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Title: Aventures surprenantes de Robinson Crusoé
Author: Defoë, Daniel
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Aventures surprenantes de Robinson Crusoé" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



  Au lecteur.

  Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
  corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été
  conservées et n'ont pas été harmonisées. Cependant quelques
  erreurs typographiques ont été corrigées. La liste de ces
  corrections se trouve à la fin du texte.

  Les mots en italiques sont _soulignés_. Le symbole ^ est suivi par un
  caractère en exposant.



  AVENTURES SURPRENANTES

  DE

  ROBINSON CRUSOÉ



[Illustration: FRONTISPICE

C’était véritablement une chasse pour nous.]



                        AVENTURES SURPRENANTES

                                  DE

                           ROBINSON CRUSOÉ

                                 PAR

                             DANIEL DEFOË


                         TRADUCTION COMPLÈTE

               ILLUSTRÉE DE 120 GRAVURES D’APRÈS PAGET


                         [Illustration: Logo]


                                PARIS
                         LIBRAIRIE ILLUSTRÉE
                        8, RUE SAINT-JOSEPH, 8



AU LECTEUR


A notre époque, en France, le lecteur veut absolument, et il a bien
raison, juger par lui-même, avec sa propre intelligence, et pièces
complètes sous les yeux, de la valeur des Livres célèbres des autres
nations.

Il n’admet plus, sous aucun prétexte, qu’un traducteur, s’érigeant
en Mentor, en guide infaillible du goût public, ampute et souvent
décapite, à sa fantaisie, selon des idées personnelles, les
chefs-d’œuvre des littératures étrangères, comme on le faisait aux
siècles passés.

Il les exige fidèlement traduits, en bonne langue claire et nette,
mais littéralement, d’un bout à l’autre, et proteste avec énergie
contre toute espèce «d’arrangement» prétendu élégant, contre toute
tentative «d’embellissement» et surtout contre toute mutilation du
texte original.

Il veut enfin l’œuvre entière avec tout ce que Voltaire, par exemple,
quelque grand qu’il fût, avait le tort d’appeler «la barbarie d’un
sauvage ivre», et de supprimer dans Shakspeare,—dont il s’inspirait,
du reste.

Le lecteur moderne ne veut pas une _version_ habile, il veut une
simple et droite traduction, et voilà tout. Il se charge, après
lecture, du verdict définitif, et ne veut pas qu’on le lui dicte.

C’est pour répondre à ce légitime désir du lecteur français
contemporain, qu’a lieu la publication, _in extenso_, de la _loyale_
et _complète_ traduction de _Robinson Crusoé_ due à Pétrus Borel,
traduction, unique en France, de cet ouvrage admirable, excellent
et profitable à lire à tout âge, mais dont on est arrivé à faire,
d’arrangement en arrangement, de mutilations en mutilations, sans
prendre l’avis de personne, un ouvrage destiné uniquement aux tout
petits enfants.

Or, tels n’étaient pas la pensée et le but de son auteur Daniel de
Foë, en écrivant, voilà près de deux cents ans, celui de ses ouvrages
qui a rendu son nom immortel.

Telle n’a jamais été non plus, en Angleterre, l’opinion des maîtres
écrivains sur la haute portée morale du _Robinson_, ce livre magique
avec lequel, quand on le lit petit, on rêve d’être brave, grand
et seul, et avec lequel aussi, quand on le relit grand, on rêve
avec délices qu’on est encore petit et entouré de la chère famille
dispersée, disparue...

Pour la foule, jusqu’à présent, qui n’a lu que les traductions de
jadis, audacieusement tronquées, réduites à une série d’épisodes,
Robinson, ce n’est guère qu’un homme à bonnet de poil de chèvre, avec
un parasol et un perroquet, qui vit dans une île, longtemps seul, et
acquiert enfin la société d’un ami véritable, Vendredi le nègre.

Mais, comme le disait et l’écrivait l’un des génies littéraires de
l’Angleterre, un génie des plus écoutés, même chez, nous, Walter
Scott: Robinson «est le type du véritable et digne citoyen du
peuple avec sa ténacité, avec son gros bon sens, ses préjugés, et
sa résolution de ne pas se laisser abattre par des maux qu’on peut
surmonter á force de travail».

«Le monde, dit-il encore, est à jamais redevable à la mémoire de
de Foë d’un ouvrage dans lequel les voies de la Providence sont
démontrées d’une façon si simple et si agréable et qui donne tant de
leçons morales, sous le voile d’une fiction des plus intéressantes.»

Robinson, c’est aussi le fortifiant exemple de l’homme en proie aux
désespoirs d’un complet isolement, aux prises avec les dangers et
les âpretés de la nature, et qui puise dans sa force d’âme, dans son
intelligence, dans son courage, les moyens de vaincre les défaillances
inspirées par les angoisses de la plus lamentable existence, de
dompter les difficultés sans nombre de sa condition affreuse, de se
procurer enfin, par le travail acharné, des aliments et un pauvre
bien-être que le prix dont il les paye, en sueurs et en efforts
incessants, lui fait trouver savoureux et parfaits.

Et tel il se montre dans son île, tel de Foë a cru bon de le montrer
dans ses autres voyages si curieux, et bien à tort abrégés et modifiés
par des traducteurs infidèles.

Pétrus Borel, l’auteur de la présente traduction, _loyale_ et
_complète_, nous le répétons, appartenait à cette école de 1830,
qui avait pour les textes originaux un respect sans bornes et se
complaisait à les restituer tels qu’ils furent primitivement publiés,
et l’applaudissement général de notre époque, où cette honnête et
excellente méthode est maintenant suivie, aurait dû être, de leur
temps, leur récompense.

Mais, alors, les critiques ne leur furent pas épargnées. On préférait
encore les versions écourtées, sans couleur et sans originalité, où
le traducteur se substituait hardiment à l’auteur, sans penser qu’il
pouvait le compromettre peut-être pour jamais.

La belle et bonne traduction de _Robinson_, par Pétrus Borel,
exception rare, eut cependant, même à l’époque où elle parut, un
succès très vif, et vif à ce point qu’elle est devenue introuvable.

La nouvelle édition, publiée avec de saisissantes gravures, et tout le
luxe moderne, donnera pleine satisfaction au public, qui veut enfin le
_vrai Robinson_, la traduction, _in extenso_, de ce récit fameux resté
_inimitable_, bien qu’il ait été incroyablement imité depuis 1719,
année de sa mise au jour.



CHAPITRE PREMIER

     Origine de Robinson.—Tempête dans la rade de Yarmouth.—Voyage en
     Guinée.—Captivité.—Évasion.—Trafic avec les nègres.—Rencontre d’un
     navire portugais.—Plantation au Brésil.—Violent ouragan.—Naufrage.


En 1632, je naquis à York, d’une bonne famille, mais qui n’était
point de ce pays. Mon père, originaire de Brême, établi premièrement
à Hull, après avoir acquis l’aisance et s’être retiré du commerce,
était venu résider à York où il s’était allié, par ma mère, à la
famille Robinson, une des meilleures de la province. C’est à cette
alliance que je devais mon double nom de ROBINSON-KREUTZNAER; mais,
aujourd’hui, par une corruption de mots assez commune en Angleterre,
on nous nomme, nous nous nommons et signons Crusoé. C’est ainsi que
mes compagnons m’ont toujours appelé.

J’avais deux frères: l’aîné, lieutenant-colonel, en Flandre, d’un
régiment d’infanterie anglaise, autrefois commandé par le fameux
colonel Lockhart, fut tué à la bataille de Dunkerque contre les
Espagnols; que devint l’autre? j’ignore quelle fut sa destinée; mon
père et ma mère ne connurent pas mieux la mienne.

Troisième fils de la famille, et n’ayant appris aucun métier, ma tête
commença de bonne heure à se remplir de pensées vagabondes. Mon père,
qui était un bon vieillard, m’avait donné toute la somme de savoir
qu’en général on peut acquérir par l’éducation domestique et dans
une école gratuite. Il voulait me faire avocat; mais mon seul désir
était d’aller sur mer, et cette inclination m’entraînait si résolument
contre sa volonté et ses ordres, et malgré même toutes les prières et
les sollicitations de ma mère et de mes parents, qu’il semblait qu’il
y eût une fatalité dans cette propension naturelle vers un avenir de
misère.

Mon père, homme grave et sage, me donnait de sérieux et d’excellents
conseils contre ce qu’il prévoyait être mon dessein. Un matin, il
m’appela dans sa chambre, où il était retenu par la goutte, et me
réprimanda chaleureusement à ce sujet[1]:—«Quelle autre raison
as-tu, me dit-il, qu’un penchant aventureux, pour abandonner la
maison paternelle et ta patrie, où tu pourrais être poussé, et où
tu as l’assurance de faire ta fortune avec de l’application et de
l’industrie, et l’assurance d’une vie d’aisance et de plaisir? Il
n’y a que les hommes dans l’adversité ou les ambitieux qui s’en
vont chercher aventure dans les pays étrangers, pour s’élever par
entreprise et se rendre fameux par des actes en dehors de la voie
commune. Ces choses sont de beaucoup trop au-dessus ou trop au-dessous
de toi; ton état est le médiocre, ou ce qui peut être appelé la
première condition du bas étage; une longue expérience me l’a fait
reconnaître comme le meilleur dans le monde et le plus convenable
au bonheur. Il n’est en proie ni aux misères, ni aux peines, ni aux
travaux, ni aux souffrances des artisans: il n’est point troublé
par l’orgueil, le luxe, l’ambition et l’envie des hautes classes.
Tu peux juger du bonheur de cet état; c’est celui de la vie que les
autres hommes jalousent; les rois, souvent, ont gémi des cruelles
conséquences d’être nés pour les grandeurs, et ont souhaité d’être
placés entre les deux extrêmes, entre les grands et les petits; enfin
le sage l’a proclamé le juste point de la vraie félicité en implorant
le ciel de le préserver de la pauvreté et de la richesse.

«Remarque bien ceci, et tu le vérifieras toujours: les calamités de
la vie sont le partage de la plus haute et de la plus basse classe du
genre humain; la condition moyenne éprouve le moins de désastres, et
n’est point exposée à autant de vicissitudes que le haut et le bas de
la société; elle est même sujette à moins de maladies et de troubles
de corps et d’esprit que les deux autres, qui, par leurs débauches,
leurs vices et leurs excès, ou par un trop rude travail, le manque
du nécessaire, une insuffisante nourriture et la faim, attirent sur
eux des misères et des maux, naturelle conséquence de leur manière
de vivre. La condition moyenne s’accommode le mieux de toutes les
vertus et de toutes les jouissances: la paix et l’abondance sont les
compagnes d’une fortune médiocre. La tempérance, la modération, la
tranquillité, la santé, la société, tous les agréables divertissements
et tous les plaisirs désirables sont les bénédictions réservées à
ce rang. Par cette voie, les hommes quittent le monde d’une façon
douce, et passent doucement et uniment à travers, sans être accablés
de travaux des mains ou de l’esprit; sans être vendus à la vie de
servitude pour le pain de chaque jour; sans être harassés par des
perplexités continuelles qui troublent la paix de l’âme et arrachent
le corps au repos; sans être dévorés par les angoisses de l’envie ou
la secrète et rongeante convoitise de l’ambition; au sein d’heureuses
circonstances, ils glissent tout mollement à travers la société,
et goûtent sensiblement les douceurs de la vie sans les amertumes,
ayant le sentiment de leur bonheur et apprenant, par l’expérience
journalière, à le connaître plus profondément.»

Ensuite il me pria instamment, et de la manière la plus affectueuse,
de ne pas faire le jeune homme:—«Ne va pas te précipiter, me
disait-il, au milieu des maux contre lesquels la nature et ta
naissance semblent t’avoir prémuni; tu n’es pas dans la nécessité
d’aller chercher ton pain; je te veux du bien, je ferai tous mes
efforts pour te placer parfaitement dans la position de la vie qu’en
ce moment je te recommande. Si tu n’étais pas aise et heureux dans le
monde, ce serait par ta destinée ou tout à fait par l’erreur qu’il te
faut éviter; je n’en serais en rien responsable, ayant ainsi satisfait
à mes devoirs en t’éclairant sur des projets que je sais être ta
ruine. En un mot, j’accomplirais franchement mes bonnes promesses si
tu voulais te fixer ici suivant mon souhait, mais je ne voudrais pas
tremper dans tes infortunes en favorisant ton éloignement. N’as-tu
pas l’exemple de ton frère aîné, auprès de qui j’usai autrefois des
mêmes instances pour le dissuader d’aller à la guerre des Pays-Bas,
instances qui ne purent l’emporter sur ses jeunes désirs le poussant
à se jeter dans l’armée, où il trouva la mort? Je ne cesserai jamais
de prier pour toi, toutefois j’oserais te prédire, si tu faisais ce
coup de tête, que Dieu ne te bénirait point, et, que, dans l’avenir,
manquant de toute assistance, tu aurais toute la latitude de réfléchir
sur le mépris de mes conseils.»

Je remarquai, vers la dernière partie de ce discours, qui était
véritablement prophétique, quoique je ne suppose pas que mon père en
ait eu le sentiment; je remarquai, dis-je, que des larmes coulaient
abondamment sur sa face, surtout lorsqu’il me parla de la perte de
mon frère, et qu’il était si ému, en me prédisant que j’aurais tout
le loisir de me repentir, sans avoir personne pour m’assister, qu’il
s’arrêta court, puis ajouta:—«J’ai le cœur trop plein, je ne saurais
t’en dire davantage.»

Je fus sincèrement touché de cette exhortation; au reste, pouvait-il
en être autrement? Je résolus donc de ne plus penser à aller au loin,
mais à m’établir chez nous selon le désir de mon père. Hélas! en peu
de jours tout cela s’évanouit, et bref, pour prévenir de nouvelles
importunités paternelles, quelques semaines après je me déterminai
à m’enfuir. Néanmoins, je ne fis rien à la hâte, comme m’y poussait
ma première ardeur, mais un jour que ma mère me parut un peu plus
gaie que de coutume, je la pris à part et lui dis:—«Je suis tellement
préoccupé du désir irrésistible de courir le monde, que je ne pourrais
rien embrasser avec assez de résolution pour y réussir; mon père
ferait mieux de me donner son consentement que de me placer dans la
nécessité de passer outre. Maintenant, je suis âgé de dix-huit ans, il
est trop tard pour que j’entre apprenti dans le commerce ou clerc chez
un procureur; si je le faisais, je suis certain de ne pouvoir achever
mon temps, et avant mon engagement rempli, de m’évader de chez mon
maître pour m’embarquer. Si vous vouliez bien engager mon père à me
laisser faire un voyage lointain, et que j’en revienne dégoûté, je ne
bougerais plus, et je vous promettrais de réparer ce temps perdu par
un redoublement d’assiduité.»

Cette ouverture jeta ma mère en grande émotion:—«Cela n’est pas
proposable, me répondit-elle; je me garderai bien d’en parler à ton
père; il connaît trop bien tes véritables intérêts pour donner son
assentiment à une chose qui te serait si funeste. Je trouve étrange
que tu puisses encore y songer après l’entretien que tu as eu avec lui
et l’affabilité et les expressions tendres dont je sais qu’il a usé
envers toi. En un mot, si tu veux absolument aller te perdre, je n’y
vois point de remède; mais tu peux être assuré de n’obtenir jamais
notre approbation. Pour ma part, je ne veux point mettre la main à
l’œuvre de ta destruction, il ne sera jamais dit que ta mère se soit
prêtée à une chose réprouvée par ton père.»

Nonobstant ce refus, comme je l’appris dans la suite, elle rapporta le
tout à mon père, qui, profondément affecté, lui dit en soupirant:—«Ce
garçon pourrait être heureux s’il voulait demeurer à la maison; mais,
s’il va courir le monde, il sera la créature la plus misérable qui ait
jamais été; je n’y consentirai jamais.»

Ce ne fut environ qu’un an après ceci que je m’échappai, quoique
cependant je continuasse obstinément à rester sourd à toutes
propositions d’embrasser un état, et quoique souvent je reprochasse
à mon père et à ma mère leur inébranlable opposition, quand ils
savaient très bien que j’étais entraîné par mes inclinations. Un
jour, me trouvant à Hull, où j’étais allé par hasard et sans aucun
dessein prémédité; étant là, dis-je, un de mes compagnons prêt à se
rendre par la mer à Londres, sur un vaisseau de son père, me pressa de
partir, avec l’amorce ordinaire des marins, c’est-à-dire qu’il ne m’en
coûterait rien pour ma traversée. Je ne consultai plus mes parents;
je ne leur envoyai aucun message; mais, leur laissant à l’apprendre
comme ils pourraient, sans demander la bénédiction de Dieu ou de mon
père, sans aucune considération des circonstances et des conséquences,
malheureusement, Dieu sait! le 1er septembre 1651, j’allai à bord du
vaisseau chargé pour Londres. Jamais infortunes de jeune aventurier,
je pense, ne commencèrent plus tôt et ne durèrent plus longtemps que
les miennes.

Comme le vaisseau sortait à peine de l’Humber, le vent s’éleva et
les vagues s’enflèrent effroyablement. Je n’étais jamais allé sur
mer auparavant; je fus, d’une façon indicible, malade de corps et
épouvanté d’esprit. Je commençai alors à réfléchir sérieusement sur ce
que j’avais fait et sur la justice divine qui frappait en moi un fils
coupable. Tous les bons conseils de mes parents, les larmes de mon
père, les paroles de ma mère, se présentèrent alors vivement en mon
esprit; et ma conscience, qui n’était point encore arrivée à ce point
de dureté qu’elle atteignit plus tard, me reprocha mon mépris de la
sagesse et de la violation de mes devoirs envers Dieu et mon père.

Pendant ce temps la tempête croissait, et la mer devint très grosse;
quoique ce ne fût rien en comparaison de ce que j’ai vu depuis, et
même seulement quelques jours après, c’en fut assez pour affecter
un novice tel que moi. A chaque vague je me croyais submergé, et
chaque fois que le vaisseau s’abaissait entre deux lames, je le
croyais englouti au fond de la mer. Dans cette agonie d’esprit, je
fis plusieurs fois le projet et le vœu, s’il plaisait à Dieu de me
sauver de ce voyage, et si je pouvais remettre le pied sur la terre
ferme, de ne plus le remettre à bord d’un navire, de m’en aller tout
droit chez mon père, de m’abandonner à ses conseils, et de ne plus me
jeter dans de telles misères. Alors je vis pleinement l’excellence
de ses observations sur la vie commune, et combien doucement et
confortablement il avait passé tous ses jours, sans jamais avoir été
exposé, ni aux tempêtes de l’océan, ni aux disgrâces de la terre;
et je résolus, comme l’enfant prodigue repentant, de retourner à la
maison paternelle.

Ces sages et sérieuses pensées durèrent tant que dura la tempête,
et même quelque temps après; mais le jour d’ensuite le vent étant
abattu et la mer plus calme, je commençai à m’y accoutumer un peu.
Toutefois, j’étais encore indisposé du mal de mer, et je demeurai fort
triste pendant tout le jour. Mais, à l’approche de la nuit, le temps
s’éclaircit, le vent s’apaisa tout à fait, la soirée fut délicieuse,
et le soleil se coucha éclatant pour se lever de même le lendemain:
une brise légère, un soleil embrasé resplendissant sur une mer unie,
ce fut un beau spectacle, le plus beau que j’aie vu de ma vie.

[Illustration: —Tu n’es qu’un marin d’eau douce, Bob...]

J’avais bien dormi pendant la nuit; je ne ressentais plus de nausées,
j’étais vraiment dispos et je contemplais, émerveillé, l’océan qui,
la veille, avait été si courroucé et si terrible, et qui si peu de
temps après se montrait si calme et si agréable. Alors, de peur que
mes bonnes résolutions ne se soutinssent, mon compagnon, qui après
tout m’avait débauché, vint à moi:—«Eh bien! Bob, me dit-il en me
frappant sur l’épaule, comment ça va-t-il? Je gage que tu as été
effrayé, la nuit dernière, quand il ventait: ce n’était pourtant qu’un
_plein bonnet de vent!_»—«Vous n’appelez cela qu’un _plein bonnet de
vent?_ C’était une horrible tourmente!»—«Une tourmente? tu es fou!
tu appelles cela une tourmente? Vraiment ce n’était rien du tout.
Donne-nous un bon vaisseau et une belle dérive, nous nous moquerons
bien d’une pareille rafale; tu n’es qu’un marin d’eau douce, Bob;
viens que nous fassions un _bowl de punch_, et que nous oubliions tout
cela[2]. Vois quel temps charmant il fait à cette heure!»— Enfin,
pour abréger cette triste portion de mon histoire, nous suivîmes le
vieux train des gens de mer: on fit du _punch_, je m’enivrai, et,
dans une nuit de débauches, je noyai toute ma repentance, toutes mes
réflexions sur ma conduite passée, et toutes mes résolutions pour
l’avenir. De même que l’océan avait rasséréné sa surface et était
rentré dans le repos après la tempête abattue, de même, après le
trouble de mes pensées évanoui, après la perte de mes craintes et
de mes appréhensions, le courant de mes désirs habituels revint, et
j’oubliai entièrement les promesses et les vœux que j’avais faits en
ma détresse. Pourtant, à la vérité, comme il arrive ordinairement en
pareil cas, quelques intervalles de réflexions et de bons sentiments
reparaissaient encore; mais je les chassais et je m’en guérissais
comme d’une maladie, en m’adonnant et à la boisson et à l’équipage.
Bientôt j’eus surmonté le retour de ces accès, c’est ainsi que je
les appelais, et en cinq ou six jours j’obtins sur ma conscience une
victoire aussi complète qu’un jeune libertin résolu à étouffer ses
remords le pouvait désirer. Mais il m’était réservé de subir encore
une épreuve: la Providence, suivant sa loi ordinaire, avait résolu
de me laisser entièrement sans excuse. Puisque je ne voulais pas
reconnaître ceci pour une délivrance, la prochaine devait être telle
que le plus mauvais bandit d’entre nous confesserait tout à la fois le
danger et la miséricorde.

Le sixième jour de notre traversée, nous entrâmes dans la rade de
Yarmouth. Le vent ayant été contraire et le temps calme, nous n’avions
fait que peu de chemin depuis la tempête. Là, nous fûmes obligés de
jeter l’ancre, et le vent continuant d’être contraire, c’est-à-dire
de souffler sud-ouest, nous y demeurâmes sept ou huit jours, durant
lesquels beaucoup de vaisseaux de Newcastle vinrent mouiller dans la
même rade, refuge commun des bâtiments qui attendent un vent favorable
pour gagner la Tamise.

Nous eussions, toutefois, relâché moins longtemps, et nous eussions
dû, à la faveur de la marée, remonter la rivière, si le vent n’eût
pas été trop fort, et si au quatrième ou cinquième jour de notre
station il n’eût pas soufflé violemment. Cependant, comme la rade
était réputée aussi bonne qu’un port, comme le mouillage était bon,
et l’appareil de notre ancre extrêmement solide, nos gens étaient
insouciants, et, sans la moindre appréhension du danger, ils passaient
le temps dans le repos et dans la joie, comme il est d’usage sur mer.
Mais, le huitième jour, le vent força; nous mîmes tous la main à
l’œuvre; nous calâmes nos mâts de hune et tînmes toutes choses closes
et serrées, pour donner au vaisseau des mouvements aussi doux que
possible. Vers midi, la mer devint très grosse, notre château de proue
plongeait; nous embarquâmes plusieurs vagues, et il nous sembla une ou
deux fois que notre ancre labourait le fond. Sur ce, le capitaine fit
jeter l’ancre d’espérance, de sorte que nous chassâmes sur deux, après
avoir filé nos câbles jusqu’au bout.

Déjà une terrible tempête mugissait, et je commençais à voir la
terreur sur le visage des matelots eux-mêmes. Quoique veillant
sans relâche à la conservation du vaisseau, comme il entrait ou
sortait de sa cabine, et passait près de moi, j’entendis plusieurs
fois le capitaine proférer tout bas ces paroles et d’autres
semblables:—«Seigneur, ayez pitié de nous! Nous sommes tous perdus,
nous sommes tous morts!...»—Durant ces premières confusions, j’étais
stupide, étendu dans ma cabine, au logement des matelots, et je
ne saurais décrire l’état de mon esprit. Je pouvais difficilement
rentrer dans mon premier repentir, que j’avais si manifestement
foulé aux pieds, et contre lequel je m’étais endurci. Je pensais que
les affres de la mort étaient passées, et que cet orage ne serait
point comme le premier. Mais quand, près de moi, comme je le disais
tantôt, le capitaine lui-même s’écria:—«Nous sommes tous perdus!»—je
fus horriblement effrayé, je sortis de ma cabine et je regardai
dehors. Jamais spectacle aussi terrible n’avait frappé mes yeux:
l’océan s’élevait comme des montagnes, et à chaque instant fondait
contre nous; quand je pouvais promener un regard aux alentours, je ne
voyais que détresse. Deux bâtiments pesamment chargés qui mouillaient
non loin de nous avaient coupé leurs mâts rez-pied; et nos gens
s’écrièrent qu’un navire ancré à un mille de nous venait de sancir sur
ses amarres. Deux autres vaisseaux, arrachés à leurs ancres, hors de
la rade allaient au large à tout hasard, sans voiles ni mâtures. Les
bâtiments légers, fatiguant moins, étaient en meilleure passe; deux ou
trois d’entre eux qui dérivaient passèrent tout contre nous, courant
vent arrière avec leur civadière seulement.

Vers le soir, le second et le bosseman supplièrent le capitaine, qui
s’y opposa fortement, de laisser couper le mât de misaine; mais le
bosseman lui ayant protesté que, s’il ne le faisait pas, le bâtiment
coulerait à fond, il y consentit. Quand le mât d’avant fut abattu, le
grand mât, ébranlé, secouait si violemment le navire, qu’ils furent
obligés de le couper aussi et de faire pont ras.

Chacun peut juger dans quel état je devais être, moi, jeune marin,
que précédemment si peu de chose avait jeté en si grand effroi;
mais autant que je puis me rappeler de si loin les pensées qui
me préoccupaient alors, j’avais, dix fois plus que la mort, en
horreur d’esprit, mon mépris de mes premiers remords et mon retour
aux premières résolutions que j’avais prises si méchamment. Cette
horreur, jointe à la terreur de la tempête, me mirent dans un tel
état, que je ne puis par des mots la dépeindre. Mais le pis n’était
pas encore advenu; la tempête continua avec tant de furie, que les
marins eux-mêmes confessèrent n’en avoir jamais vu de plus violente.
Nous avions un bon navire, mais il était lourdement chargé et calait
tellement, qu’à chaque instant les matelots s’écriaient qu’il allait
_couler à fond_. Sous un rapport, ce fut un bonheur pour moi que je
ne comprisse pas ce qu’ils entendaient par ce mot avant que je m’en
fusse enquis. La tourmente était si terrible que je vis, chose rare,
le capitaine, le contremaître et quelques autres plus judicieux que
le reste, faire leurs prières, s’attendant à tout moment que le
vaisseau coulerait à fond. Au milieu de la nuit, pour surcroît de
détresse, un des hommes qu’on avait envoyés à la visite, cria qu’il
s’était fait une ouverture, et un autre dit qu’il y avait quatre pieds
d’eau dans la cale. Alors tous les bras furent appelés à la pompe.
A ce seul mot, je m’évanouis et je tombai à la renverse sur le bord
de mon lit, sur lequel j’étais assis dans ma cabine. Toutefois les
matelots me réveillèrent et me dirent que si jusque-là je n’avais
été bon à rien, j’étais tout aussi capable de pomper qu’aucun autre.
Je me levai; j’allai à la pompe et je travaillai de tout cœur. Dans
cette entrefaite, le capitaine apercevant quelques petits bâtiments
charbonniers qui, ne pouvant surmonter la tempête, étaient forcés de
glisser et de courir au large, et ne venaient pas vers nous, ordonna
de tirer un coup de canon en signal de détresse. Moi qui ne savais ce
que cela signifiait, je fus tellement surpris, que je crus le vaisseau
brisé ou qu’il était advenu quelque autre chose épouvantable; en un
mot, je fus si effrayé que je tombai en défaillance. Comme c’était
dans un moment où chacun pensait à sa propre vie, personne ne prit
garde à moi, ni à ce que j’étais devenu; seulement un autre prit
ma place à la pompe, et me repoussa du pied à l’écart, pensant que
j’étais mort, et ce ne fut que longtemps après que je revins à moi.

On travaillait toujours, mais l’eau augmentant à la cale, il y avait
toute apparence que le vaisseau coulerait bas. Et quoique la tourmente
commençât à s’abattre un peu, néanmoins il n’était pas possible
qu’il surnageât jusqu’à ce que nous atteignissions un port; aussi
le capitaine continua-t-il à faire tirer le canon de détresse. Un
petit bâtiment qui venait justement de passer devant nous aventura
une barque pour nous secourir. Ce fut avec le plus grand risque
qu’elle approcha; mais il était impossible que nous y allassions
ou qu’elle parvint jusqu’au flanc du vaisseau; enfin, les rameurs
faisant un dernier effort et hasardant leur vie pour sauver la nôtre,
nos matelots leur lancèrent de l’avant une corde avec une bouée,
et en filèrent une grande longueur. Après beaucoup de peines et de
périls, ils la saisirent, nous les halâmes jusque sous notre poupe,
et nous descendîmes dans leur barque. Il eût été inutile de prétendre
atteindre leur bâtiment: aussi l’avis commun fut-il de laisser aller
la barque en dérive, et seulement de ramer le plus qu’on pourrait
vers la côte, notre capitaine promettant, si la barque venait à se
briser contre le rivage, d’en tenir compte à son patron. Ainsi, partie
en ramant, partie en dérivant vers le nord, notre bateau s’en alla
obliquement presque jusqu’à Winterton-Ness.

Il n’y avait guère plus d’un quart d’heure que nous avions abandonné
notre vaisseau quand nous le vîmes s’abîmer; alors je compris pour la
première fois ce que signifiait _couler bas_. Mais, je dois l’avouer,
j’avais l’œil trouble et je distinguais fort mal, quand les matelots
me dirent qu’il _coulait_, car, dès le moment que j’allai, ou plutôt
qu’on me mit dans la barque, j’étais anéanti par l’effroi, l’horreur
et la crainte de l’avenir.

Nos gens faisaient toujours force de rames pour approcher du rivage.
Quand notre bateau s’élevait au haut des vagues, nous l’apercevions,
et le long de la rive nous voyions une foule nombreuse accourir pour
nous assister lorsque nous serions proches.

Nous avancions lentement, et nous ne pûmes aborder avant d’avoir passé
le phare de Winterton; la côte s’enfonçait à l’ouest vers Cromer, de
sorte que la terre brisait la violence du vent. Là nous abordâmes,
et, non sans grande difficulté, nous descendîmes tous sains et saufs
sur la plage, et allâmes à pied à Yarmouth, où, comme des infortunés,
nous fûmes traités avec beaucoup d’humanité, et par les magistrats de
la ville, qui nous assignèrent de bons gîtes, et par les marchands
et les armateurs, qui nous donnèrent assez d’argent pour nous rendre
à Londres ou pour retourner à Hull, suivant que nous le jugerions
convenable.

[Illustration: Nous allâmes à pied à Yarmouth.]

C’est alors que je devais avoir le bon sens de revenir à Hull et de
rentrer chez nous; j’aurais été heureux, et mon père, emblème de la
parabole de notre Sauveur, eût même tué le veau gras pour moi; car,
ayant appris que le vaisseau sur lequel j’étais avait fait naufrage
dans la rade de Yarmouth, il fut longtemps avant d’avoir l’assurance
que je n’étais pas mort.

Mais mon mauvais destin m’entraînait avec une obstination
irrésistible; et, bien que souvent ma raison et mon bon jugement
me criassent de revenir à la maison, je n’avais pas la force de le
faire. Je ne saurais ni comment appeler cela, ni vouloir prétendre
que ce soit un secret arrêt irrévocable qui nous pousse à être les
instruments de notre propre destruction, quoique même nous en ayons la
conscience, et que nous nous y précipitions les yeux ouverts; mais,
véritablement, si ce n’est quelque décret inévitable me condamnant
à une vie de misère et qu’il m’était impossible de braver, quelle
chose eût pu m’entraîner contre ma froide raison et les persuasions
de mes pensées les plus intimes, et contre les deux avertissements si
manifestes que j’avais reçus dans ma première entreprise.

Mon camarade, qui d’abord avait aidé à mon endurcissement, et qui
était le fils du capitaine, se trouvait alors plus découragé que moi.
La première fois qu’il me parla à Yarmouth, ce qui ne fut pas avant le
second ou le troisième jour, car nous étions logés en divers quartiers
de la ville; la première fois, dis-je, qu’il s’informa de moi, son
ton me parut altéré: il me demanda d’un air mélancolique, en secouant
la tête, comment je me portais, et dit à son père qui j’étais, et
que j’avais fait ce voyage seulement pour essai, dans le dessein
d’en entreprendre d’autres plus lointains. Cet homme se tourna vers
moi, et, avec un accent de gravité et d’affliction:—«Jeune homme, me
dit-il, vous ne devez plus retourner sur mer; vous devez considérer
ceci comme une marque certaine et visible que vous n’êtes point appelé
à faire un marin.»—«Pourquoi, monsieur? est-ce que vous n’irez plus
en mer?»—«Le cas est bien différent, répliqua-t-il: c’est mon métier
et mon devoir; au lieu que vous, qui faisiez ce voyage comme essai,
voyez quel avant-goût le ciel vous a donné de ce à quoi il faudrait
vous attendre si vous persistiez. Peut-être cela n’est-il advenu qu’à
cause de vous, semblable à Jonas dans le vaisseau de Tarsis. Qui
êtes-vous, je vous prie? et pourquoi vous étiez-vous embarqué?»—Je
lui contai en partie mon histoire. Sur la fin, il m’interrompit et
s’emporta d’une étrange manière:—«Qu’avais-je donc fait, s’écria-t-il,
pour mériter d’avoir à bord un pareil misérable! Je ne voudrais pas
pour mille livres sterling remettre le pied sur le même vaisseau que
vous!»—C’était, en vérité, comme j’ai dit, un véritable égarement
de ses esprits encore troublés par le sentiment de sa perte, et
qui dépassait toutes les bornes de son autorité. Toutefois, il me
parla ensuite très gravement, m’exhortant à retourner chez mon père
et à ne plus tenter la Providence. Il me dit qu’il devait m’être
visible que le bras de Dieu était contre moi;—«enfin, jeune homme,
me déclara-t-il, comptez bien que si vous ne vous en retournez, en
quelque lieu que vous alliez, vous ne trouverez qu’adversité et
désastre jusqu’à ce que les paroles de votre père se vérifient en
vous.»

