Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Bêtes et gens qui s'aimèrent
Author: Farrère, Claude
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Bêtes et gens qui s'aimèrent" ***


                            CLAUDE FARRÈRE


                     Bêtes et gens qui s'aimèrent



                           ERNEST FLAMMARION

                          26, Rue Racine, 26

                            Quinzième mille


                   *       *       *       *       *


                    _Il a été tiré de cet ouvrage:_

      _trois cent cinquante exemplaires sur papier de Hollande,_

           _soixante-cinq exemplaires sur papier de Chine,_

   _cinq cent quarante exemplaires sur papier vélin pur fil Lafuma,_

                           _tous numérotés,_

            _et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe,_

                          _hors numérotaqe,_

           _tous signés et parafés de la main de l'auteur,_

             _imprimés spécialement pour ses amis et lui._


                   *       *       *       *       *


                             Bêtes et gens

                            qui s'aimèrent

                            CLAUDE FARRÈRE

                     Bêtes et gens qui s'aimèrent


                                 PARIS

                      ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

                          26, RUE RACINE, 26


                   *       *       *       *       *


  Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés
                          pour tous les pays

 Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

                            Copyright 1920,

                         by ERNEST FLAMMARION


                   *       *       *       *       *


                                   I

                               LES BÊTES



                              1.--UNE VIE

                                             _A Guy de Maupassant._


Le commencement de l'histoire, je ne le sais pas. Rien ne m'oblige,
d'ailleurs, à confesser mon ignorance, sauf ma loyauté d'historien.
Mais je préfère en vérité perdre la face qu'abuser impudemment mes
lecteurs et trancher au hasard le problème des sept villes qui
pourraient se disputer l'honneur d'avoir donné le jour à mon héroïne,
encore qu'elle ne soit en aucune façon descendante d'Homère. Je suppose
qu'elle naquit à Paris; je suppose même que ses père et mère devaient
loger dans l'aristocratique arrondissement numéro sept; non loin de ces
Invalides qui groupent encore, autour de leur dôme splendide, tous les
plus vieux noms, toutes les plus vieilles demeures de notre noblesse de
France... Je suppose tout cela; mais ce ne sont que des suppositions.
Et je n'affirme rien, sauf que la dite héroïne arriva chez moi, par une
belle matinée de juin ou de juillet, dans une litière,--comme il sied à
toute personne de qualité;--et que cette litière était un panier: parce
que la susdite héroïne était une chatte.

Une chatte ... j'exagère! Disons plutôt qu'elle le devint. Car,
dans ce premier instant qui vit les sentiers de nos deux existences
s'approcher l'un de l'autre et se prolonger parallèlement, la chatte en
question n'était qu'un petit, petit, tout petit chat, qu'un avorton de
chaton. Et bien malin qui l'eût affirmée chatte plutôt que chat, ou le
contraire! Cela n'était qu'une boule de poils. Et cela venait d'arriver
chez moi, ainsi que j'ai dit, dans un panier. Oté le couvercle du
contenant, je vis le contenu. C'était vivant, cela remuait. Et, tout de
suite, cela s'escrima des quatre griffes pour sortir; et, ma foi, cela
y parvint.

En ce temps-là, je venais d'éprouver trois pertes les plus douloureuses
du monde: ma grande chatte noire _Messaline_; sa fille _Tigresse_, dont
le nom révélait la robe; et son fils _Petite Vierge_, une bestiole
tricolore qui avait débauché coup sur coup tout ce que l'immeuble
comptait de jeunes chattes bien nées, avant que lui-même eût eu
l'âge légal de jeter sa propre gourme ... trois charmantes bêtes qui
se partageaient mon cœur, comme a dit le poète: _tous l'ayant tout
entier!..._ Tout cela était mort, dans le temps que je prends pour
l'écrire. _Tigresse_ et _Petite Vierge_, sorties ensemble un matin du
logis, le soir n'y étaient pas rentrées; et voilà pour elles; on n'en
entendit plus parler, jamais. _Messaline_, qui rachetait par un étalage
perpétuel de toutes les plus chastes vertus maternelles le souvenir
un peu léger de sa marraine, _Messaline_, privée de son fils et de sa
fille, en était morte immédiatement, comme il sied.

En ce temps-là donc, plus aucun chat dans ma maison. Et mon cœur en
était attristé.

J'avais ordonné qu'on y pourvût. J'avais offert aux divinités
domestiques un sacrifice: plusieurs drachmes en offrande; et la Lucine
des chats, à qui la chose avait été probablement transmise, m'octroyait
à n'en pas douter cette petite chose neuve qui, prudemment risquée hors
cette litière qui était un panier, allongeait maintenant une à une, sur
le tapis de ma chambre, des diminutifs de pattes...

(Certes! à n'en pas douter, la Lucine des chats, elle-même: la grande
mouinoutte de la concierge n'avait-elle pas tout récemment fait ses
couches? sept jumeaux, beaux comme le jour!... Cette coïncidence valait
une certitude.)


Seulement, une difficulté, dans le premier instant, surgit:--Les
diminutifs de pattes déjà nommés apparaissaient maintenant dans leur
entier. Et c'étaient quatre touffes d'une peluche de soie très fine,
mais noire et blanche. Noire et blanche. Or, feu ma dernière chatte
_Messaline_ était noire. Toute noire. Et toute noire pareillement, ou
plutôt tout noir avait été son prédécesseur, feu mon avant-dernier chat
_Karakédy_[1]. La dynastie s'enorgueillissait d'être, depuis les temps
les plus reculés, depuis des huit ans, des dix ans!... des douze ans,
peut-être!... être!... couleur de nuit, sans tache. Un chat noir et
blanc, vous m'avouerez que ce n'est pas du tout un chat noir!

J'allais donc, sans hésitation, signifier à l'intrus sa sentence,
et prononcer l'exclusion perpétuelle: _Vous qui vouliez entrer,
quittez toute espérance!_ quand l'intrus lui-même, oui, ce chaton
malencontreux, ce rien du tout, ce mal-noirci de quatre sous émit tout
à coup la prétention de plaider sa cause! Oui bien: péremptoirement
il leva le minois, une houppette à poudre de riz où luisaient deux
cabochons de saphir; il ouvrit la bouche, une coquille de corail d'où
pointaient quatre quenottes d'ivoire tout neuf; et il miaula...

Oh! il ne miaula guère: un seul miaou. Mais, dans ce miaou, que de
choses! et comme c'était dit! Il plaidait magistralement, le chaton
mal-noirci! avec sobriété, précision, pathétisme, grandeur, éloquence!
Je ne parle pas chat couramment, vous pensez bien. Mais je sais tout
de même, comme disait Figaro, le fond de la langue. Et je compris très
bien: la harangue était claire!

--Quoi! parce que la pauvre ignorante, ma mère, a cru que je serais
plus joli comme cela ... parce que, sans que j'en sois responsable en
rien, mon poil ... ici ... là ... et là encore ... n'est pas de la même
couleur que partout ailleurs,--vous auriez l'affreux courage de me
rejeter dans les ténèbres extérieures après m'avoir admis une minute à
goûter la douce lumière du foyer, l'intimité tiède du chez-soi! Et moi,
chaton innocent, qui déjà me croyais élu à ce paradis des chats qu'est
une maison paisible, féconde en pâtées savoureuses et en caresses et
câlineries si chères à toute âme de chat bien né, je n'aurais plus qu'à
repasser ce seuil de bon augure et à retrouver, hors le logis déjà
aimé, l'exil, l'indigence, la faim et la pluie!»

Mon cœur en chavira dans ma poitrine. Je ne prononçai pas la
condamnation. Tout au contraire, j'accueillis le suppliant, séance
tenante:

--Puisque tu es venu, ne t'en retourne pas, chat,--lui dis-je.--Demeure
tel que tu es, chat, comme cela! Et que tel soit désormais le nom dont
tu seras nommé: _Chat-Comme-Ça!_


Quelques-uns de mes amis, à l'imagination un tantinet snobinette,
nommèrent par la suite le _Chat-Comme-Ça_, _Shah-Khom-Cah_. Et
d'autres, constatant par la suite encore que le _Chat-Comme-Ça_ était
une chatte, l'appelèrent _Minette._ Peu importe. Et pour ce qui va
suivre, chacun peut assurément faire choix du nom qu'il aime le mieux.


Ainsi succéda sous mon toit, l'an du Seigneur dix-neuf cent dix et
quelques, à feu la respectable _Messaline_, chatte toute noire,
récemment morte de la même maladie qu'anciennement le bon roi
Jacques V d'Écosse, à savoir de chagrin; ainsi donc à feu la très
respectable _Messaline_, chatte toute noire, succéda l'irréprochable
_Chat-Comme-Ça_, chatte noire six fois tachée de blanc: au museau, au
jabot et aux quatre bouts de ses quatre pattes.

Je viens de citer, à propos de mon chat, un roi. J'en demande bien
pardon à mon chat: ç'a été faute d'objet de comparaison qui fût
moins inconvenant. Il est bien clair que l'homme est supérieur aux
autres bêtes. Mais il est bien clair aussi que le chat est supérieur
à l'homme. La preuve la plus immédiate réside en ceci: que, des deux
animaux vivants et libres qui vivent dans ma maison: à savoir de mon
chat et de moi, un seul travaille, peine et gagne pour la communauté,
et que les fruits de son labeur, sans être toutefois confisqués au
seul profit de l'autre, sont partagés entre tous les deux, en sorte
que mon chat mange, boit, dort et se chauffe aussi confortablement
que je fais, sans s'être donné pour cela tracas ni fatigue. Ce qui
démontre bien que je suis à peu près son esclave, et qu'il n'est en
tout cas nullement le mien. Laissons d'ailleurs ces mots solennels de
maîtres et d'esclaves, assez incompréhensibles à l'heure qu'il est. Je
consens que je ne sois le serf ni de mon chat, ni de quiconque. Mais
qu'on accorde à mon chat qu'il est pour le moins libre autant que moi.
Si n'importe qui s'y refuse, je l'invite à la plus simple expérience.
Voici le _Chat-Comme-Ça_, je vous le présente. Appelez-le, histoire
d'essayer votre supériorité sur lui, et son assujettissement à vous. Et
vous verrez avec quelle placide ironie, vous ayant très bien entendu et
compris mieux encore, il ne vous obéira pas du tout, et restera où il
est, immuablement.

Tout cela, pour que les hommes mes congénères m'excusent, et acceptent
de bon cœur que je puisse ici retracer les primes aventures d'un bébé
de chat plus complaisamment que je ne ferais, s'il s'agissait des
premières enfances d'un bébé d'homme. J'estime que ceci n'est point
supérieur à cela, soit en intérêt, soit en importance. Et peut-être
estimerez-vous vous-mêmes qu'en pittoresque, l'histoire du bébé de chat
vaut plusieurs histoires de bébés d'hommes?


C'est par une belle matinée d'été que le _Chat-Comme-Ça_, à la faveur
d'une harangue subtile, avait pris possession de l'héritage échappé
des pattes défaillantes de feu _Messaline_. Et le _Chat-Comme-Ça_
était encore un bien, bien petit chat. Sa mère, quelle qu'elle
fût,--chatte de la concierge de l'immeuble, comme je l'avais cru
d'abord, ou peut-être, comme je le soupçonnai plus tard, chatte
mystérieuse d'une mystérieuse dame dont je ne sus jamais rien, sauf
qu'elle habitait entre les Invalides et la Tour Eiffel,--la mère du
_Chat-Comme-Ça_, donc, avait choisi, pour ses poétiques amours, le
premier mois du printemps, dont les effluves chargés de l'odeur des
fleurs d'acacia troublent si fort et si profond l'âme des chattes.
La portée qui s'en était suivie avait donc vu le jour au joli mois
de mai. Et maintenant que juillet n'en était encore qu'à sa deuxième
semaine, le _Chat-Comme-Ça_, qui ouvrait tant larges qu'il pouvait ses
cabochons de saphir sur le spectacle de la vie, ignorait encore le
premier mot de son rudiment, et ne savait notamment pas qu'il est cinq
éléments, et qu'ils sont l'eau, le feu, l'air, la terre, et celui que
j'oublie. (Vous savez, on oublie toujours le septième péché capital, le
douzième César de Rome et la Troisième République française.) Un jour
vint, que dans la même heure, deux des cinq éléments se révélèrent au
_Chat-Comme-Ça_.

C'était le matin. Allant, venant, tournant, trottant, galopant,
tournoyant, tourbillonnant, courant après sa queue et courant après
son ombre, le _Chat-Comme-Ça_ venait d'engager une formidable partie
de cache-cache avec le balai mécanique. Le balai d'ailleurs s'y
prêtait de mauvaise grâce, étant lui-même en train de jouer, et de
jouer le vrai jeu des balais, avec la poussière du salon. Les petits
chats sont d'ailleurs tous comme cela: ils veulent toujours jouer avec
les grands chats, ou avec les grandes personnes, ou avec les grandes
choses. Et le résultat fut, cette fois encore, comme il est toujours:
le balai, excédé par trop et trop de cabrioles, fit un geste brusque,
et le _Chat-Comme-Ça_, caressé sous le menton d'une bonne tape de bois
de frêne, cessa le jeu tout net, et s'en fut, mélancolique, rêver
à la brutalité de la vie en général, et des balais mécaniques en
particulier, dans la salle de bain.


... Dans la salle de bain, où, par un piège paternel de la Providence,
le bain, tout juste à point, attendait d'être pris...


C'est joliment joli, un bain tout préparé, dans une belle baignoire
blanche! L'eau là-dedans paraît verte, d'un vert léger, léger comme
feuille de bouleau au premier printemps; et les robinets argentés du
chauffe-bain s'y reflètent et dansent sur la surface oscillante. Des
gouttes tombent une à une, et font des ronds qui vont s'élargissant
un à un, et vous n'avez jamais songé, je suis sûr, combien ce
serait amusant de s'asseoir, tout près, sur le rebord de grès
émaillé, et d'attraper au vol, d'une patte en cuillère, ces gouttes
qui dégringolent du robinet dans la baignoire et qui ont l'air de
ricocher...

Plouf!

Je n'étais pas dans la salle de bain. Mais en entendant ce plouf-là, je
compris tout de suite le cas.


Dans le temps qu'ayant glissé, puis chu, puis s'étant enfoncé, le
_Chat-Comme-Ça_ disparut tout entier, pour la première fois de sa vie,
au sein de l'aquatique empire, sa sensation exclusive fut une terreur
épouvantable. L'eau du bain n'était ni froide ni chaude. Je veux dire
qu'elle était juste à la température de la bestiole vivante qui venait
d'y faire plongeon. Le _Chat-Comme-Ça_ n'eut donc ni chaud ni froid. Il
eut peur tout court. Et n'ayant rien d'autre à faire qu'à avoir peur,
il eut peur tout son saoul, tant qu'il put, à s'évanouir, et de la
pointe des poils de sa naissante moustache de chat jusqu'à l'extrême
bout de ses quatre pattes recroquevillées d'horreur.

Par chance, un miracle survint. Comme les quatre pattes recroquevillées
se convulsaient et battaient, comme font toutes pattes de chat
agonisant, lesquelles ramènent à soi les draps d'un lit fictif, l'eau
fouettée réagit et le _Chat-Comme-Ça_ nagea. Un miracle, je vous ai
dit; un miracle, obligatoire et réglementaire: tous les chatons nagent
d'instinct et le mieux du monde. Le _Chat-Comme-Ça_, toutefois, qui
n'en savait rien, en fut éberlué; mais pas moins content, au contraire.

--Ouf!--se dit-il, soulagé d'un monde:--voilà qui va déjà beaucoup
mieux ... je me suis cru noyé, sinon pis. Mais n'importe: je n'avais
sûrement pas le droit de tomber là-dedans, et je me suis mis dans un
cas pendable...

(Ce disant, il nageait de toutes ses pattes.)

»... Dans un cas pendable, oui!... et la plus simple prudence m'engage
à me tirer de là par mes propres moyens, si faire se peut et sans
tapage...

Il nageait de plus belle, longeant patte à patte le bord d'émail
vertical et lisse, tout blanc, très beau à voir mais absolument
inaccessible.

--Diable!--jugea le _Chat-Comme-Ça_, inquiet.

Il avait fait le tour presque complet: nul débarcadère possible.
C'était partout la même falaise de grès, glissante comme glace.
Un miroir qui reflétait sinistrement cette pauvre tête de chaton,
anxieuse, et, petit à petit, reprise par sa terreur première.

Finalement, ayant achevé son circuit et bouclé sa boucle, le
_Chat-Comme-Ça_ se retrouva sous les gouttelettes, cause première de la
catastrophe. L'une lui tomba dans l'oreille! il ne put douter: point
d'issue. La baignoire était une prison, et cette prison allait devenir
un tombeau. Le cœur du _Chat-Comme-Ça_ défaillit. C'est une terrible
épreuve que d'avoir à regarder en face, deux fois dans une minute, la
mort. Le _Chat-Comme-Ça_ en oublia tous ses raisonnements de prudence
et de silence. Et il se prit, sous le robinet à gouttelettes, à miauler
sans nager plus avant. Tout effort personnel étant vain, valait-il pas
mieux renoncer sur l'heure, et crier au secours?

Il valait mieux: il y eut encore miracle! preuve qu'il avait encore
raison. Une main secourable l'empoigna par la peau du cou, et, après
diverses brutalités qui lui ôtèrent même le souffle pour s'en plaindre,
le _Chat-Comme-Ça_ se trouva tout roulé, ficelé et emmailloté dans
plusieurs grosses serviettes-éponges et déposé non loin d'une chose
inconnue, flamboyante et qui dégageait une surnaturelle chaleur.


Tout cela se passait au mois de juillet, je l'ai dit. Il s'en suit
logiquement que je n'avais pas encore, depuis que le _Chat-Comme-Ça_
logeait chez moi, jugé utile d'allumer même des radiateurs à gaz
qui constituaient le principal mode de chauffage de la maison. Le
_Chat-Comme-Ça_, au sortir de son bain forcé, m'était apparu sous les
traits d'un des plus lamentables chatons qui soient, maigre comme un
manche à balai, hérissé comme un chapeau de soie brossé à rebours, et
ruisselant d'eau comme une éponge qu'on serre. Rouler cette calamiteuse
infortune dans du linge sec n'était pas assez. Il eût fallu du linge
chaud que je n'avais point. A son défaut, j'allumai donc en hâte le
radiateur, et mis à chauffer, devant, tout ensemble les serviettes dans
quoi séchait le chat, et le chat dans les serviettes. Voilà pour elles
et voilà pour lui.--Dans ma candeur décourageante, il ne m'était pas
venu en tête de penser que, quelque jolies que soient des gouttes d'eau
tombant d'un robinet dans une baignoire, le coup d'œil n'en est tout de
même pas comparable à celui de bougies devenant radiantes, de grises
comme cendre qu'elles étaient d'abord, tout à coup et miraculeusement,
bleues comme flamme et rouges comme braise...


Mais oui! la chose arriva, comme elle devait arriver. _Mektoub_, pardi!

Tout ébouriffé encore d'humidité, mais déjà chaud et confortable,
le _Chat-Comme-Ça_, les yeux ronds, considérait l'étrange objet
nouvellement offert à ses regards.

Ça se tenait droit; c'était carré; ça ressemblait à une dizaine de
petits bâtons tous percés à jour; ça paraissait rouge en bas, bleu en
haut; et ça brillait, ça brillait, ça brillait...

--Si c'était bon à manger, qui sait?

Depuis sept ou huit semaines qu'il était au monde, le _Chat-Comme-Ça_
s'était déjà posé bien des fois cette alléchante question. Et la
réponse avait été très variable. Neuf fois sur dix, évidemment, non!
ce n'était pas bon à manger... Mais, souvent, c'était au moins amusant
à mordre. Et, même, rien, en allant au fond des choses, rien, sauf le
poivre et la pelote d'aiguilles, n'était absolument mauvais à manger
... surtout pour qui savait s'y prendre, et, prudemment, goûtait
d'abord en y mettant la patte avant d'y mettre, comme dans la chanson,
le menton...

Je ne sais d'ailleurs pas exactement ce qu'y mit le _Chat-Comme-Ça_.
J'entendis, à travers deux portes fermées, qui me parurent ouvertes,
tellement le son les perça vigoureusement. Un cri: pas un miaulement;
ce n'était point articulé, ni modulé. J'entendis donc un cri, tout
nu, qui me fit mal par contagion. Je courus. Et je trouvai dans une
chambre un peu bouleversée deux serviettes-éponges éparses, l'une
trop près du radiateur allumé, qui la roussissait; et, dans le coin
le plus noir, sous la plus grosse bibliothèque, un débris hérissé
qui pleurait très fort, et que je finis par reconnaître pour mon
chat, le _Chat-Comme-Ça_, avec seulement trois pattes, la quatrième
quasi-amputée par le radiateur.


Chat échaudé craint l'eau froide, affirme la Sagesse des Nations.
Jusqu'au jour qui lui avait révélé coup sur coup, et sans douceur,
d'abord l'eau et le feu ensuite, le _Chat-Comme-Ça_ s'était en toutes
occurrences montré brave, hardi, voire un brin téméraire. Témérité
qui lui seyait à ravir, les taches blanches et noires de son minois
évoquant assez bien un bonnet de police qu'il eût porté crânement sur
l'oreille. Mais, au lendemain de ce jour effroyable, fini courage et
finie témérité. Le _Chat-Comme-Ça_, du soir au matin, fit volte-face
comme une crêpe qu'on retourne et fut le plus poltron chaton d'entre
tous les chatons poltrons.

... Somme toute, il avait été brave tant qu'il avait ignoré le danger.
Sitôt qu'il le connut, il s'en sauva toujours au plus loin et à toutes
jambes. Exactement, mon Dieu! comme la plupart des hommes...

Il fut même parfois pittoresque de mesurer l'énormité de cette
couardise, née d'une baignoire d'eau tiède et d'un radiateur à bougies
réfractaires. Voici comment:

Quand vint la Noël de cet an-là, le _Chat-Comme-Ça_, quoique devenu
mieux qu'un chaton ... comptez qu'il entrait dans son huitième mois,
et c'est bien quelque chose!... le _Chat-Comme-Ça_, ce nonobstant,
demeurait encore un chat très jeune, à maint égard, autant dire un
simple chaton. Il n'y avait pas trop de sa faute: vivant en mon
logis comme en un couvent cloîtré, n'en sortant jamais, n'y recevant
personne, et n'ayant encore de toute sa vie aperçu la queue d'un autre
chat, le _Chat-Comme-Ça_ ignorait forcément mille et mille choses que
l'on sait couramment dans la plus bornée des gouttières. Il ignorait
même qu'il fût des gouttières. Et, pour concrétiser le cas par un
exemple, il ignorait ce qu'est un merlan frit. Il fallait bien qu'il
l'ignorât, puisqu'il n'en avait jamais vu.

... Il en vit un, pour la première fois, ce jour de Noël que j'ai dit.

Vu la magnificence d'un déjeuner trop plantureux servi pour moi tout
seul, un merlan frit d'assez belle taille, grand peut-être comme la
moitié d'un chat, ne m'avait ce matin-là inspiré d'autre envie que de
n'en pas manger. Je déjeunais, comme de règle, dans ma salle à manger.
Et le _Chat-Comme-Ça_, qui avait, comme de règle aussi, déjeuné une
heure plus tôt dans la sienne, (la sienne était ma cuisine à moi),
faisait sa sieste, à mes pieds, couché en rond sur son coussin favori.
Tout allait selon la norme, donc pour le mieux d'après Candide, quand
je m'avisai de déranger l'ordre naturel des choses, en posant par
terre, dans son assiette, le merlan frit intact encore, et en éveillant
le _Chat-Comme-Ça_ pour le lui montrer.

Le premier mouvement du _Chat-Comme-Ça_ fut un réflexe. Je m'y
attendais d'ailleurs. Face à face avec ce monstre inconnu: le merlan
frit, le _Chat-Comme-Ça_ n'eut pas un éclair d'hésitation: il se sauva
éperdu jusqu'à la porte, tout le poil hérissé et la queue en mât de
cocagne.

La porte passée, il s'arrêta pourtant, le temps de souffler: on ne le
poursuivait pas; le merlan frit n'avait pas fait acte d'hostilité.
Demi-rassuré, le _Chat-Comme-Ça_ prit son courage à quatre pattes, et
fit demi-tour; oh! prudemment: tous les muscles bandés, prêt au saut
en arrière, et le regard de ses yeux flamboyants ne lâchant pas d'une
ligne l'œil, fixe aussi, mais terne, du merlan. D'honneur! si le merlan
avait bronché, je n'eusse pas revu le _Chat-Comme-Ça_ d'une semaine.
Mais le merlan frit ne broncha pas, et le _Chat-Comme-Ça_ n'eut pas
à s'enfuir plus outre. Lors il reprit courage, et s'enhardit enfin
jusqu'à risquer un retour offensif. Pour couper court l'anecdote,
le merlan frit fut au bout du compte mangé. Mais qui n'a pas vu le
_Chat-Comme-Ça_ marchant sur son merlan frit n'a jamais vu poltron
luttant contre sa poltronnerie.


Tout cela n'est qu'historiettes de chaton plus ou moins chatonnant.
Et je serais fâché qu'on prit en mépris ma pauvre bestiole de
_Chat-Comme-Ça_ sous ce pauvre prétexte que, sa mauvaise éducation
aidant, il n'était encore à sept mois passés qu'un animal bien simplet,

    _qu'un mistigri tout neuf et qui n'avait rien vu..._

bref, qu'une simple mécanique vivante, idoine à sentir le froid, la
faim, la peur, et rien d'autre. Que, dans la dite mécanique, habitât
néanmoins quelqu'un d'un peu mieux qu'existant, quelqu'un qui comptait,
un être, une personnalité, une âme; quelqu'un qui était votre égal et
le mien, sinon davantage, voilà ce dont on ne pouvait pourtant pas
douter; voilà ce que je dus bel et bien, par la suite, toucher du
doigt; et voilà ce que vous prouvera la fin de cette histoire.


Car, peu après sa rencontre avec le fameux merlan frit du matin de
Noël, le _Chat-Comme-Ça_ prit sa toge virile de chat; j'entends cessa
d'être chaton; le cessa tout-à-fait. Il devint donc chat, et chat fort
beau: le poil long et lustré, la moustache en aigrette; chat tout de
bon enfin; chat sérieux; grand chat; et même un peu plus encore: chatte.


Chatte. Cela vint d'un coup, un matin de février ou de mars, tout
pareil aux matins qui avaient précédé comme aux matins qui suivirent.
Ce matin-là, m'étant levé, je passais de ma chambre à mon cabinet,
quand, au coin du corridor, je fis rencontre d'une grande personne
fourrée qui ressemblait au _Chat-Comme-Ça_ trait pour trait, sauf qu'au
lieu de jouer à cache-cache avec un quelconque balai mécanique, elle se
vautrait sur le tapis le plus gracieusement du monde.

Je m'arrêtai net et j'apostrophai la bestiole:

--Comment donc, _Chat-Comme-Ça_! c'est toi, que voilà?

Il étira ses pattes, qu'il avait, et continua d'avoir, jointes deux par
deux, telles des pattes de captif ligoté; il cambra les reins, creusa
la nuque, haussa le menton, ferma les yeux, mais pas tout à fait;
bref fit tout un manège extraordinaire, avant de répondre. Et puis il
répond... oh! pardon! pas il: elle! elle répondit! et quelle réponse:
un miaulement tremblé, qui traîna mélodieusement tout le long d'une
pleine demi-minute ... ah! cette mélodie-là voulait certes dire bien
plus de choses encore qu'elle n'était grosse!...

Je suis homme, donc inintelligent. Je me tournai sans plus de réflexion
vers quelqu'un qui était là, et je dis:

--Allons! voilà le chaton devenu chatte, et voilà la chatte en folie!

Le quelqu'un qui était là était par hasard une dame; et qui mieux est,
une dame à cheveux blancs: deux raisons pour une de n'être pas aussi
lourdaud que je suis. Narquoise, elle releva donc mes paroles,--d'un
air de n'y pas toucher:

--Hélas,--dit-elle,--la pauvre bête! elle rêve chatons...

Et j'en demeure, à l'heure qu'il est, perplexe encore...

Chatons?... ou chat?...

Amours, ou progéniture?... Bébés? ou manière de les faire?...


Ne riez pas, s'il vous plaît! ne criez pas au paradoxe! Je reconnais
tout de suite que ma chatte, chantant à pleine gorge son chant le plus
lascif, et s'étirant tant qu'elle peut sur tous mes tapis a beaucoup
plutôt l'air d'appeler le matou proche que les lointaines joies de la
maternité...

Tout de même!... on ne rêve un peu nettement que d'objets connus.
Alors? n'oubliez pas que, depuis sa naissance, le _Chat-Comme-Ça_ vit
dans une tour d'ivoire, absolument cadenassée. Il n'en est jamais
sorti. Nul chat ni chatte jamais n'y sont entrés. Rêver chat? il n'en a
jamais vu! Davantage: le mystère des sexes doit demeurer forcément pour
lui lettre morte: qui lui en aurait soufflé mot? quelle autre bestiole
parlant son langage? Tournez et retournez la question tant qu'il vous
plaira; pensez-y, comme disent les Chinois, d'abord à droite, ensuite
à gauche; appelez à la rescousse vos souvenirs de puberté; et, pour
finir, avouez loyalement qu'il faut admettre en l'occurrence une vraie
révélation d'En Haut.

Vous l'admettez? Moi de même. Alors, crions au miracle,--ou au
miracle et demi. Chatons ou chat, un ange a dû passer par là. Et,
pour conclure, quand la chatte en folie nous assourdira, nous nous
en consolerons en pensant que, peut-être, la vertu de chasteté est
beaucoup moins offensée en l'occurrence qu'il n'y parait...

Peut-être même la fin de cette histoire jettera-t-elle un soupçon de
lumière sur ce problème obscur à souhait?...


Le fait est que je viens d'employer le verbe «assourdir»... L'ayant
écrit, j'aurais quelque impudence à prétendre à présent que le
_Chat-Comme-Ça_, en ses heures d'émoi, fut toujours une bête
silencieuse. Au contraire. Qu'elle jetât ses appels vers chatons ou
matou, elle y mit si peu de discrétion que la maison se concerta
entière pour me députer une ambassade, et me conjurer, avec toutes
les supplications imaginables, d'avoir du même coup pitié de la bête
miaulante et pitié des oreilles qu'elle déchirait. En somme, rien
n'était plus facile; et c'était l'éternelle chanson: _Marie crie pour
qu'on la marie_. Un mari, cela se trouve. Surtout pour les fiancées à
quatre pattes et queue fourrée.

