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Title: Eugène Delacroix
Author: Mauclair, Camille
Language: French
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Literature (Images generously made available by the Internet
Archive.)



EUGÈNE DELACROIX

PAR

CAMILLE MAUCLAIR

17 DESSINS SUR PAPIER MAT DE
GRAND LUXE, 31 ILLUSTRATIONS
TEINTÉES, 1 GRAVURE ET 1
PLANCHE EN QUATRE COULEURS

LIBRAIRIE ARTISTIQUE ET LITTÉRAIRE

65, RUE DU BAC, PARIS

1900


Pour bien comprendre la portée de l'intervention et de l'influence de
l'œuvre de Delacroix dans l'école française, il est nécessaire de se
rappeler la situation exacte de la peinture au moment où il parut.

La Révolution avait brutalement traité les maîtres du XVIIIème siècle
finissant. Éprise d'un sévère idéal gréco-romain, dont déjà Vien
avait donné des exemples et que David allait porter à son apogée, la
génération jacobine avait considéré les peintres légers et délicieux du
règne de Louis XVI comme les bénéficiaires de la corruption luxueuse
des nobles et des fermiers généraux, et elle les avait rejetés dans le
même mouvement d'injuste fureur. Fragonard mourait oublié, chassé de
son logis des galeries du Louvre. Hubert Robert échappait grâce à une
erreur à l'échafaud. Greuze mourait dans la misère noire. On ne parlait
plus de Chardin. Un Latour se vendait quelques francs. L'«Embarquement
pour Cythère», peint par Watteau pour son entrée à l'Académie, y était
criblé de boulettes de papier mâché par les élèves de David, neveu de
Boucher dont ils parlaient en de tels termes, qu'il était obligé, par
pudeur, d'excuser à leurs yeux son oncle. Les gravures de Cochin, de
Lépicié, de Choffard, de Lavreince, des Saint-Aubin, de Debucourt,
de Gravelot, d'Eisen, allaient s'ensevelir dans les soupentes de
quelques brocanteurs, et on attendrait quatre-vingts ans avant de les
rechercher pour les couvrir d'or. Un siècle s'effondrait. Son goût
exquis, sa morale profondément naturelle et humaine, son libéralisme
sceptique, tout lui était imputé à vice et à crime. On rêvait d'un
art moralisateur, que Greuze avait préparé aux applaudissements de
Diderot par ses scènes familiales et son ingénuité bourgeoise, mêlée
de libertinage hypocrite. On voulait un art héroïque, sévère, propre
à élever les consciences. David apparut l'homme d'une telle œuvre, et
créa d'un seul effort la réaction d'une esthétique néo-romaine, d'une
peinture conçue d'après la statuaire antique, et toute consacrée à des
expressions de sentiments cornéliens. La discipline de cette école fut
plus dure encore que celle imposée, cent-vingt-cinq années auparavant,
par Louis XIV, Le Brun et l'école de Rome. Plus de recherches de la
nature, plus de grâce, plus de vérité, plus de coloris, mais simplement
un art allégorique, pompeux, aride, éloigné de la vie et tout entier
construit sur des théories, un art aussi opposé que possible au
tempérament français.

L'Empire, après le Consulat, accentua la résolution de n'admettre
qu'un art national, militarisé dans ses mœurs comme dans ses goûts.
Cependant, malgré tout et par la force des choses, le modernisme si
violemment rejeté allait reprendre son rôle. Napoléon voulait des
illustrateurs de sa gloire, des commentateurs de sa cour. Il fallait
bien quitter le nu, la toge et les héros à casques romains pour peindre
les uniformes que l'Europe avait vus sur tout les champs de bataille
et les belles «grandes dames» de la nouvelle aristocratie. Les héros
cornéliens avaient pris vie et s'habillaient en soldats de l'armée
impériale. David, lui-même, s'étant décidé à devenir un bonapartiste
après avoir été un farouche tyrannicide, se résigna à quitter les
Sabins et les Horaces pour peindre le «Sacre de Napoléon», et à
exécuter les quelques portraits qui, comme ceux des dames de Tangry ou
de Mme Récamier, compensent aujourd'hui dans notre esprit, par leur
beauté, l'influence néfaste et la prétention mort-née de son œuvre
classique. D'autres hommes surgirent, Gérard, entre autres, Prudhon,
génie mystérieusement apparenté à celui du Vinci, et surtout Gros, le
maître** de la «Bataille d'Eylau», de la «Bataille d'Aboukir», Gros
le premier peintre d'une ère nouvelle, coloriste puissant, réaliste
s'élevant au grand style par sa fougue, son sens du mouvement épique,
à la fois précurseur des réalistes par son souci de l'exactitude et
des romantiques par la somptueuse éloquence de ses arrangements, Gros
aussi éloigné de la minutie que de l'emphase, Gros dont on n'a pas
encore assez dit le mérite, l'importance et la beauté au seuil du
XIXème siècle. Puis survint l'éblouissante existence de Géricault, la
révélation d'une génialité picturale et sa brusque disparition dans
la mort. En Géricault, plus encore qu'en Gros, s'affirmait la double
tendance à un style nouveau, à la fois très réaliste et très lyrique,
cherchant dans la vie contemporaine tous les éléments de la force
et de l'enthousiasme. Dès l'intervention de tels hommes, l'école de
David était brisée; vingt ans auparavant elle était toute-puissante. A
présent, si la manie de l'art néo-romain continuait à être favorisée
par Napoléon comme elle l'avait été par le général jacobin Bonaparte,
si cet art allégorique glacé continuait de régir les œuvres consacrées
à la vie civique, si ses fades représentants, dont le plus aimable
était Girodet, continuaient d'obtenir à l'Institut la consécration
d'un talent habile et docile au goût né de la crise romaine, du
moins auprès de ces hommes s'en plaçaient d'autres qui, par la voie
de la peinture militaire, revenaient à la tradition de la vie, du
coloris, de l'émotion directement issue des idées et des visions du
jour. Le «Radeau de la Méduse» était, à ce point de vue, une œuvre
extrêmement audacieuse, parce que pour la première fois on accordait
des proportions énormes à la représentation d'un fait de la vie
privée, d'un évènement qui ne pouvait être classé au rang des actes
de la vie officielle comme les victoires de l'Empire, d'un drame qui
avait ému l'opinion et n'avait rien du «style» voulu par l'École. En
même temps débutait et s'imposait lentement un autre jeune homme, un
Montalbanais, appelé Jean Dominique Ingres, qui cherchait tout autre
chose que David, Gros, Prudhon ou Géricault. Celui-là, réaliste par
ses portraits, minutieux, pénétrant et vrai comme Holbein, concevait
une esthétique classique remontant non pas aux Romains mais à leurs
maîtres les Grecs. Il se séparait de David en cherchant à reconstituer
une antiquité plus vraie, plus intime, sans boursouflure. En même temps
il était hanté du Moyen-Age, des Primitifs italiens alors absolument
inconnus, et même de certaines simplifications byzantines. Il allait
bientôt être préoccupé de Raphaël au point de rêver de donner à son
tour une nouvelle version de l'art grec à travers l'interprétation du
Sanzio en la pondérant par le réalisme naturel à la race française. Son
Œdipe plein de vérité avait déjà scandalisé les élèves de David par
son coloris, sa liberté d'expression. Son «Jupiter accueillant Thétis»
qu'on peut considérer comme le premier symptôme de l'art de Gustave
Moreau et des préraphaélites anglais, avait quelque chose de grec et de
Primitif tout ensemble, une stylisation étrange et une morbidesse toute
alexandrine. Sa «Françoise de Rimini» était pleine de réminiscences
des quattrocentistes toscans. Son «Vœu de Louis XIII», au salon de
1824, allait affirmer ses sympathies ardentes pour Raphaël. Ainsi, de
tous côtés et dans des sens différents, la tyrannie de David était
démentie, le passé renaissait, on rejetait la tradition romaine pour
reprendre les idées de la Renaissance ou aller directement aux Grecs.
D'autre part on voulait prendre les thèmes d'une peinture nouvelle
dans la vie moderne, et l'expédition d'Égypte avait donné le goût de
l'Orient. Le réalisme s'élevait au lyrisme et à la beauté décorative
parce que l'héroïsme militaire faisait de la réalité quotidienne une
épopée et promenait la vision des artistes dans un monde nouveau. Entre
ceux qui se référaient au passé, comme Ingres, et ceux qui, comme Gros
et Géricault, attendaient tout de l'avenir, une même émulation, une
même soif de formes neuves se révélaient. L'Art du XVIIIème siècle
était oublié, honni par tous. Mais on remontait aux Renaissants, et
si les uns songeaient à Raphaël, les autres songeaient à Titien, à
Véronèse. Toutes ces idées se mêlaient dans les jeunes consciences
troublées par le conflit de la couleur et de la ligne, du style et de
la vie. L'héroïsme ambiant, l'incessante émotion civique de ces trente
années ou chaque jour avait apporté son drame, son triomphe ou son
angoisse, tout faisait pressentir et désirer la révélation décisive
de cette nouvelle forme de la sensibilité qu'on appelait confusément
le romantisme, qui se pressentait dans Gros, qui s'affirmait dans
Géricault.

