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Title: Au pays russe
Author: Legras, Jules
Language: French
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Libraries)



  AU

  PAYS RUSSE



DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE


=En Sibérie= : Tchéliabinsk.--Tomsk.--La Taïga.--La Sibérie
souriante.--Irkoutsk-la-Blanche.--Le Royaume du thé.--Le Bassin
de l'Amour.--Flânerie de retour.

  Un vol. in-18 jésus (2e édition), avec _une carte en couleur_
  et _22 gravures hors texte_, broché      4 fr


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les
pays, y compris la Hollande, la Suède et la Norvège.



  AU

  PAYS RUSSE

  PAR

  JULES LEGRAS


  _Ouvrage couronné par l'Académie française._


  TROISIÈME ÉDITION

  PARIS
  LIBRAIRIE ARMAND COLIN
  5, RUE DE MÉZIÈRES, 5
  1904
  Tous droits réservés.



  A MADAME
  CORALIE PÉTROVNA GOUTCHKOF



AVANT-PROPOS


J'ai fait en Russie, depuis 1892, trois séjours prolongés ;
j'ai parcouru cette immense terre dans tous les sens, et
j'ai appris sa langue. Le hasard m'y a mis en contact avec
les plus terribles fléaux qui la ravagent périodiquement, et
avec quelques hommes dont la pensée était noble et l'attitude
généreuse. L'impression que j'en ai reçue a été profonde et
douce : je ne crois pas pouvoir l'oublier jamais. J'ai essayé
d'en fixer quelque chose dans ces pages, sans me piquer,
toutefois, de mettre dans mes souvenirs une belle ordonnance
artificielle. On me pardonnera, je l'espère, d'avoir livré mes
sensations à peu près comme elles s'étaient juxtaposées dans
mon souvenir : intervenant le moins possible dans la composition
de ces notes, j'ai pensé que l'image totale, pour être un peu
floue, un peu grossie çà et là, et surtout incomplète, comme
mon expérience même, n'en aurait que plus sûrement le caractère
auquel je tiens le plus : la sincérité.

Aux enthousiastes qui ne rêvent que des splendeurs moscovites,
ce livre, je le crains, causera quelque dépit. Pourtant, il en
est assez, chez nous, à cette heure, qui célèbrent la Russie
dans ce qu'elle a de plus extérieur et de plus vain, pour qu'on
permette à un voyageur modeste d'avouer qu'il aime d'amour
tendre ce pays russe sans forme et sans couleur, uniquement
parce qu'il y a vu des hommes qui souffrent, qui travaillent,
qui espèrent, et dont le cœur est simple et bon.

Ce livre ne contient pas une ligne d'appréciation politique.
Les trois ou quatre Français qui connaissent à fond la Russie
comprendront aisément les motifs de mon abstention ; pour les
autres, je juge honnête de les en avertir dès la première page,
sans croire, toutefois, le moment opportun de m'en expliquer
avec eux tout au long.

  Bordeaux, avril 1895.



AVANT-PROPOS

DE LA SECONDE ÉDITION


Ce livre a rencontré, jusqu'en Russie, un accueil si flatteur,
que je me serais fait scrupule de le modifier autrement qu'en
y rectifiant quelques erreurs, ou en y supprimant quelques
malentendus qui m'ont été signalés. Mon expérience de la Russie
est bien plus grande aujourd'hui qu'en 1895, mais, comme le
disait alors un éminent critique russe, ce livre n'est, après
tout, qu'une «préface» à d'autres études plus spéciales.

  Dijon, 3 mars 1900.



AU PAYS RUSSE

PREMIÈRE PARTIE

LES ABORDS ET LA FAMINE



CHAPITRE PREMIER

ROUTE D'ALLER


  Mai 1892.

En traversant les jolies et vertes vallées du Wurttemberg, j'ai
rencontré près de Stuttgart, un célèbre écrivain français. Il
m'a demandé, entre autres choses : «S'il y avait encore un roi,
dans ce pays-là», puis, à ma réponse affirmative, il a ajouté :
«Oui, mais ce doit être une espèce de préfet !» J'ai essayé de
lui faire comprendre la différence qui existe entre la Souabe et
la Prusse : je lui ai dit combien, en ce pays-ci, on hait les
Berlinois ; j'ai vanté ce petit royaume buveur de vin... Je ne
suis pas sûr d'avoir été pris au sérieux.

       *       *       *       *       *

  Leipzig.

Je suis depuis quinze jours à Leipzig, où je séjourne pour la
troisième fois. Je crois connaître la ville, maintenant, et
j'essaie de rassembler les traits qui m'ont frappé ici parmi
la société universitaire : c'est à peu près la seule que j'aie
régulièrement fréquentée.

J'ai pris mes repas à la table commune où se réunissent
les professeurs et les _Privat-Docents_ célibataires de
l'Université. Ce fait déjà est caractéristique : en France,
au lieu d'une table nous en aurions quatre, une par faculté,
et, qui sait ? peut-être aussi, des subdivisions à l'intérieur
de chacune d'elles. Bien plus que nous, ces Allemands sont
_sociables_.

La conversation se noue sans gêne, et quand elle s'élève, c'est
sans effort. Tous ces jeunes gens ont l'esprit beaucoup plus
libre que leurs collègues français, et cela se comprend, car ils
ne dépendent pas d'une administration, mais de l'Université même
où ils travaillent. Ils n'avancent, ils ne valent que par leurs
productions : c'est que chez eux, l'Enseignement supérieur est
une carrière, au lieu d'être une récompense ou un refuge ; c'est
aussi qu'ils ont une Université, et non pas un assemblage de
Facultés hétérogènes.

En outre, ils sont, beaucoup plus que nous, capables de
simplicité. Le cercle universitaire s'est tout naturellement
ouvert devant moi : dès l'arrivée, j'étais des leurs. Chez nous,
on aurait fait à l'un d'eux une réception gênante, on lui
aurait offert des dîners de cérémonie ; là-bas, ils ne m'ont ni
accablé de protestations, ni harcelé de toasts ; ils ont été
prévenants avec mesure et affectueux avec tact : ma liberté est
restée entière. Nous avons fait des parties de campagne aussi
gaies, aussi dénuées de pose, que si nous avions vingt ans ;
nous avons ramé jusqu'au _Waldkaffee_, sous un clair de lune,
et nous avons ri, et nous avons chanté. Voilà une attitude bien
originale dans ce milieu, car c'est celui, précisément, où nous
ignorons le plus souvent, chez nous, l'affectuosité paisible et
la simplicité de cœur. Je ne songe pas à établir de comparaison
entre la valeur des esprits ; mais ces Allemands, à coup sûr, ont
beaucoup plus que nous de bonté simple, et ils sont bien moins
desséchés d'ironie : d'un mot qui résume tout, ils sont moins
_confinés_.

       *       *       *       *       *

  Berlin.

Un voyage à Berlin est doublement instructif quand on a déjà
vécu dans cette ville : on y observe sur le vif les incessantes
transformations qui la travaillent. En moins d'un an, sa
physionomie change, des rues entières, des quartiers nouveaux
sortent du sol, tous pareils, comme des bataillons à la parade.
Les terrains vagues où nous patinions l'hiver dernier, se sont
couverts de maisons de rapport aux engageantes sculptures en
simili. Lorsque je suis parti, il y a huit mois, on démolissait,
en face de mes fenêtres, un énorme pâté de maisons :--voici que
dans l'intervalle, un grand théâtre a été construit, où déjà
les peintres travaillent. Je me serais presque égaré, en plein
centre, dans les rues en damier, faute de retrouver aux coins
habituels les enseignes et les maisons familières. J'ai voulu
revoir ma rue ; là aussi, des magasins nouveaux, des figures
inconnues partout ; quant à la maison où je logeais, on l'a jetée
bas...

Au lieu d'arriver par Cologne, par le désert sablonneux de
l'Allemagne du Nord, j'ai traversé de part en part le pays
allemand. On apprend beaucoup à passer ainsi, de temps à autre,
du sud au nord, et cette route vous prépare graduellement aux
sensations berlinoises. Peu à peu le relief du sol diminue, la
monotonie du paysage augmente ; la langue devient plus rapide,
plus sèche, les hommes plus froids. Leipzig, ma dernière halte,
et la dernière grande ville du trajet, se trouve déjà en plein
pays plat, mais elle offre encore l'imprévu d'une vieille
cité et la grâce simple de la province, tout en y mêlant,
dans certains faubourgs, la vie noire des fabriques. Mais,
les frontières de la Saxe à peine dépassées, nous glissons
tristement dans la grande plaine maigre, au centre de laquelle
ce peuple a eu la merveilleuse audace de se bâtir une capitale.

       *       *       *       *       *

Après une semaine passée ici, à causer et à revoir, j'ai senti
une fois de plus la différence qui sépare Berlin de la province
allemande. Toutefois, cette ville, pour n'avoir presque rien de
commun avec l'Allemagne de souche, avec l'Allemagne profonde et
sensible, n'en travaille par moins sans relâche. Elle a de gros
défauts, des ridicules aussi, et ses créations sont rarement
belles ; mais, chaque année, elle se corrige et se rature avec
une admirable constance. On y sent circuler une vie intense :
tous ces hommes progressent vers un but. Ce qu'il faut venir
chercher ici, ce n'est pas un refuge pour la sensibilité,
car tout vous y blesserait ; il faut venir étudier Berlin,
sa vie bruissante et sa merveilleuse organisation, pour se
mettre à l'école de la volonté. La volonté dans l'ordre, voilà
Berlin ;--étrange rapprochement, qui fait de cette ville la
dernière étape pour un Occidental qui se rend en Russie !



CHAPITRE II

PREMIÈRES IMPRESSIONS


  Alexandrovo.

Un matin gris, pluvieux. A la dernière station allemande, il
m'a semblé que les employés étaient plus raides et qu'ils
faisaient sonner plus haut les rudes intonations de leur gosier
prussien. La frontière passée, au lieu du sentiment de joie que
j'attendais, c'est d'abord une crainte vague qui m'étreint, à
la vue de tout cet appareil officiel et de ces gendarmes en
uniforme bleu et en toque rouge. Sur le trottoir, quelques
moujiks, dans une étoffe gris sale, avec une ficelle pour
ceinture : une première impression de misère accablée, en face de
la propreté luisante de l'Allemagne. Personne n'ose bouger dans
le train arrêté : on attend, soumis, inquiets.

Un gendarme paraît enfin dans le couloir ; il me faut, me
dit quelqu'un, lui remettre mon passeport. Il s'éloigne, et
aussitôt, une nuée de porteurs hilares et chevelus s'abat sur
nos bagages.

La visite de douane est correcte, soigneuse, aimable, en somme.

--Maintenant, me dit un compagnon de voyage, un Français,
rencontré par hasard, allons au buffet !

Devant un verre de thé, dans la chaude atmosphère d'une petite
salle, le souvenir désagréable de l'entrée en gare disparaît
subitement ; je me sens à l'aise ici, satisfait et confiant ; j'ai
pris possession du sol russe en me brûlant aux premières gorgées
de thé.

Enfin, le gendarme reparaît dans le couloir du wagon, pour
nous rendre nos passeports tirés vivement d'une serviette à
compartiments ; nous partons. J'ai eu nettement, dans cette
première heure, l'impression de la Russie sous sa double face :
le gendarme et le moujik, la police et la misère d'un côté, et
de l'autre, la délicieuse tiédeur des causeries près du samovar
qui chantonne.

_Dans le train._--Pour un mince supplément ajouté au prix d'une
deuxième classe, un même wagon vous transporte de Varsovie
à Moscou. Dans ce wagon, vous avez votre lit, un cabinet de
toilette, un couloir pour faire les cent pas, un domestique pour
vous préparer du thé ou du café. Je suis seul voyageur de ma
classe : la moitié du wagon est à moi, et depuis une trentaine
d'heures me voilà livré à mes réflexions. Aux grands arrêts,
le domestique m'invite à descendre et j'erre le long d'immenses
buffets, où je choisis, au hasard du coup d'œil, des potages
bariolés et des viandes presque toujours succulentes : c'est
ainsi qu'on charme l'ennui des longs trajets en Russie.

Dans ma cellule du wagon où je lis, fume et dors, rien ne me
trouble, comme aussi rien ne m'égaie. Le même paysage monotone
défile incessamment à mes côtés ; des forêts de bouleaux grêles
et de petits sapins, des seigles, des pâturages où, par
endroits, la forme grise d'un pâtre conduit un maigre troupeau.
Puis, de nouveau, des arbres, des pâturages, des landes et des
seigles. De loin, on entrevoit par instants de basses huttes en
bois avec une toiture de chaume ; elles sont toutes grises et
se confondent presque avec la terre, sous ce ciel bas de jour
pluvieux.--Puis, voici encore, des bois, des prés, une immensité
plate, où le train va d'une allure égale et lente, comme résigné
à n'arriver jamais. A une persistante sensation de solitude se
mêlent des souvenirs de la Grande Armée ; une hallucination de
crépuscule me fait un instant entrevoir là-bas des bataillons
défilant sous la pluie oblique. Ce trajet est triste, accablant.

Les gares s'élèvent presque toujours à plusieurs kilomètres de
la ville qu'elles desservent : aussi n'ai-je vu rien encore qui
ressemblât à une ville. Les bâtiments des stations sont élégants
et propres ; il y circule de maigres paysans et de ces Juifs
polonais, à houppelande traînante, qui, depuis la frontière,
semblent vous poursuivre, toujours les mêmes à chaque arrêt. Sur
le quai, se promène l'inévitable et important gendarme dans son
uniforme bleu râpé. Pas d'horloges extérieures ; des thermomètres
monumentaux les remplacent. Aux approches des gares, des bûches
de bouleau, amoncelés sur d'interminables chantiers, forment la
réserve de combustible pour les locomotives...

Dans l'après-midi du second jour, le paysage s'anime ; le train,
arrêté plus fréquemment, s'emplit de nouveaux voyageurs ; les
champs se peuplent, les bois, plus hauts et plus soignés,
laissent entrevoir des villas ; l'œil charmé aperçoit enfin, çà
et là, le blanc ruban d'une route carrossable. Puis, subitement,
un point brillant scintille dans le lointain ; un coude encore,
et, tout là-bas, seul visible de la cité, voici le dôme en or
fin de la cathédrale du Christ Sauveur... Moscou ! Moscou !



CHAPITRE III

VUES DE MOSCOU


Lorsque je mis le pied sur le pavé pointu de Moscou, ma
première impression, je dois l'avouer, ne ressembla en rien
à un bouillonnement d'enthousiasme. Je sortis d'une petite
gare sur une place toute blanche de soleil, ou grouillaient
d'innombrables petits fiacres découverts. Enlevé par l'un d'eux
sans avoir eu le temps de me reconnaître, je côtoyai un petit
arc de triomphe en briques rouges lépreuses, et m'enfonçai
dans une longue rue bordée de maisons basses, peinturlurées de
blanc et criblées d'enseignes bleues. Elle ne fut pas lyrique,
ma première impression, mais elle fut sympathique et douce.
Moscou ne donne pas au nouvel arrivé cet étrange serrement de
cœur que produit presque toujours l'entrée dans une grande
capitale. L'absence de hautes maisons explique sans doute cette
différence.

Vue ainsi par un grand soleil de dimanche, cette première partie
de la ville m'apparut avec le joyeux aspect d'un faubourg en
fête. Le pavé, où tressautait mon misérable petit fiacre,
m'égayait fort ; les toutes petites églises que nous passions
à chaque minute, me faisaient la risette ; les passants même
ne m'avaient pas l'air indifférents, telle était l'engageante
sérénité du ciel qui éclairait cette provinciale cocasserie.
Des détails fixaient mon attention. D'abord, le vêtement
crasseux du cocher, une énorme houppelande d'un bleu passé, qui
l'enveloppait des pieds à la tête, croisée sur la poitrine,
et serrée au-dessus des hanches par une ceinture lilas. Puis,
son comique chapeau de feutre, bas avec de petits bords et un
fond évasé (il serait difficile de le décrire poliment d'une
façon plus précise). Enfin, sa voiture incommode, mal jointe,
grinçante, où le dos du voyageur ne peut s'appuyer, et où les
jambes n'ont pas assez de place pour s'allonger. A la première
église, le cocher ôta son chapeau, découvrant des cheveux longs,
coupés droit au-dessus de la nuque et retombant sur les joues et
les oreilles ; il ôta son chapeau et se signa trois fois ; puis il
se recoiffa, se moucha vivement entre deux doigts, et, soucieux
du temps perdu par ce petit manège, accéléra d'un gloussement
le trot de son cheval indifférent. Pas de fouet, bien entendu !
Les guides, faites d'un ruban tressé, sont nouées ensemble à
leur extrémité ; à ce nœud est adapté un bout de ficelle. C'est
on ne peut plus simple : pour fouetter son cheval, le cocher
saisi les guides de la main gauche, fait tournoyer avec la
droite l'extrémité des rubans et la ficelle qui les prolonge,
et tâche de faire retomber sur la croupe de sa bête cette mèche
improvisée. Cette innocente manœuvre effraye certes moins le
cheval que le voyageur novice assis, révérence parler, sous le
dos du cocher ; le bout de ficelle qui tournoie passe et repasse
devant votre visage et vous force à des mouvements divers de
parade et de défense... Cependant, cahin-caha, nous tressautions
toujours sur l'amusant pavé pointu.

Jamais, dans une grande ville, je n'ai eu dès l'abord une
pareille impression de chez moi. Je me souviens avec tendresse
de cette première heure à Moscou. Certes, je ne vis rien, ce
soir-là, des magnificences que j'avais lues dans Théophile
Gautier et ailleurs ; pour mieux dire, je les mis fortement en
doute. Néanmoins, j'éprouvai une bienfaisante sensation de
bien-être, à me voir transporté, sans autre transition que trois
jours de glissement mou par des plaines et des forêts, depuis
Berlin, la ville officielle et froide au cœur, jusqu'à Moscou
tortueuse, amusante et bon enfant. Il ne faut pas rire de ces
premières impressions ; ce sont les seules vraiment naturelles
et exemptes de réflexion ; toutes celles qui suivront seront
plus ou moins mêlées d'un jugement. La première impression est
bien extérieure, parfois ; souvent même, elle ne résiste pas à
l'examen ; mais aussi, combien d'amitiés solides naissent de
l'inexplicable attrait d'une première rencontre !

Il reste peu de monde à Moscou l'été ; tous ceux qui en ont le
moyen s'enfuient à la campagne pour échapper aux insupportables
chaleurs du court été russe : en revanche, ceux qui restent à la
ville passent presque uniquement dans la rue ces deux ou trois
mois : le jour, ils y dorment en quelque encoignure ; la nuit, ils
y bavardent ; on a tout loisir de les observer.

Moscou ne connaît pas, comme Pétersbourg, ces nuits complètement
_blanches_, où le ciel ne s'assombrit point ; mais la nuit
de l'été moscovite n'en a pas moins son charme. Longtemps,
longtemps après le soleil couché, des lueurs blanchâtres
traînent encore au ciel, et s'y fixent, en se dégradant peu
à peu jusqu'à l'azur clair du couchant. Une sorte d'indécise
clarté en résulte, avec des tons charmants dans la fraîcheur
qui tombe. Au bout de deux heures, à l'autre bord du ciel, le
bleu pâlit et s'éclaire : la nuit s'achève avant même qu'on
ait eu le sentiment de l'obscurité. Aussi les rues sont-elles
sillonnées nuit et jour, sans interruption, par de minuscules
fiacres découverts, dont les cochers sales et bleus font
tournoyer leurs guides au-dessus de la croupe de leurs petits
chevaux à tous crins. On les voit partout, il en sort de tous
les coins ; ils se glissent dans les ruelles les plus étroites,
dans les cours en boyau ; pour un peu, ils entreraient dans les
maisons. Ils vous guettent au détour des rues, au sortir des
magasins, à la descente des hauts trottoirs ; le moindre regard
indécis qui semble chercher la route, le moindre coup d'œil à
une plaque de rue, et voilà à vos côtés un petit fiacre dont
l'_isvoschik_ (cocher) vous crie : «Où çà ? où çà ?» C'est que le
pavé des villes russes est impraticable, si l'on n'a des bottes
épaisses ou des caoutchoucs ; il est formé de petites pierres
soigneusement juxtaposées la pointe en l'air ; y faire dix mètres
à pied est un supplice. En même temps, les trottoirs, quand ils
ne sont pas asphaltés, comportent des hauts et des bas, des
trous, des écarts, des interruptions et des caniveaux, bref,
tout l'appareil nécessaire pour se démettre un membre, si l'on
ne marche avec une anxieuse précaution. Il est ainsi presque
indispensable de faire ses courses en voiture. Point de tarif :
on s'accorde avec le cocher. On lui nomme la rue où l'on veut se
rendre ; il dit son prix ; ce sera, par exemple 50 copecs.

--50 copecs ! reprend le client, et il fait mine de s'éloigner,
en affectant, selon les cas, un air offensé ou égayé.

Si le cocher a vraiment surfait, il crie : Combien donnez-vous ?

--20 copecs !

--40 !

--Non, 20 copecs, pas un sou de plus !--et le client s'éloigne
encore.

Le cocher le rejoint : «Voyons, _barine_, 25 copecs !»--L'autre
secoue la tête et prend place dans la voiture.

Je trouve, pour ma part, ce manège fort divertissant est très
commode ; les _isvoschicks_ étant extrêmement nombreux à Moscou,
la concurrence fait que le prix des voitures est assez peu élevé.

Parfois, le cocher ne connaît pas l'endroit que vous lui
désignez. Peu lui importe, d'ailleurs ; il part droit devant lui,
comptant bien que vous le dirigerez avec votre canne, ou par
des : «A droite !--à gauche !--tout droit !» Si vous ignorez aussi
le chemin, on s'égare, voilà tout. Un jour, un _isvoschick_ me
prend à une gare et me voiture durant trois quarts d'heure dans
des quartiers inconnus ; tout à coup, il arrête son cheval.

--_Barine_, dit-il, est-ce à droite ou à gauche ?

--Mais je n'en sais rien ! où donc m'as-tu mené ?

--Je n'en sais rien non plus, _barine_ : j'ignore où vous allez !

--Mais nous avons fait prix !

--Oui, comme ça ! (_dase, tak !_)

Et nous revînmes sur nos pas...

Le cocher compte également sur son «bourgeois» pour lui désigner
la maison où il faut se rendre : il y a bien en effet des
numéros dans les rues de Moscou, mais on n'en fait pas usage,
et les adresses se désignent par le nom des propriétaires des
immeubles : telle rue, maison de un tel. Voyez-vous un cocher
parisien partant sur cette indication : Rue Lafayette, maison
de Durand ! On s'habitue à cette mode comme au reste ; mais, au
début, que de temps perdu et de quiproquos !

Sur les trottoirs, ce sont surtout les hommes du peuple qui
attirent les regards grâce à leur chemise rouge ;--au fait,
convient-il bien d'appeler «chemise» la _roubajka_ ? c'est une
blouse en toile, qui se porte en général à même la peau, et qui,
serrée à la taille par une ceinture ou une ficelle, retombe
en courts plis froncés sur le haut du pantalon. Les moujiks
élégants, les portiers par exemple, passent par-dessus cette
blouse un gilet noir sans manches, et, en vérité, cela leur
sied fort bien. On aperçoit aussi quelques hommes vêtus d'une
_paddiovka_, long vêtement de couleur sombre, ajusté sur la
poitrine, et formé, à partir de la taille, d'une jupe très ample
qui se rattache à la ceinture par une collerette d'innombrables
petits froncés. Presque tous les passants, y compris les
«messieurs», sont coiffés (nous sommes en été) d'une casquette
blanche ou noire, munie d'un large fond et d'une visière basse.
Quant aux femmes, je n'en parle point, tant on en voit peu en ce
moment.

Pas d'élégance dans la rue : ce climat extrême s'y oppose
par ses exigences ; le seul luxe visible au dehors qu'on se
permette ici, est celui des chevaux ; mais il va loin parfois.
La circulation est alerte sans être affairée. A vrai dire, on
ne se promène pas dans la rue ; à Moscou, la flânerie élégante
est inconnue. Seuls les hommes du peuple s'attardent sur les
trottoirs. Avec une expression tantôt placide, tantôt fine et
rusée, ils se dandinent sans hâte, de porte cochère en porte
cochère, ou bien bavardent avec quelque ami. Incessamment, ils
portent les doigts à leurs lèvres. Pourquoi ce manège ? est-ce
un tic ? me demandai-je d'abord. En même temps, je vis que le
trottoir était jonché de débris de graines de tournesol, comme
si une armée de perroquets avait pris Moscou pour perchoir.
J'étais fort intrigué : un beau matin pourtant, je compris
qu'il fallait rattacher l'une à l'autre ces deux remarques :
les graines de «soleil» dont la rue est jonchée, c'est le menu
peuple qui les croque. Grignoter des graines de tournesol,
c'est, en Russie, la distraction favorite des enfants et
des humbles. Les rues sont bordées de marchands qui vendent
à pelletées la bienheureuse graine, et les gens du peuple
en bourrent leurs poches. Ils ouvrent le grain d'un adroit
coup d'incisives, recrachent l'écorce, et croquent la pulpe
machinalement, sans hâte, mais sans interruption. Ces graines de
tournesol grignotées dans tous les coins, voilà pour moi la note
locale dominante dans la vie de la rue, durant l'été. C'est une
habitude nationale ; rien ne l'explique, car ces graines n'ont
pas de goût ; mais elles occupent la mâchoire, elles accompagnent
d'un geste machinal la rêverie vague des pauvres gens.

       *       *       *       *       *

On devrait, quand on arrive dans une ville nouvelle, pouvoir
être conduit les yeux bandés jusqu'au sommet de la plus haute
tour qui la domine. Les sensations partielles des édifices
et des rues ne viendraient pas alors déflorer l'impression
d'ensemble : les détails, on les verrait ensuite ; mais on
jugerait la cité d'un premier coup d'œil, comme on juge un homme
sur son regard.

Il y avait deux jours que j'errais par Moscou, m'amusant aux
bizarreries de ses petites maisons, de ses petites églises, de
ses petits fiacres, et rien encore, dans l'aimable et jolie
ville blanche, ne m'avait arraché un cri d'admiration. Les
voyageurs avaient-ils donc menti, dans leurs descriptions de la
glorieuse capitale ?

Avant d'examiner le Kremlin en détail, je suis allé ce matin,
tout droit, au clocher de la cathédrale, à cette tour blanche
d'_Ivan Viéliki_, dont la calotte dorée lance des étincelles
jusque sur les confins de la plaine. Je n'ai jeté qu'un
dédaigneux coup d'œil sur l'énorme cloche cassée qui repose
à terre près de l'église ; je me suis élancé sur les marches
de bronze et de pierre qui serpentent dans la tourelle. Je ne
regarderai qu'une fois parvenu au sommet. L'homme qui me guide
veut me montrer les jeux de cloches ; mais que m'importent ces
monstrueux bourdons ? je monte toujours dans la tourelle fraîche,
et l'homme essoufflé me suit à peine, inquiet de son pourboire
compromis.

Tout à coup, c'est un éblouissement : à mes pieds s'étale Moscou,
adorable de formes, étincelante de lumière et de couleur.
Comment dire l'enchantement de ce spectacle, le chatoiement dans
ce fouillis de nuances, l'harmonie des fonds et des lointains ?

Sous le soleil, une ville blanche, aveuglante de blancheur,
avec un pêle-mêle de petits toits plats, verts et rouges, parmi
des jardins. Dominant ces toits, des centaines d'églises, dont
chacune élève au ciel comme une famille de petits dômes et
de bulbes coloriés, surmontés de croix grecques d'où pendent
des chaînettes d'or. Là, toutes les nuances se heurtent, les
plus crues et les plus tendres, les plus effacées et les plus
hardies, depuis les plaques d'or fin qui étincellent sur le
Temple du Christ Sauveur, jusqu'aux badigeons naïvement bleus,
rouges, verts, blancs, gris ou ponceau, qui s'étalent sur les
clochers nains ou biscornus des faubourgs pauvres. Puis, sur
ce fouillis de tons bizarres, une divine atmosphère, à la fois
transparente et comme adoucie d'une vapeur, unit et fond tous
ces heurtés en une triomphante harmonie. Vues de cette hauteur,
les églises étranges qui m'amusaient hier prennent leur vraie
valeur et leur signification. Ces pèlerins de briques, qui,
par-dessus la foule paisible des toits, dressent leurs têtes
multicolores, révèlent un admirable essor de prière, l'élan
d'une foi naïve comme la main qui les a construits et coloriés.

Le murmure du Kremlin monte ici très affaibli. Au pied de la
colline, la Moscova coule paresseusement, toute bleue, entre
des rives ensoleillées ; à l'horizon, vers l'ouest, quelques
collines dans une buée diaphane,--et, dans tout l'intervalle,
cette étrange symphonie de couleurs, si fraîches, si joyeuses !
Le vermillon et le vert-pomme des toitures se mêle au vert
sombre des feuillages, parmi la blancheur des fonds ; et, sur
tout l'horizon, à tous les plans, dans le poudroiement du
soleil, ce sont des pointes, des campaniles, des bulbes, des
dômes à l'infini, et des croix d'or et des flèches d'or. C'est
pour l'œil un enchantement. Cette ville est unique en vérité :
rien n'y fait plus penser à nos grisailles de l'Occident ; on
songe plutôt, en y rêvant, à cette Bagdad des contes, où les
califes se promenaient parmi des jardins. Non ! grâce à Dieu,
rien ici de moderne, de calculé ; mais de l'imprévu, du russe, de
l'asiatique, de l'étrange, du naïf, du naturellement adorable.
Cette sensation, on ne l'analyse point, on la savoure.

       *       *       *       *       *

En attendant de partir à la campagne où j'irai apprendre le
russe, je fais plus ample connaissance avec la ville : je flâne
au hasard. Ce matin, je déjeunais dans un restaurant. Les
garçons, moujiks agiles et propres, vêtus d'un pantalon blanc
et d'une longue et blanche _roubajka_ serrée à la taille par
une ceinture violette, comprennent sans étonnement et exécutent
sans bruit les ordres que je leur donne par signes. Quand l'un
d'eux s'est trompé, et, au lieu d'une carafe, m'apporte de la
moutarde, nous rions ensemble, et cela ne porte pas atteinte au
respect avec lequel il me présente le plat suivant.

En face de moi, un gros jeune homme, bien mis, le nez rouge,
est assis sur une banquette, derrière une table où je vois deux
flacons de _vodka_, de cette incolore eau-de-vie de grains qui
sert d'apéritif aux gosiers russes. Il en absorbe un flacon et
demi, tout en cassant une croûte ; il ne déjeune pas : il lunche,
seulement. Brusquement, il rejette sa serviette, allume une
cigarette à bout de carton, une _papirosse_, et fait un signe.
Un grand mouvement se produit parmi les garçons ; toutes les
blouses blanches ceinturées de violet s'agitent : deux hommes
apportent un volumineux rouleau et l'introduisent par le côté
dans la caisse d'un énorme jeu d'orgues vitré qui occupe tout le
fond de la salle. Un autre tourne longtemps une manivelle ; il
s'arrête enfin, lâche un déclic, et... Sainte Russie ! l'orgue
entame un air des cloches de Corneville : «Voyez par ci, voyez
par là !» Renversé sur sa banquette, le gros jeune homme au nez
rouge savoure cette musique digestive ; on lui moud deux airs et
il se retire satisfait : évidemment, il reviendra.

       *       *       *       *       *

Par les rues passent fréquemment des voitures de maître : aussi
étroites que les fiacres, mais soignées et coquettes. De grands
chevaux noirs y sont attelés, à peine harnachés d'une mince
résille de cuir. Ah ! les magnifiques bêtes, quand elles sont
lancées au grand trot par les avenues ! Les voitures, aux roues
frêles cerclées de caoutchouc, ne semblent pas toucher le sol :
la vitesse de la course les fait rebondir de pierre en pierre,
en une vibration continue. Les cochers sont imposants : hauts en
couleur, une fine moustache, une chevelure noire qui retombe
bien lustrée sur les oreilles, et s'arrête, taillée droit, sur
la nuque rasée. Une immense houppelande noire très soignée les
enveloppe des pieds à la tête ; cette houppelande est rembourrée
de gros coussins qui font au cocher des rotondités postiches :
la corpulence du cocher est en raison directe de la beauté du
cheval. Ils conduisent sans fouet, les mains levées, excitant,
s'il le faut, leur trotteur par un coup de langue. Il faut les
voir lorsque, dans une rue large, ils poussent à un trot effréné
leur _Orlof_ noir qui écume. Impassibles sur leur siège, les
lèvres serrées, le regard aigu, les mains hautes, ils passent
magnifiquement, sans bruit, tandis que, dans la frêle victoria,
une jeune femme pâle d'émotion et de plaisir, une main rivée au
bord de la voiture, de l'autre se couvrant la bouche pour éviter
la suffocation, se laisse entraîner à la griserie de la vitesse,
les yeux perdus dans un excès de jouissance.

       *       *       *       *       *

En rentrant ce soir, j'ai vu, pour la première fois, un clair
de lune sur Moscou. L'impression m'en a semblé rare. A l'ouest,
une lueur blanche éclairait encore ; au ciel, la lune flamboyait,
énorme ; sa lumière, reflétée aux toits métalliques des maisons,
s'accrochait à tous les angles brillants, et faisait resplendir
dans le soir apaisé les bulbes clairs et les croix d'or des
églises qui peuplaient ma route. Le Kremlin avait l'air d'un
monstrueux joyau dont les facettes étincelaient. Sur la ville
désertée, emplie par cette chaleur d'une nuit de juin, la
lumière blanche de la lune semblait laisser tomber du silence.



CHAPITRE IV

EN PROVINCE


Je suis, depuis quelques semaines, installé dans un village,
au sud de Moscou, m'imbibant de mots russes, et courant la
campagne. La famille qui m'accueille appartient à la société
universitaire ; j'y trouve, à travers les brumes de la langue
devinée, plutôt que comprise, une conversation intelligente,
variée, et une curiosité vive de tout ce qui touche l'étranger.
Notre maison est commode et d'une parfaite simplicité. Nous
y vivons sans gêne ; et, parmi les quinze ou seize personnes
qui l'occupent, je trouve, quand il me plaît, quelqu'un pour
écouter mes solécismes. Les Russes estiment qu'il est impossible
d'apprendre leur langue ; il faut insister pour qu'ils vous
corrigent ; mais ils le font avec une indulgence et une gaîté qui
désarment l'impatience.

       *       *       *       *       *

Une lettre que je viens de recevoir m'a mis en émoi. Elle m'est
écrite par un Russe avec lequel je me suis intimement lié jadis
à l'étranger, et que je n'ai pu rejoindre depuis : «Je suis,
m'écrit-il, dans un district qu'a touché la famine, et j'y
distribue du pain. Venez m'y voir, et vous ferez connaissance
avec de vrais moujiks.»

Je pars ce soir même pour Nijni-Novgorod, d'où je rejoindrai mon
ami.

       *       *       *       *       *

On descend du train, à Nijni-Novgorod, au fond d'une grande
gare, parmi des terrains vagues. Le cocher crasseux qui s'est
emparé de votre personne vous entraîne par un malpropre lacis
de rues bordées de maisonnettes en bois, toutes pareilles et
fermées par des volets gris. Toute cette partie de la ville est
misérable et grise. C'est pourtant la place de l'immense Foire
qui, dans quinze jours, amènera trois cent mille étrangers.
Voici un fleuve, l'Oka, le plus gros affluent de la Volga ; des
rangées de voiliers et d'innombrables péniches, bercés au fil
du courant, dorment à l'ancre. Un pont de bateaux, couvert de
planches branlantes et long de 800 mètres s'allonge très bas
au-dessus de l'eau ; en face sur la rive droite, une montagne,
hachée de grands ravins sombres, se dresse, blanche et grise des
maisons qui s'y cramponnent, et dominée çà et là par des églises
aux bulbes d'azur, où fleurissent des étoiles d'or.

C'est là-haut, dans la vieille ville, que se trouvent concentrés
le gouvernement et la vie courante. La rive gauche de l'Oka
n'est occupée que pendant la Foire : dix mois durant, elle est
déserte ou peu s'en faut.

La vieille ville est charmante ; non pas qu'elle offre un grand
luxe de monuments : ce n'est pas là qu'il faut chercher la beauté
des vraies villes russes ; mais l'imprévu de ses constructions,
la bizarrerie de ses rues mal pavées, et les pentes boisées des
ravins qui fendent la montagne, tout contribue à lui donner
du caractère. Après avoir gravi péniblement[1] les lacets qui
conduisent au sommet du plateau, on se trouve brusquement jeté
dans un quartier paisible où l'herbe croît entre les cailloux
pointus qui servent de pavage, et où les _isvoschiks_ circulent
paresseusement. Plus de mouvement, bien peu de commerce : la
dignité somnolente d'une ville de province. Est-ce le voisinage
du Kremlin qui a calmé et comme figé cette partie de la
ville ? Nous en voici tout près de ce Kremlin de Nijni, où
réside le gouverneur. Bientôt il m'en faudra passer l'enceinte
massive, car mon ami Serge Ivanovitch m'a bien recommandé de me
présenter, en passant ici, au général Baranof.

[Note 1 : Nijni possède maintenant un tramway électrique.]

       *       *       *       *       *

Le général Baranof est un bel homme d'une cinquantaine d'années,
grand et droit, avec des mouvements rapides, une voix brève,
caressante quand il veut, et une expression de force et de
volonté que tempère, çà et là, un pli légèrement ironique au
coin des yeux scrutateurs.

--On m'avait prévenu ; je vous attendais, me dit-il, dans ce
français pur et chantonnant que parlent les Russes dans la haute
société. Je suis bien aise du voyage que vous entreprenez dans
nos contrées ; vous verrez de près notre Russie, et là-bas, vous
rencontrerez des _hommes_. En attendant, vous êtes mon hôte...

Le général Nicolaï Mikhaïlovitch Baranof est l'un des plus
connus parmi les gouverneurs de province russes. Ancien officier
de marine, il s'est rendu célèbre par sa conduite à bord de
la corvette _la Vesta_, durant la guerre russo-turque. Depuis
lors, on l'a vu successivement aux côtés mêmes du tsar, puis
gouverneur de la province d'Arkhangel, enfin, gouverneur de
la province de Nijni-Novgorod. Cette année, il lutte contre la
famine et la maladie qui ont envahi son gouvernement. Dur combat
contre les fléaux les plus étroitement liés à la Russie ; encore,
s'il ne fallait lutter que contre les choses, et si les hommes
vous secondaient !

Près du général, on apprend la valeur du temps : tout le monde
travaille ici avec une activité qui m'étourdit ; cette première
journée a été pour moi comme un tourbillon d'impressions.
Entouré de jeunes officiers, de médecins, de secrétaires de
toute sorte, interpellé en russe, en français, en allemand, j'ai
appris bien vite la situation malheureuse de la province. On me
dit qu'à Loukoyanof où je vais rejoindre mon ami, je trouverai,
outre la famine, une grave épidémie de typhus. On ajoute que,
sans nul doute, lorsque, à mon retour, je repasserai par Nijni,
j'y verrai le choléra installé parmi l'énorme ville flottante,
qui va se peupler d'étrangers venus de tous les coins du monde.
D'ailleurs, le gouverneur a pris ses précautions. Un hôpital
flottant s'achève sur la Volga : on m'a offert de m'y conduire.

Au pied du Kremlin, sur le port, un poste d'observation est
ouvert : aucun cas suspect n'y a encore été signalé : les médecins
sont là, tranquilles, attendant avec patience. Un petit vapeur
nous prend ensuite, et, glissant à travers les navires et les
barques qui encombrent le fleuve, il vient accoster, à une
lieue en aval du port, auprès d'une longue péniche transformée
en hôpital. On y achève les derniers préparatifs ; le personnel
est à son poste, et l'on me fait visiter pièce à pièce
l'installation qui est très simple. Le nombre des lits est de
300 ; des lits forts pratiques, en bois léger, avec des matelas
en paille, qui seront brûlés après le départ de chaque malade.
Les déjections, reçues dans des caisses qui seront désinfectées
et fermées hermétiquement, seront transportées dans des barques
loin de la ville, pour être désinfectées de nouveau. Afin de
prévenir les dangers d'incendie, la barque est éclairée à
l'électricité. J'ai vu la salle de bains et de douches, la salle
de désinfection, la cuisine, la lingerie, et, en face, sur la
rive, la salle des morts...

Un étrange sentiment m'a pénétré, à visiter cet hôpital installé
de toutes pièces, prêt à fonctionner, avec ses lits, sa
pharmacie, son linge, son personnel de médecins, d'infirmières
et de garçons--même jusqu'à son pope,--et auquel rien ne manque
plus, sauf les malades et les mourants. J'ai eu à ce moment,
avec une singulière intensité, l'impression de ce que doit être,
en ces pays, l'attaque foudroyante du choléra. Aujourd'hui tout
est calme ; dans un jour ou deux, peut-être, on verra de pauvres
corps amaigris se tordre de souffrance sur ces lits, et mourir.
Tout le monde est aux armes, on n'attend plus que l'ennemi : on
doit éprouver un sentiment analogue à la veille d'un assaut.

Après le dîner, je me suis oublié dans la contemplation du
merveilleux horizon qui, devant moi, s'étendait à perte de
vue. L'éperon rocheux du Kremlin, où j'étais, surplombe à pic
le port de Nijni, et la vue, que rien n'arrête, distingue à la
fois le mouvement affairé des rives et l'impassible horizon de
la plaine. De là-haut, je voyais nettement l'Oka et la Volga,
larges chacune de 700 à 800 mètres, se fondre en une énorme
masse d'eau jaunâtre qui s'en allait, par de lents méandres,
vers l'horizon. Une flottille de vapeurs ancrés en file
séparait le courant ; des barques et des gabares couvraient les
eaux du bord ; d'autres circulaient alertement, parsemées de
petites taches rouges qui étaient des hommes. Par instants, le
mugissement d'une sirène montait jusqu'à nous ; un navire à aubes
se détachait du bord, suivi de son double sillage, et partait
pour sa lente traversée. Par delà les deux fleuves tachetés
d'embarcations et bruissants d'activité, la plaine dorée
s'étalait, plate et sans limite.

Ce coup d'œil est un des plus beaux qui soient en Europe. Le
_Kalimegdan_ de Belgrade, au confluent de la Save et du Danube,
en face de la plaine hongroise, en donne bien une idée, mais il
y manque le mouvement d'un port et l'animation d'une riche cité
marchande.

Tandis que je contemplais cet horizon, ma pensée cherchait à
se figurer les misères que j'allais bientôt toucher de près,
et j'essayais de scruter le mystère de cette plaine infinie
que j'allais traverser demain, et sur laquelle, dans une buée
violette, descendait lentement la mélancolie du crépuscule.



CHAPITRE V

LA FAMINE


  Sur la Volga.

La silhouette de Nijni s'efface peu à peu, à mesure que notre
bateau descend la Volga. Bientôt, un tournant nous cache les
dernières églises de la ville haute et le palais du gouverneur
sur le rebord de son Kremlin. Nous glissons sur le large fleuve
boueux entre deux rives plates bordées d'arbres rabougris,
sur lesquels se voit encore l'étiage des crues passées ; par
endroits, la berge est rongée par le courant, et des racines
y font saillie. Un lent voyage dans la paix de l'eau calme.
Les mouettes nous font cortège, allongeant leur tête noirâtre
de petite vieille futée, et tourbillonnant au-dessus de notre
sillage, avec d'imperceptibles mouvements de leurs longues ailes
grises frangées de noir.

Je vais au-devant de la famine et du typhus dans le district
(_ouièzde_) de Loukoyanof. Depuis quelques mois, ce district est
devenu fameux en Russie : les journaux sont pleins de son nom et
des polémiques acharnées qui s'y rattachent. Voici brièvement ce
que je viens d'apprendre à ce sujet.

Vers la fin de l'année 1891, la récolte de seigle ayant été
nulle, les paysans de plusieurs districts de la province de
Nijni se virent menacés de mourir de faim. En outre, dès le
printemps suivant, le typhus, qui reste à l'état endémique dans
ces contrées, prit des proportions inquiétantes. Des médecins et
des inspecteurs furent envoyés sur les lieux, et le gouverneur
résolut d'organiser des secours.

C'est alors qu'éclata l'affaire de Loukoyanof. Dans ce chef-lieu
de district, un parti d'opposition se constitua. Il comprenait
surtout des propriétaires nobles domiciliés dans l'_ouièzde_
et investis de fonctions publiques ; la plupart étaient des
_zemskie natchalniki_ (chefs de districts ruraux). Ces messieurs
estimèrent qu'il ne convenait pas de venir en aide aux paysans,
d'installer des fourneaux pour les affamés et des ambulances
pour les malades. Ils firent tous leurs efforts pour entraver
l'organisation des secours.

Le scandale fut grand ; mais ces fonctionnaires avaient compté
sans leur hôte. Le parti de la charité était représenté par
des hommes d'une haute valeur intellectuelle, et, de plus,
énergiques, intègres et bons : je puis citer parmi eux l'un des
premiers parmi les romanciers russes de la jeune école : Vladimir
Korolenko[2]. En outre, le gouverneur était décidé à ne pas
laisser le trouble se prolonger. Une commission d'enquête fut
envoyée au mois de mars, pour étudier sur les lieux les besoins
des villages, l'attitude prise par les autorités locales, et
l'emploi des sommes destinées aux secours. Cette commission
découvrit de graves irrégularités, pour ne pas dire davantage.
Certains _zemskie nachalniki_ refusaient en principe toute
autorisation aux gens désireux d'ouvrir un fourneau pour les
vieillards et les enfants : «Vous ne pouvez les nourrir tous,
répétaient-ils ; il vaut mieux n'en nourrir aucun.» En outre,
l'un d'entre eux ne put fournir que de vagues explications
sur l'emploi des sommes qu'il avait reçues, à charge de les
distribuer. Presque partout, la commission d'enquête se heurtait
au mauvais vouloir des gens influents, parfois même à leur
manque d'honnêteté. Plusieurs fonctionnaires furent contraints
par elle de donner leur démission : maintenant, ils intriguent
contre leurs successeurs. Mon ami Serge Ivanovitch remplace
l'un des plus compromis, et distribue du pain, en attendant la
nouvelle récolte : je vais donc au centre même de la résistance,
et je tomberai en plein champ de bataille.

[Note 2 : V. Korolenko a publié ses impressions de famine
sous le titre de : _V'golodny gode_ (dans l'année de la faim).
C'est un livre précieux.]


  Rabotki, six heures du soir.

Nous avons parcouru lentement les 70 verstes[3] qui séparent de
Nijni la petite station de Rabotki. La Volga offre peu d'intérêt
dans ces parages ; çà et là, elle s'élargit jusqu'à 1 000
ou 1 200 mètres, sur des sables qui affleurent ; il faut
au pilote une anxieuse attention pour trouver les chenaux les
plus profonds, et pour s'y engager : un faux coup de barre nous
jetterait sur un bas-fond. La rive gauche est basse : sur la
droite, des falaises se dessinent, et l'on n'en apprécie la
hauteur qu'en y voyant, par endroits, la forme rouge d'un moujik
accroché comme une mouche parmi les broussailles de la pente.

[Note 3 : La verste vaut 1 067 mètres.]

La police du village, prévenue par dépêche, sur l'ordre du
gouverneur, m'attendait au débarcadère pour m'aplanir les
difficultés. Avec de l'aplomb, quelques mots de russe et
quelques pourboires, je me suis tiré d'affaire. L'homme de
police m'a conduit dans une auberge et il s'est chargé de
commander mes chevaux pour demain matin au petit jour. Aussi
l'aubergiste ne me parle-t-il plus que courbé en deux. Tandis
qu'il me prépare une soupe au sterlet, j'écris ces notes, assis
au frais. Près de moi par la fenêtre ouverte, j'entends un pope
se quereller avec un paysan ; la dispute s'achève avec des
larmes, des mains baisées, et un petit verre de _vodka_.

Le village de Rabotki est suspendu à l'une des berges de la
Volga. La terrasse rustique où j'écris est au premier étage
de l'auberge, dominant ainsi le fleuve et la place du village
qui sert de port. Le soleil a déjà disparu, mais il éclaire
encore de lueurs roses une colline qui, là-bas, vers l'est,
semble barrer le courant. La Volga, resserrée en cet endroit,
n'a guère plus de 800 mètres de large ; mais l'eau qui passe,
à peine ridée par les premiers frissons du soir, coule avec
une belle majesté tranquille, emportée entre ses bords, sans
remous, comme tout d'une pièce : on dirait une énorme coulée de
métal gris. La rive gauche, très plate, s'allonge à perte de
vue sous des broussailles. Sur la place du village, des moujiks
en chemise rouge vont et viennent, déchargent des bateaux de
foin, transportent des sacs. Le soir descend. Une barque longue
s'est détachée du bord ; à l'avant et à l'arrière, on y distingue
la forme rouge d'un moujik ; lentement, elle dérive au fil du
courant, comme assoupie sur l'eau, que les reflets du ciel ont
faite bleue et rouge. Tout est calme, les bruits ont cessé,
bientôt tout va dormir. En contemplant cette activité paisible
près du fleuve, je cause avec un médecin rappelé du district où
je vais, et où il soignait des typhiques ; il va s'installer à
Nijni dans la barque-hôpital où l'on attend le choléra. C'est
le beau fleuve lui-même, la _Mère Volga_, qui charrie les germes
de mort : le fléau est à quelques heures d'ici, à Kazan ; et, qui
sait ? le feu qui pointe là-bas, est peut-être celui du navire
qui l'apporte à son bord...


  14 juillet.

Ce matin, dès l'aube, la sirène d'un bateau à vapeur qui passait
au large sur l'eau calme, m'a éveillé. Sous le ciel limpide, le
fleuve était admirable à cette heure ; une buée légère y courait,
estompant les lointains, dans la lumière naissante. Éveiller
l'aubergiste, envoyer chercher mes chevaux, grande affaire.
Enfin, vers trois heures du matin, un _tarentass_ attelé d'une
_troïka_ de forts chevaux vint se ranger devant ma porte, et
je m'y hissai avec mes bagages. Nous partîmes par des chemins
creux, encore humides d'une abondante rosée.

Une _troïka_ n'est pas, comme le croyait Théophile Gautier, «un
traîneau» ; c'est un groupe de trois choses semblables ; le mot,
il est vrai, s'applique généralement à un attelage. Un fort
trotteur sert de limonier, la tête surmontée de la _douga_,
un arc en bois qui unit les brancards, et diminue par son
élasticité les réactions que le collier aurait à supporter. De
chaque côté des brancards, un cheval est attelé à un palonnier
très mobile, et ne porte qu'un collier et des traits : une seule
guide le rattache à son compagnon. Mais, tandis que le limonier
ne doit jamais quitter le trot, ses deux voisins, si l'attelage
est bien conduit, ne doivent pas cesser de galoper. Ils sont
d'ailleurs très libres : le cocher ne s'occupe guère de les
diriger : si le chemin s'élargit, la _troïka_ peut s'étaler en
éventail ; si la route se resserre entre deux talus, les chevaux
de volée escaladent comme ils peuvent le revers de la pente,
glissent, se rattrapent, trébuchent de nouveau, mais finissent
toujours par se tirer d'affaire, grâce à ce merveilleux
instinct des bêtes qu'on laisse très libres. S'il se présente
une descente, on marche au pas ; le limonier, à lui tout seul,
retient la voiture : il faudrait le rouer de coups pour le lancer
au trot ; s'agit-il, par contre, d'une pente à escalader, toute
la _troïka_ s'en mêle. D'un coup de langue, le cocher enlève
ses trois chevaux, et les voilà, trottant et galopant, lancés
à l'assaut à toute vitesse. Au sommet de la _douga_, pend
une clochette ; pour rien au monde, le moujik qui me sert de
postillon ne consentirait à renoncer à ce privilège de la poste
si exaspérant pour les nerfs.

Mais mon _tarentass_ ! Le mot m'était déjà connu, grâce à _Michel
Strogof_ ; mais j'ignorais la chose, hélas ! Le Bœdeker prétend
que le _tarentass_ «ressemble à une voiture» ; on n'est pas plus
flatteur, en vérité ! Figurez-vous une sorte d'auge en bois.
Posez-la sur deux rondins longs de trois mètres, et fixés à
chaque extrémité sur un essieu actionnant deux roues. Voilà
l'objet. Clouez maintenant une planche sur le bord antérieur de
l'auge, et vous aurez le siège du cocher. Quant au voyageur,
il s'installe comme il peut, dans l'auge, parmi du foin. Il
s'efforce d'abord de loger ses bagages. Cela fait, il essaie de
se confectionner un siège, en ramenant sous lui un gros tapon
de foin. «Quelle délicieuse invention ! se dit-il au départ,
encore sans défiance : je vais passer ma journée à rêver,
allongé dans cette herbe odorante !» Il ne tarde pas à prendre
un autre ton. Sur une vraie route, le _tarentass_ serait doux
peut-être ; mais s'il y avait des routes en Russie, on n'aurait
pas besoin du _tarentass_, l'incassable véhicule. Sauf quelques
grandes chaussées, consciencieusement cailloutées de pierres
pointues, et que les voitures ont grand soin d'éviter, les voies
de communication en Russie, sont dites _routes naturelles_.
Elles se tracent peu à peu, dans la plaine et dans la forêt, au
passage des voitures et du bétail. Nul ne les entretient ; les
ornières s'y creusent à l'infini, les fondrières s'y installent
à loisir : au printemps et à l'automne, ce sont des marécages,
où l'on ne peut guère circuler qu'à cheval ; en été, un pied de
poussière les tapisse. Si une pluie violente a gâté la route, on
en pratique une autre à côté, tout simplement...

Pressé d'arriver au but, j'avais commis l'imprudence de
promettre au postillon un pourboire d'étranger, s'il menait
bon train. Voilà mon _tarentass_ lancé au triple effort de ma
_troïka_, parmi les ornières, les creux, les ravins, les dos
d'âne, ne connaissant pas d'obstacle, et sacrifiant tout au
respect de la ligne droite. Les chevaux de flanc me criblent le
visage de parcelles de boue ou de terre friable, détachées du
chemin à chaque foulée. L'auge en bois où je me suis accroupi
sans défiance, sursaute de cahot en cahot ; les perches de couple
qui la supportent, lui servent de rudimentaires ressorts ;
ils sont solides, ces ressorts, c'est l'essentiel, n'est-ce
pas ! Quelques ornières traîtreusement durcies augmentent la
trépidation : effaré, j'essaie de me cramponner au rebord du
véhicule ; une secousse me fait lâcher prise, et du dos, je viens
heurter l'autre rebord. Puis, c'est mon coude, puis c'est mon
épaule qui viennent se frotter aux parois du _tarentass_ ; au
moment où j'y pense le moins, sur la route un instant aplanie,
une grosse pierre détermine un heurt nouveau, douloureux à
crier. Et mon postillon, dans sa chemise rouge qui bouffe au
vent, hurle de plus belle, excitant ses chevaux, les bras
levés. Que faire ? comment trouver une position stable, entre
mes bagages qui tressautent follement à mes pieds, et le bord
meurtrissant de la voiture ? Après une heure de route, je suis
déjà moulu. Je me résigne à cesser la lutte, et à me laisser
aller au beau milieu du foin, tâchant seulement d'éviter les
contacts directs avec tous les objets solides qui m'environnent.
Il se trouve que c'est, en somme, la meilleure façon de voyager
en _tarentass_, et je n'y serais plus trop mal, si je n'avais
les entrailles secouées par d'implacables ressauts.

Bientôt, le soleil monte à l'horizon, et la poussière s'ajoute
aux charmes du voyage. La poussière et la boue, en Russie,
prennent des proportions qu'on ne connaît pas dans nos pays.
En été, les chemins ressemblent à une piste de manège ; mais,
au lieu de sciure de bois et de rondelles de liège, c'est une
impalpable poussière blanche qui les tapisse en couche épaisse.
Un chien qui court sur une route, y soulève un tel nuage de
poussière, que, d'un peu loin, on croit voir s'avancer un
cavalier. Lorsque, au lieu d'un chien, trois chevaux galopent
dans la couche molle, on croirait voir la fumée d'un gros
incendie. En peu de temps, le voyageur est couvert de cette
poussière, son visage, ses mains, son cou deviennent tout noirs ;
ses vêtements changent de couleur, et ses bagages, si bien
fermés qu'ils soient, se remplissent de fines parcelles grises.

Tandis que, pelotonné dans mon foin, je roule ainsi par la piste
cahoteuse qui semble se volatiliser à notre passage, l'idée me
vient subitement que c'est aujourd'hui le 14 juillet ; et je me
représente Paris à cette heure, sous le même grand soleil, avec
les revues, le bruit, la foule, les pétards... Non, en vérité,
malgré mes contusions, j'aime mieux être ici, filant au grand
trot par la campagne, le long des prés où, en ce moment, des
moujiks en chemise rouge, par troupes de cent à cent cinquante,
fauchent l'herbe, en se balançant tous ensemble d'une jambe sur
l'autre, avec un grand geste régulier des bras.

Le paysage n'est plus celui auquel, jusqu'à présent, la Russie
m'avait accoutumé. Plus de forêts ; les arbres isolés, rares
déjà ce matin, disparaissent tout à fait dans le courant de
la journée, et c'est, à perte de vue, la plaine uniforme,
mamelonnée de lentes ondulations qui dessinent le lit de
nombreux torrents desséchés à cette heure. Tous les trente
kilomètres, à peu près, je m'arrête pour relayer : je passe avec
mes bagages dans un autre _tarentass_, après m'être restauré
d'un verre de thé et d'un morceau de pain. Les _isbas_ sont
petites, souvent misérables ; elles reposent, isolées de terre,
sur des troncs d'arbre enfoncés comme des pilotis, ou sur de
grosses pierres. Quand le support a faibli, l'_isba_ s'est
inclinée lamentablement, et elle reste ainsi, un flanc dressé en
l'air, l'autre fiché dans le sol...

Et la course reprend, monotone. Si loin que l'horizon s'étende,
pas une forêt ; partout, la surface noire des champs labourés,
les verts rectangles des avoines, et l'immensité jaune des
récoltes mûres. Sur les collines, de gris moulins à vent
tournent leur croix.

       *       *       *       *       *

Vers sept heures du soir, je suis arrivé à Loukoyanof, la
capitale de l'_ouièzde_, une sorte de sous-préfecture. C'est
une petite ville, assez propre, sur une pente dénudée ; mais, à
peine ai-je eu la force d'apercevoir quelques cochons qui se
promenaient sur la place : seize heures de cahots m'ont exténué ;
le postillon a dû me prendre sous les bras pour m'extraire du
_tarentass_, et me hisser jusqu'au premier étage de l'auberge
où nous avons fait halte. C'est là que j'écris ces notes. Ma
petite chambre est propre, les murs en sont fraîchement crépis,
le matelas posé sur le lit de fer est engageant ; seulement,
ignorant les usages russes, je me suis mis en route sans
oreiller et sans draps. Il me faudra, après un semblant de
dîner, m'allonger dans ma couverture. Je rêverai sans doute des
luttes qui ont eu notre auberge pour théâtre, il y a quelques
mois, entre le Comité _de secours aux affamés_ et le Comité _de
résistance aux secours_.


  15 juillet.

Ma route n'est plus longue : j'ai fait hier 150 verstes ; 70,
au plus, me séparent encore de la métairie où mon ami Serge
Ivanovitch a pris ses quartiers. Par malheur, en sortant de
Loukoyanof, nous tombons sur la grande route impériale, qui
relie Nijni-Novgorod à Pensa. Cette voie, large de cinquante à
soixante mètres, mérite son titre de route impériale, par le
nombre et la profondeur des ornières qui la sillonnent. Aussi
peu entretenue que les chemins dits «naturels», elle est, par
endroits, tout à fait impraticable. Quand on peut s'échapper à
travers champs, on n'y manque pas ; mais souvent, les talus et
les fossés qui bordent la voie, empêchent toute escapade, et
force est aux véhicules de s'enfoncer dans une double ornière,
comme un tramway dans ses rails ; les cahots sont terribles
alors. A plusieurs reprises, j'ai demandé grâce à mon postillon
surpris : il s'est contenté de sourire largement, sans ralentir
ses chevaux.

Aux deux côtés de la route, se dressent de gros bouleaux blancs ;
les chenilles en ont dévoré toute la verdure, et, avec leur
ramille dépouillée, ils donnent l'impression singulière d'un
hiver neigeux anticipé, sous le soleil qui brûle. Sur l'horizon,
des seigles mûrs, à perte de vue ; ils sont chétifs, malingres ;
çà et là, des paysans noirs de hâle les fauchent.

De vagues collines pointillées de gris moulins à vent, une
rivière qu'on traverse sur un pont de bois dont les solives
sont pourries, une église blanche et verte sur une place
entourée d'une dizaine de maisons en briques crépies de blanc,
puis, des _isbas_ misérables semées le long d'une route de
poussière noire faisant songer au sol qu'on trouve près des
grandes usines--c'est tout ce que je vois de Potchinki, énorme
bourg de dix mille paysans.--Puis, des lieues encore de seigles
mûrs, mêlés çà et là de vertes avoines, deux ou trois grands
villages égrenés le long du chemin, un bois de chênes où les
chenilles n'ont pas laissé la trace d'une feuille verte, enfin,
les bâtiments d'une métairie : je suis au terme de mon voyage, au
_Marécévski khoutor_[4].

[Note 4 : _Khoutor_ signifie métairie, exploitation rurale.
On rencontre surtout de ces grandes fermes dans la moitié
méridionale de la Russie, en particulier dans la région de la
Terre noire.]

