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Title: La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 1/3) - traduit de l'anglais sur la seconde édition
Author: Radcliffe, Anne
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 1/3) - traduit de l'anglais sur la seconde édition" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



    Au lecteur.

    Ce livre reproduit intégralement le texte original, et l’orthographe
    d’origine a été conservée. Cependant quelques erreurs typographiques
    ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du
    texte. La ponctuation a également fait l'objet de quelques
    corrections mineures. Une Table des matières a été ajoutée.



  ŒUVRES
  D’ANNE RADCLIFFE.

  TOME I.



  Poitiers.--Imp. de F.-A. Saurin.



  LA FORÊT,
  OU
  L’ABBAYE DE SAINT-CLAIR,


  Par Anne Radcliffe.


  TRADUIT DE L’ANGLAIS SUR LA SECONDE ÉDITION.


  TOME PREMIER.


  PARIS,
  LECOINTE ET POUGIN, LIBRAIRES,
  QUAI DES AUGUSTINS, Nᵒ 49.
  1830.



  LA
  FORÊT.



CHAPITRE PREMIER.


«Une fois que l’intérêt sordide s’empare d’une âme, il y glace toutes
les sources des sentimens honnêtes et tendres. Non moins ennemi du
goût que de la vertu, il pervertit l’un et anéantit l’autre. Mon ami,
un jour viendra, peut-être, où l’avarice, disparaissant de la terre,
laissera l’humanité reprendre ses premiers droits.»

Ainsi parlait l’avocat Nemours à Pierre de La Motte en l’accompagnant,
sur le minuit, à la voiture qui allait l’éloigner de Paris, et des
poursuites de ses créanciers.

La Motte le remercie de la dernière marque d’amitié qu’il lui donnait
en favorisant son évasion. Il prononce un triste adieu..... La voiture
part. L’obscurité de la nuit et la crise de sa situation le plongèrent
dans une profonde rêverie.

Ceux qui ont lu Guyot de Pitaval, le plus fidèle des compilateurs qui
aient recueilli les causes portées au parlement de Paris durant le
siècle dernier, ne manqueront pas de se rappeler la singulière histoire
de Pierre de La Motte et du marquis Philippe de Montalte. Eh bien!
l’individu que l’on met ici sous leurs yeux est ce même Pierre de La
Motte.

Appuyée sur la portière, madame La Motte jetait un dernier regard sur
Paris..... Paris! le théâtre de son bonheur passé, et le séjour de
ses nombreux amis! Le courage qui l’avait jusqu’alors soutenue, cède
à la force de la douleur. «Adieu tout! s’écria-t-elle avec un soupir;
encore ce dernier coup d’œil, et nous voilà séparés pour jamais!» Ses
larmes coulent, et, se rejetant en arrière, elle se résigne au silence
de la douleur. Le souvenir du passé pesait cruellement sur son âme.
Quelques mois auparavant, riche, considérée, entourée d’amis empressés
à lui plaire; aujourd’hui dépouillée de tout, misérablement, exilée
du lieu de sa naissance, sans asile, sans secours...., et presque
sans espoir! Ce n’était pas un de ses moindres chagrins, que d’être
forcée de quitter Paris sans avoir vu son fils unique, alors employé à
son régiment en Allemagne. Elle ignorait sa résidence; et l’eût-elle
connue, elle n’aurait pas eu le temps de lui écrire, ni de l’informer
du changement arrivé dans la fortune de son père.

Pierre de La Motte était un gentilhomme issu d’une ancienne maison de
France. La nature ne l’avait pas fait naître pour le crime; mais trop
souvent ses passions triomphèrent de sa raison. Se conduisant plus
par sentiment que par principes, incapable de résister aux séductions
du vice, aux charmes de l’occasion, il fut souvent criminel; mais au
milieu de ses plus grands désordres, il tenait encore à la vertu, du
moins par ses remords.

Il s’était marié très-jeune avec l’aimable et belle Constance Valentia,
d’une naissance égale à la sienne, et d’une fortune supérieure. Leurs
noces avaient été célébrées sous les auspices d’un monde approbateur
et complaisant. Le cœur de Constance était tout entier à son mari.
Elle eut quelque temps en lui un époux affectionné; mais séduit par
les délices de Paris, il s’y livra bientôt sans mesure; et au bout de
quelques années, sa fortune et sa tendresse s’évanouirent à la fois au
sein de la dissipation. Un faux amour-propre travailla toujours contre
ses intérêts, et le détourna d’une retraite honorable quand elle était
encore possible. De vieilles habitudes l’enchaînaient à ses premiers
plaisirs. C’est ainsi qu’en continuant un train de vie dispendieux,
il avait épuisé les moyens de le prolonger. Il sortit enfin de cette
sécurité léthargique, mais ce ne fut que pour se jeter dans de nouveaux
égaremens, et pour tenter de réparer sa fortune par des moyens qui le
plongèrent plus avant dans l’abîme. Les suites d’un engagement pris
dans cette intention, l’entraînaient alors, avec le mince débris de ses
propriétés, dans un exil périlleux et déshonorant.

Il se proposait de gagner une province méridionale, et d’y chercher un
asile sur les frontières du royaume, au fond de quelque village obscur.
Sa famille était composée de son épouse, d’un valet et d’une servante,
deux fidèles domestiques qui suivaient les destins de leur maître.

La nuit était noire et orageuse. Environ à trois lieues de Paris,
Pierre, qui servait de postillon, ayant couru quelque temps sur une
bruyère sauvage, où se croisaient plusieurs routes, s’arrêta pour faire
part à La Motte de son embarras. L’immobilité subite de la voiture tire
celui-ci de sa rêverie, et les fait tous trembler d’être poursuivis.
Il n’était pas en état d’indiquer le véritable chemin; et, dans la
profondeur de l’obscurité, il y avait du danger d’aller plus avant,
sans avoir trouvé une route. Durant cette perplexité, ils aperçurent
une lumière à quelque distance. Après avoir long-temps hésité, La Motte
descend, et s’avance de ce côté dans l’espoir d’obtenir du secours.
Il marche lentement de peur de tomber dans quelque fossé. La lumière
sortait de la fenêtre d’une vieille maisonnette, située sur la bruyère,
à un mille de distance.

Arrivé à la porte, il s’arrête quelque temps, et écoute avec une
craintive émotion.... Nul bruit que celui des coups de vent qui
retentissaient dans la solitude. Enfin il se hasarde à frapper au
bout de quelques instans, pendant lesquels il distingua clairement
plusieurs voix en conversation. Quelqu’un, en dedans lui demanda ce
qu’il cherchait. La Motte répondit qu’il était un voyageur égaré, qui
désirait qu’on lui enseignât le chemin de la ville la plus proche.
«Vous en êtes à sept milles, répliqua la personne; la route est assez
mauvaise, et vous aurez grand’peine à vous y reconnaître. S’il ne vous
faut qu’un lit, vous le trouverez ici, et vous ferez beaucoup mieux de
rester.»

L’impitoyable tempête qui frappait alors sur La Motte avec une
croissante furie, le fit pencher à ne pas aller plus loin jusqu’au
lever de l’aurore. Mais curieux de voir la personne avec qui il
parlait, avant de se risquer à exposer sa famille en faisant approcher
la voiture, il demande qu’on l’introduise.

La porte est ouverte par une grande figure d’homme, tenant une lumière,
et qui prie La Motte d’entrer. L’homme le conduit, par un passage, à
une chambre presque sans autres meubles qu’un grabat étendu dans un
coin sur le plancher. L’air abandonné et misérable de cet appartement
lui cause un frisson involontaire, et il se tournait pour sortir;
soudain l’homme le pousse en dedans, et il entend fermer la porte
sur lui. Le cœur lui manque; il fait pourtant un effort désespéré,
mais inutile, pour forcer la porte, et jette les hauts cris pour
qu’on lui ouvre. On ne lui répondit pas; mais il distingua les voix
de plusieurs hommes dans la chambre au-dessus. Ne doutant point que
leur intention ne fût de le voler, et de l’assassiner, son épouvante
anéantit d’abord presque toute sa raison. A la lueur de quelques
braises mal éteintes, il aperçoit une fenêtre; mais l’espérance que
cette découverte fait renaître, s’évanouit tout-à-coup. La fenêtre est
défendue par d’épais barreaux de fer. Une semblable précaution l’étonne
et confirme ses horribles craintes.... Seul, sans armes.... sans
probabilité d’assistance, il se voyait au pouvoir de gens qui n’avaient
vraisemblablement d’autre métier que le brigandage et le meurtre. Après
avoir repassé tous les moyens possibles d’échapper, il s’efforça
d’attendre l’événement avec fermeté; mais c’est une vertu que La Motte
ne connaissait guère.

Les voix avaient cessé, et tout demeura tranquille pendant un quart
d’heure. Dans l’intervalle des coups de vent, il croit distinguer les
plaintes et les sanglots d’une femme. Il prête attentivement l’oreille,
et se confirme dans sa conjecture: c’était évidemment l’expression de
la douleur.

A cette certitude, le reste de son courage l’abandonne: un affreux
soupçon frappe sa pensée avec la rapidité de l’éclair: probablement
sa voiture avait été découverte par les gens de la maison, et pour le
voler ils s’étaient assurés de son domestique, et avaient conduit chez
eux madame La Motte. Il était surtout porté à le croire, par le silence
qui avait quelque temps régné dans la maison, avant les gémissemens
qu’il venait d’entendre. Il était encore possible que ceux qui s’y
trouvaient, ne fussent pas des voleurs, mais des personnes auxquelles
il aurait été livré par un ami perfide ou par son valet, et apostée
pour le remettre dans les mains de la justice. Il avait pourtant de
la peine à soupçonner la sincérité de l’ami auquel il avait confié
le secret de son évasion avec le plan de sa route, et qui lui avait
procuré une voiture pour s’échapper.

«Non, s’écria La Motte, cet excès de dépravation ne peut exister dans
la nature humaine; à plus forte raison dans le cœur de Nemours!»

Cette exclamation fut interrompue par un bruit dans le passage qui
conduisait à la chambre. Le bruit approche, la porte s’ouvre....
et l’homme qui avait introduit La Motte, entre dans la chambre,
conduisant, ou plutôt traînant par force, une fille charmante qui
paraissait avoir autour de dix-huit ans. Son visage était noyé de
larmes, elle semblait abîmée dans sa douleur. L’homme ferme la porte
et met la clef dans sa poche. Il s’approche alors de La Motte, qui
avait déjà aperçu d’autres personnes dans le passage, et dirigeant un
pistolet, sur sa poitrine: «Vous êtes absolument en notre pouvoir,
dit-il; tout secours vous est interdit: si vous voulez, sauver vos
jours, jurez de conduire cette fille en tel lieu que je ne puisse
jamais la revoir; ou plutôt consentez à la prendre avec vous; car je
n’en croirai pas votre serment, et j’aurai soin que vous ne puissiez
jamais me retrouver... Répondez promptement, vous n’avez pas de temps à
perdre.»

A ces mots, il saisit par la main la jeune personne toute glacée
d’effroi, et la pousse vers La Motte, que l’étonnement avait rendu
muet. Elle tombe à ses pieds, et avec des yeux supplians, et qui
versaient un torrent de pleurs, le conjure de prendre pitié d’elle. Il
fut impossible à La Motte, malgré sa propre agitation, de contempler
avec indifférence tant d’appas et tant de douceur. Sa jeunesse, et sans
doute son innocence, enfin l’énergie si naturelle de ses manières,
s’emparèrent forcément de son cœur; il allait parler, lorsque, prenant
le silence de la surprise pour celui de l’indécision, le brigand le
prévint. «J’ai, lui dit-il, un cheval tout prêt pour vous éloigner
d’ici, et je vous conduirai sur la bruyère. Si vous reparaissez ici
avant une heure, vous êtes mort; après ce délai, vous êtes le maître
d’y revenir quand il vous plaira.»

La Motte, sans lui répondre, relève la jeune fille, et songe à dissiper
ses alarmes, tant il était déjà bien remis de ses propres terreurs.
«Partons, dit le brigand, et trève d’enfantillage, estimez-vous heureux
d’en être quitte à si bon marché, je vais préparer le cheval.»

Ces dernières paroles frappent La Motte, et le jettent dans de
nouvelles craintes. Il n’osait parler de la voiture, de peur que les
bandits ne fussent tentés de le voler; et partir à cheval avec cet
homme, cela pouvait le conduire à de plus grands périls encore. Madame
La Motte, fatiguée d’inquiétudes, enverrait probablement à la maison,
pour s’informer de son mari. C’était ajouter au premier danger, celui
de se voir séparé de sa famille, et le risque d’être découvert par
les émissaires de la justice, en cherchant à la rejoindre. Tandis que
ces réflexions passaient dans son âme avec une tumultueuse rapidité,
un nouveau bruit se fait entendre dans le passage, il est suivi d’un
grand vacarme, et dans l’instant, il reconnaît la voix de son valet
que madame La Motte avait envoyé pour le chercher. Résolu d’avouer
ce qu’il ne pouvait plus long-temps dissimuler, il s’écria fortement,
qu’un cheval était inutile, qu’il avait à peu de distance une voiture
qui les conduirait hors de la bruyère, et que l’homme qu’on avait saisi
était son domestique.

Le brigand, lui parlant à travers la porte, lui dit de prendre
patience, et qu’il aurait bientôt de ses nouvelles. La Motte tourne
alors les yeux sur son infortunée compagne, qui, pâle et défaite,
s’appuyait contre la muraille pour se soutenir. Ses traits délicats
et charmans recevaient de la souffrance une expression enchanteresse
de douceur. Une robe de camelot gris, à courtes manches, montrait ses
formes sans les parer. Son corset était ouvert, une partie de ses
cheveux s’était répandue en désordre sur sa gorge, lorsqu’au milieu de
son trouble, elle avait laissé tomber le voile léger dont elle s’était
hâtée de la couvrir. Chaque coup d’œil que La Motte jetait sur elle le
remplissait d’une nouvelle surprise, et l’intéressait de plus en plus
en sa faveur. Tant de grâces, en contraste avec le délabrement de la
maison, et les manières sauvages de ses hôtes lui semblaient plutôt
une situation de roman, qu’une aventure véritable. Il tâcha de la
rassurer, et l’expression de sa pitié était trop sincère pour être mal
interprétée. Sa terreur se changea par degrés en reconnaissance.

«Ah, monsieur! lui dit-elle, le ciel vous envoie à mon secours, et vous
récompensera sûrement de la protection que vous m’accordez. Si je ne
trouve pas en vous un ami, il n’en est point pour moi dans le monde.»

La Motte lui protestait de son dévouement, quand il fut interrompu par
le retour du brigand. Il demande qu’on le reconduise vers sa famille.
«Chaque chose à son tour, dit celui-ci; j’ai déjà eu soin d’un de vos
gens, et j’aurai soin de vous, ventrebleu! ainsi rassurez-vous.»

Ce langage _rassurant_ renouvelle les terreurs de La Motte: il demande
avec empressement si sa famille est en sûreté. «Oh! pour cela, je vous
en réponds, et vous allez la rejoindre tout à l’heure. Mais ne demeurez
pas là toute la nuit _à parlementer_. Voulez-vous partir ou demeurer?
Vous savez les conditions.»

On bande les yeux à La Motte et à la jeune personne, que l’épouvante
avait jusqu’alors empêchée de parler: on les place sur deux chevaux;
ils reçoivent chacun un homme en croupe, et partent au galop. Au bout
d’une demi-heure qu’ils avaient couru de la sorte, La Motte demanda
avec instance où ils allaient: «Vous l’apprendrez à temps, dit le
scélérat, soyez tranquilles.» Les questions étaient inutiles: La Motte
continua de garder le silence. Enfin les chevaux s’arrêtent. Son
conducteur appelle, des voix lui répondent à quelque distance; bientôt
on entend un bruit de carrosse, et tout de suite après, les paroles
d’un homme qui indiquait à Pierre le chemin qu’il fallait suivre: la
voiture approche; La Motte appelle: joie inexprimable! sa femme lui
répond.

«Vous voilà maintenant hors de la bruyère, dit le brigand, et vous
pouvez prendre la route qu’il vous conviendra; si vous revenez d’ici à
une heure, vous serez salué par une paire de balles.» L’avertissement
était bien superflu pour La Motte. On le remet en liberté. La jeune
étrangère soupirait profondément en montant dans la voiture; et les
bandits, après avoir gratifié Pierre de quelques instructions et de
beaucoup de menaces, attendaient pour le voir partir. Ils n’attendirent
pas long-temps.

La Motte fit aussitôt un court récit de ce qui s’était passé dans la
maison, en y comprenant de quelle sorte on lui avait amené la jeune
étrangère. Pendant ce discours, elle poussait souvent des sanglots
convulsifs qui fixèrent l’attention de madame La Motte. Celle-ci
sentait par degrés la compassion l’intéresser pour elle, et cherchait
à calmer ses esprits. Cette fille infortunée répondit à ses bontés
par des expressions aussi simples que franches, et retomba soudain
dans le silence et dans les pleurs. Madame La Motte s’abstint, pour le
moment, de lui faire aucune question qui pût tendre à la découverte
de ses liaisons, ou qui semblât demander une explication de la
dernière aventure; et cette aventure lui fournissait un nouveau sujet
de réflexion. Le sentiment de ses propres infortunes pesait moins
fortement sur son âme. Les chagrins de La Motte lui-même furent quelque
temps suspendus; il rêvait à cette étrange scène, et se perdait dans
ses conjectures. Ses embarras actuels, et les nouvelles inquiétudes
qu’allait peut-être lui causer cette aventure, lui donnèrent d’abord
quelque mécontentement; mais la beauté d’Adeline, ses grâces
touchantes, un air d’innocence répandu sur toute sa personne, agirent
si puissamment sur le cœur de La Motte, qu’il se résolut à la prendre
sous sa protection.

Déjà le tumulte des émotions élevées dans le cœur d’Adeline commençait
à se calmer, sa terreur n’était plus que de l’inquiétude, son
désespoir, que de la langueur. Une si évidente sympathie dans les
manières de ses compagnons, surtout celles de madame La Motte, apaisait
son âme, et l’encourageait à espérer des jours plus heureux.

La nuit se passa dans un triste silence; les voyageurs étaient
trop occupés de leurs diverses souffrances, pour songer à entamer
la conversation. L’aube si désirée parut enfin, et fit faire entre
les étrangers, une plus ample connaissance. Adeline puisait de la
consolation dans les yeux de madame La Motte, qui la regardait
fréquemment avec attention, et songeait qu’elle avait peu rencontré
de figures aussi distinguées, ni de manières aussi intéressantes. La
langueur du chagrin répandait sur ses traits une grâce mélancolique,
qui allait tout de suite au cœur, et il y avait dans ses yeux bleus une
douceur qui révélait une âme intelligente et sensible.

En ce moment, La Motte regarde avec inquiétude par la portière, afin
de se reconnaître, et de voir s’il n’était pas poursuivi. Ses regards
se promènent dans le demi-jour; mais il ne voit personne. Enfin le
soleil dore les nuages de l’orient et la cime des plus hautes collines;
bientôt il éclate sur la scène dans toute sa splendeur. Les craintes
de La Motte commencent à s’apaiser, et les souffrances d’Adeline à
s’adoucir. Ils s’avancent dans un chemin bordé de haies, et recouvert
en berceau par des arbres dont les branches montraient le vert naissant
des bourgeons printaniers tout brillans de rosée. Le zéphyr du matin
ranima les esprits d’Adeline: son âme était sensible aux beautés de la
nature. En regardant le riche émail des gazons, la tendre verdure des
arbres; en saisissant, dans l’intervalle des hauteurs, une échappée
du paysage diversifié, orné de bois, et se dégradant au loin dans
des montagnes bleuâtres, son cœur épanoui goûtait un moment de joie.
Aux yeux d’Adeline, les charmes de la nature étaient rehaussés par
ceux de la nouveauté; elle n’avait vu que rarement la grandeur d’une
perspective étendue, et la magnificence d’un vaste horizon, et même
elle n’avait pas joui souvent des beautés pittoresques d’une scène plus
resserrée. Son âme n’avait pas perdu, dans une longue oppression, ce
ressort énergique qui résiste au malheur; sans quoi, malgré toute la
sensibilité de son goût originel, les beautés de la nature, loin de la
charmer si facilement, lui auraient à peine procuré une distraction
passagère.

Enfin le chemin tourna, et descendit sur le flanc d’un coteau. La
Motte regardant encore avec crainte par la portière, voit devant lui
une campagne découverte, à travers laquelle la route se prolongeait
presqu’en ligne droite, sans que rien pût la dérober à la vue. Il
retombe dans de nouvelles alarmes; car, des hauteurs où il se trouvait,
sa fuite pouvait être observée l’espace de plusieurs lieues. Il demande
au premier paysan qu’il rencontre, s’il y avait un chemin entre les
montagnes; mais il ne s’en trouvait point. Il frémit; madame La Motte,
malgré ses propres craintes, tâche de le rassurer; mais elle y perd
ses efforts, et se recueille à son tour dans la contemplation de son
infortune. A mesure qu’ils avançaient, La Motte regardait souvent le
pays qu’il avait traversé, et souvent son imagination lui faisait
entendre le bruit d’une poursuite éloignée.

Les voyageurs s’arrêtèrent pour déjeuner, dans un village où la route
était enfin couverte par des bois, et La Motte reprit courage.

Adeline paraissait enfin tranquille. Alors La Motte lui demanda
l’explication de la scène dont il avait été témoin la nuit précédente.
La question renouvela toute sa douleur, et elle le conjura, avec
larmes, de lui épargner ce récit pour le moment. La Motte n’insista
pas davantage, mais il remarqua que, pendant la plus grande partie
du jour, elle parut y rêver dans la mélancolie et dans l’abattement.
Ils cheminaient alors dans les montagnes, et couraient par conséquent
moins de risque d’être aperçus. D’ailleurs, La Motte évitait les
grandes villes, et ne s’arrêtait dans les autres que le temps de
faire rafraîchir les chevaux. Sur les deux heures après midi, le
chemin tourna dans une profonde vallée, coupée par un petit ruisseau,
et couronnée d’une forêt. La Motte appelle Pierre, et lui commande
de marcher à gauche, vers un endroit où le feuillage formait une
voûte épaisse. Il y descend avec sa famille; et Pierre ayant étalé
les provisions sur l’herbe, ils s’assirent, et partagèrent un repas,
qu’en d’autres circonstances ils auraient trouvé délicieux. Adeline
tâchait de sourire; mais en ce moment une indisposition ajoutait à
ses souffrances et à sa langueur. La violente agitation d’esprit, et
la fatigue du corps qu’elle avait éprouvées durant les vingt-quatre
dernières heures, avaient anéanti ses forces, et lorsque La Motte la
reconduisit à la voiture, toute sa personne frissonnait de malaise;
mais elle ne proféra pas une plainte; et après avoir long-temps
observé l’abattement de ses compagnons, elle fit un faible effort
pour les ranimer. Ils continuèrent de voyager tout le long du jour,
sans accident ni interruption, et environ trois heures après le
soleil couché, ils arrivèrent à Monville, petite bourgade, où La
Motte résolut de passer la nuit. Toute la bande avait réellement
besoin de repos; et lorsqu’ils mirent pied à terre, leur pâleur, leurs
regards effarés, étaient trop remarquables pour échapper aux gens de
l’auberge. Dès qu’il y eut des lits de prêts, Adeline se retira dans
sa chambre, accompagnée de madame La Motte, qui, par intérêt pour la
belle étrangère, tentait tous les moyens de la tranquilliser. Adeline
pleurait en silence, et, prenant la main de madame de La Motte, la
pressait contre son cœur. Ce n’étaient pas seulement les larmes de
la souffrance, elles étaient mêlées de celles qui partent d’un cœur
reconnaissant, lorsqu’il rencontre une sympathie imprévue. Madame La
Motte les comprit, ces larmes. Après quelques instans de silence, elle
renouvela ses protestations d’amitié, et conjura Adeline de lui donner
toute sa confiance; mais elle évita soigneusement de rien toucher du
sujet qui l’avait déjà si cruellement affectée. Adeline trouva à la
fin des expressions pour témoigner sa sensibilité de tant d’égards, et
cela d’une manière si franche et si naturelle, que madame La Motte se
sentant elle-même fort pénétrée, prit congé d’elle pour se retirer.

Le lendemain, La Motte, impatient de s’en aller, se leva de très-bonne
heure. Tout était prêt pour son départ; il y avait déjà quelque temps
que le déjeuner attendait; mais Adeline ne paraissait point. Madame
La Motte entra dans la chambre, et la trouva plongée dans un sommeil
agité. Sa respiration était courte et irrégulière. Elle tressaillait
souvent; souvent elle soupirait, et bégayait quelquefois une phrase
incohérente. Tandis que madame La Motte fixait un regard d’intérêt sur
son attitude languissante, elle se réveille, et lui tend une main que
la fièvre rendait brûlante. Elle n’avait pas dormi de la nuit; comme
elle essayait de soulever sa tête tourmentée d’une forte migraine, il
lui prend un étourdissement, elle se trouve mal et retombe en arrière.

Madame La Motte était fort alarmée, dans la double conviction
qu’Adeline ne pouvait soutenir la route, et qu’un retard deviendrait
peut-être funeste à son mari. Elle vint lui confier ses craintes.
Il est plus aisé d’imaginer la consternation de La Motte que de la
décrire. Il voyait tous les risques et tous les inconvéniens d’un
délai; mais il ne pouvait se dépouiller de toute humanité, au point
d’abandonner Adeline aux soins, ou plutôt à la négligence de personnes
étrangères. Il fit venir sur-le-champ un médecin qui déclara qu’elle
avait une fièvre violente, et que dans cet état un déplacement pouvait
être mortel. La Motte résolut donc d’attendre l’événement, et s’efforça
de calmer les accès de terreur dont il était assailli par intervalles.
Il se tint sur ses gardes, en passant une grande partie de la journée
hors du village, dans un endroit d’où il découvrait une certaine
étendue de la route. Cependant, se voir à deux doigts de sa perte par
la maladie d’une jeune inconnue dont on venait de le charger par
force, c’était pour lui un si grand malheur, qu’il n’avait pas assez de
philosophie pour s’y résigner avec calme.

La fièvre d’Adeline continua d’augmenter pendant toute la journée, et
le soir, quand le médecin se retira, il dit à La Motte que son sort
serait bientôt décidé. La Motte fut vivement affecté d’apprendre le
danger où elle était. Les charmes, l’innocence d’Adeline, avaient
triomphé des circonstances défavorables dont elle était environnée,
lorsqu’elle lui avait été remise, et il fut alors moins touché des
embarras qu’elle pourrait lui occasioner à l’avenir, que de l’espoir de
sa guérison.

Madame La Motte veillait sur elle avec la plus tendre inquiétude, en
admirant sa patiente tranquillité et sa douce résignation. Adeline en
était reconnaissante avec usure, tout en se figurant qu’elle ne pouvait
l’être assez. «Bien jeune encore, lui disait-elle, et abandonnée
par ceux dont j’ai droit de réclamer la protection, je ne puis me
rappeler aucune liaison qui me fasse regretter la vie, comme celle que
j’espérais former avec vous. Si je vis, ma conduite vous exprimera
bien mieux le sentiment que m’inspirent vos bontés; des paroles ne sont
qu’un bien faible témoignage!»

La douceur de ses manières attachait tellement madame La Motte, qu’elle
épiait les crises de sa maladie avec une sollicitude qui excluait tout
autre intérêt. Adeline passa une nuit très-agitée, et quand le médecin
reparut le lendemain matin, il ordonna qu’on ne lui refusât rien de
ce qu’elle désirerait, et répondit aux questions de La Motte avec une
franchise qui ne laissait aucune espérance.

Cependant, après avoir pris en abondance certaines potions
adoucissantes, la malade dormit plusieurs heures de suite, et son
sommeil était si profond, que sa respiration seule donnait des marques
de son existence. Elle se réveilla sans fièvre, et sans autre mal
qu’une grande faiblesse; mais en peu de jours elle reprit si bien
ses forces, qu’elle fut en état de partir avec La Motte pour B....,
village hors de la grande route, de laquelle il jugea prudent de
s’écarter. Ils y passèrent la nuit suivante. Le lendemain, de grand
matin, ils continuèrent leur voyage à travers une campagne sauvage
et boisée; sur le midi ils s’arrêtèrent à un village isolé, où ils se
rafraîchirent, et reçurent des instructions pour traverser la vaste
forêt de Fontanville, sur la lisière de laquelle ils se trouvaient
alors. La Motte désirait d’abord de prendre un guide, mais il redoutait
plus le danger de découvrir sa route, qu’il n’espérait tirer avantage
d’une assistance étrangère dans ces campagnes incultes et solitaires.
C’est alors que La Motte projeta de passer à Lyon: là, il pourrait
chercher dans le voisinage une retraite pour se cacher, ou bien
s’embarquer sur le Rhône, pour se rendre à Genève, si la rigueur de
sa situation le forçait un jour à quitter la France. Il était environ
midi, et il désirait d’avancer sa route pour pouvoir dépasser la
forêt de Fontanville, et arriver avant la nuit au bourg situé sur
la lisière opposée. Après avoir mis dans la voiture des provisions
fraîches, et pris toutes les informations nécessaires concernant les
chemins, ils repartirent, et entrèrent bientôt dans la forêt. On
touchait à la fin d’avril, et le temps était extrêmement doux et
serein. La fraîcheur embaumée qu’exhalaient dans les airs les premiers
parfums de la végétation; la douce chaleur du soleil, dont les rayons
vivifiaient chaque nuance de la nature, et développaient chaque fleur
du printemps, tout ranimait Adeline et lui communiquait la vie et la
santé. En respirant le zéphyr, sa force semblait renaître; en promenant
ses regards dans les clairières dont le bois était entrecoupé, son
cœur épanoui jouissait avec délices; mais lorsque de ces objets, ses
regards se détournaient sur monsieur et madame La Motte, dont les
tendres attentions lui avaient rendu le jour, dans les yeux de qui elle
lisait alors l’attachement et l’estime, son sein se gonflait de douces
affections, et palpitait de reconnaissance.

Ils continuèrent leur voyage pendant le reste du jour, sans voir une
chaumière, sans trouver une créature humaine. Le soleil allait se
coucher; de toutes parts la vue était bornée par la forêt, et La Motte
commença à craindre que le domestique ne se fût trompé de chemin. La
route, si l’on peut appeler route une trace légère sur l’herbe, était
quelquefois recouverte de plantes touffues, et quelquefois obscurcie
par l’épaisseur du feuillage. A la fin Pierre s’arrêta, ne pouvant plus
se reconnaître. La Motte tremblait de se voir anuité dans une forêt
si sauvage et si solitaire: il avait de plus une crainte horrible des
brigands. Il ordonne donc à Pierre d’avancer à tout risque, et s’il
ne trouvait pas de chemin tracé, de tâcher de gagner un endroit de la
forêt plus découvert. Pierre pousse en avant; mais après avoir marché
quelque temps sans découvrir autre chose que des clairières en taillis,
et des sentiers dans le bois, il désespéra d’en sortir, et s’arrêta
pour prendre de nouveaux ordres.

Le soleil était couché; mais en jetant un regard inquiet par la
portière, La Motte aperçut à l’occident, sur l’horizon lumineux,
quelques tours obscures qui s’élevaient du milieu des arbres à peu de
distance. Il commande à Pierre de tourner de ce côté-là. «Si ce sont
les tours d’un monastère, dit-il, nous pourrons y trouver un asile pour
cette nuit.»

La voiture avançait sous l’ombre des _rameaux mélancoliques_. Le
crépuscule perçant au travers, répandait dans l’atmosphère, qu’il
colorait encore, une solennité dont la vive sensation faisait
tressaillir le cœur des voyageurs. L’attente les retenait dans le
silence. La scène actuelle ramenait Adeline au souvenir des terribles
dangers qu’elle avait courus, et son âme ne s’ouvrait que trop
facilement à la crainte de nouvelles infortunes. La Motte descendit au
pied d’une éminence tapissée de verdure, où les arbres, en se séparant,
montraient l’édifice de plus près, mais n’en donnaient encore qu’une
idée imparfaite.



CHAPITRE II.


Il approche et aperçoit les restes gothiques d’une abbaye: elle
s’élevait sur une terrasse rustique, ombragée par des arbres très-hauts
et très-touffus, qui semblaient contemporains du bâtiment, et
répandaient alentour une ombre romantique. La plus grande partie de
l’édifice tombait en ruines, et ce qui avait résisté aux ravages du
temps, rendait plus terrible encore l’aspect de la fabrique dégradée.
Les créneaux, qu’embrassaient d’épaisses guirlandes de lierre, étaient
à moitié démolis et devenus la retraite des oiseaux de proie. D’énormes
fragmens de la tour de l’est, presque tout écroulée, gisaient dispersés
parmi l’herbe haute, qui ondoyait lentement sous l’haleine du zéphyr.
Ornée de riches ciselures, une porte gothique, qui conduisait dans
le principal corps de l’édifice, restait encore entière; au-dessus
du vaste et magnifique portail s’élevait une fenêtre du même ordre,
dont les arcades en pointe montraient des fragmens de vitraux
rouillés, autrefois l’orgueil de la dévotion monacale. Imaginant que
quelques créatures humaines pouvaient encore habiter ce lieu, La Motte
s’approche de la porte et lève le marteau massif. Le bruit gémissant
résonne dans le vide du bâtiment. Après avoir attendu quelques minutes,
il enfonce la porte, qui, chargée de pesantes ferrures, criait
aigrement en tournant sur ses gonds.

