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Title: La vérité en marche - L'affaire Dreyfus
Author: Zola, Émile
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La vérité en marche - L'affaire Dreyfus" ***


                               LA VÉRITÉ

                               EN MARCHE


                   *       *       *       *       *


                           L'AFFAIRE DREYFUS


                               LA VÉRITÉ

                               EN MARCHE


                                  PAR


                              ÉMILE ZOLA



            La vérité est en marche et rien ne l'arrêtera.


                             DIXIÈME MILLE


                                 PARIS

                       BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

                       EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR

                        11, RUE DE GRENELLE, 11


                                1901


                   *       *       *       *       *


                          TABLE DES MATIÈRES

        Préface

        M. Scheurer-Kestner

        Le syndicat

        Procès-verbal

        Lettre à la jeunesse

        Lettre à la France

        Lettre à M. Félix Faure, président de la République

        Déclaration au jury

        Lettre à M. Brisson

        Justice

        Cinquième acte

        Lettre à Madame Alfred Dreyfus

        Lettre au Sénat

        Lettre à M. Émile Loubet, président de la République


        Mon père

        François Zola: I

             ----      II

             ----      III


                   *       *       *       *       *


                                PRÉFACE


Je crois nécessaire de recueillir, dans ce volume, les quelques
articles que j'ai publiés sur l'affaire Dreyfus, pendant une période de
trois ans, de décembre 1897 à décembre 1900, au fur et à mesure que les
événements se sont déroulés. Lorsqu'un écrivain a porté des jugements
et pris des responsabilités, dans une affaire de cette gravité et de
cette ampleur, le strict devoir est pour lui de mettre sous les yeux du
public l'ensemble de son rôle, les documents authentiques, sur lesquels
il sera permis seulement de le juger. Et, si justice ne lui est pas
rendue aujourd'hui, il pourra dès lors attendre en paix, demain aura
tout le dossier qui devra suffire à faire la vérité un jour.

Cependant, je ne me suis pas hâté de publier ce volume. D'abord, je
voulais que le dossier fût complet, qu'une période bien nette de
l'affaire se trouvât terminée; et il m'a donc fallu attendre que la
loi d'amnistie vînt clore cette période, en guise de dénouement tout
au moins temporaire. Ensuite, il me répugnait beaucoup qu'on pût me
croire avide d'une publicité ou d'un gain quelconque, dans une question
de lutte sociale, où l'homme de lettres, l'homme de métier tenait
absolument à ne toucher aucun droit. J'ai refusé toutes les offres, je
n'ai écrit ni romans ni drames, et peut-être voudra-t-on bien ne pas
m'accuser d'avoir battu monnaie avec cette histoire si poignante, dont
l'humanité entière a été bouleversée.

Pour plus tard, mon intention est d'utiliser, en deux œuvres, les
notes que j'ai prises. Je voudrais, sous le titre: «Impressions
d'audiences», conter mes procès, dire toutes les monstrueuses choses
et les étranges figures qui ont défilé devant moi, à Paris et à
Versailles. Et je voudrais, sous le titre: «Pages d'exil», conter mes
onze mois d'Angleterre, les échos tragiques qui retentissaient en moi,
à chaque dépêche désastreuse de France, tout ce qui s'évoquait loin de
la patrie, les faits et les personnages, dans la complète solitude où
je m'étais muré. Mais ce sont des désirs, des projets simplement, et il
est bien possible que ni les circonstances ni la vie ne me permettent
de les réaliser.

D'ailleurs, ce ne serait pas là une histoire de l'affaire Dreyfus,
car ma conviction est que cette histoire ne saurait être écrite
aujourd'hui, parmi les passions actuelles, sans les documents qui nous
manquent encore. Il y faudra du recul, il y faudra surtout l'étude
désintéressée des pièces dont l'immense dossier se prépare. Et je
voudrais uniquement apporter ma contribution à ce dossier, laisser mon
témoignage, dire ce que j'ai su, ce que j'ai vu et entendu, dans le
coin de l'affaire où j'ai agi.

En attendant, je me contente donc de réunir dans ce volume les articles
déjà publiés. Je n'en ai naturellement pas changé un mot, les laissant
avec leurs répétitions, avec leur forme dure et lâchée de pages écrites
à la volée souvent, en une heure de fièvre. J'ai cru seulement devoir
les accompagner, aux versos des faux titres, de petites notes, où j'ai
donné les quelques explications nécessaires, pour les relier tous, en
les remettant dans les circonstances qui m'ont amené à les écrire. De
cette façon, l'ordre chronologique est indiqué, les articles reprennent
leur place à la suite des grandes secousses de l'affaire, l'ensemble en
apparaît nettement, dans sa logique, malgré les longs silences où je me
suis enfermé.

Et, je le répète, ces articles ne sont eux-mêmes qu'une contribution
au dossier en formation de l'affaire Dreyfus, les quelques documents
de mon action personnelle, dont j'ai tenu à laisser le recueil à
l'Histoire, à la Justice de demain.

    Paris, le 1er février 1901.

                                                        Émile ZOLA.


                   *       *       *       *       *


                          M. SCHEURER-KESTNER


Ces pages ont paru dans _le Figaro_, le 25 novembre 1897.

En 1894, au moment où l'affaire Dreyfus s'engagea, j'étais à Rome, et
je n'en revins que vers le 15 décembre. J'y lisais naturellement peu
les journaux français. C'est ce qui m'explique l'état d'ignorance, la
sorte d'indifférence où je suis longtemps resté, au sujet de cette
affaire. Ce fut seulement en novembre 1897, lorsque je rentrai de la
campagne, que je commençai à me passionner, des circonstances m'ayant
permis de connaître les faits et certains des documents, publiés plus
tard, qui suffirent à rendre ma conviction absolue, inébranlable. On
remarquera pourtant, dans ces premières pages, que le professionnel, le
romancier, était surtout séduit, exalté, par un tel drame. Et la pitié,
la foi, la passion de la vérité et de la justice, sont venues ensuite.


                          M. SCHEURER-KESTNER


Quel drame poignant, et quels personnages superbes! Devant ces
documents, d'une beauté si tragique, que la vie nous apporte, mon cœur
de romancier bondit d'une admiration passionnée. Je ne connais rien
d'une psychologie plus haute.

Mon intention n'est pas de parler de l'affaire. Si des circonstances
m'ont permis de l'étudier et de me faire une opinion formelle, je
n'oublie pas qu'une enquête est ouverte, que la justice est saisie
et que la simple honnêteté est d'attendre, sans ajouter à l'amas
d'abominables commérages dont on obstrue une affaire si claire et si
simple.

Mais les personnages, dès aujourd'hui, m'appartiennent, à moi qui ne
suis qu'un passant, dont les yeux sont ouverts sur la vie. Et, si le
condamné d'il y a trois ans, si l'accusé d'aujourd'hui me restent
sacrés, tant que la justice n'aura pas fait son œuvre, le troisième
grand personnage du drame, l'accusateur, ne saurait avoir à souffrir
qu'on parle honnêtement et bravement de lui.

Ceci est ce que j'ai vu de M. Scheurer-Kestner, ce que je pense et ce
que j'affirme. Peut-être un jour, si les circonstances le permettent,
parlerai-je des deux autres.

                   *       *       *       *       *

Une vie de cristal, la plus nette, la plus droite. Pas une tare, pas
la moindre défaillance. Une même opinion, constamment suivie, sans
ambition militante, aboutissant à une haute situation politique, due à
l'unique sympathie respectueuse de ses pairs.

Et pas un rêveur, pas un utopiste. Un industriel, qui a vécu enfermé
dans son laboratoire, tout à des recherches spéciales, sans compter le
souci quotidien d'une grande maison de commerce à gouverner.

Et, j'ajoute, une haute situation de fortune. Toutes les richesses,
tous les honneurs, tous les bonheurs, le couronnement d'une belle
vie, donnée entière au travail et à la loyauté. Plus un seul désir à
formuler, que celui de finir dignement, dans cette joie et dans ce bon
renom.

Voilà donc l'homme. Tous le connaissent, personne ne saurait me
démentir. Et voilà l'homme chez lequel va se jouer le plus tragique,
le plus passionnant des drames. Un jour, un doute tombe dans son
esprit, car ce doute est dans l'air et il a déjà troublé plus d'une
conscience. Un conseil de guerre a condamné, pour crime de trahison, un
capitaine, qui peut-être est innocent. Le châtiment a été effroyable,
la dégradation publique, l'internement au loin, toute l'exécration
d'un peuple s'acharnant, achevant le misérable à terre. Et, s'il était
innocent, grand Dieu! quel frisson d'immense pitié! quelle horreur
froide, à la pensée qu'il n'y aurait pas de réparation possible!

Le doute est né dans l'esprit de M. Scheurer-Kestner. Dès lors, comme
il l'a expliqué lui-même, le tourment commence, la hantise renaît, au
hasard de ce qu'il apprend. C'est une intelligence solide et logique
qui peu à peu va être conquise par l'insatiable besoin de la vérité.
Rien n'est plus haut, rien n'est plus noble, et ce qui s'est passé chez
cet homme est un extraordinaire spectacle, qui m'enthousiasme, moi dont
le métier est de me pencher sur les consciences. Le débat de la vérité
pour la justice, il n'est pas de lutte plus héroïque.

J'abrège, M. Scheurer-Kestner tient enfin une certitude. La vérité lui
est connue, il va faire de la justice. C'est la minute redoutable. Pour
un esprit comme le sien, je m'imagine quelle a dû être cette minute
d'angoisse. Il n'ignorait rien des tempêtes qu'il devait soulever, mais
la vérité et la justice sont souveraines, car elles seules assurent la
grandeur des nations. Il peut se faire que des intérêts politiques les
obscurcissent un moment, tout peuple qui ne baserait pas sur elles son
unique raison d'être, serait aujourd'hui un peuple condamné.

                   *       *       *       *       *

Apporter la vérité, c'est bien; mais on peut avoir l'ambition de s'en
faire gloire. Certains la vendent, d'autres veulent au moins en tirer
le profit de l'avoir dite.

Le projet de M. Scheurer-Kestner était, tout en faisant son œuvre,
de disparaître. Il avait résolu de dire au gouvernement: «Voici ce
qui est. Prenez l'affaire en main, ayez de vous-même le mérite d'être
juste, en réparant une erreur. Au bout de toute justice, il y a un
triomphe.» Des circonstances, dont je ne veux point parler, firent
qu'on ne l'écouta pas.

A partir de ce moment, il connut le calvaire qu'il monte depuis des
semaines. Le bruit s'était répandu qu'il avait la vérité en main, et
un homme qui détient la vérité, sans la crier sur les toits, peut-il
être autre chose qu'un ennemi public? Stoïquement d'abord, pendant
quinze interminables jours, il fut fidèle à la parole qu'il avait
donnée de se taire, dans l'espoir toujours qu'il n'en serait pas réduit
à prendre le rôle de ceux-là seuls qui auraient dû agir. Et l'on sait
quelle marée d'invectives et de menaces s'est ruée vers lui pendant
ces quinze jours, tout un flot d'immondes accusations, sous lequel il
est resté impassible, le front haut. Pourquoi se taisait-il? Pourquoi
n'ouvrait-il pas son dossier à tout venant? Pourquoi ne faisait-il pas
comme les autres, qui emplissaient les journaux de leurs confidences?

Ah! qu'il a été grand et sage! S'il se taisait, en dehors même de la
promesse qu'il avait faite, c'était justement qu'il avait charge de
vérité. Cette pauvre vérité, nue et frissonnante, huée par tous, que
tous semblaient avoir intérêt à étrangler, il ne songeait qu'à la
protéger contre tant de passions et de colères. Il s'était juré qu'on
ne l'escamoterait pas, et il entendait choisir son heure et ses moyens,
pour lui assurer le triomphe. Quoi de plus naturel, quoi de plus
louable? Je ne sais rien de plus souverainement beau que le silence de
M. Scheurer-Kestner, depuis les trois semaines où tout un peuple affolé
le suspecte et l'injurie. Dressez donc cette figure-là, romanciers!
vous aurez un héros!

Les plus doux ont émis des doutes sur son état de santé cérébrale.
N'était-il pas un vieillard affaibli, tombé à l'enfance sénile, un de
ces esprits que le gâtisme commençant livre à toute crédulité? Les
autres, les fous et les bandits, l'ont tout bonnement accusé d'avoir
touché «la forte somme». C'est bien simple, les juifs ont donné un
million pour acheter cette inconscience. Et il ne s'est pas élevé un
rire immense pour répondre à cette stupidité!

M. Scheurer-Kestner est là, avec sa vie de cristal. Placez donc en face
de lui les autres, ceux qui l'accusent et l'insultent. Et jugez. Il
faut choisir entre ceux-ci et celui-là. Trouvez donc la raison qui le
ferait agir, en dehors de son besoin si noble de vérité et de justice.
Abreuvé d'injures, l'âme déchirée, sentant trembler sous lui sa haute
situation, prêt à tout sacrifier pour mener à bien son héroïque tâche,
il se tait, il attend. Et cela est d'une extraordinaire grandeur.

                   *       *       *       *       *

Je l'ai dit, l'affaire en elle-même, je ne veux pas m'en occuper.
Pourtant, il faut que je le répète: elle est la plus simple, la plus
claire du monde, quand on veut bien la prendre pour ce qu'elle est.

Une erreur judiciaire, la chose est d'une éventualité déplorable, mais
toujours possible. Des magistrats se trompent, des militaires peuvent
se tromper. En quoi l'honneur de l'armée est-il engagé là dedans?
L'unique beau rôle, s'il y a eu une erreur commise, est de la réparer;
et la faute ne commencerait que le jour où l'on s'entêterait à ne pas
vouloir s'être trompé, même devant des preuves décisives. Au fond, il
n'y a pas d'autre difficulté. Tout ira bien, lorsqu'on sera décidé à
reconnaître qu'on a pu commettre une erreur et qu'on a hésité ensuite
devant l'ennui d'en convenir. Ceux qui savent me comprendront.

Quant aux complications diplomatiques à craindre, c'est un épouvantail
pour les badauds. Aucune puissance voisine n'a rien à voir dans
l'affaire, c'est ce qu'il faut déclarer hautement. On ne se trouve que
devant une opinion publique exaspérée, surmenée par la plus odieuse
des campagnes. La presse est une force nécessaire; je crois en somme
qu'elle fait plus de bien que de mal. Mais certains journaux n'en sont
pas moins les coupables, affolant les uns, terrorisant les autres,
vivant de scandales pour tripler leur vente. L'imbécile antisémitisme
a soufflé cette démence. La délation est partout, les plus purs et
les plus braves n'osent faire leur devoir, dans la crainte d'être
éclaboussés.

Et l'on en est arrivé à cet horrible gâchis, où tous les sentiments
sont faussés, où l'on ne peut vouloir la justice sans être traité de
gâteux ou de vendu. Les mensonges s'étalent, les plus sottes histoires
sont reproduites gravement par les journaux sérieux, la nation entière
semble frappée de folie, lorsqu'un peu de bon sens remettrait tout de
suite les choses en place. Ah! que cela sera simple, je le dis encore,
le jour où ceux qui sont les maîtres oseront, malgré la foule ameutée,
être de braves gens!

J'imagine que, dans le hautain silence de M. Scheurer-Kestner, il y a
eu aussi le désir d'attendre que chacun fit son examen de conscience,
avant d'agir. Lorsqu'il a parlé de son devoir qui, même sur les ruines
de sa haute situation, de sa fortune et de son bonheur, lui commandait
de faire la vérité, dès qu'il l'a connue, il a eu ce mot admirable: «Je
n'aurais pas pu vivre.» Eh bien! c'est ce que doivent se dire tous les
honnêtes gens mêlés à cette affaire: ils ne pourront plus vivre, s'ils
ne font pas justice.

                   *       *       *       *       *

Et, si des raisons politiques voulaient que la justice fût retardée,
ce serait une faute nouvelle qui ne ferait que reculer l'inévitable
dénouement, en l'aggravant encore.

La vérité est en marche, et rien ne l'arrêtera.


                              LE SYNDICAT


Ces pages ont paru dans _le Figaro_, le 1er décembre 1897.

Je comptais dès lors donner, dans ce journal, une série d'articles sur
l'affaire Dreyfus, toute une campagne, à mesure que les événements se
dérouleraient. Le hasard d'une promenade m'en avait fait rencontrer
le directeur, M. Fernand de Rodays. Nous avions causé, avec quelque
passion, au beau milieu des passants, et cela m'avait décidé
brusquement à lui offrir des articles, le sentant d'accord avec moi. Je
me trouvai ainsi engagé, sans l'avoir prémédité. J'ajoute, d'ailleurs,
que j'aurais parlé à un moment ou à un autre, car le silence m'était
impossible.--On se souvient avec quelle vigueur _le Figaro_ commença et
surtout finit par mener le bon combat.


                              LE SYNDICAT


On en connaît la conception. Elle est d'une bassesse et d'une niaiserie
simpliste, dignes de ceux qui l'ont imaginée.

Le capitaine Dreyfus est condamné par un conseil de guerre pour crime
de trahison. Dès lors, il devient le traître, non plus un homme, mais
une abstraction, incarnant l'idée de la patrie égorgée, livrée à
l'ennemi vainqueur. Il n'est pas que la trahison présente et future,
il représente aussi la trahison passée, car on l'accable de la défaite
ancienne, dans l'idée obstinée que seule la trahison a pu nous faire
battre.

Voilà l'âme noire, l'abominable figure, la honte de l'armée, le bandit
qui vend ses frères, ainsi que Judas a vendu son Dieu. Et, comme il est
juif, c'est bien simple, les juifs qui sont riches et puissants, sans
patrie d'ailleurs, vont travailler souterrainement, par leurs millions,
à tirer d'affaire, en achetant des consciences, en enveloppant la
France d'un exécrable complot, pour obtenir la réhabilitation du
coupable, quittes à lui substituer un innocent. La famille du condamné,
juive elle aussi naturellement, entre dans l'affaire. Et c'est bien une
affaire, il s'agit à prix d'or de déshonorer la justice, d'imposer le
mensonge, de salir un peuple par la plus impudente des campagnes. Tout
cela pour sauver un juif de l'infamie et l'y remplacer par un chrétien.

Donc, un syndicat se crée. Ce qui veut dire que des banquiers se
réunissent, mettent de l'argent en commun, exploitent la crédulité
publique. Quelque part, il y a une caisse qui paye toute la boue
remuée. C'est une vaste entreprise ténébreuse, des gens masqués,
de fortes sommes remises la nuit, sous les ponts, à des inconnus,
de grands personnages que l'on corrompt, dont on achète la vieille
honnêteté à des prix fous.

Et le syndicat s'élargit ainsi peu à peu, il finit par être une
puissante organisation, dans l'ombre, toute une conspiration éhontée
pour glorifier le traître et noyer la France sous un flot d'ignominie.

                   *       *       *       *       *

Examinons-le, ce syndicat.

Les juifs ont fait l'argent, et ce sont eux qui payent l'honneur
des complices, à bureau ouvert. Mon Dieu! je ne sais pas ce qu'ils
ont pu dépenser déjà. Mais, s'ils n'en sont qu'à une dizaine de
millions, je comprends qu'ils les aient donnés. Voilà des citoyens
français, nos égaux et nos frères, que l'imbécile antisémitisme
traîne quotidiennement dans la boue. On a prétendu les écraser avec
le capitaine Dreyfus, on a tenté de faire, du crime de l'un d'eux, le
crime de la race entière. Tous des traîtres, tous des vendus, tous
des condamnés. Et vous ne voulez pas que ces gens, furieusement,
protestent, tâchent de se laver, de rendre coup pour coup, dans
cette guerre d'extermination qui leur est faite! Certes, on comprend
qu'ils souhaitent passionnément de voir éclater l'innocence de leur
coreligionnaire; et, si la réhabilitation leur apparaît possible, ah!
de quel cœur ils doivent la poursuivre!

Ce qui me tracasse, c'est que, s'il existe un guichet où l'on touche,
il n'y ait pas quelques gredins avérés dans le syndicat. Voyons, vous
les connaissez bien: comment se fait-il qu'un tel, et celui-ci, et cet
autre, n'en soient pas? L'extraordinaire est même que tous les gens que
les juifs ont, dit-on, achetés, sont précisément d'une réputation de
probité solide. Peut-être ceux-ci y mettent-ils de la coquetterie, ne
veulent-ils avoir que de la marchandise rare, en la payant son prix. Je
doute donc fortement du guichet, bien que je sois tout prêt à excuser
les juifs, si, poussés à bout, ils se défendaient avec leurs millions.
Dans les massacres, on se sert de ce qu'on a. Et je parle d'eux bien
tranquillement, car je ne les aime ni ne les hais. Je n'ai parmi eux
aucun, ami qui soit près de mon cœur. Ils sont pour moi des hommes, et
cela suffit.

Mais, pour la famille du capitaine Dreyfus, il en va autrement, et
ici quiconque ne comprendrait pas, ne s'inclinerait pas, serait un
triste cœur. Entendez-vous! tout son or, tout son sang, la famille a
le droit, le devoir de le donner, si elle croit son enfant innocent.
Là est le seuil sacré que personne n'a le droit de salir. Dans cette
maison qui pleure, où il y a une femme, des frères, des parents en
deuil, il ne faut entrer que le chapeau à la main; et les goujats seuls
se permettent de parler haut et d'être insolents. Le frère du traître!
c'est l'insulte qu'on jette à la face de ce frère! Sous quelle morale,
sous quel Dieu vivons-nous donc, pour que la chose soit possible, pour
que la faute d'un des membres soit reprochée à la famille entière? Rien
n'est plus bas, plus indigne de notre culture et de notre générosité.
Les journaux qui injurient le frère du capitaine Dreyfus parce qu'il
fait son devoir, sont une honte pour la presse française.

Et qui donc aurait parlé, si ce n'était lui? Il est dans son rôle.
Lorsque sa voix s'est élevée demandant justice, personne n'avait plus à
intervenir, tous se sont effacés. Il avait seul qualité pour soulever
cette redoutable question de l'erreur judiciaire possible, de la vérité
à faire, éclatante. On aura beau entasser les injures, on n'obscurcira
pas cette notion que la défense de l'absent est entre les mains de
ceux de son sang, qui ont gardé l'espérance et la foi. Et la plus
forte preuve morale en faveur de l'innocence du condamné, est encore
l'inébranlable conviction de toute une famille honorable, d'une probité
et d'un patriotisme sans tache.

Puis, après les juifs fondateurs, après la famille directrice, viennent
les simples membres du syndicat, ceux qu'on a achetés. Deux des plus
anciens sont MM. Bernard Lazare et le commandant Forzinetti. Ensuite,
il y a eu M. Scheurer-Kestner et M. Monod. Dernièrement, on a découvert
le colonel Picquart, sans compter M. Leblois. Et j'espère bien que,
depuis mon premier article, je fais partie de la bande. D'ailleurs,
est du syndicat, est convaincu d'être un malfaiteur et d'avoir été
payé, quiconque, hanté par l'effroyable frisson d'une erreur judiciaire
possible, se permet de vouloir que la vérité soit faite, au nom de la
justice.

                   *       *       *       *       *

Mais, vous tous qui poussez à cet affreux gâchis, faux patriotes,
antisémites braillards, simples exploiteurs vivant de la débâcle
publique, c'est vous qui l'avez voulu, qui l'avez fait, ce syndicat!

Est-ce que l'évidence n'est pas complète, d'une clarté de plein jour?
S'il y avait eu syndicat, il y aurait eu entente, et où est-elle
donc, l'entente? Ce qu'il y a simplement, dès le lendemain de la
condamnation, c'est un malaise dans certaines consciences, c'est un
doute, devant le misérable qui hurle à tous son innocence. La crise
terrible, la folie publique à laquelle nous assistons, est sûrement
partie de là, de ce frisson léger resté dans les âmes. Et c'est le
commandant Forzinetti qui est l'homme de ce frisson, éprouvé par tant
d'autres, et dont il nous a fait un récit si poignant.

Puis, c'est M. Bernard Lazare. Il est pris de doute, et il travaille
à faire la lumière. Son enquête solitaire se poursuit d'ailleurs au
milieu de ténèbres qu'il ne peut percer. Il publie une brochure, il en
fait paraître une seconde, à la veille des révélations d'aujourd'hui;
et la preuve qu'il travaillait seul, qu'il n'était en relation avec
aucun des autres membres du syndicat, c'est qu'il n'a rien su, n'a rien
pu dire de la vraie vérité. Un drôle de syndicat, dont les membres
s'ignorent!

Puis, c'est M. Scheurer-Kestner, que le besoin de vérité et de
justice torture de son côté, et qui cherche, et qui tâche de se faire
une certitude, sans rien savoir de l'enquête officielle--je dis
officielle--qui était faite au même moment par le colonel Picquart,
mis sur la bonne piste par sa fonction même au ministère de la guerre.
Il a fallu un hasard, une rencontre, comme on le saura plus tard, pour
que ces deux hommes qui ne se connaissaient pas, qui travaillaient à la
même œuvre, chacun de son côté, finissent, à la dernière heure, par se
rejoindre et par marcher côte à côte.

Toute l'histoire du syndicat est là: des hommes de bonne volonté, de
vérité et d'équité, partis des quatre bouts de l'horizon, travaillant
à des lieues et sans se connaître, mais marchant tous par des chemins
divers au même but, cheminant en silence, fouillant la terre, et
aboutissant tous un beau matin au même point d'arrivée. Tous,
fatalement, se sont trouvés, la main dans la main, à ce carrefour de la
vérité, à ce rendez-vous fatal de la justice.

Vous voyez bien que c'est vous qui, maintenant, les réunissez, les
forcez de serrer leurs rangs, de travailler à une même besogne de
santé et d'honnêteté, ces hommes que vous couvrez d'insultes, que vous
accusez du plus noir complot, lorsqu'ils n'ont voulu qu'une œuvre de
suprême réparation.

                   *       *       *       *       *

Dix, vingt journaux, où se mêlent les passions et les intérêts les plus
divers, toute une presse immonde que je ne puis lire sans que mon cœur
se brise d'indignation, n'a donc cessé de persuader au public qu'un
syndicat de juifs, achetant les consciences à prix d'or, s'employait au
plus exécrable des complots. D'abord, il fallait sauver le traître, le
remplacer par un innocent; puis, c'était l'armée qu'on déshonorerait,
la France qu'on vendrait, comme en 1870. Je passe les détails
romanesques de la ténébreuse machination.

Et, je le confesse, cette opinion est devenue celle de la grande
majorité du public. Que de gens simples m'ont abordé depuis huit
jours, pour me dire d'un air stupéfait: «Comment! M. Scheurer-Kestner
n'est donc pas un bandit? et vous vous mettez avec ses gens-là! Mais
vous ne savez donc pas qu'ils ont vendu la France!» Mon cœur se serre
d'angoisse, car je sens bien qu'une telle perversion de l'opinion va
permettre tous les escamotages. Et le pis est que les braves sont
rares, quand il faut remonter le flot. Combien vous murmurent à
l'oreille qu'ils sont convaincus de l'innocence du capitaine Dreyfus,
mais qu'ils n'ont que faire de se mettre en dangereuse posture, dans la
bagarre!

Derrière l'opinion publique, comptant sans doute s'appuyer sur elle,
il y a les bureaux du ministère de la guerre. Je n'en veux pas parler
aujourd'hui, car j'espère encore que justice sera faite. Mais qui ne
sent que nous sommes devant la plus têtue des mauvaises volontés? On ne
veut pas avouer qu'on a commis des erreurs, j'allais dire des fautes.
On s'obstine à couvrir les personnages compromis. On est résolu à tout,
pour éviter l'énorme coup de balai. Et cela est si grave, en effet, que
ceux-là mêmes qui ont la vérité en main, de qui on exige furieusement
cette vérité, hésitent encore, attendent pour la crier publiquement,
dans l'espérance qu'elle s'imposera d'elle-même et qu'ils n'auront pas
la douleur de la dire.

Mais il est une vérité du moins que, dès aujourd'hui, je voudrais
répandre par la France entière. C'est qu'on est en train de lui faire
commettre, à elle la juste, la généreuse, un véritable crime. Elle
n'est donc plus la France, qu'on peut la tromper à ce point, l'affoler
contre un misérable qui, depuis trois ans, expie, dans des conditions
atroces, un crime qu'il n'a pas commis. Oui, il existe là-bas, dans un
îlot perdu, sous le dur soleil, un être qu'on a séparé des humains.
Non seulement la grande mer l'isole, mais onze gardiens l'enferment
nuit et jour d'une muraille vivante. On a immobilisé onze hommes pour
en garder un seul. Jamais assassin, jamais fou furieux n'a été muré si
étroitement. Et l'éternel silence, et la lente agonie sous l'exécration
de tout un peuple! Maintenant, osez-vous dire que cet homme n'est pas
coupable?

Eh bien! c'est ce que nous disons, nous autres, les membres du
syndicat. Et nous le disons à la France, et nous espérons qu'elle
finira par nous entendre, car elle s'est toujours enflammée pour les
causes justes et belles. Nom lui disons que nous voulons l'honneur de
l'armée, la grandeur de la nation. Une erreur judiciaire a été commise
et tant qu'elle ne sera pas réparée, la France souffrira, maladive,
comme d'un cancer secret qui peu à peu ronge les chairs. Et si, pour
lui refaire de la santé, il y a quelques membres à couper, qu'on les
coupe!

                   *       *       *       *       *

Un syndicat pour agir sur l'opinion, pour la guérir de la démence où la
presse immonde l'a jetée, pour la ramener à sa fierté, à sa générosité
séculaires. Un syndicat pour répéter chaque matin que nos relations
diplomatiques ne sont pas en jeu, que l'honneur de l'armée n'est point
en cause, que des individualités seules peuvent être compromises. Un
syndicat pour démontrer que toute erreur judiciaire est réparable et
que s'entêter dans une erreur de ce genre, sous le prétexte qu'un
conseil de guerre ne peut se tromper, est la plus monstrueuse des
obstinations, la plus effroyable des infaillibilités. Un syndicat pour
mener campagne jusqu'à ce que la vérité soit faite, jusqu'à ce que la
justice soit rendue, au travers de tous les obstacles, même-si des
années de lutte sont encore nécessaires.

De ce syndicat, ah! oui, j'en suis, et j'espère bien que tous les
braves gens de France vont en être!


                             PROCÈS-VERBAL


Ces pages ont paru dans _le Figaro_, le 5 décembre 1897.

C'est le troisième et dernier article qu'il me fut permis de donner
au _Figaro_. J'eus même quelque peine à l'y faire passer; et, comme
on le verra, je crus sage d'y prendre congé du public, sentant
l'impossibilité où j'allais être de continuer ma campagne, dont
s'émotionnaient les lecteurs habituels du journal. J'admets très bien,
pour un journal, la nécessité de compter avec les habitudes et les
passions de sa clientèle. Aussi, chaque fois que je me suis trouvé
arrêté de la sorte, je ne m'en suis jamais pris qu'à moi-même, de
m'être trompé sur le terrain et sur les conditions de la lutte.--_Le
Figaro_ ne s'en est pas moins montré courageux, en accueillant ces
trois articles, et je le remercie.


                             PROCÈS-VERBAL


Ah! quel spectacle, depuis trois semaines, et quels tragiques, quels
inoubliables jours nous venons de traverser! Je n'en connais pas
qui aient remué en moi plus d'humanité, plus d'angoisse et plus de
généreuse colère. J'ai vécu exaspéré, dans la haine de la bêtise et
de la mauvaise foi, dans une telle soif de vérité et de justice, que
j'ai compris les grands mouvements d'âme qui peuvent jeter un bourgeois
paisible au martyre.

C'est, en vérité, que le spectacle a été inouï, dépassant en brutalité,
en effronterie, en ignoble aveu tout ce que la bête humaine a jamais
confessé de plus instinctif et de plus bas. Un tel exemple est rare de
la perversion, de la démence d'une foule, et sans doute est-ce pour
cela que je me suis passionné à ce point, outre ma révolte humaine, en
romancier, en dramaturge, bouleversé d'enthousiasme devant un cas d'une
beauté si effroyable.

Aujourd'hui, voici l'affaire qui entre dans la phase régulière et
logique, celle que nous avons désirée, demandée sans relâche. Un
conseil de guerre est saisi, la vérité est au bout de ce nouveau
procès, nous en sommes convaincus. Jamais nous n'avons voulu autre
chose. Il ne nous reste qu'à nous taire et à attendre; car, la vérité,
ce n'est pas nous encore qui devons la dire, c'est le conseil de guerre
qui doit la faire, éclatante. Et nous n'interviendrions de nouveau
que si elle n'en sortait point complète, ce qui est, d'ailleurs, une
hypothèse inadmissible.

Mais, la première phase étant terminée, ce gâchis en pleines ténèbres,
ce scandale où tant de laides consciences se sont mises à nu, le
procès-verbal doit en être dressé, il faut conclure sur elle. Car,
dans la tristesse profonde des constatations qui s'imposent, il y
a l'enseignement viril, le fer rouge dont on cautérise les plaies.
Songeons-y tous, l'affreux spectacle que nous venons de nous donner à
nous-mêmes doit nous guérir.

                   *       *       *       *       *

D'abord, la presse.

Nous avons vu la basse presse en rut, battant monnaie avec les
curiosités malsaines, détraquant la foule pour vendre son papier
noirci, qui cesse de trouver des acheteurs, dès que la nation est
calme, saine et forte. Ce sont surtout les aboyeurs du soir, les
feuilles de tolérance qui raccrochent les passants avec leurs titres en
gros caractères, prometteurs de débauches. Celles-là n'étaient que dans
leur habituel commerce, mais avec une impudence significative.

Nous avons vu, plus haut dans l'échelle, les journaux populaires, les
journaux à un sou, ceux qui s'adressent au plus grand nombre et qui
font l'opinion de la foule, nous les avons vus souffler les passions
atroces, mener furieusement une campagne de sectaires, tuant dans notre
cher peuple de France toute générosité, tout désir de vérité et de
justice. Je veux croire à leur bonne foi. Mais quelle tristesse, ces
cerveaux de polémistes vieillis, d'agitateurs déments, de patriotes
étroits, devenus des conducteurs d'hommes, commettant le plus noir des
crimes, celui d'obscurcir la conscience publique et d'égarer tout un
peuple! Cette besogne est d'autant plus exécrable qu'elle est faite,
dans certains journaux, avec une bassesse de moyens, une habitude du
mensonge, de la diffamation et de la délation, qui resteront la grande
honte de notre époque.

Nous avons vu, enfin, la grande presse, la presse dite sérieuse et
honnête, assister à cela avec une impassibilité, j'allais dire une
sérénité que je déclare stupéfiante. Ces journaux honnêtes se sont
contentés de tout enregistrer avec un soin scrupuleux, la vérité comme
l'erreur. Le fleuve empoisonné a coulé chez eux, sans qu'ils omettent
une abomination. Certes, c'est là de l'impartialité. Mais quoi? à peine
çà et là une timide appréciation, pas une voix haute et noble, pas
une, entendez-vous! qui se soit élevée dans cette presse honnête, pour
prendre le parti de l'humanité, de l'équité outragées!

Et nous avons vu surtout ceci--car au milieu de tant d'horreurs il
doit suffire de choisir la plus révoltante--nous avons vu la presse,
la presse immonde continuer à défendre un officier français, qui avait
insulté l'armée et craché sur la nation. Nous avons vu cela, des
journaux l'excusant, d'autres ne lui infligeant un blâme qu'avec des
restrictions. Comment! il n'y a pas eu un cri unanime de révolte et
d'exécration! Que se passe-t-il donc pour que ce crime, qui, à un autre
moment, aurait soulevé la conscience publique, en un besoin furieux de
répression immédiate, ait pu trouver des circonstances atténuantes,
dans ces mêmes journaux si chatouilleux sur les questions de félonie et
de traîtrise?

Nous avons vu cela. Et j'ignore ce qu'un tel symptôme a produit chez
les autres spectateurs, puisque personne ne parle, puisque personne ne
s'indigne. Mais, moi, il m'a fait frissonner, car il révèle, avec une
violence inattendue, la maladie dont nous souffrons. La presse immonde
a dévoyé la nation, et un accès de la perversion, de la corruption où
elle l'a jetée, vient d'étaler l'ulcère, au plein jour.

                   *       *       *       *       *

L'antisémitisme, maintenant.

Il est le coupable. J'ai déjà dit combien cette campagne barbare, qui
nous ramène de mille ans en arrière, indigne mon besoin de fraternité,
ma passion de tolérance et d'émancipation humaine. Retourner aux
guerres de religion, recommencer les persécutions religieuses, vouloir
qu'on s'extermine de race à race, cela est d'un tel non-sens, dans
notre siècle d'affranchissement, qu'une pareille tentative me semble
surtout imbécile. Elle n'a pu naître que d'un cerveau fumeux, mal
équilibré de croyant, que d'une grande vanité d'écrivain longtemps
inconnu, désireux de jouer à tout prix un rôle, fût-il odieux. Et je ne
veux pas croire encore qu'un tel mouvement prenne jamais une importance
décisive en France, dans ce pays de libre examen, de fraternelle bonté
et de claire raison.

Pourtant, voilà des méfaits terribles. Je dois confesser que le mal
est déjà très grand. Le poison est dans le peuple, si le peuple
entier n'est pas empoisonné. Nous devons à l'antisémitisme la
dangereuse virulence que les scandales du Panama ont prise chez nous.
Et toute cette lamentable affaire Dreyfus est son œuvre: c'est lui
seul qui a rendu possible l'erreur judiciaire, c'est lui seul qui
affole aujourd'hui la foule, qui empêche que cette erreur ne soit
tranquillement, noblement reconnue, pour notre santé et pour notre
bon renom. Était-il rien de plus simple, de plus naturel que de faire
la vérité, aux premiers doutes sérieux, et ne comprend-on pas, pour
qu'on en soit arrivé à la folie furieuse où nous en sommes, qu'il y a
forcément là un poison caché qui nous fait délirer tous?

Ce poison, c'est la haine enragée des juifs, qu'on verse au peuple,
chaque matin, depuis des années. Ils sont une bande à faire ce métier
d'empoisonneurs, et le plus beau, c'est qu'ils le font au nom de la
morale, au nom du Christ, en vengeurs et en justiciers. Et qui nous dit
que cet air ambiant où il délibérait, n'a pas agi sur le conseil de
guerre? Un juif traître, vendant son pays, cela va de soi. Si l'on ne
trouve aucune raison humaine expliquant le crime, s'il est riche, sage,
travailleur, sans aucune passion, d'une vie impeccable, est-ce qu'il ne
suffit pas qu'il soit juif?

Aujourd'hui, depuis que nous demandons la lumière, l'attitude de
l'antisémitisme est plus violente, plus renseignante encore. C'est
son procès qu'on va instruire, et si l'innocence d'un juif éclatait,
quel soufflet pour les antisémites! Il pourrait donc y avoir un juif
innocent? Puis, c'est tout un échafaudage de mensonges qui croule,
c'est de l'air, de la bonne foi, de l'équité, la ruine même d'une secte
qui n'agit sur la foule des simples que par l'excès de l'injure et
l'impudence des calomnies.

Voilà encore ce que nous avons vu, la fureur de ces malfaiteurs
publics, à la pensée qu'un peu de clarté allait se faire. Et nous avons
vu aussi, hélas! le désarroi de la foule qu'ils ont pervertie, toute
cette opinion publique égarée, tout ce cher peuple des petits et des
humbles, qui court sus aux juifs aujourd'hui, et qui demain ferait une
révolution pour délivrer le capitaine Dreyfus, si quelque honnête homme
l'enflammait du feu sacré de la justice.

                   *       *       *       *       *

Enfin, les spectateurs, les acteurs, vous et moi, nous tous.

Quelle confusion, quel bourbier sans cesse accru! Nous avons vu la
mêlée des intérêts et des passions s'enfiévrer de jour en jour, des
histoires ineptes, des commérages honteux, les démentis les plus
impudents, le simple bon sens souffleté chaque matin, le vice acclamé,
la vertu huée, toute une agonie de ce qui fait l'honneur et la joie
de vivre. Et l'on a fini par trouver cela hideux. Certes! mais qui
avait voulu ces choses, qui les traînait en longueur? Nos maîtres,
ceux qui, avertis depuis plus d'un an, n'avaient rien osé faire. On
les avait suppliés, leur prophétisant, phase par phase, le terrifiant
orage qui s'amoncelait. L'enquête, ils l'avaient faite; le dossier, ils
l'avaient entre les mains. Et, jusqu'à la dernière heure, malgré des
adjurations patriotiques, ils se sont entêtés dans leur inertie, plutôt
que de prendre eux-mêmes l'affaire en main, pour la limiter, quittes à
sacrifier tout de suite les individualités compromises. Le fleuve de
boue a débordé, comme on le leur avait prédit, et c'est leur faute.

Nous avons vu des énergumènes triompher en exigeant la vérité de
ceux qui disaient la savoir, lorsque ceux-ci ne pouvaient la dire,
tant qu'une enquête restait ouverte. La vérité, elle a été dite au
général chargé de cette enquête, et lui seul a eu mission de la faire
connaître. La vérité, elle sera dite encore au juge instructeur, et
il aura, seul qualité pour l'entendre, pour baser sur elle son acte
de justice. La vérité! quelle conception avez-vous d'elle, dans une
pareille aventure, qui ébranle toute une vieille organisation, pour
croire qu'elle est un objet simple et maniable, qu'on promène dans le
creux de sa main et qu'on met à volonté dans la main des autres, telle
qu'un caillou ou qu'une pomme? La preuve, ah! oui, la preuve qu'on
voulait là, tout de suite, comme les enfants veulent qu'on leur montre
le vent qui passe. Soyez patients, elle éclatera, la vérité; mais il y
faudra tout de même un peu d'intelligence et de probité morale.

Nous avons vu une basse exploitation du patriotisme, le spectre de
l'étranger agité dans une affaire d'honneur qui regarde la seule
famille française. Les pires révolutionnaires ont clamé qu'on insultait
l'armée et ses chefs, lorsque, justement, on ne veut que les mettre
hors de toute atteinte, très haut. Et, en face des meneurs de foule,
des quelques journaux qui ameutent l'opinion, la terreur a régné. Pas
un homme de nos assemblées n'a eu un cri d'honnête homme, tous sont
restés muets, hésitants, prisonniers de leurs groupes, tous ont eu
peur de l'opinion, dans la prévision inquiète sans doute des élections
prochaines. Ni un modéré, ni un radical, ni un socialiste, aucun de
ceux qui ont la garde des libertés publiques, ne s'est levé encore pour
parler selon sa conscience. Comment voulez-vous que le pays sache son
chemin, dans la tourmente, si ceux-là mêmes qui se disent ses guides,
se taisent, par tactique de politiciens étroits, ou par crainte de
compromettre leurs situations personnelles?

Et le spectacle a été si lamentable, si cruel, si dur à notre fierté,
que j'entends répéter autour de moi: «La France est bien malade pour
qu'une pareille crise d'aberration publique puisse se produire.» Non!
elle n'est que dévoyée, hors de son cœur et de son génie. Qu'on lui
parle humanité et justice, elle se retrouvera toute, dans sa générosité
légendaire.

                   *       *       *       *       *

Le premier acte est fini, le rideau est tombé sur l'affreux spectacle.
Espérons que le spectacle de demain nous rendra courage et nous
consolera.

J'ai dit que la vérité était en marche et que rien ne l'arrêterait.
Un premier pas est fait, un autre se fera, puis un autre, puis le pas
décisif. Cela est mathématique.

Pour le moment, dans l'attente de la décision du conseil de guerre,
mon rôle est donc terminé; et je désire ardemment que, la vérité étant
faite, la justice rendue, je n'aie plus à lutter pour elles.


                         LETTRE A LA JEUNESSE


Ces pages ont paru en une brochure, qui a été mise en vente le 14
décembre 1897.

Ne voyant alors aucun journal qui me prendrait mes articles, et
désireux en outre d'être absolument libre, je fis le projet de
continuer ma campagne, par une série de brochures. D'abord, j'avais
l'idée de les lancer à jour fixe, régulièrement, une par semaine. Puis,
je préférai rester le maître des dates de publication, de façon à
choisir mes heures, à n'intervenir que sur les sujets et seulement les
jours où je le croirais utile.


                         LETTRE A LA JEUNESSE


Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui courez en
bandes par les rues, manifestant au nom de vos colères et de vos
enthousiasmes, éprouvant l'impérieux besoin de jeter publiquement le
cri de vos consciences indignées?

Allez-vous protester contre quelque abus du pouvoir, a-t-on offensé
le besoin de vérité et d'équité, brûlant encore dans vos âmes neuves,
ignorantes des accommodements politiques et des lâchetés quotidiennes
de la vie?

Allez-vous redresser un tort social, mettre la protestation de votre
vibrante jeunesse dans la balance inégale, où sont si faussement pesés
le sort des heureux et celui des déshérités de ce monde?

Allez-vous, pour affirmer la tolérance, l'indépendance de la race
humaine, siffler quelque sectaire de l'intelligence, à la cervelle
étroite, qui aura voulu ramener vos esprits libérés à l'erreur
ancienne, en proclamant la banqueroute de la science?

Allez-vous crier, sous la fenêtre de quelque personnage fuyant et
hypocrite, votre foi invincible en l'avenir, en ce siècle prochain que
vous apportez et qui doit réaliser, la paix du monde, au nom de la
justice et de l'amour?

--Non, non! nous allons huer un homme, un vieillard, qui, après une
longue vie de travail et de loyauté, s'est imaginé qu'il pouvait
impunément soutenir une cause généreuse, vouloir que la lumière se
fît et qu'une erreur fût réparée, pour l'honneur même de la patrie
française!

                   *       *       *       *       *

Ah! quand j'étais jeune moi-même, je l'ai vu, le Quartier Latin, tout
frémissant des fières passions de la jeunesse, l'amour de la liberté,
la haine de la force brutale, qui écrase les cerveaux et comprime les
âmes. Je l'ai vu, sous l'Empire, faisant son œuvre brave d'opposition,
injuste même parfois, mais toujours dans un excès de libre émancipation
humaine. Il sifflait les auteurs agréables aux Tuileries, il malmenait
les professeurs dont l'enseignement lui semblait louche, il se levait
contre quiconque se montrait pour les ténèbres et pour la tyrannie. En
lui brûlait le foyer sacré de la belle folie des vingt ans, lorsque
toutes les espérances sont des réalités, et que demain apparaît comme
le sûr triomphe de la Cité parfaite.

Et, si l'on remontait plus haut, dans cette histoire des passions
nobles, qui ont soulevé la jeunesse des Écoles, toujours on la verrait
s'indigner sous l'injustice, frémir et se lever pour les humbles, les
abandonnés, les persécutés, contre les féroces et les puissants. Elle a
manifesté en faveur des peuples opprimés, elle a été pour la Pologne,
pour la Grèce, elle a pris la défense de tous ceux qui souffraient,
qui agonisaient sous la brutalité d'une foule ou d'un despote. Quand
on disait que le Quartier Latin s'embrasait, on pouvait être certain
qu'il y avait derrière quelque flambée de juvénile justice, insoucieuse
des ménagements, faisant d'enthousiasme une œuvre du cœur. Et quelle
spontanéité alors, quel fleuve débordé coulant par les rues!

Je sais bien qu'aujourd'hui encore le prétexte est la patrie menacée,
la France livrée à l'ennemi vainqueur, par une bande de traîtres.
Seulement, je le demande, où trouvera-t-on la claire intuition des
choses, la sensation instinctive de ce qui est vrai, de ce qui est
juste, si ce n'est dans ces âmes neuves, dans ces jeunes gens qui
naissent à la vie publique, dont rien encore ne devrait obscurcir
la raison droite et bonne? Que les hommes politiques, gâtés par
des années d'intrigues, que les journalistes, déséquilibrés par
toutes les compromissions du métier, puissent accepter les plus
impudents mensonges, se boucher les yeux à d'aveuglantes clartés,
cela s'explique, se comprend. Mais elle, la jeunesse, elle est donc
bien gangrenée déjà, pour que sa pureté, sa candeur naturelle, ne se
reconnaisse pas d'un coup au milieu des inacceptables erreurs, et
n'aille pas tout droit à ce qui est évident, à ce qui est limpide,
d'une lumière honnête de plein jour!

