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Title: Voyages au front - de Dunkerque à Belfort Author: Wharton, Edith Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Voyages au front - de Dunkerque à Belfort" *** produced from images available at Google Books) _Il a été tiré de cet ouvrage 10 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés 1 à 10._ VOYAGES AU FRONT DE DUNKERQUE A BELFORT DU MÊME AUTEUR Chez les heureux du monde. Traduction de M. Charles DU BOS. Préface de M. Paul BOURGET, de l’Académie française. 9ᵉ édition. Un volume in-16 3 fr. 50 Les Metteurs en scène. 2ᵉ édition. Un volume in-16. Prix 3 fr. 50 Sous la Neige. 3ᵉ édition. Un volume in-16. 3 fr. 50 PARIS.--TYP. PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ 8, RUE GARANCIERE.--21840. EDITH WHARTON VOYAGES AU FRONT DE DUNKERQUE A BELFORT [Illustration: colophon] PARIS LIBRAIRIE PLON PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ, IMPRIMEURS-ÉDITEURS 8, RUE GARANCIÈRE--6ᵉ 1916 _Tous droits réservés_ Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays. VOYAGES AU FRONT DE DUNKERQUE A BELFORT I LE VISAGE DE PARIS Août 1914. Le 30 juillet dernier, allant en automobile de Poitiers vers le Nord, nous avions déjeuné au bord de la route, sous des pommiers à la lisière d’un champ. D’autres champs s’étendaient à droite et à gauche, jusqu’à l’orée d’un bois d’où émergeait un clocher de village. Tout alentour, c’était le calme de midi et le paysage discret et ordonné que le souvenir du voyageur se plaît à évoquer comme particulièrement français. Parfois, même aux yeux qui les connaissent le mieux, ces champs tirés au cordeau, ces villages gris et ramassés, semblent tout simplement plats et ternes. A d’autres moments, pour l’imagination sensible, chaque motte de terre, chaque sillon uniforme témoigne de l’attachement vigilant et ininterrompu de générations fidèles au sol. Par cette douce après-midi de juillet, cet attachement s’exprimait dans toutes les lignes du paysage que nous avions sous les yeux. Dans le grand silence environnant, l’air semblait rempli du long murmure de l’effort humain, du rythme des tâches souvent répétées: la sérénité souriante du spectacle dissipait les rumeurs de guerre qui nous poursuivaient depuis le matin. Tout le jour, des bandes de nuages orageux avaient assombri le ciel; mais quand nous atteignîmes Chartres, vers quatre heures, ils avaient disparu derrière l’horizon, et la ville était tellement saturée de soleil qu’en entrant dans la cathédrale on croyait pénétrer dans l’épaisse obscurité d’une église espagnole. De prime abord, aucun détail n’était visible: nous étions dans une nuit caverneuse. Puis, à mesure que les ombres s’éclaircissaient et prenaient corps en piliers, en voûtes et en nervures, il en jaillit une soudaine averse de lumière multicolore. Encadrés par ces ténèbres de velours, baignant dans le flamboiement d’un soleil de plein été, les vitraux familiers paraissaient étrangement lointains et pourtant d’une intensité écrasante. Tantôt ils s’élargissaient, semblables à des étangs aux rives sombres éclaboussés du soleil couchant; tantôt ils scintillaient menaçants, comme des boucliers d’archanges guerriers. Quelques-uns étaient des cataractes de saphirs, d’autres des roses tombées de la tunique d’une sainte, d’autres encore de grands plats ciselés sur lesquels étaient jetés les joyaux de la couronne céleste, d’autres des voiles de caravelles cinglant vers les îles Fortunées; et sur le mur occidental les feux dispersés de la rosace étaient suspendus comme une constellation dans une nuit d’Afrique. Quand on abaissait les regards de ces harmonies éthérées, les masses sombres de l’édifice, toutes voilées et enveloppées de brume piquée de quelques lumières d’autel, semblaient figurer la vie terrestre, avec ses ombres, ses déserts arides et ses verts îlots d’illusion. Tout ce que peut être une grande cathédrale, tout ce qu’elle peut signifier, toute la puissance d’apaisement qu’elle peut exhaler en notre âme, toute la richesse de détails qu’elle peut fondre en une seule expression de force et de beauté, tout cela, la cathédrale de Chartres nous l’a donné en cette heure unique... Le soleil se couchait quand nous atteignîmes les portes de Paris. Au pied des hauteurs de Saint-Cloud et de Suresnes les longues nappes d’eau de la Seine miroitaient de l’éclat rose bleuté d’un Monet. Le Bois s’étendait autour de nous dans la quiétude recouvrée d’un soir de fête, et les pelouses de Bagatelle étaient aussi fraîches qu’en juin. Au delà de l’Arc de Triomphe, la pente des Champs-Élysées descendait dans une buée poudrée de soleil vers la brume des fontaines et l’obélisque éthéré; et, sous les arbres des avenues qui en rayonnaient, les courants de la vie refluaient, gagnant le centre de Paris. La ville resplendissante, faite pour les arts raffinés de la paix, semblait dormir au bord de son fleuve, au pied de la tour Eiffel, comme une princesse de légende sous la garde de son géant fidèle. Le lendemain, l’air était lourd de rumeurs. Nul n’y croyait; tous les répétaient. La guerre? Mais la guerre était impossible! Les gouvernants étaient comme des enfants imprudents qui jouent trop près du bord de l’eau; mais l’insouciance coutumière, l’entraînement de la longue habitude, persistaient en face des discussions creuses des diplomates. Paris poursuivait tranquillement sa quotidienne besogne d’été: loger, vêtir, amuser la grande armée des touristes, seule invasion que la ville eût subie depuis bientôt un demi-siècle. Néanmoins, chacun savait qu’en même temps une autre besogne invisible se poursuivait aussi. Ce pays, dont rien ne semblait troubler la tranquillité, était en réalité traversé de courants silencieux et cachés qui le préparaient à la lutte. Ces préparatifs, on les sentait dans l’air calme comme l’on sent un changement de temps dans la douceur embaumée d’une après-midi sereine. Paris comptait les minutes jusqu’à l’apparition des journaux du soir. Ils ne disaient rien ou presque rien, sauf ce que tout le monde déclarait déjà dans le pays entier: "Nous ne voulons pas la guerre; _mais il faut que cela finisse!_" C’était la seule phrase que l’on entendît. Si les diplomates pouvaient encore éviter la guerre, tant mieux! Personne ne la désirait en France. Ceux qui ont passé les premiers jours du mois d’août dernier à Paris témoigneront de l’accord général sur ce point. Mais vienne la guerre et le pays était prêt, comme l’était le cœur de tous ses enfants. Le lendemain matin, chez la couturière, les essayeuses fatiguées se préparaient à partir pour leurs vacances habituelles. Elles étaient pâles et anxieuses. Partout, l’atmosphère s’alourdissait d’une appréhension grandissante. Rue Royale, à l’angle de la place de la Concorde, quelques personnes étaient arrêtées devant un bout de papier blanc collé au mur du Ministère de la Marine. On y lisait: "Mobilisation générale." Une nation armée sait ce que cela veut dire! Cependant, les passants rassemblés autour de l’affiche étaient calmes et peu nombreux. Ils lisaient l’annonce et continuaient leur chemin; il n’y avait ni vivats ni gestes. L’instinct de la race l’avait avertie que l’événement était au-dessus de toute expression extérieure. Comme une monstrueuse avalanche, la guerre était tombée en travers de la route de cette nation sensée et laborieuse, rompant ses habitudes, paralysant son industrie, démembrant ses familles et ensevelissant sous un amas de ruines ce mécanisme de la civilisation si patiemment et si péniblement élaboré... Ce soir-là, dans un restaurant de la rue Royale, assis à une table près d’une des fenêtres ouvertes au niveau du trottoir, nous vîmes s’écouler le flot des foules aux visages nouveaux. En un instant, nous comprîmes ce qu’est une mobilisation: une interruption formidable dans le cours normal des affaires, pareille à la rupture soudaine d’une digue. La rue débordait d’un torrent de gens porté vers les différentes gares. Tous étaient à pied, chargés de leurs bagages, car, depuis l’aube, fiacres, taxis, autobus avaient disparu, réquisitionnés par le Ministère de la Guerre. La multitude qui passait devant notre fenêtre était surtout composée de conscrits, les mobilisables du premier jour, se rendant aux stations accompagnés de leur famille et de leurs amis; mais, parmi eux, il y avait de petits groupes de touristes effarés, se traînant avec des valises et des paquets, leurs malles poussées devant eux, épaves saisies dans le tourbillon qui les emportait au maëlstrom. Dans le restaurant, l’orchestre en vestes rouges à brandebourgs versait des flots de musique patriotique, et les intervalles entre les plats que si peu de garçons restaient pour servir étaient coupés par l’obligation de se lever pour la _Marseillaise_, pour le _God save the King_, pour l’_Hymne russe_, et puis de nouveau pour la _Marseillaise_. «Et dire que ce sont des Hongrois qui jouent tout cela!» fit observer un humoriste du trottoir. A mesure que la soirée s’avançait et que la foule devant notre fenêtre devenait plus compacte, les badauds du dehors se joignirent aux chansons patriotiques. «Allons, debout!» et le couplet héroïque reprenait. Le _Chant du Départ_ était constamment redemandé, et le chœur des spectateurs s’y mêlait avec entrain. Une sorte d’humour tranquille était la note dominante de la masse. De la place de la Concorde jusqu’à la Madeleine, les orchestres des autres restaurants attiraient d’autres rassemblements, et les refrains guerriers s’enchaînaient le long des Boulevards comme leurs guirlandes d’éclairage électrique. C’était une nuit de chants et d’acclamations, sans tapage, mais résolus et vaillants: Paris montrait ses badauds sous leur meilleur jour. Cependant, derrière le rideau de flâneurs, le flot des conscrits coulait toujours: les femmes, les familles cheminaient à côté d’eux, portant toutes sortes de sacs et de paquets improvisés. De cette apparente confusion sortait une impression de fermeté joyeuse. Les visages se succédant sans interruption devant nous étaient graves, mais non tristes. Tous ces adolescents, ces jeunes hommes, semblaient savoir ce qu’ils avaient à faire et pourquoi ils allaient le faire. Les plus jeunes paraissaient avoir grandi soudain: ils étaient devenus des êtres responsables; ils comprenaient l’enjeu à risquer, et ils étaient prêts. Le lendemain, l’armée des touristes d’été fut immobilisée pour laisser partir l’autre armée. Plus de ruées vers les gares, plus de pourboires alléchants aux concierges, plus de courses vaines en quête de fiacres, plus de longues heures d’anxieuse attente chez Cook. Aucun train ne s’ébranlait plus, sauf pour emporter des soldats, et les civils qui n’avaient pu, à coups de pourboires ou à coups de coude, arriver à s’introduire dans quelque interstice des voitures bondées quittant Paris la veille au soir, devaient s’en retourner à leur hôtel par les rues brûlantes... et patienter. Et ils retournaient ainsi par centaines, déçus et pourtant à demi soulagés, au vide sonore des halls privés de portiers, des restaurants dénués de garçons, des ascenseurs immobilisés, à la vie bizarre et décousue d’hôtels élégants réduits soudain aux promiscuités et aux expédients d’une pension du quartier Latin. Pendant ce temps, il était curieux d’observer la paralysie progressive de la ville. De même que les autobus, les taxis, les fiacres et les camions avaient disparu, de même les agiles bateaux-mouches avaient quitté la Seine. Les chalands étaient partis, eux aussi, ou bien ne bougeaient plus: chargement et déchargement avaient cessé. Les monuments semblaient plus grands: chaque ouverture architecturale encadrait le vide, chaque avenue s’allongeait vers des distances désertes. Dans les parcs et les jardins, personne ne ratissait les allées ni ne taillait les bordures. Les fontaines dormaient dans leurs vasques, les moineaux affamés voletaient çà et là, et des chiens sans maître, tirés de leurs habitudes quotidiennes, rôdaient avec inquiétude, cherchant des yeux familiers. Dans les veines de Paris, si intensément conscient, mais plongé dans une si étrange léthargie, il semblait qu’on eût injecté du curare. Le lendemain, 2 août, de la terrasse de l’hôtel de Crillon, on put apercevoir quelques faibles indices d’un retour à la vie. De temps à autre, un taxi ou une auto de maître traversait la place de la Concorde, conduisant des soldats à la gare. D’autres conscrits en détachements défilaient à pied avec armes et bagages, bannière en tête. Un de ces détachements s’arrêta devant la statue voilée de crêpe de Strasbourg et déposa une couronne à ses pieds. En temps ordinaire, cette manifestation aurait aussitôt attiré un rassemblement, mais, au moment même où l’on aurait pu s’attendre à ce qu’elle provoquât une explosion patriotique, elle n’excita pas plus d’attention que si l’un des soldats se fût détourné pour donner un sou à un mendiant. Cette apparente indifférence s’expliquait aisément. Quand une nation armée mobilise, tout le monde est occupé, et occupé d’une façon précise et pressante. Les combattants ne sont pas seuls à être mobilisés; ceux qui restent le sont aussi. Pour chaque famille française, pour chaque homme, chaque femme, la guerre entraîne une réorganisation complète de la vie. Presque inaperçu, le détachement de conscrits déposa son offrande aux pieds de la statue et s’éloigna... Quand nous jetons un regard en arrière sur ces premiers jours de la guerre à Paris, nous les voyons dans leur cadre de grande architecture, sous des ciels d’été, éclairés d’une lumière idéale. L’éveil soudain de la vie nationale, l’oubli de tout souci médiocre, allégeait l’atmosphère morale: on croyait lire l’Épopée de la guerre, et non en vivre les dures réalités. Quelque chose de ce sentiment d’exaltation semblait pénétrer les foules dont le courant descendait et remontait les Boulevards jusqu’à une heure avancée de la nuit. Toute circulation de véhicules avait cessé, sauf celle des rares taxis réquisitionnés pour transporter aux gares les conscrits, et le milieu des Boulevards était aussi grouillant de piétons qu’une place de marché dans une ville italienne, un dimanche matin. Le vaste flot oscillait lentement, dans des directions contraires, s’ouvrant de temps à autre pour livrer passage à une des légions de volontaires qui se formaient à tous les coins: Italiens, Roumains, Américains du Sud, Américains du Nord--chacune de ces légions ayant en tête son drapeau national, et saluée d’acclamations sur son chemin. Mais les acclamations mêmes étaient discrètes. Paris refusait de se laisser arracher à sa sérénité voulue. On sentait quelque chose de noblement conscient et consenti dans l’état d’esprit de cette paisible multitude. Pourtant la foule était mêlée, faite de toutes les classes, depuis l’écume des boulevards extérieurs jusqu’à la fleur des restaurants à la mode. Deux jours auparavant, ces gens s’ignoraient ou croyaient se détester, étrangers comme des ennemis séparés par une frontière. A présent, tous, travailleurs ou oisifs, mendiants, poètes, honnêtes gens ou aventuriers, se coudoyaient dans une instinctive communauté d’émotions. Le peuple, heureusement, prédominait. Ce sont les visages d’ouvriers qui font le mieux dans ce genre de foule, et il y en avait des milliers, chacun illuminé par la flamme de la passion comme par l’éclair du magnésium. Je me souviens surtout des femmes au front sérieux, au regard exalté; et aussi de ce petit fait caractéristique que presque toutes avaient songé à amener leur chien. Les plus gros de ces aimables compagnons, perdus entre les jambes de la foule, ne voyaient pas grand’chose; mais les petits s’étaient nichés dans le creux d’un bras, et des centaines de museaux camards ou pointus, lisses ou laineux, bruns, gris, noirs ou tachetés, contemplaient le spectacle avec le calme avisé du brave toutou parisien. C’était certainement un bon signe que l’on n’eût pas oublié le chien ce soir-là. Nous avions vu, de façon saisissante, ce qu’est la vie pendant une mobilisation; maintenant nous allions apprendre que la mobilisation n’est qu’une des manifestations de la loi martiale, et que la loi martiale ne facilite pas la vie... tant qu’on n’a pas l’habitude. D’abord, il sembla au civil neutre que le but principal de cette loi était le plaisir capricieux de compliquer l’existence; et sous ce rapport elle excellait en raffinements d’ingéniosité. Les instructions commencèrent à pleuvoir sur nous après l’accalmie des premiers jours: instructions sur ce que nous devions faire et ce que nous devions ne pas faire, pour obtenir que l’on tolérât notre présence et pour assurer la sécurité de notre personne. En premier lieu, les étrangers ne pouvaient rester en France sans donner satisfaction aux autorités quant à leur nationalité et à leurs antécédents, ce qui nécessitait des visites répétées et inutiles aux chancelleries, aux consulats, aux commissariats de police, chaque endroit regorgeant d’une telle foule de postulants qu’il était impossible d’y pénétrer. Entre ces vains pèlerinages, le voyageur impatient de partir avait à cheminer péniblement jusqu’aux gares éloignées, d’où il revenait ahuri par des renseignements contradictoires et découragé par la déclaration que même les billets de chemin de fer--s’il était possible de s’en procurer--devaient être visés par la police. Il y eut un moment où il semblait au voyageur que ses pensées les plus intimes devaient être soumises à ce visa fantôme; et pour arriver à l’obtenir il fallait, pendant des heures infructueuses, suer, suffoquer, s’écraser dans des escaliers sordides, au milieu d’innombrables compagnons de misère. En outre, peut-être était-on à court d’argent, et fallait-il en demander par dépêche. Oui! Mais câblogrammes et télégrammes devaient être également visés, sans que pour cela l’envoi en fût garanti. Puis, défense d’user de code pour les adresses; et le nombre invraisemblable de mots nécessités par une adresse à New-York semblait se multiplier à mesure que les francs disparaissaient de votre poche. Enfin, le câblogramme parti, ou bien il se perdait en route, ou bien, s’il arrivait à destination, après bien des jours d’anxieuse attente on recevait la réponse désespérante: «Impossible à présent. Faisons tous nos efforts.» Il est juste d’ajouter que ces démarches fastidieuses étaient grandement facilitées par la soudaine amabilité du fonctionnaire français, qui, rompant sans doute pour la première fois avec la longue tradition administrative, se montrait bienveillant et empressé... Heureusement, ces allées et venues vous obligeaient à parcourir continuellement les belles rues désertes, chaque jour plus désertes et plus belles dans leur solitude d’été. Jamais les après-midi de Paris ne s’étaient enveloppées d’un ton gris-bleu si doux; jamais les couchers de soleil n’avaient ainsi transformé en une féerique Carthage de Didon les hauteurs banales du Trocadéro; jamais, surtout, la lune n’avait si lumineusement crû et décrû dans la sérénité des nuits. La Seine elle-même embellissait encore de son mystère tout cet ensemble de beauté. Délivrée des embarcations qui les sillonnaient, ses flots aux petites ondes pressées s’aplanissaient en longues nappes soyeuses où les quais et les monuments pouvaient enfin contempler leur image intacte. Le soir, les feux de luciole des bateaux avaient disparu, et le reflet des réverbères s’allongeait en banderoles d’or rouge et violet, qui ondulaient sur les eaux calmes comme les feuilles fuselées d’immenses plantes aquatiques. Puis la lune se levait et prenait possession de la ville, la purifiant de ses laideurs quotidiennes, l’apaisant, l’agrandissant et lui rendant ses lignes idéales de force et de beauté. Il y avait quelque chose d’étrangement émouvant dans ce nouveau Paris des premiers soirs d’août, exposé et pourtant si serein, que sa beauté seule semblait défendre. Ainsi, peu à peu, nous prîmes l’habitude de vivre sous la loi martiale. Les premiers jours d’effarement une fois passés, les incommodités furent si légères que l’on se sentait presque honteux de n’avoir pas à souffrir davantage, de n’être pas appelé à servir la cause par quelque plus grand sacrifice de confort. La première semaine, plus des deux tiers des magasins avaient fermé, la plupart portant sur leurs devantures l’inscription: «Pour cause de mobilisation»; mais il en restait assez d’ouverts pour satisfaire à tous les besoins ordinaires, et la fermeture des autres prouvait de combien de choses on pouvait se passer. Les provisions étaient aussi bon marché et aussi abondantes que jamais, bien que, pendant une certaine période, il fût plus facile d’acheter des aliments que de les faire accommoder. La plupart des restaurants étaient fermés, et souvent on avait à errer longtemps avant de trouver un repas, et à attendre plus longtemps encore avant qu’il fût servi. Quelques hôtels vivaient encore d’une vie hésitante, galvanisés de temps à autre par l’arrivée de voyageurs fuyant la Belgique ou l’Allemagne; mais la plupart avaient fermé ou s’étaient hâtivement transformés en hôpitaux. Ce furent les inscriptions au-dessus de l’entrée de ces hôtels qui troublèrent pour la première fois l’harmonie rêveuse de Paris. En une nuit, sembla-t-il, toute la ville se trouva marquée du sceau de la Croix-Rouge. Un bâtiment sur deux étalait sur sa façade la bande rouge et blanche avec les mots _Ouvroir_ ou _Hôpital_. Il y avait quelque chose de sinistre dans ces préparatifs en vue d’horreurs auxquelles on ne pouvait pas encore croire, ces bandages que l’on disposait pour des membres encore intacts et sains, ces oreillers que l’on alignait pour des têtes qui se dressaient encore vigoureuses. Mais ces signes avertisseurs, tout en soulignant les douleurs à venir, ne rompirent pas l’enchantement qui enveloppait Paris. Les premiers jours de la guerre étaient pleins d’une sorte de confiance exempte de sottise ou de jactance, mais pourtant aussi différente que possible de la ténacité clairvoyante que l’expérience des mois suivants allait développer. Il est difficile de décrire sans apparente exagération l’état d’esprit du début de la guerre: l’assurance, l’équilibre, cette sorte de fatalisme souriant avec lequel Paris allait à sa tâche. Quelquefois, par les beaux soirs de lune, cette influence semblait émaner de la beauté de la saison et du religieux silence de la capitale. La guerre, furie hurlante, s’était annoncée par une grande vague d’apaisement. Jamais calme du désert ne fut plus complet: le silence des villes est tellement plus profond que le silence des bois ou des champs! La lourdeur accablante du mois d’août rendait plus intense cette expression de vie suspendue: les jours étaient taciturnes, mais la nuit on entendait la voix même du silence. Dans le quartier que j’habite, toujours abandonné pendant l’été, les rues aux volets clos étaient muettes comme des catacombes, et le plus léger bruit trouant le silence semblait déchirer un voile funèbre. Je pouvais entendre à près d’un kilomètre le trot inégal d’un cheval boiteux, et les pas du sergent de ville montant la garde près de l’Ambassade de l’autre côté de la rue résonnaient sur le trottoir comme une série de détonations. Même les bruits si variés du réveil de la ville avaient cessé. Si quelques balayeurs ou chiffonniers poursuivaient encore leur métier, ils le faisaient mystérieusement, comme des ombres. Je me rappelle, un matin, avoir été tirée d’un profond sommeil par une soudaine explosion de bruit dans ma chambre. Je me dressai en sursaut et découvris que j’avais été réveillée par des bonjours échangés à voix basse dans la rue. Une autre chose écartait de Paris la réalité de la guerre: c’était l’absence de troupes dans les rues. Après le premier flot de conscrits se hâtant vers leurs dépôts on aurait pu croire que le règne de la paix était revenu. Tandis que des villes d’importance secondaire fourmillaient de soldats, nul reflet d’armes n’étincelait dans les voies désertes de la capitale, nulle musique militaire n’y résonnait. Paris, méprisant tout étalage guerrier, nourrissait le patriotisme de ses enfants de la vue de sa seule beauté; et cela suffisait. Même quand les nouvelles des trop éphémères succès en Alsace commencèrent à arriver, les Parisiens ne se départirent pas de leur allure placide. Les crieurs de journaux furent les seuls à crier, et eux-mêmes furent bientôt réduits au silence par ordre du gouvernement. C’était comme si l’on eût décidé d’instinct et à l’unanimité que le Paris de 1914 n’aurait rien de commun avec le Paris de 1870, et comme si cette résolution eût passé dans le sang de millions d’êtres nés depuis la date fatale, et ignorant son amère leçon. L’unanimité de cet empire de soi fut le trait le plus caractéristique d’un peuple soudain plongé dans une guerre qu’il n’avait ni cherchée ni attendue. D’abord on aurait pu prendre cette fermeté paisible pour la stupeur d’une génération qui, étant née, ayant grandi dans la paix, ne comprenait pas encore le sens de la guerre. Mais c’est précisément sur un pareil état d’esprit que des triomphes faciles auraient dû avoir l’effet le plus démoralisant. En 1870, la foule dans la rue avait crié: «A Berlin!» A présent, la foule des rues continuait à s’occuper de ses affaires, en dépit de la pluie d’éditions spéciales et de bulletins optimistes. Je me souviens d’un matin où notre garçon boucher apporta la nouvelle que le premier drapeau allemand était exposé au balcon du Ministère de la Guerre. «Enfin, pensai-je, le sang latin va bouillir!» Et je voulus être là pour voir. Traversant à la hâte la calme place Sainte-Clotilde, je me trouvai au milieu d’une paisible foule qui remplissait la rue devant le Ministère de la Guerre. Cette foule était si sage que les quelques gestes pacifiques de la police frayaient aisément un chemin aux fiacres qui passaient et aux automobiles militaires qui arrivaient sans cesse. Toutes les classes y étaient représentées; il y avait surtout beaucoup de familles, avec des petits garçons à califourchon sur les épaules de leurs mères, ou soulevés par les sergents de ville quand ils étaient trop lourds pour les mères. Il est certain qu’il n’y avait guère d’homme ni de femme dans cette foule qui n’eût un parent sur le front; et là, devant eux, flottait le premier drapeau ennemi. C’était un magnifique drapeau de soie, blanc, noir et cramoisi, tout brodé d’or: le drapeau d’un régiment alsacien, d’un régiment de l’Alsace prussianisée. Ce drapeau symbolisait tout ce qu’ils abhorraient le plus dans la tâche abhorrée qu’ils avaient à accomplir; il symbolisait aussi leur plus belle ardeur et leur plus noble haine, et la raison pour laquelle, si toute autre raison venait à manquer, la