C'est à ce moment qu'éclata, au Salon de 1822, deux années avant que
le Vœu de Louis XIII consacrât la réputation classique d'Ingres,
le succès du «Dante et Virgile aux enfers». Le romantisme pictural
avait trouvé son maître en même temps que le classicisme néo-grec
reconnaissait le sien: et l'injustice des enthousiasmes, incapables du
jugement critique que seul fortifie le recul des années, allait opposer
l'un à l'autre pendant trop longtemps deux grands hommes qui allaient
pourtant, en ruinant l'erreur de David, donner au XIXème siècle ses
deux grands modes d'expression, et rendre possible l'éclosion future de
l'impressionisme.

* * *

Eugène Delacroix était né le 26 avril 1798. Son père, membre de la
Convention et régicide, ambassadeur près de la République batave,
préfet des Bouches-du-Rhône et de la Gironde, mourut en 1805. Un
frère d'Eugène, Charles Henri, fut nommé maréchal de camp en 1815,
à trente-six ans, et baron de l'Empire, après avoir fait toutes les
campagnes républicaines et impériales. Un autre, Henri, fut tué à
vingt-trois ans à Friedland. La sœur d'Eugène, Henriette, épousa M. de
Verninac qui fut préfet des Bouches-du-Rhône. Delacroix était allée
aux Riesener, aux Oeben, qui furent des maîtres dans l'art du meuble,
aux Berryer, aux Lavalette. Sa famille était donc de l'aristocratie
impériale et en même temps imbue de républicanisme.

Quelques visites à l'atelier de Guérin, et surtout ses promenades
assidues au Louvre décidèrent de sa vocation. Il fut tout de suite
frappé par Véronèse, Titien et Rubens, qu'il copia. C'est un trait bien
frappant que cette attirance vers Rubens. Le XVIIIème siècle avait
adoré le grand Flamand.

Watteau, Boucher, Greuze l'avaient copié avec passion, et on peut
dire qu'il avait orienté tout ce siècle en le détournant de l'école
italienne dégénérée dont l'influence avait été si nuisible au XVIIème
siècle. Le XVIIIème était oublié, mais Delacroix revenait au maître qui
l'avait dirigé, et un jour il lui était réservé de revenir à Watteau
lui-même, et à Chardin, en reprenant pour son compte leur découverte
de la peinture par juxtaposition des tons complémentaires; et ainsi
Delacroix était destiné à être le trait d'union entre le XVIIIème
siècle et l'impressionisme, qui a poussé cette découverte à ses
extrêmes conséquences. Au moment où Delacroix s'adressait à Rubens,
Ingres s'adressait à Raphaël.

Delacroix se forma tout seul. Il fît quelques croquis, des esquisses
de compositions, des portraits, des caricatures, en compagnie de
son camarade Géricault. Mais le «Dante et Virgile» fut un coup de
foudre. On était encore, à cette époque, sous l'impression d'un temps
extraordinaire où la célébrité s'accordait à un inconnu de la veille,
où les réputations éclataient comme des bombes et le jeune homme
fît avec son tableau la sensation qu'on avait eue avec la «Méduse».
Mais la «Méduse» avait concentré dans son mélange de réalisme et de
dramatisme toute l'horreur et toute la pitié d'un public encore ému par
le sinistre naufrage. Le «Dante et Virgile» était le commentaire d'un
poème et ne s'adressait qu'à l'intellectualité des spectateurs.

Il s'y adressait cependant avec une telle violence par la magie du
coloris et la frénésie du mouvement qu'il déterminait une émotion
physique. C'est un de plus beaux tableaux de début par lesquels un
homme de génie se soit jamais révélé. Non-seulement il posait nettement
une grave question esthétique en mettant la peinture au service d'une
œuvre d'imagination poétique et mystique, étrangère à l'antiquité, mais
encore il posait une question technique en affirmant la résolution
de dessiner par les plans colorés, d'échapper à la tyrannie de la
ligne, de situer toutes choses dans une atmosphère réagissant sur la
couleur de chacune d'elles, d'inféoder la beauté conventionnelle à
l'intensité du caractère expressif. Cela n'avait pas été osé depuis
Rubens et Rembrandt. C'était une hérésie pour l'école de David et
pour son successeur Ingres: et cela n'avait été supporté chez Gros et
Géricault qu'à cause de leurs sujets, qui les dispensaient des lois de
l'esthétique académique et les rangeaient dans une catégorie spéciale,
considérée en dehors du «grand art». Delacroix touchait à des figures
comme Dante et Virgile et osait les peindre de façon vivante, directe
et non stylisée. Tout concourait à le faire considérer comme un barbare
et un chercheur de scandale par les classiques, et, du même coup, comme
un novateur et un maître par la jeunesse romantique. En fait, Delacroix
est tout entier dans ce tableau. Ses défauts et les éclairs de son
génie y sont contenus. Il a été plus savant, plus sûr de sa volonté,
mais «Dante et Virgile», quand on revoit cette toile après avoir vu
toute son œuvre postérieure, nous donne l'image essentielle de sa
conscience de poète et d'artiste.

Ce fut un succès. Thiers, s'inspirant des opinions de Gérard, loua
hautement le jeune homme. Le ministère acheta la toile deux mille
francs. Delacroix s'en alla à la campagne. Deux ans après, le Salon
montrait au public, en même temps que de «Vœu de Louis XIII» d'Ingres,
le chef-d'œuvre poignant qui s'appelle «Épisode des Massacres de
Scio», et où le sentiment tragique le plus sincère est servi par une
technique éblouissante. L'œuvre allait droit au cœur d'une foule
que les atrocités turques venaient de révolter. Géricault venait de
mourir prématurément d'une chute de cheval: on pleurait sa perte, on
acclama l'homme qui allait le continuer et le surpassait déjà. L'œuvre
fut encore achetée, au prix de six mille francs. Mais l'opinion fut
très-partagée: Gros lui-même, qui eût voulu voir Delacroix concourir
pour le prix de Rome, et regrettait avec dépit la direction prise par
le jeune indépendant, déclara qu'il «courait sur les toits». La pensée
de Rubens hantait toujours Delacroix. Mais cette fois la nature même
du sujet l'avait amené à ces coloris sourds, à ces lueurs argentées et
tristes qui allaient être une de ses caractéristiques principales. Il
arrivait à ce tragique concentré, à cette mélancolie dans la richesse,
à cette somptuosité crépusculaire qui l'a rendu inimitable et que
Rubens n'a pas connue. C'est elle qui fait de Delacroix, disciple et
continuateur de Véronèse et de Rubens, un moderne, un peintre de la
vie intérieure, un confident de l'âme contemporaine. Techniquement il
avait été aussi influencé par Constable, dont il venait d'admirer les
paysages un peu avant l'ouverture du Salon de 1824. Jusqu'alors la
politique avait empêché toute œuvre anglaise de pénétrer en France. Au
Salon Lawrence, Bonington, Fielding, Constable figurèrent, et Delacroix
fut si frappé par Constable qu'il retoucha son ciel, que son ami
l'aquarelliste Fielding avait d'ailleurs ébauché. Il est hors de doute,
que l'influence de Constable se retrouve dans tous les ciels orageux
qui sont une des beautés des œuvres de Delacroix. Cette exposition
anglaise le détermina d'ailleurs à aller à Londres en 1825, et il y
revit Bonington, qu'il avait connu au Louvre, et dont la phtisie devait
briser si vite l'âme exquise, si proche de celle du phtisique Watteau.

Dès lors se succédèrent les envois aux Salons. En 1827 Delacroix
envoyait la «Mort de Sardanapale», la «Mort de Marino Faliero», «Faust
dans son cabinet», «Milton et ses filles», «Le** Combat du Giaour et
du pacha», «Un Jeune turc caressant son cheval», «Un Pâtre romain
blessé», «Des chevaux», une nature morte; et le public pouvait voir
au Conseil d'État (alors sis au Louvre) le «Justinien composant les
Institutes», commandé par l'État. À vingt-neuf ans Delacroix était
en possession complète de toutes ses idées d'art et affirmait tous
ses goûts. Il s'inspirait nettement des grands sujets poétiques de
tous pays; antiquité assyrienne, Venise, Allemagne, Angleterre, tout
lui parlait. Il était orientaliste avec passion. Il faisait œuvre de
peintre, aussi, en peignant des animaux et des natures-mortes, que
l'école classique ne tolérait qu'à titre d'accessoires. En un mot,
il considérait comme absolument nulle toute l'esthétique de David,
qui était venue se jeter en travers de l'évolution française. Il
considérait, à plus forte raison, comme nulle l'esthétique de Le Brun
qui, sous l'influence romaine, avait interrompu l'évolution naturelle
de la Renaissance française. Il se référait à Rubens et aux grands
Italiens, à Titien, à Véronése. Il considérait la couleur comme
l'élément capital de l'expression des sentiments. Il choisissait ses
sujets dans le romantisme étranger et l'histoire. Tout cela constituait
un démenti formel l'académisme d'une part, et à Ingres de l'autre,
lequel n'était guère aimé par les académiques à cause de son réalisme
et de ses tendances raphaélesques, mais n'était pas plus aimé par les
partisans du romantisme, qu'il redoutait et qui choquaient son désir
d'harmonie par leur truculence. Il arriva donc que l'académisme se
résigna à s'unir à Ingres, à revendiquer ce fier isolé, pour mieux
combattre Delacroix, et dès ce moment on s'obstina à opposer ces deux
maîtres, qui, en réalité, étaient faits pour réaliser chacun sa belle
œuvre au-dessus des médiocres, sans aimer ni l'académisme, ni les
fadeurs ou les violences difformes des disciples qui les invoquaient.

