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Title: Le poète assassiné
Author: Apollinaire, Guillaume
Language: French
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Literature Images generously made available by the
Biblioteka Narodowa, Poland)



LE POÈTE ASSASSINÉ

GUILLAUME APOLLINAIRE

PARIS VIe

L'ÉDITION

BIBLIOTHÈQUE DES CURIEUX

4, RUE DE FURSTENBERG, 4

MCMXVI



[Illustration: Le Sous-Lieutenant Guillaume Apollinaire.
Rouveyre, (Mai 1916).



À René Dalize.

Le Poète assassiné



I

Renommée


La gloire de Croniamantal est aujourd'hui universelle. Cent vingt-trois
villes dans sept pays sur quatre continents se disputent l'honneur
d'avoir vu naître ce héros insigne. J'essayerai plus loin d'élucider
cette importante question.

Tous ces peuples ont plus ou moins modifié le nom sonore de
Croniamantal. Les Arabes, les Turcs et autres peuples qui lisent de
droite à gauche n'ont pas manqué de le prononcer Latnamaïnorc, mais
les Turcs l'appellent bizarrement Pata, ce qui signifie oie ou organe
viril, à volonté. Les Russes le surnomment Viperdoc, c'est-à-dire
né d'un pet; on verra plus loin la raison de ce sobriquet. Les
Scandinaves, ou du moins les Dalécarliens, l'appellent volontiers
_quoniam_, en latin, qui signifie _parce que_, mais désigne souvent les
parties nobles dans les récits populaires du moyen âge. On voit que
les Saxons et les Turcs manifestent à l'égard de Croniamantal le même
sentiment en lui appliquant des surnoms identiques, mais dont l'origine
est encore mal expliquée. On suppose que c'est une allusion euphémique
à ce qui se trouvait dans le rapport médical du médecin marseillais
Ratiboul sur la mort de Croniamantal. D'après cette pièce officielle,
tous les organes de Croniamantal étaient sains et le médecin légiste
ajoutait en latin, comme fit l'aide-major Henry pour Napoléon: _partes
viriles exiguitatis insignis, sicut pueri._

Au demeurant, il est des pays où la notion de la virilité
croniamantalesque a complètement disparu. C'est ainsi qu'en Moriane les
nègres le nomment Tsatsa ou Dzadza ou Rsoussour, noms féminins, car ils
ont féminisé Croniamantal comme les Byzantins ont féminisé le vendredi
saint en en faisant sainte Parascève.



II

Procréation


À deux lieues de Spa, sur la route bordée d'arbres tordus et de
buissons, Viersélin Tigoboth, musicien ambulant qui arrivait à pied de
Liège, battait le briquet pour allumer sa pipe. Une voix de femme cria:

«Eh! monsieur!»


Il leva la tête et un rire éperdu éclata:

«Hahaha! Hohoho! Hihihi! tes paupières ont la couleur des lentilles
d'Egypte! Je m'appelle Macarée. Je veux un matou.»


Viersélin Tigoboth aperçut sur le bord de la route une jeune femme
brune, formée de jolis globes. Qu'elle était gracieuse en jupe courte
de cycliste! Et tenant d'une main son vélo, tandis qu'elle cueillait de
l'autre les prunelles âpres, elle fixait ardemment ses grands yeux d'or
sur le musicien wallon.

--Vs'estez one belle bâcelle, dit Viersélin Tigoboth en faisant claquer
sa langue. Mais, nom di Dio, si vous mangez des prunelles vous aurez la
colique, ce soir, paraît.

--Je veux un matou, répéta Macarée, et dégrafant sa chemisette, elle
montra à Viersélin Tigoboth ses seins, pareils aux fesses des anges
et dont l'aréole était de couleur tendre comme les nuages roses du
couchant.

--Oh! oh! dit Viersélin Tigoboth, c'est beau comme les perles de
l'Amblêve, donnez-les-moi. J'irai cueillir pour vous un grand bouquet
de feuilles de fougère et d'iris couleur de lune.


Viersélin Tigoboth s'avança pour saisir cette chair miraculeuse qu'on
lui offrait pour rien, comme à la messe le pain bénit; mais il se
retint.

--V'estez one belle crapeaute di nom di Dio, vs'estez belle comme
l'fôre à Lige. Vs'estez one plus belle jône feie qu'Donnaye,
qu'Tatenne, qu'Victoere, dont j'ons été l'galant et que les mamzelles
du mon Rénier qui sont todis à vinde. Mins, si vous voulez esse
m'binaméïe, nom di Dio, v'arez les morpions.

MACARÉE


Ils sont couleur de lune Et ronds comme la roue de la Fortune.


VIERSÉLIN TIGOBOTH


Si vous n'craignez pas d'attraper des poux, Je veux bien être
aujourd'hui votre époux.


Et Viersélin Tigoboth s'avança des baisers pleins les lèvres:

«J' v'ainme! I fait pahûle! O binaméïe!»


Bientôt il n'y eut plus que des soupirs, des chants d'oiseaux et des
lièvres roux et cornus ainsi que des diablotins passaient, vites comme
les bottes de sept lieues, près de Viersélin Tigoboth et de Macarée,
sous le pouvoir de l'amour, derrière les prunelliers.


Puis, la bécane emporta Macarée.

Et triste jusqu'à la mort, Viersélin Tigoboth maudit l'instrument de la
vitesse qui roulait et s'engloutit derrière la rotondité terraquée, au
moment où le musicien se mettait à pisser en fredonnant une pasquéïe...



III

Gestation


Macarée s'aperçut bientôt qu'elle avait conçu de Viersélin Tigoboth.

«C'est ennuyeux, pensa-t-elle d'abord, mais la médecine a fait beaucoup
de progrès. Je me débarrasserai quand je voudrai. Ah! ce Wallon!
Il aura travaillé en vain. Macarée peut-elle élever le fils d'un
chemineau? Non, non, je condamne à mort cet embryon. Je ne veux même
pas conserver dans l'esprit de vin ce fœtus de mauvaise famille. Et
toi, mon ventre, si tu savais comme je t'aime depuis que je connais ta
bonté. Quoi? tu acceptes de porter les fardeaux que tu trouves sur ta
route? ventre trop innocent, tu es indigne de mon âme égoïste.

«Que dis-je, ô mon ventre? tu es cruel, tu sépares les enfants de
leurs pères. Non! je ne t'aime plus. Tu n'es qu'un sac plein, à cette
heure, ô mon ventre souriant du nombril, ô mon ventre élastique, barbu,
lisse, bombé, douloureux, rond, soyeux, qui anoblis. Car tu anoblis, je
l'oubliais, ô mon ventre plus beau que le soleil. Tu anoblirais aussi
l'enfant du chemineau wallon et tu vaux bien la cuisse de Jupiter. Quel
malheur! un peu plus, j'aurais détruit un enfant de race noble, mon
enfant qui déjà vit dans mon ventre bien-aimé.»


Elle ouvrit brusquement la porte et cria:

«Madame Dehan! Mademoiselle Baba!»


Il y eut un fracas de portes, de serrures, et les propriétaires de
Macarée arrivèrent en courant.

«Je suis enceinte, cria Macarée, je suis enceinte!»


Elle était assise sur son lit, les jambes écartées, sa chair était
douillette. Macarée était étroite de ceinture et large de côté.

--Pauvre petite, dit Mme Dehan, qui était borgne, moustachue, déhanchée
et boiteuse, pauvre petite, vous ne savez pas ce qui vous attend. Après
l'accouchement, les femmes sont comme les dépouilles des hannetons qui
craquent sous les pieds des passants. Après l'accouchement, les femmes
ne sont plus que boîtes à maladies (regardez-moi!), coquilles d'œufs
emplies de sorts, d'incantations et autres féeries. Ah! Ah! vous avez
bien travaillé.

--Sottises! dit Macarée. Le devoir des femmes est d'avoir des enfants
et je sais bien que généralement cela influe très heureusement sur leur
santé autant physique que morale.

--De quel côté êtes-vous malade? demanda Mlle Baba.

--Taisez-vous, paraît! dit Mme Dehan. Allez plutôt chercher mon flacon
d'élixir de Spa et apportez aussi des petits verres.


Mlle Baba apporta l'élixir. On en but.

«Ça va mieux, dit Mme Dehan; après une telle émotion, j'avais besoin de
me remettre.»


Elle se reversa un petit verre d'élixir, le but et en recueillit avec
la langue les dernières gouttelettes.

--Figurez-vous, dit-elle ensuite, figurez-vous, madame Macarée...
Je le jure sur ce que j'ai de plus sacré au monde, Mlle Baba en
peut témoigner comme moi-même, c'est la première fois qu'il arrive
pareille chose à une de mes locataires. Et il y en a eu, paraît! Louise
Bernier qu'on appelait la Plie, parce qu'elle était plate; Marcelle
la Carabinière (dont l'insolence était épatante!); Josuette, qui est
morte d'une insolation à Christiania, le soleil voulant ainsi se
venger de Josué; Lili de Mercœur, un grand nom, paraît-il (pas le sien
naturellement), et puis assez vilain pour une femme chic, ça s'écrit
Mercœur: «Il faut prononcer Mercure», disait-elle la bouche en cul de
poule. Et vous savez, elle a fini par là, on l'a remplie de mercure
comme un thermomètre. Elle me demandait le matin: «Quel temps fera-t-il
aujourd'hui?» Mais je lui répondais toujours: «Vous devez le savoir
mieux que moi...» Jamais, au grand jamais, elles n'ont été enceintes
chez moi.

--Voyons, c'est pas tout ça, dit Macarée. Je ne l'ai jamais été non
plus. Donnez-moi des conseils, mais qu'ils soient courts.


À ce moment, elle se leva.

«Oh! s'écria Mme Dehan, que vous avez le derrière bien formé!
Quel éclat! quelle blancheur! quel embonpoint! Mademoiselle Baba,
Mme Macarée va mettre une robe de chambre. Servez le café et vous
apporterez aussi la tarte aux myrtilles.»


Macarée mit une chemise et enfila une robe de chambre dont la ceinture
était formée d'une écharpe écossaise.

Mlle Baha revint; elle apportait sur un grand plateau les tasses, la
cafetière, le pot au lait, le pot à miel, les tartines beurrées et la
tarte aux myrtilles.

--Vous voulez un bon conseil, dit Mme Dehan en essuyant du revers de sa
main le café au lait qui coulait sur son menton. Vous ferez baptiser
votre enfant.

--Je n'y manquerai pas, dit Macarée.

--Je pense même, dit Mlle Baba, qu'il serait bon de l'ondoyer le jour
de sa naissance.

--En effet, marmotta Mme Dehan la bouche pleine, on ne sait jamais ce
qui peut arriver. Puis vous le nourrirez vous-même, et si j'étais de
vous, si j'avais de l'argent comme vous, je tâcherais d'aller à Rome
avant d'accoucher et de me faire bénir par le pape. Il ne connaîtra
jamais les caresses, ni les corrections paternelles, votre enfant; il
ne prononcera jamais le doux nom de papa. Au moins que la bénédiction
du pape le suive toute sa vie.


Et Mme Dehan se mit à sangloter comme un pot au feu qui déborde,
Macarée versa des larmes aussi abondantes que celles d'une baleine qui
souffle. Mais que dire de Mlle Baba? Les lèvres bleues de myrtilles,
elle pleura tant et tant que, de la gorge, les sanglots se propagèrent
jusqu'à son pucelage qui manqua s'étrangler.



IV

Noblesse


Après avoir gagné beaucoup d'argent au baccarat, et déjà riche grâce à
l'Amour, Macarée, dont rien ne décelait la grossesse, vint à Paris où,
avant tout, elle courut les couturiers à la mode.

Qu'elle était chic, qu'elle était chic!

***

Un soir qu'elle s'était rendue au Théâtre-Français, ou jouait une pièce
morale. Au premier acte, une jeune femme que la chirurgie avait rendue
stérile soignait la grossesse de son mari hydropique et fort jaloux. Le
médecin s'en allait en disant:

«Un grand miracle et un grand dévouement pourront seuls le sauver.»

Au deuxième acte, la jeune femme disait au jeune médecin:

--Je me dévoue pour mon mari. Je veux devenir hydropique à sa place.

--Aimons-nous, Madame. Si vous n'êtes pas impropre à la maternité,
votre souhait sera rempli. Et quelle douce gloire j'en tirerai!

--Hélas! murmurait la dame, je n'ai plus d'ovaires.

--L'amour, s'écriait alors le docteur, l'amour, madame, est capable de
faire bien des miracles.


Au troisième acte, le mari mince comme un I et la dame enceinte de
huit mois se félicitaient de l'échange qu'ils avaient fait. Le médecin
communiquait à l'Académie de médecine le résultat de ses travaux sur
la fécondation des femmes devenues stériles à la suite d'opérations
chirurgicales.

***

Vers la fin du troisième acte, quelqu'un cria: «Au feu!» dans la salle.
Les spectateurs épouvantés se sauvèrent en hurlant. En fuyant, Macarée
s'accrocha au bras du premier homme qu'elle rencontra. Il était bien
vêtu et beau de figure, et comme Macarée était charmante, il parut
flatté de ce qu'elle l'eût choisi comme défenseur. Ils lièrent ensuite
connaissance au café et de là allèrent souper à Montmartre. Mais il se
trouva que François des Ygrées avait par négligence oublié sa bourse.
Macarée paya volontiers l'addition. Et François des Ygrées poussa la
galanterie jusqu'à ne pas vouloir laisser dormir seule Macarée, que
l'incident de l'incendie avait rendue nerveuse.

***

François, baron des Ygrées (baronnie postiche, au demeurant), se disait
le dernier rejeton d'une noble maison de Provence et professait le
blason au sixième étage d'un immeuble de la rue Charles-V.

«Mais, disait-il, les révolutions et les démagogues ont tant fait que
le blason n'est plus étudié que par des archéologues roturiers, tandis
que les nobles ne sont plus endoctrinés dans cet art.»


Le baron des Ygrées, dont l'écu était d'_azur à trois pairles d'argent
posés en pal_, sut inspirer assez de sympathie à Macarée pour qu'en
reconnaissance de la nuit du Théâtre-Français, elle voulût prendre des
leçons de blason.

Macarée se montra, il est vrai, peu encline à retenir les termes du
blason, et l'on peut affirmer qu'elle ne s'intéressa sérieusement
qu'aux armes des Pignatelli, qui ont fourni des papes à l'Église et
dont l'écu est meublé de marmites.

Néanmoins, ces leçons ne furent une perte de temps ni pour Macarée
ni pour François des Ygrées, car ils finirent par s'épouser. Macarée
apporta en dot son argent, sa beauté et sa grossesse. François des
Ygrées offrit à Macarée un grand nom et sa noble prestance.

Ils n'avaient à se plaindre du marché ni l'un ni l'autre et se
trouvèrent heureux.

«Macarée, ma chère épouse, dit François des Ygrées peu de jours après
son mariage, pourquoi donc avez-vous commandé tant de toilettes? Il me
semble qu'il ne se passe point de jour sans que les couturiers n'en
apportent de nouvelles. Elles font, il est vrai, honneur à votre bon
goût et à leur habileté.»


Macarée hésita un instant, puis répondit:

--C'est en vue de notre voyage de noces, François!

--Notre voyage de noces, j'y avais songé. Mais où comptez-vous aller?

--À Rome, dit Macarée.

--À Rome, comme les cloches de Pâques?

--Je veux voir le pape, dit Macarée.

--Fort bien, mais dans quel but?

--Afin qu'il bénisse l'enfant qui tressaille dans mon ventre, dit
Macarée.

--Tubleu! Morbleu!

--Ce sera votre fils, dit Macarée.

--Vous avez raison, Macarée. Nous irons à Rome, comme les cloches de
Pâques. Vous commanderez une nouvelle robe de velours noir; et que
devant, au bas de la jupe, le couturier ne néglige pas de faire broder
nos armes parlantes: _d'azur à trois pairles d'argent posés en pal._



V

Papauté


«Per caritá, madame la _baronesse_ (on vous dirait volontiers
mademoiselle!) Ah! Ah! Ah! Mais le _monsieur le baron_ votre mari, il
protesterait, ah! ah! ah! c'est que c'est vrai, vous avez un petit
ventre qui commence à devenir arrogant. On travaille bien, je vois, en
France. Ah! si ce beau pays voulait redevenir religieux, aussitôt la
population décimée par l'anticléricalisme, (oui, _baronesse_, c'est
prouvé), la population croîtrait considérablement. Ah! Jésus saint!
comme elle écoute bien, l'arrogantine, quand on parle sérieusement,
oui, _baronesse_, vous avez l'air d'une arrogantine. Ah! ah! ah! alors,
ou veut voir le pape. Ah! ah! la bénédiction d'un simple cardinal comme
moi ne suffit pas. Ah! ah! taisez-vous, je comprends bien. Ah! ah! je
tâcherai d'obtenir l'audience. Oh! ne me remerciez pas, laissez donc ma
main tranquille. Comme elle embrasse bien, l'arrogantine, hein! oui!
Venez encore ici, je veux que vous emportiez un souvenir de moi.

«Là! une chaîne, avec la médaille de la sainte maison de Lorette.
Allons, que je vous la passe autour du cou, je veux dire... Ah!
c'est du français, nous pouvons pas le prononcer. Vous ne savez pas
l'italien. Nous disons toujours _ou_, en français vous dites _u_, c'est
très fatigant... Maintenant que vous avez la médaille, vous allez me
promettre de ne jamais la quitter. Bien, bien, bien! Venez que je vous
baise au front. Là! allons! est-ce qu'elle a peur de moi l'arrogantine?
C'est fait! Dites-moi ce qui vous fait rire?... Rien! Et alors! Un
conseil! Quand vous irez au Vatican, je vous recommande de ne pas
mettre tant da puanteur, je veux dire tant d'odeur sur vous. Au revoir,
arrogantine. Revenez me voir. Mes compliments au _monsieur baron._»

***

C'est ainsi que, grâce au cardinal Ricottino qui avait été nonce à
Paris, Macarée obtint une audience du pape.

Elle se rendit au Vatican, vêtue de sa belle robe armoriée. Le baron
des Ygrées, en redingote, l'accompagnait. Il admira beaucoup la tenue
des gardes-nobles, et les Suisses mercenaires, enclins aux soûleries et
aux mutineries, lui parurent de beaux diables. Il trouva l'occasion de
parler à l'oreille de sa femme d'un de ses aïeux cardinal sous Louis
XIII...

***

Les deux époux rentrèrent à l'hôtel fort émus et comme confits par la
bénédiction papale. Ils se déshabillèrent chastement, et dans le lit,
ils parlèrent longtemps du pontife, tête blanchie de la vieille Église,
neige que les catholiques pensent éternelle, lys en serre.

--Ma femme, dit pour finir François des Ygrées, je vous estime en vous
adorant et j'aimerai de tout mon cœur l'enfant que le pape a béni.
Qu'il vienne donc l'enfant bénit, mais je désire qu'il naisse en France.

--François, dit Macarée, je ne connais pas encore Monté-Carle,
allons-y! Il ne faut pas que je perde la boule. Nous ne sommes pas
millionnaires. Je suis certaine que j'aurai du succès à Monte-Carlo.

--Tubleu! Morbleu! Têtebleu! sacra François, Macarée vous me faites
voir rouge.

--Aïe, cria Macarée, tu m'as donné un coup de pied, maq...

--Je vois avec plaisir Macarée, dit spirituellement François des
Ygrées, qui se ressaisissait vite, que vous n'oubliez pas que je suis
votre mari.

--Allons, mon petit Zozo, on part pour Monaco.

--Oui, mais tu accoucheras en France, car Monaco est un état
indépendant.

--C'est entendu, dit Macarée.


Le lendemain le baron des Ygrées et la baronne, tout bouffis de piqûres
de moustiques, prirent à la gare des billets pour Monaco. Dans le wagon
ils faisaient des projets charmants.



VI

Gambrinus


Le baron et la baronne des Ygrées, en prenant des billets pour Monaco,
pensaient arriver à cette station qui est la cinquième quand on va
d'Italie en France et la seconde de la petite principauté monégasque.

Le nom de Monaco est proprement le nom italien de cette Principauté,
bien qu'on l'emploie aujourd'hui en français, les désignations
françaises, Mourgues et Monéghe, étant tombées en désuétude.

Or, la langue italienne appelle Monaco, non seulement la principauté
de ce nom, mais encore la capitale de la Bavière que les Français
nomment Munich. L'employé avait délivré au baron des billets pour
Monaco-Munich au lieu de ceux pour Monaco-Principauté. Lorsque le baron
et la baronne s'aperçurent de l'erreur, ils étaient à la frontière de
la Suisse et après s'être remis de leur étonnement, ils décidèrent
d'achever le voyage de Munich afin de voir de près tout ce que l'esprit
anti-artistique de l'Allemagne moderne a pu concevoir de laid en fait
d'architecture, de statuaire, de peinture et d'art décoratif...

***

Un froid mois de mars laissa grelotter le couple dans l'Athènes de
carton pierre...

«La bière, avait dit le baron des Ygrées, est excellente pour les
femmes enceintes.»


Il emmena sa femme à la brasserie royale du Pschorr, à
l'Augustinerbraü, au Munchnerkindl et dans d'autres brasseries.

Ils gravirent le Nockerberg où est situé un grand jardin. On y boit,
tant qu'elle dure, la bière de mars la plus fameuse, la _Salvator_, et
elle ne dure pas longtemps, car les Munichois sont des ivrognes.

***

Lorsque le baron entra dans le jardin avec sa femme, ils le trouvèrent
envahi par la foule des buveurs déjà saouls qui chantaient à tue-tête,
dansaient en branle et brisaient les chopes vides.

Des marchands vendaient les volailles rôties, les harengs grillés,
les bretzels, les petits pains, la charcuterie, les sucreries, les
bibelots-souvenirs, les cartes postales. Il y avait aussi Hannès
Irlbeck, le roi des buveurs. Depuis Perkeo, le nain ivrogne du grand
tonneau d'Heidelberg, on n'avait vu pareil boit-sans-soif. Au temps de
la bière de mars, puis en mai, au moment du Bock, Hannès Irlbeck buvait
ses quarante litres de bière. En temps ordinaire, il lui arrivait de
n'en boire que vingt-cinq.

Au moment où le gracieux couple des Ygrées arriva près de lui,
Hannès posa ses fesses kolossales sur un banc qui, supportant déjà
une vingtaine d'hommes et de femmes énormes, craqua incontinent. Les
buveurs tombèrent les jambes en l'air. On aperçut quelques cuisses
nues, car les bas des Munichoises ne montent pas plus haut que le
genou. Les rires éclatèrent partout. Hannès Irlbeck qui s'était écroulé
aussi, mais sans lâcher sa chope, en versa le contenu sur le ventre
d'une fille qui avait roulé près de lui, et la bière moussant sous elle
ressemblait à ce qu'elle fit sitôt debout, en avalant un litre d'un
seul trait afin de se remettre de son émotion.

Mais le gérant du jardin criait:

«Donnerkeil! sacrés cochons... un banc de cassé.»


Et il se précipita sa serviette sous le bras en appelant les garçons:

--Franz! Jacob! Ludwig! Martin! pendant que les consommateurs
appelaient le gérant:

--Ober! Ober!


Cependant, l'Oberkellner et les garçons ne revenaient pas. Les buveurs
se pressaient aux comptoirs où l'on prend sa chope soi-même, mais
les tonneaux ne se vidaient plus, on n'entendait plus de minute en
minute les coups sonores annonçant la mise en perce d'un nouveau fût.
Les chants s'étaient arrêtés, des buveurs en colère proféraient des
injures contre les brasseurs et contre la bière de mars même. D'autres
profitaient de l'entr'acte et vomissaient avec de violents efforts, les
yeux hors de la tête; leurs voisins les encourageaient avec un sérieux
imperturbable. Hannès Irlbeck qui s'était relevé non sans peine,
renifla en murmurant:

«Il n'y a plus de bière à Munich!»


Et il répéta, avec l'accent de sa ville natale: «Minchen! Minchen!
Minchen!»


Après avoir levé les yeux au ciel, il se précipita vers un marchand de
volailles et lui ayant commandé de rôtir une oie, se mit à formuler des
souhaits:

«Plus de bière à Munich... s'il y avait seulement des radis blancs!»


Et il répéta longtemps le terme munichois

«Raadi, raadi, raadi...»


Tout à coup, il s'interrompit. La foule des buveurs altérés poussa un
cri de satisfaction. Les quatre garçons venaient d'apparaître à la
porte de la brasserie. Ils portaient dignement une sorte de baldaquin
sous lequel l'Oberkellner marchait raide et fier comme un roi nègre
détrôné. Ils précédaient de nouveaux tonneaux de bière qui furent mis
en perce au son de la cloche, et tandis qu'éclataient les rires, les
cris et les chansons sur cette butte grouillante, dure et agitée comme
la pomme d'Adam de Gambrinus même, quand burlesquement vêtu en moine,
le radis blanc d'une main, il vide de l'autre la cruche qui lui réjouit
le gosier.

Et l'enfant à venir se trouva fort secoué par les rires de Macarée qui
s'amusait au spectacle de cette énorme godaillerie et qui ne laissa
point de boire jusqu'à plus soif en compagnie de son mari.

Or l'allégresse de la mère eut une heureuse influence sur le caractère
du rejeton qui en acquit beaucoup de bon sens, dès avant sa naissance,
et du véritable bon sens, s'entend, celui des grands poètes.



VII

Accouchement


Le baron François des Ygrées quitta Munich au moment où la baronne
Macarée connut que s'avançait l'heure de la délivrance. M. des Ygrées
ne voulait pas d'un enfant né en Bavière; il assurait que ce pays
prédispose à la syphilis.

Ils arrivèrent, avec le printemps, au petit port de la Napoule, que
dans un calembour lyrique du plus bel effet, le baron baptisa pour
l'éternité:


_La Napoule aux deux d'or._


C'est là que s'accomplit la délivrance de Macarée.

***

«Ah! Ah! Aïe! Aïe! Aïe! Ouil! Ouil! Ouilles!»

Les trois sage-femmes du pays se mirent à deviser agréablement:

PREMIÈRE SAGE-FEMME

Je songe à la guerre.

Ô mes amies, les étoiles, les belles étoiles, les avez-vous comptées?

Ô mes amies, vous souvenez-vous seulement des titres de tous les livres
que vous avez lus et du nom des auteurs?

Ô mes amies, avez-vous songé aux pauvres hommes qui firent les grandes
routes?

Les pâtres de l'âge d'or laissaient paître leurs troupeaux sans
craindre l'abigeat, ils ne redoutaient que les fauves.

Ô mes amies, que pensez-vous de tous ces canons?


DEUXIÈME SAGE-FEMME

Ce que je pense de ces canons? Ce sont de vigoureux priapes.

Ô mes belles nuits! Je suis heureuse d'une corneille sinistre qui
m'enchanta hier soir, c'est de bon augure. Mes cheveux sont parfumés à
l'abelmosch.

Ô! les beaux et raides priapes que sont ces canons. Si les femmes
avaient dû faire le service militaire, elles auraient servi dans
l'artillerie. La vue des canons doit être étrange pendant la bataille.

Les lumières naissent sur la mer au loin.

Réponds, ô Zélotide, réponds de ta voix douce.

TROISIÈME SAGE-FEMME

J'aime ses yeux dans la nuit, il connaît bien mes cheveux et leur
odeur. Dans les rues de Marseille un officier m'a longtemps suivie.
Il était bien vêtu et de belles couleurs, il y avait de l'or sur
ses habits et sa bouche me tentait, mais j'ai fui ses baisers en me
réfugiant dans mon ou ma bed-room du ou de la family-house où j'étais
descendue.

PREMIÈRE SAGE-FEMME

Ô Zélotide, épargne les tristes hommes comme tu épargnas ce mirliflor.
Zélotide, que penses-tu des canons?

DEUXIÈME SAGE-FEMME

Hélas! Hélas! je voudrais être aimée.

TROISIÈME SAGE-FEMME

Ils sont les instruments de l'ignoble amour des peuples. Ô Sodome!
Sodome! Ô le stérile amour!

PREMIÈRE SAGE-FEMME

Mais nous sommes femmes, et que dis-tu de Sodome?

TROISIÈME SAGE-FEMME

Le feu du ciel l'a dévorée.

L'ACCOUCHÉE

Quand vous aurez fini vos simagrées, si cela vous agrée, n'oubliez pas
de vous occuper de la baronne des Ygrées.

***

Le baron dormait dans un coin de la chambre, sur quelques couvertures
de voyage. Il fit un pet qui fit rire aux larmes sa moitié. Macarée
pleurait, criait, riait, et quelques instants après mettait au monde
un enfant bien constitué du sexe masculin. Alors, épuisée par tous ces
efforts, elle rendit l'âme, en poussant un hurlement semblable à cet
ululement que pousse l'éternelle première femme d'Adam, lorsqu'elle
traverse la mer Rouge.

En rapportant ce qui précède, je crois avoir élucidé l'importante
question du lieu natal de Croniamantal. Laissons les 123 villes[1]
dans 7 pays sur 4 continents se disputer l'honneur de lui avoir donné
naissance.

Nous savons maintenant, et les registres de l'état civil sont là pour
un coup, qu'il est né du pet paternel, à _La Napoale aux cieux d'or_,
le 25 août 1889, mais fut déclaré à la mairie seulement le lendemain
matin.

C'était l'année de l'Exposition Universelle, et la tour Eiffel, qui
venait de naître, saluait d'une belle érection la naissance héroïque de
Croniamantal.

Le baron des Ygrées refit un pet qui le réveilla auprès du lit macabre
où se carrait le machabée de Macarée. L'enfant criait, les sages-femmes
gloussaient, le père sanglotait, en criant:

«Ah! la Napoule aux cieux d'or, j'ai tué ma poule aux yeux d'or!»


Puis il ondoya le nouveau-né l'appelant d'un nom qu'il inventa aussitôt
et qui n'appartient à aucun saint du Paradis: CRONIAMANTAL. Il partit
le jour suivant, après avoir réglé les funérailles de son épouse,
écrit les lettres nécessaires pour recueillir sa succession et déclaré
l'enfant sous les noms de Gaëtan-Francis-Étienne-Jack-Amélie-Alonso Des
Ygrées. Avec ce nourrisson dont il était le père putatif, il prit le
train pour la Principauté de Monaco.



[1]Parmi ces villes, citons Naples, Andrinople, Constantinople,
Néauphle-le-Château, Grenoble, Pultava, Pouilly-en-Auxois,
Pouilly-les-Feurs, Nauplie, Séoul, Melbourne, Oran, Nazareth,
Ermenonville, Nogent-sur-Marne, etc.



VIII

Mammon


Veuf, François des Ygrées s'établit près de la Principauté; sur le
territoire de Roquebrune, il prit pension dans une famille, dont
faisait partie une jolie brune qu'on appelait Mia. Là, il nourrissait
lui-même au biberon l'héritier de son nom.

Souvent, il allait dès l'aurore se promener au bord de la mer. La
route était bordée d'agaves qu'involontairement, chaque fois qu'il les
voyait, il comparait à des paquets de morue sèche. Parfois, à cause du
vent contraire, il se tournait pour allumer une cigarette égyptienne
dont la fumée s'élevait en spirales semblables aux montagnes bleuâtres
qui s'estompaient au loin en Italie.

***

La famille au sein de laquelle il s'était installé se composait du
père, de la mère et de Mia. M. Cecchi, un Corse, était croupier au
casino. Il avait été autrefois croupier à Baden-Baden et y avait épousé
une Allemande. De cette union était née Mia, dont la carnation et les
cheveux noirs attestaient surtout le sang corse. Elle était toujours
vêtue de couleurs voyantes. Sa démarche était balancée, sa taille
était cambrée; elle avait moins de poitrine que de croupe, et un peu
de strabisme donnait à ses yeux noirs un regard un peu égaré qui ne la
rendait que plus désirable.

Son parler était lâche, mou, grasseyant, mais agréable cependant.
C'est l'accent des Monégasques, dont Mia suivait la syntaxe. Après
avoir quelquefois vu la jeune fille cueillir des roses, François des
Ygrées commença à s'occuper d'elle et s'amusa de cette syntaxe dont
il lui plut de rechercher quelques règles. Il en remarqua d'abord les
italianismes et surtout celui qui consiste à conjuguer le verbe être
avec lui-même pour auxiliaire, au lieu d'employer le verbe avoir.
Ainsi, Mia disait: «Je suis été_e_», au lieu de: «J'ai été». Il nota
cette règle bizarre qui consiste à répéter le verbe de la proposition
principale après cette proposition: «Je suis été aux Moulins, pendant
que vous alliez à Menton, je suis été», ou bien: «Cette année je veux
aller à Nice, à la foire aux _cogourdes_, je veux».

***

Une fois, avant le lever du soleil, François des Ygrées descendit
au jardin. Il s'y abandonna à une douce rêverie pendant laquelle il
s'enrhuma. Tout à coup il se mit à éternuer sans répit une vingtaine de
fois, atchi, atchou, atchi.

Ces éternuements le dégourdirent. Il vit que le ciel blanchissait
et l'horizon marin s'éclairait le premier à cette aube. Puis un
commencement d'aurore enflamma le ciel du côté de l'Italie. En face
s'étendait la mer encore triste, et à l'horizon, comme un petit
nuage au ras de la mer, se courbaient les sommets de la Corse, qui
disparaissent après le lever du soleil. Le baron des Ygrées frissonna,
puis il bâilla en s'étirant. Alors il regarda encore la mer à l'orient,
où l'on eût dit que flambait une flotte royale en vue d'une ville
marine aux maisons blanches, Bordighère, qui fournit les palmes pour
les fêtes du Vatican. Il se tourna vers le gardien immobile du jardin:
ce grand cyprès enguirlandé d'un rosier fleuri qui lui grimpait
jusqu'à la cime. François des Ygrées respira les roses somptueuses aux
fragrances nonpareilles et dont les pétales encore serrés étaient de
chair.

C'est alors que Mia l'appela pour qu'il prît son déjeuner.

Sa natte dans le dos, elle venait de cueillir des figues et en laissait
couler des gouttes laiteuses dans une jatte de lait. Elle sourit à
Croniamantal en disant: «Voulez-vous goûter le lait caillé?» Il dit que
non, car il ne l'aimait pas.

--Avez-vous bien reposé? demanda-t-elle.

--Non, il y a trop de moustiques.

--Vous savez, quand on a été piqué, on n'a qu'à se frotter avec du
citron et pour ne pas l'être on se met de la vaseline sur le visage
avant de se coucher. Moi, elles ne me piquent pas.

--Ça serait dommage. Car vous êtes très jolie et on a dû vous le dire
souvent.

--Il y en a qui le disent et d'autres qui le pensent sans le dire, il
y en a. Pour ceux qui me le disent, ça ne me fait ni froid, ni chaud,
pour les autres c'est tant pis pour eux, c'est...


Et François des Ygrées imagina aussitôt une fable pour les timides:


_Fable de l'huître et du hareng_


Une huître vivait belle et sage, sur une roche. Elle ne rêvait pas
d'amour, mais pendant les beaux jours bayait au soleil béatement. Un
hareng la vit et ce fut le coup de foudre. Il s'en amouracha éperdument
sans oser le lui avouer.

Un jour d'été, heureuse et coite, l'huître bâillait. Tapi derrière un
rocher, le hareng la contemplait, mais tout à coup le désir de donner
un baiser à sa bien aimée devint si fort qu'il ne put le réfréner.

Il se jette alors entre les écailles ouvertes de l'huître et, surprise,
elle les referme soudain, décapitant le misérable dont le corps flotte
sans tête, à l'aventure, sur l'océan.

--C'était tant pis pour le hareng, dit Mia en riant, il était par trop
bête. Moi, je veux bien qu'on me dise que je suis jolie, mais pas pour
rire, pour que nous se fiancions...


Et François des Ygrées remarqua pour la noter cette curieuse
particularité de syntaxe qui fait conjuguer le pluriel des verbes
pronominaux avec le concours unique, à chaque personne, du pronom
réfléchi de la troisième personne: nous se fiançons, vous se fiançez...
Et il pensait encore:

«Elle ne m'aime pas. Macarée morte. Mia indifférente. Allons, je suis
malheureux en amour.»