France ne pourrait jamais poser les armes, tant qu’un de ces drapeaux resterait debout. Et ils se tenaient là à le regarder, en silence, l’esprit conscient et averti, comme s’ils prévoyaient ce qu’il leur en coûterait pour le conserver et pour en conquérir d’autres, comme s’ils prévoyaient le prix qu’ils auraient à payer et l’acceptaient d’avance. Les enfants mêmes, et les femmes dont les faibles bras les soulevaient, tous semblaient avoir un cœur viril. Et ainsi, posément et en silence, ils contemplaient et s’en allaient, laissant la place à d’autres qui contemplaient à leur tour et s’en allaient. Tout le jour la foule se renouvela, et c’était toujours la même foule, recueillie, intelligente et silencieuse, fixant sur le drapeau un regard attentif, et comprenant tout ce qu’inspirait à son cœur français la seule présence de cet emblème flottant à cette fenêtre. Tel était, au mois d’août, le visage de Paris. Février 1915. La brume de février sur la Seine. Les bateaux marchent de nouveau, mais ils s’arrêtent à la nuit, et le fleuve lisse et d’un noir d’encre a les mêmes longs reflets de plantes aquatiques qu’au mois d’août. Pourtant, ces reflets sont moins nombreux et plus pâles; car les lumières éclatantes sont partout voilées. La ligne des quais est à peine perceptible, et les hauteurs du Trocadéro se perdent dans la nuit; bientôt le contour si net des tours de Notre-Dame s’effacera à son tour. Sur les voies trempées, seuls quelques réverbères jettent leurs zigzags de lumière humide. Les magasins sont fermés, et d’épais rideaux voilent les fenêtres des étages supérieurs. Les maisons ont toutes des visages aveugles. Dans les rues étroites de la Rive Gauche l’obscurité est encore plus profonde, et les rares lumières disséminées dans les cités et les cours rappellent le _chiaroscuro_ mystérieux des eaux-fortes de Piranesi. La lueur du fourneau du marchand de marrons à un coin de rue rend plus vive encore cette évocation de la vieille Italie romantique, et les ténèbres qui s’étendent au delà semblent pleines de grands manteaux de conspirateurs. Pour rentrer chez moi, je tourne dans une rue déserte entre de hauts murs de jardins, un seul bec de gaz apparaissant bien loin à l’autre bout. Pas un être humain n’est visible entre moi et cette lumière: mes pas résonnent sans fin dans le silence. Une forme vague tourne le coin en face de moi. Homme ou femme? Impossible de le dire avant d’arriver jusqu’à elle. Le brouillard de février accroît l’obscurité et empêche de distinguer les visages que l’on croise. Quant aux numéros des maisons, nul ne songe à les chercher. Si l’on connaît le quartier, on compte les portes à partir du coin, ou l’on essaie de découvrir le profil familier d’un balcon ou d’un fronton; si l’on est dans une rue inconnue, il faut s’informer au bureau de tabac le plus proche; quant à découvrir un sergent de ville, à un mètre vous ne sauriez le distinguer de votre grand’mère. Telles sont, après six mois de guerre, les nuits de Paris; les jours sont moins pittoresques. Le frisson romanesque des premiers temps s’est presque évanoui; du moins le semble-t-il à ceux qui ont suivi le réveil progressif de la vie. L’impression peut être différente pour les observateurs venus d’autres pays, même de ceux que la guerre a entraînés dans son tourbillon. Auprès de Londres, avec tous ses théâtres ouverts et les ressorts de ses plaisirs à peu près intacts, Paris, sans doute, a l’air d’une ville sur laquelle pèsent de graves destinées. Mais pour ceux qui ont vécu ce premier mois ensoleillé et silencieux, les rues, aujourd’hui, montrent une activité presque normale. L’absence de tous les autobus et des lourds camions encombrants laisse à découvert mainte perspective oubliée, et révèle mainte beauté d’architecture que nul ne voyait plus; mais les taxis et les autos de maître sont presque aussi nombreux qu’en temps de paix, et les piétons courent les mêmes périls, grâce au passage impétueux de ces incomparables engins de destruction, les automobiles des hôpitaux et du Ministère de la Guerre. Beaucoup de magasins ont rouvert, quelques théâtres se risquent prudemment à donner des drames patriotiques et des programmes où la note comique assaisonne discrètement l’élément sentimental; et le cinéma déroule de nouveau ses kilomètres d’aventures. Un moment, en septembre et en octobre, les allées et venues des soldats anglais et le branle-bas des autos militaires britanniques animèrent les rues de Paris. Puis les fraîches figures et les coquets uniformes de khaki disparurent, et maintenant Paris n’offre plus au curieux, comme spectacle militaire, qu’une poignée de pioupious faisant parfois l’exercice sur la place des Invalides. Mais il y a une armée à Paris. Le premier détachement en est arrivé, il y a des mois, par ces jours sombres de septembre, lamentable arrière-garde de la retraite des Alliés sur Paris. Depuis lors, le nombre en a sans cesse augmenté, et le flot sordide s’est infiltré dans tous les courants de la vie parisienne. Partout, dans tous les quartiers, à toute heure, parmi la foule affairée des Parisiens au pas assuré et vigoureux, on voit ces gens à la démarche lente, le regard fermé, hommes et femmes portant sur le dos des paquets misérables, traînant sur le pavé leurs souliers râpés, tirant par la main de pâles enfants, ou pressant contre leur épaule des marmots endormis--la grande armée des Réfugiés. Impossible de confondre ou d’oublier ces visages. Quiconque a rencontré ces yeux pleins d’un muet ahurissement, ou cet autre regard angoissé où se voit le reflet de flammes et de ruines, ne peut secouer la hantise de cette vision. La physionomie des réfugiés fait partie de la physionomie de Paris. C’est l’ombre sur l’éclat du visage que la ville tourne vers l’ennemi. Ces pauvres gens ne sont pas de ceux qui peuvent, au delà des frontières, pressentir le triomphe final: pour eux, le monde est borné par l’ombre de leur clocher. Ils labouraient et semaient, filaient et tissaient, et vaquaient à leurs humbles occupations, quand soudain d’épaisses ténèbres pleines de feu et de sang les ont enveloppés. Et maintenant les voilà au milieu de visages étrangers et d’habitudes nouvelles, seuls avec cette vision sanglante de foyers en flammes, d’enfants massacrés, de jeunes hommes traînés en esclavage, de vieillards foulés aux pieds par des soudards ivres de carnage, de prêtres assassinés au chevet des mourants. Ce sont ces gens qui par centaines attendent chaque jour aux portes des abris improvisés, et qui, en échange de tout ce qui fait la douceur de la vie, de ce qui la rend intelligible, ou du moins supportable, reçoivent un lit de camp dans un dortoir, un bon repas--et peut-être, les jours de chance, une paire de chaussures éculées! Et que font les Parisiens pendant ce temps-là? D’abord, et c’est bon signe, ils affluent de nouveau dans les magasins, et surtout dans les grands magasins de nouveautés. Au début de la guerre il n’y avait pas de plus étrange spectacle que ces palais déserts où l’on s’égarait dans des kilomètres de marchandises sans acheteurs, à la recherche de vendeurs disparus. Quelques employés restaient, en nombre suffisant, semblait-il, pour les rares clients qui venaient troubler leurs méditations. Mais ces quelques-uns ne tenaient pas à être troublés: ils se dissimulaient derrière leurs murailles de toile, leurs bastions de flanelle, comme honteux d’être découverts. Et quand on avait réussi à les en faire sortir ils accomplissaient automatiquement les gestes nécessaires, comme s’ils s’étonnaient qu’on pût avoir envie d’acheter. Je me souviens, un jour, au Louvre, d’avoir vu tous les employés d’un rayon, y compris celui par qui j’essayais de me faire montrer de la gaze médicamentée, abandonner leur poste pour se précipiter au-devant d’un motocycliste crotté, venu leur dire bonjour et leur apporter des nouvelles du front. Mais après six mois, les instincts normaux reprennent leur force impérieuse, et faire des emplettes est assurément un des instincts normaux de la femme. Je dis «faire des emplettes», et non des achats, pour distinguer entre la morne obligation d’acquérir des choses nécessaires et la volupté de s’offrir le superflu. Il est évident qu’un grand nombre parmi les milliers d’acheteurs se pressant dans les magasins cèdent à cette passion. A un moment où les besoins réels sont réduits au minimum, comment expliquer autrement l’encombrement des grands magasins, même en songeant à l’achat énorme de fournitures pour les hôpitaux et les ouvroirs, et à l’incessant approvisionnement des innombrables centres de bienfaisance? Pour expliquer la cohue aux autres rayons, il faut reconnaître que même la femme la plus éprouvée et la plus pleine d’abnégation doit fatalement, tôt ou tard, en dépit de son idéal et de ses résolutions d’économie, recommencer à «faire des emplettes». Elle a renoncé au théâtre, elle se refuse les salons de thé, elle va furtivement au concert le moins cher; mais elle est prise par le courant qui l’entraîne dans le gouffre des portes battantes jusqu’aux sables mouvants des soldes et des occasions. Nul, sous ce rapport, ne souhaite un changement dans la physionomie de Paris: c’est bon signe de voir les foules se presser de nouveau autour des comptoirs. Plus intéressante, pourtant, est cette autre foule, se pressant, chaque jour, sur le pont Alexandre pour aller voir les trophées allemands exposés dans la grande cour des Invalides. Là, un sang plus riche fait battre le cœur de Paris, et quelque chose de cette ardeur passe dans les veines de l’étranger qui regarde la multitude sans cesse renouvelée en face de la triple rangée de canons allemands. Il y a, dans cette multitude, bien peu de gens à qui les monstres malfaisants n’aient porté un coup cruel, infligé un deuil déchirant. Mais la douleur personnelle est le sentiment le moins visible sur la physionomie de Paris. On peut affirmer, sans exagération, que le visage des Parisiens, après six mois d’épreuves, a pris un caractère nouveau. Le changement semble avoir affecté la matière même dont il est fait, comme si cette longue souffrance avait durci la pauvre argile humaine en lui donnant la solidité du bronze. Je croise souvent dans la rue des femmes dont le visage ressemble à une médaille commémorative, image idéalisée de leur ancien visage de chair. Et les masques de certains hommes,--ces curieux masques gaulois, tourmentés, creusés, écrasés et quelque peu faunesques,--ressemblent à des bronzes du musée de Naples brûlés et tordus par le baptême du feu. Mais aucun de ces visages ne révèle une préoccupation personnelle; tous regardent la France debout à ses frontières. Même les femmes qui marchandent des valenciennes aux comptoirs de dentelles ont toutes quelque chose de cette vision dans les yeux,--ou bien celles qui ne l’ont pas passent inaperçues. Il est encore vrai de dire que Paris n’a pas l’air d’une capitale en armes. On voit aussi peu de troupes qu’au début, et en dehors des allées et venues des estafettes attachées au Ministère de la Guerre et au gouvernement militaire, et des rares uniformes aperçus aux portes des casernes, rien dans la rue ne révèle la guerre, si ce n’est la présence des blessés. Ils n’ont commencé que récemment à apparaître, car, dans les premiers mois, on ne les envoyait pas à Paris: les hôpitaux si admirablement organisés de la capitale restaient presque vides, tandis que dans tout le pays d’autres hôpitaux regorgeaient. On a beaucoup discuté les motifs de cette répartition des blessés, et fourni différentes explications. Peut-être l’un des résultats de cette mesure a-t-il été l’extraordinaire santé morale de Paris, qui a donné le ton au pays entier et qui, maintenant, est assez florissante et assez vigoureuse pour affronter le spectacle de toutes les misères. Et que de misères! Chaque jour, sur le trottoir, s’accroît le nombre des silhouettes d’éclopés, et de pâles têtes bandées dans les voitures qui passent. Au théâtre et au concert on aperçoit des uniformes, et ceux qui les portent doivent, en général, attendre que la salle soit vidée pour sortir en clopinant, appuyés sur un bras secourable. La plupart des blessés sont très jeunes, et c’est l’expression de leur figure que j’aimerais à peindre et à interpréter comme étant l’essence même de ce que j’appelle: le visage de Paris. Ils sont graves, ces jeunes visages: on entend beaucoup parler de la gaieté dans les tranchées, mais les blessés ne sont pas gais. Ce n’est pas dire qu’ils soient tristes. Ils sont calmes, méditatifs, étrangement épurés et mûris: la grande épreuve par laquelle ils ont passé semble les avoir purifiés de toute petitesse, de toute frivolité. Elle paraît les avoir pénétrés jusqu’à la moelle, s’emparant de la substance même de leur âme pour la modeler en quelque chose de si fort, de si magnifiquement trempé, que de longtemps la physionomie de Paris ne voudra devenir indigne de la leur. II EN ARGONNE I Mars 1915. Grâce à une permission de visiter quelques ambulances et hôpitaux d’évacuation derrière les lignes, j’eus, à la fin de février 1915, ma première impression de guerre. A ce moment-là, Paris n’était déjà plus compris dans la zone militaire, ni en réalité ni en apparence. Certes, le nuage de guerre pesait encore sur la ville, mais elle était animée d’une telle activité, d’une confiance si réconfortante, que la menace cachée derrière ce sombre nuage semblait bien lointaine--lointaine par la distance autant que par le temps. Paris, si conscient quelques mois auparavant du proche voisinage de l’ennemi, paraissait en avoir perdu la mémoire; maintenant encore, à quelques kilomètres des portes, on est frappé de passer brusquement de cette atmosphère de sécurité et de travail paisible dans une région où la guerre apparaît dans toute sa réalité. En allant vers l’Est, on commence à s’apercevoir de ce changement, tout de suite après Meaux: entre cette tranquille cité épiscopale et la colline où s’élève Montmirail, la grande lutte du mois de septembre 1914 n’a guère laissé de traces, sauf, de temps en temps, au milieu des champs abandonnés ou fraîchement labourés, un petit monticule surmonté d’une croix avec une couronne desséchée. Pourtant, on a déjà le sentiment qu’on est dans un autre monde. En ce jour glacé de février, quand nous quittâmes Meaux pour prendre la route de l’Argonne, cette impression nous vint surtout de l’étrange absence de vie dans les villages que nous traversions. Parfois, sur le ciel d’hiver, on voyait la silhouette d’un laboureur avec sa charrue, ou bien une vieille femme ou un enfant debout sur une porte; mais la plupart des champs étaient déserts et presque toutes les portes étaient vides. Nous dépassions quelques charrettes conduites par des paysans, un vieillard qui coupait du bois dans un taillis, un cantonnier sur la route; mais plus d’automobiles civiles. Toutes celles que nous pouvions voir étaient d’un gris poussière uniforme; elles passaient comme des tourbillons, et nous y distinguions la croix rouge ou le numéro d’un corps d’armée. A chaque pont, à chaque passage à niveau, une sentinelle barrait la route en élevant son fusil au-dessus de sa tête. Il fallait s’arrêter et montrer ses papiers. C’était, jusque-là, à peu près la seule manifestation visible du régime militaire, manifestation presque négative; mais en descendant la première côte après Montmirail on avait subitement l’impression de tomber en pleine guerre. Le long de la route blanche on voyait l’interminable file des automobiles militaires serpenter à perte de vue, se dirigeant vers l’Est à travers le pays accidenté, interrompue de temps en temps par la sombre masse d’un régiment en marche, ou par un train d’artillerie dont on entendait de loin les caissons résonner sur la route. Dans les intervalles, après chaque passage de ces masses militaires, nous avions la route pour nous, quittes à nous garer parfois pour laisser passer, comme un éclair, quelque motocyclette montée par une estafette, ou une petite automobile glapissante surchargée d’officiers: apparitions bizarres avec leurs lunettes, leurs peaux de biques et leurs passe-montagnes. Tous les villages semblaient vides--non pas au figuré mais à la lettre. Aucun d’eux n’avait réellement souffert de l’invasion allemande; à peine, par-ci par-là, une maison en ruines sur laquelle quelque vengeance accidentelle s’était exercée. Mais depuis la fuite générale en septembre 1914 ces villages avaient été abandonnés, et n’étaient plus occupés que par les troupes. De Montmirail à Châlons, tout ce riche pays n’était plus qu’un désert. Dès l’arrivée, on se sentait électrisé par l’aspect de Châlons. La vieille ville resserrée entre le canal et la rivière servait de quartier général à une armée... non pas à un corps d’armée ou à une division, mais à une armée complète; et les vieilles rues grises qui se croisent au pied des tours romanes de Notre-Dame étaient toutes vibrantes d’activité guerrière. La place où s’élève l’hôtel au nom mirifique de «Haute-Mère-Dieu» présentait le tableau le plus complet et le plus vivant qu’il fût possible d’imaginer de la guerre moderne: les canons et les omnibus automobiles en longues files ne forment pas de groupes pittoresques comme les cavaliers d’un régiment; le bruit des motocyclettes crachant la fumée est moins romantique que le hennissement impatient des chevaux, et le métal des torpédos de course ne brille pas comme l’acier des casques et des cuirasses. Pourtant, une fois qu’on a l’œil habitué à la laideur des lignes et à l’uniformité des couleurs du nouvel appareil guerrier, on découvre tout ce qu’il y a de brillant dans une pareille scène. C’est le spectacle magnifique de tout ce qui peut se concentrer d’énergie dans un grand centre guerrier, sans que ce spectacle évoque encore la douloureuse vision où aboutira, hélas! un peu plus loin, l’élan de cette superbe énergie. Et encore, même ici, cette vision ne nous est-elle pas pour longtemps épargnée; car on ne peut pas traverser Châlons sans rencontrer la longue procession des éclopés, sinistres épaves revenant du champ de bataille, sourds, brisés, anéantis, à moitié gelés et paralysés. C’est par milliers que ces malheureux sont renvoyés du front pour aller se soigner et se reposer, et on se sent pénétré de tristesse en les voyant se traîner misérablement, et en rencontrant les regards hébétés de ces yeux qui ont vu tant de choses que l’on n’ose pas décrire. Si l’on pouvait ne pas voir les éclopés dans les rues, et les blessés dans les hôpitaux, Châlons offrirait un spectacle réconfortant. A notre retour à l’hôtel, l’harmonie grise des automobiles et des uniformes semblait presque étincelante sous le ciel froid d’hiver. Le va-et-vient des estafettes affairées, les ordonnances tenant en main les chevaux des officiers qui se mettaient en selle (car il y a encore des officiers à cheval), l’arrivée d’élégantes autos remplies de personnages en uniformes chamarrés de décorations, les innombrables camions gris s’en allant pour être immédiatement remplacés par d’autres, le passage des ambulances de la Croix-Rouge, ou des détachements se dirigeant vers le front--tout cela formait une vision de guerre que l’étranger civil ne pouvait se lasser de regarder. Et à l’hôtel, quel encombrement de manteaux de fourrures et de havresacs! Dans le restaurant, autour des tables, quels groupes pittoresques et serrés de figures énergiques et bronzées! Peu de civils peuvent arriver jusqu’à Châlons, et presque toutes les tables sont occupées par des officiers et des soldats--car, en dehors du service, il ne semble pas y avoir de distinction de rang dans cette belle armée démocratique, et un simple pioupiou a le droit de s’offrir l’ordinaire excellent de la Haute-Mère-Dieu tout comme son colonel. Le coup d’œil est d’un intérêt sans égal. C’est un travail que d’essayer de s’y reconnaître dans les uniformes si variés. Après une semaine dans le voisinage du front on peut constater qu’il n’y a pas deux uniformes pareils dans l’armée française. Tout diffère: la coupe et la couleur. Cette question de la couleur a été un sujet de constante discussion pour les autorités militaires dans les deux dernières années: on voulait trouver un bleu invisible à distance. Pour s’assurer qu’il n’est pas un ton qui n’ait été essayé, il suffit de regarder les uniformes que les soldats portent à présent, variant du gris bleu le plus pâle au bleu marin le plus sombre. On a l’impression, il faut l’avouer, qu’il n’existe pas de bleu vraiment invisible, et que les nouvelles teintes ardoisées tirent l’œil tout autant que le bleu plus franc auquel elles ont succédé. D’autres couleurs s’ajoutent aussi à la gamme de ces bleus sans nombre: le rouge coquelicot des tuniques des spahis, et des nuances moins accusées, tel un certain drap verdâtre qu’on a peut-être fini par employer parce que les ressources du matériel d’étoffes ont été temporairement épuisées. La coupe aussi varie: on voit des tuniques ajustées de l’ancien modèle, d’autres, copiées sur celles des Anglais, à godets et à ceintures. Et comment déchiffrer, quand on n’en a pas la grande expérience, les emblèmes désignant les grades et les différentes armes qui sont brodés sur ces uniformes? On peut, à la rigueur, reconnaître les ailes des aviateurs, la roue des automobilistes, et quelques autres symboles; mais il y en a tant: les majors, les pharmaciens, les brancardiers, les sapeurs, les mineurs, et Dieu sait combien d’éléments de cette multitude qui est en réalité la nation tout entière! Ce tableau offre autant de variétés dans les physionomies que dans les uniformes; et tous ont également leur caractère. On s’explique, à les considérer, pourquoi les Français disent en parlant d’eux-mêmes: «La France est une nation guerrière.» La guerre est le plus grand des paradoxes: elle est la plus brutale régression de l’humanité, et pourtant elle éveille dans chaque race des qualités morales qu’elle seule, semble-t-il, a le don de ressusciter. Tout dépend du genre d’émotion que la guerre réveille chez un peuple. Il suffit de jeter un regard sur les figures entrevues à Châlons pour comprendre dans quel sens la France est une nation guerrière. Ce n’est pas trop dire que d’affirmer que la guerre a revêtu de beauté ces figures françaises, souvent spirituelles, fines, malicieuses, expressives, mais rarement douées de traits réguliers. Presque tous ces visages de soldats qui se pressent autour des tables, jeunes ou vieux, beaux ou laids, distingués ou vulgaires, ont le même caractère d’autorité et de confiance: il semble que toutes les nervosités, les agitations, les petits égoïsmes et les mesquineries personnelles aient disparu au contact d’une grande flamme de patriotisme. C’est un merveilleux exemple de la rapidité avec laquelle l’apparence même des hommes peut être transformée par la noblesse de leur idéal. Sans doute, la déclaration de guerre avait-elle trouvé beaucoup de ces hommes attelés à des besognes médiocres, vaines ou frivoles. Aujourd’hui, chacun d’eux, pour modeste que puisse être sa tâche, prend sa part d’une œuvre immense: il en a conscience, et par là même se sent grandi. La route, en quittant Châlons, continue au nord à travers les collines de l’Argonne. Encore des pays déserts: des soldats musent sur les portes où jadis des vieilles filaient leurs quenouilles, d’autres soldats baignent leurs chevaux dans la mare du village, ou font la soupe dans les cours des fermes. Encore des soldats dans les boqueteaux sur le bord de la route; ceux-ci abattent de jeunes sapins, les coupent à des longueurs égales, et empilent les troncs sur des charrettes en les recouvrant de leurs branches vertes. Nous ne tardâmes pas à voir à quel usage ces sapins étaient destinés. A chaque carrefour, à chaque pont de chemin de fer, une guérite faite de boue, de paille et de branches de sapin enchevêtrées était collée au talus, ou soudée comme un nid d’hirondelles dans un coin abrité. Un peu plus loin nous commençâmes à rencontrer de grands parcs d’artillerie de plus en plus rapprochés. C’étaient des groupes de 75, nez à nez, généralement dans un champ abrité par un bois, à quelque distance de la route, et toujours accolés à une rangée de lourds camions automobiles. Les 75 ressemblaient à des gazelles géantes paissant au milieu d’un troupeau d’éléphants, et les écuries, construites à côté avec des branches de sapin tressées, eussent pu passer pour les abris de leurs gigantesques gardiens. Le pays, entre Marne et Meuse, est l’un de ceux où la fureur des Allemands s’est exercée avec le plus de sauvagerie pendant ces sinistres journées de septembre 1914. A mi-route, entre Châlons et Sainte-Menehould, nous vîmes les premiers témoignages de l’invasion: c’étaient les pitoyables ruines du village d’Auve. Ces souriants villages de l’Aisne se ressemblent tous, avec leur grand’rue bordée de maisons aux bois apparents, avec les hauts toits de leurs granges et leurs pignons tapissés d’espaliers. On s’imagine donc facilement ce que pouvait être Auve, sous la lumière bleue de septembre, au milieu de ses vergers mûrissants et de ses récoltes blondes se déroulant jusqu’à un horizon de collines boisées. Aujourd’hui ce n’est plus qu’un chaos de gravats et de scories. A peine peut-on distinguer la place qu’occupait chaque maison. Nous avons vu, par la suite, bien d’autres villages ravagés; mais Auve était le premier. Peut-être est-ce pour cela que nous y fûmes, plus qu’ailleurs, hantés par la vision de toutes les angoisses, de toute la terreur et de tous les déchirements que représentent les ruines de la plus chétive bourgade. De tous les mille et un petits souvenirs qui rattachent le passé au présent--photographies accrochées aux murs, buis bénits pendus au crucifix, lettres écrites d’une main malhabile et lues avec effort, robes de mariées pieusement gardées au fond de vieilles malles--de tout cela il ne reste qu’un tas de briques calcinées et quelques bouts de tuyaux tordus par l’incendie... En consultant notre carte, aux environs de Sainte-Menehould, nous constatâmes que derrière la ligne des collines parallèle à la route, à 12 ou 15 kilomètres au nord, les deux armées étaient aux prises. Mais nous n’entendions pas encore le canon, et rien ne nous révélait le voisinage très proche de la lutte, quand, à un détour de la route, nous nous trouvâmes en face d’une longue colonne de soldats vêtus de gris. C’étaient des prisonniers qui s’avançaient vers nous entre deux rangs de baïonnettes. Ils venaient d’être pris: jeunes gars vigoureux, bâtis pour le combat, ne paraissant, hélas! ni affamés ni exténués. Leurs larges visages blonds étaient sans expression: visages clos, ne témoignant ni arrogance ni abattement. Ces vaincus