Le résultat de cette campagne fut que Delacroix fut exclu désormais des
faveurs de l'État et ne parvint pas à vendre les dix-sept lithographies
qu'il venait de composer sur «Faust». Goethe en vit deux qu'il aima.
Des eaux-fortes des dessins, des portraits (dont le sien) occupèrent
Delacroix malgré la gêne où, après avoir été élevé dans l'aisance,
il se trouvait. On finit par lui commander la «Mort de Charles le
Téméraire à Nancy», qu'il esquissa en 1828 et n'acheva qu'en 1834.

La révolution survint, et le passionna. Sa production devint aussi
féconde que celle de son dieu, Rubens. De ce moment date l'esquisse
admirable du «Boissy d'Anglas à la Convention». Au Salon de 1831 il
envoyait neuf toiles, «Richelieu au Palais royal» (détruit en 1848),
un «Indien armé», «Cromwell regardant le portrait de Charles I», un
«Tigre», deux aquarelles, une sépia, le «Meurtre de l'évêque de Liège»,
et la «Liberté guidant le peuple sur les barricades». Ce dernier
tableau est un des plus beaux qu'on ait jamais peints, une des visions
les plus héroïques de l'art, et d'une exécution comparable à ce que les
plus célèbres maîtres ont pu faire. Cette fois le succès fut triomphal.
Une fois encore l'artiste rencontrait l'émotion de toute sa patrie,
et il venait de symboliser le réveil de toutes le libertés, de toutes
les espérances, avec une éloquence prodigieuse. Ce génie était destiné
à être mieux apprécié sous une monarchie libérale que sous Charles
X. L'œuvre fut achetée et Louis Philippe décora son auteur, estimant
moins l'art que le caractère du peintre dont, par contre, ses fils
appréciaient la grandeur. Le duc d'Orléans acheta pour sa collection
le «Meurtre de l'évêque de Liège». On autorisa Delacroix à suivre sans
frais une mission du comte Mornay au Maroc, qui dura de Janvier à Août
1832 et d'où le peintre, qui jusqu'alors avait imaginé son art oriental
d'après des bibelots, revint enthousiasmé. En 1833 on ne vit au Salon
que quelques aquarelles, mais celui de 1834 révélait, avec une «Rue de
Méquinez», les magnifiques «Femmes d'Alger dans leur appartement», chef
d'œuvre voluptueux et mystérieux où la figure de la négresse qui sort,
surprise dans tout le frémissement de la vie, annonce déjà Manet et nos
contemporains caractérisées. En 1838 on voit la «Noce juive au Maroc»
en 1838 les «Convulsionnaire de Tanger», en 1845, «Muley-Abd-er-Rhaman
sortant de son palais de Méquinez» en 1848, des «Comédiens arabes»;
parallèlement il faut ajouter à ces envois aux Salons outre un nombre
considérable d'aquarelles, dont les lions et tigres, les œuvres
commandées par la monarchie de Juillet, le Saint Sébastien de 1836
(réintégré en 1873 à l'église de Nantua), le Saint Louis au pont de
Taillebourg, en 1837, destiné à la galerie des batailles de Versailles,
la seule œuvre qui soit due à un grand maître, tout le reste semblant
être de médiocres vignettes agrandies. C'est un superbe morceau plein
de furie, où éclate la cotte d'armes bleu de roi du prince avec une
sûreté et une délicatesse d'harmonies qui suffiraient a attester le
génie coloriste de Delacroix. Les «Croisés» restent une de ses œuvres
capitales. Là se montre son goût pour les harmonisations assourdies
riches et atténuées comme les tapis orientaux, son sens de la
mélancolique lyrique, sa faculté d'exprimer les passions de l'âme par
la douleur, qui est son apport personnel à la tradition des Vénitiens
et de Rubens, sa prédilection enfin pour certains alliages chromatiques
et son pressentiment des recherches techniques actuelles. Il s'est
rappelé Watteau et Chardin et il a prévu Claude Monet dans les morceaux
comme le dos de la grande femme blonde agenouillée au premier plan,
dos peint par des zébrures de tonalités juxtaposées qui s'unifient à
distance sur la rétine du spectateur. Au point de vue du sentiment
l'œuvre n'est pas moins caractéristique. Au lieu de peindre un morceau
de bravoure brillant et déclamatoire, Delacroix nous a montré se
détachant sur l'immense panorama de Constantinople à la fin de l'après
midi, les croisés exténués, souillés, pensifs sur leurs chevaux
fourchus, lassés du meurtre, indifférents aux pillages, incertains de
l'avenir. Et toute l'œuvre donne cette émotion de tristesse hautaine
que Delacroix a apportée dans l'art, que Rubens ignorait, et dont
la distinction mystérieuse, l'ardente sévérité fait plutôt songer à
Rembrandt.

* * *

Delacroix était plutôt, malgré ces commandes et ces succès, mal vu par
le jury des Salons où tout le clan académique le détestait: et on ne se
gênait pas pour lui refuser certains morceaux, sans oser les déclarer
mal peints, mais à cause de leur tendance. En 1834 on refusait deux
toiles, et l'admirable «Hamlet au cimetière» fut exclu en 1836. En
1839 on refusa le «Tasse dans sa prison» et deux toiles orientales. En
1840 on n'accepta qu'à une voix de majorité le chef d'œuvre qu'est la
«Justice de Trajan» cette composition où s'atteste plus qu'en toutes
les grandes créations de Delacroix l'influence de Véronèse et de
Titien, et qui nous apparaît aujourd'hui au musée de Rouen comme une
magnifique œuvre classique. En 1841 on admit le «Naufrage de don Juan»,
autre merveille dont le tragique s'apparentait à un immortel poème de
Baudelaire; mais en 1845 on refusait «l'éducation de la Vierge». Et
dans la presse la lutte continuait d'autant plus acharnée que Delacroix
n'était qu'à demi soutenu par les journalistes, amis du romantisme.

Certes il apparaissait à tous comme l'émule de Hugo et de Berlioz,
acclamé par la jeunesse. Mais il ne faisait rien pour s'attirer les
sympathies de cette presse dont, au contraire, les exagérations
choquaient son esprit sérieux et son humeur méditative. Il ne faisait
nullement sa cour à Hugo, qui se servait merveilleusement de la
publicité, et cessa même de le fréquenter dès 1837. Il voyait plutôt
Dumas, Stendhal, Musset, Mérimée, et il était soutenu par une presse
modérée qui le distinguait des romantiques violents et lui rendait
justice sans la refuser aux œuvres d'Ingres. Il y avait en Delacroix un
amour de la vie intérieure et un scrupule artistique qui s'écartaient
du goût improvisateur des romantiques, et il avait accompli une
révolution anti-classique sans verser dans la folie, l'outrance
l'illogisme paradoxal et l'emphase; en sorte qu'il était malgré sa
gloire un isolé mal compris.

Thiers, dès 1833, lui avait demandé des figures allégoriques pour le
salon du roi à la Chambre des députés. On se demandera toujours avec
stupeur comment un homme comme Thiers, si profondément bourgeois put
avoir dès le début ce culte pour Delacroix: mais le fait est qu'il
l'eut toute sa vie et fut constamment prêt à aider l'artiste. Le projet
s'élargit après l'exposition de ses décorations en 1836, et Montalivet
demanda à Delacroix de décorer la bibliothèque de la Chambre, deux
hémicycles et cinq coupoles avec vingt pendentifs. Delacroix consacra
neuf années à ce travail où il retraça l'histoire de la civilisation
antique jusqu'à l'invasion d'Attila, et qu'il distribua ainsi:
«coupole» de la «Poésie», Alexandre et les poèmes d'Homère, Éducation**
d'Achille, Ovide exilé, Hésiode: coupole de la «Théologie» Adam et
Ève,** Captivité de Babylone, Mort de Saint Jean Baptiste, la Drachme
du Tribut; coupole de la «Législation», Numa et Egérie, Lycurgue et le
Pythie,** Démosthène, Cicéron et Verrès; coupole de la «Philosophie»
Hérodote et les mages, Bergers chaldéens, Sénèque mourant, Socrate et
son démon: coupole des Sciences, Mort de Pline l'ancien, Aristote,
Hippocrate, Mort d'Archimède.

