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Title: Correspondance - Lettres de jeunesse
Author: Zola, Émile
Language: French
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                            CORRESPONDANCE

                        --LETTRES DE JEUNESSE--


                   *       *       *       *       *


                              EMILE ZOLA

                            CORRESPONDANCE

                        --LETTRES DE JEUNESSE--


                                 PARIS

                       BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

                       EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

                        11, RUE DE GRENELLE, 11


                                 1907

                         Tous droits réservés.


                   *       *       *       *       *


                           AVIS DE L'ÉDITEUR


La _Correspondance_ d'ÉMILE ZOLA sera publiée en trois parties
distinctes:

La première qui fait l'objet de ce volume comprend les lettres de
jeunesse, celles que l'écrivain, alors à ses débuts, écrivait à trois
de ses amis et condisciples;

Les lettres touchant à des questions littéraires ou artistiques et
adressées pour la plupart à des confrères formeront la matière de la
deuxième partie;

La troisième comprendra la correspondance relative à l'Affaire Dreyfus,
et notamment des lettres écrites par ÉMILE ZOLA pendant son exil en
Angleterre.


E. F.


                   *       *       *       *       *



                                 TABLE

                           Lettres à Baille

                           Lettres à Cézanne

                         Lettres à Marius Roux



                   *       *       *       *       *



                            CORRESPONDANCE

                        --LETTRES DE JEUNESSE--



                   *       *       *       *       *



                           LETTRES A BAILLE



                                   I


                                              Paris, 14 janvier 1859.

    Mon cher Baille,


Je ne te ferai aucun reproche, cela est de fort mauvais ton et n'avance
à rien. Tu t'accuseras toi-même, en pensant que nous sommes au 14
janvier et que tu ne m'as pas encore écrit, malgré ta promesse. Tu ne
me feras jamais croire que le travail t'absorbe à ce point; j'ai de
sérieuses inquiétudes sur ta santé et sur ton intelligence; rien ne
donne plus de maux de tête, rien n'abrutit comme un travail prolongé,
et tu me sembles t'en donner à cœur joie.

Cézanne, qui n'est pas aussi paresseux que toi--je devrais dire aussi
travailleur,--m'a écrit une bien longue lettre. Jamais je ne l'ai vu
si poète, jamais je ne l'ai vu si amoureux; si bien que loin de le
détourner de cet amour platonique, je l'ai engagé à persévérer. Il m'a
dit qu'à Noël tu avais tâché de le ramener au réalisme en amour. Jadis,
j'étais de cet avis, mais je crois maintenant que c'est un projet
indigne de notre jeunesse, indigne de l'amitié que nous lui portons. Je
lui ai répondu longuement, lui conseillant d'aimer toujours, et le lui
persuadant par des raisons que je ne puis te dire ici. Si par hasard
tu t'étais fait l'apôtre du réalisme, si le conseil que tu as donné à
Cézanne n'était pas dicté par ton amitié pour lui, si tu désespérais
toi aussi de l'amour, je t'engage à lire ma réponse à Cézanne quand
tu le pourras, et je souhaite que cette lecture puisse rajeunir ton
cœur noyé dans l'algèbre et la mécanique. Je vais même te transcrire
quelques lignes que je pense adresser à Cézanne prochainement. C'est à
lui que je parle, mais cela te convient aussi; voici ces lignes:

 «Dans une de tes dernières lettres, je trouve cette phrase: «L'amour
 de Michelet, l'amour pur, noble, peut exister, mais il est bien rare,
 avoue-le». Pas si rare que tu pourrais le croire, et c'est un point
 sur lequel j'ai oublié de te parler dans ma dernière lettre. Il était
 un temps où, moi aussi, je disais cela, où je raillais, lorsque l'on
 me parlait de pureté et de fidélité, et ce temps-là n'est pas bien
 ancien. Mais j'ai réfléchi, et j'ai cru découvrir que notre siècle
 n'est pas aussi matériel qu'il veut le paraître. Nous faisons comme
 ces échappés de collège qui se disputent entre eux pour savoir celui
 qui aura commis le plus grand méfait; nous nous racontons nos bonnes
 fortunes avec le plus d'égoïsme possible et nous nous noircissons à
 qui mieux mieux. Nous semblons faire fi des choses saintes; mais, si
 nous jouons ainsi avec les vases de l'autel, si nous nous appliquons
 à démontrer à tous que nous ne valons rien, je crois que c'est plutôt
 par amour-propre que par méchanceté innée. Les jeunes gens surtout ont
 cet amour-propre, et comme l'amour est, si j'ose parler ainsi, une des
 plus belles qualités de la jeunesse, ils s'empressent de dire qu'ils
 n'aiment pas, qu'ils se traînent dans la fange du vice. Tu as passé
 par là et tu dois le savoir. Celui qui avouerait un amour platonique
 au collège--c'est-à-dire une chose sainte et poétique--n'y serait-il
 pas traité de fou? Mais, je le répète, l'amour-propre joue là dedans
 un grand rôle; de même qu'en religion un jeune homme n'avoue jamais
 qu'il prie, en fait d'amour un jeune homme n'avoue jamais qu'il aime.
 Crois que la nature ne perd pourtant jamais ses droits; au temps
 des chevaliers, la mode était d'avouer son amour et on l'avouait;
 maintenant la mode a changé, mais l'homme est toujours l'homme, il
 ne peut se dispenser d'aimer. Je gagerais bien que l'on trouverait
 l'amour au fond du cœur de ceux qui veulent passer pour les plus
 grands scélérats: chacun a son heure, chacun doit y passer. Maintenant
 il est vrai qu'il y a des amants plus ou moins poètes, plus ou moins
 exaltés. Chacun aime à sa manière, et il serait absurde à toi,
 l'amant des fleurs et des rayons, de dire que l'on ne peut aimer sans
 faire des vers et sans aller se promener au clair de lune. Le berger
 grossier peut aimer sa bergère; l'amour est chose bien élevée, bien
 sublime, mais il entre dans chaque âme, même la moins cultivée, en s'y
 modifiant selon l'éducation. Pour revenir, c'est donc à l'orgueil, un
 bien sot orgueil, qu'il faut s'en prendre, suivant moi; c'est à la
 société, aux hommes réunis et non à l'homme en particulier. L'homme
 ne peut se passer d'aimer, ne serait-ce qu'une fleur, qu'un animal;
 pourquoi donc alors ne voulez-vous pas qu'il aime la femme? Je sais
 bien que la cause que je plaide ici est bien épineuse; nous sommes
 enfants du siècle et l'on a eu soin de nous donner des idées arrêtées
 sur ce sujet. On nous a tant fait d'aimables plaisanteries sur la
 femme et sur l'amour que nous ne croyons plus à tout cela. Mais, si
 tu y réfléchis bien, si tu consultes bien ton cœur, tu seras forcé
 de convenir, en considérant que tu n'es pas d'une autre pâte que les
 autres hommes, qu'il est faux d'avouer que l'amour est mort, que notre
 temps n'est que matérialisme. Une tâche grande et belle, une tâche que
 Michelet a entreprise, une tâche que j'ose parfois envisager, est de
 faire revenir l'homme à la femme. On finirait peut-être par lui ouvrir
 les yeux; la vie est courte, ce serait un moyen de l'embellir; le
 monde est dans la voie du progrès, ce serait un moyen d'arriver plus
 vite. Et ne va pas croire que ce soit le poète qui parle. Qu'importe
 même l'exagération. Michelet fait un dieu de la femme dont l'homme
 est l'humble adorateur. Aux grands maux, il faut les grands remèdes,
 si l'on exécutait la moitié de ce qu'il demande, le monde à mon avis,
 irait parfaitement.»

                   *       *       *       *       *

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.


    Ton ami dévoué,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  II


                                              Paris, 23 janvier 1859.

    Mon cher ami,


Je t'annonçais dans ma dernière lettre mon intention d'entrer au plus
tôt comme employé dans une administration; c'était une résolution
désespérée, absurde. Mon avenir était brisé, j'étais destiné à pourrir
sur la paille d'une chaise, à m'abrutir, à rester dans l'ornière.
J'entrevoyais vaguement ces tristes conséquences, et j'avais ce frisson
instinctif qui vous prend lorsque l'on va se plonger dans l'eau froide.
Heureusement que l'on m'a retenu sur le bord de l'abîme; mes yeux se
sont ouverts, et j'ai reculé d'épouvante en sondant la profondeur du
gouffre, en voyant la fange et les roches qui m'attendaient au fond.
Arrière cette vie de bureau! arrière cet égout! me suis-je écrié,
puis j'ai regardé de tous côtés, demandant un conseil à grands cris.
L'écho m'a seul répondu, cet écho railleur qui répète vos paroles, qui
vous renvoie vos questions sans les satisfaire comme pour vous faire
entendre que l'homme ne doit compter que sur lui. J'ai donc placé
ma tête entre mes mains, et je me suis mis à réfléchir, à réfléchir
sérieusement. «La vie est une lutte, me suis-je dit, acceptons la
lutte et ne reculons pas devant la fatigue, ni devant les ennuis.» Je
puis passer mon examen du baccalauréat ès sciences, me faire recevoir
à l'École Centrale, devenir ingénieur. «Ne fais pas cela, m'a crié
une voix dans l'espace; la tourterelle ne niche pas avec l'épervier,
le papillon ne butine pas sur les orties. Pour que le travail ait de
bons résultats, il faut que le travail plaise: pour faire un tableau,
il faut d'abord des couleurs. Ton horizon, au lieu de s'élargir, se
rétrécit; tu n'es pas plus né pour faire des sciences que tu n'es né
pour être employé. Toujours ton esprit quittera l'algèbre pour aller
voltiger ailleurs; ne fais pas cela, ne fais pas cela!» Et comme je
demandais avec angoisse quel chemin je devais choisir... «Écoute, a
repris la voix, mon avis va te paraître absurde, insensé: tu vas dire
que tu reculerais au lieu d'avancer. Dans ce monde, mon enfant, il est
des idoles auxquelles chacun sacrifie, il est des degrés que chacun
monte en se fatiguant parfois bien inutilement. Crie à haute voix
que tu es littérateur, on te demandera ton diplôme de bachelier ès
lettres. Sans diplômes, point de salut; ce sont les portes de toutes
les professions, on n'avance dans la vie qu'à coups de diplômes. Si
vous êtes un sot portant cet engin formidable, vous avez de l'esprit;
si vous êtes un homme de talent et que la Faculté ne vous ait pas donné
un certificat de votre intelligence, vous êtes un sot. A l'œuvre,
à l'œuvre, mon cher enfant! Recommençons nos études: _rosa_, la
rose, _rosæ_, de la rose, etc. A l'assaut du précieux talisman! à la
rescousse, Virgile et Cicéron! ce n'est qu'un an, six mois, peut-être
d'un travail acharné; puis, un Homère et un Tite Live à la main,
debout sur la brèche, entouré de versions et de thèmes domptés, tu
pourras crier glorieux et en agitant le bienheureux parchemin: «Je suis
littérateur, je suis littérateur!»

Et la voix de l'air se tut, en poussant un dernier cri de guerre.

Mon cher Baille, je quitte le ton épique, et je te répète en prose
prosaïque que je vais faire _mes lettres_, une fois que je tiendrai mon
diplôme, je veux faire mon droit: c'est une carrière (puisque carrière
il y a) qui sympathise beaucoup avec mes idées. Je suis donc décidé à
me faire avocat; tu peux être assuré que l'oreille de l'écrivain se
montrera sous la toge. Or, j'en voulais venir à ceci: à te demander, à
toi, qui as fait tes études littéraires tout seul, dans quelle mesure
dois-je apprendre le grec et le latin, en un mot, le strict nécessaire
pour passer mon examen. Ainsi par exemple, dois-je faire des vers
latins, des thèmes grecs, etc.? Je travaillerai chez moi (ne ris pas,
je veux travailler), et je ne prendrai qu'un maître répétiteur pour
corriger mes devoirs. Tu vois donc parfaitement ma position et tu peux
me tracer en quelques mots ce que j'aurai à faire; j'attends ta réponse
avec impatience, quitte un instant ton livre, dis-moi ce que tu as
fait toi-même de latin et de grec, et je t'en aimerai mieux.--Quant à
mon baccalauréat ès sciences, je ne l'abandonne pas; dès que je serai
reçu pour les lettres, je pense bien me livrer au second combat à la
Sorbonne.

Tu m'approuveras, j'en suis certain. Il n'est qu'un moyen d'arriver, et
je l'ai toujours dit, c'est le travail. Le ciel m'a envoyé mon bon ange
pour me réveiller et je ne me rendormirai pas. C'est une tâche pénible,
mais je dis adieu pour quelque temps à mes beaux rêves dorés, certain
de les voir accourir en foule lorsque ma voix les rappellera dans une
époque meilleure.

Je te souhaite un carnaval plus gai que le mien, qui sera, je le
présume, des plus paisibles. Je me porte bien, ma pipe se culotte;
je te souhaite une santé et une _bouffarde_ qui jouissent des mêmes
avantages.

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.


    Ton studieux ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  III


                                           Paris, le 3 décembre 1859.

    Mon cher Baille,


Je suis depuis huit jours à Paris; huit jours pendant lesquels, je ne
sais pourquoi, j'ai été pris d'une grande mélancolie. Certes, ce n'est
ni Aix, ni l'_Aérienne_ que je regrette; j'ai si peu d'amis en Provence
que je finirai par la détester. Je crois que c'est l'avenir qui me
tourmente; j'ai vingt ans et je n'ai pas de profession. Bien plus, si
par hasard il me fallait gagner ma vie, je m'en sens fort peu capable.
J'ai rêvé jusqu'à présent, j'ai marché et je marche encore sur un sable
mouvant: qui sait si je ne m'y enfoncerai pas? Tout cela n'est pas fait
pour vous rendre gai.

J'ai appris des détails sur l'affaire de De Julienne et Abel. Il paraît
que ces messieurs ne parlaient rien moins que d'un duel. Les témoins du
_blond_ étaient Seymard et _Antic_ (voilà un nom que je dois écorcher)
et ceux du _brun_ étaient Ronchon et Paul Rigaud. Ils se sont réunis
tous les quatre chez Seymard, et là, après un long débat, on a fait
comparaître les parties adverses. Le blond accusait le brun de félonie;
le brun se fondait sur le droit du premier occupant; après avoir dûment
constaté qu'ils avaient tort tous les deux, les témoins ont érigé
une réconciliation, ce que mes deux chevaliers ont accepté avec un
empressement tout à fait belliqueux.

    Et qu'en sort-il souvent?
          Du vent.

Je me suis demandé qui pouvait pousser Abel à tout ce tintamarre, et
il m'a semblé que c'était un ricochet de ton coup de canne sur le
chapeau de Marguery. Nul doute pour moi qu'il n'ait été le conseiller
du guerrier Abel dans cette affaire-là, et qu'il n'ait fait du courage
à l'abri d'un autre. Tout cela est triste, comme dit Hamlet: nous
avons été bien enfants au commencement de l'aventure et la fin en a
été encore plus enfantine.--J'ai commencé le feuilleton sur ce sujet,
mais je suis si abattu et la matière en est tellement peu morale et peu
digne, qu'il n'est pas près d'être fini.

Je t'ai promis de te dire les nouvelles littéraires de Paris. Alexandre
Dumas fils vient de faire représenter un drame intitulé: _le Père
prodigue_. J'irai au premier jour voir ce que c'est. De plus, Michelet
vient de faire paraître un volume: _la Femme_. Ce doit être un pendant
à _l'Amour_, que tu n'as sans doute pas lu, et que je te conseille
de lire.--J'ai acheté les œuvres d'Hégésippe Moreau, et voici mon
sentiment sur cet auteur. Il y a deux hommes en lui: l'un doux, timide,
d'une âme exquise et d'une délicatesse de sentiment peu commune; on
le trouve tel dans les contes en prose, et dans quelques pièces de
vers telles que: _Un quart d'heure de dévotion, Élégie à la Voulzie,
Romance de la Fermière_. L'autre Hégésippe Moreau est un homme aigri
par le malheur et l'indifférence; il crie après les riches, il se vante
d'être un cynique, il se jette à corps perdu dans la politique: c'est
un satirique moins cru que Barbier, mais aussi bien plus emporté que
Boileau. Quant à ses chansons, les unes sont politiques, les autres
badines, pleines d'espièglerie et quelquefois même de polissonnerie. Je
t'en envoie une de ces dernières, qui m'a paru charmante comme toutes
les autres, d'ailleurs. Comme dit Sainte-Beuve à qui j'emprunte cette
appréciation littéraire. Moreau était un grand poète, mais il n'avait
pas eu le temps de se débarrasser de l'imitation et il est mort au
moment où il allait devenir véritablement original.

Puisque nous en sommes aux hommes de génie, je te dirai sous le
sceau du secret, que _Marguery!_ est devenu un des rédacteurs de
_la Provence_. Il y prend ses ébats sous le pseudonyme de Ludovico.
Prochainement paraîtra de lui un grand roman intitulé: _Roman et
Réalité_. Hélas! hélas! il me l'a lu, et je m'abstiens de le juger,
il y prouve tout le contraire de ce qu'il veut prouver. Hélas! hélas!
habitants d'Aix, prenez garde que _la Provence_ ne tombe sous les
yeux de vos femmes; un Marguery doublé d'un Marguery ne peut produire
que des monstres capables de faire avorter les quatre-vingt-six
départements.

Réponds-moi quand tu en auras le temps. Pour moi, je t'écrirai souvent,
soit pour me distraire, soit pour te dire les nouvelles.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                           E. ZOLA.



                                  IV


                                                    29 décembre 1859.

    Mon cher Baille,


Je t'écris à Aix, pensant que tu seras allé passer tes vacances de Noël
dans ta chère patrie.

Je ne me plains pas de ton long silence: je sais que tu travailles
comme un malheureux. Seulement ne m'oublie pas tout à fait.

J'ai fort peu de choses à te dire. Je ne sors presque pas et je vis
dans Paris comme si j'étais à la campagne. Je suis dans une chambre
retirée, je n'entends pas le bruit des voitures et, si je n'apercevais
dans le lointain la flèche du Val-de-Grâce, je pourrais me croire
encore à Aix. Nous avons eu ici un froid excessif, quelque chose comme
15°. Une malheureuse fauvette est venue tomber sur la neige, devant
ma porte. Je l'ai prise et je l'ai portée devant le feu; la pauvrette
a ouvert un instant les yeux, je l'ai sentie palpiter dans mes mains,
puis elle est morte. J'en ai presque pleuré; toi qui m'appelais l'ami
des bêtes, tu comprendras peut-être cela.

Je ne vois personne et les soirées me paraissent bien longues. Je fume
beaucoup, je lis beaucoup et j'écris fort peu. J'ai cependant achevé
_les Grisettes de Provence_; j'ai ressenti comme un certain plaisir en
racontant ces folies. Mais je suis loin d'être content de mon œuvre:
la matière était excessivement pénible; les événements couraient les
uns après les autres, il n'y avait pas de nœud, pas de dénouement.
De plus, cela manquait de dignité et de moralité; nos rôles étaient
aussi bien loin d'être des rôles de héros de roman. Je me suis donc
contenté de dire les faits tels qu'ils se sont passés, faisant le plus
court possible, retranchant certains détails inutiles et n'altérant
pas la vérité que pour les événements tout à fait insignifiants. J'ai
composé ainsi une espèce de nouvelle d'un intérêt médiocre pour les
indifférents; tu comprends qu'il ne sera pas facile de placer cela,
mais cependant je ne désespère pas. Je vais m'en occuper et, dès que
cela paraîtra, je t'en préviendrai.

Tu vas voir Cézanne ces jours-ci. Je ne souhaite qu'une chose,
c'est que vous puissiez oublier un instant ensemble le temps si
long quelquefois à s'écouler. Si tu vois l'Aérienne, souris-lui de
ma part. Tu vas sans doute te mêler un peu à la jeunesse dorée--De
Julienne, Seymard, Marguery, etc. S'ils te racontent quelques nouveaux
événements, je te prie de me les narrer à ton loisir. Tu as sans doute
appris que Marguery est un des rédacteurs de _la Provence_; je l'engage
à lire son dernier feuilleton où il plaide en faveur du réalisme, où il
rend l'amour ridicule et fait triompher la coquetterie: tu me diras ton
avis sur ce petit roman qui d'ailleurs a certains mérites.

Puisque nous parlons feuilleton, je te dirai que j'en ai envoyé un à
_la Provence_. C'est un conte de fée: _La Fée Amoureuse_[1]. C'est
un long rêve poétique, une ronde joyeuse que j'ai vu passer dans mon
foyer. Mais les quelques lignes qui vont paraître ne sont en quelque
sorte qu'un canevas. Je veux parler plus longuement de ma belle
Sylphide, je veux en faire une véritable création. Je vais entreprendre
un volume de nouvelles, et ce conte qui n'occupe maintenant que
quelques colonnes, occupera la moitié du livre. Je changerai tous les
personnages, excepté la fée; je démontrerai qu'il est un dieu pour les
amants, et que ni l'enfer, ni les hommes, ni les prêtres avec leur
mauvaise doctrine, ne peuvent détruire un amour pur. Tu ne comprendras
bien ce que je veux dire que lorsque tu auras lu mon conte; si je le
fais paraître, c'est que, voulant en changer complètement la forme
dans celui que je veux faire prochainement, je ne suis pas fâché de le
faire connaître tel qu'il s'est d'abord présenté à mon esprit. Je te
serais reconnaissant, quand tu l'auras lu, si tu m'indiquais dans une
courte appréciation ce qui te semble bon, et ce qui te semble mauvais:
je conserverai alors ce qui serait à conserver.--Peut-être a-t-il paru
jeudi dernier.

Je t'ai déjà dit que je ne me plaignais pas de ton long silence.
Cependant voici un mois que je t'ai écrit et je n'ai pas encore reçu
de réponse; tu as beau avoir du travail, cela ne saurait t'empêcher de
m'écrire. Si tu étais un enfant, s'il te fallait des heures pour écrire
une lettre, je comprendrais cela. Mais dans un quart d'heure tu peux me
contenter, tu vois donc que tu es un peu coupable.

Tu m'as bien promis de venir l'année prochaine à Paris, et je compte
sur toi; je te verrais au moins deux fois par semaine et cela me
distraira un peu. Si ce diable de Cézanne pouvait venir, nous
prendrions une petite chambre à deux et nous mènerions une vie de
bohèmes. Au moins nous aurions passé notre jeunesse, tandis que nous
croupissons l'un et l'autre. Dis-lui (à Cézanne) que je lui répondrai
un de ces jours.

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.


                                                    Ton ami dévoué,

  ÉMILE ZOLA.



                                   V


                                           Paris, le 14 février 1860.

    Mon cher ami,


Et d'abord quelques mots sur ta réponse à mes idées sur _l'Amour_.

Tu t'écries dans un beau mouvement: «Arrière les pensées charnelles!»
Prends garde; ne va pas jouer le personnage d'Armande dans _les Femmes
savantes:_

    Ne concevez-vous point ce que, dès qu'on l'entend,
    Un tel mot à l'esprit offre de dégoûtant,
    De quelle étrange image on est par lui blessée,
    Sur quelle sale vue il traîne la pensée?

Elle ne veut pas entendre parler de mariage; la chair est une chose
immonde, l'esprit seul peut lui plaire; elle est parfaitement ridicule.
Dans un sentiment tel que l'amour, où l'âme et le corps sont si
intimement liés, on ne peut, sous peine de sottise, écarter ni l'un
ni l'autre. Qui écarte l'âme est une brute, qui écarte le corps est
un exalté, un poète que le caillou du chemin attend. Ceci étant posé,
voyons si la société est bien comme tu me la dépeins. Je t'avouerai
qu'au premier coup d'œil, elle paraît telle; mais ce que tu n'as pas
voulu comprendre et ce que pourtant je tendais à te démontrer, c'est
qu'au fond du cœur de chacun tu trouveras l'amour; c'est que même le
plus dépravé a son heure d'aimer véritablement. En un mot, la plante a
perdu ses feuilles les plus vertes, ses rameaux les plus robustes; tout
ce qui était hors du sol, visible à l'œil, est mort, mais la racine est
encore puissante et tôt ou tard on verra de nouvelles tiges s'élever,
vigoureuse végétation. Oui, ce n'est que la surface qui est ainsi
impure; oui, les germes de l'amour sont et seront toujours dans le cœur
de l'homme. Que demandes-tu de plus? pourquoi pleurer et désespérer?
Si le médecin que l'on appelle auprès d'un malade se mettait à
sangloter, le guérirait-il? Qu'il gémisse, s'il le trouve mort; mais,
s'il remarque en lui une étincelle de vie, qu'il garde son sang-froid
et agisse au plus vite. Eh bien! l'amour chez l'homme est malade et
non pas mort; chaque homme doit être pour soi un véritable médecin,
et même pour les autres, s'il en a la volonté et le courage. Et sache
bien que ce rôle te consolera; voyant la maladie de près, on ne la
grandit plus, ayant trouvé un remède, on pense à la guérison et l'on
se console. Mais pour Dieu! n'allez pas crier sur les toits que tout
est perdu, que le monde n'est plus qu'un bourbier, où restent tous les
jeunes cœurs. Pour ta propre tranquillité, je te conseille d'examiner,
sans parti pris, l'état présent et ce que pourra être l'avenir. Notre
siècle n'est pas plus mauvais qu'un autre, ce qui prouve qu'il n'y en a
pas eu de bon et que le futur nous en garde sans doute. Mais revenons:
puisque j'ai parlé de maladie, il faut bien que je précise et que je
parle de remède. La maladie, à mon avis, dépend surtout de ceci: les
jeunes gens mènent une vie polygamique. Je disais tantôt que, dans
l'amour, le corps et l'âme sont intimement liés, le véritable amour
ne peut exister sans ce mélange. C'est en vain que tu veux aimer avec
l'esprit, il viendra un moment où tu aimeras avec le corps, et cela
est juste, naturel. Or, la vie polygamique exclut entièrement l'amour
avec l'âme, par conséquent l'amour. On ne possède pas une âme comme on
possède un corps: la prostituée te vend son corps et non pas son âme,
la jeune fille qui te cède le second jour ne peut t'aimer avec l'âme.
Il faudrait pour cela qu'elle te connût depuis longtemps, qu'elle ait
été frappée par une de tes bonnes qualités, et dès ce jour, je t'en
réponds, elle t'aimera de tout son corps, de toute son âme. Tu vois que
la vie polygamique ne peut s'accommoder avec l'amour: ce n'est pas en
voltigeant de femmes en femmes, comme on le fait à cette époque, qu'on
peut avoir le temps de se faire connaître et de se connaître soi-même.
Les couples heureux sont rares: c'est vrai. Mais c'est alors que les
époux n'ont connu l'amour qu'à sa surface; ils sont encore étrangers
de cœur, et, s'ils le restent, ils seront toujours malheureux. Mais
mettez ensemble un jeune homme et une jeune fille, les premiers venus.
Ils sont beaux, ils s'aiment avec le corps; ce n'est pas encore
l'amour. Bientôt ils découvrent réciproquement leurs qualités (et qui
n'en a pas) et pour peu que les caractères ne soient pas opposés, pour
peu qu'ils n'aient pas de gros défauts, ils s'aiment avec l'âme; ils
s'aiment véritablement, entièrement. Comprendre celle que l'on aime et
s'en faire comprendre, voilà le grand point; voilà pourquoi il faudrait
s'attacher à une femme et non pas à toutes, l'étudier et s'en faire
étudier, passer des années s'il le fallait pour arriver à ce bonheur
qui, dis-tu, est si rare. A qui la faute si tu n'es pas heureux? à toi,
qui connais la maladie, son remède, et qui ne veux pas guérir.--Ce
n'est pas l'amour qui est rare, c'est le bon sens et la raison. Les
eaux du ciel s'écoulaient, inutiles; mon père construisit un barrage,
et maintenant toutes ces gouttes perdues se rassemblent et forment
un lac qui féconde les prairies. Nous éparpillons notre amour: nous
en jetons un lambeau à la première sultane de nos ignobles sérails,
lorsque nous pourrions l'amasser et le verser dans un seul cœur où
il germerait et produirait de beaux fruits. Et des hommes comme des
femmes.--Je le répète encore, l'amour n'est pas rare; ce qui est rare,
c'est la raison.

Tu m'écrivis jadis une lettre de sanglots où tu criais, désespéré:
«J'ai perdu mon Eurydice, j'ai perdu mon idéal!»,--je me souviens même
t'avoir adressé à ce sujet de bien méchants vers.--Je ne m'étonne plus
de ces pleurs, en lisant ce que tu penses de la société. A la ville, tu
ne vois que débauche, à la campagne qu'abrutissement. Partout le sexe,
me dis-tu, nulle part la femme. Ainsi, l'âme n'existe pas. Pleurez,
mes yeux, pleurez; j'ai senti le frisson dont parle Job courir sur mon
épiderme; la terre n'est qu'une vallée de douleur, qu'on m'enterre,
et n'en parlons plus... Et tu dis que c'est d'après tes observations
que tu parles, tu as vécu à la campagne, dis-tu, et tu avances des
certitudes. Permets-moi de te dire que tu te mens à toi-même; tu as
vu bien des jeunes filles, tu n'en as pas connu une seule. Tu as fait
comme le papillon qui va sur chaque fleur et qui, lorsqu'il voit leurs
corolles se faner, ne comprenant pas le divin mystère qui s'accomplit
dans leurs seins, s'enfuit et déclare qu'elles ne sont plus bonnes
à rien. Lis Michelet, il te dira bien mieux que moi ce que je ne
puis te dire ici; et, lorsque tu auras lu son livre consolateur,
tu ne pousseras plus de hauts cris et tu jugeras moins sévèrement,
moins injustement les femmes de ce temps-ci.--Deux mots encore, et
j'abandonne ce sujet: je n'ai jamais su quel était ton idéal, celui que
tu as perdu; mais maintenant je t'en connais un monstrueux, l'idéal
du vice. Tu as retourné la lorgnette, et cette fange, qui te semblait
si lointaine, à peine visible, se trouve tellement rapprochée, bien
plus près qu'elle ne l'est réellement, que tu en distingues les plus
effrayantes pourritures. Perds-toi dans la nue, mais ne descends pas
plus bas que la terre; le mieux serait encore d'y rester, sur cette
terre, et de ne pas exagérer, ni en bien, ni en mal.

Mais je me laisse emporter par mon sujet, et je ne vais plus pouvoir te
parler d'autre chose. C'est que la question demanderait des volumes,
et que je désirerais te dire tout à la fois. Il est possible que je
viole la logique à chaque pas; j'avoue humblement que je ne l'ai jamais
étudiée.

Tu m'annonces la mort de Toselli; je n'ai pas connu ce jeune homme,
et cependant cette nouvelle m'a affecté. Toutes les fois qu'une âme
jeune quitte le banquet avant la fin, je gémis, peut-être aurait-il été
grand, et bon pour ses semblables. Il ne connaîtra pas les douleurs
de la vie, mais il n'en connaîtra pas les joies. Maintenant, il sait
le grand mot, le mystère insondable, le mystère qui vous fait reculer
d'épouvante. Lorsque l'esprit pense à cela, les cheveux se dressent, et
l'on ne sait si l'on doit plaindre ou envier les morts.

Je te remercie des conseils que tu me donnes. Je suis plus indécis
que jamais. La vie se présente à moi avec son effrayante réalité, son
avenir inconnu. Personne pour me soutenir, ni femme, ni ami auprès
de moi. Et ce n'est pas ma faute, si je chancelle, si ma résolution
du jour efface celle de la veille. Qui me donnera un chemin droit,
sans trop d'épines, pour que mes pieds ne soient pas déchirés avant
d'arriver au but? Toi, tu marches, les yeux fixés sur un point, sans te
laisser distraire par la mouche qui passe; tu arriveras, j'en suis sûr.
Mais moi, avec mon caractère, avec ma paresse (nommons les choses par
leur nom)! mon intelligence se perd dans de vains rêves, et, lorsque
je me réveillerai, je me trouverai sans métier, sans fortune, sans
talent.--Un peu de courage, mon Dieu!

Tu me feras grand plaisir en me parlant de De Julienne et de
Baptistine. Je veux connaître les folies du cher Edgard et les faits et
gestes de la fillette. «Moi, je fais mon bas.»--O naïveté! où vas-tu te
nicher.

Je t'ai déjà dit que cette intrigue me répugnait; mais ne nous faisons
pas plus saints que nous ne le sommes. Nous sommes pleins de défauts
et, pour mon compte, je confesse une grande curiosité.

Tu m'écriras tout de suite après le carnaval. Ce sera ton carême,
puisque tu parais éprouver tant de fatigue à tenir une plume. Ne me
néglige pas, ou je me fâcherai; et si tu le peux, écris-moi plus
lisiblement, je te comprendrai et te répondrai mieux. Parle-moi d'Aix,
de mes rares amis, de toi surtout.

Je te répète que je me fâche tout rouge si tu ne m'écris pas. Je fais
double-six pour la binette de toi.


    Ton ami,

                                                           E. ZOLA.



                                  VI


                                              Paris, 20 février 1860.

    Mon cher ami,


Je t'ai écrit dernièrement une lettre qui a dû arriver à Marseille le
mercredi des Cendres, lettre qui s'est croisée avec la tienne. J'espère
que M. Maubert te l'a remise fidèlement; toutefois, je t'adresse
celle-ci chez le nouvel intermédiaire que tu me désignes, et, pour plus
de sûreté, je t'annonce de nouveau que j'ai changé de demeure, et que
tu dois m'écrire désormais: rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 21.

Je ne puis que te donner peu de temps, et je m'attacherai surtout,
d'abord à te convaincre que ma paresse est la seule cause de mon
silence, et ensuite à me blanchir de l'accusation de discrétion outrée.

Tu sembles croire que tes lettres m'ennuient, et que c'est pour cette
raison que je n'y réponds pas. Vraiment, c'est moi qui devrais me
fâcher d'une telle supposition. Lorsque je t'écrivais lettre sur
lettre, vers le printemps dernier, et que je recevais, tous les mois
à peine, dix lignes de réponse, t'ai-je jamais dit une aussi grosse
sottise? Depuis le jeudi de la Toussaint, je te le répète, un grand
changement s'est opéré en moi. J'étais bien paresseux auparavant, mais
paresseux, dirai-je, par rêverie, par sentiment artistique. Maintenant,
ce n'est plus cela; je suis bêtement paresseux comme tout le monde,
parce que le travail me fatigue, et que je lui préfère même l'ennui. Ce
n'est pas que je n'aie mon soleil et ma pluie, mes bons et mes mauvais
jours; mais, lorsque je suis gai, je ris et je cours, fuyant plume et
papier; lorsque je suis triste, je boude, je fais l'ours, je m'enfonce
en un coin, prenant plaisir à m'ennuyer et à ennuyer les autres. Ce
n'est pas alors que je songe à vous, mes amis, ou, si j'y songe, c'est
pour vous regretter, pour penser à nos parties qui peut-être, hélas!
ne se renouvelleront plus. De telle sorte que je remets une lettre
de jour en jour, ayant trop de choses à vous dire pour vous en dire
une seule, et reculant devant une de ces banalités que je vous sers
depuis trois ans. Voilà toute la raison de mon silence, et tu es fou
de douter de mon amitié pour le retard de mes sottes maximes, de mes
digressions plus ou moins puériles sur l'amour, sur l'idéal et la
réalité. Toutes ces écritures commencent à me fatiguer. Je remarque
de plus en plus que ma plume ne peut exprimer que bien imparfaitement
mes idées et mes sensations. Je lui en veux de cette imperfection, et
je la jette souvent avec colère. Je vous écris, et je trouve le moyen
de vous parler de tout, excepté de ce dont je voudrais vous parler.
Je désirerais vous ouvrir mon cœur, vous dire tout ce que j'y sens
tressaillir de grand et de noble, l'amitié, l'amour, le sentiment du
beau, et, par là même, augmenter votre estime à mon égard, et vous
attacher pour toujours à moi par les liens d'une étroite sympathie. Je
ne puis: la phrase cherchée glisse et, en son lieu, vient se placer
quelque sottise; tantôt c'est l'amour de la forme qui l'emporte et me
fait, pour une tournure aimée, omettre les mots partis du cœur; tantôt
c'est le paradoxe, l'affectation d'une gaieté que je ne ressens pas.
Alors, je maudis ce métier d'écrivassier; je me dis que ce qui est bon
pour la foule ne peut me contenter avec vous. Je repousse le papier, je
ne me soucie plus de vous écrire, et je pense qu'un long serrement de
main à votre arrivée en dira plus que toutes les belles choses que je
pourrais vous écrire jusque-là.

Quant à ma trop grande discrétion, elle n'est ni un faux orgueil, ni
un manque de confiance. Lorsque nous nous sommes rencontrés au début
de la vie et que, réunis par une force inconnue, nous nous sommes
pris la main, jurant de ne jamais nous séparer, aucun de nous ne
s'est enquis de la richesse ni de l'intérieur de ses nouveaux amis.
Ce que nous cherchions, c'était la richesse du cœur et de l'esprit,
c'était surtout cet avenir que notre jeunesse nous faisait entrevoir si
brillant. En un mot, nous nous connaissions mutuellement, et cela nous
suffisait. Puis, nous avons grandi et, ignorant toujours les besoins
matériels, nous avons continué comme par le passé à échanger nos âmes,
sans seulement penser que nous avions un corps. Enfin, aujourd'hui,
voilà que nous nous apercevons qu'en nous il y a deux êtres: l'un qui
est tout sentiment, l'autre, au contraire, qui n'est que matière; le
premier, notre ami, celui que nous connaissons depuis longtemps; le
second, qui n'a conscience de son être que d'hier, qui crie famine et
nous pousse au travail pour avoir du pain. Cette partie de moi-même,
qui était inconnue à mes amis, j'ai continué à la leur cacher plutôt
par habitude que par toute autre raison. D'ailleurs, je comprends
parfaitement ton désir de me connaître dans mon entier, et moi-même
j'aurai cette curiosité lorsque tu commenceras à vivre par toi-même ta
vie matérielle. Pour te mettre au courant de tout, je n'ai que deux
mots à dire: j'ai vingt ans, et je suis encore à la charge de ma mère,
qui peut à peine se suffire à elle-même. Je suis obligé de chercher
un travail pour manger, et ce travail, je ne l'ai pas encore trouvé,
seulement j'espère l'avoir bientôt. Telle est donc ma position: gagner
mon pain n'importe comment et, si je ne veux pas dire adieu à mes
rêves, m'occuper la nuit de mon avenir. La lutte sera longue, mais elle
ne m'effraye pas; je sens en moi quelque chose et, si en réalité ce
quelque chose existe, tôt ou tard il doit paraître au grand jour. Donc,
point de châteaux en Espagne; une logique serrée, manger avant tout,
puis voir ce qu'il y a en moi, peut-être beaucoup, peut-être rien, et
si je me suis trompé, continuer à manger avec mon emploi obscur et
passer comme tant d'autres, avec mes pleurs et mes rêves, sur cette
pauvre terre.

Il est une question délicate que je veux cependant approfondir. A
plusieurs reprises, et dans ta dernière lettre encore, tu sembles
mettre ta bourse à ma disposition. Pauvre bourse, sans doute! bourse
de lycéen servant à suffire à peine aux menus plaisirs! D'ailleurs, je
trouve le nécessaire chez ma mère, et si ce n'était que le superflu
est parfois une nécessité, je ne me plaindrais pas du manque d'argent.
N'importe! je te le répète, j'ai cru que tu m'offrais de l'argent, et
c'est ce qui me fait te répondre en toute franchise: si tu en as, non
de trop, mais de manière à partager, si tu peux le partager sans pour
cela pressurer tes parents, je l'accepte à titre de prêt.--Mon silence
là-dessus aurait pu te peiner, et j'ai craint, d'autre part, que
refuser après t'avoir fait connaître ma position ne te parût venir d'un
orgueil mal placé.

Ma vie présente est celle-ci: je loge dans un hôtel garni, le logement
qu'a pris ma mère étant trop petit. Là je m'ennuie beaucoup, je
travaille un peu; et je lis parfois Montaigne dont je goûte fort la
douce et tolérante philosophie.

Si tu tardes trop à m'écrire, je t'enverrai une nouvelle épître.
J'attends Cézanne et j'espère recouvrer un peu de ma gaieté d'autrefois
dès qu'il sera ici.

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.


    Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  VII


                                                 Paris, 17 mars 1860.

    Mon cher Baptistin,


Parfois je m'en veux de mon ennui de chaque jour. Je me traite
d'imbécile, et je me prouve que je me crée moi-même mes tristesses. Je
possède la meilleure des mères et, de plus, j'ai eu la bonne fortune
de rencontrer sur cette fange de discorde deux amis avec lesquels je
sympathise. Que d'autres s'estimeraient bienheureux avec la moitié
de ces biens! Que d'autres se renfermeraient dans ces pures amitiés,
sans chercher plus loin, sans former des désirs peut-être impossibles
à contenter! Ma part est donc une large part; et cependant je la
dédaigne, je la considère comme une chose due, comme accordée à chacun
ici-bas. Je me retrouve seul; ma mère, mes amis disparaissent presque
à mes yeux, et je pleure sur mon isolement, je me demande quel est le
but de tous ces ennuis, et je me demande la raison de mon existence.
J'accuse le ciel de nous avoir créés de telle façon que le corps cache
toujours l'âme; mon voisin vient, le miel à la bouche, me saluer et me
sourire, et moi je pense qu'il a le fiel au cœur; mon chien me caresse
et je crois voir ses dents prêtes à mordre; ma maîtresse m'embrasse
et me jure tendresse éternelle, je me demande si elle ne prépare pas
alors même quelque infidélité. Que te dirai-je? C'est là mon tourment
de chaque jour; il me semble que ma félicité serait parfaite si les
âmes des personnes qui me coudoient m'étaient découvertes. Lorsque ma
maîtresse est près de moi, je mets l'oreille à ses lèvres et j'écoute
son haleine, son haleine ne me dit rien, et je me désespère. Je pose
ma tête sur sa poitrine, j'entends palpiter son sein, j'entends les
sourds battements de son cœur, parfois je crois surprendre la clef
de ce langage, mais ce n'est que le limon qui s'agite, et je me
désespère. Voilà la véritable cause de mon isolement; dans la foule
qui m'entoure je ne vois pas une seule âme, mais seulement des prisons
d'argile; et mon âme désespère de son immense solitude, s'attriste
de plus en plus. Que de fois j'ai maudit le ciel de nous avoir faits
ainsi, d'avoir permis le mensonge éternel en cachant l'être sous le
paraître. Que m'importe la beauté du vase, si le parfum qu'il contient
est nauséabond; et comment m'assurer de son odeur suave? J'adore
religieusement la forme, la beauté pour moi est tout. Mais que l'on
ne confonde pas; cet amour des lignes n'est qu'un amour d'artiste; un
tableau, une statue, objets inanimés, n'ont évidemment pour mérite que
leurs beautés matérielles; mais qu'une Vénus de Milo, en chair et en
os, vienne à passer, je me prosternerai peut-être devant cette copie
de la célèbre statue, mais je suis certain que mon âme divague! Cette
belle créature ment sans doute; autant la matière est belle, autant le
souffle qui l'anime est laid; ces grands yeux si doux mentent, cette
bouche mignonne ment, ces seins, ces contours divins, cet ensemble
parfait mentent.--C'est là mon ver rongeur, il n'est pas de douces
sensations qu'il ne m'ait flétries de sa bave immonde. Il n'est pas
jusqu'à vous, mes amis, qu'il n'ait parfois souillés; s'il ne s'est
pas attaqué à l'amitié que vous me portez, s'il n'a pas essayé de
m'éloigner de vous, du moins, par des détails insignifiants, il est
venu, comme toujours, me murmurer que vous me mentiez. Et surtout que
ma franchise ne vous chagrine pas; plaignez-moi plutôt, et, lorsque
vous serez ici, lâchez de me guérir. Se coudoyer les uns les autres,
ne jamais se connaître, sinon par un échange banal de banales paroles,
n'est-ce pas là la vie humaine. Jamais, jamais pouvoir mêler son âme à
une autre âme! Sentir des élans de tendresse, des palpitements d'amour,
mais ne jamais savoir si on les ressent avec vous! Presser sa maîtresse
dans les bras, unir son corps au vôtre, ses lèvres aux vôtres, faire
tressaillir les deux limons de concert, mais si votre âme a tressailli,
ne jamais comprendre si la sienne vous a répondu! Ah! que ne peut-on
ouvrir ce sein oppressé de volupté, que ne peut-on fouiller jusqu'au
cœur, et voir si ce cœur vous embrasse aussi dans son amoureuse
étreinte.--L'homme est seul, seul sur la terre. Je le répète, des
formes aux yeux, mais chaque jour me démontre de plus en plus le vaste
désert où vit chacun de nous.

Depuis quelque temps j'éprouve un autre tourment. Si, las de ma
solitude, j'appelle la Muse, cette douce consolatrice, la Muse, ne me
répond plus. Autrefois, lorsque je prenais la plume, il me semblait
qu'un être ami voltigeait autour de moi: cet esprit, ce souffle,
disais-je, était pour moi une âme que le corps ne cachait pas; je ne
doutais de lui, jamais je ne songeais à l'accuser de mensonge. Je
n'étais donc plus seul, j'avais donc trouvé enfin la vérité, et j'étais
consolé, et j'écrivais avec amour tout ce que mon démon familier me
dictait. Aujourd'hui, hélas! ce n'est plus cela; lorsque j'écris, je
suis seul, bien seul. La Muse m'a quitté pour un temps, ce n'est plus
que moi qui versifie et je déchire de dégoût tous les vers que je
fais. Vainement mon esprit se tend; je ne vois plus distinctement mes
pensées; on dirait qu'un voile couvre les idées que je veux rendre,
mon vers n'a plus de force ni de netteté, et si parfois j'ai quelques
éclairs, les transitions qui les relient sont longues, fastidieuses.
Ce n'est pas que l'inspiration soit morte en moi; dans mes heures de
rêverie, mon esprit est aussi puissant qu'autrefois, mes conceptions
tout aussi grandes. Ce qui me fait défaut, ce sont les moyens matériels
de m'exprimer; l'arrangement du sujet et le mécanisme du vers. Ou
plutôt c'est la Muse, cet esprit qui me dictait autrefois et qui
me laisse seul aujourd'hui avec mes faibles moyens. Dieu merci! ce
n'est là, je le sens, qu'une époque de transition. Je ne sais même
parfois si je ne dois m'en réjouir. L'art me transporte toujours, je
comprends, je sens le beau, et si je déchire mes vers, c'est qu'ils
ne me contentent pas, c'est que je reconnais que je dois, que je
peux mieux faire. Le tout est de trouver ce mieux; avec du courage
on arrive toujours, surtout lorsque l'on a conscience de ce que l'on
cherche.--N'importe, ces heures où le poète doute de lui-même sont de
tristes heures. Cette lutte sourde qui s'établit entre lui et la Muse
rebelle a des désespoirs terribles. Il est des moments où tout ce que
j'ai écrit me paraît puéril et détestable, où toutes mes pensées, tous
mes projets pour l'avenir me semblent sans aucun mérite. J'aurais grand
besoin d'être encouragé, je ne mendie pas des éloges, mais si une de
mes pièces paraissait et qu'au milieu de justes blâmes on me dise de
poursuivre sans crainte et que je ne m'abuse pas sur les promesses
qu'il peut y avoir en moi, il me semble que je n'en travaillerais que
mieux. Être toujours inconnu, c'est arriver à douter de soi; rien
ne grandit les pensées d'un auteur comme le succès. N'importe, pour
être connu, il faut que je travaille encore; je suis jeune, et, si
les derniers mois qui viennent de s'écouler, pleins de trouble et de
désillusions, m'ont été nuisibles, ils ne sauraient avoir étouffé en
moi toute poésie. Je la sens qui y tressaillit; il ne faut qu'un beau
jour, qu'un événement heureux pour qu'elle s'épanouisse de nouveau. Je
compte beaucoup sur la venue de Cézanne.

Voilà longtemps que je parle de moi, et, malgré l'intérêt que tu
me portes, je ne veux pas me consacrer les huit pages entières. Je
suis depuis longtemps en toi le combat que se livrent l'art et les
mathématiques. Tantôt l'art t'exalte, tu maudis l'algèbre; tantôt les
mathématiques l'emportent, et l'art sans disparaître complètement
n'est plus dans tes lettres qu'une concession faite à mon titre de
poète. Cette lutte m'intéressait au dernier point, j'y prenais le
plaisir qu'éprouve un opérateur à expérimenter _in anima vili_, lorsque
je songeai tout à coup que mon _anima vili_ (je ne garantis pas mon
latin) était mon ami intime, l'un des deux seuls avec lesquels ce
titre a quelque sens à mes yeux. Je crois donc ne pas devoir pousser
plus loin mes observations et te dire ce que je pense de toute cette
lutte. Je n'irai pas discuter qui l'emporte des deux, de l'art ou des
mathématiques; mon but est de rendre un peu de paix à un ami et de
faire accorder les deux parties belligérantes. Un instant je te crus
sauvé; tu avais entrevu le moyen que je vais te proposer. Dans une de
tes lettres tu me disais: il faudrait pouvoir faire _des mathématiques
en poète, en philosophe;_ c'est-à-dire: j'ai enfin compris la poésie,
la philosophie de la science, je ne m'arrête plus à ces minuties
classiques, la joie des pédants; je considère l'esprit humain en lutte
avec les lois du monde et les découvrant à l'aide de la science; je
considère l'esprit humain en lutte avec la vérité et trouvant à l'aide
de la science; la science, dans son ensemble grandiose, a donc aussi
sa poésie et sa philosophie; et puisque je me sens tourmenté du besoin
du beau tout en ne pouvant me livrer à l'art proprement dit, je vais
demander à la science ce beau, cet idéal.--Le raisonnement était bon;
tout ce que tu y avançais était vrai; je voyais avec joie la lutte
assurée et aboutir à un dénouement aussi heureux lorsque ta dernière
lettre est venue de nouveau troubler ma tranquillité. La lutte durait
toujours et, qui plus est, te faisait douter de notre amitié; car
voici une de tes phrases: «_Quand vous me verrez incapable d'exprimer
l'art au dehors, soit par la peinture, soit par la poésie, ne me
croirez-vous pas indigne de vous?_» Comment peux-tu nous préjuger assez
systématiques pour te refuser notre main, par la seule raison que tu ne
seras pas un confrère! N'y a-t-il donc que les peintres et les poètes
qui soient d'honnêtes gens? C'est plutôt nous qui pourrions te dire:
«Quand tu nous verras incapables de nous créer une position, ne nous
croiras-tu pas indignes de toi, nous les pauvres bohèmes, le rapin et
l'écrivassier.» Et cette phrase, je le sais, va te mettre en colère,
effet semblable à celui que m'a produit la tienne, mais je te devais
bien cela pour une aussi grossière injure.--Voilà une digression qui
m'a distrait de mon sujet. Je disais donc qu'après avoir entrevu un
accommodement entre l'art et les mathématiques, tu avais ensuite passé
à côté. Mon conseil est donc celui-ci: pendant les six mois que tu dois
encore passer au lycée, suis la voie que tu avais d'abord découverte,
fais des mathématiques en poète et en philosophe. Puis, lorsque tu
seras libre, tu te consulteras et prendras la route qui te plaira:
seulement, je te conseille de mûrir bien ton projet, rien n'est plus
difficile que de reculer une fois qu'on s'est mis en marche.

Je viens de relire les six pages déjà écrites, et je retrouve dans ma
prose les défauts que je reproche à mes vers. Je dis ce que je veux
dire; mais je le dis mal. Selon moi, l'expression ne me sert pas, les
transitions sont lourdes.--Comme je me fais vieux, bon Dieu! Loin
d'être blasé--il n'y a que les sots qui le sont,--je vois pourtant ma
tête se courber sous mes observations de chaque jour. Mais, lorsqu'au
milieu de mes tristes pensées, il vient soudain un frais souvenir de
nos belles vacances, je sens comme une fraîche brise, un baiser au
front. Ah! c'est un ange aux ailes d'or, ce beau souvenir; comme il me
caresse doucement, et sait seul, de ses sourires, mettre en fuite les
idées noires. Il me semble que la Muse viendrait de nouveau à ma voix,
si je l'appelais pour retracer une de ces aventures que je revois si
plaisantes et si douces au cœur. Peut-être vais-je mettre cette pensée
à exécution, et tâcher de donner un pendant à _Paolo_, dans une poésie
de vers intitulée _l'Aérienne_.

J'ai reçu dernièrement une lettre de Cézanne, dans laquelle il me dit
que sa petite sœur est malade et qu'il ne compte guère arriver à Paris
que vers les premiers jours du mois prochain. Tu pourras donc le voir
encore pendant tes vacances de Pâques. Buvez une dernière fois un bon
coup, fumez une bonne pipe, et jure-lui de venir nous retrouver au
mois de septembre prochain. Nous pourrons alors former une pléiade,
aux rares et pâles étoiles, il est vrai, mais brillante à force
d'union. Comme le dit notre vieux[2]: il n'y aura pas de rêves, pas
de philosophie comparables aux nôtres. Je vois s'avancer cette époque
comme une heureuse époque: et je crois ne pas me tromper.

Tu me demandes les points sur les _i_, quant à mon emploi, et je
veux bien satisfaire ton amicale et légitime curiosité. La place que
je cherche est tout simplement la première venue; comme je n'entre
pas dans une administration pour y faire mon avenir, peu m'importe
que cette administration présente oui ou non de l'avenir. Pourvu que
j'ai douze cents francs par an, c'est tout ce qu'il me faut et je ne
m'inquiète pas si je puis espérer de l'avancement. Je ne saurais trop
le répéter, cet emploi n'est pour moi qu'un moyen de manger, qu'un
moyen si mince qu'il soit de me suffire. Je n'y mets nullement mon
avenir. Comme si je m'adressais à la Muse seulement, je mourrais de
faim avant d'être connu, je suis obligé de demander mon pain ailleurs,
tout en continuant de me créer ma position future par la poésie.

--Il se peut que cette dernière partie de mes projets soit un rêve;
mais alors il me restera mon modeste emploi pour manger et j'aurai
suivi jusqu'au bout ma devise: _Tout ou rien_.--Comme autres détails,
je te dirai que je cherche cet emploi dans un service actif, par
exemple un service de surveillance; enfin que peut-être serai-je placé
dans quelques jours dans un chemin de fer, auprès duquel je suis en
instance.

J'attends une lettre de toi vers le commencement d'avril, c'est-à-dire
une lettre écrite pendant tes vacances à Aix. Je ne t'écrirai guère
qu'après, par là même à l'arrivée de Cézanne ici. D'ailleurs, cette
époque est fort rapprochée.--Tâche donc de me donner quelques détails
sur Aix et ses habitants.

Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


Je te conseille de lire et d'étudier Montaigne. Pour moi, je goûte
fort sa philosophie, et je suis persuadé qu'elle te plaira de même.
Lis surtout son chapitre: _De l'institution des enfants_. Quel rude
soufflet à notre enseignement classique!



                                 VIII


                                                   Paris, 2 mai 1860.

    Mon bon vieux,


Je trouve que les poètes, les romanciers ont un peu beaucoup abusé
du drame dans l'amour. Ils ne semblent s'occuper que de l'instant
critique, que de l'instant ou la passion éclate, sauvage, échevelée.
On dirait une montagne à deux versants, l'un, pente douce et fleurie,
n'a que vallons délicieux, que ruisseaux murmurant sous l'herbe, que
fauvettes babillant dans les buissons; on le gravit sans fatigue
aucune, bien au contraire en sentant sa poitrine se dilater de se
rapprocher ainsi du ciel. On va, on va toujours, pressé de se perdre
dans les nuages; mais lorsqu'on est au sommet, lorsqu'on croit se
sentir pousser des ailes, voilà je ne sais quelle fatalité qui vous
entraîne à descendre l'autre versant. Et quelle descente, bon Dieu!
celui-là n'est que ronces, qu'abîmes sans fond; la pente est roide,
et l'on roule plutôt qu'on ne marche. Messieurs les romanciers font
gravir cette montagne à chacun de leurs héros, qui la monte plus ou
moins vite, qui la descend plus ou moins rapidement. Mais tous doivent
la subir, c'est la règle commune. Ils me diront: c'est la réalité qui
le veut; nous ne faisons que peindre les hommes, et tant pis pour
eux, s'ils se ressemblent tous, si tous ont la folie de trop aimer
avant pour ne plus aimer ensuite. Et ils auront quelque raison, les
braves gens. Il est certain que ce sont nos rêves insensés, nos désirs
impossibles à satisfaire qui font le plus souvent notre malheur, quand
nous nous heurtons à la vie réelle. Mais le roman n'a pas que le but
de peindre, il doit aussi corriger, et c'est une pauvre correction
que celle de peindre un peu pour corriger un jour. Il est beaucoup de
gens, je l'affirme, qui s'estimeraient heureux d'avoir les qualités
d'un héros de roman, quittes à avoir ses défauts. Moi, je crois que ce
n'est pas en montrant brutalement son mal à un homme qu'on le guérit;
mais, au contraire, en lui faisant voir le bonheur qu'il goûterait s'il
avait suivi la bonne voie. Donc point de montagne à gravir, point de
montagne à descendre; une grande plaine bien unie, bien fertile, moins
agréable, il est vrai, que le premier versant, mais ne présentant pas
les gouffres horribles du second. C'est-à-dire que l'amour ne sera plus
la félicité d'un instant détruite par la désolation du reste de la vie;
que ce sera, en un mot, un bonheur paisible, ne demandant pas trop
pour obtenir beaucoup, une amitié passionnée, si je puis m'exprimer
ainsi. Une telle étude manquerait-elle d'intérêt? certes non, _Paul
et Virginie_ est là pour le prouver; il est vrai que l'auteur finit
par faire mourir Virginie; c'est un tort à mes yeux, et je ne vois pas
pourquoi ces frères amants n'auraient pas continué leur idylle dans le
mariage; ce n'eût plus été de l'amour _ingénu_--et c'est là ce qui a
déterminé l'auteur à noyer son héroïne,--mais c'eût été un amour tout
aussi plaisant. On me criera de nouveau: «Vous ne peignez pas, vous
êtes dans le faux; cet amour-là n'existe pas.» O bons auteurs, de quoi
vous inquiétez-vous? Vous pensez donc ne dire que des vérités, ne rien
inventer et nous montrer le cœur humain à nu. Vraiment! j'ai moins
d'orgueil que vous, et j'avoue même que je n'ai jamais réussi à bien
comprendre un seul exemplaire de la race humaine. D'ailleurs, vous
m'accorderez que, dans vos livres, vous faites la part de l'invention;
eh bien, moi, cette part, je vais l'employer à faire, non pas du
terrible dans la passion, mais du simple, du terre à terre, du tous
les jours. Et croyez-vous que si tous les hommes ressemblaient à mon
héros, à cet être qui, dites-vous, n'existe pas, et qui aime bonnement,
sans trop rêver, sans trop pleurnicher, croyez-vous que le monde irait
plus mal? Sûrement non. Qu'importe alors que je fasse la peinture de
ce qui n'existe pas, si je le puis faire exister? Mon héros sera-t-il
plus mauvais et moins utile que le vôtre, si mon héros fait naître des
sages, lorsque le vôtre n'est que le calque des fous? Non, dix fois
encore non! J'ai donc raison et vous avez tort.

Je taisais ces réflexions hier au soir, en lisant _Lucrezia Floriani_,
de George Sand; non pas pour critiquer cet écrivain, plutôt pour me
révolter contre une mode si générale qu'on ne peut lire au premier
chapitre sans deviner le dernier. Critiquer George Sand! à Dieu ne
plaise! Ses romans champêtres sont de trop délicieuses idylles pour
qu'on l'accuse de rechercher le terrible. Il est vrai cependant que
presque tous les amours qu'elle raconte sont malheureux; et j'avouerai
que je préfère son roman rustique, _la Mare au Diable_, à _Lucrezia
Floriani_, dont je te parlais tantôt. _La Mare au Diable_, quelle
perle! voilà réellement qui vous fait souhaiter d'aimer une femme;
point de sanglots d'amour, point de sanglots de tristesse, un bonheur
souriant et calme. Cela plaît bien plus qu'une passion exaltée; on
pose la brochure, le cœur paisible et léger, rempli de tendresse et de
charité. Bien au contraire, cet autre livre, où l'on vous montre un
de ces amours dévorants, trouble, éveille le plus souvent des pensées
charnelles, et donne toujours le cauchemar pour plusieurs nuits.--Loin
de moi la pensée de vouloir restreindre l'art à l'églogue seule;
j'exprime mon goût et rien de plus.

Revenons au roman de George Sand, que je t'ai promis, dans ma dernière
lettre, d'apprécier d'après mes faibles mérites. Je me hâte de te dire
que ce n'est pas une analyse en règle que je vais le donner, mais
seulement quelques observations générales.--J'entendais s'élever autour
de moi un concert de louanges sur cet écrivain, et je l'admirais sur la
foi des autres, n'ayant pas encore eu le temps de la juger moi-même.
Enfin, sorti des bancs du lycée, je me suis décidé à lire ses œuvres;
trois de ses ouvrages m'ont déjà passé par les mains, _la Mare au
Diable, André, Lucrezia Floriani:_ ce n'est donc que sur ces romans
seuls que porte mon appréciation. Je crois, d'ailleurs, avoir eu la
main heureuse. Une certaine gradation dans le style, les situations,
les sentiments, se fait remarquer dans ces trois écrits; entre _la Mare
au Diable_, idylle simple et gracieuse, et _Lucrezia Floriani_, drame
où l'amour éclate, échevelé, _André_ sert comme de transition par son
heureux mélange de passion et de poésie champêtre. D'ailleurs, dans
tous, l'amant et l'amante, quel que soit leur entourage, quel que soit
leur caractère propre, sont, quant au fond, toujours à peu près les
mêmes, l'amant n'ayant pour faire excuser ses gros et nombreux défauts
qu'une seule qualité, celle d'aimer, de trop aimer; l'amante moins
passionnée, moins ardente, mais plus raisonnable, plus parfaite. Chez
elle l'amour n'est jamais, dans les commencements, un délire; elle
aime de toute son âme, simplement, sans rêver les étoiles, ni leur
adresser des exclamations. Ce n'est qu'au contact de son amant, qu'en
écoutant ses divagations plus ou moins poétiques, qu'en recevant ses
baisers muets et terribles, qu'elle devient folle de lui. Mais elle
ne s'aventure qu'avec crainte sur cette mer inconnue; elle agit comme
malgré elle, sans bien se rendre compte de ses nouvelles sensations,
étonnée, emportée par une force fatale. On dirait qu'elle pressent que
ce délire n'est qu'une crise, une maladie morale, âpre et voluptueuse,
un état anormal, comme un flambeau qui éblouit soudain pour s'éteindre
ensuite. Et ce n'est pas là un vain pressentiment. Bientôt l'amant,
l'ange des cieux, redevient homme; sa faiblesse, son égoïsme, son
défaut, quel qu'il soit, reposait, et la pauvre malheureuse pleure
des larmes de sang, regrettant ce moment d'ivresse étrange. Elle se
réveille comme d'un mauvais songe dont on se souvient confusément,
elle se demande ce qu'elle a fait de sa raison; elle n'a plus pour
celui qu'elle aimait tant que de la haine ou du mépris. Son rêve, à
elle, était une vie heureuse, un amour paisible; dans la droiture de
son esprit, elle s'était dit que rien n'est plus fatal au bonheur
que le tumulte de la passion. Son seul crime est d'avoir joué avec
le feu, de s'être trop confiée; sa seule punition est de souffrir,
grande et belle. Mais lui, comme il est petit, comme il fait pitié;
ce qui cachait toutes ses misères, son exaltation est tombée; il aime
peut-être encore son amante, mais le charme est rompu; il n'est plus
pour elle qu'un être comme les autres, inférieur peut-être. Elle le
domine; elle se voit meilleure, plus courageuse, plus aimante que lui;
je l'ai dit, elle ne l'aime plus, elle le méprise parfois.

