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Title: La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 1/3) - traduit de l'anglais sur la seconde édition Author: Radcliffe, Anne Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 1/3) - traduit de l'anglais sur la seconde édition" *** by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Au lecteur. Ce livre reproduit intégralement le texte original, et l’orthographe d’origine a été conservée. Cependant quelques erreurs typographiques ont été corrigées. La liste de ces corrections se trouve à la fin du texte. La ponctuation a également fait l'objet de quelques corrections mineures. Une Table des matières a été ajoutée. ŒUVRES D’ANNE RADCLIFFE. TOME I. Poitiers.--Imp. de F.-A. Saurin. LA FORÊT, OU L’ABBAYE DE SAINT-CLAIR, Par Anne Radcliffe. TRADUIT DE L’ANGLAIS SUR LA SECONDE ÉDITION. TOME PREMIER. PARIS, LECOINTE ET POUGIN, LIBRAIRES, QUAI DES AUGUSTINS, Nᵒ 49. 1830. LA FORÊT. CHAPITRE PREMIER. «Une fois que l’intérêt sordide s’empare d’une âme, il y glace toutes les sources des sentimens honnêtes et tendres. Non moins ennemi du goût que de la vertu, il pervertit l’un et anéantit l’autre. Mon ami, un jour viendra, peut-être, où l’avarice, disparaissant de la terre, laissera l’humanité reprendre ses premiers droits.» Ainsi parlait l’avocat Nemours à Pierre de La Motte en l’accompagnant, sur le minuit, à la voiture qui allait l’éloigner de Paris, et des poursuites de ses créanciers. La Motte le remercie de la dernière marque d’amitié qu’il lui donnait en favorisant son évasion. Il prononce un triste adieu..... La voiture part. L’obscurité de la nuit et la crise de sa situation le plongèrent dans une profonde rêverie. Ceux qui ont lu Guyot de Pitaval, le plus fidèle des compilateurs qui aient recueilli les causes portées au parlement de Paris durant le siècle dernier, ne manqueront pas de se rappeler la singulière histoire de Pierre de La Motte et du marquis Philippe de Montalte. Eh bien! l’individu que l’on met ici sous leurs yeux est ce même Pierre de La Motte. Appuyée sur la portière, madame La Motte jetait un dernier regard sur Paris..... Paris! le théâtre de son bonheur passé, et le séjour de ses nombreux amis! Le courage qui l’avait jusqu’alors soutenue, cède à la force de la douleur. «Adieu tout! s’écria-t-elle avec un soupir; encore ce dernier coup d’œil, et nous voilà séparés pour jamais!» Ses larmes coulent, et, se rejetant en arrière, elle se résigne au silence de la douleur. Le souvenir du passé pesait cruellement sur son âme. Quelques mois auparavant, riche, considérée, entourée d’amis empressés à lui plaire; aujourd’hui dépouillée de tout, misérablement, exilée du lieu de sa naissance, sans asile, sans secours...., et presque sans espoir! Ce n’était pas un de ses moindres chagrins, que d’être forcée de quitter Paris sans avoir vu son fils unique, alors employé à son régiment en Allemagne. Elle ignorait sa résidence; et l’eût-elle connue, elle n’aurait pas eu le temps de lui écrire, ni de l’informer du changement arrivé dans la fortune de son père. Pierre de La Motte était un gentilhomme issu d’une ancienne maison de France. La nature ne l’avait pas fait naître pour le crime; mais trop souvent ses passions triomphèrent de sa raison. Se conduisant plus par sentiment que par principes, incapable de résister aux séductions du vice, aux charmes de l’occasion, il fut souvent criminel; mais au milieu de ses plus grands désordres, il tenait encore à la vertu, du moins par ses remords. Il s’était marié très-jeune avec l’aimable et belle Constance Valentia, d’une naissance égale à la sienne, et d’une fortune supérieure. Leurs noces avaient été célébrées sous les auspices d’un monde approbateur et complaisant. Le cœur de Constance était tout entier à son mari. Elle eut quelque temps en lui un époux affectionné; mais séduit par les délices de Paris, il s’y livra bientôt sans mesure; et au bout de quelques années, sa fortune et sa tendresse s’évanouirent à la fois au sein de la dissipation. Un faux amour-propre travailla toujours contre ses intérêts, et le détourna d’une retraite honorable quand elle était encore possible. De vieilles habitudes l’enchaînaient à ses premiers plaisirs. C’est ainsi qu’en continuant un train de vie dispendieux, il avait épuisé les moyens de le prolonger. Il sortit enfin de cette sécurité léthargique, mais ce ne fut que pour se jeter dans de nouveaux égaremens, et pour tenter de réparer sa fortune par des moyens qui le plongèrent plus avant dans l’abîme. Les suites d’un engagement pris dans cette intention, l’entraînaient alors, avec le mince débris de ses propriétés, dans un exil périlleux et déshonorant. Il se proposait de gagner une province méridionale, et d’y chercher un asile sur les frontières du royaume, au fond de quelque village obscur. Sa famille était composée de son épouse, d’un valet et d’une servante, deux fidèles domestiques qui suivaient les destins de leur maître. La nuit était noire et orageuse. Environ à trois lieues de Paris, Pierre, qui servait de postillon, ayant couru quelque temps sur une bruyère sauvage, où se croisaient plusieurs routes, s’arrêta pour faire part à La Motte de son embarras. L’immobilité subite de la voiture tire celui-ci de sa rêverie, et les fait tous trembler d’être poursuivis. Il n’était pas en état d’indiquer le véritable chemin; et, dans la profondeur de l’obscurité, il y avait du danger d’aller plus avant, sans avoir trouvé une route. Durant cette perplexité, ils aperçurent une lumière à quelque distance. Après avoir long-temps hésité, La Motte descend, et s’avance de ce côté dans l’espoir d’obtenir du secours. Il marche lentement de peur de tomber dans quelque fossé. La lumière sortait de la fenêtre d’une vieille maisonnette, située sur la bruyère, à un mille de distance. Arrivé à la porte, il s’arrête quelque temps, et écoute avec une craintive émotion.... Nul bruit que celui des coups de vent qui retentissaient dans la solitude. Enfin il se hasarde à frapper au bout de quelques instans, pendant lesquels il distingua clairement plusieurs voix en conversation. Quelqu’un, en dedans lui demanda ce qu’il cherchait. La Motte répondit qu’il était un voyageur égaré, qui désirait qu’on lui enseignât le chemin de la ville la plus proche. «Vous en êtes à sept milles, répliqua la personne; la route est assez mauvaise, et vous aurez grand’peine à vous y reconnaître. S’il ne vous faut qu’un lit, vous le trouverez ici, et vous ferez beaucoup mieux de rester.» L’impitoyable tempête qui frappait alors sur La Motte avec une croissante furie, le fit pencher à ne pas aller plus loin jusqu’au lever de l’aurore. Mais curieux de voir la personne avec qui il parlait, avant de se risquer à exposer sa famille en faisant approcher la voiture, il demande qu’on l’introduise. La porte est ouverte par une grande figure d’homme, tenant une lumière, et qui prie La Motte d’entrer. L’homme le conduit, par un passage, à une chambre presque sans autres meubles qu’un grabat étendu dans un coin sur le plancher. L’air abandonné et misérable de cet appartement lui cause un frisson involontaire, et il se tournait pour sortir; soudain l’homme le pousse en dedans, et il entend fermer la porte sur lui. Le cœur lui manque; il fait pourtant un effort désespéré, mais inutile, pour forcer la porte, et jette les hauts cris pour qu’on lui ouvre. On ne lui répondit pas; mais il distingua les voix de plusieurs hommes dans la chambre au-dessus. Ne doutant point que leur intention ne fût de le voler, et de l’assassiner, son épouvante anéantit d’abord presque toute sa raison. A la lueur de quelques braises mal éteintes, il aperçoit une fenêtre; mais l’espérance que cette découverte fait renaître, s’évanouit tout-à-coup. La fenêtre est défendue par d’épais barreaux de fer. Une semblable précaution l’étonne et confirme ses horribles craintes.... Seul, sans armes.... sans probabilité d’assistance, il se voyait au pouvoir de gens qui n’avaient vraisemblablement d’autre métier que le brigandage et le meurtre. Après avoir repassé tous les moyens possibles d’échapper, il s’efforça d’attendre l’événement avec fermeté; mais c’est une vertu que La Motte ne connaissait guère. Les voix avaient cessé, et tout demeura tranquille pendant un quart d’heure. Dans l’intervalle des coups de vent, il croit distinguer les plaintes et les sanglots d’une femme. Il prête attentivement l’oreille, et se confirme dans sa conjecture: c’était évidemment l’expression de la douleur. A cette certitude, le reste de son courage l’abandonne: un affreux soupçon frappe sa pensée avec la rapidité de l’éclair: probablement sa voiture avait été découverte par les gens de la maison, et pour le voler ils s’étaient assurés de son domestique, et avaient conduit chez eux madame La Motte. Il était surtout porté à le croire, par le silence qui avait quelque temps régné dans la maison, avant les gémissemens qu’il venait d’entendre. Il était encore possible que ceux qui s’y trouvaient, ne fussent pas des voleurs, mais des personnes auxquelles il aurait été livré par un ami perfide ou par son valet, et apostée pour le remettre dans les mains de la justice. Il avait pourtant de la peine à soupçonner la sincérité de l’ami auquel il avait confié le secret de son évasion avec le plan de sa route, et qui lui avait procuré une voiture pour s’échapper. «Non, s’écria La Motte, cet excès de dépravation ne peut exister dans la nature humaine; à plus forte raison dans le cœur de Nemours!» Cette exclamation fut interrompue par un bruit dans le passage qui conduisait à la chambre. Le bruit approche, la porte s’ouvre.... et l’homme qui avait introduit La Motte, entre dans la chambre, conduisant, ou plutôt traînant par force, une fille charmante qui paraissait avoir autour de dix-huit ans. Son visage était noyé de larmes, elle semblait abîmée dans sa douleur. L’homme ferme la porte et met la clef dans sa poche. Il s’approche alors de La Motte, qui avait déjà aperçu d’autres personnes dans le passage, et dirigeant un pistolet, sur sa poitrine: «Vous êtes absolument en notre pouvoir, dit-il; tout secours vous est interdit: si vous voulez, sauver vos jours, jurez de conduire cette fille en tel lieu que je ne puisse jamais la revoir; ou plutôt consentez à la prendre avec vous; car je n’en croirai pas votre serment, et j’aurai soin que vous ne puissiez jamais me retrouver... Répondez promptement, vous n’avez pas de temps à perdre.» A ces mots, il saisit par la main la jeune personne toute glacée d’effroi, et la pousse vers La Motte, que l’étonnement avait rendu muet. Elle tombe à ses pieds, et avec des yeux supplians, et qui versaient un torrent de pleurs, le conjure de prendre pitié d’elle. Il fut impossible à La Motte, malgré sa propre agitation, de contempler avec indifférence tant d’appas et tant de douceur. Sa jeunesse, et sans doute son innocence, enfin l’énergie si naturelle de ses manières, s’emparèrent forcément de son cœur; il allait parler, lorsque, prenant le silence de la surprise pour celui de l’indécision, le brigand le prévint. «J’ai, lui dit-il, un cheval tout prêt pour vous éloigner d’ici, et je vous conduirai sur la bruyère. Si vous reparaissez ici avant une heure, vous êtes mort; après ce délai, vous êtes le maître d’y revenir quand il vous plaira.» La Motte, sans lui répondre, relève la jeune fille, et songe à dissiper ses alarmes, tant il était déjà bien remis de ses propres terreurs. «Partons, dit le brigand, et trève d’enfantillage, estimez-vous heureux d’en être quitte à si bon marché, je vais préparer le cheval.» Ces dernières paroles frappent La Motte, et le jettent dans de nouvelles craintes. Il n’osait parler de la voiture, de peur que les bandits ne fussent tentés de le voler; et partir à cheval avec cet homme, cela pouvait le conduire à de plus grands périls encore. Madame La Motte, fatiguée d’inquiétudes, enverrait probablement à la maison, pour s’informer de son mari. C’était ajouter au premier danger, celui de se voir séparé de sa famille, et le risque d’être découvert par les émissaires de la justice, en cherchant à la rejoindre. Tandis que ces réflexions passaient dans son âme avec une tumultueuse rapidité, un nouveau bruit se fait entendre dans le passage, il est suivi d’un grand vacarme, et dans l’instant, il reconnaît la voix de son valet que madame La Motte avait envoyé pour le chercher. Résolu d’avouer ce qu’il ne pouvait plus long-temps dissimuler, il s’écria fortement, qu’un cheval était inutile, qu’il avait à peu de distance une voiture qui les conduirait hors de la bruyère, et que l’homme qu’on avait saisi était son domestique. Le brigand, lui parlant à travers la porte, lui dit de prendre patience, et qu’il aurait bientôt de ses nouvelles. La Motte tourne alors les yeux sur son infortunée compagne, qui, pâle et défaite, s’appuyait contre la muraille pour se soutenir. Ses traits délicats et charmans recevaient de la souffrance une expression enchanteresse de douceur. Une robe de camelot gris, à courtes manches, montrait ses formes sans les parer. Son corset était ouvert, une partie de ses cheveux s’était répandue en désordre sur sa gorge, lorsqu’au milieu de son trouble, elle avait laissé tomber le voile léger dont elle s’était hâtée de la couvrir. Chaque coup d’œil que La Motte jetait sur elle le remplissait d’une nouvelle surprise, et l’intéressait de plus en plus en sa faveur. Tant de grâces, en contraste avec le délabrement de la maison, et les manières sauvages de ses hôtes lui semblaient plutôt une situation de roman, qu’une aventure véritable. Il tâcha de la rassurer, et l’expression de sa pitié était trop sincère pour être mal interprétée. Sa terreur se changea par degrés en reconnaissance. «Ah, monsieur! lui dit-elle, le ciel vous envoie à mon secours, et vous récompensera sûrement de la protection que vous m’accordez. Si je ne trouve pas en vous un ami, il n’en est point pour moi dans le monde.» La Motte lui protestait de son dévouement, quand il fut interrompu par le retour du brigand. Il demande qu’on le reconduise vers sa famille. «Chaque chose à son tour, dit celui-ci; j’ai déjà eu soin d’un de vos gens, et j’aurai soin de vous, ventrebleu! ainsi rassurez-vous.» Ce langage _rassurant_ renouvelle les terreurs de La Motte: il demande avec empressement si sa famille est en sûreté. «Oh! pour cela, je vous en réponds, et vous allez la rejoindre tout à l’heure. Mais ne demeurez pas là toute la nuit _à parlementer_. Voulez-vous partir ou demeurer? Vous savez les conditions.» On bande les yeux à La Motte et à la jeune personne, que l’épouvante avait jusqu’alors empêchée de parler: on les place sur deux chevaux; ils reçoivent chacun un homme en croupe, et partent au galop. Au bout d’une demi-heure qu’ils avaient couru de la sorte, La Motte demanda avec instance où ils allaient: «Vous l’apprendrez à temps, dit le scélérat, soyez tranquilles.» Les questions étaient inutiles: La Motte continua de garder le silence. Enfin les chevaux s’arrêtent. Son conducteur appelle, des voix lui répondent à quelque distance; bientôt on entend un bruit de carrosse, et tout de suite après, les paroles d’un homme qui indiquait à Pierre le chemin qu’il fallait suivre: la voiture approche; La Motte appelle: joie inexprimable! sa femme lui répond. «Vous voilà maintenant hors de la bruyère, dit le brigand, et vous pouvez prendre la route qu’il vous conviendra; si vous revenez d’ici à une heure, vous serez salué par une paire de balles.» L’avertissement était bien superflu pour La Motte. On le remet en liberté. La jeune étrangère soupirait profondément en montant dans la voiture; et les bandits, après avoir gratifié Pierre de quelques instructions et de beaucoup de menaces, attendaient pour le voir partir. Ils n’attendirent pas long-temps. La Motte fit aussitôt un court récit de ce qui s’était passé dans la maison, en y comprenant de quelle sorte on lui avait amené la jeune étrangère. Pendant ce discours, elle poussait souvent des sanglots convulsifs qui fixèrent l’attention de madame La Motte. Celle-ci sentait par degrés la compassion l’intéresser pour elle, et cherchait à calmer ses esprits. Cette fille infortunée répondit à ses bontés par des expressions aussi simples que franches, et retomba soudain dans le silence et dans les pleurs. Madame La Motte s’abstint, pour le moment, de lui faire aucune question qui pût tendre à la découverte de ses liaisons, ou qui semblât demander une explication de la dernière aventure; et cette aventure lui fournissait un nouveau sujet de réflexion. Le sentiment de ses propres infortunes pesait moins fortement sur son âme. Les chagrins de La Motte lui-même furent quelque temps suspendus; il rêvait à cette étrange scène, et se perdait dans ses conjectures. Ses embarras actuels, et les nouvelles inquiétudes qu’allait peut-être lui causer cette aventure, lui donnèrent d’abord quelque mécontentement; mais la beauté d’Adeline, ses grâces touchantes, un air d’innocence répandu sur toute sa personne, agirent si puissamment sur le cœur de La Motte, qu’il se résolut à la prendre sous sa protection. Déjà le tumulte des émotions élevées dans le cœur d’Adeline commençait à se calmer, sa terreur n’était plus que de l’inquiétude, son désespoir, que de la langueur. Une si évidente sympathie dans les manières de ses compagnons, surtout celles de madame La Motte, apaisait son âme, et l’encourageait à espérer des jours plus heureux. La nuit se passa dans un triste silence; les voyageurs étaient trop occupés de leurs diverses souffrances, pour songer à entamer la conversation. L’aube si désirée parut enfin, et fit faire entre les étrangers, une plus ample connaissance. Adeline puisait de la consolation dans les yeux de madame La Motte, qui la regardait fréquemment avec attention, et songeait qu’elle avait peu rencontré de figures aussi distinguées, ni de manières aussi intéressantes. La langueur du chagrin répandait sur ses traits une grâce mélancolique, qui allait tout de suite au cœur, et il y avait dans ses yeux bleus une douceur qui révélait une âme intelligente et sensible. En ce moment, La Motte regarde avec inquiétude par la portière, afin de se reconnaître, et de voir s’il n’était pas poursuivi. Ses regards se promènent dans le demi-jour; mais il ne voit personne. Enfin le soleil dore les nuages de l’orient et la cime des plus hautes collines; bientôt il éclate sur la scène dans toute sa splendeur. Les craintes de La Motte commencent à s’apaiser, et les souffrances d’Adeline à s’adoucir. Ils s’avancent dans un chemin bordé de haies, et recouvert en berceau par des arbres dont les branches montraient le vert naissant des bourgeons printaniers tout brillans de rosée. Le zéphyr du matin ranima les esprits d’Adeline: son âme était sensible aux beautés de la nature. En regardant le riche émail des gazons, la tendre verdure des arbres; en saisissant, dans l’intervalle des hauteurs, une échappée du paysage diversifié, orné de bois, et se dégradant au loin dans des montagnes bleuâtres, son cœur épanoui goûtait un moment de joie. Aux yeux d’Adeline, les charmes de la nature étaient rehaussés par ceux de la nouveauté; elle n’avait vu que rarement la grandeur d’une perspective étendue, et la magnificence d’un vaste horizon, et même elle n’avait pas joui souvent des beautés pittoresques d’une scène plus resserrée. Son âme n’avait pas perdu, dans une longue oppression, ce ressort énergique qui résiste au malheur; sans quoi, malgré toute la sensibilité de son goût originel, les beautés de la nature, loin de la charmer si facilement, lui auraient à peine procuré une distraction passagère. Enfin le chemin tourna, et descendit sur le flanc d’un coteau. La Motte regardant encore avec crainte par la portière, voit devant lui une campagne découverte, à travers laquelle la route se prolongeait presqu’en ligne droite, sans que rien pût la dérober à la vue. Il retombe dans de nouvelles alarmes; car, des hauteurs où il se trouvait, sa fuite pouvait être observée l’espace de plusieurs lieues. Il demande au premier paysan qu’il rencontre, s’il y avait un chemin entre les montagnes; mais il ne s’en trouvait point. Il frémit; madame La Motte, malgré ses propres craintes, tâche de le rassurer; mais elle y perd ses efforts, et se recueille à son tour dans la contemplation de son infortune. A mesure qu’ils avançaient, La Motte regardait souvent le pays qu’il avait traversé, et souvent son imagination lui faisait entendre le bruit d’une poursuite éloignée. Les voyageurs s’arrêtèrent pour déjeuner, dans un village où la route était enfin couverte par des bois, et La Motte reprit courage. Adeline paraissait enfin tranquille. Alors La Motte lui demanda l’explication de la scène dont il avait été témoin la nuit précédente. La question renouvela toute sa douleur, et elle le conjura, avec larmes, de lui épargner ce récit pour le moment. La Motte n’insista pas davantage, mais il remarqua que, pendant la plus grande partie du jour, elle parut y rêver dans la mélancolie et dans l’abattement. Ils cheminaient alors dans les montagnes, et couraient par conséquent moins de risque d’être aperçus. D’ailleurs, La Motte évitait les grandes villes, et ne s’arrêtait dans les autres que le temps de faire rafraîchir les chevaux. Sur les deux heures après midi, le chemin tourna dans une profonde vallée, coupée par un petit ruisseau, et couronnée d’une forêt. La Motte appelle Pierre, et lui commande de marcher à gauche, vers un endroit où le feuillage formait une voûte épaisse. Il y descend avec sa famille; et Pierre ayant étalé les provisions sur l’herbe, ils s’assirent, et partagèrent un repas, qu’en d’autres circonstances ils auraient trouvé délicieux. Adeline tâchait de sourire; mais en ce moment une indisposition ajoutait à ses souffrances et à sa langueur. La violente agitation d’esprit, et la fatigue du corps qu’elle avait éprouvées durant les vingt-quatre dernières heures, avaient anéanti ses forces, et lorsque La Motte la reconduisit à la voiture, toute sa personne frissonnait de malaise; mais elle ne proféra pas une plainte; et après avoir long-temps observé l’abattement de ses compagnons, elle fit un faible effort pour les ranimer. Ils continuèrent de voyager tout le long du jour, sans accident ni interruption, et environ trois heures après le soleil couché, ils arrivèrent à Monville, petite bourgade, où La Motte résolut de passer la nuit. Toute la bande avait réellement besoin de repos; et lorsqu’ils mirent pied à terre, leur pâleur, leurs regards effarés, étaient trop remarquables pour échapper aux gens de l’auberge. Dès qu’il y eut des lits de prêts, Adeline se retira dans sa chambre, accompagnée de madame La Motte, qui, par intérêt pour la belle étrangère, tentait tous les moyens de la tranquilliser. Adeline pleurait en silence, et, prenant la main de madame de La Motte, la pressait contre son cœur. Ce n’étaient pas seulement les larmes de la souffrance, elles étaient mêlées de celles qui partent d’un cœur reconnaissant, lorsqu’il rencontre une sympathie imprévue. Madame La Motte les comprit, ces larmes. Après quelques instans de silence, elle renouvela ses protestations d’amitié, et conjura Adeline de lui donner toute sa confiance; mais elle évita soigneusement de rien toucher du sujet qui l’avait déjà si cruellement affectée. Adeline trouva à la fin des expressions pour témoigner sa sensibilité de tant d’égards, et cela d’une manière si franche et si naturelle, que madame La Motte se sentant elle-même fort pénétrée, prit congé d’elle pour se retirer. Le lendemain, La Motte, impatient de s’en aller, se leva de très-bonne heure. Tout était prêt pour son départ; il y avait déjà quelque temps que le déjeuner attendait; mais Adeline ne paraissait point. Madame La Motte entra dans la chambre, et la trouva plongée dans un sommeil agité. Sa respiration était courte et irrégulière. Elle tressaillait souvent; souvent elle soupirait, et bégayait quelquefois une phrase incohérente. Tandis que madame La Motte fixait un regard d’intérêt sur son attitude languissante, elle se réveille, et lui tend une main que la fièvre rendait brûlante. Elle n’avait pas dormi de la nuit; comme elle essayait de soulever sa tête tourmentée d’une forte migraine, il lui prend un étourdissement, elle se trouve mal et retombe en arrière. Madame La Motte était fort alarmée, dans la double conviction qu’Adeline ne pouvait soutenir la route, et qu’un retard deviendrait peut-être funeste à son mari. Elle vint lui confier ses craintes. Il est plus aisé d’imaginer la consternation de La Motte que de la décrire. Il voyait tous les risques et tous les inconvéniens d’un délai; mais il ne pouvait se dépouiller de toute humanité, au point d’abandonner Adeline aux soins, ou plutôt à la négligence de personnes étrangères. Il fit venir sur-le-champ un médecin qui déclara qu’elle avait une fièvre violente, et que dans cet état un déplacement pouvait être mortel. La Motte résolut donc d’attendre l’événement, et s’efforça de calmer les accès de terreur dont il était assailli par intervalles. Il se tint sur ses gardes, en passant une grande partie de la journée hors du village, dans un endroit d’où il découvrait une certaine étendue de la route. Cependant, se voir à deux doigts de sa perte par la maladie d’une jeune inconnue dont on venait de le charger par force, c’était pour lui un si grand malheur, qu’il n’avait pas assez de philosophie pour s’y résigner avec calme. La fièvre d’Adeline continua d’augmenter pendant toute la journée, et le soir, quand le médecin se retira, il dit à La Motte que son sort serait bientôt décidé. La Motte fut vivement affecté d’apprendre le danger où elle était. Les charmes, l’innocence d’Adeline, avaient triomphé des circonstances défavorables dont elle était environnée, lorsqu’elle lui avait été remise, et il fut alors moins touché des embarras qu’elle pourrait lui occasioner à l’avenir, que de l’espoir de sa guérison. Madame La Motte veillait sur elle avec la plus tendre inquiétude, en admirant sa patiente tranquillité et sa douce résignation. Adeline en était reconnaissante avec usure, tout en se figurant qu’elle ne pouvait l’être assez. «Bien jeune encore, lui disait-elle, et abandonnée par ceux dont j’ai droit de réclamer la protection, je ne puis me rappeler aucune liaison qui me fasse regretter la vie, comme celle que j’espérais former avec vous. Si je vis, ma conduite vous exprimera bien mieux le sentiment que m’inspirent vos bontés; des paroles ne sont qu’un bien faible témoignage!» La douceur de ses manières attachait tellement madame La Motte, qu’elle épiait les crises de sa maladie avec une sollicitude qui excluait tout autre intérêt. Adeline passa une nuit très-agitée, et quand le médecin reparut le lendemain matin, il ordonna qu’on ne lui refusât rien de ce qu’elle désirerait, et répondit aux questions de La Motte avec une franchise qui ne laissait aucune espérance. Cependant, après avoir pris en abondance certaines potions adoucissantes, la malade dormit plusieurs heures de suite, et son sommeil était si profond, que sa respiration seule donnait des marques de son existence. Elle se réveilla sans fièvre, et sans autre mal qu’une grande faiblesse; mais en peu de jours elle reprit si bien ses forces, qu’elle fut en état de partir avec La Motte pour B...., village hors de la grande route, de laquelle il jugea prudent de s’écarter. Ils y passèrent la nuit suivante. Le lendemain, de grand matin, ils continuèrent leur voyage à travers une campagne sauvage et boisée; sur le midi ils s’arrêtèrent à un village isolé, où ils se rafraîchirent, et reçurent des instructions pour traverser la vaste forêt de Fontanville, sur la lisière de laquelle ils se trouvaient alors. La Motte désirait d’abord de prendre un guide, mais il redoutait plus le danger de découvrir sa route, qu’il n’espérait tirer avantage d’une assistance étrangère dans ces campagnes incultes et solitaires. C’est alors que La Motte projeta de passer à Lyon: là, il pourrait chercher dans le voisinage une retraite pour se cacher, ou bien s’embarquer sur le Rhône, pour se rendre à Genève, si la rigueur de sa situation le forçait un jour à quitter la France. Il était environ midi, et il désirait d’avancer sa route pour pouvoir dépasser la forêt de Fontanville, et arriver avant la nuit au bourg situé sur la lisière opposée. Après avoir mis dans la voiture des provisions fraîches, et pris toutes les informations nécessaires concernant les chemins, ils repartirent, et entrèrent bientôt dans la forêt. On touchait à la fin d’avril, et le temps était extrêmement doux et serein. La fraîcheur embaumée qu’exhalaient dans les airs les premiers parfums de la végétation; la douce chaleur du soleil, dont les rayons vivifiaient chaque nuance de la nature, et développaient chaque fleur du printemps, tout ranimait Adeline et lui communiquait la vie et la santé. En respirant le zéphyr, sa force semblait renaître; en promenant ses regards dans les clairières dont le bois était entrecoupé, son cœur épanoui jouissait avec délices; mais lorsque de ces objets, ses regards se détournaient sur monsieur et madame La Motte, dont les tendres attentions lui avaient rendu le jour, dans les yeux de qui elle lisait alors l’attachement et l’estime, son sein se gonflait de douces affections, et palpitait de reconnaissance. Ils continuèrent leur voyage pendant le reste du jour, sans voir une chaumière, sans trouver une créature humaine. Le soleil allait se coucher; de toutes parts la vue était bornée par la forêt, et La Motte commença à craindre que le domestique ne se fût trompé de chemin. La route, si l’on peut appeler route une trace légère sur l’herbe, était quelquefois recouverte de plantes touffues, et quelquefois obscurcie par l’épaisseur du feuillage. A la fin Pierre s’arrêta, ne pouvant plus se reconnaître. La Motte tremblait de se voir anuité dans une forêt si sauvage et si solitaire: il avait de plus une crainte horrible des brigands. Il ordonne donc à Pierre d’avancer à tout risque, et s’il ne trouvait pas de chemin tracé, de tâcher de gagner un endroit de la forêt plus découvert. Pierre pousse en avant; mais après avoir marché quelque temps sans découvrir autre chose que des clairières en taillis, et des sentiers dans le bois, il désespéra d’en sortir, et s’arrêta pour prendre de nouveaux ordres. Le soleil était couché; mais en jetant un regard inquiet par la portière, La Motte aperçut à l’occident, sur l’horizon lumineux, quelques tours obscures qui s’élevaient du milieu des arbres à peu de distance. Il commande à Pierre de tourner de ce côté-là. «Si ce sont les tours d’un monastère, dit-il, nous pourrons y trouver un asile pour cette nuit.» La voiture avançait sous l’ombre des _rameaux mélancoliques_. Le crépuscule perçant au travers, répandait dans l’atmosphère, qu’il colorait encore, une solennité dont la vive sensation faisait tressaillir le cœur des voyageurs. L’attente les retenait dans le silence. La scène actuelle ramenait Adeline au souvenir des terribles dangers qu’elle avait courus, et son âme ne s’ouvrait que trop facilement à la crainte de nouvelles infortunes. La Motte descendit au pied d’une éminence tapissée de verdure, où les arbres, en se séparant, montraient l’édifice de plus près, mais n’en donnaient encore qu’une idée imparfaite. CHAPITRE II. Il approche et aperçoit les restes gothiques d’une abbaye: elle s’élevait sur une terrasse rustique, ombragée par