s'élevaient à près de onze mille francs. Peu de temps avant sa mort, il avait manifesté l'intention de ne continuer à travailler que pendant quatre ans encore, attendu qu'à cette époque, il espérait réaliser 15,000 livres de rente. Boursier était d'un naturel vif et emporté, mais très-bon et très-obligeant. Il avait beaucoup d'amis, et jouissait de l'estime de tous ceux qui le connaissaient. Les personnes qui habitaient son domicile étaient la veuve Flamand, sa tante, âgée de soixante-onze ans; la fille Joséphine Blin, cuisinière, depuis quatre mois au service de sa maison; les nommés Delonge et Béranger, garçons de magasin, et la demoiselle Reine, fille de boutique: le nommé Halbout, qui était chargé de la tenue des livres, ne demeurait pas chez Boursier. Le 25 mars 1822, Boursier avait acheté chez le sieur Bordot, son ami, droguiste, une demi-livre d'arsénic pour faire périr les souris et les rats qui s'étaient multipliés dans ses caves et ses magasins; il avait en outre acheté, vers la même époque, de la mort-aux-rats, qui était en pâte malléable. Boursier, avec un nommé Bailli, son commis, prépara, avec _une partie de l'arsenic_, des boulettes qui furent placées dans la cave. Bailli, qui avait coopéré à cette opération, remit à Boursier le restant de l'arsenic, que celui-ci rangea. Il paraît que ce qui restait de la mort-aux-rats fut placé dans un casier à bouteilles. Boursier et sa femme vivaient en très-bonne intelligence. Vers le milieu de 1821, un nommé Charles, qui connaissait la veuve Flamand, lui présenta le sieur Kostolo, natif de Constantinople, et d'origine grecque; ce Kostolo cherchait une place de valet-de-chambre. Par le récit vrai ou supposé des malheurs qui le poursuivaient, ainsi que sa famille, il parvint à intéresser la veuve Flamand, qui le recommanda à sa nièce, la femme Boursier. Kostolo était en France depuis quatre ou cinq ans. Doué d'un physique assez agréable, il était parvenu à former des liaisons intimes avec une dame Olivereau, qui fournissait en grande partie à ses dépenses, et chez qui il trouvait ses repas. Quand il eut mis le pied dans la maison Boursier, il y vint très-fréquemment, s'y impatronisa, et l'intérêt que lui portait la dame de la maison se changea bientôt en une inclination coupable; elle lui prêta de l'argent à l'insu de son mari; il venait presque tous les jours, sous prétexte de s'informer du résultat des démarches qu'on avait promis de faire pour le placer, en ayant soin de ne pas éveiller les soupçons du mari. De son côté, la dame Boursier, en femme habile, ne sortait jamais seule, et se faisait accompagner de la fille Reine, sa demoiselle de boutique. Sous prétexte de promenades nécessaires à sa santé, elle se rendait de très-grand matin aux Champs-Élysées, où Kostolo l'attendait; puis la promenade se dirigeait du côté du logement de Kostolo. La femme Boursier et la fille Reine montèrent chez lui une première fois; mais ensuite la femme Boursier montait seule chez Kostolo, et la fille Reine, confidente discrète, venait plus tard la reprendre. Suivant Kostolo, ces coupables rendez-vous commencèrent seulement quinze jours avant le décès de Boursier. La femme Boursier avait fait, avec plusieurs autres personnes, la partie d'aller passer la journée à Versailles; Kostolo fut invité, et Boursier ignora absolument que le Grec avait été de cette partie de campagne. Cependant Boursier continuait toujours à lui faire le même accueil. Une de ses nièces étant accouchée, il fit tenir l'enfant sur les fonts de baptême par Kostolo et par la femme Boursier, son épouse. Le 28 juin, jour fatal au trop crédule époux, Boursier devait faire une promenade avec le nommé Alberti, l'un de ses amis: le rendez-vous était fixé à dix heures. Boursier se leva, selon son habitude journalière, à six heures du matin; il était très-gai et bien portant. La femme Boursier ayant pris l'émétique la veille, se leva plus tard; son mari, pour lui faire une plaisanterie, entra doucement dans sa chambre et lui dessina deux moustaches avec une pommade noire dont il se servait pour les cheveux; il envoya ensuite la fille Blin, sa domestique, pour réveiller sa femme, avec ordre de lui présenter en même temps un miroir. La femme Boursier, en apercevant ses moustaches, se fâcha un peu. Boursier rit beaucoup de la surprise de sa femme, qui se leva en boudant; elle se rendit ensuite à son comptoir, où ils s'embrassèrent mutuellement. Boursier ne prenait jamais rien en se levant; il déjeûnait habituellement, entre neuf et dix heures du matin, avec un potage au riz. Ce jour-là, il demanda son potage à neuf heures. La fille Blin le lui prépara sur le fourneau de la cuisine, dans une casserolle en fer battu, qui servait toujours à cet usage. Quand ce potage fut prêt, elle l'apporta dans la casserolle même, sur un petit secrétaire qui était dans la salle à manger, et sur lequel Boursier déjeûnait toujours. La fille Blin avait l'habitude, avant de servir le potage, d'en conserver une partie pour elle et pour le plus jeune des enfans de son maître, qui était âgé de cinq ans. Cet enfant et la fille Blin mangèrent cette portion de potage, et n'en furent point incommodés. Quand Boursier était prévenu par la domestique que son déjeûner était prêt, il arrivait souvent qu'il ne le mangeait pas sur-le-champ, surtout quand il voulait terminer quelque chose dont il s'occupait. Ce potage restait quelquefois un quart d'heure à l'endroit où la servante le plaçait, c'est-à-dire sur le secrétaire qui était dans la salle à manger, à peu de distance du comptoir où se tenait habituellement la femme Boursier. L'instruction, quels qu'aient été ses soins, n'a pu déterminer l'espace de temps qui s'était écoulé entre le moment où le potage avait été apporté sur le secrétaire et celui où Boursier commença à déjeûner. Cependant la fille Blin a pensé qu'il avait pu s'écouler quatre à cinq minutes dans cet intervalle. Par les mêmes motifs, il serait difficile d'établir, par les témoignages, ce que faisaient Boursier et sa femme au moment où le potage fut apporté, et depuis cet instant jusqu'au déjeûner. Cependant, aussitôt que Boursier eut goûté de son potage au riz, il appela la fille Blin, et se plaignit du mauvais goût qu'il lui trouvait. Cette fille lui répondit qu'elle en était étonnée, attendu qu'elle avait mis dans le déjeûner trois jaunes d'œufs, au lieu de deux qu'elle y mettait habituellement. Il avait aussi appelé sa femme pour lui dire que son potage était mauvais, qu'il avait un _goût empoisonné_; et sur l'observation que lui avait faite la domestique, il avait dit: «Puisqu'il est bon, il faut en manger;» et il en prit alors quelques cuillerées. Il déclara alors que son potage était décidément mauvais, qu'il ne pouvait le manger; en même temps, il lui prit un vomissement qui lui fit rendre une partie du riz et des matières vertes qui ressemblaient à de la bile. La femme Boursier alla préparer un verre d'eau sucrée. Cependant les vomissemens continuaient, accompagnés de flux de sang. Boursier fut mis au lit; il se plaignait d'une extrême lassitude dans les reins; bientôt survinrent des évacuations d'une grande fétidité. Le sieur Bordeu, médecin appelé, arriva entre onze heures et midi, et traita la maladie comme une indigestion; il ordonna des potions calmantes. Revenu à six heures du soir, et jugeant que la maladie était plus grave, il fit appliquer des sangsues et des sinapismes. Néanmoins l'état du malade empirait. Le lendemain matin, un autre médecin, nommé Tartra, est appelé; on prescrit de nouveaux moyens. Un élève en médecine, le sieur Toupié, est chargé de passer la nuit près du malade; mais tous les remèdes étaient inutiles: Boursier expira à quatre heures du matin, après d'effrayantes convulsions. Toupié avait remarqué que les extrémités étaient froides, et que les ongles étaient bleuâtres. MM. Bordeu et Tartra arrivèrent après le décès de Boursier; ils examinèrent le cadavre et firent la même remarque que l'élève Toupié, et tous deux, ne pouvant se rendre compte d'une mort aussi subite, firent demander à sa veuve la permission de faire l'autopsie du cadavre; mais elle s'y opposa, malgré leurs pressantes insistances. Le même jour, la femme Boursier, sous le prétexte que son mari était très-replet, et que la putréfaction occasionnée par les chaleurs, pourrait nuire aux comestibles qui étaient dans son magasin, témoigna le désir que l'inhumation eût lieu le soir même. Deux amis du défunt reçurent mission d'en faire la demande à la mairie; mais la permission fut refusée. Les obsèques eurent lieu le lendemain mardi, à dix heures du matin. Le corps fut déposé dans une fosse particulière, au cimetière du Père-Lachaise. Le 28 juin, c'est-à-dire le jour même que Boursier était tombé malade, Kostolo était venu, selon son habitude journalière, au magasin. Étonné de la soudaineté de la maladie de Boursier et des symptômes alarmans qui se manifestaient, il se tint près du lit du malade toute la journée; le lendemain, il revint près de lui, et ne le quitta plus qu'à sa mort. Ce fut lui qui, pendant la dernière nuit, lui administra les boissons qui avaient été prescrites par les médecins. De même que le sieur Toupié, Kostolo déclara avoir remarqué les taches bleuâtres, indices presque certains d'un empoisonnement. Enfin tout était consommé, et la mort et l'inhumation du malheureux Boursier; mais des bruits sinistres éclatèrent bientôt, et le 31 juillet, le procureur du roi ordonna l'exhumation du corps. MM. Orfila, docteur en médecine, Hardy, professeur de la faculté de médecine, et Hamel, candidat en médecine, appelés par le juge d'instruction, procédèrent sur le lieu même à l'autopsie du cadavre; ils firent l'extraction de l'estomac et des intestins, qui furent placés aussitôt dans un vase de terre, sur lequel les scellés furent apposés; ils recueillirent aussi dans un vase un liquide jaune. Les médecins déclarèrent, dans le procès-verbal qu'ils dressèrent, qu'ils n'avaient trouvé aucune trace de lésion qui pût faire soupçonner que Boursier eût succombé à la suite d'une rupture ou d'une ulcération du cœur, des poumons et des gros vaisseaux qui sont contenus dans le thorax. Après un examen approfondi, les médecins attestèrent qu'il s'était trouvé, tant dans l'estomac que dans les intestins qu'ils avaient analysés, une quantité d'arsénic suffisante pour donner la mort. Dans le cours de leur première opération, ils en avaient en outre signalé quelques grains au juge d'instruction. Enfin cinq docteurs en médecine, parmi lesquels étaient MM. Orfila, Chaussier et Pelletan, consultés sur la réunion des circonstances rapportées ci-dessus, furent unanimement d'avis que Boursier était évidemment mort des effets de l'arsenic, et que l'autopsie n'avait nullement justifié la supposition d'une rupture de vaisseaux dans la poitrine. Ces explications si claires, si précises, si concordantes, ne pouvaient laisser subsister le plus léger doute sur les causes de la mort de Boursier: _il était mort empoisonné_. Il s'agissait de savoir si cet événement était le résultat d'un crime, d'un suicide ou d'un simple accident. Telles étaient les seules suppositions auxquelles pouvait donner lieu la mort inopinée de cet homme. Tout tendait à démontrer jusqu'à l'évidence que Boursier ne s'était pas empoisonné lui-même. Il était père de cinq enfans; son commerce était aussi prospère qu'il pouvait le désirer; son intérieur n'avait rien que de riant pour lui; il vivait en très-bonne intelligence avec sa femme dont il ignorait les désordres; il était d'une humeur très-gaie, et la plaisanterie qu'il fit à sa femme, le 28 juin, n'indique guère qu'il fût, ce jour-là, tourmenté par quelque souci. D'ailleurs, si Boursier eût mis lui-même de l'arsenic dans son potage, est-il présumable qu'il eût appelé sa femme et la cuisinière, pour leur dire que ce potage était mauvais? On ne pouvait pas attribuer davantage la mort de Boursier à un simple accident. Aussi l'accusation l'attribua-t-elle à un crime. D'après l'autopsie, l'empoisonnement était constant. Les liaisons criminelles qui existaient entre la veuve Boursier et Kostolo appelèrent sur eux les soupçons de la justice: tous deux furent arrêtés. Aussitôt que les vomissemens avaient commencé, la femme Boursier avait pris la casserolle qui contenait le riz; elle avait jeté ce riz dans une terrine d'eau sale qui était sous la fontaine; elle avait passé ensuite un peu d'eau dans la casserolle, et ordonné à la fille Blin de la nettoyer; ce que celle-ci avait exécuté, en la frottant avec du sable et de la cendre. La veuve Boursier chercha à expliquer cette circonstance extraordinaire: «Boursier, disait-elle, était très-susceptible sur la propreté. Pour lui prouver que la casserolle était propre, j'allai la vider; et, comme il y avait un peu de riz attaché au fond, j'y ai passé de l'eau pour le détacher, et ai montré ensuite la casserolle à mon mari.» L'accusation s'empara de cet aveu et crut y trouver une preuve du crime. Les réticences de la femme Boursier, ses tergiversations dans plusieurs réponses importantes, furent autant de probabilités contre elle. Une fois, elle dit que son mari ne lui avait jamais parlé d'arsénic; une autre fois, qu'il lui avait parlé de mort-aux-rats et d'arsénic. Interrogée sur le compte des personnes qui fréquentaient habituellement sa maison, la veuve Boursier cita tous les amis de son mari; mais elle ne nomma pas Kostolo, et soutint même qu'elle n'avait jamais eu de relations intimes avec cet homme. Mais Kostolo, assez impudent pour ne rien ménager, révéla la nature de ses liaisons avec la veuve Boursier; et celle-ci, forcée par l'évidence à avouer ces coupables habitudes, avoua d'abord qu'elle avait vu Kostolo avec intérêt et plaisir, et bientôt fut contrainte de confesser que, dans la chambre même du défunt, elle s'était abandonnée aux vœux criminels de son misérable complice. Il résulta aussi des interrogatoires qu'elle donnait de l'argent à Kostolo, et l'on en conclut que, puisqu'elle n'ignorait pas le dénuement de cet homme, elle stipendiait ses assiduités adultères, et lui livrait le patrimoine de ses enfans. Après avoir entendu tous les témoins, l'accusation posa la question suivante: «La veuve Boursier prétendra-t-elle, comme elle l'a fait dans ses interrogatoires, qu'elle n'avait aucun intérêt ni aucun motif pour commettre ce crime?» Puis elle y répondit: «On ne le pense pas; car sa conduite après la mort de son mari, les projets formés entre elle et Kostolo de s'unir en mariage, la promesse qu'elle lui en avait faite, la crainte qu'elle avait qu'il ne changeât d'avis, démontrent suffisamment le motif qui l'a portée à cet attentat.» Ces allégations de l'acte d'accusation résultaient des déclarations réitérées de Kostolo, et paraissaient être confirmées d'ailleurs par la franchise grossière avec laquelle il répondit aux questions du magistrat chargé de l'instruction de ce procès. Pour établir la complicité de Kostolo dans l'empoisonnement présumé du malheureux Boursier, l'acte d'accusation présenta cet homme attaché au chevet du lit du moribond, lui administrant les boissons prescrites par les médecins, et pouvant bien y avoir introduit de nouvelles substances vénéneuses. On le montrait encore comme un homme dénué de ressources, sans moyens d'existence, et pouvant avoir un grand intérêt à s'associer à une femme qui le mettrait à la tête d'un établissement florissant et capable d'assurer son avenir. Pendant l'instruction, le témoin Bailly, ancien commis de Boursier, avait dit d'abord que son patron, après avoir préparé des boulettes pour faire périr les rats, avait serré le restant de l'arsenic lui-même; plus tard, ce témoin changea de langage, et dit que c'était lui Bailly, qui avait serré le reste d'arsénic, et qu'il ne s'en était pas souvenu d'abord. Ces deux déclarations si différentes, cette attention que Bailly apportait à justifier l'accusée, que jusque-là il avait cherché à faire regarder comme coupable, donna lieu de penser que l'on avait fait des démarches pour le circonvenir, et lui faire rétracter sa première déclaration. En conséquence, l'avocat-général pris des réserves à son égard. Les débats durèrent plusieurs jours. La plupart des circonstances que l'on a déjà vues furent pleinement confirmées. La veuve Boursier se renferma dans un système de dénégation presque absolu, non seulement touchant l'empoisonnement de son mari, mais encore relativement à la nature de ses liaisons et de ses entrevues avec Kostolo. Mais, quant à ces derniers faits, elle fut plusieurs fois confondue par les réponses énergiques, précises, et grossièrement effrontées de Kostolo. A plusieurs reprises, l'auditoire eut peine à imposer silence à la juste indignation qu'il éprouvait en entendant ce misérable aventurier qui, pour mieux prouver son innocence, faisait parade de ses honteux trophées. Le 29 novembre 1825, sur la réponse négative du jury, le président de la Cour d'assises de la Seine, déclara la veuve Boursier et Kostolo déchargés de l'accusation intentée contre eux, et ordonna leur mise en liberté. L'autorité prit en même temps des mesures pour que Kostolo, étranger sans aveu, sans ressources et sans recommandation, qui faisait un si hideux trafic de ses avantages physiques, purgeât de sa présence un pays qu'il avait souillé des plus scandaleux désordres. Il resta sous la surveillance de la police jusqu'à son départ. Quant à la veuve Boursier, elle revint, le soir même de son acquittement, dans son domicile qui devait au moins lui rappeler de bien graves erreurs. Ses amis l'attendaient. Une nuit bruyante en félicitations succéda aux transes de la veille. La veuve Boursier reparut, presque le lendemain, dans son comptoir, et se vit, pendant plusieurs jours, l'objet de la curiosité publique. Tout le monde voulait voir l'amante de l'aventurier Kostolo, devenue si tristement fameuse par la formidable accusation dirigée contre elle. On aurait mieux aimé, dans l'intérêt même de la veuve Boursier, ne pas lui voir oublier si promptement les périls qu'elle venait de courir, pouvoir lui supposer un repentir sincère, une pudique honte des torts avérés qu'on avait à lui reprocher. Comment avait-elle pu si tôt oublier la touchante et paternelle admonition du président de la Cour? «Veuve Boursier, lui avait dit ce magistrat, en prononçant son acquittement, vous allez recouvrer la liberté que les plus graves soupçons vous avaient fait perdre. Le jury vous a déclarée non-coupable du crime qui vous était imputé: puissiez-vous trouver la même absolution dans le témoignage de votre conscience! Mais n'oubliez pas que la cause de vos malheurs et du déshonneur qui couvrira peut-être à jamais votre nom, fut le désordre de vos mœurs et la violation des nœuds les plus sacrés. Descendez au fond de votre cœur; que votre conduite à venir efface la honte de votre conduite passée, et que le repentir remplace l'honneur que vous avez perdu!» A l'époque de son procès, la veuve Boursier avait trente-sept ans. On était fort curieux de connaître son extérieur. Sa taille était peu élevée, même petite (quatre pieds cinq pouces); sa figure, sillonnée par la petite vérole, était peu agréable; ses traits n'avaient rien de ce qui rappelle la beauté. Elle contrastait avec Kostolo, dont les traits étaient réguliers et la taille élevée. LE FORÇAT SUREAU. Sureau, garçon tailleur, était au bagne de Brest, depuis l'année 1823 ou 1824. Voici sommairement les circonstances qui l'avaient plongé dans ce cloaque de criminels. Ce jeune homme devait épouser une jeune fille, sa cousine. Celle-ci, au moment de s'unir à lui, se rétracta. Alors Sureau s'abandonna au désespoir; ses passions fermentèrent, sa tête s'exalta; une sorte de délire furieux s'empara de lui. Il se rendit chez celle qu'il aimait, armé de deux pistolets; il voulait se brûler la cervelle à ses yeux; peut-être aussi voulait-il l'immoler elle-même et périr sur son cadavre. Qui pourrait savoir quel était son projet? Le savait-il bien lui-même? Quoi qu'il en soit, la jeune fille seule expira sous l'arme meurtrière, et Sureau fut, quelques mois après, envoyé au bagne de Brest, et attaché côte à côte avec un galérien. Chose étrangement monstrueuse! Dans ce séjour de l'opprobre et de la misère, ce jeune homme retrouva encore des passions semblables à celles qu'il avait déjà éprouvées, mais avec cette différence qu'elles étaient empreintes de cette hideur et de cette dépravation que le bagne attache à tout. Le forçat dont l'existence était enchaînée à la sienne par des liens de fer, était devenu pour lui l'objet d'une affection infâme. Depuis deux ans environ, il traînait sa chaîne avec ce compagnon, lorsqu'une mésintelligence éclata entre eux. Pendant la nuit, la tête du galérien Sureau s'exalta comme lors de son premier crime. Tout-à-coup il se lève, s'arme de ciseaux qui se trouvaient à côté de lui, les plonge à plusieurs reprises dans les flancs de son compagnon endormi, et appelant à grands cris le garde-chiourme: _Qu'on me conduise à la mort!