Ainsi donc, en résumant, tous deux sont malheureux pour s'être laissé
emporter par un rêve insensé. Mais dans cette faute commune, combien la
femme est moins coupable. Elle n'a cédé qu'à une sorte de fascination,
et son penchant, sa pensée n'y ont été pour rien. L'homme, au
contraire, a tout fait; c'est lui le tentateur, c'est Adam présentant
la pomme à Eve. Elle rêvait une mer paisible, une Méditerranée, bleue
et embaumée; et c'est lui qui l'a fait monter dans une frêle nacelle,
sur un Océan rugissant, soulevé par un vent terrible. Tous deux ont
péri: mais la justice de Dieu les a frappés selon leur faute. La femme
qui, avant la tourmente, n'était que qualités, reste après parfaite,
plus sublime dans sa douleur: l'homme, au contraire, dont le seul
mérite était son exaltation, se traîne avec ses mille défauts, n'est
plus qu'un sujet de larmes, et pour lui, et pour les autres.

Ce que je viens de dire s'applique surtout à _André_ et à _Lucrezia_.
Quant à _la Mare au Diable_, malgré son titre, rien n'est moins
tragique. Mais l'amante y est encore bien supérieure à l'amant; et, au
fond, toujours la même pensée: «L'homme est un grand fou qui n'a jamais
compris la femme, et qui, s'il veut marcher droit, doit se laisser
conduire par elle». Sans doute, l'écrivain étant une femme, on dira
que chacun prêche pour son saint. Cependant, si je suis à te donner
une idée du héros et de l'héroïne de George Sand, ils le sembleront
vivants comme ils le semblaient à mes yeux, lorsque je les suivais dans
leurs aventures et leurs passions. Ce sont, je le crois, de véritables
portraits dont les originaux ne sont pas rares dans ce bas monde.

Tu le vois, George Sand, elle aussi rêve un amour paisible, et si
elle décrit une passion délirante, ce n'est que pour en faire voir
les suites inévitables et terribles. C'est sans doute pour cela
qu'on l'a accusée d'avoir un esprit positif; comme si ce qu'elle
rêve, un bonheur tranquille, n'était pas jusqu'à présent à l'état
d'idéal.--Elle est peut-être un peu trop longue dans les descriptions,
surtout dans la peinture des caractères. J'aime mieux voir un héros
agir, que d'entendre l'écrivain me dire: il était ceci, il était cela.
George Sand fait trois chapitres pour m'expliquer l'homme qu'elle met
en scène; je me perds, et pour bien comprendre, je suis obligé de
résumer ce que je viens de lire. Pourquoi diable alors, l'auteur ne se
contente-t-il pas de me donner ce résumé. D'ailleurs, l'auteur de _la
Mare au Diable_ possède un style clair, simple et vif. On la comprend
toujours, et jamais on n'y rencontre de ces mots prétentieux, de ces
phrases torturées. J'ai lu quelque part que George Sand pèche par sa
philosophie. Jusqu'à présent, dans les livres que j'ai lus, je n'ai
découvert qu'une douce tolérance, qu'un grand esprit de charité. Elle
relève, ainsi que Jésus, la femme coupable, la vierge folle, lorsque
cette pécheresse a _beaucoup aimé_. Elle voudrait que le monde entier
fût peuplé de riches et de joyeux, que tous soient frères, s'aiment
et s'entr'aident. De plus, ce n'est pas un de ces esprits qui se
consument en de vaines larmes. Elle a, si je puis parler ainsi, une
charité militante. Elle propose de marcher au-devant des maux, d'aller
trouver le misérable en sa mansarde, et là de lutter corps à corps avec
la misère; point de larmes inutiles, point de vains attendrissements
sur les pauvres, mais une lutte patiente, un combat de chaque jour,
d'où tous les hommes sortiront frères, formant une seule république
riche et forte. Hélas! ce n'est peut-être qu'un rêve, et pourtant cela
serait bien.--Je m'arrête; pardonne-moi ce long bavardage qui ne prouve
pas grand'chose, si ce n'est, peut-être, que j'ai lu George Sand sans
la comprendre. J'aurais voulu t'en dire plus long, mais je me suis
embrouillé, et n'ai pu trouver une transition convenable.

Je te disais dans ma dernière lettre que mon bonheur à moi était une
immense tranquillité, et au dehors, et dans mon être. Comme ce rêve
pourrait te paraître en désaccord avec mon autre rêve, celui d'une
gloire littéraire, j'ajoutais que je reviendrais sur ce sujet. C'est
que, sans doute, tu ne sais pas les idées qu'éveille en moi le nom
d'auteur. Ce n'est pas la tribune de l'homme politique, les haines
et les applaudissements qui grondent autour d'un chef d'école. C'est
la mansarde de la grande ville, le chalet de la montagne; une vie
douce peuplée de mes rêves; aucun souci matériel; deux ou trois amis
pour rêver et divaguer avec moi, une tâche non imposée, un travail
d'inspiration. Puis, il est vrai, le murmure flatteur de la foule,
non tant pour contenter mon orgueil, que pour faire grincer mes
ennemis--(hélas! j'en ai). L'estime de tous, l'aisance pour me moquer
de la richesse.--Je sais bien que cela n'arrivera jamais, que si
même je me faisais un nom, il y aurait bien des sifflets parmi les
applaudissements, bien du vacarme, bien du trouble. Je sais que je
ne serai peut-être pas heureux, que je m'éloignerai d'autant plus du
bonheur que je rêve.--Mais quel est celui qui peut se vanter de marcher
plus droit que moi, d'avoir si bien déchiré le voile de l'avenir, qu'il
tende à son but sans craindre les bornes du chemin. Toi-même, qui a
mis ton espoir dans le travail, qui crois parvenir au bonheur avec ce
puissant levier, sais-tu si une paille, une plume, un rien, ne le fera
pas voler en éclats, t'écrasant sous l'énorme bloc que tu tâchais de
soulever.--Crois-moi, nous marchons en aveugles; nous jurons dix ans
que nous agissons avec sagesse, puis un jour nous nous apercevons que
nous sommes de grands fous. Tu auras l'aisance, l'estime, j'aurais
_peut-être_ un peu de renom; est-ce assez pour être assuré de vivre
heureux, lorsqu'un caprice enfantin nous plonge dans la douleur, si
nous ne pouvons le satisfaire? En vérité, je le le dis, ne vendons pas
la peau de l'ours avant de l'avoir tué; ne rions pas avant d'éprouver
une cause de joie. Ou plutôt, morbleu! rions, rions à perdre haleine,
rions des autres, rions de nous, rions de l'univers entier. Au moins,
on s'étourdit.

Cézanne me parle de toi. Il confesse son tort et m'assure qu'il va
changer de caractère. Puisqu'il a entamé ce chapitre, je compte lui
dire mon avis sur sa manière d'agir; je n'aurais pas commencé, mais je
crois qu'il est inutile à présent d'attendre le mois d'août pour tenter
votre rapprochement

J'attends chaque jour une lettre de toi. Voici plus de quinze jours que
tu me fis la promesse d'être plus exact; j'en attends les effets. Quant
à moi, si je suis en retard, ce n'est nullement de ma faute; je me
suis trouvé indisposé, et pour ne pas te faire attendre j'achève cette
lettre à mon bureau; on fait un tapage épouvantable autour de moi, sois
donc indulgent pour la seconde partie de cette missive.--Le temps se
remet. Dimanche, je suis allé m'égarer dans le bois de Vincennes, le
rossignol chantait, le ciel était bleu, sans nuage. Hélas! ce n'était
pas là pourtant ma belle Provence,--beau pays, sales habitants. Ne va
pas te fâcher, au moins. Mes respects à tes parents.


    Je le serre la main. Ton ami,

                                                           E. ZOLA.



                                  IX


    Mon cher Baille,

                                         Aux Docks, 14 mai, 3 heures.


Rien ne vient.--je me décide à t'envoyer cette lettre.

J'ai attendu vainement jusqu'à ce jour une lettre de toi, pour répondre
sur ce dont tu me parlerais, et rendre par là-même ma lettre plus
intéressante pour toi. Mais ne voyant rien venir, ne voyant que la
nature qui verdoie et la route qui poudroie, j'ai pensé qu'il était
bon de ne pas attendre davantage une chose aussi rare, aussi peu sûre
qu'une de tes lettres. Vraiment, je finirai par me mettre en colère;
tant que tu ne m'avais rien promis, passe encore! mais du moment
que tu me traces un beau programme, où tu m'annonces une avalanche
de missives, n'ai-je pas raison de t'en vouloir, lorsque tu restes
un grand mois silencieux comme un Turc accroupi. Je suis sûr que tu
t'accuses toi-même. Que diable! les _meà culpà_ sont bons pour les
jolies pécheresses qui ne se frappent la poitrine que pour pécher
ensuite avec plus de liberté. Toi, un homme raisonnable, un savant,
n'es-tu pas honteux, connaissant ta faute, d'y retomber sans cesse.
Baille, Baille, mon doux ami, je vais me fâcher.

Aux choses sérieuses d'abord.--Ainsi, je te l'ai dit, j'ai écrit à
Cézanne au sujet de la froideur avec laquelle il t'avait reçu. Je ne
puis mieux faire que de te transcrire ici, textuellement, les quelques
mots qu'il m'a répondus à cet égard; les voici:

 --«Tu craindrais, d'après ta dernière lettre, que notre amitié avec
 Baille faiblit. Oh! non, car, morbleu, c'est un bon garçon; mais tu
 sais bien qu'avec mon caractère comme ça, je ne sais trop ce que je
 fais, et donc si j'avais envers lui quelques torts, eh bien, qu'il
 me les pardonne: mais autrement, tu sais que nous sommes très bien
 ensemble, mais j'approuve ce que tu me dis, car tu as raison. Donc
 nous sommes toujours très amis.»

Tu le vois, mon cher Baille, j'avais bien jugé que ce n'était qu'un
nuage léger qui s'évanouirait au premier vent; je t'avais bien dit
que ce pauvre vieux ne sait pas toujours ce qu'il fait, comme il
l'avoue assez plaisamment lui-même; et que, lorsqu'il vous chagrine,
il ne faut pas s'en prendre à son cœur, mais au mauvais démon qui
obscurcit sa pensée. C'est une âme d'or, je le répète, un ami qui
peut nous comprendre, aussi fou que nous, aussi rêveur.--Je ne suis
pas d'avis qu'il connaisse les lettres échangées entre nous, au sujet
de votre paix; il faut même qu'il croie que j'ai agi à ton insu,
qu'il ignore, en un mot, que tu t'es plaint de lui, que vous avez été
brouillés un instant.--Quant à ta conduite envers lui jusqu'au mois
d'août, époque à laquelle nos belles parties recommenceront, elle doit
être celle-ci,--toujours selon moi, bien entendu:--tu lui écriras
régulièrement quelques lettres, sans trop te plaindre des retards
qu'il pourra mettre lui-même à te répondre; que ces lettres soient
comme par le passé, affectueuses, surtout exemptes de toute allusion,
de tout souvenir qui pourraient rappeler votre petite brouille; en un
mot, qu'il en soit entre vous comme si rien ne s'était passé. C'est un
convalescent que nous traitons, et si nous ne voulons pas de rechute,
évitons les imprudences.--Tu comprends ce qui me fait parler ainsi, la
crainte de voir se rompre notre amical triumvirat. Aussi tu excuseras
mon ton de pédant, mes craintes exagérées, mes précautions peut-être
inutiles, en mettant le tout sur l'amitié que je vous porte à tous les
deux.

Je voudrais te faire comprendre ma maladie morale.--Lorsque je jette
un regard à l'horizon, je me vois seul; rien ne m'attache à la vie,
ni haine, ni amour. Je me demande avec angoisse si je n'ai pas de
cœur, si le ciel m'a fait misérable, si je ne suis qu'un tas de boue
incapable de briller. La solitude, la solitude sans forme, voilà ce
qui m'effraye; et cette solitude, étrange chose, c'est moi qui me la
suis créée. Moi, qui ne croyant personne digne de ma confiance, suis
resté sans ami, sans maîtresse, dans cet immense Paris, moi qui, de
crainte de n'être pas compris, n'ai rien dit, rien confié. Suis-je
donc un sot orgueilleux? Je me juge sévèrement et pourtant je me juge
exempt d'orgueil. Si j'ai agi ainsi, si je me suis enfermé, en égoïste,
avec mes joies et mes douleurs; c'est que jusqu'à présent je n'ai pas
encore trouvé une âme qui sympathise avec la mienne; c'est que je me
suis agité dans un monde d'imbéciles, sans cœur pour la plupart. La
solitude, ô mon Dieu! la solitude peuplée de chères visions, est bien
calme, bien douce, mais il arrive un moment où le rêve du poète ne lui
suffit plus, où son âme ne peut plus se contenter d'ombres vaines.
Alors il cherche autour de lui ce qu'il a vu en songe, il ne le trouve
pas et il souffre. Il veut revenir à son rêve, mais le rêve ne veut
plus de lui; la solitude ne lui parait plus qu'un grand abîme noir, et
il souffre. Il souffre toujours et partout.--Parfois je vais dans un
théâtre, sur une place publique, pour m'étourdir; mais lorsque je me
retrouve, le soir, seul dans mon lit, mon cœur se serre affreusement,
je suis seul, seul de corps, seul d'âme. Je cherche en vain à me
cramponner à la vie; je voudrais avoir une espérance qui me fasse
vivre la veille pour le lendemain, je voudrais vivre, en un mot. Mais
toujours, là, devant moi, s'étend le grand désert; à quoi bon la joie,
à quoi bon la douleur, si cette joie, cette douleur n'est que pour moi,
si je ne puis pas la partager avec une âme sœur. Vraiment, mon pauvre
vieux, je suis bien malade, il me faut une suprême décision pour me
tirer de là. Aurai-je le courage de la prendre?

Je viens de dire que je n'avais rencontré aucune âme qui sympathise
avec la mienne. Tu sais bien le contraire, toi; Cézanne aussi. Mais
vous êtes si loin, les lettres sont un si faible moyen. Qui sait si
nous ne sommes pas destinés à passer notre vie les uns loin des autres.
Aussi, lorsque je pense à vous, à vous les seuls auxquels je me confie,
je souffre encore davantage: n'avoir rencontré que vous et vous perdre!



                                              Docks, 16 mai, 1 heure.


J'ai encore attendu deux jours pour voir si rien ne venait--mais en
vain. Je vais donc finir cette lettre tant bien que mal--sans te dire
plus de sottise, mais n'en pensant pas moins.

Je ne sais si tu ignores que mons. Chaillan est ici depuis environ un
mois. Il fait canne, le beau jeune homme! il va peindre au Louvre, le
grand artiste! Vraiment, il n'y a que les imbéciles qui soient contents
d'eux, qui s'admirent de bonne foi, jurent que rien n'est plus facile
que de faire un chef-d'œuvre. Chaillan au Louvre! qu'en penses-tu? ô
toi qui le connais. N'est-ce pas une verrue sur un joli visage, un
tas d'ordures sur un parquet ciré? Chaillan au Louvre! que le diable
m'emporte, si ce n'est du talent, je lui accorde du toupet.--L'autre
soir, m'ennuyant grandement, je me dirigeais vers le nouvel appartement
qu'il a choisi pour son auguste personne. Dans une rue étroite, une
grande coquine de maison, haute, froide, dégoûtante. Je passe par une
sale boutique, je gravis quatre étages d'un sale escalier. Je frappe.
Il était neuf heures du soir; un beau dimanche qui, par hasard, avait
vu briller le soleil et voyait scintiller les étoiles. Je frappe donc:
silence complet, puis un _Qui est là?_ suivi d'un _Je commençais à
m'endormir_. Dormir à cette heure, un jour de fête, lorsque la nuit
était si claire et si douce! Je manquai de dégringoler les quatre
étages d'étonnement. Enfin, le beau Chaillan vint m'ouvrir, coiffé d'un
superbe bonnet de coton et la bouche fendue par un incommensurable
sourire. Il me fit voir une copie de la _Descente de Croix_ de Rubens.
Du Chaillan-Rubens, c'est triste, je t'en réponds, bien triste à voir.
Heureusement il faisait nuit et je n'ai pas aperçu toute l'horreur
de cette petite toile. Avec un air modeste: «C'est une ébauche, me
disait-il, à grands coups, sans prétentions, je finirai cela plus
tard, je le corrigerai». L'innocent! je connais cette comédie que
chacun joue devant son œuvre, cette œuvre qu'il a tant soignée, qu'il
a si souvent revue, et qu'il donne ensuite comme une simple ébauche,
un simple canevas qu'il a jeté en quelques minutes sur la toile, sur
le papier.--Une autre copie se balançait à un clou; mais celle-là,
véritable ébauche, offrait un tel mélange informe de couleurs que je
n'ai pu comprendre ni ce que c'était, ni de quel tableau elle était
tirée.--Il m'a fort amusé, ce grave garçon, par ses réflexions, ses
étonnements, sa _bonhomie_. J'aurais plus ri encore, si nous avions
été deux; ne te souviens-tu pas de sa chambre à Aix, et de ce portrait
qu'il avait fait _gratis?_ Ce mot-là le peint tout entier.--Je fus
chassé de sa mansarde par une odeur peu agréable qui s'exhalait; je
suis encore dans une grande perplexité au sujet de ladite vapeur âcre,
d'une puanteur _sui generis_. Était-ce un pot? était-ce la chambre
elle-même? était-ce ...? Vraiment, voilà le problème le plus ardu que
je connaisse.

Il est un autre Aixois à Paris en ce moment, c'est ton cousin, Coupin
Albert. Ayant su son adresse, rue du Plâtre, 13, je m'y suis rendu le
samedi de Pâques. Il reste là, chez un négociant, dans une fabrique
de chapeaux, et je le trouvai tapant de tout son cœur sur du poil de
lapin. Malgré la promesse que nous fîmes de nous revoir, je n'y suis
plus retourné; un de ces jours cependant je compte aller lui serrer la
main.

Le temps est fort inégal, un jour de beau temps, un jour de pluie.
Je suis allé pourtant m'égarer sous les ombrages de Saint-Cloud, de
Saint-Mandé et de Versailles; ces sites-là sont charmants, sauvages
parfois, même pittoresques. Une bonne pipe à la bouche, un rêve doré
dans la cervelle, et l'on peut encore y passer de doux instants. Nous
irons visiter ces bois l'année prochaine, alors que tu seras ici, et
que mercredis et dimanches t'appartiendront; ce sera pour moi un temps
de joie folle, en comparaison du temps présent. Je t'aurai près de moi;
je ne désespère pas d'entraîner Cézanne. Oh! la belle vie, la belle vie
que nous mènerons!

Hier soir, j'étais à ma fenêtre du premier, fenêtre qui donne sur
la rue. Je regardais la foule, qui s'écoulait bruyante et pressée;
il pouvait être dix heures. Voici venir deux hommes ivres, criant
et gesticulant: «Vois-tu, disait l'un, je te donnerais dix mille
francs,--si je les avais. Tu es un homme d'honneur, et je suis ton
ami.» Et là-dessus, ils s'embrassèrent, larmoyant et se serrant à
s'étouffer. N'est-il pas étonnant que l'ivresse, chez la plupart,
éveille les bons sentiments? N'as-tu pas remarqué que, dans ces
moments, l'égoïsme, les calculs d'intérêt disparaissent, que ce sont
des moments d'effusion, de générosité?--On perd sa raison, me diras-tu.
C'est vrai; mais il semble que la partie de raison que l'on perd soit
la partie méchante, celle que donne le contact des hommes. On est
tout cœur, on est franc, rieur; en un mot, l'homme ivre, perdant le
sentiment des dangers, perdant sa dissimulation, fruits des rapports
entre hommes civilisés, revient à l'état nature, tel que l'a créé Dieu,
sinon que sa pensée est obscurcie. Buvons donc, et du meilleur!

Je termine cette lettre, qui n'est pas des plus intéressantes, en
t'accusant une dernière fois de paresse. Je veux, au mois d'août, te
montrer le nombre de lettres de Cézanne, et te faire rougir en le
comparant à celui des tiennes.

N'importe, je te serre la main très affectueusement.


    Ton ami,

                                                           E. ZOLA.



                                   X


                                                  Paris, 2 juin 1860.

    Mon cher Baille,


Je n'ai encore pu retrouver ton avant-dernière lettre, égarée sans
doute par la poste. Je me contente donc de répondre à celle du 24 mai;
c'est déjà une tâche assez lourde.

Quant aux reproches que je t'adressais, je suis bien forcé d'en
rétracter une partie, et pour ton indisposition, et pour cette missive
perdue. J'ai toujours maudit de bon cœur les exercices gymnastiques;
mais, depuis ton accident, je suis encore plus courroucé contre eux.
Se donner une blessure, une souffrance de toute la vie, et cela en
grimpant à un trapèze! Mon pauvre vieux, je te plains et, en même
temps, je suis un peu en colère contre toi.

Tu me parles d'_Indiana_, tu m'en donnes une courte analyse, puis tu
tâches de voir la pensée qui a donné naissance à cette œuvre. Je crois
que tu l'as lue trop rapidement pour bien la comprendre. J'étais bien
jeune lorsque je l'ai dévorée, comme toi; mais, autant que je puis m'en
souvenir, elle ne m'a laissé qu'une impression pénible. George Sand
y reconnaît que le bonheur ne peut exister dans le mariage, et qu'un
amant est aussi incapable de le donner qu'un mari. Quel est donc le
sort de cette Indiana, de la femme dont elle est la personnification?
Malheureuse en ménage, malheureuse en amour, qu'elle reste fidèle,
qu'elle devienne adultère, elle ne trouve partout que larmes et
sanglots. N'est-ce pas décourageant? Pas une oasis où se reposer, deux
abîmes aussi profonds, aussi noirs l'un que l'autre, et, pour comble
d'infortune, presque toujours les deux à la fois. Chacun sait que
George Sand n'est pas partisan du mariage; aussi, rien de plus terrible
pour moi que de voir cet auteur niant l'amour hors du mariage, c'est le
nier partout, c'est à décourager les cœurs de vingt ans. Comme je n'ai
plus bien présent à la mémoire le livre dont je te parle, il se peut
que je me trompe. Cependant, je crois résumer la pensée de l'écrivain
en répétant que, nous montrant d'abord la jalousie du mari et ensuite
l'égoïsme de l'amant, nous faisant voir combien les hommes sont petits
auprès des femmes, il exalte ces dernières et conclut qu'elles seules
savent aimer. Seulement,--et c'est là le drame pénible,--en mettant la
femme sur un haut piédestal, en l'élevant au-dessus de la foule, il
l'isole par là même et la fait pleurer sur sa solitude. Je crois me
rappeler maintenant qu'Indiana finit par trouver un amant digne d'elle;
mais ce dénouement, donné peut-être aussi pour contenter le lecteur, ne
saurait vous faire oublier ce qu'a souffert Indiana avec Raymond; on
n'en reste pas moins triste et découragé.--D'ailleurs, je relirai ce
volume et je t'en reparlerai.

J'aborde maintenant la partie capitale de ta lettre. Je me tairais
peut-être s'il ne s'agissait que de moi, chétif; mais me juger comme
tu le fais, c'est juger toute l'école lyrique moderne; non pas que
je me compare un instant à nos maîtres, je n'ai d'ailleurs rien
produit,--mais parce que tu sembles plutôt t'attaquer à la poésie
lyrique en général, qu'à mes méchants vers en particulier.--Lorsqu'on
juge un homme, on doit nécessairement avoir égard à l'époque sous
laquelle il vit, aux idées qui l'ont accueilli au sortir du berceau.
Tu as parfaitement compris cela et tu traces de moi un portrait un peu
de fantaisie, le portrait du poète du XIXe siècle.--Comment, vas-tu
dire, avec tous les blâmes que je t'adresse, tu prétends que j'ai
fait là le portrait d'un Musset, d'un Lamartine, d'un Victor Hugo?
Certes oui; ce que tu me dis, on le leur a dit fort souvent, et plus
durement encore. Pour ma part, je trouve que ta critique à mon égard
n'est nullement sévère; toute mon excuse est dans le temps où je vis.
Notre siècle est un siècle de transition; sortant d'un passé abhorré,
nous marchons vers un avenir inconnu. Comme nous sommes Français,
c'est-à-dire impatients par excellence, nous nous hâtons, nous nous
hâtons. Ainsi donc, ce qui caractérise notre temps, c'est cette fougue,
cette activité dévorante; activité dans les sciences, activité dans le
commerce, dans les arts, partout: les chemins de fer, l'électricité
appliquée à la télégraphie, la vapeur faisant mouvoir les navires,
l'aérostat s'élançant dans les airs. Dans le domaine politique, c'est
bien pis: les peuples se soulèvent, les empires tendent à l'unité. Dans
la religion, tout est ébranlé; à ce monde nouveau qui va surgir, il
faut une religion jeune et vivace. Le monde se précipite donc dans un
sentier de l'avenir, courant et pressé de voir ce qui l'attend au bout
de sa course. Que fera donc le poète? sera-t-il ce romancier du XVIe
siècle flagellant sans pitié les vices de son temps, buvant frais et
se moquant de Dieu et de Satan? Sera-t-il ce tragique du XVIIe siècle,
portant perruque et rangeant mathématiquement ses alexandrins deux par
deux? Sera-t-il enfin ce philosophe du XVIIIe siècle, niant tout, afin
de nier le droit divin qu'invoquaient les rois, ébranlant l'ancienne
société pour en faire germer une nouvelle sur ses débris? Non, ce qui
s'est fait dans ces temps passés a eu sa raison d'être; mais nous
serions parfaitement ridicules de nous lever comme des momies de leur
tombeau, et de venir déclamer à la foule béante des railleries qu'elle
ne comprendrait pas. Et, quand même nous voudrions renier la date de
notre naissance, nous ne le pourrions pas; le poète peut emprunter la
forme de Rabelais, de Corneille, de Voltaire; mais l'idée sera toujours
moderne. Ce seront toujours ces élans vers Dieu, ces cris d'une âme
qui demande avec des pleurs la sainte croyance des temps évangéliques,
le saint amour de la femme; ce seront ces blasphèmes d'un cœur ulcéré
par le doute et qui, en reniant tout ce qu'il y a de pur et de saint,
recherche avec angoisse à recevoir un démenti. Ce sera toujours ce
poète saisissant la plume au berceau, ne faisant plus de la littérature
avec un traité de rhétorique, mais avec les blessures de son cœur; se
sauvant des pédagogues, qui ne sont pas de son temps, et, dans une
sublime ignorance, racontant ses chères visions. Ce sera toujours ce
poète interrogeant le futur, divaguant et se perdant dans la nue pour
aller demander le grand mal au Seigneur, bâtissant utopies sur utopies,
toujours dévoré par sa fiévreuse activité. Même, j'irai plus loin, la
paresse rêveuse, ces moments où l'on sommeille à demi, regardant les
nuages glisser, qu'est-ce, sinon un résultat de l'activité dont je
te parle? Il serait trop long d'écrire ce qu'on ressent, on préfère
le rêver,--j'en parle sciemment. Voilà ce que sont les poètes de
notre siècle, voilà notre école lyrique. Je parle de tous, des bons
comme des mauvais, de ceux qui écrivent comme de ceux qui n'écrivent
pas.--Vous autres, lycéens, vous avez ce grand défaut, c'est que vous
n'êtes pas de votre temps. Vous ne vivez pas dans le passé; puis,
lorsque vous sortez des bancs, vous restez tout étonnés de notre
manière de faire. Vous savez bien ce qu'on faisait sous François Ier;
mais, sous Napoléon III, c'est une autre chanson. Les esprits jeunes
suivent bientôt la pente commune; mais les esprits encroûtés dans un
travail bestial grondent toujours comme des ours en mauvaise humeur,
blâmant ceci, blâmant cela, et s'écriant toujours: «. Ah! jadis!»
Les sots! dédaignant notre époque si belle, si sainte! Lorsque la
mère porte encore son enfant dans son sein, on s'incline devant elle;
inclinez-vous donc, brutes, devant notre siècle plein de promesses pour
vos petits-neveux.--Je ne dis pas cela pour toi, au moins, et tu ne
serais pas mon ami si tu ressemblais à certains quadrupèdes savants que
j'ai connus.

Tu vois donc que tes blâmes ne m'ont blessé en aucune façon: tu m'as
dit que je suis de mon temps, c'est juste, et je t'en remercie;--non
pas que je me drape dans mon ignorance comme un gueux espagnol dans
son manteau troué; non pas que je pense que Musset ignorait comme
moi le français et l'orthographe; ce serait d'un sot orgueilleux. Au
contraire, j'ai toujours eu l'idée d'étudier la grammaire à fond,
l'histoire, etc. Mais un sot savant est plus sot qu'un sot ignorant et
si, sottise il y a chez moi, j'aime mieux qu'elle soit ignorante que
savante. D'ailleurs, la science n'est pas mon affaire; c'est un lourd
fardeau, très difficile à mettre sur les épaules. Je le répète, toute
mon ambition est de connaître la grammaire et l'histoire. Que ferais-je
du reste? j'aime mieux tout tirer de moi que de le tirer des autres.

Quant à ton reproche si souvent répété de ne pas aimer les classiques,
je ne le mérite en aucune façon. Je t'ai déjà dit souvent que
j'admirais beaucoup ces messieurs, j'aime le beau partout où je le
trouve. Je les lis même quelquefois, je vais voir jouer leurs œuvres.
Tu m'accuses de systèmes et tu as tort; rien n'est moins systématique
que mon esprit, et c'est bien pour cela que je n'ai jamais pu souffrir
les pédants, reproche, je dirai louange, que tu me fais aussi et que je
mérite pleinement.

Tu m'accuses de manquer de sang-froid, de bon sens et de raison.
Ces mots sont fort élastiques et je ne les comprends pas trop bien;
d'ailleurs, je te renvoie à ce que je te dis plus haut sur nos poètes.

Ensuite tu quittes le poète et tu t'adresses à l'homme. Tu m'accuses
de ne pas envisager la réalité avec courage, de ne pas me créer une
position qu'on puisse avouer. Mon pauvre vieux, tu parles comme un
enfant. La réalité, mais ce n'est qu'un mot pour toi! Où l'as-tu
rencontrée, où t'es-tu heurté contre elle, toi, toujours enfermé dans
un lycée, sûr le matin d'avoir du pain pour le soir, toi qui marches
droit à un but réel, et que le rêve n'égare plus depuis longtemps. La
réalité! vraiment oui, je la connais, et tu n'as que faire de m'en
parler. Tu ressembles à cet aveugle qui indiquait les bornes du chemin
à son compagnon, possédant deux bons yeux. D'ailleurs, pourquoi t'en
vouloir, tu ne peux me juger que par mes lettres, que par ces lettres
si chères où je rêve, où je vis. Tu ne sais pas la lutte que je souffre
intérieurement, tu ne sais pas le parti que je vais prendre. Le rieur,
le poète, voilà celui que vous voyez, ô mes amis, mais l'homme s'est
caché jusqu'ici, peut-être par amour-propre, peut-être par d'autres
raisons. A toi, mon meilleur ami, à toi et à Cézanne, je vous dirai
tout un jour, mais croyez bien l'un et l'autre que je ne suis pas cet
étourdi que vous pensez, que je ne prends un parti qu'après y avoir
longtemps réfléchi, que la réalité m'occupe tout le jour et que je ne
rêve que pour me délasser. D'ailleurs, je ne te le cacherai pas, je ne
veux une position que pour me permettre de rêver à l'aise. Tôt or tard
j'en reviendrai à la poésie; ce que je désire, c'est de pouvoir m'y
livrer sans être à charge à personne et de pouvoir manger un morceau
de pain et boire un verre d'eau. Tu me parles de la fausse gloire
des poètes; tu les appelles fous, tu cries que tu ne seras pas aussi
sot qu'eux, d'aller pour un applaudissement mourir dans un grenier.
Je t'ai déjà dit, dans une de mes lettres, une chose qui aurait dû
t'empêcher d'avancer de nouveau ce blasphème. Crois-tu donc que le
poète ne travaille que pour la gloire? crois-tu donc qu'il n'est poussé
à chanter que par ce mobile? Non, il prend sa lyre dans la solitude,
perd de vue ce monde, et ne vit que dans le monde des esprits. C'est sa
vie, pourquoi le railler, l'accuser de folie: il te dira que tu ne le
comprends pas, que tu n'es pas poète, et il aura raison. Je veux vivre
heureux: voilà ton éternel refrain. Eh! mon Dieu, tout le monde veut
vivre heureux; tu as ton bonheur, le poète a le sien: chacun marche où
Dieu l'appelle, le lâche est celui qui se plaint des épines et refuse
d'avancer.

Bien entendu, que nos différentes manières de voir ne fassent pas
faiblir notre amitié. Tu me connais et tu sais que je ne suis rien
moins que fat. Je sais ce que je veux; je n'ai jamais cherché à me
dresser sur la pointe des pieds. Aussi, si je combats quelques-unes des
idées contenues dans ta dernière lettre, ce n'est pas que je trouve ta
critique trop sévère, au contraire. Tu me vantes, tu m'appelles poète
et je ne suis qu'un pauvre rêveur. C'est tout simplement que nos idées
ne sont pas les mêmes. Je te réponds franchement en ami, ne craignant
pas de te blesser, et sur que ma franchise ne sera pas mise par toi sur
le compte de l'irritation.

Je suis pressé et suis obligé de quitter ce sujet. Je comptais répondre
phrase par phrase à ta lettre et je me vois forcé de garder le silence
sur bien des points. Je me contenterai d'ajouter que j'ai lu La Bruyère
et que je l'admire autant que toi.

Le vieux Cézanne me dit dans chacune de ses lettres de te souhaiter
le bonjour. Il me demande ton adresse, pour t'écrire fort souvent. Je
m'étonne qu'il ne la sache pas, et cela prouve, non seulement qu'il ne
t'écrivait pas, mais que tu gardais le même silence que lui. Enfin,
comme c'est une demande qui montre ses bons sentiments, je vais le
satisfaire. Voilà donc une petite brouille passée à l'état de légende.

Ma vie n'est pas aussi triste que cet hiver. Je ne suis pas aussi
seul, je sors un peu plus, enfin je suis plus actif et moins songeur.
Je crois que mon mauvais temps est fini: voici le mois de septembre
qui vient, mois où j'espère t'avoir à Paris; d'un autre côté, Cézanne
peut venir, et notre trio serait au grand complet. J'ai pris une ferme
résolution, je te la dirai dès que je l'aurai mise à exécution.

Chaillan te souhaite le bonjour. Il doit faire mon portrait, nu,
quelque peu drapé, tenant une lyre antique et les yeux au ciel: je
m'apprête à rire comme un bossu. Tu me proposes de m'écrire une lettre
sur le style, j'accepte de grand cœur, je t'en supplie même d'autant
plus que ce sont des questions auxquelles j'ai longtemps rêvé. En
attendant, pousse-toi de l'agrément, comme dit Cézanne: bois, ris,
fume, et tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Je te serre la main. Mes respects à tes parents.


    Ton ami,

                                                           E. ZOLA.


Cette lettre est fort embrouillée, tant pis. J'avais préparé un nouvel
article sur l'amour, je te l'enverrai plus tard.



                                  XI


                                                 Paris, 10 juin 1861.

    Mon cher ami,


Je subis depuis quelques jours une rude attaque de spleen. Cette
maladie offre chez moi des caractères singuliers; abattement mêlé
d'inquiétude, souffrance physique et morale. Tout me semble couvert
d'un voile noir; je ne suis bien nulle part, j'exagère tout en
douleur comme en joie. De plus, d'une indifférence presque complète
du bien et du mal: ma vue troublée, incapable de juger. Et enfin
un ennui immense décolorant et déflorant toutes mes sensations: un
ennui qui me suit partout, changeant ma vie en fardeau, annulant le
passé et souillant l'avenir. Plus je vais, et plus je vois nettement
ma malheureuse position. Résolu de faire un travail quelconque pour
vivre, je ne puis pas même trouver ce travail. Ce n'est pas assez
de douleur d'avoir dit adieu à la vie que je rêvais, il faut encore
que la réalité ne veuille pas de moi, lorsque je me soumets à elle.
Pauvre oiseau qui consentirait à laisser couper ses ailes, puis qui,
le sacrifice accompli, chancellerait sur ses pattes et ne pourrait
marcher! D'ailleurs, si je trouvais un emploi, quel chemin de traverse
pour arriver à mon but! Quels obstacles à vaincre, quelle lutte de
chaque jour! Accomplir un rôle de machine, travailler le jour pour du
pain, puis dans les moments perdus revenir à la Muse, tâcher de se
créer un nom littéraire, certes, c'est le rêve le plus irréalisable que
j'aie fait! Je t'avouerai cependant, ce n'est pas cette existence de
lutte sourde qui m'effraye; il ne s'agit que d'avoir de la constance
et de l'espoir. Mon tourment de chaque jour est de voir mes recherches
vaines jusqu'ici; décidé à prendre la première place venue, je tremble
que cette place ne me cloître entièrement, qu'elle n'exige toutes mes
heures, même celles que je destine à la Muse. C'est cette vague terreur
de l'inconnu qui me trouble; c'est en quelque sorte la cause du spleen
dont je te parlais tantôt. Joins à cela, je ne sais quelle maladie
physique, sur laquelle aucun médecin ne m'a répondu d'une manière
satisfaisante. Mon système digestif est profondément troublé. J'éprouve
des pesanteurs dans l'estomac et les entrailles; tantôt je mangerais un
bœuf, tantôt la nourriture me dégoûte. Ce mal tout physique réagit sur
le moral; et on ne saurait trouver un garçon de plus maussade compagnie
que moi, lorsque, tout à la fois, mon ventre et l'avenir m'inquiètent.

Après tout, si ma position doit s'améliorer un jour,--et il faut
l'espérer,--je n'en veux pas trop au ciel de me faire connaître le
revers de la médaille. Au fond, ma gaieté est toujours vivace; un
mot, un geste, un rien la fait éclater, rieuse et bavarde. La surface
seule est triste chez moi; si quelquefois le découragement pénètre
plus loin, ce n'est que pour un temps; bientôt la moindre pensée
me distrait, le moindre plan de poème ou de nouvelle, je caresse
cette pensée, et, lorsque je reviens à la réalité, je la vois tout
différemment; les contours trop aigus se sont arrondis, les laideurs
ne sont plus repoussantes. Je la vois sans trop de chagrin, nous
finissons même par faire bon ménage. Et la conclusion est toujours que
je ne saurais être misérable, que je ne suis pas un imbécile et que
je parviendrai à me suffire.--D'ailleurs, j'ai fait grande provision
de philosophie; je lis et relis Montaigne; homme de grand sens, ne se
prononçant jamais pour telle ou telle secte, ou plutôt se prononçant
tour à tour pour le bien qu'il remarque en chacune d'elles, il possède
en quelque sorte une philosophie essence de toutes les philosophies.
Je me plais beaucoup avec lui. Il m'apprend une foule de choses, me
console et m'encourage toujours, enfin me fait supporter mes peines
avec un sourire et accepter mes joies sans éclats insensés. C'est là
l'homme qu'il me fallait: point de pédantisme, point de ces grands mots
qui m'effarouchent, une raison droite, parfois railleuse, toujours
élevée. Il n'est pas jusqu'à son style, ce bon vieux style français
qui ne m'attache à lui; j'aime cette allure libre, cette grammaire,
cette orthographe si peu stables; j'aime ces tournures singulières,
mais justes, ces phrases mal polies, contournées et bizarres, mais
puissantes et toujours vraies. En un mot, je suis son disciple, son
fervent admirateur; et c'est bien le moins de lui donner mon amour, à
lui, qui me donne sa fermeté, sa gaieté.

Je ne sais trop, à vrai dire, quel sera le résultat des mois qui
s'écoulent. Si je n'avais pas ma mère, je me serais fait soldat.
Ne crois pas que ce soit une pensée d'enfant né dans une heure de
tristesse; c'est tout simplement la conclusion de ce qui m'arrive en
idées et en faits depuis un an. Comme je n'ose seulement pas en parler
à ma famille, je continue donc à chercher un emploi. Je te l'ai souvent
répété: un travail pour vivre et pour me faciliter la littérature,
c'est là ce qu'il me faut trouver; c'est là en quelque sorte le pivot
sur lequel doit tourner mon existence, le but que je poursuis, tantôt
riant, tantôt pleurant.

Je vois Cézanne rarement. Hélas! ce n'est plus comme à Aix, lorsque
nous avions dix-huit ans, que nous étions libres et sans souci de
l'avenir. Les exigences de la vie, le travail séparé, nous éloignent
maintenant. Le matin Paul va chez Suisse, moi je reste à écrire dans ma
chambre. A onze heures nous déjeunons, chacun de notre côté. Parfois
à midi, je vais chez lui, et alors il travaille à mon portrait. Puis
il va dessiner le reste du jour chez Villevieille; il soupe, se couche
de bonne heure, et je ne le vois plus. Est-ce là ce que j'avais
espéré?--Paul est toujours cet excellent fantasque garçon que j'ai
connu au collège. Pour preuve qu'il ne perd rien de son originalité,
je n'ai qu'à te dire qu'à peine arrivé ici, il parlait de retourner à
Aix; avoir lutté trois ans pour son voyage et s'en soucier comme d'une
paille! Avec un tel caractère, devant des changements de conduite si
peu prévus et si peu raisonnables, j'avoue que je demeure muet et que
je rengaine ma logique. Prouver quelque chose à Cézanne, ce serait
vouloir persuader aux tours de Notre-Dame d'exécuter un quadrille. Il
dirait peut-être oui, mais ne bougerait pas d'une ligne. Et observe
que l'âge a développé chez lui l'entêtement, sans lui donner des
sujets raisonnables de s'entêter. Il est fait d'une seule pièce, raide
et dur sous la main; rien ne le plie, rien ne peut en arracher une
concession. Il ne veut pas même discuter ce qu'il pense; il a horreur
de la discussion, d'abord parce que parler fatigue, et ensuite parce
qu'il lui faudrait changer d'avis si son adversaire avait raison. Le
voilà donc jeté dans la vie, y apportant certaines idées, ne voulant
en changer que sur son propre jugement; d'ailleurs, au demeurant
le meilleur garçon du monde, disant toujours comme vous, effet de
son horreur pour la discussion, mais n'en pensant pas moins selon
sa petite tête. Lorsque ses lèvres disent oui, la plupart du temps
son jugement dit non. Si, par hasard, il avance un avis contraire
et que vous le discutiez, il s'emporte sans vouloir examiner, vous
crie que vous n'entendez rien à la question et saute à autre chose.
Allez donc discuter, que dis-je? converser seulement avec un garçon
de cette trempe, vous ne gagnerez pas un pouce de terrain et vous en
serez quitte pour avoir observé un caractère fort singulier. J'avais
espéré que l'âge aurait apporté quelques modifications en lui. Mais
je le retrouve tel que je l'ai laissé. Mon plan de conduite est donc
bien simple: ne jamais entraver sa fantaisie; lui donner tout au plus
des conseils très indirects; m'en remettre à sa bonne nature pour la
continuation de notre amitié, ne jamais forcer sa main à serrer la
mienne; en un mot, m'effacer complètement, l'accueillant toujours
avec gaieté, le cherchant sans l'importuner, et m'en remettant à son
bon plaisir pour le plus ou le moins d'intimité qu'il désire entre
nous. Mon langage t'étonne peut-être, il est cependant logique. Paul
est toujours pour moi un bon cœur, un ami qui sait me comprendre et
m'apprécier. Seulement, comme chacun a sa nature, par sagesse je dois
me conformer à ses humeurs, si je ne veux pas faire envoler son amitié.
Peut-être pour conserver la tienne emploierais-je le raisonnement; avec
lui ce serait tout perdre. Ne crois pas qu'il y ait quelque nuage entre
nous; nous sommes toujours très unis, et tout ce que je viens de dire
vient assez mal à propos de circonstances fortuites qui nous séparent
plus que je ne le voudrais.

J'ai une véritable indigestion d'alexandrins. Le poème de _l'Aérienne_
que je viens de terminer a environ douze cents vers. Tu ne saurais
croire l'effet que me produit ce travail achevé; c'est comme une
lassitude mêlée de désenchantement. Je hais l'écriture; mon rêve une
fois sur le papier n'est plus à mes yeux qu'une rapsodie. Ah! qu'il
est préférable de se coucher sur la mousse, et là, de dérouler tout
un poème par la pensée, de caresser les diverses situations sans les
peindre par tel ou tel mot. Que ce récit, aux contours vagues, que
l'esprit se fait à lui-même, l'emporte sur le récit froid et arrêté que
raconte la plume aux lecteurs! Dans l'un, l'idée règne seule, légère
et lumineuse; dans l'autre, la matière pèse sur les ailes du poète et
dispute l'espace à son vol. Par malheur, on veut se faire entendre
et, dès lors, il faut écrire; il est peu de poètes assez sages pour
consentir à n'être poète que pour eux; et pourtant c'est le seul moyen
de conserver sa poésie fraîche et gracieuse. La matière, voilà ce qui
tue, voilà l'éternel antagoniste de l'idée, ce qui met un frein à toute
inspiration. Que de fois on pense bien, tout en disant mal.

Une période de douze syllabes, coupée en deux membres égaux par une
césure et de plus terminée par une rime, voilà le vers, voilà l'outil,
toujours le même, donné au poète pour exprimer toutes les harmonies
possibles, l'éclat de rire et le sanglot, les bruits des mers, des
vents, des forêts. Certes, la matière est ingrate, la lyre n'a qu'une
corde et que d'habileté il faut pour en tirer plusieurs sons. L'école
romantique, qui a tout osé, n'a pas cependant augmenté ni diminué
le nombre des syllabes d'un alexandrin. C'est dire qu'on ne l'osera
jamais, pas plus moi qu'un autre. Quant à la césure, elle a été fort
maltraitée par ladite école romantique. Ils se sont plu à qui mieux
mieux à la rejeter qui au commencement, qui à la fin du vers; la
place où on la voit le plus rarement dans certaines pièces de Musset
est justement le milieu du vers où elle trônait depuis des siècles.
Le vers qui est né de ces espiègleries, coupé et ne marchant que par
saccades, a eu son temps et ses applaudissements. Mais il serait
maladroit de vouloir le faire revivre; outre qu'on encourrait à juste
titre le reproche de pastiche, on rééditerait une singularité qui, pour
être originale, n'en est pas moins d'un certain mauvais goût. Ce que
l'on supporte dans les écrivains de 1830, en raison de la puissante
impulsion qu'ils ont imprimée en littérature, on le blâmerait dans un
poète de nos jours. Ces vers-là ont pour excuse leur acte de naissance;
puis on les pardonne à un auteur qui a fait ses preuves ailleurs et
qui, dans un jour de boutade, semble dire au public: «Je te fais de
mauvais vers, mais je pourrais en faire de bons, si je voulais».
L'étude des romantiques est certes une des plus importantes pour les
grands poètes. Ils ont semé les germes de l'avenir; seulement, comme
ils réagissaient contre un autre principe, ils ont tout exagéré. Les
classiques étaient d'une rigide exactitude à l'égard de la césure, ce
qui coupait mathématiquement leurs vers et produisait à l'oreille le
bruit monotone de six syllabes revenant toute la durée du morceau;
il faut joindre, pour bien comprendre cet effet, l'absence entière
des rejets. La jeune école, impatientée de cette lourde musique, se
lève en masse et casse les vitres; alors tombe un véritable déluge
de vers estropiés, on abolit la césure et l'on proclame le règne du
rejet. Bizarre manifestation, entièrement vicieuse chez le poète
sans talent, mais revêtant une allure décidée et originale lorsqu'un
Musset la produit. Que fera donc le poète de nos jours devant les
classiques si lourds et les romantiques frisant de si près le mauvais
goût. Évidemment, il prendra un juste milieu, il déplacera la césure
lorsque son idée le demandera et lorsque l'harmonie y gagnera au lieu
d'y perdre; il emploiera le rejet sobrement, surtout il ne l'emploiera
jamais sans raison, mais comme La Fontaine pour produire un effet de
style. Telles sont mes opinions sur le rejet et la césure.--Si je
passe maintenant à la rime, j'avouerais que dans un vers c'est elle
dont je prendrai le moins de souci. Je la prends comme elle vient;
riche, suffisante, pauvre, ce m'est tout un; c'est une rime et c'est ce
qu'il me faut. J'aime mieux un mot naturellement amené par la pensée
et rimant vrai, qu'un mot rimant bien et couchant avec la pensée
elle-même. D'ailleurs, je ne me suis jamais expliqué la religion de
la rime riche. On allègue, je crois, l'harmonie qu'elle met dans le
vers. C'est tout bonnement une grossière erreur; Victor Hugo, qui a
perdu la césure dans l'esprit des honnêtes gens, ne s'est pas aperçu
qu'en proclamant l'excellence de la rime riche, il créait une autre
césure de beaucoup plus tyrannique et monotone. Est-il rien, en effet,
qui endorme l'esprit comme la répétition de deux ou trois syllabes
identiques. Je prendrai pour exemple la pièce de ce poète intitulée
_Navarin_. Tu te souviens sans doute des petits vers: «Où sont, enfants
du Caire...» Appelle-t-on cela de l'harmonie? Pour moi, ce n'est qu'une
succession de mêmes sons, un chant monotone, fort propre à bercer
un enfant. D'ailleurs, il est complètement faux de faire résider la
musique du vers dans la dernière syllabe; selon moi, les onze autres
pieds ont le droit de réclamer. Pour conclure, si l'on me demandait de
quoi dépend l'harmonie du vers, je répondrais: D'abord de l'arrangement
des syllabes longues ou brèves, ouvertes ou fermées, puis de la
position habile de la césure; enfin des rejets que l'on se permet en
chemin. Je ne veux pas dire par là que la rime est inutile et que peu
importe qu'elle existe. Au contraire, je reconnais sa nécessité, sans
elle le vers ne serait pas. Mais ce qui m'exaspère, c'est de voir des
poètes, hommes de génie d'ailleurs, mettre une cheville pour avoir le
plaisir de rimer richement. Eh! rimez richement, lorsque votre pensée
le voudra, mais lorsqu'il vous faudra changer votre pensée, pour obéir
à l'harmonie qui n'est que dans vos cervelles, rimez pauvrement. On me
dira peut-être que je crie après les rimes riches, parce que je n'en ai
que de pauvres à mon service. Si mes raisons ne te semblent pas bonnes,
pense ce que tu voudras.--J'ai une sainte horreur de la cheville.
C'est, à mon avis, la lèpre qui ronge le vers. Un vers est-il mauvais,
cherchez bien, c'est qu'il cache une cheville. Cette hideuse chose ne
se présente pas toujours sous l'aspect d'un adjectif malencontreux.
Quelquefois, une épithète bien choisie n'est qu'une heureuse cheville.
D'autres fois, elle se dissimule sous l'apparence d'un hémistiche, d'un
vers tout entier. C'est dans ces deux cas surtout que je la déteste,
d'autant plus qu'elle échappe à la foule, qu'on ne peut la montrer du
doigt et la faire huer, mais si elle ne s'étale pas aux yeux, on la
sent, le vers est mou, filandreux, il y a longueur dans le sujet, rien
ne se détache et tout vous crie: Cheville! Cheville! Cheville! Elle
m'irrite encore, lorsque, pour se faire supporter, elle choisit quelque
joli petit mot qui ne signifie rien, mais après lequel on n'a pas le
courage de crier, tant il est grêle et menu. Telles sont les épithètes,
fleurs, frais, parfumé, etc., etc. Tu pourrais croire, d'après ce que
je te dis, que mes vers sont exempts de toute cheville. Hélas! que
tu te trompes. Mon vers idéal est sobre, nerveux, sans exclure la
grâce; mais combien mon vers pratique est encore bavard, mou et plein
d'afféterie.--Je voulais te donner mes opinions sur la forme en poésie,
mais je suis obligé de m'arrêter avant la fin et après avoir omis une
foule de choses, crainte de manquer de papier.

Tu gardes un silence tant soit peu égyptien. Le travail t'accable,
c'est fort bien; mais tu oublies que tu as des amis à Paris que
pourrait inquiéter la mauvaise santé. Je t'ai écrit trois lettres
depuis ta dernière épître. Une, de huit pages, répondant à ces soupçons
que M. Cézanne avait eus sur nous, les deux autres plus courtes et
contenant chacune quelques lignes de Paul. Les trois ont été adressées
chez M. de Battini. Comme ton silence pourrait me faire croire que
notre intermédiaire est infidèle, je t'envoie celle-ci chez tes
parents, assuré qu'elle te parviendra toujours. D'ailleurs, même si tu
n'as pas reçu mes lettres, ce ne serait pas une raison pour garder le
silence pendant deux mois. Ainsi donc vite une réponse me rassurant
sur ta santé et me donnant des nouvelles de ton travail. Dis-moi
aussi si tu as reçu mes trois lettres. Je ne t'écrirai qu'après ta
réponse.--Courage.--Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  XII


                                                 Paris, 15 juin 1860.

    Mon cher Baille,


Je viens de lire André Chénier. Tu m'as promis une lettre sur le
style--lettre que je verrai Dieu sait quand,--et en attendant de
connaître tes idées à cet égard, je vais, à propos de ce poète, te
communiquer ma manière de voir. Bien entendu que Chénier est hors de
cause; que je reconnais toute la grâce de ses vers, que je m'incline
devant son génie. Je ne veux plus te faire une critique de ses poésies,
te dire ce que tu liras partout; je le répète, je ne veux que te donner
les réflexions générales que j'ai faites en lisant.

Chénier a fait des poèmes, des idylles, des élégies.

Parmi ses poèmes, le seul qui soit terminé est celui de _l'Invention_.
Étrange bizarrerie, cet homme de génie qui passe sa jeunesse à étudier
les anciens pour les imiter, est emporté, comme malgré lui, à se
révolter contre les imitateurs. C'est qu'on n'est pas impunément
un grand homme, c'est que le véritable poète, après s'être dans
sa jeunesse inspiré d'un modèle quelconque, finit par vouloir et
par marcher seul. Il est vrai que Chénier ne secoue pas le joug
entièrement. Il ne l'ose pas, peut-être même ne le voit-il pas; cette
antiquité qui lui paraît si belle, dont les productions lui semblaient
si douces aux lèvres, ces études de toute son enfance, cet Homère, ce
Virgile sur lesquels il a passé tant de veilles, il ne peut se décider
à ne plus les imiter, à leur dire un dernier adieu. Que fait-il alors?
il concilie son amour du grec et son génie qui se révolte, en gardant
la forme, le style antique, et en lui faisant exprimer des idées
modernes. Il consacre son projet dans ce vers fameux de son poème:

    Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques.

Je comprends parfaitement une chose: un poète qui n'a encore rien
produit sent un monde de pensers en lui; seulement, pour fixer ces
idées encore vagues, il lui faut une forme, un style dignes d'elles.
Le voilà donc à la recherche de cette forme, de ce style; si le jeune
poète a fait ses études classiques, la mythologie païenne, les dieux
d'Homère et de Virgile se présenteront les premiers. Voilà non pas un
style, mais des matériaux pour embellir le style. Le vent ne sera plus
que Zéphir, le rossignol que Philomèle, etc., etc. Ensuite, toute la
bande des allusions: les demi-dieux, les naïades, les satyres, que
sais-je? Voilà donc une forme, ayez du génie comme André Chénier et
l'on dira que vos vers ont un parfum suave d'antiquité. Certes, nul ne
serait assez fou pour ressusciter ces vieilles fables. Phébus et sa
Diane ne sont plus que le soleil et la lune; on partirait de rire si
quelqu'un s'avisait de faire revivre ces vieilles défroques. Chénier
est le dernier homme de talent qui ait parlé sur ce ton, et encore,
si je puis m'exprimer ainsi, ce n'est pas l'antiquité qui l'a servi,
c'est lui qui a servi l'antiquité. Son vers est si gracieux, que je lui
passe toutes les allusions possibles, même celles que je ne comprends
pas, moi l'ignorant, moi qui n'ai entendu parler de Virgile que par
ouï-dire. Tu penses peut-être, mon cher ami, que je fais ici un procès
au classique pour exalter ensuite le romantique. Tu te trompes fort,
et voici la part de la nouvelle école: je t'ai tantôt représenté un
jeune poète cherchant une forme pour rendre ses idées, et prenant la
poésie d'Homère pour animer ses tableaux. Voici maintenant un autre
jeune inspiré; au lieu d'un Homère, c'est un Ossian qui tombe dans
ses mains. Il est jeune, la nouveauté l'attire; cette poésie vague du
barde, ces gracieuses légendes du Nord, ces fées, ces sylphides, ces
farfadets le captivent. Voilà ce qu'il cherchait: un coloris pour son
style, un merveilleux pour ses poèmes. Ce jeune homme devient alors un
romantique, de même qu'on a nommé l'autre un classique. Il n'a qu'un
mérite sur ce dernier, c'est que sa mythologie n'est pas si ancienne,
c'est-à-dire pas aussi connue, usée, rebattue. Les deux Parnasses ont
chacun leurs charmes; qui le nierait serait fou. Seulement on a tant
abusé de l'un que quiconque se respecte n'en parle plus, tandis que
l'autre est encore couvert d'une verdure assez fraîche.--Mais, me
diras-tu, ce n'est pas là le style, tu me parles du merveilleux, des
allusions, des images, des descriptions. Eh! en quoi consiste le style
si ce n'est en cela, surtout chez les poètes. Je te l'ai dit tantôt,
celui qui veut exprimer ce qu'il pense n'a besoin que d'une mythologie.
Là, il trouvera mille comparaisons pour donner du relief à sa pensée;
il trouvera le merveilleux, ce grand ressort poétique, etc., etc. Tu
parles toujours des poètes. Je puis me tromper, mais après une lecture
soit d'Homère, soit d'Ossian, un homme d'un talent même médiocre, s'il
écrit, aura une espèce de style, grâce au larcin qu'il fera au poète
qu'il vient de lire.--Je sais bien que ce coloris dont je parle, puisé
aux sources païennes, n'est pas tout dans le style, qu'il n'en est que
le vernis, et que le fond en est bien autrement important. Mais ce
fond, je crois, naît avec nous; c'est un don de la nature, que l'étude,
il est vrai, développe et bonifie. On a chacun son style, comme on a
son écriture; mais quant aux ornements, ils sont à tous. Le génie sait
faire tout accepter, les naïades d'Homère comme les ondines d'Ossian.

Maintenant, ne serait-il pas beau de créer une poésie à part, n'imiter
pas plus le chantre de la Grèce que le barde du Nord, laisser les avis
de l'âme s'épancher librement dans les vers sans faire intervenir les
sylphides ou les nymphes? Certes, une poésie qui ne parlerait ni de
Phébus, ni de Phébé, qui ne se pâmerait pas comme celle de nos jours
devant un ruisseau, ou un clair de lune, une poésie forte et aimante,
ce serait le sublime de l'art. L'homme de génie qui se lèvera un jour
et dira

    Sur des pensers nouveaux faisons des vers nouveaux

sera acclamé par la foule, et, s'il ne reste pas au-dessous de son
projet, une gloire immortelle l'attend.

Revenons à Chénier. Ses idylles sont ce qu'il a laissé de mieux et de
plus parfait. Gracieuses, elles plaisent plutôt qu'elles n'élèvent
l'âme; c'est d'ailleurs le genre qui le veut. Lis-les, je ne doute pas
qu'elles te fassent grand plaisir.

J'ai hâte d'arriver à ses élégies, sur lesquelles j'ai réfléchi
longtemps. Elles sont adressées à une amante, Camille; ce sont donc
les peintures des joies et des douleurs de l'amour. Je me suis promis
depuis longtemps de faire une certaine étude, celle de l'expression
de l'amour chez les poètes de tous les temps. Rien ne serait plus
curieux de comparer Horace, Pétrarque, Molière (dans quelques scènes),
Lamartine. Je ne veux t'en nommer que quatre; bien entendu que chaque
siècle aurait son représentant.--La manière d'aimer une femme, de faire
l'amour a toujours, dû être la même, du moins à peu de chose près.
J'entends que lorsque l'on est auprès de la femme aimée sur tout le
globe, on doit à peu près lui tenir le même discours; et ce discours
depuis la création du monde a dû varier fort peu. D'où vient donc
que dans chaque siècle les poètes ont eu une manière différente de
parler à leurs beautés, de leur parler en vers, bien entendu; car je
ne m'imagine pas qu'ils s'amusaient à leur débiter ces sornettes quand
ils se trouvaient à leurs genoux. Horace l'épicurien ne peut aimer sa
maîtresse sans se rouler sur le gazon, en buvant du falerne,--c'est
encore le plus sage. Pétrarque semble s'envoler à chaque vers. Avec
Molière et avec tout le siècle de Louis XIV naît un attirail d'arcs,
de flèches, de fers, de chaînes, que sais-je? tout un appareil de
torture dont les belles dans leur cruauté tourmentaient leurs amants.
Quant à Lamartine, il pleurniche sentimentalement sur un lac, prend
la lune et les étoiles à témoin, s'enfonce dans la Nature jusqu'au
cou.--Pourtant ces quatre hommes aimaient; y a-t-il donc différentes
manières d'aimer? Non, assurément. C'est qu'ils ont obéi à la mode de
leur temps, peut-être plus encore aux mœurs, aux penchants de leur
siècle.--Tu vois donc la curieuse étude qu'on pourrait faire; non pas
seulement comparer les diverses expressions, mais retrouver sous ces
expressions tout un peuple avec toutes ses coutumes. Je me trompais
peut-être tantôt lorsque j'avançais que de tout temps on a tenu les
mêmes discours à la femme aimée; mais dans ce cas, en admettant que
même dans la réalité, Horace fût plus matériel que Pétrarque, cela ne
diminuerait en rien la portée de cette étude. Au contraire, je viens de
le dire, on retrouverait dans les vers du poète les habitudes du peuple
contemporain.

André Chénier se ressent un peu du siècle de Louis XIV et, de plus,
il fait intervenir Homère et Virgile à chaque instant. Néanmoins, je
préfère ses élégies à bien des œuvres bâtardes de notre temps. Comme
je le disais tantôt à propos du style en général, comme il serait
beau de créer une expression de l'amour où le passé n'entrerait pour
rien. Faire de beaux vers où l'âme seule parlerait et n'irait pas,
pour peindre ses joies et ses tourments, emprunter de banales images,
pousser des exclamations à la Nature, etc., etc. En un mot, une poésie
amoureuse assez digne pour ne pas être ridicule, une poésie que l'on
oserait réciter aux pieds de celle que l'on aime sans craindre qu'elle
éclate de rire.

Cette lettre étant essentiellement littéraire, je vais terminer par
l'exposition du plan d'un petit poème qui roule depuis plus de trois
ans dans ma tête. Le titre est: _la Chaîne des Êtres_. Il aura trois
chants que j'appellerai volontiers le Passé, le Présent, le Futur. Le
premier chant (le Passé) comprendra la création successive des êtres
jusqu'à celle de l'homme. Là, seront racontés tous les bouleversements
survenus sur le globe, tout ce que la géologie nous apprend sur ces
campagnes détruites et sur les animaux maintenant engloutis dans
leurs débris. Le second chant (le Présent) prendra l'humanité à sa
naissance, dans l'état sauvage, et la mènera jusqu'à ces temps de
civilisation; ce que la physiologie nous apprend de l'homme physique,
ce que la philosophie nous apprend de l'homme moral, entrera, en résumé
du moins, dans cette partie. Enfin, le troisième et dernier chant (le
Futur) sera une magnifique divagation. Se basant sur ce que l'œuvre
de Dieu n'a fait que se parfaire depuis les premiers êtres créés, ces
zoophytes, ces êtres informes qui vivaient à peine, jusqu'à l'homme, sa
dernière création, on pourra imaginer que cette créature n'est pas le
dernier mot du Créateur, et qu'après l'extinction de la race humaine,
de nouveaux êtres de plus en plus parfaits viendront habiter ce monde.
Description de ces êtres, de leurs mœurs, etc., etc.

Ainsi donc au premier chant, savant; au second, philosophe; au
troisième, chantre lyrique; dans tous les trois, poète.--Magnifique
idée, on ne peut le nier, surtout si l'exécution répondait au projet.
Je ne sais si tu vois les horizons de ce poème, mais pour moi, ils
me paraissent si vastes, si lumineux, que j'en recule jusqu'à ce
jour devant la tâche formidable de rimer mes pauvres vers sur cette
grandiose pensée.

J'écris toutes mes lettres sans brouillon, tu ne dois pas y chercher
beaucoup de correction. Je me trompe sans doute fort souvent;
mais, que diable! nous ne faisons pas de la littérature ici; nous
parlons comme deux bons amis, nous communiquant nos pensées et nos
observations.--J'attends les lettres avec impatience; que les quelques
idées que j'ai émises dans cette lettre ne t'empêchent en rien de
me dire franchement les tiennes. Le premier lien de l'amitié est de
s'avouer, sans hypocrisie, ce que l'on pense.