Je lui répondis peu de chose: nous nous séparâmes bientôt après,
et je ne le revis plus; quelle route prit-il? je ne sais pas. Pour
moi, ayant quelque argent dans ma poche, je m’en allai, par terre, à
Londres. Là, comme sur la route, j’eus plusieurs combats avec moi-même
sur le genre de vie que je devais prendre, ne sachant si je devais
retourner chez nous ou retourner sur mer.

Quant à mon retour au logis, la honte étouffait les meilleurs
mouvements de mon esprit, et lui représentait incessamment combien je
serais raillé dans le voisinage et serais confus, non seulement devant
mon père et ma mère, mais devant même qui que ce fût. D’où j’ai depuis
souvent pris occasion d’observer combien est sotte et inconséquente la
conduite ordinaire des hommes et surtout de la jeunesse, à l’égard de
cette raison qui devrait les guider en pareil cas; qu’ils ne sont pas
honteux de l’action qui devrait, à bon droit, les faire passer pour
insensés, mais qu’ils sont honteux de leur repentance, qui seule peut
les faire honorer comme sages.

Toutefois je demeurai quelque temps dans cette situation, ne sachant
quel parti prendre, ni quelle carrière embrasser, ni quel genre de
vie mener. J’éprouvais toujours une répugnance invincible pour la
maison paternelle; et, comme je balançais longtemps, le souvenir de
la détresse où j’avais été s’évanouissait, et avec lui mes faibles
désirs de retour, jusqu’à ce qu’enfin je les mis tout à fait de côté,
et cherchai à faire un voyage.

Cette maligne influence qui m’avait premièrement poussé hors de
la maison paternelle, qui m’avait suggéré l’idée extravagante et
indéterminée de faire fortune, et qui m’avait inculqué si fortement
ces fantaisies, que j’étais devenu sourd aux bons avis, aux
remontrances, et même aux ordres de mon père; cette même influence,
donc, quelle qu’elle fût, me fit concevoir la plus malheureuse de
toutes les entreprises, celle de monter à bord d’un vaisseau partant
pour la côte d’Afrique, ou, comme nos marins disent vulgairement, pour
un voyage de Guinée.

Ce fut un grand malheur pour moi, dans toutes ces aventures, que je
ne fisse point, à bord, le service comme un matelot; à la vérité,
j’aurais travaillé plus rudement que de coutume, mais, en même temps,
je me serais instruit des devoirs et de l’office d’un marin; et,
avec le temps, j’aurais pu me rendre apte à faire un pilote ou un
lieutenant, sinon un capitaine. Mais ma destinée était toujours de
choisir le pire; parce que j’avais de l’argent en poche et de bons
vêtements sur le dos, je voulais toujours aller à bord comme un
_gentleman_; aussi je n’eus jamais aucune charge sur un bâtiment et ne
sus jamais en remplir aucune.

J’eus la chance, dès mon arrivée à Londres, de tomber en assez bonne
compagnie, ce qui n’arrive pas toujours aux jeunes fous libertins
et abandonnés comme je l’étais alors, le démon ne tardant pas
généralement à leur dresser quelques embûches; mais pour moi il n’en
fut pas ainsi. Ma première connaissance fut un capitaine de vaisseau
qui, étant allé sur la côte de Guinée avec un très grand succès,
avait résolu d’y retourner; ayant pris goût à ma société, qui alors
n’était pas du tout désagréable, et m’ayant entendu parler de mon
projet de voir le monde, il me dit:—«Si vous voulez faire le voyage
avec moi, vous n’aurez aucune dépense, vous serez mon commensal et mon
compagnon; et si vous vouliez emporter quelque chose avec vous, vous
jouiriez de tous les avantages que le commerce offrirait, et peut-être
y trouveriez-vous quelque profit.»

J’acceptai l’offre, et me liant d’étroite amitié avec ce capitaine,
qui était un homme franc et honnête, je fis ce voyage avec lui,
risquant une petite somme, que, par sa probité désintéressée,
j’augmentai considérablement; car je n’emportai environ que pour
quarante livres sterling de verroteries et de babioles qu’il m’avait
conseillé d’acheter. Ces quarante livres sterling, je les avais
amassées par l’assistance de quelques-uns de mes parents avec lesquels
je correspondais, et qui, je pense, avaient engagé mon père ou au
moins ma mère à contribuer d’autant à ma première entreprise.

C’est le seul voyage où je puis dire avoir été heureux dans toutes mes
spéculations, et je le dois à l’intégrité et à l’honnêteté de mon ami
le capitaine; en outre, j’y acquis aussi une suffisante connaissance
des mathématiques et des règles de la navigation; j’appris à faire
l’estime d’un vaisseau et à prendre la hauteur; bref, à entendre
quelques-unes des choses qu’un homme de mer doit nécessairement
savoir. Autant mon capitaine prenait de plaisir à m’instruire, autant
je prenais de plaisir à étudier; et, en un mot, ce voyage me fit tout
à la fois marin et marchand. Pour ma pacotille, je rapportai donc cinq
livres neuf onces de poudre d’or, qui me valurent, à mon retour à
Londres, à peu près trois cents livres sterling, et me remplirent de
pensées ambitieuses qui, plus tard, consommèrent ma ruine.

Néanmoins, j’eus en ce voyage mes disgrâces aussi; je fus surtout
continuellement malade et jeté dans une violente calenture[3], par la
chaleur excessive du climat: notre principal trafic se faisant sur
la côte depuis le quinzième degré de latitude septentrionale jusqu’à
l’équateur.

Je voulais alors me faire marchand de Guinée, et pour mon malheur,
mon ami étant mort peu de temps après son arrivée, je résolus
d’entreprendre encore ce voyage, et je m’embarquai sur le même navire
avec celui qui, la première fois, en avait été le contremaître, et qui
alors en avait obtenu le commandement. Jamais traversée ne fut plus
déplorable; car bien que je n’emportasse pas tout à fait cent livres
sterling de ma nouvelle richesse, laissant deux cents livres confiées
à la veuve de mon ami, qui fut très fidèle dépositaire, je ne laissai
pas de tomber en de terribles infortunes. Notre vaisseau, cinglant
vers les Canaries, ou plutôt entre ces îles et la côte d’Afrique,
fut surpris, à l’aube du jour, par un corsaire turc de Sallé, qui
nous donna la chasse avec toute la voile qu’il pouvait faire. Pour
le parer, nous forçâmes aussi de voiles autant que nos vergues en
purent déployer et nos mâts en purent charrier; mais, voyant que le
pirate gagnait sur nous, et qu’assurément avant peu d’heures il nous
joindrait, nous nous préparâmes au combat. Notre navire avait douze
canons et l’écumeur en avait dix-huit.

[Illustration: Notre vaisseau fut surpris, à l’aube du jour, par un
corsaire turc de Sallé.]

Environ à trois heures de l’après-midi, il entra dans nos eaux, et
nous attaqua par méprise, juste en travers de notre hanche, au lieu
de nous enfiler par notre poupe, comme il le voulait. Nous pointâmes
huit de nos canons de ce côté, et lui envoyâmes une bordée qui le
fit reculer, après avoir répondu à notre feu et avoir fait faire
une mousqueterie à près de deux cents hommes qu’il avait à bord.
Toutefois, tout notre monde se tenant couvert, pas un de nous n’avait
été touché. Il se prépara à nous attaquer derechef, et nous, derechef,
à nous défendre; mais cette fois, venant à l’abordage par l’autre
flanc, il jeta soixante hommes sur notre pont, qui aussitôt coupèrent
et hachèrent nos agrès. Nous les accablâmes de coups de demi-piques,
de coups de mousquets et de grenades d’une si rude manière, que deux
fois nous les chassâmes de notre pont. Enfin, pour abréger ce triste
endroit de notre histoire, notre vaisseau étant désemparé, trois de
nos hommes tués et huit blessés, nous fûmes contraints de nous rendre,
et nous fûmes tous conduits prisonniers à Sallé, port appartenant aux
Maures.

Là, je reçus des traitements moins affreux que je ne l’avais
appréhendé d’abord. Ainsi que le reste de l’équipage, je ne fus point
emmené dans le pays à la cour de l’empereur; le capitaine du corsaire
me garda pour sa part de prise; et, comme j’étais jeune, agile et à sa
convenance, il me fit son esclave.

A ce changement subit de condition, qui, de marchand, me faisait
misérable esclave, je fus profondément accablé; je me ressouvins alors
du discours prophétique de mon père; que je deviendrais misérable
et n’aurais personne pour me secourir; je le crus ainsi tout à fait
accompli, pensant que je ne pourrais jamais être plus mal, que le
bras de Dieu s’était appesanti sur moi, et que j’étais perdu sans
ressource. Mais, hélas! ce n’était qu’un avant-goût des misères qui
devaient me traverser, comme on le verra dans la suite de cette
histoire.

Mon nouveau patron ou maître m’avait pris avec lui dans sa maison;
j’espérais aussi qu’il me prendrait avec lui quand de nouveau il
irait en mer, et que tôt ou tard son sort serait d’être pris par un
vaisseau de guerre espagnol ou portugais, et qu’alors je recouvrerais
ma liberté; mais cette espérance s’évanouit bientôt, car lorsqu’il
retournait en course, il me laissait à terre pour soigner son petit
jardin et faire à la maison la besogne ordinaire des esclaves; et
quand il revenait de sa croisière, il m’ordonnait de coucher dans sa
cabine pour surveiller le navire.

Là, je songeais sans cesse à mon évasion et au moyen que je pourrais
employer pour l’effectuer, mais je ne trouvai aucun expédient qui
offrît la moindre probabilité, rien qui pût faire supposer ce
projet raisonnable; car je n’avais pas une seule personne à qui
le communiquer, pour qu’elle s’embarquât avec moi; ni compagnons
d’esclavage, ni Anglais, ni Irlandais, ni Écossais. De sorte que
pendant deux ans, quoique je me berçasse souvent de ce rêve, je
n’entrevis néanmoins jamais la moindre chance favorable de le réaliser.

Au bout de ce temps environ il se présenta une circonstance singulière
qui me remit en tête mon ancien projet de faire quelque tentative
pour recouvrer ma liberté. Mon patron restant alors plus longtemps
que de coutume sans armer son vaisseau, et, à ce que j’appris, faute
d’argent, avait pour habitude, régulièrement deux ou trois fois
par semaine, quelquefois plus si le temps était beau, de prendre
la pinasse du navire et de s’en aller pêcher dans la rade; pour
tirer à la rame, il m’emmenait toujours avec lui, ainsi qu’un jeune
Maurisque[4]; nous le divertissions beaucoup, et je me montrais fort
adroit à attraper le poisson; si bien qu’il m’envoyait quelquefois
avec un Maure de ses parents et le jeune garçon, le Maurisque, comme
on l’appelait, pour lui pêcher un plat de poisson.

[Illustration: ... Et je me montrais fort adroit à attraper le
poisson.]

Une fois, il arriva qu’étant allés à la pêche, un matin, par un
grand calme, une brume s’éleva si épaisse que nous perdîmes de vue
le rivage, quoique nous n’en fussions pas éloignés d’une demi-lieue.
Ramant à l’aventure, nous travaillâmes tout le jour et toute la nuit
suivante; et quand vint le matin, nous nous trouvâmes avoir gagné le
large au lieu d’avoir gagné la rive, dont nous étions écartés au moins
de deux lieues. Cependant nous l’atteignîmes, à la vérité non sans
beaucoup de peine et non sans quelque danger, car dans la matinée le
vent commença à souffler assez fort, et nous étions tout mourants de
faim.

Or, notre patron, mis en garde par cette aventure, résolut d’avoir
plus soin de lui à l’avenir; ayant à sa disposition la chaloupe de
notre navire anglais qu’il avait capturé, il se détermina à ne plus
aller à la pêche sans une boussole et quelques provisions, et il
ordonna au charpentier de son bâtiment, qui était aussi un Anglais
esclave, d’y construire dans le milieu une chambre de parade ou
cabine semblable à celle d’un canot de plaisance, laissant assez de
place derrière pour manier le gouvernail et border les écoutes, et
assez de place devant pour qu’une personne ou deux pussent manœuvrer
la voile. Cette chaloupe cinglait avec ce que nous appelons une voile
d’_épaule de mouton_[5], qu’on amurait sur le faîte de la cabine,
qui était basse et étroite, et contenait seulement une chambre à
coucher pour le patron et un ou deux esclaves, une table à manger, et
quelques équipets pour mettre des bouteilles de certaines liqueurs à
sa convenance, et surtout son pain, son riz et son café.

Sur cette chaloupe, nous allions fréquemment à la pêche; et comme
j’étais très habile à lui attraper du poisson, il n’y allait
jamais sans moi. Or, il advint qu’un jour, ayant projeté de faire
une promenade dans ce bateau avec deux ou trois Maures de quelque
distinction en cette place, il fit de grands préparatifs, et, la
veille, à cet effet, envoya au bateau une plus grande quantité de
provisions que de coutume, et me commanda de tenir prêts trois fusils
avec de la poudre et du plomb, qui se trouvaient à bord de son
vaisseau, parce qu’ils se proposaient le plaisir de la chasse aussi
bien que celui de la pêche.

Je préparai toutes choses selon ses ordres, et le lendemain au matin
j’attendais dans la chaloupe, lavée et parée avec guidon et flamme au
vent, pour la digne réception de ses hôtes, lorsque incontinent mon
patron vint tout seul à bord, et me dit que ses convives avaient remis
la partie, à cause de quelques affaires qui leur étaient survenues. Il
m’enjoignit ensuite, suivant l’usage, d’aller sur ce bateau avec le
Maure et le jeune garçon pour pêcher quelques poissons, parce que ses
amis devaient souper chez lui, me recommandant de revenir à la maison
aussitôt que j’aurais fait une bonne capture. Je me mis en devoir
d’obéir.

Cette occasion réveilla en mon esprit mes premières idées de liberté;
car alors je me trouvais sur le point d’avoir un petit navire à mon
commandement. Mon maître étant parti, je commençai à me munir, non
d’ustensiles de pêche, mais de provisions de voyage, quoique je ne
susse ni ne considérasse où je devais faire route, pour sortir de ce
lieu, tout chemin m’étant bon.

Mon premier soin fut de trouver un prétexte pour engager le Maure
à mettre à bord quelque chose pour notre subsistance. Je lui dis
qu’il ne fallait pas que nous comptassions manger le pain de notre
patron.—«Cela est juste, répliqua-t-il;»—et il apporta une grande
corbeille de _rusk_ ou de biscuit de mer de leur façon et trois
jarres d’eau fraîche. Je savais où mon maître avait placé son coffre
à liqueurs, qui, cela était évident par sa structure, devait provenir
d’une prise faite sur les Anglais. J’en transportai les bouteilles
dans la chaloupe tandis que le Maure était sur le rivage, comme
si elles eussent été mises là auparavant pour notre maître. J’y
transportai aussi un gros bloc de cire vierge qui pesait bien environ
un demi-quintal, avec un paquet de fil ou ficelle, une hache, une scie
et un marteau, qui nous furent tous d’un grand usage dans la suite,
surtout le morceau de cire pour faire des chandelles. Puis j’essayai
sur le Maure d’une autre tromperie dans laquelle il donna encore
innocemment. Son nom était Ismaël, dont les Maures font Muly ou Moléy;
ainsi l’appelai-je et lui dis-je:—«Moléy, les mousquets de notre
patron sont à bord de la chaloupe; ne pourriez-vous pas vous procurer
un peu de poudre et de plomb de chasse, afin de tuer, pour nous
autres, quelques _alcamies_,—oiseau semblable à notre courlieu,—car
je sais qu’il a laissé à bord du navire les provisions de la soute
aux poudres.»—«Oui, dit-il, j’en apporterai un peu;»—et en effet il
apporta une grande poche de cuir contenant environ une livre et demie
de poudre, plutôt plus que moins, et une autre poche pleine de plomb
et de balles, pesant environ six livres, et il mit le tout dans la
chaloupe. Pendant ce temps, dans la grande cabine de mon maître,
j’avais découvert un peu de poudre dont j’emplis une grosse bouteille
qui s’était trouvée presque vide dans le bahut, après avoir transvasé
ce qui y restait. Ainsi fournis de toutes choses nécessaires, nous
sortîmes du havre pour aller à la pêche. A la forteresse qui est à
l’entrée du port on savait qui nous étions, on ne prit point garde à
nous. A peine étions-nous à un mille en mer, nous amenâmes notre voile
et nous nous assîmes pour pêcher. Le vent soufflait nord-nord-est, ce
qui était contraire à mon désir; car s’il avait soufflé sud, j’eusse
été certain d’atterrir à la côte d’Espagne, ou au moins d’atteindre la
baie de Cadix; mais ma résolution était, vente qui vente, de sortir de
cet horrible lieu, et d’abandonner le reste au destin.

Après que nous eûmes pêché longtemps et rien pris, car lorsque j’avais
un poisson à mon hameçon, pour qu’on ne pût le voir je ne le tirais
point dehors:—«Nous ne faisons rien, dis-je au Maure; notre maître
n’entend pas être servi comme ça; il nous faut encore remonter plus
au large.»—Lui, n’y voyant pas malice, y consentit, et se trouvant à
la proue, déploya les voiles. Comme je tenais la barre du gouvernail,
je conduisis l’embarcation à une lieue au delà; alors je mis en panne
comme si je voulais pêcher; et, tandis que le jeune garçon tenait
le timon, j’allai à la proue vers le Maure; et, faisant comme si je
me baissais pour ramasser quelque chose derrière lui, je le saisis
par surprise en passant mon bras entre ses jambes, et je le lançai
brusquement hors du bord dans la mer. Il se redressa aussitôt, car il
nageait comme un liège, et, m’appelant, il me supplia de le reprendre
à bord, et me jura qu’il irait d’un bout à l’autre du monde avec moi.
Comme il nageait avec une grande vigueur après la chaloupe et qu’il
faisait alors peu de vent, il m’aurait promptement atteint.

Sur ce, j’allai dans la cabine, et, prenant une des arquebuses de
chasse, je le couchai en joue et lui dis:—«Je ne vous ai pas fait de
mal, et, si vous ne vous obstinez pas, je ne vous en ferai point. Vous
nagez bien assez pour regagner la rive; la mer est calme, hâtez-vous
d’y aller, je ne vous frapperai point; mais si vous vous approchez
du bateau, je vous tire une balle dans la tête, car je suis résolu
à recouvrer ma liberté.»—Alors il revira et nagea vers le rivage.
Je ne doute point qu’il ne l’ait atteint facilement, car c’était un
excellent nageur.

[Illustration: —... mais si vous vous approchez du bateau, je vous
tire une balle dans la tête.]

J’eusse été plus satisfait d’avoir gardé ce Maure et d’avoir noyé le
jeune garçon; mais, là, je ne pouvais risquer de me confier à lui.
Quand il fut éloigné, je me tournai vers le jeune garçon, appelé Xury,
et je lui dis:—«Xury, si tu veux m’être fidèle, je ferai de toi un
homme; mais si tu ne mets la main sur ta face que tu seras sincère
avec moi,—ce qui est jurer par Mahomet et la barbe de son père,—il
faut que je te jette aussi dans la mer.»—Cet enfant me fit un sourire,
et me parla si innocemment que je n’aurais pu me défier de lui; puis
il fit le serment de m’être fidèle et de me suivre en tous lieux.

Tant que je fus en vue du Maure, qui était à la nage, je portai
directement au large, préférant bouliner, afin qu’on pût croire que
j’étais allé vers le détroit[6], comme en vérité on eût pu le supposer
de toute personne dans son bon sens; car aurait-on pu imaginer que
nous faisions route au sud, vers une côte véritablement barbare, où
nous étions sûrs que toutes les peuplades de nègres nous entoureraient
de leurs canots et nous désoleraient; où nous ne pourrions aller
au rivage sans être dévorés par les bêtes sauvages ou par de plus
impitoyables sauvages de l’espèce humaine.

Mais aussitôt qu’il fit sombre, je changeai de route, et je gouvernai
au sud-est, inclinant un peu ma course vers l’est, pour ne pas
m’éloigner de la côte; et, ayant un bon vent, une mer calme et unie,
je fis tellement de la voile, que le lendemain, à trois heures de
l’après-midi, quand je découvris premièrement la terre, je devais être
au moins à cent cinquante milles au sud de Sallé, tout à fait au delà
des États de l’empereur du Maroc, et même de tout autre roi de par là,
car nous ne vîmes personne.

Toutefois, la peur que j’avais des Maures était si grande, et les
appréhensions que j’avais de tomber entre leurs mains étaient si
terribles, que je ne voulus ni ralentir, ni aller à terre, ni
laisser tomber l’ancre. Le vent continuant à être favorable, je
naviguai ainsi cinq jours durant; mais lorsqu’il eut tourné au sud,
je conclus que si quelque vaisseau était en chasse après moi, il
devait alors se retirer; aussi hasardai-je d’atterrir et mouillai-je
l’ancre à l’embouchure d’une petite rivière, je ne sais laquelle, je
ne sais où, ni quelle latitude, quelle contrée, ou quelle nation:
je n’y vis pas ni ne désirai point y voir aucun homme; la chose
importante dont j’avais besoin, c’était de l’eau fraîche. Nous
entrâmes dans cette crique sur le soir, nous déterminant d’aller
à terre à la nage sitôt qu’il ferait sombre, et de reconnaître le
pays. Mais aussitôt qu’il fit entièrement obscur, nous entendîmes un
si épouvantable bruit d’aboiement, de hurlement et de rugissement
de bêtes farouches dont nous ne connaissions pas l’espèce, que le
pauvre petit garçon faillit en mourir de frayeur, et me supplia de
ne point descendre à terre avant le jour.—«Bien, Xury, lui dis-je,
maintenant je n’irai point, mais peut-être au jour verrons-nous des
hommes qui seront plus méchants pour nous que des lions.»—«Alors
nous tirer à eux un coup de mousquet, dit en riant Xury, pour faire
eux s’enfuir loin.»—Tel était l’anglais que Xury avait appris par la
fréquentation de nous autres esclaves. Néanmoins, je fus aise de voir
cet enfant si résolu, et je lui donnai, pour le réconforter, un peu
de liqueur tirée d’une bouteille du coffre de notre patron. Après
tout, l’avis de Xury était bon, et je le suivis; nous mouillâmes
notre petite ancre, et nous demeurâmes tranquilles toute la nuit; je
dis tranquilles parce que nous ne dormîmes pas, car durant deux ou
trois heures nous aperçûmes des créatures excessivement grandes et de
différentes espèces,—auxquelles nous ne savions quels noms donner,—qui
descendaient vers la rive et couraient dans l’eau, en se vautrant
et se lavant pour le plaisir de se rafraîchir; elles poussaient des
hurlements et des meuglements si affreux que jamais, en vérité, je
n’ai rien ouï de semblable.

Xury était horriblement effrayé, et, au fait, je l’étais aussi; mais
nous fûmes tous deux plus effrayés encore quand nous entendîmes une
de ces énormes créatures venir à la nage vers notre chaloupe. Nous ne
pouvions la voir, mais nous pouvions reconnaître à son soufflement
que ce devait être une bête monstrueusement grosse et furieuse. Xury
prétendait que c’était un lion, cela pouvait bien être; tout ce que
je sais, c’est que le pauvre enfant me disait de lever l’ancre et de
faire force de rames.—«Non pas, Xury, lui répondis-je; il vaut mieux
filer par le bout notre câble avec une bouée, et nous éloigner en
mer; car il ne pourra nous suivre fort loin.»—Je n’eus pas plutôt
parlé ainsi que j’aperçus cet animal,—quel qu’il fût,—à deux portées
d’aviron, ce qui me surprit un peu. Néanmoins, aussitôt j’allai à
l’entrée de la cabine, je pris mon mousquet et je fis feu sur lui: à
ce coup il tournoya et nagea de nouveau vers le rivage.

Il est impossible de décrire le tumulte horrible, les cris affreux
et les hurlements qui s’élevèrent sur le bord du rivage et dans
l’intérieur des terres, au bruit et au retentissement de mon mousquet;
je pense avec quelque raison que ces créatures n’avaient auparavant
jamais rien ouï de pareil. Ceci me fit voir que nous ne devions
pas descendre sur cette côte pendant la nuit, et combien il serait
chanceux de s’y hasarder pendant le jour, car tomber entre les
mains de quelques sauvages était, pour nous, tout aussi redoutable
que de tomber dans les griffes des lions et des tigres; du moins
appréhendions-nous également l’un et l’autre danger.

Quoi qu’il en fût, nous étions obligés d’aller quelque part à
l’aiguade; il ne nous restait pas à bord une pinte d’eau; mais quand?
mais où? c’était là l’embarras. Xury me dit que si je voulais le
laisser aller à terre avec une des jarres, il découvrirait s’il y
avait de l’eau et m’en apporterait. Je lui demandai pourquoi il y
voulait aller; pourquoi ne resterait-il pas dans la chaloupe, et
moi-même n’irais-je pas? Cet enfant me répondit avec tant d’affection
que je l’en aimai toujours depuis. Il me dit:—«Si les sauvages hommes
venir, eux manger moi, vous s’enfuir.»—«Bien, Xury, m’écriai-je, nous
irons tous deux, et si les hommes sauvages viennent, nous les tuerons;
ils ne nous mangeront ni l’un ni l’autre.»—Alors je donnai à Xury un
morceau de biscuit et à boire une gorgée de liqueur tirée du coffre
de notre patron, dont j’ai parlé précédemment; puis, ayant halé la
chaloupe aussi près du rivage que nous le jugions convenable, nous
descendîmes à terre, n’emportant seulement avec nous que nos armes et
deux jarres pour faire de l’eau.

Je n’eus garde d’aller hors de la vue de notre chaloupe, craignant
une descente de canots de sauvages sur la rivière; mais le petit
garçon ayant aperçu un lieu bas à environ un mille dans les terres,
il y courut, et aussitôt je le vis revenir vers moi. Je pensai qu’il
était poursuivi par quelque sauvage ou épouvanté par quelque bête
féroce; je volai à son secours; mais quand je fus assez proche de
lui, je distinguai quelque chose qui pendait sur son épaule: c’était
un animal sur lequel il avait tiré, semblable à un lièvre, mais d’une
couleur différente et plus long des jambes. Toutefois, nous en fûmes
fort joyeux, car ce fut un excellent manger; mais ce qui avait causé
la grande joie du pauvre Xury, c’était de m’apporter la nouvelle qu’il
avait trouvé de la bonne eau sans rencontrer des sauvages.

Nous vîmes ensuite qu’il ne nous était pas nécessaire de prendre tant
de peines pour faire de l’eau; car un peu au-dessus de la crique où
nous étions, nous trouvâmes l’eau douce; quand la marée était basse,
elle remontait fort peu avant. Ainsi nous emplîmes nos jarres, nous
nous régalâmes du lièvre que nous avions tué, et nous nous préparâmes
à reprendre notre route sans avoir découvert un vestige humain dans
cette portion de la contrée.

[Illustration: Ainsi nous emplîmes nos jarres.]

Comme j’avais déjà fait un voyage à cette côte, je savais très
bien que les îles Canaries et les îles du cap Vert n’étaient pas
éloignées; mais comme je n’avais pas d’instruments pour prendre
hauteur et connaître la latitude où nous étions, et ne sachant pas
exactement ou au moins ne me rappelant pas dans quelle latitude elles
étaient elles-mêmes situées, je ne savais où les chercher ni quand il
faudrait, de leur côté, porter le cap au large; sans cela, j’aurais pu
aisément trouver une de ces îles. En tenant le long de la côte jusqu’à
ce que j’arrivasse à la partie où trafiquent les Anglais, mon espoir
était de rencontrer en opération habituelle de commerce quelqu’un de
leurs vaisseaux qui nous secourrait et nous prendrait à bord.

Suivant mon calcul le plus exact, le lieu où j’étais alors doit
être cette contrée s’étendant entre les possessions de l’empereur
du Maroc et la Nigritie; contrée inculte, peuplée seulement par les
bêtes féroces, les nègres l’ayant abandonnée et s’étant retirés plus
au midi, de peur des Maures; et les Maures dédaignant de l’habiter
à cause de sa stérilité; mais au fait, les uns et les autres y ont
renoncé parce qu’elle est le repaire d’une quantité prodigieuse de
tigres, de lions, de léopards et d’autres farouches créatures; aussi
ne sert-elle aux Maures que pour leurs chasses, où ils vont, comme une
armée, deux ou trois mille hommes à la fois. Véritablement, durant
près de cent milles de suite sur cette côte, nous ne vîmes pendant le
jour qu’un pays agreste et désert, et n’entendîmes pendant la nuit que
les hurlements et les rugissements des bêtes sauvages.

Une ou deux fois dans la journée, je crus apercevoir le pic de
Ténériffe dans les Canaries, et j’eus grande envie de m’aventurer au
large dans l’espoir de l’atteindre; mais, l’ayant essayé deux fois,
je fus repoussé par les vents contraires; et comme aussi la mer était
trop grosse pour mon petit vaisseau, je résolus de continuer mon
premier dessein de côtoyer le rivage.

Après avoir quitté ce lieu, je fus plusieurs fois obligé d’aborder
pour faire aiguade; et une fois entre autres qu’il était de bon matin,
nous vînmes mouiller sous une petite pointe de terre assez élevée et
la marée commençant à monter, nous attendions tranquillement qu’elle
nous portât plus avant. Xury, qui, à ce qu’il paraît, avait plus que
moi l’œil au guet, m’appela doucement et me dit que nous ferions mieux
de nous éloigner du rivage:—«car regardez là-bas, ajouta-t-il, ce
monstre affreux étendu sur le flanc de cette colline, et profondément
endormi.»—Je regardai au lieu qu’il désignait, et je vis un monstre
épouvantable, en vérité, car c’était un énorme et terrible lion couché
sur le penchant du rivage, à l’ombre d’une portion de la montagne,
qui, en quelque sorte, pendait presque au-dessus de lui.—«Xury, lui
dis-je, va à terre, et tue-le.»—Xury parut effrayé, et répliqua:—«Moi
tuer! lui manger moi d’une seule bouche.»—Il voulait dire d’une seule
bouchée. Toutefois, je ne dis plus rien à ce garçon; seulement je
lui ordonnai de rester tranquille, et je pris notre plus gros fusil,
qui était presque du calibre d’un mousquet, et après y avoir mis une
bonne charge de poudre et deux lingots, je le posai à terre; puis en
chargeai un autre à deux balles; et le troisième, car nous en avions
trois, je le chargeai de cinq chevrotines. Je pointai du mieux que
je pus ma première arme pour le frapper à la tête; mais il était
couché de telle façon, avec une patte passée un peu au-dessus de son
mufle, que les lingots l’atteignirent à la jambe près du genou, et lui
brisèrent l’os. Il tressaillit d’abord en grondant; mais sentant sa
jambe brisée, il se rabattit, puis il se dressa sur trois jambes, et
jeta le plus effroyable rugissement que j’entendis jamais. Je fus un
peu surpris de ne l’avoir point frappé à la tête. Néanmoins je pris
aussitôt mon second mousquet, et quoiqu’il commençât à s’éloigner,
je fis feu de nouveau; je l’atteignis à la tête, et j’eus le plaisir
de le voir se laisser tomber silencieusement et se roidir en luttant
contre la mort. Xury prit alors du cœur, et me demanda de le laisser
aller à terre.—«Soit; va, lui dis-je.»—Aussitôt ce garçon sauta à
l’eau, et tenant un petit mousquet d’une main, il nagea de l’autre
jusqu’au rivage. Puis, s’étant approché du lion, il lui posa le canon
du mousquet à l’oreille et le lui déchargea aussi dans la tête, ce qui
l’expédia tout à fait.

C’était véritablement une chasse pour nous, mais ce n’était pas du
gibier, et j’étais très fâché de perdre trois charges de poudre et
des balles sur une créature qui n’était bonne à rien pour nous. Xury,
néanmoins, voulait en emporter quelque chose. Il vint donc à bord,
et me demanda de lui donner la hache.—«Pourquoi faire, Xury? lui
dis-je.»—«Moi trancher sa tête, répondit-il.»—Toutefois Xury ne put
pas la lui trancher, mais il lui coupa une patte qu’il m’apporta: elle
était monstrueuse.

Cependant je réfléchis que sa peau pourrait sans doute, d’une façon ou
d’une autre, nous être de quelque valeur, et je résolus de l’écorcher
si je le pouvais. Xury et moi allâmes donc nous mettre à l’œuvre; mais
à cette besogne Xury était de beaucoup le meilleur ouvrier, car je ne
savais comment m’y prendre. Au fait, cela nous occupa tous deux durant
la journée entière; enfin nous en vînmes à bout, et nous l’étendîmes
sur le toit de notre cabine. Le soleil la sécha parfaitement en deux
jours. Je m’en servis ensuite pour me coucher dessus.

Après cette halte, nous naviguâmes continuellement vers le sud pendant
dix ou douze jours, usant avec parcimonie de nos provisions, qui
commençaient à diminuer beaucoup, et ne descendant à terre que lorsque
nous y étions obligés pour aller à l’aiguade. Mon dessein était alors
d’atteindre le fleuve de Gambie ou le fleuve de Sénégal, c’est-à-dire
aux environs du cap Vert, où j’espérais rencontrer quelque bâtiment
européen; le cas contraire échéant, je ne savais plus quelle route
tenir, à moins que je ne me misse à la recherche des îles ou que
j’allasse périr au milieu des nègres.

Je savais que tous les vaisseaux qui font voile pour la côte de
Guinée, le Brésil ou les Indes orientales, touchent à ce cap ou à ces
îles. En un mot, je plaçais là toute l’alternative de mon sort, soit
que je dusse rencontrer un bâtiment, soit que je dusse périr.