Il entre dans ce qui lui semble avoir été la chapelle de l’abbaye, où
retentirent jadis les cantiques de la ferveur, où jadis coulèrent les
larmes de la pénitence.

La Motte s’arrête un instant, il sent une sorte d’impression sublime,
mêlée de terreur. Il parcourt de l’œil l’immensité du bâtiment, et,
en contemplant ses ruines, l’imagination le fait rétrograder dans
le passé. «Et ces murs, dit-il, le repaire de la superstition, où
l’austérité trouvait sur terre un purgatoire anticipé, ils chancellent
aujourd’hui sur les restes insensibles des mortels qui les ont élevés.»

L’obscurité s’épaissit et rappelle à La Motte qu’il n’a pas de temps à
perdre: mais la curiosité le porte à poursuivre sa recherche; il cède
à son impulsion. En marchant sur le pavé rompu, le bruit de ses pas
roulait en échos dans cette vaste enceinte. Il croyait entendre la voix
mystérieuse des morts, accuser le profane qui osait ainsi violer leur
demeure.

De cette chapelle, il passe dans la nef de la grande église. Une des
fenêtres, mieux conservée que les autres, donnait sur une longue
perspective de la forêt. On voyait au travers les riches couleurs du
soir, fondues par d’imperceptibles gradations avec l’azur solennel du
haut des cieux. De sombres collines, dont les contours se dessinaient
sur la vive clarté de l’horizon, terminaient le tableau. Plusieurs des
piliers qui avaient autrefois soutenu la voûte étaient encore debout.
Orgueilleuses images de la grandeur périssable de l’homme et de ses
ouvrages, ils semblaient s’ébranler au moindre murmure du vent qui
soufflait sur les ruines des colonnes déjà tombées. La Motte soupira,
et faisant un retour sur lui-même: «Encore quelques années, dit-il, je
deviendrai comme les mortels dont je contemple aujourd’hui les restes,
et, comme eux aussi, je serai peut-être un sujet de méditation pour les
générations à venir qui chancelleront quelques momens sur les objets de
leur curiosité, avant de tomber à leur tour dans la poussière.»

En quittant cette scène, il se promena dans les cloîtres. Une porte qui
communiquait avec un étage supérieur attira son attention. Il l’ouvre,
et voit une autre porte au pied d’un escalier; mais retenu d’un côté
par la crainte, et de l’autre, par la pensée des inquiétudes que son
absence pourrait causer à sa famille, il retourne à grands pas à sa
voiture, après avoir perdu les plus précieux momens du crépuscule, et
sans avoir recueilli aucune information.

Quelques courtes réponses aux questions de madame La Motte, et un ordre
vague donné à Pierre de marcher avec précaution et de chercher une
route, c’est tout ce que son inquiétude lui permit de proférer. L’ombre
de la nuit s’épaississait, renforcée par l’obscurité de la forêt, et il
devenait dangereux d’aller plus avant. Pierre s’arrêta; mais La Motte,
persistant dans sa résolution, lui ordonna de marcher. Pierre hasarde
des représentations, madame La Motte supplie, mais son mari se fâche,
commande, et finit par se repentir; car une roue de derrière montant
sur la souche d’un vieux arbre, que Pierre n’avait pas aperçue dans
l’obscurité, la voiture versa sur-le-champ.

Ils furent tous très-épouvantés, comme on l’imagine; mais personne ne
s’était fait grand mal, et, après s’être dégagés de leur dangereuse
position, La Motte et Pierre essayèrent de relever la voiture. C’est
alors qu’ils reconnurent toute l’étendue de leur malheur. Une des
roues s’était brisée. Ils se trouvaient dans un bien grand embarras,
car non-seulement le carrosse était hors d’état d’avancer, mais ne
pouvant le maintenir debout, il ne leur offrait pas même un abri contre
l’humide fraîcheur de la nuit. Après quelques momens de silence, La
Motte proposa de retourner aux ruines de l’abbaye, dont ils n’étaient
encore qu’à une très-courte distance, de passer la nuit dans l’endroit
le plus habitable, et de détacher Pierre au point du jour, avec
un des chevaux pour chercher une route et une ville où l’on pût se
procurer les moyens de réparer la voiture. Madame La Motte repoussa
cette proposition: elle frissonnait à la seule pensée de demeurer
si long-temps, pendant l’obscurité, dans un lieu aussi isolé que ce
monastère. Elle cède à des craintes qu’elle n’ose ni envisager, ni
combattre, et dit à son mari qu’elle aimait mieux rester exposée à la
rosée malsaine de la nuit, que de se voir au milieu des ruines. La
Motte avait d’abord éprouvé une égale répugnance à y retourner; mais,
ayant triomphé de ses propres terreurs, il résolut de ne point se
rendre à celles de sa femme.

Les chevaux étant alors dégagés de la voiture, ils marchèrent vers le
bâtiment. Pierre, qui les suivait, battit un briquet, et ils entrèrent
dans les ruines à la flamme des broussailles qu’il avait ramassées.
Les lueurs lancées sur quelques endroits de la fabrique, semblaient
en rendre la désolation plus solennelle, tandis que l’obscurité de la
plus grande partie de l’édifice en rehaussait encore la sublimité, et
préparait l’imagination à des scènes d’horreur. Adeline, jusqu’alors
muette, jeta un cri mêlé d’admiration et de crainte. Une sorte d’effroi
délicieux s’emparait de son âme, et faisait palpiter son sein. Ses
yeux se remplissaient de larmes: elle désirait, mais elle tremblait
d’avancer: elle s’appuya sur le bras de La Motte, et le regarda comme
si elle n’eût osé le questionner.

Il ouvre la porte de la grande salle; ils entrent. Sa profondeur se
perdait dans l’ombre. «Demeurons ici, dit madame La Motte, je n’irai
pas plus loin.» La Motte montrait le pavé brisé et s’avançait: il
fut arrêté par un bruit extraordinaire qui traversa la salle. Ils
étaient tous muets... c’était le silence de la terreur. Madame La
Motte le rompit la première. «Sortons d’ici, dit-elle; il n’est
point de souffrance que je ne préfère à la sensation qui m’accable:
retirons-nous à l’instant.»

La Motte, rougissant de la crainte qu’il avait involontairement
manifestée, crut alors qu’il était convenable d’affecter une hardiesse
qu’il n’avait pas. Il tourna donc en ridicule l’épouvante de sa femme,
et insista pour la faire avancer. Obligée d’y consentir, elle traverse
la salle d’un pied tremblant. Ils arrivèrent à un étroit passage, et
les broussailles de Pierre étant presque finies, ils s’arrêtèrent
pendant qu’il allait en chercher d’autres.

La lumière presque expirante, projetée faiblement sur les murs du
passage, en augmentait l’horreur. Ce pâle rayon répandait une lueur
tremblante à travers la salle, en grande partie cachée dans l’ombre,
et montrait les lacunes du pavé, tandis qu’une foule d’objets sans
nom ne s’apercevaient qu’imparfaitement au milieu de l’obscurité.
Adeline, en souriant, demande à La Motte s’il croyait aux esprits.
La question venait mal à propos, car la scène actuelle lui imprimait
toute son horreur, et, en dépit de ses efforts, il se sentait gagner
par une frayeur superstitieuse. Il était alors peut-être sur la
cendre des morts. Si jamais il fut permis aux âmes de revenir sur la
terre, n’était-ce pas l’heure et le lieu les plus convenables à leur
apparition? La Motte ne répondit pas; Adeline reprit: «Si j’étais
portée à la superstition»..... Elle fut interrompue par une répétition
du bruit qui s’était déjà fait entendre: il partait du fond du passage
à l’entrée duquel on se trouvait, et il se perdait par gradation. Tous
les cœurs battaient, et chacun écoutait en silence. Un nouveau sujet
de crainte s’empare de La Motte..... Ce bruit venait peut-être des
brigands. Il ne savait trop s’il pouvait avancer en sûreté. Pierre
arrive avec du feu; madame La Motte refuse d’entrer dans le passage;
La Motte n’y était pas décidé; mais Pierre, plus curieux que poltron,
offrit sur-le-champ ses services. Après quelque hésitation, La Motte
lui permit d’avancer, et se tint à l’entrée pour attendre le résultat
de la perquisition. Pierre disparaît bientôt dans la profondeur du
passage. L’écho de ses pas, qui retentissait entre les murs, va en
s’affaiblissant de plus en plus, et se perd enfin dans le silence. La
Motte appelle Pierre en criant; mais point de réponse; à la fin ils
entendent le bruit lointain des pas, et bientôt Pierre paraît tout hors
d’haleine, tout pâle de frayeur.

Dès qu’il fut à portée de se faire entendre de La Motte, il lui cria:
«Dieu merci, monsieur, j’en suis venu à bout, mais non sans peine:
j’ai cru avoir affaire au diable.--De quoi veux-tu parler, dit La
Motte?--Ce n’étaient que des corneilles et des hibous, continue Pierre;
mais la lumière les a tous attirés autour de mes oreilles, et ils m’ont
si fort abasourdi du battement de leurs ailes, que je me suis cru
d’abord possédé d’une légion de lutins; mais je les ai tous chassés,
mon cher maître, et vous n’avez plus rien à craindre.»

La fin de ce discours, jetant sur La Motte un soupçon de poltronnerie,
il en est piqué, et se décide à entrer dans le passage, pour
réhabiliter un peu sa réputation. Ils s’avancèrent alors gaîment, car,
comme disait Pierre, ils n’avaient plus rien à craindre.

Le passage conduisait à une cour. D’une part, au-dessus d’un long
cloître, se montrait la tour de l’ouest et une partie élevée de
l’édifice; l’autre côté était ouvert sur la forêt. La Motte se dirige
vers une porte de la tour, et la reconnaît pour la même par laquelle
il était d’abord entré; mais il lui fut difficile d’avancer, parce
que la cour était embarrassée de ronces et d’orties, et que le feu,
porté par son valet, ne jetait qu’une lueur incertaine. Quand il eut
ouvert la porte, l’horrible aspect du lieu reproduisit les craintes de
madame La Motte, et força Adeline à demander où ils allaient. Pierre
élève la lumière pour montrer l’étroit escalier tournant qui montait
dans la tour; mais La Motte, remarquant la seconde porte, en tire les
verrous chargés de rouille, et entre dans un appartement spacieux, dont
le genre et le meilleur état annonçaient évidemment une construction
beaucoup plus moderne que le reste de l’édifice. Quoique triste et
abandonné, il avait peu souffert des outrages du temps. Les murs
étaient humides, mais non pas dégradés, et les vitres étaient fermes
dans leurs châssis.

Ils s’avancèrent dans une suite d’appartemens semblables au premier,
en témoignant leur surprise de la discordance de cette partie de
l’édifice avec les murailles écroulées qu’ils laissaient derrière eux.
Ces appartemens les conduisirent à un passage tortueux, qui recevait du
jour et de l’air par d’étroites ouvertures percées dans le haut de la
muraille: il était terminé par une porte fermée d’une barre de fer. Ils
l’ouvrent avec quelque peine, et entrent dans une chambre voûtée. La
Motte la parcourt des yeux avec attention, et cherche à s’expliquer à
quel dessein l’entrée en était défendue par une aussi forte barrière;
mais il ne vit presque rien qui pût satisfaire sa curiosité. Ce
logement semblait avoir été bâti dans les temps modernes, sur un plan
gothique. Adeline s’approche d’une fenêtre qui formait une espèce de
réduit, élevé par une marche au-dessus du pavé; elle fit observer à La
Motte que tout ce pavé était incrusté de mosaïques; il en conclut que
l’appartement n’était pas tout-à-fait gothique. Il s’avança vers une
porte qui se présentait du côté opposé, il l’ouvrit, et se trouva dans
la grande salle par où il était entré dans l’édifice.

Il s’aperçut alors que l’obscurité lui avait caché un escalier à vis,
conduisant à une galerie supérieure, et en si bon état, qu’il semblait
avoir été construit en même temps que la partie du bâtiment la plus
moderne, quoiqu’on y eût affecté le style gothique. La Motte se douta
bien que cet escalier conduisait dans des pièces correspondantes à
celles qu’il avait trouvées au rez-de-chaussée. Il était tenté de les
visiter; mais madame La Motte, qui se sentait très-fatiguée, obtint, à
force de prières, qu’il suspendrait tout examen ultérieur. Après avoir
délibéré un moment sur le choix de la pièce où ils passeraient la nuit,
ils se déterminèrent à retourner dans celle qui tenait à la tour.

On alluma du feu dans un foyer, qui probablement n’avait pas dispensé
depuis bien des années la chaleur de l’hospitalité. Pierre ayant
étalé les provisions retirées de la voiture, La Motte et sa famille,
rangés autour du brasier, se partagèrent un repas que la fatigue et
la faim rendaient délicieux. Insensiblement l’assurance remplaça la
crainte; ils se voyaient dans un endroit qui avait quelque chose
d’une habitation humaine, et ils pouvaient rire tout à leur aise de
leurs terreurs passées; mais, quand le vent ébranlait les portes,
Adeline tressaillait, et jetait alentour un regard d’épouvante. Ils
continuèrent quelque temps de rire et de causer joyeusement, mais
ce n’était qu’une joie passagère, pour ne pas dire affectée; car le
sentiment de leurs infortunes particulières assiégeait leur âme, et
les plongeait dans la langueur et le silence du recueillement. Adeline
éprouvait fortement l’abandon où elle était réduite. Elle réfléchissait
avec étonnement sur le passé, et anticipait l’avenir. Elle se voyait
dans la dépendance absolue de deux étrangers, sans autre titre que la
commune sympathie du malheur pour le malheur: son cœur se gonflait de
soupirs; ses yeux se remplissaient de larmes qu’elle retenait avant
qu’elles allassent trahir, sur ses joues, un chagrin qu’elle croyait ne
pouvoir manifester sans ingratitude.

La Motte rompit à la fin cette méditation taciturne, en ordonnant de
renouveler le feu pour la nuit, et de bien clore la porte. Malgré la
solitude du lieu, cette précaution parut nécessaire; elle fut prise au
moyen de larges pierres qu’on empila contre la porte, car on n’avait
pas autre chose pour l’assujettir. La Motte s’était souvent figuré
que cet édifice, en apparence abandonné, pouvait être un repaire de
brigands. Ils avaient, pour se cacher, cette retraite solitaire, et
pour favoriser leurs projets de rapine, une forêt vaste et sauvage,
dont les détours devaient embarrasser les gens assez hardis pour tenter
de les poursuivre. Toutefois il renferma ses craintes dans son cœur,
voulant éviter à ses compagnons les tourmens qu’elles lui causaient.
Pierre eut ordre de faire sentinelle à la porte; et après qu’il eut
attisé le feu, notre triste chambrée se rangea alentour, et chercha
dans le sommeil une courte trêve à ses peines.

La nuit se passa tranquillement. Adeline dormit; mais des songes
fatigans voltigeaient devant son imagination, et elle s’éveilla de
très-bonne heure; le souvenir de ses malheurs s’éleva dans son âme:
accablée de leur poids, elle répandit en silence un torrent de larmes.
Pour les verser sans contrainte, elle s’approcha d’une fenêtre qui
regardait dans la forêt, sur un espace découvert. Tout n’était qu’ombre
et silence; elle contempla quelque temps cette scène ténébreuse.

Les premières et douces teintes de l’aube se montraient alors sur
l’horizon, et se dégageaient de l’obscurité......... Qu’elles étaient
belles, pures, éthérées! Il semblait que le ciel s’ouvrît à ses
regards. A mesure que les nuances du jour se renforçaient, les
sombres brouillards, vers l’occident, redoublaient l’obscurité de
cette partie de l’horizon et dérobaient au-dessous l’aspect de la
campagne. Cependant les teintes s’animent à l’orient; elles répandent
au loin une tremblante lumière; enfin, de vives clartés embrassent
toute cette région des cieux, et annoncent le lever du soleil. D’abord
une étroite ligne, d’une splendeur inconcevable, surmonte l’horizon;
elle s’élargit soudain, et le soleil paraît dans toute sa gloire,
dévoilant toute la nature, vivifiant toutes les couleurs du paysage,
et transformant en perles brillantes la rosée qui couvrait la terre.
Les faibles et tendres réponses des oiseaux, éveillés par le rayon
du matin, interrompent le silence de cette heure paisible; leur doux
gazouillement se renforce par degrés, et forme bientôt un concert
universel de réjouissance. Le cœur d’Adeline s’épanouit aussi de
reconnaissance et d’adoration.

La scène qu’elle avait sous les yeux calma son âme, et éleva ses
pensées au grand auteur de la nature: involontairement elle prononça
cette prière: «Père de bonté, qui créas ce glorieux spectacle! je me
remets dans tes mains; tu me soutiendras dans ma présente détresse, et
tu me préserveras des maux à venir.»

Remplie de cette confiance dans la bonté de Dieu, elle essuya ses
larmes; elle trouva le prix de sa foi dans le doux accord de ses
réflexions et de sa conscience; et son âme, délivrée des sentimens qui
venaient l’accabler, devint plus calme et plus paisible.

La Motte ne tarda pas à s’éveiller, et Pierre fut bientôt prêt à partir
pour son expédition. En montant à cheval: «Notre maître, dit-il, je
crois, sauf votre bon plaisir, que nous ferions aussi bien de ne pas
chercher ailleurs une habitation, jusqu’à nouvel ordre; car personne ne
s’avisera de venir nous déterrer céans, et quand on voit cet endroit-ci
de jour, on ne le trouve pas si méchant qu’on ne pût bien le rendre
assez supportable, avec quelques petites réparations.»

La Motte ne répondit rien, mais il réfléchit sur ce discours de Pierre.
La nuit, pendant les intervalles où ses inquiétudes l’avaient empêché
de dormir, la même idée lui était venue. Se cacher était sa seule
sauvegarde; il la trouvait dans ce lieu. Cette affreuse solitude
était repoussante, mais il n’avait que le choix des maux... Un bois
et la liberté n’étaient pas un mauvais refuge pour qui n’avait guère
d’autre perspective qu’une prison. En parcourant les appartemens et en
examinant de plus près leur état, il reconnut qu’on pouvait aisément
les rendre logeables; et en ce moment qu’il les visitait de nouveau
avec l’épanouissement du matin, il s’affermit dans sa résolution, et
rêva aux moyens de l’exécuter: mais ce qui l’embarrassait le plus,
c’était la difficulté de se procurer des vivres.

Il communiqua son idée à sa femme; elle ne la goûta point du tout;
mais La Motte consultait rarement son épouse, sans s’être d’avance
décidé pour l’exécution; et il avait déjà résolu de se conduire sur ce
point, d’après le rapport de Pierre. Si celui-ci parvenait à découvrir,
dans le voisinage de la forêt, une ville où l’on pût se procurer des
provisions et les autres choses nécessaires, il ne voulait pas faire un
pas de plus pour chercher une retraite.

Le temps que Pierre fut absent, son inquiétude l’employa à examiner
les ruines, et à parcourir les environs; ils étaient agréablement
romantiques, et les arbres touffus dont ils abondaient, semblaient
séparer cet asile du reste de l’univers. Un ruisseau serpentait au pied
de la terrasse où s’élevait l’abbaye; il s’écoulait lentement sous
les ombrages, en désaltérant les fleurs qui émaillaient ses bords, et
en répandant la fraîcheur alentour. La Motte remarqua de toutes parts
une grande quantité de gibier; les faisans s’envolaient à peine à son
approche, et les daims le regardaient passer tranquillement... L’homme
leur était étranger.

De retour à l’abbaye, La Motte enfila l’escalier qui conduisait à la
tour: à peu près vers le milieu, une porte se présente dans le mur,
elle cède à sa main sans résistance, mais un bruit soudain, en dedans,
accompagné d’un nuage de poussière, le fait rétrograder et fermer la
porte. Après avoir attendu quelques minutes, il la rouvre, il voit
une vaste chambre construite dans le goût le plus moderne. Les débris
de la tapisserie pendaient en lambeaux sur les murailles devenues le
séjour des oiseaux de proie. Au moment où la porte s’était ouverte, ils
avaient pris la fuite. Voilà d’où venaient le bruit et la poussière.
Les fenêtres étaient fracassées et presque sans vitres; mais il fut
bien étonné de trouver quelques restes de meubles, des fauteuils dans
un état et d’une forme qui dataient leur ancienneté; une table rompue,
et un gril de fer presque tout consumé par la rouille.

Du côté opposé, était une porte qui menait à un autre appartement de
même grandeur que le premier, mais meublé d’une tenture un peu moins
endommagée. Il y avait dans un coin un petit bois de lit, et le long
des murs quelques fauteuils délabrés. La Motte regardait tout avec un
mélange de surprise et de curiosité: «Il est singulier, dit-il, que ces
chambres soient les seules qui paraissent avoir été occupées. Peut-être
quelque malheureux fugitif comme moi aura cherché dans ces lieux un
refuge contre la persécution; ici, peut-être, il aura déposé le fardeau
de l’existence! Peut-être aussi n’ai-je suivi ses pas que pour mêler ma
cendre à la sienne!» Il se retourna tout-à-coup, et allait sortir de
la chambre, lorsqu’il aperçut une porte auprès du lit; elle s’ouvrait
sur un cabinet éclairé seulement d’une fenêtre, et dans le même état
que l’appartement qu’il avait traversé, excepté qu’il n’y avait pas
même des fragmens de meubles. En marchant sur le parquet, il crut
sentir un panneau remuer sous ses pas; en l’examinant, il découvrit une
trappe. La curiosité l’engage à poursuivre sa recherche; il ouvre la
trappe, non sans un peu de difficulté. Il descend quelques pas, mais il
n’osait sonder cet abîme, et cherchant avec étonnement à quel dessein
on avait construit cette trappe avec tant de mystère, il la referme, et
quitte ce corps d’appartemens.

Les marches de l’escalier de la tour étaient si dégradées dans le
haut qu’il n’essaya pas d’y monter; il retourna dans la salle, et par
l’escalier tournant qu’il avait observé la veille, il gagna la galerie,
et trouva une autre suite d’appartemens tout-à-fait démeublés, et
parfaitement semblables à ceux d’en bas.

Il parla de nouveau à madame La Motte du projet de rester dans
l’abbaye; elle fit tous ses efforts pour l’en dissuader, en convenant
de la sûreté de cette solitude, mais en représentant qu’on pourrait
trouver d’autres endroits tout aussi commodes pour se cacher, et
beaucoup plus pour se loger. C’est de quoi La Motte n’était pas
convaincu: d’ailleurs la forêt, abondante en gibier, devait lui
procurer à la fois de l’amusement et des vivres, circonstance qui
n’était point du tout à négliger, vu l’épuisement de sa bourse: enfin,
il avait laissé séjourner si long-temps cette idée dans son âme,
qu’elle était devenue son idée favorite. Adeline écouta cet entretien
dans une muette inquiétude, et attendit avec impatience le succès du
voyage de Pierre.

La matinée se passe, et Pierre ne reparaît point. Nos solitaires
dînèrent sur les provisions qu’heureusement ils avaient apportées
avec eux. Ils se promenèrent ensuite dans le bois. Adeline, qui ne
laissait jamais passer un bien sans le remarquer, parce qu’il était
toujours accompagné d’un mal, oublia quelque temps l’horrible aspect de
l’abbaye, pour la beauté des scènes voisines.

Le charme des ombrages calmait son cœur, et les formes variées du
paysage amusaient son imagination: elle croyait presque pouvoir vivre
contente dans ces lieux: déjà elle commençait à s’intéresser dans les
peines de ses compagnons; mais elle sentait quelque chose de plus pour
madame La Motte, c’étaient les douces émotions de la reconnaissance et
de l’amitié.

L’après-midi s’écoula, et ils retournèrent à l’abbaye. Pierre ne
revenait pas, et son absence commença à les inquiéter. L’approche
de la nuit jetait aussi du sombre sur l’espoir des fugitifs: ils
avaient peut-être encore une nuit à passer dans le même abandon que la
précédente, et ce qui était bien pire, avec très-peu de provisions.
Madame La Molle perdit alors sa fermeté, et se mit à pleurer amèrement.
Adeline n’était pas moins triste; mais elle recueillit toutes ses
forces défaillantes, et donna une première marque de son bon cœur, en
tâchant de ranimer celles de son amie.

La Motte était dans des transes cruelles, et s’éloignant de l’abbaye,
il suivait tout seul le chemin qu’avait pris son valet: il n’était
pas bien loin, qu’il l’aperçut à travers les arbres, menant son cheval
par la bride. «Quelles nouvelles, Pierre? lui cria La Motte.» Pierre
s’avança, essoufflé, et sans prononcer une parole. Enfin La Motte
répéta la même question, d’un ton un peu plus imposant. «Ah! Dieu soit
béni, dit-il, après avoir repris haleine pour répondre; je suis ravi de
vous voir, je croyais que je ne reviendrais plus: il m’est arrivé une
foule de malheurs.»

«--Eh bien! vous me les raconterez après: apprenez-moi si vous avez
trouvé....»

«--Trouvé! interrompit Pierre; oui, mort de ma vie! j’ai trouvé; mais
on m’a trouvé aussi. Tenez, monsieur, regardez ma trouvaille; voyez les
coups que j’ai attrapés.»

«--Mais qui vous a donc mis dans cet état?»

«--Vraiment, monsieur, je vais vous dire ce qui en est. Monsieur sait
bien que j’ai un peu appris à faire le coup de poing, de cet Anglais
qui venait souvent au logis avec son maître.»

«--Bon, bon. Dites-moi où vous avez été.»

«--C’est tout au plus si je le sais moi-même, mon cher maître; j’ai été
dans un endroit où j’ai reçu une fière taloche; mais c’était pour vous
servir, ainsi je n’en parlerai pas: mais si ce coquin peut tomber sous
ma patte....»

«--Vous me paraissez si content de votre première taloche, que vous
voulez en avoir une autre; et c’est ce qui ne vous manquera pas, si
vous ne répondez mieux à ma question.»

Cette menace engagea Pierre à se rendre plus méthodique; il tâcha donc
de continuer: «Je n’eus pas plus tôt quitté l’abbaye, dit-il, que je
suivis le chemin que vous m’aviez indiqué, et tournant droit à ce
bouquet d’arbres que voilà, je regardai de côté et d’autre, pour voir
si je pourrais voir une maison, une chaumière, ou du moins un homme;
mais de tout cela, pas plus que sur ma main: je poussai donc en avant,
à peu près la valeur d’une lieue, en vérité; alors j’arrivai à un
sentier. Ho, ho! me suis-je dit, je vous tiens à présent; nous voilà en
bon train. On ne fait point des sentiers sans pas. J’étais cependant au
bout de mon rolet; car le diable m’emporte, si j’ai pu voir une âme! et
après avoir suivi mon sentier de ce côté, et puis de celui-là, pendant
plus d’un quart de lieue, eh bien! je l’ai perdu, mon sentier, et il a
fallu en chercher un autre.»

«--Vous est-il donc impossible de venir au fait? dit La Motte: laissez
là ces sottes particularités, et dites-moi si vous avez réussi.»

«--Eh bien, mon cher maître, pour être court, car au bout du
compte, c’est le moyen d’avoir plus tôt fini, j’ai erré long-temps
à l’aventure, je ne sais de quel côté, mais toujours dans une forêt
comme celle-ci; et j’ai pris un soin tout particulier de regarder les
arbres, pour pouvoir me retrouver. Finalement je suis arrivé à un autre
sentier, et alors j’étais bien sûr de trouver quelque chose, quoique
je n’eusse rien trouvé auparavant, car je ne pouvais pas me tromper
deux fois. Ainsi donc, en regardant à travers les arbres, j’ai aperçu
une cabane; j’ai donné à mon cheval un coup de fouet qui a retenti
dans la forêt, et je me suis trouvé à la porte dans la minute. Les
gens m’ont dit qu’il y avait une ville à environ une lieue de là, que
je n’avais qu’à suivre le sentier, qu’il m’y conduirait; aussi m’y
a-t-il conduit, et au train dont mon cheval y est arrivé, je crois
qu’il sentait l’avoine dans l’auge. J’ai demandé un charron, l’on m’a
dit qu’il n’y en avait qu’un dans l’endroit, et l’on n’a jamais pu
le trouver. J’ai attendu, et puis j’ai encore attendu; car je savais
bien qu’il était inutile de songer à m’en revenir sans avoir fait ma
commission. Enfin le charron, qui était à la campagne, est rentré en
ville, et je lui ai dit combien il m’avait fait attendre, parce que,
lui ai-je dit, il est inutile que je songe à m’en aller avant d’avoir
fait ma commission.»

«--Sois donc moins ennuyeux, dit La Motte, si la chose est en ton
pouvoir.»

«--La chose est en mon pouvoir, répliqua Pierre, et si elle était
davantage en mon pouvoir, monsieur, je ne m’y épargnerais pas.
Croiriez-vous bien, monsieur, que ce drôle a eu l’impudence de demander
un louis pour raccommoder la roue du carrosse? Sur mon honneur! il a
cru que nous étions dans l’embarras, et que nous ne pouvions pas nous
passer de lui. Un louis d’or! ai-je répondu; mon maître ne donnera
jamais cette somme; il ne se laissera pas duper par un faquin comme
vous. Là-dessus, mon homme m’a regardé de travers, et m’a sanglé une
mornifle sur la gueule; et moi, j’ai levé mon poing, et je lui en ai
sanglé une autre, et je le rosserais encore, s’il n’était pas survenu
un autre homme; alors j’ai été forcé de m’en aller.»

«--Et vous n’êtes pas plus avancé que lorsque vous êtes parti?»

«--Vraiment, notre maître, j’espère que j’ai trop de cœur pour céder à
un coquin, ou pour souffrir que vous lui cédiez non plus: et puis, j’ai
apporté quelques clous, pour essayer si je ne pourrais pas raccommoder
la roue moi-même. J’ai toujours aimé à charpenter.»

«--Fort bien; je loue votre zèle; mais, en cette occasion, il était mal
placé. Et qu’apportez-vous donc dans le panier?»

«--Vraiment, notre maître, j’ai pensé que nous ne pourrions pas nous
en aller d’ici, que la voiture ne fût en état de nous conduire; et, en
attendant, me suis-je dit, personne ne peut vivre sans nourriture; je
m’en vais me servir du peu d’argent que j’ai, et acheter un panier.»

«--C’est la seule chose convenable que vous ayez faite encore, et cela
rachète vos sottises.»

«--Vraiment, notre maître, cela me réjouit le cœur de vous entendre
dire ça: je savais bien que je faisais tout pour le mieux; mais j’ai eu
bien du tintoin pour retrouver mon chemin; et voilà-t-il pas encore un
autre malheur? le cheval qui a attrapé une épine dans le pied!»

La Motte lui fit des questions sur la ville; il jugea qu’elle pouvait
lui fournir des provisions, et le peu de meubles nécessaires pour
rendre l’abbaye logeable. Cette découverte acheva presque de le
déterminer: il ordonna donc à Pierre de retourner le lendemain matin
à la ville, et d’y prendre des informations concernant l’abbaye;
il le chargea, si les réponses étaient satisfaisantes, d’acheter
une charrette, et de la charger de quelques meubles, ainsi que des
matériaux nécessaires à la réparation des appartemens modernes. Pierre
recula: «Comment, monsieur! est-ce que vous voulez vivre ici?»

«--Eh bien, quand cela serait?»

«--Dans ce cas-là, monsieur aurait pris une très-sage résolution, et
d’après mon idée; car monsieur sait bien ce que je lui ai dit...»

«--Fort bien, Pierre; mais il n’est pas nécessaire de répéter ce que
vous avez dit: j’étais peut-être déjà décidé auparavant.»

«--Ma foi, notre maître, vous avez raison, car je crois que nous ne
serons pas beaucoup inquiétés ici, à moins que ce ne soit par les
hibous et les corneilles. Oui, oui, je vous promets que j’en ferai
un logement digne d’un prince. Pour ce qui est de la ville, nous y
trouverons tout ce qu’il nous faut, j’en suis sûr; et puis, ils ne
songent pas plus à ce lieu-ci qu’à l’Angleterre ou aux grandes Indes.»