des arbres très-hauts et très-touffus, qui semblaient contemporains du bâtiment, et répandaient alentour une ombre romantique. La plus grande partie de l’édifice tombait en ruines, et ce qui avait résisté aux ravages du temps, rendait plus terrible encore l’aspect de la fabrique dégradée. Les créneaux, qu’embrassaient d’épaisses guirlandes de lierre, étaient à moitié démolis et devenus la retraite des oiseaux de proie. D’énormes fragmens de la tour de l’est, presque tout écroulée, gisaient dispersés parmi l’herbe haute, qui ondoyait lentement sous l’haleine du zéphyr. Ornée de riches ciselures, une porte gothique, qui conduisait dans le principal corps de l’édifice, restait encore entière; au-dessus du vaste et magnifique portail s’élevait une fenêtre du même ordre, dont les arcades en pointe montraient des fragmens de vitraux rouillés, autrefois l’orgueil de la dévotion monacale. Imaginant que quelques créatures humaines pouvaient encore habiter ce lieu, La Motte s’approche de la porte et lève le marteau massif. Le bruit gémissant résonne dans le vide du bâtiment. Après avoir attendu quelques minutes, il enfonce la porte, qui, chargée de pesantes ferrures, criait aigrement en tournant sur ses gonds. Il entre dans ce qui lui semble avoir été la chapelle de l’abbaye, où retentirent jadis les cantiques de la ferveur, où jadis coulèrent les larmes de la pénitence. La Motte s’arrête un instant, il sent une sorte d’impression sublime, mêlée de terreur. Il parcourt de l’œil l’immensité du bâtiment, et, en contemplant ses ruines, l’imagination le fait rétrograder dans le passé. «Et ces murs, dit-il, le repaire de la superstition, où l’austérité trouvait sur terre un purgatoire anticipé, ils chancellent aujourd’hui sur les restes insensibles des mortels qui les ont élevés.» L’obscurité s’épaissit et rappelle à La Motte qu’il n’a pas de temps à perdre: mais la curiosité le porte à poursuivre sa recherche; il cède à son impulsion. En marchant sur le pavé rompu, le bruit de ses pas roulait en échos dans cette vaste enceinte. Il croyait entendre la voix mystérieuse des morts, accuser le profane qui osait ainsi violer leur demeure. De cette chapelle, il passe dans la nef de la grande église. Une des fenêtres, mieux conservée que les autres, donnait sur une longue perspective de la forêt. On voyait au travers les riches couleurs du soir, fondues par d’imperceptibles gradations avec l’azur solennel du haut des cieux. De sombres collines, dont les contours se dessinaient sur la vive clarté de l’horizon, terminaient le tableau. Plusieurs des piliers qui avaient autrefois soutenu la voûte étaient encore debout. Orgueilleuses images de la grandeur périssable de l’homme et de ses ouvrages, ils semblaient s’ébranler au moindre murmure du vent qui soufflait sur les ruines des colonnes déjà tombées. La Motte soupira, et faisant un retour sur lui-même: «Encore quelques années, dit-il, je deviendrai comme les mortels dont je contemple aujourd’hui les restes, et, comme eux aussi, je serai peut-être un sujet de méditation pour les générations à venir qui chancelleront quelques momens sur les objets de leur curiosité, avant de tomber à leur tour dans la poussière.» En quittant cette scène, il se promena dans les cloîtres. Une porte qui communiquait avec un étage supérieur attira son attention. Il l’ouvre, et voit une autre porte au pied d’un escalier; mais retenu d’un côté par la crainte, et de l’autre, par la pensée des inquiétudes que son absence pourrait causer à sa famille, il retourne à grands pas à sa voiture, après avoir perdu les plus précieux momens du crépuscule, et sans avoir recueilli aucune information. Quelques courtes réponses aux questions de madame La Motte, et un ordre vague donné à Pierre de marcher avec précaution et de chercher une route, c’est tout ce que son inquiétude lui permit de proférer. L’ombre de la nuit s’épaississait, renforcée par l’obscurité de la forêt, et il devenait dangereux d’aller plus avant. Pierre s’arrêta; mais La Motte, persistant dans sa résolution, lui ordonna de marcher. Pierre hasarde des représentations, madame La Motte supplie, mais son mari se fâche, commande, et finit par se repentir; car une roue de derrière montant sur la souche d’un vieux arbre, que Pierre n’avait pas aperçue dans l’obscurité, la voiture versa sur-le-champ. Ils furent tous très-épouvantés, comme on l’imagine; mais personne ne s’était fait grand mal, et, après s’être dégagés de leur dangereuse position, La Motte et Pierre essayèrent de relever la voiture. C’est alors qu’ils reconnurent toute l’étendue de leur malheur. Une des roues s’était brisée. Ils se trouvaient dans un bien grand embarras, car non-seulement le carrosse était hors d’état d’avancer, mais ne pouvant le maintenir debout, il ne leur offrait pas même un abri contre l’humide fraîcheur de la nuit. Après quelques momens de silence, La Motte proposa de retourner aux ruines de l’abbaye, dont ils n’étaient encore qu’à une très-courte distance, de passer la nuit dans l’endroit le plus habitable, et de détacher Pierre au point du jour, avec un des chevaux pour chercher une route et une ville où l’on pût se procurer les moyens de réparer la voiture. Madame La Motte repoussa cette proposition: elle frissonnait à la seule pensée de demeurer si long-temps, pendant l’obscurité, dans un lieu aussi isolé que ce monastère. Elle cède à des craintes qu’elle n’ose ni envisager, ni combattre, et dit à son mari qu’elle aimait mieux rester exposée à la rosée malsaine de la nuit, que de se voir au milieu des ruines. La Motte avait d’abord éprouvé une égale répugnance à y retourner; mais, ayant triomphé de ses propres terreurs, il résolut de ne point se rendre à celles de sa femme. Les chevaux étant alors dégagés de la voiture, ils marchèrent vers le bâtiment. Pierre, qui les suivait, battit un briquet, et ils entrèrent dans les ruines à la flamme des broussailles qu’il avait ramassées. Les lueurs lancées sur quelques endroits de la fabrique, semblaient en rendre la désolation plus solennelle, tandis que l’obscurité de la plus grande partie de l’édifice en rehaussait encore la sublimité, et préparait l’imagination à des scènes d’horreur. Adeline, jusqu’alors muette, jeta un cri mêlé d’admiration et de crainte. Une sorte d’effroi délicieux s’emparait de son âme, et faisait palpiter son sein. Ses yeux se remplissaient de larmes: elle désirait, mais elle tremblait d’avancer: elle s’appuya sur le bras de La Motte, et le regarda comme si elle n’eût osé le questionner. Il ouvre la porte de la grande salle; ils entrent. Sa profondeur se perdait dans l’ombre. «Demeurons ici, dit madame La Motte, je n’irai pas plus loin.» La Motte montrait le pavé brisé et s’avançait: il fut arrêté par un bruit extraordinaire qui traversa la salle. Ils étaient tous muets... c’était le silence de la terreur. Madame La Motte le rompit la première. «Sortons d’ici, dit-elle; il n’est point de souffrance que je ne préfère à la sensation qui m’accable: retirons-nous à l’instant.» La Motte, rougissant de la crainte qu’il avait involontairement manifestée, crut alors qu’il était convenable d’affecter une hardiesse qu’il n’avait pas. Il tourna donc en ridicule l’épouvante de sa femme, et insista pour la faire avancer. Obligée d’y consentir, elle traverse la salle d’un pied tremblant. Ils arrivèrent à un étroit passage, et les broussailles de Pierre étant presque finies, ils s’arrêtèrent pendant qu’il allait en chercher d’autres. La lumière presque expirante, projetée faiblement sur les murs du passage, en augmentait l’horreur. Ce pâle rayon répandait une lueur tremblante à travers la salle, en grande partie cachée dans l’ombre, et montrait les lacunes du pavé, tandis qu’une foule d’objets sans nom ne s’apercevaient qu’imparfaitement au milieu de l’obscurité. Adeline, en souriant, demande à La Motte s’il croyait aux esprits. La question venait mal à propos, car la scène actuelle lui imprimait toute son horreur, et, en dépit de ses efforts, il se sentait gagner par une frayeur superstitieuse. Il était alors peut-être sur la cendre des morts. Si jamais il fut permis aux âmes de revenir sur la terre, n’était-ce pas l’heure et le lieu les plus convenables à leur apparition? La Motte ne répondit pas; Adeline reprit: «Si j’étais portée à la superstition»..... Elle fut interrompue par une répétition du bruit qui s’était déjà fait entendre: il partait du fond du passage à l’entrée duquel on se trouvait, et il se perdait par gradation. Tous les cœurs battaient, et chacun écoutait en silence. Un nouveau sujet de crainte s’empare de La Motte..... Ce bruit venait peut-être des brigands. Il ne savait trop s’il pouvait avancer en sûreté. Pierre arrive avec du feu; madame La Motte refuse d’entrer dans le passage; La Motte n’y était pas décidé; mais Pierre, plus curieux que poltron, offrit sur-le-champ ses services. Après quelque hésitation, La Motte lui permit d’avancer, et se tint à l’entrée pour attendre le résultat de la perquisition. Pierre disparaît bientôt dans la profondeur du passage. L’écho de ses pas, qui retentissait entre les murs, va en s’affaiblissant de plus en plus, et se perd enfin dans le silence. La Motte appelle Pierre en criant; mais point de réponse; à la fin ils entendent le bruit lointain des pas, et bientôt Pierre paraît tout hors d’haleine, tout pâle de frayeur. Dès qu’il fut à portée de se faire entendre de La Motte, il lui cria: «Dieu merci, monsieur, j’en suis venu à bout, mais non sans peine: j’ai cru avoir affaire au diable.--De quoi veux-tu parler, dit La Motte?--Ce n’étaient que des corneilles et des hibous, continue Pierre; mais la lumière les a tous attirés autour de mes oreilles, et ils m’ont si fort abasourdi du battement de leurs ailes, que je me suis cru d’abord possédé d’une légion de lutins; mais je les ai tous chassés, mon cher maître, et vous n’avez plus rien à craindre.» La fin de ce discours, jetant sur La Motte un soupçon de poltronnerie, il en est piqué, et se décide à entrer dans le passage, pour réhabiliter un peu sa réputation. Ils s’avancèrent alors gaîment, car, comme disait Pierre, ils n’avaient plus rien à craindre. Le passage conduisait à une cour. D’une part, au-dessus d’un long cloître, se montrait la tour de l’ouest et une partie élevée de l’édifice; l’autre côté était ouvert sur la forêt. La Motte se dirige vers une porte de la tour, et la reconnaît pour la même par laquelle il était d’abord entré; mais il lui fut difficile d’avancer, parce que la cour était embarrassée de ronces et d’orties, et que le feu, porté par son valet, ne jetait qu’une lueur incertaine. Quand il eut ouvert la porte, l’horrible aspect du lieu reproduisit les craintes de madame La Motte, et força Adeline à demander où ils allaient. Pierre élève la lumière pour montrer l’étroit escalier tournant qui montait dans la tour; mais La Motte, remarquant la seconde porte, en tire les verrous chargés de rouille, et entre dans un appartement spacieux, dont le genre et le meilleur état annonçaient évidemment une construction beaucoup plus moderne que le reste de l’édifice. Quoique triste et abandonné, il avait peu souffert des outrages du temps. Les murs étaient humides, mais non pas dégradés, et les vitres étaient fermes dans leurs châssis. Ils s’avancèrent dans une suite d’appartemens semblables au premier, en témoignant leur surprise de la discordance de cette partie de l’édifice avec les murailles écroulées qu’ils laissaient derrière eux. Ces appartemens les conduisirent à un passage tortueux, qui recevait du jour et de l’air par d’étroites ouvertures percées dans le haut de la muraille: il était terminé par une porte fermée d’une barre de fer. Ils l’ouvrent avec quelque peine, et entrent dans une chambre voûtée. La Motte la parcourt des yeux avec attention, et cherche à s’expliquer à quel dessein l’entrée en était défendue par une aussi forte barrière; mais il ne vit presque rien qui pût satisfaire sa curiosité. Ce logement semblait avoir été bâti dans les temps modernes, sur un plan gothique. Adeline s’approche d’une fenêtre qui formait une espèce de réduit, élevé par une marche au-dessus du pavé; elle fit observer à La Motte que tout ce pavé était incrusté de mosaïques; il en conclut que l’appartement n’était pas tout-à-fait gothique. Il s’avança vers une porte qui se présentait du côté opposé, il l’ouvrit, et se trouva dans la grande salle par où il était entré dans l’édifice. Il s’aperçut alors que l’obscurité lui avait caché un escalier à vis, conduisant à une galerie supérieure, et en si bon état, qu’il semblait avoir été construit en même temps que la partie du bâtiment la plus moderne, quoiqu’on y eût affecté le style gothique. La Motte se douta bien que cet escalier conduisait dans des pièces correspondantes à celles qu’il avait trouvées au rez-de-chaussée. Il était tenté de les visiter; mais madame La Motte, qui se sentait très-fatiguée, obtint, à force de prières, qu’il suspendrait tout examen ultérieur. Après avoir délibéré un moment sur le choix de la pièce où ils passeraient la nuit, ils se déterminèrent à retourner dans celle qui tenait à la tour. On alluma du feu dans un foyer, qui probablement n’avait pas dispensé depuis bien des années la chaleur de l’hospitalité. Pierre ayant étalé les provisions retirées de la voiture, La Motte et sa famille, rangés autour du brasier, se partagèrent un repas que la fatigue et la faim rendaient délicieux. Insensiblement l’assurance remplaça la crainte; ils se voyaient dans un endroit qui avait quelque chose d’une habitation humaine, et ils pouvaient rire tout à leur aise de leurs terreurs passées; mais, quand le vent ébranlait les portes, Adeline tressaillait, et jetait alentour un regard d’épouvante. Ils continuèrent quelque temps de rire et de causer joyeusement, mais ce n’était qu’une joie passagère, pour ne pas dire affectée; car le sentiment de leurs infortunes particulières assiégeait leur âme, et les plongeait dans la langueur et le silence du recueillement. Adeline éprouvait fortement l’abandon où elle était réduite. Elle réfléchissait avec étonnement sur le passé, et anticipait l’avenir. Elle se voyait dans la dépendance absolue de deux étrangers, sans autre titre que la commune sympathie du malheur pour le malheur: son cœur se gonflait de soupirs; ses yeux se remplissaient de larmes qu’elle retenait avant qu’elles allassent trahir, sur ses joues, un chagrin qu’elle croyait ne pouvoir manifester sans ingratitude. La Motte rompit à la fin cette méditation taciturne, en ordonnant de renouveler le feu pour la nuit, et de bien clore la porte. Malgré la solitude du lieu, cette précaution parut nécessaire; elle fut prise au moyen de larges pierres qu’on empila contre la porte, car on n’avait pas autre chose pour l’assujettir. La Motte s’était souvent figuré que cet édifice, en apparence abandonné, pouvait être un repaire de brigands. Ils avaient, pour se cacher, cette retraite solitaire, et pour favoriser leurs projets de rapine, une forêt vaste et sauvage, dont les détours devaient embarrasser les gens assez hardis pour tenter de les poursuivre. Toutefois il renferma ses craintes dans son cœur, voulant éviter à ses compagnons les tourmens qu’elles lui causaient. Pierre eut ordre de faire sentinelle à la porte; et après qu’il eut attisé le feu, notre triste chambrée se rangea alentour, et chercha dans le sommeil une courte trêve à ses peines. La nuit se passa tranquillement. Adeline dormit; mais des songes fatigans voltigeaient devant son imagination, et elle s’éveilla de très-bonne heure; le souvenir de ses malheurs s’éleva dans son âme: accablée de leur poids, elle répandit en silence un torrent de larmes. Pour les verser sans contrainte, elle s’approcha d’une fenêtre qui regardait dans la forêt, sur un espace découvert. Tout n’était qu’ombre et silence; elle contempla quelque temps cette scène ténébreuse. Les premières et douces teintes de l’aube se montraient alors sur l’horizon, et se dégageaient de l’obscurité......... Qu’elles étaient belles, pures, éthérées! Il semblait que le ciel s’ouvrît à ses regards. A mesure que les nuances du jour se renforçaient, les sombres brouillards, vers l’occident, redoublaient l’obscurité de cette partie de l’horizon et dérobaient au-dessous l’aspect de la campagne. Cependant les teintes s’animent à l’orient; elles répandent au loin une tremblante lumière; enfin, de vives clartés embrassent toute cette région des cieux, et annoncent le lever du soleil. D’abord une étroite ligne, d’une splendeur inconcevable, surmonte l’horizon; elle s’élargit soudain, et le soleil paraît dans toute sa gloire, dévoilant toute la nature, vivifiant toutes les couleurs du paysage, et transformant en perles brillantes la rosée qui couvrait la terre. Les faibles et tendres réponses des oiseaux, éveillés par le rayon du matin, interrompent le silence de cette heure paisible; leur doux gazouillement se renforce par degrés, et forme bientôt un concert universel de réjouissance. Le cœur d’Adeline s’épanouit aussi de reconnaissance et d’adoration. La scène qu’elle avait sous les yeux calma son âme, et éleva ses pensées au grand auteur de la nature: involontairement elle prononça cette prière: «Père de bonté, qui créas ce glorieux spectacle! je me remets dans tes mains; tu me soutiendras dans ma présente détresse, et tu me préserveras des maux à venir.» Remplie de cette confiance dans la bonté de Dieu, elle essuya ses larmes; elle trouva le prix de sa foi dans le doux accord de ses réflexions et de sa conscience; et son âme, délivrée des sentimens qui venaient l’accabler, devint plus calme et plus paisible. La Motte ne tarda pas à s’éveiller, et Pierre fut bientôt prêt à partir pour son expédition. En montant à cheval: «Notre maître, dit-il, je crois, sauf votre bon plaisir, que nous ferions aussi bien de ne pas chercher ailleurs une habitation, jusqu’à nouvel ordre; car personne ne s’avisera de venir nous déterrer céans, et quand on voit cet endroit-ci de jour, on ne le trouve pas si méchant qu’on ne pût bien le rendre assez supportable, avec quelques petites réparations.» La Motte ne répondit rien, mais il réfléchit sur ce discours de Pierre. La nuit, pendant les intervalles où ses inquiétudes l’avaient empêché de dormir, la même idée lui était venue. Se cacher était sa seule sauvegarde; il la trouvait dans ce lieu. Cette affreuse solitude était repoussante, mais il n’avait que le choix des maux... Un bois et la liberté n’étaient pas un mauvais refuge pour qui n’avait guère d’autre perspective qu’une prison. En parcourant les appartemens et en examinant de plus près leur état, il reconnut qu’on pouvait aisément les rendre logeables; et en ce moment qu’il les visitait de nouveau avec l’épanouissement du matin, il s’affermit dans sa résolution, et rêva aux moyens de l’exécuter: mais ce qui l’embarrassait le plus, c’était la difficulté de se procurer des vivres. Il communiqua son idée à sa femme; elle ne la goûta point du tout; mais La Motte consultait rarement son épouse, sans s’être d’avance décidé pour l’exécution; et il avait déjà résolu de se conduire sur ce point, d’après le rapport de Pierre. Si celui-ci parvenait à découvrir, dans le voisinage de la forêt, une ville où l’on pût se procurer des provisions et les autres choses nécessaires, il ne voulait pas faire un pas de plus pour chercher une retraite. Le temps que Pierre fut absent, son inquiétude l’employa à examiner les ruines, et à parcourir les environs; ils étaient agréablement romantiques, et les arbres touffus dont ils abondaient, semblaient séparer cet asile du reste de l’univers. Un ruisseau serpentait au pied de la terrasse où s’élevait l’abbaye; il s’écoulait lentement sous les ombrages, en désaltérant les fleurs qui émaillaient ses bords, et en répandant la fraîcheur alentour. La Motte remarqua de toutes parts une grande quantité de gibier; les faisans s’envolaient à peine à son approche, et les daims le regardaient passer tranquillement... L’homme leur était étranger. De retour à l’abbaye, La Motte enfila l’escalier qui conduisait à la tour: à peu près vers le milieu, une porte se présente dans le mur, elle cède à sa main sans résistance, mais un bruit soudain, en dedans, accompagné d’un nuage de poussière, le fait rétrograder et fermer la porte. Après avoir attendu quelques minutes, il la rouvre, il voit une vaste chambre construite dans le goût le plus moderne. Les débris de la tapisserie pendaient en lambeaux sur les murailles devenues le séjour des oiseaux de proie. Au moment où la porte s’était ouverte, ils avaient pris la fuite. Voilà d’où venaient le bruit et la poussière. Les fenêtres étaient fracassées et presque sans vitres; mais il fut bien étonné de trouver quelques restes de meubles, des fauteuils dans un état et d’une forme qui dataient leur ancienneté; une table rompue, et un gril de fer presque tout consumé par la rouille. Du côté opposé, était une porte qui menait à un autre appartement de même grandeur que le premier, mais meublé d’une tenture un peu moins endommagée. Il y avait dans un coin un petit bois de lit, et le long des murs quelques fauteuils délabrés. La Motte regardait tout avec un mélange de surprise et de curiosité: «Il est singulier, dit-il, que ces chambres soient les seules qui paraissent avoir été occupées. Peut-être quelque malheureux fugitif comme moi aura cherché dans ces lieux un refuge contre la persécution; ici, peut-être, il aura déposé le fardeau de l’existence! Peut-être aussi n’ai-je suivi ses pas que pour mêler ma cendre à la sienne!» Il se retourna tout-à-coup, et allait sortir de la chambre, lorsqu’il aperçut une porte auprès du lit; elle s’ouvrait sur un cabinet éclairé seulement d’une fenêtre, et dans le même état que l’appartement qu’il avait traversé, excepté qu’il n’y avait pas même des fragmens de meubles. En marchant sur le parquet, il crut sentir un panneau remuer sous ses pas; en l’examinant, il découvrit une trappe. La curiosité l’engage à poursuivre sa recherche; il ouvre la trappe, non sans un peu de difficulté. Il descend quelques pas, mais il n’osait sonder cet abîme, et cherchant avec étonnement à quel dessein on avait construit cette trappe avec tant de mystère, il la referme, et quitte ce corps d’appartemens. Les marches de l’escalier de la tour étaient si dégradées dans le haut qu’il n’essaya pas d’y monter; il retourna dans la salle, et par l’escalier tournant qu’il avait observé la veille, il gagna la galerie, et trouva une autre suite d’appartemens tout-à-fait démeublés, et parfaitement semblables à ceux d’en bas. Il parla de nouveau à madame La Motte du projet de rester dans l’abbaye; elle fit tous ses efforts pour l’en dissuader, en convenant de la sûreté de cette solitude, mais en représentant qu’on pourrait trouver d’autres endroits tout aussi commodes pour se cacher, et beaucoup plus pour se loger. C’est de quoi La Motte n’était pas convaincu: d’ailleurs la forêt, abondante en gibier, devait lui procurer à la fois de l’amusement et des vivres, circonstance qui n’était point du tout à négliger, vu l’épuisement de sa bourse: enfin, il avait laissé séjourner si long-temps cette idée dans son âme, qu’elle était devenue son idée favorite. Adeline écouta cet entretien dans une muette inquiétude, et attendit avec impatience le succès du voyage de Pierre. La matinée se passe, et Pierre ne reparaît point. Nos solitaires dînèrent sur les provisions qu’heureusement ils avaient apportées avec eux. Ils se promenèrent ensuite dans le bois. Adeline, qui ne laissait jamais passer un bien sans le remarquer, parce qu’il était toujours accompagné d’un mal, oublia quelque temps l’horrible aspect de l’abbaye, pour la beauté des scènes voisines. Le charme des ombrages calmait son cœur, et les formes variées du paysage amusaient son imagination: elle croyait presque pouvoir vivre contente dans ces lieux: déjà elle commençait à s’intéresser dans les peines de ses compagnons; mais elle sentait quelque chose de plus pour madame La Motte, c’étaient les douces émotions de la reconnaissance et de l’amitié. L’après-midi s’écoula, et ils retournèrent à l’abbaye. Pierre ne revenait pas, et son absence commença à les inquiéter. L’approche de la nuit jetait aussi du sombre sur l’espoir des fugitifs: ils avaient peut-être encore une nuit à passer dans le même abandon que la précédente, et ce qui était bien pire, avec très-peu de provisions. Madame La Molle perdit alors sa fermeté, et se mit à pleurer amèrement. Adeline n’était pas moins triste; mais elle recueillit toutes ses forces défaillantes, et donna une première marque de son bon cœur, en tâchant de ranimer celles de son amie. La Motte était dans des transes cruelles, et s’éloignant de l’abbaye, il suivait tout seul le chemin qu’avait pris son valet: il n’était pas bien loin, qu’il l’aperçut à travers les arbres, menant son cheval par la bride. «Quelles nouvelles, Pierre? lui cria La Motte.» Pierre s’avança, essoufflé, et sans prononcer une parole. Enfin La Motte répéta la même question, d’un ton un peu plus imposant. «Ah! Dieu soit béni, dit-il, après avoir repris haleine pour répondre; je suis ravi de vous voir, je croyais que je ne reviendrais plus: il m’est arrivé une foule de malheurs.» «--Eh bien! vous me les raconterez après: apprenez-moi si vous avez trouvé....» «--Trouvé! interrompit Pierre; oui, mort de ma vie! j’ai trouvé; mais on m’a trouvé aussi. Tenez, monsieur, regardez ma trouvaille; voyez les coups que j’ai attrapés.» «--Mais qui vous a donc mis dans cet état?» «--Vraiment, monsieur, je vais vous dire ce qui en est. Monsieur sait bien que j’ai un peu appris à faire le coup de poing, de cet Anglais qui venait souvent au logis avec son maître.» «--Bon, bon. Dites-moi où vous avez été.» «--C’est tout au plus si je le sais moi-même, mon cher maître; j’ai été dans un endroit où j’ai reçu une fière taloche; mais c’était pour vous servir, ainsi je n’en parlerai pas: mais si ce coquin peut tomber sous ma patte....» «--Vous me paraissez si content de votre première taloche, que vous voulez en avoir une autre; et c’est ce qui ne vous manquera pas, si vous ne répondez mieux à ma question.» Cette menace engagea Pierre à se rendre plus méthodique; il tâcha donc de continuer: «Je n’eus pas plus tôt quitté l’abbaye, dit-il, que je suivis le chemin que vous m’aviez indiqué, et tournant droit à ce bouquet d’arbres que voilà, je regardai de côté et d’autre, pour voir si je pourrais voir une maison, une chaumière, ou du moins un homme; mais de tout cela, pas plus que sur ma main: je poussai donc en avant, à peu près la valeur d’une lieue, en vérité; alors j’arrivai à un sentier. Ho, ho! me suis-je dit, je vous tiens à présent; nous voilà en bon train. On ne fait point des sentiers sans pas. J’étais cependant au bout de mon rolet; car le diable m’emporte, si j’ai pu voir une âme! et après avoir suivi mon sentier de ce côté, et puis de celui-là, pendant plus d’un quart de lieue, eh bien! je l’ai perdu, mon sentier, et il a fallu en chercher un autre.» «--Vous est-il donc impossible de venir au fait? dit La Motte: laissez là ces sottes particularités, et dites-moi si vous avez réussi.» «--Eh bien, mon cher maître, pour être court, car au bout du compte, c’est le moyen d’avoir plus tôt fini, j’ai erré long-temps à l’aventure, je ne sais de quel côté, mais toujours dans une forêt comme celle-ci; et j’ai pris un soin tout particulier de regarder les arbres, pour pouvoir me retrouver. Finalement je suis arrivé à un autre sentier, et alors j’étais bien sûr de trouver quelque chose, quoique je n’eusse rien trouvé auparavant, car je ne pouvais pas me tromper deux fois. Ainsi donc, en regardant à travers les arbres, j’ai aperçu une cabane; j’ai donné à mon cheval un coup de fouet qui a retenti dans la forêt, et je me suis trouvé à la porte dans la minute. Les gens m’ont dit qu’il y avait une ville à environ une lieue de là, que je n’avais qu’à suivre le sentier, qu’il m’y conduirait; aussi m’y a-t-il conduit, et au train dont mon cheval y est arrivé, je crois qu’il sentait l’avoine dans l’auge. J’ai demandé un charron, l’on m’a dit qu’il n’y en avait qu’un dans l’endroit, et l’on n’a jamais pu le trouver. J’ai attendu, et puis j’ai encore attendu; car je savais bien qu’il était inutile de songer à m’en revenir sans avoir fait ma commission. Enfin le charron, qui était à la campagne, est rentré en ville, et je lui ai dit combien il m’avait fait attendre, parce que, lui ai-je dit, il est inutile que je songe à m’en aller avant d’avoir fait ma commission.» «--Sois donc moins ennuyeux, dit La Motte, si la chose est en ton pouvoir.» «--La chose est en mon pouvoir, répliqua Pierre, et si elle était davantage en mon pouvoir, monsieur, je ne m’y épargnerais pas. Croiriez-vous bien, monsieur, que ce drôle a eu l’impudence de demander un louis pour raccommoder la roue du carrosse? Sur mon honneur! il a cru que nous étions dans l’embarras, et que nous ne pouvions pas nous passer de lui. Un louis d’or! ai-je répondu; mon maître ne donnera jamais cette somme; il ne se laissera pas duper par un faquin comme vous. Là-dessus, mon homme m’a regardé de travers, et m’a sanglé une mornifle sur la gueule; et moi, j’ai levé mon poing, et je lui en ai sanglé une autre, et je le rosserais encore, s’il n’était pas survenu un autre homme; alors j’ai été forcé de m’en aller.» «--Et vous n’êtes pas plus avancé que lorsque vous êtes parti?» «--Vraiment, notre maître, j’espère que j’ai trop de cœur pour céder à un coquin, ou pour souffrir que vous lui cédiez non plus: et puis, j’ai apporté quelques clous, pour essayer si je ne pourrais pas raccommoder la roue moi-même. J’ai toujours aimé à charpenter.» «--Fort bien; je loue votre zèle; mais, en cette occasion, il était mal placé. Et qu’apportez-vous donc dans le panier?» «--Vraiment, notre maître, j’ai pensé que nous ne pourrions pas nous en aller d’ici, que la voiture ne fût en état de nous conduire; et, en attendant, me suis-je dit, personne ne peut vivre sans nourriture; je m’en vais me servir du peu d’argent que j’ai, et acheter un panier.» «--C’est la seule chose convenable que vous ayez faite encore, et cela rachète vos sottises.» «--Vraiment, notre maître, cela me réjouit le cœur de vous entendre dire ça: je savais bien que je faisais tout pour le mieux; mais j’ai eu bien du tintoin pour retrouver mon chemin; et voilà-t-il pas encore un autre malheur? le cheval qui a attrapé une épine dans le pied!» La Motte lui fit des questions sur la ville; il jugea qu’elle pouvait lui fournir des provisions, et le peu de meubles nécessaires pour rendre l’abbaye logeable. Cette découverte acheva presque de le déterminer: il ordonna donc à Pierre de retourner le lendemain matin à la ville, et d’y prendre des informations concernant l’abbaye; il le chargea, si les réponses étaient satisfaisantes, d’acheter une charrette, et de la charger de quelques meubles, ainsi que des matériaux nécessaires à la réparation des appartemens modernes. Pierre recula: «Comment, monsieur! est-ce que vous voulez vivre ici?» «--Eh bien, quand cela serait?» «--Dans ce cas-là, monsieur aurait pris une très-sage résolution, et d’après mon idée; car monsieur sait bien ce que je lui ai dit...» «--Fort bien, Pierre; mais il n’est pas nécessaire de répéter ce que vous avez dit: j’étais peut-être déjà décidé auparavant.» «--Ma foi, notre maître, vous avez raison, car je crois que nous ne serons pas beaucoup