Attiré par le bruit de la clochette que font tinter mes chevaux,
mon vieil ami Serge Ivanovitch G. apparaît sur le seuil, et je
revois, avec un battement de cœur, son bon visage barbu, bruni
par le soleil, et l'éclair dont ses yeux s'animent, malgré tous
ses efforts pour paraître impassible.

Dans une société comme la nôtre, où les cadres sont étroits,
et les caractères en quelque sorte nivelés par une éducation
uniforme, on trouverait difficilement des hommes du genre de
Serge Ivanovitch. Il appartient à une famille de la meilleure
bourgeoisie moscovite ; ses études au lycée et à l'école de
Droit ont été brillantes ; il a travaillé plusieurs années à
l'Université de Berlin, où je l'ai connu, et prépare les thèses
qui doivent lui ouvrir l'Enseignement supérieur. Il parle le
français, l'allemand, l'anglais et l'italien ; c'est un esprit
net, avide de science, et qui éprouve un impérieux besoin
d'aller au fond des choses. Le désir de savoir fait taire en
lui toutes les autres préoccupations. Il s'intéresse aux études
les plus diverses, mais il ne sait pas en effleurer une seule :
il les pousse toutes à fond avec un égal amour. Cet appétit de
science est déjà un signe distinctif du caractère russe ; ce
peuple jeune, en qui bouillonne la sève, dédaigne notre prudence
de vieillards et de désabusés : tandis que nous choisissons avec
circonspection l'objet auquel nous appliquerons notre activité,
ils jettent la leur à pleines mains, sans compter. Ils ne se
répètent pas, comme nous, le dédaigneux et banal proverbe : «Qui
trop embrasse mal étreint» ; c'est qu'ils se sentent très forts,
et c'est aussi qu'ils sont très jeunes.

Chez nous, ou en Allemagne, Serge Ivanovitch serait un savant
livresque, et les questions vitales ne le toucheraient point :
il aurait une spécialité qui lui cacherait la vie. Mais,
dans la société russe, on ne s'abstrait pas si aisément du
monde extérieur. Ces Slaves veulent regagner le temps perdu,
atteindre, dépasser l'Occident, et tous s'y mettent à peu près
dès qu'ils savent lire. Les questions pratiques passionnent
leurs érudits presque autant qu'elles agitent nos politiciens.
Vous comprendrez maintenant que Serge Ivanovitch ait pu fermer
ses livres, oublier ses thèses, et aller s'enfouir au fond d'un
district décimé par le typhus et la famine, pour y distribuer
aux paysans du pain et des semences. Ce sacrifice, inconcevable
chez nous, il l'a consommé simplement, sans bruit. Et il est
là, parmi ses moujiks, vêtu d'une chemise bleue à pois noirs,
chaussé de grandes bottes, et coiffé d'une casquette blanche,
donnant des ordres de sa voix douce et caressante, qui contraste
si singulièrement avec l'énergie que je lui connais. Il est
là, sans littérature, sans politique, touchant la vraie vie,
et souvent la mort, et, après la première effusion du revoir,
il ne me questionne pas sur le dernier livre à succès, mais il
m'entretient de la famine.

Les bâtiments de notre métairie s'étalent sur le bord d'un
plateau qui domine l'horizon infini d'une plaine. On ne
distingue d'ici que trois couleurs en immenses plaques
irrégulières ; à perte de vue, s'étendent les ondulations jaunes
des seigles mûris ; çà et là, les avoines y font de vertes
enclaves, et, plus près de notre colline, un grand îlot brun,
aux bords déchiquetés, indique la place des guérets communaux
qui attendent la semence prochaine. Pas un village n'est visible
sur cette immensité ; il faut une longue-vue pour découvrir un
clocher, au bord de l'horizon. Pas une forêt non plus ; les
derniers arbres se trouvent autour de notre ferme, et encore
leur feuillage est-il entièrement rongé par les chenilles et
les cantharides. Oh, qu'elle est triste, cette plaine infinie,
où rien ne bruit, où rien ne perce, où rien n'attire le regard !

       *       *       *       *       *

La dernière famine s'est étendue à dix-sept provinces ou
_gouvernements_ ; elle ne les a pas frappés tous en bloc ; on
dirait, au contraire, qu'elle a choisi certains territoires pour
s'y installer plus à l'aise, en épargnant les autres. Partout,
la récolte a été mauvaise, mais, dans certains districts, elle
a été nulle : celui où je viens d'arriver, est de ce nombre. Je
vais pouvoir y étudier en détail la distribution des secours.

Les secours dont on dispose actuellement, proviennent de trois
sources : du Gouvernement, de la charité privée russe, et de la
charité privée étrangère.

L'État a songé surtout à fournir des semences, car il ne suffit
pas de pourvoir aux besoins présents, il faut songer aussi à
l'année qui va venir ; or, s'ils étaient abandonnés à eux-mêmes,
les paysans laisseraient leurs terres incultes, puisqu'ils n'ont
absolument rien récolté. De grosses sommes ont été consacrées à
l'achat de semences, et chacun des besogneux a reçu la quantité
de seigle et d'avoine nécessaire pour assurer la récolte
prochaine. Quelques-uns, il est vrai, ont en partie mangé ce
grain, et tels de leurs champs sont restés en friche ; mais ils
mouraient de faim : ne nous hâtons pas trop de leur jeter la
pierre, à ces imprévoyants.

D'autres millions ont été consacrés à nourrir directement les
paysans affamés, au moyen de distributions mensuelles de seigle,
sous forme de grain ou de farine. Il faut d'ailleurs mettre
à part les différents secours fournis par l'État : ce ne sont
pas des dons à proprement parler, mais des avances, des prêts.
Sur le livret des chefs de famille, à la suite de la dette de
rachat qu'ils ont contractée envers la Caisse de l'Empire, on
inscrit le nombre de _pouds_ (poids de 16 kilogrammes) de grain
qu'ils reçoivent du Gouvernement. A la vérité, ils ne seront pas
tenus d'en rembourser le prix ; ils s'engagent seulement à les
restituer en nature dans un certain laps de temps. La charge est
assez lourde ainsi, et Dieu sait quand ils acquitteront cette
dette nouvelle.

Les autres secours sont de purs dons de charité. Les fonds dits
du _césarévitch_, sont remis en espèces à des fonctionnaires
chargés de les attribuer pour le mieux ; à cela, s'ajoutent les
sommes envoyées par des personnes charitables aux gouverneurs
de provinces ; puis, le produit des quêtes faites en Russie et
à l'étranger, entre autres, de très grosses sommes recueillies
en Angleterre, et que deux membres d'un comité londonien sont
venus distribuer eux-mêmes. Ajoutez les secours obscurs et
pourtant si efficaces de la charité personnelle, non pas le sou
jeté dans la casquette du mendiant, mais le pain distribué à
propos et régulièrement, parmi des enfants et des adultes à qui,
littéralement, et sans en tirer gloire, on _donne la vie_. Enfin
les fameuses cargaisons de blé envoyées par les États-Unis.
Toute l'Europe a suivi avec intérêt le voyage des navires qui
les portaient ; mais on ne sait guère ce que contenaient les
grands sacs du chargement. En les ouvrant à destination, on
y trouva, outre du blé, des vêtements, des provisions, des
jambons, que de braves gens de là-bas envoyaient aux affamés
d'ici : fermiers, émigrants, eux aussi, sans doute, ils ont connu
la dure misère dans une contrée fertile, et leur cœur s'est ému.
Comme il est touchant, ce cadeau anonyme et dissimulé ! Dans les
romans d'autrefois, les bonnes mères cachaient ainsi, dans la
valise du fils, au départ, quelques louis «enveloppés dans des
hardes»...

Il était moins difficile de réunir les secours, que de les
distribuer équitablement. Il ne s'agit pas d'un pays divisé
en minces parcelles, et où les fils administratifs vont se
ramifier dans les coins les plus reculés. Ce sont d'immenses
étendues, où les villages sont posés de loin en loin, à peine
reliés entre eux par des ornières, et souvent même, ignorés des
fonctionnaires qui les administrent. Comment savoir les besoins
de chaque paysan, l'état de sa récolte, les pertes qu'il a
subies, les ressources dont il dispose encore ? comment éviter,
surtout, les complaisances des autorités villageoises qui
fournissent ces indications ? Même si ces hommes sont animés de
bonnes intentions, il leur sera singulièrement difficile d'être
équitables ; les paysans qu'ils n'auront pas portés sur la liste
de secours voudront se venger : «On est venu briser mes vitres le
soir même de la distribution,» disait un des prêtres chargés du
recensement des récoltes.

Dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, et, je pense, aussi dans
les gouvernements voisins, la répartition des secours a été
centralisée entre les mains des _zemskie natchalniki_ (chefs
de districts ruraux). Ces fonctionnaires, qui appartiennent à
l'aristocratie, résident sur leurs terres, au village, et sont,
par suite, en contact direct avec les moujiks. On a vu déjà que
ceux de l'_ouièzde_ de Loukoyanof ne se sont pas décidés sans
murmurer à venir en aide aux paysans affamés et malades. Serge
Ivanovitch occupe, pour quelque temps, le poste que l'un d'eux
a dû abandonner, faute de s'être entendu avec la commission
d'enquête chargée de vérifier ses comptes...


  17 juillet.

A peine installé, je commence mes visites aux environs. Serge
Ivanovitch est occupé à arrêter ses comptes avec les maires des
trente-sept villages qu'il administre ; je l'accompagne dans ses
tournées ; il m'a montré à me tenir en _tarentass_, et je ne
souffre plus des cahots.

       *       *       *       *       *

Les journaux arrivés ce matin nous annoncent qu'une fête russe
se prépare aux Tuileries ; on y verra, dit-on, la reproduction
d'un village russe. Quelles _isbas_ gentilles on va construire
sous les marronniers, et comme il sera coquet, ce village !
Heureux qui se fiera naïvement à ce genre de couleur locale.

Un village russe ! Sur l'horizon sans relief et sans couleur,
rien ne se profile que les bulbes et la flèche mince d'un
clocher blanc et vert. Autour du clocher, une grosse tache
grise--c'est le village. Dans cette contrée-ci, peu ou point
d'arbres ; une mare, çà et là, et, dans les enclos, de grands
tournesols jaunes, large épanouis. Grises, les _isbas_ rangées
en deux files sur le bord du chemin ; basses, humbles, semblant
ployer l'échine, et se faire toutes petites. Gris, les hangars
de branches entrelacées, gris, les épais toits de chaume
assujettis par des perches grises. Le village n'a point de rues.
Les _isbas_ sont, il est vrai, toutes alignées en bordure de
la route où elles tournent leur pignon ; mais l'espace compris
entre la double file est couvert de gazon ras, et le bétail
y paît, quand il n'est pas aux champs. Dans cette grisaille,
pourtant, circulent des paysans et des femmes, vêtus de couleurs
éclatantes où domine le rouge : chemises rouges, corsages rouges,
jupons rouges. Quand nous passons, ils nous saluent d'une grande
révérence, qui fait voleter les cheveux longs des hommes.

Nous voici à quelques lieues de chez nous, chez l'intendant
d'une grande propriété ; il a laissé sa fille administrer un
fourneau pour les enfants du village, et Serge Ivanovitch vient
prendre congé. Une grosse dame nous reçoit : nous avons, je le
crains, interrompu sa sieste : il fait si chaud aujourd'hui !
Néanmoins, elle est fort aimable, et, sans rancune, elle nous
guide à travers un dédale de chambres nues, d'escaliers et de
couloirs, pour nous amener dans un frais sous-sol. Aux murs,
les portraits des souverains russes, et celui de l'impératrice
d'Allemagne. La grosse dame est née dans une de ces colonies
allemandes qui se sont fixées sur le cours moyen de la Volga.
Elle sait également bien l'allemand et le russe, mais ses
enfants ne parlent couramment que cette dernière langue : la
russification se fait ainsi peu à peu, sans violence, dès
que ces colons allemands s'éloignent du village où ils sont
nés. Cette dame a pris toutes les habitudes russes, mais elle
a conservé encore quelque chose du sentiment pratique et de
la _Gemüthlichkeit_[5] de ses ancêtres. D'ailleurs, le sofa,
derrière la table ovale, couverte d'une serviette placée en
pointe, comme aussi le meuble commode et bas, rappelant un
intérieur allemand.

[Note 5 : Mot intraduisible qui désigne une espèce de laisser
aller bon enfant, spécial aux Allemands.]

Nous causons de la famine. Tout en s'éventant avec son mouchoir,
la grosse dame donne de nombreux détails ; le ton de sa voix
est tranquille ; non pas indifférent, certes, mais paisiblement
compatissant.

--Oui, chez nous, ils ont beaucoup souffert ; ils n'avaient rien,
rien à manger. A la première distribution que nous avons faite,
on apporta d'énormes pains noirs ; il y avait un pain pour six.
Monsieur, ils se jetèrent dessus comme des bêtes. En quelques
minutes, ils eurent tout dévoré, et ils nous disaient, les mains
jointes : «Encore, encore, donnez encore du pain !»

La grosse dame souligne ces paroles d'un tout petit rire
tranquille.

--Alors, rien n'avait poussé ?

--Absolument rien. Le bétail faisait peine à voir : il ne
trouvait rien à se mettre sous la dent et maigrissait
affreusement. Le soir, les animaux rentraient des champs avec
le museau plein de terre, à force d'avoir cherché des racines,
à défaut d'herbe. Cela faisait mal, de les voir... Mais,
messieurs, je vous en prie, passons par ici, le samovar est prêt.

Derrière le samovar, une jeune fille prépare le thé, et, tout en
emplissant nos verres, elle me donne des détails sur le fourneau
qu'elle dirige.

--Les enfants y sont seuls admis, de cinq à quinze ans. Matin
et soir, nous leur distribuons une soupe de pain préparée avec
du beurre ; ils ont de la _Kâcha_[6] et du pain à discrétion. Au
temps des meilleures récoltes, ils n'ont jamais connu chez eux
pareil bien-être. Nous avons soixante-quinze enfants, et malgré
les épidémies qui règnent autour de nous, pas un seul n'est
malade.

[Note 6 : Le mot _Kâcha_, que les Russes, bizarrement,
traduisent par _gruau_, désigne soit un gâteau, soit une
bouillie au lait ou à l'eau, préparée avec une céréale moulue à
gros grains (blé noir, blé, avoine, etc.) ; quand on l'emploie
sans adjectif, il désigne du sarrasin ou blé noir : c'est un des
mets nationaux des Russes (comme de nos Bretons).]

--Vos petits protégés apprennent-ils à lire, mademoiselle ?
avez-vous une école, dans ce village ?

--Oui, en hiver ; mais elle est dans un piètre état. C'est le
pope qui la dirige ; or il n'a guère de place pour réunir ses
élèves. La plus grande pièce de son _isba_ est la cuisine ; c'est
là qu'il fait la classe : seulement, il n'y tient guère que dix
personnes, lui compris.

--Alors, faute de place, les autres resteront illettrés ?

--Ils resteront illettrés, me répond la jeune fille, de sa voix
calme, tout en m'offrant des confitures...

Sur les cinq heures, nous arrivons à Protassovo, un grand
village de 2 000 habitants, qui étale ses huttes grises
sur une pente dénudée. Nous descendons chez le docteur, car
Protassovo est un centre d'épidémie. Il faut dire qu'aucune
épreuve n'a été épargnée à ces malheureux paysans. Non seulement
la faim les torture, mais ils sont, en même temps, décimés
par la dysenterie, et par une très grave épidémie de typhus.
Les ravages en sont grands, parmi ces villages russes, où les
paysans vivent dans un insouciant pêle-mêle, et négligent les
moindres précautions d'hygiène. Les médecins ? pense-t-on. Dans
cet _ouièzde_ (département) qui compte 180 000 habitants,
répartis sur plusieurs centaines de villages, il n'y avait en
tout, jusqu'à ces derniers mois que _deux_ médecins. Sans doute,
un certain nombre de personnes riches amènent avec elles un
docteur durant leur villégiature ; mais on comprend que celui-ci
ne passe pas son temps à courir les villages, puisqu'il est
engagé au service d'une famille. Souvent, il faudrait que les
paysans fissent 100 ou 150 kilomètres pour trouver des secours
médicaux. Ils s'en gardent bien ; ils souffrent, voilà tout, et
fréquemment, la mort les délivre.

Le général Baranof a fait tout le possible pour remédier à cet
état de choses ; il n'a point reculé devant l'énorme difficulté
de cette tâche. Le dévouement spontané lui est venu en aide : une
foule de jeunes docteurs, d'étudiants en médecine, d'infirmiers
et d'infirmières, ont répondu à son appel, et sont venus
s'installer dans de pauvres _isbas_, au milieu des villages
contaminés. On a organisé à la hâte dans les plus gros bourgs
(quelques-uns comptent de 1 500 à 3 000 habitants) des
hôpitaux rudimentaires. Des médecins parcourent la campagne,
portant de famille en famille des médicaments et des secours.
Néanmoins, l'épidémie n'est pas éteinte encore : tel gros
village compte à présent jusqu'à 200 malades, et la mortalité,
relativement faible parmi les adultes, est effrayante parmi les
jeunes enfants.

Le docteur de Protassovo est un jeune homme blond, tout petit
avec un gros nez, les cheveux rejetés en arrière, l'air
accueillant et jovial ; son prédécesseur est mort du typhus à
cette place même ; mais il ne paraît pas y songer. Il nous fait
voir son hôpital, improvisé dans une grande _isba_ bien claire
et bien aérée. Les malades sont étendus sur des matelas que
supportent des tréteaux ; des couvertures grises les enveloppent.
A notre entrée, ils ne tournent même pas la tête, ils ont l'air
profondément abattus, plongés dans un état d'hébétement ou de
souffrance muette qui les rend indifférents à la vie qui les
entoure.

En sortant, j'aperçois en plein air, sur une place, une longue
tablée d'enfants : on a ouvert ici un fourneau qui fonctionne
sous la surveillance du pope. Les petits paysans sont assis sur
des bancs, par rang de taille, et l'aspect de leurs chemises
rouges alignées est joli. Chacun d'eux tient de la main gauche
un morceau de pain, et de la droite, une cuiller en bois, très
évasée, presque ronde. Ils ont une terrine de soupe pour cinq ;
ils puisent à même la terrine, et, entre chaque cuillerée, ils
mordent dans leur pain. Leur potage n'est pas mauvais. Tous ces
enfants ont l'air heureux et gai, et ce qui est plus rare, ils
sont polis, et semblent reconnaissants.

Nous prenons le thé du soir entre le docteur, son aide et
l'infirmière. Nous n'avons pas mangé depuis le matin, mais,
avec du thé, du pain et des confitures, on va loin, en Russie.
J'avais parlé du blé envoyé par les États-Unis.

--Il est spécialement destiné aux malades, me dit le petit
docteur, parce qu'on en fait du pain blanc plus léger que le
grossier pain de seigle dont nous disposons d'ordinaire. En
voulez-vous goûter ?

Il m'en apporte une miche. C'est une rareté que du pain blanc
dans ces parages. Celui-ci est léger, doré ; la pâte en est fine.
Au goût, il laisse comme une légère pointe d'amertume qui n'est
pas désagréable ; malades et convalescents s'en trouvent fort
bien.

       *       *       *       *       *

En route pour l'extrémité du district, sous un soleil qui nous
brûle dans le _tarentass_. La route poussiéreuse se prolonge,
noirâtre, entre les seigles mûrs, sur une immense plaine
plissée d'ondulations jaunes et de bourrelets nus. La moisson
est partout commencée. Mais cet horizon vide, sans une forêt,
fatigue l'esprit. Pas un arbre ! on ne s'étonne guère des
implacables sécheresses qui ramènent si souvent ici la famine.

La famine ! Pour combien de nous, ce mot n'est-il qu'une
abstraction ! Tout enfant, parcourant _l'Histoire de France
en 100 tableaux_, je vis une gravure où des gens à demi nus
se traînaient sur le sol. On m'apprit que cette gravure
représentait une famine, et, longtemps, l'image m'en poursuivit.
Elle me revient aujourd'hui en traversant ces bourgs, où
les typhiques gisent sur des peaux, devant leur porte, dans
l'ombre tiède. Sauf la farine qu'on leur distribue, _ils n'ont
rien à manger_ ; ni lait, ni choux ni pommes de terre ; pas une
racine, pas une herbe. Ce dur pain noir, ils le dévorent tout
sec ; encore leur faut-il modérer leur appétit, pour atteindre
la fin du mois. La misère des villes, certes, est terrible ;
mais, presque toujours, elle laisse voir les traces de quelque
défaut ou de quelque vice qui l'ont causée. Dans ces villages
perdus, la misère paraît bien autrement implacable : le manque
de travail n'y est pour rien, la terre seule est coupable,
cette bonne _Terre noire_, si patiente d'ordinaire, si prompte
à rendre les semences qu'on lui a confiées, et qui brusquement
s'y refuse, par un caprice de mauvaise mère. J'avais lu quelques
descriptions du pays, avant de venir en Russie. Oh ! les heureux
touristes qui n'ont rien aperçu que des moujiks joyeux et
rieurs, des moujiks qui possèdent un samovar, et font du thé à
chaque repas !

       *       *       *       *       *

--Tu reçois du pain ?

--J'en reçois.

--Montre-le.

Telle est notre question habituelle, et la réponse des paysans
à qui nous nous adressons en visitant les villages. A leur
suite, nous pénétrons dans les _isbas_, courbés en deux sous
la porte basse. L'_isba_ est une case en bois ; elle est fort
petite en ce pays, où les forêts sont si rares. D'abord, une
espèce d'antichambre, à laquelle, dans les maisons riches, on
accède par quelques degrés. Puis, une pièce d'habitation où,
dans un coin, brille une _icône_, c'est-à-dire une image sainte,
en cuivre ou en zinc, parfois même en papier colorié. Les
parois de la case sont formées de troncs de sapins non équarris,
assemblés par tenons et mortaises, et calfatés avec de la bourre
de chanvre.

Il existe généralement une seconde pièce, un peu plus petite que
la première, mais aménagée de la même façon. Tout autour de la
chambre règne un banc ininterrompu ; en quelques coins, il est
plus large et sert de lit. Une ou deux minuscules fenêtres, aux
vitres à peu près opaques, éclairent pauvrement l'intérieur. Au
milieu de la pièce, s'allonge un énorme four en maçonnerie, tout
creusé de niches qui servent de garde-manger, et aplati à la
partie supérieure : c'est là-haut que toute la famille s'étend au
chaud, durant les nuits d'hiver. Pour meubles, enfin, une table,
et, dans les coins, une ou deux malles en bois, dans lesquelles
le moujik serre ses trésors : un peu de seigle, quelques
mouchoirs d'étoffe voyante, et des graines de tournesol.
L'_isba_, dans cette contrée, est souvent si petite, qu'on a
peine à s'y tenir debout ; Dieu sait le nombre de heurts qu'a
supportés ma _fourajka_, ma casquette russe en toile blanche !

En entrant, une insupportable odeur aigre vous saisit à la
gorge, car, très souvent, les fenêtres sont posées à demeure et
ne peuvent s'ouvrir. D'ailleurs, elles sont si petites qu'elles
ne sauraient renouveler l'air. Un nuage de mouches se lève à
chacun de vos mouvements ; les parois, la table, le banc, le
plancher, en sont tout noirs : de ma vie je n'en ai tant vu. Le
paysan, d'ailleurs, fait bon ménage avec les mouches qui, le
matin, l'éveillent à l'aube.

Le paysan ou la _bâba_ (paysanne) qui nous accompagne, ouvre le
tiroir de la table, et en sort une miche de pain fait avec la
farine distribuée par le Comité. Ce pain, presque partout le
même, très ferme et très compact, n'est pas grisâtre, comme le
pain de seigle ordinaire, mais noir, d'un noir bien franc ; au
goût, il est mauvais.

--Es-tu content de ce pain ? demandons-nous.

--J'en suis content ; il est bien meilleur que celui des mois
passés, et puis il n'y a presque pas de _lébéda_.

Un dictionnaire m'a appris que la _lébéda_ s'appelle en français
l'_arroche_ ; c'est une mauvaise herbe de nos jardins. Durant les
années de sécheresse, elle envahit les champs, et pousse à la
place du seigle. Chez nous, on la jette au fumier ; les paysans
d'ici en recueillent les petites graines noires, grosses comme
une tête d'épingle ; ils les portent au moulin, et, de la farine
ainsi obtenue, font une espèce de pain noir. Ils s'attirent par
là de graves maladies d'estomac ; mais, songe-t-on à demain quand
on a faim[7] ?

[Note 7 : Chose très curieuse, l'_arroche_ (_atriplex_)
est, en Chine comme en Russie, un succédané de la céréale
ordinaire (ici, le riz, là, le seigle), en temps de famine.
Les Chinois n'en consomment pas la graine, mais les pousses :
ils s'attirent par là, eux aussi, une maladie, qu'a étudiée le
Dr J.-J. Matignon : Cf. Acad. de Médecine, 5 janv. 1897, et
_Superstitions, Crimes et Misère en Chine_, p. 282.]

       *       *       *       *       *

Dans une minuscule _isba_, dont les supports ont faibli, et qui
s'est inclinée vers la terre, comme une boîte mal d'aplomb,
une paysanne me fait goûter des galettes d'avoine qu'elle
vient de sortir du four ; je les trouve fort bonnes, et je ne
puis m'empêcher de songer à ces visites des autorités dans les
réfectoires des lycées. M. l'Inspecteur goûtait une cuillerée
de soupe et la déclarait succulente ; nous avions peine, nous
élèves, à en avaler une demi-assiette, et nous ne comprenions
pas M. l'Inspecteur, et nous l'accusions d'hypocrisie !
Aujourd'hui, si je m'en tenais à la galette d'avoine que je
viens de goûter, je déclarerais qu'on vit plantureusement dans
ce village. Beaucoup, et de de bonne foi, font ainsi leurs
enquêtes !

Je sens vraiment ici la valeur de ce mot : «le pain quotidien»
que, depuis l'enfance, nous avons murmuré chaque jour, sans
y attacher notre esprit. «Donne-nous aujourd'hui notre pain
quotidien» ; qu'est-ce que cela signifie, pour des gens qui,
comme nous, se réjouissent quand ils ont bien faim ?--Le pain
quotidien, c'est ici tout le but d'une existence humaine. Avoir
du pain modeste, dur et sec, mais sans trop de _lébéda_, et en
pouvoir manger trois fois par jour à discrétion, voilà l'idéal
pour lequel ces grands hommes maigres aux yeux clairs luttent
et travaillent. Combien encore ne l'atteignent point !

       *       *       *       *       *

Et les popes ? demandai-je, en voyant passer un prêtre, grand
et crasseux, barbe et cheveux flottants, longue soutane, jadis
violette,--et les popes ? ils ont dû adoucir bien des maux ?

--Dieu les en garde ! Vous savez bien que la plupart d'entre eux
n'ont pas de traitement, et vivent uniquement des aumônes qu'ils
vont quêter les jours de fête, et que, bon gré mal gré, tous
les orthodoxes du village déposent dans leur panier tendu. Nous
avons voulu les employer pour répartir les secours ; il a fallu
y renoncer, car tout allait aux riches. C'est de ces derniers,
en effet, que dépendent les popes, puisqu'ils vivent d'aumônes.
Par un _poud_ (16 kilog.) de grain distribué à propos, ils
s'assuraient une abondante collecte le jour de la quête. Ils
veulent vivre, eux aussi, et leurs femmes, et leurs enfants.
Charité bien ordonnée...

       *       *       *       *       *

Dans la clarté bleuâtre qui, durant ce mois sans nuits, forme
la transition entre le crépuscule et l'aurore, nous arrivons à
Novo-Ivanovo, et nous descendons chez le sacristain, car, en
dépit de ses 3 000 habitants, le bourg n'a pas d'auberge,
bien entendu.

Ah ! la bonne figure, ce sacristain ! et comme il repose des
affamés ! D'abord, il est ivre, et nous explique gaiement
qu'ayant terminé ses foins aujourd'hui même, il a festoyé
avec ses moujiks. Une ivresse gaillarde et bon enfant, que la
sienne. Ses longs cheveux gris roulent en boucles sur sa soutane
jaunâtre, invraisemblablement crasseuse. Sa barbe descend
noblement, en flots d'argent, et le contraste est impayable,
entre cette belle barbe ondulée et la trogne bourgeonnée de
l'ivrogne, avec ses petits yeux malins de Russe dégourdi, son
gros nez sensuel, et sa bouche en coup de sabre. Sa femme nous
fait chauffer un samovar et nous apporte les restes du dîner :
une platée de mouton avec du sarrasin ; mais ce mouton a un tel
goût que nous préférons dîner d'œufs à la coque, cassés dans
une assiette creuse, et avalés en guise de soupe. Nous invitons
le sacristain à prendre un verre de thé, et il envoie sa femme
se coucher. Il se détend alors, il se familiarise. Un morceau
de sucre aux dents, il boit son thé à petites gorgées, et de
son œil malin, il m'observe. Mon accent l'intrigue ; comme
les paysans, il «comprend sans comprendre» ce que je dis. En
apprenant que je viens de Paris, ses yeux s'allument ; mais au
fond, il ne me croit qu'à demi : a beau mentir qui vient de
loin ! Il est amusant, ce jovial ivrogne, et, maintenant que
sa femme n'est plus là, il sort de bien bonnes histoires du
fond de son sac à malices. Il a été successivement greffier
de tribunal, garçon épicier, geôlier dans la maison d'arrêt
de Nijni-Novgorod, puis maître d'école--car il a ses lettres,
et tient à nous montrer ses parchemins !--enfin, le voilà
sacristain-psalmiste dans ce gros bourg. Il possède une _isba_
solide qui lui a coûté 50 roubles ; la famine, il s'en moque,
car, outre le pain, la _vodka_ ne lui a jamais manqué ! Enfin,
il nous apporte du foin, sur lequel nous nous étendons au beau
milieu de son _isba_, saupoudrée au préalable d'une vigoureuse
poudre à punaises.

       *       *       *       *       *

Au matin, le policier de l'endroit, son grand sabre en sautoir,
est venu me contempler. Gravement, il exprime à Serge Ivanovitch
son étonnement ; il n'avait pas cru qu'un Parisien pût ressembler
autant à un Russe ; je suis vêtu d'une chemise rouge à la moujik,
et j'ai aux jambes de grandes bottes plissées ; il n'en revient
pas :--alors, à Paris, c'est donc aussi la mode ?

Quelques heures plus tard, nous voilà loin du jovial sacristain,
sur les confins du canton, à la lisière même du gouvernement de
Pensa. Le sol a changé d'aspect ; nous avons quitté la _Terre
noire_ et nous nous trouvons sur un filon de sable, où croissent
quelques forêts, et çà et là des moissons étiques. Dans ces
deux ou trois derniers villages, jamais, de mémoire d'homme,
on n'avait vu de fonctionnaire supérieur, avant la première
visite de Serge Ivanovitch : les _starostes_ et les greffiers[8]
gouvernaient à leur gré ces quelques milliers de paysans.

[Note 8 : Les _pisari_ ou écrivains sont des paysans
instruits qui servent de greffiers dans les villages. Parfois,
ils sont seuls, avec les popes, à savoir lire et écrire. Leur
influence est souvent très considérable.]

Dieu, qu'on est pauvre, en ce coin perdu ! Les huttes sont
délabrées à faire peur. Jamais la tache grise d'un village russe
ne m'a paru plus lamentable, plus aplatie devant la puissance
terrible qui maintient sur elle la misère. Les hangars sont
éventrés, les _isbas_, toutes petites, sont vieilles, à demi
pourries, chancelantes parfois. Le chaume des toitures est
arraché par places ; ailleurs, il est brûlé. C'est partout une
misère effroyable, non point passagère comme en certains autres
villages, mais évidemment persistante.

Entre les huttes grises, circulent de grand moujiks décharnés
vêtus d'une chemise rouge et d'un pantalon de toile, coiffés
d'une sorte de chapeau haut de forme en grossier feutre gris,
et chaussés de silencieuses bottes en feutre. Ils passent
sans bruit, comme des ombres. Ce sont d'excellents paysans,
paisibles, travailleurs, et pas ivrognes ; mais ils n'ont pas de
chance : c'est leur seconde année de sécheresse et de récolte
nulle. Sans les distributions de farine, tout serait mort, en
ces parages, sauf peut-être cinq ou six familles riches. Je
demande à l'un d'eux : «As-tu du bétail ?»

--Non.

--Mais un cheval ?

--Non plus. J'en avais un, mais je l'ai _mangé_[9].

[Note 9 : C'est-à-dire : je l'ai vendu pour me nourrir.]

--A combien ?

--A deux roubles !

Et il n'est pas le seul. Dans tout le département de Loukoyanof,
de 75 000 chevaux, qui existaient à l'entrée de l'hiver, il
n'en reste plus que 26 000. Or, un paysan russe qui n'a pas
de cheval est ruiné, car ses champs restent incultes.

Nous trouvons dans une _isba_ une vieille femme ridée,
ratatinée, occupée à faire manger de la semoule à un jeune
enfant.

--Tu reçois du pain ?

--Non, _batiouchka_, j'en ai à moi. D'abord, nous avons accepté
des semences ; mais depuis, nous les avons rendues, car c'est un
péché, vois-tu, de conserver ce dont on peut se passer...

       *       *       *       *       *

A O. nous rencontrons un jeune étudiant en médecine, à qui l'on
a confié la population de six bourgs et de quatre villages,
soit environ 10 000 habitants. Il avait entendu parler
du Français qui visite la contrée ; il vient à moi. En peu
d'instants, je sais son histoire. Une manifestation à laquelle
il a pris part avec d'autres étudiants, l'a fait reléguer de
Saint-Pétersbourg à Kïef. Sa quatrième année d'études achevée,
il s'est mis à la disposition du Comité qui organise les secours
pour la présente épidémie, et on l'a nommé ici aux appointements
de 75 roubles (200 francs) par mois. Il relève à peine d'une
attaque de typhus qu'il a gagnée dans son service. C'est un
grand corps maigre, avec les yeux brillants et le parler rapide
d'un enthousiaste. D'ailleurs, il ne se pose pas en martyr, tant
s'en faut.

Je lui propose de l'accompagner dans ses visites, et voici une
interminable ronde par des _isbas_ misérables. Les malades sont
étendus tous habillés sur des peaux ou sur du foin, car les
paysans russes ignorent l'usage du lit ; quelques-uns d'entre
eux gémissent. Voici toute une famille, affaissée en grappe
lamentable dans une cour, sur du fumier sec ; ils sont atteints
de typhus. Un enfant à la mamelle vagit près de sa mère malade ;
son pauvre petit visage souffreteux est littéralement noir de
mouches ; nul n'est là pour les écarter, et ses petits poings
épuisés ne font même plus d'efforts pour les chasser. Plus loin,
une jeune femme qui gémit ; celle-là sera morte avant une heure :
rien à faire, nous passons... Des malades, des malades encore,
tous semblables dans l'anéantissement de la souffrance.

Un convalescent, maigre moujik d'une cinquantaine d'années, se
dresse à notre vue sur son cadre de bois.

--Eh bien, dit l'étudiant, comment vas-tu ?

--Mieux ! bien mieux ! tu m'as sauvé ; je te remercie.

--Qu'est-ce que tu as à manger ?

--Du pain.

--Belle nourriture pour un convalescent ! fait mon compagnon. Je
vais te donner du lait et du thé.

--Du lait et du thé ! répète l'homme, avec un indicible accent de
joie ; oh, oui, oui, donne-m'en !

Nous avons pris le thé chez le pope du village. O. qui étale sur
une colline dépouillée la monotonie de ses huttes grises, est un
bourg fort connu dans la contrée. Ses habitants, célèbres comme
voleurs de chevaux, sont la terreur du pays qu'ils dévalisent.
Ils s'en font gloire. Le _staroste_ (maire), grand, sec, l'œil
vif et mobile, a l'air d'un chef de brigands ; il en est un. Un
coup de hache reçu, dit-on, dans une expédition nocturne, a
laissé sur son visage une cicatrice profonde.

Le pope qui nous reçoit est tout jeune, de haute taille, dans
sa soutane soignée. Il a un joli visage fin, aux yeux bleus
légèrement bridés ; sur les épaules, de longues boucles blondes ;
au menton une fine barbe en copeaux d'or. Son intérieur est
propre à souhait, son _isba_ reluisante et toute neuve : je ne
saurais dire combien cette vue est réconfortante, après une
tournée comme la nôtre. Dans la cour, un énorme chien tire sur
sa chaîne, dès qu'on ouvre la porte, et se précipite de tout son
poids, en étalant des crocs féroces.

--_Batiouchka_, dis-je au prêtre, pourquoi donc avez-vous un
chien si méchant ?

--Oh ! répond-il avec un discret sourire qui plisse ses yeux
bleus légèrement obliques, c'est nécessaire quand on habite un
tel village. Les moujiks d'ici cherchent, parfois, la nuit, à
me reprendre ce qu'ils m'ont donné le jour. L'an dernier, je ne
sais pourquoi, ils m'ont incendié...

Cela est dit d'un ton paisible, sans colère, avec une aimable
charité chrétienne, qui semble toute naturelle d'abord, et qu'on
n'admire qu'à la réflexion.

Nous avons un long chemin à faire pour rentrer. Il nous faudra
plusieurs relais. La chaleur est intolérable ; nous n'avons sur
nous qu'un pantalon et une chemise en toile rouge, et pourtant,
immobiles dans notre _tarentass_, nous nous sentons brûler. Pour
comble de malheur, un de nos essieux vient à se rompre. Nous
sommes sur un plateau, à vingt verstes au moins du plus proche
village, et pas un arbre n'est à l'horizon. Nous découvrons
enfin un paysan qui travaille dans un champ, et nous descendons
jusqu'à lui à travers les guérets et les chaumes ; il consent à
nous prêter un de ses essieux. Si notre cocher ne revient pas le
lui rendre ce soir, il devra rester là et passer une nuit de
plus sous sa charrette. Pourtant, avec simplicité, il nous vient
en aide, et s'offense du pourboire offert.

Vers le soir, nous arrivons enfin au bord d'une large rivière,
dans laquelle nous décidons de nous baigner. Lorsque nous
sortons de l'eau et nous séchons sur le rivage, dans le simple
appareil des baigneurs russes qui ignorent l'usage du caleçon,
voici venir sur l'autre bord, une blanche file de paysannes.
Elles sont de race _mordva_, toutes vêtues de toile blanche,
sur laquelle tranche leur visage noirci. Elles viennent de
moissonner et rentrent au village ; mais il leur faut traverser
le gué qui côtoie le fond où nous nous sommes baignés. En nous
apercevant, elles échangent entre elles quelques observations,
puis, une à une, gravement, elles posent dans l'eau leurs jambes
nues, les jupons relevés aussi haut que la profondeur du gué
l'exige. Elles passent ainsi près de nous, plus qu'à moitié nues
sans paraître gênées le moins du monde.

       *       *       *       *       *

Serge Ivanovitch m'a proposé ce matin d'aller voir un grand
_bazar_ (marché) qui se tient aujourd'hui dans un district
voisin ; nous devons traverser une contrée beaucoup moins
éprouvée que celle-ci : je jugerai de la différence.

Deux chevaux maigres emportent notre _tarentass_, sous un
soleil de feu. Nous traversons plusieurs villages que la faim,
paraît-il, a moins cruellement touchés que leurs voisins de
l'ouest. C'est cependant le même aspect gris et misérable, à
peine atténué, çà et là, par la gaîté de quelques arbres verts.
A onze heures, nous arrivons à Lady, bourg important où se tient
une espèce de foire. La poussière enveloppe tout et fait comme
un brouillard qui tamise les rayons du soleil. Dans une rivière
qui coupe le chemin aux portes du village, grouille et clapote
un amas de chairs blanches ; ce sont des paysans qui, épuisés
de chaleur, viennent, entre deux affaires traitées, mettre bas
leurs vêtements et se jeter à l'eau. Puis, sur la route, ce
sont des centaines de _télègues_[10] qui se suivent à la file ;
plus loin, d'autres sont rangées aux abords des maisons ; elles
obstruent toutes les voies, encombrent toutes les places ; les
chevaux, dételés, mangent tranquillement dans la charrette, qui
leur sert de ratelier. Autant de _télègues_, autant de familles ;
personne ne vient ici à pied.

[Note 10 : Charrette légère en forme d'auge très évasée, et
généralement à claire-voie.]

Il y a peu de marchandises originales sur ce marché empoussiéré :
des poteries d'usage domestique, des vases à lait au col mince,
et des écuelles vernies de vert, quelques articles en bois
tourné et en corne, d'un travail grossier. Je suis frappé
surtout par de grands étalages de poissons secs que les passants
achètent, comme nous ferions des gâteaux, et dans lesquels
ils mordent à belles dents. Dans les auberges, on boit de la
bière et de la _vodka_ ; un peu partout, on s'abreuve de _kvass_
jaune. Le _kvass_ est une boisson de famille, que les ménagères
préparent chacune selon sa recette. Les soldats de Napoléon la
nommaient, s'il faut en croire Tolstoï et la légende : «limonade
de cochon.» Le _kvass_ est préparé avec des herbes diverses et
du seigle que l'on fait fermenter dans l'eau chaude. Le goût en
diffère avec chaque famille : tantôt il est doucereux, tantôt il
est aigrelet ; en tout cas, c'est une boisson rafraîchissante, et
les Russes l'aiment beaucoup.

Çà et là, sur le chemin, de hideux mendiants des deux sexes,
sales, dépenaillés, sinistres, sont accroupis, en rond dans la
poussière, et chantent sur un ton suraigu de monotones litanies :
les copecs pleuvent dans leur casquette ou leur tablier. La
foule circule et se coudoie avec des rires, dans la chaleur.
Tout ce peuple s'amuse, bavarde, et grignote sans interruption
des graines de tournesol ; quelques-uns savourent des pâtisseries
que des marchands en plein vent font frire dans de l'huile à
brûler. C'est une vraie foire russe, crasseuse et bon enfant,
regorgeant d'ivrognes, et empestant l'odeur du moujik jointe à
celle de toutes ces choses liquides ou solides que consomment
les passants. Les hommes sont vêtus de chemises-blouses roses
ou écarlates ; les femmes, des pieds à la tête, sont enveloppées
d'étoffes aux couleurs voyantes : leurs jupes, leurs tabliers,
leurs corsages, leurs fichus sont rouges, violets, bleus,
jaunes, que sais-je encore ! Ces tons criards blessent les yeux
quand on les voit de près ; mais d'un peu loin, ils se fondent
dans la brume de poussière qui plane sous le soleil, et l'aspect
est charmant de ce grouillement coloré au milieu de la grisaille
des choses.

       *       *       *       *       *

Nous allons terminer la journée dans une gentilhommière du
voisinage. Il nous faut traverser le village où réside le
_maréchal de la noblesse_[11] de notre département, M. P.
C'est un homme fort intelligent et puissamment riche : il est
à la tête des nobles mécontents et de la ligue _contre_ la
distribution des secours. Je m'explique aisément son attitude :
les paysans de son village ont l'air de petits bourgeois. Ils
sont riches, et la sécheresse n'a pas touché leurs terres,
d'ailleurs très fertiles. Leurs _isbas_, spacieuses, sont
élégamment construites, ornées de quelques sculptures, propres
et avenantes. Elles n'ont pas de toit de chaume, mais pour
l'instant, des planches solides, bien ajustées, les recouvrent.
Même, un jardinet confine à chaque étable. M. P. est trop occupé
avec ses 12 000 hectares de terre, pour entreprendre des
excursions dans son département. Son village est heureux et
riche ; n'est-il pas naturel de sa part de déclarer qu'il en est
partout de même, et que, si, en certains endroits, les paysans
crient famine, c'est par paresse ? Évidemment, M. P. est de bonne
foi, quand il traite de _révolutionnaires_ ceux qui soutiennent
les plaintes des paysans. On devrait, pour l'éclairer, pouvoir
le forcer à vivre huit jours dans tel village que j'ai visité
avant-hier, à 100 kilomètres d'ici.

[Note 11 : Ou mieux, le _président de la noblesse_. Il est
élu tous les trois ans dans chaque département.]

C'est chez un de ses jeunes voisins de campagne que nous
descendons ; la contrée, décidément, a changé d'aspect. Elle
est devenue brusquement ondulée. Une rivière se montre au bout
d'une descente, et le cottage où nous entrons est posé dans le
site le plus frais qui se puisse rêver. De la terrasse où la
table est mise, on domine la rivière, sur laquelle s'étalent à
cette heure les reflets moirés du couchant ; sur l'autre bord,
une belle forêt sombre cache l'horizon. Je ne m'attendais point,
après cette semaine de misère, à trouver, à quinze lieues de
chez nous, la civilisation la plus élégante. Des dames nous
reçoivent, en toilette claire d'une jolie coupe, et j'ai un peu
honte de ma chemise rouge dont on sourit. Il me faut sortir du
rêve de compassion où j'ai vécu depuis quinze jours. Sur cette
terrasse vers laquelle monte la délicieuse fraîcheur de l'eau,
nous prenons place à une longue table, où un maître d'hôtel nous
fait passer les plats ; il me faut, d'un brusque effort, oublier
les impressions qui m'écrasent, et tâcher de causer, de répondre
au joli français des femmes élégantes qui m'environnent.
Mais, que dire à ces gens qui rient, qui plaisantent, qui
m'interrogent sur les nouveautés de Paris ? Entre Paris et moi,
il y a le choléra, le typhus, la famine ; tandis que la charmante
société que voilà, oubliant tous ces fléaux, parce qu'elle vit
au milieu d'eux, ne s'intéresse qu'aux choses parisiennes ; elle
a raison peut-être. Pour quelques heures, nous voici en pleine
banalité de salon. Sur la terrasse fraîche, au-dessus de l'eau
qui miroite, il me faut dire comment j'ai pu, moi Français de
France, m'aventurer dans ces parages ; puis on cause de Ravachol
et du général Boulanger qui avait par ici des sympathies.
Heureusement, un des jeunes gens tient à me montrer ses
lévriers à loups : nous parlons chasse, et j'échappe ainsi à la
conversation obligée sur l'entrevue de Cronstadt.

       *       *       *       *       *

Le choléra se rapproche. Il est à Nijni depuis plusieurs jours,
et voilà que des fuyards l'apportent dans les villages. Les
médecins et les infirmières sont devenus indispensables dans
la capitale de la province, où la grande Foire annuelle est
ouverte : ils nous quittent presque tous. Nous nous soignerons
comme nous pourrons. Des nouvelles graves nous parviennent de la
basse Volga : des émeutes y ont éclaté dans les villes, surtout
à Astrakhan, où des médecins ont été tués, et où les Cosaques
ont dû charger la foule. La populace, ignorante, accuse les
médecins d'empoisonner les malades : les injections sous-cutanées
contiennent, d'après elle, un poison subtil. Le bruit s'est
répandu là-bas que le Tsar a vendu à l'Anglais le droit de
dépeupler par ce moyen quatre provinces ! De toutes parts les
bruits les plus absurdes se redisent à l'oreille.

C'est aux médecins surtout qu'on en veut. L'autre jour, à Nijni,
un homme a fait un speech, disant qu'il fallait leur courir sus.
On l'a conduit devant le gouverneur : «Tu prétends qu'on enterre
les malades tout vivants ? Eh bien, je te condamne à servir comme
infirmier dans l'hôpital des cholériques : tu verras de plus près
ce qui s'y passe !»

Ici, les villages sont calmes : on attend.

Après dîner, le jeune étudiant en médecine, dont j'ai fait la
connaissance il y a quelques jours, entre dans notre salle.

--Quel heureux hasard vous amène ?

--Je pars.

--Où cela, grand Dieu !

--Pour Astrakhan ! répond-il simplement. On cherche là-bas des
médecins de bonne volonté : je me suis inscrit avec beaucoup
d'autres.

Il est bien chétif encore, bien maigre, avec des yeux qui
luisent d'enthousiasme. En reviendra-t-il, de ce terrible foyer
de mort ?... Nous parlons peu. Que se dire ? Un serrement de mains
exprime toutes nos pensées...

       *       *       *       *       *

Nous prenions le thé, ce soir, vers onze heures, dans la salle
à manger de notre métairie. Une bonne qui accourt nous prévient
qu'on aperçoit «un bel incendie» ; nous sortons. La métairie
s'élève au bord d'un plateau qui domine l'immense plaine de
seigles moissonnés : on distingue admirablement. On dirait un feu
de joie allumé à l'autre bord de la plaine, à trente kilomètres
de nous : les flammes qui vont et viennent, s'abaissent et se
ravivent par intervalles, n'ont pas du tout l'air sinistre à
cette distance. Seulement, dans le ciel monte toute droite une
énorme lueur, et par elle, on mesure l'importance de l'incendie.
C'est une grande métairie qui brûle tout là-bas : chacun des
points brillants est une meule de paille, et les charbons qu'on
entrevoit, sont autant de hangars consumés. Pas un bruit sur
l'immensité, pas un son de cloche, pas un appel : seule, la
lueur silencieuse anime la nuit. Je m'étonne de l'insouciance
de nos gens, groupés en curieux autour de nous : «Bah ! me
disent-ils, nous sommes habitués à pareil spectacle, seulement,
on ne voit pas toujours aussi bien !»

Oui ! ce spectacle peut leur être familier. Avec la famine et les
épidémies, le feu, _le coq rouge_, comme ils disent, est l'un
des grands fléaux du paysan russe. Dans ces villages faits de
bois sec couvert de paille, la moindre étincelle qui jaillit
d'un poêle, la moindre cigarette que laisse tomber un ivrogne
ou un voisin malveillant, suffisent pour enflammer les pauvres
huttes. Dans chaque village on voit des toits percés à jour et
des poteaux calcinés. A Potchinki, tout près d'ici, un incendie
a récemment dévoré 400 _isbas_. Or, dans ce pays nu, le bois
est hors de prix : les incendiés sont réduits à mendier un abri.
On a bien introduit dans ces villages une espèce d'assurance
mutuelle, mais on est long à en toucher les primes, quand on
les touche. En attendant, il faut que le moujik s'endette,
c'est-à-dire qu'il engage ses bras et sa récolte.

       *       *       *       *       *

A Loukoyanof, par une chaleur atroce. Pas d'eau, pas d'ombre,
rien de frais. Un seul remède, un unique consolateur : le thé.

Malgré une jolie église dressant la fraîcheur de ses murs blancs
et de ses coupoles vertes sur la grisaille de la pente désolée
où s'essèment les _isbas_, la ville, avec ses rues de gazon
pelé où trottinent d'innombrables petits cochons noirâtres,
n'a pas d'autre attrait que la célébrité éphémère que lui a
donnée l'affaire des _zemskie natchalniki_. J'ai conté plus
haut comment ces fonctionnaires nobles s'étaient opposés à la
distribution de vivres parmi les affamés.

La noblesse d'ici trouve en général qu'on s'occupe trop des
paysans : en leur témoignant une bienveillance si marquée, on
risque, dit-elle, de faire naître en eux d'insupportables
prétentions. Les paysans, habitués à leur dure existence, ne
souffrent pas autant que le croient les habitants des villes ; si
vous subvenez à tous leurs besoins, ils cesseront de travailler,
et deviendront de plus en plus exigeants ; familiers d'abord,
bientôt arrogants.

Nous aurions tort de prendre ceux qui parlent ainsi pour
une société d'hommes cruels et sanguinaires, à la façon des
méchants planteurs, dans la _Case de l'Oncle Tom_. Il y a,
sans doute, parmi eux, tel fonctionnaire cupide et méprisable ;
mais, quelques-uns sont de fort honnêtes gens. Seulement, ils
connaissent peu les paysans au milieu desquels ils vivent ; en
outre, ils ont une terreur folle des innovations, parce que,
pour eux, toute innovation est un pas vers le bouleversement
social. Ils ne sauraient croire à des modifications
progressives : d'après eux, toucher, même d'une main légère, à
l'ordre de choses existant, c'est vouloir le renverser : voilà
pourquoi ils s'y attachent désespérément. Dans le cas spécial du
district de Loukoyanof, cette théorie de la noblesse résidante
n'a pas laissé d'avoir une conséquence curieuse. Cette année
en effet, c'est le Gouvernement qui a patronné toutes ces
tentatives généreuses de secours aux paysans ; or, la noblesse,
instrument chéri et préféré d'Alexandre III, s'est mise à lutter
contre lui sur ce terrain, faute d'avoir su modifier à temps ses
vieilles théories et renoncer à sa ridicule _nihilist-fever_.
Depuis les affaires du mois de mars, tout le district est divisé
en deux camps, et l'on s'observe.

L'arrivée d'un Français dans ces parages a causé une certaine
émotion, faite de curiosité et d'inquiétude. On a su, en
interrogeant les postillons, que je voyage avec un papier
officiel ; mais d'autre part, on a appris que je n'ai pas de
métier manuel ; on sait de plus que le propriétaire de la
métairie où j'ai pris quartier, lit volontiers des ouvrages
d'économie politique. De ces indices patiemment rapprochés,
on a conclu que j'étais socialiste--pouvait-on moins faire ?
Pourtant, la raison de mon voyage reste encore inexpliquée.
Tous m'interrogent là-dessus, et à tous je réponds : «Pure
curiosité» ; mais, depuis le postillon hilare, jusqu'au grand
seigneur terrien, tous hochent la tête à cette réponse.

       *       *       *       *       *

J'ai fait tantôt la connaissance de Mme Davydova. Veuve d'un
officier de marine, apparentée à la meilleure noblesse, cette
dame s'est consacrée depuis de longues années à la propagation
des travaux féminins parmi les paysannes. Aucun sacrifice ne lui
a coûté : elle a même fait un long séjour dans l'Asie Centrale
pour y étudier la fabrication des tapis et l'importer, s'il
est possible, dans son pays. Depuis plusieurs mois, elle ne
s'occupe que de la famine. Elle parcourt bravement la Russie en
_tarentass_, pour le compte du Comité de secours. Cet hiver,
elle a distribué aux paysannes des matières textiles dont la
moitié leur appartiendrait, à condition d'en tisser l'autre
moitié pour le compte des donateurs. «Je recueille en ce moment
les tissus terminés, me dit-elle, en fumant une cigarette ; il
n'y a pas un fil perdu.» Le trait mérite d'être relevé, en ce
pays-ci.

A voir cette femme qui s'expose aux cruelles fatigues d'un
voyage dans la province russe, je songe à l'Angleterre, où l'on
rencontre des caractères de ce genre. Seulement, une Anglaise
eût vite fait de prendre des allures masculines, tandis que la
grande dame russe a conservé sa distinction féminine, avec un
peu de hauteur ironique.

       *       *       *       *       *

Ce matin, en passant à Potchinki, nous avons voulu déjeuner.
Or, il existe dans cette petite ville un bon cuisinier : il est
au service d'un moine, factotum du Mal de la noblesse, qui
fait préparer un dîner fin chaque fois que se réunissent ces
messieurs du _Comité de résistance aux secours_. Nous avons
mandé ce cuisinier ; mais, quand on lui a dit nos noms, il a
déclaré qu'il ne saurait venir prendre nos ordres, et qu'il
fallait nous adresser ailleurs. Travaillant ici, les jours
de marché, pour la noblesse de l'opposition, il ne veut pas
chauffer ses casseroles pour des «agitateurs» comme nous.--On a
des principes, que diable !

       *       *       *       *       *

Les fonds recueillis par le Comité de secours que préside le
Tsarévitch, sont distribués en espèces à des personnes de
confiance. Un propriétaire de nos voisins m'expliquait l'usage
qu'il fait des sommes qu'on lui attribue. Il achète des chevaux,
et les donne à des paysans qui n'en ont plus. Ces paysans, en
échange, s'engagent à faire, une année durant, le gros travail
des champs chez un voisin pauvre. Quant à Serge Ivanovitch, il
achète des chèvres, et les distribue à des familles chargées de
petits enfants.--J'aime voir l'imagination charitable s'exercer
dans ce sens : il me semble que le mérite du cadeau en est doublé.

       *       *       *       *       *

Des chevaux sont commandés pour ce soir ; je vais partir
et regagner Nijni-Novgorod, puis Moscou. Serge Ivanovitch
m'y rejoindra dans quelques semaines. L'idée de mon départ
m'attriste. Au moment de quitter, probablement pour n'y jamais
revenir, cette immense plaine jaunâtre et nue, où j'ai touché
de si près la misère, la famine et la maladie, où j'ai causé
avec tant de maigres moujiks sauvés par la charité, où j'ai
vu en détail un coin si intime de la province russe, je sens,
malgré ma fatigue, un violent regret. Par-dessus de mesquines
divisions politiques, j'ai eu ici, pendant un mois, un spectacle
triste, mais fortifiant : triste, comme l'est toute peine et
toute souffrance ; fortifiant, par l'exemple de la résignation
avec laquelle ce peuple supporte sa misère. Puis, le dévouement
de tous ces hommes qui sont venus assister les pauvres m'a
pénétré d'admiration. Nous ne sommes pas habitués à voir des
jeunes gens agir ainsi, de toute leur vigueur et de toute leur
âme, en faveur d'une œuvre obscure dont les journaux ne sauront
rien. Ceux-ci paraissent, en vérité, ne jamais s'être dit le
décevant : «à quoi bon ?» que les jeunes hommes de nos pays se
répètent si souvent, au premier contact avec la vie. Dès qu'il
s'est agi d'une œuvre utile et charitable, ils étaient là,
modestement. Qu'est-ce donc qui les fait ainsi ? et qu'est-ce qui
les soutient ? La religion, je le sais, leur est indifférente à
la plupart, et le succès ne saurait les atteindre si loin. Il
faut donc qu'ils trouvent en eux-mêmes le goût de la charité et
la récompense du devoir accompli. Sans doute, leur fatalisme
semi-oriental les garde contre toute crainte du danger ; mais
avant tout, ces dévoués sont dominés par la conviction que
leur dévouement ne s'éparpillera pas en vain. Ils sentent,
d'instinct, qu'ils travaillent dans une matière vierge, dans une
molle argile, où leur empreinte se conservera, durcie par le
feu. Ils savent qu'ils ne sont pas, comme on l'est dans nos pays
faits, perdus dans l'immense complication d'un mécanisme social
qui semble annihiler l'effort individuel. Ils ont conscience
d'être, personnellement et sans intermédiaires, des créateurs de
civilisation.



CHAPITRE VI

LE CHOLÉRA


Une semaine d'aventures : n'ai-je pas rêvé tout cela ?

Après avoir quitté Serge Ivanovitch, je suis reparti au trot
lent de mes chevaux, le long d'une route qui traverse d'un bord
à l'autre l'interminable plaine nue. La moisson est finie,
et rien n'est resté dans les champs, dont l'horizon monotone
s'allonge, jamais plus proche, jamais atteint. Sur cette féconde
_Terre noire_, les guérets énormes, en qui germe l'avenir de
l'été prochain, ont des teintes sombres qui sont sinistres au
crépuscule.

Je suis seul. Je n'ai, de tout le jour, rencontré personne,
sauf une sœur de charité laïque. Elle attendait dans une maison
de poste un docteur, rappelé comme elle à Nijni-Novgorod, où
le choléra sévit. Je l'avais vue à l'œuvre ici même, auprès
de typhiques ; elle est aussi calme aujourd'hui qu'hier ; que
lui importe le danger ? y songe-t-elle, seulement ? Nous causons
devant le samovar, et nous partageons les provisions que l'on
m'a fait emporter du _khoutor_. Il y a des mois que cette jeune
femme subit la misère des paysans : elle n'a pas touché de viande
depuis plusieurs semaines ; elle est pâle, maladive, mais si
enjouée, qu'on oublie toute crainte à son égard. Elle me donne
en souriant rendez-vous à Nijni, où je lui promets de lui faire
visite sur la barque-hôpital.

       *       *       *       *       *

Au bourg de K., dans une toute petite chambre nue de la maison
de poste. Un orage montait, j'étais harassé de fatigue ; après
le thé je me suis roulé dans une couverture, et allongé sur
l'unique banc de la station. Vers deux heures du matin, un bruit
de voix m'éveille : deux hommes noirs sont là, tout près de moi,
attablés sans gêne aux restes de mes provisions. Voyant que
j'ouvre les yeux, l'un d'eux m'adresse la parole, et, frappé par
mon accent étranger, il s'écrie :

--Tiens ! vous n'êtes pas Russe ?

--Non !

--Vous êtes Allemand ?

--Peut-être bien ! fis-je, éveillé complètement, et agacé par le
ton sur lequel ces questions m'étaient faites.

--Ah bien oui, Allemand ! Vous êtes Français ! vous êtes _ce
Français_ !

--Eh oui, je suis Français ; qu'est-ce que cela peut vous faire ?

--Vous venez de _Marécevski Khoutor_ ?

--Certainement !

--Où vous étiez avec G.

--Sans doute !

--Qui a voulu se battre en duel avec J.

--Ah çà ! mais ! fis-je, en me levant du banc, cela ressemble à un
interrogatoire : êtes-vous ivres ou plaisantez-vous ?

--C'est bien en effet un interrogatoire. Monsieur que voilà
est le chef de la gendarmerie ; moi, je suis le substitut
du procureur de Nijni Novgorod--et nous sommes venus pour
instruire, entre autres, une affaire à laquelle vous êtes mêlé.

--Une affaire ? moi !

--Certainement, et une affaire grave. Oh ! nous savons tout,
allez ! comment G. vous a fait venir pour lui servir de témoin
contre J. ; puis, comment, après que J. eut refusé de se battre,
vous avez tenté de l'assassiner. On vous a vus--il y a des
témoins dignes de foi,--lui dresser un guet-apens sur une
route : vous avez caché vos chevaux dans des buissons, où vous
vous êtes dissimulés vous-mêmes, le revolver au poing. Si une
vieille dame, chez qui se trouvait J., prise d'une espèce de
pressentiment, n'avait empêché son ami de partir cette nuit-là,
c'en était fait de lui !