***

Un jour, il se trouvait dans le vallon des Gaumates, sur un monticule
planté de petits pins maigres. La côte bordée par le blanc-bleu des
flots s'allongeait au loin, devant lui. Le Casino émergeait de la forêt
des arbres rares de ses jardins. François des Ygrées le regardait. Ce
palais ressemblait à un homme accroupi et levant ses bras au ciel. Près
de lui François des Ygrées entendit un Mammon invisible:

«Regarde ce palais, François, il est fait à l'image de l'homme. Il est
sociable comme lui. Il aime ceux qui le visitent et surtout ceux qui
sont malheureux en amour. Vas-y et tu gagneras, car on ne peut pas
perdre au jeu lorsqu'ainsi que toi, l'on est malheureux en amour.»


Comme il était six heures, l'angélus tinta aux différentes églises
des alentours. La voix des cloches prévalut contre la voix du Mammon
invisible qui se tut, tandis que François des Ygrées le cherchait.

***

Le lendemain, François prit le chemin du temple de Mammon. C'était
le dimanche des Rameaux. Les rues étaient encombrées d'enfants, de
jeunes filles, de femmes portant des palmes et des rameaux d'oliviers.
Les palmes étaient soit simples, soit tressées selon un art spécial.
À chaque coin de rue, des tresseurs de palmes travaillaient assis
contre une muraille. Sous leurs doigts experts les fibres des palmes
se courbaient, s'enroulaient bizarrement et gracieusement. Des enfants
jouaient déjà aux œufs durs. Sur une place, une troupe de gamins
rossait un gosse roux que l'on avait surpris se servant d'un œuf de
marbre. C'est de cette façon qu'il cassait les œufs et les gagnait.
De toutes petites filles allaient à la messe, bien vêtues et portant,
comme des cierges, les palmes tressées auxquelles leurs mères avaient
suspendu des friandises.

François des Ygrées pensa:

«La vue des palmes porte bonheur et aujourd'hui Pâques fleuries, je
veux faire sauter la banque.»

***

Dans la salle des jeux, il regarda d'abord la foule disparate qui se
pressait autour des tables...

François des Ygrées s'approcha d'une table et joua. Il perdit. Le
Mammon invisible était revenu et parlait durement chaque fois qu'on
ratissait les mises:

«Tu as perdu!»

Et François ne voyait plus la foule, la tête lui tournait, il plaçait
des louis, des liasses de billets en plein, à cheval, en transversale,
sur la couleur. Il joua longtemps, perdant tout ce qu'il voulait.

Il se tourna enfin et vit la salle illuminée où les joueurs se
pressaient comme auparavant. Avisant un jeune homme dont la figure
maussade indiquait assez qu'il n'avait pas eu de veine, François lui
sourit et demanda s'il avait perdu.

Le jeune homme dit, l'air furieux:

«Vous aussi? Un Russe a gagné plus de deux cent mille francs près de
moi. Ah! si j'avais encore cent francs, j'irais me refaire au trente et
quarante. Et puis non, au fait, j'ai la guigne, la déveine noire, je
suis foutu. Figurez-vous...»


Et, prenant François par le bras, il l'entraînait vers un divan sur
lequel ils s'assirent.

«Figurez-vous, reprit-il, que j'ai tout perdu. Je suis presque un
voleur. L'argent que j'ai perdu ne m'appartenait pas. Je ne suis pas
riche, j'ai une bonne position dans le commerce. Mon patron m'a envoyé
recouvrer des traites à Marseille. J'ai touché. J'ai pris le train pour
venir tenter la chance. J'ai perdu. Que voulez-vous? On m'arrêtera. On
dira que je suis un malhonnête homme et pourtant je n'ai pas profité de
cet argent. J'ai tout perdu. Eussé-je gagné? personne ne m'aurait rien
reproché. Ah! j'ai la guigne! Il ne me reste plus qu'à me tuer.»


Et soudain, se dressant, le jeune homme porta un revolver à sa bouche
et fit feu. On emporta le cadavre. Quelques joueurs tournèrent un peu
la tête, mais aucun ne se dérangea et la plupart ne s'aperçurent même
pas de l'incident qui causa une profonde impression sur l'esprit du
baron des Ygrées. Il avait perdu tout ce qu'avait laissé Macarée et qui
était destiné à son enfant. En s'en allant François sentit l'univers se
resserrer autour de lui comme une cellule, puis comme un cercueil. Il
regagna la villa où il demeurait. À la porte, il s'arrêta devant Mia
qui causait avec un voyageur portant une valise.

«Je suis Hollandais, disait cet homme, mais j'habite la Provence et je
voudrais louer une chambre pour quelques jours; je viens faire ici des
observations mathématiques.»


À ce moment le baron des Ygrées envoya de la main gauche un baiser à
Mia, tandis que, tenant un revolver de la droite, il se faisait sauter
la cervelle et s'abattait dans la poussière.

«Nous ne louons qu'une seule chambre, dit Mia. Mais la voilà libre.»


Et vite elle alla fermer les yeux du baron des Ygrées, poussa des cris
de pie, ameuta le quartier. On alla chercher la police qui enleva le
corps et nul n'en entendit plus jamais parler.

***

Quant au jeune enfant, que son père, dans un élan de ce lyrisme qui
lui était particulier avait nommé une fois pour toutes Croniamantal,
il fut recueilli par le voyageur hollandais qui l'emporta bientôt pour
l'élever comme son propre fils.

Le jour où ils partirent, Mia vendit sa virginité à un champion
millionnaire du tir aux pigeons, et c'était la trente-cinquième fois
qu'elle se livrait à cette petite opération commerciale.



IX

Pédagogie


Le Hollandais qui se nommait Janssen emmena Croniamantal aux environs
d'Aix, dans une maison que les gens du voisinage appelaient le Château.
Le Château n'avait de seigneurial que le nom et n'était qu'une vaste
demeure à laquelle tenaient une laiterie et une écurie.

M. Janssen possédait une modeste aisance et vivait seul dans cette
demeure qu'il avait achetée pour y vivre à l'écart, des fiançailles
brusquement rompues l'ayant rendu un peu hypocondre. Il la consacrait
maintenant à y tenter l'éducation du fils de Macarée et de Viersélin
Tigoboth: Croniamantal, héritier du vieux nom des Ygrées.

***

Le Hollandais Janssen avait beaucoup voyagé. Il parlait toutes les
langues d'Europe, l'Arabe, le Turc sans compter l'Hébreu et les autres
langues mortes. Son langage était clair comme ses yeux bleus. Il avait
vite eu pour amis quelques humanistes d'Aix qu'il allait visiter
parfois et il correspondait avec beaucoup de savants étrangers.

Dès que Croniamantal eut six ans, M. Janssen l'emmena souvent dans la
campagne le matin. Croniamantal aimait ces leçons dans les sentiers
des collines boisées. M. Janssen s'arrêtait parfois et montrant à
Croniamantal des oiseaux voletant l'un près de l'autre ou des papillons
se poursuivant et s'ébattant ensemble sur un églantier, il disait que
l'amour guide toute la nature. Ils sortaient aussi le soir par le clair
de lune et le maître expliquait à l'élève les destins secrets des
astres, leur cours régulier et leurs effets sur les hommes.

Croniamantal n'oublia jamais qu'un soir lunaire de mai, son maître
l'avait mené dans un champ à la lisière d'une forêt; l'herbe ruisselait
de lumière laiteuse. Autour d'eux les lucioles palpitaient; leurs
lueurs phosphorescentes et vagabondes donnaient au site un aspect
étrange. Le maître attira l'attention du disciple sur la douceur de
cette nuit de mai:

«Apprenez», disait-il, car il ne le tutoyait plus, parce que l'enfant
avait grandi; «apprenez tout de la nature et aimez-la. Qu'elle soit
votre nourrice véritable dont les mamelles insignes sont la lune et la
colline.»


Croniamantal avait à cette époque treize ans et son esprit était fort
éveillé. Il écoutait attentivement les paroles de M. Janssen.

--J'ai toujours vécu en elle, mais mal vécu en somme, car on ne doit
pas vivre sans amour humain, sans compagne. N'oubliez pas que tout est
preuve d'amour dans la nature. Moi-même hélas! je suis maudit pour
n'avoir pas suivi cette loi avant laquelle n'existe que sa nécessité
qui est le destin.

--Comment, dit Croniamantal, vous mon maître, qui connaissez tant de
sciences, n'avez-vous pas distingué cette loi puisque les rustres la
connaissent et même les animaux, les végétaux, les matières inertes?

--Heureux enfant qui peut à treize ans faire de telles questions! dit
M. Janssen. J'ai toujours connu cette loi, à laquelle nul être ne
saurait être rebelle. Mais quelques hommes disgraciés ne doivent pas
connaître l'amour. Cela arrive surtout parmi les poètes et les savants.
Les âmes sont vagabondes, j'ai la conscience des vies précédentes de
mon âme. Elle n'a jamais animé que des corps stériles de savants. Il
n'y a rien qui doive vous étonner dans mon affirmation. Des peuples
entiers respectent les animaux et proclament la métempsychose, croyance
honorable, évidente, mais outrée, puisqu'elle ne tient aucun compte
des formes perdues et de l'éparpillement inévitable. Leur respect eût
dû s'étendre aux végétaux et même aux minéraux. Car la poussière des
chemins, qu'est-ce autre chose que la cendre des morts? Il est vrai que
les Anciens ne prêtaient point de vie aux choses inertes. Des rabbins
ont cru que la même âme habita les corps d'Adam, de Moïse et de David.
En effet, le nom d'Adam se compose en Hébreu d'Aleph, Daleth et Mem,
premières lettres des trois noms. La vôtre habita comme la mienne
dans d'autres corps humains, dans d'autres animaux ou fut éparpillée
et continuera ainsi après votre mort puisque tout doit resservir.
Car peut-être il n'y a plus rien de nouveau et la création a cessé
peut-être... J'ajoute que je n'ai pas voulu de l'amour, mais je le
jure, je ne recommencerais pas une vie semblable. J'ai mortifié ma
chair et pratiqué de dures pénitences. Je voudrais que votre vie fût
heureuse.


Le maître de Croniamantal lui fit consacrer la majeure partie de son
temps aux sciences, il le tenait au courant des inventions nouvelles.
Il lui enseignait aussi le latin et le grec. Souvent, ils lisaient les
églogues de Virgile ou traduisaient Théocrite dans un site d'oliviers
pareil aux sites antiques. Croniamantal avait appris un français très
pur, mais c'est en latin que le maître enseignait, il montrait aussi
l'italien et de bonne heure il mit entre les mains de Croniamantal les
rimes de Pétrarque qui devint un de ses poètes favoris. M. Janssen
enseigna encore à Croniamantal l'anglais et le rendit familier avec
Shakespeare. Il lui donna surtout le goût des anciens auteurs français.
Parmi les poètes français il estimait avant tout Villon, Ronsard
et sa pléiade. Racine et La Fontaine. Il lui fit encore lire les
traductions de Cervantes et de Goethe. Sur son conseil, Croniamantal
lut des romans de chevalerie dont plusieurs auraient pu faire partie
de la bibliothèque de Don Quichotte. Ils développèrent en Croniamantal
un goût insurmontable pour les aventures et les amours périlleuses;
il s'appliquait à l'escrime, à l'équitation; dès l'âge de quinze ans
il déclarait à quiconque venait les visiter qu'il était bien décidé
à devenir un chevalier fameux sans maître, et déjà il rêvait d'une
maîtresse.

Croniamantal était, à cette époque, un bel adolescent mince et droit.
Les filles, lorsqu'il les frôlait dans les fêtes villageoises,
étouffaient de petits rires et rougissaient en baissant les yeux sous
son regard. Son esprit habitué aux formes poétiques, concevait l'amour
comme une conquête. Des réminiscences de Boccace, son naturel hardi,
son éducation, tout le disposait à oser.

Un jour de mai, il était allé, à cheval, faire une longue promenade.
C'était le matin, la nature était encore fraîche. La rosée pendait aux
fleurs des buissons et de chaque côté du chemin s'étendaient des champs
d'oliviers dont les feuilles grises s'agitaient doucement aux brises
maritimes et se mariaient agréablement au bleu céleste. Il arriva à
un endroit où l'on travaillait à la route. Les cantonniers, de beaux
garçons en bonnet de belles couleurs, travaillaient paresseusement
en chantant et s'interrompaient parfois pour boire à leur gourde.
Croniamantal pensa que ces beaux gars avaient des calignaires. C'est
ainsi qu'en ce pays on nomme les amants. Les garçons disent «ma
calignaire», les filles «mon calignaire», et de fait ils sont câlins et
elles sont câlines dans cette belle contrée. Le cœur de Croniamantal se
serra et tout son être exalté par le printemps et la chevauchée, cria
vers l'amour.

À un tournant de route, une apparition augmenta sa peine. Il arriva
près d'un petit pont jeté sur une rivière qui coupait le chemin.
L'endroit était solitaire et, à travers les buissons et les troncs de
peupliers, il vit deux belles filles se baigner toutes nues. L'une
était dans l'eau et se retenait à une branche. Il admira ses bras
bruns et des appas potelés que l'onde voilait à peine. L'autre, debout
sur la rive, s'essuyait après le bain et laissait voir des contours
ravissants, des grâces qui enflammèrent Croniamantal; il résolut
d'intervenir auprès de ces filles et de se mêler à leurs ébats.
Par malheur, il aperçut dans les branches d'un arbre voisin deux
jouvenceaux guettant cette proie. Retenant leur haleine et attentifs
aux moindres mouvements des baigneuses, ils ne voyaient pas le cavalier
qui, riant de toutes ses forces, lança son cheval au galop et se mit à
pousser des cris en traversant le petit pont.

***

Le soleil était monté et presque au zénith dardait d'insupportables
rayons. Aux inquiétudes amoureuses de Croniamantal vint s'ajouter
une soif ardente. La vue d'une ferme au bord du chemin lui causa
une joie indicible. Il arriva bientôt devant la métairie derrière
laquelle était un petit verger que des arbres fleuris rendaient
délicieux. C'était un petit bois rose et blanc de cerisiers et de
pêchers. Sur la haie, des linges séchaient et il eut le plaisir de
voir une ravissante paysanne de près de seize ans, en train de laver
des hardes dans une cuve à l'ombre d'un figuier à peine feuillu qui,
poussant dans le terrain voisin, se penchait sur le verger. N'ayant
pas pris garde à son arrivée, elle continuait d'accomplir sa fonction
domestique, qu'il trouva noble; car plein de souvenirs antiques, il
la comparait à Nausicaa. Étant descendu de cheval, il s'approcha de
la haie et, ravi, contempla la jolie fille. Il la voyait de dos. Ses
cottes troussées découvraient un mollet bien fait dans un bas très
blanc. Son corps s'agitait de façon agréablement agaçante à cause de
mouvements occasionnés par la lessive. Ses manches étaient relevées et
il apercevait de beaux bras bruns et potelés qui l'enchantèrent.

***

J'ai toujours aimé particulièrement les beaux bras. Il est des gens
qui attachent une grande importance à la perfection du pied. J'avoue
qu'elle me touche, mais le bras est à mon avis ce que la femme doit
avoir de plus parfait. Il agit toujours, on l'a constamment sous les
yeux. On pourrait dire qu'il est l'organe des grâces et que, par ses
mouvements adroits, il est l'arme véritable de l'Amour, alors que,
recourbé, ce bras délicat imite un arc dont, étendu, il figure la
flèche.

***

C'était aussi l'avis de Croniamantal. Il y songeait quand, tout à coup,
son cheval qu'il tenait par la bride, connaissant l'heure acoutumée
de sa provende, se prit à hennir pour la réclamer. Aussitôt la jeune
fille se retourna et parut surprise de voir un étranger la contempler
par-dessus la haie. Elle rougit et n'en parut que plus charmante. Sa
peau brune attestait le sang sarrazin qui coulait dans ses veines.
Croniamantal lui demanda à boire et à manger. Avec beaucoup de bonne
grâce, cette belle fille le fit entrer dans la métairie et lui servit
un agreste repas. Du laitage, des œufs, du pain noir eurent bientôt
contenté sa soif et sa faim. Pendant ce temps, il questionnait sa
jeune hôtesse, dans l'espoir de trouver une occasion pour lui dire des
galanteries. Il apprit ainsi qu'elle s'appelait Mariette et que ses
parents s'étaient rendus à la ville voisine pour vendre des légumes;
son frère travaillait sur la route. Cette famille vivait heureuse des
produits du verger et de l'étable.

À ce moment, les parents, de beaux paysans, arrivèrent, et voilà
Croniamantal, déjà amoureux de Mariette, tout désappointé. Il profita
de leur retour pour demander à la mère de fixer son écot; puis il
sortit après avoir adressé à Mariette un long regard qu'elle ne lui
rendit point, mais il eut le plaisir de voir qu'elle rougissait en se
détournant.

Il remonta sur son cheval et reprit la route de sa demeure. Étant pour
la première fois triste d'amour, il trouva une mélancolie extrême
aux paysages parcourus auparavant. Le soleil était descendu sur
l'horizon. Les feuilles grises des oliviers lui paraissaient d'une
tristesse pareille à la sienne. Des ombres s'étendaient comme une
onde. La rivière où il avait vu les baigneuses était abandonnée. Le
bruit des petits flots lui fut insupportable comme une moquerie. Il
lança son cheval au galop. Alors ce fut le crépuscule, des lumières
s'allumaient au loin. Puis, la nuit étant venue, il ralentit son cheval
et s'abandonna à une rêverie déréglée. La route en pente était bordée
de cyprès, et c'est ainsi qu'assombri par la nuit et par l'amour,
Croniamantal suivait le chemin mélancolique.

***

Son maître remarqua sans peine, les jours suivants, qu'il n'apportait
plus aucune attention à des études auxquelles il s'appliquait
auparavant. Il devina que ce dégoût venait de l'amour.

Ce qui se mêlait de mépris à son respect avait pour cause que Mariette
n'était qu'une simple paysanne.

On était arrivé à la fin de septembre et l'ayant amené avec lui le
lendemain sous les oliviers pleins de fruits, M. Janssen blâma la
passion de son disciple qui, tout rouge, écoutait ces reproches. Les
premiers vents d'automne se plaignaient et Croniamantal, très triste et
très honteux, perdit à jamais l'envie de revoir sa jolie Mariette pour
ne garder d'elle que le souvenir.

***

C'est ainsi que Croniamantal atteignit sa majorité.

Une maladie de cœur qu'on lui découvrit le fit réformer par l'autorité
militaire. Bientôt après, son maître mourut subitement, lui laissant
par testament le peu qu'il possédait. Et après avoir vendu la maison
appelée le Château, Croniamantal vint à Paris pour s'y livrer
paisiblement à son goût pour la littérature, car depuis quelque temps
déjà, et en cachette, il composait des poèmes qu'il accumulait dans une
vieille boîte à cigares.



X

Poésie


Dans les premiers jours de l'année 1911, un jeune homme mal habillé
montait la rue Houdon en courant. Son visage extrêmement mobile
paraissait tour à tour plein de joie ou d'inquiétude. Ses yeux
dévoraient tout ce qu'ils regardaient et quand ses paupières se
rapprochaient rapidement comme des mâchoires, elles engloutissaient
l'univers qui se renouvelait sans cesse par l'opération de celui qui
courait en imaginant les moindres détails des mondes énormes dont il
se repaissait. Les clameurs et les tonnerres de Paris éclataient au
loin et autour du jeune homme qui s'arrêta tout essoufflé, tel un
cambrioleur trop longtemps poursuivi et prêt à se rendre. Ces clameurs,
ce bruit, indiquaient bien que des ennemis étaient sur le point de le
traquer, comme un voleur. Sa bouche et son regard exprimèrent la ruse
et marchant maintenant avec lenteur, il se réfugia dans sa mémoire, et
allait de l'avant, tandis que toutes les forces de sa destinée et de sa
conscience écartaient le temps pour qu'apparût la vérité de ce qui est,
de ce qui fut et de ce qui sera.

Le jeune homme entra dans une maison sans étage. Sur la porte ouverte,
une pancarte portait:


_Entrée des Ateliers_


Il suivit un couloir où il faisait si sombre et si froid qu'il eut
l'impression de mourir et de toute sa volonté, serrant les dents et les
poings, il mit l'éternité en miettes. Puis soudain il eut de nouveau
la notion du temps dont les secondes martelées par une horloge qu'il
entendit alors tombaient comme des morceaux de verre et la vie le
reprit tandis que de nouveau le temps passait. Mais au moment où il se
disposait à toquer contre une porte, son cœur battit plus fort, crainte
de ne trouver personne.

Il toquait à la porte et criait:

«C'est moi, Croniamantal.»


Et derrière la porte les pas lourds d'un homme fatigué, ou qui porte un
faix très pesant, vinrent avec lenteur et quand la porte s'ouvrit ce
fut dans la brusque lumière la création de deux êtres et leur mariage
immédiat.

Dans l'atelier, semblable à une étable, un innombrable troupeau gisait
éparpillé, c'étaient les tableaux endormis et le pâtre qui les gardait
souriait à son ami.

Sur une étagère, des livres jaunes empilés simulaient des mottes de
beurre. Et repoussant la porte mal jointe, le vent amenait là des êtres
inconnus qui se plaignaient à tout petits cris, au nom de toutes les
douleurs. Toutes les louves de la détresse hurlaient alors derrière la
porte, prêtes à dévorer le troupeau, le pâtre et son ami, pour préparer
à la même place la fondation de la Ville nouvelle. Mais dans l'atelier
il y avait des joies de toutes les couleurs. Une grande fenêtre tenait
tout le côté du nord et l'on ne voyait que le bleu du ciel pareil à
un chant de femme. Croniamantal ôta son pardessus qui tomba par terre
comme le cadavre d'un noyé et s'asseyant sur un divan, il regarda
longtemps sans rien dire la nouvelle toile posée sur le chevalet. Vêtu
de toile bleue et les pieds nus, le peintre regardait aussi le tableau
où dans la brume glaciale deux femmes se souvenaient.

Il y avait encore dans l'atelier une chose fatale, ce grand morceau
de miroir brisé, retenu au mur par des clous à crochet. C'était une
insondable mer morte, verticale et au fond de laquelle une fausse
vie animait ce qui n'existe pas. Ainsi, en face de l'Art, il y a son
apparence, dont les hommes ne se défient point et qui les abaisse
lorsque l'Art les avait élevés. Croniamantal se courba en restant assis
et appuyant les avant-bras sur les genoux, il détourna les yeux de la
peinture pour les porter sur une pancarte jetée à terre et sur laquelle
était tracé au pinceau l'avertissement suivant:

JE SUIS CHEZ LE BISTROT

_L'oiseau du Bénin_

Il lut et relut cette phrase tandis que l'oiseau du Bénin regardait son
tableau en remuant la tête, en se reculant, en se rapprochant. Ensuite
il se tourna vers Croniamantal et lui dit:

--J'ai vu ta femme hier soir.

--Qui est-ce? demanda Croniamantal.

--Je ne sais pas, je l'ai vue mais je ne la connais pas, c'est une
vraie jeune fille, comme tu les aimes. Elle a le visage sombre et
enfantin de celles qui sont destinées à faire souffrir. Et parmi sa
grâce aux mains qui se redressent pour repousser, elle manque de
cette noblesse que les poètes ne pourraient pas aimer car elle les
empêcherait de pâtir. J'ai vu ta femme, te dis-je. Elle est la laideur
et la beauté; elle est comme tout ce que nous aimons aujourd'hui. Et
elle doit avoir la saveur de la feuille du laurier.


Mais Croniamantal qui ne l'écoutait point, l'interrompit pour dire:

«J'ai fait hier mon dernier poème en vers réguliers:

Luth Zut!

et mon dernier poème en vers irréguliers.

(Prends garde que dans la deuxième strophe le mot fille est pris en
mauvaise part:)

    PROSPECTUS POUR UN NOUVEAU MÉDICAMENT


    Pourquoi revint-il Hjalmar
    Les hanaps d'argent coupelle restèrent vides
    Les étoiles du soir
    Devinrent les étoiles du matin
    Et réciproquement
    La sorcière de la forêt de Hrûlœ
    Prépara son repas
    Elle était hippophage
    Mais lui ne l'était pas
    Maï Maï ramaho nia nia

    Puis les étoiles du matin
    Redevinrent les étoiles du soir
    Et réciproquement
    Il s'écria--Au nom de Marœ
    Et de son gypaète préféré
    Fille d'Arnammœr
    Prépare la boisson des héros
    --Parfaitement noble guerrier
    Maï Maï ramaho nia nia

    Elle prit le soleil
    Et le plonga dans la mer
    Ainsi les ménagères
    Font tremper un jambon dans la saumure
    Mais malheur! les saumons voraces
    Ont dévoré le soleil noyé
    Et se sont fait des perruques
    Avec les rayons
    Maï Maï ramaho nia nia

    Elle prit la lune et l'entoura de bandelettes
    Comme on fait aux mortes illustres
    Et aux petits enfants
    Et puis à la clarté des seules étoiles
    Les éternelles
    Elle fit une décoction de selage
    D'euphorbe de goudron de Norvège
    Et de morve des Alfes
    Pour donner à boire au héros
    Maï Maï ramaho nia nia

    Il mourut comme le soleil
    Et la sorcière grimpée au haut d'un sapin
    Écouta jusqu'au soir
    La rumeur des grands vents engouffrés dans la fiole
    Et les scaldes menteurs en donnent leur parole
    Maï Maï ramaho nia nia

***

Croniamantal se tut un instant puis il ajouta:

--Je n'écrirai plus qu'une poésie libre de toute entrave serait-ce
celle du langage:

Écoute, mon vieux!

      MAHÉVIDANOMI RENANOCALIPNODITOC
            EXTARTINAP + v. s.
                  A.  Z.
         Tel.: 33-122   Pan : Pan
           _OeaoiiiioKTin_
               iiiiiiiiiiii

--Ton dernier vers, mon pauvre Croniamantal, dit l'oiseau du Bénin, est
un simple plagiat de Fr.nc.s J.mm.s.

--Ce n'est pas vrai, dit Croniamantal. Mais je ne composerai plus de
poésie pure. Voilà où j'en suis par ta faute. Je veux faire du théâtre.

--Tu ferais mieux d'aller voir la jeune fille dont je t'ai parlé.
Elle te connaît et semble folle de toi. Tu la trouveras au bois de
Meudon jeudi prochain à l'endroit que je te dirai. Tu la reconnaîtras
à la corde à jouer qu'elle tiendra à la main, elle se nomme Tristouse
Ballerinette.

--Bien, dit Croniamantal, j'irai voir Ballerinette et coucherai avec
elle, mais avant tout je veux aller chez les Théâtres pour y porter ma
pièce _Iéximal Jélimite_ que j'ai écrite dans ton atelier l'an dernier
en mangeant des citrons.

--Fais ce que tu veux, mon ami, dit l'oiseau du Bénin, mais n'oublie
pas Tristouse Ballerinette, ta femme à venir.

--Bien parlé, dit Croniamanlal, mais je veux rugir une fois encore le
sujet d'_léximal Jélimite._ Écoute:

Un homme achète un journal au bord de la mer. D'une maison située côté
jardin sort un soldat dont les mains sont des ampoules électriques.
D'un arbre descend un géant ayant trois mètres de haut. Il secoue la
marchande de journaux qui est de plâtre et qui en tombant se brise. À
ce moment survient un juge. À coups de rasoir il tue tout le monde,
tandis qu'une jambe qui passe en sautillant assomme le juge d'un coup
de pied sous le nez, et chante une jolie chansonnette.

--Quelle merveille! dît l'oiseau du Bénin, je brosserai les décors, tu
me l'as promis.

--Cela va sans dire, répondit Croniamantal.



XI

Dramaturgie


Le lendemain Croniamantal alla chez les Théâtres, ils étaient réunis
chez M. Pingu, le financier. Croniamantal parvint à se faire introduire
en graissant la patte au padalobre et au pompier de service. Il entra
sans timidité dans la salle où les Théâtres, leurs acolytes, leurs
sicaires et leurs suppôts s'étaient réunis.

CRONIAMANTAL

Messieurs les Théâtres, je suis venu pour vous lire ma pièce _Iéximal
Jélimite._

LES THÉÂTRES

De grâce, attendez un peu, monsieur, que l'on vous ait mis au courant
de nos usages. Vous voici parmi nous, parmi nos acteurs, nos auteurs,
nos critiques et nos spectateurs. Écoutez attentivement et ne parlez
presque pas.

CRONIAMANTAL

Messieurs, je vous remercie de l'accueil cordial que vous me faites et
je profiterai, j'en suis certain, de tout ce que j'entendrai.

L'ACTEUR

Mes rôles ont duré ce que durent les roses Mais ma mère j'aime mes
métempsychoses Ô phoques de Protée et ses métamorphoses

UN VIEUX RÉGISSEUR

Vous en souvenez-vous, madame! Un soir de neige en 1832, un inconnu
égaré frappa à la porte d'une villa située sur la route qui mène de
Chanteboun à Sorrente...

LE CRITIQUE

Aujourd'hui, pour qu'une pièce réussisse, il est important qu'elle ne
soit pas signée par son auteur.

LE MENEUR À SON OURS

Roule-toi dans les petits pois Fais le mort... Donne à téter... Danse
la polka... la masourke maintenant...

CHOEUR DES BUVEURS

    Jus de la treille
    Liqueur vermeille
    Buvons buvons
    Si nous pouvons

CHOEUR DES MANGEURS

    Tas de goulus
    Il n'y a plus
    Une miette
    Dans l'assiette

BUVEURS

    Trognes vermeilles
    Buvons buvons
    Le jus des treilles


R.D..RD K.PL. NG, L'ACTEUR, L'ACTRICE, LES AUTEURS
                 _Aux spectateurs_
  Paye! Paye! Paye! Paye! Paye! Paye! Paye!

LE PRÉDICATEUR

Le Théâtre, mes chers frères, est une école de scandale, c'est un
lieu de perdition pour les âmes et pour les corps. Au témoignage
des machinistes tout est truqué dans un théâtre. Des sorcières plus
vieilles que Morgane y arrivent à se faire passer pour des fillettes de
quinze ans.

Que de sang versé dans un mélodrame! Je le dis en vérité, bien qu'il
soit postiche, ce sang retombera par tiers sur la tête des enfants
des auteurs, des acteurs, des directeurs, des spectateurs, jusqu'à la
septième génération. _Ne mater suam_, disaient autrefois les jeunes
filles à leurs mères. Aujourd'hui elles demandent: «Irons-nous au
théâtre ce soir?»

Je vous le dis en vérité, mes frères. Peu de spectacles ne mettent pas
les âmes en danger. Outre le spectacle de la nature, je ne sache que
la baraque du pétomane où l'on puisse aller sans crainte. Ce dernier
spectacle, mes chers frères, est gaulois et sain. Le bruit dilate la
rate, il chasse Satan des lombes où il gîte et c'est ainsi que les
Pères du désert arrivaient à s'exorciser en eux-mêmes.

UNE MÈRE D'ACTRICE

Tu p..., Charlotte?

L'ACTRICE

Non, maman, je rote

M. MAURICE BOISSARD

Les voilà bien aujourd'hui les entrailles d'une mère!

UN AUTEUR QUI A UNE PIÈCE REÇUE À LA COMÉDIE-FRANÇAISE

Mon ami, vous n'avez pas l'air très dégourdi. Je vais vous enseigner
le sens de quelques mots du vocabulaire théâtral. Écoutez-les
attentivement et retenez-les si vous pouvez.

_Achéron_ (ch dur ou chuintant _ad libitum_).--Fleuve des Enfers et non
de l'enfer.

_Artistes_ (deux genres).--Ne s'emploie qu'en parlant d'un comédien ou
d'une comédienne.

_Frère._--Éviter de joindre à ce substantif le qualificatif «petit».
L'adjectif «jeune» convient mieux.

NOTA BENE.--Cette remarque ne s'applique pas à l'opérette.

_High-life._--Cette expression bien française se traduit en anglais par
_fashionable people._

_Liaisons._--Elles sont toujours dangereuses au théâtre.

_Papa._--Deux négations valent une affirmation.

_Pommes cuites_ (ne s'emploie pas au singulier).--Crudité préjudiciable
à l'estomac.

_Zut._--Ce mot déjà vieilli remplaçait avantageusement, il y a vingt
ans, le mot de Cambronne.

Voulez-vous aussi quelques titres? Ils sont importants quand on veut
réussir. En voici d'infaillibles:

LE CONTOUR; _Le Pourtour_; LA TOUR; _Autour avec Alentour_; LES
VAUTOURS; _Louison, ta chemise n'est pas propre_; HÂTE-MOI LENTEMENT;
_Le Bar tentaculaire_; CINTIÈME À GAUCHE; _La Magicienne_; LA GUELFE;
_J'te vas tuer_; MON PRINCE; _L'Artichaut_; L'ÉCOLE DES NOTAIRES; _La
Torchère._

Au revoir, monsieur, ne me remerciez pas.

UN GRAND CRITIQUE

Messieurs, je viens vous soumettre le compte rendu du triomphe d'hier
soir. Y êtes-vous? Je commence:

_LA POIGNE ET LE POIGNON_

_Pièce en trois actes, par MM. Julien Tandis, Jean de la Fente, Prosper
Mordus et Mmes Nathalie de l'Angoumois, Jane Fontaine et la comtesse
M. des Étangs. Décors de MM. Alfred Mone, Léon Minie, Al. de Lemère.
Costumes de chez Jeannette, chapeaux de chez Wilhelmine, mobilier de
la maison Mac Tead, phonographes de la maison Hernstein, serviettes
hygiéniques de la maison Van Feuler et Cie._

On se souvient du captif qui osa p... devant Sésostris. Je ne
connaissais pas de situation plus poignante avant d'avoir vu la pièce
de MM. etc. et Mmes etc. Je veux parler de la scène qui fît tant
d'effet à la première représentation et dans laquelle le financier
Prominoff rouspète devant le juge d'instruction.

La pièce, qui est bonne, n'a pas, d'ailleurs, donné tout ce qu'on
attendait. L'épouse courtisane qui fait ses choux gras de la verte
vieillesse d'un bouilleur de cru, reste pourtant une figure inoubliable
qui laisse loin derrière elle Cléopâtre et Mme de Pompadour. M. Layol
est un bon comique, il s'est affirmé père de famille dans toute
l'acception de l'expression. Mlle Jeannine Letrou, une jeune étoile de
demain, a de bien jolies jambes. Mais la révélation fut Mme Perdreau
dont nous savions le cœur sensible. Elle a mimé avec le naturel le plus
émouvant la scène de la réconciliation. Une belle soirée en somme et un
dîner de centième en perspective.

LES THÉÂTRES

Jeune homme, nous allons vous dire quelques sujets de pièces. S'ils
étaient signés de noms connus, nous les jouerions, mais ce sont là des
chefs-d'œuvre d'inconnus qui nous ont été confiés et dont, sur votre
bonne mine, nous vous faisons largesse.


PIÈCE À THÈSE.--Le prince de San Meco trouve un pou sur la tête de sa
femme, il lui fait une scène. La princesse n'a couché depuis six mois
qu'avec le vicomte de Dendelope. Les époux font une scène au vicomte
qui, n'ayant couché qu'avec la princesse et Mme Lafoulue, femme d'un
secrétaire d'État, fait tomber le ministère et accable Mme Lafoulue de
son mépris.

Mme Lafoulue fait une scène à son mari. Tout s'explique lorsque arrive
M. Bibier, député. Il se gratte la tête. On le dépouille. Il accuse ses
électeurs d'être des pouilleux. Finalement tout rentre dans l'ordre.
Titre: _Le Parlementarisme._


COMÉDIE DE CARACTÈRE.--Isabelle Lefaucheux promet à son mari de lui
être fidèle. Elle se souvient alors d'avoir promis la même chose à
Jules, garçon de la boutique. Elle souffre de ne pouvoir accorder sa
foi et son amour.

Cependant, Lefaucheux met Jules à la porte. Cet événement détermine le
triomphe de l'amour et nous retrouvons Isabelle caissière dans un grand
magasin où Jules est commis. Titre: _Isabelle Lefaucheux._


PIÈCE HISTORIQUE.--Le fameux romancier Stendhal est l'âme d'un
complot bonapartiste qui se termine par la mort héroïque d'une jeune
cantatrice pendant une représentation de Don Juan à la Scala de Milan.
Comme Stendhal s'est dissimulé sous un pseudonyme, il s'en tire
admirablement. Grands défilés, personnages historiques.