Il n'est pas d'histoire plus simple. Un officier a été condamné,
et personne ne songe à suspecter la bonne foi des juges. Ils l'ont
frappé selon leur conscience, sur des preuves qu'ils ont crues
certaines. Puis, un jour, il arrive qu'un homme, que plusieurs hommes
ont des doutes, finissent par être convaincus qu'une des preuves, la
plus importante, la seule du moins sur laquelle les juges se sont
publiquement appuyés, a été faussement attribuée au condamné, que
cette pièce est à n'en pas douter de la main d'un autre. Et ils le
disent, et cet autre est dénoncé par le frère du prisonnier, dont le
strict devoir était de le faire; et voilà, forcément, qu'un nouveau
procès commence, devant amener la révision du premier procès, s'il y
a condamnation. Est-ce que tout cela n'est pas parfaitement clair,
juste et raisonnable? Où y a-t-il, là dedans, une machination, un noir
complot pour sauver un traître? Le traître, on ne le nie pas, on veut
seulement que ce soit un coupable et non un innocent qui expie le
crime. Vous l'aurez toujours, votre traître, et il ne s'agit que de
vous en donner un authentique.

Un peu de bon sens ne devrait-il pas suffire? A quel mobile obéiraient
donc les hommes qui poursuivent la révision du procès Dreyfus? Écartez
l'imbécile antisémitisme, dont la monomanie féroce voit là un complot
juif, l'or juif s'efforçant de remplacer un juif par un chrétien, dans
la geôle infâme. Cela ne tient pas debout, les invraisemblances et les
impossibilités croulent les unes sur les autres, tout l'or de la terre
n'achèterait pas certaines consciences. Et il faut bien en arriver à
la réalité, qui est l'expansion naturelle, lente, invincible de toute
erreur judiciaire. L'histoire est là. Une erreur judiciaire est une
force en marche: des hommes de conscience sont conquis, sont hantés,
se dévouent de plus en plus obstinément, risquent leur fortune et
leur vie, jusqu'à ce que justice soit faite. Et il n'y a pas d'autre
explication possible à ce qui se passe aujourd'hui, le reste n'est
qu'abominables passions politiques et religieuses, que torrent débordé
de calomnies et d'injures.

Mais quelle excuse aurait la jeunesse, si les idées d'humanité et de
justice se trouvaient obscurcies un instant en elle! Dans la séance du
4 décembre, une Chambre française s'est couverte de honte, en votant
un ordre du jour «flétrissant les meneurs de la campagne odieuse qui
trouble la conscience publique». Je le dis hautement, pour l'avenir
qui me lira, j'espère, un tel vote est indigne de notre généreux pays,
et il restera comme une tache ineffaçable. «Les meneurs», ce sont
les hommes de conscience et de bravoure, qui, certains d'une erreur
judiciaire, l'ont dénoncée, pour que réparation fût faite, dans la
conviction patriotique qu'une grande nation, où un innocent agoniserait
parmi les tortures, serait une nation condamnée. «La campagne odieuse»,
c'est le cri de vérité, le cri de justice que ces hommes poussent,
c'est l'obstination qu'ils mettent à vouloir que la France reste,
devant les peuples qui la regardent, la France humaine, la France qui
a fait la liberté et qui fera la justice. Et, vous le voyez bien, la
Chambre a sûrement commis un crime, puisque voilà qu'elle a pourri
jusqu'à la jeunesse de nos Écoles, et que voilà celle-ci trompée,
égarée, lâchée au travers de nos rues, manifestant, ce qui ne s'était
jamais vu encore, contre tout ce qu'il y a de plus fier, de plus brave,
de plus divin dans l'âme humaine!

                   *       *       *       *       *

Après la séance du Sénat, le 7, on a parlé d'écroulement pour M.
Scheurer-Kestner. Ah! oui, quel écroulement, dans son cœur, dans
son âme! Je m'imagine son angoisse, son tourment, lorsqu'il voit
s'effondrer autour de lui tout ce qu'il a aimé de notre République,
tout ce qu'il a aidé à conquérir pour elle, dans le bon combat de sa
vie, la liberté d'abord, puis les mâles vertus de la loyauté, de la
franchise et du courage civique.

Il est un des derniers de sa forte génération. Sous l'Empire, il a su
ce que c'était qu'un peuple soumis à l'autorité d'un seul, se dévorant
de fièvre et d'impatience, la bouche brutalement bâillonnée, devant les
dénis de justice. Il a vu nos défaites, le cœur saignant, il en a su
les causes, toutes dues à l'aveuglement, à l'imbécillité despotiques.
Plus tard, il a été de ceux qui ont travaillé le plus sagement, le plus
ardemment, à relever le pays de ses décombres, à lui rendre son rang en
Europe. Il date des temps héroïques de notre France républicaine, et je
m'imagine qu'il pouvait croire avoir fait une œuvre bonne et solide,
le despotisme chassé à jamais, la liberté conquise, j'entends surtout
cette liberté humaine qui permet à chaque conscience d'affirmer son
devoir, au milieu de la tolérance des autres opinions.

Ah bien, oui! Tout a pu être conquis, mais tout est par terre une fois
encore. Il n'a autour de lui, en lui, que des ruines. Avoir été en
proie au besoin de vérité, est un crime. Avoir voulu la justice, est
un crime. L'affreux despotisme est revenu, le plus dur des bâillons
est de nouveau sur les bouches. Ce n'est pas la botte d'un César qui
écrase la conscience publique, c'est toute une Chambre qui flétrit
ceux que la passion du juste embrase. Défense de parler! les poings
écrasent les lèvres de ceux qui ont la vérité à défendre, on ameute les
foules pour qu'elles réduisent les isolés au silence. Jamais une si
monstrueuse oppression n'a été organisée, utilisée contre la discussion
libre. Et la honteuse terreur règne, les plus braves deviennent lâches,
personne n'ose plus dire ce qu'il pense, dans la peur d'être dénoncé
comme vendu et traître. Les quelques journaux restés honnêtes sont à
plat ventre devant leurs lecteurs, qu'on a fini par affoler avec de
sottes histoires. Et aucun peuple, je crois, n'a traversé une heure
plus trouble, plus boueuse, plus angoissante pour sa raison et pour sa
dignité.

Alors, c'est vrai, tout le loyal et grand passé a dû s'écrouler chez
M. Scheurer-Kestner. S'il croit encore à la bonté et à l'équité
des hommes, c'est qu'il est d'un solide optimisme. On l'a traîné
quotidiennement dans la boue, depuis trois semaines, pour avoir
compromis l'honneur et la joie de sa vieillesse, à vouloir être juste.
Il n'est point de plus douloureuse détresse, chez l'honnête homme, que
de souffrir le martyre de son honnêteté. On assassine chez cet homme la
foi en demain, on empoisonne son espoir; et, s'il meurt, il dit: «C'est
fini, il n'y a plus rien, tout ce que j'ai fait de bon s'en va avec
moi, la vertu n'est qu'un mot, le monde est noir et vide!»

Et, pour souffleter le patriotisme, on est allé choisir cet homme, qui
est, dans nos Assemblées, le dernier représentant de l'Alsace-Lorraine!
Lui, un vendu, un traître, un insulteur de l'armée, lorsque son nom
aurait dû suffire pour rassurer les inquiétudes les plus ombrageuses!
Sans doute, il avait eu la naïveté de croire que sa qualité d'Alsacien,
son renom de patriote ardent seraient la garantie même de sa bonne
foi, dans son rôle délicat de justicier. S'il s'occupait de cette
affaire, n'était-ce pas dire que la conclusion prompte lui en semblait
nécessaire à l'honneur de l'armée, à l'honneur de la patrie? Laissez-la
traîner des semaines encore, tâchez d'étouffer la vérité, de vous
refuser à la justice, et vous verrez bien si vous ne nous avez pas
donnés en risée à toute l'Europe, si vous n'avez pas mis la France au
dernier rang des nations!

Non, non! les stupides passions politiques et religieuses ne veulent
rien entendre, et la jeunesse de nos Écoles donne au monde ce spectacle
d'aller huer M. Scheurer-Kestner, le traître, le vendu, qui insulte
l'armée et qui compromet la patrie!

                   *       *       *       *       *

Je sais bien que les quelques jeunes gens qui manifestent ne sont pas
toute la jeunesse, et qu'une centaine de tapageurs, dans la rue, font
plus de bruit que dix mille travailleurs, studieusement enfermés chez
eux. Mais les cent tapageurs ne sont-ils pas déjà de trop, et quel
symptôme affligeant qu'un pareil mouvement, si restreint qu'il soit,
puisse à cette heure se produire au Quartier Latin!

Des jeunes gens antisémites, ça existe donc, cela?

Il y a donc des cerveaux neufs, des âmes neuves, que cet imbécile
poison a déjà déséquilibrés? Quelle tristesse, quelle inquiétude pour
le vingtième siècle qui va s'ouvrir! Cent ans après la Déclaration
des droits de l'homme, cent ans après l'acte suprême de tolérance et
d'émancipation, on en revient aux guerres de religion, au plus odieux
et au plus sot des fanatismes! Et encore cela se comprend chez certains
hommes qui jouent leur rôle, qui ont une attitude à garder et une
ambition vorace à satisfaire. Mais, chez des jeunes gens, chez ceux qui
naissent et qui poussent pour cet épanouissement de tous les droits
et de toutes les libertés, dont nous avons rêvé que resplendirait le
prochain siècle! Ils sont les ouvriers attendus, et voilà déjà qu'ils
se déclarent antisémites, c'est-à-dire qu'ils commenceront le siècle
en massacrant tous les juifs, parce que ce sont des concitoyens d'une
autre race et d'une autre foi! Une belle entrée en jouissance, pour la
Cité de nos rêves, la Cité d'égalité et de fraternité! Si la jeunesse
en était vraiment là, ce serait à sangloter, à nier tout espoir et tout
bonheur humain.

O jeunesse, jeunesse! je t'en supplie, songe à la grande besogne qui
t'attend. Tu es l'ouvrière future, tu vas jeter les assises de ce
siècle prochain, qui, nous en avons la foi profonde, résoudra les
problèmes de vérité et d'équité, posés par le siècle finissant. Nous,
les vieux, les aînés, nous te laissons le formidable amas de notre
enquête, beaucoup de contradictions et d'obscurités peut-être, mais à
coup sûr l'effort le plus passionné que jamais siècle ait fait vers
la lumière, les documents les plus honnêtes et les plus solides,
les fondements mêmes de ce vaste édifice de la science que tu dois
continuer à bâtir pour ton honneur et pour ton bonheur. Et nous ne
te demandons que d'être encore plus généreuse, plus libre d'esprit,
de nous dépasser par ton amour de la vie normalement vécue, par ton
effort mis entier dans le travail, cette fécondité des hommes et de
la terre qui saura bien faire enfin pousser la débordante moisson de
joie, sous l'éclatant soleil. Et nous te céderons fraternellement la
place, heureux de disparaître et de nous reposer de notre part de tâche
accomplie, dans le bon sommeil de la mort, si nous savons que tu nous
continues et que tu réalises nos rêves.

Jeunesse, jeunesse! souviens-toi des souffrances que tes pères ont
endurées, des terribles batailles où ils ont dû vaincre, pour conquérir
la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante,
si tu peux aller et venir à ton gré, dire dans la presse ce que tu
penses, avoir une opinion et l'exprimer publiquement, c'est que tes
pères ont donné de leur intelligence et de leur sang. Tu n'es pas née
sous la tyrannie, tu ignores ce que c'est que de se réveiller chaque
matin avec la botte d'un maître sur la poitrine, tu ne t'es pas battue
pour échapper au sabre du dictateur, aux poids faux du mauvais juge.
Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d'acclamer le mensonge,
de faire campagne avec la force brutale, l'intolérance des fanatiques
et la voracité des ambitieux. La dictature est au bout.

Jeunesse, jeunesse! sois toujours avec la justice. Si l'idée de justice
s'obscurcissait en toi, tu irais à tous les périls. Et je ne te parle
pas de la justice de nos Codes, qui n'est que la garantie des liens
sociaux. Certes, il faut la respecter, mais il est une notion plus
haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des
hommes est faillible et qui admet l'innocence possible d'un condamné,
sans croire insulter les juges. N'est-ce donc pas là une aventure qui
doive soulever ton enflammée passion du droit? Qui se lèvera pour
exiger que justice soit faite, si ce n'est toi qui n'es pas dans
nos luttes d'intérêts et de personnes, qui n'es encore engagée ni
compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute
pureté et en toute bonne foi?

Jeunesse, jeunesse! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous
trompons, sois avec nous, lorsque nous disons qu'un innocent subit une
peine effroyable, et que notre cœur révolté s'en brise d'angoisse. Que
l'on admette un seul instant l'erreur possible, en face d'un châtiment
à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les larmes coulent des
yeux. Certes, les gardes-chiourme restent insensibles, mais toi, toi,
qui pleures encore, qui dois être acquise à toutes les misères, à
toutes les pitiés! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s'il
est quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa
cause et de le délivrer? Qui donc, si ce n'est toi, tentera, la sublime
aventure, se lancera dans une cause dangereuse et superbe, tiendra
tête à un peuple, au nom de l'idéale justice? Et n'es-tu pas honteuse,
enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent, qui
fassent aujourd'hui ta besogne de généreuse folie?

                   *       *       *       *       *

Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les
rues, manifestant, jetant au milieu de nos discordes la bravoure et
l'espoir de vos vingt ans?

--Nous allons à l'humanité, à la vérité, à la justice!


                          LETTRE A LA FRANCE


Ces pages ont paru en une brochure, qui a été mise en vente le 6
janvier 1898.

Elle était la deuxième de la série, et je comptais bien que la série
serait longue. Je me trouvais très heureux de ce mode de publication,
qui n'engageait que moi, en me laissant toute liberté et toute
responsabilité. En outre, je n'étais plus resserré dans les dimensions
étroites d'un article de journal, cela me permettait de m'étendre. Les
événements marchaient, et je les attendais, résolu dès lors à tout
dire, à lutter jusqu'au bout, pour que la vérité éclatât et que la
justice fût rendue.


                          LETTRE A LA FRANCE


Dans les affreux jours de trouble moral que nous traversons, au moment
où la conscience publique paraît s'obscurcir, c'est à toi que je
m'adresse, France, à la nation, à la patrie!

Chaque matin, en lisant dans les journaux ce que tu sembles penser
de cette lamentable affaire Dreyfus, ma stupeur grandit, ma raison
se révolte davantage. Eh quoi? France, c'est toi qui en es là, à te
faire une conviction des plus évidents mensonges, à te mettre contre
quelques honnêtes gens avec la tourbe des malfaiteurs, à t'affoler sous
l'imbécile prétexte que l'on insulte ton armée et que l'on complote de
te vendre à l'ennemi, lorsque le désir des plus sages, des plus loyaux
de tes enfants, est au contraire que tu restes, aux yeux de l'Europe
attentive, la nation d'honneur, la nation d'humanité, de vérité et de
justice?

Et c'est vrai, la grande masse en est là, surtout la masse des petits
et des humbles, le peuple des villes, presque toute la province et
toutes les campagnes, cette majorité considérable de ceux qui acceptent
l'opinion des journaux ou des voisins, qui n'ont le moyen ni de se
documenter, ni de réfléchir. Que s'est-il donc passé, comment ton
peuple, France, ton peuple de bon cœur et de bon sens, a-t-il pu en
venir à cette férocité de la peur, à ces ténèbres de l'intolérance?
On lui dit qu'il y a, dans la pire des tortures, un homme peut-être
innocent, on a des preuves matérielles et morales que la révision
du procès s'impose, et voilà ton peuple qui refuse violemment la
lumière, qui se range derrière les sectaires et les bandits, derrière
les gens dont l'intérêt est de laisser en terre le cadavre, lui qui,
naguère encore, aurait démoli de nouveau la Bastille, pour en tirer un
prisonnier!

Quelle angoisse et quelle tristesse, France, dans l'âme de ceux qui
t'aiment, qui veulent ton honneur et ta grandeur! Je me penche avec
détresse sur cette mer trouble et démontée de ton peuple, je me demande
où sont les causes de la tempête qui menace d'emporter le meilleur
de ta gloire. Rien n'est d'une plus mortelle gravité, je vois là
d'inquiétants symptômes. Et j'oserai tout dire, car je n'ai jamais eu
qu'une passion dans ma vie, la vérité, et je ne fais ici que continuer
mon œuvre.

Songes-tu que le danger est justement dans ces ténèbres têtues de
l'opinion publique? Cent journaux répètent quotidiennement que
l'opinion publique ne veut pas que Dreyfus soit innocent, que sa
culpabilité est nécessaire au salut de la patrie. Et sens-tu à quel
point tu serais la coupable, si l'on s'autorisait d'un tel sophisme, en
haut lieu, pour étouffer la vérité? C'est la France qui l'aurait voulu,
c'est toi qui aurais exigé le crime, et quelle responsabilité un jour!
Aussi, ceux de tes fils qui t'aiment et t'honorent, France, n'ont-ils
qu'un devoir ardent, à cette heure grave, celui d'agir puissamment sur
l'opinion, de l'éclairer, de la ramener, de la sauver de l'erreur où
d'aveugles passions la poussent. Et il n'est pas de plus utile, de plus
sainte besogne.

                   *       *       *       *       *

Ah! oui, de toute ma force, je leur parlerai, aux petits, aux humbles,
à ceux qu'on empoisonne et qu'on fait délirer. Je ne me donne pas
d'autre mission, je leur crierai où est vraiment l'âme de la patrie,
son énergie invincible et son triomphe certain.

Voyez où en sont les choses. Un nouveau pas vient d'être fait, le
commandant Esterhazy est déféré à un conseil de guerre. Comme je
l'ai dit dès le premier jour, la vérité est en marche, et rien ne
l'arrêtera. Malgré les mauvais vouloirs, chaque pas en avant sera
fait, mathématiquement, à son heure. La vérité a en elle une puissance
qui emporte tous les obstacles. Et, lorsqu'on lui barre le chemin,
qu'on réussit à l'enfermer plus ou moins longtemps sous terre, elle
s'y amasse, elle y prend une violence telle d'explosion, que, le jour
où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. Essayez, cette fois,
de la murer pendant quelques mois encore sous des mensonges ou dans
un huis clos, et vous verrez bien, si vous ne préparez pas, pour plus
tard, le plus retentissant des désastres.

Mais, à mesure que la vérité avance, les mensonges s'entassent, pour
nier qu'elle marche. Rien de plus significatif. Lorsque le général de
Pellieux, chargé de l'enquête préalable, déposa son rapport, concluant
à la culpabilité possible du commandant Esterhazy, la presse immonde
inventa que, sur la volonté seule de ce dernier, le général Saussier
hésitant, convaincu de son innocence, voulait bien, pour lui faire
plaisir, le déférer à la justice militaire. Aujourd'hui, c'est mieux
encore, les journaux racontent que, trois experts ayant de nouveau
reconnu le bordereau comme l'œuvre certaine de Dreyfus, le commandant
Ravary, dans son information judiciaire, avait abouti à la nécessité
d'un non-lieu, et que, si le commandant Esterhazy allait passer devant
un conseil de guerre, c'était qu'il avait forcé de nouveau la main au
général Saussier, exigeant quand même des juges.

Cela n'est-il pas d'un comique intense et d'une parfaite bêtise!
Voyez-vous cet accusé menant l'affaire, dictant les arrêts? Voyez-vous
un homme reconnu innocent, à la suite de deux enquêtes, et pour
lequel on se donne le gros souci de réunir un tribunal, dans le seul
but d'une comédie décorative, une sorte d'apothéose judiciaire? Ce
serait simplement se moquer de la justice, du moment où l'on affirme
que l'acquittement est certain, car la justice n'est pas faite pour
juger les innocents, et il faut tout au moins que le jugement ne soit
pas rédigé dans la coulisse, avant l'ouverture des débats. Puisque le
commandant Esterhazy est déféré à un conseil de guerre, espérons, pour
notre honneur national, que c'est là chose sérieuse, et non pas simple
parade, destinée à l'amusement des badauds. Ma pauvre France, on te
croit donc bien sotte, qu'on te raconte de pareilles histoires à dormir
debout?

Et, de même, tout n'est que mensonge, dans les informations que la
presse immonde publie et qui devraient suffire à t'ouvrir les yeux.
Pour ma part, je me refuse formellement à croire aux trois experts qui
n'auraient pas reconnu, du premier coup d'œil, l'identité absolue entre
l'écriture du commandant Esterhazy et celle du bordereau. Prenez dans
la rue le petit enfant qui passe, faites-le monter, posez devant lui
les deux pièces, et il répondra: «C'est le même monsieur qui a écrit
les deux pages.» Il n'y a pas besoin d'experts, n'importe qui suffit,
la ressemblance de certains mots crève les yeux. Et cela est si vrai,
que le commandant a reconnu cette ressemblance effrayante, et que, pour
l'expliquer, il prétend qu'on a décalqué plusieurs de ses lettres,
toute une histoire d'une complication laborieuse, parfaitement puérile
d'ailleurs, dont la presse s'est occupée pendant des semaines. Et l'on
vient nous dire qu'on a trouvé trois experts, pour déclarer encore que
le bordereau est bien de la main de Dreyfus! Ah! non, c'est trop, tant
d'aplomb devient maladroit, les honnêtes gens vont finir par se fâcher,
j'espère!

Certains journaux poussent les choses jusqu'à dire que le
bordereau sera écarté, qu'il n'en sera pas même question devant
le tribunal. Alors, de quoi sera-t-il question, et pourquoi le
tribunal siégera-t-il? Tout le nœud de l'affaire est là: si Dreyfus
a été condamné sur une pièce écrite par un autre et qui suffise à
faire condamner cet autre, la révision s'impose avec une logique
irrésistible, car il ne peut y avoir deux coupables condamnés pour le
même crime. Me Demange l'a répété formellement, on ne lui a communiqué
que le bordereau, Dreyfus n'a été légalement condamné que sur le
bordereau; et, en admettant même qu'au mépris de toute légalité des
pièces tenues secrètes existent, ce que personnellement je ne puis
croire, qui oserait se refuser à la révision, lorsqu'il serait prouvé
que le bordereau, la pièce seule connue, avouée, est de la main d'un
autre? Et c'est pourquoi on accumule tant de mensonges autour du
bordereau, qui est en somme toute l'affaire.

Voilà donc un premier point à noter: l'opinion publique est faite
en grande partie de ces mensonges, de ces histoires extraordinaires
et stupides, que la presse répand chaque matin. L'heure des
responsabilités viendra, et il faudra régler le compte de cette presse
immonde, qui nous déshonore aux yeux du monde entier. Certains journaux
sont là dans leur rôle, ils n'ont jamais charrié que de la boue. Mais,
parmi eux, quel étonnement, quelle tristesse, de trouver, par exemple,
une feuille comme l'_Echo de Paris_, cette feuille littéraire, si
souvent à l'avant-garde des idées, et qui fait, dans cette affaire
Dreyfus, une si fâcheuse besogne! Les notes d'une violence, d'un
parti pris scandaleux, ne sont pas signées. On les dit inspirées par
ceux-là mêmes qui ont eu la désastreuse maladresse de faire condamner
Dreyfus. M. Valentin Simond se doute-t-il qu'elles couvrent son journal
d'opprobre? Et il est un autre journal dont l'attitude devrait soulever
la conscience de tous les honnêtes gens, je veux parler du _Petit
Journal_. Que les feuilles de tolérance tirant à quelques milliers
d'exemplaires hurlent et mentent pour forcer leur tirage, cela se
comprend, cela ne fait d'ailleurs qu'un mal restreint. Mais que le
_Petit Journal_, tirant à plus d'un million d'exemplaires, s'adressant
aux humbles, pénétrant partout, sème l'erreur, égare l'opinion, cela
est d'une exceptionnelle gravité. Quand on a une telle charge d'âmes,
quand on est le pasteur de tout un peuple, il faut être d'une probité
intellectuelle scrupuleuse, sous peine de tomber au crime civique.

Et voilà donc, France, ce que je trouve d'abord, dans la démence qui
t'emporte: les mensonges de la presse, le régime de contes ineptes,
de basses injures, de perversions morales, auquel elle te met chaque
matin. Comment pourrais-tu vouloir la vérité et la justice, lorsqu'on
détraque à ce point toutes tes vertus légendaires, la clarté de ton
intelligence et la solidité de ta raison?

                   *       *       *       *       *

Mais il est des faits plus graves encore, tout un ensemble de symptômes
qui font, de la crise que tu traverses, un cas d'une leçon terrifiante,
pour ceux qui savent voir et juger. L'affaire Dreyfus n'est qu'un
incident déplorable. L'aveu terrible est la façon dont tu te comportes
dans l'aventure. On a l'air bien portant, et tout d'un coup de petites
taches apparaissent sur la peau: la mort est en vous. Tout ton
empoisonnement politique et social vient de te monter à la face.

Pourquoi donc as-tu laissé crier, as-tu fini par crier toi-même, qu'on
insultait ton armée, lorsque d'ardents patriotes ne voulaient au
contraire que sa dignité et son honneur? Ton armée, mais, aujourd'hui,
c'est toi tout entière; ce n'est pas tel chef, tel corps d'officiers,
telle hiérarchie galonnée, ce sont tous tes enfants, prêts à défendre
la terre française. Fais ton examen de conscience: était-ce vraiment
ton armée que tu voulais défendre quand personne ne l'attaquait?
n'était-ce pas plutôt le sabre que tu avais le brusque besoin
d'acclamer? Je vois, pour mon compte, dans la bruyante ovation faite
aux chefs qu'on disait insultés, un réveil, inconscient sans doute,
du boulangisme latent, dont tu restes atteinte. Au fond, tu n'as pas
encore le sang républicain, les panaches qui passent te font battre le
cœur, un roi ne peut venir sans que tu en tombes amoureuse. Ton armée,
ah bien! oui, tu n'y songes guère! C'est le général que tu veux dans
ta couche. Et que l'affaire Dreyfus est loin! Pendant que le général
Billot se faisait acclamer à la Chambre, je voyais l'ombre du sabre
se dessiner sur la muraille. France, si tu ne te méfies, tu vas à la
dictature.

Et sais-tu encore où tu vas, France? Tu vas à l'Église, tu retournes
au passé, à ce passé d'intolérance et de théocratie, que les plus
illustres de tes enfants ont combattu, ont cru tuer, en donnant leur
intelligence et leur sang. Aujourd'hui, la tactique de l'antisémitisme
est bien simple. Vainement le catholicisme s'efforçait d'agir sur le
peuple, créait des cercles d'ouvriers, multipliait les pèlerinages,
échouait à le reconquérir, à le ramener au pied des autels. C'était
chose définitive, les églises restaient désertes, le peuple ne croyait
plus. Et voilà que des circonstances ont permis de souiller au peuple
la rage antisémite, on l'empoisonne de ce fanatisme, on le lance dans
les rues, criant: «A bas les juifs! à mort les juifs!» Quel triomphe,
si l'on pouvait déchaîner une guerre religieuse! Certes, le peuple ne
croit toujours pas; mais, n'est-ce pas le commencement de la croyance,
que de recommencer l'intolérance du moyen âge, que de faire brûler les
juifs en place publique? Enfin, voilà donc le poison trouvé; et, quand
on aura fait du peuple de France un fanatique et un bourreau, quand
on lui aura arraché du cœur sa générosité, son amour des droits de
l'homme, si durement conquis, Dieu fera sans doute le reste.

On a l'audace de nier la réaction cléricale. Mais elle est partout,
elle éclate dans la politique, dans les arts, dans la presse, dans la
rue! On persécute aujourd'hui les juifs, ce sera demain le tour des
protestants; et déjà la campagne commence. La République est envahie
par les réactionnaires de tous genres, ils l'adorent d'un brusque
et terrible amour, ils l'embrassent pour l'étouffer. De tous côtés,
on entend dire que l'idée de liberté fait banqueroute. Et, lorsque
l'affaire Dreyfus s'est produite, cette haine croissante de la liberté
a trouvé là une occasion extraordinaire, les passions se sont mises à
flamber, même chez les inconscients. Ne voyez-vous pas que, si l'on
s'est rué sur M. Scheurer-Kestner avec cette fureur, c'est qu'il est
d'une génération qui a cru à la liberté, qui a voulu la liberté?
Aujourd'hui, on hausse les épaules, on se moque: de vieilles barbes,
des bonshommes démodés. Sa défaite consommerait la ruine des fondateurs
de la République, de ceux qui sont morts, de ceux qu'on a essayé
d'enterrer dans la boue. Ils ont abattu le sabre, ils sont sortis de
l'Église, et voilà pourquoi ce grand honnête homme de Scheurer-Kestner
est aujourd'hui un bandit. Il faut le noyer sous la honte, pour que la
République elle-même soit salie et emportée.

Puis, voilà, d'autre part, que cette affaire Dreyfus étale au plein
jour la louche cuisine du parlementarisme, ce qui le souille et le
tuera. Elle tombe, fâcheusement pour elle, à la fin d'une législature,
lorsqu'il n'y a plus que trois ou quatre mois pour sophistiquer la
législature prochaine. Le ministère au pouvoir veut naturellement
faire les élections, et les députés veulent avec autant d'énergie
se faire réélire. Alors, plutôt que de lâcher les portefeuilles,
plutôt que de compromettre les chances d'élection, tous sont résolus
aux actes extrêmes. Le naufragé ne s'attache pas plus étroitement à
sa planche de salut. Et tout est là, tout s'explique: d'une part,
l'attitude extraordinaire du ministère dans l'affaire Dreyfus, son
silence, son embarras, la mauvaise action qu'il commet en laissant
le pays agoniser sous l'imposture, lorsqu'il avait charge de faire
lui-même la vérité; d'autre part, le désintéressement si peu brave des
députés, qui affectent de ne rien savoir, qui ont l'unique peur de
compromettre leur réélection, en s'aliénant le peuple qu'ils croient
antisémite. On vous le dit couramment: «Ah! si les élections étaient
faites, vous verriez le gouvernement et le Parlement régler la question
Dreyfus en vingt-quatre heures!» Et voilà ce que la basse cuisine du
parlementarisme fait d'un grand peuple!

France, c'est donc de cela encore que ton opinion est faite, du besoin
du sabre, de la réaction cléricale qui te ramène de plusieurs siècles
en arrière, de l'ambition vorace de ceux qui te gouvernent, qui te
mangent et qui ne veulent pas sortir de table!

                   *       *       *       *       *

Je t'en conjure, France, sois encore la grande France, reviens à toi,
retrouve-toi.

Deux aventures néfastes sont l'œuvre unique de l'antisémitisme: le
Panama et l'affaire Dreyfus. Qu'on se souvienne par quelles délations,
par quels abominables commérages, par quelles publications de pièces
fausses ou volées, la presse immonde a fait du Panama un ulcère affreux
qui a rongé et débilité le pays pendant des années. Elle avait affolé
l'opinion; toute la nation pervertie, ivre du poison, voyait rouge,
exigeait des comptes, demandait l'exécution en masse du Parlement,
puisqu'il était pourri. Ah! si Arton revenait, s'il parlait! Il est
revenu, il a parlé, et tous les mensonges de la presse immonde se
sont écroulés, à ce point même, que l'opinion, brusquement retournée,
n'a plus voulu soupçonner un seul coupable, a exigé l'acquittement
en masse. Certes, je m'imagine que toutes les consciences n'étaient
pas très pures, car il s'était passé là ce qui se passe dans tous
les Parlements du monde, lorsque de grandes entreprises remuent
des millions. Mais l'opinion était prise à la fin de la nausée de
l'ignoble, on avait trop sali de gens, on lui en avait trop dénoncé,
elle éprouvait l'impérieux besoin de se laver d'air pur et de croire à
l'innocence de tous.

Eh bien! je le prédis, c'est ce qui se passera pour l'affaire Dreyfus,
l'autre crime social de l'antisémitisme. De nouveau, la presse immonde
sature trop l'opinion de mensonges et d'infamies. Elle veut trop que
les honnêtes gens soient des gredins, que les gredins soient des
honnêtes gens. Elle lance trop d'histoires imbéciles, auxquelles les
enfants eux-mêmes finissent par ne plus croire. Elle s'attire trop
de démentis, elle va trop contre le bon sens et contre la simple
probité. Et c'est fatal, l'opinion finira par se révolter un de ces
beaux matins, dans un brusque haut-le-cœur, quand on l'aura trop
nourrie de fange. Et, comme pour le Panama, vous la verrez, pour
l'affaire Dreyfus, peser de tout son poids, vouloir qu'il n'y ait plus
de traîtres, exiger la vérité et la justice, dans une explosion de
générosité souveraine. Ainsi sera jugé et condamné l'antisémitisme,
sur ses œuvres, les deux mortelles aventures où le pays a laissé de sa
dignité et de sa santé.

C'est pourquoi, France, je t'en supplie, reviens à toi, retrouve-toi,
sans attendre davantage. La vérité, on ne peut te la dire? puisque la
justice est régulièrement saisie et qu'il faut bien croire qu'elle
est décidée à la faire. Les juges seuls ont la parole, le devoir de
parler ne s'imposerait que s'ils ne faisaient pas la vérité tout
entière. Mais, cette vérité, qui est si simple, une erreur d'abord,
puis toutes les fautes pour la cacher, ne la soupçonnes-tu donc pas?
Les faits ont parlé si clairement, chaque phase, de l'enquête a été un
aveu: le commandant Esterhazy couvert d'inexplicables protections, le
colonel Picquart traité en coupable, abreuvé d'outrages, les ministres
jouant sur les mots, les journaux officieux mentant avec violence,
l'instruction première menée comme à tâtons, d'une désespérante
lenteur. Ne trouves-tu pas que cela sent mauvais, que cela sent le
cadavre, et qu'il faut vraiment qu'on ait bien des choses à cacher,
pour qu'on se laisse ainsi défendre ouvertement par toute la fripouille
de Paris, lorsque ce sont des honnêtes gens qui demandent la lumière,
au prix de leur tranquillité?

France, réveille-toi, songe à ta gloire. Comment est-il possible que
ta bourgeoisie libérale, que ton peuple émancipé, ne voient pas,
dans cette crise, à quelle aberration on les jette? Je ne puis les
croire complices, ils sont dupes alors, puisqu'ils ne se rendent pas
compte de ce qu'il y a derrière: d'une part la dictature militaire,
de l'autre la réaction cléricale. Est-ce cela que tu veux, France, la
mise en péril de tout ce que tu as si chèrement payé, la tolérance
religieuse, la justice égale pour tous, la solidarité fraternelle de
tous les citoyens? Il suffit qu'il y ait des doutes sur la culpabilité
de Dreyfus, et que tu le laisses à sa torture, pour que ta glorieuse
conquête du droit et de la liberté soit à jamais compromise. Quoi!
nous resterons à peine une poignée à dire ces choses, tous tes enfants
honnêtes ne se lèveront pas pour être avec nous, tous les libres
esprits, tous les cœurs larges qui ont fondé la République et qui
devraient trembler de la voir en péril!

C'est à ceux-là, France, que je fais appel. Qu'ils se groupent, qu'ils
écrivent, qu'ils parlent! Qu'ils travaillent avec nous à éclairer
l'opinion, les petits, les humbles, ceux qu'on empoisonne et qu'on fait
délirer! L'âme de la patrie, son énergie, son triomphe ne sont que dans
l'équité et la générosité.

Ma seule inquiétude est que la lumière ne soit pas faite tout entière
et tout de suite. Après une instruction secrète, un jugement à huis
clos ne terminerait rien. Alors seulement l'affaire commencerait, car
il faudrait bien parler, puisque se taire serait se rendre complice.
Quelle folie de croire qu'on peut empêcher l'histoire d'être écrite!
Elle sera écrite, cette histoire, et il n'est pas une responsabilité,
si mince soit-elle, qui ne se payera.

Et ce sera pour ta gloire finale, France, car je suis sans crainte au
fond, je sais qu'on aura beau attenter à ta raison et à ta santé, tu
es quand même l'avenir, tu auras toujours des réveils triomphants de
vérité et de justice!


                        LETTRE A M. FÉLIX FAURE


Ces pages ont paru dans _l'Aurore_, le 13 janvier 1898.

Ce qu'on ignore, c'est qu'elles furent d'abord imprimées en une
brochure, comme les deux Lettres précédentes. Au moment de mettre
cette brochure en vente, la pensée me vint de donner à ma Lettre une
publicité plus large, plus retentissante, en la publiant dans un
journal. _L'Aurore_ avait déjà pris parti, avec une indépendance, un
courage admirables, et je m'adressai naturellement à elle. Depuis ce
jour, ce journal est devenu pour moi l'asile, la tribune de liberté et
de vérité, ou j'ai pu tout dire. J'en ai gardé au directeur, M. Ernest
Vaughan, une grande reconnaissance.--Après la vente de _l'Aurore_
à trois cent mille exemplaires, et les poursuites judiciaires qui
suivirent, la brochure resta même en magasin. D'ailleurs, au lendemain
de l'acte que j'avais résolu et accompli, je croyais devoir garder le
silence, dans l'attente de mon procès et des conséquences que j'en
espérais.


                        LETTRE A M. FÉLIX FAURE

                      PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE


    Monsieur le Président,

Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que
vous m'avez fait un jour, d'avoir le souci de votre juste gloire et de
vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu'ici, est menacée de la
plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches?

Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis
les cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l'apothéose de cette
fête patriotique que l'alliance russe a été pour la France, et vous
vous préparez à présider au solennel triomphe de notre Exposition
universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et
de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre nom--j'allais dire sur
votre règne--que cette abominable affaire Dreyfus! Un conseil de guerre
vient, par ordre, d'oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à
toute vérité, à toute justice. Et c'est fini, la France a sur la joue
cette souillure, l'histoire écrira que c'est sous votre présidence
qu'un tel crime social a pu être commis.

Puisqu'ils ont osé, j'oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai,
car j'ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne
la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne
veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de
l'innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un
crime qu'il n'a pas commis.

Et c'est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette
vérité, de toute la force de ma révolte d'honnête homme. Pour
votre honneur, je suis convaincu que vous l'ignorez. Et à qui donc
dénoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n'est à
vous, le premier magistrat du pays?

                   *       *       *       *       *

La vérité d'abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.

Un homme néfaste a tout mené, a tout fait, c'est le lieutenant-colonel
du Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l'affaire Dreyfus tout
entière; on ne la connaîtra que lorsqu'une enquête loyale aura établi
nettement ses actes et ses responsabilités. Il apparaît comme l'esprit
le plus fumeux, le plus compliqué, hanté d'intrigues romanesques, se
complaisant aux moyens des romans-feuilletons, les papiers volés, les
lettres anonymes, les rendez-vous dans les endroits déserts, les femmes
mystérieuses qui colportent, de nuit, des preuves accablantes. C'est
lui qui imagina de dicter le bordereau à Dreyfus; c'est lui qui rêva de
l'étudier dans une pièce entièrement revêtue de glaces; c'est lui que
le commandant Forzinetti nous représente armé d'une lanterne sourde,
voulant se faire introduire près de l'accusé endormi, pour projeter sur
son visage un brusque flot de lumière et surprendre ainsi son crime,
dans l'émoi du réveil. Et je n'ai pas à tout dire, qu'on cherche, on
trouvera. Je déclare simplement que le commandant du Paty de Clam,
chargé d'instruire l'affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est,
dans l'ordre des dates et des responsabilités, le premier coupable de
l'effroyable erreur judiciaire qui a été commise.

Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du
colonel Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort
depuis de paralysie générale. Des «fuites» avaient lieu, des papiers
disparaissaient, comme il en disparaît aujourd'hui encore; et l'auteur
du bordereau était recherché, lorsqu'un à priori se fit peu à peu
que cet auteur ne pouvait être qu'un officier de l'état-major, et un
officier d'artillerie: double erreur manifeste, qui montre avec quel
esprit superficiel on avait étudié ce bordereau, car un examen raisonné
démontre qu'il ne pouvait s'agir que d'un officier de troupe.

On cherchait donc dans la maison, on examinait les écritures, c'était
comme une affaire de famille, un traître à surprendre dans les bureaux
mêmes, pour l'en expulser. Et, sans que je veuille refaire ici une
histoire connue en partie, le commandant du Paty de Clam entre en
scène, dès qu'un premier soupçon tombe sur Dreyfus. A partir de
ce moment, c'est lui qui a inventé Dreyfus, l'affaire devient son
affaire, il se fait fort de confondre le traître, de l'amener à des
aveux complets. Il y a bien le ministre de la guerre, le général
Mercier, dont l'intelligence semble médiocre; il y a bien le chef de
l'état-major, le général de Boisdeffre, qui paraît avoir cédé à sa
passion cléricale, et le sous-chef de l'état-major, le général Gonse,
dont la conscience a pu s'accommoder de beaucoup de choses. Mais, au
fond, il n'y a d'abord que le commandant du Paty de Clam, qui les
mène tous, qui les hypnotise, car il s'occupe aussi de spiritisme,
d'occultisme, il converse avec les esprits. On ne saurait concevoir les
expériences auxquelles il a soumis le malheureux Dreyfus, les pièges
dans lesquels il a voulu le faire tomber, les enquêtes folles, les
imaginations monstrueuses, toute une démence torturante.

Ah! cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui la connaît
dans ses détails vrais! Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus,
le met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit
que, si elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux
s'arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l'instruction a été
faite ainsi, comme dans une chronique du XVe siècle, au milieu du
mystère, avec une complication d'expédients farouches, tout cela basé
sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbécile, qui n'était pas
seulement une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente
des escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient presque
tous sans valeur. Si j'insiste, c'est que l'œuf est ici, d'où va
sortir plus tard le vrai crime, l'épouvantable déni de justice dont la
France est malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l'erreur
judiciaire a pu être possible, comment elle est née des machinations du
commandant du Paty de Clam, comment le général Mercier, les généraux
de Boisdeffre et Gonse ont pu s'y laisser prendre, engager peu à peu
leur responsabilité dans cette erreur, qu'ils ont cru devoir, plus
tard, imposer comme la vérité sainte, une vérité qui ne se discute
même pas. Au début, il n'y a donc, de leur part, que de l'incurie et
de l'inintelligence. Tout au plus, les sent-on céder aux passions
religieuses du milieu et aux préjugés de l'esprit de corps. Ils ont
laissé faire la sottise.

Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus
absolu est exigé. Un traître aurait ouvert la frontière à l'ennemi,
pour conduire l'empereur allemand jusqu'à Notre-Dame, qu'on ne
prendrait pas des mesures de silence et de mystère plus étroites. La
nation est frappée de stupeur, on chuchote des faits terribles, de
ces trahisons monstrueuses qui indignent l'Histoire; et naturellement
la nation s'incline. Il n'y a pas de châtiment assez sévère, elle
applaudira à la dégradation publique, elle voudra que le coupable reste
sur son rocher d'infamie, dévoré par le remords. Est-ce donc vrai,
les choses indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre
l'Europe en flammes, qu'on a dû enterrer soigneusement derrière ce huis
clos? Non! il n'y a eu, derrière, que les imaginations romanesques et
démentes du commandant du Paty de Clam. Tout cela n'a été fait que pour
cacher le plus saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s'en
assurer, d'étudier attentivement l'acte d'accusation, lu devant le
conseil de guerre.

Ah! le néant de cet acte d'accusation! Qu'un homme ait pu être condamné
sur cet acte, c'est un prodige d'iniquité. Je défie les honnêtes gens
de le lire, sans que leur cœur bondisse d'indignation et crie leur
révolte, en pensant à l'expiation démesurée, là-bas, à l'île du Diable.
Dreyfus sait plusieurs langues, crime; on n'a trouvé chez lui aucun
papier compromettant, crime; il va parfois dans son pays d'origine,
crime; il est laborieux, il a le souci de tout savoir, crime; il
ne se trouble pas, crime; il se trouble, crime. Et les naïvetés de
rédaction, les formelles assertions dans le vide! On nous avait parlé
de quatorze chefs d'accusation: nous n'en trouvons qu'une seule en
fin de compte, celle du bordereau; et nous apprenons même que les
experts n'étaient pas d'accord, qu'un d'eux, M. Gobert, a été bousculé
militairement, parce qu'il se permettait de ne pas conclure dans le
sens désiré. On parlait aussi de vingt-trois officiers qui étaient
venus accabler Dreyfus de leurs témoignages. Nous ignorons encore leurs
interrogatoires, mais il est certain que tous ne l'avaient pas chargé;
et il est à remarquer, en outre, que tous appartenaient aux bureaux de
la guerre. C'est un procès de famille, on est là entre soi, et il faut
s'en souvenir: l'état-major a voulu le procès, l'a jugé, et il vient de
le juger une seconde fois.

Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne
s'étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil,
les juges allaient naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l'on
comprend l'obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la
condamnation, on affirme aujourd'hui l'existence d'une pièce secrète,
accablante, la pièce qu'on ne peut montrer, qui légitime tout,
devant laquelle nous devons nous incliner, le bon Dieu invisible
et inconnaissable! Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma
puissance! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est
question de petites femmes, et où il est parlé d'un certain D... qui
devient trop exigeant: quelque mari sans doute trouvant qu'on ne
lui payait pas sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la
défense nationale, qu'on ne saurait produire sans que la guerre fût
déclarée demain, non, non! c'est un mensonge! Et cela est d'autant
plus odieux et cynique qu'ils mentent impunément sans qu'on puisse
les en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière
sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs,
en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime
civique.

Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment
une erreur judiciaire a pu être commise; et les preuves morales, la
situation de fortune de Dreyfus, l'absence de motifs, son continuel
cri d'innocence, achèvent de le montrer comme une victime des
extraordinaires imaginations du commandant du Paty de Clam, du milieu
clérical où il se trouvait, de la chasse aux «sales juifs», qui
déshonore notre époque.

                   *       *       *       *       *

Et nous arrivons à l'affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés,
beaucoup de consciences restent troublées profondément, s'inquiètent,
cherchent, finissent par se convaincre de l'innocence de Dreyfus.

Je ne ferai pas l'historique des doutes, puis de la conviction de M.
Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu'il fouillait de son côté, il se
passait des faits graves à l'état-major même. Le colonel Sandherr
était mort, et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé
comme chef du bureau des renseignements. Et c'est à ce titre, dans
l'exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les
mains une lettre-télégramme, adressée au commandant Esterhazy, par
un agent d'une puissance étrangère. Son devoir strict était d'ouvrir
une enquête. La certitude est qu'il n'a jamais agi en dehors de la
volonté de ses supérieurs. Il soumit donc ses soupçons à ses supérieurs
hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre,
puis le général Billot, qui avait succédé au général Mercier comme
ministre de la guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a été tant
parlé, n'a jamais été que le dossier Billot, j'entends le dossier
fait par un subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister
encore au ministère de la guerre, les recherches durèrent de mai à
septembre 1896, et ce qu'il faut affirmer bien haut, c'est que le
général Gonse était convaincu de la culpabilité d'Esterhazy, c'est
que le général de Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en
doute que le bordereau ne fût de l'écriture d'Esterhazy. L'enquête du
lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette constatation certaine.
Mais l'émoi était grand, car la condamnation d'Esterhazy entraînait
inévitablement la révision du procès Dreyfus; et c'était ce que
l'état-major ne voulait à aucun prix.

Il dut y avoir là une minute psychologique pleine d'angoisse. Remarquez
que le général Billot n'était compromis dans rien, il arrivait tout
frais, il pouvait faire la vérité. Il n'osa pas, dans la terreur
sans doute de l'opinion publique, certainement aussi dans la crainte
de livrer tout l'état-major, le général de Boisdeffre, le général
Gonse, sans compter les sous-ordres. Puis, ce ne fut là qu'une minute
de combat entre sa conscience et ce qu'il croyait être l'intérêt
militaire. Quand cette minute fut passée, il était déjà trop tard. Il
s'était engagé, il était compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité
n'a fait que grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il
est aussi coupable que les autres, il est plus coupable qu'eux, car il
a été le maître de faire justice, et il n'a rien fait. Comprenez-vous
cela! voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre
et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux
cette effroyable chose! Et ces gens-là dorment, et ils ont des femmes
et des enfants qu'ils aiment!