Comme par un fait exprès, on m'avait dit, deux jours plus tôt, monts
et merveilles d'un jeune chat de la meilleure extraction, nouvellement
arrivé d'au delà des mers: du royaume de Siam, favorisé, comme chacun
sait, par les Dieux Chats, puisqu'il y pousse une race chatesque à
nulle autre pareille. Le piquant, pour le présent cas, résidait en
ceci: que le _Chat-Comme-Ça_ présentait assez exactement les taches
d'un Chat de Siam, en blanc sur noir, toutefois, au lieu de brun
sur fauve. N'importe: la collaboration d'un couple aux couleurs si
pareillement réparties offrait certes les chances d'une progéniture
originale et bien marquée. Je fus tenté; et je passai outre à la
difficulté principale, qui était la distance d'un logis à l'autre: une
bonne lieue, une lieue de quatre kilomètres, séparait la maison du
matou siamois de ma maison à moi ... de la maison du _Chat-Comme-Ça_
ai-je voulu dire! de quel droit serais-je propriétaire seul du logis
que ma chatte veut bien habiter avec moi?

C'est très long, une lieue! surtout pour un chat, qui mourrait de bon
cœur plutôt que de monter dans un taxi-auto, dont l'odeur et le tapage
révoltent n'importe quels nerfs moins grossiers que les nôtres. Une
lieue, cinq ou six mille pas d'homme!... un chat ne peut faire cela
qu'en panier,--qu'en litière.--La litière-panier reparut donc, et fut
ouverte devant le _Chat-Comme-Ça_ qui l'avait perdue de vue depuis trop
longtemps pour la pouvoir reconnaître.

Le _Chat-Comme-Ça_ n'en regarda pas moins son véhicule sans hostilité,
quoique avec quelque défiance. Quand on l'y déposa, d'une main
précautionneuse, il ne regimba pas, me regardant toutefois avec des
yeux un peu dilatés, interrogateurs et attentifs. Le _Chat-Comme-Ça_,
très visiblement, me témoignait, par l'insistance de son regard, qu'il
s'en rapportait à moi, qu'il m'abandonnait son destin et, pour tout
dire, qu'il voulait bien, puisque j'y tenais, rester là-dedans, et même
souffrir qu'on rabattît un couvercle sur son nez. Malgré quoi...

Malgré quoi?...

Malgré quoi le _Chat-Comme-Ça_ eût préféré comprendre quelque chose à
l'affaire... Ce panier fleurait le mystère à plein museau. N'importe!
résolu, résigné, le _Chat-Comme-Ça_ s'y lova en glène, le nez sous
la queue, et ne frémit pas quand le couvercle rabattu le sépara
brusquement du monde.

Et tout aussitôt quelqu'un enleva le panier par l'anse, et le voyage
commença...


Je ne veux pas dramatiser. Je ne veux surtout pas, comme disent les
mathématiciens, _extrapoler_, et déduire, d'après les sensations
antérieures du _Chat-Comme-Ça_,--sensations que j'avais pu constater
et noter,--quelles furent en ces circonstances toutes nouvelles, ses
sensations de voyageur. Ce récit n'est pas un roman. Et j'aurais manqué
mon but, si la moindre partie de ce que je raconte ici suscitait
l'ombre d'une incrédulité chez ceux qui liront. Il m'a paru que
l'histoire de ma chatte enfermait un enseignement ... non! quelque
chose de moins ambitieux tout de même ... mettons une moralité; un
prétexte à songeries, peut-être pas trop creuses. Si ma véracité
devenait sujet à caution, adieu moralités, songeries, enseignement!
adieu veau, vache et couvée! Soyons donc sincère avec outrance. Je ne
sais absolument pas ce à quoi rêva le _Chat-Comme-Ça_ durant l'heure
d'horloge que dura son voyage. Je n'imagine pas davantage le tour que
ses pensées durent prendre, quand, enfin parvenu au logis inconnu,
duquel il ne voyait rien, mais certes flairait beaucoup, il eut la
stupeur de constater que le couvercle du panier-litière ne s'ouvrait
pas. Un temps passa. Des voix humaines discutaient alentour. Soudain,
le panier, qu'on avait, à l'arrivée, posé par terre, fut derechef
enlevé, balancé, emporté. Une porte grinça, battit. La fraîcheur
de la rue succéda à la douceur chambrée d'un appartement clos, et
le voyage recommença. Ce ne fut qu'au bout d'une seconde heure
qu'enfin, le panier déposé encore, et le couvercle cette fois ôté, le
_Chat-Comme-Ça_ put hausser prudemment sa frimousse au-dessus du rebord
d'osier; et qu'aperçut-il tout stupéfait? qu'il était tout bonnement de
retour à son point de départ: en mon logis.

J'explique tout de suite: il y avait eu malentendu. Le chat de Siam que
l'on m'avait si fort vanté n'était encore qu'un commencement de matou,
trop jeune pour qu'on le mariât. En m'en faisant l'éloge, sa maîtresse
n'avait nullement eu l'idée de noces immédiates. Et, quand elle avait
vu venir à l'improviste, pour son petit garçon de chat, une épousée
toute impatiente et miaulante d'amour, une grande anxiété l'avait prise
aux entrailles; et elle n'avait pu se résoudre à mettre face à face cet
agneau d'innocence et cette jeune louve _quaerens quem devoret_. Toute
l'histoire tenait là-dedans.

L'expliquer au _Chat-Comme-Ça_, je rougis d'avouer que je n'y songeai
même pas. C'était trop difficile. Il y eût fallu un agrégé ès-langues
chatesques; et je suis bien loin d'avoir seulement droit au rang
de bachelier. J'y renonçai donc. Quand donc le _Chat-Comme-Ça_,
affranchi de sa litière-geôle et redevenu chat libre en son propre
et particulier logis, me croisa au coin du corridor, je ne sus que
hausser les épaules en manière de réponse à l'insistance de son
regard qui s'appuyait sur moi, tout chargé de questions anxieuses
et de reproches très lourds.--Pourquoi ce supplice ridicule qu'on
lui avait, par mes ordres, infligé? A quoi rimait cette absurde
promenade en circuit fermé? Quelles raisons, pour justifier pareille
stupidité, pareille méchanceté, plutôt? Sur le dos en arc, je fis
courir une grande caresse bien câline, de la nuque à la queue: «Non,
_Chat-Comme-Ça_! je t'assure qu'on n'a point eu du tout de mauvaises
intentions contre toi. Le hasard seul, le détestable hasard a tout
fait. Même, crois-moi, mon chat: c'était pour toi, c'était pour ton
plaisir, pour ton bonheur peut-être, qu'on t'avait inséré dans ce
panier sinistre, et transporté de je ne sais quel boulevard Suchet à
je ne sais quel boulevard Malesherbes. Mais les dieux tout puissants,
jaloux de toi, ô _Chat-Comme-Ça_, n'ont pas permis qu'en ce jour-ci le
suprême arcane du jeu de la vie,--l'amour,--te soit révélé.... Patience
donc et résignation, jeune fille! je te promets qu'on te mariera, ce
n'est qu'affaire de temps.» Cependant que je lui débitais ce discours
le _Chat-Comme-Ça_, vibrant tendrement de toute l'épine du dos sous ma
paume, clignait lentement des paupières et semblait, ma pure vérité!
comprendre mon vulgaire parler de bête à deux pattes aussi clairement
que si je lui eusse miaulé toutes ces choses consolantes dans le plus
pur chat qu'on miaule de Chatou jusqu'à Charenton.

Comprit-il tout de bon? Savait-il déjà quelque chose de l'affaire, ce
qui n'est pas invraisemblable, si l'on songe qu'il était resté dans
le logis du trop jeune matou assez longtemps pour en flairer tout le
mystère, l'analyser, le décomposer et le résoudre? Difficile question,
plus difficile réponse! Ou, simplement, mon chat me faisait-il
confiance, m'aimant beaucoup, et non point comme on aime qui s'occupe
chaque jour à vous procurer convenablement le vivre et le couvert,
mais comme on aime qui l'on a choisi pour ce faire, parce que c'est
lui et parce que c'est vous. Mon chat ne se bornait point à m'aimer:
il me préférait. Était-ce assez pour qu'il s'en rapportât à moi, même
en cette capitale affaire de ses aspirations secrètes et de ses rêves
mystérieux? Il se peut ma foi bien! J'ai fini par m'en persuader, quand
j'eus été témoin de ce qu'il me reste à vous dire.

A la suite de son malencontreux voyage et de ses épousailles manquées,
le _Chat-Comme-Ça_ n'avait pas jugé qu'il y eût dans tout ça de quoi
faire trêve à ses exhibitions suggestives non plus qu'à ses symphonies
pré-nuptiales. Voire, les symphonies en question redoublèrent
sur le champ d'énergie. Pour parler franc, ce fut, le lendemain
de ce jour fâcheux, un vacarme affolant, sans merci ni trêve. Le
_Chat-Comme-Ça_,--tout le monde a ses jours,--se trouvait sans doute
dans un de ses jours les plus musicaux. Toujours est-il que la maison
en résonna comme un tambour. Il avait été la veille désirable qu'on mît
fin au concert. Ce jour-ci, la clôture devenait nécessaire et urgente.

J'avais essayé de l'intimidation:

--_Chat-Comme-Ça_, dans ton intérêt personnel, je te
conseille de donner un coup d'œil à la pendule: il est
l'heure-où-l'on-noie-les-chats moins cinq!

Mais j'avais reçu, lancé de biais, avec une infinie nonchalance, un
regard écrasant de dédain:

--Pourquoi fais-tu l'imbécile? Me crois-tu d'âge à gober des contes de
nourrice? Miarahrahrahrahhoûuu!

Et j'avais fait demi-tour, humilié.

Sur quoi, fatigué de miauler, le _Chat-Comme-Ça_ se prit à hurler. Deux
enfants râblés qu'on eût égorgés avec un couteau coupant mal auraient
fait un bruit à peu près du même volume, moins désespéré toutefois.

Je sautai sur mon chapeau, et gagnai la rue. Tout, plutôt qu'endurer ça
davantage.

Or, je traversais l'allée de la porte cochère quand une secousse
paralysa net mes deux jambes: à trois pas de moi, dos rond, nez en
l'air,--incontestablement sous le charme du concert dont l'immeuble
entier retentissait,--un matou blanc, vigoureux et bien pris, venait
d'entrer, franchissant avec audace ce seuil si magnifiquement
mélodieux...

Un matou...

Blanc, il est vrai. Il ne s'agissait plus du merveilleux Siamois
aux taches si sympathiques. Non... Mais, en l'occurrence, le matou
survenant eût été vert ou violet que je n'aurais pas hésité plus que
j'hésitai.

Immobilisant à mon tour, net aussi, la bestiole, d'un appel bien
modulé: «Moûoû!» je fus à sa rencontre, et d'une prise brusquée je
l'enlevai par la peau du cou jusqu'à la hauteur de ma poitrine, contre
quoi je l'appuyai, le nichant confortablement. Il céda, se laissant
faire. Les chats reconnaissent à merveille, dès la première caresse,
à quelle sorte d'homme ils ont affaire, et s'abandonnent en toute
confiance à qui sait les prendre, les porter et les reposer sans
rebrousser leur poil ni froisser leurs muscles ou leurs nerfs.

L'ascenseur.--Le matou blanc, tenu très ferme entre mes bras, y pénétra
sans autre défiance. Néanmoins, sitôt la porte à grille refermée, sitôt
le grincement aigre de la mise en marche, sitôt l'ébranlement de cette
formidable machine qu'il avait jusqu'à ce jour ignorée, mon prisonnier
fut pris d'une terreur remuante que j'eus toutes les peines du monde à
calmer.

J'y parvins tant bien que mal. L'ascension n'était heureusement pas
bien longue; et, surtout, d'étage en étage, une attraction mystérieuse,
doublant et redoublant de puissance, agissait irrésistiblement sur
tout ce chat que j'emportais, et luttait contre sa peur première, la
maîtrisant et la subjuguant. Devant que l'ascenseur eût enfin stoppé
devant ma porte, le matou blanc n'avait plus peur de rien. Et, seule,
ma porte elle-même attirait irrésistiblement ses regards et sa pensée.

Je mis la clé dans la serrure; j'ouvris.

A mon étonnement, le matou blanc ne se précipita pas par l'huis
entr'ouvert. Il hésita, ou plutôt prit son temps. Et il n'entra, en
fin de compte, que très lentement, avec décence et cérémonial. Le
_Chat-Comme-Ça_, quelque trois portes plus loin, entonnait un couplet
fortissimo. Le matou blanc ne répondit pas d'un soupir, mais essaya
comme distraitement ses griffes dans la laine du tapis d'entrée.
Cela ne fit pas grand bruit. Assez tout de même pour que la mélopée
du _Chat-Comme-Ça_ s'interrompît net comme torchette. Et la maison
surprise et charmée goûta la douceur d'un silence dont elle avait,
depuis deux ou trois fois vingt-quatre heures, perdu toute habitude.

Moi, me réjouissant dans mon cœur, je crus excellent de presser les
péripéties. Une après une, j'ouvris les trois portes qui séparaient
encore les deux futurs partenaires. Ce fut pour voir le _Chat-Comme-Ça_
s'enfuir incontinent, prompt comme la foudre, et le matou blanc
entamer, avec mille précautions prudentes, la poursuite qu'il fallait.
Rien là-dedans n'était pour m'étonner. La pudeur a ses exigences.

Enfin, après une bonne demi-heure de préludes stratégiques, les fiancés
se joignirent sous un lit divan, très large. Et je m'assurai que tout
était pour le mieux: une chatte bien enamourée; un matou, qui, pour
parvenir jusqu'à elle, s'est hasardé sur des seuils inconnus, entre
des bras suspects, dans un ascenseur, tout pareil à quelque trappe
gigantesque et mouvante ... bref, une amoureuse fervente, un amant qui
pour ses beaux yeux brava tout!... Quoi de mieux et où trouver tant
d'auspices à tel point favorables?

Or, des profondeurs du lit divan montèrent soudain des cris à crever
tous les tympans du voisinage. Et une bagarre s'agita. Une houle de
chats roulait là-dessous dans les ténèbres. Et soudain, sur une plainte
très aiguë, une flèche blanche jaillit vers la porte, et une flèche
noire à sa poursuite. Le matou repassa la porte palière, reconduit, pas
à pas, par le _Chat-Comme-Ça_, attentif à vérifier de visu le départ
sans retour du fiancé mystérieusement métamorphosé en ennemi. Et je
n'eus, moi, qu'à refermer la porte...

Grave, le _Chat-Comme-Ça_, assis sur son derrière, me considérait
maintenant les yeux dans les yeux.

--Chat, explique-moi? ce beau matou blanc ... tu n'en as pas voulu?

Silence.

--Pourquoi?

Silence encore. Mon chat me regarde toujours, avec une attention qui
insiste. Ses yeux, bleu pur au temps de sa petite enfance, ont peu à
peu tourné au jaune assombri de la topaze brûlée.

--Eh bien, chat? ce matou blanc, ce me semble, n'en était pas moins un
fort beau chat; très amoureux, j'en suis persuadé; fort bien élevé,
c'était visible. Tu l'as tout de même repoussé, refoulé, brutalement,
avec perte et fracas... Pourquoi? Tu étais amoureux pourtant, comme
lui-même ... plus que lui, qui sait!... alors?

Cette fois, un long miaulement, très mélancolique. Je ne comprends mon
chat, quand il me parle, qu'à moitié. Mais j'ai souvent eu l'intuition
que mon chat, quand je lui parle, me comprend, lui, tout à fait, ou peu
s'en faut.

A supposer que oui, ce miaulement, que veut-il dire? et que faut-il
lire dans ces beaux yeux mordorés, qui appuient avec intensité leur
regard inquisiteur au plus profond de mes prunelles?

Je ne sais...

Dans ce panier, dans ce panier-litière à l'inexorable couvercle, dans
ce panier qui préserva, au cours de l'obscur voyage que j'ai dit,
les yeux du _Chat-Comme-Ça_ de toute vision réelle, de tout démenti
à l'azur sans tache de ses rêves, dans ce panier qui, deux immenses
heures durant, porta vers l'inconnu ma chatte et sa fortune, à quoi
la voyageuse avait-elle pu songer? vers quelles amours couleur de
temps, couleur de ciel, couleur de lune et de soleil s'était-elle cru
transportée, la fiancée au Prince des Chats Charmants? Et de quelles
hauteurs splendides était-elle retombée, que tant et tant d'espoirs
magiques avaient soudain fait place à cette réalité terre à terre: un
matou blanc?

--Miaou!...

Le _Chat-Comme-Ça_ a hoché la tête, sans cesser de suivre de ses yeux à
lui, au fond des miens, le vol confus de mes pensées. Peut-être suit-il
ce vol-là plus clairement que je ne fais moi-même...

--Miaou!

Le _Chat-Comme-Ça_, à l'improviste, a quitté son coussin; il saute
sur mes genoux, et frôle, lentement, câlinement, tendrement sa belle
fourrure si douce contre ma poitrine, sans cesser de plonger son regard
pensif dans mon regard troublé...

Et je me souviens de ce que disait jadis, à mon maître Loti, sa chatte
chinoise... N'était-ce pas quelque chose dans le goût de ceci:

--Tu n'as pas compris grand'chose de moi, si tu te figures que je ne
cherche, depuis ces jours-ci, que les amours à la hussarde du premier
matou plus ou moins blanc qui tomberait pour moi du ciel. Non! non...
c'est autre chose dont j'avais envie ... c'est autre chose dont j'ai
faim et soif encore... Et peut-être pourrais-tu, toi, tout homme que
tu es, apaiser le plus âpre de ma peine: ce tourment de mon cœur trop
isolé, trop seul... Écoute ... l'amour après quoi je soupirais est
décidément chose bien chimérique ... mais, par cette soirée d'hiver
tellement triste à nos deux âmes de bêtes à peu près pareilles, «si
nous nous donnions au moins l'un à l'autre un peu de cette chose douce
qui berce les misères, qui a son semblant d'immatérialité et de durée
non soumise à la mort, et qui s'appelle affection?...»


_Auteuil, 1919._


[1] _Karakédy_, en turc, _noir_, _chat_. C. F.



                                  II

                               LES GENS



                              I.--_ICI._


                             2.--LA PREUVE


--«L'Énigme, de Paul Hervieu! Ah!... la pièce où deux maris découvrent
l'infortune conjugale de l'un d'eux, sans savoir duquel?... Je me
souviens!... Une belle chose, oui ... mais féroce pour la lâcheté
humaine... Il y a là-dedans un amant qui est tout à fait un joli
monsieur. Quel pleutre, quel laquais que cet amant-là! Sa maîtresse est
à ses pieds, la femme qui s'est donnée à lui entière, corps et cœur;
elle est sous le couteau, elle crie au secours, et lui, tranquille
comme feu Ponce-Pilate, s'en lave les mains et va galamment se tuer
dans la coulisse, laissant la misérable agoniser comme elle pourra...
Pouah!

--Quoi?... Ce que je voudrais qu'il fit?... Parbleu, son devoir? son
devoir, qui lui est tout tracé, clair, impérieux, absolu. Il y a une
autre femme n'est-ce pas, et un autre mari? Eh bien! l'amant doit
mentir, accuser l'autre femme, l'innocente, et la perdre! l'amant doit
avouer, affirmer, proclamer que c'est celle-ci sa maîtresse; celle-ci,
pas celle-là; et sauver celle-là, la sienne, aux dépens de celle-ci,
qui sans doute n'a rien fait, mais qui ne lui est, à lui, rien...

Hein? ce serait abominable? Et puis après? Bien sûr que ce serait
abominable! Mais ce serait, mais c'est le devoir. Il y a des tas de
devoirs abominables. C'était le devoir de Lorenzaccio de vendre sa sœur
au duc de Florence. C'était le devoir de Napoléon d'habiller de crêpe
quarante mille femmes prussiennes, le jour d'Iéna... C'est le devoir
d'un amant d'être l'âme damnée de sa maîtresse, et, pour elle, de tuer,
de voler, de se parjurer. C'est le devoir. Moi, pour une femme dont
j'ai d'ailleurs oublié le nom, j'ai jadis signé des faux et commis des
lettres anonymes... Ça vous dégoûte? Ne soyez pas amant alors! personne
ne vous force!...

Ecoutez une aventure qui m'est arrivée, il y a ... il y a longtemps.
Une aventure en deux actes, comme l'Énigme; moins tragique:--Au
premier acte, j'avais vingt ans. Je passais une fin de septembre à la
campagne, chez une brave femme, amie de ma mère. J'étais assez joli en
ce temps-là; j'avais les joues douces et la moustache fine. Les deux
filles de la maison s'en aperçurent vite. Elles étaient, d'ailleurs,
délicieuses toutes deux, et je serais aujourd'hui bien embarrassé de
choisir entre elles. L'aînée, Marthe, était longue, brune et pâle, avec
d'extraordinaires yeux noirs et des cheveux bleus, longs comme ça. La
cadette, Louise, ressemblait trait pour trait à Ophélie: rien que du
blond, du rose, du diaphane... Oui, aujourd'hui, je ne saurais vraiment
pas à qui donner la pomme. Mais je vous ai dit que je n'avais alors que
vingt ans. Bête comme tous les heureux gars de cet âge, je n'hésitai
pas une seconde: je pris l'aînée, parce que déjà mariée, et je laissai
pour compte la cadette, parce qu'encore jeune fille. Une femme mariée,
pour un débutant, cela représente le paradis de Mahomet en pantalons de
dentelles.

Naturellement ce ne fut qu'une passade: une douzaine de nuits assez
chaudes, en tout et pour tout. Quand même, ces douze nuits-là font un
souvenir dans ma vie. Cette Marthe, ma première maîtresse «mondaine»,
je l'avais érigée tout de suite sur un piédestal très haut, comme la
déesse exquise de toutes les sensualités et de tous les raffinements.
Depuis, bah!... Mais maintenant encore, après tant d'années et tant
de femmes, je revois toujours avec plaisir ce corps mince et long, et
cette peau brune, et le signe qui attirait toujours mes lèvres, une
mouche naturelle piquée près d'une fossette de la hanche gauche...

Mais la douzième nuit passée, je repris le chemin de fer. Et la
treizième nuit ne vint jamais.

Rideau.


Au second acte, j'avais trente ans. Je venais d'être élu député de
Saône-et-Seine, et ma carrière politique se dessinait. Un soir, à un
dîner quelconque, on me présente à ma voisine. Et je la reconnais au
premier coup d'œil: c'était Louise; Louise, la sœur de Marthe.

Elle était plus charmante que jamais, toujours très Ophélie, et
ses yeux verts devenus profonds comme des lacs. Je parlai de notre
rencontre ancienne; elle rougit et se troubla. J'évoquai certains
souvenirs; elle perdit absolument contenance. Je lui tendis un
rendez-vous; elle s'y accrocha comme une noyée. Et chez moi, dès le
canapé, elle m'avoua qu'elle m'aimait depuis dix ans, et que, jeune
fille, puis femme, elle n'avait jamais cessé de m'attendre.

Elle avait épousé un mari superbe, une gigantesque brute à barbe
gothique qu'elle craignait comme le feu. Par prudence, il me fallut
devenir l'ami de ce seigneur, et fréquenter chez lui. Mais, le premier
jour, j'eus une étrange surprise. Devinez qui m'attendait dans le salon
de Louise? Marthe. Marthe, ma maîtresse de jadis. Les deux sœurs et
leurs deux maris habitaient le même petit hôtel. Un mari de moins et je
me serais cru rajeuni de dix années.

Seulement, la situation s'était inversée. J'étais maintenant l'amant de
Louise et Marthe ne m'était plus rien.

Quand même, tout alla bien, d'abord.

Louise, jadis, n'avait pas vu bien clair dans mon intrigue avec son
aînée. Pareillement, Marthe ne constata pas tout de suite que sa
cadette lui avait succédé, après interrègne. Et, bonne fille, elle me
pardonna tant bien que mal de n'être pas incontinent retombé dans ses
bras.

Mais, du jour où la vérité lui apparut, elle ne me pardonna pas du
tout d'être tombé dans les bras de sa sœur. Et, sans crier gare, elle
commença contre nous deux une guerre au couteau.

Comme début, elle me brouilla avec le mari, je n'ai jamais su par
quelle machiavélique rouerie. Après quoi, Louise reçut des lettres
anonymes l'informant avec détails d'un caprice que je m'étais passé
pour je ne sais quelle chanteuse de café-concert. Il fallut tout mon
sang-froid pour éviter une rupture.

Le plus drôle, c'est que je ne devinais pas du tout la main d'où
partaient les tuiles. La bêtise masculine est insondable. Face à face,
Marthe était la plus indulgente des grandes sœurs. A la voir toujours
souriante, et si gentiment camarade en toutes circonstances, j'étais à
cent lieues de me défier d'elle.

Elle se démasqua pourtant, mais un peu tard.

Ici, permettez-moi deux mots hors texte: j'ai oublié de poser le décor
de mon deuxième acte.

Je recevais trois fois par semaine ma maîtresse chez moi, rue de
Courcelles, l'après-midi. Mais Louise, un peu plus romanesque que de
raison, trouva bientôt à ces rendez-vous trop réglés un petit goût de
pot-au-feu conjugal. Très libre dans sa maison et n'habitant pas au
même étage que son mari, elle insista pour me recevoir de temps en
temps chez elle, après dîner. L'imprudence n'était pas bien grande de
bavarder de dix à onze dans un petit salon commun d'ailleurs aux deux
sœurs. Un monsieur en habit n'est pas compromettant, même en tête à
tête, tant que minuit n'a pas sonné et que la chambre à coucher n'est
point ouverte. Mais, peu à peu, enhardie par l'habitude, ma pauvre
Louise en vint à des témérités. D'abord, les séances s'allongèrent.
Ensuite, la chambre à coucher s'ouvrit. Finalement, la robe de soir se
mua en robe de nuit. Nous étions mûrs pour la catastrophe.

Un soir,--un matin plutôt, c'était l'heure où l'on rentre du
cercle,--j'étais seul dans le petit salon: seul, et pour cause: nous
avions été deux la minute d'avant, et mon plastron s'en trouvait encore
fripé, dangereusement. Une porte craque; je me redresse: le mari entre,
apoplectique, et sa barbe de burgrave tremblant de mâle rage. Il tenait
encore la lettre anonyme qu'il venait de trouver, la seconde d'avant,
au beau milieu de son oreiller.

Ah! cet homme-là était une brute magnifique. Il n'hésita pas une
seconde:

--Bandit! gueux! larron d'honneur!--me brailla-t-il.--Où est-elle? où
est-elle?

Et, comme un fou, il se rua sur la porte par où Louise était sortie.

Naturellement, je n'en menais pas large: je n'avais pas même un canif.
Dans l'instant, j'eus la vision atroce de ma pauvre petite amie abattue
sanglante et de cette bête fauve la piétinant.

Déjà, il enfonçait le battant plutôt qu'il ne l'ouvrait. Mais il
recula, pétrifié. Derrière la porte, quelqu'un écoutait à la serrure,
quelqu'un qui jeta un cri perçant: Marthe, qui n'avait pas résisté à sa
féroce envie de voir tout.

Elle s'était embusquée dans ce cabinet qui séparait le petit salon de
la chambre de Louise. Trop curieuse!... Le mari, stupide, la regarda
d'abord comme un aérolithe. Puis, la voix baissée d'un ton:

--Marthe?--dit-il, comme n'en croyant pas ses yeux; il n'avait pas
l'intelligence prompte;--Marthe? vous? Qu'est-ce que vous faites ici?

D'un bond, je m'élançai de mon divan et je lui abattis ma main sur
l'épaule. Un éclair m'avait illuminé.

--Et vous?--dis-je rudement:--qu'est-ce que vous y faites? qu'est-ce
que vous y f...z, mordieu?

Il pivota, ahuri:

--Moi? mais je suis chez moi, je suppose!

D'un doigt, je pointai le tapis:

--Partout ailleurs, c'est possible; mais ici, non!

--Non?

--Non! Vous êtes chez madame, que voici!

--(Marthe, suffoquée, ne trouva pas une syllabe.)--Et j'imagine que
vous n'êtes tout de même pas un mouchard à la solde de votre beau-frère?

--De mon beau-frère?

Quatre secondes interminables il me dévisagea, les yeux ronds. Puis
l'idée fit brèche dans sa tête.

Il regarda sa belle-sœur, demi-nue dans un peignoir souple.
Incontestablement, nous étions seuls, elle et moi, et tous deux en
désordre. Alors, il vacilla sur ses jambes et saisit le dossier d'une
chaise. L'autre soupçon hésitait en lui. Mais la lettre anonyme crissa
dans sa main.

Il l'entendit, et une fureur nouvelle assaillit son doute:

--Et ça?--cria-t-il en me jetant le papier sous le nez:--et ça,
qu'est-ce que vous en dites? Prouvez-le donc que c'est celle-ci votre
... complice ... celle-ci, et pas l'autre?

Je haussai les épaules:

--Je ne tiens pas à rien prouv...

Mais je m'arrêtai net. Une preuve? il voulait une preuve?

--Au fait, si vous y tenez ... priez donc Marthe de vous montrer la
mouche qu'elle a, près d'une fossette, à la hanche gauche...

C'était une fameuse brute. Il se rua d'un bond sur la malheureuse et
lui arracha son peignoir.

Elle cria, elle se débattit de toutes ses forces. Mais moi, d'une
main, je lui fermai la bouche, et, de l'autre, je lui maîtrisai les
deux poignets,--tout en proclamant, doucereux: «Il vaut mieux, voyons,
chère amie!...» Et, ce disant ...--dame! à certaines heures rouges,
on redevient assez bête sauvage ... ce disant,--je lui enfonçai fort
agréablement mes ongles dans la chair.

Lui déchirait en lambeaux la mousseline et la batiste. Sous la chemise,
une peau mate apparut, dont je me souvenais. Et il hurla soudain:

--La mouche! C'est vrai, c'est bien vrai...

Alors, Louise sauvée, je lâchai Marthe. Il y avait un rien de sang au
bout de mes cinq doigts...»