En ce moment, ils arrivèrent à l’abbaye, et Pierre y fut reçu avec
des transports de joie; mais sa maîtresse et Adeline rabattirent
bien de leurs espérances, en apprenant ce qui lui était arrivé à la
ville, et qu’il revenait sans avoir exécuté sa commission. Elles
apprirent l’une et l’autre, presque avec la même inquiétude, les
ordres que La Motte avait donnés à Pierre; mais Adeline renferma ses
alarmes, et fit tous ses efforts pour dissiper celles de son amie. La
douceur de ses manières, et l’air de satisfaction qu’elle feignit,
touchèrent sensiblement madame La Motte, et lui découvrirent une source
de consolation, dont elle ne s’était pas doutée jusqu’alors. Les
affectueuses attentions de sa jeune amie promettaient de la dédommager
du manque de toute autre société, et sa conversation devait égayer des
heures, qui, sans elle, se seraient passées dans la tristesse et les
regrets.

Les réflexions et la conduite ordinaire d’Adeline, avaient annoncé
un bon esprit et un cœur aimable; mais ce n’était pas tout..., elle
avait encore du génie. Elle était alors dans sa dix-neuvième année. Sa
taille était de moyenne grandeur, et modelée dans les plus élégantes
proportions: ses cheveux étaient d’un noir foncé; ses yeux bleus
conservaient toujours les mêmes attraits, soit lorsqu’ils pétillaient
d’intelligence, soit lorsqu’ils languissaient de tendresse. Son
corsage avait la légèreté aérienne des nymphes. Quand elle souriait,
elle eût pu servir de modèle pour peindre la jeune sœur d’Hébé. Les
charmes irrésistibles de sa beauté étaient rehaussés par la grâce, par
la simplicité de ses manières, et confirmaient la valeur réelle d’un
cœur dont tous les mouvemens auraient pu se montrer au grand jour et
soutenir l’examen le plus sévère.

Annette, c’était le nom de la servante, alluma le feu pour la nuit: on
ouvrit le panier de Pierre, et l’on apprêta le souper. Madame La Motte
était toujours muette et pensive. «Il y a bien peu de situations assez
tristes, dit Adeline, pour que nous ne regrettions pas tôt ou tard
d’en être sortis. Le bon Pierre avoue qu’il aurait bien voulu se voir
dans l’abbaye quand il était égaré dans la forêt, ou lorsqu’il s’est
trouvé sur les bras deux champions au lieu d’un; et je suis certaine
qu’il n’y a point de privations si absolues, qu’on n’en puisse tirer
quelque sujet de consolation. La flamme de ce brasier répand un éclat
plus réjouissant, par le contraste de cet affreux désert, et ce repas
abondant n’en devient que plus délicieux, grâce à la disette passagère
que nous avons éprouvée. Jouissons des biens, et oublions les maux.»

«Vous parlez, ma chère amie, répliqua madame La Motte, comme une
personne dont l’âme n’a pas été fréquemment accablée par l’infortune
(Adeline soupira), et dont les espérances sont, par conséquent, dans
toute leur force.»

«La longueur des souffrances, dit La Motte, détruit en nous ce ressort
énergique, qui repousse le poids des maux et se déploie aux mouvemens
de l’allégresse. Je n’en parle que par réminiscence, d’après une idée
confuse du passé. Comme vous, Adeline, je pouvais autrefois tirer des
consolations de beaucoup de circonstances malheureuses.»

«Croyez, dit Adeline, croyez, mon cher monsieur, que cela est encore
possible, et vous y parviendrez.»

«--Le prestige est évanoui..... Je ne saurais plus me tromper moi-même.»

«--Permettez-moi de vous le dire, monsieur; c’est seulement aujourd’hui
que vous vous trompez vous-même, en souffrant que le nuage du chagrin
rembrunisse tous les objets qui s’offrent à vos regards.»

«Cela peut être, dit La Motte, mais laissons ce discours.»

Après souper, on ferma les portes, comme la veille, pour le reste de la
nuit, et nos fugitifs s’abandonnèrent au repos.

Le lendemain matin, Pierre repartit pour la petite ville d’Auboine. Le
temps de son absence, Adeline et madame La Motte le passèrent encore
au milieu de beaucoup d’inquiétudes et de quelques espérances; car il
était possible qu’il rapportât, concernant l’abbaye, des renseignemens
qui forceraient La Motte à renoncer à ses plans. Au déclin du jour,
elles l’aperçurent qui revenait lentement; et la charrette qu’il avait
avec lui, ne confirma que trop leurs appréhensions. Il amenait quelques
meubles et des matériaux pour réparer le logement.

Il fit sur l’abbaye un rapport dont voici la substance:--Elle
appartenait, ainsi qu’une grande partie de la forêt adjacente, à
un homme de qualité, résidant alors avec sa famille dans une terre
éloignée. Il avait succédé dans cette propriété au père de sa femme.
Celui-ci avait fait construire les appartemens les plus modernes, et
venait y passer autrefois une partie de l’année pour goûter le plaisir
de la chasse. On racontait qu’aussitôt après la prise de possession
du nouveau maître, une personne avait été conduite à l’abbaye et
emprisonnée dans les appartemens: on n’avait jamais pu imaginer qui
ce pouvait être; on ne savait ce qu’elle était devenue: ce bruit se
dissipa par degrés, et beaucoup de gens finirent par n’y plus croire
du tout. Quoi qu’il en soit, il était avéré que le possesseur actuel,
depuis qu’il avait hérité de l’abbaye, n’y était venu que deux étés
seulement, et qu’on avait retiré les meubles peu de temps après.

Cette particularité avait d’abord excité de la surprise: on en tira
beaucoup de conjectures; mais il était difficile de se fixer à aucune.
On disait, entre autres, qu’on avait vu d’étranges apparitions à
l’abbaye, qu’on y avait entendu des bruits extraordinaires, et quoique
les gens raisonnables se fussent moqués de ces rapports, comme d’une
folle superstition de l’ignorance, ils s’étaient si fort enracinés dans
l’esprit du peuple, que, depuis quinze années, aucun paysan ne s’était
hasardé d’approcher de l’abbaye. Voilà pourquoi elle était abandonnée,
et tombait en ruines.

La Motte réfléchit sur ce rapport. Il réveilla d’abord en lui de
tristes idées; mais bientôt elles firent place à des considérations
plus importantes pour sa conservation. Il se félicita d’avoir enfin
trouvé un endroit où il n’était pas vraisemblable qu’on pût le
découvrir ou l’inquiéter. Cependant il ne pouvait se dissimuler
qu’il y avait une singulière conformité entre une partie du récit de
Pierre, et l’état des chambres où l’on montait par l’escalier de la
tour. Ces restes de meubles, tandis qu’il n’y avait rien dans les
autres appartemens.., ce lit solitaire.., le nombre des pièces, leur
correspondance, toutes ces circonstances concouraient à confirmer ses
soupçons. Il les renferma pourtant dans son sein, car il s’apercevait
déjà que le rapport de Pierre n’avait pas engagé ses compagnons à
reconnaître la nécessité de s’établir dans l’abbaye.

Mais ils étaient forcés de se taire; et telles appréhensions qu’ils
pussent concevoir, ils parurent alors disposés à ne pas les
manifester. Quant à Pierre, il n’éprouvait rien de ce genre; il ne
connaissait pas la crainte, et sa tête n’était remplie que de sa
besogne prochaine. Madame La Motte, dans une sorte de désespoir
tranquille, s’efforçait de vaincre sa répugnance pour un parti
qu’aucun effort d’imagination ne pouvait lui donner les moyens
d’éviter, et qu’elle ne ferait que rendre plus cruel, en se livrant
aux lamentations. En effet, bien que le sentiment de tout ce qu’ils
auraient à souffrir dans l’abbaye l’eût portée à contredire le projet
de s’y établir, elle ne voyait pas réellement en quoi il leur serait
avantageux de s’en éloigner: toutefois ses pensées se reportaient vers
Paris, et lui réfléchissaient l’arrière-perspective du temps passé,
avec le spectacle de ses amis en larmes, qu’elle quittait peut-être
pour toujours. Les affectueuses caresses de son fils unique, maintenant
exposé à mille dangers, ignorant le sort de sa mère, et que tant de
raisons lui faisaient craindre de ne plus revoir, se retraçaient dans
son souvenir, et triomphaient de toute sa fermeté. Elle eût voulu
s’écrier: «Pourquoi, pourquoi ai-je vécu jusqu’à ce jour, et quel
avenir m’est préparé?»

Adeline n’avait point d’arrière-scène de jouissances passées pour
accroître son infortune présente.., point d’amis éplorés.., point de
regrets de personnes chéries, pour aiguiser le poignard du chagrin, et
répandre des teintes douloureuses sur ses perspectives futures; elle
ne connaissait pas encore les angoisses de l’espérance trompée, ni
l’aiguillon plus acéré d’une conscience qui s’accuse elle-même; elle
n’avait point de misères que la patience ne pût calmer, que le courage
ne pût vaincre.

Pierre se leva au point du jour pour se mettre à son travail; il
s’y livra de bon cœur, et en peu de jours deux des chambres, au
rez-de-chaussée, furent tellement améliorées, que La Motte commença à
se réjouir, et ses compagnes à reconnaître que leur situation ne serait
pas aussi malheureuse qu’elles se l’étaient figuré. Ce que Pierre avait
déjà apporté de meubles fut disposé dans les chambres, dont l’une était
l’appartement voûté. Madame La Motte meubla celui-ci comme un salon de
compagnie. Elle le choisit de préférence, à cause de sa grande fenêtre
gothique, qui descendait presqu’au niveau du parquet, et offrait la vue
de l’esplanade, ainsi que la scène pittoresque des bois d’alentour.

Pierre étant retourné à Auboine pour de nouvelles emplettes, tous les
appartemens du rez-de-chaussée furent en peu de jours, non-seulement
logeables, mais encore commodes. Cependant, comme ils ne suffisaient
pas à toute la famille, on prépara une pièce pour Adeline dans l’étage
supérieur: c’était la chambre qui touchait immédiatement à la tour;
elle la préféra aux autres plus avancées, parce qu’elle y serait moins
éloignée de la famille, et que les fenêtres qui donnaient sur une allée
de la forêt, lui procuraient une plus belle vue. La tenture délabrée
qui se détachait des murs fut reclouée et prit un air moins misérable.
Enfin, quoique la chambre conservât toujours quelque chose de
mélancolique, à raison de sa grandeur et de la petitesse des fenêtres,
elle n’était point désagréable.

La première nuit qu’Adeline l’habita, elle dormit peu: la solitude
de l’appartement affectait ses esprits, peut-être en proportion du
courage dont, par égard, elle s’était armée en présence de madame
La Motte. Elle se rappelait le récit de Pierre; plusieurs de ses
circonstances s’étaient imprimées dans son imagination, en dépit de
son jugement, et il lui était difficile de surmonter entièrement ses
craintes. Tout d’un coup, elle fut saisie d’une si grande frayeur,
qu’elle avait déjà ouvert la porte dans l’intention d’appeler madame
La Motte; mais ayant prêté l’oreille quelque temps sur l’escalier,
tout lui parut tranquille, enfin elle entendit la voix de La Motte
qui parlait avec gaîté. Forcée de se convaincre de l’absurdité de ses
terreurs, elle rougit d’y avoir cédé un instant, et rentra dans sa
chambre, étonnée de sa faiblesse.



CHAPITRE III.


La Motte régla son petit plan de vie. Il passait les matinées à la
chasse ou à la pêche; et le dîner qu’il avait acheté par son adresse,
il le savourait de meilleur appétit que tous ceux où il s’était trouvé
aux tables de Paris les plus somptueuses. Il restait les après-dînées
avec sa famille; quelquefois, dans le peu de livres qu’il avait
emportés avec lui, il en choisissait un, et tâchait de fixer son
attention sur les mots que répétaient ses lèvres; mais son âme se
laissait peu distraire de ses peines, et le sentiment qu’il articulait
n’imprimait en lui aucune trace. Quelquefois il causait; mais plus
souvent, il demeurait dans un sombre silence, rêvant au passé et
anticipant sur l’avenir.

Dans ces instans, Adeline s’efforçait, avec grâce, de ranimer ses
esprits, et de l’arracher à lui-même. Elle réussissait rarement;
mais, quand cela arrivait, les regards reconnaissans de madame La
Motte et les émotions bienveillantes de son propre cœur, réalisaient
l’allégresse qu’elle n’avait fait que simuler. L’âme d’Adeline
possédait l’art heureux, ou peut-être serait-il plus juste de dire,
l’heureux naturel de se conformer à sa situation. Quoique bien
triste, son état actuel n’était pas dénué de consolation, et cette
consolation était confirmée par ses vertus. Elle fit tant de progrès
dans l’affection de ses protecteurs, que madame La Motte la chérissait
comme son enfant, et que La Motte lui-même, quoique peu susceptible
de tendresse, n’était pas insensible à ses attentions. Toutes les
fois qu’il sortait de son humeur triste et farouche, il le devait à
l’influence d’Adeline.

Pierre apportait régulièrement d’Auboine les provisions de la semaine;
et, dans ces voyages, il sortait toujours de la ville par un chemin
opposé à celui de l’abbaye. Quelques semaines s’étant écoulées sans
aucun accident, La Motte chassa toutes les craintes qu’il avait d’être
poursuivi, et il envisagea enfin sa situation d’un œil passablement
satisfait. A mesure que l’habitude et la résolution renforçaient le
courage de madame La Motte, la perspective de l’infortune commençait
à s’adoucir à ses yeux. La forêt, qui d’abord lui avait paru une
effroyable solitude, avait perdu son horreur; et cet édifice, dont les
murs, à moitié démolis et la sombre désolation avaient frappé son âme
de tristesse et d’épouvante, était à présent regardé comme un asile
domestique, comme un port après l’orage.

C’était une femme sensible et douée d’éminentes qualités; elle fit son
plus grand plaisir de former les grâces naissantes d’Adeline, laquelle,
comme on l’a déjà vu, avait dans ses dispositions une douceur qui la
faisait promptement répondre à l’instruction par les progrès, et à
l’indulgence par la tendresse. Jamais Adeline n’était si contente que
lorsqu’elle prévenait les désirs de son amie, jamais si diligente qu’en
travaillant pour elle: elle surveillait et dirigeait les petits détails
du ménage avec une si admirable exactitude, que madame La Motte n’avait
à cet égard ni inquiétude ni embarras. Adeline sut se créer, dans son
aride position, nombre d’amusemens qui chassaient par intervalles le
souvenir de ses propres malheurs. Les livres de La Motte étaient sa
consolation principale: souvent, elle en prenait un, et allait s’égarer
dans les endroits où le ruisseau, serpentant dans la clairière,
répandait la fraîcheur et invitait au repos par son doux murmure: là,
elle s’asseyait, et, s’abandonnant aux illusions de sa lecture, elle
passait plusieurs heures dans l’oubli de ses souffrances.

C’est encore là, quand les scènes d’alentour avaient calmé son cœur,
c’est là qu’elle courtisait les Muses, et jouissait d’une idéale
félicité. Elle consacra, dans les vers suivans, le souvenir de ces
momens délicieux.


    AUX PRESTIGES DE L’IMAGINATION.

    Douces illusions des âmes créatrices,
    Couleurs, dont la pensée, en ses vastes caprices,
    Se compose soudain par un art enchanteur
    Mille tableaux touchans de peine et de malheur;
    Oh! soit que vous preniez à cette voix puissante
    Du morne abattement la forme attendrissante;
    Soit que vos noirs objets, par la peur enfantés,
    Intéressent encor mes sens épouvantés;
    Ou soit que, déployant vos plus joyeux mensonges,
    De scènes de plaisirs vous amusiez mes songes,
    Et que l’aile d’amour venant me caresser,
    En sentiment durable exalte un doux penser,
    Chers fantômes! suivez mes heures solitaires,
    Et bercez mes vrais maux par d’heureuses chimères.

Madame La Motte avait souvent paru curieuse d’apprendre les aventures
d’Adeline, et quels événemens l’avaient jetée dans une situation aussi
périlleuse et aussi incompréhensible que celle où La Motte l’avait
trouvée. Adeline lui avait fait un court récit de la manière dont elle
fut conduite dans cette maison; mais elle avait toujours conjuré son
amie avec larmes de lui permettre, pour le moment, de ne pas entrer
dans de plus grands détails: elle n’avait pas encore assez de courage
pour regarder en arrière. Mais enfin, ses esprits s’étant calmés par
le repos, et raffermis par la confiance, elle fit un jour, à madame La
Motte, le récit qu’on va lire.


HISTOIRE D’ADELINE.

Je suis, dit Adeline, la fille unique du chevalier Louis de
Saint-Pierre, d’une famille distinguée, mais peu favorisée de la
fortune. Il a long-temps habité Paris. Je n’ai de ma mère qu’un bien
faible souvenir; je la perdis que je n’avais encore que sept ans: ce
fut mon premier malheur. A sa mort, mon père cessa de tenir maison, me
mit dans un couvent, et quitta la capitale. C’est ainsi qu’au printemps
de ma vie, je fus abandonnée à des mains étrangères. Mon père venait
quelquefois à Paris, et je me rappelle bien le chagrin que j’éprouvais
toujours quand il me disait adieu. Dans ces momens qui déchiraient mon
cœur, il ne témoignait pas la moindre émotion: je crus souvent qu’il
avait bien peu de tendresse pour moi; mais il était mon père, et la
seule personne en qui je pouvais trouver un protecteur et un ami.

Je restai dans ce couvent jusqu’à la fin de ma douzième année. Mille
fois j’avais conjuré mon père de me prendre chez lui; mais il fut
retenu d’abord par des raisons de prudence, et ensuite par des motifs
d’avarice. Je fus alors retirée de ce couvent, et mise dans un autre,
où j’appris que l’intention de mon père était de me faire prendre le
voile. Je n’essayerai pas de vous peindre ma surprise et ma douleur
à cette annonce. J’avais été trop long-temps renfermée dans les murs
d’un cloître; j’avais trop souvent contemplé les tristes misères des
victimes qui l’habitaient, pour ne pas reculer d’horreur à l’idée que
j’allais en augmenter le nombre.

L’abbesse était une femme d’un extérieur rigide, et d’une dévotion
austère, ponctuelle dans l’observance des moindres pratiques, et qui ne
pardonnait jamais un oubli des formalités. Quand elle voulait faire des
prosélytes, sa méthode et son manége étaient d’effrayer plutôt que de
séduire, de déterminer adroitement par la terreur, et non de surprendre
par des sophismes. Elle employa pour me résoudre des ruses sans nombre,
et toutes portaient l’empreinte de son caractère. Mais, dans la vie
qu’elle voulait me contraindre d’embrasser, j’avais vu trop d’objets
d’épouvante réelle pour me laisser subjuguer par l’influence de tous
ces vains prestiges, et j’étais décidée à refuser le voile. Je passai
là plusieurs années à lutter misérablement contre la tyrannie et le
fanatisme. Quand je voyais mon père, et c’était bien rarement, je le
suppliais de changer ma destination; mais il m’opposait que sa fortune
était insuffisante pour me soutenir dans le monde: enfin il me menaça
de toute sa colère, si je persistais dans ma désobéissance.

Ma chère dame, vous ne pouvez vous former qu’une idée bien imparfaite
de mon affreuse situation; je me voyais condamnée à une prison
éternelle, à la prison la plus épouvantable, ou à la vengeance d’un
père qui me jugeait sans appel. Ma résolution s’ébranla.... J’hésitai
quelque temps sur le choix des maux.....; mais à la fin, les horreurs
de la vie monastique se présentèrent si vivement à mes regards, que
ma fermeté succomba. Ravie à l’agréable commerce de la société.....,
au spectacle charmant de la nature...., presqu’à la lumière du
jour...., condamnée au silence..., à de rigides formalités..., au
jeûne, à la pénitence; condamnée à renoncer aux plaisirs d’un monde
que l’imagination me peignait sous les couleurs les plus animées et
les plus séduisantes, sous des couleurs d’autant plus enchanteresses,
peut-être, qu’elles n’étaient qu’imaginaires...., voilà l’état où
j’étais destinée. Ma résolution prit de nouvelles forces: la cruauté
de mon père étouffa ma tendresse, et excita mon indignation. Je me
dis: «Puisqu’il oublie les sentimens d’un père, puisque sans remords
il dévoue sa fille au malheur et au désespoir..., les liens du devoir
filial et paternel n’existent plus entre nous....; lui-même il les a
rompus, et je disputerai encore ma liberté et ma vie.»

Me trouvant insensible aux menaces, l’abbesse eut recours à des
moyens plus adroits; elle se relâcha jusqu’à sourire, même jusqu’à
flatter; mais son sourire était la grimace de la fourberie, et non
l’expression de la bonté; il excitait la répugnance, au lieu d’inspirer
l’attachement. Elle peignait des plus belles, des plus savantes
couleurs, le caractère d’une religieuse..., sa sainte innocence...,
sa douce dignité..., sa dévotion sublime. Je soupirais en l’écoutant.
C’était pour elle un symptôme favorable, et elle continuait le
portrait avec plus de chaleur. Elle décrivait la sérénité de la vie
monastique..., ses remparts assurés contre la séduction, contre les
passions orageuses, et les tristes vicissitudes du monde.... Elle
peignait les jouissances extatiques de la religion, le doux et mutuel
attachement d’un peuple de sœurs.

Le tableau était si soigné, que l’artifice du dessein s’y serait
dérobé à des yeux sans expérience. Les miens n’étaient que trop
malheureusement instruits. Trop souvent j’avais été témoin des pleurs
secrets, des sanglots échappés au repentir, des mornes langueurs du
chagrin, et de la muette douleur du désespoir. Mes gestes, mon silence
lui démontraient mon incrédulité, et son dépit se contenait avec peine
dans les bornes d’une tranquillité décente.

Mon père, comme vous l’imaginez, était fort irrité de ma persévérance,
qu’il appelait obstination; mais, ce qui est plus difficile à croire,
il s’apaisa bientôt, et fixa un jour pour me retirer du couvent.

Ah! figurez-vous ce que j’éprouvai à cette nouvelle! La joie éveilla
toute ma reconnaissance; j’oubliai les rigueurs passées de mon père,
j’oubliai que son indulgence présente était moins l’effet de sa
tendresse que de ma résolution. Je pleurais de ne pouvoir faire toutes
ses volontés.

Quels jours de bienheureuse attente, que ceux qui précédèrent mon
départ! Ce monde, dont j’avais été séparée jusqu’alors......, ce monde
où si souvent mon imagination aimait à s’égarer...., dont les sentiers
étaient semés de roses que rien ne devait flétrir...; où chaque scène
brillait de mille charmes, et invitait au plaisir...; où tous les cœurs
étaient bons, où tous les cœurs étaient heureux...: ah! ce monde, il
se dévoilait à ma vue. Je comptais les jours et les heures qui me
séparaient de ces régions enchantées. Ce n’est qu’au monastère qu’on
est fourbe et cruel; c’est là seulement qu’habite l’infortune. Je
le quittais pour toujours. Que je plaignais les pauvres religieuses
que j’y laissais! Ce monde, dont je faisais tant de cas, s’il m’eût
appartenu, j’en aurais donné la moitié pour les emmener avec moi.

Arrive enfin le jour si long-temps désiré. Mon père vient; ma joie
s’éteint un moment dans les tristes adieux que je fais à mes pauvres
compagnes. Je n’avais jamais senti pour elles une aussi vive tendresse
qu’en cet instant. Je fus bientôt hors des grilles du couvent. Je
regardai autour de moi; je contemplai le vaste cintre des cieux, qui
n’était plus borné par les murs d’un cloître, et la terre verdoyante
qui s’étendait en vallons, en collines, jusqu’aux limites circulaires
de l’horizon. Mon cœur bondissait de plaisir, mes yeux se gonflaient
de larmes, et je fus quelques momens sans pouvoir parler. Mes pensées
s’élevèrent au ciel en sentimens de reconnaissance vers le dispensateur
de tous les biens.

Enfin je me retourne vers mon père: «Cher auteur de mes jours, lui
dis-je, que j’ai de grâces à vous rendre pour ma délivrance, et que ne
voudrais-je pas faire pour vous contenter!»

«Retournez donc à votre couvent,» me dit-il d’un ton sévère. Je
frissonnai: son regard et son geste troublèrent l’accord de mes
sentimens. L’élan de ma joie fut soudain réprimé, et tous les objets
autour de moi s’attristèrent des ombres de l’espérance trompée: non
que je crusse que mon père voulût me reconduire au couvent, mais parce
que ses sensations me paraissaient trop discordantes avec la joie
et la reconnaissance que je venais d’éprouver et de lui exprimer...
Pardonnez-moi, madame, ces détails minutieux. Les vives successions
de sentimens qu’ils imprimèrent dans mon cœur, me les font juger
importans, tandis qu’ils ne sont peut-être que désagréables.

«--Non, ma chère, dit madame La Motte, ils sont intéressans pour moi;
ils développent des traits de caractère que j’aime à observer: vos
infortunes attirent toute ma pitié, et la bonté de votre âme toute mon
affection.»

Ces mots pénétrèrent le cœur d’Adeline; elle baisa la main de madame
La Motte, et garda quelques instans le silence. Elle lui dit enfin:
Puissé-je me rendre digne de tant de bonté, et ne cesser de rendre
grâce au ciel, qui, en me donnant une pareille amie, me verse la
consolation et l’espérance!

La maison de mon père était située à quelques lieues de l’autre côté de
Paris; nous le traversâmes dans notre route. Quel nouveau spectacle!
qu’étaient devenus les visages religieux, les manières austères que
j’avais coutume de voir au couvent? Ici toutes les contenances étaient
animées par les affaires ou par les plaisirs; tous les pas étaient
rapides, tous les sourires joyeux; je croyais voir un ami dans chaque
personne: elles me regardaient toutes en souriant; je souriais à mon
tour, et j’aurais voulu leur dire combien j’étais enchantée. Qu’il est
doux, m’écriai-je, de vivre environné d’amis!

Que de monde dans les rues! quels magnifiques hôtels! quels brillans
équipages! Je m’aperçus à peine que les rues étaient étroites et
dangereuses. Quel tumulte! quel fracas! quel plaisir! Je ne pouvais
assez bénir mon éloignement du monastère. J’allais exprimer de nouveau
ma reconnaissance à mon père, mais ses regards m’interdirent, et je
restai muette..... Je suis trop diffuse, madame: les faibles images des
plaisirs passés que nous réfléchit la mémoire, sont encore chères à
notre âme. On regarde toujours avec un plaisir mélancolique l’ombre du
plaisir, même quand la réalité s’est évanouie.

Je quittai Paris en soupirant, et je ne cessai de porter mes yeux
sur lui, que lorsque toutes les tours des églises se perdirent dans
le lointain. Nous entrâmes bientôt dans une route sombre et peu
fréquentée. Sur le soir, nous arrivâmes à une bruyère sauvage: je
regardai autour de moi si je verrais une habitation; je n’en vis
aucune; on n’apercevait pas une âme. Je ressentais quelque chose de
semblable à ce que j’avais coutume d’éprouver au couvent. Depuis que
j’en étais sortie, jamais mon cœur n’avait été si triste. Mon père
gardait toujours le silence: je lui demandai si nous approchions de la
maison; il me répondit que oui. Cependant la nuit survint avant que
nous y fussions arrivés. C’était une maison isolée, dans un terrain
vague. Mais, madame, je n’ai pas besoin de vous le décrire. Quand
la voiture se fut arrêtée, deux hommes parurent à la porte, et nous
aidèrent à descendre; ils avaient un air si sombre, ils disaient si
peu de paroles, que je me croyais encore dans le couvent. Il est
certain que, depuis ma sortie, je n’avais pas rencontré de figures
aussi tristes. Est-ce là, dis-je en moi-même, une partie de ce monde
que j’ai contemplé avec tant de charmes? L’intérieur de la maison
avait l’air chétif et misérable: j’étais surpris que mon père eût
choisi une pareille habitation, et de n’y voir aucune femme; mais je
savais que mes demandes ne me vaudraient que des reproches; ainsi, je
me taisais. A souper, les deux hommes que j’avais déjà vus, se mirent
à table avec nous: ils parlèrent peu; mais ils parurent m’observer
beaucoup. Cela m’embarrassait et me chagrinait. Mon père s’en aperçut,
et leur lança un regard qui m’assura qu’il avait des desseins que je ne
pouvais comprendre. Le couvert ôté, mon père me prend par la main, et
me conduit à la porte de ma chambre. Il pose la lumière, me souhaite le
bonsoir, et me laisse à mes réflexions solitaires.

Qu’elles étaient différentes de celles que je prenais plaisir à faire
quelques heures auparavant! L’espérance et le bonheur me souriaient
naguère, maintenant la tristesse et l’attente trompée glaçaient la
chaleur de mon âme, et décoloraient la perspective de mon avenir.
L’aspect de tout ce qui m’entourait contribuait à me consterner. Sur le
plancher était un petit lit sans rideaux; deux vieilles chaises et une
table, voilà le surplus des meubles de cette chambre. Je m’approchai
de la fenêtre, dans l’intention de jeter les yeux sur la scène du
dehors; je la trouvai fermée: cette circonstance me frappa; et en la
rapprochant de l’étrange apparence de la maison, ainsi que de la
figure et de la conduite des deux hommes qui avaient soupé avec nous,
je me perdais dans un labyrinthe de conjectures.

Enfin je me couchai; mais les inquiétudes de mon âme écartèrent
le sommeil: de tristes, de sombres images voltigeaient devant mon
imagination; et sans fermer l’œil, je tombai dans une espèce de rêve.
Je crus me voir avec mon père dans une forêt déserte: ses regards
étaient sévères, ses gestes menaçans; il me reprochait d’avoir quitté
mon couvent. En me parlant, il avait tiré de sa poche un miroir qu’il
me présentait. Je regardai dedans, et je me vis (mon sang se glace
en le répétant), je me vis percée d’une large blessure et répandant
des flots de sang. Alors je crus me retrouver dans la maison, et
tout-à-coup j’entendis les mots suivans si distinctement prononcés, que
même, en ne dormant plus, j’eus peine quelque temps à ne pas les croire
véritables: «Fuis de cette maison, la mort est sur ta tête.» Je fus
éveillée par les pas de quelqu’un dans l’escalier: c’était mon père qui
se rendait dans sa chambre; je fus étonnée qu’il se retirât si tard,
car il était plus de minuit.

Le lendemain matin, la compagnie de la veille se réunit pour déjeuner,
et fut tout aussi sombre et aussi taciturne. La table fut servie par un
laquais de mon père; mais s’il y avait un cuisinier et une servante,
ils étaient invisibles.

Le jour suivant, quand je voulus sortir de ma chambre, je fus bien
étonnée de trouver la porte fermée. J’attendis assez long-temps avant
de me hasarder à crier; on ne me répondit point; je m’approchai de la
fenêtre, et j’appelai plus fortement; mais je n’entendais toujours que
le seul bruit de ma voix. Je passai près d’une heure dans un état de
surprise et de terreur impossible à décrire; enfin, j’ouïs quelqu’un
monter dans l’escalier; j’appelai de nouveau; on me répondit que mon
père était parti le matin pour Paris; qu’il reviendrait dans peu de
jours, et qu’en attendant, il avait ordonné qu’on me tînt renfermée
dans ma chambre. J’exprimai mon étonnement et mes craintes. On m’assura
que je n’avais rien à redouter, et que je vivrais là tout aussi bien
que si j’étais en liberté.

La fin de ce discours me parut offrir une étrange consolation. Je
n’osai guère répliquer, et me soumis à la nécessité. Je fus encore
livrée à mes tristes réflexions. Quel jour je passai, seule, en proie à
la douleur et à la crainte! J’essayai de deviner la cause de ce cruel
traitement, et je finis par conclure que mon père avait eu dessein
de me punir de ma première désobéissance. Mais pourquoi m’abandonner
au pouvoir de ces étrangers, de ces hommes dont l’extérieur portait
le cachet de la scélératesse si profondément gravé, qu’il frappait
de terreur mon âme inexpérimentée? Mes soupçons ne faisaient que
me plonger dans une plus grande perplexité; et cependant il me fut
impossible de ne pas en poursuivre le sujet: le jour fut consumé en
lamentations et en conjectures. Enfin la nuit arriva, et quelle nuit!
L’obscurité m’apporta de nouvelles craintes; je regardai tout autour
de la chambre s’il y avait quelque moyen d’arrêter ma porte en dedans,
mais je n’en aperçus aucun; enfin j’imaginai de la barrer avec le dos
d’une chaise placée en travers.

A peine avais-je fini, et m’étais-je couchée sur mon lit tout habillée,
non pour dormir, mais pour veiller, que j’entendis heurter à la
porte de la maison: on l’ouvrit et on la ferma si promptement, que
la personne qui avait frappé parut n’avoir fait que remettre une
lettre ou s’acquitter d’un message. Bientôt après, j’entendis par
intervalles, dans une chambre au rez-de-chaussée, des voix qui tantôt
parlaient très-bas, et tantôt s’élevaient toutes ensemble, comme dans
une dispute. Par un mouvement plus excusable que la curiosité, je
m’efforçai de distinguer ce qu’on disait, mais ce fut en vain. De temps
à autre, un mot ou deux parvenaient jusqu’à moi. J’entendis une fois
prononcer mon nom, mais pas davantage.