_ s'écrie-t-il, d'une voix forcenée. _Je viens d'assassiner l'homme que j'aimais plus que ma vie._ Sureau ne tarda pas à être traduit devant un conseil composé d'officiers et d'ingénieurs de la marine. Rien de plus extraordinaire que l'aspect d'un tel tribunal: là, les accusés sont toujours des criminels; là, les témoins eux-mêmes comparaissent couverts de leurs vêtemens rouges, et traînant leurs chaînes. Connaissez-vous, dit le président à l'un de ces témoins qui paraissait avoir vieilli aux galères, connaissez-vous quelque motif qui ait pu porter l'accusé à tuer son camarade? _Le forçat_: Oui, monsieur le président. Je crois, sauf votre respect, que son camarade l'avait appelé _mouton_. _Le président_: Eh bien? que signifie cela? _Le forçat_: C'est que, monsieur, quand on dit à quelqu'un qu'il est un _mouton_, ça veut dire, sauf votre respect, qu'il rapporte aux chefs tout ce qui se fait. _Le président_: Quel grand mal y a-t-il là? comment voulez-vous qu'il ait pu le tuer pour cette parole? _Le forçat_: C'est que, monsieur, chez nous, celui qui est _mouton_, sauf votre respect, ça veut dire _qu'il faut qu'on l'assassine_, et alors vous comprenez qu'on n'aime pas d'avoir cette réputation. Le sang-froid, le ton de naïveté avec laquelle le vieux forçat débitait ces maximes, indiquaient assez qu'elles constituaient un des points de droit de ce lieu d'infamie, et qu'elles avaient été plus d'une fois mises à exécution. Après la plaidoierie de son avocat, le galérien Sureau voulut se défendre lui-même. Son improvisation offrait un mélange singulier du langage de la passion et de l'argot du bagne: l'idée de la cousine et de son compagnon de chaîne se confondait dans son esprit, et l'image de ces deux victimes de sa fureur, harcelant sans cesse sa pensée, lui inspirait des paroles et des mouvemens d'une véritable éloquence. Le forçat Sureau fut condamné à mort le 17 octobre 1826, et fut exécuté dans les vingt-quatre heures. PIERRE BARRIÉ, PARRICIDE. Le 16 novembre 1826, le nommé Pierre Barrié, âgé de trente-trois ans, né à Cocural, canton de Saint-Amans (Aveyron), comparut devant la Cour d'assises de Rhodez, accusé de meurtre sur la personne de sa mère. Cette cause avait attiré une grande affluence de spectateurs. Nous allons en rapporter les principaux faits. Depuis quelque temps, Marguerite Bouges, veuve Barrié, âgée de soixante ans, était atteinte d'aliénation mentale. Ses enfans, qui faisaient de fréquens voyages à Paris, trouvèrent convenable, pour sa propre sûreté comme pour la sûreté commune, de la faire renfermer dans un hospice, et confièrent ce soin à Pierre, l'aîné de la famille. Ce projet fut conçu au mois de septembre 1824. A cette époque, Pierre Barrié, Jean, son frère, et Marie-Anne, sa sœur, étaient dans le pays; toutefois il a été établi que ces deux derniers ne se trouvaient pas à Cocural, et que Pierre habitait seul avec sa mère dans la maison de feu Barrié, son père. Dans les derniers jours de ce même mois de septembre, Pierre Barrié prétendit avoir rempli la commission dont il s'était chargé. Selon lui, il s'était adressé à cet effet au nommé Frédéric-Alexandre Cambonne, marchand à Espalion et propriétaire à Montpellier, lequel, moyennant la somme de 440 francs, devait conduire dans cette dernière ville Marguerite Bouges, et la placer dans un établissement de charité. Pierre Barrié ajoutait quelques circonstances sur le départ de sa malheureuse mère. Il disait qu'elle avait opposé une vive résistance... que l'on avait été forcé de recourir à l'assistance des gendarmes en résidence à Espalion. Dans le courant du mois d'octobre suivant, Pierre, Jean et Marie-Anne Barrié partirent pour Paris. Ce fut dans cette ville, au mois de janvier 1825, que Pierre apprit aux deux autres la mort de leur mère, survenue, disait-il, par suite d'un accident tragique. La voiture qui la conduisait à Montpellier avait versé... Elle s'était fracassé le crâne... On l'avait transportée dans un hospice où elle avait rendu le dernier soupir... Le prétendu conducteur Cambonne était aussi décédé... Pierre Barrié écrivit même à Cocural pour faire prendre le deuil aux autres membres de la famille. Comme la plupart des hommes de son pays, Pierre exerçait à Paris la profession de porteur d'eau; il était domicilié rue du Bac. Jean revint de Paris à Cocural dans le courant de mai 1825, portant un reçu de 440 francs, souscrit et signé par le prétendu Cambonne. Ce reçu lui avait été remis par son frère Pierre. Cependant une sourde et vague rumeur s'était répandue au sujet de la disparition de Marguerite Bouges; on disait que cette femme n'était pas sortie du pays, et, chaque jour, ces conjectures acquéraient plus de consistance. On apprit de quelques individus qui avaient fait le voyage de Montpellier, que toutes recherches avaient été infructueuses pour se procurer des nouvelles de cette femme. On se rappela aussi que, vers la fin de septembre 1824, Pierre Barrié, qui était naturellement gai, avait paru sombre et agité, et qu'il avait supplié un de ses voisins de lui permettre de coucher chez lui, ne pouvant, disait-il, habiter seul dans sa maison, où le bruit des portes battues par le vent le glaçait d'épouvante. Enfin, on sut dans le public que, dans une police de bail à ferme consentie à son oncle, peu de jours avant son départ pour Paris, Pierre Barrié s'était réservé un petit réduit, qu'il avait lui-même fermé soigneusement avec une cloison en planches, après y avoir entassé de vieux meubles et du bois de chauffage, et le docteur Capoulade, d'Albouze, parlant un jour de la disparition de la veuve Barrié, s'écria que c'était dans ce petit réduit que l'on pourrait trouver le cadavre de cette femme. Cette circonstance paraissait trop extraordinaire pour qu'elle n'éveillât pas l'attention. Aussi ce fut vers le lieu indiqué que la justice dirigea ses premières démarches. On ne tarda pas à découvrir l'horrible mystère. Bientôt, sous un amas de meubles, dans une auge de pierre, hermétiquement fermée avec de la terre glaise, on trouva le cadavre de Marguerite Bouges, recouvert de quelques lambeaux de vêtemens, le tout assez bien conservé pour qu'on pût constater l'identité. Le frère de l'accusé et plusieurs habitans la reconnurent. Marie Crassels déclara l'avoir reconnue à un doigt de la main gauche, dont la première phalange avait été emportée par un panaris. Aussitôt la police fut instruite, et des ordres furent donnés pour que Pierre Barrié fût arrêté à Paris, et conduit sans retard à Rhodez. Devant le juge d'instruction, l'accusé se renferma dans une dénégation absolue, parlant toujours du prétendu Cambonne, qui n'était, suivant toutes les probabilités, qu'un personnage de son invention; car on ne trouva aucun vestige de cet individu, ni sur les registres des morts, ni sur ceux des vivans. A cette terrible question: «Comment s'est-il fait que votre mère, décédée à Montpellier, ait été trouvée dans l'auge de Cocural?» Pierre Barrié se borna à répondre: _C'est par miracle!_ En présence de la Cour d'assises, le président lui fit subir l'interrogatoire suivant: _D._ Qu'était devenue votre mère, lors de votre départ pour Paris en 1824? _R._ M'étant chargé de la placer dans un hospice, au nom de tous ses enfans, un cocher de fiacre que j'avais connu à Paris, mais dont j'ignore le nom et le domicile, me conseilla de la confier à un monsieur qui, pour 440 francs une fois payés, prit l'engagement de la conduire et de la faire recevoir à Montpellier, dans la maison centrale de cette ville. _D._ Connaissiez-vous ce monsieur? _R._ Je ne le connaissais pas: il disait s'appeler Alexandre-Frédéric Cambonne. _D._ D'où était-il? _R._ Je l'ignore: mais il prenait les qualités de propriétaire à Montpellier, et de marchand à Espalion. _D._ Vous aviez déjà consulté M. Jalabert fils, avocat à Espalion. Il vous avait promis ses bons offices pour obtenir une place pour votre mère dans l'hospice de cette ville, ou dans celui de Rhodez. Lui parlâtes-vous du traité que vous veniez de faire avec Cambonne? _R._ Non, monsieur. _D._ Vous n'accompagnâtes pas votre mère jusqu'au moment de son départ? _R._ Cela m'aurait fait mal. _D._ Plusieurs témoins ont déposé, dans l'instruction, qu'il vous avait fallu des gendarmes pour la contraindre: vous-même leur avez appris cette circonstance. _R._ Ils se trompent. _D._ Il résulte des informations qu'on a prises qu'il n'existe, ni à Montpellier ni à Espalion, aucun individu portant le nom de Cambonne, et que votre mère n'a jamais été reçue dans la maison centrale de Montpellier? _R._ J'ai été trompé. _D._ Qui vous apprit la mort de votre mère? _R._ Je l'appris par une lettre qui me fut écrite de Montpellier. _D._ Par qui? _R._ J'ai oublié le nom du signataire de la lettre. _D._ Mais enfin, comment se fait-il que votre mère ait été trouvée dans l'auge de Cocural? _R._ Je n'en sais rien. A chaque question, l'accusé essayait, mais en vain, de lever sa tête, qui retombait aussitôt sur sa poitrine. Les témoins furent entendus au nombre de trente-deux. Plusieurs rappelèrent le propos tenu par M. Capoulade, médecin d'Albouze. Celui-ci avoua le fait, et l'expliqua par diverses circonstances qui avaient appelé ses réflexions sur ce sujet. Le ministère public soutint l'accusation avec beaucoup de force et de précision, et fit voir que les circonstances diverses et multipliées qui avaient été recueillies à l'occasion du meurtre de la veuve Barrié, devaient suppléer à l'absence de témoins _de visu_ et aux doutes que pouvait laisser la matérialité du fait. L'accusé fut défendu par Me Grandet, avec le talent et la loyauté dont il avait donné déjà des preuves si brillantes dans l'affaire Fualdès. Plusieurs parties de sa plaidoierie firent une vive impression sur l'auditoire. Mais la délibération du jury ne pouvait être favorable à l'accusé. Trop de charges, des charges trop accablantes pesaient sur lui. Chacun était en droit de lui adresser ces terribles paroles: _Pierre Barrié, qu'as-tu fait de ta mère?_ Le jury répondit affirmativement aux questions de culpabilité qui lui furent soumises, et le président prononça contre le prévenu la peine du parricide. L'abattement que ce malheureux avait montré pendant les débats, redoubla lorsqu'il entendit l'arrêt qui le condamnait à la mort; il ne put marcher jusqu'à sa prison qu'avec le secours des gendarmes qui le soutenaient. Ce jugement fut rendu le 17 novembre 1826. La Cour de cassation ayant rejeté le pourvoi de Pierre Barrié, et le roi n'ayant pas admis son recours en grâce, ce malheureux subit sa peine le 19 février 1827 à Rhodez. Ce spectacle, qu'un appareil extraordinaire rendait encore plus hideux, avait attiré une foule immense. Le condamné fut transporté dans une charrette au lieu du supplice; il était pieds-nus, en chemise, et sa tête était couverte d'un voile noir. L'aumônier des prisons était assis auprès de lui; Barrié, triste et abattu, paraissait attentif aux exhortations de ce charitable ecclésiastique. Depuis sa condamnation, il avait substitué une autre version au système absurde qu'il avait suivi dans ses interrogatoires et dans les débats. Il assurait que sa mère était morte à la suite d'une chute violente qu'elle aurait faite dans un accès de démence; que, l'ayant trouvée ensanglantée et couverte de contusions, il s'était abstenu d'appeler du secours, de peur qu'on ne l'accusât de meurtre, et qu'alors il avait caché le cadavre dans l'auge où il avait été découvert dix-huit mois après. ANDRÉ BLUM, ACCUSÉ DE FAUX ET D'EMPOISONNEMENT. Au mois de mars 1821, André Blum fut employé dans les ateliers de la maison Haussman et Jordan, au Logelbach, près Colmar. En 1825, M. Jordan remarqua du désordre dans la conduite de cet homme. Plusieurs fois, il lui adressa des remontrances; Blum promit de se corriger; mais, loin de tenir sa promesse, il contracta de nouvelles dettes. Ses appointemens étant insuffisans pour subvenir à ses dépenses, il fabriqua et mit en circulation de faux billets de commerce. Dans le courant de 1825, il donna au sieur Édighoffen, aubergiste à l'enseigne du Roi de Pologne, à Colmar, en paiement d'une somme de 130 francs, un billet de 750 francs, paraissant souscrit, à son ordre, par son père Jacob Blum. Vers la même époque, il remit au sieur Simon, en paiement d'une somme de 100 francs, une lettre de change de 400 francs, paraissant pareillement souscrite à son ordre par son père. A leur échéance, ces deux effets furent protestés. Le père de l'accusé ne les reconnut pas, déclarant qu'il ne devait rien à son fils; que ce n'était pas le premier tour de ce genre qu'il lui faisait, et engageant le sieur Édighoffen à le poursuivre très-rigoureusement. M. Jordan, ayant eu connaissance de cette affaire, en parla à Blum. Celui-ci nia d'abord qu'il eût fabriqué les effets en question; mais il finit par en faire l'aveu. Blum était déjà débiteur de la maison Haussman d'une somme de plus de 800 francs, qu'elle avait payée pour lui. Dès ce moment, M. Jordan résolut de faire le sacrifice de cet argent et de se débarrasser de Blum. En conséquence, on lui adjoignit deux ouvriers, destinés à le remplacer, Joseph Grimmer et Louis Vautrin. Ces mesures rendirent Blum furieux: il forma le projet d'en tirer vengeance, et ne dissimula pas ses intentions. Dans le mois d'avril, il dit à un des ouvriers de la fabrique qu'il connaissait des individus qui l'avaient desservi auprès de M. Jordan; qu'il leur conserverait une haine implacable, et qu'il s'en vengerait, ne dût-ce être que dans vingt ans. Vers la même époque, il tint à un autre ouvrier un propos à peu près semblable, ajoutant que, s'il rencontrait celui qui l'avait calomnié, il le tuerait, et se suiciderait ensuite. Ces menaces demeurèrent sans effet. Comme chef d'atelier, Blum avait sous ses ordres un enfant de seize ans, Joseph Goechlinger. Dans le courant de l'hiver et du printemps de 1826, il l'avait envoyé par trois fois à Colmar, chercher de l'émétique. Chaque fois, il l'avait adressé à trois pharmaciens différens, et lui avait fait prendre chez chacun d'eux trois grains d'émétique, ce qui lui avait procuré vingt-sept grains de ce vomitif. Vers le même temps, il avait amené une femme dans son atelier, et lui avait fait placer de la mort-aux-rats dans trois endroits différens, sur des petits morceaux de papier; deux ou trois jours après, il s'en était emparé. Ainsi muni d'arsénic et d'émétique, Blum tenait des moyens de vengeance entre ses mains. Il choisit Joseph Grimmer pour sa victime, et attendit un moment favorable pour l'exécution de son forfait. Dans la matinée du 24 avril 1826, il crut l'avoir trouvé, et tenta d'empoisonner cet ouvrier. Ce jour-là, entre six et sept heures du matin, Blum, ayant vu que Joseph Grimmer avait des œufs, lui témoigna le désir d'en manger, et le pria de lui en préparer au beurre noir. Grimmer y consentit, lui en fit cuire quelques-uns dans une casserole, et les lui apporta avec du pain. Blum en mangea une petite partie, les saupoudra avec une poudre blanchâtre, et les remua pour mêler le tout. Dès-lors, il cessa d'en manger, en se plaignant qu'ils étaient trop salés; puis, il engagea Grimmer à les manger, et sortit. Il se rendit à Turckheim, où était le domicile de Grimmer, et fit dire à la femme de celui-ci que son mari ne rentrerait que vers onze heures ou minuit, et peut-être pas du tout. Cependant Grimmer, après le départ de Blum, s'était mis à manger les œufs qui restaient; mais à peine en avait-il avalé la moitié, que, dégoûté par l'amertume qu'il y trouva, il avait cessé d'en manger et s'était remis à l'ouvrage. Toutefois, il ne tarda pas à en éprouver l'effet. Une heure s'est à peine écoulée, qu'il est torturé par de fortes coliques; une sueur glacée découle de son front; il ressent un malaise général. Bientôt les vomissemens commencent. Ses compagnons n'hésitent pas à soupçonner Blum d'avoir empoisonné Grimmer. Heureusement pour ce pauvre malheureux que ce soupçon d'empoisonnement vint les frapper sur-le-champ. Ils prodiguèrent sans retard à leur camarade les secours les plus efficaces en pareil cas; ils lui firent prendre du bouillon, de l'huile et du lait, et il fut sauvé. Vers cinq heures du soir, Blum rentra à l'atelier. On lui reprocha d'avoir mis quelque chose dans les œufs de Grimmer. Il ne s'en défendit pas, et se borna à répondre: _Moi aussi, j'en ai mangé: pourvu qu'il ne soit pas crevé, cela suffit; je m'en moque._ En prononçant ces paroles, il rougit, et jeta sur une table une pièce qu'il pliait. Puis, pour anéantir autant que possible les traces de son crime, il barbouilla avec le reste des œufs la figure d'une ouvrière, et cassa le vase dans lequel Grimmer les avait fait cuire. Cependant des poursuites ayant été dirigées contre lui, il essaya de s'y soustraire, en se cachant dans les forêts qui environnent Soultz et les communes voisines; mais il fut arrêté, le 14 juin, aux environs d'Ollviller. On trouva sur lui une petite pièce de bois, tournée en forme de cachet, et qui paraissait destinée à contrefaire un sceau, et un petit paquet de papier gris, contenant une matière graisseuse. Transféré dans la maison d'arrêt de Colmar, il fut fouillé une seconde fois; on trouva dans une de ses poches un petit paquet de toile ficelée, contenant une poudre blanche. L'analyse chimique que l'on fit de ces matières prouva que la première était composée de morceaux d'éponge cuits dans la graisse et saupoudrés d'arsénic métallique; et que la seconde était une substance végétale sucrée, mélangée aussi avec de l'arsenic métallique. En conséquence, André Blum fut traduit devant la Cour d'assises de Colmar, le 18 novembre 1826, comme accusé de faux en écriture de commerce, et d'empoisonnement. L'accusé était vêtu de noir. C'était un jeune homme d'une belle taille et d'une figure assez régulière, mais l'expression de sa physionomie était froide et dure, et sa contenance plus qu'assurée. Il entendit la lecture de l'acte d'accusation d'un air