_1907._


                       3.--L'HOMME QUI LE SAVAIT


_Bonne mère! faites que je ne le sois pas, qué? Différemment faites que
je ne le sache pas ... et les autres non plus, surtout!..._


Cet homme-là vous eût certainement fait l'effet qu'il me fit à moi:
celui d'être un homme absolument comme les autres, comme tous les
autres; tel l'homme qu'on ferait avec tous les autres, comme tous les
autres, comme tous les autres hommes additionnés ensemble, puis divisés
par leur nombre total. Bref, une sorte d'homme-moyenne. Il était par
conséquent l'homme moyen par excellence. Moyen au physique, moyen de
la tête aux pieds: ni beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni gros, ni
maigre; et moyen davantage au moral: de ma vie, je ne l'entendis rien
dire qui ne fût lieu commun, ni ne le vis rien faire qui ne fût chose
convenable, correcte et mesurée. M. Prud'homme eût pris pour son modèle
cet homme dépourvu de toute apparente originalité,--donc comme il faut.
En politique, en religion, en art, en littérature,--en amour même,
cette pierre de touche de la personnalité,--le dit homme comme il faut
avait toujours professé les opinions les plus régulières, donc bien
dit, et toujours fait comme il disait. Par exemple, il s'était marié:
l'homme n'est pas fait pour vivre seul; il avait eu deux enfants,
une fille et un garçon: de quoi contenter tous les goûts; puis un
dernier-né: il faut compter avec le mauvais hasard ... mieux encore, sa
femme l'avait trompé: un mari comme les autres devrait-il par hasard ne
pas porter les cornes?

La femme de cet homme-là,--cette femme qui le trompait,--avait
d'ailleurs quelques excuses: au rebours de son mari, elle n'était
moyenne en rien du tout. Beaucoup plus jolie que de règle, beaucoup
plus gracieuse que jolie, beaucoup plus aguichante que gracieuse, elle
méritait incontestablement de séduire beaucoup mieux qu'un quotient
d'humanité, si j'ose dire. Elle le méritait, et le désirait aussi,
très fort. Que voulez-vous! les Écritures sont là pour poser en dogme
qu'elle descendait de notre grand'mère à tous, madame Ève, qui aima
mieux s'en faire conter par le diable que de ne s'en faire pas conter
du tout.

Ce qu'on désire fort, on l'obtient tôt: le désir est à sa satisfaction
ce que l'aimant est au fer: l'un attire l'autre. Ce qu'on obtient tôt,
on s'y attache; et quand on le perd, ce n'est pas sans regret. Ce qu'on
regrette, on tâche à le remplacer; n'importe comment. Si la qualité
manque, la quantité y supplée. D'où le proverbe cher aux belles dames:
_un ami qui s'en va, dix amis qui s'en viennent..._

Tout cela pour que chacun sache que notre jolie, gracieuse, aguichante
et coquette petite-fille d'Ève goûta d'abord, selon la norme, d'un seul
galant; puis en grignota quelques autres, puis finalement, croqua sa
vingtaine; mais aussi pour que chacun comprenne que ce fut tout uniment
parce qu'elle connaissait le proverbe cher aux belles dames et parce
qu'elle croyait en la Sagesse des Nations ni plus ni moins qu'en Dieu
le Père. A telles enseignes, que même au nombre dix, elle préféra le
nombre vingt: deux sûretés valent mieux qu'une.

Somme toute, rien de plus louable, aux yeux de quiconque est de bonne
foi et dédaigne les morales toutes faites. J'ai d'ailleurs le devoir
de prévenir mes lecteurs qu'ayant eu, moi, l'honneur de compter le
mari parmi mes bons amis, je ne saurais tolérer sur la femme aucune
plaisanterie plus ou moins grivoise. A bon entendeur, n'est-ce pas?...

--Parmi vos bons amis, le mari?

--Certes!

--Et vous avez laissé cet honnête homme, votre bon ami, seul dans la
détresse de son infortune conjugale?

--Détresse?

Holà! ho! s'il vous plaît!...

Vous appelez ça une détresse? Être ce que furent César, Napoléon,
Molière et La Fontaine? Vous êtes dégoûté!... Moi, j'appelle ça une
veine si vous êtes joueur et une médecine si vous êtes amoureux. Et
vous voudriez que je prive un ami de cette panacée ou de ce fétiche? Je
n'en ferai jamais rien. Et ma raison me dit que, ce faisant, je ferai
bien.

D'ailleurs, en l'occurrence, j'avais un autre motif de me taire: des
vingt galants, le vingtième était moi-même. Alors, dame! charité bien
ordonnée commençant par soi-même...

Vous voyez...

D'ailleurs, vous me la baillez belle, avec votre indignation: «J'ai
laissé mon bon ami dans sa détresse...» Comment l'en aurais-je retiré!
Vous connaissez le moyen d'empêcher une femme de n'en faire qu'à sa
tête et d'aimer où bon lui semble?

--Mais il fallait...

--Pardon? Vous dites?... Il fallait avertir le mari?

Oh! que non, bonnes gens! Il fallait tout ce qu'il vous plaira, plutôt
que cette incommensurable bêtise! Et la fin de l'histoire vous va
prouver qu'il fallait au contraire, précisément, ne pas l'avertir.

Car si grosse que soit une bêtise, il se trouve toujours un imbécile
plus gros qu'elle pour la faire. L'imbécile donc se trouva. Et il s'en
fut tout droit chez le mari, faire la bêtise: avertir cet homme qui ne
demandait pourtant qu'à n'être pas averti.

Et il arriva ce qui devait arriver. L'imbécile n'eut pas plutôt lâché
le paquet:

--Monsieur, votre femme vous trompe!

Que le mari lui servit cette foudroyante réplique:

--Naturellement! je le savais, monsieur.

L'imbécile en changea de couleur:

--Ah!--balbutia-t-il,--vous le saviez!

L'homme qui le savait haussa les épaules:

--Parbleu! me prenez-vous donc pour un autre? Monsieur, huit maris sur
dix sont trompés par leur femme. Je prévoyais donc que je le serais.
Quand on prévoit, on a vite fait de voir. J'ai vu... Et je vous le
redis, monsieur! je savais ce que vous venez d'essayer de m'apprendre.
En vérité, oui: je le savais.

Et, satisfait, il allumait une cigarette, quand, les sourcils soudain
froncés:

--J'y songe!... pour avoir essayé de me l'apprendre, il faut que vous
l'ayez su vous-même?... comment cela, monsieur? seriez-vous par hasard
un amant de ma femme?

L'imbécile sauta comme un bouchon de champagne:

--Moi, monsieur! Ah! vous ne me connaissez pas!... une pareille
infamie? j'en suis tout à fait incapable...

--Au fait, c'est bien ce que je m'étais dit d'abord...

L'homme qui le savait avait, d'un coup d'œil, soupesé l'imbécile; il
précisa:

--Cela m'eût étonné: ma femme a du goût...

Et soudain, les sourcils en arc:

--Mais ... j'y songe encore: voici quelque chose d'incorrect, il me
semble ... de fort incorrect?... Voyons, un peu de logique: ma femme
me trompe,--bien! je suis ... ce que je suis,--très bien! je sais que
je le suis,--de mieux en mieux! Tout cela est en effet comme cela doit
être, logique, convenable. Et puis c'est notre affaire, à ma femme et à
moi... Mais, que je sache, ce n'est pas votre affaire, à vous, monsieur?

L'imbécile, d'un geste vague, en convint. Et l'homme qui le savait en
prit avantage:

--Ce n'est pas votre affaire en rien! Voilà qui est ennuyeux, monsieur!
Réfléchissez un peu je vous en prie: doit-on savoir quelque chose des
affaires qui ne vous concernent en rien? Non, sans contredit. Ce n'est
pas le fait d'un homme comme il faut. En vérité, plus j'y pense...
C'est très ennuyeux, monsieur! Voilà que je suis cocu, et voici que
vous le savez, vous, qui n'êtes pas même l'amant de ma femme!

--Je vous jure,--s'exclama l'imbécile...

--Moi,--trancha net l'homme qui le savait,--je ne vous jure rien parce
que je ne jure jamais, monsieur! jurer se porte assez mal, soit dit
sans vous offenser. Je ne jure donc pas, mais je constate que vous
m'avez mis dans une situation où jamais personne ne fut! Pour un peu,
grâce à vous, je ne serais plus un homme comme les autres!

Il enfonça ses deux mains dans ses poches et conclut:

--C'est excessivement ennuyeux, monsieur!

L'imbécile se hasarda:

--Monsieur, dans tous les cas, je vous affirme...

Il fut encore coupé comme au couteau:

--Que nous voilà tous, vous, moi, ma femme ... pauvre enfant!... et
même ses amants, dans une situation intolérable? Cela va de soi! la
belle affirmation! qu'il faut sortir de cette situation, n'importe
comment? certes oui! mais le moyen?... je n'en vois qu'un!... et
encore...

--Monsieur, tout ce que vous ferez sera bien fait,--déclara résolument
l'imbécile;--et, d'avance, je me range à votre avis...

--Alors, je n'hésite plus, monsieur. Merci: vous m'ôtez un poids!

Et l'homme qui le savait, respirant plus large, commença d'extraire ses
mains des profondeurs de ses poches...

--Croyez d'ailleurs,--dit-il, comme pour prendre congé,--croyez,
monsieur, que je suis désolé de n'avoir vu que ce moyen-ci...

Il achevait de dégager l'une de ses mains, la droite...

--... que ce moyen-ci ... qui est brutal, et vraiment incorrect... Mais
l'incorrection, convenez-en, serait pire, si les choses demeuraient en
l'état...

Et l'homme qui le savait, levant la main et le revolver qu'elle tenait,
brûla la cervelle de l'imbécile qui n'aurait pas dû le savoir.


_1920._


                          4.--MON DUEL A MORT


--«Ceci est une histoire gaie; une histoire vraie aussi: pour la
première fois, j'ai le droit de raconter une aventure telle qu'elle est
arrivée, sans y changer une virgule ... sans même en déguiser le nom
des personnages: des trois qu'ils furent, deux sont morts et je suis le
troisième. D'ailleurs, l'aventure est honorable pour tous.

Les trois personnages en question, Paris les a fort connus. C'étaient:
la comtesse Altéra, dont vous avez sûrement suivi le cercueil l'an
passé: il n'y eut jamais tant de roses et tant d'orchidées dans
Sainte-Clotilde;--puis le comte Lla Sela, le secrétaire d'Espagne,
tué à l'ennemi six mois plus tôt: en 1914, Lla Sela se cacha sous
la défroque d'un dragon français, histoire de se battre pour la
France;--enfin, moi-même, prince Claudius Alghero. Ceux qui se
battirent en duel--à mort--furent, naturellement, Lla Sela et moi.
Celle pour qui l'on se battit fut, non moins naturellement, la
comtesse. Ma foi! je le dis comme je le pense et sans vergogne, jamais
plus adorable femme ne fit s'entre-tuer deux meilleurs amis. Lla Sela,
Alghero; Alghero, Lla Sela: le monde confondait parfois. Les deux
doigts de la main, exactement.

Mais le diable s'en mêla: vers 1907, la comtesse Altera s'était,
j'ignore pourquoi, toquée de Lla Sela qui, lui, l'aimait comme un
imbécile depuis toujours. Moi, je fus le confident: rien d'horripilant
comme ça. J'y gagnai toutefois ceci que, vers 1911, madame Altera,
qui avait eu tôt fait, comme bien vous pensez, d'en avoir assez de
Lla Sela, se toqua de moi: les confidents ont l'habitude d'être là à
l'heure qu'il faut. J'avais été bon confident, et je fus promu au grade
supérieur.

La chose arriva par un soir d'été magnifique... Mon Dieu! qu'il était
donc beau, ce soir-là!--du moins, il me sembla tel; mais à Lla Sela,
il ne sembla pas tel du tout... Que voulez-vous! il y a des gens qui
prendraient le soleil pour la pluie...

Je passe sur les détails, qui n'intéressent que moi. Il en est
un toutefois que je dois préciser: tout en commençant de m'aimer
chèrement, tout en n'aimant plus du tout Lla Sela, tout en jurant
même tant qu'elle pouvait que jamais elle ne l'avait aimé, Elsa (elle
s'appelait Elsa...) n'avait pas eu le courage de signifier tout
de suite son congé à ce pauvre diable. Elle voulait faire ça tout
doucement. En amour, la douceur est inopportune. On gagne un œuf, on
perd un bœuf. Entre Lla Sela, qui, par conséquent, se figurait toujours
être l'Ami, avec un grand A, et moi, qui étais l'Ami, et qui ne me
figurais pas ne pas l'être devenu, la situation fut impossible en moins
de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Vous vous figurez sans peine
qu'il est désagréable de rencontrer toujours, matin et soir, soit
quatorze fois par semaine, le même intrus chez celle que vous aimez, et
les mêmes orchidées dans ses cornets à fleurs. D'autant que nous étions
tous deux tenus au secret, et que, dans ces conditions, le soulagement
semblait interdit de nous entre-chercher querelle! Je crois que nous
n'y serions jamais parvenus si Lla Sela n'avait fini par prendre le
taureau par les cornes. Nous fréquentions tous les deux chez Maxim's.
Une nuit, lui, m'ayant aperçu, sans hésiter vint droit à moi:

--Alghero, un verre avec moi?

--Volontiers, très cher.

Et le verre avalé, il commença par la fin:

--Vous en avez assez de moi, n'est-ce pas, mon pauvre ami? Moi, j'en ai
trop de vous.

Je ne fis qu'incliner la tête.

--Alors? L'épée? Le pistolet? Vous préférez quoi?

--Je préfère ce que vous préférez, Lla Sela.

Et de fil en aiguille, et de politesse en politesse, nous préférâmes
les deux: quatre balles au commandement, soixante à la minute,
vingt mètres, soi-même chargeant son pistolet; et puis, l'épée, si
nécessaire, jusqu'à ce que...

--Jusqu'à ce que l'un des adversaires s'avoue lui-même hors de combat.

--Témoins et médecins muets, tout le combat... ou leur client
disqualifié.

--Avec tout ça...

--Et avec mieux que tout ça: avec, sur le terrain, un coupé bien
clos....

--Bravo! Un coupé, une dame dedans...

--Chut! On n'en sait rien: les stores...

La précaution n'était pas mal trouvée. Il n'est pas très courant de
voir, dans un combat de coqs, un des adversaires demander grâce à
l'autre, mais en présence d'une poule,--de la poule,--le fait est
rigoureusement sans exemple.

Malgré quoi, les duellistes proposant, mais les épées disposant, le
soir du 11 juillet, Lla Sela et moi étions bel et bien vivants tous les
deux, encore que nous étant battus le matin. Nous avions, cependant
fait très bien les choses: au pistolet, je lui avais déchiré la hanche,
il m'avait traversée la jambe. A l'épée, il m'avait fourni un coup en
séton, derrière l'épaule, et un coup droit sous la première côte...
Beau coup, ma foi! il s'en était fallu d'un pouce que Lla Sela, de ce
coup, fût vainqueur sans débat; et cette histoire, comme disent les
bons auteurs, n'eût jamais été écrite. J'avais, moi, percé une cuisse;
puis, d'un coup d'arrêt trop long, pris le bras droit dans toute sa
longueur, du poignet à l'épaule, crevant trois fois le muscle et deux
fois le tronc nerveux. Le bras tomba tout de son long comme un cadavre,
et naturellement ne se releva pas. Le blessé ramassa l'épée de la main
gauche et voulut continuer; mais il avait perdu trop de sang; en outre,
il tirait de la main gauche pour la première fois. Le tout eût crevé
les yeux d'un aveugle. Or madame Altera voyait à merveille. Assassiner
sous ses yeux, je ne pouvais vraiment pas! même pour faire plaisir à
mon adversaire... Et c'est moi qui jetai mon épée.

Lla Sela n'était vraiment pas content. Il eût donné sa part de paradis
pour être tué tout de suite. Je fus obligé de le consoler en lui
promettant que nous recommencerions, sitôt rafistolés l'un et l'autre.
Même pour moi, ce n'était là rien de trop: je fus un bon mois au repos
forcé... Ce mois-là compte probablement dans ma part de paradis à moi.
Les blessures ne sont rien, les infirmières sont tout.

Donc, nous devions recommencer la partie, puisque je l'avais promis à
Lla Sela. Comme il était logique, d'ailleurs, en tant que duel à mort
notre duel n'était vraiment pas fini. Telle une comédie de Molière, la
pièce n'avait pas eu de dénouement. Mais vous avez déjà deviné que,
telle une comédie de la vie, elle n'en eut jamais.

Six semaines plus tard, j'étais sur pied. Et le logis de la comtesse
me revit; et ses cornets à fleurs revirent mes orchidées; et tout
fut comme autrefois, sauf Lla Sela: lui, continua d'être absent.
Sérieusement blessé, cette absence ne pouvait étonner personne. Et,
par le fait, il garda le lit jusqu'à l'hiver. Mais, l'hiver arrivé,
il ne se montra pas davantage. J'entends qu'il ne revint pas chez la
comtesse, non plus que chez moi. Maîtresse, adversaire, rivalité, duel
à mort, il avait tout oublié pêle-mêle et d'un seul coup. A telles
enseignes qu'il se souvenait uniquement d'une chose ... d'une vérité
... celle que j'ai énoncée tout à l'heure: «Les blessures ne sont rien,
les infirmières sont tout.» Son infirmière à lui avait tout bonnement
balayé de sa mémoire mon infirmière à moi, la comtesse Altera. Il n'y a
pas là de quoi s'étonner outre mesure: les Espagnols ont peu de goût,
c'est un proverbe en Italie.

Et la première fois que je revis Lla Sela, ce fut un an, jour pour
jour, après notre duel à mort. Je le rencontrai à l'ambassade
d'Angleterre, et il fut enchanté de me revoir.

--D'autant plus enchanté, mon cher, que j'ai un service désagréable à
vous demander, et que je sais d'avance pouvoir compter sur vous.

J'étais moi-même ravi de le retrouver vivant.

--Lla Sela, je suis votre homme de la tête aux pieds.

--Eh bien! voici... Avec vous, Alghero, je vais appeler les chats des
chats: vous savez que j'aime quelqu'un, vous savez que je suis très
épris, vous savez que je suis très heureux...

Tout cela était vrai.

--Lors, quelqu'un ... un autre quelqu'un: un quelqu'un masculin, cette
fois ... s'est mis en travers de ma route ... et ce quelqu'un-ci me
porte exagérément sur les nerfs.

--Je vous comprends!...

--Bref, il faut en finir... Voulez-vous être mon témoin? Bien entendu,
un duel à mort!...

Je lui tendis les deux mains:

--Lla Sela, je ne retire rien: je suis toujours votre homme, et
toujours des pieds à la tête. Seulement...

--Seulement?

--Seulement, nous-mêmes nous nous sommes battus l'an passé... Vous vous
souvenez?... Je voulais vous tuer, vous vouliez me tuer, vous m'avez
manqué, je vous ai manqué,--d'assez peu,--et ... soyons sincères: n'en
sommes-nous pas l'un et l'autre singulièrement satisfaits cet an-ci?
outre que nous n'avons ni l'un ni l'autre le regret d'avoir mis en
terre un ami, nous n'avons ni l'un ni l'autre, entre notre amour et
nous, le fantôme sanglant d'un rival abattu. Que voulez-vous! Il en est
ainsi, Lla Sela! l'homme, autant que la femme, est un animal changeant.
Se battre comme vous voulez vous battre, c'est parfois sacrifier trente
ans de bonheur à six mois de patience. Je vous répète, une fois de
plus, que je suis votre homme. Mais... songez-y: en amour, un duel à
mort n'est jamais une solution...


Il s'est battu tout de même, bien entendu.


_1919._


                         5.--CAS DE CONSCIENCE


--«Messieurs les honnêtes gens, ceci n'est pas une belle histoire
ingénieusement imaginée, soit comique, soit touchante, soit terrible;
je ne suis ni un nouvelliste, ni un romancier, et n'ai nullement la
prétention de faire de la littérature. Mais je suis un honnête homme
comme vous, auquel un malheur tragique est advenu, et qui, entraîné
dans l'engrenage d'une fatalité mystérieuse, s'adresse à vous, ses
semblables, pour en obtenir conseil, et, si faire se peut, assistance.

Voici mon cas...

Un bout de présentation, pour commencer. Il importe que vous sachiez
exactement à qui vous avez affaire. Je m'appelle Pierre Allevard. J'ai
trente-quatre ans. Je ne suis ni beau, ni laid, ni brun, ni blond, ni
grand, ni petit. J'ai fait mes classes, comme tout le monde. Mais,
étant, sinon riche, du moins largement à mon aise, j'ai jugé superflu
d'embrasser aucune profession. Je suis donc rentier, sans plus. Par
ailleurs, orphelin de père et mère, et fils unique. Pas d'oncle,
non plus, ni de tante, ni de cousin, ni de cousine. Pas de femme.
Célibataire et libre de la tête aux pieds.

J'habite Paris, 40 rue du Cirque. Une simple garçonnière. J'y vis seul,
c'est-à-dire dans l'unique compagnie de mon valet de chambre. Voilà qui
est dit; j'ai fini. Vous en savez maintenant sur moi aussi long que
j'en sais moi-même...


Maintenant, l'aventure:


L'an passé,--1909,--je remontais, un soir de mars, le boulevard.
J'allais à pied, il faisait beau. Par hasard, une passante me croisa,
jeune et jolie. Je n'avais rien de mieux à faire qu'à la suivre. Je la
suivis.

C'était au coin de la rue Vignon que je l'avais rencontrée. Ce fut au
coin de la rue Scribe qu'elle se décida à me sourire. La distance de
l'une à l'autre rue peut vous renseigner sur la sorte de femme sur qui
j'étais tombé: point du tout une professionnelle; point tout à fait
une femme du monde. Je la persuadai d'accepter sur le champ une tasse
de thé, lui promettant de ne pas la considérer comme engagée par la
suite à davantage. Elle s'y engagea pourtant sans grandes façons, dès
cette première entrevue, et ne fit, en outre, nulle difficulté à me
renseigner très complètement sur elle-même. Les femmes, à l'ordinaire,
sont en pareilles occurrences plus prudentes ou plus timorées. Et
telle qui déjà nous nomme de notre prénom évite avec soin de nous
apprendre son nom de famille. Celle dont je parle ignorait ces menues
précautions. Et, avant même qu'elle eût pour la première fois passé
mon seuil, la rue du Cirque, je savais de sa bouche qu'elle était la
femme--très légitime--d'un brave bourgeois domicilié aux Batignolles;
rue Nollet, pour préciser; et qu'elle s'appelait madame T...

Je m'étonnai un peu de sa confiance et de son audace, et je crus poli
de l'en féliciter. Elle rit aux éclats et je me souviens mot pour mot
de sa réponse:

--Eh! mon cher ami! si vous connaissiez mon mari, vous ne parleriez
ni d'audace, ni de confiance! Il n'y a pas plus de courage à tromper
ce mari-là qu'à boire cette tasse de thé-ci. Et vous iriez vous-même
demain dire à M. T... que vous êtes l'amant de sa femme qu'il se
moquerait de vous et ne vous croirait pas.

M. T..., je m'en rendis promptement compte, était en effet un mari de
la race des sourds-muets aveugles. Cet infirme, pour comble, exerçait
un métier de Sganarelle: il était voyageur de commerce, donc absent six
jours sur sept du domicile conjugal. Madame T... me prouva copieusement
la sécurité qu'elle tirait de cette situation: nous n'étions pas amants
depuis quinze jours que j'avais déjà passé deux nuits rue Nollet,
dans le propre lit de ma maîtresse, au lieu et place de son époux. La
maisonnée ne comprenait en fait de domestiques logés à demeure, qu'une
femme de chambre du nom de Sylvie, laquelle témoignait à Mme T... une
affection visible, et se pliait de la meilleure grâce à toutes les
complicités qu'il fallait.

Jusqu'ici, n'est-ce pas? rien que de fort ordinaire. Tous, tant que
vous êtes, vous avez assurément vécu des aventures moins simplettes.

Oui... mais, s'il vous plaît, un peu de patience.

Ce que je viens de vous exposer avait débuté en mars 1909, il y a
eu tout juste un an, avant-hier. Cette année s'était écoulée le
plus paisiblement du monde. Mon amie et moi, nous étions, petit à
petit, gentiment habitués l'un à l'autre. Si bien qu'au caprice de la
prime rencontre avait succédé, sinon l'amour, du moins une tendresse
véritable et fort douce.

Or, samedi dernier, étant au lit ensemble, je m'avisai de la date
que marquait notre calendrier: le mardi qui allait venir devait être
l'anniversaire de cette prime rencontre que je rappelais à l'instant.
Et j'offris à ma compagne de fêter de notre mieux un anniversaire aussi
favorable.

--Très bonne idée!--me dit-elle.--Eh bien! veux-tu que, mardi, nous
soupions d'abord n'importe où et qu'ensuite tu me ramènes ici?

Ici, c'était chez elle, rue Nollet. J'approuvai naturellement le
programme, et je le complétai:

--Rien ne nous empêche même de commencer la fête plus tôt. Si ça te
plaît, je passerai te prendre en auto dans l'après-midi pour une
promenade où tu voudras. Ton mari est à Poitiers, je crois?

--A Poitiers, oui.

--Par surcroît de prudence, envoie-moi donc un bleu mardi matin. Et je
frapperai à ta porte entre deux et trois heures.

Écoutez, à présent!

Mardi, à onze heures et demie, le bleu convenu m'arriva, timbré de neuf
heures quarante.--Je vous le copie ici, pour plus de clarté:

     _Monsieur Allevard_

     _40, rue du Cirque (VIIIe)._

     _T'attends avec impatience. Bon anniversaire, mon chéri! A toi
      toute ta petite aimée._

En foi de quoi, à deux heures et quart, je carillonnai joyeusement à
l'huis accoutumé.

On m'ouvrait d'ordinaire en moins de quatre secondes. Cette fois on ne
m'ouvrit pas du tout.

Stupéfait, je carillonnai de plus belle.

Alors un pas lourd résonna derrière la porte close. Et j'entendis un
bruit de verrous lentement tirés.

Le vantail s'entre-bâilla. Je vis un homme de haute taille, à longue
barbe brune, qui me regardait fixement.

J'étais si loin d'admettre la possibilité d'un retour du mari que je
crus, contre toute vraisemblance, m'être trompé d'étage.

Et comme l'homme à barbe brune me demandait, d'une voix d'ailleurs fort
calme:

--Vous désirez, monsieur?

Je répondis, sans hésiter:

--Madame T...?

Mais l'homme inclina la tête:

--Madame T... c'est bien ici. Seulement, monsieur, elle est morte.

Et le vantail, repoussé un peu brusquement, claqua devant mon visage.

Voilà, messieurs les honnêtes gens, ce qui m'est arrivé.

Messieurs, donnez-moi, s'il vous plaît, conseil, et, si faire se peut,
assistance.

Il est réel que ma maîtresse est morte: j'ai rôdé tout hier mercredi,
et tout aujourd'hui, jeudi, rue Nollet. Ce soir, le cercueil est
sorti par la porte qui tant de fois m'avait vu entrer. J'ai vérifié
d'ailleurs l'acte de décès à la mairie.

Comment est-elle morte? Cela, je l'ignore. Dois-je chercher à savoir?
Dois-je-enquêter, dois-je lancer la justice sur la trace de ce trépas,
pour le moins bizarre? Dois-je, au contraire, laisser dormir en paix
celle que nulle intervention ne réveillera, désormais, de son sommeil
épouvantable, et dont la mémoire peut être éclaboussée si je ne me tais
pas?

Messieurs les honnêtes gens, à ma place, que feriez-vous?»


_1910._


                        6.--LES TROIS VERDICTS


--Moi,--déclara, ex abrupto, le père Lécoutard, tout en bordant plat
la grand'voile du yacht,--je n'ai eu «ça» que trois fois dans toute
ma pauvre pirate de vie. Trois fois seulement, monsieur! Comme je
vous le dis. Point une fois de plus, point une fois de moins... Ho!
de l'avant!... Kermadec! enfant de traînée!... sans que je manque de
respect à ta vénérable mère... Kermadec! je m'en vas tout à l'heure
t'enlever la peau du dos, si je vois ton foc ballon faseyer!... Et
ferme ta manche à saletés: le mistral sent mauvais, quand tu parles...
De quoi? je m'en vas t'apprendre à être poli avec moi comme je suis
avec toi, hein? as-tu compris? bougre de malapris! marin juif! soldat
du pape! _figure!_[1]

Oui, monsieur, je n'ai eu «ça» que trois fois, depuis que ma mère
m'a fait ... «ça»,--la jalousie;--et vous pouvez m'en croire, si le
cœur vous en dit, «ça», c'est la plus extraordinaire des maladies.
Les autres, de maladies ... la fièvre jaune, le choléra, la petite
vérole, la grande, la peste, le _paludisse_, la _truberculose_, et la
_gangredène_ ... je les ai toutes eues des tas de fois, et je ne m'en
porte guère plus mal. Mais la jalousie,--Kermadec! ton foc ballon!
embraque donc l'écoute, et souque un coup, bon sang!--la jalousie,
monsieur, c'est d'un autre tonneau, et si j'avais eu ça quatre fois au
lieu de trois, sûr et certain que je ne serais point ici pour vous le
raconter. Vous allez pouvoir en juger. Si je mens d'un mot, je veux
être estropié!

La première de mes trois fois, «ça» me tomba dessus du temps que
j'étais jeune.--Quatorze ans que j'avais!--On est précoce dans la
marine. A quatorze ans, j'avais déjà une petite bonne amie, une jolie
fille dans mes âges, qui vendait des bouquets de violettes sur la
Croisette, durant que je polissonnais avec les gredins comme moi, sur
le quai du port. Voilà qu'un jour elle s'amène du côté du môle des
yachts, où j'étais; et qu'est-ce que je vois? un novice en maillot bleu
et blanc, assis sur le tableau d'arrière d'une goélette italienne, qui
commence à lui envoyer des baisers. Oui-dà! un failli chien d'italien,
qui envoyait des baisers comme ça, sur le dos de sa main, vers ma
petite bonne amie--le sang ne m'en fit qu'un tour, vous n'auriez pas
eu le temps de dire: «Non de d'là!» que j'étais déjà sur la planche
de la goélette,--juste à point pour pincer la jeune personne en train
de renvoyer baiser pour baiser au novice.--«Toi, que je lui dis, à ce
type-là, arrive ici, j'ai quelque chose à te dire qui intéresse ton
avenir!»--Il comprend sans plus d'explications, me regarde en rigolant
et descend de son bâtiment. Ça ne l'épatait pas beaucoup, parce qu'il
avait bien seize ans contre moi quatorze. Mais moi, ça ne m'épatait pas
du tout, parce que j'étais jaloux.