J'ouvrais de grands yeux, croyant rêver ; était-ce là une sotte
plaisanterie que se permettaient avec un étranger ces deux
individus qui, évidemment, avaient bu ?

--Je ne crois pas à la qualité que vous vous attribuez,
m'écriai-je enfin.

--Savez-vous lire le russe ? tenez, lisez ceci...

Et je pus me convaincre que ces deux hommes noirs étaient bien
en effet le Chef des gendarmes et le substitut du procureur de
Nijni.

--C'est bien, fis-je. Je n'ai rien à vous dire à présent.
Êtes-vous ou non chargés de m'arrêter ?

--Non, pas pour l'instant. Il faut d'abord instruire l'affaire.
Vous pouvez aller ou vous voudrez ; en Russie, on saura toujours
où vous trouver. Quant à nous, nous serons dans quelques jours
au _Khoutor_, et nous entendrons G. et les témoins.

Leurs chevaux étant prêts, les deux hommes noirs partirent sous
l'orage, et me laissèrent seul ; seul dans cette chambre nue,
dans un village éloigné de tout centre, connaissant mal encore
le pays et ses habitudes, rien de ses lois. Toutes les histoires
des luttes dont le district de Loukoyanof avait été le théâtre
me revenaient en mémoire--et peu à peu aussi, je me souvenais
d'avoir entendu un moujik conter devant moi que M. J. avait cru
que nous le poursuivions, un jour que nous étions passés dans
un village où il se trouvait par hasard. Mais, quand on n'est
pas maître d'une langue, on comprend mal les histoires que l'on
conte devant vous ; elles vous font à peu près l'effet d'une
conversation entendue derrière une porte, et l'impression n'en
reste pas nette.

Que faire ?--J'attendis le jour et je me fis conduire chez un
_zemski natchalnik_, un ami de Serge Ivanovitch, qui demeurait
près de K. Je lui contai notre histoire, qu'il jugea sérieuse,
et le lendemain, je repartais avec lui pour le _Khoutor_.

Serge Ivanovitch prit la chose en riant : il n'était pas fâché,
peut-être, du piquant épilogue que ses ennemis politiques
voulaient ajouter aux scènes qu'il avait vécues en ce pays. Il
n'avait rien à craindre, m'assurait-il. Néanmoins, j'attendis
l'enquête. Les hommes noirs arrivèrent, polis et dégrisés.
Une dépêche du gouverneur leur avait sans doute prescrit la
prudence. On leur conta la querelle, puis la promenade qui avait
effrayé M. J. Ils prirent des notes et s'en allèrent. Une autre
dépêche du gouverneur pria Serge de rédiger un rapport dans
lequel il raconterait l'affaire--et, rassuré, je repartis avec
mon obligeant compagnon.

       *       *       *       *       *

Tu es médecin, évidemment ? me demandait tout à l'heure une
grosse paysanne qui tient la maison de poste où je viens de
m'arrêter.

--Non, _matouchka_ !

--Eh bien alors, pourquoi vas-tu à Nijni, où le choléra est
terrible ? Tu vois bien, d'après le registre, que, depuis plus
d'une semaine, aucun voyageur n'est passé par ici.

--C'est pour voir le choléra, _petite mère_.

--Tu trouves cela intéressant ? fit la grosse femme avec une mine
incrédule.

--Sans doute ! Sais-tu ce que c'est qu'un journal ?

--Oui.

--Eh bien, je veux voir le choléra à Nijni pour raconter à mes
compatriotes, dans un journal, ce que j'aurai vu là-bas.

--Tes chevaux sont prêts ! conclut la grosse femme...

       *       *       *       *       *

Ayant quitté Nijni-Novgorod depuis un mois, j'étais curieux
de voir la physionomie nouvelle qu'elle avait dû prendre sous
l'étreinte de l'épidémie. Je m'attendais à trouver sur mon
passage des populations effarées ou consternées : il n'en fut
rien. A mesure que mon _tarentass_ se rapprochait de la ville,
il me semblait trouver, au contraire, les paysans de plus en
plus calmes, causant du choléra avec plus de sens et moins de
frayeur. Voici enfin la dernière étape sur la grande route
impériale. Les longues files de _télègues_ chargées d'emplettes,
que nous croisons maintenant, annoncent l'approche de la ville.
La route gagne la berge de l'Oka, et l'on domine un immense
horizon : le fleuve qui disparaît sous les péniches et les
navires, et tout là-bas, la cathédrale, qui, au-dessus des
bâtiments de la Foire, élève ses tourelles vertes, comme dans
une attitude d'immobile bénédiction.

Dans la ville haute, rien n'est changé : l'herbe pousse toujours
entre les pavés pointus sur lesquels circule un peuple paisible.
Mais, dans la ville basse, de l'autre côté du fleuve, c'est
une vie nouvelle, affairée et bourdonnante. Les misérables
petites boutiques en bois que j'avais vues tristement closes
de volets gris, ont maintenant ouvert leurs portes, et voici,
rangés par genre et débordant sur le trottoir, les produits les
plus bizarres et les objets les plus communs que livrent au
commerce l'Europe et l'Asie. Les rues ne sont pas allongées au
hasard : toutes les spécialités sont groupées, toutes les maisons
concurrentes sont voisines entre elles. Voici la cité des
fourrures, celle des thés, celle des samovars. Ici chatoient des
soieries de la Chine, plus loin s'étalent de pimpants articles
de Paris. Des mélanges bizarres, un coudoiement bouffon de
marchandises hétéroclites. Les étalages ne sont pas brillants,
ni savants : ce n'est pas pour attirer les passants que les
grandes maisons louent une boutique à la Foire. L'importance du
marché est due seulement aux grandes transactions commerciales,
et tel bureau sans apparence fait des affaires pour plusieurs
centaines de mille roubles.

Dans ces rues à angles droits, étroites et malpropres, où
partout règne l'odeur du phénol, et où personne ne fume, la
foule se presse insouciante ; une foule bigarrée, mais non pas
étrange, comme l'annoncent les Guides ; si un Chinois y paraît
de temps à autre, ou bien un Persan, il étonne davantage dans
ce décor grisâtre que sur nos boulevards. La foule ordinaire
du menu peuple russe est infiniment plus curieuse. Les petits
marchands voient à leur devanture se presser un peuple sale et
déguenillé de paysans, d'ouvriers, de débardeurs en gaîté. Des
Tatares sont là en foule, avec leurs yeux obliques, leur crâne
rasé couvert d'une petite toque crasseuse, et leurs grandes
oreilles écartées. Tous ces hommes rient, s'amusent, s'enivrent
sans souci. C'est parmi eux que le fléau choisit ses victimes.

A tout prendre, il n'y a pas d'affolement, comme on se le
figurait dans les villages lointains ; mais, en dehors du menu
peuple, on devine pourtant, parmi les passants, une certaine
contrainte. J'en ai saisi tout à l'heure la raison. Je m'étais
arrêté sur le pont, regardant s'agiter la fourmilière des
embarcations : bientôt je vis une longue barque, couverte d'une
tente noire, se détacher lentement du quai : un timonier en blanc
la conduisait, debout : «Qu'est-ce là ? demandai-je.--On mène des
cholériques sur la barque-hôpital», me répondit un agent de
police. Et bientôt après, une nouvelle barque noire conduite par
un grand timonier en blanc, prit à son tour le fil de l'eau,
suivant de loin la première, dont on voyait encore la tache
sinistre dériver tout là-bas, sous le gai soleil.

       *       *       *       *       *

J'ai revu le gouverneur ; ce mois de lutte contre l'épidémie a
été terrible pour lui : il n'est plus qu'une ombre : amaigri, les
yeux creusés, les maxillaires saillants sous la peau ; puis, les
mouvements fébriles d'un homme qui n'a plus de sommeil :--Je
dors quand j'ai le temps, m'avoue-t-il, une heure, deux heures
par jour ; j'ai bien tenu jusqu'à présent, mais voilà ! je suis
exténué ! pourtant, j'irai jusqu'au bout. Mais, dites-moi, à
propos, vous n'êtes pas encore en prison ?

--Mon général, j'attends le mandat d'amener.

--C'est une misérable affaire. Une dame vous a dénoncés, vous
et votre ami, dans une lettre où elle supplie les autorités de
délivrer la province de _pareils brigands_ (_étikh rasboïnikof_).

--Et, qu'a décidé Votre Excellence ?

--Une enquête sérieuse : rédigez-moi, vous aussi, votre
déposition, elle sera jointe au dossier.

--Puis-je visiter les hôpitaux ?

--Comment donc ! je vous y ferai accompagner.

       *       *       *       *       *

L'approche du choléra a surexcité les esprits. La grande
émeute d'Astrakhan, où des médecins ont été assassinés par la
populace, que le gouverneur n'a pas su tenir en respect, a été
d'un funeste exemple. Les ferments de révolte ont remonté la
Volga en même temps que les germes de mort. Un peuple ignorant
accuse les médecins de propager le fléau, et veut exiger que
les morts soient, selon la coutume russe, transportés à visage
découvert. A Nijni-Novgorod, parmi cette population flottante de
300 000 étrangers[12] accourus pour la Foire, le péril était
grand. L'attitude énergique du gouverneur a tout sauvé. Dans la
ville et dans la province, on distribue et on affiche de petits
bulletins blancs qui contiennent la proclamation que voici :

[Note 12 : Le 28 août, la ville, dont la population, en
temps ordinaire, est de 60 000 âmes, contenait 380 000
personnes.]

«S'il arrive--Dieu nous en garde !--que quelqu'un, exploitant la
bêtise et la crédulité des ignorants, réussisse à troubler la
tranquillité publique, je rétablirai l'ordre avec les forces
militaires dont je dispose. Quant aux fauteurs des troubles et
aux meneurs, je les pendrai immédiatement sur place ; en outre,
tous ceux qui auront pris part aux désordres, recevront, aux
yeux de tous, un châtiment exemplaire.

«Ceux qui me connaissent savent que je tiendrai parole.

  Signé : «_Le gouverneur_,
  «Gal N. M. Baranof.»

--C'est bien russe, bien cosaque ! m'a dit un Allemand.

--C'est illégal ! m'a dit un journaliste.

Illégale ou cosaque, je ne sais ; en tout cas, cette proclamation
avait une fière allure. Ce n'est pas en se cachant dans les
caves de son hôtel--ainsi qu'avait fait, dans le sud, un
fonctionnaire--que l'on conjure une émeute qui gronde. N.
Baranof a des défauts, sans doute, mais c'est un vrai soldat,
d'une farouche énergie. Il a contenu sa ville ; on l'y connaît si
bien, que nul n'a bougé et qu'il n'a dû pendre personne.

La double barque-hôpital installée sur la Volga, ne suffisant
plus à contenir tous les malades, le gouverneur a donné son
palais du Kremlin pour y installer le surplus des cholériques.
Pour lui, durant la Foire, il se transporte au delà de l'Oka,
dans un hôtel qui domine la frêle ville éphémère où bruit la
foule, et où le commerce est en fièvre.

Je viens de parcourir ces hôpitaux cholériques. Ils sont très
semblables à toutes les installations sanitaires que je vois
partout depuis un mois, mais beaucoup plus grands. Ce qui
frappe en y entrant, c'est qu'il y manque cette fraîcheur du
linge blanc que nous sommes habitués à voir dans les salles des
hospices. Ici, les malades sont roulés dans des couvertures
grises. Ils sont là côte à côte, les uns ployés par la douleur,
les membres convulsés dans un accès de souffrance muette ; les
autres, presque calmes, les yeux mi-clos, dans une attente
résignée. Les enfants font peine à voir : le mal qui tord leur
frêle charpente et décompose leur pauvre petit visage, me frappe
tristement et me serre le cœur. Je demande au médecin qui me
guide de me faire voir quelque malade perdu sans espoir : «Tenez,
ce vieux moujik, là-bas.» Je m'approche ; il est mort déjà, le
visage noirâtre, la bouche entr'ouverte, tout le corps calmé
subitement, après la dernière crise.

Parmi la nuée d'infirmières, je reconnais plusieurs de celles
que j'ai vues aux villages où sévit le typhus. Celle qui
m'avait, il y a huit jours, donné rendez-vous ici, est morte
hier... Les privations sans doute, l'avaient épuisée, la pauvre
fille souriante et bonne, et la contagion nouvelle a mis le
sceau à sa vie obscure de sacrifice...

Cette promenade lente à travers les salles où les lits des
malades se pressent les uns contre les autres, ne me produit
pas, somme toute, l'impression brutale que j'en attendais. A
coudoyer partout la souffrance et la mort, on en accepte l'idée,
et bientôt, tous ces malheureux dont les formes se tordent sous
les couvertures, ne présentent plus qu'un intérêt scientifique ;
la compassion à fleur de peau qui nous ferait reculer à la
vue d'un seul cadavre, disparaît devant ce champ de mort : on
s'intéresse à la marche du fléau, et l'on oublie les existences
humaines qui en marquent les étapes. Mais, en même temps, ce
spectacle est fortifiant ; le spectacle de la mort produit
toujours en nous une détente brusque de vie active et bruyante.
Puis ici, l'exemple du dévouement est d'une puissance extrême :
ils ont l'air si calmes, tous ces hommes et toutes ces femmes
qui passent leur vie entre des rangées de mourants, dont le mal
les guette à chaque attouchement !...

Le soir, à l'hôtel du gouverneur, on me fait voir des
convalescents qui, dans leurs habits neufs (les autres ont
été brûlés), viennent recevoir un rouble de gratification, et
remercier le gouverneur.

--Comment as-tu pris le mal ? dis-je à l'un d'eux, tu buvais de
l'eau crue ?

--Non ! je ne buvais que du thé, mais j'ai mangé des concombres,
c'est cela...

--As-tu souffert ?

--Horriblement. Cela vous retourne les entrailles.

Ses traits amaigris montrent assez qu'il dit vrai.

       *       *       *       *       *

Demain, je vais quitter la province de Nijni-Novgorod. Quelques
semaines passées ici m'ont mêlé à tous les fléaux qui déciment
presque périodiquement la Russie. Partout la misère, la
souffrance, la mort ; partout aussi la résignation, qui couvre
de son ombre calmante ces malheureux dénués de tout, même
d'espérance. De quelle nature est cette résignation ? Qu'est-ce
qui la fait germer dans ces cœurs frustes ? Je ne saurais le
dire. Je ne me pique pas de deviner encore l'âme de ces paysans
énigmatiques. Je vois seulement que, dans les campagnes, loin
des parleurs de cabaret, ils se résignent et ne murmurent pas.
Ont-ils le vrai secret de la vie ? ou bien leur résignation
est-elle seulement une apathie de bête blessée ?

En tout cas, ce mois de contact avec la vie impitoyable vaut
mieux qu'une année de méditations.



DEUXIÈME PARTIE

AU VILLAGE


Après tant d'impressions douloureuses et brutales, voici
maintenant autour de moi la paix inaltérée du village russe.

Est-il joli, ce coin de Kournikovo ? Je n'ose l'affirmer, mais je
l'aime. Une trentaine d'_isbas_, très grises et très pauvres,
bordent la route qui conduit à notre maison : une colline les
abrite vers l'est ; du haut de cette colline surmontée d'un bois
de tilleuls, la vue du village me ravit ; sans doute parce que
j'aime les grisailles de la campagne russe, et jusqu'à l'aspect
misérable de ses huttes en bois, lorsqu'elles s'ombragent d'un
bouquet d'arbres. Une mare, couverte de lentilles d'eau, fait
tache verte au bord du village, et c'est la seule couleur qu'on
y découvre. Au loin, là-bas, des champs clairs de chaume, et
quelques forêts basses à l'horizon.

Notre maison, ancien logis seigneurial, ne paye pas de mine : il
en est partout de même dans ce pays. L'aristocratie russe, quand
elle possédait encore la terre, ne cherchait point à déployer un
grand luxe dans ses maisons des champs. En tout cas, un tel luxe
eût été hors de la portée des hobereaux qui faisaient nombre à
côté des grands seigneurs terriens.

Celui qui jadis possédait le village de Kournikovo s'était
élevé une habitation fort simple, mais il l'avait joliment
nichée au fond d'un parc. C'est une grande maison de bois,
en un rez-de-chaussée surélevé. D'un côté, elle ouvre sur la
ferme : une grande cour gazonnée, égayée de saules, et bordée
par les bâtiments de l'exploitation : logements des ouvriers,
écuries, remises, étables, porcheries, poulaillers, buanderie,
menuiserie, _ambares_ (greniers) pour le grain, pour les pommes
et pour les concombres. Dans cette cour, vaguent des chiens :
un léonberg doux et fort, et un petit _mopse_ à museau noir,
deux amis toujours en jeu ; puis, trois chiens de berger, un
troupeau d'oies méchantes, des canards importants et défiants,
une nuée de poules. Puis encore, de majestueux et roses porcs
du Yorkshire ; soir et matin enfin, le troupeau qu'un pâtre en
grise houppelande conduit, au moyen d'un fouet à manche court,
dont la lanière, longue de 6 mètres, traîne derrière lui. Tout
cela crie, aboie, mugit ; c'est, à certaines heures, un vacarme
assourdissant, mais un vacarme vivant, que je trouve sain, qui
fait du bien.

Sur l'autre façade, notre maison est une villa. Elle ouvre en
plein parc, sur une pelouse fleurie, à laquelle de très vieux
bouleaux font une ceinture argentée. Quelques grands arbres
viennent toucher de leur ramille le toit de la véranda où nous
nous tenons une partie du jour ; plus loin, c'est le parc libre,
le parc vierge. Quelques sentiers tortueux y sont tracés,
mais peu à peu, les arbustes de la bordure ont allongé leurs
doigts verts, et se sont donné la main par-dessus le passage de
terre battue ;--c'est pour nous un voyage de découverte qu'une
promenade par ces taillis.

Les jours passent égaux, sans événements, mais peuplés de riens
qui égaient. Si j'insiste sur ces impressions très banales,
c'est parce que toute une part de la société russe les éprouve
chaque année durant trois ou quatre mois. Dans notre vie
encerclée de règles et encombrée d'obligations, nous avons bien,
de temps à autre, à la campagne, comme une oasis de fraîcheur et
de repos intellectuel ; mais ce qui est pour nous l'exception,
est la règle pour presque toute la classe aisée en Russie. Aussi
bien, dans notre sagesse de vieux civilisés, ne savons-nous
plus perdre du temps ; nous ne savons plus flâner sans regretter
les heures vaines qui fuient, ou du moins, sans les compter.
Les Russes ne sont pas si avares de leurs moments ; ils sont
d'ailleurs, en toutes choses, bien plus entiers que nous ne
sommes ; ils se livrent plus complètement à chacune de leurs
occupations : s'ils flânent, ils savent flâner avec un parfait
abandon ; s'ils jouent, le jeu les envahit tout entiers : natures
plus robustes, moins flexibles au fond, moins capables de
dilettantisme et d'indifférence, malgré la mobilité de la nature
slave, et la plasticité de l'argile dont ils sont pétris.

       *       *       *       *       *

Voici les points de repère de notre journée, les heures entre
lesquelles notre liberté est entière.

Le matin, entre sept et dix heures, qu'on se lève tôt ou tard,
on trouve sur une table un samovar, une théière, du pain, du
lait, du beurre. Vers midi, un lunch froid, suivi d'une longue
dégustation de thé. Vers cinq heures, le dîner, l'_abiède_.
Comme dans toutes les familles russes, aux jours ordinaires,
ce dîner se compose : d'un potage, dans lequel nage un morceau
de bœuf bouilli ; d'un rôti entouré de salade ou de légumes ;
d'un plat doux ou d'un fruit. A l'_abiède_, on ne boit pas, ou
presque pas. Cependant, une carafe est là pour nous permettre
d'étancher une soif intempestive. Nous sommes dix-huit à table,
et il y a quatre verres autour de la carafe : on prend sans
dégoût celui de son voisin. Boire dans le verre d'un autre
serait un supplice pour bien des Français de ma connaissance ; en
Allemagne, en Russie, personne n'y fait attention[13].--Après
l'_abiède_, on se disperse rapidement ; un silence se fait : un à
un, les convives s'en vont faire la sieste ; entre six et sept,
tout dort dans le _barski dome_ (la maison du maître).

[Note 13 : Un jour, à la campagne, en Russie, dans une
société surtout composée de la meilleure aristocratie du
voisinage, un monsieur me parlait de ce livre, dont il venait de
lire la 1re édition : «Vous nous avez calomniés, me dit-il, en
prétendant que nous buvions plusieurs dans un même verre.» Je
me défendis, mais en vain... Une heure après, je vis l'un des
convives les plus noblement apparentés se verser de l'eau de
Seltz dans le verre que venait de poser son camarade. J'ai souri
dans ma barbe...]

Le soir enfin, vers huit ou neuf heures, le thé nous réunit
autour d'une table couverte de laitage et de viande froide. Là,
sous la fumée légère des _papirosses_, nous causons, seulement
tourmentés par les moustiques, la grande plaie de l'été russe.

Tel est le plan d'une journée de campagne en Russie. Avec bien
peu de changements, vous la retrouverez telle dans toutes
les familles. Parfois seulement, les heures sont changées.
Toutefois, que les heures des repas varient, comme aussi la
quantité et la qualité des mets, du moins, dans l'intervalle des
coups de cloche, chacun s'appartient absolument.

D'abord, pas d'élégance. On est vêtu la plupart du temps, dans
la vraie campagne, d'une chemise-blouse (_roubajka_) de couleur
claire, bouffant par-dessus le pantalon, lequel est lui-même
enfoncé dans de hautes bottes imperméables. Presque rien
alors ne nous distingue du simple moujik, sinon la qualité de
l'étoffe et la propreté de la chemise-blouse. Les femmes sont
vêtues aussi légèrement, sans nul souci d'élégance, sans nulle
contrainte. Grâce à ces costumes sommaires, on peut errer dans
la campagne, par les routes dites naturelles, parmi des flots de
poussière, ou des flaques de boue, par les taillis enchevêtrés,
ou par les fossés pleins d'eau. Aucune gêne, personne à ménager
que soi-même : on est aussi près qu'il est possible de la nature
libre qui vous enveloppe. Un ruisseau me barre-t-il la route,
trop large pour être franchi d'un bond : je le passe à gué, grâce
à mes bottes imperméables. S'il est profond, j'ôte mes bottes et
mon pantalon et je traverse : le soleil, sur l'autre bord, m'aura
bientôt séché ; d'ailleurs, qu'importe ? _j'ai le temps_.

A une portée de fusil de notre parc, une mince rivière, aux
capricieux méandres brodés de saulaies vertes, serpente au
bord d'une prairie. En une place, un bassin, profond de trois
mètres, long de trente, y a été creusé, par qui ? je ne sais ;
peut-être par l'effort des eaux printanières. C'est là que nous
nous baignons, par escouades. La seule règle à observer est de
ne pas se rencontrer avec les femmes de la maison : il suffit de
se prévenir. Nous partons, le père, le gendre, les fils, les
invités et moi, et, sur le sable fin de la berge, entre les
saules, nous jetons bas chemise, bottes et pantalon, et, nus
comme vers, nous sautons à l'eau. Je suppose que, si un touriste
de France tombait là par hasard et, de l'autre bord, apercevait
tout à coup ce père de famille à grande barbe blanche, entouré
de jeunes hommes et adolescents, dans l'innocente, dans la belle
et grave nudité antique, il s'étonnerait au point de s'indigner
peut-être. La fausse pudeur, la pudeur formelle et sans objet,
qui bien souvent recouvre des idées malsaines, s'épanouit avec
la civilisation : plus on va vers l'ouest, plus elle tient de
place dans la vie, plus elle fausse les esprits.

La forêt est à nous, comme la rivière. Seulement ce n'est pas
la forêt séculaire à laquelle chacun d'entre nous s'est plus ou
moins attaché, dans un coin de France. C'est une forêt basse,
formée par des taillis touffus. Il s'est fait en Russie, jusqu'à
ces dernières années, une effroyable consommation de bois.
D'abord, on a dépeuplé les forêts pour construire et pour se
chauffer ; puis, les grands propriétaires les ont coupées pour
faire de l'argent, après une nuit de jeu ou un voyage à Paris ;
enfin, les prix de la terre venant à s'élever, on a déraciné les
derniers troncs d'arbre pour faire, à leur place, pousser du
seigle. Ç'a été un gaspillage inouï, un gaspillage d'enfants ou
de sauvages, jusqu'au moment où une loi est venue réglementer
les coupes de bois. L'incurie la plus étrange, la paresse la
plus invétérée, et, aussi, la spéculation la moins scrupuleuse,
ont dépouillé les champs de leur manteau d'arbres : de là, dans
le centre, les sécheresses, les famines,--un peu partout, la
misère plus pénible et plus froide.

Mais, si elles sont basses, les forêts qui avoisinent Kournikovo
sont, en revanche, fort étendues. Pendant des lieues, elles
courent, en taillis épais, où les chercheurs de champignons
et les lièvres ont fait des sentes parmi l'herbe haute. Cette
forêt pourtant n'est pas, comme nos grands bois, propice à la
méditation. On n'y va pas pour se promener, on ne s'y rend que
pour affaire : ramasser des baies, des fraises, des champignons ;
ou bien chasser. La chasse, en cette contrée, n'est le plus
souvent qu'une promenade déguisée ; mais le souci du gibier
possible, sinon probable, vous empêche de prêter attention
aux piqûres des ronces et aux coups de fouet des branches
flexibles. Le lièvre ne manque pas ; nous avons aussi du coq de
bruyère, et, au moment du passage, de la bécasse et du canard.
Depuis quatre ans seulement, l'obligation du port d'armes a été
introduite : ce port d'armes coûte trois roubles (8 francs),
encore, beaucoup s'en passent-ils. Il n'y a pas de gendarmes
dans ces ondoyantes solitudes. Les gendarmes russes sont moins
occupés des braconniers que des studieux jeunes gens qui, dans
les villes, étudient la chimie ou l'économie politique au fond
de leur mansarde.

C'est le fusil à la main que j'ai exploré les environs. Je
n'ai pas, certes, à me louer de grands exploits ni de tueries
copieuses : un lièvre çà et là ; les grands jours, un canard ou
un coq de bruyère. Je dois pourtant à ces promenades de chasse
quelques heures charmantes et, ce qui vaut mieux, quelques
tête-à-tête sans contrainte avec des moujiks.

       *       *       *       *       *

La vie rustique nous enveloppe, nous pénètre. Je n'ai jamais eu
nulle part un pareil sentiment de liberté ; jamais non plus, je
n'ai senti plus près de moi la nature, charmeuse ou menaçante.
Cette vie sans entraves m'est si nouvelle que j'en oublie
l'extérieure banalité ; l'effort que je fais pour la pénétrer la
rend pour moi infiniment variée et riche d'enseignements.

Mais, dès que nous reprenons contact avec la vie civilisée qui
coule là-bas, à quelques kilomètres de nous, sur la grande voie
ferrée de Moscou à Odessa, aussitôt nous touchons du doigt
l'inachevé, le hâtif de l'organisation russe. Les relations
postales, par exemple, nous le font cruellement sentir.

Nous sommes à 80 kilomètres de Moscou, dans un centre de
fabrication : ce n'est donc pas un pays perdu que le nôtre.
Pourtant nous n'avons pas de bureau de poste : le plus prochain
se trouve à S., à 30 kilomètres d'ici ! Par tolérance, on permet
au chef de gare de la station de L., dont nous dépendons, de
retenir, au passage du train-poste, le courrier destiné à cette
ville et à ses environs. Il dépose lettres et journaux dans un
tiroir, et, quand nous nous présentons, il feuillette devant
nous son paquet de correspondances, pour voir s'il s'en trouve
à notre adresse. Nous est-il arrivé une lettre ? Le chef de gare
ou son aide nous la délivre, mais, pour sa peine, il réclame de
nous 3 copecs (environ 8 centimes). Vous êtes un particulier,
votre courrier n'est pas chargé, c'est une bagatelle : 1 franc ou
1 fr. 50 par mois. Mais, pour les propriétaires d'usine, qui,
chaque jour, reçoivent cinquante lettres, c'est une dépense
sérieuse.

Encore, si l'on avait des facteurs ! mais, hors des grandes
villes, cette classe de fonctionnaires est inconnue. Nous allons
nous-mêmes chercher notre courrier à la station, ou bien nous
y envoyons un homme : cela force les propriétaires à se priver
chaque jour, pendant au moins deux heures, du travail d'un
cheval et d'un ouvrier. On en prend son parti, bon gré mal gré,
et chaque jour, vers cinq heures, à l'arrivée du train-poste,
c'est, dans la petite gare, un rendez-vous de tous les
propriétaires des environs, de leurs hommes de confiance, et de
leurs cochers.

Incommodité, perte de temps, dépense, manque de sécurité
dans la distribution du courrier, irresponsabilité complète
du chef de gare, en cas de réclamations--car s'il reçoit
vos lettres, c'est par pure obligeance,--voilà les effets du
système. Mais il ne s'agit, jusqu'à présent, que des lettres
ordinaires. Or, telle est la confiance des Russes dans leur
administration postale, qu'ils font recommander toute lettre qui
présente quelque intérêt. Ces lettres, le wagon-poste ne les
délivre pas au chef de gare, non plus que les colis postaux :
il faut aller les chercher au bureau de poste, c'est-à-dire
faire, à leur propos, le voyage de S., ce qui correspond à
10 kilomètres en voiture, de chez nous à la gare ; puis 30
kilomètres en chemin de fer, de notre station jusqu'à la gare
de S. ; enfin, 3 kilomètres, de la gare à la ville de S., soit,
en additionnant : 10 + 30 + 3 = 43
kilomètres pour l'aller ! Nous voilà enfin au bureau de poste ;
après les formalités d'usage, notre lettre nous est délivrée.
Mais que faire en attendant le train ? Nous devons flâner dans
la petite ville, jusqu'au soir. Alors, nous revenons. Notre
lettre recommandée nous a fait perdre une journée, occupée par
un trajet de 86 kilomètres dans des véhicules variés ; de plus,
elle nous a coûté deux billets de chemin de fer (il n'y a pas
d'aller et retour), soit environ 3 francs en troisième classe ; 3
francs de cocher de la gare à la ville ; 4 francs de déjeuner, et
quelques francs de flânerie et de désœuvrement ; soit en tout, de
12 à 15 francs. C'est pour rien...

       *       *       *       *       *

Dimanche matin, un grand soleil. Les jeunes filles et les jeunes
garçons sont partis au village voisin, car le nôtre, simple
hameau (_dérévnia_), n'a pas d'église. De ma chambre, située au
premier étage d'un pavillon indépendant, je vois tout ce qui se
passe dans la cour. En face de moi, la fenêtre d'une _isba_ où
logent quelques ouvriers, est ouverte toute grande, et je vois
Piotre aller et venir dans sa chambre. Tout à l'heure, il s'est
lavé dans la cour, au tonneau d'eau potable ; il s'est lavé d'eau
claire versée dans ses mains ouvertes, et portée vivement à
son visage ; puis il s'est essuyé, en partie avec sa manche, en
partie avec le pan de sa chemise-blouse. Maintenant, il peigne
ses longs cheveux jaunes, coupés _à l'écuelle_ ; il se lisse, et
à chaque coup de peigne, rejette vivement la tête en arrière.
Évidemment, il se soigne ce matin. C'est fini ; le voilà propre.
Les talons joints, il se tourne vers le coin de l'_isba_ où
pend l'icône sombre aux reflets de cuivre : alors commence sa
prière. Piotre fait à l'icône de profonds saluts qui plient
en deux son corps souple ; pour chaque salut, deux signes de
croix. Il exécute une dizaine de fois ce mouvement rythmique de
balancier ; après quoi, souriant, il s'assied devant le samovar,
avec Iévdakime et la cuisinière des gens.--Ce soir, Piotre,
qui est d'ailleurs un chenapan et un ivrogne fieffé, aura avalé
autant de petits verres qu'il a fait de saluts à l'icône, et on
le rapportera ivre-mort. Combien de moujiks sont comme Piotre !
Le problème de leur piété me tourmente...

Le dimanche, ici, tout le monde flâne ; on flâne aussi les jours
de fête, et ils sont nombreux. Quelques moujiks, et surtout des
femmes et des enfants, s'acheminent vers l'église d'un village
voisin, et là, durant une heure ou deux, restent debout ou à
genoux, en faisant des signes de croix. Dans l'après-midi,
quelques-uns jouent aux cartes ou boivent de la _vodka_, et
s'enivrent ; les autres _bricolent_ ou flânent, en bavardant,
sur le gazon qui forme la rue du village. Surtout, ils fument.
Très peu de pipes ; la pipe est trop longue à fumer, sans doute ;
mais des cigarettes, qu'ils roulent eux-mêmes. Ils ont un
tabac spécial, la _makhorka_, que, chez nous, un collégien ne
changerait peut-être pas contre les cordons de soulier qu'il
fume en cachette. Ce tabac, qui provient de la dernière sorte
produite dans les cultures de la Petite-Russie, est plus gros et
plus grossier encore que celui qui sert à bourrer les grandes
pipes allemandes ; de plus, il répand une odeur extrêmement
pénétrante et que tous déclarent infecte. Pour ma part, cette
odeur ne me déplaît pas ; en tout cas, elle est si forte et si
spéciale qu'on peut, fût-ce dans une rue, suivre grâce à elle
un moujik comme à la trace. Ce qui, je crois, rend cette odeur
insupportable à tant de gens, c'est qu'elle est mêlée le plus
souvent aux exhalaisons des vêtements malpropres que les paysans
traînent partout avec eux, ne les quittant pas même la nuit,
jusqu'à l'usure irrémédiable : toile grossière trempée de sueur,
ou peaux de moutons dont la fourrure emmagasine toutes les
émanations du corps, et dont le cuir, tourné à l'extérieur et
exposé à toutes les intempéries, dégage à certains moments une
odeur analogue à celle d'un chien mouillé. D'ailleurs, comme les
enfants, les paysans russes paraissent insensibles à ce que nous
appelons les mauvaises odeurs.

Pour rouler leurs cigarettes, les moujiks se contentent du
premier morceau de papier qui leur tombe sous la main : les
plus délicats achètent par feuilles une espèce de papier à
chandelles, dont ils déchirent un morceau pour chaque cigarette.
Au lieu d'y rouler leur tabac, ils se contentent de faire avec
le papier un petit cornet dans lequel ils versent leur poussière
de _makhorka_ ; le bout du cornet, qu'ils replient, sert de
fume-cigarette, et remplace le bout de carton qui termine les
_papirosses_ des gens de la ville.

Fumer, c'est peu : à quoi passer encore ces longues journées
du dimanche et ces innombrables jours de fête ? Peu d'entre
ces paysans savent lire ; ceux qui savent lire n'ont pas de
livres. On comprend l'attrait que l'alcool exerce sur eux :
trois, quatre petits verres de _vodka_ avalés d'un trait,
c'est l'ivresse, c'est le bon sommeil tout le jour, c'est
l'oubli--l'oubli de soi, n'est-ce pas le bonheur ?

Vers le soir des jours de fête, s'il ne pleut pas, les paysans
se réunissent au milieu du village ; tant qu'il fait clair,
quelques jeunes gens dansent, ou plutôt miment la danse russe,
la _pliasha_, faite de gestes amoureux ou grotesques, de
trémoussements, de gambades ou de contorsions au son des furieux
allegretti que nasille un accordéon. L'accordéon semble, à
l'heure actuelle, avoir envahi toute la Russie ; c'est le seul
instrument que, dans mes pérégrinations, j'aie vu aux mains des
jeunes paysans. Il y en a toujours au moins un par village.
L'accordéon nasillard et monotone, avec ses renflements faciles
et ses interminables reprises, convient bien à l'espèce de
bercement que les moujiks cherchent dans la musique. Le virtuose
de village peut jouer une heure durant le même motif vingt fois
repris : les danseurs, sans se lasser, continueront à s'agiter,
et les chanteurs, s'il y en a, ne cesseront d'enfler leurs voix
avec autant de sérieux. On se laisse d'ailleurs prendre à cette
monotone et rudimentaire musique : ces harmonies primitives
bercent les nerfs et les endorment.

Quand la nuit est tombée, les danseurs s'arrêtent, mais non
pas l'accordéon. Je l'entends parfois vers onze heures ou
minuit, quand la soirée est tiède. Assis sur le gazon rare,
sans se voir, mais, je pense, non sans se toucher, garçons et
filles prêtent l'oreille indéfiniment ; de temps à autre, ils
accompagnent de leurs voix un refrain connu. Les filles alors
prennent un ton suraigu, une voix de fausset, discordante et
sans expression, dont les éclats me faisaient, au début, croire
à des rixes.--Ce qu'ils chantent, ces bons moujiks ?--Le plus
souvent, des chansons stupides ou des inconvenances à peine
dissimulées, et qui font rire aux éclats les filles.

       *       *       *       *       *

En revenant de la chasse, j'ai aperçu le cimetière. Sans murs,
sans haies, sans tombes, le champ de mort. Il est triste comme
un retour résigné et sans espoir de souvenir, à la terre sur
laquelle ces hommes se sont courbés toute une vie, mendiant le
pain qu'elle veut bien donner. Çà et là, une croix de bois est
restée droite ; partout ailleurs, de minces renflements indiquent
seuls, de tout près, que des croix furent à cette place, et que
des hommes y reposent. Sur ce cimetière, la route, m'a-t-on dit,
empiète durant l'hiver ; alors, sous l'écorce de neige, plus rien
n'est visible, plus un souvenir ne reste ; c'est bien le néant
souhaité, la nuit sans rêve.

       *       *       *       *       *

Il faut venir en Russie pour comprendre la poésie du bouleau.
L'arbre vaillant et flexible illumine de son fût blanc marbré de
mousse la profondeur des forêts russes. Qu'il soit tout seul ou
qu'il se marie à d'autres essences, toujours il égaie le bois,
et lui communique un peu de son insouciante élégance. Les Russes
aiment le bouleau, le _bérioza_, et je comprends leur affection.
La grâce alanguie de l'arbre argenté le distingue de tous les
autres, et, soit en été, quand ses branches souples se courbent
sous la frondaison, soit en hiver, lorsque ses menues ramilles
ondoyantes se profilent sur l'horizon blanc, on le salue comme
un ami tendre : «_Bérioza ! bérioza !_»

Les paysans sentent mieux que nous, peut-être, la poésie du
bouleau ; mais ils en savent aussi l'utilité. Si le pin leur
fournit des matériaux pour construire leurs demeures, le bouleau
les défend de l'hiver plus continûment ; c'est le bouleau qu'ils
brûlent pour se chauffer ; c'est aussi de son bois qu'ils se
servent pour leurs outils. En outre, c'est au pied des bouleaux
que croît ce fameux cèpe, le «champignon blanc» qui est le roi
des cryptogames en Russie. Des Russes m'ont dit que, transportés
dans des climats plus doux, ils avaient eu la nostalgie du
bouleau. Rentré en France, j'y pense moi-même avec mélancolie.
La forêt de bouleaux, aux futaies rares, presque toute en jeunes
taillis, ce n'est pas seulement pour moi une forêt joyeuse,
c'est aussi une forêt libre ; dès que j'en vois une blanchir
à l'horizon, je sens que là-bas, c'est la solitude simple et
bonne, qui reposera des soucis et des mesquineries de notre
vie civilisée. Le bouleau est l'arbre russe par excellence ;
il représente en outre pour moi, par association d'idées, un
des caractères les plus attirants du pays russe : l'absence de
contrainte, l'épanouissement de la personnalité.

       *       *       *       *       *

Ivan, notre cocher est un moujik extrêmement soigné. Ses
cheveux, qu'il porte longs, à la russe, lui font comme une
calotte lustrée qui cache presque toute l'oreille, et tombe
nettement sur la nuque rasée. Il a une moustache noire qu'il
effile aux grands jours, et nul ne sait, comme lui, se coiffer
du chapeau rond orné de plumes de paon, quand il faut aller
chercher à la _station_, un hôte d'importance. Il a rarement aux
pieds des _lapty_, ces sandales d'écorce tressée que traînent
d'ordinaire les paysans : il est presque toujours en bottes, et
cela, déjà, est un signe d'élégance. Il est vêtu, comme nous
le sommes à peu près tous, d'une chemise rouge que serre à la
taille une ceinture d'étoffe, et qui retombe librement sur le
pantalon. S'il monte sur son siège, il endosse une espèce de
paletot sans bras qui laisse voir les manches rouges de la
chemise.

Ivan sait lire et écrire, assez correctement, ma foi, et ce
n'est pas un de ses moindres sujets d'orgueil que de servir de
scribe à ceux de nos ouvriers qui veulent envoyer une lettre à
leur femme restée au village natal. Ivan a même des notions de
géographie : les paysans m'appellent tous l'_Allemand_, parce
que, pour eux, ce mot ne désigne pas un peuple particulier,
mais, d'une façon générale, tous les étrangers venus de
l'Occident. Or, un jour, j'ai entendu Ivan reprendre un de
ses camarades, en déclarant que je n'étais pas Allemand, mais
Français ; les autres, il est vrai, n'ont pas bien saisi la
différence.

Ivan a appris, je ne sais où, peut-être en écoutant de son siège
la conversation des maîtres, qu'il existe quelque part une
grande ville, centre et capitale de tous les plaisirs, une ville
que je connais et qu'on nomme Paris. Un jour que je contemplais
les cochons sortis de leur étable, il m'a demandé si, à Paris,
nous connaissions cet animal. J'ai répondu oui, sans rire.
Alors, il m'a posé respectueusement une foule de questions
sur la vie parisienne, en souriant de son sourire à la fois
digne, naïf et futé. De tout ce que je lui ai dit, il a retenu
ceci, qu'il raconte à tout venant : d'abord, que nos églises ne
ressemblent pas à celles de S., notre sous-préfecture ; ensuite,
que, pour les Français, ce n'est pas, comme pour les Russes,
un péché que de manger du pigeon. Depuis lors, Ivan connaît la
France. Ne jugez pas cependant tous les moujiks d'après lui :
sans le vernis d'instruction que lui a donné un séjour à la
ville, Ivan serait un parfait imbécile : il y a, au village, de
beaucoup plus ignorants qui le valent dix fois. Mais Ivan est un
type.

       *       *       *       *       *

Tous ces paysans dont j'esquisse le profil dans ces notes de
Kournikovo ou des environs, sont très différents de ceux que
j'ai vus au pays de la famine. Je trouvais là-bas une bien autre
profondeur de sentiment et de réflexion, infiniment plus de
sérieux, de dévouement et de bonté. C'est qu'ici, nous sommes
près de la grande ville, et qu'en outre, des fabriques s'élèvent
dans notre voisinage. Or, les Russes ont toujours soin de
distinguer parmi les paysans ceux qui vivent près des grands
centres industriels, et ceux qui vivent dans la vraie campagne
isolée. Les premiers sont fort loin de la simplicité patriarcale
qu'on rencontre chez les seconds. Les touristes qui ont passé
un mois ou deux en Russie, dont un mois à Pétersbourg, quinze
jours à Moscou et quinze jours dans une villa de la banlieue,
n'ont connu que ces paysans suburbains, roublards et canailles,
avec un fond de bonhomie. Seulement, comme il est convenu
chez nous de faire du paysan russe un être tout d'une pièce,
ignorant, mais infiniment bon et infiniment dévoué à son tsar
et à sa religion, les touristes dont je parle continuent à
chanter les louanges du moujik ivrogne qui les a trompés ou
volés. Or, il faut le dire bien haut : il y a, parmi les paysans
russes, toutes les nuances de caractères, depuis le plus serein
dévouement jusqu'à la pire canaillerie. C'est surtout près des
villes que se rencontre ce dernier trait, mais la campagne la
plus reculée n'en est pas non plus exempte.

L'influence des fabriques sur les villages environnants est
déplorable. La promiscuité dans laquelle vivent ces centaines,
et souvent ces milliers d'ouvriers et d'ouvrières, n'est pas
faite pour relever le niveau moral de ces natures frustes. Par
le séjour à la fabrique (et aussi au régiment) se propagent
parmi la population villageoise les plus terribles maladies,
et, comme les secours médicaux laissent à désirer, on voit
des villages entiers rongés par une contagion secrète qui se
transmet de famille en famille et laisse sur presque tous son
indélébile flétrissure.

Puis, l'ouvrier de fabrique apporte à la campagne une notion
nouvelle de l'argent. Dans une grande partie de la Russie, il
ne se fait entre les paysans aucune transaction monétaire ;
tout récemment, je voyais, près de Kharkof, un propriétaire
terrien vendre à des moujiks ses concombres contre des journées
de travail. Tout au moins, quand on le manie au village,
l'argent a-t-il une valeur tout autre qu'à la ville ou dans
les milieux industriels. Or, l'ouvrier de fabrique, habitué
à toucher directement en espèces son salaire de la semaine,
du mois ou du trimestre, est aussi plus enclin à le dissiper.
J'ai vu de jeunes ouvriers faire au village, par bravade ou
par insouciance, de stupides générosités. Leur exemple est
suivi : eux-mêmes se marient et fondent une famille. Ainsi, peu
à peu, s'introduisent dans certains villages des habitudes
de dissipation, et, en même temps, une âpreté au gain qu'on
n'aurait pas constatée il y a vingt ans.

Le serrurier de Kournikovo, moujik intelligent et à son aise,
avait placé son fils dans une usine voisine pour y travailler
aux pièces ; très adroit, le jeune homme réalisait des gains
relativement élevés. Le père fut tenté et s'en alla prendre de
l'ouvrage dans la même usine. Depuis ce moment, il est rare
qu'il revienne au village sans être gris : voilà une famille
désorganisée ; l'usine en est coupable, et le cas, très banal,
que j'ai cité, est malheureusement celui de milliers de chefs
de famille. Je ne sache pas, d'ailleurs, un seul exemple
d'influence bienfaisante exercée par une fabrique sur les
villages avoisinants. Il semble que la somme de civilisation que
représente l'organisation mécanique des grandes industries, soit
trop considérable pour des natures primitives, et qu'au lieu de
les affiner, elle les bouleverse. Hélas ! elles se multiplient
rapidement, les usines démoralisantes, et déjà Moscou, la ville
sainte, est encerclée d'une armée de hautes cheminées qui
vomissent sur elle leur fumée noire.

       *       *       *       *       *

Michel Fiodorovitch, mon hôte, est un tout jeune homme ;
vingt-trois ans au plus ; de petite taille, mais robuste et bien
pris ; la poitrine bombée ; très myope, portant lunettes. Il a
fait ses études dans une école d'agriculture, et il aime les
champs, les hommes simples, le grand air, et les chevauchées
par les villages où des chiens hurlent à vos trousses. C'est
une nature transparente, malléable, infiniment droite et bonne,
mais livrée aux influences les plus diverses, quand elles sont
appuyées seulement d'un sourire aimable ou d'un amical serrement
de mains. Orphelin de très bonne heure, il présente ce mélange
d'exubérance et de tristesse pensive, ces brusques sautes
d'humeur qu'on observe parfois chez ceux dont l'enfance n'a pas
été guidée, adoucie, aimée par une mère. Avec cela, étourneau,
bavard, amusant, conteur d'histoires fantaisistes et de
gasconnades, incapable de tenir en place et de suivre longtemps
une idée. Un brouillon, mais un cœur d'or.

Il a toutes les qualités et tous les défauts nécessaires pour
devenir la proie des paysans et des accapareurs de village.
Il connaît trop son métier pour être à chaque instant sur ses
gardes, et il est trop droit pour voir partout des embûches.
Qui sait le prendre obtient tout de lui ; or, ceux qui le savent
prendre ce sont quelques rusés compères de Kournikovo, des popes
madrés, des _koulaki_, de ces paysans qui, au moyen d'affaires
louches et d'usure, arrivent à s'édifier une fortune sur la
ruine d'un village et de quelques petits propriétaires. Or, il
faut être en contact perpétuel avec tous ces gens. La propriété
de Michel Fiodorovitch comprend 400 hectares, environ ; mais elle
touche de tous côtés aux terres que son prédécesseur a dû céder
aux paysans, au moment de l'affranchissement des serfs. Il a, en
outre, des forêts, situées à une couple de lieues de sa maison.
De là de perpétuels litiges. Le troupeau du village, lorsque
Michel est absent, s'en va paître sur ses prés, ou piétine ses
jeunes seigles. Les paysans, sans vergogne, fauchent l'herbe de
sa forêt, et la charroient à sa barbe, sous les murs du parc ;
d'autres lui volent son bois.

En outre, Michel Fiodorovitch a souvent avec eux des rapports
d'affaires : avec les paysans, pour un travail à fournir, du
seigle à rentrer, un fossé ou un étang à creuser ; avec les
_koulaki_, pour vendre son grain, son bois, ses porcs ; avec
les popes, pour toutes sortes d'affaires d'entremise et de
commission, ébauchées derrière un samovar ou une blanche carafe
de _vodka_, de ces affaires indéfinissables où le pope conseille
gravement, propose ses bons offices, promet d'arranger les
choses à l'amiable, bien décidé d'ailleurs à tout embrouiller,
jusqu'au jour où il sera sûr de recevoir des deux côtés la
récompense de ses conseils de pasteur désintéressé.

La chasse à l'argent est âpre dans ces contrées, surtout depuis
l'afflux de la civilisation occidentale. Les nobles d'autrefois
se sont, pour la plupart, ruinés par leurs prodigalités ;
l'affranchissement des serfs leur a porté le dernier coup.
Nombre d'entre eux ont dû céder leurs terres à des représentants
de la classe commerçante. Or, ceux-ci, partis souvent de
très bas, sont d'autant plus difficiles à contenter : ils ont
un appétit de parvenus. Puis, il en est beaucoup, parmi les
nouveaux installés, qui ont mis dans l'acquisition d'un bien
toute leur fortune ; ils attendent du sol une rente, faible,
il est vrai, mais sûre. Malheureusement, le prix des céréales
baisse chaque année, à mesure que renchérissent les produits
nécessaires à la vie. Chaque année marque un déficit ; ceux qui
ne veulent pas sauter, les yeux fermés, dans la ruine béante,
sont obligés de recourir à des spéculations hasardeuses. Ils
se sauveraient peut-être à force d'économie. Mais n'oubliez
pas que ce sont des natures slaves, pour qui la vie n'a de
prix que si, de temps à autre, on donne aux instincts libre
carrière. Un Russe n'est guère capable d'imposer à ses appétits
une sévère retenue, comme font dans nos pays tant de nos
frères pusillanimes et réguliers. Natures plus sanguines, plus
bouillonnantes, il leur faut, par moments, une saignée ; or de
telles saignées coûtent cher.

De tous côtés, dans notre district, ce sont des plaintes
incessantes sur la vie qui renchérit, tandis que le prix du blé
diminue, et que la culture parvient à peine à nourrir son homme.
Mais, comme il arrive, ceux qui se plaignent le plus haut ne
sont pas les plus malades, mais souvent les plus avides. C'est
entre des hommes de ce genre que Michel Fiodorovitch se débat.
Il laisse dans la lutte, j'en suis assuré, un peu du sien, car
on n'a que le choix : être dupeur ou dupé ; or, il est trop droit
et trop jeune pour assumer le premier de ces rôles. Il ne se
plaint pas, mais je surprends parfois, dans son regard, comme un
regret de la Russie du Sud, où il est né, et où il ne croit pas
avoir rencontré encore de pareils exemplaires d'humanité rapace.
Non, il ne se plaint pas, il défend même contre moi les moujiks
qui le volent, les accapareurs qui le roulent les popes huileux
qui le vendent. Et, quand j'insiste, il fait un geste qui veut
dire : _vsio ravno_ (c'est égal, ça ne fait rien) ; c'est la seule
parole des Russes devant l'inévitable.

       *       *       *       *       *

Un des écrivains les plus en vue parmi la jeune génération,
Antone Pavlovitch Tchékhov, possède un bien, à deux lieues du
nôtre. Par un après-midi de dimanche incertain, j'ai jeté mon
fusil sur l'épaule, et je suis parti pour lui faire visite. Une
petite rivière à passer à gué, le village du «Prince», notre
voisin, à traverser dans un océan de boue, puis des champs,
puis des bois ; voici enfin le bourg de Mielnikovo. On m'indique
un grand enclos de bouleaux ; j'y pénètre, et, après avoir erré
dans une cour de ferme où une légion de chiens jappent à mes
trousses, je découvre la maisonnette où loge le maître du lieu.
Il vient à moi, de son pas traînant et comme inarticulé, suivi
de deux bassets cérémonieux et drôles. C'est un homme d'un
peu plus de trente ans, grand, mince, avec un front clair,
des cheveux longs qu'il rejette en arrière par un mouvement
machinal des doigts, et un regard droit, scrutateur, à la fois
très ouvert et très malin. Son abord est un peu froid, mais
sans contrainte : évidemment, il regarde à qui il a affaire,
et il sent que je l'examine. Bientôt, la glace est rompue ;
nous parlons de ce que les Français savent des Russes et les
Russes de la France, et nous voilà en pleine discussion, car
je reproche aux Russes de ne pas nous prendre au sérieux, de
n'avoir de respect que pour l'Allemagne, et de considérer la
France comme un vaste lieu de plaisir dont le centre est, selon
les bourses, le Jardin de Paris ou le Moulin Rouge. De son
côté, comme beaucoup de ses compatriotes, Antone Pavlovitch est
persuadé que nous méprisons les Russes et, à part nous, les
traitons de «barbares».

--Si nous allions cueillir des champignons ? propose-t-il tout à
coup.

Précédés des bassets qui, subitement déridés, folâtrent sur
l'herbe, nous nous dirigeons vers l'enclos.

--Voyez-vous, le long de la haie, vous trouverez des _petits
rouges_ ; tout à l'heure, au pied des bouleaux, nous ramasserons
des cèpes.

Et, penchés sur la terre, très occupés par notre cueillette de
petits champignons rouges, nous continuons à causer de graves
questions.

--Et, l'hiver, vous restez ici, Antone Pavlovitch ?

--Non ! l'hiver, je vais à Pétersbourg ou à Moscou, et je _vis_...

En revenant, je songeais à la condition respective d'un écrivain
russe comme Tchékhov, et d'un écrivain de nos pays. Sans
grande peine, le premier a pu acquérir un bien de quelques
centaines d'hectares, avec des champs et des bois. Son jardin,
son étable et sa basse-cour le nourriraient, au pis-aller ; sa
forêt le chauffe ; et, même si la crise des céréales l'empêche
de réaliser sur sa culture des gains suffisants, il a du moins,
dans ce nid de campagne, un toit où abriter les siens et lui, et
où vivre sans grands frais jusqu'à de meilleurs jours. Si ses
succès littéraires suffisent, rien ne l'empêche d'aller passer
à la capitale ou à l'étranger une ou deux saisons, au cours
desquelles il prendra contact avec ses confrères. Du moins, ici,
il s'appartient nettement, absolument : sa maison, sa terre, ses
chevaux sont à lui, et, comme tout cela ne représente pas une
fortune anxieusement amassée sou à sou, il doit en disposer bien
plus librement, avec bien plus d'aisance, que ne ferait chez
nous un propriétaire rural. Je n'apprécie pas seulement les
agréments que peut procurer une telle vie : j'estime en outre
qu'un écrivain placé dans de telles conditions doit avoir dans
l'esprit beaucoup de fraîcheur et de laisser-aller : il n'est
pas enserré, comme on l'est chez nous, par la vie étroite et
besogneuse, qui trop souvent, coupe à l'originalité ses ailes.
Je ne pense pas que de telles conditions d'existence puissent
faire d'un cuistre un homme original ; mais elles favorisent à
coup sûr le libre développement d'une personnalité.

       *       *       *       *       *

Retourné chez Tchékhov. J'avais trouvé en lui, l'autre jour,
quelque chose de si attirant, que j'avais besoin de le revoir.

Cette fois, son accueil est plus net : ouvert, cordial, avec un
humour de pince-sans-rire. Il y avait déjà assez longtemps que
j'errais par la campagne : une conversation plus relevée que
celle où, chaque jour j'essaie mes solécismes, était devenue
pour moi un besoin ; je la trouve ici, dans ce même décor simple,
agrémentée de ce même sans-gêne qui donne tant de prix jusqu'aux
plus banales manifestations de la vie russe. Et nous causons...

Tchékhov est arrivé à la littérature en passant par la médecine.
Il est docteur, mais il n'exerce plus que durant l'été, à la
campagne, pour les paysans de ses environs. Un médecin cultivé
est une des sociétés que je préfère ; lorsqu'ils s'élèvent
jusqu'à la littérature, jusqu'à la bonne littérature, ils font
vite ma conquête. Le sens pratique et la rigueur des études
médicales laissent dans l'esprit de celui qui les a faites,
s'il est intelligent, des traces profondes : on ne se trouve
pas impunément mêlé, plusieurs années durant, aux plus graves
questions que fait naître le problème de la vie. Un écrivain
qui a passé par la médecine, garde le plus souvent quelque
chose de rigoureux et de _sérieux_ dans l'esprit : ses idées
sont moins floues que celles d'un littérateur de profession,
parce qu'il a abordé de plus près les problèmes capitaux. En
même temps, le contact de la vie réelle doit donner à ses
affirmations beaucoup de souplesse et de variété : il n'y a que
les philosophes en chambre pour formuler des théories immuables :
ceux qui ont vu couler et ondoyer la vie, conservent de leur
vision plus de douceur, et plus d'indulgence dans la décision.
Antone Pavlovitch est de ces derniers ; voilà pourquoi, sans
doute, sa conversation, bien que peu suivie et capricante, me
fait plaisir. Et puis, c'est un homme qui a regardé beaucoup et
beaucoup vu.

Étendu sur le sofa de son cabinet, après un gai dîner en
famille, je laisse mes yeux vaguement errer par la chambre avant
de m'endormir. Autour des murs, règne une bibliothèque chargée
pêle-mêle de livres de médecine et de littérature russe. Un
peu partout, des bibelots, bronzes fins et ivoires sculptés
rapportés de l'Extrême-Orient. Sur l'appui d'une vaste baie,
des flacons pharmaceutiques. Çà et là, des portraits, dont
un de Tolstoï ; au mur, au-dessus du divan où je suis couché,
une aquarelle minuscule représentant dans une clairière trois
bouleaux qui profilent leur tronc argenté sur le rougeoiment
d'un ciel d'après soleil couché.

J'ai fini par prendre dans un rayon un volume de nouvelles
d'Antone Pavlovitch. Il n'a pas, je crois bien, fait encore de
roman : son domaine est la nouvelle. Je ne pense pas que ce soit
là une forme d'art complète, mais dans ce domaine, il occupe
une place supérieure. Doué d'une observation singulièrement
aiguisée, et relevée par une pointe d'humour, il sait peindre
surtout, avec une surprenante intensité, des tableautins
d'intérieur. Il a débuté par des nouvelles amusantes ; je
connais des gens qui ne voient plus en lui que ce don d'égayer,
et qui le lisent après dîner, pour s'épanouir. J'en sais
d'autres, en revanche, qui font profession de le dédaigner,
parce que, disent-ils, «il n'a pas de conception de la vie».
Peu de mots jouent un rôle aussi brillant que celui-là, dans
les soirées littéraires d'Allemagne et de Russie. Ce mot est
fort prétentieux et fort vague : il n'est pas toujours clair
dans la bouche d'un penseur, mais il donne comme un vernis
de réflexion au jugement d'un sot. Me l'a-t-on assez répété,
là-bas, ce mot souverain qui consacre les réputations ou bien
les mine ! Chaque fois qu'on l'employait devant moi à propos d'un
ouvrage de littérature légère, je pensais involontairement à
cette jeune Allemande qui, un soir, dans un grand dîner, entra
en conversation avec moi, au milieu du potage, par ces mots :
«Dites-moi, monsieur, quelle est donc votre conception de la
vie ?»

Le talent de Tchékhov est un peu grêle, mais il a une singulière
vigueur d'expression et de réalité. C'est un talent amer, malgré
les éclats de rire, et la lecture de ses nouvelles n'est guère
réconfortante : j'en sais peu qui me fassent plus cruellement
sentir l'implacable monotonie de la vie. La vie qui coule
uniforme, la vie-horloge dans un horizon borné, ce rêve des
petites gens, et cette torture de tant de cœurs que l'inquiétude
a effleurés, voilà ce qu'il ne se lasse pas de peindre. S'il
appuyait le trait, ses nouvelles seraient illisibles ; mais c'est
avec une délicate et impassible cruauté, qu'il détaille tous les
moments des humbles existences sur lesquelles il a brusquement
jeté un rayon de lumière ; et quand, brusquement, tout est rentré
dans l'ombre, un sentiment nous dit que ces existences entrevues
se poursuivront ainsi, sans hâte, sans élans, sans mirages,
jusqu'au fossé qui termine leur désert. Voilà ce que je sens
dans l'œuvre d'Antone Pavlovitch ; d'ailleurs, je n'ai pas tout
lu, je n'aime pas même tout ce que j'ai lu[14].

[Note 14 : Ces lignes datent de 1892. Depuis, Tchékhov a
singulièrement mûri.]

       *       *       *       *       *

Ce matin, tout réconforté par cette visite, je suis parti sous
un ciel bleu d'automne. J'ai fait un long détour, et, tout en
rampant çà et là parmi la bruyère pour surprendre des sarcelles
sur les étangs de la forêt, j'ai longuement pensé au hameau de
Mielnikovo, à l'enclos herbeux où l'on cueille des champignons
roses, et à la mare dormante, qui luit là-bas, au milieu du
jardin, toute mouchetée de petites feuilles jaunes que les
bouleaux y ont secouées.