ne semblaient nullement affligés de leur sort. Notre laissez-passer du grand quartier général nous mena jusqu’à Sainte-Menehould, aux confins de l’Argonne, où il fallut nous arrêter au quartier général de la division pour obtenir la permission d’aller plus loin. L’état-major était logé dans une maison qui avait eu beaucoup à souffrir de l’occupation allemande et on y avait improvisé des bureaux à grand renfort de cloisons. On nous fit asseoir dans un de ces bureaux de fortune, sur un vieux canapé de damas éraillé. Au mur, des affiches de théâtres, et en face, un lit avec une courtepointe de soie prune. Tout en attendant, nous entendions la sonnerie du téléphone, le bruit sec d’une machine à écrire, le ton d’une voix dictant des lettres, au milieu d’un va-et-vient continuel d’estafettes et d’ordonnances. La prolongation nous fut enfin accordée, mais on nous pria de gagner au plus tôt Verdun, la route, ce jour-là, n’étant pas ouverte aux automobiles particulières. Cet avis, aussi bien que l’activité prévalente au quartier général, nous donna à penser qu’il devait se passer quelque affaire d’importance derrière la ligne des collines bordant la route au nord. Nous devions bientôt savoir de quoi il s’agissait. Nous quittâmes Sainte-Menehould vers onze heures, pour arriver avant midi à un village situé sur une hauteur qui dominait tout le pays d’alentour. L’aspect des premières maisons n’avait rien d’anormal: mais la grande rue, après une descente et un tournant, déboucha sur une longue perspective de ruines désolées, restes calcinés de ce qui fut le riant village de Clermont-en-Argonne, mis à mal par les Allemands au début de la guerre. La situation pittoresque de ce petit bourg, au sommet d’une colline, fait paraître plus lamentable encore l’aspect de ses ruines. Il domine tout le pays; et, à travers les frêles arceaux de son église saccagée, on découvre un si radieux paysage! Le charme paisible du lieu a dû ajouter un attrait de plus à la frénésie de destruction des envahisseurs. A l’autre extrémité de ce qui fut la grande rue s’élève encore un petit groupe de maisons dominé par l’hospice des vieillards. Sœur Gabrielle, qui le dirige, n’a pas quitté ses pensionnaires au moment de la grande panique qui a mis en fuite tous les habitants de Clermont: depuis lors, elle y a recueilli et soigné les blessés qui ne cessent de lui arriver du front voisin. Nous trouvâmes sœur Gabrielle en train de préparer, avec ses religieuses, le déjeuner des malades dans la petite cuisine de l’hospice--cuisine qui lui sert en même temps de salle à manger et de cabinet de travail. Elle insista pour nous offrir une part du repas préparé pour ses vieux, et nous raconta, pendant que nous déjeunions, l’histoire de l’invasion: les soldats allemands enfonçant les portes à coups de crosse, les officiers faisant irruption revolver au poing dans le grand vestibule voûté où elle se tenait parmi ses vieux et ses religieuses. Sœur Gabrielle est petite, plutôt forte, et pleine d’activité. Sa figure rappelle ces visages vermeils et malins qui se détachent sur les fonds sombres de certains tableaux flamands. Ses yeux sont pleins d’une ardente vivacité, et il y a dans son récit autant de gaieté que de colère. Elle n’épargne pas les épithètes quand elle parle de ces «satanés Allemands»: les religieuses et les infirmières du front ont vu trop de choses pour ménager leurs termes. Malgré toute l’horreur des sinistres journées de septembre, alors que Clermont n’était qu’un vaste brasier, et que ceux des habitants qui n’avaient pas fui étaient à tout instant menacés de mort, aucun des petits détails de la vie quotidienne n’avait échappé à la sœur Gabrielle. Elle nous racontait, par exemple, son embarras pour s’adresser au commandant, «si grand», disait-elle, qu’elle ne pouvait pas voir ses pattes d’épaules. «Et ils étaient tous comme ça», ajoutait-elle avec une petite lueur de gaieté dans les yeux. Une sœur venait de desservir et nous versait le café, quand une femme entra et nous dit, comme la chose la plus simple du monde, qu’on se battait ferme de l’autre côté de la vallée. Elle ajouta tranquillement, en commençant à laver la vaisselle, qu’un obus venait de tomber tout près de là, et que, si nous voulions traverser la rue, nous pourrions voir la bataille du jardin en face. Nous ne fûmes pas longs à nous y rendre. Sœur Gabrielle nous montra le chemin, montant quatre à quatre les marches de la maison d’en face, et nous rejoignîmes, haletants, un groupe de soldats sur une terrasse gazonnée. Le canon tonnait sans répit, et nous semblait si proche que nous ne pouvions comprendre comment la colline que nous avions sous les yeux pouvait avoir conservé son paisible aspect de tous les jours. Mais quelqu’un nous prêta une longue-vue, et subitement il nous fut donné de voir nettement tout un coin de la bataille de Vauquois. C’était l’assaut des pentes par l’infanterie française: en bas les traînées de fumée flottant au-dessus des batteries françaises, et au fond, sur les crêtes boisées se profilant sur le ciel pâle, les éclairs rouges et les panaches blancs des pièces allemandes.--Pan! pan! Les canons se répondaient, tandis que l’infanterie, escaladant la côte, s’engouffrait dans le taillis strié de la lueur des coups. Et nous restions là, muets de saisissement de nous trouver, par le plus imprévu des hasards, témoins de l’une des rares luttes visibles de cette guerre souterraine. Sœur Gabrielle, pour habituée qu’elle fût à de pareils spectacles, suivait avec le plus vif intérêt les péripéties de la lutte. Debout à nos côtés, bien d’aplomb dans la boue gluante, elle tenait la jumelle aux yeux, ou la faisait passer en souriant aux soldats qui l’entouraient. Mais lorsque nous prîmes congé d’elle, son beau sourire s’était éteint, et elle nous dit tristement: «Nous venons de recevoir l’ordre de tenir quatre cents lits prêts pour ce soir...» La sinistre réalité devait singulièrement dépasser le chiffre annoncé; car, nous l’apprîmes quinze jours plus tard par un communiqué de trois colonnes, la scène à laquelle nous venions d’assister n’était rien moins que le premier acte de la brillante attaque de Vauquois. Ce village haut perché constituait, en effet, une position à laquelle les Allemands attribuaient une extrême importance, en raison de l’abri qu’elle assurait à leurs mouvements au nord de Varennes, et du fait qu’elle commandait la voie ferrée qui, depuis septembre 1914, apportait à leurs armées en Argonne munitions et ravitaillements. Ils avaient pris Vauquois à la fin de septembre, et, tirant parti de la crête rocheuse où le village est construit, en avaient fait une place presque imprenable. Pourtant les Français, le 28 février, avaient réussi à atteindre le point culminant, et s’étaient emparés d’une partie du village. C’est cette attaque que nous avions pu voir du haut du jardin de Clermont. Chassées ce même soir par une contre-attaque des positions conquises, les troupes françaises devaient les reprendre de haute lutte après cinq jours de combats. Depuis lors, elles s’y sont maintenues dans une position que l’état-major a définie comme étant de première importance pour les opérations à venir. «Mais à quel prix!» nous disait sœur Gabrielle quand nous la revîmes dix jours plus tard... II Le moment était venu de tenir notre promesse et de quitter Clermont. A quelques kilomètres au delà, nous vîmes une banderole de la Croix-Rouge sur une maison au bord de la route. C’était dans un petit pays, le hameau de Blercourt, composé de chaumières et vacheries éparses, et nous nous arrêtâmes pour demander au médecin-chef si sa formation avait besoin d’être ravitaillée. Pataugeant à sa suite dans une boue infecte, nous passâmes de l’une à l’autre des chaumières dans lesquelles il avait aménagé son hôpital. Ensuite, comme nous regagnions la grande route, il nous demanda si nous voulions visiter l’église. Il était près de trois heures: sous le porche, le curé sonnait les vêpres. C’était une petite église sans bas côtés et tout le long de la nef étaient alignés quatre rangs de couchettes de bois aux couvertures brunes. Presque toutes étaient occupées. On y avait mis «les plus mauvais cas» du docteur: peu de blessés, mais beaucoup de fiévreux: bronchites, pieds gelés, pleurésies ou autres maladies contractées aux tranchées, trop graves pour permettre de transporter les malades plus loin. Quelques-uns se retournèrent pour nous regarder entrer, mais la plupart ne bougèrent pas. Le curé, sortant de la sacristie, arrivait devant l’autel, suivi d’un enfant de chœur. Un groupe de femmes, sans doute les seuls restes de la population civile, et quelques-uns des soldats que nous avions rencontrés dans le village, se tenaient entre les rangées de couchettes. Le service commença. Sous la lumière pâle de cet après-midi sans soleil tout était dessiné en demi-tons, noir, blanc ou gris: les malades immobiles sous leurs couvertures de laine sombre, leurs figures livides sur les oreillers blancs, les vêtements noirs des femmes et la brume argentée de l’encensoir qu’agitait l’enfant de chœur. Seuls, les cierges de l’autel, piquant de leurs points lumineux le crépuscule, et accrochant des étincelles à la chasuble de l’officiant, faisaient comme le pâle reflet d’un couchant d’hiver. D’abord on n’entendit que les répons monotones des vêpres; mais tout à coup le curé entonna les premières paroles du cantique du Sacré-Cœur. Les voix tremblantes des assistants se joignirent à la sienne, et bientôt dans toute l’église résonna le refrain: Sauvez, sauvez la France; Ne l’abandonnez pas. Il s’élevait comme un sanglot au-dessus des corps immobiles étendus dans la nef. «Sauvez, sauvez la France...» Les voix tremblantes des femmes montaient près de l’autel et, du fond de l’église, les mâles accents des soldats reprenaient le refrain. Les corps sur les couchettes restaient toujours sans mouvement, et plus le jour tombait, plus cette église ressemblait à un cimetière paisible à la lisière d’un champ de bataille. Après que nous eûmes quitté Sainte-Menehould le sentiment de la proximité du front devint plus obsédant encore. Chaque route que nous voyions à notre gauche semblait une artère menant au cœur de la bataille: Varennes, le Four de Paris, le Bois de la Grurie, n’étaient guère à plus de 12 à 15 kilomètres au nord. Sur la route même, les convois d’auto-camions et les trains de munitions s’allongeaient et devenaient plus fréquents. Nous dépassâmes une longue file de «soixante-quinze» et, plus loin, nous vîmes un grand détachement d’artillerie traversant à fond de train un champ. Le mouvement de ravitaillement paraissait incessant: tous les villages que nous traversions regorgeaient de soldats chargeant ou déchargeant des camions; d’autres étaient groupés autour des autobus d’où l’on voyait sortir, à profusion, des pains, des quartiers de bœuf et des conserves. A mesure que nous approchions de Verdun, le bruit de la canonnade devenait intense, et en passant sous les fers aigus de la herse nous eûmes l’impression d’arriver dans un des derniers avant-postes d’une puissante ligne de défense. La désolation de Verdun n’était pas moins impressionnante que la fébrile activité de Châlons. La population civile avait été évacuée dès septembre, et bien peu d’entre eux étaient revenus depuis. La plupart des magasins étaient fermés, et presque toutes les troupes étant dans les tranchées, il n’y avait aucune animation dans les rues. Avant de se mettre en quête d’un logement, le voyageur, ayant répondu à la sentinelle qui garde la porte, est tenu de monter jusqu’au haut de la ville. Là, ses papiers sont vérifiés par l’autorité militaire qui lui délivre un permis de séjour qu’il faut ensuite faire viser par la police. Le principal hôtel de Verdun était bien moins encombré que la Haute-Mère-Dieu de Châlons. Bon nombre d’officiers y prennent leurs repas, mais l’ambiance est tout autre; ici c’est le silence et comme un recueillement passif. Toute la ville de Verdun paraissait concentrée dans ses hôpitaux. A mesure que la nuit tombait, les rues devenaient plus désertes encore et la canonnade paraissait se rapprocher et redoubler de violence. Ce premier soir, le sentiment d’isolement était tel que chaque écho renvoyé des collines par delà les remparts évoquait une vision particulière de destruction. Puis, soudain, au moment où l’imagination tendue semblait avoir atteint la suprême limite d’endurance, ce tonnerre lugubre prit fin. Un instant après, sous ma fenêtre, un pigeon se mit à roucouler; pendant toute la nuit, j’entendis alterner étrangement le roucoulement du pigeon et le roulement du canon. Verdun a d’excellents hôpitaux pour ceux des grands blessés que l’on ne peut évacuer sur les formations de l’arrière, mais je n’en ai vu que peu, le principal but de mon voyage étant d’aller jusqu’aux ambulances de seconde ligne au delà de la ville. La première que je vis était installée dans un petit village au nord de Verdun, non loin des lignes ennemies, à Consenvoye: elle était si typique qu’elle peut donner une idée de toutes les autres. Le lamentable hameau enterré dans la boue était bondé de troupes et l’ambulance de fortune avait été aménagée pour le mieux dans les maisons que l’autorité militaire avait abandonnées. Les hommes étaient couchés sur des matelas ou sur des châlits de bois; les chambres étaient chauffées par des poêles. Là, comme partout, il y avait pénurie de vêtements et de linge. Car on apporte les blessés du front, tout couverts d’une croûte de boue congelée; souvent, ils n’ont pu ni se laver, ni se changer, depuis plusieurs semaines. Dans ces ambulances de seconde ligne, il n’y a pas d’infirmières, mais tous les médecins militaires que nous rencontrâmes employaient toute leur intelligence à soulager leurs blessés, dans des conditions exceptionnellement précaires. L’extrême encombrement de ces pays leur rendait la tâche ardue; des milliers d’hommes campaient dans les moindres villages, et les conditions d’hygiène y étaient déplorables, même pour ceux qui étaient en bonne santé. Nous repartîmes dans l’après-midi, traversant la campagne solitaire et accidentée qui se déroule au sud de Verdun. Nous roulions à travers une tourmente de neige, luttant contre un vent glacial qui balayait les collines blanches; on ne rencontrait personne, sauf les sentinelles gardant les voies ferrées, et, parfois, un cavalier galopant seul le long de la route presque déserte. Rien ne saurait décrire le lamentable aspect de ce pays abandonné: on se figure ainsi la solitude tragique des steppes sibériennes. Après avoir longé quelque temps les eaux grises de la Meuse, nous fîmes halte à un village situé à quatre kilomètres des Éparges, ce pays où, quelques semaines auparavant, on en était venu aux mains avec tant de fureur. Ce jour-là était un jour d’accalmie: le canon se taisait. Mais en quittant notre automobile nous avons eu l’impression d’être tout près des combattants. Le village bordait une rivière, et tout le pays d’alentour n’était qu’un vaste marécage de boue, défoncé par les sabots des chevaux et les roues des canons. Devant la chaumière où le docteur avait installé son bureau, stationnaient les autos du chirurgien et du médecin inspecteur qui nous accompagnaient. Puis c’était, comme toujours, la foule des camions gris, la cavalerie allant et venant, les officiers se remettant en selle, le déchargement des munitions, toute l’activité incessante des sous-officiers et des soldats couverts de boue. L’ambulance principale occupait une grange à deux étages, où l’on avait placé des cloisons et établi de la sorte plusieurs salles bien chauffées, assainies par de grands poêles. Les blessés y étaient couchés dans des lits très propres, alignés le long des murs, sous le plafond poussiéreux aux poutres apparentes. Le grand avantage de cette ambulance était d’être toute voisine d’une péniche oùy l’on avait installé des douches chaudes. Ce bateau était d’une propreté scrupuleuse. Chaque cabine était fermée par une portière de cretonne à fleurs de couleurs vives, et ces rideaux fleuris devaient assurément contribuer presque autant que la cure d’eau chaude à remonter le moral des hommes. On nous avait avertis, à Sainte-Menehould, que, pour des raisons d’ordre militaire, nous devrions suivre, pour retourner à Châlons, une route située plus au sud. En quittant Verdun, nous prîmes donc la direction de Bar-le-Duc, à travers un beau pays assez accidenté, où la guerre n’a laissé d’autre trace que l’abandon des villages, uniquement occupés par la troupe. Après Verdun, le bruit du canon devint de moins en moins distinct et cessa finalement tout à fait. Nous avions l’impression de nous éloigner de plus en plus de la fournaise pour rentrer dans un monde normal; mais, à un carrefour, nous vîmes sur un poteau un nom qui, brusquement, nous ramena en pleine guerre: _Saint-Mihiel, 18 kilomètres_. Saint-Mihiel, l’écueil, le point dangereux de la région, le défaut de la cuirasse, Saint-Mihiel n’était qu’à quelques kilomètres! Un quart d’heure d’auto sur ce chemin, et nous nous trouverions au milieu des uniformes gris et des casques à pointe... Le souvenir de ce poteau nous a suivis pendant bien des kilomètres, comme l’ombre de certain nuage gros de tempête qui assombrit parfois tout un paysage. Rien de cette ombre ne s’étendait sur Bar-le-Duc: la charmante petite ville était assoupie dans son calme habituel. On rencontrait peu de soldats; c’était la vie civile qui prévalait. Après quelques jours passés sur les confins de la guerre, dans une région où tout est empreint de son influence mystique, on se sent comme diminué à ses propres yeux en rentrant dans un milieu d’activité familière. Malgré soi, on cherche dans les yeux des passants un reflet de cette autre vision, et l’on est déçu de ne voir que des gens qui vaquent avec indifférence à leurs propres affaires. Un peu après Bar-le-Duc, une autre impression de guerre nous attendait encore, car notre route suivait exactement la piste de l’invasion d’août 1914, et, entre Bar-le-Duc et Vitry-le-François, la grande route est bordée de villes en ruines. La première de ces tristes victimes est Laimont, qui semble avoir été fauchée par un cyclone; puis Revigny, ville de plusieurs milliers d’habitants, moins complètement rasée parce que ses maisons étaient plus solidement construites, mais semblant plus tragique encore, avec ses larges rues entre des pans de mur roussis où l’on retrouvait des débris de devantures de magasins, des portes ornementées, et même les restes de colonnades ayant naguère entouré la cour d’un édifice public. Un peu plus loin, c’était le village d’Heitz-le-Maurupt, lamentable entre tous: jadis entouré de jardins et de vergers, maintenant, comme tant d’autres, un amas de ruines informes. Sa pauvre église dépouillée, ravagée, déshonorée, ressemblait à une victime humaine brutalement abandonnée sur le bord du chemin. Dans cette région, où les croisements des routes sont fréquents, nous avions souvent de la peine à trouver notre direction. Toutes les indications de pays et de distance ont été effacées sur les bornes; les poteaux ont été renversés; on a même enlevé les plaques qui, sur la première maison des villages, en eussent indiqué le nom. Les uns disent que les habitants ont pris cette précaution au moment où l’armée ennemie approchait; d’autres prétendent que les Allemands ont supprimé les poteaux et plâtré les bornes pour y marquer des distances mensongères et encourageantes. Cela complique les voyages: les villages étant détruits ou déserts, on ne peut s’adresser qu’aux soldats que l’on rencontre; mais leur réponse est presque invariablement la même: «Nous ne savons pas, nous ne sommes pas d’ici.» C’est bonne fortune quand la sentinelle connaît le nom de la localité qu’elle garde! Sensation étrange que de se trouver à soixante kilomètres à peine de Paris, dans un pays d’aspect sauvage, errant, comme nous l’avons fait pendant des heures, sur un vaste plateau couvert de bruyères, et interrogeant de tous côtés l’horizon bleuâtre sans que la moindre indication nous permît de découvrir où nous étions. Tout à coup, à un tournant, le hasard nous mena dans un chemin de traverse où des «soixante-quinze» étaient alignés le long du talus comme des fourmiliers géants de quelque monstrueuse ménagerie; et un peu plus loin nous arrivâmes à un village fangeux occupé par la cavalerie et l’artillerie. Les soldats semblaient sur le point de se mettre en marche, et notre arrivée leur causa une telle surprise que la sentinelle ne nous arrêta pas, et que les sous-officiers, nous saluant avec respect, s’écartèrent pour faire place à notre automobile. Nous eûmes ainsi, par un heureux hasard, l’occasion de voir, au moment même où nous allions sortir de la zone de guerre, un dernier tableau de la vie active et mouvementée du front... C’était encore cette activité que nous retrouvâmes à notre arrivée à Châlons. Déjà, lors de notre précédente visite, la ville était pleine de soldats: aujourd’hui, les rues vibraient sous les pas des troupes nouvellement arrivées qu’elles pouvaient à peine contenir. Sur la place, devant la Haute-Mère-Dieu, plus de mouvement que jamais: chacun était pressé, couvert de boue, chacun tenait son emploi dans l’énorme ruche militaire. Nous n’avions pu ni téléphoner ni télégraphier, puisque dans la zone de guerre ce privilège est dénié aux civils, et nous arrivions à la nuit tombante dans cette ville archi-pleine sans avoir pu nous assurer d’un gîte. Nous apprîmes sans surprise qu’il n’y avait pas une chambre vacante à la Haute-Mère-Dieu; tout était loué pour la nuit, jusqu’au dernier canapé du salon. Nous nous adressâmes successivement à toutes les autres auberges de la ville: partout la même réponse. Finalement, nous demandâmes au quartier général la permission d’aller jusqu’à Épernay; mais cette autorisation nous fut refusée: aucune automobile civile n’était autorisée à circuler de nuit dans la zone des armées. Du reste, l’officier chargé de donner les permis nous fit observer que, si l’on faisait une exception en notre faveur, nous serions probablement obligés de rebrousser chemin, renvoyés par la première sentinelle que nous rencontrerions, et dans l’impossibilité de rentrer à Châlons sans un autre permis. Cette alternative nous parut si fâcheuse que nous nous considérâmes comme relativement heureux d’être à l’intérieur des portes de la ville! Nous retournâmes à l’hôtel chercher un coin pour dîner au restaurant encombré: en vain, nous avions espéré que quelque voyageur serait parti dans l’intervalle. Après dîner, la patronne nous apprit qu’elle avait des chambres réservées en permanence pour l’état-major, et que, si aucun officier ne les demandait dans la soirée, nous pourrions peut-être obtenir l’autorisation de les occuper; nous retournâmes donc à l’état-major. Là, dans un somptueux vestibule en pierre de taille, au pied d’un solennel escalier à la rampe dorée, nous dûmes attendre, non sans appréhension, dans le perpétuel va-et-vient des ordonnances et estafettes, que l’on prît en considération notre insolite requête. Le résultat de cet examen fut l’expression d’un regret qu’on ne pouvait rien faire en notre faveur, des officiers pouvant à tout moment arriver du grand quartier général et les chambres devant demeurer à leur disposition. Il était neuf heures passées, la nuit était glaciale: notre cas devenait sérieux. Le courtois officier chargé de nous éconduire s’émut devant notre détresse et nous proposa de nous donner un laissez-passer pour Paris. Mais Paris était à deux cents kilomètres, la nuit était épaisse, le froid pénétrant; il eût fallu, à chaque carrefour, convaincre la sentinelle que nous étions en règle pour pouvoir continuer notre chemin. Nous n’avions pas oublié le prudent avis qui nous avait été donné un peu plus tôt. Nous refusâmes. Encore une fois, nous étions sur le pavé, sans asile, dans la nuit. A ce moment, le destin eut pitié de nous. Nous avions rencontré, au restaurant, un ami attaché à l’état-major. Il se retrouva sur notre chemin au moment où nous commencions à désespérer. Par bonheur, il connaissait un logement dans le quartier. Impossible, pour lui, de nous y mener: le couvre-feu sonnait à 9 heures à Châlons. Il n’avait plus le droit d’être dehors; ni nous non plus, d’ailleurs. Mais il nous indiqua notre chemin à travers le dédale des petites rues non éclairées au pied de la cathédrale. Il était debout près de notre auto et, au moment de nous quitter, il nous dit rapidement à voix basse: «Vous ne devriez pas être dehors si tard, mais le mot, ce soir, est «Victoire». Prenez garde que la sentinelle ne vous entende pas quand vous le direz au chauffeur.» Il gravit les marches du perron et disparut. Et j’étais là, dans la nuit claire, me demandant si c’était bien moi, si j’étais bien à Châlons, et si ce jeune homme, qui venait à Paris dîner chez moi, causer littérature et théâtre, m’avait bien murmuré mystérieusement un mot de passe pour me permettre d’arriver sans encombre jusqu’à une maison de la rue voisine! Ce seul mot avait tout revêtu d’un tel sentiment d’irréel que, pendant un court moment de grâce, les scènes que je venais de voir, et la guerre elle-même, dans sa sauvagerie implacable, me semblèrent se dissiper comme un cauchemar, dont je me réveillais, pour revoir toutes choses sous leur aspect normal et rassurant... Le bruit du canon de plus en plus proche et intense se chargea, dès le lendemain matin, de dissiper cette vision de paix: il grondait plus férocement encore que le premier soir à Verdun et quand nous nous mîmes en route pour rentrer à Paris il nous sembla qu’une nouvelle armée avait surgi du sol pendant la nuit. Plus d’une fois, il fallut ranger notre voiture pour laisser passer le flot des troupes qui paraissait ne s’épuiser jamais, se dirigeant vers le nord de la ville. Toute une armée se déroulait devant nous comme sur une frise: l’infanterie, puis l’artillerie, les sapeurs, les mineurs, les convois sans fin de canons et de munitions, la longue file de voitures de ravitaillement, et enfin les brancardiers accompagnant les ambulances de la Croix-Rouge. C’était toute l’histoire d’un jour de vie guerrière que nous avions sous les yeux en regardant ce flot humain s’écouler silencieusement vers le front et nous en eûmes encore la vision en lisant, quelques jours plus tard, la concise relation d’un renouvellement d’activité autour de Suippes, et du gain coûteux d’une bande de terrain entre Perthes et Beauséjour... III EN LORRAINE ET DANS LES VOSGES Nancy, 13 mai 1915. J’ai là, près de moi, sur ma table, un bouquet de pivoines..., de ces honnêtes pivoines roses de jardin de village qui ont une bonne