Pour lors, on s'empoigne tous les deux, et la petite nous regarde
faire, les poings sur les hanches et la langue entre les lèvres. C'est
du nanan, pour une fille, deux garçons qui se battent à cause d'elle.
Moi et l'italien, nous y allâmes bon jeu bon argent. Il me pocha un
œil, je lui cassai le nez. La fin finale, il n'y a que la Madone à
savoir ce que ç'aurait été, attendu qu'au plus beau moment de la
bagarre, les sergots nous tombèrent sur le poil. Et le soir, je couchai
au violon. L'Italien aussi.

Jusque-là, ce n'était point méchant. Mais voyez la suite, histoire
de voir: le lendemain, dès patron minette, les hommes de la goélette
italienne s'en vinrent tous comme un seul, réclamer leur novice au
commissaire; et tous, comme un seul, ils jurèrent sur le sang du
Christ que ce novice-là était un gars tout ce qu'il y avait de mignon
et de gentil, l'enfant du bon Dieu, quoi! tandis que j'étais, moi, le
dernier des derniers, un _nervi_, un apache et un assassin. D'ailleurs,
c'était moi qui avais cherché l'autre. Le commissaire, pas trop bien
disposé pour moi, d'après tout ce tas de témoignages, envoya chercher
mon père, qui,--un vrai fait exprès, monsieur!--m'avait la surveille
cassé sa canne sur le dos, je ne sais plus pour quelle idiotie que
j'avais faite!--Ah! misère! quand une fois le guignon s'en mêle!--En
conséquence de quoi, mon père, en manière de renseignements sur moi, me
renia, net comme torchette, et déclara que je n'étais plus son fils. Du
coup, ça ne traîna pas: le commissaire me renvoya au juge, le juge me
renvoya au tribunal,--au tribunal correctionnel! excusez du peu!--et
le tribunal me condamna.--A quoi, que vous me demandez?--A sept ans de
bagne, monsieur! Comme je vous le dis: on m'interna dans une maison de
correction jusqu'à ma majorité.--Vingt et un ans moins quatorze ans que
j'avais, resta sept ans à faire. Sept ans de bagne, donc, ni plus ni
moins! Et, tout ça, pour avoir été jaloux.--Qu'est-ce que vous en dites?

                   *       *       *       *       *

Ho! de l'avant!... Kermadec!... c'est-il que tu penses à ta petite
sœur, ou c'est-il que tu es borgne des deux yeux, pour ne point voir la
bouée de virage?... Pare à virer!... abruti!... Envoyez!... File ton
foc, ramasse ton ballon, change les amures!... Et ferme, je te dis!
le papier s'envole... Y a du bon, monsieur, nous doublerons la balise
noire de ce bord-ci, ou je ne m'appelle plus Lécoutard! A cette heure
les autres racers sont baisés, sûr comme amen à l'église!...

                   *       *       *       *       *

Va donc comme je te pousse! La deuxième fois que j'ai eu «ça»
c'était huit, neuf, dix ans plus tard. J'avais fini mon temps de
correction,--sale temps, vous pouvez m'en croire!--et je m'étais engagé
volontaire, pour cinq années, dans la flotte. J'étais donc matelot à
bord d'un croiseur d'escadre qui faisait la navette entre Toulon, Le
Golfe, Bizerte, et le reste du tremblement.--L'_Amiral Germinet_, qu'on
l'appelait, ce croiseur.

Bon! voilà qu'un soir, à Marseille, je rencontre une jolie blonde. Je
la regarde, elle me regarde, et la suite, comme ça se doit. Seulement,
moi, j'étais resté bien moussaillon, malgré mes sept ans de malheur.
Et comme la jolie blonde était bigrement blonde et bougrement jolie,
je ne fais ni une ni deux, et j'y offre le mariage.--Rien que ça,
monsieur, comme je vous le dis!--Elle, probable, que si je n'en
avais pas parlé, elle n'y aurait tant seulement pas pensé, à cette
histoire-là,--le mariage.--Mais du moment qu'elle me vit assez godiche
pour lui demander de dire «oui», elle ne fut point si gourde que de
dire «non». Et nous voilà promis. Sur quoi, qu'est-ce que j'apprends?
qu'elle avait un autre galant! Et comme bien juste, elle le préférait,
cet homme,--rapport qu'il ne l'était point autant que moi, godiche,
puisqu'il ne lui offrait pas l'église et la mairie! Qu'est-ce que vous
auriez fait, si vous aviez été, moi, monsieur? Vous auriez été jaloux,
point d'erreur! Je le fus, et salement, je vous en fiche mon billet.
J'allai donc trouver mon capitaine de compagnie, à bord du _Germinet_,
et je lui racontai une histoire du feu de Dieu ... je ne sais même
plus quoi, preuve que c'était du vrai beau!... tout ça pour obtenir
quarante-huit heures de permission!

Il me les donna. Et je m'en fus m'embusquer à Marseille, partout où
j'espérais les rencontrer, elle et lui. Parce que je voulais les tuer,
comme juste, lui et elle ... je voulais tuer les voisins aussi ... je
voulais tuer tout le quartier!--J'étais jaloux, qu'est-ce que vous
voulez que je vous dise!

Pour lors, je m'embusque dans un caboulot, moi et mes quarante-huit
heures de permission. Et j'attends. J'attends tout le premier jour et
puis tout le second jour; et puis je continue d'attendre. Je tirais
bordée, quoi!--Une chose dont je me battais l'œil dans les grandes
largeurs, par exemple: tirer bordée!--Le tarif des punitions prévoit,
pour les tireurs de bordée, huit jours de prison, ou quinze, enfin
une affaire dans ces prix-là. Vous pensez comme ça pouvait taper sur
l'imagination d'un lascar comme j'étais, d'un lascar, revolver au
poing, qui s'apprêtait à tuer tout le quartier!... oui! n'est-ce pas?

Mais on les avait prévenus en douceur, les tourtereaux. Et je ne
vis pas même l'ombre du couple, ni le premier jour, ni le second,
ni le troisième, ni le quatrième, ni le cinquième, ni le sixième,
ni le septième. Et pour sûr que je serais tombé enragé sous peu, si
le huitième jour, je n'avais vu tout d'un coup autre chose, autre
chose que je n'attendais guère plus que le Jugement Dernier: deux
«brasse-carré»! deux gendarmes, oui, monsieur, deux grands gueux de
gendarmes, qui me crochèrent tout de suite sans dire ouf. Je n'avais
pourtant tué personne encore. Mais, par exemple, j'étais,--qu'ils
m'expliquèrent,--en absence illégale de plus de six jours; et je me
trouvais, de ce coup, promu déserteur! Pas de veine au loto, hein!

Et c'est comme ça que pour mon second coup de jalousie, j'ai encore
été jugé, et encore condamné naturellement. Plus par un tribunal
correctionnel: par un conseil de guerre maritime. Ce qui fit, comme
vous pensez bien, une petite différence: les correctionneux m'avaient
collé sept ans de travaux forcés pour m'être boxé avec un galopin de
mon genre. Les juges du conseil me collèrent seulement, pour avoir
déserté, deux ans de prison. Je me rappelle l'effet que ça me fit:
comme une envie de danser la matchiche! Deux ans, dame! deux ans de
prison, pour moi qui m'attendais, ric et rac, à la guillotine!...

                   *       *       *       *       *

Hein? monsieur! quand je vous le disais que nous la doublerions, la
balise noire! Nous voilà du vent dans les voiles, à cette heure!...
et ce n'est pas ce failli requin manqué d'Américain qui regagnera
sur nous, d'ici la ligne d'arrivée! La course est gagnée, il n'y a
plus qu'à ne rien risquer de casser. Kermadec, ramasse la flèche ...
et ramasse le clinfoc aussi, mon fils ... et du mou dans le ballon
... nous voilà grand largue, point la peine de fatiguer le bâton de
beaupré...

                   *       *       *       *       *

Reste donc la troisième de mes trois fois, monsieur. Mais, celle-là,
vous la connaissez comme tout chacun ... peuchère! Les gazettes
m'ont assez imprimé, dans le temps que ça s'est passé, l'avant de
l'avant-dernière année...

Bé oui!... c'est l'histoire de ma pauvre bonne femme de femme ... la
sainte pure créature du Bon Dieu!... Vous savez comme quoi je fus assez
abruti pour croire qu'elle m'avait trahi ... et comme quoi, un soir que
son père, le pauvre brave homme! était venu la voir chez nous, histoire
de faire un bout de causette à la veillée, je rentrai par malheur à un
moment qu'on ne m'attendait pas, je trouvai dans le corridor un chapeau
que je ne reconnus point, et ... enfin, le reste ... sale reste, bon
sang de bon sort! Vous savez tout ça mieux que moi, rapport que, par
la suite, je n'ai jamais été foutu de me rappeler le détail... C'est
les juges de la cour d'assises qui me firent assavoir que j'avais tué
cinq hommes en tout, sans compter ma pauvre bonne femme de femme, la
première crevée!... Et pour rien de rien, monsieur! jamais personne n'a
vu ni connu d'épouse moitié si fidèle qu'était la mienne!... Mais que
voulez-vous, j'étais encore jaloux...

Par exemple, les braves juges de cette brave cour d'assises ont été
honnêtes avec moi. Sûr et certain que j'avais massacré cinq hommes et
une femme. Mais mon avocat, qui avait la langue pendue au clou qu'il
fallait, prouva clair comme la nuit que c'était bonnement et simplement
à cause que j'étais amoureux de la femme et à cause que j'avais cru
qu'elle me trompait avec les cinq hommes. Alors on m'a acquitté avec
bien des félicitations...

                   *       *       *       *       *

Et voilà ce que je vous disais tout à l'heure, monsieur: la première
fois que j'ai eu «ça»,--la jalousie,--j'ai donné un coup de poing à un
gosse, et la correctionnelle m'a fichu sept grandes années de travaux;
la deuxième fois, j'ai déserté en temps de paix, et le conseil de
guerre ne m'a envoyé que deux petites années de prison; la troisième
fois, j'ai tué six braves gens, et la cour d'assises m'a fait des
compliments...

Alors, n'est-ce pas? Si j'avais eu «ça» une quatrième fois, sûr et
certain que je ne serais point ici pour vous le raconter: parce que,
sûr et certain, cette quatrième fois, j'aurais mis toute la République
à feu et à sang, et la Haute Cour de justice m'aurait pour le moins
nommé roi de France!


_Juin 1914._


[1] Cette simple locution: «_figure!_» constitue le dernier terme de
l'insulte, entre matelots.


                       7.--LE SAC A FERMOIR D'OR


A l'angle du boulevard Malesherbes et de la rue d'Anjou, un cheval
abattu bouleversa toute une file de fiacres et d'automobiles. Il
bruinait. La chaussée, glissante de boue, me parut dangereuse à
traverser, parmi les voitures entassées et grouillantes. Sur le bord du
trottoir, j'attendis.

Des passants s'arrêtaient comme moi. Une dame, audacieuse, rassembla
ses jupes et se risqua entre les roues. Mais le piétinement d'un
attelage impatienté lui fit peur. Elle rebroussa chemin, regagna en
deux sauts le trottoir. Le bout de sa fourrure me frôla.

Je la regardai, profitant de ce hasard qui nous faisait voisins pour
quelques secondes; elle me parut jeune: trente ans peut-être; et jolie:
les yeux verts très grands, une fossette sensuelle au coin de la lèvre
qui luisait rouge à travers le chantilly de sa voilette; élégante, en
outre: robe de drap uni, boléro de velours, longue étole de chinchilla.
Hors du manchon, un petit sac en daim gris à fermoir d'or pendait au
bout de sa chaîne.

Je pensai:

--Quelle femme est-ce là?

Le parfum était délicat mais un peu fort. Au-dessus du col, un bout de
nuque apparaissait, nuagé d'or par des cheveux follets très habilement
chiffonnés au petit fer.

--Monde ou demi? Bah! partageons la différence: trois quarts. Si je la
suivais?...

J'allais débiter une galanterie, quand le flot des véhicules s'écoula
tout à coup. Sur la chaussée dégagée, la dame avança. Elle traversa
la rue d'Anjou, suivit le boulevard. Au coin de la rue Roquépine, je
me décidai à l'aborder et lui contai la première fadeur venue. Elle
feignit de ne pas entendre. Mais comme je la dépassais pour la mieux
voir, elle m'examina d'un coup d'œil furtif. Et il ne me parut pas que
ma hardiesse l'eût irritée.

En conséquence, je récidivai, exposant en style persuasif que j'avais
au numéro 34 de la jolie rue Murillo un rez-de-chaussée fort goûté
de mes amies: divan de vieux Chiraz, chartreuse du temps des moines,
estampes japonaises, fumerie d'opium, et le parc Monceau dans les
fenêtres, et deux sorties..

On continuait de faire la sourde et on allait droit devant soi, d'un
pas vif de vraie Parisienne. Cela ne m'inquiétait pas outre mesure: le
boulevard Malesherbes conduit au boulevard Haussmann, et le boulevard
Haussmann à l'avenue de Messine ... pour aller rue Murillo, rien n'est
plus direct...

Au carrefour Saint-Augustin, la dame hésita. Pour la dernière fois,
je renouvelai, plus pressantes, mes offres et ma prière. Un regard
rapide m'enveloppa; mais je n'eus point d'autre réponse: légère comme
un moineau, la dame s'était lancée sur la chaussée du carrefour,
traversant en oblique vers le boulevard Haussmann. J'eus la sensation
d'être vainqueur. Et j'allais courir sur les traces de ma conquête,
quand une auto frôlant le trottoir me força de demeurer un instant.
Une cohue de voitures débouchait à la fois des deux boulevards. Je vis
un énorme tramway vert stopper bruyamment, obstruant la rue d'Astorg.
En même temps un «gare de l'Est-Trocadéro» se précipita hors de la rue
de la Boétie, au trot furieux de ses trois percherons[1]. Une angoisse
soudaine m'étreignit: prise entre le tramway et l'omnibus, la dame
se rejetait à droite, fuyant les roues éclaboussantes. Et un camion,
surgi tout à coup derrière le tramway, lui barrait la route. Elle cria
de peur, tournoya, affolée, glissa, tomba et le sabot d'un cheval lui
brisa la poitrine.

J'avais bondi à travers la haie mouvante des véhicules et je fus le
premier auprès du corps étendu. La dame gisait sans connaissance, les
yeux grands ouverts, un peu d'écume rose à la bouche. Le manchon de
chinchilla et le petit sac à fermoir d'or tenaient encore à la main
gantée, souillée de boue...

Quelqu'un se précipita derrière moi, un homme grand et robuste quoique
vieux: cheveux gris et moustache blanche. Il jura:

--Tonnerre de tonnerre!

Un sergent de ville accourait aussi. L'homme qui avait juré
l'interpella d'un ton bref:

--Mathieu! faites-moi dégager le camion et l'omnibus. Rondement!

--Tout de suite, monsieur le commissaire...

J'étais penché sur le visage déjà livide. Et je ne dissimulais pas mon
émotion. L'homme à moustache blanche me saisit le bras:

--Monsieur, ayez du courage, je vous en conjure. Tenez, aidez-moi! Nous
allons d'abord porter madame chez le pharmacien du boulevard... Je suis
le commissaire de police du quartier.

Je compris qu'il me prenait pour le mari. Sans protester, je soulevai
les épaules tièdes. Il prit les hanches. Alentour les voitures,
refoulées par le sergent de ville, faisaient place nette.

... C'était lourd à porter, ce corps sans vie...

Le pharmacien fit la grimace: trois côtes étaient cassées, et les os
rompus avaient dû déchirer le cœur même: le pouls ne battait plus. La
dame était morte.

Le commissaire de police, formaliste, ôta son chapeau.

--Monsieur,--me dit-il,--excusez-moi de troubler votre douleur... Mais
voulez-vous me donner votre nom et votre adresse, pour le transport.

Il fallait tout de suite dissiper l'équivoque.

--Pour le transport? Mais, monsieur le commissaire, cette dame n'habite
pas chez moi ... je n'ai même pas l'honneur de la connaître... J'étais
là; je l'ai secourue de mon mieux, voilà tout... Au surplus, si mon nom
peut vous être utile...

Il me remercia poliment et regarda le cadavre:

--La malheureuse a peut-être une carte de visite sur elle.

--Probablement dans son réticule...

Le petit sac à fermoir d'or pendait au bout de la main crispée. Il
fallut un effort pour arracher la chaînette.

--Voyons,--dit le commissaire en ouvrant.

Mais il eut aussitôt un haut-le-corps, et ses yeux s'arrondirent...

Il est trôs difficile d'expliquer pudiquement ce qu'il y avait dans
le petit sac... Il y avait ... voyons: d'abord, divers produits
pharmaceutiques, dosés, empaquetés, étiquetés... Ensuite un objet dont
la place logique est au cabinet de toilette, et qui ne peut guère
s'en absenter pour motif avouable... Enfin, quelques photographies,
probablement tirées au magnésium, avec un jeu de cartes que la
régie n'avait pas timbré. Le tout, très bien classé et rangé dans
les multiples poches du réticule. Ce ne fut qu'au fond du dernier
compartiment que le commissaire avisa un étui de maroquin vert d'eau,
dans lequel plusieurs cartons gravés à la dernière mode nous révélèrent
le nom de la dame:

    _Madame X..._

--Madame X...!--répéta le commissaire, ahuri. Mais--alors ... c'est la
femme du ministre?...

Une minute, nous nous regardâmes en silence, et nous regardâmes le sac
à fermoir d'or. Mais le commissaire se ressaisit vite. C'était un vieil
homme, rompu aux hasards parisiens.

--Mathieu,--dit-il au sergent de ville qui, à la porte, écartait les
curieux,--courez chez le ministre des Communications... Oui, M. X...
50, rue de Surène ... et prévenez que madame X... est ici, victime d'un
accident.

Puis, quand nous fûmes seuls:

--Madame X...--prononça-t-il gravement, était une femme de la plus
haute honorabilité. Vous me comprendrez, monsieur, si je fais appel à
votre discrétion absolue...

Et, délibérément, il prit le réticule, et l'empocha dans son pardessus.

Il n'y a pas bien loin du carrefour Saint-Augustin à la rue de Surène.
La foule attroupée devant la pharmacie n'était pas encore dispersée
que, luttant contre l'agent qui voulait la retenir, une fillette de
douze ans se précipita dans la pharmacie...

--Maman!--cria-t-elle...

Un homme nu-tête, et en courant aussi, suivait. Je le reconnus: je
l'avais vu maintes fois à la Chambre. Une terrible angoisse tordait
sa bouche. Visiblement, il rassemblait toute son énergie pour ne pas
pleurer.

La fillette était tombée à genoux devant le cadavre et sanglotait
violemment. Le mari s'agenouilla aussi et se cacha le visage. Ce
n'était point là un désespoir de commande. Sans nul doute, la femme qui
gisait à nos pieds avait été une bonne mère; une bonne épouse aussi...

Une douloureuse minute passa. M. X..., enfin, se releva, les yeux
rouges. Et, d'une voix brisée:

--Comment l'a-t-on reconnue?--demanda-t-il.

--Elle tenait une carte à la main,--répondit le commissaire de police
sans hésiter.

M. X... le remercia d'un signe de tête. Il avait ramassé le manchon de
chinchilla, et le pressait contre sa bouche.

Tout à coup, il chercha des yeux autour de lui:

--Ma femme n'avait-elle pas sur elle un petit sac à fermoir d'or?

--Non,--dit le commissaire.--C'est moi qui ai relevé madame X...,
monsieur le ministre... Et je n'ai vu aucun sac.

_1906._


[1] 1906.


                  8.--LE CAS DE MADEMOISELLE AMOROSA

                                              _A Henry Daguerches._


L'aventure commença dans le cabinet de mon éditeur. Ce matin-là,--un
matin de juin 1906,--j'étais allé, n'ayant rien de mieux à faire, jeter
un coup d'œil sur «la recette», comme disent nos confrères, les gens de
théâtre. Et, dès l'antichambre de la librairie, je compris, au salut en
plongeon des garçons de salle, qu'un événement sensationnel m'avait,
depuis ma dernière visite, relevé notablement dans l'échelle sociale.

L'instant d'après tout s'expliqua. Prévenu de mon arrivée, le vieux
Brown descendait déjà du fauteuil directorial pour accourir à ma
rencontre, et, du seuil de mon sanctuaire, me clamait la grande
nouvelle:

--Ça y est! Il est parti! il est parti, le centième mille de votre
_Grande Ennemie!_

Et je crus indispensable de masquer ma réelle émotion d'un haussement
d'épaules.

La _Grande Ennemie_ était un roman, d'ailleurs sans prétention, que
j'avais commis au cours de l'année précédente, et qui se vendait assez
bien, quoique la critique l'eût décrété idiot dès le premier symptôme
de son succès. Le vieux Brown, qui se piquait d'être, en matière de
bouquins à gros tirage, prophète, voyant et sorcier, s'enorgueillissait
violemment d'avoir prédit cette brillante victoire:

--Souvenez-vous-en! Je l'avais flairé de loin, ce centième mille! C'est
égal! mes compliments, monsieur Jalin! Et maintenant, nous allons
faire, à nous deux, de grandes choses. D'abord et tout de suite,
je commence à vous préparer une édition illustrée ... et, le mois
prochain, une édition de grand luxe... Vous choisirez vous-même les
dessinateurs... Ensuite...

Il bavarda. Moi, je n'écoutais guère... Un centième mille!... il y
avait, dans ces trois mots, de quoi tourner une tête plus solide que la
mienne. Un centième mille! cela signifiait tout bonnement la fortune
pour commencer et la gloire pour finir. Du moins, je le croyais en ce
temps-là...

Au bout du compte, nous échangeâmes, le vieux Brown et moi, l'accolade
réglementaire, tels Wellington et de Blücher vainqueurs à Waterloo.
Après quoi:

--J'oubliais,--me dit Brown:--il y a là une lettre pour vous que
j'allais vous faire porter...

--Ah!... donnez...

--Voici...


Un quart d'heure plus tard, dans le taxi qui me ramenait chez moi,
j'ouvris la missive. Et, quoique endurci aux surprises épistolaires, je
me frottai le front d'ahurissement.

Car la lettre, une lettre de femme, commençait avec simplicité par ces
mots:

 _Mon poète,_

 _Vous dites si noblement de si nobles choses que mon âme, tel un
 papillon printanier, couleur de neige et d'azur, est venue brûler
 toutes ses ailes à la flamme éblouissante de votre génie..._

Avec simplicité, je vous dis!

Et ça continuait, sur le même ton, quatre pages durant.

La fin surtout valait son pesant de perles fines:

 _Je ne veux rien de vous: ni amour ni pitié; non! et pas même la
 moitié de votre gloire! Mais j'ambitionne la joie unique de baiser la
 sublime main qui écrivit la_ Grande Ennemie! _Ne refusez pas l'hommage
 de mes lèvres! Je serai aujourd'hui, demain et après-demain, au soleil
 couchant, sur le cap le plus sud de l'allée des Cygnes, et j'attendrai
 là mon destin. J'ai vingt ans. Je suis vierge. Et l'on me nomme
 Amorosa._

Amorosa, oui. Elle avait signé Amorosa. Vous avez bien lu...

Ici, j'ouvre une parenthèse.

Les romanciers--j'en appelle à tous mes chers confrères--reçoivent
beaucoup de lettres de femmes. Moins qu'ils ne l'avouent, mais plus
qu'on ne le croit. Dans la hiérarchie des messieurs vers qui les belles
désœuvrées jettent leurs fantaisies, calligraphiées sur vélin mauve ou
vert d'eau, les romanciers occupent très véritablement la troisième
place. Seuls les clowns de cirque et les comiques de beuglant sont plus
favorisés...

Toutefois les dames qui écrivent aux romanciers--sœurs jumelles des
dames qui écrivent aux comiques de beuglant et aux clowns de cirque--se
rangent presque toujours dans deux catégories, l'une et l'autre
dépourvues d'originalité.

A savoir:

La catégorie des quêteuses d'autographes et la catégorie des
chercheuses de sensations.

En sorte que celles-là esquivent prudemment tout rendez-vous et
toute rencontre: «Ne vous dérangez pas, cher maître! Un simple petit
billet...» et que celles-ci exigent le huis-clos et le tête-à-tête: «Où
vous voir librement, secrètement, intimement?...»

Or, «le cap le plus sud de l'allée des Cygnes» n'est point une chambre
à coucher, ni davantage un bureau à écrire...

Si bien que la lettre de mademoiselle Amorosa, anormale certes quant à
la forme, me parut l'être davantage quant au fond.

Et, l'ensemble piquant ma curiosité, je m'en fus, le jour même, et à
l'heure dite, où l'on me priait d'aller.

Ce fut un rendez-vous tout ce que vous pouvez imaginer de banal.

Au rebours de son épître, à tout le moins pittoresque, mademoiselle
Amorosa se révéla, des pieds à la tête et du cœur à la cervelle,
rigoureusement identique à n'importe quelle modiste affligée de vague
à l'âme; identique à ce point qu'aujourd'hui son image flotte fort
brumeuse dans le plus vague de ma mémoire...

Je me souviens d'un assez gentil visage, aux contours un peu mous... Je
me souviens d'un chapeau discret, posé sur des cheveux un peu ternes...
Je me souviens d'une taille et d'une gorge quelconques, d'un front
moyen, d'une main moyenne, d'un pied moyen, et d'une bouche, mon Dieu!
pareille à toutes les bouches...

Surtout, je me souviens d'une femme pareille à toutes les femmes: ni
plus haute, ni plus basse; ni meilleure, ni pire. Une heure durant,
mademoiselle Amorosa m'entretint d'abord de moi et de ce livre qui
lui avait inspiré un si véhément désir de me connaître; de ce livre,
me déclara-t-elle, qui lui avait fait oublier tout ce qu'elle avait
lu jusqu'à ce jour; de ce livre qui avait balayé sa mémoire de tous
les autres livres, jadis aimés, aujourd'hui disparus, inconnus,
inexistants!... de ce livre magique qui lui avait, comme d'un coup de
baguette, restitué ses premières sensations d'esprit, la recréant en
quelque sorte ignorante, naïve, vierge...» Il me parut, d'ailleurs,
qu'elle admirait beaucoup et comprenait moins.

Une autre heure durant, mademoiselle Amorosa m'entretint d'elle-même;
de son passé, de son présent, de son avenir et de la soif qui la
dévorait d'être aimée par un poète sublime et d'être habillée par un
couturier très cher...

A la fin, la nuit devenant noire et la Seine s'étant toute constellée
de reflets jaunes, blancs, verts et rouges, les lèvres de mademoiselle
Amorosa rencontrèrent mes lèvres. Et l'instant d'après, mademoiselle
Amorosa, plus effarouchée peut-être que ne le comportait cet incident,
s'échappa de mes bras et s'enfuit.

Un peu surpris, je courus pour la rejoindre ... car le baiser n'avait
pas été sans quelque saveur. Elle fit, sous un réverbère, une halte
brusque:

--Qu'avez-vous à courir derrière moi?--me demanda-t-elle d'une voix
singulière.

Je m'arrêtai naturellement. Quatre pas nous séparaient. Je vis très
distinctement son visage, qui me parut fort pâle, et ses yeux qui
brillaient d'une flamme bizarre.

--Mais,--dis-je,--j'aimerais à vous dire adieu...

--Adieu?--fit-elle, comme ne comprenant pas.--Adieu?... pourquoi?...
_Qui êtes-vous?..._

J'avais avancé d'un pas. Elle cria tout à coup, saisie d'une
inexplicable peur, bondit en arrière, et, galopant, fut, en dix
secondes, hors de vue.

Je restai sur place, tout ahuri de cette étrange fin d'une entrevue
qui, jusque-là, n'avait rien eu du tout d'étrange.

Mais je m'avisai alors qu'il était tard et qu'il y a loin de Grenelle à
la Madeleine. Le soin de trouver un véhicule m'eut bientôt distrait.

Et la vie quotidienne me fit promptement oublier mademoiselle Amorosa.

Or, en avril de cette année, 1907, je rentrais d'une promenade aux
Antilles, quand, sur un quai de Bordeaux, je rencontrai mon ami, Max
Frêle, près de partir, lui, pour le Dahomey.

Max Frêle venait de publier ses _Hommes sans Mémoire_, ce prodigieux
bouquin qui l'a rendu d'un coup, à vingt-cinq ans, illustre.

Je le félicitai de tout mon cœur. Nous bavardâmes. Il était
convenablement fier de sa jeune gloire, et pourtant très mélancolique.

--Le succès?--murmurait-il--: qu'est-ce que c'est que ça? quelle valeur
ça a-t-il? en quelle bonne et trébuchante monnaie de bonheur peut-on
le changer? Ah! si j'avais quelque part, fût-ce au-delà de toutes
les mers, une maîtresse aimée dont le cœur pût battre au bruit de ma
victoire, oui, parbleu! cela vaudrait la peine d'être vainqueur! Mais
moi, qui suis seul?...

Je protestai:

--Tu es seul parce que ça te chante! Au lendemain de ton triomphe
combien de femmes se sont-elles jetées à ton cou?

Il haussa les épaules:

--Cinquante. Et après? Je ne me souviens d'aucune...

Mais soudain, il sourit:

--Si, tout de même! je me souviens de la cinquantième! Où plutôt je me
souviens de la lettre qu'elle m'avait écrite ... une lettre inouïe,
qui finissait par cette phrase savoureuse: «_J'ai vingt ans. Je suis
vierge. Et l'on me nomme..._»

Je sautai en l'air:

--«_Amorosa?_»

Max Frêle, étonné, me regarda:

--«_Amorosa!..._» oui!... Mais comment devines-tu?...

Je lui expliquai que j'avais reçu, dix mois auparavant, de la même
correspondante une lettre singulièrement analogue.