inquiétés ici, à moins que ce ne soit par les hibous et les corneilles. Oui, oui, je vous promets que j’en ferai un logement digne d’un prince. Pour ce qui est de la ville, nous y trouverons tout ce qu’il nous faut, j’en suis sûr; et puis, ils ne songent pas plus à ce lieu-ci qu’à l’Angleterre ou aux grandes Indes.» En ce moment, ils arrivèrent à l’abbaye, et Pierre y fut reçu avec des transports de joie; mais sa maîtresse et Adeline rabattirent bien de leurs espérances, en apprenant ce qui lui était arrivé à la ville, et qu’il revenait sans avoir exécuté sa commission. Elles apprirent l’une et l’autre, presque avec la même inquiétude, les ordres que La Motte avait donnés à Pierre; mais Adeline renferma ses alarmes, et fit tous ses efforts pour dissiper celles de son amie. La douceur de ses manières, et l’air de satisfaction qu’elle feignit, touchèrent sensiblement madame La Motte, et lui découvrirent une source de consolation, dont elle ne s’était pas doutée jusqu’alors. Les affectueuses attentions de sa jeune amie promettaient de la dédommager du manque de toute autre société, et sa conversation devait égayer des heures, qui, sans elle, se seraient passées dans la tristesse et les regrets. Les réflexions et la conduite ordinaire d’Adeline, avaient annoncé un bon esprit et un cœur aimable; mais ce n’était pas tout..., elle avait encore du génie. Elle était alors dans sa dix-neuvième année. Sa taille était de moyenne grandeur, et modelée dans les plus élégantes proportions: ses cheveux étaient d’un noir foncé; ses yeux bleus conservaient toujours les mêmes attraits, soit lorsqu’ils pétillaient d’intelligence, soit lorsqu’ils languissaient de tendresse. Son corsage avait la légèreté aérienne des nymphes. Quand elle souriait, elle eût pu servir de modèle pour peindre la jeune sœur d’Hébé. Les charmes irrésistibles de sa beauté étaient rehaussés par la grâce, par la simplicité de ses manières, et confirmaient la valeur réelle d’un cœur dont tous les mouvemens auraient pu se montrer au grand jour et soutenir l’examen le plus sévère. Annette, c’était le nom de la servante, alluma le feu pour la nuit: on ouvrit le panier de Pierre, et l’on apprêta le souper. Madame La Motte était toujours muette et pensive. «Il y a bien peu de situations assez tristes, dit Adeline, pour que nous ne regrettions pas tôt ou tard d’en être sortis. Le bon Pierre avoue qu’il aurait bien voulu se voir dans l’abbaye quand il était égaré dans la forêt, ou lorsqu’il s’est trouvé sur les bras deux champions au lieu d’un; et je suis certaine qu’il n’y a point de privations si absolues, qu’on n’en puisse tirer quelque sujet de consolation. La flamme de ce brasier répand un éclat plus réjouissant, par le contraste de cet affreux désert, et ce repas abondant n’en devient que plus délicieux, grâce à la disette passagère que nous avons éprouvée. Jouissons des biens, et oublions les maux.» «Vous parlez, ma chère amie, répliqua madame La Motte, comme une personne dont l’âme n’a pas été fréquemment accablée par l’infortune (Adeline soupira), et dont les espérances sont, par conséquent, dans toute leur force.» «La longueur des souffrances, dit La Motte, détruit en nous ce ressort énergique, qui repousse le poids des maux et se déploie aux mouvemens de l’allégresse. Je n’en parle que par réminiscence, d’après une idée confuse du passé. Comme vous, Adeline, je pouvais autrefois tirer des consolations de beaucoup de circonstances malheureuses.» «Croyez, dit Adeline, croyez, mon cher monsieur, que cela est encore possible, et vous y parviendrez.» «--Le prestige est évanoui..... Je ne saurais plus me tromper moi-même.» «--Permettez-moi de vous le dire, monsieur; c’est seulement aujourd’hui que vous vous trompez vous-même, en souffrant que le nuage du chagrin rembrunisse tous les objets qui s’offrent à vos regards.» «Cela peut être, dit La Motte, mais laissons ce discours.» Après souper, on ferma les portes, comme la veille, pour le reste de la nuit, et nos fugitifs s’abandonnèrent au repos. Le lendemain matin, Pierre repartit pour la petite ville d’Auboine. Le temps de son absence, Adeline et madame La Motte le passèrent encore au milieu de beaucoup d’inquiétudes et de quelques espérances; car il était possible qu’il rapportât, concernant l’abbaye, des renseignemens qui forceraient La Motte à renoncer à ses plans. Au déclin du jour, elles l’aperçurent qui revenait lentement; et la charrette qu’il avait avec lui, ne confirma que trop leurs appréhensions. Il amenait quelques meubles et des matériaux pour réparer le logement. Il fit sur l’abbaye un rapport dont voici la substance:--Elle appartenait, ainsi qu’une grande partie de la forêt adjacente, à un homme de qualité, résidant alors avec sa famille dans une terre éloignée. Il avait succédé dans cette propriété au père de sa femme. Celui-ci avait fait construire les appartemens les plus modernes, et venait y passer autrefois une partie de l’année pour goûter le plaisir de la chasse. On racontait qu’aussitôt après la prise de possession du nouveau maître, une personne avait été conduite à l’abbaye et emprisonnée dans les appartemens: on n’avait jamais pu imaginer qui ce pouvait être; on ne savait ce qu’elle était devenue: ce bruit se dissipa par degrés, et beaucoup de gens finirent par n’y plus croire du tout. Quoi qu’il en soit, il était avéré que le possesseur actuel, depuis qu’il avait hérité de l’abbaye, n’y était venu que deux étés seulement, et qu’on avait retiré les meubles peu de temps après. Cette particularité avait d’abord excité de la surprise: on en tira beaucoup de conjectures; mais il était difficile de se fixer à aucune. On disait, entre autres, qu’on avait vu d’étranges apparitions à l’abbaye, qu’on y avait entendu des bruits extraordinaires, et quoique les gens raisonnables se fussent moqués de ces rapports, comme d’une folle superstition de l’ignorance, ils s’étaient si fort enracinés dans l’esprit du peuple, que, depuis quinze années, aucun paysan ne s’était hasardé d’approcher de l’abbaye. Voilà pourquoi elle était abandonnée, et tombait en ruines. La Motte réfléchit sur ce rapport. Il réveilla d’abord en lui de tristes idées; mais bientôt elles firent place à des considérations plus importantes pour sa conservation. Il se félicita d’avoir enfin trouvé un endroit où il n’était pas vraisemblable qu’on pût le découvrir ou l’inquiéter. Cependant il ne pouvait se dissimuler qu’il y avait une singulière conformité entre une partie du récit de Pierre, et l’état des chambres où l’on montait par l’escalier de la tour. Ces restes de meubles, tandis qu’il n’y avait rien dans les autres appartemens.., ce lit solitaire.., le nombre des pièces, leur correspondance, toutes ces circonstances concouraient à confirmer ses soupçons. Il les renferma pourtant dans son sein, car il s’apercevait déjà que le rapport de Pierre n’avait pas engagé ses compagnons à reconnaître la nécessité de s’établir dans l’abbaye. Mais ils étaient forcés de se taire; et telles appréhensions qu’ils pussent concevoir, ils parurent alors disposés à ne pas les manifester. Quant à Pierre, il n’éprouvait rien de ce genre; il ne connaissait pas la crainte, et sa tête n’était remplie que de sa besogne prochaine. Madame La Motte, dans une sorte de désespoir tranquille, s’efforçait de vaincre sa répugnance pour un parti qu’aucun effort d’imagination ne pouvait lui donner les moyens d’éviter, et qu’elle ne ferait que rendre plus cruel, en se livrant aux lamentations. En effet, bien que le sentiment de tout ce qu’ils auraient à souffrir dans l’abbaye l’eût portée à contredire le projet de s’y établir, elle ne voyait pas réellement en quoi il leur serait avantageux de s’en éloigner: toutefois ses pensées se reportaient vers Paris, et lui réfléchissaient l’arrière-perspective du temps passé, avec le spectacle de ses amis en larmes, qu’elle quittait peut-être pour toujours. Les affectueuses caresses de son fils unique, maintenant exposé à mille dangers, ignorant le sort de sa mère, et que tant de raisons lui faisaient craindre de ne plus revoir, se retraçaient dans son souvenir, et triomphaient de toute sa fermeté. Elle eût voulu s’écrier: «Pourquoi, pourquoi ai-je vécu jusqu’à ce jour, et quel avenir m’est préparé?» Adeline n’avait point d’arrière-scène de jouissances passées pour accroître son infortune présente.., point d’amis éplorés.., point de regrets de personnes chéries, pour aiguiser le poignard du chagrin, et répandre des teintes douloureuses sur ses perspectives futures; elle ne connaissait pas encore les angoisses de l’espérance trompée, ni l’aiguillon plus acéré d’une conscience qui s’accuse elle-même; elle n’avait point de misères que la patience ne pût calmer, que le courage ne pût vaincre. Pierre se leva au point du jour pour se mettre à son travail; il s’y livra de bon cœur, et en peu de jours deux des chambres, au rez-de-chaussée, furent tellement améliorées, que La Motte commença à se réjouir, et ses compagnes à reconnaître que leur situation ne serait pas aussi malheureuse qu’elles se l’étaient figuré. Ce que Pierre avait déjà apporté de meubles fut disposé dans les chambres, dont l’une était l’appartement voûté. Madame La Motte meubla celui-ci comme un salon de compagnie. Elle le choisit de préférence, à cause de sa grande fenêtre gothique, qui descendait presqu’au niveau du parquet, et offrait la vue de l’esplanade, ainsi que la scène pittoresque des bois d’alentour. Pierre étant retourné à Auboine pour de nouvelles emplettes, tous les appartemens du rez-de-chaussée furent en peu de jours, non-seulement logeables, mais encore commodes. Cependant, comme ils ne suffisaient pas à toute la famille, on prépara une pièce pour Adeline dans l’étage supérieur: c’était la chambre qui touchait immédiatement à la tour; elle la préféra aux autres plus avancées, parce qu’elle y serait moins éloignée de la famille, et que les fenêtres qui donnaient sur une allée de la forêt, lui procuraient une plus belle vue. La tenture délabrée qui se détachait des murs fut reclouée et prit un air moins misérable. Enfin, quoique la chambre conservât toujours quelque chose de mélancolique, à raison de sa grandeur et de la petitesse des fenêtres, elle n’était point désagréable. La première nuit qu’Adeline l’habita, elle dormit peu: la solitude de l’appartement affectait ses esprits, peut-être en proportion du courage dont, par égard, elle s’était armée en présence de madame La Motte. Elle se rappelait le récit de Pierre; plusieurs de ses circonstances s’étaient imprimées dans son imagination, en dépit de son jugement, et il lui était difficile de surmonter entièrement ses craintes. Tout d’un coup, elle fut saisie d’une si grande frayeur, qu’elle avait déjà ouvert la porte dans l’intention d’appeler madame La Motte; mais ayant prêté l’oreille quelque temps sur l’escalier, tout lui parut tranquille, enfin elle entendit la voix de La Motte qui parlait avec gaîté. Forcée de se convaincre de l’absurdité de ses terreurs, elle rougit d’y avoir cédé un instant, et rentra dans sa chambre, étonnée de sa faiblesse. CHAPITRE III. La Motte régla son petit plan de vie. Il passait les matinées à la chasse ou à la pêche; et le dîner qu’il avait acheté par son adresse, il le savourait de meilleur appétit que tous ceux où il s’était trouvé aux tables de Paris les plus somptueuses. Il restait les après-dînées avec sa famille; quelquefois, dans le peu de livres qu’il avait emportés avec lui, il en choisissait un, et tâchait de fixer son attention sur les mots que répétaient ses lèvres; mais son âme se laissait peu distraire de ses peines, et le sentiment qu’il articulait n’imprimait en lui aucune trace. Quelquefois il causait; mais plus souvent, il demeurait dans un sombre silence, rêvant au passé et anticipant sur l’avenir. Dans ces instans, Adeline s’efforçait, avec grâce, de ranimer ses esprits, et de l’arracher à lui-même. Elle réussissait rarement; mais, quand cela arrivait, les regards reconnaissans de madame La Motte et les émotions bienveillantes de son propre cœur, réalisaient l’allégresse qu’elle n’avait fait que simuler. L’âme d’Adeline possédait l’art heureux, ou peut-être serait-il plus juste de dire, l’heureux naturel de se conformer à sa situation. Quoique bien triste, son état actuel n’était pas dénué de consolation, et cette consolation était confirmée par ses vertus. Elle fit tant de progrès dans l’affection de ses protecteurs, que madame La Motte la chérissait comme son enfant, et que La Motte lui-même, quoique peu susceptible de tendresse, n’était pas insensible à ses attentions. Toutes les fois qu’il sortait de son humeur triste et farouche, il le devait à l’influence d’Adeline. Pierre apportait régulièrement d’Auboine les provisions de la semaine; et, dans ces voyages, il sortait toujours de la ville par un chemin opposé à celui de l’abbaye. Quelques semaines s’étant écoulées sans aucun accident, La Motte chassa toutes les craintes qu’il avait d’être poursuivi, et il envisagea enfin sa situation d’un œil passablement satisfait. A mesure que l’habitude et la résolution renforçaient le courage de madame La Motte, la perspective de l’infortune commençait à s’adoucir à ses yeux. La forêt, qui d’abord lui avait paru une effroyable solitude, avait perdu son horreur; et cet édifice, dont les murs, à moitié démolis et la sombre désolation avaient frappé son âme de tristesse et d’épouvante, était à présent regardé comme un asile domestique, comme un port après l’orage. C’était une femme sensible et douée d’éminentes qualités; elle fit son plus grand plaisir de former les grâces naissantes d’Adeline, laquelle, comme on l’a déjà vu, avait dans ses dispositions une douceur qui la faisait promptement répondre à l’instruction par les progrès, et à l’indulgence par la tendresse. Jamais Adeline n’était si contente que lorsqu’elle prévenait les désirs de son amie, jamais si diligente qu’en travaillant pour elle: elle surveillait et dirigeait les petits détails du ménage avec une si admirable exactitude, que madame La Motte n’avait à cet égard ni inquiétude ni embarras. Adeline sut se créer, dans son aride position, nombre d’amusemens qui chassaient par intervalles le souvenir de ses propres malheurs. Les livres de La Motte étaient sa consolation principale: souvent, elle en prenait un, et allait s’égarer dans les endroits où le ruisseau, serpentant dans la clairière, répandait la fraîcheur et invitait au repos par son doux murmure: là, elle s’asseyait, et, s’abandonnant aux illusions de sa lecture, elle passait plusieurs heures dans l’oubli de ses souffrances. C’est encore là, quand les scènes d’alentour avaient calmé son cœur, c’est là qu’elle courtisait les Muses, et jouissait d’une idéale félicité. Elle consacra, dans les vers suivans, le souvenir de ces momens délicieux. AUX PRESTIGES DE L’IMAGINATION. Douces illusions des âmes créatrices, Couleurs, dont la pensée, en ses vastes caprices, Se compose soudain par un art enchanteur Mille tableaux touchans de peine et de malheur; Oh! soit que vous preniez à cette voix puissante Du morne abattement la forme attendrissante; Soit que vos noirs objets, par la peur enfantés, Intéressent encor mes sens épouvantés; Ou soit que, déployant vos plus joyeux mensonges, De scènes de plaisirs vous amusiez mes songes, Et que l’aile d’amour venant me caresser, En sentiment durable exalte un doux penser, Chers fantômes! suivez mes heures solitaires, Et bercez mes vrais maux par d’heureuses chimères. Madame La Motte avait souvent paru curieuse d’apprendre les aventures d’Adeline, et quels événemens l’avaient jetée dans une situation aussi périlleuse et aussi incompréhensible que celle où La Motte l’avait trouvée. Adeline lui avait fait un court récit de la manière dont elle fut conduite dans cette maison; mais elle avait toujours conjuré son amie avec larmes de lui permettre, pour le moment, de ne pas entrer dans de plus grands détails: elle n’avait pas encore assez de courage pour regarder en arrière. Mais enfin, ses esprits s’étant calmés par le repos, et raffermis par la confiance, elle fit un jour, à madame La Motte, le récit qu’on va lire. HISTOIRE D’ADELINE. Je suis, dit Adeline, la fille unique du chevalier Louis de Saint-Pierre, d’une famille distinguée, mais peu favorisée de la fortune. Il a long-temps habité Paris. Je n’ai de ma mère qu’un bien faible souvenir; je la perdis que je n’avais encore que sept ans: ce fut mon premier malheur. A sa mort, mon père cessa de tenir maison, me mit dans un couvent, et quitta la capitale. C’est ainsi qu’au printemps de ma vie, je fus abandonnée à des mains étrangères. Mon père venait quelquefois à Paris, et je me rappelle bien le chagrin que j’éprouvais toujours quand il me disait adieu. Dans ces momens qui déchiraient mon cœur, il ne témoignait pas la moindre émotion: je crus souvent qu’il avait bien peu de tendresse pour moi; mais il était mon père, et la seule personne en qui je pouvais trouver un protecteur et un ami. Je restai dans ce couvent jusqu’à la fin de ma douzième année. Mille fois j’avais conjuré mon père de me prendre chez lui; mais il fut retenu d’abord par des raisons de prudence, et ensuite par des motifs d’avarice. Je fus alors retirée de ce couvent, et mise dans un autre, où j’appris que l’intention de mon père était de me faire prendre le voile. Je n’essayerai pas de vous peindre ma surprise et ma douleur à cette annonce. J’avais été trop long-temps renfermée dans les murs d’un cloître; j’avais trop souvent contemplé les tristes misères des victimes qui l’habitaient, pour ne pas reculer d’horreur à l’idée que j’allais en augmenter le nombre. L’abbesse était une femme d’un extérieur rigide, et d’une dévotion austère, ponctuelle dans l’observance des moindres pratiques, et qui ne pardonnait jamais un oubli des formalités. Quand elle voulait faire des prosélytes, sa méthode et son manége étaient d’effrayer plutôt que de séduire, de déterminer adroitement par la terreur, et non de surprendre par des sophismes. Elle employa pour me résoudre des ruses sans nombre, et toutes portaient l’empreinte de son caractère. Mais, dans la vie qu’elle voulait me contraindre d’embrasser, j’avais vu trop d’objets d’épouvante réelle pour me laisser subjuguer par l’influence de tous ces vains prestiges, et j’étais décidée à refuser le voile. Je passai là plusieurs années à lutter misérablement contre la tyrannie et le fanatisme. Quand je voyais mon père, et c’était bien rarement, je le suppliais de changer ma destination; mais il m’opposait que sa fortune était insuffisante pour me soutenir dans le monde: enfin il me menaça de toute sa colère, si je persistais dans ma désobéissance. Ma chère dame, vous ne pouvez vous former qu’une idée bien imparfaite de mon affreuse situation; je me voyais condamnée à une prison éternelle, à la prison la plus épouvantable, ou à la vengeance d’un père qui me jugeait sans appel. Ma résolution s’ébranla.... J’hésitai quelque temps sur le choix des maux.....; mais à la fin, les horreurs de la vie monastique se présentèrent si vivement à mes regards, que ma fermeté succomba. Ravie à l’agréable commerce de la société....., au spectacle charmant de la nature...., presqu’à la lumière du jour...., condamnée au silence..., à de rigides formalités..., au jeûne, à la pénitence; condamnée à renoncer aux plaisirs d’un monde que l’imagination me peignait sous les couleurs les plus animées et les plus séduisantes, sous des couleurs d’autant plus enchanteresses, peut-être, qu’elles n’étaient qu’imaginaires...., voilà l’état où j’étais destinée. Ma résolution prit de nouvelles forces: la cruauté de mon père étouffa ma tendresse, et excita mon indignation. Je me dis: «Puisqu’il oublie les sentimens d’un père, puisque sans remords il dévoue sa fille au malheur et au désespoir..., les liens du devoir filial et paternel n’existent plus entre nous....; lui-même il les a rompus, et je disputerai encore ma liberté et ma vie.» Me trouvant insensible aux menaces, l’abbesse eut recours à des moyens plus adroits; elle se relâcha jusqu’à sourire, même jusqu’à flatter; mais son sourire était la grimace de la fourberie, et non l’expression de la bonté; il excitait la répugnance, au lieu d’inspirer l’attachement. Elle peignait des plus belles, des plus savantes couleurs, le caractère d’une religieuse..., sa sainte innocence..., sa douce dignité..., sa dévotion sublime. Je soupirais en l’écoutant. C’était pour elle un symptôme favorable, et elle continuait le portrait avec plus de chaleur. Elle décrivait la sérénité de la vie monastique..., ses remparts assurés contre la séduction, contre les passions orageuses, et les tristes vicissitudes du monde.... Elle peignait les jouissances extatiques de la religion, le doux et mutuel attachement d’un peuple de sœurs. Le tableau était si soigné, que l’artifice du dessein s’y serait dérobé à des yeux sans expérience. Les miens n’étaient que trop malheureusement instruits. Trop souvent j’avais été témoin des pleurs secrets, des sanglots échappés au repentir, des mornes langueurs du chagrin, et de la muette douleur du désespoir. Mes gestes, mon silence lui démontraient mon incrédulité, et son dépit se contenait avec peine dans les bornes d’une tranquillité décente. Mon père, comme vous l’imaginez, était fort irrité de ma persévérance, qu’il appelait obstination; mais, ce qui est plus difficile à croire, il s’apaisa bientôt, et fixa un jour pour me retirer du couvent. Ah! figurez-vous ce que j’éprouvai à cette nouvelle! La joie éveilla toute ma reconnaissance; j’oubliai les rigueurs passées de mon père, j’oubliai que son indulgence présente était moins l’effet de sa tendresse que de ma résolution. Je pleurais de ne pouvoir faire toutes ses volontés. Quels jours de bienheureuse attente, que ceux qui précédèrent mon départ! Ce monde, dont j’avais été séparée jusqu’alors......, ce monde où si souvent mon imagination aimait à s’égarer...., dont les sentiers étaient semés de roses que rien ne devait flétrir...; où chaque scène brillait de mille charmes, et invitait au plaisir...; où tous les cœurs étaient bons, où tous les cœurs étaient heureux...: ah! ce monde, il se dévoilait à ma vue. Je comptais les jours et les heures qui me séparaient de ces régions enchantées. Ce n’est qu’au monastère qu’on est fourbe et cruel; c’est là seulement qu’habite l’infortune. Je le quittais pour toujours. Que je plaignais les pauvres religieuses que j’y laissais! Ce monde, dont je faisais tant de cas, s’il m’eût appartenu, j’en aurais donné la moitié pour les emmener avec moi. Arrive enfin le jour si long-temps désiré. Mon père vient; ma joie s’éteint un moment dans les tristes adieux que je fais à mes pauvres compagnes. Je n’avais jamais senti pour elles une aussi vive tendresse qu’en cet instant. Je fus bientôt hors des grilles du couvent. Je regardai autour de moi; je contemplai le vaste cintre des cieux, qui n’était plus borné par les murs d’un cloître, et la terre verdoyante qui s’étendait en vallons, en collines, jusqu’aux limites circulaires de l’horizon. Mon cœur bondissait de plaisir, mes yeux se gonflaient de larmes, et je fus quelques momens sans pouvoir parler. Mes pensées s’élevèrent au ciel en sentimens de reconnaissance vers le dispensateur de tous les biens. Enfin je me retourne vers mon père: «Cher auteur de mes jours, lui dis-je, que j’ai de grâces à vous rendre pour ma délivrance, et que ne voudrais-je pas faire pour vous contenter!» «Retournez donc à votre couvent,» me dit-il d’un ton sévère. Je frissonnai: son regard et son geste troublèrent l’accord de mes sentimens. L’élan de ma joie fut soudain réprimé, et tous les objets autour de moi s’attristèrent des ombres de l’espérance trompée: non que je crusse que mon père voulût me reconduire au couvent, mais parce que ses sensations me paraissaient trop discordantes avec la joie et la reconnaissance que je venais d’éprouver et de lui exprimer... Pardonnez-moi, madame, ces détails minutieux. Les vives successions de sentimens qu’ils imprimèrent dans mon cœur, me les font juger importans, tandis qu’ils ne sont peut-être que désagréables. «--Non, ma chère, dit madame La Motte, ils sont intéressans pour moi; ils développent des traits de caractère que j’aime à observer: vos infortunes attirent toute ma pitié, et la bonté de votre âme toute mon affection.» Ces mots pénétrèrent le cœur d’Adeline; elle baisa la main de madame La Motte, et garda quelques instans le silence. Elle lui dit enfin: Puissé-je me rendre digne de tant de bonté, et ne cesser de rendre grâce au ciel, qui, en me donnant une pareille amie, me verse la consolation et l’espérance! La maison de mon père était située à quelques lieues de l’autre côté de Paris; nous le traversâmes dans notre route. Quel nouveau spectacle! qu’étaient devenus les visages religieux, les manières austères que j’avais coutume de voir au couvent? Ici toutes les contenances étaient animées par les affaires ou par les plaisirs; tous les pas étaient rapides, tous les sourires joyeux; je croyais voir un ami dans chaque personne: elles me regardaient toutes en souriant; je souriais à mon tour, et j’aurais voulu leur dire combien j’étais enchantée. Qu’il est doux, m’écriai-je, de vivre environné d’amis! Que de monde dans les rues! quels magnifiques hôtels! quels brillans équipages! Je m’aperçus à peine que les rues étaient étroites et dangereuses. Quel tumulte! quel fracas! quel plaisir! Je ne pouvais assez bénir mon éloignement du monastère. J’allais exprimer de nouveau ma reconnaissance à mon père, mais ses regards m’interdirent, et je restai muette..... Je suis trop diffuse, madame: les faibles images des plaisirs passés que nous réfléchit la mémoire, sont encore chères à notre âme. On regarde toujours avec un plaisir mélancolique l’ombre du plaisir, même quand la réalité s’est évanouie. Je quittai Paris en soupirant, et je ne cessai de porter mes yeux sur lui, que lorsque toutes les tours des églises se perdirent dans le lointain. Nous entrâmes bientôt dans une route sombre et peu fréquentée. Sur le soir, nous arrivâmes à une bruyère sauvage: je regardai autour de moi si je verrais une habitation; je n’en vis aucune; on n’apercevait pas une âme. Je ressentais quelque chose de semblable à ce que j’avais coutume d’éprouver au couvent. Depuis que j’en étais sortie, jamais mon cœur n’avait été si triste. Mon père gardait toujours le silence: je lui demandai si nous approchions de la maison; il me répondit que oui. Cependant la nuit survint avant que nous y fussions arrivés. C’était une maison isolée, dans un terrain vague. Mais, madame, je n’ai pas besoin de vous le décrire. Quand la voiture se fut arrêtée, deux hommes parurent à la porte, et nous aidèrent à descendre; ils avaient un air si sombre, ils disaient si peu de paroles, que je me croyais encore dans le couvent. Il est certain que, depuis ma sortie, je n’avais pas rencontré de figures aussi tristes. Est-ce là, dis-je en moi-même, une partie de ce monde que j’ai contemplé avec tant de charmes? L’intérieur de la maison avait l’air chétif et misérable: j’étais surpris que mon père eût choisi une pareille habitation, et de n’y voir aucune femme; mais je savais que mes demandes ne me vaudraient que des reproches; ainsi, je me taisais. A souper, les deux hommes que j’avais déjà vus, se mirent à table avec nous: ils parlèrent peu; mais ils parurent m’observer beaucoup. Cela m’embarrassait et me chagrinait. Mon père s’en aperçut, et leur lança un regard qui m’assura qu’il avait des desseins que je ne pouvais comprendre. Le couvert ôté, mon père me prend par la main, et me conduit à la porte de ma chambre. Il pose la lumière, me souhaite le bonsoir, et me laisse à mes réflexions solitaires. Qu’elles étaient différentes de celles que je prenais plaisir à faire quelques heures auparavant! L’espérance et le bonheur me souriaient naguère, maintenant la tristesse et l’attente trompée glaçaient la chaleur de mon âme, et décoloraient la perspective de mon avenir. L’aspect de tout ce qui m’entourait contribuait à me consterner. Sur le plancher était un petit lit sans rideaux; deux vieilles chaises et une table, voilà le surplus des meubles de cette chambre. Je m’approchai de la fenêtre, dans l’intention de jeter les yeux sur la scène du dehors; je la trouvai fermée: cette circonstance me frappa; et en la rapprochant de l’étrange apparence de la maison, ainsi que de la figure et de la conduite des deux hommes qui avaient soupé avec nous, je me perdais dans un labyrinthe de conjectures. Enfin je me couchai; mais les inquiétudes de mon âme écartèrent le sommeil: de tristes, de sombres images voltigeaient devant mon imagination; et sans fermer l’œil, je tombai dans une espèce de rêve. Je crus me voir avec mon père dans une forêt déserte: ses regards étaient sévères, ses gestes menaçans; il me reprochait d’avoir quitté mon couvent. En me parlant, il avait tiré de sa poche un miroir qu’il me présentait. Je regardai dedans, et je me vis (mon sang se glace en le répétant), je me vis percée d’une large blessure et répandant des flots de sang. Alors je crus me retrouver dans la maison, et tout-à-coup j’entendis les mots suivans si distinctement prononcés, que même, en ne dormant plus, j’eus peine quelque temps à ne pas les croire véritables: «Fuis de cette maison, la mort est sur ta tête.» Je fus éveillée par les pas de quelqu’un dans l’escalier: c’était mon père qui se rendait dans sa chambre; je fus étonnée qu’il se retirât si tard, car il était plus de minuit. Le lendemain matin, la compagnie de la veille se réunit pour déjeuner, et fut tout aussi sombre et aussi taciturne. La table fut servie par un laquais de mon père; mais s’il y avait un cuisinier et une servante, ils étaient invisibles. Le jour suivant, quand je voulus sortir de ma chambre, je fus bien étonnée de trouver la porte fermée. J’attendis assez long-temps avant de me hasarder à crier; on ne me répondit point; je m’approchai de la fenêtre, et j’appelai plus fortement; mais je n’entendais toujours que le seul bruit de ma voix. Je passai près d’une heure dans un état de surprise et de terreur impossible à décrire; enfin, j’ouïs quelqu’un monter dans l’escalier; j’appelai de nouveau; on me répondit que mon père était parti le matin pour Paris; qu’il reviendrait dans peu de jours, et qu’en attendant, il avait ordonné qu’on me tînt renfermée dans ma chambre. J’exprimai mon étonnement et mes craintes. On m’assura que je n’avais rien à redouter, et que je vivrais là tout aussi bien que si j’étais en liberté. La fin de ce discours me parut offrir une étrange consolation. Je n’osai guère répliquer, et me soumis à la nécessité. Je fus encore livrée à mes tristes réflexions. Quel jour je passai, seule, en proie à la douleur et à la crainte! J’essayai de deviner la cause de ce cruel traitement, et je finis par conclure que mon père avait eu dessein de me punir de ma première désobéissance. Mais pourquoi m’abandonner au pouvoir de ces étrangers, de ces hommes dont l’extérieur portait le cachet de la scélératesse si profondément gravé, qu’il frappait de terreur mon âme inexpérimentée? Mes soupçons ne faisaient que me plonger dans une plus grande perplexité; et cependant il me fut impossible de ne pas en poursuivre le sujet: le jour fut consumé en lamentations et en conjectures. Enfin la nuit arriva, et quelle nuit! L’obscurité m’apporta de nouvelles craintes; je regardai tout autour de la chambre s’il y avait