Ainsi s’écoulèrent les heures jusqu’à minuit, que tout fut tranquille.
J’étais restée quelque temps sur mon lit, flottant entre la crainte et
l’espérance, quand j’entendis tirer et pousser doucement la serrure de
ma porte. Je m’élançai à terre, et j’écoutai avec le plus grand silence
pendant un instant: après quoi le bruit recommença, et j’entendis
parler bas en dehors. Les forces me manquaient, mais je conservais
encore le sentiment. En cet instant on fit un effort contre la porte,
comme pour l’enfoncer. Je jetai un cri, et j’entendis aussitôt les
voix des hommes que j’avais vus à la table de mon père; ils crièrent
pour qu’on ouvrît; et comme je ne répondais point, ils proférèrent les
plus menaçantes imprécations. J’avais encore assez de force pour aller
vers la fenêtre, dans le seul espoir de m’échapper par là; mais mes
faibles secousses ne pouvaient rien contre les barreaux. Oh! comment
pourrai-je, en rappelant ces momens d’horreur, témoigner assez ma
reconnaissance à ceux qui m’ont sauvée et qui me consolent?

Après avoir demeuré quelque temps à la porte, ils la laissèrent, et
descendirent l’escalier. Comme mon cœur se sentait revivre à chaque
pas qui les éloignait! Je tombai sur mes genoux; je remerciai Dieu
de m’avoir sauvée en ce moment, et j’implorai sa protection pour
l’avenir. Je me relevais après cette courte prière, lorsque tout-à-coup
j’entendis du bruit dans un autre côté de la pièce. En regardant autour
de moi, je vis s’ouvrir la porte d’un petit cabinet, et deux hommes
entrer dans la chambre.

Ils me saisirent, et je tombai dans leurs bras sans connaissance:
le temps que je passai dans cet état, je l’ignore; mais en revenant
à moi, je me retrouvai seule et j’entendis différentes voix au
rez-de-chaussée. J’eus la présence d’esprit de courir à la porte du
cabinet, seule ressource que j’avais pour me sauver; mais elle était
fermée! je réfléchis alors qu’il était possible que les brigands
eussent oublié de tourner la clé de l’autre porte qui était retenue par
la chaise; mais cette espérance fut encore déçue. Je frappai mes mains,
dans une agonie de désespoir, et demeurai quelque temps immobile.

Un bruit violent, qui partait d’en bas, me fit revenir à moi, et
bientôt j’entendis monter des gens dans l’escalier: alors je me tins
pour morte. Les pas s’approchèrent, on rouvrit la porte du cabinet. Je
restai tranquille, et vis les mêmes hommes rentrer dans la chambre: je
ne parlai, ni ne résistai: les facultés de mon âme avaient perdu le
pouvoir de sentir, comme lorsque notre corps a reçu un coup si violent,
qu’il étourdit la sensation de la douleur. Ils me conduisirent en bas:
on ouvrit la porte d’une chambre au rez-de-chaussée, et j’aperçus
un étranger. C’est alors que le sentiment me revint. Je criai, je me
débattis, mais on m’entraîna. Il est inutile de dire que cet étranger
était M. de La Motte, ni d’ajouter que je le bénirai à tout jamais
comme mon libérateur.

Adeline cessa de parler. Madame La Motte garda le silence. Il y
avait, dans ce récit, quelques circonstances qui excitaient toute sa
curiosité. «Croyez-vous, dit-elle à son amie, que votre père fût pour
quelque chose dans cet horrible mystère?» Quoiqu’il fût impossible
d’en douter, Adeline pensa, ou plutôt feignit de penser qu’il n’était
coupable d’aucun dessein contre sa vie. «Cependant, quel motif, dit
madame La Motte, supposer à une barbarie aussi évidemment gratuite?»
Là se bornèrent ses questions, et Adeline avoua qu’après avoir cherché
long-temps à s’expliquer cette énigme, elle l’avait enfin abandonnée en
frémissant d’horreur.

Madame La Motte exprima sans réserve toute la sympathie qu’excitait
en elle une si extraordinaire infortune, et cet épanchement resserra
les nœuds d’une amitié mutuelle. Adeline sentit soulager son âme
par la révélation qu’elle venait de faire à madame La Motte, et
celle-ci reconnut le prix d’une pareille confidence, par un surcroît
d’attentions affectueuses.



CHAPITRE IV.


La Motte avait passé plus d’un mois dans cette solitude; et sa femme
avait la satisfaction de le voir reprendre du calme et même de la
gaîté. Cette satisfaction, Adeline la partageait bien vivement: elle
aurait pu, à juste titre, se féliciter elle-même de cet heureux
changement. Son enjouement et ses soins avaient effectué ce que
n’avaient pu opérer les trop grandes sollicitudes de son amie. La Motte
ne paraissait pas indifférent aux aimables dispositions d’Adeline;
et quelquefois il la remerciait avec plus de chaleur qu’il n’avait
coutume d’en témoigner. De son côté, elle le regardait comme son unique
protecteur, et avait pour lui la tendresse d’une fille.

Le temps qu’elle avait passé dans cette paisible retraite avait adouci
le souvenir des événemens passés, et rendu à ses esprits leur harmonie
naturelle. Quand sa mémoire lui rappelait ses courtes et romanesques
attentes de félicité, tout en donnant un soupir à cette illusion
ravissante, elle déplorait moins son erreur, qu’elle ne se réjouissait
de sa sécurité et de sa consolation présente.

Mais la satisfaction que l’allégresse de La Motte répandait au tour de
lui, fut de courte durée: il devint tout-à-coup sombre et réservé; la
société de sa famille cessa d’avoir pour lui des charmes; il passait
des heures entières dans les endroits de la forêt les plus solitaires,
livré à la mélancolie, et à des peines secrètes. Il ne s’abandonnait
plus, comme auparavant, sans aucune contrainte, à son humeur chagrine;
il s’efforçait évidemment de la cacher, et sa joie était trop
artificielle pour échapper à la pénétration.

Son domestique Pierre, soit par curiosité, soit par attachement,
le suivait dans la forêt, sans se faire voir. Il remarqua qu’il se
retirait fréquemment dans un certain endroit très-écarté. Dès qu’il y
était parvenu, il disparaissait toujours avant que Pierre, qui était
forcé de suivre de loin, pût exactement reconnaître où il passait.

Ce changement dans les manières et dans les habitudes de La Motte,
était trop manifeste pour n’être pas remarqué par sa femme. Elle
employa toutes les ruses que l’affection peut suggérer, tout ce que
peuvent inventer les artifices d’une femme, pour l’amener à une
confidence: il fut insensible à l’influence des premières, et sut
résister à la séduction des autres. Voyant que tous ses efforts ne
pouvaient dissiper les ombres qui enveloppaient son âme, ni en pénétrer
la cause, elle y renonça, et tâcha de se faire à cette tristesse
mystérieuse.

Les semaines se succédaient, et le même secret continuait de fermer la
bouche et de dévorer le cœur de La Motte. On n’avait point découvert
le lieu de ses visites dans la forêt. Pierre avait souvent regardé
autour de l’endroit où son maître disparaissait; mais il n’avait
jamais découvert aucun réduit où il pût le soupçonner de se cacher.
L’étonnement du domestique s’accrut à un tel point, qu’il lui fut
impossible de se contenir, et il fit part à madame La Motte de ce qui
en était le sujet.

Elle dissimula devant Pierre l’émotion que lui causa ce récit, et
lui fit un crime des moyens qu’il avait employés pour satisfaire
sa curiosité. Mais en réfléchissant sur cette circonstance, et en
la rapprochant de l’altération qui s’était faite en dernier lieu
dans l’humeur de son mari, ses inquiétudes recommencèrent, ses
perplexités redoublèrent. Après y avoir long-temps rêvé, ne pouvant
trouver d’autres motifs à une pareille conduite, elle ne tarda pas à
l’attribuer à l’influence d’une passion criminelle; et son cœur, plus
rapide que son jugement, confirma la supposition, et s’ouvrit à tous
les traits de la jalousie.

Comparativement parlant, elle n’avait pas connu l’affliction jusqu’à
ce moment. Elle avait quitté ses plus chers amis, ses plus intimes
connaissances..., avait abandonné les plaisirs, les agrémens, et
presque le nécessaire de la vie..., avait fui avec sa famille dans un
exil, dans l’exil le plus affreux, le plus désespérant! Elle éprouvait
tout ensemble les maux de la réalité et ceux de la crainte. Elle les
avait tous endurés patiemment, soutenue par l’affection de celui pour
qui elle souffrait. Quoique cette affection eût paru s’affaiblir
pendant quelque temps, elle en avait supporté le refroidissement avec
courage; mais le dernier coup de l’infortune, évité jusqu’à cette
heure, vint l’accabler avec une force irrésistible.... Cet amour dont
elle regrettait la perte, elle le croyait transporté à une autre!

L’effet des passions violentes est de confondre les facultés de la
raison, et de les entraîner dans leur propre direction. Le jugement de
madame La Motte, soustrait à l’influence de son cœur, lui aurait montré
dans le sujet de sa tendresse, quelques particularités équivoques,
pour ne pas dire contradictoires avec ses soupçons. Aucune de ces
circonstances ne la frappa, et elle n’hésita pas long-temps à prononcer
qu’Adeline était l’objet de l’attachement de son mari. Elle était
belle; quelle autre, en effet, pouvait-ce être dans un coin de terre
aussi séparé du reste du monde?

La même cause détruisit presqu’en même temps l’unique consolation qui
lui restait; et, en pleurant de ne pouvoir plus placer son bonheur
dans la tendresse de son époux, elle pleurait aussi de ne pouvoir
plus chercher de soulagement dans l’amitié d’Adeline. Elle avait pour
elle une trop grande estime pour soupçonner d’abord la pureté de sa
conduite; mais en dépit de sa raison, elle ne lui ouvrait plus son
cœur avec la chaleur de son intimité ordinaire. Elle se retira de sa
confidence, et plus sa jalousie concentrée ouvrait ses soupçons, plus
elle lui montra de froideur jusque dans ses manières.

Adeline, s’apercevant de ce changement, l’attribua d’abord au hasard,
ensuite à un désagrément passager, occasioné par quelque légère
inadvertance dans sa conduite. Elle redoubla donc ses assiduités; mais
s’apercevant, contre son attente, que ses efforts pour plaire n’avaient
plus le même succès, et que la réserve de madame La Motte ne faisait
qu’augmenter, elle conçut de sérieuses inquiétudes, et résolut d’avoir
une explication. C’est ce que madame La Motte évitait soigneusement,
et qu’elle retarda pour quelque temps: mais Adeline, trop intéressée
aux conséquences pour être arrêtée par de légers scrupules, se rendit
si pressante, que madame La Motte fut d’abord embarrassée; mais elle
finit par imaginer quelque frivole excuse, et par tourner la chose en
ridicule.

Elle vit alors la nécessité de ne plus paraître réservée avec Adeline;
et quoique son art ne pût triompher des préjugés de la passion, il
réussit passablement à lui faire prendre l’extérieur de l’amitié.
Adeline fut trompée et retrouva la paix. Une confiance sans bornes
dans la franchise et dans la bonté des autres, c’était sa faiblesse.
Mais les angoisses d’une jalousie étouffée n’en tourmentèrent que
plus cruellement le cœur de madame La Motte, et elle résolut, à tout
événement, d’obtenir quelque certitude sur le motif de ses soupçons.

Elle se permit alors un acte de bassesse dont elle avait d’abord
repoussé l’idée: ce fut d’ordonner à Pierre de suivre les pas de son
maître, afin de découvrir, s’il était possible, le lieu de ses visites.
A force d’écouter sa jalousie, elle lui laissa prendre un tel empire
sur sa raison, qu’elle soupçonna d’abord la vertu d’Adeline, et alla
bientôt jusqu’à se figurer que les disparitions de La Motte étaient
des rendez-vous avec elle. Ce qui fit naître cette conjecture, c’est
qu’Adeline faisait souvent de longues promenades dans la forêt, et
s’absentait quelquefois de l’abbaye pendant plusieurs heures. Cette
circonstance, que madame La Motte avait d’abord attribuée à l’amour
d’Adeline pour les beautés pittoresques de la nature, agissait avec
violence sur son imagination, et elle ne pouvait plus l’envisager que
comme un prétexte pour avoir de secrets entretiens avec son mari.

Pierre obéit avec empressement aux ordres de sa maîtresse; car ils
étaient formellement secondés par sa propre curiosité. Tous ses
efforts, néanmoins, furent sans succès: il n’osa jamais suivre La Motte
d’assez près pour reconnaître le dernier endroit où il se retirait.
L’impatience de madame La Motte s’accrut par ses retardemens; les
difficultés stimulèrent sa jalousie; elle résolut donc de demander à
son mari l’explication de sa conduite.

Après avoir un peu réfléchi sur les moyens les plus convenables pour
l’obtenir, elle va le trouver; mais en entrant dans la chambre où il
était, elle oublie le rôle qu’elle avait concerté, tombe à ses pieds,
et reste quelques momens noyée dans ses larmes. Étonné de sa posture et
de sa douleur, il lui en demande la cause.

«--Votre conduite, lui répond-elle.»

«--Ma conduite! dit-il; et quelle partie de ma conduite, s’il vous
plaît?»

«--Votre réserve, votre tristesse secrète, et vos fréquentes absences
de l’abbaye?»

«--Est-il donc surprenant qu’un homme qui a presque tout perdu, déplore
quelquefois ses infortunes; ou bien, est-ce pour lui un si grand crime
de vouloir cacher ses douleurs, qu’il doive par-là s’attirer le blâme
de ceux à qui il voudrait épargner le tourment de les partager?»

A ces mots, il sort de sa chambre, laissant madame La Motte immobile
de surprise, mais un peu soulagée du poids de ses premiers soupçons.
Cependant elle suivait toujours Adeline avec l’œil de la surveillance;
souvent elle laissait tomber le masque de l’amitié, et découvrait
les traits de la méfiance. Adeline, sans trop savoir pourquoi, se
sentait en sa présence moins à son aise, moins heureuse qu’auparavant:
elle tombait dans l’accablement; et, lorsqu’elle était seule, elle
pleurait souvent sur le triste abandon où elle était réduite. Naguère
le souvenir de ses souffrances passées se perdait dans l’intimité de
madame La Motte. A présent, quoique la conduite de celle-ci fût trop
étudiée pour laisser échapper des signes de haine remarquables, il
y avait dans ses manières quelque chose qui glaçait les espérances
d’Adeline, sans qu’elle pût s’en rendre raison. Mais un incident, qui
ne tarda pas, suspendit pour quelque temps la jalousie de madame La
Motte, et tira son mari de sa taciturnité farouche.

Un jour que Pierre était allé à Auboine pour les provisions de la
semaine, il en revint avec des informations qui plongèrent La Motte
dans de nouvelles inquiétudes.

«--Oh, monsieur! s’écria Pierre, je viens d’apprendre quelque chose
qui m’a étonné autant qu’il est possible, et qui ne vous étonnera
pas moins, lorsque vous le saurez. Comme j’étais dans la boutique
du maréchal, et qu’il remettait un clou au fer de mon cheval....;
c’est que chemin faisant, le cheval avait perdu ce clou d’une étrange
manière. Je vais vous dire, monsieur, comment la chose est arrivée....»

«--Eh! laissez cela pour un autre temps, et continuez votre histoire.»

«--Eh bien! monsieur, comme j’étais dans la boutique du maréchal, un
homme, une pipe à la bouche et une grosse prise de tabac à la main....»

«--Bon!... Quel rapport cette pipe a-t-elle avec votre histoire?»

«--Eh! mais, monsieur, vous me troublez; je ne saurais continuer, à
moins que vous ne me laissiez dire à ma guise. Comme je vous disais
donc..., une pipe à la bouche..., c’est là que j’en étais, n’est-ce
pas, monsieur?»

«--Oui, oui.»

«--Il s’assied sur le banc, et ôtant la pipe de sa bouche, il dit au
maréchal: Voisin, ne connaîtriez-vous pas ici quelqu’un qui s’appelle
La Motte?..... Ah, monsieur! tout mon corps s’est aussitôt couvert
d’une sueur froide...... Monsieur se trouverait-il incommodé? irai-je
lui chercher quelque chose?»

«--Non..... Mais soyez bref dans votre récit.»

«--La Motte! La Motte! dit le maréchal: je crois avoir entendu parler
de ce nom-là.»

«--Est-il bien vrai, lui dis-je? En ce cas, vous êtes bien fin, car il
n’y a pas ici personne de ce nom-là, que je sache.»

«--Imbécile!.. pourquoi avez-vous dit cela?»

«--Parce que je n’avais pas besoin de leur donner à connaître que
monsieur était ici; et, si je ne m’étais pas conduit bien adroitement,
ils m’auraient deviné.... Il n’y a pas ici personne de ce nom-là, que
je sache, ai-je dit.»

«--En vérité! dit le maréchal; en ce cas, vous connaissez mieux que moi
le voisinage.»

«--Oui, dit l’homme à la pipe; sans doute. Comment se fait-il que vous
connaissiez si bien le voisinage? A la Saint-Michel qui vient, il y
aura vingt-six ans que je suis venu ici, et vous en savez plus que moi.»

«Alors il met la pipe dans sa bouche, et m’envoie une bouffée dans le
nez. Mon Dieu, monsieur! je tremblais de la tête aux pieds.»

«--Pour ce qui est de cela, repris-je, je n’en sais pas plus que
d’autres; mais je suis bien sûr de n’avoir jamais ouï parler de
personne de ce nom-là.»

«--Eh! mais, dit le maréchal en me regardant entre deux yeux,
n’êtes-vous pas l’homme qui demandait, il y a quelque temps, l’abbaye
de Saint-Clair?--Eh bien! quand cela serait? ai-je répondu, qu’est-ce
que cela prouve?--Vraiment, dit le maréchal en se tournant vers
l’autre, on prétend qu’il habite maintenant quelqu’un dans l’abbaye;
et d’après ce qui m’est revenu, ce pourrait fort bien être ce même La
Motte.--Et d’après ce qui m’est revenu aussi, dit l’homme à la pipe,
en se levant; et vous en savez plus là-dessus que vous n’en dites. Je
gagerais ma tête, que ce M. La Motte demeure dans l’abbaye.»

«--Eh bien, lui dis-je, vous vous trompez; car il ne demeure pas dans
l’abbaye à présent.»

«--Maudit soit votre sottise! s’écria La Motte. Mais dépêchez.....
Comment cela s’est-il terminé?»

«--Mon maître ne demeure pas là, ai-je dit.»--Ho, ho! dit l’homme à la
pipe, c’est donc votre maître? Et, s’il vous plaît, depuis quand a-t-il
quitté l’abbaye?.... et où demeure-t-il maintenant?»

«--Doucement? ai-je dit, n’allons pas si vite... Je sais quand il faut
parler et quand il faut me taire... Mais qui est-ce qui l’a demandé?»

«--Comment! il attendait donc quelqu’un, dit l’homme?--Non, dis-je,
il n’attendait personne; mais quand cela serait, qu’est-ce que cela
prouve?--Cela ne prouve rien..... Alors il a regardé le maréchal,
et ils sont sortis tous les deux sans que le fer de mon cheval fût
raccommodé. Mais c’est à quoi je ne songeais plus; car dès qu’ils ont
été partis, j’ai remonté en selle, et me suis mis à courir de mon
mieux. Mais dans mon effroi, monsieur, j’ai oublié de prendre le chemin
détourné, et je suis revenu tout droit à la maison.»

La Motte, très-mécontent de ce qu’il venait d’apprendre, ne répondit
à Pierre qu’en maudissant sa sottise, et vint tout de suite chercher
madame La Motte, qui se promenait avec Adeline au bord de la rivière.
Il était trop agité pour adoucir cette nouvelle par un exorde. «Nous
sommes découverts, dit-il, les gens de la justice sont venus s’informer
de moi à Auboine, et les bévues de Pierre ont causé ma ruine.» Alors il
lui fit part du récit de Pierre, et lui dit de se préparer à quitter
l’abbaye.

«--Mais où fuir? dit madame La Motte, pouvant à peine se
soutenir.»--N’importe en quel lieu, dit-il; si nous différons, nous
sommes perdus. Il faut, je crois, nous réfugier en Suisse. Si quelque
lieu de la France avait pu nous cacher, c’était sûrement celui-ci.»

«--Hélas! quelle persécution, reprit madame La Motte. A peine
avons-nous rendu cette habitation un peu commode, que nous voilà forcés
de la quitter, et d’aller je ne sais où.»

«--Je souhaite que nous l’ignorions en effet, répliqua La Motte;
c’est le moindre mal qui puisse nous arriver. Évitons la prison, et
peu m’importe en quel endroit nous allions. Mais retournez à l’abbaye
sur-le-champ, et mettez en paquets le plus de meubles qu’il vous
sera possible.» Des flots de larmes vinrent au secours de madame
La Motte, et sans rien dire elle s’appuya toute tremblante sur le
bras d’Adeline. Quoique celle-ci n’eût point de consolation à lui
donner, elle s’efforça de maîtriser ses propres sensations et de
paraître tranquille. «Allons, dit La Motte, nous perdons du temps;
préparons-nous à fuir; nous nous lamenterons après. Montrez de ce
courage si nécessaire pour nous tirer de danger. Adeline ne pleure pas,
et cependant sa situation est aussi malheureuse que la nôtre; car je ne
sais pas combien de temps je pourrai encore lui servir de protecteur.»

Malgré la frayeur qu’éprouvait madame La Motte, son amour-propre fut
offensé de ce reproche. Baignée de larmes, elle dédaigna de répondre,
et jeta sur Adeline un regard qui portait une profonde expression
de mécontentement. Comme ils gagnaient l’abbaye en silence, Adeline
demanda à La Motte s’il était bien sûr que ce fussent les gens de la
justice qui s’étaient informés de lui. «--Je n’en saurais douter,
répliqua-t-il. Quelles autres personnes auraient pu me demander?
D’ailleurs, la conduite de l’homme qui a cité mon nom rend la chose
évidente.»

«--Peut-être que non, dit madame La Motte; attendons pour partir
jusqu’à demain matin. Peut-être que notre fuite n’est pas nécessaire.»

«--Sans doute! et pendant ce temps-là, les gens de la justice
pourraient fort bien venir nous en dire autant.» La Motte donne à
Pierre des ordres pour partir dans une heure. «--Dans une heure, dit
Pierre. Eh, mon Dieu! notre maître, songez donc seulement à la roue du
carrosse: il me faudrait au moins une journée pour la raccommoder; car
monsieur sait bien que je n’en ai raccommodé de ma vie.»

C’était une circonstance qui avait absolument échappé à La Motte,
lorsqu’ils s’étaient établis dans l’abbaye; Pierre avait été d’abord
trop occupé à mettre les appartemens en état, pour se rappeler la
voiture; et dans la suite, s’imaginant qu’on n’en aurait pas besoin de
sitôt, il avait négligé de la réparer. La Motte perdit alors patience,
et en proférant mille juremens, il prescrivit à Pierre de se mettre à
l’ouvrage sur-le-champ; mais on ne trouva plus les matériaux qu’on
avait achetés pour cela dans le temps; et Pierre se souvint, quoiqu’il
fût assez prudent pour n’en rien dire, d’avoir employé les clous à la
réparation de l’abbaye.

Il était donc impossible de quitter la forêt ce soir-là. Il ne restait
à La Motte que de réfléchir aux moyens les plus probables d’éviter
d’être découverts, si les gens de la justice venaient visiter les
ruines avant le lendemain, ce qui n’était pas invraisemblable, d’après
l’étourderie que Pierre avait commise en revenant d’Auboine par le
chemin direct.

D’abord, il lui vint bien dans la pensée que, malgré l’impossibilité
d’emmener ses compagnons, il lui était facile de prendre un des
chevaux, et de sortir de la forêt avant la nuit; mais il songea qu’il
courrait toujours quelque danger d’être reconnu dans les villes où il
passerait, et il ne se faisait point à l’idée de laisser sa famille à
l’abandon, sans savoir s’il pourrait la rejoindre, ni quel rendez-vous
il pourrait lui donner pour le suivre. La Motte n’était pas homme à
prendre un parti vigoureux, et peut-être aimait-il mieux souffrir en
compagnie qu’isolé.

Après avoir long-temps rêvé, il se rappelle la trappe du cabinet
appartenant aux chambres d’en-haut: les yeux ne pouvaient l’apercevoir,
et en quelque endroit qu’elle conduisît, elle le mettrait au moins
à l’abri d’être découvert. Après avoir plus mûrement réfléchi sur
ce point, il se décide à visiter les lieux secrets où conduisait
l’escalier, et s’imagine que toute sa famille pourrait s’y tenir cachée
pendant quelque temps. Il ne mit que peu de momens entre la conception
de son dessein et l’exécution; car l’obscurité s’épaississait, et dans
chaque murmure du vent, il se figurait entendre la voix de ses ennemis.

Il demanda une lumière, et monta dans sa chambre. Arrivé au cabinet,
il fut quelque temps à trouver la porte de la trappe, tant elle était
bien jointe avec les panneaux du parquet. Il la trouve enfin, et la
lève. Les froides vapeurs d’un air long-temps renfermé s’exhalèrent par
l’ouverture: il les laissa passer un moment avant de descendre. Comme
il regardait dans cet abîme, il se rappela l’information que Pierre
avait rapportée concernant l’abbaye; cela lui causa une sensation
pénible; mais elle fit place à des intérêts plus pressans.

L’escalier était roide, et tremblait sous lui en plusieurs endroits.
Après avoir continué de descendre quelque temps, son pied toucha
la terre, et il se trouva dans un étroit passage; mais comme il se
tournait pour le suivre, les humides vapeurs roulèrent autour de lui et
éteignirent sa lumière. Il appela Pierre à haute voix; mais il ne put
se faire entendre de personne; et après quelques minutes, il essaya de
retrouver le chemin de l’escalier. Il y réussit, non sans difficulté;
et, traversant les chambres d’un pas prudent, il descendit de la tour.

La sûreté que l’endroit dont il sortait sembla lui promettre, était
d’une trop grande importance pour être rejetée légèrement: il résolut
donc de faire une nouvelle épreuve avec la lumière. Après l’avoir fixée
dans une lanterne, il descend une seconde fois dans le passage. Le
courant des vapeurs, occasioné par l’ouverture de la trappe, était
apaisé, et l’air nouveau qui y était entré commençait à circuler. La
Motte s’avança sans accident.

Le passage était fort long, et le conduisit à une porte fermée. Il posa
sa lanterne à quelque distance pour éviter le courant d’air, et usa de
toute sa vigueur pour forcer la porte; elle s’ébranlait sous sa main,
mais sans s’ouvrir. En l’examinant de plus près, il s’aperçut que le
bois était endommagé autour de la serrure, probablement par l’humidité,
ce qui l’encouragea à continuer. Après quelques efforts, la porte céda,
et il se trouva dans une chambre carrelée de pierres.

Il resta quelques temps à l’examiner. Les murs, sur lesquels distillait
une humidité malsaine, étaient entièrement nus, et n’offraient pas même
une fenêtre: l’air n’était admis que par un petit grillage de fer. A
l’extrémité, auprès d’un enfoncement, était une autre porte: La Motte
s’en approcha, et en passant, regarda dans l’enfoncement; il aperçut
par terre un grand coffre. Il s’approcha pour l’examiner, et, soulevant
le couvercle, il vit les restes d’un squelette humain. Son cœur fut
glacé d’effroi; et il retourna sur ses pas involontairement. Après
s’être arrêté quelques instans, ses premières émotions s’apaisèrent.
Cette curiosité que les objets de terreur excitent souvent dans le cœur
de l’homme, lui fit jeter encore un regard sur cet horrible spectacle.

La Motte demeurait immobile à cette vue. L’objet qu’il avait sous
les yeux semblait confirmer le bruit répandu que quelqu’un avait été
assassiné dans l’abbaye. Il ferme enfin le coffre, et s’approche d’une
seconde porte pareillement fermée; mais la clé était dans la serrure;
il la tourne avec difficulté, et s’aperçoit alors que la porte était
retenue par deux gros verrous. Il les tire, la porte s’ouvre sur
une rampe d’escalier: il descend les marches, qui aboutissaient à
une enfilade de voûtes basses, ou plutôt de cellules, qui, d’après
la forme de leur construction et de leur état actuel, paraissaient
contemporaines des plus vieilles parties de l’abbaye. Dans l’abattement
d’esprit où se trouvait La Motte, il pensa que c’étaient les sépultures
des religieux qui avaient jadis habité l’édifice au-dessus; mais elles
avaient été plutôt construites pour la pénitence des vivans que pour
le repos des morts.

Arrivé au bout de ces cellules, il trouva encore le passage fermé par
une porte. Il hésite; il ne sait s’il tentera d’aller plus avant.
Le lieu où il était lui parut offrir la sûreté qu’il cherchait: il
pouvait y passer la nuit sans être tourmenté de la crainte de se voir
découvert; et il était probable que, si les archers arrivaient pendant
la nuit, et trouvaient l’abbaye déserte, ils en sortiraient avant le
jour, ou du moins avant que rien ne l’obligeât de quitter son asile.
Ces réflexions redonnèrent à son âme une bien plus grande tranquillité.
Le plus pressant de tous ses soins était seulement d’amener, le plus
tôt possible, sa famille dans ce lieu de sûreté, de peur que les
archers ne fondissent sur eux à l’improviste, et il se reprochait déjà
d’avoir délibéré si long-temps.

Mais un désir invincible de savoir où conduisait cette porte, arrête
ses pas, et il retourne pour l’ouvrir. La porte était bien fermée; et
comme il essayait de la forcer, il entendit soudain du bruit au-dessus
de sa tête: il pensa que les gens de la justice étaient peut-être déjà
venus, et il quitta les cellules avec précipitation, dans le dessein
d’écouter à la porte de la trappe.

«Là, dit-il, je pourrai entendre, sans risque, et recueillir peut-être
quelque chose de ce qui se passe. On ne reconnaîtra pas mes compagnons,
ou du moins on ne leur fera pas de mal; quant à leur inquiétude sur mon
compte, il faut qu’ils apprennent à la supporter.»

Tels étaient les raisonnemens de La Motte. Il faut l’avouer, ils
décelaient plutôt la prudence de l’égoïsme, qu’une tendre sollicitude
pour son épouse. Cependant il était revenu au bas de l’escalier,
lorsqu’en levant les yeux il aperçoit qu’il avait laissé la trappe
ouverte; il montait vite pour la fermer, il entend des pas qui
s’avancent à travers les chambres d’en haut. Avant qu’il pût
redescendre assez pour se cacher entièrement, il regarda encore
au-dessus, et aperçut, par l’ouverture, le visage d’un homme qui avait
les yeux sur lui. «Notre maître! s’écria Pierre.» La Motte fut un peu
rassuré au son de cette voix, mais il ne laissa pas que d’être fâché
de l’épouvante qu’on lui avait causée.

«--Que voulez-vous? qu’avez-vous à faire ici?»

«--Rien, monsieur; je n’ai rien à faire, si ce n’est seulement que ma
maîtresse m’envoie chercher monsieur.»

«--Il n’y a donc personne ici, dit La Motte en posant son pied sur le
degré?»

«--Si fait monsieur, il y a mademoiselle Adeline, et.....»

«--Fort bien.... fort bien, dit La Motte avec joie.... Marchez; je vous
suis.»

Il apprit à madame La Motte où il était allé, lui fit part du dessein
qu’il avait de se cacher, et délibéra sur le moyen de persuader aux
archers, dans le cas où ils viendraient, qu’il avait quitté l’abbaye.
Dans cette vue, il ordonna d’apporter tous les meubles dans les
cellules d’en bas. Il aida lui-même à l’opération, et tout le monde y
mit la main pour accélérer. En très-peu de temps, il laissa la partie
habitable de l’édifice dans un état presque aussi nu qu’il l’avait
trouvé: il dit ensuite à Pierre de conduire les chevaux à quelque
distance de l’abbaye et de les laisser en liberté. Après y avoir
bien réfléchi, il imagina une chose qui devait contribuer à donner le
change aux archers; ce fut de placer dans quelque partie remarquable de
l’édifice une inscription qui exprimerait son infortune, et porterait
la date de son départ de l’abbaye. C’est dans ce dessein qu’au-dessus
de la porte de la tour, qui conduisait à la partie habitable, il grava
les lignes suivantes:

    Vous qui par le malheur, dans ce lieu solitaire,
        Peut-être fûtes amenés,
     Sachez qu’il est des mortels sur la terre
        Autant que vous infortunés.

  P.-L.-M., un malheureux exilé, chercha dans ces murs un refuge
  contre la persécution le 27 avril 1658, et les quitta le 22 juin
  de la même année, pour tâcher de trouver un asyle plus convenable.