--Ah bah?--fit Max Frêle.--Baroque! Au fait ... j'y songe... Tu es allé
au rendez-vous de mademoiselle Amorosa?

--Oui.

--Moi aussi. Eh bien?

--Eh bien! rien; la banalité même...

--La banalité même, pareillement...

--Sauf toutefois, qu'en me quittant la jeune personne, après un
baiser...

--S'est enfuie, tout éperdue, comme si ton baiser l'avait brûlée?...

--Oui!...

--L'as-tu poursuivie par curiosité?

--J'ai essayé. Mais elle a paru tellement effrayée de ma poursuite...

--Que tu n'as pas insisté et que tu as fait demi-tour? Moi comme toi...

Nous nous étions arrêtés sur le quai grouillant de foule.

--Max,--dis-je,--que penses-tu de mademoiselle Amorosa?

Il hésita, puis sourit:

--Je pense ... je pense d'abord qu'elle embrasse agréablement...
Ensuite...

--Ensuite...

--Peuh!... je pense qu'elle est une sorte de toquée!... Oui, une
maniaque qui ne peut pas lire un roman sans écrire une lettre au
romancier...

--Une lettre dont les termes varient peu...

--Dame! l'imagination humaine a des limites!...

Et nous parlâmes d'autre chose.

Or, la semaine dernière, mon nouveau roman, _La Guerrière masquée_,
apparaissait à toutes les vitrines de libraires. Et, hier, je reçus une
lettre ... une lettre de mademoiselle Amorosa!... une lettre, non: _la_
lettre! la lettre que j'avais déjà reçue quinze mois plus tôt ... la
lettre qu'avait reçue Max Frêle ... la lettre _ne varietur_, la lettre
stéréotypée... J'en comparai le nouvel exemplaire à l'ancien pieusement
conservé: à _La Grande Ennemie_ s'était substituée _La Guerrière
masquée_, et voilà tout. Ma première sensation fut de la gaîté:

--Admirable! mademoiselle Amorosa écrit à tant de gens qu'elle oublie
ses lettres au fur et à mesure!

A la réflexion, je m'étonnai, pourtant:

--Bizarre, tout de même... Oublier les lettres, bon! mais oublier les
rendez-vous!... la distraction est un peu forte! Bah! qu'est-ce que
cela me fait? Certes, j'irai demain à l'île des Cygnes! Il y aura
quelque confusion, quand on m'apercevra, quand on me reconnaîtra...

«Demain», c'était aujourd'hui. Je suis allé à l'île des Cygnes. J'en
reviens...

J'en reviens... Et sur mon âme!... je ne sais plus lequel est fou ...
ou halluciné ... de mademoiselle Amorosa et de moi-même!...

Il pleuvait. L'allée, gluante de boue, semblait tout près de fondre et
de s'engloutir dans le fleuve visqueux. Le crépuscule était gris de
fer. Un peu de brouillard flottait...

De loin, j'aperçus une femme. Une femme que je ne reconnus pas. Je n'en
eus point de surprise: l'ancienne image était tellement floue dans ma
mémoire! J'avançai. Et, regardant mieux, je compris que cette femme
était de celles qu'on ne reconnaît pas, qu'on ne reconnaît jamais,
parce que rien de leur taille ou de leur visage n'accroche un de nos
souvenirs, parce qu'elles sont des pieds à la tête et du cœur à la
cervelle, pareilles à toutes les autres femmes ... parce qu'elles n'ont
donc, proprement à elles, ni corps, ni âme ... point de personnalité,
point d'individualité ... point de «soi»...

Ces femmes-là, au fait, existent-elles?

J'avançai toujours. Et l'être qui était là--mademoiselle Amorosa--vint
à moi. Je la saluai. Et je parlai le premier. Je dis:

--Bonjour! Comment allez-vous depuis l'an dernier?

Elle ouvrit une bouche stupéfaite, et je lus dans ses yeux une
incompréhension absolue.

--Quoi donc!--dis-je encore:--vous ne vous rappelez pas? nous nous
sommes rencontrés déjà, il y a quinze mois, ma chère? Mais oui: le soir
du jour où vous aviez lu ma _Grande Ennemie_.

Elle passa la main sur son front, elle répéta d'une voix balbutiante:

--Votre _Grande Ennemie?_

--Oui!... Voyons, rappelez-vous! un soir de juin ... ici ... ici
même!... La nuit était toute chaude et pure... Je vous ai baisé la
bouche, et vous vous êtes enfuie...

--Vous êtes fou!--cria-t-elle.

--Fou,--moi?...

--Fou!... N'approchez pas ou j'appelle au secours!... Vous êtes fou,
fou, fou!... Je ne vous ai jamais vu! Je ne vous connais pas! Je ne
comprends rien à vos paroles! Et je jure Dieu que personne, jamais, n'a
baisé ma bouche! J'ai vingt ans et je suis vierge!...

Elle reculait. Son talon heurta un caillou.

Elle répéta:

--Je suis vierge!...

Et, tournant soudain sur elle-même, elle courut vers l'escalier de
pierre qui accède au pont de Grenelle. Derrière la pile du pont,
elle disparut. De loin, j'entendis sa voix, qui s'étouffa dans le
bruissement mat de la pluie:

--Vierge!... et je me nomme...

J'hésitai une longue minute. Un trouble voisin de la peur me clouait
sur place. A la fin, je surmontai cet étrange malaise, et, à mon tour,
je contournai la pile du pont.

L'escalier tendait ses marches ruisselantes. Au pied, la Seine, lente
et funèbre, glissait entre deux rives de brume. Un frisson secoua mes
épaules... Cette Seine-là ressemblait au Styx...

Alentour, nulle silhouette n'apparaissait, mademoiselle Amorosa
évidemment, avait gravi l'escalier de pierre. Je gravis l'escalier, moi
aussi.

Mais, au haut, sur le trottoir du pont, je vis un sergent de ville,
debout contre le parapet.

Et je l'interrogeai:

--Une femme vient de monter par là, n'est-ce pas? Est-elle allée vers
Auteuil ou vers Grenelle?

Il me regarda, étonné:

--Une femme?

--Oui: une femme qui courait?...

--Il n'est monté ni femme, ni homme, monsieur... Personne du tout. J'en
suis bien sûr: voilà plus d'une heure que je suis de faction, sans
bouger d'ici... Dame! par des jours comme aujourd'hui, les jeunesses
n'affectionnent pas l'allée des Cygnes: c'est humide, ça glisse...
faudrait avoir envie de se noyer!...


_1908._


                            9.--CINQ A SEPT

                                    _A Augusto Gilbert de Voisins._


La chambre, très jolie et d'un luxe délicat, avait été parée comme
pour une fête. La table à goûter était servie, et l'on avait répandu
des violettes sur la petite nappe de dentelle. Des grains de myrrhe
s'évaporaient dans le brûle-parfums. Et, formant abat-jour autour des
quatre lampes, des guirlandes d'orchidées retombaient en cascades. Sur
le lit,--un lit de reine amoureuse, bas comme un divan et plus large
que long,--une soierie de Chine rayonnait, féeriquement brodée de dix
mille nuances pareilles au bariolage divin des ciels de printemps.
Enfin, sur la laine épaisse du tapis, un chemin de roses effeuillées
allait de la porte à la table et de la table au lit...

Seulement, dans ce lit, au lieu d'un couple d'amants enlacés, il y
avait un agonisant dont les mains transparentes esquissaient déjà le
geste funèbre de ramener les draps,--d'attirer le linceul. Au chevet,
une infirmière, l'aide dans sa robe de toile bise, remplaçait la
maîtresse absente.

Frédéric de Guibre, ce soir-là, achevait de mourir. Péritonite
foudroyante, continuant une appendicite maladroitement opérée.
Quatre jours plus tôt, la santé. A présent, l'agonie. Rien à faire,
d'ailleurs. Le diagnostic était tombé tout à l'heure des lèvres du
médecin. Guibre, brave, avait exigé la vérité. On la lui avait dite:
quatre heures encore à vivre, pas une de plus.

--Ça me donne jusqu'à huit heures à peu près?

--Oui.

--Bien. Merci.

Et il s'était tu.

Sur sa face déjà figée, rien ne transparaissait; ni angoisse, ni
souffrance. Stoïque, il songeait.

Il allait donc mourir,--mourir ce jourd'hui, 21 janvier 1909,--un
mercredi...

Un mercredi. Or, chaque mercredi, depuis plus de quatre années, une
femme était venue, sans y manquer jamais, dans cette même chambre, où
lui, Frédéric de Guibre, allait mourir. Une femme qui, pour lui, avait
été la femme unique, adorée, vénérée, idolâtrée, maîtresse, sœur,
amie, fée, déesse, tout,--tout ensemble. Une femme vers laquelle,
consciemment ou inconsciemment, il avait dirigé chacun de ses actes,
chacune de ses pensées, chacun de ses rêves. Une femme à laquelle il
avait tout sacrifié, tout donné, tout prodigué avec joie, avec ivresse,
avec folie...

Chaque mercredi, elle était venue. Elle viendrait encore ce
mercredi-ci, le dernier. Elle viendrait tout à l'heure. Il la
reverrait. C'était pour elle, le goûter servi, les roses effeuillées,
la chambre parée;--pour elle. Il la reverrait. Il mourrait dans ses
bras. Sur les lèvres déjà exsangues, un sourire naquit, dura... Goûter
une fois encore la douceur de l'étreinte, goûter une fois encore le
miel du baiser,--en vérité, en vérité, la mort auprès de ce bonheur
surhumain, n'était pas grand chose.

Au mur, le cartel sonnait cinq heures. Le mourant songea: «Elle ne
tardera plus beaucoup...»

Elle ne tarda plus que de quarante minutes.

A vrai dire, elle ne savait pas qu'il fût mourant. Elle ne savait
même pas qu'il fût malade. Sur le seuil, elle s'arrêta, stupéfaite et
angoissée:

--Oh! Fred!... vous êtes souffrant?

Il la regarda, sans amertume, ni mélancolie:

--Oui... Cela ne fait rien...

Elle avança. Elle vint jusqu'au lit, surmontant une imperceptible
répugnance. Elle baisa très gentiment la tempe brûlante et sèche:

--Mon pauvre ami, dites, ce n'est pas grave, au moins?

--Non...

L'infirmière discrète s'était retirée. Ils étaient seuls. Il répéta:

--Non ... ce n'est pas grave... Vous êtes là!...

Il exigea qu'elle fit comme elle faisait toujours selon le rite joli
de leurs tendresses; qu'elle dépinglât sa toque et dégrafât sa veste
de fourrure, qu'elle se dégantât, qu'elle s'assît, qu'elle goûtât.
Il la regardait avidement, il la buvait par ses prunelles larges
dilatées, comme afin d'emporter jusque dans le cercueil l'image chérie,
photographiée, gravée, burinée au fond de sa rétine...

Elle, à demi rassurée par cette énergie qu'il déployait encore,
souriait et obéissait. Et peu à peu, la chambre quasi mortuaire
s'emplissait de grâce, de parfum, et presque de gaieté...

Mais, quand elle eut achevé sa dînette et qu'elle revint s'asseoir tout
près du lit, prête à bavarder, il l'écarta tout à coup parce qu'il
sentait la mort plus proche:

--Attendez...

Elle s'était arrêtée, surprise. Il parla, d'une voix déjà moins nette
et qui commençait de ressembler à un râle:

--Mon amour, d'abord ... il faut ... que vous ouvriez ce meuble ...
oui, celui-là ... tout de suite... Prenez la clé, sous l'oreiller...
Tout de suite, parce que, tout à l'heure, il ne sera ... peut-être ...
plus temps...

Une terreur brusque germa en elle. Elle pressentit sans oser comprendre
encore. Il acheva, péniblement:

--Vos lettres ... sont là ... toutes. Il faut ... oui, il faut ... que
vous les preniez ... que vous les emportiez ... ce soir même... Ou
plutôt ... mieux: que vous les brûliez ... ici, maintenant ... dans la
cheminée... Il le faut, mon amour ... pour que je puisse ensuite ...
dormir ... en paix...

Elle cessa de respirer. Elle fit deux pas en arrière et s'adossa au
mur, effarée:

--Oh Fred! que dites-vous?

Calme il inclina la tête:

--Je dis ... oui ... je dis ce que vous avez entendu... Mon amour, cela
ne fait rien ... rien du tout... Et il ne faut pas, il ne faut pas que
vous ayez du chagrin...

Elle poussa un cri et cacha sa figure dans ses mains. Ce n'était pas
du chagrin qu'elle avait, c'était de la peur, c'était de l'effroi; un
effroi sans nom. Elle aimait son amant, certes! Elle l'aimait très
affectueusement, comme les femmes aiment leurs amants après quatre
années d'habitudes fidèles... Et tout à l'heure, quand un peu de
sang-froid lui serait revenu, elle aurait sans nul doute une vraie
peine, à songer qu'il allait mourir ... qu'il allait la quitter, la
quitter pour toujours. Une vraie peine, oui! Mais une peine qui,
pour le moment, se noyait sous l'épouvante atroce de la Mort. Dans
ce lit où tant de fois elle-même s'était couchée, souple, chaude,
amoureuse, un cadavre tout à l'heure serait étendu, un cadavre glacé,
raide, sinistre... Debout, à quatre pas du lit, elle demeurait
immobile et n'osait découvrir son visage. Et quand le mourant, de sa
voix encore ferme, répéta: «Prenez la clé...» ce fut les yeux fermés
qu'elle approcha du lit et qu'elle tâtonna sous l'oreiller d'une main
grelottante...

Elle avait trouvé la clé. Elle alla vers le meuble, un petit bahut
chinois, mystérieux et noir. Elle ouvrit la porte d'ébène. Et,
stupéfaite, elle resta muette, une main sur le battant repoussé...

Le bahut était proprement une chapelle, un sanctuaire tendu de soie,
tapissé de velours et religieusement éclairé d'une veilleuse rouge
pareille à une lampe liturgique. Des bâtons de parfum brûlaient dans
une cassolette d'or, et les minces spirales odorantes montaient comme
des prières vers une sorte d'autel dont trois longues boîtes de
maroquin formaient le tabernacle. Une miniature était au-dessus, sertie
d'un splendide rang de perles, l'icone de la déesse, de la déesse
vivante qui venait d'ouvrir son propre tabernacle et qui demeurait au
seuil, interdite, et tellement étonnée qu'elle en oubliait sa première
terreur...

Mais la voix du mourant, déjà moins distincte, insista:

--Les boîtes ... les trois boîtes...

Du battant de la porte, la main tremblante se détacha. Et l'une après
l'autre, les trois boîtes sortirent du meuble-sanctuaire...

C'étaient trois coffrets somptueux, trois écrins de cuir ciselé,
pareils à des reliures de missels. L'intérieur en était doublé de
sachets embaumés; et c'était entre ces sachets que reposaient les
lettres d'amour, comme reposent les reliques des saints au fond des
reliquaires, ou dans le ciboire, l'hostie...

La voix, maintenant sourde et sifflante, ordonna:

--Brûlez!...

Mais, immobile et silencieuse, la femme tant vénérée, tant adorée, tant
idolâtrée, n'obéit pas tout de suite.

Elle regardait les lettres et les coffrets précieux, et l'étrange
chapelle magnifique et mystérieuse... Elle respirait le parfum grave
qui s'exhalait de tout cela... Et elle mesurait, tout d'un coup, et
pour la première fois, l'immense amour dont son amant l'avait aimée...

Machinalement, elle prit une des lettres, au hasard. Qu'avait-elle donc
jamais écrit là-dessus, qui valût un tel amour? qu'avait-elle donc mêlé
de son âme à ces pages, pour les rendre dignes de ce tribut religieux
qu'on leur servait?

Elle lut:

 _Mon ami, ne m'attendez pas demain. Je viendrai, comme d'habitude,
 mercredi. Mais plus souvent, combien de fois vous ai-je dit que c'est
 impossible? Demain, j'ai mille choses à bâcler, deux essayages, un
 thé, des visites... Non. Soyez aussi raisonnable que moi et baisez mes
 mains, que je vous tends..._

Elle lut encore:

 _Mon ami, je vous en prie, soyez prudent, plus prudent que vous
 n'êtes. Ne m'écrivez pas de semblables folies. N'avez-vous pas assez
 d'un jour par semaine pour me les dire? Songez aux ennuis sans fin que
 me vaudrait une lettre décachetée..._

Et encore:

 Vos fleurs sont les plus jolies que j'ai jamais reçues; on les
 dirait choisies une à une... Je veux vous récompenser, venez ce soir
 à l'Opéra, nous serons toute une bande très joyeuse, on soupera
 n'importe où ... et je vous promets une robe très belle que vous ne
 connaissez pas encore...

Des yeux, brusquement embués, deux larmes jaillirent.

Quoi? c'était cela? ce n'était que cela?

Et, soudain une grande honte amère submergea le cœur douloureux,
déchiré, désespéré. Elle comprenait, maintenant, elle sentait,
elle voyait. On l'avait aimée, comme les dévots n'aiment pas leur
madone; et, elle, n'avait pas, n'avait jamais aimé. A cette passion
merveilleuse dont on l'avait enveloppée toute, elle avait répondu d'une
affection banale, à peine colorée d'une teinte de tendresse et d'un
soupçon de sensualité. Et cet amant, qui lui avait tant donné et à qui
elle avait rendu si peu, voici qu'il allait aujourd'hui mourir, mourir
sans qu'elle eût devant elle un seul jour pour lui payer, n'importe
comment, cette prodigieuse dette d'amour, pour lui rendre, fût-ce en
une seule étreinte, ardeur pour ardeur, délire pour délire, folie pour
folie?...

Un sursaut de désespoir la jeta à genoux contre le lit. Et, sur la
main, déjà froide, elle colla éperdument sa bouche.

Elle allait parler, tout dire, vider son âme, crier son repentir et
son remords. Mais, dans le même instant, le cartel, au mur, sonna sept
coups. Et ce fut l'amant qui parla:

--Il est l'heure... Vous êtes venue ... merci! A présent, il est
l'heure ... partez. Adieu!...

Elle releva la tête. Elle le regarda, ayant entendu, ne comprenant pas.
Il répéta:

--Partez!... Il est l'heure: sept heures... Il faut rentrer chez vous...

Mais elle sanglota, et, violemment, rejeta ses lèvres sur la main
moribonde, qui luttait pour les repousser:

--Partir?... Partir, à présent?...

Et elle cria, presque farouche:

--Partir à présent que je sais combien tu m'as aimée, combien tu
m'aimes?... Partir, et te laisser seul, te laisser mourir seul, moi qui
ne t'aimais pas et qui t'aime maintenant, et qui ai tout ton amour à te
rendre, à te payer, dans ces suprêmes minutes qui nous restent? Partir,
avant de t'avoir à mon tour adoré, avant d'avoir à mon tour jeté mon
cœur sous tes pieds, pour que tu l'écrases? Non, non, non, non!...
Jamais!

Mais, alors, lui se redressa, d'un effort terrible:

--Partir!--dit-il, d'une voix ranimée par un miracle
d'énergie.--Partir, oui! Il est sept heures; et, déjà, on t'attend
dans ta maison, et il ne faut pas qu'on t'attende: il ne faut pas
qu'on s'étonne ni qu'on s'inquiète; car demain la vie doit recommencer
pour toi, égale et sereine, sans que rien jamais ne subsiste de ce qui
fut notre vie à nous deux, sans qu'aucun vestige n'en apparaisse aux
yeux du monde et sans que ta robe blanche puisse être effleurée d'un
soupçon!... Partir, oui! Tu vas partir, rentrer chez toi, retrouver ton
mari, ton enfant, sourire à tous deux et m'oublier. Ne dis pas non, car
je le veux. Et si tu as compris ce soir ce que tu n'avais pas compris
encore, si tu veux me payer cette dette dont tu ne t'étais pas encore
aperçue, eh bien, paie! C'est moi qui choisis, qui exige cette monnaie:
ton obéissance! Obéis donc: va-t'en! Je puis mourir seul. Je le veux.
Et ne pleure plus: ton fils verrait tes yeux rouges. Et n'aie plus de
chagrin: car, ma part de joie, tu me la donnes ... tu vas me la donner
... en obéissant...

Elle obéit. Elle s'en alla;

Et Frédéric de Guibre mourut seul, une demi-heure plus tard.

_1909._



                           II.--_AILLEURS._


                        10.--LA GRANDE MURAILLE

                                             _A Gérard d'Houville._


                                   I

Quand la petite Nectar eut dix ans, et qu'elle sut les choses qu'on
enseigne à l'école arménienne de Kadi-Keuy, ses parents la prêtèrent à
Perrouz-hanoun, la grande artiste du théâtre turc, pour qu'elle apprît
à danser.

Et la petite Nectar, après un apprentissage fatigant et sévère, devint
Nectar-hanoun, danseuse, chanteuse et comédienne, trois métiers qui
n'en font qu'un, en Orient.

Son père avait dit: «C'est un bon métier pour elle, parce qu'elle est
jolie et souple. Alors, elle gagnera beaucoup d'argent, non seulement
au théâtre, mais encore dans les harems, où les dames turques la feront
venir comme maîtresse de chant, et aussi pour se débaucher avec elle.»

Et sa mère avait ajouté: «Sans compter qu'au théâtre elle sera vue les
jours de représentations par beaucoup de Turcs et de Chrétiens riches,
qui lui donneront encore davantage d'argent pour coucher une nuit avec
elle.»

Le père et la mère de la petite Nectar étaient Arméniens. C'est
pourquoi tous deux, et leur fille aussi, prisaient l'argent par-dessus
toutes choses; car tel est l'esprit de leur race.

                                  II

Le père et la mère de la petite Nectar habitaient à Kadi-Keuy une
maison de bois pareille à toutes les maisons des Arméniens du peuple.
Ils étaient pauvres, mais pourtant vivaient sans beaucoup travailler,
parce que, si peu d'argent qu'ils eussent, ils le prêtaient aux Turcs,
qui n'entendent rien à l'usure, et leur gagnaient de gros intérêts.

La petite Nectar avait une sœur et un frère. La sœur était grande, et
elle avait déjà un bébé, mais elle ne savait pas de qui. Le frère,
plus jeune, courait les rues, et gagnait des métalliks à guider les
touristes dans le grand cimetière de Skutari d'Asie.

Tous ensemble vivaient très unis et heureux, quoiqu'ils eussent peur
des Turcs, qui parfois deviennent fanatiques et font des massacres,
quand ils n'ont plus du tout d'argent pour payer leurs intérêts aux
pauvres prêteurs arméniens.

                                  III

Tout le temps de son apprentissage, et même plus tard, quand elle dansa
et chanta au théâtre, et fut enfin, comme Perrouz-hanoun, une artiste
et une étoile, Nectar-hanoun ne manqua jamais de s'asseoir, toutes
les fois que ce fut possible, à la table de famille, non plus que de
rapporter honnêtement à la maison tout l'argent qu'elle gagnait de
diverses manières.

Car elle était une jeune fille irréprochable selon sa race, et le Dieu
des Arméniens se réjouissait d'elle. Tout ce que ses parents avaient
souhaité qu'elle fût, elle le devenait.

                                  IV

Perrouz-hanoun avait vite pris en amitié son élève.

Perrouz-hanoun avait quarante ans. C'était une Arménienne très grasse
et qui avait été très belle. Elle avait encore un charme réel et
prenant, et le public était enthousiaste d'elle. En Turquie, comme aux
pays franks, les artistes sont mieux goûtées quand elles sont déjà
mûres. Leur grâce et leur talent, presque entamés par la vieillesse,
apparaissent plus fragiles, plus touchants et plus précieux.

Nectar-hanoun, toute jeune et trop mince, mais docile et appliquée,
commençait à gagner le suffrage des connaisseurs. Perrouz-hanoun
était fière de son élève; en outre, elle la trouvait jolie, et lui
enseignait avec beaucoup de plaisir les caresses que préfèrent les
dames de harem. Ces leçons sensuelles, souvent prolongées et répétées,
préludaient entre les deux amies à de longues causeries et à de
longues confidences; car toutes deux étaient de la même race et d'une
éducation pareille, tellement que les pensées de leurs deux têtes se
ressemblaient et s'échangeaient aisément avec une joie réciproque.

                                   V

Le théâtre d'Hassan-effendi, où jouaient Perrouz-hanoun et
Nectar-hanoun, était une belle baraque ronde en planches vernies avec
un rang de loges grillées pour les dames turques. Sur la scène, on
jouait des comédies très amusantes, et on dansait en intermèdes. Les
danseuses s'agitaient mollement, deux à deux ou l'une après l'autre,
et pimentaient la saveur de leurs attitudes par des paroles lascives
chantées sur des airs sauvages ou plaintifs.

                                  VI

Nectar-hanoun fut d'abord admirée pour sa beauté évidente, avant de
l'être pour son talent qui croissait.

Les spectateurs l'applaudissaient tous, chacun suivant la manière de sa
race.

Les Turcs riaient fort et battaient des mains. Les Grecs attachaient
ensemble deux colombes, et les jetaient liées sur la scène. Les Franks,
quand il y en avait, se levaient et criaient «bravo», et lançaient les
fleurs de leurs boutonnières.

Souvent, après la représentation, les plus enthousiastes, musulmans
ou chrétiens, attendaient à la petite porte. Mais, instruite par
Perrouz-hanoun, et très prudente, Nectar-hanoun n'écoutait rien et se
hâtait vers son araba ou son caïque.

Et c'était alors que son petit frère, habitué à ces choses, allait
tirer par leur manche les admirateurs, et débattait comme il convient
les marchés.

                                  VII

Cela se passait différemment pour les dames qui, du fond de leur loge
grillée, avaient trouvé Nectar-hanoun à leur goût.

Les dames turques envoyaient sans mystère une servante frapper
à la maison arménienne de Kadi-Keuy. Et la servante présentait
officiellement à Nectar-hanoun les salaam des dames du harem, et la
conviait à venir, demain ou après-demain, à telle heure, dans leur
haremlick, pour une leçon de danse.

Les haremlick de Turquie sont grillés soigneusement par de petites
lattes de bois croisées en diagonales. Ni vous ni moi ne saurons jamais
ce qui s'y passe.

                                 VIII

Et, peu à peu, Nectar-hanoun devint célèbre, quoiqu'elle n'eût encore
que dix-neuf ans. Sans quitter le théâtre d'Hassan-effendi, dont elle
était maintenant la seconde étoile, ne le cédant plus qu'à sa maîtresse
chérie Perrouz-hanoun, elle dansa et chanta sur d'autres scènes, pour
gagner plus d'argent, en excitant la jalousie des directeurs de troupes.

                                  IX

Or, un soir, elle dansait à Péra, dans un théâtre de Franks et de
Giaours. Là, les choses ne se passaient pas comme à Skutari ou à
Stamboul. Et ce fut, pendant un entr'acte, la vieille femme qui ouvre
la porte des loges qui s'en vint l'avertir qu'un spectateur désirait
l'aimer.

--Est-ce un Turc? est-il très vieux? Combien
donnera-t-il?--demanda-t-elle d'abord prudemment.

--Il n'est pas vieux. C'est un Frank de France. Il donnera ce que tu
veux.

Nectar-hanoun songea que les Franks valent mieux que les Turcs, car
leurs femmes sont moins jalouses, et le danger est plus petit.

--Il parle turc, tu sais!--insistait la vieille, qui voulait gagner son
backchich:--il parle turc très bien.

--Oh!--dit Nectar-hanoun,--cela m'est égal qu'il parle turc: avec les
étrangers, même quand on se comprend, on n'a jamais rien à se dire...
Mais qu'est-ce que cela fait! je veux bien coucher avec lui...»

                                   X

Nectar-hanoun donna rendez-vous à l'étranger dans la maison turque de
la rue Abdullah. C'est une maison très mystérieuse, que les pachas
choisissent pour leurs intrigues tout à fait secrètes. Elle a deux
portes qui donnent sur deux carrefours obscurs. Et n'importe qui
peut passer par là sans être remarqué, parce que c'est le chemin le
plus court entre la rue Sira-Selvi et la rue de Péra, deux rues très
élégantes de Constantinople.

Nectar-hanoun n'avait pas besoin de tant de précautions pour recevoir
l'étranger. Mais Perrouz-hanoun lui avait enseigné que les amants
aiment par-dessus tout le mystère, même inutile. En outre, elle était
de sa race, la plus craintive et la plus rusée du monde! Allah a fait
le lièvre, le serpent et l'Arménien.

                                  XI

Dans leur chambre tapissée de nattes et meublée de tapis en divans,
Nectar-hanoun et l'étranger essayèrent d'abord de converser, avant
l'amour.

L'étranger parlait vraiment très bien turc.

--Quand vous dansiez,--dit-il avec courtoisie,--j'ai cru voir un
papillon et une sauterelle.

Et il dit beaucoup de choses aimables, à quoi Nectar-hanoun répondait
par d'autres compliments. Mais il voulut ensuite lui expliquer pourquoi
il la trouvait belle et artiste, et elle ne comprit pas du tout ses
raisons: il l'admirait tout à fait à tort à travers, louant ce qui
était le moins bien, négligeant ce qui était le mieux. D'ailleurs, elle
ne s'étonnait pas, sachant bien que les étrangers sont toujours ainsi.
Et, poliment, elle continuait de le remercier avec des révérences
turques, la main au sein, puis à la bouche, puis au front.

                                  XII

... Ils s'étaient enlacés sur le divan, et ils avaient joui l'un de
l'autre. Dans le plaisir, elle avait crié: «Aman! aman! aman!» comme
crient toutes les femmes d'Anatolie. Et lui avait crié aussi, mais des
mots inconnus, d'une langue incompréhensible.

                                 XIII

Ensuite ils se reposèrent. Il la pria de rester nue et de prendre
devant lui l'attitude cambrée d'une de ses danses. Elle voulut bien,
quoique ne comprenant pas sa fantaisie.

--Pourquoi maintenant?--songeait-elle:--il n'a pas besoin de s'exciter,
puisque c'est fini? Et d'ailleurs il n'est pas vieux.

                                  XIV

Soudain l'étranger pleura.

--0 petite fille,--disait-il dans ses larmes,--il n'y a plus un seul
voile entre ton corps et le mien, et, tout à l'heure, nous n'étions
qu'un même être enivré par une même caresse. Pourtant nos âmes sont
encore, seront toujours deux inconnues, effroyablement lointaines l'une
de l'autre et qui jamais ne se comprendront. Il n'y a rien de commun
entre toi et moi, et c'est la chose la plus triste de toutes les choses.