OPÉRA.--L'âne de Buridan hésite à satisfaire sa soif et sa faim.
L'ânesse de Balaam prophétise que l'âne mourra. L'âne d'or vient,
mange et boit. Peau-d'Ane montre sa nudité à ce troupeau asinin. En
passant par là, l'âne de Sancho pensa qu'il prouverait sa robustesse
en enlevant l'infante, mais le traître Mélo avertit le génie de la
Fontaine. Il proclame sa jalousie et bâte l'âne d'or. Métamorphoses. Le
Prince et l'Infante font leur entrée à cheval. Le roi abdique en leur
faveur.


PIÈCE PATRIOTIQUE.--Le gouvernement suédois intente à la France un
procès en contrefaçon des allumettes suédoises. Au dernier acte, on
exhume les restes d'un alchimiste du XIVe siècle qui inventa ces
allumettes à La Ferté-Gaucher.

COMÉDIE-VAUDEVILLE.--

       Le bel automédon
       Criait à sa voisine:
    Si tu me fais voir ton salon.
    Je te ferai voir ma cuisine.

Voilà de quoi alimenter toute une vie de dramaturge, monsieur.


M. LACOUFF, ÉRUDIT

Jeune homme, il importe aussi de connaître des anecdotes théâtrales,
elles alimentent agréablement la conversation d'un jeune auteur
dramatique; en voici quelques-unes:

Le grand Frédéric avait l'habitude de faire fouetter les actrices. Il
pensait que la flagellation communique à leur peau une teinte rose qui
n'est pas sans agrément.

À la cour du grand Turc, on représente le _Bourgeois gentilhomme_, mais
accommodé au goût de l'endroit et le mamamouchi y devient un chevalier
de l'ordre de la Jarretière.

Cécile Vestris, un jour qu'elle se rendait à Mayence, vit sa voiture
arrêtée par le fameux brigand rhénan Schinderhannes. Elle fit contre
mauvaise fortune bon cœur et dansa pour Schinderhannes dans une salle
d'auberge.

Ibsen couchait une fois avec une jeune Espagnole qui s'écriait au bon
moment:

«Tiens!... tiens!... Auteur dramatique!»

Un acteur érudit m'a affirmé qu'il ne goûtait qu'une seule statue: _le
scribe accroupi_, sculpté par un Égyptien, bien avant Jésus-Christ et
qui se trouve au Louvre... Mais on commence à parler un peu moins de M.
Scribe. Et cependant il règne encore sur le théâtre.


LES THÉÂTRES

N'oubliez pas la scène à faire, ni le mot de la fin, ni que plus on
a de fours plus on brille, ni qu'un nombre cité doit se terminer par
un 7 ou un 3 pour être vraisemblable, ni de ne pas prêter d'argent
à qui dit: «J'ai cinq actes à l'Odéon», ou «J'ai trois actes à la
Comédie-Française», ni de dire négligemment: «Si vous voulez des
billets de faveur. J'en ai tellement que je suis obligé d'en donner à
ma concierge», cela n'engage à rien.


Un jeune homme ne manqua point à ce moment de venir chanter avec des
gestes équivoques des chansons singulières sur des airs lascifs,
bébêtes et entraînants.

M. PINGU

Quel jus, monsieur, quel jus!

M. LACOUFF

Du jus de chapeau?

M. PINGU

Nenni! je me trompe, quel fluide!

Il se trémousse comme la panse d'un archevêque.

M. LACOUFF

Employez le mot propre, il ne s'agit pas de la panse.

M. PINGU

Quel jeu, monsieur, quel jeu! il attendrirait un crocodile et a de quoi
plaire à un érudit aussi bien qu'à un financier.

CRONIAMANTAL

Au revoir, messieurs, je suis votre serviteur. Et si vous le permettez,
je reviendrai dans quelques jours. J'ai idée que ma pièce n'est pas
encore au point.



XII

Amour


Ce matin de printemps, Croniamantal, suivant les instructions de
l'oiseau du Bénin, arriva dans le bois de Meudon et s'étendit à l'ombre
d'un arbre aux branches très basses.


CRONIAMANTAL

Dieu! je suis las, non de marcher, mais d'être seul. J'ai soif non de
vin, d'hydromel ou de cervoise, mais d'eau, d'eau fraîche dans ce joli
bois où l'herbe et les arbres ont la rosée à chaque aube, mais où mille
source n'arrête le voyageur altéré. La promenade m'a creusé, j'ai faim
non de chair, ni de fruits, mais de pain, de bon pain pétri et gonflé
comme les mamelles, le pain rond comme la lune et doré comme elle.


Il se leva alors. Puis il s'enfonça dans le bois et arriva dans la
clairière, où il devait rencontrer Tristouse Ballerinette. La donzelle
n'était pas encore arrivée et Croniamantal ayant souhaité une source,
sa volonté ou plutôt un talent de sourcier qu'il ne se connaissait
point, fit jaillir une eau limpide qui s'écoula parmi les herbes.

Croniamantal se jeta à genoux et but avidement tandis qu'une voix de
femme chantait au loin:

       Dondidondaine
    C'est la bergère aimée du roi
    Qui est allée à la fontaine
       Dondidondaine
    Par les près mouillés qui verdoient

       À la fontaine
    Viendra-t-il ne viendra-t-il pas
    Voici venir Croquemitaine
       À la fontaine
    Et tioupdistouc n'avancez pas


CRONIAMANTAL

Penses-tu déjà à celle qui chante? Tu ris médiocrement de cette
clairière. Crois-tu qu'elle ait été arrondie comme une table ronde pour
l'égalité des hommes et des semaines? Non! Croniamantal. Tu le sais,
les jours ne se ressemblent pas.

Autour de la table ronde, les braves ne sont pas égaux, l'un a le
soleil en face qui l'éblouit et qui le quitte bientôt pour éblouir son
voisin, un autre a son ombre devant soi. Tous sont braves et brave tu
l'es toi-même, ils ne sont pas plus égaux que le jour et la nuit.


LA VOIX

       Croquemitaine
    Porte la rose et le lilas
    Le roi s'en vient--Bonjour Germaine
       --Croquemitaine
    Tu reviendras une autre fois

CRONIAMANTAL

Les voix de femmes sont toujours ironiques.
Est-ce que le temps est toujours aussi beau? Quelqu'un
est déjà damné à ma place. Il fait beau dans
le bois profond. N'écoute pas la voix de femme.
Demande! Demande!


LA VOIX

       --Bonjour Germaine
    Je viens aimer entre tes bras
       --Ah! Sire notre vache est pleine
       --Vraiment Germaine
    --Votre servante aussi je crois

CRONIAMANTAL

Celle qui chante pour m'attirer sera ignorante comme moi-même et
dansante avec des lassitudes.


LA VOIX

       La vache est pleine
    Quand vint l'automne elle vêla
    Adieu mon roi Dondidondaine
       La vache est pleine
    Et mon cœur est vide sans toi

Croniamantal se dressa sur la pointe des pieds pour voir s'il
n'apercevrait pas entre les branches la tant désirée qui venait.


LA VOIX

       Dondidondaine
    À la fontaine il fait bien froid
    Mais quand viendra Croquemitaine
       Dondidondaine
    Après l'hiver j'aurai moins froid.

Dans la clairière parut une jeune fille, svelte et brune. Son visage
était sombre et s'étoilait d'yeux remueurs comme des oiseaux au plumage
brillant. Les cheveux épars, mais courts, lui laissaient le cou nu, ils
étaient touffus et noirs comme une forêt nocturne et à la corde à jouer
qu'elle tenait, Croniamantal reconnut Tristouse Ballerinette.


CRONIAMANTAL

Pas plus loin, fillette aux bras nus! J'irai moi-même vers vous.
Quelqu'un se tait sous l'aubépine et pourrait nous entendre.


TRISTOUSE

Celui qui est issu de l'œuf comme un Tyndaride. Je me souviens, ma
mère, qui est simple, m'en parle quelquefois par les longues soirées.
Le chercheur d'œufs de serpentes, fils de serpent lui-même. J'ai peur
de ces vieux souvenirs.


CRONIAMANTAL

N'aie aucune crainte, fillette aux bras nus.

Reste avec moi. J'ai des baisers plein les lèvres. Les voici, les
voici. J'en dépose sur ton front, sur tes cheveux. Je mords tes cheveux
au parfum antique. Je mords tes cheveux qui se lovent comme les vers
sur le corps de la mort. Ô mort, ô mort poilue de vers. J'ai des
baisers sur les lèvres. Les voici, les voici, sur tes mains, sur ton
cou, sur tes yeux, sur tes yeux, sur tes yeux. J'ai des baisers plein
les lèvres, les voici, les voici, brûlants comme la fièvre, appuyés
pour t'ensorceler, des baisers, des baisers affolés, sur l'oreille,
sur la tempe, sur la joue. Sens mes étreintes, plie sous l'effort de
mon bras, sois lasse, sois lasse, sois lasse. J'ai des baisers sur les
lèvres, les voici, les voici, affolés, sur ton cou, sur tes cheveux,
sur ton front, sur tes yeux, sur ta bouche. Je voudrais tant t'aimer,
ce jour de printemps où il n'y a plus de fleurs aux feuillards qui se
préparent à fructifier.


TRISTOUSE

Laissez-moi, allez-vous-en, ceux qui s'entr'aiment sont heureux, mais
je ne vous aime pas. Vous m'effrayez. Pourtant ne désespère pas, ô
poète. Écoute, c'est mon meilleur proverbe: Va-t'en!


CRONIAMANTAL

Hélas! hélas! Encore partir, aller jusqu'à l'arrêt océanique à
travers les bruyères, les sapinières, dans les tourbes, les boues,
les poussières, à travers les forêts, les prairies, les vergers, les
jardins bienheureux.


TRISTOUSE

Va-t'en. Va-t'en, loin de l'odeur antique de mes cheveux, ô toi qui
m'appartiens.

Et Croniamantal s'en alla sans détourner la tête; on l'aperçut encore
longtemps entre les branches, puis, lorsqu'il eut disparu, on entendit
longtemps encore sa voix qui allait s'affaiblissant.


CRONIAMANTAL

Voyageur sans bâton, pèlerin sans bourdon et poète sans écritoire, je
suis moins puissant que tout autre homme, je n'ai plus rien et je ne
sais rien...

Et sa voix n'arriva plus jusqu'à Tristouse Ballerinette, qui se mirait
dans la source.

Dans d'autres temps, des moines défrichaient la forêt de Malverne.


MOINES

Le soleil décline lentement, et en te bénissant, Seigneur, nous allons
dormir au monastère, afin que l'aube nous retrouve dans la forêt.


LA FORÊT DE MALVERNE

Chaque jour, chaque jour, des envols éperdus d'oiseaux angoissés
voient leurs nids s'écraser et leurs œufs se briser quand les arbres
s'abattent en secouant leurs branches.


LES OISEAUX

C'est l'instant joyeux du crépuscule où viennent baller sur l'herbe
filles et garçons. Et tous ont des baisers qui veulent tomber comme des
fruits trop mûrs ou comme l'œuf quand il va être pondu. Les voyez-vous,
les voyez-vous danser, muser, hanter, chanter de la brune à l'aube, sa
sœur blanche.


UN MOINE ROUX, _au milieu du Cortège._

J'ai peur de vivre et je voudrais mourir. Déchirements de la terre!
Travail, ô temps perdu...


LES OISEAUX

           Gai! Gai! les œufs brisés.
    L'omelette toute faite a cuit sur un feu follet.
                  Ici, ici!
                Prends à droite.
               Tourne à gauche.
                 Devant toi.
             Derrière ce chêne abattu.
                  Là et là.

CRONIAMANTAL, _en d'autres temps et près de la forêt de Malverne, peu
avant le passage des Moines._

Les vents s'écartent devant moi, les forêts s'abattent pour devenir une
voie large, avec des charognes de-ci de-là. Les voyageurs rencontrent
trop de charognes depuis quelque temps, des charognes bavardes.


LE MOINE ROUX

Je ne veux plus travailler, je veux rêver et prier.


Il se coucha, la face tournée vers le ciel, dans le chemin bordé de
saules couleur de brume.

La nuit était venue avec le clair de lune. Croniamantal vit les moines
penchés sur le corps non-chalant de leur frère. Il entendit alors un
petit gémissement, un faible cri qui mourut en un dernier soupir. Et
lentement ils passèrent à la queue leu leu devant Croniamantal, caché
derrière un bouquet de saules.


LA FORÊT GLORIDE

J'aimerais égarer cet homme parmi les spectres qui flottent entre les
bouleaux. Mais il fuit vers le temps qui vient et où le voilà revenu.


Un fracas de portes lointaines se changea en un bruit de train en
marche. Une voie large, herbue, barrée de troncs, bordée d'énormes
pierres fittes. La Vie se suicide. Un sentier que des gens parcourent.
Ils ne se sont jamais lassés. Des souterrains où l'air est empuanti.
Des cadavres. Des voix appellent Croniamantal, Il court, il court, il
descend.

***

Dans le joli bois, Tristouse se promenait en méditant.


TRISTOUSE

Mon cœur est triste sans toi, Croniamantal. Je t'aimais sans le savoir.
Tout est vert. Tout est vert au-dessus de ma tête et sous mes pieds.
J'ai perdu celui que j'aimais. Il me faudra chercher de-ci de-là, ici
et là-bas. Et parmi tous et tous il se trouvera bien quelqu'un qui me
plaira.


Revenu des autres temps, Croniamantal s'écria avant d'apercevoir
Tristouse et en revoyant la source:


CRONIAMANTAL

Divinité! quelle es-tu? Où est ta forme éternelle?


TRISTOUSE

Le voilà plus beau qu'auparavant et que tous... Écoute, ô poète, je
t'appartiens désormais.

Sans regarder Tristouse, Croniamantal se pencha vers la source.


CRONIAMANTAL

J'aime les sources, elles sont un beau symbole d'immortalité quand
elles ne tarissent point. Celle-ci n'a jamais tari. Et je cherche une
divinité, mais je veux quelle me paraisse éternelle. Et ma source n'a
jamais tari.

Il se mit à genoux et pria devant la source, tandis que Tristouse,
éplorée, se lamentait.


TRISTOUSE

Ô poète, adores-tu la source? Ô mon Dieu, rendez-moi mon amant! Viens!
je sais de si belles chansons.


CRONIAMANTAL

La source a son murmure.


TRISTOUSE

Eh bien! couche avec ton amante froide, qu'elle te noie! Mais si tu
vis, tu m'appartiens et tu m'obéiras.

Elle s'en alla, et à travers la forêt aux oiseaux gazouilleurs,
la source coulait et murmurait, tandis que s'élevait la voix de
Croniamantal qui pleurait et dont les larmes se mêlaient à l'onde
adorée.


CRONIAMANTAL

Ô source! Toi qui jaillis comme un sang intarissable. Toi qui es
froide comme le marbre, mais vivante, transparente et fluide. Toi,
toujours nouvelle et toujours pareille. Toi qui vivifies tes rives
qui verdoient, je t'adore. Tu es ma divinité non-pareille. Tu me
désaltéreras. Tu me purifieras. Tu me murmureras ton éternelle chanson
et tu m'endormiras le soir.


LA SOURCE

Au fond de mon petit lit plein d'un orient de gemmes, je t'entends avec
agrément, ô poète! que j'ai enchanté. Je me souviens d'un Avallon où
nous aurions pu vivre, toi comme le roi Pêcheur et moi t'attendant sous
les pommiers. Ô îles aux pommiers! Mais je suis heureuse dans mon petit
lit précieux. Ces améthystes sont douces à mon regard. Ce lapis-lazuli
est plus bleu qu'un beau ciel. Cette malachite me figure une prairie.
Sardoine, onyx, agate, cristal de roche, vous scintillerez ce soir. Car
je veux donner une fête en l'honneur de mon amant. J'y viendrai seule,
comme il convient à une vierge. De mon amant le poète la puissance
s'est déjà manifestée et ses présents sont doux à mon cœur. Il m'a
donné ses yeux tout en larmes, deux sources adorables et tributaires de
mon ruisseau.


CRONIAMANTAL

Ô source fécondante, tes eaux semblent ta chevelure. Les fleurs
naissent autour de toi et nous nous aimerons toujours.


On n'entendait que le chant des oiseaux et le bruissement des feuilles,
et parfois les clapotements d'un oiseau jouant dans l'eau.

Un fopoîte parut dans le petit bois: c'était Paponat l'Algérien. Il
s'approcha de la source en dansant.


CRONIAMANTAL

Je te connais. Tu es Paponat, qui étudias en Orient.


PAPONAT

Lui-même. Ô poète d'Occident, je viens te visiter. J'ai appris ta
conversion, mais j'entends qu'il y a encore moyen de converser avec
toi. Quelle humidité! Rien d'étonnant si ta voix est rauque, et tu
aurais besoin d'une calcophane pour la clarifier. Je me suis approché
de toi en dansant. N'y aurait-il pas moyen de te tirer de la situation
où tu t'es mis?


CRONIAMANTAL

Pouah! Mais dis-moi qui t'a appris à danser.


PAPONAT

Les anges eux-mêmes furent mes maîtres de danse.


CRONIAMANTAL

Les bons anges ou les mauvais? Mais n'importe, n'insiste pas. J'en ai
assez de toutes les danses, sauf d'une que je voudrais pouvoir danser
encore, celle que les Grecs appelaient kordax.


PAPONAT

Tu es gai, Croniamantal, nous allons donc pouvoir nous amuser. Je suis
heureux d'être venu ici. J'aime la gaîté. Je suis heureux!


Et Paponat, aux yeux brillants, profonds et tournoyants, se frotta les
mains en riant.


CRONIAMANTAL

Tu me ressembles!


PAPONAT

Pas beaucoup. Je suis heureux de vivre, et toi tu te meurs auprès de la
source.


CRONIAMANTAL

Mais le bonheur que tu proclames, l'oublies-tu? et oublies-tu le mien?
Tu me ressembles! L'homme heureux se frotte les mains, tu l'as fait.
Sens-les. Quelle odeur ont-elles?


PAPONAT

Une odeur de mort.


CRONIAMANTAL

Ha! ha! ha! L'homme heureux a la même odeur que le mort. Frotte tes
mains. Quelle différence de l'homme heureux au cadavre! Je suis heureux
aussi, quoique je ne veuille pas frotter mes mains. Sois heureux,
frotte tes mains! Sois heureux! plus encore. La connais-tu maintenant,
l'odeur du bonheur?


PAPONAT

Adieu; si tu ne fais plus cas des vivants, il n'y a plus moyen de
parler avec toi.


Et tandis que Paponat s'éloignait dans la nuit où brillent les
innombrables yeux des bêtes célestes à la chair impalpable,
Croniamantal se leva tout à coup en pensant:

«En voilà assez de la nature et des souvenirs qu'elle évoque. J'en
sais assez maintenant sur la vie, retournons à Paris et tâchons d'y
retrouver cette exquise Tristouse Ballerinette qui m'aime à la folie.»



XIII

Mode


Le fopoîte Paponat, qui revenait, la nuit, du bois de Meudon, où il
avait été chercher aventure, arriva juste à temps pour prendre le
dernier bateau. Il eut la bonne fortune d'y rencontrer Tristouse
Ballerinette.

--Comment allez-vous, mademoiselle? lui dit-il. J'ai rencontré dans
le bois de Meudon votre amant, M. Croniamantal, qui est en train de
devenir fou.

--Mon amant? dit Tristouse. Il n'est pas mon amant.

--On le dit cependant depuis hier dans nos milieux littéraires et
artistiques.

--On peut dire ce qu'on veut, dit fermement Tristouse. D'ailleurs je
n'aurais point à rougir d'un tel amant. N'est-il pas beau et n'a-t-il
pas un grand talent?

--Vous avez raison. Mais que vous avez donc un joli chapeau, une jolie
robe! Je m'intéresse beaucoup à la mode.

--Vous êtes toujours très élégant, monsieur Paponat. Donnez-moi donc
l'adresse de votre tailleur, je l'indiquerai à Croniamantal.

--Inutile, il ne s'en servirait point, dit en riant Paponat. Mais
dites-moi donc: que portent les femmes cette année? J'arrive d'Italie
et je ne suis pas au courant. Renseignez-moi, je vous prie.

--Cette année, dit Tristouse, la mode est bizarre et familière, elle
est simple et pleine de fantaisie. Toutes les matières des différents
règnes de la nature peuvent maintenant entrer dans la composition
d'un costume de femme. J'ai vu une robe charmante, faite de bouchons
de liège. Elle valait certainement les charmantes toilettes de soirée
en toile à laver qui font fureur aux premières. Un grand couturier
médite de lancer les costumes tailleur en dos de vieux livres, reliés
en veau. C'est charmant. Toutes les femmes de lettres voudront en
porter, et l'on pourra s'approcher d'elles et leur parler à l'oreille
sous prétexte de lire les titres. Les arêtes de poisson se portent
beaucoup sur les chapeaux. On voit souvent de délicieuses jeunes
filles habillées en pèlerines de Saint-Jacques de Compostelle; leur
costume, comme il sied, est constellé de coquilles Saint-Jacques. La
porcelaine, le grès et la faïence ont brusquement apparu dans l'art
vestimentaire. Ces matières se portent en ceintures, sur les épingles
à chapeaux, etc.; et il m'a été donné de voir un réticule adorable
composé entièrement de ces œils de verre tels qu'on en voit chez les
oculistes. Les plumes décorent maintenant non seulement les chapeaux,
mais les souliers, les gants, et l'an prochain on en mettra sur les
ombrelles. On fait des souliers en verre de Venise et des chapeaux en
cristal de Baccarat. Je ne parle pas des robes peintes à l'huile, des
lainages hauts en couleur, des robes bizarrement tachées d'encre. Pour
le printemps, on portera beaucoup de vêtements en baudruche gonflée,
formes agréables, légèreté et distinction. Nos aviatrices ne porteront
pas autre chose. Pour les courses, il y aura le chapeau _ballon
d'enfant_, composé d'une vingtaine de ballons, effet très luxueux et
parfois détonations bien divertissantes. La coque de moule ne se porte
que sur les bottines. Notez que l'on commence à se vêtir d'animaux
vivants. J'ai rencontré une dame sur le chapeau de laquelle vingt
oiseaux: serins, chardonnerets, rouges-gorges, retenus par un fil à la
patte, chantaient à tue-tête en battant des ailes. La coiffure d'une
ambassadrice était, lors de la dernière fête de Neuilly, composée d'une
trentaine de couleuvres. «Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur
ta tête?» disait avec l'accent dace à la dame un petit attaché roumain
qui passe pour avoir du succès auprès des femmes. J'oubliais de vous
dire que, mercredi dernier, j'ai vu sur les boulevards une rombière
vêtue de petits miroirs appliqués et collés sur un tissu. Au soleil,
l'effet était somptueux. On eût dit une mine d'or en promenade. Plus
tard, il se mit à pleuvoir, et la dame ressembla à une mine d'argent.
Les coquilles de noix font de jolies pampilles, surtout si on les
entremêle de noisettes. La robe brodée de grains de café, de clous de
girofles, de gousses d'ail, d'oignons et de grappes de raisins secs
sera encore bien portée en visite. La mode devient pratique et ne
méprise plus rien, elle ennoblit tout. Elle fait pour les matières ce
que les romantiques firent pour les mots.

--Merci, dit Paponat, vous m'avez renseigné d'une façon charmante.

--Vous êtes trop aimable, répondit Tristouse.



XIV

Rencontres


Six mois passèrent. Depuis cinq mois, Tristouse Ballerinette était
devenue la maîtresse de Croniamantal, qu'elle aima passionnément durant
huit jours. En échange de cet amour, le lyrique garçon l'avait rendue
glorieuse et immortelle à jamais en la célébrant dans des poèmes
merveilleux.


«J'étais inconnue, pensait-elle, et voilà qu'il m'a faite illustre
entre toutes les vivantes.

«On me tenait pour laide en général avec ma maigreur, ma bouche trop
grande, mes vilaines dents, mon visage asymétrique, mon nez de travers.
Me voilà belle à cette heure, et tous les hommes me le disent. On
se moquait de ma démarche virile et saccadée, de mes coudes pointus
qui remuaient dans la marche comme des pattes de poule. On me trouve
maintenant si gracieuse que les autres femmes m'imitent.

«Quels miracles n'enfante pas l'amour d'un poète! Mais qu'il pèse lourd
l'amour des poètes! Quelles tristesses l'accompagnent, quels silences
à subir! Tandis que maintenant le miracle est fait, je suis belle et
glorieuse. Croniamantal est laid, en peu de temps il a mangé son avoir,
il est pauvre et sans élégance, il est sans gaîté, le moindre de ses
gestes lui vaut cent ennemis.

«Je ne l'aime plus, je ne l'aime plus.

«Je n'ai plus besoin de lui, mes adorateurs me suffisent. Je vais me
séparer de lui lentement. Mais ces lenteurs vont m'ennuyer. Il faut que
je m'en aille ou qu'il disparaisse, afin qu'il ne me gêne point, qu'il
ne me reproche rien.»


Et, au bout de huit jours, Tristouse devint la maîtresse de Paponat,
tout en continuant à aller voir Croniamantal, avec lequel elle était
de plus en plus froide. Elle l'allait voir de moins en moins et il se
désespérait de plus en plus, mais de plus en plus il s'attachait à
Tristouse, n'ayant de gaîté que lorsqu'elle était là, et, les jours où
elle ne venait pas, passant des heures devant la maison quelle habitait
dans l'espoir de la voir sortir, et si par hasard elle paraissait, se
sauvant comme un voleur de peur qu'elle ne l'accusât de l'épier.

***

C'est en courant ainsi après Tristouse Ballerinette que Croniamantal
continua son éducation littéraire.

Un jour qu'il cheminait à travers Paris, il se trouva soudain au bord
de la Seine. Il passa un pont et marcha quelque temps encore quand tout
à coup, apercevant devant lui M. François Coppée, Croniamantal regretta
que ce passant fût mort. Mais rien ne s'oppose à ce qu'on parle avec un
mort, et la rencontre était agréable.

«Allons, se dit Croniamantal, pour un passant c'est un passant, et
l'auteur même du _Passant._ C'est un rimeur habile et spirituel, ayant
le sentiment de la réalité. Parlons avec lui de la rime.»


Le poète du _Passant_ fumait une cigarette noire. Il était vêtu de
noir, son visage était noir; il se tenait bizarrement sur une pierre de
taille, et Croniamantal vit bien, à son air pensif, qu'il faisait des
vers. Il l'aborda, et après l'avoir salué lui dit à brûle-pourpoint:

«Cher maître, comme vous voilà sombre.»

Il répondit courtoisement:


--C'est que ma statue est de bronze. Elle m'expose constamment à des
méprises. Ainsi, l'autre jour,


Passant auprès de moi le nègre Sam Mac Vea Voyant que j'ai plus noir
que lui s'affligea



Voyez comme ces vers sont adroits. Je suis en train de perfectionner la
rime. Avez-vous remarqué comme le distique que je vous ai déclamé rime
bien pour l'œil.

--En effet, dit Croniamantal, car on prononce _Sam Mac Vi_, comme on
dit _Shekspire._

--Voici quelque chose qui fera mieux votre affaire, continua la statue:


Passant auprès de moi le nègre Sam Mac Vea Sur le socle aussitôt ces
trois noms écrivit



Il y a là un raffinement qui doit vous séduire, c'est la rime riche
pour l'oreille.

--Vous m'éclairez sur la rime, dit Croniamantal. Et je suis bien
heureux, cher maître, de vous avoir rencontré en passant.

--C'est mon premier succès, répondit le poète métallique. Toutefois
je viens de composer un petit poème portant le même titre: c'est un
monsieur qui passe, _le Passant_, à travers un couloir de wagon de
chemin de fer; il distingue une charmante personne avec laquelle, au
lieu d'aller simplement jusqu'à Bruxelles, il s'arrête à la frontière
hollandaise.


Ils passèrent au moins huit jours à Rosendael Il goûtait l'idéal
elle aimait le réel En toutes choses d'elle il était différent Par
conséquent ce fut bien l'amour qu'ils connurent


Je vous signale ces deux derniers vers, bien que rimant richement, ils
contiennent une dissonance qui fait contraster délicatement le son
plein des rimes masculines avec la morbidesse des féminines.

--Cher maître, repris-je plus haut, parlez-moi du vers libre.

--Vive la liberté! cria la statue de bronze.


Et après l'avoir saluée, Croniamantal s'en alla plus loin dans l'espoir
de rencontrer Tristouse.

***

Un autre jour, Croniamantal passait sur les boulevards, Tristouse
n'était pas venue à un rendez-vous, et il espérait la rencontrer dans
un thé à la mode où elle allait parfois avec des amis. Il tournait au
coin de la rue Le Péletier, lorsqu'un monsieur, coiffé d'une cape gris
perle, l'aborda eu disant:

«Monsieur, je vais réformer les lettres. J'ai trouvé un sujet sublime:
il s'agit des sensations éprouvées par un jeune bachelier bien élevé
qui a laissé échapper un bruit inqualifiable dans une assemblée de
dames et de jeunes personnes de qualité.»


Croniamantal, se récriant sur la nouveauté du sujet, comprit aussitôt
combien il prêtait à mettre en valeur la sensibilité de l'auteur.

Croniamantal s'en fut... Une dame lui marcha sur les pieds. Elle était
auteur et ne manqua point d'affirmer que cette rencontre ou collision
lui fournirait un sujet de nouvelle délicate.

Croniamantal prit ses jambes à son cou et arriva auprès du pont des
Saints-Pères où trois personnes qui discutaient un sujet de roman le
prièrent de juger leur cas; il s'agissait d'écrire l'histoire d'un
officier.

--Beau sujet, s'écria Croniamantal.

--Attendez, dit le voisin, un homme barbu, je prétends que le sujet est
encore trop neuf et trop rare pour le public actuel.

Et le troisième expliqua qu'il s'agissait d'un officier de restaurant,
l'homme de l'office, celui qui essuie la vaisselle...

Mais Croniamantal ne leur répondit pas et s'en fut visiter une
ancienne cuisinière qui faisait des vers, chez laquelle il espérait
rencontrer Tristouse, à l'heure du thé. Tristouse n'était pas là, mais
Croniamantal s'entretint avec la maîtresse de maison qui lui déclama
quelques poèmes.

C'était une poésie pleine de profondeur où tous les mots avaient un
sens nouveau. C'est ainsi qu'_archipel_ n'était employé par elle que
dans le sens de _papier buvard._

***

À peu de temps de là, le riche Paponat, fier de pouvoir se dire l'amant
de la célèbre Tristouse, et qui était désireux de ne point la perdre
car elle lui faisait honneur, décida d'emmener sa maîtresse en voyage à
travers l'Europe centrale.

--C'est entendu, dit Tristouse, mais nous ne voyagerons pas comme des
amants, car si vous m'êtes agréable, je ne vous aime point encore ou
du moins je m'efforce de ne point vous aimer. Nous voyagerons donc en
camarades et je m'habillerai en garçon, mes cheveux ne sont pas longs
et l'on m'a souvent dit que j'avais l'air d'un beau jeune homme.

--C'est ça, dit Paponat, et comme vous avez besoin de repos et que
de mon côté je suis assez fatigué, nous irons faire une retraite en
Moravie dans un couvent de Brünn où mon oncle, le prieur du Crépontois,
s'est retiré après l'expulsion des congrégations. C'est un des couvents
les plus riches et les plus agréables du monde. Je vous présenterai
comme un de mes amis et, n'ayez crainte, nous passerons pour amants
tout de même.

--J'en serai contente, dit Tristouse, car j'adore passer pour ce que je
ne suis pas. Nous partirons demain.



XV

Voyage


Croniamantal devint comme fou d'avoir perdu Tristouse. Mais il commença
dès cette heure à devenir célèbre, et tandis que sa réputation de poète
grandissait, se déclarait aussi sa vogue de dramaturge.

Les Théâtres jouaient ses pièces et la foule applaudissait son nom,
mais en même temps les ennemis des poètes et de la poésie grandissaient
en nombre et croissaient en haine audacieuse.

Lui, s'attristait de plus en plus, son âme se raréfiait en son corps
sans forces.

Quand il connut le départ de Tristouse il ne protesta pas, mais demanda
à la concierge si elle connaissait le but de ce voyage.

--Je l'ignore, dit cette femme; tout ce que je sais, c'est qu'elle est
allée dans l'Europe centrale.

--C'est bien, dit Croniamantal.

Et revenu chez lui, il réunit les quelques milliers de francs dont il
disposait et prit à la gare du Nord le train pour l'Allemagne.


***

Et le lendemain, veille de la Noël, à l'heure de l'horaire, le train
s'engouffra dans l'énorme gare de Cologne. Croniamantal, une petite
valise à la main, descendit le dernier de son wagon de troisième.
Sur le quai de la voie parallèle à celle qu'occupait son train,
une casquette rouge de chef de gare, des casques à boules d'agents
de police et des hauts de forme de notables, démontraient qu'on
attendait par le train suivant un personnage d'importance. Et de fait,
Croniamantal entendit d'un petit vieillard aux gestes secs dont la
femme grasse et étonnée bayait à la casquette rouge, les casques à
boule et les hauts de forme;

«Krupp... Essen... Pas de commandes... Italie.»

Croniamantal suivit la foule des voyageurs amenés par son train. Il
marchait derrière deux filles qui devaient être pédauques, tant leur
démarche ressemblait à celle des oies. Elles cachaient leurs mains sous
des pèlerines courtes; la tête de la première s'ornait d'un chapeau
minuscule et noir sur lequel étaient piqués des bouquets de roses
bleues, tandis que des plumes noires, droites, à tige mince épluchée
sauf à la pointe, tremblaient au-dessus comme de froid. Le chapeau de
la seconde était de feutre lisse, presque brillant, un nœud énorme de
satinette violette l'ombrageait de ridicule. C'étaient probablement
deux bonnes sans place, car elles furent happées au passage, pour ainsi
dire, par un groupe de dames chamarrées et laides qui portaient des
rubans de la Société catholique pour la protection des jeunes filles.
Les dames de la Société protestante ayant le même but se tenaient plus
loin. Croniamantal, placé maintenant derrière un gros homme à la barbe
dure, courte et roussâtre, habillé de vert, descendit l'escalier qui
mène au vestibule de la gare.

Dehors il salua le Dôme solitaire au milieu de la place irrégulière
qu'il emplit de sa masse. La gare tassait sa masse moderne près de la
cathédrale énorme. Des hôtels étalaient des enseignes en langue hybride
et proches du colosse gothique, semblaient cependant se tenir à une
distance respectueuse. Croniamantal renifla longtemps l'odeur de la
ville devant la cathédrale. Il semblait désappointé.

«Elle n'est point ici, se dit-il, mon nez la sentirait, mes nerfs
vibreraient, mes yeux la verraient.»

Il traversa la ville, passa les fortifications à pied comme poussé
par une force inconnue le long de la grand'route, en aval, sur la
rive droite du Rhin. Et de fait, Tristouse et Paponat, arrivés
l'avant-veille à Cologne, avaient acheté une automobile et continuaient
leur voyage; ils avaient pris la rive droite du Rhin dans la direction
de Coblence, et Croniamantal les suivait à la piste.

***

La nuit de Noël arriva. Un vieux rabbin prophétique de Dollendorf,
au moment où il s'engageait sur le pont qui relie Ronn à Beul, fut
repoussé par un violent coup de vent. La rafale de neige faisait rage.
Le bruit de l'ouragan couvrait les chants de Noël, mais les mille
lumières des arbres étincelaient dans chaque maison.

Le vieux juif sacra:

«_Kreuzdonnerwetter..._ je n'arriverai jamais au _Haenchen..._ Hiver,
mon vieil ami, tu ne peux rien sur ma vieille et joyeuse carcasse,
laisse-moi traverser sans encombre ce vieux Rhin qui est ivre comme
trente-six ivrognes. Moi-même je ne me dirige vers la noble taverne
fréquentée par les Borusses qu'afin de m'y soûler en compagnie de ces
bonnets blancs et à leurs dépens comme un bon chrétien, bien que je
sois juif.»