figure ronde et épanouie. Elles ont été cueillies, tantôt, à Gerbéviller, dans le jardin d’une maison en ruines--d’une maison à ce point calcinée et bouleversée que, pour trouver des épithètes assez effroyables pour la décrire, il faudrait emprunter le langage imagé de quelque prophète hébreu célébrant la chute d’une cité d’idolâtres. Depuis notre départ de Paris, hier matin, nous avons passé par des rues et des rues de maisons ainsi éventrées; nous avons traversé des villes et des villes tordues par les dernières convulsions de leur agonie; et partout, devant les monceaux de pierres qui furent jadis des maisons, et les fondrières qui furent des rues, nous avons vu des fleurs et des légumes pousser dans des jardins fraîchement ratissés et arrosés. Si je parle de mes pivoines, ce n’est pas pour les faire servir de prétexte à l’allégorie de la nature inconsciente voilant de fleurs les barbaries humaines: je les place en tête de mon récit comme symbole de l’énergie consciente qui replante et rebâtit au milieu de la dévastation... Au mois de mars dernier, les villes de l’Argonne que nous traversions semblaient complètement mortes; mais hier on voyait germer partout une vie nouvelle. Nous suivions une autre piste de l’invasion, une de ces gigantesques balafres dont la Bête avait déchiré le pays en septembre dernier entre Vitry-le-François et Bar-le-Duc. Étrepy, Pargny, Sermaize-les-Bains, Andernay sont les noms de ses victimes. Sermaize-les-Bains était autrefois une jolie petite ville d’eaux au milieu de coteaux boisés; les autres, de gros bourgs entourés de fermes. De tout cela il ne reste que quelques escarres scrofuleuses sur le riant paysage printanier. Mais beaucoup de ces ruines résonnaient du bruit du marteau, et partout des maçons et des charpentiers étaient déjà à l’ouvrage. Là où tout semblait le plus mort, apparaissaient des symptômes de retour à la vie: des enfants jouaient dans les ruines, et, de loin en loin, une vieille femme risquait un regard inquiet à travers les fentes d’un abri accoté à un pan de mur écroulé. Une ancienne voiture de tramway, convertie en café, portait l’enseigne: «Au Restaurant des Ruines»; et partout, entre les murs calcinés, dans les jardins soigneusement ratissés, on voyait pousser radis et laitues. Au sortir de Bar-le-Duc, nous prîmes au nord-est; et en entrant dans la forêt de Commercy nous commençâmes à entendre de nouveau la grande voix du front. C’était le plus tiède et le plus paisible des jours de mai, et dans la clairière où nous fîmes halte pour déjeuner le silence de midi fut soudain rompu par le puissant grondement de l’artillerie. Dans l’intervalle des détonations, aucun bruit, sauf le bourdonnement des cousins voltigeant au soleil et le rappel sylvestre d’un coucou au fond de la futaie... Au bout du sentier apparurent quelques cavaliers vêtus de bleu fané; les robes de leurs chevaux luisaient comme des châtaignes mûres. Ils échangèrent quelques mots avec nous, acceptèrent des cigarettes et repartirent; et dans le silence plus profond l’insecte, l’oiseau et le «soixante-quinze» reprirent leur trio interrompu... La ville de Commercy paraissait aussi impassible que si la canonnade qui ébranlait ses vitres eût été l’écho de quelque rumeur renvoyée par les collines. Les villes voisines du front, aguerries au bruit des combats, poursuivent leur vie quotidienne avec un calme que l’on pourrait appeler de l’inconscience s’il ne méritait pas un nom plus honorable. A l’heure présente, l’existence de Commercy est toute subordonnée à l’occupation militaire; mais en voyant ces rues ensoleillées qui semblent si paisiblement endormies on a peine à croire qu’on soit vraiment à moins de huit kilomètres de la ligne de feu. Et pourtant les Français, par une étrange perversion de l’amour-propre national, continuent à se donner eux-mêmes pour une race nerveuse et impressionnable! Cet après-midi, en route pour Gerbéviller, nous retrouvâmes une fois de plus le sillon de l’invasion de septembre 1914. Ces collines, maintenant toutes frissonnantes de fraîcheur printanière, ont été, pendant ce jour brûlant d’automne, prises et reprises à la fortune des combats; et chaque engagement a laissé sa trace sinistre. Les champs sont semés de croix de bois que la charrue fait un détour pour éviter; beaucoup de villages ont été détruits; parfois une ruine isolée marque le centre d’une lutte plus violente. Mais les travaux rustiques se poursuivent si paisiblement sous la verdure des premières feuilles que les cicatrices de la guerre semblent déjà les vestiges de calamités anciennes. Ce n’est qu’en nous trouvant en vue de Gerbéviller que nous fûmes de nouveau bouleversés par l’horreur présente de la guerre. Gerbéviller s’étendait naguère sur la pente qui domine la Meurthe: ça devait être un paisible et gracieux séjour. Les rues montaient doucement, entre des maisons entourées de jardins, jusqu’au château qui couronnait la ville et faisait pendant à l’église. Du moins, est-ce ainsi qu’on peut se figurer le Gerbéviller d’antan en le découvrant par delà la vallée. Mais lorsqu’on se rapproche, tout disparaît dans un chaos informe. Gerbéviller a été nommée «la Ville martyre», honneur que beaucoup de ses voisines pourraient lui disputer; mais il est peu probable qu’il en soit une dont la dévastation puisse rivaliser d’horreur avec celle-ci. Les ruines de ses maisons semblent à la fois avoir été vomies par la terre et broyées sous un cyclone. En songeant que ce cataclysme n’est pas dû à quelque convulsion de la nature, mais qu’il est le résultat d’un plan froidement conçu et exécuté par des êtres soi-disant humains, on se sent comme glacé de désespoir. Cette petite ville sans défense, ceinte de jardins, a été bombardée comme si on eût eu affaire à une forteresse blindée; puis les Allemands, une fois entrés, y ont aménagé un foyer incendiaire dans chaque maison et, à un signal donné, y ont lancé une pastille explosive. La besogne fut si minutieusement organisée qu’en présence d’une telle méthode on a lieu de s’étonner qu’un seul être humain ait pu échapper au brasier. Quelques-uns y parvinrent cependant, mais n’allèrent pas loin, car les baïonnettes les attendaient.... A un coin de rue nous lûmes, au-dessus de la porte d’une des rares maisons encore debout, l’enseigne: «Monuments funèbres.» Le nom de cette rue était: «Ruelle des Orphelines»! A l’une des extrémités de la Grand’Rue s’élevait une jolie habitation dans le vieux style lorrain, d’une sobriété charmante avec sa porte basse, son grand toit et ses larges pignons: c’est du jardin de cette maison que viennent mes pivoines roses. Elles me furent offertes par le propriétaire, M. L..., ancien maire de Gerbéviller, qui a été témoin de toutes les horreurs de l’invasion. M. L... habite maintenant dans la cave d’un voisin, la sienne étant entièrement comblée par les débris de sa demeure. Il nous narra l’histoire des trois jours d’occupation allemande; comment lui, sa femme, sa nièce et ses petits-neveux se réfugièrent dans leur cave pendant que les Allemands mettaient le feu à la maison; et comment, par l’imposte de la porte donnant sur la cour des écuries, ils s’aperçurent que leur retraite avait été découverte par les incendiaires qui s’efforçaient de les y atteindre. Par bonheur, les Allemands avaient entassé des monceaux de bois et de paille tout autour des murs, et la chaleur suffocante de ce brasier les empêchait d’approcher de la cave. M. L... et sa famille, pendant trois jours et trois nuits, brisèrent tous les barils qui étaient dans la cave, et, par l’imposte, en jetèrent les morceaux pour entretenir le feu qui était leur sauvegarde. Le troisième jour, enfin, commençant à craindre que les murs ne s’écroulassent sur leurs têtes, ils décidèrent de faire une tentative suprême pour s’échapper. La maison était à l’extrémité de la ville; les femmes et les enfants parvinrent à s’enfuir dans la campagne; mais M. L... fut aperçu par un soldat allemand. Il courut jusqu’au mur qui séparait son jardin du cimetière, et, parvenant à l’escalader, se laissa glisser de l’autre côté, entre le mur et une grande croix de granit couverte de couronnes. A l’abri de ces couronnes entassées, M. L... resta caché jusqu’à la nuit, écoutant les voix des soldats qui le cherchaient parmi les tombes. Heureusement ce jour-là devait être le dernier de leur occupation, et la retraite allemande lui sauva la vie... Dans le Gerbéviller si éprouvé nous n’avons pas vu un seul coin plus lamentablement saccagé que celui-là même où se tenait l’ex-maire en nous contant son histoire. Il nous dit, en désignant les tas de briques noircies et les bouts de fer tordus amoncelés autour de lui: «Ici, c’était ma salle à manger; sur les murs, j’avais de jolies vieilles boiseries et de belles gravures, données à mon grand-père pour son mariage.» Il nous mena vers un autre gouffre noir: «C’était notre salon: regardez quelle belle vue nous avions!» Il soupira, et ajouta avec une philosophie résignée: «Nous étions trop à notre aise. J’avais même fait mettre la lumière électrique dehors sur la terrasse, pour pouvoir y lire mon journal par les soirs d’été... Oui, nous étions trop à notre aise...» Et ce fut tout. Toute la ville avait été mise à feu et à sang; et, à l’autre bout de la longue rue, une femme, une religieuse, avait tenu bon, comme sœur Gabrielle Rosnet à Clermont-en-Argonne, réunissant autour d’elle le troupeau de ses vieillards et de ses orphelins, et leur faisant, de son corps solide et replet, un rempart contre les baïonnettes menaçantes. Elle aussi est une bonne sœur à la figure expressive et énergique; et elle nous raconta, avec une indignation contenue et une saisissante simplicité, toutes les atrocités commises pendant ces trois journées sanglantes. Mais tout cela c’est déjà de l’histoire ancienne; et pour le moment elle n’est occupée qu’à donner aux habitants de Gerbéviller vêtements et nourriture. Car les deux tiers de la population sont déjà revenus «à la maison»: c’est ainsi qu’ils parlent de leur retour dans ce désert! «Voyez-vous, nous explique sœur Julie, il y avait les semailles à faire, les jardins à soigner: il fallait revenir. Le gouvernement construit à ces malheureux des baraquements de bois; et il y aura certainement de bonnes âmes pour leur envoyer des lits et du linge.» (Oui, certes, on leur en enverra! Qui pourrait résister à un tel appel?) «Et puis de gros souliers pour travailler aux champs: il en faut pour les femmes comme pour les hommes--de pareils à ceux-ci.» Sœur Julie, en souriant, nous montra les gros clous de ses semelles. «Eh, oui, c’est moi qui ai fait faire tout l’ouvrage de notre ferme. Toutes les femmes s’y sont mises; il faut bien que nous remplacions les hommes.» Pendant qu’elle parlait ainsi, il me semblait voir mes pivoines roses fleurir sous ses pas... 14 mai. Nancy, la plus belle cité de France, n’a jamais été plus belle que maintenant. En revenant, hier au soir, d’une tournée dans les villes en ruines, il nous semblait que toutes ses humbles sœurs eussent été sacrifiées pour sauver sa beauté; et je croyais les entendre nous supplier de ne pas les oublier en admirant l’aînée dont la sécurité avait été achetée si cher. La dernière fois que je contemplai l’ordonnance magnifique de la place Stanislas, c’était par une chaude nuit de juillet, un jour de Fête nationale. La foule remplissait la place et les avenues. Les lignes harmonieuses des arcades et des palais illuminés se détachaient sur la nuit tombante; des guirlandes de lampions dessinaient la courbe des arcades menant à la place de la Carrière; l’arc de triomphe était couronné de flammes multicolores. Le long rais lumineux d’un projecteur caressait les sombres charmilles du parc, les sculptures des fontaines et les beaux rinceaux dorés des grilles de Jean Damour; et sous ce grand dôme de lumières on entendait le murmure d’un peuple joyeux, célébrant avec insouciance la tradition de belles victoires à demi oubliées. Maintenant, aussitôt le soleil couché, toute apparence de vie cesse à Nancy et un silence de plus en plus profond descend sur la place vide et sur les avenues désertes. Hier, vers neuf heures, on ne voyait plus une lumière dans les rues: toutes les fenêtres étaient hermétiquement closes, et la nuit sans lune s’appesantissait sur la ville comme un dais de velours. Puis, soudain, le pinceau lumineux d’un projecteur cingla le ciel, mit sur les façades sombres des palais une clarté fugitive, sema sur les invisibles grilles des étoiles d’or, puis disparut, laissant la nuit plus noire encore. Quand nous sortîmes du restaurant de la place Stanislas, dont tous les volets étaient fermés, on descendit rapidement derrière nous le rideau de fer de l’entrée, et nous nous trouvâmes sur la place dans des ténèbres si denses que le garçon dut nous guider jusqu’au bord du trottoir. Peu à peu nos yeux, s’habituant à l’obscurité, purent distinguer les colonnades irréelles de la place de la Carrière et les masses obscures de ses charmilles. Les belles lignes des palais revêtirent alors une dignité auguste, les distances devinrent infinies: sous la voûte du ciel à peine étoilé, Nancy semblait une ville enchantée. On n’entendait pas un bruit: ni le pas d’un passant attardé, ni le frémissement d’une feuille, ni le moindre souffle sous les arcades. Et, tout à coup, dans le silence de la nuit, le canon se mit à tonner... 14 mai. Déjeuner avec l’état-major, dans une vieille maison bourgeoise d’une petite ville endormie. Dans le jardin, toute la flore du printemps: acacias, lilas, aubépines, roses banksia. Le long des murs ensoleillés, couraient des plates-bandes rustiques bordées de buis et de lavande. Tout s’épanouissait à la fois: jamais les fleurs n’avaient répondu plus joyeusement à l’appel du printemps. Au premier étage, le général avait transformé en bureau une chambre à coucher Empire; nous le trouvâmes là, au milieu de bons gros meubles de province tout surpris de se voir couverts de cartes d’état-major, de plans de tranchées, de photographies prises en aéroplane, de tous ces documents de la guerre moderne qui jonchaient tables, lits et sièges. A travers les fenêtres ouvertes on entendait le bourdonnement des abeilles, le murmure du jardin, et l’on devinait, tout près, derrière les murs, d’autres jardins semblables, où rien n’avait interrompu l’ordre monotone de la vie provinciale... Nous partîmes de bonne heure pour Mousson sur la Moselle, vieille forteresse en ruines sur une colline dominant la ville de Pont-à-Mousson. Notre route se déroulait aux pieds des hauteurs du Grand Couronné, allant du sud-est de Pont-à-Mousson à Saint-Nicolas-du-Port. Pendant tout l’automne dernier ce joli pays n’était qu’un vaste champ de bataille. De ces tristes jours il ne reste d’autre souvenir visible que des croix de bois dans les champs: on ne voit pas de troupes, aucun de ces tableaux de guerre qui donnaient en mars à l’Argonne un aspect si tragique. Ici, au contraire, c’est la vie paisible des champs. La route qui va à Mousson est dominée par un village qui rappelle certains bourgs d’Italie accrochés au sommet d’une hauteur. C’est le point exact où, en août 1914, l’invasion allemande fut définitivement arrêtée et repoussée; et sur cette colline s’élève encore un monument sur lequel on lit cette inscription: «Ici, en l’an 363, Jovinus mit en déroute les hordes des Teutons.» Un peu avant d’atteindre la hauteur de Mousson nous dûmes laisser l’automobile dissimulée derrière un talus: la route est repérée par les Allemands, et des piétons isolés courent moins de risque qu’une automobile d’attirer leur feu. Nous grimpâmes sous une pluie battante. A l’abri du château nous nous arrêtâmes pour regarder la vallée de la Moselle, les toits d’ardoise de Pont-à-Mousson et le pont détruit qui reliait jadis les deux quartiers de la ville. Seules, les ruines de ce pont nous rappelaient que nous étions si près de la guerre. Le vent était trop fort pour que les batteries pussent tirer. Rien ne laissait deviner que le bois que nous voyions à nos pieds, derrière le toit de l’hospice, était bordé de tranchées ennemies et hérissé de fusils, ni que les collines de l’autre côté de la vallée étaient garnies de canons aux aguets. Et pourtant les Allemands étaient bien là, et entouraient d’un cercle de fer trois côtés de l’éperon où nous nous trouvions: en regardant par l’une des meurtrières des anciennes murailles on avait l’impression de revivre au moyen âge, dans un bourg fortifié, et de dominer, du haut d’un donjon, l’armée des assiégeants. Plus on regardait, plus cette invisibilité de l’ennemi devenait sinistre et menaçante. «Ils sont là, et là, et encore là.» Nous écarquillions nos yeux et n’arrivions à voir que des pentes paisibles et des fermes qui semblaient endormies. C’était comme dans un conte de fées, où les hordes ennemies se seraient transformées en mottes de terre et leurs armes en brins de gazon. Seule, toute proche, en face de nous, une colline pelée en pain de sucre avait un aspect étrange. Un réseau de sillons couvrait ses flancs dénudés: on eût dit d’une gigantesque fourmilière. C’étaient les tranchées françaises, mais on eût cru bien plutôt voir les vestiges inoffensifs d’un campement préhistorique. Tout à coup un officier, montrant la vallée à l’ouest de ces tranchées, nous dit: «Voyez-vous cette ferme?» Elle était à nos pieds, près de la rivière, et si près que de bons yeux eussent aisément distingué, dans la cour, des personnes ou des animaux, s’il y en avait eu; mais tout y semblait somnoler dans une paix bucolique. «Ils sont là,» dit l’officier; et tout à coup cette inoffensive petite ferme me sembla avoir une figure humaine, grimaçante et haineuse. Jamais la plus furieuse canonnade n’avait évoqué _leur présence_ de façon si saisissante. A cet endroit, le front de combat et l’ancienne frontière se confondent presque partout; et à travers une éclaircie dans les hauteurs boisées qui cachent les batteries allemandes nous vîmes à l’horizon une grande masse grise se dessiner. C’était Metz, la ville promise, se dressant avec ses clochers et ses tours, comme la bannière mystique qui apparut à Constantin dans le ciel pendant la bataille... Nous descendîmes à pied, à travers des vignes et des vergers détrempés, jusqu’à Pont-à-Mousson. C’est un hasard météorologique qui nous permit d’y entrer, car le canon parle quand le vent se tait, et alors le pauvre Pont-à-Mousson ne reçoit pas de visites. On se l’explique facilement quand on est dans le jardin du grand monastère des Prémontrés, au bord de la rivière, où sont installés maintenant l’hôpital et le grand asile de la ville. Entre les charmilles de tilleuls et dans les plates-bandes, les obus allemands ont creusé trois ou quatre cratères, dans l’un desquels, pas plus tard que la semaine dernière, une petite fille a trouvé la mort. La façade du bâtiment est criblée comme une cible et percée de part en part par les obus. Pourtant, sous cet abri précaire, la sœur Thérésia, de la même race indomptable que les sœurs de Clermont et de Gerbéviller, a réuni un troupeau varié de soldats blessés dans les tranchées, de civils dispersés par le bombardement, d’éclopés, de vieilles femmes et d’enfants, toutes les épaves humaines de ce coin du front en butte à tant d’orages. Sœur Thérésia ne se déconcerte pas quand les obus pleuvent sur son toit. Le bâtiment est immense; quand une aile reçoit un atout elle réunit ses protégés avec lits et bagages... et en route pour une autre aile... «Je promène mes malades», dit-elle avec calme, comme si elle nous faisait les honneurs du plus moderne des hôpitaux, installé avec tout le dernier confort. Et elle nous guide à travers de longues galeries voûtées, chargées d’ornementations baroques, aux encorbellements soutenus par des figures de saints en stuc qui contemplent avec une solennelle indifférence les couchettes alignées et les longues tables où des éclopés aux yeux hagards s’asseyent pour manger la soupe. 15 mai. Je viens de voir un être vraiment heureux: un homme qui a trouvé sa vocation. Au sud-ouest de Nancy est un petit pays qui s’appelle Ménil-sur-Belvitte. Jusqu’ici l’histoire a ignoré ce nom, mais le jour viendra où il sera connu de tous; du moins existe-t-il un homme qui est déjà convaincu de ce fait. Ménil-sur-Belvitte, aux confins des Vosges, est un village très éprouvé, car on s’y est battu avec frénésie dans le premier mois de la guerre. Les maisons sont dans un bas-fond, derrière lequel le terrain s’élève et forme un plateau couvert de champs de blé qui aboutissent à des pentes boisées: c’est le champ de bataille par excellence, tel qu’il est décrit dans les livres d’histoire. Et c’est bien une réelle bataille, à ciel ouvert, comme dans le bon vieux temps, qui a eu lieu ici. Les Français y repoussèrent les Allemands; mais leur victoire leur coûta cher, et des milliers d’entre eux tombèrent dans les champs de blé dévastés. L’église du Ménil est une ruine, mais le presbytère a survécu--petite maison modeste au bout de la rue. Le curé nous y reçut et nous mena dans une chambre qu’il a transformée en chapelle. Cette chapelle est aussi un musée de guerre et tout ce qui s’y trouve a rapport à la rencontre qui s’est déroulée dans les champs de blé. Les candélabres de l’autel sont faits avec des obus de 75, l’auréole de la Vierge est un rayonnement de baïonnettes, et les murs sont ornés tant de trophées enlevés aux Allemands que de reliques françaises. Au plafond, le curé a fait peindre une sorte de carte zodiacale et allégorique de toute la région. Le hameau de Ménil-sur-Belvitte en est l’astre principal, Verdun, Nancy, Metz et Belfort les humbles satellites. Mais cette chapelle-musée n’est que l’expression concrète du culte passionné que porte le curé aux glorieux morts. C’est sur le champ de bataille qu’il l’a véritablement exercé. Le combat terminé, il consacra ses soins aux longues rangées de tombes fraîches, les entoura de barrières, y planta des fleurs et de jeunes sapins, marqua soigneusement les noms de ceux qui y reposaient et la date à laquelle ils avaient succombé. Tandis qu’il nous menait de l’un de ces cimetières à l’autre, sa figure était illuminée du bonheur de la vocation accomplie. C’est pour cette belle tâche que cet homme avait été créé: on voit qu’il est né avec le goût de collectionner et de classer, et avec le culte de l’héroïsme et des héros. Dans l’antichambre du presbytère, au mur, j’ai remarqué une caisse de papillons soigneusement étiquetés, reste, sans doute, de ses premiers essais de collectionneur. Ses «spécimens» ont changé, voilà tout: il a passé des papillons aux hommes. En allant à Ménil, nous nous arrêtâmes au village de Crévic. Les Allemands y sont venus au mois d’août 1914, mais ils n’ont rien saccagé sauf le château. Il est situé dans un parc au bout du village et appartenait au général L..., l’un des meilleurs soldats de France et l’ennemi le plus redouté des Allemands en Afrique. On peut dire, sans exagération, que la fermeté de son attitude et la rapidité de sa décision au mois d’août 1914, ont sauvé le Maroc pour la France. Aussi, Crévic, pourtant si modeste et si ignoré, ne put-il échapper à la fureur des envahisseurs. A peine y furent-ils arrivés que l’officier commandant se fit conduire à la maison du général, dressa dans la cour un bûcher et y jeta papiers, portraits, meubles et souvenirs de famille... après quoi, il fit brûler l’habitation. Assis dans le parc abandonné, devant la ruine lamentable, nous écoutâmes de la bouche du jardinier le récit de cet exploit caractéristique. Le fait qu’aucune autre maison n’a été endommagée à Crévic accentue encore la lâcheté préméditée de cette basse vengeance. 16 mai. A deux kilomètres à peu près de la frontière allemande (front aussi bien que frontière sur ce point) une colline isolée s’élève des plaines de Lorraine. A l’est on voit une rivière serpenter entre les peupliers. Ce cours d’eau sert de limite entre la République et l’Empire. Par un temps clair comme celui-ci, la vue du haut de cette colline est d’un intérêt saisissant. Au sommet, un canon contre aéroplanes se dresse vers le ciel, guettant l’arrivée des oiseaux ennemis venant de l’est, et tout autour circule une tranchée profonde, ou plutôt un boyau rattachant les postes d’observation les uns aux autres. Dans chacun de ces terriers, ingénieusement blindés et protégés par des claies et des toits, se tiennent deux ou trois officiers d’artillerie aux visages absorbés et tranquilles, qui dirigent par téléphone le tir des batteries nichées dans les bois à plusieurs kilomètres de là. Malgré le mystérieux intérêt de cet endroit, les hommes que j’y vis m’intéressèrent bien davantage. Ils appartenaient visiblement à des classes différentes, et par conséquent n’avaient pas reçu la même éducation; pourtant, leur fraternité de cœur et d’esprit paraissait complète. Ils étaient tous plutôt jeunes, et leurs visages avaient ce caractère que la guerre a donné aux visages français: un caractère d’intelligence plus précise; de volonté plus ferme et de jugement plus sûr; comme si toutes leurs facultés décuplées étaient tendues vers un but suprême, et comme si, ne voyant plus leurs propres intérêts, ils marchaient éblouis par la splendeur de leur haute vision. De cette éminence, d’où tant d’yeux vigilants sont toujours fixés sur la frontière, nous descendîmes à un village peu éloigné, mais en deçà de la ligne des canons, où l’officier qui commandait le détachement nous offrit le thé dans une charmante vieille maison au jardin en terrasses fleuries. Au bas de ces terrasses, la Lorraine perdue s’étendait jusqu’à l’horizon bleu, et, juste derrière nous, la colline toujours en éveil faisait bonne garde jour et nuit. La douceur de cette heure, la paix de ce jardin rendaient plus accablante encore l’horreur de la sombre tragédie. Du village, la route descendait vers la forêt, dont nous voyions la tache sombre de là-haut quand nous dominions la plaine. Nous nous arrêtâmes près d’une colonie de huttes d’aspect curieusement exotique qui surgissaient entre les branches. Elles-mêmes présentaient une si fantastique combinaison de gazon, de branches et de feuillages qu’elles semblaient quelque forme transitoire entre l’arbre et la maison. Nous étions dans ce qu’ils appellent au front un «village nègre» des tranchées de seconde ligne. Cette colonie abritée où les hommes se tiennent au repos, est aménagée avec un souci tout particulier du confort: les maisons en partie souterraines sont reliées entre elles par des boyaux profonds et sinueux sur lesquels on a jeté de légers ponts rustiques, et leurs toits, presque au ras du sol, sont faits de mottes de terre presque impénétrables aux obus. Et pourtant ce sont de vraies maisons, avec de vraies portes et de vraies fenêtres sous leurs auvents de gazon; à l’intérieur il y a de vrais meubles, et devant les portes de vraies corbeilles de pensées et de pâquerettes. Dans la hutte du colonel, un grand bouquet de fleurs de printemps s’épanouissait sur la table; et partout c’était la même propreté, le même ordre, la même recherche amusante du joli. Les hommes dînaient assis à de longues tables sous les arbres. Leurs visages fatigués n’étaient pas rasés, leurs uniformes de coupe et de couleurs disparates étaient défraîchis. Ils étaient au repos et de bonne humeur; mais sur la figure de chacun d’eux on retrouvait le caractère qui m’avait frappée là-haut sur la colline. Chaque fois que je vais au front j’ai, en voyant les hommes, la même impression: c’est que l’unique pensée de la Défense de la France vit dans l’esprit et dans le cœur de chaque soldat avec autant d’intensité que dans l’esprit et dans le cœur de leurs chefs. Nous marchâmes jusqu’à la lisière de la forêt. A travers la palissade de branches qui lui servait de clôture, nous pouvions voir, à un kilomètre environ, de l’autre côté d’un champ, les toits d’un petit village tranquille. Je m’avançai de quelques pas dans le champ; mais je me sentis vivement tirée en arrière. «Prenez garde--ce sont les tranchées.»