       *       *       *       *       *

Sacha, Pétia et moi prenions nos ébats dans la rivière. Arrive
un de nos moujiks, avec un cheval qu'il veut baigner. En un tour
de main, il a mis bas sa chemise écarlate et son pantalon de
toile rose, et, nu comme un ver, il s'est élancé sur le dos du
cheval qu'il pousse à l'eau. Son corps souple, que le travail
des champs n'a ni alourdi, ni déformé, a des lignes pures
comme celles d'une statue, et l'harmonie est belle de ce blanc
corps d'homme avec les formes fines de l'alezan qui, renâclant
d'inquiétude, courbe son cou veineux. Subitement, je retrouve
devant mes yeux l'adorable Vision antique où Puvis de Chavannes
a mis des cavaliers grecs chevauchant nus au bord d'un golfe
azuré. L'illusion est complète dans cet infini décor ; seulement,
ce ciel du nord est d'un bleu trop pâle, trop discret : il y
faudrait la triomphante lumière des pays du Matin.

Tandis que nous nous séchons au soleil, étendus sur le feutre
lourd du sable fin, Pétia nous conte ceci. Dans un village du
gouvernement de Toula, pendant la sécheresse de l'an dernier,
les paysans vinrent un jour trouver le pope, et lui dirent :

--_Batiouchka_, si le bon Dieu n'envoie pas de pluie, c'en est
fait de la récolte de l'an prochain, les semences vont périr en
terre. _Batiouchka_, dis des prières pour obtenir qu'il pleuve.

--Mes enfants, fit le pope, je regrette beaucoup ce qui vous
arrive, seulement, mes avoines ne sont pas rentrées, la pluie me
les gâterait.

--_Batiouchka_, nous te donnerons de l'argent, fais des prières.

--Et combien me donnerez-vous ?

Les moujiks se consultèrent, offrirent une somme. Le pope
discuta, marchanda. Enfin, il convint d'un prix.

--Soit, dit-il, j'organiserai des prières, mais je ne demanderai
qu'une petite pluie, pour que mon avoine ne soit pas toute
perdue.

Les moujiks partirent pleins d'espoir ; les prières furent dites.
Une pluie de quelques heures vint à tomber le lendemain, juste
assez pour humecter la terre, sans gâter l'avoine du pope,
restée en gerbes dans les champs.

--Il obtient tout ce qu'il veut, notre pope, dirent les
moujiks !--et, depuis lors, ils le payent grassement, quand il
fait sa quête.

       *       *       *       *       *

Ce soir, les cloches des villages voisins bourdonnent dans le
crépuscule, et l'air est si calme qu'on entend d'ici leur
grondement. Elles sonnent en l'honneur de la fête du tsar :
une belle occasion pour les paysans de se croiser les bras,
et de se griser. Malgré l'humidité, des femmes, réunies dans
la rue gazonnée du village, chantent avec un accompagnement
d'accordéon, et j'entends, par ma fenêtre ouverte, leurs voix de
fausset qui percent étrangement la nuit.

A dîner, le pope de N. était notre hôte : borgne, crasseux,
cheveux blonds bouclés, barbe blonde et sale, l'air bon enfant,
surtout lorsque la _vodka_ qui précède les hors-d'œuvre, lui
a délié la langue. Il est placé à côté de moi, et je suis
incommodé par l'odeur qui se dégage de sa soutane d'un jaune
passé par places au rouge-brun, râpée et tachée par endroits. Il
mange goulûment, sans cesser de sourire et de bavarder. Il est
mauvaise langue, et débite sur ses collègues des histoires qui
tendent à prouver qu'ils sont tous des ivrognes et des voleurs.
Après la sieste, on s'est mis à jouer aux cartes ; c'est pour
cela surtout que le pope est venu. Au souper, vers dix heures,
quelques verres de _vodka_ l'ont achevé, ainsi qu'un pauvre
hère d'instituteur qui s'est trouvé là avec lui. Tous deux sont
ivres, mais le pope se tient assez bien, tandis que le maître
d'école dit des sottises. Néanmoins ils ont continué à jouer
jusqu'à deux heures du matin : on vient de les mettre en voiture,
calés l'un contre l'autre, et, dans la nuit noire, Ivan les
reconduit.

       *       *       *       *       *

Michel Fiodorovitch nous a conté sa tournée d'hier. Le pope de
S. est venu le chercher sous prétexte d'une affaire à traiter.
Ils sont allés avec une _troïka_, à huit lieues d'ici ; quelqu'un
les a hébergés et fortement chauffés. Au retour, le pope se
tenait bien, il était lucide ; un ressaut de la voiture ayant
cassé une dame-jeanne pleine de _vodka_ qu'il avait achetée
en route, il a déclaré à son compagnon qu'il voulait la voir
remplacée demain matin sans faute : il ne saurait dîner sans son
eau-de-vie, et Michel enverra un homme à la ville pour lui en
procurer. Ce pope est gros et gras, onctueux, insinuant. Il est
proprement mis, et ses allures sérieuses inspirent la confiance
au premier abord. Mais il aime l'argent : tous les moyens lui
sont bons pour s'en procurer. Il trempe dans vingt affaires
louches, et roule en même temps les plus fins, comme les plus
naïfs ; c'est un maître.

       *       *       *       *       *

Un sombre soir d'hiver, une neige épaisse sous un ciel
noir d'eau-forte. Je suis venu dans un traîneau de paysan,
un traîneau large, en forme de V, pour chercher Michel
Fiodorovitch, qui s'est attardé chez le pope de N. J'entre dans
une petite pièce chaude et enfumée, après avoir traversé une
espèce de hangar ou de chambre de débarras bien close, où la
femme du pope est étendue à terre sur un mince matelas ; dans la
pièce, le pope et Michel sont en grande conversation. Ils fument
en buvant du thé. Les murs sont tapissés de gravures découpées
dans un journal illustré, dont un vieux volume traîne sur la
table, enfumé, encrassé, déchiré par des doigts d'enfants et par
des impatiences de grandes personnes. Il fait chaud. Le pope se
montre très aimable avec moi, et veut, à toute force, m'offrir
un petit verre. Je n'accepte que du thé, et il m'interroge avec
un petit clignement d'yeux souriant. Il n'est pas sot ; il a
quelque lecture, connaît les États de l'Europe, et çà et là, a
dû parcourir un journal. Mais c'est une nature vulgaire, terre à
terre, sans élans, incapable d'enthousiasme, et dont la foi est
toute mécanique : un moujik à peine dégrossi, et pas bien doué.

       *       *       *       *       *

Ivan Vladimirovitch me parlait de ce village de K. où j'ai
failli être arrêté par deux hommes noirs, en revenant de mon
voyage au pays de la famine. Dans ce village, se dresse une très
grande église en briques, dont le crépi, çà et là, tombe en
miettes, faute d'entretien. Cette église a été construite jadis
par le seigneur du bourg. Mais, pas un paysan n'y met les pieds.
Ils appartiennent à une secte dite, je crois, «autrichienne» :
l'orthodoxie ne les touche pas. Néanmoins, un pope orthodoxe vit
chez eux et fait sa quête à l'ordinaire.

L'an dernier, ce pope fut changé. Celui qui le remplaça était un
homme de mœurs sévères et simples, ne buvant jamais d'alcool, et
ne fumant pas de tabac. Au bout de peu de temps, sa conduite,
qui tranchait si vivement sur celle de ses prédécesseurs, frappa
les moujiks--et ils l'admirèrent. Vint la fête de Pâques. Au
lieu, comme ses confrères, de parcourir les _isbas_ pour faire
la quête, le prêtre resta chez lui. Les moujiks, étonnés,
l'attendirent plusieurs jours, puis se consultèrent. Quelqu'un
proposa de faire la quête à sa place, et de lui en porter le
montant ; la quête donna, le bourg étant considérable, près de
150 roubles. Ils allèrent trouver le pope.

--_Batiouchka_, dirent-ils, tu es un brave homme : tu ne bois pas
d'alcool, tu ne fumes pas, et tu fais du bien aux pauvres. Nous
avons fait pour toi la quête : tiens, prends, il y a 150 roubles.

--Mes enfants, répondit le prêtre, vous ne venez pas dans mon
église, vous refusez mes services, je n'ai donc pas gagné votre
argent : gardez-le et donnez-le à d'autres qui auront faim.

Les moujiks insistèrent, mais le pope fut inflexible.

Le lendemain, lorsqu'il fut à l'église, les moujiks vinrent
trouver sa femme.

--_Matouchka_, lui dirent-ils, notre pope est un brave homme,
mais il est têtu. Il n'a pas voulu accepter le produit de la
quête pascale. Nous savons pourtant qu'il est bien pauvre.
Tiens, prends cet argent, et soigne bien ton mari ; c'est un
brave homme, nous l'aimons, et nous ne voulons pas qu'il souffre
de la misère...

Ce trait prouve mieux, peut-être, que ne ferait une description
directe, combien peu la plupart des popes édifient leurs
fidèles. Pour que les paysans de K. aient été si profondément
touchés par l'attitude simple et digne de leur curé, il faut
que de pareils hommes soient bien rares chez eux. Aussi, dans
la Russie orthodoxe, le pope n'est-il respecté que quand il
le mérite par son caractère et son attitude _personnelle_. Le
droit au respect des fidèles ne fait pas partie des attributs
qu'il reçoit avec la prêtrise. Je ne sais pas de pays où l'on
parle plus mal du prêtre (et surtout des moines) qu'on ne fait
en Russie, dans la _sainte_ Russie. Cependant, les souples âmes
slaves ne s'effraient pas, en la matière, d'une contradiction :
entre soi, on traite les popes de filous et d'ivrognes, mais,
sans répugnance, on a recours aux services de leur ministère.
Le pope, après tout, n'est guère considéré par les paysans
comme un ministre de Dieu, mais bien plutôt, ce semble, comme
une espèce de commissionnaire qui a le monopole des choses
religieuses. Sa moralité, fût-elle douteuse, n'altère en rien la
qualité des objets dont il trafique : d'ailleurs, son commerce
est indispensable, et il n'a pas de concurrent. Les moujiks
sont d'humeur indulgente, ils n'attachent pas grande importance
à des peccadilles dont ils se rendent si souvent coupables
eux-mêmes, et puis, à tout prendre, que leur importent les vices
du voyageur de la maison, pourvu que le fabricant soit honnête ?

Un prêtre dont la conduite est édifiante et la charité soutenue,
est rare dans la campagne russe : il faut le dire, mais il
serait injuste de s'en irriter outre mesure. Le bas clergé
est, en Russie, dans un état d'infériorité dont il n'est pas
coupable, somme toute[15] : il est si pauvre ! D'après M. Anatole
Leroy-Beaulieu, deux tiers des popes sont à la charge des
fidèles et ne reçoivent pas de l'État la plus minime allocation.
Non seulement ils sont obligés de vendre à leurs paroissiens le
moindre des sacrements, et d'en débattre âprement le prix, mais,
aux grandes fêtes, il doivent parcourir le village pour faire la
quête de maison en maison. La vie est très dure pour beaucoup
d'entre eux, et leur condition est souvent humiliante parmi les
paysans dont ils dépendent jusqu'au dernier sou.

[Note 15 : Je renvoie le lecteur aux belles pages que M.
Anatole Leroy-Beaulieu a consacrées à cette question dans le
troisième volume de son admirable _Empire des Tsars_.]

Une autre raison de leur peu d'élévation morale, c'est
l'isolement intellectuel dans lequel ils se trouvent. «Vous
nous plaindriez, me disait un tout jeune prêtre de campagne,
si vous pouviez vous bien représenter ce qu'est notre vie au
village, lorsque nous y arrivons de la ville avec quelques
idées et quelques sentiments autres que ceux des paysans
qui nous entourent.» Personne avec qui s'entretenir, si le
_pomiéchtchick_ (propriétaire) voisin n'a, comme c'est souvent
le cas, d'autre souci que son blé, les cartes, et l'eau-de-vie.
Pas de livres, pas de journaux : la solitude la plus complète.
L'intelligence s'étiole vite à ce régime, et le sens moral
s'émousse. Peu à peu, ils se font paysans, ils oublient ce
qu'ils ont appris, et ils bornent leur idéal au bien-être
matériel de leur famille. Ce jeune homme disait vrai. Les popes
de campagne, quand ils ont de l'instruction et une foi éclairée,
trouvent rarement dans leur cure une société qui les soutienne.
Peu à peu, ils sombrent dans l'indifférence ou la grossièreté,
et la _vodka_ devient pour beaucoup d'entre eux ce qu'elle est
pour tant de moujiks : la suprême consolatrice.

       *       *       *       *       *

Jacob, un jeune moujik chargé des soins de l'écurie, s'est
follement épris d'un de nos chevaux, Vasca ; il le cajole, il
l'embrasse ; il lui parle, et nous assure que Vasca comprend ses
paroles. Récemment, il a pleuré parce qu'on a attelé Vasca à la
charrette où repose le tonneau qu'on va remplir d'eau potable
à la source du jardin : aller chercher l'eau, c'est une besogne
indigne du bon vieil alezan et Jacob en a pleuré pour lui.

Tantôt il abreuvait Vasca dans l'étang : je m'arrêtai près d'eux.

--Eh bien, Jacob, Vasca va bien ?

--Non, cette brute d'Ivan l'a mené trop vite.

--Comment vas-tu faire, mon pauvre Jacob, pour te passer de
Vasca, lorsque tu vas partir au régiment ? Te décideras-tu à le
quitter ?

--_Nitchévo-o-o !_ répond Jacob, de son ton nasillard et bête ;
nitchévo, Iouli Antonovitch ! Vasca est vieux ; _j'espère_ bien
que d'ici là il sera crevé.--Et il rit de son rire vague.

L'âme du moujik est dans cette réponse : cette race ne semble pas
s'être éveillée encore de son sommeil inactif ; au travers de ses
paroles transparait souvent tout un long passé de misère, et
l'on sent qu'elle caresse encore le rêve résigné qui là-bas,
tout au bout du chemin, lui montre l'oubli. On est surpris de
voir un moujik de vingt ans souhaiter, avec son rire vague, la
suprême consolation des blasés, la mort.

       *       *       *       *       *

Je chasse de temps à autre avec un paysan de notre village. Il
est, à vrai dire, ouvrier de fabrique, car il s'en va, durant
des semaines entières, prendre de l'ouvrage à façon dans une
usine du département. C'est un jeune homme de vingt-huit ans,
grand, bien pris, le visage régulier et large, avec une barbe
d'un blond clair, taillée avec quelque soin et frisottant au
menton. Ses cheveux sont coupés beaucoup plus court que ceux
des autres paysans ; c'est que Valodia, étant à la fabrique, se
croit presque de la ville, et veut le faire sentir par sa tenue.
Dernièrement, il s'est marié. Sa femme est une charmante petite
paysanne, toute gracieuse d'apparence, toute sérieuse et timide ;
quand je lui adresse la parole, elle semble gênée, et trouve
toujours un prétexte pour s'éloigner : elle n'est pas habituée
à une façon de parler polie ; elle ne se trouve bien que dans
le rôle de ménagère bête de somme qui est celui de la paysanne
russe.

Valodia connaît tous les coins de la grande forêt qui nous borde
à l'ouest : depuis l'enfance, il en examine en toute saison les
moindres touffes. Il sait où l'on trouve des lièvres, où se
tiennent les coqs de bruyère, où tombent les bécasses au moment
du passage, où les canards sauvages viennent se baigner. Nous
avons fait connaissance à la chasse, dans un petit bois isolé au
milieu de la plaine, et dans lequel, je ne sais comment, s'était
développée une compagnie de perdreaux. J'avais tué un perdreau,
une rareté dans ce canton, et j'y tenais ; seulement, il était
tombé dans un fourré où je ne pouvais le retrouver. Après avoir
longtemps cherché, je vis passer un moujik suivi d'un chien.

--Écoute, lui dis-je, je viens de tuer un perdreau ; mais je le
cherche en vain.--Un sourire entr'ouvrit ses lèvres.--Veux-tu me
suivre avec ton chien ? Il saura bien le trouver lui !

Le paysan, qui était Valodia, consentit, incrédule. Au bout d'un
instant, son chien apportait l'oiseau. Depuis ce jour, Valodia
paraît me _croire_ quand je dis quelque chose, et nous sommes
devenus amis. Il entremêle, en me parlant, le _vous_ et le _tu_ :
j'ai observé qu'il me tutoyait surtout pour affaires de chasse,
et qu'il me disait plutôt _vous_ dans la conversation ordinaire.
Cette conversation n'est en réalité qu'un mutuel interrogatoire,
car, pour un paysan, même dégourdi, l'étranger qui arrive de 3
ou 4 000 verstes, est un être trop bizarre pour qu'on puisse
comprendre et seconder l'intérêt qu'il porte aux choses locales.
Au lieu d'échanger avec lui des impressions, on l'interroge sur
son pays. C'est d'ailleurs là une des formes les plus communes
de la conversation du peuple en Russie. Entre inconnus, par
exemple, on ne s'aborde pas par des phrases banales et neutres
sur le temps qu'il fait, mais par une franche question : «Qui
es-tu ? D'où viens-tu ? Où vas-tu ? pourquoi faire ?» C'est sans
doute ainsi qu'on s'abordait au temps d'Homère. Au premier
moment, cette curiosité vous froisse ; mais peu à peu, on s'y
fait, on y trouve même un certain charme.

Le fusil dont se sert Valodia est à baguette : un peu long à
charger, mais si sérieux, et portant si bien, lorsque l'amorce
n'a pas raté ! Valodia est beaucoup plus braconnier que chasseur,
et cela se comprend, puisque la chasse est pour lui autre chose
qu'un passe-temps : un paysan russe ne consentirait pas, sans
intérêt, à marcher durant des heures à travers bois ; il aime
trop le plaisir sans fatigue pour goûter celui-là ! Comme les
lièvres abondent dans nos parages, c'est le lièvre que Valodia
sait surprendre et tirer. Parfois, nous allons, sans chiens,
sur la lisière des taillis, ou par les sentiers à peine tracés
de la forêt rare. Parfois, il racole, je ne sais trop où, un
chien hargneux qu'il amadoue d'un morceau de pain, et, à peine
entrés sous bois, ce chien donne de la voix. Valodia et son
père, un vieux tout gris, à figure longue et chafouine, m'ont
enseigné le moyen de tuer un lièvre au passage d'une allée : «Tu
le vois venir, tu l'attends, et, quand il va passer, tu siffles
un peu, comme ça ; il s'arrête brusquement, et tu le tues.»
Lorsqu'un oiseau de proie se rencontre à portée (ils pullulent
dans ce pays), Valodia m'appelle pour le tirer : d'abord, cela
me fait plaisir ; c'est, de plus, une bonne action, si je tue
l'oiseau, et puis cela lui épargne, à lui, une charge de poudre.
Aussi bien, n'est-il pas avare ; quoiqu'il vende son gibier, je
l'ai vu, un soir que nous rentrions, lui chargé de butin, moi
bredouille, m'offrir une pièce de gibier à mon choix. Et comme
je refusais, disant qu'un chasseur n'achète pas le gibier :

--Mais je ne te le vends pas, je te le donne, fit-il.

--Merci, je n'accepte pas.

--Pourquoi ? prends donc, personne n'en saura rien !

Il a dû tenir mes scrupules et mon refus pour une
incompréhensible sottise ; mais son intention m'a fait plaisir.

       *       *       *       *       *

Notre berger m'a éveillé dès l'aube, et je suis allé prendre
Valodia. Tout dormait encore au village et chez lui. Son chien
blanc est venu me caresser ; j'ai ouvert la porte de la hutte
et, dans l'enchevêtrement des dormeurs et des dormeuses,
étendus par terre, pêle-mêle et tout habillés, j'ai en vain
cherché mon compagnon. A la fin, la voix du vieux père, partie
du haut du poêle, sur lequel il était juché, m'a appris que
Valodia se trouvait dans une autre pièce. Il est là étendu,
lui aussi, par terre, tout habillé, côte à côte avec sa femme
qui dort bruyamment. Je l'éveille, et aussitôt, il se lève en
souriant. Il enfile ses bottes de chasse, vérifie les godets
qui contiennent ses munitions divisées en charges, endosse une
blouse par-dessus l'autre, passe sur son visage un peu d'eau
fraîche prise dans le creux des mains--et le voilà prêt, sa
toilette est faite. Nous partons.

Valodia sait, dans les environs, cinq ou six étangs, à divers
endroits de la forêt. Nous allons les visiter, nous courbant au
ras de terre pour les approcher sans être vus des canards. Je
tire un col vert, qui va tomber au milieu d'un étang encombré de
nénuphars.

--C'est bien ! dis-je, laissons-le là, puisque nous n'avons pas
de chien.

--_Nitchévo_, répond Valodia, tu vas voir !

En quelques secondes, il s'est déshabillé, et bientôt il me
rapporte le canard, après avoir pataugé jusqu'aux genoux dans la
vase qui lui fait des bottes boueuses. Tout en se lavant, exposé
nu à l'air piquant du grand matin, il ajoute avec une évidente
satisfaction :

--Vous voyez, un _homme russe_ ne craint pas le froid ! mais,
donnez-moi une cigarette, Iouli Antonovitch !

Cette nuance d'orgueil national, je la remarque plus en Russie
que partout ailleurs ; non, sans doute, que cet orgueil y
soit plus vif, mais l'expression en est plus naïve, ou moins
adroitement masquée. Allemands, Anglais, Français, Russes, tous
se croient supérieurs à leurs voisins : les Russes le disent
plus souvent que les autres, tout en se faisant fréquemment le
reproche d'un excès de modestie. Cet orgueil national des Russes
n'a pas, d'ailleurs, de formes pénibles pour les étrangers ;
le plus souvent, c'est la force, l'endurance, la bravoure, la
piété, qu'ils croient supérieures chez eux à ce qu'elles sont en
Europe ; plus rarement il s'agit des qualités intellectuelles.

... Après avoir inspecté des étangs frisés de rides sous la
brise matinale, après avoir fureté par les genévriers sur
lesquels planait une buée transparente, après nous être coulés
entre les touffes d'une coupe de dix ans, dont les branches,
poussées dru et en tous sens, nous égratignaient au passage, la
pluie vint à nous surprendre.

--Si nous allions chez Siméon ?

Siméon est un vieux moujik qui fait fonction de gardien dans une
forêt de Michel Fiodorovitch. C'est un très grand vieillard, aux
yeux perçants, au front haut, sous ses cheveux blancs lustrés :
un des paysans les plus intelligents que je connaisse dans ces
parages.

--Bonjour, _grand-père_ ! Nous venons te demander abri.

Et nous entrons, courbés sous la porte basse, dans l'_isba_
chaude où le vieillard vit avec sa femme infirme. L'_isba_ est
assez spacieuse : une antichambre qui sert de débarras, une
première pièce, dont la moitié est occupée par un énorme poêle
en maçonnerie, et une seconde pièce qui sert de salon et de
chambre à coucher. Tout au fond, se voient deux lits formés de
planches ajustées sur des supports, et recouvertes de peaux et
de vieux habits : un vrai nid à vermine.

Pendant que nous prenons place sur un banc, Siméon a déjà empli
d'eau le samovar ; puis il a allumé des brindilles de bois qu'il
a jetées dans sa cheminée de cuivre ; il y a ajouté quelques
charbons puisés à deux mains dans un seau ; puis, il a coiffé la
minuscule cheminée d'un petit tuyau de poêle qui s'adapte à un
appel d'air ; en peu de minutes, le samovar bout, et lance par
sa soupape un grand jet de vapeur : le voilà posé sur la table.
Tandis que nous échaudons la théière, Siméon est allé chercher
une miche de pain noir et des champignons qu'il appelle, si j'ai
bien entendu, des _volnouchkis_.

--Ce n'est pas pour vous, _bârine_, ces champignons-là : vous ne
pourriez pas les manger !

Siméon, Valodia et la vieille infirme s'extasient à me voir, en
dépit de leurs craintes, me régaler de _volnouchkis_.

--Ce n'est pas possible, Iouli Antonovitch, que vous puissiez
manger cela ; c'est bon pour des moujiks... Tenez, piquez donc
celui-ci, celui-là encore, et ce petit noiraud ! Mangez, mangez,
ne vous gênez pas !

Valodia et moi, armés chacun d'une fourchette, piquons
fraternellement, à même le plat de champignons. Nous causons. De
chasse, d'abord : y a-t-il du gibier dans cette zone de la forêt ?
Puis, de mon pays. Me montrant un couteau, Valodia me dit : «Nous
avons trois mots pour désigner cela ; et, vous n'en avez qu'un :
_Messer._»

--C'est là un mot allemand, Valodia : or je ne suis pas Allemand,
moi, je suis Français.

Valodia ne comprend guère, car pour lui qui a touché la vie
d'usine, le mot russe _némiets_ (étranger, ou allemand) ne
désigne personne autre que ces Allemands qui possèdent tant de
fabriques dans la province. Mais Siméon intervient.

--Non ! non ! dit-il, ce n'est pas la même chose : j'ai vu des
Français, moi, en Crimée.

--Tu étais à Sébastopol, _diédouchka_ ? (petit grand-père).

--J'y étais ! Et Siméon nous raconte en mots rares et mesurés
ses impressions du siège. Il en a surtout vu la misère, la
souffrance endurée ; il ne parle pas du sentiment du danger.

--Tu aimes mieux être ici que sous la pluie de balles, hein,
grand-père ?

--_Nitchévo !_ j'étais jeune alors, répond Siméon avec un faible
sourire énigmatique.

--Ils se battaient bravement, ces Français ? demande Valodia,
que le récit du vieillard intéresse, et qui reste bouche bée,
attendant la réponse, sa soucoupe pleine de thé, soutenue en
équilibre sur les cinq doigts réunis en forme de coupe.

--Bravement ! fait Siméon, redevenu sérieux ; bravement ! je dois
le dire.--Et, comme ça, maintenant, vous voilà devenus nos amis,
à ce qu'on dit ? fit-il, se tournant vers moi.

--Mais oui ! à ce qu'il paraît.

--La Russie est forte, l'homme russe est fort ! conclut Siméon...
Puis il reprit : Ça coûte cher, pour venir de chez vous ici ?

--100 roubles à peu près.

--100 roubles ! et autant pour retourner ! avec cela, nous serions
riches, nous... Et chez vous, les paysans sont habillés comme
nous ? Et leur nourriture ?... Pourquoi êtes-vous venu ici ? vous
êtes parent de Michel Fiodorovitch ?...

Sous ce flot lent de questions, auxquelles je réponds de mon
mieux, je bois mon thé par intervalles, n'usant, par discrétion
vis-à-vis de mon hôte, que d'un tout petit morceau de sucre
que je tiens entre les dents. Dans cette _isba_ chaude et
tranquille, autour de laquelle la forêt s'enveloppe d'une
brume grisâtre striée de pluie, j'éprouve entre ces deux hommes
simples une pénétrante sensation de bien-être. Physiquement
et moralement, ce sont tous deux de beaux représentants de la
race grande russienne ; inégalement intelligents, sans doute,
mais sobres tous deux, ne buvant pas d'alcool, bons ouvriers,
honnêtes, respectueux du bien d'autrui. Ce vieillard surtout
m'attire, avec sa belle tête blanche, où l'expérience et la
misère d'un demi-siècle écoulé depuis son adolescence, n'ont
pas creusé une ride de douleur ou de mauvaise passion ; et
aussi avec ses yeux clairs et droits, où se lit cette bonté
sérieuse, mais non pas banale, qui ne livre sa compassion qu'à
bon escient. Ce blanc vieillard, qui vit là tout seul au fond
de la forêt, entre sa femme infirme, son chien, et son icône
dévotement éclairée, me pénètre d'admiration. Tout est mesure
chez lui ; mais, derrière sa prudence, veille la charité, comme
chez tant d'autres l'égoïsme. Certes, nous n'avons guère d'idées
communes : sa longue expérience, il l'a amassée grain à grain,
au cours d'une longue vie, au milieu des villages tranquilles
et des calmes travaux des champs ; mon peu d'expérience à moi
vient d'observations faites au milieu d'une vie bourdonnante
et d'une société qui tourbillonne. Ce qui chez lui est venu
naturellement, sans effort, est chez moi l'effet d'un hâtif
travail d'abstraction : de là, sans doute, la tranquille
expression de son regard, tandis que nous autres, inquiets,
nous courons la vie sans fixer nos yeux. Pourtant, je sens que
j'aimerais à venir souvent causer dans sa cabane et qu'il ne
s'y refuserait pas. Qu'y a-t-il donc, au fond, de commun entre
nous, qu'est-ce qui nous attire l'un vers l'autre, et nous
retient, sinon cette simplicité du cœur qui lui est naturelle,
et vers laquelle son influence m'incline ? En quittant la cabane
sous le ciel éclairci, j'ai eu, après cette visite à Siméon,
l'impression d'étonnement joyeux qu'on éprouve, quand, au milieu
d'une collection de pièces usées, noircies, souillées par
l'usage, on en trouve inopinément une, du même millésime, qui
s'est, par un hasard de circulation, conservée neuve et pure.

       *       *       *       *       *

Notre voisin, le _Prince_, est venu tantôt chez Michel
Fiodorovitch ; je suis descendu faire sa connaissance. C'est un
colosse à petite tête, avec des traits fins, une poitrine bombée
en cuirasse, et de petites mains blanches de femme grasse. Il a,
parmi cette bourgeoisie, un air un peu froid et retenu ; aimable,
certes, mais avec une réserve. Cette nuance de fierté, dernier
vestige d'un orgueilleux passé, ne me déplaît pas, chez un
représentant de cette aristocratie russe qui perd peu à peu ses
privilèges et sa fortune.

Comme tant de _pomêchtchiki_ (propriétaires ruraux) de la
noblesse, le Prince (_Kniaze_) C. a débuté dans l'armée.
Puis il s'est retiré, aux environs de la trentaine, dans son
bien mutilé, qu'il fait valoir. C'est un homme doux, avisé,
accueillant. Il prend à cœur, et non sans raison, son rôle de
propriétaire, et, ce qui en ce moment l'intéresse par-dessus
tout, ce sont les questions de culture. Il sent bien qu'il y a
d'autres choses à tenter que ce que ses ancêtres ont fait depuis
des siècles sur la terre qu'ils lui ont léguée appauvrie. Mais,
pour tenter du nouveau, il faudrait un capital de réserve ;
c'est ce qui lui manque le plus. Des hangars, dans sa ferme,
sont éventrés ; l'aile principale de sa maison menace ruine, et
il ne la répare pas. Faute d'argent, il est forcé de continuer
à produire du seigle ; mais le prix du seigle baisse chaque
année. Le prince Ivan Serguiévitch se débat entre les mailles
d'un réseau qui, chaque année, le serre de plus près : les
propriétaires du voisinage s'y débattent comme lui, mais avec
plus d'indifférence ou de mollesse.

Dans le gouvernement de Moscou, où nous sommes, la terre n'est
pas particulièrement fertile, et les récoltes sont maigres.
En outre, le voisinage d'une capitale et d'un grand centre de
fabriques y fait monter le prix de la main-d'œuvre. En suivant
la routine séculaire, la plupart des _pomêchtchiki_ de notre
canton marchent à la ruine, puisque leur production, d'année
en année, leur coûte plus cher et leur rapporte moins. Peu à
peu, ils verront les paysans enrichis, les marchands et les
accapareurs de toute sorte, leur arracher la terre, sillon par
sillon. Les paysans n'ont pas, en effet, ce train de maison qui
tue les propriétaires ruraux ; quant aux marchands, ils possèdent
ailleurs une source de revenus.

D'autre part, le voisinage de la grande ville et la proximité
d'une gare de chemin de fer constituent, ne l'oublions pas, un
grand avantage ; le rapide écoulement des produits agricoles
est assuré par là. Seulement, il faudrait, pour profiter de
ces avantages, que les propriétaires se fussent transformés en
même temps que la grande ville marchande ; il leur eût fallu
comprendre que l'ouverture des voies ferrées amènerait bientôt
sur le marché, à des conditions très avantageuses, les grains
des provinces lointaines. Le prix de la main-d'œuvre qui écrase
leur production, la fertilité limitée de leur terre, ne sont
plus compensés par leur proximité du centre, depuis que les
chemins de fer suppriment en partie l'éloignement. Il leur eût
fallu modifier leur exploitation, à mesure que cette ligne
ferrée s'étendait plus avant dans le sud ; au lieu de cela, ils
s'en sont tenus à la routine séculaire : beaucoup par incurie,
beaucoup par ignorance, beaucoup faute de capitaux.

Pour profiter du voisinage de la ville, il faudrait produire
ce que les provinces lointaines ne peuvent pas produire, ou ne
peuvent pas amener à temps sur le grand marché : du laitage, des
légumes. Seulement, pour un grand nombre de vaches, il faut des
pâturages étendus et une main-d'œuvre considérable. Il est vrai
qu'en revanche, un grand troupeau fournira beaucoup de fumier,
permettant de cultiver des légumes. Pour la transformation de
la culture routinière actuelle en une culture raisonnée et
intensive, il faut une première mise de fonds qui nécessite, en
dehors du bien, un capital liquide. Malheureusement, quand un
propriétaire russe a, en dehors de son bien, quelques milliers
de roubles disponibles, il s'empresse de les dépenser. Recourir
aux banques de crédit et aux hypothèques, c'est se ruiner à bref
délai.

Voilà ce que sentent fort bien Ivan Serguiévitch et Michel
Fiodorovitch ; mais, tandis que le second bien que plus jeune,
s'est déjà résigné, et s'est livré pieds et poings liés à sa
destinée, le _Prince_, au contraire, voudrait lutter ; il le
dit du moins.--La pomme de terre pousse fort bien en certains
endroits : si l'on essayait de la produire en grand ?

--A Moscou, répond Michel, nous ne saurions la vendre, puisque
les maraîchers qui ont, aux portes de la ville, d'immenses
champs de pommes de terre, suffisent à la consommation. Quant
à la prochaine usine d'amidon, elle a ses fournisseurs, et
refusera nos produits.

--Mais les choux ! reprend Ivan Serguiévitch. Vous savez l'essai
que j'ai fait, et comme ils prospèrent ici. Que n'essayez-vous ?
La vente en est assurée à la ville.

--Bah ! les moujiks me les voleraient, et je perdrais tout...

Et j'entends recommencer l'antienne tant de fois reprise : «Le
prix du seigle baisse, les prétentions des ouvriers augmentent :
où allons-nous ? où allons-nous ?»

Pour changer quelque chose à ces cultures, il faudrait un
homme instruit, intelligent et de volonté ferme. Il ferait une
enquête sérieuse, pour ne pas s'engager à la légère ; puis, ses
informations prises, s'il avait à sa disposition un capital
de départ, il transformerait du coup son exploitation ; si, au
contraire, l'argent lui manquait, il réduirait ses dépenses,
changerait son train de maison, vivrait de peu pour commencer,
et petit à petit entamerait l'affaire. En un mot, ce qu'il
faudrait ici, ce n'est pas un Russe, mais un Allemand...
Patience ? l'Allemand viendra peut-être[16]...

[Note 16 : Cette boutade n'a pas toujours été bien comprise :
j'ai voulu dire seulement qu'on verrait peut-être quelques
propriétaires allemands s'installer dans ces parages. Or, pour
l'une de ces terres, ma prédiction s'est réalisée.]

       *       *       *       *       *

Serpoukhof, une sorte de sous-préfecture, et 30 kilomètres de
chez nous : moitié ville, moitié village, avec des faubourgs de
masures en bois qui se perdent sur des confins indécis, parmi de
sablonneux terrains vagues. Elle est située, comme il convient
à toute bonne ville russe, à trois kilomètres de la gare qui
la dessert, et à une demi-lieue du fleuve qui l'arrose. Son
intérêt pour nous est de posséder le bureau de poste dont nous
dépendons, et l'officier de police, l'_ispravnik_ dont nous
sommes les administrés.

Après une demi-journée passée à errer en petit fiacre découvert,
sous un soleil brûlant, par ses rues montueuses et ces environs
dénudés, où la roue enfonce dans le sable fin, le souvenir qui
me reste de la ville est une impression de blanc. Seulement,
je serais fort empêché de la justifier dans le détail, car,
en reprenant mes souvenirs un à un, je ne retrouve que des
couleurs mêlées : trois ou quatre très jolies petites églises,
blanches avec des toits verts, ou grises avec des toits blancs,
au-dessus desquels s'épanouit une floraison de bulbes dorés
qui étincellent au soleil. Puis encore, la place du marché,
bossue, caillouteuse, empoussiérée, bordée de grandes bâtisses
en briques rouges et blanches, d'un effet cocasse et charmant.
Enfin, sur tout cela, peuplant l'air de taches tour à tour
sombres et claires, et de vols, qui parfois, jettent de l'ombre
comme un nuage, des centaines de corbeaux gris et des milliers
de pigeons, tourbillonnent, se posent, se lèvent avec un
bourdonnant frémissement d'ailes.

On m'a fait visiter du haut en bas une grande fabrique
d'indienne qui occupe 5 000 ouvriers. Nous avons suivi par
étages les transformations du fil, d'abord tordu, puis tissé,
puis devenant une longue bande de toile qu'on lessive, qui passe
ensuite au séchoir, puis à la teinture, puis sur des rouleaux de
cuivre qui y impriment des dessins et des fleurs.

Les ouvriers diffèrent beaucoup entre eux : le travail des uns
est doux, celui des autres, par exemple de ceux qui restent
demi-nus dans les étuves, le visage cramoisi, et le corps
couvert de sueur, au milieu des courants d'air, est accablant,
et fait pitié. Pourtant, chez tous, on retrouve le même type de
moujik décrassé et affiné. Ce sont bien les mêmes hommes qu'au
village, mais avec quelque chose de plus léger dans l'attitude,
de plus pâle dans la physionomie, de plus hardi et de moins
franc dans le regard. Il y a là déjà quelques bellâtres d'usine,
avec une jolie raie au milieu du front, et une sorte d'élégance
canaille. Assurément, ces derniers ne valent pas grand'chose,
mais je ne crois pas surprendre dans leurs yeux l'expression
de haine sourde tant de fois remarquée en visitant des usines
d'Occident. Quant aux femmes et aux jeunes filles, elles
sont lamentables d'asservissement, d'hébétement et de cynique
flétrissure.

Serpoukhof est un grand centre usinier : on peut se faire idée de
l'influence qu'exercent les ouvriers sur une ville de 25 000
habitants, et sur la campagne d'alentour.

       *       *       *       *       *

--Dites-moi, Iouli Antonovitch, chez vous, en France, y a-t-il
des champignons ?

--Assurément ?

--Oui ! mais vous n'avez certainement pas de _champignons blancs_ !

Le champignon blanc (une variété de cèpe) croît au pied des
bouleaux : pour cette raison, les Russes le considèrent comme
un bien national, et n'admettent pas qu'il en existe, en
dehors de leurs frontières, une espèce aussi succulente. Avec
les choux et les concombres, les champignons font partie de
toute alimentation vraiment russe, et tous en sont, là-bas,
extrêmement friands. C'est, au village, une des grandes
occupations de l'été finissant, que d'aller au bois faire la
cueillette des champignons, et l'on s'y accoutume de si bonne
heure, qu'il n'est bambin de sept à huit ans, qui ne sache
distinguer les espèces comestibles des vénéneuses. Durant
plusieurs semaines, les forêts se remplissent de femmes,
d'enfants et de vagabonds qui, munis de corbeilles, cueillent le
précieux cryptogame ; si l'on est en chasse, on rencontre parfois
des hameaux entiers en tournée par les taillis, se hélant de
temps à autre pour ne pas s'égarer, riant, chantant parfois,
mais avares de leur temps, et ne s'arrêtant guère à faire la
causette.

Les immenses forêts dont est couverte la Russie du Nord et de
l'Est regorgent de champignons : il en pousse sous tous les
arbres et sous les moindres buissons, parmi la mousse. C'est là,
pour les populations rurales, un garde-manger, en même temps
qu'une source de profits. Le champignon est, en effet, très
nourrissant ; en outre, étant _maigre_, il constitue le fond
de la nourriture des paysans durant les interminables jeûnes
de l'église orthodoxe : les gens pieux, certains moines, par
exemple, entre autres ceux du couvent de Solovietzk, sur la Mer
Blanche, s'en nourrissent toute l'année. Pour conserver leur
récolte de champignons, les paysans les disposent sur de petites
planchettes, et les font sécher au four : le chapeau et la tige
se racornissent ; on les trie alors, et on les perce d'une
ficelle, puis on les suspend aux solives du plafond, en lourds
chapelets, qui diminuent chaque semaine.

Les habitants des villes et ceux de la plaine déboisée ne
goûtent pas moins les champignons que ne font les paysans du
nord. Ils sont contraints d'en acheter. On estime à une dizaine
de millions de francs la somme que rapporte ainsi aux paysans
forestiers la récolte de champignons d'une année moyenne.

       *       *       *       *       *

J'ai sous les yeux un paysage russe bien caractéristique : une
plaine immense, toute plate, sans couleurs, infiniment triste et
monotone ; puis, tout à l'horizon, la silhouette blanche et verte
d'une petite église qui prie au-dessus d'un invisible hameau
de huttes. Je comprends l'affection que gardent à l'église
la plupart des moujiks. Dans l'infinie grisaille où leurs
yeux ne trouvent rien, le petit clocher aux couleurs fraîches
attire leur regard, le fixe et le console. Quand je suis las,
et incertain de la route, j'éprouve, moi aussi, une tendresse
pour la petite sentinelle blanche et verte qui se dresse sur
l'écrasant infini de l'horizon morne : il me semble qu'elle est
amie et accueillante ; j'y vois comme un sourire de la plaine
grise.

       *       *       *       *       *

Je sais près d'ici, sur le plateau, une chapelle, que j'ai
découverte peu de jours après mon arrivée, et que je ne puis
revoir sans émotion. C'est par delà les bois. Au milieu d'un
champ, à une verste d'un pauvre village, se dresse cette
église très humble. Sans doute, on n'est pas assez riche
pour la peindre, et pour habiller ses murailles en bois : les
planches en sont nues, brunies par la pluie et la neige, qui les
pourrissent lentement, sous la garde d'un petit dôme surmonté
de la croix grecque. Comme on prierait dévotement, dans cette
chapelle inconnue, si petite dans l'immensité du plateau, et si
glorieuse, à force d'être chétive en face de la nature colossale
qui l'encadre ! Comme on y prierait ardemment ! Mais la religion
orthodoxe ne semble pas mêler à ses prières la poésie de la
méditation.

       *       *       *       *       *

De temps à autre, le dimanche, je vais à l'église de N. Elle
est toute petite, étayée par des piliers, coupés en son milieu,
comme toutes les églises russes, par une paroi ornée de tableaux
saints, l'_iconostase_. Au milieu de cette paroi, la _porte
sainte_ donne accès dans le sanctuaire où le sacrifice de la
messe s'accomplit loin des yeux des fidèles ; par intervalles,
ces portes s'ouvrent pour laisser passer le pope, notre joyeux
voisin : il m'en impose presque alors, par la majesté de son port
de tête et de ses longs cheveux répandus sur son étole, d'une
étoffe rigide lamée d'argent. Tous les fidèles sont debout et
prient à leur façon, par des signes de croix et des révérences.
Je n'aime pas cette dévotion de gestes ; je la trouve trop
machinale ; je me sens incapable d'y retrouver l'âme ardente de
la prière.

       *       *       *       *       *

Me voici de nouveau dans le gouvernement de Nijni-Novgorod, près
d'Arzamas, une ville morne, peuplée d'églises et de couvents.
Mon _tarentass_ avance lentement sur une route que la pluie a
tout engluée ; il fait un temps de juillet pluvieux : chaleur
lourde, sous des nuages à fleur de terre qui, dans le gris,
suintent des gouttelettes.

Arrivé avant le lever du maître de la maison, Ivan
Vladimirovitch, que je ne connais pas, et pour qui j'ai une
lettre de G. qui, lui-même, ne l'a vu qu'une fois--j'ai
tranquillement demandé une chambre pour faire ma toilette, ôter
mes bottes et ma chemise rouge. Ivan Vladimirovitch paraît sur
ces entrefaites : l'hospitalité russe est telle, à la campagne
surtout, qu'il eût été extrêmement surpris et mécontent, si je
ne m'étais pas aussi rapidement mis à l'aise dans sa maison.
Il me surprend dans le moment qui sépare mon costume de route
de mon costume de ville, et dans ce simple appareil, je fais
connaissance avec un des plus aimables hôtes et des plus gais
compagnons que j'aie eus dans ce pays.

Ivan Vladimirovitch est gentilhomme terrien et _zemski
natchalnik_ (chef de district rural). Petit, d'un blond roux,
les yeux pétillants de malice accueillante ; un esprit fin, orné
et qui observe. Bientôt, je fais connaissance avec sa femme
et sa sœur, la première souriante et toute en dehors ; Mlle
Stéven, au contraire, sérieuse et concentrée en elle-même.

Notre vie, conforme en apparence à celle que je mène d'ordinaire
aux environs de Moscou, en est, en réalité, très différente par
la qualité intellectuelle de ce milieu nouveau. Peut-être la
campagne y perd-elle un peu, mais que la conversation y gagne !
Je trouve que le parc, avec sa grande pièce d'eau, est pour moi,
ici, une promenade suffisante : c'est un prétexte pour ne pas
m'éloigner trop de la maison. Même liberté qu'hier, mais je me
sens retenu par d'invisibles liens qui sont doux, et je sacrifie
de moi-même, sans regret, une partie de cette liberté.

On aime ici se coucher tard : notre souper a lieu entre une et
deux heures du matin, nous causons longtemps après ; de la sorte,
notre journée ne commence guère que vers onze heures ou midi.
Mes hôtes n'ont pas voulu s'adapter sans restriction à la vie
de campagne ; en vrais Russes, ils aiment à se lever très tard.
Au moins, leur innocente manie est-elle favorable aux longs
tête-à-tête, à la lecture, à la musique, à la vie de société,
que d'ordinaire la campagne désagrège.

       *       *       *       *       *

J'ai causé longtemps au parc, sous la charmille avec Mlle
Alexandra Alexievna Stéven. Nous avons d'abord échangé des
souvenirs d'Allemagne, quelques visions de Dresde avec ses
trésors d'art, son beau fleuve et ses montagnes. Puis,
insensiblement nous nous sommes mis à causer du peuple russe.
Alexandra Alexievna aime les humbles d'un amour profond et
concentré, comme l'est sa propre nature. Elle aime le peuple
parce qu'il est pauvre et parce qu'elle le croit bon ; elle
est persuadée de l'efficacité de ses efforts pour jeter un
peu de lumière et d'apaisement sur la misère de ces êtres
primitifs. Puis, elle me parle du comte de Tolstoï et de sa
campagne de régénération morale, à laquelle, de tout cœur, elle
se voudrait associer. Au travers des brochures du grand Liov
Nikolaévitch, repensées par elle et augmentées de tous ses
songes humanitaires, elle conçoit un vaste plan de révolution
chrétienne, faite de tolérance mutuelle, d'amour du prochain
et d'infinie bonté. Ses yeux, où brille une belle flamme
d'intelligence, s'allument à cette idée, et sa voix a un
tel accent, que, pendant une minute, j'ai cru moi-même à la
réalisation de son rêve généreux.

Alexandra Alexievna n'est pas un apôtre qui se laisse griser
par ses paroles, et à qui l'éloquence tienne lieu d'action. Je
suis étonné de voir de quelle trempe est la volonté de cette
jeune fille, et de quelle ardeur son dévouement. A son avis,
tout ce qu'on tentera pour améliorer le sort des moujiks, ne
sera rien sans l'école. C'est l'école qui doit jeter dans
ces cœurs primitifs le premier ferment de vie consciente.
Comme je lui objecte l'exemple de civilisations plus mûres où
l'instruction n'a eu pour effet que de développer l'égoïsme, et
de lui donner des armes, elle me répond : «C'est parce que, dans
ces pays, l'instruction a voulu marcher sans le secours de la
religion.» Je n'oserais pas affirmer que sa religion à elle soit
de la pure forme orthodoxe ; qui pourrait d'ailleurs oser une
affirmation au sujet de la nuance religieuse du Russe même le
plus pieux ? L'orthodoxie grecque, si prodigue de formes, semble
laisser à ceux de ses fidèles qui sentent et qui pensent, une
certaine latitude d'interprétation. Pour Alexandra Alexievna, la
religion paraît être quelque chose à la fois de plus sublime et
de plus humain que ce qu'elle est pour le commun des fidèles.
La foi qui, pour elle, doit _guider_ notre vie, ne va pas
sans la charité qui doit _remplir_ cette vie et lui donner un
but. L'amour du prochain se présente ainsi, non plus comme un
corollaire de l'idée chrétienne, mais comme une fin à réaliser.
Et chez elle, cet idéal d'humanité est, chose rare, absolument
exempt de bigoterie.

Sans doute, si l'amour du peuple qui fleurit dans le cœur de
cette jeune fille, s'allie à tant de douceur et de simplicité,
c'est que toutes ses idées sont bien venues de son propre fond
et non pas d'une imitation étrangère. Elle m'a parlé de Léon
Tolstoï ; mais comme elle est loin de tels disciples du grand
écrivain, de ceux qui obéissent à la lettre de sa prédication,
et qui deviennent aussi intolérants, aussi durs dans leur
nouvelle foi humanitaire, que les pires inquisiteurs du Moyen
Age l'étaient dans leur foi catholique ! Chez elle, la théorie,
au lieu de tuer le sentiment de la vie, l'a, au contraire,
fortifié en l'épurant. C'est qu'elle agit de tout son cœur,
tandis que tant de sectaires du grand Tolstoï n'agissent que par
raison démonstrative et au nom d'un _principe_. La célébrité
de Tolstoï a peut-être plus nui à la cause de la charité en
Russie, qu'elle ne l'a servie ; trop de cœurs émus par sa grande
voix n'ont point compris qu'il ne prêchait pas un Évangile, et
qu'il n'entendait donner ni formules, ni règles de conduite ; ils
l'ont copié extérieurement et n'ont fait ainsi que dessécher sa
doctrine, au lieu de la féconder par l'action. La Russie produit
naturellement à tous les rangs de la société beaucoup de ces
âmes que la souffrance attire et qui ont soif de dévouement :
elles auraient suivi leur pente sans les brochures de Tolstoï ;
ces brochures n'auront peut-être pour effet que de rendre
quelques-unes d'entre elles fanatiques au rebours.

Alexandra Alexievna n'a pas seulement fondé une école dans le
village où elle habite : elle a peuplé de classes primaires les
hameaux du voisinage ; voilà que tout récemment s'est ouverte
la trentième école qu'elle a fait sortir des ténèbres de la
campagne. Ses moyens sont très limités, mais il lui faut si peu,
quand le conseil d'un village consent à l'aider, et quand on lui
prête une _isba_, où chaque famille, à tour de rôle, apporte,
l'hiver, la brassée de bois qui sert à chauffer l'énorme poêle !
Elle a commencé modestement : l'idée de fonder une véritable
école ne lui est venue qu'après avoir constaté avec quelle
impatience d'apprendre les enfants du voisinage se réunissaient
autour d'elle. Le premier pas fait, elle s'est vue sollicitée
par des villages voisins. De proche en proche, son œuvre a
gagné, et les paysans des environs ont pu apprendre à lire[17].
L'œuvre de Mlle Stéven a pris une telle extension, qu'on a
commencé d'en parler en Russie, et que la très modeste jeune
fille qui l'a entreprise, a pu devenir l'occasion de discussions
passionnées[18].

[Note 17 : Une de ces écoles a même été entretenue quelque
temps avec des secours que des Français charitables m'avaient
prié de faire parvenir jusqu'ici.]

[Note 18 : Après l'avoir soutenue, l'autorité ecclésiastique
a fini par interdire à Mlle Stéven l'exercice de
l'enseignement !]

La question des écoles est une des plus graves parmi celles qui
préoccupent la Russie éclairée. D'un bout à l'autre de l'empire,
des hommes et des femmes unissent leurs efforts pour jeter un
rayon de lumière parmi le _tchiorni narod_, le _peuple noir_ des
campagnes. En apparence, tous sont d'accord sur ce point, depuis
le comte Tolstoï jusqu'à M. Pobiédonostsef, Haut Procureur du
Saint Synode, ancien précepteur et conseiller favori d'Alexandre
III. Mais, conservateurs et libéraux ont beau paraître unir
leurs efforts sur ce domaine commun, en réalité, les discussions
sont vives sur ce prétendu terrain neutre, et les luttes y sont
ardentes.

Oui, tous sont d'accord pour dire qu'il faut instruire le
peuple, mais ils se querellent sur le but et sur le moyen.
Peut-être ceux qui ont conseillé à Alexandre III la réaction
religieuse qui caractérise son règne, eussent-ils préféré
laisser les paysans dans leur séculaire ignorance. Mais, d'une
part, le caractère du tsar était plus généreux que celui de
ses conseillers, et il se fût opposé, je pense, à un système
d'obscurantisme méthodique. D'autre part, les conservateurs
à outrance ont bien compris que s'ils n'entreprenaient pas
eux-mêmes l'instruction du peuple, d'autres s'en chargeraient
à leur place, publiquement ou secrètement. Ils ont compris que
le plus sûr moyen de conserver leur influence morale sur la
population illettrée était de prendre en mains son éducation
intellectuelle, afin de la conduire ensuite dans telle direction
qu'il leur plairait. Il y a donc, en dépit de toute réaction, un
système d'écoles officielles.

Il serait téméraire d'affirmer que le but principal de ces
écoles soit le désir d'arracher le peuple à l'ignorance ; elles
ont avant tout un caractère offensif ; elles font partie d'une
tactique gouvernementale ; au lieu d'avoir été établies _en
faveur_ des pauvres, elles semblent bien avoir été surtout
dirigées _contre_ le mouvement libéral. Aussi sont-elles
éminemment religieuses ; tout l'enseignement y est subordonné aux
notions d'histoire sainte que l'on donnera aux enfants, et aux
maximes de loyalisme qu'on tâchera de leur faire retenir ; peu
importe que leur intelligence ne se développe que médiocrement,
pourvu qu'ils soient en état de louer Dieu selon les rites, et
qu'ils donnent au tsar le tribut de respect et de reconnaissance
auquel il a droit. Tel est, résumé avec toute la modération
possible, le caractère des écoles dites _tserkovno-prikhodskia_
(religieuses et paroissiales).

A l'autre extrémité de la chaîne politique, on aime les écoles
beaucoup plus sincèrement, mais non sans une arrière-pensée
d'intérêt. Pour les libéraux avancés, instruire le peuple, c'est
l'amener au libéralisme. Tant qu'il est ignorant, il supporte
sans murmurer la plus lourde oppression. Qu'il s'instruise,
qu'il apprenne à lire, et il entrera en communion d'idées avec
la partie pensante de la nation ; il comprendra qu'il n'occupe
pas le rang auquel il a droit, il sentira une gêne là où,
jusqu'ici, son joug ne lui avait point pesé : or la gêne, «c'est
le principe du mouvement».

Entre ces deux tendances opposées se placent une infinité de
nuances auxquelles correspondent autant d'écoles. L'initiative
privée qui, en matière d'instruction primaire, a un vaste champ
où s'exercer, met dans toutes ses entreprises le caractère
spécial de sa conviction. Le mal n'est pas si grand, après tout.
En dépit de tous ces tiraillements, les enfants apprennent les
éléments ; l'instruction la plus humble, mais aussi la plus
solide, se diffuse et se fixe parmi eux. Quand, plus tard,
ils auront des livres, le temps fera son œuvre lentement,
mais sûrement, en dehors et au-dessus de toutes les factions
politiques.

Il y a en Russie des ennemis déclarés de l'école primaire : il
se trouvent en général dans le déchet de la haute aristocratie.
Il y a quelque temps, par exemple, un neveu du plus grand poète
russe, un certain M. P., noble seigneur et _predvoditiel_
(président) de la noblesse dans un canton du gouvernement de
Nijni-Novgorod, est devenu tristement célèbre par une lettre
dans laquelle il déclarait à un ami que «grâce à ses efforts,
dans l'école dont il était curateur, le nombre des élèves était
tombé de 60 à 40, et qu'on finirait bien par n'en plus avoir».
Mais les exemples d'un tel cynisme sont rares, et ne s'allient
jamais qu'à une profonde inintelligence ou à de bas calculs.
C'est un honneur pour la Russie que la faveur dont jouit dans
la société la question scolaire. Dès qu'une famille éclairée
n'est plus uniquement préoccupée de ses grossiers instincts de
jouissance, elle donne ses soins à une école. A la campagne, les
femmes cherchent là une dérivation à l'ennui ; à la ville, ce
sont surtout les hommes qui travaillent pour l'école, mettant
de leur argent, de leur temps et un peu de leur cœur dans cette
œuvre si obscure et si belle.

       *       *       *       *       *

Un ami d'Ivan Vladimirovitch avait prêté à un moujik fort
intelligent une traduction du _Looking backward_[19] de Bellamy ;
il se demandait quel effet allait produire sur un paysan
cette rêverie socialiste. Le paysan est venu rendre le livre
aujourd'hui après l'avoir gardé six mois. J'étais là.

[Note 19 : Traduit en français sous le titre de : _En l'an_
2000.]

--Eh bien, Vasili, demanda mon hôte, es-tu content ? (_Khorocho,
chto li ?_)

--Oui, oui, très content ! (_nitchevo khorocho_).

--Voyons, qu'en dis-tu, de ce livre ?

--Eh bien, Ivan Vladimirovitch, fit le vieux moujik, après un
moment de silence, eh bien ! c'est la vraie vie chrétienne :
ils vivent chrétiennement, ces gens-là (_oni jivout po
khristianski_) ! Nous sommes des pécheurs, nous autres, nous ne
vivons pas comme il faut...

Il ne faut pas entendre par là que ce paysan russe fût prêt à
suivre le premier communiste venu. Mais ce tableau enchanteur
d'un idéal socialiste avait agi sur son imagination. Fort
incapable apparemment de comprendre et d'apprécier cette vie
urbaine que Bellamy décrit avec des couleurs si riantes, le
paysan avait sans doute médité sur l'idée plutôt que sur les
détails du roman. Il l'avait adaptée, _mutatis mutandis_, à la
vie russe, et trouvait tout à fait conforme aux intentions de la
Providence et à l'esprit chrétien, un partage rigoureux _de la
terre_ entre le _pomêchtchik_ (propriétaire) et les moujiks. Les
paysans russes ont une peine infinie à comprendre que la terre
ne leur appartient pas tout entière ; ils se résignent devant le
fait : mais je doute qu'on leur puisse faire admettre qu'en droit
un propriétaire puisse posséder à lui seul 10 000 hectares
de terre, tandis que tout un village de 300 feux ne possède pas
le quart de cette superficie. Aussi, dès qu'un événement un peu
considérable émeut la quiétude des villages, voit-on chaque
fois se répandre avec persistance le bruit d'un nouveau partage
des terres. Dans presque toute la Russie, la seule richesse
que puisse comprendre le paysan est celle qui provient de la
possession du sol et de ses revenus. L'inégale répartition de la
terre le touche d'autant plus qu'elle est plus évidente, et que
chaque pas qu'il fait hors de son _isba_ sert à l'en convaincre
mieux. Le paysan russe aime la terre plus que tout au monde ; non
pas seulement sa terre à lui, celle où il est né et sur laquelle
il a courbé son maigre corps, mais d'une façon plus générale, il
aime la terre : plus elle est étendue et plus elle est fertile,
plus il l'aime, s'il la possède. «Donnez-leur, dit Léon Tolstoï,
dans n'importe quel pays, une terre un peu plus étendue et un
peu plus productive que celle de leurs ancêtres, ils quitteront
celle-ci sans regret et s'expatrieront avec joie[20].» Cette
boutade est un peu exagérée, mais, au regret près, les paysans
émigrent, en effet, très aisément.

[Note 20 : _L'esprit chrétien et le patriotisme._]

       *       *       *       *       *

Au cours d'une promenade, nous traversons un village dont la vue
m'étonne, car les maisons y sont en pierre. Ivan Vladimirovitch
m'explique comment l'absence de bois et l'abondance de grandes
pierres meulières a fait des paysans de ce village des maçons,
dans un pays où tous naissent charpentiers. Contraints par la
nature du sol à assembler des moellons à la place de troncs
d'arbres, ces moujiks se sont trouvés avoir entre les mains une
spécialité assez rare dans ce pays du bois : ils l'exploitent.
Dès la fin de l'hiver, quelques-uns d'entre eux s'en vont en
éclaireurs chercher de l'ouvrage sur quelque point du pays
russe. Quand ils en ont trouvé, ils font venir leurs camarades,
et toute la population masculine adulte de ce bourg s'engage en
bloc pour une même entreprise. L'automne venu, on remet la paye
aux chefs d'_artièle_ (corporation d'ouvriers) et ceux-ci la
répartissent parmi leurs hommes, au prorata des aptitudes et du
travail de chacun d'eux.

Pendant l'été, le bourg se trouve ainsi complètement privé
d'hommes adultes : les femmes y restent seules avec les
vieillards et les enfants. Elles accomplissent à la place de
leurs maris tous les travaux des champs, et font valoir le
lopin de terre que leur a dévolu la commune. En ce moment, les
hommes sont occupés en Sibérie à des travaux de maçonnerie
que nécessite la construction du chemin de fer, et partout
j'aperçois des femmes ; elles moissonnent, font les gerbes, et
les chargent sur des charrettes ; elles travaillent seules jusque
dans ces moulins à vent qui, sur les collines dépouillées,
tournent avec lenteur leur étoile grise.