Après que ces mots furent gravés avec un couteau, on mit dans un panier
le petit restant des provisions de la semaine; car Pierre, dans sa
frayeur, était revenu de son dernier voyage sans rien rapporter. La
Motte ayant rassemblé ses compagnons, ils montèrent sous l’escalier de
la tour, et traversèrent les chambres jusqu’au cabinet. Pierre passa le
premier avec une lumière, et eut un peu de peine à trouver la porte
de la trappe. Madame La Motte frissonna en voyant la profondeur de ce
gouffre; mais chacun gardait le silence.

La Motte prend alors la lumière, et conduit la marche; il est suivi de
sa femme et puis d’Adeline: «--Ces vieux moines aimaient le bon vin,
tout comme d’autres, dit Pierre qui faisait l’arrière-garde. Je vous
garantis, monsieur, que c’était ici leur cellier; je sens déjà l’odeur
des futailles.»

«--Paix, dit La Motte: réservez vos plaisanteries pour une occasion
plus convenable.»

«--Il n’y a pas de mal d’aimer le bon vin; monsieur sait bien cela.»

«--Finissez cette bouffonnerie, dit La Motte d’un ton plus imposant, et
passez le premier.» Pierre obéit.

Ils arrivent à la chambre voûtée. Le spectacle affreux que La Motte y
avait vu, le détourna de l’idée de passer la nuit dans cette pièce,
et les meubles avaient été portés par son ordre dans les cellules du
fond. Il tremblait que ses compagnons ne vissent le squelette, et que
cette vue n’excitât le degré d’horreur qu’ils ne pourraient surmonter
pendant leur séjour dans ce lieu. La Motte passa vite devant le coffre.
Pour madame La Motte et Adeline, elles étaient trop remplies de leurs
pensées pour donner une attention minutieuse à des circonstances
extérieures.

Arrivés dans les cellules, madame La Motte pleura sur la nécessité
qui la condamnait à une si horrible demeure. «Hélas! dit-elle, en
sommes-nous donc réduits à cette extrémité? Les appartemens d’en haut
m’avaient d’abord semblé une déplorable habitation; mais c’est un
palais en comparaison de ceux-ci.»

«--Cela est vrai, ma chère amie, dit La Motte. Eh bien, que le
souvenir de ce que vous les aviez crus d’abord, adoucisse à présent
votre déplaisir; ces cellules sont un palais, comparées à Bicêtre
ou à la Bastille, et aux terreurs d’un affreux châtiment qui nous
y accompagneraient encore. Que la crainte d’un plus grand mal vous
apprenne à souffrir le moindre: je suis content si je trouve ici le
refuge que je cherche.»

Madame La Motte était muette, et Adeline, oubliant ses derniers torts,
tâchait de la consoler de son mieux. Tandis que son propre cœur
succombait aux infortunes qu’elle ne pouvait s’empêcher d’anticiper,
elle avait l’air tranquille et même enjoué, elle prévenait madame
La Motte avec la plus vigilante sollicitude; elle était si contente
de voir son mari caché dans cet asile, qu’elle perdait presque le
sentiment de ce qu’il avait d’horrible et d’incommode.

C’est ce qu’elle exprima sans détour à La Motte. Il ne pouvait être
insensible à cette marque d’attachement. Madame La Motte y prit garde,
et cela reproduisit en elle un sentiment pénible: elle prit les
épanchemens de la reconnaissance pour ceux de la tendresse.

La Motte retourna plusieurs fois à la trappe, pour écouter s’il n’y
avait personne dans l’abbaye; mais aucun bruit ne troublait le calme de
l’obscurité. Enfin ils se mirent à table. Le souper fut triste.

«--Mon ami, dit madame La Motte en soupirant, si les archers ne
venaient pas cette nuit, et si Pierre retournait demain matin à
Auboine, il pourrait prendre de plus amples éclaircissemens, ou du
moins nous procurer une voiture pour sortir d’ici.»

«--Sans doute, dit La Motte, qu’il pourrait en trouver une, et du monde
aussi pour la suivre. Pierre serait un homme excellent pour montrer
aux archers le chemin de l’abbaye, et pour les informer de ce dont ils
pourraient se douter sans lui, savoir que je suis ici caché.»

«--Quelle cruelle ironie! dit madame La Motte. Ce que je proposais,
c’était seulement pour notre bien commun: j’ai pu me tromper dans
mon idée, mais assurément mon intention était pure.» En prononçant
ces mots, ses yeux se gonflèrent de larmes. Adeline aurait voulu la
consoler; mais elle se taisait par délicatesse. La Motte remarqua
l’effet de son discours, et quelque chose de ressemblant au remords
pénétra dans son cœur. Il s’approche de sa femme, et lui prenant la
main:

«Il faut pardonner au désordre de mon âme, dit-il; je n’avais pas
dessein de vous affliger. L’idée d’envoyer Pierre à Auboine, où il a
déjà tant fait de bévues, je n’ai pu m’empêcher de la relever. Non, ma
chère amie, notre chance seule de salut, c’est de rester où nous sommes
tant que dureront nos provisions. Si les archers ne viennent pas ici
cette nuit, ils y viendront probablement demain matin, ou peut-être
après-demain. Quand ils auront fouillé l’abbaye pour m’y trouver, ils
s’en iront; alors nous pourrons sortir de ce refuge, et prendre des
mesures pour passer dans un pays éloigné.»

Madame La Motte reconnut la vérité de ce discours, et son âme étant
consolée par la petite satisfaction que son mari venait de lui donner,
elle reprit assez de gaîté. Après souper, La Motte posta le fidèle,
mais simple Pierre, au pied de l’escalier qui montait au cabinet, pour
y faire sentinelle pendant la nuit; ensuite il revint dans les cellules
d’en bas, où il avait laissé sa petite famille. Les lits étaient
préparés et tous s’étant souhaité le bonsoir, ils se couchèrent et
implorèrent le sommeil.

Les pensées d’Adeline étaient trop occupées pour lui permettre de
reposer; et, lorsqu’elle crut ses compagnons endormis, elle s’abandonna
à la tristesse de ses réflexions. Elle regardait aussi dans l’avenir
avec les plus affligeantes appréhensions.

«Si La Motte était arrêté, qu’allait-elle devenir? Elle serait alors
une créature errante sur la terre, sans amis pour la protéger, sans
argent pour subsister. La perspective était triste..., était terrible!»
Les chagrins de monsieur et de madame La Motte, qu’elle chérissait avec
la plus vive affection, n’entraient pas dans les siens pour peu de
chose.

Quelquefois elle se rappelait son père; mais elle ne voyait en lui
qu’un ennemi, loin duquel elle devait fuir. Ce souvenir ajoutait à
ses peines; mais l’idée des souffrances qu’il lui avait occasionées,
l’affligeait moins encore que le sentiment de sa dureté. Elle versa
des larmes amères. A la fin, elle s’adressa à l’Être-Suprême, et se
remit à sa providence, avec cette piété simple qui n’appartient qu’à la
vertu. Son âme se calma, se rassura par degrés, et bientôt après elle
s’endormit.



CHAPITRE V.


La nuit se passa sans alarme. Pierre était resté à son poste,
et n’avait rien entendu qui l’eût empêché de s’endormir. La
Motte, long-temps avant de l’apercevoir, l’entendit qui ronflait
très-musicalement. Il fut bientôt réveillé par la voix aigre et
chagrine de La Motte. «Dieu vous bénisse, notre maître, s’écria-t-il en
s’éveillant! seraient-ils venus?»

«--S’ils ne sont pas ici, ce n’est pas votre faute. Vous ai-je placé là
pour dormir, maraud?»

«--Mon Dieu! notre maître, répliqua Pierre, le sommeil est le seul bon
temps qu’on puisse se donner ici; pour moi, je n’aurais pas le cœur de
le refuser à un chien dans un pareil endroit.»

La Motte le questionna sérieusement sur certain bruit qu’il
croyait avoir entendu pendant la nuit, et Pierre lui protesta
très-solennellement qu’il n’avait rien entendu: l’assertion était
vraie à la rigueur, car il s’était donné le bon temps de dormir sans
interruption.

La Motte monte à la porte de la trappe, et écoute avec attention. Il
n’entend aucun bruit, et se hasarde à la soulever. La vive lumière
du soleil frappa ses yeux; la matinée était déjà bien avancée. Il
marcha doucement le long des chambres, et regarda par une fenêtre:
il ne vit personne. Encouragé par cette apparente sécurité, il osa
descendre l’escalier de la tour, et entra dans le premier appartement.
Il s’avançait vers le second; mais s’arrêtant soudain par réflexion,
il approcha son œil d’une fente de la porte. Il regarde, et voit
distinctement une personne assise et le bras appuyé sur une fenêtre.

Cette découverte le consterna si fort, que, pour l’instant, il perdit
toute sa présence d’esprit, et qu’il lui fut absolument impossible
de faire un pas. La personne, qui avait le dos de son côté, se leva,
et tourna la tête. La Motte reprit alors ses sens, et sortant de
l’appartement aussi vite et aussi doucement qu’il lui fut possible,
il monta dans le cabinet. Il leva la trappe; mais avant de l’avoir
fermée, il entendit les pas de quelqu’un qui entrait dans la chambre
précédente. Il n’y avait à la trappe ni verrous ni autre fermeture, et
sa sûreté dépendait uniquement de l’exacte correspondance des panneaux.
La première porte de la chambre en pierres n’avait aucuns moyens de
défense; et les fermetures de la porte intérieure étant placées pour
lui du mauvais côté, elles ne pouvaient le garantir d’être découvert,
ni lui donner le temps de se sauver.

Parvenu dans cette chambre, il s’arrête, et entend distinctement des
personnes marcher dans le cabinet au-dessus. En prêtant l’oreille, il
entend aussi une voix qui l’appelle par son nom. Soudain il s’enfuit
aux cellules d’en bas, croyant à chaque moment qu’on allait ouvrir
la porte, et qu’il entendait les pas de ceux qui le poursuivaient.
S’étant jeté sur la terre, à l’extrémité des voûtes, il resta quelque
temps sans haleine, tant il était ému. Madame La Motte et Adeline,
glacées d’effroi, lui demandèrent ce qui lui était arrivé. Il lui fut
impossible de parler sur-le-champ: dès qu’il en eut le pouvoir, cela
fut presque inutile, car le bruit éloigné qui partait d’en haut, apprit
à la famille une partie de la vérité.

Ce bruit ne paraissait pas approcher; mais, incapable de maîtriser son
épouvante, madame La Motte jeta un cri: cela redoubla les angoisses de
La Motte. Il s’écria: «Vous me perdez! ce cri vient de les avertir de
l’endroit où je suis.» Il traversa les cellules les mains jointes et
à grands pas. Pâle et muette comme la mort, Adeline soutenait madame
La Motte, et eut beaucoup de peine à l’empêcher de se trouver mal.
«O Dupras! Dupras! vous voilà vengé!» dit La Motte avec une voix qui
semblait s’échapper au fond de son cœur; et après un moment de silence,
il reprit: «Mais pourquoi cherché-je à me tromper par l’espérance de
m’évader? pourquoi attendre ici leur arrivée? terminons plutôt ces
angoisses déchirantes, en me jetant moi-même dans leurs mains.»

En parlant ainsi, il marchait vers la porte; mais la vue de madame La
Motte retint ses pas. «Arrêtez, dit-elle, pour l’amour de moi, arrêtez,
ne me quittez pas ainsi, et ne vous précipitez pas volontairement dans
l’abîme!»

«--Assurément, monsieur, dit Adeline, vous êtes trop prompt; ce
désespoir est aussi inutile qu’il est mal fondé. Nous n’entendons venir
personne; si les archers avaient découvert la trappe, ils seraient
certainement ici depuis long-temps.» Ce discours d’Adeline calma le
désordre de La Motte: l’agitation de la terreur s’apaisa, et la raison
fit luire à ses yeux un faible jour d’espérance. Il prêta une oreille
attentive; et, s’apercevant que tout était tranquille, il s’avance
prudemment à la chambre en pierres, et de là au pied de l’escalier
qui conduisait à la trappe: elle était fermée; on n’entendait pas le
moindre bruit au-dessus.

Il fit long-temps sentinelle; et le silence continuant, son espoir
se renforça. Enfin il commença à croire que les archers avaient
quitté l’abbaye. Il n’en passa pas moins la journée dans une inquiète
vigilance. Il n’osait pas ouvrir la trappe, et souvent il croyait
entendre des bruits lointains. Cependant il était clair que le secret
du cabinet avait échappé aux recherches; et il fondait avec raison sa
sécurité sur cette circonstance. La nuit suivante se passa comme la
journée, dans une craintive espérance, et dans une veille assidue.

Mais ils furent alors menacés de manquer de vivres. Les provisions,
qu’on avait distribuées avec la plus scrupuleuse économie, étaient
presque épuisées; et un plus long séjour dans ce refuge pouvait avoir
des suites déplorables. Dans cette position, La Motte délibéra sur la
conduite la plus prudente qu’il avait à tenir. Il ne voyait point de
meilleur parti que d’envoyer Pierre à Auboine, la seule ville d’où
il pût revenir dans l’espace de temps limité par leurs besoins. Il y
avait bien du gibier dans la forêt, et du poisson dans la rivière; mais
Pierre n’était pas en état de manier utilement un fusil ou une ligne.

Il fut donc convenu qu’il irait à Auboine chercher de nouvelles
provisions, et en même temps ce qu’il fallait pour raccommoder la roue
du carrosse, afin d’avoir un moyen tout prêt de se transporter hors de
la forêt. La Motte défendit à Pierre de faire aucunes questions sur
les gens qui s’étaient informés de lui, ni de prendre aucune mesure
pour découvrir s’ils étaient sortis du canton, de crainte qu’il ne se
trahît encore par ses bévues. Il lui recommanda de garder le plus grand
silence sur ces objets, de finir son affaire, et de sortir de la ville
le plus promptement possible.

Il y avait encore une difficulté à vaincre.--Qui oserait sortir le
premier, et visiter l’abbaye, pour savoir si les archers en étaient
partis? La Motte réfléchit que, s’il se remontrait, il serait
infailliblement perdu; ce qui ne serait pas aussi certain, si l’on
apercevait quelqu’un de ses compagnons, parce qu’ils étaient tous
inconnus aux suppôts de la justice. Il était nécessaire, au surplus,
que la personne qu’il enverrait, eût assez de courage pour poursuivre
la recherche, et assez d’esprit pour la conduire avec prudence. Pierre
avait peut-être la première qualité, mais il était certainement
dépourvu de la seconde. La Motte regarda sa femme, et lui demanda si,
pour l’amour de lui, elle oserait se risquer. A cette proposition, son
cœur frissonna: elle ne voulait cependant pas refuser, ni paraître
indifférente sur un point aussi essentiel au salut de son mari.
Adeline remarqua, dans sa contenance, l’agitation de son âme; et
surmontant les craintes qui jusqu’alors lui avaient ôté l’usage de la
parole, elle s’offrit à marcher elle-même.

«Il est vraisemblable, dit-elle, qu’ils auront plus d’égards pour moi
que pour un homme.» La honte ne permettait pas à La Motte d’accepter
son offre; et sa femme, touchée de la magnanimité d’une pareille
conduite, sentit revivre momentanément sa première affection pour
Adeline. Celle-ci insista si vivement sur sa proposition, et cela
d’un air si sérieux, que La Motte commençait à balancer. «Monsieur,
dit-elle, vous m’avez une fois sauvée du plus pressant danger, et
depuis vos bontés n’ont cessé de me protéger; ne me refusez pas le
plaisir de les mériter par un acte de reconnaissance. Laissez-moi aller
dans l’abbaye; et si, par cette démarche, je parviens à vous garantir
d’un malheur, je serai suffisamment récompensée du léger péril que je
puis courir; car ma satisfaction sera au moins égale à la vôtre.»

A ce discours, madame La Motte pouvait à peine retenir ses larmes,
et La Motte dit avec un profond soupir: «Eh bien! j’y consens; allez,
Adeline; et à partir de ce moment, regardez-moi comme votre débiteur.»
Adeline ne s’arrêta pas à répondre; mais, prenant une lumière, elle
sortit des cellules. La Motte la suivit pour lever la trappe, et
lui recommanda de bien regarder, s’il était possible, dans tous les
appartemens, avant d’y entrer. «Si vous étiez aperçue, dit-il, il faut
répondre de manière à ne pas me compromettre. Votre présence d’esprit
vous conseillera mieux que moi... Dieu vous conduise!»

Dès qu’elle fut partie, l’admiration de madame La Motte ne tarda pas
à céder à d’autres mouvemens. La méfiance mina par degrés les bonnes
dispositions, et la jalousie éveilla les soupçons. Elle se dit tout
bas: «Ce n’est que d’un sentiment plus fort que la reconnaissance,
qu’Adeline peut apprendre à surmonter ses craintes. L’amour seul
lui inspire une conduite aussi généreuse!» Rien de plus conforme à
la pratique des gens du monde que ces soupçons. Mais en croyant ne
pouvoir expliquer la conduite d’Adeline, sans lui supposer des motifs
personnels, madame La Motte oubliait, à coup sûr, combien elle avait
précédemment admiré le désintéressement de sa jeune amie.

Cependant Adeline monte dans les chambres: les joyeux rayons du soleil
venaient donc encore frapper ses regards et ranimer ses esprits?
Elle traversa vite les appartemens, et ne s’arrêta qu’en arrivant à
l’escalier de la tour. Elle y demeura quelque temps; mais aucun bruit
ne parvint à son oreille, si ce n’est la plainte du vent à travers les
arbres; enfin elle descendit. Elle franchit les appartemens d’en bas
sans voir personne; et le peu de meubles qui restaient, paraissaient
exactement dans le même état où elle les avait laissés. Alors elle
hasarda de regarder hors de la tour: elle n’aperçut d’autres objets
animés que les bêtes fauves qui paissaient tranquillement sous
l’ombrage de la forêt. Un jeune faon qu’Adeline avait apprivoisé, la
reconnut, et vint à elle en bondissant et en exprimant une vive joie.
Un peu alarmée, elle trembla que l’animal ne fût remarqué, et ne la
découvrît; et elle s’enfuit rapidement à travers les cloîtres.

Elle ouvrit la porte qui menait à la grande salle de l’abbaye; mais le
passage était si ténébreux, qu’elle recula d’effroi. Il était pourtant
nécessaire qu’elle continuât sa visite, surtout de l’autre côté de
la ruine, qu’elle n’avait pas encore examinée; mais ses terreurs la
reprirent quand elle songea combien elle allait s’éloigner de son
unique refuge, et combien il lui serait difficile de s’y retirer. Elle
hésita; mais en se rappelant ses obligations envers La Motte, et en
considérant qu’elle n’aurait peut-être jamais d’autre occasion de lui
rendre service, elle se résolut d’avancer.

Pendant que ces idées passaient rapidement dans son âme, elle leva vers
le ciel ses innocentes mains, et soupira une silencieuse prière. Elle
s’avança d’un pas tremblant sur les fragmens de la ruine, jetant à
l’entour des regards inquiets, et tressaillant fréquemment au bruit du
vent qui murmurait parmi les arbres, et qu’elle prenait pour des voix
qui se répondaient tout bas. Elle venait à l’esplanade qui faisait
face au bâtiment; mais, ne voyant personne, elle se sentit revivre.
Alors elle s’efforça d’ouvrir la grande porte de la salle; mais se
rappelant aussitôt qu’elle avait été condamnée par ordre de La Motte,
elle s’avança vers l’extrémité septentrionale de l’abbaye; et après
avoir jeté les yeux sur la perspective d’alentour, aussi loin que
l’épaisseur du feuillage le lui permettait, elle reprit le chemin de la
tour par ou elle était sortie.

Le cœur d’Adeline respirait enfin: elle revint avec impatience
apprendre à La Motte qu’il n’avait rien à craindre. Elle rencontra
encore dans le cloître son faon chéri, et s’arrêta un moment pour le
caresser. Il parut sensible au son de sa voix et redoubla de joie; mais
comme elle lui parlait, il s’échappa tout-à-coup de sa main. Elle lève
les yeux: la porte du passage qui conduisait à la grande salle était
ouverte, et elle en voit sortir un homme en habit de militaire.

Elle s’enfuit le long des cloîtres avec la rapidité de la flèche,
sans oser jeter un coup d’œil en arrière; mais une voix lui crie de
s’arrêter, et elle entend les pas qui s’avancent à sa poursuite. Avant
de pouvoir arriver à la tour, la respiration lui manque, et pâle,
inanimée, elle s’appuie contre un des piliers de la ruine. L’homme
approche, et la regardant avec une vive expression de surprise et de
curiosité, il prend un air engageant, l’assure qu’elle ne court aucun
danger, et lui demande si elle appartenait à La Motte. A ce nom, elle
témoigna encore plus d’épouvante; mais il réitéra ses assurances et sa
question.

«Je sais qu’il est caché dans cette ruine, dit l’étranger; je sais
aussi pourquoi il se cache, mais il est de la dernière importance
que je le voie, et il sera convaincu qu’il n’a rien à redouter de ma
part. Adeline était si tremblante, qu’elle avait bien de la peine à
se soutenir. Elle hésitait, et ne savait que répondre. Sa contenance
semblait confirmer les soupçons de l’étranger: elle le sentait, et
son embarras s’en augmentait encore. Il s’en prévalut pour la presser
davantage. Adeline lui répondit enfin que La Motte avait habité
quelque temps à l’abbaye. «Il y habite encore, madame, dit l’étranger;
conduisez-moi où je pourrai le trouver... Il faut que je le voie,
et....»

«--Jamais, monsieur, réplique Adeline; et je vous proteste que vous le
cherchez vainement.»

«--J’y ferai du moins mes efforts, madame, puisque vous ne voulez pas
m’y aider. Je l’ai déjà suivi jusque dans les chambres d’en haut, où
je l’ai soudain perdu de vue: il doit être caché près de là, et il est
clair qu’elles ont une issue secrète.»

Sans attendre la réponse d’Adeline, il s’élance à la porte de la tour.
Elle pense que ce serait confirmer la vérité de sa conjecture, si elle
le suivait, et se décide à rester en bas. Mais après y avoir réfléchi,
il lui vint dans l’idée qu’il pouvait se glisser sans bruit dans le
cabinet, et peut-être surprendre La Motte à la porte de la trappe. Elle
courut donc sur ses pas, afin de faire entendre sa voix, et de prévenir
ainsi le danger qu’elle redoutait. Il était déjà dans la seconde
chambre lorsqu’elle l’atteignit; elle se mit aussitôt à parler bien
haut.

Il visita cette chambre avec la plus scrupuleuse attention; mais ne
trouvant ni fausse porte, ni autre sortie, il marcha au cabinet.
C’est alors qu’Adeline eut besoin de tout son courage pour cacher son
agitation. Il continua sa recherche. «Je sais, dit-il, qu’il est caché
dans ces chambres, quoique je n’aie pas encore réussi à le découvrir.
J’ai suivi un homme que je crois être lui-même, et il n’a pu s’échapper
sans qu’il y ait une issue; je ne sors pas d’ici que je ne le trouve.»

Il examina les murs et les boiseries, mais sans découvrir la division
du parquet, laquelle effectivement correspondait au reste avec tant
d’exactitude, que La Motte lui-même ne s’en était pas aperçu à la
vue, mais au tremblement du panneau sous ses pieds. «Il y a ici, dit
l’étranger, quelque mystère que je ne comprends pas, que peut-être je
ne pénétrerai jamais.» Il se tourna pour sortir du cabinet; aussitôt,
qui pourrait peindre la consternation d’Adeline en voyant la trappe
se soulever doucement, et La Motte se montrer lui-même? «Ah!» s’écria
l’étranger en s’avançant à lui avec vivacité. La Motte s’élança en
avant, et ils furent enchaînés dans les bras l’un de l’autre.

La surprise d’Adeline, durant un instant, surpassa même ses premières
transes; mais un souvenir frappa soudain sa pensée, et lui expliqua
cette scène. Avant que La Motte se fût écrié: «Mon fils!» elle avait
reconnu qui était l’étranger. Pierre, qui du pied de l’escalier
avait entendu ce qui se passait en haut, courut avertir sa maîtresse
de cette heureuse reconnaissance, et bientôt elle fut enlacée dans
les embrassemens de son fils. Ce lieu, tout à l’heure le séjour du
désespoir, semblait métamorphosé en palais du plaisir, et ses murs ne
répétaient que les accens de la félicité.

La joie de Pierre était au-dessus de toute expression: il exécutait
une véritable pantomime...... Il faisait des cabrioles, frappait ses
mains...., courait à son jeune maître...., lui secouait la main, malgré
les coups d’œil sévères de La Motte, allait de côté et d’autre sans
savoir pourquoi, et ne faisait aucune réponse raisonnable à tout ce
qu’on lui disait.

Après que leurs premières émotions furent apaisées, La Motte, comme par
un prompt retour sur lui-même, reprit sa tristesse ordinaire. «J’ai
tort, dit-il, de me livrer à la joie, quand peut-être je suis toujours
environné de périls. Assurons-nous une retraite lorsqu’il en est temps
encore, continua-t-il; dans quelques jours les gens de la justice
viendront peut-être me chercher de nouveau.»

Louis comprit le discours de son père, et dissipa ses craintes par le
discours suivant:

«Une lettre de M. Nemours, contenant la nouvelle de votre évasion de
Paris, m’est parvenue à Péronne, où j’étais alors en garnison avec mon
régiment. Il m’informait que vous aviez gagné le midi de la France,
mais que depuis, n’ayant plus entendu parler de vous, il ignorait le
lieu de votre retraite. C’est environ à cette époque que je fus envoyé
en Flandre; et ne pouvant me procurer d’autre information sur votre
sort, je passai plusieurs semaines dans une très-pénible inquiétude.
A la fin de la campagne, j’ai obtenu un congé, et suis aussitôt parti
pour Paris dans l’espoir que Nemours m’apprendrait où vous aviez trouvé
un asile.

»Il n’en savait pas plus que moi sur ce point. Il me dit que, deux
jours après votre départ, vous lui aviez écrit de D. sous un nom
supposé, comme vous en étiez convenu; qu’alors vous lui aviez marqué
que la crainte d’être découvert vous empêcherait de risquer une
seconde lettre: il ignorait donc toujours votre demeure; mais il me
dit qu’il ne doutait point que vous n’eussiez continué votre route du
côté du midi. Sur cette légère information, j’ai quitté Paris pour
vous chercher, et me suis rendu sur-le-champ à V. J’appris que vous y
aviez séjourné quelque temps à cause de la maladie d’une jeune dame,
particularité qui m’a fort intrigué, attendu que je n’imaginais pas
quelle jeune dame pouvait être avec vous. Je marchai cependant jusqu’à
L.; mais là je crus avoir totalement perdu vos traces. Comme j’étais
assis en rêvant auprès de la fenêtre de l’auberge, j’aperçois quelque
écriture sur la vitre, et la curiosité du désœuvrement m’engage à la
lire: je crois reconnaître les caractères; et les mots que je lis
confirment ma conjecture: je me souvenais de vous les avoir entendu
souvent répéter.

»Je renouvelai mes recherches sur la route que vous aviez tenue: je
parvins à vous rappeler à la mémoire des gens de l’auberge, et je vous
poursuivis jusqu’à Auboine. Là, je vous ai perdu de nouveau; mais en
revenant d’une infructueuse perquisition dans le voisinage, l’hôte de
la petite auberge où j’étais logé me dit qu’il croyait avoir entendu
parler de vous, et me raconta sur-le-champ ce qui venait de se passer
quelques heures auparavant à la boutique d’un maréchal.

»Le portrait qu’il me fit de Pierre était si ressemblant, que je ne
doutai nullement que vous ne fissiez votre séjour dans l’abbaye;
et comme je savais l’obligation où vous étiez de vous cacher, la
dénégation de Pierre n’ébranlait pas ma confiance. Le lendemain matin,
avec le secours de mon hôte, j’ai dirigé mes pas ici, et après avoir
examiné toutes les parties visibles du bâtiment, je commençais à en
croire l’assertion de Pierre. Votre première apparition m’a prouvé
que l’endroit était encore habité; mais vous vous êtes éclipsé si
subitement, que je n’étais pas certain si c’était vous que je venais de
voir. J’ai continué de vous chercher presque jusqu’à la fin du jour,
et dans l’intervalle, je n’ai guère quitté les chambres d’où vous aviez
disparu à mes regards. Je vous ai appelé à plusieurs reprises, croyant
que ma voix pourrait vous convaincre de votre erreur. A la fin, je me
suis retiré pour passer la nuit dans une cabane proche la lisière de la
forêt.

»Le matin, je suis venu de bonne heure pour recommencer mes
perquisitions, et j’espérais que vous croyant en sûreté, vous sortiriez
de votre retraite. Mais combien je fus trompé en trouvant l’abbaye
aussi solitaire, aussi muette que je l’avais laissée le soir précédent!
Je revenais une seconde fois de la grande salle, lorsque la voix de
cette jeune dame a frappé mon oreille et effectué la découverte que je
poursuivais avec tant de sollicitude.»

Ce court exposé dissipa tout-à-fait les dernières appréhensions de La
Motte; mais il craignit alors que les recherches de son fils et le
désir qu’il avait manifesté lui-même de se cacher, n’excitassent la
curiosité des gens d’Auboine, et ne conduisissent à la découverte de
sa véritable situation. Toutefois il résolut de bannir pour le moment
toute pensée affligeante, et de tâcher de jouir de la satisfaction que
lui apportait la présence de son fils. On transporta les meubles dans
un endroit de l’abbaye plus habitable, et l’on abandonna les cellules à
leurs ténèbres.

Madame La Motte semblait avoir repris une nouvelle vie à l’arrivée de
son fils, et pour l’instant, toutes ses affections étaient absorbées
dans la joie. Souvent elle le regardait en silence avec la tendresse
d’une mère, et sa partialité relevait encore à ses yeux les grâces que
le temps et l’expérience avaient ajoutées à ses qualités naturelles.
Il était alors dans sa vingt-troisième année; sa personne était
mâle, son air guerrier, ses manières franches et gracieuses plutôt
que distinguées; et, quoique irréguliers, ses traits présentaient un
ensemble qu’on ne pouvait voir une fois sans désirer de le revoir
encore.

Elle s’informa avec empressement des amis qu’elle avait laissés dans
la capitale, et apprit que, dans l’espace de quelques mois après
son départ, plusieurs étaient morts, et que d’autres en avaient
quitté le séjour. La Motte apprit aussi qu’on avait fait à Paris
des recherches très-actives sur son compte; et, quoiqu’il s’attendît
depuis long-temps à cette nouvelle, il en fut tellement frappé, qu’il
déclara sur-le-champ qu’il était à propos de se retirer dans un pays
plus éloigné. Louis n’hésita point à dire qu’il le trouvait plus en
sûreté dans l’abbaye que partout ailleurs, et répéta ce qu’il tenait
de Nemours, que les archers n’avaient pu découvrir aucun vestige de
sa route. «D’ailleurs, continua Louis, cette abbaye est protégée par
une puissance surnaturelle; aucun des gens de la campagne n’ose en
approcher.»

«--Avec votre permission, notre jeune maître, dit Pierre, qui attendait
dans la chambre, nous eûmes une belle peur le premier soir que nous
arrivâmes ici; et moi-même, Dieu me pardonne! je crus la maison habitée
par des diables; mais au bout du compte, ce n’étaient que des hiboux et
des corneilles.»

«--On ne vous demande pas votre avis, dit La Motte; apprenez à vous
taire.»

Pierre demeura tout honteux. Quand il fut sorti de la chambre, La Motte
demanda à son fils avec un air d’indifférence quels étaient les bruits
répandus parmi les gens du canton. «Oh! répondit Louis, je n’en ai
pas retenu la moitié. Voici cependant ce qui m’a frappé. Ils racontent
qu’il y a bien des années, quelqu’un (mais personne ne l’a vu, ainsi
jugez quelle foi on peut ajouter à ce récit!) quelqu’un, dis-je, fut
conduit secrètement dans cette abbaye; qu’il y fut enfermé quelque
part, et qu’on avait de fortes raisons de croire qu’il y avait fini ses
jours malheureusement.

La Motte soupira. «Ils disent de plus, continua Louis, que toutes les
nuits le spectre du défunt rôde dans les décombres; et pour rendre la
chose plus étonnante, car le merveilleux fait les délices du peuple,
ils ajoutent qu’il y a une certaine partie de la ruine, d’où ne sont
jamais revenus aucuns de ceux qui ont osé la visiter. Ainsi les gens
qui n’ont pas assez d’objets intéressans pour occuper leurs idées, se
plaisent à s’en forger d’imaginaires.»

La Motte demeura tout pensif. A la fin, sortant de sa rêverie: «--Et
quelles sont les raisons, dit-il, sur lesquelles ils se fondent pour
croire que ce prisonnier a été assassiné?»

«--Ils ne se sont pas servis d’une expression aussi positive,» répliqua
Louis.

«--Il est vrai, dit La Motte en se reprenant; ils ont seulement dit
qu’il avait eu une fin malheureuse.»

«--Voilà une distinction bien subtile,» dit Adeline.