impassible et presque effronté, et garda la même contenance pendant toute la durée des débats. Le docteur Morel, entendu comme témoin, rapporta plusieurs faits de nature à faire soupçonner l'accusé de plusieurs empoisonnemens antérieurs à celui qui l'avait fait mettre en prévention. La femme même de Blum aurait été victime d'une de ces tentatives. M. Pélicier, chimiste attaché à la fabrique Haussman, déposa que l'accusé était venu, à plusieurs reprises, lui demander de l'arsenic communément connu sous le nom de _mort-aux-rats_, lui disant que son logement était infesté de rats qui rongeaient ses habits et ses alimens; mais que lui, Pélicier, s'y était constamment refusé; que, sur des sollicitations itératives, il lui avait dit que, quand il y avait des rats et des souris dans les ateliers, il y plaçait des harengs imprégnés d'arsénic. Alors Blum lui dit qu'il lui apporterait un hareng pour qu'il y mît de l'arsenic; mais le témoin le lui refusa, parce qu'il connaissait la situation de l'accusé, et que l'on pouvait craindre qu'il ne voulût attenter à sa propre vie, ou chercher à donner la mort à d'autres. Les pharmaciens, chargés d'analyser les matières trouvées sur Blum, lors de son arrestation, déclarèrent qu'ils avaient parfaitement constaté la présence de l'arsenic, soit dans les éponges graisseuses qui en étaient imprégnées, soit dans le petit paquet de toile, où l'arsenic pur était mélangé avec une poudre végétale sucrée. Un autre témoin, Jacques Ohl, âgé de soixante-un an, ouvrier de la fabrique, déposa très-formellement des menaces proférées par Blum à plusieurs reprises. Il rapporta surtout ces mots: «Je me vengerai de ceux qui m'ont desservi; j'en tuerai un; je m'en vengerai, ne fût-ce que dans vingt ans. Je ferai comme cet Africain;» et, en faisant cette menace, l'accusé montrait un petit paquet qu'il avait à la main. Le jeune homme de seize ans, que Blum chargeait de l'achat de ses poisons, fut aussi entendu. Il déclara être allé à Colmar neuf à dix fois, avec la commission d'y prendre chaque fois neuf grains d'émétique chez des pharmaciens différens, d'après les ordres exprès de l'accusé, qui recommandait aussi au témoin de ne remettre les petits paquets qu'à lui seul, et qui, chaque fois qu'il voyait arriver son commissionnaire, sortait, soit de son atelier, soit de la chambre qu'il habitait, pour le recevoir mystérieusement. Blum nia constamment toutes ces dépositions. Il parlait beaucoup et avec une véhémence inconcevable; et cependant ses réponses étaient incohérentes, peu vraisemblables, et quelquefois injurieuses pour les témoins. Quoi qu'il en soit, ceux-ci persistèrent dans toutes leurs déclarations. Les faits de faux furent seuls avoués et reconnus formellement par l'accusé. Le ministère public soutint l'accusation avec force et éloquence, mais avec calme, se bornant à faire ressortir la culpabilité de l'accusé des dépositions seules. Le défenseur de Grimmer remplit sa tâche avec zèle; il s'appliqua surtout à prouver que l'empoisonnement ne pouvait être que présumé, et invoqua la commisération des jurés en faveur de ce jeune homme, menacé du supplice à l'âge de vingt-sept ans, ayant un père plus que septuagénaire, une mère de soixante-six ans, et étant lui-même père de trois enfans en bas âge. L'accusé prit aussi la parole après son avocat, et s'efforça d'exciter la compassion des jurés. Après une demi-heure de délibération, le jury déclara Blum non coupable d'empoisonnement; mais il n'en fut pas de même de l'accusation de faux: sa culpabilité sur ce dernier chef fut prononcée à l'unanimité, et il fut condamné à vingt ans de travaux forcés, à l'exposition et à la flétrissure. Blum entendit son arrêt avec assez de calme; mais bientôt il lança sur la Cour des regards courroucés, et sortit en disant: _Il aurait mieux valu me condamner à être guillotiné!_ A peine était-il rentré dans la prison, qu'il saisit un couteau et s'en frappa dans le bas-ventre. Il tomba baigné dans son sang, et fut conduit à l'hôpital, sous la surveillance d'un gendarme. Mais il fut reconnu que sa blessure n'était pas dangereuse. ASSASSINS DE GRAND CHEMIN. Vers la fin de 1825 et pendant les premiers mois de 1826, quatre assassinats furent commis sur des chemins, qui traversent la forêt de Londe et celle de Brothonne. Ces meurtres répandirent l'effroi dans toute la contrée. La justice fit d'actives recherches; mais malgré tous ses efforts, elle ne put mettre la main sur les auteurs de ces trois crimes. Un seul assassinat, celui qui avait été commis le 8 février, entre sept heures et demie et huit heures du matin, sur la personne du sieur Voisin, devint l'objet d'une accusation. Armand Voisin, clerc de notaire, avait des capitaux à recevoir à Paris, à Bordeaux et au Hâvre. Il partit le 8 février de la Bouille, en annonçant qu'il allait à Boissy-le-Châtel. Les sieurs Cornu et Sillé, ainsi que plusieurs autres individus, le virent et le rencontrèrent sur la route. A cent cinquante ou deux cents pas de l'endroit où il avait été rencontré, le nommé Revel, allant à la Bouille, trouva sur le bord de la route le corps du malheureux Voisin; le cheval de la victime était à peu de distance, paissant dans la forêt, la bride sur le cou. Les autorités furent aussitôt prévenues de ce tragique événement; et il fut constaté que le corps était étendu sur le dos, mais penché du côté droit, la tête inclinée sur l'épaule droite, les pieds tournés vers la grande route, le bras droit étendu en supination le long du corps, les quatre premiers doigts fléchis, le pouce également incliné en dedans. Un pistolet de calibre de cavalerie était posé dans la main droite, de manière que l'extrémité de la crosse appuyait dans le fond de la main; tandis que la partie supérieure de cette même crosse appuyait sur le pouce; le bras gauche était légèrement fléchi, la main à moitié sur la hanche; les jambes étaient légèrement écartées. L'autopsie de la tête prouva que le pistolet avait été bourré avec des feuilles. A côté du cadavre était un mouchoir de poche contenant une montre de chasse à boîte en argent avec une chaîne en or. A trente pas du cadavre, dans la forêt, on trouva la ceinture en daim de Voisin; elle avait été coupée dans toute sa longueur et vidée; le cheval portait encore la valise. Le médecin constata que le cadavre avait à la tête, du côté droit, un peu au-dessous de la tempe et au niveau de l'oreille, une plaie d'un pouce et demi de long, faisant cavité, entourée d'un cercle noir et paraissant être l'effet d'un coup d'arme à feu; les os de la tête étaient fracturés, et la partie supérieure des favoris était brûlée. De l'autre côté, au-dessous de l'oreille, on voyait une plaie plus petite que la première, et formant aussi cavité avec fracture d'os. Une foule de circonstances indiquaient que la mort violente du sieur Voisin n'était pas le résultat d'un suicide, comme ses assassins avaient voulu le faire croire. Cet assassinat dont les auteurs étaient d'abord inconnus, ouvrit un champ vaste aux conjectures; d'injustes soupçons planèrent un moment sur quelques personnes innocentes. Mais on apprit enfin que le nommé Heurtaux, meunier, âgé de trente-deux ans, avait été vu près du lieu où le crime avait été commis; que, ce jour-là, il s'était fréquemment déplacé et qu'il avait tenu quelques propos qui décelaient une conscience alarmée. Heurtaux fut arrêté, et traduit devant la Cour d'assises de Rouen, avec le nommé Daguet, cultivateur, âgé de quarante-trois ans, et Françoise Hébert, femme Heurtaux, comme accusés, les deux premiers d'assassinats suivi de vol, la troisième de recel d'argent. Les accusés comparurent devant leurs juges, le 28 novembre 1826, en présence d'un nombreux auditoire. D'après l'instruction et les dépositions des témoins, Heurtaux avait été vu par plusieurs personnes à la Bouille, le 7 février; le 8, il avait quitté Savale à deux heures du matin et s'était rendu à une demi-lieue de là chez sa femme, où il avait donné rendez-vous à Daguet. Vers sept heures un quart, ils étaient arrivés tous deux près de la Maison-Brûlée, et ils n'avaient alors qu'une avance de deux cent à deux cent-vingt pas sur Voisin qui les suivait à cheval. Plus haut, à trois cent cinquante pas au-dessous du lieu où le crime avait été commis, ils furent encore rencontrés par deux témoins, et ces derniers trouvèrent Voisin, montant la côte à pied, à cent cinquante ou deux cents pas environ au-dessous de l'endroit où il avait perdu la vie. Quelques instans après, vers huit heures ou huit heures moins un quart, la fille Cabour, suivant sa déposition, les vit tous deux sortir du bois, saisir Voisin et l'entraîner violemment dans la partie de la forêt où il fut trouvé mort; suivant le même témoin, Voisin, dans cette lutte, n'avait pas jeté un cri: elle n'avait pas non plus entendu la détonation du pistolet, parce qu'elle avait perdu connaissance pendant cette scène. Quoique cette déposition se trouvât fortement contrariée par d'autres déclarations, trois bûcherons, par leur témoignage, lui prêtaient un puissant appui. Ils affirmaient qu'étant à travailler au bord de la forêt, à peu de distance de la route, et à trois cent cinquante pas au-dessus du lieu où les accusés avaient été rencontrés par Cornu et Sillé, ils ne virent Daguet et Heurtaux paraître à leur hauteur qu'un quart d'heure environ après avoir entendu le coup d'arme à feu qui donna la mort au malheureux Voisin; ils dirent, en outre, que Daguet, monté sur sa voiture, était tout en sueur; que la femme Heurtaux n'était pas avec ses coaccusés, quoiqu'elle soutînt le contraire, et que Daguet ne s'était pas arrêté pour faire la conversation avec eux, quoique les accusés eussent affirmé ce fait. Un quart de lieue plus loin, les trois accusés, alors réunis, trouvèrent le nommé Boucachard fort impatient de ne pas voir paraître Voisin qu'il attendait, et comme cet homme témoignait l'intention de retourner vers la Bouille, pour voir si le voyageur ne s'était pas égaré, Daguet chercha à le détourner de ce dessein, et l'engagea à continuer sa route jusqu'au Bourgtheroulde. Une autre circonstance déposait aussi violemment contre les accusés. Un sieur Dubourg, serrurier à la Bouille, avait déclaré, après beaucoup de tergiversations, qu'il reconnaissait le pistolet pour avoir appartenu à Heurtaux père, qui le lui avait donné naguère à raccommoder. Toutes ces dépositions furent reproduites à l'audience. Les accusés protestèrent de leur innocence; ils cherchèrent à expliquer leur présence dans le voisinage de la scène du crime, et soutinrent que la fille Cabour en imposait à la justice, en les signalant comme les auteurs de l'assassinat de Voisin. Ils nièrent également tous les propos qui leur étaient imputés. Cependant la fille Cabour avait désigné les moindres parties du costume des accusés; elle les avait reconnus, dès l'abord, entre plusieurs autres prisonniers. Elle déclara que la crainte que lui inspirait Daguet avait été la seule cause du silence qu'elle avait long-temps gardé sur cette malheureuse affaire. Malgré les vives apostrophes et les violentes interpellations des trois accusés, la fille Cabour n'en persista pas moins dans sa déclaration. Cette procédure, commencée le 28 novembre, se prolongea jusqu'au 4 décembre. Sur la déclaration du jury, Heurtaux et Daguet, déclarés coupables d'assassinat suivi de vol, furent condamnés à la peine de mort. La femme Heurtaux fut acquittée de l'accusation de recélé. Quand les accusés furent introduits dans la salle, pour entendre la déclaration du jury, une scène déchirante émut vivement les spectateurs. Le président prononça d'abord l'acquittement de la femme Heurtaux; mais, lorsqu'il donna ordre de la faire sortir, elle se cramponna au banc, en s'écriant qu'elle voulait partager le sort de son mari. «Il est innocent comme moi, s'écriait-elle; c'est une injustice! je ne veux pas le quitter.» Les gendarmes furent obligés de l'enlever de vive force. Daguet, abattu, gardait un morne silence. Heurtaux s'écria qu'il était innocent, et qu'il en appelait aux magistrats de la décision du jury; Daguet se leva, et, à voix basse, protesta aussi de son innocence. Le pourvoi des deux condamnés ayant été rejeté par la Cour de cassation, ils furent exécutés sur la place publique de Bourgtheroulde. BANCELIN, MEURTRIER DE SON ÉPOUSE. Ici le crime ne fut point la conséquence du libertinage. La victime et le bourreau sont presque également dignes d'intérêt. Bancelin aimait sa femme; mais sa brutalité, ses emportemens, sa fureur presque habituelle, avaient à la fin forcé cette malheureuse épouse de fuir le domicile conjugal, et ce fut le désespoir que causa à Bancelin cet abandon, qui le rendit criminel. Jean-Baptiste-Auguste Bancelin, âgé de trente-neuf ans, propriétaire et marchand de bois à Saint-Menehould, appartenait à une famille très-connue par l'étendue de son commerce. Il avait épousé Marie-Élisabeth Salmon, issue d'une famille très-recommandable. Des spéculations extravagantes et malheureuses avaient aigri le caractère de Bancelin. Sa femme, par ses manières douces et affectueuses, tâchait de calmer les fureurs qui l'agitaient; elle supportait avec patience et résignation les injures qu'il lui prodiguait, ne laissait échapper aucune plainte au sujet des mauvais traitemens qu'elle en éprouvait, et dérobait avec soin à la connaissance du public les scènes déplorables qui se passaient dans l'intérieur de la maison: en un mot, suivant l'expression d'un témoin, madame Bancelin était un ange de vertu. Dans le mois de juillet 1826, Bancelin conçut le projet d'ouvrir une auberge. Sa femme lui fit, avec tous les ménagemens possibles, des remontrances sages sur les difficultés que présentait cet établissement. Bancelin, au lieu de les écouter et de les peser, devint furieux; il s'arma d'une bouteille et la lança à la tête de sa femme: celle-ci fut blessée, mais elle dissimula courageusement sa souffrance. Bancelin la prit aux cheveux, l'entraîna dans un cabinet voisin, la renversa sur le carreau et la foula aux pieds. Elle lui déclara alors qu'elle le quitterait, qu'elle ne pouvait vivre plus long-temps avec lui. Cette menace ne fut qu'un stimulant pour la fureur de Bancelin; il redoubla ses mauvais traitemens. Au milieu de cette scène de violence, la malheureuse femme s'écriait: _Laisse-moi la vie, je t'en conjure; si ce n'est pas pour moi, que ce soit pour mes enfans!_ Une voisine qui l'entendit, vola à son secours; elle arriva au moment où Bancelin, armé d'un canon de fusil servant de soufflet, allait en frapper sa femme. Cette infortunée, accablée de douleur et de chagrin, ne pouvant plus rester avec son mari, prit la fuite pendant la nuit. Elle conserva encore assez de courage pour emporter avec elle un de ses jeunes enfans, et, chargée de ce précieux fardeau, elle se rendit des Islettes à Sainte-Menehould, et se réfugia chez une de ses sœurs, établie en cette ville. Bancelin, ne pouvant supporter l'idée de vivre séparé de sa femme, tourmenté peut-être aussi par les remords de sa conscience, tenta tous les moyens de réconciliation, mais inutilement. Un mois s'était écoulé sans qu'il eût pu obtenir que sa femme revînt chez lui. Enfin, le 1er septembre, ayant formé un projet sinistre, il se rendit à Verdun pour y acheter de l'arsenic, mais il ne put s'en procurer. Il entra dans la boutique d'un armurier, qui lui vendit un pistolet. Il s'informa si, avec cette arme, on pouvait tuer un chien à quatre pas; et, sur la réponse affirmative, il s'en alla. Mais bientôt il revint acheter un second pistolet, et retourna à son domicile, où il fit lui-même l'essai de ses nouvelles armes. Le lendemain, jour du fatal événement, déterminé à partir pour Sainte-Menehould, il brûla ses papiers, enveloppa son violon d'un crêpe, et recouvrit une table ronde avec une robe noire de sa femme. A trois heures environ, il se rendit à Sainte-Menehould. Il avait emporté deux bouteilles de vin blanc; il en prit une pour sceller sans doute le raccommodement, et courut au logis de sa belle-sœur, où sa femme s'était retirée. Il demanda à la voir. On avertit madame Bancelin de la visite de son mari: elle se présenta. La conversation s'engagea sans humeur de part ni d'autre, seulement la femme refusa de venir aux Islettes, et Bancelin sortit. Un instant après, il reparaît, pénètre dans l'arrière-boutique, où sa femme s'était mise à tricoter à côté de sa sœur, qui elle-même travaillait à une robe et causait avec un marchand étranger, assis près de sa fenêtre. Bancelin réitère ses sollicitations, en se promenant à grands pas dans la chambre. _Veux-tu enfin revenir avec moi?_ dit-il à sa femme.--_Ce ne sera pas encore aujourd'hui_, répondit-elle. Au même moment, une détonation se fait entendre... La malheureuse femme tombe, en s'écriant: _Je suis tuée!_ Bancelin prit aussitôt la fuite et courut se précipiter dans la rivière. Comme l'eau n'était pas profonde, on parvint aisément à l'en retirer, et on le conduisit dans une salle de l'Hôtel-de-Ville, où bientôt après il fut interrogé par le juge d'instruction. Le pistolet dont il s'était servi pour son crime, était chargé de deux chevrotines, qui avaient pénétré dans la partie postérieure et inférieure du cou. Les blessures, qui n'étaient pas mortelles de leur nature, le devinrent par la suite, d'après le rapport des médecins appelés pour en constater l'état, et la malheureuse femme Bancelin succomba, après six semaines de souffrance et d'agonie. Lors de son interrogatoire, Bancelin était calme et de sang-froid. Il déclara que des deux pistolets qu'il avait achetés, l'un chargé de deux chevrotines, était destiné à sa femme, l'autre, chargé de trois, devait servir pour lui-même; et qu'afin de ne pas se tromper, il avait mis le premier dans la poche de son habit, et le second dans le gousset de son pantalon; que son intention pourtant, en entrant dans la chambre où il avait vu sa femme, n'était pas de la tuer, mais que cela devait dépendre de la bonne ou mauvaise réception qu'elle lui ferait; que, désespéré de la fatale obstination qu'elle mettait à ne pas vouloir rentrer avec lui, il avait tiré sur elle; que voulant aussitôt terminer ses propres jours, il avait dirigé contre lui son second pistolet, que le coup avait raté, et que le seul parti qui lui restait à prendre étant de se jeter à l'eau, il l'avait fait. Bancelin changea de langage aux débats qui eurent lieu devant la Cour d'assises de Reims, dans la session de décembre 1826, selon son nouveau système de défense, il n'avait pas eu l'intention de tuer sa femme, puisqu'il lui apportait de l'argent, des meubles et autres objets propres à son usage. Il n'avait point de projet de meurtre, puisqu'il se proposait de goûter avec elle. Il prétendit que s'il l'avait frappée à mort, c'est qu'en armant le pistolet qu'il voulait diriger contre lui-même, le coup était parti inopinément. Il fit valoir divers témoignages de son affection et de son attachement pour sa femme, et ses larmes abondantes n'attestaient que trop, selon lui, combien il la regrettait. Un incident important s'éleva sur l'application de la peine. Les questions suivantes avaient été posées au jury: Bancelin, accusé, est-il coupable d'avoir, le 2 septembre dernier, commis volontairement un homicide sur la personne de Marie-Élisabeth Salmon, sa femme, en lui tirant à bout portant un coup de pistolet? Avant cette action, Bancelin avait-il formé le dessein d'attenter à la personne de sa femme? Le ministère public déclara qu'il ne lui semblait pas que la préméditation fût suffisamment établie, et requit que la question fût posée dans les termes résultant de l'accusation, c'est-à-dire de la manière suivante: Est-il coupable d'avoir, le 2 septembre, commis volontairement et avec préméditation un homicide sur la personne de Marie-Élisabeth Salmon, son épouse? La cour, après en avoir délibéré, décida qu'il ne serait rien changé aux questions posées primitivement, et qui furent toutes deux résolues affirmativement par le jury. Le procureur du roi s'étant fait remettre la déclaration des jurés, requit, après une lecture attentive, l'application de plusieurs articles du code pénal portant la peine de mort. Le président demanda à l'accusé s'il n'avait pas quelques observations à faire sur ce réquisitoire. Alors le procureur du roi se leva de nouveau, et s'exprima en ces termes: «Messieurs, nous avons un devoir, un devoir de conscience à remplir; nous demandons qu'il plaise à la cour nous donner acte de ce que, rectifiant nos conclusions, et attendu que de la déclaration du jury, il résulte que Bancelin est coupable d'homicide volontaire, mais qu'il ne résulte pas que cet homicide ait été commis avec préméditation; qu'en effet, il n'est déclaré coupable que d'avoir, à l'avance, formé le dessein d'un attentat à la personne de sa femme, mais que cet attentat n'est spécifié ni dans la question, ni dans la réponse; qu'il peut y avoir diverses sortes d'attentats contre la personne d'un individu, et que les termes de la réponse du jury n'apprennent pas si l'attentat médité par Bancelin contre la personne de sa femme était de nature à lui donner la mort; qu'à la vérité on pourrait, jusqu'à un certain point, l'induire de la corrélation des deux questions, mais qu'une simple induction ne peut suffire pour établir d'une circonstance de fait en matière criminelle, surtout lorsqu'elle entraîne la peine capitale; nous requérons contre Bancelin l'application des articles 95 et 104 du code pénal, et sa condamnation aux travaux forcés à perpétuité.» Après une heure de délibération, le président prononça un arrêt dont les considérans établissaient qu'il n'y avait aucune incertitude dans les réponses du jury, et qu'il condamnait en conséquence Bancelin à la peine de mort. «Bancelin, ajouta le président d'une voix qui trahissait sa vive émotion, vous avez trois jours francs pour déclarer si vous entendez vous pourvoir en cassation contre l'arrêt que la Cour s'est vue dans la nécessité de prononcer contre vous.» Bancelin, d'un organe altéré, s'écria pour toute réponse: _Adieu, mes pauvres enfans!