quelque moyen d’arrêter ma porte en dedans, mais je n’en aperçus aucun; enfin j’imaginai de la barrer avec le dos d’une chaise placée en travers. A peine avais-je fini, et m’étais-je couchée sur mon lit tout habillée, non pour dormir, mais pour veiller, que j’entendis heurter à la porte de la maison: on l’ouvrit et on la ferma si promptement, que la personne qui avait frappé parut n’avoir fait que remettre une lettre ou s’acquitter d’un message. Bientôt après, j’entendis par intervalles, dans une chambre au rez-de-chaussée, des voix qui tantôt parlaient très-bas, et tantôt s’élevaient toutes ensemble, comme dans une dispute. Par un mouvement plus excusable que la curiosité, je m’efforçai de distinguer ce qu’on disait, mais ce fut en vain. De temps à autre, un mot ou deux parvenaient jusqu’à moi. J’entendis une fois prononcer mon nom, mais pas davantage. Ainsi s’écoulèrent les heures jusqu’à minuit, que tout fut tranquille. J’étais restée quelque temps sur mon lit, flottant entre la crainte et l’espérance, quand j’entendis tirer et pousser doucement la serrure de ma porte. Je m’élançai à terre, et j’écoutai avec le plus grand silence pendant un instant: après quoi le bruit recommença, et j’entendis parler bas en dehors. Les forces me manquaient, mais je conservais encore le sentiment. En cet instant on fit un effort contre la porte, comme pour l’enfoncer. Je jetai un cri, et j’entendis aussitôt les voix des hommes que j’avais vus à la table de mon père; ils crièrent pour qu’on ouvrît; et comme je ne répondais point, ils proférèrent les plus menaçantes imprécations. J’avais encore assez de force pour aller vers la fenêtre, dans le seul espoir de m’échapper par là; mais mes faibles secousses ne pouvaient rien contre les barreaux. Oh! comment pourrai-je, en rappelant ces momens d’horreur, témoigner assez ma reconnaissance à ceux qui m’ont sauvée et qui me consolent? Après avoir demeuré quelque temps à la porte, ils la laissèrent, et descendirent l’escalier. Comme mon cœur se sentait revivre à chaque pas qui les éloignait! Je tombai sur mes genoux; je remerciai Dieu de m’avoir sauvée en ce moment, et j’implorai sa protection pour l’avenir. Je me relevais après cette courte prière, lorsque tout-à-coup j’entendis du bruit dans un autre côté de la pièce. En regardant autour de moi, je vis s’ouvrir la porte d’un petit cabinet, et deux hommes entrer dans la chambre. Ils me saisirent, et je tombai dans leurs bras sans connaissance: le temps que je passai dans cet état, je l’ignore; mais en revenant à moi, je me retrouvai seule et j’entendis différentes voix au rez-de-chaussée. J’eus la présence d’esprit de courir à la porte du cabinet, seule ressource que j’avais pour me sauver; mais elle était fermée! je réfléchis alors qu’il était possible que les brigands eussent oublié de tourner la clé de l’autre porte qui était retenue par la chaise; mais cette espérance fut encore déçue. Je frappai mes mains, dans une agonie de désespoir, et demeurai quelque temps immobile. Un bruit violent, qui partait d’en bas, me fit revenir à moi, et bientôt j’entendis monter des gens dans l’escalier: alors je me tins pour morte. Les pas s’approchèrent, on rouvrit la porte du cabinet. Je restai tranquille, et vis les mêmes hommes rentrer dans la chambre: je ne parlai, ni ne résistai: les facultés de mon âme avaient perdu le pouvoir de sentir, comme lorsque notre corps a reçu un coup si violent, qu’il étourdit la sensation de la douleur. Ils me conduisirent en bas: on ouvrit la porte d’une chambre au rez-de-chaussée, et j’aperçus un étranger. C’est alors que le sentiment me revint. Je criai, je me débattis, mais on m’entraîna. Il est inutile de dire que cet étranger était M. de La Motte, ni d’ajouter que je le bénirai à tout jamais comme mon libérateur. Adeline cessa de parler. Madame La Motte garda le silence. Il y avait, dans ce récit, quelques circonstances qui excitaient toute sa curiosité. «Croyez-vous, dit-elle à son amie, que votre père fût pour quelque chose dans cet horrible mystère?» Quoiqu’il fût impossible d’en douter, Adeline pensa, ou plutôt feignit de penser qu’il n’était coupable d’aucun dessein contre sa vie. «Cependant, quel motif, dit madame La Motte, supposer à une barbarie aussi évidemment gratuite?» Là se bornèrent ses questions, et Adeline avoua qu’après avoir cherché long-temps à s’expliquer cette énigme, elle l’avait enfin abandonnée en frémissant d’horreur. Madame La Motte exprima sans réserve toute la sympathie qu’excitait en elle une si extraordinaire infortune, et cet épanchement resserra les nœuds d’une amitié mutuelle. Adeline sentit soulager son âme par la révélation qu’elle venait de faire à madame La Motte, et celle-ci reconnut le prix d’une pareille confidence, par un surcroît d’attentions affectueuses. CHAPITRE IV. La Motte avait passé plus d’un mois dans cette solitude; et sa femme avait la satisfaction de le voir reprendre du calme et même de la gaîté. Cette satisfaction, Adeline la partageait bien vivement: elle aurait pu, à juste titre, se féliciter elle-même de cet heureux changement. Son enjouement et ses soins avaient effectué ce que n’avaient pu opérer les trop grandes sollicitudes de son amie. La Motte ne paraissait pas indifférent aux aimables dispositions d’Adeline; et quelquefois il la remerciait avec plus de chaleur qu’il n’avait coutume d’en témoigner. De son côté, elle le regardait comme son unique protecteur, et avait pour lui la tendresse d’une fille. Le temps qu’elle avait passé dans cette paisible retraite avait adouci le souvenir des événemens passés, et rendu à ses esprits leur harmonie naturelle. Quand sa mémoire lui rappelait ses courtes et romanesques attentes de félicité, tout en donnant un soupir à cette illusion ravissante, elle déplorait moins son erreur, qu’elle ne se réjouissait de sa sécurité et de sa consolation présente. Mais la satisfaction que l’allégresse de La Motte répandait au tour de lui, fut de courte durée: il devint tout-à-coup sombre et réservé; la société de sa famille cessa d’avoir pour lui des charmes; il passait des heures entières dans les endroits de la forêt les plus solitaires, livré à la mélancolie, et à des peines secrètes. Il ne s’abandonnait plus, comme auparavant, sans aucune contrainte, à son humeur chagrine; il s’efforçait évidemment de la cacher, et sa joie était trop artificielle pour échapper à la pénétration. Son domestique Pierre, soit par curiosité, soit par attachement, le suivait dans la forêt, sans se faire voir. Il remarqua qu’il se retirait fréquemment dans un certain endroit très-écarté. Dès qu’il y était parvenu, il disparaissait toujours avant que Pierre, qui était forcé de suivre de loin, pût exactement reconnaître où il passait. Ce changement dans les manières et dans les habitudes de La Motte, était trop manifeste pour n’être pas remarqué par sa femme. Elle employa toutes les ruses que l’affection peut suggérer, tout ce que peuvent inventer les artifices d’une femme, pour l’amener à une confidence: il fut insensible à l’influence des premières, et sut résister à la séduction des autres. Voyant que tous ses efforts ne pouvaient dissiper les ombres qui enveloppaient son âme, ni en pénétrer la cause, elle y renonça, et tâcha de se faire à cette tristesse mystérieuse. Les semaines se succédaient, et le même secret continuait de fermer la bouche et de dévorer le cœur de La Motte. On n’avait point découvert le lieu de ses visites dans la forêt. Pierre avait souvent regardé autour de l’endroit où son maître disparaissait; mais il n’avait jamais découvert aucun réduit où il pût le soupçonner de se cacher. L’étonnement du domestique s’accrut à un tel point, qu’il lui fut impossible de se contenir, et il fit part à madame La Motte de ce qui en était le sujet. Elle dissimula devant Pierre l’émotion que lui causa ce récit, et lui fit un crime des moyens qu’il avait employés pour satisfaire sa curiosité. Mais en réfléchissant sur cette circonstance, et en la rapprochant de l’altération qui s’était faite en dernier lieu dans l’humeur de son mari, ses inquiétudes recommencèrent, ses perplexités redoublèrent. Après y avoir long-temps rêvé, ne pouvant trouver d’autres motifs à une pareille conduite, elle ne tarda pas à l’attribuer à l’influence d’une passion criminelle; et son cœur, plus rapide que son jugement, confirma la supposition, et s’ouvrit à tous les traits de la jalousie. Comparativement parlant, elle n’avait pas connu l’affliction jusqu’à ce moment. Elle avait quitté ses plus chers amis, ses plus intimes connaissances..., avait abandonné les plaisirs, les agrémens, et presque le nécessaire de la vie..., avait fui avec sa famille dans un exil, dans l’exil le plus affreux, le plus désespérant! Elle éprouvait tout ensemble les maux de la réalité et ceux de la crainte. Elle les avait tous endurés patiemment, soutenue par l’affection de celui pour qui elle souffrait. Quoique cette affection eût paru s’affaiblir pendant quelque temps, elle en avait supporté le refroidissement avec courage; mais le dernier coup de l’infortune, évité jusqu’à cette heure, vint l’accabler avec une force irrésistible.... Cet amour dont elle regrettait la perte, elle le croyait transporté à une autre! L’effet des passions violentes est de confondre les facultés de la raison, et de les entraîner dans leur propre direction. Le jugement de madame La Motte, soustrait à l’influence de son cœur, lui aurait montré dans le sujet de sa tendresse, quelques particularités équivoques, pour ne pas dire contradictoires avec ses soupçons. Aucune de ces circonstances ne la frappa, et elle n’hésita pas long-temps à prononcer qu’Adeline était l’objet de l’attachement de son mari. Elle était belle; quelle autre, en effet, pouvait-ce être dans un coin de terre aussi séparé du reste du monde? La même cause détruisit presqu’en même temps l’unique consolation qui lui restait; et, en pleurant de ne pouvoir plus placer son bonheur dans la tendresse de son époux, elle pleurait aussi de ne pouvoir plus chercher de soulagement dans l’amitié d’Adeline. Elle avait pour elle une trop grande estime pour soupçonner d’abord la pureté de sa conduite; mais en dépit de sa raison, elle ne lui ouvrait plus son cœur avec la chaleur de son intimité ordinaire. Elle se retira de sa confidence, et plus sa jalousie concentrée ouvrait ses soupçons, plus elle lui montra de froideur jusque dans ses manières. Adeline, s’apercevant de ce changement, l’attribua d’abord au hasard, ensuite à un désagrément passager, occasioné par quelque légère inadvertance dans sa conduite. Elle redoubla donc ses assiduités; mais s’apercevant, contre son attente, que ses efforts pour plaire n’avaient plus le même succès, et que la réserve de madame La Motte ne faisait qu’augmenter, elle conçut de sérieuses inquiétudes, et résolut d’avoir une explication. C’est ce que madame La Motte évitait soigneusement, et qu’elle retarda pour quelque temps: mais Adeline, trop intéressée aux conséquences pour être arrêtée par de légers scrupules, se rendit si pressante, que madame La Motte fut d’abord embarrassée; mais elle finit par imaginer quelque frivole excuse, et par tourner la chose en ridicule. Elle vit alors la nécessité de ne plus paraître réservée avec Adeline; et quoique son art ne pût triompher des préjugés de la passion, il réussit passablement à lui faire prendre l’extérieur de l’amitié. Adeline fut trompée et retrouva la paix. Une confiance sans bornes dans la franchise et dans la bonté des autres, c’était sa faiblesse. Mais les angoisses d’une jalousie étouffée n’en tourmentèrent que plus cruellement le cœur de madame La Motte, et elle résolut, à tout événement, d’obtenir quelque certitude sur le motif de ses soupçons. Elle se permit alors un acte de bassesse dont elle avait d’abord repoussé l’idée: ce fut d’ordonner à Pierre de suivre les pas de son maître, afin de découvrir, s’il était possible, le lieu de ses visites. A force d’écouter sa jalousie, elle lui laissa prendre un tel empire sur sa raison, qu’elle soupçonna d’abord la vertu d’Adeline, et alla bientôt jusqu’à se figurer que les disparitions de La Motte étaient des rendez-vous avec elle. Ce qui fit naître cette conjecture, c’est qu’Adeline faisait souvent de longues promenades dans la forêt, et s’absentait quelquefois de l’abbaye pendant plusieurs heures. Cette circonstance, que madame La Motte avait d’abord attribuée à l’amour d’Adeline pour les beautés pittoresques de la nature, agissait avec violence sur son imagination, et elle ne pouvait plus l’envisager que comme un prétexte pour avoir de secrets entretiens avec son mari. Pierre obéit avec empressement aux ordres de sa maîtresse; car ils étaient formellement secondés par sa propre curiosité. Tous ses efforts, néanmoins, furent sans succès: il n’osa jamais suivre La Motte d’assez près pour reconnaître le dernier endroit où il se retirait. L’impatience de madame La Motte s’accrut par ses retardemens; les difficultés stimulèrent sa jalousie; elle résolut donc de demander à son mari l’explication de sa conduite. Après avoir un peu réfléchi sur les moyens les plus convenables pour l’obtenir, elle va le trouver; mais en entrant dans la chambre où il était, elle oublie le rôle qu’elle avait concerté, tombe à ses pieds, et reste quelques momens noyée dans ses larmes. Étonné de sa posture et de sa douleur, il lui en demande la cause. «--Votre conduite, lui répond-elle.» «--Ma conduite! dit-il; et quelle partie de ma conduite, s’il vous plaît?» «--Votre réserve, votre tristesse secrète, et vos fréquentes absences de l’abbaye?» «--Est-il donc surprenant qu’un homme qui a presque tout perdu, déplore quelquefois ses infortunes; ou bien, est-ce pour lui un si grand crime de vouloir cacher ses douleurs, qu’il doive par-là s’attirer le blâme de ceux à qui il voudrait épargner le tourment de les partager?» A ces mots, il sort de sa chambre, laissant madame La Motte immobile de surprise, mais un peu soulagée du poids de ses premiers soupçons. Cependant elle suivait toujours Adeline avec l’œil de la surveillance; souvent elle laissait tomber le masque de l’amitié, et découvrait les traits de la méfiance. Adeline, sans trop savoir pourquoi, se sentait en sa présence moins à son aise, moins heureuse qu’auparavant: elle tombait dans l’accablement; et, lorsqu’elle était seule, elle pleurait souvent sur le triste abandon où elle était réduite. Naguère le souvenir de ses souffrances passées se perdait dans l’intimité de madame La Motte. A présent, quoique la conduite de celle-ci fût trop étudiée pour laisser échapper des signes de haine remarquables, il y avait dans ses manières quelque chose qui glaçait les espérances d’Adeline, sans qu’elle pût s’en rendre raison. Mais un incident, qui ne tarda pas, suspendit pour quelque temps la jalousie de madame La Motte, et tira son mari de sa taciturnité farouche. Un jour que Pierre était allé à Auboine pour les provisions de la semaine, il en revint avec des informations qui plongèrent La Motte dans de nouvelles inquiétudes. «--Oh, monsieur! s’écria Pierre, je viens d’apprendre quelque chose qui m’a étonné autant qu’il est possible, et qui ne vous étonnera pas moins, lorsque vous le saurez. Comme j’étais dans la boutique du maréchal, et qu’il remettait un clou au fer de mon cheval....; c’est que chemin faisant, le cheval avait perdu ce clou d’une étrange manière. Je vais vous dire, monsieur, comment la chose est arrivée....» «--Eh! laissez cela pour un autre temps, et continuez votre histoire.» «--Eh bien! monsieur, comme j’étais dans la boutique du maréchal, un homme, une pipe à la bouche et une grosse prise de tabac à la main....» «--Bon!... Quel rapport cette pipe a-t-elle avec votre histoire?» «--Eh! mais, monsieur, vous me troublez; je ne saurais continuer, à moins que vous ne me laissiez dire à ma guise. Comme je vous disais donc..., une pipe à la bouche..., c’est là que j’en étais, n’est-ce pas, monsieur?» «--Oui, oui.» «--Il s’assied sur le banc, et ôtant la pipe de sa bouche, il dit au maréchal: Voisin, ne connaîtriez-vous pas ici quelqu’un qui s’appelle La Motte?..... Ah, monsieur! tout mon corps s’est aussitôt couvert d’une sueur froide...... Monsieur se trouverait-il incommodé? irai-je lui chercher quelque chose?» «--Non..... Mais soyez bref dans votre récit.» «--La Motte! La Motte! dit le maréchal: je crois avoir entendu parler de ce nom-là.» «--Est-il bien vrai, lui dis-je? En ce cas, vous êtes bien fin, car il n’y a pas ici personne de ce nom-là, que je sache.» «--Imbécile!.. pourquoi avez-vous dit cela?» «--Parce que je n’avais pas besoin de leur donner à connaître que monsieur était ici; et, si je ne m’étais pas conduit bien adroitement, ils m’auraient deviné.... Il n’y a pas ici personne de ce nom-là, que je sache, ai-je dit.» «--En vérité! dit le maréchal; en ce cas, vous connaissez mieux que moi le voisinage.» «--Oui, dit l’homme à la pipe; sans doute. Comment se fait-il que vous connaissiez si bien le voisinage? A la Saint-Michel qui vient, il y aura vingt-six ans que je suis venu ici, et vous en savez plus que moi.» «Alors il met la pipe dans sa bouche, et m’envoie une bouffée dans le nez. Mon Dieu, monsieur! je tremblais de la tête aux pieds.» «--Pour ce qui est de cela, repris-je, je n’en sais pas plus que d’autres; mais je suis bien sûr de n’avoir jamais ouï parler de personne de ce nom-là.» «--Eh! mais, dit le maréchal en me regardant entre deux yeux, n’êtes-vous pas l’homme qui demandait, il y a quelque temps, l’abbaye de Saint-Clair?--Eh bien! quand cela serait? ai-je répondu, qu’est-ce que cela prouve?--Vraiment, dit le maréchal en se tournant vers l’autre, on prétend qu’il habite maintenant quelqu’un dans l’abbaye; et d’après ce qui m’est revenu, ce pourrait fort bien être ce même La Motte.--Et d’après ce qui m’est revenu aussi, dit l’homme à la pipe, en se levant; et vous en savez plus là-dessus que vous n’en dites. Je gagerais ma tête, que ce M. La Motte demeure dans l’abbaye.» «--Eh bien, lui dis-je, vous vous trompez; car il ne demeure pas dans l’abbaye à présent.» «--Maudit soit votre sottise! s’écria La Motte. Mais dépêchez..... Comment cela s’est-il terminé?» «--Mon maître ne demeure pas là, ai-je dit.»--Ho, ho! dit l’homme à la pipe, c’est donc votre maître? Et, s’il vous plaît, depuis quand a-t-il quitté l’abbaye?.... et où demeure-t-il maintenant?» «--Doucement? ai-je dit, n’allons pas si vite... Je sais quand il faut parler et quand il faut me taire... Mais qui est-ce qui l’a demandé?» «--Comment! il attendait donc quelqu’un, dit l’homme?--Non, dis-je, il n’attendait personne; mais quand cela serait, qu’est-ce que cela prouve?--Cela ne prouve rien..... Alors il a regardé le maréchal, et ils sont sortis tous les deux sans que le fer de mon cheval fût raccommodé. Mais c’est à quoi je ne songeais plus; car dès qu’ils ont été partis, j’ai remonté en selle, et me suis mis à courir de mon mieux. Mais dans mon effroi, monsieur, j’ai oublié de prendre le chemin détourné, et je suis revenu tout droit à la maison.» La Motte, très-mécontent de ce qu’il venait d’apprendre, ne répondit à Pierre qu’en maudissant sa sottise, et vint tout de suite chercher madame La Motte, qui se promenait avec Adeline au bord de la rivière. Il était trop agité pour adoucir cette nouvelle par un exorde. «Nous sommes découverts, dit-il, les gens de la justice sont venus s’informer de moi à Auboine, et les bévues de Pierre ont causé ma ruine.» Alors il lui fit part du récit de Pierre, et lui dit de se préparer à quitter l’abbaye. «--Mais où fuir? dit madame La Motte, pouvant à peine se soutenir.»--N’importe en quel lieu, dit-il; si nous différons, nous sommes perdus. Il faut, je crois, nous réfugier en Suisse. Si quelque lieu de la France avait pu nous cacher, c’était sûrement celui-ci.» «--Hélas! quelle persécution, reprit madame La Motte. A peine avons-nous rendu cette habitation un peu commode, que nous voilà forcés de la quitter, et d’aller je ne sais où.» «--Je souhaite que nous l’ignorions en effet, répliqua La Motte; c’est le moindre mal qui puisse nous arriver. Évitons la prison, et peu m’importe en quel endroit nous allions. Mais retournez à l’abbaye sur-le-champ, et mettez en paquets le plus de meubles qu’il vous sera possible.» Des flots de larmes vinrent au secours de madame La Motte, et sans rien dire elle s’appuya toute tremblante sur le bras d’Adeline. Quoique celle-ci n’eût point de consolation à lui donner, elle s’efforça de maîtriser ses propres sensations et de paraître tranquille. «Allons, dit La Motte, nous perdons du temps; préparons-nous à fuir; nous nous lamenterons après. Montrez de ce courage si nécessaire pour nous tirer de danger. Adeline ne pleure pas, et cependant sa situation est aussi malheureuse que la nôtre; car je ne sais pas combien de temps je pourrai encore lui servir de protecteur.» Malgré la frayeur qu’éprouvait madame La Motte, son amour-propre fut offensé de ce reproche. Baignée de larmes, elle dédaigna de répondre, et jeta sur Adeline un regard qui portait une profonde expression de mécontentement. Comme ils gagnaient l’abbaye en silence, Adeline demanda à La Motte s’il était bien sûr que ce fussent les gens de la justice qui s’étaient informés de lui. «--Je n’en saurais douter, répliqua-t-il. Quelles autres personnes auraient pu me demander? D’ailleurs, la conduite de l’homme qui a cité mon nom rend la chose évidente.» «--Peut-être que non, dit madame La Motte; attendons pour partir jusqu’à demain matin. Peut-être que notre fuite n’est pas nécessaire.» «--Sans doute! et pendant ce temps-là, les gens de la justice pourraient fort bien venir nous en dire autant.» La Motte donne à Pierre des ordres pour partir dans une heure. «--Dans une heure, dit Pierre. Eh, mon Dieu! notre maître, songez donc seulement à la roue du carrosse: il me faudrait au moins une journée pour la raccommoder; car monsieur sait bien que je n’en ai raccommodé de ma vie.» C’était une circonstance qui avait absolument échappé à La Motte, lorsqu’ils s’étaient établis dans l’abbaye; Pierre avait été d’abord trop occupé à mettre les appartemens en état, pour se rappeler la voiture; et dans la suite, s’imaginant qu’on n’en aurait pas besoin de sitôt, il avait négligé de la réparer. La Motte perdit alors patience, et en proférant mille juremens, il prescrivit à Pierre de se mettre à l’ouvrage sur-le-champ; mais on ne trouva plus les matériaux qu’on avait achetés pour cela dans le temps; et Pierre se souvint, quoiqu’il fût assez prudent pour n’en rien dire, d’avoir employé les clous à la réparation de l’abbaye. Il était donc impossible de quitter la forêt ce soir-là. Il ne restait à La Motte que de réfléchir aux moyens les plus probables d’éviter d’être découverts, si les gens de la justice venaient visiter les ruines avant le lendemain, ce qui n’était pas invraisemblable, d’après l’étourderie que Pierre avait commise en revenant d’Auboine par le chemin direct. D’abord, il lui vint bien dans la pensée que, malgré l’impossibilité d’emmener ses compagnons, il lui était facile de prendre un des chevaux, et de sortir de la forêt avant la nuit; mais il songea qu’il courrait toujours quelque danger d’être reconnu dans les villes où il passerait, et il ne se faisait point à l’idée de laisser sa famille à l’abandon, sans savoir s’il pourrait la rejoindre, ni quel rendez-vous il pourrait lui donner pour le suivre. La Motte n’était pas homme à prendre un parti vigoureux, et peut-être aimait-il mieux souffrir en compagnie qu’isolé. Après avoir long-temps rêvé, il se rappelle la trappe du cabinet appartenant aux chambres d’en-haut: les yeux ne pouvaient l’apercevoir, et en quelque endroit qu’elle conduisît, elle le mettrait au moins à l’abri d’être découvert. Après avoir plus mûrement réfléchi sur ce point, il se décide à visiter les lieux secrets où conduisait l’escalier, et s’imagine que toute sa famille pourrait s’y tenir cachée pendant quelque temps. Il ne mit que peu de momens entre la conception de son dessein et l’exécution; car l’obscurité s’épaississait, et dans chaque murmure du vent, il se figurait entendre la voix de ses ennemis. Il demanda une lumière, et monta dans sa chambre. Arrivé au cabinet, il fut quelque temps à trouver la porte de la trappe, tant elle était bien jointe avec les panneaux du parquet. Il la trouve enfin, et la lève. Les froides vapeurs d’un air long-temps renfermé s’exhalèrent par l’ouverture: il les laissa passer un moment avant de descendre. Comme il regardait dans cet abîme, il se rappela l’information que Pierre avait rapportée concernant l’abbaye; cela lui causa une sensation pénible; mais elle fit place à des intérêts plus pressans. L’escalier était roide, et tremblait sous lui en plusieurs endroits. Après avoir continué de descendre quelque temps, son pied toucha la terre, et il se trouva dans un étroit passage; mais comme il se tournait pour le suivre, les humides vapeurs roulèrent autour de lui et éteignirent sa lumière. Il appela Pierre à haute voix; mais il ne put se faire entendre de personne; et après quelques minutes, il essaya de retrouver le chemin de l’escalier. Il y réussit, non sans difficulté; et, traversant les chambres d’un pas prudent, il descendit de la tour. La sûreté que l’endroit dont il sortait sembla lui promettre, était d’une trop grande importance pour être rejetée légèrement: il résolut donc de faire une nouvelle épreuve avec la lumière. Après l’avoir fixée dans une lanterne, il descend une seconde fois dans le passage. Le courant des vapeurs, occasioné par l’ouverture de la trappe, était apaisé, et l’air nouveau qui y était entré commençait à circuler. La Motte s’avança sans accident. Le passage était fort long, et le conduisit à une porte fermée. Il posa sa lanterne à quelque distance pour éviter le courant d’air, et usa de toute sa vigueur pour forcer la porte; elle s’ébranlait sous sa main, mais sans s’ouvrir. En l’examinant de plus près, il s’aperçut que le bois était endommagé autour de la serrure, probablement par l’humidité, ce qui l’encouragea à continuer. Après quelques efforts, la porte céda, et il se trouva dans une chambre carrelée de pierres. Il resta quelques temps à l’examiner. Les murs, sur lesquels distillait une humidité malsaine, étaient entièrement nus, et n’offraient pas même une fenêtre: l’air n’était admis que par un petit grillage de fer. A l’extrémité, auprès d’un enfoncement, était une autre porte: La Motte s’en approcha, et en passant, regarda dans l’enfoncement; il aperçut par terre un grand coffre. Il s’approcha pour l’examiner, et, soulevant le couvercle, il vit les restes d’un squelette humain. Son cœur fut glacé d’effroi; et il retourna sur ses pas involontairement. Après s’être arrêté quelques instans, ses premières émotions s’apaisèrent. Cette curiosité que les objets de terreur excitent souvent dans le cœur de l’homme, lui fit jeter encore un regard sur cet horrible spectacle. La Motte demeurait immobile à cette vue. L’objet qu’il avait sous les yeux semblait confirmer le bruit répandu que quelqu’un avait été assassiné dans l’abbaye. Il ferme enfin le coffre, et s’approche d’une seconde porte pareillement fermée; mais la clé était dans la serrure; il la tourne avec difficulté, et s’aperçoit alors que la porte était retenue par deux gros verrous. Il les tire, la porte s’ouvre sur une rampe d’escalier: il descend les marches, qui aboutissaient à une enfilade de voûtes basses, ou plutôt de cellules, qui, d’après la forme de leur construction et de leur état actuel, paraissaient contemporaines des plus vieilles parties de l’abbaye. Dans l’abattement d’esprit où se trouvait La Motte, il pensa que c’étaient les sépultures des religieux qui avaient jadis habité l’édifice au-dessus; mais elles avaient été plutôt construites pour la pénitence des vivans que pour le repos des morts. Arrivé au bout de ces cellules, il trouva encore le passage fermé par une porte. Il hésite; il ne sait s’il tentera d’aller plus avant. Le lieu où il était lui parut offrir la sûreté qu’il cherchait: il pouvait y passer la nuit sans être tourmenté de la crainte de se voir découvert; et il était probable que, si les archers arrivaient pendant la nuit, et trouvaient l’abbaye déserte, ils en sortiraient avant le jour, ou du moins avant que rien ne l’obligeât de quitter son asile. Ces réflexions redonnèrent à son âme une bien plus grande tranquillité. Le plus pressant de tous ses soins était seulement d’amener, le plus tôt possible, sa famille dans ce lieu de sûreté, de peur que les archers ne fondissent sur eux à l’improviste, et il se reprochait déjà d’avoir délibéré si long-temps. Mais un désir invincible de savoir où conduisait cette porte, arrête ses pas, et il retourne pour l’ouvrir. La porte était bien fermée; et comme il essayait de la forcer, il entendit soudain du bruit au-dessus de sa tête: il pensa que les gens de la justice étaient peut-être déjà venus, et il quitta les cellules avec précipitation, dans le dessein d’écouter à la porte de la trappe. «Là, dit-il, je pourrai entendre, sans risque, et recueillir peut-être quelque chose de ce qui se passe. On ne reconnaîtra pas mes compagnons, ou du moins on ne leur fera pas de mal; quant à leur inquiétude sur mon compte, il faut qu’ils apprennent à la supporter.» Tels étaient les raisonnemens de La Motte. Il faut l’avouer, ils décelaient plutôt la prudence de l’égoïsme, qu’une tendre sollicitude pour son épouse. Cependant il était revenu au bas de l’escalier, lorsqu’en levant les yeux il aperçoit qu’il avait laissé la trappe ouverte; il montait vite pour la fermer, il entend des pas qui s’avancent à travers les chambres d’en haut. Avant qu’il pût redescendre assez pour se cacher entièrement, il regarda encore au-dessus, et aperçut, par l’ouverture, le visage d’un homme qui avait les yeux sur lui. «Notre maître! s’écria Pierre.» La Motte fut un peu rassuré au son de cette voix, mais il ne laissa pas que d’être fâché de l’épouvante qu’on lui avait causée. «--Que voulez-vous? qu’avez-vous à faire ici?» «--Rien, monsieur; je n’ai rien à faire, si ce n’est seulement que ma maîtresse m’envoie chercher monsieur.» «--Il n’y a donc personne ici, dit La Motte en posant son pied sur le degré?» «--Si fait monsieur, il y a mademoiselle Adeline, et.....» «--Fort bien.... fort bien, dit La Motte avec joie.... Marchez; je vous suis.» Il apprit à madame La Motte où il était allé, lui fit part du dessein qu’il avait de se cacher, et délibéra sur le moyen de persuader aux archers, dans le cas où ils viendraient, qu’il avait quitté l’abbaye. Dans cette vue, il ordonna d’apporter tous les meubles dans les cellules d’en bas. Il aida lui-même à l’opération, et tout le monde y mit la main pour accélérer. En très-peu de temps, il laissa la partie habitable de l’édifice dans un état presque aussi nu qu’il l’avait trouvé: il dit ensuite à Pierre de conduire les chevaux à quelque distance de l’abbaye et de les laisser en liberté. Après y avoir bien réfléchi, il imagina une chose qui devait contribuer à donner le change aux archers; ce fut de placer dans quelque partie remarquable de l’édifice une inscription qui exprimerait son infortune, et porterait la date de son départ de l’abbaye. C’est dans ce dessein qu’au-dessus de la porte de la tour, qui conduisait à la partie habitable, il grava les lignes suivantes: Vous qui par le malheur, dans ce lieu solitaire, Peut-être fûtes amenés, Sachez qu’il est des mortels sur la terre Autant que vous infortunés. P.