«--Mais je ne saurais trop comprendre leurs motifs, reprit Louis: ils
disent, à la vérité, qu’on n’a point su que la personne conduite dans
ce lieu en fût jamais sortie; mais rien ne prouve non plus qu’elle y
soit jamais entrée. Ils ajoutent qu’on observait ici un secret et un
mystère singuliers depuis qu’elle y était, et que de ce moment, le
propriétaire de l’abbaye ne revint plus l’habiter.»

La Motte relevait sa tête comme pour répondre, lorsque l’arrivée de son
épouse détourna la conversation de cet objet. Il n’en fut plus reparlé
de la journée.

On envoya Pierre à la provision. La Motte et Louis se retirèrent pour
examiner jusqu’à quel point ils seraient en sûreté, s’ils continuaient
leur séjour dans l’abbaye. Malgré tous les motifs de sûreté donnés à
La Motte en dernier lieu, il ne pouvait s’empêcher de craindre que
les étourderies de Pierre et les recherches de son fils, ne servissent
à découvrir sa demeure. Il y rêva quelque temps; mais à la fin il
fut frappé d’une idée, c’est que la dernière de ces circonstances
pouvait singulièrement contribuer à sa sûreté. «Si vous retourniez,
dit-il à Louis, à l’auberge d’Auboine, où l’on vous a indiqué le
chemin de l’abbaye, et si, sans aucune affectation, vous rapportiez
à l’aubergiste que vous avez trouvé l’abbaye déserte, en ajoutant
que vous avez découvert, dans quelque ville éloignée, la résidence
de la personne que vous cherchiez, cela pourrait faire tomber tous
les rapports qui circulent à présent, et empêcher qu’on ne croie à
ceux qu’on ferait par la suite. Si, après cela, vous pouviez assez
compter sur votre présence d’esprit, et vous rendre assez maître de
votre extérieur pour décrire quelque terrible apparition, je crois,
d’après ces circonstances, jointes à l’éloignement de l’abbaye et à
la difficulté de se reconnaître dans la forêt, pouvoir regarder cet
endroit comme ma citadelle.»

Louis consentit à tout ce que son père lui proposait, et le lendemain
il exécuta sa mission avec tant de succès, qu’on put dire dès-lors que
l’abbaye allait de nouveau jouir de la plus parfaite tranquillité.

Ainsi se termina cette aventure, la seule qui eût troublé la famille
durant son séjour dans la forêt. Adeline, délivrée de la crainte des
dangers dont la dernière situation de La Motte l’avait menacée, et
de l’abattement occasioné par l’intérêt qu’elle y avait pris, sentit
au fond de l’âme une satisfaction plus qu’ordinaire: elle crut aussi
remarquer de madame La Motte un regard de son affection première.
Cette circonstance éveillait toute sa gratitude, et lui donnait un
plaisir aussi vif qu’il était innocent. Adeline prit pour elle la même
tendresse que la présence de Louis inspirait à madame La Motte, et elle
mit toute son application à tâcher de s’en rendre digne.

Mais la joie que cette arrivée inattendue avait procurée à La Motte, ne
tarda pas à s’évanouir, et l’air sombre du découragement se répandit de
nouveau sur son visage. Il retourna fréquemment au lieu de ses visites
dans la forêt... La même tristesse mystérieuse dans ses manières et
dans sa conduite, ressuscita les inquiétudes de madame La Motte. Elle
résolut d’en faire part à son fils, pour qu’il l’aidât à pénétrer la
cause de ce changement.

Elle n’osa cependant pas déclarer sa jalousie envers Adeline, quoique
ce tourment eût repris sur elle tout son empire, et lui fît interpréter
avec un art merveilleux tous les regards et toutes les paroles de
La Motte, et prendre fort souvent les expressions ingénues de la
reconnaissance d’Adeline, pour celles d’un sentiment plus passionné.
Adeline avait pris depuis long-temps l’habitude des longues promenades
dans la forêt; le dessein formé par madame La Motte de veiller sur ses
pas, avait été déjoué par ce qui venait d’arriver, et lui paraissait
alors absolument impraticable, à raison de sa difficulté et de ses
dangers. Employer Pierre en cette occasion, c’était le mettre dans
la confidence de ses craintes; et suivre elle-même Adeline, c’était,
suivant toute apparence, trahir son projet en lui faisant apercevoir
sa jalousie. Ainsi, retenue par l’orgueil et par la honte, elle fut
condamnée aux tortures de la plus cruelle incertitude.

Elle parla cependant à Louis du changement mystérieux survenu dans
le caractère de son mari. Il écouta son discours avec la plus
sérieuse attention. L’intérêt et la surprise imprimés sur sa figure,
témoignèrent toute la part que son cœur y prenait: il tomba dans une
égale perplexité, et entreprit aussitôt d’observer les démarches de La
Motte, croyant son intervention très-propre à servir à la fois et son
père et sa mère. Il s’aperçut, jusqu’à certain point, des soupçons de
celle-ci; mais comme il crut qu’elle désirait dissimuler ses sentimens,
il lui donna à penser qu’elle y avait réussi.

Alors il fit des questions sur Adeline, et en écouta l’histoire de
la bouche de sa mère, avec de grandes démonstrations d’intérêt. Il
exprima tant de pitié sur son infortune, et tant d’indignation contre
la conduite dénaturée de son père, que les craintes que madame La Motte
avait d’abord conçues, de lui avoir découvert sa jalousie, firent place
à des craintes d’un autre genre. Elle reconnut que la beauté d’Adeline
avait déjà séduit l’imagination de son fils, et elle tremblait que son
amabilité ne fît bientôt sur lui la plus profonde impression. Quand
même elle eût conservé pour Adeline sa première amitié, elle aurait
toujours vu leur inclination de mauvais œil, et comme un obstacle
à l’avancement et à la fortune où elle se flattait que son fils
parviendrait un jour. Elle fondait là-dessus toutes ses espérances
d’une prospérité future, et regardait le mariage qu’il pourrait faire
comme le seul moyen de tirer sa famille de ses embarras actuels. C’est
pour cela qu’elle passa légèrement sur le mérite d’Adeline, partagea
froidement la compassion de Louis pour ses malheurs; et en blâmant la
conduite du père, elle mêla à cette censure des soupçons sur celle de
la fille. Le moyen qu’elle employa pour réprimer la passion de son fils
produisit un effet tout contraire. L’indifférence qu’elle témoignait
sur le compte d’Adeline, augmenta sa pitié pour cette infortunée,
et l’indulgence qu’elle affectait en jugeant son père, enflamma son
indignation contre sa barbarie.

En quittant madame La Motte, il vit son père traverser l’esplanade,
et entrer sur la gauche dans le plus touffu de la forêt. Il crut avoir
trouvé une bonne occasion d’exécuter son plan. Il sort de l’abbaye,
et se met à suivre de loin. La Motte continua de marcher fort vite
devant lui. Il avait l’air tellement enfoncé dans sa rêverie, qu’il
ne regardait ni à droite ni à gauche, et levait rarement les yeux de
dessus la terre. Louis l’avait suivi environ l’espace d’un mille,
lorsqu’il le vit entrer tout-à-coup dans une allée du bois qui avait
une direction différente du chemin qu’il avait suivi jusque là. Il
précipita ses pas de crainte de le perdre de vue; mais parvenu dans
l’allée, il trouva des arbres si épais et si entrelacés, que La Motte
était déjà caché à ses regards.

Il poursuivit toutefois la route qu’il avait devant lui: elle le
conduisit à la partie de la forêt la plus obscure qu’il eût encore
rencontrée, et aboutit enfin à un sombre réduit, cintré par une haute
futaie, dont les rameaux entremêlés offraient une barrière impénétrable
aux rayons du soleil, et n’admettaient qu’une espèce de crépuscule
mystérieux. Louis regarde autour de soi en cherchant La Motte, mais
il ne l’aperçoit nulle part. Tandis qu’il examinait ce lieu, et
réfléchissait à ce qu’il avait à faire, il aperçut, dans l’obscurité,
un objet à quelque distance; mais l’ombre épaisse dont il était
environné l’empêcha de distinguer ce que c’était.

En avançant il voit les ruines d’un petit bâtiment, qui, d’après ce qui
en restait, paraissait avoir été un tombeau. Il dit, en le regardant:

«Ici sont probablement déposées les cendres de quelques religieux, de
quelque ancien hôte de l’abbaye, peut-être de son fondateur, qui, après
avoir mené une vie d’abstinence et de prière, a trouvé dans le ciel le
prix de ses mortifications sur la terre. Paix à son âme! mais a-t-il
pensé qu’une vie de vertus purement négatives méritât une récompense
éternelle? Homme aveugle, si vous eussiez écouté la voix de la raison,
elle vous aurait appris que les vertus actives, que l’observation de ce
principe sacré (faites pour autrui comme vous voudriez qu’on fît pour
vous), peuvent seules mériter la faveur d’un Dieu dont la gloire est
dans la bienveillance.»

Il restait les yeux fixés sur ces débris, lorsqu’il vit une figure
sortir de dessous la voûte du sépulcre. Elle s’élança comme venant de
l’apercevoir, et disparut sur-le-champ. Quoique étranger à la crainte,
Louis éprouva dans ce moment une sensation pénible, et presque en
même temps il se frappa de l’idée que c’était La Motte lui-même. Il
s’approcha de la ruine; il appela encore; tout demeura muet comme le
tombeau. Alors il prit le chemin de la voûte, et tâcha d’examiner
l’endroit par où l’autre s’était enfui; mais l’épaisseur de l’obscurité
rendit ses tentatives infructueuses. Il remarqua pourtant, un peu sur
la droite, une entrée dans la ruine, et descendit quelques pas en
s’avançant dans une espèce de passage; mais, en se rappelant que ce
lieu pouvait être un repaire de brigands, il fut effrayé du danger, et
se retira avec précipitation.

Il marcha vers l’abbaye par la même route qu’il avait prise, et ne
se voyant suivi de personne, se croyant hors de péril, ses premiers
soupçons lui revinrent, et il se persuada que c’était La Motte qu’il
avait vu. Il rêva long-temps à cette étrange possibilité, et s’efforça
de trouver un motif à une conduite aussi mystérieuse, mais ce fut en
vain. Néanmoins sa présomption se fortifia, et il regagna l’abbaye,
convaincu, autant que le permettaient les circonstances, que c’était
son père qu’il avait aperçu au tombeau. En entrant dans ce qui servait
alors de salon, il fut très-surpris de l’y trouver assis tranquillement
avec Adeline et madame La Motte, et s’entretenant comme s’il était
revenu depuis un certain temps.

Il saisit la première occasion d’informer sa mère de cette dernière
aventure, et de lui demander de combien le retour de La Motte avait
précédé le sien. En apprenant qu’il était rentré depuis une demi-heure,
son étonnement fut au comble, et il ne savait quelle conséquence en
tirer.

Cependant la passion de Louis, toujours croissante, se joignit au ver
rongeur du soupçon, pour détruire dans le cœur de madame La Motte
l’amitié qu’Adeline avait d’abord inspirée par ses vertus et par ses
malheurs: sa dureté se manifestait trop pour n’être pas remarquée de
celle qui en était l’objet, et Adeline en conçut un chagrin qu’il
lui fut bien difficile d’endurer. Avec l’empressement et la candeur
de la jeunesse, elle sollicita une explication sur ce changement de
conduite, et chercha l’occasion de prouver qu’elle n’avait rien fait
avec intention pour le mériter. Madame La Motte éluda en femme adroite,
et en même temps elle mit en avant quelques propos qui jetèrent Adeline
dans une plus grande perplexité, et servirent à rendre son affliction
présente encore plus insupportable.

Elle se disait: «J’ai perdu cette amitié qui était tout pour moi.
C’était mon unique consolation... Je l’ai perdue...; et cela, sans
connaître mon crime. Mais, grâce au ciel, je n’ai pas mérité cette
rigueur. Elle a beau m’abandonner, je l’aimerai toujours.»

Dans sa douleur, elle quittait souvent le salon, et, retirée dans
sa chambre, elle tombait dans un abattement qu’elle avait ignoré
jusqu’alors.

Un matin, qu’il lui était impossible de dormir, elle se leva de
très-bonne heure. Le faible point du jour perçait alors les nuages
d’une lueur tremblante, et se déployant par degrés sur l’horizon,
annonçait le lever du soleil. Chaque trait du paysage se dévoilait
lentement, humide de la rosée de la nuit, et brillant de la clarté
naissante. Enfin le soleil parut et répandit ses torrens de lumière.
La beauté de cet instant l’invite à se promener, et elle va dans la
forêt pour y goûter les délices du matin. Le chœur des oiseaux qui
s’éveillent la salue en passant, le frais zéphyr la caresse, parfumé
de l’émanation des fleurs dont les teintes éclataient plus vivement à
travers les gouttes de rosée suspendues à leurs feuilles. Elle marcha
au hasard sans songer à l’éloignement; et suivant les détours du
ruisseau, elle vint à une clairière humectée de rosée, où les branches,
s’abaissant jusqu’au bord de l’eau, formaient une scène si romantique,
si délicieuse, qu’elle s’assit au pied d’un arbre pour en contempler
les charmes. Ces images adoucirent insensiblement sa tristesse, et lui
communiquèrent cette douce et voluptueuse mélancolie, si chère aux
âmes sensibles. Elle resta quelque temps plongée dans la rêverie; les
fleurs qui tapissaient la verdure autour d’elle semblaient sourire
en reprenant une nouvelle vie, et fournir un sujet de comparaison
entre elles et sa situation. Elle rêva, soupira, et d’une voix dont la
mélodie charmante était accentuée par la sensibilité de son âme, elle
chanta les vers suivans:


    AU NARCISSE.

    Douce et brillante fleur, qui, sur les gazons frais,
    Embellis le matin de tes humbles attraits,
    Sur les ailes des vents ton odeur exhalée,
    Parfume la colline et l’humide vallée.
    Quand le jour qui finit ferme son œil mourant,
    Quand le zéphyr plaintif s’éteint en soupirant,
    Quand les ombres du soir au couchant s’épaississent,
    Que les vallons, les bois, les coteaux s’obscurcissent,
    Sous la froide rosée inclinée tristement,
    Tu courbes de langueur ton calice charmant;
    Dans leurs réduits secrets tes parfums se retirent,
    Et sous l’obscurité tes nuances expirent.
    Mais bientôt de retour, l’aurore, aimable fleur,
    Va relever ton front défaillant et rêveur,
    Va dévoiler encor ta blancheur éclatante,
    Et le satin moëlleux de ta feuille opulente.
    Tendre fils du printemps, comme toi dans les pleurs
    Sous la nuit du chagrin, je languis, je me meurs.
    Ah! que puisse l’aurore en dissipant tes ombres,
    De mes soucis affreux chasser les voiles sombres!

Un écho lointain prolongea ses accens; elle prêta l’oreille à sa douce
réplique. Mais après avoir répété les derniers vers, elle s’entendit
répondre par une voix presque aussi tendre et moins éloignée.
Très-surprise, elle regarde autour d’elle, et voit un jeune homme en
habit de chasseur, appuyé contre un arbre, et la considérant avec cette
profonde attention qui annonce une âme en extase.

Mille craintes se croisèrent dans ses confuses pensées: alors seulement
elle se rappela combien elle était éloignée de l’abbaye; elle se levait
pour fuir, lorsque l’étranger s’approcha respectueusement; mais,
voyant qu’elle s’écartait en baissant de timides regards, il s’arrêta.
Elle continua son chemin vers l’abbaye; et, malgré toutes les raisons
qui la faisaient trembler d’être poursuivie, sa retenue l’empêcha de
regarder en arrière. Rentrée dans l’abbaye, et voyant que la famille
n’était pas assemblée pour déjeuner, elle se retira dans sa chambre;
et là, toutes ses pensées s’employèrent en conjectures sur l’étranger.
Ne se croyant intéressée dans cette rencontre que sous le rapport de
la sûreté de La Motte, elle se livra sans scrupule au souvenir de
l’air et des manières nobles qui distinguaient si particulièrement le
jeune homme qu’elle avait vu. Après avoir mieux approfondi toutes les
circonstances, elle regarda comme impossible qu’une personne d’un
pareil extérieur pût former le projet de tendre quelque piége à un être
son semblable; et, quoiqu’elle n’eût recueilli aucune circonstance qui
pût seconder ses conjectures sur ce qu’il venait faire dans une forêt
déserte, elle repoussa sans y songer, tous les soupçons injurieux à
son honnêteté. Après y avoir mûrement réfléchi, elle résolut de ne
point parler à La Motte de cette petite aventure, sachant très-bien
qu’un danger imaginaire lui causerait des appréhensions réelles, et
produirait toutes les perplexités, tous les tourmens dont il venait
d’être délivré. Elle se promit, au surplus, de suspendre pour quelque
temps ses promenades dans la forêt.

Lorsqu’elle descendit pour déjeuner, elle s’aperçut que madame La
Motte était plus réservée qu’à l’ordinaire. La Motte entra un moment
après elle, fit sur le temps quelques observations frivoles; et, après
s’être efforcé de prendre un air de gaîté, retomba dans sa tristesse
accoutumée. Adeline examinait avec inquiétude le visage de madame La
Motte, et quand elle y découvrait une lueur de bonté, c’était un
rayon de soleil pour son âme; mais elle permit bien rarement à Adeline
de se flatter ainsi. Sa conversation était contrainte, et souvent
elle se livrait à des allusions qu’on ne pouvait comprendre. Adeline
tremblait de hasarder une phrase, de peur que ses accens mal assurés
ne trahissent sa peine; et Louis arriva fort à propos pour la tirer
d’embarras.

«Cette charmante matinée vous a fait sortir de bonne heure de votre
chambre, dit Louis en s’adressant à Adeline?--Vous aviez sans doute un
aimable compagnon, dit madame La Motte? une promenade solitaire n’est
pas ordinairement fort agréable.

«--J’étais seule, madame, reprit Adeline.»

«--Vraiment! vos pensées doivent donc avoir pour vous un charme bien
puissant?»

«--Hélas! répliqua Adeline, en laissant échapper une larme, il leur
reste bien peu de sujets de contentement.»

«--Cela est très-surprenant, poursuivit madame La Motte.»

«--Est-il donc surprenant, madame, qu’on soit malheureuse lorsqu’on
n’a plus d’amis?»

Madame La Motte sentit le reproche au fond de sa conscience, et rougit.

«--Mais, reprit-elle après un court silence, et en fixant La Motte,
vous n’êtes pas dans ce cas, Adeline.»

L’innocence d’Adeline était bien loin de rien soupçonner. Elle ne
fit aucune attention à cette circonstance; mais souvent à travers
ses larmes, elle dit qu’elle se réjouissait de l’entendre parler
ainsi. Pendant cette conversation, La Motte était resté absorbé dans
ses réflexions; et Louis, ne pouvant se douter quel en était le but,
regardait attentivement sa mère et Adeline pour s’en éclaircir; mais
il regardait cette dernière avec une expression si remplie de tendre
pitié, qu’il découvrit en même temps à madame La Motte les sentimens de
son cœur. Elle répliqua sur-le-champ aux dernières paroles d’Adeline,
de l’air le plus sérieux: «L’amitié n’a de prix qu’autant que notre
conduite s’en rend digne; l’amitié qui survit au mérite de la personne
aimée, est une disgrâce pour les deux parties.»

Le ton et la manière dont elle proféra ces mots, chagrinèrent encore
Adeline, qui lui dit doucement qu’elle se flattait de ne jamais mériter
un pareil reproche. Madame La Motte se tut; mais Adeline fut si
pénétrée de ce qui s’était passé, que les pleurs coulèrent de ses yeux,
et qu’elle se cacha le visage avec son mouchoir.

Louis se leva, non sans être ému; et La Motte, sortant de sa rêverie,
demanda ce dont il s’agissait; mais, avant de recevoir une réponse, il
parut avoir oublié qu’il avait fait la question. «Adeline peut vous
en rendre compte, dit madame La Motte.--Je n’ai pas mérité cela, dit
Adeline en se levant; mais puisque ma présence déplaît, je me retire.»

Elle faisait un mouvement pour sortir, lorsque Louis, qui marchait dans
la chambre avec l’air de l’agitation, lui prit doucement la main, en
disant: «Il y a là-dessous quelque malheureuse méprise.» Il voulait la
reconduire à son siége; mais son âme était trop abattue pour soutenir
une plus longue contrainte, et retirant sa main: «Laissez-moi m’en
aller, dit-elle; s’il y a quelque méprise, il m’est impossible de
l’expliquer.» A ces mots, elle quitta la chambre. Louis la suivit de
l’œil jusqu’à la porte, et se tournant ensuite vers sa mère: «A coup
sûr, madame, lui dit-il, vous avez tort; je gage ma tête, qu’elle
mérite votre plus tendre affection.»

«--Vous plaidez sa cause avec éloquence, monsieur: peut-on vous
demander ce qui vous intéresse si fort en sa faveur?»

«--Ses manières aimables, qu’on ne peut observer sans concevoir de
l’estime pour elle.»

«--Mais vous vous fiez trop peut-être à vos observations: il est
possible que ses manières aimables vous trompent.»

«--Pardonnez-moi, madame, je puis affirmer hardiment qu’elles ne me
trompent point.»

«--Vous avez, sans doute de bonnes raisons de parler ainsi, et je
m’aperçois, à votre admiration pour cette jeune _innocente_, qu’elle a
réussi dans le projet de séduire votre cœur.»

«--C’est sans dessein qu’elle s’est attiré mon admiration; elle n’y
serait jamais parvenue, si elle eût été capable de la conduite que
vous lui supposez.»

Madame La Motte allait répliquer, mais elle en fut empêchée par
son mari, qui, sortant de sa rêverie, s’informa du sujet de la
contestation. «Trêve à ces propos ridicules, dit-il d’un ton fâché.
Adeline aura, je suppose, oublié quelque article du ménage: une offense
aussi grave mérite sans doute punition; mais ne me rompez plus la tête
de vos misérables querelles: si vous voulez régenter, madame, que ce ne
soit pas en ma présence.»

A ces mots, il quitte brusquement la chambre, son fils le suit, et
madame La Motte reste livrée à ses réflexions chagrines. Sa mauvaise
humeur provenait toujours de la même cause. Elle avait su la promenade
d’Adeline; et La Motte étant allé de bonne heure dans la forêt, son
imagination, échauffée par la jalousie qui couvait dans son sein, la
persuada qu’ils s’étaient donné un rendez-vous.

Elle n’en douta plus au retour d’Adeline, suivie de près par La Motte.
Sa passion lui peignant ainsi les apparences sous les plus noires
couleurs, ni sa longue habitude des bons procédés, ni la présence de
son fils, n’avaient été capables de contraindre ses émotions. Elle
regardait la conduite d’Adeline, dans leur dernière scène, comme un
chef-d’œuvre d’hypocrisie, et l’indifférence de La Motte comme un jeu;
tant elle était ingénieuse à se créer des fantômes!

Adeline s’était retirée dans sa chambre. Quand sa première agitation
se fut apaisée, elle fit l’examen général de sa conduite, et n’y
trouvant rien dont elle pût s’accuser, elle n’en fut que plus contente
d’elle-même. Sa satisfaction la plus grande, elle la tirait de la
pureté de ses intentions. Au moment qu’on l’accuse, l’innocence peut
être quelquefois accablée par l’effroi du châtiment qui n’est dû qu’au
crime; mais la réflexion dissipe les prestiges de la terreur, et porte
au fond d’une âme déchirée les consolations de la vertu.

En sortant, La Motte était allé dans la forêt. Louis s’en était
aperçu, et l’avait rejoint avec le dessein de pénétrer la cause de
sa mélancolie. «Voilà une belle matinée, dit Louis; si vous me le
permettez, je vous accompagnerai à la promenade.» La Motte, quoique
mécontent, ne s’y opposa point; et, après qu’ils eurent marché
quelques minutes, il changea de direction, et prit un sentier opposé à
celui que son fils lui avait vu suivre le jour précédent.

Louis observa: «que l’allée qu’ils venaient de quitter était plus
ombragée, et par conséquent plus agréable.» La Motte ne paraissait
faire aucune attention à cette remarque. «Elle mène, poursuivit-il, à
un singulier endroit que je découvris hier.» La Motte leva la tête.
Louis continua de décrire le tombeau, et la rencontre qu’il y avait
faite. Pendant ce récit, La Motte le regardait avec la plus grande
attention, et changeait souvent de visage. Quand il eut fini: «Vous
avez eu bien de la témérité, dit-il, d’examiner ce lieu, surtout
lorsque vous vous êtes hasardé dans le passage. Je vous conseille de
ne plus vous aventurer aussi légèrement dans les profondeurs de cette
forêt. Moi-même, je n’ai pas osé dépasser certaines limites; et, par
cette raison, j’ignore quels habitans elle peut renfermer. Votre récit
m’effraie; car, s’il y a des brigands dans le voisinage, je ne suis
pas à l’abri de leurs rapines. Il est vrai que je n’ai plus guère autre
chose à perdre que ma vie.»

«--Et la vie de vos compagnons, reprit Louis.--Sans doute, dit La
Motte.»

«--Il serait à propos d’avoir plus de certitude sur ce point. Je songe
aux moyens d’y parvenir.»

«--Il est inutile de s’en occuper. Cette recherche aurait elle-même
son danger. La mort serait peut-être le prix de votre curiosité; notre
seule chance de salut, c’est de rester cachés. Retournons à l’abbaye.»

Louis ne savait que penser; mais il n’en dit pas davantage. La Motte
retomba bientôt dans un accès de rêverie, et son fils en prit occasion
de déplorer l’état d’abattement où il venait de le voir plongé.
«Déplorez-en plutôt la cause, dit La Motte avec un soupir.»

«--Quelle qu’elle soit, j’en gémis bien sincèrement. Oserai-je vous
prier de me la dire?»

«--Mes malheurs vous sont-ils donc assez peu connus, reprit La Motte,
pour que vous me fassiez pareille question? Ne suis-je pas arraché à ma
maison, à mes amis, et presqu’à ma patrie? et peut-on demander ce qui
m’afflige?»

Louis sentit la justice de ce reproche, et garda un moment de silence.
«Que vous soyez affligé, reprit-il, ce n’est pas ce qui me surprend: il
serait en effet bien étonnant que vous ne le fussiez pas.»

«--Qu’est-ce donc qui cause votre surprise?»

«--L’air de gaîté que vous aviez à mon arrivée ici.»

«--Vous gémissiez tout à l’heure de me voir affligé, et maintenant vous
ne paraissez pas trop satisfait de m’avoir vu précédemment de bonne
humeur. Qu’est-ce que cela veut dire?»

«--Vous ne m’entendez point du tout. Rien ne pourrait me causer une
plus grande satisfaction que le retour de cette gaîté. Vous aviez dans
ce temps-là les mêmes sujets de chagrin, et pourtant vous étiez de
bonne humeur.»

«--Vous auriez pu sans vanité vous en attribuer la gloire: votre
présence me ranima, et je me sentis en même temps soulagé du fardeau de
mille appréhensions.»

«--Puisque la même cause existe, pourquoi n’êtes-vous pas toujours
aussi gai?»

«--Et pourquoi oubliez-vous que c’est à votre père que vous parlez
ainsi?»

«--Je ne l’oublie point, monsieur, et rien au monde, que mes
sollicitudes pour un père, ne pouvait m’enhardir à ce point. C’est avec
la plus vive douleur que je m’aperçois que vous avez quelque sujet
caché de peines: faites-en l’aveu, monsieur, à ceux qui ont droit
d’entrer dans vos afflictions, et souffrez qu’en les partageant, ils en
adoucissent la rigueur.»

Louis leva les yeux, et vit son père pâle comme la mort; ses lèvres
tremblaient en parlant: «--Quelque confiance que vous ayez en votre
pénétration, elle vous a pourtant trompé dans cette conjoncture. Je
n’ai d’autres sujets de chagrin que ceux que vous connaissez déjà, et
je désire que vous ne rameniez jamais la conversation là-dessus.»

«--Puisque telle est votre volonté, je dois vous obéir; mais
pardonnez-moi, monsieur, si....»

«--Je ne vous pardonne point, monsieur, interrompit La Motte: cessons
ces discours.» En disant ces mots, il précipita ses pas; et Louis,
n’osant continuer, revint en silence à l’abbaye.

Adeline passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre.
Après y avoir examiné sa conduite, elle essaya de fortifier son âme
contre les injustes désagrémens que lui donnait madame La Motte.
La tâche était plus difficile que de s’absoudre elle-même. Elle
l’aimait; elle avait compté sur une amitié qui lui semblait encore
précieuse malgré d’injustes procédés. Assurément elle n’avait pas
mérité de la perdre; mais madame La Motte était si peu disposée à un
éclaircissement, qu’elle n’avait guère de probabilité de regagner son
affection. Enfin elle se résigna, au point d’être passablement calmée;
car renoncer sans regrets à un bien réel, c’est moins un effort de la
raison que du caractère.

Elle s’occupa quelques heures d’un ouvrage qu’elle avait entrepris pour
madame La Motte; et cela, sans la moindre intention de se concilier
ses bonnes grâces, mais parce qu’elle éprouvait que cette manière de
répondre à de mauvais procédés avait quelque chose d’assorti à son
caractère, à ses sentimens et à sa fierté. L’amour-propre est peut-être
le seul pivot autour duquel se meuvent les affections humaines, car
tout motif qui a pour but notre satisfaction personnelle peut se
rapporter à ce sentiment. Il est pourtant des affections d’une nature
si épurée, qu’elles nous paraissent mériter le nom de vertus, bien que
nous puissions démentir leur origine. Celle d’Adeline était de ce genre.

Elle mit à ce travail et à la lecture le plus de temps de la journée
qu’il lui fut possible. Les livres avaient été constamment la source de
son instruction et de son amusement. Ceux de La Motte étaient en petit
nombre, mais bien choisis; et Adeline devait trouver à les lire plus de
charmes que jamais. Lorsque son âme était affectée par la conduite de
madame La Motte, ou par quelque souvenir de ses premières infortunes,
un livre était le calmant qui lui rendait la tranquillité. La Motte
avait plusieurs des meilleurs poètes anglais. Adeline avait appris
cette langue au couvent: elle était par conséquent en état de sentir
leurs beautés; et le plaisir qu’elle y prenait, se changeait souvent en
inspiration.

Au déclin du jour, elle quitta sa chambre pour jouir des beaux instans
de la soirée, mais elle ne s’éloigna pas de l’abbaye au-delà d’une
avenue qui regardait le couchant. Elle lut un peu; mais, ne pouvant
distraire plus long-temps son attention de la scène qui l’environnait,
elle ferma son livre, et s’abandonna aux charmes de la douce mélancolie
que le moment lui inspirait. L’air était calme; le soleil, en
s’abaissant sous les coteaux lointains, jetait une lueur pourprée sur
le paysage, et un jour plus doux dans les clairières de la forêt. La
rosée avait répandu sa fraîcheur dans les airs. A mesure que le soleil
déclinait, l’obscurité s’avançait en silence, et la scène prenait un
aspect de grandeur solennelle. Dans sa rêverie, elle se rappela et
répéta le morceau suivant:


    NIGHT.

    Now Ev’ning fades! her pensive step retires,
    And Night leads on the dews, and shadowy hours;
    Her awful pomp of planetary fires,
    And all her train of visionary powers.

    These paint with fleeting shapes the dream of sleep
    These swell the waking soul with pleasing dread,
    These through the glooms in forms terrific sweep,
    And rouse the thrilling horrors of the dead!

    Queen of the solemn thought mysterious Night!
    Whose step is darkness, and whose voice is fear!
    Thy shades I welcome with severe delight
    And hail thy hollow gales that sigh so drear!

    When, wrapt in clouds, and riding in the blast,
    Thou roll’st the storm along the sounding shore,
    I love to watch the whelming billows cast
    On rocks below, and listen to the roar.

    Thy milder terrors, Night, I frequent woo,
    Thy silent lightnings, and thy meteor’s glare,
    Thy northern fires, bright with ensanguine hue,
    That light in heaven’s high vault the fervid air.

    But chief I love thee, when thy lucid car
    Sheds through the fleecy clouds a trembling gleam,
    And shews the misty mountain from afar,
    The nearer forest, and the valley’s stream.

    And nameless objects in the vale below,
    That floating dimly to the musing eye,
    Assume, at Fancy’s touch, fantastic shew,
    And raise her sweet romantic visions high.

    Then let me stand amidst thy glooms profound
    On some wild woody steep, and hear the breeze
    That swells in mournful melody around,
    And faintly dies upon the distant trees.

    What melancholy charm steals o’er the mind!
    What hallow’d tears the rising rapture greet!
    While many a viewless Spirit in the wind
    Sighs to the lonely hour in accents sweet!

    Ah! who the dear illusions pleas’d would yield,
    Which Fancy wakes from silence and from shades,
    For all the sober forms of Truth reveal’d,
    For all the scenes that Day’s bright eye pervades!


IMITATION.

    NUIT.

    Le crépuscule meurt, la Nuit penche son urne,
    Et versant la rosée et l’ombre taciturne,
    Conduit, à la lueur des astres incertains,
    Le cortége nombreux de ses fantômes vains.