_ Néanmoins il se pourvut en cassation et en grâce, et les jurés le recommandèrent à la clémence du roi. LE COUPLE ASSASSIN. Le 14 juillet 1826, Marguerite Durand, veuve Corpedanne, et Françoise Bourgine, sa belle-fille, furent assassinées dans leur maison, à Villeflon. Le mari de cette dernière étant rentré chez lui, et ayant vu sa femme étendue par terre, la tête appuyée sur une table, et nageant dans son sang, fut saisi d'un tel effroi qu'il s'enfuit par la baie de la croisée en poussant des cris de désespoir qui attirèrent plusieurs voisins. Sur sa déclaration, on pénétra dans la maison, et l'on trouva la veuve Corpedanne étendue sans vie dans son lit. Elle avait au visage six blessures différentes, faites avec un instrument contondant. Sa belle-fille avait aussi plusieurs plaies profondes sur la tête et sur la figure; elle était sans connaissance. On crut d'abord qu'elle n'existait plus: ce fut en la mettant dans son lit qu'on s'aperçut qu'elle respirait encore. On trouva par terre, dans la maison, un morceau de chevron de trois pieds deux pouces de longueur et de trois pouces de largeur; ce morceau de chevron était teint de sang à l'une de ses extrémités; on y reconnaissait des empreintes de doigts ensanglantés, et il fut constaté que ces empreintes provenaient de la main d'un homme qui était gaucher. Un fusil qui était pendu dans la chambre avait été volé; il avait servi à frapper la veuve Corpedanne. On le reconnut aux trous profonds que le chien de la batterie avait faits sur la figure de la victime; on trouva en outre sur le lit et sur une chaise deux éclats de bois ensanglantés, paraissant provenir de la crosse d'un fusil. Une timballe d'argent portait aussi des empreintes de doigts et des traces de sueur indiquant la main d'un gaucher. Au milieu de la chambre, et dans une mare de sang, était la clef de la porte de la maison donnant sur la rue, ce qui semblait prouver qu'avant d'être terrassée, la belle-fille de la veuve avait cherché à sortir pour appeler du secours. Deux commodes, dans lesquelles les époux Corpedanne mettaient leur argent et leurs effets, avaient été fracturées avec la pelle à feu, et l'on en avait soustrait un sac de toile contenant 30 francs en pièces de 5 francs; on avait pris aussi quelques sous en monnaie de cuivre, ainsi que du linge et des effets. Une vile cupidité avait fait commettre ce double assassinat; mais quels en étaient les auteurs? La jeune femme Corpedanne, dans les premiers instans, était hors d'état de donner les moindres indices. Elle resta plusieurs jours dans la maison de Villeflon, mais toujours plongée dans un assoupissement complet, ne pouvant prononcer aucune parole, ni même faire le moindre signe. Le 20 juillet, on la transféra à l'hospice de Provins; le 23, son mari et le nommé Bourgine, son cousin, qui étaient auprès de son lit, lui demandèrent si elle connaissait ses assassins. Elle ne put d'abord leur répondre que ces mots: _Oui, je le sais bien, c'est un voisin_. Son mari et son cousin lui nommèrent alors tous les habitans de Villeflon, et elle répondait toujours: _Non._ Mais quand ils prononcèrent le nom de Ninonet, elle répondit: _Oui, c'est Ninonet_. Le juge d'instruction et le procureur du roi furent à peine instruits de cette circonstance, qu'ils se rendirent à l'Hôtel-Dieu, et la femme Corpedanne qui était encore dans un état alarmant, et dont les idées n'étaient pas encore bien nettes, puisqu'elle commençait seulement à recouvrer la mémoire, fit avec beaucoup de peine la déclaration suivante: «C'est Pierre Ninonet; il était habillé en drap bleu; il est entré par la croisée; je me suis lancée sur lui; je l'ai nommé; il ne répondait pas. Je lui ai dit: Pierre, laissez-moi donc tranquille. Il me disait: Va-t'en, grande gueuse; donne-moi ta bourse ou ta vie. Il m'a donné un coup entre les épaules; il a allumé la chandelle avec l'amadou; il m'a donné des coups; il a pris le fusil et il s'est enfui avec. Je ne l'ai vu que tout seul: je l'ai vu comme je vous vois. C'est un habit de drap bleu, ce n'est point une veste. Avant, il me disait: Tu restes seule dans cette maison, toi; ton parrain a envie de faire ton affaire. Ce n'est pas mon parrain, mais c'est bien lui qui voulait faire mon affaire. Je suis fatiguée... Je n'en puis plus...» Le lendemain, à onze heures du matin, Corpedanne se trouvant encore auprès du lit de sa femme, celle-ci lui dit que la femme Ninonet était avec son mari, que tous deux l'avaient battue; que Ninonet lui disait: «Garce, tu as de l'argent; il faut que tu me le donnes ou que tu perdes la vie;» que la femme Ninonet fouillait dans les meubles; qu'elle cherchait partout; qu'elle était bien sûre de ce qu'elle disait, et qu'elle ne dirait pas autrement, parce que c'était lui. Le même jour, le juge d'instruction et le procureur du roi se rendirent de nouveau à l'Hôtel-Dieu de Provins, et la femme Corpedanne leur fit cette nouvelle déclaration: «La femme Ninonet; c'est elle qui m'a consommée: elle est venue avec son mari; je l'ai bien vue. Tous les deux m'ont frappée; elle m'a bien fait souffrir. Elle me tenait par les cheveux; elle a fouillé dans tous les meubles; elle croyait que nous avions de l'argent; elle me disait: Tu as de l'argent, tu ne le montres pas. Nous n'avions qu'une dixaine d'écus; si mon mari avait reçu son gage, nous aurions eu 250 francs qui n'auraient pas encore été employés. Nous avions 300 francs chacun quand nous nous sommes mariés; nous les avons employés dans la maison. C'était comme un lion; elle a cherché partout. Elle m'a dit: _La bourse ou la vie!_ Je l'ai vue fouiller dans la commode. Son homme m'a frappée dans mon lit; je me suis traînée par terre; c'est le mari qui a frappé le premier coup de la mort. Elle regardait partout; elle faisait le diable; parce que nous avons donné un loyer plus fort, ils nous croyaient bien riches. La femme Ninonet avait un cotillon de laine à raies, un fichu d'indienne fond bleu à fleur; ils ont apporté une chandelle. Ninonet venait chez nous tous les huit jours; il me disait quelquefois: «Je la connais mieux que toi, la maison.» Le même jour, à cinq heures du soir, Corpedanne était encore près de sa femme. «Ma bonne amie, lui dit-il, il faut déclarer la vérité; si ce n'est pas Ninonet, il ne faut pas le dire.--Je te dis que c'est lui; sa femme était avec lui; je ne dirai jamais autrement.» Le 22 août, Ninonet et sa femme, qui avaient été arrêtés, furent confrontés avec la femme Corpedanne. Celle-ci, en apercevant Ninonet, s'écria: _Je vois mon bourreau! tu croyais bien m'avoir tuée?_ Elle rappela ensuite en sa présence tous les faits dont elle avait parlé précédemment. Confrontée ensuite avec la femme Ninonet, elle lui dit que, sans doute, elle avait bien prié le bon Dieu pour qu'elle mourût de ses blessures, mais qu'elle était encore en vie. «Si j'avais su ce que vous projetiez, ajouta-t-elle, je ne vous aurais pas reçus chez nous tous les jours.» Puis elle exprima le déplaisir et la peine qu'elle éprouvait, lorsque étant dans son lit, à Villeflon, sans pouvoir articuler une parole, elle voyait dans la chambre et autour d'elle la femme Ninonet qui voulait lui porter des soins, lui donner à boire et se rendre utile dans la maison. La malheureuse Corpedanne, apostrophant cette femme, lui dit: «Si j'avais pu parler le lendemain, vous ne seriez pas entrée dans la maison; j'avais peur que vous ne m'acheviez, ou que vous m'empoisonniez en me donnant à boire; vous aviez l'air de vous intéresser à moi; au fond, vous désiriez bien que je n'en revienne pas.» Ninonet et sa femme se renfermèrent dans un système absolu de dénégation. L'un était âgé de trente-six ans, et l'autre de vingt-sept. Les débats de cette cause, qui furent portés devant la cour d'assises de Melun, durèrent deux jours. La déposition de la femme Corpedanne était accablante pour les deux accusés; elle fut recueillie avec tout l'intérêt qu'inspiraient ses malheurs et la vérité frappante dont elle semblait être l'organe. Elle répondit à toutes les questions qui lui furent adressées, avec une candeur, une clarté, une précision remarquable. L'accusation fut soutenue par le ministère public avec cette force que donne une conviction profonde. Les deux prévenus furent condamnés à la peine de mort. Ninonet versa des larmes abondantes en entendant sa condamnation, mais sa femme demeura impassible. Le pourvoi de ces deux misérables ayant été rejeté par la Cour de cassation, l'arrêt fut exécuté le 21 avril 1827, sur la place Saint-Ayou, à Provins. Les condamnés avaient été extraits, la veille, de la maison de justice de Melun, et furent transférés dans celle de Provins. Le procureur du roi et le juge d'instruction se rendirent auprès d'eux et les engagèrent vainement à faire l'aveu de leur crime; tous deux persistèrent à protester de leur innocence. La femme Ninonet s'emporta même au point de dire au juge d'instruction: _Si_ _Dieu me donnait sa puissance, vous n'en jugeriez pas d'autres._ Ils tinrent constamment le même langage jusqu'au moment de leur exécution, qui eut lieu en présence d'un grand concours d'habitans des campagnes voisines. HENRIETTE CORNIER. Le nom de cette malheureuse femme rappelle un de ces crimes étranges, commis sans intérêt, sans passion, sans esprit de vengeance, qui demeurent des énigmes pour la raison comme pour la science de l'homme. Henriette Cornier était entrée comme domestique chez le sieur Fournier, à Paris. Le 4 novembre 1825, elle vit et caressa chez un fruitier du voisinage l'enfant de la femme Belon. Cette petite fille, nommée Fanny, n'était âgée que de dix-neuf mois. La fille Cornier la fit monter dans sa chambre en la comblant de caresses; puis, elle l'étendit sur son lit, lui coupa la tête et la jeta dans la rue, où elle alla rouler aux pieds du père de cette innocente créature! Cette action horrible, à laquelle on supposa d'abord des motifs que l'on ne connaissait point encore, mais qui devaient exister, répandit en un instant la douleur et l'effroi dans tout Paris. Celle qui s'en était rendue coupable fut arrêtée et interrogée par les magistrats. Traduite devant la Cour d'assises de la Seine, à raison du forfait qu'elle avait commis, elle dut d'abord comparaître devant ce tribunal le 27 février 1826; mais on sursit aux débats pour donner aux hommes de l'art le temps d'apprécier l'état moral de l'accusée. Après deux mois d'examen, les trois médecins, chargés de cette importante mission, déclarèrent n'avoir aperçu en elle aucune trace matérielle de démence; cependant ils ajoutèrent que cette opinion pourrait être modifiée par les circonstances existantes ou éventuelles du procès. En conséquence, Henriette Cornier fut ramenée devant la Cour d'assises le 24 juin suivant, comme accusée du crime de meurtre, commis avec préméditation. Elle déclara se nommer Henriette Cornier, née à la Charité, et être âgée de vingt-sept ans. Sa figure pâle portait l'empreinte de la douceur. Elle répondit d'une voix éteinte aux questions qu'on lui adressa; un tremblement convulsif l'agitait continuellement et semblait redoubler encore quand elle ouvrit la bouche pour faire entendre quelques accens entrecoupés. Il résultait en substance de l'acte d'accusation qu'Henriette Cornier, qui avait eu, pendant toute sa jeunesse, un caractère gai, léger et même folâtre, avait tout-à-coup changé depuis dix-huit mois, et semblait, depuis cette époque, dominée par une sombre mélancolie qui l'avait conduite un jour à se précipiter dans la Seine. Ce fut quelque temps après qu'elle exécuta l'horrible meurtre qui l'avait mise sous la main de la justice. C'est surtout dans une cause de ce genre qu'il est important de reproduire textuellement l'interrogatoire de la personne accusée. Celui d'Henriette Cornier, s'il n'apprend rien de nouveau, quant au triste fait accompli, servira du moins à faire apprécier la situation mentale de cette fille, au moment de son épouvantable attentat. _M. le Président._ Femme Cornier, a quelle époque êtes-vous entrée chez Fournier? n'est-ce pas à la fin d'octobre? _R._ Oui, monsieur. _D._ Comment vous trouviez-vous dans cette condition? vous y trouviez-vous bien? _R._ Oui, monsieur. _D._ Le 4 novembre, vous avez vu et caressé chez le fruitier l'enfant de la femme Belon? _R._ Oui, monsieur. _D._ Vous êtes montée avec elle dans votre chambre, et l'avez embrassée? _R._ Oui, monsieur. _D._ Vous avez pris un couteau; quelle était votre pensée? _R._ Je ne voulais pas le faire. _D._ En prenant ce couteau, vous aviez donc l'intention de la tuer? _R._ Je n'y ai pas pensé. _D._ Vous l'avez placée sur votre lit et lui avez donné la mort? _R._ Oui, monsieur. _D._ Quand la mère est venue vous demander son enfant, vous lui avez répondu qu'elle était morte? _R._ Oui, monsieur. _D._ Quel était votre dessein en jetant la tête de cette enfant par la fenêtre? _R._ La voix de l'accusée ne se fait plus entendre. _Un juré._ On n'entend pas. _M. le Président._ Faites venir l'accusée près la Cour, (à l'accusée) Quel était votre dessein en jetant la tête de cette enfant? _R._ Pour prouver que j'étais seule. _D._ Vous vouliez faire connaître que vous étiez l'auteur du crime? _R._ Je n'en sais rien. Ça s'est passé comme un éclair. _D._ Vous n'avez donc pas été arrêtée par la crainte de Dieu? _R._ J'ai abandonné Dieu ce jour-là. _D._ Quand vous avez tué l'enfant, aviez-vous la crainte d'être punie? _R._ Je ne pensais à rien dans cet instant là. _D._ Aviez-vous éprouvé des malheurs avant cette époque? _R._ Non, Monsieur. _D._ Cependant on vous a vue pleurer antérieurement? _R._ J'étais triste; je ne sais pas pourquoi. _D._ Comment la crainte de Dieu ne vous a-t-elle pas arrêtée? _R._ J'étais triste ce jour-là. _D._ Qui vous a arrêtée au moment de vous jeter à la rivière? _R._ La crainte de Dieu. _D._ Vous aviez dit que c'étaient les passans qui vous en avaient détournée. _Un juré_: A cette époque, l'accusée avait-elle déjà la pensée de tuer un enfant? _L'accusée_: Non, jamais. _D._ Vous aviez pourtant cette idée en prenant un couteau dans la cuisine? _R._ Non, monsieur. _D._ Mais vous l'aviez quand vous avez emporté l'enfant dans votre chambre? _R._ Non, monsieur. Après cet interrogatoire, on appela comme témoins le père et la mère de l'enfant, qui déposèrent des faits tels qu'on les connaît déjà, sans rien ajouter qui pût donner au crime de la fille Cornier d'autre motif que la domination tyrannique d'une affreuse idée. Quelques témoins à décharge déposèrent qu'ils avaient connu la fille Cornier fort gaie, mais que son caractère avait totalement changé depuis dix-huit mois. Les trois médecins chargés d'observer l'état mental d'Henriette Cornier, (MM. Esquirol, Adelon et Léveillé), répétèrent ce qu'ils avaient dit dans leur premier rapport: que cette femme, livrée à une mélancolie profonde, n'était pas dans un état de folie proprement dite. Mais M. Esquirol y ajouta ces mots: «Notre jugement cesserait d'être absolu, s'il était prouvé, comme on l'a énoncé dans l'acte d'accusation, que cette femme, plusieurs mois avant l'événement, était devenue sombre et rêveuse, et si elle avait commis, quelque temps auparavant, des tentatives de suicide.» Tout l'intérêt de la question se réduisait, comme on le voit, à savoir si le crime de la fille Cornier pouvait être regardé comme un acte de démence; c'est ce que ses défenseurs s'efforcèrent d'établir, mais ce que le ministère public repoussa avec la plus grande énergie, comme un système désorganisateur, à l'aide duquel les plus grands criminels échapperaient au châtiment. En définitive, sur la seule question posée, celle d'homicide volontaire, le jury fit une réponse affirmative, mais en écartant la circonstance de la préméditation. En conséquence, Henriette Cornier fut condamnée aux travaux forcés à perpétuité et à la marque des lettres T. P. Elle entendit son arrêt sans manifester la moindre émotion. HORRIBLE ASSASSINAT ET SUICIDE. M. Bruant, conseiller de préfecture à Besançon, avait épousé une femme d'une grande beauté. Il en eut trois enfans: une fille, qui épousa un colonel au service de Russie, et deux fils. La jalousie s'empara de son cœur, les soupçons la suivirent. Il s'imagina que les deux fils étaient les fruits d'amours adultères. Dès ce moment, il ne put plus les souffrir; il maltraitait sa femme; les enfans prenaient la défense de leur mère, ce qui augmenta encore la haine qu'il avait conçue contre eux. Il forma l'affreux projet de s'en défaire, et le malheureux Charles, son fils aîné, fut sa première victime. Le jour du crime, étant à déjeûner avec sa femme et ses enfans, sous prétexte de réclamer une somme de soixante-dix francs qu'on lui avait envoyée, et que Charles avait remise à sa mère, il fit une scène violente à ses fils, en disant que c'était à lui, qui était chef de la famille, qu'on devait remettre l'argent qui entrait dans la maison. La scène prit un tel caractère, que la