-L.-M., un malheureux exilé, chercha dans ces murs un refuge contre la persécution le 27 avril 1658, et les quitta le 22 juin de la même année, pour tâcher de trouver un asyle plus convenable. Après que ces mots furent gravés avec un couteau, on mit dans un panier le petit restant des provisions de la semaine; car Pierre, dans sa frayeur, était revenu de son dernier voyage sans rien rapporter. La Motte ayant rassemblé ses compagnons, ils montèrent sous l’escalier de la tour, et traversèrent les chambres jusqu’au cabinet. Pierre passa le premier avec une lumière, et eut un peu de peine à trouver la porte de la trappe. Madame La Motte frissonna en voyant la profondeur de ce gouffre; mais chacun gardait le silence. La Motte prend alors la lumière, et conduit la marche; il est suivi de sa femme et puis d’Adeline: «--Ces vieux moines aimaient le bon vin, tout comme d’autres, dit Pierre qui faisait l’arrière-garde. Je vous garantis, monsieur, que c’était ici leur cellier; je sens déjà l’odeur des futailles.» «--Paix, dit La Motte: réservez vos plaisanteries pour une occasion plus convenable.» «--Il n’y a pas de mal d’aimer le bon vin; monsieur sait bien cela.» «--Finissez cette bouffonnerie, dit La Motte d’un ton plus imposant, et passez le premier.» Pierre obéit. Ils arrivent à la chambre voûtée. Le spectacle affreux que La Motte y avait vu, le détourna de l’idée de passer la nuit dans cette pièce, et les meubles avaient été portés par son ordre dans les cellules du fond. Il tremblait que ses compagnons ne vissent le squelette, et que cette vue n’excitât le degré d’horreur qu’ils ne pourraient surmonter pendant leur séjour dans ce lieu. La Motte passa vite devant le coffre. Pour madame La Motte et Adeline, elles étaient trop remplies de leurs pensées pour donner une attention minutieuse à des circonstances extérieures. Arrivés dans les cellules, madame La Motte pleura sur la nécessité qui la condamnait à une si horrible demeure. «Hélas! dit-elle, en sommes-nous donc réduits à cette extrémité? Les appartemens d’en haut m’avaient d’abord semblé une déplorable habitation; mais c’est un palais en comparaison de ceux-ci.» «--Cela est vrai, ma chère amie, dit La Motte. Eh bien, que le souvenir de ce que vous les aviez crus d’abord, adoucisse à présent votre déplaisir; ces cellules sont un palais, comparées à Bicêtre ou à la Bastille, et aux terreurs d’un affreux châtiment qui nous y accompagneraient encore. Que la crainte d’un plus grand mal vous apprenne à souffrir le moindre: je suis content si je trouve ici le refuge que je cherche.» Madame La Motte était muette, et Adeline, oubliant ses derniers torts, tâchait de la consoler de son mieux. Tandis que son propre cœur succombait aux infortunes qu’elle ne pouvait s’empêcher d’anticiper, elle avait l’air tranquille et même enjoué, elle prévenait madame La Motte avec la plus vigilante sollicitude; elle était si contente de voir son mari caché dans cet asile, qu’elle perdait presque le sentiment de ce qu’il avait d’horrible et d’incommode. C’est ce qu’elle exprima sans détour à La Motte. Il ne pouvait être insensible à cette marque d’attachement. Madame La Motte y prit garde, et cela reproduisit en elle un sentiment pénible: elle prit les épanchemens de la reconnaissance pour ceux de la tendresse. La Motte retourna plusieurs fois à la trappe, pour écouter s’il n’y avait personne dans l’abbaye; mais aucun bruit ne troublait le calme de l’obscurité. Enfin ils se mirent à table. Le souper fut triste. «--Mon ami, dit madame La Motte en soupirant, si les archers ne venaient pas cette nuit, et si Pierre retournait demain matin à Auboine, il pourrait prendre de plus amples éclaircissemens, ou du moins nous procurer une voiture pour sortir d’ici.» «--Sans doute, dit La Motte, qu’il pourrait en trouver une, et du monde aussi pour la suivre. Pierre serait un homme excellent pour montrer aux archers le chemin de l’abbaye, et pour les informer de ce dont ils pourraient se douter sans lui, savoir que je suis ici caché.» «--Quelle cruelle ironie! dit madame La Motte. Ce que je proposais, c’était seulement pour notre bien commun: j’ai pu me tromper dans mon idée, mais assurément mon intention était pure.» En prononçant ces mots, ses yeux se gonflèrent de larmes. Adeline aurait voulu la consoler; mais elle se taisait par délicatesse. La Motte remarqua l’effet de son discours, et quelque chose de ressemblant au remords pénétra dans son cœur. Il s’approche de sa femme, et lui prenant la main: «Il faut pardonner au désordre de mon âme, dit-il; je n’avais pas dessein de vous affliger. L’idée d’envoyer Pierre à Auboine, où il a déjà tant fait de bévues, je n’ai pu m’empêcher de la relever. Non, ma chère amie, notre chance seule de salut, c’est de rester où nous sommes tant que dureront nos provisions. Si les archers ne viennent pas ici cette nuit, ils y viendront probablement demain matin, ou peut-être après-demain. Quand ils auront fouillé l’abbaye pour m’y trouver, ils s’en iront; alors nous pourrons sortir de ce refuge, et prendre des mesures pour passer dans un pays éloigné.» Madame La Motte reconnut la vérité de ce discours, et son âme étant consolée par la petite satisfaction que son mari venait de lui donner, elle reprit assez de gaîté. Après souper, La Motte posta le fidèle, mais simple Pierre, au pied de l’escalier qui montait au cabinet, pour y faire sentinelle pendant la nuit; ensuite il revint dans les cellules d’en bas, où il avait laissé sa petite famille. Les lits étaient préparés et tous s’étant souhaité le bonsoir, ils se couchèrent et implorèrent le sommeil. Les pensées d’Adeline étaient trop occupées pour lui permettre de reposer; et, lorsqu’elle crut ses compagnons endormis, elle s’abandonna à la tristesse de ses réflexions. Elle regardait aussi dans l’avenir avec les plus affligeantes appréhensions. «Si La Motte était arrêté, qu’allait-elle devenir? Elle serait alors une créature errante sur la terre, sans amis pour la protéger, sans argent pour subsister. La perspective était triste..., était terrible!» Les chagrins de monsieur et de madame La Motte, qu’elle chérissait avec la plus vive affection, n’entraient pas dans les siens pour peu de chose. Quelquefois elle se rappelait son père; mais elle ne voyait en lui qu’un ennemi, loin duquel elle devait fuir. Ce souvenir ajoutait à ses peines; mais l’idée des souffrances qu’il lui avait occasionées, l’affligeait moins encore que le sentiment de sa dureté. Elle versa des larmes amères. A la fin, elle s’adressa à l’Être-Suprême, et se remit à sa providence, avec cette piété simple qui n’appartient qu’à la vertu. Son âme se calma, se rassura par degrés, et bientôt après elle s’endormit. CHAPITRE V. La nuit se passa sans alarme. Pierre était resté à son poste, et n’avait rien entendu qui l’eût empêché de s’endormir. La Motte, long-temps avant de l’apercevoir, l’entendit qui ronflait très-musicalement. Il fut bientôt réveillé par la voix aigre et chagrine de La Motte. «Dieu vous bénisse, notre maître, s’écria-t-il en s’éveillant! seraient-ils venus?» «--S’ils ne sont pas ici, ce n’est pas votre faute. Vous ai-je placé là pour dormir, maraud?» «--Mon Dieu! notre maître, répliqua Pierre, le sommeil est le seul bon temps qu’on puisse se donner ici; pour moi, je n’aurais pas le cœur de le refuser à un chien dans un pareil endroit.» La Motte le questionna sérieusement sur certain bruit qu’il croyait avoir entendu pendant la nuit, et Pierre lui protesta très-solennellement qu’il n’avait rien entendu: l’assertion était vraie à la rigueur, car il s’était donné le bon temps de dormir sans interruption. La Motte monte à la porte de la trappe, et écoute avec attention. Il n’entend aucun bruit, et se hasarde à la soulever. La vive lumière du soleil frappa ses yeux; la matinée était déjà bien avancée. Il marcha doucement le long des chambres, et regarda par une fenêtre: il ne vit personne. Encouragé par cette apparente sécurité, il osa descendre l’escalier de la tour, et entra dans le premier appartement. Il s’avançait vers le second; mais s’arrêtant soudain par réflexion, il approcha son œil d’une fente de la porte. Il regarde, et voit distinctement une personne assise et le bras appuyé sur une fenêtre. Cette découverte le consterna si fort, que, pour l’instant, il perdit toute sa présence d’esprit, et qu’il lui fut absolument impossible de faire un pas. La personne, qui avait le dos de son côté, se leva, et tourna la tête. La Motte reprit alors ses sens, et sortant de l’appartement aussi vite et aussi doucement qu’il lui fut possible, il monta dans le cabinet. Il leva la trappe; mais avant de l’avoir fermée, il entendit les pas de quelqu’un qui entrait dans la chambre précédente. Il n’y avait à la trappe ni verrous ni autre fermeture, et sa sûreté dépendait uniquement de l’exacte correspondance des panneaux. La première porte de la chambre en pierres n’avait aucuns moyens de défense; et les fermetures de la porte intérieure étant placées pour lui du mauvais côté, elles ne pouvaient le garantir d’être découvert, ni lui donner le temps de se sauver. Parvenu dans cette chambre, il s’arrête, et entend distinctement des personnes marcher dans le cabinet au-dessus. En prêtant l’oreille, il entend aussi une voix qui l’appelle par son nom. Soudain il s’enfuit aux cellules d’en bas, croyant à chaque moment qu’on allait ouvrir la porte, et qu’il entendait les pas de ceux qui le poursuivaient. S’étant jeté sur la terre, à l’extrémité des voûtes, il resta quelque temps sans haleine, tant il était ému. Madame La Motte et Adeline, glacées d’effroi, lui demandèrent ce qui lui était arrivé. Il lui fut impossible de parler sur-le-champ: dès qu’il en eut le pouvoir, cela fut presque inutile, car le bruit éloigné qui partait d’en haut, apprit à la famille une partie de la vérité. Ce bruit ne paraissait pas approcher; mais, incapable de maîtriser son épouvante, madame La Motte jeta un cri: cela redoubla les angoisses de La Motte. Il s’écria: «Vous me perdez! ce cri vient de les avertir de l’endroit où je suis.» Il traversa les cellules les mains jointes et à grands pas. Pâle et muette comme la mort, Adeline soutenait madame La Motte, et eut beaucoup de peine à l’empêcher de se trouver mal. «O Dupras! Dupras! vous voilà vengé!» dit La Motte avec une voix qui semblait s’échapper au fond de son cœur; et après un moment de silence, il reprit: «Mais pourquoi cherché-je à me tromper par l’espérance de m’évader? pourquoi attendre ici leur arrivée? terminons plutôt ces angoisses déchirantes, en me jetant moi-même dans leurs mains.» En parlant ainsi, il marchait vers la porte; mais la vue de madame La Motte retint ses pas. «Arrêtez, dit-elle, pour l’amour de moi, arrêtez, ne me quittez pas ainsi, et ne vous précipitez pas volontairement dans l’abîme!» «--Assurément, monsieur, dit Adeline, vous êtes trop prompt; ce désespoir est aussi inutile qu’il est mal fondé. Nous n’entendons venir personne; si les archers avaient découvert la trappe, ils seraient certainement ici depuis long-temps.» Ce discours d’Adeline calma le désordre de La Motte: l’agitation de la terreur s’apaisa, et la raison fit luire à ses yeux un faible jour d’espérance. Il prêta une oreille attentive; et, s’apercevant que tout était tranquille, il s’avance prudemment à la chambre en pierres, et de là au pied de l’escalier qui conduisait à la trappe: elle était fermée; on n’entendait pas le moindre bruit au-dessus. Il fit long-temps sentinelle; et le silence continuant, son espoir se renforça. Enfin il commença à croire que les archers avaient quitté l’abbaye. Il n’en passa pas moins la journée dans une inquiète vigilance. Il n’osait pas ouvrir la trappe, et souvent il croyait entendre des bruits lointains. Cependant il était clair que le secret du cabinet avait échappé aux recherches; et il fondait avec raison sa sécurité sur cette circonstance. La nuit suivante se passa comme la journée, dans une craintive espérance, et dans une veille assidue. Mais ils furent alors menacés de manquer de vivres. Les provisions, qu’on avait distribuées avec la plus scrupuleuse économie, étaient presque épuisées; et un plus long séjour dans ce refuge pouvait avoir des suites déplorables. Dans cette position, La Motte délibéra sur la conduite la plus prudente qu’il avait à tenir. Il ne voyait point de meilleur parti que d’envoyer Pierre à Auboine, la seule ville d’où il pût revenir dans l’espace de temps limité par leurs besoins. Il y avait bien du gibier dans la forêt, et du poisson dans la rivière; mais Pierre n’était pas en état de manier utilement un fusil ou une ligne. Il fut donc convenu qu’il irait à Auboine chercher de nouvelles provisions, et en même temps ce qu’il fallait pour raccommoder la roue du carrosse, afin d’avoir un moyen tout prêt de se transporter hors de la forêt. La Motte défendit à Pierre de faire aucunes questions sur les gens qui s’étaient informés de lui, ni de prendre aucune mesure pour découvrir s’ils étaient sortis du canton, de crainte qu’il ne se trahît encore par ses bévues. Il lui recommanda de garder le plus grand silence sur ces objets, de finir son affaire, et de sortir de la ville le plus promptement possible. Il y avait encore une difficulté à vaincre.--Qui oserait sortir le premier, et visiter l’abbaye, pour savoir si les archers en étaient partis? La Motte réfléchit que, s’il se remontrait, il serait infailliblement perdu; ce qui ne serait pas aussi certain, si l’on apercevait quelqu’un de ses compagnons, parce qu’ils étaient tous inconnus aux suppôts de la justice. Il était nécessaire, au surplus, que la personne qu’il enverrait, eût assez de courage pour poursuivre la recherche, et assez d’esprit pour la conduire avec prudence. Pierre avait peut-être la première qualité, mais il était certainement dépourvu de la seconde. La Motte regarda sa femme, et lui demanda si, pour l’amour de lui, elle oserait se risquer. A cette proposition, son cœur frissonna: elle ne voulait cependant pas refuser, ni paraître indifférente sur un point aussi essentiel au salut de son mari. Adeline remarqua, dans sa contenance, l’agitation de son âme; et surmontant les craintes qui jusqu’alors lui avaient ôté l’usage de la parole, elle s’offrit à marcher elle-même. «Il est vraisemblable, dit-elle, qu’ils auront plus d’égards pour moi que pour un homme.» La honte ne permettait pas à La Motte d’accepter son offre; et sa femme, touchée de la magnanimité d’une pareille conduite, sentit revivre momentanément sa première affection pour Adeline. Celle-ci insista si vivement sur sa proposition, et cela d’un air si sérieux, que La Motte commençait à balancer. «Monsieur, dit-elle, vous m’avez une fois sauvée du plus pressant danger, et depuis vos bontés n’ont cessé de me protéger; ne me refusez pas le plaisir de les mériter par un acte de reconnaissance. Laissez-moi aller dans l’abbaye; et si, par cette démarche, je parviens à vous garantir d’un malheur, je serai suffisamment récompensée du léger péril que je puis courir; car ma satisfaction sera au moins égale à la vôtre.» A ce discours, madame La Motte pouvait à peine retenir ses larmes, et La Motte dit avec un profond soupir: «Eh bien! j’y consens; allez, Adeline; et à partir de ce moment, regardez-moi comme votre débiteur.» Adeline ne s’arrêta pas à répondre; mais, prenant une lumière, elle sortit des cellules. La Motte la suivit pour lever la trappe, et lui recommanda de bien regarder, s’il était possible, dans tous les appartemens, avant d’y entrer. «Si vous étiez aperçue, dit-il, il faut répondre de manière à ne pas me compromettre. Votre présence d’esprit vous conseillera mieux que moi... Dieu vous conduise!» Dès qu’elle fut partie, l’admiration de madame La Motte ne tarda pas à céder à d’autres mouvemens. La méfiance mina par degrés les bonnes dispositions, et la jalousie éveilla les soupçons. Elle se dit tout bas: «Ce n’est que d’un sentiment plus fort que la reconnaissance, qu’Adeline peut apprendre à surmonter ses craintes. L’amour seul lui inspire une conduite aussi généreuse!» Rien de plus conforme à la pratique des gens du monde que ces soupçons. Mais en croyant ne pouvoir expliquer la conduite d’Adeline, sans lui supposer des motifs personnels, madame La Motte oubliait, à coup sûr, combien elle avait précédemment admiré le désintéressement de sa jeune amie. Cependant Adeline monte dans les chambres: les joyeux rayons du soleil venaient donc encore frapper ses regards et ranimer ses esprits? Elle traversa vite les appartemens, et ne s’arrêta qu’en arrivant à l’escalier de la tour. Elle y demeura quelque temps; mais aucun bruit ne parvint à son oreille, si ce n’est la plainte du vent à travers les arbres; enfin elle descendit. Elle franchit les appartemens d’en bas sans voir personne; et le peu de meubles qui restaient, paraissaient exactement dans le même état où elle les avait laissés. Alors elle hasarda de regarder hors de la tour: elle n’aperçut d’autres objets animés que les bêtes fauves qui paissaient tranquillement sous l’ombrage de la forêt. Un jeune faon qu’Adeline avait apprivoisé, la reconnut, et vint à elle en bondissant et en exprimant une vive joie. Un peu alarmée, elle trembla que l’animal ne fût remarqué, et ne la découvrît; et elle s’enfuit rapidement à travers les cloîtres. Elle ouvrit la porte qui menait à la grande salle de l’abbaye; mais le passage était si ténébreux, qu’elle recula d’effroi. Il était pourtant nécessaire qu’elle continuât sa visite, surtout de l’autre côté de la ruine, qu’elle n’avait pas encore examinée; mais ses terreurs la reprirent quand elle songea combien elle allait s’éloigner de son unique refuge, et combien il lui serait difficile de s’y retirer. Elle hésita; mais en se rappelant ses obligations envers La Motte, et en considérant qu’elle n’aurait peut-être jamais d’autre occasion de lui rendre service, elle se résolut d’avancer. Pendant que ces idées passaient rapidement dans son âme, elle leva vers le ciel ses innocentes mains, et soupira une silencieuse prière. Elle s’avança d’un pas tremblant sur les fragmens de la ruine, jetant à l’entour des regards inquiets, et tressaillant fréquemment au bruit du vent qui murmurait parmi les arbres, et qu’elle prenait pour des voix qui se répondaient tout bas. Elle venait à l’esplanade qui faisait face au bâtiment; mais, ne voyant personne, elle se sentit revivre. Alors elle s’efforça d’ouvrir la grande porte de la salle; mais se rappelant aussitôt qu’elle avait été condamnée par ordre de La Motte, elle s’avança vers l’extrémité septentrionale de l’abbaye; et après avoir jeté les yeux sur la perspective d’alentour, aussi loin que l’épaisseur du feuillage le lui permettait, elle reprit le chemin de la tour par ou elle était sortie. Le cœur d’Adeline respirait enfin: elle revint avec impatience apprendre à La Motte qu’il n’avait rien à craindre. Elle rencontra encore dans le cloître son faon chéri, et s’arrêta un moment pour le caresser. Il parut sensible au son de sa voix et redoubla de joie; mais comme elle lui parlait, il s’échappa tout-à-coup de sa main. Elle lève les yeux: la porte du passage qui conduisait à la grande salle était ouverte, et elle en voit sortir un homme en habit de militaire. Elle s’enfuit le long des cloîtres avec la rapidité de la flèche, sans oser jeter un coup d’œil en arrière; mais une voix lui crie de s’arrêter, et elle entend les pas qui s’avancent à sa poursuite. Avant de pouvoir arriver à la tour, la respiration lui manque, et pâle, inanimée, elle s’appuie contre un des piliers de la ruine. L’homme approche, et la regardant avec une vive expression de surprise et de curiosité, il prend un air engageant, l’assure qu’elle ne court aucun danger, et lui demande si elle appartenait à La Motte. A ce nom, elle témoigna encore plus d’épouvante; mais il réitéra ses assurances et sa question. «Je sais qu’il est caché dans cette ruine, dit l’étranger; je sais aussi pourquoi il se cache, mais il est de la dernière importance que je le voie, et il sera convaincu qu’il n’a rien à redouter de ma part. Adeline était si tremblante, qu’elle avait bien de la peine à se soutenir. Elle hésitait, et ne savait que répondre. Sa contenance semblait confirmer les soupçons de l’étranger: elle le sentait, et son embarras s’en augmentait encore. Il s’en prévalut pour la presser davantage. Adeline lui répondit enfin que La Motte avait habité quelque temps à l’abbaye. «Il y habite encore, madame, dit l’étranger; conduisez-moi où je pourrai le trouver... Il faut que je le voie, et....» «--Jamais, monsieur, réplique Adeline; et je vous proteste que vous le cherchez vainement.» «--J’y ferai du moins mes efforts, madame, puisque vous ne voulez pas m’y aider. Je l’ai déjà suivi jusque dans les chambres d’en haut, où je l’ai soudain perdu de vue: il doit être caché près de là, et il est clair qu’elles ont une issue secrète.» Sans attendre la réponse d’Adeline, il s’élance à la porte de la tour. Elle pense que ce serait confirmer la vérité de sa conjecture, si elle le suivait, et se décide à rester en bas. Mais après y avoir réfléchi, il lui vint dans l’idée qu’il pouvait se glisser sans bruit dans le cabinet, et peut-être surprendre La Motte à la porte de la trappe. Elle courut donc sur ses pas, afin de faire entendre sa voix, et de prévenir ainsi le danger qu’elle redoutait. Il était déjà dans la seconde chambre lorsqu’elle l’atteignit; elle se mit aussitôt à parler bien haut. Il visita cette chambre avec la plus scrupuleuse attention; mais ne trouvant ni fausse porte, ni autre sortie, il marcha au cabinet. C’est alors qu’Adeline eut besoin de tout son courage pour cacher son agitation. Il continua sa recherche. «Je sais, dit-il, qu’il est caché dans ces chambres, quoique je n’aie pas encore réussi à le découvrir. J’ai suivi un homme que je crois être lui-même, et il n’a pu s’échapper sans qu’il y ait une issue; je ne sors pas d’ici que je ne le trouve.» Il examina les murs et les boiseries, mais sans découvrir la division du parquet, laquelle effectivement correspondait au reste avec tant d’exactitude, que La Motte lui-même ne s’en était pas aperçu à la vue, mais au tremblement du panneau sous ses pieds. «Il y a ici, dit l’étranger, quelque mystère que je ne comprends pas, que peut-être je ne pénétrerai jamais.» Il se tourna pour sortir du cabinet; aussitôt, qui pourrait peindre la consternation d’Adeline en voyant la trappe se soulever doucement, et La Motte se montrer lui-même? «Ah!» s’écria l’étranger en s’avançant à lui avec vivacité. La Motte s’élança en avant, et ils furent enchaînés dans les bras l’un de l’autre. La surprise d’Adeline, durant un instant, surpassa même ses premières transes; mais un souvenir frappa soudain sa pensée, et lui expliqua cette scène. Avant que La Motte se fût écrié: «Mon fils!» elle avait reconnu qui était l’étranger. Pierre, qui du pied de l’escalier avait entendu ce qui se passait en haut, courut avertir sa maîtresse de cette heureuse reconnaissance, et bientôt elle fut enlacée dans les embrassemens de son fils. Ce lieu, tout à l’heure le séjour du désespoir, semblait métamorphosé en palais du plaisir, et ses murs ne répétaient que les accens de la félicité. La joie de Pierre était au-dessus de toute expression: il exécutait une véritable pantomime...... Il faisait des cabrioles, frappait ses mains...., courait à son jeune maître...., lui secouait la main, malgré les coups d’œil sévères de La Motte, allait de côté et d’autre sans savoir pourquoi, et ne faisait aucune réponse raisonnable à tout ce qu’on lui disait. Après que leurs premières émotions furent apaisées, La Motte, comme par un prompt retour sur lui-même, reprit sa tristesse ordinaire. «J’ai tort, dit-il, de me livrer à la joie, quand peut-être je suis toujours environné de périls. Assurons-nous une retraite lorsqu’il en est temps encore, continua-t-il; dans quelques jours les gens de la justice viendront peut-être me chercher de nouveau.» Louis comprit le discours de son père, et dissipa ses craintes par le discours suivant: «Une lettre de M. Nemours, contenant la nouvelle de votre évasion de Paris, m’est parvenue à Péronne, où j’étais alors en garnison avec mon régiment. Il m’informait que vous aviez gagné le midi de la France, mais que depuis, n’ayant plus entendu parler de vous, il ignorait le lieu de votre retraite. C’est environ à cette époque que je fus envoyé en Flandre; et ne pouvant me procurer d’autre information sur votre sort, je passai plusieurs semaines dans une très-pénible inquiétude. A la fin de la campagne, j’ai obtenu un congé, et suis aussitôt parti pour Paris dans l’espoir que Nemours m’apprendrait où vous aviez trouvé un asile. »Il n’en savait pas plus que moi sur ce point. Il me dit que, deux jours après votre départ, vous lui aviez écrit de D. sous un nom supposé, comme vous en étiez convenu; qu’alors vous lui aviez marqué que la crainte d’être découvert vous empêcherait de risquer une seconde lettre: il ignorait donc toujours votre demeure; mais il me dit qu’il ne doutait point que vous n’eussiez continué votre route du côté du midi. Sur cette légère information, j’ai quitté Paris pour vous chercher, et me suis rendu sur-le-champ à V. J’appris que vous y aviez séjourné quelque temps à cause de la maladie d’une jeune dame, particularité qui m’a fort intrigué, attendu que je n’imaginais pas quelle jeune dame pouvait être avec vous. Je marchai cependant jusqu’à L.; mais là je crus avoir totalement perdu vos traces. Comme j’étais assis en rêvant auprès de la fenêtre de l’auberge, j’aperçois quelque écriture sur la vitre, et la curiosité du désœuvrement m’engage à la lire: je crois reconnaître les caractères; et les mots que je lis confirment ma conjecture: je me souvenais de vous les avoir entendu souvent répéter. »Je renouvelai mes recherches sur la route que vous aviez tenue: je parvins à vous rappeler à la mémoire des gens de l’auberge, et je vous poursuivis jusqu’à Auboine. Là, je vous ai perdu de nouveau; mais en revenant d’une infructueuse perquisition dans le voisinage, l’hôte de la petite auberge où j’étais logé me dit qu’il croyait avoir entendu parler de vous, et me raconta sur-le-champ ce qui venait de se passer quelques heures auparavant à la boutique d’un maréchal. »Le portrait qu’il me fit de Pierre était si ressemblant, que je ne doutai nullement que vous ne fissiez votre séjour dans l’abbaye; et comme je savais l’obligation où vous étiez de vous cacher, la dénégation de Pierre n’ébranlait pas ma confiance. Le lendemain matin, avec le secours de mon hôte, j’ai dirigé mes pas ici, et après avoir examiné toutes les parties visibles du bâtiment, je commençais à en croire l’assertion de Pierre. Votre première apparition m’a prouvé que l’endroit était encore habité; mais vous vous êtes éclipsé si subitement, que je n’étais pas certain si c’était vous que je venais de voir. J’ai continué de vous chercher presque jusqu’à la fin du jour, et dans l’intervalle, je n’ai guère quitté les chambres d’où vous aviez disparu à mes regards. Je vous ai appelé à plusieurs reprises, croyant que ma voix pourrait vous convaincre de votre erreur. A la fin, je me suis retiré pour passer la nuit dans une cabane proche la lisière de la forêt. »Le matin, je suis venu de bonne heure pour recommencer mes perquisitions, et j’espérais que vous croyant en sûreté, vous sortiriez de votre retraite. Mais combien je fus trompé en trouvant l’abbaye aussi solitaire, aussi muette que je l’avais laissée le soir précédent! Je revenais une seconde fois de la grande salle, lorsque la voix de cette jeune dame a frappé mon oreille et effectué la découverte que je poursuivais avec tant de sollicitude.» Ce court exposé dissipa tout-à-fait les dernières appréhensions de La Motte; mais il craignit alors que les recherches de son fils et le désir qu’il avait manifesté lui-même de se cacher, n’excitassent la curiosité des gens d’Auboine, et ne conduisissent à la découverte de sa véritable situation. Toutefois il résolut de bannir pour le moment toute pensée affligeante, et de tâcher de jouir de la satisfaction que lui apportait la présence de son fils. On transporta les meubles dans un endroit de l’abbaye plus habitable, et l’on abandonna les cellules à leurs ténèbres. Madame La Motte semblait avoir repris une nouvelle vie à l’arrivée de son fils, et pour l’instant, toutes ses affections étaient absorbées dans la joie. Souvent elle le regardait en silence avec la tendresse d’une mère, et sa partialité relevait encore à ses yeux les grâces que le temps et l’expérience avaient ajoutées à ses qualités naturelles. Il était alors dans sa vingt-troisième année; sa personne était mâle, son air guerrier, ses manières franches et gracieuses plutôt que distinguées; et, quoique irréguliers, ses traits présentaient un ensemble qu’on ne pouvait voir une fois sans désirer de le revoir encore. Elle s’informa avec empressement des amis qu’elle avait laissés dans la capitale, et apprit que, dans l’espace de quelques mois après son départ, plusieurs étaient morts, et que d’autres en avaient quitté le séjour. La Motte apprit aussi qu’on avait fait à Paris des recherches très-actives sur son compte; et, quoiqu’il s’attendît depuis long-temps à cette nouvelle, il en fut tellement frappé, qu’il déclara sur-le-champ qu’il était à propos de se retirer dans un pays plus éloigné. Louis n’hésita point à dire qu’il le trouvait plus en sûreté dans l’abbaye que partout ailleurs, et répéta ce qu’il tenait de Nemours, que les archers n’avaient pu découvrir aucun vestige de sa route. «D’ailleurs, continua Louis, cette abbaye est protégée par une puissance surnaturelle; aucun des gens de la campagne n’ose en approcher.» «--Avec votre permission, notre jeune maître, dit Pierre, qui attendait dans la chambre, nous eûmes une belle peur le premier soir que nous arrivâmes ici; et moi-même, Dieu me pardonne! je crus la maison habitée par des diables; mais au bout du compte, ce n’étaient que des hiboux et des corneilles.» «--On ne vous demande pas votre avis, dit La Motte; apprenez à vous taire.» Pierre demeura tout honteux. Quand il fut sorti de la chambre, La Motte demanda à son fils avec un air d’indifférence quels étaient les bruits répandus parmi les gens du canton. «Oh! répondit Louis, je n’en ai pas retenu la moitié. Voici cependant ce qui m’a frappé. Ils racontent qu’il y a bien des années, quelqu’un (mais personne ne l’a vu, ainsi jugez quelle foi on peut ajouter à ce récit!) quelqu’un, dis-je, fut conduit secrètement dans cette abbaye; qu’il y fut enfermé quelque part, et qu’on avait de fortes raisons de croire qu’il y avait fini ses jours malheureusement. La Motte soupira. «Ils disent de plus, continua Louis, que toutes les nuits le spectre du défunt rôde dans les décombres; et pour rendre la chose plus étonnante, car le merveilleux fait les délices du peuple, ils ajoutent qu’il y a une certaine partie de la ruine, d’où ne sont jamais revenus aucuns de ceux qui ont osé la visiter. Ainsi les gens qui n’ont pas assez d’objets intéressans pour occuper leurs idées, se plaisent à s’en forger d’imaginaires.» La Motte demeura tout pensif. A la fin, sortant de sa rêverie: «--Et quelles sont les raisons, dit-il, sur lesquelles ils se fondent pour croire que ce prisonnier a été assassiné?» «--Ils ne se sont pas servis d’une expression aussi positive,» répliqua Louis. «--Il est vrai, dit La Motte en se