«Parce que nos mères nous ont enfantés des deux côtés de l'Océan, parce
qu'on nous a endormis dans nos berceaux avec des chansons différentes,
parce qu'on nous a inventé des dieux qui ne se ressemblent pas, voilà
qu'une grande muraille est entre nous, plus haute, plus farouche, plus
infranchissable cent fois que toutes celles de Chine.

                                  XV

Nectar-hanoun écouta très attentivement.

Mais elle ne comprit guère que ceci: l'étranger avait du chagrin.
Alors, pour le consoler, elle le reprit dans ses bras souples.

                                  XVI

Des jours passèrent, Nectar-hanoun dansait chaque soir dans divers
théâtres. Plusieurs fois l'étranger lui demanda de revenir dans la
maison turque de la rue Abdullah. Elle revint très volontiers, n'ayant
pas de répugnance pour lui. D'ailleurs, il payait cher.

Mais, maintenant, ils n'échangeaient que de courtes phrases polies. Et
ils s'aimaient en silence. Ou bien encore, quand il l'en priait, elle
demeurait nue devant lui, dans sa belle attitude cambrée. Et il la
regardait avec mélancolie.

                                 XVII

Un jour, l'étranger lui envoya la vieille femme qui ouvre les loges:

--Hanoun-effendi, ton ami frank voudrait te faire danser et chanter, en
costume, devant des seigneurs de son pays, qui sont venus lui rendre
visite à Stamboul.

Nectar-hanoun dansait souvent dans les harems, devant les dames
turques. Mais danser devant des Franks, c'était une chose nouvelle.
Elle s'inquiéta: Allah a fait le lièvre...

Mais, précisément, les dernières pluies avaient beaucoup abîmé la
maison de bois de Kadi-Keuy, et les parents de Nectar-hanoun pleuraient
misère. Nectar-hanoun calcula qu'un peu d'argent serait bien utile.
Elle fit son prix et réclama un paiement d'avance. Le père de
Nectar-hanoun fit le lendemain repeindre sa vieille maison, avec de
belle peinture rouge et jaune.

                                 XVIII

A l'heure convenue, Nectar-hanoun, dans son plus beau costume de tchinn
ghane, entra dans la salle où les seigneurs franks attendaient.

Ils étaient huit ou dix. Ils avaient des dames avec eux. Des dames
franques, naturellement: dévoilées; très jolies.

L'une regarda Nectar-hanoun avec d'étranges yeux noirs calmes. Et
Nectar-hanoun se sentit soudain percée par ces yeux-là, comme par des
épées.

Elle frissonna. Tout de même elle surmonta son trouble, fit
correctement ses révérences. Puis, à la mode des harems, elle vint
tendre sa main aux dames dévoilées. Mais le cœur lui faillit en
touchant celle dont les yeux la blessaient de plus en plus, la
blessaient jusqu'à l'âme... Et elle eut un grand étonnement bizarre, à
sentir que la main qu'on lui donnait était douce, brûlante et vivante,
à sa propre main pareille...

                                  XIX

Nectar-hanoun dansa.

De tout son talent, de toute sa grâce. A l'étrangère, elle voulait,
sans savoir pourquoi, prodiguer sa beauté et son art.

Elle dansa des pas jolis et sauvages. Ces pas-là, Perrouz-hanoun les
lui avait appris patiemment et minutieusement, et chaque détail en
était réglé et immuable. Mais c'était tellement différent de tout ce
que l'on voit aux pays des Franks que cela paraissait improvisé.

Elle s'élançait, impétueuse et aérienne,--et tout d'un coup, cassait
son élan, pour s'épanouir en une pause voluptueuse;--l'instant d'après
elle repartait.--Elle tournoyait comme éperdue,--et se figeait les
poings aux hanches;--et ces hanches lascives achevaient le rythme
interrompu.--Immobile ensuite, et comme gaînée de marbre des pieds à la
taille, son buste seul ondulait et se gonflait,--puis ses seins,--puis
son cou,--puis sa tête malicieuse.--Et, brusquement rendue au
mouvement, redevenue chair et vie, elle bondissait toute.

Elle chantait en dansant. Elle chantait des chansons très sensuelles
et énervantes. Elle chantait d'une voix douce et rauque, pareille à la
voix des femmes en amour. Et, dans ce chant-là, il y avait des baisers,
des étreintes, des spasmes. Mais ce n'était pas inconvenant du tout, à
cause de la volupté qui emplissait chaque son, une volupté grave, âpre,
religieuse...

                                  XX

Nectar-hanoun dansa très longtemps. Devant l'étrangère, elle aurait
souhaité danser toute la nuit, danser toute la vie.

A la fin, elle se souvint du plaisir que préférait son ami frank, dans
leurs rendez-vous d'amour. Alors, d'instinct, sans réfléchir, elle fit
face à l'étrangère, et s'offrit, toute, dans sa belle attitude cambrée.

                                  XXI

Elle avait très chaud. De petites perles suintaient de ses tempes.

Les seigneurs franks la complimentèrent beaucoup, avec des phrases
extrêmement polies.

L'étrangère, à son tour, parla en souriant, dans son langage inconnu.

--Que dit-elle?--demandait Nectar-hanoun, anxieuse.

L'ami frank traduisit:

--Elle dit que Nectar-hanoun est très habile et bien jolie ... qu'elle
lui plaît beaucoup...

--Mais... pourquoi?... Elle ne dit pas pourquoi?

L'étranger, doucement, hocha la tête:

--Petite fille, petite fille, il y a une grande muraille...

                                 XXII

Quand ils s'en allèrent, son ami frank lui demanda si elle voulait, ce
soir?

--Non,--dit-elle.--Demain seulement, voulez-vous?

Et elle se hâta vers son araba. Et elle s'en fut très vite sangloter
d'une étrange douleur entre les bras de Perrouz-hanoun, qui la berça et
la consola, avec des tendresses arméniennes.


_Stamboul, 1904_[1].


[1] L'auteur, depuis seize ans, n'a pas changé d'avis sur la mentalité
arménienne.


                         11.--UNE DEMI-MINUTE


«Cette demi-minute là, c'est moi,--je, soussigné, Henry Précy,
lieutenant de vaisseau, commandant le «scout» de la République
_Néreïde_,--qui en ai compté, une après une, les trente mortelles
secondes. Et je vous fiche mon billet que, pour trente ans
supplémentaires à vivre, je ne voudrais pas recompter trente autres
secondes du goût de celles-ci.

C'est la première fois que je conte cette histoire. Elle est vieille
déjà de douze ou treize ans pour le moins. Mais vous comprendrez tout
à l'heure pourquoi j'ai préféré me taire là-dessus jusqu'à ce jour et
pourquoi je parle aujourd'hui.

Il y a donc douze ou treize ans de cela. J'étais alors un petit
enseigne, plus gentil que vous n'imagineriez d'après l'actuelle couleur
de mon vieux cuir. Et les femmes me regardaient parfois quand je
passais...

Une, un jour, me regarda de plus près que les autres. Et cela ne me
déplut pas du tout. Figurez-vous la plus délicate créature, longue,
souple, blanche, avec des mains de Sainte-Vierge et des cheveux de
petit Jésus. L'ensemble m'aurait imposé un respect définitif si deux
yeux de braise bleue et deux lèvres de sang rouge ne m'eussent rendu
quelque audace, en évoquant pour mon imagination diverses imaginations
d'assez précise sensualité. Bref, madame de ... mettons madame de
Trémières ... devint ma maîtresse. Et je pus alors constater que
ses yeux ni ses lèvres ne mentaient à leurs promesses. J'ai voyagé
plus qu'on ne voyage normalement. J'ai connu, un peu partout, force
maîtresses de bien des races réputées ardentes. Mais nulle part il ne
me souvient d'avoir éprouvé plus de voluptueuse fougue qu'en cette
Parisienne dont ma prime jeunesse fut vraiment ensoleillée. Non!
nulle part, ni chez les Andalouses, sœurs de Concha Pérez, ni chez
les Siciliennes, dont les veines charrient la lave de leur volcan,
ni, plus-loin, chez les Cubaines, les Péruviennes, les Malaises, les
Maories... Non: nulle part, exactement. Ce qui prouve, pour citer
Shakespeare, qu'il y a plus de choses entre la Madeleine et le bois de
Boulogne que l'imagination des hommes n'en saurait concevoir.

Telle quelle, ma maîtresse me plaisait fort. Elle était mon aînée de
quelques printemps; mais du diable si je m'en serais jamais douté,
n'eût été l'existence d'une fillette de quatorze ans, dont madame
de Trémières était la mère très légitime. Toutes deux d'ailleurs se
ressemblaient de près, et surtout quant aux yeux et quant à la bouche.
Qui dit fille de quatorze ans suppose bien mère de trente-trois ou
de trente-quatre ans. Tout de même quand celle-ci et celle-là vous
regardaient en face et se prenaient à vous sourire, vous eussiez
sans barguigner donné vingt ans à l'une et vingt-cinq ans à l'autre,
tellement ces diables d'yeux et ces diablesses débouchés vous les
rapprochaient l'une de l'autre, pour en faire deux véritables sœurs
sensuelles presque également prêtes à l'amour!...

Tout cela, je me le dis aujourd'hui, après treize ans passés. Mais
alors, oh! soyez tranquille! je n'y songeais pas plus qu'à la création
des mondes. Et cette histoire n'est pas un fait divers de neuvième
chambre. J'étais, je vous le répète, un petit enseigne de vaisseau
tout à fait normal, sain de corps et d'esprit, vertueux même. Et
j'étais pleinement heureux d'étreindre, sans arrière-pensée d'aucune
sorte, le corps toujours svelte et jeune de ma maîtresse. Quant à la
fillette, je ne m'en inquiétais que pour garer prudemment mes faits et
gestes de ses yeux. Car, plusieurs fois, le problème s'était posé pour
moi: qu'avait-elle aperçu, cette enfant, si proche de devenir femme,
qu'avait-elle aperçu de ma liaison avec sa mère? Rien, j'en aurais
juré. Mais comment convenait-il de déjouer des curiosités inévitables,
vigilantes peut-être? Souvent, je considérais la petite alors qu'elle
se jetait impétueusement dans les bras de sa mère, pour des baisers qui
n'en finissaient plus. Entre elles, c'était mieux que de la tendresse:
c'était, d'une part, une adoration quasi folle, et de l'autre, un culte
tout à fait fétichiste. Et je songeais alors, avec quelque malaise, au
cataclysme qu'eût été, dans ce cœur de petite fille déjà très grande,
la révélation de ce que je vous ai dit. Cataclysme, oui!--car, une
maman, c'est une idole; une idole sacrée, intangible, qu'on met dans
un temple d'or pur, sur un piédestal très haut, très haut. Et, de ce
piédestal-là, l'idole ne peut descendre qu'en tombant, pour se briser
comme verre...

Or, la susdite fillette se nommait Isabelle; un certain 22 février, ce
fut donc, pour la quinzième fois depuis sa naissance, sa fête.

Je m'en souviens comme d'hier, et pour cause. Cette année-là, madame de
Trémières hivernait avec sa fille sur la côte d'Argent, dans l'un des
«palaces» de Biarritz. Moi, j'étais venu passer une permission dans ma
petite villa d'Hendaye. Et nous voisinions.

En l'honneur de la sainte Isabelle, j'eus l'honneur d'arranger pour
nous trois un petit dîner gentil au cabaret. La gosse, ravie de ce
qu'elle considérait comme une entrée officielle dans le monde fêtard,
se grisa aux trois-quarts de tapage, de lumière électrique, de musique
tzigane et de champagne doux. Sa mère et moi, grisés à notre tour
par la contagion de cette gaieté étourdissante, perdîmes un peu le
sentiment du lieu, du temps et des prudences indispensables. Bref,
quand il fut l'heure de rentrer chacun chez soi, je remis, comme il se
devait, l'une et l'autre de mes convives au seuil de leurs chambres.
Mais, au lieu de m'en retourner ensuite sagement vers ma voiture,
j'attendis un quart d'heure dans un salon du palace et je revins
ensuite gratter hardiment à la porte de ma maîtresse; laquelle porte me
fut ouverte sans débat...

Ce qui s'ensuivit n'intéresserait que les jeunes filles. Quelque
pressante que soit leur juste curiosité, j'abrégerai donc ce récit
par égard pour tous mes autres lecteurs. Qu'on sache seulement qu'un
peu plus tard madame de Trémières et moi avions fort chaud et que la
chambre, théâtre de nos ébats, présentait un assez beau désordre.
Un moment vint où ma maîtresse, debout devant la glace de pied, et
toute nue, s'avisa de retoucher sa bouche au crayon rouge, cependant
que moi-même, assis auprès, je commençais de fumer me cigarette. Or,
ce moment-là fut tout justement celui que choisit le destin pour
frapper, d'un doigt de petite fille, trois coups à notre porte--non
verrouillée!--et pour murmurer dans le trou de la serrure, d'une douce
voix fluette: «Maman, je suis un peu malade... Est-ce que je peux
entrer?... je voudrais ton crayon...»

C'est alors que commença la première des trente secondes dont il était
question au début de ce récit.

Debout tous deux, face à face, et gris comme cendre, madame de
Trémières et moi nous nous regardions, paralysés de terreur. La
porte épouvantable ne s'ouvrait pas, pas encore. Mais combien de
battements de nos deux cœurs, avant qu'elle eût tourné sur ses gonds?
Notre silence même ne pouvait manquer de déchaîner plus promptement
la catastrophe: inquiète de n'avoir point de réponse, l'enfant,
infailliblement, allait passer outre, et entrer...

Enfin, madame de Trémières trouva, dans l'excès même de son horreur,
la force miraculeuse d'une décision. Elle remua, elle put remuer; elle
parla, elle put articuler: «Est-ce toi, Bella? Attend,, mon chéri,
je vais t'ouvrir...» Et elle marcha vers la porte d'un pas presque
ferme, tout en me désignant, désespérément, les grands rideaux de la
fenêtre-baie.

Mes vêtements gisaient à terre. En passant, madame de Trémières réussit
à les pousser, du pied, jusque sous le lit, tous. Moi, j'étais déjà
blotti dans l'étoffe qu'encerclait heureusement une grosse embrasse
solide. De là, j'entendis le bruissement léger du peignoir, vite rejeté
sur les épaules maintenant pudiques...

Et la porte s'ouvrit, et la fillette entra.

Alors, une après une, les trente secondes mortelles se traînèrent.

La petite était venue chercher un crayon à migraine. Mais, le crayon
trouvé, elle ne s'en alla pas tout de suite. Un siècle durant,
j'entendis son pas léger errer çà et là par la chambre. Deux fois, elle
frôla mon rideau qui remua. Elle se plaignait à mi-voix, quêtant une
caresse maternelle: le champagne était un peu lourd dans sa tête. Elle
bavardait néanmoins, rappelant toute cette mémorable journée de fête,
les cadeaux qu'on lui avait faits, le dîner, les tziganes, moi-même,
et faisant des projets pour la prochaine journée. Reprise maintenant
par sa terreur atroce, la mère, pétrifiée de nouveau, ne parlait plus,
n'osait souffler...

Et, à la fin, la fillette s'inquiéta de ce silence; j'entendis:

--Mais, maman, est-ce que tu es souffrante, toi aussi? Tu es toute
pâle? Tu as l'air oppressée? Veux-tu que je t'ouvre un moment la
fenêtre.

Cette seconde-là fut la pire des trente. Le pas léger vint droit à ma
cachette. D'instinct, je baissai une main pour cacher, au moins, ma
nudité à cette enfant...

Mais, à temps, la mère eut la force de répondre:

--Non! non! n'ouvre pas, j'ai froid, au contraire...

Et le pas terrifiant s'arrêta.

C'était la fin de l'épreuve. La voix puérile, l'instant d'après, reprit:

--Tu as froid? Mais alors, il faut te recoucher, ma pauvre maman! et
vite, vite, vite! Je me sauve! Bonsoir! dors bien!...

La porte, refermée, battit le tac de la dernière des trente secondes.
Quand je sortis de mon rideau, j'étais plus vieux d'autant de bonnes
... non: d'autant de mauvaises années...

Aujourd'hui, madame de Trémières habite Rio-de-Janeiro, et sa fille,
mariée depuis longtemps, m'envoyait, le mois passé, en manière de
Christmas-card, une carte postale de Sydney d'Australie, laquelle carte
m'est arrivée ce matin même.

Il n'y a donc plus d'inconvénient à raconter cette histoire, devenue
tout à fait anonyme. Et voilà pourquoi je l'ai racontée.»


_1911._


                              12.--MANON


Comme la farandole se brisait au pied du grand escalier qui mène aux
salles de jeu, ma danseuse essoufflée arracha son masque. Et je vis un
admirable visage et deux yeux dorés dont le regard m'arracha un cri de
stupeur.

--Manon!...

--Eh oui!--dit-elle:--c'est moi! Vous n'aviez pas reconnu ma voix?

Au lieu de répondre, je reculai instinctivement.

La redoute «bouton-d'or et cyclamen» tournoyait autour de nous, parmi
des flots étincelants de satin jaune et de velours mauve. Des parfums
voluptueux flottaient et se mêlaient. Dix mille lampes électriques
enguirlandées de fleurs versaient un soleil artificiel plus splendide
que l'autre. Çà et là, luisait la blancheur d'une épaule nue. Çà et
là, une main dégantée agitait l'orient de ses ongles et de ses perles.
Partout le luxe s'étalait, éblouissant, victorieux, souverain.

Et, dans le sursaut de ma pensée, je venais d'apercevoir un spectacle
étrangement différent: le spectacle d'une cellule du bagne. Quatre
murs sinistres. Une paillasse. Une cruche. Un pain noir. Et le jour
froid d'un soupirail éclairant la face jaune et flétrie du condamné,
du condamné lamentablement célèbre qui se nomme Ulrich Weyer... Ulrich
Weyer, l'ancien amant de Manon, l'homme qui devint voleur et assassin
pour l'amour d'elle...

Le contraste était trop atroce, de l'amant en casaque matriculée et de
la maîtresse en robe de fête. J'avais reculé et je me taisais.

Manon ne rougit pas; et je vis ses sourcils trembler un peu et l'or pur
de ses yeux s'assombrir.

--Ah!--dit-elle d'un ton changé;--ah! vous pensez à lui...

J'inclinai la tête.

--Bien! adieu donc! Inutile, ne me reconduisez pas!... N'étant pas, que
je sache, accusée, je n'ai que faire d'un juge, et surtout d'un juge
tel que vous!...

Elle me tourna le dos, orgueilleuse. Etonné et curieux, je la rejoignis:

--Manon, pardonnez-moi... Je n'ai ni le droit, ni le goût d'être votre
juge... Et je regrette de vous avoir involontairement blessée...
Voulez-vous prendre mon bras? Il fait chaud, et vous avez soif...

Elle haussa les épaules et se laissa emmener.

Au bar, c'était presque la solitude. L'orchestre retenait dans le hall
la foule dansante. Un barman empressé nous battit des cocktails. Manon,
pour aspirer son chalumeau, posa sa tempe sur le bout de ses doigts
minces...

--Je ne vous en veux pas,--me dit-elle tout à coup.--J'ai eu tort de
me fâcher tout à l'heure: vous êtes pareil à tous les autres hommes et
injuste comme eux. Bah! j'y suis habituée...

--Injuste?

--Injuste, oui! vous me rendez responsable du crime de Weyer?...

--Responsable, vous exagérez...

--Pardon! responsable et complice. Ne niez pas, je connais l'antienne.
Je l'ai subie bien des fois, depuis que l'avocat en robe noire et que
le président en robe rouge me l'ont infligée publiquement, en pleine
cour d'assises, parmi le ricanement vertueux de tout l'auditoire vite
ameuté contre une femme sans défense, contre une fille!...

Un éclair de mépris flamboyait dans les beaux yeux fixes.

J'eus un peu de pitié:

--Manon, tous ceux qui vous ont insultée ont été bas et lâches.
Assurément, vous étiez alors beaucoup plus malheureuse que coupable.
Votre amant arrêté, votre vie bouleversée, et tout ce scandale autour
de vous...

Mais elle m'interrompit impétueusement.

--Ne me plaignez donc pas! Mon amant arrêté? ma vie bouleversée? Qui
vous a dit qu'à propos de cela j'aie jamais versé une larme? Qui
vous a dit que je l'aimais, Ulrich? Qui vous a dit qu'au contraire
ce bouleversement de ma vie n'eût pas été pour moi une délivrance,
si l'imbécile réprobation des hommes ne m'avait aussitôt poursuivie
et accablée, chassée, traquée, forcée de fuir, de changer de nom et
de ville? Pourtant j'étais innocente, moi! Lui avait triché au jeu,
volé, assassiné. Et on l'excusait. On l'absolvait presque. La honte,
l'opprobre, c'était pour moi!...

A mon tour, je haussai les épaules:

--Mais pour lui, le bagne!... je vous supplie de ne pas l'oublier,
Manon! Et s'il avait triché, volé, assassiné, qui donc avait profité
de ses crimes? Quand on l'arrêta, il n'avait plus un sou et il était
criblé de dettes. Pourtant il avait dérobé une fortune. Où était-elle?
Qui en avait joui? Ulrich Weyer s'est déshonoré, soit! Mais, vous, vous
n'avez pas le droit de lui jeter la pierre. Ulrich Weyer vous aimait,
et c'est pour l'amour de vous qu'il s'est déshonoré...

--Il m'aimait? Lui! Allons donc! Il s'aimait soi-même! Il n'a jamais
aimé que soi!

Violente, elle avait renversé son verre, encore demi-plein. Le barman,
obséquieux, se hâta de battre un second cocktail. Et Manon but d'un
seul trait.

--Vous ne savez rien, reprit-elle ensuite. Vous n'avez pas compris.

Elle parlait maintenant presque à voix basse.

--Ecoutez mon histoire. Et publiez-la, qu'elle serve de leçon aux
honnêtes gens qui méprisent les filles de joie, après avoir couché avec
elles...

«Je suis née en province. Mes parents étaient de bons bourgeois.
Peu vous importent leur nom, leur état, et comment j'ai quitté leur
maison dès seize ans. J'abrège. Je ne vous conte ni mes débuts, ni mes
premières aventures. Je viens au fait. Vous m'avez connue quand j'avais
vingt ans. A cette époque, j'étais aussi heureuse que peut l'être la
femme que j'étais: une petite grue suffisamment jolie et amusante, qui
ne manquait ni d'amants, ni de camarades, ni même d'amis. Je vous ai
reçu dans la gentille villa où j'habitais alors. Tout y était simple
et coquet. Fille de bourgeois, je n'avais point de goûts trop luxueux.
Mes amants me payaient honnêtement, et leurs générosités additionnées
suffisaient à mon entretien. Ma vie me plaisait. J'aimais la fête.
J'aimais rire, souper, danser, montrer mes robes. J'aimais mes amants.
J'aimais en changer. La liberté m'a toujours paru le bien le plus
indispensable. Si j'avais quitté mes parents, ce n'était pas pour mener
loin d'eux une existence pareille à la leur!

«Un soir, je rencontrai Weyer.

«C'était à un bal d'étudiants. Nous dansâmes ensemble. Je lui plus. Il
me le dit. Lui ne me déplaisait pas. Il était plutôt joli que laid,
avec de grands yeux et des mains petites; par ailleurs élégant et
correct. Je n'en demandais jamais plus. Il voulut me reconduire. Je
n'avais point de compagnon ce soir-là. J'acceptai.

«Nous passâmes une très agréable nuit. Pourquoi ne l'avouerais-je pas?

«Le lendemain, il était amoureux. Moi, je n'étais pas amoureuse. Il
refusa de s'en aller. Je fus ennuyée, mais que faire? Je ne pouvais
guère le mettre à la porte. Il me suppliait à genoux. Je me laissai
fléchir. Il resta.

«Il resta une semaine, un mois, deux mois. Je commençais à le prendre
en grippe. Il ne me quittait pas plus que mon ombre. Il me gardait à
vue. Il me tenait en laisse. Il m'accompagnait chez la modiste et chez
la couturière. Il était là quand je m'habillais, quand je sortais,
quand je me promenais, quand je rentrais, quand je me fardais, quand
je me baignais, quand je dormais! Tout le temps de notre liaison, je
n'ai pas eu un jour de solitude, une heure de liberté. Finis les bals
et les soupers; finies les parties folles, finis les caprices, les
fantaisies, les intrigues, les amourettes, tout ce qui me plaisait,
tout ce que j'aimais, tout ce qui m'avait séduite et arrachée à la
maison familiale! Je menais une vie de femme du monde. Ulrich était un
mari, un geôlier. Je me sentais en cage.

«Et je vous passe les jalousies, les crises, les scènes.

«--Tu ne m'aimes plus! Tu me trompes! Je te tuerai!

«L'aimer? Je ne l'avais jamais aimé. Le tromper? J'aurais bien voulu,
mais comment? Être tuée? je n'y tenais pas du tout et j'en avais peur.

«Au bout de deux mois, je n'en pouvais plus. Je lui déclarai à
brûle-pourpoint que j'en avais assez, que j'étais résolue à rompre.

«--Pourquoi?

«--Parce que.

«--Tu me quittes pour un autre.

«--Si tu veux.

«--Qui? Je te jure que je le tue!

«Tuer! Il n'avait que ce mot-là à la bouche! Je ne pouvais pourtant pas
lui nommer le premier venu, pour qu'il allât le massacrer! Je changeai
de chanson:

«--Je ne te quitte pas pour un autre. Mais j'ai besoin d'argent.

«C'était vrai, d'ailleurs. Il m'avait contrainte de fermer ma porte à
tout venant, et mon train quotidien exigeait trente ou quarante louis
par mois... Oh! vous le voyez: en ce temps-là, j'étais modeste!

«--Tu as besoin d'argent? Je t'en donnerai.

«Il m'en donna.

«Ce n'était pas ce que j'avais espéré. J'avais espéré qu'il ne me
donnerait pas d'argent et qu'il s'en irait. Une colère me saisit.

«--Ah! tu es riche? Eh bien, mon bonhomme, tu paieras, et tu paieras
cher! Tu me voles ma liberté, mon plaisir, ma paix? Bon! moi je vais te
voler ta fortune!

«Et je me fis exigeante. D'abord, j'osais à peine! Parole! mon cher!
D'instinct, j'étais délicate et désintéressée... Beaucoup de petites
grues sont ainsi, beaucoup ... beaucoup plus que vous ne croyez! Mais
c'est une habitude à perdre. Je la perdis. Il me fallut des bijoux, des
dentelles, des zibelines. Lui ne marchandait pas. Au contraire. Il me
poussait à dépenser. Et je compris vite son calcul: mon luxe nouveau
m'attachait plus étroitement au joug! Dame! trente louis par mois, je
savais où les trouver. Trois cents, je ne savais pas. Weyer parti, que
devenir? Comment, du jour au lendemain, payer mes fournisseurs, mes
domestiques, mon loyer? Il n'était plus question de petite villa! nous
habitions un hôtel!

«Alors, une vraie haine me prit contre cet homme qui s'imposait ainsi
à moi, et qui, patiemment, habilement, honteusement, m'avait réduite
en esclavage. Du fond de mon âme, je souhaitai sa ruine ou sa mort.
Pourtant, je le jure ici sur ma propre tête, jamais je ne tentai rien
contre lui. Et chaque fois que je lui mis le marché en main: «Paie ou
va-t'en!» ce fut toujours avec l'espoir ardent qu'il ne paierait pas,
qu'il s'en irait, qu'il m'abandonnerait! Et je me réjouissais d'avance
à la pensée des dettes, des embarras, des ennuis, de tout ce qui aurait
fondu sur moi! des huissiers même, et de la police, de cette police
abominable, plus dure aux filles pauvres que le bagne n'est dur aux
galériens! Oui, je m'en réjouissais! N'importe quoi, mais être libre!
Je ne fus pas libre! il paya toujours. Il paya jusqu'au bout...

«A la fin, j'avais cessé de lutter. A quoi bon? mon impuissance
m'écrasait. Ulrich Weyer me tenait liée et garrottée, je n'apercevais
plus la possibilité d'être affranchie. Une femme ne secoue pas la
chaîne d'un homme. Celui-ci m'avait et me gardait. Mon amour ou mon
dégoût ne lui importaient pas. J'étais à lui, cela lui suffisait. Il
pouvait à son gré me caresser et m'étreindre. Que je voulusse ou non,
il obtenait toujours ce qu'il désirait de moi: son plaisir. Son plaisir
à lui. Je ne résistais guère. Une femme au lit se refuse difficilement,
vous le savez. Il y faut un courage que nous n'avons pas. Je cédais
comme cèdent les autres. Et, à ce jeu ignoble, j'ai perdu tout ce qui
me restait de pudeur et de dignité, tout ce qui me restait d'orgueil et
d'honneur. On s'avilit promptement à subir le baiser d'une bouche qui
vous répugne! Et je l'ai subi deux ans, ce baiser-là!

«Mais enfin, à l'heure même où je songeais tout de bon au laudanum,
la catastrophe, l'heureuse catastrophe arriva! Ulrich Weyer, un beau
soir,--le premier soir depuis le commencement de ce qu'il appelait nos
amours,--ne rentra pas. On l'avait arrêté. Et j'appris la vérité, dont
jamais je n'avais eu le moindre soupçon. Pour soutenir nos dépenses
stupides et folles, le misérable avait d'abord joué et triché; volé
ensuite; et assassiné, quand on l'avait surpris volant. On le jugea. On
le condamna. Je l'avais haï, le croyant honnête homme: vous admettrez
que je ne le pleurai pas, le sachant bandit!

«Mais la morale du monde eut tôt fait de me rappeler à l'hypocrisie
obligatoire. J'avais déposé devant la Cour d'assises; et je n'avais
pas cru nécessaire de sangloter; et je n'avais pas arboré le crêpe
traditionnel des veuves. J'étais donc, d'abord, une créature sans
cœur et sans âme; par-dessus le marché, une criminelle, voire, une
criminelle plus coupable que Weyer lui-même! Eh oui! Il avait volé,
il avait tué; mais pour qui? pour moi! pour mes toilettes, pour mes
diamants; pour mon luxe; pour moi, je vous dis! Tout le monde le
proclama. Vous-même le répétiez encore tout à l'heure!