Le bruit de l'ouragan redoubla, des voix étranges se firent entendre.
Le vieux rabbin tressaillit et leva la tête en s'écriant:

«Donnerkeil! Ui jeh! ch, ch, ch. Eh! dites donc, là-haut, vous feriez
bien de retourner à vos affaires au lieu d'embêter les joyeux bougres
que leur sort force à marcher par de pareilles nuits... Eh! les mères,
n'êtes-vous plus sous la domination de Salomon?... Ohé! ohé! Tseilom
Kop! Meicabl! Farwaschen Ponim! Beheime! Vous voulez m'empêcher de
boire d'excellents vins de Moselle avec MM. les étudiants de la
Borussia qui sont trop heureux de trinquer avec moi à cause de ma
science bien connue et de mon lyrisme inimitable, sans compter tous mes
dons de sorcellerie et de prophétie.

«Esprits maudits! sachez que j'aurais bu aussi des vins du Rhin,
sans compter les vins de France. Je n'aurais pas négligé de sabler
le champagne en votre honneur, mes vieilles amies!... À minuit, à
l'heure où l'on fait Christkindchen, j'aurais roulé sous la table et
aurais dormi du moins pendant la soûlerie... Mais vous déchaînez les
vents, vous faites un vacarme infernal pendant cette nuit angélique
qui devrait être paisible. Vous ne l'ignorez pas, nous sommes dans la
période des jours alcyoniens... et, en fait de calme, vous semblez vous
crêper le chignon là-haut, belles dames... Pour amuser Salomon, sans
doute... Herrgottsocra,... qu'entends-je?... Lilith! Naama! Aguereth!
Mahala!... Ah! Salomon, pour ton plaisir, elles vont tuer tous les
poètes sur cette terre.

«Ah! Salomon! Salomon! roi jovial dont les amuseuses sont ces quatre
spectres nocturnes qui se dirigent de l'Orient vers le Nord, tu veux
ma mort, car je suis aussi poète comme tous les prophètes juifs et
prophète comme tous les poètes.

«Adieu la soûlerie de ce soir... Vieux Rhin, il faut que je te tourne
le dos. Je m'en vais me préparer à mourir en dictant mes plus lyriques
et dernières prophéties...»


Un fracas inouï, pareil à un coup de tonnerre éclata. Le vieux prophète
serra les lèvres en hochant la tête et regarda par terre, puis il se
courba et tendit l'oreille, assez près du sol. Lorsqu'il se redressa,
il murmura:

«La Terre même ne veut plus du contact insupportable des poètes.»

Alors, à travers les rues de Beuel, il se mit en route, tournant le dos
au Rhin.

Lorsque le rabbin eut traversé la voie du chemin de fer, il se trouva
devant deux chemins et tandis qu'il hésitait, ne sachant quel était le
bon, leva de nouveau la tête par hasard. Il vit devant lui un jeune
homme tenant une valise à la main et qui venait de Bonn; le vieux
rabbin ne reconnut pas ce personnage et il lui cria:

--Êtes-vous fou de voyager par un temps pareil, monsieur?

--J'ai hâte de rejoindre quelqu'un que j'ai perdu et dont je suis la
trace, répondit l'inconnu.

--Quelle est votre profession? cria le juif.

--Je suis un poète.


Le prophète tapa du pied et tandis que le jeune homme s'éloignait
il l'injuria ignoblement à cause de la pitié qui lui venait, puis
il baissa la tête et sans plus s'occuper du poète alla regarder les
poteaux pour se renseigner au sujet des routes. Il prit tout droit
devant lui en bougonnant.

«Heureusement que le vent est tombé... au moins on peut marcher...
J'avais cru d'abord qu'il arrivait pour me tuer. Mais non, il mourra
peut-être avant moi ce poète qui n'est même pas juif. Enfin, marchons
vite et joyeusement pour nous préparer une mort glorieuse.»

Le vieux rabbin marcha plus vite; avec sa longue houppelande, il
faisait l'effet d'un revenant, et des enfants qui, après l'arbre
de Noël, revenaient de Pützchen, passèrent près de lui en criant
d'épouvante, et longtemps ils jetèrent des pierres dans la direction où
il avait disparu.

***

Croniamantal parcourut ainsi une partie de l'Allemagne et de l'empire
autrichien; la force qui le poussait l'entraîna à travers la Thuringe,
la Saxe, la Bohême, la Moravie, jusqu'à Brünn, où il dut s'arrêter.

***

Le soir même de son arrivée, il parcourut la ville. Dans les rues
bordées de vieux palais, des Suisses énormes, en culotte et bicorne,
se tenaient debout devant les portes. Ils s'appuyaient sur de longues
cannes à pommeau de cristal. Leurs boutons d'or luisaient comme des
yeux de chat.

Croniamantal ne trouvait plus son chemin; il erra pendant quelque
temps et longeait des maisons pauvres où des ombres passaient vivement
derrière les fenêtres éclairées. Des officiers en long manteau bleu
passèrent. Croniamantal se tourna pour les suivre du regard, puis il
sortit de la ville et alla, dans la nuit, contempler la masse sombre
du Spielberg. Tandis qu'il examinait la vieille prison d'État, il y
eut près de Croniamantal un bruit de pas, puis il vit trois moines le
dépasser en gesticulant et parlant haut. Croniamantal courut après eux
et leur demanda son chemin.

«Vous êtes Français, lui dirent-ils; venez avec nous.»


Croniamantal les examina et vit qu'ils portaient sur leurs frocs de
petits manteaux beige fort élégants. Chacun d'eux tenait une badine
et était coiffé d'un chapeau melon. En route, un des moines dit à
Croniamantal:

«Vous vous êtes fort éloigné de votre hôtel, nous vous indiquerons le
chemin si vous voulez. Mais, si cela vous convient, vous pouvez fort
bien venir au couvent: on vous recevra convenablement, puisque vous
êtes étranger, et vous pourrez y passer la nuit.»


Croniamantal accepta joyeusement en disant:

«Je le veux bien, car n'êtes-vous pas mes frères, à moi qui suis poète?»

Ils se mirent à rire. Le plus vieux, qui avait des lorgnons cerclés
d'or et dont le ventre saillait hors du pet-en-l'air à la mode, leva
les bras en s'écriant:

«Poète! Est-ce possible?»


Et les deux autres, plus maigres, s'esclaffèrent en se baissant et en
se tenant le ventre comme s'ils avaient eu la colique.

«Soyons sérieux, dit le moine à lorgnon, nous allons traverser une rue
habitée par des juifs.»


Dans les rues, à chaque pas de porte, de vieilles femmes, debout comme
des sapins dans une forêt, appelaient, faisaient des signes.

--Fuyons cette puterie, dit le gros moine, qui était tchèque de nation,
que ses compagnons appelaient le père Karel.


Croniamantal et les moines finirent par s'arrêter devant un grand
couvent. Au son de la cloche, le portier vint ouvrir. Les deux moines
maigres dirent au revoir à Croniamantal, qui resta seul avec le père
Karel dans un parloir richement meublé.

«Mon enfant, dit le père Karel, vous vous trouvez dans un couvent
unique. Les moines qui l'habitent sont tous des gens comme il faut.
Nous avons d'anciens archiducs et même d'anciens architectes, des
soldats, des savants, des poètes, des inventeurs, quelques moines venus
de France après l'expulsion des congrégations et quelques hôtes laïcs
de bonnes manières. Tous sont des saints. Moi-même, tel que vous me
voyez, avec mes lorgnons et mon gros ventre, je suis un saint. Je vais
vous indiquer votre chambre, vous y resterez jusqu'à neuf heures; alors
vous entendrez la cloche du repas sonner et je viendrai vous chercher.»


Le père Karel guida Croniamantal à travers de longs corridors. Puis ils
montèrent un escalier de marbre blanc et, au deuxième étage, le père
Karel ouvrit une porte en disant:

«Votre chambre.»


Il lui montra le bouton de l'électricité et sortit.

La chambre était ronde, le lit et les meubles étaient ronds; sur la
cheminée, une tête de mort ressemblait à un vieux fromage.

Croniamantal se mit à la fenêtre, sous laquelle s'étendait l'obscurité
touffue d'un grand jardin monacal d'où semblaient monter des rires, des
soupirs, des cris de joie, comme si mille couples s'y étreignaient.
Alors une voix de femme, dans le jardin, chanta une chanson que
Croniamantal avait entendue autrefois:

       Croquemitaine
    Porte la rose et le lilas
       Le roi s'en vient
       --Bonjour Germaine
       --Croquemitaine
    Tu reviendras une autre fois

Et Croniamantal se mit à chanter la suite:

       --Bonjour Germaine
    Je viens aimer entre tes bras

Puis il attendit que la voix de Tristouse continuât le couplet.

Et des voix d'hommes de-ci de-là chantaient sur des airs graves des
chansons inconnues, tandis qu'une voix cassée de vieillard chevrotait:

   Vexilla régis prodeunt...

À ce moment, le père Karel entra dans la chambre, tandis qu'une cloche
sonnait à toute volée.

«Eh bien! mon garçon, on écoutait les rumeurs de notre beau jardin?
Il est plein de souvenirs, ce paradis terrestre. Tychobrahé y fit
l'amour autrefois avec une jolie juive qui lui disait tout le
temps:--Chazer,--ce qui signifie cochon en jargon. Moi, j'y ai vu
l'archiduc un tel s'y amuser avec un joli garçon qui avait le derrière
fait en forme de cœur. Allons dîner, allons dîner.

***

Ils arrivèrent dans un vaste réfectoire encore vide, et le poète put
examiner à son aise les fresques qui couvraient les murailles.

C'était Noé ivre-mort et couché. Son fils Cham découvrait la nudité
de son père, c'est-à-dire un cep de vigne joliment et naïvement peint
dont les branches servaient d'arbre généalogique ou à peu près, car
c'étaient les noms des abbés du couvent que l'on avait peints en
lettres rouges dans les folioles.

Les noces de Cana montraient un Mannekenpis pissant du vin dans les
barriques, tandis que la mariée, enceinte d'au moins huit mois,
présentait son ventre pareil à un baril à quelqu'un qui écrivait
dessus, au charbon: Tokaï.

C'étaient encore les soldats de Gédéon se soulageant de l'affreuse
colique causée par l'eau qu'ils avaient bue.

La longue table qui tenait le milieu de la salle, en longueur, était
mise avec une rare somptuosité. Les verres et les carafes étaient de
cristal taillé de Bohème, du cristal rouge le plus fin, dans lequel
n'entrent que de la fougère, de l'or et des grenats. Des pièces
d'argenterie superbes brillaient sur la blancheur de la nappe semée de
violettes.

Les moines arrivèrent deux par deux, capuchon sur la tête, bras croisés
sur la poitrine. En entrant, ils saluèrent Croniamantal et se placèrent
selon leur habitude. À mesure qu'ils arrivaient, le père Karel
disait à Croniamantal leur nom et leur pays d'origine. La tablée fut
bientôt complète et les convives étaient au nombre de cinquante-six,
Croniamantal compris. L'abbé, un Italien aux yeux bridés, dit le
bénédicité, et le repas commença, mais Croniamantal attendait avec
anxiété l'arrivée de Tristouse.

On servit d'abord un potage au bouillon dans lequel nageaient de
petites cervelles d'oiseaux et des petits pois...

***

«Nos deux hôtes français viennent de partir, dit un moine français qui
avait été le prieur du Crépontois. Je n'ai pu les retenir: le compagnon
de mon neveu chantait tout à l'heure au jardin, de sa jolie voix de
soprano. Il a manqué s'évanouir en entendant quelqu'un chanter, dans ce
couvent, la suite de la chanson. C'est en vain que mon neveu supplia
son gracieux camarade de rester ici; ils sont partis à cette heure et
ont pris le train, car leur automobile n'était pas prête. Nous la leur
enverrons par chemin de fer. Ils ne m'ont pas confié le but de leur
voyage, mais je pense que ces pieux enfants ont affaire à Marseille. Je
crois, au demeurant, les avoir entendus parler de cette ville.»


Croniamantal, pâle comme un linge, se leva alors:

«Excusez-moi, mes pères, leur dit-il, mais j'ai eu tort d'accepter
votre hospitalité. Il faut que je m'en aille, ne m'en demandez pas la
raison. Mais je garderai toujours un bon souvenir de la simplicité, de
la gaîté, de la liberté qui régnent ici. Tout cela m'est cher au plus
haut degré, pourquoi, pourquoi, hélas, n'en puis-je profiter?»



XVI

Persécution


En ce temps-là, on distribuait chaque jour des prix de poésie. Des
milliers de sociétés s'étaient fondées dans ce but et leurs membres
vivaient grassement en faisant, à date fixe, des largesses aux poètes.
Mais le 26 janvier était le jour où les plus grandes sociétés,
compagnies, conseils d'administration, académies, comités, jurys,
etc., etc., du monde entier décernaient celui qu'elles avaient fondé.
On attribuait ce jour-là 8,019 Prix de poésie dont le montant faisait
une somme de 50 millions 3,225 fr. 75. D'autre part, le goût de la
poésie ne s'étant répandu dans aucune classe de la population d'aucun
pays, l'opinion publique était très montée contre les poètes que l'on
appelait paresseux, inutiles, etc. Le 26 janvier de cette année-là se
passa sans incidents, mais le lendemain, le grand journal _La Voix_,
publié à Adélaïde (Australie), en langue française, contenait un
article du savant chimiste-agronome Horace Tograth (un Allemand, né à
Leipzig), dont les découvertes et les inventions avaient paru souvent
tenir du miracle. L'article intitulé _Le Laurier_ contenait une sorte
d'historique de la culture du laurier en Judée, en Grèce, en Italie,
en Afrique et en Provence. L'auteur donnait des conseils à ceux qui
avaient des lauriers dans leurs jardins, il indiquait les usages
multiples du laurier, dans l'alimentation, dans l'art, dans la poésie
et son rôle comme symbole de la gloire poétique. Il en venait à parler
mythologie, faisant des allusions à Apollon et à la fable de Daphné.
À la fin, Horace Tograth changeait brusquement de ton et terminait
ainsi son article: «Et puis, je le dis en vérité, cet arbre inutile est
encore trop commun, et nous avons des symboles moins glorieux auxquels
les peuples attribuent la saveur fameuse du laurier. Les lauriers
tiennent trop de place sur notre terre trop habitée, les lauriers
sont indignes de vivre. Chacun d'eux prend la place de deux hommes au
soleil. Qu'on abatte les lauriers et qu'on craigne leurs feuilles comme
un poison. Naguère encore symbole de poésie et de science littéraire,
elles ne sont aujourd'hui que le symbole de cette morte-gloire qui est
à la gloire ce que la mort est à la vie, ce que la main de gloire est à
la clef.

«La vraie gloire a abandonné la poésie pour la science, la philosophie,
l'acrobatie, la philanthropie, la sociologie, etc... Les poètes ne sont
plus bons aujourd'hui qu'à toucher de l'argent qu'ils ne gagnent point
puisqu'ils ne travaillent guère et que la plupart d'entre eux (sauf les
chansonniers et quelques autres) n'ont aucun talent et par conséquent
aucune excuse. Pour ceux qui ont quelque don, ils sont encore plus
nuisibles, car s'ils ne touchent rien, ni à rien, ils font chacun
plus de bruit qu'un régiment et nous rabattent les oreilles de ce
qu'ils sont maudits. Tous ces gens-là n'ont plus de raison d'être. Les
prix qu'on leur décerne sont volés aux travailleurs, aux inventeurs,
aux savants, aux philosophes, aux acrobates, aux philanthropes, aux
sociologues, etc. Il faut que les poètes disparaissent. Lycurgue les
avait bannis de la République, il faut les bannir de la terre. Sans
quoi les poètes, paresseux fieffés, seront nos princes et, sans rien
faire, vivront de notre travail, nous opprimeront, se moqueront de
nous. En un mot, il faut se débarrasser au plus vite de la tyrannie
poétique.

«Si les républiques et les rois, si les nations n'y prennent garde,
la race des poètes, trop privilégiée, croîtra dans de telles
proportions et si rapidement qu'avant peu de temps personne ne voudra
plus travailler, inventer, apprendre, raisonner, faire des choses
dangereuses, remédier aux malheurs des hommes et améliorer leur sort.

«Sans tarder, donc, il faut aviser et nous guérir de cette plaie
poétique qui ronge l'humanité.»


Un bruit énorme accueillit cet article. Il fut télégraphié ou téléphoné
partout, tous les journaux le reproduisirent. Quelques journaux
littéraires firent suivre la citation de l'article de Tograth de
réflexions moqueuses à l'égard du savant, on avait des doutes sur
l'état de sa mentalité. On riait de cette terreur qu'il manifestait à
l'égard du laurier lyrique. Les journaux d'informations et d'affaires,
au contraire, faisaient grand cas de l'avertissement. On y disait que
l'article de _La Voix_ était génial.

L'article du savant Horace Tograth avait été un prétexte unique,
admirable pour affirmer la haine de la poésie. Et le prétexte était
poétique. L'article du savant d'Adélaïde faisait appel au merveilleux
de l'antiquité dont le souvenir gît dans tout homme bien né et à
l'instinct de conservation que connaissent tous les êtres. C'est
pourquoi presque tous les lecteurs de Tograth furent émerveillés,
effrayés et ne voulurent pas manquer l'occasion de faire du tort aux
poètes qui, à cause du grand nombre de prix dont ils bénéficiaient,
étaient jalousés par toutes les classes de la population. La plupart
des journaux concluaient en demandant que les gouvernements prissent
des mesures pour qu'au moins les prix de poésie fussent supprimés.

Le soir, dans une autre édition de _La Voix_, le chimiste-agronome
Horace Tograth, publiait un nouvel article qui, de même que le premier,
télégraphié ou téléphoné partout, porta l'émotion à son comble dans la
presse, parmi le public et chez les gouvernants. Le savant terminait
ainsi:

«Monde, choisis entre ta vie et la poésie; si l'on ne prend pas de
mesures sérieuses contre elle, c'est fait de la civilisation. Tu
n'hésiteras point. Dès demain commencera l'ère nouvelle. La poésie
n'existera plus, on brisera les lyres trop lourdes pour les vieilles
inspirations. On massacrera les poètes.»


***

Pendant la nuit la vie fut pareille dans toutes les villes du globe.
L'article télégraphié partout avait été reproduit dans des éditions
spéciales des journaux locaux qu'on s'arrachait. Le peuple était
partout de l'avis de Tograth. Les tribuns descendirent dans la rue et
se mêlant à la foule l'excitèrent. La plupart des gouvernements prirent
d'ailleurs cette nuit même des décisions dont le texte affiché au fur
et à mesure provoquait dans les rues un enthousiasme indescriptible. La
France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal décrétèrent les premières
que les poètes établis sur leur territoire seraient emprisonnés au plus
tôt, en attendant qu'on décidât de leur sort. Les poètes étrangers ou
absents qui tenteraient de pénétrer dans ces pays risqueraient d'être
condamnés à mort. On télégraphia que les États-Unis d'Amérique avaient
décidé d'électrocuter tout homme dont la profession de poète serait
notoire. On télégraphia aussi qu'en Allemagne il avait été décrété que
les poètes en vers ou en prose établis sur le territoire de l'empire
resteraient enfermés jusqu'à nouvel ordre dans leurs demeures. À la
vérité, durant cette nuit et la journée qui suivit tous les États
du globe, même ceux qui ne possédaient que de mauvais petits bardes
sans lyrisme, prirent des mesures contre le nom même de poète. Seuls,
deux pays firent exception, c'étaient l'Angleterre et la Russie. Ces
lois improvisées furent mises aussitôt à exécution. Tous les poètes
qui se trouvaient sur les territoires français, italien, espagnol
et portugais furent emprisonnés le lendemain, tandis que quelques
journaux littéraires paraissaient encadrés de noir et se lamentaient
sur la nouvelle terreur. Des dépêches arrivées à midi annoncèrent
qu'Aristénète Sud-Ouest, le grand poète nègre d'Haïti, avait été coupé
en morceaux le matin même et dévoré par une populace de noirs et de
mulâtres ivres de soleil et de carnage. À Cologne, la Rayserglocke
avait tonné toute la nuit, et le matin, le professeur docteur Stimmung,
auteur d'une épopée médiévale en quarante-huit chants, étant sorti pour
prendre le train, car il se rendait à Hanovre, avait été poursuivi par
une troupe de fanatiques qui lui donnait des coups de bâton et criait:
«À mort le poète!»

Il s'était réfugié dans la cathédrale et y demeura enfermé avec
quelques bedeaux par la population déchaînée des Drikkes, des Hannes
et des Marizibill. Ces dernières surtout se montraient acharnées,
invoquaient la Vierge, sainte Ursule et les trois rois Mages en plat
allemand, sans négliger de donner des coups de poing, afin de se frayer
un passage dans la foule. Leurs patenôtres et adjurations pieuses
étaient entrelardées d'insultes admirablement ignobles à l'égard du
professeur-poète, qui devait surtout sa réputation à l'unisexualité
de ses mœurs. Le front contre terre, il se mourait de peur sous le
grand saint Christophe de bois. Il entendit les bruits des maçons qui
muraient toutes les issues de la cathédrale et se prépara à mourir de
faim.

Vers deux heures, on télégraphia qu'un sacristain-poète de Naples avait
vu bouillonner le sang de saint Janvier dans l'ampoule. Le sacristain
était sorti en proclamant le miracle et s'était empressé d'aller au
port jouer à la mourre. Il avait gagné à ce jeu tout ce qu'il avait
voulu et un coup de couteau à la poitrine.

Les télégrammes annonçant les arrestations de poètes se succédèrent
toute la journée. L'électrocution des poètes américains fut connue vers
quatre heures.

À Paris, quelques jeunes poètes de la rive gauche épargnés à cause de
leur manque de notoriété organisèrent une manifestation qui partit de
la Closerie des Lilas vers la Conciergerie, où était enfermé le prince
des poètes.

La troupe arriva pour disperser les manifestants. La cavalerie chargea.
Les poètes sortirent des armes et se défendirent, mais le peuple à
cette vue se mêla à la bagarre. On étrangla les poètes et quiconque se
proclamait leur défenseur.

Ainsi commença la persécution qui s'étendit rapidement dans le monde
entier. En Amérique, après l'électrocution des poètes célèbres, on
lyncha tous les chansonniers nègres et même beaucoup qui de leur vie
n'avaient fait de chansons; ensuite on tomba sur les blancs de la
bohème littéraire. On apprit aussi que Tograth, après avoir dirigé
lui-même la persécution en Australie, s'était embarqué à Melbourne.



XVII

Assassinat


Comme Orphée, tous les poètes étaient près d'une malemort. Partout
les éditeurs avaient été pillés et les recueils de vers brûlés. Dans
chaque ville, des massacres avaient eu lieu. L'admiration universelle
allait pour le moment à cet Horace Tograth qui d'Adélaïde (Australie)
avait déchaîné la tempête et semblait avoir à jamais détruit la
poésie. La science de cet homme, racontait-on, tenait du miracle. Il
dissipait les nuages ou amenait un orage au lieu qu'il voulait. Les
femmes, dès qu'elles le voyaient, étaient prêtes à faire sa volonté.
Au demeurant, il ne dédaignait pas les virginités ou féminines ou
masculines. Dès que Tograth avait su quel enthousiasme il avait éveillé
dans tout l'univers, il avait annoncé qu'il irait dans les principales
villes du globe après que l'Australie aurait été débarrassée de ses
poètes érotiques ou élégiaques. En effet, on apprit à quelque temps
de là le délire des populations de Tokio, de Pékin, de Yakoutsk, de
Calcutta, du Caire, de Buenos-Ayres, de San Francisco, de Chicago,
à l'occasion de la visite de l'infâme Allemand Tograth. Il laissa
partout une impression surnaturelle à cause de ses miracles qu'il
disait scientifiques, de ses guérisons extraordinaires qui portèrent au
sublime sa réputation de savant et même de thaumaturge.

Le 30 mai, Tograth débarqua à Marseille. La population était massée
sur les quais, Tograth arriva du paquebot dans une chaloupe. Dès qu'on
qu'on l'aperçut, les cris, les vivats, les braillements poussés par
des gosiers innombrables se mêlèrent au bruit du vent, des vagues et
des sirènes sur les vaisseaux. Tograth était debout dans la chaloupe,
grand et maigre. À mesure que la chaloupe approchait, on distinguait
mieux les traits du héros. Son visage était glabre et bleuissait à
l'endroit des poils, sa bouche presque sans lèvres blessait d'une
large estafilade le visage sans menton, ce qui faisait qu'on eût dit
d'un requin. Au-dessus, le nez se retroussait et laissait béantes les
narines. Le front montait perpendiculaire, très haut et très large. Le
costume de Tograth était blanc, très collant, ses souliers également
blancs avaient des talons hauts. Il ne portait pas de chapeau.
Lorsqu'il posa le pied sur le sol de Marseille, l'enthousiasme fut tel
qu'après que les quais se furent vidés, trois cents personnes furent
trouvées mortes étouffées, foulées aux pieds, écrasées. Quelques hommes
saisirent le héros et le portèrent ainsi, tandis que l'on chantait,
criait et que des femmes lui jetaient des fleurs jusqu'à l'hôtel où des
appartements lui avaient été préparés, et à la porte s'étaient placés
les directeurs, les interprètes, les pisteurs.

***


Le même matin, Croniamantal, venant de Brünn, était arrivé à Marseille
pour y chercher Tristouse qui s'y trouvait depuis la veille au soir
avec Paponat. Tous trois s'étaient mêlés à la foule qui acclamait
Tograth devant l'hôtel où il devait descendre.

--Heureuse fureur, dit Tristouse. Vous n'êtes pas poète, Paponat, vous
avez appris des choses qui valent infiniment mieux que la poésie.
N'est-ce pas, Paponat, que vous n'êtes nullement poète?

--En effet, ma chère, répondit Paponat, j'ai versifié pour m'amuser,
mais je ne suis pas poète, je suis un homme d'affaires excellent et nul
ne s'y entend mieux que moi pour gérer une fortune.

--Ce soir, vous mettrez à la poste une lettre pour _La Voix_
d'Adélaïde, vous direz tout cela et ainsi vous serez à l'abri.

--Je n'y manquerai pas, dit Paponat. À-t-on jamais vu ça, poète! c'est
bon pour Croniamantal.

--J'espère bien, dit Tristouse, qu'on va le massacrer à Brünn, où il
pensait nous trouver.

--Mais justement le voilà, dit doucement Paponat. Il est dans la foule.
Il se cache, il ne nous a pas vus.

--Je voudrais qu'on le massacrât sans tarder, dit Tristouse avec un
soupir. J'ai idée que cela ne tardera pas.

--Regardez, dit Paponat, voici venir le héros.

***

Le cortège qui amenait Tograth étant arrivé devant l'hôtel, on déposa
l'agronome sur le sol. Tograth se tourna vers la foule et lui parla:

«Marseillais, je pourrais, pour vous remercier, employer des paroles
plus grosses que votre célèbre sardine. Je pourrais faire un long
discours. Mais ces paroles ne seraient jamais proportionnées à la
magnificence de la réception que vous m'aviez réservée. Je sais qu'il y
a parmi vous des maux que je puis soulager grâce à la science, non pas
seulement la mienne, mais celle que les savants ont accumulée depuis
des millénaires. Qu'on amène les malades, je veux les guérir.»


Un homme dont le crâne était chauve comme celui d'un habitant de Mycone
cria:

«Tograth! divinité humaine, savantissime tout-puissant, donne-moi une
chevelure luxuriante.»


Tograth sourit et dit qu'on laissât cet homme s'approcher, ensuite il
toucha le crâne dénudé en disant:

«Ton caillou stérile se recouvrira d'une abondante végétation, mais
souviens-toi de ce bienfait en haïssant à jamais le laurier.»


En même temps que le chauve, une fille s'était approchée. Elle implora
Tograth:

«Bel homme, bel homme, regarde ma bouche, mon amant, à coups de poing,
m'a cassé quelques dents, rends-les-moi.»


Le savant sourit et lui mit un doigt dans la bouche en disant:

«Tu peux mordre maintenant, tu as des dents superbes, Mais, en
reconnaissance, montre ce que tu as dans ton sac.»


La fille rit en ouvrant la bouche où brillèrent de nouvelles dents,
puis elle ouvrit son sac en s'excusant:

«C'est une drôle d'idée, devant tout le monde. Voilà mes clefs, voici
la photographie sur émail de mon amant; il est mieux que ça.»


Mais les yeux de Togralh avaient brillé; il avait avisé, pliées,
quelques chansons parisiennes rimées sur des airs viennois, Il prit ces
papiers et après les avoir regardés:

--Ce ne sont que des chansons, dit-il, n'as-tu pas de poésies?

--J'en ai une bien jolie, dit la fille, c'est le pisteur de l'hôtel
Victoria qui me l'a faite avant de partir pour la Suisse. Mais je ne
l'ai pas montrée à Sossi.


Et elle tendit à Tograth un petit papier rose sur lequel se trouvait ce
lamentable acrostiche:

        Mon aimée adorée avant que je m'en aille,
        Avant que notre amour, Maria, ne déraille,
 MARIA  Râle et meure, m'amie, une fois, une fois,
        Il faut nous promener tous deux seuls dans les bois,
        Alors je m'en irai plein de bonheur je crois.

«Ce n'est pas seulement de la poésie, dit Tograth, elle est, en outre,
idiote.»


Il déchira le papier et le jeta dans le ruisseau, tandis que la fille
claquait des dents et assurait d'un air effrayé:

«Bel homme, bel homme, je ne savais pas que ce fût mal.»


À ce moment, Croniamantal s'avança auprès de Tograth et apostropha la
foule:

«Canailles, assassins!»


Des rires éclatèrent. On cria:

«À l'eau, le couillon!»


Et Tograth, regardant Croniamantal, lui dit:

«Mon ami, que cette affluence ne vous offusque point. Moi, j'aime la
populace, bien que je descende dans des hôtels où elle ne fréquente
point.»


Le poète laissa parler Tograth, puis il reprit, s'adressant à la foule:

«Canaille, ris de moi, tes joies sont comptées, on te les arrachera une
à une. Et sais-tu, populace, quel est ton héros?»


Tograth souriait et la foule était devenue attentive. Le poète
poursuivit:

«Ton héros, populace, c'est l'Ennui apportant le Malheur.»


Un cri d'étonnement sortit de toutes les poitrines. Des femmes firent
le signe de la croix. Tograth voulut parler, mais Croniamantal le
saisit brusquement par le cou, le jeta sur le sol et l'y maintint en
posant un pied sur sa poitrine. En même temps il parla:

«C'est l'Ennui et le Malheur, le monstre ennemi de l'homme, le
Léviathan gluant et immonde, le Béhémoth souillé de stupres, de viols
et par le sang des merveilleux poètes. Il est le vomissement des
Antipodes, ses miracles ne trompent pas plus les clairvoyants que les
miracles de Simon le magicien n'en imposaient aux Apôtres. Marseillais,
Marseillais, pourquoi vous dont les ancêtres s'en sont venus du pays
le plus purement lyrique, vous êtes-vous solidarisés avec les ennemis
des poètes, avec les barbares de toutes les nations? Le plus étrange
miracle de l'Allemand revenu d'Australie, le connaissez-vous? C'est
d'en avoir imposé au monde et d'avoir été un instant plus fort que la
création même, que la poésie éternelle.»


Mais Tograth, qui avait pu se dégager, se dressa, sali de poussière et
ivre de rage, il demanda:

«Qui es-tu?»


Et la foule cria:

«Qui es-tu, qui es-tu?»


Le poète se tourna vers l'orient et parla d'une voix exaltée:

«Je suis Croniamantal, le plus grand des poètes vivants. J'ai souvent
vu Dieu face à face. J'ai supporté l'éclat divin que mes yeux humains
tempéraient. J'ai vécu l'éternité. Mais les temps étant venus, je suis
venu me dresser devant toi.»


Tograth accueillit d'un éclat de rire terrible ces dernières paroles.
Les premiers rangs de la foule ayant vu rire Tograth rirent aussi,
et le rire en éclats, en roulades, en trilles se communiqua bientôt
à la populace tout entière, à Paponat et à Tristouse Ballerinette.
Toutes les bouches ouvertes faisaient face à Croniamantal qui perdait
contenance. On cria parmi les rires:

«À l'eau, le poète!... Au feu, Croniamantal!... Aux chiens, l'amant du
laurier!»


Un homme qui était au premier rang et avait un gros gourdin en appliqua
un coup à Croniamantal, dont la grimace douloureuse fit redoubler les
rires de la foule. Une pierre habilement lancée vint frapper le nez du
poète, dont le sang jaillit. Une marchande de poisson fendit la foule,
puis, se plaçant devant Croniamantal, lui dit:

«Hou! le corbeau. Je te reconnais, Peuchaire! tu es un policier qui
s'est fait poète; tiens, vache, tiens, conteur de bourdes.»


Et elle lui asséna une gifle formidable en lui crachant au visage.
L'homme que Tograth avait guéri de la calvitie s'approcha en disant:

«Regarde mes cheveux, est-ce un faux miracle, ça?»


Et levant sa canne, il la poussa si adroitement qu'elle creva l'œil
droit. Croniamantal tomba à la renverse, des femmes se précipitèrent
sur lui et le frappèrent. Tristouse trépignait de joie, tandis que
Paponat essayait de la calmer. Mais du bout de son parapluie, elle
alla crever l'autre œil de Croniamantal, qui la vit en cet instant et
s'écria:

«Je confesse mon amour pour Tristouse Ballerinette, la poésie divine
qui console mon âme.»


Alors de la foule des hommes crièrent:

«Tais-toi, charogne! attention les madames.»


Les femmes s'écartèrent vite, et un homme qui balançait un grand
couteau posé sur sa main ouverte le lança de telle façon qu'il vint
se planter dans la bouche ouverte de Croniamantal. D'autres hommes
firent de même. Les couteaux se fichèrent dans le ventre, la poitrine,
et bientôt il n'y eut plus sur le sol qu'un cadavre hérissé comme une
bogue de châtaigne marine.



XVIII

Apothéose


Croniamantal mort, Paponat avait ramené à l'hôtel Tristouse
Ballerinette qui, aussitôt qu'elle y fut, se livra à une crise de
nerfs dans les règles. On était dans un vieil immeuble et, par hasard,
dans un placard, Paponat découvrit une bouteille d'eau de la reine
de Hongrie qui remontait au XVIIe siècle. Ce remède agit rapidement.
Tristouse reprit ses sens et alla sans plus tarder à l'hôpital réclamer
le corps de Croniamantal, qu'on lui remit sans difficulté.

Elle lui fit des funérailles décentes et plaça sur sa tombe une pierre
sur laquelle on grava, comme épitaphe:

      Marchez sur la pointe des pieds
    Pour ne pas troubler le bon sommeil

Ensuite elle revint à Paris avec Paponat qui l'abandonna quelques jours
après pour un mannequin des Champs-Élysées.

Tristouse ne le regretta pas longtemps. Elle prit le deuil de
Croniamantal et monta à Montmartre, chez l'oiseau du Bénin, qui
commença par lui faire la cour, et après qu'il en eût eu ce qu'il
voulait, ils se mirent à parler de Croniamantal.

--Il faut que je lui fasse une statue, dit l'oiseau du Bénin. Car je ne
suis pas seulement peintre, mais aussi sculpteur.

--C'est ça, dit Tristouse, il faut lui élever une statue.

--Où ça? demanda l'oiseau du Bénin; le gouvernement ne nous accordera
pas d'emplacement. Les temps sont mauvais pour les poètes.

--On le dit, répliqua Tristouse, mais ce n'est peut-être pas vrai. Que
pensez-vous du bois de Meudon, monsieur l'oiseau du Bénin?

--J'y avais bien pensé, mais je n'osais le dire. Va pour le bois de
Meudon.

--Une statue en quoi? demanda Tristouse. En marbre? En bronze?

--Non, c'est trop vieux, répondit l'oiseau du Bénin, il faut que je lui
sculpte une profonde statue en rien, comme la poésie et comme la gloire.

--Bravo! Bravo! dit Tristouse en battant des mains, une statue en rien,
en vide, c'est magnifique, et quand la sculpterez-vous?

--Demain, si vous voulez; nous allons dîner, nous passerons la
nuit ensemble, et dès le matin nous irons au bois de Meudon, où je
sculpterai cette profonde statue.

***

Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils allèrent dîner avec l'élite
montmartroise, rentrèrent se coucher vers minuit et le lendemain matin,
à neuf heures, après s'être munis d'une pioche, d'une bêche, d'une
pelle et d'ébauchoirs, ils prirent le chemin du joli bois de Meudon, où
ils rencontrèrent, en compagnie de sa mie, le prince des poètes, tout
heureux des bonnes journées qu'il avait passées à la Conciergerie.