reprenant; ils ont seulement dit qu’il avait eu une fin malheureuse.» «--Voilà une distinction bien subtile,» dit Adeline. «--Mais je ne saurais trop comprendre leurs motifs, reprit Louis: ils disent, à la vérité, qu’on n’a point su que la personne conduite dans ce lieu en fût jamais sortie; mais rien ne prouve non plus qu’elle y soit jamais entrée. Ils ajoutent qu’on observait ici un secret et un mystère singuliers depuis qu’elle y était, et que de ce moment, le propriétaire de l’abbaye ne revint plus l’habiter.» La Motte relevait sa tête comme pour répondre, lorsque l’arrivée de son épouse détourna la conversation de cet objet. Il n’en fut plus reparlé de la journée. On envoya Pierre à la provision. La Motte et Louis se retirèrent pour examiner jusqu’à quel point ils seraient en sûreté, s’ils continuaient leur séjour dans l’abbaye. Malgré tous les motifs de sûreté donnés à La Motte en dernier lieu, il ne pouvait s’empêcher de craindre que les étourderies de Pierre et les recherches de son fils, ne servissent à découvrir sa demeure. Il y rêva quelque temps; mais à la fin il fut frappé d’une idée, c’est que la dernière de ces circonstances pouvait singulièrement contribuer à sa sûreté. «Si vous retourniez, dit-il à Louis, à l’auberge d’Auboine, où l’on vous a indiqué le chemin de l’abbaye, et si, sans aucune affectation, vous rapportiez à l’aubergiste que vous avez trouvé l’abbaye déserte, en ajoutant que vous avez découvert, dans quelque ville éloignée, la résidence de la personne que vous cherchiez, cela pourrait faire tomber tous les rapports qui circulent à présent, et empêcher qu’on ne croie à ceux qu’on ferait par la suite. Si, après cela, vous pouviez assez compter sur votre présence d’esprit, et vous rendre assez maître de votre extérieur pour décrire quelque terrible apparition, je crois, d’après ces circonstances, jointes à l’éloignement de l’abbaye et à la difficulté de se reconnaître dans la forêt, pouvoir regarder cet endroit comme ma citadelle.» Louis consentit à tout ce que son père lui proposait, et le lendemain il exécuta sa mission avec tant de succès, qu’on put dire dès-lors que l’abbaye allait de nouveau jouir de la plus parfaite tranquillité. Ainsi se termina cette aventure, la seule qui eût troublé la famille durant son séjour dans la forêt. Adeline, délivrée de la crainte des dangers dont la dernière situation de La Motte l’avait menacée, et de l’abattement occasioné par l’intérêt qu’elle y avait pris, sentit au fond de l’âme une satisfaction plus qu’ordinaire: elle crut aussi remarquer de madame La Motte un regard de son affection première. Cette circonstance éveillait toute sa gratitude, et lui donnait un plaisir aussi vif qu’il était innocent. Adeline prit pour elle la même tendresse que la présence de Louis inspirait à madame La Motte, et elle mit toute son application à tâcher de s’en rendre digne. Mais la joie que cette arrivée inattendue avait procurée à La Motte, ne tarda pas à s’évanouir, et l’air sombre du découragement se répandit de nouveau sur son visage. Il retourna fréquemment au lieu de ses visites dans la forêt... La même tristesse mystérieuse dans ses manières et dans sa conduite, ressuscita les inquiétudes de madame La Motte. Elle résolut d’en faire part à son fils, pour qu’il l’aidât à pénétrer la cause de ce changement. Elle n’osa cependant pas déclarer sa jalousie envers Adeline, quoique ce tourment eût repris sur elle tout son empire, et lui fît interpréter avec un art merveilleux tous les regards et toutes les paroles de La Motte, et prendre fort souvent les expressions ingénues de la reconnaissance d’Adeline, pour celles d’un sentiment plus passionné. Adeline avait pris depuis long-temps l’habitude des longues promenades dans la forêt; le dessein formé par madame La Motte de veiller sur ses pas, avait été déjoué par ce qui venait d’arriver, et lui paraissait alors absolument impraticable, à raison de sa difficulté et de ses dangers. Employer Pierre en cette occasion, c’était le mettre dans la confidence de ses craintes; et suivre elle-même Adeline, c’était, suivant toute apparence, trahir son projet en lui faisant apercevoir sa jalousie. Ainsi, retenue par l’orgueil et par la honte, elle fut condamnée aux tortures de la plus cruelle incertitude. Elle parla cependant à Louis du changement mystérieux survenu dans le caractère de son mari. Il écouta son discours avec la plus sérieuse attention. L’intérêt et la surprise imprimés sur sa figure, témoignèrent toute la part que son cœur y prenait: il tomba dans une égale perplexité, et entreprit aussitôt d’observer les démarches de La Motte, croyant son intervention très-propre à servir à la fois et son père et sa mère. Il s’aperçut, jusqu’à certain point, des soupçons de celle-ci; mais comme il crut qu’elle désirait dissimuler ses sentimens, il lui donna à penser qu’elle y avait réussi. Alors il fit des questions sur Adeline, et en écouta l’histoire de la bouche de sa mère, avec de grandes démonstrations d’intérêt. Il exprima tant de pitié sur son infortune, et tant d’indignation contre la conduite dénaturée de son père, que les craintes que madame La Motte avait d’abord conçues, de lui avoir découvert sa jalousie, firent place à des craintes d’un autre genre. Elle reconnut que la beauté d’Adeline avait déjà séduit l’imagination de son fils, et elle tremblait que son amabilité ne fît bientôt sur lui la plus profonde impression. Quand même elle eût conservé pour Adeline sa première amitié, elle aurait toujours vu leur inclination de mauvais œil, et comme un obstacle à l’avancement et à la fortune où elle se flattait que son fils parviendrait un jour. Elle fondait là-dessus toutes ses espérances d’une prospérité future, et regardait le mariage qu’il pourrait faire comme le seul moyen de tirer sa famille de ses embarras actuels. C’est pour cela qu’elle passa légèrement sur le mérite d’Adeline, partagea froidement la compassion de Louis pour ses malheurs; et en blâmant la conduite du père, elle mêla à cette censure des soupçons sur celle de la fille. Le moyen qu’elle employa pour réprimer la passion de son fils produisit un effet tout contraire. L’indifférence qu’elle témoignait sur le compte d’Adeline, augmenta sa pitié pour cette infortunée, et l’indulgence qu’elle affectait en jugeant son père, enflamma son indignation contre sa barbarie. En quittant madame La Motte, il vit son père traverser l’esplanade, et entrer sur la gauche dans le plus touffu de la forêt. Il crut avoir trouvé une bonne occasion d’exécuter son plan. Il sort de l’abbaye, et se met à suivre de loin. La Motte continua de marcher fort vite devant lui. Il avait l’air tellement enfoncé dans sa rêverie, qu’il ne regardait ni à droite ni à gauche, et levait rarement les yeux de dessus la terre. Louis l’avait suivi environ l’espace d’un mille, lorsqu’il le vit entrer tout-à-coup dans une allée du bois qui avait une direction différente du chemin qu’il avait suivi jusque là. Il précipita ses pas de crainte de le perdre de vue; mais parvenu dans l’allée, il trouva des arbres si épais et si entrelacés, que La Motte était déjà caché à ses regards. Il poursuivit toutefois la route qu’il avait devant lui: elle le conduisit à la partie de la forêt la plus obscure qu’il eût encore rencontrée, et aboutit enfin à un sombre réduit, cintré par une haute futaie, dont les rameaux entremêlés offraient une barrière impénétrable aux rayons du soleil, et n’admettaient qu’une espèce de crépuscule mystérieux. Louis regarde autour de soi en cherchant La Motte, mais il ne l’aperçoit nulle part. Tandis qu’il examinait ce lieu, et réfléchissait à ce qu’il avait à faire, il aperçut, dans l’obscurité, un objet à quelque distance; mais l’ombre épaisse dont il était environné l’empêcha de distinguer ce que c’était. En avançant il voit les ruines d’un petit bâtiment, qui, d’après ce qui en restait, paraissait avoir été un tombeau. Il dit, en le regardant: «Ici sont probablement déposées les cendres de quelques religieux, de quelque ancien hôte de l’abbaye, peut-être de son fondateur, qui, après avoir mené une vie d’abstinence et de prière, a trouvé dans le ciel le prix de ses mortifications sur la terre. Paix à son âme! mais a-t-il pensé qu’une vie de vertus purement négatives méritât une récompense éternelle? Homme aveugle, si vous eussiez écouté la voix de la raison, elle vous aurait appris que les vertus actives, que l’observation de ce principe sacré (faites pour autrui comme vous voudriez qu’on fît pour vous), peuvent seules mériter la faveur d’un Dieu dont la gloire est dans la bienveillance.» Il restait les yeux fixés sur ces débris, lorsqu’il vit une figure sortir de dessous la voûte du sépulcre. Elle s’élança comme venant de l’apercevoir, et disparut sur-le-champ. Quoique étranger à la crainte, Louis éprouva dans ce moment une sensation pénible, et presque en même temps il se frappa de l’idée que c’était La Motte lui-même. Il s’approcha de la ruine; il appela encore; tout demeura muet comme le tombeau. Alors il prit le chemin de la voûte, et tâcha d’examiner l’endroit par où l’autre s’était enfui; mais l’épaisseur de l’obscurité rendit ses tentatives infructueuses. Il remarqua pourtant, un peu sur la droite, une entrée dans la ruine, et descendit quelques pas en s’avançant dans une espèce de passage; mais, en se rappelant que ce lieu pouvait être un repaire de brigands, il fut effrayé du danger, et se retira avec précipitation. Il marcha vers l’abbaye par la même route qu’il avait prise, et ne se voyant suivi de personne, se croyant hors de péril, ses premiers soupçons lui revinrent, et il se persuada que c’était La Motte qu’il avait vu. Il rêva long-temps à cette étrange possibilité, et s’efforça de trouver un motif à une conduite aussi mystérieuse, mais ce fut en vain. Néanmoins sa présomption se fortifia, et il regagna l’abbaye, convaincu, autant que le permettaient les circonstances, que c’était son père qu’il avait aperçu au tombeau. En entrant dans ce qui servait alors de salon, il fut très-surpris de l’y trouver assis tranquillement avec Adeline et madame La Motte, et s’entretenant comme s’il était revenu depuis un certain temps. Il saisit la première occasion d’informer sa mère de cette dernière aventure, et de lui demander de combien le retour de La Motte avait précédé le sien. En apprenant qu’il était rentré depuis une demi-heure, son étonnement fut au comble, et il ne savait quelle conséquence en tirer. Cependant la passion de Louis, toujours croissante, se joignit au ver rongeur du soupçon, pour détruire dans le cœur de madame La Motte l’amitié qu’Adeline avait d’abord inspirée par ses vertus et par ses malheurs: sa dureté se manifestait trop pour n’être pas remarquée de celle qui en était l’objet, et Adeline en conçut un chagrin qu’il lui fut bien difficile d’endurer. Avec l’empressement et la candeur de la jeunesse, elle sollicita une explication sur ce changement de conduite, et chercha l’occasion de prouver qu’elle n’avait rien fait avec intention pour le mériter. Madame La Motte éluda en femme adroite, et en même temps elle mit en avant quelques propos qui jetèrent Adeline dans une plus grande perplexité, et servirent à rendre son affliction présente encore plus insupportable. Elle se disait: «J’ai perdu cette amitié qui était tout pour moi. C’était mon unique consolation... Je l’ai perdue...; et cela, sans connaître mon crime. Mais, grâce au ciel, je n’ai pas mérité cette rigueur. Elle a beau m’abandonner, je l’aimerai toujours.» Dans sa douleur, elle quittait souvent le salon, et, retirée dans sa chambre, elle tombait dans un abattement qu’elle avait ignoré jusqu’alors. Un matin, qu’il lui était impossible de dormir, elle se leva de très-bonne heure. Le faible point du jour perçait alors les nuages d’une lueur tremblante, et se déployant par degrés sur l’horizon, annonçait le lever du soleil. Chaque trait du paysage se dévoilait lentement, humide de la rosée de la nuit, et brillant de la clarté naissante. Enfin le soleil parut et répandit ses torrens de lumière. La beauté de cet instant l’invite à se promener, et elle va dans la forêt pour y goûter les délices du matin. Le chœur des oiseaux qui s’éveillent la salue en passant, le frais zéphyr la caresse, parfumé de l’émanation des fleurs dont les teintes éclataient plus vivement à travers les gouttes de rosée suspendues à leurs feuilles. Elle marcha au hasard sans songer à l’éloignement; et suivant les détours du ruisseau, elle vint à une clairière humectée de rosée, où les branches, s’abaissant jusqu’au bord de l’eau, formaient une scène si romantique, si délicieuse, qu’elle s’assit au pied d’un arbre pour en contempler les charmes. Ces images adoucirent insensiblement sa tristesse, et lui communiquèrent cette douce et voluptueuse mélancolie, si chère aux âmes sensibles. Elle resta quelque temps plongée dans la rêverie; les fleurs qui tapissaient la verdure autour d’elle semblaient sourire en reprenant une nouvelle vie, et fournir un sujet de comparaison entre elles et sa situation. Elle rêva, soupira, et d’une voix dont la mélodie charmante était accentuée par la sensibilité de son âme, elle chanta les vers suivans: AU NARCISSE. Douce et brillante fleur, qui, sur les gazons frais, Embellis le matin de tes humbles attraits, Sur les ailes des vents ton odeur exhalée, Parfume la colline et l’humide vallée. Quand le jour qui finit ferme son œil mourant, Quand le zéphyr plaintif s’éteint en soupirant, Quand les ombres du soir au couchant s’épaississent, Que les vallons, les bois, les coteaux s’obscurcissent, Sous la froide rosée inclinée tristement, Tu courbes de langueur ton calice charmant; Dans leurs réduits secrets tes parfums se retirent, Et sous l’obscurité tes nuances expirent. Mais bientôt de retour, l’aurore, aimable fleur, Va relever ton front défaillant et rêveur, Va dévoiler encor ta blancheur éclatante, Et le satin moëlleux de ta feuille opulente. Tendre fils du printemps, comme toi dans les pleurs Sous la nuit du chagrin, je languis, je me meurs. Ah! que puisse l’aurore en dissipant tes ombres, De mes soucis affreux chasser les voiles sombres! Un écho lointain prolongea ses accens; elle prêta l’oreille à sa douce réplique. Mais après avoir répété les derniers vers, elle s’entendit répondre par une voix presque aussi tendre et moins éloignée. Très-surprise, elle regarde autour d’elle, et voit un jeune homme en habit de chasseur, appuyé contre un arbre, et la considérant avec cette profonde attention qui annonce une âme en extase. Mille craintes se croisèrent dans ses confuses pensées: alors seulement elle se rappela combien elle était éloignée de l’abbaye; elle se levait pour fuir, lorsque l’étranger s’approcha respectueusement; mais, voyant qu’elle s’écartait en baissant de timides regards, il s’arrêta. Elle continua son chemin vers l’abbaye; et, malgré toutes les raisons qui la faisaient trembler d’être poursuivie, sa retenue l’empêcha de regarder en arrière. Rentrée dans l’abbaye, et voyant que la famille n’était pas assemblée pour déjeuner, elle se retira dans sa chambre; et là, toutes ses pensées s’employèrent en conjectures sur l’étranger. Ne se croyant intéressée dans cette rencontre que sous le rapport de la sûreté de La Motte, elle se livra sans scrupule au souvenir de l’air et des manières nobles qui distinguaient si particulièrement le jeune homme qu’elle avait vu. Après avoir mieux approfondi toutes les circonstances, elle regarda comme impossible qu’une personne d’un pareil extérieur pût former le projet de tendre quelque piége à un être son semblable; et, quoiqu’elle n’eût recueilli aucune circonstance qui pût seconder ses conjectures sur ce qu’il venait faire dans une forêt déserte, elle repoussa sans y songer, tous les soupçons injurieux à son honnêteté. Après y avoir mûrement réfléchi, elle résolut de ne point parler à La Motte de cette petite aventure, sachant très-bien qu’un danger imaginaire lui causerait des appréhensions réelles, et produirait toutes les perplexités, tous les tourmens dont il venait d’être délivré. Elle se promit, au surplus, de suspendre pour quelque temps ses promenades dans la forêt. Lorsqu’elle descendit pour déjeuner, elle s’aperçut que madame La Motte était plus réservée qu’à l’ordinaire. La Motte entra un moment après elle, fit sur le temps quelques observations frivoles; et, après s’être efforcé de prendre un air de gaîté, retomba dans sa tristesse accoutumée. Adeline examinait avec inquiétude le visage de madame La Motte, et quand elle y découvrait une lueur de bonté, c’était un rayon de soleil pour son âme; mais elle permit bien rarement à Adeline de se flatter ainsi. Sa conversation était contrainte, et souvent elle se livrait à des allusions qu’on ne pouvait comprendre. Adeline tremblait de hasarder une phrase, de peur que ses accens mal assurés ne trahissent sa peine; et Louis arriva fort à propos pour la tirer d’embarras. «Cette charmante matinée vous a fait sortir de bonne heure de votre chambre, dit Louis en s’adressant à Adeline?--Vous aviez sans doute un aimable compagnon, dit madame La Motte? une promenade solitaire n’est pas ordinairement fort agréable. «--J’étais seule, madame, reprit Adeline.» «--Vraiment! vos pensées doivent donc avoir pour vous un charme bien puissant?» «--Hélas! répliqua Adeline, en laissant échapper une larme, il leur reste bien peu de sujets de contentement.» «--Cela est très-surprenant, poursuivit madame La Motte.» «--Est-il donc surprenant, madame, qu’on soit malheureuse lorsqu’on n’a plus d’amis?» Madame La Motte sentit le reproche au fond de sa conscience, et rougit. «--Mais, reprit-elle après un court silence, et en fixant La Motte, vous n’êtes pas dans ce cas, Adeline.» L’innocence d’Adeline était bien loin de rien soupçonner. Elle ne fit aucune attention à cette circonstance; mais souvent à travers ses larmes, elle dit qu’elle se réjouissait de l’entendre parler ainsi. Pendant cette conversation, La Motte était resté absorbé dans ses réflexions; et Louis, ne pouvant se douter quel en était le but, regardait attentivement sa mère et Adeline pour s’en éclaircir; mais il regardait cette dernière avec une expression si remplie de tendre pitié, qu’il découvrit en même temps à madame La Motte les sentimens de son cœur. Elle répliqua sur-le-champ aux dernières paroles d’Adeline, de l’air le plus sérieux: «L’amitié n’a de prix qu’autant que notre conduite s’en rend digne; l’amitié qui survit au mérite de la personne aimée, est une disgrâce pour les deux parties.» Le ton et la manière dont elle proféra ces mots, chagrinèrent encore Adeline, qui lui dit doucement qu’elle se flattait de ne jamais mériter un pareil reproche. Madame La Motte se tut; mais Adeline fut si pénétrée de ce qui s’était passé, que les pleurs coulèrent de ses yeux, et qu’elle se cacha le visage avec son mouchoir. Louis se leva, non sans être ému; et La Motte, sortant de sa rêverie, demanda ce dont il s’agissait; mais, avant de recevoir une réponse, il parut avoir oublié qu’il avait fait la question. «Adeline peut vous en rendre compte, dit madame La Motte.--Je n’ai pas mérité cela, dit Adeline en se levant; mais puisque ma présence déplaît, je me retire.» Elle faisait un mouvement pour sortir, lorsque Louis, qui marchait dans la chambre avec l’air de l’agitation, lui prit doucement la main, en disant: «Il y a là-dessous quelque malheureuse méprise.» Il voulait la reconduire à son siége; mais son âme était trop abattue pour soutenir une plus longue contrainte, et retirant sa main: «Laissez-moi m’en aller, dit-elle; s’il y a quelque méprise, il m’est impossible de l’expliquer.» A ces mots, elle quitta la chambre. Louis la suivit de l’œil jusqu’à la porte, et se tournant ensuite vers sa mère: «A coup sûr, madame, lui dit-il, vous avez tort; je gage ma tête, qu’elle mérite votre plus tendre affection.» «--Vous plaidez sa cause avec éloquence, monsieur: peut-on vous demander ce qui vous intéresse si fort en sa faveur?» «--Ses manières aimables, qu’on ne peut observer sans concevoir de l’estime pour elle.» «--Mais vous vous fiez trop peut-être à vos observations: il est possible que ses manières aimables vous trompent.» «--Pardonnez-moi, madame, je puis affirmer hardiment qu’elles ne me trompent point.» «--Vous avez, sans doute de bonnes raisons de parler ainsi, et je m’aperçois, à votre admiration pour cette jeune _innocente_, qu’elle a réussi dans le projet de séduire votre cœur.» «--C’est sans dessein qu’elle s’est attiré mon admiration; elle n’y serait jamais parvenue, si elle eût été capable de la conduite que vous lui supposez.» Madame La Motte allait répliquer, mais elle en fut empêchée par son mari, qui, sortant de sa rêverie, s’informa du sujet de la contestation. «Trêve à ces propos ridicules, dit-il d’un ton fâché. Adeline aura, je suppose, oublié quelque article du ménage: une offense aussi grave mérite sans doute punition; mais ne me rompez plus la tête de vos misérables querelles: si vous voulez régenter, madame, que ce ne soit pas en ma présence.» A ces mots, il quitte brusquement la chambre, son fils le suit, et madame La Motte reste livrée à ses réflexions chagrines. Sa mauvaise humeur provenait toujours de la même cause. Elle avait su la promenade d’Adeline; et La Motte étant allé de bonne heure dans la forêt, son imagination, échauffée par la jalousie qui couvait dans son sein, la persuada qu’ils s’étaient donné un rendez-vous. Elle n’en douta plus au retour d’Adeline, suivie de près par La Motte. Sa passion lui peignant ainsi les apparences sous les plus noires couleurs, ni sa longue habitude des bons procédés, ni la présence de son fils, n’avaient été capables de contraindre ses émotions. Elle regardait la conduite d’Adeline, dans leur dernière scène, comme un chef-d’œuvre d’hypocrisie, et l’indifférence de La Motte comme un jeu; tant elle était ingénieuse à se créer des fantômes! Adeline s’était retirée dans sa chambre. Quand sa première agitation se fut apaisée, elle fit l’examen général de sa conduite, et n’y trouvant rien dont elle pût s’accuser, elle n’en fut que plus contente d’elle-même. Sa satisfaction la plus grande, elle la tirait de la pureté de ses intentions. Au moment qu’on l’accuse, l’innocence peut être quelquefois accablée par l’effroi du châtiment qui n’est dû qu’au crime; mais la réflexion dissipe les prestiges de la terreur, et porte au fond d’une âme déchirée les consolations de la vertu. En sortant, La Motte était allé dans la forêt. Louis s’en était aperçu, et l’avait rejoint avec le dessein de pénétrer la cause de sa mélancolie. «Voilà une belle matinée, dit Louis; si vous me le permettez, je vous accompagnerai à la promenade.» La Motte, quoique mécontent, ne s’y opposa point; et, après qu’ils eurent marché quelques minutes, il changea de direction, et prit un sentier opposé à celui que son fils lui avait vu suivre le jour précédent. Louis observa: «que l’allée qu’ils venaient de quitter était plus ombragée, et par conséquent plus agréable.» La Motte ne paraissait faire aucune attention à cette remarque. «Elle mène, poursuivit-il, à un singulier endroit que je découvris hier.» La Motte leva la tête. Louis continua de décrire le tombeau, et la rencontre qu’il y avait faite. Pendant ce récit, La Motte le regardait avec la plus grande attention, et changeait souvent de visage. Quand il eut fini: «Vous avez eu bien de la témérité, dit-il, d’examiner ce lieu, surtout lorsque vous vous êtes hasardé dans le passage. Je vous conseille de ne plus vous aventurer aussi légèrement dans les profondeurs de cette forêt. Moi-même, je n’ai pas osé dépasser certaines limites; et, par cette raison, j’ignore quels habitans elle peut renfermer. Votre récit m’effraie; car, s’il y a des brigands dans le voisinage, je ne suis pas à l’abri de leurs rapines. Il est vrai que je n’ai plus guère autre chose à perdre que ma vie.» «--Et la vie de vos compagnons, reprit Louis.--Sans doute, dit La Motte.» «--Il serait à propos d’avoir plus de certitude sur ce point. Je songe aux moyens d’y parvenir.» «--Il est inutile de s’en occuper. Cette recherche aurait elle-même son danger. La mort serait peut-être le prix de votre curiosité; notre seule chance de salut, c’est de rester cachés. Retournons à l’abbaye.» Louis ne savait que penser; mais il n’en dit pas davantage. La Motte retomba bientôt dans un accès de rêverie, et son fils en prit occasion de déplorer l’état d’abattement où il venait de le voir plongé. «Déplorez-en plutôt la cause, dit La Motte avec un soupir.» «--Quelle qu’elle soit, j’en gémis bien sincèrement. Oserai-je vous prier de me la dire?» «--Mes malheurs vous sont-ils donc assez peu connus, reprit La Motte, pour que vous me fassiez pareille question? Ne suis-je pas arraché à ma maison, à mes amis, et presqu’à ma patrie? et peut-on demander ce qui m’afflige?» Louis sentit la justice de ce reproche, et garda un moment de silence. «Que vous soyez affligé, reprit-il, ce n’est pas ce qui me surprend: il serait en effet bien étonnant que vous ne le fussiez pas.» «--Qu’est-ce donc qui cause votre surprise?» «--L’air de gaîté que vous aviez à mon arrivée ici.» «--Vous gémissiez tout à l’heure de me voir affligé, et maintenant vous ne paraissez pas trop satisfait de m’avoir vu précédemment de bonne humeur. Qu’est-ce que cela veut dire?» «--Vous ne m’entendez point du tout. Rien ne pourrait me causer une plus grande satisfaction que le retour de cette gaîté. Vous aviez dans ce temps-là les mêmes sujets de chagrin, et pourtant vous étiez de bonne humeur.» «--Vous auriez pu sans vanité vous en attribuer la gloire: votre présence me ranima, et je me sentis en même temps soulagé du fardeau de mille appréhensions.» «--Puisque la même cause existe, pourquoi n’êtes-vous pas toujours aussi gai?» «--Et pourquoi oubliez-vous que c’est à votre père que vous parlez ainsi?» «--Je ne l’oublie point, monsieur, et rien au monde, que mes sollicitudes pour un père, ne pouvait m’enhardir à ce point. C’est avec la plus vive douleur que je m’aperçois que vous avez quelque sujet caché de peines: faites-en l’aveu, monsieur, à ceux qui ont droit d’entrer dans vos afflictions, et souffrez qu’en les partageant, ils en adoucissent la rigueur.» Louis leva les yeux, et vit son père pâle comme la mort; ses lèvres tremblaient en parlant: «--Quelque confiance que vous ayez en votre pénétration, elle vous a pourtant trompé dans cette conjoncture. Je n’ai d’autres sujets de chagrin que ceux que vous connaissez déjà, et je désire que vous ne rameniez jamais la conversation là-dessus.» «--Puisque telle est votre volonté, je dois vous obéir; mais pardonnez-moi, monsieur, si....» «--Je ne vous pardonne point, monsieur, interrompit La Motte: cessons ces discours.» En disant ces mots, il précipita ses pas; et Louis, n’osant continuer, revint en silence à l’abbaye. Adeline passa la plus grande partie de la journée dans sa chambre. Après y avoir examiné sa conduite, elle essaya de fortifier son âme contre les injustes désagrémens que lui donnait madame La Motte. La tâche était plus difficile que de s’absoudre elle-même. Elle l’aimait; elle avait compté sur une amitié qui lui semblait encore précieuse malgré d’injustes procédés. Assurément elle n’avait pas mérité de la perdre; mais madame La Motte était si peu disposée à un éclaircissement, qu’elle n’avait guère de probabilité de regagner son affection. Enfin elle se résigna, au point d’être passablement calmée; car renoncer sans regrets à un bien réel, c’est moins un effort de la raison que du caractère. Elle s’occupa quelques heures d’un ouvrage qu’elle avait entrepris pour madame La Motte; et cela, sans la moindre intention de se concilier ses bonnes grâces, mais parce qu’elle éprouvait que cette manière de répondre à de mauvais procédés avait quelque chose d’assorti à son caractère, à ses sentimens et à sa fierté. L’amour-propre est peut-être le seul pivot autour duquel se meuvent les affections humaines, car tout motif qui a pour but notre satisfaction personnelle peut se rapporter à ce sentiment. Il est pourtant des affections d’une nature si épurée, qu’elles nous paraissent mériter le nom de vertus, bien que nous puissions démentir leur origine. Celle d’Adeline était de ce genre. Elle mit à ce travail et à la lecture le plus de temps de la journée qu’il lui fut possible. Les livres avaient été constamment la source de son instruction et de son amusement. Ceux de La Motte étaient en petit nombre, mais bien choisis; et Adeline devait trouver à les lire plus de charmes que jamais. Lorsque son âme était affectée par la conduite de madame La Motte, ou par quelque souvenir de ses premières infortunes, un livre était le calmant qui lui rendait la tranquillité. La Motte avait plusieurs des meilleurs poètes anglais. Adeline avait appris cette langue au couvent: elle était par conséquent en état de sentir leurs beautés; et le plaisir qu’elle y prenait, se changeait souvent en inspiration. Au déclin du jour, elle quitta sa chambre pour jouir des beaux instans de la soirée, mais elle ne s’éloigna pas de l’abbaye au-delà d’une avenue qui regardait le couchant. Elle lut un peu; mais, ne pouvant distraire plus long-temps son attention de la scène qui l’environnait, elle ferma son livre, et s’abandonna aux charmes de la douce mélancolie que le moment lui inspirait. L’air était calme; le soleil, en s’abaissant sous les coteaux lointains, jetait une lueur pourprée sur le paysage, et un jour plus doux dans les clairières de la forêt. La rosée avait répandu sa fraîcheur dans les airs. A mesure que le soleil déclinait, l’obscurité s’avançait en silence, et la scène prenait un aspect de grandeur solennelle. Dans sa rêverie, elle se rappela et répéta le morceau suivant: NIGHT. Now Ev’ning fades! her pensive step retires, And Night leads on the dews, and shadowy hours; Her awful pomp of planetary fires, And all her train of visionary powers. These paint with fleeting shapes the dream of sleep These swell the waking soul with pleasing dread, These through the glooms in forms terrific sweep, And rouse the thrilling horrors of the dead! Queen of the solemn thought mysterious Night! Whose step is darkness, and whose voice is fear! Thy shades I welcome with severe delight And hail thy hollow gales that sigh so drear! When, wrapt in clouds, and riding in the blast, Thou roll’st the storm along the sounding shore, I love to watch the whelming billows cast On rocks below, and listen to the roar. Thy milder terrors, Night, I frequent woo, Thy silent lightnings, and thy meteor’s glare, Thy northern fires, bright with ensanguine hue, That light in heaven’s high vault the fervid air. But chief I love thee, when thy lucid car Sheds through the fleecy clouds a trembling gleam, And shews the misty mountain from afar, The nearer forest, and the valley’s stream. And nameless objects in the vale below, That floating dimly to the musing eye, Assume, at Fancy’s touch, fantastic shew, And raise her sweet romantic visions high. Then let me stand amidst thy glooms profound On some wild woody steep, and hear the breeze That swells in mournful melody around, And faintly dies upon the distant trees. What melancholy charm steals o’er the mind! What hallow’d tears the rising rapture greet! While many a viewless Spirit in the wind Sighs to the lonely hour in accents sweet! Ah! who the dear illusions pleas’d would yield, Which Fancy wakes from silence and from shades, For all the sober forms