Le lieutenant-colonel Picquart avait rempli son devoir d'honnête
homme. Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice.
Il les suppliait même, il leur disait combien leurs délais étaient
impolitiques, devant le terrible orage qui s'amoncelait, qui devait
éclater, lorsque la vérité serait connue. Ce fut, plus tard, le langage
que M. Scheurer-Kestner tint également au général Billot, l'adjurant
par patriotisme de prendre en main l'affaire, de ne pas la laisser
s'aggraver, au point de devenir un désastre public. Non! le crime
était commis, l'état-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le
lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l'éloigna de plus
en plus loin, jusqu'en Tunisie, où l'on voulut même un jour honorer
sa bravoure, en le chargeant d'une mission qui l'aurait sûrement fait
massacrer, dans les parages où le marquis de Morès a trouvé la mort.
Il n'était pas en disgrâce, le général Gonse entretenait avec lui une
correspondance amicale. Seulement, il est des secrets qu'il ne fait pas
bon d'avoir surpris.

A Paris, la vérité marchait, irrésistible, et l'on sait de quelle
façon l'orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus dénonça le commandant
Esterhazy comme le véritable auteur du bordereau, au moment où M.
Scheurer-Kestner allait déposer, entre les mains du garde des sceaux,
une demande en révision du procès. Et c'est ici que le commandant
Esterhazy paraît. Des témoignages le montrent d'abord affolé, prêt
au suicide ou à la fuite. Puis, tout d'un coup, il paye d'audace, il
étonne Paris par la violence de son attitude. C'est que du secours
lui était venu, il avait reçu une lettre anonyme l'avertissant des
menées de ses ennemis, une dame mystérieuse s'était même dérangée de
nuit pour lui remettre une pièce volée à l'état-major, qui devait le
sauver. Et je ne puis m'empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel
du Paty de Clam, en reconnaissant les expédients de son imagination
fertile. Son œuvre, la culpabilité de Dreyfus, était en péril, et
il a voulu sûrement défendre son œuvre. La révision du procès, mais
c'était l'écroulement du roman-feuilleton si extravagant, si tragique,
dont le dénouement abominable a lieu à l'île du Diable! C'est ce
qu'il ne pouvait permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu entre
le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel du Paty de
Clam, l'un le visage découvert, l'autre masqué. On les retrouvera
prochainement tous deux devant la justice civile. Au fond, c'est
toujours l'état-major qui se défend, qui ne veut pas avouer son crime,
dont l'abomination grandit d'heure en heure.

On s'est demandé avec stupeur quels étaient les protecteurs
du commandant Esterhazy. C'est d'abord, dans l'ombre, le
lieutenant-colonel du Paty de Clam qui a tout machiné, qui a tout
conduit. Sa main se trahit aux moyens saugrenus. Puis, c'est le
général de Boisdeffre, c'est le général Gonse, c'est le général Billot
lui-même, qui sont bien obligés de faire acquitter le commandant,
puisqu'ils ne peuvent laisser reconnaître l'innocence de Dreyfus, sans
que les bureaux de la guerre croulent dans le mépris public. Et le
beau résultat de cette situation prodigieuse est que l'honnête homme,
là dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir,
va être la victime, celui qu'on bafouera et qu'on punira. O justice,
quelle affreuse désespérance serre le cœur! On va jusqu'à dire que
c'est lui le faussaire, qu'il a fabriqué la carte-télégramme pour
perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu! pourquoi? dans quel but? Donnez un
motif. Est-ce que celui-là aussi est payé par les juifs? Le joli de
l'histoire est qu'il était justement antisémite. Oui! nous assistons
à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont
on proclame l'innocence, tandis qu'on frappe l'honneur même, un homme
à la vie sans tache! Quand une société en est là, elle tombe en
décomposition.

Voilà donc, monsieur le Président, l'affaire Esterhazy: un coupable
qu'il s'agissait d'innocenter. Depuis bientôt deux mois, nous pouvons
suivre heure par heure la belle besogne. J'abrège, car ce n'est ici,
en gros, que le résumé de l'histoire dont les brûlantes pages seront
un jour écrites tout au long. Et nous avons donc vu le général de
Pellieux, puis le commandant Ravary, conduire une enquête scélérate
d'où les coquins sortent transfigurés et les honnêtes gens salis. Puis,
on a convoqué le conseil de guerre.

                   *       *       *       *       *

Comment a-t-on pu espérer qu'un conseil de guerre déferait ce qu'un
conseil de guerre avait fait?

Je ne parle même pas du choix toujours possible des juges. L'idée
supérieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne
suffit-elle à infirmer leur pouvoir d'équité? Qui dit discipline
dit obéissance. Lorsque le ministre de la guerre, le grand chef, a
établi publiquement, aux acclamations de la représentation nationale,
l'autorité de la chose jugée, vous voulez qu'un conseil de guerre lui
donne un formel démenti? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le
général Billot a suggestionné les juges par sa déclaration, et ils
ont jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L'opinion
préconçue qu'ils ont apportée sur leur siège, est évidemment celle-ci:
«Dreyfus a été condamné pour crime de trahison par un conseil de
guerre, il est donc coupable; et nous, conseil de guerre, nous ne
pouvons le déclarer innocent; or nous savons que reconnaître la
culpabilité d'Esterhazy, ce serait proclamer l'innocence de Dreyfus.»
Rien ne pouvait les faire sortir de là.

Ils ont rendu une sentence inique, qui à jamais pèsera sur nos conseils
de guerre, qui entachera désormais de suspicion tous leurs arrêts.
Le premier conseil de guerre a pu être inintelligent, le second
est forcément criminel. Son excuse, je le répète, est que le chef
suprême avait parlé, déclarant la chose jugée inattaquable, sainte et
supérieure aux hommes, de sorte que des inférieurs ne pouvaient dire
le contraire. On nous parle de l'honneur de l'armée, on veut que nous
l'aimions, la respections. Ah! certes, oui, l'armée qui se lèverait à
la première menace, qui défendrait la terre française, elle est tout le
peuple, et nous n'avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne
s'agit pas d'elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre
besoin de justice. Il s'agit du sabre, le maître qu'on nous donnera
demain peut-être. Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu,
non!

Je l'ai démontré d'autre part: l'affaire Dreyfus était l'affaire des
bureaux de la guerre, un officier de l'état-major, dénoncé par ses
camarades de l'état-major, condamné sous la pression des chefs de
l'état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent sans que
tout l'état-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens
imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par
des influences, n'ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde
fois Dreyfus. Quel coup de balai le gouvernement républicain devrait
donner dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot
lui-même! Où est-il, le ministère vraiment fort et d'un patriotisme
sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler? Que de gens je
connais qui, devant une guerre possible, tremblent d'angoisse, en
sachant dans quelles mains est la défense nationale! et quel nid de
basses intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet
asile sacré, où se décide le sort de la patrie! On s'épouvante devant
le jour terrible que vient d'y jeter l'affaire Dreyfus, ce sacrifice
humain d'un malheureux, d'un «sale juif»! Ah! tout ce qui s'est agité
là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de
basse police, des mœurs d'inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de
quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans
la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et
sacrilège de la raison d'État!

Et c'est un crime encore que de s'être appuyé sur la presse immonde,
que de s'être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de
sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment, dans la défaite
du droit et de la simple probité. C'est un crime d'avoir accusé de
troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des
nations libres et justes, lorsqu'on ourdit soi-même l'impudent complot
d'imposer l'erreur, devant le monde entier. C'est un crime d'égarer
l'opinion, d'utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu'on
a pervertie jusqu'à la faire délirer. C'est un crime d'empoisonner
les petits et les humbles, d'exaspérer les passions de réaction et
d'intolérance, en s'abritant derrière l'odieux antisémitisme, dont
la grande France libérale des droits de l'homme mourra, si elle n'en
est pas guérie. C'est un crime que d'exploiter le patriotisme pour
des œuvres de haine, et c'est un crime, enfin, que de faire du sabre
le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour
l'œuvre prochaine de vérité et de justice.

Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues,
quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus
obscurcies! Je me doute de l'écroulement qui doit avoir lieu dans
l'âme de M. Scheurer-Kestner, et je crois bien qu'il finira par
éprouver un remords, celui de n'avoir pas agi révolutionnairement, le
jour de l'interpellation au Sénat, en lâchant tout le paquet, pour
tout jeter à bas. Il a été le grand honnête homme, l'homme de sa vie
loyale, il a cru que la vérité se suffisait à elle-même, surtout
lorsqu'elle lui apparaissait éclatante comme le plein jour. A quoi
bon tout bouleverser, puisque bientôt le soleil allait luire? Et
c'est de cette sérénité confiante dont il est si cruellement puni. De
même pour le lieutenant-colonel Picquart, qui, par un sentiment de
haute dignité, n'a pas voulu publier les lettres du général Gonse.
Ces scrupules l'honorent d'autant plus que, pendant qu'il restait
respectueux de la discipline, ses supérieurs le faisaient couvrir
de boue, instruisaient eux-mêmes son procès, de la façon la plus
inattendue et la plus outrageante. Il y a deux victimes, deux braves
gens, deux cœurs simples, qui ont laissé faire Dieu, tandis que
le diable agissait. Et l'on a même vu, pour le lieutenant-colonel
Picquart, cette chose ignoble: un tribunal français, après avoir laissé
le rapporteur charger publiquement un témoin, l'accuser de toutes les
fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a été introduit pour
s'expliquer et se défendre. Je dis que ceci est un crime de plus et que
ce crime soulèvera la conscience universelle. Décidément, les tribunaux
militaires se font une singulière idée de la justice.

Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est
effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me
doute bien que vous n'avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous
êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n'en
avez pas moins un devoir d'homme, auquel vous songerez, et que vous
remplirez. Ce n'est pas, d'ailleurs, que je désespère le moins du monde
du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente: la vérité
est en marche et rien ne l'arrêtera. C'est d'aujourd'hui seulement que
l'affaire commence, puisque aujourd'hui seulement les positions sont
nettes: d'une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se
fasse; de l'autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu'elle
soit faite. Je l'ai dit ailleurs, et je le répète ici: quand on enferme
la vérité sous terre, elle s'y amasse, elle y prend une force telle
d'explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec
elle. On verra bien si l'on ne vient pas de préparer, pour plus tard,
le plus retentissant des désastres.

                   *       *       *       *       *

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de
conclure.

J'accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d'avoir été l'ouvrier
diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire,
et d'avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les
machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J'accuse le général Mercier de s'être rendu complice, tout au moins par
faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du siècle.

J'accuse le général Billot d'avoir eu entre les mains les preuves
certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de
s'être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice,
dans un but politique et pour sauver l'état-major compromis.

J'accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s'être rendus
complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale, l'autre
peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre
l'arche sainte, inattaquable.

J'accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d'avoir
fait une enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus
monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un
impérissable monument de naïve audace.

J'accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard
et Couard, d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins
qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie de la vue et
du jugement.

J'accuse les bureaux de la guerre d'avoir mené dans la presse,
particulièrement dans l'_Eclair_ et dans l'_Echo de Paris_, une
campagne abominable, pour égarer l'opinion et couvrir leur faute.

J'accuse enfin le premier conseil de guerre d'avoir violé le droit,
en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j'accuse le
second conseil de guerre d'avoir couvert cette illégalité, par ordre,
en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter sciemment un
coupable.

En portant ces accusations, je n'ignore pas que je me mets sous le
coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881,
qui punit les délits de diffamation. Et c'est volontairement que je
m'expose.

Quant aux gens que j'accuse, je ne les connais pas, je ne les ai
jamais vus, je n'ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour
moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l'acte
que j'accomplis ici n'est qu'un moyen révolutionnaire pour hâter
l'explosion de la vérité et de la justice.

Je n'ai qu'une passion, celle de la lumière, au nom de l'humanité qui
a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée
n'est que le cri de mon âme. Qu'on ose donc me traduire en cour
d'assises et que l'enquête ait lieu au grand jour!

J'attends.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond
respect.


                          DÉCLARATION AU JURY


Ces pages ont paru dans _l'Aurore_, le 22 février 1898.

Je les avais lues la veille, le 21 février, devant le jury, qui devait
me condamner. Le 13 janvier, le jour même où parut ma Lettre, la
Chambre décida des poursuites contre moi, par 312 voix contre 122. Le
18, le général Billot, ministre de la guerre, déposa sa plainte entre
les mains du ministre de la justice. Le 20, je reçus l'assignation,
qui, de toute ma Lettre, ne relevait que quinze lignes. Le 7 février,
les débats s'ouvrirent et occupèrent quinze audiences, jusqu'au 23,
jour où je fus condamné à un an de prison et à trois mille francs
d'amende.--Je rappelle que, de leur côté, les trois experts, les sieurs
Belhomme, Varinard et Couard, m'intentèrent, le 21 janvier, un procès
en diffamation.


                          DÉCLARATION AU JURY


    Messieurs les Jurés,

A la Chambre, dans la séance du 22 janvier, M. Méline, président du
conseil des ministres, a déclaré, aux applaudissements frénétiques de
sa majorité complaisante, qu'il avait confiance dans les douze citoyens
aux mains desquels il remettait la défense de l'armée. C'était de vous
gu'il parlait, messieurs. Et, de même que M. le général Billot avait
dicté son arrêt au conseil de guerre, chargé d'acquitter le commandant
Esterhazy, en donnant du haut de la tribune à des subordonnés la
consigne militaire du respect indiscutable de la chose jugée, de même
M. Méline a voulu vous donner l'ordre de me condamner au nom du respect
de l'armée, qu'il m'accuse d'avoir outragée. Je dénonce à la conscience
des honnêtes gens cette pression des pouvoirs publics sur la justice du
pays. Ce sont là des mœurs politiques abominables qui déshonorent une
nation libre.

Nous verrons, messieurs, si vous obéirez. Mais il n'est pas vrai que je
sois ici, devant vous, par la volonté de M. Méline. Il n'a cédé à la
nécessité de me poursuivre que dans un grand trouble, dans la terreur
du nouveau pas que la vérité en marche allait faire. Cela est connu de
tout le monde. Si je suis devant vous, c'est que je l'ai voulu. Moi
seul ai décidé que l'obscure, la monstrueuse affaire serait portée
devant votre juridiction, et c'est moi seul, de mon plein gré, qui
vous ai choisis, vous l'émanation la plus haute, la plus directe de la
justice française, pour que la France sache tout et se prononce. Mon
acte n'a pas eu d'autre but, et ma personne n'est rien, j'en ai fait
le sacrifice, satisfait simplement d'avoir mis entre vos mains, non
seulement l'honneur de l'armée, mais l'honneur en péril de toute la
nation.

Vous me pardonneriez donc, si la lumière, dans vos consciences, n'était
pas encore entièrement faite. Cela ne serait pas de ma faute. Il paraît
que je faisais un rêve, en voulant vous apporter toutes les preuves,
en vous estimant les seuls dignes, les seuls compétents. On a commencé
par vous retirer de la main gauche ce qu'on semblait vous donner de
la droite. On affectait bien d'accepter votre juridiction, mais si
l'on avait confiance en vous pour venger les membres d'un conseil de
guerre, certains autres officiers restaient intangibles, supérieurs à
votre justice elle-même. Comprenne qui pourra. C'est l'absurdité dans
l'hypocrisie et l'évidence éclatante qui en ressort est qu'on a redouté
votre bon sens, qu'on n'a point osé courir le danger de nous laisser
tout dire et de vous laisser tout juger. Ils prétendent qu'ils ont
voulu limiter le scandale; et qu'en pensez-vous, de ce scandale, de mon
acte qui consistait à vous saisir de l'affaire, à vouloir que ce fût le
peuple, incarné en vous, qui fût le juge? Ils prétendent encore qu'ils
ne pouvaient accepter une révision déguisée, avouant ainsi qu'ils n'ont
qu'une épouvante au fond, celle de votre contrôle souverain. La loi,
elle a en vous sa représentation totale; et c'est cette loi du peuple
élu que j'ai désirée, que je respecte profondément, en bon citoyen, et
non pas la louche procédure, grâce à laquelle on a espéré vous bafouer
vous-mêmes.

Me voilà excusé, messieurs, de vous avoir dérangés de vos occupations,
sans avoir eu le pouvoir de vous inonder de la totale lumière que je
rêvais. La lumière, toute la lumière, je n'ai eu que ce passionné
désir. Et ces débats viennent de vous le prouver, nous avons eu à
lutter, pas à pas, contre une volonté de ténèbres extraordinaire
d'obstination. Il a fallu un combat pour arracher chaque lambeau de
vérité, on a discuté sur tout, on nous a refusé tout, on a terrorisé
nos témoins, dans l'espoir de nous empêcher de faire la preuve. Et
c'est pour vous seuls que nous nous sommes battus, c'est pour que cette
preuve vous fût soumise entière, afin que vous puissiez vous prononcer
sans remords, dans votre conscience. Je suis donc certain que vous nous
tiendrez compte de nos efforts, et que, d'ailleurs, assez de clarté a
pu être faite. Vous avez entendu les témoins, vous allez entendre mon
défenseur, qui vous dira l'histoire vraie, cette histoire qui affole
tout le monde, et que personne ne connaît. Et me voilà tranquille, la
vérité est en vous maintenant: elle agira.

M. Méline a donc cru dicter votre arrêt, en vous confiant l'honneur de
l'armée. Et c'est au nom de cet honneur de l'armée que je fais moi-même
appel à votre justice. Je donne à M. Méline le plus formel démenti,
je n'ai jamais outragé l'armée. J'ai dit, au contraire, ma tendresse,
mon respect pour la nation en armes, pour nos chers soldats de France
qui se lèveraient à la première menace, qui défendraient la terre
française. Et il est également faux que j'aie attaqué les chefs, les
généraux qui les mèneraient à la victoire. Si quelques individualités
des bureaux de la guerre ont compromis l'armée elle-même par leurs
agissements, est-ce donc insulter l'armée tout entière que de le dire?
N'est-ce pas plutôt faire œuvre de bon citoyen que de la dégager de
toute compromission, que de jeter le cri d'alarme, pour que les fautes,
qui, seules, nous ont fait battre, ne se reproduisent pas et ne nous
mènent pas à de nouvelles défaites? Je ne me défends pas d'ailleurs, je
laisse à l'histoire le soin de juger mon acte, qui était nécessaire.
Mais j'affirme qu'on déshonore l'armée, quand on laisse les gendarmes
embrasser le commandant Esterhazy, après les abominables lettres qu'il
a écrites. J'affirme que cette vaillante armée est insultée chaque jour
par les bandits qui, sous prétexte de la défendre, la salissent de
leur basse complicité, en traînant dans la boue tout ce que la France
compte encore de bon et de grand. J'affirme que ce sont eux qui la
déshonorent, cette grande armée nationale, lorsqu'ils mêlent les cris
de: Vive l'armée! à ceux de: A mort les juifs! Et ils ont crié: Vive
Esterhazy! Grand Dieu! le peuple de saint Louis, de Bayard, de Condé
et de Hoche, le peuple qui compte cent victoires géantes, le peuple
des grandes guerres de la République et de l'Empire, le peuple dont la
force, la grâce et la générosité ont ébloui l'univers, criant: Vive
Esterhazy! C'est une honte dont notre effort de vérité et de justice
peut seul nous laver.

Vous connaissez la légende qui s'est faite. Dreyfus a été condamné
justement et légalement par sept officiers infaillibles, qu'on ne
peut même suspecter d'erreur sans outrager l'armée entière. Il expie
dans une torture vengeresse son abominable forfait. Et, comme il est
juif, voilà qu'un syndicat juif s'est créé, un syndicat international
de sans-patrie, disposant de millions par centaines, dans le but de
sauver le traître, au prix des plus impudentes manœuvres. Dès lors, ce
syndicat s'est mis à entasser les crimes, achetant les consciences,
jetant la France dans une agitation meurtrière, décidé à la vendre à
l'ennemi, à embraser l'Europe d'une guerre générale, plutôt que de
renoncer à son effroyable dessein. Voilà, c'est très simple, même
enfantin et imbécile, comme vous le voyez. Mais c'est de ce pain
empoisonné que la presse immonde nourrit notre pauvre peuple depuis
des mois. Et il ne faut pas s'étonner, si nous assistons à une crise
désastreuse, car lorsqu'on sème à ce point la sottise et le mensonge,
on récolte forcément la démence.

Certes, messieurs, je ne vous fais pas l'injure de croire que vous vous
en étiez tenus, jusqu'ici, à ce conte de nourrice. Je vous connais,
je sais qui vous êtes. Vous êtes le cœur et la raison de Paris, de
mon grand Paris, où je suis né, que j'aime d'une infinie tendresse,
que j'étudie et que je chante depuis bientôt quarante ans. Et je sais
également, à cette heure, ce qui se passe dans vos cerveaux; car,
avant de venir m'asseoir ici, comme accusé, j'ai siégé là, au banc où
vous êtes. Vous y représentez l'opinion moyenne vous tâchez d'être, en
masse, la sagesse et la justice. Tout à l'heure, je serai en pensée
avec vous dans la salle de vos délibérations, et je suis convaincu
que votre effort sera de sauvegarder vos intérêts de citoyens, qui
sont naturellement, selon vous, les intérêts de la nation entière.
Vous pourrez vous tromper, mais vous vous tromperez dans la pensée, en
assurant votre bien, d'assurer le bien de tous.

Je vous vois dans vos familles, le soir, sous la lampe; je vous entends
causer avec vos amis, je vous accompagne dans vos ateliers, dans vos
magasins. Vous êtes tous des travailleurs, les uns commerçants, les
autres industriels, quelques-uns exerçant des professions libérales. Et
votre très légitime inquiétude est l'état déplorable dans lequel sont
tombées les affaires. Partout, la crise actuelle menace de devenir un
désastre, les recettes baissent, les transactions deviennent de plus en
plus difficiles. De sorte que la pensée que vous avez apportée ici, la
pensée que je lis sur vos visages, est qu'en voilà assez et qu'il faut
en finir. Vous n'en êtes pas à dire comme beaucoup: «Que nous importe
qu'un innocent soit à l'île du Diable! est-ce que l'intérêt d'un seul
vaut la peine de troubler ainsi un grand pays?» Mais vous vous dites
tout de même que notre agitation, à nous les affamés de vérité et de
justice, est payée trop chèrement par tout le mal qu'on nous accuse de
faire. Et, si vous me condamnez, messieurs, il n'y aura que cela au
fond de votre verdict: le désir de calmer les vôtres, le besoin que les
affaires reprennent, la croyance qu'en me frappant, vous arrêterez une
campagne de revendication nuisible aux intérêts de la France.

Eh bien! messieurs, vous vous tromperiez absolument. Veuillez me
faire l'honneur de croire que je ne défends pas ici ma liberté. En me
frappant, vous ne feriez que me grandir. Qui souffre pour la vérité et
la justice devient auguste et sacré. Regardez-moi, messieurs: ai-je
mine de vendu, de menteur et de traître? Pourquoi donc agirais-je? Je
n'ai derrière moi ni ambition politique, ni passion de sectaire. Je
suis un libre écrivain, qui a donné sa vie au travail, qui rentrera
demain dans le rang et reprendra sa besogne interrompue. Et qu'ils
sont donc bêtes ceux qui m'appellent l'italien, moi né d'une mère
française, élevé par de grands-parents beaucerons, des paysans de cette
forte terre, moi qui ai perdu mon père à sept ans, qui ne suis allé
en Italie qu'à cinquante-quatre ans, et pour documenter un livre. Ce
qui ne m'empêche pas d'être très fier que mon père soit de Venise, la
cité resplendissante dont la gloire ancienne chante dans toutes les
mémoires. Et, si même je n'étais pas Français, est-ce que les quarante
volumes de langue française que j'ai jetés par millions d'exemplaires
dans le monde entier, ne suffiraient pas à faire de moi un Français,
utile à la gloire de la France!

Donc, je ne me défends pas. Mais quelle erreur serait la vôtre, si
vous étiez convaincus qu'en me frappant, vous rétabliriez l'ordre dans
notre malheureux pays! Ne comprenez-vous pas, maintenant, que ce dont
la nation meurt, c'est de l'obscurité où l'on s'entête à la laisser,
c'est de l'équivoque où elle agonise? Les fautes des gouvernants
s'entassent sur les fautes, un mensonge en nécessite un autre, de sorte
que l'amas devient effroyable. Une erreur judiciaire a été commise, et
dès lors, pour la cacher, il a fallu chaque jour commettre un nouvel
attentat au bon sens et à l'équité. C'est la condamnation d'un innocent
qui a entraîné l'acquittement d'un coupable; et voilà, aujourd'hui,
qu'on vous demande de me condamner à mon tour, parce que j'ai crié mon
angoisse, en voyant la patrie dans cette voie affreuse. Condamnez-moi
donc! mais ce sera une faute encore, ajoutée aux autres, une faute dont
plus tard vous porterez le poids dans l'histoire. Et ma condamnation,
au lieu de ramener la paix que vous désirez, que nous désirons tous, ne
sera qu'une semence nouvelle de passion et de désordre. La mesure est
comble, je vous le dis, ne la faites pas déborder.

Comment ne vous rendez-vous pas un compte exact de la terrible crise
que le pays traverse? On dit que nous sommes les auteurs du scandale,
que ce sont les amants de la vérité et de la justice qui détraquent la
nation, qui poussent à l'émeute. En vérité, c'est se moquer du monde.
Est-ce que le général Billot, pour ne nommer que lui, n'est pas averti
depuis dix-huit mois? Est-ce que le colonel Picquart n'a pas insisté
pour qu'il prît la révision en main, s'il ne voulait pas laisser
l'orage éclater et tout bouleverser? Est-ce que M. Scheurer-Kestner ne
l'a pas supplié, les larmes aux yeux, de songer à la France, de lui
éviter une pareille catastrophe? Non, non! notre désir a été de tout
faciliter, de tout amortir, et si le pays est dans la peine, la faute
en est au pouvoir qui, désireux de couvrir les coupables, et poussé par
des intérêts politiques, a tout refusé, espérant qu'il serait assez
fort pour empêcher la lumière d'être faite. Depuis ce jour, il n'a
manœuvré que dans l'ombre, pour les ténèbres, et c'est lui, lui seul,
qui est responsable du trouble éperdu où sont les consciences.

L'affaire Dreyfus, ah! messieurs, elle est devenue bien petite à
l'heure actuelle, elle est bien perdue et bien lointaine, devant les
terrifiantes questions qu'elle a soulevées. Il n'y a plus d'affaire
Dreyfus, il s'agit désormais de savoir si la France est encore la
France des droits de l'homme, celle qui a donné la liberté au monde
et qui devait lui donner la justice. Sommes-nous encore le peuple le
plus noble, le plus fraternel, le plus généreux? Allons-nous garder en
Europe notre renom d'équité et d'humanité? Puis, ne sont-ce pas toutes
les conquêtes que nous avions faites et qui sont remises en question?
Ouvrez les yeux et comprenez que, pour être dans un tel désarroi, l'âme
française doit être remuée jusque dans ses intimes profondeurs, en face
d'un péril redoutable. Un peuple n'est point bouleversé de la sorte,
sans que sa vie morale elle-même soit en danger. L'heure est d'une
gravité exceptionnelle, il s'agit du salut de la nation.

Et, quand vous aurez, compris cela, messieurs, vous sentirez qu'il
n'est qu'un seul remède possible: dire la vérité, rendre la justice.
Tout ce qui retardera la lumière, tout ce qui ajoutera des ténèbres
aux ténèbres, ne fera que prolonger et aggraver la crise. Le rôle des
bons citoyens, de ceux qui sentent l'impérieux besoin d'en finir, est
d'exiger le grand jour. Nous sommes déjà beaucoup à le penser. Les
hommes de littérature, de philosophie et de science, se lèvent de toute
part, au nom de l'intelligence et de la raison. Et je ne vous parle pas
de l'étranger, du frisson qui a gagné l'Europe tout entière. Pourtant
l'étranger n'est pas forcément l'ennemi. Ne parlons pas des peuples
qui peuvent être demain des adversaires. Mais la grande Russie, notre
alliée, mais la petite et généreuse Hollande, mais tous les peuples
sympathiques du Nord, mais ces terres de langue française, la Suisse
et la Belgique, pourquoi donc ont-elles le cœur si gros, si débordant
de fraternelle souffrance? Rêvez-vous donc une France isolée dans le
monde? Voulez-vous, quand vous passerez la frontière, qu'on ne sourie
plus à votre bon renom légendaire d'équité et d'humanité?

Hélas! messieurs, ainsi que tant d'autres, vous attendez peut-être le
coup de foudre, la preuve de l'innocence de Dreyfus, qui descendrait du
ciel comme un tonnerre. La vérité ne procède point ainsi d'habitude,
elle demande quelque recherche et quelque intelligence. La preuve!
nous savons bien où l'on pourrait la trouver. Mais nous ne songeons
à cela que dans le secret de nos âmes, et notre angoisse patriotique
est qu'on se soit exposé à recevoir un jour le soufflet de cette
preuve, après avoir engagé l'honneur de l'armée dans un mensonge.
Je veux aussi déclarer nettement que, si nous avons notifié comme
témoins certains membres des ambassades, notre volonté formelle était
à l'avance de ne pas les citer ici. On a souri de notre audace. Je ne
crois pas qu'on en ait souri au ministère des affaires étrangères, car
là on a dû comprendre. Nous avons simplement voulu dire à ceux qui
savent toute la vérité, que nous la savons, nous aussi. Cette vérité
court les ambassades, elle sera demain connue de tous. Et il nous est
impossible d'aller dès maintenant la chercher où elle est, protégée par
d'infranchissables formalités. Le gouvernement qui n'ignore rien, le
gouvernement qui est convaincu, comme nous, de l'innocence de Dreyfus,
pourra, quand il le voudra, et sans risque, trouver les témoins qui
feront enfin la lumière.

Dreyfus est innocent, je le jure. J'y engage ma vie, j'y engage mon
honneur. A cette heure solennelle, devant ce tribunal qui représente la
justice humaine, devant vous, messieurs les jurés, qui êtes l'émanation
même de la nation, devant toute la France, devant le monde entier, je
jure que Dreyfus est innocent. Et, par mes quarante années de travail,
par l'autorité que ce labeur a pu me donner, je jure que Dreyfus est
innocent. Et, par tout ce que j'ai conquis, par le nom que je me suis
fait, par mes œuvres qui ont aidé à l'expansion des lettres françaises,
je jure que Dreyfus est innocent. Que tout cela croule, que mes œuvres
périssent, si Dreyfus n'est pas innocent! Il est innocent.

Tout semble être contre moi, les deux Chambres, le pouvoir civil, le
pouvoir militaire, les journaux à grand tirage, l'opinion publique
qu'ils ont empoisonnée. Et je n'ai pour moi que l'idée, un idéal de
vérité et de justice. Et je suis bien tranquille, je vaincrai.

Je n'ai pas voulu que mon pays restât dans le mensonge et dans
l'injustice. On peut me frapper ici. Un jour, la France me remerciera
d'avoir aidé à sauver son honneur.


                          LETTRE A M. BRISSON


Ces pages ont paru dans _l'Aurore_, le 16 juillet 1898.

Beaucoup d'événements s'étaient accomplis, que je résumerai rapidement.
Le 2 avril, la Cour de cassation, auprès de laquelle je m'étais pourvu,
cassa l'arrêt de la Cour d'assises, en déclarant que c'était le conseil
de guerre, et non le ministre de la guerre, qui devait m'assigner. Ce
conseil de guerre, réuni le 8, décida qu'il me poursuivrait, et émit
en outre le vœu que je fusse rayé des cadres de la Légion d'honneur.
La nouvelle assignation, lancée en son nom, le 11, ne relevait plus
que trois lignes de ma Lettre. Le 23 mai, le procès revint donc devant
la Cour d'assises de Versailles. Mais mon défenseur, Me Labori,
ayant soulevé l'exception de compétence, et la Cour s'étant déclarée
compétente, nous nous pourvûmes en cassation, ce qui arrêta les débats.
Enfin, la Cour de cassation ayant rejeté notre pourvoi, le 16 juin,
nous devions revenir devant la Cour d'assises de Versailles, le 18
juillet.--D'autre part, le ministère Méline était tombé le 15 juin, et
le ministère Brisson venait de lui succéder, le 28.--Le 9 juillet, les
trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, avaient obtenu
contre moi une condamnation à deux mois de prison, avec sursis, à deux
mille francs d'amende et à cinq mille francs de dommages-intérêts pour
chaque expert.


                          LETTRE A M. BRISSON

                  PRÉSIDENT DU CONSEIL DES MINISTRES


    Monsieur Brisson,

Vous incarniez la vertu républicaine, vous étiez le haut symbole de
l'honnêteté civique. Et, brusquement, vous tombez dans la monstrueuse
affaire. Vous voilà dépossédé de votre souveraineté morale, vous n'êtes
plus qu'un homme faillible et compromis.

Quelle effroyable crise et quelle tristesse affreuse, pour les penseurs
solitaires et silencieux comme moi, qui se contentent de regarder et
d'écouter! Depuis que j'appartiens à la justice de mon pays, je me suis
fait une loi de me tenir à l'écart de toute polémique; et, si je cède
aujourd'hui à l'impérieux besoin de vous écrire cette lettre, c'est
qu'il est des heures où les âmes crient d'elles-mêmes leur angoisse.
Mais, dans mon silence, depuis six mois, dans le silence de tant
d'autres consciences, que je sens frémir, quelle détresse patriotique,
quelle agonie, en voyant les meilleurs de notre malheureuse France,
tant de gens intelligents et honnêtes en somme, glisser à toutes les
compromissions, abandonner leur honneur de citoyens au vent de folie
qui souffle! Et c'est à pleurer, à se demander quelle hécatombe de
victimes considérables il faudra encore au mensonge, avant que la
vérité se lève sur le pays décimé, jonché de ceux que nous pensions
être sa probité et sa force.

Chaque matin, depuis six mois, je sens grandir ma surprise et ma
douleur. Je ne veux nommer personne, mais je les évoque, tous ceux
que j'aimais, que j'admirais, en qui j'avais mis mon espoir pour
la grandeur de la France. Il en est dans votre ministère, monsieur
Brisson, il en est dans les Chambres, il en est dans les lettres et
dans les arts, dans toutes les conditions sociales. Et c'est mon cri
continuel: comment celui-ci, comment celui-là, comment cet autre
ne sont-ils pas avec nous, pour l'humanité, pour la vérité, pour
la justice? Ils semblaient, d'intelligence saine pourtant, je les
croyais de cœur droit. C'est à confondre la raison. D'autant plus que,
lorsqu'on veut m'expliquer leur conduite par la nécessité de certaines
habiletés politiques, je comprends moins encore. Car il est bien
certain, pour tout homme de bon sens et de froide réflexion, que ces
habiles courent de gaieté de cœur à leur perte prochaine, inévitable,
irréparable.

Je vous croyais trop avisé, monsieur Brisson, pour ne pas être
convaincu, comme moi, que pas un ministère ne pourra vivre, tant que
l'affaire Dreyfus ne sera pas légalement liquidée. Il y a quelque chose
de pourri en France, la vie normale ne reprendra que lorsqu'on aura
fait œuvre de santé. Et j'ajoute que le ministère qui fera la révision
sera le grand ministère, le ministère sauveur, celui qui s'imposera et
qui vivra.

Vous vous êtes donc, suicidé, dès le premier jour, en croyant peut-être
fonder solidement et pour longtemps votre pouvoir. Et le pis est que,
prochainement, lorsque vous tomberez, vous aurez perdu dans l'aventure
votre honneur politique; car je ne songe qu'à vous, je ne m'occupe
pas de vos sous-ordres, le ministre de la guerre et le ministre de la
justice, dont vous êtes le chef responsable.

Spectacle lamentable, la fin d'une vertu, cette faillite d'un homme
en qui la République avait mis son illusion, convaincue que celui-là
ne trahirait jamais la cause de la justice, et qui, dès qu'il est le
maître, laisse assassiner la justice sous ses yeux! Vous venez de tuer
l'idéal. C'est un crime. Et tout se paye, vous serez puni.

                   *       *       *       *       *

Voyons, monsieur Brisson, quelle ridicule comédie d'enquête venez-vous
de permettre? Nous avions pu croire que le fameux dossier allait
être apporté en conseil des ministres, et que là vous vous mettriez
tous à l'examiner, additionnant vos intelligences, vous éclairant
les uns les autres, discutant les pièces comme elles doivent l'être,
scientifiquement. Et pas du tout, il apparaît nettement par le
résultat qu'aucun contrôle n'a eu lieu, qu'aucune discussion sérieuse
n'a dû s'établir, que tout s'est borné à chercher fiévreusement dans
le dossier, non pas la vérité, mais les seules pièces qui pouvaient
le mieux combattre la vérité, en faisant impression sur les simples
d'esprit. Elle est connue, cette façon d'étudier un dossier pour
en extraire ce qui peut tant bien que mal servir une conviction
obstinément arrêtée à l'avance. Ce n'est pas là une certitude discutée
et prouvée, ce n'est que l'entêtement d'un homme, placé dans de telles
conditions d'état d'esprit personnel, de milieu et d'entourage, que sa
déposition, historiquement, n'a aucune valeur.

Et voyez aussi quel piteux résultat! Comment! vous n'avez trouvé que
ça? Et, si vous n'apportez que ça, dans le furieux désir que vous avez
de nous vaincre, c'est donc bien qu'il n'y a que ça, que vous sortez
le fond de votre sac? Mais nous les connaissions, vos trois pièces;
nous la connaissions surtout, celle qu'on a si violemment produite
en cour d'assises, et c'est bien le faux le plus impudent, le plus
grossier, auquel des naïfs puissent se prendre. Quand je songe qu'un
général est venu lire sérieusement cette monumentale mystification à
des jurés, qu'il s'est trouvé un ministre de la guerre pour la relire
à des députés et des députés pour la faire afficher dans toutes les
communes de France, je demeure stupide. Je ne crois pas que quelque
chose de plus sot laisse jamais sa trace dans l'histoire. Et vraiment
je me demande à quel état d'aberration mentale la passion peut réduire
certains hommes, pas plus bêtes que d'autres sans doute, pour qu'ils
accordent la moindre créance à une pièce qui semble être la gageure
d'un faussaire, en train de se moquer du monde.

Vous pensez bien que je ne vais pas discuter les deux autres pièces
produites. On est las de le faire, de démontrer qu'elles ne sauraient
s'appliquer à Dreyfus. Et, d'ailleurs, la nécessité de la révision
reste absolue, du moment qu'elles n'ont été communiquées ni à l'accusé
ni à la défense. L'illégalité est quand même formelle, la Cour de
cassation doit annuler l'arrêt du conseil de guerre. Mais vous savez
ces choses aussi bien que moi, monsieur Brisson, et c'est bien là ma
stupeur. Les sachant, comment avez-vous pu écouter sans frémir les
affirmations passionnées de votre ministre de la guerre? Quel drame, à
cette minute, s'est passé dans votre conscience? En êtes-vous à croire
que la politique prime tout, qu'il vous est permis de mentir, pour
assurer au pays le salut que votre ministère, selon vous, lui apporte?
Vous croire assez peu intelligent pour garder une ombre de doute
sur l'innocence de Dreyfus, cela m'est pénible; mais, d'autre part,
admettre un instant que vous sacrifiez la vérité, dans l'idée que le
mensonge est nécessaire au salut de la France, me paraît plus insultant
encore. Ah! que je voudrais lire en vous, et que ce qui se passe là
doit être intéressant pour un psychologue!

Ce que je puis vous affirmer, c'est que vous rendez notre gouvernement
profondément ridicule. On m'a conté que, jeudi, la tribune diplomatique
était restée vide. Je crois bien. Pas un diplomate n'aurait pu tenir
son sérieux, à la lecture des trois fameuses pièces. Et ne vous
imaginez pas que notre ennemie l'Allemagne est la seule à s'amuser.
Notre grande alliée la Russie, très au courant de l'affaire, très
renseignée et absolument convaincue de l'innocence de Dreyfus, devrait
bien nous rendre le service de vous dire ce que pense de nous l'Europe.
Peut-être l'écouteriez-vous, elle, l'amie souveraine. Causez donc de
cela avec votre ministre des affaires étrangères!

Qu'il vous dise aussi de quelle gloire nouvelle les extraordinaires
poursuites contre le lieutenant-colonel Picquart vont faire reluire
le bon renom de la France à l'étranger. Un homme juste vous demande
respectueusement à faire la lumière, et vous lui répondez en lui
intentant un procès sur une vieille accusation dont les débats récents
de la cour d'assises ont démontré l'ineptie. Tu me gênes, je te
supprime. Cela devient d'un comique effroyable, et je crois qu'il n'y a
pas dans l'histoire un exemple plus insolent d'iniquité hypocrite.

                   *       *       *       *       *

Mais, si les trois pièces ne prêtent qu'à rire, que dites-vous,
monsieur Brisson, des prétendus aveux de Dreyfus apportés à la tribune
française, donnés par un de vos ministres comme la base inébranlable de
sa conviction? Est-ce qu'ici votre honnêteté ne proteste pas en un cri
de furieuse révolte? est-ce que vous n'avez pas senti l'abomination du
procédé qui va soulever la conscience universelle?

Les aveux de Dreyfus, grand Dieu! Vous ignorez donc toute cette
tragique histoire? Vous ne connaissez donc pas le récit vrai de sa
détention, de sa dégradation? Et ses lettres, vous ne les avez donc
pas lues? Elles sont admirables. Je ne connais pas de pages plus
hautes, plus éloquentes. C'est le sublime dans la douleur, et plus tard
elles resteront comme un monument impérissable, lorsque nos œuvres, à
nous écrivains, auront peut-être sombré dans l'oubli; car elles sont
le sanglot même, toute la souffrance humaine. L'homme qui a écrit
ces lettres ne peut être un coupable. Lisez-les, monsieur Brisson,
lisez-les un soir avec les vôtres, au foyer domestique. Vous serez
baigné de larmes.

Et l'on vient sérieusement nous parler des aveux de Dreyfus, de ce
malheureux qui n'a jamais cessé de hurler son innocence! On fouille
les souvenirs chancelants d'hommes qui se sont contredits vingt fois,
on apporte des pages de carnet sans authenticité aucune, des lettres
que d'autres lettres démentent! Des témoignages contradictoires
s'offrent de toutes parts, qu'on ne veut pas entendre. Et rien de légal
là encore, pas de procès-verbal signé par le coupable, à peine des
commérages en l'air, de sorte que ces prétendus aveux sont le néant
même, quelque chose d'inexistant, que pas un tribunal ne retiendrait.

Alors, s'il est bien évident que, ces prétendus aveux, on ne saurait
les faire accepter par les gens raisonnables, de quelque culture,
pourquoi donc les produire au plein jour, pourquoi donc les étaler
ainsi à grand fracas? Ah! c'est ici l'habileté affreuse, l'effroyable
calcul, de jeter cette conviction aisée au petit peuple, aux simples
d'esprit. Quand ils auront lu vos affiches, n'est-ce pas? vous espérez
que tous les humbles des campagnes et des villes seront avec vous. Ils
diront des affamés de vérité et de justice: «Qu'est-ce qu'ils nous
embêtent, ceux-là, avec leur Dreyfus, puisque le traître a tout avoué!»
Et, selon vous, tout sera fini, la monstrueuse iniquité sera consommée.

Savez-vous bien, monsieur Brisson, qu'une telle manœuvre est odieuse.
Je défie qu'un honnête homme n'en soit pas bouleversé, les mains
tremblantes de colère et d'indignation. Il y a là-bas, dans la pire
torture, une torture d'exception, illégale comme le jugement qui l'a
infligée, il y a un misérable qui a toujours crié son innocence. Et,
tranquillement, on lui fait avouer le crime qu'il n'a pas commis, on
se sert de ces prétendus aveux pour le murer plus étroitement dans son
cachot. Mais il vit, il peut encore vous répondre, heureusement pour
vous, car le jour où il sera mort, votre crime deviendra irréparable;
et, s'il vit, vous pouvez l'interroger, obtenir une fois de plus le cri
de son innocence. Non! il est si simple de dire qu'il a tout avoué, de
persuader cela au peuple, pendant que le malheureux jette au vent de la
mer sa perpétuelle plainte, sa clameur infinie de vérité et de justice.
Je ne sais rien de plus bas ni de plus lâche.

Et vous voilà avec la presse immonde. Ainsi qu'elle, à sa suite,
vous empoisonnez la nation de mensonges. Vous placardez sur les murs
des faux et des contes imbéciles, comme pour aggraver à plaisir la
désastreuse crise morale que nous traversons. Ah! pauvre petit peuple
de France, quelle belle éducation civique on te donne là, à toi qui
aurais tant besoin aujourd'hui, pour ton salut de demain, d'une âpre
leçon de vérité!

                   *       *       *       *       *

Enfin; monsieur Brisson, puisque nous sommes là, à causer
tranquillement, je crois devoir vous prévenir que j'attends, avec
une vive curiosité, la façon dont vous allez entendre la liberté
individuelle et le respect de la justice, lundi prochain, au procès de
Versailles.

Vous ne pouvez ignorer les faits qui se sont passés à Paris, avant et
après chacune des quinze audiences du premier procès, et à Versailles
encore, lors de l'unique audience du second. Ces jours-là, la France,
notre grande et généreuse France, a donné au monde civilisé l'exécrable
spectacle d'une poignée de bandits injuriant et menaçant de mort un
homme, un accusé qui se rendait librement devant la justice de son
pays. Que pense de cela votre honnêteté, monsieur Brisson, votre
vertu républicaine, votre culte des droits de l'homme et du citoyen?
Ne dites-vous pas avec moi que des cannibales seuls ont des mœurs
pareilles et que nous voilà tombés dans le mépris et dans le dégoût de
l'univers?

Encore, s'il s'agissait de la nation égarée, d'une foule de bonne
foi s'affolant et se ruant, l'excuse de la passion, même criminelle,
suffirait. Mais, puisque vous êtes aujourd'hui ministre de l'intérieur,
causez donc de ces choses avec votre préfet de police, M. Charles
Blanc, qui est un homme d'une vive intelligence et d'une urbanité
parfaite. Il est naturellement très renseigné. Il vous expliquera où et
comment les bandes se recrutaient, quel prix on payait les hommes, quel
appoint désintéressé et passionné apportaient les cercles cléricaux,
combien étaient les bandits, et combien les sectaires, enfin combien
de badauds auraient pu finir par suivre les provocateurs et rendre le
jeu fort dangereux. Alors, je l'espère, vous n'aurez plus de doute sur
l'organisation, du désordre, vous serez convaincu qu'il s'agissait,
pour les organisateurs, de tromper la France, de tromper le monde,
de leur faire croire que Paris entier se soulevait contre moi, et
d'empoisonner ainsi l'opinion publique, et d'opérer sur la justice la
plus infâme des pressions.

Mais ce n'est pas tout ce que M. Charles Blanc pourra vous apprendre,
à vous qui êtes son chef. Il vous expliquera comment la police avait
à nous sauver chaque soir, lorsque quelques arrestations, quelques
poursuites, dès le premier jour, auraient tout fait rentrer dans
l'ordre. Certes, je ne me plains pas de la police, qui a été très
empressée et très dévouée autour de ma personne. Seulement, au-dessus
du préfet lui-même, il semblait y avoir un désir supérieur que les
choses se passassent d'une certaine façon. Toutes les injures, toutes
les menaces étaient permises, et les plus basses, et les plus immondes:
on n'arrêtait personne. Même on tolérait que les manifestants pussent
se rapprocher assez pour qu'il y eût un certain danger. Et la police
n'intervenait, ne me sauvait, qu'à cette minute exacte où les choses
menaçaient de se gâter. C'était fait avec beaucoup d'art, l'effet
désiré en haut lieu était évidemment de donner à croire au monde qu'il
fallait, chaque soir, une bataille pour me soustraire à la juste
indignation du peuple de Paris.