En même temps Delacroix achevait la décoration de la bibliothèque
du Sénat comportant quatre coupoles et quatre pendentifs, et une
«Pietà» pour l'église de Saint Denis du Saint Sacrement, «Pietà» qui
fut violemment attaquée et qui est peut-être la plus belle peinture
religieuse qu'on ait produite au XIXème** siècle dans l'école
française. Enfin, la «Médée furieuse» la suite des treize planches
d'Hamlet, des cartons de vitraux pour les églises d'Eu et de Dreux,
ont été exécutés également dans cette période. L'homme qui réalisait
un effort aussi invraisemblable, sans précédent depuis Rubens, était
presque constamment malade et trouvait encore le temps de voyager en
Belgique, en Hollande, de villégiaturer à Nohant chez George Sand,
à Dieppe à Champrosay, à Vichy, à Plombière, à Ems et d'écrire des
articles d'art et son Journal.

* * *

En 1849 Charles Blanc directeur des Beaux-Arts, confiait à Delacroix
la décoration de la partie centrale de la galerie d'Apollon, au
Louvre, avec le thème du «Triomphe du Soleil» que Le Brun n'avait
pas exécuté. Il fallait tenir compte des parties de la galerie déjà
décorées au XVIIIème siècle. Depuis ce travail avait été abandonné. Le
Brun projetait naturellement une allégorie en l'honneur du Roi-Soleil.
Delacroix tout en gardant le même sujet, conçut un triomphe de la
lumière sur les ténèbres, de la vie sur le chaos et en 1851 le
chef-d'œuvre de la peinture décorative du XIXème siècle était achevé,
avec le concours de Pierre Andrieu, le plus dévoué des disciples
de Delacroix. Il avait été aidé précédemment, pour l'exécution des
peintures de la Chambre, par Léger-Chérelle, Delestre, de Planet et
Lassalle-Bordes, qui plus tard parla avec malveillance de son maître.

Le «Plafond» obtint un succès considérable et cette fois les marchands
et les amateurs vinrent acheter les œuvres du grand homme qui
jusqu'alors avait vécu dans la gêne, et qui disait avec un calme amer:
«Voici trente ans que je suis livré aux bêtes!» En 1854 fut inauguré,
à l'Hôtel de Ville le salon de la Paix dont les bruits tympans et les
onze caissons encadrant un motif central furent ornés par Delacroix
de peintures qui furent détruites lors de l'incendie de la Commune
en 1871. Les esquisses, léguées à Andrieu qui les avait cédées en
1869 pour le futur musée Carnavalet, eurent le même sort; et comme on
n'avait pas daigné voter les frais d'une gravure de ces œuvres, nous
ne connaissons plus que deux planches au burin gravées par Calliat. La
reste est à jamais disparu comme les fresques de Chassériau à la cour
des comptes. En 1855, l'exposition universelle fut enfin l'occasion
d'un hommage sans réserves de la critique, du public et de l'État, qui
nomma Delacroix commandeur de la Légion d'Honneur et lui décerna une
grande médaille. Delacroix avait cinquante sept ans. Il songea à être
administrateur des Gobelins, puis directeur des musées nationaux, et y
renonça. L'Institut finit par l'admettre après vingt années d'attente
durant lesquelles on lui avait préféré une série de médiocres. Il y fut
nommé en 1857, et il avait posé sa candidature en 1837 à la mort de
Gérard.

Cependant il n'avait pas fini de souffrir de l'hostilité d'une certaine
critique, car, en 1859, huit toiles de petites dimensions furent
l'objet des plus malveillantes railleries. Parmi elles pourtant se
trouvaient un nouvel Hamlet, un «Christ au tombeau» et un «Calvaire»
qui comptent parmi ses plus beaux tableaux de chevalet. Il avait envoyé
cette série en attendant de terminer deux grandes compositions et un
plafond pour l'église Saint Sulpice, la «Lutte de Jacob avec l'ange»,
«Héliodore chassé du Temple», «L'Archange St-Michel terrassant le
démon». Le succès de ces œuvres, que le public fut admis à visiter sur
place en 1861, consola un peu l'artiste de l'humiliation de 1859. Il
sentit que décidément le temps de l'iniquité était fini. En 1862 et
1863 il se remit à peindre quelques variantes de ses toiles célèbres
pour les collectionneurs, et travailla à un «Botzaris surprenant un
camp turc» et à une «Perception de l'Impôt arabe». Ainsi, dans sa
vieillesse, il revenait aux sujets qu'avaient enthousiasmé et nourri
son jeune génie, la lutte grecque et l'Orient. Ce furent les dernières
pensées de sa vie. Le 13 Août 1863 il mourait, après avoir rédigé un
testament très explicite. Le 17 Août les funérailles eurent lieu à
Saint-Germain-des-Prés, à Paris, au milieu d'une affluence qui eût
été bien plus grande si la saison n'eût dispersé beaucoup d'amis et
d'admirateurs. Le statuaire académique Jouffroy prononça au nom de
l'Institut un discours médiocre et sourdement hostile, par contre Paul
Huet parla avec toute l'émotion de son cœur et de son âme d'artiste et
d'ami, et prophétisa l'immortalité de celui qui s'en allait. Ce fut
le critique d'art Philippe Burty qui classa les six mille dessins et
fit le catalogue de cette œuvre immense. La vente voulue par le défunt
et évaluée cent mille francs dépassa 350000 francs en 1864. En 1865
le tombeau sans buste, statue ni emblème, tel qu'il l'avait spécifié
fut érigé au Père-Lachaise. Le «Journal» de Delacroix parut en 1880,
puis, complété en 1893-1895. Il fut une révélation même pour ceux qui
avaient cru connaître toutes les raisons d'admirer l'artiste dans
sa peinture. Une âme, une imagination, une faculté d'affection, une
sensibilité et une simplicité également belles en faisaient le plus
beau livre où un artiste se soit peut-être jamais confessé, un document
de la plus intense émotion. Enfin, en 1885, une exposition à l'école
des Beaux-Arts servit à recueillir les fonds nécessaires à l'érection
d'un monument, que Dalou réalisa dignement, et qui fut inauguré dans le
jardin du Luxembourg en 1890.

* * *

Telle fut l'existence d'un des plus incontestables et d'un des plus
puissants génies de la peinture, et aussi d'un des hommes dont le
caractère ont le plus honoré l'humanité. Il mourut quatre ans avant
Ingres, dont on avait voulu faire son rival, qui l'avait haï, et qui en
croyant le combattre, avait simplement partagé avec lui la royauté de
leur art dans deux domaines limitrophes.

Il sera bon d'abandonner aujourd'hui l'erreur contemporaine de ces
deux maîtres, qui a consisté à créer entre eux un parallèle et une
opposition symétrique, alors, qu'ils n'avaient rien de commun et ne
se trompaient ni l'un ni l'autre. Tous les deux ont eu des disciples
qui n'ont rien fait de valable; ils étaient infiniment supérieurs aux
théories. Mais Ingres appliquait vraiment ses théories et elles lui
firent faire des œuvres fâcheuses. Delacroix dans ses qualités et ses
défauts n'a dépendu que de son âme.