mère, effrayée, se retira dans sa chambre, accompagnée de son plus jeune fils. Charles, craignant que sa mère ne se trouvât indisposée, se leva pour la suivre. Le père le rappelle et lui dit qu'il veut lui parler. Charles obéit, revient près de son père qui aussitôt tire un poignard de sa poche et le lui plonge dans le cœur. Charles, se sentant frappé, crie au secours. La mère, en entendant les cris de son fils, ouvre la porte de sa chambre donnant dans la salle à manger, et voit Charles couvert de sang. Le mari, tranquille, lui montre son enfant, et lui dit avec un horrible sang-froid: «Tenez, madame, voici votre bon sujet de Charles qui vient de se suicider.» Alors le malheureux jeune homme, recueillant le peu de forces qui lui restaient, put dire d'une voix presque éteinte: «Monsieur, n'ajoutez pas le mensonge au crime; ma mère, prenez garde à vous!» et il expira. La mère se sauva dans son appartement où elle s'évanouit. Pendant que madame Bruant, en proie au plus affreux désespoir, était renfermée avec son fils cadet, le coupable s'occupait des moyens de faire disparaître les traces de son crime. Il porte le cadavre de sa victime sur un lit et le couvre d'un drap. Il envoie chercher un ecclésiastique, prend, à son arrivée, un air patelin et hypocrite, lui dit que son fils vient d'avoir un coup de sang; qu'il craint qu'il ne soit trop tard pour lui administrer les derniers sacremens. Le prêtre l'engage à ne point se désespérer, et l'assure que, pour peu qu'il y ait encore le moindre souffle de vie, il pourra remplir son ministère. Il s'approche du lit pour poser sa main sur le cœur du jeune homme, et recule d'horreur. Il se retire en disant que son ministère n'est plus nécessaire. Cependant, l'assassin voulant se débarrasser du cadavre accusateur, envoie chercher un médecin, et lui demande un certificat constatant que le corps de son fils est en putréfaction, et qu'il faut l'enterrer sans retard. Le médecin s'y refuse en disant que la mort est trop récente; que ce serait une lâche complaisance de sa part, et il se retire. Au refus du médecin, il envoie chercher un pharmacien auquel il fait la même demande; même refus. Pendant ce temps, le bruit de la mort de Charles s'était déjà répandu dans Besançon. Craignant alors que son crime ne fût découvert, M. Bruant se décide à inhumer son fils de ses propres mains. Il fait venir six planches, fabrique lui-même une bière, enveloppe le corps dans une mauvaise toile à emballage; dans la crainte que les coups de marteau ne le trahissent, il renonce à clouer la bière; il a l'horrible patience de la fermer avec des clous à vis. Il porte le corps dans la campagne, et l'enterre dans un cimetière. Le lendemain matin, il voulait se rendre au conseil pour remplir ses fonctions; mais le crime était connu de toute la ville; quelques personnes le désignaient comme le coupable: il reçut l'avis de ne pas se montrer en public. Cependant la multitude se portait autour de sa maison; une clameur générale l'accusait; des poursuites commencèrent. On découvrit le cimetière où le malheureux Charles avait été enterré; l'exhumation eut lieu, et l'attentat fut constaté. D'après le procès-verbal des médecins, le coup de poignard avait été porté avec une telle violence, que la blessure avait six pouces de profondeur. Un mandat d'arrêt fut lancé contre M. Bruant. Averti qu'il ne pouvait plus cacher son crime, ni soustraire sa tête à l'échafaud, ce père dénaturé se décida à mettre fin à ses jours. Il se barricada dans sa chambre, s'étendit sur un matelas et se brûla la cervelle avec un pistolet. Il avait placé dans sa chambre du charbon allumé pour s'asphyxier, dans le cas où il se serait manqué avec le pistolet. La haine de ce monstre (car on ne saurait lui donner un autre nom), la haine de ce monstre pour ses enfans n'avait point été assouvie par la mort de Charles. Avant de se tuer, il avait fait un testament par lequel il déshéritait son second fils. Par une autre disposition testamentaire, il laissait à la ville de Besançon son cabinet d'antiquités; mais la ville rejeta le legs avec horreur. La malheureuse mère ne survécut que quelques semaines à cet affreux événement, qui effraya Besançon au commencement de 1826. DERNIERS MOMENS D'UN SCÉLÉRAT CONDAMNÉ A MORT. Il est, chez la plupart des êtres qui se lancent dans la carrière du crime, un degré de dépravation qui exclut toute idée de repentir, qui enlève tout espoir de guérison. Ce sont des membres gangrenés qu'il est urgent de retrancher pour le salut et la sécurité du corps social. Tant qu'il existera des scélérats comme celui dont nous allons parler, la nécessité de la peine de mort se fera sentir, sinon comme moyen d'améliorer les mœurs, mais comme mesure de sûreté. Ce n'est pas que nous ne fassions, à l'instar d'une foule de généreux philanthropes, des vœux sincères pour l'abolition de cette peine de sang, qui n'est pas toujours d'un salutaire exemple. Mais nous pensons que, dans l'état actuel des choses, un acte législatif de cette nature serait peut-être funestement prématuré. Ce grand œuvre ne pourra être consommé, aux applaudissemens de toutes les classes de la société, que lorsqu'on aura donné à cette société des garanties sûres et suffisantes; et ces garanties ne peuvent se trouver que dans la propagation des bonnes mœurs et surtout dans leur heureuse implantation dans les rangs inférieurs. Alors, mais seulement alors, les vœux que forment tant d'âmes généreuses, vœux que nous aimons à partager, pourront être réalisés sans danger. Les détails succincts que nous allons donner sur les derniers instans de Guillaume, forçat libéré, exécuté à Meaux, le 16 février 1826, peuvent servir de corollaire à ces réflexions. Ce Guillaume, convaincu d'avoir tué six personnes, avait été condamné à mort. Après sa condamnation, il n'avait pas été mis au cachot; il fut gardé à vue, nuit et jour, dans une chambre où il y avait du feu. Ses gardes, autant pour le distraire que pour se distraire eux-mêmes, jouèrent au piquet avec lui. Guillaume, à plusieurs reprises, leur disait: «Allons, 10,000 francs; allons, cette fois, 100,000 francs, à payer dimanche matin.» Il leur raconta, tout en jouant, diverses anecdotes de sa vie, et notamment celle-ci, qu'il citait comme sa plus belle action: «A l'époque de la terreur, disait-il, l'argenterie et les bijoux de M. l'abbé de Flay, mon parrain, furent confisqués. Ayant découvert le lieu où ils étaient déposés, je parvins à les voler; je les vendis à un juif, et en remis fidèlement le prix à mon parrain.» L'aumônier des prisons, qui avait fait auprès de lui plusieurs tentatives infructueuses pour le ramener à des sentimens religieux, le visita le matin du jour de l'exécution. Il lui demanda comment il allait?--Mal, répondit Guillaume; je sens les angoisses de la mort; je suis à l'agonie.--Mais vous vouliez mourir avec tant de courage! lui dit le respectable ecclésiastique.--Oh! je le retrouverai, répliqua Guillaume. Puis il remercia l'aumônier de l'offre qu'il lui faisait de l'accompagner à l'échafaud. La veille de l'exécution, il avait écrit au procureur du roi qu'il désirait avoir pour son déjeûner un poulet et trois bouteilles de vin, afin de finir sa vie comme il l'avait passée. Quelques heures avant l'instant fatal, il but un litre de vin chaud avec du sucre, et au moment de monter sur la charrette, il envoya chercher pour huit sous d'absinthe, qu'il avala tout d'un trait. Pendant le trajet, on lui entendit dire plusieurs fois, en jetant les yeux sur la foule immense des spectateurs: «Les imbécilles de Français, de venir voir un tel spectacle!... Ne courez pas si vite... On ne fera rien sans moi.» Du plus loin qu'il aperçut l'échafaud, il s'écria: _Ah! la voilà, cette fois-ci; je ne l'échapperai pas!_ Au moment de descendre de la voiture, il prononça ces mots d'une voix assurée: _Adieu, mes amis, je suis innocent; j'ai toujours le même courage pour mourir._ Il avait enfin consenti à laisser monter avec lui, sur la charrette, le curé de Notre-Dame, ancien aumônier de la maison de justice. Mais, pendant les exhortations de ce vénérable ecclésiastique, il tournait la tête de tous côtés et ne paraissait y faire aucune attention. Jusqu'au dernier moment, il ne quitta pas son ton de plaisanterie. En arrivant sur l'échafaud, il frappa le plancher avec son pied en disant à l'exécuteur: Est-ce solide ici?--Oui, ne craignez rien, répondit le bourreau. Quelques secondes après, Guillaume avait cessé d'exister. ASSELINEAU, OU LES SUITES FUNESTES DE LA PASSION DU JEU. Qui pourrait compter les victimes de la passion du jeu? Que de familles affligées, ruinées, déshonorées par cette lèpre de notre société! Poètes, moralistes, auteurs dramatiques, une foule d'écrivains en tous genres ont déploré les excès de cette malheureuse passion, et se sont efforcés d'y apporter remède. Le mal a triomphé de leurs généreux efforts. En vain madame Deshoulières a dit: Le désir de gagner qui nuit et jour occupe, Est un dangereux aiguillon. Souvent, quoique l'esprit, quoique le cœur soit bon, On commence par être dupe, On finit par être fripon. En vain les tragiques fureurs de _Béverley_ ont fait frissonner au théâtre des milliers de spectateurs; en vain _Trente ans de la vie d'un Joueur_ ont excité, de nos jours, les plus lugubres et les plus déchirantes émotions; on n'en continue pas moins à jouer, à jouer avec fureur, et il n'est pas de jour où le jeu ne fasse quelques nouvelles victimes, tant cette passion est commune! tant elle semble fortement enracinée dans le cœur de l'homme! On s'est beaucoup récrié, et non sans raison, contre les maisons publiques ouvertes aux joueurs. Cette tolérance est un grand malheur sans doute; mais ce qui en est un bien plus grand, c'est qu'il y ait par le monde tant de maisons particulières, qui, sous ce rapport, sont de véritables maisons publiques. Ah! il faut bien le dire, les seules leçons à donner à cet égard, si les leçons sur ce point peuvent être bonnes à quelque chose, ce sont les tristes récits des effrayantes catastrophes qui terminent quelquefois les désordres des joueurs passionnés. Voici un extrait de l'acte d'accusation d'Asselineau, prévenu d'assassinat sur la personne de Brouet, garçon marchand de vin, qui est de nature à provoquer au moins quelques réflexions salutaires. Asselineau, arrivé de son village à l'âge de quatorze ans, mérita d'abord la confiance des marchands de vin qui l'employèrent en qualité de garçon. Chacun vantait son intelligence et sa probité. Mais bientôt on s'aperçut qu'il se dérangeait; sa conduite devint suspecte, et le sieur Haro, chez qui il servait alors, crut devoir le congédier. Il est probable qu'à cette époque, vers la fin de 1825, Asselineau avait déjà fréquenté les maisons de jeu, et peut-être faut-il attribuer à cette funeste source une somme de 2,000 francs dont il était possesseur, et qu'il avait déposée chez un sieur Barthélemy. Une faute en entraîne bientôt une autre. Le sieur Barthélemy, en recevant d'Asselineau cette somme de 2,000 francs, lui en avait souscrit la reconnaissance. Asselineau, qui ne pouvait suffire avec son travail seul à sa dévorante passion, fabriqua de faux billets, et y apposa la signature Barthélemy qu'il avait appris à contrefaire. Les billets faux se succédèrent rapidement; plus de dix furent produits à la justice, et plusieurs étaient des effets de commerce. C'est par ce moyen qu'Asselineau parvint à se soutenir depuis la fin de 1825 jusqu'au commencement de 1827. Sa famille paya quelques-uns de ces effets; les plaintes de ceux qui avaient été trompés furent étouffées, mais le moment était venu où le crime ne pouvait plus échapper à la rigueur des lois. Asselineau le pressentait bien. Plusieurs de ses faux billets étaient échus; d'autres touchaient à leur échéance; il était le débiteur des derniers maîtres qui l'avaient employé, à raison des déficits assez considérables trouvés dans ses comptes. En un mot, au commencement de février 1827, il restait totalement privé de ressources et chargé de 7 à 8,000 fr. de dettes. Une nouvelle escroquerie lui procura, pour quelques jours encore, les moyens d'exister. Il se présenta dans la soirée du 2 février, chez un sieur Lefèvre, marchand de bijoux, rue du Ponceau, auquel il avait fait précédemment divers achats, et ne trouvant au comptoir que la mère du sieur Lefèvre, il demanda à emporter plusieurs cachets en or, montés en topazes et en améthystes, qu'un de ses amis, disait-il, l'avait chargé d'acheter. Asselineau promit de rapporter très-prochainement ou les cachets ou leur valeur. On eut trop de confiance en ses paroles. Il mit la main sur les cachets et les porta au Mont-de-Piété, où il en reçut quatre-vingt-quinze francs. A quelques pas de là, Asselineau vendit la reconnaissance moyennant quinze francs. Mais cette escroquerie n'était qu'un danger de plus ajouté à tant d'autres. Le sieur Lefèvre porta plainte dans les vingt-quatre heures, et les agens de police se mirent à la recherche d'Asselineau. Ici commence le dernier acte de ce drame terrible. Une irrésistible fatalité, ou plutôt une passion sans frein entraînait Asselineau de crime en crime, et déjà les plus atroces ne l'effrayaient plus. Il connaissait d'ancienne date un sieur Moreau, arquebusier, rue Joquelet. Au mois d'août précédent, il lui avait acheté des pistolets et des balles. Il vint lui acheter une nouvelle paire de pistolets et désormais ne sortit plus qu'armé. Il prétendit depuis que c'était pour se donner la mort. Mais comment accueillir cette assertion? Le 19 février, Asselineau se livrait encore à une folle gaîté; on le vit danser et sauter sur les tables d'un cabaret. Asselineau était lié avec un sieur Brouet, garçon marchand de vin comme lui, mais dont la conduite contrastait singulièrement avec celle de son ami. Brouet était doux, honnête et d'une vie irréprochable. Il tenait une cave, rue Saint-Honoré, no 346, pour le compte du sieur Raimbault. Le mercredi, 22 février, à neuf heures du matin, les voisins s'aperçoivent que la boutique de Brouet est encore fermée; ils s'en inquiètent; bientôt le commissaire de police arrive, accompagné de l'un des substituts du procureur du roi. Il fallut briser un carreau et pénétrer dans la boutique par la fenêtre du premier étage. Spectacle horrible! Brouet était étendu baigné dans son sang, la tête vers le comptoir, et les pieds du côté du fourneau. Il était couvert de ses vêtemens; près de lui, on voyait les débris d'une bouteille. Mais ce n'était pas à des coups de bouteille qu'il avait succombé. Un coup de pistolet, tiré dans l'oreille gauche à bout portant, lui avait seul ôté la vie. Brouet n'était pas coupable d'un suicide; car il n'était pas gaucher, et c'était à gauche qu'il avait été frappé. Une balle avait traversé la tête; une autre fut trouvée dans la bouche, où elle avait fracturé plusieurs dents, et ouvert une artère par où le sang s'était épanché. Le coup avait été entendu vers onze heures par des vidangeurs qui travaillaient dans le voisinage, et qui avaient cru que l'on frappait à une porte avec violence. L'assassin avait pris la fuite en fermant la porte sur lui et en emportant la clef. On avait volé la victime. Une montre d'or avec des breloques de même métal, des boucles d'argent, une somme de cent dix francs, une inscription de rente de cinquante francs, un billet à ordre de neuf cent cinquante fr., signé Forquignon, d'autres billets et des registres renfermés dans une cassette, enfin du linge et des vêtemens, tout avait disparu, mais on ne connaissait pas encore le coupable. Asselineau avait été vu dans la boutique de Brouet, le 21 février, dès trois heures et demie. Il y avait passé toute la soirée; tantôt écartant sous un faux prétexte un témoin qui l'importunait, tantôt regardant fixement et avec affectation les pratiques de Brouet, ôtant et remettant ses habits, demeurant les bras nus, et quelquefois paraissant occupé à lire. A onze heures, Brouet fermait sa boutique; Asselineau seul y était encore. A onze heures et quelques minutes, Brouet avait cessé d'exister. Asselineau était donc l'assassin. Le 19 février, Asselineau s'était occupé de l'achat d'une feuillette de vin pour un sieur Daudé, employé aux jeux du Palais-Royal, n. 9, lequel destinait cette feuillette à une dame Rose Massyr, femme de charge. Asselineau s'adressa à un marchand de vin, rue des Boucheries-Saint-Honoré; il paya un à-compte de 80 francs en or, parla d'une inscription de rente de 50 francs qu'il devait aller vendre à la Bourse, et le soir du même jour, revint pour payer la feuillette, muni d'un billet de 500 francs qu'on ne put lui changer. Ses démarches éveillèrent des soupçons; l'autorité fut avertie, et, le 24 février, Asselineau, revenant chez ce marchand de vin pour achever de payer la feuillette, fut arrêté par des agens de police placés en embuscade. Il voulait d'abord faire résistance et portait fréquemment les mains à ses poches. On le fouilla, et on trouva sur lui un pistolet. Les agens de police se firent prêter main-forte, et conduisirent Asselineau en lieu de sûreté. Chose étrange! le 23 février même, Asselineau, se trouvant dans le cabaret du sieur Niquet, rue de la Sourdière, s'entretenait froidement de l'assassinat de Brouet, l'ami qu'il avait tué. «Eh bien! dit-il à Niquet, vous avez donc un de vos camarades qui a été assassiné?--C'est vrai, répondit Niquet.--Que dit-on là-dessus?--On dit que c'est un de ses amis qui l'a assassiné: c'était un bien brave homme, bien estimé que Baptiste!--Dit-on si on l'a volé?