--Ce qui nous semblait un sillon tracé par une charrue était bel et bien la ligne ennemie; et dans le petit village tranquille les canons français veillaient. Tout à coup, pendant que nous étions là, ils parlèrent. A ce moment même, nous entendîmes ce bruit d’un aéroplane, ce _grrr_, auquel on ne saurait se tromper, et nous vîmes, bien haut dans le ciel, l’oiseau de malheur comme un point noir. Immédiatement, la mitrailleuse perchée sur la colline se fit aussi entendre. Les hommes quittèrent leur dîner pour essayer de voir quelque chose à travers les arbres; et le taube, se voyant signalé, fit demi-tour et se réfugia derrière les nuages. 17 mai. Aujourd’hui nous partîmes animés plus que jamais d’un esprit d’aventure. Jusqu’à présent on nous avait toujours dit à l’avance ce que nous pourrions voir, et jusqu’où l’on nous permettrait d’aller; aujourd’hui, nous nous lancions dans l’inconnu. A partir d’un certain point, nous nous savions absolument entre les mains d’un colonel de chasseurs à pied: notre destinée dépendait de son bon vouloir. Pour le rejoindre dans les replis des montagnes du sud-est il fallut faire beaucoup de chemin. Un officier d’état-major nous accompagna. Nous dépassâmes les ruines d’une ville bombardée au pied de la montagne; puis, en suivant une vallée étroite bordée de falaises boisées, nous arrivâmes à un endroit où était établi le colonel de la brigade. Après un court colloque entre le colonel et notre officier d’état-major, on nous adjoignit un capitaine de chasseurs et nous repartîmes. Notre route traversait une ville si exposée que notre compagnon du quartier général suggéra qu’il serait peut-être sage de l’éviter; mais notre nouveau guide ne voulut pas nous imposer une telle déception. «Oh! dit-il, l’auto ne s’arrêtera pas. Nous ne ferons que traverser la ville au plus vite.» Et dans l’excès de sa bonne volonté, il nous permit même de ralentir un peu l’allure... Oh! pauvre ville! quand nous y arrivâmes, par une route labourée d’obus tout récemment tombés, je n’eus aucune envie de m’y arrêter. Je n’avais qu’un désir: partir et effacer ce souvenir de ma mémoire... Ce qui était particulièrement douloureux, c’est que cette ville n’était pas tout à fait morte: au milieu de son agonie il lui restait une faible lueur de vie. Quelques enfants jouaient encore dans ses rues dévastées, sous la surveillance de leurs mères aux visages hâves, qui les guettaient par les portes des caves. «Je sais bien qu’ils ne devraient pas être là, dit le capitaine, mais il y en a environ cent cinquante qui ont tellement supplié que le colonel leur a permis de rester. L’officier commandant a l’œil sur eux, et quand il donne le signal ils rentrent au plus vite dans leurs terriers. Il paraît qu’ils sont très obéissants. C’est à sa demande qu’on leur a permis de rester.» Nous nous élevâmes de plus en plus dans les montagnes, et peu à peu la beauté du paysage effaça l’horrible vision des angoisses humaines. Nous étions dans des bois de sapins; l’air en était embaumé; le sol exhalait la fraîche odeur de la pluie récente, et de petites cascades faisaient frissonner les branches au-dessus des eaux cachées. Partout, nous ne voyions que la forêt: elle couvrait les collines, descendait dans la vallée étroite, et allait se perdre dans un lointain bleuté. A un tournant, nous rencontrâmes une compagnie de soldats portant des bêches et des sacs à outils: ils allaient creuser des tranchées sur les hauteurs. La vie doit être meilleure ici, dans cet air cristallin, que dans la boue de l’Argonne ou dans les brouillards du Nord, et le vent frais de la montagne donne aux soldats un air de santé. Nous montâmes toujours, jusqu’à une cime où nous fîmes halte dans un autre «village nègre»: presque une ville cette fois. Des soldats entourèrent l’automobile; chasseurs à pied aux uniformes passés et couverts de la boue des tranchées. C’était un plaisir pour eux que de voir des figures nouvelles, car peu de visiteurs viennent jusque-là, et ils nous accueillirent par un grand cri de «Vive l’Amérique!» «L’Amérique» se sentait heureuse et fière d’être là, dans cette atmosphère de courage et de résistance obstinée. La plupart de ces hommes étaient des réservistes, c’est-à-dire mariés et ayant passé l’âge où le combat passionne. Depuis bien des mois, sur ce côté du front, il n’y a pas eu d’action, pas de grande aventure pour enflammer l’imagination. La vie s’y est écoulée monotone, sans autre but que celui de surveiller et de tenir bon. Nous lisions tout cela sur la figure des soldats; on ne voyait pas dans leurs yeux la flamme d’une fougue impétueuse, mais l’expression réfléchie d’hommes qui savent ce que la patrie attend d’eux, et qui tiendront jusqu’au jour de la victoire ou de la mort. En attendant, ils avaient tiré le meilleur parti possible de la situation, et s’étaient organisé, dans ce coin de forêt, une colonie qui eût fait la joie d’écoliers en vacances. Il y avait une réelle recherche d’architecture dans leurs constructions rustiques. Dans le souterrain du colonel, une longue table décorée de tulipes et de lilas était préparée pour le thé. Dans d’autres de ces catacombes hospitalières nous vîmes des rangées de couchettes, des tables servies, des casseroles appétissantes grésillant sur un bon feu. Partout, des inventions ingénieuses de mobilier rustique et de décoration intérieure. Plus loin, un passage conduisait, à travers un fourré de sapins, à un hôpital caché, merveille d’aménagement souterrain. Pendant que nous causions avec le chirurgien, un soldat rentra, venant des tranchées: un homme barbu, d’âge moyen, dont la mine n’avait rien de martial; une de ces figures comme il y en a par centaines dans la foule en France. Il avait une blessure au crâne qu’on venait de panser, et il était très pâle. Le colonel s’arrêta pour lui poser quelques questions, puis lui dit: --«Eh bien! ça commence à aller mieux?»--«Oui, mon colonel.» --«Bon. Dans un ou deux jours, on va penser à retourner aux tranchées, hein?»--«J’y vais de ce pas, mon colonel.» De part et d’autre, cela fut dit avec une parfaite simplicité. Le colonel ajouta seulement: «Allons, très bien, mon ami,» et il posa sa main affectueusement sur l’épaule de l’homme. Nous visitâmes ensuite une hutte au toit de gazon «A l’enseigne des artisans ambulants», où deux ou trois soldats modelaient et ciselaient toutes sortes de babioles faites avec l’aluminium des obus allemands. L’un d’entre eux terminait une bague avec deux têtes de faunes finement ciselées; un autre m’offrit un «pickelhaube» microscopique, minutieusement complet dans les moindres détails et incrusté d’un aigle de bronze pris dans un pfennig impérial. Il y a beaucoup de ces fabricants de bagues parmi les soldats du front, et le dessin sobre et archaïque de leurs bijoux est une preuve de la sûreté du goût français. Mais ceux que nous venions de visiter se trouvaient être des orfèvres de Paris qui étaient trop modestes en se qualifiant d’«artisans», et officiers et soldats étaient visiblement fiers de leur ouvrage. Plus haut, discrètement à l’ombre de la futaie, s’élevait un autre petit bâtiment; un abri en troncs d’arbres, couvrant un autel orné de candélabres et de fleurs. La messe y est dite par un prêtre-soldat au milieu de l’assemblée agenouillée entre les troncs des sapins: c’est la vivante image de la vieille métaphore de la forêt prototype des cathédrales. Tout auprès de la chapelle s’étend le cimetière où chaque jour les hommes déposent quelques-uns de leurs camarades: ceux des pères de famille qui ne rentreront plus au foyer. L’entretien de ce cimetière est confié tout entier aux troupiers et leur piété a des trésors d’invention pour orner ces tombes. Ils descendent jusque dans la vallée chercher les fleurs dont ils les couvrent, et souvent ils réunissent leurs économies pour placer sur celle d’un camarade favori quelque couronne plus durable, en verroterie ou en métal. L’après-midi finissait et beaucoup de soldats erraient dans les sentiers entre les tombes. «C’est leur promenade préférée du soir,» nous dit le colonel. Il s’arrêta pour nous montrer l’une de ces tombes, surchargée de mémentos et de couronnes de perles: c’était celle du dernier d’entre eux tombé. «Il a été cité à l’ordre du jour...,» et les soldats qui nous entouraient se redressèrent avec orgueil, comme si l’honneur décerné à leur camarade rejaillissait sur eux tous, et qu’ils fussent désireux de s’assurer que nous comprenions ce qui les rendait si fiers... «Et maintenant, dit notre capitaine de chasseurs, que vous avez vu des tranchées de seconde ligne, que diriez-vous d’un aperçu d’une tranchée de première?» Nous le suivîmes plus haut encore, puis nous nous enfournâmes dans un profond fossé de terre rouge qui conduisait aux premières lignes. Pour y arriver il fallait grimper longtemps sous les sapins mouillés, puis escalader la crête de la colline et descendre en zigzag de l’autre côté. Nous marchions un à un, le menton au niveau du haut de la tranchée, sous un abri de branches vertes. Le boyau s’enfonçait avec des détours presque à pic, dans le ravin profond. Soudain, à un tournant, nous arrivâmes à un poste d’observation: le guetteur était là, nous tournant le dos, l’œil rivé à une ouverture ménagée dans la palissade de branches de sapin entrelacées. Au prochain détour, il y avait un autre poste; mais là c’était une mitrailleuse qui veillait de son œil cerclé de fer. Nous étions arrivés à une centaine de mètres des lignes allemandes, cachées comme les nôtres, mais de l’autre côté de l’étroit ravin. On se sentait dans une mystérieuse atmosphère de fièvre produite par le grand silence et par le fait de savoir l’ennemi si proche, derrière les arbres de l’autre pente. Tout à coup, un bruit sec: c’était une balle ricochant contre le tronc d’un arbre à quelques mètres au-dessus de nos têtes. «Ah! c’est encore le tireur posté dans l’arbre, dit notre guide. Ne parlez plus, je vous prie; il est en face de nous, et dès qu’il entend des voix, il tire. Mais nous finirons bien par le repérer.» Nous marchâmes en silence jusqu’à un tournant où le boyau s’élargissait; là, des soldats étaient assis sur le bord d’un rocher, aussi calmes que s’ils avaient attendu leurs bocks à la terrasse d’un café du boulevard. «Pas plus loin, s’il vous plaît,» dit l’officier, en me retenant par le bras; et je m’arrêtai. Nous étions donc réellement dans une tranchée de première ligne! Cette pensée me faisait un peu battre le cœur: mais, sans l’indiscret qui nous écoutait dans son arbre, et qui tira encore un ou deux coups de fusil, et sans le guetteur immobile dont nous voyions le dos dans l’enfoncement de la claie, nous aurions pu nous croire à dix lieues de l’ennemi. Peut-être que le capitaine de chasseurs devina ma déception, car au moment où j’allais revenir sur mes pas il me dit, avec un petit sourire malicieux: «Avez-vous très envie d’aller un peu plus loin?--Oui.--Eh! bien, alors, venez...» Nous dépassâmes les soldats assis sur le rocher et nous desçendîmes assez longtemps encore, jusqu’aux derniers arbres au fond du ravin. Le tireur s’était tu, et dans le silence profond on n’entendait plus que la chute des gouttes de pluie sur les feuilles. Nous étions arrivés à la fin du terrier, et le capitaine me fit signe que je pouvais risquer un regard au dehors. Au-dessous de moi je vis une prairie étroite d’un vert éclatant et, en face, une falaise boisée qui s’élevait à pic. Rien de plus. La falaise boisée fourmillait d’Allemands: quelques pas à peine nous en séparaient, et cependant tout était enveloppé du silence et de la paix de la forêt. Une fois encore, et pour un instant, j’eus l’impression d’un génie du mal, invisible et pourtant présent, imprégnant tout ce paysage de quelque invisible émanation de haine; mais l’impression se dissipa vite, me laissant en face d’un vallon sans danger ni mystère, comme il y en a tant dans la montagne. Nous nous mîmes à regrimper la pente, revenant par le même boyau, dépassant les soldats assis, la mitrailleuse et le guetteur immobile. Il nous entendit, laissa l’officier passer, et, tournant la tête avec un signe d’intelligence, dit: «Voulez-vous regarder en bas?» Puis il s’écarta de l’ouverture et nous fit place. De son poste d’observation on dominait le ravin, et regardant entre les branches entrelacées de la palissade on voyait... au fond du ravin paisible, à mi-chemin entre une falaise et l’autre, un uniforme gris gisant par terre. C’était un cadavre allemand.--«Il y a trois jours qu’il est là; ils ne peuvent pas arriver jusqu’à lui pour le reprendre,» expliqua le guetteur. Il reprit son poste d’observation; et je me sentis presque soulagée de savoir que l’ennemi qui était là, de l’autre côté du ravin, n’était pas un monstre intangible mais un adversaire humain qu’on pouvait voir et atteindre. Le soleil était couché quand nous revînmes à notre point de départ dans le village souterrain. Les chasseurs à pied flânaient le long de la route en bavardant et s’attardaient en groupe autour de notre auto. Il y avait longtemps qu’ils n’avaient vu des figures de l’autre vie, de cette vie qu’ils avaient quittée depuis près d’un an, et où il ne leur avait pas été permis de retourner pour un seul jour. Quand ils nous dirent gaiement adieu, nous sentîmes sous leur bonne humeur et leurs plaisanteries un fond de nostalgie mélancolique; mais nous comprîmes que ce fugitif regret d’un monde qu’ils avaient laissé loin derrière eux passerait bien vite pour faire place à l’unique pensée qui remplit leurs esprits: garder le morceau de France dont on leur a confié la défense. Cette unité de pensée, qui anime tous les soldats français, frappe vivement tous ceux qui ont été au front. L’impression ressort peut-être moins de ce qu’on leur entend dire que du regard qu’on voit dans leurs yeux. Toujours ce regard est là, même quand ils font des plaisanteries de tranchées ou grillent les cigarettes qu’on leur offre; et si on les rencontre inopinément au tournant d’une route, le regard est là aussi. Il n’a pas cessé de nous suivre, ce regard, pendant que nous descendions à travers la forêt à la tombée du jour; et, en longeant le ravin qui sépare les deux armées, nous nous sentions pénétrés de la certitude que de l’autre côté de ce ravin étaient les hommes qui avaient fait la guerre, tandis que de ce côté-ci étaient les hommes que la guerre avait faits. IV DANS LE NORD 19 juin 1915. Sur le chemin de Doullens à Montreuil-sur-Mer, par une radieuse après-midi d’été. Entre deux haies grises de poussière, une route encombrée d’un flot de troupes de toutes armes, arrivant de l’ouest comme un torrent. De temps en temps, un arrêt permettait à notre automobile d’avancer, en se faufilant, de quelques mètres, pour être bientôt obligée de se ranger presque dans le fossé afin de laisser passer un nouveau flot. La poussière était suffocante: mais quel tableau nous avions sous les yeux! Debout dans la voiture, nous regardions derrière nous pour voir arriver cette avalanche guerrière. Cavalerie, artillerie, infanterie, lanciers, sapeurs, mineurs, ouvriers de tranchées, ambulanciers, tout marchait aussi en ordre que sur un terrain de manœuvres. A travers la poussière, le soleil faisait briller les lances et les flancs lustrés des chevaux, dorait des files interminables de figures radieuses d’énergie, ravivait l’éclat des galons sur les uniformes fanés et donnait des reflets argentés au gris terne des mitrailleuses et des camions. Ces hommes semblaient figurer dans une allégorie splendide: c’était comme si nous voyions, sous l’arc triomphal du soleil couchant, l’apothéose de l’armée française allant tout droit à la gloire! Enfin, laissant le dernier détachement derrière nous, nous fûmes seuls en pleine campagne. Les champs de l’Artois n’ont pas souffert de la guerre: les fermes aux toits de chaume sommeillent dans leurs jardins fleuris de roses trémières; et près des mares les haies plient sous le poids embaumé des fleurs de sureau. De tous côtés, des champs de blé bordés de bois à perte de vue ondulent comme des vagues, et la lumière semble apporter, dans ses rayons, un souffle léger d’air marin. La route montait et descendait sans cesse, et notre auto était comme un vaisseau sur une mer houleuse. L’horizon baignait dans un océan de lumière et tant de beauté enveloppait la nature entière que cette armée en marche devenait une vision de légende et d’épopée. Le soleil s’était couché et le crépuscule s’étendait sur la mer quand nous descendîmes de la ville de Montreuil dans la vallée qu’elle domine. Au bout d’une avenue ombragée les tours d’une ancienne abbaye s’élevaient au-dessus de vergers en terrasses. Ses grilles s’ouvrirent et nous entrâmes dans une cour plantée de buis et de roses. Dans ce coin du moyen âge, tout était silence et recueillement. Des groupes de religieuses toutes blanches ou toutes noires sortaient des profondeurs des cloîtres ou glissaient silencieusement sous l’ombre des voûtes en nous regardant timidement. On se serait cru revenu à un temps lointain où les autos étaient inconnus, et notre voiture aurait pu paraître un monstre fantastique rejeté par la mer, avec les débris de quelque navire échoué sur les côtes barbaresques. Le soleil se couche, et après un court crépuscule d’été la lune paraît. Sous les fenêtres du couvent, on entend une fontaine chanter dans un jardin clos avec un vieux pavillon de pierre à chaque angle. Au-dessous, des vergers en terrasses jusqu’à une grande plaine qu’on pourrait confondre avec la mer dans le mystère du clair de lune transparent... 20 juin. Notre route, aujourd’hui, va au nord-est, à travers un paysage si anglais que les uniformes en khaki que nous rencontrons nous paraissent tout à fait à leur place. Les villages eux-mêmes ont un air britannique: mêmes maisons en briques rouges violacées, propres, modestes et pourtant cossues; mêmes jardins fleuris, même paysage avec des champs bordés de haies et des ruisseaux coulant sous des saules; mêmes habitants aux figures honnêtes, rouges et épanouies. Les enseignes des magasins sont écrites dans un langage qui semble tenir de l’anglais et de l’allemand; mais l’architecture des villes est bien française. C’est ce style robuste et sobre des constructions du Nord, où l’on retrouve toujours la grande tradition du pays de France. La guerre semblait encore si lointaine que nous pouvions nous livrer à ces réflexions tout en roulant à travers le pays. Bientôt cependant nous arrivâmes à un camp d’aviation dont les hangars s’étendaient sur un vaste plateau animé d’une foule de soldats en khaki. Ici tout dénotait une grande activité militaire. Un peu plus loin nous arrivâmes à Saint-Omer. On eût dit une ville anglaise construite autour d’un groupe d’églises françaises: ville grise, propre et vide comme Londres par un dimanche d’été. Au coin des rues, des sentinelles anglaises se tenaient immobiles, toutes prêtes à diriger la circulation des passants, et l’on voyait les banderoles de la Croix-Rouge anglaise et de «St John’s Ambulance» pendues à des maisons dont les façades rappelaient presque celles des clubs de Pall Mall. En sortant dans les faubourgs l’aspect de la foule sur les ponts des canaux et le long des routes était plus anglais encore. Chaque nation a sa manière de flâner, et rien ne ressemble moins à la flânerie française que la flânerie anglaise. Même si ces jeunes gens n’eussent pas eu des uniformes khaki, et si leurs compagnes n’eussent pas eu ces bonnes figures rougeaudes de campagnardes, on eût reconnu qu’ils étaient des gens du Nord, jouissant tranquillement des douceurs d’un jour de congé sans se presser et sans essayer de mettre les bouchées doubles. En tournant à l’ouest de Saint-Omer, toujours à travers des pâturages sillonnés de cours d’eau, nous nous trouvâmes en face de deux collines émergeant de la plaine: sur le sommet de l’une d’elles s’élevait un monastère, sur l’autre nous vîmes les murs et les tours d’une petite ville du moyen âge. En suivant les détours du chemin qui nous y conduisait, un souvenir d’Italie se mêlait à l’impression que nous avions eue d’être tout près de la Manche. La ville dont nous approchions aurait pu, dans un rêve étrange, évoquer à la fois le souvenir de Winchelsea et de San Gimignano: mais dès que nous eûmes franchi les portes de Cassel nous fûmes si pénétrés de sa personnalité que l’idée ne nous vint plus de la comparer à aucune autre ville. Ce fut sans surprise que nous lûmes dans notre guide que Cassel était la ville d’Europe d’où l’on jouissait de la vue la plus étendue. Qu’y a-t-il de mieux qu’un horizon sans limites pour faire valoir la beauté d’une cité resserrée dans une étroite ceinture de vieilles murailles? Notre hôtel était sur l’exquise petite place du Marché avec un hôtel de ville Renaissance d’un côté, et, de l’autre, un palais espagnol en miniature, avec une façade de briques rosées ornée de sculptures grises. La place était encombrée d’automobiles militaires anglaises et de beaux chevaux qui se cabraient d’impatience. Le restaurant était bondé d’officiers en khaki savourant leur thé sans paraître se soucier du paysage. Quelle tristesse de constater encore une fois que la guerre et tout ce qui s’y rattache, sauf la mort et la destruction qu’elle entraîne, exalte le sens de la vie, et que les visions guerrières fascinent et stimulent à la fois! «C’était gai et terrible» est une phrase qui revient à tout instant dans _la Guerre et la Paix_; et la gaieté de la guerre éclatait partout dans la petite ville endormie de Cassel, qu’elle transfigurait en la remplissant du cliquetis des armes et des rires d’une jeunesse virile. Du parc situé au sommet de la ville nous jouissions d’une autre vue: la plaine s’étendait à l’infini, se perdant dans les brouillards de la mer, et au loin, à travers la brume, on apercevait des villes et des clochers noyés dans la torpeur de l’été. Pendant un moment, tandis que nous les regardions, la vision de la guerre se dissipa comme un décor que l’on change. Mais tout s’assombrit de nouveau pour nous en entendant certains noms prononcés par les soldats anglais appuyés sur le parapet à côté de nous: «Là-bas, c’est Dunkerque», dit l’un d’eux, en nous désignant un point avec sa pipe--«et ici, Poperinghe, juste au-dessous de nous. Furnes est là derrière, et Ypres et Dixmude et Nieuport.» Il nous sembla voir planer sur le paysage ensoleillé l’ange du mal qui porte la mort dans l’ombre de ses ailes... Plus tard nous remontâmes sur le rocher de Cassel. C’était un soir de pleine lune; et comme les civils n’ont pas le droit de sortir seuls la nuit, un officier d’état-major vint avec nous pour nous montrer la vue que l’on découvre du toit du ci-devant casino, tout au sommet du rocher. Sensation vraiment étrange, après avoir poussé une porte vitrée, que de se trouver dans une vaste salle peinte, et d’apercevoir, dans le mystère du clair de lune, des soldats endormis sur les parquets cirés, tout leur attirail empilé sur des tables de jeux! Nous traversâmes un grand vestibule, où d’autres soldats dormaient dans la demi-obscurité, et, par un long escalier, nous arrivâmes jusqu’au toit. Une sentinelle nous interpella, puis nous laissa passer. La masse sombre de la ville était à nos pieds. Au nord-ouest, une colline escarpée, le Mont des Cats, se dessinait sur le ciel. Rien d’autre ne coupait la ligne de l’horizon, baigné dans la brume et le clair de lune. La silhouette des villes ruinées s’était évanouie, et la paix semblait avoir reconquis le monde. Mais pendant que nous étions là s’élança du brouillard au nord-ouest, une lueur rouge bientôt suivie de plusieurs autres surgissant de différents points éloignés. «Ce sont des bombes lumineuses au-dessus des lignes,» nous expliqua notre guide--et, à ce moment même, plus loin, une lumière blanche s’épanouit comme une fleur tropicale, pour disparaître ensuite dans la nuit. «Une fusée», nous dit-on; et une autre grande lueur fleurit plus bas. A nos pieds, Cassel dormait de son bon sommeil provincial: le clair de lune éclairait ses toits et les arbres de ses jardins, tandis qu’au loin ces fleurs infernales continuaient à s’ouvrir et à se fermer dans le royaume de la mort... 21 juin. Sur la route de Cassel à Poperinghe. Dans la poussière et la chaleur, dans la confusion de la foule et l’agitation de l’arrière-garde en temps de guerre. La route traverse la plaine, toujours bordée des mêmes haies toutes blanches de poussière et labourée par le passage incessant des innombrables camions automobiles, des voitures chargées de munitions et des ambulances de la Croix-Rouge. Dans l’intervalle, voici des détachements d’artillerie anglaise, avec grand tapage de caissons. Puis défilent, montés sur des chevaux luisants, de jeunes héros de Phidias. Leur jeunesse est si fraîche et si radieuse qu’on se demande comment ils ont pu regarder en face les horreurs de la guerre et jouir encore de la vie. Malgré la poussière, chevaux et cavaliers ont l’air de sortir du bain. Tout le long de la route on voit des camps improvisés, des tentes faites avec des bâches. Des chemises sèchent sur les haies, de l’eau bout sur de grands feux, des hommes se rasent, cirent leurs chaussures, astiquent leurs fusils, graissent leurs selles, polissent leurs étriers et leurs mors. De tous les côtés, c’est une lutte organisée contre la poussière et le désordre. Un