Quand j’eus suivi cette résolution pendant environ dix jours de plus,
comme je l’ai déjà dit, je commençai à m’apercevoir que la côte était
habitée, et en deux ou trois endroits que nous longions, nous vîmes
des gens qui s’arrêtaient sur le rivage pour nous regarder; nous
pouvions aussi distinguer qu’ils étaient entièrement noirs et tout à
fait nus. J’eus une fois l’envie de descendre à terre vers eux; mais
Xury fut meilleur conseiller, et me dit:—«Pas aller! Pas aller!»—Je
halai cependant plus près du rivage afin de pouvoir leur parler,
et ils me suivirent pendant quelque temps le long de la rive. Je
remarquai qu’ils n’avaient point d’armes à la main, un seul excepté
qui portait un long et mince bâton, que Xury dit être une lance qu’ils
pouvaient lancer fort loin avec beaucoup de justesse. Je me tins donc
à distance, mais je causai avec eux, par gestes, aussi bien que je
pus, et particulièrement pour leur demander quelque chose à manger.
Ils me firent signe d’arrêter ma chaloupe, et qu’ils iraient me
chercher quelque nourriture. Sur ce, j’abaissai le haut de ma voile;
je m’arrêtai proche, et deux d’entre eux coururent dans le pays, et en
moins d’une demi-heure revinrent, rapportant avec eux deux morceaux
de viande sèche et du grain, productions de leur contrée. Ni Xury ni
moi ne savions ce que c’était; pourtant nous étions fort désireux de
le recevoir; mais comment y parvenir? Ce fut là notre embarras. Je
n’osais point aller à terre vers eux, qui n’étaient pas moins effrayés
de nous. Bref, ils prirent un détour excellent pour nous tous; ils
déposèrent les provisions sur le rivage, et se retirèrent à une grande
distance jusqu’à ce que nous les eûmes toutes embarquées, puis se
rapprochèrent de nous.

N’ayant rien à leur donner en échange, nous leur faisions des signes
de remerciement, quand tout à coup s’offrit une merveilleuse occasion
de les obliger. Tandis que nous étions arrêtés près de la côte, voici
venir des montagnes deux énormes créatures se poursuivant avec fureur.
Était-ce le mâle qui poursuivait la femelle? Étaient-ils en ébats
ou en rage? Il eût été impossible de le dire. Était-ce ordinaire ou
étrange? je ne sais. Toutefois, je pencherais plutôt pour le dernier,
parce que ces animaux voraces n’apparaissent guère que la nuit, et
parce que nous vîmes la foule horriblement épouvantée, surtout les
femmes, L’homme qui portait la lance ou le dard ne prit point la fuite
à leur aspect comme tout le reste. Néanmoins, ces deux créatures
coururent droit à la mer, et, ne montrant nulle intention de se jeter
sur un seul de ces nègres, elles se plongèrent dans les flots et se
mirent à nager çà et là, comme si elles y étaient venues pour leur
divertissement. Enfin un de ces animaux commença à s’approcher de
mon embarcation plus près que je ne m’y serais attendu d’abord; mais
j’étais en garde contre lui, car j’avais chargé mon mousquet avec
toute la promptitude possible, et j’avais ordonné à Xury de charger
les autres. Dès qu’il fut à ma portée, je fis feu et je le frappai
droit à la tête. Aussitôt il s’enfonça dans l’eau, mais aussitôt il
reparut et plongea et replongea, semblant lutter avec la vie: ce qui
était en effet, car immédiatement il se dirigea vers le rivage et
périt juste au moment de l’atteindre, tant à cause des coups mortels
qu’il avait reçus que de l’eau qui l’étouffa.

Il serait impossible d’exprimer l’étonnement de ces pauvres gens au
bruit et au feu de mon mousquet. Quelques-uns d’entre eux faillirent
en mourir d’effroi, et, comme morts, tombèrent contre terre dans la
plus grande terreur. Mais quand ils eurent vu l’animal tué et enfoncé
sous l’eau, et que je leur eus fait signe de revenir sur le bord,
ils prirent du cœur; ils s’avancèrent vers la rive et se mirent à sa
recherche. Son sang, qui teignait l’eau, me le fit découvrir; et, à
l’aide d’une corde dont je l’entourai et que je donnai aux nègres pour
le haler, ils le traînèrent au rivage. Là, il se trouva que c’était un
léopard des plus curieux, parfaitement moucheté et superbe. Les nègres
levaient leurs mains dans l’admiration de penser ce que pouvait être
ce avec quoi je l’avais tué.

L’autre animal, effrayé par l’éclair et la détonation de mon mousquet,
regagna la rive à la nage et s’enfuit directement vers les montagnes
d’où il était venu, et je ne pus, à cette distance, reconnaître ce
qu’il était. Je m’aperçus bientôt que les nègres étaient disposés à
manger la chair du léopard; aussi voulus-je le leur faire accepter
comme une faveur de ma part; et, quand par mes signes je leur eus fait
savoir qu’ils pouvaient le prendre, ils en furent très reconnaissants.
Aussitôt ils se mirent à l’ouvrage et l’écorchèrent avec un morceau
de bois affilé, aussi promptement, même plus promptement que nous
ne pourrions le faire avec un couteau. Ils m’offrirent de sa chair;
j’éludai cette offre, affectant de vouloir la leur abandonner; mais,
par mes signes, leur demandant la peau, qu’ils me donnèrent très
franchement, en m’apportant en outre une grande quantité de leurs
victuailles, que j’acceptai, quoiqu’elles me fussent inconnues. Alors
je leur fis des signes pour avoir de l’eau, et je leur montrai une de
mes jarres en la tournant sens dessus dessous, pour faire voir qu’elle
était vide et que j’avais besoin qu’elle fût remplie. Aussitôt ils
appelèrent quelques-uns des leurs, et deux femmes vinrent, apportant
un grand vase de terre qui, je le suppose, était cuite au soleil.
Ainsi que précédemment, ils le déposèrent, pour moi, sur le rivage.
J’y envoyai Xury avec mes jarres, et il les remplit toutes trois.

J’étais alors fourni d’eau, de racines et de grains tels quels; je
pris congé de mes bons nègres, et, sans m’approcher du rivage, je
continuai ma course pendant onze jours environ, avant que je visse
devant moi la terre s’avancer bien avant dans l’océan à la distance
environ de quatre ou cinq lieues. Comme la mer était très calme, je
me mis au large pour gagner cette pointe. Enfin, la doublant à deux
lieues de la côte, je vis distinctement des terres à l’opposite; alors
je conclus, au fait cela était indubitable, que d’un côté j’avais le
cap Vert, et de l’autre ces îles qui lui doivent leur nom. Toutefois
elles étaient fort éloignées, et je ne savais pas trop ce qu’il
fallait que je fisse; car si j’avais été surpris par un coup de vent,
il m’eût été impossible d’atteindre ni l’un ni l’autre.

Dans cette perplexité, comme j’étais fort pensif, j’entrai dans la
cabine et je m’assis, laissant à Xury la barre du gouvernail, quand
subitement ce jeune garçon s’écria:—«Maître! maître! un vaisseau
avec une voile!»—La frayeur avait mis hors de lui-même ce simple
enfant, qui pensait qu’infailliblement c’était un des vaisseaux de son
maître envoyés à notre poursuite tandis que nous étions, comme je ne
l’ignorais pas, tout à fait hors de son atteinte. Je m’élançai de ma
cabine, et non seulement je vis immédiatement le navire, mais encore
je reconnus qu’il était portugais. Je le crus d’abord destiné à faire
la traite des nègres sur la côte de Guinée; mais quand j’eus remarqué
la route qu’il tenait, je fus bientôt convaincu qu’il avait tout autre
destination, et que son dessein n’était pas de serrer la terre. Alors,
je portai le cap au large, et je forçai de voile au plus près, résolu
de lui parler s’il était possible.

Avec toute la voile que je pouvais faire, je vis que jamais je ne
viendrais dans ses eaux, et qu’il serait passé avant que je pusse
lui donner aucun signal. Mais après avoir forcé à tout rompre, comme
j’allais perdre espérance, il m’aperçut sans doute à l’aide de ses
lunettes d’approche; et, reconnaissant que c’était une embarcation
européenne, qu’il supposa appartenir à quelque vaisseau naufragé, il
diminua de voiles afin que je l’atteignisse. Ceci m’encouragea, et
comme j’avais à bord le pavillon de mon patron, je le hissai en berne
en signal de détresse et je tirai un coup de mousquet. Ces deux choses
furent remarquées, car j’appris plus tard qu’on avait vu la fumée,
bien qu’on n’eût pas entendu la détonation. A ces signaux, le navire
mit pour moi complaisamment à la cape et capéa. En trois heures je le
joignis.

On me demanda en portugais, puis en espagnol, puis en français, qui
j’étais; mais je ne comprenais aucune de ces langues. A la fin, un
matelot écossais qui se trouvait à bord m’appela, et je lui répondis
et lui dis que j’étais Anglais, et que je venais de m’échapper de
l’esclavage des Maures de Sallé: alors on m’invita à venir à bord, et
on m’y reçut très obligeamment avec tous mes bagages.

J’étais dans une joie inexprimable, comme chacun peut le croire,
d’être ainsi délivré d’une condition que je regardais comme tout à
fait misérable et désespérée, et je m’empressai d’offrir au capitaine
du vaisseau tout ce que je possédais pour prix de ma délivrance.
Mais il me répondit généreusement qu’il n’accepterait rien de moi,
et que tout ce que j’avais me serait rendu intact à mon arrivée au
Brésil;—«car, dit-il, je vous ai sauvé la vie comme je serais fort
aise qu’on me la sauvât. Peut-être m’est-il réservé une fois ou une
autre d’être secouru dans une semblable position. En outre, en vous
conduisant au Brésil, à une si grande distance de votre pays, si
j’acceptais de vous ce que vous pouvez avoir, vous y mourriez de
faim, et alors je vous reprendrais la vie que je vous ai donnée. Non,
non, _senhor Inglez_, c’est-à-dire monsieur l’Anglais, je veux vous y
conduire par pure commisération; et ces choses-là vous y serviront à
payer votre subsistance et votre traversée de retour.»

Il fut aussi scrupuleux dans l’accomplissement de ses promesses,
qu’il avait été charitable dans ses propositions; car il défendit aux
matelots de toucher à rien de ce qui m’appartenait; il prit alors le
tout en sa garde et m’en donna ensuite un exact inventaire, pour que
je pusse tout recouvrer; tout, jusqu’à mes trois jarres de terre.

Quant à ma chaloupe, elle était fort bonne; il le vit, et me proposa
de l’acheter pour l’usage de son navire, et me demanda ce que j’en
voudrais avoir. Je lui répondis qu’il avait été, à mon égard, trop
généreux en toutes choses, pour que je me permisse de fixer aucun
prix, et que je m’en rapporterais à sa discrétion. Sur quoi, il me
dit qu’il me ferait, de sa main, un billet de quatre-vingts pièces de
huit payable au Brésil; et que si, arrivé là, quelqu’un m’en offrait
davantage, il me tiendrait compte de l’excédent. Il me proposa en
outre soixante pièces de huit pour mon garçon Xury. J’hésitai à les
accepter; non que je répugnasse à le laisser au capitaine, mais à
vendre la liberté de ce pauvre enfant, qui m’avait aidé si fidèlement
à recouvrer la mienne. Cependant, lorsque je lui eus fait savoir ma
raison, il la reconnut juste, et me proposa, pour accommodement, de
donner au jeune garçon une obligation de le rendre libre au bout de
dix ans s’il voulait se faire chrétien. Sur cela, Xury consentant à le
suivre, je l’abandonnai au capitaine.

Nous eûmes une très heureuse navigation jusqu’au Brésil, et nous
arrivâmes à la _Bahia de Todos os Santos_, ou Baie de Tous-les-Saints,
environ vingt-deux jours après. J’étais alors, pour la seconde fois,
délivré de la plus misérable de toutes les conditions de la vie, et
j’avais alors à considérer ce que prochainement je devais faire de moi.

La généreuse conduite du capitaine à mon égard ne saurait être trop
louée. Il ne voulut rien recevoir pour mon passage; il me donna vingt
ducats pour la peau du léopard et quarante pour la peau du lion que
j’avais dans ma chaloupe. Il me fit remettre ponctuellement tout ce
qui m’appartenait en son vaisseau, et tout ce que j’étais disposé à
vendre il me l’acheta; tel que le bahut aux bouteilles, deux de mes
mousquets et un morceau restant du bloc de cire vierge, dont j’avais
fait des chandelles. En un mot, je tirai environ deux cent vingt
pièces de huit de toute ma cargaison, et, avec ce capital, je mis pied
à terre au Brésil.

Là, peu de temps après, le capitaine me recommanda dans la maison d’un
très honnête homme, comme lui-même, qui avait ce qu’on appelle un
_engenho_[7], c’est-à-dire une plantation et une sucrerie. Je vécus
quelque temps chez lui, et, par ce moyen, je pris connaissance de
la manière de planter et de faire le sucre. Voyant la bonne vie que
menaient les planteurs, et combien ils s’enrichissaient promptement,
je résolus, si je pouvais en obtenir la licence, de m’établir parmi
eux, et de me faire planteur, prenant en même temps la détermination
de chercher quelque moyen pour recouvrer l’argent que j’avais laissé
à Londres. Dans ce dessein, ayant obtenu une sorte de lettre de
naturalisation, j’achetai autant de terre inculte que mon argent me le
permit, et je formai un plan pour ma plantation et mon établissement
proportionné à la somme que j’espérais recevoir de Londres.

J’avais un voisin, un Portugais de Lisbonne, mais né de parents
anglais; son nom était Wells, et il se trouvait à peu près dans
les mêmes circonstances que moi. Je l’appelle voisin parce que sa
plantation était proche de la mienne, et que nous vivions très
amicalement. Mon avoir était mince aussi bien que le sien; et,
pendant environ deux années, nous ne plantâmes guère que pour notre
nourriture. Toutefois nous commencions à faire des progrès, et notre
terre commençait à se bonifier; si bien que la troisième année nous
semâmes du tabac et apprêtâmes l’un et l’autre une grande pièce de
terre pour planter des cannes à sucre l’année suivante. Mais tous
les deux nous avions besoin d’aide; alors je sentis plus que jamais
combien j’avais eu tort de me séparer de mon garçon Xury.

Mais hélas! avoir fait mal, pour moi qui ne faisais jamais bien, ce
n’était pas chose étonnante; il n’y avait d’autre remède que de
poursuivre. Je m’étais imposé une occupation tout à fait éloignée de
mon esprit naturel, et entièrement contraire à la vie que j’aimais et
pour laquelle j’avais abandonné la maison de mon père et méprisé tous
ses bons avis; car j’entrais précisément dans la condition moyenne, ce
premier rang de la vie inférieure qu’autrefois il m’avait recommandé,
et que, résolu à suivre, j’eusse pu de même trouver chez nous sans
m’être fatigué à courir le monde. Souvent, je me disais:—«Ce que je
fais ici, j’aurais pu le faire tout aussi bien en Angleterre, au
milieu de mes amis; il était inutile pour cela de parcourir deux mille
lieues, et de venir parmi des étrangers, des sauvages, dans un désert,
et à une telle distance que je ne puis recevoir de nouvelles d’aucun
lieu du monde, où l’on a la moindre connaissance de moi.»

Ainsi j’avais coutume de considérer ma position avec le plus grand
regret. Je n’avais personne avec qui converser, que de temps en temps
mon voisin: point d’autre ouvrage à faire que par le travail de mes
mains, et je me disais souvent que je vivais tout à fait comme un
naufragé jeté sur quelque île déserte et entièrement livré à lui-même.
Combien il a été juste, et combien tout homme devrait réfléchir que
tandis qu’il compare sa situation présente à d’autres qui sont pires,
le ciel pourrait l’obliger à en faire l’échange, et le convaincre, par
sa propre expérience, de sa félicité première: combien il a été juste,
dis-je, que cette vie réellement solitaire, dans une île réellement
déserte, et dont je m’étais plaint, devînt mon lot; moi qui l’avais
si souvent injustement comparée avec la vie que je menais alors, qui,
si j’avais persévéré, m’eût en toute probabilité conduit à une grande
prospérité et à une grande richesse.

J’étais à peu près basé sur les mesures relatives à la conduite
de ma plantation, avant que mon gracieux ami le capitaine du
vaisseau, qui m’avait recueilli en mer, s’en retournât; car son
navire demeura environ trois mois à faire son chargement et ses
préparatifs de voyage. Lorsque je lui parlai du petit capital que
j’avais laissé derrière moi à Londres, il me donna cet amical et
sincère conseil:—«SENHOR INGLEZ[8], me dit-il, car il m’appelait
toujours ainsi,—si vous voulez me donner, pour moi, une procuration
en forme, et pour la personne dépositaire de votre argent, à Londres,
des lettres et des ordres d’envoyer vos fonds à Lisbonne, à telles
personnes que je vous désignerai, et en telles marchandises qui sont
convenables à ce pays-ci, je vous les apporterai, si Dieu veut, à mon
retour; mais comme les choses humaines sont toutes sujettes aux revers
et aux désastres, veuillez ne me remettre des ordres que pour une
centaine de livres sterling, que vous dites être la moitié de votre
fonds, et que vous hasarderez premièrement; si bien que si cela arrive
à bon port, vous pourrez ordonner du reste pareillement; mais si cela
échoue, vous pourrez, au besoin, avoir recours à la seconde moitié.»

Ce conseil était salutaire et plein de considérations amicales; je fus
convaincu que c’était le meilleur parti à prendre; et, en conséquence,
je préparai des lettres pour la dame à qui j’avais confié mon argent,
et une procuration pour le capitaine, ainsi qu’il le désirait.

J’écrivis à la veuve du capitaine anglais une relation de toutes mes
aventures, mon esclavage, mon évasion, ma rencontre en mer avec le
capitaine portugais, l’humanité de sa conduite, l’état dans lequel
j’étais alors, avec toutes les instructions nécessaires pour la remise
de mes fonds; et, lorsque cet honnête capitaine fut arrivé à Lisbonne,
il trouva moyen, par l’entremise d’un des Anglais négociants en cette
ville, d’envoyer non seulement l’ordre, mais un récit complet de mon
histoire, à un marchand de Londres, qui le reporta si efficacement
à la veuve, que non seulement elle délivra mon argent, mais, de sa
propre cassette, elle envoya au capitaine portugais un très riche
cadeau, pour son humanité et sa charité envers moi.

Le marchand de Londres convertit les cent livres sterling en
marchandises anglaises, ainsi que le capitaine le lui avait écrit,
et il les lui envoya en droiture à Lisbonne, d’où il me les apporta
toutes en bon état au Brésil; parmi elles, sans ma recommandation,—car
j’étais trop novice en mes affaires pour y avoir songé,—il avait
pris soin de mettre toutes sortes d’outils, d’instruments de fer et
d’ustensiles nécessaires pour ma plantation, qui me furent d’un grand
usage.

Je fus surpris agréablement quand cette cargaison arriva, et je crus
ma fortune faite. Mon bon munitionnaire le capitaine avait dépensé
les cinq livres sterling que mon amie lui avait envoyées en présent,
à me louer, pour le terme de six années, un serviteur qu’il m’amena,
et il ne voulut rien accepter sous aucune considération, si ce n’est
un peu de tabac, que je l’obligeai à recevoir comme étant de ma propre
récolte.

Ce ne fut pas tout; comme mes marchandises étaient toutes de
manufactures anglaises, tels que draps, étoffes, flanelle et autres
choses particulièrement estimées et recherchées dans le pays, je
trouvai moyen de les vendre très avantageusement, si bien que je puis
dire que je quadruplai la valeur de ma cargaison, et je fus alors
infiniment au-dessus de mon pauvre voisin, quant à la prospérité de
ma plantation, car la première chose que je fis ce fut d’acheter un
esclave nègre, et de louer un serviteur européen; un autre, veux-je
dire, outre celui que le capitaine m’avait amené de Lisbonne.

[Illustration: La première chose que je fis ce fut d’acheter un
esclave nègre.]

Mais le mauvais usage de la prospérité est souvent la vraie cause
de nos plus grandes adversités; il en fut ainsi pour moi. J’eus,
l’année suivante, beaucoup de succès dans ma plantation; je récoltai
sur mon propre terrain cinquante gros rouleaux de tabac, non compris
ce que, pour mon nécessaire, j’en avais échangé avec mes voisins,
et ces cinquante rouleaux pesant chacun environ cent livres, furent
bien confectionnés et mis en réserve pour le retour de la flotte de
Lisbonne. Alors, mes affaires et mes richesses augmentant, ma tête
commença à être pleine d’entreprises au delà de ma portée, semblables
à celles qui souvent causent la ruine des plus habiles spéculateurs.

Si je m’étais maintenu dans la position où j’étais alors, j’eusse
pu m’attendre encore à toutes les choses heureuses pour lesquelles
mon père m’avait si expressément recommandé une vie tranquille et
retirée, et desquelles il m’avait si justement dit que la condition
moyenne était remplie. Mais ce n’était pas là mon sort; je devais
être derechef l’agent obstiné de mes propres misères; je devais
accroître ma faute, et doubler les reproches que dans mes afflictions
futures j’aurais le loisir de me faire. Toutes ces infortunes prirent
leur source dans mon attachement manifeste et opiniâtre à ma folle
inclination de courir le monde, et dans mon abandon à cette passion,
contrairement à la plus évidente perspective d’arriver à bien par
l’honnête et simple poursuite de ce but et de ce genre de vie, que la
nature et la Providence concouraient à m’offrir pour l’accomplissement
de mes devoirs.

Comme lors de ma rupture avec mes parents, de même alors je ne
pouvais plus être satisfait, et il fallait que je m’en allasse et
que j’abandonnasse l’heureuse espérance que j’avais de faire bien
mes affaires et de devenir riche dans ma nouvelle plantation,
seulement pour suivre un désir téméraire et immodéré de m’élever plus
promptement que la nature des choses ne l’admettait. Ainsi je me
replongeai dans le plus profond gouffre de misère humaine où l’homme
puisse jamais tomber, et le seul peut-être qui lui laisse la vie et un
état de santé dans le monde.

Pour arriver maintenant par degrés aux particularités de cette partie
de mon histoire, vous devez supposer qu’ayant alors vécu à peu près
quatre années au Brésil, et commençant à prospérer et à m’enrichir
dans ma plantation, non seulement j’avais appris le portugais,
mais que j’avais lié connaissance et amitié avec mes confrères les
planteurs, ainsi qu’avec les marchands de San-Salvador, qui était
notre port. Dans mes conversations avec eux, j’avais fréquemment fait
le récit de mes deux voyages sur la côte de Guinée, de la manière d’y
trafiquer avec les nègres, et de la facilité d’y acheter pour des
babioles, telles que des grains de collier[9], des breloques, des
couteaux, des ciseaux, des haches, des morceaux de glace et autres
choses semblables, non seulement de la poudre d’or, des graines de
Guinée, des dents d’éléphant, etc., mais des nègres pour le service du
Brésil, et en grand nombre.

Ils écoutaient toujours très attentivement mes discours sur ce
chapitre, mais plus spécialement la partie où je parlais de la traite
des nègres, trafic non seulement peu avancé à cette époque, mais qui,
tel qu’il était, n’avait jamais été fait qu’avec les _Asientos_,
ou permission des rois d’Espagne et de Portugal, qui en avaient le
monopole public, de sorte qu’on achetait peu de nègres, et qu’ils
étaient excessivement chers.

Il advint qu’une fois, me trouvant en compagnie avec des marchands
et des planteurs de ma connaissance, je parlai de tout cela
passionnément; trois d’entre eux vinrent auprès de moi le lendemain au
matin, et me dirent qu’ils avaient beaucoup songé à ce dont je m’étais
entretenu avec eux la soirée précédente, et qu’ils venaient me faire
une secrète proposition.

Ils me déclarèrent, après m’avoir recommandé la discrétion, qu’ils
avaient le dessein d’équiper un vaisseau pour la côte de Guinée.—«Nous
avons tous, comme vous, des plantations, ajoutèrent-ils, et nous
n’avons rien tant besoin que d’esclaves; mais comme nous ne pouvons
pas entreprendre ce commerce, puisqu’on ne peut vendre publiquement
les nègres lorsqu’ils sont débarqués, nous ne désirons faire qu’un
seul voyage, pour en ramener secrètement et les répartir sur nos
plantations.»—En un mot, la question était que si je voulais aller à
bord comme leur _subrécargue_, pour diriger la traite sur la côte
de Guinée, j’aurais ma portion contingente de nègres sans fournir ma
quote-part d’argent.

C’eût été une belle proposition, il faut en convenir, si elle avait
été faite à quelqu’un qui n’eût pas eu à gouverner un établissement
et une plantation à soi appartenant, en beau chemin de devenir
considérables et d’un excellent rapport; mais pour moi, qui étais
ainsi engagé et établi, qui n’avais qu’à poursuivre, comme j’avais
commencé, pendant trois ou quatre ans encore, et qu’à faire venir
d’Angleterre mes autres cent livres sterling restant, pour être alors,
avec cette petite addition, à peu près possesseur de trois ou quatre
mille livres, qui accroîtraient encore chaque jour; mais pour moi,
dis-je, penser à un pareil voyage, c’était la plus absurde chose
dont un homme placé en de semblables circonstances pouvait se rendre
coupable.

Mais comme j’étais né pour être mon propre destructeur, il me fut
aussi impossible de résister à cette offre, qu’il me l’avait été de
maîtriser mes premières idées vagabondes lorsque les bons conseils de
mon père échouèrent contre moi. En un mot, je leur dis que j’irais de
tout mon cœur s’ils voulaient se charger de conduire ma plantation
durant mon absence, et en disposer ainsi que je l’ordonnerais si je
venais à faire naufrage. Ils me le promirent, et ils s’y engagèrent
par écrit ou par convention, et je fis un testament formel, disposant
de ma plantation et de mes effets, en cas de mort, et instituant mon
légataire universel le capitaine de vaisseau qui m’avait sauvé la vie,
comme je l’ai narré plus haut, mais l’obligeant à disposer de mes
biens suivant que je l’avais prescrit dans mon testament, c’est-à-dire
qu’il se réserverait pour lui-même une moitié de leur produit, et que
l’autre moitié serait embarquée pour l’Angleterre.

Bref, je pris toutes précautions possibles pour garantir mes biens et
entretenir ma plantation. Si j’avais usé de moitié autant de prudence
à considérer mon propre intérêt, et à me former un jugement de ce
que je devais faire ou ne pas faire, je ne me serais certainement
jamais éloigné d’une entreprise aussi florissante; je n’aurais
point abandonné toutes les chances probables de m’enrichir, pour un
voyage sur mer où je serais exposé à tous les hasards communs, pour
ne rien dire des raisons que j’avais de m’attendre à des infortunes
personnelles.

Mais j’étais entraîné, et j’obéis aveuglément à ce que me dictait mon
goût plutôt que ma raison. Le bâtiment étant équipé convenablement,
la cargaison fournie et toutes choses faites suivant l’accord, par
mes partenaires dans ce voyage, je m’embarquai à la _maleheure_, le
1er septembre, huit ans après, jour pour jour, qu’à Hull je m’étais
éloigné de mon père et de ma mère pour faire le rebelle à leur
autorité, et le fou quant à mes propres intérêts.

Notre vaisseau, d’environ cent vingt tonneaux, portait six canons et
quatorze hommes, non compris le capitaine, son valet et moi. Nous
n’avions guère à bord d’autre cargaison de marchandises que des
_clincailleries_ convenables pour notre commerce avec les nègres, tels
que des grains de collier[10], des morceaux de verre, des coquilles,
de méchantes babioles, surtout de petits miroirs, des couteaux, des
ciseaux, des cognées et autres choses semblables.

Le jour même où j’allai à bord, nous mîmes à la voile, faisant
route au nord le long de notre côte, dans le dessein de cingler
vers celle d’Afrique, quand nous serions par les dix ou onze degrés
de latitude septentrionale; c’était, à ce qu’il paraît, la manière
de faire ce trajet à cette époque. Nous eûmes un fort bon temps,
mais excessivement chaud, tout le long de notre côte jusqu’à la
hauteur du cap Saint-Augustin, où, gagnant le large, nous noyâmes
la terre et portâmes le cap, comme si nous étions chargés pour
l’île Fernando-Noronha; mais, tenant notre course au nord-est quart
nord, nous laissâmes à l’est cette île et ses adjacentes. Après une
navigation d’environ douze jours, nous avions doublé la ligne et nous
étions, suivant notre dernière estime, par les sept degrés vingt-deux
minutes de latitude nord, quand un violent tourbillon ou un ouragan
nous désorienta entièrement. Il commença du sud-est, tourna à peu près
au nord-ouest, et enfin se fixa au nord-est, d’où il se déchaîna d’une
manière si terrible, que pendant douze jours de suite nous ne fîmes
que dériver, courant devant lui et nous laissant emporter partout où
la fatalité et la furie des vents nous poussaient. Durant ces douze
jours, je n’ai pas besoin de dire que je m’attendais à chaque instant
à être englouti; au fait, personne sur le vaisseau n’espérait sauver
sa vie.

Dans cette détresse, nous eûmes, outre la terreur de la tempête, un
de nos hommes mort de la calenture, et un matelot et le domestique
emportés par une lame. Vers le douzième jour, le vent mollissant un
peu, le capitaine prit hauteur, le mieux qu’il put, et estima qu’il
était environ par les onze degrés de latitude nord, mais qu’avec
le cap Saint-Augustin il avait vingt-deux degrés de différence en
longitude ouest; de sorte qu’il se trouva avoir gagné la côte de la
Guyane, ou partie septentrionale du Brésil, au delà du fleuve des
Amazones, vers l’Orénoque, communément appelé la GRANDE RIVIÈRE. Il
commença à consulter avec moi sur la route qu’il devait prendre,
car le navire faisait plusieurs voies d’eau et était tout à fait
désemparé. Il opinait pour rebrousser directement vers les côtes du
Brésil.

J’étais d’un avis positivement contraire. Après avoir examiné avec lui
les cartes des côtes maritimes de l’Amérique, nous conclûmes qu’il n’y
avait point de pays habité où nous pourrions relâcher avant que nous
eussions atteint l’archipel des Caraïbes. Nous résolûmes donc de faire
voile vers la Barbade, où nous espérions, en gardant la haute mer pour
éviter l’entrée du golfe du Mexique, pouvoir aisément parvenir en
quinze jours de navigation, d’autant qu’il nous était impossible de
faire notre voyage à la côte d’Afrique sans des secours, et pour notre
vaisseau et pour nous-mêmes.

[Illustration: Après avoir examiné avec lui les cartes...]

Dans ce dessein, nous changeâmes de route, et nous gouvernâmes
nord-ouest quart ouest, afin d’atteindre une de nos îles anglaises,
où je comptais recevoir quelque assistance. Mais il en devait être
autrement; car, par les douze degrés dix-huit minutes de latitude,
nous fûmes assaillis par une seconde tempête qui nous emporta avec la
même impétuosité vers l’ouest, et nous poussa si loin hors de toute
route fréquentée, que si nos existences avaient été sauvées quant à la
mer, nous aurions eu plutôt la chance d’être dévorés par les sauvages
que celle de retourner en notre pays.

En ces extrémités, le vent soufflait toujours avec violence, et à
la pointe du jour un de nos hommes s’écria: TERRE! A peine nous
étions-nous précipités hors de la cabine, pour regarder dans l’espoir
de reconnaître en quel endroit du monde nous étions, que notre navire
donna contre un banc de sable: son mouvement étant ainsi subitement
arrêté, la mer déferla sur lui d’une telle manière, que nous nous
attendîmes tous à périr sur l’heure et que nous nous réfugiâmes vers
le gaillard d’arrière, pour nous mettre à l’abri de l’écume et des
éclaboussures des vagues.

Il serait difficile à quelqu’un qui ne se serait pas trouvé en une
pareille situation, de décrire ou de concevoir la consternation d’un
équipage dans de telles circonstances. Nous ne savions ni où nous
étions, ni vers quelle terre nous avions été poussés, ni si c’était
une île ou un continent, ni si elle était habitée ou inhabitée. Et
comme la fureur du vent était toujours grande, quoique moindre, nous
ne pouvions pas même espérer que le navire demeurerait quelques
minutes sans se briser en morceaux, à moins que les vents, par une
sorte de miracle, ne changeassent subitement. En un mot, nous nous
regardions les uns les autres, attendant la mort à chaque instant,
et nous préparant tous pour un autre monde, car il ne nous restait
rien ou que peu de chose à faire en celui-ci. Toute notre consolation
présente, tout notre réconfort, c’était que le vaisseau, contrairement
à notre attente, ne se brisait pas encore, et que le capitaine disait
que le vent commençait à s’abattre. Bien que nous nous aperçûmes en
effet que le vent s’était un peu apaisé, néanmoins notre vaisseau,
ainsi échoué sur le sable, étant trop engravé pour espérer de le
remettre à flot, nous étions vraiment dans une situation horrible, et
il ne nous restait plus qu’à songer à sauver notre vie du mieux que
nous pourrions. Nous avions un canot à notre poupe avant la tourmente,
mais d’abord il s’était défoncé à force de heurter contre le
gouvernail du navire, et, ensuite, ayant rompu ses amarres, il avait
été englouti ou emporté au loin à la dérive; nous ne pouvions donc pas
compter sur lui. Nous avions bien encore une chaloupe à bord, mais la
mettre à la mer était chose difficile; cependant il n’y avait pas à
tergiverser, car nous nous imaginions à chaque minute que le vaisseau
se brisait, et même quelques-uns de nous affirmaient que déjà il était
entr’ouvert.

Alors notre second se saisit de la chaloupe, et, avec l’aide des
matelots, elle fut lancée par-dessus le flanc du navire. Nous y
descendîmes tous, nous abandonnant, onze que nous étions, à la
merci de Dieu et de la tempête; car, bien que la tourmente fût
considérablement apaisée, la mer, néanmoins, s’élevait à une hauteur
effroyable contre le rivage, et pouvait bien être appelée _Den Wild
Zee_,—la mer sauvage,—comme les Hollandais l’appellent lorsqu’elle est
orageuse.

Notre situation était alors vraiment déplorable, nous voyions tous
pleinement que la mer était trop grosse pour que notre embarcation
pût résister, et qu’inévitablement nous serions engloutis. Comment
cingler? Nous n’avions pas de voiles, et nous en aurions eu que nous
n’en aurions rien pu faire. Nous nous mîmes à ramer vers la terre,
mais avec le cœur gros et comme des hommes marchant au supplice. Aucun
de nous n’ignorait que la chaloupe, en abordant, serait brisée en
mille pièces par le choc de la mer. Néanmoins, après avoir recommandé
nos âmes à Dieu de la manière la plus fervente, nous hâtâmes de nos
propres mains notre destruction en ramant de toutes nos forces vers
la terre où déjà le vent nous poussait. Le rivage était-il du roc
ou du sable, était-il plat ou escarpé? Nous l’ignorions. Il ne nous
restait qu’une faible lueur d’espoir, c’était d’atteindre une baie,
une embouchure de fleuve, où par un grand bonheur nous pourrions faire
entrer notre barque, l’abriter du vent, et peut-être même trouver le
calme. Mais rien de tout cela n’apparaissait; mais à mesure que nous
approchions de la rive, la terre nous semblait plus redoutable que la
mer.