Dans la clairière, l'oiseau du Bénin se mit à l'ouvrage. En quelques
heures, il creusa un trou ayant environ un demi-mètre de largeur et
deux mètres de profondeur.

Ensuite, on déjeuna sur l'herbe.

L'après-midi fut consacré par l'oiseau du Bénin à sculpter l'intérieur
du monument à la semblance de Croniamantal.

Le lendemain, le sculpteur revint avec des ouvriers qui habillèrent le
puits d'un mur en ciment armé large de huit centimètres, sauf le fond
qui eut trente-huit centimètres, si bien que le vide avait la forme de
Croniamantal, que le trou était plein de son fantôme.

***

Le surlendemain, l'oiseau du Bénin, Tristouse, le prince des poètes
et sa mie revinrent au monument qui fut comblé avec la terre qu'on
en avait tirée et là, la nuit tombée, on planta un beau laurier des
poètes, tandis que Tristouse Ballerinette dansait en chantant:

    Toutes ne t'aiment pas tu mens
    Palantila mila miman
    Quand il fut l'amant de la reine
    Il est le roi puisqu'elle est reine
    C'est vrai c'est vrai je l'aime
    Croniamantal au fond du puits
             Est-ce lui


       Cueillons la marjolaine
              La nuit



_À René Berthier_

Le Roi-Lune


I

Le 23 février 1912, je parcourais à pied cette partie du Tyrol qui
commence presque aux portes de Munich. Il gelait, le soleil avait
brillé durant tout le jour et j'avais laissé loin derrière moi une
région où des châteaux fabuleux se reflétaient dans des lacs roses au
crépuscule. La nuit était tombée, la pleine lune l'illuminait, bloc
flottant dans le firmament où scintillaient de froides étoiles. Il
pouvait être cinq heures. Je me hâtais, voulant arriver pour le dîner
au grand hôtel de Werp, village bien connu des alpinistes et qui,
d'après la carte que j'avais en poche, ne devait plus être éloigné
que de trois ou quatre kilomètres. Le chemin était devenu mauvais.
J'arrivai à un carrefour où aboutissaient quatre sentiers; je voulus
consulter ma carte, mais je m'aperçus que je l'avais perdue en route.
D'autre part le lieu où je me trouvais ne répondait à aucun point
de l'itinéraire que je m'étais tracé avant le départ et dont je me
souvenais nettement: j'étais égaré. Le temps me pressait et je ne
tenais pas à coucher à la belle étoile. Je pris par le sentier qui
me parut orienté dans la direction de Werp. Au bout d'une demi-heure
de marche je m'arrêtai en un endroit où le sentier finissait devant
une muraille de rochers haute de cinquante mètres environ et derrière
laquelle des montagnes s'élevaient en masses chaotiques, blanches de
neige. Autour de moi de grands sapins agitaient leurs formes sombres et
retombantes, car le vent s'était levé et leurs cimes s'entrechoquant,
ce bruit lugubre ajoutait encore à l'horreur du désert où le hasard
m'avait entraîné. Je compris qu'il serait impossible de trouver Werp
avant le jour et je cherchai quelque grotte, quelque anfractuosité de
rocher où m'abriter du vent jusqu'à l'aube. Comme j'examinais fort
soigneusement cette sorte de falaise qui se dressait devant moi, il
me sembla apercevoir une ouverture vers laquelle je me dirigeai. Je
reconnus une caverne très spacieuse et m'y aventurai. Au dehors, le
vent faisait rage et la plainte des sapins avait quelque chose de
poignant, comme si des milliers de voyageurs égarés avaient crié leur
désespoir. Au bout de quelques minutes, m'étant habitué à la caverne,
je perçus un bruit lointain de musique. Je crus d'abord m'être trompé,
mais bientôt, je ne doutai plus, des ondes sonores et harmonieuses
parvenaient jusqu'à mes oreilles et provenaient des entrailles de la
montagne. Quel étonnement et quelle terreur! je voulus fuir. Puis la
curiosité l'emporta et, tâtonnant le long de la paroi, je m'acheminai
dans le but d'explorer la caverne de sorcellerie. J'avançai ainsi
pendant plus d'un quart d'heure et les harmonies de l'orchestre
souterrain se précisaient; puis la paroi fit un angle brusque. Je
tournai changeant de direction et j'aperçus, à une distance que je ne
pouvais évaluer, un peu de lumière filtrant, paraissait-il, autour d'un
vantail. Je hâtai le pas et arrivai bientôt devant une porte.

La musique avait cessé. J'entendais une rumeur de voix éloignées. Me
disant alors que les mélomanes souterrains ne devaient pas être, après
tout, des gens dangereux et, d'autre part, comme malgré les apparences
je ne pouvais me résoudre à admettre que mon aventure eût une origine
surnaturelle, je frappai deux fois à la porte, mais personne ne vint.
Enfin, ma main ayant rencontré un loquet, je le tou ruai et n'éprouvant
aucune résistance, je pénétrai dans une vaste salle dont les parois
étaient revêtues de marbres de couleur, de coquillages et où régnait
une demi-lumière, tandis que de l'eau ruisselait dans des vasques ou
nageaient des poissons multicolores.



II


Ce n'est qu'après avoir longtemps regardé autour de moi que je vis au
fond de la grotte une porte entr'ouverte par laquelle je me hasardai à
jeter un coup d'œil dans la salle suivante qui était très spacieuse et
très haute de plafond. C'était une sorte de salle à manger meublée au
centre d'une table ronde, assez vaste, pour donner place à plus de cent
convives. Pour l'instant, il s'en trouvait là une cinquantaine environ
qui tous, jeunes gens de quinze à vingt-cinq ans, bavardaient avec
animation.

De la porte où je me tenais, et où on ne me voyait point, je remarquai
que la table n'avait point de pieds. Elle était suspendue au plafond
par quatre crochets portant des poulies sur lesquelles s'enroulaient
des câbles métalliques; de ces poulies les câbles filaient en sens
différents le long du plafond et après avoir passé dans des anneaux
fixés à la corniche descendaient le long des murailles, où l'on pouvait
les baisser, les remonter et les arrêter à volonté. Il en était de même
des sièges de cette singulière salle à manger: ils avaient tous l'air
d'escarpolettes. Des lampes électriques brillaient dans des ampoules de
teintes différentes. Je remarquai qu'il y avait toutes les couleurs du
prisme et ces ampoules suspendues du bout de leur fil étaient disposées
comme à plaisir et au hasard dans toute la salle et à des hauteurs
différentes, il y en avait même qui semblaient sortir de la plinthe
près du plancher. Ces lumières aux teintes versicolores étaient si bien
distribuées qu'on eût dit qu'il régnait dans la salle la lumière même
du soleil.

Je ne vis point de domestiques, mais au bout d'un instant, les convives
ayant assez mangé des mets qui leur avaient été servis, les valets
entrèrent par les portes du fond pour emporter le premier service et
d'autres serviteurs arrivèrent poussant devant eux un petit chariot
où était étendu, sur un lit de bois sec, un bœuf tout vivant qu'on y
avait solidement attaché. Lorsque le chariot, dont le fond pouvait
dégager une chaleur électrique suffisante à cuire un rôti, fut auprès
de la table, tout s'alluma et il y eut bientôt, sous le bœuf que l'on
retournait vivant, un brasier instantané et aromatique. À ce moment
quatre écuyers tranchants s'avancèrent de cet air satisfait et fatigué
de mon ami René Berthier lorsque avant de quitter le domaine de la
science pour celui de la poésie ou inversement, au moyen d'une lime
à ongles il tente l'ouverture de sa boîte d'ananas quotidienne. Les
convives, qui devisaient fort agréablement, s'interrompirent aussitôt
pour choisir le morceau de leur goût, comme font les journalistes
d'affaires après une nouvelle conquête coloniale. Le bœuf vivant était
découpé à l'endroit désigné, et telle était l'habileté du boucher que
le morceau était détaché et rôti sans qu'aucun des organes essentiels
ne fût touché. Bientôt il ne resta que la peau et le squelette que l'on
emporta comme un contribuable dévoré par les collecteurs d'impôts.

Alors, entrèrent vingt oiseleurs, l'appeau en bouche et qui portaient
chacun deux grandes cages pleines de canards plumés vivants que l'on
étouffa devant chaque convive. Les sommeliers, qui se présentèrent
spontanément, versèrent des rasades de vin de Hongrie et vingt
trompettes, qui entrèrent par quatre portes à la fois, se mirent à
sonner dans leurs instruments pavoisés.

***

Ce repas d'aliments vivants m'avait paru si singulier que je fus un peu
inquiet sur le sort qui m'attendait en compagnie de gens aussi avides
de sang, mais ils se levèrent alors, et tandis qu ils allumaient qui
des cigarettes, qui des cigares, les valets débarrassèrent la table et
la hissèrent en un clin d'œil jusqu'au plafond, ainsi que les sièges.
La salle demeura vide de meubles, et les trompettes s'en étant allés
furent remplacés par quatre violonistes aveugles qui jouaient des airs
à la mode, ce qui engagea aussitôt ces jeunes gens à danser. Mais cet
exercice ne dura pas plus d'un quart d'heure, après quoi ils s'en
allèrent dans une autre salle.

***

La porte étant restée ouverte, je m'avançai à pas de loup: je les
vis qui devisaient entre eux, tandis qu'autour d'eux de singuliers
meubles semblaient danser de la façon la plus bizarre et sans musique.
Ces meubles se haussaient petit à petit comme un poète de salon et
se dandinaient en se haussant et grandissaient par saccades; bientôt
ils prirent l'apparence de meubles confortables, fauteuils et divans
de cuir; une table avait l'apparence d'un champignon, elle était
recouverte de cuir comme le reste du mobilier.

Aussitôt que les meubles eurent pris cette apparence honnête et cessé
de haleter, les inconnus s'assirent dans les fauteuils et continuèrent
de fumer; quatre d'entre eux s'installèrent autour de la table et
entamèrent une partie de bridge qui provoqua aussitôt les discussions
les plus désagréables, à ce point que l'un d'eux ayant posé sur la
table son cigare allumé et tandis qu'il discutait, rouge de colère, un
coup de son adversaire, la table éclata soudain comme un dirigeable
allemand, jetant quelque perturbation dans la partie de cartes et
dans l'assistance. Un nègre accourut aussitôt pour enlever la table
pneumatique qui avait éclaté au contact du cigare et qui gisait à
terre comme un éléphant mort; il proposa d'apporter une autre de ces
tables de caoutchouc recouvert de cuir, car il s'agissait d'un nouveau
mobilier gonflable et dégonflable à volonté, et partant peu encombrant,
même en voyage. Mais ces messieurs déclarèrent qu'ils n'avaient plus
envie de jouer, et le nègre n'eut qu'à dégonfler le mobilier, qui
s'affaissa en sifflant comme un serviteur russe sibilant devant son
maître. Tout le monde quitta ensuite ce fumoir démeublé et le nègre
éteignit l'électricité.



III


M'étant trouvé soudain dans l'obscurité, je gagnai la muraille et me
dirigeai dans le sens où les voix s'éloignaient. En tâtonnant, je
gagnai un escalier au bas duquel s'ouvrit une porte qui donnait sur un
couloir étroit creusé dans le rocher et sur les parois duquel je vis,
ou gravés ou écrits au crayon ou au fusain, les plus extraordinaires
des grafïitti obscènes. Je cite ceux dont je me souviens, mais en
voilant la crudité de quelques-uns des termes qui étaient employés.

Un double phalle monstrueux fleuronnait l'M initiale de l'inscription
suivante:

      MICHEL-ANGE A CAUSÉ UN VIF PLAISIR
            A HANNS VON JAGOW

C'était écrit au crayon.

Plus loin, d'un cœur percé d'une flèche entourée d'un aspic sortait une
banderole avec cette devise:

         À CLÉOPÂTRE POUR LA VIE

Un érudit avait formulé en caractères gothiques un souhait qui m'emplit
de stupéfaction et qui se rapportait à Hrotswitha, la dramaturge:

        JE VOUDRAIS FAIRE L'AMOUR
                 AVEC
        L'ABBESSE DE GANDERSHEIM

L'histoire de France avait inspiré à un anonyme, admirateur du xviii'
siècle, l'exclamation la plus délirante:

               IL ME FAUT
          MADAME DE POMPADOUR

Ces inscriptions étaient gravées avec une pointe métallique dans la
paroi.

En voici une, tracée à la craie et accompagnée de trois ctéïs ailés et
d'ampleur différente:

        J'AI EU LE MÊME SOIR LA MÊME
        JOLIE TYROLIENNE DU XVIIe SIÈCLE
        À SES AGES DE 16, 21 ET 33
        ANS J'AURAIS PU ENCORE L'AVOIR
        À SON AGE DE 70 ANS MAIS
        J'AI PASSÉ LA MAIN À NICOLAS

L'anglomanie battait son plein dans cette déclaration catégorique au
crayon bleu:

        L'ANGLAISE INCONNUE
        DU TEMPS DE CROMWELL
            AVALE TOUT

                               _Signé_WILLY HORN

Une inscription largement tracée au fusain et presque effacée par
endroits semblait un éclat de rire sarcastique qui me parut presque
inconvenant dans cet inimaginable cimetière graphique:

        J'AI EU HIER LA COMTESSE TERNISKA
           À L'AGE DE 17 ANS ELLE QUI
              EN A 45 BIEN SONNÉS


                                H. VON M.

Enfin je ne me crus pas trop audacieux en rapportant, eu égard
aux graffitti précédents et malgré toute l'invraisemblance de la
supposition, au mignon du roi Henri II cet aveu passionné et plein de
franchise:

        J'AIME QUÉLUS À LA FOLIE

Ces inscriptions équivoques et énigmatiques me remplirent de
stupéfaction. Des cœurs percés, des cœurs enflammés, des cœurs doubles,
d'autres emblèmes encore: ctéïs ailés ou non, imberbes ou toisonnés;
phalles orgueilleux ou humiliés, pattus ou prenant leur vol, solitaires
ou accompagnés de leurs témoins, ornaient la paroi de tout un blason
indécent et capricieux.

J'avançai délibérément dans le couloir où, par une porte sans battant
et que fermait à demi un rideau de lourde tapisserie, je vis ce
qui se passait à l'intérieur d'une salle dont le plancher était
matelassé et recouvert de tapis, de coussins, de plateaux chargés
de rafraîchissements. Aux murs et assez bas, quelques vasques que
surmontait un robinet avançaient en forme de proue et pouvaient servir
de bidet ou de cuvette. La jeune brigade dont j'avais jusqu'alors suivi
les déplacements s'était réfugiée dans cette pièce. Ces jeunes gens
s'étaient couchés là. Sur le matelas qui couvrait le sol, on voyait
encore quelques boîtes de bois. Chacun de ces messieurs en avait une
près de lui, d'autres étaient inoccupées; l'une d'elles, placée près de
la porte, se trouvait à ma portée.

Ils furent avant tout attentifs à regarder quelques albums, dont il y
avait une profusion; il me parut de loin que c'étaient des albums de
photographies nues: modèles d'académies, hommes, femmes et enfants.

L'effet qu'on attendait de ces nudités s'étant produit, ces jeunes
gens prirent les attitudes les plus débraillées possibles. Ils firent
étalage de leur vigueur et, ouvrant les boîtes, ils déclanchèrent les
appareils, qui se mirent à tourner lentement, assez semblablement
aux cylindres des phonographes. Les opérateurs ceignirent encore une
sorte de ceinture qui par un bout tenait à l'appareil, et il me parut
qu'ils devaient tous ressembler à Ixion lorsqu'il caressait le Fantôme
de Nuées, l'invisible Junon. Les mains de ces jeunes gens s'égaraient
devant eux comme s'ils palpaient des corps souples et adorés, leur
bouche donnait à l'air des baisers enamourés. Bientôt ils devinrent
plus lascifs et, pétulants, se marièrent avec le vide. J'étais
déconcerté, comme si j'avais assisté aux jeux inquiétants d'un collège
de fous priapiques; des sons sortaient de leur bouche, des phrases
d'amour, des hoquets voluptueux, des noms si anciens où je reconnus
ceux de la très sage Héloïs, de Lola Montés, d'une certaine octoronne
qui devait provenir de je ne sais quelle plantation de la Louisiane au
XVIIIe siècle; quelqu'un parlait d'un «page, mon beau page».

Cette orgie anachronique me rappela soudain les inscriptions du
couloir. J'écoutai avec plus d'attention les termes lascifs et
j'assistai à l'accomplissement de tous les désirs de ces libertins, qui
trouvaient la volupté dans les bras de la mort.

«Les boîtes, me dis-je, sont des cimetières, où ces nécrophiles
déterrent des cadavres amoureux.»


Cette pensée me transporta, je me trouvai à l'unisson de ces débauchés
et, tendant la main, je saisis près de la porte sans que personne
s'en aperçût, la boîte qui s'y trouvait; je l'ouvris, puis déclenchai
le mouvement comme je l'avais vu faire aux jeunes gens, ceignis la
courroie autour de mes reins et aussitôt il se forma sous mes yeux
ravis un corps nu qui me souriait voluptueusement.

***

Peu au fait de la mécanique il me serait difficile de m'étendre sur
les caractéristiques de l'appareil et sur les données théoriques qui
avaient présidé à sa construction. Toutefois, comme son apparence
n'avait rien de surnaturel, j'essayai de me figurer l'opération à
laquelle il présidait.

Cette machine avait pour fonction: d'une part, d'abstraire du temps
une certaine portion de l'espace et de s'y fixer à un certain moment
et pour quelques minutes seulement, car l'appareil n'était pas très
puissant; d'autre part, de rendre visible et tangible à qui ceignait la
courroie la portion du temps ressuscitée.

C'est ainsi que je pouvais regarder, palper, besogner en un mot (non
sans quelque difficulté) le corps qui se trouvait à ma portée, tandis
que ce corps n'avait aucune idée de ma présence, n'ayant lui-même
aucune réalité actuelle.

Les appareils qui se trouvaient là avaient dû être fixés à grands
frais, car la patience seule pouvait faire rencontrer dans le passé, à
l'inventeur, ces personnages voluptueux en plein pouvoir de volupté,
et bien des tâtonnements devaient être nécessaires, bien des cylindres
n'avaient dû rencontrer que des personnages peu importants dans de
toute autre action que celle de faire l'amour.

J'imagine que l'étude approfondie de l'histoire, surtout de la
chronologie, devait être indispensable aux constructeurs. Ils fixaient
leur appareil sur l'emplacement où ils savaient qu'à telle date tel
personnage féminin avait couché et mettant la mécanique en marche lui
faisaient atteindre la date et l'heure exacte où ils pensaient pouvoir
rencontrer le sujet dans l'attitude convenable.

Des appareils plus puissants et construits dans un but plus en rapport
avec la morale courante pourraient servir à reconstituer des scènes
historiques. Nul doute qu'une combinaison avec un appareil phonétique
ne permette à l'inventeur s'il veut livrer son secret au public, au
lieu de le faire servir uniquement à l'amusement de quelques débauchés
souterrains, ne permette, dis-je, de donner l'apparence complète
du passé en ses fragments découverts et qu'il n'y ait bientôt des
explorateurs des temps révolus comme il y a encore et pour peu de
temps, des explorateurs de terres inconnues. Tel de ces explorateurs
s'acharnera à reconstituer, rouleau par rouleau, la vie de Napoléon.
Des journaux publieront des informations comme celle-ci: «M. X...,
explorateur du temps, vient, par un heureux hasard, de découvrir le
poète Villon dont la vie est encore si mal connue, et cylindre à
cylindre il ne le lâche pas d'une semelle.»

***


Mais n'anticipons point. Tout cela est encore du domaine de l'utopie,
tandis que le corps que je pressais dans mes bras me paraissait si fort
à mon goût que j'en usais largement sans qu'il s'en doutât.

C'était une femme brune et voluptueuse, à peau blanche où des veines
délicates paraissaient en si grand nombre qu'elle semblait bleue, de
l'adorable bleu marin où se condensa l'écume que fut le corps divin
d'Aphrodite. Et comme de ses deux mains rapprochées devant elle à la
hauteur des seins, elle semblait repousser quelque chose, j'imaginais
que c'était le corps flexible et blanc du cygne qui ne chantera point
et qu elle était Léda, mère des Dioscures. Elle disparut bientôt quand
l'appareil s'arrêta et je me retirai à pas lents, tout bouleversé de ma
bonne fortune.



IV


Dans le couloir, les graffitti sotadiques et les noms illustres me
remplirent de dégoût, mais l'orgueil d'être désormais l'allié de
l'horrible maison des Tyndarides m'emplit alors et je ne pus me retenir
d'écrire au crayon:

J'AI COCUFIÉ LE CYGNE

Après quoi, plein d'inquiétude et ne pouvant plus supporter
l'atmosphère de cette maison souterraine, où rien n'était surnaturel
certes, mais où tout était si nouveau pour moi, je voulus retrouver
la sortie sans que personne m'eût rencontré. Mais je m'égarai, car
au lieu de revenir dans les appartements que j'avais traversés je me
trouvai bientôt et tout tremblant dans une grande salle où sur une
estrade à trois marches se trouvait un siège aux pieds brisés, sorte
de trône démantibulé derrière lequel pendait une tapisserie figurant
un écu fuselé d'argent et d'azur. Au mur où s'ouvrait la porte par où
j'entrai, des tableaux étaient pendus qui représentaient la vie en
zones colorées, en lumières éclatantes.

Dans le fond un orgue emplissait la muraille et côte à côte comme des
chevaliers en armure veillaient les tuyaux polis. Sur l'orgue une
partition fermée portait sur le plat visible de sa riche reliure:


PARTITION ORIGINALE DE «L'OR DU RHIN»


La salle était dallée de serpentine, de portor, de cuivre; il y avait
aussi des dalles de verre transparent dont il montait des lumières,
soit rouges, soit violettes. Ces lumières n'éclairaient point la salle
qui était illuminée par de grandes fenêtres postiches d'où la lumière
artificielle venait comme celle du jour même. À certaines places de
ce dallage je vis des flaques de sang et dans un coin une pile de
couronnes de théâtre en cuivre doré et en verroterie.

***

C'est ici que se place l'épisode le plus émouvant de mon voyage, car
voulant sortir de ce lieu et n'osant revenir sur mes pas, j'ouvris au
hasard et sans faire aucun bruit une petite porte près de l'orgue. Il
était huit heures du soir environ. Je jetai un coup d'œil dans une
grande salle qui n'était pas moins éclairée que celle où je me tenais
et qui était toute parfumée à l'essence de roses.

Un homme au visage jeune (il avait cependant alors environ
soixante-cinq ans) s'y tenait vêtu comme un grand seigneur français du
règne de Louis XVI. Ses cheveux nattés à la Panurge étaient surchargés
de poudre et de pommade. Comme je pus m'en rendre compte par la suite,
des scènes de _Richard Cœur de Lion_ étaient brodées sur son gilet et
des boutons de deux pouces de diamètre contenaient sous verre douze
miniatures, portraits des douze Césars.

Autour de la salle, de grands pavillons de cuivre sortaient de la
muraille.

Le curieux personnage, dont l'aspect anachronique contrastait si fort
avec la modernité métallique de cette salle, était assis devant un
clavier sur une touche duquel il appuya d'un air las et elle resta
enfoncée, tandis qu'il sortait d'un des pavillons une rumeur étrange et
continue dont je ne distinguai d'abord pas le sens.

L'inconnu écouta un moment avec attention ces rumeurs. Tout à coup il
se leva et, faisant un geste à la fois efféminé et théâtral, la main
droite étendue, la gauche sur son cœur, tandis que des sites oraux
s'avançait le cortège, il s'écria:

«Royaume ermite! ô pays du Matin Calme! l'aube pointe à peine sur
ton territoire et déjà de tes couvents montent les prières dont cet
appareil précis m'apporte le murmure. J'entends le bruissement des
vestes en papier huilé des gens du peuple, l'orage des aumônes pleuvant
parmi les bousculades des pauvres gens. Je t'entends aussi, cloche de
bronze de Séoul. Dans ta voix on distingue la plainte d'un enfant.
J'entends aussi un cortège, il suit son beau seigneur, l'Yang Ban
magnifique sur sa selle. Si un jour je porte encore la pourpre pâle qui
ne convient qu'à moi, le Roi-Lune, j'irai visiter ton décor et jouir de
ton climat que l'on dit délicieux.»


Et tandis que s'élevaient les paroles de celui que je reconnus aussitôt
pour être le roi Louis II de Bavière, je vis que l'opinion populaire
des Bavarois, qui pensent que leur roi malheureux et fou n'est point
mort dans les eaux sombres du Starnbergersee, était juste. Mais les
rumeurs lointaines qui provenaient du triste royaume des ermitages
me sollicitaient trop pour que je ne me laissasse point aller au
charme qui m'arrivait de la terre des vêtements blancs et, écoutant
attentivement les murmures de l'aube, il me sembla entendre le bruit
des lavandières battant perpétuellement les linges et les costumes
virginaux et les chocs incessants des bâtons remplaçant le fer à
repasser, comme si c'était l'aube blanche elle-même qu'on lavait et
qu'on repassait.

Puis l'auguste noyé postiche du lac de Starnberg appuya sur une autre
touche et aux paroles murmurées par le roi je compris que les bruits
qui provenaient jusqu'à nous évoquaient l'atmosphère heureuse du Japon
au moment de l'aurore.

Les microphones perfectionnés que le roi avait à sa disposition,
étaient réglés de façon à apporter dans ce souterrain les bruits
les plus lointains de la vie terrestre. Chaque touche actionnait un
microphone réglé pour telle ou telle distance. Maintenant c'étaieut
les rumeurs d'un paysage japonais. Le vent souillait dans les arbres,
un village devait être là, car j'entendais les rires des servantes, le
rabot d'un menuisier et le jet glacial des cascades.

Puis, une autre touche abaissée, nous fûmes transportés en pleine
matinée, le roi salua le labeur socialiste de la Nouvelle-Zélande,
j'entendis le sifflement des geysers au jaillissement d'eaux chaudes.

Ensuite, ce beau matin se continua dans la molle Taïti. Nous voilà
au marché de Papeete, les lascives vahinés de la Nouvelle-Cythère y
erraient, on entendait leur beau langage guttural et presque semblable
au grec antique; on entendait aussi la voix des Chinois qui vendent le
thé, le café, le beurre et les gâteaux; le son des accordéons et des
guimbardes...

Nous voici en Amérique, la prairie est immense, une ville sans doute a
surgi, autour de cette station d'où repart le pullman dont, de concert
avec le roi, j'entends le sifflement.

Bruits terribles de la rue, tramways, usines, il paraît que nous sommes
à Chicago, à l'heure de midi.

Nous voici à New-York, où chantent les vaisseaux sur l'Hudson.

Des prières violentes s'élèvent devant un christ à Mexico.

Il est quatre heures. À Rio-de-Janeiro passe une cavalcade
carnavalesque. Les balles de caoutchouc, lancées par des mains sûres,
s'aplatissent avec bruit sur les visages et répandent les eaux de
senteur comme les alcancies moresques d'autrefois, plie, ploc, rires,
ah! ah!

C'est six heures sur Saint-Pierre-de-la-Martinique, les masques se
rendent en chantant dans les bals décorés de grosses fleurs rouges de
balisier. On entend chanter:

        Ça qui pas connaîte
        Bélo chabin ché,
        Ça qui pas connaîte
        Robelo chabin.

Sept heures, Paris, je reconnus la voix aigre de M. Ern.st L. J..n.ss.,
car le microphone, comme par hasard, aboutissait dans un café des
grands boulevards.

L'angélus sonne au Munster de Bonn, un bateau chargé d'un double chœur
chantant passe sur le Rhin, se rendant à Coblence.

Puis ce fut l'Italie, près de Naples. Les voiturins jouaient à la
mourre par la nuit étoilée.

Alors vint la Tripolitaine où, autour d'un feu de bivouac, M.r.n.tt.
s'exerçait à parler petit nègre, tandis que les troupes de la
maison de Savoie l'entouraient martialement, prêtes à le défendre
en cas d'agression improbable et tiraient quelques feux de salve
onomatopéiques, cependant que de poste en poste à travers le camp se
répondaient les sonneries des clairons.

«C'est la voix d'Ispahan qui arrive jusqu'à moi, issue d'une nuit noire
comme le sang des pavots.»


Et tandis qu'il y songe, c'est l'odeur des jasmins que j'imagine.

Minuit! un pauvre pâtre crie dans un désert glacé: c'est l'Asie
nocturne d'où le mal s'étend sur le monde.

Des éléphants barrissent. Une heure du matin! C'est l'Inde!

Puis le Thibet. On entend sonner les cloches sacerdotales.

Trois heures: le bruit des milliers de barques s'entrechoquant avec
douceur sur les bords du fleuve à Saïgon.

Doum, doum, boum, doum, doum, boum, doum, doum, boum, c'est Pékin,
les gongs et les tambours des rondes, les chiens innombrables qui
glapissent ou aboient mêlant leurs voix au lugubre bruit des rondes. Un
chant de coq éclate, annonçant l'aube qui, livide, abandonne déjà la
blanche Corée.

Les doigts du roi coururent sur les touches, au hasard, faisant
s'élever, simultanément en quelque sorte, toutes les rumeurs de ce
monde dont nous venions, immobiles, de faire le tour auriculaire.

Tandis que je m'émerveillai, le roi leva soudain la tête. Et, tout
d'abord, ma présence ne parut pas l'étonner:

«Apportez-moi, me dit-il, la partition originale de l'_Or du Rhin_, je
veux la parcourir après avoir écouté la symphonie du monde et avant
d'aller entendre l'orchestre mouvant de M. Oswald von Hartfeld... Mais,
figure de criminel, où est ton masque? je ne veux devant moi personne
sans masque.»


Et, le visage brusquement empreint de férocité, le roi s'avança
les poings fermés; il était de stature herculéenne, il me secoua
brutalement, me battit à coups de poing, à coups de pied, me cracha à
la figure, criant:

«Qu'on lui coupe les testicules! Frankenstein, Eulenbourg, Jacob Ernst,
Durkheim, qu'on lui coupe les testicules!»


Je n'attendis aucun de ces messieurs, et voyant que le roi s'inquiétait
de ce que j'étais démasqué plutôt que de ma présence insolite, je me
dis que si je savais retrouver la porte par laquelle j'étais entré dans
le souterrain je ne serais recherché par personne, le roi ne pensant
avoir eu affaire qu'à un des familiers de sa maison: serviteurs,
subalternes, pages, seigneurs ou bateliers.

Et tandis que je me sauvais, je l'entendais qui criait:

«La partition de l'_Or du Rhin_, le masque sur la figure de criminel ou
l'on te coupera les testicules!»



V


Je me remis à errer dans ce somptueux souterrain où vivait ce vieux
noyé qui avait été un roi fou. Pendant deux heures au moins je
m'avançai prudemment dans l'obscurité, ouvrant des portes, tâtonnant la
muraille et ne trouvant point d'issue.

D'abord j'entendis des éclats de voix au loin, puis tout se tut.

Enfin je me retrouvai dans la grotte qui servait de vestibule à cette
étonnante demeure.

Dehors éclataient des fanfares qui se turent bientôt. Je n'eus qu'à
ouvrir la porte par laquelle j'avais pénétré dans l'hypogée pour me
retrouver parmi les sapins.

Mais la forêt s'était illuminée; les mille lumières qui y étaient
nées couraient, se haussaient, se baissaient, s'éloignaient,
se rapprochaient, se groupaient, se tassaient, dégringolaient,
s'étreignaient, se rallumaient, se rapetissaient, grandissaient,
changeaient de couleurs, unifiaient leurs teintes, les diversifiaient,
les unissaient en formes géométriques, les séparaient en lueurs,
en flammes, en étincelles, les solidifiaient pour ainsi dire en
d'incandescentes formes géométriques, en lettres de l'alphabet,
en chiffres, en figures animées d'hommes et de bêtes, en de
hautes colonnes ardentes, en lacs roulant des flots enflammés, en
phosphorescences livides, en gerbes de fusées, en girandes, en lumière
sans foyer visible, en rayons, en éclairs.

À certains moments, j'apercevais tout un peuple réuni au loin. En me
rapprochant prudemment et me dissimulant derrière les troncs d'arbres,
j'arrivai à distinguer ces personnages. Ils étaient masqués, sauf le
vieux roi, dont le visage était découvert. Il avait mis un costume
mi-masculin, mi-féminin, c'est-à-dire que sur son costume XVIIIe siècle
il avait enfilé une robe à paniers, mais ouverte par devant et ornée
d'une ceinture de gymnastique comme en ont les pompiers.

À ce moment, la musique reprit. Il y avait des musiciens très éloignés
et d'autres tout proches. Leurs fanfares s'en allaient et revenaient,
éclataient au loin ou tout près. On eût dît que cent orchestres
se fuyaient, se cherchaient, se groupaient, se couraient après,
s'éloignaient ou se rapprochaient, vite ou lentement. Il y avait là des
stridences inconnues, des sonorités d'une force inouïe, des timbres
d'une nouveauté impressionnante. Il venait de la musique de très haut,
comme du ciel. Il en sortait de dessous terre et nous étions noyés,
pour ainsi dire, dans un océan de sons magiques.

Soudain, tous ces personnages se ceignirent d'une ceinture semblable
à celle du roi. Quelques-uns s'étant tournés, je vis que, sur le
ventre, la ceinture était ornée d'un instrument assez semblable à un
réveille-matin.

«Voilà, voilà des couleurs, disait le roi, et cet art est plus grand,
il a plus de ressources que la peinture... Et cette musique mouvante,
est-elle assez vivante? Maintenant, mes amis, allons nous promener.»

***

Le roi Lune s'envola gracieusement. Il alla se percher dans un arbre,
où il continua de parler. Mais je ne compris pas ce qu'il disait et
il me sembla qu'il gazouillait en s'adressant à la lune qui luisait
entre les branches, puis il reprit son vol; toute la compagnie s'envola
avec lui, et ils disparurent dans les airs comme une troupe d'oiseaux
migrateurs.

***

Je parvins à gagner Werp dans la matinée, et durant longtemps je
n'èprouvai le besoin de raconter mon aventure à personne.



_À Serge Jastrebzoff_ _et Edouard Férat_

GIOVANNI MORONI


Il y a maintenant, comme en tous pays, d'ailleurs, tant d'étrangers en
France qu'il n'est pas sans intérêt d'étudier la sensibilité de ceux
d'entre eux qui, étant nés ailleurs, sont cependant venus ici assez
jeunes pour être façonnés par la haute civilisation française. Ils
introduisent dans leur pays d'adoption les impressions de leur enfance,
les plus vives de toutes, et enrichissent le patrimoine spirituel de
leur nouvelle nation comme le chocolat et le café, par exemple, ont
étendu le domaine du goût.

J'ai connu naguère un nommé Giovanni Moroni, personnage sans grande
culture. Il était employé dans un établissement de crédit. Italien
d'origine, il était venu tout jeune en France chez un de ses oncles,
épicier à Montmartre. Giovanni Moroni était un homme d'une trentaine
d'années, râblé, rieur et indécis. Il avait oublié l'italien. Ses
propos ne sortaient généralement point de la banalité courante.
Toutefois je l'entendis un jour parler de ses jeunes années, et ce
récit d'un pérégrin m'a paru assez saisissant et assez savoureux pour
que j'aie tenté de le reproduire.

***

«Ma mère s'appelait Attilia. Mon père, Beppo Moroni, fabriquait des
jouets de bois, livrés pour quelques sous aux grands marchands qui les
revendaient fort cher. Il s'en plaignait souvent. J'avais toutes sortes
de jouets: des chevaux, des polichinelles, des sabres, des quilles, des
pantins, des soldats, des chariots. Tout était en bois, et souvent je
menais un tel bruit, je faisais tant de désordre que ma mère levait les
bras en s'écriant:

«Vierge sainte! quel vaurien! Ah! Giovannino, tu Tas été dès ton
baptême. Pendant que le prêtre versait l'eau sur ton front, tu
mouillais tes langes.»


«Et la bonne Attilia me gratifiait de taloches que j'essayais de parer
en criaillant et sanglotant désespérément.