Chaillan te serre la main. Je te prie de présenter mes compliments à
Raynaud Jules.

Mes respects à tes parents.

Je te serre la main.


    Ton ami,

                                                           E. ZOLA.


Quant au poème que je suis en train de bâtir, il avance fort lentement.
J'ai encore tout le troisième et dernier chant à voir. Après peut-être
j'attaquerai celui de _la Chaîne des Êtres_.

Je suis fort souffrant depuis quelques semaines; cela t'explique le
retard survenu dans ma correspondance.



                                 XIII


                                                 Paris, 24 juin 1860.

    Mon cher Baille,


Je relis presque chaque jour cette lettre où tu me juges en ami sévère;
non pas pour trouver des arguments qui détruisent les tiens, mais
pour voir si je suis loin de cette raison que tu me refuses, pour
m'expliquer ce que tu entends par ce mot, pour te juger toi-même.
Je ne saurais le cacher, ce que tu dis est sage; pourquoi donc mon
esprit se révolte-t-il? pourquoi cette sagesse me semble-t-elle plus
folle que ma folie? Je vais tâcher de te le dire.--Le mot _position_
revient plusieurs fois dans ta lettre, et c'est ce mot qui excite le
plus ma colère. Ces huit lettres ont une tournure d'épicier enrichi
qui me porte sur les nerfs. Ce n'est rien de les voir écrites, il
faut les entendre dans la bouche de certains individus, d'un parvenu,
par exemple; elles s'allongent, s'enflent, roulent; chacune semble
surmontée d'un accent circonflexe.--Avoir une position, c'est, si je
ne me trompe, faire un commerce quelconque, vivre d'un emploi, sous la
dépendance de quelqu'un. A côté de cette idée, je veux te transcrire
quelques vers, bien que tu les connaisses:

    Jacque était grand, loyal, intrépide et superbe.
    L'habitude, qui fait de la vie un proverbe,
    Lui donnait la nausée.--Heureux ou malheureux,
    Il ne fit rien pour elle, et garda pour ses dieux
    L'audace et la fierté, qui sont ses sœurs aînées.
    Il prit trois bourses d'or, et, durant trois années,
    Il vécut au soleil sans se douter des lois;
    Et jamais fils d'Adam, sous la sainte lumière,
    N'a, de l'est au couchant, promené sur la terre
    Un plus large mépris des peuples et des rois.

Quelle grande et belle figure que ce Rolla! Combien est petit auprès
de lui l'homme qui court après une position! Lui ne cherche qu'une
chose, la sainte Liberté, et ce seul amour suffit à le grandir.--Te
citerai-je encore l'invocation qui précède _la Coupe et les Lèvres_? Te
montrerai-je le Tyrolien sur ses montagnes, qui soupe quand il tue? et,
par contraste, ferai-je venir ensuite ce marchand qui vend tout le jour
de la cannelle dans une boutique obscure? «Pardieu, le pauvre fou, te
dis-tu, le voilà qui divague avec les poètes; mais moi, je suis pour la
réalité, que diable!»

C'est vrai, dès qu'une chose est grande, on en rit, on crie à
l'impossibilité, à la poésie. Le siècle est tellement à la prose
que les pauvres poètes se cachent; on a tant dit et redit qu'ils
n'avançaient que des songes creux qu'eux-mêmes ont fini par le croire.
Cependant, selon moi, le rôle du poète n'est pas tel; c'est celui du
régénérateur, celui de l'homme qui se dévoue au progrès de l'humanité.
Ce qu'il avance, ce sont bien des rêves, mais des rêves qui doivent
recevoir leur accomplissement.

Lorsque la race humaine sortit des mains du Créateur, elle vécut sons
le soleil, libre et sans lois. Leurs descendants jouirent longtemps
du cette liberté; peuples de chasseurs et de cultivateurs, n'ayant
encore pas besoin les uns des autres, nos rêves ne s'imposèrent aucun
lien qui les unît entre eux. Chaque homme n'avait pour toute position
que celle d'être un homme; chacun fournissait à ses besoins, sans
aller chercher l'huile chez son voisin de droite et du vinaigre chez
son voisin de gauche. En un mot, ce que l'on nomme la Société n'était
pas encore constitué; la liberté régnait grâce à l'individualité.
Mais à mesure que les hommes se multiplièrent, de nouveaux besoins
naquirent; d'un autre côté, l'union faisant la force, des masses
d'individus se réunirent pour former des nations et mettre en commun
leur courage, leur intelligence. Dans cette fusion, féconde d'ailleurs
en bons résultats, l'individualité devait malheureusement disparaître,
entraînant inévitablement la liberté. La race humaine n'était plus
qu'une grande machine où chaque rouage est un homme; chacun doit
tourner dans un sens prescrit, chacun dépend d'un autre. L'un entrait
le fer dont l'autre fera le mortier, où le troisième pilera le sel
que vendra le quatrième. Ainsi tout s'enchaîne; l'homme n'est plus un
entier, il n'est plus libre.--Maintenant, jette dans cette société, qui
est celle de notre temps, un être dont l'esprit est un et indépendant;
jette un Rolla, par exemple. Il aimera mieux se laisser briser que
se soumettre à devenir une partie, lui qui est un tout; il rira
dédaigneusement de ce que tu nommes une position et qu'il appelle lui
un esclavage. Il ne voudra avoir rien de commun avec des êtres qu'il
méprise; il vivra trois ans libre et fier, puis il se suicidera.

Voici trois pages écrites, et tu me crois bien loin de ce que je dois
expliquer; à savoir pourquoi ta sagesse me semble plus folle que ma
folie. Au contraire, j'en suis à la conclusion.--Dieu m'a pétri d'une
argile assez semblable à celle de Rolla, quant à l'amour de la liberté,
du moins. Je ne puis souffrir ce rôle passif d'instrument, ce travail
de brute que nous impose la société. Je préfère la vie du sauvage
d'Amérique, se suffisant à lui-même, à cette vie d'homme civilisé où
nous avons chaque jour besoin de nos misérables semblables. On a dit
que l'homme a été créé pour vivre en société; c'est possible, mais
du moment que le bien qui en résulte doit être acheté au prix de ma
liberté et de mon individualité, c'est un bien dont la source est trop
amère et que je refuse. Toi, au contraire, tu sembles accepter ce
sacrifice fort paisiblement; tu consens à acheter le bonheur à quel
prix que ce soit. Étrange bizarrerie! je ne conçois pas de bonheur
sans liberté; toi, au contraire, pour arriver au bonheur, c'est la
première chose que tu sacrifies. Dis-moi donc en quoi il consiste,
ton bonheur, ou sans cela nous ne nous entendrons jamais. Pardieu, je
t'entends rire encore ici. La poésie m'emporte toujours, n'est-ce pas?
la liberté, quel rêve insensé! Je le jure devant Dieu, si je n'avais
pas de famille, je m'exilerais, j'irais je ne sais où; mais il faudrait
que je la trouve, cette liberté, soit dans la plaine, soit sur la
montagne.--J'ai peut-être tort; je ne sais que conclure. Mais je le
dis en vérité, tu t'es fait le champion d'une bien laide cause. Cette
lettre que tu m'as écrite n'est pas la lettre d'un jeune homme de vingt
ans, du Baille que j'ai connu. J'ajouterai: j'aime mieux mon rêve si
grand, si sublime, que la mesquine et désolante raison.--D'ailleurs,
puis-je changer? Dieu m'a créé tel: je marche dans mon chemin, quitte
à m'ensanglanter les pieds.--Es-tu de bonne foi? est-ce vrai que tu ne
rêves plus la liberté? est-ce vrai que tu acceptes la réalité, la vie
sans murmurer, sans en créer une plus belle dans tes songes? est-ce
vrai que tout est mort en toi, que tes aspirations se bornent à un
bonheur matériel? Alors, mon pauvre ami, je te plains; alors, tout ce
que je viens d'écrire te semblera, comme tu me l'as dit, dépourvu de
raison, de sang-froid et de bons sens.

Tu voudrais, me dis-tu, me voir considérer un peu plus en homme les
choses humaines. Que crains-tu pour moi? Crois-tu qu'il ne sera pas
toujours assez temps que la réalité me vieillisse? Je pèche par mauvais
vouloir, et non par ignorance; je connais parfaitement le réel; si
je ne m'y soumets pas, c'est que je ne le veux pas. Veux-tu que je
te dise: je voudrais, moi, te voir rêver plus que tu ne le fais. On
revient toujours à la réalité, mais on ne revient jamais à l'idée;
une fois blessé, l'ange remonte au ciel, sans prêter l'oreille à
vos sanglots. Tu es enfoncé dans le matérialisme jusqu'au cou; sous
prétexte que tu cherches le bonheur--je ne sais quel bonheur,--tu dis
adieu au rêve. Le bonheur de la brute est de manger et de dormir;
ce n'est pas le tien, je présume, et pourtant tu prends le chemin
qui y conduit. Qu'on ne te parle pas de poésie, qu'on ne te parle
pas de liberté; que ces fous meurent à l'hôpital; toi, tu cultives
les intérêts matériels, tu veux te faire une position.--Est-ce
vrai, Seigneur, que vous nous avez créés pour promener notre misère
d'esclavage en esclavage? est-ce vrai que cette âme que vous avez
partagée avec nous, doive se plier comme un vil métal sous l'étreinte
du premier venu? est-ce vrai que la liberté n'est qu'un mot? Je sais
bien, mon cher Baille, que la majorité est pour toi, que mes lettres
feraient rire. Et pourtant, tu dois me comprendre; n'est-ce pas que
je ne suis pas complètement fou? n'est-ce pas que ce rêve est un beau
rêve? Marche dans ton sentier; moi, je ne sais ce que Dieu me garde,
mais je mourrai content si je meurs libre. + Quittons cette question
brûlante. Je te transcris ci-dessous trois pages d'une lettre que j'ai
envoyée à Cézanne. Je te les envoie parce qu'elles sont, en quelque
sorte, la conclusion de tout ce que je t'ai écrit jusqu'ici sur l'amour
et sur les amants. Les voici:

«L'autre soir je rêvais, me promenant sous les ombrages du Jardin des
Plantes. La nuit tombait; un doux parfum s'échappait des mille fleurs
qui ornent les parterres. J'allais, fumant ma pipe, le nez au vent,
admirant les blanches jeunes filles qui se lutinaient autour de moi,
dans les allées. Soudain, j'en vis une qui ressemblait à l'Aérienne;
et voilà mon esprit qui court en Provence, qui divague.--J'ai lu
quelquefois cette phrase dans les romans: «Ils se virent, une étincelle
jaillit, ils comprirent qu'ils étaient faits l'un pour l'autre, et
ils s'aimèrent.» Je ne m'étonne plus alors si des amours, commencées
ainsi, finissent toujours misérablement. L'âme n'y est pour rien,
dans ce simple coup d'œil; vous n'avez pu apprécier que la beauté
du corps. Ou, si votre amour est pur, si ce n'est pas le seul désir
qui vous entraîne, ce n'est pas la femme que vous venez de voir si
rapidement que vous aimez, c'est un être que crée votre imagination,
qu'elle doue de mille qualités morales. Tu vois, dès lors, les deux
écueils inévitables de ces amours si subites; de deux choses l'une, ou
vous n'aimez que le corps, et cela est infâme, ou vous aimez un être
fictif qui n'est pas celui avec lequel vous allez vivre; et c'est vous
exposer à perdre toutes vos illusions, à trouver un diable, quand vous
rêviez un ange.--Ne vaudrait-il pas mieux suivre une autre marche,
connaître avant d'aimer, passer par l'estime pour arriver à l'amour;
voir en un mot sa passion, faible d'abord, croître ensuite chaque
jour.--Voilà qui est fort sage, me diras-tu, mais le moyen de mettre
ces maximes en pratique lorsqu'on a vingt ans? Patience donc! c'est
pour arriver justement à la pratique que je viens de faire ce bout de
théorie.--Encore quelques mots. A notre âge, ce n'est pas la femme que
l'on aime, c'est l'amour. Nous avons besoin d'une maîtresse, n'importe
laquelle. La première femme qui nous sourit, c'est elle que nous
voulons posséder; nous nous jetons en aveugle à sa poursuite; si elle
nous résiste, nous n'en sommes que plus épris, nous déclarons que nous
allons mourir pour elle; si elle nous cède, hélas! nous perdons bien
vite nos belles illusions. O mes amis, écoutez-moi attentivement: j'ai
trouvé un remède pour tous: pour vous qui désespérez de ne pas avoir,
pour vous qui désespérez d'avoir eu.--Je me promenais dans le Jardin
des Plantes, rêvant à l'Aérienne. J'examinais ma conduite passée, et je
la trouvais si sotte à son égard que je cherchais celle que j'aurais dû
tenir. De ces réflexions jaillit le moyen pratique annoncé ci-dessus.
J'aurais dû, me dis-je, tâcher de la voir seule à tout prix, ou, si
cela eût été impossible, lui écrire une lettre contenant en abrégé ce
que je désirais lui dire verbalement. Voici en quelques mots les idées
qu'aurait contenues cette lettre: «Mademoiselle, ce n'est pas un amant
qui vous écrit, c'est un frère. Je me sens si isolé dans ce monde, que
j'éprouve le besoin de connaître un cœur jeune qui batte pour moi, qui
me plaigne et me console, me juge et m'encourage. Je n'ose ni ne veux
vous demander votre amour; ce serait profaner un tel sentiment que
de croire qu'il puisse naître dans deux cœurs qui ne se connaissent
pas encore. La seule chose que je désire est votre amitié, une amitié
augmentée par une connaissance réciproque de nos deux caractères. Si
vous me pensez digne un jour d'un sentiment plus tendre, ce jour-là,
nous interrogerons nos cœurs, et s'ils battent également tous les deux,
nous pourrons commencer un nouveau genre de vie. Mais jusque-là ma
main pressera votre main comme celle d'une sœur, mes lèvres ne vous
donneront un baiser que lorsque je serai certain que les vôtres me le
rendront, etc., etc. Votre frère».--Cette lettre développée habilement
ne manquerait pas son effet, surtout si la jeune fille était une âme
généreuse, poétique, exempte de préjugés. Admettant qu'elle accepte
cette amitié, soit à la suite de nouvelles lettres, soit par d'autres
moyens, tu vois les mille conséquences qui en découlent. D'abord, tu
n'aimes pas à l'aventure; si la jeune fille est réellement digne de
toi, si vos caractères sympathisent, ces titres de sœur et de frère
se changeront bientôt en ceux de bien-aimée et d'amant; surtout, et
c'est là le sublime, vous vous connaîtrez, partant vous vous aimerez
avec l'âme, _tels que vous êtes_, éternellement! Si l'amour ne vient
pas, si l'amitié même faiblit, c'est un signe certain que vous ne vous
convenez nullement; vous auriez beaucoup souffert si, croyant vous
aimer, tandis que vous n'aimiez que l'amour, vous vous étiez bientôt
séparés, niant l'amour, ce qui est une monstruosité. C'est donc un
bien que d'avoir essayé d'abord de l'amitié et de vous éloigner,
reconnaissant simplement que vous n'avez pas le crâne fait de même.
Si, au contraire, et c'est la dernière supposition possible, l'amitié
reste et que l'amour ne vienne pas, n'est-ce pas déjà charmant d'être
l'ami d'une jolie femme, d'avoir toujours l'espérance, cette douce
chose, d'être son amant un jour? L'amour où il mène n'est pas un de ces
amours romantiques qui s'enlèvent comme du lait et retombent flasques
et mornes. C'est un préservatif contre la désillusion, cet abîme où se
noient tous les cœurs de vingt ans. Enfin, c'est un adoucissement aux
peines qu'éprouvent les amants dédaignés.--Que diable! on ne fait pas
toujours d'une pierre trois coups.»

Voilà ce que j'ai écrit à Cézanne. Eh bien! mon cher Baille, ne suis-je
pas raisonnable? Ne dirais-tu pas lire la discussion d'une formule
d'algèbre? Ce n'est plus un rêve ceci, c'est de la pratique; j'avoue
que je ne donne pas mon moyen comme infaillible, tant que l'expérience
ne sera pas venue le démontrer.

Je ne sais que te dire pour t'exciter à m'écrire plus souvent. Je sais
que tu as toujours aimé la littérature, que tu te serais peut-être
fait homme de lettres, si tu ne t'étais imposé de prétendus devoirs.
Ne parlais-tu pas au mois d'août de prendre des leçons de littérature?
Mais la pratique n'est-elle pas la meilleure des leçons? Crois-tu que
ton style ne deviendrait pas plus facile, si tu m'écrivais une lettre
chaque semaine. Tu me diras que tu n'as pas de sujet; eh! mon Dieu,
prends le premier venu, la religion, nos vertus, la modestie, etc.; nos
penchants, l'amour, le jeu, l'ivrognerie, etc.; prends la science si tu
veux, la morale, que sais-je? Écris-moi quatre, huit pages n'importe
sur quoi; cela te déliera la main, je te répondrai et nous étudierons
ainsi réciproquement la domaine de nos pensées. Moi, j'attaque un peu
tous les sujets dans mes lettres; mais tu ne me réponds pas, et je
finis par me taire, faute de contradicteur.--Voici tes examens qui
approchent, tu me répondras que tu n'as pas le temps.--Je n'ajoute
qu'une chose: j'ai vingt lettres de Cézanne, dix de Marguery, et cinq
de toi. Ce n'est pas le temps qui te manque; c'est impossible. Tu es
donc un paresseux, et je jure devant Dieu que c'est la dernière fois
que je me plains,--mais, comme on dit, je n'en pense pas moins.

Je vais envoyer mon poème--sept cents vers--à Cézanne. Je lui dis de te
le faire remettre; tâche de ton côté de te le procurer. A bientôt.

Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  XIV


                                                      4 juillet 1860.

    Mon cher Baille,


Je viens de lire _Jacques_ de George Sand. C'est une œuvre étrange,
on ne saurait la feuilleter sans pleurer, sans éprouver des frissons
d'enthousiasme. L'action la plus simple, l'intrigue la moins
compliquée, et pourtant chaque phrase vibre, chaque mot vous émeut.
Jacques, le héros, épouse une jeune fille, Fernande. Cette Fernande
prend un amant, Octave, et Jacques a la grandeur d'âme--d'autres
diraient la sottise--de se suicider pour laisser sa femme vivre
heureuse avec son amant. C'est que ce Jacques est un être idéal, c'est
qu'il n'a pas les mille préjugés de notre sotte société; c'est que
Fernande n'est pas coupable à ses yeux; elle ne l'aime plus, en aime un
autre, mais n'est pas hypocrite avec lui et ne va pas lui offrir ses
lèvres chaudes encore des baisers de son amant. Quelle loi peut forcer
la femme à aimer toujours le même homme? Quelques mots balbutiés par
un maire et un prêtre sur la tête de deux époux, peuvent-ils enchaîner
leurs cœurs, comme ils enchaînent leurs corps? De quelle garantie
est le mariage en amour? et ne serait-ce pas l'institution la plus
monstrueuse, si on n'invoquait en sa faveur des raisons de famille et
de garantie matérielle? Le mariage ne saurait donc imposer l'amour à
la femme; la seule chose qu'il commande, c'est de garder sa couche
pure pour ne pas introduire de fils étrangers dans la famille. Mais
l'homme qui épouse une femme qui manque de sympathie, qui voit leur
amour faiblir, qui voit même sa femme aimer un autre homme, combattre
sa passion, sangloter et se tordre, lutter pour rester fidèle contre
nature; cet homme-là ne serait-il pas un lâche s'il courbait cette
malheureuse que la loi humaine lui livre comme une chose, mais que la
loi naturelle lui refuse; cet homme-là, s'il est grand et généreux, ne
doit-il pas lui rendre une liberté qui appartient à toute créature de
Dieu? Ne serait-il pas infâme s'il pressait encore dans ses bras un
corps dont l'âme n'est plus à lui? ne serait-ce pas un embrassement
de brute. Certes, le mariage est une chose inique, considérée ainsi,
surtout avec les préjugés qui s'attachent sottement à l'honneur
conjugal. On comprend qu'un grand esprit, tel que George Sand, ait
levé l'étendard de la révolte, tâchant de faire voir tout ce qu'il
y a d'ignoble et d'odieux dans cet enchaînement de deux existences,
tout ce qu'il y a à craindre pour ces pauvres cœurs humains, si
fragiles et si aimants.--Jacques est, comme je te le disais, une
nature exceptionnelle; Jacques est un grand cœur, plein d'amour, plein
d'abnégation, la plus sublime des vertus. Il aime toujours Fernande;
pour lui elle est restée pure malgré sa chute; elle a combattu tant
qu'elle a pu; il l'aimerait peut-être moins, si elle n'avait pas
succombé. Il l'aime toujours, il l'aime assez pour préférer son bonheur
à elle à sa propre vanité, à son propre égoïsme. Il méprise la société,
ses institutions, ses préjugés; il part laissant ignorer à sa femme
qu'il sait tout et va se tuer, mettant même sa mort sur le compte d'un
accident, pour éviter le moindre remords à sa Fernande adorée. Grande
figure que l'on ne peut contempler sans être ébloui, qui, parmi tous
ces vains qui nous entourent, nous semble tellement sublime que nous
nions son existence. Puis, quelle ardente passion, quel dédain pour
tout ce qui nous attire, quelle fierté dans ce silence qu'il garde
sur ses sentiments et sur ses pensées! Je ne pourrais t'analyser un
tel homme; lis le roman et tu pleureras peut-être comme moi; lis-le,
ou vraiment je t'en voudrais.--Quant à Fernande, elle est la femme
personnifiée: la femme pliant sous le premier souffle d'amour dont
rien n'égale la tendresse sinon la fragilité. Dévouée jusqu'au dernier
moment à Jacques, elle n'a plus pour lui que de l'amitié; elle repousse
ses caresses, mais lui presse toujours la main. Elle ne l'aime plus,
et, comme elle a besoin d'aimer, elle s'adresse au premier venu, mais
elle lutte, elle souffre et se briserait si son maître de par la loi
n'avait pas pitié d'elle. Si Jacques est une exception, un personnage
idéal, création de poète, Fernande est une réalité. Rien de plus
strictement vrai que cette situation d'une femme n'aimant plus son
mari et ne pouvant s'empêcher d'aimer un autre homme. La malheureuse,
qui n'a pas un Jacques pour époux, doit finir par tomber dans la bouc
et partager son lit avec deux hommes à la fois. C'est sans doute
pour nous montrer quelle rare grandeur d'âme, par conséquent l'homme
étant généralement petit, pour nous faire voir quel nombre de femmes
le mariage mène à la dégradation, que l'auteur nous a donné cette
œuvre.--George Sand a nié, je crois, son hostilité au mariage, et
cependant cette hostilité ressort de chacun de ses romans.--Lorsqu'on
indique une maladie, on est forcé de donner en même temps le remède,
surtout si l'on veut faire une œuvre bonne et utile. C'est ce que
George Sand ne fait pas; elle démontre que le mariage est la chose la
plus monstrueuse qui existe, elle y nie le bonheur et l'amour, mais
elle ne dit pas quelle institution elle voudrait voir à la place de
ce lien éternel. Veut-elle le divorce? Veut-elle qu'on change d'amour
comme on change de chemise? Ou bien a-t-elle conçu une nouvelle manière
de vivre entre amants, garantissant la famille, faisant disparaître
l'adultère, etc., etc. C'est ce qu'elle ne nous dit pas; et alors son
roman peut être vrai, mais d'une désolante vérité. C'est une mauvaise
action, une torture inutile, une lecture trop forte pour les cœurs de
vingt ans.--Quant à moi, je crois que le bonheur peut exister dans
le mariage. Si Jacques n'est pas heureux avec Fernande, c'est que
Jacques est un rêve et Fernande une réalité. Dans un roman, une étude
de passions humaines, dès qu'un personnage est purement idéal, ce
personnage devient une exception, il ne saurait sympathiser avec les
autres qui ne sont que des hommes. Ses relations avec eux ne peuvent
manquer un jour de se rompre violemment, leurs suites seront son propre
malheur et celui des êtres qui l'entourent. Comme la baguette que
l'on plie et qui reprend brusquement sa première position, dès qu'on
la lâche, il remontera au ciel, d'où il vient, laissant les humains
s'entendre avec les humains. Ainsi le stoïque, le sublime Jacques
ne peut vivre avec la frêle, l'humaine Fernande. Nulle sympathie
entre eux, c'est un ange aimant une mortelle qui demande à grands
cris que le divin amant éteigne le feu de ses regards pour ne pas la
consumer.--Mais, au contraire, vous réunissez deux êtres de ce bas
monde d'une égale faiblesse, je ne vois pas pourquoi ils ne seraient
pas heureux. Je n'ignore pas que l'orgueil de la femme doit se révolter
d'un esclavage relatif, je comprends tout ce qu'a d'horrible, comme je
te le disais, la position d'une épouse honnête qui aime un autre homme
que son époux; mais cette passion ne lui viendra pas, si son mari ne
lui est ni supérieur, ni inférieur, si l'harmonie règne entre eux. Et
même si elle aimait, elle oserait avouer sa faiblesse à celui qui est
aussi faible qu'elle; en un mot, ces deux êtres s'appuieraient l'un sur
l'autre, chancelant quelquefois mais se redressant toujours par une
mutuelle condescendance.--Ce n'est pas que j'approuve fort le mariage;
bien au contraire, j'y apporterais de notables changements, si l'on me
laissait libre. Mais tel qu'il est, ce mariage qu'on ne peut attaquer
sans entendre hurler autour de soi les bégueules et les petits esprits,
il peut devenir une source de bonheur et d'amour entre deux êtres
sages, exempts de préjugés. Si l'on appelle amour la passion échevelée,
certes le mariage ne le donne pas; si l'on entend par bonheur un ciel
sans nuages, allez encore chercher plus loin. Mais, si vous n'êtes pas
trop exigeant, si l'amour auquel vous aspirez est profond et calme,
si vous entendez par bonheur des jours de soleil et des jours de
pluie, mariez-vous, mes enfants, mariez-vous.--Je sais que les esprits
d'élite sont ceux-là mêmes qui demandent trop. Je ne parle pas pour
eux. Que les fous aillent, comme tu le disais, mourir à l'hôpital. De
quel poids sont dans la balance humaine ces êtres rares et sublimes,
ces Don Juan qui se prennent d'amour pour un idéal, qui courent le
monde en sanglotant, ou se heurtant le front à la réalité. Je parle
pour les masses, même pour ces poètes qui mettent leurs rêves dans
leurs ouvrages, mais qui savent accepter la réalité dans la vie, en la
colorant, il est vrai, de quelques rayons de leur imagination.--Mon
mariage, je ne saurais le répéter, n'est pas cette bonne affaire que
l'on nomme de ce nom. C'est un mariage à moi, un mariage d'amour, de
sympathie, basé sur une réciproque connaissance de caractères, un
mariage dont je t'entretiendrai quelque jour.--Je veux te parler encore
de deux personnages du roman de George Sand; premièrement d'Octave,
ce jeune amoureux auquel le voisinage de l'héroïque Jacques nuit
singulièrement. Noble cœur d'ailleurs, mais égoïste, mais faible, en un
mot, Octave est un homme. On comprend parfaitement que Fernande l'aime;
tous deux pensent de même, tous deux sont fils de la terre. Le second
personnage est une nommée Sylvia, la femme idéale, comme Jacques est
l'homme idéal. Il y a donc sympathie entre eux. Malheureusement cette
Sylvia, fille illégitime, est _peut-être_ la sœur de Jacques, la mère
de cette jeune fille ayant eu pour amants et le père de Jacques et un
autre individu lors de sa naissance. Ces deux êtres créés l'un pour
l'autre ne peuvent donc s'aimer. Le roman, envisagé ainsi, conclut dans
mon sens. La fatalité a tout fait; si Jacques avait pu épouser Sylvia,
si Octave avait épousé Fernande, jamais couples plus heureux n'auraient
vécu sous le ciel, Dieu ne l'a pas voulu et c'est la cause de tous
ces sanglots.--Je ne saurais d'ailleurs trop te conseiller de lire
ce roman; c'est un chef-d'œuvre où le cœur vibre à chaque page. Jugé
comme œuvre d'art, comme drame, on ne saurait trop l'admirer; mais,
comme œuvre de philosophie pratique, tu vois que je blâme l'auteur.
Pour me résumer et faire disparaître les contradictions que tu croirais
remarquer dans cette lettre, je conclurai en disant: que, poète, je
n'ai jamais rien lu d'aussi beau, mais que, homme, je me refuse à ce
désolant mélange d'idéal et de réalité.--Je ne le dirai rien du style
de l'auteur, tu l'as apprécié toi-même. Seulement le roman est par
lettres. Comme j'ai déjà assez babillé sur ce sujet, je le dirai plus
tard ce que je pense de ce genre.--Ne prends ces appréciations que
pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire écrites sous l'impression encore
brûlante de l'ouvrage, et fort confusément sans doute.

Je lis _Shakespeare_, ce sera pour un autre jour.

Je suis raisonnable dans cette lettre, et je regrette de m'être trop
emporté dans la dernière sur le mot: _position_. Je ne sais si tu l'as
remarqué, la raison chez moi est vivace, et si je parais en manquer,
c'est que j'en fais un mauvais usage, que je m'en sers pour justifier
mes folies. Oui, je le reconnais, c'est sagesse d'accepter la société
telle qu'elle est, de se plier à ses usages, tout en sachant que ses
usages sont sots et ridicules. Ce qui m'irrite, c'est lorsque je crois
remarquer que celui qui plie la tête, la plie comme une brute sans
conscience de ce qu'il fait, en léchant la main de celui qui le réduit.
Voilà ce qui faisait ma colère. Suis la pente de la foule, je ne t'en
estimerai que plus, mais dis avec moi que le monde est méprisable et
petit, que la nécessité te force à vivre aussi sottement que lui, que
tu frémis sous le joug.

Je relis quelquefois tes anciennes lettres. Hélas! que nous sommes loin
de ce temps où j'écrivais _Ce que deviennent les pions_, où tu raillais
dans _les Chandelles autrichiennes_. Une année seulement s'est écoulée,
et pourtant que de changements dans nos caractères, dans nos pensées!
Nos esprits sont peut-être plus élevés, nos horizons plus larges, mais
nous avons perdu notre joyeuse insouciance; nous désirons résoudre les
problèmes de la vie, et avec ces recherches commencent nos doutes et
nos pleurs. Cette lettre fut pénible pour moi, je ne la faisais que
dans mes moments de tristesse; nous étions alors des enfants moqueurs,
nous ne sommes plus que des railleurs désolés.

Puisque je suis en train de gémir, continuons par un
sanglot.--J'arrivais au monde, le sourire sur les lèvres et l'amour
dans le cœur. Je tendais les mains à la foule, ignorant le mal, me
sentant digne d'aimer et d'être aimé; je cherchais partout des amis.
Sans orgueil, comme sans humilité, je m'adressais à tous, ne voyant
autour de moi ni supérieur, ni inférieur. Dérision! on me jeta à la
face des sarcasmes; j'entendis autour de moi murmurer des surnoms
odieux, je vis la foule s'éloigner et me montrer du doigt. Je pliai la
tête quelque temps, me demandant quel crime j'avais pu commettre, moi
si jeune, moi dont l'âme était si aimante. Mais lorsque je connus mieux
le monde, lorsque j'eus jeté un regard plus posé sur mes calomniateurs,
lorsque j'eus vu à quelle lie j'avais affaire, vive Dieu! je relevai
le front et une immense fierté me vint au cœur. Je me reconnus grand à
côté des nains qui s'agitaient autour de moi, je vis combien mesquines
étaient leurs idées, combien sots leurs personnages, et frémissant
d'aise, je pris pour dieux l'orgueil et le mépris. Moi qui aurais
pu me disculper, je ne voulus pas descendre jusque-là, je conçus un
autre projet: les écraser de ma supériorité et les faire ronger par ce
serpent que l'on nomme l'envie. Je m'adressai à la Muse, cette divine
consolatrice, et si Dieu me garde un nom, c'est avec volupté que je
leur jetterai à mon tour ce nom à la face, comme un sublime démenti
de leurs sots mépris.--Mais, si j'ai de l'orgueil avec ces brutes,
je n'en ai pas avec vous, mes amis; je reconnais ma faiblesse, et je
ne me trouve pour toute qualité que celle de vous aimer. Je me suis
cramponné à vous comme le naufragé à sa planche de salut, dans la
débâcle générale de mes amitiés. Dieu vous envoya pour me retirer du
gouffre où je tombais désespéré.--L'ivraie étouffe les plus beaux épis,
et l'on maudit l'ivraie; dès mon enfance, la société m'est apparue
comme une mauvaise plante étouffant les plus nobles cœurs, et je maudis
la société. Et pourtant quelques bleuets brillent dans les mauvaises
herbes; vous êtes mes bleuets, mes amis, mes fleurs bien-aimées, vous
n'avez rien de commun avec les racines parasites et dévorantes; je
puis vous aimer et les détester, sans vous confondre, quoique le même
terrain vous ait donné naissance.

Je reçois ta lettre à l'instant. Je termine cependant celle-ci sans y
répondre, je remets cela à ma prochaine missive. Seulement, je crains
que sur certains points nous ne nous entendions jamais. Tu juges en moi
le poète en homme et je juge en toi l'homme en poète. Tu veux appliquer
mes rêves à ta réalité et je veux appliquer ta réalité à mes rêves.
Dans tout cela tu es le plus raisonnable, mais, franchement parlant, tu
es le plus mesquin. Je te déclare formellement, ce n'est pas parce que
tu es un _homme_ que je t'en veux, c'est parce que tu n'es pas assez
_poète_, c'est parce que tu laisses étouffer l'âme par le corps. Tu
reviendras sur tes pas, me dis-tu; je le souhaite, mais je crains que
tu ne puisses plus. Tu pourras peut-être penser que c'est parce que tu
travailles, parce que tu veux te faire une position, que je m'irrite.
Nullement. Je comprends cette liberté de pensée que tu me vantes, et
c'est la mienne; je reconnais même jusqu'à un certain point que c'est
la seule possible. Mais tu te tromperais étrangement en croyant la
posséder, du moins dans tes lettres. Tu obéis à la pente de la foule,
tu défends les théories de la foule. Tu n'inventes rien, tu ne rejettes
rien; la vie telle qu'elle est te semble fort belle et tu n'as pas même
un sanglot pour protester.--Comment suis-je libre, sinon de penser? Que
fais-je, sinon des rêves? Tu conclus donc dans mon sens, je jouis de
toute l'indépendance permise. Mais, puisque tu me contredis, puisque
tu n'es pas même libre dans tes lettres, ai-je tort de vouloir un peu
d'originalité, de liberté dans ton esprit. La réalité est la réalité,
et c'est déjà beaucoup; mais si de plus la réalité nous empêchait
de rêver, le plus court serait d'aller voir ce que nous garde le
ciel.--Comme tu l'as dit, tu n'as pas compris ma dernière théorie sur
l'amour; il est curieux qu'en cette matière tu sois le poète et moi le
réaliste. D'ailleurs, nous reparlerons de tout cela plus longuement.

J'ai envoyé mon poème à Cézanne, ainsi que je te l'avais annoncé.
Cette dernière œuvre pèche beaucoup par les détails; même une faute de
prosodie m'est échappée dans la copie que je vous ai envoyée. J'attends
toutefois ton jugement pour comparer les défauts que tu me signaleras à
ceux que je connais déjà.

Jeudi dernier, j'ai soupé chez une famille provençale en compagnie
de M. Bevançon, garçon fort gai, que je ne connais pas assez pour me
permettre de le juger, mais vers lequel aucune sympathie ne m'autorise.
Il m'a prié de te présenter ses amitiés, et c'est pour cela que je te
parle de lui. De plus, j'ai appris que Matheron me cherchait. Ayant
découvert son adresse, je me propose d'aller lui serrer la main.--Quant
à Raoul, je dois chaque jour le voir. Je partage ton jugement sur
lui.--Tu me parles de De Julienne, de Marguery, marionnettes, cerveaux
vides, qui viennent un instant parader ici-bas dans leurs habits de
fête, puis s'endorment dans l'oubli du tombeau, bons garçons peut-être,
mais d'un horizon borné, mais cœurs étouffés sous de sottes vanités.
Laissons-les: voilà l'ivraie dont je te parlais tantôt.--Tu as
raison d'aimer Marguery, excellent garçon dans toute l'acception du
terme.--Quant au silence que garde Cézanne, il faudrait aviser. Je lui
ai dit de t'envoyer mon poème; tu pourrais de ton côté lui écrire que
je t'ai averti de cet envoi et lui indiquer un moyen pour te le faire
parvenir. Cette lettre serait inoffensive; tu te tiendrais à l'écart,
ne parlant que de moi ou d'autre chose, et cela renouerait sans doute.
A bientôt.

Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                           É. ZOLA.



                                  XV


                                              Paris, 25 juillet 1860.

    Mon cher Baille,


Je m'étais promis de ne plus revenir sur notre dernière discussion;
mais la lettre que je reçois m'oblige à me parjurer.

Je suis peiné de la façon dont tu a pris mes paroles. Moi, te traiter
de crétin! As-tu pas rêvé? Serai-je ton ami, te dirai-je toutes mes
pensées, ces pensées que je cache de peur qu'on en rie? Mon talent
d'observation est peut-être médiocre, cependant jette un regard sur
ceux que j'aime, et tu verras que j'ai trié de la foule les plus grands
cœurs, les plus grandes intelligences. Paul, dont le caractère est
si bon, si franc, dont l'âme est si aimante, si tendrement poétique;
toi, l'énergique, l'opiniâtre, qui aime comme il travaille, toi la
belle intelligence qui n'a pas la petitesse de dédaigner l'étude parce
que l'étude lui est facile. Puis, en descendant, Houchard que j'ai
vu à l'œuvre, ami sur les bras, sur la bourse duquel on peut compter
à toute heure, en tout lieu; Marguery, le naïf, l'excellent garçon,
médiocre, il est vrai, sous bien des rapports, mais qui n'en sort pas
moins du vulgaire. Je pourrais encore te citer Pajot, jeune Parisien
que tu connaîtras sans doute à l'école, imagination poétique, mais sans
goût, intelligence supérieure.--Et je ne vante personne; certes, vous
avez vos défauts, mais, je l'affirme, ce sont là vos qualités.--Ceux
que j'appelle du nom d'amis doivent donc en être fiers, non à cause
de moi, mais à cause de ceux qui m'entourent, non pour mon faible
mérite, mais pour les mérites que je trouve en eux. Et c'est toi qui,
pour résumer mon jugement, trouves alors le beau nom de crétin! et
c'est toi qui crois réellement que c'est bien là ma pensée! Puis, tu
me demandes naïvement pourquoi cette malencontreuse épithète, qui,
heureusement, n'a jamais été prononcée.--J'ai dit que tu n'étais plus
jeune, que ton esprit était souvent systématique. Ce n'est ni parce
que tu ne fais pas de vers, mais bien des mathématiques dans un lycée,
ni parce que tu songes à ton avenir. Bien des poètes n'écrivent pas,
bien des mathématiciens sont des poètes; l'avenir appartient à tous:
tous, surtout les enfants, y songent chaque jour, ce ne peuvent être
ces raisons qui m'ont conduit. Tu t'étais fait le champion d'une laide
cause, tu trouvais tout bien ici-bas; je cherchais en vain le moindre
élan dans tes lettres, le moindre éclair d'une légitime indignation.
Mais rien de cela: des systèmes de conduite froids, raisonnés. Puis,
pour mieux m'irriter, une théorie sur les passions qui me semblait
la plus absurde du monde: les ranger comme une stupide addition,
froidement, méthodiquement, en disposer en maître et seigneur, comme
des choses matérielles; les exclure sans lutte aucune de la première
moitié de la vie, puis, plus tard les appeler, t'y livrer à l'heure
convenue. Dis avec moi qu'une telle théorie est au moins étrange;
que surtout elle ne saurait être appliquée aux passions humaines,
ces élans spontanés et irrésistibles. Tu as marché fier et calme
jusqu'ici, mais pour te faire perdre ce bel équilibre, quelle montagne,
quel vent terrible crois-tu donc qu'il faudrait? Un regard de femme,
peut-être un rien, une pensée dévorante et de chaque jour. Je le
répète, si tu peux te contenir ainsi, retenir ou lâcher les rênes à
ta fantaisie, c'est que tu n'as pas de passions, c'est que tu n'es
plus jeune.--Et ici, distinguons. Je ne connais de toi que deux faces:
le compagnon de nos parties, gai, rieur; puis l'ami qui m'écrit ces
lettres d'une sagesse, d'une réalité désespérantes. Ces deux hommes,
malgré leurs dissemblances, ont bien des rapports entre eux; le lycéen
échappé n'est fou qu'à la surface; sa folie n'est qu'une fusée, elle
brille, s'éteint, et l'enfant opiniâtre et travailleur ne tarde pas à
reparaître. Maintenant sont-ce là les deux seuls aspects sous lesquels
on puisse te voir? Te montres-tu complet, ou bien ne sont-ce que deux
parties d'un tout plus divisé? Je l'ignore; mais tu comprends que,
te jugeant, je ne puis juger que sur ce que je vois. Jadis, tu m'as
parlé d'un idéal perdu et que tu ne m'as jamais fait connaître. As-tu
aimé, aimes-tu? Je ne sais. Je te connais depuis sept ans, je cherche
en vain dans mes souvenirs une folie, une passion qui ait troublé ton
équilibre; est-ce ignorance, est-ce cécité, je n'en vois aucune. Tu
m'apparais toujours tel que tu es, marchant droit au but, avec une idée
fixe: parvenir par ton travail, sans jamais te heurter aux obstacles,
riant de bon cœur, mais dans tes moments perdus, et mesurant ton
sourire, comme tu mesures toute chose. Est-ce donc blesser la vérité,
est-ce blesser notre amitié de te dire franchement que ton caractère
est raisonnable et froid, que tu n'as pas les élans, les folies,
les passions de la jeunesse? Est-ce t'outrager que de te donner ces
qualités-ci: raison, sagesse, prévoyance. Loin de moi de te conseiller
d'imiter ces jeunes fous qui s'enlèvent pour une idée, ces caractères
faibles qui ne sauraient suivre sagement une route, qui s'amusent à
chaque fleur du sentier; loin de moi de me proposer pour exemple,
moi le fragile, le rêveur. Tu es raisonnable, sage, prévoyant; je le
constate, rien de plus. Tu devrais plutôt m'en remercier et ne pas voir
une insulte dans un portrait fidèle, tout à la louange de l'original.
Quelque chose peut bouillonner en toi, c'est ce que je ne puis savoir,
et je t'en crois sur parole. Ton tour viendra sans doute, ton équilibre
se rompra. Mais, en attendant, tu es tel que je te peins, et tu es tel,
non parce que je le veux, mais parce que cela est, parce que Satan ou
Dieu n'a pas encore placé dans toi quelque grosse roche.

--Je veux en rester là sur ce sujet; j'ai dit ce que je pensais, ce que
j'ai cru voir, je ne saurais me démentir. Si ce jugement te blesse, ce
qui me semble impossible, tu as grand tort. C'est un ami qui te parle
sans amertume, sans autre intérêt que le tien, qui use du premier fruit
de l'amitié, la franchise; un ami tout disposé à se reconnaître quand
tu le peindras--ou du moins, s'il se défend, n'accusant jamais ton
cœur, ni ta loyauté, mais tes erreurs d'observation.

--Tu me fais un étrange portrait d'un poète libre penseur de ton lycée:
«_Amour-propre étroit et grossier, vanité enflée et ride, égoïsme bas
et vif._» Voilà de tout petits défauts. Et c'est cet être-là qui, me
dis-tu, sort de l'ornière commune! Par ses vices alors, mais jamais
par sa supériorité. As-tu réellement l'original d'un tel portrait
sous les yeux: «_hypocrite, franc, niais_ par _calcul_»? Comment
fais-tu alors pour me vanter la société, les hommes en général, quand
tu en observes de si tristes échantillons, quand surtout tu me les
donnes comme supérieurs aux autres? L'homme parfait est un monstre,
si monstre veut dire être hors nature; il n'existe pas, Diogène l'a
cherché en vain. Mais, heureusement, l'homme complètement vicieux est
tout aussi extraordinaire. Nous avons tous de grands défauts, mais
nous nous relevons tous par une grande qualité. C'est Lucrèce Borgia,
l'empoisonneuse, se rachetant par son amour maternel; c'est Marion
Delorme, la fille de joie, sanctifiée par son pur amour pour Didier;
c'est Quasimodo, c'est Triboulet, êtres difformes au physique comme au
moral, mais rendus lumineux par leurs âmes aimantes. Fouille donc bien
ton poète, tâche de mettre son âme à nu, et ne la rejette que lorsque
tu seras assuré qu'elle ne contient rien de grand.--Non, certes, je ne
voudrais pas que tu ressembles à cet être-là. J'ai de la fierté, de la
faiblesse, mais je me croirais perdu si tu disais de telles choses de
moi. Laissons la lyre de côté; la Muse, a dit Musset,

                      La Muse est toujours belle,
    Même pour l'insensé, même pour l'impuissant;
    Car sa beauté pour nous, c'est notre amour pour elle.

Et moi je disais naguères,--pardon de me citer après un grand
poète,--dans une épître adressée à Cézanne:

    Allez, allez, mes vers! bons ou mauvais, qu'importe!
    Si du monde idéal vous m'entr'ouvrez la porte,
    Si vos grelots bruyants me rappellent parfois
    Le bal mystérieux des sylphides des bois.

Mais s'il est facile de juger une pièce de vers, de la déclarer
mauvaise, combien il est difficile de juger un homme, de le déclarer
vicieux. Dans les poètes, je parle en général, il y a deux êtres,
les rêveurs et l'homme réel; l'âme et le corps, l'ange et la brute.
Jugez-les séparément, sinon vous allez les condamner tous deux.
Si, voulant apprécier l'homme réel, vous vous servez du rêveur, et
réciproquement, vous direz comme tu le dis toi-même «_qu'il emploie de
grands mots, des mots sacrés tels que l'amitié, la vertu, l'âme, le
cœur, et qu'il s'en sert de bouclier pour couvrir ses actions quelles
qu'elles soient_». Vous pécherez par excès et par défaut tout à la
fois. Vous voulez que l'homme réel soit aussi fou que le rêveur et
que le rêveur soit aussi matériel que l'homme réel; ce qui est une
absurdité. Il est évident qu'il faut les séparer pour rester dans le
vrai, penser que nous avons une âme et un corps, et que cette âme et
ce corps règnent tour à tour. Jugez le poète, jugez l'homme, voyez
l'âme, voyez le corps, et ce n'est qu'en pesant les qualités et les
défauts séparément, en les comparant ensuite, que vous pouvez vous
prononcer justement.--L'homme vraiment vil est celui dont le corps
seul règne; celui-là flétrissez-le de toute votre indignation. Mais
si, sous les égarements de la chair et des passions, vous découvrez
une âme aimant le beau, le bon et le juste, par pitié suspendez votre
anathème, considérez-vous vous-mêmes avec votre fragilité et vos
bassesses: alors, pris d'une soudaine miséricorde, vous pardonnerez
peut-être.--Il est vraiment bizarre que je prenne contre toi la défense
de l'homme, moi qui naguères maudissais la société. C'est que, si je
suis âpre et emporté en théorie, je suis aussi doux et conciliant en
pratique. J'aime tout ce qui est faible et petit, tout ce qui souffre;
j'aime les animaux, parce qu'ils ne peuvent exprimer par la voix leurs
souffrances, leurs besoins. J'aime l'homme comme un pauvre blessé, et
si je m'emporte en considérant qu'il est l'auteur de ses blessures, je
trouve pourtant des larmes pour le plaindre. Je rentre en moi-même, je
vois mon égoïsme, mon orgueil, ma folie, et je pardonne leurs défauts
aux autres. Je n'ai jamais eu cette sensiblerie religieuse des vains
simulacres de religion; cependant, je m'efforce de suivre les préceptes
de Jésus-Christ, ces maximes morales et sublimes. Je suis voluptueux,
méchant, que sais-je? mais je pense fermement n'être pas tout à fait
mauvais. Je désire le bien, je cherche la vérité; et parmi tous mes
égarements, je suis persuadé que Dieu comptera pour beaucoup mes
faibles efforts. ---Nous, enfants du siècle, nous doutons de tout; si
tu doutais de ma sincérité, j'en gémirais. La déclamation a tué tous
les élans de l'âme; puisses-tu ne voir ici rien de pareil, et ne pas
croire qu'à l'exemple de ton camarade le poète, je calcule l'effet de
mes paroles et celui de mes actions.

Quant à la régénération de la société, tâche devant laquelle tu
recules, je n'ai jamais eu l'orgueil d'essayer même de l'entreprendre.
Je ne suis qu'un atome; si ma lyre était d'airain, si ma voix avait
assez de retentissement, j'essayerais peut-être. Le rôle du poète est
sacré: c'est celui de régénérateur. Il se doit au progrès; il peut
pousser très loin l'humanité dans la voie du bien. Que Dieu me prête le
souffle et je suis prêt.--Quant à mon bonheur futur, à mon avenir, je
suis loin de ne pas y songer. D'ailleurs, si je succombe en route, ce
ne sera qu'un malheureux de moins.

Tu te plains de mon silence, et je ne suis vraiment pas coupable. Je
t'ai écrit la semaine dernière, chez M. Maubert; la lettre a dû arriver
à Marseille le 17. Je dois conclure qu'elle ne t'a pas été remise,
et j'en ressens un véritable chagrin. Je tenais singulièrement à ce
qu'elle te parvienne, je parlais de la famille, de la civilisation,
de l'amour, et j'essayais de te faire comprendre ma manière de voir
sur ces trois sujets. Il y aurait lacune dans mes arguments, dans
mes pensées, la victoire te resterait aisée et facile. Tâche donc de
te procurer cette lettre, dans le cas que tu ne l'aurais pas reçue.
Je le répète, je tiens beaucoup à ce que tu la lises.--Peut-être
excédait-elle le poids et M. Maubert aurait-il refusé de la recevoir?
Que sais-je? Enfin, fais de promptes recherches.--Cette lettre-ci est
la troisième que je t'envoie à ta nouvelle adresse. Je crains qu'elle
ne s'égare encore. Aussi écris-moi au plus tôt, et dis-moi le nombre
de missives que t'a remises M. Maubert. J'attendrai jusque-là, sans
t'expédier une seule ligne; je tiens à pouvoir compter sur la fidélité
de notre intermédiaire.

--Je t'ai promis de te parler de Shakespeare, ce n'est pas une petite
tâche, surtout pour la remplir dignement. Le génie se sent, mais ne
s'explique pas. Te répéter tout ce qu'on a dit sur lui, et dire sur
la foi des autres que nul n'a mieux connu le cœur humain, pousser des
oh! et des ah! avec force points d'exclamations, cela ne me sourit
nullement. N'importe, je vais tâcher de te dire le mieux possible la
sensation que fait naître en moi ce grand écrivain. Si je le juge mal,
si je me rencontre avec d'autres critiques, je n'en puis mais; tout
ce que je te promets, c'est de parler d'après moi, et non d'après
tel ou tel livre.--Il faudrait presque un volume pour chaque drame
et j'aimerais mieux apprécier ainsi longuement, scène par scène, que
résumer en quelques lignes. Quoi qu'il en soit, parlons d'abord de la
forme.--Je ne puis lire Shakespeare que dans une traduction, ce qui ne
permet guère d'apprécier le style. Telle comparaison qui me paraît de
mauvais goût, extravagante, déplacée, est peut-être à sa place dans
l'original; les Italiens disaient _traduttore, traditore_,--traducteur,
traître.--Néanmoins, comme je suis obligé de juger d'après ce que je
lis, j'avoue que je trouve bien des choses qui me choquent, les phrases
ici précieuses, là trop crues. Dieu me garde d'être bégueule; tu sais
combien je désire la liberté dans l'art, combien je suis _romantique_,
mais avant tout je suis poète et j'aime l'harmonie des idées et des
images. Maintenant que j'ai fait cette petite chicane, il ne me reste
plus qu'à admirer. La charpente du drame est toujours un chef-d'œuvre;
les scènes sont courtes et nombreuses; la décoration change chaque
fois et ce perpétuel va-et-vient qui nous choquerait peut-être, nous
habitue à la vieille unité du lieu, sert merveilleusement le poète, en
lui permettant de nous montrer toute l'action. Rien de plus habilement
tissé; le drame se déroule de lui-même, sans secousse, avec le tableau
de la vie elle-même; ici les pleurs, là le rire; ici le terrible, là
le grotesque. Mais rien de heurté; nous rentrons en nous-mêmes, nous
voyons dans nos rues les contrastes se coudoyer ainsi, et nous ne
pouvons nous empêcher d'avouer que la vérité a conduit la plume de
l'écrivain. Tout en restant réel par excellence, Shakespeare n'a pas
rejeté l'idéal; de même que dans la vie l'idéal a une large place, de
même dans ses drames nous voyons toujours flotter une blanche vision:
_Ophélie_, et sa folie si poétique; _Juliette_, et son amour si pur.
Parfois l'idéal n'est plus l'ange de lumière, mais l'ange des ténèbres,
c'est _Caliban_, le démon de la _Tempête_, ce sont les trois sorcières
de _Macbeth_. D'ailleurs, comme bien des poètes, Shakespeare se sert
souvent de comparaisons prises dans le monde mystérieux pour peindre
l'épouvante, l'amour, etc. Ou bien encore il tire de l'horrible des
effets magnifiques, comme dans le monologue de Juliette, prête à boire
le narcotique. On doit la descendre dans le tombeau d'où elle fuira
avec son amant. Mais, au moment de porter la coupe à ses lèvres, elle
se demande si ce n'est pas là du poison; elle a peur de s'éveiller
seule dans les entrailles de la terre; elle voit les cadavres de ses
ancêtres, entend leurs gémissements, leur arrache leurs linceuls, se
joue de leurs ossements et, folle de terreur, s'en frappe le crâne.
Puis l'amour l'emporte, et dans un sublime mouvement elle boit en
s'écriant: «Je viens, Roméo! je bois à toi!» Ce morceau est des plus
beaux, et on ne peut préférer que l'entretien des amants, lorsqu'ils
se séparent à l'aurore naissante.--Pour mieux faire comprendre ma
pensée, je dirai que souvent dans Shakespeare la forme idéale recouvre
une pensée réelle, un être humain; qu'il faut fouiller au fond et ne
voir dans les mots que des exclamations arrachées par leurs passions
à des êtres réels, mais grands par ces mêmes passions. C'est même cet
emportement dans la parole qui me choque parfois, cette extravagance
dans les actions; mais ces taches sont si rares, et les beautés si
nombreuses qu'on n'a que le temps d'admirer.--Victor Hugo, a-t-on
dit, a imité Shakespeare. Bien peu, selon moi. Le poète français ose
moins que le poète anglais: l'alliance de la comédie à la tragédie
qu'on lui a tant reprochée, règne à un bien plus haut point chez son
devancier. Ainsi Shakespeare ne craint pas de faire suivre par des
musiciens une conversation joyeuse et bouffonne près du lit de mort de
Juliette. On serait choqué si on ne réfléchissait. En effet, la garde,
femme qui veille un cadavre, se soucie peu de lui, babille et rit. On
passe en chantant auprès du malheur d'autrui. C'est cette vérité que
peint Shakespeare, et au lieu de critiquer, on admire.--Aussi chez
lui, à chaque instant, de petites digressions; deux mots seulement,
et une grande lumière se fait. Ce qui est particulier à son génie,
c'est que cela ne nuit en rien à l'action principale. _Hamlet_ est
surtout un prodige en ce genre; mille incidents surviennent ne semblant
appartenir au sujet, et cependant en les retranchant on n'aurait plus
qu'une froide et pâle tragédie. Une remarque singulière encore sur ces
digressions: d'ordinaire, les drames sont courts, et l'on s'étonne
après les avoir lus qu'ils puissent contenir tant de choses. C'est
grâce, je crois, à ces scènes épisodiques.--Le poète prend donc un
sujet très simple par lui-même, seulement il le retourne sous toutes
les faces, le soumet à toutes les nuances du prisme, le met en présence
de toutes les lentilles. De là, je te l'ai dit, ce grand nombre de
petites scènes, n'entravant nullement la marche de l'action, la
grandissant et l'éclairant plutôt. Mais qu'un poète médiocre ne s'avise
pas de suivre un tel procédé, il faut être Shakespeare pour coordonner
ces morceaux divers, pour les lier solidement et faire un tout homogène
de parties hétérogènes, pour mêler ainsi les couleurs les plus
disparates, faire un monde de ce chaos et en tirer la vie humaine avec
ses rires et ses sanglots, ses blasphèmes et ses prières, sa grandeur
et ses misères. Le sentier est étroit et l'abîme est profond; si vous
n'êtes pas sublime, vous allez être diffus et détestable.--D'ailleurs,
la digression ne semble pas volontaire; elle vient naturellement et
devrait plutôt se nommer alors développement. Surtout, et c'est là ce
qui la fait accepter, elle est fondée sur l'observation, et n'apparaît
que pour révéler un des côtés de l'action tragique ou comique. Ne la
condamnez pas avant d'avoir pensé longuement: souvent l'idée est cachée
sous la forme. Réfléchissez, et le sens véritable ne peut manquer de
vous éblouir.--Je voudrais résumer ma trop courte et trop indigne
appréciation dans quelques mots saillants; j'adore les conclusions
lumineuses qui mettent à nu la pensée entière sous les yeux.
Shakespeare me semble donc voir dans chacun de ses drames une matière
à peindre la vie. Une action quelconque n'est pour lui qu'un prétexte
à passions, non à caractères. Elle n'est que secondaire; ce qui lui
importe, c'est de peindre l'homme et non les hommes. Chaque drame est
comme un chapitre séparé d'une œuvre d'humanité; il y peint un de nos
côtés, quelquefois plusieurs, largement soucieux de ne rien omettre,
introduisant tout ce qui peut lui servir.

Othello, ce n'est pas un homme jaloux, c'est la jalousie; Roméo,
l'amour; Macbeth, l'ambition et le vice; Hamlet, le doute et la
faiblesse; Lear, le désespoir. Point de mesquines ou d'étranges
exceptions, une généralité grandiose, point de tendances réalistes ou
idéalistes, une conception vraie, contenant comme la vie et du réel et
de l'idéal.--Quant au style, je le répète, je ne puis le juger.--Je
voulais parler d'abord de la forme, puis apprécier deux ou trois
drames pour arriver à la pensée. Je m'aperçois que j'ai mêlé les deux
sujets. Tant pis, ou plutôt tant mieux! N'ayant pas lu Shakespeare, tu
ne m'aurais pas compris si j'étais entré dans les détails. Je préfère
t'avoir dit mon jugement sans avoir eu recours à l'examen de tel ou tel
drame. Cela d'ailleurs m'eût entraîné fort loin. Un de ces jours je ne
désespère pas de faire une étude consciencieuse sur Shakespeare; pour
l'instant, contente-toi de ces quelques lignes. D'ailleurs, tu feras
mieux de l'étudier en le lisant, qu'en lisant mes pâles et peut-être
fausses appréciations. Je le juge tel que je l'ai compris à une
première lecture; je puis me tromper.

Si tu étais libre, je te dirais: «Lis-le à ton tour et dis-moi ce que
tu penses; peut-être la lumière se fera du choc de nos deux jugements.
Mais il faut forcément remettre cela à plus tard.--J'ai babillé et
c'est tout ce qu'il me fallait. Que mes erreurs me soient légères, si
grosses qu'elles puissent être.

Je lis dans les journaux de province--par exemple dans le _Mémorial
d'Aix_--de fréquents articles sur la décentralisation littéraire. A
quoi bon tant de paroles, un seul fait plaiderait mieux la cause.
Qu'un auteur de département fasse un chef-d'œuvre, qu'il se résigne à
n'être admiré que dans sa petite ville, qu'il laisse là Paris, qu'il
en dédaigne les applaudissements, et cet auteur, ce chef-d'œuvre,
cette abnégation seront des arguments bien plus forts que toutes les
déclamations possibles. Pour moi, je suis bien loin d'être partisan
de cette décentralisation. Lorsque j'examine ceux qui la prêchent,
je vois que ce ne sont pas les lecteurs, surtout intéressés dans la
question, mais de petits écrivains que la fortune a jetés loin de
Paris, qui ont romans et comédies dans leurs tiroirs et qui voudraient
écouler doucement ces produits; la capitale n'en veut pas, la province
n'imprime pas: vive donc la décentralisation! Quel mal cela fait-il,
je le demande, que Paris soit le foyer intellectuel; il n'y a qu'un
soleil pour toutes les contrées de la terre, et il les éclaire et les
réchauffe toutes. Paris est l'astre de l'intelligence, il envoie ses
rayons jusque dans les provinces les plus reculées. Paris est la tête
de la France; plus la tête s'élève, plus le corps grandit; plus elle
pense, plus tout s'améliore.--La décentralisation politique a été
rejetée, pourquoi la décentralisation littéraire ne le serait-elle
pas de même? On a redouté, avec raison, la naissance des tribunes
secondaires, où de secondaires journalistes viendraient faire les
grands bras. Mais ne doit-on pas redouter aussi d'éparpiller les
hommes de talent, de créer dans chaque bourg une académie où les sots
ne peuvent manquer d'être en majorité?. Ne vaut-il pas mieux que
chaque ville envoie à Paris son grand homme, et que toutes ces lueurs
éparses se réunissent pour former un splendide flambeau?--D'ailleurs,
la décentralisation est chose impossible et je ne sais trop pourquoi
je l'attaque. Le papillon vient toujours voltiger autour de la lampe
lumineuse; le génie viendra toujours se faire applaudir à Paris. Ce
n'est pas que l'on ne puisse bien écrire en province, c'est qu'il n'y a
que la capitale pour mieux juger et distribuer des couronnes durables.
Voici quel serait mon système: composer en province et publier à Paris.

Dans ma dernière lettre, celle que je crois perdue, je te demandais
plusieurs choses. Des nouvelles d'Aix, dont Cézanne s'obstine à ne
point me parler; tes espérances sur tes examens écrits; ton jugement
sincère sur mon poème, que tu as dû lire. L'épître que je viens de
recevoir ne peut me contenter; il faut que tu m'écrives de nouveau,
et au plus tôt. D'ailleurs, je te l'ai dit, je veux savoir avant
tout si mes lettres te sont fidèlement remises. Un mot donc dans la
première semaine d'août, et réponds-moi sur tout ce que je te demande.
Indique-moi aussi l'époque à laquelle tu comptes venir à Paris; j'ai
besoin de cette date pour fixer mon voyage.

Le temps est assez maussade ici; ce qui fait que je ne sors pas. Je
n'ai donc vu ni Matheron, ni Raoul.

Courage, et à bientôt.

Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


Le bonjour à Raynaud Jules.--Viendra-t-il cette année à l'École
polytechnique?



                                  XVI


                                                        Juillet 1860.

    Mon bon vieux,


Je ne sais vraiment pas que t'écrire pour remplir trois à quatre pages,
je vais toujours commencer par te copier une longue tartine que j'ai
écrite dernièrement en lisant Victor Hugo. Voici la susdite tartine:
Dans la préface du _Dernier jour d'un Condamné_, il est deux ou trois
points sur lesquels l'auteur n'a pas assez insisté.

Et d'abord la justice humaine étant faillible, elle ne saurait infliger
un châtiment sur lequel elle ne peut revenir. Mettez l'homme en prison
parce que, son innocence reconnue, vous pouvez en tirer les verrous;
mais ne le mettez pas dans un tombeau dont la porte est close à jamais.
Il n'y a que Dieu qui puisse punir éternellement, parce que Dieu ne
saurait se tromper; c'est une insulte à ce Dieu de lui disputer ce
droit de suprême justice, de disposer en créateur de ses créatures,
d'ôter ce que l'on ne peut donner. La peine de mort est un blasphème,
un sacrilège.