Il se trouve en Russie des milliers de villages qui sont
ainsi, durant des mois, abandonnés aux femmes. Tous les hommes
valides des localités qui bordent la côte occidentale de la
Mer Blanche s'en vont, par exemple, durant l'été, pêcher la
morue dans l'Océan Glacial ; dans les provinces plus centrales,
comme celle de Kostroma, pour n'en citer qu'une, c'est surtout
l'influence de la capitale qui attire hors du village des
générations d'ouvriers, dont la spécialité se transmet de père
en fils : ailleurs, un simple miroitement d'espérance détermine
les moujiks à laisser la terre à leurs femmes pour s'en aller
par le monde en quête d'un gain réel ou imaginaire. Lorsque
ces émigrations se font en masse, par villages ou par cantons,
c'est, en général, qu'elles rapportent un avantage assuré ; le
paysan, qui sait fort bien compter, n'hésite pas à négliger à
propos son champ, quand il sait trouver à côté un gagne-pain
plus rémunérateur. Mais, bien souvent aussi, ces sorties
vagabondes se font par tout petits groupes d'aventureux ouvriers
que l'on voit chaque printemps s'égrener par la campagne.
L'hiver, ils reviennent se calfeutrer dans leur _isba_, pour
repartir ensuite dès la fonte des neiges ; plus d'un pourtant
reste à demeure dans un emploi trouvé en ville ou chez un
propriétaire rural. Souvent, des années se passent sans qu'ils
revoient leur femme et leurs enfants, et ils ne semblent pas
en souffrir. Faut-il voir là une sorte de pli héréditaire
qu'auraient laissé dans ces pauvres natures les années de
servage, où le caprice d'un seigneur séparait comme des bêtes
les familles de son troupeau de moujiks ? Habitude d'insouciance
ou résignation passive ? qui le saurait dire ? J'assistais un
jour, chez un médecin de campagne, à la consultation du soir ;
un à un, les malades défilaient devant lui, humbles, malpropres.

--Et toi, comment t'appelles-tu ? es-tu marié ?

--Je suis marié.

--Ta femme vit encore ?

--Elle vit.

--Où cela ?

Elles vivaient à des centaines de kilomètres, les femmes de ces
paysans, au fond de villages perdus--et, bien que malades, ils
ne semblaient guère s'en inquiéter.

Et où couches-tu ? demandait le docteur à l'un d'eux, à un
moissonneur miné par la phtisie.

--Eh ! _batiouchka_, je couche par terre dans la grange.

--Mais tu as une maison ?

--Oui, dans le gouvernement de Toula. Ma femme s'y trouve avec
mes six enfants.

Souffrait-il à ce souvenir ? Je ne sais. Sa figure amaigrie
n'exprimait, à travers les quintes de toux, rien autre chose que
le souci d'un soulagement immédiat, et ce souci était tempéré
encore et comme voilé par cette apparence de résignation qu'on
retrouve dans ce pays autour de la souffrance et de la misère.

Le paysan russe n'est pas rivé comme le nôtre au coin de terre
qui l'a vu naître. L'immense plaine sans couleurs et presque
sans accidents où ses regards ont toujours erré, ne lui offre
point de ces nids familiers et chauds auxquels notre cœur
s'attache. Durant l'été, c'est, à perte de vue, la forêt basse
ou la jaune ondulation des seigles mûrs ; l'hiver, l'interminable
linceul de neige efface à l'horizon jusqu'à la trace de ces
grises taupinières qui sont les villages. Que lui importe, au
maigre moujik, de manger ici ou là son pain sec ? Pourquoi cette
_isba_ plutôt que cette autre toute pareille, aussi chaude,
aussi bien close ? Il faut bien peu pour contenter son corps ; son
âme, qu'est-elle ? Vague besoin d'un _ailleurs_ qui pousse au
déplacement les habitants des grandes plaines mornes, complète
insouciance de ce que donnera cet _ailleurs_ rêvé : telle est la
cause de cette émigration gaiement entreprise et insouciamment
recommencée. Pourquoi ce fataliste paysan russe resterait-il à
couver sa misère au foyer natal ? Ne porte-t-il pas avec lui tout
son bien ? sa langue, partout comprise, sa religion, partout la
même, avec des signes de croix et des révérences devant l'icône,
sa confraternité doucement résignée qui lui fera partout
rencontrer des frères, et enfin, sa foi dans la _vodka_, la
bonne verseuse d'indifférence et d'oubli.

       *       *       *       *       *

Ce soir, lorsque je suis parti, au coucher du soleil, dans une
voiture attelée d'une _troïka_ vigoureuse, Mme Stéven et
sa belle-sœur ont voulu m'accompagner jusqu'au relai prochain.
Elles s'élancent à cheval par les chaumes qui bordent la route,
et dans une course échevelée où mon cocher rivalise de vitesse
avec elles, nous filons au milieu d'un nuage de poussière. Je me
sens gêné de cette ironique escorte au rebours, et j'ai honte de
mon immobilité, entre ces deux amazones dont la forme se détache
en contre-haut sur le flamboiement du couchant. En même temps,
j'ai bien conscience que ce dernier trait achève la silhouette
d'Alexandra Alexievna, la douce fondatrice d'écoles. Son rêve
d'une révolution chrétienne faite d'amour mutuel et d'infinie
bonté, n'a pas consumé les forces vives de son énergie. Elle
va au peuple, au peuple grossier, elle, la délicate fille
d'une race affinée, elle va au peuple avec tout son cœur ;
mais la songerie humanitaire n'a pas en elle, comme chez les
déclamateurs à théorie, tué le sentiment de la vie réelle.
Dans cette chevauchée par les chaumes poussiéreux, dans cette
griserie de vitesse et de danger qui la prend, au crépuscule
d'un jour de pieux travail et d'humble enseignement, dans cet
élancement de sa vigueur, je la retrouve plus complètement
femme. Je saisis bien alors la raison du charme qu'exercent ces
belles natures dans lesquelles la vie coule à pleins bords,
et où la passion de l'idée n'a pas étouffé le besoin d'une
expansion active.

       *       *       *       *       *

Me voici, un jour d'automne, chez un propriétaire du
gouvernement d'Orel. C'est ici encore un pays de blé : c'est la
_Terre noire_. Je ne saurais dire avec des mots l'accablante
nudité de l'horizon plat. Les champs s'en vont à perte de vue,
sans un arbre, tout nus, tout gris sous les chaumes, entre
lesquels les semences hivernales font çà et là des reflets
verts, et les labours, de grandes plaques sombres. Les routes
sont noires comme en un pays de charbon. Dans cette contrée, le
bois est une denrée précieuse jalousement épargnée ; aussi les
_isbas_ sont-elles si petites qu'on les distingue à peine au
loin. Les huttes sont grises, sous leur revêtement de briques
en terre, et sous leurs calottes débordantes de vieille paille.
A distance, les villages semblent formés de petits tertres
écrasés, tout gris et tout ronds, sans adhérence avec la plaine
où ils sont posés, sans lien entre eux. Tout ce paysage est
d'une écrasante tristesse ; mais il est si chétif d'apparence, si
disgracié, si misérable, qu'on finit presque par l'aimer.

Le propriétaire qui m'offre l'hospitalité a planté de ses mains,
il y a quelque trente ans, un vaste parc autour de sa maison
des champs. C'est, en été, le seul carré d'ombre qu'offre la
plaine ; en ce moment, les platanes, avec leurs feuilles d'un
jaune éclatant, y donnent, même par les temps gris, l'impression
triomphante d'un coup de soleil.

Au bord du parc coule une rivière profondément encaissée, et
nous sommes assis dans une allée qui la surplombe à pic. A
l'horizon de la plaine, comme en mer, le soleil est descendu
dans une gloire ; et maintenant, une buée rougeâtre de crépuscule
automnal enveloppe les contours des choses ; nous nous taisons
dans la lumière qui s'éteint. Tout à coup, un vol de canards
sauvages s'enlève à nos pieds, et le son d'un accordéon parvient
jusqu'à nous : ce sont nos batteurs qui, leur journée finie,
repassent la rivière pour regagner leurs villages. Gaiement,
un jeune garçon marche à leur tête en jouant de l'_harmonica_
(accordéon), et, tandis que les barques font sur l'eau assombrie
un va-et-vient avec leur charge silencieuse, il reste sur la
rive, sans cesser de jouer, et ne s'embarque qu'au dernier
passage. Le long de la berge opposée que le crépuscule efface,
il marche ensuite, jouant toujours, et d'ici nous entendons ses
refrains monotones peu à peu s'affaiblir, puis languir, puis
s'éteindre...

On me demande parfois, en Occident, si j'ai remarqué parmi
le peuple russe des grondements d'orage. Je ne sais si mon
expérience est trop limitée encore ; du moins, ce que j'ai perçu
jusqu'à présent y ressemble rarement : ce sont tantôt des chants
criards et vides, tantôt des gémissements de misère impuissante ;
ce n'est pas un grondement de menace que j'ai entendu, par ce
doux soir d'octobre, tandis que des moujiks, leur journée finie,
défilaient au bord du parc, aux accords vifs d'un _harmonica_.
Ce peuple rêve encore : il a parfois des cauchemars ; mais, seuls,
là-bas, ceux qui savent lire, sentent le fardeau.

       *       *       *       *       *

Pas de forêts en ce pays : il y a longtemps qu'on les a
déracinées pour couvrir de seigle la bonne _Terre noire_. Le
bois se vend ici, devinez comment !... _au poids_ ! Oui, dans
cette Russie qui nous apparaît comme hérissée de forêts vierges,
voici qu'à 300 kilomètres au sud de Moscou, on est réduit à
acheter son bois par kilogrammes[21]... Ce fait qui, au premier
abord, ressemble à une mystification de touriste, s'explique
par la difficulté des transports. Placés en dehors du grand
système fluvial qui pourrait leur apporter par la flottaison les
bois du Nord, les habitants de ces cantons se voient réduits
à transporter sur des charrettes, à de longues distances, les
moindres rondins dont ils ont besoin.

[Note 21 : Exactement, au _poude_, poids de 16 kg.]

--Mais, pensez-vous, ils meurent de froid durant l'hiver ?

--Nullement ; ils se chauffent avec le seul combustible qu'ils
aient sous la main, avec la paille.

Pour comprendre comment la paille peut remplacer le bois
pour combattre un hiver russe, il faut connaître la forme
des poêles en usage dans tout le pays. A proprement parler,
ce sont des fours plutôt que des poêles. Imaginez une énorme
masse de maçonnerie ; chez le citadin, elle occupe tout un pan
de muraille et fait dans chaque pièce une saillie de 0m,80 ;
chez le paysan, elle envahit la moitié de l'_isba_, et prend
la forme d'une énorme caisse oblongue, sur le haut de laquelle
une dizaine d'hommes peuvent s'étendre côte à côte. Au bas de
cette maçonnerie, une ouverture est pratiquée, avec une porte
en cuivre qui la ferme à peu près hermétiquement. A la partie
supérieure, une autre ouverture permet d'enlever ou de remettre
un couvercle en fonte qui bouche la partie creuse enfermée dans
la maçonnerie.

Pour faire du feu, on commence par enlever le couvercle ; puis,
par l'orifice inférieur, on allume dans la cavité du poêle une
brassée de bois qui flambe librement, car la porte en cuivre
est grande ouverte. Lorsque le bois est réduit à l'état de
charbons ardents, on remet là-haut le couvercle, puis on ferme
soigneusement la porte inférieure. Les gaz qui se dégagent dans
la cavité du poêle, ne trouvant plus d'issue vers le dehors,
échauffent peu à peu la maçonnerie. Au bout de quelques heures,
les briques réfractaires ou la porcelaine qui en forment le
revêtement, deviennent si chaudes qu'on a peine à y poser la
main. Petit à petit, l'air de la pièce s'échauffe au contact de
cette large surface, et la température s'élève graduellement :
les doubles fenêtres, qui sont lutées aux jointures, ne donnent
plus accès au moindre vent coulis, et la triple ou quadruple
porte qui donne de l'antichambre vers l'extérieur, ne laisse
guère passer d'air froid.

Le poêle reste chaud de vingt à trente heures : on n'a donc
pas à se préoccuper de le fournir sans cesse de combustible.
Une fois la brassée de bois consumée, on n'y brûle plus rien
jusqu'au lendemain. Il est, dès lors, aisé de comprendre comment
la paille peut suppléer le bois. On apporte quelques bottes
de paille (il en faut 6 environ, pour chauffer un poêle) ; la
domestique fait avec cette paille, qu'elle tortille vivement,
une espèce de gros câble sans fin, qu'elle allume et introduit
dans la cavité, au fur et à mesure de la combustion. Lorsque
tout est brûlé, elle ferme les ouvertures du poêle, de même que
s'il s'agissait de bois.

A défaut de paille, on brûle aussi parfois du fumier sec, ou
encore un produit bien spécial à ce pays où l'on consomme tant
de blé noir ; ce produit (_louzga_) n'est autre chose que la
cosse triangulaire et dure dans laquelle sont enfermés les
grains de sarrasin. Cette espèce de son rigide se sépare, à la
meule, des graines qu'il enveloppe, et on le recueille à part.
Il brûle facilement avec une flamme claire qui crépite. Pour
l'utiliser, on suspend une espèce d'entonnoir en toile au-dessus
de l'orifice inférieur de poêle : les vides que forme la
combustion font descendre la _louzga_ jusqu'au niveau du foyer
ardent. Le son de blé noir se vend par grandes quantités ; mais,
en dépit de la consommation de sarrasin que font les Russes, le
prix en reste élevé : pour chauffer un poêle en hiver, il faut
environ 15 copecs (environ 0 fr., 35) de _louzga_ : on trouve ce
mode de chauffage vraiment dispendieux.

       *       *       *       *       *

A Kournikovo. Je suis tout seul dans la maison muette. Maîtres
et domestiques, en tout 18 personnes, viennent de partir. Le
_barski dome_ (maison du maître) est vide ; seuls, quelques
moujiks sont restés, pour s'occuper de la ferme. Les chiens,
inquiets de cette solitude inusitée, m'assiègent de caresses.

On ne m'a rien laissé pour la table : j'ai déclaré que je me
pourvoirais de gibier ; aussi, en partant de grand matin pour
la forêt, ai-je éprouvé un sentiment singulier : pour manger
demain, il me faut tuer un lièvre ou un coq de bruyère : tuer
pour manger, devoir sa subsistance à un effort personnel
de grande marche et d'adresse, c'est bien la nécessité dans
laquelle se trouvent placés maintes fois les paysans du Nord
russe. L'habitude me manque apparemment pour sentir exactement
leurs impressions. La nécessité du succès me rend nerveux : je
tire mal ; une bécasse que j'abats pourtant tombe dans un fourré
où elle m'échappe. Je marche, je marche toujours par le matin
bleu ; je marche, et je m'égare. Perdu dans la forêt basse, toute
pareille, sans un point de repère, je sais que si je ne tombe
pas du bon côté, là où sont les villages voisins de Kournikovo,
je puis errer sous bois durant des lieues, durant des jours,
sans rencontrer un être humain. Le sentiment qui m'obsède n'est
pas celui d'un retard possible, la crainte d'un rendez-vous
manqué. Non ! personne ne songe à moi : c'est justement ce qui me
préoccupe. Livré à moi-même dans la forêt basse, je m'aperçois
que ces taillis dont je riais m'ont fait prisonnier, et qu'ils
sont tenaces. En outre, j'ai faim. Me nourrir d'abord, échapper
ensuite à l'accablante forêt, voilà mon seul désir. Après trois
heures d'efforts qui, ajoutés à une matinée de chasse, m'ont
brisé, je désespère de voir réaliser cet humble souhait. J'ai dû
m'asseoir à terre pour réfléchir. Mais, comment s'orienter dans
ces taillis tous pareils, et sous le ciel qui s'est couvert ? Pas
un bruit qui me guide ; rien autour de moi que le silence de la
forêt.

Il faut en finir pourtant, m'enfoncer plus avant ou sortir de
là avant la nuit. Il m'a semblé entendre comme un lointain écho
de chemin de fer : la voie est si loin que j'ai dû me tromper ;
mais c'est au moins une _raison_ de me diriger dans un sens
déterminé. Je suppose là-bas, la ligne ferrée ; la lisière du
bois lui est perpendiculaire, j'irai donc ainsi. Deux heures
après, je suis sorti de la forêt, bien au-dessus de Kournikovo,
mais dans la plaine si ardemment désirée. Des paysans m'ont
donné du pain et du lait, et, le soir, en rentrant épuisé, le
carnier vide, j'ai surpris dans notre parc de grosses grives :
elles m'ont approvisionné pour deux jours.

Cette chasse accidentée, à la veille d'un départ, m'a semblé un
avertissement. Je n'avais guère vu encore, durant l'été, que la
nature paisible et libre autour de moi : ce rude contact avec
la forêt traîtresse m'a fait comprendre la force dissimulée,
mais implacable de cette nature russe, qui prend l'homme et
l'étouffe, impassiblement.

       *       *       *       *       *

Je viens de passer quelques jours à _Iasnaia Poliana_, dans la
campagne du comte Liov Nicolaévitch Tolstoï. Il me semble que
ce séjour a clarifié les impressions que j'avais conservées du
grand écrivain après quelques visites que je lui avais faites
à Moscou. Je l'ai abordé avec le recueillement d'admiration
qu'impose son œuvre littéraire, mais aussi avec une secrète
impatience contre la doctrine qui à présent l'immobilise.
Peu à peu, cependant, je l'ai mieux compris : je l'ai écouté
longuement, j'ai causé de lui avec ceux de son entourage,
et surtout avec la comtesse sa femme, dont l'intelligence
supérieure et la rare pénétration m'ont captivé. Et maintenant,
lorsque je ferme les yeux pour évoquer devant moi l'image du
grand vieillard, je retrouve épanouies en lui quelques qualités
dont le germe m'a frappé déjà chez certains Russes d'élite.

D'abord, c'est la bonté : une bonté simple, qui adoucit par
moments l'acier dur de ses yeux embroussaillés ; une bonté
attirante, qui vous calme et vous rend un instant meilleur.
Je voudrais définir cette bonté ; je voudrais surtout la
distinguer de cette indulgence naturelle ou apprise, que nous
confondons si souvent avec elle. La pure indulgence me paraît
trop passive ; la vraie bonté, au contraire, est essentiellement
active. L'homme vraiment bon, c'est celui qui, sans renier,
au nom d'une théorie, sa propre individualité, sans même en
surveiller toujours les écarts, se laisse guider par une
propension naturelle qui l'incline _vers_ autrui et _en faveur_
d'autrui. Or, je crois bien qu'en écrivant ces lignes, je n'ai
d'autre modèle que l'auteur de _Guerre et Paix_. La bonté que
je souligne me paraît ainsi un don de nature. Elle n'est pas
abstraite, mais vivante ; elle se confond avec la vie, au lieu
d'être avec elle en conflit, comme l'est souvent la charité
chrétienne : elle n'exclut pas les violences, et, par suite,
n'éteint pas les tempéraments.

Voilà justement ce qui distingue Tolstoï de la plupart de ces
Tolstoïsants que l'on rencontre çà et là en Russie, pâles,
les mains calleuses, haineux à qui ne les imite point. Ces
hommes obéissent à une doctrine qu'ils n'ont pas créée, qui
leur est extérieure ; en y conformant leurs actes, ils perdent
ce caractère de vivacité naturelle qui distingue leur grand
modèle : ce sont presque tous des exclusifs, des rigides, des
doctrinaires : chez Tolstoï au contraire, la pensée est encore
mobile et agissante ; elle s'informe, elle sent, elle juge, elle
vit. Tolstoï se défend avec énergie de vouloir jouer un rôle
d'apôtre. «Si j'écris, me disait-il, ce n'est pas pour prêcher
la charité, la non-résistance au mal, le travail manuel, le
régime végétarien ; c'est seulement pour dire à mes frères :
«Voyez ! ces choses m'ont fait du bien : si votre cœur vous y
pousse, faites-en à votre tour l'expérience.»

Grâce à cette manière de comprendre son rôle, Tolstoï évite de
tyranniser ceux qui l'approchent. Tels de ses disciples sont
d'une farouche intolérance et aspirent à l'abêtissement. Pour
lui, au contraire, toutes les manifestations de l'intelligence
sont significatives ; il les étudie et il les pèse. Sa
conversation est une des plus souples et une des plus variées,
sa curiosité une des plus éveillées que je connaisse. Loin
d'être, comme on le croit, d'un abord difficile, il est, au
contraire, souverainement accueillant.

A ces traits que je note rapidement, s'ajoute enfin un
complément indispensable : la sincérité. Léon Tolstoï est une âme
sincère, et ce qu'il hait le plus au monde, c'est le mensonge.
Assurément, il croit souvent trouver le mensonge là où il n'est
pas, et il s'emporte en des indignations sans objet ; mais
l'amour de la vérité, le besoin d'exprimer sans réserves tout
son cœur, n'en guide pas moins actuellement sa vie.

On se représente au loin le grand Russe comme le plus bizarre
et le plus intolérant des hommes. Il faudrait que ceux qui
le pensent ainsi vinssent quelques jours dans sa campagne,
à l'automne finissant, quand le vent plus froid détache les
dernières feuilles des bouleaux de l'allée, et effarouche les
derniers hôtes. Ils verraient l'intimité paisible qui règne dans
sa famille ; ils sentiraient le charme unique de ces réunions
sous la lampe, autour du grand homme, de qui partent les
liens qui aboutissent au monde entier ; et ils se laisseraient
pénétrer par cette invincible douceur de la famille, dans ce
milieu patriarcal où la discussion des plus hauts problèmes
de l'intelligence est interrompue, çà et là, par des rires et
des jeux d'enfants.--Pour moi, ces soirées calmes m'ont ému
fortement, et le souvenir s'en est gravé au plus pur de ma
reconnaissance.



TROISIÈME PARTIE

QUELQUES VILLES



CHAPITRE PREMIER

VARSOVIE


Je n'ai eu de la Pologne russe et de sa capitale que des
visions rapides, bien que souvent renouvelées. Je n'ai donc
pas la prétention de connaître Varsovie. Mais, les impressions
qu'elle m'a faites ont varié, à mesure que je pénétrais mieux
la Russie. D'abord, cette impression a été déplorable : je ne
pouvais pardonner à Varsovie de n'être ni franchement russe
ni franchement européenne, et, je m'irritais peut-être,
inconsciemment, de la voir s'interposer entre l'Allemagne si
connue, et la Russie que je découvrais. Mais, peu à peu, j'ai,
sinon mieux compris, du moins mieux deviné la grande ville
polonaise. Les progrès d'embellissement qu'elle a réalisés sont
surprenants. J'ai vu naître en quelque sorte, d'année en année,
tout un faubourg, et j'ai vu sous mes yeux la ville se repaver,
se reconstruire çà et là, se couvrir de tramways rapides,
prendre l'allure, enfin, et la physionomie d'une vraie grande
ville occidentale. En outre, il est venu un temps où j'ai eu
moins de goût que jadis pour les lenteurs et les incommodités
de Moscou : j'ai trouvé alors quelque plaisir à pénétrer dans
Varsovie. Enfin, je me suis accoutumé à ne plus juger une ville
d'après une seule impression agréable ou hostile, et alors,
j'ai dû rendre justice à la puissante activité qui se déploie
dans la capitale de la Pologne russe. Je n'ai plus aujourd'hui,
comme jadis, un frémissement d'impatience, lorsque je traverse
certaines rues sordides du faubourg de Praga, et, au lieu de
m'irriter lorsque je circule dans le centre de la ville, j'y
examine avec intérêt ce que j'y puis distinguer de la vie qui
passe. A l'injuste défiance de mes premiers voyages, s'est
substituée une sympathique curiosité.

Pourtant, il me semble toujours que l'on se sente mal à l'aise,
ici, entre trois populations distinctes qui s'observent et se
haïssent : les Polonais, les Russes et les Juifs. Pas de fusion
entre les vainqueurs et les vaincus : les Polonais--et c'est là
le plus beau trait de leur caractère indécis--n'ont pas désarmé.
Eux qui se sentent si près de l'Occident libéré, de l'Occident
qui marche, qui travaille, qui écrit, qui lit, qui parle, à
sa convenance et dans la langue qui lui plaît, ils sentent
vivement ce qui manque à la Russie, et ce qui leur manque à eux
dans l'intérieur des frontières russes. Ils sont ainsi amenés
à exagérer les défauts russes et à en souffrir plus que de
raison. Ils se croient infiniment supérieurs à ceux qui les ont
écrasés à coups de talon, ils ne sauraient juger leur vainqueur
avec liberté d'esprit. Ils repoussent ou méprisent tout ce
qui est russe ; ils affectent d'ignorer la langue sœur ou bien
l'écorchent dédaigneusement.

Les Russes rendent aux Polonais haine pour haine, mépris
pour mépris. Il m'est arrivé plusieurs fois de reprocher
aux Moscovites leur manque de générosité envers le vaincu
brutalement terrassé ! ils répondaient tous : «Que voulez-vous
faire avec un _tel_ peuple !» Le plus grand reproche qu'ils
adressent aux Polonais, c'est de n'être pas Russes ; ils leur en
veulent aussi d'avoir les yeux fixés sur l'Occident et non sur
la naissante civilisation du vainqueur. Les Russes, en Pologne,
sont plus dépaysés qu'à l'étranger ; ils ont beau n'en rien dire,
se fréquenter entre eux, courir les plaisirs de la grande ville,
ils sentent bien qu'ils ne sont pas chez eux, et ne tardent pas
à s'ennuyer. Mille petits détails leur font sentir la résistance
du peuple, et, si les petites gens n'ont pas, à leur égard, la
hauteur dédaigneuse qu'affecte une partie de la bonne société,
les sentiments de ces humbles n'en éclatent pas moins à toute
occasion. Un jour je marchandais quelque menu objet à une jeune
fille dans une petite gare polonaise : elle me disait et me
répétait le prix en polonais ; ne comprenant pas, je lui dis en
russe : «Mais je ne suis pas Russe, moi ! dites-moi le prix dans
une langue que je comprenne !» La jeune fille sourit, et, sans
hésiter (ce qui prouve qu'elle savait bien la langue), me fit en
_russe_ la réponse que je demandais.[22]

[Note 22 : Il paraît que la Finlande oppose maintenant à la
Russie la même résistance et la même hostilité passives.]

Entre les Polonais et les Russes, pullulent les Juifs. Les
Juifs polonais sont les plus malheureux représentants de la
race errante. Le Juif ne peut prospérer, se décrasser, devenir
presque semblable aux hommes d'Occident, que là où il est à peu
près isolé dans un milieu étranger. C'est pour cette raison que
l'Europe leur sert de crible, et qu'en passant de Varsovie à
Berlin, de Berlin à Paris, de Paris à Londres, ils perdent peu
à peu la plupart des traits qui nous les rendent antipathiques.
Mais, dans les agglomérations juives de la Pologne, la misère,
la saleté et l'abjection règnent en maîtresses. Trop nombreux
pour ne pas se faire tort dans leur pauvre commerce, trop
fiers pour se mêler à ces chrétiens méprisés qui les dominent,
ils continuent à vivre dans la tradition séculaire de leur
négoce, de leurs mœurs et de leur costume. Le salut, pour
eux, est dans la fuite : l'Europe les formera, ils deviendront
médecins célèbres en Allemagne, officiers et préfets en France,
lords-maires à Londres, gros banquiers partout. Mais s'ils
restent sur la terre natale, ils continueront à porter la
longue lévite qui traîne sur les pieds, la casquette de soie
et l'accroche-cœur sur la tempe, qui les font reconnaître dans
toute la Pologne. On se figure malaisément combien ils sont
sales, quand ils circulent dans les rues basses de Varsovie,
et combien aussi ils font parfois pitié. Ils ne la mendient
pas, cette pitié, car leur orgueil égale leur courage ; mais la
compassion, parfois, nous échappe malgré nous...

Varsovie, partagée entre deux races et entre trois nations
ennemies, manque d'unité, de cohésion ; mais, sous peine d'être
injuste, on ne saurait oublier que la ville est, en somme, un
poste avancé de l'Occident vers le monde russe. Ses défauts
sont incontestables, mais ils s'atténuent chaque jour, sous
la poussée commerciale qui fait se presser dans ses murs des
représentants de toutes les nations de l'Europe.



CHAPITRE II

ODESSA


Odessa est une charmante cité, qui ressemble à s'y méprendre à
une ville de nos pays : rues droites, magasins, étalages, pavage
soigné, autant de traits qui la distinguent des ordinaires
villes russes. Elle s'étale sur une hauteur qui domine la mer,
et de sa délicieuse promenade, le _Boulevard_, on voit au loin
un golfe bleu pointillé de voiles blanches. C'est un ravissant
coup d'œil, et la ville plaît dès l'abord.

Odessa est toute récente ; sa fondation date d'un siècle à peine ;
sur l'emplacement d'une bourgade turque, une cité marchande
s'est développée, qui croît et prospère. Malheureusement, à qui
cherche ici des impressions russes, elle n'offre presque rien :
cette ville qui charme un Moscovite las de son pavé pointu et
de ses rues tortueuses, déconcerte un touriste venu ici pour
faire diversion aux monotones souvenirs des grandes villes de
l'Ouest. Odessa, malgré tous ses avantages et son incomparable
site, n'a rien du charme pénétrant d'une vraie ville russe.
D'ailleurs, elle est si peu russe ! Sur trois cent mille
habitants, il y a cent mille Juifs et vingt mille étrangers.
On chercherait en vain dans ses rues la population avenante à
laquelle les villes du centre vous ont accoutumé. Des étrangers
partout ; quant aux Juifs, ce ne sont plus ici de ces humbles
et sales Juifs polonais dans leur éternelle lévite, avec leur
casquette et leur accroche-cœur ; ce sont des messieurs et des
dames, de gros marchands, ventrus, nasus, et extraordinairement
impudents. Un juif d'Odessa qui a ventre sur rue est le plus
insolemment orgueilleux de tous ses coreligionnaires : l'audace
et la suffisance lui poussent avec l'embonpoint. Toutefois, la
population juive aisée fait ici bon ménage avec les Russes,
commerçants et fonctionnaires : l'antisémitisme de plus d'un
_tchinovnik_ va jusqu'au million--exclusivement.

Odessa, ville frontière, puisqu'elle est un port, fait sentir
très vivement au nouvel arrivé la puissance du gratte-papier et
de la police en Russie. Une petite aventure que j'ai subie peut
servir à montrer ce qu'est, loin du centre, l'administration
russe.

J'arrivais avec un fusil de chasse qui, mentionné sur mon
passeport, avait traversé sans encombre les douanes suisse,
autrichienne, serbe, bulgare (en dépit de la rigueur des
gendarmes de M. Stamboulof) et roumaine (en dépit de la misère
du préposé à la douane du Giourgiou). Notre navire, à peine
ancré en rade, est accosté par six ou sept _tchinovniks_
(fonctionnaires) qui s'installent au salon, autour de quelques
bouteilles de bière, tandis qu'un employé subalterne vérifie
lentement les passeports. Nous avons l'air d'une bande de
prisonniers aux mains de gardes-chiourme indifférents. Au bout
de deux heures d'attente, on nous permet enfin d'accoster à
quai. Visite de douane, plutôt aimable ; mon fusil, dans sa
boîte, eût passé sans encombre, s'il n'eût été mentionné sur mon
passeport : cela m'apprendra à trop bien respecter la loi ! Un
conciliabule a lieu entre deux officiers de douane ; un vieux qui
boite va aux renseignements, et revient pour m'intimer l'ordre
de laisser mon fusil entre ses mains.--Mais un reçu ?--Nous ne
donnons pas de reçus ! Que me faut-il faire ?--Voir le gouverneur.

Le lendemain, à l'audience du général Z., gouverneur militaire
d'Odessa. Autour d'une grande salle, nous sommes assis sur
des chaises ; des messieurs sont là, des dames en toilette,
des moujiks, des Juifs. Entre le gouverneur, petit, sec,
l'air dur--suivi de deux secrétaires. Tout le monde se lève.
S'adressant à chacun, à tour de rôle, le général demande à son
interlocuteur, qu'il tutoie, s'il est mal mis, l'objet de sa
requête. L'homme ou la femme répond en tremblant.

--Et toi ?

--Excellence, je viens vous supplier...

--Et ta pétition ? elle n'a pas de timbre ! (Chaque pétition doit
être munie d'un timbre de 80 copecs, environ 2 fr. 50.)

--Je ne savais pas...

--_Vone otsouda !_ (Fiche-moi le camp !)

--Et toi ?

C'est une femme juive, proprement mise ; elle vient demander un
sursis pour son fils qui est expulsé d'Odessa en vertu de la
nouvelle loi[23]. Elle est digne dans sa douleur suppliante. Le
général fronce le sourcil.

[Note 23 : La scène se passait en 1893.]

--J'en ai assez de tous ces chiens de Juifs... Non ! vous dis-je !

--Excellence, c'est que...

--Taisez-vous !... qu'est-ce que cela signifie ? allons,
fichez-moi le camp !

C'est le tour de mes voisins : une mère et son fils, encore des
Juifs. En s'approchant, le général remarque que le jeune homme
a un regard étrange, et baisse la tête d'une façon singulière ;
il fait brusquement un pas en arrière, et, d'une voix tonnante :
«Et toi ! qu'est-ce que tu regardes ? je veux qu'on me regarde en
face, quand je parle !»

--Excellence, mon fils est aveugle, dit la femme...

Le général, rassuré, prend la pétition qu'on lui tend et la
donne à un secrétaire.

La revue des solliciteurs continue autour de la salle muette,
où tonnent, par instants, de furieux éclats de voix. Le général
disparaît enfin, et, tandis que la chambre se remplit d'une
nouvelle foule résignée, un employé m'apporte un papier sur
lequel il me fait coller pour cinq francs de timbres : c'est
fini, j'aurai mon fusil.

En quelques bonds, je suis à la douane : il est midi. Je montre
le permis du gouverneur.

--Revenez dans une heure, me dit-on, ces messieurs déjeunent en
ce moment.

Le règlement ne prévoit pas ce déjeuner ; mais rien à dire :
j'attends. Une pluie d'orage survient, et je regarde tomber la
pluie. Enfin, vers une heure, le vieux douanier qui a pris mon
fusil hier, se montre dans un couloir. Je vais à lui avec mon
papier.

--Votre fusil est dans les magasins, dit-il. Il faut aller le
peser, mais nous ne pouvons faire ça en ce moment, voyez...

Les magasins de la douane ne sont séparés des bureaux que par
une rue en pente ; seulement, lorsqu'il pleut, cette rue, qui
mène à la mer, sert de déversoir à tous les caniveaux de la
ville ; c'est-à-dire qu'elle se transforme en un torrent dans
lequel un homme se noierait. L'eau boueuse descend bruyamment
de la ville haute, et le port entier en est inondé... Au bout
d'une demi-heure, pourtant, des cochers s'y aventurent, et
établissent, moyennant un bon prix, le va-et-vient d'un bord à
l'autre de la rue. Je loue un fiacre pour traverser mon douanier
et moi-même. Au milieu des caisses de toutes sortes, mon fusil
se retrouve ; on l'a si brutalement manié qu'il s'est bosselé
dans son étui. N'importe, on le met sur la balance, malgré mes
protestations, pour le peser avec sa boîte ; on ne m'autorise
même pas à retirer des poches ménagées sur les côtés, divers
objets lourds que j'avais placés là de peur d'accident, entre
autres un presse-papier : «_Nitchévo ! nitchévo !_» répondent ces
messieurs à toutes mes protestations. Le fusil, grâce à ces
additions, se trouve peser un poids énorme : le bon douanier en
sourit d'aise.

Ensuite, je repasse à la douane. Là, durant deux heures et
demie, j'erre de guichet en guichet, attendant que mes papiers
soient visés à tour de rôle par une dizaine d'employés.
Quelqu'un, à la fin, prend pitié de moi : «Venez», dit-il. Il
s'approche d'un guichet.

--N'avez-vous pas le dossier de monsieur ? et il fait voir
quelques pièces blanches que je viens de lui remettre...

En dix minutes, grâce à ces pourboires, mes papiers étaient
sortis des dossiers, où on les avait enfouis à dessein, et
la dernière signature était donnée. Il me restait à payer les
droits de douane pour un fusil dont les canons datent de trente
ans ; ces droits se montaient modestement à 57 francs : «Vous avez
de la chance, me dit le caissier, qu'on ne vous applique pas le
tarif allemand, il est triple du vôtre !» Le caissier attendait,
sans doute, une effusion de reconnaissance...

En sortant, je découvris au fronton du bâtiment de la douane
une statue. J'eus le temps de l'examiner et d'y reconnaître une
statue de Mercure !

Voilà le souvenir qui me reste du Marseille russe...



CHAPITRE III

KIEF


Kïef, la ville sainte, s'étage sur de grasses et voluptueuses
collines, au bord desquelles le Dnièpre roule mollement son flot
bleu. Moscou a une beauté triomphante, et nous subjugue par ses
splendeurs et ses débauches de coloris ; la beauté de Kïef est
charmeuse ; elle ne nous brusque pas, elle enlace doucement le
cœur. Il semble que sur cette ville flotte une atmosphère de
grâce et de plaisance dont les plus insensibles même se sentent
enveloppés. D'où vient ce charme étrange ? Il est, en Russie,
d'autres villes qui dominent un large fleuve et une plaine
fertile ; pas une, pourtant, ne donne l'impression délicate
de Kïef la ville sainte. Il semble qu'un peu de la vivacité
sympathique et douce des Petits-Russiens soit passée dans leur
capitale, et se manifeste à nous par ces verdures tachetées de
blanc, par ces églises aux flamboyantes coupoles d'or fin, par
ce fleuve bleu qui s'épand au loin dans une plaine luxuriante,
par ce ciel éclatant et clément et doux. L'horizon n'a que des
nuances tendres et fondues, rien de heurté ; l'air est léger, la
vie calme et gaie. On est loin de l'avidité qui dresse autour
des villes modernes son armée d'usines, et loin aussi de la
résignation un peu apathique de la Russie septentrionale. Kïef
est une ville de sourires et de chansons fredonnées : la gaîté
trop bruyante, aussi bien que la tristesse, dans son cadre
mollement gracieux, ferait tache.

Le détail exact de toutes ces grâces paraîtrait insignifiant ;
beaucoup de murailles blanches et de toits rouges parmi
la verdure, beaucoup d'églises fleuries de leurs coupoles
multicolores ; n'est-ce pas là ce qu'on retrouve dans toutes
les villes russes ? Nijni-Novgorod, à tout prendre, a plus de
pittoresque grandeur que Kïef ; mais ce n'est pas Kïef, la
ville sainte épanouie, où tout n'est que douceur et harmonie :
l'horizon, le ciel et les hommes.

J'ai vu plus d'une fois, du haut du Kremlin de Nijni, le
crépuscule tomber sur la Volga : l'impression était grandiose et
sévère. Mais, regardez à Kïef, du haut du mont Saint-Vladimir,
le couchant jeter sur le Dnièpre ses flammes changeantes ;
l'impression est infiniment calme ; la tombée du soir ne semble
pas interrompre une journée d'activité fiévreuse ; on dirait
plutôt qu'elle vient ouvrir de nouvelles merveilles, et la
foule attend, paisible, l'épanouissement d'une de ces adorables
nuits petites-russiennes que Gogol a célébrées. Peu à peu, le
sombre se fait sur la plaine ; le fleuve y met encore longtemps
une traînée de lumière ; puis il s'éteint lui-même, et l'on
n'aperçoit plus, dans le silence des choses, que des barques à
vapeur qui passent et repassent en vomissant des étincelles.

La _Lavra_ (couvent) de Kïef est la plus sainte du pays russe.
Les pèlerins, durant toute l'année, y affluent par milliers.
Pour nous, ce monastère n'a rien de bien spécial : un amas
d'églises sombres où l'or et l'argent étincellent sous la
lumière des cierges ; dans la pénombre, des formes debout, qui
se signent et font des révérences ; c'est là le caractère de
toutes les églises russes, d'un bout à l'autre de l'Empire. Je
ne veux point m'attarder à décrire ce flamboiement de métaux
précieux dans les iconostases tous pareils. Je préfère noter mes
impressions de flâneur.

... Sous la porte voûtée qui ouvre sur la rue, un moine est
assis, longue barbe et longs cheveux, soutane crasseuse. Près de
lui est un seau de métal ; il tient dans la main un gros pinceau
à détrempe. Un fidèle s'approche ; le moine, avec nonchalance,
mouille son pinceau et en peinturlure le front du moujik ;
celui-ci se signe dévotement et s'en va ; un autre prend sa
place... Pratiques, les moines russes !

La grande curiosité de la _Lavra_ de Kïef, ce sont les grottes
de Saint-Antoine et de Saint Théodose, étroits couloirs creusés
dans la pierre noirâtre. Un moine vous y précède, tenant à la
main un petit cierge, et citant, tous les deux ou trois pas, le
nom des saints qui sont enterrés dans l'épaisseur de la paroi.

Le moine qui me guide est tout jeune ; il a de longs cheveux
blonds et une jolie figure douce.

--Saint Anselme ! fait-il, en me désignant un enfoncement dans
la muraille ; puis il ajoute, se retournant à demi vers moi dans
l'étroit couloir où son cierge fait des ombres : Et vous, d'où
venez-vous donc ?

--De Paris !

Saint Vladimir ! saint Cosme ! fait le moine, sans arrêter sa
marche. Saint Grégoire !... De Paris ! reprend-il pensif ; c'est
loin cela ?

--C'est très loin.

--Saint Nicolas !... Et où ça se trouve-t-il ? Au delà du Caucase,
sans doute ?

--Non ! de l'autre côté, au delà de l'Allemagne, au delà de
l'Autriche, dis-je, ne sachant trop que répondre à cette bizarre
géographie.

--Saint Athanase ! saint Basile !... C'est bien loin !... En quel
pays est-ce, cela, Paris ?

--C'est en France ; je suis Français.

--Ah ! Et, les Français, sont-ils chrétiens ?... Saint Sabbati !
saint Serge...

--Mais oui, ils sont chrétiens !

--Mais ce ne sont pas de véritables orthodoxes ?

--Ils sont cependant chrétiens.

--Et vous, qu'est-ce que vous faites ici ?...

--Je me rends à Moscou.

--Pour y vivre ?

--Non ! pour y apprendre la langue russe.

--Est-ce que vous comprenez ce que je dis ?--(Notez que toute
la conversation avait lieu en russe et que je la répète
textuellement !)

--Mais oui, vous le voyez bien ; seulement, je veux mieux
apprendre encore ; j'ai là-bas des élèves et je leur enseignerai
votre langue.

--Saint Hilarion ! saint Ignace... Alors, là-bas, ils ne
comprennent pas le russe ? Que parlent-ils donc ?

--Le français !

--Ah ! le français !... Paris !... murmure le moine blond tout
pensif ; et il continue à m'énumérer, sans autre commentaire, les
tombeaux des saints.

A la sortie, tandis que je dépose mon offrande dans l'assiette
surveillée par un moine gras, mon compagnon a le temps de
raconter que je viens de Paris. Ce nom, sans doute, réveille
dans leur esprit à tous deux des souvenirs confus, de choses
entendues ils ne savent où ; en tout cas, ce doit être loin, ce
Paris d'où je viens, car je ne parle pas comme les gens d'ici.
Le gros moine, toutefois, ne veut pas laisser voir sa surprise ;
il veut montrer qu'il s'intéresse à ce pays. Il me dit :

--Vous venez de Paris ! comment ça va-t-il là-bas ?

--Mais ! ça va bien !

--_Et la moisson ?_

--La moisson ?... pas mauvaise, Dieu soit loué !

Et le moine gras répète : Dieu soit loué !

L'idée de ce moine s'enquérant de la moisson qu'on a faite
à Paris m'a paru gaie d'abord, et j'en ai souri. Puis, à la
réflexion, j'ai trouvé une certaine beauté dans cette question.
Si le blé a bien poussé chez nous, Dieu nous a comblés, pense
ce moine, ce paysan ; tout le monde, chez nous, aura le pain
quotidien. On ne comprend bien ce mot que lorsqu'on a vu de près
la famine.



CHAPITRE IV

ARKHANGEL


Au bord de la Dvina, qui coule magnifique entre des rives
distantes de deux à trois mille mètres, Arkhangel s'effile
comme un mince ruban de maisons brunes et grises enfouies dans
la verdure. Trois rues parallèles forment toute la ville ; mais
ces rues ont dix kilomètres de longueur. Elles sont faites,
pêle-mêle, d'habitations et de magasins en bois, avec des
monuments publics en brique, crépis de blanc. La ville est
charmante aux saisons extrêmes, en été, lorsque tous ses arbres
épanouissent leurs frondaisons ; en hiver, lorsque le froid
met à ses bouleaux blancs des mitaines de givre, et jette sur
l'horizon du fleuve l'apaisement splendide de la neige[24].

[Note 24 : Ces notes datent de 1894. Depuis lors, une voie
ferrée a été construite, qui relie Arkhangel à Moscou. Ce chemin
de fer a donné lieu à un grand scandale financier.]

A l'embouchure d'un grand fleuve qui lui permet de communiquer
par eau avec _Saint-Pétersbourg_ et avec _Astrakhan_, Arkhangel
est une importante ouverture de la Russie sur la Mer Blanche.
Malheureusement, son port n'est libre que durant les quatre mois
d'été ; huit mois d'hiver viennent l'immobiliser sous la neige
et la glace ; le thermomètre descend parfois alors jusqu'à -50°
centigrades ; cette saison n'est qu'un long sommeil sous les
fourrures.

Durant l'été, au contraire, une fiévreuse activité règne sur
la ville. Dès que la Dvina, délivrée des glaces, rétablit
les communications avec le centre de l'Empire, d'énormes
gabares se confient aux remorqueurs, et apportent au grand
port septentrional le blé qui sera ensuite réparti dans toutes
les localités de cette immense province, où les céréales ne
croissent plus. Dès que les icebergs qui flottaient sur la Mer
Blanche, se sont disloqués et fondus, toute la flottille de
pêche qui dormait à Arkhangel s'élance vers l'Océan Glacial,
pour pêcher la morue sur la _Côte mourmane_. Il faut que, dans
ce très court été, le travail de toute l'année soit accompli, il
faut que le grain soit amené du sud avant que les basses eaux
du mois d'août viennent entraver la navigation et tripler les
prix de transport ; il faut que le commerce d'exportation soit
terminé avec les navires étrangers avant les premières gelées de
septembre qui les retiendraient prisonniers ; il faut surtout
que la pêche de l'Océan Glacial soit menée à bonne fin, et qu'on
ait le temps d'apporter la morue à Arkhangel, de la saler, puis
de l'expédier dans toutes les bourgades qui bordent la Mer
Blanche ; durant toute l'année, en effet, ces populations ne se
nourrissent de rien autre chose que de champignons et de morue
salée.

Arkhangel n'est pas seulement un port marchand ; c'est surtout le
centre d'approvisionnement de tout le Nord russe. C'est la seule
ville importante qui se trouve à mille kilomètres à la ronde,
c'est la vraie capitale des régions polaires. Toutes les races
de la zone des forêts et de la _toundra_ glacée se coudoient
dans ses rues, depuis les Caréliens, ces Finnois au teint blanc
et aux yeux bleus, jusqu'aux sordides Samoyèdes conducteurs
de chiens et pasteurs de rennes. La vie estivale y est gaie,
animée. On canote sur la Dvina, on va faire des pique-niques
dans l'herbe sur la rive d'en face, située à trois kilomètres ;
on se promène joyeusement en barques, garçons et filles, avec
des accordéons, l'inévitable accompagnement des gaîtés russes.
On se baigne dans le beau fleuve lent dont l'eau est douce au
corps. On se réunit dans le Jardin d'Été (nous autres, nous
avons des jardins d'Hiver !), autour d'un kiosque où la musique
d'un régiment éclate sous les blancs bouleaux échevelés ; enfin,
on passe des soirées au théâtre.

Il est charmant, ce petit théâtre d'Arkhangel : une salle
oblongue toute peinte en blanc, avec un filet d'or et des
draperies rouges aux rebords des galeries. Les sièges de
l'orchestre sont mobiles ; on a chacun son fauteuil canné ; on est
à l'aise, et, comme tout le monde se connaît ici, on échange des
saluts aimables avec tous les coins de la salle. L'éclairage est
fait aux bougies : soixante bougies (je les ai comptées) versent
sur les spectateurs leur lumière intime et discrète. J'ai vu
jouer dans ce joli théâtre blanc un gros mélodrame du boulevard :
«Les Mendiants de Paris», drame en cinq actes, traduit du
français. Les acteurs avaient de l'aisance et du naturel. J'ai
causé aussi avec une actrice ; elle m'a appris que sa troupe
jouait toutes les pièces en vogue dans l'Europe occidentale :
les pièces de Sudermann, de Dumas, d'Ibsen, de Sardou et de
Blumenthal ; l'œuvre qui avait toujours eu le plus grand succès,
c'était _Orphée aux Enfers_ : «Vos pièces françaises, ajouta
l'artiste, finissent toujours bien ; c'est monotone !» L'hiver, la
troupe s'envole vers les quatre coins de la Russie : impossible
de rester dans cette ville, car «les Arkhangelois» n'ont pas le
sentiment artistique--ce n'est pas moi qui le dis, mais bien
la jeune première ; elle a ajouté : «Et puis, merci ! en hiver,
il fait nuit presque tout le temps, dans ce vilain pays ! Nous
filons dans un mois : les uns vont à Astrakhan, les autres à
Omsk, en Sibérie ; c'est là qu'il fait bon vivre l'hiver ! il y a
du mouvement, des promenades, des bals !--et puis, les messieurs
nous couvrent de fleurs...»

Oh ! le rêve d'une petite jeune première, maigrichonne et
phtisique, des théâtres d'Arkhangel et d'Omsk en Sibérie !...



CHAPITRE V

SAINT-PÉTERSBOURG


Saint-Pétersbourg est la ville la plus grosse, mais non pas la
plus russe de tout l'Empire. C'est un immense Versailles, un
énorme Potsdam : fondée par une fantaisie de Pierre le Grand,
elle n'a grandi et ne s'est solidement assise que grâce à la
faveur constante des tsars. C'est avant tout une cité de cour ;
on n'y vit que par le palais ou pour le palais, tout y dépend
d'un caprice du souverain. Sans doute, à la longue, il s'y est
développé un réseau d'industries et de grand commerce ; mais tout
cela est né d'un calcul ou d'un effort de volonté et non pas des
conditions naturelles du sol.

J'ai visité souvent Saint-Pétersbourg, et, chaque fois, j'ai
eu la même impression morose. Des rues à angles droits ; une
interminable avenue toute droite, l'insipide et célèbre
_Perspective Nevski_--ou plus précisément, le _Nevski
prospect_,--bordée de magasins où l'élégance vraie s'allie au
clinquant berlinois, voilà la ville. Les maisons, hautes et
tristes, sont bâties sur pilotis, et l'on dit que Saint-Isaac,
une grande cathédrale tout en marbre, s'enfonce lentement dans
la vase. Partout, on sent une ville d'hommes d'affaires, de
courtisans et de _tchinovniks_, où chacun se surveille, où une
opinion politique est cent fois plus dangereuse que les pires
débauches.

Saint-Pétersbourg ne manque pas de monuments, le plus célèbre
est le Palais d'Hiver, une grande masse de briques rougeâtres,
à l'ornementation tourmentée, et beaucoup trop basse pour sa
largeur. L'intérieur, en revanche, recèle, dit-on, toutes les
magnificences que la puissance des tsars peut répandre sur leurs
appartements. Je ne les ai pas vues : j'ai peu de goût pour ces
palais somptueux. Pourtant, le Palais d'Hiver m'est cher parce
qu'il touche à la fois aux deux plus beaux joyaux de la capitale
russe : à l'Ermitage, qui contient une admirable galerie de
tableaux, et aux quais de la Néva.

Les habitants de Pétersbourg sont fiers de la Néva, et ils
n'ont pas tort. On dirait un bras de mer qui passe avec de
petites vagues bleutées entre les admirables quais de granit
rose. Tout au fond, une forêt de mâts ; en face, sur l'autre
rive, l'aiguille dorée d'une église, qui domine la terrible
et mystérieuse forteresse de Pétropavlovsk, d'où un criminel
d'État n'est jamais revenu... Au loin, tout là-bas, infiniment,
le clapotement de l'eau sombre dans une brume. C'est un
admirable coup d'œil ; de pareils quais, sur un pareil fleuve,
suffiraient à la gloire d'une capitale.

Tout, à Pétersbourg, donne l'impression d'une ville
artificielle. La présence d'une cour soupçonneuse et d'une
police inquiète y fait taire cette gaîté insouciante qui
caractérise les vraies villes russes. On s'y observe, et l'on
sent qu'on y est observé.

Saint-Pétersbourg est la plus grande fenêtre que la Russie
ouvre sur l'Occident ; nulle part l'influence de la civilisation
étrangère n'y est aussi caractérisée et rien n'est plus
déplaisant. Je suis de ceux qui aiment voir les peuples suivre
leur voie et se montrer discrets dans l'imitation étrangère.
Sur les bords de la Néva, le patriotisme mis à part, c'est tout
juste si l'on ne rougirait pas d'être Russe. Tout ici est faux
et emprunté ; l'extérieur comme une partie des coutumes ; on sent
partout le plaqué.

C'est l'Allemagne qui envahit Saint-Pétersbourg. Le voisinage
des provinces baltiques et la faveur longtemps accordée par les
tsars aux grands fonctionnaires allemands, expliquent cette
invasion. Dans la rue, on entend, dans les groupes de gens bien
mis, presque autant parler l'allemand que le russe ; les magasins
allemands, les restaurants allemands foisonnent dans les
grandes rues, sans parler encore des fabriques de la banlieue
qui appartiennent à des Allemands. Si vous écorchez le russe,
soyez sûr que l'on vous répondra en allemand. Un détail typique
enfin : au lieu de boire du thé, comme la plupart des Russes, les
Pétersbourgeois boivent du café--comme les Allemands.

Cet envahissement étranger déplaît certes aux touristes ; mais,
au point de vue des affaires, il a du bon. Sans doute, le grand
centre commercial de la Russie, c'est Moscou ; mais Pétersbourg
est peut-être plus indépendant de la routine séculaire,
que ne l'est sa rivale, et je suis tenté de voir là une
influence allemande. Des villes artificielles, comme Berlin et
Pétersbourg, peuvent exercer sur leur pays respectif une grande
influence, parce que, n'ayant pas de traditions, elles peuvent
s'assimiler plus vite les nouveautés avantageuses. Toutefois,
cette assimilation rapide peut avoir des inconvénients ; pour
Berlin, ils sont atténués par la force de volonté du peuple
allemand ; à Pétersbourg, ils sont plus sensibles, parce que les
natures slaves sont plus capables d'imitation que d'assimilation
réelle. Je crains que cet afflux de civilisation allemande,
tout en stimulant l'industrie, n'ait des suites fâcheuses
pour l'intégrité du caractère russe. La haine des Russes
pour les Allemands n'est peut-être au fond qu'un sentiment
instinctif de cette dénationalisation : on ne hait bien que les
races à l'envahissement desquelles, faute de cohésion ou de
personnalité accusée, on se sent incapable de résister. Les
Allemands, qui ont civilisé la Russie, s'y considèrent trop, à
l'heure actuelle, comme dans un pays annexé : pour leur emprunter
une expression, ils s'y font «trop larges», ils y prennent trop
d'importance. Pétersbourg qui, par sa position géographique,
et à cause de son histoire, s'est toujours trouvé en contact
immédiat avec eux, leur doit bien des avantages, sans doute,
mais leur doit aussi de paraître presque étranger dans le pays
russe.



QUATRIÈME PARTIE

A MOSCOU


En passant ce matin, au trot allègre de ma _troïka_, par la
blanche forêt de bouleaux qui nous sépare de la gare, il me
semblait, sur la route si connue, voir fuir à mes côtés comme un
morceau de ma vie : je quittais, pour l'hivernage, ce délicieux
nid de Kournikovo. Je sentais combien les mois passés au milieu
de cette nature, si pauvre dans son immensité, avaient été pour
moi sains et fortifiants, et surtout, féconds en impressions
_actives_. Au lieu de la jouissance réceptive que donne la vue
d'un beau pays, cette grisaille aimée m'a fourni des occasions
de sortir de la contemplation égoïste ; cette terre, où rien
n'est terminé, n'est pas berceuse de dilettantisme, et j'ai
appris à l'aimer pour tous les germes d'activité qu'elle sème
sans se lasser jamais. Oh ! quitter cette rivière, ces bois,
ce parc où l'automne a mis aux feuilles mourantes des érables
et des platanes, ses ors triomphants ! quitter cette vie libre,
surtout, cette bonne vie libre !...

       *       *       *       *       *

En traversant ce soir le bord du Kremlin, et en revoyant, pour
la vingtième fois, peut-être, le merveilleux panorama de Moscou,
j'ai éprouvé un coup de joie, une jouissance presque physique de
beauté réalisée. J'aurais été incapable de détailler sur l'heure
cette impression : à présent, seulement, dans le silence de ma
chambre, je revois, en fermant les yeux, là-bas, la masse d'un
blanc de neige et l'énorme coupole dorée du temple du _Christ
Sauveur_ ; puis, émergeant de la verte houle des toitures, et se
profilant sur le ciel gris perle, le foisonnement des églises,
avec leurs formes tourmentées et leurs nuances infinies. Sous
l'estompe du crépuscule, les toutes blanches prennent un rehaut
de valeur, puis, ce sont les grises, les bleues, les toutes
proches éclatantes, et les lointaines harmonisées à l'horizon
flou. Et toujours, cette verte mer des toits, par delà le ruban
gracieux de la rivière. Je ressens encore en moi, à cette heure,
un frémissement de joie esthétique satisfaite. Ceux qui jamais
n'auront l'œil ébloui par ce féerique spectacle, ne sauront
point la douleur d'impuissance éprouvée à manier des mots, des
signes muets, qui jamais ne feront passer dans une autre âme le
frisson de cette beauté.

       *       *       *       *       *

Lorsqu'on s'éloigne des grands quartiers du commerce, où les
magasins se pressent comme dans une ville de nos pays, on
est surpris, à la fois, et charmé de voir que les maisons ne
se touchent point, et qu'une large allée les sépare les unes
des autres. Chacune d'elles a ainsi sa physionomie propre ; si
d'aventure elle est jolie, ses voisines lui font repoussoir et
elle s'en détache comme fait une villa sur un fond de verdure.
Ce mode de construction s'explique par l'origine de Moscou,
où toutes les maisons étaient encore en bois dans la première
moitié du siècle : or, le danger d'incendie est si grand, dans
ces villes de sapins secs, que l'on isole le plus possible les
habitations. Lorsque, un peu plus tard, l'habitude se répandit
d'élever des maisons en briques, et lorsque cette habitude fut
sanctionnée par une ordonnance de police interdisant toute
construction en bois jusqu'à une distance donnée à partir du
Kremlin, centre de la ville, les propriétaires ne voulurent
pas renoncer aux commodités que présente la maison isolée. Les
passages mitoyens subsistèrent, et chaque maison continua à
faire un tout bien distinct. La conséquence de cette coutume
fut de maintenir les maisons basses, car une maison isolée ne
saurait guère s'élever à la hauteur qu'atteignent chez nous
les immeubles qui bordent les grandes rues. A Moscou, sauf,
bien entendu, dans le centre du commerce, les maisons dépassent
rarement deux étages ; la plupart n'ont même qu'un premier : aussi
la ville couvre-t-elle une énorme superficie.

       *       *       *       *       *

L'âme de la maison moscovite, c'est la cour, le _dvor_ : toutes
les maisons ont leur cour, dont dépend en grande partie leur
physionomie.

Supposez qu'un propriétaire dispose d'un très vaste emplacement.
Que fera-t-il, chez nous ? Il superposera des étages et
couvrira son terrain de hautes casernes de rapport. A Moscou,
il se contentera d'entourer son terrain de petites maisons
d'un ou deux étages, ouvrant toutes sur une cour centrale,
et pourvues, à l'occasion, d'un jardin commun. A Paris, nous
aurions une _cité_, avec 150 locataires et une entrée pavée,
morne et grise ; à Moscou, il y aura quatre ou cinq maisons
au plus, avec sous-sol, rez-de-chaussée et premier, soit en
tout 15 locataires. Ce système n'est pas avantageux pour le
propriétaire, mais il est fort agréable pour les habitants.

Voici maintenant le type d'une de ces maisons. L'entrée donne,
par une double ou triple porte capitonnée, sur un vestibule
auquel sont appendus de robustes portemanteaux et un miroir.
C'est un véritable vestiaire. Les Russes s'inquiètent fort peu,
en général, de l'élégance extérieure : avoir un pardessus bien
coupé est le dernier de leurs soucis, pourvu qu'ils soient
chaudement vêtus. Dehors, sur le pavé pointu, dans la boue ou
dans la neige, qui donc se souciera de faire pied fin ! Dans les
appartements, à la bonne heure : comme la plupart des parquets
sont cirés, et comme les tapis sont rares, on n'aime pas y
faire résonner à l'allemande de lourds talons ; les chaussures
sont donc légères, mais on a soin de les introduire, avant de
sortir, dans de commodes et robustes caoutchoucs qu'on met et
qu'on ôte d'une simple pression du pied. Mais les mains ?--S'il
fait froid, irez-vous, de gaîté de cœur, risquer de perdre un
doigt, en vous couvrant d'un mince gant de peau qui le laissera
geler ? Non ! Vous mettrez, pour sortir, des gants solides,
qui ne craignent ni le froid, ni la neige, ni l'attouchement
des fiacres crasseux. Seulement, une fois dans le vestibule,
vous ôterez vos gants, et vous entrerez les mains nues : la
charmante coutume du baisemain, qui s'est conservée ici, ne
vous fera pas regretter cette simplicité de mœurs !--Et la
coiffure ?--Que viendriez-vous faire ici avec un chapeau de soie ?
Vous le logeriez difficilement sous la capote de votre petit
fiacre ; s'il neige, il serait perdu, car enfin, vous ne comptez
pas tenir un parapluie ouvert sous la neige ? Si vous vouliez
relever votre collet, le chapeau haut de forme ne vous gênerait
pas moins.--Laissez-moi à l'Occident et à Saint-Pétersbourg
ces modes barbares de coiffures que le moindre attouchement
détériore. A Moscou, vous vous coifferez, selon les temps, d'une
casquette blanche en toile, large et légère, d'un chapeau mou,
ou d'une toque en fourrures. Votre toque ne craindra pas la
neige ; en outre, elle vous tiendra chaud à la tête et, lorsque
vous filerez au grand trot, en traîneau découvert, sous un froid
de -20°, vous pourrez sans inconvénient relever l'énorme col de
votre pelisse, dans lequel la toque s'encadrera commodément.