Eh bien! monsieur Brisson, je me demande avec curiosité quel plan
de campagne vous allez arrêter avec M. Charles Blanc. Là, vous
êtes le maître absolu, aucun de vos ministres en sous-ordre ne
pourra intervenir, car en dehors de votre autorité de président du
conseil, vous êtes bien ministre de l'intérieur, vous répondez de la
tranquillité des rues. Nous allons donc savoir dans quelles conditions
vous estimez qu'un accusé doit se rendre devant la justice, et s'il
est permis de l'injurier et de le menacer, et si un spectacle d'une
telle barbarie n'est pas un déshonneur suprême pour la France. Je crois
bien que jamais, mes amis et moi, nous ne nous sommes trouvés dans un
danger sérieux. Mais, n'importe! comme il faut tout prévoir, je déclare
à l'avance, monsieur Brisson, que, si l'on nous assassine lundi, c'est
vous qui serez l'assassin.

                   *       *       *       *       *

Et, pour finir, laissez-moi m'étonner encore que vous soyez tous de
petits hommes.

Je comprends à la rigueur qu'il n'y ait pas, parmi vous, un amoureux
hautain et passionné de l'idée, donnant sa fortune et sa vie à la seule
joie d'être juste, et prêt à rentrer dans le rang, quand la vérité aura
vaincu. Mais des ambitieux, il y en a pourtant, vous n'êtes même tous
que des ambitieux. Alors, comment se fait-il que, de votre cohue, ne se
lève pas au moins un ambitieux de vive intelligence, et d'audace, et de
force, un de ces ambitieux de vaste envergure, au coup d'œil clair, à
la main prompte, capable de voir où est la vraie partie à jouer, et de
la jouer vaillamment?

Voyons, combien y en a-t-il parmi vous qui ambitionnent la présidence
de la République? Tous, n'est-ce pas? Vous vous regardez tous avec des
coups d'œil obliques, vous croyez tous mener vos affaires d'une façon
supérieure, celui-ci par la prudence, celui-là par la popularité, cet
autre par l'austérité. Et vous me faites rire, car pas un de vous n'a
l'air de se douter que, dans trois ans, l'homme politique qui entrera à
l'Élysée sera celui qui aura restauré chez nous le culte de la vérité
et de la justice, en procédant à la révision du procès Dreyfus....

Croyez-moi, les poètes sont un peu des voyants. Dans trois ans, la
France ne sera plus la France, la France sera morte, ou nous aurons à
la présidence le chef politique, le ministre juste et sage qui aura
pacifié la nation. Et, châtiment mérité des calculs mesquins et lâches,
des passions aveugles et inintelligentes, tous ceux qui auront pris
parti contre le droit opprimé et l'humanité outragée seront par terre,
avec leur rêve en morceaux, sous l'exécration publique.

Chaque fois, donc, que je vois un de vous céder au vent de folie, se
salir dans l'affaire Dreyfus, avec la sotte pensée peut-être qu'il
travaille à son avènement, je me dis: «Encore un qui ne sera pas
président de la République!»

Veuillez agréer, monsieur Brisson, l'assurance de ma haute
considération.


                                JUSTICE


Ces pages ont paru dans _l'Aurore_, le 5 juin 1899.

Dix mois et demi s'étaient donc écoulés, entre l'article précédent et
celui-ci. Le 18 juillet 1898, devant la Cour d'assises de Versailles,
le moyen de procédure tenté par Me Labori, pour faire remettre encore
l'affaire, ayant échoué, nous avions fait défaut; et la Cour m'avait
condamné de nouveau à un an de prison et à trois mille francs d'amende.
Le soir même, je partais pour Londres, afin que le jugement ne pût
m'être signifié et ne devînt exécutoire.--Je résume les grands faits de
ce long laps de temps. Le 31 août 1898, le colonel Henry, après avoir
avoué son faux, se suicide au Mont-Valérien. Le 26 septembre, la Cour
de cassation est saisie de la demande en révision. Le 29 octobre, elle
déclare la demande recevable en sa forme et dit qu'il sera procédé par
elle à une enquête supplémentaire. Le 31, le ministère Dupuy remplace
le ministère Brisson. Le 16 février 1899, le président Félix Faure
meurt, et le président Émile Loubet le remplace, le 18 février. La loi
de dessaisissement est votée par les Chambres, le 1er mars. Enfin, la
Cour de cassation ayant cassé le jugement de 1894, le 3 juin, je rentre
en France le 5 juin, le matin même où paraissait cet article.--D'autre
part, le 10 août 1898, la Cour d'appel, confirmant le jugement rendu à
la requête des trois experts, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard,
me condamna par défaut à un mois de prison, sans sursis, mille francs
d'amende, et dix mille francs de dommages-intérêts à chaque expert.
Ceux-ci, pendant mon absence, firent saisir chez moi, les 23 et 29
septembre, et la vente eut lieu le 10 octobre, une table fut vendue
trente-deux mille francs, total des sommes demandées.--Le 26 juillet,
le Conseil de l'ordre de la Légion d'honneur avait cru devoir me
suspendre de mon grade d'officier.


                                JUSTICE


Depuis onze mois bientôt, j'ai quitté la France. Pendant onze mois,
je me suis imposé l'exil le plus total, la retraite la plus ignorée,
le silence le plus absolu. J'étais comme le mort volontaire, couché
au secret tombeau, dans l'attente de la vérité et de la justice. Et,
aujourd'hui, la vérité ayant vaincu, la justice régnant enfin, je
renais, je rentre et reprends ma place sur la terre française.

                   *       *       *       *       *

Le 18 juillet 1898 restera, dans ma vie, la date affreuse, celle où
j'ai saigné tout mon sang. C'est le 18 juillet que, cédant à des
nécessités de tactique, écoutant les frères d'armes qui menaient avec
moi la même bataille, pour l'honneur de la France, j'ai dû m'arracher à
tout ce que j'aimais, à toutes mes habitudes de cœur et d'esprit. Et,
depuis tant de jours qu'on me menace et qu'on m'abreuve d'injures, ce
brusque départ a été sûrement le plus cruel sacrifice qu'on eût exigé
de moi, ma suprême immolation à la cause. Les âmes basses et sottes,
qui se sont imaginé, qui ont répété que je fuyais la prison, ont fait
preuve d'autant de vilenie que d'inintelligence.

La prison, grand Dieu! mais je n'ai jamais demandé que la prison! mais
je suis prêt encore à m'y rendre, s'il est nécessaire! Il faut, pour
m'accuser de la fuir, avoir oublié toute cette histoire, et le procès
que j'ai voulu, dans l'unique désir qu'il fût le champ où pousserait
la moisson de vérité, et le complet sacrifice que j'avais fait de mon
repos, de ma liberté, m'offrant en holocauste, acceptant à l'avance ma
ruine, si la justice triomphait. N'est-il pas d'une évidence éclatante,
aujourd'hui, que notre longue campagne, à mes conseils, à mes amis et à
moi, n'a été qu'une lutte désintéressée pour faire jaillir des faits le
plus de lumière possible? Si nous avons voulu gagner du temps, si nous
avons opposé procédure à procédure, c'est que nous avions charge de
vérité, comme on a charge d'âme, c'est que nous ne voulions pas laisser
éteindre entre nos mains la faible lueur, qui chaque jour grandissait.
C'était comme la petite lampe sacrée, qu'on porte par un grand vent,
et qu'il faut défendre contre les colères de la foule, affolée de
mensonges. Nous n'avions qu'une tactique, rester les maîtres de notre
affaire, la prolonger autant que nous le pourrions, pour qu'elle
provoquât les événements, tirer d'elle enfin ce que nous nous étions
promis de preuves décisives. Et nous n'avons jamais songé à nous, nous
n'avons jamais agi que pour le triomphe du droit, prêts à le payer de
notre liberté et de notre vie.

Qu'on se souvienne de la situation qui m'était faite, en juillet, à
Versailles. C'était l'étranglement sans phrases. Et je ne voulais
pas être étranglé ainsi, cela ne me convenait pas qu'on m'exécutât
pendant l'absence du Parlement, au milieu des passions de la rue.
Notre volonté était d'atteindre octobre, dans l'espoir que la vérité
aurait marché encore, que la justice alors s'imposerait. D'autre part,
il ne faut pas oublier tout le travail sourd qui se faisait à chaque
heure, tout ce que nous pouvions attendre des instructions, ouvertes
contre le commandant Esterhazy et contre le colonel Picquart. L'un
et l'autre étaient en prison, nous n'ignorions pas que des clartés
vives jailliraient forcément des enquêtes ouvertes, si elles étaient
menées loyalement; et, sans prévoir pourtant l'aveu, puis le suicide
du colonel Henry, nous comptions sur l'inévitable événement, qui, d'un
jour à l'autre, devait éclater, éclairant toute la monstrueuse affaire
de sa vraie et sinistre lueur. Dès lors, est-ce que notre désir de
gagner du temps ne s'explique pas? est-ce que nous n'avions pas raison
d'user de tous les moyens légaux pour choisir notre heure, au mieux
des intérêts de la justice? est-ce que temporiser n'était pas vaincre,
dans la plus douloureuse et la plus sainte des luttes? A n'importe quel
prix, il fallait attendre, car tout ce que nous savions, tout ce que
nous espérions, nous permettait de donner, pour l'automne, rendez-vous
à la victoire. Encore une fois, nous autres nous ne comptions pas, il
s'agissait uniquement de sauver un innocent, d'éviter à la patrie le
plus effroyable désastre moral dont elle eût jamais couru le danger.
Et ces raisons avaient une telle force que je partis, résigné, en
annonçant mon retour pour octobre, avec la certitude d'être ainsi un
bon ouvrier de la cause et d'assurer le triomphe.

Mais ce que je ne dis pas aujourd'hui, ce que je dirai un jour, ce fut
l'arrachement, l'amertume de ce sacrifice. On oublie que je ne suis ni
un polémiste, ni un homme politique, tirant bénéfice des bagarres. Je
suis un libre écrivain qui n'a eu qu'une passion dans sa vie, celle de
la vérité, qui s'est battu pour elle sur tous les champs de bataille.
Depuis quarante ans bientôt, j'ai servi mon pays par la plume, de tout
mon courage, de toute ma force de travail et de bonne foi. Et je vous
jure qu'il y a une affreuse douleur, à s'en aller seul, par une nuit
sombre, à voir s'effacer au loin les lumières de France, lorsqu'on
a simplement voulu son honneur, sa grandeur de justicière parmi les
peuples. Moi! moi qui l'ai chantée par plus de quarante œuvres déjà!
Moi dont la vie n'a été qu'un long effort pour porter son nom aux
quatre coins du monde! Moi, partir ainsi, fuir ainsi, avec cette meute
de misérables et de fous galopant derrière mes talons, me poursuivant
de menaces et d'outrages! Ce sont là des heures atroces, dont l'âme
sort trempée, invulnérable désormais aux blessures iniques. Et, plus
tard, pendant les longs mois d'exil qui ont suivi, s'imagine-t-on
cette torture d'être supprimé des vivants, dans l'attente quotidienne
d'un réveil de la justice, que chaque jour, attarde? Je ne souhaite
pas au pire des criminels la souffrance que, depuis onze mois, m'a
causée chaque matin la lecture des dépêches de France, sur cette
terre étrangère, où elles prenaient un effrayant écho de folie et de
désastre. Il faut avoir promené ce tourment pendant de longues heures
solitaires, il faut avoir revécu au loin, et seul toujours, la crise
où s'effondrait la patrie, pour savoir ce qu'est l'exil, dans les
conditions tragiques où je viens de le connaître. Et ceux qui pensent
que je suis parti pour fuir la prison, et pour faire sans doute la fête
à l'étranger avec l'or juif, sont de tristes gens qui m'inspirent un
peu de dégoût et beaucoup de pitié.

                   *       *       *       *       *

Je devais revenir en octobre. Nous avions résolu de temporiser jusqu'à
la rentrée des Chambres, tout en comptant sur l'événement imprévu, qui
était pour nous, au courant des choses, l'événement certain. Et voilà
que cet événement imprévu n'attendit pas octobre, il éclata dès la fin
d'août, avec l'aveu et le suicide du colonel Henry.

Dès le lendemain, je voulus rentrer. Pour moi, la révision s'imposait,
l'innocence de Dreyfus allait être immédiatement reconnue. D'ailleurs,
je n'avais jamais demandé que la révision, mon rôle devait forcément
finir, dès que la Cour de cassation serait saisie, et j'étais prêt à
m'effacer. Quant à mon procès, il n'était plus, à mes yeux, qu'une
formalité pure, puisque la pièce produite par les généraux de Pellieux,
Gonse et de Boisdeffre, et sur laquelle le jury m'avait condamné,
était un faux dont l'auteur venait de se réfugier dans la mort. Et je
me préparais donc au retour, lorsque mes amis de Paris, mes conseils,
tous ceux qui étaient restés dans la bataille, m'écrivirent des lettres
pleines d'inquiétude. La situation restait grave. Loin d'être résolue,
la révision semblait encore incertaine. M. Brisson, le chef du cabinet,
se heurtait à des obstacles sans cesse renaissants, trahi par tous, ne
disposant pas lui-même d'un simple commissaire de police. De sorte que
mon retour, au milieu des passions surchauffées, apparaissait comme
un prétexte à des violences nouvelles, un danger pour la cause, un
embarras de plus pour le ministère, dans sa tâche déjà si difficile.
Et, désireux de ne pas compliquer la situation, je dus m'incliner, je
consentis à patienter encore.

Quand la Chambre criminelle fut enfin saisie, je voulus rentrer. Je
le répète, je n'avais jamais demandé que la révision, je considérais
mon rôle comme terminé, du moment que l'affaire était portée devant la
juridiction suprême, instituée par la loi. Mais de nouvelles lettres
m'arrivèrent, me suppliant d'attendre, de ne rien hâter. La situation,
qui me semblait si simple, était au contraire, me disait-on, pleine
d'obscurité et de péril. Mon nom, ma personnalité ne pouvait être
qu'une torche, qui rallumerait l'incendie. C'est pourquoi mes amis,
mes conseils faisaient appel à mes sentiments de bon citoyen, en me
parlant de l'apaisement nécessaire, en me disant que je devais attendre
le retour fatal de l'opinion, pour éviter de rejeter notre pauvre pays
dans une agitation néfaste. L'affaire était en bonne voie, mais rien
n'était fini, quel serait mon regret, si une impatience de ma part
attardait la vérité triomphante! Et je m'inclinai une fois de plus, je
restai dans le tourment de ma solitude et de mon silence.

Quand la Chambre criminelle, admettant la demande de révision,
décida d'ouvrir une vaste enquête, je voulus rentrer. Cette fois,
je l'avoue, j'étais à bout de courage, je comprenais bien que cette
enquête durerait de longs mois, je pressentais l'angoisse continue
où elle devait me faire vivre. Puis, vraiment, est-ce qu'assez de
lumière n'était pas faite, est-ce que le rapport du conseiller Bard,
le réquisitoire du procureur général Manau, la plaidoirie de l'avocat
Mornard n'avaient pas établi assez de vérité, pour que je pusse revenir
le front haut? Toutes les accusations que j'avais portées, dans ma
Lettre au Président de la République, se trouvaient confirmées. Mon
rôle était rempli, je n'avais qu'à rentrer dans le rang. Et ce fut
pour moi un grand chagrin, une révolte indignée, d'abord, lorsque je
trouvai, chez mes amis, la même résistance à mon retour. Ils étaient
toujours en pleine bataille, ils m'écrivaient que je ne pouvais
juger la situation comme eux, que ce serait une dangereuse faute de
laisser recommencer mon procès parallèlement à l'enquête de la Chambre
criminelle. Le nouveau ministère, hostile à la révision, trouverait
peut-être dans ce procès la diversion voulue, l'occasion cherchée
de nouveaux troubles. En tout cas, la Cour avait besoin d'une paix
absolue, j'aurais mal agi en venant l'embarrasser d'une émotion
populaire, qu'on exploiterait sûrement contre nous. J'ai lutté, j'ai
voulu même tomber à Paris, un beau soir, contre tous ces conseils,
sans prévenir personne. Et la sagesse seulement m'a vaincu, je me suis
résigné encore à de longs mois de torture.

Voilà pourquoi, depuis onze mois bientôt, je ne suis pas rentré. En
me tenant à l'écart, je n'ai agi, comme le jour où je me suis mis
en avant, qu'en soldat de la vérité et de la justice. Je n'ai été
que le bon citoyen qui se dévoue jusqu'à l'exil, jusqu'à la totale
disparition, qui consent à n'être plus, pour l'apaisement du pays, pour
ne pas passionner inutilement les débats de la monstrueuse affaire. Et
je dois dire aussi que, dans la certitude de la victoire, je gardais
mon procès comme la ressource suprême, la petite lampe sacrée, dont
nous rallumerions la clarté, si les puissances mauvaises venaient à
éteindre le soleil. Mon abnégation, je l'ai poussée jusqu'au silence
complet. J'ai voulu non seulement être un mort, mais un mort qui ne
parle pas. La frontière passée, j'ai su me taire. On ne doit parler
que lorsqu'on est là, pour prendre la responsabilité de ce qu'on dit.
Personne ne m'a entendu, personne ne m'a vu. Je le répète, j'étais
au tombeau, dans une retraite inviolable, que pas un étranger n'a pu
connaître. Les quelques journalistes qui ont laissé entendre qu'ils
m'avaient approché, ont menti. Je n'en ai reçu aucun, j'ai vécu au
désert, ignoré de tous. Et je me demande ce que mon pays, si dur pour
moi, me reproche, depuis les onze mois de bannissement volontaire
que je souffre pour lui rendre la paix, dans la dignité et dans le
patriotisme de mon silence.

                   *       *       *       *       *

Et c'est fini, et je rentre, puisque la vérité éclate, puisque la
justice est rendue. Je désire rentrer en silence, dans la sérénité de
la victoire, sans que mon retour puisse donner lieu au moindre trouble,
à la moindre agitation de la rue. Cela serait indigne de moi qu'on pût
me confondre un instant avec les bas exploiteurs des manifestations
populaires. De même que j'ai su me taire au dehors, je saurai reprendre
ma place au foyer national en bon citoyen paisible, qui entend ne
déranger personne et se remettre discrètement à sa tâche accoutumée,
sans qu'on s'occupe de lui davantage.

Maintenant que la bonne œuvre est faite, je ne veux ni applaudissements
ni récompense, même si l'on estime que j'ai pu en être un des utiles
ouvriers. Je n'ai eu aucun mérite, la cause était si belle, si humaine!
C'est la vérité qui a vaincu, et il ne pouvait en être autrement. Dès
la première heure, j'en ai eu la certitude, j'ai marché à coup sûr, ce
qui diminue mon courage. Cela était tout simple. Je veux bien qu'on
dise de moi, comme unique hommage, que je n'ai été ni une bête ni un
méchant. D'ailleurs, je l'ai déjà, ma récompense, celle de songer à
l'innocent que j'aurai aidé à tirer du tombeau, où, vivant, depuis
quatre années, il agonisait. Ah! j'avoue que l'idée de son retour, la
pensée de le voir libre, de lui serrer les mains, me bouleverse d'une
émotion extraordinaire, qui m'emplit les yeux de larmes heureuses.
Cette minute suffira à payer tous mes soucis. Mes amis et moi, nous
aurons fait là une bonne action, dont les braves cœurs de France nous
garderont quelque gratitude. Et que voulez-vous de plus, une famille
qui nous aimera, une femme et des enfants qui nous béniront, un homme
qui nous devra d'avoir incarné en lui le triomphe du droit et de la
solidarité humaine!

Mais, cependant, si la lutte actuelle est finie pour moi, si je ne
désire tirer de la victoire aucune curée, ni mandat politique, ni
place, ni honneurs, si mon ambition unique est de continuer mon combat
de vérité par la plume, tant que ma main la pourra tenir, je voudrais
bien faire remarquer, avant de passer à d'autres luttes, quelle a
été ma prudence, ma modération dans la bataille. Se souvient-on des
abominables clameurs qui accueillirent ma Lettre au Président de la
République? J'étais un insulteur de l'armée, un vendu, un sans-patrie.
Des amis littéraires à moi, consternés, épouvantés, s'écartaient,
m'abandonnaient, dans l'horreur de mon crime. Il y eut des articles
écrits, qui désormais pèseront lourd sur la conscience des signataires.
Enfin, jamais écrivain brutal, fou, malade d'orgueil, n'avait adressé
à un chef d'État une Lettre plus grossière, plus mensongère, plus
criminelle. Et, maintenant, qu'on la relise, ma pauvre Lettre. J'en
suis devenu un peu honteux, je l'avoue, honteux de sa discrétion, de
son opportunisme, je dirais presque de sa lâcheté. Car, puisque je me
confesse, je puis bien reconnaître que j'avais beaucoup adouci les
choses, que j'en avais même beaucoup passé sous silence, de celles
qui sont connues, avérées aujourd'hui, et dont je voulais douter
encore, tellement elles me semblaient monstrueuses et déraisonnables.
Oui, je soupçonnais Henry déjà, mais sans preuve, à ce point que je
crus sage de ne pas même le mettre en cause. Je devinais bien des
histoires, certaines confidences étaient venues à moi, si terribles,
que je ne me sentis pas le droit de les risquer, dans leurs effroyables
conséquences. Et voilà qu'elles sont révélées, qu'elles sont devenues
la vérité banale d'aujourd'hui! Et voilà que ma pauvre Lettre n'est
plus au point, apparaît comme tout à fait enfantine, une simple
berquinade, une invention de romancier timide, à côté de la superbe et
farouche réalité!

Je répète que je n'ai ni le désir ni le besoin de triompher. Mais,
pourtant, je dois bien constater que les événements ont, à cette heure,
fait la preuve de toutes mes accusations. Il n'est pas un des hommes
accusés par moi dont la culpabilité ne soit démontrée, à la lumière
aveuglante de l'enquête. Ce que j'ai annoncé, ce que j'ai prévu, est là
debout, éclatant. Et ce dont je suis plus doucement fier encore, c'est
que ma Lettre était sans violence, indignée, mais digne de moi: on n'y
trouvera pas un outrage, pas même un mot excessif, rien que la hautaine
douleur d'un citoyen qui demande justice au chef de l'État. Telle a été
l'éternelle histoire de mes œuvres, je n'ai jamais pu écrire un livre,
une page, sans être abreuvé de mensonges et d'injures, quitte à ce
qu'on soit forcé, le lendemain, de me donner raison.

J'ai donc l'âme sereine, sans colère ni rancune. Si je n'écoutais que
la faiblesse de mon cœur, d'accord avec le dédain de mon intelligence,
je serais même pour le grand pardon, je laisserais les malfaiteurs
sous le seul châtiment de l'éternel mépris public. Mais il est, je
crois, des sanctions pénales nécessaires, et l'argument décisif est
que, si quelque redoutable exemple n'est pas fait, si la justice ne
frappe pas les hauts coupables, jamais le petit peuple ne croira à
l'immensité du crime. Il faut un pilori dressé pour que la foule sache
enfin. Je laisse donc la Némésis achever son œuvre vengeresse, je ne
l'aiderai pas. Et, dans mon indulgence de poète, pleinement satisfait
du triomphe de l'idéal, il ne reste qu'une révolte exaspérée, la pensée
affreuse que le colonel Picquart est encore sous les verrous. Pas un
jour ne s'est passé, sans que, de mon exil, ma douleur fraternelle ne
soit allée à lui, dans sa prison. Que Picquart ait pu être arrêté, que
depuis un an bientôt on le tienne dans une geôle, comme un malfaiteur,
qu'on ait prolongé sa torture par la plus infâme des comédies
judiciaires, c'est là un fait monstrueux qui affole la raison. La tache
restera ineffaçable sur tous ceux qui ont trempé dans cette iniquité
suprême. Et, si demain Picquart n'est pas libre, c'est la France tout
entière qui ne se lavera jamais de l'inexplicable folie d'avoir laissé
aux mains criminelles des bourreaux, des menteurs, des faussaires, le
plus noble, le plus héroïque et le plus glorieux de ses enfants.

Alors seulement l'œuvre sera complète. Et ce n'est pas une moisson
de haine, c'est une moisson de bonté, d'équité, d'espérance infinie,
que nous avons semée. Il faut qu'elle pousse. Aujourd'hui, on ne peut
encore qu'en prévoir la richesse. Tous les partis politiques ont
sombré, le pays s'est partagé en deux camps: d'une part, les forces
réactionnaires du passé; de l'autre, les esprits d'examen, de vérité
et de droiture, en marche vers l'avenir. Ces postes de combat sont les
seuls logiques, nous devons les garder pour les conquêtes de demain.
A l'œuvre donc, par la plume, par la parole, par l'action! à l'œuvre
de progrès et de délivrance! Ce sera l'achèvement de 89, la révolution
pacifique des intelligences et des cœurs, la démocratie solidaire,
libérée des puissances mauvaises, fondée enfin sur la loi du travail,
qui permettra l'équitable répartition des richesses. Dès lors, la
France libre, la France justicière, annonciatrice de la juste société
du prochain siècle, se retrouvera souveraine parmi les nations. Il
n'est pas d'empire si bardé de fer, qui ne croulera, quand elle aura
donné la justice au monde, comme elle lui a déjà donné la liberté. Je
ne vois plus pour elle d'autre rôle historique, et elle n'a pas connu
encore un tel resplendissement de gloire.

                   *       *       *       *       *

Je suis chez moi. Monsieur le procureur général peut donc, quand il lui
plaira, me faire signifier l'arrêt de la cour d'assises de Versailles,
qui m'a condamné, par défaut, à un an de prison et à trois mille francs
d'amende. Et nous nous retrouverons devant le jury.

En me faisant poursuivre, je n'ai voulu que la vérité et la justice.
Elles sont aujourd'hui. Mon procès n'est plus utile, et il ne
m'intéresse plus. La justice devra simplement dire s'il y a crime à
vouloir la vérité.


                           LE CINQUIÈME ACTE


Ces pages ont paru dans _l'Aurore_, le 12 septembre 1899.

J'avais fait opposition à l'arrêt de la Cour d'assises de Versailles
et au jugement de la Cour d'appel de Paris, pour les experts, tous les
deux rendus par défaut, et j'attendais. La justice n'avait d'ailleurs
plus de hâte, elle désirait connaître le résultat du nouveau procès
Dreyfus, à Rennes. Le ministère Dupuy, tombé le 12 juin 1899, venait
d'être remplacé par le ministère Waldeck-Rousseau, le 22 juin. Ce fut
le 1er juillet que Dreyfus débarqua en France, par une nuit de tempête,
le 8 août que commença son nouveau procès, et le 9 septembre qu'un
conseil de guerre le condamna une seconde fois. J'écrivis cet article,
le lendemain.


                           LE CINQUIÈME ACTE


Je suis dans l'épouvante. Et ce n'est plus la colère, l'indignation
vengeresse, le besoin de crier le crime, d'en demander le châtiment, au
nom de la vérité et de la justice; c'est l'épouvante, la terreur sacrée
de l'homme qui voit l'impossible se réaliser, les fleuves remonter vers
leurs sources, la terre culbuter sous le soleil. Et ce que je crie,
c'est la détresse de notre généreuse et noble France, c'est l'effroi de
l'abîme où elle roule.

Nous nous étions imaginé que le procès de Rennes était le cinquième
acte de la terrible tragédie que nous vivons depuis bientôt deux
ans. Toutes les péripéties dangereuses nous semblaient épuisées, on
croyait aller vers un dénouement d'apaisement et de concorde. Après
la douloureuse bataille, la victoire du droit devenait inévitable,
la pièce devait se terminer heureusement par le triomphe classique
de l'innocent. Et voilà que nous nous sommes trompés, une péripétie
nouvelle se déclare, la plus inattendue, la plus affreuse de toutes,
assombrissant encore le drame, le prolongeant et le lançant vers une
fin ignorée, devant laquelle notre raison se trouble et défaille.

Le procès de Rennes n'était décidément que le quatrième acte. Et, grand
Dieu! quel sera donc le cinquième? de quelles douleurs et de quelles
souffrances nouvelles va-t-il donc être fait, à quelle expiation
suprême va-t-il jeter la nation? Car, n'est-ce pas? il est bien certain
que l'innocent ne peut pas être condamné deux fois et qu'un tel
dénouement éteindrait le soleil et soulèverait les peuples!

                   *       *       *       *       *

Ah! ce quatrième acte, ce procès de Rennes, dans quelle agonie morale
je l'ai vécu; au fond de la complète solitude où je m'étais réfugié,
pour disparaître de la scène en bon citoyen, désireux de n'être plus
une occasion de passion et de trouble! Avec quel serrement de cœur
j'attendais les nouvelles, les lettres, les journaux, et quelles
révoltes, quelles douleurs à les lire! Les journées de cet admirable
mois d'août en devenaient noires, et jamais je n'ai senti l'ombre et le
froid d'un deuil si affreux, sous des cieux plus éclatants.

Certes depuis deux ans, les souffrances ne m'ont pas manqué. J'ai
entendu les foules hurler à la mort sur mes talons, j'ai vu passer à
mes pieds un immonde débordement d'outrages et de menaces, j'ai connu
pendant onze mois les désespérances de l'exil. Et il y a eu aussi mes
deux procès, des spectacles lamentables de vilenie et d'iniquité. Mais
que sont mes procès à côté du procès de Rennes? des idylles, des scènes
rafraîchissantes, où fleurit l'espoir. Nous avions bien assisté à des
monstruosités, les poursuites contre le colonel Picquart, l'enquête
sur la Chambre criminelle, la loi de dessaisissement qui en est
résultée. Seulement, tout cela n'est plus qu'enfantillage, l'inévitable
progression a suivi son cours, le procès de Rennes s'épanouit au
sommet, énorme, comme la fleur abominable de tous les fumiers entassés.

On aura vu là le plus extraordinaire ensemble d'attentats contre
la vérité et contre la justice. Une bande de témoins dirigeant les
débats, se concertant chaque soir pour le louche guet-apens du
lendemain, requérant à coups de mensonges au lieu et place du ministère
public, terrorisant et insultant leurs contradicteurs, s'imposant
par l'insolence de leurs galons et de leurs panaches. Un tribunal en
proie à cette invasion des chefs, souffrant visiblement de les voir
en criminelle posture, obéissant à toute une mentalité spéciale,
qu'il faudrait démonter longuement pour juger les juges. Un ministère
public grotesque, reculant les limites de l'imbécillité, laissant aux
historiens de demain un réquisitoire dont le néant stupide et meurtrier
sera une éternelle stupeur, d'une telle cruauté sénile et têtue,
qu'elle apparaît inconsciente, née d'un animal humain inclassé encore.
Une défense qu'on tente d'abord d'assassiner, puis qu'on fait asseoir
chaque fois qu'elle devient gênante, à laquelle on refuse de laisser
apporter la preuve décisive, lorsqu'elle réclame les seuls témoins qui
savent.

Et, pendant un mois, l'abomination a duré devant l'innocent, ce
pitoyable Dreyfus, dont la pauvre loque humaine ferait pleurer les
pierres, et ses anciens camarades sont venus lui donner un coup de pied
encore, et ses anciens chefs sont venus l'écraser de leurs grades, pour
se sauver eux-mêmes du bagne, et il n'y a pas eu un cri de pitié, un
frisson de générosité, dans ces vilaines âmes. Et c'est notre douce
France qui a donné ce spectacle au monde.

Quand on aura publié le compte rendu _in extenso_ du procès de Rennes,
il n'existera pas un monument plus exécrable de l'infamie humaine.
Cela dépasse tout, jamais document plus scélérat n'aura encore été
fourni à l'histoire. L'ignorance, la sottise, la folie, la cruauté,
le mensonge, le crime, s'y étalent avec une impudence telle, que les
générations de demain en frémiront de honte; Il y a là dedans des aveux
de notre bassesse dont l'humanité entière rougira. Et c'est bien cela
qui fait mon épouvante, car pour qu'un tel procès ait pu se produire
dans une nation, pour qu'une nation livre au monde civilisé une telle
consultation sur son état moral et intellectuel, il faut qu'elle
traverse une horrible crise. Est-ce donc la mort prochaine? et quel
bain de bonté, de pureté, d'équité nous sauvera de la boue empoisonnée
où nous agonisons?

                   *       *       *       *       *

Comme je l'écrivais dans ma Lettre au Président de la République,
après le scandaleux acquittement d'Esterhazy, il est impossible qu'un
conseil de guerre défasse ce qu'a fait un conseil de guerre. Cela est
contraire à la discipline. Et l'arrêt du conseil de guerre de Rennes,
dans son embarras jésuitique, cet arrêt qui n'a pas le courage de
dire oui ou non, est la preuve éclatante que la justice militaire est
impuissante à être juste, puisqu'elle n'est pas libre, puisqu'elle se
refuse à l'évidence, jusqu'à condamner de nouveau un innocent, plutôt
que de mettre en doute son infaillibilité. Elle n'apparaît plus que
comme une arme d'exécution, dans la main des chefs. Désormais, elle ne
saurait être qu'une justice expéditive, en temps de guerre. Elle doit
disparaître en temps de paix, du moment qu'elle est incapable d'équité,
de simple logique et de bon sens. Elle-même s'est condamnée.

Songe-t-on à cette situation atroce qui nous est faite, parmi les
nations civilisées? Un premier conseil de guerre, trompé dans son
ignorance des lois, dans sa maladresse à juger, condamne un innocent.
Un second conseil de guerre, qui a pu être trompé encore par le plus
impudent complot de mensonges et de fraudes, acquitte un coupable.
Un troisième conseil de guerre, quand la lumière est faite, quand la
plus haute magistrature du pays veut lui laisser la gloire de réparer
l'erreur, ose nier le plein jour et de nouveau condamne l'innocent.
C'est l'irréparable, le crime suprême a été commis. On n'avait condamné
Jésus qu'une fois. Mais que tout croule, que la France soit en proie
aux factions, que la patrie en feu s'abîme dans les décombres, que
l'armée elle-même y laisse son honneur, plutôt que de confesser que des
camarades se sont trompés et que des chefs ont pu être des menteurs et
des faussaires! L'idée sera crucifiée, le sabre doit rester roi.

Et nous voilà, devant l'Europe, devant le monde, dans cette belle
situation. Le monde entier est convaincu de l'innocence de Dreyfus. Si
un doute était resté chez quelque peuple lointain, l'éclat aveuglant
du procès de Rennes aurait achevé d'y porter la lumière. Toutes les
cours des grandes puissances nos voisines sont renseignées, connaissent
les documents, ont la preuve de l'indignité de trois ou quatre de nos
généraux et de la paralysie honteuse de notre justice militaire. Notre
Sedan moral est perdu, cent fois plus désastreux que l'autre, celui où
il n'y a eu que du sang versé. Et, je le répète, ce qui m'épouvante,
c'est que cette défaite de notre honneur semble irréparable, car
comment casser les jugements de trois conseils de guerre, où
trouverons-nous l'héroïsme de confesser la faute, pour marcher encore
le front haut? Où est le gouvernement de courage et de salut public,
où sont les Chambres qui comprendront, qui agiront, avant l'inévitable
effondrement final?

Le pis est que nous voici arrivés à une échéance de gloire. La France
a voulu fêter son siècle de travail, de science, de luttes pour la
liberté, pour la vérité et la justice. Il n'y a pas eu de siècle d'un
effort plus superbe, on te verra plus tard. Et la France a donné
rendez-vous chez elle à tous les peuples pour glorifier sa victoire, la
liberté conquise, la vérité et la justice promises à la terre. Alors,
dans quelques mois, les peuples vont venir, et ce qu'ils trouveront,
ce sera l'innocent condamné deux fois, la vérité souffletée, la
justice assassinée. Nous sommes tombés dans leur mépris, et ils
viendront godailler chez nous, ils boiront nos vins, ils embrasseront
nos servantes, comme on fait dans l'auberge louche où l'on consent à
s'encanailler. Est-ce possible cela, est-ce que nous allons accepter
que notre Exposition soit le mauvais lieu méprisé où le monde entier
voudra bien faire la fête? Non, non! il nous faut tout de suite le
cinquième acte de la monstrueuse tragédie, dussions-nous y laisser
encore de notre chair. Il nous faut notre honneur, avant que nous
saluions les peuples, dans une France guérie et régénérée.

Ce cinquième acte, il me hante, et je reviens toujours à lui, je le
cherche, je l'imagine. A-t-on remarqué que cette affaire Dreyfus,
ce drame géant qui remue l'univers, semble mis en scène par quelque
dramaturge sublime, désireux d'en faire un chef-d'œuvre incomparable?
Je ne rappelle pas les extraordinaires péripéties qui ont bouleversé
toutes les âmes. A chaque acte nouveau, la passion a grandi, l'horreur
a éclaté plus intense. Dans cette œuvre vivante, c'est le destin qui
a du génie, il est quelque part poussant les personnages, déterminant
les faits, sous la tempête qu'il déchaîne. Et il veut sûrement que le
chef-d'œuvre soit complet, et il nous prépare quelque cinquième acte
surhumain qui refera la France glorieuse, à la tête des nations. Car,
soyez-en convaincus, c'est lui qui a voulu le crime suprême, l'innocent
condamné une deuxième fois. Il fallait que le crime fût commis, pour
la grandeur tragique, pour la beauté souveraine, pour l'expiation
peut-être, qui permettra l'apothéose. Et, maintenant, puisqu'on a
touché le fond de l'horreur, j'attends le cinquième acte qui terminera
le drame, en nous délivrant, en nous refaisant une santé et une
jeunesse nouvelles.

                   *       *       *       *       *

Mon épouvante, je la dirai nettement aujourd'hui. Elle a toujours
été, comme je l'ai laissé entendre, à diverses reprises, que la
vérité, la preuve décisive, accablante, ne nous vienne de l'Allemagne.
L'heure n'est plus de faire le silence sur ce mortel danger. Trop de
lumière rayonne, il faut envisager courageusement le cas où ce serait
l'Allemagne qui, dans un coup de tonnerre, apporterait le cinquième
acte.

Voici ma confession. Avant mon procès, dans le courant de janvier 1898,
je sus de la façon la plus certaine qu'Esterhazy était «le traître»,
qu'il avait fourni à M. de Schwartzkoppen un nombre considérable de
documents, que beaucoup de ces documents étaient de son écriture, et
que la collection complète se trouvait à Berlin, au ministère de la
guerre. Je ne fais point métier d'être patriote, mais j'avoue que les
certitudes qui me furent données me bouleversèrent; et, depuis ce
temps, mon angoisse de bon Français n'a point cessé, j'ai vécu dans la
terreur que l'Allemagne, notre ennemie de demain peut-être, ne nous
souffletât avec les preuves qui sont en sa possession.

Eh quoi! le conseil de guerre de 1894 condamne Dreyfus innocent, le
conseil de guerre de 1898 acquitte Esterhazy coupable, et notre ennemie
détient les preuves de la double erreur de notre justice militaire,
et tranquillement la France s'entête dans cette erreur, accepte
l'effroyable danger dont elle est menacée! On dit que l'Allemagne ne
peut user de documents qu'elle tient de l'espionnage. Qu'en sait-on?
Que la guerre éclate demain, ne commencera-t-elle pas peut-être par
perdre notre armée d'honneur devant l'Europe, en publiant les pièces,
en montrant l'iniquité abominable où se sont obstinés certains chefs?
Est-ce qu'une telle pensée est tolérable, est-ce que la France jouira
d'un instant de repos, tant qu'elle saura aux mains de l'étranger
les preuves de son déshonneur? Moi, je n'en ai plus dormi, je le dis
simplement.

Alors, avec Labori, j'ai décidé de citer comme témoins les attachés
militaires étrangers, nous doutant bien que nous ne les amènerions
pas à la barre, mais voulant faire entendre au gouvernement que nous
savions la vérité, espérant qu'il agirait. On a fait la sourde oreille,
on a plaisanté, laissant l'arme aux mains de l'Allemagne. Et les choses
sont restées en l'état, jusqu'au procès de Rennes. Dès ma rentrée en
France, j'ai couru chez Labori, j'ai insisté désespérément pour que
des démarches fussent faites auprès du ministère en lui signalant la
terrifiante situation, en lui demandant s'il n'allait pas intervenir,
afin qu'on nous donnât les documents, grâce à son entremise. Certes,
rien n'était plus délicat, puis il y avait ce malheureux Dreyfus qu'on
voulait sauver, de sorte qu'on était prêt à toutes les concessions, par
crainte d'irriter l'opinion publique affolée. D'ailleurs, si le conseil
de guerre acquittait Dreyfus, il ôtait par là même tout virus nuisible
aux documents, il brisait entre les mains de l'Allemagne l'arme dont
elle pourrait se servir. Dreyfus acquitté, c'était l'erreur reconnue,
réparée. L'honneur redevenait sauf.

Et mon tourment patriotique a recommencé, plus intolérable, lorsque
j'ai senti qu'un conseil de guerre allait aggraver le péril, en
condamnant de nouveau l'innocent, celui dont la publication des
documents de Berlin criera un jour l'innocence. C'est pourquoi je n'ai
cessé d'agir, suppliant Labori de réclamer les documents, de citer
en témoignage M. de Schwartzkoppen, qui seul peut faire la pleine
lumière. Et le jour où Labori, ce héros frappé d'une balle sur le
champ de bataille, a profité d'une occasion que lui offraient les
accusateurs, en poussant à la barre un étranger indigne, le jour où
il s'est levé pour demander qu'on entendît l'homme dont un mot devait
terminer l'affaire, il a rempli tout son devoir, il a été la voix
héroïque que rien ne fera taire, dont la demande survit au procès; et
doit fatalement, à l'heure voulue, le recommencer pour le finir par la
seule solution possible, l'acquittement de l'innocent. La demande des
documents est posée, je défie que les documents ne soient pas produits.

Voyez dans quel péril accru, intolérable, nous a mis le président du
conseil de guerre de Rennes, en usant de son pouvoir discrétionnaire
pour empêcher la production des documents. Rien de plus brutal, pas
de porte plus volontairement fermée à la vérité. «Nous ne voulons pas
qu'on nous apporte l'évidence, car nous voulons condamner.» Et un
troisième conseil de guerre s'est joint aux deux autres, dans l'erreur
aveugle, de sorte que le démenti venu de l'Allemagne frapperait
maintenant trois sentences iniques. N'est-ce pas de la démence pure,
n'est-ce pas à crier de révolte et d'inquiétude?

Le ministère que ses agents ont trahi, qui a eu la faiblesse de laisser
les grands enfants de mentalité obscure jouer avec les allumettes et
les couteaux, le ministère qui a oublié que gouverner c'est prévoir,
n'a qu'à se hâter d'agir, s'il ne veut pas abandonner au bon plaisir,
de l'Allemagne le cinquième acte, le dénouement devant lequel tout
Français devrait trembler. C'est lui, le gouvernement, qui a la charge
de jouer ce cinquième acte au plus tôt, pour empêcher qu'il ne nous
vienne de l'étranger. Il peut se procurer les documents, la diplomatie
a résolu des difficultés plus grandes. Le jour où il saura demander les
documents énumérés au bordereau, on les lui donnera. Et ce sera là le
fait nouveau, qui nécessitera une seconde révision devant la Cour de
cassation, instruite cette fois, je l'espère, et cassant sans renvoi,
dans la plénitude de sa souveraine magistrature.

                   *       *       *       *       *

Mais, si le gouvernement reculait encore, les défenseurs de la vérité
et de la justice feront le nécessaire. Pas un de nous ne désertera son
poste. La preuve, la preuve invincible, nous finirons bien par l'avoir.

Le 23 novembre, nous serons à Versailles. Mon procès recommencera,
puisqu'on veut qu'il recommence dans toute son ampleur. Si d'ici là
justice n'est pas faite, nous aiderons encore à la faire. Mon cher, mon
vaillant Labori, dont l'honneur n'a fait que grandir, prononcera donc à
Versailles la plaidoirie qu'il n'a pu prononcer à Rennes; et c'est bien
simple, rien ne sera perdu. Moi, je ne le ferai pas taire. Il n'aura
qu'à dire la vérité, sans craindre de me nuire, car je suis prêt à la
payer de ma liberté et de mon sang.

Devant la cour d'assises de la Seine, j'ai juré l'innocence de Dreyfus.
Je la jure devant le monde entier, qui maintenant la crie avec moi. Et
je le répète, la vérité est en marche, rien ne l'arrêtera. A Rennes,
elle vient de faire un pas de géant. Je n'ai plus que l'épouvante de
la voir arriver, dans un coup de foudre de la Némésis vengeresse,
saccageant la patrie, si nous ne nous hâtons pas de la faire resplendir
nous-mêmes, sous notre clair soleil de France.


                                LETTRE

                        A MADAME ALFRED DREYFUS


Ces pages ont paru dans _l'Aurore_, le 29 septembre 1899.

Je les écrivis, lorsque M. le président Loubet eut signé la grâce
d'Alfred Dreyfus, le 19 septembre, et que l'innocent, condamné deux
fois, fut rendu aux siens. J'étais décidé à garder le silence, tant que
mon procès ne serait pas revenu devant la Cour d'assises de Versailles;
et là seulement j'aurais parlé. Mais il était des circonstances où je
ne pouvais rester muet.


                    LETTRE A MADAME ALFRED DREYFUS


    Madame,

On vous rend l'innocent, le martyr, on rend à sa femme, à son fils, à
sa fille, le mari et le père, et ma première pensée va vers la famille
réunie enfin, consolée, heureuse. Quel que soit encore mon deuil
de citoyen, malgré la douleur indignée, la révolte où continuent à
s'angoisser les âmes justes, je vis avec vous cette minute délicieuse,
trempée de bonnes larmes, la minute où vous avez serré dans vos bras le
mort ressuscité, sorti vivant et libre du tombeau. Et, quand même, ce
jour est un grand jour de victoire et de fête.

Je m'imagine la première soirée, sous la lampe, dans l'intimité
familiale, lorsque les portes sont fermées et que toutes les
abominations de la rue meurent au seuil domestique. Les deux enfants
sont là, le père est revenu du lointain voyage, si long, si obscur. Ils
le baisent, ils attendent de lui le récit qu'il leur fera plus tard.
Et quelle paix confiante, quel espoir d'un avenir réparateur, tandis
que la mère s'empresse doucement, ayant encore, après tant d'héroïsme,
une tâche héroïque à remplir, celle d'achever par ses soins et par sa
tendresse le salut du crucifié, du pauvre être qu'on lui rend. Une
douceur endort la maison close, une infinie bonté baigne de toutes
parts la chambre discrète où sourit la famille, et nous sommes là
dans l'ombre, muets, récompensés, nous tous qui avons voulu cela, qui
luttons depuis tant de mois pour cette minute de bonheur.

Quant à moi, je le confesse, mon œuvre n'a été d'abord qu'une œuvre de
solidarité humaine, de pitié et d'amour. Un innocent souffrait le plus
effroyable des supplices, je n'ai vu que cela, je ne me suis mis en
campagne que pour le délivrer de ses maux. Dès que son innocence me fut
prouvée, il y eut en moi une hantise affreuse, cette pensée de tout ce
que le misérable avait souffert, de tout ce qu'il souffrait encore dans
le cachot muré où il agonisait, sous la fatalité monstrueuse dont il ne
pouvait même déchiffrer l'énigme. Quelle tempête sous ce crâne, quelle
attente dévorante, ramenée par chaque aurore! Et je n'ai plus vécu, et
mon courage n'a été fait que de ma pitié, et mon but unique a été de
mettre fin à la torture, de soulever la pierre pour que le supplicié
revînt à la clarté du jour, fût rendu aux siens, qui panseraient ses
plaies.

Affaire de sentiment, comme disent les politiques, avec un léger
haussement d'épaules. Mon Dieu! oui, mon cœur seul était pris,
j'allais au secours d'un homme en détresse, fût-il juif, catholique ou
mahométan. Je croyais alors à une simple erreur judiciaire, j'ignorais
la grandeur du crime qui tenait cet homme enchaîné, écrasé au fond de
la fosse scélérate, où l'on guettait son agonie. Aussi étais-je sans
colère contre les coupables, inconnus encore. Simple écrivain, arraché
par la compassion à sa besogne coutumière, je ne poursuivais aucun but
politique, je ne travaillais pour aucun parti. Mon parti, à moi, dès ce
début de la campagne, ce n'était que l'humanité à servir.