D'autre part, vous enlevez au criminel le remords, c'est-à-dire la
rédemption. Cet homme qui a mal fait, vous ne lui laissez pas le temps
de bien faire pour se racheter. Et ici encore j'invoquerai la religion;
vous désobéissez au Christ, qui releva la Madeleine, vous qui ne savez
punir le crime qu'en l'écrasant du talon. La pécheresse eut la seconde
moitié de sa vie passée dans les larmes et le repentir, pour effacer
les péchés de la première. Votre criminel à vous n'a que quelques
heures, et encore, dans l'état de trouble terrible où il se trouve, il
ne saurait en profiter. Cet homme est donc damné par votre faute et,
s'il y a une justice au ciel, cette damnation retombe sur votre tête,
sur l'humanité tout entière. Je conclus donc une seconde fois que la
peine de mort est un blasphème et un sacrilège.

Victor Hugo me semble ne pas réfuter entièrement les grands arguments
des amants de la guillotine, celui de l'exemple. Il ne paraît pas
l'attaquer franchement; on dirait qu'il feint d'ignorer que l'idée
est celle-ci: l'homme sur le point de commettre son crime n'est-il
par arrêté par l'idée de la mort, cette loi du talion qui fait dans
sa réalité terrible pâlir les plus courageux. L'exemple, pour moi,
n'est pas dans le hideux tableau; le couperet, le bourreau, la foule
accourue, n'ont rien à voir là dedans; il est dans cette pensée
du misérable, avant le crime: «Si tu tues, il est des lois qui te
tueront». Certes, envisagé sous ce point de vue, cet argument est
formidable; que sont les bagnes, que sont les prisons cellulaires
auprès de la mort? Tous vous crieront: «La prison, la prison éternelle,
mais laissez-moi vivre!» Ainsi, la peine capitale par son atrocité même
semble devoir arrêter tous les crimes. En est-il ainsi? Hélas! non, et
la réalite est là pour nous prouver que l'échafaud, loin d'arrêter les
assassinats, n'en est qu'un de plus, juridique, il est vrai. Alors,
pourquoi ce sinistre épouvantail; religion, morale, tout est contre
lui, utilité même, et vous persistez à l'agiter vainement comme un
lambeau ensanglanté. C'est une atrocité inutile, et fut-elle utile
d'ailleurs, il faudrait la rejeter puisque tout vous le défend. Que ne
cherchez-vous une autre peine? je sais qu'il est plus facile d'amputer
une jambe que de soigner des années, mais cette amputation sera
d'autant plus odieuse que la jambe pourrait être guérissable. Ne venez
donc plus me dire que tous ont peur de la mort, ce qui est une naïveté;
que cette menace de mort arrête les assassins, ce qui n'est pas vrai;
qu'enfin vous vous servez de la guillotine parce que vous n'avez pas
d'autre châtiment aussi terrible, et aussi aisé, ce qui est à la fois
un aveu d'impuissance, de cruauté et de paresse.

A l'œuvre donc, législateurs; refaites le Code pénal, si le Code pénal
est mal fait, mais ne souffrez pas qu'il soit dit que la justice
humaine est impuissante, paresseuse et cruelle. Que dis-je? immorale,
sacrilège, offensant les hommes et Dieu lui-même.

Je crois que tu as lu _le Dernier jour d'un Condamné_. C'est bien
l'œuvre la plus étrange qu'on puisse lire; un frisson d'épouvante
vous prend dès la première ligne; on subit toutes les angoisses du
misérable, on monte sur l'échafaud avec lui. Je ne fais pas un crime
à l'auteur de vous briser ainsi; il n'avait qu'un but, rendre odieuse
la peine de mort; voulez-vous donc qu'il fît une idylle? Il a pris
le chemin le plus court, s'adresser à vos cœurs, à vos nerfs, faire
dresser les cheveux, vous apitoyer, mêler en vous l'épouvante à la
pitié. Quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens.

Il se sera dit, sans doute: «Plus ma peinture sera horrible, plus je
gagnerai ma cause, qui, après tout, est une cause grande et belle».
Ce reproche d'horreur est donc un éloge; il ne peut lui être adressé
que par ceux-là mêmes qui condamnent et que son roman vient troubler
chaque nuit par de troublantes visions. Faites disparaître la peine
de mort, faites de ce livre, terrible réalité, un vain rêve, et tous
dormiront tranquilles, et l'on ne verra plus qu'une question d'art là
où s'agite affreusement une question morale. Qu'on ne me demande pas
surtout de quel droit l'auteur a employé toute sa poésie à rendre plus
terrible cette idée, de quel droit il a choisi et traité cet atroce
sujet.--Du droit de tout honnête homme, répondrai-je, du droit de
celui qui découvre hardiment une plaie dévorante que des gens que je
ne qualifierai pas croient plus prudent de cacher. Voici le mal, voici
le cancer, guérissez-le au plus tôt, ne le laissez pas s'étendre et
ronger le corps tout entier.--Mais, me dira-t-on, ce poète n'a pas été
condamné à mort; il parle au hasard des souffrances des criminels, il
se trompe sans doute, il invente. Eh! qu'importe! Croyez-vous qu'ici
l'imagination puisse dépasser la réalité? croyez-vous que les tortures
réelles le cèdent à ces tortures inventées? Vous tremblez devant ces
sanglots que rêve le poète, que serait-ce donc si vous entendiez de
véritables cris, si vous voyiez de véritables pleurs? Je le dis avec
vous, l'auteur se trompe sans doute; ce ne sont peut-être pas là
les sensations du condamné, mais si éloignées de l'horrible réalité
qu'elles soient, elles suffisent pour soulever un coin du rideau
sanglant et nous faire entrevoir la vérité mille fois plus hideuse. Je
m'épouvante, je pleure de pitié, je crie presque au martyre, et c'est
ce que veut le poète.--La religion s'est cru attaquée dans différents
chapitres. Ainsi, l'aumônier des prisons, présenté comme habitué à ces
sortes de scènes et incapable d'émouvoir, de consoler, de convertir,
a soulevé bien des cris. Peut-être y a-t-il d'honorables exceptions;
mais dans cette question de vie ou de mort, de salut et de damnation,
si l'on avoue un seul cas où le poète soit dans le vrai, la peine de
mort devient aussitôt une chose impie. On ne se contente pas alors de
tuer le corps, on tue l'âme. Il est d'ailleurs des pages charmantes
dans ce chaos de râles et de sanglots. Le chapitre XXXIII, par exemple,
où le condamné, quelques heures avant sa mort, se souvient de son
premier amour. Cette Pépa qui vient lire par-dessus son épaule, dans
le grand jardin, aux dernières lueurs du crépuscule; ce baiser de deux
enfants de quinze ans, cette naïveté de jeune fille, c'est un de ces
doux rayons qui vous reposent et vous font sourire. Et cette scène
d'une navrante tristesse, où la fille du condamné vient le voir une
dernière fois, quelle est la mère qui ne pleure, qui ne maudisse alors
l'échafaud, ce couperet stupide qui frappe l'innocent comme le coupable.


                                             (_Fin de la tartine._)


Je suis fort occupé en ce moment. Je termine une nouvelle intitulée _Un
Coup de vent_, style simple et gracieux.

Quand je serai à Aix, je te la ferai lire, et tu me diras ton avis.
Je compte en composer cinq ou six pareilles et les faire éditer
ensemble sous le titre général de _Contes de Mai_. Mon rêve est de
faire paraître avant deux ans d'ici, deux volumes, un de prose et un
de vers. Quant à l'avenir, je ne sais; si je prends définitivement la
carrière littéraire, j'y veux suivre ma devise: _Tout ou rien!_ Je
voudrais par conséquent ne marcher sur les traces de personne; non
pas que j'ambitionne le titre de chef d'école,--d'ordinaire, un tel
homme est toujours systématique,--mais je désirerais trouver quelque
sentier inexploré, et sortir de la foule des écrivassiers de notre
temps. Le poème épique--j'entends un poème épique à moi et non une
sotte imitation des anciens--me paraît une voie assez peu commune. Il
est une chose évidente, chaque société a sa poésie particulière; or,
comme notre société n'est pas celle de 1830, comme notre société n'a
pas sa poésie, l'homme qui la trouverait serait justement célèbre. Les
aspirations vers l'avenir, le souffle de liberté qui s'élève de toutes
parts, la religion qui s'épure: voilà certes les sources puissantes
d'inspiration. Le tout est de trouver une forme nouvelle, de chanter
dignement les peuples futurs, de montrer avec grandeur l'humanité
montant les degrés du sanctuaire. Tu ne peux nier qu'il y ait là
quelque chose de sublime à trouver. Quoi? je l'ignore encore. Je sens
confusément qu'une grande figure s'agite dans l'ombre, mais je ne puis
saisir ses traits. N'importe, je ne désespère pas de voir la lumière
un jour; c'est alors que cette forme d'un nouveau poème épique, que
j'entrevois vaguement, pourra me servir. En attendant la maturité de
ces idées, en attendant d'être homme, je veux, comme je te l'ai dit,
préparer ma voie, faire deux premiers pas, c'est-à-dire jeter au public
un volume de vers et un volume de prose.

Il m'est poussé ces jours derniers une certaine idée dans la tête.
C'est de former une société artistique, un club, lorsque tu seras à
Paris, ainsi que Cézanne. Nous serons quatre fondateurs, vous deux,
moi, Pajot, jeune homme pour lequel je te demande ton amitié. Nous
serons excessivement difficiles pour recevoir de nouveaux membres;
ce ne serait qu'après une longue connaissance et du caractère et des
opinions que nous les accepterions dans notre sein. Nos réunions
hebdomadaires, par exemple, seraient employées à se communiquer les uns
aux autres les pensées que l'on aurait eues, les remarques que l'on
aurait faites durant la semaine; les arts seraient, bien entendu, le
grand sujet de conversation, bien que la science n'en soit nullement
exclue. Le but surtout de cette association serait de former un
puissant faisceau pour l'avenir, de nous soutenir mutuellement, quelle
que soit la position qui nous attende. Nous sommes jeunes, l'espace est
à nous, ne serait-il pas sage avant de nous élancer de nous serrer la
main, de former un nouveau lien entre nous, pour qu'une fois dans la
lutte nous sentions à nos côtés un ami, ce rayon d'espoir dans la nuit
humaine. Outre cet avantage futur, nous aurions celui de passer une
agréable journée, chaque semaine, de vivre et de fumer quelques bonnes
pipes.

--Si tu le désires, nous reparlerons de vive voix sur ce projet.

Cézanne a dû te parler de Chaillan, du fameux Amphyon qu'il a gâché
d'après mon académie. Ce Chaillan est un garçon fort curieux, bon homme
au fond, mais d'une surface tellement dépolie qu'on ne peut le prendre
d'aucun côté sans éprouver un désenchantement. Il n'est pas fat, et
c'est là ce qui fait que je l'aime presque; s'il n'a pas de talent, au
moins ne s'en croit-il pas, ce qui le rend très supportable. J'aime
mieux aussi me promener avec lui qu'avec un Marquezi; et il est pourvu
de plus d'une certaine dose de bon sens qui fait qu'on l'écoute sans
déplaisir. C'est le seul être avec Pajot que je fréquente ici; nous
avons vidé et nous vidons encore maintes bouteilles de vin blanc, voire
de Champagne; nous fumons, nous rions et une heure se passe sans trop
d'ennui.

Cette lettre est sans doute bien peu intéressante. Je ne veux plus
recommencer notre ancienne discussion, ni même en entamer une autre;
d'un autre côté, ma vie est des plus monotones, et, dès qu'il vient une
idée sous ma plume, je la rejette en me disant: «J'aime mieux la lui
dire de vive voix». Toutes ces causes réunies font donc que je ne sais
trop que te dire et que j'emplis cahin-caha mes huit pages de sottises.
Qu'elles te soient légères?

Enfin, finissons la page en parlant un peu de mon voyage. Je compte
aller à Aix le 20 et y attendre ton arrivée de Marseille. Si tout
marche selon mes désirs, je ne t'écrirai plus; c'est-à-dire que dès mon
arrivée à Aix je t'en préviendrai par une lettre datée de cette ville.
Autrement, si je ne puis être à Aix le 20, je t'écrirai encore une
lettre de Paris vers cette époque, lettre dans laquelle je te dirai si
tu peux m'écrire les résultats de ton examen et les dispositions que tu
prends pour les vacances. Ainsi donc, de toute manière, ne m'écris pas
avant de recevoir une lettre de moi, datée soit de Paris, soit d'Aix,
et le disant dans ces deux cas ce que je dois faire.

S'il faut te l'avouer, mon voyage n'est pas encore bien décidé,
c'est-à-dire j'espère tout et ne tiens rien. En tous cas, j'éprouve un
tel besoin de vous voir, de vivre un peu, que je suis disposé à mettre
Pélion sur Ossa (classique) pour arriver à mon but. Compte donc sur moi.

O jeune homme qui a pâli sur les livres! secoue, secoue la poussière
scientifique, bourre ta pipe et remplis ton verre; or, voici le mois
des folies!

Ma lettre est fort plate. Bonsoir. Je te serre la main. Mes respects à
tes parents.


    Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


Une charmante expression trouvée dans une lettre de Cézanne: «_Je suis
en nourrice chez les Illusions._» Ces trois dernières pages sont d'un
pitoyable français.



                                 XVII


    Mon cher ami,


Un peu d'indisposition et beaucoup de paresse m'ont empêché jusqu'à ce
jour de t'écrire. Qu'importe d'ailleurs notre correspondance, le vide
d'intérêt est si peu propre à échanger nos idées. Le grand point est
que nous n'oublions pas que nous possédons un ami dont nous connaissons
le cœur. Tu vois que je me range à tes silences si prolongés et que
je ne raille plus tes lettres aux rares apparitions. Attendons d'être
réunis, et alors nous chercherons à nous connaître de nouveau; je suis
certain que les changements survenus en nous ne seront pas un obstacle
à notre amitié.

Toutefois la paresse me pèse, et je commence une longue épître, peu
soucieux du contenu, écrivant pour écrire. C'est là une louable
habitude; je me traîne bien des mois, je bâtis des romans, puis un beau
matin, las de rêver, je me remets au travail, jetant sur le papier les
premières pensées venues. Causons donc de ceci et de cela; te rappeler
mon souvenir, me rappeler le tien, tel est mon but; et je l'atteindrai
quel que soit mon sujet, le ciel, l'enfer, l'idéal ou la réalité.

Voici ma transition trouvée, puisque transition il faut, prétendent
les classiques. Tu me parles justement de l'idéal et de la réalité, et
tu me proposes de recommencer notre ancienne discussion sur ce sujet,
seulement en changeant les positions, toi devenant l'idéaliste et moi
le réaliste. Une telle idée ne saurait me plaire; j'ai écrit selon
ma façon de voir et, si je m'examine, je ne trouve aucun changement
dans ma pensée. Je me mentirais à moi-même si je t'adressais à cette
heure les lettres que tu m'as adressées anciennement. Je ne puis
devenir réaliste dans le sens que tu donnais à ce mot et, me faisant
une loi des nécessités matérielles, étouffer tous les nobles élans de
la créature. Mais, comme je ne cessais de te le répéter, je me suis
souvent heurté à la réalité; je la connais et, si tu désires, je puis
te la montrer, quitte à te parler ensuite du ciel et à te découvrir
une étoile dans chaque bourbier que je sonderai. Ce qui m'irritait
profondément autrefois était cette persistance de ta part à ne pas
vouloir comprendre ma philosophie. J'avais beau te crier: «La réalité
est triste, la réalité est hideuse; voilons-la donc sous des fleurs;
n'ayons de commerce avec elle qu'autant que notre misérable humanité
l'exige: mangeons, buvons, satisfaisons tous nos appétits brutaux, mais
que l'âme ait sa part, que le rêve embellisse nos heures de loisir.»
Tu me répondais invariablement que je me perdais aux nues, que je ne
voyais pas ce qui m'aveuglait. Ne pas le voir, bon Dieu! Je détourne
les yeux du fumier pour les porter sur les roses, non pas que je nie
l'utilité du fumier qui fait éclore mes belles fleurs, mais parce
que je préfère les roses, si peu utiles pourtant. Tel je me montre à
l'égard de la réalité et de l'idéal. J'accepte l'une comme nécessaire,
je m'y soumets selon la nature; mais, dès que je puis m'échapper de
cette ornière commune, je cours à l'autre et je m'égare dans mes
prairies bien-aimées.

Quant à toi, je ne t'ai pas soupçonné un instant de mauvaise foi dans
la proposition que tu me fais. Je te crois incapable de parler contre
ton opinion et de t'amuser à un misérable jeu en défendant aujourd'hui
ce que tu as attaqué hier. Laissons cela à une science si improprement
appelée le droit. Au contraire, je me réjouis d'une chose; puisque
tu défends l'idéal, je t'ai donc converti et tu as donc enfin jeté
aux orties ces raisonnements puérils sur la nécessité du boire et du
manger. Nous avons nos rayons et nos ombres, nous, pauvres humains.
Nos ombres sont ces liens matériels et vitaux qui nous attachent à la
terre; nos rayons, ces ailes qui nous emportent aux cieux. Lorsque le
laboureur, la sueur au front, a passé la journée à féconder son champ,
il rentre et goûte de douces heures près du foyer domestique. Soyons
ce laboureur, mon pauvre vieux, et sachons faire habilement succéder
les rayons aux ombres. Que le corps se repaisse, puis que l'âme ait son
tour.

Parmi les réalités navrantes qui viennent assombrir notre jeunesse,
il en est une contre laquelle se brise chaque cœur généreux, la
désillusion de l'amour. A seize ans, nous faisons de beaux rêves; notre
sang bout dans nos veines, et nous brûlons de les réaliser. Aussi nous
jetons-nous en aveugle à la poursuite de notre chimère; la première
femme rencontrée est celle que nous cherchons; notre poésie nous la
montre telle que nous l'avons rêvée, et, en fous que nous sommes, nous
plaçons en elle tout un avenir de bonheur! Hélas! ce beau ciel ne
tarde pas à s'obscurcir; un jour nous avouons avec angoisse que nous
nous sommes trompés. Mais nous sommes jeunes encore; nous poursuivons
de nouveau notre idéal, nous aimons de nouvelles maîtresses, et ce
n'est que lorsque nous avons parcouru tous les rangs, depuis la fille
publique jusqu'à la vierge, que brisés, nous déclarons que l'amour
n'existe pas. C'est là ce que les vieux appellent de l'expérience,
c'est là ce qu'ils regardent comme une qualité et nous jettent à la
face pour dominer. Veuille le ciel que je reste toujours fou à ce prix
et que, vieillard, j'aie encore toutes ces illusions qui nous font
traiter d'écervelés!

Il est, il me semble, une question que le jeune homme devrait se poser
avant tout, question, il est vrai, qui n'empêcherait pas son rêve de
s'évanouir, mais au moins qui pourrait le guider et le faire agir en
connaissance de cause. Cette question est celle-ci: Dans quelle sorte
de femmes vais-je choisir mon amante? Sera-ce une fille de joie, une
veuve, une vierge?--Tu me demandais de la réalité; le sujet vient de
lui-même et je ne puis le refuser. Fouillons donc la fange, mon ami,
et montrons la presque impossibilité de rencontrer celle que nous
cherchons.

Je puis te parler savamment sur la fille à parties. Parfois il
nous vient, à nous autres, cette folle idée de ramener au bien une
malheureuse, en l'aimant, en la relevant du ruisseau. Nous croyons
remarquer en elle un bon cœur, une dernière lueur d'amour, et, sous
un souffle de tendresse, nous tâchons d'activer l'étincelle et de
la changer en un brasier ardent. D'une part, notre amour-propre
est en jeu, de l'autre, nous répétons de belles pensées telles que
celles-ci: que l'amour lave toute souillure, qu'il suffît à lui seul
pour contrebalancer tous les défauts. Hélas! que toutes ces formules
sont belles, mais combien elles sont menteuses! La fille à parties,
créature de Dieu, a pu avoir en naissant tous les bons instincts;
seulement l'habitude lui a fait une seconde nature. Je ne dis pas que
son cœur soit toujours corrompu par caractère, mais toujours la trace
des débauches y demeure, toujours le bien y a été effacé par le mal.
D'une légèreté sans exemple, due sans doute à son instabilité, elle
passe d'un amant à un autre, sans regretter l'un, sans presque désirer
l'autre. D'une part, rassasiée de baisers, fatiguée de volupté, elle
fuit l'homme quant au corps: de l'autre, sans nulle éducation, sans
aucune délicatesse de sentiment, elle est comme privée d'âme, et ne
saurait sympathiser avec une nature généreuse et aimante. Voilà celle
qu'il nous prend parfois la fantaisie d'aimer, créature détournée du
sentier, intermédiaire en quelque sorte entre la femme et la femelle.
Maintenant, suppose un jeune homme désirant ramener cette misérable
enfant. Il l'a rencontrée dans un bal public, ivre, appartenant à
tous. Quelques mots prononcés sans suite l'auront touché; il l'emmène
et commence immédiatement la cure. Il lui prodigue mille caresses,
lui remontre doucement combien la vie qu'elle mène est maudite, puis,
passant de la théorie à la pratique, veut qu'elle change sa toilette
affichante contre des vêtements plus simples, plus décents, et surtout
qu'elle l'aime, s'attache à lui et oublie peu à peu ses habitudes de
bal, de café. J'entends que notre jeune homme ne soit ni un sot, ni un
jaloux: qu'il s'y prenne avec habileté et ne lui demande pas une vertu
parfaite dès le premier jour. Mais, quel que soit son amour, quelle que
soit sa finesse, je puis jurer qu'il n'arrivera qu'à se faire détester.
On le nommera tyran, on le froissera de mille façons, lui parlant de
tel ou tel ancien amant plus beau, plus généreux que lui, lui racontant
mille et mille fredaines, plus sales les unes que les autres, ne
l'entretenant que de débauches, que de sottises, que de niaiseries. Si
bien que, las de frapper sur chaque fibre sans rien en tirer, las de
prodiguer des trésors d'amour et de n'éveiller aucun écho, il laissera
faiblir sa tendresse et ne demandera plus à cette femme qu'une belle
peau et de beaux yeux. C'est ainsi que finissent tous les rêves que
nous faisons sur les filles perdues. Par bonheur, nous relirons de
cet amour trompé un excellent résultat. Nous nous sentons pris d'une
horreur profonde pour la débauche, et si nous cherchons encore le vice,
ce n'est qu'à contre-cœur et en sachant que nous agissons mal. Tu crois
peut-être que ce n'est ici qu'un cas particulier, et qu'en te racontant
cette histoire, je ne saurais parler de la généralité. J'ai bien
peur, pour un seul échantillon, de connaître l'espèce entière. Règle
générale: toute lorette adore ces poseurs de café qui le leur rendent
en les méprisant, en les traitant encore plus mal qu'elles ne le
méritent. Pourvu qu'on leur jette de la soie, des pièces de cent sous,
qu'on ne les fatigue pas trop d'amour ni de morale, elles poursuivent,
persuadées que vous êtes un fripon, un imbécile, que vous les insultez!
voire même que vous prenez un bâton. Mais qu'elles rencontrent un
cœur noble, qui tâche de les relever par l'amour, et qui, avant tout,
voulant pouvoir les estimer, cherche à les rendre honnêtes femmes,
ah! celui-là, elles le bafouent, le gardent parfois pour son argent,
mais ne l'aiment jamais, même dans le singulier sens qu'elles donnent
à ce mot. De sorte qu'on arrive par cette observation à cette bizarre
formule: «Aimez la lorette, elle vous méprisera; méprisez-la, elle vous
aimera.»

Notre jeune homme trompé une première fois s'adressera-t-il à une
veuve? Ici l'expérience me manque et je ne puis que deviner et dire
mon propre goût. Il est pourtant une remarque que je fais: d'où vient
qu'à vingt ans, lorsque nous rêvons une amante, cette amante n'est
jamais une veuve? c'est-à-dire une femme faite, passée maître en fait
d'amour et dont nous ne serions, à coup sur, que les écoliers peut-être
maladroits. Cela ne viendrait-il pas de cette pensée que notre amante
doit tout tenir de nous et, d'autre part, de cette timidité d'enfant
qui recule devant une expérience plus grande, de cette exquise jalousie
de l'amant qui veut la rose dans tout son parfum pour l'effeuiller
facilement? Quoi qu'il en soit, je constate le fait; la veuve n'est
pas l'idéal de nos rêves: cette femme libre, plus âgée que nous, nous
effraye. Je ne sais quel pressentiment nous avertit que, honnête, elle
nous amènera prosaïquement et sans amour au mariage, et que légère,
elle fera de nous un jouet qu'elle jettera ensuite pour un autre. Nous
préférons tenter la femme entretenue, tenter le vice, comme je le le
disais tantôt, que de nous heurter à une vertu fardée. Nous préférons
la femme libre par une émancipation volontaire que celle à qui un
triste accident vient de rendre une liberté, peut-être désirée; nous
préférons enfin, emportés par nos jeunes cœurs, essayer une bonne
action, nous battre au nom du bien contre la débauche, que d'aimer une
femme déflorée aussi, et dont l'amour ne présente ni les difficultés,
ni la poésie de l'autre. Effet de nos cerveaux fêlés, me dira-t-on.
C'est possible; non, je le répète, une veuve nous effraye et nous ne la
choisissons que rarement pour première maîtresse. Je suis d'ailleurs
peu au courant de ces dames, et je n'affirme pas pour réel ce que je
viens de dire.

Reste la vierge, cette fleur d'amour, cet idéal de nos seize ans,
vision qui sourit à nos chevets, amante pure du poète qui le console
dans ses rêves dorés. La vierge, cette Ève avant le péché: dernier
rayon du ciel sur la terre, suprême manifestation du beau, du bien, de
la divinité elle-même. Hélas! où est-elle cette créature divine, si
innocente que la fange des hommes ne saurait la souiller, libre comme
l'oiseau, n'agissant que par elle-même et agissant toujours bien? Je
vois çà et là de petites pensionnaires, des jeunes filles fraîches du
couvent. On me les donne comme vierges; je veux bien le croire; mais
c'est une mauvaise raillerie de me parler de la virginité physique
lorsque je demande la virginité morale. Que me fait que ces demoiselles
sachent bien faire la révérence, qu'elles sachent ceci et cela; que
même on ait pu les cloîtrer si étroitement que nulles lèvres d'homme
ne se soient encore posées sur les leurs. Ce que je voulais en elles,
c'était la chasteté de l'âme, l'amour du grand et du beau, la liberté
d'action, sans laquelle on n'arrive qu'à l'hypocrisie et qu'au vice. Et
encore ces prétendues qualités dont je n'ai que faire, on me les vend
au poids de l'or; on fait sonner haut à mes oreilles les yeux baissés,
l'air enfantin et niais de la jeune poupée; puis, lorsqu'on m'a bien
détaillé ses mérites, sans seulement qu'il soit question de mon amour
et du sien, sans qu'on me permette de la connaître et de sympathiser
avec elle, on me crie, au nom des mœurs: «Monsieur, cela coûte tant;
mariez-vous d'abord, vous vous aimerez ensuite, si faire se peut». On
l'a dit avant moi, nous étalons la prostitution en plein soleil, mais
nous cachons à tous les yeux la virginité. De sorte que, ne pouvant
pénétrer jusqu'au sanctuaire, dégoûtés par la vénalité des vendeurs du
temple, nous nous adressons au ruisseau. La vierge pour nous n'existe
pas; elle est comme un parfum sous triple enveloppe que nous ne pouvons
posséder qu'en jurant de le porter toujours sur nous. Est-il donc si
étonnant que nous hésitions à choisir ainsi en aveugle, tremblant de
nous tromper de sachet et d'en acheter un d'une odeur nauséabonde.
Ma vierge idéale est libre avant tout; ce n'est qu'à cette condition
que son âme est pure, exempte de feinte; ce n'est surtout qu'à cette
condition que je peux sympathiser avec elle, l'estimer et enfin l'aimer.

Telle est pour moi la navrante réalité: la noceuse est à jamais perdue,
la veuve m'effraye, la vierge n'existe pas. Tu nies donc l'amour? me
diras-tu, et tu as renoncé à trouver sur la terre une amante. Je ne nie
point l'amour et je ne désespère de rien: seulement j'attends quelque
bon ange, quelque rare exception aux règles que je viens de poser.
Je sais parfaitement que je rêve tout éveillé, que mon désir ne se
réalisera peut-être jamais; mais il y a un peut-être et c'est là ma
branche de salut. Je me cramponne à cette idée de possibilité, et je
pars de là pour bâtir de longs romans où tout est pour le mieux et où,
près de ma compagne, je me couronne de roses et m'enivre de volupté
céleste. Puis, lorsque mon rêve s'évanouit, je doute parfois que ce
soit un rêve, je crois réellement avoir été le héros de ce poème. Je
n'en demande pas plus au ciel qui m'a doué d'une imagination assez
vive pour m'illusionner ainsi. Dans mes heures de réalité, je suis
d'ailleurs bien moins absolu qu'autrefois. Je demande à ma maîtresse
de m'aimer seulement pendant la minute que je la tiens dans mes bras;
d'être gracieuse avec moi, surtout de feindre plus d'amour qu'elle
n'en a et de ne jamais me désabuser des rêves que je puis faire. Mais,
à te vrai dire, toute cette réalité présente me semble hideuse; je ne
l'accepte que parce qu'elle s'impose. Combien je préfère mes instants
d'espérance et de rêverie!

J'ai changé de demeure et ma nouvelle adresse est rue
Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 21. J'habite là un petit belvédère,
occupé autrefois par Bernardin de Saint-Pierre et où il a, dit-on,
écrit presque toutes ses œuvres. Une mansarde de bon augure pour un
poète.--Ne m'en veux pas trop si je garde de longs silences. J'ai de
grosses occupations, d'abord à paresser, puis à travailler à un long
poème que je viens de commencer, puis à faire un petit acte en prose
pour un nouveau théâtre qui se monte aux Champs-Élysées, puis enfin à
courir de côté et d'autre pour un emploi que je sollicite et que je
compte obtenir bientôt. Tu vois que je songe à une _position_.

--Voici Cézanne qui va venir me retrouver. Et toi, mon pauvre vieux, à
quand ton bien heureux voyage? Je t'attends toujours au mois d'octobre;
et je serai charmé de cesser cet échange de lettres, si plates le plus
souvent et où nous disons si peu. Que cela ne t'empêche pourtant de
me répondre au plus tôt. Quant à moi, je ne resterai pas un mois sans
t'écrire, et je pourrai sans doute te parler plus sûrement sur ma
situation matérielle et morale.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


Mes respects à tes parents.

Je n'ai jamais eu les yeux malades et je ne sais trop qui a pu mettre
en circulation un tel canard. Mes entrailles seules me font souffrir de
temps en temps.



                                 XVIII


                                              Paris, le 10 août 1860.

    Mon cher Baille,


Le poète a deux armes pour corriger les hommes: la satire et le
cantique, l'éclat de rire de Satan, et le sourire de Dieu; l'une, jouet
qui corrige en déchirant, l'autre, baiser qui rend meilleur en faisant
entrevoir le ciel. Je m'explique: le poète satirique met à nu l'homme
et ses perversités, il les fait rougir et combat son vice par sa honte;
le chantre lyrique, au contraire, crée une chimère, un homme idéal, le
présente à l'homme réel et ramène ce dernier à la vertu par la sublime
couleur dont il l'a peint. Ainsi donc, d'un côté fouiller la fange,
en faire exhaler tous les miasmes, de l'autre, ouvrir les cieux, les
montrer pleins de rayons et de parfums. Le but, me dira-t-on, est le
même; c'est possible, mais puisque l'expérience n'a pas encore conclu
pour tel ou moyen, puisque le choix est permis entre le cantique et la
satire, je préfère de beaucoup le cantique. Je crois même, laissant là
mon goût, que les splendeurs célestes sont plus capables de ramener
les pécheurs que l'enfer; que l'on me peigne dans ma fange, il est
possible que j'en sorte, mais que l'on me montre mon voisin, l'auréole
au front, j'en sortirai plus vite encore. D'autre part, la satire mène
à l'hypocrisie; on m'accuse de tel défaut, je le cache sans moyen de
le cacher; c'est la peur qui me fait agir, et non l'envie de bien
faire. Le cantique ne saurait avoir ce résultat: il me montre le bien
dans tout son idéal, j'admire, je me sens emporté vers Dieu, pour Dieu
lui-même; mes vices s'effacent, d'autant plus que j'approche de la
Divinité. Ainsi donc le chantre lyrique agit, selon moi, avec bien plus
d'efficacité et de puissance.

Si maintenant, laissant l'humanité, je considère le poète et les
résultats qu'auront sur lui-même ses propres chants, je préférerais une
seconde fois le cantique. Quand on remue la fange, il reste toujours
quelques souillures aux mains; quand à l'aurore on s'égare dans les
champs, on rentre parfumé de fleurs et de rosée. Le poète satirique,
voyant toujours l'homme par ses mauvais côtés, finit par le prendre en
pitié, en mépris, en haine; son rire, d'abord railleur, devient amer;
son désir de corriger se change en celui de flageller; plus il va, plus
la vase est profonde, plus il devient dur, impitoyable; son dernier cri
est un blasphème. Il est d'une naïve évidence de dire que le chantre
lyrique n'a pas à craindre ces terribles effets; ne chantant que le
bon, le juste et le beau, ne présentant à l'homme que des spectacles de
lumière, il se relève lui-même en tâchant de relever autrui. On peut,
me dira-t-on, rester honnête homme tout en faisant des satires. Je n'en
disconviens pas; mais si l'on est artiste consciencieux, si l'on se
pénètre bien de son sujet, et surtout si l'on croit ce qui est écrit,
il est clair que la satire n'est nullement apte à faire aimer les
hommes, il est clair que le poète deviendra morose et misanthrope.

Pour me résumer et te faire même mieux comprendre ma pensée, je te
dirai que, selon moi, une lecture de Lamartine est de beaucoup plus
fertile en vertus qu'une lecture de Juvénal; l'un vous emporte d'un
coup d'aile jusqu'au trône de Dieu, l'autre, comme Dante, vous fait,
d'abord passer par l'enfer. J'ajouterai--ce ne peut être ici qu'une
hypothèse, mais une hypothèse basée sur le bon sens, sur une stricte
déduction,--j'ajouterai que Lamartine doit être meilleur que Juvénal,
si du moins on les juge d'après leurs écrits, si l'on veut bien se dire
que l'œuvre laisse toujours sa trace dans l'âme du poète; chez l'un,
la morale chrétienne fécondée par ses chants d'amour, chez l'autre,
l'intolérance et la misanthropie qui ont dû faire naître nécessairement
ses sanglantes satires.

Après ce que je viens de te dire, je n'ai pas besoin de conclure que
j'ai choisi le cantique. Ce n'est pas que la satire, l'ironie amère
n'éclatent parfois même chez Lamartine; chacun a ses heures de peine
et de découragement. L'âme se brise, ce ne sont plus des pleurs, ce
sont des sanglots et des cris. Ces rares coups de fouet ont alors
d'autant plus de résultats qu'ils tranchent sur la douceur habituelle;
d'ailleurs, n'en auraient-ils aucun, on ne peut empêcher de soigner
l'âme blessée. Mais tailler ma plume et me mettre à noircir l'homme
de parti pris, lui ôtant ses rares qualités et faisant ressortir ses
nombreux défauts, c'est ce que je ne saurais aimer. La société, je
te l'ai dit de trop, n'est certes pas telle qu'il la faudrait; mais,
puisqu'on a deux remèdes pour la ramener au bien, qu'on use au moins du
plus certain et du plus inoffensif pour soi-même.

Il est d'autres considérations plus élevées qui me feraient encore
choisir le cantique, je les puiserai dans l'idée que je me suis faite
du poète moderne. Qu'on ne s'y trompe pas, l'artiste est un soldat:
il combat au nom de Dieu pour tout ce qu'il y a de grand. Ce n'est
pas comme autrefois un vain rêveur, se laissant aller à sa fantaisie,
chantant pour chanter et se souciant fort peu des échos qu'éveille sa
lyre. Dans nos temps de matérialisme, dans notre siècle où le commerce
absorbe chacun, où les sciences si saines et si grandes déjà rendent
l'homme orgueilleux et lui font oublier le savant suprême, le poète a
une mission sainte: montrer à toute heure, en tout lieu, l'âme à ceux
qui ne pensent qu'au corps, et Dieu à ceux dont la science a tiré la
foi. L'art n'est autre chose; c'est un flambeau splendide qui éclaire
la voie de l'humanité, et non une misérable bougie dans le taudis d'un
rimeur. Il ne s'agit pas seulement de faire de beaux vers, il faut
que ces vers soient une sublime leçon de vertu; dans les deux cas, on
peut être un grand artiste, mais dans le premier, on se sert mal du
feu sacré donné par Dieu; dans le second, on devient un disciple, un
apôtre de la Divinité. En effet, qu'appelle-t-on art, si ce n'est la
perfection, la sublimité divine, la divinité elle-même; Dieu, poésie,
mots synonymes pour moi. Vous donc qui vous dites artistes, vous
qui vantez Dieu en vous, croyez-vous que vous n'aurez pas à rendre
compte de l'emploi de la sainte étincelle. Le Maître vous mit sur la
terre, comme il y mit autrefois les prophètes, qui étaient ses poètes
eux aussi; il vous mit, phares lumineux, dans la vie humaine, pour
indiquer le ciel à l'homme. Chantez donc, et que vos chants servent
à l'humanité; remplissez votre mission, soyez apôtres du progrès et
dites-vous qu'une lyre est une arme et non un jouet. Si l'art ne
sert à rien, si, comme on le dit souvent, les poètes ne sont que de
brillantes inutilités, disons à notre tour que Dieu n'existe pas, que
le grand et le beau sont des mensonges. La chose dont je voudrais
qu'on fût persuadé est celle-ci: que l'art doit être avant tout utile,
soit directement, soit indirectement; qu'il est aussi nécessaire à
une société que le manger et le dormir, surtout que c'est un bienfait
de Dieu, une étoile des mages placée sur le front du prédestiné
pour sortir du bourbier et guider vers la plaine fleurie l'humanité
chancelante. Dès lors, on ne hausserait plus l'épaule en parlant d'un
poète.

En plaçant l'art si haut, j'ai par là même élevé l'artiste;
plus le dieu est parfait, plus le pontife tend à la perfection.
L'artiste.--poète, peintre, sculpteur, musicien,--est un véritable
grand prêtre. Je l'ai tantôt comparé à un prophète; c'est la meilleure
comparaison possible. Avant la venue d'un Dieu, des hommes, et ce sont
les prophètes, annonçant le Messie futur; puis, après son ascension
glorieuse, d'autres hommes, et ce sont les artistes, le rappelant aux
siècles suivants; mais au fond, prophètes, artistes, mêmes fronts
marqués du doigt de Dieu. N'est donc pas artiste qui veut, l'étincelle
ne tombe que sur quelques élus. Mais il est toujours glorieux
d'essayer; si l'haleine vous manque, qu'importe! vous tombez grand
encore d'audace.

Laissons ce martyr et parlons du véritable artiste. Comme il est homme
malgré son génie, il peut se tromper, dépenser follement l'étincelle,
comme Alfred de Musset, de qui on peut dire heureusement que plus
tard il brûla ce qu'il avait adoré et adora ce qu'il avait brûlé. Ou
bien, comme V. Hugo, se mêler de politique, écrire sur l'événement
présent une pièce qui n'aura plus de sens demain. Ou enfin, comme
Lamartine, ne parler que de l'âme, de l'humanité en général; et c'est
là le poète usant bien de la flamme sacrée. L'artiste doit planer sur
les misérables considérations d'un jour; il ne doit pas plus se faire
chantre du vice que le héraut politique d'une époque. L'humanité, voilà
son livre, voilà sa vaste carrière; qu'il considère l'homme et non
les hommes; qu'il soutienne le faible et encourage le fort; surtout,
qu'au-dessus de nous, il nous montre un Dieu, et nous donne avec une
âme immortelle l'espérance du ciel. L'Évangile est un livre éternel,
par cela même qu'il s'adresse à l'humanité tout entière, et non à
quelques hommes seulement. Tel doit être le livre du poète: vrai pour
tous, consolant et améliorant chacun; non par l'image de telle ou telle
société, mais par celle du genre humain, non par l'enthousiasme sur une
action, sur un sentiment particulier, mais par le chant immortel de la
vertu, de la liberté, de l'amour, etc., etc.; et, pour revenir à mon
point de départ, non par la peinture de tel siècle corrompu, mais par
celle de la splendeur éternelle des cieux.--Voilà, selon moi, la vraie
poésie, le vrai poète moderne, l'homme du progrès, l'artiste sublime se
servant dignement de la lyre que Dieu lui a confiée.

Je parle en général, ne t'y trompe pas. Un poète écrivant, comme V.
Hugo, _le Dernier jour d'un Condamné_ ne sort pas de la voie tracée,
puisqu'il s'occupe d'une question particulière. Il n'y a pas de règle
sans exception même nécessaire.--D'un autre côté, c'est l'idéal du
poète que je trace et non peut-être le poète réel; la fantaisie
règne toujours plus ou moins dans une cervelle humaine; chacun a ses
égarements, chacun ses heures de doute.

Maintenant tu pourras me demander, puisque je m'occupe de l'art,
quelle forme je crois la meilleure pour arriver au but, quel genre
je choisirai. Je te répondrai que je cherche encore ma voie, que la
meilleure forme est celle dont on se sert le mieux. L'idée, voilà
le principal; le reste n'est qu'une question d'étude et d'aptitude.
D'ailleurs, ne crois pas, après avoir exalté l'artiste, que j'ose
prendre ce titre; je tâche, rien de plus, je tâtonne, je cherche
à arriver au mieux dont je suis capable, et alors seulement je me
déciderai à élever la voix.--Le drame est un puissant mobile, il
s'adresse aux masses, les étreint, les corrige toujours un peu, mais
il a aussi un grand inconvénient: écrit pour la scène, il perd son
prestige à la lecture; sans acteur, il ressemble à une arme sans
poudre; en un mot, il est incomplet et ne dure qu'un instant. D'un
autre côté, mon esprit ne se prête pas à ce genre; ce n'est donc pas
le moyen que je peux choisir. Je préfère le poème, au roman ou vers;
_Paolo_, ma dernière œuvre, serait en quelque sorte mon essai. Dans
une série d'ouvrages semblables, j'idéaliserai tour à tour tous les
nobles sentiments; bien entendu, je tâcherai d'être plus correct, plus
artiste, même plus réel. Ce ne sont encore que des projets; peut-être
une meilleure idée viendra-t-elle les chasser. Nous en parlerons.--Je
te dirai plus tard ce que je pense du vers, cet outil est à tous, cette
matière terne ou brillante, selon la main qui l'emploie. Le vers est le
corps d'un ouvrage et l'idée l'âme.

L'autre soir je me trouvais entre un protestant et une vieille dame
catholique et dévote. Je ne sais trop pourquoi, j'étais plus expansif
que de coutume; je me laissai aller à avancer quelques-unes de mes
opinions sur la vie, surtout sur la religion. Mes deux auditeurs ne
tardèrent pas à se récrier, chacun prêchant pour son saint, puis
ils se réunirent et conclurent également que je n'étais d'aucune
secte religieuse. Je fus obligé de conclure tout bas qu'ils avaient
raison.--Quelles que soient leurs religions, les peuples s'accordent
sur l'idée de Dieu; chez tous, c'est toujours le même être puissant,
juste et bon; chez tous, jusqu'à un certain point, c'est l'idée
d'une vie future de peines ou de récompenses, selon les mérites.
Étrange bizarrerie! les juifs, les protestants, les catholiques ont
la même base religieuse: la Bible. Leurs dogmes, leur morale sont
puisés à la même source; la loi écrite est la même; d'où vient donc
l'énorme différence qui les sépare? Des commentateurs évidemment,
des différentes manières d'expliquer le texte. Si ce n'est pas une
pitié! leur Dieu est le même, la manifestation la même, et les voilà
s'entre-tuant pour un mot mal défini. Chacun d'eux convient de l'être
suprême, mais chacun veut avoir le sien; bataille de mots plutôt que
d'idées, puérilités qui font hausser les épaules. Dieu a-t-il demandé
qu'on l'adore de telle ou telle manière? ne lui suffit-il pas qu'on
se prosterne, qu'on le reconnaisse, lui et l'âme, son souffle divin.
Que lui importe le nom dont on l'appelle? Jéhovah, Dieu, Allah, etc.,
etc.? n'est-ce pas toujours le Créateur, l'intelligence qui régit le
monde? Son temple est l'univers, et la prière la plus fervente est
pour lui la plus agréable, n'importe le nom sous lequel on la lui
adresse.--Outre les commentateurs, le clergé, la classe sacerdotale:
voilà la plaie, l'homme qui sert d'intermédiaire entre son semblable et
le ciel, faire de son Dieu, à sa propre image, un être jaloux, petit et
mesquin.--«Hors de l'église, crie-t-il, point de salut!»--c'est-à-dire
hors des prêtres.--«Le Seigneur n'écoute que moi, je suis infaillible,
et, lorsque je parle, c'est le ciel même qui parle. Vous avez beau
être vertueux, croire en Dieu, croire à l'âme, si vous ne vous courbez
pas sous ma loi, si vous n'accomplissez pas les pratiques que je vous
impose, vous n'en irez pas moins en enfer. J'ai tout pouvoir sur vous,
moi le ministre du Tout-Puissant. Je puis m'occuper de politique comme
de religion, comprimer la pensée et la liberté la croix à la main. Et
si vous bougez, si vous vous révoltez, je vous excommunie de par le
paradis et de par tous les saints.»--Et ce n'est pas d'un clergé en
particulier que je parle, c'est de tous. Il vient toujours un moment
dans chaque société où la théocratie règne, où l'homme faillible et
fragile gouverne ses semblables au nom du ciel, et met ses vices, ses
mauvaises actions sur le compte de Dieu. Point de clergé donc, je n'en
ai que faire; la prière, voilà le seul intermédiaire que j'accepte
entre le Seigneur et moi. Point de commentateurs; j'ai l'idée d'une
Puissance éternelle et je l'adore, sans vouloir subtiliser. Dans nos
temps d'examens philosophiques, ce qui a tué la foi, ce sont et les
prêtres et les commentateurs: les prêtres, surtout les catholiques,
mensonges nouveaux, êtres à part dans la société, êtres impossibles
et contre l'esprit divin; les commentateurs, les uns démolisseurs
stupides, comme les appelle Musset, renversant tout sans rien
réédifier, les autres fanatiques forçant les mots et les phrases du
bec et des ongles pour créer une Divinité de fantaisie. Mais, si l'on
eut été tolérant, si l'on eut laissé à chacun son Dieu, le même pour
tous sans exalter le sien, sans surtout démolir celui du voisin, je
le demande, la foi serait-elle morte? Et d'ailleurs, la foi en Dieu
est-elle bien morte? Chacun ne reconnaît-il pas une suprême Puissance,
chaque cœur généreux ne sent-il pas son âme tendre vers le ciel? Je le
dis en vérité, ce qui est mort, ce qui se meurt, ce sont les prêtres,
les faiseurs de systèmes, les stupides fanatiques, les commentateurs.
Mais tant que l'humanité vivra elle pensera à son Créateur et l'adorera
en levant les yeux vers le ciel. Chaque secte religieuse a sa
profession de foi, je veux faire ici la mienne: «Je crois en un Dieu
tout-puissant, bon et juste. Je crois que ce Dieu m'a créé, qu'il me
dirige ici-bas et qu'il m'attend dans les cieux. Mon âme est immortelle
et, me donnant le libre arbitre, le Maître s'est réservé le droit de
peines et de récompenses. Je dois faire tout ce qui est bien, éviter
tout ce qui est mal, et compter surtout sur la justice et sur la bonté
de mon Juge.» Maintenant je ne sais si je suis juif catholique, juif
protestant ou mahométan, je sais que je suis créature de Dieu, et cela
me suffit.

Si l'on me demandait si je reconnais Jésus-Christ comme Dieu, je
l'avoue, j'hésiterais à répondre. Jésus est plutôt pour moi un
législateur sublime, un divin moraliste; s'il n'est pas Dieu, c'est un
de ses saints envoyés. Car, si je le devine, je perds dès lors l'idée
si nette que je me fais du Très-Haut. Je reconnais bien qu'avec sa
puissance le Créateur peut tout faire; même se dédoubler, venir sur
la terre et rester dans les cieux. Mais voici en foule les prêtres et
les commentateurs tiraillant Jésus sur sa croix, les uns le déclarent
infâme, scélérat, les autres Dieu, et donnent chacun à ses paroles
un sens opposé. Je chancelle, ma raison humaine ne suffit plus; il
me faut tout rejeter, ou m'incliner stupidement devant un Christ de
convention et subir en son nom des pratiques instituées par les hommes.
La raison, me disait souvent l'aumônier du lycée Saint-Louis, la raison
est suffisante en matières religieuses, et je ne suis pas de son avis;
la foi a été inventée pour les femmes et pour les enfants. Je ne veux
donc considérer le Christ que comme le devineur des prophètes, comme
un homme marqué du doigt de Dieu, comme le réel prêtre infaillible,
parlant véritablement en son nom. En tout cas, s'il est vraiment fils
de Dieu--remarquez que ce titre qu'il s'est donné devant Pilate et
devant Hérode, tu pourrais également le prendre en qualité de créature
de Dieu,--s'il est fils de Dieu, dis-je, je l'adore dans son père. Ce
n'est pas que j'ai plaisir à nier sa divinité; si chrétien veut dire
disciple du Christ, je prends hautement ce nom; ses préceptes sont les
miens, son Dieu le mien. C'est que cette divinité me paraît inutile,
c'est qu'elle a été exploitée par mes cauchemars, les prêtres et les
commentateurs, c'est que je n'en ai aucun besoin pour l'aimer et le
vénérer. Il n'en est pas moins glorieux pour moi dans le ciel, il n'en
a pas moins accompli sa sublime mission. Je le prie comme un saint,
comme le bras du Seigneur sur la terre, comme son révélateur. N'est-ce
pas assez, et mes paroles sont-elles des blasphèmes? D'ailleurs,
je suis aussi ignorant en théologie qu'en toute autre science.
Peut-être, si j'étudiais, je reviendrais sur ces opinions: peut-être
aussi nierais-je plus fortement: doute et science sont frère et sœur.
N'importe, je me résume et je conclus que j'adore le Dieu que le Christ
nous révéla.

Je te signalais dernièrement un mot qui m'agaçait, le mot _position_;
aujourd'hui c'est une expression qui jouit du même avantage, celle de
_un homme comme il faut_. Un homme comme il faut porte un habit noir,
une cravate blanche, parfois une épingle et une chevalière d'or; il
s'exprime à peu près en français; il prise, prend toujours le haut du
pavé et se gonfle à crever toutes les fois qu'il dit _mon argent_.
D'ailleurs, c'est peut-être le plus insigne coquin, le fripon le plus
impudent; mais que diable!--inclinez-vous,--c'est un homme comme il
faut. Un homme comme il ne faut pas, c'est cet ouvrier qui habite ce
taudis; sa blouse est noire de travail, sa cravate pend, déguenillée;
il ne sait rien, le malheureux, pas même lire; il se glisse comme une
chose immonde dans la fange des rues, et porte, ainsi que Bias, toute
sa fortune sur lui. Il est vrai qu'il est honnête homme, que la misère
ne l'a pas encore conduit au vol, qu'il sait souffrir et se taire; mais
pouah!--écartez-vous--c'est un homme comme il ne faut pas. Si ce n'est
pas pitié! si cela ne crie pas vengeance!

Il m'est échappé une faute grossière dans mon _Paolo_, que Cézanne me
dit t'avoir remis. Dans la prière qui termine le poème se trouve ce
vers:

    Et lancer de ton pied dans l'hyperbole immense...

Je voulais dire parabole, figure géométrique, et non hyperbole, fleur
de rhétorique. Aie donc l'obligeance de remplacer cet infâme alexandrin
par celui-ci:

    Et lancer de ton pied dans son ellipse immense...

Le dernier hémistiche est un peu sifflant, tant pis! Remarque générale:
chaque fois que je veux faire de la science ou de l'histoire, je
commets des énormités. Je n'ai pour moi que mes rêves, mes imaginations
et mon amour de l'harmonie; chacun son lot--et, sans vanité, je ne me
plains pas du mien.

Cette lettre faite depuis longtemps attendait ta réponse pour partir.
Je viens de la recevoir et de la lire tout en fumant ma pipe.--Je
ne puis donc y répondre que dans ma prochaine missive: permets-moi
seulement que je me disculpe de quelques accusations graves.--Ce n'est
pas S... que j'ai aimée, que j'aime peut-être encore; c'est l'Aérienne,
un être idéal que j'ai moins vu que rêvé. Que m'importe qu'une fille
d'ici-bas que j'ai courtisée une heure ait un amant. Me crois-tu assez
fou pour empêcher la rose d'aimer chaque papillon qui la caresse?--Ne
me fais pas l'injure de penser que je rejette la forme en poésie. Tu as
fait quelque cauchemar, rien de plus. Moi, renier la forme! où diable
as-tu pêché cela? Quant à la critique de _Paolo_, si tu l'as écrite,
garde-la; nous la discuterons au mois de septembre. Crois seulement une
chose: c'est que je n'ai pas écrit un seul vers sans intention; il sera
bien difficile de retrancher et d'ajouter; je te ferai voir pourquoi et
tu te rendras à mes raisons.

Mes respects à tes parents. Je te serre la main.


    Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  XIX


                                            Paris, 21 septembre 1860.

    Mon pauvre vieux.


J'ai reçu ta lettre avant-hier matin et, dans l'espérance de te donner
une réponse décisive, j'ai attendu jusqu'à ce jour. Je me décide enfin
à t'écrire, bien que mon voyage ne soit pas encore certain et que je
ne puisse t'en fixer la date.--Tu dois en être persuadé: les obstacles
ne dépendent nullement de moi, ma volonté n'y est pour rien, et je
désire peut-être plus que toi d'aller m'égayer quelque temps, sous
votre beau ciel. Si je pouvais partir aujourd'hui, je partirais; je
travaille du bec et des ongles pour aller vous serrer la main, et si
vous ne me voyez pas venir, dites-vous que j'ai tout fait et que rien
n'a réussi.--D'ailleurs, j'espère fortement et, si je ne craignais de
vous causer une fausse joie, je vous dirais de compter sur ma venue.
Tout ce que je redoute, c'est un retard plus ou moins long, c'est de
laisser passer les jours de vacances. Écris-moi donc la date de votre
rentrée, combien tu comptes passer de temps à Aix, afin que je fixe le
dernier jour possible de mon départ. Je pense rester au moins quinze
jours auprès de vous, et tant que tu auras ce laps de temps libre, je
ne désespère de rien.--Je ne saurai trop me plaire à te le répéter:
pour moi, mon voyage est presque une certitude. Vous pouvez chaque jour
recevoir une lettre vous annonçant définitivement ma venue. Mais ce qui
me désespère aujourd'hui, ce qui nous chagrine, vous et moi, c'est de
ne pouvoir vous dire: allez tel jour m'attendre à la gare.--N'importe,
tâchons de tuer le temps en attendant cette bienheureuse lettre que
j'aurai autant de plaisir à vous écrire que vous à la recevoir.
Écris-moi au plus tôt ce que je te demande: la durée de ta liberté. Ta
lettre me trouvera encore à Paris, et dans le cas contraire, que vous
importe.

Dis à mon vieux Cézanne que je suis triste et que je ne saurais
répondre à sa dernière épître; cette lettre est pour vous deux. Il est
presque inutile qu'il m'écrive, jusqu'à ce que la question du voyage
soit résolue. Qu'il attende une lettre de moi, soit pour lui annoncer
nos longues causeries, soit pour lui dire de reprendre notre banale
conversation écrite.

J'ai à te blâmer d'une chose, blâmer n'est pas le mot, mais n'importe.
Il y a cinq à six semaines, tu m'annonçais tes examens écrits et tu
ajoutais: «Je n'ai aucune espérance.» Moi, je te crois et j'en gémis.
Mais point du tout, te voilà bel et bien déclaré admissible. Voilà donc
que j'ai poussé des gémissements en vain. Aujourd'hui tu m'écris que tu
as passé tes examens oraux et, comme la première fois, tu me dis être
très mécontent et désespérer entièrement. Donc, dois-je m'attrister
de nouveau? ce ne serait ni logique, ni raisonnable. D'une première
expérience, je déduis qu'il ne faut nullement me fier sur les jugements
que tu portes sur toi-même, et qu'il est sage d'attendre les résultats
pour pleurer ou sourire.--Ne te serais-tu pas fait le raisonnement
suivant: «Je viens de me présenter à l'École polytechnique,
c'est-à-dire de subir des épreuves redoutables. De deux choses l'une:
ou je suis refusé, ou je suis accepté. Disons alors que je compte être
refusé et le profit est clair des deux côtés. En effet, si je suis
réellement refusé, la mauvaise impression est diminuée d'autant qu'elle
est préparée depuis plus de temps; si au contraire, je suis accepté, la
bonne impression est d'autant plus grande qu'elle est moins attendue.»
Merveilleuse tactique que celle-là, et si vraiment tu la suis avec
conscience, elle le fait honneur. En tout cas, si ce n'est qu'une de
mes inventions, je te conseille d'en user sciemment après en avoir usé
par hasard.--Quant à moi, je compte donc sur ton admission tout comme
avant ta lettre; ce n'est qu'après avoir lu la liste des vainqueurs que
je prendrai le deuil ou que j'ingurgiterai en ton honneur un liquide
quelconque.

Marguery est à Mâcon; il vient de m'écrire de cette ville en
m'annonçant sa prochaine arrivée à Paris. Si j'y suis malheureusement
encore, j'aurai donc le plaisir de bavarder une heure avec cet
excellent garçon. Il est en route pour les bords du Rhin: charmant
voyage que celui-là et que j'ai toujours rêvé. Ne pourrons-nous jamais
réaliser ce songe?

Je suis presque continuellement indisposé. L'ennui me ronge; ma
vie n'est pas assez active pour ma forte constitution, et mon
système nerveux est tellement ébranlé et irrité que je suis dans un
état perpétuel d'excitation morale et physique. Je suis incapable
d'entreprendre quoi que ce soit, et je sens combien les distractions
d'un voyage et la joie de vous voir seraient efficaces contre cette
longue insomnie.--La nuit dernière, comme je dormais à moitié d'un
sommeil fiévreux, il m'est venu une idée que je crois grande et belle.
Un long poème à faire hurler ou applaudir la foule à mes pieds.
La pensée est encore vague pour que je puisse la communiquer ici.
D'ailleurs, c'est une œuvre tellement sérieuse et d'une portée si
grande qu'on ne saurait trop la méditer et la soumettre à des amis.
Aussi je compte prendre tes conseils et tâcher de mettre un peu d'ordre
dans ce nouveau cahier.

Buvez et riez, mes bons amis. J'ai tant de choses à vous dire, à vous
demander: mes projets, les vôtres. J'ai tant de choses à voir: les
panneaux de Paul, la moustache de Baille. Puis, d'ailleurs, n'est-ce
donc rien que de fumer une pipe près de vous, même sans parler; d'aller
faire quelques lointaines courses, de revoir les objets, les personnes
qui me rappellent ma première jeunesse, qui me parlent de vous et de
nos rires enfantins.--Je _veux_ aller à Aix; je le jure sur ma pipe!!!

Je ne saurais t'en écrire davantage. C'est à regret que je t'envoie
cette lettre si vague et si pleine d'inquiétude; que ne puis-je me
plier en quatre comme ce flexible papier et m'expédier sous enveloppe
pour la modique somme de vingt centimes!

Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main. A bientôt cependant. Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


Vous avez tort de m'accuser de manquer de cordialité et de confiance
à votre égard. Vous êtes les seuls à qui j'ose confier mes rêves,
bien insensés sans doute. Si je ne vous entretiens pas de ma vie
privée, si je ne mets pas par-devant vous mon intérieur, c'est que ces
détails matériels ne sauraient augmenter ou diminuer notre amitié, et
n'auraient pour résultat que de m'attrister.



                                  XX


                                               Paris, 2 octobre 1860.

    Mes chers amis.


Puisque vous avez élu domicile cours Sextius, puisque c'est là votre
café, votre tabagie, votre tout, je crois donc devoir y adresser mes
lettres jusqu'à nouvel ordre. D'autre part, par raison d'_économie_,
la même épître servira pour vous deux: économie de temps, économie
d'argent.

Je remets à la fin de cette missive la question voyage. Comme je ne
compte vous l'expédier que dans quatre ou cinq jours, j'espère alors
pouvoir vous parler avec certitude. Si vous êtes pressés, interrogez
donc les dernières lignes.

Je ne veux aujourd'hui que me désennuyer en bavardant un peu avec
vous.--Baille me dit quelque part: «Passons le temps en lettres et en
souvenirs.»--C'est bien dit et j'applaudis. Dante se trompe lorsqu'il
écrit: «Rien n'est plus douloureux qu'un souvenir de bonheur dans
un jour de tristesse.» Je lui réponds hardiment: «Rien ne repose
mieux le cœur, et rien ne fait mieux briller le sourire parmi les
larmes que le parfum du temps passé.»--Vous me prêchez l'économie;
vous souvenez-vous de l'an dernier, lorsque l'argent de Paris se
faisait attendre, et que notre demi-tasse et notre partie de dames
nous réclamaient au divan. On se cotisait, on finissait toujours par
ramasser les quelques misérables sous qui devaient servir à tuer la
soirée. Baille tournait à l'économie; il prétendait comme aujourd'hui
faire de nous des thésauriseurs, des avares; pardonnables et prodigues
avares que ceux qu'il rêvait. Mais la franchise avant tout, et je dois
déclarer que le péché d'avarice trouvait en lui un terrible adversaire,
un autre péché capital, bien gros, bien damnable: la Gourmandise.
Il nous débauchait parfois, le saint prédicateur; t'en souviens-tu,
Cézanne? Il me poussait chez Illy, et t'expédiait chez Leydet; puis,
lorsque tu lui rapportais une fiole d'un liquide quelconque, lorsque
je pliais sous une charge de choux à la crème, il se frottait les
mains et nous guidait en se léchant les lèvres vers ma mansarde, lieu
de nos débauches gastronomiques. Parfois encore, après un long sermon
très pathétique, très larmoyant sur l'abstinence, le soir au café,
il rêvait une bavaroise, et, sans la commander pourtant, il parlait
d'un certain mal de gorge et tâchait de nous apitoyer sur son œsophage
irrité. Monstruosité! une bavaroise! ce liquide coûtait huit sous et
la demi-tasse n'en coûtait que cinq. Et voilà les économies! voilà
les sermonneurs! en paroles ils boivent de l'eau et mangent du pain
bis; mais en action ils ingurgitent des bavaroises et se bourrent de
brioches.--Je me souviens d'un autre méfait de Baille, et puisqu'il
est sur le banc des accusés, profitons-en pour faire contre lui un
réquisitoire foudroyant. C'était au barrage, le jour de l'agréable
hospitalité à nous offerte par messieurs les jésuites; nous avions
emporté, s'il m'en souvient, un gigot d'une certaine encolure. Or
donc, nous nous mettons à table, c'est-à-dire sur le gazon, près de
la fontaine. Je mange du jambon, puis je cherche le gigot: néant,
éclipse totale. Je cherche le gigot de plus en plus introuvable. Enfin,
j'entrevis le manche, puis, tout au bout, Baille suspendu encore à
quelques lambeaux de chair. Ah! monsieur l'économe, que vous en avez
mangé ce jour-là du mouton! Dénouement, je conclus qu'un gourmand
est l'antipode d'un avare, un économe même est l'antipode de notre
ami. Méfies-toi, Cézanne, pendant qu'il te prêchera, il séchera tout
doucement les bouteilles, fumera le tabac, et si tu as la bonhomie de
prêter les oreilles et les yeux, tu chercheras, après son discours,
vainement et tout effaré, les ingrédients indispensables à la vie d'un
honnête homme.--Or ça, Baille, mon ami, je veux, en allant à Aix,
n'être économe que si j'y suis forcé; sinon, je te promets des choux
et des bavaroises et des gigots,--le tout pour fondre ton éloquence de
pédagogue, comme la neige aux rayons de mai.--L'économie est un mythe
chez vous et je m'en réjouis. Ne serait-il pas curieux que deux jeunes
garçons de vingt ans calculent sou par sou leurs plaisirs. Vive Dieu!
rions aujourd'hui; demain viendra avec des pleurs ou des sourires, et
la grande sagesse est de le prendre tel qu'il se présentera. Voilà,
direz-vous, une bien vilaine morale; mais je la trouve sublime, bien
qu'un peu imprudente. Je me rappelle à ce sujet un mot profond de
Cézanne. Lorsqu'il avait de l'argent, il se hâtait ordinairement de
le dépenser avant de gagner son lit. Interrogé par moi sur cette
prodigalité: «Pardieu! me disait-il, si je mourais cette nuit,
voudrais-tu que mes parents héritent?»--O Baille, médite cette pensée
profonde, et ne prends mes accusations, mes épithètes et mes railleries
que comme le jeu d'un ami qui se berce doucement dans de lointains et
joyeux souvenirs.