La première chose qui frappe quand on l'étudie, c'est la beauté
véritablement admirable de son âme, et on peut dire que c'est, avec
celle de Franz Liszt, la plus noble qu'ait connu le romantisme. Il
faut en parler parce qu'elle a commandé toute l'œuvre de Delacroix.
Sous les dehors froids, taciturnes, mélancoliques, et sous une grande
sensibilité exacerbée par la maladie, il garda une bonté exquise et la
plus généreuse affabilité. Il ignora l'envie et ne souffrit jamais dans
sa vanité, mais dans les atteintes portées aux idées qu'il révérait.
Sa discrétion absolue née du sentiment de l'honneur porté au plus
haut degré, nous empêche de savoir rien de sa vie privée. Mais il dut
éprouver l'amour passion avec autant de sincérité que de violence, de
toute la force de sa nervosité, de toute l'inquiétude de ses rêves,
de toute la vibration d'un organisme maladif et d'une intellectualité
géniale. Il fut, sans son apparence réservée, un être brûlant, mais
ne le laissa voir que dans son œuvre, et il n'y a pas une plainte
personnelle dans ses écrits que tout jeune artiste devrait relire
constamment. Il n'eut ni l'habileté publiciste et commerciale d'un
Hugo, ni le désordre et les perpétuelles fureurs d'un Berlioz. On l'a
comparé à ces deux hommes parce qu'il était dans son art un chef comme
eux dans les leurs, servait un idéal analogue et encourait les mêmes
risques mais, à l'analyse, on quitte ces analogies superficielles et on
découvre que Delacroix fut tout autre, moralement, et très supérieur.
Il eut, bien plus que ses deux illustres confrères, la préoccupation de
la vie intérieure, il fut un profond, un poète et un penseur: il serait
plus vrai de la rapprocher de Liszt et de Wagner, de Liszt pour la
beauté lyrique, de Wagner pour le sens d'un tragique nouveau. Il domine
les romantiques de toute la hauteur de son esprit à la fois courageux
et serein, pénétré d'une logique supérieure, corrigeant l'inspiration
par la raison, détestant le hasard et l'outrance, ne considérant
l'audace que comme le résultat d'une réflexion énergique, et gardant
au milieu des plus fiévreuses hardiesses un goût très sûr et très
sévère. On peut dire que Delacroix ne se pardonna jamais rien, il fut
un saint et un martyr de son désir de perfection. Mais, heureusement,
ce désir et le scrupule ne refroidirent jamais son inspiration lyrique
et ne l'engagèrent jamais à polir timidement des œuvres restreintes,
à chercher le parfait dans le facile, à redouter les entreprises les
plus redoutables. Son âme lui conseilla toujours la grandeur, et dans
sa plus rapide esquisse vibrent les ambitions du génie. Il travailla
formidablement, et on ne le sut tout à fait qu'après sa mort. On avait
cru à la facilité miraculeuse d'un nouveau Rubens, et on découvrit
avec stupeur, dans les six mille dessins mis en ordre par Barty, la
preuve des recherches minutieuses qu'avait nécessitées la création
soi-disant spontanée de tant de chefs-d'œuvre au point qu'on ne peut
arriver à comprendre comment ce solitaire maladif trouva le temps d'un
tel labeur. Il était emporté par la frénésie de l'inspiration, mais
il vérifiait tous ses rêves par l'étude incessante de la vie, et il
n'exagérait rien lorsqu'il écrivait au critique Théophile Silvestre
lui demandant, en 1855, des renseignements pour une biographie: «Vous
pouvez mettre qu'en fait de compositions tout arrêtées et parfaitement
mises au net pour l'exécution, j'ai de la besogne pour deux existences
humaines: et quant aux projets de toute espèce, c'est à dire de la
matière propre à occuper l'esprit et la main, j'en ai pour quatre
cents ans». Dans cette intelligence toute la grande poésie, toutes
les émotions de l'histoire et toutes les formes de la passion humaine
parlaient sans cesse et se matérialisaient. Delacroix transposait
instantanément en couleurs et en plans le monde qu'il portait en lui.
Alors que tous s'étonnent de sa fécondité, on comprend qu'il ait écrit
à la fin de sa vie «Je mourrai enragé» en pensant à tout ce que la mort
lui défendrait de faire, et en mesurant l'écart entre l'œuvre accomplie
et l'œuvre désirée. Il a lutté de rapidité avec le dessin, et cette
lutte, autant que la noblesse de son caractère, a fait de cet homme un
homme représentatif, un héros.

Nous avons dit que depuis Rubens personne ne s'était trouvé pour créer
avec cette puissance et cette abondance. Mais là s'arrête l'analogie.
Rubens fit une œuvre toute extérieure. Il fut le coloriste incomparable
de la vie heureuse, exubérante, sensuelle, et ignora la vie intérieure
et l'expression de l'âme. Il fut, comme l'ont inoubliablement
décrit les quelques vers de Baudelaire «un fleuve d'oubli, jardin
de la paresse, oreiller de chair fraîche où l'on ne peut aimer». Il
fut exclusivement un peintre. Delacroix tendit à exprimer la vie
intellectuelle et passionnelle, à hériter plutôt en cela de Rembrandt
tout en gardant la somptuosité décorative des Vénitiens; et il fut,
surtout, le premier dans son siècle à comprendre la nécessité d'oser
un art empruntant à tous les autres leurs sources d'émotion, un art de
synthèse tel que Wagner, conseillé par Liszt, devait le réaliser plus
tard. Il était musicien, ayant commencé, tout comme Ingres, par jouer
du violon. Il était très lettré, passionné de poésie, de philosophie,
d'histoire politique et religieuse, préoccupé d'écrire et y réussissant
comme le prouve son Journal. Il voulut non pas sacrifier la peinture
et la ravaler au rang de l'illustration d'un sujet, comme l'école de
David et les mauvais romantiques, Devéria, Delaroche ou Vernet, mais la
mettre au service, avec son prestige optique, de sentiments généraux
dont l'expression serait le but essentiel d'un artiste satisfaisant en
même temps à la passion de peindre. C'est en cela que chacun des grands
tableaux de Delacroix est non-seulement un chef-d'œuvre de peinture,
mais un acte d'énergie et de volonté dont le magnétisme exalte le cœur
et l'imagination, et émeut dans l'âme tout ce que la poésie, la musique
et la philosophie savent y émouvoir. C'est exactement ce que Wagner
a tenté et réussi, en considérant la musique symphonique comme le
véhicule et la liaison de toute une série d'idées générales acquérant,
à travers ses formes, une force nouvelle. C'est aussi ce que Berlioz
entrevit en créant le poème symphonique et la «musique à programmes»
avec une exagération due à ce qu'il était plus coloriste et plus poète
que véritablement original dans la musique. C'est ce que Victor Hugo
fit pas en essayant au contraire d'exclure tout art étranger à sa
poésie de rhétorique éloquente, et en restant fermé à la musique et
médiocre connaisseur d'arts plastiques. Ainsi Delacroix fut à la fois
un homme tourné vers le passé en se référant aux Vénitiens et à Rubens
plutôt que de chercher, comme Ingres ou plus tard Manet, une expression
nouvelle, des sources encore ignorées dans l'antiquité et les
primitifs ou un modernisme franc et à la fois un homme de l'avenir en
généralisant son art jusqu'à la fusion des divers modes de l'érudition.

La musique symphonique de Delacroix, ce fut non pas l'harmonie linéaire
telle que la concevait Ingres, mais la couleur.

* * *

Il fut un merveilleux musicien de la couleur, notre plus grand avec
Watteau. Comme Watteau, qu'il étudia et dont sa grande âme triste
et riche dut comprendre l'âme, il considéra la couleur non comme le
plaisir des yeux, mais comme un langage, et c'est encore là une nuance
qui assure son originalité à l'égard des Vénitiens et de Rubens, qu'il
semble continuer, simplement, au point qu'en a pu l'accuser de les
recommencer au lieu de chercher du nouveau. L'amour des belles couleurs
guidait seul ces maîtres-peintres, et ils choisissaient des sujets
propres à prétexter ce jeu admirable de coloris qui était tout leur
idéal. Delacroix a approprié le langage muet de la couleur aux idées et
aux passions qui le sollicitaient d'abord. S'il concevait en peintre,
et non pas en poète ou en philosophe se servant de la couleur pour
exprimer ses rêves abstraits, (erreur où sont tombés tant d'artistes
distingués), c'est qu'il concevait la forme et la vision chromatique de
ses idées en même temps que ses idées elles-mêmes. En un mot c'était
un peintre complet: les uns conçoivent des formes et des harmonies
et s'occupent ensuite de trouver des sujets pour les leur adapter:
ils font ainsi de beaux morceaux et des compositions manquées, ils
ont une main et un œil plus intéressants que leur cerveau, et vivent
en ouvriers plutôt qu'en artistes et en hommes pensants. Les autres,
pour qui l'esprit est tout, infiniment plus instruits et plus délicats
que les précédents, conçoivent des rêves et s'arrangent ensuite pour
les adapter à des formes plastiques. Ils produisent ainsi des œuvres
distinguées et faibles dont l'intérêt, n'étant pas soutenu par la
plastique, tombe dès que l'idée n'est plus compréhensible. Ils eussent
mieux fait d'écrire ou de composer des symphonies.

Énormément d'hommes remarquables ont ainsi échoué dans ces deux sens.
Des premiers il reste du moins de beaux fragments, des seconds rien ne
demeure. Delacroix est immortel parce qu'il a possédé le double don à
un égal degré.

Il demandait à la couleur le secret de l'émotion psychologique, il en
faisait un langage passionnel tandis qu'Ingres demandait à la ligne et
à ses subtiles inflexions le secret de l'émotion intellectuelle, le
langage de l'idée. Delacroix a souvent été accusé de dessiner mal, et
en effet il y a de grandes défaillances de dessin dans ses œuvres, si
l'on conçoit le dessin dans le sens de perfection linéaire ingresque.
On abandonne cette accusation si l'on considère la question sous un
autre aspect. Delacroix ne croyait pas, comme Ingres, à la perfection
immanente du dessin pour le dessin. Cette notion avait à ses yeux
quelque chose d'abstrait et de froid. Il voulait exprimer, avant
tout, la vie de l'humanité héroïque, et il comprenait que la première
qualité du dessin, à ce point de vue, est le mouvement. Ingres était
médiocre coloriste et la couleur lui semblait accessoire, ainsi que la
beauté de la matière. Delacroix, par contre, en cherchant avant tout
le mouvement, était amené à ne plus séparer la ligne de la couleur et
à concevoir le dessin d'un être animé non par la ligne mais par les
volumes et les plans, comme un sculpteur.