Et ce que je compris, ensuite, ce fut la terrible difficulté de notre
tâche. A mesure que la bataille se déroulait, s'étendait, je sentais
que la délivrance de l'innocent demanderait des efforts surhumains.
Toutes les puissances sociales se liguaient contre nous, et nous
n'avions pour nous que la force de la vérité. Il nous faudrait faire
un miracle, pour ressusciter l'enseveli. Que de fois, pendant ces deux
cruelles années, j'ai désespéré de l'avoir, de le rendre vivant à sa
famille! Il était toujours là-bas, dans sa tombe, et nous avions beau
nous mettre à cent, à mille, à vingt mille, la pierre était si lourde
des iniquités entassées, que je craignais de voir nos bras s'user,
avant le suprême effort. Jamais, jamais plus! Peut-être un jour, dans
longtemps, ferions-nous la vérité, obtiendrions-nous la justice. Mais
lui, le malheureux serait mort, jamais sa femme, jamais ses enfants ne
lui auraient donné le baiser triomphant du retour.

Aujourd'hui, madame, voilà que nous avons fait le miracle. Deux années
de luttes géantes ont réalisé l'impossible, notre rêve est accompli,
puisque le supplicié est descendu de sa croix, puisque l'innocent
est libre, puisque votre mari vous est rendu. Il ne souffrira plus,
la souffrance de nos cœurs est donc finie, l'image intolérable cesse
de troubler notre sommeil. Et c'est pourquoi, je le répète, c'est
aujourd'hui jour de grande fête, de grande victoire. Discrètement, tous
nos cœurs communient avec le vôtre, il n'est pas une femme, pas une
mère, qui n'ait senti son cœur se fondre, en songeant à cette première
soirée intime, sous la lampe, dans l'affectueuse émotion du monde
entier, dont la sympathie vous entoure.

                   *       *       *       *       *

Sans doute, madame, cette grâce est amère. Est-il possible qu'une telle
torture morale soit imposée après tant de tortures physiques? et quelle
révolte à se dire qu'on obtient de la pitié ce qu'on ne devrait tenir
que de la justice!

Le pis est que tout semble avoir été concerté pour aboutir à cette
iniquité dernière. Les juges ont voulu cela, frapper encore l'innocent,
pour sauver les coupables, quittes à se réfugier dans l'hypocrisie
affreuse d'une apparence de miséricorde. «Tu veux l'honneur, nous ne te
ferons que l'aumône de la liberté, pour que ton déshonneur légal couvre
les crimes de tes bourreaux.» Et il n'est pas, dans la longue série
des ignominies commises, un attentat plus abominable contre la dignité
humaine. Cela dépasse tout, faire mentir la divine pitié, en faire
l'instrument du mensonge, en souffleter l'innocence pour que le meurtre
se promène au soleil, galonné et empanaché!

Et quelle tristesse, en outre, que le gouvernement d'un grand pays se
résigne, par une faiblesse désastreuse, à être miséricordieux, quand
il devrait être juste! Trembler devant l'arrogance d'une faction,
croire qu'on va faire de l'apaisement avec de l'iniquité, rêver je
ne sais quelle embrassade menteuse et empoisonnée, est le comble de
l'aveuglement volontaire. Est-ce que le gouvernement, au lendemain
de l'arrêt scandaleux de Rennes, ne devait pas le déférer à la
Cour de cassation, cette juridiction suprême qu'il bafoue d'une si
insolente façon? Est-ce que le salut du pays n'était pas dans cet acte
d'énergie nécessaire, qui sauvait notre honneur aux yeux du monde,
qui rétablissait chez nous le règne de la loi? Il n'y a d'apaisement
définitif que dans la justice, toute lâcheté ne sera qu'une cause
de fièvre nouvelle, et ce qui nous a manqué jusqu'ici, c'est un
gouvernement de bravoure qui veuille bien aller jusqu'au bout de son
devoir, pour remettre dans le droit chemin la nation égarée, affolée de
mensonges.

Mais notre déchéance est telle, que nous en sommes réduits à féliciter
le gouvernement de s'être montré pitoyable. Il a osé être bon, grand
Dieu! Quelle audace folle, quelle extraordinaire vaillance, qui
l'expose aux morsures des fauves, dont les bandes sauvages, sorties
de la forêt ancestrale, rôdent parmi nous! Être bon quand on ne peut
peut pas être fort, c'est déjà méritoire. Et, d'ailleurs, madame, cette
réhabilitation qui aurait dû être immédiate, pour la juste gloire du
pays lui-même, votre mari peut l'attendre, le front haut, car il n'est
pas d'innocent qui soit plus innocent, devant tous les peuples de la
terre.

Votre mari, ah! madame, laissez-moi vous dire quelle est pour lui notre
admiration, notre vénération, notre culte. Il a tant souffert, et sans
cause, sous l'assaut de l'imbécillité, de la méchanceté humaines, que
nous voudrions panser d'une tendresse chacune de ses plaies. Nous
sentons bien que la réparation est impossible, que jamais la société ne
pourra payer sa dette envers le martyr, tenaillé avec une obstination
si atroce, et c'est pourquoi nous lui élevons un autel dans nos cœurs,
n'ayant à lui donner rien de plus pur ni de plus précieux que ce culte
de fraternité émue. Il est devenu un héros, plus grand que les autres
parce qu'il a plus souffert. La douleur injuste l'a sacré, il est
entré, auguste, épuré désormais, dans ce temple de l'avenir, où sont
les dieux, ceux dont les images touchent les cœurs, y font pousser
une éternelle floraison de bonté. Les lettres impérissables qu'il
vous a écrites, madame, resteront comme le plus beau cri d'innocence
torturée qui soit sorti d'une âme. Et si, jusqu'ici, aucun homme n'a
été foudroyé par un destin plus tragique, il n'en est pas qui soit
aujourd'hui monté plus haut dans le respect et dans l'amour des hommes.

Puis, comme si ses bourreaux l'avaient voulu grandir encore, voilà
qu'ils lui ont imposé la torture suprême du procès de Rennes. Devant
ce martyr décloué de sa croix, épuisé, ne se soutenant plus que par la
force morale, ils ont défilé sauvagement, bassement, le couvrant de
crachats, le lardant à coups de couteau, versant sur ses plaies le fiel
et le vinaigre. Et lui, le stoïcien, il s'est montré admirable, sans
une plainte, d'un courage hautain, d'une tranquille certitude dans la
vérité, qui feront plus tard l'étonnement des générations. Le spectacle
a été si beau, si poignant, que l'arrêt d'iniquité a soulevé les
peuples, après ces monstrueux débats d'un mois, dont chaque audience
criait plus haut l'innocence de l'accusé. Le destin s'accomplissait,
l'innocent passait dieu, pour qu'un exemple inoubliable fût donné au
monde.

Ici, madame, nous arrivons au sommet. Il n'est pas de gloire, il n'est
pas d'exaltation plus haute. Une réhabilitation légale, une formule
d'innocence juridique, on serait presque tenté de se demander à quoi
bon, puisqu'on ne trouverait pas un honnête homme dans l'univers qui ne
soit dès aujourd'hui convaincu de cette innocence. Et, cet innocent, le
voilà devenu le symbole de la solidarité humaine, d'un bout à l'autre
de la terre. Lorsque la religion du Christ avait mis quatre siècles à
se formuler, à conquérir quelques nations, la religion de l'innocent,
condamné deux fois, a fait, d'un coup, le tour du monde, réunissant
dans une immense humanité toutes les nations civilisées. Je cherche,
au cours de l'histoire, un pareil mouvement de fraternité universelle,
et je ne le trouve pas. L'innocent condamné deux fois a plus fait pour
la fraternité des peuples, pour l'idée de solidarité et de justice,
que cent ans de discussions philosophiques, de théories humanitaires.
Pour la première fois, dans les temps, l'humanité, entière a eu un cri
de libération, une révolte d'équité et de générosité, comme si elle ne
formait plus qu'un peuple, le peuple unique et fraternel rêvé par les
poètes.

Et qu'il soit donc honoré, qu'il soit vénéré, l'homme élu par la
souffrance, en qui la communion universelle vient de se faire!

                   *       *       *       *       *

Il peut dormir tranquille et confiant, madame, dans le doux refuge,
familial, réchauffé par vos mains pieuses. Et comptez sur nous, pour
sa glorification. C'est nous, les poètes, qui donnons la gloire, et
nous lui ferons la part si belle que pas un homme de notre âge ne
laissera un souvenir si poignant. Déjà bien des livres sont écrits
en son honneur, toute une bibliothèque s'est multipliée pour prouver
son innocence, pour exalter son martyre. Tandis que, du côté de ses
bourreaux, on compte les rares documents écrits, volumes et brochures,
les amants de la vérité et de la justice n'ont cessé et ne cesseront
de contribuer à l'histoire, de publier les pièces innombrables de
l'immense enquête, qui permettra un jour de fixer définitivement
les faits. C'est le verdict de demain qui se prépare, et celui-là
sera l'acquittement triomphal, la réparation éclatante, toutes les
générations à genoux, et demandant, à la mémoire du supplicié glorieux,
le pardon du crime de leurs pères.

Et c'est nous encore, madame, c'est nous, les poètes, qui clouons les
coupables à l'éternel pilori. Ceux que nous condamnons, les générations
les méprisent et les huent. Il est des noms criminels qui, frappés
par nous d'infamie, ne sont plus que des épaves immondes dans la
suite des âges. La justice immanente s'est réservé ce châtiment, elle
a chargé les poètes de léguer à l'exécration des siècles ceux dont
la malfaisance sociale, dont les crimes trop grands échappent aux
tribunaux ordinaires. Je sais bien que, pour ces âmes basses, pour
ces jouisseurs d'un jour, c'est là un châtiment lointain dont ils
se moquent. L'insolence immédiate leur suffit. Triompher à coups de
bottes, c'est le succès brutal qui contente leur faim grossière. Et
qu'importe le lendemain de la tombe, qu'importe l'infamie, si l'on
n'est plus là pour en rougir! L'explication du honteux spectacle
qui nous a été donné, est dans cette bassesse d'âme: les effrontés
mensonges, les fraudes les plus avérées, les impudences éclatantes,
tout ce qui ne saurait durer qu'une heure et qui doit précipiter
la ruine des coupables. Ils n'ont donc pas de descendance, ils ne
craignent donc pas que la rougeur de la honte ne remonte plus tard sur
les joues de leurs enfants et de leurs petits-enfants?

Ah! les pauvres fous! Ils ne semblent pas même se douter que ce
pilori, où nous clouerons leurs noms, ce sont eux qui l'ont dressé.
Je veux croire qu'il y a là des crânes obtus, dont un milieu spécial,
un esprit professionnel ont amené la déformation. Ainsi, ces juges de
Rennes, qui recondamnent l'innocent, pour sauver l'honneur de l'armée,
peut-on imaginer quelque chose de plus sot? L'armée, ah! ils l'ont
bien servie, en la compromettant dans cette inique aventure. Toujours
le but grossier, immédiat, sans aucune prévoyance du lendemain. Il
fallait sauver les quelques chefs coupables, quitte à ce que ce fût un
véritable suicide des conseils de guerre, une suspicion jetée sur le
haut commandement, solidaire désormais. Et c'est là, d'ailleurs, un de
leurs crimes encore, d'avoir déshonoré l'armée, de s'être faits les
ouvriers de plus de désordre et de plus de colère, à ce point que, si
le gouvernement a gracié l'innocence, il a sans doute cédé au besoin
urgent de réparer la faute, en se croyant réduit à ce déni de justice
pour faire un peu d'apaisement.

Mais il faut oublier, madame, il faut surtout mépriser. C'est un grand
soutien dans la vie que de mépriser les vilenies et les outrages. Je
m'en suis toujours bien trouvé. Voici quarante ans que je travaille,
quarante ans que je me tiens debout par le mépris des injures que m'a
values chacune de mes œuvres. Et, depuis deux ans que nous nous battons
pour la vérité et la justice, l'ignoble flot a tellement grossi autour
de nous, que nous en sortons cuirassés à jamais, invulnérables aux
blessures. Pour mon compte, il est des feuilles immondes, des hommes de
boue, que j'ai rayés de ma vie. Ils ne sont plus, je passe leurs noms
quand ils me tombent sous les yeux, je saute jusqu'aux extraits qu'on
peut citer de leurs écrits. C'est de l'hygiène, simplement. J'ignore
s'ils continuent, mon mépris les a chassés de ma pensée, en attendant
que l'égout les prenne tout entiers.

Et c'est l'oubli dédaigneux de tant d'injures atroces, que je conseille
à l'innocent. Il est si à part, si haut, qu'il ne doit plus en être
atteint. Qu'il revive à votre bras, sous le clair soleil, loin des
foules ameutées, n'entendant plus que le concert des sympathies
universelles qui montent vers lui! Paix au martyrisé qui a tant besoin
de repos, et qu'il n'y ait plus autour de lui, dans la retraite où vous
allez l'aimer et le guérir, que la caresse émue des êtres et des choses!

                   *       *       *       *       *

Nous autres, madame, nous allons continuer la lutte, nous battre demain
pour la justice aussi âprement qu'hier. Il nous faut la réhabilitation
de l'innocent, moins pour le réhabiliter, lui qui a tant de gloire,
que pour réhabiliter la France, qui mourrait sûrement de cet excès
d'iniquité.

Réhabiliter la France aux yeux des nations, le jour où elle cassera
l'arrêt infâme, tel va être notre effort de chaque heure. Un grand
pays ne peut pas vivre sans justice, et le nôtre restera en deuil,
tant qu'il n'aura pas effacé la souillure, ce soufflet à sa plus
haute juridiction, ce refus du droit qui atteint chaque citoyen. Le
lien social est dénoué, tout croule, dès que la garantie des lois
n'existe plus. Et il y a eu, dans ce refus du droit, une telle carrure
d'insolence, une bravade si impudente, que nous n'avons pas même la
ressource de faire le silence sur le désastre, d'enterrer le cadavre
secrètement, pour ne pas rougir devant nos voisins. Le monde entier a
vu, a entendu, et c'est devant le monde entier que la réparation doit
avoir lieu, retentissante comme a été la faute.

Vouloir une France sans honneur, une France isolée, méprisée, est un
rêve criminel. Sans doute les étrangers viendront à notre Exposition,
je n'ai jamais douté qu'ils n'envahissent Paris, l'été prochain,
comme on court à la fête foraine, dans l'éclat des lampes et dans le
vacarme des musiques. Mais est-ce que cela doit suffire à notre fierté?
Est-ce que nous ne devons pas tenir autant à l'estime qu'à l'argent
de ces visiteurs venus des quatre coins du globe? Nous fêtons notre
industrie, nos sciences, nos arts, nous exposons nos travaux du siècle.
Oserons-nous exposer notre justice? Et je vois encore cette caricature
étrangère, l'île du Diable, reconstituée, montrée au Champ de Mars.
Pour moi, la honte me brûle, je ne comprends pas que l'Exposition
puisse être ouverte, sans que la France ait repris son rang de juste
nation. Que l'innocent soit réhabilité, et seulement alors la France
sera réhabilitée avec lui.

Mais je le dis encore en terminant, madame, vous pouvez vous en
remettre aux bons citoyens qui ont fait rendre la liberté à votre mari
et qui lui feront rendre l'honneur. Pas un ne désertera le combat,
ils savent qu'ils luttent pour le pays en luttant pour la justice.
L'admirable frère de l'innocent leur donnera de nouveau l'exemple du
courage et de la sagesse. Et, puisque nous n'avons pu, d'un coup, vous
rendre l'être aimé, libre et lavé de l'accusation mensongère, nous
ne vous demandons qu'un peu de patience encore, nous espérons bien
que vos enfants n'ont plus beaucoup à grandir avant que leur nom soit
légalement pur de toute tache.

Ces chers enfants, ma pensée aujourd'hui retourne invinciblement vers
eux, et je les vois aux bras de leur père. Je sais avec quel soin
jaloux, par quel miracle de délicatesse, vous les avez tenus dans une
complète ignorance. Ils croyaient leur père en voyage; puis, leur
intelligence avait fini par s'éveiller, ils devenaient exigeants,
questionnaient, voulaient des explications à une si longue absence.
Que leur dire, lorsque le martyr était encore là-bas, dans la tombe
scélérate, lorsque la preuve de son innocence n'était faite que pour
quelques rares croyants? Votre cœur a dû se briser affreusement.
Mais, dans ces dernières semaines, lorsque son innocence a éclaté
pour tous, d'un flamboiement de soleil, j'aurais voulu que vous les
prissiez tous les deux par la main, et que vous les conduisiez à cette
prison de Rennes, pour qu'ils eussent à jamais dans leur mémoire leur
père retrouvé là, en plein héroïsme. Et vous leur auriez dit ce qu'il
avait souffert, injustement, quelle grandeur morale était la sienne,
de quelle tendresse passionnée ils devaient l'aimer, pour lui faire
oublier l'iniquité des hommes. Leurs petites âmes se seraient trempées
à ce bain de mâle vertu.

D'ailleurs, il n'est pas trop tard. Un soir, sous la lampe familiale,
dans la paix émue du foyer domestique, le père les prendra, les assoira
sur ses genoux, et il leur dira toute la tragique histoire. Il faut
qu'ils sachent, pour qu'ils le respectent, pour qu'ils l'adorent,
comme il mérite de l'être. Quand il aura parlé, ils sauront qu'il n'y
a pas au monde un héros plus acclamé, un martyr dont la souffrance
ait bouleversé plus profondément les cœurs. Et ils seront très fiers
de lui, ils porteront son nom avec gloire, comme le nom d'un brave et
d'un stoïque qui s'est épuré jusqu'au sublime, sous le plus effroyable
destin que la scélératesse et la lâcheté humaines aient laissé
s'accomplir. Un jour, ce n'est ni le fils ni la fille de l'innocent, ce
sont les enfants des bourreaux qui auront à rougir, dans l'exécration
universelle.

Veuillez agréer, madame, l'assurance de mon profond respect.


                            LETTRE AU SÉNAT


Ces pages ont paru dans _l'Aurore_, le 29 mai 1900.

Huit mois s'étaient de nouveau écoulés, entre le précédent article et
celui-ci. L'Exposition universelle avait ouvert ses portes le 15 avril
1900, on se trouvait en pleine trêve. Et mon procès de Versailles
était remis régulièrement de session en session. Tous les trois mois,
on m'assignait, afin que la prescription ne fût pas acquise; et, le
lendemain, je recevais un autre papier, me prévenant de n'avoir pas à
me déranger. Il en était de même pour mon affaire des trois experts,
les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qu'on renvoyait de mois en
mois, indéfiniment.--Il a fallu près de quinze mois, après la grâce
d'Alfred Dreyfus, pour mûrir le monstre, la loi d'amnistie, la loi
scélérate.


                            LETTRE AU SÉNAT


    Messieurs les Sénateurs,

Le jour où, la mort dans l'âme, vous avez voté la loi dite de
dessaisissement, vous avez commis une première faute. Vous, les
gardiens de la loi, vous avez permis un attentat à la loi, en enlevant
un accusé à ses juges naturels, soupçonnés d'être des juges intègres.
Et c'était déjà sous la pression gouvernementale que vous cédiez, au
nom du bien public, pour obtenir l'apaisement qu'on vous promettait, si
vous consentiez à trahir la justice.

L'apaisement! Souvenez-vous qu'au lendemain de l'arrêt de la Cour de
cassation, toutes Chambres réunies, l'agitation a repris plus violente,
plus meurtrière. Vous vous étiez déshonorés en pure perte, du moment
que votre loi de circonstance, dont on attendait l'injustice désirée,
tournait au triomphe de l'innocent. Et souvenez-vous qu'il s'est trouvé
un tribunal militaire pour consommer quand même la suprême iniquité,
soufflet à notre plus haute magistrature, dont la conscience nationale
aura à rougir, tant que l'outrage n'aura pas été réparé.

Aujourd'hui, on vous demande de commettre une seconde faute, la
dernière, la plus maladroite et la plus dangereuse. Ce n'est plus d'une
loi de dessaisissement qu'il s'agit, c'est d'une loi d'étranglement.
Vous n'aviez fait que changer les juges, vous êtes sollicités cette
fois de dire qu'il n'y a plus de juges. Après avoir accepté la vilaine
besogne d'adultérer la justice, vous voilà chargés de déclarer la
justice en faillite. Et, de nouveau, on vous met sur la gorge la
nécessité politique, on vous arrache votre vote au nom du salut de la
patrie, on vous affirme que, seule, votre mauvaise action peut nous
donner l'apaisement.

L'apaisement! Il ne saurait être que dans la vérité et dans la justice.
Vous ne l'obtiendrez pas plus en supprimant les juges que vous de
l'avez obtenu en les changeant. Vous l'obtiendrez moins encore, car
vous aggravez la décomposition sociale, vous jetez le pays à plus de
mensonge et à plus de haine. Et, lorsque apparaîtra la misère de cet
expédient d'une heure, lorsque tant d'ordures enterrées achèveront
d'empoisonner et d'affoler la nation, c'est vous qui serez les
responsables, les coupables, les mandataires dont l'histoire dira la
criminelle faiblesse.

                   *       *       *       *       *

Il y a plus de deux mois déjà, messieurs les Sénateurs, lorsque j'ai
demandé à être entendu par votre Commission, mon désir était surtout
de protester devant elle contre le projet d'amnistie dont on nous
menaçait. Cette protestation, je n'écris aujourd'hui cette lettre que
pour la renouveler avec plus d'énergie encore, à la veille du jour
où vous allez être appelés à discuter cette loi d'amnistie, que je
considère à mon point de vue personnel comme un déni de justice, et au
point de vue de notre honneur national comme une tache ineffaçable.

Ce que j'ai dit devant votre Commission, ai-je besoin de vous le
répéter ici? On finit par éprouver quelque fatigue et quelque honte
à redire sans cesse les mêmes choses. C'est une histoire que sait le
monde entier, qu'il a jugée depuis longtemps, au sujet de laquelle des
Français seuls peuvent continuer à se battre, dans le coup de démence
des passions politiques et religieuses! J'ai dit qu'après m'avoir
brutalement fermé la bouche à Paris, par l'impudent «La question ne
sera pas posée», et qu'après avoir voulu, à Versailles «serrer la vis
à Labori», il était vraiment monstrueux de me refuser le procès que
j'ai voulu, les juges que j'ai payés à l'avance de tant d'outrages, de
tant de tourments et de près d'une année d'exil, pour l'unique triomphe
de la vérité. J'ai dit que jamais amnistie plus extravagante ni plus
inquiétante n'aura bafoué le droit, car on n'a jamais amnistié à la
fois que des délits et des crimes du même ordre, en faveur de condamnés
subissant déjà leur peine, tandis qu'il s'agit ici d'amnistier le plus
étrange mélange d'actes différents, commis dans des ordres divers, dont
plusieurs n'ont pas même encore été soumis aux tribunaux. Et j'ai dit
que l'amnistie était faite contre nous, contre les défenseurs du droit,
pour sauver les véritables criminels, en nous fermant la bouche par
une clémence hypocrite et injurieuse, en mettant dans le même sac les
honnêtes gens et les coquins, suprême équivoque qui achèvera de pourrir
la conscience nationale.

D'ailleurs, je n'ai pas été le seul à dire ces choses, ce jour-là. Le
colonel Picquart et M. Joseph Reinach avaient voulu, comme moi, être
entendus par votre Commission. Et cette dernière a donc eu l'édifiant
spectacle de trois hommes dont les cas sont absolument différents, et
dont on entend se débarrasser par le même moyen expéditif du déni de
justice. Ils ne se connaissaient pas avant l'Affaire, ils sont venus
de trois mondes opposés, ils se trouvent l'un sous la seule menace
d'une action devant un conseil de guerre, l'autre avec un procès en
cours devant les assises, le troisième condamné par défaut à trois
mille francs d'amende et à un an de prison. N'importe, on confond leurs
cas, on les jette à la même solution bâtarde, sans se soucier de la
situation atroce où on les laisse, de leur vie brisée, des accusations
dont ils ne pourront se laver, des preuves de leur bonne foi qu'ils ne
pourront apporter. On achève de les salir en les renvoyant dos à dos
avec des bandits, par une comédie infâme qui entend donner une couleur
de magnanimité patriotique à une mesure d'iniquité et de lâcheté
universelles. Et vous ne voulez pas que ces trois hommes protestent
de toute leur douleur de citoyens lésés dans leurs intérêts et dans
leur amour de la grande France, dont ils n'ont cru être que les dignes
enfants! Certes, je proteste encore, et je sais bien que le colonel
Picquart et M. Joseph Reinach protestent ici avec moi, comme ils l'ont
fait le jour où nous avons déposé devant votre Commission.

Mais, ces choses, messieurs les Sénateurs, tout le monde les sait,
vous les savez vous-mêmes mieux que personne, étant dans la coulisse
politique où la monstrueuse aventure s'est cuisinée. Votre Commission
les savait, ce qui explique l'angoisse juridique où elle s'est
longtemps débattue, la répugnance qu'elle éprouvait à patronner un
projet indigne, répugnance dont la pression gouvernementale, dans les
circonstances que vous connaissez, a pu seule avoir raison. Vous-mêmes,
j'en suis certain, vous convenez tout bas que jamais on ne vit pareil
amas de turpitudes, de mensonges et de crimes, d'illégalités flagrantes
et de dénis de justice. C'est même l'épouvantable entassement des
attentats et des hontes qui vous terrifie. Comment nettoyer le pays
de tout cela? Comment faire rendre la justice à chacun, sans que la
France du passé en soit ruinée, jusque dans ses vieilles fondations,
et sans être obligé de reconstruire enfin la jeune et glorieuse France
de demain? Et les pensées lâches naissent dans les esprits les plus
fermes, il y a trop de cadavres, on va creuser un trou pour les enfouir
à la hâte, avec l'espoir qu'on n'en parlera plus quand on ne les verra
plus, quitte à ce que leur décomposition perce la mince couche de terre
qui les recouvre, et fasse bientôt crever de la peste le pays tout
entier.

C'est bien cela, n'est-ce pas? et nous sommes d'accord sur ce point
que le mal, monté des profondeurs cachées du corps social, révélé au
plein jour, est effroyable. Et nous ne différons que sur la manière de
tenter la guérison. Vous, hommes de gouvernement, vous enterrez, vous
paraissez croire que ce qu'on ne voit plus n'existe plus; tandis que
nous autres, simples citoyens, nous voudrions purifier tout de suite,
brûler les éléments pourris, en finir avec les ferments de destruction,
pour que le corps tout entier retrouve la santé et la force.

Et l'avenir dira qui avait raison.

                   *       *       *       *       *

L'histoire est fort simple, messieurs les Sénateurs, mais il n'est pas
inutile de la résumer ici.

Au début, dans l'affaire Dreyfus, il n'y a eu qu'une question de
justice, l'erreur judiciaire dont quelques citoyens, de cœur plus
juste, plus tendre que les autres sans doute, ont voulu la réparation.
Personnellement, je n'y ai pas vu d'abord autre chose. Et voilà que,
bientôt, à mesure que la monstrueuse aventure se déroulait, que les
responsabilités remontaient plus haut, gagnaient les chefs militaires,
les fonctionnaires, les hommes au pouvoir, la question s'est emparée
du corps politique tout entier, transformant la cause célèbre en une
crise, terrible et générale, où le sort de la France elle-même semblait
devoir se décider. C'est ainsi que, peu à peu, deux partis se sont
trouvés aux prises: d'un côté, toute la réaction, tous les adversaires
de la véritable République que nous devrions avoir, tous les esprits
qui, sans qu'ils le sachent peut-être, sont pour l'autorité sous ses
diverses formes, religieuse, militaire, politique; de l'autre, toute la
libre action vers l'avenir, tous les cerveaux libérés par la science,
tous ceux qui vont à la vérité, à la justice, qui croient au progrès
continu, dont les conquêtes finiront par réaliser un jour le plus de
bonheur possible. Et, dès lors, la bataille a été sans merci.

De judiciaire qu'elle était, qu'elle aurait dû rester, l'affaire
Dreyfus est devenue politique. Tout le venin est là. Elle a été
l'occasion qui a fait monter brusquement à la surface l'obscur
travail d'empoisonnement et de décomposition dont les adversaires
de la République minaient le régime depuis trente ans. Il apparaît
aujourd'hui à tous les yeux que la France, la dernière des grandes
nations catholiques restée debout et puissante, a été choisie par le
catholicisme, je dirai mieux par le papisme, pour restaurer le pouvoir
défaillant de Rome; et c'est ainsi qu'un envahissement sourd s'est
fait, que les jésuites, sans parler des autres instruments religieux,
se sont emparés de la jeunesse, avec une adresse incomparable; si bien
qu'un beau matin, la France de Voltaire, la France qui n'est pourtant
pas encore retournée avec les curés, s'est réveillée cléricale, aux
mains d'une administration, d'une magistrature, d'une haute armée qui
prend son mot d'ordre à Rome. Les apparences illusoires sont tombées
d'un seul coup, on s'est aperçu que nous n'avions de la République
que l'étiquette, on a senti que nous marchions sur un terrain miné
de toutes parts, où cent années de conquêtes démocratiques allaient
s'effondrer.

La France était sur le point d'appartenir à la réaction, voilà le cri,
voilà la terreur. Cela explique toute la déchéance morale où la lâcheté
des Chambres et du gouvernement nous laisse glisser peu à peu. Dès
qu'une Chambre, dès qu'un gouvernement redoute d'agir, dans la crainte
de n'être plus avec les maîtres de demain, la chute est prompte et
fatale. Imaginez-vous les hommes au pouvoir s'apercevant qu'ils n'ont
plus dans la main aucun des rouages nécessaires, ni des fonctionnaires
obéissants, ni des militaires scrupuleux de la discipline, ni des
magistrats intègres. Comment poursuivre le général Mercier, menteur et
faussaire, quand tous les généraux se solidarisent avec lui? Comment
déférer les vrais coupables aux tribunaux, lorsqu'on sait qu'il y
a des magistrats pour les absoudre? Comment gouverner enfin avec
honnêteté, lorsque pas un fonctionnaire n'exécutera honnêtement les
ordres? Il faudrait au pouvoir, dans de telles circonstances, un héros,
un grand homme d'État, résolu à sauver son pays, même par l'action
révolutionnaire. Et, comme de tels hommes manquent pour l'instant, nous
avons vu la débandade de nos ministres, impuissants et maladroits,
quand ils n'étaient pas complices et canailles, culbutés les uns
sur les autres, sous les coups des Chambres affolées, en proie aux
factions, tombées à l'ignominie de l'égoïsme étroit et des questions
personnelles.

Mais ce n'est pas tout, le plus grave et le plus douloureux est qu'on a
laissé empoisonner le pays par une presse immonde, qui l'a gorgé avec
impudence de mensonges, de calomnies, d'ordures et d'outrages, jusqu'à
le rendre fou. L'antisémitisme n'a été que l'exploitation grossière de
haines ancestrales, pour réveiller les passions religieuses chez un
peuple d'incroyants qui n'allaient plus à l'église. Le nationalisme
n'a été que l'exploitation tout aussi grossière du noble amour de la
patrie, tactique d'abominable politique qui mènera droit le pays à la
guerre civile, le jour où l'on aura convaincu une moitié des Français
que l'autre moitié les trahit et les vend à l'étranger, du moment
qu'elle pense autrement. Et c'est ainsi que des majorités ont pu se
faire, qui ont professé que le vrai était le faux, que le juste était
l'injuste, qui même n'ont rien voulu entendre, condamnant un homme
parce qu'il était juif, poursuivant de cris de mort les prétendus
traîtres dont l'unique passion était de sauver l'honneur de la France,
dans le désastre de la raison nationale.

Dès ce moment, dès qu'on a pu croire que le pays lui-même passait à
la réaction, dans son coup de folie morbide, c'en a été fait du peu
de bravoure des Chambres et du gouvernement. Se mettre contre les
majorités possibles, y pense-t-on! Le suffrage universel, qui paraît si
juste, si logique, a cette tare affreuse que tout élu du peuple n'est
plus que le candidat de demain, esclave du peuple, dans son âpre besoin
d'être réélu; de sorte que, lorsque le peuple devient fou, en une de
ces crises dont nous avons un, exemple, l'élu est à la merci de ce fou,
il dit comme lui, s'il n'a pas le cœur de penser et d'agir en homme
libre. Et voilà donc à quel douloureux spectacle nous assistons depuis
trois ans: un Parlement qui ne sait comment user de son mandat, dans
la crainte de le perdre, un gouvernement qui après avoir laissé tomber
la France aux mains des réacteurs, des empoisonneurs publics, tremble
à chaque heure d'être renversé, fait les pires concessions aux ennemis
du régime qu'il représente, pour en être simplement le maître quelques
jours de plus.

                   *       *       *       *       *

N'est-ce pas ces raisons, messieurs les Sénateurs, qui vont vous
décider à cette concession nouvelle d'une amnistie dont le résultat
sera de soustraire au châtiment les hauts coupables, que pas un
ministère n'a osé poursuivre? Vous pensez vous sauver vous-mêmes, en
disant qu'il faut bien sauver le gouvernement de l'embarras mortel où
il s'est enlisé par ses continuelles faiblesses. Si un homme d'État,
énergique, simplement honnête, avait mis la main au collet du général
Mercier, dès son premier crime, tout serait depuis longtemps rentré
dans l'ordre. Mais, à chaque recul nouveau de la justice, l'audace des
criminels a naturellement grandi; et il est très vrai que le tas des
abominations a grossi si démesurément, qu'il faudrait à cette heure
un beau courage pour liquider l'Affaire, selon la justice, au mieux
des intérêts de la France. Personne n'a ce courage, tous frissonnent
à l'idée de s'exposer au flot d'injures des antisémites et des
nationalistes, tous ménagent la folie où le poison a jeté certaines
majorités d'électeurs, de sorte que vous voilà acculés à une lâcheté
encore, à une faute suprême qui achèvera de livrer le pays à la
réaction, de plus en plus triomphante et audacieuse.

Pourtant, n'avez-vous pas conscience que c'est une singulière opération
que d'enterrer les questions gênantes, avec l'idée enfantine qu'on
les supprime? Voici trois ans que j'entends répéter par les hommes
politiques qu'il n'y a pas ou qu'il n'y a plus d'affaire Dreyfus,
lorsqu'ils ont un intérêt à le croire. Et l'affaire Dreyfus n'en suit
pas moins son développement logique, car il est certain qu'elle finira
seulement lorsqu'elle sera finie. Aucune puissance humaine ne peut
arrêter la vérité en marche. Aujourd'hui que souffle une nouvelle
panique, vous voilà terrifiés, bien résolus de nouveau à décréter qu'il
n'y a plus d'affaire Dreyfus, que jamais plus il n'y en aura. Vous
espérez, en creusant davantage le trou dans lequel vous l'enfouissez,
et en jetant la loi d'amnistie par-dessus, que désormais elle ne
ressuscitera pas. Vains efforts, elle reviendra comme un spectre, comme
une âme en peine, tant que justice ne sera pas faite. Il n'est de
repos, pour un peuple, que dans la vérité et l'équité.

Et le pis est que vous êtes peut-être de bonne foi, lorsque vous vous
imaginez que, grâce à cet étranglement de toute justice, vous allez
faire de l'apaisement. C'est pour l'apaisement tant désiré que vous
sacrifiez, sur l'autel de la patrie, vos consciences de législateurs
honnêtes. Ah! pauvres naïfs, ou simples égoïstes maladroits, qui
vont une fois de plus se déshonorer en pure perte! Il est beau,
l'apaisement, depuis qu'on livre, membre à membre, la République à
ses ennemis, pour obtenir leur silence. Ils crient plus fort, ils
redoublent d'injures, à chaque satisfaction qu'on leur donne. Cette
loi d'amnistie que vous faites pour eux, pour sauver leurs chefs du
bagne, ils hurlent que c'est nous qui vous l'arrachons. Vous êtes
des traîtres, les ministres sont des traîtres, le Président de la
République est un traître. Et, lorsque vous aurez voté la loi, vous
aurez fait œuvre de traîtres, pour sauver des traîtres. Ce sera
l'apaisement, je vous attends à ce lendemain de l'amnistie, sous le
flot de boue dont on vous couvrira, aux applaudissements des cannibales
qui danseront la danse du massacre.

Ne voyez-vous pas, n'entendez-vous pas? Depuis qu'il est convenu qu'on
se taira, qu'on ne parlera plus de l'Affaire pendant la trêve de
l'Exposition, qui donc en parle toujours? Qui a violenté Paris, aux
dernières élections municipales, en reprenant la campagne de mensonges
et d'outrages? Qui mêle de nouveau l'armée à ces hontes, qui continue à
colporter des dossiers secrets, pour tenter de renverser le ministère?
L'affaire Dreyfus est devenue le spectre rouge des nationalistes et
des antisémites. Ils ne peuvent régner sans elle, ils ont un continuel
besoin d'elle pour dominer le pays par la terreur. Comme autrefois les
ministres de l'Empire obtenaient tout du Corps législatif en agitant
le spectre rouge, ils n'ont qu'à brandir l'Affaire, pour hébéter
les pauvres gens dont ils ont détraqué la cervelle. Et, encore une
fois, voilà l'apaisement: votre amnistie ne sera qu'une arme nouvelle
aux mains de la faction qui a exploité l'Affaire pour que la France
républicaine en crevât, et qui continuera à l'exploiter d'autant plus
que votre amnistie va donner force de loi à l'équivoque, sans que la
nation puisse désormais savoir de quel côté étaient la vérité et la
justice.

Dans ce grave péril, il n'y avait qu'une chose à faire, accepter
la lutte contre toutes les forces du passé coalisées, refaire
l'administration, refaire la magistrature, refaire le haut
commandement, puisque tout cela, apparaissait dans sa pourriture
cléricale. Éclairer le pays par des actes, dire toute la vérité,
rendre toute la justice. Profiter de la prodigieuse leçon de choses
qui se déroulait, pour faire avancer le peuple, en trois ans, du pas
gigantesque qu'il mettra cent ans peut-être à franchir. Accepter du
moins la bataille, au nom de l'avenir, et en tirer pour notre grandeur
future toute la victoire possible. Aujourd'hui encore, bien que tant de
lâchetés aient rendu la besogne presque impossible, il n'y a toujours
qu'une chose à faire, revenir à la vérité, revenir à la justice, dans
la certitude qu'en dehors d'elles il n'y a pour un pays que déchéance
et que mort prochaine.

Mon cher et grand Labori, qu'on a réduit au silence, en une de ces
heures lâches dont j'ai parlé, a eu cependant l'occasion de le dire
avec son éloquence superbe, dans une circonstance récente. Puisque le
gouvernement, puisque les hommes politiques n'ont cessé d'intervenir
dans l'Affaire, de la soustraire aux tribunaux qui seuls, devaient la
résoudre, ce sont les hommes politiques, c'est vous, messieurs les
Sénateurs, qui avez charge de la finir, pour la plus grande paix et le
plus grand bien de la nation. Et je vous répète que, si vous comptez
que votre misérable loi d'amnistie atteindra ce résultat, vous aggravez
vos fautes anciennes d'une faute dernière, d'une erreur qui peut être
mortelle et qui pèsera lourdement sur vos mémoires.

                   *       *       *       *       *

Un de mes étonnements, messieurs les Sénateurs, est qu'on nous accuse
de vouloir recommencer l'affaire Dreyfus. Je ne comprends pas. Il y
a eu une affaire Dreyfus, un innocent torturé par des bourreaux qui
savaient son innocence, et cette affaire-là, grâce à nous, est finie,
relativement à la victime elle-même, que les bourreaux ont dû rendre
à sa famille. Le monde entier sait aujourd'hui la vérité, nos pires
adversaires ne l'ignorent pas, la confessent, les portes closes.
La réhabilitation ne sera guère qu'une formule juridique, lorsque
l'heure viendra, de sorte que Dreyfus n'a plus même besoin de nous,
puisqu'il est libre et qu'il a autour de lui, pour l'aider, l'admirable
et vaillante famille qui n'a jamais douté de son honneur et de sa
délivrance.

Alors, pourquoi recommencerions-nous l'affaire Dreyfus? Outre que cela
n'aurait aucun sens, cela serait sans profit pour personne. Ce que nous
voulons, c'est que l'affaire Dreyfus finisse par l'unique dénouement
qui puisse rendre la force et le calme au pays, c'est que les coupables
soient frappés, non pour nous réjouir de leur châtiment, mais pour que
le peuple sache enfin et que la justice fasse l'apaisement, le seul
véritable et solide. Nous croyons que le salut de la France est dans
la victoire des forces de demain contre les forces d'hier, des hommes
de vérité contre les hommes d'autorité. Et c'est pourquoi nous ne
pouvons admettre que l'affaire Dreyfus n'ait pas comme conclusion la
justice pour tous et qu'on n'en tire pas les leçons qui aideraient à
fonder demain définitivement la République, si on réalisait toutes les
réformes dont elles ont montré la nécessité impérieuse.

Encore un coup, ce n'est pas nous qui recommençons l'affaire Dreyfus,
qui l'utilisons pour nos besoins électoraux, qui en rebattons les
oreilles de la foule afin de l'étourdir. Nous ne réclamons que nos
juges naturels, nous mettons dans la justice pour tous l'espoir qu'elle
fera promptement la vérité et qu'elle pacifiera ainsi la nation. On dit
que l'Affaire a fait beaucoup de mal à la France, c'est un lieu commun
que des ministres eux-mêmes emploient, quand ils veulent enlever des
votes. A quelle France l'Affaire a-t-elle fait tant de mal? Si c'est à
la France d'hier, tant mieux! Et il est certain, en effet, que toutes
les vieilles institutions en sont disloquées, qu'elle a fait apparaître
l'irrémédiable pourriture du vieil édifice social, si bien qu'il ne
reste guère qu'à le jeter bas. Mais pourquoi m'affligerais-je de ce mal
qu'elle a fait au passé, si elle a servi l'avenir, si elle a travaillé
à la propreté, à la santé de la France de demain? Jamais fièvre n'aura
plus nettement fait monter à la peau la maladie qu'il faut guérir. Et
ce n'est pas l'affaire Dreyfus que nous voulons reprendre, nous ne
voulons plus que soigner et guérir la maladie dont elle a servi à nous
montrer la virulence.

Mais il est encore un but plus grave, une pressante nécessité qui me
hante. L'amnistie qui enterre, l'amnistie qui prétend tout finir dans
le mensonge et l'équivoque, a pour terrible conséquence de nous laisser
à la merci d'une divulgation publique de l'Allemagne. J'ai déjà fait
plusieurs fois allusion à cette effroyable situation, qui devrait
angoisser les véritables patriotes, troubler leurs nuits, leur faire
exiger la liquidation complète et définitive de l'affaire Dreyfus,
comme une mesure de salut public, dont l'honneur et la vie même de la
France dépendent. Et, puisque aujourd'hui il faut enfin parler haut et
clair, je parlerai.

Personne n'ignore que les nombreux documents fournis par Esterhazy à
l'attaché militaire allemand, M. de Schwartzkoppen, sont au ministère
de la guerre, à Berlin. Il y a là des pièces de toutes sortes, des
notes; des lettres, entre autres, dit-on, toute une série de lettres
dans lesquelles Esterhazy juge ses chefs, donne des détails sur leur
vie privée, peu édifiants. D'autres bordereaux s'y trouvent, je veux
dire d'autres énumérations de documents offerts et livrés, dont le
moindre prouve sans discussion possible l'innocence de Dreyfus et
la culpabilité de l'homme que deux de nos conseils de guerre ont
innocenté, malgré l'évidence éclatante de son crime. Eh bien! j'admets
qu'une guerre éclate demain entre la France et l'Allemagne, et nous
voilà sous l'épouvantable menace! avant même qu'on ait tiré un coup de
fusil, avant qu'une bataille soit livrée, l'Allemagne publie en une
brochure le dossier Esterhazy; et je dis que la bataille est perdue,
que nous sommes battus devant le monde entier, sans même avoir pu
nous défendre. Notre armée est atteinte dans le respect et dans la
foi qu'elle doit à ses chefs, trois de nos Conseils de guerre sont
convaincus d'iniquité et de cruauté, toute la monstrueuse aventure crie
notre déchéance sous le soleil, et la patrie croule, nous ne sommes
plus qu'une nation de menteurs et de faussaires.

J'en ai eu souvent le mortel frisson. Comment un gouvernement qui
sait peut-il accepter une minute de vivre sous une menace pareille?
Comment peut-il parler de faire le silence, de rester dans le péril
où nous sommes, sous le prétexte que le pays veut être apaisé? Cela
passe l'entendement, et je dis même que c'est trahir la patrie que de
ne pas immédiatement faire la lumière par tous les moyens possibles,
sans attendre que cette lumière vienne de l'étranger, dans quelque
coup de foudre. Le jour où l'innocent sera réhabilité, le jour où les
vrais coupables seront frappés, ce jour-là seulement on aura brisé dans
la main de l'Allemagne l'arme qu'elle a contre nous, car la France,
d'elle-même, aura reconnu et réparé son erreur.

Et l'amnistie vient fermer ainsi une des dernières portes ouvertes à
la vérité. Je n'ai cessé de le répéter, on n'a pas voulu entendre le
seul témoin qui, d'un mot, peut faire la lumière, M. de Schwartzkoppen.
Devant la cour d'assises de Versailles, ce serait mon témoin, celui
dont je demanderais l'audition par commission rogatoire, celui qui ne
pourrait se refuser à dire enfin la vérité entière et à l'appuyer sur
les documents qu'il a eus entre les mains. La solution souveraine est
là, elle n'est pas ailleurs. Elle viendra de là tôt ou tard, et c'est
folie à nous de ne pas la provoquer, pour en avoir l'honneur, au lieu
d'attendre qu'on nous la jette à la face, en quelque circonstance
tragique.

Ma stupeur a été grande, le jour où je me suis présenté devant votre
Commission, lorsque le président m'a demandé, de la part du président
du conseil des ministres, si j'étais en possession d'un fait nouveau,
pour le produire à Versailles. Cela voulait dire que, si je n'avais pas
la vérité dans ma poche, comme j'y ai mon mouchoir, je n'avais qu'à me
laisser amnistier, sans tant de protestations. Une telle question m'a
étonné, de la part du président du conseil, qui sait très bien qu'on ne
porte pas ainsi la vérité sur soi, et que les procès sont précisément
faits pour la faire jaillir des interrogatoires, des témoignages et
des plaidoiries. Mais, surtout, l'ironie d'une telle demande, adressée
à moi, devenait extraordinaire, lorsqu'on se souvenait de tout ce qui
a été fait pour me fermer la bouche, pour m'empêcher d'établir cette
vérité dont on se préoccupait maintenant de constater la présence dans
ma poche. J'ai répondu au président de votre Commission que j'étais en
possession du fait nouveau, que si je n'avais pas la vérité sur moi,
je savais parfaitement où la trouver, et que je priais simplement le
président du conseil d'inviter le garde des sceaux à conseiller au
président des assises, à Versailles, de ne pas arrêter en chemin ma
commission rogatoire, lorsque je lui demanderais de faire interroger
M. de Schwartzkoppen. Et l'affaire Dreyfus finirait, la France serait
sauvée de la plus redoutable des catastrophes.

Votez donc la loi d'amnistie, messieurs les Sénateurs, achevez
l'étranglement, dites avec le président Delegorgue que la question
ne sera pas posée, serrez la vis à Labori avec le premier président
Périvier; et, si la France un jour est déshonorée devant le monde
entier, ce sera votre œuvre.

                   *       *       *       *       *

Je n'ai pas, messieurs les Sénateurs, la naïveté de croire que cette
lettre vous ébranlera, même un instant, dans le parti formel où je
vous soupçonne de voter la loi d'amnistie. Votre vote est facile à
prévoir, car il sera fait de votre longue faiblesse et de votre longue
impuissance. Vous vous imaginez que vous ne pouvez pas faire autrement,
parce que vous n'avez pas le courage de faire autrement.

J'écris simplement, cette lettre pour le grand honneur de l'avoir
écrite. Je fais mon devoir, et je doute que vous fassiez le vôtre. La
loi de dessaisissement a été un crime juridique, la loi d'amnistie va
être une trahison civique, l'abandon de la République aux mains de ses
pires ennemis.