--C'est bien présumable.» Asselineau, arrêté, ne pouvait nier son forfait: on avait saisi sur lui la montre et les boucles d'oreilles de Brouet. Il était encore vêtu d'un habit noir et d'un pantalon arrachés à sa victime. On retrouva dans son domicile les registres de Brouet. Asselineau, confondu par ces preuves accablantes, se confessa coupable et du vol et de l'assassinat. Il chercha seulement, dans les interrogatoires postérieurs, à écarter la préméditation, en soutenant que la pensée de son crime lui était venue en un instant. «Dans la maison de jeu du Palais-Royal, n. 9, que fréquentait Asselineau, il y avait, suivant l'acte d'accusation, un étranger soi-disant commissionnaire en marchandises, nommé Georges Sunboef, qui prêtait de l'argent aux joueurs, sur nantissement de billets et d'effets publics; ou bien il escomptait les uns et achetait les autres. C'était cet homme qui avait acheté d'Asselineau l'inscription de rente de 50 francs; c'était lui qui lui avait escompté le billet de 950 francs signé _Forquignon_, et qui n'avait pas eu honte de lui donner de l'un et de l'autre une somme de 960 francs. Asselineau avait endossé le billet du nom de sa victime à la date du 25 janvier 1827; il avait signé du même nom une cession de la rente.» Ainsi, pour cette somme de 960 francs, il s'était rendu coupable d'un assassinat, d'un vol et de deux faux. Asselineau fut traduit devant la Cour d'assises de la Seine, le 26 mars. Cinquante-sept témoins avaient été assignés pour déposer dans cette affaire. L'accusé paraissait calme et s'efforçait de se soustraire à la curiosité publique, en se tournant du côté de la Cour. Il était âgé de vingt-un ans, et natif du département de la Nièvre. Dans l'interrogatoire qui eut lieu devant la Cour, Asselineau convint de l'assassinat et du vol, reconnut les faux billets qui lui furent représentés, avoua que c'était lui qui les avait fabriqués, et borna tout son système de défense à écarter la préméditation. On entendit plusieurs témoins dont les dépositions ne firent que confirmer les faits déjà connus et avoués par l'accusé lui-même. On attendit avec impatience la comparution de Sunboef, le commissionnaire du Palais-Royal que l'acte d'accusation avait gravement inculpé. Mais ce témoin expliqua sa conduite d'une manière qui parut satisfaire la Cour. Il n'avait fait, dit-il, qu'avancer à l'accusé le prix de la rente de 50 francs qui devait être vendue plus tard; et, quant au billet signé _Forquignon_, Asselineau ne l'avait point passé à son ordre; il le lui avait seulement confié pour l'escompter. Tous ces faits furent confirmés par le prévenu. «J'étais hardi au jeu, dit Asselineau, puisqu'en moins de dix mois, j'ai perdu plus de dix mille francs. On me prenait pour un gros marchand de vins, et j'inspirais de la confiance. C'est un de mes amis qui m'a perdu. Il vint me débaucher chez le sieur Haro, où je ne songeais qu'à travailler, et me conduisit dans les maisons de jeux que j'ai toujours fréquentées depuis.» Il n'est peut-être pas inutile de faire remarquer qu'Asselineau commença par _jouer au billard_. Il y gagna même à la poule une _queue d'honneur_, et son malheureux père ne prévoyait que trop dès-lors les funestes conséquences d'une passion, qui alors pouvait paraître encore innocente. Disons néanmoins que tout sentiment d'honneur n'était pas éteint dans le cœur de l'accusé. Une lettre de lui atteste le désir qu'il avait de payer ses dettes, et de dédommager ceux qu'il avait trompés. «L'heure est sonnée, écrivait-il; c'en est fait! il faut vous avouer mes erreurs et mettre au jour toutes mes bassesses. Si, en mourant, je ne laissais pas de dupes, je serais content.» Le ministère public soutint l'accusation avec force. «Sans doute, dit-il, il faudrait plaindre un malheureux jeune homme, qui, entraîné par un ami perfide dans ces maisons où l'on perd à la fois et sa fortune et l'honneur, demanderait grâce pour sa faiblesse et son inexpérience. Mais en est-il ainsi d'Asselineau? Non, sans doute; c'est dans un café qu'on l'a d'abord entraîné, et depuis il s'est livré successivement, et pendant deux années, à tous les excès du jeu!» Me Gechter, défenseur de l'accusé, présenta le tableau hideux des maisons de jeu, de ces maisons où, suivant son expression, _la démoralisation, l'usure et le vol sont affermés_. Il appela l'indulgence des juges sur l'extrême jeunesse d'Asselineau, et tout en le regardant comme un grand coupable, il les excita vivement à prendre en pitié le sort de ce jeune homme qu'un entraînement funeste et irrésistible avait conduit à sa perte. Asselineau prit lui-même la parole après son défenseur; il retraça avec précision et clarté l'histoire déplorable de sa vie et de sa passion. Arrivé à la catastrophe du 21 février, il ne put achever et retomba sur son banc. La réponse du jury ayant été affirmative sur tous les chefs, excepté celui de la préméditation, aux termes de l'article 304 du Code pénal, la Cour condamna Asselineau à la peine de mort. Le coupable entendit avec calme ce terrible arrêt. Quand il fut prononcé, il voulut parler. «J'ai dit la vérité, toute la vérité, répétait-il à voix basse.--Du courage! lui dit son avocat.--Du courage! s'écria Asselineau, j'en ai plus que vous. Vous trembliez en me défendant!» Asselineau avait lui-même rédigé dans le plus grand détail un précis de sa vie entière. Cette relation curieuse fut publiée à l'époque de la procédure. En lisant la vie de cet infortuné, on ne peut se défendre des sentimens les plus pénibles, et des réflexions les plus douloureuses. On gémit sur la cause qui put, en quelques mois, d'un jeune homme honnête et laborieux faire un assassin. Asselineau, dans sa prison, manifesta constamment un repentir sincère, sans faiblesse et sans abattement: il ne témoignait pas la plus légère inquiétude; la veille même de l'exécution, il joua très-gaîment aux barres et il étonnait les autres prisonniers par ses tours de force et d'adresse. C'était toujours avec beaucoup d'émotion qu'il parlait de son crime, et en le racontant, il maudissait le no 9 du Palais-Royal. Il affirmait qu'en entrant dans la chambre de Brouet, il n'avait pas eu l'idée de l'assassiner. «Je me rappelle bien, ajouta-t-il, que trois fois je tirai le pistolet de ma poche et trois fois je le remis.» Après le crime, tel était son trouble, qu'il chercha long-temps, pour ouvrir le tiroir, les clés qu'il tenait dans sa main. Le calme d'Asselineau ne venait point d'une stupide indifférence, mais d'une résignation réfléchie. Il avait pour compagnon d'infortune à Bicêtre, le nommé Buisson, condamné aussi, et tout nouvellement, à la peine de mort, pour avoir assassiné son ami. Asselineau ne cessait de le consoler, de l'encourager et de l'exhorter à avouer son crime, en faisant valoir auprès de lui des considérations morales et religieuses. «Tes dénégations te rendent plus criminel encore, lui disait-il, imite-moi; avoue-toi coupable; c'est la plus grande preuve de repentir.... Songe que nous devons paraître devant Dieu: cet aveu ne nous servira de rien auprès des hommes; mais Dieu nous en tiendra compte.» Cédant à ses conseils et à ses exhortations, Buisson fit en effet l'aveu de son crime, qu'il avait nié jusque-là avec force. Enfin, Asselineau était parvenu à intéresser vivement à son sort toutes les personnes qui l'entouraient. Les gardiens faisaient des vœux pour qu'il obtînt sa grâce. Pendant les derniers jours de sa vie, il s'occupait beaucoup à écrire. Il avait composé un petit discours qu'il apprenait par cœur, et qu'il avait l'intention de prononcer sur l'échafaud. Mais de sages conseils le firent sans doute renoncer à ce dessein. Quand, le 8 mai 1827, l'huissier chargé de l'extraire de Bicêtre, vint lui annoncer le rejet de son pourvoi, cette nouvelle ne lui causa pas la moindre émotion. Il fit, avec tranquillité, ses adieux aux vétérans de garde à la porte et remercia cordialement les gardiens de tous les soins qu'ils lui avaient prodigués. La voiture était à peine arrivée dans la cour du palais de Justice qu'elle fut entourée par une multitude avidement curieuse. Pour se soustraire à tant de regards, Asselineau, malgré les liens qui le privaient de l'usage de ses deux mains, se précipita de la voiture avec une vigueur et une agilité qui surprirent et effrayèrent les personnes placées autour de lui. Le public put à peine l'apercevoir. Dès-lors Asselineau passa la plus grande partie de ses instans avec son confesseur. On lui offrit quelque nourriture: «Non, je vous remercie, répondit-il; elle ne passerait pas.» Il s'empressa d'envoyer à l'exécuteur un billet ainsi conçu: «Je prie tous ces messieurs de vouloir bien remettre à M. Morel, tailleur, rue Montorgueil, no 31, mon habit et mon pantalon que je lui ai achetés quelques jours avant mon arrestation, et que je ne lui ai point payés. Je pense qu'il ne peut pas avoir les moyens de les perdre. En le faisant, vous obligerez un malheureux. B. ASSELINEAU.» A quatre heures moins un quart, le patient fut amené, suivant l'usage dans l'avant-greffe de la prison où l'on prépare la victime pour le supplice. C'est ce qu'on appelle la _toilette_ des condamnés. Asselineau s'avança d'un pas ferme vers les exécuteurs qui l'attendaient. Sa figure était rayonnante de jeunesse et de santé; on n'apercevait aucune trace d'altération sur ses traits, aucune hésitation dans ses mouvemens. A peine délivré de la camisole de force, il ôta lui-même son habit, et s'assit sans proférer un seul mot sur une sellette de bois placée vis-à-vis le guichet, à travers lequel on entrevoyait la fatale charrette. L'un lui lie les mains derrière le dos; un autre attache une longue ficelle à ses deux jambes; un troisième coupe le col de sa chemise avec des ciseaux et taille ensuite le bas des cheveux pour disposer la place. Asselineau, en sentant l'acier glisser sur son cou, ne put se défendre d'un mouvement de frisson, et il pâlit pour la première fois. L'obscurité de la salle, le morne silence qui régnait autour de la victime, les rumeurs du dehors qui pénétraient sourdement jusqu'à elle, tout ajoutait à l'horreur de cette lugubre scène. Enfin la porte s'ouvrit, et Asselineau s'avança à pas lents, entouré des exécuteurs, et précédé du vénérable aumônier des prisons. On voulut l'aider à monter dans la charrette. «Laissez, dit-il, je monterai bien tout seul.» A peine fut-il assis, que le confesseur placé à ses côtés, lui présenta le crucifix, et il le baisa avec une pieuse résignation. Arrivé à la place de Grève, Asselineau, sur l'invitation de l'aumônier, se mit à genoux et fit un acte de contrition; puis, il monta avec fermeté sur l'échafaud, et quelques secondes après, il n'existait plus. Arrivé à l'échafaud, il s'était tourné vers le peuple, en disant: _Que ceci vous serve d'exemple!_ Pendant qu'on le plaçait sur la planche fatale, il répéta à plusieurs reprises: _Que Dieu aie pitié de moi!_ La recommandation d'Asselineau fut fidèlement exécutée. Son habit bleu et son pantalon furent remis à M. Morel, tailleur. Dans la poche de cet habit, on avait trouvé une lettre du père d'Asselineau, écrite d'Antrain (Nièvre) le 7 avril, et adressée au directeur de Bicêtre. Elle était ainsi conçue: «Mon fils, «En réponse à ta lettre en date du 31 mars, que j'ai reçue le 6 avril, par laquelle tu nous fais tes adieux, et tu nous demandes des pardons...... Que Dieu te pardonne! A l'égard de nous, nous te pardonnons tous, père et mère, frère et sœur. Nous t'avons toujours élevé en la crainte de Dieu, et dit les dangers qu'il y avait de fréquenter les mauvaises compagnies. «Tu n'as pas pu t'en défendre...... Que Dieu te pardonne, comme nous te pardonnons! Tu seras heureux, et nous, le restant de nos jours, nous serons malheureux... «Tu attends sur la clémence du roi...... que Dieu soit béni! «Nous te faisons tous nos adieux pour toujours: recommande-toi à Dieu. «_Ton père_ F. ASSELINEAU.» Nous ne commenterons pas cette lettre: il faudrait revenir aux réflexions qu'on a lues au commencement de cet article. A travers le laconisme de cet homme illettré, à travers ses pieuses répétitions, on y reconnaît trop bien le cœur brisé d'un malheureux père. FAMILLE DE PARRICIDES. Nos lecteurs ont pu voir dans le second volume de cette collection l'épouvantable histoire d'un malheureux père assassiné par deux de ses fils, aidés de leur mère. Les fastes criminels de notre temps présentent un forfait du même genre et non moins horrible. Le 16 mai 1826, à quatre heures du matin, le garde du moulin de Croûtes (Aisne) aperçut quelque chose qui passait sous la volée ou le tournant du moulin; c'était un cadavre qui s'accrocha à des saules. Un instant après, arrivèrent deux pêcheurs; Jaquin, l'un d'eux, courut avertir le maire et le juge-de-paix. Des magistrats se rendirent sur-le-champ au lieu où gisait le cadavre; on le retira de la rivière en leur présence: on reconnut que c'était celui de Dupré. Il avait autour du cou une petite corde un peu plus grosse que la ficelle ordinaire; à cette corde était un nœud coulant que l'on avait ensuite fixé et arrêté par un autre nœud. Le cadavre était complètement vêtu; il avait des bas, des chaussons et des sabots couverts. On trouva dans une poche de son gilet une clef qui était celle du secrétaire ou de l'armoire qui contenait l'argent de Dupré. Le procès-verbal du médecin, appelé pour examiner le corps, portait qu'il y avait sur le cadavre un signe de pression occasionée par la corde, une ecchymose au pariétal droit, une autre plus légère à la pommette gauche. Il fut établi par l'accusation que les contusions et les ecchymoses n'avaient pu être produites par une submersion volontaire, ni même par le passage du corps sous la roue du moulin: elles étaient nécessairement le résultat des violences exercées sur Dupré avant la submersion. Ce qui en donnait une preuve irrécusable, c'était une plaie qui existait au bas du ventre, ayant quatre à cinq pouces de diamètre. Cette plaie semblait expliquer le propos de la veuve Dupré, qui avait dit: _Je sais bien comment il faut le prendre pour le dompter; un coup de pied le rend blanc comme neige._ L'enquête, qui eut lieu, fit naître de véhémens soupçons contre quatre individus qui furent aussitôt arrêtés. C'étaient la veuve du malheureux Dupré, Rose-Victoire Dupré, sa fille légitime, Jean-Étienne Duchesne, dit _Bancroche_, fils naturel de cette dernière, et le nommé Vaillant, père de Pierre-François Vaillant, gendre de Dupré. Ces quatre prévenus comparurent devant la Cour d'assises de Laon le 5 mars 1827. Tous les regards étaient fixés sur cette famille qui n'inspirait que l'horreur et le mépris. Vaillant avait dit à un témoin: _Prends-garde à toi, si tu parles trop!_ On avait remarqué sur le bord de la rivière, où le corps de Dupré devait avoir été jeté, l'empreinte de traces faites avec des bas ou des chaussons, et le cadavre repêché le 16 avait des sabots couverts. On trouva dans la rivière une pierre de quatre-vingt-huit livres dans une fosse placée vis-à-vis l'empreinte des traces remarquées. N'était-il pas présumable et même certain que cette pierre avait été employée par les auteurs du crime, au moyen du nœud coulant de la ficelle, pour tenir le corps au fond de l'eau et y ensevelir le secret de la plus noire scélératesse? Voici quelques circonstances antérieures à l'assassinat. La femme Dupré vivait très-mal avec son mari; chaque jour voyait éclater de nouvelles querelles. La fille se joignait à la mère pour maltraiter son père. Cette fille dénaturée était, au reste, connue pour avoir la conduite la plus déréglée. Elle avait eu deux enfans naturels, fruits honteux de sa débauche: l'un de ces enfans, Duchesne, dit _Bancroche_, se montrait en tout digne de sa mère. Il se vantait publiquement des mauvais traitemens exercés contre son grand-père Dupré, et n'était pas le dernier à y prendre part. Au milieu des chagrins dont il était continuellement abreuvé, il était arrivé à Dupré de dire un jour à quelqu'un qu'il voudrait bien qu'on lui tirât un coup de fusil, pour le délivrer de sa pénible existence. Ses meurtriers profitèrent de ce propos pour lui supposer l'intention d'un suicide. De là le projet et l'exécution du crime sur lequel les accusés voulaient faire prendre le change, en prêtant à Dupré la volonté de se détruire et la résolution de se noyer. Dupré gardait soigneusement la clé du meuble où était son argent. Six semaines avant sa mort, il avait répondu à une personne qui lui faisait une question relativement aux plaintes de ses enfans: «Pourquoi les doter? Ils boivent et mangent tout; ils se coalisent pour me ruiner.» La mère et les enfans avaient répété souvent ce propos infâme: _Si ce gueux, si ce cochon-là était mort, nous jouirions......_ Ces faits et ces propos furent attestés par plusieurs témoins. Que fallait-il de plus pour donner de la vraisemblance à la consommation du crime? Mais deux femmes et un jeune homme infirme ne suffisaient pas à l'entière exécution du projet. Il fallait quelqu'un d'assez fort pour les aider, et ce fut, suivant l'accusation, Vaillant père, que l'on choisit pour cet exécrable ministère. La réputation de cet homme était loin d'être intacte: il passait pour avoir des liaisons intimes avec sa belle-fille; ce fut lui, suivant quelques dépositions, que Rose Dupré alla chercher pendant la nuit, et qui aida à porter le cadavre à la rivière. On remarqua que Vaillant fils lui-même avait dit dans sa déposition: _Ce n'est pas mon père qui a tué Dupré; il n'a fait que le porter à la rivière._ Après les plaidoieries, le président fit le résumé des débats avec la plus exacte impartialité, et posa aux jurés les cinq questions résultant de l'acte d'accusation. Le jury répondit affirmativement sur les deux premières questions relatives à la veuve Dupré et à sa fille, en écartant seulement la préméditation; semblable réponse fut faite relativement à Duchesne dit _Bancroche_, mais à la majorité de sept voix contre cinq. Les deux questions relatives à Vaillant père furent résolues négativement. La Cour, sur la question qui concernait _Bancroche_, se réunit à la minorité du jury; en conséquence Duchesne dit _Bancroche_ et Vaillant furent acquittés. Sur les conclusions du ministère public, la veuve Dupré et Rose-Victoire Dupré, sa fille, furent condamnées à la peine des parricides. COMPTE, MEURTRIER DE SA FEMME ET DE SON ENFANT. Depuis plusieurs années, on a vu se multiplier d'une manière effrayante des crimes dont la justice ne s'explique que très-difficilement la cause. Les fureurs sanguinaires de Papavoine et de la fille Cornier n'ont eu que trop d'imitateurs. Les médecins, appelés au secours des magistrats, pour trouver l'explication de ces phénomènes criminels, ont invoqué une sorte de démence d'un genre particulier, à laquelle on a donné le nom de _monomanie_; et malgré cette assertion de la science, pour un grand nombre d'esprits prévenus ou incrédules, beaucoup de crimes sont demeurés presque inexplicables. De ce nombre est celui dont nous allons rapporter les principales circonstances. Le nommé Compte, charron, s'était constamment fait remarquer par la douceur de son caractère et par son attachement pour sa femme et ses enfans. Cet homme, tout-à-coup, devint triste et rêveur; il recherchait les lieux solitaires; tantôt il prodiguait des marques de tendresse à son épouse, tantôt il repoussait ses caresses. Le 15 mars 1827, Compte se trouvait seul à son atelier, lorsque sa femme vint l'y voir dans l'intention de lui tenir compagnie et de chercher à dissiper les idées sombres qui le tourmentaient. Soudain Compte l'interrompit en lui disant: _Je voudrais bien mourir, et tu devrais mourir avec moi!