[Illustration: Nous hâtâmes de nos propres mains notre destruction.]

Après avoir ramé, ou plutôt dérivé pendant une lieue et demie, à ce
que nous jugions, une vague furieuse, s’élevant comme une montagne,
vint, en roulant à notre arrière, nous annoncer notre coup de grâce.
Bref, elle nous saisit avec tant de furie que d’un seul coup elle fit
chavirer la chaloupe et nous en jeta loin, séparés les uns des autres,
en nous laissant à peine le temps de dire: O mon Dieu! car nous fûmes
tous engloutis en un moment.

Rien ne saurait retracer quelle était la confusion de mes pensées
lorsque j’allai au fond de l’eau. Quoique je nageasse très bien, il me
fut impossible de me délivrer des flots pour prendre respiration. La
vague, m’ayant porté ou plutôt emporté à une longue distance vers le
rivage, et s’étant étalée et retirée, me laissa presque à sec, mais
à demi étouffé par l’eau que j’avais avalée. Me voyant plus près de
la terre ferme que je ne m’y étais attendu, j’eus assez de présence
d’esprit et de force pour me dresser sur mes pieds, et m’efforcer
de gagner le rivage, avant qu’une autre vague revînt et m’enlevât.
Mais je sentis bientôt que c’était impossible, car je vis la mer
s’avancer derrière moi furieuse et aussi haute qu’une grande montagne.
Je n’avais ni le moyen ni la force de combattre cet ennemi; ma seule
ressource était de retenir mon haleine, et de m’élever au-dessus de
l’eau, et en surnageant ainsi de préserver ma respiration, et de
voguer vers la côte, s’il m’était possible. J’appréhendais par-dessus
tout que le flot, après m’avoir transporté, en venant, vers le rivage,
ne me rejetât dans la mer en s’en retournant.

La vague qui revint sur moi m’ensevelit tout d’un coup, dans sa propre
masse, à la profondeur de vingt ou trente pieds; je me sentais emporté
avec une violence et une rapidité extrêmes à une grande distance du
côté de la terre. Je retenais mon souffle, et je nageais de toutes
mes forces. Mais j’étais près d’étouffer, faute de respiration, quand
je me sentis remonter, et quand, à mon grand soulagement, ma tête
et mes mains percèrent au-dessus de l’eau. Il me fut impossible de
me maintenir ainsi plus de deux secondes, cependant cela me fit un
bien extrême, en me redonnant de l’air et du courage. Je fus derechef
couvert d’eau assez longtemps, mais je tins bon; et, sentant que la
lame étalait et qu’elle commençait à refluer, je coupai à travers
les vagues et je repris pied. Pendant quelques instants je demeurai
tranquille pour prendre haleine, et pour attendre que les eaux se
fussent éloignées. Puis, alors, prenant mon élan, je courus à toutes
jambes vers le rivage. Mais cet effort ne put me délivrer de la furie
de la mer, qui revenait fondre sur moi; et, par deux fois, les vagues
m’enlevèrent, et, comme précédemment, m’entraînèrent au loin, le
rivage étant tout à fait plat.

La dernière de ces deux fois avait été bien près de m’être fatale;
car la mer m’ayant emporté ainsi qu’auparavant, elle me mit à terre
ou plutôt elle me jeta contre un quartier de roc, et avec une telle
force, qu’elle me laissa évanoui, dans l’impossibilité de travailler à
ma délivrance. Le coup, ayant porté sur mon flanc et sur ma poitrine,
avait pour ainsi dire chassé entièrement le souffle de mon corps; et,
si je ne l’avais recouvré immédiatement, j’aurais été étouffé dans
l’eau; mais il me revint un peu avant le retour des vagues, et voyant
qu’elles allaient encore m’envelopper, je résolus de me cramponner
au rocher et de retenir mon haleine, jusqu’à ce qu’elles fussent
retirées. Comme la terre était proche, les lames ne s’élevaient plus
aussi haut, et je ne quittai point prise qu’elles ne se fussent
abattues. Alors je repris ma course, et je m’approchai tellement de la
terre, que la nouvelle vague, quoiqu’elle me traversât, ne m’engloutit
point assez pour m’entraîner. Enfin, après un dernier effort, je
parvins à la terre ferme, où, à ma grande satisfaction, je gravis sur
les rochers escarpés du rivage, et m’assis sur l’herbe, délivré de
tous périls et à l’abri de toute atteinte de l’océan.

J’étais alors à terre et en sûreté sur la rive; je commençai à
regarder le ciel et à remercier Dieu de ce que ma vie était sauvée,
dans un cas où, quelques minutes auparavant, il y avait à peine lieu
d’espérer. Je crois qu’il serait impossible d’exprimer au vif ce que
sont les extases et les transports d’une âme arrachée, pour ainsi
dire, du plus profond de la tombe. Aussi, ne suis-je pas étonné de
la coutume d’amener un chirurgien pour tirer du sang au criminel à
qui on apporte des lettres de surséance juste au moment où, la corde
serrée au cou, il est près de recevoir la mort, afin que la surprise
ne chasse point les esprits vitaux de son cœur, et ne le tue point.

[Illustration: J’étais alors à terre...]

  Car le premier effet des joies et des afflictions soudaines
  est d’anéantir[11].

Absorbé dans la contemplation de ma délivrance, je me promenais çà
et là sur le rivage, levant les mains vers le ciel, faisant mille
gestes et mille mouvements que je ne saurais décrire; songeant à tous
mes compagnons qui étaient noyés, et que là pas une âme n’avait dû
être sauvée excepté moi; car je ne les revis jamais, ni eux, ni aucun
vestige d’eux, si ce n’est trois chapeaux, un bonnet et deux souliers
dépareillés.

[Illustration: Et deux souliers dépareillés.]

Alors je jetai les yeux sur le navire échoué; mais il était si
éloigné, et les brisants et l’écume de la lame étaient si forts, qu’à
peine pouvais-je le distinguer; et je considérai, ô mon Dieu! comment
il avait été possible que j’eusse atteint le rivage.

Après avoir soulagé mon esprit par tout ce qu’il y avait de
consolant dans ma situation, je commençai à regarder à l’entour de
moi, pour voir en quelle sorte de lieu j’étais, et ce que j’avais
à faire. Je sentis bientôt mon contentement diminuer, et qu’en un
mot ma délivrance était affreuse, car j’étais trempé et n’avais
pas de vêtements pour me changer, ni rien à manger ou à boire pour
me réconforter. Je n’avais non plus d’autre perspective que celle
de mourir de faim ou d’être dévoré par les bêtes féroces. Ce qui
m’affligeait particulièrement, c’était de ne point avoir d’arme pour
chasser et tuer quelques animaux pour ma subsistance, ou pour me
défendre contre n’importe quelles créatures qui voudraient me tuer
pour la leur. Bref, je n’avais rien sur moi qu’un couteau, une pipe
à tabac, et un peu de tabac dans une boîte. C’était là toute ma
provision: aussi tombai-je dans une si terrible désolation d’esprit,
que pendant quelque temps je courus çà et là comme un insensé. A la
tombée du jour, le cœur plein de tristesse, je commençai à considérer
quel serait mon sort s’il y avait en cette contrée des bêtes
dévorantes, car je n’ignorais pas qu’elles sortent à la nuit pour
rôder et chercher leur proie.

La seule ressource qui s’offrit alors à ma pensée fut de monter à
un arbre épais et touffu, semblable à un sapin, mais épineux, qui
croissait près de là, et où je résolus de m’établir pour toute
la nuit, laissant au lendemain à considérer de quelle mort il me
faudrait mourir; car je n’entrevoyais encore nul moyen d’existence. Je
m’éloignai d’environ un demi-quart de mille du rivage, afin de voir si
je ne trouverais point d’eau douce pour étancher ma soif: à ma grande
joie, j’en rencontrai. Après avoir bu, ayant mis un peu de tabac dans
ma bouche pour prévenir ma faim, j’allai à l’arbre, je montai dedans,
et je tâchai de m’y placer de manière à ne pas tomber si je venais à
m’endormir; et, pour ma défense, ayant coupé un bâton court, semblable
à un gourdin, je pris possession de mon logement. Comme j’étais
extrêmement fatigué, je tombai dans un profond sommeil, et je dormis
confortablement comme peu de personnes, je pense, l’eussent pu faire
en ma situation, et je m’en trouvai plus soulagé que je crois l’avoir
jamais été dans une occasion opportune.

[Illustration: Je tombai dans un profond sommeil.]

Lorsque je m’éveillai, il faisait grand jour; le temps était clair,
l’orage était abattu, la mer n’était plus ni furieuse ni houleuse
comme la veille. Mais quelle fut ma surprise en voyant que le vaisseau
avait été, par l’élévation de la marée, enlevé, pendant la nuit, du
banc de sable où il s’était engravé, et qu’il avait dérivé presque
jusqu’au récif dont j’ai parlé plus haut, et contre lequel j’avais été
précipité et meurtri. Il était environ à un mille du rivage, et comme
il paraissait poser encore sur sa quille, je souhaitai d’aller à bord,
afin de sauver au moins quelques choses nécessaires pour mon usage.

Quand je fus descendu de mon appartement, c’est-à-dire de l’arbre,
je regardai encore à l’entour de moi, et la première chose que je
découvris fut la chaloupe, gisant sur la terre, où le vent et la
mer l’avaient lancée, à environ deux milles à ma droite. Je marchai le
long du rivage aussi loin que je pus pour y arriver; mais ayant trouvé
entre cette embarcation et moi un bras de mer qui avait environ un
demi-mille de largeur, je rebroussai chemin; car j’étais alors bien
plus désireux de parvenir au bâtiment, où j’espérais trouver quelque
chose pour ma subsistance.

Un peu après midi, la mer était très calme et la marée si basse,
que je pouvais avancer jusqu’à un quart de mille du vaisseau. Là,
j’éprouvai un renouvellement de douleur; car je vis clairement que
si nous fussions demeurés à bord, nous eussions tous été sauvés,
c’est-à-dire que nous serions tous venus à terre sains et saufs, et
que je n’aurais pas été si malheureux que d’être, comme je l’étais
alors, entièrement dénué de toute société et de toute consolation.
Ceci m’arracha de nouvelles larmes des yeux: mais ce n’était qu’un
faible soulagement, et je résolus d’atteindre le navire, s’il était
possible. Je me déshabillai, car la chaleur était extrême, et me mis
à l’eau. Parvenu au bâtiment, la grande difficulté était de savoir
comment monter à bord. Comme il posait sur terre et s’élevait à une
grande hauteur hors de l’eau, il n’y avait rien à ma portée que je
pusse saisir. J’en fis deux fois le tour à la nage, et, la seconde
fois, j’aperçus un petit bout de cordage, que je fus étonné de n’avoir
point vu d’abord, et qui pendait au porte-haubans de misaine, assez
bas pour que je pusse l’atteindre, mais non sans grande difficulté.
A l’aide de cette corde je me hissai sur le gaillard d’avant. Là, je
vis que le vaisseau était brisé, et qu’il y avait une grande quantité
d’eau dans la cale, mais qu’étant posé sur les accores d’un banc de
sable ferme, ou plutôt de terre, il portait la poupe extrêmement haut
et la proue si bas, qu’elle était presque à fleur d’eau; de sorte
que l’arrière était libre, et que tout ce qu’il y avait dans cette
partie était sec. On peut bien être assuré que ma première besogne
fut de chercher à voir ce qui était avarié et ce qui était intact. Je
trouvai d’abord que toutes les provisions du vaisseau étaient en bon
état et n’avaient point souffert de l’eau; et me sentant fort disposé
à manger, j’allai à la soute au pain où je remplis mes goussets de
biscuits, que je mangeai en m’occupant à autre chose; car je n’avais
pas de temps à perdre. Je trouvai aussi du _rhum_ dans la grande
chambre: j’en bus un long trait, ce qui, au fait, n’était pas trop
pour me donner du cœur à l’ouvrage. Alors, il ne me manquait plus rien
qu’une barque pour me munir de bien des choses que je prévoyais devoir
m’être fort essentielles.

[Illustration: J’aperçus un petit bout de cordage.]

Il était superflu de demeurer oisif à souhaiter ce que je ne pouvais
avoir; la nécessité éveilla mon industrie. Nous avions à bord
plusieurs vergues, plusieurs mâts de hune de rechange, et deux ou
trois espars doubles: je résolus de commencer par cela à mettre à
l’œuvre, et j’élinguai hors du bord tout ce qui n’était point trop
pesant, attachant chaque pièce avec une corde pour qu’elle ne pût pas
dériver. Quand ceci fut fait, je descendis à côté du bâtiment, et les
tirant à moi, je liai fortement ensemble quatre de ces pièces par les
deux bouts, le mieux qu’il me fut possible, pour en former un radeau.
Ayant posé en travers trois ou quatre bouts de bordage, je sentis que
je pouvais très bien marcher dessus, mais qu’il ne pourrait pas porter
une forte charge, à cause de sa trop grande légèreté. Je me remis donc
à l’ouvrage, et, avec la scie du charpentier, je coupai en trois, sur
la longueur, un mât de hune, et l’ajoutai à mon radeau avec beaucoup
de travail et de peine. Mais l’espérance de me procurer le nécessaire
me poussait à faire bien au delà de ce que j’aurais été capable
d’exécuter en toute autre occasion.



CHAPITRE II

     Le radeau.—Visites au navire.—Forteresse de Robinson.—Réflexions
     consolantes.—Journal.—Les affaires du ménage.—Une récolte
     imprévue.—Tremblement de terre et ouragan.—Violente
     fièvre.—Pensées d’un malade.—Nouvelles découvertes.—Anniversaire
     du naufrage.


Mon radeau était alors assez fort pour porter un poids raisonnable;
il ne s’agissait plus que de voir de quoi je le chargerais, et
comment je préserverais ce chargement du ressac de la mer. J’eus
bientôt pris ma détermination. D’abord, je mis tous les bordages et
toutes les planches que je pus atteindre; puis, ayant bien songé à
ce dont j’avais le plus besoin, je pris premièrement trois coffres
de matelots, que j’avais forcés et vidés, et je les descendis sur
mon radeau. Le premier je le remplis de provisions, savoir: du pain,
du riz, trois fromages de Hollande, cinq pièces de viande de chèvre
séchée, dont l’équipage faisait sa principale nourriture, et un petit
reste de blé d’Europe mis à part pour quelques poules que nous avions
embarquées et qui avaient été tuées. Il y avait aussi à bord un peu
d’orge et de froment mêlés ensemble; mais je m’aperçus, à mon grand
désappointement, que ces grains avaient été mangés ou gâtés par les
rats. Quant aux liqueurs, je trouvai plusieurs caisses de bouteilles
appartenant à notre patron, dans lesquelles étaient quelques eaux
cordiales, et enfin environ cinq ou six gallons d’arack; mais je les
arrimai séparément parce qu’il n’était pas nécessaire de les mettre
dans le coffre, et que, d’ailleurs, il n’y avait plus de place pour
elles. Tandis que j’étais occupé à ceci, je remarquai que la marée,
quoique très calme, commençait à monter, et j’eus la mortification de
voir flotter au large mon justaucorps, ma chemise et ma veste, que
j’avais laissés sur le sable du rivage. Quant à mon haut-de-chausses,
qui était seulement de toile et ouvert aux genoux, je l’avais gardé
sur moi ainsi que mes bas pour nager jusqu’à bord. Quoi qu’il en
soit, cela m’obligea d’aller à la recherche des hardes. J’en trouvai
suffisamment, mais je ne pris que ce dont j’avais besoin pour le
présent; car il y avait d’autres choses que je convoitais bien
davantage, telles que des outils pour travailler à terre. Ce ne fut
qu’après une longue quête que je découvris le coffre du charpentier,
qui fut alors, en vérité, une capture plus profitable et d’une bien
plus grande valeur, pour moi, que ne l’eût été un plein vaisseau d’or.
Je le descendis sur mon radeau tel qu’il était, sans perdre mon temps
à regarder dedans, car je savais, en général, ce qu’il contenait.

Je pensai ensuite aux munitions et aux armes; il y avait dans la
grande chambre deux très bons fusils de chasse et deux pistolets; je
les mis d’abord en réserve avec quelques poires à poudre, un petit
sac de menu plomb et deux vieilles épées rouillées. Je savais qu’il
existait à bord trois barils de poudre, mais j’ignorais où notre
canonnier les avait rangés; enfin je les trouvai après une longue
perquisition. Il y en avait un qui avait été mouillé; les deux autres
étaient secs et en bon état, et je les mis avec les armes sur mon
radeau. Me croyant alors assez bien chargé, je commençai à songer
comment je devais conduire tout cela au rivage; car je n’avais ni
voile, ni aviron, ni gouvernail, et la moindre bouffée de vent pouvait
submerger mon embarcation.

Trois choses relevaient mon courage: 1^o une mer calme et unie; 2^o la
marée montante et portant à la terre; 3^o le vent, qui, tout faible
qu’il était, soufflait vers le rivage. Enfin, ayant trouvé deux ou
trois rames rompues appartenant à la chaloupe, et deux scies, une
hache et un marteau, en outre des outils qui étaient dans le coffre,
je me mis en mer avec ma cargaison. Jusqu’à un mille, ou environ, mon
radeau alla très bien; seulement je m’aperçus qu’il dérivait un peu
au delà de l’endroit où d’abord j’avais pris terre. Cela me fit juger
qu’il y avait là un courant d’eau, et me fit espérer, par conséquent,
de trouver une crique ou une rivière dont je pourrais faire usage
comme d’un port, pour débarquer mon chargement.

La chose était ainsi que je l’avais présumé. Je découvris devant moi
une petite ouverture de terre, et je vis la marée qui s’y précipitait.
Je gouvernai donc mon radeau du mieux que je pus pour le maintenir
dans le milieu du courant; mais là je faillis à faire un second
naufrage, qui, s’il fût advenu, m’aurait, à coup sûr, brisé le cœur.
Cette côte m’étant tout à fait inconnue, j’allai toucher d’un bout de
mon radeau sur un banc de sable, et comme l’autre bout n’était point
ensablé, peu s’en fallut que toute ma cargaison ne glissât hors du
train et ne tombât dans l’eau. Je fis tout mon possible, en appuyant
mon dos contre les coffres, pour les retenir à leur place; car tous
mes efforts eussent été insuffisants pour repousser le radeau; je
n’osais pas, d’ailleurs, quitter la posture où j’étais. Soutenant
ainsi les coffres de toutes mes forces, je demeurai dans cette
position près d’une demi-heure, durant laquelle la crue de la marée
vint me remettre un peu plus de niveau. L’eau s’élevant toujours,
quelque temps après, mon train surnagea de nouveau, et, avec la rame
que j’avais, je le poussai dans le chenal. Lorsque j’eus été dressé
plus haut, je me trouvai enfin à l’embouchure d’une petite rivière,
entre deux rives, sur un courant ou flux rapide qui remontait.
Cependant je cherchais des yeux, sur l’un et l’autre bord, une place
convenable pour prendre terre; car espérant, avec le temps, apercevoir
quelque navire en mer, je ne voulais pas me laisser entraîner trop
avant; et c’est pour cela que je résolus de m’établir aussi près de la
côte que je le pourrais.

Enfin je découvris une petite anse sur la rive droite de la crique,
vers laquelle, non sans beaucoup de peine et de difficulté, je
conduisis mon radeau. J’en approchai si près, que, touchant le fond
avec ma rame, j’aurais pu l’y pousser directement; mais, le faisant,
je courais de nouveau le risque de submerger ma cargaison, parce que
la côte était roide, c’est-à-dire à pic, et qu’il n’y avait pas une
place pour aborder, où, si l’extrémité de mon train eût porté à terre,
il n’eût été élevé aussi haut et incliné aussi bas de l’autre côté
que la première fois, et n’eût mis encore mon chargement en danger.
Tout ce que je pus faire, ce fut d’attendre que la marée fût à sa plus
grande hauteur, me servant d’un aviron en guise d’ancre pour retenir
mon radeau et l’appuyer contre le bord, proche d’un terrain plat que
j’espérais voir inondé, ce qui arriva effectivement. Sitôt que je
trouvai assez d’eau,—mon radeau tirait environ un pied,—je le poussai
sur le terrain plat, où je l’attachai ou amarrai en fichant dans la
terre mes deux rames brisées; l’une d’un côté près d’un bout, l’autre
du côté opposé près de l’autre bout, et je demeurai ainsi jusqu’à ce
que le jusant eût laissé en sûreté, sur le rivage, mon radeau et toute
ma cargaison.

Ensuite ma première occupation fut de reconnaître le pays, et de
chercher un endroit favorable pour ma demeure et pour ranger mes
bagages, et les mettre à couvert de tout ce qui pourrait advenir.
J’ignorais encore où j’étais. Était-ce une île ou le continent?
Était-ce habité ou inhabité? Étais-je ou n’étais-je pas en danger des
bêtes féroces? A un mille de moi au plus, il y avait une montagne très
haute et très escarpée qui semblait en dominer plusieurs autres dont
la chaîne s’étendait au nord. Je pris un de mes fusils de chasse, un
de mes pistolets et une poire à poudre, et armé de la sorte je m’en
allai à la découverte sur cette montagne. Après avoir, avec beaucoup
de peine et de difficulté, gravi sur la cime, je compris, à ma grande
affliction, ma destinée, c’est-à-dire que j’étais dans une île au
milieu de l’Océan, d’où je n’apercevais d’autre terre que des récifs
fort éloignés et deux petites îles moindres que celle où j’étais,
situées à trois lieues environ vers l’ouest.

Je reconnus aussi que l’île était inculte, et que vraisemblablement
elle n’était habitée que par des bêtes féroces; pourtant je n’en
apercevais aucune; mais, en revanche, je voyais quantité d’oiseaux
dont je ne connaissais pas l’espèce. Je n’aurais pas même pu, lorsque
j’en aurais tué, distinguer ceux qui étaient bons à manger de ceux qui
ne l’étaient pas. En revenant, je tirai sur un gros oiseau que je vis
se poser sur un arbre, au bord d’un grand bois; c’était, je pense, le
premier coup de fusil qui eût été tiré en ce lieu depuis la création
du monde. Je n’eus pas plutôt fait feu, que de toutes les parties du
bois il s’éleva une grande quantité d’oiseaux de diverses espèces,
faisant une rumeur confuse et criant chacun selon sa note accoutumée.
Pas un d’eux n’était d’une espèce qui me fût connue. Quant à l’animal
que je tuai, je le pris pour une sorte de faucon; il en avait la
couleur et le bec, mais non pas les serres ni les éperons; sa chair
était puante et ne valait absolument rien.

[Illustration: ... Il s’éleva une grande quantité d’oiseaux.]

Me contentant de cette découverte, je revins à mon radeau et me mis à
l’ouvrage pour le décharger. Cela me prit tout le reste du jour. Que
ferais-je de moi à la nuit? Où reposerais-je? en vérité je l’ignorais;
car je redoutais de coucher à terre, ne sachant si quelque bête féroce
ne me dévorerait pas. Comme j’ai eu lieu de le reconnaître depuis, ces
craintes étaient réellement mal fondées.

Néanmoins, je me barricadai aussi bien que je pus, avec les coffres
et les planches que j’avais apportés sur le rivage, et je me fis
une sorte de hutte pour mon logement de cette nuit-là. Quant à ma
nourriture, je ne savais pas encore comment j’y suppléerais, si ce
n’est que j’avais vu deux ou trois animaux semblables à des lièvres
s’enfuir hors du bois où j’avais tiré sur l’oiseau.

Alors je commençai à réfléchir que je pourrais encore enlever du
vaisseau bien des choses qui me seraient fort utiles, particulièrement
des cordages et des voiles, et autres objets qui pourraient être
transportés. Je résolus donc de faire un nouveau voyage à bord
si c’était possible; et, comme je n’ignorais pas que la première
tourmente qui soufflerait briserait nécessairement le navire en mille
pièces, je renonçai à rien entreprendre jusqu’à ce que j’en eusse
retiré tout ce que je pourrais en avoir. Alors je tins conseil, en
mes pensées, veux-je dire, pour décider si je me resservirais du
même radeau. Cela me parut impraticable; aussi me déterminai-je à y
retourner comme la première fois, quand la marée serait basse, ce que
je fis; seulement je me déshabillai avant de sortir de ma hutte, ne
conservant qu’une chemise rayée[12], une paire de braies de toile et
des escarpins.

Je me rendis pareillement à bord et je préparai un second radeau.
Ayant eu l’expérience du premier, je fis celui-ci plus léger et je le
chargeai moins pesamment; j’emportai, toutefois, quantité de choses
d’une très grande utilité pour moi. Premièrement, dans la soute aux
rechanges du maître charpentier, je trouvai deux ou trois sacs pleins
de pointes et de clous, une grande tarière, une douzaine ou deux de
haches, et, de plus, cette chose d’un si grand usage nommée meule à
aiguiser. Je mis tout cela à part, et j’y réunis beaucoup d’objets
appartenant au canonnier, nommément deux ou trois leviers de fer, deux
barils de balles de mousquet, sept mousquets, un troisième fusil de
chasse, une petite quantité de poudre, un gros sac plein de cendrée et
un grand rouleau de feuilles de plomb; mais ce dernier était si pesant
que je ne pus le soulever pour le faire passer par-dessus le bord.

En outre je pris une voile de rechange du petit hunier, un hamac, un
coucher complet et tous les vêtements que je pus trouver. Je chargeai
donc mon second radeau de tout ceci, que j’amenai sain et sauf sur le
rivage, à ma très grande satisfaction.

Durant mon absence j’avais craint que, pour le moins, mes provisions
ne fussent dévorées; mais, à mon retour, je ne trouvai aucune trace de
visiteur, seulement un animal semblable à un chat sauvage était assis
sur un des coffres. Lorsque je m’avançai vers lui, il s’enfuit à une
petite distance, puis s’arrêta tout court; et s’asseyant, très calme
et très insouciant, il me regarda en face, comme s’il eût eu envie de
lier connaissance avec moi. Je lui présentai mon fusil; mais comme il
ne savait ce que cela signifiait, il y resta parfaitement indifférent,
sans même faire mine de s’en aller. Sur ce, je lui jetai un morceau
de biscuit, bien que, certes, je n’en fusse pas fort prodigue, car
ma provision n’était pas considérable. N’importe, je lui donnai ce
morceau, et il s’en approcha, le flaira, le mangea, puis me regarda
d’un air d’aise pour en avoir encore; mais je le remerciai, ne pouvant
lui en offrir davantage; alors il se retira.

Ma seconde cargaison ayant gagné la terre, encore que j’eusse
été contraint d’ouvrir les barils et d’en emporter la poudre par
paquets,—car c’étaient de gros tonneaux fort lourds,—je me mis à
l’ouvrage pour me faire une petite tente avec la voile, et des perches
que je coupai à cet effet. Sous cette tente je rangeai tout ce qui
pouvait se gâter à la pluie ou au soleil, et j’empilai en cercle, à
l’entour, tous les coffres et tous les barils vides, pour la fortifier
contre toute attaque soudaine, soit d’hommes, soit de bêtes.

Cela fait, je barricadai en dedans, avec des planches, la porte de
cette tente, et, en dehors, avec une caisse vide posée debout; puis
j’étendis à terre un de mes couchers. Plaçant mes pistolets à mon
chevet et mon fusil à côté de moi, je me mis au lit pour la première
fois, et dormis très paisiblement toute la nuit, car j’étais accablé
de fatigue. Je n’avais que fort peu reposé la nuit précédente, et
j’avais rudement travaillé tout le jour, tant à aller quérir à bord
toutes ces choses qu’à les transporter à terre.

J’avais alors le plus grand magasin d’objets de toute sorte, qui,
sans doute, eût jamais été amassé pour un seul homme, mais je n’étais
pas satisfait encore; je pensais que tant que le navire resterait
à l’échouage, il était de mon devoir d’en retirer tout ce que je
pourrais. Chaque jour, donc, j’allais à bord à mer étale, et je
rapportais une chose ou une autre; nommément, la troisième fois que
je m’y rendis, j’enlevai autant d’agrès qu’il me fut possible, tous
les petits cordages et le fil à voile, une pièce de toile de réserve
pour raccommoder les voiles au besoin, et le baril de poudre mouillée.
Bref, j’emportai toutes les voiles, depuis la première jusqu’à la
dernière; seulement je fus obligé de les couper en morceaux, pour en
apporter à la fois autant que possible. D’ailleurs ce n’était plus
comme voilure, mais comme simple toile qu’elles devaient servir.

Ce qui me fit le plus de plaisir, ce fut qu’après cinq ou six voyages
semblables, et lorsque je pensais que le bâtiment ne contenait plus
rien qui valût la peine que j’y touchasse, je découvris une grande
barrique de biscuit[13], trois gros barils de _rhum_ ou de liqueurs
fortes, une caisse de sucre et un baril de fine fleur de farine. Cela
m’étonna beaucoup, parce que je ne m’attendais plus à trouver d’autres
provisions que celles avariées par l’eau. Je vidai promptement la
barrique de biscuit, j’en fis plusieurs parts, que j’enveloppai
dans quelques morceaux de voile que j’avais taillés. Et, en un mot,
j’apportai encore tout cela heureusement à terre.

Le lendemain, je fis un autre voyage. Comme j’avais dépouillé le
vaisseau de tout ce qui était d’un transport facile, je me mis après
les câbles. Je coupai celui de grande touée en morceaux proportionnés
à mes forces; et j’en amassai deux autres ainsi qu’une aussière, et
tous les ferrements que je pus arracher. Alors je coupai la vergue de
civadière et la vergue d’artimon, et tout ce qui pouvait me servir
à faire un grand radeau, pour charger tous ces pesants objets, et
je partis. Mais ma bonne chance commençait alors à m’abandonner: ce
radeau était si lourd et tellement surchargé, qu’ayant donné dans la
petite anse où je débarquais mes provisions, et ne pouvant pas le
conduire aussi adroitement que j’avais conduit les autres, il chavira,
et me jeta dans l’eau avec ma cargaison. Quant à moi-même, le mal
ne fut pas grand, car j’étais proche du rivage; mais ma cargaison
fut perdue en grande partie, surtout le fer, que je comptais devoir
m’être d’un si grand usage. Néanmoins, quand la marée se fut retirée,
je portai à terre la plupart des morceaux de câble, et quelque peu
du fer, mais avec une peine infinie, car pour cela je fus obligé de
plonger dans l’eau, travail qui me fatiguait extrêmement. Toutefois
je ne laissais pas chaque jour de retourner à bord, et d’en rapporter
tout ce que je pouvais.

Il y avait alors treize jours que j’étais à terre; j’étais allé onze
fois à bord du vaisseau, et j’en avais enlevé, durant cet intervalle,
tout ce qu’il était possible à un seul homme d’emporter. Et je crois
vraiment que si le temps calme eût continué, j’aurais amené tout
le bâtiment, pièce à pièce. Comme je me préparais à aller à bord
pour la douzième fois, je sentis le vent qui commençait à se lever.
Néanmoins, à la marée basse, je m’y rendis; et quoique je pensasse
avoir parfaitement fouillé la chambre du capitaine, et que je n’y
crusse plus rien rencontrer, je découvris pourtant un meuble garni
de tiroirs, dans l’un desquels je trouvai deux ou trois rasoirs, une
paire de grands ciseaux, et une douzaine environ de bons couteaux et
de fourchettes;—puis, dans un autre, la valeur au moins de trente-six
livres sterling en espèces d’or et d’argent, soit européennes, soit
brésiliennes, et entre autres quelques pièces de huit.

A la vue de cet argent je souris en moi-même, et je m’écriai:—«O
drogue! à quoi es-tu bonne? Tu ne vaux pas la peine que je me baisse
pour te prendre! Un seul de ces couteaux est plus pour moi que cette
somme[14]. Je n’ai nul besoin de toi; demeure donc où tu es, et va
au fond de la mer, comme une créature qui ne mérite pas qu’on la
sauve.»—Je me ravisai cependant, je le pris, et, l’ayant enveloppé
avec les autres objets dans un morceau de toile, je songeai à faire un
nouveau radeau. Sur ces entrefaites, je m’aperçus que le ciel était
couvert, et que le vent commençait à fraîchir. Au bout d’un quart
d’heure il souffla un bon frais de la côte. Je compris de suite qu’il
était inutile d’essayer à faire un radeau avec une brise venant de
terre, et que mon affaire était de partir avant qu’il y eût du flot,
qu’autrement je pourrais bien ne jamais revoir le rivage. Je me jetai
donc à l’eau, et je traversai à la nage le chenal ouvert entre le
bâtiment et les sables, mais avec assez de difficulté, à cause des
objets pesants que j’avais sur moi, et du clapotage de la mer; car le
vent força si brusquement, que la tempête se déchaîna avant même que
la marée fût haute.

Mais j’étais déjà rentré chez moi, dans ma petite tente, et assis en
sécurité au milieu de toute ma richesse. Il fit un gros temps toute la
nuit; et, le matin, quand je regardai en mer, le navire avait disparu.
Je fus un peu surpris; mais je me remis aussitôt par cette consolante
réflexion, que je n’avais point perdu de temps ni épargné aucune
diligence pour en retirer tout ce qui pouvait m’être utile; et, qu’au
fait, il y était resté peu de choses que j’eusse pu transporter quand
même j’aurais eu plus de temps.

Dès lors je détournai mes pensées du bâtiment et de ce qui pouvait en
provenir, sans renoncer toutefois aux débris qui viendraient à dériver
sur le rivage, comme, en effet, il en dériva dans la suite, mais qui
furent pour moi de peu d’utilité.

Mon esprit ne s’occupa plus alors qu’à chercher les moyens de me
mettre en sûreté, soit contre les sauvages qui pourraient survenir,
soit contre les bêtes féroces, s’il y en avait dans l’île. J’avais
plusieurs sentiments touchant l’accomplissement de ce projet, et
touchant la demeure que j’avais à me construire, soit que je me
fisse une grotte sous terre ou une tente sur le sol. Bref, je
résolus d’avoir l’une et l’autre, et de telle sorte, qu’à coup sûr la
description n’en sera point hors de propos.

Je reconnus d’abord que le lieu où j’étais n’était pas convenable pour
mon établissement. Particulièrement, parce que c’était un terrain bas
et marécageux, proche de la mer, que je croyais ne pas devoir être
sain, et plus particulièrement encore parce qu’il n’y avait point
d’eau douce près de là. Je me déterminai donc à chercher un coin de
terre plus favorable.