«Cette époque de mon enfance à Rome m'a laissé des souvenirs très
précis.

«Les plus lointains remontent à l'âge de trois ans.

«Je me revois surveillant la combustion dans une cheminée, sur un feu
de bois, d'une pomme de pin pignon et faisant ensuite sortir de leurs
alvéoles les amandes à enveloppe dure comme un os et y ressemblant.

«Je me souviens des fêtes de l'Épiphanie. J'étais joyeux d'avoir de
nouveaux jouets que je croyais apportés par la Befana, cette sorte de
fée laide et vieille comme Morgane, mais douce aux enfants et de cœur
tendre. Ces fêtes des rois mages, pendant lesquelles je mangeais tant
de dragées fourrées d'écorce d'orange, tant de bonbons à l'anis m'ont
laissé un arrière-goût délicieux!

«Le jour, malgré le froid, je restais avec mon père dans la baraque
qu'il tenait sur la Piazza Navona et où il avait le droit, pendant
cette semaine, d'écouler ses jouets. Beppo me laissait courir d'une
baraque à l'autre, et le soir, Attilia, apportant le repas de son mari
et venant me prendre pour me coucher, devait me chercher longtemps en
se lamentant de ce que des bohémiens m'avaient peut-être enlevé.

«Je me souviens aussi du supplice des cafards, qui revenait chaque
mois. Ma mère les réunissait, je ne sais comment, dans un vieux
tonneau, et j'étais alors admis à assister à leur trépas. Elle versait
de l'eau bouillante sur les malheureuses bêtes. dont les agitations,
les courses, les bonds désordonnés avant la mort m'enchantaient.

***

«Hors du temps de la Befana, ma mère me menait souvent en promenade
avec elle, tandis que son mari travaillait à la maison.

«C'était une belle brune, encore jeune. Les sergents retroussaient leur
moustache en passant près d'elle. Je l'aimais beaucoup, surtout parce
qu'elle avait pour pendants d'oreilles de grands cercles d'or fort
lourds. Par ce détail, je la jugeais supérieure à mon père, qui, lui,
n'avait aux oreilles que de petits cercles, minces comme du fil.

«Lorsque nous sortions, nous allions dans les églises, au Pincio, au
Corso, voir passer les belles voitures. L'hiver, avant de rentrer, ma
mère m'achetait de bonnes châtaignes chaudes et, l'été, une tranche de
pastèque, froide comme une glace à peine sucrée.

Souvent nous rentrions en retard, et c'étaient alors des disputes qui
parfois devenaient terribles. Ma mère était jetée sur le plancher,
traînée par les cheveux. Je revois nettement mon père piétiner la
poitrine dénudée de ma mère, car pendant la lutte le corsage craquait
ou s'ouvrait et les seins se dressaient, stigmatisés par le talon à
clous.

«Malgré ces misères, assez rares d'ailleurs, mes parents faisaient bon
ménage.

***

«J'avais cinq ans lorsque j'eus ma première frayeur.

«Un jour, ma mère s'habilla soigneusement et me revêtit de ma plus
jolie robe. Nous sortîmes ensuite. Ma mère acheta un bouquet de
violettes. Nous arrivâmes dans un vilain quartier, devant une vieille
maison. Nous gravîmes un escalier dont les marches de pierre étroites
et gauchies étaient devenues glissantes. Une vieille femme nous fit
entrer dans une pièce meublée de quelques chaises neuves; puis un
homme entra. Il était maigre, assez mal vêtu; ses yeux flamboyaient
étrangement et ses paupières sans cils étaient retournées. On voyait
une chair vive, rouge et répugnante autour des yeux. Effrayé, je saisis
les jupes de ma mère, mais elle se jeta à genoux devant l'homme, qui
menaçait et commandait. Je m'évanouis et ne revins à moi que dans la
rue. Ma mère me dit:

«--Que tu es bête! De quoi avais-tu peur?»

«Et moi je criais:

«--Je le dirai à papa, je le dirai à papa.»


«Elle me consola et m'apaisa en m'achetant un peu de pâte de tamarin,
que j'aimais beaucoup.

***

«Une autre fois, ma mère avait mal aux dents. Le soir, comme elle
souffrait, son mari la lutina et plaisanta, disant:

«--C'est le mal d'amour.


«Ce soir-là, on me coucha plus tôt que de coutume. Le lendemain, le mal
persista. Ma mère dut aller chez les capucins.

«Le portier nous fit entrer dans un parloir orné d'un crucifix,
d'images pieuses, de branches d'olivier et de palmes bénites. Autour
de la table, quelques frères rangeaient des paniers de salade menue
et mêlée de petite laitue, de pourpier, de feuilles de radis, de
pimprenelle et de fleurs de capucines que ces religieux ont coutume
d'aller vendre dans la ville. Un vieux capucin entra et me bénit,
tandis que ma mère lui baisait les mains en faisant un signe de croix.
Ma mère s'assit, le capucin entoura un davier avec une serviette, se
plaça derrière la patiente et lui introduisit l'instrument dans la
bouche. L'opérateur fit un effort et une grimace. Ma mère poussa un
hurlement et se mit à courir avec moi, qui m'accrochais à ses jupes.
À la porte du couvent, elle se souvint d'avoir oublié de prendre
la dent arrachée. Elle revint au parloir, et, après des paroles de
remerciement, la redemanda. Le religieux nous bénit en disant que les
dents qu'il arrachait étaient le seul salaire qu'il demandât. Depuis
j'ai pensé que ces dents devenaient probablement et très justement des
reliques révérées.

***

«Ma mère donnait dans la superstition. J'avoue que je ne la dédaigne
pas. Les causes s'enchaînent. La trouvaille d'un trèfle à quatre
feuilles désigne peut-être l'approche d'un bonheur. Il n'y a rien
d'incroyable à cela. À Strasbourg, l'arrivée des cigognes précède le
printemps, l'annonce, et personne n'en voudrait douter.

«Une fois, en été, on avait donné à ma mère l'adresse d'un moine qui
tirait les cartes à bon marché. Il habitait seul un couvent désert
et nous fit entrer dans une bibliothèque dont le plancher même était
encombré de livres. Il y avait aussi des sphères, des instruments de
musique et d'astronomie. Le moine était un beau garçon qui portait
une couronne de cheveux noirs et drus; sa robe était tachée de vin,
de graisse et marquée de petites saletés consistantes et sèches. Il
indiqua une chaise à ma mère, qui s'assit et me prit sur ses genoux.
Lui-même se plaça dans un fauteuil de l'autre côté d'une table
encombrée d'un fiasque à demi vide et d'un autre encore plein, à
travers le goulot duquel luisait comme une topaze l'huile qui remplace
le bouchon de liège. Il y avait aussi, sur cette table, une écritoire,
un verre sale et un jeu de cartes crasseux. L'opération dura une
demi-heure, prenant toute l'attention de ma mère, tandis que je n'étais
occupé que du cartomancien, dont la robe s'était ouverte et le montrait
nu au-dessous. Il eut l'audace, lorsque les cartes furent épuisées, de
se relever ainsi, bestialement impudique, et de refuser les cinquante
centimes que ma mère lui offrait, en faisant semblant de ne rien voir.

«Il semble que la sorcellerie de ce moine était précieuse pour ma mère
puisqu'elle retourna chez lui. Mais il devait l'effrayer, car elle
m'emmena toujours comme sauvegarde.

«Une fois, le moine lui remit un sachet contenant un petit morceau
d'or, un autre d'argent, un petit os de mort et un aimant. Il
recommanda à ma mère de ne point oublier de donner à manger chaque
semaine à l'aimant un peu de mie de pain trempée dans du vin et de ne
pas manquer alors de retirer les déjections de l'aimant.

«Une autre fois le moine avait préparé un triangle de bois sur lequel
étaient fichées de petites chandelles. Il fit ses recommandations à
ma mère qui, le soir, lorsque mon père fut sorti pour prendre l'air,
alluma les chandelles et porta le triangle aux latrines en prononçant
d'étranges paroles qui m'effrayaient. Lorsqu'elle l'eut jeté dans
la fosse, il en sortit une grande fumée et nous nous sauvâmes aussi
épouvantés l'un que l'autre.

«La dernière fois que nous allâmes chez ce moine, il donna à ma mère un
morceau de miroir en disant:

«--Ceci est un morceau de miroir dans lequel s'est miré Torlonia,
l'homme le plus riche de l'Italie. Et sachez que lorsqu'on se mire on
devient comme la personne à qui appartient le miroir. Ainsi, si je
vous avais donné un miroir de prostituée, vous deviendriez comme elle,
impudique.


«Ses yeux brillaient et regardaient ardemment ma mère, qui détourna la
tête en prenant le miroir.

***

«...Comme je n'ai plus revu Rome depuis mon enfance, je n'en ai que
quelques souvenirs vagues et brisés. Je regrette de ne pouvoir mettre
l'aventure suivante dans le cadre exact du carnaval romain. Mais je
n'étais qu'un enfant et n'ai vu, porté dans les bras de mon père, que
les chars d'où tombaient les _confettacci_, des bonbonnières, des
fleurs.

«Un soir de Carnaval, mes parents, quatre amis et moi étions attablés
devant le plat de circonstance: une timbale de macaronis au jus, mêlés
de foies de poulet, à laquelle devait succéder une timbale douce de
macaronis au sucre et à la cannelle.

«Tout à coup, on frappa violemment à la porte dont des voix avinées
réclamaient l'ouverture:

«--Ce sont, dit mon père, de joyeux compagnons de Carnaval qui viennent
faire une farce, boire à nos frais, nous intriguer, puis partir
ailleurs faire de même. C'est Carnaval, il faut qu'on s'amuse.


«Et il alla ouvrir: une troupe de masques envahit l'appartement. L'un
d'eux était porté par quatre de ses compagnons. Il y avait un arlequin,
un paillasse, une _cuisinière française_, deux polichinelles, etc.
Le costume de celui qu'on portait était mi-partie rouge et noir, son
masque était barbu, j'eus peur et me mis à pleurer, tandis que les
masques chantaient et que ma mère cherchait trois fiasques de vin. Car
il n'y en avait pas sur la table, parce qu'on ne boit que de l'eau en
mangeant les macaronis.

«Lorsque le vin fut là, un des porteurs cria:

«--Eh! l'homme saoul. Eh! le dormeur. Eh! l'ivre-mort. Voici du vin.
Tiens-toi debout tout seul.


«Un autre porteur ajouta:

«--Ah! j'en ai assez, on va le poser sur la table. Notre ami ne peut
pas boire un litre sans tomber ivre, ivre-mort...


«Ma mère avait prestement débarrassé la table. On y déposa le masque
endormi. Puis, tous burent bruyamment.

«--À ta santé! dit l'un en s'adressant au dormeur, et dorénavant,
supporte mieux le vin!


«Un autre lui jeta un verre plein en ricanant:

«--Ça te fera du bien, beau garçon.


«Puis, celui qui avait parlé le premier reprit d'un ton péremptoire:

«--Maintenant, veux-tu venir, oui ou non? Je sais bien que tu n'es pas
plus endormi que moi. Tu fais semblant. Viens ou nous nous en irons
sans toi. Je n'ai pas envie de m'éreinter à te porter. Viens! la farce
a trop duré.


«Mais l'homme ne bougeait pas. Un des masques dit alors, tandis que ses
compagnons se dirigeaient vers la porte:

«--Nous ne voulons pas nous embarrasser d'un fainéant. C'est jour de
fête, foin des dormeurs. Il est très bien sur la table. Il ne tardera
pas à se réveiller et retrouvera seul son chemin.

«--Nous ne sommes plus au temps du duc de Borso! s'écria mon père,
farceurs! remportez-le, votre ivrogne!


«Et il s'élança derrière les masques qui, déjà, descendaient en
chantant:

    Notre bannière a trois couleurs:
    Le vert est celle d'espérance.
    Le blanc est pur comme nos cœurs.
    Le rouge...

«Mais mon père revint bientôt en disant:

«--Ils n'entendent plus rien. Ils sont saouls. Allons, Attilia,
apporte-nous de l'eau, on va bien le réveiller.

«Mais déjà un des amis de mon père arrachait le masque du dormeur.
Alors, un cri d'horreur s'échappa de toutes les poitrines. La face d'un
homme brun et beau était apparue, dont les orbites étaient tachées de
sang. Mon père se précipita et ouvrit le costume de l'homme. Il portait
deux blessures du côté du cœur. Le meurtre devait être récent, car le
sang coulait encore et avait traversé la robe de mascarade. Mais on
l'avait pris jusqu'alors pour des taches de vin ou d'autre boisson.

«Un papier avait été placé sur la poitrine de l'assassiné. Mon père
prit le billet et le lut à haute voix:

«--_Bice t'aimait pour tes yeux bleus. Je les ai vidés comme des coques
de moules._


«Ma mère avait ouvert la fenêtre et appelait à la garde. La police vint
bientôt avec les voisins. Mais on m'emporta et je ne sus pas plus long
de cette affaire.

***

«À cette époque, j'avais sept ans. Mon père essayait de m'apprendre
à épeler. Mais je ne goûtais pas ses leçons et préférais jouer à la
mourre tout seul, ce qui est difficile, mais possible.

«Lorsque je ne jouais pas à la mourre, il m'arrivait de dire la messe.
Une chaise devenait l'autel que je parais de petits candélabres,
ciboires, ostensoirs de plomb que m'avait apportés la Befana. Parfois
je chevauchais un bâton terminé à un bout par une tête de cheval.
Enfin, lorsque j'étais las de tous les jeux, je me réfugiais dans un
coin avec Maldino. Ce personnage tenait une grande place dans ma vie.
C'était un pantin peint en vert, en jaune, en bleu et en rouge. Je
l'aimais plus qu'aucun autre de mes joujoux, parce que je l'avais vu
tailler par mon père nourricier.

«Sa naissance étrange, à laquelle j'avais présidé, puis son bariolage,
tout concourait à en faire pour moi une sorte de génie que j'aimais
croire tutélaire. Je ne sais pourquoi je l'avais appelé Maldino. Je
forgeais des noms pour toutes les choses qui me frappaient. Une fois,
je vis un poisson sur la table de la cuisine, J'y pensai longtemps, me
le désignant du nom de Bionoulour.

«J'étais un jour en train de causer avec Maldino, car je me figurais
que le pantin me répondait, lorsqu'on sonna. C'était la Saint-Joseph.
Mon père était sorti. C'était sa fête et, ce jour, il le vouait
aux soûleries. Ma mère ouvrit et introduisit un monsieur maigre et
grisonnant. Il demanda à parler à mon père.

«--Beppo est sorti, dit ma mère, mais je suis sa femme.


«Le monsieur lui tendit une enveloppe en disant:

«--En ce cas, vous pouvez prendre connaissance de cette lettre.


«Mais Attilia éclata de rire, baissa les yeux et répondit en rougissant:

«--Je ne sais pas lire.


«À ce moment mon père entra, il était légèrement émoustillé et dès
qu'il eut lu la lettre que lui tendait le visiteur, il regarda sa
femme, lui parla à l'oreille. Elle éclata en sanglots.

«Le cœur de mon père était attendri par les libations, il se mit à
pleurer avec ma mère, et voyant leurs larmes je me mis à sangloter plus
fort qu'eux. L'étranger seul semblait de glace, mais respectait ce
désespoir.

«Lorsque mes larmes furent épuisées, je m'endormis et me réveillai dans
un wagon de train en marche. Je ne vis dans le compartiment que mon
père. Heureusement, je sentis dans mes bras mon génie, Maldino. Mon
père regardait par la portière. Je fis de même. Des paysages à chaque
instant interrompus par des poteaux télégraphiques défilaient sous mes
yeux. Les portées formées par les fils télégraphiques s'abaissaient,
puis remontaient brusquement pour mon étonnement. Le train faisait une
musique de fer massif qui me berçait: bourouboum boum boum, bourouboum
boum boum. Je me rendormis et me réveillai lorsque le train s'arrêta.
Je frottai mes yeux. Mon père me dit doucement:

«--Giovannino, regarde.


«Je regardai et vis derrière la gare une tour penchée.

«C'était Pise. J'en fus émerveillé et élevai Maldino afin qu'il vît
cette tour qui était sur le point de tomber. Lorsque le train fut de
nouveau en marche, je pris la main de mon père et lui demandai:

«--Où est maman?

«--Elle est à la maison, dit mon père, tu lui écriras quand tu sauras
écrire et tu reviendras quand tu seras grand.

«--Mais, ce soir, ne la reverrai-je plus?

«--Non, répondit mon père avec tristesse, ce soir, tu ne la verras
point.


«Je me mis à pleurer et à le battre en criant:

«--Méchant menteur.

«Mais il me calma en disant:

«--Giovannino, sois sage. Ce soir nous serons à Turin et je te mènerai
voir Giandouia, qui ressemble en plus grand à ton pantin préféré.


«Je regardai Maldino avec tendresse, et, à l'idée que j'allais le voir
en plus grand, je me consolai.

«La nuit, nous arrivâmes à Turin. Nous couchâmes à l'auberge. Je
tombais de fatigue, mais tandis que mon père me déshabillait, je
demandai:

«--Et Giandouia?...

«--Ce sera pour demain soir, dit mon père, tandis qu'il bordait mon
lit, ce soir il est aussi fatigué que toi.


«Pour la première fois, je m'endormis sans avoir dit ma prière du soir.

«Le lendemain, mon père me mena voir Giandouia. Je n'avais encore
jamais été au théâtre. Je fus aux anges pendant toute la représentation
et ne perdis aucun des gestes des nombreuses marionnettes de grandeur
naturelle qui s'agitaient sur la scène; mais je ne compris rien à
l'intrigue de la pièce qui, autant que je me souvienne, devait en
partie se passer en Orient. Lorsque tout fut fini, je ne pouvais pas le
croire. Mon père me dit:

«--Les marionnettes ne reviendront plus.

«--Où sont-elles allées? demandai-je en m'assurant que Maldino était
toujours dans mes bras.


«Mais mon père ne me répondit rien...

«Ensuite, je partis pour Paris avec mon oncle Je n'ai jamais revu mes
parents, qui moururent peu d'années après mon départ.»

***

Ayant achevé son récit, Giovanni Moroni resta longtemps rêveur,
J'essayai à plusieurs reprises de connaître ses souvenirs, ses
impressions sur les années qui s'étaient écoulées depuis sa première
enfance. Mais il me fut impossible de rien tirer de lui sur ce sujet.
Au demeurant, je crois qu'il n'avait rien à dire...



_À Joseph Bachès_


LA FAVORITE


C'était à Beausoleil, près de la frontière monégasque, dans cette
partie du Carnier appelée le Tonkin et presque entièrement habitée par
des Piémontais.

Un bourreau invisible ensanglantait l'après-midi. Deux hommes suaient
et soufflaient en portant une civière. Ils se tournaient parfois vers
le cou tranché du soleil et l'injuriaient, les yeux presque fermés.

Ces hommes et cette civière allaient péniblement comme un scorpion qui
fuit le danger, et lorsqu'ils s'arrêtèrent près d'une bicoque basse
et infecte, celui qui venait le dernier s'étant penché, le scorpion
eut l'air d'être sur le point de se suicider avec la queue. Le porteur
d'arrière écarta la couverture et découvrit la tête blessée d'un mort.

***

Par la porte ouverte d'une maison pleine d'hommes venait une voix
monotone qui appelait les numéros sortis au _lotto._ Accroupie sur le
seuil, une fille de treize ou quatorze ans, en haillons, les cheveux
courts rongés par la pelade, répétait sans cesse, en les chantonnant,
ces mots d'affamé: _La polenta molla, la polenta molla.._» Les porteurs
frappèrent à la porte et à l'unique fenêtre de la bicoque en appelant:

«Cichina. Eh! la Cichina!»


Aussitôt, un ouvrier débraillé bouscula la fille qui chantait et sortit
de la maison que les numéros du _lotto_ traversaient au hasard:

«Qu'y a-t-il?»


Les porteurs répondirent en s'épongeant le front:

«Le roc qu'il minait s'est détaché; il est tombé de cent mètres sur la
route en se déchirant aux cactus.»

***

La porte de la bicoque s'ouvrit et la Cichina, c'est-à-dire Françoise,
parut, propre, avec un tablier rose, empesé et festonné.

Elle était brune, encore belle et bien faite; elle souriait, l'air
faux, en minaudant et sa peau sèche et mate comme la paille de maïs
attestait seule l'approche de la cinquantaine. Sur le cou et sur la
face couraient les ombres de ses années. Et sur ses yeux encore humides
comme le velours d'une loutre nageant à la surface de l'eau, les
durs frissons du regret et d'une fin d'espoir mettaient parfois les
miroitements bleus et froids de l'acier.

Les passions impétueuses de cette femme du peuple ne se traduisaient
chez elle par aucune émotion. Elle le sentait, et s'efforçait, par
la mobilité de la bouche, des yeux, par des gestes dramatiques, de
montrer la violence de ses sentiments auxquels elle n'obéissait pas
naturellement.

Ses attitudes étaient nobles, mais étudiées.

Elle dit: «Il est mort!» et avec un grand cri cacha sa figure dans son
tablier et il n'y eut rien dans sa douleur qui ne parût feint. Vite,
elle abaissa son tablier et s'adressa à cet homme qui se tenait devant
la maison du _lotto_:

«C'est aujourd'hui le 3, Costantzing!... Il est mort le 3! Joue sur le
3, Costantzing, joue sur le 3!»

***

On commençait à se rasse,bler autour de la civière. Il y avait de
petits gamins qui parlaient fort avec des voix d'hommes. Il y avait
des gamines qui portaient des bébés dans les bras. Il y avait quelques
ouvriers qui s'étaient mis à jouer à la _morra_ en face du mort.

Un monsieur bien habillé s'arrêta près de la civière.

La Cichina le regarda en minaudant et en pleurnichant:

«Il était si brave, si brave! Je lui ferai faire une belle couronne.»

***

Les porteurs reprirent la civière et la portèrent dans la bicoque de la
Cichina. Le mort entra non-chalamment comme un souverain oriental. On
le déposa au centre de l'unique chambre qui sentait l'encens, la pâte
aigre et la puanteur de la morue sèche qui dessalait dans l'eau d'une
cuvette de terre vernissée, posée sur le sol. Au fond de la pièce était
le lit; au-dessus, un rosaire suspendu à la muraille, sous une palme
tressée, encadrait une lithographie qui représentait Victor-Emmanuel
entre Garibaldi et Cavour.

***

Le monsieur bien vêtu s'était approché; il examinait, apitoyé,
l'intérieur misérable de la maison mortuaire. La Cichina le regarda
encore en minaudant:

«_Mouchu_, disait-elle, en corrompant le mot monsieur, il est mortl il
est mort!... Je n'ai pas de chance... Mais je vois bien qu'un galant
homme comme vous ne me prend pas pour une femme de rien: la misère,
_mouchu_, me force à vivre parmi les malheurs et les malheureux... Et
qui sait? Nous allons peut-être gagner de l'argent. Il est mort le 3 et
Costantzing a pris ce numéro au _lotto._ Ah! oui, j'en ai eu aussi de
la chance... Quand on est belle!... Il n'y avait pas de plus belle que
moi à _Pinéreul._»


Et elle éclata en sanglots, parlant de Pignerol, hoquetant des phrases
entrecoupées et magnifiques où _il re galantuomo_, ce Victor-Emmanuel,
qui est le Vert Galant de l'Italie, revivait brusquement avec ses
grosses moustaches conquérantes, ses goûts populaires et ses favorites
d'un jour.

«_Vittorio Émmanuele!_... Oui, _mouchu._ Pendant un voyage à
_Pinéreul..._ Il était le premier, je vous le jure... J'ai eu quatre
_marenghi_, oui, _mouchu_, quatre pièces d'or... Il était si beau et il
était le roi... Quatre _marenghi..._»


Et elle pleurait, cette favorite, ne s'observant plus, laissant
brusquement toutes ses années lui froisser le visage. Son souvenir les
avait toutes rappelées, ses années à elle et de plus anciennes encore
qui la vieillissant davantage évoquaient les aventures galantes des
prisonniers de jadis à Pignerol. C'était Lauzun, vieille ombre frivole
qui revenait pour courtiser cette femme, et, avec le surintendant
Fouquet et le Masque de Fer, formait une cour merveilleuse et séculaire
à cet ouvrier mort à qui le hasard avait donné pour compagne la
favorite d'un roi.

***

Mais Costantzing, qui avait perdu son argent au _lotto_, chassa ces
ombres lorsqu'il revint. Il s'avança, les poings fermés:

«Vous savez, la Cichina m'appartient! Ce n'est pas parce que vous
êtes habillé en monsieur que vous pouvez vous mêler de ce qui ne vous
regarde pas... Foutez le camp et _tchaû!_»

Et il répéta plusieurs fois le dur adieu piémontais «_Tchaû!...
Tchaû!..._» Mais la Cichina mit les mains sur les hanches:

«À la couche, Costantzing, à la couche! Tu n'es pas jaloux de celui-là?»


Elle montrait la lithographie qui représentait Victor-Emmanuel.

«Ni de celui-là?»


Elle désignait le mort au milieu de la pièce.

«Alors, tu n'as pas besoin d'être jaloux du _mouchu_ qui s'intéresse
à moi. Je fais ce que je veux, tu m'entends, _plandrong_, ce que je
veux!... J'ai eu un roi quand j'ai voulu et des maçons quand il m'a plu
et des messieurs, si ça me faisait plaisir...»


Et Costantzing était un _botcha_, c'est-à-dire un manœuvre, roux et
vigoureux, ayant à peine vingt ans et plus orgueilleux de sa Cichina
qu'elle n'était fière de sa propre destinée. La jalousie sortit de lui
comme l'écume sort d'une vague brisée contre un rocher.

Il se jeta sur sa maîtresse qui, butant contre la civière, la renversa
et tomba sur le mort.

Sauvagement, ce rival d'un roi piétinait la favorite par-dessus le
cadavre, en fixant d'un air de défi le portrait souverain suspendu à la
muraille.



_À Mademoiselle Segré_


LE DÉPART DE L'OMBRE


«C'était il y a plus de dix ans, et tout cela n'est point passé,
puisque je revois, quand je le veux, les choses et les gens de ce
temps-là. Je sens leur consistance et j'entends les bruits et les voix.
Ces souvenirs m'importunent, comme des mouches que l'on chasse et qui,
aussitôt, se posent de nouveau sur la face ou sur les mains.

«Quand Louise Ancelette mourut, je ne l'aimais plus. Sa tendresse,
depuis un an déjà, glissait sur moi comme l'eau de pluie sur
l'imperméable. Mon désamour, que je ne voulais pas montrer, brillait
soudain, en éclair labial, devant nos amis, à qui mes inquiétudes
mentales donnaient, j'en étais sûr, un sujet de conversation que je
devinais sans les entendre, comme, sans le voir, on devine le cadavre
d'une jeune fille lorsqu'on passe devant une maison mortuaire à la
porte ornée de tentures blanches.

«On me l'a dit depuis. Près d'un mois avant le trépas de Louise,
je disais qu'elle allait mourir, qu'elle n'en avait plus que pour
trois semaines, pour quinze jours, qu'elle périrait le mercredi
prochain, qu'elle mourrait le lendemain. On avait pris cela pour des
plaisanteries, car Louise était bien portante, pleine de jeunesse et de
gaieté.

«Mais le boucher peut dire le jour où telle génisse sera abattue. Ma
haine était savante, je connaissais bien le jour de la mort de Louise
et elle mourut à la date que j'avais indiquée.

«Elle mourut brusquement et sa mort ne fut point une énigme pour les
médecins. Mais je ne pus empêcher que mes amis me soupçonnassent d'un
crime. Leurs questions m'enlaçaient comme des serpents sibilants que je
ne savais pas charmer.

«Tourments de jadis, je vous ressens encore...

***

«Un mois avant la mort de Louise, nous étions sortis ensemble; c'était
un samedi. Silencieux, nous errions dans le Marais, et je m'en
souviens, je regardais nos ombres qui nous précédaient en se mêlant.

«Dans la rue des Francs-Bourgeois, nous nous arrêtâmes devant une
boutique sur laquelle on pouvait lire:_ Marchandises provenant du
mont-de-piété._ À travers les vitres, on voyait, étalés, des objets
disparates. Le monde entier et toutes les époques étaient les
fournisseurs de cette boutique où bijoux, robes, tableaux, bronzes,
bibelots, livres voisinaient comme les morts voisinent au cimetière.
Je lisais mélancoliquement le lamentable précis d'histoire civile que
formait toute cette brocante, quand Louise me demanda de lui acheter un
bijou qui lui plaisait. Nous entrâmes. En ouvrant la porte vitrée je
lus le nom qui s'y dessinait en lettres blanches: David Bakar, et je
vis que, brusquement séparées, nos ombres n'entrèrent qu'à notre suite.

***

«David Bakar était assis à son comptoir. Il nous dit de prendre le
bijou dans la vitrine et lorsque après avoir marchandé je voulus payer,
il me dit qu'il n'avait pas de monnaie à me rendre et d'aller en faire
dans le voisinage. Je compris que cet homme ne voulait pas travailler
le jour du sabbat, et quand, de retour, j'eus payé ce que je devais, la
monnaie resta sur le comptoir.

«--Quelle belle journée, nous dit ensuite Bakar. Il est vrai que c'est
aujourd'hui samedi: le soleil brille toujours ce jour-là. Et c'est
le jour où l'on peut le mieux examiner une ombre. Chaque samedi me
rappelle aussi un des détails les plus émouvants de ma longue vie. Le
beau souvenir que d'avoir été le hasard même! Les chrétiens n'ont point
de ces souvenirs d'enfance!

«Je naquis à Rome et ne suis à Paris que depuis l'âge de vingt-cinq ans.

«Vous savez qu'à Rome on tire le lotto chaque samedi, sur la piazza
Ripetta, et que le soin de prendre les numéros au hasard est dévolu à
un enfant juif qu'on choisit, de préférence, gracieux de visage et à
cheveux bouclés.

«Une fois c'est moi qui tirai le lotto. Ma mère, qui était très belle,
me conduisit. Alors, au centre de la place, je devins le hasard. Et
depuis, je n'ai jamais vu tant de regards me considérer anxieusement. À
la fin, il y avait de ces yeux qui flamboyaient de colère et d'autres
de joie. Des hommes me montraient le poing en m'insultant tandis que
quelques-uns jubilaient en m'appelant Jésus, agneau pascal, sauveur, ou
me donnaient d'autres noms chrétiennement flatteurs.

«Et je me souviens très nettement d'un homme en redingote et sans
chapeau qui se tenait au premier rang de la foule. Il paraissait
triste et accablé et tandis qu'elle s'écoulait, je vis, qu'au soleil,
cet homme n'avait point d'ombre. Vite et discrètement, il sortit un
revolver de sa poche et se tira une balle dans la bouche.

«Épouvanté, je regardai un moment les gens emporter le cadavre; ensuite
je cherchai ma mère, mais je ne la retrouvai pas et je retournai seul
au logis où elle ne rentra pas cette nuit-là.

«Le lendemain, quand ma mère fut de retour, mon père lui fit des
reproches que nous trouvâmes très mérités mes sœurs et moi. Mais il se
tut bientôt lorsqu'elle eut prononcé durement quelques paroles que je
ne compris pas.

«Mon oncle Penso, le rabbin, vint le soir, il était irrité contre mes
parents qui m'avaient laissé tenir le lotto.--J'ai vu David, disait-il,
il était pareil au veau d'or que nos maîtres adorèrent en l'absence de
Moïse. J'attendais l'instant où les gagnants organiseraient des danses
autour de David.--Et ces objurgations étaient mêlées de citations de
Maïmonide et du Talmud.»

***

«J'offris à Bakar un cigare qu'il refusa en prétextant le sabbat.

***

«--Oï, dit Bakar, je ne me sens pas très bien. Avant de vous en aller,
prêtez-moi vos ombres... Je voudrais savoir si j'ai longtemps à vivre.
Je connais un peu la sciomancie ou devination par les ombres. Je tiens
les principes de cette science de ce même oncle qui n'aimait pas qu'on
adorât le veau d'or, mais qui, fort riche et fort avare, ne voyageait
qu'en troisième clssse. Un de ses amis lui demandait un jour la raison
de cette lésinerie.--Parce qu'il n'y a pas de quatrième, répondit mon
oncle. Dans la suite, il émigra en Allemagne, où les trains ont des
wagons de quatrième classe.

«Sortons de la boutique et au soleil du sabbat soyons sciomanciens.

«Avez-vous tous votre ombre, au moins?

«Car ne l'ignorez pas, d'après nos croyances certaines, l'ombre quitte
le corps trente jours avant qu'il ne meure.»

***

«Hors de la boutique, nous vîmes avec bonheur que nous possédions
encore notre ombre. Bakar nous plaça de façon à ce que les ombres se
mêlassent à la sienne, puis il examina cette tache trembleuse. Il
disait:

«--Oï, le signe du feu! Oï, le feu, _asch!_ Oï, Adonaï! _Asch_ qui
est le feu en hébreu donne _Aschen_ en allemand. Ce sont les cendres,
les cendres des morts. Oï, et haschisch est de là vraisemblablement.
Ce sera le bon sommeil. Oï! le signe du feu. _Asch, Aschen, haschich_
et assassin que j'oubliais vient de là aussi. Oï, oï! Asch, aschen,
haschich, assassin, oï, Adonaï, Adonaï!»


«Et comme il était sorti sans chapeau et peut-être en confirmation
d'un présage mortel figuré par _asch_, le signe du feu, Bakar éternua
bruyamment:

«--Atchi! Atchi!»


«Fort ému, je lui dis:

«--Dieu vous bénisse!


«Mais Bakar rentra dans sa boutique en disant:

«--J'ai encore longtemps à vivre.»

«Puis, voyant que le soleil allait disparaître, il nous dit:

«--À une autre fois.»


«Car c'était l'heure de la prière, et en nous en allant, nous pûmes le
voir, tandis que, couvert d'un vieux chapeau haut de forme, il lisait,
debout sur le seuil de sa boutique, un livre hébreu qu'il commença
régulièrement par la fin.

***

«Nous marchions sans parler, et lorsque au bout d'un moment je voulus
revoir nos ombres, je vis avec un plaisir singulièrement atroce que
celle de Louise l'avait quittée.»



_À Louis Chadourne_


LA FIANCÉE POSTHUME


Un jeune Russe qui voyageait sur le continent alla passer l'hiver à
Cannes. Il prit pension chez un professeur qui, pendant la saison,
donnait des leçons de français aux étrangers.

Ce professeur, d'une cinquantaine d'années, se nommait Muscade. Il
avait des mœurs simples et aurait passé partout inaperçu s'il n'eût
toujours empesté l'ail.

Mme Muscade était une douce créature qui âgée de trente-huit à quarante
ans n'en accusait pas plus de trente à trente-deux. Elle était blonde,
de chairs épanouies, la taille mince, mais sa poitrine et ses hanches
saillaient. Pourtant rien en elle n'était provocant et elle paraissait
triste.

Le jeune Russe la remarqua et il la trouvait jolie.

Les Muscade habitaient une petite villa située du côté de Suquet, et
d'où l'on avait vue sur la mer, les îles de Lérins et les longues
plages de sable sur lesquelles des troupes d'enfants nus et minces
s'ébattent l'été, avant le crépuscule. La villa avait un jardin planté
de mimosas, d'iris, de roses et de grands eucalyptus.

Le pensionnaire des Muscade passa tout l'hiver à se promener, à fumer
et à lire. Il ne voyait pas les jolies filles dont la ville est pleine,
il ne regardait pas les belles étrangères. Ses yeux ne gardaient que
l'éblouissement du mica qui scintille partout, sur le sable marin, sur
le sol des rues et sur les murs, et sa pensée, tandis qu'il marchait
repoussé par le vent qui vient de la mer, était toute à Mme Muscade.
Mais cet amour était doux, exquis, sans fièvre, et il n'osait en faire
l'aveu.

***

Les eucalyptus tapissèrent le sol de petits cheveux odoriférants.
Il y en avait tant, qu'éteignant l'éclat du mica, ils recouvraient
entièrement les allées des jardins, et le mimosa enflammait toutes ses
fleurs embaumées.