Les volumes et les plans emplis de couleur, et les valeurs des objets
et des êtres, étaient pour lui tout le dessin, et on peut dire que là
il n'a jamais fait une faute. Il indiquait une valeur avec une sûreté
prodigieuse alors qu'Ingres n'y parvenait qu'avec une pénible patience
en teintant progressivement l'intérieur des contours qu'il avait
tracés. La querelle du mauvais dessin de Delacroix se confond donc
avec celle du dessin par contours et du dessin par volumes, querelle
qui dure encore et qui a suscité les mêmes difficultés à propos de
Manet et des impressionnistes. Enfin, Delacroix était très-préoccupé
de faire sentir l'atmosphère autour des êtres, souci qu'Ingres n'avait
pas, et il y parvenait en faisant réagir la coloration de l'ambiance
sur les personnages. Il songeait avant tout à la vie, Ingres avant tout
à l'esthétique. Il dessinait donc avec une passion qu'ont attestée,
chez ce prétendu mauvais dessinateur, les six mille dessins posthumes,
les lithographies et les eaux-fortes, mais tout cela était fait dans
le sens de l'accentuation du mouvement et du caractère, plutôt qu'avec
le désir d'une reproduction exacte des choses. Il les voyait non par
elles-mêmes, mais en tant qu'éléments du drame qu'il avait conçu.

Toutes ses irrégularités de forme sont dues non pas à la faiblesse,
mais à l'accentuation volontaire du mouvement, et cela peut être dit
de Michel-Ange et de Rodin par opposition aux antiques. En un mot,
Delacroix pliait la nature à sa volonté créatrice et s'en inspirait
sans s'en laisser dominer par respect pour la vérité d'imitation. Il
allait au-delà et ses fautes n'étaient jamais d'un homme resté en deçà.
C'étaient les fautes d'un géant comme les violences de Shakespeare, et
Taine les a admirablement glorifiées tout en les avouant dans une page
de ses «Essais»:

«Il y a un homme dont la main tremblait et qui indiquait ses
conceptions par des taches vagues de couleur: on l'appelait le
coloriste, mais la couleur pour lui n'était qu'un moyen. Ce qu'il
voulait rendre, c'était l'être intime et la vivante passion des choses.
Il n'était point heureux comme les vénitiens, il ne songeait pas à
récréer ses yeux, à peindre des décors voluptueux, le splendide et
riant étalage des corps florissants. Il pénétrait plus loin, il nous
voyait nous-mêmes, avec nos générosités et nos angoisses. Il allait
chercher partout la plus haute tragédie dans Byron, Dante, le Tasse
et Shakespeare, en Orient, en Grèce, autour de nous, dans le rêve
et dans l'histoire. Il faisait ressortir la pitié, le désespoir, la
tendresse et toujours quelque émotion déchirante et délicieuse de ses
tons violacés et étranges, de ses nuages vineux brouillés de fumées
charbonneuses, de ses mers et de ses cieux livides comme le teint
fiévreux d'un malade, de ses divins azurs, illuminés, où des nues de
duvet nagent comme des colombes célestes dans une gloire, de ses formes
élancées et frêles, de ses chairs frémissantes et sensitives d'ou
transpire l'orage intérieur, de ses corps tordus ou redressés par le
ravissement ou le spasme, de toutes ses créatures inanimées ou vivantes
avec un élan spontané et si irrésistible, avec une conspiration si
forte de la nature environnante, que toutes ses fautes s'oublient et
que, par delà les anciens peintres, on sent en lui le révélateur d'un
autre monde et l'interprète de notre temps. Grondez, en le comparant
aux vieux maîtres: mais songez qu'il a dit une chose neuve et la
seule dont nous ayons besoin». Le jugement est admirable, et digne
de l'esprit lucide de Taine. On peut y souscrire, sous réserve de la
première phrase. La main du génial malade tremblait parfois certes, et
on trouve dans son œuvre nombre de figures inachevées, sommaires, que
la force du mouvement déséquilibre. Mais «des taches vagues de couleur»
ne suffisaient point à Delacroix. Taine parlait là en intellectuel
imbu de la minutieuse perfection de l'art classique, et Delacroix
semblait tel, de son vivant, à des hommes le comparant à Ingres. Ils en
eussent dit autant de Rubens. Il nous suffit aujourd'hui de regarder
des morceaux comme l'étudiant mort de la «Barricade», la femme nue des
«Croisés» la négresse des «Femmes d'Alger», le «Trajan», les «Lions»,
pour égaler Delacroix aux plus admirables dessinateurs de tous les
âges. Quant à ses petites toiles et aux œuvres de sa dernière période,
elles sont traitées en façon d'esquisses. Il y note avant tout le
chant du coloris et sa concordance avec le sentiment, comme le faisait
Rubens; il se sent pressé par la mort et sa nature de décorateur
s'impatienterait des raffinements d'exécution propres au tableau de
chevalet. Il faut le deviner, il faut être, comme lui, plus attiré par
l'idée que par la facture: mais toujours la couleur est admirable, et
Taine l'a définie avec les mots les plus significatifs.

En lui, comme en Watteau, la couleur devient un élément intellectuel
et passionnel, elle nous parle, elle seconde l'idée. Elle n'est pas
un vêtement bariolé jeté sur une conception, elle s'y incorpore; et
jamais Delacroix, grand coloriste, esprit lyrique épris de tout ce
que la vie offre de somptueux, n'a pourtant peint un morceau pour le
seul plaisir de le peindre. Beaucoup d'artistes ont vu dans ce plaisir
instinctif toute la fin de leur art: lui a constamment sacrifié ce
plaisir à son idée, aussi sévèrement qu'Ingres lui-même, mais dans
un sens tout différent. L'exemple des «Croisés» est typique. Tout se
prêtait, en ce tableau, à des prouesses de coloris éclatant. Mais
Delacroix ne se proposait pas de faire admirer sa puissance en peignant
des chevaux, de riches armures, des bannières, des nus, des vêtements
luxueux, des paysages imposants. Ce qu'il voulait, c'était suggérer
la tristesse immanente des conquêtes, la lassitude des êtres après
un effort, l'ennui des hommes de violence après la lutte. Dans cette
pensée, il a ramené toute l'œuvre à un coloris intense mais assombri.
Ingres faisait abstraction de la couleur, et son amour de la ligne
l'amenait à décolorer, afin de laisser à la forme toute sa virtualité.
Nous avons vu plus tard Eugène Carrière en venir à se contenter du brun
et du blanc pour concentrer toute l'attention sur sa volonté d'exprimer
l'âme par le seul modelé. Delacroix, coloriste merveilleux mais non pas
coloriste avant tout, a inféodé la tonalité à l'idée générale. Cette
faculté de se retenir jusque dans l'emportement, de ne pas amoindrir
sa fougue par le contrôle pourtant de la logique, les seuls génies la
possèdent, et encore seulement certains d'entre eux, comme Léonard,
Rembrandt, Velasquez, les pensifs, les concentrés. C'est à cette race
qu'appartient Delacroix. Les «Massacres de Scio» sont conçus de la
même manière, n'importe quel peintre actuel eût profité de l'occasion
pour faire rutiler sur le sang, les armes, les chairs, les robes des
chevaux, un effet de soleil oriental exaspéré. Delacroix a maintenu
toute l'œuvre dans une coloration presque sombre qui, par elle-même,
donne à la scène tout son effet sinistre. La couleur de la mer dans la
«Barque de don Juan» est le leitmotiv de ce drame comme les harmonies
de «Tristan et Isolde» le sont pour l'amour impossible et maudit du
poème wagnérien.

Mais, dans ces volontaires assourdissements, dans cette mélancolie
grandiose, dans ce crépuscule perpétuel qui est la couleur même du
pessimisme romantique éclôt un monde de nuances d'autant plus riches
et savoureuses. Certains verts, certains carmins sont inimitables
dans leur acidité. Des choses comme le torse nu, couleur de perle,
de la femme liée à la selle du Turc dans les «Massacres de Scio»,
sont uniques dans toute la peinture: on pense à Velasquez, à certains
Rubens, mais c'est avec des différences. De tels morceaux accusent une
inouïe sensibilité optique. Les ciels sont aussi beaux, et autrement,
que ceux de Véronèse, de Ruysdael et de Turner. Ce sont bien là ces
couleurs de l'orage et de la pourriture que Baudelaire aimait et dont
il a parlé à propos d'Edgar Poë en saluant en Delacroix un homme «qui
élevait son art à la hauteur de la grande poésie.» À ce point de vue,
l'homme qui venait de Véronèse et de Rubens, et qu'avait influencé
Constable, a bien présagé toute notre intellectualité éprise de
somptuosité douloureuse, il a peint le ciel d'un âge hanté par les
rêves d'un Schopenhauer et d'un Nietzsche, il a été épique sans être
superficiel comme Hugo, il a mêlé intimement le sentiment humain à la
nature.