Ainsi, dans le vestibule d'une maison russe, on laisse ses
caoutchoucs, ses gants, son pardessus et sa coiffure. C'est
qu'on ne vient pas voir ses amis pour passer chez eux dix
minutes et causer du temps qu'il fait : on vient pour se voir,
sans gêne ; et pendant toute la durée de la visite, au lieu
d'être, comme chez nous, un étranger qui fait l'aimable, on
devient en quelque sorte un membre de la famille amie...

Sur le vestibule, donnent en général deux pièces importantes
et toujours grandes ouvertes : la salle à manger et le salon.
Puis, par une série plus ou moins compliquée de couloirs, on
peut pénétrer dans les différentes chambres, et enfin, dans la
cuisine, qui possède, sur la cour, une entrée particulière.

Dès le vestibule, durant la froide saison, on sent que la maison
est chauffée. Au contraire de nous, les Russes se vêtent très
légèrement dans l'intérieur et très chaudement pour sortir.
Obligés d'entretenir dans leur maison une température élevée, à
cause du long séjour qu'ils y font sans sortir, durant l'hiver,
les Russes deviennent frileux ; ils grelotteraient dans la plus
chauffée de nos maisons françaises. En outre, pour eux, la
température étant une question de vie ou de mort, ils ne se
contentent pas de chauffer une pièce ou deux, en laissant les
autres glaciales, ainsi qu'on fait en général chez nous. Ils
s'efforcent, au contraire, d'avoir une température à peu près
égale (environ + 20° centigrades) dans tout l'appartement,
depuis l'entrée jusqu'aux chambres à coucher. A cet effet, les
fenêtres sont pourvues d'un double cadre, dont on a soin de
boucher par du mastic et de la ouate les moindres jointures :
durant six mois, les chambres ne prennent plus l'air que par
de minuscules ouvertures à charnières, pratiquées dans les
fenêtres, et soigneusement munies de bourrelets. De la sorte,
l'appartement russe fait à peu près l'effet d'une vaste boîte
n'ayant avec le dehors qu'une communication sérieuse : la triple
porte d'entrée. On évite l'odeur de renfermé en laissant
ouvertes presque toutes les portes intérieures ; d'ailleurs, les
poêles que j'ai décrits, ont des appels d'air qui assainissent
les pièces où ils sont placés. Les doubles fenêtres contiennent
dans leur intervalle différents produits chimiques destinés à
absorber l'humidité de l'air et à empêcher les fleurs de givre
de se déposer sur le cadre extérieur. L'appartement, bien
chauffé et hermétiquement clos, est donc suffisamment aéré et
suffisamment clair, malgré la relative exiguïté des fenêtres.

Notre maison à nous, subit plus ou moins l'influence de la
température extérieure : la maison russe ne s'en inquiète pas.
Durant l'hiver, les Russes ont à leur disposition deux mondes,
la rue et la maison, qui sont complètement distincts, et dont
l'écart de température est parfois de 50° ou 55° centigrades :
ici on gèle ; là, il fait chaud. La chaleur n'est pas un luxe,
c'est une nécessité vitale ; le froid n'est pas un mal passager
qu'on accueille, comme nous faisons, avec plus ou moins de
mauvaise humeur : c'est un ennemi contre lequel il faut se
battre. On comprend que les Russes organisent dans leur
intérieur une vie artificielle en opposition complète avec la
vie du dehors : tandis que la gelée crépite dans la rue, une
molle température règne dans leurs appartements, où des plantes
vertes délicates, qui tapissent tous les coins et toutes les
embrasures des fenêtres, se développent comme dans une serre.
Ce monde artificiel qui enveloppe le Russe dans sa maison,
lui est doublement cher par le contraste avec la glaciale
réalité qu'il aperçoit à travers ses vitres, et il le choie, il
l'enjolive de toutes les grâces qui font le plus défaut à la
nature hivernale.

Dans leurs maisons chaudes, je l'ai dit, les Russes se vêtent
légèrement : jamais de gilets de laine ou de coton, de ces lourds
vêtements de dessous qui recouvrent, au moindre froid, le
Français ou l'Allemand. Mais pour sortir, en hiver, c'est tout
une affaire. Il faut se couvrir comme pour un voyage : bottes
fourrées qui cachent les bottines, longue et lourde pelisse
de fourrures, toque fourrée rabattue sur les oreilles, plaid
pour couvrir les jambes, tel est l'attirail de sortie d'un
homme de la bourgeoisie. Sous le poids de ces vêtements, on
est fort empêché de circuler : 500 mètres sont déjà un sérieux
déplacement. Heureusement, des traîneaux sont là, qui, pour une
modique somme, vous transportent à vos affaires. La nécessité de
se couvrir lourdement entraîne la nécessité d'aller en voiture
ou en traîneau. Quoi d'étonnant si, après de longs mois d'hiver
passés dans une sorte d'apathie locomotrice, les Russes, en
général, aiment si peu, durant l'été, faire de longues courses à
pied ? Leur indolence est une conséquence directe de leur climat.

Sans doute, je n'esquisse en ces pages que la vie des gens qui
appartiennent à la société relativement aisée. Il va sans dire
que le menu peuple et les petits boutiquiers, tous ceux à qui
leur métier impose un contact direct avec la rue, y circulent
aussi vaillamment en hiver qu'en été, défendus contre le froid
par des mitaines, des bonnets fourrés, des bottes en feutre, et
des pelisses en peau de mouton, ajustées jusqu'à la taille, et
bouffant en jupe ample, depuis la ceinture jusqu'aux mollets.
Mais, les malheureux de tous les pays se ressemblent, au fond,
et ces notes, d'ailleurs, ne visent pas à donner un tableau
complet de la vie moscovite.

       *       *       *       *       *

Toutes les maisons ont une cour, un _dvor_ ; tous les _dvors_ ont
un _dvornik_, ou même deux. Je n'ose traduire le mot _dvornik_
par portier, car ce serait en restreindre le sens. Le _dvornik_
est chargé à la fois de tous les gros travaux de la maison, et
d'un service de police des plus délicats ; il n'est pas de trop,
pour ce métier, de la force endurante et de la finesse native
du moujik. C'est lui, naturellement, qui balaye la cour ; il
le fait avec un balai de bouleau muni d'un manche très long,
et avec lequel, sans se déranger presque, il trace autour de
lui un vaste demi-cercle de propreté. Puis, il va chercher de
l'eau--car à Moscou, la canalisation de l'eau n'a été organisée
que tout récemment, et l'usage n'en est encore que fort peu
répandu. De place en place, sur des carrefours importants,
s'élèvent des fontaines, vastes constructions dans lesquelles
l'eau est amenée jusqu'à trois mètres au-dessus du sol, pour
se déverser au moyen de longs tubes recourbés, articulés sur
leur pied d'attache. C'est là que les _dvorniks_ du quartier se
rassemblent. Ils traînent une petite voiture à bras sur laquelle
est fixé un tonneau muni d'une ouverture carrée. Le tube de la
fontaine est amené au-dessus du tonneau, on ouvre une clef, et
tout est dit. Toutefois, la quantité d'eau ainsi transportée
ne suffit pas pour l'usage des locataires ; ceux-ci se voient
obligés d'acheter tous les matins à un marchand qui passe, un
certain nombre de seaux d'eau, que l'on conserve dans une grande
barrique à la porte de la cuisine.

Une fois l'eau apportée et la cour balayée, le _dvornik_ nettoie
la fosse à fumier, qui est de plain-pied avec la cour. Il met
tout en ordre, après quoi, il donne volontiers un coup de main à
ceux des autres domestiques qui ont mérité ses bonnes grâces ; ou
bien encore, il plante des clous, répare un objet cassé, monte
une malle, va chercher une voiture : bref c'est l'homme à tout
faire. Son rôle strict de portier consiste à répondre jour et
nuit à l'appel d'une sonnette dont le cordon se termine à côté
de la porte cochère : les étrangers à la maison emploient seuls
cette sonnette, quand ils désirent un renseignement sur un
locataire, ou bien quand ils veulent entrer dans la cour sans
être molestés par les chiens.

Telles sont les fonctions du _dvornik_ en tant qu'homme de
peine. Voyons-le, maintenant, devenir agent de police : il
quitte simplement, à cet effet, son tablier blanc.--C'est lui
qui est chargé de tous les rapports entre les locataires et le
commissariat du quartier : ce n'est pas une sinécure, dans cette
soupçonneuse Russie, où chaque citoyen honorable a son dossier
à la police. Toutes les personnes, quelles qu'elles soient, qui
se déplacent en Russie, doivent, en effet, être munies d'un
passeport ; elles doivent le présenter, non pas seulement à
toute réquisition, mais encore chaque fois qu'elles changent de
résidence. Si vous voyagez, le premier soin du garçon d'hôtel
sera de vous demander votre passeport ; si vous venez passer
une nuit chez un ami, vous devez, théoriquement tout au moins,
montrer vos papiers et les faire viser au commissariat. Si
vous partez, au lieu d'arriver, il vous faut vous soumettre
aux mêmes formalités ; la seule différence est qu'elles sont
plus coûteuses. Or, tous ces visas, c'est le _dvornik_ qui les
obtient en personne, en allant porter vos pièces au commissariat.

Si l'on vous adresse une lettre chargée ou un paquet recommandé,
c'est encore le _dvornik_ qui vous permettra de le recevoir.
Voici pourquoi. La poste se garde bien de vous envoyer ces
objets par un facteur : le facteur est chose rare en Russie et
Moscou est trop fière d'en posséder quelques-uns, pour n'être
pas soucieuse de les ménager. Or donc, le paquet arrive à la
poste : en général, un employé y jette un coup d'œil--il n'y a
pas de sotte curiosité pour un postier russe... Si le paquet
vient de l'étranger, on l'ouvre, on le pèse, on le taxe en votre
absence, puis on le recachette, et l'on vous présente une note
à payer, où s'additionnent les droits de douane, le timbre, le
prix du décachetage, de la pesée, du rempaquetage, du ficelage
et du cachetage. Notez que je n'invente rien : j'ai passé par
là... Au fait, voici ma première expérience. Un paquet m'était
arrivé à la Grande Poste de Moscou ; on m'expédia un imprimé
sur lequel était mentionnée la somme (port, douane, etc.) que
j'avais à payer. Sans défiance, je me présentai.

--Qui êtes-vous ? me dit l'employé.

--Je suis un tel ! Voici d'ailleurs mon passeport et l'avis que
j'ai reçu.

--Est-ce que je sais qui vous êtes ? moi !

--Mais voilà mon passeport !

--Votre passeport, votre passeport ! mais, moi aussi, j'en ai un
passeport ! tout le monde a un passeport ! qu'est-ce que ça me
prouve, votre passeport ?

--Alors, que dois-je faire ?

--Il faut faire viser au commissariat de votre quartier l'avis
que vous a envoyé la poste : on constatera votre identité.

Je repris fort marri le chemin de ma maison, située à l'autre
extrémité de Moscou : mon commissariat était fermé à cette heure.
Le lendemain, je sautai dans un fiacre et me rendis au bureau du
commissaire.

--Que voulez-vous ? dit un secrétaire.

--Faire viser ce papier.

--Est-ce que je sais qui vous êtes, moi ?

--Mais, mon passeport que voici...

--Eh bien ! qu'est-ce que ça me prouve, votre passeport ?

--Alors, que faire ?

--Quoi ? vous le savez bien, quoi ! Vous n'avez qu'à envoyer le
_dvornik_ de votre maison.

Je m'inclinai : en Russie, il faut être patient. J'allai prendre
Stépane notre élégant _dvornik_.

--Stépane, lui dis-je, viens avec moi au commissariat.

Stépane ne se fit pas prier : je l'amenai à la porte ; il entra
avec mon bulletin, et, deux minutes après, il me le remettait
muni d'un cachet constatant _que j'étais bien moi_ ! L'employé
de la poste ne se fit pas prier, lui non plus, et me remit mon
paquet, qui contenait, d'ailleurs, un insignifiant objet.

A partir de ce jour-là, j'ai compris--entre autres choses--la
puissance du _dvornik_, et, bien que je fusse habitué à tutoyer
Stépane, et qu'il me baisât la main quand je lui donnais
pourboire, j'eus pour ce moujik tout-puissant le respect que
l'on devine.

Faire viser les passeports et les pièces d'identité, c'est
peu pour le _dvornik_. Qui donc, si ce n'est lui, observerait
les allées et venues des gens qui fréquentent la maison ? et
qui donc, je vous prie, aurait mieux qualité pour en rendre
compte à la vigilante police ? La surveillance des locataires
et de leurs visiteurs est confiée à ce portier que vous voyez,
tout le long de l'après-midi, fainéanter dans la cour, dans sa
chambrette ou dans les sous-sols, auprès des cuisinières qu'il
courtise. Avec son air de n'y pas toucher, avec son sourire
vague et nonchalant, il observe tout ce qui se passe, et sait
ouvrir l'œil sur les gens mal mis ou d'allures louches. Combien
d'associations ou de conciliabules secrets ont été dénoncés par
ces agents de la police intime ! Il est vrai que, s'ils sont
finauds, en revanche, ceux qui ont intérêt à se cacher d'eux
sont d'une prudence extrême. En Russie, on ne confie ses secrets
qu'à bon escient et on se défie plus des murs même que des
sergents de ville en uniforme.

Un préfet de police avisé observa que, malgré leurs multiples
attributions, les _dvorniks_ trouvaient bien encore le temps
de flâner. Il eut alors l'idée de forcer les propriétaires
à transformer leurs portiers en veilleurs de nuit : le temps
d'écrire une ordonnance--les choses vont vite dans ce pays
simple,--et Moscou se vit dotée d'une garde nocturne dont bien
peu de villes ont la pareille. Toutes les trois ou quatre
maisons doivent fournir un homme, agréé par la police, qui
passe la nuit entière dans la rue, sans s'éloigner, sous peine
de châtiment sévère, des immeubles qu'il doit surveiller. Les
rues de Moscou deviennent ainsi, dès la nuit close, les plus
sûres qu'il y ait dans une grande capitale. On y voit une haie
de solides gaillards emmitouflés d'énormes pelisses en peau de
mouton, et assis sur les bornes qui se dressent le long des
trottoirs, ou bien sous le petit auvent qui leur est ménagé à
côté de la porte cochère. Le plus souvent, il est vrai, ils
dorment à poings fermés, mais leur présence n'en inspire pas
moins au promeneur attardé une bienfaisante confiance.

On le voit, le _dvornik_ est un personnage important dans une
maison russe. Il ne dépend pas moins du maître de police, du
_Politsemeister_ (comme disent les Russes), que du propriétaire
qui le tient à ses gages. C'est une des figures les plus
curieuses du peuple des villes. Parmi eux, à côté d'honnêtes
pères de famille, j'en sais plusieurs qui sont roués, menteurs,
ivrognes, débauchés, mais amusants et sympathiques malgré tout.

       *       *       *       *       *

Le Kremlin, dans son énorme enceinte crénelée, c'est toute une
ville, la ville des souvenirs russes.

Devant la façade de l'arsenal, 863 pièces de campagne, démontées
de leurs affûts, sont alignées sur un rebord de pierre : on
dirait l'étalage d'un armurier colossal. Ces canons, comme
l'indique une inscription en russe et en français, ont été
abandonnés par différents corps de la Grande Armée en 1812.
Ils se rouillent à l'hiver, sous la garde d'une sentinelle,
attentive à ce qu'on n'en vole pas quelqu'un, ainsi qu'on
fit, dit-on, il y a quelques années. Lorsque je veux éprouver
un jeune homme de ma connaissance, je le fais passer par là ;
résistera-t-il au plaisir de me montrer ces trophées et de
faire sonner bien haut l'échec napoléonien ?--Bien peu, malgré
les embrassades, les discours, les fleurs, bien peu résistent à
l'épreuve... Un bon garçon d'étudiant sérieux m'a dit l'autre
jour, avec un gentil sourire : «Tenez, voilà vos canons !»--Je
l'ai remercié...

       *       *       *       *       *

Je sais peu de maisons, à Moscou, où l'on puisse faire une
visite sans être forcé de s'asseoir à table : dans la société que
je fréquente, haute et moyenne bourgeoisie, littérateurs et
professeurs, c'est une règle. Si vous trouvez vos amis à table,
soyez sûr qu'on ne vous reléguera pas dans un salon glacial,
où, à tour de rôle, monsieur et madame viendront vous tenir
compagnie ; au lieu de vous faire cette mine aigrement aimable,
les Moscovites vous souriront franchement : «Ah ! vous voilà !
quel bonheur ! nous sommes justement à table : asseyez-vous, Ivan
Ivanovitch, asseyez-vous !» Le domestique, de lui-même, a déjà
mis un couvert. Ivan Ivanovitch s'est assis à table, et il
accepte sans façons de partager le repas. S'il vient de dîner
lui-même, on lui fera accepter un peu de dessert, du café,
quelque chose enfin. Et surtout, notez le trait, la maîtresse de
maison ne s'excusera pas de ce qu'on sert sur la table ; elle ne
dira point : «Ah si vous m'aviez prévenu !» elle ne rougira pas de
la simplicité du menu, d'un reste servi froid ou remis en sauce.
Les Russes de la classe dont je parle ne savent pas encore notre
belle vie en façade, avec des intérieurs dissimulés : ils vivent
simplement et ne s'en cachent point.

Un écrivain russe me disait : «Pétersbourg, c'est la tête,
Moscou, c'est le ventre !» Je l'ai rencontré, lui, je dois le
dire, bien souvent à Moscou. Reprocher à Moscou son hospitalière
simplicité, c'est être fort injuste, car la table offerte
n'exclut pas les intérêts intellectuels. Cette gentille façon
de vous faire asseoir au cercle de famille est, au contraire,
un sûr moyen de vous garder plus longtemps et d'avoir avec
vous une conversation plus intéressante que celle de nos
salons ordinaires. Sans doute, il est, çà et là, des gens peu
hospitaliers et maniérés, comme aussi des visiteurs indélicats.
L'heure des repas variant d'une famille à l'autre, rien n'est
plus aisé que de dîner plusieurs fois sans être invité. Parmi
mes amis, on déjeunait, ou dînait, selon la maison, à midi, une
heure, trois heures, cinq heures, neuf heures : c'est un choix,
cela ! On peut être sûr, à quelque moment qu'on se présente,
de trouver une salle à manger occupée. Où est le mal, je vous
prie ? Si tous les Russes avaient, comme nous les mêmes heures
pour leurs repas, et si, de telle heure à telle heure, on était
sûr de trouver à table toutes les familles de l'Empire, on ne
serait pas tenté de se présenter à l'improviste à ces moments-là
chez ses connaissances. La vie moderne, en régularisant nos
habitudes, en effaçant les principales différences de famille à
famille, nivelle du même coup les effusions de l'amitié, et fait
disparaître cette simplicité native et bonne qui s'exprimait
à sa façon dans chaque cercle intime : à ce changement, les
méchantes gens et les hypocrites ont beaucoup gagné.

Le besoin de simplicité que je signale à Moscou se marque non
seulement dans les habitudes, mais jusque dans l'ameublement.
Un salon russe n'est pas disposé symétriquement comme le nôtre,
avec des sièges qui font demi-cercle autour du foyer, et qui
invitent à une conversation générale aussi froide que banale.
D'abord, les pièces sont beaucoup plus grandes que les nôtres,
et cela se comprend, puisque les Russes sont confinés dans leur
maison durant plus de six mois. Le salon, plus vaste, est aussi
moins encombré. Avant tout, il renferme quelques plantes vertes,
l'inévitable décoration d'un appartement russe. Puis, des
divans, des chaises, des fauteuils dispersés en petits groupes
par toute la pièce. Veut-on causer à deux ? rien de plus aisé : on
prend un divan. Soutenez-vous avec deux ou trois interlocuteurs
une discussion animée : voici, dans un coin, des sièges autour
d'un guéridon. D'ici, vous ne gênerez personne, et vous pourrez
parler, discuter avec passion, sans craindre de manquer de
respect à la maîtresse de maison, en laissant paraître quelque
intérêt pour le sujet dont on s'occupe. Le salon français, poli,
élégant, est niveleur par définition : un élan d'enthousiasme
y est déplacé ; le salon russe, au contraire, invite à la
sincérité, à la réflexion personnelle, à l'émotion passionnée.
On s'y déplace de groupe en groupe sans la moindre gêne, comme
si l'on était de la maison : n'avez-vous pas senti en effet,
en laissant au vestiaire votre chapeau et vos gants, que vous
n'étiez pas un hôte passager, mais un ami vraiment «chez lui» ?

       *       *       *       *       *

Les Russes sont très accueillants ; c'est un besoin de leur
nature. Vous les quittez, ils paraissent vous oublier, vous
n'observez pas toujours chez eux de ces longues ondulations
de chagrin qui suivent chez nous une séparation pénible. Ils
n'ont pas oublié, pourtant : revenez, vous le sentirez bien.
La naturelle apathie de leur tempérament est seule cause de
leur apparente froideur. Puis, ils ont une façon spéciale de
comprendre les rapports d'amitié, un peu déconcertante au
début, mais qu'on apprécie à l'user, tant elle est simple et
naturelle. Nous avons ici une tendance à faire de l'ami qui
nous rend visite le centre de la famille : c'est de lui qu'on
s'occupe, c'est avec lui qu'on parle, c'est à lui qu'on donne
la bonne place, la belle chambre, le bon lit. Aussi l'ami,
sentant combien il dérange ses hôtes, craint-il de s'attarder.
Là-bas au contraire, puisqu'il fait temporairement partie de
la famille, l'ami a exactement les mêmes droits et les mêmes
devoirs qu'un fils de la maison. La vie intérieure ne tourne
pas autour de lui : on s'occupe de lui, mais point trop. Les
habitudes de la famille ne sont pas suspendues à cause de lui :
on allait dîner, eh bien, qu'il se mette à table ; on allait
sortir, on l'emmène. Pour le coucher, on ne se mettra pas en
grands frais, personne ne songera à lui céder gracieusement son
lit, tout en maugréant à part soi ; il y a, dans toute maison
russe, au moins deux ou trois vastes divans : on installera sur
l'un d'eux le visiteur ; comme les Russes, pauvres ou riches,
ignorent tout à fait les raffinements de la literie, coucher
sur un divan ne surprend personne. Rien ne sera donc changé
dans la vie intime de la maison, et, quand on dira à un ami :
«Mais restez donc, je vous en prie !» il sentira bien que c'est
sincère, et son hôte n'ajoutera pas, comme il eût fait chez
nous, le fallacieux : «Vous ne nous dérangez nullement !» Cela est
évident pour un Russe, que l'ami ne dérange pas, puisque c'est
un ami. Seulement, il n'aura que sa part du confort général, on
ne l'accablera pas d'un gênant empressement. Et l'ami restera,
et, se sentant à l'aise, ne changeant rien à ses habitudes,
il se montrera tel qu'il est réellement, sans afféterie, sans
minauderies. Oh ! les bonnes heures d'expansion !

       *       *       *       *       *

Sur le _Pont de pierre_, au bas du Kremlin, les tramways ont à
gravir une pente assez raide. Nous installerions là une équipe
de côtiers avec leurs lourdes bêtes résignées ; les côtiers, sont
ici des gamins ; ils accrochent au timon du tramway une chaîne
à laquelle sont attelés quatre chevaux qu'ils montent deux à
deux, et, d'un élan commun, les six bêtes, excitées du fouet et
de la voix, escaladent la pente au triple galop. C'est ainsi
pour toutes les côtes qui se trouvent sur le passage d'une ligne
de tramways. J'aime voir ces disgracieux véhicules lancés ainsi
à l'assaut d'un escarpement, avec leur bondissant attelage en
Daumont ; il me semble qu'ils perdent par là quelque chose de
leur raideur banale, et qu'ils font moins tache dans ces rues,
où passent comme des flèches les magnifiques trotteurs à tous
crins.

       *       *       *       *       *

Les églises du Kremlin, visitées l'une après l'autre, par un
éclatant soleil de juin, m'ont fait une impression d'écrasement.
Elles sont petites et sombres ; il semble, en y pénétrant, qu'on
s'enfonce dans un gouffre noir ; puis, au bout d'un instant, on
voit, dans l'obscurité, étinceler des points brillants. Peu à
peu, l'œil accoutumé distingue des formes qui se meuvent, et,
devant soi, une grande muraille, où l'or et l'argent ruissellent
autour d'icônes noires. Qu'elles sont tristes, ces icônes ! Une
Vierge à la tête penchée, une Vierge noire, dans la manière
de l'école bizantine, baisse sur un Enfant Jésus ses yeux
allongés et sans expression. Ou bien, c'est quelque saint, en
prière, ou simplement face au public. Les visages seuls, et les
mains sont visibles : tout le reste du corps disparaît sous une
lourde carapace de métal précieux qui simule la coiffure et
les vêtements. Ces images sans vie sont lugubres, dans cette
pénombre.

A cette heure, peu de monde : çà et là, des moujiks en haillons,
des pèlerins sans doute, en tour de Russie--et le contraste
est frappant, entre les richesses inouïes qui s'étalent sur
l'iconostase, et les loques crasseuses des pieux visiteurs.

Plus vivement que partout ailleurs, j'ai senti dans ces églises
du Kremlin, combien la religion orthodoxe diffère de notre
catholicisme ; elles sont sœurs par les dogmes, mais si loin
d'esprit ! Dans ces églises sombres, l'orthodoxie prend pour
moi une attitude méprisante, écrasante ; sans doute, elle est,
par force, une religion égalitaire, et elle accueille aussi
bien cet inculte moujik, que le tsar qui viendra ici se faire
couronner ; mais, dans cet accueil indifférent fait au faible
comme au grand de la terre, je ne sens pas, au fond de ces
temples regorgeant de richesses, de bonté vraie. Je crois voir
tomber de toutes ces icônes qui tapissent l'_iconostase_, de
toutes ces icônes habillées d'or et d'argent, des regards
indifférents, insensibles, sans vie. Je ne sens pas ici la
divine bonté se faisant douce pour le faible, pour le souffrant,
qu'elle attire à soi et qu'elle retient sans effort ; je ne sens
pas ici le paisible refuge des âmes, mais bien plutôt, une
majesté hautaine et inaccessible, dont le contact est seulement
un viatique extérieur, une manière de relique...

       *       *       *       *       *

--Serez-vous là tantôt ? m'a demandé Mme Z., je reçois
aujourd'hui la _Vierge d'Ibérie_...

La _Vierge d'Ibérie_ est une icône miraculeuse, qui passe pour
le palladium de Moscou. Elle repose dans une petite chapelle
étincelante de lumières, qui se dresse près de la Place Rouge, à
l'entrée même du Kremlin. Les moines qui la gardent ont imaginé
de faire participer chacun des habitants en particulier à la
grâce qu'apporte l'icône trois fois sainte, et de participer
eux-mêmes à la joie reconnaissante de ces favorisés. Dans une
voiture spéciale, on promène l'icône, et on la conduit, à tour
de rôle, à toutes les familles qui en ont fait la demande : le
chiffre de l'offrande est facultatif : j'en sais qui donnent
dix francs ; un riche marchand, par contre, offre volontiers
plusieurs centaines de roubles.--Tandis que l'icône voyage ainsi
à travers la ville, une exacte contrefaçon la remplace dans sa
chapelle, et les fidèles adorent la fausse image avec autant de
dévotion que si elle était authentique.

J'ai attendu l'icône. Vers trois heures, elle est arrivée dans
une calèche antédiluvienne traînée par quatre chevaux maigres ;
le cocher et les servants sont nu-tête, mais, comme le froid
pince, deux d'entre eux se sont fait une mentonnière avec
un mouchoir. Dans leur houppelande crasseuse, ces individus
hirsutes, sans coiffure et en mentonnière blanche, ont un
air tout bonnement sinistre. Pétia, un fils de la maison, et
Stépane, notre chenapan de _dvornik_, sont allés, nu-tête eux
aussi, attendre l'icône à la portière du carrosse ; les moines
servants leur ont volontiers abandonné l'honneur de transporter
la _Vierge d'Ibérie_ jusque dans notre salon, et les voilà,
suant, soufflant, écrasés sous le poids énorme de ce tableau de
métal, qu'ils tiennent par des poignées de cuivre, dévotement.

L'icône, enfin, a été posée sur un canapé, au fond du salon.
C'est, comme toutes les icônes, une image noire aux longs yeux
sans expression et sans couleur ; la couronne et les vêtements
qui encadrent la Vierge et l'Enfant Jésus, sont d'or massif.
Dans le diadème sont incrustées des pierres précieuses,
diamants, rubis, émeraudes, et, à la hauteur de cet ornement,
une plaque de verre est apposée pour éviter les effusions
intéressées de quelque dévot sans scrupules. L'ensemble de
l'image n'est pas joli, mais le respect dont l'entoure tout ce
peuple y attache un intérêt.

Par la porte ouverte à deux battants, tous les locataires et
tous les voisins ont pénétré dans le salon : il est même venu
des passants, des inconnus ; heureusement, Mme Z., bien que
fort pieuse, est une femme d'expérience ; elle a fait enlever du
vestibule tous les vêtements qui s'y trouvaient, sachant bien
que les dévots passants sont souvent de vulgaires filous.

Chacun vient, en entrant, baiser l'icône ; en vérité, il faut
une foi robuste pour effleurer des lèvres cette place, jamais
essuyée, où des millions et des millions de lèvres ont apposé
d'humides baisers ! Deux moines sont là, couverts de chapes
rouges en étoffe rigide ; ils sont sales à souhait, avec leurs
longs cheveux et leur barbe inculte ; l'un d'eux surtout, qui
a une belle voix de basse profonde, et chantonne les répons,
a positivement l'air d'un brigand, et brandit d'un air peu
rassurant son lourd goupillon d'argent. Ces moines se dépêchent,
se dépêchent de dire les prières d'usage ; ils ne cherchent
même pas à mettre de l'expression dans leur psalmodie ; ils
bredouillent effrontément. Et les assistants, sans relâche, font
des signes de croix et des révérences...

Un dernier baiser, et c'est fini. Pétia et Stépane reprennent
dévotement l'écrasante icône, et la reportent dans son carrosse
de vieille douairière provinciale, entre le cocher à mentonnière
et les moines rébarbatifs. La voiture s'éloigne, la foule
circule ; dans le salon, l'encens a mis son lourd parfum.

--Vous faites souvent venir la _Vierge d'Ibérie_, madame ?

--Mais certainement ! une fois par an ; je ne serais pas
tranquille sans cela.

--Écoutez, madame, ces moines sont peu engageants, en vérité !

--Les moines ? pouah ! tenez, ne me parlez pas de ces gens-là, ils
me répugnent ! je hais les moines ! s'écrie Mme Z...

Mme Z., cependant, est une femme pieuse, et plus d'une fois,
elle m'a traité de libre-penseur parce que j'avais mangé de la
cuisine au beurre un jour de jeûne orthodoxe.

       *       *       *       *       *

J'ai passé la soirée chez Michel Pétrovitch. C'est un homme de
trente-cinq ans environ ; il appartient à la riche bourgeoisie
de Moscou, et donne son temps aux affaires municipales, à des
œuvres de charité, et à des controverses religieuses. C'est une
de ces figures de la société moscovite éclairée, qui tranchent
si vivement sur les hommes d'Occident. Avec sa fortune, il
aurait pu mener une vie d'égoïste jouissance : il a préféré se
donner à des œuvres qui lui semblent bonnes et belles. Avec
cela, c'est un inquiet, que tourmentent à la fois les problèmes
de la vie occidentale, et ceux de la vie et de l'orthodoxie
russe ; un esprit mobile et fin, persuadé de la bonté des
simples, et capable d'enthousiasme pour une idée. Il adore les
choses d'art, et son goût, formé aux grandes collections de
l'Europe entière, est délicat et sûr. Transportez-le chez nous :
vous aurez un dilettante extrêmement intelligent, mais inutile.
Pour lui, la question religieuse sera tranchée depuis la
vingtième année, et il n'y reviendra plus, sinon peut-être par
un raffinement d'esthétisme. Notre vie politique, nos affaires
municipales ne lui causeront que du dégoût, car il n'est pas
fait pour une lutte de ce genre : sa naturelle combativité, son
amour du paradoxe ne sont que des signes de raffinement qui
effleurent seulement, sans la pénétrer, sa nature trop sensible.
Loin d'aller au peuple, il se reculera, quand il verra ce peuple
monter à lui, gouailleur ou menaçant ; que lui restera-t-il,
sinon un sourire dédaigneux pour la rue, et une vie égoïste
entre les livres, les œuvres d'art et quelques amis de choix ?

Au lieu de ce blasé, la Russie a produit un esprit sans cesse
en mouvement, sans trêve en route pour la recherche. Son
siège n'est pas fait, ou bien il ne craint pas de le défaire.
Le peuple, le bas peuple l'attire, et il donne son temps à
d'innombrables fonctions municipales qui n'ajoutent rien à son
nom, qui n'embellissent pas ses relations, mais qui lui semblent
une suite nécessaire de la place qu'il occupe par sa fortune
dans la cité moscovite.

La maîtresse de maison, Véra Mikhaïlovna, est une femme d'une
intelligence singulièrement ouverte et sûre. La paisible
assurance est la dominante de son caractère : je ne peux mieux me
représenter le rôle d'une femme et d'une mère. Sa vie est liée,
sans doute, elle n'a plus le droit d'en disposer pour elle-même.
Néanmoins elle n'abdique pas sa personnalité, elle ne se laisse
absorber ni par son mari, ni par son amour maternel. Il y a
toute une part de sa vie intellectuelle qu'elle entend gouverner
à son gré ; ce n'est pas là seulement, comme chez tant de femmes,
le secret jardin des sensations, des croyances, des sympathies
ou des antipathies irraisonnées,--c'est, au contraire, le
domaine des idées réfléchies, des convictions appuyées : idées
sur la vie, sur la religion, sur l'art. La femme russe, dans la
société cultivée, est beaucoup plus près que la Française d'être
l'égale de son mari : le despotisme intellectuel qui fleurit
dans nos familles les plus tendrement unies, s'observe ici bien
rarement. Une femme russe, quand elle est intelligente, a ses
idées à elle, et les exprime sous une forme qui lui appartient,
sans songer le moins du monde à se modeler sur les opinions de
son mari. Sans doute, le danger de cette liberté est dans une
affectation d'indépendance qui porte la femme, soit à prendre
les allures intellectuelles d'un homme, soit à contredire
systématiquement ce que disent les hommes. Mais, lorsque cette
indépendance est, comme chez Véra Mikhaïlovna, tempérée par
une délicatesse et une grâce infinies, et aussi par une bonté
profonde, c'est pour le visiteur ou l'ami une jouissance toute
spéciale d'échanger des impressions et des vues avec une femme
qui a une opinion tranquille, bien appuyée, et personnelle.

Quelques jeunes gens sont là : Serge Ivanovitch, le vieil ami
avec qui j'ai étudié la famine ; Piotre Efimévitch, un savant,
très brun, très gauche, très bon, avec des yeux pétillants de
malicieuse intelligence. Un tout jeune médecin, barbu, souriant,
et dont le teint, presque trop frais, rappelle un coloris de
Gaspar Netscher ; enfin, un dernier intime de la maison, grand,
blond, puissant, avec une expression caressante des yeux bleus
un peu myopes et à fleur de tête.

Qu'ai-je trouvé de russe dans cette soirée ? D'abord, la nuance
des caractères, plus tranchés évidemment que chez nous, avec des
angles plus vifs ou moins dissimulés. Une variété d'intérêts que
j'ai rarement observée ailleurs, sauf peut-être en Angleterre,
dans quelques milieux d'élite. Puis, une façon de considérer les
choses, qui, au premier abord, nous déroute un peu, nous autres
Français : tous ces jeunes gens semblent plus préoccupés de
faire entrer dans une formule abstraite leurs observations sur
un sujet donné, que de coordonner ces observations pour mettre
en valeur les importantes. Une tendance au pêle-mêle, avec une
teinte philosophique. Enfin, l'extraordinaire simplicité. La
simplicité ne consiste pas seulement à ne pas se gêner : je la
vois surtout dans une confiance telle à l'égard les uns des
autres, que vous ne songez pas un seul instant à la manière
dont on jugera ce que vous direz et ce que vous ferez. On
est simple parce qu'on ne fait pas de retours incessants sur
soi-même, parce qu'on ne cherche pas à briller coûte que coûte,
à bien dire, à penser élégamment ; parce que toute préoccupation
relative à l'impression que produira votre moi, disparaît dans
l'instant même où vous produisez ce moi. Entre gens mal élevés,
la simplicité se manifeste par un mutuel et grossier sans-gêne,
et par une commune insensibilité d'épiderme : la société de
personnes restées à mi-chemin entre l'ignorance et la culture
moderne, est particulièrement insupportable en Russie. En
revanche, entre gens de bon ton, la simplicité est délicieuse.

Comme tous ici sont très simples, ils se préoccupent bien plus
des choses qu'ils disent, que de la façon dont ils les disent ;
au lieu de joliment piétiner sur place, ou de s'exténuer en de
coquettes méchancetés, la conversation s'élève sans effort et
s'abaisse sans tomber à plat. D'ailleurs, ce n'est pas toujours
une conversation générale : le laisser aller des _papirosses_
que nous fumons, la nécessité de frotter une allumette ou
de chercher un cendrier, nous empêcherait, à défaut d'autre
prétexte, de rester immobiles sur nos sièges, et toujours
attentifs au même sujet traité. Nous allons sans contrainte
d'un groupe à l'autre, et nous causons ici ou là. Les sujets
sont variés : le dernier tour joué par la censure et le plus
récent potin politique nous ont occupés ce soir, aussi bien que
la littérature, la Rose † Croix et les décadents. N'oubliez
pas que, sur sept personnes présentes, quatre ont vécu dans
plusieurs pays, et que chacune sait au moins trois langues
vivantes.

Conversation libre, sans pédantisme, sans pose ; libre réunion
d'esprits pour qui la discussion est autre chose qu'une façon de
tuer les heures ; grand sérieux au fond de toutes ces opinions,
émises par des hommes à qui la vie n'apparaît point comme une
longue route droite, serrée sur chaque côté par l'immuable haie
des nécessités sociales,--mais qui voient, ou rêvent des moyens
d'agir personnellement sur l'ordre de choses établi ; sentiment
que chacun de ces hommes a d'un but à poursuivre, d'un but qui
n'est pas borné à l'accomplissement d'un métier ni à l'obtention
d'une place, mais qui domine l'intérêt personnel, pour se fondre
dans l'intérêt plus haut d'une société jeune encore, malléable,
et désireuse de généreux perfectionnements.--Voilà ce que j'ai
cru voir de spécial dans cette soirée, qui n'offre, d'ailleurs,
pour moi, rien de mémorable, et que j'ai, entre dix, choisie
comme type.

       *       *       *       *       *

--Vous connaissez Monsieur un tel ?

--Oui !

--Quel homme est-ce !

--_One bogaty tchélovièk !_ (C'est un homme riche.)

Cette réponse, en Russie, définit un homme : pour toute une
part de la société, le monde est divisé en hommes qui sont
riches et en hommes qui ne sont pas riches. Le peuple, la
petite bourgeoisie, et le gros commerce, qui emploient ce mot,
y voient au fond ceci : «Il est riche, donc il est capable de
satisfaire sans remords tous ses appétits. Il peut paresser sans
manquer de pain ; il peut s'enivrer sans que sa femme le gronde ;
il peut beaucoup manger, sans craindre autre chose que les
indigestions.--Il est pauvre, donc ses vices auront pour lui de
funestes conséquences, et un jour, peut-être, il aura faim.»

La Russie n'est pas un pays où la pauvreté soit honteuse : on n'y
montre pas du doigt les besogneux. Mais, ce peuple insouciant,
qui aime autant le marchandage et le commerce, qu'il dédaigne
l'argent, est presque incapable de cette vertu d'économie qui
est la règle dans la moindre de nos familles. Être pauvre, ce
n'est donc pas, là-bas, comme souvent chez nous, donner à penser
qu'on diffère de ses voisins par une prodigalité condamnable,
c'est tout simplement être semblable à tous, subir, comme tous,
la loi de commune misère. Mais ceux qui sont riches, ceux qui
ont rencontré sur leur route la bonne veine, sont des hommes à
part : on ne songe guère à attribuer leur fortune à des qualités
d'épargne et de conduite ; non, la richesse leur est venue parce
qu'ils sont rusés et que le ciel les favorise. Aussi choie-t-on
ces heureux avec une déférence très sincère. C'est un homme
riche ! il mérite un salut plus profond et un empressement plus
rapide. On se courbe en deux sur son passage, quelques-uns,
certes, par cuistrerie, mais beaucoup, simplement, pour saluer
une force rare, un don de nature qui n'est pas commun.

       *       *       *       *       *

Je reviens de la _Tour de Soukharef_ : c'est une massive
construction de briques, au pied de laquelle s'étale, chaque
dimanche, le plus invraisemblable marché de bric-à-brac. Tout
Moscou semble dégorger là ses vieilleries, et Dieu sait s'il
s'en trouve, dans cette ville où les pauvres savent faire
resservir les plus informes débris. Des boutiques volantes sont
installées en files compactes, et, dans les étroits passages,
circule une foule active et peu bruyante. Sur ce marché en plein
vent, tout se trouve, depuis des fourrures de prix jusqu'à
des cure-dents prêts à changer de maître. Il y a du neuf et
du vieux, de l'entier et du cassé. Tout est là, pêle-mêle :
les objets de l'ameublement et de l'habillement, du luxe et
du simple nécessaire ; des samovars à côté de pendules, des
terres cuites au milieu de débris de ferraille, des chromos,
des icônes, des jouets, des victuailles, des livres en toutes
langues, que feuillettent des étudiants aux longs cabans noirs
lisérés de bleu. Bref, un épouvantable capharnaüm de choses sans
lien, un violent et impayable raccourci de la vie russe.

De tous côtés, on marchande, on discute. Lorsque le boutiquier
croit deviner un acheteur, il devient tout à coup bavard, vante
sa marchandise, la montre, la tourne et la retourne entre ses
doigts avec une dextérité singulière. Le plus souvent, il ne
s'offense pas de s'entendre offrir le quart du prix demandé ; il
se défend, voilà tout : parfois, il surprend quelque naïf :

--Combien cela ?

--Dix roubles.

--Allons donc, ça vaut deux roubles à peine !

--Eh bien, prenez-le pour deux roubles !

Les Russes, qui ont un instinct spécial pour le marchandage,
s'en donnent ici à cœur joie. C'est plaisir de voir la ténacité
avec laquelle, de part et d'autre, on se dispute quelques
misérables copecs ; que de ruse déployée, que d'arguments
inventés sur l'heure ! Les yeux s'éteignent ou brillent, selon
les cas ; on fait l'indifférent, ou bien on discute longuement,
avec des gestes, des éclats de voix, des rires nerveux, des
fausses sorties. Approchez-vous : ce moujik propose 12 copecs et
le marchand en veut 13. Notez que cet acheteur si âpre jettera
au vent un rouble (100 copecs) à la première lubie. Marchander
tenacement, puis vivre sans compter, voilà les deux extrêmes,
unis sans cesse, de la vie russe dans le peuple.

       *       *       *       *       *

Le soir tombe sur Moscou, et dans la froide clarté rose qui fait
resplendir les croix d'or des coupoles, des milliers de cloches,
mêlant leurs voix, sonnent un angélus d'allégresse : les saintes
icônes viennent de rentrer de leur grand pèlerinage au monastère
de Troïtsa.

Avec la _Lavra_ de Kïef et le couvent de Solovietzk sur la Mer
Blanche, Troïtsa compte parmi les lieux saints de la Russie. En
outre, ce monastère, qui se trouve tout près de Moscou, a joué
un rôle considérable dans les guerres des derniers siècles,
et a résisté victorieusement aux attaques des Polonais. Le
25 septembre (7 octobre) ramenait le 500e anniversaire de
la mort de saint Serge qui fut son fondateur ; une fête fut
décidée. Moscou résolut de l'organiser, et la corporation des
_Khorouguevénossi_ conçut l'idée d'une solennelle procession, à
laquelle prendraient part toutes les églises de la capitale.

Ces porte-étendards sont une des curiosités des grandes fêtes
russes : ce sont des hommes très pieux et surtout très robustes,
qui portent dans les processions les énormes bannières d'or et
d'argent massif. Ils forment une confrérie puissante à tous
égards ; on comprend que l'idée de la fête soit partie de ceux
même qui en devaient porter toute la responsabilité et de plus,
tout le fardeau. Le gouverneur, craignant une recrudescence du
choléra parmi les pèlerins, ne voulut pas, d'abord, accorder
l'autorisation, mais il dut s'incliner devant l'autorité du
Saint Synode.

La procession est partie du Kremlin. Une foule immense
encombrait les rues : des curieux surtout. Les centaines
d'églises de Moscou avaient envoyé là tous leurs étendards,
mais, par ordre du métropolite, on n'emporta point ceux dont
le poids dépassait 64 kilogrammes ! Les cloches sonnèrent, une
fanfare de régiment se fit entendre, et, sous un froid ciel
gris, ils partirent pêle-mêle, paysans, ouvriers, bourgeois et
mendiants : lentement, le cortège s'achemina sur cette route,
longue de 70 kilomètres. On devait marcher quatre jours : on
camperait en route, au petit bonheur.

N'ayant qu'une médiocre envie de dormir à la belle étoile, je
partis seulement le lendemain, avec Serge Ivanovitch, déguisé,
comme moi, en pèlerin marchand. Nous voici de bonne heure sur
une de ces chaussées en cailloux pointus qui forment ici le nec
plus ultra des routes soignées. Des traînées de pèlerins y sont
semées ; ce sont des retardataires qui regagnent comme nous la
procession. Tous pareils, avec leur grise pelisse en peau de
mouton, qui fait jupe autour des jambes, avec leur casquette ou
leur bonnet fourré, et avec leurs sandales d'écorce tressée, ces
_lapty_ que retiennent des ficelles enroulées autour des bandes
de toile qui couvrent les jambes en guise de bas. Sur leur dos,
pend un sac en toile retenu par des cordelettes ; à la main, un
long bâton.

Dans les _isbas_ où nous faisons halte pour prendre le thé,
on nous donne des détails sur la procession qui nous précède.
Les femmes trouvent cela très beau ; seulement elles plaignent
beaucoup les porte-étendards. Les pèlerins ont été fort
embarrassés pour passer la nuit après la première étape ; on les
a entassés sous des préaux et dans des granges ; un moujik me dit
en avoir logé 70, à cinq copecs par tête : il voudrait en voir
toutes les semaines, des processions ! Partout, à la traversée
des villages, la route est jonchée de sable fin, et de rameaux
de genévrier. Sans cesse nous dépassons de nouvelles bandes de
pieux promeneurs et de mendiants. Je demande à un bambin d'une
douzaine d'années :

--D'où viens-tu donc ?

--Je viens de Kïef.

--A pied ?

--Mais sans doute ! répond-il avec un sourire et un air décidé.
Sans doute ! et comment sans cela ?

--Et tu es seul ?

--Oh non ! je suis avec des amis !

Ces amis sont de tout jeunes gens vêtus de la soutane et du
bonnet noir pointu du moine ou du _strannik_ (errant).

Le village marqué pour le deuxième campement ne compte
certainement pas 300 âmes--et ils sont là huit mille[25]
environ. Les prêtres, naturellement, se tirent tout de suite
d'affaire : un riche propriétaire du voisinage a envoyé des
voitures pour les amener dans sa villa. Les _Khorouguevénossi_
ont déposé dans l'église leur précieux fardeau, et se promènent
par petits groupes en fumant des cigarettes. De tous côtés,
vont et viennent les personnages officiels chargés de régler le
mouvement de cette foule. En Russie, on s'entend fort bien à
organiser un service d'ordre : en premier lieu, un détachement
de Cosaques ; ils ont de bons chevaux, de bons knouts et de bons
revolvers ; puis, des gendarmes, et des agents de police en
manteau gris. Aussi, pas un cri, pas une rixe. D'ailleurs, il
n'y a pas d'ivrognes, la vente de l'alcool ayant été interdite
sur le parcours de la procession. Des médecins sont là, chargés
d'isoler ceux qui tomberaient malades ; la crainte du choléra a
déterminé le _zemstvo_ (États de la province) à faire construire
des préaux où les pèlerins reçoivent gratuitement des bols de
thé : on espère les empêcher ainsi de boire de l'eau crue. Des
marchands ont installé au bord de la route leurs auvents, où ils
débitent du pain, des fruits, de la charcuterie, du fromage ; ils
se plaignent de ne pas faire leurs frais : il y a trop peu de
monde, et puis, chacun s'est muni de provisions.

[Note 25 : Ce chiffre n'est pas donné au hasard : j'ai fait
des observations aussi exactes que possible. Les pèlerins se
croyaient au nombre de 50 à 100 000.]

En m'approchant d'un groupe compact, je vois sur le sol un
porte-étendard en proie à une attaque d'épilepsie : c'est le
septième ou le huitième, depuis Moscou. Ces crises, apparemment,
ont été déterminées par la fatigue. Les _Khorouguevénossi_
portent leurs bannières au moyen d'une courroie qui, passant sur
leur cou, soutient un godet qui pend tout près de terre, entre
leurs pieds, et dans lequel s'enfonce la hampe. La bannière est
encore un peu soutenue par deux perches latérales que des aides
supportent, mais cela ne soulage guère le malheureux porteur :
il fait peine à voir, le cou tendu, les muscles raidis, les
vaisseaux de la tête et du cou gonflés à éclater.

J'avais remarqué une toute jeune fille, ravissante sous son
méchant fichu de laine, avec son teint pâle et ses yeux
agrandis de poitrinaire : sans doute, pensai-je, elle va demander
à Dieu sa guérison. Quelqu'un m'a appris qu'il n'en était rien.
Orpheline de bonne heure, cette jeune fille a fait vœu de se
consacrer au pèlerinage des lieux saints : elle est _errante_
de profession. Ils sont ici par centaines, ces _errants_, ces
_stranniki_. Ils vont lentement de village en village, de
couvent en couvent, sans souci, à la grâce de Dieu, nourris
d'aumônes, de vols, parfois, se signant à la vue des églises,
murmurant une prière à chaque icône rencontrée.

Dans cette foule, je ne vois pas d'extase. On est là comme chez
soi, on s'occupe paisiblement du thé du soir, puis, la prière
faite, on cherche un coin pour dormir ; le reste, qu'importe ?
Je me figure que les Croisades devaient ressembler à une
procession de ce genre : des haillons et des équipements sombres ;
de l'insouciance, de la foi ; moins d'ordre peut-être, car les
Cosaques n'étaient pas là, mais la même résignation souriante et
la même odeur forte des corps pressés.

       *       *       *       *       *

Le matin de la fête, la petite ville de Troïtsa était noire de
monde. Nous sommes allés d'abord au-devant de la procession
que nous avions dépassée la veille au soir. Il fait un froid
léger d'automne, dans un clair matin. Le cortège doit arriver
sur une route qui débouche de la forêt, et, dans la plaine
environnante, des curieux ont campé ; çà et là, de longues fumées
droites montent dans le soleil.

Enfin, voici le cortège ; il s'avance avec une majestueuse
lenteur. En tête, un groupe serré, au centre duquel gesticulent
des _Yourodivouis_ ; ce sont des fous religieux ; couverts de
chaînes dont ils traînent volontairement la meurtrissante
pénitence, ils chantent des cantiques et invectivent entre
temps la foule silencieuse. Puis, voici les étendards d'or : ils
resplendissent dans le soleil, avec les gauches oscillations que
leur communique la marche saccadée, épuisée des porteurs. Puis
voici des icônes, et parmi elles, la plus sainte de toutes, la
_Vierge d'Ibérie_, qui va, elle aussi, rendre visite au couvent.
Le clergé vient ensuite, en longues chapes jaunes et en bonnets
de velours violet. Enfin, le peuple, encadré par des Cosaques
et des gendarmes. C'est un bizarre défilé dans ce fin décor
d'automne...

Un peu plus tard, dans la ville, j'aperçois de nouveau la
procession. Derrière moi, des femmes se signent au passage
de chaque bannière ; un moujik leur nomme toutes les églises
d'origine : «Celle-ci, de l'église de l'Arkhange, celle-là,
de Saint-Nicolas le Charpentier, cette autre, de Saint-Jean
sur les pattes de poule...» ; et les femmes répètent : «Que
c'est beau, Seigneur, que c'est beau !...» Dans la foule, des
camelots vendent des brochures, des chapelets, des médailles
commémoratives, et jusqu'à la _veilleuse du centenaire_.

Il est bien beau, en vérité, ce cortège qui monte lentement au
cloître, salué par le mugissement des bourdons et les notes
allègres des petites cloches. Un instant, tout là-bas, les
étendards se sont arrêtés avant de pénétrer dans le monastère ;
on eût dit des êtres surhumains, dont les têtes étincelantes
dominaient la foule silencieuse, agitée par une houle de
signes de croix. J'ai compris à ce moment toute la grandeur
qu'aurait pu avoir ce spectacle, si, au lieu d'une fête banale,
un sentiment profond et unanime, l'écrasement d'une défaite
ou l'exaltation d'une victoire faisait battre tous ces cœurs.
Mais en ce moment, ces deux cent mille spectateurs ont beau
se signer, et prier, peut-être, ils sont plus captivés par le
spectacle que pénétrés de religieuse émotion.

Tout ce déploiement de splendeurs, cet immense concours de
peuple, cette visite au couvent richissime, dont les moines,
gras et soignés, n'inspirent, même aux Russes, aucun respect
véritable, toutes ces pieuses cérémonies m'ont peu ému en somme.
Peut-être les habitudes que nous donne la forme concentrée
du catholicisme nous rendent-elles peu accessibles à une
religion beaucoup plus prodigue de gestes ? Sans doute, ce genre
de spectacles porte toujours en soi une certaine majesté ;
mais celui-ci m'a semblé trop pittoresque et joli pour être
grandiose, trop bien réglé pour être empoignant.

       *       *       *       *       *

Alexandre Ivanovitch, mon hôte moscovite, le chef de la famille
qui m'a donné abri à chacun de mes voyages, est un homme superbe
de quarante-cinq ans, avec une belle tête classique encadrée
d'une opulente barbe blanche. C'est une nature normale, bien
typique, contente de peu, douce dans sa force, avec des éclats
brusques et de bonnes gaietés épanouies. Un homme sain, égal,
équilibré, indulgent. Je l'ai vu de bien prés, durant ces mois
passés sous son toit ; j'ai pu apprécier mieux qu'à la volée, la
droiture et la netteté liante de son caractère. Je ne cherche
pas à le poétiser, mais je note en lui un type qui réunit, dans
les tons effacés, une partie des qualités que j'apprécie au pays
russe. C'est ici encore, dans le modeste courant de la vie une
franchise plus ouverte, une affabilité moins pressée et moins
comptée que chez nous.

Nous causons souvent, longuement, sous la lampe...

       *       *       *       *       *

Quand deux Russes se rencontrent, en dehors des affaires,
s'ils sont du peuple, ils boivent ensemble ; s'ils sont de la
société, ils jouent aux cartes. Les cartes, c'est la passion
avouée de la société russe. Comment, sans elles, tromper
l'ennui des interminables hivers ? Travailler ? lire ? on en est
bientôt las. Rêver ? l'horizon est si triste ! Le Slave, avide
d'émotions, préféré jouer. Il aime les nuits passées à la lueur
des bougies autour de la table verte, les cendriers qui peu à
peu s'emplissent de cartons de _papirosses_, la table qui se
blanchit sous les longues additions inscrites à la craie, à même
le tapis, et imparfaitement effacées, de temps à autre, avec
une brosse dure. Un souper, modeste ou luxueux, il n'importe,
coupe la nuit. C'est le seul moment où l'on cause, car, en
jouant, on ne cause pas, sinon du jeu. N'est-ce pas là encore
un des précieux avantages des cartes ? vous permettre d'être en
compagnie, tout en vous épargnant la fatigue vaine de causer.
Oh ! les bonnes cartes !... Et le jeu continue jusqu'au matin,
sous la fumée grise et bleue des cigarettes à bout de carton, au
milieu de la poussière de craie, dans le silence de la maison
endormie et de la rue emmitouflée de neige.

Ceux que leur sort condamne à passer l'hiver à la campagne n'y
ont guère d'autre passe-temps que les cartes. Mais, à la ville,
on joue aussi, dans les familles les plus honorables et les
mieux tenues, des nuits entières, parfois. Je sais des mères de
famille qui passent au jeu une ou deux nuits par semaine ; et je
ne parle pas des hommes !

       *       *       *       *       *

Plus on s'avance vers l'est, plus l'art du bain se raffine.
Nous autres, Occidentaux, nous nous croyons très propres
parce que nous avons soin de nous tremper chaque matin le nez
dans une grande tasse d'eau, et que, de temps à autre, nous
glissons notre corps dans une baignoire, où l'eau n'est même pas
renouvelée. Nous avons l'apparence de la propreté, et elle nous
suffit.

Les Russes, qui n'en ont ni la réputation, ni l'apparence, en
ont du moins la réalité. Aussi leurs bains sont-ils partout
d'une parfaite commodité ; dans quelques villes, comme à Moscou
les _Bains centraux_ ou _Sandounovski_, ce sont des merveilles.

Le principe du bain russe, c'est la vapeur ; quand, en outre, on
veut se laver, on se livre aux mains d'un moujik qui se charge
de vous décrasser. Ces deux cérémonies se passent, ou bien en
public, dans les _bains communs_, ou bien en petit comité, dans
les _numéros_.

       *       *       *       *       *

Un _numéro_. Trois pièces : la première est joliment meublée avec
des tapis, des divans recouverts de linge frais, des miroirs,
une toilette : on s'y déshabille. Dans la seconde, se trouvent
une baignoire, une pomme de douche, un banc à claire-voie, des
seaux en bois et des robinets dans un coin ; on s'y lave. Dans la
troisième, un grand poêle en maçonnerie : on s'y étuve. Prix, de
un demi à dix roubles (de 1,50 à 30 francs).

--Voulez-vous un baigneur ?

Un moujik entre, respectueux. Il assujettit le crochet de la
porte, puis, debout dans un coin, il retire décemment son
pantalon, détache pudiquement sa ceinture, fait prestement
passer sa chemise-blouse par-dessus sa tête, et apparaît tout
nu, à la réserve, parfois, d'un scapulaire ou d'une médaille qui
lui sautille autour du cou.

Ce modeste gaillard entreprend, à forfait, de vous nettoyer à
blanc. Il vous fait étendre sur une natte de joncs, posée sur
le banc à claire-voie, et, au moyen d'un paquet de fibres de
bouleau, sorte de grattoir doux qu'il enduit de savon, il vous
frotte, vous refrotte et vous nettoie avec une gravité et une
application impayables. Pour lui, vous n'êtes pas, évidemment,
un homme, un épiderme, mais simplement une chose malpropre qu'il
a promis de lessiver. Il vous manie, toujours sérieux, et suant
à grosses gouttes sous l'effort, il vous manie, et vous retourne
comme un paquet. Puis, quand il vous juge bien décrassé, il
vous fait relever, et vous verse sur la tête un chapelet de
seaux d'eau. On sort de ses mains propre comme un sou neuf. La
sieste est douce alors, sur un divan, même sans les agréments
supplémentaires que l'administration prévoyante offre de vous y
envoyer.

       *       *       *       *       *

Les _bains communs_ sont vraiment typiques. Dans d'immenses
salles, à certains jours, des centaines d'hommes sont réunis,
pour goûter en commun, moyennant cinq sous, les jouissances du
bain qu'ils ne peuvent se payer en petite comité.

Une première grande salle où l'on se dévêt est répugnante
d'aspect, avec ses banquettes longues, où traînent des paquets
de vêtements surmontés de chemises non empesées, avec ses
odeurs, avec la population qui y circule toute nue, étalant ses
masculines laideurs sous l'éclairage ardent.

J'ai confié mes habits à la garde d'un domestique, et j'ai
pénétré dans la seconde salle. Là, dans un brouillard léger
et une atmosphère moite, voici deux ou trois cents corps nus
sur lesquels les lampes électriques versent leur lumière dure.
Peu de bruit : un clapotement d'eau, un bruissement de robinets
ouverts et de baquets renversés ; quelques rires ; un brouhaha
indéfinissable. Ce spectacle est un des plus bizarres et
aussi des plus laids que je sache. Autant la nudité est belle
au milieu de l'encadrement de la campagne, autant ces corps
entassés qui grouillent dans une salle, sont vilains à l'œil.
Sous cette lumière crue, les difformités semblent saillir
douloureusement. Des bossus font, parmi des groupes d'hommes
bien pris, une pénible impression : faute d'habitude, sans doute,
de les voir nus. Voici un vieillard maigre, d'une maigreur de
phénomène, un squelette, qu'on est surpris de voir se déplacer ;
au-dessus de ce corps décharné, la belle tête à barbe blanche
a seule conservé une apparence de vie et rappelle le _Job_
de Bonnat... Plus loin, voici des popes, reconnaissables à
leurs longs cheveux et à leur longue barbe ; l'effet en est
bouffon : leurs têtes incultes sont si caractéristiques de leur
profession, qu'on cherche involontairement sur leurs épaules la
soutane noire ou jaunâtre, et qu'on a envie de rire en trouvant,
au lieu d'elle, le corps blanc d'un homme très occupé de son
nettoyage.