Votez-la, vous en serez punis avant peu, et elle sera plus tard votre
honte.


                          LETTRE A M. LOUBET


Ces pages ont paru dans _l'Aurore_, le 22 décembre 1900.

Encore sept mois, entre l'article précédent et celui-ci. L'Exposition
universelle avait fermé ses portes le 12 novembre, et il fallait en
finir, achever d'étrangler la vérité et la justice. C'est ce qu'on
a fait. Mon procès de Versailles ne viendra plus, on m'a privé du
droit absolu que j'avais d'en appeler d'une condamnation par défaut.
Brutalement, on a supprimé la vérité que j'aurais pu faire, la justice
que je me serais fait rendre. De même, voilà les trois experts, les
sieurs Belhomme, Varinard et Couard, qui galopent, avec les trente
mille francs dans leurs poches; et il faudra tout recommencer devant
la justice civile. Je constate simplement, je ne me plains pas, car
mon œuvre est quand même faite.--Pour mémoire, j'ajoute qu'aujourd'hui
encore, en février 1901, je suis suspendu de mon grade d'officier, dans
l'ordre de la Légion d'honneur.


                          LETTRE A M. LOUBET

                      PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE


    Monsieur le Président,

Il y aura bientôt trois ans, le 13 janvier 1898, j'adressai à votre
prédécesseur, M. Félix Faure, une Lettre, dont il ne tint pas compte,
malheureusement pour son bon renom. Maintenant qu'il est couché dans la
mort, sa mémoire reste obscurcie par l'iniquité monstrueuse que je lui
dénonçais, et dont il s'est rendu le complice, en employant à couvrir
les coupables toute la puissance que lui donnait sa haute magistrature.

Et vous voici à sa place, et voici que l'Affaire abominable, après
avoir sali tous les gouvernements complices ou lâches qui se sont
succédé, s'achève pour une heure dans un suprême déni de justice, cette
amnistie que viennent de voter les Chambres, sous le couteau, et qui
portera dans l'Histoire le nom d'amnistie scélérate. Après les autres,
votre gouvernement culbute à la faute commune, en acceptant la plus
lourde des responsabilités. Et, soyez-en certain, c'est une page de
votre vie qu'on est en train de salir, c'est votre magistrature qui
court le risque de rejoindre la précédente, souillée elle aussi de la
tache ineffaçable.

Permettez-moi donc, monsieur le Président, de vous dire toute mon
angoisse. Au lendemain de l'amnistie, je conclurai par cette Lettre,
puisqu'une première Lettre de moi a été une des causes de cette
amnistie. On ne me reprochera pourtant pas d'être bavard. Le 18 juillet
1898, je partais pour l'Angleterre, d'où je ne suis revenu que le 5
juin 1899; et, pendant ces onze mois, je me suis tu. Je n'ai parlé de
nouveau qu'après le procès de Rennes, en septembre 1899. Puis, je suis
retombé dans le plus complet silence, je ne l'ai rompu qu'une fois, en
mai dernier, pour protester contre l'amnistie devant le Sénat. Voici
plus de dix-huit mois que j'attends la justice, assigné tous les trois
mois et renvoyé tous les trois mois à la session prochaine. Et j'ai
trouvé cela lamentable et comique. Aujourd'hui, au lieu de la justice,
c'est cette amnistie scélérate et outrageante qui vient. J'estime donc
que le bon citoyen que j'ai été, le silencieux qui n'a pas voulu être
un embarras ni un sujet de trouble, dans la grande patience qu'il a
mise à compter sur la justice si lente, a aujourd'hui le droit, le
devoir de parler.

Je le répète, je dois conclure. Une première période de l'Affaire se
termine en ce moment, ce que j'appellerai tout le crime. Et il faut
bien que je dise où nous en sommes, quelle a été notre œuvre et quelle
est notre certitude pour demain, avant de rentrer de nouveau dans le
silence.

                   *       *       *       *       *

Je n'ai pas besoin de remonter aux premières abominations de l'Affaire,
il me suffit de la reprendre au lendemain de l'effroyable arrêt de
Rennes, cette provocation d'iniquité insolente dont le monde entier a
frémi. Et c'est ici, monsieur le Président, que commence la faute de
votre gouvernement, et par conséquent la vôtre.

Un jour, j'en suis sûr, on racontera, avec les documents à l'appui,
ce qui s'est passé à Rennes, je veux dire la façon dont votre
gouvernement s'est laissé tromper et a cru devoir nous trahir ensuite.
Les ministres étaient convaincus de l'acquittement de Dreyfus. Comment
en auraient-ils pu douter, lorsque la Cour de cassation croyait
avoir enfermé le conseil de guerre dans les termes d'un arrêt si
net, que l'innocence s'imposait sans débats? Comment se seraient-ils
inquiétés le moins du monde, lorsque leurs subordonnés, intermédiaires,
témoins, acteurs même dans le drame, leur promettaient la majorité,
sinon l'unanimité? Et ils souriaient de nos craintes, ils laissaient
tranquillement le tribunal en proie à la collusion, aux faux
témoignages, aux manœuvres flagrantes de pression et d'intimidation,
ils poussaient leur aveugle confiance jusqu'à vous compromettre,
monsieur le Président, en ne pas vous avertissant, car je veux croire
que le moindre doute vous aurait empêché de prendre, dans votre
discours de Rambouillet, l'engagement de vous incliner devant l'arrêt,
quel qu'il fût. Est-ce donc gouverner que de ne pas prévoir? Voilà un
ministère nommé pour assurer le bon fonctionnement de la justice, pour
veiller à l'exécution honnête d'un arrêt de la Cour de cassation. Il
n'ignore pas quel danger court cet arrêt dans des mains passionnées,
que toutes sortes de fièvres mauvaises ont rendues peu scrupuleuses. Et
il ne fait rien, il se complaît dans son optimisme, il laisse le crime
s'accomplir en plein jour! Je consens à ce que ces ministres-là aient
alors voulu la justice, mais qu'auraient-ils donc fait, je le demande,
s'ils ne l'avaient pas voulue?

Puis, la condamnation éclate, cette monstruosité inconnue jusqu'alors
d'un innocent condamné deux fois. A Rennes, après l'enquête de la
Cour de cassation, l'innocence était éclatante, ne pouvait faire
de doute pour personne. Et c'est la foudre, l'horreur a passé sur
la France et sur tous les peuples. Que va faire le gouvernement,
trahi, dupé, provoqué, dont l'incompréhensible abandon aboutissait
à un tel désastre? Je veux bien encore que le coup qui a retenti
si douloureusement chez tous les justes, ait alors bouleversé vos
ministres, ceux qui s'étaient chargés d'assurer le triomphe du droit.
Mais que vont-ils faire, quels vont être leurs actes, au lendemain
de cet écroulement de leurs certitudes, lorsqu'ils ont vu qu'au lieu
d'avoir été des artisans de vérité et d'équité, ils ont causé par
leur maladresse ou leur insouciance une débâcle morale dont la France
mettra longtemps à se relever? Et c'est ici, monsieur le Président, que
commence la faute de votre gouvernement, et de vous-même, c'est ici que
nous nous sommes séparés de vous, dans une divergence d'opinions et de
sentiments qui n'a cessé de croître.

Pour nous, l'hésitation était impossible, il n'y avait qu'un moyen
d'opérer la France du mal qui la rongeait, si l'on voulait la guérir,
lui rendre la véritable paix; car il n'est d'apaisement que dans la
tranquillité de la conscience, il n'y aura pas de santé pour nous,
tant que nous sentirons en nous le poison de l'injustice commise.
Il fallait trouver le moyen de saisir de nouveau, immédiatement, la
Cour de cassation; et qu'on ne dise pas que cela était impossible, le
gouvernement avait en main les faits nécessaires, même en dehors de
la question d'abus de pouvoir. Il fallait liquider tous les procès
en cours, laisser la justice faire son œuvre, Sans qu'un seul des
coupables pût lui échapper. Il fallait nettoyer l'ulcère à fond, donner
à notre peuple cette haute leçon de vérité et d'équité, rétablir dans
son honneur la personne morale de la France devant le monde. Ce jour-là
seulement, on aurait pu dire que la France était guérie et apaisée.

Et c'est alors que votre gouvernement a pris l'autre parti, la
résolution d'étouffer une fois de plus la vérité, de l'enterrer, en
pensant qu'il suffisait de la mettre en terre pour qu'elle ne fût
plus. Dans l'effarement où l'avait jeté la seconde condamnation de
l'innocent, il n'a imaginé que la double mesure de gracier d'abord ce
dernier, puis de faire le silence sous le bâillon d'une loi d'amnistie.
Les deux mesures se tiennent, se complètent, sont le replâtrage d'un
ministère aux abois qui a manqué à sa mission et qui, pour se tirer
d'affaire, ne trouve rien de mieux que de se réfugier dans la raison
d'État. Il a voulu, monsieur le Président, vous couvrir, du moment
qu'il avait eu le tort de vous laisser vous engager. Il a voulu se
sauver lui-même, en croyant peut-être qu'il prenait le seul parti
pratique pour sauver la République menacée.

La grande faute a donc été commise ce jour-là, lorsqu'une occasion
dernière se présentait d'agir, de remettre la patrie en sa dignité et
en sa force. Ensuite, je le veux bien, à mesure que les mois se sont
écoulés, le salut est devenu de plus en plus difficile. Le gouvernement
s'est laissé acculer dans une situation sans issue, et quand il est
venu dire devant les Chambres qu'il ne pouvait plus gouverner, si on
lui refusait l'amnistie, il avait sans doute raison; mais n'était-ce
pas lui qui avait rendu l'amnistie nécessaire, en désarmant la justice,
lorsqu'elle était possible encore? Choisi pour tout sauver, il n'a en
somme abouti qu'à laisser tout crouler, dans la pire des catastrophes.
Et, quand il s'est agi de trouver la réparation suprême, il n'a rien
imaginé de mieux que de finir par où avaient commencé les gouvernements
de M. Méline et de M. Dupuy, l'étranglement de la vérité, l'assassinat
de la justice.

N'est-ce pas la honte de la France que pas un de ses hommes politiques
ne se soit senti assez fort, assez intelligent, assez brave, pour
être l'homme de la situation, celui qui lui aurait crié la vérité, et
qu'elle aurait suivi? Depuis trois ans, les hommes se sont succédé au
pouvoir, et nous les avons tous vus chanceler, puis s'abattre dans
la même erreur. Je ne parle pas de M. Méline, l'homme néfaste qui a
voulu tout le crime, ni de M. Dupuy, l'homme équivoque acquis d'avance
au parti des plus forts. Mais voilà M. Brisson, qui a osé vouloir la
révision: n'est-ce pas une grande douleur, la faute irréparable où il
est tombé en permettant l'arrestation du colonel Picquart, au lendemain
de la découverte du faux Henry? Et voilà M. Waldeck-Rousseau, dont le
courageux discours contre la loi de dessaisissement avait retenti si
noblement au fond de toutes les consciences: n'est-ce pas un désastre,
l'obligation où il s'est cru d'attacher son nom à cette amnistie,
qui dessaisit la justice, avec plus de brutalité encore? Nous nous
demandons si un ennemi ne nous aurait pas mieux servis au ministère,
puisque les amis de la vérité et de la justice, dès qu'ils sont au
pouvoir, ne trouvent plus d'autres moyens que de sauver eux aussi le
pays par le mensonge et par l'iniquité.

                   *       *       *       *       *

Car, monsieur le Président, si la loi d'amnistie a été votée par les
Chambres, la mort dans l'âme, il est entendu que c'est pour assurer
le salut du pays. Dans l'impasse où il s'est mis, votre gouvernement
a dû choisir le terrain de la défense républicaine, dont il a senti
la solidité. L'affaire Dreyfus a justement montré les périls que la
République courait, sous le double complot du cléricalisme et du
militarisme, agissant au nom de toutes les forces réactionnaires du
passé. Et, dès lors, le plan politique du ministère est simple: se
débarrasser de l'affaire Dreyfus en l'étouffant, faire entendre à la
majorité que, si elle n'obéit pas docilement, elle n'aura pas les
réformes promises. Cela serait très bien, si pour sauver le pays du
poison clérical et militariste, il ne fallait pas commencer par le
laisser dans cet autre poison du mensonge et de l'iniquité, où nous le
voyons agoniser depuis trois ans.

Sans doute le terrain de l'affaire Dreyfus est un terrain politique
détestable. Il l'est devenu, du moins, par l'abandon où l'on a laissé
le peuple, aux mains des pires bandits, dans la pourriture de la presse
immonde. Et j'accorde encore une fois qu'à l'heure actuelle l'action
devient difficile, presque impossible. Mais ce n'en est pas moins une
conception à bien courte vue, cette idée qu'on sauve un peuple d'un mal
dont il est rongé, en décrétant que ce mal n'existe plus. L'amnistie
est faite, les procès n'auront pas lieu, on ne peut plus poursuivre les
coupables: cela n'empêche pas que Dreyfus innocent a été condamné deux
fois, et que cette iniquité affreuse, tant qu'elle ne sera pas réparée,
continuera à faire délirer la France dans d'horribles cauchemars. Vous
avez beau enterrer la vérité, elle chemine sous terre, elle repoussera
un jour de partout, elle éclatera en végétations vengeresses. Et ce qui
est pis encore, c'est que vous aidez à la démoralisation des petits,
en obscurcissant chez eux le sentiment du juste. Du moment qu'il n'y a
pas de punis, il n'y a pas de coupables. Comment voulez-vous que les
petits sachent, eux qui sont en proie aux mensonges corrupteurs dont on
les a nourris? Il fallait une leçon au peuple, et vous enténébrez sa
conscience, vous achevez de la pervertir.

Tout est là, le gouvernement affirme qu'il fait l'apaisement par sa
loi d'amnistie, et nous prétendons, nous autres, qu'il court, au
contraire, le risque de préparer des catastrophes nouvelles. Encore un
coup, il n'est pas de paix dans l'iniquité. La politique vit au jour
le jour, croit à une éternité, quand elle a gagné six mois de silence.
Il est possible que le gouvernement goûte quelque repos, et j'accorde
même qu'il les emploiera utilement. Mais la vérité se réveillera,
clamera, déchaînera des orages. D'où viendront-ils? je l'ignore; mais
ils viendront. Et de quelle impuissance se seront frappés les hommes
qui n'ont pas voulu agir, de quel poids les écrasera cette amnistie
scélérate, où ils ont mis à la pelle les honnêtes gens et les coquins!
Quand le pays saura, quand le pays soulevé voudra rendre justice, sa
colère ne tombera-t-elle pas d'abord sur ceux qui ne l'ont pas éclairé,
lorsqu'ils pouvaient le faire?

Mon cher et grand ami Labori l'a dit avec sa superbe éloquence: la loi
d'amnistie est une loi de faiblesse, d'impuissance. La lâcheté des
gouvernements successifs s'y est comme accumulée, cette loi s'est faite
de toutes les défaillances des hommes qui, mis en face d'une injustice
exécrable, ne se sont senti la force ni de l'empêcher, ni de la
réparer. Devant la nécessité de frapper haut, tous ont fléchi, tous ont
reculé. Au dernier jour, après tant de crimes, ce n'est pas l'oubli,
ce n'est pas le pardon qu'on nous apporte, c'est la peur, la débilité,
l'impuissance où se sont trouvés les ministres de faire simplement
appliquer les lois existantes. On nous dit qu'on veut nous apaiser par
des concessions mutuelles: ce n'est pas vrai, la vérité est qu'on n'a
pas eu le courage de porter la hache dans la vieille société pourrie;
et pour cacher ce recul, on parle de clémence, on renvoie dos à dos un
Esterhazy, le traître, et un Picquart, le héros auquel l'avenir élèvera
des statues. C'est une mauvaise action qui sera certainement punie, car
elle ne blesse pas seulement la conscience, elle corrompt la moralité
nationale.

Est-ce là une bonne éducation pour une République? Quelles leçons
donnez-vous à notre démocratie, lorsque vous lui enseignez qu'il est
des heures où la vérité, où la justice ne sont plus, si l'intérêt
de l'État exige. C'est la raison d'État remise en honneur, par des
hommes libres qui l'ont condamnée dans la Monarchie et dans l'Église.
Il faut vraiment que la politique soit une bien grande pervertisseuse
d'âmes. Dire que plusieurs de nos amis, plusieurs de ceux qui ont si
vaillamment combattu, dès le premier jour, ont cédé au sophisme, en se
ralliant à la loi d'amnistie, comme à une mesure politique nécessaire!
Cela me fend le cœur, lorsque je vois un Ranc, si droit, si brave,
prendre la défense de Picquart contre Picquart lui-même, en se montrant
heureux que l'amnistie, qui l'empêchera de défendre son honneur, le
sauve de la haine certaine d'un conseil de guerre. Et Jaurès, le noble,
le généreux Jaurès, qui s'est dépensé si magnifiquement, en sacrifiant
son siège de député, ce qui est beau, par ces temps de gloutonnerie
électorale! Le voilà, lui aussi, qui accepte de nous voir amnistiés,
Picquart et Esterhazy, Reinach et du Paty de Clam, moi et le général
Mercier, dans le même sac! L'absolue justice finit-elle donc où
commence l'intérêt d'un parti? Ah! quelle douceur d'être un solitaire,
de n'appartenir à aucune secte, de ne relever que de sa conscience,
et quelle aisance à suivre tout droit son chemin, en n'aimant que
la vérité, en la voulant, lors même qu'elle ébranlerait la terre et
qu'elle ferait tomber le ciel!

                   *       *       *       *       *

Aux jours d'espoir de l'affaire Dreyfus, monsieur le Président, nous
avions fait un beau rêve. Ne tenions-nous pas le cas unique, un crime
où s'étaient engagées toutes les forces réactionnaires, toutes celles
qui font obstacle au libre progrès de l'humanité? Jamais expérience
plus décisive ne s'était présentée, jamais plus haute leçon de choses
ne serait donnée au peuple. En quelques mois, nous éclairerions sa
conscience, nous ferions plus; pour l'instruire et le mûrir, que
n'avait fait un siècle de luttes politiques. Il suffisait de lui
montrer à l'œuvre toutes les puissances néfastes, complices du plus
exécrable des crimes, cet écrasement d'un innocent, dont les tortures
sans nom arrachaient un cri de révolte à l'humanité entière.

Et, confiants dans la force de la vérité, nous attendions le triomphe.
C'était une apothéose de la justice, le peuple éclairé se levant en
masse, acclamant Dreyfus à sa rentrée en France, le pays retrouvant sa
conscience, dressant un autel à l'équité, célébrant la fête du droit
reconquis, glorieux et souverain. Et cela finissait par un baiser
universel, tous les citoyens apaisés, unis dans cette communion de la
solidarité humaine. Hélas! monsieur le Président, vous savez ce qu'il
est advenu, la victoire douteuse, la confusion pour chaque parcelle
de vérité arrachée, l'idée de la justice obscurcie davantage dans la
conscience du malheureux peuple. Il paraît que notre conception de
la victoire était trop immédiate et trop grossière. Le train humain
ne comporte pas ces triomphes éclatants qui relèvent une nation, la
sacrent en un jour forte et toute-puissante. De pareilles évolutions ne
se réalisent pas d'un coup, elles ne s'accomplissent que dans l'effort
et la douleur. Jamais la lutte n'est finie, chaque pas en avant
s'achète au prix d'une souffrance, ce sont les fils seuls qui peuvent
constater les succès remportés par les pères. Et si, dans mon ardent
amour de notre peuple de France, je ne me consolerai jamais de n'avoir
pu tirer, pour son éducation civique, l'admirable leçon de choses que
comportait l'affaire Dreyfus, je suis depuis longtemps résigné à voir
la vérité ne le pénétrer que peu à peu, jusqu'au jour où il sera mûr
pour son destin de liberté et de fraternité.

Nous n'avons jamais songé qu'à lui, tout de suite l'affaire Dreyfus
s'est élargie, est devenue une affaire sociale, humaine. L'innocent
qui souffrait à l'île du Diable n'était que l'accident, tout le peuple
souffrait avec lui, sous l'écrasement des puissances mauvaises, dans le
mépris impudent de la vérité et de la justice, Et, en le sauvant, nous
sauvions tous les opprimés, tous les sacrifiés. Mais surtout, depuis
que Dreyfus est libre, rendu à l'amour des siens, quels sont donc les
coquins ou les imbéciles qui nous accusaient de vouloir reprendre
l'affaire Dreyfus? Ce sont ceux-là qui, dans leurs louches tripotages
politiques, ont forcé le gouvernement à exiger l'amnistie, en
continuant à pourrir le pays de mensonges. Que Dreyfus cherche par tous
les moyens légaux à faire réviser le jugement de Rennes, certes il le
doit, et nous l'y aiderons de tout notre pouvoir, le jour où l'occasion
se présentera. J'imagine même que la Cour de cassation sera heureuse
d'avoir le dernier mot, pour l'honneur de sa magistrature suprême.
Seulement, il n'y aura là qu'une question judiciaire, aucun de nous
n'a jamais eu la stupide pensée de reprendre ce qui a été l'affaire
Dreyfus; et l'unique besogne désirable et possible est aujourd'hui de
tirer de cette affaire les conséquences politiques et sociales, la
moisson de réformes dont elle a montré l'urgence. Ce sera là notre
défense, en réponse aux accusations abominables dont on nous accable,
et ce sera mieux encore notre victoire définitive.

Une expression me fâche, monsieur le Président, chaque fois que je la
rencontre, ce lieu commun qui consiste à dire que l'affaire Dreyfus
a fait beaucoup de mal à la France. Je l'ai trouvée dans toutes les
bouches, sous toutes les plumes, des amis à moi le disent couramment,
et peut-être moi-même l'ai-je employée. Je ne sais pourtant pas
d'expression plus fausse. Et je ne parle même pas de l'admirable
spectacle que la France a donné au monde, cette lutte gigantesque pour
une question de justice, ce conflit de toutes les forces actives au nom
de l'idéal. Je ne parle pas non plus des résultats déjà obtenus, les
bureaux de la guerre nettoyés, tous les acteurs équivoques du drame
balayés, la justice ayant fait un peu de son œuvre, malgré tout. Mais
l'immense bien que l'affaire Dreyfus a fait à la France, n'est-ce pas
d'avoir été l'accident putride, le bouton qui apparaît à la peau et
qui décèle la pourriture intérieure? Il faut revenir à l'époque où
le péril clérical faisait hausser les épaules, où il était élégant
de plaisanter M. Homais, voltairien attardé et ridicule. Toutes les
forces réactionnaires avaient cheminé sous les pavés de notre grand
Paris, minant la République, comptant bien s'emparer de la ville et
de la France, le jour où les institutions actuelles crouleraient. Et
voilà que l'affaire Dreyfus démasque tout, avant que l'étranglement
soit prêt, voilà que les républicains finissent par s'apercevoir qu'on
va leur confisquer leur République, s'ils n'y mettent bon ordre. Tout
le mouvement de défense républicaine est né de là, et si la France
est sauvée du long complot de la réaction, c'est à l'affaire Dreyfus
qu'elle le devra.

Je souhaite que le gouvernement mène à bien cette tâche de défense
républicaine qu'il vient d'invoquer, pour obtenir des Chambres le
vote de sa loi d'amnistie. C'est le seul moyen dont il dispose pour
être enfin brave et utile. Mais qu'il ne renie pas l'affaire Dreyfus,
qu'il la reconnaisse comme le plus grand bien qui pouvait arriver à
la France, et qu'il déclare avec nous que, sans l'affaire Dreyfus, la
France serait sans doute aujourd'hui aux mains des réactionnaires.

                   *       *       *       *       *

Quant à la question qui m'est personnelle, monsieur le Président, je
ne récrimine pas. Voici quarante ans bientôt que je fais mon œuvre
d'écrivain, sans m'inquiéter des condamnations ni des acquittements
prononcés sur mes livres, laissant à l'avenir le soin de rendre le
jugement définitif. Un procès resté en l'air n'est donc pas fait pour
m'émouvoir beaucoup. C'est une affaire de plus que demain jugera. Et,
si je regrette l'éclat de vérité désirable qu'un nouveau procès aurait
pu faire jaillir, je me console en pensant que la vérité trouvera
sûrement une autre voie pour jaillir quand même.

Je vous avoue pourtant que j'aurais été curieux de savoir ce qu'un
nouveau jury aurait pensé de ma première condamnation, obtenue sous
la menace des généraux, armés comme d'une massue du terrible faux
Henry. Ce n'est pas qu'en un procès purement politique, j'aie grande
confiance dans le jury, si facile à égarer, à terroriser. Mais, tout
de même, c'était une leçon intéressante, ces débats qui reprenaient,
lorsque l'enquête de la Cour de cassation avait fait la preuve de
toutes les accusations portées par moi. Voyez-vous cela? un homme
condamné sur la production d'un faux, et qui revient devant ses juges,
lorsque le faux est reconnu, avoué! un homme qui en a accusé d'autres,
sur des faits dont une enquête de la Cour suprême a désormais prouvé
l'absolue vérité! J'aurais passé là quelques heures agréables, car un
acquittement m'aurait fait plaisir; et, s'il y avait eu condamnation
encore, la bêtise lâche ou la passion aveugle ont une beauté spéciale
qui m'a toujours intéressé.

Mais il faut préciser un peu, monsieur le Président. Je ne vous écris
que pour terminer toute cette affaire, et il est bon que je reprenne
devant vous les accusations que j'ai portées devant M. Félix Faure,
pour bien établir définitivement qu'elles étaient justes, modérées,
insuffisantes même, et que la loi de votre gouvernement n'amnistie en
moi qu'un innocent.

J'ai accusé le lieutenant-colonel du Paty de Clam «d'avoir été
l'ouvrier diabolique de l'erreur judiciaire, en inconscient, je veux
le croire, et d'avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis
trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus
coupables».--N'est-ce pas? c'est discret et courtois, pour qui a
lu le rapport du terrible capitaine Cuignet, qui, lui, va jusqu'à
l'accusation de faux.

J'ai accusé le général Mercier «de s'être rendu complice, tout au
moins par faiblesse d'esprit, d'une des plus grandes iniquités du
siècle».--Ici, je fais amende honorable, je retire la faiblesse
d'esprit. Mais, si le général Mercier n'a pas l'excuse d'une
intelligence affaiblie, sa responsabilité est donc totale dans les
actes à son compte que l'enquête de la Cour de cassation a établis, et
que le Code qualifie de criminels.

J'ai accusé le général Billot «d'avoir eu entre les mains les preuves
certaines de l'innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de
s'être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice,
dans un but politique et pour sauver l'État-Major compromis».--Tous les
documents connus aujourd'hui établissent que le général Billot a été
forcément au courant des manœuvres criminelles de ses subordonnés; et
j'ajoute que c'est sur son ordre que le dossier secret de mon père a
été livré à un journal immonde.

J'ai accusé le général de Boisdeffre et le général Gonse «de s'être
rendus complices du même crime, l'un sans doute par passion cléricale,
l'autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la
guerre l'arche sainte, inattaquable».--Le général de Boisdeffre s'est
jugé lui-même, le lendemain de la découverte du faux Henry, en donnant
sa démission, en disparaissant de la scène du monde, chute tragique
d'un homme élevé aux plus hauts grades, aux plus hautes fonctions, et
qui tombe au néant. Et, quant au général Gonse, il est un de ceux que
l'amnistie sauve des plus lourdes responsabilités, nettement établies.

J'ai accusé le général de Pellieux et le commandant Ravary «d'avoir
fait une enquête scélérate, j'entends par là une enquête de la plus
monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un
impérissable monument de naïve audace».--Qu'on relise l'enquête de la
Cour de cassation, et l'on y verra la collusion établie, prouvée, par
les documents, par les témoignages les plus accablants. L'instruction
de l'affaire Esterhazy ne fut qu'une impudente comédie judiciaire.

J'ai accusé les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme,
Varinard et Couard «d'avoir fait des rapports mensongers et frauduleux,
à moins qu'un examen médical ne les déclare atteints d'une maladie
de la vue et du jugement».--Je disais ceci devant l'extraordinaire
affirmation de ces trois experts, qui prétendaient que le bordereau
n'était pas de l'écriture d'Esterhazy, erreur que, selon moi, un
enfant de dix ans n'aurait pas commise. On sait qu'Esterhazy lui-même
reconnaît maintenant avoir écrit le bordereau. Et le président
Ballot-Beaupré, dans son rapport, a déclaré solennellement que, pour
lui, il n'y avait pas de doute possible.

J'ai accusé les bureaux de la guerre «d'avoir mené dans la presse,
particulièrement dans l'_Eclair_ et dans l'_Echo de Paris_, une
campagne abominable pour égarer l'opinion publique et pour couvrir
leurs fautes».--Je n'insiste pas, je pense que la preuve est faite
par tout ce qu'on a su depuis et par tout ce que les coupables ont dû
confesser eux-mêmes.

Enfin, j'ai accusé le premier conseil de guerre «d'avoir violé le
droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète», et j'ai
accusé le second conseil de guerre «d'avoir couvert cette illégalité,
par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d'acquitter
sciemment un coupable».--Pour le premier conseil de guerre, la
production de la pièce secrète a été nettement établie par l'enquête
de la Cour de cassation, et même au procès de Rennes. Pour le second
conseil de guerre, l'enquête est également là, prouvant la collusion,
la continuelle intervention du général de Pellieux, l'évidente pression
sous laquelle l'acquittement a été obtenu, selon le désir des chefs.

Vous le voyez, monsieur le Président, il n'est pas une de mes
accusations que les fautes et les crimes découverts n'aient justifiée,
et je répète que ces accusations semblent bien pâles, bien modestes
aujourd'hui, devant l'effroyable amas des abominations commises.
J'avoue que je n'aurais point osé en soupçonner moi-même un pareil
entassement. Alors, je vous le demande, quel est le tribunal honnête,
ou simplement raisonnable, qui se couvrirait d'opprobre en me
condamnant encore, maintenant que la preuve de tout ce que j'ai avancé
est faite au grand jour? Et ne trouvez-vous pas que la loi de votre
gouvernement qui m'amnistie, moi innocent, dans le tas des coupables
que j'ai dénoncés, est vraiment une loi scélérate?

                   *       *       *       *       *

C'est donc fini, monsieur le Président, du moins pour le moment, pour
cette première période de l'Affaire que l'amnistie vient forcément de
clore.

On nous a bien promis, en dédommagement, la justice de l'Histoire.
C'est un peu comme le paradis catholique, qui sert à faire patienter
sur cette terre les misérables dupes que la faim étrangle. Souffrez,
mes amis, mangez votre pain sec, couchez sur la dure, pendant que les
heureux de ce monde dorment dans la plume et vivent de friandises. De
même, laissez les scélérats tenir le haut du pavé, tandis que vous, les
justes, on vous pousse au ruisseau. Et l'on ajoute que, lorsque nous
serons tous morts, c'est nous qui aurons les statues. Pour moi, je veux
bien, et j'espère même que la revanche de l'Histoire sera plus sérieuse
que les délices du paradis. Un peu de justice sur cette terre m'aurait
pourtant fait plaisir.

Ce n'est pas que je nous plaigne, je suis convaincu que nous tenons le
bon bout, comme on dit. Le mensonge a ceci contre lui qu'il ne peut
pas durer toujours, tandis que la vérité, qui est une, a l'éternité
pour elle. Ainsi, monsieur le Président, votre gouvernement déclare
qu'il va faire la paix avec sa loi d'amnistie, et nous croyons, nous
autres, qu'il prépare au contraire de nouvelles catastrophes. Un peu
de patience, on verra bien qui a raison. Selon moi, je ne cesse de
le répéter, l'Affaire ne peut pas finir, tant que la France ne saura
pas et ne réparera pas l'injustice. J'ai dit que le quatrième acte
avait été joué à Rennes, et qu'il y aurait forcément un cinquième
acte. L'angoisse m'en reste au cœur, on oublie toujours que l'Empereur
allemand a la vérité en main, et qu'il peut nous la jeter à la face,
quand sonnera l'heure qu'il a peut-être choisie. Ce serait l'effroyable
cinquième acte, celui que j'ai toujours redouté et dont un gouvernement
français ne devrait pas accepter, pendant une heure, l'éventualité
terrible.

On nous a promis l'Histoire, je vous y renvoie aussi, monsieur le
Président. Elle dira ce que vous aurez fait, vous y aurez votre page.
Songez à ce pauvre Félix Faure, à ce tanneur déifié, si populaire à
ses débuts, qui m'avait touché moi-même par sa bonhomie démocratique:
il n'est plus à jamais que l'homme injuste et faible qui a permis le
martyre d'un innocent. Et voyez s'il ne vous plairait pas davantage
d'être, sur le marbre, l'homme de la vérité et de la justice. Il est
peut-être temps encore.

Moi, je ne suis qu'un poète, qu'un conteur solitaire qui fait dans
un coin sa besogne, en s'y mettant tout entier. J'ai reconnu qu'un
bon citoyen doit se contenter de donner à son pays le travail dont il
s'acquitte le moins maladroitement; et c'est pourquoi je m'enferme
dans mes livres. Je retourne donc simplement à eux, puisque la mission
que je m'étais donnée est finie. J'ai rempli tout mon rôle, le plus
honnêtement que j'ai pu, et je rentre définitivement dans le silence.

Seulement, je dois ajouter que mes oreilles et mes yeux vont rester
grands ouverts. Je suis un peu comme sœur Anne, je m'inquiète jour et
nuit de ce qui se passe à l'horizon, j'avoue même que j'ai la tenace
espérance de voir bientôt beaucoup de vérité, beaucoup de justice, nous
arriver des champs lointains où pousse l'avenir.

Et j'attends toujours.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l'assurance de mon profond
respect.


                               MON PÈRE


Je réunis ici les articles que j'ai écrits pour défendre la mémoire
de mon père, à la suite des immondes attaques dont on a tenté de la
salir. Ils appartiennent à l'affaire Dreyfus, car ce n'était ni mon
père ni moi qu'on cherchait à déshonorer, c'était simplement en moi le
justicier, le porteur de torche qui voulait la pleine lumière.

Ces articles sont bien insuffisants, je compte écrire tout un volume
pour glorifier mon père. Depuis longtemps, j'en ai le projet. Mais, à
mon âge, sous l'obsession des œuvres qui me hantent encore, parfois
la crainte me vient de ne plus trouver le temps de réaliser mes rêves
les plus chers. Et, tout au moins, ces articles seront là, ils diront
l'indispensable, si la vie ne me permettait pas de les compléter.

Le premier article: «Mon père», a paru dans _l'Aurore_, le 28 mai 1898,
au lendemain de l'ignoble attaque. Les trois autres, réunis sous le
titre: «François Zola», ont paru dans _l'Aurore_ également, le premier
le 23 janvier 1900, le second le 24 janvier, et le troisième le 31. On
y trouvera les faits et les dates permettant de suivre et de comprendre
toute l'affaire judiciaire qui s'est déroulée. Et j'ajouterai
simplement que, poursuivi pour dénonciation calomnieuse par l'insulteur
de mon père, que j'avais accusé d'usage de faux, je fus acquitté le 31
janvier 1900, acquittement qui était comme la condamnation des artisans
d'outrages et de mensonges.

    E. Z.


                               MON PÈRE


Il s'est trouvé des âmes basses, d'immondes insulteurs, dans la guerre
effroyable de guet-apens qui m'est faite, parce que j'ai simplement
voulu la vérité et la justice, il s'est trouvé des violateurs de
sépulture pour aller arracher mon père à la tombe honorée où il dormait
depuis plus de cinquante ans.

On me hurle, parmi un flot de boue: «Votre père était un voleur.» Et
l'on trouve un vieillard de quatre-vingts ans passés, qui cherche des
injures et des outrages dans les tremblants souvenirs de sa treizième
année, pour raconter que mon père était un parasite et qu'il avait
commis toutes les fautes. Ce vieillard n'a qu'une excuse: il croit
défendre le drapeau, il aide sa mémoire sénile pour terrasser en moi le
traître. Ah! le pauvre homme! Ah! la mauvaise action dont on lui a fait
salir sa vieillesse!

Ces choses se seraient passées vers 1830. Je les ignore. Mais comment
veut-on que j'accepte pour vrais des faits apportés de la sorte par
des gens qui, depuis des mois, combattent pour le mensonge, avec tant
d'impudence?

Je veux répondre tout de suite, dire ce que je sais, mettre debout sous
la pleine lumière le François Zola, le père adoré, noble et grand, tel
que les miens et moi l'avons connu.

C'est en 1839 seulement que mon père épousa ma mère, à Paris: un
mariage d'amour, une rencontre à la sortie d'une église, une jeune
fille pauvre épousée pour sa beauté et pour son charme. Je naissais
l'année suivante; et, à peine âgé de sept ans, je me revois derrière
le corps de mon père, l'accompagnant au cimetière, au milieu du
deuil respectueux de toute une ville. C'est à peine si j'ai d'autres
souvenirs de lui, mon père passe comme une ombre dans les souvenirs de
ma petite enfance. Et je n'ai eu, pour le respecter, pour l'aimer, que
le culte que lui avait gardé ma mère, qui continuait à l'adorer comme
un dieu de bonté et de délicatesse.

Aujourd'hui donc, on m'apprend ceci: «Votre père était un voleur.»
Ma mère ne me l'a jamais dit, et il est heureux qu'elle soit morte
pour qu'on ne lui donne pas cette nouvelle, à elle aussi. Elle ne
connaissait du passé de l'homme tendrement aimé que des choses belles
et dignes. Elle lisait les lettres qu'il recevait de sa nombreuse
parenté en Italie, lettres aujourd'hui entre mes mains, et elle y
trouvait seulement l'admiration et la tendresse que les siens gardaient
pour lui. Elle savait la vraie histoire de sa vie, elle assistait à
son effort de travail, à l'énergie qu'il déployait pour le bien de sa
patrie d'adoption. Et jamais, je le répète, je n'ai entendu sortir de
sa bouche que des paroles de fierté et d'amour.

C'est dans cette religion que j'ai été élevé. Et au François Zola de
1830, le prétendu coupable que personne des nôtres n'a connu, qu'on
s'efforce de salir d'une façon infâme, uniquement pour me salir
moi-même, je ne puis aujourd'hui qu'opposer le François Zola tel que
notre famille, tel que toute la Provence l'a connu, dès 1833, époque à
laquelle il est venu se fixer à Marseille.

                   *       *       *       *       *

François Zola, dont le père et le grand-père avaient servi la
république de Venise comme capitaines, fut lui-même lieutenant, à
l'âge de vingt-trois ans. Il était né en 1795, et j'ai sous les yeux
un volume italien, portant la date de 1818, un _Traité de nivellement
topographique_, qu'il publia à Padoue et qui est signé: «Dottore in
matematica Francesco Zola, luogotenente»,

Il servit, je crois, sous les ordres du prince Eugène. Le malheur est
que, dans l'affreuse bousculade où je suis, je cherche avec angoisse
depuis deux jours, parmi mes papiers de famille, des documents,
des journaux de l'époque, que je ne puis retrouver. Mais je les
retrouverai, et les dates précises, et les faits précis, seront donnés.
En attendant, ce n'est ici que ce que je sais de mémoire: l'obligation
où fut mon père de quitter l'Italie, au milieu des bouleversements
politiques; son séjour en Autriche, où il travailla à la première ligne
ferrée qui fut construite en Europe, période de sa vie sur laquelle les
documents les plus complets m'ont été récemment promis; les quelques
années qu'il passa en Algérie, capitaine d'habillement dans la légion
étrangère, à la solde de la France; enfin son installation à Marseille,
comme ingénieur civil, en 1833.

C'est ici que je le reprends, hanté d'un grand projet. A cette époque,
la ville de Marseille, dont le vieux port était insuffisant, songeait à
un nouveau port, ce port vaste qui fut plus tard établi à la Joliette.
Mon père avait proposé un autre projet, dont j'ai encore les plans, un
atlas énorme; et il soutenait avec raison que son port intérieur, qu'il
installait aux Catalans, offrait une sécurité beaucoup plus grande que
celui de la Joliette, où les bateaux sont peu protégés par les jours de
mistral. Pendant cinq années, il lutta, et l'on trouverait l'histoire
de toute cette lutte dans les journaux du temps. Enfin, il fut battu,
le port de la Joliette l'emporta, et il s'en consola dans une autre
entreprise, qui, celle-ci, devait réussir.

Sans doute, pendant qu'il se débattait à Marseille, des affaires
avaient dû l'appeler à Aix, la ville voisine. Et j'imagine que la vue
de cette ville mourant de soif, au milieu de sa plaine desséchée, lui
donna alors l'idée du canal qui devait porter son nom. Il voulait
appliquer là un système de barrages qu'il avait remarqué en Autriche,
des gorges de montagnes fermées par de vastes murailles, qui retenaient
les torrents, emprisonnaient les eaux de pluie. Dès 1838, il fait des
voyages, il étudie les environs de la ville, il dresse des plans.
Bientôt, il donne sa vie à cette idée unique, trouve des partisans,
combat des adversaires, lutte près de huit années avant de pouvoir
mettre debout son entreprise, au milieu des obstacles de toutes sortes.

Il fut forcé plusieurs fois de se rendre à Paris et ce fut pendant un
de ces voyages qu'il épousa ma mère. De forts appuis lui étaient venus,
M. Thiers et M. Mignet avaient bien voulu s'intéresser à son projet
et lui servir de parrains. D'autre part, il avait trouvé un avocat au
Conseil d'État, M. Labot, qui se dévouait passionnément à sa cause.
Enfin, le Conseil d'État accueillit la déclaration d'utilité publique,
le roi Louis-Philippe accorda l'ordonnance nécessaire. Et les travaux
commencèrent, les premiers coups de mine faisaient sauter les grands
rocs du vallon des Infernets, lorsque mon père mourut brusquement à
Marseille, le 27 mars 1847.

On ramena le corps à Aix sur un char drapé de noir. Le clergé sortit
de la ville, alla recevoir le corps hors des murs, jusqu'à la place de
la Rotonde. Et ce furent des obsèques glorieuses, auxquelles toute une
population participa. M. Labot, l'avocat au Conseil d'État, accouru
de Paris, fit un discours dans lequel il conta la belle vie de mon
père, et je crois bien que le fondateur du _Sémaphore_, Barlatier,
fit également un discours, vint dire adieu au nom de Marseille à
l'ingénieur, au bon citoyen qu'il avait souvent soutenu. C'était un
vaillant qui s'en allait, un travailleur que toute une cité remerciait
de l'acharnement qu'il avait mis à vouloir lui être utile.

                   *       *       *       *       *

Je l'ai dit, je cherche depuis deux jours avec une fièvre douloureuse
les preuves de ces choses. J'aurais surtout voulu retrouver le numéro
du _Mémorial d'Aix_, où est le compte rendu des obsèques de mon père.
Il m'aurait suffi de le reproduire, de donner surtout le texte des
discours, pour que le véritable François Zola fût connu. Le malheur est
qu'il n'est pas commode de remettre la main sur des journaux datant
de plus de cinquante ans. Je viens d'écrire à Aix et j'espère pouvoir
faire au moins copier le compte rendu à la Bibliothèque.

Mais, si je n'ai point retrouvé dans mes papiers le numéro en question,
en voici pourtant quelques autres, qui seront des preuves suffisantes.

C'est d'abord un numéro du _Sémaphore_, en date du samedi 11 mai 1844,
dans lequel se trouve une correspondance d'Aix, datée du 9 mai: «Nous
sommes heureux de pouvoir annoncer à nos concitoyens que, le 2 de ce
mois, le Conseil d'État, sections réunies, a déclaré définitivement
l'utilité publique du canal Zola, et a adopté en entier le traité du 19
avril 1843, consenti entre la ville et cet ingénieur. Cette question,
d'une si grande importance pour notre ville, est donc complètement
résolue, malgré les innombrables difficultés qu'on lui opposait, et que
M. Zola a surmontées avec une grande, énergie et une persévérance à
toute épreuve.»

C'est ensuite un numéro de _la Provence_, publiée à Aix, dans lequel
se trouve le texte complet de l'ordonnance royale autorisant M. Zola,
ingénieur, à construire le canal Zola. L'acte est donné au palais de
Neuilly, le 31 mai 1844, signé Louis-Philippe, et contresigné par le
ministre de l'intérieur, L. Duchâtel.

C'est un autre numéro de _la Provence_, en date du 29 juillet 1847,
quatre mois après la mort de mon père, dans lequel est racontée une
visite que M. Thiers, alors en voyage, fit aux chantiers du canal Zola:
«Hier, 28 juillet, M. Thiers, ainsi que MM. Aude, maire d'Aix; Borely,
procureur général; Goyrand, adjoint; Leydet, juge de paix, et plusieurs
autres notabilités de la ville, sont allés inopinément visiter les
travaux du canal Zola, à la colline des Infernets. Ils ont été reçus au
milieu des bruyantes détonations des coups de mine, que les ouvriers,
prévenus à la hâte, avaient préparés à cette intention... M. Pérémé,
le gérant, a profité de la circonstance pour présenter à M. Thiers
le jeune fils de M. Zola. L'illustre orateur a fait le plus gracieux
accueil à l'enfant ainsi qu'à la veuve d'un homme dont le nom vivra
parmi ceux des bienfaiteurs du pays.»

Enfin, comme je ne veux pas emplir ce journal, je me contenterai de
donner encore la lettre suivante, qui était adressée à M. Émile Zola,
homme de lettres, 23, rue Truffaut, Batignolles-Paris:


 «Aix, le 25 janvier 1869.

 «Monsieur,

 «J'ai l'honneur de vous adresser une ampliation de la délibération
 du Conseil municipal d'Aix, du 6 novembre 1868, et du décret du 19
 décembre suivant, qui décident de donner au boulevard du Chemin-Neuf
 la dénomination de _boulevard François-Zola_, en reconnaissance des
 services rendus à la cité par M. Zola, votre père.

 «J'ai donné des ordres pour que la délibération du Conseil municipal,
 sanctionnée par l'Empereur, reçoive immédiatement son exécution.

 «Agréez, monsieur, l'assurance de ma considération très distinguée.

 «_Le maire d'Aix_,

 «P. Roux.»

                   *       *       *       *       *

Et c'est cet ingénieur dont le projet de nouveau port a occupé
Marseille pendant des années, qui serait un individu, un parasite
vivant de la desserte d'une famille! Et c'est cet homme énergique, dont
la lutte au grand jour pour doter la ville d'Aix d'un canal est restée
légendaire, qui serait un simple aventurier qu'on aurait chassé de
partout! Et c'est ce bon citoyen, bienfaiteur d'un pays, ami de Thiers
et de Mignet, auquel le roi Louis-Philippe accorde des ordonnances
royales, qui serait un voleur, sorti honteusement de l'armée italienne
et de l'armée française! Et c'est ce héros de l'énergie et du travail,
dont le nom est donné à un boulevard par une ville reconnaissante, qui
serait un homme abominable, le crime et la honte de son fils!

Allons donc! à quels sots, à quels sectaires même, espérez-vous faire
croire cela? Expliquez donc comment Louis-Philippe, s'il avait eu
affaire à un soldat déshonoré, aurait signé l'ordonnance d'utilité
publique? comment le Conseil d'État aurait accueilli le projet avec une
faveur marquée? comment d'illustres amitiés seraient venues à mon père,
comment il n'y aurait plus eu autour de lui qu'un concert d'admiration
et de gratitude?

Un homme m'attend au coin d'une rue, et, par derrière, m'assène un
coup de bâton: «Votre père est un voleur». Dans l'étourdissement de
cette attaque lâche et ignominieuse, que faire? La faute commise, dont
j'entends parler pour la première fois, remonterait à soixante-six ans.
Je le répète, aucun moyen de contrôle, de discussion surtout. Et alors
me voilà à la merci de l'outrage, sans autre défense possible que de
crier tout ce que je sais de bon et de grand sur mon père, toute la
Provence qui l'a connu et aimé, le canal Zola qui clame son nom et le
mien, son nom encore qui est sur la plaque d'un boulevard et dans tous
les cœurs des vieillards qui se souviennent.