jeune soldat appuyé contre la palissade d’un jardin cause avec une jeune fille au milieu des roses trémières. Un vétéran s’amuse à enseigner à un groupe d’enfants les besognes de la vie des camps. Partout on est frappé de voir s’établir les mêmes relations amicales et spontanées entre les soldats et les propriétaires des champs et des jardins. De la grande route encombrée nous passons au désert de Poperinghe, et nous continuons notre chemin vers Ypres. Les lignes allemandes sont là-bas, invisibles, à notre gauche, au delà des plaines et des moulins à vent, et l’officier qui nous accompagne se penche pour avertir le chauffeur: «Ne cornez pas d’ici à Ypres.» Pourtant il y avait un grand mouvement sur la route, bien qu’on y vît moins de troupes que près de Poperinghe. Mais quand nous dépassâmes le dernier village, pour nous approcher de la ligne basse de maisons que nous voyions devant nous, l’impression de silence et d’abandon s’accentua. Cette ligne de maisons basses, c’était Ypres: tous les monuments qui lui donnaient une personnalité et une physionomie avaient disparu. C’était une ville sans profil. L’auto glissa à travers les rues d’un faubourg de maisons basses, et s’arrêta à l’abri de quelques bâtiments un peu plus élevés. Une autre voiture militaire attendait là: le chauffeur s’amusait à chercher des reliques dans les ruines des maisons éventrées. Nous allâmes à pied jusqu’au centre du Marché aux Draps. Nous avions vu d’autres villes évacuées: Verdun, Badonviller, Raon-l’Étape. Mais jamais nous n’avions eu une pareille impression de vide. Pas un être humain dans les rues: d’interminables lignes de maisons semblaient nous regarder par les trous de leurs fenêtres défoncées. Le bruit de nos pas résonnait dans l’infini du silence comme le piétinement d’une foule, nos paroles prononcées à voix basse semblaient porter au loin. Dans l’une des rues, nous rencontrâmes trois soldats anglais qui venaient de sortir un piano d’une maison et le chargeaient sur une charrette. Ils s’arrêtèrent pour nous regarder, et nous les regardâmes aussi. Il nous semblait n’avoir plus vu un être vivant depuis un siècle! L’un des soldats grimpa dans la charrette et, sur ce clavier à demi défoncé, tapota je ne sais quel refrain banal; et ce bruit vulgaire nous fit rire: c’était comme un soulagement. Nous repartîmes et rentrâmes dans la solitude absolue. Nous avions vu bien des villes démolies, mais aucune ruine ne ressemblait à celle-ci. Les villes de Lorraine ont été ruinées, brûlées, détruites entièrement. Les plus dévastées ressemblent à des carrières; les moins maltraitées rappelaient Pompéi. Rien ne donne une idée d’Ypres telle que l’a faite le bombardement. Les murs extérieurs des maisons tiennent encore debout, si bien que, de loin, on dirait une ville vivante; mais quand on approche, on découvre un cadavre vidé. Plus un carreau aux fenêtres, plus un toit sur les bâtiments. Certaines maisons ont leurs façades tranchées et laissent voir tous leurs étages, comme pour la mise en scène d’une pièce de théâtre: dans ces intérieurs mis à nu, les pauvres pénates semblent cligner des yeux comme des hiboux surpris dans le creux d’un arbre. Tous les souvenirs d’une humble vie de famille sont restés accrochés aux murs. Des photographies démodées de messieurs à favoris se fanent sur des papiers à fleurs; des statuettes religieuses languissent sous des globes de verre; de fausses dentelles pendent sur des canapés de peluche; des brevets jaunissent sur les murs des études et des bureaux. Tout cela était si paisible, silencieux et intime qu’on n’eût pas été surpris de voir tous ceux qui avaient habité ces intérieurs y revenir pour reprendre leur vie de chaque jour. Mais, crac, les canons recommencent à tonner tout le long des lignes anglaises; et tous ces objets familiers s’agitent et tressautent sur les murs dévastés. Lorsque la canonnade se fit entendre nous arrivions sur la place de la cathédrale. Ce qui distingue cette ville entre toutes, c’est qu’elle est détruite et reste pourtant debout. Les murs de la cathédrale, la masse imposante du Marché aux Draps, se dressent toujours au-dessus de la grande place avec une majesté dédaigneuse qui impose silence à notre compassion. La noblesse de ces façades, si fières dans la mort, me rappelle une phrase employée par le Ministre des Affaires étrangères de Belgique peu après la chute de Liége: _La Belgique ne regrette rien_--phrase qui devrait servir de devise à la cité d’Ypres, le jour où elle se relèvera. Nous allions partir quand nous entendîmes, au-dessus de nos têtes, un bruit d’hélice suivi d’une volée de coups de mitrailleuse. Bien haut dans le bleu, juste au-dessus de la ville morte, un aviatik planait; et tout autour, des centaines de shrapnells éclataient en touffes blanches dans le ciel d’été, comme les flocons de neige miraculeux de la légende italienne. Ils s’élevaient de plus en plus, à la poursuite du taube qui montait plus vite encore, jusqu’à ce que chasseurs et gibier se perdissent dans la brume et que la mitrailleuse se tût. Nous laissâmes Ypres enveloppée du même silence de mort où nous l’avions trouvée. Nous revînmes à Poperinghe, où mes réfugiées des Flandres m’avaient demandé de chercher pour elles certains coussins pour la fabrication des dentelles. Le modèle est introuvable en France, mais on m’avait dit, avec des indications bien vagues, que j’en pourrais découvrir dans un certain couvent de la ville. Mais lequel? Poperinghe, quoique peu atteinte par la guerre, est à peu près vide. Tout y est désolé sans désordre: on dirait une ville sur laquelle un mauvais génie aurait jeté un sort. Nous errâmes de quartier en quartier à la recherche du couvent. Enfin un passant nous montra une porte à laquelle nous frappâmes. Une figure apparut derrière le judas levé. Non, il n’y avait là aucun coussin de dentellières, et la religieuse n’avait jamais entendu le nom de l’ordre dont nous parlions. Mais il y avait encore les Pénitentes, les Bénédictines... Essayons... Nous repartîmes. Une ou deux fois, nous vîmes apparaître aux fenêtres des figures étonnées qui disparurent aussitôt: les rues étaient désertes. Nous arrivâmes à un couvent où il ne restait pas une seule religieuse, mais où il y avait, nous dit le gardien, autant de coussins que nous voudrions. Ce fut un dédale de corridors bleu pâle; un escalier glacial; des chambres qui embaumaient la lavande; une chapelle avec des saints dans des niches entre des bouquets de fleurs en papier. Tout était froid, nu et triste. Nous arrivâmes à une classe avec des bancs alignés en face d’une statue de la Vierge en manteau bleu. Là, par terre, gisaient des rangées et des rangées de coussins. Sur chacun d’eux un bout de dentelle était commencé; ils avaient été abandonnés par les élèves et les religieuses dans la précipitation de la fuite. Pourtant rien n’avait été laissé en désordre: les coussins étaient symétriquement alignés et un mouchoir était jeté sur chacun d’eux. Cet arrêt méthodique de la vie paraissait plus triste que si tout eût été laissé dans le désarroi: c’était comme le symbole de l’activité paralysée de ce peuple tout entier. Hier, il y avait, dans cette maison, un petit monde de femmes et d’enfants utilement occupé, qui, aujourd’hui, erre sans foyer et sans pain. Et il en est ainsi dans des dizaines et des centaines de villes ouvertes, et dans des milliers de maisons! Les aiguilles du temps ont été arrêtées, le cœur de la vie ne bat plus. Toute espérance, tout bonheur, toute industrie ont été étouffés, non pas pour réaliser quelque grand objet militaire, ou pour abréger les horreurs de la guerre, mais simplement parce que, partout où s’étend l’ombre de l’Allemagne, il faut que tout pourrisse dans sa racine. Et cette après-midi-là, ce fut partout le même spectacle... La même ombre fatale planait sur Furnes, Bergues et les petits villages voisins. L’Allemagne avait condamné ces pays à mort, et sa malédiction avait pénétré partout, achevant l’œuvre de ses bombes. Il faudrait emprunter le langage des lamentations de la Bible pour donner une idée de ce pays dont la vie s’est retirée. A la fin du jour, nous arrivâmes à Dunkerque qui s’étendait paisible entre son port et ses canaux. La ville s’était complètement vidée après le bombardement du mois de mai: aucun dégât n’était apparent, et pourtant on sentait partout la même atmosphère maudite. Place Jean-Bart tous les magasins étaient fermés et les cafés déserts, mais l’hôtel restait ouvert. L’idée nous vint que Dunkerque serait un centre commode pour les excursions que nous projetions. Nous décidâmes donc d’y revenir le lendemain soir. Puis, nous repartîmes pour Cassel. 22 juin. Au réveil, ma première pensée fut: «Comme le temps passe! Ce doit être le 14 juillet!» Je me soulevai dans mon lit en entendant le canon, et peu à peu je me rendis compte que j’étais à l’auberge de l’Homme Sauvage, à Cassel, et que nous étions le 22 juin. Mais, alors, quoi? Un taube, sans doute! Et tous les canons de la place le bombardaient! En faisant ces réflexions, je m’étais à peu près habillée, j’avais dégringolé l’escalier, tiré les lourds verrous de la porte, et je m’étais élancée sur la place. Il était quatre heures du matin: le moment le plus exquis d’une aurore d’été. Malgré le bruit, Cassel semblait encore endormie. Quelques soldats seulement étaient sur la place. Ils me montrèrent dans le ciel pur un petit nuage blanc derrière lequel, me dirent-ils, un taube venait de disparaître. Évidemment Cassel était blasée sur les taubes et je sentis que mon émoi exagéré n’était pas de saison: je me glissai dans l’hôtel et regagnai ma chambre. Dans l’escalier, je m’arrêtai pour regarder, par une fenêtre, les lignes des toits de la ville et les jardins descendant vers la plaine. Tout à coup, une autre détonation retentit et un panache de fumée blanche s’éleva des arbres fruitiers juste sous la fenêtre. C’était un dernier coup tiré sur le taube fugitif par un canon caché dans l’un de ces tranquilles jardins provinciaux, entre les maisons voisines; sa présence si proche, si bien dissimulée, m’impressionna plus vivement que tout le fracas des mitrailleuses de la forteresse. Cassel retomba dans le calme de son sommeil; mais une ou deux heures après, dans le silence, éclata un bruit effroyable comme le son de la trompette du jugement dernier. Cette fois, il ne pouvait pas être question de mitrailleuses. L’Homme Sauvage trembla sur sa base et toutes les vitres de mes fenêtres furent ébranlées. D’où pouvait venir ce bruit incroyable et inconnu? Cela ne pouvait être que la voix puissante du gros canon de Dixmude! Cinq fois, pendant que je m’habillais, ce tonnerre secoua mes fenêtres, et l’air vibra d’un bruit que je ne puis comparer--si tant est que l’imagination humaine puisse en supporter l’effort--qu’à celui de tous les rideaux de fer de tous les magasins du monde se fermant tous à la fois. Chose étonnante! L’Homme Sauvage et ses habitants n’en paraissaient pas autrement affectés. Je fis ma toilette, préparai mon bagage et bus mon café comme si de rien n’était, dans l’intervalle de ces effroyables coups de tonnerre. Nous partîmes de bonne heure pour un état-major du voisinage, et ce n’est qu’en sortant des portes de Cassel que nous vîmes les effets du bombardement: une usine à gaz pulvérisée et un champ de choux transformé en un cratère du Vésuve. Il était assez consolant de constater la grotesque disproportion entre le bruit des bombes et le dommage causé par elles. Nous eûmes, au quartier général, des détails sur les incidents du matin. On nous dit que Dunkerque avait d’abord été visitée par le taube qui vint repérer Cassel; le grand canon de Dixmude avait ensuite tourné toute sa rage contre le port français. Le bombardement de Dunkerque continuait; et on nous pria, on nous ordonna même, de renoncer à y retourner ce soir. Après déjeuner, nous continuâmes vers le nord, du côté des dunes. Tous les villages que nous traversions étaient évacués: les uns complètement vides et morts, les autres occupés par les troupes. Bientôt nous vîmes un groupe d’automobiles militaires rangées le long de la route, et nous aperçûmes un champ où manœuvraient des troupes. «C’est l’amiral Ronarc’h» nous dit l’officier qui nous accompagnait; et nous comprîmes que nous avions eu la bonne fortune de nous trouver là au moment où le héros de Dixmude passait en revue les fusiliers marins et les territoriaux dont la magnifique défense avait ajouté de nouveaux lauriers à toutes les gloires de cette ville tant de fois assiégée. Nous arrêtâmes la voiture et montâmes sur un talus qui dominait le champ. Il faisait grand vent et on entendait distinctement le son du canon venant du front. Le soleil, à travers les nuages de sable que le vent soulevait, éclairait des prairies pâles, de grandes étendues sablonneuses et des moulins à vent gris. On ne voyait rien dans ce désert que cette poignée d’hommes défilant devant les officiers au bord du champ. L’amiral Ronarc’h en grand uniforme, ganté de blanc, se tenait un peu en avant, un jeune officier de marine à ses côtés. Il venait de distribuer des médailles à ses fusiliers et à ses territoriaux, et ceux-ci défilaient devant lui, drapeaux déployés, musique en tête. Chacun de ces hommes était un héros, et il n’y en avait pas un qui n’eût vu des horreurs à faire frissonner les plus braves. Ils avaient perdu Dixmude--pour un moment--mais avaient gagné une gloire immortelle, et l’âme de leur résistance épique avait été cet officier d’aspect tranquille que nous voyions là, droit et grave, en grand uniforme et en gants blancs. Il faut avoir été dans le nord pour comprendre les liens étroits qui unissent, dans ce pays où le combat est continuel et acharné, les soldats et les officiers qui les commandent. Le sentiment du chef pour ses hommes est presque de la vénération, celui des soldats une tendresse enjouée pour ces officiers qui ont partagé tous leurs dangers. Ce sentiment réciproque se traduit par mille signes insaisissables, mais rien ne l’exprime mieux que la manière dont les officiers prononcent ces deux mots qui reviennent sans cesse sur leurs lèvres: «Mes hommes.» Après la revue, nous allâmes au quartier de l’amiral Ronarc’h dans les dunes; et de là, après une courte visite, au quartier général d’une autre brigade. Nous étions dans un pays de dunes, où poussaient de frêles tamaris et des bouquets de peupliers courbés par le vent comme des blés. On voyait les toits de quelques villas. Nous nous arrêtâmes devant l’une d’elles et on nous mena dans un salon plein de cartes et de photographies d’aéroplanes. Un des officiers de la brigade téléphona pour demander si la voie était libre pour Nieuport: on répondit que nous pouvions passer. Notre route traversait le «Bois Triangulaire», qui est exposé à un bombardement constant. La plupart des pauvres arbres, grêles comme des fuseaux, gisaient misérablement renversés, et des crevasses noircies et déchiquetées témoignaient de la fréquence des obus. Quand les bombes s’attaquent à de grandes futaies, les beaux troncs étendus ont la majesté d’un temple en ruines; mais il y avait quelque chose de lamentable et de presque humain dans les restes des maigres arbrisseaux du Bois Triangulaire. On eût dit les corps massacrés d’un régiment de tout jeunes soldats. Quelques kilomètres encore, et nous étions à Nieuport, la plus lamentable des villes-victimes. Elle n’est pas vide comme Ypres: des troupes sont logées dans les caves, et à l’approche de l’automobile nous vîmes des zouaves à la figure épanouie sortir de terre comme des fourmis. Mais Ypres est majestueuse dans la mort; et le pauvre Nieuport a quelque chose de petitement sinistre. Autour du centre admirable de ses monuments du moyen âge, une ville moderne a surgi, et on ne peut rien imaginer de plus étrange que le contraste entre ces rues de maisons mesquines, tortillées comme des papillotes, et les ruines de la cathédrale et du Marché aux Draps. On croirait voir les restes d’un jouet cassé à côté des vestiges d’un cataclysme préhistorique... La partie moderne de Nieuport semble être morte, tordue par de douloureuses convulsions. On ne peut rien trouver de mieux pour exprimer les contorsions et les contractions des maisons qui tendent leurs tuyaux de cheminée et leurs solives dans un geste d’appel désespéré. Il y a, à l’extérieur de la ville, un spectacle qui n’a son pareil sur aucun front de cette guerre. A gauche, une ligne de maisons estropiées, semblable à une procession de mendiants appuyés sur des béquilles, mène à la ruine imposante de la Tour des Templiers; à droite, la plaine s’étend jusqu’à des tas de décombres qu’on a peine à distinguer, et qui furent les villages de Saint-Georges, Ramscappelle, Pervyse. Le canon seul, tonnant sans cesse, rompt le silence qui pèse sur ce paysage tragique. En face de la cathédrale, un obus allemand a creusé un immense cratère surplombé de troncs d’arbres brisés, de broussailles brûlées et de vagues débris. A quelques pas de là, dans le coin le plus paisible de Nieuport, est le cimetière où les zouaves ont enterré leurs camarades. Les morts dorment alignés au pied de la cathédrale, et toute une collection de pieuses images recueillies dans les maisons dévastées repose sur les pierres de leurs tombes. Quelques-uns parmi les privilégiés sont gardés, dans leur dernier sommeil, par une armée de saints et de madones qui couvre toute la pierre: les soldats ont eu soin de placer sur les vierges les plus fines et sur les saints les plus brillamment enluminés les globes de verre qui, dans les maisons voisines, recouvraient jadis les pendules dorées et les couronnes de fleurs d’oranger. De la tristesse de Nieuport nous passâmes à la gaieté d’une petite colonie installée au bord de la mer. Là, les grands hôtels et les villas de la plage sont tous remplis de troupes revenant directement des tranchées. C’est comme une cure de repos sur le front. Au moment de notre arrivée, le régiment «au repos» était réuni sur un grand espace de sable entre les hôtels, et, au milieu, la musique jouait. Le colonel et les officiers écoutaient le concert, et soudain retentit la farouche «chanson des zouaves» du ...e zouaves. Rien de plus étrange que cette bande de figures hâlées et riantes sous les chéchias d’un rouge éclatant, se détachant sur le fond froid et sans soleil de la mer du Nord. Quand la musique se tut, l’un de nous, qui avait un kodak, proposa de faire un groupe. Nous nous réunîmes, pour la pose, sur la terrasse d’un des hôtels, et au moment où la machine allait opérer, le colonel se retourna et attira sur le premier plan un petit soldat épanoui marqué de la petite vérole. «Il vient d’être décoré: il faut qu’il soit du groupe.» Tous les autres officiers approuvèrent: le héros seul protesta. «Moi? Mais mon vilain museau va faire sauter la plaque!» Il n’en fut rien. Nous eûmes de la peine à nous arracher à cet intermède si gai dans notre triste journée, pour prendre le chemin de La Panne. Encore de la poussière, des dunes et des villages déserts, qui ont laissé dans ma mémoire une vision confuse. Mais au coucher du soleil nous arrivâmes à une colonie de bains de mer s’étendant sur la plus longue plage que j’eusse jamais vue. Tout le long de la mer, une interminable esplanade bordée de ces absurdes villas qui sont partout et toujours les mêmes; derrière ces villas, une unique rue pleine d’hôtels et de magasins. Toute la vie des pays déserts que nous avions traversés semblait s’être réfugiée à La Panne. La longue rue fourmillait de soldats belges en uniformes sombres. Chaque magasin paraissait faire des affaires d’or, et les hôtels semblaient remplis comme des ruches d’abeilles. 23 juin. La Panne. Notre hôtel est à l’extrémité de l’esplanade, là où l’asphalte et les balustrades de fer cessent tout à coup, faisant place au sable et au maigre gazon des bords de la mer. Par ma fenêtre, ce matin, je ne vis que la ligne sans fin du sable jaune sur le fond gris de la mer et, sur le sommet des dunes, la silhouette solitaire d’une sentinelle. Mais bientôt retentit une musique militaire; et de longues lignes de troupes apparurent, se dirigeant vers les dunes. A l’est et à l’ouest, le sable s’étendait à l’infini, formant un «Champ de Mars» où une armée eût manœuvré à l’aise. Ce matin, cavalerie et infanterie y font l’exercice. L’infanterie, avec ses uniformes sombres, se découpe en silhouette sur la plage jaune; et les cavaliers galopant l’un derrière l’autre font penser à quelque frise noire de guerriers sur les flancs bruns d’un vase étrusque. Pendant plusieurs heures, ces mouvements de troupes continuèrent au son des clairons, sous les yeux de la sentinelle solitaire; puis les soldats rentrèrent dans la ville, et La Panne reprit le banal aspect d’un _Bain de mer_. Mais la banalité n’était qu’à la surface, car en suivant l’esplanade on avait vite découvert que la ville était devenue une vraie citadelle, et que toutes ces villas de poupées derrière des grilles prétentieuses, affublées de noms puérils--«la Mouette», «Mon repos», «les Algues»--n’étaient que des casernes. Dans la grande rue, on voyait des centaines de soldats, flânant deux par deux, formant des groupes, luttant et se taquinant comme des gamins en vacances, ou marchandant dans les boutiques des objets en coquillages et des cartes postales. De temps en temps entre les uniformes vert foncé et amaranthe apparaissait la note unie d’un uniforme de khaki, ou le bleu pâle d’une tunique française. Avant déjeuner, l’automobile nous ramène à Dunkerque le long du canal, entre des plaines verdoyantes et des villages florissants. Rien n’y rappelait la guerre, sauf les camions militaires et les voitures d’ambulances qui sillonnaient la route. Les murs et les portes de Dunkerque nous apparurent aussi intacts que lorsque nous y entrâmes avant-hier; mais à l’intérieur des portes c’était un désert. Le bombardement avait cessé la veille au soir, laissant la ville dans un silence de mort. Toutes les maisons étaient fermées, les rues étaient vides. Nous allâmes à la place Jean-Bart à l’endroit même où, deux jours auparavant, nous prenions le thé dans le hall de l’hôtel. Maintenant, il ne restait plus un carreau aux fenêtres du square, les portes de l’hôtel étaient fermées, et l’on voyait, de temps en temps, un domestique apparaître, portant un panier rempli des plâtras tombés des plafonds. Le square était littéralement pavé de morceaux de verre provenant des innombrables vitres cassées--et, juste au pied de la statue de Jean-Bart, à l’endroit même où l’automobile nous attendait l’autre jour, le canon de Dixmude avait creusé un trou qui rivalisait avec le cratère de Nieuport. Bien que toutes les maisons de la place fussent intactes, elle avait un air d’absolue désolation. C’était la première fois que nous voyions les blessures fraîchement causées par un bombardement. Ce ravage si récent n’en paraissait que plus cruel encore. En suivant une rue derrière l’hôtel, nous arrivâmes à l’élégante église gothique de Saint-Éloi, dont un bas côté a été en partie saccagé. Puis, nous nous trouvâmes en face d’une pauvre maison bourgeoise entièrement dépouillée de sa façade. Ces planchers effondrés, exposés à nos yeux dans leur nudité vulgaire, ces armoires éventrées, ces lits suspendus dans le vide, ces couvertures en tas, cet amas de chaises renversées, de poëles, de lavabos sens dessus dessous, étaient bien plus pénibles à voir que les nobles blessures de l’église. Saint-Éloi était drapée dans la dignité du martyre: la pauvre petite maison faisait penser à quelque personne timide et gauche, soudainement exposée au grand jour dans le déguenillement de sa misère. Quelques groupes regardaient les ruines ou erraient sans but dans les rues. Tout le monde parlait bas, comme dans une chambre mortuaire: c’était plus impressionnant que le silence absolu d’Ypres. Pourtant, quand nous revînmes à la place Jean-Bart, l’instinct de vie qui résiste à tout avait déjà commencé à reparaître: une bande d’enfants jouait au fond du cratère, à la recherche de «spécimens» de verre cassé et de briques fendues; et, tout autour, tranquillement comme d’habitude les gens du marché dressaient leurs petits étalages de bois. Dans quelques minutes les traces de l’obus allemand seraient cachées sous des tas de faïences et d’ustensiles de ménage, et ces mêmes femmes que nous avions vues absorbées dans la douloureuse contemplation des ruines retrouveraient leur entrain accoutumé pour marchander une casserole ou une bassinoire. Toute l’après-midi se passa à errer dans les rues de La Panne. Les exercices des troupes avaient recommencé, et c’était un spectacle d’une étrange beauté que celui de leurs manœuvres sur la plage. Le soleil était voilé, le ciel menaçant et la mer houleuse: vers le soir, elle prit des teintes de jade et de perle, avec des reflets d’argent terni. Au loin, sur la plage, toute une flotte mystérieuse de barques de pêche était échouée sur le sable, leurs voiles noires gonflées par le vent; elles semblaient avoir débarqué au soleil couchant ces cavaliers noirs qui galopaient tout à l’entour, s’échappant de quelque farouche légende du Nord. Des clairons sur le bord de la mer, la face tournée vers les dunes, les pieds dans la vague, se mirent à sonner: il me semblait entendre l’appel du cor de Roland, retentissant à Roncevaux, dans le combat contre les infidèles. Sur le monticule de sable sous ma fenêtre, la sentinelle solitaire veillait... 