Je devais considérer plusieurs choses dans le choix de ce site: 1^o la
salubrité et l’eau douce dont je parlais tout à l’heure; 2^o l’abri
contre la chaleur du soleil; 3^o la protection contre toutes créatures
rapaces, soit hommes ou bêtes; 4^o la vue de la mer; afin que si Dieu
envoyait quelque bâtiment dans ces parages, je pusse en profiter pour
ma délivrance: car je ne voulais point encore en bannir l’espoir de
mon cœur.

En cherchant un lieu qui réunît tous ces avantages, je trouvai une
petite plaine située au pied d’une colline, dont le flanc, regardant
cette esplanade, s’élevait à pic comme la façade d’une maison, de
sorte que rien ne pouvait venir à moi de haut en bas. Sur le devant de
ce rocher, il y avait un enfoncement qui ressemblait à l’entrée ou à
la porte d’une cave; mais il n’existait réellement aucune caverne ni
aucun chemin souterrain.

Ce fut sur cette pelouse, juste devant cette cavité, que je résolus
de m’établir. La plaine n’avait pas plus de cent verges de largeur
sur une longueur double, et formait devant ma porte un boulingrin
qui s’en allait mourir sur la plage en pente douce et irrégulière.
Cette situation était au nord-nord-ouest de la colline, de manière
que chaque jour j’étais à l’abri de la chaleur, jusqu’à ce que le
soleil déclinât à l’ouest quart sud, ou environ; mais, alors, dans ces
climats, il n’est pas éloigné de son coucher.

Avant de dresser ma tente, je traçai devant le creux du rocher un
demi-cercle dont le rayon avait environ dix verges à partir du roc, et
le diamètre vingt verges depuis un bout jusqu’à l’autre.

Je plantai dans ce demi-cercle deux rangées de gros pieux que
j’enfonçai en terre jusqu’à ce qu’ils fussent solides comme des
pilotis. Leur gros bout, taillé en pointe, s’élevait hors de terre à
la hauteur de cinq pieds et demi; entre les deux rangs il n’y avait
pas plus de six pouces d’intervalle.

Je pris ensuite les morceaux de câble que j’avais coupés à bord du
vaisseau, et je les posai les uns sur les autres, dans l’entre-deux
de la palissade, jusqu’à son sommet. Puis, en dedans du demi-cercle,
j’ajoutai d’autres pieux d’environ deux pieds et demi, s’appuyant
contre les premiers et leur servant de contre-fiches.

Cet ouvrage était si fort que ni homme ni bête n’aurait pu le forcer
ni le franchir. Il me coûta beaucoup de temps et de travail, surtout
pour couper les pieux dans les bois, les porter à pied-d’œuvre et les
enfoncer en terre.

Pour entrer dans la place, je fis, non pas une porte, mais une petite
échelle avec laquelle je passais par-dessus ce rempart. Quand j’étais
en dedans, je l’enlevais et la tirais à moi. Je me croyais ainsi
parfaitement défendu et fortifié contre le monde entier, et je dormais
donc en toute sécurité pendant la nuit, ce qu’autrement je n’aurais
pu faire. Pourtant, comme je le reconnus dans la suite, il n’était
nullement besoin de toutes ces précautions contre des ennemis que je
m’étais imaginé avoir à redouter.

Dans ce retranchement ou cette forteresse, je transportai avec
beaucoup de peine toutes mes richesses, tous mes vivres, toutes mes
munitions et provisions, dont plus haut vous avez eu le détail, et je
me dressai une vaste tente que je fis double, pour me garantir des
pluies qui sont excessives en cette région pendant un certain temps
de l’année; c’est-à-dire que j’établis d’abord une tente de médiocre
grandeur; ensuite une plus spacieuse par-dessus, recouverte d’une
grande toile goudronnée que j’avais mise en réserve avec les voiles.

Dès lors je cessai pour un temps de coucher dans le lit que j’avais
apporté à terre, préférant un fort bon hamac qui avait appartenu au
capitaine de notre vaisseau.

Ayant apporté dans cette tente toutes mes provisions et tout ce qui
pouvait se gâter à l’humidité, et ayant ainsi renfermé tous mes biens,
je condamnai le passage que, jusqu’alors, j’avais laissé ouvert, et je
passai et repassai avec ma petite échelle, comme je l’ai dit.

Cela fait, je commençai à creuser dans le roc, et transportant à
travers ma tente la terre et les pierres que j’en tirais, j’en formai
une sorte de terrasse qui éleva le sol d’environ un pied et demi en
dedans de la palissade. Ainsi, justement derrière ma tente, je me fis
une grotte, qui me servait comme de cellier pour ma maison.

Il m’en coûta beaucoup de travail et beaucoup de temps avant que je
pusse porter à leur perfection ces différents ouvrages; c’est ce qui
m’oblige à reprendre quelques faits qui fixèrent une partie de mon
attention durant ce temps. Un jour, lorsque ma tente et ma grotte
n’existaient encore qu’en projet, il arriva qu’un nuage sombre et
épais fondit en pluie d’orage, et que soudain un éclair en jaillit,
et fut suivi d’un grand coup de tonnerre. La foudre m’épouvanta moins
que cette pensée, qui traversa mon esprit avec la rapidité même de
l’éclair: O ma poudre!... Le cœur me manqua quand je songeai que
toute ma poudre pouvait sauter d’un seul coup; ma poudre, mon unique
moyen de pourvoir à ma défense et à ma nourriture. Il s’en fallait
de beaucoup que je fusse aussi inquiet sur mon propre danger, et
cependant si la poudre eût pris feu, je n’aurais pas eu le temps de
reconnaître d’où venait le coup qui me frappait.

Cette pensée fit une telle impression sur moi, qu’aussitôt l’orage
passé, je suspendis mes travaux, ma bâtisse et mes fortifications,
et me mis à faire des sacs et des boîtes pour diviser ma poudre par
petites quantités: espérant qu’ainsi séparée, quoiqu’il pût advenir,
tout ne pourrait s’enflammer à la fois; puis je dispersai ces paquets
de telle façon qu’il aurait été impossible que le feu se communiquât
de l’un à l’autre. J’achevai cette besogne en quinze jours environ;
et je crois que ma poudre, qui pesait bien en tout deux cent quarante
livres, ne fut pas divisée en moins de cent paquets. Quant au baril
qui avait été mouillé, il ne me donnait aucune crainte; aussi le
plaçai-je dans ma nouvelle grotte, que par fantaisie j’appelais ma
cuisine; et quant au reste, je le cachai à une grande hauteur et
profondeur, dans des trous de rochers, à couvert de la pluie, et que
j’eus grand soin de remarquer.

Tandis que j’étais occupé à ce travail, je sortais au moins une fois
chaque jour avec mon fusil, soit pour me récréer, soit pour voir si
je ne pourrais pas tuer quelque animal pour ma nourriture, soit enfin
pour reconnaître autant qu’il me serait possible quelles étaient les
productions de l’île. Dès ma première exploration je découvris qu’il
y avait des chèvres, ce qui me causa une grande joie; mais cette
joie fut vite modérée par un désappointement: ces animaux étaient si
méfiants, si fins, si rapides à la course, que c’était la chose du
monde la plus difficile que de les approcher. Cette circonstance ne me
découragea pourtant pas, car je ne doutais nullement que je n’en pusse
blesser de temps à autre, ce qui ne tarda pas à se vérifier. Après
avoir observé un peu leurs habitudes, je leur dressai une embûche.
J’avais remarqué que lorsque du haut des rochers elles m’apercevaient
dans les vallées, elles prenaient l’épouvante et s’enfuyaient. Mais si
elles paissaient dans la plaine, et que je fusse sur quelque éminence,
elles ne prenaient nullement garde à moi. De là je conclus que, par
la position de leurs yeux, elles avaient la vue tellement dirigée en
bas, qu’elles ne voyaient pas aisément les objets placés au-dessus
d’elles. J’adoptai en conséquence la méthode de commencer toujours
ma chasse par grimper sur des rochers qui les dominaient, et de là
je l’avais souvent belle pour tirer. Du premier coup que je lâchai
sur ces chèvres, je tuai une bique qui avait auprès d’elle un petit
cabri qu’elle nourrissait, ce qui me fit beaucoup de peine. Quand la
mère fut tombée, le petit chevreau non seulement resta auprès d’elle
jusqu’à ce que j’allasse la ramasser, mais encore quand je l’emportai
sur mes épaules, il me suivit jusqu’à mon enclos. Arrivé là, je la
déposai à terre, et prenant le biquet dans mes bras, je le passai
par-dessus la palissade, dans l’espérance de l’apprivoiser. Mais il ne
voulut point manger, et je fus donc obligé de le tuer et de le manger
moi-même. Ces deux animaux me fournirent de viande pour longtemps,
car je vivais avec parcimonie, et ménageais mes provisions,—surtout
mon pain,—autant qu’il était possible.

[Illustration: Il me suivit jusqu’à mon enclos.]

Ayant alors fixé le lieu de ma demeure, je trouvai qu’il était
absolument nécessaire que je pourvusse à un endroit pour faire du feu,
et à des provisions de chauffage. De ce que je fis à cette intention,
de la manière dont j’agrandis ma grotte, et des aisances que j’y
ajoutai, je donnerai amplement le détail en ses temps et lieu; mais il
faut d’abord que je parle de moi-même, et du tumulte de mes pensées
sur ma vie.

Ma situation m’apparaissait sous un jour affreux; comme je n’avais
échoué sur cette île qu’après avoir été entraîné par une violente
tempête hors de la route de notre voyage projeté, et à une centaine de
lieues loin de la course ordinaire des navigateurs, j’avais de fortes
raisons pour croire que, par arrêt du ciel, je devais terminer ma vie
de cette triste manière, dans ce lieu de désolation. Quand je faisais
ces réflexions, des larmes coulaient en abondance sur mon visage, et
quelquefois je me plaignais à moi-même de ce que la Providence pouvait
ainsi ruiner complètement ses créatures, les rendre si absolument
misérables, et les accabler à un tel point qu’à peine serait-il
raisonnable qu’elles lui sussent gré de l’existence.

Mais j’avais toujours un prompt retour sur moi-même, qui arrêtait le
cours de ces pensées et me couvrait de blâme. Un jour entre autres, me
promenant sur le rivage, mon fusil à la main, j’étais fort attristé
de mon sort, quand la raison vint pour ainsi dire disputer avec
moi, et me parla ainsi:—«Tu es, il est vrai, dans l’abandon; mais
rappelle-toi, s’il te plaît, ce qu’est devenu le reste de l’équipage.
N’étiez-vous pas descendus onze dans la chaloupe? où sont les dix
autres? Pourquoi n’ont-ils pas été sauvés, et toi perdu? Pourquoi
as-tu été le seul épargné? Lequel vaut mieux d’être ici ou d’être
là?»—En même temps je désignais du doigt la mer.—Il faut toujours
considérer dans les maux le bon qui peut faire compensation, et ce
qu’ils auraient pu amener de pire.

Alors je compris de nouveau combien j’étais largement pourvu pour
ma subsistance. Quel eût été mon sort, s’il n’était pas arrivé, par
une chance qui s’offrirait à peine une fois sur cent mille, que le
vaisseau se soulevât du banc où il s’était ensablé d’abord, et dérivât
si proche de la côte, que j’eusse le temps d’en faire le sauvetage!
Quel eût été mon sort, s’il eût fallu que je vécusse dans le dénuement
où je me trouvais en abordant le rivage, sans les premières nécessités
de la vie, et sans les choses nécessaires pour me les procurer et
pour y suppléer!—«Surtout qu’aurais-je fait, m’écriai-je, sans fusil,
sans munitions, sans outils pour travailler et me fabriquer bien des
choses, sans vêtements, sans lit, sans tente, sans aucune espèce
d’abri?»—Mais j’avais de tout cela en abondance, et j’étais en beau
chemin de pouvoir m’approvisionner par moi-même, et me passer de
mon fusil, lorsque mes munitions seraient épuisées. J’étais ainsi
à peu près assuré d’avoir tant que j’existerais une vie exempte du
besoin. Car dès le commencement j’avais songé à me prémunir contre
les accidents qui pourraient survenir, non seulement après l’entière
consommation de mes munitions, mais encore après l’affaiblissement de
mes forces et de ma santé.

J’avouerai, toutefois, que je n’avais pas soupçonné que mes munitions
pouvaient être détruites d’un seul coup, j’entends que le feu du ciel
pouvait faire sauter ma poudre; et c’est ce qui fit que cette pensée
me consterna si fort, lorsqu’il vint à éclairer et à tonner, comme je
l’ai dit plus haut.

Maintenant que je suis sur le point de m’engager dans la relation
mélancolique d’une vie silencieuse, d’une vie peut-être inouïe dans
le monde, je reprendrai mon récit dès le commencement, et je le
continuerai avec méthode. Ce fut, suivant mon calcul, le 30 septembre
que je mis le pied la première fois sur cette île affreuse; lorsque le
soleil était, pour ces régions, dans l’équinoxe d’automne, et presque
à plomb sur ma tête. Je reconnus par cette observation que je me
trouvais par les 9 degrés 22 minutes de latitude au nord de l’équateur.

Au bout d’environ dix ou douze jours que j’étais là, il me vint à
l’esprit que je perdrais la connaissance du temps, faute de livres,
de plumes et d’encre, et même que je ne pourrais plus distinguer
les dimanches des jours _ouvrables_. Pour éviter cette confusion,
j’érigeai sur le rivage où j’avais pris terre pour la première fois,
un gros poteau en forme de croix, sur lequel je gravai avec mon
couteau en lettres capitales cette inscription:

  J’ABORDAI ICI LE 30 SEPTEMBRE 1659.

Sur les côtés de ce poteau carré, je faisais tous les jours une hoche,
chaque septième hoche avait le double de la longueur des autres, et
tous les premiers du mois j’en marquais une plus longue encore: par ce
moyen, j’entretins mon calendrier ou le calcul de mon temps, divisé
par semaines, mois et années.

C’est ici le lieu d’observer que, parmi le grand nombre de choses
que j’enlevai du vaisseau, dans les différents voyages que j’y fis,
je me procurai beaucoup d’articles de moindre valeur, mais non pas
d’un moindre usage pour moi, et que j’ai négligé de mentionner
précédemment; comme, par exemple, des plumes, de l’encre, du papier
et quelques autres objets serrés dans les cabines du capitaine, du
second, du canonnier et du charpentier; trois ou quatre compas, des
instruments de mathématiques, des cadrans, des lunettes d’approche,
des cartes et des livres de navigation, que j’avais pris pêle-mêle
sans savoir si j’en aurais besoin ou non. Je trouvai aussi trois fort
bonnes Bibles que j’avais reçues d’Angleterre avec ma cargaison, et
que j’avais emballées avec mes hardes; en outre, quelques livres
portugais, deux ou trois de prières catholiques, et divers autres
volumes que je conservai soigneusement.

Il ne faut pas que j’oublie que nous avions dans le vaisseau un chien
et deux chats. Je dirai à propos quelque chose de leur histoire
fameuse. J’emportai les deux chats avec moi; quant au chien, il sauta
de lui-même hors du vaisseau, et vint à la nage me retrouver à terre,
après que j’y eus conduit ma première cargaison. Pendant bien des
années il fut pour moi un serviteur fidèle, je n’eus jamais faute de
ce qu’il pouvait m’aller quérir, ni de la compagnie qu’il pouvait me
faire; seulement j’aurais désiré qu’il me parlât, mais c’était chose
impossible. J’ai dit que j’avais trouvé des plumes, de l’encre et du
papier; je les ménageai extrêmement, et je ferai voir que tant que mon
encre dura je tins un compte exact de toutes choses; mais, quand elle
fut usée, cela me devint impraticable, car je ne pus parvenir à en
faire d’autre par aucun des moyens que j’imaginai.

[Illustration: Pendant bien des années il fut pour moi un serviteur
fidèle.]

Cela me fait souvenir que, nonobstant tout ce que j’avais amassé,
il me manquait quantité de choses. De ce nombre était premièrement
l’encre, ensuite une bêche, une pioche et une pelle pour fouir et
transporter la terre; enfin des aiguilles, des épingles et du fil.
Quant à de la toile, j’appris bientôt à m’en passer sans beaucoup de
peine.

Ce manque d’outils faisait que dans tous mes travaux je n’avançais
que lentement, et il s’écoula près d’une année avant que j’eusse
entièrement achevé ma petite palissade ou parqué mon habitation. Ses
palis ou pieux étaient si pesants, que c’était tout ce que je pouvais
faire de les soulever. Il me fallait longtemps pour les couper et les
façonner dans les bois, et bien plus longtemps encore pour les amener
jusqu’à ma demeure. Je passais quelquefois deux jours à tailler et à
transporter un seul de ces poteaux, et un troisième jour à l’enfoncer
en terre. Pour ce dernier travail, je me servais au commencement d’une
lourde pièce de bois; mais, plus tard, je m’avisai d’employer une
barre de fer, ce qui n’empêcha pas, toutefois, que le pilotage de ces
palis ou de ces pieux ne fût une rude et longue besogne.

Mais quel besoin aurais-je eu de m’inquiéter de la lenteur de
n’importe quel travail? Je sentais tout le temps que j’avais devant
moi, et que cet ouvrage une fois achevé, je n’aurais aucune autre
occupation, au moins que je pusse prévoir, si ce n’est de rôder dans
l’île pour chercher ma nourriture, ce que je faisais plus ou moins
chaque jour.

Je commençai dès lors à examiner sérieusement ma position et les
circonstances où j’étais réduit. Je dressai, par écrit, un état de
mes affaires, non pas tant pour les laisser à ceux qui viendraient
après moi, car il n’y avait pas apparence que je dusse avoir
beaucoup d’héritiers, que pour délivrer mon esprit des pensées
qui l’assiégeaient et l’accablaient chaque jour. Comme ma raison
commençait alors à me rendre maître de mon abattement, j’essayais à me
consoler moi-même du mieux que je pouvais, en balançant mes biens et
mes maux, afin que je pusse bien me convaincre que mon sort n’était
pas le pire; et, comme débiteur et créancier, j’établis, ainsi qu’il
suit, un compte très fidèle de mes jouissances en regard des misères
que je souffrais:

  +--------------------------------+----------------------------------+
  |LE MAL                          |LE BIEN                           |
  +--------------------------------+----------------------------------+
  |Je suis jeté sur une île        |Mais je suis vivant; mais je n'ai |
  |horrible et désolée,            |pas été noyé comme le furent tous |
  |sans aucun espoir de délivrance.|mes compagnons de voyage.         |
  +--------------------------------+----------------------------------+
  |Je suis écarté et séparé, en    |Mais j'ai été séparé du reste de  |
  |quelque sorte, du monde entier  |l'équipage  pour être préservé    |
  |pour être misérable.            |de la mort; et Celui qui m'a      |
  |                                |miraculeusement sauvé de la mort  |
  |                                |peut aussi me délivrer de cette   |
  |                                |condition.                        |
  +--------------------------------+----------------------------------+
  |Je suis retranché du nombre des |Mais je ne suis point mourant de  |
  |hommes; je suis un solitaire, un|faim et expirant sur une terre    |
  |banni de la société humaine.    |stérile qui ne produise pas de    |
  |                                |subsistances.                     |
  +--------------------------------+----------------------------------+
  |Je n'ai point de vêtements pour |Mais je suis dans un climat chaud,|
  |me couvrir.                     |où, si j'avais des vêtements, je  |
  |                                |pourrais à peine les porter.      |
  +--------------------------------+----------------------------------+
  |Je suis sans aucune défense, et |Mais j’ai échoué sur une île où je|
  |sans moyen de résister à aucune |ne vois nulle bête féroce qui     |
  |attaque d’hommes ou de bêtes.   |puisse me nuire, comme j’en ai vu |
  |                                |sur la côte d’Afrique; et que     |
  |                                |serais-je si j’y avais naufragé?  |
  +--------------------------------+----------------------------------+
  |Je n’ai pas une seule âme à qui ||Mais Dieu, par un prodige, a     |
  |parler, ou qui puisse me        |envoyé le vaisseau assez près du  |
  |consoler.                       |rivage pour que je pusse en tirer |
  |                                |tout ce qui m’était nécessaire    |
  |                                |pour suppléer à mes besoins ou me |
  |                                |rendre capable d’y suppléer       |
  |                                |moi-même aussi longtemps que je   |
  |                                |vivrai.                           |
  +--------------------------------+----------------------------------+

En somme, il en résultait ce témoignage indubitable, que, dans le
monde, il n’est point de condition si misérable où il n’y ait quelque
chose de positif ou de négatif dont on doit être reconnaissant.
Que ceci demeure donc comme une leçon tirée de la plus affreuse de
toutes les conditions humaines, qu’il est toujours en notre pouvoir
de trouver quelques consolations qui peuvent être placées dans notre
bilan des biens et des maux au crédit de ce compte.

Ayant alors accoutumé mon esprit à goûter ma situation, et ne
promenant plus mes regards en mer dans l’espérance d’y découvrir un
vaisseau, je commençai à m’appliquer à améliorer mon genre de vie, et
à me faire les choses aussi douces que possible.

J’ai déjà décrit mon habitation ou ma tente, placée au pied d’une
roche, et environnée d’une forte palissade de pieux et de câbles, que,
maintenant, je devrais plutôt appeler une muraille, car je l’avais
renforcée, à l’extérieur, d’une sorte de contre-mur de gazon d’à peu
près deux pieds d’épaisseur. Au bout d’un an et demi environ je posai
sur ce contre-mur des chevrons s’appuyant contre le roc, et que je
couvris de branches d’arbres et de tout ce qui pouvait garantir de la
pluie, que j’avais reconnue excessive en certains temps de l’année.

J’ai raconté de quelle manière j’avais apporté tous mes bagages dans
mon enclos, et dans la grotte que j’avais faite par derrière; mais je
dois dire aussi que ce n’était d’abord qu’un amas confus d’effets dans
un tel désordre qu’ils occupaient toute la place, et me laissaient
à peine assez d’espace pour me remuer. Je me mis donc à agrandir
ma grotte, et à pousser plus avant mes travaux souterrains; car
c’était une roche de sablon qui cédait aisément à mes efforts. Comme
alors je me trouvais passablement à couvert des bêtes de proie, je
creusai obliquement le roc à main droite; et puis, tournant encore à
droite, je poursuivis jusqu’à ce que je l’eusse percé à jour, pour me
faire une porte de sortie sur l’extérieur de ma palissade ou de mes
fortifications.

Non seulement cela me donna une issue et une entrée, ou en quelque
sorte un chemin dérobé pour ma tente et mon magasin, mais encore de
l’espace pour ranger tout mon attirail.

J’entrepris alors de me fabriquer les meubles indispensables dont
j’avais le plus besoin, spécialement une chaise et une table. Sans
cela je ne pouvais jouir du peu de bien-être que j’avais en ce monde;
sans une table, je n’aurais pu écrire ou manger, ni faire quantité de
choses avec tant de plaisir.

Je me mis donc à l’œuvre; et ici je constaterai nécessairement
cette observation, que la raison étant l’essence et l’origine des
mathématiques, tout homme qui base chaque chose sur la raison, et juge
des choses le plus raisonnablement possible, peut, avec le temps,
passer maître dans n’importe quel art mécanique. Je n’avais, de ma
vie, manié un outil; et pourtant, à la longue, par mon travail, par
mon application, mon industrie, je reconnus enfin qu’il n’y avait
aucune des choses qui me manquaient que je n’eusse pu faire, surtout
si j’avais eu des instruments. Quoi qu’il en soit, sans outils, je
fabriquai quantité d’ouvrages; et seulement avec une hache et une
herminette, je vins à bout de quelques-uns qui, sans doute, jusque-là,
n’avaient jamais été faits ainsi; mais ce ne fut pas sans une peine
infinie. Par exemple, si j’avais besoin d’une planche, je n’avais
pas d’autre moyen que celui d’abattre un arbre, de le coucher devant
moi, de le tailler des deux côtés avec ma cognée jusqu’à le rendre
suffisamment mince, et de le dresser ensuite avec mon herminette. Il
est vrai que par cette méthode je ne pouvais tirer qu’une planche d’un
arbre entier; mais à cela, non plus qu’à la prodigieuse somme de temps
et de travail que j’y dépensais, il n’y avait d’autre remède que la
patience. Après tout, mon temps ou mon labeur était de peu de prix, et
il importait peu que je l’employasse d’une manière ou d’une autre.

Comme je l’ai dit plus haut, je me fis en premier lieu une chaise
et une table, et je me servis, pour cela, des bouts de bordages que
j’avais tirés du navire. Quand j’eus façonné des planches, je plaçai
de grandes tablettes, larges d’un pied et demi, l’une au-dessus de
l’autre, tout le long d’un côté de ma grotte, pour poser mes outils,
mes clous, ma ferraille, en un mot pour assigner à chaque chose sa
place, et pouvoir les trouver aisément. J’enfonçai aussi quelques
chevilles dans la paroi du rocher pour y pendre mes mousquets et tout
ce qui pouvait se suspendre.

Si quelqu’un avait pu visiter ma grotte, à coup sûr elle lui aurait
semblé un entrepôt général d’objets de nécessité. J’avais ainsi toute
chose si bien à ma main, que j’éprouvais un vrai plaisir à voir le bel
ordre de mes effets, et surtout à me voir à la tête d’une si grande
provision.

Ce fut seulement alors que je me mis à tenir un journal de mon
occupation de chaque jour; car, dans les commencements, j’étais trop
embarrassé de travaux et j’avais l’esprit dans un trop grand trouble;
mon journal n’eût été rempli que de choses attristantes. Par exemple,
il aurait fallu que je parlasse ainsi: «LE 30 SEPTEMBRE, après avoir
gagné le rivage; après avoir échappé à la mort, au lieu de remercier
Dieu de ma délivrance, ayant rendu d’abord une grande quantité
d’eau salée, et m’étant assez bien remis, je courus çà et là sur le
rivage, tordant mes mains, frappant mon front et ma face, invectivant
contre ma misère, et criant: «Je suis perdu! perdu!...» jusqu’à ce
qu’affaibli et harassé, je fus forcé de m’étendre sur le sol, où je
n’osai pas dormir de peur d’être dévoré.

«Quelques jours plus tard, après mes voyages au bâtiment, et après
que j’en eus tout retiré, je ne pouvais encore m’empêcher de gravir
sur le sommet d’une petite montagne, et là de regarder en mer, dans
l’espérance d’y apercevoir un navire. Alors j’imaginais voir poindre
une voile dans le lointain. Je me complaisais dans cet espoir; mais
après avoir regardé fixement jusqu’à en être presque aveuglé, mais
après cette vision évanouie je m’asseyais et je pleurais comme un
enfant. Ainsi j’accroissais mes misères par ma folie.»

Ayant surmonté ces faiblesses, et mon domicile et mon ameublement
étant établis aussi bien que possible, je commençai mon journal, dont
je vais ici vous donner la copie aussi loin que je pus le poursuivre;
car mon encre une fois usée, je fus dans la nécessité de l’interrompre.


JOURNAL

30 SEPTEMBRE 1659

Moi, pauvre misérable ROBINSON CRUSOÉ, après avoir fait naufrage
au large durant une horrible tempête, tout l’équipage étant noyé,
moi-même étant à demi mort, j’abordai à cette île infortunée, que je
nommai l’ILE DU DÉSESPOIR.

Je passai tout le reste du jour à m’affliger de l’état affreux où
j’étais réduit: sans nourriture, sans demeure, sans vêtements, sans
armes, sans lieu de refuge, sans aucune espèce de secours, je ne
voyais rien devant moi que la mort, soit que je dusse être dévoré par
les bêtes ou tué par les sauvages, ou que je dusse périr de faim. A
la brune je montai sur un arbre, de peur des animaux féroces, et je
dormis profondément, quoiqu’il plût toute la nuit.


OCTOBRE

Le 1er.—A ma grande surprise, j’aperçus, le matin, que le vaisseau
avait été soulevé par la marée montante, et entraîné beaucoup plus
près du rivage. D’un côté, ce fut une consolation pour moi; car le
voyant entier et dressé sur sa quille, je conçus l’espérance, si le
vent venait à s’abattre, d’aller à bord et d’en tirer les vivres
ou les choses nécessaires pour mon soulagement. D’un autre côté,
ce spectacle renouvela la douleur que je ressentais de la perte de
mes camarades; j’imaginais que si nous étions demeurés à bord, nous
eussions pu sauver le navire, ou qu’au moins mes compagnons n’eussent
pas été noyés comme ils l’étaient, et que, si tout l’équipage avait
été préservé, peut-être nous eussions pu construire avec les débris
du bâtiment une embarcation qui nous aurait portés en quelque endroit
du monde. Je passai une grande partie de la journée à tourmenter mon
âme de ces regrets; mais enfin, voyant le bâtiment presque à sec,
j’avançai sur la grève aussi loin que je pus, et me mis à la nage
pour aller à bord. Il continua de pleuvoir tout le jour, mais il ne
faisait point de vent.

Du 1er au 24.—Toutes ces journées furent employées à faire plusieurs
voyages pour tirer du vaisseau tout ce que je pouvais, et l’amener à
terre sur des radeaux à la faveur de chaque marée montante. Il plut
beaucoup durant cet intervalle, quoique avec quelque lueur de beau
temps: il paraît que c’était la saison pluvieuse.

Le 20.—Je renversai mon radeau et tous les objets que j’avais mis
dessus; mais, comme c’était dans une eau peu profonde, et que la
cargaison se composait surtout d’objets pesants, j’en recouvrai une
partie quand la marée se fut retirée.

Le 25.—Tout le jour et toute la nuit il tomba une pluie accompagnée
de rafale; durant ce temps le navire se brisa, et le vent ayant
soufflé plus violemment encore, il disparut, et je ne pus apercevoir
ses débris qu’à mer étale seulement. Je passai ce jour-là à mettre
à l’abri les effets que j’avais sauvés, de crainte qu’ils ne
s’endommageassent à la pluie.

Le 26.—Je parcourus le rivage presque tout le jour, pour trouver une
place où je pusse fixer mon habitation; j’étais fort inquiet de me
mettre à couvert, pendant la nuit, des attaques des hommes et des
bêtes sauvages. Vers le soir je m’établis en un lieu convenable, au
pied d’un rocher, et je traçai un demi-cercle pour mon campement,
que je résolus d’entourer de fortifications composées d’une double
palissade fourrée de câbles et renformie de gazon.

Du 26 au 30.—Je travaillai rudement à transporter tous mes bagages
dans ma nouvelle habitation, quoiqu’il plût excessivement fort une
partie de ce temps-là.

Le 31.—Dans la matinée je sortis avec mon fusil pour chercher quelque
nourriture et reconnaître le pays; je tuai une chèvre, dont le
chevreau me suivit jusque chez moi; mais, dans la suite, comme il
refusait de manger, je le tuai aussi.


NOVEMBRE

Le 1er.—Je dressai ma tente au pied du rocher, et j’y couchai pour la
première nuit. Je l’avais faite aussi grande que possible avec des
piquets que j’y avais plantés, et auxquels j’avais suspendu mon hamac.

Le 2.—J’entassai tous mes coffres, toutes mes planches et tout le
bois de construction dont j’avais fait mon radeau, et m’en formai un
rempart autour de moi, un peu en dedans de la ligne que j’avais tracée
pour mes fortifications.


Le 3.—Je sortis avec mon fusil et je tuai deux oiseaux semblables à
des canards, qui furent un excellent manger. Dans l’après-midi, je me
mis à l’œuvre pour faire une table.

Le 4.—Je commençai à régler mon temps de travail et de sortie, mon
temps de repos et de récréation, et suivant cette règle que je
continuai d’observer, le matin, s’il ne pleuvait pas, je sortais avec
mon fusil pour deux ou trois heures; je travaillais ensuite jusqu’à
onze heures environ, puis je mangeais ce que je pouvais avoir; de
midi à deux heures, je me couchais pour dormir, à cause de la chaleur
accablante; et, dans la soirée, je me remettais à l’ouvrage. Tout mon
temps de travail de ce jour-là et du suivant fut employé à me faire
une table; car je n’étais alors qu’un triste ouvrier; mais bientôt
après, le temps et la nécessité firent de moi un parfait artisan,
comme ils l’auraient fait, je pense, de tout autre.

Le 5.—Je sortis avec mon fusil et mon chien, et je tuai un chat
sauvage; sa peau était assez douce, mais sa chair ne valait rien.
J’écorchais chaque animal que je tuais, et j’en conservais la peau.
En revenant le long du rivage, je vis plusieurs espèces d’oiseaux de
mer qui m’étaient inconnus; mais je fus étonné et presque effrayé par
deux ou trois veaux marins, qui, tandis que je les fixais du regard,
ne sachant pas trop ce qu’ils étaient, se culbutèrent dans l’eau et
m’échappèrent pour cette fois.

Le 6.—Après ma promenade du matin, je me mis à travailler de nouveau à
ma table, et je l’achevai, non pas à ma fantaisie; mais il ne se passa
pas longtemps avant que je fusse en état d’en corriger les défauts.

Le 7.—Le ciel commença à se mettre au beau. Les 7, 8, 9, 10, et une
partie du 12,—le 11 était un dimanche,—je passai tout mon temps à me
fabriquer une chaise, et, avec beaucoup de peine, je l’amenai à une
forme passable; mais elle ne put jamais me plaire, et même, en la
faisant, je la démontai plusieurs fois.

NOTA.—Je négligeai bientôt l’observation des dimanches: car ayant omis
de faire la marque qui les désignait sur mon poteau, j’oubliai quand
tombait ce jour.

Le 13.—Il fit une pluie qui humecta la terre et me rafraîchit
beaucoup; mais elle fut accompagnée d’un coup de tonnerre et d’un
éclair, qui m’effrayèrent horriblement, à cause de ma poudre. Aussitôt
qu’ils furent passés, je résolus de séparer ma provision de poudre en
autant de petits paquets que possible, pour la mettre hors de tout
danger.

Les 14, 15 et 16.—Je passai ces trois jours à faire des boîtes ou de
petites caisses carrées qui pouvaient contenir une livre de poudre ou
deux tout au plus; et, les ayant emplies, je les mis en sûreté, et
aussi éloignées les unes des autres que possible. L’un de ces trois
jours, je tuai un gros oiseau qui était bon à manger; mais je ne sus
quel nom lui donner.

Le 17.—Je commençai, en ce jour, à creuser le roc derrière ma tente,
pour ajouter à mes commodités.