Mais les misérables insulteurs ne sentent donc pas une chose, c'est
que, même s'ils disaient vrai, si mon père jadis avait commis une
faute--ce que je nierai de toute la force de mon âme, tant que je
n'aurai pas moi-même fait l'enquête--oui! si même les insulteurs
disaient la vérité, ils commettraient là une action plus odieuse et
plus répugnante encore! Aller salir la mémoire d'un homme qui s'est
illustré par son travail et son intelligence, et cela pour frapper son
fils, par simple passion politique, je ne sais rien de plus vil, de
plus bas, de plus flétrissant pour une époque et pour une nation!

Car nous en sommes arrivés là, à des monstruosités qui semblent ne plus
soulever le cœur de personne. Notre grande France en est là, dans cette
ignominie, depuis qu'on nourrit le peuple de calomnies et de mensonges.
Notre âme est si profondément empoisonnée, si honteusement écrasée sous
la peur, que même les honnêtes gens n'osent plus crier leur révolte.
C'est de cette maladie immonde que nous allons bientôt mourir, si ceux
qui nous gouvernent, ceux qui savent, ne finissent pas par nous prendre
en pitié, en rendant à la nation la vérité et la justice, qui sont la
santé nécessaire des peuples. Un peuple n'est sain et vigoureux que
lorsqu'il est juste. Par grâce, hommes qui gouvernez, vous qui êtes les
maîtres, agissez, agissez vite! ne nous laissez pas tomber plus bas
dans le dégoût universel!

Moi, je me charge de ma querelle, et je compte y suffire.

Puisque j'ai la plume, puisque quarante années de travail m'ont donné
le pouvoir de parler au monde et d'en être entendu, puisque l'avenir
est à moi, va! père, dors en paix dans la tombe, où ma mère est allée
te rejoindre. Dormez en paix côte à côte. Votre fils veille, et il se
charge de vos mémoires. Vous serez honorés, parce qu'il aura dit vos
actes et vos cœurs.

Lorsque la vérité et la justice auront triomphé, lorsque les tortures
morales sous lesquelles on s'efforce de me broyer l'âme seront finies,
c'est ta noble histoire, père, que je veux conter. Depuis longtemps
j'en avais le projet, les injures me décident. Et sois tranquille, tu
sortiras rayonnant de cette boue dont on cherche à te salir, uniquement
parce que ton fils s'est levé au nom de l'humanité outragée. Ils t'ont
mis de mon calvaire, ils t'ont grandi. Et, si même je découvrais une
faute dans ta jeunesse aventureuse, sois tranquille encore, je t'en
laverai, en disant combien ta vie fut bonne, généreuse et grande.


                             FRANÇOIS ZOLA


                                   I

Le 23 mai 1898, le matin même du jour où je devais comparaître devant
le jury de Versailles, M. Judet publia, dans _le Petit Journal_, une
biographie mensongère et diffamatoire de mon père, l'ingénieur François
Zola, dans laquelle il insistait particulièrement sur des faits qui se
seraient passés à Alger, en 1832, lorsque mon père y était lieutenant,
à la légion étrangère.

Le 25 mai, deux jours après, M. Judet publiait un nouvel article, où
il donnait, pour appuyer les prétendus faits révélés par lui, une
conversation que le général de Loverdo aurait eue avec un reporter
du _Petit Journal_, conversation que le général devait rétracter en
partie, dans un entretien qu'il eut plus tard avec un autre journaliste.

Le 28 mai, je répondis, dans _l'Aurore_, par un article intitulé «Mon
Père», utilisant les quelques documents que j'avais sous la main, ne
pouvant puiser dans un dossier qu'on me disait enfermé sous des triples
serrures au ministère de la guerre, racontant tout ce que je savais
de mon père, quel homme de travail, de loyauté, de bonté il avait
toujours été, et quelle mémoire il avait laissée, vénérée de tous,
après des travaux considérables et des bienfaits sans nombre. Puis,
immédiatement, j'assignai M. Judet devant le tribunal correctionnel
pour diffamation.

Dans les premiers jours de juin, avant le 15, date de la chute du
ministère Méline, dont il faisait partie, j'écrivis au général Billot,
ministre de la guerre, pour lui demander la communication du dossier de
mon père, en me basant sur la divulgation criminelle qui venait d'en
être faite. Et, dès que M. Cavaignac lui eut succédé, au commencement
de juillet, j'écrivis au nouveau ministre, pour lui faire la même
demande. Tous les deux refusèrent, en alléguant cette raison formelle
que «les dossiers des officiers sont des dossiers secrets, constitués
uniquement en vue des besoins administratifs».

Le 18 juillet, le matin même du jour où, pour la deuxième fois, je
devais comparaître devant le jury de Versailles, M. Judet publia, dans
_le Petit Journal_, les deux lettres prétendues du colonel Combe, comme
preuve décisive des malversations commises par mon père, qu'il avait
divulguées le 23 mai, environ deux mois auparavant. Il prétendait avoir
reçu ces deux lettres d'un anonyme, accompagnées d'un commentaire.

Le 3 août, M. Judet fut condamné, pour ses articles diffamatoires du
23 et du 25 mai, à cinq mille francs de dommages-intérêts; et ce fut
ce même jour que mon avocat, Me Labori, déposa en mon nom, contre lui,
une accusation en usage de faux. Le 18 juillet, le jour où je quittai
la France, au sortir de l'audience de Versailles, je n'avais pas lu _le
Petit Journal_. Je ne le lis jamais. Et je n'avais connu les prétendues
lettres du colonel Combe qu'en Angleterre, lorsqu'un ami était venu me
les faire lire. Notre conviction fut absolue, nous soupçonnions par
quelles mains suspectes elles avaient passé, elles ne pouvaient être
que des faux.

Le 29 août, M. Cavaignac écrivit au garde des sceaux qu'il m'avait
bien refusé la communication du dossier de mon père, parce que j'étais
un simple particulier, mais qu'il ne croyait pas pouvoir la refuser
à M. Flory, le juge d'instruction chargé d'instruire le cas de M.
Judet, accusé par moi d'usage de faux. Et, le 9 septembre, le général
Zurlinden autorisa M. Flory à prendre possession de la deuxième lettre
Combe qui se trouvait seule au dossier, car on n'y avait pas trouvé la
première. Et, le 15 septembre, M. Flory la recevait des mains de M.
Raveret, chef du bureau des archives. Et, le 4 octobre, mon avoué, Me
Collet, ayant demandé la communication des huit pièces, mentionnées
dans la deuxième lettre Combe, M. Flory dut retourner au ministère,
où M. Raveret lui déclara qu'il n'existait au dossier, en dehors de
cette lettre, que la demande de démission de mon père et une lettre de
transmission du général Trézel, chef d'état-major du duc de Rovigo,
commandant en chef du corps d'occupation, en Algérie. El les deux
pièces furent remises à M. Flory, ainsi que la deuxième lettre Combe.

Le 11 janvier 1899, M. Flory ayant rendu une ordonnance de non-lieu,
en déclarant que les pièces lui paraissaient authentiques, et M. Judet
m'ayant en conséquence attaqué pour dénonciation calomnieuse, je fus
condamné par défaut à cinq cents francs de dommages-intérêts. J'étais
absent de France, je ne devais y rentrer que le 5 juin. Et c'est ce
procès qui, en revenant, après mon opposition, m'a permis de reprendre
mon enquête et d'adresser une troisième demande au nouveau ministre de
la guerre, le général de Galliffet, pour que le dossier de mon père
me fût communiqué. Le procès qui, après plusieurs remises, revenait
le 27 décembre dernier, a été renvoyé au 24 janvier prochain, pour me
permettre de mener à bien mes recherches.

Le 9 décembre 1899, j'avais donc demandé la communication du dossier
au général de Galliffet, qui refusa, le 14, dans les mêmes termes
que le général Billot et M. Cavaignac: les dossiers des officiers
étaient des dossiers secrets, constitués uniquement en vue des besoins
administratifs. Mais, dans une seconde lettre, le 16, il voulait bien
me transmettre les résultats de l'enquête que je lui avais demandé
d'ouvrir, pour arriver à savoir comment et par qui M. Judet avait
eu communication du dossier de mon père. Le sous-chef du bureau des
Archives, M. Hennet, se souvenait très nettement qu'il avait remis ce
dossier à un officier, aujourd'hui décédé. Et cet officier n'était
autre que le colonel Henry.

Le 16 décembre, le même jour, j'écrivis à M. Waldeck-Rousseau,
président du conseil des ministres, afin de porter les faits à sa
connaissance, et en le priant de soumettre le cas au conseil. Il était
impossible qu'on ne communiquât point au fils de l'homme injurié,
diffamé, un dossier qui avait passé par des mains suspectes et
qu'on avait promené dans les journaux, pour la plus abominable des
publicités. Et, le 20 décembre, M. Waldeck-Rousseau voulut bien me
répondre que le conseil des ministres, d'accord avec le ministre de
la guerre, avait décidé que le dossier de mon père serait mis à ma
disposition. Enfin!

On voit qu'il m'a fallu de l'entêtement et de la patience. Jamais
d'ailleurs je n'aurais abouti, sans des circonstances heureuses. C'est
pourquoi, avant de rendre un compte exact de mon enquête, je tiens à
remercier ici M. Waldeck-Rousseau, le général de Galliffet et les hauts
employés du ministère de la guerre, de leur bienveillant accueil et de
l'empressement qu'ils ont mis à faciliter mes recherches.

                   *       *       *       *       *

Dans une visite de courtoisie que je fis au général de Galliffet, il
fut décidé que le dossier de mon père me serait communiqué le mercredi
3 janvier; et j'avais obtenu d'amener avec moi Me Labori, mon avocat,
et mon confrère et ami Jacques Dhur, qui a fait sur mon père un livre
des plus remarquables. Nous avons été reçus tous les trois, au bureau
des Archives administratives, par M. Raveret, chef de ce bureau, et par
M. Hennet, sous-chef. Et je vais tâcher de résumer très clairement le
résultat de notre premier examen.

D'abord, la communication du dossier de mon père au colonel Henry. Le
ministre avait bien voulu autoriser MM. Raveret et Hennet à répondre
aux quelques questions indispensables que j'étais forcé de leur poser
pour comprendre. Ainsi M. Hennet prétendait que la communication
avait eu lieu en 1897, ce qui était impossible. Il a dû revenir sur
cette date, en se souvenant que cette communication s'était produite
quelque temps après ma condamnation du 23 février, ce qui la met dans
la première quinzaine de mars 1898. Si sa mémoire hésite, s'il ne peut
donner une date précise, c'est que, malheureusement, la communication
n'a laissé aucune trace écrite; et cela vaut la peine d'être raconté.

Le colonel Henry aurait simplement envoyé un employé de son bureau, un
subalterne, avec un ordre écrit, pour qu'on lui livrât le dossier de
mon père. Et M. Hennet, après avoir cherché et trouvé le dossier, se
serait contenté de le remettre au subalterne, sur un simple récépissé.
Puis, à quelques jours de là, en rendant le dossier, le subalterne
aurait tout bonnement repris le récépissé. De sorte qu'il ne reste
de la communication que les souvenirs naturellement très vagues de
M. Hennet; Nous ne saurons jamais le jour exact de la livraison du
dossier, ni le jour où il a été rendu, ni par conséquent le temps qu'il
a pu rester entre les mains du colonel Henry. Et, comme je m'étonnais
de cette extraordinaire façon d'agir dans une grande administration,
M. Raveret a bien voulu me répondre que toutes les communications ne
se font heureusement pas ainsi. Elles sont d'ordinaire notées sur un
registre avec les dates, ainsi qu'avec les conditions dans lesquelles
elles sont faites. Seulement, il paraît que «les communications
confidentielles» ne doivent laisser aucune trace. Et il est vraiment
très fâcheux que la communication du dossier de mon père au colonel
Henry ait été «confidentielle».

Mais il y a beaucoup mieux. Grâce aux quelques questions que j'ai
eu l'autorisation de poser, et auxquelles MM. Raveret et Hennet
ont bien voulu répondre, j'ai pu me faire une idée assez exacte de
l'état dans lequel dorment, par centaines de mille, les dossiers de
nos officiers, aux archives administratives. Je parle de ceux qui
datent de quarante, de cinquante, de soixante ans, et davantage. Le
dossier de mon père était là depuis soixante-six ans, c'est un bel
âge. On s'imagine donc aisément cette nécropole, cet amas considérable
endormi sous la poussière, au fond de casiers vénérables. On ne les
fouille naturellement plus pour «les besoins administratifs», comme
dit M. Cavaignac. Ils sommeillent dans le respect de l'oubli, ils
sont retournés aux limbes des choses effacées, inexistantes. Je
crois savoir que les recherches utiles n'y peuvent être faites que
grâce à un système de fiches, dont la collection est sous clef, au
fond d'une armoire. Mais ils n'en sont pas moins là, à la merci des
générations nouvelles, sous l'unique protection de l'insignifiance et
de l'indifférence où ils reposent. Et la chose terrible est que les
anciens, c'est-à-dire les plus nombreux, n'ont pas de bordereau, et que
les pièces qu'ils contiennent ne sont pas même cotées. Ils n'ont par
conséquent pas d'existence régulière, le premier venu peut y ajouter
ou en enlever des pièces, y substituer des pièces à d'autres pièces.
Qui le saurait, qui pourrait le prouver? Cela fait trembler, lorsqu'on
songe que là dort l'honneur de l'armée, tout le secret redoutable des
fautes cachées et pardonnées, les dossiers de tous les chefs, que
personne ne doit connaître, et qu'un employé criminel ou simplement
sectaire peut adultérer impunément, en y introduisant dès documents
nouveaux, ou en retranchant ceux qui le gênent.

C'est donc dans cet état que se trouvait le dossier de mon père,
lorsqu'il a été communiqué au colonel Henry. Il était enfermé dans une
chemise du temps, qui ne porte ni le nombre ni la nature des pièces.
Ces pièces n'étaient pas cotées, et il n'existait pas de bordereau.
Ces faits ont été reconnus par MM. Raveret et Hennet. Je crois qu'ils
m'ont même dit que les pièces ne portaient pas, à ce moment, le timbre
des Archives; car, si toutes les pièces de tous les dossiers n'ont
pas été timbrées à l'entrée, comment veut-on qu'on puisse les timbrer
aujourd'hui, maintenant qu'elles sont entassées par millions? Et ce
n'est donc qu'en revenant des mains du colonel Henry que le dossier
de mon père a pris tout à coup une importance, est devenu une chose
grave, considérable et vivante. Il était sorti des limbes, de la
nécropole où sommeillent dans la poussière les centaines de mille de
dossiers vagues, retombés à jamais au néant. Il s'agissait à présent
de ne pas l'y replonger, de le classer ailleurs, dans la série des
dossiers qui comptent. Comme il rentrait dans la vie pour «les besoins
administratifs», M. Hennet a reçu l'ordre de lui faire une toilette; et
il l'a pourvu d'abord d'une belle chemise neuve, avec toutes sortes de
lettres et de chiffres, correspondant à des classifications; puis, il
a coté soigneusement les pièces au crayon bleu, et il a dressé de ces
pièces un bordereau très exact. Enfin, le dossier de mon père avait une
existence régulière. Il était temps.

Tel est, dans sa forme nouvelle, le dossier qui m'a été mis sous les
yeux. Si je dois ignorer toujours le nombre et la nature des pièces
qu'il contenait, lorsqu'il a été confié à la loyauté du colonel Henry,
vers la première quinzaine de mars 1898, j'ai pu constater qu'il se
compose aujourd'hui de trente pièces, inscrites sous vingt et une
cotes. Le bordereau est, je crois, de l'écriture de M. Hennet, et il
est ainsi signé: «Clos le présent bordereau à trente pièces, contenues
sous vingt et une cotes, le 8 juin 1898. Le chef du bureau: Raveret.»
Je me permets de trouver ce mot «clos» tout à fait fâcheux, car il
éveille je ne sais quel dossier ouvert à toutes les pièces que le vent
apportait, et qu'on s'est décidé à clore, lorsqu'il a été plein. Mais
ce n'est là qu'une impression, et je me contente de poser ici les
faits, me réservant de les éclairer et de les discuter plus loin. Que
l'on veuille bien retenir seulement la date du 8 juin 1898.

                   *       *       *       *       *

J'en arrive au contenu du dossier actuel, aux trente pièces sous les
vingt et une cotes. Mon vif désir serait de donner le bordereau tout
entier, dont j'ai pris copie, ainsi que des pièces importantes, aidé
de mon confrère et ami Jacques Dhur. Mais je prévois que toutes ces
explications vont être bien longues, et je ne voudrais pas fatiguer
l'attention. Je me bornerai donc à des indications générales.

D'abord, des deux prétendues lettres du colonel Combe, publiées le
18 juillet 1898 par _le Petit Journal_, la première n'est pas là,
ainsi que le général de Galliffet me l'écrivait, dans sa lettre du 16
décembre 1899. Elle a disparu, elle n'a jamais existé, nous verrons
cela tout à l'heure. Ensuite, de la cote 1 que porte l'ancienne
chemise, celle qui habillait le dossier dans la nécropole, à la cote
14 que porte la deuxième lettre Combe, il y a vingt-trois pièces, et
l'on peut dire que ces pièces ont été en grande partie fournies par
mon père, pour appuyer sa demande d'être réintégré dans la Légion
étrangère, avec son grade de capitaine, qu'il avait obtenu autrefois
dans l'armée franco-italienne du prince Eugène Napoléon. C'était un
droit, on lui demandait donc de produire ses états de service, et il
envoyait tout un dossier qui se retrouve là, ses brevets, ses diplômes,
les attestations de ses chefs. M. Judet, qui a demandé et obtenu, lui
aussi, la communication du dossier, s'empressera certainement, sur
la lecture de ces pièces, de rectifier la biographie mensongère et
diffamatoire qu'il a publiée de mon père, en le représentant comme
un aventurier chassé de partout, de l'armée italienne et de l'armée
autrichienne.

Mon père était né en 1795. Il y a là une pièce qui le montre élève
du roi Napoléon à l'École militaire de Pavie, du 13 octobre 1810 au
10 avril 1812, caporal le 8 mars 1811, fourrier le 12 mai 1811. Il y
a une pièce, son brevet d'officier, qui le montre sous-lieutenant au
quatrième léger, le 10 avril 1812, et lieutenant dans l'artillerie
royale, le 15 juillet 1812. Il avait alors dix-sept ans. Il y a une
pièce qui, après la dislocation de l'armée italienne, le montre comme
lieutenant dans la première batterie légère austro-italienne. Il y
a sa démission, lorsqu'il crut devoir quitter la nouvelle armée. Il
y a une lettre de lui où il explique que de 1812 à 1814 il a servi
sous le prince Eugène Napoléon, que de 1814 à 1820 il a servi dans un
régiment italien qui passa au service de l'Autriche, qu'il n'a donné sa
démission qu'à la suite de «la loi barbare du gouvernement autrichien,
au moyen de laquelle et _par bonté souveraine_ (expression de la loi)
on introduisait, à la fin de 1819, la bastonnade dans les régiments
italiens dont je faisais partie». Il y a encore un brevet d'associé
correspondant de l'Académie des sciences, des lettres et des arts
de Padoue. Il y a enfin des pièces relatives au projet d'un système
nouveau de fortification, que mon père avait déposé au ministère de
la guerre, et sur lesquelles je reviendrai plus loin. Tel est le gros
du dossier, tout un ensemble admirable qui explique comment mon père,
dans une heure difficile, où tout lui manquait, loin des siens, voulut
rentrer au service de la France, qu'il avait déjà servie, et obtint,
en juillet 1831, d'être réintégré comme lieutenant dans la Légion
étrangère.

Ensuite, avec la demande de démission du 3 juillet 1832, et la lettre
que le général Trézel écrivit pour la transmettre, arrive la lettre
Combe, sous la cote 14. Et ces trois pièces ne sont plus suivies que
de six autres, des lettres de bureau à bureau sur les difficultés que
souleva la démission, définitivement acceptée par le roi, le 30 octobre
1832, et une note enfin établissant que mon père rentra en France et
fut débarqué à Marseille, le 24 janvier 1833.

On voit la coupure que fait la lettre Combe. Et quel extraordinaire
dossier! Il semble qu'une tempête ait soufflé dedans, avant que le
bordereau et les cotes de M. Hennet lui aient donné une figure décente.
La lettre Combe annonce huit pièces: elles n'y sont pas, elles ont
disparu, on ne peut savoir où elles se sont envolées. Des trous sont
partout. On trouve bien la pièce qui accuse mon père, on ne trouve
pas celles qui devraient m'expliquer son cas, sa défense, ce qu'il a
répondu. Si mon père a été emprisonné, il a subi un interrogatoire;
et s'il a fait des aveux, où sont-ils? Un choix semble avoir été
fait, pour qu'il n'y ait plus ainsi, au dossier, que l'accusation.
Et l'accusation, cette lettre Combe, car elle seule accuse, combien
elle nous est apparue singulière, à Me Labori, à Jacques Dhur et à
moi! Le papier est du temps, un peu trop vieilli peut-être. L'encre
aussi paraît ancienne. Mais la pièce ne porte ni en-tête, ni cachet,
si ce n'est le cachet des Archives, apposé par M Hennet en 1898, je
crois. Une ligne, d'une main plus pesante, a été sûrement ajoutée à
la fin. La dernière lettre de la signature, l'_e_ muet, a été reprise
et surchargée, comme pour recouvrir une autre lettre, ce qui fait que
Combe est écrit là sans _s_, malgré l'acharnement qu'on a mis partout à
écrire Combes, avec une _s_. D'ailleurs, ce n'étaient là que quelques
remarques matérielles, faites dans un premier examen. Je réserve, pour
les discuter tout à l'heure, les caractères moraux.

Et l'on comprend donc que, lorsque je suis sorti de cette première
visite aux Archives, j'ai décidé, avec Me Labori, d'écrire de nouveau
au ministre de la guerre, pour lui en faire connaître les résultats et
pour lui adresser trois nouvelles demandes. D'abord, je le priai de
bien vouloir ordonner des recherches, car il me semblait impossible
qu'un dossier judiciaire n'existât pas, qui expliquerait le désordre et
les trous du dossier administratif. Ensuite, je lui demandai de faire
faire également des recherches au comité du génie, pour y découvrir le
dossier du projet de fortification, avec plans à l'appui, que mon père
avait soumis au ministre de la guerre en 1831. Enfin, je lui demandai
de permettre qu'une expertise contradictoire fût faite sur la lettre
Combe: il aurait désigné un expert, j'en aurais choisi un autre, et
l'expertise aurait eu lieu, sur les pièces de comparaison que le bureau
des Archives se serait chargé de fournir.

J'avais écrit cette nouvelle lettre au général de Galliffet le 4
janvier dernier. Et, le 9 janvier, je recevais de son chef de cabinet,
le général Davignon, une réponse qui a fait entrer mon enquête dans une
nouvelle phase.

                   *       *       *       *       *

Le général Davignon m'écrivait: «Le ministre de la guerre me charge
de vous informer que l'examen auquel ont donné lieu les diverses
demandes que vous lui avez adressées, après avoir pris une première
communication du dossier de M. François Zola, et les recherches qui en
ont été la conséquence, ont permis de retrouver dans les bureaux de la
direction du contentieux et de la justice militaire, un autre dossier
se rapportant à l'affaire concernant M. François Zola.» Et le général
Davignon terminait en me disant que le ministre m'attendrait à son
cabinet le samedi 13 janvier, pour régler dans quelles conditions le
nouveau dossier me serait soumis.

Le 13 janvier, je trouvai, dans le cabinet du général de Galliffet, le
directeur du contentieux et de la justice militaire, M. le contrôleur
général Cretin, un conseiller d'État, détaché au ministère de la
guerre, depuis quelques mois seulement. Je veux tout de suite dire la
haute impartialité et la grande obligeance que j'ai trouvées en lui. Il
avait rédigé sur mes trois demandes un court rapport, dont le ministre
voulut bien me donner lecture. L'expertise contradictoire n'était pas
acceptée, pour des raisons que j'aurai à dire plus loin. Des recherches
allaient être faites au comité du génie. Enfin, il était entendu que M.
le contrôleur général allait me donner connaissance du nouveau dossier
découvert.

J'ai remercié vivement le général de Galliffet, et j'ai suivi M.
Cretin dans son bureau, où il a mis le dossier à ma disposition.
Encore un dossier dans une véritable chemise du temps, mais toujours
un dossier sans bordereau ni cotes. C'est désolant, ces vieux dossiers
du ministère de la guerre sont vraiment trop à la merci du vent qui
souffle. D'ailleurs, je n'ai trouvé là qu'une pièce intéressante,
une lettre du duc de Rovigo, que les autres pièces, sept ou huit,
des lettres de bureau à bureau, ne font qu'appuyer. Et, avant de me
retirer, j'ai pu prendre immédiatement copie de cette lettre, qui a
pour moi une importance considérable.

Je donne donc cette lettre en entier. Il faut remarquer que le duc de
Rovigo était alors le commandant en chef de notre corps d'occupation,
à Alger, que le général Trézel était son chef d'état-major, et
que le colonel Combe, commandant la Légion étrangère, se trouvait
naturellement sous ses ordres.


 «Alger, le 17 septembre 1832.

 «Monsieur le Maréchal,

 «Par la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'adresser le 27 août
 dernier, vous désapprouvez que le sieur Zola, lieutenant à la légion
 étrangère, ait été mis en liberté en attendant que Votre Excellence
 ait prononcé sur la démission de cet officier. Je regrette que, dans
 la lettre que le chef de l'état-major vous a écrite, le 15 juillet,
 sur cette affaire, il n'en ait pas donné tous les détails; mais le
 rapport du colonel de la légion devait y suppléer. Voici les faits:

 «Dans les premiers jours de mai, le lieutenant Zola disparut de son
 régiment, et l'on trouva sur le rivage, près d'Alger, des vêtements
 qui furent reconnus lui avoir appartenu. La première idée qu'eurent
 ses chefs fut qu'il s'était noyé volontairement ou par accident; mais
 ses liaisons connues avec la femme d'un ex-sous-officier réformé,
 nommé Fischer, qui venait de s'embarquer pour la France, firent
 soupçonner qu'il pouvait être avec eux. La vérification des magasins
 d'habillement et des comptes du sieur Zola constatait un déficit.
 C'était un nouveau motif pour rechercher cet officier. On visita
 donc le bâtiment sur lequel étaient Fischer et sa femme, il ne s'y
 trouva pas; mais on découvrit une somme de 4000 francs, dans une de
 leurs malles. Ils prétendirent d'abord qu'elle leur appartenait, puis
 avouèrent que 1500 francs y avaient été déposés par Zola. Ils furent
 débarqués et conduits en prison. Alors, celui-ci écrivit au général
 en chef que, s'il voulait lui donner sa parole d'honneur qu'on ne le
 mettrait pas en jugement, il se présenterait lui-même, ferait régler
 ses comptes et payerait le déficit qui serait reconnu. Le conseil
 d'administration de la légion étrangère craignait que ce déficit ne
 fût considérable et ne retombât sur lui, si l'on ne retrouvait pas M.
 Zola. La somme trouvée dans la malle de Fischer n'offrait que 1500
 francs qui pussent être saisis, puisque le sous-officier prouvait par
 actes authentiques qu'il avait reçu d'Allemagne 2500 francs peu de
 temps auparavant. M. Zola n'était encore soupçonné que de mauvaise
 administration. Il n'y avait pas de plainte juridique contre lui.
 On devait donc saisir cette ouverture, et je n'hésitai point. Cet
 officier serait même resté libre si je n'eusse craint que, pendant
 le règlement de ses comptes, il ne disparût de nouveau. Tout le
 reste de cette affaire est connu de Votre Excellence. Elle n'y verra
 certainement pas de mesures illégales et contraires aux principes de
 la justice. Je n'ai point exercé les pouvoirs d'une chambre de conseil
 des tribunaux ordinaires, puisqu'il n'y avait pas de plainte juridique.

 «Quant à ce qui concerne les droits du conseil d'administration de la
 légion étrangère, ils ont été pleinement satisfaits, et il a donné
 quittance. Comment pourrait-il maintenant dresser une plainte et à
 quel titre pourrais-je, pour ces faits, signer un ordre d'informer
 contre un homme qui a rempli tous les engagements qu'il avait pris?

 «Il m'est donc impossible de revenir sur cette affaire entièrement
 consommée et je n'ai plus qu'à attendre la décision de Votre
 Excellence sur la démission demandée par M. Zola.

 «Le colonel de la légion étrangère n'avait pas joint à son rapport
 l'acte par lequel le sieur Zola renonce à son rang et à ses droits
 dans l'armée française, parce qu'il craignait que cette pièce ne
 s'égarât. Je lui en ai fait faire une copie certifiée par le chef de
 l'état-major général, et il vient de m'envoyer l'original que je joins
 à la présente.

 «Je saisis cette occasion pour vous renouveler, monsieur le maréchal,
 l'assurance de mon profond respect.

 «_Le général commandant en chef le corps d'occupation d'Afrique,_

 «Le duc de Rovigo.»

                   *       *       *       *       *

Cette lettre n'est pas encore toute la vérité sur le cas de mon père,
que ma piété filiale espère bien expliquer un jour. Mais elle est le
trait de lumière qui me guidera, une note enfin sage et juste, que je
puis accepter, en attendant d'en savoir davantage.

Demain, je comparerai la lettre du duc de Rovigo à la prétendue lettre
du colonel Combe, je discuterai les diverses parties de mon enquête, et
je pourrai conclure.


                                  II

Il y a d'abord, lorsqu'on compare la lettre du duc de Rovigo à la
prétendue lettre Combe, des contradictions matérielles sur des points
de détail. Ainsi, chez le premier, la somme trouvée dans la malle
des Fischer est de quatre mille francs, dont quinze cents francs
appartenaient à mon père, tandis que, chez le second, il s'agit de
quatre mille quatre-vingt-dix francs sur lesquels mon père en a déposé
deux mille. Chez le premier encore, les Fischer se rendaient en France,
tandis que, chez le second, ils partaient pour Naples.

Mais il y a une contradiction matérielle plus grave. La lettre Combe
se termine par ces mots: «Ci-joint la démission du lieutenant Zola,
accompagnée d'une déclaration dans laquelle il renonce à ses droits et
rang dans l'armée française». Et je lis avec stupéfaction la fin de la
lettre du duc de Rovigo, où il explique que, le colonel Combe n'ayant
pas envoyé cette pièce, de peur qu'elle ne s'égarât, il finit par
l'envoyer, lui, après en avoir fait faire une copie certifiée. Comment
concilier cela? comment le colonel Combe peut-il dire qu'il envoie
la pièce, puisque le duc de Rovigo raconte que ce colonel a eu peur
qu'elle ne fût perdue, et l'a gardée?

Si l'on passe aux contradictions morales, elles apparaissent plus
extraordinaires encore. A Paris, dans les bureaux de la guerre, on
ignorait les faits, on pouvait s'étonner que mon père ne fût pas
poursuivi; et, d'après la lettre du duc de Rovigo, la situation est
nettement celle-ci: Paris pour les poursuites, le haut commandement
d'Alger contre les poursuites. Alors, tandis que le duc de Rovigo
et son chef d'état-major, le général Trézel, couvrent en quelque
sorte la personne de mon père, nous avons la surprise de voir leur
subordonné, le colonel Combe, l'attaquer avec une violence inouïe. Il
est le seul, là-bas, qui tienne un langage si outrageant. Comparez
le ton de sa prétendue lettre avec le ton des lettres de ses chefs,
c'est un homme que la colère emporte, à côté d'hommes froids et sages.
Et le stupéfiant est que, par son grade de colonel, il présidait le
conseil d'administration du régiment, que la lettre du duc de Rovigo
nous montre si inquiet, sentant sa responsabilité engagée, craignant
d'avoir à payer le déficit, ayant donc le vil désir d'accepter
l'offre que faisait mon père de mettre ses comptes en règle, pour en
obtenir quittance. Dès lors, comment s'expliquer l'attitude de cet
étrange colonel qui va contre l'intérêt du conseil d'administration
qu'il préside, et qui fait tout ce qu'il faut pour en aggraver la
responsabilité?

A cela, il est vrai, on peut répondre que le colonel Combe n'avait
pris le commandement de la Légion étrangère que depuis une quinzaine
de jours, car il n'était débarqué à Alger que le 24 juin, comme je le
prouverai tout à l'heure, pour une autre démonstration. Il n'avait
donc pas de responsabilité personnelle, dans une affaire qui durait
depuis cinq grandes semaines, et qui était finie à son arrivée. Mais
alors, outre qu'il est singulier de voir un colonel bousculer ainsi, au
débotté, un conseil d'administration qu'il allait présider désormais,
comment pouvait-il parler avec cet emportement d'une affaire qu'il
ne connaissait pas, qui s'était passée avant son débarquement, dont
il ne tenait les détails que de seconde main? Et, quand même, il
devait savoir qu'il allait contre le désir de ses chefs, qu'il les
contrecarrait. Le duc de Rovigo lui avait fait évidemment demander par
le général Trézel un rapport, pour en finir, et le rapport authentique
serait ce rapport exaspéré qui tendait à ce que tout recommençât!
Et ils auraient accepté cet acte de révolte, et ils auraient envoyé
ce rapport! N'y a-t-il pas là des étrangetés, des obscurités qui
déconcertent, qui permettent toutes les suspicions?

Ces suspicions, je les dirai nettement, bien qu'il ne puisse s'agir que
d'hypothèses. Je suis retourné au bureau des Archives, en compagnie
de Jacques Dhur; et, pendant que je copiais les pièces importantes du
dossier, les étudiant dans tous les sens, les examinant à la loupe, une
conviction s'est faite en moi. Elle m'est évidemment personnelle, et
elle ne repose que sur le raisonnement. D'abord, il y a eu disparition
de pièces, car, même après la communication du dossier judiciaire,
je continue à m'étonner de l'absence totale de toute pièce prouvant
les accusations du colonel Combe, expliquant la conduite de mon père.
Pourquoi la lettre de ce dernier, dont parle le duc de Rovigo, lettre
si importante, dans laquelle il prenait l'engagement de mettre sa
comptabilité en règle, n'est-elle pas au dossier? Elle en valait
la peine, rien ne m'ôtera de l'idée que mon père s'y justifiait,
disait dans quelle erreur il était tombé; et c'est sans doute pour
cela qu'elle a disparu. Elle est allée rejoindre les huit pièces
qu'on cherche inutilement, ainsi que les pièces qui ont laissé des
trous et qui constituaient sans doute la défense. Ensuite, il a pu
y avoir substitution de pièce, je veux dire qu'on a pu remplacer le
rapport véritable du colonel Combe par l'étrange rapport qui se trouve
aujourd'hui au dossier. Que le colonel Combe ait fait un rapport, cela
est hors de doute. Mais que ce rapport soit celui qu'on m'a présenté,
je sens en moi toute une révolte de la raison et de la logique qui ne
peut accepter cela.

J'avais demandé une expertise contradictoire, et le petit rapport
de M. le contrôleur général Cretin, que le ministre de la guerre a
bien voulu me lire, expose les raisons qui n'ont pas permis qu'on me
l'accordât. En premier lieu, on a pensé que les experts en écriture
étaient tellement discrédités en ce moment, qu'une nouvelle expertise
ne ferait la conviction de personne: on dirait une fois de plus que
les experts sont des ignorants, ou bien qu'on les a achetés. En second
lieu, on se trouvait de nouveau devant «la chose jugée», puisqu'il
existe une ordonnance de non-lieu du juge d'instruction Flory, disant
que la lettre Combe lui a paru authentique; et un ministre ne pouvait
faire procéder à un examen, qui aurait peut-être détruit cette
affirmation. Cependant, on m'autorisait à faire examiner la pièce par
qui je voudrais, pour ma satisfaction personnelle. Et c'est ce que je
me suis décidé, après réflexion, à ne pas faire en ce moment, pour des
raisons multiples. Une d'elles est que cet examen serait sans aucune
sanction possible et ne ferait que compromettre le brave homme qui s'y
livrerait. Et une autre raison, la raison décisive, est que les pièces
de comparaison manquent, car les Archives ne me livreraient pas les
pièces confidentielles qu'elles ont sans doute du colonel Combe, et
je ne pourrais d'ailleurs accepter en toute confiance que des pièces
venues d'une autre source, attendu que, s'il y a faux, le doute me
resterait toujours que la pièce de comparaison qu'on me soumettrait
serait peut-être justement celle qui aurait servi à faite ce faux.

J'attends, j'ai assez conquis de vérité déjà pour espérer qu'une
circonstance me permettra de faire toute la lumière un jour.

                   *       *       *       *       *

Cette idée de suppression et de substitution de pièces s'ancre en moi
davantage encore, lorsque je discute avec les faits et que je tâche de
les rétablir dans l'ordre où ils ont dû s'enchaîner.

Je ne crois pas que les indiscrétions sur le dossier viennent du bureau
des Archives. Il dormait là de l'éternel sommeil, tous l'ignoraient.
L'indication est partie du dehors, et c'est sans doute une parole du
général de Loverdo qui a donné l'éveil. Il revoyait mon père dans ses
souvenirs d'enfance, il se rappelait une histoire survenue en Afrique,
en 1832, comme il avait treize ans. Un reporter du _Petit Journal_,
dans l'oreille duquel cette parole est peut-être tombée, a dû l'aller
voir; et l'on sait quelle virulente interview en est résultée, que
d'ailleurs une autre interview a démentie en partie. A ce propos, je
fais remarquer que j'ai vainement cherché, dans les deux dossiers,
l'administratif et le judiciaire, une trace des efforts que le père du
général de Loverdo, selon ce dernier, aurait faits pour sauver le mien
d'un procès. Le nom de Loverdo n'est pas prononcé, c'est le néant. De
même, il apparaît nettement, par les diverses pièces, que si mon père
avait à régler ses comptes, l'argent dont il pouvait disposer lui a
permis de les régler, sans s'adresser au dehors, ni en France, ni en
Italie. D'ailleurs, je laisse le général de Loverdo à ses souvenirs
hésitants, et je dis simplement qu'il a été sans doute la cause
initiale et involontaire, je veux le croire, de l'ignominie qui allait
être commise.

Voilà donc _le Petit Journal_ en possession de ce renseignement, une
affaire fâcheuse que mon père, lieutenant à la Légion étrangère, aurait
eue à Alger, en 1832. Il se peut, du reste, que le renseignement ne
soit pas allé directement du général de Loverdo au _Petit Journal_,
qu'il ait passé d'abord par certain bureau du ministère de la guerre.
Mais le résultat est le même, que ce soit le journal qui ait prévenu le
colonel Henry, ou que ce soit le colonel Henry qui ait porté l'affaire
au journal. Donc le colonel, averti, a dès lors l'idée qu'un dossier de
mon père doit exister aux Archives administratives, et il n'y a qu'un
pas à cette autre idée de le demander, pour savoir ce qu'il contient.
Seulement, ici, je me permets de ne pas accepter strictement la version
qui m'a été donnée. Henry n'était pas encore, je crois, titulaire du
bureau de la statistique, il le dirigeait simplement sous les ordres,
du général Gonse; et comment accepter que le bureau des Archives ait
ainsi remis un dossier secret, sur une demande de sa part au subalterne
qu'il envoyait, et dans lequel il me semble deviner l'archiviste
Gribelin? Il est bien fâcheux qu'on ait détruit l'ordre, car j'imagine
qu'on y aurait trouvé le nom du général Gonse. Pour moi, il est
impossible que les grands chefs ne soient pas intervenus et n'aient pas
eu connaissance de l'existence et de la demande du dossier, sinon de
l'usage qu'on a fait de la lettre Combe.

Mais il y a mieux, et c'est ici le ministre lui-même, le général Billot
en personne, qui entre en scène. L'histoire est assez intéressante.
Sur le bordereau, dressé par M. Hennet et clos le 8 juin 1898 par M.
Raveret, j'avais remarqué qu'à la cote 14, la mention de la lettre
Combe était suivie de cette remarque entre parenthèses: «Huit pièces
sont annoncées jointes à cette lettre; elles ne s'y trouvent pas et
sont sans doute restées au bureau de la justice militaire.» Et, à la
suite encore, il y a deux petites lignes, écrites d'une autre main, au
crayon: «Il n'existe pas de dossier au bureau de la justice militaire.
On s'en est assuré.» Lorsque je sus, par la lettre du général Davignon,
que ce dossier existait et qu'on l'avait trouvé, je fus très surpris,
l'annotation au crayon me revint à la mémoire. Et, comme, ce jour-là,
je vis M. Raveret aux Archives, je me permis de lui demander, en lui
montrant le bordereau:

--Il y a là, monsieur, une annotation au crayon qui ne ne paraît pas
être de la main de M. Hennet. Qui donc a écrit cela?

--C'est moi, monsieur.

--Ah!... Et vous êtes bien sûr, monsieur, qu'il n'existe pas un dossier
au bureau de la justice militaire?

--Oh! absolument sûr, monsieur. J'en ai reçu l'assurance.

--Mais qui vous a renseigné?

--Le général Billot lui-même.

Le général Billot! J'avoue que ce nom, tombé là en coup de foudre,
me stupéfia. Comment le général Billot pouvait-il savoir qu'il n'y
avait pas de dossier judiciaire? Il s'en était donc assuré, et les
recherches avaient donc été bien mal faites, pour qu'on n'eût pas
trouvé ce dossier, qui existait? Mais alors le général Billot devait
s'être occupé de toute l'histoire, il devait être au courant, il
n'avait ignoré ni la demande du dossier, ni la communication. Remarquez
que la chute du ministère Méline, dont le général faisait partie, est
du 15 juin 1898, et que le général est resté chargé de l'expédition
des affaires jusqu'au 29 juin, date de l'arrivée de M. Cavaignac au
pouvoir. Or la lettre Combe n'a été publiée par _le Petit Journal_
que le 18 juillet, et le général Billot ne pouvait rien savoir par le
dehors de la communication du dossier, c'était donc qu'il y avait une
question du dossier au ministère. Tout cela donne lieu aux suppositions
les plus inquiétantes.

J'ai voulu savoir s'il avait fallu des prodiges d'intelligence pour
retrouver le dossier judiciaire, et j'ai demandé à M. le contrôleur
général Cretin si les recherches avaient donné beaucoup de peine.

--Oh! mon Dieu, non! m'a-t-il répondu, le temps matériel de faire les
fouilles nécessaires.

Je n'ose risquer des hypothèses. Celle qui s'est invinciblement emparée
de mon esprit est que, si l'on a eu connaissance de la lettre du duc
de Rovigo, et si l'on a préféré la replonger dans l'oubli poudreux des
documents qu'on ne trouve plus, c'était donc qu'on préférait ne pas
affaiblir, en la produisant, les virulences du colonel Combe. Elle
mettait sur la voie de la vérité, elle gênait, elle devait dormir.

Puis, je me suis dit tout d'un coup que M. Hennet, lorsque le colonel
Henry lui avait renvoyé le dossier, ne devait pas avoir donné à ce
dossier une belle chemise neuve, ni l'avoir pourvu de cotes et d'un
bordereau, pour le plaisir de cette besogne singulière, et de sa
propre autorité. Il obéissait sûrement à un ordre supérieur, en ne pas
replaçant le dossier dans la nécropole commune, en le classant parmi
les documents sérieux et utiles. Mais alors, dès ce moment, le ministre
s'occupait donc de ce pauvre dossier? Rapprochons les dates. M. Hennet
dit l'avoir communiqué dans la première quinzaine de mars au colonel
Henry, qui ne l'aurait pas gardé longtemps. J'ai fait remarquer le
vague de ces indications. La seule date certaine est celle du 8 juin
1898, à laquelle M. Raveret a «clos» le bordereau. C'est le 23 et le
25 mai que M. Judet avait commencé sa campagne, et il n'a donné les
lettres du colonel Combe que le 18 juillet, près de deux mois plus
tard. Or, comme le général Billot n'a quitté le ministère que le 29
juin, il semble bien que le dossier de mon père a été organisé sous ses
ordres, de même que le dossier Dreyfus allait être organisé sous les
ordres de M. Cavaignac, dès son arrivée au pouvoir.

Je ne cite que des faits, et je ne veux que justifier mes doutes et mes
soupçons, en établissant par quelles mains la mémoire de mon père est
passée, et dans quel foyer de basses intrigues elle est tombée, comme
une proie de scandale et d'ignoble vengeance.

                   *       *       *       *       *

Avant de conclure, je veux parler d'un dossier encore, d'un troisième
dossier qui doit exister au ministère de la guerre, que l'on y cherche
en ce moment, mais dont je n'ai pu jusqu'ici prendre connaissance.
D'ailleurs, j'ai déjà en main assez de documents pour en parler avec
quelque utilité.

Il s'agit du projet que mon père avait présenté au ministre de la
guerre d'un nouveau système de fortification, avec plans à l'appui.
Dans le dossier administratif où se trouve la lettre Combe, dans ce
dossier qui devait être si écrasant pour la mémoire de mon père, j'ai
découvert des pièces qui me seront très précieuses, car elles me
permettront de documenter un livre que je veux écrire, une _Vie de
François Zola_. Ainsi, je donne ici une de ces pièces:

  MINISTÈRE                      «Paris, 14 avril 1831.
  DE LA GUERRE

  BUREAU DU GÉNIE

  SECTION DU MATÉRIEL

  Invitation de faire parvenir
  la description
  du nouveau système
  de fortification dont
  il est l'inventeur.

 «J'ai reçu, monsieur, la lettre que vous m'avez écrite le premier du
 mois courant, et par laquelle vous demandez à me soumettre un nouveau
 système de fortifications dont vous êtes inventeur.

 «Mes nombreuses occupations ne me permettent pas de satisfaire le
 désir que vous paraissez manifester de m'exposer votre plan de
 vive voix. Mais, dans le cas où vous voudriez me faire parvenir la
 description du nouveau système dont vous parlez, en y joignant tous
 les dessins et tous les détails que vous jugerez utiles, pour en
 indiquer les avantages avec toute l'étendue convenable, je pourrai le
 faire examiner, et j'aurai soin de vous faire ensuite connaître le
 résultat de l'examen qui aura lieu.

 «Recevez l'assurance, de ma considération.

      «_Le ministre secrétaire d'État
              de la guerre._

             «Pour le Ministre:

  «_Le lieutenant-général directeur_,

        «Saint-Cyr Nugues.»

Et j'ai trouvé également dans le dossier la note suivante, qui confirme
la lettre qu'on vient de lire:

 «Monsieur le lieutenant d'artillerie Zola a présenté au ministre
 de la guerre une notice, avec plans à l'appui, sur une espèce de
 fortification applicable à Paris. Cet ouvrage a été envoyé au comité
 du génie pour être examiné, et M. le lieutenant-général Nugues m'a
 chargé de cet examen.

 «Je n'ai pu encore que jeter un coup d'œil superficiel sur cet
 ouvrage; mais il m'a paru annoncer dans son auteur un esprit
 d'observation et de calcul qui pourrait s'appliquer avec succès à
 toute autre chose; ses dessins sont corrects et bien présentés; et je
 ne doute pas que M. Zola ne pût remplir avec distinction la place de
 capitaine qu'il sollicite, en ce moment, dans la Légion étrangère.

 «A Paris, le 4 mai 1831.

 «_Le maréchal de camp_,

 «Prévost de Vernois.»

Mon père, nommé lieutenant dans la Légion étrangère, partit pour
l'Afrique, et son projet de fortification dut dormir dans quelque
casier du ministère. Après l'obscure aventure où il se trouva
compromis, il revint à Marseille, ouvrit un cabinet d'ingénieur,
s'occupa du nouveau port qu'il était question de construire, sollicita
et obtint du prince de Joinville une audience pour être autorisé
à donner le nom de «Docks Joinville» à tout un système nouveau de
magasins qu'il avait imaginé, puis revint enfin à son projet de
fortification, lorsque les discussions s'ouvrirent sur la façon de
fortifier Paris. Le 20 septembre 1840, il écrivit une longue lettre à
M. Thiers, alors président du conseil. Ensuite, il voulut voir le roi
Louis-Philippe lui-même, il s'adressa à l'aide de camp de service pour
demander une audience au roi; et sa lettre commence ainsi:

 «En 1836, j'ai eu l'honneur d'être présenté à Sa Majesté par le
 général comte d'Houdetot. Aujourd'hui, une question plus grave
 m'impose le devoir de solliciter de Sa Majesté une nouvelle
 audience...»