24 juin. Quand on quitte le front, c’est comme si l’on descendait de la montagne. Je ne l’ai jamais éprouvé plus vivement qu’en quittant la Belgique cet après-midi. J’en fus surtout pénétrée en passant devant un groupe de villas, isolées dans une région stérile où un maigre gazon pousse seul dans le sable. Dans l’une de ces villas, depuis près d’un an, deux cœurs ont élevé jusqu’à son sommet l’exemple de la constance humaine: cet exemple a rayonné sur le monde entier. On ne saurait passer devant cette maison sans un sentiment de vénération. Grâce à la chaleur qui s’en dégage, des fois mortes ont miraculeusement ressuscité, des convictions chancelantes se sont raffermies, de fougueux élans se sont transformés en une endurance inépuisable. En quittant Saint-Omer, nous prîmes un raccourci à travers une campagne accidentée. Ce fut une bonne chance qui nous fit quitter la grande route, car du sommet d’une colline nous vîmes s’avancer vers nous un grand détachement de troupes anglaises et indiennes. Les champs de blé, les bouquets de bois et les hauteurs bleutées de l’horizon baignaient dans une lumière d’argent, et c’est dans cette atmosphère éblouissante que s’avançaient les régiments de cavaliers indiens fins et élancés: sous leurs turbans, leurs figures délicates et altières ressemblaient aux figures des princes sur les miniatures persanes. Puis, vint un long train d’artillerie: des chevaux superbes, des canons roulant avec fracas, et de jeunes Anglais au frais visage, galopant sous la lumière du soleil couchant. Leur défilé semblait ne jamais devoir finir. De temps en temps il était interrompu par un train d’ambulances et de camions, ou arrêté et resserré dans les rues étroites d’un village où enfants et fillettes sortaient pour offrir des fleurs aux soldats, tandis que des boulangers vendaient des pains chauds aux cantiniers. Notre automobile parvint enfin à se dégager de cette foule, et nous montâmes une autre côte, mais ce fut pour rencontrer un autre régiment venant vers nous. Et pendant plus d’une heure cette procession défila, exactement comme la procession de troupes françaises que nous avions rencontrée en allant au nord quelques jours auparavant, et cependant si différente. Il nous sembla que nous avions passé, pour gagner le front du Nord, et repassé encore en le quittant, par une porte étincelante dans le long mur des armées qui gardent le monde civilisé depuis la mer du Nord jusqu’aux Vosges. V EN ALSACE 19 août 1915. Mon expédition à l’est commença par une pointe vers le nord, pour aller près de Reims dans un gros bourg voir en activité l’une des nouvelles unités automobiles de la Croix-Rouge. Une fois l’inspection terminée, nous montâmes dans un vignoble au-dessus de la ville, dominant une vallée où coule une rivière entre une double rangée d’arbres. La première ligne d’arbres suit le canal que tiennent les Français: on y a mis des canons sur des péniches. Derrière se trouve la grand’route, avec les lignes de tranchées françaises; et juste au-dessus, sur l’autre versant, sont les lignes allemandes. Le sol étant crayeux, les positions allemandes sont clairement marquées par deux lignes blanches qui barrent la colline brune. On entendait des coups de feu irréguliers et on voyait, sur les hauteurs, de place en place, la colonne de fumée d’un obus qui éclatait. Quelle impression étrange que d’être là, d’entendre le bourdonnement des insectes dans la douce chaleur de l’été, au milieu d’un pays paisible, lourd des promesses de la vendange prochaine, et de savoir que les arbres qui sont là, à nos pieds, cachent une suite de canons crachant la mort sur les deux lignes blanches de la colline! Reims nous ramène à la réalité de la guerre par son aspect de mortelle désolation: cette paralysie des villes bombardées est l’un des effets les plus tragiques de l’invasion. On est révolté à la pensée de la désorganisation insensée d’innombrables activités. En comparaison des villes du Nord, Reims est relativement intacte; et cela rend plus cruel et plus frappant encore cet arrêt de toutes ses énergies. La place était déserte; les maisons qui l’entourent toutes fermées. Et là, devant nous, s’élevait la cathédrale--ou plutôt _une_ cathédrale, car ce n’était plus celle que nous avions toujours connue. C’était une cathédrale, en somme, qui ne ressemblait à aucune autre. Au début du bombardement, la façade ouest était couverte d’échafaudages. Les obus y mirent le feu, et toute l’église fut enveloppée dans les flammes. Maintenant, sur cette place banale de province s’élève une construction si étrange et si belle qu’il faudrait emprunter à l’enfer du Dante, ou à quelque conte oriental, des mots pour décrire la splendeur de cette prodigieuse apparition. L’incendie a coloré les parties basses du monument de tons chauds d’ambre et de sienne brûlée: plus haut, ces harmonies passent par des teintes d’un jaune rosé à des reflets de carmin, pour arriver à un blanc de vieil ivoire jauni: les profondeurs des portails et des niches derrière les statues semblent doublées d’un noir velouté qui met merveilleusement en valeur le relief des sculptures. Le mélange des couleurs sur toute la façade de cette ruine sublime rappelle les tons métalliques de ces rochers du golfe d’Egine iridescents comme le plumage des paons. Et la beauté de cette impression est centuplée par la pensée qu’elle durera si peu: par la triste certitude que c’est la beauté qui poétise ceux qui vont mourir, que chacune de ces statues ainsi transfigurées s’écroulera sous les pluies d’automne, que toutes ces pierres d’or et de corail sont rongées et vont s’effriter. La cathédrale de Reims nous éblouit comme un beau coucher de soleil. 14 août. Un château de brique et de pierre dans un parc où coule un petit cours d’eau; des gazons, des géraniums, des ponts rustiques et des allées qui serpentent. Combien tout cela paraîtrait bourgeois et tranquille, sans la sentinelle qui arrête notre voiture à la grille! Devant la porte un _collie_ dort au soleil, et des officiers d’état-major attendent l’heure du déjeuner. A l’intérieur, un salon avec de belles tapisseries, quelques jolis meubles, et les inévitables cartes militaires et photographies d’aéroplanes. A déjeuner, le général, son état-major et un officier du grand quartier général--une douzaine en tout. Et toujours cette même atmosphère de camaraderie, de confiance, de bonne humeur, qui caractérise les officiers des premières lignes. A combien de déjeuners, pendant mes visites au front, n’ai-je pas eu cette même impression! 15 août. Ce matin, nous partons pour l’Alsace reconquise. Pour des raisons ignorées des civils, ce coin de la vieille nouvelle France a été jusqu’ici inaccessible, même pour d’importants personnages; aussi est-ce avec une émotion toute spéciale que nous prenons le chemin qui va nous y mener. Nous traversons plusieurs vallées, passant par des villages tranquilles aux pignons couverts de vignes, et tout d’un coup nous nous apercevons que toutes les enseignes des magasins sont écrites en allemand: nous avions franchi, sans nous en apercevoir, l’ancienne frontière et étions maintenant dans la charmante ville de Massevaux. C’était la fête de l’Assomption, et la messe venait de finir quand nous arrivâmes sur la place de l’église. Les rues étaient remplies de gens bien mis, souriants, paraissant inconscients de la guerre. Aux mains de leurs mamans, des petites filles descendaient les marches de l’église, toutes habillées en blanc, avec des couronnes blanches sur la tête, et portant à leurs cous des paniers où étaient des agneaux frisés ou des vierges blanches et bleues. Des groupes d’officiers causaient avec des bourgeois endimanchés--et, à travers les fenêtres de l’Aigle d’Or, nous pouvions voir les préparatifs plantureux pour le dîner de midi. C’était un tableau heureux et familial de Hansi, dans le cadre traditionnel d’un dimanche alsacien. Nous achetâmes des provisions à l’Aigle d’Or et partîmes à travers les montagnes dans la direction de Thann. A cette époque de l’année les Vosges sont dans toute la beauté de leur court été. Toute la forêt est sillonnée de cours d’eau et imprégnée d’une fraîcheur embaumée. Nous déjeunâmes paisiblement au soleil sur une pente parfumée de thym, laissant la voiture cachée derrière un rideau d’arbres. En face de nous, s’élevait une colline en pain de sucre couverte de forêts. Cette colline était l’Hartmannswillerkopf, que les deux armées se sont si longtemps disputé, et où les Français se sont victorieusement établis. Tout autour de nous, d’autres collines garnies de canons allemands surveillent la vallée de Thann. Thann est tout au fond de cette vallée, rétrécie entre des hauteurs: une jolie vieille ville avec un air de prospérité solide qui frappe l’imagination dans ce pays en pleine tourmente. En suivant la grande rue nous sentîmes de nouveau peser sur nous la tristesse de la guerre. La lumière de cette belle journée d’été en paraissait obscurcie; un frisson nous glaçait malgré la douce chaleur du soleil. Thann est toujours sous le feu des batteries allemandes; les persiennes sont fermées à toutes les fenêtres et les rues sont désertes. Deux ou trois maisons sur la place de la cathédrale ont été éventrées; mais la cathédrale ciselée comme un tabernacle, cette cathédrale qui est l’orgueil de la ville, est à peu près intacte. Quand nous y entrâmes, on chantait les vêpres: de rares fidèles, presque tous en deuil, étaient agenouillés dans la nef. Quel contraste avec l’aspect de Massevaux, dont l’air de fête nous avait charmés, et que nous avions laissé à si peu de kilomètres derrière nous! Mais, en dépit de ses rues désertes, Thann n’est pas une ville abandonnée: on y sent une vie énergique, toute prête à reprendre son cours dès qu’on aura fait taire les canons allemands. L’administration française, en accord parfait avec la population, veille sur l’activité civile de la ville comme les chanoines de la cathédrale veillent sur les rites de l’église. Beaucoup d’habitants cachés derrière leurs persiennes fermées: ils descendront dans leurs caves, au premier obus. Les écoles, transportées dans un village voisin, comptent plus de deux mille élèves. Nous avons circulé dans la ville et visité d’énormes caves à vin, devenues d’hospitalières catacombes où se trouve une ambulance, et qui servent aussi de refuge à ceux qui ne possèdent pas de cave. Le quartier industriel, le long de la rivière, n’est qu’une lamentable ruine: c’est sur lui que les canons allemands se sont surtout acharnés. Le commerce de Thann est anéanti; tous ses moulins sont détruits. Mais, contrairement aux villes du Nord, elle a eu la chance de conserver sa silhouette, sa personnalité civique, une physionomie que ses enfants, quand ils reviendront, pourront reconnaître, et qui ranimera leur courage. Après notre course à travers les ruines, les aimables fonctionnaires de Thann nous proposèrent la charmante diversion d’un carrousel que le ...e dragons devait donner dans le voisinage, et auquel on voulut bien nous inviter. Cela se passait dans une plaine entourée d’un amphithéâtre de rochers comme des gradins d’un cirque. Quelques spectateurs éparpillés, et des vaches ruminant paisiblement, se partageaient ces places: sur le premier gradin, on avait mis un rang de chaises en demi-cercle pour le monde élégant du voisinage. Dans la plaine avait lieu le carrousel, qui fut plein d’entrain. Les cavaliers, comme toujours dans l’armée française, montaient fort bien. Peu de chevaux pur sang; le plus grand nombre étaient simplement des bêtes de trait du pays qu’on avait dressées: leur agilité et leur souplesse faisaient l’éloge de leurs cavaliers. Les lanciers, en particulier, exécutèrent une marche en musique autour d’un pennon central qui souleva l’enthousiasme du public élégant des premières, aussi bien que celui de la galerie. Ce public formait, lui aussi, un spectacle plein d’intérêt. Au premier rang, causant avec un groupe de dames, le général de division et son état-major, les officiers des états-majors voisins, et les fonctionnaires civils et militaires du «département du Haut-Rhin» reconstitué. Toutes les classes avaient répondu à cet appel de fête. Nous étions assis au milieu de propriétaires alsaciens et d’industriels de Thann. Beaucoup d’entre eux avaient été chassés de leurs maisons, d’autres avaient vu leurs usines détruites, et tous vivaient depuis un an sur les confins de la guerre la plus cruelle, sous la menace de représailles dont la pensée fait frémir; cependant, le ton général était celui d’une réunion mondaine dans une paisible ville de garnison. Je n’ai rien vu, dans tous mes voyages sur le front, qui donnât une idée plus parfaite de l’éducation française. La représentation de «haute école» devait être suivie par une exhibition des «moyens de transport à travers les âges», commençant par un char gaulois guidé par un troupier orné de longues moustaches en crin de cheval et couronné de gui. A la fin devait apparaître une automobile dont le moteur aurait été remplacé par un cheval blanc lourd et somnolent. Malheureusement, une averse terrible se mit à tomber pendant les préparatifs de ce numéro sensationnel, et nous dûmes partir sans voir l’arrivée dans l’arène de Vercingétorix suivi de ses guerriers. 16 août. Dans les montagnes: nous montons et nous descendons pour remonter encore. Départ matinal, et longue route dans une interminable vallée gagnant graduellement les hauteurs de l’est. La voie était encombrée par une procession de camions à bâches traînés par des mules; nous étions sur le chemin d’une place importante des Vosges, et ces convois de provisions ne cessent ni jour ni nuit. Enfin nous arrivâmes à un village montagnard à l’ombre des sapins, rafraîchi par un torrent glacé venant des hauteurs. D’un côté de la route, une auberge rustique; de l’autre, dans les arbres, un chalet occupé par l’état-major de la brigade. Partout, autour de nous, un mouvement incessant de petits «chasseurs alpins» coiffés du béret bleu et guêtres de cuir. Depuis un an, nous lisions le récit des prouesses de ces héros de la montagne, et maintenant nous nous trouvions au milieu d’eux, heureux de voir leurs visages bronzés et leurs yeux bienveillants et gais. Ils étaient tous pleins de gentillesse, mais très silencieux et timides pour des Français; il paraît que même en France le silence des montagnes engendre la réserve! On nous amena des mules et nous partîmes pour une longue excursion dans la montagne. Le chemin suivait d’abord des crêtes découvertes, d’où la vue plongeait dans des vallées bleues à travers des forêts de hêtres et de sapins. Au-dessus de la route s’élevaient à perte de vue des pentes boisées où l’on avait établi des écuries pour les mules: on en voyait des centaines rangées sous les arbres dans des stalles creusées à des niveaux différents. Tout près il y avait des abris pour les hommes, et quelquefois un village de «cabanes de trappeurs»: c’est ainsi que les officiers appellent dans ce pays-ci les cabanes construites avec des troncs d’arbres. Il y règne toujours une animation extraordinaire: hommes nettoyant leurs armes, traînant des matériaux pour construire de nouvelles cabanes, lavant ou raccommodant leurs habits; «cuistots» descendant de la cuisine la soupe fumante dans de grandes marmites à deux anses. La cuisine est toujours dans la partie du camp la mieux protégée, et généralement à quelque distance en arrière. D’autres soldats, leur service terminé, flânent par groupes, fumant, bavardant ou écrivant laborieusement à ceux qu’ils ont laissés chez eux avec des stylos rapportés des hôpitaux où ils ont été soignés. Il y en a de penchés sur l’épaule d’un camarade qui a eu la chance de recevoir un journal de Paris; d’autres s’esclaffent ensemble à la lecture des plaisanteries de leur propre journal, l’_Écho du Ravin_, le _Journal des Poilus_ ou le _Diable bleu_: feuilles imprimées sur du papier écolier, illustrées de dessins comiques, et débordant de la gaieté des tranchées. Plus haut, aux confins de la prairie, l’officier qui marchait en tête nous fit signe de descendre de nos mules et de grimper à sa suite. Nous avançâmes, sous les arbres, à travers une palissade de branches entrelacées comme une broussaille épaisse masquant les gueules d’une batterie. Tout autour de nous, dans la forêt, ces grands canons étaient blottis comme des fauves prêts à bondir; et près de chaque canon était son canonnier, fier de son 75 comme un nouveau marié de sa jeune épouse. Nous continuâmes longtemps notre ascension jusqu’au plateau des Hautes Chaumes, desséché par le vent et le soleil: c’est l’un des points les plus élevés du pays. Nous avions laissé la forêt au-dessous de nous; il n’y avait plus autour de ce sommet gazonné qu’une ceinture de sapins rabougris. On attacha les mules sous les arbres et notre guide nous mena auprès d’une borne à demi cachée dans l’herbe. D’un côté, on y lisait la lettre F; de l’autre, la lettre D. C’était là, jusqu’à l’an dernier, qu’était la frontière entre les deux pays ennemis. Depuis lors, sur certains points, cette ligne avait été bien reculée par les Français; mais là, nous étions encore à portée des canons allemands et il nous fallut ramper à l’abri des sapins trapus pour arriver au bout du plateau. De là nous voyions, sous un ciel où roulaient des nuages, la terre promise d’Alsace qui s’étendait à nos pieds. D’un côté, au loin dans la plaine, étincelaient les toits et les flèches de Colmar; de l’autre, s’estompait à l’horizon la ligne violette des hauteurs au delà du Rhin. Un cercle de collines dénudées nous entourait; les plus proches étaient labourées de grands sillons entre des monticules de terres fraîchement remuées, comme travaillées par des taupes géantes. Juste au-dessous de nous, dans une petite vallée verdoyante, on voyait les toits d’un village paisible. Les champs et le village paisible étaient encore allemands; mais les positions françaises occupaient la montagne jusqu’à sa base, et même l’un des sommets sombres que nous avions à notre droite. Arrivés à une éclaircie dans les sapins, nous marchâmes jusqu’au bord extrême du plateau, qui dominait un lac creusé dans le roc et entouré de sillons en zigzag. Auprès de la rive, on devinait, sous des toits de branches, un autre grand abri pour les mules. C’est le point où les chasseurs alpins descendent la nuit en caravanes pour porter des provisions à la ligne de feu. «Qui va là? Attention! Vous êtes en vue des lignes!» nous cria une voix sortant des sapins, et notre compagnon nous fit signe de reculer. Nous étions trop exposés à la vue des Allemands d’en face, et notre présence aurait pu attirer le feu de leur batterie sur un poste d’observation dissimulé sous les broussailles. Nous nous retirâmes en hâte. Ce jour-là notre déjeuner champêtre était préparé à l’abri d’un groupe de pins à l’autre extrémité du plateau. Nous étions assis dans le gazon, enivrés par cet air vivifiant des montagnes chargé du parfum des thyms et des myrtes; le chant des oiseaux, la vie bourdonnante des insectes sous ce beau soleil, ne rendaient que plus poignante l’angoisse si voisine de la mort. Ce n’est pas dans la boue des tranchées, au milieu de l’activité quotidienne des soldats, qu’on est le plus frappé de la folie insensée de la guerre: c’est quand on la sent cachée comme quelque monstre destructeur dans une scène qui n’évoque que calme et que repos. Nous n’avions pas encore achevé le tour du plateau: après déjeuner nous gagnâmes un point avancé qui surplombe directement les lignes allemandes. Quittant nos mules, nous marchâmes le long de la crête d’un rocher bordée d’arbustes nains. Derrière nous une explosion retentit: c’était le feu d’une des batteries que nous avions dépassées. La réponse allemande ne se fit pas attendre, et pendant plus de vingt minutes ce dialogue assourdissant continua. La canonnade était incessante: il semblait que la mitraille traçât un arc de fer dans l’air pur du ciel. Nous pouvions suivre le son de chaque décharge depuis son départ jusqu’à l’éclatement final dans les tranchées. Il y avait quatre phases distinctes: le fracas aigu du canon qui part, le grondement furieux et prolongé au-dessus de nos têtes, le bruit déchirant de l’obus qui éclate, et le roulement final renvoyé par les échos de colline en colline. Voilà ce que nous entendions, terrés sous les sapins. Quand nous regardions entre les branches, nous ne voyions qu’un peu de fumée blanche et une flamme rouge sur la colline, suivie, quelques instants plus tard, par un geyser de fumée fauve. Un déluge soudain nous ramena à nos mules, et c’est à travers des torrents de boue que nous descendîmes du haut de la montagne. Il tombait sans cesser de telles trombes et de telles cataractes que la montagne même et ses rochers semblaient se fondre sous une cascade de boue. Nous rencontrâmes des chasseurs alpins qui montaient, enduits jusqu’à la ceinture d’une croûte de boue et d’argile: les mules qu’ils conduisaient en étaient à ce point couvertes qu’elles semblaient des ébauches de terre glaise qu’un sculpteur viendrait de dépouiller de leurs linges mouillés. Plus bas, nous arrivâmes à un autre établissement de «cabanes de trappeurs» trempant et nageant dans une telle humidité que nous eûmes une idée de ce que peuvent être les mois d’hiver sur cette partie du front. Plus de soldats gaiement occupés à polir leurs armes, à charrier des fagots, plus de flâneurs bavardant par groupes: chacun s’était blotti de son mieux sous l’abri douteux des bâches détrempées. Toute l’armée était rentrée dans ses terriers. 17 août. Un rayon de soleil nous accueille à Belfort. La cité invincible se cache discrète derrière ses glacis verts et ses portes écussonnées; mais son lion célèbre la garde fidèlement. Doré par les reflets du soleil couchant, fièrement étendu en haut de son repaire rouge au pied de la citadelle, il peut se prétendre le digne descendant de ses ancêtres de la frise d’Assurbanipal. En quittant Belfort nous prîmes la route de l’Alsace reconquise. A travers un passage riant de champs et de vergers nous gagnâmes Dannemarie, l’un des centres de l’administration nouvelle. C’est le classique gros bourg d’Alsace, avec de confortables vieilles maisons dans des jardins à espaliers; non point le cadre rêvé par ceux dont le patriotisme s’exalte à la pensée des petites Alsaciennes chantant la _Marseillaise_, ou des vieillards embrassant le drapeau tricolore--mais ce qu’il nous fut donné d’y voir avait un caractère autrement saisissant. Les fonctionnaires civils et militaires eurent la bonté et la patience de nous expliquer leurs efforts et de nous en montrer quelques-uns des résultats; et cette visite nous laissa l’impression d’un système d’adaptation lent, tranquille et sûr, sagement combiné et couronné d’un plein succès. Finalement, nous les avons tout de même entendues chanter la _Marseillaise_, les petites filles de l’école de Dannemarie--et les petits garçons aussi--mais ce qui nous intéressa bien davantage, ce fut de les voir travaillant sous la direction des maîtres qui les avaient toujours dirigées, et de constater que partout les fonctionnaires français s’étaient appliqués à ne pas déranger la routine des habitudes. Les enseignes allemandes sont restées sur les boutiques, sauf quand les marchands les ont enlevées de leur plein gré, ce qui se produit de plus en plus fréquemment. S’il y a lieu de remplacer un fonctionnaire, il est choisi dans la même ville ou le même district; et le personnel de l’administration civile et militaire est principalement composé d’officiers et de civils de souche alsacienne. Les chefs de ces deux administrations, qui nous accompagnaient, pouvaient parler aux enfants et aux vieillards en allemand aussi bien que dans le dialecte du pays; et nous fûmes frappés de voir à quel point tout avait été fait pour diminuer les froissements inévitables dans la transition entre un régime et un autre. Ce qui rendait particulièrement intéressant ces procédés pleins de tact et de tolérance, c’est qu’ils semblaient être le résultat non pas de la nécessité, mais simplement de la compréhension intelligente du point de vue de ces populations de la frontière. A Dannemarie je n’entendis pas un mot de chauvinisme lyrique ou de sentimentalité de carte postale; on y jugeait tout avec une impartialité qui constate les faits et qui en tient compte. 