Un soir, dans la pénombre d'une chambre dont la fenêtre était ouverte,
le jeune homme vit Mme Muscade allumer une lampe. Elle avait des gestes
lents; sa silhouette paraissait une vision gracieuse et nonchalante. Il
pensa: «Ne différons plug». Et s'approchant d'elle, il lui dit:

«Quel joli nom, Mme Muscade. C'est presque un petit nom. Il vous sied
ce nom à vous dont les cheveux sont un peu de soleil à l'orient. À
vous qui êtes aromatique comme ces noix muscades les plus parfumées;
celles qu'un pigeon a digérées et rendues intactes. Tout ce qui a bonne
odeur a votre odeur. Et vous devez avoir la saveur de tout ce qui est
délectable. Je vous aime, Madame Muscade!»

***

Mme Muscade ne manifesta aucune émotion de de courroux ni de gaieté, et
après avoir jeté un coup d'œil par la fenêtre, quitta la chambre.

Le jeune homme demeura un instant tout interdit; il eut ensuite envie
de rire, puis alluma une cigarette et sortit.

Vers cinq heures, il revint et vit M. et Mme Muscade appuyés à la
grille de la villa. Dès que ceux-ci l'aperçurent ils sortirent dans la
rue qui était toujours déserte. Mme Muscade ferma la grille de la villa
et vint se placer près de son mari qui parla:

--Monsieur, yai quelque chose à vous dire.

--Dans la rue? fit le jeune homme.


Et il regarda Mme Muscade qui, placide, ne bronchait pas.

--Oui, dans la rue, affirma M. Muscade.


Et il commença:

«Monsieur, soyez assez bon pour écouter mon histoire jusqu'au bout,
notre histoire, puisque c'est aussi celle de Mme Muscade.

«J'ai cinquante-trois ans, monsieur, et Mme Muscade en a quarante. Il y
a vingt-trois ans aujourd'hui que nous nous fiançâmes, ma femme et moi.
Elle était la fille d'un maître de danse; moi j'étais orphelin, mais
mon état me fournissait l'aisance nécessaire à un ménage. Ce fut un
mariage d'amour, monsieur.

«Vous la voyez maintenant jolie et encore désirable. Mais si vous
l'aviez vue alors, monsieur, avec ses cheveux en torsades dont on
ne trouverait la teinte dans aucun tableau! Tout passe, monsieur,
et ses cheveux d'à présent, je vous le jure, ne donnent aucune idée
de ce qu'ils étaient lorsqu'elle avait dix-sept ans. Ces cheveux,
c'était alors du miel. Ou bien encore on eût hésité à dire s'ils se
rapportaient à la lune ou au soleil.

«Je l'adorais, monsieur. Et j'ose affirmer que de son côté elle
m'aimait. Nous nous épousâmes. Ce fut une joie sans limites, une
allégresse de tous nos sens, un bonheur pareil à un rêve, un rêve sans
désillusion. Nos affaires prospéraient et nos amours durèrent.

***

«Au bout de quelques années, monsieur, il plut à Dieu de remplir la
coupe de notre bonheur déjà si pleine. Mme Muscade me rendit père d'une
fillette adorable que nous appelâmes Théodorine, parce que Dieu nous
l'avait donnée. Mme Muscade voulut la nourrir et, le croiriez-vous,
monsieur, je devins encore plus heureux d'aimer cette nourrice adorable
d'un bébé angélique. Ah! quel charmant tableau lorsque, le soir, sous
la lampe, après avoir donné à teter à l'enfantelette, Mme Muscade la
déshabillait! Nos bouches se rencontraient souvent sur le corps doux,
poli, odoriférant de la petite et des baisers joyeux claquaient sur
ses petites fesses, sur ses jambettes, sur ses cuissettes potelées,
partout, partout. Et nous trouvions des mots adorables: petite démone,
pupille de mon œil, belette, hermine, et tant d'autres!

«Puis ce fut le premier pas, la première parole et puis, hélas,
monsieur, elle mourut à l'âge de cinq ans.

«Je la vois encore sur son petit lit, morte et belle comme une petite
martyre. Je revois le petit cercueil. Et on nous l'enleva, monsieur,
et nous avons perdu toute joie, tout notre bonheur, que nous ne
retrouverons qu'au ciel où notre Théodorine continue à vivre.

***

«Du jour de sa mort, nos âmes se sont senties vieilles et nous n'avons
plus rien aimé de la vie. Et pourtant nous ne voulons pas la perdre.
Notre existence est devenue triste, mais elle est si calme qu'elle en
est délicieuse.

«Les années ont passé, atténuant une douleur toujours présente et qui
nous fait pleurer quand nous parlons de notre fille.

«Souvent nous parlions d'elle:

«--Elle aurait maintenant douze ans, ce serait l'année de sa première
communion.»


«Et cette fois-là nous pleurâmes toute la journée sur sa tombe dans
notre cimetière parfumé.

«--Elle aurait aujourd'hui quinze ans et serait déjà peut-être demandée
en mariage.»

***

«C'est moi qui ai dit cela, il y a deux ans; ma femme sourit tristement
et nous eûmes la même idée. Le lendemain, nous mettions une pancarte:
_Chambre à louer pour monsieur seul._ Et nous eûmes plusieurs jeunes
gens comme locataires, des Anglais, un Danois, un Roumain. Et nous
pensions:

«--Elle aurait seize ans. Qui sait? notre pensionnaire lui plairait
peut-être?--»


«Puis vous êtes venu, monsieur, et nous avons souvent pensé:

«--Théodorine aurait dix-sept ans et sûrement si elle n'était pas
encore mariée, son cœur élirait ce jeune homme doux, bien élevé et de
tout point digne d'elle.»

«Vous êtes ému, monsieur, je vois cela. Vous avez bon cœur...

***

«Hélas! je me trompais. Voyez-vous, monsieur, ce que vous avez voulu
faire cet après-midi, c'était presque un crime. Car voilà la vérité,
monsieur, Mme Muscade m'a tout dit. Vous avez désolé le cœur de cette
femme exquise. Vous désolez mon âme, monsieur, et vous comprenez
vous-même qu'après ce qui s'est passé il n'est plus possible que vous
entriez dans ma maison. Voyez, la grille est close et c'est fini:
jamais plus vous ne passerez dans mon jardin. Vous le pensiez un jardin
de délices défendues, monsieur, et cette pensée vous en a chassé. Vous
ne voudriez pas rentrer dans cette maison calme où vous avez contristé
cette femme qui vous aimait déjà, je le sais, comme une mère aime son
fils. Hélas! j'aurais voulu vous voir dans ma maison longtemps encore,
mais, vous le sentez, vous en êtes persuadé, c'est impossible, c'est
fini. Cette nuit vous trouverez à vous loger dans un hôtel et vous me
ferez dire où vous êtes descendu. Je vous enverrai votre bagage. Adieu,
monsieur. Venez, Madame Muscade, la nuit tombe. Adieu, Monsieur, soyez
heureux, adieu!»



_À Louis Dumur_


L'ŒIL BLEU


J'aime entendre les vieilles dames parler du temps où elles étaient
petites filles.

***

«J'avais douze ans et j'étais pensionnaire dans un couvent du Midi de
la France, m'a raconté une de ces respectables dames à bonne mémoire.
Nous vivions là, séparées du monde, et nos parents seuls pouvaient nous
visiter, une fois par mois.

«Nos vacances elles-mêmes se passaient dans ce oouvent qu'entouraient
d'immenses jardins, un verger et des vignes.

«Je puis dire que je ne suis sortie de cette enceinte de calme que pour
me marier, à l'âge de dix-neuf ans, et j'y étais depuis l'âge de huit
ans. Je m'en souviens encore: lorsque j'eus franchi le seuil de la
grande porte qui s'ouvrait sur l'univers, le spectacle de la vie, l'air
que je respirais et qui me semblait si nouveau, le soleil qui me parut
plus lumineux qu'il n'avait jamais été, la liberté enfin me saisit à
la gorge. J'étouffais et je serais tombée éblouie, étourdie, si mon
père, à qui je donnais le bras, ne m'eût retenue et ne m'eût ensuite
menée vers un banc qui se trouvait là et où je m'assis un instant pour
reprendre mes esprits.

***

«À douze ans donc, j'étais une petite fille espiègle et innocente et
toutes mes compagnes étaient comme moi.

«Les études, les récréations, les exercices de dévotion se partageaient
notre temps.

«Cependant c'est vers cette époque que le démon de la coquetterie
pénétra dans la classe où j'étais, et je n'ai pas oublié la ruse dont
il se servit pour nous apprendre que les petites filles que nous étions
deviendraient bientôt des jeunes filles.

«Aucun homme ne pénétrait dans l'enceinte du couvent, sinon le
vénérable aumônier qui disait la messe, prêchait, et auquel nous
disions nos peccadilles. Il y avait encore trois vieux jardiniers, peu
faits pour nous donner une haute idée du sexe fort. Nos pères venaient
nous voir aussi, et celles qui avaient des frères en parlaient comme
d'êtres surnaturels.

«Un soir, à la tombée de la nuit, nous revenions de la chapelle et nous
marchions à la queue leu leu, nous dirigeant vers le dortoir.

«Soudain, au loin, derrière les murs qui entouraient les jardins du
couvent, un son de cor se fit entendre. Je m'en souviens comme si cela
s'était passé hier: la fanfare héroïque et mélancolique éclata dans le
profond silence, au crépuscule, tandis que le cœur de chaque petite
fille battait plus fort qu'auparavant. Et cette fanfare qui, répercutée
par les échos, mourait dans le lointain, évoquait pour nous je ne sais
quel cortège fabuleux...

«C'est d'eux que nous rêvâmes cette nuit-là...

***

«Le lendemain, une petite blonde, qui s'appelait Clémence de Pambré,
étant sortie un instant de la classe, revint toute pâle et chuchota à
sa voisine, Louise de Presséc, que dans le couloir sombre elle avait
rencontré un œil bleu. Et bientôt toute la classe connut l'existence de
l'œil bleu.

«On n'écoutait plus la Mère qui nous enseignait l'histoire. Les élèves
faisaient à présent des réponses saugrenues, et moi-même, qui n'étais
pas très forte en cette branche-là, comme on me demandait à qui avait
succédé François Ier, je dis à tout hasard, mais sans conviction, que
c'était à Charlemagne, et ma voisine, chargée d'éclairer mon ignorance,
fut d'avis qu'il avait succédé à Louis XIV. On avait bien autre chose à
faire que de penser à la chronologie des rois de France: on songeait à
l'œil bleu.

***

«Et en moins d'une semaine, chacune de nous eut l'occasion de le
rencontrer, cet œil bleu.

«Nous avions toutes la berlue, c'est certain, mais nous le vîmes
toutes. Il passait vite, tachant l'ombre dans les couloirs de son bel
azur. Nous en étions épouvantées et aucune de nous n'osait en parler
aux religieuses.

«On se creusait la tête pour savoir à qui cet œil effrayant pouvait
appartenir. Je ne sais plus laquelle de nous émit l'opinion que ce
devait être l'œil d'un des chasseurs qui avaient passé quelques soirs
auparavant au milieu des fanfares de cors, dont les éclats lyriques à
faire pleurer persistaient en nos mémoires. Et il en fut ainsi décidé.

«Nous nous persuadâmes toutes qu'un des chasseurs était caché dans le
couvent et l'œil bleu était son œil. Nous ne songeâmes point que l'œil
unique dénotait un borgne ni que les yeux ne volent point à travers les
corridors des vieux couvents et n'errent point détachés de leurs corps.

«Et cependant nous ne pensions qu'à cet œil bleu et au chasseur qu'il
évoquait.

«C'était fini d'avoir peur de l'œil bleu. On aurait bien voulu qu'il
s'arrêtât pour nous fixer et nous faisions en sorte de sortir souvent
seules dans les couloirs pour rencontrer l'œil merveilleux qui nous
charmait désormais.

***

«Bientôt la coquetterie s'en mêla. Aucune de nous n'aurait voulu être
vue par l'œil bleu tandis qu'elle avait les mains tachées d'encre.
Chacune faisait son possible pour paraître à son avantage en traversant
les couloirs.

«Il n'y avait ni glace ni miroir au couvent, et notre ingéniosité
naturelle y suppléa bientôt. Chaque fois que l'une de nous passait près
d'une porte vitrée qui donnait sur un palier, un pan de tablier noir
plaqué derrière la vitre formait ainsi un miroir improvisé où l'on se
regardait vite, vite, en s'arrangeant la chevelure, en se demandant si
l'on était jolie.

***

«L'histoire de l'œil bleu dura bien deux mois; puis on le rencontra
de moins en moins, et enfin l'on n'y pensa plus que très rarement, et
quand on en parlait encore, de loin en loin, ce n'était jamais sans
frissonner.

«Mais dans ce frisson il entrait de la crainte et aussi quelque chose
qui ressemblait à du plaisir, le plaisir secret de parler d'une chose
défendue.»

***

Vous n'avez jamais vu passer l'œil bleu, ô petites filles d'aujourd'hui!



_Au docteur Palazzoli_


L'INFIRME DIVINISÉ


Par une matinée de printemps, une automobile qui passait sur la route
de Paris à Cherbourg fit explosion dans la commune de Chatou, sur la
limite du Vésinet. Les deux voyageurs qui occupaient le coupé furent
tués. Quant au chauffeur, on le ramassa à moitié mort; il demeura trois
mois sans connaissance, et lorsque, dans une petite voiture poussée
par sa femme, il put enfin quitter l'hôpital, il lui manquait la jambe
gauche, le bras gauche, l'œil gauche et il était devenu sourd de
l'oreille gauche.

Dès lors, il vécut dans une maisonnette qu'il possédait au bord de
la mer, près de Toulon, et grâce à la petite aisance procurée par le
montant de l'assurance qu'il avait touchée. Les cicatrices laissées par
la section de ses membres étant toujours douloureuses, il lui avait été
impossible de supporter une jambe en bois ni un bras postiche, et il
s'était, en peu de semaines, accoutumé à sautiller au lieu de marcher.

***

Les voisins et les passants regardaient curieusement cet infirme qui,
en se promenant, paraissait sauter à la corde, et cette sorte de
danse communiqua à son intelligence une telle vivacité que le renom
de son esprit, de l'à-propos de ses réparties, de la finesse de ses
plaisanteries se répandit très vite. On venait le voir, l'interroger
non seulement de Toulon, mais encore de tous les villages environnants,
et l'on comprit bientôt que cet homme, nommé Justin Couchot et qu'on
ne tarda pas à surnommer l'Éternel, avait, avec ses membres de gauche,
entièrement perdu la notion du temps.

***

Les deux mois qu'il avait passés sans connaissance avaient aboli en
lui tout souvenir de sa vie antérieur à l'accident dont il était
sorti estropié, et s'il avait retrouvé en partie l'usage du langage
qu'il entendait autour de lui, il lui était maintenant impossible de
relier entre eux les divers événements qui remplissaient désormais son
existence. De ses actions saccadées il n'apercevait plus la succession.

À vrai dire, il semble impossible de croire qu'elles lui parussent
simultanées et le seul mot qui, dans la pensée des hommes accoutumés
à l'idée du temps, puisse rendre ce qui se passait dans le cerveau
de Justin Couchot est celui d'éternité. Ses actions, ses gestes, les
impressions qui frappaient son œil, son oreille uniques lui semblaient
éternelles et ses membres solitaires étaient impuissants à créer pour
lui, entre les divers actes de la vie, cette liaison que deux jambes,
deux bras, deux yeux, deux oreilles suscitent dans l'esprit des hommes
normaux et de quoi résulte la notion du temps.

Bizarre infirmité, qui méritait qu'on l'appelât divine!

***

Sa popularité augmentait chaque jour et il prit l'habitude d'exciter
la curiosité publique. Quand le temps était beau, il s'en allait par
bonds, s'élançant vers le firmament, où l'on place Dieu, auquel il
ressemblait mentalement, et retombait sur la terre aussitôt, divinité
sans puissance qu'emprisonnait un corps infirme et faible à faire pitié.

Et si on l'interpellait pour l'interroger, il s'arrêtait et demeurait
des heures entières perché sur sa jambe comme un échassier.

***

On lui demandait:

«Eh! l'Éternel, qu'as-tu fait hier?»


Il répondait:

«Enfants, je crée la vie. Je veux que la lumière soit et l'obscurité
se tient auprès, mais hier n'est pas pour moi, non plus que demain, et
rien n'existe qu'aujourd'hui.»

Et il s'accordait si bien avec la nature qu'elle lui était un effet de
sa volonté, à quoi l'événement répondait sans cesse avant qu'il pût
connaître le regret ou le désir.

Une belle jeune femme minauda un jour:

«L'Éternel, que pensez-vous de moi?»


Il lui dit:

«Million d'êtres que tu es, de toute taille et de tant de visages:
d'enfant, de jeune fille, de femme et de vieille, vous vivez et tu es
morte, vous riez et vous pleurez, vous aimez et vous haïssez et tu n'es
rien et vous êtes tout.»

Un homme politique voulut savoir à quel parti allaient ses sympathies.

«À tous, répondit l'Éternel, et à aucun, car ils sont comme l'ombre et
la lumière et doivent vivre ensemble sans que rien puisse changer.»


Il arriva qu'on lui raconta l'histoire de Napoléon:

«Sacré Bonaparte! s'écria Justin Couchot. Il ne cesse de gagner des
batailles, d'être vaincu et de mourir à Sainte-Hélène.»


Et comme quelqu'un, étonné, le questionnait sur la mort, il s'en alla à
petits sauts, disant:

«Des mots, des mots! Comment voulez-vous mourir? On est, cela suffit;
on est comme le vent, la pluie, la neige, Napoléon, Alexandre, la mer,
les arbres, les villes, les fleuves, les montagnes.»


Le monde entier et toutes les époques étaient ainsi pour lui un
instrument bien accordé que son unique main touchait avec justesse.

***

Justin Couchot disparut il y a un an et l'on n'a jamais pu savoir ce
qu'il est devenu. Les autorités. non sans raison, supposèrent qu'il
s'était noyé, mais son corps bizarre à membres uniques n'a pas été
retrouvé. Ses parents, voisins et ceux qui l'avaient rencontré ne
croient pas à la mort de l'_Éternel_ et n'y croiront jamais.



_À Ferdinand Molina_


SAINTE ADORATA


Je visitai, un jour, la petite église de Szepeny, en Hongrie, et l'on
m'y montra une châsse très vénérée.

«Elle contient, me dit le guide, le corps de sainte Adorata. Voilà près
de soixante ans qu'on découvrit son tombeau tout près d'ici. Sans doute
fut-elle martyrisée aux premiers temps du christianisme, à l'époque de
l'occupation romaine, où la région de Szepeny fut évangélisée par le
diacre Marcellin, qui avait assisté à la crucifixion de saint Pierre.

«Selon toute vraisemblance, sainte Adorata se convertit à la voix du
diacre, et après le martyre des prêtres romains enterrèrent le corps de
la bienheureuse. On suppose qu'Adorata n'est que la traduction latine
d'un nom païen qui était le sien, car on ne pense pas qu'elle ait reçu
d'autre baptême que celui du sang. Un tel nom n'éveille point d'idées
chrétiennes; cependant la bonne conservation du corps, qui fut retrouvé
intact après tant de siècles où il avait été sous terre, montrait assez
qu'il s'agissait d'une des élues qui, mêlées à la troupe des vierges,
chantent, dans le paradis, la gloire divine. Et voici dix ans que
sainte Adorata a été canonisée à Rome.»


J'écoutai distraitement ces explications. Sainte Adorata ne
m'intéressait pas outre mesure et j'allais sortir de l'église quand
mon attention fut attirée par un profond soupir qui se mourait auprès
de moi. Celui qui l'avait exhalé était un petit vieillard coquettement
habillé qui s'appuyait sur une canne à pommeau de corail en regardant
fixement la châsse.

***

Je quittai l'église et le petit vieillard sortit derrière moi. Je me
retournai pour apercevoir encore une fois sa silhouette élégante et
surannée. Il me sourit. Je le saluai.

--Croyez-vous, monsieur, aux explications que vous a fournies le
sacristain? me demanda-t-il enfin en un français où les R roulaient à
la hongroise.

«Mon Dieu! lui répondis-je, je n'ai aucune opinion sur ces questions
dévotes.»


Il reprit:

«Vous n'êtes que de passage parmi nous, monsieur, et je désire depuis
si longtemps révéler la vérité de tout cela à quelqu'un que je veux
vous la dire, sous condition que vous n'en parlerez à personne dans ce
pays.»


Ma curiosité s'était éveillée et je promis tout ce qu'il voulut.

«Eh bien! monsieur, me dit le petit vieillard, sainte Adorata a été ma
maîtresse.»

***

Je me reculai, pensant avoir affaire à un insensé. Mon étonnement le
fit sourire, tandis qu'il me disait d'une voix un peu tremblante:

«Je ne suis pas fou, monsieur, et je vous ai dit la vérité. Sainte
Adorata a été ma maîtresse!

«Que dis-je? Si elle l'avait voulu, je l'aurais épousée!...

«J'avais dix-neuf ans quand je la connus. J'en ai aujourd'hui plus de
quatre-vingts et je n'ai jamais aimé d'autre femme qu'elle.

«J'étais le fils d'un riche châtelain des environs de Szepeny.
J'étudiais la médecine. Et un labeur acharné m'avait épuisé à un tel
point que les médecins m'engagèrent à me reposer et à voyager pour
changer d'air.

«J'allai en Italie. C'est à Pise que je rencontrai celle à qui aussitôt
je donnai ma vie. Elle me suivit à Rome, à Naples. Ce fut un voyage où
l'amour embellissait les sites... Nous remontâmes jusqu'à Gênes et je
pensais à l'emmener ici, en Hongrie, pour la présenter à mes parents et
l'épouser, lorsqu'un matin je la trouvai morte auprès de moi...»

***

Le vieillard interrompit un instant son récit. Lorsqu'il le reprit, sa
voix chevrotait plus qu'auparavant et on l'entendait à peine.

***

«...Je parvins à cacher le décès de ma maîtresse aux gens de l'hôtel,
mais je n'y parvins qu'en employant des ruses d'assassin. Et quand je
pense à tout cela, je frissonne encore. On ne me soupçonnait d'aucun
crime et l'on crut que ma compagne était partie le matin de très bonne
heure.

«Je ne vous donne point le détail des heures affreuses passées auprès
du corps, que j'avais enfermé dans une malle. Bref, je fus si habile
que l'opération de l'embaumement passa inaperçue. Le va-et-vient, le
nombre important des voyageurs dans un grand hôtel leur laisse une
liberté relative, une impersonnalité qui me furent très utiles dans la
circonstance.

«Ensuite ce fut le voyage et les difficultés suscitées par la douane,
que je pus, grâce au Ciel, franchir sans encombre. C'est une histoire
miraculeuse, monsieur!... Et quand je fus de retour chez moi, j'étais
devenu maigre, pâle, méconnaissable.

«En passant à Vienne, j'avais acheté, chez un antiquaire, un sarcophage
de pierre qui provenait de je ne sais plus quelle collection célèbre.
Chez moi, on me laissait faire ce que je voulais, sans s'inquiéter de
mes desseins, et personne ne s'étonna ni du poids, ni de la quantité
des bagages que j'avais rapportés d'Italie.

«Je gravai moi-même l'inscription ADORATA et une croix sur le
sarcophage où j'enfermai, entouré de bandelettes, le corps de
l'adorée...

«Une nuit, par un effort insensé, je transportai mon amour dans un
champ voisin, de façon à retrouver l'emplacement que j'étais seul à
connaître. Et, seul, je venais chaque jour prier à cet endroit.

***

«Un an s'écoula... Un jour, je dus partir pour Budapest... Et quel
ne fut point mon désespoir quand je revins, au bout de deux ans, de
voir qu'une usine s'était élevée à la place même où j'avais enterré le
trésor que j'aimais plus que ma vie!...

«Je devins à peu près fou et je songeais à me tuer lorsque, le soir,
le curé, étant venu nous visiter, me raconta comment, pendant qu'on
creusait le champ voisin pour y établir les fondations de l'usine,
on avait trouvé le sarcophage d'une martyre chrétienne de l'époque
romaine, nommée Adorata, et que l'on avait transporté cette châsse
précieuse dans la modeste église du village.

«D'abord je fus sur le point de révéler au curé sa méprise. Mais je me
ravisai, pensant que, dans l'église, j'aurais mon trésor sous les yeux
quand je voudrais.

«Mon amour me disait que l'adorée n'était pas indigne des honneurs
dévots qu'on lui rendait. Et, encore aujourd'hui, je l'en crois digne,
à cause de sa grande beauté, de sa grâce unique et de l'amour profond
qui l'a peut-être fait mourir. Au demeurant, elle était bonne, douce et
pieuse, et si elle n'était pas morte je l'aurais épousée.

«Je laissai les événements suivre leur cours et mon amour se changea en
dévotion.

«Celle que j'avais tant aimée fut déclarée vénérable. Ensuite on la
béatifia et, cinquante ans après la découverte de son corps, elle fut
canonisée. Je me rendis moi-même à Rome pour assister à la cérémonie,
qui est le plus beau spectacle qu'il m'ait été donné de contempler.

«Par cette canonisation, mon amour entrait au ciel. J'étais heureux
comme un ange du paradis et vite je m'en revins ici, plein du bonheur
le plus sublime et le plus étrange qui soit au monde, prier devant
l'autel de sainte Adorata...»

...Les larmes aux yeux, le petit vieillard coquettement vêtu s'éloigna,
frappant le sol de sa canne à pommeau de corail et répétant encore:
«sainte Adorata!... sainte Adorata!»



_À Maurice Raynal_


LES SOUVENIRS BAVARDS


Lorsque je fus à Londres, je pris pension dans un _boarding-house_ qui
m'avait été recommandé et l'on me donna une chambre confortable où je
dormis très bien.

***

Le lendemain, je fus réveillé de bonne heure par le bruit d'une
conversation qui avait lieu dans la chambre voisine.

Je comprenais bien ce qui s'y disait, en anglais d'Amérique prononcé
avec le mol accent de l'Ouest. Le dialogue avait lieu entre un homme et
une femme qui parlaient passionnément.

--Olly, pourquoi être partie sans me prévenir: pourquoi, pourquoi?

--Pourquoi, Chislam? Parce que mon amour pour vous eût entravé ma
liberté et qu'elle m'est plus chère que l'amour.

--Ainsi, blonde Olly, vous m'aimiez et cet amour est cause que je vous
ai perdue?

--Oui, Chislam, j'eusse fini par céder à vos instances et je vous eusse
épousé. Mais en le faisant, c'est à mon art que j'aurais renoncé.

--Sauvage Olly, je vous attendrai toujours.


Et le dialogue continuait sur ce ton: l'indépendante Olly se refusant à
accepter les propositions matrimoniales de l'amoureux Chislam.

Ce que je savais de la pruderie anglo-saxonne me força d'abord à
m'étonner que dans la pension l'on tolérât des visites de femme chez
mon voisin; puis je n'y pensai plus.

***

Mon étonnement augmenta lorsque le matin suivant je fus réveillé par
une nouvelle conversation qui s'échangeait cette fois en français, mais
avec l'accent particulier des Américains de l'Ouest.

Chislam parlait encore avec une femme.

--Vous ne m'aimez plus, monsieur Chislam! Vous êtes toujours autour
d'Olly, la petite dresseuse de chiens, qui est maigre comme un manche
à balai. Il y a un mois encore, vous tombiez en extase pendant que je
chantais ma romance et c'est bien l'amour qui vous poussait à cela, car
je n'ai pas la voix très juste.

--J'ai fini par m'en apercevoir, mademoiselle Criquette. En outre, vous
ne m'aimez pas. Vous vous jouez de moi par coquetterie.

--Ainsi, vous avez oublié la promesse de mariage que vous me fîtes et
cette maison de campagne dans un village au bord de la Loire où nous
devions passer notre lune de miel?

--Mademoiselle Criquette, j'ai décidé que si je me mariais, je me
retirerais dans le Maine, mais le Maine des États-Unis d'Amérique.

--Et puis vous avez raison, allez, monsieur Chislam, car je ne vous
aurais pas épousé avec votre bobine, votre bobine, votre bobine!...


Suivaient d'autres répliques, et en m'habillant je pensais: «Cette
Française a un drôle d'accent. Elle a dû séjourner longtemps en
Californie... Dieu! quelle prédilection elle marque pour le mot de
bobine et que ce Chislam est inconstant! Mais ce _boarding house_, en
somme, est une pension peu recommandable.»

***

Le jour qui suivit, je fus brusquement éveillé comme je l'avais été la
veille. Cette fois, la conversation s'échangeait en Italien et toujours
avec le déplorable accent des Yankees de l'Ouest.

--Belle Locatelli, cédez à mon amour. Marions-nous! Nous renoncerons
aux voyages et irons cacher notre bonheur dans une villa que
j'achèterai en Californie, à San-Diégo. Je veux une vue sur la baie qui
est admirable et nous cultiverons des orangers.

--C'est impossible, signor Chislam, je suis fiancée à un de mes
compatriotes qui est officier à Bologne. Il n'a que sa solde et nous
attendons, pour nous marier, que j'aie réuni la dot réglementaire.

--Ainsi, adieu, signorina Locatelli; un pauvre pitre comme moi n'espère
point l'emporter dans votre cœur sur un brillant officier. Adieu,
signorina. Et pour que vous soyez heureuse le plus tôt possible,
permettez-moi de compléter la dot dont vous me parlez.


Je pensai:

«Ce singulier Lovelace est un brave homme; toutefois, sa manie du
mariage quotidien est fort incommode: elle m'éveille en sursaut et bien
avant l'heure où j'ai coutume de me lever.»

***

Mais la nuit suivante je ne pus fermer l'œil. M. Ghislam s'entretenait
avec un homme, en nouvel anglais des États-Unis et avec l'accent de
l'Ouest.

--Oui, Chislam, vous n'êtes qu'un malheureux qui mourrez seul, sans
famille, sans amour.

--Vous avez raison, Chislam, et il faut bien que je me résigne. J'ai
amusé dans ma vie des millions d'êtres dans les cinq parties du monde
et je n'ai pas trouvé une épouse.

--Chislam, vous avez été la joie universelle, le rire même du monde
tout entier. C'était trop pour une femme. Ce qui est pour tous peut
bien, par l'énormité, effrayer un seul.

--Ainsi, Chislam, moi qui me croyais le plus comique des hommes, j'en
suis le plus navré!

--Hélas! Chislam, je pense comme vous! Votre fantaisie qui déchaînait
une allégresse inouïe jusqu'alors chez tous les peuples n'a pas suffi
pour qu'une simple fille vous trouvât aimable. Perdue dans le public,
elle pouvait rire avec lui; mais si, en tête à tête, vous parliez
d'amour, vous n'inspiriez plus qu'une infinie tristesse.

--C'est donc ainsi que va le monde, Chislam?

--Chislam, ainsi va le monde!

--Et je n'ai plus personne pour me consoler, Chislam, sinon moi-même.

--Personne, sinon vous-même, Chislam.


Ce dialogue mélancolique entre les mystérieux Chislam aurait
vraisemblablement duré longtemps encore, si, impatienté, je n'avais
frappé très fort contre la cloison qui me séparait de mon voisin, en
criant:

--Gentlemen, il se fait tôt! il est temps de dormir.


Les deux Chislam se turent aussitôt et je tombai bientôt dans un
profond sommeil.

***

Mais, vers huit heures, quelle ne fut pas ma stupéfaction lorsque,
réveillé en sursaut, j'entendis que mon voisin avait repris son
marivaudage matrimonial avec l'indépendante Olly, celle qui avait été
la première dont j'eusse entendu la voix.

Je m'habillai le plus vite qu'il me fut possible et allai trouver la
respectable hôtesse du _boarding house_:

--Il m'est impossible de dormir dans la chambre que vous m'avez
donnée. Dès l'aube, mon voisin parle avec des visiteuses et la nuit il
s'entretient avec des visiteurs.

--Vous avez le sommeil léger, monsieur. On vous donnera une autre
chambre à un autre étage que celui où vous êtes logé.

«Votre voisin est un homme estimable.

«C'est le fameux comique Chislam Borrow. Il est né en Californie et
ses tours, ses grimaces, les scènes que sa ventriloquie et sa hâte
à changer de déguisement lui permettaient de jouer seul l'avaient
rendu célèbre sur toute la terre. Il est très instruit et il connaît
plusieurs langues.

«Puis, l'âge est venu avec la fortune. Chislam Borrow est maintenant un
vieux célibataire. Il n'a ni parents ni amis. Il a pris pension ici,
voici déjà trois ans, et ne parle à personne sinon avec lui-même. Sa
ventriloquie lui fournit le moyen d'avoir de la compagnie quand il lui
plaît.

«Il lui arrive souvent de converser avec une de celles qu'il aurait
voulu épouser; parfois encore, il parle avec lui-même et ce sont ses
dialogues les plus tristes.

«Chislam Borrow est bien à plaindre, monsieur, car vous le pensez
comme moi, ces souvenirs bavards ne valent point, malgré leur variété,
le simple langage d'une épouse dont les cheveux auraient blanchi en
même temps que ceux de l'ancien comique, si désolé--et qui consolerait
maintenant sa vieille vie...»


Quelque temps après je quittai Londres, sans avoir vu Chislam Borrow.



_Au docteur Chapeyron_


LA RENCONTRE AU CERCLE MIXTE


Après avoir gagné dans les mines de la Colombie une assez grosse
fortune, l'ingénieur hollandais Van der Vissen s'embarqua pour
Paris qu'il avait visité dans sa jeunesse. Il voulait s'y amuser à
quarante-cinq ans, dont plus de vingt s'étaient écoulés en Amérique.

Van der Vissen était un homme de grande taille, blond, fort,
querelleur, joueur et dépourvu de scrupules. Son établissement à Paris
avait été le but de sa vie. Il pensait que les plaisirs que l'on y
trouve sont supérieurs à ceux qui s'offrent aux voluptueux sur les
autres points du globe.

***

Le lendemain de son arrivée, l'ingénieur hollandais rencontra sur
le boulevard un ancien ouvrier de Panama qui, vêtu en gentleman,
paraissait fort cossu. Et, s'il n'avait pas fait fortune, il
fréquentait où elle se défait, car il était devenu rabatteur d'un grand
tripot, un cercle mixte qui fonctionnait toutes les nuits, non loin du
Trocadéro. Décider Van der Vissen à s'y faire présenter fut une chose
aisée. Attiré par la passion du jeu et celle des femmes, le Hollandais,
qui avait dans son portefeuille, en billets de banque, tout ce qu'il
possédait, vint, un soir, au cercle.

Les formalités ayant été facilitées par l'administration du tripot,
Van der Vissen pénétra dans la salle de jeu où la partie battait son
plein. Il se mit à jouer et, le hasard secondant son audace, il gagna
d'abord avec une veine insolente. Ensuite, il prit la banque et, la
chance tournant soudain, il connut la déveine la plus noire. Quand il
céda la place, la malchance le poursuivit, et plus il perdait plus
il s'entêtait à jouer gros jeu. Les billets de banque lui fondaient
dans les doigts comme s'ils avaient été de neige. Puis, lorsqu'il fut
décavé, il s'efforçait de ne point le montrer, et c'est en souriant
qu'il essuyait la sueur de son visage.

***

Près de lui, grande et souple, se tenait une jeune femme brune, aus
yeux cernés, minaudière à souhait, élégante et couverte de bijoux.
Van der Vissen l'observa. Elle jouait furieusement et gagnait tout ce
qu'elle voulait.

La beauté de la femme et sa veine extraordinaire firent une vive
impression sur l'esprit du Hollandais. Comme il s'était montré joueur
et qu'il la fixait avec obstination, la belle joueuse lui sourit.

Van der Vissen la désira de toutes ses forces, elle, ses bijoux et le
gain qu'elle emporterait. Ses instincts d'aventurier se réveillèrent.
Il ressentait maintenant pour cette femme, son or et ses joyaux une
passion folle qu'il fallait assouvir.

La vie d'aventures prolonge la jeunesse et Van der Vissen n'avait rien
d'un vieillard. Avec une galanterie de sauvage, pleine de gaucherie,
avec des phrases emphatiques, il attira la jeune femme et proposa de
l'accompagner là où elle demeurait.

Elle répondait d'une voix langoureuse dont les inflexions enflammèrent
davantage la passion du Hollandais.

Et mêlant les louanges aux promesses, il fit tant qu'à la fin ils
partirent ensemble.