Voici la double réponse qu'il reçut:

  AIDE DE CAMP          «Palais de Saint-Cloud, 9 octobre 1840.
   DE SERVICE
  PRÈS DU ROI


 «L'aide de camp de service a l'honneur d'informer M. Zola que sa
 demande d'audience a été mise sous les yeux de Sa Majesté et qu'il
 s'empressera de lui transmettre les ordres du Roi aussitôt qu'il les
 aura reçus.

 «Le Roi a ordonné que la pièce qui accompagnait la lettre de M.
 Zola fût renvoyée à M. le ministre de la guerre, et ce renvoi a été
 immédiatement effectué.»


  MINISTÈRE
  DE LA GUERRE

  CABINET DU MINISTRE


 «Le ministre de la guerre désirerait s'entretenir avec M. Zola de
 l'objet d'une lettre qu'il a écrite au Roi avant-hier, et il lui
 serait obligé de vouloir bien passer à son cabinet, ce soir vers six
 heures, en apportant les documents qu'il se proposait de soumettre à
 Sa Majesté.

 «Samedi, 10 octobre 1840.

 «_Le chef de cabinet_,

 «Bourjade.»

Ce sont ces diverses pièces qui m'ont fait penser qu'un dossier devait
exister au comité du génie. Et l'on comprend aisément que ce dossier-là
m'intéresse autant que les deux autres. N'est-ce pas extraordinaire,
ces trois dossiers, à des angles si différents, l'un d'où l'on sort la
lettre Combe, l'autre où je découvre la lettre Rovigo, le troisième qui
doit dire les grands travaux de mon père?

Ainsi un pont est jeté par-dessus les événements de 1832. Mon père
a déposé son projet dès 1831; et voilà, quatre années après que
l'histoire de sa démission a été portée jusqu'au roi, voilà le roi qui
le reçoit en 1836, sur la présentation du général comte d'Houdetot;
et, après quatre années encore, en 1840, voilà qu'il est reçu par
le ministre de la guerre, auquel il expose son système nouveau de
fortification. Le roi ne se souvenait donc pas? on avait donc perdu la
mémoire, au ministère de la guerre? Comment veut-on que j'admette une
tache ineffaçable, lorsque je vois ainsi mon père rentrer partout le
front haut? La vérité n'est-elle pas aveuglante, et ne comprend-on pas
qu'il avait expliqué sa conduite et que rien ne restait de son erreur
possible d'un moment?

Avant le mois de mai 1832, le dossier administratif dit lui-même
quel homme remarquable était mon père: il parlait et écrivait trois
langues, l'italien, le français, l'allemand; il pouvait produire les
meilleurs états de service, lieutenant dès l'âge de dix-sept ans; il
avait aidé, en Allemagne, à l'exécution des plus remarquables travaux.
Après le mois de janvier 1833, d'autres documents le montrent d'une
activité extraordinaire, se dévouant à la France, s'occupant du port
de Marseille, des fortifications de Paris, du canal, qui devait porter
son nom, à Aix. Et partout où il passe, il est respecté, il est aimé.
Et, lorsqu'il meurt, en 1847, il laisse la mémoire d'une grande
intelligence et d'un bienfaiteur.

Comment veut-on que je croie à la parole de ceux qui le couvrent
d'outrages et que je ne mette pas en doute l'authenticité des documents
qui font de lui le dernier des misérables?

                   *       *       *       *       *

En concluant, je ne reculerai pas devant la douloureuse nécessité où
l'on croit m'acculer, de dire mon sentiment personnel sur l'histoire
obscure de 1832. On pense bien qu'elle me hante, j'ai passé des nuits à
la discuter, à tâcher de la comprendre. Et elle reste si étrange, elle
prête à des hypothèses d'une psychologie si singulière, qu'en l'absence
de tout document certain, je n'ose me prononcer.

Une femme est certainement au fond de l'aventure. Seulement, quel a
été son rôle exact? Cet argent qu'elle emportait, mon père le lui
avait-il donné ou l'avait-elle pris? Quand un officier comptable glisse
à des malversations, c'est d'ordinaire par petites sommes, aussitôt
dépensées, au jeu ou ailleurs. Mais voit-on jamais une somme amassée,
emportée ainsi qu'un butin? Comment mon père, homme d'intelligence et
d'avenir, qui avait si ardemment demandé à être réintégré dans son
grade, aurait-il pu risquer si sottement sa situation? Et puis, quelle
complication dramatique, un faux suicide, la femme arrêtée, mon père
accourant alors pour la sauver. Si je n'avais pas le cœur si meurtri,
je dirais qu'il y a là le sujet d'un mélodrame, où toutes les bonnes
gens iraient pleurer. C'est bien dur à accepter, une pareille histoire,
et en admettant qu'elle soit exacte, ce qu'aucun document ne n'a
encore prouvé, que veut-on que j'en dise de raisonnable, sinon que,
si mon père a réellement fait ces choses, c'est que mon père a eu son
heure de folie comme bien d'autres? Une femme avait passé, et il était
fou, jamais un homme tel que lui n'aurait commis une série d'actes si
extravagants, sans avoir sur sa nuque ce vent de démence que la passion
souffle parfois. Car enfin pourquoi fuyait-il, puisqu'il est revenu
régler ses comptes et payer? Pourquoi toute cette crise d'agitation et
de volontés contraires, puisque cela s'est dénoué dans le calme, dans
la lucidité parfaite d'un homme qui remet tout en ordre et à qui l'on
donne quittance?

J'ai admis la femme. Mais il y a encore d'autres hypothèses. Les temps
étaient terribles en Algérie, en 1832. Un petit lieutenant chargé
de l'habillement, dont les comptes ne sont pas en ordre, voilà une
belle affaire, lorsque le meurtre et le pillage étaient partout. L'or
ruisselait dans les poches, sans qu'on pût dire toujours d'où il
venait. Et qui sait si mon père était le seul compromis, s'il n'y avait
pas, derrière lui, d'autres têtes plus hautes qu'on désirait sauver?
Je ne veux pas citer des histoires que je connais, mais j'en suis à me
demander sérieusement si, lorsque le roi Louis-Philippe a accepté la
démission de mon père en 1832, et lorsque le général comte d'Houdetot
le lui a présenté en 1836, il n'avait pas reçu les explications
indispensables, qui innocentaient l'officier démissionnaire. Ces
hypothèses sont légitimes, car, sans elles, je défie bien qu'on puisse
comprendre le rôle public et honoré que mon père a joué ensuite jusqu'à
sa mort.

Et, alors, voilà donc ce qu'on a fait, lorsqu'on a porté au _Petit
Journal_ les prétendues lettres Combe. D'abord, on s'est cru tout
permis, les pièces supprimées, les pièces altérées, les pièces
inventées, on s'est dit: «Ça ne se saura pas», du moment qu'on
travaillait à pleines mains dans des dossiers secrets, à jamais cachés
aux yeux des mortels. Comment prévoir que je les feuilletterais un
jour? Et, certain de l'impunité, on a ouvert ensuite la grande écluse
des outrages, pour me noyer sous la boue, parce que, sans haine et sans
peur, j'avais simplement voulu la vérité et la justice. Il s'agissait
de me tuer, on a déshonoré la mémoire de mon père, afin de m'ouvrir le
cœur en quatre et d'en faire couler tout mon sang. Il suffisait de lire
les dossiers pour voir s'en dresser la figure d'un vaillant et d'un
laborieux, et on ne les a lus que pour en extraire la pièce empoisonnée
et menteuse. L'homme dormait depuis plus d'un demi-siècle dans sa tombe
vénérée, on l'en a réveillé, on lui a craché à la face. Et même s'il y
a eu, dans l'existence de cet homme, une heure de folie, et que cette
heure fût ignorée de tous, rachetée par une vie d'éclatant travail,
est-ce que ce n'est pas abominable d'avoir jeté cela en pâture aux
basses passions politiques, d'avoir abusé du secret dont on avait la
garde, en falsifiant, en mentant, en faisant un crime monstrueux d'une
faute obscure, inexplicable, qui n'est pas même prouvée?

Telles qu'elles ont paru dans _le Petit Journal_, j'ai dénoncé comme
fausses les deux lettres Combe, et je suis prêt à les dénoncer encore.
Dès leur apparition, je me doutais par quelles mains suspectes elles
avaient passé, je sentais en elles le produit de la fraude et de la
haine. Aujourd'hui, j'ai l'aveu officiel que le faussaire Henry a
travaillé à l'aise dans le dossier, lorsqu'il n'y avait encore ni
bordereau ni cotes. Elles sont fausses ou falsifiées.

La première est un faux avéré, avoué. Elle n'existe pas, elle ne peut
pas exister, je défie qu'on m'en montre l'original. Et la preuve est
facile à faire, car il est établi officiellement que le colonel Combe
n'est débarqué à Alger que le 24 juin 1832. Voici la note qui a été
copiée au ministère, dans l'historique sommaire de la Légion étrangère:
«Le 24 juin 1832, M. le colonel Combe débarque à Alger venant prendre
le commandement du régiment en remplacement du colonel Stoffel. Il
apporte avec lui le drapeau que, par ordonnance du 9 novembre 1831, le
roi donne à la Légion.» Donc il n'était là que depuis dix-huit jours,
lorsque, le 12 juillet, il écrivit sa seconde lettre. Et, comme la
première est une réponse à une réponse qu'un général faisait à une
autre lettre écrite par lui, il est matériellement impossible que toute
cette correspondance ait tenu dans l'espace de dix-huit jours. Aussi
a-t-il fallu retirer la lettre, on n'en parle plus. C'est un faux.

Et, pour la seconde lettre, en admettant même que la pièce qui existe
au dossier soit authentique, le texte en a été falsifié, tronqué, car
ce n'est pas le texte qui a paru dans _le Petit Journal_. M. Cavaignac,
dans sa lettre au garde des sceaux du 29 août 1898, ose dire: «La
comparaison du texte, imprimé dans _le Petit Journal_, avec celui du
rapport écrit de la main du colonel Combe, ne fait ressortir que des
différences peu nombreuses qui ne dénaturent pas le texte original.»
Nous allons bien voir. Je ne parle pas des mots changés, des mots
supprimés. Mais deux passages de l'importance la plus décisive ont été
omis, et cela volontairement, dans un but coupable, qu'il est facile de
saisir. Voici le premier: «Cet homme (Fischer) était marié, et il avait
existé longtemps entre lui, sa femme et Zola, des relations toutes
particulières d'intimité, de ménage et de cohabitation, qu'on pouvait
diversement interpréter. On n'avait fait cesser que les deux dernières,
en envoyant Fischer à la Maison Carrée, la femme alla habiter Alger.»
L'intention est ici manifeste, on supprime la femme Fischer, pour ne
pas même laisser à mon père l'excuse passionnelle. Une femme dans
l'affaire, comme je l'ai dit, c'était l'explication indulgente de bien
des choses. Mais la suppression du second passage est encore plus
grave. Voici ce passage: «Le sieur Fischer s'est offert à acquitter
pour Zola le montant des dettes au payement desquelles les 2000 francs
saisis dans la malle ne suffiraient pas. Cette offre acceptée, tous
les créanciers ont pu être payés, et le conseil d'administration
couvert du déficit existant en magasin.» Mon père paye, le conseil
d'administration lui donne quittance, et c'est justement cela qu'on
supprime. Après les accusations féroces, qu'on imprime, on omet
volontairement les lignes où il est dit qu'il a réglé ses comptes,
qu'il n'a donc pas laissé de malversations derrière lui. On s'était
dit le fameux: «Ça ne se saura pas». Et cela ne serait pas une pièce
falsifiée, cela ne serait pas un faux! C'est un faux.

Je ne connais pas M. Judet, je ne l'ai jamais vu, je ne me suis jamais
occupé de lui. Parce que nous ne pensions pas de même sur une question
de justice, il a écrit contre mon père et contre moi une page immonde.
Je ne sais s'il a conscience de sa faute, qui pèsera lourdement sur sa
mémoire. Moi, je l'ignorerai demain comme je l'ignorais hier, et je
n'aurai plus qu'un peu d'amère pitié.

                   *       *       *       *       *

Et, pour finir, j'en appelle de la lettre Combe à la lettre Rovigo, du
colonel arrivé seulement depuis quelques jours, au général qui, depuis
des mois, commandait en chef le corps d'occupation.

Le duc de Rovigo a écrit ceci: «M. Zola n'était encore soupçonné que
de mauvaise administration.» Et encore ceci: «Je n'ai point exercé
les pouvoirs d'une chambre de conseil des tribunaux ordinaires, parce
qu'il n'y avait pas de plainte juridique.» Et enfin ceci: «A quel titre
pourrais-je, pour ces faits, signer un ordre d'informer contre un homme
qui a rempli tous les engagements qu'il avait pris?»

Cela me suffit, en attendant que je tâche de faire toute la vérité.


                                  III

Un dossier encore, concernant l'ingénieur François Zola, vient d'être
trouvé au ministère de la guerre. C'est le troisième, et il dormait
aux archives du génie, où j'avais soupçonné son existence, sur les
indications des documents que j'ai déjà entre les mains. Cette fois,
il s'agit d'un dossier relatif au nouveau système de fortification,
inventé par mon père et soumis par lui aux autorités compétentes. Mais
l'examen de ce dossier me ramènera à la prétendue lettre Combe, et je
crois bien que j'en tirerai une démonstration intéressante.

J'ai donc reçu de M. le contrôleur général Cretin, le 26 janvier, une
lettre où il était dit: «J'ai l'honneur de vous faire connaître que,
sur votre demande, M. le ministre a fait rechercher, dans les archives
du comité du génie, s'il existait trace d'un projet de fortification
de Paris, présenté par M. François Zola, en 1840. Le dossier relatif à
cette affaire vient de me parvenir, et M. le ministre m'autorise à vous
en donner communication dans mon cabinet.»

Je me suis par conséquent rendu le lendemain dans le bureau de M.
le contrôleur général, que je tiens à remercier de son obligeance
inépuisable. Et j'ai pris connaissance du dossier.

                   *       *       *       *       *

Mais, avant de dire ce que j'y ai trouvé, il est nécessaire que
j'éclaire un peu la question. Je rappelle donc que, dès 1830, mon père
avait soumis son nouveau système au roi Louis-Philippe. En 1831, il
avait demandé une audience au général Saint-Cyr Nugues, président du
comité du génie, pour lui en montrer les plans; et, dans sa réponse du
14 avril, ce général lui avait conseillé de déposer ses plans, pour
qu'il pût les faire examiner par un rapporteur. Cette lettre est au
dossier administratif, ainsi qu'une note du rapporteur choisi, M. le
maréchal de camp Prévost de Vernois, qui dit sa bonne impression après
un rapide coup d'œil. J'insiste sur cette première présentation faite
par mon père de son projet, en 1831, que les pièces ci-dessus mettent
hors de doute, mais dont la trace n'a pas encore été retrouvée au
comité du génie. Les recherches continuent.

J'ajoute que l'idée de fortifier Paris était très impopulaire en 1831.
Le projet de mon père n'avait aucune chance d'être accueilli, quelle
que fût sa valeur, et il est certain qu'il le présentait surtout en
inventeur désireux de faire connaître son mérite et de prendre date.
D'ailleurs, il fut nommé, en juin, lieutenant dans la Légion étrangère,
il partit pour l'Afrique, et le projet se trouva naturellement enterré.
Mais, en 1840, lorsque la fortification de Paris fut décidée, malgré
l'opposition toujours vive, mon père naturellement reprit son projet,
le présenta de nouveau au roi, le déposa une seconde fois au ministère
de la guerre. Et remarquez qu'il était contre l'enceinte continue,
qu'il soutenait le système des forts détachés, ce qui était alors
considéré comme une idée baroque de novateur, indigne même d'un examen
sérieux.

J'ai déjà dit, dans un autre article, comment le projet, présenté au
roi, fut renvoyé au ministre de la guerre, qui convoqua mon père le 10
octobre 1840, pour en causer avec lui. Et j'en arrive enfin au dossier
qu'on vient de retrouver et où se prouve le dénouement de l'affaire.

Ce dossier ne se compose que de trois pièces: 1° un rapport du 3
novembre 1840, du lieutenant-général Dode, directeur supérieur des
travaux de fortifications de Paris, sur le mémoire de François Zola;
2° une lettre transmissive (du même jour) dudit rapport au ministre de
la guerre; 3° la minute de la lettre adressée le 26 novembre 1840 à
François Zola par le ministre de la guerre.

Le rapport du lieutenant-général Dode n'est pas tendre. Imaginez un
classique du temps, auquel un romantique aurait soumis des vers à
césure brisée. En dévot fidèle des principes de Vauban, il bouscula
fort ce novateur qui lui apportait l'avenir. Son rapport, de neuf
grandes pages, est d'ailleurs très consciencieux, très bien fait, et
je n'en citerai rien, car il y aurait cruauté à insister, après la
terrible expérience de 1870, qui est venue donner si tragiquement
raison à mon père. Voici simplement le début de la lettre dont il
accompagna son rapport. Il écrivait au ministre: «Vous m'avez adressé,
avec votre lettre en date du 29 octobre, un mémoire de M. Zola, ancien
officier d'artillerie et actuellement ingénieur civil, qui a été
présenté au roi et au président du conseil des ministres, puis renvoyé
au ministère.» Et il termine en faisant remarquer qu'il ne s'agit plus
de discuter des projets, mais d'exécuter immédiatement «le dispositif
formellement arrêté au conseil des ministres et qui n'a été adopté
qu'après avoir été longuement débattu par la commission de défense
de 1836». C'était en effet la raison sans réplique, et la naïveté de
mon père, seul et incompris, venant se mettre entre les mains de ce
redoutable adversaire me fait sourire.

Nous verrons mon père incorrigible. Il avait écrit deux lettres à M.
Thiers, il en avait écrit une autre au roi, et il s'était même avisé
de réunir tous ces documents en une brochure, sous ce titre: _Lignes
stratégiques pour la défense de la capitale du royaume, du territoire
français et de l'Algérie_, brochure qu'il avait ensuite fait distribuer
à tous les membres du Parlement. A côté de données qui ont vieilli, il
s'y trouve des parties surprenantes, prophétiques. C'est ainsi que,
pour l'emplacement de ses tours détachées, il indiquait presque la
ligne qu'on devait adopter pour les nouveaux forts, après 1870. Mais
il y a là toute une étude trop longue, d'un singulier intérêt, que je
ferai plus tard, dans le livre que je me propose d'écrire.

Et j'en finirai avec le dossier retrouvé aux archives du génie, en
donnant en entier la lettre écrite par le ministre à mon père. Je dirai
ensuite pourquoi.

 _A Monsieur Zola, demeurant à Paris, rue Saint-Joseph, 10 bis._

 «Monsieur,

 «Vous aviez adressé à Sa Majesté, qui en a ordonné le renvoi à mon
 ministère, un mémoire sur le projet de fortifier Paris, dans lequel,
 critiquant les dispositions qu'on veut suivre, vous proposiez
 de substituer à ces dispositions, un système de tours qui, sous
 le rapport de la défense, de l'économie, du temps nécessaire à
 l'exécution, etc., etc., présenterait, disiez-vous, un avantage
 incontestable.

 «J'ai chargé monsieur le président du comité des fortifications
 d'examiner attentivement votre mémoire, et j'ai reconnu, d'après le
 rapport détaillé qu'il m'a soumis à cet égard, que vos idées sur
 la manière de fortifier Paris n'étaient pas susceptibles d'être
 accueillies.

 «Je me plais néanmoins à rendre justice aux louables intentions qui
 ont dicté votre démarche, et je ne puis que vous remercier de la
 communication que vous avez bien voulu faire au gouvernement de vos
 études sur cet objet.

 «Recevez, monsieur, l'assurance de ma parfaite considération.

 «_Le ministre de la guerre,_

 Soult.»

Le maréchal Soult! Ce nom, au bas de cette lettre, m'a donné un
éblouissement. Le ministère Thiers était en effet tombé le 29 octobre
1840, et un ministère Soult lui avait succédé, qui devait durer jusqu'à
la fin de l'année 1847. Il y avait donc près d'un mois que le maréchal
était au pouvoir, lorsqu'il eut à s'occuper du projet de mon père et
qu'il signa la lettre qu'on vient de lire. Or la rencontre prodigieuse
est que le maréchal Soult avait déjà été ministre de la guerre en 1832,
et que c'était à lui qu'étaient arrivés le rapport Combe et la lettre
Rovigo, et que c'était lui qui avait dû régler la question, si obscure
aujourd'hui, de la démission de mon père. Le voyez-vous avoir affaire
«au vil instrument de toutes les turpitudes humaines, à l'intrigant
plein de mensonges, de déceptions et de vilenies», dont parle la
prétendue lettre Combe, le voyez-vous se souvenant et écrivant avec
cette courtoisie à mon père, que lui envoient le roi et le président
du conseil? Comment m'expliquera-t-on cela, et n'est-il pas évident
que mon père avait justifié sa conduite et qu'il ne restait rien de ce
qu'on avait eu peut-être à lui reprocher?

Mais je veux que la démonstration soit plus éclatante encore. Et
pour cela je n'ai qu'à reprendre la vie au grand jour, les travaux
considérables de mon père, depuis le 24 janvier 1833, date de son
arrivée d'Alger à Marseille, jusqu'au 27 mars 1847, date de sa mort,
dans cette ville de Marseille, à laquelle il s'était dévoué et qu'il
aima tant.

                   *       *       *       *       *

Depuis une semaine, je feuillette mes vieux papiers de famille, j'y
fais à chaque instant des découvertes qui m'étreignent le cœur.
Loin de se cacher, mon père, à son retour d'Alger, ouvre un cabinet
d'ingénieur. Il habite la rue de l'Arbre de 1833 à 1835, il s'installe
ensuite, de 1835 à 1838, au n° 22 de la Cannebière, où il occupait
trois dessinateurs et deux élèves. Le document le plus ancien que
j'aie retrouvé, est une lettre du maire Consolat, dont le souvenir est
resté si vif, une sorte de circulaire, datée du 1er août 1833, qu'il
adressait à mon père, pour le prévenir que les essais proposés par
diverses personnes, pour améliorer l'éclairage des rues, commenceraient
le 8 août, et pour le prier de se présenter à l'Hôtel de Ville, où on
lui indiquerait les rues dans lesquelles les essais auraient lieu.
Il n'était là que depuis cinq mois, et déjà le besoin de création le
tourmentait, il se passionnait pour les travaux d'intérêt public.

Il devait aussi plus tard, en 1838, lorsque le canal n'amenait
pas encore les eaux de la Durance, rêver de soulager la ville, en
attendant, par un moyen ingénieux. Et j'ai retrouvé la trace de ce
projet, dans une brochure imprimée à Paris, chez Poussielgue, rue du
Croissant. Le titre suffit à indiquer l'idée: «Lettre adressée à M.
le maire et à MM. les membres du conseil-municipal de la ville de
Marseille, accompagnant le traité et le projet pour la distribution
dans la ville de Marseille et sa banlieue des eaux provenant des crues
de l'Huveaune.» Je ne fais que citer, c'était une de ces nombreuses
idées, qu'il risquait entre deux grands projets.

Car la grosse affaire, le grand projet qui demanda plusieurs années
de sa vie, qui remplit tout son séjour à Marseille, fut son projet
d'un dock maritime et d'une passe de sortie. Dès 1834, il paraît s'en
être occupé. La ville de Marseille s'inquiétait de l'encombrement de
son port, un des plus sûrs des côtes de France, mais bien étroit,
et qui offrait un inconvénient grave, celui de la sortie impossible
par les vents contraires. Aussi le conseil municipal avait-il mis la
question au concours, et les projets affluèrent. Mon père en présenta
successivement plusieurs, qu'il soumit au conseil, au fur et à mesure
que la question s'élargissait. Pendant quatre années, il se dépensa
avec une activité extraordinaire, il lutta vaillamment pour défendre
ses idées. J'ai entre les mains un dossier énorme sur cette affaire,
des brochures, des plans, des journaux de l'époque.

La première brochure est du 1er juillet 1835, et porte ce titre:
«Projet pour la construction d'un dock et d'un canal maritime entre
le port de Marseille et l'anse de la Fausse-Monnaie, à Endoume, pour
faire sortir les bâtiments par les vents contraires.» Une autre
brochure, de 1836, est intitulée: «Lettre adressée à MM. les membres
du conseil municipal sur l'agrandissement du port sans recourir à un
port auxiliaire.» Puis, c'est tout un volume, daté aussi de 1830:
«Mémoire à consulter par MM. les membres du conseil général des ponts
et chaussées, servant de réponse au Mémoire de M. Eugène Flachat.» Le
projet de mon père avait été déclaré d'utilité publique par le conseil
municipal de Marseille, par la commission nommée par le ministre de la
marine et enfin par la commission d'enquête qui l'avait adopté après
une combinaison de deux projets présentés séparément au concours. Il
avait aussi reçu l'approbation de deux cent dix capitaines marins. Le
projet n'en était pas moins violemment attaqué par les auteurs des
autres projets, et mon père se débattait, faisait face à toutes les
objections. Après son canal intérieur de 1835, il en avait imaginé un
autre, latéral à la mer, en 1837. Au mois d'août de cette dernière
année, le ministre des travaux publics avait fait étudier ces deux
canaux de sortie par M. Toussaint, ingénieur attaché au port, qui,
ayant estimé la dépense du premier à quinze millions, et celle du
second a dix millions, s'était prononcé pour celui-ci. Mon père avait
écrit une nouvelle brochure pour réfuter les devis de M. Toussaint,
et l'avait adressée au ministre, le 14 septembre 1839, sous ce titre:
«Lettre à M. Legrand, sous-secrétaire d'État au ministère des travaux
publics.»

On sait que lé projet du port de la Joliette finit par l'emporter.
La nouvelle génération voulut faire, grand. Mais bien des prévisions
de mon père se réalisèrent, le port de la Joliette n'est pas sûr,
la sûreté de l'ancien port a été compromise par la tranchée ouverte
derrière le fort Saint-Jean; et, voici quelques années, on parlait de
reprendre certaines idées de l'ingénieur François Zola. En tout cas, il
avait lutté quatre ans, écrit quatorze mémoires ou lettres, dressé des
plans sans nombre, dont deux grands atlas que je possède encore, mené
une polémique de tous les instants dans _le Sémaphore_, fait quatre
ou cinq voyages à Paris, dépensé plus de cent mille francs en frais
de toutes sortes. Et cela dans un retentissement de publicité dont
Marseille se souvient encore.

Ce fut à l'occasion de ce projet que mon père, pendant un de ses
voyages à Paris, fut reçu par le roi Louis-Philippe et par le prince
de Joinville. La trace de la première de ces audiences se trouve dans
la lettre qu'il écrivit à l'aide de camp de service, en 1840, pour
demander une nouvelle audience, à propos des fortifications de Paris,
et qui commence ainsi: «En 1836, j'ai eu l'honneur d'être présenté à
Sa Majesté par M. le général comte d'Houdetot, pour lui soumettre un
grand atlas contenant tous les détails de mon projet de dock pour le
port de Marseille, que Sa Majesté a permis d'appeler Dock Joinville.»
Le général d'Houdetot, petit-fils de la célèbre madame d'Houdetot,
était un familier du roi, dont il avait été déjà aide de camp en 1826,
lorsque le roi n'était encore que le duc d'Orléans.

Mais il existe de l'audience accordée par le prince de Joinville un
témoignage plus net et plus intéressant. Le prince avait alors dix-huit
ans et venait d'être nommé lieutenant de vaisseau. Voici donc ce qu'on
lit dans _le Moniteur universel_, du vendredi 27 mai 1836, première
page, deuxième colonne:

 «Dimanche dernier, 22 du courant, M. Zola,
 ingénieur-architecte-topographe, a eu l'honneur d'être présenté à S.
 A. R. Mgr le prince de Joinville, et de lui soumettre les plans de
 son beau travail, récemment adopté par la ville de Marseille, pour la
 création d'un bassin sous le nom de Docks Joinville, et d'un canal
 pour la sortie du port par les vents impétueux du nord-ouest. Son
 Altesse Royale s'est livrée avec un intérêt soutenu à l'examen de ces
 plans et à l'étude de moyens mécaniques très ingénieux inventés par
 M. Zola, pour rendre moins dispendieuse et plus rapide l'exécution de
 son projet. Elle a témoigné qu'elle serait flattée de voir l'industrie
 accomplir une œuvre d'une si haute importance pour la prospérité de
 Marseille et même pour la marine de l'État. M. A. Trognon, précepteur
 du prince, et MM. Hermoux (de Seine-et-Oise) et Cuoq, membres de la
 Chambre des députés, ont eu aussi l'avantage d'apprécier le mérite du
 beau travail de M. Zola.»

Maintenant, il faut se rappeler les événements de 1832, en Algérie,
qui ne dataient que de quatre ans. Dans le dossier administratif de
mon père, d'où l'on a sorti la prétendue lettre Combe, il y a une
pièce qui établit que les bureaux de la guerre, en lutte avec le duc
de Rovigo sur la démission du lieutenant Zola, ont décidé de porter la
question devant le roi lui-même. Le roi est donc saisi du dossier, on
lui explique l'affaire, on lui soumet sans doute les pièces. Et voilà
le roi qui connaît le rapport Combe, qui connaît la lettre Rovigo,
voilà le roi qui reçoit flatteusement mon père quatre ans plus tard,
qui l'envoie à son fils, le prince de Joinville, qui accepte que le nom
de ce fils soit donné à un travail de l'homme qu'il aurait lui-même
chassé honteusement de l'armée! Voilà _le Moniteur_ qui loue dans les
termes qu'on vient de lire l'officier déchu, voilà toute une apothéose
au grand soleil, dans cette ville de Marseille, qui est la voisine
d'Alger! Encore une fois, comment m'expliquera-t-on cela, et n'est-il
pas de plus en plus évident que mon père avait justifié sa conduite et
qu'il ne restait rien de ce qu'on avait eu peut-être à lui reprocher?

                   *       *       *       *       *

Il y a mieux encore, et nous allons à présent voir mon père dans sa
grande affaire du canal qui porte son nom, à Aix, qui l'occupa neuf
années, et dont il est mort.

Mais, auparavant, je veux dire un mot d'une machine à transporter
les terres, qu'il inventa. Cela montrera la fertilité de son esprit,
l'homme d'activité qui ne se décourageait jamais, qui acceptait ses
échecs avec une gaie bonhomie, toujours prêt à la besogne, même au
service des autres. Lorsque les travaux de l'enceinte continue de Paris
commencèrent, il voulut en être, bien qu'on eût repoussé son projet
de forts détachés. Et il inventa donc une machine à terrasser, pour
laquelle il prit un brevet le 10 juin 1841. J'ai retrouvé le brevet,
avec un «Mémoire descriptif d'un atelier mécanique propre au transport
des terres provenant des fouilles, avec plan relatif y annexé.» La
machine fut construite dans un chantier qui portait alors le numéro
80 de la rue Miromesnil, pendant les premiers mois de 1842, et elle
fonctionna ensuite, pour déblayer le fossé des fortifications qu'on
creusait alors, du côté de Clignancourt.

J'arrive au canal Zola. Je crois bien que le projet de mon père dut
se produire dans les derniers mois de l'année 1838. J'ai un numéro du
_Mémorial d'Aix_, daté du 22 septembre 1838, où se trouve un article
qui parle du projet, comme d'une nouveauté. Mais, naturellement,
mon père devait s'en occuper depuis des mois; et j'imagine que la
sécheresse dont souffrait si cruellement la ville devait l'avoir
frappé, au cours de ses fréquents voyages, lorsque ses affaires l'y
appelaient de Marseille, si voisine. Il avait eu l'idée, en parcourant
les environs, de barrer certaines gorges, de façon à y retenir les
crues des torrents pour y créer d'immenses réservoirs, dont un canal
amènerait les eaux à la ville, après avoir arrosé les campagnes
desséchées. Et, peu à peu, lorsque son système de fortification eut été
rejeté, lorsque Marseille eut préféré le nouveau port de la Joliette à
son dock et à sa passe de sortie, il fut pris tout entier par ce projet
de canal, il s'y donna avec la passion d'activité qu'il mettait dans
toutes choses, il finit par quitter Marseille pour venir s'installer
définitivement à Aix. Je l'ai dit, il devait en mourir, exténué de
travail, épuisé dans une lutte dont on ne saurait croire l'âpreté, au
milieu d'obstacles sans cesse renaissants.

Il y eut trois traités avec la ville d'Aix, le premier du 10 décembre
1838, le second du 19 avril 1843, enfin le traité définitif du 1er
juin 1845, qui fut signé après que le conseil municipal eut adopté les
modifications réclamées par le conseil d'État et celles demandées par
mon père. L'ordonnance royale, déclarant les travaux du canal d'utilité
publique, ne fut signée par le roi que le 31 mai 1844. La lutte de mon
père durait déjà depuis six ans, contre l'esprit rétrograde, contre
le mauvais vouloir des indifférents, contre les colères intéressées
de certains propriétaires. Il avait à se battre quotidiennement au
milieu d'attaques, d'outrages, de procès, de difficultés d'argent
inextricables. Lorsque je conterai cette histoire, je montrerai
quelle force d'âme il faut à ces héros obscurs, qui, sur le terrain
étroit d'un coin perdu de province, dépensent souvent une énergie
surhumaine. Et s'imagine-t-on ce que c'est que l'inventeur, avec son
projet, ayant à conquérir toute une ville d'abord, la municipalité, les
autorités locales, le sous-préfet, l'ingénieur des ponts et chaussées,
les inspecteurs de toutes sortes, puis la population elle-même, des
souscripteurs et des abonnés? Et s'imagine-t-on ce qu'il faut de
ténacité ensuite pour obtenir l'ordonnance royale, les mémoires à
écrire, les formalités à remplir, tant d'obstacles à surmonter, que dès
années sont le plus souvent nécessaires? Mon père y mit six ans des
efforts les plus acharnés. Il fallut près de trois ans encore, pour
que les dernières difficultés fussent aplanies, et les travaux enfin
commençaient, dans les premiers mois de 1847, lorsque mon père mourut,
le 27 mars.

Jamais, d'ailleurs, il n'aurait réussi, sans des amitiés puissantes
qui le soutinrent. Au premier rang, il faut mettre le maire d'Aix
d'alors, M. Aude, l'ami de M. Thiers, dont j'ai plus de cinquante
lettres, qui disent son dévouement à l'idée de mon père. M. Thiers
lui-même fut, dans les heures difficiles, le suprême recours.
Puis, je nommerai M. Labot, avocat à la Cour de cassation, dont la
volumineuse correspondance, que je viens de parcourir, me fournira
les renseignements les plus précieux, le jour où je pourrai écrire le
livre que je rêve. Toute cette longue lutte donna lieu à des polémiques
sans fin, dont retentirent les journaux de l'époque. Sans cesse,
des lettres, des mémoires furent adressées au roi, en son conseil
d'État. J'en ai des ballots. Pour l'ordonnance royale, toutes sortes
d'enquêtes furent faites. Jamais projet ne fut plus longuement, plus
âprement étudié, examiné, traîné au grand jour. Jamais auteur ne fut
plus épluché, plus discuté, plus forcé de répondre à des objections, à
des accusations, à des injures parfois. Toujours mon père en est sorti
victorieux. Sa mémoire elle-même a vaincu, car, après une destinée
inouïe, qui a fait que les eaux du canal sont seulement arrivées à Aix
le 15 août 1868, trente ans après les premières études, justice a été
rendue au créateur par la ville, qui a donné le nom de François Zola à
un de ses boulevards.

Et j'arrive à la conclusion que je veux tirer de tout ceci.
Vainement, dans ce dossier considérable, au cours de cette affaire si
retentissante, j'ai cherché un ressouvenir des événements de 1832,
en Algérie, la moindre allusion à une aventure que les adversaires
de mon père auraient été si heureux de lui jeter à la face. Mon
espoir, je l'avoue, était de trouver l'accusation, car mon père aurait
certainement répondu, et j'aurais enfin son explication, sa défense,
qui n'est plus dans les dossiers du ministère de la guerre. Mais rien,
c'est le néant. Ainsi voilà un homme qui a été reçu deux fois par le
roi, qui a été reçu par le prince de Joinville, qui sans cesse s'est
adressé au roi, aux ministres, aux députés, aux hauts fonctionnaires,
pour ses multiples projets! Voilà un homme qui vit au plein jour de
la publicité, qui traîne à sa suite une meute de contradicteurs et
d'ennemis, qui a besoin de la considération publique pour mener à
bien les projets qu'il enfante coup sur coup! Voilà un homme qui a
continuellement affaire au gouvernement, à ce ministère que préside le
maréchal Soult, dont le long pouvoir dura de la fin de 1840 à la fin de
1847. Et le roi aurait connu l'indignité de cet homme, et le maréchal
Soult serait l'ancien ministre qui voulait exiger du duc de Rovigo que
cet homme fût jugé par un conseil de guerre et condamné? Et M. Thiers,
M. Aude, M. Labot, tant d'autres, n'auraient été que les victimes de
cet homme? Et les journaux, qui s'entretenaient constamment de cet
homme, de ses travaux, de ses publications, n'auraient rien soupçonné,
rien dit? Et les adversaires de cet homme qui avaient tant d'intérêt à
le supprimer, ne seraient pas parvenus à savoir sa prétendue faute? Et
tout serait enfin menteur chez cet homme, ses grands travaux qui sont
de notoriété publique, l'admirable vie de labeur qu'il a menée de 1833
à 1847, la mémoire vénérée qu'il a laissée en Provence, la gratitude de
toute une ville, inscrite encore sur les murs?

Tel qu'un refrain, je ne puis que répéter ce que j'ai déjà dit. Comment
m'expliquera-t-on cela, et n'est-il pas de toute évidence que mon père
avait justifié sa conduite et qu'il ne restait rien de ce qu'on avait
eu peut-être à lui reprocher?

                   *       *       *       *       *

En terminant, j'utiliserai un dernier document qui prouve, sans
contestation possible, que la manœuvre pour salir la mémoire de mon
père n'a pas été l'idée ni l'acte spontané, passionné d'un seul, mais
le long complot, le crime abominable, mûrement réfléchi de plusieurs.

J'ai déjà démontré que la communication du dossier de mon père au
colonel Henry n'avait pu avoir lieu sans un ordre du général Gonse.
Derrière celui-ci, étaient sûrement le général de Boisdeffre et le
général Billot, le ministre de la guerre en personne. Dans cette
affaire, comme dans beaucoup d'autres, les chefs ont connu les
agissements d'Henry, l'ont laissé faire, s'ils ne l'ont pas poussé à
faire. En voici la preuve.

Le 29 avril 1898, _la Patrie_ reproduisait un article envoyé de Paris
au _Patriote_, de Bruxelles, dans lequel se trouvait ce passage:

 «On se demande ce qu'attend le général de Boisdeffre pour écraser
 d'un seul coup ses adversaires qui sont en même temps les ennemis de
 l'armée et de la France. Il lui suffirait pour cela de sortir dès
 aujourd'hui une des nombreuses preuves que l'état-major possède de la
 culpabilité de Dreyfus, ou même de publier quelques-uns des nombreux
 dossiers qui existent, soit au service des renseignements, soit aux
 archives de la guerre, sur plusieurs des plus notoires apologistes du
 traître ou sur leur parenté.»

Je crois que je suis désigné clairement et que la menace de divulguer
le dossier de mon père se trouve là publique, éclatante. Or on n'était
alors qu'au 20 avril. Ce fut quatre semaines plus tard, le 23 et le 25
mai, que _le Petit Journal_ commença la campagne, et il ne donna les
prétendues lettres Combe que le 18 juillet. Ainsi donc, il y avait plus
de deux mois et demi que les journaux amis du général de Boisdeffre
étaient prévenus et qu'ils le sommaient d'utiliser les petits papiers
qu'ils savaient entre ses mains.

Les chefs, et non pas Henry seulement, tenaient prêtes les prétendues
lettres Combe, et s'ils ne commettaient pas tout de suite l'ignominie
de les publier, ce n'était point qu'ils eussent des scrupules,
c'était qu'ils attendaient le moment où la publication serait la plus
meurtrière possible. Dans un établissement religieux du quartier de
l'Europe, un ancien élève qui, vers ce temps, rendit visite à un Père,
son professeur autrefois, reçut de sa bouche cette bonne nouvelle: «Oh!
Zola, il n'est plus à craindre, il est fini, nous avons de quoi le
tuer!»

Les pauvres gens! Ils ne savaient même pas, en allant réveiller mon
père dans sa tombe, quel homme d'intelligence et de travail, d'activité
et de bonté ils allaient en faire sortir. Ils ne lui en voulaient
point, à lui, ils n'avaient que l'idée de m'assassiner, moi. Ce
n'était qu'un mort, on pouvait l'outrager, il ne répondrait pas. Leur
noire ignorance ne s'était pas même inquiétée de savoir quel mort ils
choisissaient, si ce n'était pas un mort difficile, dont la mémoire
évoquée pourrait les confondre. Non! ils culbutaient en pleine boue,
s'en éclaboussaient eux-mêmes, en voulant en couvrir les autres, tandis
qu'ils se débattaient, éperdus, dans leur terreur du châtiment. Et
voilà que le mort, réveillé, s'est fait leur accusateur.

Dans l'affaire Dreyfus, pour maintenir l'innocent à l'île du Diable
et pour sauver du bagne les bourreaux et les faussaires, ils se sont
rendus coupables de bien des infamies, mais celle qu'ils ont commise
dans le but de me déshonorer en déshonorant la mémoire de mon père, a
été assurément la plus bête, la plus sale et la plus lâche.


                                  FIN


Ce volume était paru depuis quelques semaines, lorsque j'ai écrit la
lettre suivante à mon avocat, Me Labori. Et je crois devoir la joindre
aux nouvelles éditions, comme une note dernière.

                                                Paris, 7 mars 1901.

 Mon cher et grand ami,

 Voici venir le moment où va expirer le délai de prescription, pour
 l'affaire Judet et pour l'affaire des experts. Et il nous faut prendre
 une décision.

 Vous savez quels ont été jusqu'ici mon trouble et ma répugnance. Cette
 loi d'amnistie, que j'ai tant combattue, cette loi scélérate que j'ai
 dénoncée comme un aveu de faiblesse et de honte, vais-je donc la
 reconnaître et l'accepter dans ses conséquences? On a brisé pour nous
 la loi, on nous a changé nos juges, vais-je m'incliner, sanctionner ce
 monstrueux déni de justice, en obéissant, en consentant à passer par
 la petite porte qu'on a bien voulu laisser entre-bâillée encore, sous
 le prétexte dérisoire de respecter l'action civile? Ce serait, il me
 semble, profiter de l'amnistie, ne plus l'ignorer, ne plus la rejeter
 dans son abomination totale»

 Et, d'autre part, allons-nous accepter cette diminution de nous-mêmes
 et de nos actes, qu'on nous offre comme une aumône? Nous nous battions
 pour la Vérité, pour la Justice, nous défendions une cause sainte,
 dont la grandeur soutenait nos courages, nous faisions une œuvre
 magnifique et désintéressée d'équité, d'humanité. Et voilà qu'on la
 salit, qu'on l'anéantit entre nos mains, et puis on veut bien nous
 dire, en forme de consolation, qu'on nous permet de plaider au civil,
 si nous nous croyons lésés dans nos intérêts matériels. Maintenant que
 notre œuvre d'idéal est dans la boue, nous pouvons tenter de passer à
 la caisse, et l'on s'est arrangé pour étrangler le peu de vérité que
 nous tâcherions encore de faire. Je ne sais rien de plus insolent ni
 de plus humiliant.

 Eh bien! mon ami, j'ai réfléchi et je préfère tout abandonner. Je
 ne veux pas être complice, en acceptant quoi que ce soit de leur
 amnistie. Je ne veux pas que notre affaire si noble et si pure
 d'intérêt égoïste finisse lamentablement dans de basses questions
 d'argent. Cela me gâterait tout notre effort d'abnégation et de
 bravoure.

 Dans l'affaire Judet, j'ai obtenu contre l'insulteur de mon père,
 en police correctionnelle, une condamnation à cinq mille francs de
 dommages-intérêts, appuyée sur des considérants qui me contentent.
 Jamais je n'ai fait de procès à personne, jamais je n'en ferai, à
 moins de nécessité absolue. Si j'ai assigné M. Judet, c'est sous le
 coup de circonstances dont je n'ai pas été le maître. Je n'ai dans
 notre justice sociale aucune confiance, et ce n'est pas à elle en tout
 cas que j'aurai jamais l'idée de confier mon honneur et celui de mon
 père. Ma défense et celle des miens, dans des questions de conscience,
 est une besogne qui me regarde et à laquelle je suffis.

 Dans l'affaire des experts, c'est mieux encore, je suis partagé entre
 le dégoût et l'envie de rire. Voilà trois hommes, les sieurs Belhomme,
 Couard et Varinard, qui, non contents d'avoir commis la stupéfiante
 et inquiétante erreur de ne pas reconnaître dans le bordereau
 l'écriture et la main d'Esterhazy, ont eu la triomphante idée
 d'aggraver leur cas, en me faisant condamner à trente mille francs de
 dommages-intérêts, parce que je les avais accusés «d'avoir fait des
 rapports mensongers et frauduleux, à moins qu'un examen médical ne les
 déclare atteints d'une maladie de la vue et du jugement». Et, dans
 leur hâte à toucher le bon argent, si noblement gagné, dans la crainte
 de ne le toucher jamais, s'ils attendaient que la vérité éclatât, ils
 ont fait saisir et vendre mes meubles, pendant mon absence. Leurs
 trois noms sont à jamais gravés sur un monument impérissable. Pourquoi
 ne pas les laisser galoper, les poches pleines? Qu'ils gardent
 l'argent! L'âcre ironie de l'aventure en sera plus forte, et il y aura
 dans l'Affaire un peu plus de bassesse.

 Et ce n'est pas tout, cette laide question d'argent s'aggrave à mon
 égard, d'une façon assez malpropre, pour les hommes qui ont rédigé et
 voté la loi d'amnistie. Pendant mon exil en Angleterre, un ami avait
 dû verser la somme de sept mille cinq cent cinquante-cinq francs, en
 payement temporaire des amendes et des frais du procès de Versailles.
 Puisque leur amnistie, selon eux, effaçait tout, il me semblait bien
 qu'on rendrait cet argent, qui n'était point acquis, du moment que
 j'avais frappé l'arrêt d'une opposition et que le procès devait être
 jugé à nouveau. Point du tout! on m'a fait répondre que le paragraphe
 8 de l'article 2 porte que «les sommes recouvrées, à quelque titre que
 ce soit, avant la promulgation de la loi, ne seront pas restituées».
 Ce paragraphe ne s'applique évidemment qu'à certaines contraventions
 amnistiées. N'importe, on y fait rentrer les sept mille cinq cent
 cinquante-cinq francs, on torture le texte de la loi, et l'État lui
 aussi garde l'argent. Si le parquet s'entête à cette interprétation,
 ce sera une monstruosité encore, dans l'indigne façon dont on m'a
 refusé toute justice.

 Voilà donc, mon ami, ma décision, que j'avais à vous faire connaître.
 Après vous avoir tant admiré, tant aimé, aux jours héroïques, dans vos
 plaidoiries si belles d'éloquence et de courage, je ne vous vois pas
 disputailler en mon nom, devant une chambre civile, pour encaisser
 les cinq mille francs de M. Judet ou pour rattraper les trente mille
 francs des experts. On nous a, je le répète, brisé et souillé l'œuvre
 de justice, l'œuvre d'humanité que nous accomplissions, au nom de
 l'idéal, et nous n'irons pas la traîner, l'achever, en d'étroits
 procès d'intérêt personnel, qui ne seraient plus à la cause que d'une
 longue et douloureuse inutilité. La vérité ne pourrait venir de là, et
 elle viendra.

 Bien affectueusement à vous, mon cher et grand ami.

 ÉMILE ZOLA.





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