    Plusieurs d’un songe heureux m’apportent la merveille;
    Plusieurs, sans m’effrayer, m’étonnent quand je veille;
    Mais d’autres, habillés de funèbres lambeaux,
    Font frissonner mes sens de l’horreur des tombeaux.

    Des pensers solennels souveraine puissante,
    Sombre divinité, mère de l’épouvante,
    Nuit!.... j’aime ta noirceur; j’écoute avec plaisir
    De tes vents affaiblis le langoureux soupir.

    Lorsqu’entourant ton char du plus épais nuage,
    Tu roules l’ouragan sur les rocs du rivage,
    J’attends que, sous mes pieds, la vague en écumant
    Se brise..., et je jouis de son rugissement.

    O Nuit! que j’aime encor tes scènes moins terribles,
    Tes phosphores légers, tes éclairs si paisibles,
    Tes aurores du Nord, dont les jeux radieux
    De la plus vive pourpre enluminent les cieux.

    Que je t’aime surtout quand le feu des étoiles
    Joue à travers la nue, et que tu me dévoiles
    Ce ruisseau dans les prés, ce bois sur la hauteur,
    Ou les monts plus lointains perdus dans la vapeur;

    Quand mille objets sans nom, voltigeant dans la plaine,
    Fixent mon œil pensif sur leur forme incertaine,
    Et que, les achevant au gré de son pinceau,
    Ma fantaisie en trace un magique tableau!

    Au milieu de son ombre égaré dans ma route,
    Sur un rocher désert je m’assieds.... et j’écoute.
    C’est le vent qui me pousse un sanglot pénétrant,
    Et dans le fond du bois va se perdre en mourant.

    Que pour mon cœur alors la tristesse a de charmes!
    Quelle extase céleste, et quelles douces larmes!
    Oui, j’entends les esprits portés sur les zéphyrs,
    Par des soupirs touchans répondre à mes soupirs.

    Ah! qui voudrait céder ces prestiges sans nombre,
    Enfans capricieux du silence et de l’ombre,
    Pour ces tableaux du jour, froides réalités,
    Que le soleil étale aux yeux désenchantés.

Comme elle retournait à l’abbaye, Louis l’aborda, et, après quelque
conversation, lui dit: «La scène dont j’ai été témoin ce matin m’a fort
affecté, et j’attendais impatiemment l’occasion de vous le dire. La
conduite de ma mère est pour moi un mystère inexplicable; mais il n’est
pas difficile de s’apercevoir qu’elle est agitée par quelque méprise.
Je n’ai qu’une chose à vous demander: toutes les fois que je pourrai
vous être utile, disposez de moi.»

Adeline le remercia de son offre amicale, et y fut plus sensible
qu’elle ne put l’exprimer. «Je n’ai, dit-elle, à me reprocher aucun
tort qui puisse m’avoir attiré l’animadversion de madame La Motte,
et je suis par cette raison absolument hors d’état d’en dire le
motif. J’ai cherché, à diverses reprises, une explication qu’elle
a éludée avec le même soin. Il vaut donc mieux se taire. En même
temps, monsieur, permettez-moi de vous assurer que je suis infiniment
sensible à vos bontés.» Louis soupira sans rien dire. Il reprit enfin:
«J’espère que vous souffrirez que je parle à ma mère. Je suis sûr de la
convaincre de son erreur.»

«--Gardez-vous-en bien! répondit Adeline; le mécontentement de madame
La Motte m’a causé une peine inexprimable; mais la forcer à une
explication, ce serait aigrir ses ressentimens au lieu de les détruire.
Je vous prie en grâce de ne pas le tenter.»

«--Je me soumets à votre décision, répliqua Louis; mais pour cette
fois, c’est avec répugnance. Je me croirais le plus heureux des hommes
si je pouvais vous servir.»

Il prononça ces mots d’un ton si tendre, qu’Adeline entrevit, pour la
première fois, les sentimens de son cœur. Une âme plus remplie de
vanité que la sienne lui eût appris depuis long-temps à regarder les
attentions de Louis comme le résultat de quelque chose de plus que la
galanterie d’un homme bien élevé. Elle ne fit pas semblant de remarquer
ses dernières paroles; elle garda le silence, et précipita ses pas
machinalement. Louis n’en dit pas davantage, mais il parut tomber dans
la rêverie, et ce silence ne fut pas interrompu jusqu’à leur rentrée
dans l’abbaye.



CHAPITRE VI.


Il se passa près d’un mois sans aucun incident remarquable. La Motte
perdit bien peu de sa mélancolie; et la conduite de sa femme envers
Adeline, quoique un peu tempérée, était encore loin de la douceur.
Louis, par mille petits égards, témoignait sa croissante affection pour
Adeline, qui continuait de n’y voir qu’un excès de politesse.

Pendant une nuit orageuse, il arriva qu’au moment où ils se préparaient
à se reposer, ils furent effrayés par un bruit de chevaux qui
s’approchaient de l’abbaye. Il fut suivi de différentes voix; et un
rude coup de marteau, à la grande porte de l’abbaye, confirma leur
première alarme. La Motte se croyait certain que les officiers de
justice avaient enfin découvert sa retraite; et le trouble de la
terreur avait presque bouleversé tous ses esprits. Il ordonna cependant
d’éteindre les lumières et d’observer un profond silence, ne voulant
pas négliger la plus légère précaution. Il croyait possible que les
archers supposassent l’édifice inhabité, et crussent avoir manqué
l’objet de leur recherche. Ses ordres étaient à peine exécutés, qu’on
heurta de nouveau, et avec plus de violence. Alors La Motte s’approcha
d’une petite fenêtre grillée, pratiquée dans le tambour de la porte,
afin de pouvoir observer le nombre et l’apparence des étrangers.

L’obscurité de la nuit contraria son dessein: il aperçut un groupe
d’hommes à cheval; mais en prêtant une oreille attentive, il distingua
une partie de leurs discours. Plusieurs soutenaient qu’on s’était
trompé de chemin; mais une personne qui, d’après son ton de voix
imposant, paraissait être leur chef, affirma que la lumière qu’ils
avaient vue venait de cet endroit, et il garantissait qu’il y avait du
monde dans l’intérieur. Après avoir parlé, il frappe encore très-fort,
et n’eut de réponse que le bruit sourd des échos. La Motte tremblait,
et ne pouvait faire un pas.

Après avoir attendu quelque temps, les étrangers eurent l’air de
délibérer; mais ils parlaient d’une voix si basse, que La Motte ne
pouvait comprendre le sens de leurs discours. Ils s’éloignèrent de la
porte comme pour s’en aller; mais il les entendit sur-le-champ parmi
les arbres, de l’autre côté du bâtiment, et fut bientôt convaincu
qu’ils n’avaient pas quitté l’abbaye. La Motte resta quelques minutes
dans la plus cruelle incertitude; il laissa Louis à la grille, pour
passer dans la partie de l’édifice où il les supposait rassemblés.

L’orage était bruyant, et les gémissantes bouffées, qui grondaient
à travers les arbres, l’empêchèrent de distinguer aucun autre son.
Une seule fois, pendant le silence des vents, il crut entendre
distinctement des voix: mais on ne le laissa pas long-temps à ses
conjectures, car de nouveaux coups à la porte l’épouvantèrent encore;
et, sans songer aux frayeurs de madame La Motte et d’Adeline, il
s’enfuit pour tenter, au moyen de la trappe, la dernière ressource
qu’il avait pour se cacher.

Bientôt après, les efforts des assiégeans parurent redoubler comme
les secousses de la tempête. La porte, qui était vieille et dégradée,
sortit de ses gonds, et leur livra passage dans la salle. Au moment
qu’ils entraient, un cri de madame La Motte, qui se tenait à la porte
d’une chambre adjacente, confirma le soupçon du principal étranger, et
il continua de s’avancer aussi vite que l’obscurité le lui permettait.

Adeline s’était évanouie, et madame La Motte criait au secours, quand
Pierre, entrant avec des lumières, vit la salle remplie d’hommes,
et sa jeune maîtresse étendue, sans mouvement, sur le plancher.
Alors un des cavaliers s’approcha, et demanda pardon à madame La
Motte de l’impolitesse de son procédé. Il allait entamer une excuse,
lorsqu’apercevant Adeline il s’empressa de la relever; mais Louis, qui
revenait en ce moment, la prit dans ses bras et pria l’étranger de
s’épargner cette peine.

La personne à laquelle il s’adressa portait la décoration de l’un des
premiers ordres de France, et avait un air de dignité qui annonçait un
homme d’un rang supérieur. Il semblait avoir une quarantaine d’années;
mais peut-être la vivacité et le feu de ses traits rendaient-ils
sur sa figure l’ouvrage des années moins sensible. Sans s’occuper de
lui-même, il paraissait concentrer toute son attention sur les dangers
d’Adeline. Son air doux et ses manières séduisantes dissipèrent par
degrés les craintes de madame La Motte, et triomphèrent du premier
mouvement de Louis. Il regardait Adeline, encore insensible, avec une
admiration si vive, qu’elle semblait absorber toutes les facultés de
son âme. C’était vraiment un objet qu’on ne pouvait contempler avec
indifférence.

Sa beauté, sous l’empreinte touchante de la défaillance, regagnait en
intérêt ce qu’elle perdait en fraîcheur. La négligence de son vêtement
délacé, pour lui procurer une libre respiration, découvrait les appas
éblouissans que ses tresses d’ébène, tombées avec profusion sur son
sein, ombrageaient sans les cacher.

Alors arrive un second étranger, un jeune chevalier, qui, après avoir
parlé rapidement au plus âgé, se joignit au groupe général dont Adeline
était environnée. Sa personne offrait un heureux mélange d’élégance et
de force; son port était noble, sans être fier, et la douceur la plus
séduisante tempérait la vivacité de ses manières. Ce qui le rendait
alors plus intéressant, c’est la compassion qu’il semblait ressentir
pour Adeline. Elle ouvrit les yeux en ce moment; il fut le premier
objet qui frappa ses regards; elle le vit s’inclinant sur elle dans une
sollicitude muette.

A son aspect, la rougeur d’une vive surprise éclata sur ses joues; car
elle le reconnut pour l’étranger qu’elle avait rencontré dans la forêt.
En voyant la chambre remplie de monde, son visage passa subitement à
la pâleur de l’effroi. Louis l’aida à se transporter dans un autre
appartement, où les deux chevaliers qui la suivaient renouvelèrent
leurs excuses pour l’alarme qu’ils avaient occasionnée. Le plus âgé,
se tournant vers madame La Motte, lui dit: «Vous ignorez sans doute,
madame, que je suis le propriétaire de l’abbaye.»

Elle tressaillit: «Ne vous épouvantez pas, madame; vous êtes ici en
sûreté et comme chez vous. J’ai depuis long-temps abandonné cet édifice
en ruines, et je suis fort heureux s’il a pu vous offrir un asile.»
Madame La Motte le remercia de son obligeance, et Louis exprima combien
il était sensible à la politesse du marquis de Montalte. C’était le nom
de ce noble étranger.

«Ma principale résidence, dit le marquis, est dans une province
éloignée; mais j’ai un château sur la lisière de la forêt. En revenant
d’une promenade, la nuit m’a surpris et j’ai perdu mon chemin. Une
lumière qui brillait à travers les arbres m’a attiré jusqu’ici; et
l’obscurité est si forte, que je ne me suis pas aperçu que cette clarté
venait de l’abbaye, avant d’être arrivé à la porte.»

Les nobles procédés des étrangers, leurs riches vêtemens, et surtout
ce discours, achevèrent de dissiper les doutes de madame La Motte.
Elle allait ordonner des rafraîchissemens, lorsque La Motte, qui avait
écouté, s’étant convaincu qu’il n’avait rien à craindre, entra dans
l’appartement.

Il s’approcha du marquis, d’un air obligeant: mais, dès qu’il essaya
de parler, ses lèvres balbutièrent un compliment, tout son corps
trembla, et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle. Le marquis
n’était guère moins ému, et dans le premier moment de sa surprise il
porta la main sur son épée; mais, revenant sur lui-même, il la retira,
et tâcha de maîtriser l’expression de son visage. Il y eut un moment
de silence terrible. La Motte fit quelques pas du côté de la porte,
mais ses genoux tremblans refusèrent de le soutenir, et il tomba dans
un fauteuil, sans voix et sans haleine. Ses regards effarés, et toute
sa conduite, causèrent à madame La Motte la plus grande surprise. Ses
yeux cherchaient à démêler dans ceux du marquis plus que celui-ci
n’en voulait laisser apercevoir. Les regards du marquis ajoutaient au
mystère au lieu de l’expliquer, et exprimaient un mélange d’émotions
qu’elle ne pouvait définir. Elle tâcha cependant de tranquilliser et
de ranimer son mari; mais il rebuta ses efforts, et, détournant son
visage, il le couvrit de ses deux mains.

Le marquis, paraissant recouvrer sa présence d’esprit, marcha vers
la porte de la salle où ses gens étaient rassemblés: alors La Motte,
s’élançant de son siége avec un air égare, lui cria de revenir. Le
marquis tourna la tête, et s’arrêta, mais toujours incertain s’il
avancerait. Les prières d’Adeline, qui venait de rentrer, jointes à
celles de La Motte, le déterminèrent, et il s’assit. «Je vous prie,
monseigneur, dit La Motte, de m’accorder quelques momens d’audience
particulière.»

«--La demande est bien hardie, et peut-être y a-t-il du danger à
vous l’accorder, dit le marquis: c’est trop exiger de moi. Vous ne
pouvez rien avoir à me dire dont votre famille ne soit pas informée...
expliquez-vous en peu de mots...» La Motte changea de couleur à chaque
phrase de ce discours. «Impossible, monseigneur, s’écria-t-il; mes
lèvres se fermeront pour toujours, plutôt que de prononcer devant une
autre créature humaine des paroles réservées pour vous seul. Je vous
conjure... je vous supplie de me donner quelques momens d’audience
particulière.» En prononçant ces mots, ses yeux se gonflaient
de larmes; et le marquis, touché de sa détresse, consentit à ce
qu’il demandait, mais cependant avec une émotion et une répugnance
manifestes.

La Motte prit une lumière, et conduisit le marquis à une petite chambre
dans une partie reculée du bâtiment. Ils y restèrent près d’une heure.
Madame La Motte, effrayée de la longueur de leur absence, va les
chercher: en approchant d’eux, une curiosité, peut-être excusable en
de pareilles circonstances, l’engage à prêter l’oreille. Justement La
Motte s’écriait: «L’égarement du désespoir!...» Suivirent quelques mots
prononcés à voix basse, qu’elle ne put entendre. «J’ai plus souffert
que je ne pourrais dire, continua-t-il; cette image me poursuit sans
cesse, la nuit dans mes songes, le jour dans mes courses. Il n’est
point de tortures, point de morts que je ne voulusse avoir endurées
pour retrouver la situation d’âme où j’étais en arrivant dans cette
forêt. Je conjure de nouveau votre pitié.»

Un coup de vent très-fort, en soufflant dans le passage où était madame
La Motte, couvrit la voix de son époux et la réponse que lui faisait
le marquis; mais bientôt après, elle distingua ces mots: «Demain,
monseigneur, si vous revenez dans ces ruines, je vous conduirai à
l’endroit.»

«--Cela n’est pas trop nécessaire, et pourrait être dangereux, dit
le marquis.--Je dois, monseigneur, excuser ces craintes venant de
votre part; mais je m’engage à tout ce que vous proposerez: oui,
quelles qu’en soient les conséquences, je me soumets à tout ce que
vous déciderez.» Le retour de l’orage étouffa encore le son de leurs
voix, et madame La Motte s’efforça en vain d’ouïr les paroles dont
probablement dépendait l’explication de cette conduite mystérieuse.
Ils s’approchèrent alors de la porte, et elle se retira précipitamment
dans la chambre où elle avait laissé Adeline avec Louis et le jeune
chevalier.

Le marquis et La Motte l’y suivirent de près; le premier fier et calme,
le second un peu plus tranquille qu’auparavant, mais portant encore
dans ses traits une impression d’horreur. Le marquis passa dans la
salle où sa suite l’attendait. L’orage n’était pas encore fini: mais
il semblait impatient de s’en aller, et il ordonna à ses gens de se
tenir prêts. La Motte observait un morne silence, traversait souvent
la chambre à grands pas, et quelquefois se plongeait dans la rêverie.
Pendant ce temps-là, le marquis, assis auprès d’Adeline, dirigeait
vers elle tous ses soins, excepté quand des accès de distraction
s’emparaient de son âme, et le retenaient dans le silence. Le jeune
chevalier profitait de ces intervalles pour adresser la parole à
Adeline avec défiance, et non sans quelque agitation: elle se dérobait
aux attentions de tous les deux.

Le marquis avait passé près de deux heures à l’abbaye; et l’orage
continuant toujours, madame La Motte lui proposa un lit. Un regard
de son mari la fit frémir pour les conséquences. Cependant on refusa
son offre poliment. Le marquis témoignait autant d’empressement de
partir que son hôte paraissait consterné de sa présence. Il retournait
souvent dans la salle, et, du seuil de la porte, il levait au ciel des
regards d’impatience. On ne voyait rien dans l’obscurité de la nuit; on
n’entendait rien que les mugissemens de la tempête.

L’aube parut avant son départ. Comme il se préparait à quitter
l’abbaye, La Motte le prit encore en particulier, et eut avec lui
quelques momens d’entretien secret. Madame La Motte observait ses
gestes animés, d’une partie éloignée de la chambre: ils ajoutèrent à
sa curiosité un degré d’appréhension extrême. C’était pour elle une
énigme inconcevable. Ils se parlaient d’une voix si basse, qu’elle fit
d’inutiles efforts pour distinguer les parties correspondantes de leur
dialogue.

Le marquis et sa suite partirent enfin; et La Motte, ayant lui-même
fermé les portes, se retira dans sa chambre en silence et les yeux
baissés. Lorsque sa femme fut seule avec lui, elle le conjura de lui
expliquer la scène dont elle avait été témoin. «Ne me faites pas de
questions, dit La Motte, car je ne répondrai à aucune. Je vous ai déjà
défendu de me parler de cela.»

--«Et de quoi, dit sa femme?» La Motte parut revenir à lui-même.--«Eh
bien! non... je me suis trompé, je croyais que vous m’aviez déjà fait
plusieurs fois ces questions.»

--«Ah! dit madame La Motte, voilà mes soupçons vérifiés: votre ancienne
mélancolie, et le désordre de cette nuit, proviennent de la même cause.»

--«Et pourquoi me suspecter, ou me questionner? Serai-je donc toujours
persécuté par vos conjectures?»

--«Excusez-moi, je n’ai pas entendu vous persécuter; mais ma
sollicitude pour votre conservation ne me permet pas de demeurer
dans cette affreuse perplexité: souffrez que j’use des droits d’une
épouse, et que je partage l’affliction qui vous accable. Ne me refusez
pas.....» La Motte l’interrompit:--«Quelle que soit la cause des
émotions dont vous avez été témoin, je jure que je ne la révélerai
pas à présent. Peut-être viendra-t-il un temps où je ne croirai plus
nécessaire de garder le secret; jusque-là taisez-vous, et cessez vos
importunités: gardez-vous surtout de faire remarquer à personne ce que
vous avez pu voir en moi d’extraordinaire. Ensevelissez vos soupçons
dans votre sein, si vous voulez détourner ma malédiction et ma ruine.»
L’air de résolution dont il prononça ces mots, le visage couvert d’une
pâleur livide, fit frissonner sa femme, et elle n’osa pas répliquer.

Madame La Motte se retira pour se coucher, mais elle ne put fermer
l’œil. Elle rêvait à la dernière aventure; ses réflexions furent un
aiguillon de plus à sa surprise et à sa curiosité, relativement aux
discours et aux actions de son mari. Cependant une vérité la frappait;
elle ne pouvait douter que la conduite mystérieuse de La Motte,
depuis si long-temps accablé d’inquiétudes, et sa dernière scène avec
le marquis, ne procédassent de la même cause. Cette opinion, qui
semblait prouver combien ses soupçons sur Adeline étaient injustes, fut
accompagnée du déchirement des remords. Elle soupirait impatiemment
après le matin qui devait ramener le marquis à l’abbaye. A la fin, la
nature fatiguée reprit ses droits, et soulagea ses peines par quelques
momens d’oubli.

Le lendemain la famille s’assembla fort tard au déjeuner. Chacun y
parut taciturne et distrait; mais leurs figures offraient des aspects
bien différens, et la différence de leurs pensées était bien plus
grande encore. La Motte paraissait agité d’une terreur impatiente. Dans
ses yeux, je ne sais quel égarement exprimait parfois le saisissement
soudain de l’horreur, et son visage se couvrait ensuite des sombres
couleurs d’un morne désespoir.

Madame La Motte semblait accablée; elle épiait tous les changemens
qui se passaient sur le visage de son mari, et attendait avec
impatience l’arrivée du marquis. Louis était calme et pensif. Adeline
ne paraissait pas souffrir le moins. La nuit précédente, elle avait
observé la conduite de La Motte avec beaucoup de surprise; et la
confiance qu’il lui avait inspirée jusqu’alors était ébranlée. Elle
craignait aussi que quelque circonstance nouvelle ne le rejetât dans ce
monde, et qu’il ne fût impossible ou désagréable de la recevoir sous
son toit.

Pendant le déjeuner, La Motte s’élança souvent à la fenêtre avec des
regards inquiets. Sa femme ne comprit que trop bien le motif de son
impatience, et s’efforça de maîtriser la sienne. Dans ces intervalles,
Louis, en parlant tout bas à son père, tâchait d’en tirer quelques
lumières; mais La Motte revenait toujours auprès de la table, où la
présence d’Adeline interrompait toute question.

Après le déjeuner, comme il se promenait sur l’esplanade, Louis voulut
l’aborder; mais La Motte lui déclara positivement qu’il désirait être
seul, et bientôt après, le marquis n’arrivant pas encore, il s’éloigna
à une plus grande distance de l’abbaye.

Adeline se retira dans la chambre de travail avec madame La Motte, qui
affectait un air d’enjouement et même d’amitié. Sentant la nécessite
de donner quelque raison de l’agitation frappante de La Motte, et de
prévenir la surprise que l’apparition inattendue du marquis devait
causer à Adeline, si on la lui laissait rapprocher de la conduite qu’il
avait tenue la nuit précédente, madame La Motte dit que le marquis et
son mari s’étaient beaucoup connus autrefois, et que cette rencontre
imprévue, après une longue séparation, et dans des circonstances aussi
diverses et aussi humiliantes de la part de ce dernier, lui avait causé
une émotion d’autant plus pénible, qu’il se rappelait que le marquis
avait mal interprété quelques parties de sa conduite envers lui, ce qui
avait interrompu leur ancienne intimité.

Ces motifs ne portèrent point la conviction dans l’âme d’Adeline; car
ils lui semblaient disproportionnés avec le degré d’émotion que le
marquis et La Motte avaient réciproquement manifesté. Sa surprise et
sa curiosité furent éveillées par un discours dont l’intention était de
leur donner le change.

Madame La Motte, poursuivant son dessein, dit qu’on attendait
actuellement le marquis, et qu’elle se flattait que tous les sujets
de division qui pouvaient subsister encore seraient écartés par un
raccommodement. Adeline rougit; elle voulut répondre, et ses lèvres
balbutièrent. Cette agitation, et les regards de madame La Motte,
augmentèrent son trouble; et tous ses efforts pour le contraindre ne
servirent qu’à le redoubler. Elle essaya toujours de renouveler la
conversation, et toujours il lui était impossible d’assembler ses
idées. Craignant que madame La Motte ne surprît le sentiment que
jusqu’alors elle s’était presque caché à elle-même, son visage pâlit,
son œil se fixa sur la terre; et, pendant quelque temps, il lui fut
difficile de respirer. Madame La Motte lui demanda si elle était
incommodée. Adeline saisit ce prétexte, et se retira pour se livrer à
des réflexions bientôt absorbées par l’espérance de revoir le jeune
chevalier qui avait accompagné le marquis.

En regardant par sa fenêtre, elle vit de loin le marquis à cheval,
qui s’avançait suivi de plusieurs personnes, et elle s’empressa d’en
informer madame La Motte. Il arriva bientôt à la porte. La Motte
n’étant pas de retour, sa femme et Louis allèrent le recevoir. Il entra
dans la salle, accompagné du jeune chevalier; et, s’approchant de
madame La Motte avec une sorte de politesse majestueuse, il demanda La
Motte. Louis sortit pour aller le chercher.

Le marquis garda le silence pendant quelques minutes; alors il demanda
à madame La Motte comment se portait son aimable fille. Madame La
Motte comprit qu’il voulait parler d’Adeline. Elle répondit à la
question, et dit qu’elle ne lui était point parente. Le marquis ayant
témoigné quelque désir de la voir, on l’envoya querir. Elle entra dans
la chambre avec une modeste rougeur et un air timide qui parurent
attirer toute son attention. Elle reçut ses complimens avec une grâce
charmante; mais, quand le jeune chevalier s’approcha, l’empressement
de ses manières rendit involontairement les siennes plus réservées, et
à peine osait-elle lever les yeux de peur de rencontrer les siens.

La Motte entra dans ce moment, et s’excusa de son absence. Le marquis
ne lui répondit que par une légère inclination de tête, et par des
regards où se peignaient à la fois l’orgueil et la défiance. Ils
sortirent ensemble de l’abbaye, et le marquis fit signe à ses gens
de le suivre à une certaine distance. La Motte défendit à son fils
de l’accompagner; mais Louis remarqua qu’il prenait son chemin dans
le plus épais du bois. Il se perdait dans un chaos de conjectures
sur cette affaire; mais sa curiosité et ses inquiétudes sur son père
l’engagèrent à le suivre de loin.

Cependant le jeune étranger, que le marquis appelait du nom de
Théodore, demeura à l’abbaye avec madame La Motte et Adeline. La
première, malgré toute son adresse, ne put cacher son agitation pendant
cet intervalle. Elle se tournait involontairement du côté de la porte
aussitôt qu’elle entendait des pas; souvent elle vint à celle de la
salle pour regarder dans la forêt, et autant de fois elle en revint
trompée dans son espoir. Personne ne paraissait. Théodore dirigeait
ses attentions sur Adeline, autant que la politesse lui permettait de
s’écarter de madame La Motte. Ses manières si aimables, et en même
temps si nobles, triomphèrent insensiblement de la timidité d’Adeline,
et bannirent sa réserve. Sa conversation rejeta une pénible contrainte,
dévoila par degrés les qualités de son âme, et sembla produire une
confiance mutuelle. Bientôt se manifesta une conformité de sentimens,
et Théodore, par la joie impatiente qui animait son visage, paraissait
souvent prévenir les pensées d’Adeline.

L’absence du marquis fut courte pour eux, mais bien longue pour madame
La Motte, dont les traits s’éclaircirent dès qu’elle entendit le bruit
des chevaux à la porte.

Le marquis se montra, mais pour un moment, et il passa avec La
Motte dans une chambre particulière, où ils eurent une assez longue
conférence; après quoi il partit. La Motte, sa femme et Adeline,
l’accompagnèrent jusqu’à la porte. Théodore prit congé d’Adeline avec
l’expression du plus tendre regret: en s’éloignant, il tourna souvent
ses regards sur l’abbaye, jusqu’à ce que les arbres lui en eussent
entièrement dérobé la vue.

Le rayon passager du plaisir, répandu sur les joues d’Adeline, disparut
avec le jeune étranger, et elle soupira en rentrant dans la salle.
L’image de Théodore la poursuivit dans sa chambre; elle se rappela
exactement tous les détails de ses derniers discours... ses sentimens
si conformes aux siens.... ses manières engageantes.... sa figure si
animée.... si franche et si noble, où la mâle dignité se mêlait à la
douceur de la bienveillance.... Elle se rappelait ces charmes, et tant
d’autres, et une douce mélancolie se glissait dans son cœur. «Je ne le
reverrai plus, dit-elle.» Un soupir qui suivit, lui révéla du secret
de son cœur plus qu’elle n’en voulait savoir. Elle rougit, soupira
de nouveau, et revenant tout-à-coup sur elle-même, elle s’efforça de
distraire ses pensées sur un autre objet. La liaison du marquis avec La
Motte attira quelque temps son attention; mais, dans l’impossibilité
d’en percer le mystère, elle chercha un asile contre ses propres
réflexions, dans les idées plus agréables que pouvaient lui inspirer
ses livres.

Pendant cet intervalle, Louis, alarmé et surpris de l’extrême
consternation que son père avait manifestée à la première vue du
marquis, crut devoir lui en parler. Il ne doutait point que le marquis
n’eût une très-grande part à l’événement qui avait forcé La Motte à
quitter Paris, et il s’expliqua sans détour, déplorant en même temps la
triste fatalité qui l’avait conduit à chercher un refuge dans le lieu
le moins propre à lui en servir.... dans la terre de son ennemi. La
Motte ne combattit point cette opinion de son fils, et se joignit à lui
pour se plaindre de sa mauvaise étoile.

Le congé de Louis était alors sur le point d’expirer. Il en prit
occasion d’exprimer son chagrin d’être bientôt obligé d’abandonner
son père dans une situation aussi périlleuse. «Je vous quitterais
avec moins de peine, continua-t-il, si j’étais sûr de connaître toute
l’étendue de vos infortunes. Je suis maintenant réduit à conjecturer
des maux qui peut-être n’existent pas. Tirez-moi, monsieur, de cette
cruelle incertitude, et souffrez que je vous prouve que je suis digne
de votre confiance.»

«Je vous ai déjà répondu sur cet article, dit La Motte, et je vous
ai défendu d’y revenir. Vous me forcez à présent de vous dire que je
m’inquiète fort peu quand vous partirez, si vous voulez me persécuter
par de semblables questions.» La Motte s’éloigna brusquement, et laissa
son fils dans la perplexité.

L’arrivée du marquis avait dissipé les jalouses terreurs de madame
La Motte: elle sentit l’injustice de sa rigueur envers Adeline. En
considérant son état d’abandon... l’inaltérable affection qui avait
paru dans sa conduite... la douceur, la patience avec laquelle elle
avait supporté ses injurieux traitemens, elle fut pénétrée et saisit
la première occasion de lui rendre sa première amitié. Mais elle
ne pouvait expliquer cette apparente contradiction de conduite,
sans trahir ses derniers soupçons, qu’elle ne se rappelait pas sans
rougir, et elle ne pouvait excuser ses procédés sans en venir à cet
éclaircissement.

Elle se contenta donc d’exprimer dans ses manières l’intérêt qui venait
de renaître dans son cœur. Adeline fut d’abord très-étonnée, mais elle
éprouvait trop de plaisir à ce changement pour en rechercher la cause
avec scrupule.

Malgré la satisfaction qu’Adeline ressentit du retour de l’amitié
de madame La Motte, ses pensées se rapportaient fréquemment sur les
tristes circonstances de sa situation. Elle ne pouvait s’empêcher
d’avoir moins de confiance qu’auparavant dans l’affection de madame
La Motte, dont le caractère se montrait alors moins aimable que son
imagination ne le lui avait présenté, et lui paraissait avoir une
forte teinte de caprice. Ses réflexions s’arrêtaient sur l’arrivée
du marquis à l’abbaye, sur l’aversion manifeste entre La Motte et
lui, et sur leurs émotions mutuelles. Enfin, ce qui la frappait d’un
égal étonnement, c’est que La Motte eût choisi de demeurer dans une
propriété du marquis, et que ce dernier lui en eût donné la permission.

Peut-être son âme revenait-elle d’autant plus souvent à cet objet,
qu’il était lié avec Théodore; mais il se présentait sans qu’elle se
doutât de l’idée qui le ramenait. L’intérêt qu’elle prenait à cette
affaire, elle l’attribuait à ses inquiétudes pour la conservation de La
Motte, et pour sa propre destinée qui se trouvait si intimement liée à
la sienne. Quelquefois, à la vérité, elle se surprenait livrée à des
conjectures sur le degré de liaison qu’il y avait entre Théodore et le
marquis; mais à l’instant elle réprimait ses pensées, et se reprochait
sévèrement de leur avoir permis de s’égarer sur un objet qu’elle
regardait comme très-dangereux au repos de son cœur.



CHAPITRE VII.


Quelques jours après l’événement rapporté dans le précédent chapitre,
comme Adeline était seule dans sa chambre, elle fut tirée de sa
rêverie par un bruit de chevaux auprès de la porte. Elle regarda par
la croisée, et vit le marquis de Montalte entrer dans l’abbaye. Cet
incident la surprit, et une émotion, dont elle ne s’embarrassa pas
de chercher la cause, la fit sur-le-champ s’éloigner de la fenêtre.
Cependant la même cause l’y ramena aussi précipitamment, mais l’objet
de son attente ne paraissait point, et elle ne fut plus pressée de se
retirer.