of Truth reveal’d, For all the scenes that Day’s bright eye pervades! IMITATION. NUIT. Le crépuscule meurt, la Nuit penche son urne, Et versant la rosée et l’ombre taciturne, Conduit, à la lueur des astres incertains, Le cortége nombreux de ses fantômes vains. Plusieurs d’un songe heureux m’apportent la merveille; Plusieurs, sans m’effrayer, m’étonnent quand je veille; Mais d’autres, habillés de funèbres lambeaux, Font frissonner mes sens de l’horreur des tombeaux. Des pensers solennels souveraine puissante, Sombre divinité, mère de l’épouvante, Nuit!.... j’aime ta noirceur; j’écoute avec plaisir De tes vents affaiblis le langoureux soupir. Lorsqu’entourant ton char du plus épais nuage, Tu roules l’ouragan sur les rocs du rivage, J’attends que, sous mes pieds, la vague en écumant Se brise..., et je jouis de son rugissement. O Nuit! que j’aime encor tes scènes moins terribles, Tes phosphores légers, tes éclairs si paisibles, Tes aurores du Nord, dont les jeux radieux De la plus vive pourpre enluminent les cieux. Que je t’aime surtout quand le feu des étoiles Joue à travers la nue, et que tu me dévoiles Ce ruisseau dans les prés, ce bois sur la hauteur, Ou les monts plus lointains perdus dans la vapeur; Quand mille objets sans nom, voltigeant dans la plaine, Fixent mon œil pensif sur leur forme incertaine, Et que, les achevant au gré de son pinceau, Ma fantaisie en trace un magique tableau! Au milieu de son ombre égaré dans ma route, Sur un rocher désert je m’assieds.... et j’écoute. C’est le vent qui me pousse un sanglot pénétrant, Et dans le fond du bois va se perdre en mourant. Que pour mon cœur alors la tristesse a de charmes! Quelle extase céleste, et quelles douces larmes! Oui, j’entends les esprits portés sur les zéphyrs, Par des soupirs touchans répondre à mes soupirs. Ah! qui voudrait céder ces prestiges sans nombre, Enfans capricieux du silence et de l’ombre, Pour ces tableaux du jour, froides réalités, Que le soleil étale aux yeux désenchantés. Comme elle retournait à l’abbaye, Louis l’aborda, et, après quelque conversation, lui dit: «La scène dont j’ai été témoin ce matin m’a fort affecté, et j’attendais impatiemment l’occasion de vous le dire. La conduite de ma mère est pour moi un mystère inexplicable; mais il n’est pas difficile de s’apercevoir qu’elle est agitée par quelque méprise. Je n’ai qu’une chose à vous demander: toutes les fois que je pourrai vous être utile, disposez de moi.» Adeline le remercia de son offre amicale, et y fut plus sensible qu’elle ne put l’exprimer. «Je n’ai, dit-elle, à me reprocher aucun tort qui puisse m’avoir attiré l’animadversion de madame La Motte, et je suis par cette raison absolument hors d’état d’en dire le motif. J’ai cherché, à diverses reprises, une explication qu’elle a éludée avec le même soin. Il vaut donc mieux se taire. En même temps, monsieur, permettez-moi de vous assurer que je suis infiniment sensible à vos bontés.» Louis soupira sans rien dire. Il reprit enfin: «J’espère que vous souffrirez que je parle à ma mère. Je suis sûr de la convaincre de son erreur.» «--Gardez-vous-en bien! répondit Adeline; le mécontentement de madame La Motte m’a causé une peine inexprimable; mais la forcer à une explication, ce serait aigrir ses ressentimens au lieu de les détruire. Je vous prie en grâce de ne pas le tenter.» «--Je me soumets à votre décision, répliqua Louis; mais pour cette fois, c’est avec répugnance. Je me croirais le plus heureux des hommes si je pouvais vous servir.» Il prononça ces mots d’un ton si tendre, qu’Adeline entrevit, pour la première fois, les sentimens de son cœur. Une âme plus remplie de vanité que la sienne lui eût appris depuis long-temps à regarder les attentions de Louis comme le résultat de quelque chose de plus que la galanterie d’un homme bien élevé. Elle ne fit pas semblant de remarquer ses dernières paroles; elle garda le silence, et précipita ses pas machinalement. Louis n’en dit pas davantage, mais il parut tomber dans la rêverie, et ce silence ne fut pas interrompu jusqu’à leur rentrée dans l’abbaye. CHAPITRE VI. Il se passa près d’un mois sans aucun incident remarquable. La Motte perdit bien peu de sa mélancolie; et la conduite de sa femme envers Adeline, quoique un peu tempérée, était encore loin de la douceur. Louis, par mille petits égards, témoignait sa croissante affection pour Adeline, qui continuait de n’y voir qu’un excès de politesse. Pendant une nuit orageuse, il arriva qu’au moment où ils se préparaient à se reposer, ils furent effrayés par un bruit de chevaux qui s’approchaient de l’abbaye. Il fut suivi de différentes voix; et un rude coup de marteau, à la grande porte de l’abbaye, confirma leur première alarme. La Motte se croyait certain que les officiers de justice avaient enfin découvert sa retraite; et le trouble de la terreur avait presque bouleversé tous ses esprits. Il ordonna cependant d’éteindre les lumières et d’observer un profond silence, ne voulant pas négliger la plus légère précaution. Il croyait possible que les archers supposassent l’édifice inhabité, et crussent avoir manqué l’objet de leur recherche. Ses ordres étaient à peine exécutés, qu’on heurta de nouveau, et avec plus de violence. Alors La Motte s’approcha d’une petite fenêtre grillée, pratiquée dans le tambour de la porte, afin de pouvoir observer le nombre et l’apparence des étrangers. L’obscurité de la nuit contraria son dessein: il aperçut un groupe d’hommes à cheval; mais en prêtant une oreille attentive, il distingua une partie de leurs discours. Plusieurs soutenaient qu’on s’était trompé de chemin; mais une personne qui, d’après son ton de voix imposant, paraissait être leur chef, affirma que la lumière qu’ils avaient vue venait de cet endroit, et il garantissait qu’il y avait du monde dans l’intérieur. Après avoir parlé, il frappe encore très-fort, et n’eut de réponse que le bruit sourd des échos. La Motte tremblait, et ne pouvait faire un pas. Après avoir attendu quelque temps, les étrangers eurent l’air de délibérer; mais ils parlaient d’une voix si basse, que La Motte ne pouvait comprendre le sens de leurs discours. Ils s’éloignèrent de la porte comme pour s’en aller; mais il les entendit sur-le-champ parmi les arbres, de l’autre côté du bâtiment, et fut bientôt convaincu qu’ils n’avaient pas quitté l’abbaye. La Motte resta quelques minutes dans la plus cruelle incertitude; il laissa Louis à la grille, pour passer dans la partie de l’édifice où il les supposait rassemblés. L’orage était bruyant, et les gémissantes bouffées, qui grondaient à travers les arbres, l’empêchèrent de distinguer aucun autre son. Une seule fois, pendant le silence des vents, il crut entendre distinctement des voix: mais on ne le laissa pas long-temps à ses conjectures, car de nouveaux coups à la porte l’épouvantèrent encore; et, sans songer aux frayeurs de madame La Motte et d’Adeline, il s’enfuit pour tenter, au moyen de la trappe, la dernière ressource qu’il avait pour se cacher. Bientôt après, les efforts des assiégeans parurent redoubler comme les secousses de la tempête. La porte, qui était vieille et dégradée, sortit de ses gonds, et leur livra passage dans la salle. Au moment qu’ils entraient, un cri de madame La Motte, qui se tenait à la porte d’une chambre adjacente, confirma le soupçon du principal étranger, et il continua de s’avancer aussi vite que l’obscurité le lui permettait. Adeline s’était évanouie, et madame La Motte criait au secours, quand Pierre, entrant avec des lumières, vit la salle remplie d’hommes, et sa jeune maîtresse étendue, sans mouvement, sur le plancher. Alors un des cavaliers s’approcha, et demanda pardon à madame La Motte de l’impolitesse de son procédé. Il allait entamer une excuse, lorsqu’apercevant Adeline il s’empressa de la relever; mais Louis, qui revenait en ce moment, la prit dans ses bras et pria l’étranger de s’épargner cette peine. La personne à laquelle il s’adressa portait la décoration de l’un des premiers ordres de France, et avait un air de dignité qui annonçait un homme d’un rang supérieur. Il semblait avoir une quarantaine d’années; mais peut-être la vivacité et le feu de ses traits rendaient-ils sur sa figure l’ouvrage des années moins sensible. Sans s’occuper de lui-même, il paraissait concentrer toute son attention sur les dangers d’Adeline. Son air doux et ses manières séduisantes dissipèrent par degrés les craintes de madame La Motte, et triomphèrent du premier mouvement de Louis. Il regardait Adeline, encore insensible, avec une admiration si vive, qu’elle semblait absorber toutes les facultés de son âme. C’était vraiment un objet qu’on ne pouvait contempler avec indifférence. Sa beauté, sous l’empreinte touchante de la défaillance, regagnait en intérêt ce qu’elle perdait en fraîcheur. La négligence de son vêtement délacé, pour lui procurer une libre respiration, découvrait les appas éblouissans que ses tresses d’ébène, tombées avec profusion sur son sein, ombrageaient sans les cacher. Alors arrive un second étranger, un jeune chevalier, qui, après avoir parlé rapidement au plus âgé, se joignit au groupe général dont Adeline était environnée. Sa personne offrait un heureux mélange d’élégance et de force; son port était noble, sans être fier, et la douceur la plus séduisante tempérait la vivacité de ses manières. Ce qui le rendait alors plus intéressant, c’est la compassion qu’il semblait ressentir pour Adeline. Elle ouvrit les yeux en ce moment; il fut le premier objet qui frappa ses regards; elle le vit s’inclinant sur elle dans une sollicitude muette. A son aspect, la rougeur d’une vive surprise éclata sur ses joues; car elle le reconnut pour l’étranger qu’elle avait rencontré dans la forêt. En voyant la chambre remplie de monde, son visage passa subitement à la pâleur de l’effroi. Louis l’aida à se transporter dans un autre appartement, où les deux chevaliers qui la suivaient renouvelèrent leurs excuses pour l’alarme qu’ils avaient occasionnée. Le plus âgé, se tournant vers madame La Motte, lui dit: «Vous ignorez sans doute, madame, que je suis le propriétaire de l’abbaye.» Elle tressaillit: «Ne vous épouvantez pas, madame; vous êtes ici en sûreté et comme chez vous. J’ai depuis long-temps abandonné cet édifice en ruines, et je suis fort heureux s’il a pu vous offrir un asile.» Madame La Motte le remercia de son obligeance, et Louis exprima combien il était sensible à la politesse du marquis de Montalte. C’était le nom de ce noble étranger. «Ma principale résidence, dit le marquis, est dans une province éloignée; mais j’ai un château sur la lisière de la forêt. En revenant d’une promenade, la nuit m’a surpris et j’ai perdu mon chemin. Une lumière qui brillait à travers les arbres m’a attiré jusqu’ici; et l’obscurité est si forte, que je ne me suis pas aperçu que cette clarté venait de l’abbaye, avant d’être arrivé à la porte.» Les nobles procédés des étrangers, leurs riches vêtemens, et surtout ce discours, achevèrent de dissiper les doutes de madame La Motte. Elle allait ordonner des rafraîchissemens, lorsque La Motte, qui avait écouté, s’étant convaincu qu’il n’avait rien à craindre, entra dans l’appartement. Il s’approcha du marquis, d’un air obligeant: mais, dès qu’il essaya de parler, ses lèvres balbutièrent un compliment, tout son corps trembla, et son visage se couvrit d’une pâleur mortelle. Le marquis n’était guère moins ému, et dans le premier moment de sa surprise il porta la main sur son épée; mais, revenant sur lui-même, il la retira, et tâcha de maîtriser l’expression de son visage. Il y eut un moment de silence terrible. La Motte fit quelques pas du côté de la porte, mais ses genoux tremblans refusèrent de le soutenir, et il tomba dans un fauteuil, sans voix et sans haleine. Ses regards effarés, et toute sa conduite, causèrent à madame La Motte la plus grande surprise. Ses yeux cherchaient à démêler dans ceux du marquis plus que celui-ci n’en voulait laisser apercevoir. Les regards du marquis ajoutaient au mystère au lieu de l’expliquer, et exprimaient un mélange d’émotions qu’elle ne pouvait définir. Elle tâcha cependant de tranquilliser et de ranimer son mari; mais il rebuta ses efforts, et, détournant son visage, il le couvrit de ses deux mains. Le marquis, paraissant recouvrer sa présence d’esprit, marcha vers la porte de la salle où ses gens étaient rassemblés: alors La Motte, s’élançant de son siége avec un air égare, lui cria de revenir. Le marquis tourna la tête, et s’arrêta, mais toujours incertain s’il avancerait. Les prières d’Adeline, qui venait de rentrer, jointes à celles de La Motte, le déterminèrent, et il s’assit. «Je vous prie, monseigneur, dit La Motte, de m’accorder quelques momens d’audience particulière.» «--La demande est bien hardie, et peut-être y a-t-il du danger à vous l’accorder, dit le marquis: c’est trop exiger de moi. Vous ne pouvez rien avoir à me dire dont votre famille ne soit pas informée... expliquez-vous en peu de mots...» La Motte changea de couleur à chaque phrase de ce discours. «Impossible, monseigneur, s’écria-t-il; mes lèvres se fermeront pour toujours, plutôt que de prononcer devant une autre créature humaine des paroles réservées pour vous seul. Je vous conjure... je vous supplie de me donner quelques momens d’audience particulière.» En prononçant ces mots, ses yeux se gonflaient de larmes; et le marquis, touché de sa détresse, consentit à ce qu’il demandait, mais cependant avec une émotion et une répugnance manifestes. La Motte prit une lumière, et conduisit le marquis à une petite chambre dans une partie reculée du bâtiment. Ils y restèrent près d’une heure. Madame La Motte, effrayée de la longueur de leur absence, va les chercher: en approchant d’eux, une curiosité, peut-être excusable en de pareilles circonstances, l’engage à prêter l’oreille. Justement La Motte s’écriait: «L’égarement du désespoir!...» Suivirent quelques mots prononcés à voix basse, qu’elle ne put entendre. «J’ai plus souffert que je ne pourrais dire, continua-t-il; cette image me poursuit sans cesse, la nuit dans mes songes, le jour dans mes courses. Il n’est point de tortures, point de morts que je ne voulusse avoir endurées pour retrouver la situation d’âme où j’étais en arrivant dans cette forêt. Je conjure de nouveau votre pitié.» Un coup de vent très-fort, en soufflant dans le passage où était madame La Motte, couvrit la voix de son époux et la réponse que lui faisait le marquis; mais bientôt après, elle distingua ces mots: «Demain, monseigneur, si vous revenez dans ces ruines, je vous conduirai à l’endroit.» «--Cela n’est pas trop nécessaire, et pourrait être dangereux, dit le marquis.--Je dois, monseigneur, excuser ces craintes venant de votre part; mais je m’engage à tout ce que vous proposerez: oui, quelles qu’en soient les conséquences, je me soumets à tout ce que vous déciderez.» Le retour de l’orage étouffa encore le son de leurs voix, et madame La Motte s’efforça en vain d’ouïr les paroles dont probablement dépendait l’explication de cette conduite mystérieuse. Ils s’approchèrent alors de la porte, et elle se retira précipitamment dans la chambre où elle avait laissé Adeline avec Louis et le jeune chevalier. Le marquis et La Motte l’y suivirent de près; le premier fier et calme, le second un peu plus tranquille qu’auparavant, mais portant encore dans ses traits une impression d’horreur. Le marquis passa dans la salle où sa suite l’attendait. L’orage n’était pas encore fini: mais il semblait impatient de s’en aller, et il ordonna à ses gens de se tenir prêts. La Motte observait un morne silence, traversait souvent la chambre à grands pas, et quelquefois se plongeait dans la rêverie. Pendant ce temps-là, le marquis, assis auprès d’Adeline, dirigeait vers elle tous ses soins, excepté quand des accès de distraction s’emparaient de son âme, et le retenaient dans le silence. Le jeune chevalier profitait de ces intervalles pour adresser la parole à Adeline avec défiance, et non sans quelque agitation: elle se dérobait aux attentions de tous les deux. Le marquis avait passé près de deux heures à l’abbaye; et l’orage continuant toujours, madame La Motte lui proposa un lit. Un regard de son mari la fit frémir pour les conséquences. Cependant on refusa son offre poliment. Le marquis témoignait autant d’empressement de partir que son hôte paraissait consterné de sa présence. Il retournait souvent dans la salle, et, du seuil de la porte, il levait au ciel des regards d’impatience. On ne voyait rien dans l’obscurité de la nuit; on n’entendait rien que les mugissemens de la tempête. L’aube parut avant son départ. Comme il se préparait à quitter l’abbaye, La Motte le prit encore en particulier, et eut avec lui quelques momens d’entretien secret. Madame La Motte observait ses gestes animés, d’une partie éloignée de la chambre: ils ajoutèrent à sa curiosité un degré d’appréhension extrême. C’était pour elle une énigme inconcevable. Ils se parlaient d’une voix si basse, qu’elle fit d’inutiles efforts pour distinguer les parties correspondantes de leur dialogue. Le marquis et sa suite partirent enfin; et La Motte, ayant lui-même fermé les portes, se retira dans sa chambre en silence et les yeux baissés. Lorsque sa femme fut seule avec lui, elle le conjura de lui expliquer la scène dont elle avait été témoin. «Ne me faites pas de questions, dit La Motte, car je ne répondrai à aucune. Je vous ai déjà défendu de me parler de cela.» --«Et de quoi, dit sa femme?» La Motte parut revenir à lui-même.--«Eh bien! non... je me suis trompé, je croyais que vous m’aviez déjà fait plusieurs fois ces questions.» --«Ah! dit madame La Motte, voilà mes soupçons vérifiés: votre ancienne mélancolie, et le désordre de cette nuit, proviennent de la même cause.» --«Et pourquoi me suspecter, ou me questionner? Serai-je donc toujours persécuté par vos conjectures?» --«Excusez-moi, je n’ai pas entendu vous persécuter; mais ma sollicitude pour votre conservation ne me permet pas de demeurer dans cette affreuse perplexité: souffrez que j’use des droits d’une épouse, et que je partage l’affliction qui vous accable. Ne me refusez pas.....» La Motte l’interrompit:--«Quelle que soit la cause des émotions dont vous avez été témoin, je jure que je ne la révélerai pas à présent. Peut-être viendra-t-il un temps où je ne croirai plus nécessaire de garder le secret; jusque-là taisez-vous, et cessez vos importunités: gardez-vous surtout de faire remarquer à personne ce que vous avez pu voir en moi d’extraordinaire. Ensevelissez vos soupçons dans votre sein, si vous voulez détourner ma malédiction et ma ruine.» L’air de résolution dont il prononça ces mots, le visage couvert d’une pâleur livide, fit frissonner sa femme, et elle n’osa pas répliquer. Madame La Motte se retira pour se coucher, mais elle ne put fermer l’œil. Elle rêvait à la dernière aventure; ses réflexions furent un aiguillon de plus à sa surprise et à sa curiosité, relativement aux discours et aux actions de son mari. Cependant une vérité la frappait; elle ne pouvait douter que la conduite mystérieuse de La Motte, depuis si long-temps accablé d’inquiétudes, et sa dernière scène avec le marquis, ne procédassent de la même cause. Cette opinion, qui semblait prouver combien ses soupçons sur Adeline étaient injustes, fut accompagnée du déchirement des remords. Elle soupirait impatiemment après le matin qui devait ramener le marquis à l’abbaye. A la fin, la nature fatiguée reprit ses droits, et soulagea ses peines par quelques momens d’oubli. Le lendemain la famille s’assembla fort tard au déjeuner. Chacun y parut taciturne et distrait; mais leurs figures offraient des aspects bien différens, et la différence de leurs pensées était bien plus grande encore. La Motte paraissait agité d’une terreur impatiente. Dans ses yeux, je ne sais quel égarement exprimait parfois le saisissement soudain de l’horreur, et son visage se couvrait ensuite des sombres couleurs d’un morne désespoir. Madame La Motte semblait accablée; elle épiait tous les changemens qui se passaient sur le visage de son mari, et attendait avec impatience l’arrivée du marquis. Louis était calme et pensif. Adeline ne paraissait pas souffrir le moins. La nuit précédente, elle avait observé la conduite de La Motte avec beaucoup de surprise; et la confiance qu’il lui avait inspirée jusqu’alors était ébranlée. Elle craignait aussi que quelque circonstance nouvelle ne le rejetât dans ce monde, et qu’il ne fût impossible ou désagréable de la recevoir sous son toit. Pendant le déjeuner, La Motte s’élança souvent à la fenêtre avec des regards inquiets. Sa femme ne comprit que trop bien le motif de son impatience, et s’efforça de maîtriser la sienne. Dans ces intervalles, Louis, en parlant tout bas à son père, tâchait d’en tirer quelques lumières; mais La Motte revenait toujours auprès de la table, où la présence d’Adeline interrompait toute question. Après le déjeuner, comme il se promenait sur l’esplanade, Louis voulut l’aborder; mais La Motte lui déclara positivement qu’il désirait être seul, et bientôt après, le marquis n’arrivant pas encore, il s’éloigna à une plus grande distance de l’abbaye. Adeline se retira dans la chambre de travail avec madame La Motte, qui affectait un air d’enjouement et même d’amitié. Sentant la nécessite de donner quelque raison de l’agitation frappante de La Motte, et de prévenir la surprise que l’apparition inattendue du marquis devait causer à Adeline, si on la lui laissait rapprocher de la conduite qu’il avait tenue la nuit précédente, madame La Motte dit que le marquis et son mari s’étaient beaucoup connus autrefois, et que cette rencontre imprévue, après une longue séparation, et dans des circonstances aussi diverses et aussi humiliantes de la part de ce dernier, lui avait causé une émotion d’autant plus pénible, qu’il se rappelait que le marquis avait mal interprété quelques parties de sa conduite envers lui, ce qui avait interrompu leur ancienne intimité. Ces motifs ne portèrent point la conviction dans l’âme d’Adeline; car ils lui semblaient disproportionnés avec le degré d’émotion que le marquis et La Motte avaient réciproquement manifesté. Sa surprise et sa curiosité furent éveillées par un discours dont l’intention était de leur donner le change. Madame La Motte, poursuivant son dessein, dit qu’on attendait actuellement le marquis, et qu’elle se flattait que tous les sujets de division qui pouvaient subsister encore seraient écartés par un raccommodement. Adeline rougit; elle voulut répondre, et ses lèvres balbutièrent. Cette agitation, et les regards de madame La Motte, augmentèrent son trouble; et tous ses efforts pour le contraindre ne servirent qu’à le redoubler. Elle essaya toujours de renouveler la conversation, et toujours il lui était impossible d’assembler ses idées. Craignant que madame La Motte ne surprît le sentiment que jusqu’alors elle s’était presque caché à elle-même, son visage pâlit, son œil se fixa sur la terre; et, pendant quelque temps, il lui fut difficile de respirer. Madame La Motte lui demanda si elle était incommodée. Adeline saisit ce prétexte, et se retira pour se livrer à des réflexions bientôt absorbées par l’espérance de revoir le jeune chevalier qui avait accompagné le marquis. En regardant par sa fenêtre, elle vit de loin le marquis à cheval, qui s’avançait suivi de plusieurs personnes, et elle s’empressa d’en informer madame La Motte. Il arriva bientôt à la porte. La Motte n’étant pas de retour, sa femme et Louis allèrent le recevoir. Il entra dans la salle, accompagné du jeune chevalier; et, s’approchant de madame La Motte avec une sorte de politesse majestueuse, il demanda La Motte. Louis sortit pour aller le chercher. Le marquis garda le silence pendant quelques minutes; alors il demanda à madame La Motte comment se portait son aimable fille. Madame La Motte comprit qu’il voulait parler d’Adeline. Elle répondit à la question, et dit qu’elle ne lui était point parente. Le marquis ayant témoigné quelque désir de la voir, on l’envoya querir. Elle entra dans la chambre avec une modeste rougeur et un air timide qui parurent attirer toute son attention. Elle reçut ses complimens avec une grâce charmante; mais, quand le jeune chevalier s’approcha, l’empressement de ses manières rendit involontairement les siennes plus réservées, et à peine osait-elle lever les yeux de peur de rencontrer les siens. La Motte entra dans ce moment, et s’excusa de son absence. Le marquis ne lui répondit que par une légère inclination de tête, et par des regards où se peignaient à la fois l’orgueil et la défiance. Ils sortirent ensemble de l’abbaye, et le marquis fit signe à ses gens de le suivre à une certaine distance. La Motte défendit à son fils de l’accompagner; mais Louis remarqua qu’il prenait son chemin dans le plus épais du bois. Il se perdait dans un chaos de conjectures sur cette affaire; mais sa curiosité et ses inquiétudes sur son père l’engagèrent à le suivre de loin. Cependant le jeune étranger, que le marquis appelait du nom de Théodore, demeura à l’abbaye avec madame La Motte et Adeline. La première, malgré toute son adresse, ne put cacher son agitation pendant cet intervalle. Elle se tournait involontairement du côté de la porte aussitôt qu’elle entendait des pas; souvent elle vint à celle de la salle pour regarder dans la forêt, et autant de fois elle en revint trompée dans son espoir. Personne ne paraissait. Théodore dirigeait ses attentions sur Adeline, autant que la politesse lui permettait de s’écarter de madame La Motte. Ses manières si aimables, et en même temps si nobles, triomphèrent insensiblement de la timidité d’Adeline, et bannirent sa réserve. Sa conversation rejeta une pénible contrainte, dévoila par degrés les qualités de son âme, et sembla produire une confiance mutuelle. Bientôt se manifesta une conformité de sentimens, et Théodore, par la joie impatiente qui animait son visage, paraissait souvent prévenir les pensées d’Adeline. L’absence du marquis fut courte pour eux, mais bien longue pour madame La Motte, dont les traits s’éclaircirent dès qu’elle entendit le bruit des chevaux à la porte. Le marquis se montra, mais pour un moment, et il passa avec La Motte dans une chambre particulière, où ils eurent une assez longue conférence; après quoi il partit. La Motte, sa femme et Adeline, l’accompagnèrent jusqu’à la porte. Théodore prit congé d’Adeline avec l’expression du plus tendre regret: en s’éloignant, il tourna souvent ses regards sur l’abbaye, jusqu’à ce que les arbres lui en eussent entièrement dérobé la vue. Le rayon passager du plaisir, répandu sur les joues d’Adeline, disparut avec le jeune étranger, et elle soupira en rentrant dans la salle. L’image de Théodore la poursuivit dans sa chambre; elle se rappela exactement tous les détails de ses derniers discours... ses sentimens si conformes aux siens.... ses manières engageantes.... sa figure si animée.... si franche et si noble, où la mâle dignité se mêlait à la douceur de la bienveillance.... Elle se rappelait ces charmes, et tant d’autres, et une douce mélancolie se glissait dans son cœur. «Je ne le reverrai plus, dit-elle.» Un soupir qui suivit, lui révéla du secret de son cœur plus qu’elle n’en voulait savoir. Elle rougit, soupira de nouveau, et revenant tout-à-coup sur elle-même, elle s’efforça de distraire ses pensées sur un autre objet. La liaison du marquis avec La Motte attira quelque temps son attention; mais, dans l’impossibilité d’en percer le mystère, elle chercha un asile contre ses propres réflexions, dans les idées plus agréables que pouvaient lui inspirer ses livres. Pendant cet intervalle, Louis, alarmé et surpris de l’extrême consternation que son père avait manifestée à la première vue du marquis, crut devoir lui en parler. Il ne doutait point que le marquis n’eût une très-grande part à l’événement qui avait forcé La Motte à quitter Paris, et il s’expliqua sans détour, déplorant en même temps la triste fatalité qui l’avait conduit à chercher un refuge dans le lieu le moins propre à lui en servir.... dans la terre de son ennemi. La Motte ne combattit point cette opinion de son fils, et se joignit à lui pour se plaindre de sa mauvaise étoile. Le congé de Louis était alors sur le point d’expirer. Il en prit occasion d’exprimer son chagrin d’être bientôt obligé d’abandonner son père dans une situation aussi périlleuse. «Je vous quitterais avec moins de peine, continua-t-il, si j’étais sûr de connaître toute l’étendue de vos infortunes. Je suis maintenant réduit à conjecturer des maux qui peut-être n’existent pas. Tirez-moi, monsieur, de cette cruelle incertitude, et souffrez que je vous prouve que je suis digne de votre confiance.» «Je vous ai déjà répondu sur cet article, dit La Motte, et je vous ai défendu d’y revenir. Vous me forcez à présent de vous dire que je m’inquiète fort peu quand vous partirez, si vous voulez me persécuter par de semblables questions.» La Motte s’éloigna brusquement, et laissa son fils dans la perplexité. L’arrivée du marquis avait dissipé les jalouses terreurs de madame La Motte: elle sentit l’injustice de sa rigueur envers Adeline. En considérant son état d’abandon... l’inaltérable affection qui avait paru dans sa conduite... la douceur, la patience avec laquelle elle avait supporté ses injurieux traitemens, elle fut pénétrée et saisit la première occasion de lui rendre sa première amitié. Mais elle ne pouvait expliquer cette apparente contradiction de conduite, sans trahir ses derniers soupçons, qu’elle ne se rappelait pas sans rougir, et elle ne pouvait excuser ses procédés sans en venir à cet éclaircissement. Elle se contenta donc d’exprimer dans ses manières l’intérêt qui venait de renaître dans son cœur. Adeline fut d’abord très-étonnée, mais elle éprouvait trop de plaisir à ce changement pour en rechercher la cause avec scrupule. Malgré la satisfaction qu’Adeline ressentit du retour de l’amitié de madame La Motte, ses pensées se rapportaient fréquemment sur les tristes circonstances de sa situation. Elle ne pouvait s’empêcher d’avoir moins de confiance qu’auparavant dans l’affection de madame La Motte, dont le caractère se montrait alors moins aimable que son imagination ne le lui avait présenté, et lui paraissait avoir une forte teinte de caprice. Ses réflexions s’arrêtaient sur l’arrivée du marquis à l’abbaye, sur l’aversion manifeste entre La Motte et lui, et sur leurs émotions mutuelles. Enfin, ce qui la frappait d’un égal étonnement, c’est que La Motte eût choisi de demeurer dans une propriété du marquis, et que ce dernier lui en eût donné la permission. Peut-être son âme revenait-elle d’autant plus souvent à cet objet, qu’il était lié avec Théodore; mais il se présentait sans qu’elle se doutât de l’idée qui le ramenait. L’intérêt qu’elle prenait à cette affaire, elle l’attribuait à ses inquiétudes pour la conservation de La Motte, et pour sa propre destinée qui se trouvait si intimement liée à la sienne. Quelquefois, à la vérité, elle se surprenait livrée à des conjectures sur le degré de liaison qu’il y avait entre Théodore et le marquis; mais à l’instant elle réprimait ses pensées, et se reprochait sévèrement de leur avoir permis de s’égarer sur un objet qu’elle regardait comme très-dangereux au repos de son cœur. CHAPITRE VII. Quelques jours après l’événement rapporté dans le précédent chapitre, comme Adeline était seule dans sa chambre, elle fut tirée de sa rêverie par un bruit de chevaux auprès de la