***

Elle habitait, rue de la Pompe, un appartement élégant où, dès qu'ils
y furent entrés et que la pièce dans laquelle ils pénétrèrent fut
éclairée, Van der Vissen se renseigna sur la domesticité; mais la bonne
était couchée dans son sixième.

***

Ils se trouvaient maintenant dans un boudoir meublé de divans larges et
bas, de poufs où l'on avait posé, pêle-mêle, des gants, des lettres,
des boîtes de cigarettes égyptiennes, des livres de vers modernes.

Comme un joueur affolé qui, pour la première fois, se décide à tricher,
Van der Vissen hésita un moment sur ce qu'il allait faire.

Puis, tandis que les bras levés devant la glace, la jeune femme
enlevait son chapeau, il se jeta sur elle et tenta de la saisir au cou.
Mais elle se retourna vivement et il reçut en pleine figure un coup
de poing vraiment viril. En même temps, d'une voix mâle, n'ayant plus
rien de commun avec celle qu'on avait affectée jusqu'alors, on injuria
crûment l'ingénieur dans les termes les plus grossiers, les plus
ignobles.

Il avait affaire à un jeune homme solidement musclé, qui pouvait,
en faisant le chichi convenable à son infâme condition, singer la
délicatesse d'une femmelette, mais qui, au moment de la lutte, était un
peu là.

Et Van der Vissen désira encore cet être, quel qu'il fût.

Désespérément, puisqu'il n'avait plus rien à perdre, et qu'il avait
dévoilé ses desseins, désespérément, il voulait au moins avoir le
dernier mot dans cette aventure. Et une volupté épouvantable s'empara
de lui tandis qu'ils se battaient sauvagement...

***

Il y eut des cris, on entendit des coups de revolver. Et, le lendemain,
on trouva ces étranges ennemis morts l'un près de l'autre, comme si le
trépas seul pouvait être l'enfant criminel d'une passion si brutale,
d'un aussi stérile amour.



_À Jean Mollet_


PETITES RECETTES DE MAGIE MODERNE


_Le manuscrit suivant a été trouvé devant le bureau d'omnibus de la
place Pereire, le 10 juillet de celle année._

_Je le tiens à la disposition de son propriétaire s'il peut m'en faire
la description exacte._

_Je n'ai pas idée de la valeur réelle des recettes que l'on va lire.
Mais elles m'ont paru suffisamment singulières pour exciter la
curiosité._


L'industrie du magicien qui de nos jours s'élève aux proportions de
l'un des arts les plus agréables, je dirais presque les plus utiles
au monde élégant, la magie, a dû subir de nombreuses transformations
pour sortir de l'ornière que le charlatanisme et la routine lui avaient
tracée. L'abus que dans le dernier siècle on avait vu faire des tables
tournantes, des médiums de toutes sortes, de l'hypnotisme, des cartes,
de la chiromancie impromptue, du marc de café souvent nuisible à la
santé comme en Turquie par exemple, avait fait naître des préventions
fâcheuses et souvent exagérées. Le magicien avait été remplacé par la
tireuse de cartes, quand ce n'était pas par la voyante.

Mais depuis que le magicien, dédaignant de rivaliser avec ces
concurrents ridicules, demande à la science et aux beaux-arts des
combinaisons surprenantes, se préoccupe avant tout de l'hygiène, étudie
les matières premières, les coordonne d'une manière rationnelle,
depuis enfin que la magie a revêtu des formes nouvelles en parfaite
harmonie avec le bon goût et la raison, ces préventions ont beaucoup
diminué. Elles disparaîtront complètement quand on voudra distinguer
les créations à l'usage des théâtres et des fêtes travesties de celles
destinées à la bonne compagnie. À ceux-là, les recettes à résultat
immédiat, mais trop violent pour être durable. Aux salons, les
combinaisons simples et suaves, les méthodes sérieuses qui, sans qu'il
y paraisse, domptent le destin, qui, en un mot, confèrent la puissance
et le talent.

L'art du magicien considéré à ce double point de vue, mérite l'estime
et l'intérêt des gens sensés. J'espère en apporter une preuve dans ces
recettes choisies à l'usage des gens du monde.


POMMADE POUR ÉVITER LES PANNES EN AUTOMOBILE

Elle est très facile à faire. On prend plusieurs écorces de melon,
il n'est pas besoin d'acheter de chapeaux neufs, les vieux étant
excellents pour cet usage; ces melons doivent être très mûrs en effet.
Évitez le plus possible que les écorces ne s'imprègnent de votre
odeur en les épluchant et pour cela trempez au préalable vos mains
dans de la farine. Coupez les écorces par morceaux et mettez-les dans
une corbeille au four. Quand elles auront perdu toute leur humidité,
pilez-les dans un mortier et passez la poussière dans un tamis très
fin. Mélangez enfin à une solution de graisse de cheval. Vous m'en
direz des nouvelles.


SANTONINE DES POÈTES

Il arrive parfois que tel ou tel jeune homme--presque un
enfant--obtient un grand succès dans les salons avec ses vers ou ceux
des autres, et l'on voudrait en faire autant.

Prenez un peu de santonine et vous ferez des vers; si la recette ne
vous réussit point, allez à l'Institut Pasteur où l'on a étudié très
sérieusement les helminthes et, en général, tout ce qui se rapporte à
la versification.


AUTRE RECETTE POUR LA POÉSIE

On doit toujours porter avec soi un parapluie que l'on n'ouvrira point.
Cette recette dévoilée par M. André B. lui aurait été confiée par notre
cher M. P. F., prince des poètes.

N. B.--Cette recette des plus efficaces ne s'utilise pas facilement.


VINAIGRE POUR TROUVER LES PIÈCES DE CENT SOUS

Vous prendrez trois livres de glace en branches fraîchement cueillies.
Vous les éplucherez et les étalerez pour les faire un peu sécher,
ayant soin de les remuer de temps à autre de crainte qu'elles ne
s'échauffent. Vous les mettrez ensuite infuser dans douze litres de bon
vinaigre d'Orléans. Puis vous distillerez au bain-marie, feu modéré en
commençant. Vous tirerez aisément huit litres de cette opération et les
pièces de cent sous afflueront à merveille.

            POUDRE ANTIHYGIÉNIQUE
         POUR AVOIR BEAUCOUP D'ENFANTS

      Haricots de l'année en poudre      3 kg.
      Sucre tamisé                       1 kg
      Magnésie                          11 cg.

Parfumez le tout avec des pétales de roses sèches. Saupoudrez les draps
de votre lit et ne vous levez point avant d'avoir réussi.


    EAU-DE-VIE POUR BIEN PARLER
    Cresson de Para (spilanthus oleiacenus) fleuri et
    émondé de sa tige                                 125 gr.
    Alcool à 33 degrés                                500 gr.
    Macaroni                                           10 gr.

Agiter avant de s'en servir, puis s'en bien laver les pieds.


CONJURATION POUR GAGNER À LA BOURSE

Mangerez chaque matin un hareng saur en prononçant quarante fois avant
et après l'opération: «Pèse et chique, trinque et bois.» Et au bout du
dixième jour le diable sortira de la Bourse.


RECETTE POUR LA GLOIRE

Portez sur vous quatre stylographes, buvez eau claire, ayez le miroir
d'un grand homme et regardez-vous souvent dedans sans sourire.


REMÈDE POUR LES ARTHRITIQUES

Buvez gin à l'eau et en verrez l'effet avant deux mois.

FIN DE LA PETITE MÉTHODE


***

Il est juste d'ajouter que des personnes dignes de foi, parmi
lesquelles M. René Dalize, ont fait usage de quelques-unes de ces
recettes et en ont reconnu la parfaite efficacité.



_À Paul Lombard_


LA CHASSE À L'AIGLE


Je me trouvais à Vienne, en Autriche, depuis huit jours. La pluie ne
cessait de tomber, mais le temps était tiède, bien que l'on fût au cœur
de l'hiver.

Je tins à visiter Schœnbrunn, et, plein d'émotion, parcourus le parc
mouillé et mélancolique où erra ce tragique roi de Home tombé au rang
de duc de Reichstadt.

Du haut de la Gloriette, dont le nom--diminutif ironique--devait le
faire songer à la gloire de son père et de la France, je contemplai
longtemps la capitale des Habsbourg et, la nuit venue, lorsque les
lumières s'allumèrent, je me mis en route pour revenir à mon hôtel,
situé au centre de la ville.

***

Je m'égarai dans les faubourgs, et, après bien des détours, j'arrivai
dans une rue déserte, large et mal éclairée. J'avisai une boutique et,
quoiqu'elle fût très sombre et parût abandonnée, je me préparais à y
entrer afin de demander mon chemin, quand mon attention fut attirée
par un passant qui me dépassa en me bousculant légèrement. Il était
petit de taille et une pèlerine d'officier flottait sur ses épaules.
Je marchai plus vite et je le rattrapai. Il m'apparut de profil et dès
qu'il me fut donné de distinguer ses traits, je reculai. Au lieu de
face humaine, l'être qui se tenait à côté de moi avait un bec d'aigle
recourbé, solide, épouvantable et infiniment majestueux.

***

Surmontant mon effroi, je repris ma marche en avant, en examinant
attentivement l'étrange personnage à corps humain supportant une tête
d'oiseau rapace. Il se tourna aussi de mon côté et, tandis que ses yeux
me fixaient, une voix chevrotante de vieillard prononça, en allemand,
des paroles dont voici le sens:

«Ne craignez rien, monsieur. Je ne suis pas méchant. Je suis très
malheureux.»

Hélas! la réponse me manqua, aucun son ne sortit de mon gosier,
desséché par l'angoisse. La voix reprit, mais impérieuse et avec une
nuance de mépris:

«Mon masque vous fait peur? Ma véritable face vous effrayerait
davantage. Aucun Autrichien ne saurait la contempler sans terreur, car,
je le sais, je ressemble parfaitement à mon grand-père...»

***

À ce moment, une troupe envahit la rue, courant et criant; d'autres
gens sortirent des boutiques et des têtes se penchèrent aux fenêtres.
Je m'arrêtai et regardai derrière moi. Je vis que ceux qui venaient
étaient des soldats, des officiers vêtus de blanc, des laquais en
livrée et un Suisse gigantesque qui brandissait une longue canne à
pommeau argenté. Quelques valets d'écurie couraient autour d'eux et
portaient des torches enflammées. J'étais curieux de savoir quel
pouvait être l'objet de leur poursuite et je portai mon regard du
côté vers lequel ils se dirigeaient. Mais je ne vis devant moi que la
silhouette fantastique de l'homme au masque en bec d'aigle qui fuyait,
les bras écartés et la tête tournée comme s'il avait voulu se rendre
compte du danger qui le menaçait.

Et, à cet instant, j'eus une vision précise et particulièrement
émouvante.

Le fuyard, vu ainsi de dos, les coudes écartant la pèlerine et le bec
profilé au-dessus de l'épaule droite, figurait parfaitement l'aigle
héraldique qui meuble les armoiries de l'Empire Français. Ce prodige
glorieux apparut une seconde à peine; néanmoins je connus que je
n'avais pas été seul la dupe d'une illusion d'optique. Les chasseurs
qui poursuivaient l'Aigle s'arrêtèrent, interdits, à son aspect, mais
leur hésitation ne dura que le temps de l'apparition.

***

Cependant, le pauvre oiseau humain détourna son bec et nous n'eûmes
plus devant nous qu'un malheureux faisant des efforts désespérés pour
échapper à des ennemis implacables. Ils l'eurent bientôt rejoint. À la
lueur des torches, je vis leurs mains sacrilèges s'abattre sur l'Aigle
traqué. Il cria des paroles qui m'affolèrent et me paralysèrent au
point que je n'eus même pas la pensée de me porter à son secours.

Voici ce que signifiait son cri suprême:

--Au secours! Je suis l'héritier des Buonaparte...

***

Mais des coups de poing s'abattirent sur son bec, sur sa tête et
interrompirent sa plainte. Il tomba inanimé, et ceux qui l'avaient
ainsi assommé le ramassèrent promptement et l'emportèrent en courant.
Leur troupe disparut à un tournant. Je tentai de les rattraper, mais ce
fut en vain et longtemps, à l'angle de la rue où ils s'étaient engagés,
je demeurai immobile, regardant les lueurs vacillantes des torches qui
s'éloignaient...

***

Peu de temps après cette rencontre extraordinaire, j'allai en soirée
chez un grand seigneur autrichien que j'avais connu à Paris. Il y
avait là des femmes admirablement belles, beaucoup de diplomates et
d'officiers. Je me trouvai un moment avec le maître de la maison qui me
dit:

«Il court en ce moment à Vienne, avec persistance, une légende
bizarre. Les journaux n'en parlent pas, car elle a un caractère trop
manifestement absurde pour trouver créance auprès de quelqu'un de
sensé. Toutefois, elle est de nature à intéresser les Français, et
c'est pourquoi je veux vous la faire connaître. On prétend qu'un
mariage secret aurait uni le duc de Reichstadt à une demoiselle de
notre grande noblesse et qu'un fils issu de cette union aurait été
élevé à l'insu même des familiers de la cour. Cet illustre personnage,
héritier authentique de Napoléon Bonaparte, aurait ainsi vécu jusque
dans un âge avancé et à en croire les bruits qui circulent, il serait
mort, il y a deux ou trois jours à peine, dans des circonstances
particulièrement tragiques, mais sur lesquelles manquent tous les
détails...»


Je restai muet, ne sachant pas que répondre. Et, dans cette fête
mondaine, j'évoquai la douloureuse apparition du vieil Aigle qui
m'avait parlé et qui, portant sur sa face masquée par raison d'État le
signe superbe d'une race auguste, était peut-être le fils de l'Aiglon.



_À Blaise Cendrars_


ARTHUR ROI PASSÉ ROI FUTUR


Le 4 janvier 2105, on vit dans les rues de Londres un Merveilleux
Chevalier d'Airain Étincelant et Magnifique. Les passants pensèrent:
«Quelle est cette mascarade?» et les femmes de toutes classes qui le
virent frissonnèrent jusqu'à la racine des cheveux en chuchotant: «Le
beau Baladin!» car elles le prenaient pour quelque montreur de tours.

Le bel inconnu se dirigea vers Buckingham Palace. À la grille, les
gardes à cheval voulurent lui interdire le passage, mais le preux, d'un
seul regard qu'il leur jeta, leur en imposa, et ils le laissèrent.

À la porte du palais, on demanda:

«Qui êtes-vous?»

Il répondit:

--Le Chevalier du Papegaut.

--Que demandez-vous?

--L'Aventure de ce Château.

***

À ce moment, la fille du roi, avertie par une suivante de la venue du
Chevalier Merveilleux, vint à la fenêtre et pensa défaillir à la vue du
paladin. La suivante dut soutenir sa maîtresse et lui taper dans les
mains, et en se remettant, la princesse regarda encore le Chevalier
d'Airain, sans pouvoir en croire ses yeux. Tout à coup elle s'échappa,
mince et légère comme une abeille, et fut trouver le roi. Georges IX,
dit en Angleterre le _Sonneux_, parce que son visage était couvert
de taches de rousseur comme si on l'avait trempé dans un sac de son,
et appelé dans les pays de langue française le _Breneux_, par suite
d'un détestable jeu de mots sur _bran_, qui signifie _son_ en anglais,
fut mis par sa fille au courant de l'arrivée du Merveilleux Chevalier
d'Airain Étincelant et Magnifique. Le roi sourit, en disant que c'était
sans doute quelque prestidigitateur qui demandait à faire des tours au
château et qu'il n'avait pas à s'en occuper personnellement. Mais la
princesse insista pour que son père fît monter le Chevalier.

Pour contenter sa fille, Georges IX céda. Il sonna et ordonna qu'on
amenât le bouffon.

***

Le Chevalier du Papegaut fut introduit auprès du roi, qui était assis
dans un bon vieux fauteuil, les jambes croisées. À sa vue, Georges IX,
ébloui, se leva et demanda:

«N'êtes-vous pas le bouffon?»


Le Chevalier du Papegaut, l'air froissé, répondit:

«Je suis votre roi.»


Georges IX se prépara à boxer, mais la princesse sa fille s'avança,
cambrée, un poing sur la hanche, vers le Chevalier en disant:

«Et moi je serai la reine.»


Georges cria:

«À l'anarchiste!»

Et de toutes parts, à cet appel, les offciers, les chambellans, les
pages et la valetaille accoururent. Parmi ceux qui vinrent, il y eut
aussi un vieux valet de chambre qui était fort savant et qui avait lu
autant de romans de chevalerie que Don Quichotte; ce vieillard, en
apercevant le Chevalier, ne put s'empêcher de s'écrier:

«Est-ce Arthur?

«Roi passé.

«Roi futur.»


Et celui-ci dit gravement, tandis qu'il pressait chastement la
princesse sur sa poitrine:

«Je suis Arthur, votre roi, fils d'Igerne, frère d'Uter Pandragon, et
je tins cour jadis à Camalot. Je suis ressuscité, et depuis quelques
jours je suis venu à pied jusqu'ici, ne me montrant qu'à des paysans,
qui me prirent pour une apparition et desquels, en ce peu de temps,
grâce à mes dons naturels, j'ai appris à m'exprimer en votre langage.»


Si Arthur ne dit pas un mot de son épouse Genièvre, c'est d'abord parce
qu'il en était veuf et se trouvait avoir une nouvelle fiancée dans les
bras. Et puis aussi parce que cette reine l'avait fait cocu.

***

Georges appela un page qui, après avoir écouté son maître, fit
diligence. Quelques moments après, un médecin et un orfèvre furent
introduits dans la salle. Georges IX les prit à part et leur parla fort
bas. Le médecin, qui ressemblait à M. J.cqu.s C.p... dans le rôle de
Thomas Pollock Nageoire, et l'orfèvre, dont la figure rappelait celle
de M. F.l.x F.n..n, s'approchèrent ensuite du Chevalier d'Airain et le
saluèrent. Le paladin sourit, il ôta son armure et laissa le médecin
étudier curieusement différentes parties de son corps vigoureux, tandis
que l'orfèvre examinait le travail des métaux qui le vêtaient. Le
premier, le médecin se tourna vers Georges IX et lui dit, après avoir
épuisé les formules d'usage:

«Sire, ce gentilhomme est certainement d'une origine plus ancienne
qu'il n'est possible d'imaginer. Je ne serais même pas étonné s'il
m'assurait avoir vu le jour avant Sésostris. Sa chair est plus antique
que la plus vieille carne d'éléphant plusieurs fois centenaire; c'est à
peine si un bifteck de mammouth congelé dans les glaces éternelles du
nord de la Sibérie peut se comparer, pour sa saine vieillesse, à ces
fesses miraculeuses.»

Et, disant cela, il tapotait le derrière du Chevalier.

L'orfèvre fut moins explicite:

«Évidemment, disait-il, ces armes paraissent de l'époque, mais je dois
ajouter que j'en ai déjà fabriqué dans ce goût qui sont honorablement
exposées dans plusieurs musées réputés. Pourtant, si ce gentilhomme est
aussi vieux que le prétend le médecin, il n'y a point de raison pour
que les armes ne soient point antiques elles-mêmes.»


Mais à ce moment arriva une réponse à un télégramme que le page avait
lancé, selon l'ordre de Georges IX. Celui-ci, après avoir lu le
télégramme à voix basse, prononça ces paroles:

«Ce télégramme lève tous mes doutes. En voici la teneur:--_Tombeau
Arthur vide._»


Il mit un genou à terre et dit:

--Sire, je vous rends votre royaume et ne veux être que le plus loyal
de vos sujets. Vous me comblez d'honneur en faisant de ma fille la
reine.

--À ce propos, dit Arthur en relevant le roi détrôné, je vais commencer
par me marier.

Et tandis que les assistants criaient: «Hourah! longue vie au roi
Arthur! longue vie à la reine!» des hérauts couraient dans Londres
annoncer la nouvelle au peuple.

L'abdication de Georges IX fut bientôt connue dans le monde entier.
Pendant ce temps, Arthur se mariait, il passa une nuit de noces
délicieuse.

Au réveil, après de nouveaux ébats innombrables et indescriptibles,
Arthur fît venir un tailleur qui lui prit mesure pour des vêtements
modernes. Comme on pense, il n'y eut pas de couronnement à Westminster,
Arthur étant roi depuis des siècles. On célébra seulement dans les
églises catholiques du royaume des services funèbres comme il convenait
pour l'âme de la défunte reine Genièvre et pour celle de Lohok, le fils
du roi Arthur qui l'engendra de la belle demoiselle Lisanoz, avant
qu'il n'épousât la reine. Ce Lohok eut une vie assez malheureuse. Il
avait tenté l'aventure du château de la Douloureuse-Garde et échoua
comme firent beaucoup d'autres chevaliers. Il fut délivré par Lancelot
et mourut d'une maladie prise dans les prisons du château.

Les jours suivants furent employés par le roi Arthur à écouter les
historiens du royaume, qui firent un récit succinct de ce qui s'était
passé depuis sa mort, et la vie reprit son cours ordinaire cette
année même 1914, à la date du 1er avril, où j'écris cette chronique,
Georges V régnant en Angleterre, et M. Raymond Poincaré, présidant à
la troisième République Française, cependant que Paul Fort, prince des
poètes, visite ses peuples des régions les plus reculées de la Scythie,
et qu'étendu sur un divan du salon où je me tiens, mon ami André Billy
ronfle avec art.



_À José Théry_


L'AMI MÉRITARTE


L'ami Méritarte, qui voyait dans l'homme un animal artistique,
s'efforçait de créer un art culinaire qui satisfit non seulement
l'appétit et la gourmandise, mais s'adressât encore à l'intelligence
comme font les autres arts.

Il y a près de deux ans que, dans sa petite salle à manger donnant
sur la cour, au cinquième, rue Nollet, nous savourâmes à quatre le
spectacle émouvant du premier drame comestible.

***

Les hors-d'œuvre, composés d'andouille de Vire et de filets de harengs
saurs, avaient une apparence sinistre qui nous serrait le cœur tout
en éveillant notre appétit, et la funèbre soupe aux lentilles qui
parut ensuite ne laissait point de nous inquiéter touchant la façon
dont se terminerait cette singulière fête. On craignait un coup de
théâtre. Il eut lieu sous forme d'un canard à la rouennaise dont les
sanglants lambeaux, que les convives _dévorants se disputaient entre
eux_, eurent l'effet dramatique qu'on en attendait. Et lorsque après
une lugubre salade Rachel, composée des pommes de terre les plus
jaunes et des truffes les plus noires, l'ami Méritarte eut, d'un air
déterminé, troublé notre âme par les détonations d'un grand nombre de
bouteilles de champagne, l'émotion fut à son comble, et comme il n'y
eut ni fromage ni dessert d'aucune sorte, mais seulement un peu de café
tiède sans sucre, nous partîmes dans un état de malaise difficile à
décrire, et l'impression que nous causa ce premier drame culinaire ne
disparaîtra jamais de nos mémoires.

***

Quelque temps après cette sombre tragédie, l'ami Méritarte nous
convia à un régal de comédie. Il y eut d'abord une soupe madrilène
à la glace qui provoqua des sourires. Mais tout le monde éclata de
rire quand notre hôte nous eut renseignés sur l'origine taurine des
_criadillas_ qui suivirent. Les plaisanteries reprirent de plus belle
autour d'une tête de veau dont la bouffonnerie nous plut au point que
nous ne laissâmes que le persil dont on l'avait parée. Un gigot bien
saignant ne fut pas moins goûté, l'ail qui le parfumait et les haricots
de Soissons sur lesquels il reposait mollement nous ayant paru des
ressorts éminemment comiques. Bref, nous rîmes comme des bossus, et le
petit vin blanc que nous versait Méritarte favorisait notre gaîté.

***

Mais l'ami Méritarte voulait élever son art jusqu'au lyrisme. Il nous
servit, un soir, un potage aux vermicelles, des œufs à la coque, une
salade de laitue aux fleurs de capucines et du fromage à la crème. Nous
déclarâmes que c'était là de la poésie sentimentale et, dépité, l'ami
Méritarte affirma qu'il s'élèverait jusqu'au ton de l'ode. Il est vrai
qu'un mois plus tard il nous servait un cassoulet par lequel son art
atteignait enfin au sublime. Il s'essaya même à l'épopée, avec une
bouillabaisse dont la saveur méditerranéenne nous rappela sur-le-champ
les poèmes d'Homère.

***

Mais que devînmes-nous lorsque l'ami Méritarte nous annonça qu'il se
livrait désormais à la philosophie et qu'il nous invitait à devenir
ses disciples le jeudi suivant. Nous fûmes exacts au rendez-vous, mais
à voir nos mines inquiètes, on eût deviné que la métaphysique des
fourneaux nous inspirait peu de confiance. Nous avions raison, car on
servit un plat d'os de bœuf dont nous eûmes bien de la peine à retirer
la moelle; il y eut encore des têtes de lapin que nous dûmes briser
pour en sucer la cervelle; en fait de dessert, on eut des amandes,
des noix, et, comme c'était le jour des Rois, un gâteau dont la fève
ne servit point à désigner un monarque, mais évoquait simplement la
sagesse pythagoricienne, à la fin de ce banquet philosophique.

On craignait que, désabusé, l'ami Méritarte ne se réfugiât dans une
sorte de dévotion, à la faveur de quoi il nous eût servi des repas
mystiques. Nous nous trompions: Méritarte, qui s'était élevé jusqu'à
l'épopée, descendit jusqu'au roman et finit par épouser sa cuisinière,
qui était une belle fille. Ayant abandonné ses fourneaux, la nouvelle
Mme Méritarte, qui s'accommodait mal de n'avoir plus rien à faire, se
mit à tromper son mari outre mesure. Pendant quelque temps, celui-ci
sembla avoir renoncé à son art. Mais, un jour, il décida de donner un
grand dîner satirique auquel il n'invita que les amants de sa femme.

***

Nous étions là une dizaine de personnes outre Méritarte et sa femme,
Le repas fut aussi dramatique que possible: potage funèbre, viandes
saignantes, etc. On servit des champignons, dont, je ne sais par
quel hasard, je m'abstins de manger. Le plat était copieux et tout
le monde s'en régala, sauf moi qui les laissai sur mon assiette. Et
bien m'en prit, car, dès la fin du repas, les convives, y compris
l'ami Méritarte, pâlirent, se plaignirent de douleurs épouvantables et
moururent dans la nuit, empoisonnés par les champignons vénéneux.

***

Ainsi, la satire de l'ami Méritarte atteignit véritablement son but et
tua ceux qui en étaient l'objet, y compris lui-même qui était las de la
vie et qui croyait avoir épuisé toutes les ressources de son art.

***

Pour ma part, j'ai souvent tenté d'initier des cuisiniers à ce sublime
culinaire qu'avait découvert l'ami Méritarte, mais ils ne m'ont point
compris. De longtemps encore, pensé-je, les tentatives artistiques
de cet homme de génie ne seront pas reprises. Cependant, tous les
domaines de cet art nouveau n'ont pas été explorés et, pour ma part,
j'ai toujours été étonné en pensant que l'ami Méritarte n'eût rien
tenté dans le genre historique. Il est vrai que ce n'était nullement un
érudit ni un savant, mais avant tout un homme d'imagination, un poète
tout particulièrement doué pour le genre satirique.



_À la mémoire d'André Dupont_

    CAS DU BRIGADIER MASQUÉ
        c'est-à-dire
    LE POÈTE RESSUSCITÉ

Le nouveau Lazare se secoua comme un chien mouillé et quitta le
cimetière. C'était trois heures de l'après-midi et partout on collait
les affiches relatives à la mobilisation.

  VOICI
  LE CE
  RCUEI
  L DAN
  S  LEQ
  UEL  I
  L  GIS
  AIT  P
  O UR R
  I S SA
   NT  E
    T  P
    ALE

Il réclama un duplicata de son livret militaire à la gendarmerie et
étant dans l'auxiliaire se fit verser dans le service armé.

Il vivait depuis trois mois environ au dépôt du NNe Régiment
d'Artillerie de campagne à N.m.s.

Un soir, vers six heures, il lisait mélancoliquement cette curieuse
annonce qui décore un pan de mur dans une petite rue proche des Arènes,

                 LA
            MAISON PLATON
        N'A PAS DE SUCCURSALE

quand devant lui se dressa un singulier brigadier qui faisait partie de
son régiment et dont le visage était couvert d'un masque aveugle.

--Suivez-moi, lui dit le masque étrange. Et attention au pastisse!...
Aviss!

--Je vous suis, brigadier, dit le nouveau Lazare, mais, dites-moi,
êtes-vous blessé?

--J'ai un masque, canonnier, dit le brigadier mystérieux, et ce masque
cache tout ce que vous voudriez savoir, tout ce que vous voudriez voir,
il occulte la réponse à toutes vos questions depuis que vous vous êtes
revenu à la vie, il rend muettes toutes les prophéties et grâce à lui,
il ne vous est plus possible de connaître la vérité.

***

Et le canonnier ressuscité suivit le brigadier masqué, ils arrivèrent à
l'église des Carmes et prirent le chemin d'Uzès qui menait aux casernes.

Ils entrèrent, traversèrent la cour d'honneur, allèrent derrière les
bâtiments jusqu'au parc où s'étant appuyé contre la roue gauche d'un
75, le brigadier se démasqua soudain et le poète ressuscité vit devant
lui tout ce qu'il voulait savoir, tout ce qu'il voulait voir.

Dans de grands paysages de neige et de sang il vit la dure vie des
fronts; la splendeur des obus éclatés; le regard éveillé des guetteurs
épuisés de fatigue; l'infirmier donnant à boire au blessé; le maréchal
des logis d'artillerie agent de liaison d'un colonel d'infanterie
attendant avec impatience la lettre de son amie; le chef de section
prenant le quart dans la nuit couverte de neige; le Roi-Lune flottait
au-dessus des tranchées et criait non pas en allemand, mais en langue
française:

«C'est à moi de lui enlever la couronne que j'ai donnée à son
grand-père.»

En même temps, il jetait de petites bombes pleines d'angoisse et de
folie sur ses régiments bavarois; dans le corps des Garibaldiens,
Giovanni Moroni recevait une balle dans le ventre et mourait en pensant
à sa mère Attilia; à Paris, David Bakar tricotait des passe-montagnes
pour les soldats et lisait l'_Écho de Paris_; Viersélin Tigoboth, à
cheval sur le porteur d'arrière, conduisait une voiture-canon belge
vers Ypres; Mme Muscade soignait les blessés dans un hôpital de Cannes;
le fopoîte Paponat était sergent fourrier dans un dépôt d'infanterie
à Lisieux; René Dalize commandait à une compagnie de mitrailleuses;
l'oiseau du Bénin camouflait des pièces d'artillerie lourde; à Szepeny,
en Hongrie, un petit vieillard élégant se suicidait devant l'autel où
repose la châsse de sainte Adorata; À Vienne, le comte Polaski, dont le
château est aux environs de Cracovie, marchandait chez un brocanteur un
singulier masque en forme de bec d'aigle; le feldwebel Hannés Irlbeck
ordonnait à ses recrues de massacrer un vieux prêtre ardennais et
quatre jeunes filles sans défense; le vieux ventriloque comique Chislam
Borrow allait donner des séances dans les hôpitaux de Londres pour
distraire les blessés. Et les obus éclataient en gerbes merveilleuses.

Puis le poète ressuscité vit les mers profondes, les mines flottantes,
les sous-marins, les flottes redoutables. Il vit les champs de bataille
de la Prusse orientale, de la Pologne, le calme d'une petite ville
sibérienne, des combats en Afrique, Anzac et Sédul-Bar, Salonique,
l'élégance dépouillée et infiniment terrible de la mer des tranchées
dans la Champagne Pouilleuse, le sous-lieutenant blessé que l'on porte
à l'ambulance, des joueurs de base-bail dans le Connecticut et des
batailles, des batailles; mais au moment où il allait voir la fin de
tout cela et ce qu'il avait surtout le désir de connaître, le brigadier
remit son masque aveugle et dit avant de s'en aller:

«Canonnier, vous avez manqué l'appel. Vous êtes porté manquant.»


Et à ce moment le trompette sonna la tendre, la mélancolique sonnerie
de l'extinction des feux.

Levant la tète avant de regagner sa chambrée, le poète ressuscité
vit qu'au ciel les étoiles s'étaient groupées, qui sans se ternir
s'effeuillaient en pétales odoriférants, et points d'impact de millions
de cris poussés par la terre et le ciel, formaient cette inscription
éclatante:


VIVE LA FRANCE!

***

                  IL  DORT  DANS  SON
                  PETIT  LIT  DE  SOL
                  DAT  MON  POÈTE   R
                  E       S         S
                  U                 S
                  C                 I
                  T                 É

Puis il partit comme les autres avec un détachement...

***

Et le front s'illuminait, les hexaèdres roulaient, les fleurs d'acier
s'épanouissaient, les fils de fer barbelés maigrissaient de désirs
sanglants, les tranchées s'ouvraient comme des femelles devant les
mâles.

Tandis que le poète écoutait les obus miauler au-dessus des hypogées
que creusent les soldats, une Dame merveilleuse caressait son collier
d'hommes attentifs, ce collier sans égal, rivière panethnique qui
ruisselle de feux sans nombre.

Et les chevaux de frise écumaient sous la pluie.

Ô glauque jour où va le régiment de sites.

Ô tranchées, sœurs profondes des murailles.

Venu à cheval jusqu'aux lignes, avec une corvée de rondins, et
enveloppé de vapeurs asphyxiantes, le brigadier au masque aveugle
souriait amoureusement à l'avenir, lorsqu'un éclat d'obus de gros
calibre le frappa à la tête d'où il sortit, comme un sang pur, une
Minerve triomphale.


Debout, tout le monde, afin d'accueillir courtoisement la victoire!


_1910-1915._

Ce livre était sous presse au moment de la guerre. On y a ajouté la
dernière nouvelle.


    TABLE DES MATIÈRES


    Le Poète assassiné

    I. Renommée
    II. Procréation
    III. Gestation
    IV. Noblesse
    V. Papauté
    VI. Gambrinus
    VII. Accouchement
    VIII. Mammon
    IX. Pédagogie
    X. Poésie
    XI. Dramaturgie
    XII. Amour
    XIII. Mode
    XIV. Rencontres
    XV. Voyage
    XVI. Persécution
    XVII. Assassinat
    XVIII. Apothéose">Apothéose

    Le Roi-Lune
        I--II--III--IV
    Giovanni Moroni
    La Favorite
    Le Départ de l'Ombre
    La Fiancée posthume
    L'Œil bleu
    L'Infirme divinisé
    Sainte Adorata
    Les Souvenirs bavards
    La Rencontre au Cercle mixte
    Petites Recettes de Magie moderne
    La Chasse à l'Aigle
    Arthur Roi passé Roi futur
    L'ami Méritarte
    Cas du Brigadier masqué, c'est-à-dire le Poète ressuscité



DU MÊME AUTEUR

L'ENCHANTEUR POURRISSANT, in-4° tiré à 106 exemplaires, Paris,
KAHNWEILES 1909, avec bois gravés par André Derain.

LA POÉSIE SYMBOLISTE, en collaboration avec P. N. Roinard et V. E.
Michelet, in-18, Paris, L'Édition, 1909.

LE THÉÂTRE ITALIEN, pet. in-8° illustré, Paris, P. V. Stock, 1910.

L'HÉRÉSIARQUE ET Cie, nouvelles, in-18, Paris, P. V. Stock 1910.

LE BESTIAIRE OU COURTÈGE D'ORPHÉE, in-4° tiré à 120 exemplaires, Paris,
Deplanche, 1911, avec bois gravés par Raoul Dufy.

L'ENFER DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE, en collaboration avec F. Fleuret
et L. Perceau, in-8°, Paris, Mercure de France, 1912.

MÉDITATIONS ESTHETIQUES, LES PEINTRES CUBISTES, petit in-5° avec des
portraits et des nombreuses reproductions, Paris, Figuière et Cie, 1912.

ALCOOLS, poèmes avec un portrait de l'auteur par Pablo Picasso, in-18,
Paris, Mercure de France, 1913.

LA FIN DE BABYLONE, roman, in-8° illustré, Paris, L'Édition, 1913.

LES TROIS DON JUAN, in-8° illustré, Paris, L'Édition, 1914.

CASE D'ARMONS, in-4° autographié à 25 exemplaires sur papier quadrillé,
Aux Armées de la République, 1915.





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