Marguery est à Paris. J'ai déjà passé deux journées avec ce grand
dramaturge, ce célèbre vaudevilliste. Que vous dirai-je que vous ne
sachiez déjà. L'enfant grandit, mais ne change que rarement; notre
ancien compagnon est toujours ce garçon excellent, cet impuissant
romancier qui s'admire avec tant de bonne foi et de naïveté qu'on ne
saurait lui en vouloir. Après vous, je l'estime mon meilleur ami; je
préfère sa naïveté enfantine à la fatuité superbe des De Julienne et
des Marquezi.--Nous avons couru ensemble la capitale, ingurgitant çà
et là quelques cafés. Puis je l'ai mené à l'administration du _Journal
du Dimanche, la Provence musicale_. Enfin je lui ai lu un proverbe que
j'ai écrit cet hiver et dont j'ai dû vous parler. Il a applaudi et m'a
conseillé fortement de le présenter au théâtre de l'Odéon. Il est vrai
que cela me rapporterait peut-être quelque argent; mais je ne veux m'y
décider qu'après vous avoir consultés, ce que je me propose de faire si
je vais à Aix.

Tu m'assures que Cézanne viendra ici au mois de mars.--C'est à Baille
que je parle, et non à Paul auquel je me suis promis de ne plus parler
de cela.--Puisses-tu dire vrai; j'ai de longues journées d'ennui. Vous
avoir près de moi serait une suprême consolation et un encouragement
dans la tâche ardue que je me suis imposée. Je ne suis pas de ces êtres
qui peuvent s'atteler impunément à leur travail comme à une charrue et
traîner péniblement la charge imposée. Il me faut des distractions,
des rires et du sérieux. Ah! si vous étiez ici! Je n'y compte pas, je
l'espère; c'est tout ce que peut dire un homme.

Je reçois à l'instant votre lettre et je reprends ces feuilles,
abandonnées et reprises souvent.--Je ne puis que vous remercier des
dispositions que vous avez cru bonnes pour notre tableau de famille et
les papiers de ma mère. Quand même vous eussiez agi contre mon vouloir,
je ne saurais encore que vous en rendre grâce, puisque votre amitié
seule vous a conduit. Heureusement que ce déménagement partiel était
dans mes vues, et que le plaisir que je trouve à vous voir prendre
mes intérêts n'est obscurci par aucun nuage. Merci donc encore une
fois.--Quant aux autres objets, misérable mobilier s'il en fut, vous
pouvez parfaitement les laisser en place. Ce que vous avez enlevé
m'est cher et je n'aurais voulu aucunement les laisser aux hasards des
événements et aux mains crochues dont parle Cézanne. Mais le reste,
je le livre de bon cœur aux vautours et aux tigres; je le répète, ne
touchez plus à rien.

D'ailleurs, j'ai un reproche à vous faire. Vos lettres sont obscures
et je ne saurais y trouver rien de certain. Vous m'accusiez naguère de
manquer de franchise, je puis vous renvoyer ce reproche avec plus de
droit. Quels sont les objets disparus? Quelles sont les personnes que
vous soupçonnez? Si vous avez pris cette mesure extrême de me déménager
sans que j'en aie manifesté le désir, il est logique de penser que vous
y avez été poussés par de graves événements. Mais, encore une fois,
quels sont ces événements? Craindriez-vous par hasard de m'offenser
en me les racontant? Dites toujours, mes pauvres amis, je commence à
connaître le monde et, si rien ne m'étonne de la part des autres, rien
ne m'offense de la vôtre.--Ainsi donc dans votre prochaine lettre,
soyez explicites pour que je puisse remédier au mal s'il en est temps
encore.

Cézanne a la clef de la maison; qu'il la garde religieusement et
tâche de faire oublier qu'il l'a en son pouvoir. Si même on la lui
demandait, _n'importe qui_, qu'il la refuse tout net et dise, s'il veut
se débarrasser, qu'il l'a égarée. Enfin, pour dernière recommandation,
je vous dirai d'aller le moins possible à ma mansarde, de ne point
vous en occuper et de laisser les choses en repos jusqu'au jour de
mon arrivée--si ce jour doit luire toutefois.--Quant à mes cachets,
soyez sans inquiétude. Ce sont de ces choses que je n'oublie pas et
auxquelles je remédie longtemps à l'avance.

Maintenant reste à parler de la probabilité de mon voyage. Baille m'a
écrit qu'il devait rester jusqu'aux premiers jours de novembre. Ainsi
donc, voulant passer quinze jours près de vous, rien ne sera désespéré
jusqu'au 15 octobre. Mon voyage n'est pas qu'un voyage d'agrément,
j'ai certaines affaires qui réclament ma présence à Aix et qu'il
serait trop long de vous expliquer ici; c'est ce qui me fait encore
espérer fortement de vous voir.--La proposition de Baille me prouve
son affection et je l'en remercie; mais je ne saurais l'accepter et
lui-même dirait comme moi si je pouvais lui expliquer mes raisons.
J'aurais toujours grand plaisir à passer une nuit avec lui, à déjeuner
parfois à sa table, mais m'installer dans sa maison, que dis-je,
dans la maison de ses parents, c'est-à-dire une maison où doit venir
une foule de personnes, je ne puis y songer, sans songer en même
temps aux bonnes langues d'une ville de province. D'ailleurs, si je
pouvais me décider à devenir ainsi parasite, croyez-vous que cela
allégerait beaucoup ma bourse. En allant à Aix, il me faut emporter
une forte somme et ce n'est pas cent francs qui l'augmenteraient de
beaucoup.--D'ailleurs nous serons économes, c'est entendu. Aussi,
lorsque vous aurez la gracieuseté de m'inviter à dîner, j'accepterai de
grand cœur; seulement vous accepterez de même mes invitations.

Je ne saurais trop le répéter, vos lettres m'ont causé une grande
joie. J'y lis votre bon cœur et je vous remercie de nouveau de tout ce
que vous faites et pensez pour moi, quand bien même votre amitié vous
aveugle.

Tâchons donc d'être clair et de ne pas vous donner un désespoir ou une
espérance inutile. _Rien ne dit encore que mon voyage ne se fera pas:_
espérons jusqu'au 15 courant. Cette date passée, ne comptez plus sur
moi. Nous tâcherons de nous en consoler, comme dit Cézanne, en songeant
à notre prochaine réunion et au malheur de ces amis qui sont séparés
pour jamais.

Je vous écrirai prochainement et vous enverrai sans doute un conte
badin que je termine: il est un peu grivois, mais qu'importe! Quant à
vous, écrivez-moi plus souvent que vous ne le faites, et surtout pas
de bégueulerie, soyez francs avant tout.--Pour moi, je compte vous
expliquer ma position et mes projets de vive voix, et, si je ne le
puis, de le faire plus tard par lettre. Je suis jeune, l'avenir est à
moi et je n'ai qu'à avoir du courage pour parvenir.

Buvez et fumez à mon intention. Riez surtout, s'il est possible.
Rabelais dit que le rire est le propre de l'homme; suivez donc les
préceptes de ce maître passé en joyeuseté.

A bientôt sans doute. Mes respects à vos parents.


    Je vous serre la main. Votre ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


On prie Baille d'écrire un peu plus lisiblement.--Vous avez de la bien
belle cire bleue, messieurs les économes, et sans doute elle doit
coûter gros.--Je ne sais trop comment j'écris.

Je suis en train d'apprendre la pâtisserie et la cuisine, le tout
pour concilier l'économie que Baille prêche et ne pratique pas et la
gourmandise qu'il pratique et ne prêche pas. J'ai la recette d'un
certain punch aux œufs dont vous me direz des nouvelles.--Ne faut-il
pas savoir un peu de tout ici-bas.


                                  XXI


                                              Paris, 31 octobre 1860.

    Mon cher ami,


Ta dernière lettre est bien courte, bien sèche. Moi, qui m'attendais
à une longue épître, bourrée de détails et répondant au moins en
partie à tout ce que je te demandais, pense quelle déception! Tu ne
me parles ni de ce que tu fais, ni de ce que tu rêves, on dirait que
tu te bats les flancs pour écrire trois petites pages, et quelles
pages: rien sur toi, rien sur les autres.--Tu dis que tu t'ennuies;
raison de plus pour m'écrire longuement et souvent. Est-ce la matière
qui te manque: parle-moi alors de la première chose venue et dis-moi
ce que tu en penses. Mais n'as-tu pas la fontaine de la rotonde à
critiquer; n'as-tu pas à me dire si le nom de mon père a été oublié
dans les inscriptions. Ne dois-tu pas me renseigner sur les filles à la
mode, sur les changements survenus dans le caractère de ceux que nous
appelons nos amis. Que font les Marquezi, les De Julienne, les Seymard
et _tutti quanti?_ Quelles nouvelles conquêtes, quels nouveaux déboires
à enregistrer dans l'ère de leur vie. Quelles nouvelles prouesses,
quelles nouvelles fanfaronnades? Pas de matière! Pas de détails!
Quand tu n'as qu'à sortir un matin et te coudoyer une heure avec un
de ces Don Juan bavards pour me défrayer un mois entier avec leurs
histoires plus ou moins historiques. Les chers enfants ignorent que la
discrétion est la mère des amours durables, et tu peux aller récolter
parmi eux bon nombre d'anecdotes que tu me narreras ensuite.--D'autre
part, si ce genre d'épître te déplaît, si tu préfères ne pas parler
de ces écervelés, de ces vantards que la mode seule rend vicieux,
parle-moi de toi, du monde de pensées qui doit s'agiter dans ton âme,
de tes aspirations et de tes souvenirs. Ou bien encore entame de ces
discussions comme celle que nous avons abandonnée et remise à des temps
meilleurs. Mais, par le ciel! écris-moi, écris-moi le plus souvent et
le plus longuement possible.

Moi, si je me tais sur ma vie présente, c'est que j'attends une très
prochaine solution à ce problème: savoir ce que je ferai. Je ne suis
pas aussi déraisonnable que tu m'as jugé parfois, je sais parfaitement
qu'il faut vivre, et que pour vivre il faut manger, et que pour manger
il faut de l'argent. Or ce raisonnement conduit tout de suite à cette
combinaison: le travail, le travail qui donne le pain, qui nourrit le
corps et qui n'est qu'un moyen pour permettre à l'âme, à l'intelligence
de se développer et d'agir. Parfois, le plus souvent même, ce travail
qui pourvoit aux besoins du corps est en même temps le champ où
s'exerce l'intelligence. C'est-à-dire que toi, sortant des écoles
ingénieur, le pain que tu manges est le fruit de tes longues études, de
l'ouvrage que tu as toujours fait, que tu fis et que tu feras toujours.
Moi, au contraire, il n'en est pas ainsi. La littérature, les vers
ne rapportent rien dans les commencements et souvent demeurent des
années sans rien rapporter. Si bien que le poète mourrait de faim,
s'il n'avait des avances, ou s'il ne travaillait à toute autre chose
qui donne un gain quelconque. Ma position est donc nettement dessinée,
ne pas quitter la poésie et pourtant gagner mon pain en faisant autre
chose. Mais si un tel projet est facile à faire, combien il est
difficile de l'exécuter. Quel métier, quel emploi choisir et surtout
trouver? Comment faire accorder la lyre soit avec l'outil de l'ouvrier,
soit avec la plume de l'employé. Ce travail en second, fournissant aux
besoins matériels, travail où l'intelligence n'est pour rien, travail
de la fange pour la fange, voilà mon enfer à moi, mon souci de chaque
jour, mon ennui éternel. Ta carrière est de cent fois préférable; ce
que tu fais ton intelligence y a part, et ton corps aussi y trouve
la satisfaction de ses besoins.--N'importe, telle est, je le répète,
ma ligne de conduite: ne pas quitter la lyre qui peut-être un jour
pourra devenir une source d'honneur et de gain et, en attendant ce jour
bienheureux, subvenir au besoin de la vie par un travail, n'importe
lequel.--J'espère une prochaine solution et je te jure de marcher
droit dans mon sentier, fermement et audacieusement, dès que j'aurai
pu découvrir ce maudit sentier.--«Du courage!» me cries-tu vers la fin
de ta lettre, et tu ajoutes que peut-être tu en as encore plus besoin
que moi. Le crois-tu réellement? Lorsque ta voie est tracée, lorsqu'il
te suffit d'y marcher, toujours tout droit, presque en aveugle, tu
viens me dire que cette voie est plus pierreuse que la mienne, la
mienne où tout n'est que buissons et rochers, où la chance seule peut
me conduire, où ma volonté, mon intelligence, mon travail sauraient
m'empêcher de chanceler! Et moi aussi, je te crie courage! je te le
crie parce que je sais qu'en marchant fermement tu parviendras. Mais
parfois, en pensant à mon avenir, je me dis: A quoi bon le courage,
lorsque le hasard est tout.--Ce sont là de ces découragements que par
bonheur je n'éprouve que rarement.

Tu me parles ensuite d'un vide que tu sens en toi, d'un besoin
d'épanchement. Parfois tu cherches autour de toi quelque chose qui te
manque; un malaise, une oppression te prend et tu es près de pleurer.
Je croirais que je me moque si je te comparais, toi vigoureux et barbu,
à une blonde jeune fille, frêle et mignonne. Cependant c'est là la
seule comparaison possible. Il est un âge pour les jeunes filles où le
couvent oppresse, où les nuits d'été sont terribles. La musique, le
temple plein de cierges et de parfums ne sont alors que des prétextes,
des moyens pour le trop plein du cœur. Cet âge existe aussi pour
l'homme; seulement, comme ce dernier est libre, comme il n'amuse pas
ses passions et qu'il les assouvit à mesure qu'elles parlent, il ne
s'aperçoit pas même de leur rapide passage. Toi peut-être, ainsi que
la jeune fille, tu as voulu étouffer tous les amours qui palpitent
en toi, tu as cru qu'on pouvait les remettre à plus tard, et voici
qu'aujourd'hui ils insistent et crient davantage. Que te dire, et
que te conseiller, surtout moi qui me laisse emporter par le premier
souffle qui passe? Je ne saurais d'ailleurs te plaindre, tu te sens
vivre, et tous ne sauraient en dire autant. Sois jeune fille encore
des années et crois que rien n'est plus triste au monde que de se dire
blasé.

Je me contente de ces quatre pages aujourd'hui. Écris-moi une
lettre--longue, bien entendu--avant de rentrer au lycée, puis nous
réglerons notre correspondance.--J'écris en même temps à Cézanne.--Mes
respects à tes parents.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 XXII


                                                Paris, 22 avril 1861.

    Mon cher ami.


Je te remercie de ta lettre; elle est désespérante, mais utile et
nécessaire. La triste impression que j'en ai éprouvée a été en quelque
sorte diminuée par la connaissance vague que j'avais des soupçons
qui planaient sur moi. Je me sentais un adversaire, presque un
ennemi dans la famille de Paul; nos différentes manières de voir, de
comprendre la vie, m'avertissaient secrètement du peu de sympathie que
devait éprouver pour moi M. Cézanne. Que te dirai-je? tout ce que tu
m'apprends, je le savais déjà, mais je n'osais me l'avouer. Surtout je
ne croyais pas que l'on pût à ce point me taxer d'infamie et ne voir
dans ma fraternelle amitié qu'un odieux calcul. Je suis franc, je dois
avouer qu'une accusation venue d'une telle bouche m'a plutôt surpris
qu'attristé. Je commence tellement à m'habituer à ce monde mesquin et
jaloux, qu'une insulte me paraît chose ordinaire, indigne de m'irriter,
seulement plus ou moins susceptible de m'étonner, selon celui qui me
la jette au visage. Ordinairement je me juge moi-même, et, fort de ma
conscience, je souris du jugement des autres; je me suis fait toute
une philosophie pour ne pas me créer mille chagrins dans mes rapports
avec autrui; je marche, libre et fier, m'inquiétant peu des clameurs,
m'en servant quelquefois avec un amour d'artiste pour étudier le cœur
humain; c'est là, je crois, la plus grande sagesse, être vertueux,
doux, aimant le bien, le beau et le juste, sans vouloir prouver à tous
sa vertu, sa douceur, sans se révolter lorsqu'on vous accuse de vice
et de méchanceté. Dans le cas présent, il m'est cependant difficile de
suivre la voie que je me suis tracée: ami de Paul, je veux être sinon
aimé de sa famille, du moins estimé; si un être indifférent, que j'ai
coudoyé et que je ne verrai plus, écoutait complaisamment des calomnies
sur mon compte et y ajoutait foi, je le laisserais faire sans seulement
tâcher de le dissuader. Mais ici le cas n'est plus le même; désirant
malgré tout rester le frère de Paul, je me trouve obligé d'avoir des
rapports fréquents avec son père, je suis forcé de paraître parfois
devant les yeux d'un homme qui me méprise, et auquel je ne puis rendre
mépris pour mépris; d'autre part, je ne veux à aucun prix mettre le
trouble dans cette famille; tant que M. Cézanne me croira un vil
intrigant et tant qu'il verra son fils me fréquenter, il s'irritera
contre ce fils. Je ne veux pas que cela soit; je ne peux garder le
silence. Si Paul ne consent pas lui-même à ouvrir les yeux à son père,
il faut que je songe à le faire. Mon superbe dédain serait ici mal
placé; je ne dois laisser planer aucun doute dans l'esprit du père de
mon vieil ami. Ce serait, je le répète, rompre notre amitié ou rompre
toute affection entre le père et le fils.

Il est un autre détail que je crois deviner et que tu me caches sans
doute par affection. Tu nous enveloppes tous deux dans la réprobation
de la famille Cézanne; et je ne sais ce qui me dit que je suis le plus
accusé des deux, peut-être même le seul. S'il en est ainsi--et je ne
crois pas me tromper,--je te remercie d'avoir pris la moitié du pesant
fardeau et d'avoir tâché d'atténuer par là la triste impression de ta
lettre. Ce sont mille détails, mille raisonnements qui m'ont amené à
cette pensée; d'abord mon peu de fortune, puis mon état presque avoué
d'écrivain, mon séjour à Paris, etc. Enfin, pour dernière raison, celle
qui l'emporte: lorsqu'il y a une tuile à tomber, c'est toujours sur ma
tête qu'elle tombe; lorsqu'il y a un pavé plus haut que les autres,
c'est toujours celui-là que je rencontre. Je finirai par croire à la
fatalité.

La question me paraît celle-ci: M. Cézanne a vu déjouer par son fils
les plans qu'il avait formés. Le futur banquier s'est trouvé être
un peintre, et se sentant au dos des ailes d'aigle, veut quitter le
nid. Tout surpris de cette transformation et de ce désir de liberté,
M. Cézanne, ne pouvant croire qu'on préfère la peinture à la banque
et l'air du ciel à son bureau poudreux, M. Cézanne s'est mis en
quête pour découvrir le mot de l'énigme. Il n'a garde de comprendre
que cela était parce que Dieu l'avait voulu ainsi, parce que Dieu,
l'ayant créé banquier, avait créé son fils peintre. Mais ayant bien
cherché, il comprit enfin que cela venait de moi; que c'était moi
qui avais créé Paul, tel qu'il est aujourd'hui, que c'était moi qui
enlevais à la banque son espoir le plus cher. Les mots de mauvaises
fréquentations furent sans doute prononcés, et voilà comme quoi
Émile Zola, homme de lettres, devint un intrigant, un faux ami, et
que sais-je encore.--C'est d'autant plus triste que c'est ridicule.
S'il y a bonne foi, c'est bêtise; s'il y a calcul, c'est la pire des
méchancetés.--Heureusement que Paul a sans doute gardé mes lettres;
on pourrait voir en les lisant quels sont mes conseils, et si je
l'ai jamais poussé dans une mauvaise voie. Au contraire, à plusieurs
reprises, je lui montrai tous les inconvénients de son voyage à Paris
et lui recommandais surtout de ménager son père.--D'ailleurs, je n'ai
que faire de me justifier ici. Si une ombre des soupçons qui pèsent
sur ma tête m'accusait dans ton esprit, tu ne pourrais avoir pour moi
la moindre affection. La légèreté pourrait seule être mon crime, et je
n'ai pas même eu cette légèreté. Dans les conseils que j'ai parfois
donnés à Paul, je mettais toujours des restrictions. Voyant que son
caractère s'accommoderait difficilement d'une position quelconque, je
lui parlais des arts, de la poésie, plutôt d'ailleurs par caractère
que par calcul. Je désirais l'avoir auprès de moi, mais jamais en
lui manifestant ce désir je ne lui ai conseillé la révolte. En un
mot, toutes mes lettres n'ont eu pour principe que mon amitié et pour
contenu que des paroles telles que me les dictait ma nature. Il ne
peut m'être imputé à crime l'effet de ces paroles sur la carrière de
Paul; sans le vouloir, j'ai excité son amour pour les arts, je n'ai
sans doute fait que développer des germes déjà existants, effet que
toute autre cause extérieure aurait pu produire. Je m'interroge et je
me réponds que je ne suis coupable de rien. Ma conduite a toujours été
franche et exempte de tout blâme. J'ai aimé Paul comme un frère, rêvant
toujours son bonheur, sans égoïsme, sans intérêt particulier: relevant
son courage quand je voyais qu'il faiblissait, lui parlant toujours
du beau, du juste et du bon, tendant toujours à élever son cœur, et à
le rendre un homme avant tout. Tels ont été mes rapports avec lui; je
montrerais mes lettres avec orgueil et les écrirais si elles n'étaient
pas écrites. Voilà ce que je veux que la foule sache, et toi tout le
premier, si tu ne le savais déjà.--Il est vrai que je ne causais guère
argent dans ces lettres; que je ne lui indiquais pas tel ou tel négoce
où l'on gagne des sommes folles. Il est vrai que mes lettres ne lui
parlaient tout simplement que de mon amitié, de mes rêves et de je ne
sais quelle quantité de beaux sentiments, monnaies qui n'ont cours dans
aucun commerce du monde. Voilà sans doute pourquoi je suis un intrigant
aux yeux de M. Cézanne.

Je raille, et je n'en ai pas envie. Quoi qu'il en soit, voici quel est
mon projet. Après m'être concerté avec Paul, je compte voir M. Cézanne
en particulier et d'aborder franchement une explication. N'aie aucune
crainte sur ma modération et sur la mesure des termes que j'emploierai.
Ici, je puis exhaler en ironie mon amour-propre blessé; mais devant
le père de notre ami, je ne serai que ce que je dois être, d'une
logique serrée et d'une franchise appuyée sur des preuves. D'ailleurs,
tu parais toi-même me conseiller cet entretien; je ne sais si je me
trompe, mais quelques phrases vagues de ta lettre semblaient me prier
de faire cesser ces calomnies, par une explication.

Je te dis tout cela, et je ne sais encore trop ce que je ferai.
J'attends Cézanne, et je désire le voir avant que de rien décider.
Son père sera tôt ou tard forcé de me rendre son estime; si les faits
passés sont ignorés de lui, les faits futurs le convaincront.

Je me suis peut-être un peu trop appesanti sur ce sujet et j'avoue que
je le quitte à regret, tellement je suis désireux de montrer mon peu
de tort et le côté ridicule de ces calomnies.--Consolons-nous de ces
misères en parlant de la Muse.

Je viens de lire les poésies de Victor de Laprade; œuvres et auteur te
sont sans doute inconnus. L'auteur est un poète, provençal, je crois,
et académicien depuis 1859; ces œuvres me serviront de matière pour
faire cette lettre.--Comme tous les poètes, de Laprade a son idéal,
seulement le sien est fort singulier. Adorant la nature comme Dieu
lui-même, lassé de nos passions et frappé de la superbe tranquillité
des végétaux, il désire leur ressembler, se dresser comme eux, sans
souci du monde et, comme il le dit lui-même, prendre vie au sein
même de la terre. D'autre part, ne reconnaissant jamais la devise:
«_Chanter pour chanter_», esprit beaucoup plus philosophe que poète,
il n'écrit pas deux lignes sans qu'elles aient un but moral avoué.
Enfin, ne s'adressant qu'à l'âme, il feint d'oublier que cette âme est
entièrement liée au corps, que l'homme n'est pas un ange seulement,
mais qu'il tient aussi à la brute par plusieurs côtés.--Ces quelques
raisons font que sa poésie n'est nullement vivante: amant des arbres,
êtres vivants il est vrai, mais immobiles, il ne met aucun mouvement
dans les tableaux qu'il trace; philosophe et toujours emporté dans
les nuages, il nous parle bien des destinées de l'âme, de la vie
future, mais il oublie la terre, et ses vers ne nous parlent pas de
la vie présente; enfin, ne considérant jamais que l'âme, ses poésies
ne nous présentent l'homme que comme un ange, ou plutôt elles ne nous
présentent jamais l'homme, il semble ignorer nos passions, nos travers;
en un mot, il n'est pas humain. Il s'en défend dans sa préface, mais
il n'est pas arrivé à me prouver qu'il était jeune et plein de vie.
Voici d'ailleurs son raisonnement: «On m'accuse de ne pas être humain,
parce que ma poésie n'est pas passionnée; mais on ne réfléchit pas
que la passion est ce qu'il y a de moins humain dans l'homme, que la
brute partage avec nous, que ce que nous pouvons revendiquer comme
nôtre, comme humain par conséquent, est la raison, l'intelligence, la
religion.» A cela, je répondrai: la passion, il est vrai, n'est pas en
propre à l'homme; il la partage avec la brute; mais l'intelligence,
la raison sont-elles donc des qualités que nous possédions seuls et
n'y a-t-il donc pas au-dessus de nous la raison, l'intelligence d'un
Dieu? L'homme tient donc de la brute et de l'ange, et c'est justement
ce mélange qui constitue ce que l'on est convenu d'appeler l'élément
humain, c'est justement de la lutte éternelle de l'âme et du corps que
naît la morale. Si vous me parlez d'un être marchant droit, s'élevant
toujours vers le ciel, sans être arrêté dans son vol, il est évident
que, ne livrant aucune lutte, votre héros bien que vivant n'aura
pas occasion de me montrer qu'il vit et ressemblera quelque peu à
ce végétal auquel vous voudriez ressembler. Nous présenter toujours
le ciel, c'est très beau; mais je suis un homme vivant avant tout
et, quoique le commerce des anges soit très agréable, je voudrais
rencontrer dans vos vers quelque figure de connaissance qui me repose
un peu des rayons célestes, quelques-uns de mes semblables dont les
sentiments, les joies et les douleurs m'intéressent et m'émeuvent.
Je ne prétends pas dire que votre psyché ait un mauvais but; tendre
à élever l'âme vers Dieu, lui rappeler toujours son principe et sa
fin, rêver un âge d'or, voilà qui va pour le mieux. Mais quatre mille
vers sur ce sujet, monsieur, c'est beaucoup; surtout lorsque j'ai
vainement cherché mon semblable dans vos vers, lorsque je n'y trouve
rien de mes sensations de chaque jour, mais seulement ce vague élan de
toute créature vers son Créateur. Expliquer la chute de l'homme, la
rédemption et enfin l'amour de l'âme à son Dieu, et se servir pour cela
de la fable grecque de Psyché, je n'y vois aucun mal et même je vous
approuve. Mais ce que je n'approuve pas, c'est le ton uniforme de votre
poème, c'est cette presque complète absence de tout écho de la terre.
Dans _la Divine Comédie_, dans _le Paradis perdu_, on nous entretient
aussi beaucoup du ciel, beaucoup des anges, beaucoup de l'âme, mais,
que diable! nous y sentons parfois l'homme palpiter, souffrir, aimer,
haïr, etc., etc., et nous palpitons, nous souffrons, nous aimons, nous
naissons avec lui; en un mot, ces poèmes sont vivants et humains, ont
une morale aussi élevée que la vôtre, sont plus poétiques, et enfin
ont un intérêt que le vôtre n'a pas; d'où cela vient-il, je vous prie,
sinon qu'ils ont été écrits par des hommes et pour des hommes, tandis
que le vôtre n'est que le produit d'un rêve, qui se réalisera, je le
crois comme vous, mais où le corps certainement jouera un plus grand
rôle que celui qu'il joue dans votre poème.

--On peut expliquer la poésie de Victor de Laprade par des causes
toutes historiques, venue un peu après le mouvement littéraire de
1830; succédant aux romantiques qui avaient épuisé tous les sanglots,
toutes les passions, il aura voulu suivre un sentier à part, poussé
peut-être, d'ailleurs, par sa propre nature. Las de voir toutes
les héroïnes se tordre les bras, las de tant de cris et de tant de
délire, il se sera retiré à l'ombre et se sera juré, par réaction,
de ne pas mettre le moindre petit sanglot dans ses vers. La poésie
devient alors un véritable cri de guerre, paisible il est vrai,
contre l'école romantique, je dis contre les furieux transports de
cette école seulement. Avide de paix et de silence, il est tombé dans
l'excès contraire, et, craignant de mettre trop de vie, trop de passion
dans ses poèmes, il n'en n'a plus mis du tout. Il a quitté la terre
pour le ciel, si bien que s'il amuse quelquefois les dieux, il finit
souvent par ennuyer les hommes.--Lorsque je lis un auteur quelconque,
surtout un poète, je rapporte toujours sa méthode à ma méthode, son
idéal à mon idéal, je compare et juge si je suis le bon sentier. Il
est peu d'auteurs qui m'aient autant troublé que M. Victor de Laprade.
Moi aussi, j'ai eu cette pensée de réaction contre le romantique;
moi aussi, las de sanglots et de passions désordonnées, j'ai rêvé un
ciel pur et paisible: _Paolo_ est un fils de ces pensées. Maintenant
encore, je crois fermement que l'école romantique est morte et qu'il
faut absolument réagir contre elle. Mais de voir l'écueil opposé qui
m'attendait de lire des vers incolores et sans vie, cela m'a effrayé.
Cependant, peu à peu, j'ai repris mon calme habituel; tenté un moment
d'accepter la poésie de Victor de Laprade, je l'ai ensuite repoussée;
et, fort de cette lecture, j'ai ainsi formulé ma conduite à venir. Oui,
il faut réagir contre ces élans passionnés qui sont ridicules quand ils
ne sont pas sublimes; oui, il faut laisser là les Muses de l'égout, les
effets violents, les couleurs criardes, les héros dont la singularité
physiologique fait toute l'originalité. Non, il ne faut pas se jeter
dans un excès contraire, non, il ne faut pas qu'une poésie manque de
vie, ne soit écrite que pour les poètes seuls et n'ait pour résultat
que l'amour.--D'ailleurs, de Laprade a de la verve, de la puissance,
mais il manque de ce quelque chose que Musset possédait à un si haut
point, l'intérêt.

J'interromps cette analyse trop rapide et trop indigne, pour m'écrier:
«J'ai vu Paul!!!» J'ai vu Paul, comprends-tu cela, toi; comprends-tu
toute la mélodie de ces trois mots.--Il est venu ce matin, dimanche,
m'appeler à plusieurs reprises dans mon escalier. Je dormais d'un
œil; j'ai ouvert ma porte en tremblant de joie et nous nous sommes
furieusement embrassés. Puis il m'a rassuré sur l'antipathie de son
père à mon égard; il a prétendu que tu avais un peu exagéré, par zèle
sans doute. Enfin il m'a annoncé que son père me demandait, je dois
aller le voir aujourd'hui ou demain. Puis nous sommes allés déjeuner
ensemble, fumer une foule de pipes, à une foule de jardins publics, et
je l'ai quitté. Tant que son père sera ici, nous ne pourrons nous voir
que rarement, mais dans un mois nous comptons bien loger ensemble.--A
mon autre lettre pour les détails de ma vie matérielle. Depuis ma
dernière épître, j'ai écrit les deux premiers chants de _l'Aérienne_.
Dis-moi encore que je suis paresseux.

Écris-moi quand tu pourras. Pour moi, dans une quinzaine de jours, nous
te serrons la main, Cézanne et moi.


    Ton ami.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 XXIII


                                                 Paris, 1er mai 1861.

    Mon cher ami,


Ton silence dure depuis si longtemps que je viens d'être obligé de
regarder ta dernière lettre pour savoir au juste le nombre des jours
écoulés. Elle est datée du 13 mars. Voici donc six grosses semaines que
tu n'as pensé à moi. Je sais que tes examens approchent et que tu dois
être accablé de travail. Aussi ne t'accuserai-je pas d'oubli complet,
mais seulement d'un peu de paresse.

J'ai terminé depuis quelques jours le poème de _l'Aérienne_. Je ne sais
trop ce qu'il vaut. Comme toujours, je me suis laissé emporter par
l'idée première, écrivant pour écrire, ne faisant aucun plan à l'avance
et me souciant assez peu de l'ensemble. Je sais bien que ce n'est pas
là le chemin des chefs-d'œuvre. Mais que m'importe! je fais surtout à
présent des vers pour vaincre la forme, pour acquérir le mécanisme.
Puis, c'est là ma façon de voir; je marche beaucoup mieux lorsque
je marche en liberté, j'ai confiance dans l'inspiration du moment;
j'ai même reconnu que les vers qui arrivaient spontanément étaient
de beaucoup supérieurs à ceux que je ruminais des jours entiers. Je
jette donc mes sourires et mes pleurs au hasard. D'ailleurs, mon grand
secret est celui-ci: lorsque mon œuvre est presque terminée, je la
relis attentivement, je pèse toutes les pensées, tous les incidents;
et alors, dans une sorte de dénouement basé sur le commencement de
l'œuvre, je donne un air de famille entre mes derniers et mes premiers
vers. Ce n'est pas à dire que, lorsque je traite un sujet quelconque,
je n'aie pas un certain plan dans la tête. Mais ce plan est si vague,
je le change tant et tant de fois devant l'exécution, que rien ne
ressemble moins que ce que j'ai fait à ce que je voulais faire.

Je voudrais pouvoir te donner une certitude sur ma position matérielle.
Malheureusement, rien n'est moins certain que cette partie de mon
avenir. Depuis plus d'un an, je fais une chasse féroce aux emplois;
mais si je cours bien, ils courent mieux encore. J'ai adressé demande
sur demande; je me suis présenté à une foule d'administrations: partout
des longueurs, jamais un résultat.--Tu ne saurais croire combien je
suis difficile à placer. Non pas que j'impose des conditions, que je
veuille faire ceci plutôt que cela; dans le commencement, j'avais cet
orgueil, rien n'en reste aujourd'hui. Mais parce que je sais une foule
de choses inutiles et que je ne sais précisément pas celles qu'il
faudrait savoir. Rien n'est plus rare que de trouver une place nous
convenant, à nous, qui sortons des lycées. Inaptes dans la pratique,
chevauchant sur des mots, sur des chiffres et des lignes, nous ignorons
par excellence les menus détails de la vie, les combinaisons pourtant
si simples qui peuvent se présenter dans un milieu social. Il nous faut
un apprentissage plus ou moins long, partant un surnumérariat plein
d'ennui et vide de gain.--C'est bien pis quand l'échappé de collège me
ressemble; qu'il est plus ou moins poète et plus ou moins philosophe,
qu'il se soucie de la société et de la richesse comme d'une paille,
et ne réserve ses caresses, son adoration que pour la liberté. Alors
l'impossibilité de le placer prend des proportions extravagantes; les
portes s'épaississent, les directeurs deviennent plus hargneux; puis la
voix intérieure se révolte et gourmande le corps de ce qu'il a besoin
de travailler pour vivre.--Souvent cette scène s'est répétée pour moi:
J'adresse une demande à une administration; on me répond de passer chez
le chef. J'entre, je trouve un monsieur tout de noir habillé, courbé
sur un bureau plus ou moins encombré; il continue d'écrire sans plus
se douter de mon existence que de celle du merle blanc. Enfin, après
un long temps, il lève la tête, me regarde de travers, et, d'une voix
brusque: «Que voulez-vous?» Je lui dis mon nom, la demande que j'ai
faite, et l'invitation que j'ai reçue de me rendre auprès de lui.
Alors commence une série de questions et de tirades, toujours les
mêmes et qui sont à peu près celles-ci: Si j'ai une belle écriture? si
je connais la tenue des livres? dans quelle administration j'ai déjà
servi? à quoi je suis apte? etc., etc., puis: qu'il est accablé de
demandes, qu'il n'y a pas de vacance dans ses bureaux, que tout est
plein et qu'il faut me résigner à chercher autre part.--Et moi, le cœur
gros, je m'enfuis au plus vite, triste de n'avoir pu réussir, content
de n'être pas dans cette infâme baraque. Je sens tressaillir en moi
tous mes bons instincts, tous mes amours, tout ce que Dieu m'a accordé;
je maudis la société qui n'emploie de l'homme que les plus misérables
facultés; j'éprouve un immense dédain pour ce rôle de machine que
j'allais être réduit à jouer et j'entends comme une voix qui me murmure
à l'oreille mes rêves chéris où vibrent doucement les noms de Liberté,
d'Amour, de Paix et de Dieu.--N'importe! je continuerai ma chasse
jusqu'à ce que je réussisse. Ma proie sera de la pire espèce, quelque
corbeau dur et indigeste; mais une impérieuse nécessité me pousse en
avant.--Tu es mon ami, mon frère, et sans doute tu t'inquiètes de
mon avenir matériel. Sois sans crainte, j'ai un fond de philosophie
stoïque, je me plierai à tout et je ne serai jamais par trop misérable.

Je suis allé dimanche dernier à l'exposition de peinture avec Paul.
Quoique j'aime les arts, je ne pourrais guère te parler de cette
dernière manifestation de nos artistes. Tu ignores leurs noms, les
différences d'école qui les séparent, leurs œuvres précédentes, et
ainsi le moindre compte rendu serait sans intérêt pour toi. Attends
d'être à Paris, de le passionner pour tel ou tel maître, et alors
nous pourrons admirer, si notre dieu est le même, discuter, si nous
sommes dans des camps opposés.--Je vois Paul fort souvent. Il travaille
beaucoup, ce qui nous sépare parfois; mais je ne me plains pas de ce
genre de paresse à me voir. Nous n'avons pas encore fait de parties, ou
plutôt celles que nous avons ébauchées ne valent pas l'honneur de la
plume. Demain dimanche, nous devions aller à Neuilly passer la journée
au bord de la Seine, nous baigner, boire, fumer, etc., etc. Mais voilà
que le temps s'assombrit, le vent souffle, il fait froid. Adieu notre
belle journée; je ne sais trop comment nous l'emploierons.--Paul va
faire mon portrait.

Tu te plaindras peut-être du peu de longueur de cette lettre. J'avais
la pensée de t'en écrire une fort longue, mais le temps et le courage
m'ont manqué. Attendons le mois de septembre.--Quant à toi,--pour
terminer comme j'ai commencé,--je t'accuse d'un peu de paresse.
Écris-nous au plus tôt, ne serait-ce que pour me dire que tu as reçu
mes deux lettres et pour me rassurer sur ta santé.

Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main.--Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 XXIV


                                              Paris, 18 juillet 1861.

    Mon cher ami,


Ce serait d'aventure un bien gros livre que celui qui aurait pour
titre: _Le poète_; et certes l'homme qui entreprendrait un pareil
ouvrage avec quelque talent ne ferait pas une œuvre médiocre. Pour
moi, voici quels seraient mes sujets d'étude, ou plutôt ce que devrait
renfermer le volume.

D'abord, de l'histoire comparée des littératures, déduire d'après
quelle loi se manifeste le grand poète. Je suis certain qu'on
arriverait à une formule presque mathématique, ayant sans doute des
exceptions, mais exacte dans la plupart des cas. Ainsi nous avons deux
genres de poètes; les uns, peintres fidèles des mœurs de leur époque,
aussi grands qu'on voudra d'ailleurs, ne nous attirent plus que par une
curiosité de savant; les autres prennent de l'homme, non la mode d'un
instant, mais la manière d'être éternelle, non les ridicules et les
splendeurs d'une époque, mais les travers et les qualités de l'humanité
à tous les âges; de sorte que le livre est celui de tous les temps.
Évidemment, ces derniers l'emportent. On pourrait donc dire dès lors
au poète: Ne voyez, ne voyez pas les hommes, mais l'homme; peignez les
siècles et non votre siècle.--Je ne veux pas pour cela que le poète
vive en dehors du temps; an contraire, qu'il étudie ses contemporains,
leurs faits et leur parole; qu'il les mette même en scène, non qu'il
n'en fasse pas des êtres à part, et que dans mille ans le lecteur
puisse se reconnaître dans ses héros.

D'ailleurs, je compte peu sur le progrès social, sur la civilisation,
pour amener un progrès quelconque en poésie. Je m'explique; on pourrait
me dire qu'il serait profitable au poète d'étudier et de peindre un
siècle comme le nôtre; la science s'élève chaque jour et les rapports
entre les hommes sont de moins en moins barbares; à cela je répondrai
par Homère qui vivait dans les premiers siècles et qui cependant, au
dire de tous, est le plus grand des poètes. Il faut se représenter la
nymphe Poésie assise sur une roche solitaire et regardant, immobile,
le flot des âges s'écouler devant elle; depuis six mille ans elle
chante l'homme, le combat éternel de l'âme et du corps, sans jamais se
préoccuper des hommes; et six mille ans pourront passer encore qu'elle
fera vibrer les mêmes refrains sur sa lyre. On ne s'aperçoit pas du
peu de sens en poésie de ces mots: Science, civilisation.--A quoi bon
aller dire en méchants vers ce que tant de manuels et de traités vous
expliquent en bonne prose? d'autre part, que peut importer à la Muse
les dehors plus ou moins policés de l'homme, elle qui ne veut être que
la peinture de son âme? Nous sommes fort polis, nous ne mangeons plus
avec nos doigts, nous n'allons plus tout nus; c'est fort bien; mais la
déesse s'en soucie peu, elle à qui plaît parfois un peu de barbarie.
Je sais bien, pour la science, qu'on ne me demande pas de rimer une
algèbre, et qu'on me prétendra que, cette algèbre, que je lirai en
prose, m'ouvrira le jugement et me servira indirectement dans mes
vers; en un mot, on m'observera que les sciences, surtout les sciences
naturelles, me donneront une connaissance plus intime de l'homme et
des choses et qu'ainsi leur influence devra faire de moi un plus grand
poète que je ne l'aurais jamais été il y a deux siècles. Je ne nie
pas cette influence; mais elle m'éclaire si peu sur cette énigme qui
s'appelle l'homme, elle féconde mes pensées d'une façon si indirecte
que je la subis peut-être, mais sans m'en douter. D'ailleurs, si j'ai
tort théoriquement, l'expérience est pour moi. Je citerai de nouveau
Homère, j'ajouterai la Bible et, dans toute notre génération d'hommes
savants et policés, je cherche vainement un tel homme et un tel livre.

--Je ne veux pas soutenir ici de paradoxes; je serais désolé que tu
visses dans mes paroles un parti pris de crier après la science et
la civilisation. Je veux donc être aussi tolérant que possible à
leur égard et les reconnaître en poésie autant qu'elles peuvent y
entrer. J'accorde qu'elles ouvrent des horizons nouveaux au poète;
elles peuvent être une source d'inspiration. En un mot, la poésie vit
parfaitement sans elles; mais elle peut les employer comme tout autre
élément. Quant à savoir si cet élément est préférable aux autres, je
suis dans le doute, de même que j'ai douté qu'un progrès en science
et en civilisation puisse en apporter un en poésie. On pourrait
résoudre la question en s'appuyant encore sur les histoires comparées
des littératures. Ainsi nous voyons à mesure que Rome se civilise la
littérature latine baisser, de même que l'art grec s'altère aux temps
les plus policés d'Athènes. Que conclure de là? Sinon que grande
civilisation et grande poésie ne sont pas synonymes. Et, en effet,
ce mot civilisation, comme je te le disais jadis, a son bon et son
mauvais sens; des mœurs efféminées, un mensonge perpétuel des dehors,
ce sont là les mauvaises qualités des hommes policés; évidemment, de
telles choses n'enfantent pas de grands poètes. Au contraire, une
religion mieux entendue, une science lumineuse et solide, une liberté
sociale sans désordre, sont les bonnes qualités des temps civilisés,
qui doivent élargir les ailes de la poésie. Si la civilisation de
Rome et d'Athènes a nui à la littérature et à l'art, c'est que les
mauvaises qualités l'emportaient sur les bonnes. De nos jours, je
ne sais trop où en est la balance. Mais si nous voulons encourager
nos poètes, disons-leur, sans employer les grands mots de science et
de civilisation: «Voyez: l'astronomie compte et mesure les étoiles;
l'histoire naturelle a sondé le corps humain, fouillé la terre et
classé chacune de ses productions; la physique et la chimie nous
ont appris, l'une les phénomènes que produisent ou que subissent
les corps, l'autre la composition et les propriétés des corps; les
sciences exactes sont l'échelle de toutes les autres connaissances.
D'autre part, la justice, la religion s'épurent; la liberté grandit;
les hommes marchent vers une fusion générale d'où naîtra sans doute
une seule nation libre et selon l'esprit de Dieu. Voilà ce que vous
offre le siècle; puisez à pleines mains. Soyez grands avec cette
matière.»--Alors peut-être, avec de tels éléments, naîtrait une œuvre
sublime qui ferait bon marché de mon dédain de poète pour notre siècle
de lumière. Peut-être aussi le poète préférera se retirer sous les
grands arbres et chanter tout simplement l'homme tel que l'ont chanté
ses pères. Mais, je m'aperçois que je me suis diablement écarté. Je
traite ici en courant la matière d'un second livre ou du moins d'un
long chapitre qui pourrait avoir pour titre: _De la science et de la
civilisation à l'égard de la poésie._

Comme tout ceci est fort diffus et que j'exprime mes pensées, sans trop
savoir si elles se contredisent dans le cours de mes jugements, je veux
me résumer ici. J'ai dit que je comptais peu qu'un progrès scientifique
et social amenât un progrès en poésie; que la poésie peut vivre grande
et forte, en dehors d'une science et d'une civilisation avancées; que
cependant ce sont là deux éléments qui s'offrent au poète et qu'il peut
en faire jaillir le sublime, comme il l'a fait jaillir quelquefois de
la barbarie et d'ignorantes hypothèses.--Tout cela ne porte pas sur
mon idée première, qui est de considérer comme le plus grand poète
celui qui se détache des hommes de son temps pour nous peindre l'homme
de tous les âges. On peut évidemment être tel, tout en étant un poète
savant et civilisé.

J'aurais dû te dire plus tôt que mon livre est un art poétique; non
pas l'art poétique de Boileau, se bornant à classer les différents
genres et à donner quelques conseils nus et froids sur la forme
et quelques règles générales que tout le monde sait; mais un art
poétique universel, embrassant la forme et l'idée, donnant en un
mot la philosophie de l'histoire littéraire. Celui que je nommerais
le poète serait en quelque sorte tous les grands poètes du passé,
comparés et fondus en un seul, autant qu'ils le permettraient. Après
avoir étudié ses manières d'être, ses formules d'existence, après
avoir reconnu les milieux dans lesquels il se manifeste, on passerait
à l'étude de ses rapports avec les différents éléments qui se sont
présentés à lui. Ainsi on chercherait ce qu'il y a en lui d'idéal et
de réalité, par quels points il touche au ciel et par quels points
à la terre; on verrait quel emploi il a fait des passions humaines,
surtout de l'amour; quel emploi de la science, de la philosophie, de
la religion, de la politique. On pourrait ensuite, connaissant ce qui
l'a amené, chercher ce qu'il a produit; je veux dire que, sachant
le milieu sur lequel il a paru, sachant de plus quels ressorts le
meuvent, on étudierait l'effet produit par lui sur son époque, sur ses
contemporains.

Puis on passerait en revue les grandes qualités qui dominent en lui;
par exemple, l'originalité, etc., etc.; et encore l'harmonie, la grâce,
le sublime, etc., etc. En étudiant ainsi le poète par excellence, on
étudierait par comparaison les poètes de second et de troisième ordre;
de sorte que l'étude serait complète.

Enfin on arriverait à la forme. Après avoir comparé rapidement les
différentes langues et les différents rythmes, on verrait quel usage en
a fait le poète, etc.

Tout ceci ne serait évidemment qu'une étude préparatoire. Ce que je
veux, ce n'est pas faire une histoire des littératures, mais m'appuyer
sur elles pour fonder une nouvelle poétique. Je veux dérober aux grands
poètes les raisons de leur grandeur, et dans l'idée et dans la forme,
pour établir des règles qui puissent faire naître des grands poètes.
Le poète à qui je donnerais toutes les qualités des anciens chantres,
serait le poète à suivre.

Après avoir suivi le poète dans les âges, je le poserais au milieu de
la génération actuelle. C'est là où j'en voulais venir: demander à
l'histoire quel rôle il doit jouer de nos jours, demander si les temps
lui sont favorables. Ainsi, pour ne m'occuper que de la littérature
française que je connais un peu, j'y remarque trois époques nettement
déterminées. La première, le moyen âge, présentant les caractères
suivants: des poètes vivant de leur propre imagination, sans modèles
véritablement nationaux; cette littérature naît dans les chants
celtiques, brille un instant dans les chansons de geste et dans
les poésies légères des troubadours, puis s'éteint. La seconde, la
renaissance, se caractérise ainsi: une violente réaction contre le
moyen âge, si violente qu'elle dépasse le but et tombe dans l'absurde
avec Dubartas; puis Malherbe règle la nouvelle école; le dix-septième
siècle la fait briller et le dix-huitième la mène tout doucement au
tombeau. Enfin la troisième, le romantisme, notre époque elle-même,
dont le mouvement n'est pas achevé; nous n'avons eu encore que la
réaction violente; nous attendons un Malherbe. Il faut observer que
cette troisième époque réagit, comme la seconde, contre celle qui la
précède et que, par analogie, on doit supposer que toutes les phases en
seront les mêmes. Tu vois comme je prétends me servir de l'histoire:
chercher par la comparaison des siècles passés au nôtre quel doit être
le poète de nos jours, son rôle; et quelles, ses aspirations, ses
matières. Bien entendu, par l'exemple ci-dessus, je n'entends rien
formuler. Je jette mes idées au courant de la plume; ce n'est pas même
un plan que j'écris ici, c'est la matière telle qu'elle me vient, sans
ordre, d'un plan que je pourrai faire quelque jour.

Je te parle de ce projet d'une poétique parce qu'il m'est venu une
certaine idée. C'est là un de ces sujets que tu pourrais traiter au
sortir des écoles. Il demande une connaissance parfaite de l'histoire,
une critique fine et judicieuse, un raisonnement serré et lumineux:
tu possèdes ces qualités à un plus haut degré de moi. D'autre part,
un poète a une singulière façon de composer une poétique. Il commence
par faire son œuvre la plupart du temps sans règle arrêtée, au hasard
de l'inspiration, puis, son poème achevé, il le relit, voit le chemin
parcouru et de quel pas, et alors, dans une préface, il justifie
sa manière et donne comme règle ce qu'il n'a suivi lui-même qu'à
l'aventure. Je ne lui en fais pas un reproche; ce qu'il a établi,
après l'expérience, vaut peut-être mieux que ce qu'un prétendu bon
goût érige sans en avoir fait l'application. D'ailleurs, lorsque ses
raisons sont bonnes, il a pour lui que l'exemple à coup sûr suit le
précepte. Il est vrai qu'il n'a pour autorité que ses propres vers;
sa manière frise l'orgueil en ce qu'il se pose comme chef d'école. Il
est juge et partie à la fois: il se donnera donc raison. Cependant,
je le répète, sa préface peut être d'une grande utilité, on doit la
prendre en considération, mais n'accepter ses jugements qu'après
les avoir jugés. Toutefois, si le poète fait sa poétique, un homme
désintéressé peut faire la poétique. Il prendra les façons de voir de
tous les poètes, les comparera, les fondra en une seule, et en fera
sortir les principes éternels de la poésie. On me dira sans doute qu'il
faut un poète pour juger et diriger les poètes. Aussi je n'entends
pas confier cette œuvre à un maquignon, ou à un marchand de vin, mais
à un homme, amant du grand et du beau, à un poète par l'esprit et le
caractère et non par des vers plus ou moins bons; surtout à un homme
qui n'ait pas à défendre quelques milliers d'hémistiches. Le volume
serait en prose; d'autant plus que s'il était en vers, l'auteur, devant
prêcher d'exemple, gâterait les meilleurs préceptes par de méchants
alexandrins; d'autre part, la prose est plus maniable et, voulant avant
tout faire un traité littéraire et non un poème, l'auteur s'en servira
en tout avantage. Je prendrai comme exemple les arts poétiques d'Horace
et de Boileau; ils renferment de bons et beaux vers; mais celui
qui chercherait autre chose, n'y trouverait que quelques préceptes
généraux, fort bons en eux-mêmes, mais qui traînent partout; des lois
qui sont en quelque sorte les lois naturelles de la poésie et qui sont
innées chez le poète de goût. Par ce que j'ai dit plus haut, tu vois
que telle ne doit pas être ma nouvelle poétique.--Toutes ces raisons me
font répéter et conclure que tu seras très apte à un pareil travail.

J'ai parcouru dernièrement _la Légende des siècles_, dernier ouvrage
édité de Victor Hugo. Mais je n'ai pu avoir que le second volume
et j'étais si pressé que je ne peux t'en parler avec assurance.
Toutefois, je puis te dire ceci: les défauts du grand poète, ces
défauts qui sont presque des qualités, sont encore plus marqués dans
ses derniers poèmes. Le vers est plus dur, plus coupé, plus saccadé,
mais aussi plus vigoureux, plus serré, plus expressif. Tu connais
d'ailleurs ce vers sobre, nettement frappé, se détachant comme à
l'emporte-pièce. Seulement, ici, il exagère encore ses qualités, que
l'on est parfois tenté d'appeler défauts. Les images sont toujours
bizarres, mais singulièrement frappantes: on voit la chose plutôt
qu'on ne la lit. D'autre part, il fait un peu abus de la description;
mais ses descriptions sont tellement réelles dans leur poésie qu'on
ne s'en fatigue pas. Il me semble qu'il se trouve dans cette œuvre
moins de sensibilité, d'émotions jeunes, que dans les autres.--Je ne
formule rien; je n'ai lu qu'en courant quelques passages d'un côté et
de l'autre. Le poète a-t-il baissé depuis les _Feuilles d'automne_;
j'en ai peur, mais je ne puis le dire sciemment.--Je ne me rappelle
qu'un seul vers qui m'a frappé par sa singularité. Un certain faune
est introduit devant les dieux de l'Olympe assemblés. Le maraud est
fort laid, velu, difforme, etc. A son aspect les dieux et les déesses
sont pris de ce fou rire qu'Homère leur prête. Ce sont des éclats
formidables; tout rit dans le ciel. Or, dans son énumération des
rieurs, le poète commet ce vers-ci:

    Le tonnerre n'y put tenir, il éclata.

Un bon goût pointilleux s'offenserait de cet alexandrin; et, en effet,
ce n'est que l'esprit qui parvient à en sauver la bizarrerie. Pour moi,
il m'a fait rire et je serai content de le retrouver plus tard; c'est
une de ces pointes dont le génie lui-même ne peut se défendre; elle
tremble au bout de notre plume, il faut absolument que vous l'écriviez;
puis, on n'a plus le courage de l'effacer.

Tu me demanderas peut-être pourquoi cette lettre vide d'intérêt, vide
de détails sur ce qui pourrait t'intéresser. J'ai deux raisons: La
première, c'est que ma mère devant quitter d'un jour à l'autre son
logement, je désire te donner une adresse plus stable. Adresse-moi
désormais tes lettres rue Saint-Nicolas-du-Chardonnet, n° 3. La
seconde,, c'est que les détails que tu désirerais sont tellement
insignifiants qu'on ne saurait les écrire. Pourtant, les voici en trois
mots:

Depuis quelque temps je vois Cézanne assez rarement. Il travaille
chez Villevieille, va à Marcoussis, etc. Pourtant rien n'est brisé
entre nous.--Je pense toujours entrer en place bientôt. Ce qui est
certain, c'est que je tiendrai mon emploi quand tu viendras ici.--Je
suis lié avec un économiste dont je retouche les ouvrages, quant au
style. De son côté, il me cherche un éditeur et compte me présenter
à certains écrivains.--Enfin, et malheureusement, ma santé est fort
mauvaise. Voici longtemps que je n'ai passé un jour sans douleurs.
Organes digestifs affaiblis, oppression de la poitrine, éruptions de
sang, etc.; j'hésite à me mettre entre les mains des médecins; je
préférerais qu'une bonne et belle maladie se déclare; au moins je
serais débarrassé; mais comme le mal ne se dessine pas, je laisse faire
la nature.

Je compte beaucoup sur toi. Il me semble que ton arrivée ici sera pour
moi le sujet d'un mieux moral et physique. Travaille et arrive; et pour
cela, courage!--Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


Aussitôt ton examen passé, écris-m'en le résultat.--N'oublie pas la
nouvelle adresse que je te donne et dis-moi où je dois t'adresser mes
lettres à l'avenir.

Ne lis cette lettre que pendant une récréation; elle est complètement
littéraire et sans intérêt direct.



                                  XXV


                     _Sans date_. Elle a dû être écrite en août 1861.

    Mon cher Baille,


J'ai reçu tes deux dernières lettres, celle adressée chez Paul, et
celle adressée chez moi. Quant à celle que tu dis m'avoir envoyée vers
le milieu de mai, elle se sera égarée.--Je te donnais ces détails dans
une lettre qu'un de mes oncles allant à Marseille a dû te remettre
dernièrement, ainsi qu'une copie de mon proverbe, _Perrette_. Dès
que tu pourras me répondre, dis-moi si l'on a fidèlement rempli ma
commission.

Tes deux dernières lettres m'ont causé la plus douce émotion. Ton
amitié s'y montre à chaque ligne; j'y lis l'intérêt que tu me portes.
Je te remercie de me rester fidèle dans mon malheur et de ne pas me
serrer la main par égoïsme et par calcul. Crois-moi, mon pauvre vieux,
confondons-nous le plus possible; tu auras tes peines comme j'ai les
miennes, et alors tu comprendras tout ce qu'il y a de consolant dans
la pensée d'avoir un ami, c'est-à-dire de n'être pas entièrement seul,
de sentir un cœur battre à l'écho du vôtre et nous aimer en dépit des
calomnies, de la sottise et de la fortune.--C'est à ces deux lettres
que je veux répondre aujourd'hui.

Ce qui me répugne le plus au monde est de porter un jugement définitif
sur un homme. Qu'on me présente une œuvre d'art, un tableau, un poème,
je l'examinerai avec soin et je ne craindrai pas de me prononcer; si
je me trompe, j'aurais pour excuse ma bonne foi. Ce tableau, ce poème
sont choses sur lesquelles on ne doit pas revenir; ils ne présentent
qu'une force; s'ils sont bons, ils resteront éternellement bons, s'ils
sont mauvais, éternellement mauvais. Qu'on me raconte même encore une
action d'un homme, je la jugerai, sans hésiter s'il a bien ou mal agi
dans cet acte séparé de sa vie. Mais si l'on vient ensuite à me poser
cette question générale: «Que pensez-vous de cet homme?» je tâcherai
de m'esquiver poliment pour ne pas répondre. Et, en effet, quel
jugement porter sur un être qui n'est plus matière, comme un tableau,
ni chose abstraite comme une action? Que conclure de ce mélange de
bien et de mal qui compose une existence? quelle balance prendre pour
peser exactement ce que l'on doit louer et ce que l'on doit blâmer? et
surtout où aller prendre tous les actes d'un homme?--car si vous en
omettez un seul, votre jugement sera injuste. Enfin, si cet homme n'est
pas mort, quelle bonne ou mauvaise conclusion pourrez-vous tirer d'une
vie qui peut encore faire du mal ou du bien? C'est ce que je me disais
en pensant à ma dernière lettre où je te parle de Cézanne. J'avais
essayé de le juger, et, malgré ma bonne foi, je me repentais d'en avoir
tiré une conclusion qui, après tout, n'est pas la véritable.--A peine
arrivé de Marcoussis, Paul est venu me trouver, plus affectueux que
jamais; depuis ce temps, nous passons six heures par jour ensemble;
notre lieu de réunion est sa petite chambre; là, il fait mon portrait;
pendant ce temps, je lis ou nous bavardons tous les deux, puis,
lorsque nous avons du travail par-dessus les oreilles, nous allons
ordinairement fumer une pipe au Luxembourg. Nos conversations roulent
un peu sur tout, particulièrement sur la peinture; nos souvenirs y
occupent aussi une large place; quant au futur, nous l'effleurons d'un
mot, en passant, soit pour désirer notre complète réunion, soit pour
nous poser la terrible question de la réussite. Parfois Cézanne me
fait un discours sur l'économie, et, pour conclusion, il me force à
aller prendre une bouteille de bière avec lui. D'autres fois, il me
chante des heures entières un couplet stupide et par les paroles et
par la musique; alors je déclare hautement préférer les discours sur
l'économie. Nous sommes peu dérangés; quelques intrus viennent de loin
en loin se jeter entre nous; Paul se remet à peindre avec acharnement;
moi, je pose comme un sphinx égyptien; et l'intrus, tout déconcerté de
tant de travail, s'assoit un instant, n'ose bouger et s'éloigne avec un
bonjour bien bas et en fermant la porte tout doucement.--Je désirerais
te donner encore plus de détails. Cézanne a de nombreux accès de
découragement; malgré le mépris un peu affecté qu'il fait de la gloire,
je vois qu'il désirerait parvenir. Lorsqu'il fait mauvais, il ne parle
rien moins que de retourner à Aix et de se faire commis dans une maison
de commerce. Il me faut alors de grands discours pour lui prouver la
sottise d'un tel retour; il en convient facilement et se remet au
travail. Cependant cette idée le ronge; deux fois déjà, il a été sur le
point de partir; je crains qu'il ne m'échappe d'un instant à l'autre.
Si tu lui écris, tâche de lui parler de notre réunion prochaine et avec
les plus séduisantes couleurs; c'est le seul moyen de le retenir.--Nous
n'avons pas encore fait de partie, l'argent nous retient; il n'est pas
riche et moi encore moins. Cependant, un de ces jours, nous espérons
prendre notre volée et aller rêver quelque part.--Pour te résumer tout
ceci, je te dirai que, malgré sa monotonie, l'existence que nous menons
n'est pas des plus ennuyeuses; le travail nous empêche de bâiller; puis
quelques souvenirs échangés dorent le tout d'un rayon de soleil.--Viens
et nous nous ennuierons moins encore.

Je reprends cette lettre pour appuyer ce que je te dis plus haut d'un
fait arrivé hier dimanche. J'allais chez Paul qui me dit avec un
grand sang-froid qu'il était en train de faire sa malle pour partir
le lendemain. En attendant nous allâmes au café. Je ne lui lis aucun
sermon; j'étais si étonné et si persuadé que ma logique resterait
inutile que je ne hasardai pas la moindre objection. Cependant je
cherchai une ruse pour le retenir, enfin je crus l'avoir trouvée et je
lui demandai de faire mon portrait. Il accepta cette idée avec joie, et
pour cette fois il ne fut plus question de retour. Ce maudit portrait,
qui devait, selon moi, le retenir à Paris, à manqué hier de le lui
faire quitter. Après l'avoir recommencé deux fois, toujours mécontent
de lui, Paul voulut en finir et me demanda une dernière séance pour
hier matin. Hier donc je vais chez lui; lorsque j'entre, je vois la
malle ouverte, les tiroirs à demi vides; Paul, d'un visage sombre,
bousculait les objets et les entassait sans ordre dans la malle. Puis
il me dit tranquillement: «Je pars demain.--Et mon portrait, lui
dis-je?--Ton portrait, me répondit-il, je viens de le crever. J'ai
voulu le retoucher ce matin, et comme il devenait de plus en plus
mauvais, je l'ai anéanti; et je pars.»--Je m'abstins encore de toute
réflexion. Nous allâmes déjeuner ensemble et je ne le quittai que le
soir. Dans la journée, il revint à des sentiments plus raisonnables,
et enfin, me quittant, il me promit de rester.--Mais ce n'est là qu'un
méchant raccommodage; s'il ne part pas cette semaine-ci, il partira la
semaine prochaine; tu peux t'attendre à le voir partir d'un instant à
l'autre.--Même je crois qu'il fera bien. Paul peut avoir le génie d'un
grand peintre, il n'aura jamais le génie de le devenir. Le moindre
obstacle le désespère. Je le répète, qu'il parte, s'il veut s'éviter
beaucoup de soucis.