_ Anne Constant, sa femme, pour calmer l'agitation de son mari, s'approcha de lui et l'embrassa; mais cette prévenance, loin de tranquilliser Compte, le met hors de lui-même; il agite un couteau qu'il tenait dans sa main, et bientôt il en porte un coup à la gorge de sa femme. Celle-ci s'échappe en jetant de grands cris; Compte la poursuit avec acharnement, il l'atteint dans la cour et lui porte à la gorge un second coup de couteau. Les pères et mères des époux accourent; ils prennent dans leurs bras Anne Constant et l'arrachent à la fureur de son mari. Compte alors veut rentrer dans son atelier; mais, trouvant sur son passage son enfant âgé de deux ans, il s'en saisit, l'emporte sous un hangar, et là, lui enfonce dans la poitrine le couteau qui dégouttait encore du sang de sa malheureuse femme. L'enfant expire sous ses yeux, et ce malheureux, pour terminer cette horrible tragédie, retourne contre lui le fatal couteau; il s'en frappe à la tête et se blesse grièvement. Les poursuites judiciaires étaient faciles à exécuter: c'était un mari qui avait voulu égorger sa femme; c'était un père qui avait donné la mort à son enfant. Compte fut arrêté, et traduit devant la Cour d'assises de la Charente, le 8 mai 1827. Cette cour avait paru hésiter à mettre Compte en accusation. On lit en effet, dans l'arrêt de renvoi, le considérant suivant: «Considérant qu'on serait tenté de croire à _la démence_ du prévenu; que l'esprit est ramené souvent à cette idée par les détails que renferme la procédure, mais qu'on se trouve arrêté par certains aveux de Jean Compte, desquels il résulte que sa femme lui paraissait depuis quelque temps légère, coquette, et peu disposée à payer sa tendresse de retour; «Qu'il est donc _possible_ d'attribuer à un violent accès de jalousie le double attentat dont le prévenu s'est rendu coupable, et qu'il convient de laisser aux débats de l'audience le soin de faire connaître la véritable situation _mentale_ du prévenu, lorsqu'il enfonça le couteau dans la gorge de sa femme et dans le sein de son fils.» Après les débats, qui furent de peu de durée, le président de la Cour posa deux questions aux jurés sur la culpabilité du prévenu. Sur la première question, les jurés répondirent: Non, Compte n'est pas coupable d'avoir _volontairement_ donné la mort à son fils; sur la seconde: Oui, à la majorité de sept voix contre cinq, l'accusé est coupable d'une tentative d'homicide, manifestée par des actes extérieurs, suivie d'un commencement d'exécution, et qui n'aurait manqué son effet que par des circonstances indépendantes de sa _volonté_. La Cour s'étant réunie à la majorité du jury, Compte fut en conséquence condamné aux travaux forcés à perpétuité. CASTANIER, OU LES RÉSULTATS CRIMINELS DE L'EXALTATION RELIGIEUSE. L'exaltation religieuse, comme l'exaltation politique, peut tourner au crime les individus les plus inoffensifs de leur nature et leur faire regarder comme des actes vraiment méritoires les forfaits les plus atroces. Sans doute, si leurs attentats procèdent d'une faiblesse, d'une affection ou d'une lésion des organes du cerveau; s'il est prouvé qu'ils soient les résultats de cette sombre monomanie qui se plaît à verser le sang, et parfois celui des êtres les plus innocens et les plus chéris de celui même qui les égorge, il faut plaindre le sort de ces criminels d'une classe particulière; on doit des égards à la position de malheureux qui, dans des accès de folie, sont capables d'immoler ceux qu'ils aiment le plus au monde. Mais si la loi doit épargner des coupables involontaires, chez qui l'intention n'a pas été complice du bras, l'intérêt de la société exige impérieusement qu'on la mette à l'abri des atteintes meurtrières de ces furieux; il veut aussi qu'on n'accorde pas une créance trop aveugle à un système de défense dont il serait facile d'abuser et derrière lequel les plus grands scélérats, assurés de l'impunité, finiraient par venir se retrancher comme dans un asile inviolable. Le nommé Castanier dont le procès nous a suggéré les réflexions que l'on vient de lire, avait subitement passé d'une vie désordonnée à une vie bigotte. Pendant sa jeunesse à Camaret Vaucluse, il était libertin, joueur, débauché; il passait presque tout son temps au cabaret. Étant venu demeurer à Orange, il fut entouré de personnes pieuses qui entreprirent sa conversion; dès-lors, son train de vie fut tout-à-fait changé: il restait des journées entières à l'église; bientôt il eût passé pour un saint homme. Depuis, cet homme s'était fixé à Carpentras. Le 16 janvier 1827, la petite fille de Castanier, charmante enfant, aimée de tout le voisinage, chérie de son père et de sa mère, disparut tout-à-coup. On crut d'abord qu'elle s'était égarée dans la ville. La veuve Bouche avait vu, à midi, Castanier et sa fille qui allait après lui en pleurant. Elle avait dit au père: «Attendez donc votre enfant!» sur quoi il avait pris sa petite par la main. Dans la soirée, la veuve Bouche retourna chez Castanier pour demander si l'enfant était retrouvée. Le mari était d'un côté du poêle; sa femme, désolée, de l'autre côté; le témoin s'assit entr'eux deux. La femme dit à son mari: «A midi, tu as rencontré ton enfant sur le Pont-Neuf?--Oui.--Tu l'as pris par la main?--Oui.--Tu l'as amenée à la maison?--Oui.--Tu lui as donné du pain?--Oui.--Et puis, qu'est-elle devenue?» A cette question, Castanier resta sans voix! «Va la chercher: lui dit la femme.--Et où veux-tu que j'aille? répondit-il.» Cependant on trouva le cadavre de la jeune Castanier dans le puits du Cirque, avec une pierre au cou, et percé de deux coups de couteau. Aussitôt la justice instruisit. Le commissaire de police se transporta chez Castanier avec le juge d'instruction. Castanier était couché tout habillé sur son lit, et en se levant, il s'écria: _Je n'ai plus d'enfant!_ Et pourtant, il ignorait encore que l'on eût retrouvé le cadavre dans le puits. Un couteau avait été enfoncé jusqu'au manche dans les côtes de la victime; la femme Castanier reconnut ce couteau pour être celui de son mari; elle reconnut aussi la pierre trouvée au cou de l'enfant pour avoir été enlevée du bas de l'escalier de sa chambre. Cette pierre fut présentée à la place qu'elle devait occuper; elle s'y adaptait parfaitement: on ne pouvait s'y tromper, cette place vide ayant gardé l'empreinte des rugosités de la pierre. Ces indices, joints aux témoignages de plusieurs personnes, déterminèrent l'arrestation de Castanier; et il fut traduit le 8 mai devant la Cour d'assises de Vaucluse. Quand il comparut devant le tribunal, tous les regards cherchèrent sur la figure de Castanier les signes de cette démence à laquelle, en l'absence de tout autre motif, on attribuait généralement son attentat. On vit un homme maigre et d'un teint cuivré. Ses cheveux étaient noirs et plats, ses lèvres enflées et blafardes; ses yeux, d'une forme ronde, étaient caves et brillans; il semblait étranger à tout ce qui se passait autour de lui. Au mouvement de ses lèvres, on aurait pu croire qu'il récitait des prières. Nous allons donner un extrait de son interrogatoire, qui pourra faire connaître aux lecteurs la situation mentale de l'accusé. Assez long-temps avant le meurtre de sa fille, Castanier était toujours entouré chez lui de livres de dévotion; il ne travaillait plus, et quand sa femme lui représentait le besoin qu'ils avaient du travail, il lui répondait par des exclamations religieuses. Il avait fréquemment des rêves d'enfer et de démon, et se levait la nuit pour prier Dieu. On va voir quelles étranges réponses il fit à la plupart des questions qui lui furent adressées. _Le Président_: Comment vous appelez-vous? L'accusé, regarde sans répondre, comme s'il n'avait pas entendu. Un gendarme le pousse; et interrogé une seconde fois, il déclare se nommer Castanier. _D._ Où demeurez-vous? _R._ Ici. _D._ Comment ici! vous ne demeurez pas à Orange? _R._ Oui, à Orange. _D._ Quel âge avez-vous? _R._ Je ne m'en souviens pas. Alors Me Bourdon, nommé d'office pour assister Castanier, exposa à la Cour que la seule chose explicite qu'il eût pu obtenir du prévenu, c'était qu'il ne voulait pas de défenseur; que Dieu saurait bien le défendre. Non! s'écria Castanier avec force, je ne veux point de défenseur; je n'en ai pas besoin. _D._ Castanier, voulez-vous être jugé? _R._ A la volonté de Dieu. _D._ On dit que vous êtes fou? _R._ Je n'en sais rien. _D._ Avez-vous tué votre enfant? _R._ Je n'ai jamais fait de mal à mon sang. Pendant les dépositions des témoins, l'accusé s'était endormi; tout-à-coup il se réveilla en riant à la manière d'un hébété. _D._ Que fîtes-vous le 16 janvier, de dix heures à deux heures? _R._ Je fus à l'église; je ne puis pas vous le dire. _D._ Aimiez-vous votre fille? _R._ Pauvre petite! _D._ Est-ce vous qui l'avez tuée? _R._ Castanier sanglote en détournant la tête, et finit par dire: C'est un grand malheur! _Un juré._ Avez-vous tué votre fille? _R._ Tu n'as point de sens. _D._ Ne craignez pas de l'avouer: peut-être n'avez-vous pas cru mal faire. L'avez-vous tuée? _R._ Si vous me le dites encore, je m'en vais. _Le procureur du roi._ N'avez-vous pas de regret d'avoir tué votre enfant? _R._ Je ne veux pas vous écouter: (après quelques momens de silence, et en mettant sa tête dans ses mains), c'est depuis la mort de mon enfant que la tête me fait mal; avant aussi, elle me faisait mal. François Bouche, assigné comme témoin, commençait sa déposition; Castanier l'interrompit, et lui dit, comme en se réveillant: «Ah! bonjour, Bouche!» Un témoin ayant dit que le prévenu restait habituellement des heures entières prosterné à l'église sans remuer, Castanier s'écria: «J'y suis resté une fois neuf heures; j'ai bien du plaisir à y être; je voudrais bien y aller.» _D._ N'avez-vous pas cru, en tuant votre enfant, l'envoyer au ciel? _R._ Je ne vous écoute pas. Le procureur du roi, après avoir démontré la culpabilité de l'accusé, déclara qu'il ne pensait point que l'accusé eût agi avec discernement, et que son état moral lui semblait devoir faire écarter les circonstances de la préméditation. De son côté, le défenseur s'attacha à faire ressortir la preuve de la démence, des circonstances de la cause et de la conduite de l'accusé dans tout le cours des débats. Après une courte délibération, le jury déclara l'accusé coupable, mais sans préméditation; et par suite de cette déclaration, Castanier fut condamné aux travaux forcés à perpétuité. ACCUSATION D'ASSASSINAT RÉSULTANT D'UN SUICIDE. Les sieur et dame Coutelas vivaient à Reuil, village situé sur la rive droite de la Marne. Ils jouissaient d'une certaine aisance. Le sieur Coutelas, ancien militaire, fils d'un honnête vigneron, avait épousé, en 1815, une personne dont la condition était au-dessus de la sienne. Les deux époux n'ayant pas d'enfans, avaient, en 1819, par deux testamens déposés chez un notaire, disposé mutuellement de l'usufruit de leurs biens en faveur du survivant. Le sieur Coutelas, âgé de cinquante-un ans, était d'un caractère froid et apathique. La dame Coutelas, petite et replète, était, depuis quelques mois, affectée d'un commencement d'hypocondrie. Elle était tourmentée par des insomnies; le sang l'incommodait; son médecin lui avait conseillé une saignée qui avait été ajournée. Elle souffrait et se plaignait beaucoup. Dans la journée du 30 mars 1826, ses plaintes redoublèrent et furent continuelles. Le matin, un neveu de son mari, informé de son état de maladie, était venu la voir. Elle avait annoncé l'intention de prendre l'émétique. Le mari et le neveu s'y opposèrent, en lui faisant observer qu'elle devait auparavant prendre l'avis du médecin; mais elle ne voulut point le consulter, et dit même qu'elle ne ferait rien de ce qu'il lui prescrirait. Son neveu la quitta: elle lui avait pris plusieurs fois la main avec attendrissement. Son mari se rendit aux champs. La nommée Sophie Placial, sa domestique, alla travailler dans une vigne située près de la maison. Une voisine de la dame Coutelas, la femme Pierrot, passa l'après-midi avec elle, dans la cuisine, et remarqua qu'elle était très-agitée, qu'elle ne parlait pas comme à l'ordinaire. Sophie rentra à deux heures pour savoir des nouvelles de sa maîtresse; à quatre heures, elle revint encore pour goûter. Cette dernière fois, la dame Coutelas lui prit la main en lui disant: _Ma Sophie! ma pauvre Sophie!_ Elle ajouta même, suivant la déposition de cette fille: _Je suis une femme perdue!_ Puis elle dit à la femme Pierrot qu'elle était lasse de la vie. Vers le soir, Sophie quitta son travail et rentra à la maison. Trouvant ouverte la porte de la chambre à coucher de ses maîtres, elle regarda si sa maîtresse y était, et ne l'y voyant pas, ni dans une chambre voisine dont la porte était également ouverte, elle entra dans la cuisine où le sieur Coutelas était assis auprès du feu. Elle lui demanda où était sa maîtresse: il répondit qu'elle venait de passer dans sa chambre, et sur l'observation que lui fit la domestique qu'elle n'y était pas, il dit qu'elle était sans doute chez quelqu'une de ses voisines. Sophie alla s'informer dans le voisinage, et n'y ayant pas trouvé la dame Coutelas, rentra fort inquiète à la maison. Son maître lui donna l'ordre de prendre une lanterne, et d'aller chercher sa femme du côté de la rivière, attendu que plusieurs fois elle avait dit que, pour rien, elle se jetterait à l'eau. Cette fille, éplorée, parcourut les bords de la Marne, en cherchant sa maîtresse. De retour à la maison, après avoir fait des recherches infructueuses, la femme Pierrot et une autre voisine vinrent bientôt l'y rejoindre. Alors toutes les trois et le sieur Coutelas lui-même, qui commençait à s'émouvoir, s'entretinrent ensemble, dans la cour de la maison, des recherches qui restaient encore à faire. Sophie descendit seule dans la cave; sa maîtresse n'y était pas. Il y avait dans la maison une autre cave pour ainsi dire abandonnée, qui se composait de plusieurs berceaux qui se croisaient. Au fond et sur la gauche de l'un de ces berceaux qui se prolongeait au-delà des bâtimens, sous une vigne, était un petit caveau où le jour ne pénétrait jamais. La dame Coutelas n'était presque jamais entrée dans cette cave. Une des voisines proposa néanmoins de voir si elle n'y serait pas; Coutelas observa qu'elle n'aurait pas osé y aller seule: néanmoins on y descendit. Sophie marchait la première; elle était suivie des deux autres femmes. Toutes les trois portaient des lanternes; Coutelas marchait le dernier. Tout-à-coup Sophie jette un cri d'effroi; elle a vu sa maîtresse étendue par terre: _La voilà ici_, s'écrie-t-elle, _la chère_ _dame Coutelas!_ et elle recule épouvantée. La femme Pierrot s'enfuit. L'autre femme, plus courageuse, s'approche avec Coutelas. Tous deux voient la malheureuse femme étendue sur le dos, la tête contre le mur, ayant du sang au cou. Ils aperçoivent un rasoir ouvert, placé sur le bras gauche. Coutelas s'écrie: _Ah! pauvre femme! qu'as-tu fait?..._ Puis ayant reconnu son rasoir, il ajoute: _La malheureuse s'est coupé le cou avec mon rasoir... Que vais-je faire?... Il faut prévenir les autorités._ On remarqua qu'il n'y avait aucun dérangement ni dans les vêtemens ni dans la chevelure de la dame Coutelas. Bientôt, on procéda à l'information judiciaire la plus scrupuleuse. Plusieurs médecins et chirurgiens de Reims et des environs jugèrent que la mort de la dame Coutelas était l'effet d'un suicide. Mais trois médecins de Paris, MM. Dubois, Boyer et Adelon déclarèrent, au contraire, qu'il leur paraissait extrêmement probable, que la dame Coutelas ne se fût pas fait elle-même les blessures qui lui avaient ôté la vie. Cette déclaration, jointe à diverses circonstances commentées par la clameur publique, fit planer des soupçons d'assassinat sur le sieur Coutelas. On parla de sa froide indifférence pour sa femme, des paroles qui lui étaient échappées, à la vue de son rasoir, qui avait servi à commettre le crime; la malignité n'eut garde d'oublier la circonstance des deux testamens. Enfin, le sieur Coutelas fut arrêté, prévenu d'avoir assassiné sa femme, et traduit, en conséquence, le 9 mai 1827, devant la Cour d'assises de la Marne. Les débats de cette affaire durèrent trois jours. Cinquante-quatre témoins furent entendus. Les docteurs Boyer et Dubois ne purent s'y trouver, l'état de leur santé ne leur ayant pas permis de faire le voyage de Reims. Le procureur du roi, M. Gasbon, dans une plaidoierie qui dura plus de deux heures, se livra au consciencieux examen de cette grande et difficile affaire. Ce magistrat, après avoir discuté la question médico-légale, déclara qu'il ne croyait pas qu'il y eût eu homicide; qu'aucune charge sérieuse ne résultait d'ailleurs des témoignages, et il termina en ces termes: «Non, Messieurs, l'accusé n'est pas coupable.» Le défenseur du sieur Coutelas se borna dès-lors à rétablir des faits de moralité qui avaient été présentés dans l'instruction d'une manière défavorable à son client; et le jury, après une courte délibération, déclara à l'unanimité que l'accusé n'était pas coupable. Cette déclaration fut accueillie avec une satisfaction générale. On entendit avec plaisir prononcer l'acquittement d'un homme accablé d'abord par une perte douloureuse, et atteint ensuite par un malheur plus grand encore, d'un homme dont l'innocence était reconnue et proclamée par la justice, et qui, pendant huit mois, avait été privé de sa liberté, et avait eu à gémir sous le poids du plus affreux soupçon. JOSEPH MAURI. Le 28 novembre 1826, Joseph Mauri, qui servait en qualité de domestique dans la métairie du sieur Codine, apprit que son père se proposait de vendre une de ses propriétés au comte de Saint-Marsal, pour en remettre le prix à son beau-fils, Charles Noguères, dans la maison duquel il s'était retiré depuis quelque temps. Aussitôt Joseph Mauri, mû par la jalousie et la cupidité, quitta la métairie de Codine, se fit remplacer dans les travaux des champs par un ouvrier dont il paya lui-même le salaire, et arriva vers neuf heures du matin dans la commune de Pin, où résidait son père. Il se rendit aussitôt dans la maison de son beau-frère. Mauri père, infirme depuis long-temps, paralysé de la moitié du corps, était encore couché dans une chambre attenante à la cuisine, où s'arrêta son fils. Ce dernier s'approcha de sa sœur Élisabeth qui était devant le foyer avec ses trois enfans; auprès du feu, se trouvait un plat contenant _une soupe à l'ail et une côtelette placée sur le gril_. Mauri fils demanda pour qui étaient ces alimens. Sa sœur lui répondit qu'ils avaient été préparés pour le déjeûner de la famille; en même temps, elle quitta la cuisine et passa dans la chambre de son vieux père pour l'habiller et le conduire auprès du feu. Joseph Mauri, se trouvant seul alors avec les enfans de sa sœur, témoigna le désir de faire cuire des châtaignes, et fit sortir sa nièce Élisabeth, âgée d'environ quinze ans, pour s'informer dans le village si l'on n'en trouverait pas à acheter. Élisabeth sortit et rentra quelques instans après, en annonçant qu'elle avait trouvé des châtaignes: son oncle ne parut point faire attention à ses paroles, et ne lui répondit rien. Dans ce moment, Mauri père fut amené par sa fille dans la cuisine; elle l'installa auprès du feu et lui servit un peu de soupe; elle en donna aussi à ses enfans, à l'exception d'Élisabeth, et en garda une portion pour elle-même. Mauri père mangea sa part de soupe et un morceau de la côtelette; mais bientôt les enfans éprouvèrent des picotemens, des angoisses; et des vomissemens ne tardèrent pas à se déclarer. Le grand-père ressentit les mêmes accidens. La femme Noguères examina la soupe avec attention, et ne lui trouva point sa couleur naturelle; son jeune fils, Joseph Noguères, âgé de six ans, fit observer, que c'était peut-être la _poudre blanche_ que son oncle y avait jetée qui lui avait donné cette couleur. Ces paroles de l'enfant furent un trait de lumière pour la malheureuse femme qui soudain s'écria en s'adressant à son frère: _Malheureux! tu as empoisonné ton père et mes enfans!