NOTA.—Il me manquait, pour ce travail, trois choses absolument
nécessaires, savoir: un pic, une pelle et une brouette ou un panier.
Je discontinuai donc mon travail, et me mis à réfléchir sur les moyens
de suppléer à ce besoin, et de me faire quelques outils. Je remplaçai
le pic par des leviers de fer, qui étaient assez propres à cela,
quoique un peu lourds; pour la pelle ou bêche, qui était la seconde
chose dont j’avais besoin, elle m’était d’une si absolue nécessité,
que, sans cela, je ne pouvais réellement rien faire. Mais je ne savais
par quoi la remplacer.

Le 18.—En cherchant dans les bois, je trouvai un arbre qui était
semblable, ou tout au moins ressemblait beaucoup à celui qu’au Brésil
on appelle BOIS DE FER, à cause de son excessive dureté. J’en coupai
une pièce avec une peine extrême et en gâtant presque ma hache; je
n’eus pas moins de difficulté pour l’amener jusque chez moi, car elle
était extrêmement lourde.

La dureté excessive de ce bois, et le manque de moyens d’exécution,
firent que je demeurai longtemps à façonner cet instrument; ce ne fut
que petit à petit que je pus lui donner la forme d’une pelle ou d’une
bêche. Son manche était exactement fait comme à celles dont on se
sert en Angleterre; mais sa partie plate n’étant pas ferrée, elle ne
pouvait pas être d’un aussi long usage. Néanmoins elle remplit assez
bien son office dans toutes les occasions que j’eus de m’en servir.
Jamais pelle, je pense, ne fut faite de cette façon et ne fut si
longue à fabriquer.

Mais ce n’était pas tout; il me manquait encore un panier ou une
brouette. Un panier, il m’était de toute impossibilité d’en faire,
n’ayant rien de semblable à des baguettes ployantes propres à tresser
de la vannerie, du moins je n’en avais point encore découvert. Quant
à la brouette, je m’imaginais que je pourrais en venir à bout, à
l’exception de la roue, dont je n’avais aucune notion, et que je ne
savais comment entreprendre. D’ailleurs je n’avais rien pour forger le
goujon de fer qui devait passer dans l’axe ou le moyeu. J’y renonçai
donc; et, pour emporter la terre que je tirais de la grotte, je me fis
une machine semblable à l’oiseau dans lequel les manœuvres portent le
mortier quand ils servent les maçons.

La façon de ce dernier ustensile me présenta moins de difficulté que
celle de la pelle; néanmoins l’une et l’autre, et la malheureuse
tentative que je fis de construire une brouette, ne me prirent pas
moins de quatre journées, en exceptant toujours le temps de ma
promenade du matin avec mon fusil; je la manquais rarement, et
rarement aussi manquais-je d’en rapporter quelque chose à manger.

Le 23.—Mon autre travail ayant été interrompu pour la fabrication
de ces outils, dès qu’ils furent achevés je le repris, et, tout en
faisant ce que le temps et mes forces me permettaient, je passai
dix-huit jours entiers à élargir et à creuser ma grotte, afin qu’elle
pût loger mes meubles plus commodément.

Durant tout ce temps je travaillai à faire cette chambre ou cette
grotte assez spacieuse pour me servir d’entrepôt, de magasin, de
cuisine, de salle à manger et de cellier. Quant à mon logement, je me
tenais dans ma tente, hormis quelques jours de la saison humide de
l’année, où il pleuvait si fort que je ne pouvais y être à l’abri; ce
qui m’obligea, plus tard, à couvrir tout mon enclos de longues perches
en forme de chevrons, buttant contre le rocher, et à les charger de
glaïeuls et de grandes feuilles d’arbres, en guise de chaume.


DÉCEMBRE

Le 10.—Je commençais alors à regarder ma grotte ou ma voûte comme
terminée, lorsque tout à coup,—sans doute je l’avais faite trop
vaste,—une grande quantité de terre éboula du haut de l’un des côtés;
j’en fus, en un mot, très épouvanté, et non pas sans raison; car,
si je m’étais trouvé dessous, je n’aurais jamais eu besoin d’un
fossoyeur. Pour réparer cet accident, j’eus énormément de besogne; il
fallut emporter la terre qui s’était détachée; et, ce qui était encore
plus important, il fallut étançonner la voûte, afin que je pusse être
bien sûr qu’il ne s’écroulerait plus rien.

Le 11.—Conséquemment je travaillai à cela, et je plaçai deux étais ou
poteaux posés à plomb sous le ciel de la grotte, avec deux morceaux
de planche mis en croix sur chacun. Je terminai cet ouvrage le
lendemain; puis, ajoutant encore des étais garnis de couches, au bout
d’une semaine environ j’eus mon plafond assuré; et, comme ces poteaux
étaient placés en rang, ils me servirent de cloisons pour distribuer
mon logis.

Le 17.—A partir de ce jour jusqu’au vingtième, je posai des tablettes
et je fichai des clous sur les poteaux pour suspendre tout ce qui
pouvait s’accrocher; je commençai, dès lors, à avoir mon intérieur en
assez bon ordre.

Le 20.—Je portai tout mon bataclan dans ma grotte; je me mis à meubler
ma maison, et j’assemblai quelques bouts de planche en manière de
table de cuisine, pour apprêter mes viandes dessus; mais les planches
commençaient à devenir fort rares par devers moi; aussi ne fis-je plus
aucune autre table.

Le 24.—Beaucoup de pluie toute la nuit et tout le jour; je ne sortis
pas.

Le 25.—Pluie toute la journée.

Le 26.—Point de pluie; la terre était alors plus fraîche qu’auparavant
et plus agréable.

Le 27.—Je tuai un chevreau et j’en estropiai un autre qu’alors je pus
attraper et amener en laisse à la maison. Dès que je fus arrivé, je
liai avec des éclisses l’une de ses jambes qui était cassée.

NOTA.—J’en pris un tel soin, qu’il survécut, et que sa jambe redevint
aussi forte que jamais; et, comme je le soignai ainsi fort longtemps,
il s’apprivoisa et paissait sur la pelouse, devant ma porte, sans
chercher aucunement à s’enfuir. Ce fut la première fois que je conçus
la pensée de nourrir des animaux privés, pour me fournir d’aliments
quand toute ma poudre et tout mon plomb seraient consommés.

Les 28, 29 et 30.—Grandes chaleurs et pas de brise; si bien qu’il
ne m’était possible de sortir que sur le soir pour chercher ma
subsistance. Je passai ce temps à mettre tous mes effets en ordre dans
mon habitation.


JANVIER 1660.

Le 1er.—Chaleur toujours excessive. Je sortis pourtant de grand matin
et sur le tard avec mon fusil, et je me reposai dans le milieu du
jour. Ce soir-là, m’étant avancé dans les vallées situées vers le
centre de l’île, j’y découvris une grande quantité de boucs, mais
très farouches et très difficiles à approcher; je résolus cependant
d’essayer si je ne pourrais pas dresser mon chien à les chasser par
devers moi.

Le 2.—En conséquence, je sortis le lendemain avec mon chien, et je le
lançai contre les boucs; mais je fus désappointé, car tous lui firent
face; et, comme il comprit parfaitement le danger, il ne voulut pas
même se risquer près d’eux.

[Illustration: Tous lui firent face.]

Le 3.—Je commençai mon retranchement ou ma muraille; et, comme j’avais
toujours quelque crainte d’être attaqué, je résolus de le faire très
épais et très solide.

NOTA.—Cette clôture ayant déjà été décrite, j’omets à dessein dans ce
_Journal_ ce que j’en ai dit plus haut. Il suffira de prier d’observer
que je n’employai pas moins de temps que depuis le 3 janvier jusqu’au
14 avril pour l’établir, la terminer et la perfectionner, quoiqu’elle
n’eût pas plus de vingt-quatre verges d’étendue; elle décrivait un
demi-cercle à partir d’un point du rocher jusqu’à un second point
éloigné du premier d’environ huit verges, et, dans le fond, juste au
centre, se trouvait la porte de ma grotte.

Je travaillai très péniblement durant tout cet intervalle, contrarié
par les pluies non seulement plusieurs jours, mais quelquefois
plusieurs semaines de suite. Je m’étais imaginé que je ne saurais être
parfaitement à couvert avant que ce rempart fût entièrement achevé.
Il est aussi difficile de croire que d’exprimer la peine que me coûta
chaque chose, surtout le transport des pieux depuis les bois, et leur
enfoncement dans le sol; car je les avais faits beaucoup plus gros
qu’il n’était nécessaire. Cette palissade terminée, et son extérieur
étant doublement défendu par un revêtement de gazon adossé contre pour
la dissimuler, je me persuadai que s’il advenait qu’on abordât sur
cette terre, on n’apercevrait rien qui ressemblât à une habitation; et
ce fut fort heureusement que je la fis ainsi, comme on pourra le voir
par la suite dans une occasion remarquable.

Chaque jour j’allais chasser et faire ma ronde dans les bois, à moins
que la pluie ne m’en empêchât, et dans ces promenades je faisais
assez souvent la découverte d’une chose ou d’une autre à mon profit.
Je trouvais surtout une sorte de pigeons sauvages qui ne nichaient
point sur les arbres comme font les ramiers, mais dans des trous de
rocher, à la manière des pigeons domestiques. Je pris quelques-uns de
leurs petits pour essayer de les nourrir et de les apprivoiser, et j’y
réussis. Mais quand ils furent plus grands, il s’envolèrent; le manque
de nourriture en fut la principale cause, car je n’avais rien à leur
donner. Quoi qu’il en soit, je découvrais fréquemment leurs nids, et
j’y prenais leurs pigeonneaux dont la chair était excellente.

[Illustration: C’était une sorte de pigeons sauvages.]

En administrant mon ménage, je m’aperçus qu’il me manquait beaucoup de
choses, que de prime abord je me crus incapable de fabriquer, ce qui
au fait se vérifia pour quelques-unes: par exemple, je ne pus jamais
amener une futaille au point d’être cerclée. J’avais un petit baril ou
deux, comme je l’ai noté plus haut; mais il fut tout à fait hors de ma
portée d’en faire un sur leur modèle; j’employai pourtant plusieurs
semaines à cette tentative: je ne sus jamais l’assembler sur ses fonds
ni joindre assez exactement ses douves pour y faire tenir de l’eau;
ainsi je fus encore obligé de passer outre.

En second lieu, j’étais dans une grande pénurie de lumière; sitôt
qu’il faisait nuit, ce qui arrivait ordinairement vers sept heures,
j’étais forcé de me mettre au lit. Je me ressouvins de la masse de
cire vierge dont j’avais fait des chandelles pendant mon aventure
d’Afrique; mais je n’en avais point alors. Mon unique ressource fut
donc, quand j’eus tué une chèvre, d’en conserver la graisse, et avec
une petite écuelle de terre glaise, que j’avais fait cuire au soleil
et dans laquelle je mis une mèche d’étoupe, de me faire une lampe dont
la flamme me donna une lueur, mais une lueur moins constante et plus
sombre que la clarté d’un flambeau.

Au milieu de tous mes travaux il m’arriva de trouver, en visitant
mes bagages, un petit sac qui, ainsi que je l’ai déjà fait savoir,
avait été empli de grains pour la nourriture de la volaille à bord du
vaisseau,—non pas lors de notre voyage, mais, je le suppose, lors de
son précédent retour de Lisbonne.—Le peu de grains qui était resté
dans le sac avait été tout dévoré par les rats, et je n’y voyais plus
que de la balle et de la poussière; or, ayant besoin de ce sac pour
quelque autre usage,—c’était, je crois, pour y mettre de la poudre
lorsque je la partageai de crainte du tonnerre,—j’allai en secouer la
balle au pied du rocher, sur un des côtés de mes fortifications.

C’était un peu avant les grandes pluies mentionnées précédemment que
je jetai cette poussière sans y prendre garde, pas même assez pour
me souvenir que j’avais vidé là quelque chose. Quand, au bout d’un
mois ou environ, j’aperçus quelques tiges vertes qui sortaient de
terre, j’imaginai d’abord que c’étaient quelques plantes que je ne
connaissais point; mais quels furent ma surprise et mon étonnement
lorsque peu de temps après je vis environ dix ou douze épis d’une orge
verte et parfaite, de la même qualité que celle d’Europe, voire même
que notre orge d’Angleterre.

[Illustration: J’aperçus quelques tiges vertes qui sortaient de terre.]

Il serait impossible d’exprimer mon ébahissement et le trouble de mon
esprit à cette occasion. Jusque-là ma conduite ne s’était appuyée
sur aucun principe religieux; au fait, j’avais très peu de notions
religieuses dans la tête, et dans tout ce qui m’était advenu je
n’avais vu que l’effet du hasard, ou, comme on dit légèrement, du bon
plaisir de Dieu; sans même chercher, en ce cas, à pénétrer les fins
de la Providence et son ordre qui régit les événements de ce monde.
Mais après que j’eus vu croître de l’orge dans un climat que je savais
n’être pas propre à ce grain, surtout ne sachant pas comment il était
venu là, je fus étrangement émerveillé, et je commençai à me mettre
dans l’esprit que Dieu avait miraculeusement fait pousser cette orge
sans le concours d’aucune semence, uniquement pour me faire subsister
dans ce misérable désert.

Cela me toucha un peu le cœur et me fit couler des larmes des yeux, et
je commençai à me féliciter de ce qu’un tel prodige eût été opéré en
ma faveur; mais le comble de l’étrange pour moi, ce fut de voir près
des premières, tout le long du rocher, quelques tiges éparpillées qui
semblaient être des tiges de riz, et que je reconnus pour telles parce
que j’en avais vu croître quand j’étais sur les côtes d’Afrique.

Non seulement je pensai que la Providence m’envoyait ces présents;
mais, étant persuadé que sa libéralité devait s’étendre encore plus
loin, je parcourus de nouveau toute cette portion de l’île que j’avais
déjà visitée, cherchant dans tous les coins et au pied de tous les
rochers, dans l’espoir de découvrir une plus grande quantité de ces
plantes; mais je n’en trouvai pas d’autres. Enfin, il me revint à
l’esprit que j’avais secoué en cet endroit le sac qui avait contenu
la nourriture de la volaille, et le miracle commença à disparaître.
Je dois l’avouer, ma religieuse reconnaissance envers la providence
de Dieu s’évanouit aussitôt que j’eus découvert qu’il n’y avait rien
que de naturel dans cet événement. Cependant il était si étrange et
si inopiné, qu’il ne méritait pas moins ma gratitude que s’il eût
été miraculeux. En effet, n’était-ce pas tout aussi bien l’œuvre de
la Providence que s’ils étaient tombés du ciel, que ces dix ou douze
grains fussent restés intacts quand tout le reste avait été ravagé par
les rats; et, qu’en outre, je les eusse jetés précisément dans ce lieu
abrité par une roche élevée, où ils avaient pu germer aussitôt; tandis
qu’en cette saison, partout ailleurs, ils auraient été brûlés par le
soleil et détruits?

Comme on peut le croire, je recueillis soigneusement les épis de
ces blés dans leur saison, ce qui fut environ à la fin de juin;
et, mettant en réserve jusqu’au moindre grain, je résolus de semer
tout ce que j’en avais, dans l’espérance qu’avec le temps j’en
récolterais assez pour faire du pain. Quatre années s’écoulèrent avant
que je pusse me permettre d’en manger; encore n’en usai-je qu’avec
ménagement, comme je le dirai plus tard en son lieu: car tout ce que
je confiai à la terre, la première fois, fut perdu pour avoir mal pris
mon temps en le semant justement avant la saison sèche; de sorte qu’il
ne poussa pas, ou poussa tout au moins fort mal. Nous reviendrons
là-dessus.

Outre cette orge, il y avait vingt ou trente tiges de riz, que je
conservai avec le même soin et dans le même but, c’est-à-dire pour me
faire du pain ou plutôt diverses sortes de mets; j’avais trouvé le
moyen de cuire sans four, bien que plus tard j’en aie fait un. Mais
retournons à mon journal.

Je travaillai très assidûment pendant ces trois mois et demi à la
construction de ma muraille. Le 14 avril, je la fermai, me réservant
de pénétrer dans mon enceinte au moyen d’une échelle, et non point
d’une porte, afin qu’aucun signe extérieur ne pût trahir mon
habitation.


AVRIL

Le 16.—Je terminai mon échelle, dont je me servais ainsi: d’abord je
montais sur le haut de la palissade, puis je l’amenais à moi et la
replaçais en dedans. Ma demeure me parut alors complète; car j’y avais
assez de place dans l’intérieur, et rien ne pouvait venir à moi du
dehors, à moins de passer d’abord par-dessus ma muraille.

Juste le lendemain que cet ouvrage fut achevé, je faillis voir tous
mes travaux renversés d’un seul coup, et perdre moi-même la vie. Voici
comment: j’étais occupé derrière ma tente, à l’entrée de ma grotte,
lorsque je fus horriblement effrayé par une chose vraiment affreuse;
tout à coup la terre s’éboula de la voûte de ma grotte et du flanc de
la montagne qui me dominait, et deux des poteaux que j’avais placés
dans ma grotte craquèrent effroyablement. Je fus remué jusque dans les
entrailles; mais, ne soupçonnant pas la cause réelle de ce fracas, je
pensai seulement que c’était la voûte de ma grotte qui croulait, comme
elle avait déjà croulé en partie. De peur d’être englouti, je courus
vers mon échelle, et, ne m’y croyant pas encore en sûreté, je passai
par-dessus ma muraille, pour échapper à des quartiers de rocher
que je m’attendais à voir fondre sur moi. Sitôt que j’eus posé le
pied hors de ma palissade, je reconnus qu’il y avait un épouvantable
tremblement de terre. Le sol sur lequel j’étais s’ébranla trois fois
à environ huit minutes de distance, et ces trois secousses furent si
violentes, qu’elles auraient pu renverser l’édifice le plus solide qui
ait jamais été. Un fragment énorme se détacha de la cime d’un rocher
situé proche de la mer, à environ un demi-mille de moi, et tomba avec
un tel bruit que, de ma vie, je n’en avais entendu de pareil. L’Océan
même me parut violemment agité. Je pense que les secousses avaient été
plus fortes encore sous les flots que dans l’île.

N’ayant jamais rien senti de semblable, ne sachant pas même que cela
existât, je fus tellement atterré que je restai là comme mort ou
stupéfié, et le mouvement de la terre me donna des nausées comme à
quelqu’un ballotté sur la mer. Mais le bruit de la chute du rocher me
réveilla, m’arracha à ma stupeur, et me remplit d’effroi. Mon esprit
n’entrevit plus alors que l’écroulement de la montagne sur ma tente
et l’anéantissement de tous mes biens; et cette idée replongea une
seconde fois mon âme dans la torpeur.

Après que la troisième secousse fut passée et qu’il se fut écoulé
quelque temps sans que j’eusse rien senti de nouveau, je commençai à
reprendre courage; pourtant je n’osais pas encore repasser par-dessus
ma muraille, de peur d’être enterré tout vif: je demeurais immobile,
assis à terre, profondément abattu et désolé, ne sachant que résoudre
et que faire. Durant tout ce temps je n’eus pas une seule pensée
sérieuse de religion, si ce n’est cette banale invocation: _Seigneur,
ayez pitié de moi!_ qui cessa en même temps que le péril.

Tandis que j’étais dans cette situation, je m’aperçus que le ciel
s’obscurcissait et se couvrait de nuages comme s’il allait pleuvoir;
bientôt après le vent se leva par degrés, et en moins d’une demi-heure
un terrible ouragan se déclara. La mer se couvrit tout à coup d’écume,
les flots inondèrent le rivage, les arbres se déracinèrent: bref, ce
fut une affreuse tempête. Elle dura près de trois heures, ensuite elle
alla en diminuant; et au bout de deux autres heures tout était rentré
dans le calme, et il commença à pleuvoir abondamment.

Cependant j’étais toujours étendu sur la terre, dans la terreur et
l’affliction, lorsque soudain je fis réflexion que ces vents et cette
pluie étant la conséquence du tremblement de terre, il devait être
passé, et que je pouvais me hasarder à retourner dans ma grotte. Cette
pensée ranima mes esprits; et, la pluie aidant aussi à me persuader,
j’allai m’asseoir dans ma tente; mais la violence de l’orage menaçant
de la renverser, je fus contraint de me retirer dans ma grotte,
quoique j’y fusse fort mal à l’aise, tremblant qu’elle ne s’écroulât
sur ma tête.

Cette pluie excessive m’obligea à un nouveau travail, c’est-à-dire à
pratiquer une rigole au travers de mes fortifications, pour donner un
écoulement aux eaux, qui, sans cela, auraient inondé mon habitation.
Après être resté quelque temps dans ma grotte sans éprouver de
nouvelles secousses, je commençai à être un peu plus rassuré; et, pour
ranimer mes sens, qui avaient grand besoin de l’être, j’allai à ma
petite provision, et je pris une petite goutte de _rhum_; alors, comme
toujours, j’en usai très sobrement, sachant bien qu’une fois bu il ne
me serait pas possible d’en avoir d’autre.

Il continua de pleuvoir durant toute la nuit et une grande partie du
lendemain, ce qui m’empêcha de sortir. L’esprit plus calme, je me mis
à réfléchir sur ce que j’avais de mieux à faire. Je conclus que l’île
étant sujette aux tremblements de terre, je ne devais pas vivre dans
une caverne et qu’il me fallait songer à construire une petite hutte
dans un lieu découvert, que, pour ma sûreté, j’entourerais également
d’un mur; persuadé qu’en restant où j’étais, je serais un jour ou
l’autre enterré tout vif.

Ces pensées me déterminèrent à éloigner ma tente de l’endroit qu’elle
occupait justement au-dessous d’une montagne menaçante qui, sans nul
doute, l’ensevelirait à la première secousse. Je passai les deux
jours suivants, les 19 et 20 avril, à chercher où et comment je
transporterais mon habitation.

La crainte d’être englouti vivant m’empêchait de dormir tranquille, et
la crainte de coucher dehors, sans aucune défense, était presque aussi
grande; mais quand, regardant autour de moi, je voyais le bel ordre
où j’avais mis toute chose, et combien j’étais agréablement caché
et à l’abri de tout danger, j’éprouvais la plus grande répugnance à
déménager.

Dans ces entrefaites je réfléchis que l’exécution de ce projet me
demanderait beaucoup de temps, et qu’il me fallait, malgré les
risques, rester où j’étais, jusqu’à ce que je me fusse fait un
campement, et que je l’eusse rendu assez sûr pour aller m’y fixer.
Cette décision me tranquillisa pour un temps, et je résolus de me
mettre à l’ouvrage avec toute la diligence possible, pour me bâtir
dans un cercle, comme la première fois, un mur de pieux, de câbles,
etc., et d’y établir ma tente quand il serait fini, mais de rester où
j’étais jusqu’à ce que cet enclos fût terminé et prêt à me recevoir.
C’était le 21.

Le 22.—Dès le matin j’avisai au moyen de réaliser mon dessein, mais
j’étais dépourvu d’outils. J’avais trois grandes haches et une grande
quantité de hachettes,—car nous avions emporté des hachettes pour
trafiquer avec les Indiens;—mais à force d’avoir coupé et taillé des
bois durs et noueux, elles étaient toutes émoussées et ébréchées.
Je possédais bien une pierre à aiguiser, mais je ne pouvais la faire
tourner en même temps que je repassais. Cette difficulté me coûta
autant de réflexions qu’un homme d’État pourrait en dépenser sur un
grand point de politique, ou un juge sur une question de vie ou de
mort. Enfin j’imaginai une roue à laquelle j’attachai un cordon, pour
la mettre en mouvement au moyen de mon pied tout en conservant mes
deux mains libres.

NOTA.—Je n’avais jamais vu ce procédé mécanique en Angleterre, ou du
moins je ne l’avais point remarqué, quoique j’aie observé depuis qu’il
y est très commun; en outre, cette pierre était très grande et très
lourde, et je passai une semaine entière à amener cette machine à
perfection.

Les 28 et 29.—J’employai ces deux jours à aiguiser mes outils, le
procédé pour faire tourner ma pierre allant très bien.

[Illustration: J’employai ces deux jours à aiguiser mes outils.]

Le 30.—M’étant aperçu depuis longtemps que ma provision de biscuit
diminuait, j’en fis la revue et je me réduisis à un biscuit par jour,
ce qui me rendit le cœur très chagrin.


MAI

Le 1er.—Le matin, en regardant du côté de la mer, à la marée basse,
j’aperçus par extraordinaire sur le rivage quelque chose de gros qui
ressemblait assez à un tonneau; quand je m’en fus approché, je vis que
c’était un baril et quelques débris du vaisseau qui avaient été jetés
sur le rivage par le dernier ouragan. Portant alors mes regards vers
la carcasse du vaisseau, il me sembla qu’elle sortait au-dessus de
l’eau plus que de coutume. J’examinai le baril qui était sur la grève,
je reconnus qu’il contenait de la poudre à canon, mais qu’il avait
pris l’eau et que cette poudre ne formait plus qu’une masse aussi dure
qu’une pierre. Néanmoins, provisoirement, je le roulai plus loin sur
le rivage, et je m’avançai sur les sables le plus près possible de la
coque du navire, afin de mieux la voir.

Quand je fus descendu tout proche, je trouvai sa position étonnamment
changée. Le château de proue, qui d’abord était enfoncé dans le sable,
était alors élevé de six pieds au moins, et la poupe, que la violence
de la mer avait brisée et séparée du reste peu de temps après que j’y
eus fait mes dernières recherches, avait été lancée, pour ainsi dire,
et jetée sur le côté. Le sable s’était tellement amoncelé près de
l’arrière, que là où auparavant une grande étendue d’eau m’empêchait
d’approcher à plus d’un quart de mille sans me mettre à la nage, je
pouvais marcher jusqu’au vaisseau quand la marée était basse. Je fus
d’abord surpris de cela, mais bientôt je conclus que le tremblement
de terre devait en être la cause; et, comme il avait augmenté le bris
du vaisseau, chaque jour il venait au rivage quantité de choses que
la mer avait détachées, et que les vents et les flots roulaient par
degrés jusqu’à terre.

Ceci vint me distraire totalement de mon dessein de changer
d’habitation et ma principale affaire, ce jour-là, fut de chercher à
pénétrer dans le vaisseau: mais je vis que c’était une chose que je
ne devais point espérer, car son intérieur était encombré de sable.
Néanmoins, comme j’avais appris à ne désespérer de rien, je résolus
d’en arracher par morceaux ce que je pourrais, persuadé que tout ce
que j’en tirerais me serait de quelque utilité.

Le 3.—Je commençai par scier un bau qui maintenait la partie
supérieure proche le gaillard d’arrière, et, quand je l’eus coupé,
j’ôtai tout ce que je pus du sable qui embarrassait la portion la plus
élevée; mais, la marée venant à monter, je fus obligé de m’en tenir là
pour cette fois.

Le 4.—J’allai à la pêche, mais je ne pris aucun poisson que j’osasse
manger; ennuyé de ce passe-temps, j’étais sur le point de me retirer,
quand j’attrapai un petit dauphin. Je m’étais fait une grande ligne
avec du fil de caret, mais je n’avais point d’hameçons; néanmoins
je prenais assez de poisson et tout autant que je m’en souciais. Je
l’exposais au soleil et je le mangeais sec.

[Illustration: J’attrapai un petit dauphin.]

Le 5.—Je travaillai sur la carcasse; je coupai un second bau, et je
tirai des ponts trois grandes planches de sapin; je les liai ensemble,
et les fis flotter vers le rivage quand vint le flot de la marée.

Le 6.—Je travaillai sur la carcasse; j’en arrachai quantité de
chevilles et autres ferrures; ce fut une rude besogne. Je rentrai chez
moi très fatigué, et j’eus envie de renoncer à ce sauvetage.

Le 7.—Je retournai à la carcasse, mais non dans l’intention d’y
travailler; je trouvai que par son propre poids elle s’était affaissée
depuis que les baux étaient sciés, et que plusieurs pièces du
bâtiment semblaient se détacher. Le fond de la cale était tellement
entr’ouvert, que je pouvais voir dedans: elle était presque emplie de
sable et d’eau.

Le 8.—J’allai à la carcasse, et je portai avec moi une pince pour
démanteler le pont, qui pour lors était entièrement débarrassé d’eau
et de sable; j’enfonçai deux planches que j’amenai aussi à terre avec
la marée. Je laissai là ma pince pour le lendemain.

Le 9.—J’allai à la carcasse, et avec mon levier je pratiquai une
ouverture dans la coque du bâtiment; je sentis plusieurs tonneaux,
que j’ébranlai avec la pince sans pouvoir les défoncer. Je sentis
également le rouleau de plomb d’Angleterre; je le remuai, mais il
était trop lourd pour que je pusse le transporter.

Les 10, 11, 12, 13 et 14.—J’allai chaque jour à la carcasse, et j’en
tirai beaucoup de pièces de charpente, des bordages, des planches et
deux ou trois cents livres de fer.

Le 15.—J’emportai deux haches, pour essayer si je ne pourrais point
couper un morceau du rouleau de plomb en y appliquant le taillant de
l’une, que j’enfoncerais avec l’autre; mais comme il était recouvert
d’un pied et demi d’eau environ, je ne pus frapper aucun coup qui
portât.

Le 16.—Il avait fait un grand vent durant la nuit, la carcasse
paraissait avoir beaucoup souffert de la violence des eaux; mais je
restai si longtemps dans les bois à attraper des pigeons pour ma
nourriture, que la marée m’empêcha d’aller au bâtiment ce jour-là.

Le 17.—J’aperçus quelques morceaux des débris jetés sur le rivage, à
deux milles de moi environ; je m’assurai de ce que ce pouvait être, et
je trouvai que c’était une pièce de l’éperon, trop pesante pour que je
l’emportasse.

Le 24.—Chaque jour jusqu’à celui-ci je travaillai sur la carcasse, et
j’en ébranlai si fortement plusieurs parties à l’aide de ma pince,
qu’à la première grande marée flottèrent plusieurs futailles et deux
coffres de matelot; mais, comme le vent soufflait de la côte, rien
ne vint à terre ce jour-là, si ce n’est quelques membrures et une
barrique pleine de porc du Brésil que l’eau et le sable avaient gâté.

Je continuai ce travail jusqu’au 15 juin, en en exceptant le temps
nécessaire pour me procurer des aliments, que je fixai toujours,
durant cette occupation, à la marée haute, afin que je pusse être prêt
pour le jusant. Alors j’avais assez amassé de charpentes, de planches
et de ferrures pour construire un bon bateau si j’eusse su comment.
Je parvins aussi à recueillir, en différentes fois et en différents
morceaux, près de cent livres de plomb laminé.


JUIN

Le 16.—En descendant sur le rivage, je trouvai un grand chélone
ou tortue de mer, le premier que je vis. C’était assurément pure
mauvaise chance, car ils n’étaient pas rares sur cette terre; et s’il
m’était arrivé d’être sur le côté opposé de l’île, j’aurais pu en
avoir par centaines tous les jours, comme je le fis plus tard; mais
peut-être les aurais-je payés assez cher.

[Illustration: Je trouvais un grand chélone ou tortue de mer.]

Le 17.—J’employai ce jour à faire cuire ma tortue: je trouvai dedans
soixante œufs, et sa chair me parut la plus agréable et la plus
savoureuse que j’eusse goûtée de ma vie, n’ayant eu d’autre viande que
celle de chèvre ou d’oiseau depuis que j’avais abordé à cet horrible
séjour.

Le 18.—Il plut toute la journée, et je ne sortis pas. La pluie me
semblait froide, j’étais transi, chose extraordinaire dans cette
latitude.

Le 19.—J’étais fort mal, et je grelottais comme si le temps eût été
froid.

Le 20.—Je n’eus pas de repos de toute la nuit, mais la fièvre et de
violentes douleurs dans la tête.

Le 21.—Je fus très mal, et effrayé presque à la mort par
l’appréhension d’être, en ma triste situation, malade et sans secours.
Je priai Dieu pour la première fois depuis la tourmente essuyée au
large de Hull; mais je savais à peine ce que je disais ou pourquoi je
le disais: toutes mes pensées étaient confuses.

Le 22.—J’étais un peu mieux, mais dans l’affreuse transe de faire une
maladie.

Le 23.—Je fus derechef fort mal; j’étais glacé et frissonnant et
j’avais une violente migraine.

Le 24.—Beaucoup de mieux.

Le 25.—Fièvre violente; l’accès, qui me dura sept heures, était
alternativement froid et chaud et accompagné de sueurs affaiblissantes.

Le 26.—Il y eut du mieux; et, comme je n’avais point de vivres, je
pris mon fusil, mais je me sentis très faible. Cependant je tuai une
chèvre, que je traînai jusque chez moi avec beaucoup de difficulté;
j’en grillai quelques morceaux, que je mangeai. J’aurais désiré les
faire bouillir pour avoir du consommé, mais je n’avais point de pot.

Le 27.—La fièvre redevint si aiguë, que je restai au lit tout le jour,
sans boire ni manger. Je mourais de soif, mais j’étais si affaibli
que je n’eus pas la force de me lever pour aller chercher de l’eau.
J’invoquai Dieu de nouveau, mais j’étais dans le délire; et quand il
fut passé, j’étais si ignorant que je ne savais que dire; seulement
j’étais étendu et je criais;—SEIGNEUR, JETTE UN REGARD SUR MOI!
SEIGNEUR, AIE PITIÉ DE MOI! SEIGNEUR, FAIS-MOI MISÉRICORDE!—Je suppose
que je ne fis rien autre chose pendant deux ou trois heures, jusqu’à
ce que, l’accès ayant cessé, je m’endormis pour ne me réveiller que
fort avant dans la nuit. A mon réveil, je me sentis soulagé, mais
faible et excessivement altéré. Néanmoins, comme je n’avais point
d’eau dans toute mon habitation, je fus forcé de rester couché
jusqu’au matin, et je me rendormis. Dans ce second sommeil, j’eus ce
terrible songe:

Il me semblait que j’étais étendu sur la terre, en dehors de ma
muraille, à la place où je me trouvais quand après le tremblement
de terre éclata l’ouragan, et que je voyais un homme qui, d’une
nuée épaisse et noire, descendait à terre au milieu d’un tourbillon
éclatant de lumière et de feu. Il était de pied en cap resplendissant
comme une flamme, tellement que je ne pouvais le fixer du regard.
Sa contenance était vraiment effroyable: la dépeindre par des mots
serait impossible. Quand il posa le pied sur le sol, la terre me parut
s’ébranler, juste comme elle avait fait lors du tremblement, et tout
l’air sembla, en mon imagination, sillonné de traits de feu.