Mes pauvres amis, vous me donnez bien peu de courage; l'un succombe
dès le début, l'autre maudit la carrière qu'on lui fait entreprendre.
Vous ne sauriez croire combien je me ressens de votre faiblesse dans
la lutte; je pense à notre jeunesse, à ce lien que nous nous plaisions
à voir entre nous; je me dis que votre réussite devait entraîner la
mienne; et lorsque je vous vois douter de votre intelligence et nous
juger incapables, je me demande s'il n'y a pas de l'orgueil à avoir
encore confiance en la mienne et à tenter ce que vous désespérez de
faire. Quel méchant vent souffle donc sur nous? Ne sommes-nous pas
comme hier forts tous les trois, pleins de bonne volonté? Avons-nous
assez lutté pour désespérer de la victoire, et nous faut-il reculer
avant même d'avoir avancé? Je vous le dis, vous êtes sans courage et
vous me découragez moi-même; je n'ai pas comme vous renié ma jeunesse,
je n'ai pas dit adieu à mes rêves de gloire; je suis ferme encore
et cependant je suis le plus misérable, le plus entravé; et ceci,
je l'avance sans orgueil, mais pour rendre une force nécessaire et
puiser à mon tour dans cette force commune le reste de courage que
m'enlèverait votre faiblesse. Je fais appel à nos souvenirs; soyons
toujours confiants et enthousiastes comme dans le passé; soutenons-nous
mutuellement et marchons sans nous inquiéter des obstacles. N'importe
la carrière entreprise, n'importe l'idéal rêvé, si nous n'avons pas
communauté d'instincts, ayons communauté d'espérance et d'amitié. Je
voudrais vous communiquer ici ce que je ressens; ce n'est pas une
vaine soif de renommée, c'est en quelque sorte un désir d'intelligente
satisfaction; je voudrais nous voir grands par la pensée, non pas pour
les autres, mais pour nous, je voudrais nous voir meilleurs que les
autres hommes et n'ayant pour guides que le bon, le beau et le juste.
Oh! courage.

C'est surtout pour toi que je dis tout ceci. Paul, excellente nature et
plein de dons naturels, ne peut cependant pas souffrir une remontrance,
quelque douce qu'elle soit. Je le laisse aller à sa fantaisie, espérant
dans le ciel. Mais toi qui m'écouteras sans doute, je te crierai
toujours: courage! Les sciences exactes telles qu'on les apprend
au collège te pèsent, regarde alors un horizon supérieur, vois les
mathématiques comme les voit le philosophe, conduisant à la seule
vérité possible. Ne pense plus aux murs qui t'emprisonnent, oublie les
trois années qui vont encore s'écouler pour toi dans les écoles; mais
considère la vie, ton intelligence développée et ta liberté d'action;
dis-toi qu'un homme de talent se révèle partout, qu'il peut tout
entreprendre et réussir en tout; si l'idée existe, la forme viendra; si
tu as de vagues aspirations, un jour elles deviendront certaines et tu
seras toi, en dépit des pédants, de l'algèbre et de ses grandes mais
froides compagnes. Courage! nous sommes deux encore à espérer; ce que
nous avons fait jusqu'ici n'est rien; nous étions des enfants et nous
allons devenir des hommes. Réussis dans tes examens, et viens près de
moi; ce que je finis par te dire dans mes lettres, je te le dirai pour
t'encourager lorsque tu seras ici. Nous nous réunirons souvent et nous
parlerons de l'avenir; nous confondrons nos intelligences, et nous
tâcherons d'en faire jaillir la vérité. Non, nous ne sommes pas encore
usés; non, notre orgueil ne nous a pas égarés. Viens, et courage!

Que te dirai-je encore pour te rendre plus ferme dans les épreuves
que tu vas prochainement subir? Te parlerai-je de moi, non pas du
misérable, mais du poète? Je veux tenter l'impression, non pas que je
me pense arrivé à un degré de perfection quelconque, mais parce que je
suis las de silence; comme je te le disais tantôt, tout ce que j'ai
fait jusqu'ici n'est rien, je suis le premier à sourire de mes œuvres;
j'ai en vue une idée et une forme plus grandes; chaque jour m'élève
davantage et chaque jour il me semble voir un horizon plus lumineux.
Cependant, j'aime mes premiers vers si maladroits; malgré leurs
défauts, ils ont pour moi un parfum de jeunesse; je ne puis me résoudre
à les condamner à une ombre éternelle. Je veux donc réunir, sous le
titre général de _Trois Amours_, les trois poèmes suivants: _Rodolphe,
l'Aérienne, Paolo_. Un certain lien existe entre eux; une certaine
gradation leur fait parcourir presque toute l'échelle de la passion,
depuis la passion sensuelle et brutale, jusqu'à la passion idéale et
angélique. Le premier est l'amour pour l'amour, aimant sans raisonner
et ne distinguant jamais l'âme du corps. Le second est la lutte du
corps et de l'âme, l'ange essayant d'abattre la brute sans pourtant y
parvenir. Le troisième enfin est la victoire de l'ange, l'hymne pur de
l'amour dégagé de la terre et se perdant dans le sein de Dieu. Dans
la forme même, la gradation existe; enfin tout me pousse à les réunir
et à tenter un premier pas. Je sais que tu me conseilleras d'attendre
encore; je te donnerai de vive voix les raisons qui m'empêchent de me
rendre à tes avis. D'ailleurs, il me faut chercher un éditeur et il
n'est pas croyable que je vais en trouver un tout de suite. Sans doute
tu seras arrivé avant que j'aie découvert un de ces messieurs.--Paul
m'a dit que tu avais écrit une critique de _Paolo_. Elle me serait très
utile dans ce moment, quoique j'aie déjà corrigé ce poème à plusieurs
reprises. Si ces feuilles ne pesaient pas trop lourd, je te dirais de
me les envoyer. Consulte leur poids et ta bourse; seulement il faudrait
te hâter.

Parlons maintenant du misérable. Sans doute je serai placé vers le 15.
Je retardais même cette lettre, pour te donner une certitude. J'aurai
cent francs par mois pour sept heures de travail chaque jour. Avec cela
on ne meurt pas de faim et l'on peut encore être poète.--D'ailleurs, ne
t'inquiète pas trop sur ma position. Tu vois les choses un peu en noir,
et je ris encore peut-être plus souvent que tu ne le penses.

J'irais sans doute dans le Midi, si Paul ne partait qu'au mois de
septembre, mais jamais il n'attendra jusque-là. Ce sera quinze jours de
plus de séparation entre nous. Quand tu verras Paul, juge-le sévèrement.

Je ne t'écrirai sans doute plus jusqu'au 20, et comme à partir de cette
époque je ne saurai où t'adresser mes lettres, j'attendrai une lettre
de toi avant tout. Or donc, écris-moi vers le 20, ainsi que tu me le
promets, indique-moi où je dois t'adresser mes lettres, à Aix ou à
Marseille, et je te répondrai.--Mes respects à tes parents.


Je te serre la main. Courage!

    Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


Décidément, Paul reste à Paris jusqu'au mois de septembre; mais est-ce
là sa dernière décision; j'ai pourtant l'espérance qu'il n'en changera
pas.



                                 XXVI


                                            Paris, 18 septembre 1862.

    Mes amis,


Le soleil luit, et je suis enfermé. Je regarde depuis une heure des
maçons qui travaillent en face de ma fenêtre; ils vont, viennent,
montent, descendent et paraissent très heureux. Moi, je suis assis; je
compte les minutes qui me séparent encore de six heures. Ah! maudite
tristesse! c'est là le refrain de toutes mes chansons.

J'ai commencé, pour mon très grand souci, un poème sur Jeanne d'Arc.
Jamais sujet ne m'a présenté pareille difficulté; d'autant plus que je
l'ai pris sous un point de vue qui exclue les banalités ordinaires. Je
veux créer une Jeanne simple et parlant comme doit parler une jeune
fille; point de grands mots, de points d'exclamation, de lyrisme
plus ou moins à sa place; un récit grand dans sa simplicité, un vers
sobre et disant nettement ce qu'il veut dire. Ce n'est pas là une
petite ambition, plus je vais et plus Molière devient mon maître; le
soleil, la lune, les fleurs, etc., c'est fort beau, mais une pensée
vraie dite sans emphase a bien son mérite. Je crois décidément que je
tourne au vers comique; je travaillerai sans doute pour le théâtre,
mais je ne veux rien écrire pour la scène avant vingt-huit ou trente
ans. Jusque-là, achevons de nous dégoûter des épithètes oiseuses, des
tirades à effet, des antithèses hurlant dans leur accouplement. Faisons
des poèmes lyriques, en attendant mieux.

--Jeanne me tourmente sûrement, je finirai par tirer quelque chose de
cette idée; mais je me prépare des soirées orageuses.--Quand Baille
viendra, peut être pourrai-je lui soumettre quelques fragments terminés
du poème; je marche très lentement. Je suis dans un jour d'espérance.
Il y a tant de sots qu'il est facile de sortir de la foule, si peu
intelligent que l'on soit. Ayons du courage et travaillons.

Puis, ce matin, comme je fumais une pipe au soleil en venant à mon
bureau, il m'est venu une joyeuse pensée. Un jour, me suis-je dit,
peut-être dans un an, peut-être dans dix, il me sera permis d'aller
faire un tour en Provence. Avec quel plaisir je reverrai l'arbre à
l'ombre duquel je me suis assis, le sentier où nous avons rêvé nos
rêves de seize ans, mes vieux amis et moi. Nous serons encore ensemble
et ce sera fête pour nous. Vieux peut-être, tout au moins entrés dans
la vie d'action, nous vivrons pendant un mois la vie d'autrefois; ah!
les belles parties, les longs bavardages; et comme nous nous reposerons
dans ce passé des fatigues du présent. Ce jour viendra, allez, nous
aurons peut-être marché de longues heures, nous serons séparés, vivant
dans des mondes différents, inégalement favorisés par le sort, pourtant
nous n'aurons qu'une âme pour sentir le parfum vague de notre jeunesse.
Oh! le beau jour, et que nous sommes heureux d'avoir des souvenirs!

Décidément, je suis joyeux dans ma tristesse d'aujourd'hui. Je vais
travailler jusqu'à minuit, ce soir, et si je fais encore un bon vers,
comme j'en ai fait un hier, me voilà en provision de gaieté pour
demain. Pauvre fou que je suis!

Je suis bien un peu seul. Décidément, en novembre, il faut que mon cœur
se marie, une vision est bonne à seize ans; à vingt ans et lorsqu'on a
vécu ma vie, il faut une réalité. Le travail âpre et acharné ne suffit
pas pour faire oublier. Je suis d'avis que rien n'apaise l'appétit
comme de manger beaucoup. J'ai grand faim.

Je ne sais ce que je viens d'écrire et je m'en soucie peu. Je
voulais vous dire simplement que vous me négligez et, j'ai bien été
forcé d'emplir les quatre pages, puisque le papier était blanc et
que j'avais une plume. Que faites-vous? et pourquoi ce silence? En
amitié il ne faut pas se presser lentement, mais bien se presser
vivement.--J'attends une lettre; me la ferez-vous longtemps attendre!
J'attends toujours aussi la copie de Paul.--Hier un oiseau venant du
Sud a passé sur ma tête, et je lui ai crié: «Oiseau, mon petit ami,
n'as-tu pas vu là-bas sur la route un tableau vagabond.--Je n'ai rien
vu, m'a-t-il répondu, que la poussière du chemin. Va, sois bien triste,
on t'oublie.» Il mentait, n'est-ce pas?


                                                        ÉMILE ZOLA.


                   *       *       *       *       *



                           LETTRES A CÉZANNE



                                 XXVII


                                             Paris, 30 décembre 1859.

    Mon cher ami,


Je veux répondre à ta lettre et je ne sais que te dire. J'ai quatre
pages blanches devant moi, et je n'ai pas la plus mince nouvelle à
t'annoncer. N'importe, je pousse ma plume, et je t'avertis d'avance
que je ne veux pas être responsable des platitudes et des fautes
d'orthographe qu'elle va commettre.

J'ai pensé que Baille ne rentrerait au lycée qu'après le jour de l'an.
Si je ne me trompe, cela t'aura donné un compagnon pendant quelques
jours de plus. Que faites-vous? moi, qui m'ennuie ici, je crois parfois
que vous vous amusez là-bas. Mais quand j'y réfléchis, je pense qu'il
en est de même partout, et que de nos jours, la gaieté est fort rare.
Alors, je vous plains comme je me plains moi-même, et je demande au
ciel une douce colombe, je veux dire une femme aimante. Tu ne sais pas
ce qui me roule par la tête depuis quelque temps. Toi qui ne riras
pas de moi, je vais te le confier. Tu dois savoir que Michelet, dans
_l'Amour_, ne commence son livre que lorsque le mariage est conclu,
ne parlant ainsi que des époux et non des amants. Eh bien, moi, le
chétif, j'ai le projet de décrire l'amour naissant, et de le conduire
jusqu'au mariage. Tu ne peux voir encore la difficulté de ce que je
veux entreprendre. Trois cents pages à remplir, presque sans intrigue;
une sorte de poème où je dois tout inventer, où tout doit concourir
à un seul but: aimer! Et de plus, comme je te le dis, je n'ai jamais
aimé qu'en rêve, et l'on ne m'a jamais aimé, même en rêve! N'importe,
comme je me sens capable d'un grand amour, je consulterai mon cœur, je
me ferai quelque bel idéal, et _peut-être_ accomplirai-je mon projet.
En tout cas, si je fais ce livre, je ne le commencerai qu'aux beaux
jours; si je le pense digne de paraître, je te le dédierai à toi, qui
le ferais peut-être mieux que moi, si tu l'écrivais, à toi dont le cœur
est plus jeune, plus aimant que le mien.

Ma lettre se remplit; mais assez tristement. Je voudrais avoir quelque
bonne farce à te raconter, quelque bon tour qui puisse te faire
sourire. Mais, n'allant nulle part, je connais peu les affaires du
dehors, et je suis bien forcé de te dire ce qui se passe chez moi.
Pardonne-moi si les pensées s'y embrouillent un peu.--Nous ne parlerons
pas politique; tu ne lis pas le journal (chose que je me permets), et
tu ne comprendrais pas ce que je veux te dire. Je te dirai seulement
que le pape est fort tourmenté pour l'instant, et je t'engage à lire
quelquefois le _Siècle_, car le moment est très curieux. Que te
dirai-je pour achever joyeusement cette missive? Te donnerai-je du
courage pour monter à l'assaut du rempart? Ou bien te parlerai-je
peinture et dessin? Maudit rempart, maudite peinture! L'un est à
l'épreuve du canon, l'autre est accablée du veto paternel. Quand tu
t'élances vers le mur, ta timidité te crie: «Tu n'iras pas plus loin!»
Quand tu prends tes pinceaux: «Enfant, enfant, te dit ton père, songes
à l'avenir. On meurt avec du génie, et l'on mange avec de l'argent!»
Hélas! hélas! mon pauvre Cézanne, la vie est une boule qui ne roule pas
toujours où la main voudrait la pousser.

Je te serre la main. Mes respects à tes parents. Le bonjour à Baille,
s'il est encore à Aix. _Écris-moi souvent._


    Ton ami,

                                                             É. ZOLA.


J'oubliais de te souhaiter la bonne année; cela est si bête que je
rougis en l'écrivant. Mais c'est un usage; ainsi donc: Bonne année!
bonne année! bonne année!

Puisque tu as traduit la seconde églogue de Virgile pourquoi ne me
l'envoies-tu pas? Dieu merci, je ne suis pas une jeune fille, et ne me
scandaliserai pas.

Je n'ai pas encore vu Villevieille. Je lui donnerai tous tes bonjours à
la fois. Si tu vois Houchard, prie-le donc de m'écrire et serre-lui la
main.



                                XXVIII


                                               Paris, 5 janvier 1860.

    Mon cher Cézanne.


J'ai reçu ta lettre. J'ai fumé une pipe--je possède depuis le jour de
l'an une belle pipe en cumer que je culotte magnifiquement--et j'ai vu
voltiger dans la fumée du tabac mille pensées que je te communique sur
le champ, croyant te distraire.

Tu me demandes de te parler de mes maîtresses, mes amours sont en rêve.
Mes folies sont d'allumer mon feu, le matin, de fumer ma pipe et de
penser à ce que j'ai fait et à ce que je ferai. Tu vois qu'elles ne
sont pas bien coûteuses et que je n'y perdrai pas la santé. Je n'ai pas
encore vu Villevieille; à la première occasion je ferai la commission
du passe-partout. Quant à Catherine, ma mère doit lui écrire très
prochainement.

Tu as lu, dis-tu, mon feuilleton. J'ai bien peur qu'on ne l'ait pas
plus compris que _Mon follet_. La pauvre Sylphide amoureuse, comme
on a dû lui arracher ses belles ailes et sa couronne! On a dû n'y
voir qu'une fée vulgaire, et je me l'étais représentée si belle et si
riante. Pour moi, c'étaient les âmes des deux amants réunies en une
seule et chantant cet hymne de l'Amour que la terre chante depuis six
mille ans. Hélas! j'ai bien peur qu'on ne l'ait pas comprise.

Tu dois savoir que je ne suis rien moins qu'un favori de la Fortune, et
depuis quelque temps il me peine de me voir, moi, grand garçon de vingt
ans, à la charge de ma famille. Aussi suis-je décidé à faire quelque
chose, à gagner le pain que je mange. Je pense entrer dans quinze jours
au plus dans l'administration des Docks. Toi qui me connais, qui sais
combien j'aime ma liberté, tu comprendras que je dois bien me forcer
pour m'y résoudre. Mais je croirais commettre une méchante action en
n'agissant pas ainsi. J'aurai encore beaucoup de temps à moi et je
pourrai me livrer alors aux occupations qui me plaisent. Je suis loin
d'abandonner la littérature--on abandonne difficilement ses rêves,--et
je tâcherai de remplir le moins longtemps possible un emploi qui me
pèsera sans nul doute. Je te l'ai déjà dit dans ma dernière lettre,
la vie est une boule qui ne roule pas toujours où la main voudrait la
pousser, et crois que je ne quitte pas avec plaisir mes livres et mes
papiers pour aller m'asseoir sur une chaise et griffonner de méchantes
copies. Mais je serai toujours le même, je serai toujours le poète qui
divague, le Zola qui est ton ami. Après avoir secoué à ma porte la
poussière du bureau, je reprendrai la plume pour continuer mon poème
interrompu ou ta lettre commencée. C'est une nécessité, et je m'y
conforme en y apportant mes petits changements.

Je lis cette phrase dans un des derniers feuilletons de Gaut:
«_Lorsque la chaleur des estomacs repus eut fait monter le vermillon
de la satisfaction à tous les visages..._» Qu'en dis-tu? Jamais les
précieuses n'ont inventé quelque chose de mieux. C'est faux, tiraillé,
d'un goût atroce.

Tu vois, mon cher ami, que je t'ai répondu longuement. Et encore je
n'ai pas tout dit, et assez bien dit ce que je voulais dire. N'importe,
je désire que cela t'ait distrait un instant.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                           É. ZOLA.



                                 XXIX


                                              Paris, 16 janvier 1860.

    Mon cher Cézanne,


Me trouvant à la tête de l'énorme somme de vingt centimes, et ne
sachant à quoi l'employer dignement, j'ai pensé que c'était tout juste
ce qu'il fallait pour causer un peu avec toi. Je vais remplir mes
quatre pages et comme Dieu, après avoir enfanté le monde, je me dirai:
C'est bon!

Je lis Dante et voici la phrase que j'ai trouvée dans le chant V de
l'Enfer: _L'amour qui ne fait grâce d'aimer à nul être aimé_, etc...
Et je me suis dit que Dieu veuille que le grand poète ait raison.
Je connais de par le monde un excellent garçon qui aime bien, et je
voudrais que l'amour ne fasse pas grâce à la femme qu'il aime; ce
serait grande joie dans le cœur de ce cher ami; et au moins, quand
la Mort étendrait vers lui ses griffes sèches: «Je ne te crains pas,
pourrait-il lui dire, j'ai connu l'amour, je puis mourir». Et comme
Victor Hugo, il s'écrierait:

    Je puis maintenant dire aux rapides années:
    --Passez, passez toujours! je n'ai plus à vieillir?
    Allez-vous-en avec vos fleurs toutes fanées;
    J'ai dans l'âme une fleur que nul ne peut cueillir.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dernièrement, j'ai découvert chez une de mes connaissances une vieille
gravure enfumée. Je la trouvais délicieuse et je ne m'étonnai pas de
mon admiration lorsque je la vis signée du nom de Greuze. C'est une
jeune paysanne, grande et de rare beauté de formes: on dirait une
déesse de l'Olympe, mais d'une expression si simple et si gracieuse
que sa beauté se change presque en gentillesse. On ne sait trop ce
que l'on doit le plus admirer, ou de sa figure mutine, ou de ses bras
magnifiques; quand on les regarde, on se sent pris d'un sentiment de
tendresse et d'admiration. Je me connais fort peu en dessin, je ne sais
si la gravure est bonne, mais je sais qu'elle me plaît. D'ailleurs,
Greuze a toujours été mon favori, et je suis resté longtemps devant
cette eau-forte, me promettant d'aimer l'original, si un tel portrait,
sans doute un rêve de l'auteur, peut en avoir un.

Connais-tu Ronsard? non, sans doute. Eh bien, voici des vers de ce
poète:

    Mignonne, allons voir si la rose
    Qui ce matin avait desclose
    Sa robe de pourpre au soleil,
    A point perdu, cette vesprée,
    Les plis de sa robe pourprée
    Et son teint au vôtre pareil.

Et dire que monsieur Despréaux a eu l'audace de critiquer un homme
capable d'écrire de telles choses. Boileau! un eunuque! un poète qui ne
voit dans un vers qu'une césure et qu'une rime. Comme l'a dit si bien
Alfred de Musset, l'auteur du _Lutrin_, au lieu du nectar des poètes du
moyen âge, ne versait à ses lecteurs que de la _tisane à la glace_.

Paris est triste à l'œil comme une duègne rechignée, comme un tableau
du divin Chaillan, l'immortel inventeur d'un immortel engrais. Le
sol est couvert de boue, le ciel de nuages, les maisons d'un vilain
badigeon, les femmes de fards de toutes les couleurs. Ici, avant le
visage, il y a toujours un masque. Et lorsque vous avez démasqué
un objet, il n'est pas sûr que ce que vous apercevez soit l'objet
lui-même, c'est peut-être un second masque.--Bon Dieu, dans quelles
phrases je m'embarque! Je voulais te dire tout simplement qu'il fait
mauvais temps, et me voici en plein carnaval.

Je suis triste comme le temps: donc, en raisonnant comme un portrait du
sublime Chaillan, le sublime auteur de ton sublime portrait. Las! te
souviens-tu de cette teinte jaune qui décolorait tes joues, de cette
teinte grise qui passait sur ton front pareille au gris nuage que les
romanciers, lorsqu'ils sont gris, mettent sur le front de leurs gris
héros. Las! te souviens-tu de toutes ces belles choses qui ornaient la
chambre dudit Chaillan et qui, roses, ont vécu ce que vivent les roses.
Heureux coquin, il t'a fait ton portrait, ce grand artiste; avec de
bonnes couleurs encore ... et sans payer!

Je suis donc triste, et je ris du bout des lèvres. Oh! si Jupiter,
Hésus. Dieu, le grand Tout, quel que soit son nom, me donnait un moment
sa puissance! Comme ce pauvre Monde serait joyeux! Je rappellerais
sur la terre l'ancienne gaieté gauloise. J'agrandirais les litres
et les bouteilles, je ferais des cigares très longs et des pipes
très profondes. Le tabac et le vermouth se donneraient pour rien, la
jeunesse serait reine, et pour que tout ce monde soit roi, j'abolirais
la vieillesse. Je dirais aux pauvres mortels: «Dansez, mes amis, la vie
est courte et l'on ne danse plus dans le cercueil. Puisque la branche
se penche vers vous, cueillez le fruit; arrière les grandeurs, arrière
les jaloux, arrière les prosaïques; et buvons frais, morbleu!» Et ces
malheureux amants, comme je les caresserais, comme je les favoriserais!
J'agrandirais les bocages, le gazon pousserait plus vert, les arbres
plus touffus. Celui qui n'aimerait pas serait condamné à mort, et une
fleur serait portée par les plus fidèles. Chacun trouverait sa chacune;
et il naîtrait autant d'hommes que de femmes, et chaque couple futur
naîtrait avec un même signe qui leur permettrait de se reconnaître dans
la foule. Et je leur dirais, à nos chers amoureux, ce qu'Amoureuse
disait à Odette. Je signalerais ma divinité par un acte de justice. Je
me chercherais une compagne, puis j'abdiquerais pour aller nous perdre,
les pieds dans les fleurs et le front au soleil.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                           É. ZOLA.


Je ne sais trop ce que je viens d'écrire.--Écris-moi, et divague le
plus possible.



                                  XXX


                                               Paris, 9 février 1860.

    Mon cher ami,


Je suis triste, bien triste, depuis quelques jours et je t'écris pour
me distraire.

Je suis abattu, incapable d'écrire deux mots, incapable même de
marcher. Je pense à l'avenir et je le vois si noir, si noir, que
je recule épouvanté. Pas de fortune, pas de métier, rien que du
découragement. Personne sur qui m'appuyer, pas de femme, pas d'ami près
moi. Partout l'indifférence ou le mépris. Voilà ce qui se présente à
mes yeux lorsque je les porte à l'horizon, voilà ce qui me rend si
chagrin. Je doute de tout, de moi-même le premier. Il est des journées
où je me crois sans intelligence, où je me demande ce que je vaux pour
avoir fait des rêves si orgueilleux. Je n'ai pas achevé mes études, je
ne sais même pas parler en bon français; j'ignore tout. Mon éducation
du collège ne peut me servir à rien: un peu de théorie, aucune
pratique. Que faire alors? et mon esprit balance, et me voilà triste
jusqu'au soir.--La réalité me presse et cependant je rêve encore. Si je
n'avais pas ma famille, si je possédais une modique somme à dépenser
par jour, je me retirerais dans un bastidon, et j'y vivrais en ermite.
Le monde n'est pas mon affaire; j'y ferai triste figure, si j'y vais
quelque jour. D'autre part, je ne deviendrai jamais millionnaire,
l'argent n'est pas mon élément. Aussi je ne désire que la tranquillité
et une modeste aisance. Mais c'est un rêve, je ne vois devant moi que
luttes, ou plutôt je ne vois rien distinctement. Je ne sais où je vais
et je ne pose mon pied qu'avec frayeur, sachant que la route que j'ai à
parcourir est bordée de précipices. Et encore, je le répète, si j'avais
quelque joie qui vint me donner du cœur; si, lorsque je suis trop
triste, je savais où aller m'égayer. Depuis que je suis à Paris, je
n'ai pas eu une minute de bonheur; je n'y vois personne et je reste au
coin de mon feu avec mes tristes pensées et quelquefois avec mes beaux
rêves. Parfois cependant je suis gai, c'est lorsque je pense à toi et
à Baille. Je m'estime heureux d'avoir découvert dans la foule deux
cœurs qui aient compris le mien. Je me dis que, quelles que soient nos
positions, nous conserverons les mêmes sentiments; et cela me soulage.
Je me vois entouré d'êtres si insignifiants, si prosaïques, que j'ai
plaisir à te connaître, toi qui n'est pas de notre siècle, toi qui
inventerais l'amour, si ce n'était pas une bien vieille invention, non
encore revue ni perfectionnée. J'ai comme une certaine gloire à t'avoir
compris, à te juger ce que tu vaux. Laissons donc les méchants et les
jaloux: la majorité des humains étant stupide, les rieurs ne seront
pas de notre côté; mais qu'importe! si tu éprouves autant de plaisir
à me serrer la main que moi à serrer la tienne.--Voici deux pages et
demie de noircies et je ne t'ai encore rien dit de ce que je désirais,
je ne t'ai pas expliqué pourquoi je suis triste. C'est ce que j'ignore
moi-même, et je me contenterai d'ajouter que peut-être je me désespère
ainsi parce que je n'ai personne pour me consoler.

Voici le carnaval qui finit, hâte-toi de faire des folies pour me
les raconter. On ne s'amuse plus; la reine Bacchanale a abdiqué en
faveur du roi Ennui. On a retiré les battants des grelots et crevé
les tambours de basque. Hâte-toi de faire des folies.--Sans doute
Baille viendra te voir le mardi gras. Tâchez de casser les pots, les
bouteilles et les verres vides. Inventez quelque bon tour qui me fasse
rire.

Écris-moi souvent et parle-moi souvent de toi.--Mes respects à tes
parents.


    Je te serre la main.--Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 XXXI


                                                  Paris, 3 mars 1860.

    Mon cher Paul,


Je ne sais, j'ai de mauvais pressentiments sur ton voyage, j'entends
sur les dates plus ou moins prochaines de ton arrivée. T'avoir auprès
de moi, babiller tous deux, comme autrefois, la pipe aux dents et le
verre à la main, me paraît une chose tellement merveilleuse, tellement
impossible, qu'il est des moments où je me demande si je ne m'abuse
pas, et si ce beau rêve doit bien se réaliser. On est si souvent
abusé dans ses espérances que la réalisation d'une d'elles vous
étonne et qu'on ne la déclare possible que devant la certitude des
faits.--J'ignore de quel côté soufflera l'ouragan, mais je sens comme
une tempête sur ma tête. Tu as combattu deux ans pour en arriver au
point où tu en es; il me semble qu'après tant d'efforts la victoire
ne peut te rester complète sans quelques nouveaux combats. Ainsi
voici le sieur Gilbert qui tâte tes intentions, qui te conseille de
rester à Aix; maître qui voit sans doute avec regret un élève lui
échapper. D'autre part, ton père parle de s'informer, de consulter le
susdit Gilbert, conciliabule d'où résulterait inévitablement le renvoi
de ton voyage au mois d'août. Tout cela me donne des frissons, je
tremble de recevoir une lettre de ta part où, avec maintes doléances,
tu m'annonces un changement de date. Je suis tellement habitué à
considérer la dernière semaine de mars comme la fin de mon ennui,
qu'il me serait très pénible, n'ayant fait provision de patience que
jusque-là, de me trouver seul à cette époque. Enfin, suivons la grande
maxime: laissons couler l'eau; et nous verrons ce que le cours des
événements nous apportera de bon ou de mauvais. S'il est dangereux
de trop espérer, rien n'est sot comme de désespérer de tout; dans le
premier cas, on ne risque que sa gaieté future, tandis que dans le
second on s'attriste même sans cause.

Tu me fais une question singulière. Certainement qu'ici, comme partout
ailleurs, on peut travailler, la volonté y étant. Paris t'offre, en
outre, un avantage que tu ne saurais trouver autre part, celui des
musées où tu peux étudier d'après les maîtres, depuis onze heures
jusqu'à quatre heures. Voici comment tu pourras diviser ton temps. De
six à onze tu iras dans un atelier peindre d'après le modèle vivant; tu
déjeuneras, puis, de midi à quatre, tu copieras, soit au Louvre, soit
au Luxembourg, le chef-d'œuvre qui te plaira. Ce qui fera neuf heures
de travail; je crois que cela suffit et que tu ne peux tarder, avec un
tel régime, de bien faire. Tu vois qu'il nous restera toute la soirée
de libre et que nous pourrons l'employer comme bon nous semblera, et
sans porter aucun préjudice à nos études. Puis, le dimanche, nous
prendrons notre volée et nous irons à quelques lieues de Paris; les
sites sont charmants et, si le cœur t'en dit, tu jetteras sur un
bout de toile les arbres sous lesquels nous aurons déjeuné. Je fais
chaque jour des rêves charmants que je veux réaliser lorsque tu seras
ici: le travail poétique, tel que nous l'aimons. Je suis paresseux
pour les travaux de brute, pour les occupations qui n'occupent que
le corps et étouffent l'intelligence. Mais l'art, qui occupe l'âme,
me ravit, et c'est souvent lorsque je suis couché nonchalamment que
je travaille le plus. Il y a, une foule de gens qui ne comprennent
pas cela, et ce n'est pas moi qui me chargerai de le leur faire
comprendre.--D'ailleurs, nous ne sommes plus des gamins, il nous faut
songer à l'avenir. Travaillons, travaillons: c'est l'unique moyen
d'arriver.

Quant à la question pécuniaire, il est un fait que 125 francs par mois
ne le permettront pas un grand luxe. Je veux te faire le calcul de ce
que tu pourras dépenser. Une chambre de 20 francs par mois; un déjeuner
de 18 sous et un dîner de 22 sous, ce qui fait 2 francs par jour, ou 60
francs par mois; en ajoutant les 20 francs de chambre, soit 80 francs
par mois. Tu as ensuite ton atelier à payer; celui de Suisse, un des
moins chers, est, je crois, de 10 francs; de plus, je mets 10 francs de
toiles, pinceaux, couleurs; cela fait 100 francs. Il te restera donc
25 francs pour ton blanchissage, la lumière, les mille petits besoins
qui se présentent, ton tabac, tes menus plaisirs: tu vois que tu auras
juste pour te suffire, et je t'assure que je n'exagère rien, que je
diminue plutôt. D'ailleurs, ce sera là une très bonne école pour toi;
tu apprendras ce que vaut l'argent et comme quoi un homme d'esprit doit
toujours se tirer d'affaire. Je le répète, pour ne pas te décourager,
tu peux te suffire.--Je te conseille de faire à ton père le calcul
ci-dessus; peut-être la triste réalité des chiffres lui fera-t-elle
un peu plus délier sa bourse.--D'autre part, tu pourras te créer ici
quelques ressources par toi-même. Les études faites dans les ateliers,
surtout les copies prises au Louvre se vendent très bien; et quand tu
n'en ferais qu'une par mois, cela grossirait gentiment la somme pour
les menus plaisirs. Le tout est de trouver un marchand, ce qui n'est
qu'une question de recherche.--Viens hardiment, une fois le pain et le
vin assurés, on peut, sans péril, se livrer aux arts.

Voici bien de la prose, bien des détails matériels; comme elle
te concerne et que de plus elle est utile, j'espère que tu me la
pardonneras. Ce diable de corps est gênant parfois, on le traîne
partout, et partout il a des exigences terribles. Il a faim, il a
froid, que sais-je? et toujours l'âme qui voudrait parler et qui à son
tour est obligée de se taire et de rester comme si elle n'était pas,
pour que ce tyran se satisfasse. Heureusement qu'on trouve un certain
plaisir dans le contentement de ses appétits.

Réponds-moi au moins avant le 15, pour me rassurer et me dire les
nouveaux incidents qui peuvent se présenter. En tout cas, je compte
que tu m'écriras la veille de ton départ, le jour et l'heure de ton
arrivée. J'irai t'attendre à la gare et t'emmènerai sur-le-champ
déjeuner en ma docte compagnie.--Je t'écrirai d'ici là.--Baille m'a
écrit. Si tu le vois avant de partir, fais-lui promettre de venir nous
retrouver au mois de septembre.

Je te serre la main, mes respects à tes parents.


    Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 XXXII


                                                        25 mars 1860.

    Mon cher ami,


Nous parlons souvent poésie dans nos lettres, mais les mots sculpture
et peinture ne s'y montrent que rarement, pour ne pas dire jamais.
C'est un grave oubli, presque un crime; et je veux tâcher de le réparer
aujourd'hui.

On vient de débarrasser de ses toiles la fontaine de Jean Goujon, que
l'on était en train de réparer. Elle est située sur l'emplacement qui
s'appelait jadis _la Cour des Miracles_, et entourée d'un délicieux
petit jardin.--ce qui, entre parenthèses, montre la versatilité des
choses terrestres. Cette fontaine genre Renaissance affecte une forme
carrée; elle est surmontée d'un dôme et percée de quatre ouvertures à
plein cintre, une pour chaque face. De chaque côté de ces ouvertures
se trouve un bas-relief fort étroit et fort long, ce qui fait deux
bas-reliefs par face, soit huit pour tout le monument. Chacun d'eux
représente une naïade, ainsi que l'indique une plaque de marbre noir
portant ces mots: _Fontinx nymphus_. Et je t'assure que ce sont de
charmantes déesses, gracieuses, souriantes, tout comme j'en désirerais
pour m'égayer dans mes moments d'ennui. D'ailleurs, tu connais le
genre de Jean Goujon: tu dois te rappeler ces deux baigneuses qui sont
dues à son ciseau et que je dessinais si maladroitement un jour chez
Villevieille. De plus, au-dessus des pleins cintres sont encore des
bas-reliefs, de petits Amours tenant des banderoles. Même grâce, même
finesse de lignes, même charme dans l'ensemble. Enfin, l'eau tombe en
nappe de bassin en bassin.--Je te parle de cette fontaine, parce que
je me suis oublié une grande heure à la contempler; qui plus est, je
me dérange souvent de ma route pour aller lui jeter un regard d'amour.
C'est que je ne puis t'exprimer, dans ma froide description, toute son
élégance, toute sa gracieuse simplicité! Aussi une de nos premières
courses, lorsque tu viendras ici, sera d'aller voir l'objet de mon
admiration.

L'autre jour, en me promenant sur les quais, j'ai découvert des
gravures de Rembrandt fort risquées. Comme dit Rabelais, j'y vis
derrière je ne sais quel buisson, je ne sais quels gens, faisant je
ne sais quoi, et, je ne sais comment, aiguisant je ne sais quels
ferrements, qu'ils avaient je ne sais où, et je ne sais en quelle
manière.--Les extrêmes se touchent; tout à côté étaient suspendues des
gravures d'après Ary Scheffer: _Françoise de Rimini_, la _Béatrix_ du
Dante, etc.

Je ne sais si tu connais Ary Scheffer, ce peintre de génie mort
l'année dernière: à Paris, ce serait un crime de répondre non, mais en
province, ce n'est qu'une grosse ignorance. Scheffer était un amant
passionné de l'idéal, tous ses types sont purs, aériens, presque
diaphanes. Il était poète dans toute l'acception du mot, ne peignant
presque pas le réel, abordant les sujets les plus sublimes, les plus
délirants. Veux-tu rien de plus poétique, d'une poésie étrange et
navrante, que sa _Françoise de Rimini?_ Tu connais l'épisode de _la
Divine Comédie:_ Françoise et son amant Paolo sont punis de leur luxure
en Enfer par un vent terrible qui toujours les emporte, enlacés, qui
toujours les fait tournoyer dans l'espace sombre. Quel magnifique
sujet! mais aussi quel écueil! comment rendre cet embrassement
suprême? ces deux âmes qui restent même unies pour souffrir les peines
éternelles! quelle expression donner à ces physionomies où la douleur
n'a pas effacé l'amour? Tâche de te procurer la gravure et tu verras
que le peintre est sorti victorieux de la lutte; je renonce à te la
décrire, j'y perdrais du papier sans seulement t'en donner une idée.

Scheffer, le spiritualiste, me fait penser aux réalistes. Je n'ai
jamais bien compris ces messieurs. Je prends le sujet le plus réaliste
du monde, une cour de ferme. Du fumier, des canards barbotant dans un
ruisseau, un figuier à droite, etc., etc. Voilà bien un tableau qui
semble dénué de toute poésie. Mais qu'il vienne un rayon de soleil qui
fasse scintiller la paille jaune d'or, miroiter les flaques d'eau,
qui glisse dans les feuilles de l'arbre, s'y brise, en ressorte en
gerbes de lumière; que, de plus, on fasse passer dans le fond une
leste fillette, une de ces paysannes de Greuze, jetant du grain à tout
son petit monde de volailles: dès ce moment, ce tableau n'aura-t-il
pas, lui aussi, sa poésie; ne s'arrêtera-t-on pas charmé, pensant à
cette ferme où l'on a bu de si bon lait, un jour que la chaleur était
accablante? Que voulez-vous donc dire avec ce mot de réaliste? Vous
vous vantez de ne peindre que des sujets dénués de poésie! Mais chaque
chose a la sienne, le fumier comme les fleurs. Serait-ce parce que vous
prétendez imiter la nature servilement? mais alors, puisque vous criez
tant après la poésie, c'est dire que la nature est prosaïque. Et vous
en avez menti.--C'est pour toi, que je dis cela, monsieur mon ami,
monsieur le grand peintre futur. C'est pour te dire que l'art est un,
que spiritualiste, réaliste ne sont que des mots, que la poésie est une
grande chose et que hors la poésie il n'y a pas de salut.

J'ai fait un rêve, l'autre jour.--J'avais écrit un beau livre, un livre
sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux
noms en lettres d'or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans
cette fraternité du génie, passaient inséparables à la postérité. Ce
n'est encore qu'un rêve malheureusement.

Morale et conclusion de ces quatre pages.--Tu dois contenter ton père
en faisant ton droit le plus assidûment possible. Mais tu dois aussi
travailler le dessin fort et ferme--_unguibus et rostro_--pour devenir
un Jean Goujon, un Ary Scheffer, pour ne pas être un réaliste, enfin
pour pouvoir illustrer certain volume qui me trotte dans le cerveau.

Tu me demandes la suite de _la Mascarade_. Je ne puis contenter ton
désir, par la simple raison que, jusqu'à présent, cette suite n'existe
pas. Le fragment que je t'ai envoyé fut fait en janvier, puis je ne
sais ce qui me passa par la tête, j'abandonnai complètement cette pièce
pour me mettre à écrire un petit proverbe en vers que je viens de
terminer: quelque chose comme neuf cents alexandrins. Il est possible
que je continue maintenant les faits et gestes du jeune et mélancolique
Hermann; en tous cas, dès qu'il existera une suite quelconque, je te
l'expédierai.

Quant aux excuses que tu me fais, soit pour l'envoi des gravures, soit
pour le prétendu ennui que tu me donnes par tes lettres, j'oserai dire
que c'est du dernier mauvais goût. Tu ne penses pas ce que tu avances,
et cela me console. Je ne me plains que d'une chose, c'est que tes
épîtres ne soient pas plus longues, plus détaillées. Je les attends
avec impatience, elles me donnent de la joie pour un jour. Et tu le
sais: ainsi donc plus d'excuses.--J'aimerais mieux ne pas fumer, ne pas
boire que de cesser de correspondre avec toi.

Tu m'écris ensuite que tu es bien triste: je te répondrai que je suis
bien triste, bien triste. C'est le vent du siècle qui a passé sur nos
têtes, nous ne devons en accuser personne, pas même nous; la faute
en est au temps dans lequel nous vivons. Puis tu ajoutes que: si je
t'ai compris, tu ne te comprends pas. Je ne sais ce que tu entends
par ce mot _compris_. Pour moi, voici ce qu'il en est: j'ai reconnu
chez toi une grande bonté de cœur, une grande imagination, les deux
premières qualités devant lesquelles je m'incline. Et cela m'a suffi;
dès ce moment je t'ai compris, je t'ai jugé. Quelles que soient tes
défaillances, quels que soient tes errements, tu seras toujours le même
pour moi. Il n'y a que la pierre qui ne change pas, qui ne sorte pas
de sa nature de pierre. Mais l'homme est tout un monde; qui voudrait
analyser les sentiments d'un seul pendant un jour, succomberait à
l'œuvre. L'homme est incompréhensible, dès qu'on veut le connaître
jusque dans ses plus légères pensées. Mais à moi, que m'importent
tes contradictions appareilles. Je t'ai jugé bon et poète, et je le
répéterai toujours: «Je t'ai compris.»

Mais foin de la tristesse! Terminons par un éclat de rire. Nous
boirons, nous fumerons, nous chanterons au mois d'août. La paresse
est une belle chose, on n'en meurt pas plus vite. Puisque la vie est
mauvaise et courte, allons nous étendre au soleil, babiller, nous
moquer des sots, et attendre que la mort passe et nous emporte, tout
aussi poliment que notre voisin qui a passé sa vie à l'ombre, sans
parler, vivant comme un ours, afin d'amasser un peu d'or.

Je te serre la main.


    Ton ami,

                                                           É. ZOLA.



                                XXXIII


                                                Paris, 16 avril 1860.

    Mon cher Cézanne,


J'ai vu Villevieille, le lundi de Pâques. Le paresseux était mollement
couché, sous le futile prétexte qu'il était malade. Malade! vraiment
oui. Jamais chanoine, jamais chantre, jamais bedeau, jamais enfant de
chœur, ne fut plus gras, plus vermeil, plus joufflu, plus luisant de
graisse. N'importe, il restait au lit. J'ai longtemps causé avec lui,
nous avons parlé de Chaillan, de toi, etc. Je n'ai pas vu son atelier,
où d'ailleurs, m'a-t-il dit, aucune toile n'était ébauchée. Je dois
prochainement retourner chez lui, un de ces soirs, pour prendre le thé.

Sa femme est toute mignonne, toute blanche et rose, c'est presque une
enfant. Il me semble que je vivrais comme un ange avec cette petite
fille. Réellement, il ne la flattait pas, quand il disait qu'elle était
adorable: visage spirituel, un peu chiffonné, petite bouche, petit
pied, enfin délicieuse.--Bon Dieu! qu'ils ont tort de ne pas s'aimer
toujours, de se disputer même parfois.

Je pense à notre mariage, à nous. Qui sait si le sort nous garde un
bon lot. Sera-t-elle belle, sera-t-elle laide? Sera-t-elle bonne,
sera-t-elle méchante? Bonté et beauté ne vont pas toujours ensemble,
hélas! Espérons pourtant que nous aurons de la chance et dans le
matériel et dans le spirituel.--Car, tout bien pesé, tout bien
considéré, je crois que le bonheur est dans le mariage comme ailleurs.
On dit que c'est une loterie; je n'en crois rien. Le hasard a bon dos,
et dès que l'homme fait une faute, il la met sur le dos du hasard, qui
n'en peut mais. Je croirais plutôt qu'il n'y a là que de bons numéros;
quant aux mauvais, c'est l'homme qui les fait lui-même. Je m'explique:
dans toute femme, il y a l'étoffe d'une bonne épouse, c'est au mari à
disposer de cette étoffe le mieux possible. Tel maître, tel valet; tel
mari, telle épouse.--L'éducation de la jeune fille est si différente
de celle du jeune homme, qu'à la sortie des écoles, même entre frère
et sœur, il n'y a plus aucun lien, aucune parenté d'idée. Ce sera
bien pire entre deux étrangers, entre deux époux. Le mari a donc une
grande tâche, celle de la nouvelle éducation de la femme; ce n'est pas
tout de coucher ensemble pour être mariés, il faut encore penser de
même: sinon, les époux ne peuvent manquer tôt ou tard de faire mauvais
ménage.--Voilà pourquoi l'éducation des filles me paraît si imparfaite.
Elles arrivent dans le monde ignorantes, bien plus, ne sachant que des
choses qu'il leur faut oublier.--Je patauge d'une belle manière, je
crois.

Ma nouvelle vie est assez monotone. Je vais à neuf heures au bureau,
j'enregistre jusqu'à quatre heures des déclarations de douanes, je
transcris la correspondance, etc., etc.; ou mieux, je lis mon journal,
je bâille, je me promène de long en large, etc., etc. Triste en vérité.
Mais dès que je sors, je me secoue comme un oiseau mouillé, j'allume ma
bouffarde, je respire, je vis. Je roule dans ma tête de longs poèmes,
de longs drames, de longs romans; j'attends l'été pour donner carrière
à ma verve. Vertu Dieu! je veux publier un livre de poésies et te le
dédier.

Vois l'utilité de la transaction. Je puis te remercier de ton envoi
littéraire:--_Un Trésor de belle-mère_--sans commettre des phrases
heurtées. Tout le monde doit avoir un avis et je vais te dire le mien
sur cette comédie. Tu l'as sans doute vu jouer, tu l'as peut-être
lue. Dans le premier cas, la mise en scène, la lumière, le jeu des
acteurs, peuvent t'avoir égaré; mais dans le second, je crois que
tu as été de mon avis: que tu as trouvé cette pièce fort médiocre.
Comme comédie, elle ne vaut rien; pas de caractère soutenu, pas même
de caractère dessiné. Comme vers, j'en dirais presque autant; à part
quelques alexandrins assez comiques, le reste ressemble à de la prose
endimanchée.--Un auteur, quelque révolutionnaire qu'il soit, a toujours
un but. M. Muscadel ne semble pas en avoir; il n'y a pas d'exposition,
pas de nœud, pas de dénouement; ce sont des vers, puis des vers.
Le public qui a applaudi cette bluette serait bien embarrassé pour
en raconter le fond, car il n'y en a pas. Je le répète, les scènes
se suivent sans avoir aucun lien entre elles, rien n'est observé,
rien n'est amené à temps. On ne sait pas pourquoi la belle-mère est
méchante, on ne sait pas pourquoi elle devient bonne. Les deux époux
n'ont qu'une scène, où ils font de l'esprit assez plat. Ces deux rôles
développés auraient sans doute eu du bon, mais tels qu'ils sont, ce
sont de pâles ébauches. Quant à Valentin, l'âme de la pièce, celui
qui a dû la faire réussir, son rôle est le rôle de tous les valets de
vaudeville. Rien ne le lie avec les autres personnages, il ne sert pas
à l'intrigue, intrigue qui, d'ailleurs, n'existe pas. Quant à la lettre
qu'il écrit à sa maîtresse, c'est une ficelle qui n'en est pas même
une, puisqu'elle n'amène rien.--Je ne nie pas le mérite de l'auteur, je
nie le mérite de sa pièce, je proteste contre les comptes rendus que
j'ai lus dans les journaux. Ce n'est pas un bon service à rendre à M.
Muscadel, que de lui donner sans raison de l'encensoir par la figure.
Et pour mon compte, si j'avais été rédacteur, je lui aurais dit: «Vous
avez sans doute du talent, travaillez donc pour nous faire une comédie
meilleure que celle que vous venez de nous donner».--Voilà bien du
bavardage à propos d'un étranger; mais la littérature a toujours une
petite place dans mes missives et j'ai cru bien faire en te donnant
franchement mon avis sur une pièce que tu as sans doute jugée toi-même.
Je serais heureux que nos deux jugements se rencontrent. Je n'en veux
nullement à M. Muscadel, que je ne connais pas; ce n'est pas non plus
une basse jalousie qui me conduit. J'ai lu la pièce avec la bonne
volonté de la trouver excellente et je me contente de traduire le moins
impoliment possible l'impression qu'elle m'a produite.

Je me trompe en disant que l'auteur n'avait pas de but. J'ai cru lui
en découvrir un; celui de peindre cette espèce de jalousie qu'éprouve
une mère contre la femme qu'aime son fils. Elle croit que cette femme
la vole, que l'amour doit lui appartenir tout entier, à elle qui l'a
nourri, qui l'aime tant. On pourrait faire une charmante comédie avec
cette donnée. Mais combien M. Muscadel a traité cela lourdement, si
lourdement, que l'on se demande si le but de l'auteur était bien de
peindre cet amour maternel luttant contre l'amour.

J'ai reçu ta lettre.--Tu as raison de ne pas trop te plaindre du sort:
car, après tout, comme tu le dis, avec deux amours au cœur, celui de
la femme et celui du beau, on aurait grand tort de se désespérer. Le
temps passe vite, même dans la solitude, lorsque vous peuplez cette
solitude de fantômes chéris; et qu'est-ce être malheureux, sinon être
seul. Ce n'est pas, il est vrai, le seul fléau qui sévit sur l'humaine
race, mais de là, du manque de toute affection, découlent tous nos
malheurs. Aussi, moi l'isolé, moi le dédaigné, je me cramponne à ton
amitié en désespéré. Lorsque mon œil interroge l'horizon, il ne voit
que brouillard, que vagues nuées, mais au moins il aperçoit encore
ta figure dans un rayon de soleil. Et cela me console. Mon pauvre
ami, si jamais mes pensées, mes actions te déplaisaient, dis-le moi
franchement: je pourrais me défendre auprès de toi, raffermir ton
amitié chancelante.

Mais que dis-je là: ne sommes-nous pas maintenant liés, n'avons-nous
pas même pensée? Notre amitié est bien solide encore: et ne prends
ce que je viens de te dire que comme craintes exagérées d'un danger
imaginaire.

Tu m'envoies quelques vers où respire une sombre tristesse. La rapidité
de la vie, la brièveté de la jeunesse, et la mort, là-bas, à l'horizon:
voilà ce qui nous ferait trembler, si l'on y pensait quelques minutes.
Mais n'est-ce pas un tableau plus sombre encore, lorsque dans le cours
si précipité d'une existence, la jeunesse, ce printemps de la vie,
manque entièrement, lorsqu'à l'âge de vingt ans, on n'a pas encore
éprouvé le bonheur, qu'on voit avancer l'âge à grands pas et qu'on n'a
pas même, pour égayer ces rudes jours d'hiver, les souvenirs des beaux
jours d'été.--Et voilà ce qui m'attend.

Tu me dis encore que quelquefois tu n'as pas le courage de m'écrire.
Ne sois pas égoïste: tes joies comme tes douleurs m'appartiennent.
Quand tu seras gai, égaye-moi; quand tu seras triste, assombris mon
ciel sans crainte: une larme est quelquefois plus douce qu'un sourire.
D'ailleurs, écris-moi tes pensées au jour le jour; dès qu'une nouvelle
sensation naîtra dans ton âme, mets-la sur le papier. Puis, quand il y
en aura quatre pages, expédie-les moi.

Une autre phrase de ta lettre m'a aussi douloureusement impressionné.
C'est celle-ci: «la peinture que j'aime, quoique je ne réussisse
pas, etc., etc.» Toi! ne pas réussir, je crois que tu te trompes sur
toi-même. Je te l'ai déjà dit pourtant: dans l'artiste il y a deux
hommes, le poète et l'ouvrier. On naît poète, on devient ouvrier. Et
toi qui as l'étincelle, qui possèdes ce qui ne s'acquiert pas, tu te
plains; lorsque tu n'as pour réussir qu'à exercer tes doigts, qu'à
devenir ouvrier.--Je ne quitterai pas ce sujet sans ajouter deux mots.
Je te mettais dernièrement en garde contre le réalisme; aujourd'hui
je veux te montrer un autre écueil, le commerce. Les réalistes font
encore de l'art--à leur manière,--ils travaillent consciencieusement.
Mais les commerçants, ceux qui peignent le matin pour le pain du soir,
ceux-là rampent misérablement. Je te dis ceci non sans raison: tu vas
travailler chez X***, tu copies ses tableaux, tu l'admires peut-être.
Je crains pour toi ce chemin où tu t'engages, d'autant plus que celui
que tu tâches peut-être d'imiter a de grandes qualités, qu'il emploie
misérablement, mais qui n'en font pas moins paraître ses tableaux
meilleurs qu'ils ne sont. C'est joli, c'est frais, c'est bien brossé;
mais tout cela n'est qu'un tour de métier, et tu aurais tort de t'y
arrêter. L'art est plus sublime que cela; l'art ne s'arrête pas aux
plis d'une étoile, aux teintes rosées d'une vierge. Vois Rembrandt;
avec un rayon de lumière, tous ses personnages, même les plus laids,
deviennent poétiques. Aussi, je te le répète, X*** est un bon maître
pour t'apprendre le métier; mais je doute que tu puisses apprendre
autre chose dans ses tableaux.--Étant riche, tu songes sans doute à
faire de l'art et non du commerce. Si je parlais à Chaillan, je lui
dirais tout le contraire de ce que je viens de te dire.--Défie-toi
donc d'une admiration exagérée pour ton compatriote; mets tes rêves,
ces beaux rêves dorés, sur tes toiles, et tâche d'y faire passer cet
amour idéal que tu portes en toi.--Surtout, et c'est là le gouffre,
n'admire pas un tableau parce qu'il a été vite fait; en un mot, et pour
conclusion, n'admire pas et n'imite pas un peintre de commerce.--Je
reviendrai sur ce sujet.--Je heurte peut-être bien quelques-unes de tes
idées. Dis-le moi franchement pour ne pas garder contre moi une rancune
cachée, et par là même augmentant chaque jour.--Mes respects à tes
parents.

Je te serre la main.


    Ton ami,

                                                           É. ZOLA.


J'ai changé de demeure; adresse tes lettres rue Saint-Victor, n° 35.



XXXIV


                                  26 avril 1860, 7 _heures du matin._

    Mon bon vieux,


Je ne cesserai de te répéter: ne crois pas que je sois devenu pédant.
Chaque fois que je suis sur le point de te donner un conseil, j'hésite,
je me demande si c'est bien là mon rôle, si tu ne te fatigueras pas
de m'entendre toujours te crier: fais ceci, fais cela. J'ai peur que
tu ne m'en veuilles, que mes pensées soient en contradiction avec les
tiennes, partant que notre amitié en souffre. Que te dirai-je? je suis
sans doute bien fou de penser ainsi au mal; mais je crains tant le plus
léger nuage outre nous. Dis-moi, dis-moi sans cesse que tu reçois mes
avis comme ceux d'un ami; que tu ne te fâches pas contre moi lorsqu'ils
sont en désaccord avec ta manière de voir; que je n'en suis pas moins
le joyeux, le rêveur, celui qui s'étend si volontiers sur l'herbe
auprès de toi, la pipe à la bouche et le verre à la main.--L'amitié
seule dicte mes paroles; je vis mieux avec toi en me mêlant un peu de
tes affaires; je cause, je remplis mes lettres, je bâtis des châteaux
en Espagne. Mais, pour Dieu! ne crois pas que je veuille te tracer
une ligne de conduite; prends seulement, dans mes paroles, ce qui te
conviendra, ce que tu trouveras bon, et ris du reste, sans seulement
prendre la peine de le discuter.

Et maintenant j'aborde plus hardiment le sujet peinture.

Lorsque je vois un tableau, moi qui sais tout au plus distinguer le
blanc du noir, il est évident que je ne puis me permettre de juger
des coups de pinceau. Je me borne à dire si le sujet me plaît, si
l'ensemble me fait rêver à quelque bonne et grande chose, si l'amour du
beau respire dans la composition. En un mot, sans m'occuper du métier,
je parle sur l'art, sur la pensée qui a présidé à l'œuvre. Et je pense
agir sagement; rien ne me fait plus pitié que ces exclamations des
soi-disant amateurs qui, ayant retenu quelques termes techniques dans
les ateliers, viennent les débiter avec aplomb et comme des perroquets.
Toi, au contraire, toi qui as compris combien il est difficile de
placer selon sa fantaisie des couleurs sur une toile, je comprends qu'à
la vue d'un tableau tu t'occupes beaucoup du métier, que tu t'extasies
sur tel ou tel coup de pinceau, sur une couleur obtenue, etc., etc.
Cela est naturel; l'idée, l'étincelle est en toi, tu cherches la
forme que tu n'as pas, et tu l'admires de bonne foi partout où tu la
rencontres. Mais prends garde; cette forme n'est pas tout, et, quelle
que soit ton excuse, tu dois mettre l'idée avant elle. Je m'explique:
un tableau ne doit pas être seulement pour toi des couleurs broyées,
placées sur une toile; il ne te faut pas chercher constamment par quel
procédé mécanique l'effet a été obtenu, quelle couleur a été employée;
mais voir l'ensemble, te demander si l'œuvre est bien ce qu'elle
doit être, si l'artiste est réellement un artiste. Il y a si peu de
différence, aux yeux du vulgaire, entre une croûte et un chef-d'œuvre.
Des deux côtés, c'est du blanc, du rouge, etc., des coups de brosse,
une toile, un cadre. La différence n'est que dans ce quelque chose qui
n'a pas de nom, et que la pensée, que le goût seul révèle. C'est ce
quelque chose, ce sentiment artistique du peut-être, qu'il faut surtout
découvrir et admirer. Puis, tu pourras chercher à connaître sa manière
de procéder, tu pourras faire du métier. Mais, je le répète, qu'avant
de descendre à fouiller ainsi le matériel, ces couleurs puantes, cette
toile grossière, qu'avant tout tu te laisses emporter au ciel, par la
sublime harmonie, par la grande pensée qui s'épand du chef-d'œuvre,
et l'entoure comme d'une auréole divine.--Loin de moi la pensée de
mépriser la forme. Ce serait sottise; car sans la forme on peut être
grand peintre pour soi, mais non pour les autres. C'est elle qui fixe
l'idée, et plus l'idée est grande, plus la forme doit être grande
aussi. C'est par elle que le peintre est compris, apprécié; et cette
appréciation n'est favorable qu'autant que la forme est excellente.
Je me servirai d'une comparaison; si je voulais converser avec un
Allemand, je ferais venir un interprète; mais si je n'ai pas d'Allemand
avec qui parler, je n'ai que faire d'un interprète. L'interprète est
la forme, l'Allemand la pensée; sans la forme je ne comprendrai jamais
la pensée, mais je n'ai que faire de la forme si la pensée n'existe
pas. C'est le dire que le métier est tout et n'est rien; qu'il faut
absolument le savoir, mais qu'il ne faut pas perdre de vue que le
sentiment artistique est aussi essentiel. En un mot, ce sont deux
éléments qui s'annulent séparés, et qui réunis font un tout grandiose.

D'ailleurs, je ne parle pas pour toi; si tu as du bon, comme je le
crois fermement, tu n'as pas à établir ces distinctions que je viens
de faire un peu puérilement. Chaque génie naît avec sa pensée et avec
sa forme originale; ce sont choses qui ne peuvent se séparer sans
entraîner une complète nullité, du moins apparente, chez l'homme.
Cela se remarque surtout lorsque c'est la pensée qui règne seule; le
pauvre grand homme est rangé alors dans le rang des incompris; son âme
a beau rêver, elle ne peut se communiquer aux autres, il est ridicule
et malheureux. Lorsque la forme seule existe, l'homme qui la possède
sans posséder l'idée, réussit parfois et alors son exemple devient
extrêmement dangereux. J'arrive enfin à la peinture de commerce, dont
j'avais promis de te reparler; tout ce qui précède n'est qu'un long
préambule et c'est ceci que je voulais te dire. Le peintre de commerce
exclut l'idée, il fait trop vite pour faire quelque chose de bon comme
art. C'est un métier, un moyen de donner du pain à ses enfants; rien
de mieux. Mais c'est que ce diable de peintre, s'il n'a pas l'idée, a
le plus souvent la forme pour lui; et, dès lors, son tableau est un
véritable piège pour les commerçants. On est forcé d'avouer que c'est
joli, et si l'on ne va pas plus loin, voilà qu'on se met à admirer une
œuvre indigne, l'imiter peut-être. Je sais bien que ce ne sont que les
imbéciles qui se laissent prendre; mais m'en voudras-tu si je me suis
effrayé, même à tort, et si je l'ai dit en ami: «Prends garde! songe
à l'art, à l'art sublime; ne considère pas que la forme, parce que la
forme seule, c'est la peinture de commerce; considère l'idée, fais de
beaux rêves; la forme viendra avec le travail et tout ce que tu feras
sera beau, sera grand». Voilà ce _que_ je t'ai dit, voilà ce que je te
répéterai toujours.

Si tu n'es pas content, tu n'es pas raisonnable. Voilà cinq pages, les
plus sérieuses que j'aie écrites de ma vie.--Au moins, souviens-toi
de nos engagements; si je blessais ta manière de voir, ne fais pas
attention à mon bavardage.

Chaillan a passé, dimanche dernier, la journée entière avec moi; nous
avons déjeuné, soupé ensemble, causant de toi, fumant nos bouffardes.
C'est un excellent garçon; mais quelle simplicité, bon Dieu! quelle
ignorance du monde! Qu'il réussisse, cela me semble peu probable; il ne
sera cependant jamais malheureux, et c'est en quelque sorte ce qui me
console de le voir rêver ainsi tout éveillé. Son caractère n'est plus
jeune; je le soupçonne même d'être un peu avare. Avec ces deux défauts,
qui dans le cas présent sont des qualités, il ne peut mourir de faim,
ni se faire trop de bile. Il se retirera toujours à temps dans son
village, ou bien se contentera des poitrails médiocres qu'il vendra le
plus cher possible.