Au milieu de ce grouillement de chairs, des enfants jouent, se
lancent de l'eau, se poursuivent et se bousculent entre des
grappes de baigneurs qui grognent. Il y a là de tout petits
bambins que leur papa brosse, avec des maladresses attentives
et précautionneuses, au moyen d'un paquet de fibres enduites de
savon ; et ces bambins se laissent faire, avec une résignation de
petits chiens mouillés. Puis, tandis que leur père se lave à son
tour, ils restent là, immobiles et sérieux, grelottant un peu,
gros comme le poing, au milieu de tous ces corps de robustes
adultes...

Des seaux de bois sont à la disposition des baigneurs, avec
de l'eau froide et chaude à discrétion. Entre les bancs, des
hommes vêtus d'une bande de toile, en guise de pagne, ou plutôt
d'enseigne, circulent, offrant leurs services : ce sont des
baigneurs qui, pour quelques sous, vous nettoieront...

Dans la vie lente des peuples du Nord, le bain n'est pas, comme
chez nous, un épisode sans importance. Nous allons nous baigner
entre deux courses : les Russes comptent le bain au nombre des
plaisirs de leur vie claustrée. Ils y consacrent plusieurs
heures, ils s'y rendent entre amis, comme à une fête. Ceux
qui aiment la vapeur s'en échaudent plusieurs fois ; ensuite,
ils font station au buffet, puis ils dorment. Ils sortent de
là, frais, reposés, bien propres, et, emmitouflés dans des
fourrures, ils se laissent emporter dans l'air glacé, par un
traîneau. Les gens du peuple se baignent, autant que possible,
tous les samedis. Les soldats ont, chaque semaine, un congé de
bains, et en profitent pour laver leur linge, pendant qu'ils
ne l'ont pas sur le dos. Le bain de vapeur, avec ses réactions
violentes et la douce prostration qui y succède, est un des
condiments essentiels de la vie russe et, de plus, une fête,
un délassement. Pour les riches, c'est un passe-temps ; pour
les très pauvres, c'est une heure bénie où ils quittent leurs
vêtements sordides et pleins de vermine, pour se purifier, pour
s'ébattre dans une molle et chaude humidité, avec la gaîté du
lavage en commun et l'insouciance presque enfantine que l'homme
ressent lorsqu'il revient à la bonne nudité primitive.

       *       *       *       *       *

Dans le crépuscule, sous la pluie, des cloches laissent tomber,
comme de lents répons, de temps à autre, un bourdonnement qui
ondule. Ces sons de cloche rares, à la nuit tombante, sont
mystérieux et tendres.

Mais voici qu'après les saluts échangés, elles se mettent toutes
en branle pour annoncer l'office du soir. Une grosse cloche,
notre voisine, se hâte, puis tout d'un coup, une basse plus
profonde encore vient couvrir sa voix ; alors, sur la ville
endélugée, s'élancent par milliers les sons de cloches. Une
petite crécelle, tout près de nous, se dépêche, avec sa voix
aiguë : elle a l'air d'une petite servante agile se démenant
parmi les grosses dames importantes, qui ronflent à temps égaux
leurs litanies de bronze. Bientôt, c'est sur toute la ville un
bruissement ininterrompu, où se détachent, par leurs rythmes
gais, des carillons sautillants.

Les cloches russes, dans leurs clochers construits à part, à
côté des églises, sont bien plus savantes que les nôtres ;
elles sont rangées en gammes, et des façons d'artistes les
manient. Au lieu de se balancer comme les nôtres, elles sont
fixes ; c'est leur battant qui se déplace et vient frapper
leurs parois immobiles. Par malheur, cette disposition leur
enlève presque tout ce qui fait la poésie de nos tintements. Ce
battant qui frappe à temps égaux, a l'air d'être un instrument
de musique, plutôt qu'un libre accompagnement de la prière :
ses coups sont trop calculés, trop secs. Nos humbles cloches
sont plus touchantes, avec le lent balancement qui les prend
tout entières, avec la molle nonchalance de leur bourdonnement,
dont les vibrations, tour à tour assourdies et renflées, se
développent et meurent entre chaque oscillation ; elles ont
je ne sais quel laisser aller qui se marie merveilleusement
à la prière. Les cloches russes sont trop compliquées, trop
savantes et musicales pour être pieuses. Une cloche de village
est troublante chez nous, quand elle sonne l'angélus ; il faut
ici, pour m'émouvoir, même à cette heure de rêve, l'immense
bourdonnement de la Ville aux quatre cents clochers.

       *       *       *       *       *

Je rencontre çà et là quelques Français aimables et bien élevés,
dont la vue me repose un instant de l'observation tendue dans
ce milieu étranger. Ils sont du haut commerce ou de la grande
industrie, quelques-uns fort riches. Ils jugent la Russie
très sainement, me semble-t-il, et touchent bien du doigt ses
défauts ; mais ils n'ont, sur le caractère des différentes
classes sociales, que de vagues lumières ; il n'existe pour eux
que deux espèces de Russes : le _marchand_, retors et, souvent
même, de mauvaise foi--et le _moujik_, bon et bête. Ils ont
adopté quelques habitudes locales ; ils aiment les maisons
chaudes, les vêtements chauds, les bains, les _zakouski_, la
chasse. Mais, regardez-les de près : au bout de quinze ans, aussi
différents des Russes qu'au premier jour. On les reconnaît
dans la rue à leur démarche, au salon, à leur tenue, à table,
à leurs gestes. Pourtant ils n'ont pas, comme eussent fait des
Anglais, conservé intact le type national : ils se sont modifiés
au contact de l'autre civilisation, pas assez pour s'y adapter,
mais trop déjà, pour qu'on puisse nier les influences subies.
Leur nature est maintenant quelque peu hybride : leurs habitudes,
l'angle de leur jugement, ne sont plus tout à fait français :
leur langue même s'est chargée d'éléments douteux, pris au
pseudo-français classique de la société russe, ou bien au jargon
mâtiné d'allemand que parlent avec eux les commerçants. Aussi
leur situation est-elle mal définie dans ce pays qui les fait
riches. Très supérieurs d'éducation et de manières aux _Kouptsy_
(marchands) du commerce moyen, dont la grossièreté leur répugne,
ils n'ont pas, en revanche, d'intérêts assez variés pour se
mêler avec plaisir à l'élite cultivée de la société russe. En
France, leur distraction consistait dans la chasse et dans
de grands dîners luxueux, leur vie intellectuelle, dans les
discussions politiques. Que peuvent-ils faire ici, et comment
dépenser ce gros argent qu'ils amassent ? Les vulgaires débauches
de certains richards russes les dégoûtent : l'ivrognerie est
restée pour eux ce qu'elle est chez nous, un vice ignoble. Où
passer leurs soirées ? dans les théâtres ?--ils ne savent pas le
russe. Pour qui déployer un grand luxe de table ? les Russes,
sauf peut-être quelques millionnaires extravagants n'y prêtent
pas attention. Et la politique, qui, là-bas tenait sans cesse
leur esprit en éveil, qui, le soir, après les affaires, les
faisait s'oublier longuement sur la table chargée de liqueurs,
en des discussions interminables, sous la fumée des cigares ;--la
politique, que leur importe-t-elle à présent ? Leur éducation
nationale les avait habitués à placer une partie de leur
amour-propre dans le _paraître_ et dans la finesse du luxe--et
voici que, dans ce pays, le _paraître_ est peu, et l'intérêt
pour les grands raffinements du luxe commence à peine à
s'éveiller. Les idées qui les passionnaient là-bas n'ont plus de
sens ici : à quoi s'occuperont-ils alors, et de quoi vivra leur
pensée ?

On saisit bien chez eux ce grand défaut de notre société :
la spécialisation à outrance. Nous n'aimons pas faire des
excursions dans les domaines voisins du nôtre : je suis savant ;
que m'importe l'agriculture ? je suis commerçant ; est-ce que les
livres sérieux sont mon affaire ? Chacun chez soi, s'il vous
plaît ! Aussi, qu'arrive-t-il, lorsque nous sommes jetés dans
un monde où les barrières intellectuelles sont moins hautes
que chez nous ? nous nous trouvons dépaysés. Ces Français ont
un métier, ils ont une intelligence et une volonté plus que
moyennes, comme en témoignent ces capitaux gagnés dans un pays
hérissé de règlements et de pièges, et dont ils ne savent pas
la langue ; pourtant, ils ne fréquentent pas cette partie de la
société russe qui, en dehors de ses affaires, s'intéresse à des
choses relevées, à l'art, à la musique, à la littérature, à la
philosophie, au fonctionnement de la vie sociale. Il leur semble
que ces Russes sortent de leur sphère : ils ne les imiteront
jamais. Vous voyez des Russes qui ne les valent pas, recevoir
et lire les principaux périodiques allemands et français : eux,
n'ont rien que le _Figaro_. Renan, Helmholtz, meurent durant mon
séjour à Moscou : dans presque toutes les maisons russes où je
vais, on parle d'eux ; entre Français, on parle de chasse.

Nos compatriotes, bien qu'entourés ici de tout ce qui, en
France, ferait le bonheur, ne sont pas heureux. Ils sentent que
le meilleur de leurs qualités se perd dans un milieu qui leur
reste impénétrable ; leur supériorité de manières, le réseau ténu
de délicatesses que leur a données l'éducation française, font
qu'ils souffrent ici de riens futiles. Aussi ne songent-ils qu'à
s'isoler le plus possible, à vivre entre eux.

Dans ces bonnes soirées où nous sommes réunis, et où j'entends
leurs plaintes, je me dis souvent que ce qui nous empêche de
nous assimiler aux nations voisines de la nôtre, c'est moins
peut-être notre caractère, que le manque de flexibilité de notre
éducation.

       *       *       *       *       *

La rue moscovite a un aspect débonnaire et bon enfant : elle me
fait involontairement penser à un visage de gamin barbouillé.
J'y suis frappé surtout par l'attitude conciliante des sergents
de ville ; je ne m'étais pas attendu à trouver si peu rébarbatifs
ces représentants de la police la plus soupçonneuse et la
plus grossière de l'Europe. Ils me sont devenus familiers, et
maintes fois j'ai pu observer leur longanimité. Voici une scène
que je revois encore, dans une grande rue droite : un sergent
de ville, jeune et bel homme, vient de prendre son service ;
c'est dimanche ; il est tiré à quatre épingles, rasé de frais,
avec la moustache relevée au fer. Une voiture à deux chevaux,
munie de ces roues en caoutchouc qui lancent la boue jusqu'au
premier étage, arrive tout là-bas, à un train d'enfer, si vite
que plusieurs passants s'arrêtent à la regarder. La voiture
approche, elle est là, elle a passé, lançant un double jet
boueux ; le sergent de ville a été inondé du haut en bas : son
manteau ruisselle, et son visage est criblé d'une boue jaunâtre
faite de poussière et de crottin de cheval. Tranquillement, il
s'essuie, sans un geste de colère, tout en regardant la voiture
disparaître au loin.--«_Svini !_» (les c... !) dit quelqu'un, en
passant près de l'agent pour traverser la rue.--«Ça ne fait
rien ! _nitchévo !_» répondit celui-ci avec un sourire.

Une autre fois, passant, un dimanche de novembre, près du
_Dévitché Polié_, j'aperçus un homme du peuple qui marchait à
grands pas, vêtu seulement d'un pantalon, le torse nu, malgré le
froid : il était ivre. Un camarade qui courait après lui voulut
lui donner son paletot, mais il n'en voulut pas et le jeta à
terre. L'ivrogne allait traverser l'allée ; un sergent de ville
l'aperçut ; sans hâte, il vint au-devant de lui, et, doucement,
sans gestes et sans éclats de voix, lui adressa la parole. Au
bout d'un instant, l'homme ivre tendit la main au camarade qui
s'était rapproché, remit sa chemise, son paletot, sa casquette,
et s'en alla... Chez nous, on eût saisi le malheureux, on l'eût
brutalement conduit au poste, meurtri par la pression de poignes
exaspérées sur la chair nue...

Ces bons sergents de ville sont, en général, les fonctionnaires
les plus doux de la police russe. Le plus infirme gratte-papier
dans un commissariat est bien autrement grossier et brutal que
ces moujiks en uniforme. Ceux-ci sont polis, affables, prêts à
rendre un service. Ils se tiennent toujours au milieu des rues,
et on les voit, de temps à autre, comme de grands collégiens,
fumer dans leur poing une cigarette, en surveillant les
environs. Aux carrefours, ils se dressent comme des bornes, que
les cochers, sous peine d'amende, doivent contourner.

       *       *       *       *       *

Pas d'élégance dans la rue, le climat s'y oppose. Les pieds des
passants sont emprisonnés de caoutchoucs, ou, s'il y a de la
neige, enfouis dans d'informes et chaudes bottes en feutre ; les
corps disparaissent dans des manteaux amples, sans forme, mais
chauds, qui touchent presque à terre et se boutonnent sous le
menton. Hommes et femmes sont coiffés de toques. Assurément,
la toque peut être en astrakhan fin ou en fourrure choisie, et
valoir cent ou deux cents francs ; mais, en passant, on ne la
distingue point. Il en est de même pour les fourrures, qui sont
tournées à l'intérieur, ou bien pour les cols, qui sont relevés.
Ajoutez que les Russes n'aiment pas aller à pied, que les
fiacres sont bon marché, et qu'une aisance moyenne vous permet
cheval et voiture.

Les trottoirs sont bordés de bornes en pierre destinées, lorsque
la neige exhausse la chaussée, à protéger les piétons contre les
traîneaux qui font parfois, de biais, d'involontaires glissades.
Ces trottoirs sont très élevés ; de plus, ils sont étroits. Le
trottoir n'est pas ici un lieu de promenade et de bavardage,
c'est seulement un moyen de communication. D'ailleurs, quand
il fait froid, on n'aime pas plus parler que fumer dehors :
le contact de l'air glacé avec l'arrière-gorge est aussi
désagréable que dangereux. La rue est donc faite pour se rendre
d'un endroit à un autre et non pas pour s'y attarder, pour voir
ou être vu. Les étalages, sauf dans deux ou trois rues, sont
rudimentaires et ne tirent pas l'œil. C'est même une coquetterie
de certaines grosses maisons de manier des articles précieux
dans des magasins nus, sans apparence. Les boutiques les plus
élégantes, dans les rues ordinaires, sont celles des pharmaciens
et des boulangers--le pain de Moscou est célèbre ; quant aux
boucheries, béantes sur la rue, avec leurs viandes ouvertes dans
la peau, ou étalées sur des tables, sans apprêt, sans soin,
elles sont répugnantes.

Une rue de Londres est bruissante d'affairement, de gens pressés
qui vous croisent ou vous dépassent indifférents. Une rue de
Paris est animée sans hâte, active sans bousculade, élégante
sans tapage. Une rue de Berlin est d'une propreté minutieuse
qui, dans certains quartiers, fait presque mal, parce qu'un
chien qui passe ou un ouvrier en chapeau défoncé y font tache ;
en outre, elle est si large qu'elle ne paraît jamais remplie.
Une rue de Moscou n'est ni active, ni élégante, ni propre ;
elle a une vie paisible, tour à tour, dans du gris et dans
du blanc, avec de petits véhicules, fiacres ou traîneaux, et
des files de chariots, interminables et lentes, qui semblent
des déménagements résignés d'on ne sait quels inépuisables
magasins[26]. C'est assurément la plus aimable des rues que je
connaisse en Europe.

[Note 26 : Les chevaux russes ont plus d'endurance que de
force : on les charge peu : six ou sept sacs de farine, par
exemple ; mais on multiplie le nombre des camions acheminés en
file indienne.]

       *       *       *       *       *

«Les Russes, dit-on couramment, savent toutes les
langues.»--C'est une grosse erreur. Ils apprennent presque
toujours, il est vrai, la langue des pays étrangers sur lesquels
ils s'aventurent, mais ce sont toujours les mêmes qui voyagent à
l'étranger, et, forcément une minorité.

Les Russes n'apprennent pas une langue vivante plus vite
ni mieux qu'un Allemand ou un Français ; seulement, leur
prononciation est beaucoup plus correcte : lorsqu'ils savent
cent mots d'une langue, ils les prononcent si aisément, qu'ils
donnent l'illusion d'une connaissance assez complète. Ce qui a
fait naître la légende relative à leur facilité d'apprendre les
langues, c'est d'abord que l'on n'a vu longtemps à l'étranger
que la haute aristocratie[27] russe ; or, ces familles ne
parlaient russe qu'à leurs domestiques, et, encore, fort
incorrectement ; le français était leur vraie langue maternelle.
C'est aussi parce que les enfants des riches familles
appartiennent dès le berceau, et pratiquent sans cesse une ou
deux langues vivantes.

[Note 27 : Sous Nicolas, un passeport coûtait plus de mille
francs, et, par suite, n'était pas accessible à beaucoup de
personnes.]

Mais, si l'on se mêle, en Russie, à cette partie de la société
qui n'a étudié le français ou l'allemand qu'au lycée[28], ou
si l'on fréquente, à l'étranger, des Russes qui n'ont pas
appris ces langues avec leurs gouvernantes, on s'aperçoit
qu'ils éprouvent autant de peine que nous à les étudier, une
fois parvenus à l'âge adulte. Je sais des Russes qui vivent en
France ou en Allemagne, et qui écorchent les deux langues sans
pitié. Il faudrait en finir une bonne fois avec ce préjugé qui
fait des Slaves les «appreneurs» de langues par excellence, et
des Anglais ou des Français les peuples les plus réfractaires
à cette étude. Certes, il est, par tout pays, en Russie comme
chez nous, des gens qui ne retiennent pas les mots d'un idiome
étranger ; mais, pour la moyenne, cette étude ne présente que
de médiocres difficultés : il n'y faut que de la persévérance.
Les Russes le savent si bien qu'ils ne considèrent l'étude des
langues que comme un _moyen_ de travail ; nous sommes, nous, si
en retard sur ce point, que, lorsque d'aventure nous possédons
deux ou trois langues vivantes, nous croyons avoir réalisé une
_fin_, et nous croisons orgueilleusement les bras.

[Note 28 : Les classes de langues vivantes dans les lycées
russes sont plus faibles que n'étaient les nôtres avant la
suppression du thème au baccalauréat : depuis cette mémorable
réforme, nous nous valons.]

       *       *       *       *       *

Beaucoup de femmes russes paraissent supérieures à leur mari,
même quand celui-ci est très intelligent. C'est bien souvent,
je le sais, une illusion d'optique, mais cette remarque frappe
tous les Français. Nous sommes prévenus ainsi par l'attitude
indépendante de la femme russe, qui ose avoir une opinion en
dehors de son mari, et l'exprimer devant un étranger. En outre,
l'étiquette russe, moins sévère que la nôtre, n'interdit pas,
dans un salon, les discussions passionnées. Les visiteurs
ont une grande liberté d'allures ; il ne restent pas rivés
au fauteuil qu'ils ont choisi dès l'entrée ; ils peuvent
se déplacer, choisir leur interlocuteur, se mêler à telle
discussion qui les intéresse ; les vastes proportions des salons
russes invitent à cette dispersion, de même que nos salons
exigus font une nécessité du demi-cercle autour du foyer. La
femme se trouve ainsi mêlée à des conversations sérieuses, au
lieu d'être condamnée aux éternelles causeries sur les potins
et les chiffons. Puis, la société russe n'a pas encore attaché
à toutes les opinions une étiquette qui les fait nobles ou
roturières ; on n'observe guère ici non plus de ces opinions
de famille qu'on voit, ailleurs, professées en tout lieu, sur
le même ton, par le mari et par la femme. On n'échange pas de
regards avant de se prononcer sur une idée : on dit ce qu'on
en pense, si l'on en pense quelque chose. La banalité n'est
pas exclue par là, mais la conversation y gagne parfois une
élévation, une ardeur convaincue qui vous emportent : surtout,
les femmes s'y mêlent autrement qu'en minaudant.

N'oubliez pas que, si la femme est très libre de ses pensées,
en retour, on ne la ménage pas dans la discussion. Causer n'est
plus l'équivalent de : être aimable ; les choses qu'on dit ont une
certaine valeur pour ceux qui les disent : dès lors, il n'y a
plus à garder de ménagements galants. On discute avec une femme
comme avec un homme ; l'ardeur féminine est excitée par cette
lutte, l'imagination s'échauffe, les arguments se pressent,
tumultueux : vous n'êtes guère habitués à voir une femme mettre
autant d'elle-même dans une causerie : vous l'admirez.

Grâce à cette indépendance, on arrive à connaître une Russe
bien plus vite qu'une Française : circonstance heureuse, car
elles gagnent à l'intimité. Souvent jolies, elles ont pourtant
peu de grâce : on s'aperçoit vite qu'elles sont habituées à
traîner aux pieds de lourdes chaussures imperméables, et à
porter sur les épaules des vêtements épais et sans forme : la
grâce suprême de la démarche et des attitudes leur est refusée.
Rapprochées de l'homme par leur indépendance, elles ont pris
quelque chose de notre disgracieuse allure. En revanche, elles
sont singulièrement attirantes et captivantes, grâce au moelleux
et à la franchise de leur esprit, grâce à leur simplicité et
à leur conviction. Comme on les connaît mieux, quand elles
déplaisent c'est plus sûrement ; quand elles plaisent c'est
peut-être plus à fond ; quand on les aime... je suppose qu'il
se mêle au trouble de la passion un sentiment de sécurité
confiante, rare partout ailleurs.

Puis, les mœurs sont d'une si touchante simplicité ! l'usage
autorise si aisément la confiance des tête-à-tête ! Les femmes,
protégées par les habitudes d'une race plus calme que la
nôtre, et habituées de bonne heure à se guider seules, ont une
tranquillité, une possession d'elles-mêmes qui leur permettent
de s'entretenir seules longuement avec un homme, sans qu'il
intervienne entre eux un seul instant de gêne. Parfois, le
soir, assez tard, voulant passer quelques heures chez un ami,
vous ne rencontrez que sa femme. Elle vous retient : le samovar
s'allume, et bientôt la conversation s'engage doucement. Ces
heures d'intimité sont doublement précieuses, avec une femme
intelligente, et j'ai conservé de quelques-unes de ces soirées
un lumineux souvenir. A propos d'une observation souvent futile,
la discussion s'engageait à fond : nous ne sommes pas habitués à
voir une jeune femme faire le tour de son cœur et de son esprit,
sans arrière-pensée de coquetterie, avec une telle assurance et
une telle franchise. Ainsi, par exemple, à propos de _Lourdes_
de Zola, Mme I... et moi avons causé religion. Elle ne croit
plus ; élevée dans un milieu ecclésiastique, son âme droite a été
froissée par certaines hypocrisies orthodoxes ; les popes aux
longs cheveux et aux grandes barbes qui se sont penchés sur son
berceau, quand elle était petite, lui sont devenus odieux, dès
qu'elle a été en âge de comprendre le peu de conformité qu'il y
avait entre leur vie et leur doctrine. Trop intelligente pour
faire comme tant de Russes, et mépriser les prêtres tout en
respectant leur ministère, elle s'est peu à peu détachée de ses
croyances. Elle dit tout cela sans haine, mais avec un accent de
conviction qui impose ; négligemment, sa main caresse sa petite
fille qui joue près d'elle : le contraste est singulier, entre ce
tableau d'intérieur paisible, et la grandeur triste de cet aveu
d'incroyance.

Un autre jour, dans un salon luxueux, je cause avec Mme B...
de l'instruction populaire, à laquelle elle consacre une partie
de ses forces. Comme je lui exprime mes doutes sur l'efficacité
moralisatrice de cette œuvre, nous voilà bientôt en pleine
discussion. Essayez d'être galant ou de débiter un madrigal à
une femme qui s'exprime avec cette passion ! Arguments longuement
mûris, raisons de pur sentiment, ironie, elle emploie toutes les
armes pour m'accabler ; et, lorsque M. B... rentre enfin, assez
à temps pour couvrir ma retraite, je suis subjugué par cette
éloquence et tout ému d'admiration. Les sujets de conversation
sont inépuisables avec de pareils esprits qui transforment tout
par leur conviction, et, l'un des plus amers regrets que j'aie
emportés de Russie, c'est d'être privé de la société de ces
femmes qui sans oublier leur rôle et empiéter sur le nôtre,
savent s'ouvrir à nous avec tant de simplicité confiante.

       *       *       *       *       *

Les femmes qui appartiennent à la société éclairée, à ce que les
Russes nomment l'_intelliguensia_, reçoivent une instruction
soignée. Les lycées de filles pullulent en Russie ; on a voulu
donner à la femme les mêmes armes qu'à l'homme dans la lutte
pour la civilisation. Ces lycées sont restreints pour la plupart
à l'enseignement moderne : les Moscovites citent toutefois avec
orgueil un gymnase où leurs filles peuvent apprendre le latin et
le grec. Deux ou trois langues vivantes, le russe, l'histoire,
la géographie, l'histoire naturelle, les éléments d'algèbre,
un peu de philosophie, telles sont les principales matières
enseignées dans les lycées ordinaires. C'est terrible, même sans
le grec et le latin ! Heureusement, il y a des tempéraments : je
sais des élèves du gymnase classique qui sont restées simples
et charmantes, et mettent leur coquetterie à ne pas laisser
voir qu'elles savent conjuguer λύω ; et j'ai vu également des
jeunes filles sorties du lycée «moderne» ne pas vouloir renoncer
au charmant privilège que possède leur sexe, d'introduire
l'individualisme jusque dans l'orthographe.

Ces lycées de filles dont les Russes sont si fiers m'inspirent
peu d'enthousiasme ; d'abord la période d'études y est beaucoup
trop longue, et les minces résultats obtenus ne justifient pas
un tel déploiement de travail. Puis, ces lycées, en habituant
les jeunes filles à croire que leur instruction vaut, en son
genre, celle des jeunes gens, développe en elles un sentiment
d'orgueil qui s'accorde mal avec la simplicité russe, et qui
leur fait parfois trouver indignes les devoirs humbles de la
famille. Passe encore si toutes ces jeunes filles appartenaient
à des familles aisées ; mais la grande majorité, dans ce pays où,
du haut en bas, on vit au jour le jour, sont sans ressources.
Le lycée les distrait huit ans aux occupations de la famille,
et développe en elles, parfois, des ambitions et des besoins
incompatibles avec leur situation. On trouve beaucoup de
déclassées en Russie : la faute en est, je le crains, aux
lycées de filles : la superstition de la «carrière libérale» se
développe aussi aisément là-bas dans le cerveau d'une bachelière
de dix-sept ans, que chez nous dans celui d'un rhétoricien. Je
plains certes l'homme condamné à vivre de leçons ; mais je plains
triplement la femme qui se trouve dans cette nécessité : combien
en est-il, hélas, sur le pavé de Moscou !

Les Russes attribuent à leur avance intellectuelle, le
développement qu'a pris chez eux l'instruction des femmes : à
mon sens, ils se trompent ; au lieu d'être une avance, c'est
le signe d'un retard qu'ils veulent regagner. Ils ont caressé
le rêve de rattraper en quelques années les civilisations
occidentales : pour cette campagne, tous les combattants ont
paru bons et la différence des sexes s'est trouvée négligée.
Il s'agit de l'émancipation commune, ils veulent lutter tous,
sur le même pied, avec des forces égales et un égal dévouement.
Écoutez-les : ils s'indignent si vous soutenez qu'il est, dans
les choses intellectuelles, tout un domaine où les femmes n'ont
que faire, ou bien, si vous voulez limiter l'action des femmes
au cercle que leur imposent les habitudes de l'Occident. Je ne
sais pas de pays, même en comptant l'Angleterre, où la femme
renonce plus volontiers qu'en Russie à se souvenir de son sexe,
des privilèges qui lui sont reconnus, et des exigences qu'il
autorise. Souvent même, en causant, je n'ai pu faire comprendre
à des Russes ce que j'entendais par ces attributs et ces limites
de l'esprit féminin. Ils admettent volontiers qu'une femme
intelligente est l'égale de l'homme, et que le ménage, par
exemple, est moins une hiérarchie qu'une fédération. Il faut
donc instruire ces femmes, et les instruire comme on instruit
les hommes : de là tous ces lycées de jeunes filles. De là aussi
toutes ces femmes sans sexe, ces artistes ou ces étudiantes
aux cheveux courts, ces employées graves, par exemple dans les
bureaux de poste, où leur dolman à boutons de métal exagère
encore l'expression masculine de leurs traits endurcis.

Pourtant, le sérieux développement qu'a pris en Russie
l'instruction des femmes a bien aussi des avantages. Dans
la société cultivée, les femmes sont en général bien plus
instruites que chez nous ; elles s'intéressent à beaucoup plus de
choses, pratiquent plus volontiers, et sans souci de la vogue,
la musique, les émotions d'art, la littérature. On sent que
leur esprit a été à une autre école que celle de nos couvents
à la mode. Souvent, elles savent plusieurs langues vivantes ;
dans leur longue réclusion hivernale, elles lisent beaucoup et
volontiers ; enfin, elles vont au peuple pour l'instruire : c'est
la façon la plus commune, pour les dames russes, de faire la
charité, et cette façon est noble et grande.

La préoccupation du chiffon joue chez elles un rôle bien
moindre que chez nous, au moins dans la société moyenne que
j'ai surtout fréquentée. De même, dans des ménages qui vivent
sur le pied de 30 000 à 50 000 francs de rente, avec
chevaux, voitures et maison élégante, je suis étonné de voir le
peu de place que tient la toilette. C'est toujours le même souci
du pratique, du commode, que j'ai signalé ailleurs, et que je
retrouve ici, opposé à cet amour du paraître qui ronge chez nous
une partie de la bourgeoisie enrichie. Presque tout est ici plus
simple, plus ouvert, moins fait pour l'œil, et en même temps,
plus solide et assuré.

Certes, je l'ai dit, la grâce ici est moindre que chez nous,
les femmes sont d'ailleurs souvent fatiguées par de nombreuses
grossesses ; de plus, elles sont nourrices. Les familles de huit,
dix, douze enfants ne sont pas rares ; cinq ou six sont une
moyenne dans la bourgeoisie. «J'ai eu onze enfants, me disait
une grande dame, j'ai donc au moins passé vingt-deux ans de ma
vie à des soins exclusifs de petite enfance ; comment aurais-je
pu faire de l'élégance, et surtout développer mon esprit et
agir sur mon entourage ?» Celle qui parlait ainsi, une des
femmes les mieux douées, que j'aie jamais approchées en Russie,
se calomniait, car son esprit est d'une culture supérieure et
d'une rare pénétration ; mais, appliquée au commun, sa boutade
était juste. Les charges de la maternité sont, en bien des cas,
le seul obstacle qui s'oppose en Russie à ce que les femmes
marchent réellement de pair avec les hommes ; et ces charges
sont bien autres que chez nous, au moins durant les premiers
mois. On ne parle pas ici de mettre un enfant en nourrice, cette
habitude française paraît aux dames russes une monstruosité.
Beaucoup, d'ailleurs, se l'exagèrent, et je me souviens d'un
médecin qui s'imaginait que nos fils et nos filles ne quittaient
pas le village de leur nourrice avant l'âge de sept ou huit
ans ! Les enfants russes sont allaités par leur mère, ou tout au
moins sous ses yeux, lorsqu'elle est trop faible pour nourrir
elle-même. Des familles même peu aisées ont une nourrice
spécialement attachée à l'enfant ; si l'aisance augmente en même
temps que la famille, chaque enfant a sa nourrice. On persuade
malaisément à une dame russe que, chez nous, une nourrice sur
lieu est une dépense sérieuse, un luxe hors de la portée des
bourses moyennes.

       *       *       *       *       *

Je n'ai pas de documents précis qui me permettent d'établir le
budget de quelques familles prises comme type. Les Russes aisés
que j'ai fréquentés ne parlent jamais d'argent : ils y mettent,
je crois, une certaine coquetterie : issus de familles enrichies
par le commerce, ou bien commerçants eux-mêmes, ils font mine
d'oublier tout intérêt matériel, dès qu'ils ont franchi le
seuil de leur maison particulière. Jamais de ces détails que
les Anglais vous fournissent si volontiers. Parlez argent, on
vous répondra chasse ou littérature. Seuls, les fonctionnaires
moyens, les professeurs, par exemple, ne font aucune difficulté
pour vous donner des chiffres : leur traitement est connu ; des
rentes, ils n'en ont guère (ceux qui possèdent des revenus en
dehors de leur traitement, les tiennent en général d'une terre).
J'attribue cette situation à ce que les Russes vivent largement
et n'aiment pas économiser sou par sou : s'ils ont donc une
terre d'héritage, ils la font valoir, mais s'ils n'en ont pas,
ils n'aiment guère à vivre en deçà de leurs ressources, pour
amasser un capital. D'ailleurs, les chiffres que m'ont donnés
ces fonctionnaires n'ont rien de caractéristique ; le budget
d'un professeur à Moscou et à Paris s'équilibre ou à peu près.
La différence est que, dans les lycées russes, les professeurs
sont payés d'après le nombre d'heures de leur enseignement,
système fâcheux qui donne l'avantage à ceux dont les poumons
sont le plus résistants et la conscience professionnelle le
plus élastique. Les professeurs avides se font attribuer un
grand nombre d'heures, et, en dehors du lycée, ils ne font plus
rien : le niveau du corps enseignant baisse d'autant. Grâce à
ce système, un professeur de Moscou reçoit, à nombre d'heures
égal, beaucoup moins qu'un professeur de Paris. Mais, comme ils
ne craignent pas de donner jusqu'à trente heures de classes
par semaine, les traitements s'égalisent : de six à sept mille
francs, l'un dans l'autre.

Ajoutez les leçons. Moscou est couverte de pauvres diables,
étudiants misérables ou institutrices dans le besoin, qui
distribuent des répétitions à 50 copecs le cachet, et même à
beaucoup moins. Mais, en revanche, je sais des professeurs qui
ne font pas payer moins de 5 roubles (15 francs) la répétition
normale d'une heure, et qui, parfois, réclament 8 ou 10 roubles.
Enfin, à ces différentes ressources, il faut souvent ajouter
des pensionnaires. L'internat est, heureusement, beaucoup moins
développé chez les Russes que chez nous : il faut trouver des
familles où loger les enfants dont les parents n'habitent pas
la grande ville : les professeurs sont tout désignés pour les
accueillir.

En somme, la différence n'est pas très considérable entre
la Russie et l'Occident pour tout ce qui concerne les
fonctionnaires moyens : la vie de ces fonctionnaires ressemble
surtout de très près à celle de leurs confrères d'Allemagne.
Seulement, ils n'ont pas la même façon de se réunir. Les
Allemands reçoivent rarement leurs amis chez eux : ils se
réunissent dans les brasseries. Les Russes, au contraire,
ouvrent volontiers leur maison à leurs amis et connaissances :
deux ou trois verres de thé, quelques ronds de saucisson et de
longues parties de cartes font les frais de ces réunions.

Dans la riche bourgeoisie, la vie est, au contraire, très
différente de ce qu'on observe chez nous. Beaucoup plus de
confort et beaucoup moins d'apparat. La maison ouverte à toute
heure, et la table mise sans la moindre _façon_. Je crois que
l'on vit mieux, à fortune égale, à Moscou qu'à Paris. En voici
une des raisons : le rouble, l'unité monétaire, a (au change
actuel) une valeur triple du franc ; par suite, un revenu de
10 000 roubles équivaut bien à 30 000 francs, mais ne
représente pourtant que 10 000 unités monétaires (il y a
bien des cas où l'on paye un rouble ce que nous payons 1 franc
ou 1 fr. 50). Aussi, une famille qui n'a que 10 000 roubles
de revenu, ne se considère-t-elle pas comme riche : elle vit donc
simplement, beaucoup plus simplement qu'une famille française
qui possède 30 000 francs. D'autre part, si tous les objets
de luxe coûtent beaucoup, en revanche, les fournitures de la
vie courante se payent à peu près au même prix que chez nous,
parfois même un peu moins cher. Il arrive ainsi que la famille
que j'ai prise pour type, avec 10 000 roubles de rentes,
ne se considérant pas comme très riche, et n'ayant pas, par
conséquent, d'obligations de luxe dispendieux, peut consacrer
ses revenus à l'organisation d'un sérieux confort qui n'est
pas plus coûteux que chez nous. Elle peut, de la sorte, vivre
beaucoup plus largement que ne ferait une famille française
placée dans des conditions analogues.

Avoir sa voiture, par exemple, n'est pas à Moscou un signe de
grande fortune : souvent même, sans vivre très luxueusement, on
a deux ou trois voitures, autant de chevaux et de cochers. Le
nombre des domestiques, qui a diminué depuis l'abolition du
servage, est encore très considérable dans les familles riches.
Voici, par exemple, un jeune ménage avec quatre enfants en bas
âge ; je compte : trois nourrices, une femme de chambre, une
cuisinière, deux cochers, une blanchisseuse et un moujik pour
les gros travaux ; le revenu ne dépasse certes pas 10 000
roubles ; ce sont des gens simples, ennemis de toute ostentation
et sachant compter. Voici une autre famille : ménage âgé dont les
enfants sont mariés et vivent hors de la maison ; ce sont des
gens riches, qui très certainement ne dépensent qu'une faible
partie de leurs revenus, parce qu'ils n'ont pas le goût du
monde, sortent fort peu et détestent les réceptions d'apparat ;
chez eux, cependant, on est toujours admirablement reçu, et
leur vie, à laquelle participent aisément les amis ou les
visiteurs, est d'un plantureux confort. Je n'ai aucune idée sur
le chiffre de leurs dépenses : je sais seulement que ce sont des
gens simples et très retirés ; comptons leurs domestiques : une
femme de chambre, deux cochers, un chef, une cuisinière pour les
gens, deux blanchisseuses, et un moujik pour les gros travaux :
en tout neuf personnes. Pour trouver chez nous un pareil
domestique, il faut citer des familles qui ont un grand train de
maison et une grosse fortune.

Une pareille domesticité n'est pas sans inconvénients. Les
serviteurs, plus nombreux, ne veulent rien faire en dehors de
leur spécialité et, d'ailleurs, travaillent moins. D'autre
part, la maîtresse de maison, ayant toujours sous la main un
serviteur pour répondre au moindre de ses désirs, s'habitue
aisément à ne plus rien faire par elle-même. Les Russes qui
viennent en France sont frappés de notre activité domestique :
«Comment, disent-ils, vous faites cela vous-mêmes ? et cela
encore ? mais vos domestiques ?--Pardon, je n'ai qu'une bonne :
elle ne se croise pas les bras, je vous assure !» Une femme
nonchalante ou paresseuse trouve bien du charme à ces habitudes
semi-orientales ; on en rencontre beaucoup en Russie, de ces
femmes, grasses comme des sultanes, qui n'ont jamais fait
œuvre de leurs doigts, et bornent leur activité à savourer des
confitures dans de minuscules soucoupes, ou à fumer, étendues
sur un moelleux divan, des _papirosses_ fines à long bout de
carton. Une femme active trouve, au contraire, grand avantage
à cette profusion de serviteurs : la surveillance de sa maison
l'occupe déjà assez sérieusement, et ce n'est pas mince affaire
que d'empêcher le gaspillage parmi une valetaille si nombreuse ;
mais la surveillance l'accapare moins que ne ferait un travail
personnel : il lui reste du temps pour s'occuper de lectures,
de musique, d'arts d'agrément de toute sorte. Le grand nombre
des domestiques, en un mot, explique ces deux états opposés
qui se remarquent fréquemment parmi les femmes de la riche
société russe : l'ennui, l'incurable et terrible ennui, en face
de l'activité intellectuelle toujours en éveil et toujours
ingénieuse à s'employer.

       *       *       *       *       *

En somme, mes observations sur la vie extérieure de la famille
russe se résument ainsi : j'y ai retrouvé ce caractère, signalé
partout ailleurs, de simplicité accueillante, opposée à nos
habitudes d'amabilité affectée et défiante. Peu sensibles à ces
mille raffinements du grand luxe, qui sont si dispendieux, les
Russes peuvent, avec une bonne aisance moyenne, vivre beaucoup
plus confortablement qu'on ne ferait chez nous. Ce goût de la
commodité se reflète sur les mœurs et empêche les Russes de la
société moyenne de mettre, comme on fait souvent chez nous, une
partie de leur orgueil dans le _paraître_. Mais aussi, ce goût
du confort les empêche de s'imposer des sacrifices incessants
d'économie : le sentiment de l'épargne, de la nécessité du
«pain sur la planche», qui est le fond de notre nature, leur
est, à eux, complètement étranger. Ceux même qui amassent de
l'argent, qui s'enrichissent, qui regardent à quelques copecs,
ne sont pas économes au sens que nous donnons à ce mot : vilains
aujourd'hui, vous les verrez demain, pour satisfaire un caprice,
jeter, sans compter, des dizaines ou des centaines de roubles.
Ce peuple est plus près que nous de la nature, de là sa bonté,
sa simplicité ; mais, plus que lui, nous nous défions de la
nature et de ses penchants dangereux ; de là cette perpétuelle
surveillance que notre société moyenne exerce sur ses instincts,
de là notre économie. De vingt à quarante ans, je préférerais
peut-être la vie de Moscou ; après quarante ans, quand l'heure
vient de consommer ses réserves, j'aimerais mieux, sûrement, la
vie française.

       *       *       *       *       *

Visite au camp où les troupes passent l'été, près de Moscou.
Les soldats, pour la plupart, dans leur coutil blanc, ont des
visages noirs comme des moricauds. Je jette un coup d'œil sur
la bibliothèque d'un officier qui m'a offert de me reposer
chez lui ; voici ses livres : un dictionnaire grec-russe, une
histoire de la philosophie en russe ; puis, en allemand : les
_Paralipomena_ de Schopenhauer ; en français : _Thiers_, _Guizot_,
_Rémusat_, de Jules Simon, et _l'Eau de Jouvence_ de Renan. Cet
officier est froid d'aspect ; mais c'est un tendre ; une nature
passionnée, avide d'activité. Ce milieu d'ignorance et de
vaine coquetterie doit lui déplaire : sa distinction dédaigneuse
doit souffrir des saouleries d'officiers et des conversations
vides ; mais il ne se plaint pas. Il aime passionnément la chasse
qui lui donne l'illusion de l'activité ; ici, dans sa tente,
entre ses livres de philosophie, «il tresse de la paille, pour
oublier». Une belle nature, un caractère d'un métal rare,
merveilleusement trempé...

En continuant l'excursion, nous passons près d'un menu bouquet
d'arbres. On me dit que cette place est un champ de repos.
En 1812, lorsque les Français approchaient de Moscou, une
escarmouche eut lieu près d'ici entre une poignée de Cosaques et
une troupe française. Les morts, Cosaques et Français, furent
enterrés côte à côte dans ce petit champ, au bord de la route.
Depuis, des bouleaux y furent plantés par une main pieuse. Et
maintenant, sous les branches éplorées qui tombent en gerbe
autour des troncs blancs, quelques vagues renflements et une
seule croix reposent. Ils sont là côte à côte, fraternellement,
ces bons soldats, ces paysans venus de si loin pour
s'entre-tuer, sans se haïr, sans se connaître même. La mort les
unit dans la paix de la plaine verte. Cette poignée de tombes
inconnues est touchante.

       *       *       *       *       *

Sonia, la cuisinière, me raconte que, cet été, elle a fait ses
dévotions dans un monastère du gouvernement de Smolensk. Elle en
a rapporté des choses saintes : du sable bénit, contre je ne sais
quelle affection, et du bois bénit qui guérit le mal de dents.
Sonia m'explique qu'un saint moine, dont on conserve là-bas les
reliques, souffrait fréquemment de ce dernier mal : or il avait
édifié sa cellule sous un gros arbre : à sa mort, les moines
imaginèrent de débiter les rameaux de l'arbre protecteur comme
un remède contre les douleurs dentaires. Sonia en a acheté un
morceau.

--Et cela fait du bien, Sonia ?

--Certainement !

--Pourquoi ne me l'as-tu pas prêté, l'autre jour, quand j'avais
une fluxion ?

--Parce que vous n'avez pas la foi.

--Tu as donc la foi.

--J'ai la foi.

Sonia, malgré ses principes, ne se pique pas d'une honnêteté
parfaite ; pour elle, tout s'excuse quand on aime : elle a aimé.

--Qu'est donc devenue cette femme de chambre qui était ici l'an
dernier au moment de mon départ ?

--On l'a renvoyée, fait Sonia ; elle se conduisait mal.

Et comme j'exprime mon étonnement, Sonia me répond :

--Bah ! elle disait que c'était en elle une nécessité ; elle est
si jeune ! c'est bien naturel...

Telle est la morale de Sonia, la cuisinière, une laide fille
dévouée et bonne comme un terre-neuve, travailleuse comme une
fourmi, et à laquelle n'importe qui, dans la maison, confierait
sans la moindre inquiétude une grosse somme d'argent. Pieuse
à sa façon, honnête d'après sa définition, cette pauvre fille
est encore tout près de la nature : c'est un bel exemple
d'inconsciente immoralité. Je me demande seulement ce que la vie
donne à ces pauvres êtres.

       *       *       *       *       *

L'autre dimanche, chez T., au milieu d'une conversation
animée, je vois entrer un petit vieillard bien tenu. Il est
gentiment mis, propret dans son veston collant ; il a une cravate
fraîche, un col et des manchettes blanchis à neuf ; il est rasé
avec soin : une tenue d'un négligé très raffiné. Un petit nez
rosâtre en l'air, une petite moustache grise, fine et courte,
le crâne haut et plein, mais tondu si ras qu'il a l'air tout
nu, d'une nudité amusante, d'une nudité de petit enfant qu'on
démaillote. Ce petit homme est gourmet : il savoure le thé,
lèche les confitures, croque les petit gâteaux avec des mines
de connaisseur : très entouré des femmes, il conte, derrière ses
lunettes, des choses fort graves, semble-t-il, mystérieusement.

Je n'avais pas entendu son nom : mais, le lendemain, je l'ai
rencontré de nouveau et il s'est fait connaître à moi. Il est
romancier, et il a du succès ; d'une inépuisable fécondité, il
emplit de son nom les revues : il travaille surtout dans les
romans à clefs, et ses portraits sont tellement crus que la
méchanceté n'a même pas besoin d'intervenir pour en désigner les
modèles. Il m'accapare, et s'obstine, malgré mes protestations
et mes supplications, à me parler français. Il me raconte
quelques-uns de ses projets, m'énumère les personnes qu'il
connaît à Paris, une liste très bariolée ; il m'explique par le
menu l'organisation d'une école dont j'ai fait partie, et cause,
cause, sans s'arrêter, sans se lasser. Quand il reprend haleine,
je le questionne sur une institution russe : il me répond en
me parlant du boulevard.--«Mais, je viens de le quitter le
boulevard !»--Il ne m'entend pas, il parle toujours.

C'est un spécimen outré et un peu comique de cette famille de
Russes qu'on appelle _Occidentaux_. Pour eux, la vraie patrie
c'est Paris--et quel Paris ! celui de deux ou trois salons
cosmopolites, celui du boulevard et des lieux de plaisir.
Ils parlent français plus volontiers que russe, un français
coulant, mais bigarré d'expressions empruntées aux méthodes
classiques, ou forgées sur le modèle de l'allemand. Leur
prétendue connaissance de l'Europe occidentale est pour eux un
signe de _chic_, et ils l'étalent. Mais ce qu'ils rapportent
de leurs voyages n'est rien qu'un vernis qui masque leur
originalité, sans transformer le moins du monde leur caractère :
ces acquisitions superficielles auxquelles ils tiennent tant
n'éblouissent que les naïfs. Nous avons tendance à juger la
Russie sur de tels hommes, rencontrés aux Champs-Élysées ;
grâce à Dieu, nous nous trompons : la Russie vaut mieux que ces
hommes, et eux-mêmes vaudraient mieux s'ils secouaient le joug.
L'écrivain que voici possède un talent incontestable, et sa
faculté d'assimilation est grande ; si, pourtant, sa conversation
paraît parfois vide et ennuyeuse, c'est parce qu'il veut forcer
son naturel ; il eût été un Russe distingué ; il n'est, sous son
travesti, qu'une médiocre copie d'Occidental, et les Russes le
plaisantent.

       *       *       *       *       *

Un autre type d'_Occidental_, aimable, celui-là, et sans
prétention. La France le charme : les choses françaises lui
semblent toutes meilleures que les choses russes : la vie plus
douce, les hommes plus accueillants, les mœurs plus délicates,
les produits moins chers et plus élégants. Outre Paris, il
chérit un coin de province cosmopolite qu'il revoit chaque
année, où M. le maire le salue, et où le receveur des postes
est son ami. Il sourit en nous parlant de la cordialité de ces
braves gens, avec lesquels il fait la partie ; son enthousiasme
est atténué par un clignement d'yeux ; il n'est qu'à moitié dupe
de sa passion. Au demeurant, c'est un vrai Russe dont le voyage
a affiné les goûts. D'ailleurs, sa gallomanie, si flatteuse pour
nous, n'est pas gênante : elle est modeste et intime.

       *       *       *       *       *

A tout propos, les Russes répètent : «Nous connaissons l'Europe,
mais l'Europe ne nous connaît pas.» Nous les croyons sur parole,
et nous avons tort. Certes, nous connaissons mal la Russie,
mais les Russes connaissent bien mal aussi la France. Sans
doute, chaque année, quelques centaines d'entre eux viennent
chez nous, la poche gonflée de roubles. Mais que voient-ils ?
Paris, Vichy, Nice et Biarritz. A Paris, ils fréquentent les
théâtres, les lieux de plaisirs, les musées ; mais ils n'ont
jamais pénétré dans une vraie famille française. Ils savent de
nos mœurs tout ce qui est extérieur, rien de l'intimité. Les
idées les plus baroques se colportent dans leur pays au sujet
de nos intérieurs ; ils ne nous ont jamais vus à table, jamais
en famille, ou au salon ; ils ignorent jusqu'au combustible qui
nous sert à la cuisine. Nous ne faisons rien, d'ailleurs, pour
leur faciliter une connaissance plus exacte de nos mœurs ; avec
nos dehors aimables, nous sommes la nation où les intérieurs
s'ouvrent le plus malaisément à un étranger. Aussi m'arrive-t-il
à chaque instant, en causant avec des Russes qui ont vécu chez
nous, de corriger une idée fausse qu'ils se sont faite au sujet
de quelque habitude française. Seulement, mes interlocuteurs
croient si fermement «que les Russes connaissent l'Europe»,
qu'ils se défient de mes renseignements.

On a ici, par exemple, la plus mauvaise opinion de nos liens de
famille. La plupart des Russes pensent que le sentiment de la
famille n'existe pas chez nous ; vingt fois on me l'a dit, comme
un fait acquis que l'on ne songe même pas à discuter.

La famille russe a un caractère plus patriarcal, mais moins
cordial que la nôtre, du moins dans la classe moyenne et dans
le peuple. Les rapports de parents à enfants sont en général
moins affectueux que chez nous, ce qui est une nécessité des
familles très nombreuses ; la surveillance des enfants, pour la
même raison, est moins anxieuse. Comment a donc pu naître chez
eux la sotte légende qui nous concerne ? Il doit y avoir là une
induction inconsciente tirée de ce fait que nous mettons nos
enfants en nourrice : conclure de là que nous ne les aimons pas a
pu paraître naturel à des âmes simples.

--Et nos femmes, comment les juge-t-on en Russie ?--D'après nos
romanciers, tout simplement, et non d'après les plus chastes !
Les œuvres de MM. Émile Zola et Marcel Prévost passent pour des
miroirs fidèles des mœurs de la femme française. Protestons-nous
avec indignation ? on ne nous croit pas ; on nous oppose toujours
cet argument : «Mais alors, où donc vos romanciers prennent-ils
leurs modèles ?»...

Enfin, les Russes sont persuadés que nous manquons de religion
et, même, que nous n'avons pas de sentiments religieux. Ils
se laissent tromper par l'explosion d'anticléricalisme qui a
caractérisé notre politique durant ces dernières années ; chez
eux, les prêtres n'ont aucune influence ; ils ne comprennent donc
pas que nous ayons dû secouer le joug catholique ; chez eux, on
admet sans sourciller qu'un homme soit forcé, de par la loi, de
faire ses Pâques ; ils ne comprennent donc pas que cette violence
puisse nous sembler monstrueuse. Puis, toute cette foule pieuse
de la France catholique ou protestante, cette foule qui prie,
qui se donne en bonnes œuvres, qui fait des pèlerinages, qui
bâtit de monumentales églises, ils l'oublient involontairement.
Enfin, s'ils se refusent à comprendre comment on peut être
anticlérical et avoir, cependant, un sentiment très profond de
la religion, c'est que chez eux les formes religieuses ont si
intimement pénétré tous les actes de la vie ordinaire, qu'on ne
les distingue plus aisément, à cette heure, de la religion dont
elles sont un symbole discutable.

Jamais des embrassades franco-russes ne rapprocheront
sérieusement le peuple russe du peuple français ; pour arriver à
une intime union, il faudrait donner aux Russes une meilleure
opinion de nous-mêmes. Au lieu de les éblouir par des fêtes
et de les combler de cadeaux, il faudrait, modestement, sans
fracas, leur ouvrir nos familles. Ils verraient alors ce qu'est
la France moyenne, la France qui aime, qui travaille, et qui
n'a point connaissance des romanciers à la mode. Ils verraient
comment nous chérissons nos enfants, et de quelle reconnaissance
ils nous entourent. Ils verraient ce que sont nos femmes, ils
verraient leur dévouement modeste, leur courage au travail,
leur fidélité : ils verraient, enfin, ce qui reste en nous de
traditions morales, en dépit de l'envahissement du judaïsme
nieur et démolisseur. Alors, les Russes sentiraient notre vraie
nature, et, oubliant nos fanfaronnades de vices, que tous nos
voisins prennent à la lettre, ils comprendraient que, sous
l'écume de la surface, l'eau française coule saine et pure.

       *       *       *       *       *

Je suis frappé de voir, à Moscou, le travail de civilisation
et de relèvement moral du peuple auquel collaborent le corps
enseignant et une partie de la bourgeoisie. L'ardeur qu'ils y
déploient est merveilleuse, et je reste confondu par la somme
de travail qu'ils fournissent, sans pourtant négliger leurs
occupations quotidiennes. On sent vivement que toute cette part
de la société a foi au progrès, et que chacun de ces hommes
espère un jour pouvoir compter les âmes qu'il aura relevées et
soutenues. Leur travail n'est pas une collaboration anonyme à
un obscur jeu de rouages sociaux : ils en observent les effets
directement, et cette idée les fortifie.

Pour tirer le peuple russe de l'état d'abaissement intellectuel
et moral où il végète, la propagande religieuse, entendue à la
façon protestante, n'aurait aucune efficacité. Le paysan russe
est très pieux, en effet, selon toute apparence, mais sa piété
ne ressemble guère à ce que nous entendons par ce mot. Sa piété,
c'est d'abord une série compliquée de gestes religieux et de
formules : saluts, génuflexions, signes de croix innombrables,
répétés à tout propos, quand il prie, quand il jure, quand il
bâille, et dont l'habitude devient si machinale, que sa pensée
parfois n'y a plus aucune part. Puis, sa piété, c'est encore
une vague rêverie de choses mystérieuses, la contemplation
nonchalante d'un monde irréel et doux, placé très loin au-dessus
de la vie. Gestes pieux et songerie mystique n'ont cependant,
pour lui, aucun rapport direct avec les choses de l'existence.
C'est un devoir de se signer devant l'icône, c'est un plaisir
de lire des livres pieux qui font rêver ; mais cela n'a rien
de commun avec l'eau-de vie, par exemple, qu'il est très doux
aussi de boire. Ces hommes peuvent être d'une piété exemplaire,
remplir sincèrement tous leurs devoirs religieux, et pourtant
s'enivrer, mentir, voler. Le monde religieux, à leur sens, n'a
pas de prise sur le monde réel : c'est pour cela que des popes
peuvent être indignes, sans que l'autorité de la religion en
soit atteinte aux yeux de leurs paroissiens.

Sur un tel peuple, une prédication qui porterait un caractère
purement religieux n'aurait aucune action : ils écouteraient les
prédicateurs gravement et avec plaisir, mais n'en feraient pas
moins à leur tête. Le vrai moyen d'agir sur eux, c'est de les
instruire.

De là cette passion scolaire qui fermente dans
l'_intelliguensia_ moscovite. Presque tous les jeunes gens
riches que je connais sont curateurs d'une ou de plusieurs
écoles primaires ; et parmi mes amis moins aisés, c'est un
dévouement de tous les instants à l'œuvre de l'instruction
populaire. Je n'ai pas encore esquissé le profil de ce bon
Nicolaï Pavlovitch, la première figure amie que j'aie rencontrée
à Moscou : deux yeux pétillants dans un ébouriffement de rare
barbe blonde. Chez nous, il serait, sans nul doute, absorbé
par ses succès de professeur et par sa carrière d'écrivain ;
dans ce pays, il sent qu'il n'a pas le droit de se soustraire
aux besognes plus humbles de l'éducation. Ils sont, lui et
sa femme, parmi les membres les plus actifs d'un _Comité de
lecture à domicile_ qui réunit des représentants de l'élite
intellectuelle de Moscou, et qui se propose pour but de répandre
et de soutenir l'instruction dans la province russe. Il y a
tant de gens, au fond des bois et des steppes, qui ne trouvent
pas pleine satisfaction dans les cartes et dans l'alcool, et
qui désireraient, non pas seulement lire des romans, mais
surtout compléter leur instruction ! C'est à eux que s'adresse
le _Comité_ : il leur donne des conseils, établit pour eux des
programmes d'études, leur rend accessibles les livres les plus
indispensables : il arrache à l'abrutissement provincial des
esprits curieux et studieux. N'est-ce pas une œuvre admirable,
elle aussi, et profondément patriotique ?

La surveillance d'une école réclame peut-être un peu moins de
perspicacité que l'organisation d'un choix de lectures, mais
elle n'est pas non plus une occupation fictive. Je suis ému
lorsque je vois des hommes dans la force de l'âge y consacrer
une partie de leur temps, au lieu de s'abandonner à la vie
facile que leur fortune leur permettrait. Il y a comme un
tacite mot d'ordre auquel obéit instinctivement la meilleure
part de la société moscovite. Le curateur d'une école y fait
de fréquentes apparitions, suit de près maîtres et maîtresses,
interroge les enfants, s'occupe des améliorations à introduire
et aussi des achats, dont souvent il prend une grosse part à
son compte. La passion de l'école, que j'ai signalée déjà au
village, est si forte, même à la ville, dans certaines âmes,
qu'elle les pousse à quitter une situation brillante pour aller
au peuple porter la bonne parole. Sans parler de Léon Tolstoï
et de ses filles, il me vient naturellement à l'esprit le nom
de C. A. Ratchinsky, cet éminent professeur de l'Université de
Moscou, qui est allé s'enfouir dans une campagne pour y devenir
simple maître d'école. Nombre d'autres, moins célèbres, mais non
moins convaincus, ont suivi cet exemple. Il est bon que notre
dilettantisme se redise leurs noms, qu'il songe de temps en
temps au travail de dévouement qui, à l'autre bout de l'Europe,
s'accomplit dans ce pays jeune et vieux tout ensemble, et qu'il
sache enfin admirer les fleurs d'apostolat que l'on voit çà et
là s'épanouir sur les remparts dont s'entoure encore le monde
russe.

       *       *       *       *       *

L'extrême développement des lycées de jeunes filles a pour effet
de créer dans la société russe un type de _potaches_ féminins.
Les jeunes filles, de douze à dix-sept ans, ont là-bas une
allure bien autrement dégagée que chez nous. Elles sont toutes
externes ; l'habitude d'aller chaque jour au lycée, seules pour
la plupart, et d'y retrouver des professeurs hommes, leur donne
une crânerie un peu mutine ; en même temps, elle les habitue à se
montrer plus elles-mêmes, à ne pas se composer une physionomie
artificielle lorsqu'elles se trouvent en face d'un homme ; en
un mot, elles sont moins réservées, mais plus «nature» que les
jeunes filles de nos pensionnats.

Au thé, je voyais, ce soir, un autre type créé par les lycées
de filles : la répétiteuse, la _pionne_. Celle-ci est une
brave femme, laide et bavarde, qui raffole des enfants et des
confitures. Sans trêve, elle parle : elle raconte des histoires
de lycée, des tours pendables joués par les élèves, et des ruses
d'Apache inventées par elle pour les surprendre. Entendre une
femme conter ces histoires qui ont occupé sept ou huit ans de
notre vie, c'est assez piquant. Mais je ne puis me défendre
d'une tristesse à l'idée que ce type de femmes inutiles et
vaguement teintées de science tend à se propager, et qu'un jour
nous le verrons chez nous aussi. Dans les lycées d'externes,
passe encore ; mais si l'internat économique et commode, vient
à l'emporter, ces existences manquées feront lourdement sentir
leur dissolvante influence.

       *       *       *       *       *

Je ne me lasse pas d'admirer Moscou. Les effets de lumière les
moins rares sont délicieux sur les architectures polychromes
qui s'y pressent. Le clair de lune des nuits fraîches a une
transparence singulière ; les églises y profilent nettement leur
tour et leurs bulbes ; et tout en haut, dans l'air, une flamme
brille au-dessus d'elles, comme une lampe : c'est le reflet de la
lune sur une croix d'or ou sur une coupole à carapace métallique.