* * *

Le choix de ses sujets, à lui seul, constitue toute une conception
de la peinture et propose un exemple immortel. Il a voulu, osé et
réalisé la chose la plus difficile, l'union de tous les arts dans un
seul sans leur sacrifier celui-ci. Il n'est ni un peintre à programmes
littéraires, ni un peintre d'histoire coloriant des illustrations
documentées. Il va, à travers les sujets, chercher l'émotion qui
restera l'essentiel. Il emprunte à l'histoire réelle et à l'histoire
transposée par les grands poètes. Hamlet est pour lui aussi réel
que les Croisés, Don Juan aussi vrai que les Turcs ou les soldats
du Téméraire, Dante aussi vivant que les insurgés de 1830. Il est
le peintre de la passion, de l'héroïsme, de la douleur à travers
les siècles. Il les envisage en homme accessible à tous les grands
sentiments, en solitaire fou de travail. Il les refond dans le creuset
de sa cervelle brûlante, il en nourrit sa fièvre et sa nervosité, il
en exalte sa raison généreuse. Il les exprime par la peinture, mais il
fait de son dessin un rythme et de sa couleur une musique, et de sa
composition il fait un bas-relief. Personne n'a mieux composé, excellé
à grouper les êtres, à jeter là lumière sur la figure essentielle,
à ménager, dans les intervalles des personnages, l'insertion des
figures secondaires et des sites qui les complètent. Toutes ses formes
convergent harmonieusement vers un seul point et y entraînent le
regard. Il n'a pas admis qu'un peintre fît pardonner l'insuffisance
de ses moyens par l'ingéniosité de son intention. Il n'a pas admis
davantage qu'un peintre se bornât à copier habilement les choses et
tirât vanité de ce talent d'imitation. Il est profondément vrai, mais
il n'est jamais réaliste. Il a peint les costumes, les armes, avec
exactitude, et fait là de grandes recherches à une époque où tout
le monde était conventionnel dans l'une et l'autre école, les héros
moyenâgeux de Delaroche étant aussi faux que les Romains de l'école
davidienne, où seul Ingres montrait le souci du détail vrai. Mais
si les Turcs, les croisés de Delacroix sont vêtus et armés comme il
convient, si les personnages de la «Barricade» sont la vie même, du
moins n'y songe-t-on pas: l'idée, la passion sont tout, l'accessoire
juste reste un accessoire et n'intervient que pour renforcer le
caractère général des types. Rien de médiocre, rien de photographique
dans cette exactitude transfigurée par le lyrisme. Delacroix n'est
pas anachronique comme les Primitifs, comme les Vénitiens, comme
Rubens. La soif de vérité du XIXème siècle l'a saisi, et il sait
qu'aux esprits modernes il faut le soutien des détails pour mieux
imposer une vision. Mais il s'élève constamment au-dessus de l'idéal
médiocre du vignettiste. C'est par la restitution de l'âme, par la
force communicative de l'émotion qu'il veut nous rapprocher des êtres
disparus, et non par l'illusion facile d'une copie de leur intérieur
et de leur vêture. Nous ne les regardons pas froidement à travers la
lunette d'un diorama en trompe-l'œil. Nous vivons leur vie cérébrale,
nous devenons eux mêmes, ils se mêlent à nous. La contemplation d'un
Delacroix est pour un jeune homme la plus belle leçon d'histoire
héroïsée. Il voit l'histoire comme Carlyle et Michelet et non comme un
froid érudit. Au Louvre, ses œuvres éclatent comme des chants de gloire
française, et personne n'avait jamais donné cette émotion là, pas même
les maîtres d'Italie, qui peignaient à une époque où l'unification de
leur patrie n'existait point, encore moins Rubens qui ne se soucia pas
de l'évolution de sa race et, enivré de volupté, ne raconta l'histoire
qu'au profit des Médicis.

Enfin, l'orientalisme de Delacroix témoigne du même désir de synthèse.
Il a ouvert la route de cet art insoupçonné auparavant. D'autres
orientalistes ont été plus véridiques et plus curieux. Marilhat,
Decamps, Guillaumet ont peint de plus près la nature et les mœurs
et Chassériau a apporté à l'expression de la race africaine plus de
sentiment de l'atmosphère, présageant Besnard, et Fromentin en a vu
l'aspect doux avec plus de finesse. Mais Delacroix reste le plus grand
par la fougueuse interprétation de la fureur et de la morbidesse
orientales, et on n'ira jamais plus loin que ses combats de cavaliers
maures et ses femmes d'Alger. Là comme ailleurs il a trouvé et rendu
l'essentiel, il a, selon l'expression de Taine «dit la seule chose dont
nous ayons besoin». Et il l'a dite aussi dans ses puissantes études de
fauves, que seul Barye a égalées, dans ses études de chevaux syriens
qui sont des chefs-d'œuvre de vitalité affolée, de beauté en mouvement.
Par lui s'est animée une multitude d'êtres humains et de créatures
animales en qui la vie et le rêve s'amalgament indissolublement, et
dont la chevauchée épique traverse le XIXème siècle comme la musique de
Liszt et de Wagner. Il est éloquent et fécond comme Hugo, et il reste
pourtant concentré comme Baudelaire. Il est le premier dans toutes les
hautes manifestations de son art. Dans son siècle il fait les plus
beaux tableaux héroïques, avec les «Croisé », les «Massacres de Scio»
et la «Barricade», les plus beaux tableaux d'animaux avec ses lions
et ses chevaux, les plus belles interprétations de poèmes avec ses
planches sur «Faust et Hamlet», le plus beau tableau religieux avec sa
«Pietà», le plus beau plafond avec son «Apollon». Il ne laisse à faire
aux autres que des morceaux plus poussés, des notations plus curieuses,
des études réalistes et chromatiques plus serrées, des reconstitutions
plus minutieuses. Tout ce qui est grand, il le fait. La France n'a pas
de plus grand génie en aucun domaine intellectuel.

* * *

Il fut, avec Ingres, l'un des deux maîtres de son époque. Si la plupart
des critiques et des peintres s'obstinèrent à les opposer au lieu
d'admirer en eux deux modes également nécessaires et logiques de l'art,
quelques hommes de valeur comprirent le prix d'une admiration partagée
sans y voir de contradiction. Le plus remarquable fut Chassériau, mort
prématurément. Il fut d'abord élève d'Ingres par enthousiasme pour
la pureté harmonieuse de l'art néo-grec. Mais la fougue de sa nature
créole et la révélation de l'Orient le firent se ranger auprès de
Delacroix. Il voyait en Ingres le danger de chercher l'inspiration dans
le passé, et dans le désaveu obstiné du présent. Delacroix lui semblait
rouvrir l'avenir. Chassériau fut l'ami et l'inspirateur de Gustave
Moreau. Ingres influa sur Chassériau et Moreau indirectement, et eut
une école directe qui compta des hommes distingués comme Amaury Duval
et Mottez. Mais elle tomba vite, et l'École, qui avait tant hésité
à revendiquer Ingres et ne s'y était décidé que pour faire échec à
Delacroix, ne comprit rien au génie réaliste d'Ingres.

Elle le confondit avec son fade idéal davidien et néo-raphaélesque,
en sorte qu'on peut dire que ni Delacroix ni Ingres ne furent compris
par elle. La conséquence la plus imprévue de l'antagonisme entre ces
deux maîtres fut que le réalisme d'Ingres se retrouva dans Manet, dont
l'œuvre de début fut saluée par le vieil auteur du portrait de Bertin
ainé: les réalistes comme Courbet, encore bien romantique, et Manet
décidé à être purement moderniste, détestèrent l'école romantique
avec autant de force qu'en avait montrée le parti académique, et pour
d'autres raisons. Delacroix, confondu avec ses imitateurs indignes,
n'influa donc nullement sur une génération décidée à rejeter la
peinture historique et allégorique sous toutes ses formes, et à borner
son effort à représenter son temps. La clarté, la vérité des portraits
d'Ingres apparurent bien plus conformes aux désirs nouveaux, et ainsi
se prolongea l'injuste comparaison. Par une étrange ironie des théories
et des inquiétudes, ce fut l'ennemi implacable du grand libéral
Delacroix, ce fut Ingres, devenu un dieu de l'école, qui autorisa le
mouvement libéral et anti-scolastique qui allait s'élargir jusqu'aux
audaces de l'impressionnisme.

Mais ce fut au moment où après le réalisme caractéristique de
Manet, l'exemple de Claude Monet allait entraîner Manet lui-même
dans l'étude du plein-air qu'un nouveau retour de la fortune rejeta
l'influence d'Ingres et remit Delacroix en honneur. La théorie des tons
complémentaires fit comprendre la valeur des audaces des «Croisés»
à l'instant ou l'insuffisance d'Ingres comme coloriste décevait et
écartait les chercheurs. On comprit alors que Delacroix avait été
le seul à discerner dans Chardin et dans Watteau, la valeur de la
technique nouvelle, et qu'il reliait ainsi ces maîtres au XIXème siècle
à un moment où on les oubliait, en même temps qu'il transposait en
France le tragique de Constable et la féerie de Turner.

Ainsi Delacroix marqua de son droit d'aînesse la seconde période
du mouvement crée par Manet, comme Ingres avait marqué du sien la
première: et ce fut la revanche posthume des deux rivaux contre l'art
officiel qui s'était servi de l'un pour nuire à l'autre sans comprendre
leur double génialité.