A peine était-il descendu sur la terre qu’il s’avança pour me tuer
avec une longue pique qu’il tenait à la main; et, quand il fut parvenu
vers une éminence peu éloignée, il me parla, et j’ouïs une voix si
terrible qu’il me serait impossible d’exprimer la terreur qui s’empara
de moi; tout ce que je puis dire, c’est que j’entendis ceci:—«PUISQUE
TOUTES CES CHOSES NE T’ONT POINT PORTÉ AU REPENTIR, TU MOURRAS!»—A ces
mots, il me sembla qu’il levait sa lance pour me tuer.

Que nul de ceux qui liront jamais cette relation ne s’attende à ce que
je puisse dépeindre les angoisses de mon âme lors de cette terrible
vision, qui me fit souffrir même durant mon rêve; et il ne me serait
pas plus possible de rendre l’impression qui resta gravée dans mon
esprit après mon réveil, après que j’eus reconnu que ce n’était qu’un
songe.

J’avais, hélas! perdu toute connaissance de Dieu; ce que je devais aux
bonnes instructions de mon père avait été effacé par huit années de
cette vie licencieuse que mènent les gens de mer, et par la constante
et seule fréquentation de tout ce qui était, comme moi, pervers et
libertin au plus haut degré. Je ne me souviens pas d’avoir eu pendant
tout ce temps une seule pensée qui tendît à m’élever vers Dieu ou à me
faire descendre en moi-même pour réfléchir sur ma conduite.

Sans désir du bien, sans conscience du mal, j’étais plongé dans une
sorte de stupidité d’âme. Je valais tout au juste ce qu’on pourrait
supposer valoir le plus endurci, le plus insouciant, le plus impie
d’entre tous nos marins, n’ayant pas le moindre sentiment, ni de
crainte de Dieu dans les dangers, ni de gratitude après la délivrance.

En se remémorant la portion déjà passée de mon histoire, on répugnera
moins à me croire lorsque j’ajouterai qu’à travers la foule de misères
qui jusqu’à ce jour m’étaient advenues je n’avais eu pas une seule
fois la pensée que c’était la main de Dieu qui me frappait, que
c’était un juste châtiment pour ma faute, pour ma conduite rebelle à
mon père, pour l’énormité de mes péchés présents, ou pour le cours
général de ma coupable vie. Lors de mon expédition désespérée sur la
côte d’Afrique, je n’avais jamais songé à ce qu’il adviendrait de moi,
ni souhaité que Dieu me dirigeât dans ma course, ni qu’il me gardât
des dangers qui vraisemblablement m’environnaient, soit de la voracité
des bêtes, soit de la cruauté des sauvages. Je ne prenais aucun souci
de Dieu ou de la Providence; j’obéissais purement, comme la brute, aux
mouvements de ma nature, et c’était tout au plus si je suivais les
principes du sens commun.

Quand je fus délivré et recueilli en mer par le capitaine portugais,
qui en usa si bien avec moi et me traita avec tant d’équité et de
bienveillance, je n’eus pas le moindre sentiment de gratitude. Après
mon second naufrage, après que j’eus été ruiné et en danger de périr
à l’abord de cette île, bien loin d’avoir quelques remords et de
regarder ceci comme un châtiment du ciel, seulement je me disais
souvent que j’étais un malheureux chien, né pour être toujours
misérable.

Il est vrai qu’aussitôt que j’eus pris terre et que j’eus vu que tout
l’équipage était noyé et moi seul épargné, je tombai dans une sorte
d’extase et de ravissement d’âme qui, fécondés de la grâce de Dieu,
auraient pu aboutir à une sincère reconnaissance; mais cet élancement
passa comme un éclair, et se termina en un commun mouvement de joie
de se retrouver en vie[15], sans la moindre réflexion sur la bonté
signalée de la main qui m’avait préservé, qui m’avait mis à part pour
être préservé, tandis que tout le reste avait péri; je ne me demandai
pas même pourquoi la Providence avait eu ainsi pitié de moi. Ce fut
une joie toute semblable à celle qu’éprouvent communément les marins
qui abordent à terre après un naufrage, dont ils noient le souvenir
dans un _bowl_ de _punch_, et qu’ils oublient presque aussitôt qu’il
est passé.—Et tout le cours de ma vie avait été comme cela!

Même, lorsque dans la suite des considérations obligées m’eurent fait
connaître ma situation, et en quel horrible lieu j’avais été jeté hors
de toute société humaine, sans aucune espérance de secours, et sans
aucun espoir de délivrance, aussitôt que j’entrevis la possibilité de
vivre et que je ne devais point périr de faim, tout le sentiment de
mon affliction s’évanouit; je commençai à être fort aise: je me mis
à travailler à ma conservation et à ma subsistance, bien éloigné de
m’affliger de ma position comme d’un jugement du ciel, et de penser
que le bras de Dieu s’était appesanti sur moi. De semblables pensées
n’avaient pas accoutumé de me venir à l’esprit.

La croissance du blé, dont j’ai fait mention dans mon _Journal_,
eut premièrement une petite influence sur moi; elle me toucha
assez fortement aussi longtemps que j’y crus voir quelque chose de
miraculeux; mais dès que cette idée tomba, l’impression que j’en avais
reçue tomba avec elle, ainsi que je l’ai déjà dit.

Il en fut de même du tremblement de terre, quoique rien en soi ne
saurait être plus terrible, ni conduire plus immédiatement à l’idée
de la puissance invisible qui seule gouverne de si grandes choses;
néanmoins, à peine la première frayeur passée, l’impression qu’il
avait faite sur moi s’en alla aussi: je n’avais pas plus le sentiment
de Dieu ou de ses jugements et que ma présente affliction était
l’œuvre de ses mains, que si j’avais été dans l’état le plus prospère
de la vie.

Mais quand je tombai malade et que l’image des misères de la mort
vint peu à peu se placer devant moi, quand mes esprits commencèrent à
s’affaisser sous le poids d’un mal violent et que mon corps fut épuisé
par l’ardeur de la fièvre, ma conscience, si longtemps endormie, se
réveilla; je me reprochai ma vie passée, dont l’insigne perversité
avait provoqué la justice de Dieu à m’infliger des châtiments inouïs
et à me traiter d’une façon si cruelle.

Ces réflexions m’oppressèrent dès le deuxième et le troisième jour
de mon indisposition, et dans la violence de la fièvre et des âpres
reproches de ma conscience, elles m’arrachèrent quelques paroles qui
ressemblaient à une prière adressée à Dieu. Je ne puis dire cependant
que ce fut une prière faite avec ferveur et confiance, ce fut plutôt
un cri de frayeur et de détresse. Le désordre de mes esprits, mes
remords cuisants, l’horreur de mourir dans un si déplorable état
et de poignantes appréhensions me faisaient monter des vapeurs au
cerveau, et, dans ce trouble de mon âme, je ne savais ce que ma
langue articulait; ce dut être toutefois quelque exclamation comme
celle-ci:—«SEIGNEUR! QUELLE MISÉRABLE CRÉATURE JE SUIS! SI JE VIENS
À ÊTRE MALADE, ASSURÉMENT JE MOURRAI FAUTE DE SECOURS! SEIGNEUR, QUE
DEVIENDRAI-JE?»—Alors des larmes coulèrent en abondance de mes yeux,
et il se passa un long temps avant que je pusse en proférer davantage.

Dans cet intervalle me revinrent à l’esprit les bons avis de mon père,
et sa prédiction, dont j’ai parlé au commencement de cette histoire,
que si je faisais ce coup de tête, Dieu ne me bénirait point, et que
j’aurais dans la suite tout le loisir de réfléchir sur le mépris que
j’aurais fait de ses conseils lorsqu’il n’y aurait personne qui pût me
prêter assistance.—«Maintenant, dis-je à haute voix, les paroles de
mon cher père sont accomplies, la justice de Dieu m’a atteint, et je
n’ai personne pour me secourir ou m’entendre. J’ai méconnu la voix de
la Providence, qui m’avait généreusement placé dans un état et dans
un rang où j’aurais pu vivre dans l’aisance et dans le bonheur; mais
je n’ai point voulu concevoir cela, ni apprendre de mes parents à
connaître les biens attachés à cette condition. Je les ai délaissés
pleurant sur ma folie; et maintenant, abandonné, je pleure sur les
conséquences de cette folie. J’ai refusé leur aide et leur appui,
qui auraient pu me produire dans le monde et m’y rendre toute chose
facile; maintenant j’ai des difficultés à combattre contre lesquelles
la nature même ne prévaudrait pas, et je n’ai ni assistance, ni aide,
ni conseil, ni réconfort.»—Et je m’écriai alors:—«SEIGNEUR, VIENS A
MON AIDE, CAR JE SUIS DANS UNE GRANDE DÉTRESSE!»

Ce fut la première prière, si je puis l’appeler ainsi, que j’eusse
faite depuis plusieurs années. Mais je retourne à mon _Journal_.

Le 28.—Un tant soit peu soulagé par le repos que j’avais pris, et mon
accès étant tout à fait passé, je me levai. Quoique je fusse encore
plein de l’effroi et de la terreur de mon rêve, je fis réflexion
cependant que l’accès de fièvre reviendrait le jour suivant, et
qu’il fallait en ce moment me procurer de quoi me rafraîchir et me
soutenir quand je serais malade. La première chose que je fis, ce fut
de mettre de l’eau dans une grande bouteille carrée et de la placer
sur ma table, à portée de mon lit; puis, pour enlever la crudité et
la qualité fiévreuse de l’eau, j’y versai et mêlai environ un quart
de pinte de _rhum_. Je coupai alors un morceau de viande de bouc, je
le fis griller sur des charbons, mais je n’en pus manger que fort
peu. Je sortis pour me promener; mais j’étais très faible et très
mélancolique, j’avais le cœur navré de ma misérable condition et
j’appréhendais le retour de mon mal pour le lendemain. A la nuit,
je fis mon souper de trois œufs de tortue, que je fis cuire sous la
cendre, et que je mangeai à la coque, comme on dit. Ce fut là, autant
que je puis m’en souvenir, le premier morceau pour lequel je demandai
la bénédiction de Dieu depuis qu’il m’avait donné la vie.

[Illustration: Je le fis griller sur des charbons.]

Après avoir mangé, j’essayai de me promener; mais je me trouvai si
affaibli, que je pouvais à peine porter mon mousquet,—car je ne
sortais jamais sans lui.—Aussi je n’allai pas loin, et je m’assis à
terre, contemplant la mer qui s’étendait devant moi calme et douce.
Tandis que j’étais assis là, il me vint à l’esprit ces pensées:

«Qu’est-ce que la terre et la mer dont j’ai vu tant de régions? d’où
cela a-t-il été produit? que suis-je moi-même? que sont toutes les
créatures, sauvages ou policées, humaines ou brutes? d’où sortons-nous?

«Sûrement nous avons tous été faits par quelque secrète puissance, qui
a formé la terre et l’océan, l’air et les cieux, mais quelle est-elle?»

J’inférai donc naturellement de ces propositions que c’est Dieu qui a
créé tout cela.—«Bien! Mais si Dieu a fait toutes ces choses, il les
guide et les gouverne toutes, ainsi que tout ce qui les concerne; car
l’Être qui a pu engendrer toutes ces choses doit certainement avoir la
puissance de les conduire et de les diriger.

«S’il en est ainsi, rien ne peut arriver dans le grand département de
ces œuvres sans sa connaissance ou sans son ordre.

«Et si rien ne peut arriver sans qu’il le sache, il sait que je suis
ici dans une affreuse condition, et si rien n’arrive sans son ordre,
il a ordonné que tout ceci m’advînt.»

Il ne se présenta rien à mon esprit qui pût combattre une seule de
ces conclusions; c’est pourquoi je demeurai convaincu que Dieu avait
ordonné tout ce qui m’était survenu, et que c’était par sa volonté
que j’avais été amené à cette affreuse situation, Dieu seul étant le
maître non seulement de mon sort, mais de toutes choses qui se passent
dans le monde; et il s’ensuivit immédiatement cette réflexion:

«Pourquoi Dieu a-t-il agi ainsi envers moi? Qu’ai-je fait pour être
ainsi traité?»

Alors ma conscience me retint court devant cet examen, comme si
j’avais blasphémé, et il me sembla qu’une voix me criait:—«Malheureux!
tu demandes ce que tu as fait? Jette un regard en arrière sur ta vie
coupable et dissipée, et demande-toi ce que tu n’as pas fait! Demande
pourquoi tu n’as pas été anéanti il y a longtemps? pourquoi tu n’as
pas été noyé dans la rade de Yarmouth? pourquoi tu n’as pas été tué
dans le combat lorsque le corsaire de Sallé captura le vaisseau?
pourquoi tu n’as pas été dévoré par les bêtes féroces de la côte
d’Afrique, ou englouti là, quand tout l’équipage périt excepté toi? Et
après cela te rediras-tu: Qu’ai-je donc fait?»

Ces réflexions me stupéfièrent; je ne trouvai pas un mot à dire, pas
un mot à me répondre. Triste et pensif, je me relevai, je rebroussai
vers ma retraite, et je passai par-dessus ma muraille, comme pour
aller me coucher; mais mon esprit était péniblement agité, je n’avais
nulle envie de dormir. Je m’assis sur une chaise, et j’allumai ma
lampe, car il commençait à faire nuit. Comme j’étais alors fortement
préoccupé du retour de mon indisposition, il me revint en la pensée
que les Brésiliens, dans toutes leurs maladies, ne prennent d’autres
remèdes que leur tabac, et que dans un de mes coffres j’en avais
un bout de rouleau tout à fait préparé, et quelque peu de vert non
complètement trié.

J’allai à ce coffre, conduit par le ciel sans doute, car j’y trouvai
tout à la fois la guérison de mon corps et de mon âme. Je l’ouvris et
j’y trouvai ce que je cherchais, le tabac; et, comme le peu de livres
que j’avais sauvés y étaient aussi renfermés, j’en tirai une des
Bibles dont j’ai parlé plus haut, et que jusqu’alors je n’avais pas
ouvertes, soit faute de loisir, soit par indifférence. Je pris donc
une Bible, et je l’apportai avec le tabac sur ma table.

Je ne savais quel usage faire de ce tabac, ni s’il était convenable
ou contraire à ma maladie; pourtant j’en fis plusieurs essais, comme
si j’avais décidé qu’il devait être bon d’une façon ou d’une autre.
J’en mis d’abord un morceau de feuille dans ma bouche et je le mâchai:
cela m’engourdit de suite le cerveau, parce que ce tabac était vert et
fort, et que je n’y étais pas très accoutumé. J’en fis ensuite infuser
pendant une heure ou deux dans un peu de _rhum_ pour prendre cette
potion en me couchant; enfin j’en fis brûler sur un brasier, et je me
tins le nez au-dessus aussi près et aussi longtemps que la chaleur
et la virulence purent me le permettre; j’y restai presque jusqu’à
suffocation.

Durant ces opérations je pris la Bible et je commençai à lire; mais
j’avais alors la tête trop troublée par le tabac pour supporter une
lecture. Seulement, ayant ouvert le livre au hasard, les premières
paroles que je rencontrai furent celles-ci:—«INVOQUE-MOI AU JOUR DE
TON AFFLICTION, ET JE TE DÉLIVRERAI, ET TU ME GLORIFIERAS.»

Ces paroles étaient tout à fait applicables à ma situation; elles
firent quelque impression sur mon esprit, au moment où je les lus,
moins pourtant qu’elles n’en firent par la suite; car le mot
délivrance n’avait pas de son pour moi, si je puis m’exprimer ainsi.
C’était chose si éloignée et à mon sentiment si impossible, que je
commençai à parler comme firent les enfants d’Israël quand il leur
fut promis de la chair à manger.—«DIEU PEUT-IL DRESSER UNE TABLE
DANS LE DÉSERT?» Moi, je disais:—«DIEU LUI-MÊME PEUT-IL ME TIRER DE
CE LIEU?»—Et, comme ce ne fut qu’après de longues années que quelque
lueur d’espérance brilla, ce doute prévalait très souvent dans mon
esprit; mais, quoiqu’il en soit, ces paroles firent une très grande
impression sur moi, et je méditai sur elles fréquemment. Cependant il
se faisait tard, et le tabac m’avait, comme je l’ai dit, tellement
appesanti la tête qu’il me prit envie de dormir, de sorte que,
laissant ma lampe allumée dans ma grotte, de crainte que je n’eusse
besoin de quelque chose pendant la nuit, j’allai me mettre au lit;
mais, avant de me coucher, je fis ce que je n’avais fait de ma vie,
je m’agenouillai et je priai Dieu d’accomplir pour moi la promesse
de me délivrer si je l’invoquais au jour de ma détresse. Après cette
prière brusque et incomplète je bus le _rhum_ dans lequel j’avais
fait tremper le tabac; mais il en était si chargé et si fort que ce
ne fut qu’avec beaucoup de peine que je l’avalai. Là-dessus je me mis
au lit et je sentis aussitôt cette potion me porter violemment à la
tête; mais je tombai dans un si profond sommeil que je ne m’éveillai
que le lendemain vers trois heures de l’après-midi, autant que j’en
pus juger par le soleil; je dirai plus, je suis à peu près d’opinion
que je dormis tout le jour, toute la nuit suivante et une partie du
surlendemain; car autrement je ne sais comment j’aurais pu oublier
une journée dans mon calcul des jours, de la semaine, ainsi que je
le reconnus quelques années après. Si j’avais commis cette erreur en
traçant et retraçant la même ligne, j’aurais dû oublier plus d’un
jour. Un fait certain, c’est que j’eus ce mécompte, et que je ne sus
jamais d’où il était provenu.

Quoi qu’il en soit, quand je me réveillai, je me trouvai parfaitement
rafraîchi, et l’esprit dispos et joyeux. Lorsque je fus levé, je me
sentis plus fort que la veille; mon estomac était mieux, j’avais faim;
bref, je n’eus pas d’accès le lendemain, et je continuai d’aller de
mieux en mieux. Ceci se passa le 29.

Le 30.—C’était mon bon jour, mon jour d’intermittence. Je sortis avec
mon mousquet, mais j’eus le soin de ne point trop m’éloigner. Je tuai
un ou deux oiseaux de mer, assez semblables à des oies sauvages; je
les apportai au logis; mais je ne fus point tenté d’en manger; et
je me contentai de quelques œufs de tortue, qui étaient fort bons.
Le soir, je réitérai la médecine, que je supposais m’avoir fait du
bien,—je veux dire le tabac infusé dans du _rhum_,—seulement j’en bus
moins que la première fois; je n’en mâchai point et je ne pris pas de
fumigation. Néanmoins, le jour suivant, qui était le 1er juillet, je
ne fus pas aussi bien que je l’avais espéré, j’eus un léger sentiment
de frisson, mais ce ne fut que peu de chose.


JUILLET

Le 2.—Je réitérai ma médecine des trois manières; je me l’administrai
comme la première fois, et je doublai la quantité de ma potion.

Le 3.—La fièvre me quitta pour tout de bon; cependant je ne recouvrai
entièrement mes forces que quelques semaines après. Pendant cette
convalescence, je réfléchis beaucoup sur cette parole:—«JE TE
DÉLIVRERAI;»—et l’impossibilité de ma délivrance se grava si avant
en mon esprit, qu’elle lui défendit tout espoir. Mais, tandis que
je me décourageais avec de telles pensées, tout à coup j’avisai que
j’étais si préoccupé de la délivrance de ma grande affliction, que je
méconnaissais la faveur que je venais de recevoir, et je m’adressai
alors moi-même ces questions:—«N’ai-je pas été miraculeusement délivré
d’une maladie, de la plus déplorable situation qui puisse être et qui
était si épouvantable pour moi? Quelle attention ai-je faite à cela?
Comment ai-je rempli mes devoirs? Dieu m’a délivré et je ne l’ai point
glorifié; c’est-à-dire, je n’ai point été reconnaissant, je n’ai point
confessé cette délivrance; comment en attendrais-je une plus grande
encore?»

Ces réflexions pénétrèrent mon cœur; je me jetai à genoux, et je
remerciai Dieu à haute voix de m’avoir sauvé de cette maladie.

Le 4.—Dans la matinée, je pris la Bible, et, commençant par le
Nouveau Testament, je m’appliquai sérieusement à sa lecture, et
je m’imposai la loi d’y vaquer chaque matin et chaque soir, sans
m’astreindre à certain nombre de chapitres, mais en poursuivant aussi
longtemps que je le pourrais. Au bout de quelque temps que j’observais
religieusement cette pratique, je sentis mon cœur sincèrement et
profondément contrit de la perversité de ma vie passée. L’impression
de mon songe se raviva, et ces paroles:—«TOUTES CES CHOSES NE T’ONT
POINT AMENÉ A REPENTANCE»—m’affectèrent réellement l’esprit. C’est
cette repentance que je demandais instamment à Dieu, lorsqu’un jour,
lisant la Sainte Écriture, je tombai providentiellement sur ce
passage:—«IL EST EXALTÉ PRINCE ET SAUVEUR POUR DONNER REPENTANCE ET
POUR DONNER RÉMISSION.»—Je laissai choir le livre, et, élevant mon
cœur et mes mains vers le ciel dans une sorte d’extase de joie, je
m’écriai:—«JÉSUS, FILS DE DAVID, JÉSUS, TOI SUBLIME PRINCE ET SAUVEUR,
DONNE-MOI REPENTANCE!»

Ce fut là réellement la première fois de ma vie que je fis une
prière; car je priai alors avec le sentiment de ma misère et avec une
espérance toute biblique fondée sur la parole consolante de Dieu, et
dès lors je conçus l’espoir qu’il m’exaucerait.

Le passage—«INVOQUE-MOI ET JE TE DÉLIVRERAI»—me parut enfin contenir
un sens que je n’avais point saisi; jusque-là je n’avais eu notion
d’aucune chose qui pût être appelée délivrance, si ce n’est
l’affranchissement de la captivité où je gémissais; car, bien que je
fusse dans un lieu étendu, cependant cette île était vraiment une
prison pour moi, et cela dans le pire sens de ce mot. Mais alors
j’appris à voir les choses sous un autre jour; je jetai un regard
en arrière sur ma vie passée avec une telle horreur, et mes péchés
me parurent si énormes, que mon âme n’implora plus de Dieu que la
délivrance du fardeau de ses fautes, qui l’oppressait. Quant à ma vie
solitaire, ce n’était plus rien; je ne priais seulement pas Dieu de
m’en affranchir, je n’y pensais pas: tous mes autres maux n’étaient
rien au prix de celui-ci. J’ajoute enfin ceci pour bien faire entendre
à quiconque lira cet écrit, qu’à prendre le vrai sens des choses,
c’est une plus grande bénédiction d’être délivré du poids d’un crime
que d’une affliction.

Mais laissons cela, et retournons à mon _Journal_.

Quoique ma vie fût matériellement toujours aussi misérable, ma
situation morale commençait cependant à s’améliorer. Mes pensées
étant dirigées par une constante lecture de l’Écriture Sainte, et
par la prière vers des choses d’une nature plus élevée, j’y puisais
mille consolations qui m’avaient été jusqu’alors inconnues; et comme
ma santé et ma vigueur revenaient, je m’appliquais à me pourvoir de
tout ce dont j’avais besoin et à me faire une habitude de vie aussi
régulière qu’il m’était possible.

Du 4 au 14.—Ma principale occupation fut de me promener avec mon fusil
à la main; mais je faisais mes promenades fort courtes, comme un
homme qui rétablit ses forces au sortir d’une maladie; car il serait
difficile d’imaginer combien alors j’étais bas, et à quel degré de
faiblesse j’étais réduit. Le remède dont j’avais fait usage était
tout à fait nouveau, et n’avait peut-être jamais guéri de fièvres
auparavant; aussi ne puis-je recommander à qui que ce soit d’en faire
l’expérience: il chassa, il est vrai, mes accès de fièvre, mais il
contribua beaucoup à m’affaiblir, et me laissa pour quelque temps des
tremblements nerveux et des convulsions dans tous les membres.

J’appris aussi en particulier de cette épreuve que c’était la chose la
plus pernicieuse à la santé que de sortir dans la saison pluvieuse,
surtout si la pluie était accompagnée de tempêtes et d’ouragans. Or,
comme les pluies qui tombaient dans la saison sèche étaient toujours
accompagnées de violents orages, je reconnus qu’elles étaient beaucoup
plus dangereuses que celles de septembre et d’octobre.

Il y avait près de dix mois que j’étais dans cette île infortunée;
toute possibilité d’en sortir semblait m’être ôtée à toujours, et je
croyais fermement que jamais créature humaine n’avait mis le pied en
ce lieu. Mon habitation étant alors à mon gré parfaitement mise à
couvert, j’avais un grand désir d’entreprendre une exploration plus
complète de l’île, et de voir si je ne découvrirais point quelques
productions que je ne connaissais point encore.

Ce fut le 15 que je commençai à faire cette visite exacte de mon île.
J’allai d’abord à la crique dont j’ai déjà parlé, et où j’avais abordé
avec mes radeaux. Quand j’eus fait environ deux milles en la côtoyant,
je trouvai que le flot de la marée ne remontait pas plus haut, et que
ce n’était plus qu’un petit ruisseau d’eau courante très douce et très
bonne. Comme c’était dans la saison sèche, il n’y avait presque point
d’eau dans certains endroits, ou au moins point assez pour que le
courant fût sensible.

[Illustration: J’allai d’abord à la crique.]

Sur les bords de ce ruisseau je trouvai plusieurs belles savanes ou
prairies unies, douces et couvertes de verdure. Dans leurs parties
élevées proche des hautes terres, qui, selon toute apparence, ne
devaient jamais être inondées, je découvris une grande quantité de
tabacs verts, qui jetaient de grandes et fortes tiges. Il y avait là
diverses autres plantes que je ne connaissais point, et qui peut-être
avaient des vertus que je ne pouvais imaginer.

Je me mis à chercher le manioc, dont la racine ou cassave sert à faire
du pain aux Indiens de tout ce climat; il me fut impossible d’en
découvrir. Je vis d’énormes plantes d’agave ou d’aloès, mais je n’en
connaissais pas encore les propriétés. Je vis aussi quelques cannes à
sucre sauvages, et, faute de culture, imparfaites. Je me contentai de
ces découvertes pour cette fois, et je m’en revins en réfléchissant au
moyen par lequel je pourrais m’instruire de la vertu et de la bonté
des plantes et des fruits que je découvrirais; mais je n’en vins à
aucune conclusion; car j’avais si peu observé pendant mon séjour au
Brésil, que je connaissais peu les plantes des champs, ou du moins le
peu de connaissance que j’en avais acquis ne pouvait alors me servir
de rien dans ma détresse.

Le lendemain, le 16, je repris le même chemin, et, après m’être avancé
un peu plus que je n’avais fait la veille, je vis que le ruisseau et
les savanes ne s’étendaient pas au delà, et que la campagne commençait
à être plus boisée. Là je trouvai différents fruits, particulièrement
des melons en abondance sur le sol, et des raisins sur les arbres,
où les vignes s’étaient entrelacées; les grappes étaient juste dans
leur primeur, bien fournies et bien mûres. C’était là une surprenante
découverte, j’en fus excessivement content; mais je savais par
expérience qu’il ne fallait user que modérément de ces fruits; je
me ressouvenais d’avoir vu mourir, tandis que j’étais en Barbarie,
plusieurs de nos Anglais qui s’y trouvaient esclaves, pour avoir gagné
la fièvre et des ténesmes en mangeant des raisins avec excès. Je
trouvai cependant moyen d’en faire un excellent usage en les faisant
sécher et passer au soleil comme des raisins de garde; je pensai que
de cette manière ce serait un manger aussi sain qu’agréable pour la
saison où je n’en pourrais avoir de frais: mon espérance ne fut point
trompée.

Je passai là tout l’après-midi, et je ne retournai point à mon
habitation; ce fut la première fois que je puis dire avoir couché hors
de chez moi. A la nuit, j’eus recours à ma première ressource: je
montai sur un arbre, où je dormis parfaitement. Le lendemain au matin,
poursuivant mon exploration, je fis près de quatre milles, autant que
j’en pus juger par l’étendue de la vallée, et je me dirigeai toujours
droit au nord, ayant des chaînes de collines au nord et au sud de moi.

Au bout de cette marche je trouvai un pays découvert qui semblait
porter sa pente vers l’ouest; une petite source d’eau fraîche, sortant
du flanc d’un monticule voisin, courait à l’opposite, c’est-à-dire
droit à l’est. Toute cette contrée paraissait si tempérée, si verte,
si fleurie, et tout y était si bien dans la primeur du printemps,
qu’on l’aurait prise pour un jardin artificiel.

Je descendis un peu sur le coteau de cette délicieuse vallée, la
contemplant et songeant, avec une sorte de plaisir secret,—quoique
mêlé de pensées affligeantes,—que tout cela était mon bien, et que
j’étais roi et seigneur absolu de cette terre, que j’y avais droit
de possession, et que je pouvais la transmettre comme si je l’avais
eue en héritage, aussi incontestablement qu’un lord d’Angleterre son
manoir. J’y vis une grande quantité de cacaoyers, d’orangers, de
limoniers et de citronniers, tous sauvages, portant peu de fruits, du
moins dans cette saison. Cependant les cédrats verts que je cueillis
étaient non seulement fort agréables à manger, mais très sains; et,
dans la suite, j’en mêlai le jus avec de l’eau, ce qui la rendait
salubre, très froide et très rafraîchissante.

[Illustration: Je descendis un peu sur le coteau de cette délicieuse
vallée.]

Je trouvai alors que j’avais une assez belle besogne pour cueillir
ces fruits et les transporter chez moi; car j’avais résolu de faire
une provision de raisins, de cédrats et de limons pour la saison
pluvieuse, que je savais approcher.

A cet effet je fis d’abord un grand monceau de raisins, puis un
moindre, puis un gros tas de citrons et de limons, et, prenant avec
moi un peu de l’un et de l’autre, je me mis en route pour ma demeure,
bien résolu de revenir avec un sac, ou n’importe ce que je pourrais
fabriquer, pour transporter le reste à la maison.

Après avoir employé trois jours à ce voyage, je rentrai donc
chez moi;—désormais c’est ainsi que j’appellerai ma tente et ma
grotte;—mais avant que j’y fusse arrivé, mes raisins étaient perdus:
leur poids et leur jus abondant les avaient affaissés et broyés, de
sorte qu’ils ne valaient rien ou peu de chose. Quant aux cédrats, ils
étaient en bon état, mais je n’en avais pris qu’un très petit nombre.

Le jour suivant, qui était le 19, ayant fait deux sacs, je retournai
chercher ma récolte; mais en arrivant à mon amas de raisins, qui
étaient si beaux et si alléchants quand je les avais cueillis, je fus
surpris de les voir tout éparpillés, foulés, traînés çà et là, et
dévorés en grande partie. J’en conclus qu’il y avait dans le voisinage
quelques créatures sauvages qui avaient fait ce dégât; mais quelles
créatures étaient-ce? Je l’ignorais.

Quoi qu’il en soit, voyant que je ne pouvais ni les laisser là en
monceaux, ni les emporter dans un sac, parce que d’une façon ils
seraient dévorés, et que de l’autre ils seraient écrasés par leur
propre poids, j’eus recours à un autre moyen: je cueillis donc une
grande quantité de grappes, et je les suspendis à l’extrémité des
branches des arbres pour les faire sécher au soleil; mais quant aux
cédrats et aux limons, j’en emportai ma charge.

A mon retour de ce voyage je contemplai avec un grand plaisir la
fécondité de cette vallée, les charmes de sa situation à l’abri des
vents de mer, et les bois qui l’ombrageaient: j’en conclus que j’avais
fixé mon habitation dans la partie la plus ingrate de l’île. En somme,
je commençai de songer à changer ma demeure, et à me choisir, s’il
était possible, dans ce beau vallon, un lieu aussi sûr que celui que
j’habitais alors.

Ce projet me roula longtemps dans la tête, et j’en raffolai longtemps,
épris de la beauté du lieu; mais quand je vins à considérer les choses
de plus près et à réfléchir que je demeurais proche de la mer, où
il était au moins possible que quelque chose à mon avantage y pût
advenir, que la même fatalité qui m’y avait poussé pourrait y jeter
d’autres malheureux, et que, bien qu’il fût à peine plausible que rien
de pareil y dût arriver, néanmoins m’enfermer au milieu des collines
et des bois, dans le centre de l’île, c’était vouloir prolonger ma
captivité et rendre un tel événement non seulement improbable, mais
impossible. Je compris donc qu’il était de mon devoir de ne point
changer d’habitation.

Cependant j’étais si énamouré de ce lieu que j’y passai presque tout
le reste du mois de juillet, et, bien qu’après mes réflexions j’eusse
résolu de ne point déménager, je m’y construisis pourtant une sorte de
tonnelle, que j’entourai à distance d’une forte enceinte formée d’une
double haie, aussi haute que je pouvais atteindre, bien palissadée et
bien fourrée de broussailles. Là, tranquille, je couchais quelquefois
deux ou trois nuits de suite, passant et repassant par-dessus la haie,
au moyen d’une échelle, comme je le pratiquais déjà. Dès lors je me
figurai avoir ma maison de campagne et ma maison maritime. Cet ouvrage
m’occupa jusqu’au commencement d’août.


AOUT

Comme j’achevais mes fortifications et commençais à jouir de mon
labeur, les pluies survinrent et m’obligèrent à demeurer à la maison;
car, bien que dans ma nouvelle habitation j’eusse fait avec un morceau
de voile très bien tendu une tente semblable à l’autre, cependant je
n’avais point la protection d’une montagne pour me garder des orages,
et derrière moi une grotte pour me retirer quand les pluies étaient
excessives.

Vers le 1er de ce mois, comme je l’ai déjà dit, j’avais achevé ma
tonnelle et commencé à en jouir.

Le 3.—Je trouvai les raisins que j’avais suspendus parfaitement secs;
et, au fait, c’étaient d’excellentes passerilles; aussi me mis-je à
les ôter de dessus les arbres, et ce fut très heureux que j’eusse
fait ainsi; car les pluies qui survinrent les auraient gâtés, et
m’auraient fait perdre mes meilleures provisions d’hiver: j’en avais
au moins deux cents belles grappes. Je ne les eus pas plutôt dépendues
et transportées en grande partie à ma grotte, qu’il tomba de l’eau.
Depuis le 14 il plut chaque jour plus ou moins jusqu’à la mi-octobre,
et quelquefois si violemment que je ne pouvais sortir de ma grotte
durant plusieurs jours.