Je descends parfois jusqu'à la Moskova, par des rues peuplées
de misérables bouges, maisons d'un blanc sale, où les fenêtres
font des trous noirs. Arrivé près du pont de Borodino, je me
retourne, et je contemple le panorama blanc et vert qui s'étage
au-dessus de la rivière. Les teintes du soir, reflétées par
l'eau, sont infiniment tendres ; du bleu doux, puis du gris
clair, puis du lilas, tendu en écharpe autour de l'horizon. La
rive d'en face semble très escarpée ; quelques arbres et des
buissons y ont poussé, et, sur la pente raide, presque à pic,
de petites maisonnettes aux toits plats peinturlurés de vert
se sont cramponnées. A certains jours, ici, vers l'heure du
crépuscule, tout se tait. Les laveuses ont plié leur linge ; les
dragons, là-bas, sur la rive, ont fini de panser leurs chevaux,
et, sous les rayons obliques, délicatement tamisés, que jette
le dernier regard du soleil couchant, toutes ces verdures,
toutes ces blancheurs, ces tons neutres de la berge et ces
étincellements des coupoles saintes, se mêlent dans une adorable
paix, comme dans une religieuse attente de la nuit.

       *       *       *       *       *

Dîner riche dans un luxueux décor. Conversation nulle. Des
femmes sont là, richement parées, parfumées, soignées ;
quelques-unes ont été jolies. Elles sont toutes très riches ou
peu s'en faut. Au lieu de causer, elles s'observent les unes les
autres ; elles ont raison, d'ailleurs, de s'observer : ces parures
sont trop lourdes, et telle de ces dames a l'air de porter sur
elle toute sa dot en bijoux. Ces parfums ne sont pas délicats,
bien qu'achetés au plus cher. Ces toilettes, envoyées de Paris,
sont mal portées. Toute cette société morose et guindée paraît
expier, par on ne sait quelle tristesse, les fortunes amassées.
On sent que tous ont le souci de paraître _comme il faut_ ;
le meilleur moyen, leur semble-t-il, est de rester graves,
d'éviter tout sourire et toute familiarité. Je me demande si,
dans ces cerveaux, germent quelques idées, en dehors du souci
des affaires. Non seulement l'art et la littérature sont pour
eux lettre morte, mais les manifestations de la vie sociale ne
les touchent pas davantage. La politique ? on n'en parle pas ;
le peuple ? il n'existe plus pour eux, depuis qu'ils en sont
sortis. Ils mangent vite et gloutonnement. Après dîner, ils se
réunissent par groupes mornes, où l'on fume silencieusement
des cigares chers ou des _papirosses_. Les hommes sont encore
supportables, car, avec eux, on peut causer chasse, femmes ou
métier. Mais leurs épouses me glacent d'effroi : je n'avais
jamais observé nulle part une pareille disproportion entre
l'esprit et la fortune. Chez nous, une enrichie peut être sotte,
mais elle aura pourtant une certaine conversation apprise, sinon
naturelle : les enrichies que j'ai devant moi, sont faites pour
engraisser, mollement étendues sur des divans, et pour être,
de temps à autre, parées comme des châsses et silencieusement
promenées dans un huit-ressorts, un peu à la façon du bœuf gras.
Dans de pareils milieux, on comprend la distance qui sépare
encore la Russie de l'Occident. Mais, en même temps, on admire
et on goûte davantage encore les cercles de bourgeoisie riche où
l'art, la littérature et l'échange des idées servent de prétexte
aux réunions.

       *       *       *       *       *

M. V., qui n'est plus jeune, mais qui est fort riche, a
résolu d'avoir un salon littéraire ; comme il est veuf, sa
fille le seconde. Des invitations formelles sont lancées,
un peu dans tous les mondes dits littéraires : Université,
littérature, journalisme : «Vous êtes prié de venir _causer_
tel jour, à partir de telle heure.» Le souper est splendide ;
mais, en revanche, la consigne est de causer. Il ne s'agit
pas de s'entretenir de n'importe quel sujet venu : on cause
sur des sujets donnés ; on disserte sur une question morale ou
littéraire, et on est rappelé à l'ordre si l'on bavarde à côté.
Tout cela est conduit avec un sérieux imperturbable ; le jour
où j'ai été admis, j'ai été pris d'un fou rire : j'ai su depuis
qu'on m'avait trouvé fort inconvenant : les Français, d'ailleurs,
sont si légers ! Ce vieux monsieur et sa fille sont persuadés
que leur salon est appelé à jouer un certain rôle dans la vie
littéraire de la capitale...

       *       *       *       *       *

Chez P., où je vais fréquemment et avec un plaisir toujours
vif, je vois passer une partie de la société intelligente
de Moscou. Je sais peu de maisons où la liberté soit aussi
parfaite. Les mondes les plus divers s'y croisent, élégants ou
négligés, riches ou pauvres, littérature ou commerce, et l'on
n'observe pas entre eux de fissures. Le seul classement que
j'y puisse opérer, c'est dans la valeur des esprits. On cause
beaucoup, on ne rit pas moins. On entoure les derniers venus
de l'étranger, ou ceux qui apportent une histoire nouvelle.
Les groupes se font et se défont sans gêne, naturellement. On
cause beaucoup de livres, car cette société suit de plus ou
moins près le mouvement littéraire de quatre pays, Allemagne,
Angleterre, France et Russie. Ils ont lu énormément : la moindre
jeune fille m'étonne par le récit de ses lectures. Seulement,
ces connaissances sont souvent un peu superficielles. Si je
mets à part quelques hommes de métier, qui savent réfléchir et
apprécier, ce monde séduisant manque fréquemment de critique.
Hommes et femmes lisent beaucoup trop pêle-mêle, sans se rendre
toujours compte des différences de temps et de manière. Ils
vous jugeront trois œuvres dans une demi-heure, et vous aurez
le sentiment qu'ils n'ont même pas cherché à comprendre les
intentions de l'artiste. Une dame compare le _Vase brisé_ de
Sully Prud'homme à une poésie flamboyante de Théophile Gautier,
sur un oignon de tulipe qui fait éclater une porcelaine de
Chine : évidemment, elle a lu les deux poètes, mais, au lieu
de se classer dans son esprit, ils s'y sont juxtaposés comme
ils l'étaient dans la vitrine du libraire : ainsi du reste.
A l'opposé de ce défaut, je trouve la théorie abstraite et
passionnée, l'amour des constructions philosophiques appuyées
sur un truisme ou sur un naïf paradoxe. Beaucoup des personnes
présentes sont ceci ou cela : leur flexibilité slave n'est
souvent qu'une aptitude merveilleuse à osciller d'un extrême
à l'autre. Je comprends, à observer des milieux analogues, la
préférence secrète que les Russes accordent aux œuvres de la
science allemande. Pour eux, tout ce qui est français relève
des _belles-lettres_ ; tout ce qui est allemand est science. A
la mort de Renan, quelqu'un me dit : «C'est vrai, n'est-ce pas,
que X., l'hébraïsant allemand, savait mieux l'hébreu que Renan ?
Renan, après tout, c'était un _bellétriste_ !» Ce respect pour
la science allemande et ce dédain pour la française explique
pourquoi l'érudition russe a une allure si pesante encore, et
comment elle se perd, tantôt dans l'accumulation du détail,
tantôt dans la vaine abstraction. Ces esprits ont été formés
trop vite, sous l'influence de civilisations trop raffinées ; ils
n'ont pu encore s'assimiler complètement toutes les méthodes ;
ils ressemblent bien souvent à un chantier de construction où
les pierres de taille, les briques, le mortier et les maçons
sont déjà réunis, et où l'on n'attend plus que l'architecte.

       *       *       *       *       *

Les Russes, de haut en bas, sont très questionneurs. «Qui
es-tu, d'où viens-tu, où vas-tu ?» demande l'homme du peuple
à l'inconnu qu'il rencontre. «Aimez-vous la Russie, la
préférez-vous à l'Allemagne, êtes-vous marié, avez-vous de la
fortune, êtes-vous heureux ?» vous demande volontiers l'homme
civilisé. L'autre jour, à table, une jeune fille fort jolie m'a
posé tant de questions que je n'ai littéralement pas pu dîner.
Quand j'attendais, pour lui répondre, d'avoir avalé un morceau,
elle répétait sa question en français, croyant que je ne l'avais
pas comprise en russe. Cette jeune fille en sait maintenant sur
mon compte beaucoup plus que n'en dit mon passeport. Elle m'a
même demandé si j'étais fiancé. J'ai répondu : «Chez nous, on ne
se fiance pas ; on attend le «coup de foudre», puis, le mariage
se fait en quinze jours.»--«Vraiment ! a-t-elle répondu. Moi, je
croyais qu'en France tout dépendait de la dot !»

       *       *       *       *       *

Le marquis de Custine, dans son livre[29] qui contient tant
d'impressions justes, parmi beaucoup d'erreurs, écrivait, il y a
tantôt soixante ans, à propos des Russes : «La qualification de
Barbares du Nord ne leur sort pas de la tête : ils la rappellent
à tout propos aux étrangers avec une humiliation ironique : et
ils ne s'aperçoivent pas que, par cette susceptibilité même, ils
donnent des armes contre eux à leurs détracteurs.» Depuis lors,
certains Russes n'ont pas perdu cette habitude. «Une fois rentré
chez vous, me dit-on souvent, vous ferez comme les autres : vous
direz que nous sommes des Barbares et que nous mangeons de la
chandelle.» Une pareille insistance est déplaisante ; je la
rencontre surtout dans la petite bourgeoisie et chez les menus
fonctionnaires ; la société cultivée, du moins, celle qui voyage
et sait l'Europe, ne donne plus guère dans ces niaiseries.

[Note 29 : _La Russie en 1839._]

       *       *       *       *       *

En Russie, je ne suis jamais resté qu'une fois seul au salon,
pour attendre les maîtres d'une maison où je faisais visite.
Ce sont des gens trop simples pour que je leur aie supposé
l'intention de me faire détailler l'ameublement ; néanmoins,
je l'ai détaillé. Une grande pièce, avec des meubles disposés
par petits groupes. Aux murs, quelques bonnes toiles, et une
profusion de tapis venus tout droit du Turkestan, de Boukhara
et de la Perse ; çà et là, des cloisonnés dignes d'un musée, des
brûle-parfums, des vases persans, d'éblouissantes broderies au
dos des fauteuils. Puis, tout à coup, j'ai saisi, au milieu
de ce salon meublé d'exotisme authentique et rare, un mince
détail, un bibelot en toc qui faisait tache, ou, du moins,
déroutait mon goût français. Notre éducation classique nous fait
trop oublier que le goût change avec les climats.

       *       *       *       *       *

Durant l'été, il ne reste à Moscou que les pauvres gens. Ceux
que leurs affaires retiennent à la ville, et ceux qui n'ont pas
de maison de campagne au village, se retirent deux ou trois
mois dans de petits chalets ou _datchas_, disséminés dans les
forêts de la banlieue. Sous prétexte de repos et de fraîcheur,
ils s'exposent par là à des voisinages déplaisants et aux
inconvénients que des pluies interminables ou un froid précoce
peuvent causer dans une villa étroite et mal close. Il y a ainsi
des villes entières de _datchas_, véritables stations d'air
pur ou soi-disant tel, qui s'animent seulement durant la belle
saison, et sont à peu près désertes durant huit ou neuf mois.

Toutefois, les riches marchands moscovites ne s'en contentent
pas : ils se font construire de luxueuses villas, dont
quelques-unes sont des bijoux. J'en sais une, par exemple,
qui domine un horizon de forêts et de pâturages, où serpente
une rivière entre des saulaies. Tous les raffinements du luxe
occidental sont réunis dans cette villa, et le contraste est
singulièrement imprévu entre les chemins sauvages qui y mènent,
et l'élégance qui s'y épanouit. Depuis les salons jusqu'à la
moindre chambre d'amis, l'ornementation et l'ameublement sont
d'un goût simple, mais sans une tache : très peu d'objets d'art,
mais en revanche, rien de mesquin ni de lourd. On a tout fait
pour conserver à la _datcha_ son caractère de maison des bois :
alentour, le parc est à peine frayé : les arbres y poussent à
leur fantaisie ; et quand, d'une terrasse, on contemple l'horizon
calme, on voit la verdure des pâturages tachetée de troupeaux,
qui paissent par delà la rivière. Cette habitation rappelle tout
à la fois l'Angleterre, la France et la Russie, et elle fond ces
souvenirs dans un de ces mélanges heureux que seul peut combiner
le goût éclectique et hardi de ces fluides natures slaves.

Voici une autre _datcha_, beaucoup plus modeste, mais plus
crânement russe. C'est une vaste maison de bois dont l'intérieur
n'est pas tapissé. On voit à nu les parois, faites de troncs de
sapins équarris à la hache. Les intervalles des rainures sont
bouchés avec de la bourre de chanvre, et un simple vernis d'une
couleur ambrée recouvre les parois de bois. C'est d'un effet
bizarre et attrayant. Ces maisons de bois ont, en vérité, un
cachet d'une élégance choisie, et je ne sais pourquoi les Russes
ne tirent pas plus souvent parti de cette décoration naturelle ;
c'est peut-être parce que les murs de bois sont rebelles à
l'ornementation ordinaire des salons, et que peintures ou
gravures font tache sur les madriers jaunes.

       *       *       *       *       *

Je parle souvent religion en ce pays ; je suis frappé de la
différence de conception que j'observe entre les orthodoxes et
les catholiques. Léon Tolstoï m'a dit un jour : «Vous autres
Français, quoi que vous fassiez, la forme catholique vous
domine : vous êtes pour ou contre, jamais à côté.» Si cette
observation est fondée, comme je le crois, elle explique
l'étonnement que nous cause l'attitude de la société russe
en face de l'autorité ecclésiastique et des dogmes. Je mets
à part la foule illettrée, dont j'ai parlé ailleurs. Si l'on
observe la société pensante, on surprend chez elle une sorte
de compromis entre le scepticisme et la foi. Je sais peu de
Russes dont la position soit bien nette, dans un sens ou dans
l'autre. Beaucoup, sans doute, donnent à la religion ce qu'il y
a en eux de moins réfléchi, de plus machinal ; beaucoup, aussi,
n'ont pas encore pris parti, et considèrent la religion comme
une «question ouverte», ainsi que me disait un ami. Très peu
de franche incroyance, très peu aussi de dévotion sévère. Chez
nous, on sait en général bien vite à quoi s'en tenir sur les
sentiments religieux d'un catholique : vous êtes croyant, ou
vous ne l'êtes pas. En Russie, rien de tel : la plupart sont à la
fois en deçà et au delà de la foi.

Ce défaut de décision religieuse tient à plusieurs causes.
D'abord, manque de rigidité intérieure dans l'administration de
l'Église, sinon dans le dogme : les orthodoxes ne paraissent pas
préoccupés, comme les catholiques, de l'exclusion spirituelle
que leur attirerait le plus léger doute sur un point de la
doctrine religieuse.--Manque de tenue d'une partie du clergé :
tant qu'on ne peut respecter dans le prêtre, non seulement
l'homme, mais, avant tout, la robe dont il est revêtu, on
ne peut, à mon sens, être complètement sous l'influence de
la religion.--Surabondance des gestes pieux dans le rite
orthodoxe : ces gestes sont si nombreux qu'ils finissent, sans
qu'on y prenne garde, par envahir presque toute la place qui
devrait être réservée à la méditation ; peu à peu, on arrive
à ne plus bien distinguer si les gestes que l'on fait sont
dus à la conviction religieuse ou si la conviction religieuse
n'est pas éveillée et soutenue par ces gestes.--Pression du
Gouvernement, qui impose à tous les pratiques religieuses : il
devient impossible, par là, de se compter entre pratiquants et
non pratiquants : une pudeur légère empêche peut-être certains
indifférents d'avouer qu'ils communient pour obéir à la force ;
peut-être aussi, le fait de communier ébranle-t-il leur
indifférence et y dépose-t-il un germe de foi.--Enfin, besoin
du mystère qu'éprouvent les âmes, dans un pays où tout est
mystère, où la nature, avec ses immensités grises ou blanches,
n'offre à l'homme aucune de ces consolations joyeuses qui
caressent l'insouciance du Midi, mais le force, au contraire,
à se pelotonner sur lui-même, dans son chaud intérieur berceur
de rêve.--Il y a, sans doute, un peu de tout cela dans le
sentiment religieux de la Russie cultivée ; c'est pour l'une
ou l'autre de ces raisons que vous verrez là-bas un libertin
baiser des reliques, ou un libre penseur faire le signe de la
croix. L'extrême intolérance de l'administration, pour tout ce
qui relève des actes de la foi, et son extrême longanimité,
pour tout ce qui relève de l'interprétation intime, font ainsi
du peuple d'Europe qui passe pour le plus religieux, celui où
la religion, sous une apparence sévère, est le moins lourde
à porter, et où l'âpreté des discussions entre croyants et
incroyants est le plus inconnue. Une douce tolérance, peu de
grands élans, peu de sauvagerie sceptique, tels me sont chaque
fois apparus les Russes dans la pratique de leur foi.

       *       *       *       *       *

En causant avec G..., un homme d'esprit très fin, qui pense et
qui sent, je lui racontais l'étonnement que j'avais éprouvé, au
couvent de Solovietzk, sur la Mer Blanche, à parler du service
religieux avec les moines. La messe dure là-bas parfois près
de quatre heures : «Comment pouvez-vous fixer aussi longuement
votre attention sur un même objet ?» demandai-je à un Père. Et
le Père me répondit : «Mais, quand on est fatigué, on s'en va ;
on revient ensuite : personne ne voit de mal à cela.» G... me
répond que, pour sa part, il ne trouve pas trop longues les
interminables messes qu'on dit dans les monastères ; elles le
séduisent beaucoup, et il les aime pour leur longueur même ; en
outre, la paix de l'entourage monacal est si profonde que rien
ne trouble vos pensées, et que vous êtes ravi pour quelque temps
aux banalités de l'existence. Chez G..., bien sûr, le besoin
de mystère et d'élévation morale est plus puissant que la foi
véritable ; pourtant, c'est un Russe pieux.

       *       *       *       *       *

A Saint-Pétersbourg, dans une cathédrale sombre, toute en
marbre, Saint-Isaac, j'assistais à un service solennel. La
foule était massée par groupes, ou accotée en files le long
des murailles. Dans un espace laissé vide, comme une espèce de
clairière, au milieu de l'église, un officier de Cosaques était
debout : un homme superbe. En le considérant, j'étais frappé
des élans de sa piété : il se signait, lentement avec ferveur,
s'inclinait de la moitié du corps, puis se signait de nouveau.
A un moment donné, il fit le «salut de terre», c'est-à-dire
qu'il se jeta à deux genoux sur les dalles, et, allongé de tout
son buste, fit mine de baiser le sol. Cela fait, il se redressa
de toute sa haute taille, droite dans un long manteau. Alors,
tirant de sa poche un peigne, il se mit à peigner sa barbe
et ses cheveux, aussi tranquillement que s'il se fût trouvé
devant sa toilette. Il jeta ensuite quelques regards sur une
jolie fille qui était debout à quelque distance. Puis, tout
à coup, comme à un signal, je le vis reprendre avec ferveur
ses révérences et ses signes de croix. J'ai involontairement
pensé, en considérant ce bel officier dévot, à ces musiciens
d'orchestre qui, au milieu d'un morceau véhément, ayant fini
leur partie, s'arrêtent, posent leur instrument, et lorgnent la
salle.

       *       *       *       *       *

J'ai fait connaissance avec une personne très pieuse, Mme
D. C'est une femme de colossales dimensions, avec une petite
tête, des yeux saillants et une grosse voix d'homme. Sous son
voile de gaze bleue, et sa calotte de drap, elle a un aspect un
peu rébarbatif ; mais, de près, on est stupéfait de voir, aux
coins de sa bouche, un sourire doux, dans ses yeux, une vive
expression d'intelligence et de bonté, et dans ses manières,
l'aisance d'une vraie grande dame. Sa piété est profonde et
s'épand en bonnes œuvres.

Je disais à Mme D. combien nous sommes surpris, de voir
l'abus que font les Russes des gestes religieux, signes de
croix et révérences. Elle me répond que l'avantage de cette
gymnastique pieuse sur celle qu'impose le rite catholique,
est une complète absence de règles. A la messe, les fidèles
ne se signent pas à un tel moment donné, mais bien lorsqu'ils
veulent exprimer à Dieu un sentiment d'adoration (cela est vrai
peut-être, mais pour le peuple seulement). Mme D. ajoute que
l'instruction religieuse actuelle est en chemin de faire perdre
au peuple cette sainte ignorance des règles et cette habitude de
la prière _personnelle_. Les écoles religieuses qui éclosent de
toutes parts tendent à donner aux enfants la lettre, le formel
de la religion, et, par contre, à leur en faire perdre l'esprit,
ce sentiment de piété instinctive qui était au fond de leur
cœur. Les prêtres, sans doute, reçoivent une haute instruction,
mais l'isolement moral peu à peu les abrutit.

Quant à la société cultivée, dit encore Mme D., l'indécision
religieuse que vous constatez à bon droit chez elle vient de ce
qu'elle a quitté le rivage où fleurissent les traditions slaves,
pour faire voile vers l'Occident. Malheureusement, elle n'a
pas pu atteindre cette côte rêvée, où s'épanouit l'incroyance
active et sereine ; et maintenant, voilà que fatiguée de son
voyage vain, elle voudrait rentrer au port natal. De là ses
hésitations, ses fluctuations. Ici, comme dans la civilisation
du pays, on touche du doigt la fissure qui s'est produite
lorsque la Russie, sous prétexte de regagner l'avance prise par
l'étranger, a rompu brusquement avec ses traditions et avec son
développement normal.

       *       *       *       *       *

Après un impitoyable dégel, voici un matin clair, bleu, froid et
ensoleillé. Je vais, avec Serge Ivanovitch, visiter un couvent
d'_Unicroyants_ situé aux confins de la ville. Moscou entier
est couvert de glace, un monstrueux verglas, épais de plusieurs
pouces, et qui a un miroitement d'acier, sous ce joli coup de
soleil matinal. Nous arrivons juste pour assister à la sortie
de la messe, entre une double haie de mendiants déguenillés,
debout dans le soleil glacé de décembre. Nous pénétrons dans
la chapelle, toute petite, tout intime, et voici venir à nous
l'archimandrite, le P. Paul, auquel Serge me présente. C'est
un vieillard encore droit, avec une barbe blanche et des yeux
bruns très loin cachés sous les sourcils, et restés, malgré
les années, extraordinairement jeunes, malicieux et frais. De
temps à autre, un moujik saisit un pan de la soutane du Père et
le porte à ses lèvres avec ferveur. L'archimandrite nous invite
à venir prendre le thé dans sa cellule, et là, assis sur le
canapé à coussin rouge qui lui sert de lit, dans une atmosphère
chaude et mal fleurante, le vieillard m'exprime ses idées sur
le _Raskol_ (schisme de l'Église russe) et sur les catholiques.
De belles paroles de tolérance apaisée tombent de ses lèvres,
lorsqu'il parle de ses anciens frères du _Raskol_ ; pas de
persécution, la douceur et la persuasion, tels sont les moyens
qu'il préconise pour agir sur eux. Pour les catholiques romains,
le vieil archimandrite m'expose rapidement la différence de
dogmes qui les sépare des orthodoxes, puis il ajoute : «Au fond,
la différence entre eux et nous n'est pas essentielle, ce n'est
pas comme les protestants : entre les catholiques et nous, il n'y
a que des différences de détail... Nous prions pour l'union des
Églises, mais il faudra longtemps encore pour que cette union
s'opère : le pape est trop grand, trop riche, pour condescendre
actuellement à s'unir à nous, si pauvres, si bas placés.» Un
sourire mélancolique et un regard malicieux accompagnent ces
paroles. Je suis touché d'entendre ce vieillard, qui jadis a été
persécuté, lui aussi, prononcer des paroles d'apaisement, et
parler de la religion sœur comme d'une brebis égarée, au lieu de
la maudire en fanatique.

       *       *       *       *       *

Les Russes sont naturellement charitables ; ils le sont parfois
en vrais dépensiers. Dans un pays où l'on ne compte guère sur
l'organisation des secours officiels pour soulager les grosses
misères, et où les fortunes s'édifient rapidement, il est
naturel que la bienfaisance occupe une large place : Moscou est,
je crois, la ville la plus charitable de tout l'Empire. J'ai
sous les yeux le tableau statistique des œuvres de bienfaisance
reconnues par la loi, qui existent actuellement dans cette
ville. On ne saurait croire combien l'ingénieuse diversité
en est grande. Les derniers chiffres publiés se rapportent à
l'année 1889. Je trouve, pour 495 établissements, les sommes
suivantes : capitaux engagés : 13 millions de roubles[30] ; valeur
des immeubles : 20 millions de roubles ; ce qui fait environ
120 000 francs pour la valeur de chaque immeuble, et
80 000 francs de couverture pour chacune des unités.

[Note 30 : Je donne des chiffres ronds ; le rouble dont il
s'agit ici est le rouble papier, dont le cours est d'environ 3
francs.]

A Moscou, c'est l'initiative privée qui a le plus fait pour
les établissements de secours que, chez nous, d'ordinaire, les
villes prennent à leur charge : les hôpitaux et les asiles de
nuit par exemple. De plus, le nombre des maisons de retraite
de toute sorte--pour des enfants, pour des femmes, pour des
vieillards, pour des aveugles ou des infirmes--s'accroît
chaque année. Les marchands enrichis ont à cœur de restituer
au public, sous forme d'établissements charitables, une partie
des sommes qu'ils ont gagnées sur lui. Ils ne font pas, comme
font à Paris tant de riches, publier par les journaux leurs
moindres aumônes : ils bâtissent sans mot dire, et, souvent,
les malheureux intéressés sont les seuls, dans le public, à
connaître l'existence du nouvel asile. MM. B., par exemple,
n'ont pas avisé la presse, lorsqu'ils ont élevé leur magnifique
hôpital des Incurables : la valeur de l'immeuble et le capital
engagé sont de 300 000 roubles chacun. Les frères L. ne
rappellent pas annuellement aux lecteurs des feuilles publiques
l'existence des établissements (d'une valeur de 600 000
roubles) où ils dépensent 40 000 roubles chaque année pour
abriter et en partie nourrir 1 100 étudiants, étudiantes ou
veuves chargées de famille, et 300 000 pauvres qui logent à
la nuit. Je cite ces deux noms, parce que je les ai rencontrés
fréquemment dans mes recherches sur la misère à Moscou ; il en
est d'autres, par centaines, qui, sur une moindre échelle, mais
avec non moins de persévérance, subventionnent des asiles, les
surveillent et les administrent.

       *       *       *       *       *

Dimanche d'hiver : un grand soleil tombe sur la terre glacée. On
me mène voir deux hôpitaux. Près du premier, l'hôpital d'enfants
de Saint-Vladimir, une petite chapelle blanche, encadrée dans
un bouquet de bouleaux aux grêles ramilles échevelées, dresse
dans le ciel bleu un adorable clocheton à bulbe d'or. Et ces
couleurs sont si fraîches, si gaiement imprévues, que je ressens
presque une joie en pénétrant dans le blanc hospice d'enfants.
L'arrangement des dortoirs, des salles de chirurgie, des
laboratoires, des bains, de tout ce petit monde, enfin, isolé
au milieu des bois, au bord de Moscou, est d'une simplicité
raffinée. Je me reporte avec tristesse au souvenir des hôpitaux
parisiens que j'ai pu visiter : casernes de pierre triste, ou
baraquements de bois enfouis dans la bouc.

Les Russes, venus les derniers dans la plupart des innovations
de la science moderne, ont pu profiter sans tâtonnements
de toutes les acquisitions faites par leurs devanciers ;
leurs installations hospitalières dans les grandes villes
ne ressemblent pas plus aux nôtres, qu'une ferme modèle en
plein rapport ne ressemble à une exploitation de paysan. Nous
manquons de place, disons-nous, pour construire des hôpitaux
en pavillons ; peut-être ; mais avouons aussi que nous avons le
respect du compact : un hôpital-caserne nous en impose infiniment
plus qu'une série de chalets isolés. N'avons-nous pas inventé
aussi de murer nos enfants, de neuf à dix-huit ans, dans des
forteresses en pierre de taille ? Après chaque voyage que je
fais en Russie ou en Allemagne, ces contradictions françaises
me frappent et me chagrinent. Nulle part, l'esprit de routine
n'est plus développé que chez nous, pour tout ce qui regarde les
installations pratiques. Les Russes eux-mêmes riront quelque
jour de notre prétentieux retard.

Dans un hôpital en construction, l'architecte me fait remarquer,
à la chapelle, un _iconostase_[31] tout en marbre blanc.
Timidement, je demande si tout cet argent n'eût pas davantage
réjoui les pauvres, si on l'eût consacré à quelques lits
supplémentaires. On me répond que rien n'est trop beau pour une
église. J'ai cru sentir que le généreux donateur qui a fait
bâtir l'hospice a voulu avoir _son_ iconostase ; il sera heureux
si la société de Moscou parle de cet iconostase en marbre blanc
et vient l'admirer. Peu lui importe, sans doute, qu'on dise de
lui : quel bon cœur !... mais il tient évidemment à ce qu'on se
répète : allez voir son iconostase...

[Note 31 : Cloison qui sépare l'autel et la sacristie de
l'église.]

       *       *       *       *       *

G. s'intéresse à un asile de «jeunes garçons déjà convaincus
d'un délit». Il m'y mène souvent. Quelques salles basses et
noires où les enfants, subitement médusés par notre arrivée,
tour à tour prient, travaillent, s'instruisent et prennent
leurs récréations. Parmi des figures sournoises de chiens
en laisse, on y voit, de temps à autre, une mine candide et
rose ; parfois, ce sont là des chenapans pires que les autres,
parfois aussi, de bonnes natures faibles. C., qui est conseiller
municipal et membre de plusieurs comités de bienfaisance ou
d'instruction, s'occupe de cet asile entre dix autres, avec un
dévouement que j'admire. Pour moi, ces visites m'affectent :
une prison d'enfants est bien autrement triste qu'une prison
d'adultes : ici, on ne pense qu'au passé qui s'expie ; là, on
songe à l'avenir de fautes qui va s'ouvrir pour ces natures déjà
fourvoyées et que la promiscuité du vice achèvera de fausser.

       *       *       *       *       *

Première excursion dans les asiles de nuit. Dans l'asile
municipal, les salles contiennent cent personnes. Une
lanterne fumeuse éclaire seule ce lugubre dortoir. La fumée
de _makhorka_, de ce tabac puant que fume le peuple, emplit
la salle comme d'un brouillard ; les odeurs de ces corps de
vagabonds sont écœurantes. La plupart sont déjà étendus sur les
longues tables en pente qui leur servent de lits ; d'autres,
formant des groupes, où vacille une chandelle tenue à la main,
écoutent la lecture d'un petit livre de contes. Dans un coin,
très haut, scintille une pauvre icône.

Ces hommes ont un air doux : une résignation insouciante
s'exprime sur la plupart des visages qui sont visibles dans la
pénombre. Notre visite, d'ailleurs, ne les intéresse pas. Le
médecin qui me conduit pose çà et là une question à des hommes ;
leur réponse est polie, empressée sans humilité : il est lui-même
si doux, ce docteur, que ses manières doivent faire impression à
ce peuple.

Je compare cette visite à une tournée analogue dans le
merveilleux Asile municipal de Berlin. Dans la salle de bain,
nous attendions, quelques fonctionnaires et moi. Sur un signe
du directeur, une porte s'ouvrit, et, un à un, pénétrèrent dans
la salle oblongue cent hommes nus. Ils vinrent se ranger chacun
sous une pomme de douche, et, en attendant le signal de se
laver, quelques-uns nous dévisageaient : figures gouailleuses ou
sournoises : quelques vieux, seulement, avaient un air doux. En
passant de Berlin à Moscou, il semble que l'on remonte d'un âge
historique. Ces clients des asiles de nuit se ressemblent aussi
peu que les bâtiments qui les abritent : ceux de Berlin, dans
leur palais de briques rouges, ont senti passer le souffle de
la «Sociale» ; ceux de Moscou, dans leur pauvre abri, n'ont pas
l'air de trouver inique ce fait que d'autres sont heureux quand
ils souffrent. Leur fatalisme s'accommode d'un sourire triste et
d'un _nitchévo_ !--ça ne fait rien !

       *       *       *       *       *

Le _Khitrove-rynok_ est la Cour des Miracles de Moscou ; il
occupe tout un quartier. Physionomie à part : les misérables sont
là chez eux ; on ne les loge pas gratis, ils payent leur coin
de planche ; aussi sont-ils tranquilles, la tête haute. J'ai
fait chez eux bien des excursions ; d'abord, avec le médecin
municipal, puis, m'enhardissant, tout seul, avec mon appareil de
photographie. Des Russes m'avaient voulu détourner de ce projet,
et, la première fois, j'étais ému. Jamais, pourtant, malgré mon
accent étranger, on ne m'a bousculé ni insulté ; deux fois même,
dans les salles où je causais, on a expulsé des ivrognes qui me
gênaient.

C'est un incroyable entrelacis de chambres poussiéreuses et
infectes, où se pressent les types les plus divers : depuis le
voleur et la fille de ruisseau, jusqu'au travailleur régulier,
tombé là un soir d'ivresse, et qui reste parce qu'il s'y trouve
bien et s'y sent libre. On rit, on chante, on fume, on discute,
mais on travaille aussi, à toutes sortes de métiers, et à de
bizarres rafistolages. En somme, c'est une impression de misère,
mais de misère acceptée avec résignation, sans penchement de
tête, comme sans révolte ; et puis, une superbe insouciance, qui
fait ces hommes aussi fiers de leur place de nuit sur la planche
louée deux sous, qu'ils le seraient d'une maison possédée par
eux seuls.

       *       *       *       *       *

J'essaie de coordonner ces impressions de charité et quelques
autres du même ordre. Il me paraît que, si la Russie est divisée
en castes encore très fermées, pourtant, la charité mêle, çà
et là, tout ce peuple beaucoup plus intimement que chez nous.
L'égoïsme, assurément, est féroce chez quelques-uns, dans ce
pays où nul ne craint le «qu'en dira-t-on» ; mais aussi, parfois,
le dévouement y prend tout l'individu. En bien des cas, notre
égalité extérieure est plus aristocratique de sentiments que
l'inégalité de la société russe. Un Russe fréquente volontiers
des moujiks, ouvriers ou paysans : bien des Français, et des
meilleurs, ne se mêlent qu'à regret à leurs égaux d'en bas. Mais
aussi, le peuple en Russie, accueille les «bourgeois» sans
prévention fâcheuse, sans jalousie et sans haine.

La civilisation encore rudimentaire et la pauvreté du pays
n'ont pas encore permis à l'État de prendre autant de part que
chez nous à toutes les tentatives qui ont pour but de relever
le bien-être physique et moral des classes inférieures. L'État
n'est pas encore, là-bas, comme dans presque toute l'Europe,
un représentant plus ou moins immédiat des aspirations
nationales. L'État, c'est le tsar. Les fonctionnaires du tsar,
les _tchinovniks_, au lieu d'être chéris comme des aides
généreux, sont honnis comme des intrus, et même haïs, comme des
serviteurs qui faussent les ordres du maître en les exécutant.
Le réseau administratif n'ayant, avec le pays qu'il enserre,
qu'un contact tout extérieur, n'en connaît pas les besoins.
Par suite, tout ce qui relève du sentiment--bonté, dévouement,
charité--est un champ ouvert à l'initiative des particuliers.
Nous avons l'habitude de nous en rapporter à nos représentants
administratifs pour régler la plupart des questions de cet
ordre ; nous agissons ainsi, moitié par égoïsme, moitié parce
que nous nous disons que les autorités compétentes ont moins
de chances que nous-mêmes d'égarer nos aumônes ; ici encore,
nous subissons la tyrannie de la spécialisation, en craignant
de nous aventurer sur un terrain qui nous est inconnu. En
Russie, rien de tel. Une personne riche n'aura guère l'idée,
si commune chez nous, de mettre une certaine somme d'argent
à la disposition d'un ministre pour soulager une infortune :
elle préférera distribuer elle-même ses secours, ouvrir une
ambulance, un asile modeste, un fourneau. Ce n'est pas, certes,
par vanité, car les journaux ne parleront pas de ces œuvres ;
c'est par conviction : cette personne charitable est convaincue
de l'efficacité de l'effort personnel pour modifier, ne fût-ce
que sur un point presque imperceptible, l'état de la misère
en son pays ; elle croit que son aumône profitera à un groupe
déterminé de pauvres qui, sans elle, n'auraient rien reçu. Nous
nous disons, nous autres, que notre intervention personnelle, en
matière de bienfaisance, agit tout au plus sur la _répartition_
des secours ; les Russes se disent qu'en pareil cas, ils agissent
également sur la _création_ de nouveaux modes de charité : en
un mot, nous n'espérons rien changer au fonctionnement de nos
rouages administratifs, tandis que les plus modestes d'entre les
Russes ont conscience de faire, dans leur pays, du _nouveau_ et
de l'_utile_.

La charité russe est, ainsi, plus individuelle, partant plus
visible ; mais aussi, plus aléatoire peut-être, que la nôtre, et
encore je n'en suis pas sûr !

A l'autre extrémité de la société, parmi ceux qui reçoivent,
mêmes tendances que chez ceux qui donnent. Là aussi, la
bienfaisance est accueillie avec des sentiments plus clairement
manifestés que chez nous. Les malheureux n'ont pas l'air de
recevoir un dû dont ils eussent, au besoin, réclamé le paiement ;
ils acceptent ce qu'on leur donne, comme un présent gracieux,
sans en témoigner, d'ailleurs, grande surprise, à peu près comme
on reçoit un cadeau d'un frère. De là, sans doute, l'attrait
qu'exercent, même sur un étranger, les classes pauvres de la
Russie. Nulle part, en Europe, je n'ai éprouvé autant d'intérêt
à voir de près les souffrants : entre ceux-ci et les nôtres, il
y a toute la distance qui sépare un grondement sourd d'un bon
sourire de résignation.

       *       *       *       *       *

La première neige tenace est tombée cette nuit sur le verglas
qui, me dit-on, doit lui servir d'indispensable support. De tous
côtés sortent de petits traîneaux, au lieu des fiacres disparus.
Ces traîneaux ressemblent à des jouets d'enfants : ils sont faits
d'une toute petite caisse, de la taille d'une malle ordinaire.
Sur l'avant, le siège du cocher ; sous ce siège est pratiqué
un enfoncement où vous casez vos jambes, que protège en outre
une fourrure. Les chevaux de maître, les _Orlofs_ noirs, ont
l'air énormes, attelés devant ces joujoux. Le premier traînage :
une joie de vitesse, à travers le silence des rues subitement
amorties et comme capitonnées par la neige. Les cochers ont une
joie enfantine de cette première neige et de ce premier froid,
de cet hiver qui s'ouvre avec ses commodités et ses splendeurs
blanches ; ils excitent et lancent à tout propos leurs petits
chevaux aux crins échevelés ; et, comme moi, évidemment, ils
prennent plaisir à écouter le grésillement du sol glacé sous
l'acier des patins, et le croisement des sillages bruissants sur
la chaussée silencieuse.

Les peuples du Nord ont inventé quelques jouissances intenses
que nous ignorons ; par exemple celle-ci : être emporté en
traîneau, à toute vitesse, dans l'air glacé, avec une fourrure
moelleuse et une toque bien chaude, ne laissant à découvert que
de toutes petites portions du visage, sur lesquelles le froid
dépose un baiser brûlant, et, de temps à autre, le grésil lance
de petites flèches acérées.

       *       *       *       *       *

J'arrive à la campagne, à Kournikovo, le soir, sous des rafales
de neige, que chasse un vent glacé ; mes chevaux vont au pas,
le cocher n'y voyant plus. C'est une autre impression qu'à
la ville, ce crépuscule, cette solitude froide, où tinte par
intervalles le son amorti de la clochette qui surmonte la
_douga_[32]. Sensation d'être perdu très loin de tout ce que,
depuis l'enfance, on a vu et ressenti ; tristesse, accablement ;
perception effrayée de la puissance de la neige...

[Note 32 : Arc en bois qui s'arrondit par-dessus la tête du
limonier.]

       *       *       *       *       *

Un clair de lune splendide sur la plaine enneigée. Je reviens,
avec Michel Fiodorovitch, d'une partie chez un voisin : nous
avons causé fort tard ; nous avons toutefois voulu rentrer ce
soir, l'estomac chauffé d'un petit verre de _vodka_. Nous sommes
pelotonnés dans un grossier traîneau de paysan, en forme de
V ; les inégalités du chemin nous secouent dans le foin. Notre
_troïka_ file à toute vitesse, sous la lune, par la route
largement ouverte entre des bois ; puis, voici un village en
pente sur la colline : effet curieux de toute cette surface
blanche où les parois des _isbas_ font des plaques toutes
noires, çà et là illuminées encore par l'œil rouge d'une vitre
éclairée...

       *       *       *       *       *

C'est grand jour ; la neige tombe à flocons larges, moites,
collants, capricieux ; de la route si connue, rien ne serait
visible sur la plaine, et Dieu sait où nous irions donner, sans
les branches d'arbres que les paysans piquent, de distance en
distance, de chaque côté de la piste neigeuse...

La neige a cessé de tomber ; l'air est transparent. A perte de
vue, rien de visible, que du blanc : l'horizon, vers la gauche,
est bordé d'un trait d'encre : une forêt. Tout là-bas, je cherche
un village familier ; longtemps rien ne m'apparaît ; je découvre
enfin, sur l'immensité blanche, la tache verte d'une coupole :
c'est ce qui reste sur l'horizon, de tout ce village. Cette
perte de vue, sur du blanc dont les tons changent avec le ciel,
s'assombrissent sous la tempête, et prennent des reflets roses
au soleil oblique du matin ou du couchant, cette vision infinie
et immaculée est splendide et poignante.

       *       *       *       *       *

Une station, entre Pétersbourg et Moscou, un matin de novembre.
Tandis que nous faisons les cent pas sur le quai, un enterrement
traverse la voie, et s'en va, dans la neige, jusqu'à l'église
prochaine. Le cercueil de sapin clair est en forme de nacelle :
c'est sans doute celui d'un enfant : un moujik en porte le
couvercle sur sa tête. Suivent deux popes chevelus, en chapes
rigides ; puis la famille. Ces formes noires qui passent sur la
neige, le long de la forêt poudrée de blanc, se détachent en
un saisissant relief. Le clocher de l'église est bleu et or :
il a des nuances d'une fraîcheur inouïe, sur ce fond de neige
ensoleillée qui semble bordée d'une ganse rose.

       *       *       *       *       *

A Moscou. Un jour de gelée et de clarté rose sur la neige. Cet
après-midi, errant par la ville, dans une brume légère, je
me suis amusé à détailler les reflets des monuments sous le
soleil adouci. Tout là-haut, le turban doré de la tour d'_Ivan
Viéliki_ resplendissait. Vu du Pont de pierre, le Kremlin était
ravissant, avec les toits verts imbriqués de ses tourelles, avec
ses dentelures, ses ors, ses blancheurs de façades, et la ligne
orangée de ses palais, se détachant dans ce léger estompage de
brume et l'encadrement fin de cette neige.

       *       *       *       *       *

Matinée de dimanche, toute rose. Le grand froid est là dehors,
qui brouille les vitres de ma fenêtre extérieure, sans même
prendre la peine d'y dessiner de ces jolies fleurs de gelée
qu'il nous prodigue dans nos pays. Il fait -32° centigrades ; le
soleil rit à plein ciel, et les arbres, sous le givre déposé,
sont gantés de blanc. Dans la rue, les chevaux sont entourés
d'un nuage de vapeur, et leur respiration cristallisée couvre
tout leur corps velu d'une sorte de résille blanche. Sur les
places, de grands braseros sont installés, autour desquels
causent des moujiks accroupis sur la neige.

       *       *       *       *       *

La neige, en Russie, est une amie tendre et bienfaisante.
Lorsqu'elle tarde à tomber, ou bien lorsque des dégels
successifs, la transforment en boue, toute la contrée souffre.
Les seigles d'hiver, n'étant point protégés par elle, risquent
d'être grillés par la gelée. Puis, les chemins deviennent
impraticables. Les pistes routières sont passables en été,
lorsque les pluies ne sont pas trop fréquentes ; mais, n'étant
ni empierrées, ni entretenues, elles se gâtent à l'automne.
Peu à peu, des ornières s'y creusent, la boue s'y délaie : la
circulation y devient impossible même avec des véhicules légers.
Par endroits, la boue est si compacte et si profonde qu'elle
constitue un véritable danger. Un de mes amis m'a raconté que,
partant, un jour de novembre, pour une partie de chasse avec des
compagnons, tous à jeun !--l'un d'eux laissa tomber de la voiture
son fusil enveloppé dans un fourreau. La voiture fit encore
quelques mètres avant qu'on pût arrêter les chevaux. On revint
en arrière, mais les recherches furent vaines, le fusil, caché
dans la boue profonde, peut-être même logé solidement entre deux
de ces rondins de bois qui en Russie remplacent le macadam,
ne put être retrouvé, et l'on dût partir en l'abandonnant.--Le
moyen, sur de telles routes, d'effectuer des transports ? Tout ce
que la campagne fournit à la ville reste en souffrance : le bois
surtout, qu'on emmagasine au seuil de l'hiver. Tout semble mort :
les villages n'ont plus de communications entre eux, ni avec les
villes voisines ou les stations de chemin de fer ; une voiture,
même vide, ne peut circuler, un piéton s'enliserait dans les
ornières ; seuls, les cavaliers peuvent, à force de patience,
s'aventurer sur les chemins. L'inquiétude s'accroît, les gens se
désolent, certaines denrées renchérissent : on attend le _sanny
poute_, le traînage libérateur.

A peine la neige s'est-elle fixée au sol, que toute cette
campagne morte hier, se ranime. De tous côtés, sortent les
traîneaux en V, appuyés sur de larges patins de bois. Après les
jours effroyablement gris et sinistres de l'automne russe, ces
jours de spleen, qui semblent la fin de tout, dans un universel
écrasement, voici que le soleil renaît. La campagne blanche se
couvre de pistes luisantes où circulent des traîneaux lents
chargés de bois et des denrées les plus diverses. La gaîté et la
vie partout s'épandent.

La neige est aussi nécessaire à la Russie que le soleil à notre
été : sans neige, tout périrait dans la terre. Un hiver sans
neige et un été sans eau, voilà les deux plus grandes calamités
pour le pays russe ; dans les deux cas, c'est la famine.



CONCLUSION


Un de nos plus pénétrants historiens m'écrivait, il y a quelques
années, à propos des Russes : «Je ne sais pas de peuple plus
captivant--je n'en sais pas de plus décevant.» Longtemps, j'ai
partagé cette opinion ; aujourd'hui, je suis moins sévère. Ces
déceptions, je les ai constatées, moi aussi, mais il me semble
que la plupart d'entre elles s'expliquent par des influences
passagères. Mon indulgence vient peut-être de ce que j'aime
davantage ce peuple, depuis que je l'ai vu souffrir.

       *       *       *       *       *

Il faut s'entendre, quand on parle «des Russes». Pour ma part,
je n'ai régulièrement fréquenté que la bourgeoisie et le peuple ;
mes éléments d'observation sont donc incomplets et je ne songe
pas à le dissimuler. Il me manque l'étude de la haute noblesse,
et du monde officiel : mais j'avoue d'avance qu'ils m'attirent
peu, étant trop dominés, les uns par l'esprit de caste, les
autres par l'esprit d'obéissance aveugle ou de dissimulation. La
noblesse russe a d'ailleurs beaucoup perdu de son importance :
l'émancipation des serfs lui a porté un coup terrible. Depuis ce
jour, les tsars ont bien pu tenter de la relever : s'ils peuvent
lui fournir une puissance passagère, ils ne sauraient lui rendre
l'autorité morale ni la richesse. Le peuple, au contraire, et la
société moyenne, sont les forces vives de la nation : ils ont le
sang intact encore, le cerveau frais, l'enthousiasme récent ; de
plus, l'instruction et la fortune se répandent dans leurs rangs.
C'est évidemment parmi eux que se formera la Russie de demain :
ils m'intéressent, et je les ai pratiqués avec joie. C'est d'eux
seuls que je parle, quand je dis «les Russes».

       *       *       *       *       *

Lorsque je me trouve en présence d'un Allemand ou d'un Anglais,
je crois voir, le plus souvent, en quoi sa façon d'envisager les
choses diffère de nos habitudes ; en face d'un Russe, je suis
rarement fixé sur ce point : au moment où je crois le tenir, il
m'échappe.--Richesse de fond et mobilité slave ! disent les
uns ;--duplicité ! soutiennent les autres.

Ni ceci, ni cela, je crois. On oublie trop que la Russie ne nous
apparaît pas sous son vrai jour : ses deux principaux éléments :
le peuple et la société cultivée, l'_intelliguensia_, comme ils
disent, sont momentanément faussés par certaines circonstances
de leur histoire. Le peuple porte encore l'empreinte du servage
qui l'a déformé durant des siècles ; la société est entravée dans
son progrès par une préoccupation constante et obsédante de
l'étranger.

L'homme du peuple, en Russie, est fort difficile à comprendre,
d'abord, parce qu'il est très rusé et très défiant, puis, parce
qu'il n'a peut-être pas toujours le fond qu'on lui suppose. La
prolongation du servage ne lui a pas seulement donné un pli
funeste : elle a, en outre, poussé la société russe à exalter son
caractère et ses vertus, et à s'abuser sur sa nature vraie. La
réalité et la prévention se sont ainsi combinées pour obscurcir
encore les traits incertains de cette nature fruste. L'âme du
moujik est comme une steppe fertile : il y pousse des herbes
mauvaises au milieu des floraisons de plantes savoureuses ;
mais de loin, dans l'enchevêtrement de la végétation, on ne
distingue rien qu'une verte houle. On ne saura bien tout ce que
recèle cette terre, que le jour où l'on y portera la faux et
la charrue. Jusque-là, toute excursion est vaine dans cette
brousse : on n'en rapporte jamais qu'une poignée d'herbes, çà et
là mêlées de fleurs.

Quant à la société cultivée, à l'_intelliguensia_, elle est
bien fuyante aussi pour nos yeux. Les encombrants apports de
l'étranger y masquent trop souvent l'originalité native, et y
provoquent des incohérences que nous interprétons à faux. Depuis
près de deux siècles, elle n'a cessé de tourner ses regards
vers les civilisations occidentales, pour les imiter ou pour
les maudire, tour à tour. De là ce fait, que les sentiments,
chez les Russes instruits, sont en général restés russes,
c'est-à-dire simples et jeunes, tandis que les idées, éveillées
par une éducation purement étrangère, ont pris une teinte
exotique. De là leurs contradictions perpétuelles, l'indécis de
leur civilisation, leur oscillation constante entre la nature
simple et l'abstraction raffinée. Ils sont trop jeunes encore
pour être eux-mêmes ; il faut leur donner le temps d'accorder
leurs deux tendances et de les fondre dans un fructueux progrès.
A l'heure actuelle, il en est bien qui opèrent cette fusion des
sentiments natifs et des idées étrangères ; mais ceux-là sont de
grands artistes, âmes inquiètes d'ailleurs, et d'un équilibre
incertain ; on ne peut les donner comme des représentants normaux
de leur nation.

Peut-être les Russes seront-ils retardés dans leur marche
en avant par leur malencontreuse fausse honte d'un retard
imaginaire. Ils ne peuvent vivre et agir sans se comparer
à l'étranger. Ils paraissent souvent moins préoccupés de
progresser, que de dépasser leurs voisins : soucis enfantins,
émulation puérile ! ils sont jetés par là dans la recherche d'une
instruction brillante et encombrante, plutôt que solide : ils
emmagasinent, au lieu de construire.

       *       *       *       *       *

Les Anglais, et avec eux la civilisation moderne, disent : _time
is money_ ; les Russes, au contraire, ont du temps à revendre.
Leur commerce a un proverbe qui peint à merveille ses allures
d'araignée guetteuse, à la fois patiente et gloutonne : «_Dièlo
nié volk, v'lièsse nié oubiéjit_ : une affaire n'est pas un
loup ; elle ne se sauve pas dans la forêt.» Ce proverbe éclaire
vivement le caractère du peuple russe : j'y retrouve sa patience,
sa ruse et sa résignation.

       *       *       *       *       *

Parmi les sensations que j'ai naïvement laissé agir sur moi en
Russie, quelques-unes se sont répétées si souvent, qu'elles
m'ont donné une impression persistante. Sont-elles justes de
tous points ? je n'ose l'affirmer : elles ont persisté dans ma
vision, voilà tout ce que j'en sais.

D'abord, la sensation d'inachevé : je crois bien que c'est la
dominante. Je l'ai éprouvée partout, à l'arrivée comme au
départ, au village comme dans les cercles les plus raffinés.
Le type même des visages semble avoir ce caractère : des traits
encore mous, des yeux aux nuances effacées, et qui semblent
nager dans du vague. Toute la vie intellectuelle et morale
du peuple russe donne cette impression d'une chose qu'on n'a
pas fini de travailler. Depuis les institutions, qui souvent
semblent appartenir à un autre âge, jusqu'aux croyances, restées
à mi-chemin entre l'acceptation et le rejet des dogmes, rien
ne paraît terminé : tout se fait, tout devient. Je songe à un
insecte à moitié pris encore dans sa coque de chrysalide.

L'enthousiasme russe m'a frappé également, surtout parmi la
société éclairée. Tout ce que les Russes font, en dehors de
leur métier strict, ils le font d'enthousiasme ; et j'espère
avoir montré qu'ils font beaucoup ainsi. Les idées les plus
futiles, comme les plus nobles dévouements, provoquent chez
eux de ces élans irrésistibles qui nous étonnent : dès qu'ils
sortent de la pratique de leur vie quotidienne, ils vont, en
tout, jusqu'à l'extrême. Mais l'enthousiasme a un caractère
fiévreux : de même qu'il naît brusquement, d'un rien, de même,
un rien l'abat : c'est le cas des Russes. Ils ont sur tout une
force d'emportement : ils n'ont guère de persévérance. Ils se
lassent vite, non par faiblesse, mais par ennui : les choses
produisent sur eux une impression plus vive, sans doute, que sur
la plupart d'entre nous ; mais, en plein élan, ils se sentent
arrêtés, détournés et repris par une vision nouvelle. La Russie
cultivée ne marche point, comme l'Allemagne, d'un pas égal vers
la lumière : elle s'avance par bonds et par à-coups. De là, dans
le domaine moral, ces explosions de sentiments tendres, ces
dévouements de tout l'être ; puis, tout à coup, ces oublis, cette
indifférence sans cause et sans mesure.

A côté de ces caractères d'inachèvement et d'enthousiasme
bondissant, je note encore une insouciance de l'avenir, qui nous
frappe d'autant plus, qu'elle est plus opposée à nos habitudes.
Le souci du lendemain semble la base même de notre discipline
morale : chez les Russes, il n'existe pas. Pour eux l'heure
présente est tout : l'avenir n'est rien qu'un rêve, auquel on ne
songe pas à sacrifier les réalités. Dans la conduite de la vie
matérielle, cette insouciance du lendemain se trouve parfois
cruellement punie ; mais dans la vie morale, elle produit souvent
des effets que nous admirons. Ce que nous nommons le fatalisme
et la résignation du peuple russe n'est pas autre chose, au
fond, que cette insouciance du lendemain. A quoi bon s'agiter,
pensent-ils ? On ne changera rien au _présent_ : or, qu'importe
_demain_ ? L'apathie naturelle d'un peuple que le climat trop
rude confine de longs mois dans ses demeures et sous de lourds
vêtements, fortifie encore cette paresse de la prévoyance. La
pratique du moindre effort leur devient chère : la résignation
passive exige moins de force que la révolte--surtout quand
cette résignation n'est pas commandée par une loi morale dont
l'observation vous impose une violence.

En même temps, l'insouciance de l'avenir est un principe
d'activité violente : ceux qui calculent vont peut-être plus
loin, mais ils avancent moins vite que les imprévoyants.
Lorsqu'on s'élance dans la mêlée de la vie sans caresser
l'espoir d'en rapporter des avantages, et sans songer à ses
réserves, on frappe des coups plus forts et plus nets : ainsi
font les Russes. Voilà pourquoi ils ne se dévouent pas à
demi, voilà pourquoi leur bonté, leur charité, quand elles
se font jour, sont si profondes--voilà pourquoi, aussi, dans
l'abaissement ils vont plus loin.

Peuple inachevé, indécis encore, peuple de sentiments et
d'émotions extrêmes, enthousiaste et changeant, impatient et
résigné, infatigable dans le dévouement comme, parfois, sans
mesure dans l'égoïsme, tous ces traits montrent en lui un peuple
jeune. C'est parce qu'ils sont encore tout près de la nature
qu'ils nous séduisent tant, quand nous les observons chez eux ;
c'est pour cela encore que, si souvent, ils nous déroutent.
Ils ont les enthousiasmes, les dévouements, la bonté légère,
la simplicité cordiale de la vingtième année, mais ils en ont
aussi l'inconstance, le facile découragement et l'imprévoyance.
Chez eux, comme chez les jeunes gens, les sentiments ont des
échos plus lointains, et les passions vibrent plus profondément ;
tout cet acquit de réflexion et de mesure que l'âge apporte
avec lui, leur est étranger ; leurs joies sont plus bruyantes,
leurs larmes plus amères, leurs désespoirs plus torturés, leurs
illusions plus chatoyantes que les nôtres ; ils ont des rudesses
que nous n'avons plus, comme aussi des trésors de douceur
affectueuse que nous ne savons plus montrer, quand, d'aventure,
nous les possédons encore ; ils ont des élans de folle confiance
qui nous font un peu sourire, et des abattements que nous ne
comprenons pas : ils sont hardis, nous sommes prudents ; ils sont
généreux, nous comptons : c'est que leur adolescence vient à
peine de se clore, et qu'ils ont, dans leur libre épanouissement
de sève, les qualités vigoureuses et immodérées qui s'accordent
le moins avec l'âge auquel nous sommes parvenus.

Ce qui peut tromper sur le vrai caractère de la Russie, c'est la
vie officielle que l'on y voit, gourmée, hypocrite et corrompue.
Mais il faut l'écarter, il faut aller loin de la capitale où
elle se montre au grand jour, pour saisir sur le vif tous les
traits de la jeune Russie. Nous pouvons sourire çà et là de sa
naïveté, nous pouvons nous irriter, quand nous y rencontrons
des hommes indignes ; mais, du moins, ceux dont la nature est
droite, nous rajeunissent au contact de leur enthousiasme, et
nous font mieux apprécier la vie.

       *       *       *       *       *

Depuis un jour et demi, nous roulons vers la frontière allemande
dans un brouillard gris : je relis l'admirable nouvelle de
Léon Tolstoï : _La mort d'Ivan Iliitch_, et cette lecture me
fait penser. Plus morale, cent fois, que les prédications,
cette nouvelle d'une cruauté poignante... Vivre et agir sans
bonté, sans charité ; se marier, se reproduire sans amour vrai,
sans véritable union des âmes, c'est mener l'existence d'Ivan
Iliitch, c'est mériter sa mort... C'est bien l'idée favorite
du grand romancier ; c'est bien, aussi, au fond, l'enseignement
qui se dégage d'un contact prolongé avec les forces les plus
généreuses de ce jeune pays russe. Cet enseignement, je le sens
bien, est une rêverie, mais si douce ! Il fait si bon se reposer
çà et là de nos réalités occidentales, et puiser à une source
qui sort à peine du rocher, un peu de confiance droite et saine
dans la vie !...

Vers le soir, le brouillard gris s'est allégé : il traîne
maintenant en vapeur diaphane, et enveloppe les flottants
contours de la plaine. Les champs gris en friche, sous le ciel
gris du crépuscule, s'étendent infiniment et gagnent en pente
douce une ligne lumineuse où la vue s'arrête. Au milieu des
champs, une route oblique passe, grisâtre et boueuse, et monte,
monte doucement, jusqu'à se perdre là-bas, à l'horizon, comme en
plein ciel. Sur cette route, près de la voie ferrée, une voiture
de paysan est arrêtée ; le petit cheval à longs crins flottants,
est immobile, tout échevelé sous un coup de vent. Près du
cheval, un moujik, dans de vieux vêtements, et en sandales
d'écorce, se tient debout, et regarde vaguement quelque chose au
loin dans la brume...

Cette vision entrevue m'a frappé : ce paysan en haillon m'est
apparu comme un symbole du moujik russe, et tout le paysage, en
mon esprit, s'est transformé. La route boueuse qui, sous les
grisailles du crépuscule, coupe la morne plaine, et va se perdre
tout là-haut, sur la ligne claire du ciel, c'est bien la route
de civilisation que suit ce peuple enfant, cet obscur rêveur :
lentement, avec des ornières et des coudes, elle monte, elle
monte là-haut. Et lui, le paysan en sandales d'écorce, lui qui
regarde vaguement au loin, insouciant du train qui passe, c'est
bien le résigné paysan russe : sans un regard en arrière, il
s'avance, avec son petit cheval ami, et il vainc la distance,
la fatigue, l'ennui ; il va, presque inconscient ; il monte tout
doucement, sans élans brusques, sans découragements, d'une
montée lente, sur la route boueuse, cahoteuse et grise, qui va
se perdre en pleine clarté...

Que sera-t-il, quand il parviendra tout là-haut ?


FIN



TABLE DES MATIÈRES


  PREMIÈRE PARTIE

  LES ABORDS ET LA FAMINE

  Chap.  I.--Route d'aller              1
    --  II.--Premières impressions      7
    -- III.--Vues de Moscou            11
    --  IV.--En province               25
    --   V.--La famine                 33
    --  VI.--Le choléra                88


  DEUXIÈME PARTIE

  AU VILLAGE

  Au village                          103


  TROISIÈME PARTIE

  QUELQUES VILLES

  Chap.  I.--Varsovie                 195
    --  II.--Odessa                   200
    -- III.--Kïef                     207
    --  IV.--Arkhangel                213
    --   V.--Saint-Pétersbourg        218


  QUATRIÈME PARTIE

  A MOSCOU

  A Moscou                            223

  Conclusion                          351


ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY





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