«Imbéciles! imbéciles, vous et tous! Weyer avait volé et tué pour
lui-même, pour lui seul! pour satisfaire son monstrueux égoïsme, sa
vanité sinistre, sa tyrannie et sa luxure! pour jouir de ce luxe qu'il
m'avait imposé, et pour jouir de moi-même, esclave somptueuse! pour
jouir de moi, sa victime!

«Personne n'a compris. J'ai été maudite, honnie, injuriée, chassée.
J'ai dû fuir, et recommencer au loin ma vie...

«Ça m'est égal! Il doit y avoir, je ne sais où, une justice immanente,
puisque me revoilà, libre, contente et courtisée comme jadis, avec
même un surcroît de raffinement et d'élégance que je dois peut-être au
souvenir du luxe de Weyer... Il doit y avoir une justice: puisque vous,
qui m'insultiez encore, il y a cinq minutes, à présent vous baisez ma
main...


_1908._


                         13.--L'INTACTE VERTU


«Des femmes vertueuses? Il y en a. Dans ma vie, j'en ai rencontré
une.--A Basse Terre de la Guadeloupe, en 1904.--Oh! je vivrais très
longtemps, sans perdre le souvenir de cette vertu-là, vraiment intacte.

C'était une madame de Vermorne, une créole d'ancienne souche française,
un peu mâtinée, mais bien peu: ça ne se voyait pas. A Basse-Terre, où
l'élément nègre domine, elle passait pour tout à fait blanche, au moins
dans le monde des étrangers, dont j'étais. Elle était d'ailleurs jolie
à miracle, blonde cendrée, avec d'admirables yeux noirs, et une taille
à prendre entre deux doigts. Point de mari. Mais il y en avait eu un,
ce qui suffisait pour ranger madame de Vermorne dans la catégorie
des femmes qui ne dorment avec le premier venu qu'après quelques
préliminaires.

Or, je souhaitais fort que ce premier venu fût moi; et, volontiers,
j'aurais souscrit à tous les préliminaires qu'il eût fallu. Cette
taille de guêpe m'avait ensorcelé. Madame de Vermorne portait
toujours des corsets à l'ancienne mode, et des robes qu'on eût dites
à crinoline; si bien que le dessin de ses hanches et de ses cuisses
n'apparaissait point, caché, perdu, noyé, sous le flot bouillonnant des
volants et des ruches. Mais, de ce flot soyeux et parfumé, la taille
émergeait si fière et si fine, qu'on eût dit une néréide jaillissant
au-dessus des vagues. Et mon désir s'énervait à l'idée de tout ce que
cachaient les vagues d'étoffe.

Le pis, c'est que madame de Vermorne était une coquette enragée.
Une dizaine d'amoureux rôdaient sans trêve autour de ses jupes. Et
bien loin de s'offenser des pires audaces et des tentatives les plus
sensuelles, elle les provoquait de toutes manières, et versait des
flots d'huile sur tous les feux. A première vue, je lui avais prêté six
amants, au minimum. J'en avais rabattu ensuite. Mais en fin de compte,
j'étais demeuré convaincu qu'elle était au moins la maîtresse du petit
Bréva, le lieutenant de vaisseau, qui jouait si bien au tennis. Cette
conviction m'était venue d'un match que Bréva avait gagné sous les yeux
de Mme de Vermorne. J'étais là, spectateur comme elle. Et tandis que
l'officier, raquette haute, bras et nuque nus, déployait devant nous
sa grâce robuste, j'avais surpris dix fois le regard de la jeune femme
attaché à ces bras et à cette nuque, un regard furtif et affamé, un
regard de petite chienne prête à sauter sur la côtelette tentatrice...
Vrai, il n'y avait point à se méprendre à ce regard-là.

Si bien, que, trois jours plus tard, je ne me retins pas d'être goujat,
et je fis à Bréva, sur sa bonne fortune, quelques compliments du plus
mauvais goût. Or, il ne se fâcha pas, ce qui, du galant homme qu'il
était, m'étonna fort.

--Ah! vous aussi?--me dit-il seulement, l'air tout à fait
ironique:--vous aussi, vous me croyez du dernier bien avec la madame?
Eh bien, mon cher, j'en suis navré pour vous, mais vous êtes le
trentième à émettre cette gracieuse supposition, et le trentième à vous
fourrer, si j'ose dire, le doigt dans l'œil jusqu'au coude.

--Mon cher!...

--Mon cher, c'est comme je vous le dis!... La discrétion puérile et
honnête devrait sans doute mettre un bœuf sur ma langue. Mais cette
femme s'est trop de fois promise et trop de fois refusée pour qu'elle
ait le droit à aucun ménagement de ma part. Je dis tout haut ce que je
pense d'elle: pis que pendre. Madame de Vermorne est tout bonnement le
diable, oui: l'être incombustible qui vit avec volupté dans le feu.
Et ne tombez jamais sous ses pattes! Tous les supplices infernaux, y
compris celui de Tantale, ne seraient rien auprès du vôtre.

Je restai coi, et m'en allai désorienté.

Bréva ne mentait pas, nul doute à cela. Mais d'autre part, j'avais vu,
moi, les yeux de «l'être incombustible», le jour du match. Et c'étaient
des yeux qui brûlaient à grand feu, des yeux de désir et de folie. Nul
doute à cela non plus. Alors?

Un soir, j'obtins de madame de Vermorne un rendez-vous. Oh! rien de
décisif, ni même de compromettant. Mme de Vermorne avait accepté de se
promener avec moi, à la brune, dans la forêt proche de la ville. Rien
de plus. Et je n'avais même pas la ressource de nous perdre sous bois,
les sentiers étant rares et les futaies impénétrables. S'écarter de la
lisière des arbres est une impossibilité.

Nous marchions donc sur cette lisière, dans une ombre encore
entrecoupée de soleil. Des fougères arborescentes alternaient au bord
du chemin avec des talus d'herbe molle. Le pêle-mêle prodigieux des
deux végétations, la tropicale et la tempérée, abondantes l'une et
l'autre, jaillissait de toutes parts autour de nous. Et je me taisais,
et j'oubliais de faire ma cour, saisi par le silence formidable de la
forêt, confondu par la majesté muette, mais vivante et violente, de ces
légions de troncs pressés, innombrables, de ces feuillages opaques,
pareils à des toits de cathédrales, et de toute cette profondeur
indéfinie, inexplorée,--si belle,--et qui pourtant sert de refuge aux
fléaux terribles inconnus de l'Europe, le paludisme, la fièvre jaune,
la pachydermie, la lèpre...

J'oubliais de faire ma cour. Mais madame de Vermorne, provocante à son
habitude, imagina de s'asseoir au bord du sentier, et profita de la
halte pour me reprocher, non sans ironie, mon silence:

--Moi qui hésitais tellement à vous l'accorder, ce rendez-vous! Je me
serais décidée bien plus vite, si j'avais prévu que vous seriez si
sage...

Elle souhaitait clairement que je le fusse moins. Je me lançai poliment
dans le flirt. Contente, elle marivauda avec beaucoup, de grâce. Les
mots hardis ne l'effarouchaient pas du tout, et elle se frottait au
désir des hommes comme un papillon au verre brûlant d'une lampe.

La nuit tombait. Le lieu était absolument désert. Je risquai quelques
gestes, en assaisonnement aux paroles. Elle m'abandonna sans difficulté
ses mains, puis ses bras, et ne se fâcha pas quand mes lèvres se
faufilèrent, sous les manches courtes, vers les épaules. Elle portait
un corsage créole, en linon blanc ruché de mousseline, et, comme
toujours, une de ces jupes très amples et raides, qu'elle affectionnait
si fort qu'aucune mode ne la persuadait d'en changer...

Des épaules, mon baiser passait la nuque. Brusque, elle me repoussa
quand mes mains enserrèrent sa taille.

--A bas! je suis très bonne, mais il y a des frontières.

Quand j'ai pris une taille de femme, mon habitude n'est pas de la
lâcher. Elle s'irrita, plus vite que je n'attendais.

--Finirez-vous? je vous dis que je ne veux pas!

En amour, «non» et «oui» sont parfois synonymes.

Je regardai ma partenaire en face: elle mordait nerveusement ses
lèvres, et baissa ses yeux devant mes yeux. Pas assez vite, toutefois,
pour que je n'eusse reconnu le regard qu'elle avait donné à Bréva,--le
regard furtif et affamé, le regard du désir et de la folie.,

C'était un aveu que ce regard-là. J'en profitai brutalement: je
la renversai sur l'herbe, et je saisis sa cheville. Elle cria
désespérément:

--Non, non!...

Et de toutes ses forces,--trop faibles,--elle me repoussa et me
frappa au visage. Je me rendis compte, alors, dans le temps d'un coup
dégriffé, qu'elle se défendait pour de bon. Mais j'avais trop avancé
pour qu'une reculade fût possible. J'avançai donc plus outre. Et ce
qui devait arriver arriva: ma main toucha, plus haut que son genou, sa
chair...

Dieux! dieux! comment exprimer cette chose? J'ai reçu, au travers
de mon corps, des décharges d'électricité,--et ce n'est rien;--j'ai
touché à l'improviste des cadavres déjà raides,--et ce n'est rien; j'ai
enfoncé mes doigts, en cueillant une fleur, dans la spirale atroce d'un
serpent caché, et ce n'est rien, rien, moins que rien--Mais cela, cette
chair de femme!...

Ce n'était pas de la chair. C'était une substance inconnue, horrible:
un métal gluant, écaillé et glacé, mais vivant quand même. Une chair.
Mais quelle chair! chair décomposée, pourrie, pétrifiée, vénéneuse,
chair de cauchemar et d'épouvante.

Je m'étais relevé d'un bond, éperdu, terrifié. À mes pieds, madame de
Vermorne se tordait comme en agonie. Et je l'entendais, du fond de sa
honte et de son désespoir, prier et supplier:

--Oh! ne le dites pas! ne le dites pas!... que j'ai la lèpre...»


_1906._


                     14.--LA REDOUTE AZUR ET RUBIS


Or, en l'an de grâce 1906, les couleurs de la grande redoute, au
carnaval de Nice, furent rubis et azur.

Le soir de ce jour fantasque, comme onze heures venaient de
sonner,--déjà la salle énorme, fleurie, enguirlandée, illuminée,
regorgeait d'une éblouissante cohue bleue et rose,--une bergère azur,
au pied du grand escalier courbe qui monte vers les salles de jeu, osa
aborder un berger rubis:

--Je te connais,--dit-elle.

(Évident mensonge: si elle l'eut connu, point n'eût-elle avoué le
connaître.)

Il la regarda en silence. Leurs deux masques, bien attachés et barbus
de longues dentelles, dissimulaient entièrement leurs deux visages. Lui
ne voyait que ses yeux à elle, des yeux verts, et elle, que ses yeux à
lui, des yeux roux.

Elle continua, enhardie:

--Tu es tout seul... Tu n'as pas l'air de t'amuser... Tes amis t'ont
laissé là?... Mais tu n'as peut-être pas d'amis... Pourquoi es-tu venu
à la redoute?

Il la regardait toujours, très fixement. Il répondit enfin:

--Je suis venu pour vous rencontrer.

Elle recula d'un pas:

--Pour me rencontrer ... moi?... Mais tu ... vous ne savez même pas mon
nom!

Il haussa doucement les épaules:

--Je n'ai pas besoin de le savoir. Vous êtes celle que j'attendais.
L'inconnue, l'aventureuse que j'ai espérée depuis toujours. Cela m'est
égal que vous vous nommiez Jeanne ou Suzanne.

Elle le considérait, un peu inquiète. Elle demanda:

--Pourquoi ne me tutoyez-vous pas?

Il s'inclina devant elle:

--Parce que j'ai entendu le son de votre voix. Dès lors, vous n'êtes
plus pour moi un masque anonyme. Je vous ai reconnue et je sais que
vous êtes celle que j'attendais: ma fiancée. Il n'est pas convenable de
tutoyer sa fiancée. Je vous tutoierai quand vous serez ma femme.

Elle rit:

--Je suis déjà la femme de quelqu'un. Voyez.

Elle tendait sa main gauche, où, sous le gant de soie bleue,
transparaissait l'alliance d'or. Il prit la main, la déganta, la baisa
et ôta l'anneau:

--Voyez vous-même. Il n'y a plus rien. La main est nue, et la femme est
libre.

Elle n'eut pas du tout envie de se fâcher. Elle prit le bras qu'il
offrait et ils se mêlèrent à la foule. Une farandole se nouait et
tourbillonnait d'un bout à l'autre de la salle, grande comme un parc.
Emportés par le vent, ils coururent. Ils se tenaient par la main, et
leurs paumes serrées l'une contre l'autre, échangeaient leurs chaleurs
vivantes...

Velours bleu et satin rose, ils semblèrent, cinq minutes durant, deux
pantins chatoyants, secoués par des fils en délire. La farandole enfin
se brisa, les rejetant, essoufflés et moites, sur deux fauteuils au
bord d'un massif de palmiers.

--Je n'en peux plus!--dit-elle.--C'est fou!...

Pour respirer, elle souleva son loup... Oh! le temps d'un clin d'œil:
il put tout juste entrevoir une bouche sensuelle et un nez mutin...

--Buvez un peu, voulez-vous? C'est vrai que la farandole tournait un
peu vite. Mais pourquoi serions-nous ici, si ce n'était pour nous
étourdir?...

Il lui versa d'un champagne doux qu'elle avala à grandes gorgées. Elle
tenait son verre à deux mains, comme une petite fille qui a très soif.
Tout de suite, elle fut grise. Elle se leva, voulut danser encore. En
lui prenant la taille, il caressa son sein. Elle rit, et menaça du
doigt:

--C'est bon pour une fois, mais ne recommencez pas!...

--Puisque vous n'avez plus d'alliance!

La cohue joyeuse les assiégeait, pressant et mêlant leurs deux corps.
Il répéta:

--Vous n'avez plus d'alliance. Le dernier petit lien qui vous
rattachait à la vie est cassé. Vous appartenez toute au rêve, au rêve
rose et bleu! Vous n'êtes plus du tout celle dont je ne sais pas le
nom, Suzanne ou Jeanne: vous êtes tout à fait ma fiancée... Et bientôt
vous serez ma femme. Bientôt: dès que je vous aurai enlevée...

--Enlevée... dans une chaise de poste, ou en croupe de votre coursier?

--En croupe d'abord, et dans la chaise ensuite, comme il est
convenable. J'ai quarante chevaux magiques, quarante chevaux de bronze
et d'acier qui attendent à la porte de ce palais. Et j'enverrai tout à
l'heure un génie ailé, un génie plus prompt que le vent et la foudre,
retenir pour nous deux, au plus proche relais, un sleeping dans le char
de feu qui part à minuit.

--Et qui va où?

--Qui va n'importe où!... au château de la fée, votre marraine ... ou
dans l'île fortunée que Mathô voulait donner à la sœur d'Hannibal ...
ou autre part. Qu'est-ce que cela fait? A Paris, si vous voulez ...
chez moi.

--Chez vous?...

--C'est encore un pays de rêve. Figurez-vous une très petite maison qui
se cache sous de très grands arbres. Pour votre arrivée, les marches
du perron seront jonchées de feuilles de roses. Et l'esclave jaune que
j'ai ramenée du royaume de la soie s'agenouillera pour baiser le bas de
votre jupe...

--Quel dommage que tout cela ne soit qu'un rêve!...

--Un rêve assurément. Mais souvenez-vous que, ce soir, c'est la vie qui
est irréelle, et nos rêves, la réalité...

Le hasard les avait conduits près de la porte. Le vestibule, désert,
les attira vers sa fraîcheur. Ils s'arrêtèrent un moment pour respirer,
et il se démasqua à son tour, une seconde. Une seule seconde. Mais un
valet attentif le reconnut et se précipita au dehors, criant à tue-tête:

--La voiture de M. le comte de...

Le nom se perdit dans le brouhaha de la rue. Tout aussitôt le
hennissement d'une auto s'approcha. Et, pareille à quelque flamboyant
dragon de légende, la quarante chevaux, ses deux phares crevant la
nuit, se rangea au bord du trottoir. Le valet, empressé, ouvrait la
portière...

Eux, la bergère azur et le berger rubis, debout sur le seuil, se
regardèrent...

--Vous voyez!--dit-il soudain: j'avais raison! le rêve, presque malgré
nous, se réalise. Venez!...

Elle fit un grand effort pour reculer, pour se ressaisir. Mais le vin
qu'elle avait bu menait dans sa tête une sarabande d'idées folles.
Voulait-elle, ne voulait-elle pas? Elle ne savait plus. Les phares
l'éblouissaient comme un miroir une alouette. Elle tourna deux fois sur
elle-même, comme prise de vertige ... et, brusquement, courut vers la
portière ouverte...

Lui, s'élança derrière elle. Au passage, il jeta un ordre au valet:

--Téléphonez à la gare: un sleeping dans le rapide...

L'auto gronda dans la rue nocturne...

Alors, seul à seule, ils relevèrent leurs masques, pour goûter à leurs
lèvres. Mais, comme la nuit épaississait son ombre autour de leur
étreinte, ils ne se virent pas, pas encore...

Et ils ne se virent pas davantage ensuite, dans l'obscurité plus
secrète du sleeping, fuyant vertigineux par les plaines et par les
monts.

Or, ils s'aimèrent, puis dormirent. Dans le wagon sombre, leurs deux
corps enlacés faisaient une tache soyeuse couleur de ciel et couleur
d'aurore. Un reste de rêve planait encore sur leur sommeil.

Mais, peu à peu, la vitre du sleeping blanchit. L'aube se leva, blême
et froide comme un suaire. Des nuages bas pesèrent sur une campagne
triste, champs boueux, squelettes d'arbres, givre épars. Le jour
chassa la nuit, un jour d'hiver, décoloré, lugubre. Le velours azur
et le satin rubis ne furent plus que des oripeaux froissés, souillés,
grotesques.

Et, ensemble, l'amante et l'amant se réveillèrent. Le train
franchissait un fleuve. Alentour, des vagues de brouillard flottaient.
Une ville transparaissait au-dessous. Des cheminées d'usine
émergeaient, mêlant leurs fumées aux nuages.

Le train stoppa. Des employés se hâtèrent le long des wagons:

--Lyon! quinze minutes d'arrêt...

La bergère masquée passa deux fois sa main sur son visage:

--Lyon?...

Elle ne comprenait pas... Elle se souvenait très mal ... ce wagon?...
cette défroque de carnaval?... cet homme inconnu, assis près d'elle ...
trop près d'elle?...

Soudain, elle se rappela. Elle comprit. Elle cria:

--Mon Dieu! je suis perdue!...

Lui ne protesta pas. A quoi bon d'inutiles paroles? C'était évident
qu'elle était perdue, selon la loi morale du monde. Il se tut donc,
triste jusqu'au fond de l'âme. Maintenant, elle pleurait:

--Toute ma vie cassée!... mon mari ... ma maison ... ma pauvre petite
fille!...

Une émotion violente le secoua de la tête aux pieds. D'un bond il
fut debout. Il arracha son masque, il déchira son pourpoint. Elle,
machinalement, l'imitait, ôtait sa cotte et sa guimpe. Elle apparut
vêtue d'une robe de ville, correcte, grise.

--Madame,--dit-il,--daignez m'écouter. Ne pleurez pas ainsi, je vous
en conjure! Cela, ces huit heures que vous venez de vivre ... que vous
croyez avoir vécues ... cela n'est qu'un rêve, qu'un mauvais rêve,
un cauchemar ... rien de plus! Il n'est rien arrivé, rien du tout,
absolument rien. La seule réalité, la voici: hier, on vous a grisée;
vous avez été ivre. Aujourd'hui ... aujourd'hui vous allez prendre ici,
sur la voie à gauche, le train que vous voyez ... oui, celui-là ... et
ce train va vous ramener à Nice. Votre mari sera indulgent. Votre fille
ne saura jamais. Moi ... moi, je n'existe pas. Allez! Adieu, madame.

Il ouvrit la portière. Elle ne descendit pas tout de suite; elle
regardait, à ses pieds, avec une fixité singulière, les deux tas de
satin rubis et de velours azur. Mais enfin, comme d'un effort, elle
s'élança, elle s'enfuit, elle courut vers l'autre train, elle s'y
jeta...

Les deux coups de sifflet hurlèrent ensemble. Seul dans le wagon
qui l'emportait, lui, loin d'elle, il s'agenouilla, pour baiser,
pieusement, les lambeaux de soie bariolée, linceul du rêve mort.


_1907._


                           15.--UN FÉMINISTE


--Et où est Moulaï Hafid, à présent?

--Sur la piste de Mékinez! Le sultan du nord marche vers le sud, le
sultan du sud marche vers le nord. C'est la logique même. Et soyez bien
certains qu'ils ne se rencontreront pas en route.

--Alors, le conflit peut durer indéfiniment?

--Indéfiniment, non. Quinze ou vingt ans, oui... Jusqu'à ce que l'un
des deux adversaires soit mort, mort dans son lit, naturellement!
Mon cher duc, le Maroc est une terre moyenâgeuse. Nous ne sommes pas
en 1908 ici: nous sommes en 1326!... consultez plutôt le calendrier
musulman!... Oui, en 1326. La guerre de Cent Ans n'est, donc pas encore
commencée!

--Tant qu'il vous plaira, mon cher ministre. Mais la France est
intéressée dans l'affaire; et les guerres de cent ans ne sont plus à la
mode chez nous.

--La France est neutre entre les deux frères ennemis!

--Neutre, neutre...

--Neutre! demandez plutôt à Sid Mohamed...

--Neutre absolument, monsieur d'Étioles! Et c'est bien cette neutralité
qui nous désespère, nous autres Marocains à peu près civilisés!...

Sid Mohamed ben Chékib, splendide dans son caftan bleu de ciel voilé de
mousseline d'argent, élargissait ses bras robustes aux longues mains
fines pour un geste de souriante désolation.

C'était à Tanger chez le ministre plénipotentiaire de Bohême, à l'heure
des cigarettes turques et des citronnades glacées. On fêtait le passage
du duc d'Étioles, en croisière sur son yacht _Briseis_. Toute la ville
élégante était venue, et, avec elle, les cinq ou six Arabes «de grande
tente» ou de large fortune qui daignent frayer avec l'Europe; Sid
Mohamed tout le premier, bien entendu.

---Qui est-ce?--avait demandé le duc, ignorant des personnalités
marocaines, et qui venait pour la première fois à Tanger.

--Sid Mohamed ben Chékib? Un caïd qui est chérif... Caïd, c'est-à-dire
chef de tribu; chérif, c'est-à-dire descendant du Prophète... Les
deux titres sont fréquents. Ce qui est plus rare, c'est l'homme qui
les porte. Sid Mohamed ben Chékib, plus riche et plus puissant que
la grande majorité de ses pairs, a jadis vécu douze ou quinze ans à
Londres et à Paris, et il en est revenu parisien et anglomane, féru de
civilisation, de réformes, de lumières et de progrès. Quoique seigneur
féodal, et d'une irréprochable fidélité à son suzerain, le sultan
légitime, il n'en appelle pas moins de tous ses vœux l'heure bénie qui
supprimera la féodalité arabe et mettra Abdel Aziz sous le protectorat
français.

--Allons donc?

--Écoutez-le plutôt discourir! Et ne doutez pas de sa sincérité: la
France n'a réellement point de plus ferme partisan dans les conseils du
maghzen. Sid Mohamed n'a, d'ailleurs, qu'à tout espérer de l'Europe;
et, d'autre part, s'il avait eu la moindre fantaisie de favoriser le
parti de la guerre sainte, rien ne lui aurait été plus aisé, voire plus
profitable.

--Alors, un caïd chérif du boulevard?

--Tout au moins le plus boulevardier des caïds chérifs...

Sid Mohamed ben Chékib, le dos à la cheminée, secoue d'un doigt délicat
la cendre de sa cigarette. Il parle à demi-voix pour un auditoire
restreint, mais choisi; un secrétaire d'ambassade, un constructeur de
phares et môles, et trois jeunes femmes, dont deux Françaises, jolies:

--Oui, en vérité, c'est un grand malheur que la France, trop influencée
par je ne sais quelle hostilité diplomatique, (incapable d'ailleurs
d'aucune manifestation active), n'ait pas osé prendre parti,
résolument, pour l'ordre contre le désordre, pour la paix contre la
guerre, pour la tolérance contre le fanatisme, pour mon maître Abd
el Aziz, enfin, contre un prétendant de grands chemins!... Un grand
malheur pour vous tous, messieurs, pour vous, que cette agitation
déplorable arrête dans votre mission civilisatrice; et un plus grand
malheur pour notre Moghreb, pour notre peuple, pour nos tribus, lasses,
effroyablement! de ces éternelles luttes intestines, lasses et altérées
de calme, et affamées de liberté!... de liberté vraie, et féconde, et
non d'indépendance creuse et stérile!...

--Sid Mohamed,--objecte le secrétaire d'ambassade,--êtes-vous bien sûr
de ne pas exagérer un peu? Que vos tribus en aient assez de toujours et
toujours se battre, je le veux bien; mais qu'elles sachent comprendre
et apprécier comme vous venez de le faire, la différence qui sépare
leur actuelle indépendance de la liberté dont nous voudrions les
doter?...

--Elles le savent, cher monsieur! Elles le savent ou du moins le
sauront bientôt... J'excepte évidemment les tribus pillardes qui ont
de tout temps vécu de brigandage, et que vos soldats mettent à la
raison dans la Chaouïa... Mais les autres, les tribus pacifiques, les
agglomérations rurales, qui labourent ou qui élèvent, et, surtout, les
populations urbaines de Fez, de Marrakech, de Mékinez, celles enfin de
tous les ports et de toutes les grandes cités de l'empire... ah! ne
prenez pas tout cela pour une barbarie pure et simple! Le Maroc compte
d'ailleurs, proportionnellement, beaucoup plus de villes que bien des
États européens... Croyez-vous donc qu'une nation nombreuse ait pu
vivre tant de siècles en société sans que sa barbarie première se soit
usée?... Songez que nous avions pour nous notre religion très haute,
et les traditions de notre ancienne patrie d'Arabie! Songez que ces
Berbères chez qui nous entrions en conquérants, et qui sont aujourd'hui
nos frères, avaient jadis reçu les leçons des Phéniciens et de Rome!...
Songez enfin que nous formions des familles bien constituées, très
unies, qu'on n'a jamais trouvé mieux que les femmes pour civiliser
les enfants!... Mesdames, vous avez lu l'admirable livre de Pierre
Loti, _les Désenchantées!..._ eh bien, ces belles Turques, devenues,
au fond de leur harem, de petites princesses de lettres, de science
ou d'art, sont très exactement les sœurs aînées de nos dames arabes
ou berbères... Sans doute, nos troubles politiques ont retardé notre
évolution intellectuelle... Fez n'est pas encore l'égale de Stamboul...
Mais aussi, les hommes du Moghreb, incomparablement plus souples que ne
le sont les Osmanlis, accepteront très vite, acceptent déjà l'influence
transformatrice de leurs compagnes.

--Vous êtes un féministe très convaincu, Sid Mohamed!

--Qui ne l'est pas, peu ou prou? Voyez-vous, l'erreur, la seule
erreur de notre Islam est de n'avoir pas su reconnaître dès l'origine
l'incontestable supériorité du beau sexe sur l'autre!... Mais nous
réagissons contre cette erreur-là!...

--Sid Mohamed,--interrompt la plus jeune des deux Françaises,--vous
me donnez une extrême envie de connaître votre harem! J'ai déjà rendu
visite à des dames musulmanes, et je les ai trouvées délicieuses. Mais
elles ne parlaient pas français et je n'ai pas du tout pu satisfaire
mon goût immodéré pour le bavardage ... au lieu que chez vous!...

--Madame,--réplique Sid Mohamed en s'inclinant,--ma mère et ma femme
seraient charmées de votre gracieuse venue... Mais elles sont à
Rabat... J'ai dû laisser toute ma maison là-bas, auprès du sultan...
Ici, je ne fais que camper, avec mes chevaux et mes armes... Vous avez
peut-être aperçu, à la porte de ma villa, une tente toujours plantée,
prête: la mienne...

--Quel dommage...

--Vous me rendez confus!... Et combien on regrettera, à Rabat,
l'honneur charmant que vous vouliez nous faire!... J'y songe, madame,
daignerez-vous me rendre très heureux?... J'ai reçu hier, de là-bas,
une broderie qu'on a faite pour moi... Cela peut servir de coussin...
Ici, que puis-je faire d'un coussin? Et la brodeuse serait si fière
d'apprendre que vous avez accepté ce très modeste présent...

--Oh! jamais de la vie...

--Pourquoi? Raisonnablement, vous ne pouvez pas refuser... Ce serait
une injure! Allons, voilà qui est dit. Je vous apporterai cette
bagatelle demain, au tennis...

Le cercle est rompu. Le ministre vient d'inviter ses hôtes à passer
dans le salon voisin, où sont exposés de somptueux tapis, envoi
fraternel de S. M. le sultan à S. M. le roi de Bohème... Sid Mohamed
s'attarde, et retient avec lui la dame française si blonde, et profite
ingénieusement du tête à tête pour conter fleurette... Et la dame
semble écouter sans déplaisir...

--Un flirt?--questionne discrètement, du pas de la porte, le duc
d'Étioles.

--Oh! réplique en riant un diplomate bien informé,--Sid Mohamed ne
manque jamais une occasion de rafraîchir ses souvenirs de la plaine
Monceau...

--Moi qui me figurais que les Arabes avaient su maintenir la femme
à sa bonne vieille place domestique, et refouler intelligemment la
marée montante de nos modernes amazones! Je déchante! Est-ce qu'il y a
beaucoup de caïds comme celui-là entre Tanger et Agadir?

Le diplomate bien informé allonge une moue bien indécise:

--Comme celui-là? Non, je pense... Quoique, peut-être, celui-là ne soit
pas tout à fait le personnage que vous imaginez...


Minuit. Sid Mohamed ben Chékib, enveloppé maintenant de sa djellaba
bleu sombre et de son grand burnous neigeux, monte à cheval pour
regagner sa villa, la villa où il campe. Un écuyer tient la bête par
la bride. Un valet marche devant, portant lanterne. Et deux soldats à
casque rouge suivent, fusil au poing.

Les rues en escaliers... Les hautes portes barrées de chaînes... La
route pavée, entre ses acacias fleuris qui embaument... La plaine
enfin, toute verdoyante, et clairsemée de tentes pointues...