porte. Elle regarda par la croisée, et vit le marquis de Montalte entrer dans l’abbaye. Cet incident la surprit, et une émotion, dont elle ne s’embarrassa pas de chercher la cause, la fit sur-le-champ s’éloigner de la fenêtre. Cependant la même cause l’y ramena aussi précipitamment, mais l’objet de son attente ne paraissait point, et elle ne fut plus pressée de se retirer. Trompée dans son espérance, elle réfléchissait, lorsque le marquis sortit avec La Motte. Il leva tout-à-coup les yeux, vit Adeline, et la salua. Elle lui rendit son salut respectueusement, et s’éloigna de la fenêtre, bien fâchée d’y avoir été aperçue. Ils entrèrent dans la forêt, mais les gens ne les y suivirent pas comme auparavant. Lorsqu’ils revinrent, ce qui n’eut lieu qu’après un temps considérable, le marquis monta tout de suite à cheval et s’en alla. Le reste de la journée, La Motte parut sombre, taciturne, et souvent plongé dans la rêverie. Adeline l’observait avec une attention toute particulière; elle s’aperçut qu’il était toujours plus triste après une entrevue avec le marquis, et elle fut alors très-étonnée que ce dernier eût fixé le lendemain pour venir dîner à l’abbaye. En annonçant cela, La Motte ajouta de grands éloges sur le caractère du marquis: il préconisa surtout sa générosité et la noblesse de son âme. En ce moment, Adeline se rappela les anecdotes qu’elle avait entendu conter concernant l’abbaye, et elles jetèrent une ombre sur l’éclat des belles qualités que célébrait La Motte. Toutefois ce rapport ne semblait pas mériter une grande confiance. Déjà une partie en avait été démontrée fausse, car on avait raconté qu’il revenait des esprits dans l’abbaye, et ses habitans actuels n’y avaient observé aucune apparition surnaturelle. Adeline, toutefois, hasarda de demander si c’était le marquis actuel sur qui l’on avait élevé des soupçons injurieux. La Motte lui répondit avec un air de dérision: «Les histoires de revenans et de lutins ont toujours fait l’admiration et les délices du vulgaire. Je suis pour le moins aussi disposé à en croire ma propre expérience que le récit de ces paysans. Si vous savez quelque chose à l’appui de ces rapports, je vous prie de m’en faire part, afin que je puisse établir ma croyance.» «--Vous ne m’entendez pas, monsieur, reprit-elle: ma question ne regardait pas des agens surnaturels; j’avais en vue une autre partie du rapport, laquelle insinuait que, par ordre du marquis, on avait renfermé ici une personne qui, dit-on, y a trouvé une mort funeste. On a prétendu que c’est pour cette raison que le marquis a abandonné l’abbaye.» «--Pures fictions de l’oisiveté, dit La Motte, contes de vieilles femmes. Pour réfuter ces fables, il suffit de voir le marquis; et si l’on croyait la moitié de ces histoires, qui toutes ont la même origine, ce serait se montrer de bien peu supérieur aux imbéciles qui les inventent. Je vous crois assez de bon sens, Adeline, pour avoir ici le mérite de l’incrédulité.» Adeline rougit, et se tut. Mais La Motte lui avait paru prendre la défense du marquis avec plus de chaleur et d’étendue que ses propres dispositions n’en comportaient, et que l’occasion ne l’exigeait. Elle se rappelait le dernier entretien qu’il avait eu avec Louis, et sa surprise était au comble. Elle attendait l’aurore avec un mélange de peine et de plaisir. L’espérance de revoir le jeune chevalier occupait ses pensées, et les agitait de diverses émotions. Tantôt elle craignait sa présence, tantôt elle doutait de son retour. Elle s’aperçut enfin de sa rêverie, et rougit de voir à quel point il avait captivé son attention. Le matin arriva.... le marquis parut..... mais il était seul. La sérénité du cœur d’Adeline se couvrit d’un nuage; mais elle sut montrer son enjouement ordinaire. Le marquis était affable, poli, attentif; aux manières les plus aisées et les plus élégantes, il joignait les derniers raffinemens du bel usage. Sa conversation était vive, amusante, quelquefois même spirituelle, et montrait une grande connaissance du monde, ou, ce qu’on prend souvent pour cela, la science des sociétés du premier ordre et des matières du jour. La Motte était en état de soutenir une conversation de ce genre; ils s’engagèrent tous deux avec esprit et même avec quelque gaîté dans une discussion sur les caractères du siècle. Madame La Motte n’avait jamais vu son mari d’aussi bonne humeur depuis leur départ de Paris, et quelquefois elle s’imaginait presque s’y retrouver encore. Adeline écoutait, et l’enjouement qu’elle n’avait fait que simuler d’abord, finit par être véritable. L’art du marquis était si insinuant, si affable, qu’elle perdit insensiblement sa réserve, et laissa reprendre à sa vivacité naturelle son ancien empire. Le marquis, en partant, dit à La Motte qu’il se félicitait d’avoir trouvé un aussi agréable voisin. La Motte s’inclina. «Je viendrai quelquefois vous voir, continua-t-il; et je suis bien fâché de ne pouvoir actuellement inviter madame La Motte et sa belle amie à venir dans mon château; car on y exécute certaines réparations qui en font un séjour fort incommode.» La vivacité de La Motte disparut avec son hôte; bientôt il retomba dans des accès de silence et de distraction. «Le marquis est un homme très-aimable, dit madame La Motte.--Très-aimable, dit son mari.--Et paraît avoir un cœur excellent, reprit-elle.--Excellent, dit La Motte.» «--Vous avez l’air agité, mon ami; quelle est la cause de ce trouble?» «--Point du tout..... Je songeais seulement qu’il était bien malheureux qu’avec des talens aussi agréables, un cœur aussi excellent, le marquis pût.....» «--Quoi, mon ami? dit madame La Motte avec impatience.» «--Que le marquis pût.... pût laisser tomber cette abbaye en ruines, répliqua La Motte.» «--Est-ce là tout, dit madame La Motte, trompée dans son attente?--C’est là tout, sur mon honneur, dit La Motte en quittant la chambre.» Les esprits d’Adeline, n’étant plus soutenus par la conversation animée du marquis, tombèrent dans la langueur; et, lorsqu’il fut parti, elle se promena toute pensive dans la forêt. Elle suivit un sentier romantique qui serpentait le long des bords du ruisseau, et que recouvraient des ombrages touffus. Le calme de la scène que l’automne colorait de ses plus douces teintes, pénétra son âme d’une sorte de tendre mélancolie, et elle laissa trembler sur sa joue, sans l’essuyer, une larme échappée de son œil sans qu’elle sût pourquoi. Elle vint à un réduit solitaire formé par de grands arbres. Le vent soupirait tristement à travers les branches, et leurs sommets en ondoyant dispersaient leurs feuilles sur la terre. Elle s’assit sur un tertre au-dessous, et s’abandonna aux tristes réflexions qui assiégeaient son âme. «Oh! dit-elle, s’il m’était donné de pénétrer dans l’avenir, et de voir les événemens qui m’attendent, peut-être, par leur contemplation assidue, me rendrais-je capable de les affronter avec courage? Orpheline dans ce vaste univers..... sans autre assistance que l’amitié de deux étrangers, sans autre moyen d’existence que leurs bontés, que puis-je attendre, si ce n’est des malheurs? Hélas! mon père, comment avez-vous pu délaisser ainsi votre enfant..... l’abandonner aux orages de la vie...... pour y succomber peut-être? Hélas! je n’ai point d’amis!» Elle fut interrompue par un bruit à travers les feuilles tombées; elle tourna la tête, et voyant le jeune ami du marquis, elle se leva pour s’en aller. «Pardonnez cette indiscrétion, dit-il; votre voix m’a attiré de ce côté, et vos paroles m’ont retenu; mais mon crime porte avec lui sa punition. En m’apprenant vos chagrins..... comment éviter de les ressentir moi-même? En les partageant, en les souffrant tous, que ne puis-je vous en délivrer!» Il hésita. «--Que ne puis-je mériter le titre de votre ami, et m’en rendre digne à vos yeux!» Le désordre des pensées d’Adeline lui permit à peine de répondre; elle trembla, et retira doucement sa main qu’il avait prise en parlant. «--Ce que vous avez entendu, monsieur, est peut-être exagéré: je ne suis pas heureuse, il est vrai; mais un instant d’abattement m’a rendue injuste, et je suis moins à plaindre que je ne l’ai témoigné. En disant que je n’ai point d’amis, je payais d’ingratitude les bontés de monsieur et de madame La Motte, qui ont été pour moi bien plus que des amis, qui m’ont tenu lieu d’un père et d’une mère.» «--S’il en est ainsi, je les révère, s’écria Théodore avec chaleur, et si je le pouvais sans témérité, j’oserais vous demander pourquoi vous êtes malheureuse. Mais......» Il s’arrêta. Adeline levant les yeux, vit les siens arrêtés sur elle avec la plus profonde et la plus vive sollicitude, et ses regards se reportèrent de nouveau sur la terre. «Je vous ai affligée, dit Théodore, par une demande indiscrète. Ne pourrez-vous me pardonner, surtout en voyant que l’intérêt que je prends à votre bonheur m’a commandé cette question?» «--Vous n’avez pas besoin d’excuse, monsieur. Je suis certainement reconnaissante de la compassion que vous me montrez. Mais la soirée est froide, et, si vous le trouvez bon, nous gagnerons l’abbaye.» Ils marchèrent, et Théodore garda quelques momens le silence. «J’ai tardé à solliciter votre indulgence, dit-il enfin, et j’en aurai peut-être encore besoin maintenant; mais vous me rendrez la justice de croire que j’ai une très-forte, une très-pressante raison de vous demander à quel degré vous êtes parente de M. La Motte.» «--Nous ne sommes point du tout parens, dit Adeline; mais je ne pourrai jamais assez reconnaître le service qu’il m’a rendu, et j’espère que mon cœur n’en perdra jamais le souvenir.» «--En vérité? dit Théodore surpris; et puis-je vous demander depuis quand vous le connaissez?» «--Permettez-moi plutôt, monsieur, de vous demander à quoi bon toutes ces questions?» «--Vous avez raison, dit-il avec l’air de se condamner lui-même; ma conduite a mérité ce reproche: j’aurais dû parler plus clairement.» Il parut avoir l’âme agitée de quelque chose qu’il ne voulait pas exprimer. «Bien que vous ignoriez à quel point ma position est délicate, continua-t-il, je puis pourtant vous assurer que mes questions sont dictées par le plus tendre intérêt pour votre bonheur..... et même par mes craintes pour votre sûreté.» Adeline tressaillit. «Je crains qu’on ne vous trompe, dit-il; je crains que vous ne couriez les plus grands dangers.» Adeline s’arrêta, et le regardant sérieusement, le pria de s’expliquer. Elle soupçonna que La Motte était menacé de quelque perfidie, et Théodore continuant de se taire, elle réitéra sa demande. «Si La Motte est enveloppé dans ces périls, dit-elle, souffrez, je vous en conjure, que je l’en prévienne sur-le-champ. Il n’a que trop d’infortunes à redouter.» «--Bonne et sensible Adeline, s’écria Théodore, il faut porter un cœur d’airain pour vouloir vous outrager! Comment vous instruire de ce que je crains n’être que trop véritable? et comment se dispenser de vous avertir de votre danger, sans.....» Il fut interrompu par des pas entre les arbres, et vit tout de suite La Motte traverser le sentier où ils étaient. Adeline, confuse d’avoir été ainsi aperçue avec le chevalier, se hâtait pour rejoindre La Motte; mais Théodore la retint, et la conjura de lui donner un moment d’attention. «Je n’ai pas à présent le temps de m’expliquer, dit-il, et cependant ce que j’ai à vous dire est de la dernière conséquence pour vous-même. »Promettez-moi donc de venir demain soir, dans quelque endroit de la forêt, environ à cette heure-ci: j’espère vous convaincre alors que ma conduite n’est dirigée ni par des circonstances ni par des intérêts ordinaires.» Adeline frémit à l’idée de donner un rendez-vous; elle hésita, et conjura enfin Théodore de ne pas remettre au lendemain une explication qui paraissait aussi importante, mais de suivre La Motte, et de l’informer sur-le-champ du danger qu’il courait. «Ce n’est pas à La Motte que je désire parler, répliqua Théodore; je ne sache point qu’il soit menacé d’aucun danger..... Mais il approche; hâtez-vous, aimable Adeline, et promettez-moi de venir.» «--Je vous le promets, dit Adeline en balbutiant; je me rendrai demain matin, le plus tôt possible, au même endroit où vous m’avez rencontrée ce soir.» A ces mots elle retira sa main tremblante, que Théodore avait pressée de ses lèvres, et il disparut aussitôt. La Motte s’approcha d’Adeline, qui, craignant qu’il n’eût aperçu Théodore, n’était pas sans quelque embarras. «Où donc Louis est-il allé si vite? dit La Motte.» Elle se réjouit de sa méprise, et ne chercha pas à l’en tirer. Ils retournèrent à l’abbaye en rêvant; et Adeline, trop occupée de ses propres réflexions pour supporter la compagnie, se retira dans sa chambre. Elle repassait les paroles de Théodore; et plus elle les méditait, plus sa perplexité redoublait. Quelquefois elle se reprochait de lui avoir donné un rendez-vous, incertaine s’il ne l’avait pas sollicité dans le dessein de lui déclarer son amour; mais soudain sa délicatesse repoussait cette idée, et elle se faisait un crime de s’être crue capable d’inspirer une passion. Elle se rappelait la sérieuse chaleur de la voix et des manières de Théodore, quand il l’avait priée de venir le trouver; et comme il l’avait convaincue par-là de l’importance de cette explication, elle frémissait d’un danger qu’elle ne pouvait concevoir, et attendait le lendemain avec la plus vive impatience. Quelquefois aussi le tendre intérêt qu’il avait exprimé pour son bonheur, ses regards et son air si bien d’accord, se glissaient dans sa mémoire, réveillaient une agréable agitation, et un secret espoir qu’elle ne lui était pas indifférente. On la tira de ses réflexions en l’appelant pour souper: le repas fut triste; c’était la dernière soirée que Louis passait à l’abbaye. Adeline, qui l’estimait, regrettait de le voir partir; il fixait souvent les yeux sur elle avec un regard qui semblait exprimer qu’il était sur le point de quitter l’objet de son affection. Elle tâcha, par sa gaîté, de ranimer toute la famille, et surtout madame La Motte, qui répandait souvent des pleurs. «Nous ne tarderons pas à nous revoir, dit Adeline, et j’espère que ce sera dans de plus heureuses circonstances.» La Motte soupira. Le visage de Louis s’éclaircit à ce discours. «Le désirez-vous, dit-il avec beaucoup d’énergie?»--«Très-certainement, répliqua-t-elle; pouvez-vous douter de l’intérêt que je prends à mes meilleurs amis?» «--Je ne puis douter d’aucun bonheur, dit-il, quand c’est vous qui l’annoncez.» «--Vous oubliez que vous avez quitté Paris, dit La Motte à son fils, avec un faible sourire: un pareil compliment serait bon dans cette ville...... Dans ces bois solitaires, cela est absolument outré.» «--Monsieur, dit Louis, l’admiration n’est pas toujours le langage de la simple politesse.» Adeline, désirant changer de discours, demanda dans quelle partie de la France il allait. Il répondit que son régiment était à Péronne, et qu’il devait s’y rendre sans retard. Après quelques propos indifférens, chacun se retira pour passer la nuit dans son appartement. L’approche du départ de Louis occupait les pensées de madame La Motte, et elle se présenta au déjeuner les yeux gonflés de larmes. La pâleur du fils semblait annoncer qu’il n’avait pas mieux reposé que sa mère. Après le déjeuner, Adeline se retira pour un moment, afin de ne pas interrompre leur dernier entretien par sa présence. En se promenant sur l’esplanade devant l’abbaye, elle reporta ses pensées sur ce qui lui était arrivé le soir du jour précédent, et elle sentit s’accroître son impatience d’aller au rendez-vous. Louis ne tarda pas à la rejoindre. «Vous êtes bien cruelle, dit-il, de nous quitter ainsi dans les derniers instans de mon séjour! Si je pouvais me flatter que vous me rappellerez quelquefois à votre souvenir, quand je serai loin d’ici, je partirais avec moins de chagrin.» Alors il exprima la douleur qu’il avait de la quitter; et, quoiqu’il se fût armé de résolution pour s’interdire l’aveu direct d’un attachement qui devait être inutile son cœur succomba à la force de la passion, et il prononça ce qu’Adeline tremblait d’entendre. «Cette déclaration, dit-elle en s’efforçant de contenir son émotion, me cause une peine inexprimable.» «--Ah! ne parlez pas ainsi, dit Louis en l’interrompant, mais donnez-moi quelque léger espoir pour me soutenir dans les misères de l’absence. Dites que vous ne me haïssez pas.... dites....» «--Je m’empresse de le dire, reprit Adeline d’une voix tremblante; si vous trouvez quelque satisfaction à être assuré de mon estime et de mon amitié... recevez cette assurance.... Comme le fils de mes plus grands bienfaiteurs, vous avez droit à....» «--Ne parlez pas de bienfaits, dit Louis, vos mérites les surpassent tous; et permettez-moi d’espérer un sentiment moins froid que l’amitié, comme aussi de croire que je ne dois pas votre approbation aux actions d’autrui. J’ai long-temps retenu ma passion dans le silence, parce que j’ai prévu les obstacles qu’elle devait rencontrer: que dis-je? j’ai tâché de l’étouffer; j’ai osé, pardonnez la supposition, j’ai osé croire possible de vous oublier.... et....» «--Vous me faites de la peine, interrompit Adeline; ce sont là des discours que je ne devais pas entendre. Je ne sais pas feindre; je vous assure donc, quoique vos vertus forcent toujours mon estime, que vous ne devez aucunement vous flatter de mon amour. Quand même je pourrais vous écouter, notre situation me le défendrait. Si vous êtes en effet mon ami, vous vous ferez un plaisir de m’épargner ce combat entre l’affection et la prudence. Laissez-moi me flatter aussi que le temps vous apprendra à réduire votre amour dans les termes de l’amitié.» «--Jamais, s’écria Louis avec force; si cela était possible, ma passion serait indigne de son objet.» Pendant qu’il parlait, le faon chéri d’Adeline vint à elle en bondissant. Cet incident pénétra Louis jusqu’aux larmes. «Ce petit animal, dit-il après une courte pause, m’a le premier conduit auprès de vous. Il fut témoin de cet heureux moment où je vous vis pour la première fois, où je fus attiré par des charmes trop puissans pour mon cœur: ce moment est présent à ma mémoire; et cette créature revient encore pour être témoin du cruel instant de mon départ.» La douleur l’interrompit. Après avoir recouvré sa voix, il dit: «Adeline! quand vous jetterez les yeux sur votre petit favori, quand vous le caresserez, rappelez-vous l’infortuné Louis, qui sera alors bien loin de vous. Ne me refusez pas la triste consolation de le croire!» «--Je n’aurai pas besoin de pareils avertissemens pour penser à vous, dit Adeline avec un sourire; vos bons parens et vos propres mérites sont des droits suffisans à mon souvenir. Si je pouvais voir votre bon sens naturel reprendre son empire sur votre amour, ma satisfaction égalerait mon estime pour vous.» «--Ne l’espérez point, dit Louis, et je ne voudrais pas le pouvoir.... car ici l’amour est vertu.» Comme il parlait, il vit La Motte tourner l’un des angles de l’abbaye. «Les momens sont précieux, dit-il; on m’interrompt. O Adeline! adieu! dites que vous penserez quelquefois à Louis.» «--Adieu, dit Adeline pénétrée de sa douleur.... adieu, et vivez en paix. Je penserai à vous avec l’affection d’une sœur.» Il soupira profondément, et lui serra la main; alors La Motte, tournant autour d’un autre avancement de la ruine, reparut encore. Adeline les laissa ensemble, et se retira dans sa chambre, accablée de cette scène. La passion de Louis, et l’estime qu’elle lui accordait, étaient trop sincères pour ne pas lui inspirer une grande compassion pour son malheureux attachement. Elle resta dans sa chambre jusqu’à ce qu’il eût quitté l’abbaye, ne voulant pas l’exposer, ni elle-même, au chagrin d’un adieu dans les formes. Plus le soir et l’heure du rendez-vous approchaient, plus s’augmentait l’impatience d’Adeline; et cependant, quand l’heure fut arrivée, la résolution lui manqua, elle n’osa poursuivre son dessein. Elle croyait voir de sa part, dans cette entrevue concertée, un manque de délicatesse et une dissimulation qui lui répugnaient. Elle se rappelait les tendres manières de Théodore, et diverses petites circonstances qui semblaient annoncer que son cœur était intéressé à l’événement. Elle fut ensuite tentée de craindre qu’il n’eût surpris son consentement à ce rendez-vous, sur quelque soupçon mal fondé, et elle était presque décidée à n’y pas aller. Il se pouvait cependant que l’assertion de Théodore fût sincère, et les dangers qu’elle courait véritables. Leur possibilité lui fit sentir combien la délicatesse de ses scrupules était peu raisonnable; elle s’étonna comment elle avait pu un seul instant les mettre en balance avec un intérêt aussi sérieux; et, se reprochant le retard dont ils étaient la cause, elle se hâta d’aller au rendez-vous. L’étroit sentier qui conduisait à cet endroit était silencieux et solitaire; quand elle parvint au réduit, Théodore n’y était pas arrivé. Un mouvement d’amour-propre la fit répugner à ce qu’il la trouvât plus ponctuelle que lui-même, et du réduit elle passa dans un chemin qui tournait entre les arbres à sa droite. Après avoir marché quelque temps sans voir personne, sans entendre un pas, elle rebroussa; mais il n’était point venu, et elle quitta de nouveau la place. Elle revint une seconde fois, et Théodore ne paraissait pas encore. Se rappelant depuis quel temps elle avait quitté l’abbaye, elle devint inquiète, et calcula que l’heure convenue était passée de beaucoup. Elle était dans la plus cruelle perplexité; mais elle s’assit sur le gazon, et résolut d’attendre l’événement. Après y avoir demeuré jusqu’à la chute du jour, dans une attente superflue, sa fierté conçut de nouvelles alarmes; elle trembla qu’il n’eût découvert une partie de l’intérêt qu’il lui avait inspiré, et croyant qu’il la traitait alors avec une négligence préméditée, elle quitta la place en se reprochant son imprudence. Ces premières émotions apaisées, la raison ayant repris son empire, elle rougit de ce qu’elle nommait l’effervescence puérile de l’amour-propre. Elle se rappela, comme pour la première fois, ces mots de Théodore: «Je crains qu’on ne vous trompe; je crains que vous ne couriez les plus grands dangers.» Son jugement acquitta l’offenseur; elle ne vit plus que l’ami. Mais la teneur de ces paroles, dont elle ne soupçonnait plus la vérité, renouvela ses alarmes. Pourquoi s’était-il donné le soin de sortir du château dans la vue de la prévenir d’un danger, s’il ne désirait pas l’en garantir? et, s’il le désirait, quelle autre raison qu’une impossibilité pouvait l’avoir empêché de se trouver au rendez-vous? Ces réflexions la décidèrent tout d’un coup. Elle résolut d’aller le lendemain au réduit à la même heure; elle ne doutait pas que l’intérêt qu’elle lui avait vu prendre à son sort, ne l’y conduisît dans l’espoir de la retrouver. Elle ne pouvait se dissimuler qu’elle était menacée de quelque grand péril; mais il lui était impossible de pressentir ce que ce pouvait être. M. et madame La Motte étaient ses amis; et qui donc, éloignée comme elle l’était de son père, pouvait la persécuter? Mais pourquoi Théodore avait-il dit qu’on la trompait? Elle se trouvait dans l’impossibilité de se tirer de ce labyrinthe de conjectures; mais elle tâcha de maîtriser ses inquiétudes jusqu’au lendemain soir. Pendant cet intervalle, elle fit tous ses efforts pour distraire madame La Motte, qui avait besoin de quelque consolation après le départ de son fils. Ainsi accablée de ses propres chagrins, et partageant ceux de madame La Motte, Adeline se retira pour se reposer. Elle perdit bientôt ses souvenirs, mais ce ne fut que pour tomber dans ce sommeil de fatigue, qui n’habite que trop souvent la couche du malheureux. Enfin son imagination troublée lui présenta le songe suivant. Elle crut se voir dans une grande et vieille chambre appartenant à l’abbaye, et, quoique meublée en partie, plus antique et plus affreuse qu’aucune de celles qu’elle avait vues jusqu’alors. La pièce était fortement barricadée, cependant personne ne paraissait. Tandis qu’elle rêvait en examinant l’appartement, elle s’entendit appeler à voix basse; et, regardant du côté d’où partait cette voix, elle aperçut, à la sombre lueur d’une lampe, une figure couchée dans un lit sur le plancher. La voix l’appelle encore; elle s’approche du lit, et voit distinctement les traits d’un homme qui semblait sur le point d’expirer. Une pâleur effroyable couvrait son visage; mais il s’y mêlait une expression de douceur et de dignité qui l’intéressait puissamment. Pendant qu’elle le considérait, ses traits changèrent et parurent dans les convulsions d’une agonie mortelle. Cette image la déchira; elle recula d’effroi: mais soudain le mourant allongea la main, saisit la sienne et la serra avec violence. Glacée de terreur, elle faisait des efforts pour se dégager; et regardant de nouveau son visage, elle vit un homme qui lui parut avoir environ trente ans, avec les mêmes traits, mais en parfaite santé, et ayant la physionomie la plus douce. Il sortit en la regardant tendrement, et remua les lèvres comme pour lui parler; mais aussitôt le plancher de la chambre s’entr’ouvrit; et il disparut à ses yeux. L’effort qu’elle fit, pour se garantir d’être entraînée, la réveilla. Ce songe avait agi si fortement sur son imagination, qu’il lui fallut quelque temps pour surmonter sa frayeur, et même pour se convaincre qu’elle était dans sa propre chambre. A la fin, elle parvint pourtant à se calmer et à s’endormir, mais ce fut pour retomber dans un autre rêve. Elle pensa qu’elle était égarée dans certains passages tortueux de l’abbaye; qu’il était presque nuit, et qu’elle avait erré long-temps sans pouvoir trouver une porte. Soudain elle entend une cloche qui sonne en haut, et bientôt des voix confuses dans l’éloignement. Elle redoubla d’efforts pour se tirer de là. A l’instant tout fut tranquille; et, fatiguée enfin de ses recherches, elle s’assit sur une marche qui traversait le passage: elle n’y eut pas resté long-temps, qu’elle vit une clarté luire à quelque distance sur les murailles; mais un coude dans le passage, qui était fort long, l’empêcha de voir d’où elle venait. La lueur continua d’être faible pendant quelque temps, et devint tout d’un coup plus forte. Aussitôt elle vit entrer dans le passage un homme couvert d’un long manteau noir, comme ceux qui accompagnent ordinairement les convois, et tenant une torche à la main. Il lui dit de la suivre, et la conduisit par un long passage au pied d’un escalier. Elle tremblait d’avancer, elle retournait sur ses pas; mais l’homme se mit à la poursuivre, et au milieu de l’épouvante qu’il lui avait causée elle se réveilla. Frappée de ces visions, et surtout du rapport qu’elles lui paraissaient avoir ensemble, elle tâcha de demeurer éveillée, de peur que leurs effrayantes images ne revinssent encore dans son âme: au bout de quelque temps néanmoins, ses esprits accablés tombèrent dans l’assoupissement, mais non pas dans le repos. Elle se crut alors dans une ancienne et vaste galerie, et vit dans le fond la porte d’une chambre entr’ouverte, et de la lumière en dedans: elle y marcha, et aperçut l’homme qu’elle avait déjà vu debout auprès de la porte, et lui faisant signe de venir à lui. Par un effet de l’incohérence si commune dans les songes, elle ne s’efforça plus de l’éviter, mais elle s’avança et le suivit dans une suite d’appartemens très-anciens, tendus de noir et éclairés comme pour des funérailles. Il la conduisit jusqu’à ce qu’elle se trouva dans la même chambre qu’elle se rappelait avoir vue dans son premier rêve. Au bout de la chambre était une bière couverte d’un poêle; à l’entour étaient quelques flambeaux, et différentes personnes, qui paraissaient dans une grande affliction. Tout-à-coup il lui sembla que ces personnes avaient toutes disparu; qu’elle était restée seule; qu’elle approchait de la bière, et que, tandis qu’elle la considérait, une voix se faisait entendre sans qu’elle vit personne. L’homme qu’elle avait aperçu d’abord parut bientôt après à côté de la bière; il souleva le poêle, et elle vit dessous une personne morte, qu’elle crut reconnaître pour le chevalier expirant qu’elle avait vu dans le premier songe: son visage portait l’empreinte de la mort, mais il était encore serein. Pendant qu’elle le regardait, son flanc s’ouvrit, et il en sortit un ruisseau de sang qui descendit sur le plancher, et inonda bientôt toute la chambre; en même temps, elle ouït quelques mots prononcés par la même voix qu’elle avait entendue auparavant; mais l’horreur de cette scène l’accabla tellement, qu’elle se réveilla en sursaut. Après avoir repris ses sens, elle se leva sur son lit, pour se convaincre que ce qu’elle avait vu n’était qu’un songe. Ses esprits étaient dans une si grande agitation, qu’elle s’effraya d’être seule, et qu’elle fut sur le point d’appeler Annette. Les traits du mort, la chambre où elle l’avait vu couché, restaient profondément gravés dans sa mémoire; elle croyait sans cesse entendre la voix, et contempler la figure que son rêve lui avait représentée. Plus elle méditait sur ces songes, plus sa surprise redoublait: ils étaient si terribles, ils revenaient si souvent, et paraissaient avoir entre eux une telle liaison, qu’elle avait peine à les croire fortuits; mais pourquoi auraient-ils été surnaturels? elle ne pouvait le dire. Il lui fut impossible de fermer l’œil le reste de la nuit. FIN DU PREMIER VOLUME. * * * * * TABLE DES MATIÈRES. Page. Chapitre premier. 1 Chapitre II. 30 Chapitre III. 70 Chapitre IV. 94 Chapitre V. 126 Chapitre VI. 182 Chapitre VII. 208 Corrections. Page 11: «ndécision» remplacé par «indécision» (prenant le silence de la surprise pour celui de l’indécision). Page 20: «frisonnait» remplacé par «frissonnait» (toute sa personne frissonnait de malaise). Page 30: «gissaient» remplacé par «gisaient» (gisaient dispersés parmi l’herbe haute). Page 43: «assujétir» remplacé par «assujettir» (car on n’avait pas autre chose pour l’assujettir). Page 54: «pate» remplacé par «patte» (si ce coquin peut tomber sous ma patte). Page 79: «dou-du» remplacé par «douleur du» (la muette douleur du désespoir). Page 95: «satifaction» remplacé par «satisfaction» (la satisfaction que l’allégresse de La Motte répandait). Page 109: «nons» remplacé par «nous» ( nous nous lamenterons après). Page 114: «savança» remplacé par «s’avança» (La Motte s’avança sans accident) Page 115: «verroux» remplacé par «verrous» (la porte était retenue par deux gros verrous.). Page 118: «ci» remplacé par «si» (je n’ai rien à faire, si ce n’est seulement). Page 119: «pannier» remplacé par «panier» (on mit dans un panier le petit restant). Page 129: «famile» remplacé par «famille» (apprit à la famille une partie). Page 139: «secrette» remplacé par «secrète» (elles ont une issue secrète). Page 177: «terrisic» remplacé par «terrific» (in forms terrific sweep). Page 177: «spore» remplacé par «shore» (along the sounding shore). Page 177: «silen;» remplacé par «silent» (Thy silent lightnings). Page 177: «ligt» remplacé par «light» (That light in heaven’s high vault). Page 177: «she» remplacé par «the» (And shews the misty mountain). Page 178: «waskes» remplacé par «wakes» (Which Fancy wakes from silence). Page 223: «attaechment» remplacé par «attachement» (l’aveu direct d’un attachement). *** End of this LibraryBlog Digital Book "La forêt, ou l'abbaye de Saint-Clair (tome 1/3) - traduit de l'anglais sur la seconde édition" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.