Trompée dans son espérance, elle réfléchissait, lorsque le marquis
sortit avec La Motte. Il leva tout-à-coup les yeux, vit Adeline, et
la salua. Elle lui rendit son salut respectueusement, et s’éloigna
de la fenêtre, bien fâchée d’y avoir été aperçue. Ils entrèrent dans
la forêt, mais les gens ne les y suivirent pas comme auparavant.
Lorsqu’ils revinrent, ce qui n’eut lieu qu’après un temps considérable,
le marquis monta tout de suite à cheval et s’en alla.

Le reste de la journée, La Motte parut sombre, taciturne, et souvent
plongé dans la rêverie. Adeline l’observait avec une attention toute
particulière; elle s’aperçut qu’il était toujours plus triste après une
entrevue avec le marquis, et elle fut alors très-étonnée que ce dernier
eût fixé le lendemain pour venir dîner à l’abbaye.

En annonçant cela, La Motte ajouta de grands éloges sur le caractère du
marquis: il préconisa surtout sa générosité et la noblesse de son âme.
En ce moment, Adeline se rappela les anecdotes qu’elle avait entendu
conter concernant l’abbaye, et elles jetèrent une ombre sur l’éclat
des belles qualités que célébrait La Motte. Toutefois ce rapport ne
semblait pas mériter une grande confiance. Déjà une partie en avait été
démontrée fausse, car on avait raconté qu’il revenait des esprits dans
l’abbaye, et ses habitans actuels n’y avaient observé aucune apparition
surnaturelle.

Adeline, toutefois, hasarda de demander si c’était le marquis actuel
sur qui l’on avait élevé des soupçons injurieux. La Motte lui répondit
avec un air de dérision: «Les histoires de revenans et de lutins ont
toujours fait l’admiration et les délices du vulgaire. Je suis pour le
moins aussi disposé à en croire ma propre expérience que le récit de
ces paysans. Si vous savez quelque chose à l’appui de ces rapports, je
vous prie de m’en faire part, afin que je puisse établir ma croyance.»

«--Vous ne m’entendez pas, monsieur, reprit-elle: ma question ne
regardait pas des agens surnaturels; j’avais en vue une autre partie
du rapport, laquelle insinuait que, par ordre du marquis, on avait
renfermé ici une personne qui, dit-on, y a trouvé une mort funeste.
On a prétendu que c’est pour cette raison que le marquis a abandonné
l’abbaye.»

«--Pures fictions de l’oisiveté, dit La Motte, contes de vieilles
femmes. Pour réfuter ces fables, il suffit de voir le marquis; et
si l’on croyait la moitié de ces histoires, qui toutes ont la même
origine, ce serait se montrer de bien peu supérieur aux imbéciles qui
les inventent. Je vous crois assez de bon sens, Adeline, pour avoir ici
le mérite de l’incrédulité.»

Adeline rougit, et se tut. Mais La Motte lui avait paru prendre la
défense du marquis avec plus de chaleur et d’étendue que ses propres
dispositions n’en comportaient, et que l’occasion ne l’exigeait. Elle
se rappelait le dernier entretien qu’il avait eu avec Louis, et sa
surprise était au comble.

Elle attendait l’aurore avec un mélange de peine et de plaisir.
L’espérance de revoir le jeune chevalier occupait ses pensées, et
les agitait de diverses émotions. Tantôt elle craignait sa présence,
tantôt elle doutait de son retour. Elle s’aperçut enfin de sa rêverie,
et rougit de voir à quel point il avait captivé son attention. Le
matin arriva.... le marquis parut..... mais il était seul. La sérénité
du cœur d’Adeline se couvrit d’un nuage; mais elle sut montrer son
enjouement ordinaire. Le marquis était affable, poli, attentif; aux
manières les plus aisées et les plus élégantes, il joignait les
derniers raffinemens du bel usage. Sa conversation était vive,
amusante, quelquefois même spirituelle, et montrait une grande
connaissance du monde, ou, ce qu’on prend souvent pour cela, la science
des sociétés du premier ordre et des matières du jour.

La Motte était en état de soutenir une conversation de ce genre; ils
s’engagèrent tous deux avec esprit et même avec quelque gaîté dans
une discussion sur les caractères du siècle. Madame La Motte n’avait
jamais vu son mari d’aussi bonne humeur depuis leur départ de Paris,
et quelquefois elle s’imaginait presque s’y retrouver encore. Adeline
écoutait, et l’enjouement qu’elle n’avait fait que simuler d’abord,
finit par être véritable. L’art du marquis était si insinuant, si
affable, qu’elle perdit insensiblement sa réserve, et laissa reprendre
à sa vivacité naturelle son ancien empire.

Le marquis, en partant, dit à La Motte qu’il se félicitait d’avoir
trouvé un aussi agréable voisin. La Motte s’inclina. «Je viendrai
quelquefois vous voir, continua-t-il; et je suis bien fâché de ne
pouvoir actuellement inviter madame La Motte et sa belle amie à venir
dans mon château; car on y exécute certaines réparations qui en font
un séjour fort incommode.»

La vivacité de La Motte disparut avec son hôte; bientôt il retomba
dans des accès de silence et de distraction. «Le marquis est un homme
très-aimable, dit madame La Motte.--Très-aimable, dit son mari.--Et
paraît avoir un cœur excellent, reprit-elle.--Excellent, dit La Motte.»

«--Vous avez l’air agité, mon ami; quelle est la cause de ce trouble?»

«--Point du tout..... Je songeais seulement qu’il était bien malheureux
qu’avec des talens aussi agréables, un cœur aussi excellent, le marquis
pût.....»

«--Quoi, mon ami? dit madame La Motte avec impatience.»

«--Que le marquis pût.... pût laisser tomber cette abbaye en ruines,
répliqua La Motte.»

«--Est-ce là tout, dit madame La Motte, trompée dans son
attente?--C’est là tout, sur mon honneur, dit La Motte en quittant la
chambre.»

Les esprits d’Adeline, n’étant plus soutenus par la conversation
animée du marquis, tombèrent dans la langueur; et, lorsqu’il fut
parti, elle se promena toute pensive dans la forêt. Elle suivit un
sentier romantique qui serpentait le long des bords du ruisseau, et que
recouvraient des ombrages touffus. Le calme de la scène que l’automne
colorait de ses plus douces teintes, pénétra son âme d’une sorte de
tendre mélancolie, et elle laissa trembler sur sa joue, sans l’essuyer,
une larme échappée de son œil sans qu’elle sût pourquoi. Elle vint
à un réduit solitaire formé par de grands arbres. Le vent soupirait
tristement à travers les branches, et leurs sommets en ondoyant
dispersaient leurs feuilles sur la terre. Elle s’assit sur un tertre
au-dessous, et s’abandonna aux tristes réflexions qui assiégeaient son
âme.

«Oh! dit-elle, s’il m’était donné de pénétrer dans l’avenir, et de
voir les événemens qui m’attendent, peut-être, par leur contemplation
assidue, me rendrais-je capable de les affronter avec courage?
Orpheline dans ce vaste univers..... sans autre assistance que l’amitié
de deux étrangers, sans autre moyen d’existence que leurs bontés, que
puis-je attendre, si ce n’est des malheurs? Hélas! mon père, comment
avez-vous pu délaisser ainsi votre enfant..... l’abandonner aux orages
de la vie...... pour y succomber peut-être? Hélas! je n’ai point
d’amis!»

Elle fut interrompue par un bruit à travers les feuilles tombées; elle
tourna la tête, et voyant le jeune ami du marquis, elle se leva pour
s’en aller. «Pardonnez cette indiscrétion, dit-il; votre voix m’a
attiré de ce côté, et vos paroles m’ont retenu; mais mon crime porte
avec lui sa punition. En m’apprenant vos chagrins..... comment éviter
de les ressentir moi-même? En les partageant, en les souffrant tous,
que ne puis-je vous en délivrer!» Il hésita. «--Que ne puis-je mériter
le titre de votre ami, et m’en rendre digne à vos yeux!»

Le désordre des pensées d’Adeline lui permit à peine de répondre; elle
trembla, et retira doucement sa main qu’il avait prise en parlant.
«--Ce que vous avez entendu, monsieur, est peut-être exagéré: je ne
suis pas heureuse, il est vrai; mais un instant d’abattement m’a rendue
injuste, et je suis moins à plaindre que je ne l’ai témoigné. En
disant que je n’ai point d’amis, je payais d’ingratitude les bontés de
monsieur et de madame La Motte, qui ont été pour moi bien plus que des
amis, qui m’ont tenu lieu d’un père et d’une mère.»

«--S’il en est ainsi, je les révère, s’écria Théodore avec chaleur, et
si je le pouvais sans témérité, j’oserais vous demander pourquoi vous
êtes malheureuse. Mais......» Il s’arrêta. Adeline levant les yeux,
vit les siens arrêtés sur elle avec la plus profonde et la plus vive
sollicitude, et ses regards se reportèrent de nouveau sur la terre.
«Je vous ai affligée, dit Théodore, par une demande indiscrète. Ne
pourrez-vous me pardonner, surtout en voyant que l’intérêt que je
prends à votre bonheur m’a commandé cette question?»

«--Vous n’avez pas besoin d’excuse, monsieur. Je suis certainement
reconnaissante de la compassion que vous me montrez. Mais la soirée
est froide, et, si vous le trouvez bon, nous gagnerons l’abbaye.» Ils
marchèrent, et Théodore garda quelques momens le silence. «J’ai tardé
à solliciter votre indulgence, dit-il enfin, et j’en aurai peut-être
encore besoin maintenant; mais vous me rendrez la justice de croire que
j’ai une très-forte, une très-pressante raison de vous demander à quel
degré vous êtes parente de M. La Motte.»

«--Nous ne sommes point du tout parens, dit Adeline; mais je ne pourrai
jamais assez reconnaître le service qu’il m’a rendu, et j’espère que
mon cœur n’en perdra jamais le souvenir.»

«--En vérité? dit Théodore surpris; et puis-je vous demander depuis
quand vous le connaissez?»

«--Permettez-moi plutôt, monsieur, de vous demander à quoi bon toutes
ces questions?»

«--Vous avez raison, dit-il avec l’air de se condamner lui-même; ma
conduite a mérité ce reproche: j’aurais dû parler plus clairement.»
Il parut avoir l’âme agitée de quelque chose qu’il ne voulait
pas exprimer. «Bien que vous ignoriez à quel point ma position
est délicate, continua-t-il, je puis pourtant vous assurer que
mes questions sont dictées par le plus tendre intérêt pour votre
bonheur..... et même par mes craintes pour votre sûreté.» Adeline
tressaillit. «Je crains qu’on ne vous trompe, dit-il; je crains que
vous ne couriez les plus grands dangers.»

Adeline s’arrêta, et le regardant sérieusement, le pria de s’expliquer.
Elle soupçonna que La Motte était menacé de quelque perfidie, et
Théodore continuant de se taire, elle réitéra sa demande. «Si La Motte
est enveloppé dans ces périls, dit-elle, souffrez, je vous en conjure,
que je l’en prévienne sur-le-champ. Il n’a que trop d’infortunes à
redouter.»

«--Bonne et sensible Adeline, s’écria Théodore, il faut porter un cœur
d’airain pour vouloir vous outrager! Comment vous instruire de ce que
je crains n’être que trop véritable? et comment se dispenser de vous
avertir de votre danger, sans.....» Il fut interrompu par des pas entre
les arbres, et vit tout de suite La Motte traverser le sentier où ils
étaient. Adeline, confuse d’avoir été ainsi aperçue avec le chevalier,
se hâtait pour rejoindre La Motte; mais Théodore la retint, et la
conjura de lui donner un moment d’attention. «Je n’ai pas à présent le
temps de m’expliquer, dit-il, et cependant ce que j’ai à vous dire est
de la dernière conséquence pour vous-même.

»Promettez-moi donc de venir demain soir, dans quelque endroit de la
forêt, environ à cette heure-ci: j’espère vous convaincre alors que ma
conduite n’est dirigée ni par des circonstances ni par des intérêts
ordinaires.» Adeline frémit à l’idée de donner un rendez-vous; elle
hésita, et conjura enfin Théodore de ne pas remettre au lendemain une
explication qui paraissait aussi importante, mais de suivre La Motte,
et de l’informer sur-le-champ du danger qu’il courait. «Ce n’est pas
à La Motte que je désire parler, répliqua Théodore; je ne sache point
qu’il soit menacé d’aucun danger..... Mais il approche; hâtez-vous,
aimable Adeline, et promettez-moi de venir.»

«--Je vous le promets, dit Adeline en balbutiant; je me rendrai demain
matin, le plus tôt possible, au même endroit où vous m’avez rencontrée
ce soir.» A ces mots elle retira sa main tremblante, que Théodore avait
pressée de ses lèvres, et il disparut aussitôt.

La Motte s’approcha d’Adeline, qui, craignant qu’il n’eût aperçu
Théodore, n’était pas sans quelque embarras. «Où donc Louis est-il allé
si vite? dit La Motte.» Elle se réjouit de sa méprise, et ne chercha
pas à l’en tirer. Ils retournèrent à l’abbaye en rêvant; et Adeline,
trop occupée de ses propres réflexions pour supporter la compagnie,
se retira dans sa chambre. Elle repassait les paroles de Théodore; et
plus elle les méditait, plus sa perplexité redoublait. Quelquefois elle
se reprochait de lui avoir donné un rendez-vous, incertaine s’il ne
l’avait pas sollicité dans le dessein de lui déclarer son amour; mais
soudain sa délicatesse repoussait cette idée, et elle se faisait un
crime de s’être crue capable d’inspirer une passion. Elle se rappelait
la sérieuse chaleur de la voix et des manières de Théodore, quand il
l’avait priée de venir le trouver; et comme il l’avait convaincue
par-là de l’importance de cette explication, elle frémissait d’un
danger qu’elle ne pouvait concevoir, et attendait le lendemain avec la
plus vive impatience.

Quelquefois aussi le tendre intérêt qu’il avait exprimé pour son
bonheur, ses regards et son air si bien d’accord, se glissaient dans
sa mémoire, réveillaient une agréable agitation, et un secret espoir
qu’elle ne lui était pas indifférente. On la tira de ses réflexions en
l’appelant pour souper: le repas fut triste; c’était la dernière soirée
que Louis passait à l’abbaye. Adeline, qui l’estimait, regrettait de
le voir partir; il fixait souvent les yeux sur elle avec un regard
qui semblait exprimer qu’il était sur le point de quitter l’objet de
son affection. Elle tâcha, par sa gaîté, de ranimer toute la famille,
et surtout madame La Motte, qui répandait souvent des pleurs. «Nous
ne tarderons pas à nous revoir, dit Adeline, et j’espère que ce sera
dans de plus heureuses circonstances.» La Motte soupira. Le visage de
Louis s’éclaircit à ce discours. «Le désirez-vous, dit-il avec beaucoup
d’énergie?»--«Très-certainement, répliqua-t-elle; pouvez-vous douter de
l’intérêt que je prends à mes meilleurs amis?»

«--Je ne puis douter d’aucun bonheur, dit-il, quand c’est vous qui
l’annoncez.»

«--Vous oubliez que vous avez quitté Paris, dit La Motte à son fils,
avec un faible sourire: un pareil compliment serait bon dans cette
ville...... Dans ces bois solitaires, cela est absolument outré.»

«--Monsieur, dit Louis, l’admiration n’est pas toujours le langage de
la simple politesse.» Adeline, désirant changer de discours, demanda
dans quelle partie de la France il allait. Il répondit que son régiment
était à Péronne, et qu’il devait s’y rendre sans retard. Après quelques
propos indifférens, chacun se retira pour passer la nuit dans son
appartement.

L’approche du départ de Louis occupait les pensées de madame La Motte,
et elle se présenta au déjeuner les yeux gonflés de larmes. La pâleur
du fils semblait annoncer qu’il n’avait pas mieux reposé que sa mère.
Après le déjeuner, Adeline se retira pour un moment, afin de ne pas
interrompre leur dernier entretien par sa présence. En se promenant sur
l’esplanade devant l’abbaye, elle reporta ses pensées sur ce qui lui
était arrivé le soir du jour précédent, et elle sentit s’accroître son
impatience d’aller au rendez-vous. Louis ne tarda pas à la rejoindre.
«Vous êtes bien cruelle, dit-il, de nous quitter ainsi dans les
derniers instans de mon séjour! Si je pouvais me flatter que vous me
rappellerez quelquefois à votre souvenir, quand je serai loin d’ici,
je partirais avec moins de chagrin.» Alors il exprima la douleur qu’il
avait de la quitter; et, quoiqu’il se fût armé de résolution pour
s’interdire l’aveu direct d’un attachement qui devait être inutile son
cœur succomba à la force de la passion, et il prononça ce qu’Adeline
tremblait d’entendre.

«Cette déclaration, dit-elle en s’efforçant de contenir son émotion, me
cause une peine inexprimable.»

«--Ah! ne parlez pas ainsi, dit Louis en l’interrompant, mais
donnez-moi quelque léger espoir pour me soutenir dans les misères de
l’absence. Dites que vous ne me haïssez pas.... dites....»

«--Je m’empresse de le dire, reprit Adeline d’une voix tremblante; si
vous trouvez quelque satisfaction à être assuré de mon estime et de mon
amitié... recevez cette assurance.... Comme le fils de mes plus grands
bienfaiteurs, vous avez droit à....»

«--Ne parlez pas de bienfaits, dit Louis, vos mérites les surpassent
tous; et permettez-moi d’espérer un sentiment moins froid que l’amitié,
comme aussi de croire que je ne dois pas votre approbation aux actions
d’autrui. J’ai long-temps retenu ma passion dans le silence, parce
que j’ai prévu les obstacles qu’elle devait rencontrer: que dis-je?
j’ai tâché de l’étouffer; j’ai osé, pardonnez la supposition, j’ai osé
croire possible de vous oublier.... et....»

«--Vous me faites de la peine, interrompit Adeline; ce sont là des
discours que je ne devais pas entendre. Je ne sais pas feindre; je vous
assure donc, quoique vos vertus forcent toujours mon estime, que vous
ne devez aucunement vous flatter de mon amour. Quand même je pourrais
vous écouter, notre situation me le défendrait. Si vous êtes en effet
mon ami, vous vous ferez un plaisir de m’épargner ce combat entre
l’affection et la prudence. Laissez-moi me flatter aussi que le temps
vous apprendra à réduire votre amour dans les termes de l’amitié.»

«--Jamais, s’écria Louis avec force; si cela était possible, ma
passion serait indigne de son objet.» Pendant qu’il parlait, le faon
chéri d’Adeline vint à elle en bondissant. Cet incident pénétra Louis
jusqu’aux larmes. «Ce petit animal, dit-il après une courte pause, m’a
le premier conduit auprès de vous. Il fut témoin de cet heureux moment
où je vous vis pour la première fois, où je fus attiré par des charmes
trop puissans pour mon cœur: ce moment est présent à ma mémoire; et
cette créature revient encore pour être témoin du cruel instant de mon
départ.» La douleur l’interrompit.

Après avoir recouvré sa voix, il dit: «Adeline! quand vous jetterez les
yeux sur votre petit favori, quand vous le caresserez, rappelez-vous
l’infortuné Louis, qui sera alors bien loin de vous. Ne me refusez pas
la triste consolation de le croire!»

«--Je n’aurai pas besoin de pareils avertissemens pour penser à vous,
dit Adeline avec un sourire; vos bons parens et vos propres mérites
sont des droits suffisans à mon souvenir. Si je pouvais voir votre bon
sens naturel reprendre son empire sur votre amour, ma satisfaction
égalerait mon estime pour vous.»

«--Ne l’espérez point, dit Louis, et je ne voudrais pas le pouvoir....
car ici l’amour est vertu.» Comme il parlait, il vit La Motte tourner
l’un des angles de l’abbaye. «Les momens sont précieux, dit-il; on
m’interrompt. O Adeline! adieu! dites que vous penserez quelquefois à
Louis.»

«--Adieu, dit Adeline pénétrée de sa douleur.... adieu, et vivez en
paix. Je penserai à vous avec l’affection d’une sœur.» Il soupira
profondément, et lui serra la main; alors La Motte, tournant autour
d’un autre avancement de la ruine, reparut encore. Adeline les laissa
ensemble, et se retira dans sa chambre, accablée de cette scène. La
passion de Louis, et l’estime qu’elle lui accordait, étaient trop
sincères pour ne pas lui inspirer une grande compassion pour son
malheureux attachement. Elle resta dans sa chambre jusqu’à ce qu’il eût
quitté l’abbaye, ne voulant pas l’exposer, ni elle-même, au chagrin
d’un adieu dans les formes.

Plus le soir et l’heure du rendez-vous approchaient, plus s’augmentait
l’impatience d’Adeline; et cependant, quand l’heure fut arrivée,
la résolution lui manqua, elle n’osa poursuivre son dessein. Elle
croyait voir de sa part, dans cette entrevue concertée, un manque de
délicatesse et une dissimulation qui lui répugnaient. Elle se rappelait
les tendres manières de Théodore, et diverses petites circonstances qui
semblaient annoncer que son cœur était intéressé à l’événement. Elle
fut ensuite tentée de craindre qu’il n’eût surpris son consentement à
ce rendez-vous, sur quelque soupçon mal fondé, et elle était presque
décidée à n’y pas aller. Il se pouvait cependant que l’assertion de
Théodore fût sincère, et les dangers qu’elle courait véritables. Leur
possibilité lui fit sentir combien la délicatesse de ses scrupules
était peu raisonnable; elle s’étonna comment elle avait pu un seul
instant les mettre en balance avec un intérêt aussi sérieux; et, se
reprochant le retard dont ils étaient la cause, elle se hâta d’aller au
rendez-vous.

L’étroit sentier qui conduisait à cet endroit était silencieux et
solitaire; quand elle parvint au réduit, Théodore n’y était pas arrivé.
Un mouvement d’amour-propre la fit répugner à ce qu’il la trouvât
plus ponctuelle que lui-même, et du réduit elle passa dans un chemin
qui tournait entre les arbres à sa droite. Après avoir marché quelque
temps sans voir personne, sans entendre un pas, elle rebroussa; mais
il n’était point venu, et elle quitta de nouveau la place. Elle revint
une seconde fois, et Théodore ne paraissait pas encore. Se rappelant
depuis quel temps elle avait quitté l’abbaye, elle devint inquiète, et
calcula que l’heure convenue était passée de beaucoup. Elle était dans
la plus cruelle perplexité; mais elle s’assit sur le gazon, et résolut
d’attendre l’événement. Après y avoir demeuré jusqu’à la chute du jour,
dans une attente superflue, sa fierté conçut de nouvelles alarmes;
elle trembla qu’il n’eût découvert une partie de l’intérêt qu’il lui
avait inspiré, et croyant qu’il la traitait alors avec une négligence
préméditée, elle quitta la place en se reprochant son imprudence.

Ces premières émotions apaisées, la raison ayant repris son empire,
elle rougit de ce qu’elle nommait l’effervescence puérile de
l’amour-propre. Elle se rappela, comme pour la première fois, ces mots
de Théodore: «Je crains qu’on ne vous trompe; je crains que vous ne
couriez les plus grands dangers.» Son jugement acquitta l’offenseur;
elle ne vit plus que l’ami. Mais la teneur de ces paroles, dont elle ne
soupçonnait plus la vérité, renouvela ses alarmes. Pourquoi s’était-il
donné le soin de sortir du château dans la vue de la prévenir d’un
danger, s’il ne désirait pas l’en garantir? et, s’il le désirait,
quelle autre raison qu’une impossibilité pouvait l’avoir empêché de se
trouver au rendez-vous?

Ces réflexions la décidèrent tout d’un coup. Elle résolut d’aller le
lendemain au réduit à la même heure; elle ne doutait pas que l’intérêt
qu’elle lui avait vu prendre à son sort, ne l’y conduisît dans l’espoir
de la retrouver. Elle ne pouvait se dissimuler qu’elle était menacée de
quelque grand péril; mais il lui était impossible de pressentir ce que
ce pouvait être. M. et madame La Motte étaient ses amis; et qui donc,
éloignée comme elle l’était de son père, pouvait la persécuter? Mais
pourquoi Théodore avait-il dit qu’on la trompait? Elle se trouvait dans
l’impossibilité de se tirer de ce labyrinthe de conjectures; mais elle
tâcha de maîtriser ses inquiétudes jusqu’au lendemain soir. Pendant cet
intervalle, elle fit tous ses efforts pour distraire madame La Motte,
qui avait besoin de quelque consolation après le départ de son fils.

Ainsi accablée de ses propres chagrins, et partageant ceux de madame
La Motte, Adeline se retira pour se reposer. Elle perdit bientôt ses
souvenirs, mais ce ne fut que pour tomber dans ce sommeil de fatigue,
qui n’habite que trop souvent la couche du malheureux. Enfin son
imagination troublée lui présenta le songe suivant.

Elle crut se voir dans une grande et vieille chambre appartenant
à l’abbaye, et, quoique meublée en partie, plus antique et plus
affreuse qu’aucune de celles qu’elle avait vues jusqu’alors. La pièce
était fortement barricadée, cependant personne ne paraissait. Tandis
qu’elle rêvait en examinant l’appartement, elle s’entendit appeler
à voix basse; et, regardant du côté d’où partait cette voix, elle
aperçut, à la sombre lueur d’une lampe, une figure couchée dans un
lit sur le plancher. La voix l’appelle encore; elle s’approche du
lit, et voit distinctement les traits d’un homme qui semblait sur le
point d’expirer. Une pâleur effroyable couvrait son visage; mais il
s’y mêlait une expression de douceur et de dignité qui l’intéressait
puissamment.

Pendant qu’elle le considérait, ses traits changèrent et parurent dans
les convulsions d’une agonie mortelle. Cette image la déchira; elle
recula d’effroi: mais soudain le mourant allongea la main, saisit la
sienne et la serra avec violence. Glacée de terreur, elle faisait des
efforts pour se dégager; et regardant de nouveau son visage, elle
vit un homme qui lui parut avoir environ trente ans, avec les mêmes
traits, mais en parfaite santé, et ayant la physionomie la plus douce.
Il sortit en la regardant tendrement, et remua les lèvres comme pour
lui parler; mais aussitôt le plancher de la chambre s’entr’ouvrit;
et il disparut à ses yeux. L’effort qu’elle fit, pour se garantir
d’être entraînée, la réveilla. Ce songe avait agi si fortement sur son
imagination, qu’il lui fallut quelque temps pour surmonter sa frayeur,
et même pour se convaincre qu’elle était dans sa propre chambre. A la
fin, elle parvint pourtant à se calmer et à s’endormir, mais ce fut
pour retomber dans un autre rêve.

Elle pensa qu’elle était égarée dans certains passages tortueux de
l’abbaye; qu’il était presque nuit, et qu’elle avait erré long-temps
sans pouvoir trouver une porte. Soudain elle entend une cloche qui
sonne en haut, et bientôt des voix confuses dans l’éloignement.
Elle redoubla d’efforts pour se tirer de là. A l’instant tout fut
tranquille; et, fatiguée enfin de ses recherches, elle s’assit sur une
marche qui traversait le passage: elle n’y eut pas resté long-temps,
qu’elle vit une clarté luire à quelque distance sur les murailles; mais
un coude dans le passage, qui était fort long, l’empêcha de voir d’où
elle venait. La lueur continua d’être faible pendant quelque temps,
et devint tout d’un coup plus forte. Aussitôt elle vit entrer dans
le passage un homme couvert d’un long manteau noir, comme ceux qui
accompagnent ordinairement les convois, et tenant une torche à la main.
Il lui dit de la suivre, et la conduisit par un long passage au pied
d’un escalier. Elle tremblait d’avancer, elle retournait sur ses pas;
mais l’homme se mit à la poursuivre, et au milieu de l’épouvante qu’il
lui avait causée elle se réveilla.

Frappée de ces visions, et surtout du rapport qu’elles lui paraissaient
avoir ensemble, elle tâcha de demeurer éveillée, de peur que leurs
effrayantes images ne revinssent encore dans son âme: au bout
de quelque temps néanmoins, ses esprits accablés tombèrent dans
l’assoupissement, mais non pas dans le repos.

Elle se crut alors dans une ancienne et vaste galerie, et vit dans le
fond la porte d’une chambre entr’ouverte, et de la lumière en dedans:
elle y marcha, et aperçut l’homme qu’elle avait déjà vu debout auprès
de la porte, et lui faisant signe de venir à lui. Par un effet de
l’incohérence si commune dans les songes, elle ne s’efforça plus de
l’éviter, mais elle s’avança et le suivit dans une suite d’appartemens
très-anciens, tendus de noir et éclairés comme pour des funérailles. Il
la conduisit jusqu’à ce qu’elle se trouva dans la même chambre qu’elle
se rappelait avoir vue dans son premier rêve. Au bout de la chambre
était une bière couverte d’un poêle; à l’entour étaient quelques
flambeaux, et différentes personnes, qui paraissaient dans une grande
affliction.

Tout-à-coup il lui sembla que ces personnes avaient toutes disparu;
qu’elle était restée seule; qu’elle approchait de la bière, et que,
tandis qu’elle la considérait, une voix se faisait entendre sans
qu’elle vit personne. L’homme qu’elle avait aperçu d’abord parut
bientôt après à côté de la bière; il souleva le poêle, et elle vit
dessous une personne morte, qu’elle crut reconnaître pour le chevalier
expirant qu’elle avait vu dans le premier songe: son visage portait
l’empreinte de la mort, mais il était encore serein. Pendant qu’elle le
regardait, son flanc s’ouvrit, et il en sortit un ruisseau de sang qui
descendit sur le plancher, et inonda bientôt toute la chambre; en même
temps, elle ouït quelques mots prononcés par la même voix qu’elle avait
entendue auparavant; mais l’horreur de cette scène l’accabla tellement,
qu’elle se réveilla en sursaut.

Après avoir repris ses sens, elle se leva sur son lit, pour se
convaincre que ce qu’elle avait vu n’était qu’un songe. Ses esprits
étaient dans une si grande agitation, qu’elle s’effraya d’être seule,
et qu’elle fut sur le point d’appeler Annette. Les traits du mort, la
chambre où elle l’avait vu couché, restaient profondément gravés dans
sa mémoire; elle croyait sans cesse entendre la voix, et contempler
la figure que son rêve lui avait représentée. Plus elle méditait sur
ces songes, plus sa surprise redoublait: ils étaient si terribles,
ils revenaient si souvent, et paraissaient avoir entre eux une telle
liaison, qu’elle avait peine à les croire fortuits; mais pourquoi
auraient-ils été surnaturels? elle ne pouvait le dire. Il lui fut
impossible de fermer l’œil le reste de la nuit.


  FIN DU PREMIER VOLUME.


       *       *       *       *       *


    TABLE DES MATIÈRES.

                          Page.

    Chapitre premier.        1
    Chapitre II.            30
    Chapitre III.           70
    Chapitre IV.            94
    Chapitre V.            126
    Chapitre VI.           182
    Chapitre VII.          208


    Corrections.

    Page  11: «ndécision» remplacé par «indécision» (prenant le silence
                de la surprise pour celui de l’indécision).
    Page  20: «frisonnait» remplacé par «frissonnait» (toute sa personne
                frissonnait de malaise).
    Page  30: «gissaient» remplacé par «gisaient» (gisaient dispersés
                parmi l’herbe haute).
    Page  43: «assujétir» remplacé par «assujettir» (car on n’avait pas
                autre chose pour l’assujettir).
    Page  54: «pate» remplacé par «patte» (si ce coquin peut tomber sous
                ma patte).
    Page  79: «dou-du» remplacé par «douleur du» (la muette douleur du
                désespoir).
    Page  95: «satifaction» remplacé par «satisfaction» (la satisfaction
                que l’allégresse de La Motte répandait).
    Page 109: «nons» remplacé par «nous» ( nous nous lamenterons après).
    Page 114: «savança» remplacé par «s’avança» (La Motte s’avança sans accident)
    Page 115: «verroux» remplacé par «verrous» (la porte était retenue
                par deux gros verrous.).
    Page 118: «ci» remplacé par «si» (je n’ai rien à faire, si ce n’est
                seulement).
    Page 119: «pannier» remplacé par «panier» (on mit dans un panier le
                petit restant).
    Page 129: «famile» remplacé par «famille» (apprit à la famille une
                partie).
    Page 139: «secrette» remplacé par «secrète» (elles ont une issue
                secrète).
    Page 177: «terrisic» remplacé par «terrific» (in forms terrific
                sweep).
    Page 177: «spore» remplacé par «shore» (along the sounding shore).
    Page 177: «silen;» remplacé par «silent» (Thy silent lightnings).
    Page 177: «ligt» remplacé par «light» (That light in heaven’s high
                vault).
    Page 177: «she» remplacé par «the» (And shews the misty mountain).
    Page 178: «waskes» remplacé par «wakes» (Which Fancy wakes from
                silence).
    Page 223: «attaechment» remplacé par «attachement» (l’aveu direct
                d’un attachement).





*** End of this LibraryBlog Digital Book "La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 1/3) - traduit de l'anglais sur la seconde édition" ***

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