--Il est, me disait-il, dans une maison où logent douze fillettes; et
cela l'ennuie, car elles font un tapage à faire crouler les murs. Il va
changer de demeure. L'innocent!

Chaque jour il se rend chez le père Suisse, depuis le matin 6 heures
jusqu'à 11 heures. Puis, l'après-midi, il va au Louvre. Réellement il
a du toupet.--Ah! si tu étais ici, la belle vie! Mais à quoi bon cette
exclamation? à nous donner des regrets superflus.

--Je ne t'en dirai pas plus long sur Chaillan: il doit t'écrire
lui-même sous peu.--Je n'ai pas encore revu Villevieille; je pense
aller lui rendre bientôt visite.

Quant à moi, ma vie est toujours monotone. Lorsque, courbé sur mon
pupitre, écrivant sans savoir ce que j'écris, je dors tout éveillé,
comme abruti, soudain parfois un frais souvenir passe dans mon esprit,
une de nos joyeuses parties, un des sites que nous affectionnions, et
mon cœur se serre affreusement. Je lève la tête, et je vois la triste
réalité; la chambre poudreuse, encombrée de vieilles paperasses,
peuplée par un monde de commis stupides pour la plupart; j'entends le
monotone grincement des plumes, des mots stridents, des termes bizarres
pour moi; et là, sur la vitre, comme pour me railler, les rayons de
soleil viennent se jouer et m'annoncer qu'au dehors la nature est en
fête, que les oiseaux ont des chants mélodieux, les fleurs des parfums
enivrants. Je me renverse sur ma chaise, je ferme les yeux, et pour
un instant je vous vois passer, vous, mes amis; je les vois, elles
aussi, ces femmes que j'aimais sans le savoir. Puis tout s'évanouit, la
réalité revient plus terrible, je reprends ma plume et je me sens des
envies de pleurer.--Oh! la liberté, la liberté! la vie contemplative
de l'Orient! la douce et poétique paresse! mon beau rêve! qu'êtes-vous
devenus?

J'ai fait cette lettre, _currente calamo_, sans me reposer, sans
moucher ma chandelle. Il est bientôt minuit et je vais me mettre au
lit. Je me sentais exalté ce soir, pardonne-moi donc si ma lettre est
folle, privée de ce peu de raison que je possède.

Je n'ai pas pu attendre une lettre de toi pour t'écrire de nouveau et
quoique je n'aie rien à te dire, il m'a pris une telle rage de noircir
du papier, que j'ai cédé à la tentation.

Je te serre la main.


    Ton ami,


                                                        ÉMILE ZOLA.

Mes respects à tes parents.


Je reçois ta lettre à l'instant.--Elle fait naître en moi une
bien douce espérance. Ton père s'humanise; sois ferme, sans être
irrespectueux. Pense que c'est ton avenir qui se décide et que tout ton
bonheur en dépend.--Ce que tu dis sur la peinture devient inutile, du
moment que tu reconnais toi-même les défauts de X***.

Je répondrai à ta lettre sous peu.



                                 XXXV


Paris, 5 mai 1860.

    Mon bon vieux,


Je suis seul dans ma chambre, un peu indisposé. J'ai fait l'école
buissonnière pour aujourd'hui et je ne crois pouvoir mieux employer le
temps passé loin de mon bureau, qu'en causant avec toi.--Je vais donc
répondre à tes deux dernières lettres.

Comme tu le présumes fort bien, je ne m'amuse nullement aux Docks.
Voici un mois que je suis dans cette infâme boutique et j'en ai,
par Dieu! plein le dos, les jambes et tous les autres membres.--Je
ne demande qu'une grotte dans le flanc d'un rocher, sur une haute
montagne. Je vivrai là vêtu d'un froc s'il le faut, en ermite, ne me
souciant ni du monde, ni de ses jugements.--Ne crois pas que ce soit
là le vain désir d'un poète; je pense sérieusement et, si je n'avais
pas une mère, il y a longtemps que j'aurais tâché de mettre mon idée à
exécution.--Quoi qu'il en soit je trouve mon bureau puant et je vais
bientôt déguerpir de cette immonde écurie. Ce qui m'arrête, c'est que,
sorti de là, je me trouverai de nouveau à la charge de ma famille; je
cherche une combinaison qui me permette de manger et de rester libre,
combinaison, hélas! que je ne trouve pas, que je ne trouverai jamais.
Tu ne peux te douter de la souffrance que j'éprouve quand je pense à
ces choses-là. C'est comme un damné labyrinthe; j'ai beau marcher, je
m'égare et toujours je reviens au même point, à penser en pleurant à
l'art sublime, à la liberté, à toutes ces célestes choses dont l'amour
ne veut pas mourir en moi, et qui se débat en désespéré, devant
l'horrible réalité.--Car, te le dirai-je, si je suis malade de corps,
ce n'est qu'une suite de ma maladie morale, de l'ennui, du désespoir
que je ressens. Mais quittons ce triste sujet et tâchons de rire et de
boire frais.

Tu me parles de Baille dans tes deux lettres. Il y a longtemps que je
désire moi-même t'entretenir au sujet de ce brave garçon.--C'est qu'il
n'est pas comme nous, qu'il n'a pas le crâne fait dans le même moule;
il a bien des qualités que nous n'avons pas, bien des défauts aussi.
Je ne puis pas essayer de te faire la peinture de son caractère, te
dire par où il pèche, par où il l'emporte; je ne lui donnerai pas non
plus l'épithète de sage, pas plus que celle de fou; cela n'est que
relatif et dépend du point de vue d'où l'on envisage la vie. Que nous
importe d'ailleurs, à nous ses amis; ne suffit-il pas que nous l'ayons
jugé bon garçon, dévoué, supérieur à la foule, ou du moins plus apte à
comprendre notre cœur et notre esprit. Ne devons-nous pas le juger avec
cette bienveillance que nous réclamons pour nous-mêmes, et, si quelque
chose nous contrarie dans sa conduite, de quel droit irions-nous
trouver mauvais ce qu'il trouve bon? Crois-moi, nous ne savons ce que
la vie nous garde; nous sommes au début, tous trois riches d'espérance,
tous trois égaux par notre jeunesse, par nos rêves. Serrons-nous la
main: non pas une étreinte d'un moment, mais une étreinte qui empêche
un jour de faiblir, ou qui console après la chute.--Que diable me
marmotte-il là, dois-tu dire? Mon pauvre vieux, j'ai cru m'apercevoir
que le lien qui t'unissait avec Baille faiblissait, qu'un anneau de
notre chaîne allait casser. Et, tremblant, je te prie de penser à
nos joyeuses parties, à ce serment que nous avons fait, le verre en
main, de marcher toute la vie, les bras enlacés, dans le même sentier;
de penser que Baille est mon ami, qu'il est le tien, et que si son
caractère ne sympathise pas entièrement avec le nôtre, il n'en est
pas moins dévoué pour nous, aimant, qu'enfin il me comprend, qu'il te
comprend, qu'il est digne de nos confidences, de ton amitié.--Si tu as
quelque chose à lui reprocher, dis-le moi, je tâcherai de le défendre,
ou plutôt dis-lui à lui-même ce qui te contrarie en lui,--rien n'est à
craindre comme les choses non avouées entre amis.

Tu te rappelles nos parties de nage, cette heureuse époque où,
insoucieux de l'avenir, nous combinions un beau soir la tragédie
du célèbre Pitot; puis le grand jour! là, sur le bord de l'eau, le
soleil qui se couchait radieux, cette campagne que nous n'admirions
peut-être pas alors, mais que le souvenir nous présente si calme et
si riante.--On a dit--je crois que c'est Dante--que rien n'est plus
pénible qu'un souvenir heureux dans les jours de malheur. Pénible,
oui, mais âprement voluptueux aussi; on pleure et on rit à la
fois.--Malheureux que nous sommes! à vingt ans nous regrettons déjà
le passé; nous tournons vers cette époque enfuie, tendant les bras,
pleurant sans espoir de voir renaître ces beaux jours. Malheureux et
fous! nous gâtons notre vie comme à plaisir, toujours souhaitant de
voir revivre le passé, ou implorant l'avenir à grands cris, ne sachant
jamais jouir du présent.--Je te l'ai dit dans ma dernière lettre,
parfois un souvenir, rapide comme un éclair, traverse ma pensée; c'est
un mot que tu m'as dit jadis, c'est une de nos parties: une montagne,
un chemin, un buisson, et je regrette, et je désespère--malheureux et
fou.

Dans tes deux lettres tu me donnes comme un espoir lointain de
réunion. «Quand j'aurai fini mon droit, peut-être, me dis-tu, serai-je
libre de faire ce que bon me semblera; peut-être pourrai-je aller te
rejoindre.» Que Dieu veuille que ce ne soit pas la joie d'un instant;
que ton père ouvre les yeux sur ton véritable intérêt. Peut-être, à ses
yeux, suis-je un étourdi, un fou, même un mauvais ami de t'entretenir
dans ton rêve, dans ton amour de l'idéal. Peut-être, s'il lisait mes
lettres, me jugerait-il sévèrement; mais quand bien même je devrais
perdre son estime, je le dirais hautement devant lui comme je le dis à
toi: «J'ai réfléchi longtemps à l'avenir, au bonheur de votre fils, et
par mille raisons qu'il serait trop long de vous expliquer, je crois
que vous devez le laisser aller là où son penchant, l'entraîne.»--Mon
vieux, il s'agit donc d'un petit effort, d'un peu travailler. Voyons,
que diable! sommes-nous tout à fait privé de courage? Après la nuit
viendra l'aurore; tâchons donc de la passer tant bien que mal, cette
nuit, et que lorsque luira le jour tu puisses dire: «J'ai assez dormi,
mon père, je me sens fort et courageux. Par pitié! ne m'enfermez
pas dans un bureau; donnez-moi mon vol, j'étouffe, soyez bon, mon
père.»--Je ferai ta commission à Chaillan.

Leclère met en doute, me dis-tu, mon voyage à Aix. Le cher homme se
trompe; je compte aller te serrer la main tout comme l'année dernière.
Il est vrai, je préférerais que ce fût toi qui vins, et cela pour une
foule de raisons; mais, comme je doute encore de la bonne volonté de
ton père, je me prépare à faire mes paquets.--Tu me parles vaguement
d'une certaine aventure qui aurait amené des suites fâcheuses entre
Leclère et De Julienne. Je juge à propos de joindre à cette lettre un
mot pour ce dernier; autant pour éclaircir l'affaire que pour désavouer
toutes les mesures rigoureuses qu'on aurait pu prendre en mon nom.--Lis
d'ailleurs ce mot et ne m'en veuille pas s'il rogne ta portion.--Serre
la main de Leclère à mon intention et ne lui dis pas que tu m'as
communiqué cette misère.

Quant à vous, mes beaux musiciens, chantez tout votre soûl; riez, mes
enfants, riez. Ma mansarde n'est certes pas belle, et cependant parfois
je la regrette.--Nous avons depuis une semaine un temps sublime; je
ne le croirais pas, si je ne suais pas. Mais que m'importe la pureté
du ciel, à moi Parisien; je sors si peu. Je ne vais jamais manger des
anchois au bastidon, tout au plus si je vais m'installer à la porte
d'un établissement dans le genre du _Qu'a fait la belle eau_ (Oh!
Marguery!). Je ne t'ai pas décrit ma nouvelle demeure, mon voisinage:
ce sera pour ma prochaine lettre.

Il y a eu soirée hier soir chez moi. J'ajoute cette feuille de papier
à ma lettre pour te narrer cette rareté. Nous étions douze, ma mère,
Pagès (du Tarn), Chaillan, Pajot, moi: le reste ne vaut pas l'honneur
d'être nommé. Le but de cette réunion était de lire quelques vers et
d'ouïr quelques chanteurs qui se trouvaient parmi nous; ce fut tout
artistique comme tu vois. On a servi, comme consommations, trois
douzaines de biscuits, deux bouteilles, une de champagne, une de
malaga, puis le premier acte de la _Nouvelle Phèdre_, et le proverbe
intitulé _Perrette_. On a fortement applaudi; était-ce l'auteur à qui
s'adressaient ces éloges, ou le maître de la maison qui offrait de si
bon malaga? Je livre ce problème à ta perspicacité. Pour moi, je juge
incapables de m'apprécier la moitié des personnes qui m'écoutaient. Ce
n'est pas orgueil, c'est simplement expérience et vérité. Ce qui m'a
fait le plus plaisir, ce sont les éloges de Pajot, les bonnes grosses
appréciations de Chaillan, puis les quelques admirations vraies de
Pagès (du Tarn). Pardon d'avoir parlé de moi le premier; j'ai voulu
me débarrasser de ma pièce pour parler plus à l'aise de la _Nouvelle
Phèdre_. On n'en a lu que le premier acte et ce n'est donc que d'après
ce fragment que je puis en parler.--Une seule question. Qu'est-ce qui
m'ennuie dans la tragédie? C'est la tragédie elle-même; ce sont tous
ces vieux accessoires usés, les confidents, les tirades emphatiques,
l'alexandrin lourd et régulier, etc., etc. Lorsque M. Pagès (du
Tarn) me dit qu'il était le partisan des innovations, je crus qu'il
avait aboli toutes ces vieilleries. Point du tout; ses nouveautés
se bornent à un changement de costume, l'habit noir au lieu de la
toge romaine, à un changement de nom, le nom d'Abel au lieu de celui
d'Hippolyte. D'autre part, il ne s'aperçoit pas d'un écueil; voulant
faire, comme il le dit, la tragédie de l'homme et non celle des rois
et des héros, choisissant un sujet bourgeois, ne doit-il pas craindre
de rendre plus ridicule encore l'emphase et la déclamation dans le
cercle mesquin d'une famille. Thésée, Hippolyte, peuvent invoquer
les dieux, ils en descendent. Mais tel ou tel marchand enrichi sera
parfaitement ridicule de faire ainsi les grands bras. Est-ce à dire que
ces drames qui s'agitent confusément dans l'ombre d'une maison, que
ces passions terribles qui désolent une famille, ne présentent aucun
intérêt, ne soient pas dignes d'être mis sur la scène. Loin de là,
seulement il faut, selon moi, que le style s'accorde avec le genre, et
certes, le vieux style classique, les exclamations, les périphrases
sont ce qu'il y a de plus faux au monde dans la bouche d'une petite
bourgeoise.--D'ailleurs, ce premier acte est rempli de beaux vers;
les situations sont copiées sur Racine, mais cela ôtait dans le sujet
même.--Si l'un me demandait mon avis sincère, je répondrais que cette
tragédie est littéraire, bien versifiée, de beaucoup plus passionnée
que les tragédies classiques, destinée selon moi à un succès éclatant
ou à une chute complète; mais qu'elle n'est nullement destinée à faire
révolution en littérature, comme le pense son auteur, et qu'elle n'est
pas le dernier mot de l'art dramatique. Je m'arrête faute de place.--Si
bien que Chaillan a chanté et qu'il a été fort applaudi; si bien qu'un
monsieur qui se trouvait là nous a invités tous les deux à une soirée
où doivent se trouver des acteurs de l'Odéon; si bien qu'on a été
se coucher sur les minuit.--M. Pagès (du Tarn) me demande soudain:
«Voulez-vous six vers de désespoir?--Pardieu! lui dis-je, ce sont _six
verres vides_.»--Le brave homme resta bouche béante.


    Je te serre la main. Ton ami,

                                                           É. ZOLA.


Je t'envoie trois feuilles et trois feuilles différentes.--Ceci prouve
que jadis j'avais trois cahiers de papier et que je n'en ai plus
maintenant.



                                 XXXVI


                                                 Paris, 13 juin 1860.

    Mon cher Paul,


L'autre jour, par une belle matinée, je me suis égaré loin de Paris,
dans les champs, à trois ou quatre lieues.--N'aimes-tu pas les bluets,
ces petites étoiles qui scintillent dans les blés, ces fleurs si
gracieusement jolies. Les poètes ont, hélas! usé et abusé des fleurs.
Qui oserait parler de la rose, écrire deux lignes sur la pensée,
pousser des exclamations sur le lilas, le chèvrefeuille, etc., etc.
Je suis donc fort mal venu de te vanter mes bluets, de le dire que
j'en ai ramassé une grosse belle gerbe, tout comme une pensionnaire de
couvent en robe blanche pudique et folâtre. Mon Dieu! oui, une grosse
gerbe, courant dans les prés, joyeux de ne plus voir de maisons, de
marcher dans le rosée, de me croire en Provence, en chasse, en partie
au bastidon. J'étais seul et je m'en donnais à cœur joie; certain que
personne ne m'épiait pour me railler, j'allais toujours, augmentant
mon bouquet. Ces bluets, ce sont fleurs si charmantes; je parie que
tu ne les as jamais remarqués. Mon bon vieux, quelque jour imite-moi,
cours en cueillir une pleine poignée le matin, avant que le soleil ait
séché la rosée dans leurs corolles; fais-toi enfant pour une heure;
puis tu verras quelle belle teinte bleue, quel fouillis gracieux; on
dirait un amas de fine dentelle.--Le fait est qu'après avoir couru deux
grandes heures, je me sentis un grand appétit. Je levais la tête; des
arbres partout, du blé, des haies, etc. Je me trouvais dans un pays
qui m'était totalement inconnu. Enfin, au-dessus d'un vieux chêne,
j'aperçus un clocher; un clocher suppose un village; un village, une
auberge. Je marchai vers la bienheureuse église, et je ne tardai pas à
me trouver installé devant un frugal déjeuner, dans un café quelconque.
Dans ce café--et c'est à cela que j'en voulais venir, tout le reste
n'est qu'une préface,--je remarquai en rentrant des peintures qui me
frappèrent. C'étaient de grands panneaux comme tu veux en peindre chez
toi, peints sur toile, représentant des fêtes de village; mais un
chic, un coup de pinceau si sûr, une entente si parfaite de l'effet
à distance, que je demeurai ébahi. Jamais je n'avais vu de telles
choses dans un café, même parisien. On me dit que c'était un artiste de
vingt-trois ans qui avait commis ces petits chefs-d'œuvre. Vraiment, si
tu viens à Paris, nous irons jusqu'à Vitry--c'est le nom du bienheureux
village--et je suis certain que tu admireras comme moi. Je me suis
laissé peut-être emporter par l'enthousiasme, mais je ne crois pas me
tromper en avançant que ce jeune rapin a de l'avenir.

Tu m'apprends une nouvelle qui me surprend fort, le mariage
d'Escoffier-Don-Juan, d'Escoffier le coureur, le libertin, etc., etc.
Du diable! si je croyais que ce serait lui qui se marierait le premier
de mes amis. Pousserai-je de grandes exclamations sur le mariage
d'argent? A quoi bon? ce serait au moins ridicule et en tout cas plus
qu'inutile. Gardons en avare nos belles rêveries; laissons les autres
barboter dans la prose. Qui sait d'ailleurs? peut-être sont-ils plus
heureux que nous. Je faisais même cette réflexion l'autre soir en
pensant à ce cher Escoffier: Voilà un garçon, me disais-je, dont le
sentier aura été bordé de roses sans épines. Jusqu'à vingt-deux ans
il a mené une belle vie de paresse et de plaisir, puis en ce moment,
où il lui faut choisir une carrière, faire un travail quelconque, il
rencontre bonnement une dot de cent mille francs qui lui tend les bras.
Voilà la carrière, la position trouvée. Je sais que cette fois la
rose a une épine. Mais qu'importe! combien il en est qui envieraient
son sort! Quand on peut marcher terre à terre, n'être pas tourmenté
par de folles idées comme moi, n'est-on pas joyeux de voir cent mille
francs tomber amoureux de vous? Ma foi, vive la prose par moment, je le
répète, Escoffier doit être heureux. Ce n'est pas dire que je serais
heureux, si j'étais à sa place; que non pas! Chacun dans son milieu,
mon vieux; l'oiseau dans l'air et le poisson dans l'eau.

Je vois Chaillan fort souvent. Hier nous avons passé la soirée
ensemble; cet après-midi je dois aller le retrouver au Louvre. Il m'a
dit t'avoir écrit avant-hier, je crois, je ne te parle donc pas de ses
travaux. Combes est ici, il doit t'en parler. Les autres artistes que
je vois sont Truphème jeune, Villevieille, Chotard; quant à Ampérère,
je n'ai pu encore le rencontrer. Nous parlons quelquefois avec
Chaillan de Fournier; sais-tu par où il réside, ce qu'il fait? Pour
nous, absence complète de notions à cet égard.--Nous attendons, pour
commencer le superbe tableau dont je te parlais, que je sois installé
dans une chambre que je viens de louer. Mon vieux, au septième;
l'habitation la plus haute du quartier; une immense terrasse, la vue
de tout Paris; une chambrette délicieuse que je vais meubler dans le
dernier chic, divan, piano, hamac, pipes en foule, narguilé turc, etc.
Puis des fleurs, puis une volière, un jet d'eau, une véritable féerie.
Je te reparlerai de mon grenier quand tous ces embellissements seront
terminés. Au 8 juillet l'emménagement.--Baille, qui viendra sans doute
à Paris au mois de septembre, jouira sans doute de mon asile: que ne
puis-je en dire autant de toi. Chaillan doit te narrer toutes les
félicités que les rapins rencontrent ici.

Voilà bientôt quinze jours que je file un amour des plus platoniques.
Une jeune fille, une fleuriste qui reste à côté de chez moi, passe
sous ma fenêtre deux fois par jour, le matin à six heures et demie, et
le soir à huit heures. C'est une petite blonde, toute mignonne, toute
gracieuse; petite main, petit pied, une grisette des plus gentilles.
Aux heures où elle doit passer, je me mets régulièrement à la fenêtre;
elle vient, lève les yeux; nous échangeons un regard, même un sourire;
puis c'est tout. Est-ce folie, mon Dieu! aimer ainsi une fleuriste, la
moins cruelle des beautés parisiennes! Ne pas la suivre, ne pas lui
parler! Veux-tu que je te le dise, c'est paresse et rêverie à la fois.
C'est bien moins fatigant d'aimer ainsi; je l'attends, mon adorée, en
fumant ma pipe. Puis les beaux rêves! ne la connaissant pas, je puis la
doter de mille qualités, inventer mille aventures délirantes, la voir,
l'entendre parler à travers le prisme de mon imagination. Mais, que te
dis-je? ne le sais-tu pas aussi bien que moi, les charmes de cet amour
platonique dont on se moque tant. Laissons railler les sots; folie et
sagesse sont des mots sur la signification desquels on ne s'entendra
jamais.--Mon vieux, que ne suis-je près de toi, pour boire un bon coup,
pour causer folie, couchés sur le gazon, la tête à l'ombre et les pieds
au soleil. Épicure fut un sage; le monde n'a que faire de nous, pauvres
chétifs, nous n'avons que faire du monde. Eh! morbleu! qu'on nous
laisse vivre en paix, le verre en main et la chanson aux lèvres, rêvant
et dormant en attendant le grand sommeil.--Je veux aller près de toi au
mois d'août rien que pour divaguer et boire de bons coups. Vive Dieu!
nous en viderons plus d'une et des meilleures encore!

Tu ne me parles plus du droit. Qu'en fais-tu? es-tu toujours en
brouille avec lui? Ce pauvre droit qui n'en peut mais, comme tu dois
l'arranger!--J'ai remarqué que nous, avions toujours besoin d'une
peine ou d'un amour, sans lesquelles conditions la vie est incomplète.
D'ailleurs, l'idée d'amour entraîne jusqu'à un certain point l'idée de
haine et _vice versa_. Tu aimes les jolies femmes, donc tu détestes
les laides; tu hais la ville, donc tu aimes les champs. Bien entendu,
qu'il ne faudrait pas pousser cela trop loin. Quoi qu'il en soit, je
répète que nous avons besoin pour bien vivre d'aimer et de haïr quelque
chose; d'aimer pour laisser notre âme s'épancher dans nos bons moments;
de haïr pour jurer et briser les vitres dans nos mauvais moments. Tel
est l'homme en général, c'est-à-dire l'homme bon et méchant, ayant des
qualités et des défauts. Le véritable sage serait celui qui ne serait
qu'amour, dans l'âme duquel la haine n'aurait pas de place. Mais comme
nous ne sommes pas parfaits--Dieu merci! ce serait trop ennuyant--et
que tu ressembles à tous, ton amour à toi est la peinture et la haine
du droit. Voilà, comme dirait Astier, ce qu'il fallait démontrer.

Tu relis quelquefois mes anciennes lettres, me dis-tu. C'est un plaisir
que je me paie souvent. J'ai gardé toutes les tiennes; ce sont là mes
souvenirs de jeunesse.--Faut-il que l'homme soit misérable! toujours
désirer, toujours regretter, toujours vouloir devancer l'avenir, puis,
chaque fois que le regard se porte vers le passé, toujours verser des
pleurs amers. Quels pauvres animaux que nous: ne pas savoir profiter de
la minute présente, la gâter par un désir ou par un regret. Vraiment,
je serais tenté de me dresser vers le ciel et de crier à Dieu: «Dis-moi
pourquoi nous as-tu pétris d'une argile aussi immonde? pourquoi
as-tu enfermé ton souffle divin dans une si ignoble prison que les
parois en ont souillé la céleste prisonnière?» Certes, ce n'est pas à
propos de tes lettres que je pousserais ce cri. Quand je les relis,
si je regrette le temps passé, c'est un regret exempt de larmes; au
contraire, je suis heureux pour un quart d'heure, je nous revois plus
jeunes, réunis et joyeux. Puis je pense au futur, je me demande si ce
bon temps ne reviendra pas, et j'espère. Et pourquoi n'aurais-je pas
d'espérance? Ne sommes-nous pas jeunes encore, pleins de rêves, à peine
au début de la vie. Tiens, laissons les souvenirs et les regrets aux
vieillards; c'est leur trésor à eux, c'est le livre du passé qu'ils
feuillettent d'une main tremblante, s'attendrissant à chaque page. Et,
puisque nous ne saurions jouir du présent, à nous l'avenir, ce bel
avenir inconnu que nous pouvons embellir des plus riches couleurs.
Espérons, mon bon vieux, espérons d'être réunis un jour, de jouir d'une
sainte liberté, et de marcher en riant jusqu'à ce que nos pieds se
heurtent contre la pierre d'un tombeau.

Mon poème en est toujours au même point: au commencement du troisième
et dernier chant. Un de ces jours de beau temps, je tâcherai de
le terminer.--Si tu vois Houchard, dis-lui que sa lettre ne m'est
nullement parvenue; dis-lui aussi que je lui écrirai bientôt et que je
lui serre la main.

Parle-moi un peu des processions. C'est un temps de sainte coquetterie;
sous prétexte d'adorer Dieu dans ses plus beaux atours, on va se
faire adorer soi-même. Que de billets doux une église a vu glisser
dans des mains mignonnes.--Parle-moi de Marguery (de Mars guéri,
entendons-nous). Parle-moi, parle-moi de tout: je suis avide de
nouvelles. Toi qui ne regardes jamais pour toi, regarde un peu pour
moi, puis tu me conteras tout ce que tu as vu.--Une dernière question:
«Ta barbe, comment la portes-tu?»

Mes respects à tes parents.--Je te serre la main.


    Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



XXXVII


                                                 Paris, 25 juin 1860.

    Mon cher vieux,


Tu me parais découragé dans ta dernière lettre; tu ne parles rien
moins que de jeter tes pinceaux au plafond. Tu gémis sur la solitude
qui t'entoure; tu t'ennuies.--N'est ce pas notre maladie à tous,
ce terrible ennui, n'est-ce pas la plaie de notre siècle? et le
découragement n'est-il pas une des conséquences de ce spleen qui
nous étreint la gorge?--Comme tu le dis, si j'étais près de toi, je
tâcherais de te consoler, de t'encourager. Je te dirais que nous ne
sommes plus des enfants, que l'avenir nous réclame et qu'il y a lâcheté
à reculer devant la tâche qu'on s'est imposée; que la grande sagesse
est d'accepter la vie telle qu'elle est; de l'embellir par des rêves,
mais de bien savoir que ce sont des rêves que l'on fait.--Dieu me
protège, si je suis ton mauvais génie, si je dois faire ton malheur
en te vantant l'art et la rêverie. Je ne puis cependant le croire; le
démon ne peut se cacher sous notre amitié et nous entraîner tous deux
à notre perte. Reprends donc courage; saisis de nouveau tes pinceaux,
laisse ton imagination errer vagabonde. J'ai foi en toi; d'ailleurs,
si je te pousse au mal, que ce mal retombe sur ma tête. Du courage
surtout, et réfléchis bien, avant de t'engager dans cette voie, aux
épines que tu peux rencontrer. Sois homme, laisse un instant le rêve
de côté, et agis.--Si je te donne de mauvais conseils, je le répète,
que Dieu me protège! Je crois bien parler pour toi, j'en ai conscience;
si l'on m'accusait, ce ne serait pas la première fois que l'on me
jetterait à la face des injures que je ne mérite pas. Mon cœur en
saignerait, mais je dirais comme le Christ: «Seigneur, pitié pour eux;
ils ne savent pas ce qu'ils font».

Laisse-moi te parler un peu de moi; ce que je viens de te dire a
rouvert en moi des blessures saignantes.--J'arrivais au monde, le
sourire sur les lèvres et l'amour dans le cœur. Je tendais la main à
la foule, ignorant le mal, me sentant digne d'aimer et d'être aimé,
je cherchais partout des amis. Sans orgueil comme sans humilité, je
m'adressais à tous, ne voyant passer autour de moi ni supérieur ni
inférieur. Dérision! on me jeta à la figure des sarcasmes, des mépris;
j'entendis autour de moi murmurer des surnoms odieux, je vis la foule
s'éloigner et me montrer au doigt. Je pliai la tête quelque temps,
me demandant quel crime j'avais pu commettre, moi si jeune, moi dont
l'âme était si aimante. Mais lorsque je connus mieux le monde, lorsque
j'eus jeté un regard plus posé sur mes calomniateurs, lorsque j'eus vu
à quelle lie j'avais affaire, vive Dieu! je relevai le front et une
immense fierté me vint au cœur. Je me reconnus grand à côté des nains
qui s'agitaient autour de moi; je vis combien mesquines étaient leurs
idées, combien sot était leur personnage; et, frémissant d'aise, je
pris pour dieux l'orgueil et le mépris. Moi qui aurais pu me disculper,
je ne voulus pas descendre jusque-là; je conçus un autre projet: les
écraser sous ma supériorité et les faire ronger par ce serpent qu'on
nomme l'envie. Je m'adressai à la poésie, cette divine consolation;
et si Dieu me garde un nom, c'est avec volupté que je leur jetterai
à mon tour ce nom à la face comme un sublime démenti de leurs sots
mépris.--Mais si j'ai de l'orgueil avec ces brutes, je n'en ai pas
avec vous, mes amis; je reconnais ma faiblesse et, pour toute qualité,
je ne me trouve alors que celle de vous aimer.--Comme le naufragé
qui se cramponne à la planche qui surnage, je me suis cramponné
à toi, mon vieux Paul. Tu me comprenais, ton caractère m'était
sympathique; j'avais trouvé un ami, et j'en remerciais le ciel. J'ai
craint de te perdre à plusieurs reprises; maintenant cela me semble
impossible. Nous nous connaissons trop parfaitement pour jamais nous
détacher.--Pardonne-moi de t'avoir parlé de ces questions brûlantes;
j'ai cru devoir le faire pour augmenter, s'il est possible, notre
amitié.

J'ai passé la journée d'hier avec Chaillan. Comme tu me l'as dit,
c'est un garçon qui a un certain fond de poésie; la direction seule
lui a manqué.--Je dois demain aller le voir travailler chez lui;
il est en train de faire une petite toile représentant une barque
battue par la tempête et habitée par un matelot hagard; dans le fond
la Vierge apparaît à sa prière et éloigne d'une main l'ouragan. Ce
sujet est tiré d'une gravure que l'on place sur la première feuille
des romances. Telle est l'idée; quant à l'exécution, c'est assez
piètre, surtout comme couleur, comme harmonie des teintes. Le sujet
étant très difficile à traiter, ce brouillard, cette mer, ces éclairs,
cette apparition, ce chaos du ciel et des vagues présentant une grande
difficulté pour être proprement rendus, et d'un autre côté le peintre
n'ayant pas les talents requis, l'œuvre, je le crains, sera fort
médiocre.--Par ce qui est déjà fait, je juge que cela ressemblera
assez à ces ignobles ex-voto qui sont accrochés dans la Madeleine,
à Aix.--Jeudi, je dois aller souper avec Chaillan dans une famille
provençale, résidant à Paris, à l'occasion de la première communion
du fils de la maison.--Quant à la journée d'hier, je crois--Dieu
me pardonne--que nous nous sommes un peu pochardés. Titubant, lui
prodiguant les plus doux noms, je l'ai accompagné jusque chez lui où je
l'ai quitté, après mille serments d'amitié.--Il travaille _unguibus et
rostro_ souhaitant de tout cœur de t'avoir pour compagnon.

Je compte toujours aller te voir bientôt. J'ai besoin de te parler; les
lettres, c'est fort bon, mais on n'y dit pas tout ce que l'on voudrait
dire. Je suis las de Paris; je sors fort peu et, si c'était possible,
j'irais m'établir près de toi. Mon avenir est toujours le même: fort
sombre et si couvert de nuages que mon œil l'interroge en vain. Je ne
sais vraiment où je vais: que Dieu me conduise.--Écris-moi souvent,
cela me console. Je sais combien tu hais la foule, ne me parle donc que
de toi; et surtout ne crains jamais de m'ennuyer.--Courage. A bientôt.

Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main.--Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


Marguery m'écrit; je n'ai pas le temps de lui répondre. Dis-lui
seulement de signer de mon nom: Émile Zola, toutes les paroles de
romances que je lui ai envoyées. Ces pièces devant paraître un jour, il
serait ridicule de prendre un pseudonyme.--N'oublie pas, il paraît que
c'est pressé.



                                XXXVIII


                                                        Juillet 1860.

    Mon cher Paul,


Permets que je m'explique une dernière fois franchement et clairement;
tout me semble si mal aller dans nos affaires que j'en fais un mauvais
sang incroyable.--La peinture n'est-elle pour toi qu'un caprice qui
t'est venu prendre par les cheveux un beau jour que tu t'ennuyais?
N'est-ce qu'un passe-temps, un sujet de conversation, un prétexte à
ne pas travailler au droit. Alors, s'il en est ainsi, je comprends ta
conduite: tu fais bien de ne pas pousser les choses à l'extrême et de
ne pas te créer de nouveaux soucis de famille. Mais si la peinture est
ta vocation,--et c'est ainsi que je l'ai toujours envisagée,--si tu te
sens capable de bien faire après avoir bien travaillé, alors tu deviens
pour moi une énigme, un sphinx, un je ne sais quoi d'impossible et
de ténébreux. De deux choses l'une: ou tu ne veux pas, et tu atteins
admirablement ton but; ou tu veux, et dès lors je n'y comprends plus
rien. Tes lettres tantôt me donnent beaucoup d'espérance, tantôt m'en
ôtent plus encore; telle est la dernière, où tu me sembles presque
dire adieu à tes rêves, que tu pourrais si bien changer en réalité.
Dans cette lettre est cette phrase que j'ai cherché vainement à
comprendre: «_Je vais parler pour ne rien dire, car ma conduite
contredit mes paroles._» J'ai bâti bien des hypothèses sur le sens
de ces mots, aucune ne m'a satisfait. Quelle est donc ta conduite?
celle d'un paresseux sans doute; mais qu'y a-t-il là d'étonnant? on
te force à faire un travail qui te répugne. Tu veux demander à ton
père de te laisser venir à Paris pour te faire artiste; je ne vois
aucune contradiction entre cette demande et tes actions; tu négliges
le droit, tu vas au musée, la peinture est le seul ouvrage que tu
acceptes; voilà je pense un admirable accord entre tes désirs et tes
actions.--Veux-tu que je te le dise?--surtout ne va pas le fâcher,--tu
manques de caractère; tu as horreur de la fatigue, quelle qu'elle soit,
en pensée comme en actions; ton grand principe est de laisser couler
l'eau, et t'en remettre au temps et au hasard. Je ne te dis pas que tu
aies complètement tort; chacun voit à sa manière et chacun le croit du
moins. Seulement, ce système de conduite, tu l'as déjà suivi en amour;
tu attendais, disais-tu, le temps et une circonstance; tu le sais mieux
que moi, ni l'un ni l'autre ne sont arrivés. L'eau coule toujours,
et le nageur est tout étonné un jour de ne plus trouver qu'un sable
brûlant.--J'ai cru devoir le répéter une dernière fois ici ce que je
t'ai déjà dit souvent: mon titre d'ami excuse ma franchise. Sous bien
des rapports, nos caractères sont semblables; mais, par la croix-Dieu!
si j'étais à ta place, je voudrais avoir le mot, risquer le tout pour
le tout, ne pas flotter vaguement entre deux avenirs si différents,
l'atelier et le barreau. Je te plains, car tu dois souffrir de cette
incertitude, et ce serait pour moi un nouveau motif pour déchirer le
voile; une chose ou l'autre, sois véritablement avocat, ou bien sois
véritablement artiste; mais ne reste pas un être sans nom, portant
une toge salie de peinture.--Tu es un peu négligent--soit dit sans
le fâcher,--et sans doute mes lettres traînent et tes parents les
lisent. Je ne crois pas te donner de mauvais conseils; je pense parler
en ami et selon la raison. Mais tout le monde ne voit peut-être pas
comme moi, et, si ce que je suppose plus haut est vrai, je ne dois pas
être au mieux avec la famille. Je suis sans doute pour eux la liaison
dangereuse, le pavé jeté sur ton chemin pour te faire trébucher. Tout
cela m'afflige excessivement; mais, je te l'ai déjà dit, je me suis vu
si souvent mal jugé, qu'un jugement faux ajouté aux autres ne saurait
m'étonner. Reste mon ami, c'est c'est tout ce que désire.

Un autre passage de ta lettre m'a chagriné. Tu jettes, me dis-tu,
parfois les pinceaux au plafond, lorsque ta forme ne suit pas ton
idée. Pourquoi ce découragement, ces impatiences? Je les comprendrais
après des années d'études, après des milliers d'efforts inutiles.
Reconnaissant ta nullité, ton impossibilité de bien faire, tu agirais
sagement alors en foulant palette, toile et pinceaux sous tes pieds.
Mais toi qui n'as eu jusqu'ici que l'envie de travailler, toi qui n'a
pas encore entrepris ta tâche sérieusement et régulièrement, tu n'es
pas en ton droit de te juger incapable. Du courage donc; tout ce que tu
as fait jusqu'ici n'est rien. Du courage, et pense que, pour arriver à
ton but, il te faut des années d'étude et de persévérance.--Ne suis-je
pas dans le même cas que toi; la forme n'est-elle pas également rebelle
sous mes doigts? Nous avons l'idée; marchons donc franchement et
bravement dans notre sentier, et que Dieu nous conduise!--D'ailleurs,
j'aime ce peu de confiance en soi. Vois Chaillan, il trouve tout ce
qu'il fait excellent; c'est qu'il n'a pas en tête un mieux, un idéal
qu'il tâche d'atteindre. Aussi ne s'élèvera-t-il jamais, parce qu'il se
croit déjà élevé, parce qu'il est content de lui.

Tu me demandes des détails sur ma vie matérielle. J'ai quitté les
Docks; ai-je bien fait, ai-je mal fait? question relative, et selon
les tempéraments. Je ne puis répondre qu'une chose: je ne pouvais plus
y rester, et j'en suis sorti.--Ce que je pense faire, je te le dirai
plus tard, lorsque j'aurai mis à exécution.--Pour l'instant, voici ma
vie: nous avons commencé le tableau d'Amphyon dans ma petite chambre
du septième, un paradis orné d'une terrasse, d'où nous découvrons tout
Paris, une retraite tranquille et pleine de soleil. Chaillan vient sur
les une heure. Pajot, jeune homme dont je t'ai parlé, ne tarde pas
à le suivre; nous allumons nos pipes, si bien qu'au bout de quelque
temps nous ne nous voyons plus à quatre pas. Je ne te parle pas du
bruit; ces messieurs dansent et chantent, et, ma foi, je les imite. Je
parie que tu cherches déjà les verres et les bouteilles; tu as pardieu
raison, les voici sur le coin de mon bureau, pleins d'un certain vin
blanc que l'on nomme du Saint-Georges, lequel vin ressemble assez au
vin cuit, et par son goût délicieux et par sa traîtrise. Le filou a
surpris avant-hier Chaillan à l'improviste, et l'a si bien étourdi
d'un coup lâchement asséné, que le brave garçon peignait chaque mouche
qui passait, et fumait son amadou à effacer, jurant qu'il fumait un
excellent tabac. Moi, je pose à moitié nu; la chose a ses désagréments,
mais, au fond, c'est le sublime du spectacle. Pajot écrit sous ma
dictée des vers qui me passent par la tête, tantôt bouffons, tantôt
sérieux, éclos sous l'encens de nos pipes, au milieu des tintements des
verres. C'est une véritable tabagie, un tableau qui n'a pas de nom;
je ne regrette qu'une chose, c'est que tu ne sois ici pour rire avec
nous.--Le matin, j'écris toujours un peu; le soir, après la séance, je
lis quelques vers de Lamartine, ou de Musset, ou de V. Hugo. Telles
s'écoulent mes journées; je m'ennuie beaucoup moins que cet hiver, et
pourtant ce n'est pas encore là le genre d'existence que je rêve. Le
tumulte n'est bon qu'à ses heures; toujours chanter, toujours rire,
cela fatigue. Je ne travaille pas assez, et je m'en veux. Si tu viens à
Paris, nous tâcherons de régler notre journée de façon à bûcher le plus
possible, sans cependant oublier la pipe, ni le verre et la chanson.

Amphyon, sous le pinceau de Chaillan, prend assez la tournure d'un
singe en mauvaise humeur. Tout bien considéré, je désespère plus que
jamais de ce garçon comme artiste. Fort médiocre copiste, dès qu'il lui
faut hiverner il est complètement mauvais. C'est un bon enfant, et ce
ne sera jamais rien de plus. Il travaille beaucoup, peine, prépare, je
crois: j'ai, en l'écrivant, un triste échantillon de ses progrès sous
les yeux.--Je t'envoie à la page suivante une de ces poésies dont je
parlais tantôt, faite au milieu du bruit, et écrite, faute de papier,
sur le mur de ma chambre.

Je viens de recevoir une lettre de Baille. Je n'y comprends plus rien;
voici une phrase que je lis dans cette épître: «_Il est presque certain
que Cézanne ira à Paris: quelle joie!_» Est-ce d'après toi qu'il parle,
lui as-tu véritablement donné cette espérance dernièrement, lorsqu'il
s'est rendu à Aix? Ou bien a-t-il rêvé, s'est-il pris à croire réel ton
désir seul? Je te le répète, je n'y comprends plus rien. Je t'engage à
me dire dans la première lettre les choses franchement; depuis trois
mois, je suis à me dire successivement et selon les lettres que je
reçois: Il viendra, il ne viendra pas.--Tâchons, pour Dieu! tâchons de
ne pas imiter les girouettes.--La question est trop importante pour
passer du blanc au noir; là, franchement, où en sont les affaires?

Je ne t'envoie pas les vers qui précèdent comme quelque chose de
sublime. Ils remplissent ma lettre, et rien de plus.

Mon voyage est toujours fixé au 15 septembre. Nous irons tous deux
jusqu'à Trets, à pied, bien entendu; Chaillan le demande à grands cris.

J'attends Houchard. A bientôt.


Mes respects à tes parents. Je te serre la main.


    Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.


A quand ton examen? l'as-tu passé? le passeras-tu? Dis à Marguery que
je ne l'oublie pas, que mon silence n'est dû qu'au manque de matières.
Je lui écrirai cependant bientôt.



                                 XXXIX


                                                Paris, 1er août 1860.

    Mon cher Paul,


En relisant tes lettres de l'année dernière, je suis tombé sur le
petit poème d'_Hercule_, entre le vice et la vertu; pauvre enfant
égaré, que tu as oublié sans doute, et qui était également sorti de ma
mémoire. Je ne sais, j'ai ressenti un grand plaisir à cette lecture;
divers passages, quelques vers isolés m'ont plu infiniment. Toi-même,
j'en suis persuadé, si tu les parcourais, tu t'étonnerais, tu te
demanderais si c'est bien toi qui as écrit cela.--C'est, d'ailleurs,
l'effet que me font à moi-même les hémistiches perdus que je retrouve
parfois sur mes vieilles paperasses.--Je dis donc que ces vers oubliés
m'ont semblé meilleurs que jadis, et le front dans la main, je me
suis mis à réfléchir. Que manque-t-il, me suis-je dit, à ce brave
Cézanne, pour être un grand poète? la pureté. Il a l'idée; sa forme est
nerveuse, originale, mais ce qui la gâte, ce qui gâte tout, ce sont
les provençalismes, les barbarismes, etc.--Oui, mon vieux, plus poète
que moi. Mon vers est peut-être plus pur que le tien, mais certes, le
tien est plus poétique, plus vrai; tu écris avec le cœur, moi, avec
l'esprit; tu penses fermement ce que tu avances, moi, souvent, ce ce
n'est qu'un jeu, un mensonge brillant. Et ne crois pas que je plaisante
ici; ne crois pas surtout que je te vante ou que je me vante moi-même;
j'ai observé, et je te communique le résultat, rien de plus.--Le
poète a bien des manières de s'exprimer: la plume, le pinceau, le
ciseau, l'instrument. Tu as pris le pinceau, et tu as bien fait: on
doit descendre sa pente. Je ne veux donc pas te conseiller maintenant
de prendre la plume et, laissant la couleur, travailler le style;
pour faire une chose bien, il faut faire une seule chose. Seulement,
permets-moi de pleurer sur l'écrivain qui meurt en toi; je le répète,
la terre est bonne et fertile; un peu de culture, et la moisson
devenait splendide. Ce n'est pas que tu ignores cette pureté dont je
te parle; tu en sais peut-être plus que moi. C'est qu'emporté par ton
caractère, chantant pour chanter, peu soucieux, tu te sers des plus
bizarres expressions, des plus drôlatiques tournures provençales. Loin
de moi de t'en faire un crime, surtout dans nos lettres, au contraire,
cela me plaît. Tu écris pour moi, et je t'en remercie; mais la foule,
mon bon vieux, est bien autrement exigeante; il ne suffit pas de dire,
il faut bien dire. Maintenant, si c'était un crétin, une croûte qui
m'écrive, que m'importerait que sa forme fût aussi déguenillée que son
idée. Mais toi, mon rêveur, toi, mon poète, je soupire quand je vois
si pauvrement vêtues tes pensées, ces belles princesses. Elles sont
étranges, ces belles dames, étranges comme de jeunes bohémiennes au
regard bizarre, les pieds boueux et la tête fleurie. Oh! pour ce grand
poète qui s'en va, rends-moi un grand peintre, ou je t'en voudrai. Toi
qui as guidé mes pas chancelants sur le Parnasse, toi qui m'as soudain
abandonné, fais-moi oublier le Lamartine naissant par le Raphaël
futur.--Je ne sais trop où je suis. Je voulais te rappeler en deux
lignes ton ancien poème, et t'en demander un nouveau plus pur, plus
soigné. Je voulais te dire que je ne me contentais pas des quelques
vers que tu m'envoies dans chaque lettre; te conseiller de ne pas
quitter entièrement la plume, et, dans tes moments, de me parler de
quelque belle sylphide. Et voilà--je ne sais trop pourquoi--que je me
perds, que je dépense futilement le papier. Pardonne-moi, mon vieux,
et contente-moi; parle-moi de _l'Aérienne_, de quelqu'un, de quelque
chose, en vers, et longuement. Rien entendu, après ton examen, et sans
entraver en rien tes études au musée.

Le temps est déplorable; de l'eau, de l'eau, puis encore de l'eau.
Quelqu'un a dit spirituellement que l'hiver était venu passer l'été à
Paris. Le fait est qu'en écrivant cette lettre, je vois, de ma fenêtre,
les fiacres se cahoter dans les ruisseaux, éclaboussant chacun; les
grisettes sauter de pavé en pavé, sur la pointe des pieds, effarées,
relevant leurs jupes; la foule se précipiter, les parapluies s'agiter
lourdement comme d'énormes phalènes; et la pluie, railleuse, insolente,
fouetter au visage le noble comme le vilain, la jolie fille comme la
laide, l'aveugle comme son chien. Spectacle de fraternelle égalité qui
me fait rire parfois, j'aime--est-ce instinct du mal?--j'aime voir
patauger les sots, les épiciers dans la boue.--Puis, les jolies choses
qu'un jour de pluie vous fait voir; la jambe fine et ronde, qui craint
le soleil, se montre hardiment; plus l'averse est forte, plus les jupes
remontent, on aime mieux--c'est au moins étrange--tacher un bas blanc
bien propre, bien tiré, qu'un vieux jupon de couleur; certes, c'est un
goût que je ne blâme pas, ô jeunes filles, relevez, relevez ces voiles
incommodes; si le jeu vous en plaît, il me plaît davantage.--N'importe,
ce ciel gris m'attriste, m'indispose. Je suis boudeur, rechigné comme
lui; je sors encore moins, je m'ennuie, je bâille. Que Dieu m'envoie,
avec un rayon de soleil, un rayon de joie et d'espérance.

J'ai reçu ta lettre ce matin.--Permets-moi de te dire mon avis sur les
sujets que vous avez discutés, toi et Baille.--Je dis également comme
toi, que l'artiste ne doit pas remanier son œuvre. Je m'explique: que
le poète, en relisant son œuvre entière, retranche un vers par-ci,
par-là, qu'il change la forme sans changer l'idée, je n'y vois pas
de mal, je crois même que c'est une nécessité. Mais qu'après coup,
des semaines, des mois, des années écoulées, il bouleverse son
œuvre, abattant ici, reconstruisant plus loin, c'est selon moi une
sottise et du temps perdu. Outre qu'il détruit un monument portant
en quelque sorte le cachet de son époque, il ne fait jamais d'une
pièce médiocre, mais originale, qu'une pièce tiraillée, froide. Que
n'emploie-t-il plutôt ces longues heures d'une stérile correction à
composer un nouveau poème, où son expérience acquise fera merveille.
Pour ma part, j'ai toujours mieux aimé écrire vingt vers que d'en
corriger deux; c'est un travail des plus ingrats et que je soupçonne
fort d'être contraire au développement de l'intelligence. D'ailleurs,
où en serions-nous s'il fallait toujours corriger les défauts que le
temps nous montre dans nos œuvres? chaque édition différerait de la
précédente; ce serait une Babel inextricable et la pensée passerait par
tant de formes qu'elle changerait du blanc au noir. Ainsi donc, je suis
complètement de ton avis: travaillez avec conscience, faites le mieux
que vous pourrez, donnez quelques coups de lime, pour mieux ajuster les
parties et présenter un tout convenable, puis abandonnez votre œuvre à
sa bonne ou à sa mauvaise fortune, ayant soin de mettre au bas la date
de sa composition. Il sera toujours plus sage de laisser mauvais ce qui
est mauvais et de tâcher de faire meilleur sur un autre sujet.--Comme
toi, je parle ici pour l'artiste en général: poète, peintre, sculpteur,
musicien.

Quant au début d'un poète, je goûte l'idée de Baille. Il serait naïf
de dire qu'il vaut mieux publier en premier un chef-d'œuvre qu'un
livre médiocre; c'est d'une complète évidence. D'ailleurs, si Baille
pensait comme moi, en avançant cet avis, qu'il se rassure. Je sais
bien que je patauge encore, que je ne suis pas mûr, que je cherche
ma voie. D'un autre côté, je suis ignorant de tout, de la grammaire
comme de l'histoire. Ce que j'ai fait jusqu'ici n'est pour ainsi dire
qu'un essai, qu'un prélude. Je compte rester longtemps encore sans
rien publier, me préparer par de fortes études, puis donner leur
essor aux ailes que je crois sentir battre derrière moi. Certes,
ce sont là de beaux rêves, et je ne les dis qu'à vous, pour que,
si je tombe, ma chute soit moins ridicule et moins retentissante.
N'importe, rêvons toujours, cela ne fait de mal à personne et sert
de consolation.--J'aime la poésie pour la poésie et non pour le
laurier; personne ne comprend mes rêves, la plume et le papier sont
mes confidents; j'aime mes vers comme des amis qui pensent comme moi,
je les aime pour eux, pour ce qu'ils disent. Non pas que je fasse fi
de la gloire; l'immortalité est une sublime ambition. Mais je pense
avec Baille qu'il faut laisser mûrir le fruit avant de le cueillir,
le laisser dorer par le soleil et se satiner sous les gouttes de
rosée.--Attendons: qui vivra verra. Et je dis cela pour toi comme pour
moi.

Baille, me dis-tu encore, regarde l'art comme un sacerdoce: c'est
penser en poète. Oui, l'art est un culte, le culte du bon, du beau,
de Dieu lui-même. Sous les vers il y a l'âme, comme le visage sous
le masque. Alexandrin, hémistiche, rime, voilà la matière, voilà
l'outil dont toute main peut se servir; mais planant au-dessus de ces
moyens grossiers, il y a l'Idée, fécondée par le cœur; l'idée, ce don
céleste, cette empreinte du doigt de Dieu. Aussi, comme tu l'ajoutes,
on n'admet pas tout le monde à l'adoration de l'idole; moi, j'aurais
peut-être dit de Dieu, car poésie et divinité sont synonymes à mes
yeux. Après avoir mis si haut le poète, je n'oserai te dire que je le
suis; mais, en toute sincérité, je puis avancer que je tâche de l'être
et que je comprends la sublimité à laquelle je tends, ce que ne fait
pas le vulgaire qui ne voit dans un poète qu'une machine à césures et
à rimes.--Quant au profit qu'on peut retirer d'un ouvrage, je suis en
désaccord avec Baille. Je ne veux pas que l'on fasse une œuvre en vue
de la vendre, mais une fois faite, je veux qu'on la vende; puisque le
poète n'est pas soutenu par la société, comme le prêtre par exemple,
puisque Hégésippe Moreau et, avant lui, Gilbert sont morts à l'hôpital,
presque de faim, je veux qu'il s'assure du pain par son travail; ce
qui n'a rien que d'honorable. D'ailleurs, l'éditeur vend l'œuvre au
libraire, le libraire au publie; il n'y aurait donc que le pauvre poète
qui mourrait de famine, lui qui fait vivre tous ces gens-là. Ce ne
serait ni sage, ni logique. Maintenant, qu'un romancier ne s'attèle
pas à sa plume, comme un bœuf à sa charrue; qu'il n'écrive pas à
tant la ligne, comme Ponson du Terrail par exemple. Cet homme est un
commerçant et non un littérateur; c'est le menuisier du coin, plus il
fait, plus il gagne.--Faites donc votre poème, votre roman en artiste
consciencieux, mettez-y deux ans s'il le faut, ne pensez pas à l'argent
et que cette pensée ne vienne pas entraver celle de l'art; mais, que
diable! quand vous aurez bien travaillé, vendez votre ouvrage et ne
commettez pas une folle générosité dont au reste on ne vous saurait
aucun gré.--L'idée de Baille était peut-être celle-ci: le débutant,
celui qui n'a pas de nom, ne doit pas chercher à faire de l'argent de
ses ouvrages, maigre marchandise, d'ailleurs; il ne doit pas prostituer
l'art; qu'il gagne plutôt sa nourriture à l'aide d'un métier manuel,
puis, qu'il place dignement ses jeunes poèmes, attendant d'être célèbre
et de jouir de la position que les lecteurs doivent à tout grand poète.
Je suis alors complètement de son avis, plus même qu'il ne pense,
l'avenir t'apprendra ce que je veux dire ici.

Quant à la grande question que tu sais, je ne puis que me répéter,
te donner les conseils déjà donnés. Tant que deux avocats n'ont pas
plaidé, la cause en est toujours au même point; la discussion est le
flambeau de toute chose. Si donc tu restes silencieux, comment veux-tu
avancer et conclure? c'est matériellement impossible. Et remarque que
ce n'est pas celui qui crie le plus fort qui a raison; parler tout
doucement et sagement; mais par les cornes, les pieds, la queue, le
nombril du diable, parle, mais parle donc!!!....

Baille ne devant être libre que le 25 septembre, je n'irai jamais à Aix
que le 15 du même mois, c'est-à-dire dans environ six semaines. Nous
aurons ainsi une semaine à passer seuls ensemble; je désire beaucoup
marcher et escalader les rochers; d'ailleurs, nous babillerons et nous
fumerons à qui mieux mieux.--J'ai écrit à Houchard.

Mes respects à tes parents.


    Je te serre la main.--Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  XL


                                              Paris, 24 octobre 1860.

    Mes chers amis,


Quelques larmes sur mon voyage, et n'en parlons plus. Tout est
désespéré, tout va de mal en pis.--J'ai fait à deux fois deux cent
vingt lieues pour vous serrer la main, c'est à vous de venir à moi,
puisque malgré ma bonne volonté et mes efforts, je ne puis aller à
vous. J'ai mis tout en œuvre, je n'ai aucun reproche à me faire; et
fatigué de cette vaine lutte, j'attends avec impatience de vous voir,
fidèles à votre parole, arriver, l'un au mois de mars, l'autre au
mois d'octobre 1861.--C'est une nouvelle page noire dans ma vie. Dans
mes longs jours d'ennui, l'hiver dernier, je pensais, pour unique
consolation, à ce temps présent qui s'écoule si monotone et que je
rêvais radieux. Je me disais alors que je rirais d'autant mieux que
je bâillais plus longuement. Les mois se sont écoulés; j'ai toujours
bâillé et je bâille encore.--Plus j'avance, plus le doute grandit
en moi. Si l'on m'eût dit, il y a six semaines: «Tu n'iras pas en
Provence», j'aurais souri d'incrédulité. Mais maintenant qu'une de
mes plus chères espérances vient de s'évanouir, si l'on me disait:
«Tes amis ne viendront pas», je ne sais trop si je me montrerais aussi
incrédule. Trompé, toujours trompé, même dans les réalités, on finit
par ne plus croire qu'à ce que l'on voit. Un _tiens_ vaut mieux que
deux _tu l'auras_; je pense comme le fabuliste.--Faites-moi renaître
à l'espérance, en accomplissant votre promesse; personne ne le désire
aussi ardemment que moi. Je vous attends donc fermement; je vous
attends, non pour rire sans cesse, mais pour partager nos rires et nos
pleurs, et marcher plus sûrement sous l'aile d'une franche amitié.

Je suis dans une période bête de la vie, un de ces temps où l'on est
incapable même de planter des choux. Depuis quelques jours je fais, le
matin, un grand feu dans ma chambre et, jusqu'au soir, je me chauffe
les mollets, désespéré, ne pensant à rien, bourrant et fumant ma pipe
de la plus détestable façon du monde. Pas une idée neuve, encore moins
la force d'en exprimer une de vieille date; je me battrais vraiment
si j'en valais la peine.--Ce qui m'empêche de trop m'inquiéter, c'est
la connaissance parfaite que j'ai de mon individu; ce n'est pas la
première fois que j'éprouve une pareille attaque de spleen; et comme
chaque fois je n'en suis sorti que plus frais et plus riant, j'attends
avec patience que le démon qui me tourmente se lasse et porte sa malice
ailleurs.--Tout ceci n'est qu'une transition pour arriver à vous faire
ingurgiter poliment une de mes élucubrations du mois dernier. Voici mon
raisonnement: comme je ne puis, hélas! vous parler de vive voix, comme,
de plus, tout ce que je vous écrirais ces jours-ci serait mortellement
ennuyeux, je ne saurais mieux faire que de vous transcrire quelques
vers rimés dans une époque meilleure.

N'allez pas vous lécher les lèvres en pensant lire un chef-d'œuvre.
Mes alexandrins ne sont guère mieux tournés que la présente prose.
Pesez le bon, pesez le mauvais; puis dites-vous que je suis votre ami,
et peut-être la jérémiade ci-jointe vous semblera supportable. Dans
un flambeau, parmi les flots de fumée, parfois brillent de radieuses
étincelles, et dites-vous que peut-être, un jour, il s'élèvera un bon
vent qui chassera la fumée et permettra au flambeau de briller de tout
son éclat.--Comme la pièce présente n'est pas encore corrigée, je
recevrai vos critiques avec joie; je vous prie même, puisque vous êtes
oisifs, de me signaler tous les défauts--et ils sont nombreux--que vous
remarquerez dans ce morceau.

J'ai fait, ces dernières semaines, la connaissance d'un homme de
lettres, mon voisin. M. Pagès (du Tarn)--il a cette singulière manie de
joindre à son nom, le nom de son département--M. Pagès (du Tarn) est
un de ces mille incompris qui battent le pavé de Paris. D'un certain
âge déjà, il a dans sa jeunesse coudoyé nos lyriques, jeunes audacieux
alors que la gloire a couronnés depuis. Aussi faut-il voir, lui qui n'a
pu parvenir, comme il envie, comme il dédaigne les couronnes de ces
parvenus, les déclarant, ainsi que le renard de la fable, trop flétries
et bonnes pour des goujats. Victor Hugo, de Musset, piètres auteurs à
ses yeux, sachant tout au plus frapper un beau vers par ci, par là.
Il explique leur réussite par la réclame, surtout par la camaraderie;
tout leur souriait, dit-il, et ils se faisaient applaudir quand même.
Puis, par une habile transition, il ajoute que pour lui tout était
obstacle et semble conclure que, malgré son talent, que dis-je, son
génie, il n'a pu sortir de la commune ornière. Le raisonnement est
grossier, et le moins clairvoyant s'aperçoit bientôt que son dédain
pour nos contemporains provient de son amour-propre froissé.--Il n'a
pu cependant vivre en contact avec les écrivains de 1830 sans leur
prendre quelques-unes de leurs idées. Qu'on se garde de lui dire
cela, il se fâcherait tout rouge et se croirait grandement offensé.
Cependant la tragédie du XVIIe siècle lui semble une absurdité, tout
comme aux romantiques. Par plusieurs autres points encore il touche
à ces derniers, mais, je l'ai dit, il nie cette parenté. Dès lors,
ayant rejeté ses premières opinions, la tragédie imitée des anciens
et rejetant aujourd'hui le drame romantique, il est forcé de se poser
en chef d'école et de suivre un sentier non frayé. Son ambition est
noble, et tout homme vraiment artiste doit aspirer au but qu'il
se propose. Régénérer le théâtre, ne faire ni tragédie, ni drame,
genres également faux tous deux, créer un chef-d'œuvre de raison et
de passion vraiment humaine, puisant sa grandeur dans le vrai, c'est
là, je le répète, une noble ambition, mais aussi une tâche lourde et
terrible. Qu'a fait M. Pagès (du Tarn)? Pour faire une malice aux
romantiques, il a commencé par nommer sa pièce tragédie; puis il a mis
dans la bouche de ses personnages l'alexandrin classique, monotone et
fatigant lorsqu'il n'est pas sublime. D'autre part, ne pouvant renier
ses premiers dieux et voulant se lancer dans l'innovation, il a vêtu
ses héros d'habits noirs et a fait porter des jupons empesés à ses
héroïnes. «Voyez-vous, me disait-il dernièrement, je ne veux imiter
personne. Je prends mes personnages dans le siècle présenté; je les
veux instruits, bien élevés, capables de prononcer les discours que
je mets dans leur bouche. Quant à ces discours, je veux que les vers
en soient harmonieux, corrects et majestueux».--Le brave homme ne
s'aperçoit pas que l'école qu'il croit prêcher le premier est la même
que celle de Casimir Delavigne. Fondre le classique avec le romantique,
en tirer une tragédie-drame ayant les qualités et les défauts des deux
genres, n'est-ce pas en effet le but qu'a atteint l'auteur des _Vêpres
Siciliennes?_ Seulement ce que ce dernier a fait, M. Pagès (du Tarn)
ne le fera jamais; l'un était un véritable poète, chef d'école même,
et tout ce qu'il a écrit porte son empreinte. L'autre, je le crains,
ne sera jamais qu'un pâle imitateur, qu'un misérable glaneur ramassant
quelques épis dans chaque champ et en formant une gerbe, mal faite et
mal liée.