Nous vivons dans un moment où l'idéal pictural semble se rabaisser à
plaisir. Par haine contre l'École et sa pensive esthétique, on ne fait
plus de compositions; on redoute la peinture littéraire qu'on affecte
de confondre avec la «peinture d'idées» dont elle n'est pourtant que
la caricature. On pousse l'imitation de la réalité jusqu'à la manie de
l'instantanéité.

Depuis la mort du dernier grand décorateur français, Puvis de
Chavannes, les efforts de Besnard, d'Henri Martin, de Mlle Dufau,
pour créer une peinture symbolisant les idées modernes, n'ont
malheureusement pas trouvé d'imitateur dignes de ces beaux artistes.
Les mœurs disposent à la recherche du succès rapide, et on hésite à
entreprendre des œuvres de longue haleine. La peinture officielle,
chassée des collections sérieuses, éclipsée dans les Salons et honnie
par les jeunes gens, accapare pourtant encore les commandes d'État. La
peinture d'histoire est discrédité et même reniée esthétiquement. On
se défie de tout «sujet» et on ne demande à un tableau que le plaisir
et surtout la surprise des yeux. Dans ces conditions, une œuvre comme
celle de Delacroix effraie et décourage les artistes. Ils la voient au
Louvre, auréolée de la gloire des Titien, des Rembrandt, des Rubens
et des Véronèse, mais ils n'oseraient entreprendre de l'égaler. Mais
cette période va finir. On ne saurait guère plus longtemps ravaler la
peinture à l'exécution habile de tableautins imitant une anecdote avec
la vaine séduction d'une instantané, oublier pour complaire à la mode
des grandes visées qui ont fait de la peinture un art aussi altier que
la poésie et la symphonie. On se trouvera bientôt en face du dilemme de
considérer la peinture un art en déchéance, ou de revenir à la grande
composition exprimant les passions et les idées générales de la récente
humanité.

Ce jour-là lorsqu'on cherchera, par un mouvement instinctif et éternel,
à relier au passé les pressentiments de l'avenir, à donner à l'effort
nouveau ses lettres de noblesse, à constituer sa généalogie, l'art
entier se tournera vers Delacroix. Il n'apercevra pas de figure plus
noble et plus significative, de leçon plus haute que celles de ce
songeur prodigieux que Baudelaire, avec sa divination infaillible,
plaçait au nombre des «phares» qui éclairent la route de la race
humaine en marche vers l'infini.


  Collection C. Neurdein.
  Paris.
  Self-picture.
  Portrait par lui-même.

  Extrait de massacre à Chios.
  Detail aus dem «Massaker von Chios».
  From the "Massacre in Chios".

  Les musiciens.
  Die musikanten.
  The musicians.

  Médée furieuse.
  Die rasende Medea.
  Furious Medea.
  Phot. Ad. Braun & Co., Dornach.

  Repos.
  Ruhe.
  Rest.

  Extrait de la «Mort de Sardanapale».
  Detail aus dem «Tod des Sardanapal».
  From «Sardanapal's death».

  Cromwell au château de Windsor.
  Cromwell im schlosse von Windsor.
  Cromwell in Windsor Castle.

  Hamlet devant le corps de Polonius.
  Hamlet vor dem leichnam des Polonius.
  Hamlet before Polonius' body.

  Retour de Christophe Colomb.
  Rückkehr des Christoph Columbus.
  Columbus' return.

  Madeleine en prière.
  Die bittende Magdalena.
  Magdalen in prayers.

  Paganini jouant au violon.
  Paganini violine spielend.
  Paganini playing violin.

  Chevalier blessé.
  Verwundeter ritter.
  Wounded knight.

  Dante et Virgile traversant le lac de la ville infernale de Dité.
  Dante und Virgils überfahrt über den see der unterwelt.
  Dante and Virgil crossing the lake of the infernal city.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Chat.
  Katze.
  Cat.

  Lionne prête à s'élancer.
  Lowïn sprungbereit.
  Lioness ready to jump.

  Enlèvement de Rebecca.
  Raub der Rebekka.
  Abduction of Rebecca.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  La Barque de Don Juan.
  Der kahn des Don Juan.
  Don Juan's boat.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Noce juive au Maroc.
  Jüdische hochzeit in Marokko.
  Jewish wedding in Morocco.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Hamlet et Horatio.
  Hamlet und Horatio.
  Hamlet and Horatio.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Mort de Sardanapal.
  Tod des Sardanapal.
  Sardanapal's death.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Femmes d'Alger dans leur appartement.
  Frauen aus Algier in ihren gemächern.
  Algerian women in their apartment.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Le Roi Rodrigue.
  Der König Rodrigo.
  King Rodrigues.

  Cavalier albanais.
  Albanischer ritter.
  Albanese Rider.

  Chevaux se battant dans une écurie arabe.
  Sich beissende pferde in einem arabischen stall.
  Horses fighting in an Arabian stable.

  La Liberté guidant le peuple sur les Barricades.
  Die Freiheit führt das Volk auf die Barrikaden.
  Mount the barricades for the liberty of the peuple.

  Entrée des Croisés à Jérusalem.
  Einzug der Kreuzfahrer in Jerusalem.
  Entry of the Crusaders into Jerusalem.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Combat de Tobie et de l’ange.
  Kampf des Tobias mit dem engel.
  Fight between Tobias and the Angel.
  Collection Girandon, Paris.

  Tobie et l'Ange.
  Tobias und der Engel.
  Tobias and the Angel.

  Le Christ au Jardin des Oliviers.
  Christus auf dem ölberge.
  Christ on the Mount of Olives.

  La Justice de Trajan.
  Die Justiz des Trajan.
  Trajan's Justice.

  Lion.
  Löwe.
  Lion.

  Tigre.
  Tiger.
  Tiger.

  Bataille de Taillebourg.
  Schlacht von Taillebourg.
  Battle of Taillebourg.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Hamlet.

  La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi.
  Griechenlands untergano auf den trümmern von Missolonghi.
  Greece's fall on the ruins of Missolonghi.

  Cavaliers arabes en reconnaissance.
  Arabische reiter rekognoszierend.
  Reconnoitring Arabian riders.

  La fiancée d’Abydos.
  Die braut von Abydos.
  The Bride of Abydos.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Janissaires à l’attaque.
  Janitscharen beim angriff.
  Janissaires on the charge.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Roger délivrant Angélique.
  Roger befreit Angelika.
  Roger delivering Angelica.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Massacre de Scio.
  Massaker von Chios.
  Massacre in Chios.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Cheval effrayé par l’orage.
  Vom gewitter erschrecktes pferd.
  Horse frightened by lightning**.

  Lion déchirant un cadavre.
  Löwe, einen leichnam zerreissend.
  Lion tearing up a corpse.

  La mort d'Ophélia.
  Der tod der Ophelia.
  Ophelia's death.
  Collection C. Neurdein, Paris.

  Pietà.

  Daniel dans la fossé aux lions.
  Daniel in der löwengrube.
  Daniel in the lion's den.

  Odalisque.
  Odaliske.
  Odalisk.

  Arabe couché.
  Liegender Araber.
  Lying Arab.

  Tête de vieille femme (étude).
  Studienkopf einer alten frau.
  Head of an old woman (study).

  Le Comte Palatiano.
  Der Graf Palatiano.
  Count Palatiano.

  La captivité de Babylone.
  Die Babylonische gefangenschaft.
  Captivity at Babylon.



INDEX DES TABLEAUX



  Portrait par lui-même
  Extrait de «Massacre à Chios»
  Les Musiciens
  Médée furieuse
  Repos
  Extrait de la «Mort de Sardanapale»
  Cromwell au château de Windsor
  Hamlet devant le corps de Polonius
  Retour de Christoph Colomb
  Madeleine en prière
  Paganini jouant du violon
  Chevalier blessé
  Dante et Virgile traversant le lac de la ville infernale de Dité
  Chat
  Lionne prête à s'élancer
  Enlèvement de Rébecca
  La Barque de Don Juan
  Noce juive au Maroc
  Hamlet et Horatio
  Mort de Sardanapale
  Femmes d'Alger dans leur appartement
  Le roi Rodrigue
  Cavalier albanais
  Chevaux se battant dans une écurie arabe
  La Barricade
  Entrée des Croisés à Jérusalem
  Combat de Tobie et de l'ange
  Tobie et l'ange
  Le Christ au jardin des Oliviers
  La Justice de Trajan
  Lion
  Tigre
  Bataille de Taillebourg
  Hamlet
  La Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi
  Cavaliers arabes en reconnaissance
  La fiancée d'Abydos
  Janissaires à l'attaque
  Roger délivrant Angélique
  Massacre de Scio
  Cheval effrayé par l'orage
  Lion déchirant un cadavre
  La mort d'Ophélia
  Pietà
  Daniel dan la fossé aux lions
  Odalisque
  Arabe couché
  Tête de vieille femme
  Le comte Palatiano
  La captivité de Babylone





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