_ L'empoisonneur était resté paisible spectateur de cette scène; il avait vu son vieux père, infirme et souffrant, entrer dans la cuisine et ne lui avait point adressé la parole; il avait assisté à son repas sans manifester la plus légère émotion, et quand sa belle-sœur lui adressa cette terrible interpellation, il répondit à peine, et sortit en toute hâte de la maison. Cependant les symptômes de l'empoisonnement se développaient avec violence; on administra de prompts secours au vieillard et aux enfans, mais les enfans seuls résistèrent à la force du poison. Le vieux Mauri succomba à ses souffrances, dans la nuit du 4 au 5 décembre suivant. Le crime était patent; celui qui l'avait commis ne pouvait s'envelopper du moindre mystère. Joseph Mauri fut arrêté et conduit le 1er mars 1827, devant la Cour d'assises de Perpignan (Pyrénées-Orientales), comme coupable d'avoir attenté à la vie de Joseph Mauri, son père, et de Joseph, Charles et Étienne Noguères, ses neveux, à l'aide de substances vénéneuses. A l'appui de cette grave accusation, le ministère public fit entendre plusieurs témoins dont les dépositions ne firent que confirmer les faits ci-dessus exposés. Aux débats, l'accusé convint que, le 29 novembre au matin, il s'était rendu chez sa sœur, pour parler à son père de la vente qu'il se proposait de faire au comte de Saint-Marsal; mais il désavoua tous les faits qu'on lui imputait, et prétendit qu'ils avaient été méchamment inventés pour le perdre, par sa sœur et son beau-frère. Après les dépositions des témoins, on entendit les docteurs et pharmaciens chargés des épreuves chimiques dans la procédure. Ils déclarèrent que l'analyse avait constaté que la substance trouvée dans l'estomac du vieux Mauri était de l'oxide blanc d'arsénic. On fit même des expériences en présence de la Cour et de l'auditoire. Les épreuves comparatives, faites simultanément sur l'oxide blanc d'arsénic que la Cour avait fait apporter à l'audience, et sur la substance recueillie par les médecins dans l'estomac de Mauri, présentèrent des résultats absolument identiques et furent parfaitement concluantes. L'accusation fut soutenue par le ministère public avec cette énergie, avec cette naturelle horreur, que doit inspirer un parricide avéré. La culpabilité de l'accusé ne pouvait élever le moindre doute; elle fut prononcée par le jury. En conséquence, Joseph Mauri fut condamné à la peine des parricides. L'impassibilité de ce monstre ne se démentit point dans ce moment terrible. Il entendit sa condamnation avec calme, et regagna sa prison d'un pas ferme et assuré. MEURTRE COMMIS DANS UNE ÉGLISE PAR UN JEUNE SÉMINARISTE. Antoine Berthet, fils d'un maréchal-ferrant, établi dans le village de Brangues (Isère), était né avec une constitution très-frêle qui le rendait peu propre à exercer le métier de son père. D'un autre côté, la nature l'avait amplement dédommagé; il s'était fait remarquer de bonne heure par une intelligence supérieure et par un goût très-marqué pour l'étude; ce qui avait inspiré en sa faveur de l'intérêt à plusieurs personnes; leur charité, plus vive qu'éclairée, voulut tirer Berthet du rang obscur où le sort l'avait fait naître, et le destina à l'état ecclésiastique. Le curé de Brangues l'adopta comme un enfant chéri, lui enseigna les premiers élémens des sciences, et le fit entrer, en 1818, au petit-séminaire de Grenoble. En 1822, une maladie grave l'obligea de suspendre ses études; il fut recueilli par le curé dont les soins suppléèrent avec succès à l'indigence de ses parens. A la puissante sollicitation de ce zélé protecteur, Berthet fut reçu chez M. M....., qui lui confia l'éducation d'un de ses enfans; sa funeste destinée le préparait à devenir le fléau de cette famille jusque-là si heureuse. Madame M....., femme aimable et spirituelle, alors âgée de trente-six ans, et d'une réputation intacte, pensa qu'elle pouvait sans danger prodiguer des témoignages de bonté à un jeune homme de vingt ans, dont la santé délicate exigeait des soins particuliers; et Berthet, sans doute égaré par une immoralité précoce, se méprit sur la nature de ses soins. Quoi qu'il en soit, avant l'expiration d'une année, madame M..... se vit obligée de mettre un terme au séjour du jeune séminariste dans sa maison. Berthet entra au petit séminaire de Belley, pour y continuer ses études. Il y resta deux ans et vint passer à Brangues les vacances de 1823. N'ayant pu rentrer au petit séminaire de Belley, il parvint à se faire recevoir au grand-séminaire de Grenoble; mais, après y être resté quelque temps, il fut jugé par ses supérieurs indigne des fonctions qu'il ambitionnait, et bientôt après congédié sans espoir de retour. Son père, irrité, le bannit de sa présence, et il ne put trouver d'asile que chez sa sœur, à Brangues. Ces rebuts furent-ils le résultat de mauvais principes reconnus ou d'une conduite très-répréhensible? Berthet se crut-il en butte à une persécution secrète de la part de M. M..... qu'il avait offensé? Des lettres qu'il écrivit alors à madame M..... contenaient des reproches virulens et des diffamations. Malgré cela, M. M..... faisait des démarches en faveur de l'ancien instituteur de ses enfans. Berthet parvint encore à se placer chez M. de C...., en qualité de précepteur. Il avait renoncé alors à l'église; mais, après un an, M. de C.... le congédia pour des raisons imparfaitement connues, et qui paraissaient se rattacher à une nouvelle intrigue. Il songea de nouveau à la carrière qui avait été le but de tous ses efforts, l'état ecclésiastique. Mais il fit et fit faire de vaines sollicitations auprès des supérieurs des séminaires de Belley, de Lyon et de Grenoble. Alors le désespoir s'empara de lui. Voyant toutes ses démarches inutiles, il attribuait son peu de succès aux époux M..... Les prières et les reproches qu'il continuait d'adresser à madame M..... se changèrent en menaces terribles. On recueillit des propos sinistres. _Je veux la tuer_, disait-il, dans ses accès de mélancolie farouche. Il écrivait au curé de Brangues, le successeur de son premier bienfaiteur: _Quand je reparaîtrai sous le clocher de la paroisse, on saura pourquoi_. Ces étranges moyens produisaient une partie de leur effet. M. M..... s'occupait sincèrement à lui rouvrir l'entrée de quelque séminaire; mais il échoua à Grenoble, il échoua de même à Belley, où il fit exprès un voyage avec le curé de Brangues. Tout ce qu'il put obtenir fut de placer Berthet chez M. Trolliet, notaire à Morestel, allié de sa famille, en lui dissimulant toutefois ses sujets de mécontentement. Mais Berthet, dans son ambition déçue, était las, selon sa dédaigneuse expression, _de n'être toujours qu'un magister à 200 francs de gages_. Il n'interrompit point le cours de ses lettres menaçantes. Il annonça à plusieurs personnes qu'il était déterminé à tuer madame M..... et à s'ôter la vie à lui-même. Malheureusement un projet aussi atroce sembla improbable par son atrocité même; il était pourtant sur le point de s'accomplir. C'était au mois de juin 1827 que Berthet était entré dans la maison du notaire de Morestel. Vers le 15 juillet, il se rendit à Lyon pour acheter des pistolets; il écrivit de là à madame M..... une lettre pleine de nouvelles menaces. Cette lettre finissait par ces mots: _Votre triomphe sera comme celui d'Aman, de peu de durée_. De retour à Morestel, on le vit s'exercer au tir; l'une de ses deux armes manquait feu; après avoir songé à la faire réparer, il la remplaça par un autre pistolet qu'il prit dans la chambre de M. Trolliet, alors absent. Le dimanche 22 juillet, de grand matin, Berthet charge ses deux armes à doubles balles, les place sous son habit, et part pour Brangues. Il arrive chez sa sœur qui lui fait manger une soupe légère. A l'heure de la messe de la paroisse, il se rend à l'église et se place à trois pas du banc de madame M... Bientôt il la voit venir, accompagnée de ses enfans dont l'un avait été son élève. Là, il attend immobile jusqu'au moment où le prêtre distribue la communion. «Ni l'aspect de sa bienfaitrice, dit M. le procureur-général dans son réquisitoire, ni la sainteté du lieu, ni la solennité du plus sublime des mystères d'une religion, au service de laquelle Berthet devait se consacrer; rien ne peut émouvoir cette âme dévouée au génie de la destruction. L'œil attaché sur sa victime, étranger aux sentimens religieux qui se manifestent autour de lui, il attend avec une infernale patience l'instant où le recueillement de tous les fidèles va lui donner le moyen de porter des coups assurés. Ce moment arrive, et lorsque tous les cœurs s'élèvent vers le Dieu présent sur l'autel, lorsque madame M....., prosternée, mêlait peut-être à ses ferventes prières le nom de l'ingrat qui s'est fait son ennemi le plus cruel, deux coups de feu successifs et à un court intervalle, se font entendre. Les assistans épouvantés voient tomber presqu'en même temps et Berthet et madame M..... dont le premier mouvement, dans sa prévoyance d'un nouveau crime, est de protéger de son corps ses jeunes enfans effrayés. Le sang de l'assassin et celui de la victime jaillissent confondus jusque sur les marches du sanctuaire. «Un amour adultère méprisé, la conviction que madame M..... n'était point étrangère à ses humiliations et aux obstacles qui lui fermaient la carrière à laquelle il avait osé aspirer, la soif de la vengeance, telles furent, dans le système de l'accusation, la cause de cette haine furieuse, de ce désespoir forcené, manifestés par l'assassinat, le sacrilége et le suicide. «L'horreur tout entière du crime, disait le procureur-général en terminant son réquisitoire, suffirait pour captiver votre attention; mais votre sollicitude, messieurs les jurés, sera plus puissamment excitée par le besoin de ne prononcer une sentence de mort qu'autant que vous aurez la conviction irrésistible que le crime fut volontaire et le résultat d'une longue préméditation.» Berthet comparut, le 15 décembre 1829, devant la Cour d'assises de l'Isère. On s'écrasait aux portes de la salle d'audience dont l'accès n'était permis qu'aux personnes munies de billets d'entrée. L'accusé était un jeune homme d'une taille au-dessous de la moyenne, mince et d'une complexion délicate; un mouchoir blanc, passé en bandeau sous le menton et noué au-dessus de la tête, rappelait le coup de pistolet qu'il s'était tiré après avoir assassiné madame de M..... Deux balles lui avaient percé la mâchoire inférieure et le cou, et une seule de ces deux balles avait pu être extraite. Du reste, sa mise et ses cheveux étaient soignés: il avait une physionomie très-expressive; sa pâleur contrastait avec ses grands yeux noirs qui portaient l'empreinte de la fatigue et de la maladie. Pendant la lecture de l'acte d'accusation et de l'exposé de la cause, par M. de Guernon-Ranville, procureur-général, Berthet conserva une attitude immobile. Il reconnut les pistolets qu'on lui présenta et, sans aucune émotion, désigna le plus gros comme étant celui dont il s'était servi contre madame M..... «--Quel motif a pu vous porter à ce crime? lui demanda le président. «--Deux passions qui m'ont tourmenté pendant quatre ans, l'amour et la jalousie, répondit Berthet.» Dans tout le cours de son interrogatoire, Berthet voulut répandre des soupçons sur la vertu de sa victime, et faire croire qu'il avait eu des relations adultères avec elle. Il se complut à étaler devant la Cour une foule de détails diffamatoires qui tendaient à noircir la réputation de cette dame, et à la faire passer pour une femme extrêmement corrompue. Il ne se contenta pas de calomnier les mœurs de madame M....., son système de diffamation essaya de flétrir aussi mademoiselle de C..... afin de motiver sa sortie de la maison des parens de cette demoiselle. «Je revins à Brangues, dit-il, je m'aperçus bientôt que les sentimens de madame M..... étaient changés à mon égard. Avant que j'eusse quitté sa maison, elle m'avait fait des protestations multipliées d'une éternelle constance. Il y avait dans sa chambre une image du Christ; souvent en la contemplant, elle m'avait dit avec passion: «_En présence de cette image sacrée, je jure d'être toujours à vous, de n'en pas aimer d'autre, je vous promets de ne jamais vous oublier de vous rendre heureux, de m'occuper toujours de votre sort..._» Ces sermens m'avaient fait croire à sa sincérité; mais il ne me fut plus possible de douter, à ma sortie du château de C.... de la froideur de madame M..... Jacquin était devenu l'instituteur de ses enfans, et je m'aperçus que j'avais été remplacé de deux manières.» Madame Marigny, amie d'enfance de madame M...., entendue comme témoin, déposa, entre autres choses, que Berthet étant venu la voir quelques jours avant son départ pour Lyon, elle lui avait demandé s'il avait l'espoir de trouver une place dans cette ville, et que celui-ci avait répondu: «Non, j'y vais acheter des pistolets pour tuer madame M.... et me tuer moi-même après elle. J'avais eu déjà l'intention de la tuer dimanche dernier, jour de la Fête-Dieu, avec un fer que j'avais aiguisé; mais maintenant je suis résolu.» Berthet convint de tous ces faits, et ajouta, que s'il n'avait pas exécuté le dessein qu'il avait formé le jour de la Fête-Dieu, c'est que dans l'intervalle, il avait appris que l'on s'était occupé de lui. «Cette explication devient, contre vous, une charge accablante, reprit le procureur-général. Ainsi donc, c'est une place qui était l'objet de toutes vos menées; c'est une place que vous demandiez avec le pistolet et le poignard! Vous n'avez consenti à laisser vivre madame M.... après la Fête-Dieu, que parce qu'on vous donna des espérances de vous en procurer une! Cette conduite est d'une lâche atrocité!» Après l'audition de tous les témoins, le ministère public soutint l'accusation au fond. Berthet demanda ensuite la parole, et lut un long récit d'un style naturel et élégant, où entrant dans de minutieux détails et s'excusant, sur le péril de sa position, il s'efforçait de dépeindre madame M.... comme la corruptrice de sa jeunesse. Il raconta par quelle suite de causes et d'insinuations elle aurait perdu son innocence et trop instruit son ignorante simplicité. De ce récit pénible pour ceux qui s'intéressaient à Berthet, et lu avec une extrême froideur, résulta la preuve que s'il fallait admettre la jalousie de l'amour comme une des causes impulsives du crime, il existait, dans l'âme de l'accusé, un second mobile et non moins puissant, un orgueil ambitieux et égoïste, déçu dans ses espérances. Le défenseur de l'accusé, Me Massonnet, s'attacha à montrer Berthet, dominé par sa fatale passion, et soutint que son crime avait été commis sans une véritable volonté. Le ministère public improvisa une vigoureuse réplique, dans laquelle il parcourut de nouveau toutes les parties de la cause. «Berthet, dit-il, vient de nous dévoiler lui-même toute la turpitude de son âme. Non, il n'éprouvait pas d'amour, quand il frappa madame M.... d'un coup meurtrier: ne profanons pas le nom d'une passion qui peut être honnête. Sent-il l'amour, celui qui diffame l'objet qu'il prétend aimer? celui qui, bassement méchant, va porter la discorde dans un ménage bien uni, exciter le désespoir dans l'âme de l'époux qu'il a indignement outragé, et goûter un infernal plaisir à retourner le poignard dans sa plaie; celui qui, dans son maladroit système de défense, ose dérouler publiquement un tissu des plus odieuses infamies contre sa bienfaitrice? «Berthet, au moment suprême, lorsqu'il se trouve exposé à être traduit devant le souverain juge, qu'il avait invoqué naguère, se défend par les plus noires calomnies, que tout dément. Votre raison, MM. les jurés, vous a dit que madame M.... est demeurée pure; elle s'est refusée surtout à croire qu'il fût possible que le délire d'une passion adultère aveuglât au point de prendre Dieu à témoin de sermens criminels, d'attester l'image du Dieu qui consacra la sainteté du mariage. Mais Berthet voudrait entraîner dans sa ruine l'honneur d'une femme qu'il aimait, et dont il dit avoir été aimé. Il voudrait léguer la honte et le désespoir à deux époux, dont la seule faute fut de mal placer leurs bienfaits: mais l'infamie dont il cherche à couvrir une famille respectable retombe tout entière sur sa tête pour l'accabler. «Allons plus avant, messieurs les jurés; sondons les derniers replis de cette âme perverse: qu'y découvrons-nous? L'ambition déçue, l'amour-propre d'un homme envieux, qui s'irritait de voir madame M.... favoriser Jacquin plus que lui. Pourquoi donc, s'il était tourmenté par la jalousie de l'amour, pourquoi ne choisissait-il pas son rival pour lui faire porter le poids de sa vengeance? Mais non; c'est à madame M.... seule qu'il s'adresse; il lui demande la vie ou une place! C'est le couteau sur la poitrine qu'il exige des services! Berthet, détrompé de ses rêves ambitieux, convaincu trop tard qu'il ne peut atteindre le but que son orgueil s'était proposé, Berthet désespéré veut périr: mais en mourant, sa rage veut entraîner une victime dans la tombe qu'il creuse pour lui-même!...» Berthet fut déclaré coupable de meurtre volontaire avec préméditation. L'accusé entendit le fatal arrêt, sans montrer la plus légère marque d'émotion. Le lendemain, ce malheureux fit appeler le président de la Cour, et rétracta tout le système de diffamation où le soin de sa défense l'avait entraîné. Il rendit hommage à l'honneur de sa victime, et déclara que la jalousie qui le dévorait avait pu seule le porter à supposer qu'elle fût coupable. La sentence de Berthet fut exécutée le 23 février 1828, à onze heures du matin sur la place d'armes de Grenoble; son pourvoi avait été rejeté par la Cour suprême. Comme on voyait dans le condamné, moins un assassin ordinaire, qu'un jeune homme victime de ses passions, entraîné à sa ruine par un funeste concours de circonstances, on avait cru que le recours en grâce formé en faveur de Berthet, aurait été suivi d'une commutation de peine. Mais les démarches faites à ce sujet avaient été infructueuses. Aussi Berthet disait-il, la veille de sa mort, à l'une des dames de prison qui l'assistaient: _J'ai le pressentiment que demain sera mon dernier jour._ On ne put lui répondre que par le silence; on savait que le recours en grâce venait d'être rejeté. Berthet reçut avec piété toutes les consolations de la religion; arrivé au pied de l'échafaud, il envisagea sans crainte le terrible appareil, fléchit un moment le genou pour prier et livra sa tête à l'exécuteur. Au moment même où la Cour d'assises de l'Isère prononçait la condamnation du séminariste Berthet, celle des Pyrénées-Orientales (Perpignan) condamnait aux travaux forcés à perpétuité un autre séminariste nommé Baptiste Marty, prévenu d'avoir, de complicité avec son père, son frère et un quatrième individu, commis un homicide volontaire sur la personne d'un créancier de sa famille. FIN DU SEPTIÈME VOLUME. TABLE DU SEPTIÈME VOLUME. /* Page Le curé Étienne Pacot, injustement condamné à mort. 1 Complication de scélératesses. 32 Jean Heinrich, parricide. 39 L'épicier Duteil et Delphine Carnet. 45 Louvel, assassin du duc de Berry. 50 Assassinat de Neyrat. 75 Catherine Caman et ses complices. 83 Les deux fils parricides. 86 Lelièvre, dit Chevallier. 89 Peyrache, faux témoin; Rispal et Galland, ses victimes. 123 Trait de férocité d'un forçat. 142 Jeune fille assassiné par son corrupteur. 145 Le curé Mingrat. 148 Castaing. 182 Assassinat de la mère Jérôme. 229 Henri Feldtmann, ou père incestueux et assassin de sa fille. 234 Assassinat de madame veuve Aillet et de la fille Goussard, sa domestique, à Chartres. 242 Antoine Léger, ou l'anthropophage des environs de Versailles. 268 Veillère, ou la passion du jeu. 283 Effrayante série d'atrocités. 286 Papavoine, ou le meurtre du bois de Vincennes. 292 La veuve Boursier. 323 Le forçat Sureau. 345 Pierre Barrié, parricide. 349 André Blum, accusé de faux et d'empoisonnement. 359 Assassins de grand chemin. 369 Bancelin, meurtrier de son épouse. 377 Le couple assassin. 387 Henriette Cornier. 396 Horrible assassinat et suicide. 403 Derniers momens d'un scélérat condamné à mort. 409 Asselineau, ou les suites funestes de la passion du jeu. 414 Famille de parricides. 434 Compte, meurtrier de sa femme et de son enfant. 440 Castanier, ou les résultats criminels de l'exaltation religieuse. 444 Accusation d'assassinat résultant d'un suicide. 452 Joseph Mauri. 459 Meurtre commis dans une église par un jeune séminariste. 464 FIN DE LA TABLE DU SEPTIÈME VOLUME. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Chronique du crime et de l'innocence, t. 7 of 8" *** Copyright 2023 LibraryBlog. 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