D'ailleurs, je ne le juge ici que par une ou deux conversations que
j'ai eues avec lui. Jusqu'à présent il ne m'a confié que deux odes
d'une faiblesse déplorable. Il doit me lire prochainement sa grande
tragédie, quelque chose comme le programme de son école. Cette tragédie
a pour titre: _la Nouvelle Phèdre;_ je me doute qu'il n'a pas fallu
grande imagination pour en tracer le plan; il doit être plus ou moins
copié dans Racine. Cette pièce, bien qu'encore manuscrite, a été
répandue, les journalistes de la petite presse en ont fait des gorges
chaudes; le _Figaro_ surtout s'est beaucoup amusé sur M. Pagès (du
Tarn) et sur l'orgueilleux et singulier titre qu'il a choisi pour son
œuvre. Moi, je m'abstiens encore et j'attends pour juger définitivement
mon voisin de connaître sa tragédie.--Je suis loin de dédaigner ce
brave homme. Au milieu des erreurs qu'il avance, parfois brille une
pensée vraie et pleine de raison. Je l'ai dit, qu'on ne cherche pas
la cause de ses singulières théories, de ses dédains absurdes, qu'on
ne cherche pas ailleurs que dans cette haine cachée que porte tout
homme resté obscur contre celui qui s'est élevé. M. Pagès (du Tarn),
ne voulant imiter personne et incapable de voler de ses propres ailes,
doit rester nécessairement et prosaïquement sur la commune terre. C'est
là, je m'en doute, un jugement que je n'aurai pas à modifier, même
après avoir lu _la Nouvelle Phèdre_.

Vous vous demandez peut-être, mes chers amis, si je ne lui ai rien
montré de ma composition. Si je me taisais sur ce sujet, vous pourriez
avec raison penser que je vous cache un jugement désobligeant de mon
estimable voisin. Vous connaîtriez donc bien peu les hommes. Je ne suis
pour M. Pagès (du Tarn) qu'un débutant, un jeune fou, peu à craindre,
et partant qu'on peut louer sans réserve. Aussi, à la lecture de
quelques-uns de mes vers, il m'a fait force éloges, m'a conseillé de
publier au plus tôt, me prédisant un succès de grâce. Je prends ces
éloges pour ce qu'ils valent et ne suis pas assez imprudent pour courir
chez un libraire sur l'admiration de M. Pagès (du Tarn). On ne doit
pas cueillir un fruit avant sa maturité; n'est-ce pas votre avis, vous
les seuls dont je me déciderais à prendre les conseils?--Si vous le
désirez, je vous parlerai dans une autre lettre de _la Nouvelle Phèdre._

Je remarque que, dans cette épître d'une certaine longueur déjà, je ne
vous entretiens que de vers, d'auteurs et d'autres choses littéraires.
Chacun a son dada; parfois j'enfourche le mien. Mais qu'à cela ne
tienne; que Baille me parle mathématiques, Cézanne peinture, vos
lettres n'en auront pas moins d'intérêt pour moi, puisqu'elles viennent
de vous.

J'ai reçu ce matin une lettre de Paul. Que devient Baille? quelles
graves occupations l'ont empêché depuis quinze jours de m'adresser
quelques lignes? Où sont donc ces belles promesses de m'écrire chaque
semaine lorsque luisaient les jours de liberté? Le long silence,
basé sur d'autres travaux plus utiles, va-t-il donc recommencer dans
ces temps de _farniente?_ Baille, j'ai bien envie, pour te punir,
d'adresser cette lettre rue Mathéron. Quoi! Cézanne m'écrit, et toi pas
un mot, pas un pauvre petit mot! J'admets encore que cette lettre ait
été envoyée à ton insu, que n'as-tu fait comme Cézanne? que n'as-tu
pensé à moi depuis deux semaines, à moi qui m'ennuie et qui attend vos
épîtres avec tant d'impatience?--Assez de morale; sois sage à l'avenir
et n'en parlons plus. Réponds-moi au plus tôt.

Cézanne m'a donc écrit, c'est à lui que je dois répondre.--La
description de ta poseuse m'a fort égayé. Chaillan prétend qu'ici les
modèles sont potables, sans être pourtant d'une première fraîcheur. On
les dessine le jour, et la nuit on les caresse (le mot caresse est un
peu faible). Tant pour la pose diurne, tant pour la pose nocturne; on
assure d'ailleurs qu'elles sont fort accommodantes, surtout pour les
heures de nuit. Quant à la feuille de vigne, elle est inconnue dans les
ateliers; on s'y déshabille en famille, et l'amour de l'art voile ce
qu'il y aurait de trop excitant dans les nudités. Viens, et tu verras.

Venez, venez tous deux, mes amis, je vous dirai moi mes longues
rêveries; et peut-être conviendrez-vous, même Baille le réaliste,
qu'après tout la vie est comme on veut la prendre et que ma façon n'est
pas la plus mauvaise.

Cette lettre est sans doute la dernière que je vous adresse
collectivement. Je reprendrai bientôt mes correspondances
intimes.--Surtout que Baille, n'oublie pas qu'il me doit une prompte
réponse. Je le prie de nouveau de me parler de la fontaine de la
rotonde et des inscriptions qui y ont été ou qui doivent y être gravées.

Dès sa rentrée au lycée, ledit Baille devra me donner l'adresse d'un
correspondant pour que je puisse lui écrire. Cette lettre est longue
et fort mal écrite. Lisez-la à petits traits, sinon, je crains qu'une
forte dose ne vous endorme.

Mes respects à vos parents, je vous serre les mains.


    Votre ami dévoué,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  XLI


                                               Paris, 5 février 1861.

    Mon cher ami,


Je ne sais vraiment quelle destinée me poursuit dans le choix de mes
logements. Tout enfant, j'ai habité, à Aix, la demeure de Thiers.
Je viens à Paris et ma première chambre est celle de Raspail; puis
aujourd'hui, je ne sais trop par quelle fatalité, je déménage de
ce splendide septième, dont je t'ai parlé au printemps dernier et
je choisis justement une nouvelle mansarde, celle où Bernardin de
Saint-Pierre a écrit la plupart de ses œuvres. Un vrai bijou que
cette nouvelle chambrette; petite, il est vrai, mais égayée par le
soleil et surtout originale au possible. On y grimpe à l'aide d'un
escalier tournant, deux fenêtres, l'une au midi, l'autre au nord.
En un mot, un belvédère ayant pour horizon presque toute la grande
ville. J'allais oublier de te dire que ma nouvelle rue se nomme
Neuve-Saint-Étienne-du-Mont et que mon nouveau numéro est le numéro 24.
Adresse-moi cependant tes lettres chez ma mère, même rue, 21.--Donc
plus de Saint Victor, mais un Saint Étienne: à vrai dire, nous n'avons
fait que changer de saint. Donne cette adresse à Houchard; car, bien
que le cher garçon n'ait pas encore daigné m'écrire, par miracle, il
pourrait arriver qu'il lui en vienne la fantaisie.--Fais-en de même à
l'égard de Marguery.

Je t'écris uniquement pour t'apprendre cette nouvelle, et je ne sais
vraiment quoi ajouter. N'importe quelle sottise d'ailleurs; cela t'est
indifférent. Entre bavardage et bavardage, il n'est pas de choix.

Le plus facile pour moi est de répondre à ta lettre.--Hélas! non, je
ne cours plus la campagne, je ne vais plus m'égarer dans les rochers
du Tholonet, et surtout je ne gagne plus, la bouteille au carnier,
la campagne de Baille, cette mémorable bastide de vineuse mémoire;
autres temps, autres mœurs, comme dit la sagesse des nations. Je suis
devenu tellement sédentaire que la moindre marche me fatigue, moi,
ce _viavore_ qui courais si allègrement jusqu'à Peyrolles, non sans
rafraîchissements çà et là ingurgités. Mes grands plaisirs maintenant
sont la pipe et le rêve, les pieds dans le foyer et les yeux fixés sur
la flamme. Je passe ainsi des journées presque sans ennui, n'écrivant
jamais, lisant parfois quelques pages de Montaigne. A parler franc, je
veux changer de vie et me secouer un peu, pour me nettoyer de cette
poussière de paresse qui me rouille. Il y a longtemps que je médite, il
est temps de produire. Tout un volume, épisode par épisode, chapitre
par chapitre, est classé dans ma tête; j'ai pris la ferme résolution
de me mettre à l'œuvre et de terminer ce travail vers la fin de l'été
prochain. Un autre triste résultat de la vie que je mène, est que je
suis devenu affreusement gourmand.«--Tu l'étais déjà», me diras-tu;
j'en conviens, mais non pas d'une façon aussi damnable. Boisson,
nourriture, tout me fait envie, et je prends le même plaisir à dévorer
un bon morceau qu'à posséder une femme. Je me montre à nu, je crois,
et ma franchise me nuirait sans doute, si j'écrivais à quelque grave
philosophe, prêchant ouvertement et péchant en secret. Mais à toi,
mon bon vieux, si franc et si simple, je puis parler sans hypocrisie,
certain que tu ne m'assourdiras pas de ta morale.

Ainsi donc, nous disons que tu vas peindre en plein hiver, assis sur
la terre glacée, sans te soucier du froid. Cette nouvelle m'a charmé;
je dis charmé, non pas que je prenne plaisir à te voir risquer un
gros rhume et plus ou moins d'engelures, mais parce que je déduis
d'une telle constance ton amour des arts et l'acharnement que tu mets
au travail. Ah! mon pauvre cher, que je suis loin de t'imiter.--Pour
l'instant, mon poêle étant éteint, crainte du froid aux pieds, j'écris
dans mon lit, fort peu à mon aise, tu peux croire, car je tiens ma
bougie d'une main et de l'autre je griffonne à grand'peine. D'ailleurs,
le matin, lorsque je pourrais écrire ceci ou cela, je reste au lit
à rêvasser, le tout par paresse d'allumer mon feu. C'est ma chanson
éternelle: Je travaillerais bien si j'avais mon poêle allumé, mais rien
n'est ennuyeux comme un tel préparatif. Et la conclusion est toujours
d'aller me chauffer chez ma mère, en me jurant d'être plus sage au
printemps. Pourvu que je ne trouve pas une autre raison d'oisiveté
pendant les chaleurs. Un paresseux a toujours quelques belles raisons
pour s'excuser de sa paresse, et rien n'est aussi facile que de se
prouver à soi-même qu'on a éminemment raison.

Tu me demanderas peut-être pourquoi toutes ces sornettes vides pour toi
d'intérêt. C'est que je sors d'une rude école, celle de l'amour réel;
de telle sorte que je ne saurais trop aborder un sujet quelconque,
tellement mon esprit se trouve abattu. J'en ai bien long à te raconter,
lorsque tu arriveras ici. Ce n'est pas par lettres que l'on peut narrer
de telles choses; l'événement en lui-même n'est rien, les détails
seuls importent. Je doute même de pouvoir te communiquer dans un récit
de vive voix toutes les sensations douloureuses ou riantes que j'ai
ressenties. Le résultat est celui-ci, que j'ai maintenant pour moi
l'expérience, et que connaissant le sentier, je pourrais y guider
sûrement mes amis. Un autre résultat est que je possède de nouvelles
vues sur l'amour et qu'elles me serviront grandement pour l'ouvrage que
je compte écrire.

Tout ceci, je le répète, est de l'encre et du papier perdus. Si ce
n'était pour bavarder avec toi, je m'en voudrais de gaspiller à de
telles niaiseries un temps que je refuse même à des œuvres sérieuses.
Je ne vois qu'une chose distinctement: que tu dois bientôt venir et que
mes ennuis en diminueront. Puis, dans un horizon plus éloigné, que je
vais entrer en place, gagner mon pain le jour et travailler le soir à
mes belles rêveries. Et enfin, pêle-même dans le brouillard, à peine
visibles, mon chien qui m'aime un peu, ma maîtresse qui ne m'aime pas
du tout, et la foule, cette égoïste, indifférente foule, qui me parle,
m'entoure, me coudoie, sans seulement troubler la tranquillité de mon
désert.


    Je t'attends.--Ton ami,

                                                         ÉMILE ZOLA


Dis à M. Peicard que je m'occupe activement de son vaudeville et que
j'attends pour lui écrire la solution.--Quant à Marguery, je crois
qu'il m'avait donné une commission. Assure-lui qu'elle sera faite
bientôt.



                                 XLII


                                              Paris, 20 janvier 1862.

    Mon cher Paul,


Voici longtemps que je ne t'ai écrit, je ne sais trop pourquoi.
Paris n'a rien valu à notre amitié; peut-être a-t-elle besoin pour
vivre gaillardement du soleil de Provence? Sans doute, c'est quelque
malheureux quiproquo qui a mis du froid dans nos relations; quelque
circonstance mal jugée, ou encore quelque parole méchante accueillie
avec trop de faveur. Je l'ignore et je veux toujours l'ignorer; en
remuant la fange on se souille les mains.--N'importe, je te crois
toujours mon ami; j'entends que tu me juges incapable d'une action
basse et que tu m'estimes comme par le passé. S'il en était autrement,
tu ferais bien de t'expliquer et de me dire franchement ce que tu me
reproches.--Mais ce n'est pas une lettre d'explications que je désire
t'écrire. Je veux seulement répondre en ami à ta lettre, et causer un
peu avec toi, comme si ton voyage à Paris n'avait pas eu lieu.

Tu me conseilles de travailler et tu le fais avec tant d'insistance
que l'on pourrait croire que le travail me répugne. Je voudrais te
persuader de ceci: que mon fervent désir, ma pensée de chaque jour, est
de trouver une place; que l'impossibilité seule de m'occuper me tient
cloué chez moi; que si je suis malade, si je me sens faiblir peu à
peu, c'est de me voir, moi, grand garçon de vingt-deux ans, perdre non
seulement le temps présent, mais encore l'avenir. Dis-toi cela chaque
jour; dis-toi que je ne croupis pas volontairement dans la paresse, et
que je préférerais être maçon à demeurer oisif.

Baille ne t'a pas trompé en te disant que j'entrerai, prochainement
sans doute, en qualité d'employé dans la maison Hachette. J'attends
une lettre qui m'annonce qu'une place vacante m'est offerte.
Malheureusement, cette lettre peut encore éprouver un certain retard;
et ce retard me tue.

Je n'ai encore vu Lombard qu'une fois. Bien que sa demeure soit à deux
pas de la mienne, je sors si peu, que je ne sais trop quand je lui
rendrai sa visite. Je lui dois cependant quelque reconnaissance. Il m'a
envoyé le gérant d'un journal en quête d'un poète. C'est ainsi que, par
son entremise, j'ai eu dernièrement quelques vers publiés, les premiers
qui aient vu le jour dans la capitale. Si ce journal se maintient, je
pourrais y acquérir un commencement de renommée.

Je vois Baille régulièrement chaque dimanche et chaque mercredi. Nous
ne rions guère; il fait un froid de loup et les plaisirs de Paris, si
plaisirs il y a, coûtent des sommes folles. Nous en sommes réduits
à parler du passé et de l'avenir, puisque le présent est si froid
et si pauvre. Peut-être l'été ramènera-t-il un peu de gaieté; si tu
viens comme tu le promets, au mois de mars, si je suis placé, si la
fortune nous sourit, alors pourrons-nous peut-être vivre un peu avec le
présent, sans trop regretter, sans trop désirer. Mais voilà bien des
si; il n'en faut qu'un qui manque pour que tout croule.

Ne me crois pas cependant complètement abruti. Je suis bien malade,
mais non encore mort. L'esprit veille et fait merveille. Je crois
même que je grandis dans la souffrance. Je vois, j'entends mieux. De
nouveaux sens qui me manquaient pour juger de certaines choses me sont
venus. Je saurais mieux peindre, il me semble, certains détails de la
vie, qu'il y a un an. En un mot, mon horizon se recule; et, si je puis
écrire un jour, ma touche sera plus ferme, car j'écrirai ce que j'aurai
senti.--Espoir! je travaille toujours à mon grand poème; Baille en
trouve l'idée grande; veuille Dieu que la forme réponde à la pensée.

Et toi, que fais-tu? Comment as-tu arrangé ta vie?--Devons-nous dire
adieu à nos rêves et la sottise viendra-t-elle traverser nos projets?

Réponds-moi un de ces jours, lorsque tu le jugeras à propos. Dès que je
serai entré chez Hachette, ou ailleurs, je t'en ferai part.

Baille me prie de te serrer la main pour lui. Il a tant de travail
qu'il ne peut t'écrire maintenant.

Mes respects à tes parents.--Je te serre la main.


    Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.

                                                      11, rue Soufflot.



                                 XLIII


                                         Paris, le 29 septembre 1862.

    Mon cher ami,


La foi est revenue; je crois et j'espère. Je me suis mis au travail
franchement; chaque soir je m'enferme dans ma chambre et jusqu'à minuit
j'écris ou je lis. Le meilleur résultat, c'est que j'ai retrouvé une
partie de ma gaieté.--Je me suis dit ceci: en travaillant les sots
parviennent, pourquoi n'essayerais-je pas de ce moyen? Je vais empiler
manuscrit sur manuscrit dans mon secrétaire, puis, un jour, je les
lâcherai un peu dans les journaux. J'ai déjà écrit trois nouvelles
d'environ trente pages, depuis le départ de Baille; je compte en
commettre une quinzaine et tâcher ensuite de les faire éditer quelque
part.--Je suis dans les bons jours; je ris et je ne m'ennuie plus.
Donne cette bonne nouvelle à Baille et dis-lui que ton retour achèvera
de me guérir des blessures du passé,--car franchement le passé était
pour beaucoup dans ma désespérance; il annulait presque l'avenir; m'en
voici complètement hors.

Il est un espoir qui a sans doute contribué à chasser mon spleen,
c'est celui de pouvoir presser bientôt ta main. Je sais que cela
n'est pas encore bien sûr, mais tu me permets d'espérer, c'est déjà
beaucoup. J'approuve complètement ton idée de venir travailler à Paris
et de te retirer ensuite en Provence. Je crois que c'est une façon
de se soustraire aux influences des écoles et de développer quelque
originalité si l'on en a.--Ainsi, si tu viens à Paris, tant mieux
pour toi et pour nous. Nous réglerons notre vie, passant deux soirées
ensemble par semaine et travaillant toutes les autres. Les heures où
nous nous verrons ne seront pas des heures perdues; rien ne me donne du
courage comme de causer quelque temps avec un ami.--Je t'attends donc.

Tu n'avais pas besoin d'affranchir le paquet que tu devais m'expédier;
je comptais bien payer le port. Mais, maintenant, la réflexion que tu
fais me fait réfléchir. Puisque tu fais des économies, je veux en faire
aussi. Tu remettras donc la toile à Baille qui me l'apportera.

Quant à la vue du barrage, je regrette vivement que la pluie t'empêche
d'y travailler. Dès que le soleil luira, reprends le chemin des grands
rochers, et tâche de terminer au plus tôt.--Si tu dois venir à Paris
avec Baille, apporte-moi toujours une esquisse, je m'en contenterai;
pourtant, si le tableau pouvait être terminé pour cette époque, ce n'en
irait que mieux. Tu as encore un grand mois.

J'ai vu Marguery. Nous sommes, hier au soir, restés ensemble jusqu'à
minuit. La vue de ce beau gros garçon m'a produit un singulier
effet.--C'était toute ma jeunesse qui, tout à coup, revivait à mes
yeux. Ce temps est si loin, tant de sensations ont effacé celles
du jeune âge, j'en suis demeuré presque tremblant pendant un quart
d'heure.--Quant à lui, tel je l'ai laissé, tel je l'ai revu. Aix a la
singulière propriété des bocaux.

Le sujet de concours pour le prix de peinture était, cette année:
_Coriolan supplié par sa mère Viturie_. Huit élèves sont montés en
loge; ils ont commis huit croûtes. Le sujet, stupide par lui-même, a
été traité huit fois stupidement. Il est curieux de penser combien
notre école historique est faible et combien notre école paysagiste
s'élève chaque jour. On pourrait, dans la poésie, faire la même
remarque, le genre didactique est mort; le genre lyrique n'a jamais eu
plus d'éclat que dans ce siècle.

Je pense que Baille est toujours à Nice. Je lui écrirai la semaine
prochaine.

Écris-moi lorsque tu auras quelque nouvelle certaine sur ton voyage
à me donner. Pense au barrage.--Je suis pressé par l'heure; je ne me
relis pas.


    A bientôt. Je te serre la main.--Ton ami,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                   *       *       *       *       *



                         LETTRES A MARIUS ROUX



                                 XLIV


                                                     5 décembre 1864.

    Mon cher Roux,


Je viens de lire ton article dans le _Mémorial_[3] qui m'a été envoyé.

Je te remercie mille fois de la façon charmante dont tu as présenté
aux Aixois mes _Contes à Ninon_. Je ne trouve nullement que ton compte
rendu soit provincial, comme tu me le disais hier au soir; il est
alerte, spirituellement écrit, et fort obligeant pour moi, ce qui, je
l'avoue, en double la valeur à mes yeux.

Nos compatriotes,--puisque tu veux que je sois Aixois, ce que j'accepte
avec quelques réserves,--nos compatriotes vont être, je l'espère,
enflammés d'un beau zèle et iront par bandes acheter le volume. Voilà
un succès dont une bonne part te reviendra.

Merci donc, mon cher collaborateur, et laisse-moi te serrer la main
deux fois aujourd'hui, et pour notre vieille amitié, et pour notre
jeune succès.


                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  XLV


                                                    14 novembre 1865.

    Mon cher Roux,


Il est entendu que c'est toi qui parleras de mon livre.

Donc, merci à l'avance.

Tâche de faire une réclame à Baille, surtout à Cézanne, ce qui fera
plaisir à leurs familles.

Je t'envoie la note imprimée qui pourra peut-être te servir.
D'ailleurs, arrange cela comme bon te semblera.

Un peu de hâte seulement. J'ai besoin d'une bonne poussée avant la mise
en vente des livres d'étrennes.


    Bon courage et tout à toi.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 XLVI


                                                     4 décembre 1865.

    Mon cher ami,


Baille m'apporte ton article, et j'ai hâte de te remercier. Sans
flatterie, c'est encore le meilleur qui ait paru sur le livre.

Puis, il a pour moi un charme particulier; il est intime, si je puis
m'exprimer ainsi; il me semble te voir en pantoufles, t'entretenant
avec moi de mon œuvre, de nos amis, de nous tous qui luttons, comme tu
le dis si bien, et qui ignorons ce que l'avenir nous garde.

Que m'importe ce que pensent de moi Pierre ou Jean; je lis leurs
comptes rendus avec une grande indifférence, je considère leur prose
comme une bonne publicité commerciale. Mais ce que tu dis, toi, me va
au cœur; tu me connais et tu me juges en ami; tu parles de ceux qui me
sont chers; il va dans ton article un peu de ton âme qui l'anime et le
fait vivre pour moi d'une vie chère et puissante. Voilà pourquoi tes
paroles me sont plus précieuses que toutes celles qui ont été ou qui
seront dites par les gens autorisés en matière de critique littéraire.

Merci aussi pour Cézanne et pour Baille. Ce dernier, qui me quitte à
l'instant, me dit de te serrer vigoureusement la main. C'est fait.

Donne-moi l'autre, pour que je puisse en avoir au moins une à serrer en
mon nom.

Viens me voir, dès que tu pourras disposer d'un moment. Je suis cloué
devant mon bureau, et n'en puis bouger pour aller te chercher moi-même.


    Tout à toi.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 XLVII


                                                    10 décembre 1866.

    Mon cher Roux,


Je viens de lire ton article dans le _Mémorial_, et je t'en remercie
cordialement. C'est certainement une des pages les plus lestes et
les plus spirituelles que je connaisse de toi. Tu as trouvé le
moyen de me flatter énormément, et d'éreinter--énormément aussi--le
roman-feuilleton.

Merci pour mon livre et merci pour mes croyances littéraires.

Autre chose. Il est décidé que je ferai un article sur Mistral
dans le _Grand Journal_, et que je donnerai à cette étude tous les
développements que je voudrai. Si tu peux m'avoir des détails,
hâte-toi. Je désirerais aussi avoir le volume le plus tôt possible.
Aie l'obligeance de venir me serrer la main un de ces soirs, et nous
causerons de cette affaire.


    Ton dévoué,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                XLVIII


                                                        16 mars 1867.


Merci mille fois, mon cher Roux. Tes notes sont excellentes et vont me
servir merveilleusement. Il y a là matière à quelques bons chapitres.

Le premier volume des _Mystères de Marseille_ paraîtra bientôt. Je te
l'adresserai, dès que j'en aurai un exemplaire.

Et, dès lors, nous pourrons songer au drame.


    Ton bien dévoué,

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 XLIX


                                                         28 mai 1867.

    Mon cher Roux,


Pourrais-tu me rendre un service?

Arnaud me persécute pour que je lui procure l'acte de société qui a été
publié dans le _Petit Journal_, lorsque Millaud a mis la propriété de
ce journal en actions. Arnaud veut imiter cet exemple.

Je me suis présenté au _Petit Journal_, mais je m'y suis mal pris. J'ai
demandé tout sottement le numéro qui contenait l'acte de société en
question, et on m'a répondu tout carrément qu'on ne voulait pas me le
donner. Ils sont très méfiants, dans cette boutique-là; ils craignent
toujours qu'on ne les attaque. Me voilà mis à l'index, et il est
inutile que je tente davantage de leur arracher ce qu'ils ne veulent me
remettre.

Ne pourras-tu essayer d'obtenir l'acte d'une façon plus habile! Par
exemple, va trouver Escoffier, demande-lui à feuilleter une collection
du journal. L'acte a paru l'année dernière, je ne sais au juste à
quelle époque, vers les premiers mois, je crois. Tu prendras la date
exacte du numéro, si tu ne pouvais avoir une copie de la pièce. Enfin,
tu ferais pour le mieux. Il s'agit pour Arnaud d'intérêts importants.

Crois-tu pouvoir te charger de cette affaire et la terminer au plus tôt?

Arnaud m'a parlé.--de lui-même,--de notre drame. Je l'ai prié de
faire des ouvertures au directeur du Gymnase et de conclure en notre
nom. J'aurai sa réponse prochainement. Il faudrait nous hâter. Je te
donnerai bientôt un rendez-vous pour causer de cette affaire.


    Ton dévoué,

                                                        ÉMILE ZOLA.


J'oubliais: l'acte de société a été publié, je crois, en premier Paris,
par _Timothée Trimm_. Cela facilitera tes recherches.

Excuse-moi de te donner une pareille besogne. C'est que, vraiment, j'ai
les bras liés, et que je ne sais plus comment faire.



                                   L


                                                         3 juin 1867.

    Mon cher Roux,


Je reçois une lettre d'Arnaud dans laquelle il est dit que le directeur
du Gymnase paraît bien disposé. Seulement ce directeur demande qu'on
lui abandonne les droits d'un certain nombre de représentations.

Je réponds à Arnaud par retour du courrier, et je crois pouvoir
lui dire, en ton nom et au mien, que nous sommes prêts à quelques
sacrifices. Mon avis est qu'il ne faudrait pas que ces sacrifices
fussent trop forts. Je voudrais bien m'entendre avec toi à ce sujet,
et au plus tôt. Si tu peux venir jeudi soir, après ta visite chez
Clément, tu me feras plaisir. Pour moi, je crois l'affaire du drame
terminée; mais il faut que je te lise la lettre d'Arnaud qui nous donne
d'excellents conseils pour la censure.

Si tu as fait un bout de plan, apporte-le.


    A jeudi donc, s'il est possible, et tout à toi.

                                                         ÉMILE ZOLA



                                  LI


                                                         4 juin 1867.

    Mon cher Roux,


Je reçois ta lettre. Donc, à vendredi soir.

Je t'avoue qu'il se fait des trous dans mon budget. Je te prie--entre
nous--d'être ferme avec M. Clément.

Vendredi, je te donnerai le premier volume des _Mystères_ et ma
brochure sur Ed. Manet.


    Tout à toi.

                                                        ÉMILE ZOLA.


Tourne, je te prie.

Il nous faudra entièrement bouleverser le roman. Il faut que l'affaire
de Roux soit méconnaissable, si nous voulons vaincre la censure. Mon
idée reste celle-ci. Un prologue dans lequel la naissance des deux
enfants est expliquée; suivre des routes différentes,--la route du vice
et la route de la vertu; au dénouement tout s'explique, la vertu est
récompensée et le vice puni. Il y a de belles scènes à trouver.

N'importe. Fais ton plan. Ce sera notre base de travail.

Pas de prêtre dans le drame, si ce n'est pour dire un grand bien de
l'église.

Tourne encore.

A la Bibliothèque on ne prête les journaux que _vingt et un ans_ après
leur apparition. Arnaud me tourmente toujours pour que je lui envoie
son acte. Comment faire? Tâche donc d'avoir une idée pour me sortir
d'embarras.

Après tout, Arnaud nous rend des services, et je ne voudrais pas faire
preuve de mauvaise volonté.



                                  LII


                                                         8 juin 1867.

    Mon cher Roux,


J'ai eu une atroce insomnie, la nuit dernière, et, ne pouvant dormir,
j'ai travaillé à notre drame. Je crois avoir trouvé des scènes très
saisissantes, toute une intrigue corsée et poignante. Ne fais rien, ne
bâtis rien, avant d'avoir reçu les notes que je rédige. Je t'enverrai
ces notes sans doute demain. Tu travailleras sur la donnée que je vais
te fournir, et, mardi soir, nous pourrons arrêter le plan.

A demain.


    Tout à toi.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 LIII


                                                     16 juillet 1867.

    Mon cher collaborateur,


Voici le dernier tableau.

J'ai arrangé plusieurs choses pour donner quelque vraisemblance à nos
gros mensonges.

Ainsi Granier et Lussac ne peuvent ignorer que Mathéus est caissier
chez Bernard (Granier y a vu Mathéus au deuxième acte).

Ah! mon pauvre ami, quel ours!

Fais copier tout ça au plus vite, et nous déchaînons la bête.

Je t'écrirai pour t'inviter à souper un de ces soirs, en célébration de
notre heureux accouchement.


    A toi.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  LIV


                                              Paris, 23 juillet 1867.

    Mon cher Roux,


J'ai passé la journée d'hier dimanche à relire notre drame. Le copiste
n'a fait qu'une boulette grave; il a dû passer une page du manuscrit
dans le prologue. Dans la grande scène entre Aurany et Mathéus, il y a
un trou: après l'aparté de Lussac: «Ces hommes m'épouvantent, ils ont
le génie du mal...», se trouvent brusquement, dans la copie, ces mots
de Mathéus: «Voici mon petit moyen...»

Examine le manuscrit et rends-toi compte de l'erreur. Je le répète, ce
doit être une page entière qui a été passée. J'espère que cette page
n'a pas été égarée. En tous cas, apporte le manuscrit demain soir, et
nous verrons.

Les autres erreurs sont insignifiantes. Ton copiste est un homme
intelligent.

J'ai dû faire quelques petits changements, et, surtout, mettre un
grand nombre d'indications scéniques. Il faut que nous parcourions le
tout ensemble, rapidement. Je ne comprends pas du tout le décor de la
Canebière. Viens de bonne heure. Il faut en finir.

En somme, le drame se tient, et je compte sur un succès, si les
circonstances nous aident.

A demain soir. N'oublie pas le manuscrit.


    Ton dévoué.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  LV


                                                 Paris, 14 août 1867.

    Mon cher Roux,


Puisque le sieur Bellevaut[4] prend l'attitude d'un croquemitaine, je
te prie de faire, à l'occasion, la grosse voix, pour lui montrer que
nous ne sommes pas des petits enfants et qu'on ne nous avale pas d'une
bouchée. Sois ferme et digne.

Nous devons forcément accepter le renvoi en octobre. Mais il ne faut
pas pour cela laisser dormir les choses. Fais comprendre à la bête
féroce que tu n'as qu'un mois à rester là-bas et _que tu ne veux pas
partir avant d'avoir tout réglé_. Là est le grand point. Bellevaut te
dira sans doute qu'il a le temps, que rien ne presse. Insiste, force-le
à arrêter tout de suite avec toi le drame tel qu'il doit être joué.
Fais les quelques corrections dont nous sommes convenus, puis retourne
auprès du directeur et _oblige-le_ à revoir la pièce avec toi, à faire
les changements nécessaires, en un mot à donner au manuscrit sa forme
définitive. Cela est de la dernière importance. Ne fais copier la
pièce que lorsque toutes les modifications auront été faites. Et, pour
arriver à ce résultat, donne pour unique et bonne raison ton court
séjour à Marseille. Lorsque le manuscrit sera mûri à point, remets-le
à des copistes, qu'Arnaud te trouvera,--et occupe-toi ensuite de la
censure. Tu le comprends, lorsque tu reviendras ici, il faut que
Bellevaut n'ait plus qu'à monter et à jouer la pièce, afin que nous
n'ayons pas des embarras avec lui, à deux cents lieues de distance.
Ta conduite est donc toute tracée: avant tout, arrêter le manuscrit,
puis le faire copier, puis obtenir le permis de la censure. Si tout
cela marche convenablement, tu exigeras un commencement d'étude avant
ton départ, afin de pouvoir assister à une ou deux répétitions. Ce
serait uniquement pour voir la chose à la scène. Ensuite, les artistes
mettront tout l'intervalle qu'ils voudront entre les premières et les
dernières répétitions. Je tiens énormément à ce que tu puisses te
rendre compte de la mise en scène.

Je ne saurais trop te le répéter, l'important est d'en finir avec les
remaniements que demande Bellevaut. Lorsque la pièce sera décidément
arrêtée, nous pourrons attendre en paix. Jusque-là nous sommes dans le
vague.

Bellevaut trouve la pièce trop longue. Elle n'est certes pas plus
longue que les longs mélodrames qui sont au répertoire. Enfin, coupe,
s'il est nécessaire, quelques scènes épisodiques. Le malheur est que
toutes les scènes me paraissent utiles. Il est bien entendu que nous
conservons l'attitude de nos héros. Il ne faut pas permettre qu'on
touche à Daniel: il est l'originalité, la vie de la pièce. D'ailleurs,
tu verras. Tant que les coupures ne seront pas faites dans le vif du
drame, tu peux couper sans me prévenir; autrement, avertis-moi. Je ne
veux pas du tout me laisser manger par M. Bellevaut, et, en somme,
je tiens à nos personnages et à nos phrases, puisqu'il veut faire le
méchant. Défends-toi hardiment, au risque de tout casser. J'avoue que
je suis très en colère contre le grossier personnage dont tu me traces
un si vilain portrait.

Conserve intact notre manuscrit primitif. Il nous fera besoin pour le
volume et pour les autres théâtres où nous n'aurons pas affaire à un
ogre.

Tiens-moi au courant. Je ne serai pas tranquille que lorsque Bellevaut
aura accepté le manuscrit. Aurons-nous une actrice suffisante pour le
rôle de Clairon? Va donc un peu au théâtre.

Arnaud te donnera un bon coup de main. Dis-lui ce que nous avons décidé
pour la publicité. Avant ton départ, parle-lui de la publication du
drame dans le _Messager_, et vois ce qu'il en dit. Lui seul peut et
_doit_ nous imprimer notre ours.

Écris-moi dès que tu auras revu Bellevaut et que vous aurez décidé la
nature et le nombre des changements. Hâte-toi, car tu as peu de temps,
et il peut se présenter des obstacles. Il faut que tu ne laisses aucun
empêchement derrière toi.

Mon pauvre ami, voilà bien de la besogne, et je ne puis collaborer à
tes soucis. Tu seras deux fois le père de notre drame.

Ma mère et ma femme te présentent leurs amitiés.


    Une bonne poignée de main.

                                                        ÉMILE ZOLA.


Mes compliments empressés à ta famille. Va donc voir Paul, à Aix, et
dis-lui de m'écrire; je suis sans nouvelles de lui depuis un mois.

Tu comprends pourquoi il est préférable d'arrêter les corrections avec
Bellevaut, et de faire ces corrections, avant de confier le manuscrit
aux copistes. D'abord, il est inutile de faire copier ce que l'on doit
retrancher. Ensuite, il est peu prudent de nous mettre sur le dos les
frais de deux nouvelles copies, sans avoir un oui formel de Bellevaut.
Et tu n'auras ce oui formel que lorsque la forme de la pièce sera
définitivement arrêtée.--Je t'engage à faire valoir ces raisons auprès
de Bellevaut pour le décider à revoir sur-le-champ la pièce avec toi;
dis-lui,--et donne les raisons,--que tu ne peux faire copier la pièce
sans que le manuscrit soit tel qu'il doit être.

D'ailleurs, la bonne volonté de Bellevaut ne nous est encore nullement
prouvée. Il faut nous défier des enthousiasmes d'Arnaud, qui voit
toujours tout en rose. Il m'a écrit que Bellevaut était charmé du
drame, et on t'a assuré que Bellevaut serait ravi de nous jouer. Tout
cela est bel et bon. Mais je te prie de savoir par toi-même si le
ravissement de Bellevaut est vraiment tel que le voit Arnaud. D'après
la réception que l'ogre t'a faite, je ne vois pas tout couleur de
rose. Avant de faire les frais de copie, il me semble nécessaire
de savoir nettement à quoi nous en tenir. Et, je le répète pour la
dixième fois peut-être, nous ne saurons à quoi nous en tenir que,
lorsque les corrections faites, Bellevaut te dira: «Maintenant tout va
parfaitement, et je jouerai le drame tel qu'il est là, lorsque j'aurai
trois copies et que la censure aura prononcé.»



                                  LVI


                                                 Paris, 25 août 1867.


Mon cher ami, j'ai reçu ta lettre qui est excellente. Tout va pour
le mieux. Mille fois merci pour tes peines. Tu as parfaitement fait
d'effacer quelques phrases dans le prologue, et d'atténuer le rôle
de Clairon. J'approuve aussi,--puisqu'il le faut,--l'explication des
toilettes de Clairon, achetées à l'aide de ses économies. Seulement,
je crains que la situation de notre héroïne ne soit guère comprise
aux Aygalades et chez Sauvaire. Lorsque ce dernier était son amant,
heureuse ou non, elle allait au bras de cet homme, et sa présence
était toute naturelle. Maintenant, son désir de suivre Daniel peut
expliquer sa venue, mais sa conduite n'en reste pas moins très étrange,
et on ne comprend plus son attitude devant le maître portefaix. Il
y a là une nuance que tu dois saisir. Je le dis ces choses, non pas
pour désapprouver tes changements, que je crois comme toi nécessaires,
mais pour te prier de glisser çà et là quelques mots qui éclaircissent
la situation. Ainsi, je vois du premier coup d'œil quelques petits
détails: il est nécessaire de dire que Clairon a accepté le bras de
Sauvaire pour aller aux Aygalades et qu'elle accepte ses hommages,
quitte à ne jamais l'en récompenser; si elle n'a pas ouvertement
Sauvaire pour chaperon, elle se promène dans la fête comme une âme
en peine, et l'effet comique, «Ah! mon Dieu!» est amoindri. De même,
pour sa présence chez le maître portefaix. Remarque que si nous
n'établissons pas un lien quelconque entre elle et Sauvaire, la raison
de leur présence vis-à-vis l'un de l'autre n'apparaît pas. Il faudrait
absolument que leur position respective fût nettement indiquée dans
une scène placée dès le commencement du tableau des Aygalades. Il est
d'autant plus facile de poser cette situation, que cette situation
n'est plus scabreuse du tout. Si nous ne la posons pas carrément, le
public ne comprendra peut-être pas, et verra en Clairon ce que nous
avions fait d'elle d'abord, une prostituée. D'ailleurs, tu dois avoir
les mêmes craintes que moi, et je suis certain que tu t'es attaché à
donner au rôle difficile de notre héroïne le plus de vraisemblance
possible. Ne crains pas d'être clair surtout. La scène du collier est
bonne, elle sert à faire croire aux invités de Sauvaire que Clairon a
succombé. C'est là sans doute ta pensée. Et j'applaudis.

Je ne te parle pas des autres rôles puisque tu n'y fais aucun
changement.

Ton sous-titre, maintenant. Je t'avoue que je n'aime pas du tout «ou
l'Enfant de la Louve», d'autant plus que Clairon, _troisième édition_,
n'est plus une louve, et qu'ainsi ce sous-titre va contre le véritable
sens de la pièce. D'ailleurs, d'après ce que tu me dis, j'ai grand'peur
que le roman ne nuise au drame, et je voudrais comme toi tâcher de nous
sortir de ce mauvais pas. Il faut être carré. Je propose simplement de
changer notre titre et d'appeler la pièce: _les Drames de Marseille_.
Vois si Bellevaut accepte cela. Mais pas de sous-titre, s'il est
possible. Je les déteste. D'autre part, si tu crois réellement qu'il
y a un parti quelconque contre moi, nous pourrions faire annoncer
habilement dans une feuille marseillaise que le drame ne ressemble
pas du tout au roman. Tout cela est grave, je le sais, et peut-être
ferions-nous mieux de laisser aller les choses. Attendons, si tu
veux, ton retour ici, pour décider cette grosse question. La première
représentation est seule à craindre; on saura ensuite à quoi s'en tenir.

Tu as fait faire, me dis-tu, une copie de la pièce. Tu ne me dis pas
combien cela t'a coûté. Je ne pense pas que tu aies besoin d'argent à
Marseille. En tous cas, écris-moi, si tu veux que je t'adresse ma part
des frais.

Donc, tu n'as plus qu'à revoir Bellevaut et à t'occuper de la censure.
Tâche de mener rondement tes rapports avec les gardiens de la morale
publique. Il faut que nous ayons l'autorisation avant ton retour. Quant
à Bellevaut, puisqu'il est charmant, tout ira bien. Continue à lui
prouver que le drame n'est pas trop long, et ne lui accorde, autant que
possible, aucune coupure.

Autre chose. Tu me dis que nous passerons avant _Hernani_. Cela est
bien vague. J'ai le projet,--peu arrêté, il est vrai,--d'aller à
Marseille pour la première. Je désirerais savoir si nous serons joués
au commencement ou à la fin d'octobre. A huit jours près, tu peux
m'envoyer ce renseignement.--Le malheur est que si je ne suis pas là,
nous n'aurons aucune garantie pour le respect de notre prose. J'ai peur
qu'on n'abîme singulièrement notre manuscrit. Avant de t'éloigner, tu
feras bien de t'occuper des représentations, comme si je ne devais pas
aller à Marseille. Laisse là-bas un représentant. Tâche de composer une
salle. Règle la question des billets, le service à faire à la presse.
En un mot, agis comme si tu étais à la veille de la première.--Il est
une autre question grave. Il faut que la pièce soit imprimée pour
pouvoir être lancée dans les autres théâtres. Vois si Arnaud est
disposé à nous prêter son journal ou simplement à imprimer la pièce en
volume. Il est entendu que, dans ces questions, tu as plein pouvoir
pour traiter.

Je vais lancer la réclame au _Figaro_. Si elle passe, je t'enverrai
le numéro qui la contiendra, et tu pourras faire une tournée dans les
journaux de Marseille. Vois surtout Émile Barlatier[5], en mon nom.

Tu me dis que le roman «a produit une fâcheuse impression». Cela est
vague. Tâche donc d'avoir des détails, pour me les donner à ton retour.
Je désirerais connaître nettement la position. On affirme que tout le
peuple est avec moi (c'est un jeune Provençal dont je viens de recevoir
la visite, qui m'a dit cela). On me dit en outre qu'Arnaud seul est mis
en cause et qu'on me place à part. Est-ce pour me faire plaisir qu'on
me conte ces choses? Je ne sais. Tu seras assez mon ami pour me dire
la vérité. Vois ce que c'est que «la fâcheuse impression», et vois-le
de près. Je n'ai pas besoin de t'en dire davantage. Tu sauras m'avouer
où j'en suis dans l'amitié des Provençaux.--Surtout ne parle pas de
cabale, même à tes plus intimes amis. Ce serait le moyen d'y faire
songer quelque malintentionné. Il suffit de parler de cabale pour qu'il
en naisse une sur-le-champ. Parle au contraire du grand succès probable
et répands le bruit que le drame ne ressemble pas au roman. D'ailleurs,
s'il y a mauvaise foi avec nous, je suis disposé à faire un tapage de
tous les diables.

Écris-moi quand tu auras revu Bellevaut, quand tu auras une réponse de
la censure, en un mot quand tu auras des nouvelles quelconques.

Mes compliments sincères à ta famille. Tu as les amitiés des miens, et
une bonne poignée de main de moi.


                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 LVII


                                             Paris, 4 septembre 1867.

    Mon cher Roux,


Je ne suis pas affamé de nouvelles, mais j'aurais désiré pourtant que
tu répondisses sur-le-champ à la question que je te posais relativement
à l'époque exacte où serait joué notre drame. Cela est d'une grande
importance pour moi. Je n'ai pas abandonné mon idée de voyage, et, si
la pièce ne passe pas plus tard que le 15 octobre, j'irai sans doute à
Marseille, je partirai vers la fin de septembre. Dans ce cas, il faut
que je fasse mes préparatifs, il faut surtout que je prévienne Paul,
qui reviendrait sur-le-champ à Paris, si j'abandonnais mon projet, ou
qui m'attendrait, si je lui donnais suite. Tu vois donc que j'ai un
vif intérêt à savoir si les _Mystères_ peuvent être joués vers le 15
octobre. Je te prie de voir M. Bellevaut et de lui dire que nous tenons
particulièrement à ce qu'il ne rejette pas plus loin la représentation.
On annonce _Hernani_, on annonce _la Grande Duchesse;_ jusqu'où cela
ira-t-il? bon Dieu! Je vois mon voyage tombé dans l'eau, car je n'irai
certainement pas là-bas, si je ne dois y trouver aucun ami, et je ne
puis pousser l'égoïsme jusqu'à retenir Paul à Aix indéfiniment. Avant
de quitter Marseille, tâche donc d'obtenir une date fixe, la plus
rapprochée possible, afin que je puisse savoir à quoi m'en tenir.

Je ne te parle pas de la censure, ni des corrections, ni de rien. Tu me
parleras de tout cela à ton retour. Tâche de ne rien laisser en suspens
derrière toi. N'oublie pas de t'inquiéter de l'impression de la pièce,
soit dans le _Messager_, soit en volume.--Si tu n'as que le temps de
m'écrire un mot pour me donner la date que je te demande, ne me parle
pas du reste, puisque nous devons nous voir la semaine prochaine.

Autre chose: j'ai reçu le _Sémaphore_, le numéro que tu m'as envoyé,
et je regrette qu'on ne s'y soit pas servi de la formule dont nous
étions convenus: «Nous lisons dans le _Figaro_, etc.» Cela aurait
fait, je crois, plus d'effet; la note publiée a l'air trop local. Il
faut absolument que tu trouves un autre journal où l'on dise que la
presse parisienne a annoncé notre drame. (Tu ignores peut-être que la
plupart des journaux, _le Temps, l'Époque, la Liberté_, ont reproduit
la note du _Figaro_.) Tu comprends que les Marseillais ne doivent pas
ignorer que Paris _s'est ému_ à la nouvelle de notre tentative de
décentralisation. Il serait bon de le faire dire et même de le faire
répéter quatre ou cinq fois.--Qu'as-tu fait au _Mémorial_ et à la
_Gazette du Midi?_ Cette dernière m'est hostile.

Un mot de réponse, et à bientôt.

Mille compliments aux tiens. Tu as les compliments de ma femme et de ma
mère.


    Ton dévoué.

                                                        ÉMILE ZOLA.


J'ai fini ce matin mon roman qui paraît dans l'_Artiste_. Je respire et
je me sens des envies de dormir jusqu'à ce soir.



                                 LVIII


                                                   17 septembre 1867.

    Mon cher Roux,


J'ai vu plusieurs éditeurs parisiens, et j'ai acquis la certitude
qu'une pièce jouée en province ne peut être publiée qu'en province. A
Paris, on ne croit pas à la décentralisation,--on m'a presque ri au
nez. Donc, nous ne pouvons compter que sur Arnaud. J'attends une lettre
de lui, et, en lui répondant, je le pousserai à imprimer notre drame au
plus vite.

D'autre part, je suis allé chez Péragallo donner mon pouvoir. J'ai
parlé des _billets d'usage_, et l'on n'a pas su ce que je voulais dire.
L'agent de la Société a droit à quatre places, voilà tout. Donc ne
forçons pas le sieur Péragallo à mettre le nez dans l'inconnu. Mais
je suis d'avis que M. Peysse demande à M. Bellevaut ce qu'il a voulu
dire par _les billets d'usage_. Peut-être y a-t-il là quelque bénéfice
_illicite_ que je ne suis pas d'avis de laisser échapper. Charge-toi
d'approfondir cette question.

Sais-tu que l'agence nous prend 10 p. 100, ce qui joint aux 20 p. 100
promis à Bellevaut fait 30 p. 100. Nous sommes volés.

Dès que tu auras des nouvelles, communique-les-moi, demande la date
_probable_ de la première.


    A toi.

                                                         ÉMILE ZOLA



                                  LIX


                    Marseille, 4 octobre 1867.

    Mon cher Roux,


J'ai vu Arnaud que ta lettre ne paraît pas avoir trop ému. D'ailleurs,
je n'ai fait que lui serrer la main, me réservant de lui parler
affaire, après le succès ou la chute. Ma position restera très fausse
jusque-là. Demain soir, je serai fixé.

Je viens de voir M. Peysse. Voici en quelques lignes le résumé de
notre conversation. Les artistes sont bien disposés, mais Bellevaut
l'est très mal; il élève en outre une question d'intérêt que je
réglerai demain avec lui. (M. Peysse me conduira à lui, à onze heures,
et j'assisterai peut-être encore à une répétition.)--Les coupures,
paraît-il, se réduisent à des retranchements (nombreux) de phrases;
pas une scène n'aurait été coupée; en somme, le mal est sans doute
moindre que nous ne le pensions.--Peysse parait compter sur un _succès
ordinaire_. Il est évident que tous ces gens-là n'ont pas foi en notre
génie, et ils ont bien raison.

Je n'ajoute rien. Tout ceci est pour te tenir en haleine. Demain je
saurai à quoi m'en tenir, et dimanche matin je t'enverrai un télégramme.

Je n'ai pu voir ta famille aujourd'hui, et je doute d'avoir demain le
temps nécessaire pour lui rendre visite. En tout cas, ce sera pour
dimanche.

Si tu as besoin de m'écrire, adresse-moi ta lettre chez Arnaud. Quant
à moi, je ne t'écrirai plus que pour te donner des détails, après la
consommation du crime. Je m'occuperai de l'impression en volume, s'il y
a lieu, soit chez Arnaud, soit ailleurs.

A bientôt, et pas de cauchemars.


    Ton dévoué.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  LX


                                        Télégramme du 6 octobre 1867.

    Paris, Marseille, 523, 1867, 51.


Monsieur Roux, 13, rue Neuve-Guillemin, Paris.

Applaudissements durant les actes, applaudissements et sifflets toile
baissée. Succès incertain.


                                                              ZOLA.



                                  LXI


                                           Marseille, 6 octobre 1867.

    Mon cher Roux,


Je complais t'écrire longuement, mais le courage me manque. Quand je te
verrai, je te raconterai la soirée d'hier. Voici quelques brefs détails.

En somme, c'est un succès contesté, qui peut se tourner en chute
complète, ce soir. Comme je le l'ai dit dans ma dépêche, le
commencement de la pièce a bien marché. Les tableaux: _Les Aygalades_
et _Le crime_, n'ont pas donné ce que nous en attendions, et dès lors
la pièce a langui. Elle s'est un peu relevée vers la fin. Jusqu'au
dernier moment, la salle n'avait ni sifflé, ni chuté, ni donné
aucune marque d'improbation. Seulement, lorsque le rideau est tombé
sur le: _Il nous a maudits_, de Clairon, des applaudissements trop
vifs ont amené quelques coups de sifflet. Il y a eu lutte, et les
applaudissements continuant, on a exigé les noms des auteurs. On nous a
nommés. Nouvelle bataille de courte durée, les applaudissements l'ont
emporté!

Ce soir dimanche, tout va se décider.

Il y a eu, à coup sûr, une petite cabale. Les sifflets sont partis
des premières, aux places réservées. Peysse est certain de la chose,
et Bellevaut croit que c'est la petite presse marseillaise qui s'est
égayée. Drôle de façon de s'égayer. En somme, l'honneur est sauf, mais
nous ne tenons pas un succès de «bon aloi», comme dit cet excellent
homme des contributions indirectes.

Quant à la pièce en elle-même, elle m'a paru trop longue, véritablement
ennuyeuse. On a commencé à huit heures et fini à une heure. Le public
était las. Si nous avions assisté aux répétitions et fait les coupures
nécessaires, tout aurait marché. C'est l'opinion de tous ceux qui
ont causé avec moi. Je viens d'aller voir Bellevaut et d'essayer de
faire des coupures pour ce soir. Il paraît que cela est impossible. Si
la pièce ne tombe pas, les coupures seront faites pour la troisième
représentation. Hier, on a fait 1,200 francs de recette.

L'interprétation est, selon moi, très insuffisante. Mme Méa est
d'un faux à agacer les dents. Elle épuise tous ses sanglots dès la
première scène. Sauvaire, Lussac, Daniel, surtout ce dernier, ont joué
convenablement. Le reste m'a paru d'une faiblesse déplorable. C'est
une trop grande machine pour une pareille scène; il nous faudrait la
scène de la Porte-Saint-Martin. Le décor du prologue est ridicule et
les acteurs y étouffent.--Enfin, je te parlerai longuement de tout cela
vers la fin de la semaine, lorsque je serai à Paris.

J'ai vu tes parents hier, avant la représentation, et je ne sais si je
pourrai les revoir. Je pars pour Aix demain matin, de bonne heure.

Un dernier mot, la salle était très belle. Il y avait le _maire!_
Nos amis ont peu donné. D'ailleurs, tu vas recevoir des lettres de
condoléance que tu me communiqueras...


    A bientôt, et pas trop de découragement.

                                                        ÉMILE ZOLA.


Je ne te parle pas de l'impression de la pièce. Il faut attendre le
succès ou la chute de ce soir. La première bataille est nulle.



                                 LXII


                                           Marseille, 7 octobre 1867.

    Mon cher Roux,


Deux mots à la hâte. La deuxième, hier, a beaucoup mieux marché. Rien
que des applaudissements. La pièce n'a duré que quatre heures et demie,
et a commencé à sept heures et demie. En somme, c'est un succès, à
moins que la troisième, qui se joue demain, ne marche pas. J'assisterai
jeudi à la quatrième.

Les acteurs n'ont plus eu de manque de mémoire et ont réussi toutes
leurs entrées. Encore quelques coupures, et tout ira bien. A la
première, nous avons eu une légère cabale d'écrivassiers marseillais.
Je viens d'apprendre cela. D'ailleurs, je te conterai tout de vive voix.

Je vais parler à Arnaud de l'impression.


    Ton dévoué.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 LXIII


                                          Marseille, 10 octobre 1867.

    Mon cher Roux,


J'arrive d'Aix. Je ne sais comment a marché la troisième. Peu de monde,
je crois, mais pas de sifflets.

Je pars demain pour Paris, où j'arriverai samedi dans la nuit. Je
t'attends dimanche soir pour manger la côtelette de l'amitié et te
conter les heurs et malheurs de notre œuvre.

Je verrai demain matin Bellevaut, Arnaud, et _tutti quanti_, le
terminerai nos affaires, qui commencent un peu à me peser.

Donc à dimanche. Viens vers les deux heures, si tu as le temps.


    Ton dévoué.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 LXIV


                                                      9 janvier 1868.

    Mon cher Roux,


Nous jouons de malheur pour mon article du _Gaulois_. Le journal est
plein à crever, je ne passerai sans doute que lundi.

Voici ce que j'ai arrêté: si lundi les éditeurs et exécuteurs
testamentaires ne se sont pas réunis, je laisse paraître l'article;
si le pot aux roses est découvert, je transforme l'article, je publie
toujours _les Lits_, mais en les mettant sous le nom de leur véritable
auteur et en racontant l'histoire[6]. Donc, de toutes façons, je donne
au jeune Alexis le coup d'épaule qu'il mérite.

Autre chose.

Je viens de voir Lacroix, et nous sommes décidés à laisser passer tout
de suite ma charge dans le _Monde pour rire_. Nous agirons ensuite
auprès de l'_Éclipse_. Je vais donc t'envoyer mon portrait dans le plus
bref délai.

Ne joint-on pas à la charge une courte biographie? En ce cas, tu
voudras bien te charger de cette biographie.


    Ton dévoué.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                  LXV


                                                Paris, 17 avril 1868.

    Mon cher Roux,


Vingt lignes en courant.

Je viens de déménager, et je suis encore dans les ennuis d'un
bouleversement général. De là mon silence jusqu'à ce jour.

Pas de nouvelles en somme. J'ai vu Duret hier chez Manet. L'affaire
marche mal. Pelletan m'a l'air d'être aussi incapable que Mille comme
homme d'affaires. On ne sait plus quand la _Tribune_ paraîtra, ni même
si elle paraîtra.--Belot n'a pas encore lu notre drame. Il fait un
roman pour gagner quelques sous, et je n'irai chez lui que dans cinq
ou six jours. Rien de définitif de ce côté.--J'ai gardé le meilleur
pour la fin. Il vient de se fonder un journal à deux sous, _l'Événement
illustré_, sous la direction d'Adrien Marx!!! On m'a offert le Salon
dans cette feuille, ce que j'ai accepté faute de mieux. Dès ton retour,
je te présenterai à Marx, et j'espère que tu placeras chez lui tes
renseignements quotidiens sur Paris. Que cette espérance ne hâte pas
ton retour. Je t'annonce simplement cela, comme une chose qui peut
devenir bonne.

D'ailleurs, tu reviendras sans doute bientôt. Tu me trouveras en train
de corriger les épreuves de la deuxième édition de _Thérèse Raquin_.
Je vais aussi me mettre sérieusement à mon travail pour Kératry. La
besogne a l'air de vouloir venir. Elle sera la bienvenue. Je chôme
depuis assez longtemps, grâce au monument de Verlé.

Et toi, que fais-tu? Un bout de lettre, si tu as quelque chose
d'intéressant à m'apprendre. Tu connais ma nouvelle adresse: 23, rue
Truffaut, Batignolles.

Et puis, c'est tout. J'aime mieux causer longuement avec toi, quand tu
reviendras.

J'ai une commission à te donner. Rapporte-moi le deuxième volume du
_Congrès scientifique_ que tu prendras en mon nom chez Aubin. Une
lettre m'a invité à le faire réclamer à cette librairie.

Voilà. Tu as le bonjour de ma mère, de ma femme. Présente mes
compliments à tes parents, et va dire à Mme Méa que je la porte dans
mon cœur.


    Une bonne poignée de main de ton dévoué

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 LXVI


                                        Marseille, 19 septembre 1870.

    Mon cher Roux,


Arnaud le remettra cette lettre et t'expliquera les raisons qui me font
l'écrire.

En deux mots, veux-tu que nous fassions un petit journal à
Marseille[7], pendant notre villégiature forcée. Cela occupera
_utilement_ notre temps. Sans toi, je n'ose tenter l'aventure. Avec
toi, je crois le succès possible. Nous avons ici les hommes et les
choses pour nous. Donne-moi une réponse immédiate. Tu ferais même bien,
si ma proposition te souriait, de venir demain à Marseille avec Arnaud.
L'affaire doit être enlevée.

Dis-toi tout ce que je ne te dis pas, et de toutes façons donne-moi une
réponse. Nous réglerions les détails ensemble.

Mes compliments à ta famille.


    Ton dévoué.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                 LXVII


    Mon cher Roux.


Voici la requête. Je la crois excellente.

J'ai peu de choses à te dire. Remets la lettre et plaide la cause, s'il
y a lieu. Il serait bon que le maire lût l'épître devant toi. Dis-lui
bien que je n'ai pu indiquer le genre de récompense, mais que j'estime
qu'il serait convenable de donner le nom de mon père à une rue. Cherche
même avec lui la rue qu'on pourrait choisir. Tout cela, bien entendu,
est livré aux hasards de la conversation.

J'écris à Arnaud pour le mettre en campagne. Il faudrait qu'on vît
le plus de conseillers municipaux possible[8]. Enfin, fais ce que
tu pourras. Tu as bien peu de temps à toi, et je te donne là une
commission un peu lourde. Tu me pardonneras.

Rien de nouveau ici. Je ne mets pas le nez dehors d'ailleurs. Je
travaille et suis à peu près à la moitié de mon roman,--qui doit
continuer à ennuyer le public. Moi, j'en suis très satisfait, ce qui
est le principal.

Bavarde un peu là-bas et viens vite me conter les cancans. Et les
troubadours? ont-ils bien fait les choses? J'ai comme un vague désir
de faire sur eux ma prochaine causerie de la _Tribune_. J'attends des
détails dans les journaux.

Mes compliments à ta famille. Tu as les amitiés des miens.


    Une bonne poignée de main, et à bientôt.

                                                        ÉMILE ZOLA.



                                LXVIII


                                             Paris, 25 décembre 1872.

    Mon cher Roux.


Le petit Noël m'a apporté hier une andouillette de Vire comme on en
voit peu, et j'ai embrassé le petit Noël. Je te remercie de ton cadeau,
il est charmant, et me touche beaucoup. Tu m'en avais parlé; mais
c'était si loin, qu'il m'a semblé le recevoir une seconde fois. Merci
encore.

Je voulais d'ailleurs t'écrire pour te demander des nouvelles de ta
revue; si tu as du temps à perdre, jette-moi un mot à la poste; cela me
fera plaisir. Il est vrai que je te reverrai bientôt.

Je regrette que tu ne te sois pas trouvé ici ces jours derniers.
L'interdiction du _Corsaire_ a fait un bruit énorme. Les journaux,
à court de copie au moment des vacances, se sont jetés sur mon
article. J'y perds quelque argent, mais j'y gagne un terrible tapage.
Charpentier fait faire des affiches. Moi, je suis en train d'écrire
une brochure, une réponse ou plutôt une défense; j'attendrai lundi
ou mardi pour la lancer, afin de ne pas trop paraître taper sur la
grosse caisse; c'est moins une affaire d'argent que de précaution pour
l'avenir.

Il y a quelques articles très curieux. Je n'ai pu malheureusement les
collectionner, parce qu'il aurait fallu acheter tous les journaux
pendant trois jours. Mais j'en ai pourtant mis de côté quelques-uns qui
t'amuseront.

J'ai ce soir à dîner Béliard, Philippe et Alexis[9]. Hier, jour de
réveillon, j'ai porté un toast à la réussite de ta revue. Puis nous
sommes allés à la messe de minuit à la Trinité. C'est très pauvre, et
pas solennel du tout. Au demeurant, il fait beau et Paris paraît très
réjoui.

Tout le monde te serre la main. Moi, j'en fais autant, et des deux
mains à la fois; et je te prie de présenter mes compliments et mes
amitiés à ta famille.


    Ton bien dévoué.

                                                        ÉMILE ZOLA.


                   *       *       *       *       *



[1] _La Fée Amoureuse_, voir les premiers _Contes à Ninon_.

[2] Le vieux était Paul Cézanne.

[3] _Mémorial_, un journal d'_Aix_ en _Provence_.

[4] M. Bellevaut, directeur du théâtre le Gymnase de Marseille.

[5] Directeur du _Sémaphore_ de Marseille.

[6] Il faudrait rechercher le numéro du _Gaulois_ à partir du 1er
janvier 1868 pour avoir l'explication.

[7] Prévenu par le médecin qu'il devait conduire sa femme malade
dans le Midi, Zola se décida à partir avec elle et sa mère pour les
installer près de Marseille où il avait des amis. Lorsqu'il voulut
retourner à Paris, les portes étaient fermées. Il eut donc, pour
vivre tous les trois, l'idée de fonder un journal, _la Marseillaise_.
Mais lorsqu'il apprit que le gouvernement de la Défense Nationale
allait s'installer à Bordeaux, il partit tout de suite pour demander
à ce qu'on l'utilisât. C'est alors que Glais-Bizoin le prit comme
secrétaire: il ne le fut qu'un mois, et put enfin finir par envoyer à
Paris des articles à la _Cloche_, jusqu'au retour du Gouvernement à
Paris.

[8] Essais pour faire donner au canal construit par François Zola
le nom de Canal Zola, et le nom à une rue; on décida au Conseil un
boulevard.

[9] Béliard, un peintre, était un des bons amis d'Émile Zola, il est
devenu maire d'Étampes. Philippe Solari, le sculpteur du buste qui est
au cimetière; enfin Paul Alexis.





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