18 août. Ce matin encore, nous partîmes de bonne heure pour la région des montagnes. Notre route, traversant le cœur des Vosges, nous conduisit jusqu’au repli d’une colline près de la frontière de Lorraine. Au quartier général on nous adjoignit un jeune officier, qui nous annonça qu’il nous serait permis de visiter quelques-unes des tranchées de première ligne que nous avions aperçues, du haut d’un poste d’observation, à notre précédente visite dans les Vosges. On se battait ferme de ce côté-là; après plus d’une heure d’ascension, il fallut quitter l’automobile pour traverser la forêt à pied. Non loin de nous, en bas, nous apercevions parfois la grande route, qui était en pleine vue des batteries allemandes. Enfin nous arrivâmes à un point où cette route était masquée par une grande épaisseur d’arbres où se dissimulait un poste d’observation. Nous descendîmes jusqu’à la route pour regarder par le créneau. Juste à nos pieds s’étendait une vallée. Un village était situé au centre entre deux collines dont l’une était entaillée de tranchées françaises, l’autre de tranchées allemandes. Le village, à première vue, était semblable à tous ceux que nous venions de traverser; mais on s’apercevait vite que son église était sans clocher et beaucoup de maisons sans toits. Ce village était occupé en partie par les Français, en partie par les Allemands. Le cimetière près de l’église, et une carrière toute voisine, appartenaient aux Allemands; mais une ligne de tranchées françaises allait de l’extrémité opposée de l’église rejoindre les batteries françaises de la colline à droite. Parallèle à cette ligne, mais partant de l’autre côté du village, un chemin creux conduisait à un arbre isolé. Ce chemin était la tranchée ennemie, protégée par les canons allemands de la colline de gauche: il n’y avait pas un espace de plus de quarante mètres entre les deux. Enfin nous découvrions tout près de nous une pente traversée par un chemin champêtre, sur lequel on voyait une ligne de petits soldats français grimpant vers le village, chargés de sacs et de fagots, et déployant une activité de fourmis, sans que la présence des deux armées qui étaient face à face à quelques mètres de là troublât en rien leur travail. C’était l’une de ces scènes de guerre étranges et contradictoires qui prouvent au spectateur combien il lui est difficile de comprendre ce qui se passe sous ses yeux. Pendant que nous regardions ce tableau nous fûmes assourdis par la voix de tonnerre d’une batterie juste au-dessus de nous: le sommet de la colline que nous gravissions était peuplé de 75. Jamais je n’avais encore entendu la Guerre pousser des rugissements aussi effroyables: on eût dit que toute sa meute était déchaînée. Entendue de loin, la canonnade a une majesté terrible, mais ces détonations si proches n’éveillaient que des sentiments d’horreur. En face, on commençait à voir les geysers de poussière noire et brune s’élever des tranchées allemandes; de leurs batteries partaient la flamme et le tonnerre des représailles. En bas, les petits soldats français continuaient à grimper paisiblement au village saccagé; et bientôt un groupe d’officiers d’état-major vint au-devant de nous, sortant tout à coup du bois. En continuant à grimper à travers la forêt, au son de la canonnade par-dessus nos têtes, nous arrivâmes à la colonie de «trappeurs» la plus élégante que nous eussions encore vue. A demi souterraines, avec des murs de bûches et des toits épais de mottes cimentées de mousse et de fougères, les cabanes, éparses sous les arbres, étaient reliées par des passages bordés de cailloux blancs. Devant la cabane du colonel, les soldats avaient semé un massif de fleurs. Dans un repli de la colline, il y avait une chapelle construite en bûches, un simple toit au-dessus d’un autel de bois, tout tapissé de lierre et de houx. Tout près était l’asile de l’aumônier. On y arrivait par un couloir profond garni de lierre; des branchages de sapins en cachaient la façade. Cette retraite venait d’être achevée, et officiers, soldats et aumônier nous en firent les honneurs, heureux de la montrer et de l’entendre admirer. L’officier commandant, après nous avoir fait visiter le camp, nous mena à quelques centaines de mètres plus bas, à une ouverture qui marquait le commencement des tranchées. Nous passâmes dans un long et tortueux boyau, muré et couvert de bûches soigneusement ajustées: le sol était garni de lattes de bois. Ce tunnel n’était éclairé que par quelques rayons de lumière filtrant à travers d’étroits intervalles masqués par des branches; et à côté de chacune de ces meurtrières pendait une sorte de volet de métal en forme de bouclier, qui pouvait au besoin se glisser devant l’ouverture. Ce passage descendait tout le long de la colline, se doublant presque lui-même, afin qu’on pût avoir vue sur toutes les lignes environnantes. A mi-chemin le plafond devint plus haut, et nous vîmes dans le mur une niche fermée par un rideau à près d’un mètre au-dessus du sol. Un officier tira ce rideau pour nous montrer, assis sur une planche étroite, son fusil entre les genoux, un dragon, l’œil fixé à un créneau. Il ne bougea pas, et l’officier remit vivement le rideau en place, dans la crainte que ce faible rayon de lumière ne trahît la présence de la sentinelle. Nous dépassâmes plusieurs de ces gardiens casqués, et parfois, dans un réduit plus profond, nous aperçûmes une mitrailleuse cachée. Souvent le plafond du tunnel était si bas que nous devions nous plier en deux; quelquefois nous franchissions une lourde porte de bois blindée de fer, qui isolait une section d’une autre section. Il est difficile d’estimer ce qu’on peut faire de chemin en rampant sans lumière dans des terriers à des niveaux différents, et en faisant d’innombrables circuits; mais je croirais volontiers que nous fîmes un kilomètre sous terre. Nous débouchâmes finalement devant une ferme en ruines. Ce bâtiment, dont il ne restait que les murs extérieurs et une ou deux cloisons, avait été transformé en poste d’observation. A chaque coin, une échelle menait à la hauteur de ce qui avait été le second étage; là, assis sur une planche, un dragon veillait. En bas, dans les chambres dévastées, c’était la même vie que partout dans ces postes avancés: quelques soldats jouaient à la manille assis autour d’une table de cuisine, d’autres raccommodaient leurs habits, faisaient leur correspondance, ou riaient ensemble (pas trop haut) en lisant des journaux comiques. On aurait aussi bien pu se croire dans un abri des secondes lignes: le chuchotement des soldats, la vivacité avec laquelle on m’empêcha de regarder à travers une fente dans le mur, et la présence en haut des sentinelles casquées étaient tout ce qui pouvait nous révéler le proche voisinage de l’ennemi. En quittant ce poste, nous recommençâmes notre excursion souterraine à travers un tunnel qui devenait toujours plus sombre et plus étroit. Dans le boyau précédent on se trouvait parfois à ciel ouvert et l’on pouvait se redresser et respirer. Mais dans celui-ci on était dans l’obscurité la plus profonde, et on eût risqué de se casser le cou sans la lampe de poche que notre officier levait et baissait tour à tour afin de nous éclairer mieux quand se présentait une marche ou un brusque tournant. Il nous avoua gaiement que, la nuit, quand ce faible luminaire était défendu, «c’était rudement difficile» d’aller et de venir dans ce labyrinthe avant d’en avoir appris les détours. Le dernier poste avancé était une ferme en ruines comme l’autre. Elle était reliée au quartier général par le téléphone, et gardée, elle aussi, par de silencieux dragons accroupis sur leur observatoire de planches. Cette maison était séparée du boyau par une porte blindée, et en cas d’attaque cette porte devait être fermée au dedans et défendue jusqu’à la mort par les hommes du poste extérieur. Nous étions à l’extrémité de la ligne de défense, dominant le village au-dessus duquel nous avions entendu, quelques heures plus tôt, le tonnerre de l’artillerie. Le point où nous étions était de tous côtés sous le feu des lignes allemandes, et nous n’étions qu’à quelques mètres de leurs tranchées. Mais je ne m’en rendais aucunement compte et j’aurais pu me croire à cent lieues de la vallée où nous avions vu, sur le chemin ensoleillé, les soldats français grimpant vers le village. Je me rendais seulement compte qu’après avoir erré dans un sombre labyrinthe, nous étions dans une maison détruite, au milieu d’arbres fruitiers, où des soldats flânaient en fumant, mais où tout le monde parlait bas comme dans une chambre mortuaire. Par une brèche dans le mur, je voyais une autre ferme détruite, tout près dans un autre verger. C’était un avant-poste ennemi où d’autres sentinelles coiffées d’un casque d’une autre forme veillaient assises sur des planches en haut du bâtiment. Mais tout cela me paraissait bien moins réel et moins terrible que la canonnade au-dessus du village que les deux armées se disputaient. Le tir de l’artillerie avait cessé et l’air était rempli de tous les murmures de l’été. Tout près, dans un coin abrité, je voyais une vigne où pendaient des toiles d’araignées scintillantes de rosée. Je ne comprenais plus où nous étions, ce qui se passait et pourquoi un obus de l’avant-poste allemand ne nous mettait pas en miettes. Mais, petit à petit, je fus pénétrée du sens de cette observation réciproque de tranchée à tranchée, échange de regards entre d’innombrables paires d’yeux toujours en éveil, sur une longueur de tant de lieues, de Dunkerque à Belfort. Ma dernière vision de ce front français que j’avais parcouru d’un bout à l’autre fut le tableau de cette maison bombardée et de ces hommes assis tranquillement au soleil, fumant leur pipe et jouant aux cartes, qui avaient l’ordre de tenir bon et de se faire tuer jusqu’au dernier plutôt que de laisser rompre le coin de secteur qu’ils avaient l’honneur de garder. VI L’ÂME DE LA FRANCE Personne ne pose plus maintenant la question qui si souvent, au commencement de la guerre, m’est venue de mes compatriotes d’outre-mer: quelle est l’âme de la France? Elle l’a suffisamment montrée à tous. La France a pu paraître autrefois un problème inquiétant: elle est désormais devenue un lumineux exemple. Cependant, ceux pour qui cette lueur a brillé de trop loin peuvent avoir encore quelque chose à apprendre quant aux éléments qui la composent, car elle est faite de plusieurs rayons distincts, et le terrible effort de l’année dernière a été le spectroscope qui les décomposait. Dès les tout premiers jours, quiconque en a senti le rayonnement, pareil à ces pâles clartés qui précèdent l’aurore, éprouvait la tentation irrésistible de la définir. «Il y a là une âme dont, dès les premiers jours, dès les premières heures, on a senti, dans l’air, les vibrations. En quoi donc consiste ce qui nous la révèle?» Durant ces journées, la réponse était relativement facile. L’âme de la France, après la déclaration de guerre, c’était la pure flamme du sacrifice, le magnifique élan d’un grand peuple résolu à résister à la destruction. Mais à ce moment personne ne savait ce que la résistance devait coûter, le temps qu’elle devait durer, les sacrifices matériels et moraux qu’elle entraînerait. Tous les sentiments d’ordre inférieur furent réduits au silence. La cupidité, l’égoïsme, la lâcheté, semblaient avoir été expurgés de la race. La grande séance de la Chambre, cette cérémonie quasi religieuse où s’affirma l’union défensive, exprimait réellement l’opinion de la nation tout entière. Il est comparativement aisé de s’envoler vers l’empyrée, poussé par un pareil élan, alors qu’on ne prévoit pas le temps qu’on restera ainsi suspendu! Mais la plus belle envolée a une fin: elle court grand risque, après un temps, de retomber comme un oiseau que ses ailes brisées retiennent dans les limites d’une basse-cour. L’état d’âme d’une nation ne peut pas rester longtemps au-dessus des sentiments individuels, et pour réaliser une âme nationale il ne faut rien moins que la nation tout entière. Le point réellement intéressant était donc, à mesure que la guerre se prolongeait, et devenait une calamité sans précédent dans les annales humaines, de voir comment le cœur de la France en affronterait l’épreuve, et quelles vertus elle en ferait jaillir. * * * * * La guerre a été une calamité sans précédent; mais ce qui est sans précédent n’a jamais fait peur à la France. Il n’y eut jamais race plus audacieuse à s’affranchir du passé, et aucune, par contre, qui ait à un tel point révéré ses reliques. C’est une grande force de pouvoir marcher sans le secours des analogies, sans s’appuyer sur l’exemple des autres: la France aux périodes de crise a toujours eu cette force. Mais plus la guerre se prolongeait, plus cette question devenait passionnante de savoir jusqu’à quelle profondeur on trouverait cette ténacité intellectuelle dans le peuple. Deviendrait-elle purement instinctive? Résisterait-elle à l’épreuve d’une inaction prolongée? Il n’y a jamais eu beaucoup de doute au sujet de l’armée: quand une race guerrière voit l’envahisseur sur son sol, on ne peut pas dire de ceux qui lui tiennent tête qu’ils sont inactifs. Mais derrière l’armée il y a les millions de gens qui attendent; pour ceux-là la vision de cette longue ligne immobile de tranchées pouvait petit à petit devenir une gênante habitude de la pensée, une entrave à l’activité et au plaisir. Une guerre de cette sorte, revêche, sans événements, sans mouvement, pouvait rétrécir graduellement, au lieu de l’élargir, le courage des spectateurs. C’était le danger. La conscription, sans doute, était là pour diminuer ce péril. Chacun des Français a sa part égale dans la gloire comme dans la douleur. Mais cette gloire n’est pas de nature à transporter, à éblouir. L’impétuosité porte avec soi son auréole; seule l’imagination peut la voir briller au front de la ténacité. Les Français se sont toujours crus en quelque sorte les propriétaires de la première de ces deux qualités; la seconde leur est moins familière. Il y avait donc à craindre, à la longue, une désintégration graduelle mais irrésistible, non point de l’opinion publique, mais de quelque chose de plus subtil, de plus fondamental, le sentiment public. Il était possible que la France des civils, tout en paraissant dans l’ensemble se tenir à la même hauteur, se relâchât individuellement, et fît preuve de quelque défaillance en ce qui concerne la guerre. Les Français ne seraient pas humains, et partant seraient sans intérêt, s’ils n’avaient pas laissé voir, par moments, des symptômes de ce danger. Il n’est pas un Français ou une Française--en dehors d’une poignée de théoriciens inoffensifs et peut-être timorés--qui ait hésité sur l’orientation de la politique militaire du pays; mais il y a eu naturellement des gens qui ont trouvé plus difficile qu’ils ne l’avaient attendu d’accepter les sacrifices imposés par cette politique. Comment s’en étonner? Chacun aurait pu, même sans les avoir vus, prédire leur existence. Il a été dur pour certains, plus dur qu’ils ne le pensaient, de renoncer à leur manière de vivre, au croissant de leur petit déjeuner; encore que le Français, sobre par nature, soit beaucoup moins l’esclave des raffinements qu’il a créés que les autres nations qui les ont adoptés. Bien plus grand fut le nombre de ceux pour qui le sacrifice d’un bonheur personnel--de ce qui donne à la vie tout son prix, qui fait qu’un pays vaille qu’on se batte pour lui--a été infiniment plus pénible que l’imagination la plus inquiète ne pouvait l’entrevoir. Pour bien des mères et bien des veuves, un seul tombeau, un nom lu sur une liste de disparus, rend le grondement lointain de cette immense lutte vide de sens comme les divagations d’un aliéné. Certes, il y en a eu ainsi; pas assez cependant pour troubler en quoi que ce soit le courant subtil du sentiment public. A moins qu’il ne soit plus vrai (et infiniment plus touchant) de supposer que, parmi tous ces malheureux, la plupart ont eu le courage de cacher leur détresse et de dire du grand effort national qui avait perdu presque tout sens pour eux: «Quand même Il me détruirait, j’espérerais encore en Lui.» C’est là probablement la plus belle victoire remportée par l’âme de la France: que ses courants de feu jaillissent de tant de cœurs rendus insensibles par la douleur, que tant de mains qui sont mortes nourrissent la lampe qui ne meurt pas. * * * * * Cela n’implique en rien que la résignation soit la note dominante dans l’âme de la France. L’attitude du peuple, après ces quatorze mois d’épreuve, n’est nullement l’attitude de la soumission à une calamité sans exemple. C’est celle de l’exaltation, de l’énergie: une décision ardente de dominer le désastre. Dans toutes les classes ce sentiment est le même: chaque mot, chaque acte est basé sur la résolution de ne penser à rien d’autre que la victoire. Le peuple français ne songe pas plus à un compromis qu’on ne songerait à affronter une inondation ou un tremblement de terre en agitant un drapeau blanc. L’observateur de cette lutte, qui risque de telles assertions, doit s’attendre à ce qu’on lui pose deux questions. Comment, lui dira-t-on, se manifeste cette âme nationale? Et quelles sont les conditions et les qualités d’où elle dérive? Maintenant que le tumulte et les clameurs s’éteignent, que la vie des civils est retombée à peu de chose près à son habituelle routine, les manifestations de cette âme nationale sont naturellement moins nettes qu’au début. L’une des plus évidentes, c’est l’esprit dans lequel les privations de toutes sortes sont acceptées. Quiconque a été en contact avec le peuple des ouvriers et des petits boutiquiers de Paris, depuis un an, ne peut manquer d’avoir été frappé par la dignité et la grâce avec lesquelles il s’accommode aux nouvelles conditions de la vie. La Française, devant la porte de sa boutique vide, garde le même sourire avec lequel elle faisait patienter ses clients trop nombreux. La couturière qui vit du maigre salaire gagné dans un ouvroir de charité travaille aussi consciencieusement que si elle était payée fort cher dans un atelier à la mode; elle n’essaie jamais, par quelque allusion à ses difficultés personnelles, d’obtenir un secours supplémentaire. L’habituelle belle humeur de l’ouvrière parisienne se hausse, aux heures de douleur, au plus admirable courage. Dans un ouvroir où, depuis le début de la guerre, beaucoup de femmes ont été employées, une fillette de seize ans apprend une après-midi que son frère unique vient d’être tué. Elle éprouve un moment d’horrible détresse; mais il y a toute sa nombreuse famille, que son pauvre salaire aide à vivre, et le matin suivant, ponctuellement, elle retourne à son ouvrage. Dans ce même ouvroir les femmes ont une demi-journée de congé par semaine, sans réduction de salaire; pourtant s’il y a une commande pressée pour un hôpital, elles renoncent à leur après-midi aussi gaiement que s’il s’agissait de leur plaisir. Mais ceux qui ont vécu depuis la guerre au milieu des ouvriers et des petits commerçants de Paris savent bien que si l’on commençait à citer des exemples d’endurance, d’abnégation et de charité discrète, la liste en serait interminable. Quant à la seconde question: les conditions et les qualités d’où ces résultats dérivent, il est moins facile d’y répondre. On peut le faire de tant de manières, que toute explication dépend pour une bonne part de la tournure d’esprit personnelle de celui qui la donne. Mais une chose est certaine: l’éclosion de la nouvelle âme française ne s’est faite aux dépens d’aucun de ses traits nationaux, mais plutôt en les portant à leur maximum d’intensité; aussi le moyen le plus sûr pour découvrir le secret de cette «âme» est-il de se demander en quoi les qualités caractéristiques de la race--ou au moins celles qui paraissent telles à l’étranger qui les envie--ont directement influé sur son attitude actuelle. Parmi ses dons multiples, lesquels ont surtout aidé le Français d’aujourd’hui à être ce qu’il est, et à l’être comme il l’est? L’Intelligence! C’est la réponse qui se suggère aussitôt à l’observateur d’un autre pays. Bien des Français ne paraissent pas s’en douter. Ils sont sincèrement persuadés que la répression de leur activité critique a été l’un des résultats les plus importants et les plus utiles de la guerre. On entend dire que, dans un esprit de patriotisme, ce peuple a appris à ne plus critiquer, lui qui n’a pas son pareil pour l’esprit de critique. Rien n’est moins vrai. Le Français, s’il a quelque grief, ne va point le crier dans le _Times_; son forum à lui c’est le café et non point le journal. Au café il continue à s’exprimer aussi librement que jamais, aussi vif qu’autrefois dans ses reproches, aussi passionné dans ses jugements. Mais le simple fait d’exercer son intelligence sur un problème autrement vaste et difficile que ceux qu’il affrontait précédemment l’a soustrait à l’empire des préjugés, des conventions, des phrases toutes faites qui avant la guerre gouvernaient son opinion. Alors son intelligence était canalisée, tandis qu’aujourd’hui elle a rompu ses digues. Cet affranchissement a eu pour effet immédiat de remettre au point tous les éléments de la vie nationale. Les heures de grandes épreuves sont la pierre de touche des nations et la guerre a révélé au monde l’idéal national de la France. Pas un instant ce peuple, si expert dans le grand art de vivre, ne s’est imaginé que le tout de la vie consistait à être vivant. Amoureux de plaisir et de beauté, jouissant librement et franchement du présent, il n’en a pas moins gardé le sens des réalités plus larges; il a compris que la vie se compose de bien des choses passées et futures, de sacrifices autant que de jouissances, de traditions autant que de renouvellements, du sacrifice des morts aussi bien que de l’effort des vivants. Jamais il n’a considéré l’existence comme une chose précieuse par elle-même, en dehors de la valeur de ses sensations et de ses émotions. * * * * * C’est donc en premier lieu l’intelligence qui a aidé la France à être ce qu’elle est; et puis un de ses corollaires, le don de l’expression. Les Français sont les premiers à rire d’eux-mêmes pour leur promptitude à recourir aux mots; tous, ils semblent regarder leur don d’expression comme une faiblesse qui risque de les détourner de l’action. L’expérience de l’année dernière n’a nullement confirmé cette vue. Elle a plutôt prouvé que l’éloquence est une arme de plus. Par «éloquence» je n’entends naturellement pas l’art de parler en public, non plus que cette façon d’écrire, toute de rhétorique, qu’on associe trop souvent avec ce mot. La rhétorique n’est que l’art d’habiller des sentiments conventionnels; l’éloquence est le don d’exprimer sans crainte une émotion réelle. Et ce don courageux--courageux en ce qu’il se moque du ridicule ou de l’indifférence de ceux qui écoutent--a constitué à la France une force inestimable. Ce qui montre le haut degré auquel atteint l’intelligence chez les Français, c’est qu’une émotion bien exprimée est capable d’aviver encore cette intelligence et de l’élever; c’est que le «mot» n’est point, par je ne sais quelle fausse honte, considéré comme distinct de l’émotion, comme en dehors d’elle, ou même comme son simple dérivatif. Chez les Français le mot donne à la pensée à la fois son âme et sa forme. Tout ce qui aide à extérioriser les manières de sentir, en leur donnant une physionomie, un langage, est un appui moral aussi bien qu’artistique, et Gœthe ne fut jamais plus sage qu’en écrivant: «C’est un Dieu qui m’a donné la voix pour exprimer ma peine.» On peut affirmer sans exagération que les Français en ce moment tirent de leur langage une part de leur force nationale. La piété avec laquelle ils l’ont aimé et cultivé en a fait entre leurs mains un instrument précieux. Il est capable d’exprimer si magnifiquement ce qu’ils sentent, qu’ils trouvent à s’en servir un soutien et une force; et le mot une fois jailli passe de l’un à l’autre, apportant à tous le même réconfort. Ceux qui ont vécu l’année dernière en France en pourraient citer d’innombrables exemples. Sur les cadavres de jeunes soldats on a trouvé des lettres d’adieu à leurs parents qui font songer à des vers héroïques de Shakespeare; et les mères à qui ces enfants ont été ravis leur ont répondu par un cri non moins héroïque. Quand l’éloquente expression d’un sentiment ne se traduit pas en action--tout au moins en un état d’âme équivalent à l’action--elle tombe au niveau de la rhétorique; mais en France, en ce moment, l’expression et l’acte se continuent et se reflètent l’un l’autre. Et me voici conduite à cette autre grande qualité qui contribue à former l’âme de la France: la qualité du courage. C’est à dessein qu’il vient le dernier dans ma liste. Le courage français est un courage rationnel, prémédité, et reconnu nécessaire en vue d’une fin spéciale; il est, au même titre que les autres qualités du tempérament français, le produit de l’intelligence. Un peuple aussi sensible à la beauté, portant à la vie un intérêt si passionné, tellement doué du pouvoir d’exprimer et de donner une forme éternelle à cet intérêt, ne saurait vraiment aimer la destruction pour elle-même. Les Français détestent le «militarisme». Ils le trouvent stupide, inesthétique, dépourvu d’imagination, asservissant; rien, plus que ces quatre motifs, ne pourrait le leur faire haïr davantage. Les Français n’ont jamais goûté ces formes sauvages du sport qui stimulent le sang de races plus apathiques ou plus brutales; ni les matches de boxe, ni les courses de taureaux ne sont nés chez eux, et les Français ne règlent pas leurs disputes personnelles sur-le-champ et à coups de poing; ils le font logiquement, et de propos délibéré, sur le terrain. Mais quand un péril national les menace ils deviennent instantanément, comme ils le disent fièrement et si justement eux-mêmes, «un peuple guerrier»; ils mettent à leur patriotisme l’ardeur, l’imagination, la persévérance qui ont fait d’eux, pendant des siècles, la grande force créatrice de la civilisation. Chaque soldat français sait pourquoi il se bat, et pourquoi, en ce moment-ci, le courage physique est la première qualité qu’on attend de lui. Chaque Française connaît les causes de la guerre et sait que son courage moral est indispensable pour aider le soldat à mieux mépriser la mort. Les femmes de France font paraître ce courage moral dans les actes aussi bien que dans les mots. Elles sont peut-être, dans l’ensemble, moins braves d’instinct, au sens élémentaire, que leurs sœurs anglo-saxonnes. Elles ont peur de plus de choses et ont moins honte de laisser voir leur peur. La maman française dorlote ses enfants, les garçons comme les filles: s’ils tombent et se font mal au genou, on s’attend à ce qu’ils pleurent au lieu de les dresser à rester maîtres d’eux-mêmes, comme les petits Anglais et les petits Américains. J’ai vu de grands garçonnets français braillant pour une coupure ou une contusion qu’une fillette anglo-saxonne du même âge se serait crue obligée de supporter sans une larme. Les Françaises sont timides pour elles-mêmes autant que pour leurs enfants. Elles ont peur de l’inattendu, de l’inconnu, de tout ce qui est nouveau pour elles. On ne les dresse d’aucune manière à affecter le courage physique. Il leur manque l’avantage de notre discipline, qui fait du courage presque une hypocrisie mondaine, et quand vient pour elles le moment d’être braves, elles doivent tirer leur bravoure de leur cerveau. Il faut d’abord qu’elles soient convaincues de la nécessité de l’héroïsme; après quoi les voilà capables de marcher de pair avec Jeanne d’Arc. C’est ce même courage raisonné qu’elles ont manifesté en s’adaptant si vite à toutes sortes de besognes qui n’étaient point faites pour elles. Presque tous les services rendus par elles depuis la guerre étaient essentiellement contraires à leur nature. Un médecin français me faisait un jour remarquer que les Françaises ne font vraiment de bonnes infirmières que pour les leurs. Elles sont trop personnelles, trop émotives, s’intéressent à trop de choses intéressantes, pour se donner aux mille détails du métier d’infirmière à moins qu’il ne s’agisse de quelqu’un qui leur est cher. Même alors elles manquent assez souvent d’ordre et de méthode; mais elles remplacent ces qualités par une bonne volonté et une sympathie inépuisables. Elles sont devenues d’autant plus aisément d’excellentes infirmières que chacune d’elles, quand elle soigne un soldat français, a l’impression que c’est un des siens. Il peut lui arriver d’égarer un instrument ou d’oublier de stériliser un pansement; mais elle trouve toujours la parole consolatrice et le ton qui convient à l’égard des blessés. Cette solidarité profonde, due au service militaire obligatoire, s’épanouit durant la guerre en une dévotion exquise qui s’étend sur tous. * * * * * Telle est donc l’âme de la France. Toute la partie civile du pays s’est fondue dans je ne sais quelle figure symbolique, qui porte secours et espoir aux combattants ou se penche avec tendresse au chevet des blessés. Le dévouement, l’abnégation, semblent instinctifs, mais ils reposent en réalité sur une connaissance raisonnée de la situation et sur une compréhension exacte de ce qui a une valeur dans la vie. La France entière sait maintenant que tout le prix de la vie consiste en ce qui donne un libre essor à son génie national. Si la France périssait en tant que lumière intellectuelle et force morale, tout Français périrait avec elle; et la mort que les Français redoutent n’est pas celle des tranchées, mais celle qui entraînerait l’extinction de leur idéal national. C’est contre cette mort que la nation tout entière est en train de combattre; et c’est la connaissance raisonnée de ce péril qui fait en ce moment, du peuple le plus intelligent de la terre, le plus sublime. FIN TABLE DES MATIÈRES Pages. I.--Le visage de Paris 1 II.--En Argonne 53 III.--En Lorraine et dans les Vosges 109 IV.--Dans le Nord 167 V.--En Alsace 221 VI.--L’âme de la France 265 PARIS TYPOGRAPHIE PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ 8, RUE GARANCIÈRE *** End of this LibraryBlog Digital Book "Voyages au front - de Dunkerque à Belfort" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.