La villa de Sid Mohamed ben Chékib est entourée d'un grand mur
bleuâtre. On entre par une voûte oblique. Des gardes, accroupis sur
leurs nattes, se lèvent en hâte à la vue du maître.

Sid Mohamed met pied à terre, franchit le jardin plein de roses,
pénètre dans l'habitation, traverse deux salles de marbre et de stuc,
ciselées comme dentelles...

Une troisième salle très tapissée... Deux négresses, debout, au seuil,
se prosternent. Trois femmes blanches sont là, belles et parées..
Sid Mohameh s'est sans doute trompé tout à l'heure, en affirmant
que son harem était à Rabat ... trois femmes blanches sont là, et
s'immobilisent soudain, dans une attitude d'extrême respect...

Sid Mohamed, sans dire mot, marche vers l'une des trois qui s'appuyait
l'instant d'avant sur un fort beau coussin de soie brodé.

--Donne!--commande-t-il en arabe.

Il prend le coussin, le jette vers les négresses avec un ordre bref,
qu'il laisse tomber par-dessus l'épaule, dédaigneusement.

Les trois femmes ont écouté, muettes.

Alors, il passe devant elles, les regardant l'une après l'autre,
lentement. Et, s'arrêtant enfin, il en touche une du bout de sa
cravache:

--Toi,--dit-il.

L'élue se lève, docile, et obéit.


_En mer, devant Safi._

_Mai 1908._



                          III.--_NULLE PART_


                         16.--LA _DAME BLEUE_


Il m'est arrivé une fois,--et une seule--de rencontrer dans la rue
l'impossible.

Voici:

L'an 1329 de l'hégire, le lundi 26 de shaban, un tableau primitif, le
prince et le premier de tous les primitifs, sans contredit: la _Dame
Bleue_, attribuée à Dante Alighieri... la _Dame Bleue_, seule toile que
nous ayons et de l'homme,--l'homme qui fit l'enfer!--et de l'époque;
la _Dame Bleue_, l'œuvre moyenâgeuse qui devança la Renaissance, si
l'on peut dire, en la prophétisant: tant elle en approche, l'égalant
par la perfection, la dépassant par l'expression et le sentiment; la
_Dame Bleue_, vrai portrait,--on l'affirme,--de la vraie Béatrice,
de cette maîtresse qu'il adora, et qui le trahit pour s'enfuir de
Florence avec un chevalier de la chevalerie impériale, du nom d'Otberg,
lequel l'aima chèrement aussi, dit la légende, mais ne sut l'empêcher
d'être reprise à peu près de force par Dante, et séquestrée, puis
mise en oubliette,--et d'en mourir; cette tragique _Dame Bleue_,
belle d'ailleurs à miracle dans sa robe de satin turquoise et dans
ses dentelles amoureusement dessinées, avec son front, le plus doux
et le plus pur qui soit, ses yeux, les plus pensifs et les plus
profonds, sa bouche, la plus secrète et la plus voluptueuse, et
dont le sourire est une ironie éternelle ... la _Dame Bleue_ enfin,
qui efface la _Joconde_; la _Dame Bleue_, aujourd'hui merveilleux
ornement de la merveilleuse Sainte-Chapelle, qui l'expose, comme
chacun sait, au-dessus de l'autel de Sainte-Geneviève, dont elle est
censée figurer l'image,--la _Dame Bleue_, comme l'horloge du Palais
sonnait les douze coups de midi, soit, ce jour-là, quatre heures à
la turque,--disparut. On put préciser l'heure, puisque, au cours de
l'enquête, deux témoins qui, conduits par un gardien, visitaient à cet
instant même la Sainte-Chapelle, en témoignèrent:--l'un certifia qu'au
premier des douze coups de l'horloge, il avait encore vu, et bien vu le
chef-d'œuvre; qu'il s'était même arrêté, et attardé à le contempler,
au point d'impatienter le gardien, qui confirma la chose;--et l'autre
attesta qu'au douzième des mêmes douze coups, levant par hasard les
yeux vers le tableau, il avait constaté, et fait constater sur-le-champ
par tout le monde, que le cadre y était encore, et même la toile avec
le paysage et l'architecture qui fait le fond du portrait, mais que le
portrait n'y était plus: à sa place, un trou béant s'ouvrait, découpé
comme à l'emporte-pièce. La _Dame Bleue_ s'en était allée toute seule;
et rien autre qu'elle; mais elle s'en était allée bel et bien.

Le bruit que cela fit sur toute la planète, vous vous en souvenez. La
disparition était effarante; je dirais impossible si je ne tenais pas
à réserver le mot. On parla d'enlèvement mystérieux. L'imagination du
public s'enfiévra. Force gens, qui, de leur vie, n'avaient vu la _Dame
Bleue_, ni peut-être ouï parler d'elle, force gens qui, dans tous les
cas, se souciaient d'elle (le dimanche 25 de shaban) comme moi de votre
première chemise, n'en pleurèrent pas moins amèrement, (le mardi 27,)
à la pensée qu'il était maintenant trop tard, que personne ne verrait
plus jamais la _Dame Bleue_, et qu'eux ne l'auraient jamais vue. Je me
moque, j'ai tort. Ces gens étaient des hommes, comme moi; et pour eux,
comme pour moi, comme pour toute la race des pauvres animaux que nous
sommes, _rare_ vaut mieux que _beau_ et que _bon_, additionnés. Si je
fus, en l'occurrence, moins ridicule que les pleureurs, je n'ai pas de
quoi me vanter: j'étais amoureux. Je conjuguais même le verbe _aimer_ à
la voix réciproque, ce qui n'arrive guère aux amants que la semaine des
quatre jeudis. Car _aimer_ est un verbe actif ou passif, mais actif ou
passif seulement. J'avais raison tout à l'heure: nous sommes décidément
de pauvres animaux, moins à blâmer qu'à plaindre.

N'importe! j'aimais alors et j'étais aimé: vous concevez que les yeux
et la bouche de la _Dame Bleue_ m'inquiétaient médiocrement. Une autre
bouche, d'autres yeux... Mais là-dessus, silence! en amour, comme en
religion, moins on parle, moins on souille. Respect aux dieux!

Quant à la _Dame Bleue_, elle avait disparu, elle ne reparut pas.
On n'en eut point de nouvelles, on n'en découvrit pas l'ombre d'un
vestige. Des jours passèrent, puis des semaines, puis des mois. Les
absents ont tort: la _Dame Bleue_ fut oubliée. Je l'oubliai moi-même
plus que personne, ne m'en étant guère préoccupé jamais, et cherchant,
comme cherchent tous ceux qui aiment, à toujours tout balayer hors de
ma mémoire, pour y faire place plus grande et plus pure à l'image de
celle que j'aimais. Cela, simplement pour vous bien convaincre, que le
17 de moharrem suivant, (vous voyez que ce n'est pas le lendemain du 26
de shaban!) j'étais certes à cent lieues de penser à la _Dame Bleue_,
tandis que, dans Paris nocturne, je m'en revenais à pied d'Auteuil
à mon île Saint-Louis,--j'habite quai de Bourbon,--après avoir
dîné,--dîné très gaîment,--chez un ami. A pied: parce qu'il faisait
une belle nuit froide et laiteuse, et parce que j'aime à marcher quand
les rues sont dégagées, nettoyées, de ce grouillement tapageur et
malodorant qu'est la foule. Les pauvres animaux que je disais tout à
l'heure sont aussi des animaux très malpropres.

Il pouvait être cinq heures à la turque; et, ce jour-là, à la franque,
cela faisait justement minuit[1]. J'avais pris par le chemin des
écoliers; le chemin des écoliers m'avait conduit à l'Etoile. Je
marchais droit devant moi: je ne contournai donc pas la place: je
traversai, allant sans y songer vers la grande Porte qui attendait
encore, en ce temps-là, que la Gloire, sur le cheval de Foch, y passât.
J'arrivai au seuil; à la ligne tracée par l'ombre noire de l'Arc sur le
pavé blanc de lune.

Là, je m'arrêtai net: la place était solitaire; je n'avais pas imaginé
rencontrer quelqu'un sous l'Arc même. Or je rencontrai quelqu'un: dans
l'ombre plus opaque de la voûte, une silhouette apparaissait vaguement,
adossée contre l'angle intérieur du premier pilier, à main droite ...
la silhouette d'une femme...

Je m'étais arrêté surpris et plutôt inquiet.

Il n'y avait guère de quoi s'étonner ni s'inquiéter. Je le fus pourtant
bel et bien. Allah sait pourquoi, si moi, je n'en sais rien! Ce que je
sais, en tout cas, c'est que je demeurai bien trente bonnes secondes
face à face avec cette silhouette, femme présumée. Je la regardais.
Elle ne me regardait pas. Il va de soi que je ne distinguais pas ses
yeux. Mais, un regard appuyé sur vos yeux, cela pèse: je ne sentis pas
le poids de ce regard-là. Néanmoins, petit à petit, ma gêne et mon
inquiétude du premier instant tournaient en malaise ... en trouble ...
et ... ma foi! en peur!... oui-dà! en une peur inconnue, toute froide
et toute blême, qui était peut-être bien la peur des fantômes et de
l'invisible, la peur de l'au-delà, de l'inconnaissable, de la mort.
Fichue peur!

Les trente secondes me semblèrent longues. A la trentième, je dus me
cramponner à tout ce que j'ai d'amour-propre pour ne pas me sauver
bravement à toutes jambes.

Je ne me sauvai pourtant pas. Au contraire. L'orgueil est un bon
professeur d'énergie. Je me raidis dans le mien, et je repartis,
marchant à l'ennemi ... c'est-à-dire à l'apparition ... (apparition,
c'est à ce mot que j'avais pensé dès les premiers instants.)

Ma peur devenait terreur, terreur glacée, grelottante, atroce et
s'empirait au fur et à mesure que j'avançais. Les vingt pas me
semblèrent plus longs que tout à l'heure les trente secondes.
J'obliquai même à gauche pour passer plus loin du pilier dangereux.
Mais je ne reculai pas. J'eus seulement une hésitation à mi-route:
l'apparition m'avait regardé; et ce regard frappa mes yeux comme un
coup. Choc sensible. Et surtout, commotion imprévue. A ma peur, qui
d'ailleurs n'en diminua point, se mêla soudain une autre émotion, la
plus extravagante:--l'admiration. Oui.

Cette ombre que je voyais à peine, voilà que tout d'un coup je
l'admirais! j'en étais émerveillé, ébloui; cette silhouette ténue,
j'en admirais la longueur svelte, la courbe souple, la grâce; cette
tache bleuâtre sur la pierre grise, j'en admirais la justesse et
l'harmonie... Bleuâtre, la tache?... oui ... bleuâtre ... bleue. Et
comme ce mot-là,--bleu,--me passait par l'esprit, mon admiration,
inexplicablement, s'en augmenta. Oui: cette simple tache de pénombre
sur l'ombre de la nuit, cet étroit fusain à peine esquissé au
pied de ce grand mur devint pour moi tout à coup quelque chose
d'extraordinaire! de prodigieusement beau, pur, grave, et ironique
aussi... Tout cela, toutes ces perfections étranges, une seule seconde
les évoqua pour moi, devant ce seul profil esquissé sur un mur...

Il est clair que dès cette seconde-là, je commençai de tâter
l'impossible.

Des vingt pas maintenant, j'en avais fait quinze. Les cinq derniers
furent cinq étapes. Mon admiration s'exaltait, mais ma peur ne cédait
pas. Au contraire. A la fin, je fus dans l'éblouissement et dans la
terreur à la fois. Les mourants doivent connaître cette épouvante
extasiée, quand tout à coup, surgi des brouillards de la mort, ils
aperçoivent Azraël, splendide et terrible.

Le dernier pas.--Soudain, choc brutal: l'apparition parla. C'était donc
une femme tout de bon? une femme vivante? Elle parla; elle me dit:

--Monsieur, il est presque minuit, n'est-ce pas?

La voix sonnait voilée, très voilée, mais très douce aussi, grave; et
par-dessus tout apeurée, et probablement d'une peur qui ne le cédait
pas à la mienne. Un peureux rassure toujours. Et puis l'éducation vaut
deux fois la nature: quel homme élevé ne répondrait pas à une femme? Je
répondis tout de suite, avant de ne plus trembler:

--Il est plus de minuit, madame. Voyez: minuit dix.

Un gémissement,--un soupir plutôt,--accueillit seul ma réponse. La dame
... (la femme était une dame, élégante même; trop peut-être pour aller
à pied; trop, sûrement, pour s'adosser de nuit, à l'un des piliers
de l'Arc-de-Triomphe...) la dame chancela. Et je m'avançai pour la
soutenir. L'éducation encore!--D'ailleurs mes craintes commençaient
de me quitter, au fur et à mesure que je voyais les siennes monter à
son visage qui pâlissait... Car je le voyais maintenant, ce visage que
j'avais admiré d'avance et d'intuition. Et je n'avais pas à me dédire:
il était beau miraculeusement. L'ovale des joues encadrait une bouche
voluptueuse et secrète à la fois, qui souriait d'un indicible sourire,
fait d'ironie, mais d'ironie pour ainsi dire éternelle; encadrait des
yeux profonds comme la mer et pensifs comme le ciel, sous un front
pur comme le matin, doux comme le baiser... Plus bas, le cou ferme et
gonflé se dégageait hors d'une dentelle somptueuse, dans l'échancrure
d'une robe de satin turquoise, très ample ... je vous ai dit que
l'ensemble était trop élégant pour l'heure et pour le lieu.

Mais la dame avait chancelé, et je la soutins juste à temps: elle
allait choir. Mon bras entoura une taille souple, ma main saisit un
bras ferme, mais glacé.

On s'évanouissait tout de bon. A tel point que je crus utile de frapper
dans les mains qui devenaient inertes. La dame alors se raidit:

--Monsieur,--s'écria-t-elle,--c'est impossible! il n'est pas minuit...
Songez, songez, s'il était minuit, et que le chevalier ne fût pas là
... ce serait que ... mon Dieu! mon Dieu!..

Je rapportera phrase telle que je l'entendis; incohérente à souhait.
Ainsi balbutia la Dame Bleue...

... La _Dame Bleue_...

C'est alors seulement que j'y songeai. (Vous, vous y avez songé depuis
longtemps? parbleu! mais tâchez de vous mettre à ma place!)

La _Dame Bleue_? eh bien, oui!... C'était la _Dame Bleue_, celle de
l'Alighieri, celle de la Sainte-Chapelle, que j'avais là dans mes bras.
Seulement, de toile peinte, elle était devenue chair et sang; d'image,
femme: de portrait, modèle; de morte, vivante. Fors ce détail, la _Dame
Bleue_ à n'en pas douter! La ressemblance criait, de la tête aux pieds,
de la robe à la peau. La _Dame Bleue_; Béatrice, celle qu'aima Dante et
que Dante tua...

Au fait, la tua-t-il?

S'il ne l'avait pas tuée?... qui sait?..

Elle parlait encore ... et je trouvais ses paroles moins, beaucoup
moins incohérentes:

--Le chevalier ne peut me joindre qu'avant minuit ... minuit passé,
tout est à l'Autre ... et l'Autre, qui m'a cloîtrée tant, tant de
siècles ... dans cette atroce prison de bois, de toile, d'huile, de
vernis, que sais-je!... s'il revenait, s'il me reprenait...

Elle cria tout à coup de joie, s'arracha de mes mains:

--Enfin! enfin! sire Otbert! c'est vous! je savais bien qu'il eût
fallu, pour vous empêcher de venir...

Elle n'acheva pas. Je la regardais. Je vis se décomposer tout son
visage.

Quelqu'un était survenu, très silencieusement. Quelqu'un de masqué
en quelque sorte, par le capuchon d'un manteau. Mais le capuchon se
relevait, et sans doute, celui qui survenait n'était pas celui qu'on
avait attendu.

Le capuchon s'était relevé. Je vis une face maigre jusqu'à l'ascétisme;
ardente jusqu'au fanatisme; lumineuse de génie, terrible. La face
que personne jamais n'oublie après l'avoir vue, peinte ou taillée:
Dante.--Dante revenu,--lui comme elle,--de l'Au-delà.

Il dit, achevant ce qu'elle ne pouvait achever:

--Il eût fallu qu'il fût mort? I| est mort en effet. Il ne reviendra
plus cette fois.

Elle ne cria pas. Rien qu'un soupir. Ses genoux faiblirent. Sans plus.

Il se détourna pour murmurer:

--Virgile me l'avait dit, que même le Secret ne peut vaincre l'Amour...
Ah! maudite!

Il revint à elle, prostrée, pétrifiée:

--Il est mort! pas captif, cette fois; pas envoûté, pas enchanté: mort.
Vous, vous ne le joindrez plus. Car vous ne mourrez pas.

Elle joignit les mains.

Le capuchon retomba sur l'implacable face.

--Allez!--dit-il,--retournez d'où vous êtes venue. Je vous reprends.
Allez.

Malgré moi, j'avais reculé jusqu'à la muraille de l'Arc, histoire de
toucher de la pierre, du ciment, des choses de ce monde-ci. Je touchai.
Puis je regardai derechef. Et je ne vis plus rien.


L'impossible avait disparu.


C'est le 18 moharrem, le lendemain de cette nuit-là que les journaux
relatèrent l'inexplicable retour de la _Dame Bleue_ dans son cadre, au
mur de la Sainte-Chapelle...


[1] L'heure turque est réglée sur le coucher du soleil. La
correspondance des heures «à la turque» et «à la franque» varie donc
selon les saisons.


                       17.--LA BAGUETTE DE CIRCÉ


Comme je me garais d'un Madeleine-Bastille en sautant sur le refuge du
carrefour des Écrasés, Arif, par derrière, me frappa sur l'épaule.

--C'est une chance, j'allais chez toi,--me cria-t-il dans l'oreille...
(l'omnibus faisait un effroyable ferraillement le long du trottoir, et
trente voitures nous cernaient d'un rempart tournoyant...)--Mon vieux,
il faut que tu viennes ce soir à la fumerie, j'aurai un numéro vraiment
curieux.

--Quel genre?

--Une dame qui veut fumer. Une femme de trente ans ayant mari, enfants,
amant. Un produit superbe et complet de la civilisation actuelle;
une forteresse de tous nos préjugés héréditaires, religion, morale,
convention sociale et convention mondaine; bref, une créature en qui le
geste de donner ses doigts à baiser est devenu aussi instinctif que le
geste de mâcher la viande qu'elle mange. Mon vieux, voilà ce que nous
mettrons, ce soir, face à face avec la drogue..

--C'est le mari qui te l'amène?

--Non, l'amant ... un amant moderne, bien entendu, pas aimé: choisi;
choisi raisonnablement, pour sa correction de sportsman et pour ce
qu'on a trouvé de bien assorti dans la liaison qu'il offrait...
D'ailleurs, mon petit, ne blaguons pas! au demeurant, une charmante
femme.

--Et l'amant?

--Oh! lui, absolument quelconque: un homme du monde! et jaloux d'elle,
par-dessus le marché.

--Histoire d'être quelconque davantage?

--Oui. Il ne la quittera pas d'une semelle.

--Tant pis. A ce soir.

Il y eut une fissure dans le bloc mouvant des véhicules et je m'y
faufilai.

Ça ne m'intéressait pas beaucoup, l'attraction d'Arif. L'opinion,
voyez-vous, se suffit à soi-même, et les condiments que les jeunes
fumeurs cherchent à y mêler n'en relèvent pas la saveur calme et
souveraine. Arif fume depuis son consultat de Fou-Tchéou, ce qui
ne fait que trois ans; moi, depuis toujours. Et quand neuf heures
sonnèrent, je fus d'abord tenté de rentrer chez moi et de fumer ma
propre pipe. Mais un fiacre passa, portant la lanterne de Grenelle. Et
je me laissai mener par ce hasard.


Arif habite, tout près du pont de Molitor, une petite maison parmi de
grands arbres.

On entre par une grille et on traverse un jardin, une pelouse plutôt
plantée d'acacias et de hêtres. La grille est haute et tapissée de
lierre. On ne voit pas à travers, ni par-dessus. Si bien que la maison
semble au milieu d'une forêt.

Il y a d'abord une allée moussue, puis un perron, puis une antichambre
à dalles bleues et blanches. Ensuite, à gauche, le cabinet de travail
avec, en guise de murs, deux grandes baies par où le jardin entre. Tout
cela très élégant et confortable, moderne, sans rien d'exotique ni de
bizarre.

Mais, derrière le cabinet, il y a la fumerie, étroite et longue, toute
tendue de rouge, et très sombre, à cause d'un lierre opaque pressé
contre la fenêtre: sombre comme une eau-forte de Rembrandt. J'aime
cette fumerie différente du reste de la maison, différente de tout
ce qu'on voit à Paris,--et autre part. Elle est nue et mystérieuse.
Pas de meubles, pas de bibelots, rien de visible, rien de réel à quoi
accrocher sa pensée: rien que les nattes silencieuses du sol et le vide
enfermé entre les quatre murs de crêpe couleur de sang ancien. La nuit,
la lampe à opium éclaire tant bien que mal ces quatre murs; mais le
vide du milieu reste obscur,--je n'ai jamais compris pourquoi...


Maintenant, nous fumions, Arif et moi, couchés sur le flanc, face à
face, et le plateau à opium entre nos poitrines.

--Quand ils sonneront,--dit Arif en tournant l'aiguille au-dessus de
la lampe,--tu iras ouvrir la grille. Mais, en passant par le cabinet,
tu prendras le burnous qui est sur la liseuse et tu l'endosseras
par-dessus ta robe.

--Il ne fait pas froid du tout.

--Non, mais tu sais que les robes chinoises sont laides hors de la
fumerie. Il ne faut jamais rien de laid.

Parce que j'avais déjà fumé huit pipes, j'entendis de très loin le
bruit du moteur et le crissement des pneumatiques sur le sable; et
j'ouvris la grille avant qu'ils eussent sonné.

--Venez,--dis-je.

La femme, encapuchonnée d'une sortie de bal, hésita. L'homme élégant
s'inquiéta de ma longue barbe et du burnous blanc d'où sortait une
manche de satin brodée.

--Mais c'est M. Arif,--commença-t-il...

--Arif est mon ami. Venez.

La maîtresse prit le bras de l'amant, un peu craintivement, et ils me
suivirent dans l'allée, entre les hêtres.


Elle entra la première, rassérénée dès l'antichambre.

Dans le cabinet de travail, je la priai d'ôter son manteau. Curieuse,
elle regarda la table encombrée de livres, les aquarelles des murs et
les acacias pressés contre les vitres des baies.

Elle se tournait vers son amant:

--C'est délicieux, n'est-ce pas, mon cher? Une garçonnière rêvée!

Elle se détourna sans affectation d'une estampe de Rops un peu réaliste
pour admirer un brûle-parfums correct.

--Tout est d'un goût!... M. Arif est vraiment un artiste. Et quel ami
charmant! Il y a longtemps que vous le connaissez, monsieur?

Elle s'était assise, souriante, aisée, mondaine. Elle attendait le
maître de maison, sans marquer l'étonnement qu'elle avait qu'il ne fût
pas là pour la recevoir. Elle imaginait visiblement qu'il allait venir,
s'excusant de son retard, et qu'il la conduirait avec cérémonie vers
quelque table de souper.

L'opium, cela devait être une cigarette très parfumée, qu'on allumerait
entre deux coupes de Mumm...

L'homme à orchidée, l'amant, demeurait de bout, le pardessus au
bras gauche. Et je lisais sur sa figure un blâme dédaigneux pour
l'accoutrement de carnaval dont il me voyait revêtu, et pour tout ce
qu'il flairait d'incorrect dans cette maison de bohème où il n'était
entré qu'à regret, pour plaire à sa maîtresse.

Elle, apercevant une psyché, s'était levée pour rajuster sa coiffure,
froissée par le capuchon de la sortie de bal. Dans le miroir, je
surpris son vrai regard--son regard de femme vivante, et non plus
factice--appuyé sur moi. Une seconde. Et elle se retourna, les yeux
indifférents.

Je l'empêchai de se rasseoir.

--Madame, s'il vous plaît maintenant d'entrer...

Et j'ouvris la fumerie rouge, pleine d'ombre.


Elle avança de trois pas et s'arrêta.


Arif fumait. Sa silhouette de satin bleu et noir se distinguait mal
parmi les volutes grises qui ondulaient sur les nattes. On voyait
cependant qu'il ne bougeait pas et que peut-être il ne s'était point
aperçu de notre entrée. Le silence était accru, matérialisé par le
grésillement menu de l'opium, au-dessus de la lampe. Moi, j'avais
laissé tomber le burnous hors de la fumerie et fermé la porte,
pour exclure le dehors. Et je me couchais en face du fumeur, comme
auparavant.

Arif acheva d'aspirer le bambou noir, puis se rejeta sur le dos, sa
nuque à la renverse heurtant le coussin de cuir; et il parla:

--Madame, la fumerie est toute à vous... Vous voyez qu'on fume l'opium
couché. S'il vous est agréable de ne pas gâter votre toilette et d'être
à l'aise dans une robe molle, j'ai des kimonos citron qui iront bien
à votre peau pâle, et le cabinet de toilette est à vous, comme la
fumerie...

Elle regarda son amant, stupéfaite, et fit un effort pour répondre:

--Merci... je fumerai comme je suis.

Je me rangeai pour lui faire place sur la natte, près du plateau. Mon
bras toucha le panier de la théière, et je remplis une tasse que je lui
offris. Elle hésita, impressionnée jusqu'à l'impolitesse:

--C'est bien du thé?--murmura-t-elle sans boire.

Paisiblement, je lui repris la tasse et je bus à sa place. Elle rougit,
et, pour cacher sa confusion, s'allongea tout de suite le long du
plateau, serrant ses jupes aux chevilles et prenant grand soin de ne
pas effleurer mon corps étendu près du sien.

--Comment fait-on?--demanda-t-elle, perplexe devant le bambou.

--On aspire d'un seul trait jusqu'au bout de son souffle.

Elle appuya le bout de jade contre ses lèvres, et la drogue ruissela
lentement dans ses poumons vierges.

Je ne la regardais pas du tout. Cela ne m'intéressait point. Et puis,
il aurait fallu tourner ma tête à droite, et j'étais bien, sur le dos,
les yeux au mur rouge. Au mur, il y avait l'amant, adossé. De la fumée
grise floconnait entre lui et moi, et, à travers, il ne me paraissait
plus tout à fait réel, lui qui ne fumait pas: moitié homme, moitié
larve...

A bout de souffle, elle lâcha la pipe et se raidit brusquement en
arrière. J'entendis le choc de ses peignes sur le sol et le cri des
nattes griffées par ses deux mains.

Sans parler, Arif prit une autre goutte d'opium au bout de l'aiguille.
Puis, la pipe cuite, il me la tendit.

Pour fumer, je dus appuyer ma joue sur l'épaule droite de la fumeuse.
Elle, si ombrageuse tout à l'heure, ne remua ni ne tressaillit.

--A vous, madame,--dit Arif ensuite.

Elle se tourna immédiatement et reprit le bambou.

Tandis qu'elle fumait, Arif parla, sans cesser de guider le fourneau
au-dessus de la flamme:

--Cela m'ennuie de vous appeler madame. Je ne sais pas votre prénom, et
d'ailleurs il est peut-être laid. Peu importe. Ici, nous vous nommerons
d'un nom de fleur, voulez-vous?

--Lotus,--dis-je.

Elle ne s'interrompit pas de fumer pour répondre. Et le bambou vidé,
le fourneau redevenu lisse, elle attendit d'avoir savouré le vertige
enivré de sa cervelle en tumulte pour murmurer:

--Lotus, oui.

J'appuyai encore ma joue sur son épaule, pour fumer. Cette fois, de sa
main gauche, elle caressa lentement mes cheveux, d'un geste très simple.

Plus tard, elle parla d'une voix chantante, les yeux fermés:

--Je suis bien, bien! Il me semble que me revoilà toute petite, toute
blanche... Mon corps ne pèse plus ... comme c'est délicieux!

Elle se tut très longtemps. Son tour vint d'aspirer la fumée
magicienne. Et elle reprit ensuite:

--Je suis bien!... il me semble que je n'ai jamais eu de mari, ni
d'ami...

Arif me tendit la pipe. Une fois encore, ma tête posa sur l'épaule
nue. La main frôla ma joue, mon cou, et, par l'ouverture de la robe
chinoise, joua sur ma poitrine.

La pipe fumée, je restai sur place. Nous étions presque enlacés comme
des amants.

Elle murmura:

--Pourtant je ne vous connais pas du tout... Si vous m'aviez rencontrée
tout à l'heure, dans la rue, et si vous m'aviez seulement effleuré la
main, je vous aurais souffleté...

Elle murmura ensuite:

--Vous me plaisez...


La fumée grise était maintenant opaque. Entre les murs rouges, il
faisait tout à fait obscur. Et l'amant, toujours debout au fond de la
fumerie, se dissolvait peu à peu dans l'opium épars.

Quand même, on le sentait là, profane. Lotus, parfois, regardait vers
cet intrus.

Après la neuvième pipe, elle souleva la tête:

--Allez-vous-en!--dit-elle.

Il remua. Sa voix arriva jusqu'à nous, balbutiante d'étonnement:

--Mais ... comment ... vous?...

Elle répéta:

--Allez-vous-en!

J'entendis la porte de la fumerie; puis, plus lointaine, mais également
distincte à mes oreilles affinées, la porte de la grille.

Alors, Lotus appuya profondément sa bouche sur ma bouche...


_1907._


                   *       *       *       *       *


TABLE DES MATIÈRES


                             I.--LES BÊTES


1.--Une vie


                             II.--LES GENS


                               I.--_Ici_


2.--La preuve

3.--L'homme qui le savait

4.--Mon duel à mort

5.--Cas de conscience

6.--Les trois verdicts

7.--Le sac à fermoir d'or

8.--Le cas de mademoiselle Amorosa

9.--Cinq à sept


                            II.--_Ailleurs_


10.--La grande muraille

11.--Une demi-minute

12.--Manon

13.--L'intacte vertu

14.--La redoute azur et rubis

15.--Un féministe


                          III.--_Nulle part_


16.--La _Dame bleue_

17.--La baguette de Circé





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Bêtes et gens qui s'aimèrent" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home