Dans cette saison, l’accroissement de ma famille me causa une grande
surprise. J’étais inquiet de la perte d’une de mes chattes qui s’en
était allée, ou qui, à ce que je croyais, était morte; et je n’y
comptais plus, quand, à mon grand étonnement, vers la fin du mois
d’août, elle revint avec trois petits. Cela fut d’autant plus étrange
pour moi, que l’animal que j’avais tué avec mon fusil et que j’avais
appelé chat sauvage, m’avait paru entièrement différent de nos chats
d’Europe; pourtant les petits minets étaient de la race domestique
comme ma vieille chatte, et pourtant je n’avais que deux femelles:
cela était bien étrange! Quoi qu’il en soit, de ces trois chats il
sortit une si grande postérité de chats, que je fus forcé de les tuer
comme des vers ou des bêtes farouches, et de les chasser de ma maison
autant que possible.

Depuis le 14 jusqu’au 26, pluie incessante, de sorte que je ne pus
sortir; j’étais devenu très soigneux de me garantir de l’humidité.
Durant cet emprisonnement, comme je commençais à me trouver à court
de vivres, je me hasardai dehors deux fois: la première fois je tuai
un bouc, et la seconde fois, qui était le 26, je trouvai une grosse
tortue, qui fut pour moi un grand régal. Mes repas étaient réglés
ainsi: à mon déjeuner je mangeais une grappe de raisin, à dîner un
morceau de chèvre ou de tortue grillé; car, à mon grand chagrin,
je n’avais pas de vase pour faire bouillir ou étuver quoi que ce
fût.—Enfin deux ou trois œufs de tortue faisaient mon souper.

Pendant que la pluie me tint ainsi claquemuré, je travaillai chaque
jour deux ou trois heures à agrandir ma grotte, et, peu à peu,
dirigeant ma fouille obliquement, je parvins jusqu’au flanc du rocher,
où je pratiquai une porte ou une issue qui débouchait un peu au delà
de mon enceinte. Par ce chemin je pouvais entrer et sortir; toutefois
je n’étais pas très aise de me voir ainsi à découvert. Dans l’état
de choses précédent, je m’estimais parfaitement en sûreté, tandis
qu’alors je me croyais fort exposé, et pourtant je n’avais aperçu
aucun être vivant qui pût me donner des craintes, car la plus grosse
créature que j’eusse encore vue dans l’île était un bouc.


SEPTEMBRE

Le 30.—J’étais arrivé au triste anniversaire de mon débarquement;
j’additionnai les hoches de mon poteau, et je trouvai que j’étais sur
ce rivage depuis trois cent soixante-cinq jours. Je gardai durant
cette journée un jeûne solennel, la consacrant tout entière à des
exercices religieux, me prosternant à terre dans la plus profonde
humiliation, me confessant à Dieu, reconnaissant la justice de ses
jugements sur moi, et l’implorant de me faire miséricorde au nom de
Jésus-Christ. Je m’abstins de toute nourriture pendant douze heures
jusqu’au coucher du soleil, après quoi je mangeai un biscuit et une
grappe de raisin; puis, ayant terminé cette journée comme je l’avais
commencée, j’allai me mettre au lit.

Jusque-là je n’avais observé aucun dimanche; parce que, n’ayant eu
d’abord aucun sentiment de religion dans le cœur, j’avais omis au
bout de quelque temps de distinguer la semaine en marquant une hoche
plus longue pour le dimanche; ainsi je ne pouvais plus réellement le
discerner des autres jours. Mais, quand j’eus additionné mes jours,
comme j’ai dit plus haut, et que j’eus reconnu que j’étais là depuis
un an, je divisai cette année en semaines, et je pris le septième
jour de chacune pour mon dimanche. A la fin de mon calcul, je trouvai
pourtant un jour ou deux de mécompte.



CHAPITRE III

     Excursion à travers l’île.—Second anniversaire.—Nouveaux
     travaux.—Maraudeurs.—Dernières opérations.—Robinson
     potier.—Construction d’un canot.—Reconnaissance.—Assortiment de
     hardes.—Essai de navigation.—Heureuse délivrance.—Robinson et sa
     cour.—Terreur.


Peu de temps après je m’aperçus que mon encre allait bientôt me
manquer; je me contentai donc d’en user avec un extrême ménagement,
et de noter seulement les événements les plus remarquables de ma vie,
sans continuer un mémorial journalier de toutes choses.

La saison sèche et la saison pluvieuse commençaient déjà à me paraître
régulières; je savais les diviser et me prémunir contre elles en
conséquence. Mais j’achetai chèrement cette expérience, et ce que je
vais rapporter est l’école la plus décourageante que j’aie faite de ma
vie. J’ai raconté plus haut que j’avais mis en réserve le peu d’orge
et de riz que j’avais cru poussés spontanément et merveilleusement; il
pouvait bien y avoir trente tiges de riz et vingt d’orge. Les pluies
étant passées et le soleil entrant en s’éloignant de moi dans sa
position méridionale, je crus alors le temps propice pour faire mes
semailles.

Je bêchai donc une pièce de terre du mieux que je pus avec ma pelle
de bois, et, l’ayant divisée en deux portions, je me mis à semer mon
grain. Mais, pendant cette opération, il me vint par hasard à la
pensée que je ferais bien de ne pas tout semer en une seule fois, ne
sachant point si alors le temps était favorable; je ne risquai donc
que les deux tiers de mes grains, réservant à peu près une poignée
de chaque sorte. Ce fut plus tard une grande satisfaction pour moi
que j’eusse fait ainsi. De tous les grains que j’avais semés pas
un seul ne leva; parce que, les mois suivants étant secs, et la
terre ne recevant point de pluie, ils manquèrent d’humidité pour
leur germination. Rien ne parut donc jusqu’au retour de la saison
pluvieuse, où ils jetèrent des tiges comme s’ils venaient d’être
nouvellement semés.

[Illustration: Je me mis à semer mon grain.]

Voyant que mes premières semences ne croissaient point, et devinant
facilement que la sécheresse en était cause, je cherchai un terrain
plus humide pour faire un nouvel essai. Je bêchai donc une pièce de
terre proche de ma nouvelle tonnelle, et je semai le reste de mon
grain en février, un peu avant l’équinoxe du printemps. Ce grain,
ayant pour l’humecter les mois pluvieux de mars et d’avril, poussa
très agréablement et donna une fort bonne récolte. Mais, comme ce
n’était seulement qu’une portion de blé que j’avais mis en réserve,
n’ayant pas osé aventurer tout ce qui m’en restait encore, je n’eus en
résultat qu’une très petite moisson, qui ne montait pas en tout à un
demi-picotin de chaque sorte.

Toutefois cette expérience m’avait fait passer maître: je savais alors
positivement quelle était la saison propre à ensemencer, et que je
pouvais faire en une année deux semailles et deux moissons.

Tandis que mon blé croissait, je fis une petite découverte qui me fut
très utile par la suite. Aussitôt que les pluies furent passées et
que le temps commença à se rassurer, ce qui advint vers le mois de
novembre, j’allai faire un tour à ma tonnelle, où, malgré une absence
de quelques mois, je trouvai tout absolument comme je l’avais laissé.
Le cercle ou la double haie que j’avais faite était non seulement
ferme et entière, mais les pieux que j’avais coupés sur quelques
arbres qui s’élevaient dans les environs, avaient tous bourgeonné
et jeté de grandes branches, comme font ordinairement les saules,
qui repoussent la première année après leur étêtement. Je ne saurais
comment appeler les arbres qui m’avaient fourni ces pieux. Surpris et
cependant enchanté de voir pousser ces jeunes plants, je les élaguai,
je les amenai à croître aussi également que possible. On ne saurait
croire la belle figure qu’ils firent au bout de trois ans. Ma haie
formait un cercle d’environ trente-cinq verges de diamètre; cependant,
ces arbres, car alors je pouvais les appeler ainsi, la couvrirent
bientôt entièrement, et formèrent une salle d’ombrage assez touffue et
assez épaisse pour loger dessous durant toute la saison sèche.

Ceci me détermina à couper encore d’autres pieux pour me faire,
semblable à celle-ci, une haie en demi-cercle autour de ma muraille,
j’entends celle de ma première demeure; j’exécutai donc ce projet, et
je plantai un double rang de ces arbres ou de ces pieux à la distance
de huit verges de mon ancienne palissade. Ils poussèrent aussitôt,
et formèrent un beau couvert pour mon habitation; plus tard ils me
servirent aussi de défense, comme je le dirai en son lieu.

J’avais reconnu alors que les saisons de l’année pouvaient en général
se diviser, non en été et en hiver, comme en Europe, mais en temps de
pluie et de sécheresse, qui généralement se succèdent ainsi:

  Moitié de février, }
  Mars,              } Pluie, le soleil étant dans ou proche l’équinoxe.
  Moitié d’avril.    }

  Moitié d’avril,    }
  Mai,               }
  Juin,              } Sécheresse, le soleil étant alors au nord
                       de la ligne.
  Juillet,           }
  Moitié d’août.     }

  Moitié d’août,     }
  Septembre,         } Pluie, le soleil étant revenu.
  Moitié d’octobre.  }

  Moitié d’octobre,  }
  Novembre,          }
  Décembre,          } Sécheresse, le soleil étant au sud de la ligne.
  Janvier,           }
  Moitié de février. }

La saison pluvieuse durait plus ou moins longtemps, selon les vents
qui venaient à souffler; mais c’était une observation générale que
j’avais faite. Comme j’avais appris à mes dépens combien il était
dangereux de se trouver dehors par les pluies, j’avais le soin de
faire mes provisions à l’avance, pour n’être point obligé de sortir;
et je restais à la maison autant que possible durant les mois pluvieux.

Pendant ce temps je ne manquais pas de travaux,—même très convenables
à cette situation,—car j’avais grand besoin de bien des choses, dont
je ne pouvais me fournir que par un rude labeur et une constante
application. Par exemple, j’essayai de plusieurs manières à me tresser
un panier; mais les baguettes que je me procurais pour cela étaient
si cassantes, que je n’en pouvais rien faire. Ce fut alors d’un très
grand avantage pour moi, que, tout enfant, je me fusse plu à m’arrêter
chez un vannier de la ville où mon père résidait, et à le regarder
faire ses ouvrages d’osier. Officieux, comme le sont ordinairement
les petits garçons, et grand observateur de sa manière d’exécuter ses
ouvrages, quelquefois je lui prêtais la main; j’avais donc acquis
par ce moyen une connaissance parfaite des procédés du métier; il ne
me manquait que des matériaux. Je réfléchis enfin que les rameaux de
l’arbre sur lequel j’avais coupé mes pieux, qui avaient drageonné,
pourraient bien être aussi flexibles que le saule, le marsault et
l’osier d’Angleterre, et je résolus de m’en assurer.

Conséquemment, le lendemain j’allai à ma maison de campagne, comme je
l’appelais, et, ayant coupé quelques petites branches, je les trouvai
aussi convenables que je pouvais le désirer. Muni d’une hache, je
revins dans les jours suivants, pour en abattre une bonne quantité
que je trouvai sans peine, car il y en avait là en grande abondance.
Je les mis en dedans de mon enceinte ou de mes haies pour les faire
sécher, et dès qu’elles furent propres à être employées, je les
portai dans ma grotte, où, durant la saison suivante, je m’occupai
à fabriquer,—aussi bien qu’il était possible,—un grand nombre de
corbeilles pour porter de la terre, ou pour transporter ou conserver
divers objets dont j’avais besoin. Quoique je ne les eusse pas faites
très élégamment, elles me furent pourtant suffisamment utiles; aussi,
depuis lors, j’eus l’intention de ne jamais m’en laisser manquer; et,
à mesure que ma vannerie dépérissait, j’en refaisais de nouvelle. Je
fabriquai surtout des mannes fortes et profondes, pour y serrer mon
grain au lieu de l’ensacher, quand je viendrais à faire une bonne
moisson.

Cette difficulté étant surmontée, ce qui me prit un temps infini, je
me tourmentai l’esprit pour voir s’il ne serait pas possible que je
suppléasse à deux autres besoins. Pour tous vaisseaux qui pussent
contenir des liquides, je n’avais que deux barils encore presque
pleins de _rhum_, quelques bouteilles de verre de médiocre grandeur,
et quelques flacons carrés contenant des eaux et des spiritueux. Je
n’avais pas seulement un pot pour faire bouillir dedans quoi que ce
fût, excepté une chaudière que j’avais sauvée du navire, mais qui
était trop grande pour faire du bouillon ou faire étuver un morceau de
viande pour moi seul. La seconde chose que j’aurais bien désiré avoir,
c’était une pipe à tabac; mais il m’était impossible d’en fabriquer
une. Cependant, à la fin, je trouvai aussi une assez bonne invention
pour cela.

Je m’étais occupé tout l’été ou toute la saison sèche à planter mes
seconds rangs de palis ou de pieux, quand une autre affaire vint me
prendre plus de temps que je n’en avais réservé pour mes loisirs.

J’ai dit plus haut que j’avais une grande envie d’explorer toute
l’île, que j’avais poussé ma course jusqu’au ruisseau, puis jusqu’au
lieu où j’avais construit ma tonnelle, et d’où j’avais une belle
percée jusqu’à la mer, sur l’autre côté de l’île. Je résolus donc
d’aller par la traverse jusqu’à ce rivage; et, prenant mon mousquet,
ma hache, mon chien, une plus grande provision de poudre que de
coutume, et garnissant mon havresac de deux biscuits et d’une grosse
grappe de raisin, je commençai mon voyage. Quand j’eus traversé la
vallée où se trouvait située ma tonnelle dont j’ai parlé plus haut,
je découvris la mer à l’ouest, et, comme il faisait un temps fort
clair, je distinguai parfaitement une terre: était-ce une île ou le
continent, je ne pouvais le dire; elle était très haute et s’étendait
fort loin de l’ouest à l’ouest-sud-ouest, et me paraissait ne pas
être éloignée de moins de quinze ou vingt lieues.

Mais quelle contrée du monde était-ce? Tout ce qu’il m’était permis
de savoir, c’est qu’elle devait nécessairement faire partie de
l’Amérique. D’après toutes mes observations, je conclus qu’elle
confinait aux possessions espagnoles, qu’elle était sans doute toute
habitée par des sauvages, et que si j’y eusse abordé, j’aurais eu
à subir un sort pire que n’était le mien. J’acquiesçai donc aux
dispositions de la Providence, qui, je commençais à le reconnaître et
à le croire, ordonne chaque chose pour le mieux. C’est ainsi que je
tranquillisai mon esprit, bien loin de me tourmenter du vain désir
d’aller en ce pays.

En outre, après que j’eus bien réfléchi sur cette découverte, je
pensai que si cette terre faisait partie du littoral espagnol, je
verrais infailliblement, une fois ou une autre, passer et repasser
quelques vaisseaux; et que, si le cas contraire échéait, ce serait
une preuve que cette côte faisait partie de celle qui s’étend entre
le pays espagnol et le Brésil; côte habitée par la pire espèce des
sauvages, car ils sont cannibales ou mangeurs d’hommes, et ne manquent
jamais de massacrer et de dévorer tous ceux qui tombent entre leurs
mains.

En faisant ces réflexions, je marchais en avant tout à loisir. Ce côté
de l’île me parut beaucoup plus agréable que le mien; les savanes
étaient douces, verdoyantes, émaillées de fleurs et semées de bosquets
charmants. Je vis une multitude de perroquets, et il me prit envie
d’en attraper un s’il était possible, pour le garder, l’apprivoiser et
lui apprendre à causer avec moi. Après m’être donné assez de peine,
j’en surpris un jeune, je l’abattis d’un coup de bâton, et, l’ayant
relevé, je l’emportai à la maison. Plusieurs années s’écoulèrent avant
que je pusse le faire parler; mais enfin je lui appris à m’appeler
familièrement par mon nom. L’aventure qui en résulta, quoique ce
ne soit qu’une bagatelle, pourra fort bien être, en son lieu, très
divertissante.

[Illustration: Je l’abattis d’un coup de bâton.]

Ce voyage me fut excessivement agréable: je trouvai dans les basses
terres des animaux que je crus être des lièvres et des renards: mais
ils étaient très différents de toutes les autres espèces que j’avais
vues jusqu’alors. Bien que j’en eusse tué plusieurs, je ne satisfis
point mon envie d’en manger. A quoi bon m’aventurer? je ne manquais
pas d’aliments, et de très bons, surtout de trois sortes: des chèvres,
des pigeons et des chélones ou tortues. Ajoutez à cela mes raisins,
et le marché de Leadenhall n’aurait pu fournir une table mieux que
moi, à proportion des convives. Malgré ma situation, en somme assez
déplorable, j’avais pourtant grand sujet d’être reconnaissant; car,
bien loin d’être entraîné à aucune extrémité pour ma subsistance, je
jouissais d’une abondance poussée même jusqu’à la délicatesse.

Dans ce voyage je ne marchais jamais plus de deux milles ou environ
par jour; mais je prenais tant de tours et de détours pour voir si je
ne ferais point quelque découverte, que j’arrivais assez fatigué au
lieu où je décidais de m’établir pour la nuit. Alors j’allais me loger
dans un arbre, ou bien je m’entourais de pieux plantés en terre depuis
un arbre jusqu’à un autre, pour que les bêtes farouches ne pussent
venir à moi sans m’éveiller. En atteignant à la rive de la mer, je
fus surpris de voir que le plus mauvais côté de l’île m’était échu:
celle-ci était couverte de tortues, tandis que sur mon côté je n’en
avais trouvé que trois en un an et demi. Il y avait aussi une foule
d’oiseaux de différentes espèces dont quelques-unes m’étaient déjà
connues, et pour la plupart fort bons à manger; mais parmi ceux-là je
n’en connaissais aucun de nom, excepté ceux qu’on appelle PINGOUINS.

[Illustration: ... une foule d’oiseaux de différentes espèces.]

J’en aurais pu tuer tout autant qu’il m’aurait plu, mais j’étais très
ménager de ma poudre et de mon plomb; j’eusse bien préféré tuer une
chèvre s’il eût été possible, parce qu’il y aurait eu davantage à
manger. Cependant, quoique les boucs fussent en plus grande abondance
dans cette portion de l’île que dans l’autre, il était néanmoins
beaucoup plus difficile de les approcher, parce que la campagne étant
plate et rase, ils m’apercevaient de bien plus loin que lorsque
j’étais sur les collines.

J’avoue que ce canton était infiniment plus agréable que le mien, et
pourtant il ne me vint pas le moindre désir de déménager. J’étais fixé
à mon habitation, je commençais à m’y faire, et tout le temps que
je demeurai par là, il me semblait que j’étais en voyage loin de ma
patrie. Toutefois, je marchai le long de la côte vers l’est pendant
environ douze milles; puis alors je plantai une grande perche sur
le rivage pour me servir de point de repère, et je me déterminai
à retourner au logis. A mon voyage suivant je pris à l’est de ma
demeure, afin de gagner le côté opposé de l’île, et je tournai jusqu’à
ce que je parvinsse à mon jalon. Je dirai cela en temps et place.

Je pris, pour m’en retourner, un autre chemin que celui par où j’étais
venu, pensant que je pourrais aisément me reconnaître dans toute
l’île, et que je ne pourrais manquer de retrouver ma première demeure
en explorant le pays; mais je m’abusais; car, lorsque j’eus fait
deux ou trois milles, je me trouvai descendu dans une immense vallée
environnée de collines si boisées, que rien ne pouvait me diriger
dans ma route, le soleil excepté; encore eût-il fallu au moins que je
connusse très bien la position de cet astre à cette heure du jour.

Il arriva que pour surcroît d’infortune, tandis que j’étais dans cette
vallée, le temps se couvrit de brumes pour trois ou quatre jours.
Comme il ne m’était pas possible de voir le soleil, je rôdai très
malencontreusement, et je fus enfin obligé de regagner le bord de
la mer, de chercher mon jalon et de reprendre la route par laquelle
j’étais venu. Alors je retournai chez moi, mais à petites journées,
le soleil étant excessivement chaud, et mon fusil, mes munitions, ma
hache et tout mon équipement extrêmement lourds.

Mon chien, dans ce trajet, surprit un jeune chevreau et le saisit.
J’accourus aussitôt, je m’en emparai et je le sauvai vivant de sa
gueule. J’avais un très grand désir de l’amener à la maison s’il était
possible; souvent j’avais songé aux moyens de prendre un cabri ou deux
pour former une race de boucs domestiques, qui pourraient fournir à ma
nourriture quand ma poudre et mon plomb seraient consommés.

Je fis un collier pour cette petite créature, et, avec un cordon que
je tressai avec du fil de caret, que je portais toujours avec moi,
je le menai en laisse, non sans difficulté, jusqu’à ce que je fusse
arrivé à ma tonnelle où je l’enfermai et le laissai; j’étais si
impatient de rentrer chez moi après un mois d’absence!

Je ne saurais comment exprimer quelle satisfaction ce fut pour moi
de me retrouver dans ma vieille huche[16], et de me coucher dans mon
hamac. Ce petit voyage à l’aventure, sans retraite assurée, m’avait
été si désagréable, que ma propre maison me semblait un établissement
parfait en comparaison; et cela me fit si bien sentir le confortable
de tout ce qui m’environnait, que je résolus de ne plus m’en éloigner
pour un temps aussi long, tant que mon sort me retiendrait sur cette
île.

Je me reposai une semaine pour me restaurer et me régaler après mon
long pèlerinage. La majeure partie de ce temps fut absorbée par une
affaire importante, la fabrication d’une cage pour mon Poll, qui
commençait alors à être quelqu’un de la maison et à se familiariser
parfaitement avec moi. Je me ressouvins enfin de mon pauvre biquet
que j’avais parqué dans mon petit enclos, et je résolus d’aller le
chercher et de lui porter quelque nourriture. Je m’y rendis donc, et
je le trouvai où je l’avais laissé:—au fait il ne pouvait sortir,—mais
il était presque mourant de faim. J’allai couper quelques rameaux aux
arbres et quelques branches aux arbrisseaux que je pus trouver, et je
les lui jetai. Quand il les eut broutés, je le liai comme j’avais fait
auparavant et je l’emmenai; mais il était si maté par l’inanition, que
je n’aurais pas même eu besoin de le tenir en laisse: il me suivit
comme un chien. Comme je continuai de le nourrir, il devint si aimant,
si gentil, si doux, qu’il fut dès lors un de mes serviteurs, et que
depuis il ne voulut jamais m’abandonner.

La saison pluvieuse de l’équinoxe automnal était revenue. J’observai
l’anniversaire du 30 SEPTEMBRE, jour de mon débarquement dans l’île,
avec la même solennité que la première fois. Il y avait alors deux
ans que j’étais là, et je n’entrevoyais pas plus ma délivrance que
le premier jour de mon arrivée. Je passai cette journée entière à
remercier humblement le ciel de toutes les faveurs merveilleuses dont
il avait comblé ma vie solitaire, et sans lesquelles j’aurais été
infiniment plus misérable. J’adressai à Dieu d’humbles et sincères
actions de grâce de ce qu’il lui avait plu de me découvrir que même,
dans cette solitude, je pouvais être plus heureux que je ne l’eusse
été au sein de la société et de tous les plaisirs du monde; je le
bénis encore de ce qu’il remplissait les vides de mon isolement et
la privation de toute compagnie humaine par sa présence et par la
communication de sa grâce, assistant, réconfortant et encourageant mon
âme à se reposer ici-bas sur sa providence, et à espérer jouir de sa
présence éternelle dans l’autre vie.

Ce fut alors que je commençai à sentir profondément combien la vie
que je menais, même avec toutes ces circonstances pénibles, était
plus heureuse que la maudite et détestable vie que j’avais faite
durant toute la portion écoulée de mes jours. Mes chagrins et mes
joies étaient changés, mes désirs étaient autres, mes affections
n’avaient plus le même penchant, et mes jouissances étaient totalement
différentes de ce qu’elles étaient dans les premiers temps de mon
séjour, ou au fait pendant les deux années passées.

Autrefois, lorsque je sortais, soit pour chasser, soit pour visiter
la campagne, l’angoisse que mon âme ressentait de ma condition se
réveillait tout à coup, et mon cœur défaillait en ma poitrine, à la
seule pensée que j’étais en ces bois, ces montagnes, ces solitudes,
et que j’étais un prisonnier sans rançon, enfermé dans un morne
désert par l’éternelle barrière de l’Océan. Au milieu de mes plus
grands calmes d’esprit, cette pensée fondait sur moi comme un orage et
me faisait tordre mes mains et pleurer comme un enfant. Quelquefois
elle me surprenait au fort de mon travail, je m’asseyais aussitôt,
je soupirais, et durant une heure ou deux, les yeux fichés en terre,
je restais là. Mon mal n’en devenait que plus cuisant. Si j’avais pu
débonder en larmes, éclater en paroles, il se serait dissipé, et la
douleur, après m’avoir épuisé, se serait elle-même abattue.

Mais alors je commençais à me repaître de nouvelles pensées. Je
lisais chaque jour la parole de Dieu, et j’en appliquais toutes les
consolations à mon état présent. Un matin que j’étais fort triste,
j’ouvris la Bible à ce passage:—«JAMAIS, JAMAIS, JE NE TE DÉLAISSERAI;
JE NE T’ABANDONNERAI JAMAIS!»—Immédiatement il me sembla que ces mots
s’adressaient à moi; pourquoi autrement m’auraient-ils été envoyés
juste au moment où je me désolais sur ma situation, comme un être
abandonné de Dieu et des hommes?—«Eh bien! me dis-je, si Dieu ne me
délaisse point, que n’importe que tout le monde me délaisse! puisque,
au contraire, si j’avais le monde entier, et que je perdisse la faveur
et les bénédictions de Dieu, rien ne pourrait contre-balancer cette
perte.»

Dès ce moment-là j’arrêtai en mon esprit qu’il m’était possible d’être
plus heureux dans cette condition solitaire que je ne l’eusse jamais
été dans le monde en toute autre position. Entraîné par cette pensée,
j’allais remercier le Seigneur de m’avoir relégué en ce lieu.

Mais à cette pensée quelque chose, je ne sais ce que ce fut, me
frappa l’esprit et m’arrêta.—«Comment peux-tu être assez hypocrite,
m’écriai-je, pour te prétendre reconnaissant d’une condition dont
tu t’efforces de te satisfaire, bien qu’au fond du cœur tu prierais
plutôt pour en être délivré?»—Ainsi j’en restai là. Mais quoique
je n’eusse pu remercier Dieu de mon exil, toutefois je lui rendis
grâce sincèrement de m’avoir ouvert les yeux par des afflictions
providentielles, afin que je pusse reconnaître ma vie passée, pleurer
sur mes fautes et me repentir. Je n’ouvrais jamais la Bible ni ne la
fermais sans qu’intérieurement mon âme ne bénît Dieu d’avoir inspiré
la pensée à mon ami d’Angleterre d’emballer, sans aucun avis de moi,
ce saint livre parmi mes marchandises, et d’avoir permis que plus tard
je le sauvasse des débris du navire.

Ce fut dans cette disposition d’esprit que je commençai ma troisième
année; et, quoique je ne veuille point fatiguer le lecteur d’une
relation aussi circonstanciée de mes travaux de cette année que de
ceux de la première, cependant il est bon qu’il soit en général
remarqué que je demeurais très rarement oisif. Je répartissais
régulièrement mon temps entre toutes les occupations quotidiennes que
je m’étais imposées. Tels étaient premièrement mes devoirs envers Dieu
et la lecture des Saintes Écritures, auxquels je vaquais sans faute,
quelquefois même jusqu’à trois fois par jour; secondement ma promenade
avec mon mousquet à la recherche de ma nourriture, ce qui me prenait
généralement trois heures de la matinée quand il ne pleuvait pas;
troisièmement l’arrangement, l’apprêt, la conservation et la cuisson
de ce que j’avais tué pour ma subsistance. Tout ceci employait en
grande partie ma journée. En outre, il doit être considéré que dans
le milieu du jour, lorsque le soleil était à son zénith, la chaleur
était trop accablante pour agir; en sorte qu’on doit supposer que dans
l’après-midi tout mon temps de travail n’était que de quatre heures
environ; avec cette variante que parfois je changeais mes heures de
travail et de chasse, c’est-à-dire que je travaillais dans la matinée
et sortais avec mon mousquet sur le soir.

A cette brièveté du temps fixé pour le travail, veuillez ajouter
l’excessive difficulté de ma besogne, et toutes les heures que, par
manque d’outils, par manque d’aide et par manque d’habileté, chaque
chose que j’entreprenais me faisait perdre. Par exemple je fus
quarante-deux jours entiers à me façonner une planche de tablette dont
j’avais besoin dans ma grotte, tandis que deux scieurs avec leurs
outils et leurs tréteaux, en une demi-journée, en auraient tiré six
d’un seul arbre.

Voici comment je m’y pris: j’abattis un gros arbre de la largeur que
ma planche devait avoir. Il me fallut trois jours pour le couper et
deux pour l’ébrancher et en faire une pièce de charpente. A force de
hacher et de tailler, je réduisis les deux côtés en copeaux, jusqu’à
ce qu’elle fût assez légère pour être remuée. Alors je la tournai
et je corroyai une de ses faces, comme une planche, d’un bout à
l’autre; puis je tournai ce côté dessous et je la bûchai sur l’autre
face jusqu’à ce qu’elle fût réduite à un madrier de trois pouces
d’épaisseur environ. Il n’y a personne qui ne puisse juger quelle rude
besogne c’était pour mes mains; mais le travail et la patience m’en
faisaient venir à bout comme de bien d’autres choses; j’ai seulement
cité cette particularité pour montrer comment une si grande portion
de mon temps s’écoulait à faire si peu d’ouvrage; c’est-à-dire que
telle besogne, qui pourrait n’être rien quand on a de l’aide et des
outils, devient un énorme travail, et demande un temps prodigieux pour
l’exécuter seulement avec ses mains.

Mais, nonobstant, avec de la persévérance et de la peine, j’achevai
bien des choses, et, au fait, toutes les choses que ma position
exigeait que je fisse, comme il apparaîtra par ce qui suit.

J’étais alors dans les mois de novembre et de décembre, attendant
ma récolte d’orge et de riz. Le terrain que j’avais labouré ou
bêché n’était pas grand; car, ainsi que je l’ai fait observer, mes
semailles de chaque espèce n’équivalaient pas à un demi-picotin,
parce que j’avais perdu toute une moisson pour avoir ensemencé dans
la saison sèche. Toutefois, la moisson promettait d’être belle, quand
je m’aperçus tout à coup que j’étais en danger de la voir détruite
entièrement par divers ennemis dont il était à peine possible de se
garder: d’abord par les boucs, et ces animaux sauvages que j’ai nommés
lièvres, qui, ayant tâté du goût exquis du blé, s’y tapissaient nuit
et jour, et le broutaient à mesure qu’il poussait, et si près du pied
qu’il n’aurait pas eu le temps de monter en épis.

Je ne vis d’autre remède à ce mal que d’entourer mon blé d’une haie,
qui me coûta beaucoup de peines, et d’autant plus que cela requérait
célérité, car les animaux ne cessaient point de faire du ravage.
Néanmoins, comme ma terre en labour était petite en raison de ma
semaille, en trois semaines environ je parvins à la clore totalement.
Pendant le jour je faisais feu sur ces maraudeurs, et la nuit je leur
opposais mon chien, que j’attachais dehors à un poteau, et qui ne
cessait d’aboyer. En peu de temps les ennemis abandonnèrent donc la
place, et ma moisson crût belle et bien, et commença bientôt à mûrir.

Mais si les bêtes avaient ravagé mon blé en herbe, les oiseaux me
menacèrent d’une nouvelle ruine quand il fut monté en épis. Un jour
que je longeais mon champ pour voir comment cela allait, j’aperçus
une multitude d’oiseaux, je ne sais pas de combien de sortes, qui
entouraient ma petite moisson et qui semblaient épier l’instant où
je partirais. Je fis aussitôt une décharge sur eux,—car je sortais
toujours avec mon mousquet.—A peine eus-je tiré, qu’une nuée
d’oiseaux que je n’avais point vus s’éleva du milieu même des blés.

Je fus profondément navré: je prévis qu’en peu de jours ils
détruiraient toutes mes espérances, que je tomberais dans la disette,
et que je ne pourrais jamais amener à bien une moisson. Et je ne
savais que faire à cela! Je résolus pourtant de sauver mon grain s’il
était possible, quand bien même je devrais faire sentinelle jour et
nuit. Avant tout j’entrai dans la pièce pour reconnaître le dommage
existant, et je vis qu’ils en avaient gâté une bonne partie, mais que
cependant, comme il était encore trop vert pour eux, la perte n’était
pas extrême, et que le reste donnerait une bonne moisson, si je
pouvais le préserver.

Je m’arrêtai un instant pour recharger mon mousquet, puis, m’avançant
un peu, je pus voir aisément mes larrons branchés sur tous les arbres
d’alentour semblant attendre mon départ, ce que l’événement confirma;
car, m’écartant de quelques pas comme si je m’en allais, je ne fus pas
plutôt hors de leur vue qu’ils s’abattirent de nouveau un à un dans
les blés. J’étais si vexé, que je n’eus pas la patience d’attendre
qu’ils fussent tous descendus; je sentais que chaque grain était
pour ainsi dire une miche qu’ils me dévoraient. Je me rapprochai de
la haie, je fis feu de nouveau et j’en tuai trois. C’était justement
ce que je souhaitais; je les ramassai, et je fis d’eux comme on
fait des insignes voleurs en Angleterre, je les pendis à un gibet
pour la terreur des autres. On n’imaginerait pas quel bon effet
cela produisit: non seulement les oiseaux ne revinrent plus dans
les blés, mais ils émigrèrent de toute cette partie de l’île, et je
n’en vis jamais un seul aux environs tout le temps que pendirent mes
épouvantails.

[Illustration: Je fis feu de nouveau.]

[Illustration: Je les pendis à un gibet.]

Je fus extrêmement content de cela, comme on peut en avoir
l’assurance; et sur la fin de décembre, qui est le temps de la seconde
moisson de l’année, je fis la récolte de mon blé.

J’étais pitoyablement outillé pour cela; je n’avais ni faux ni
faucille pour le couper; tout ce que je pus faire, ce fut d’en
fabriquer une de mon mieux avec un des braquemarts ou coutelas que
j’avais sauvés du bâtiment parmi d’autres armes. Mais, comme ma
moisson était petite, je n’eus pas grande difficulté à la recueillir.
Bref, je la fis à ma manière: car je sciai les épis, je les emportai
dans une grande corbeille que j’avais tressée, et je les égrenai
entre mes mains. A la fin de toute ma récolte, je trouvai que le
demi-picotin que j’avais semé m’avait produit près de deux boisseaux
de riz et environ deux boisseaux et demi d’orge, autant que je pus en
juger, puisque je n’avais alors aucune mesure.

Ceci fut pour moi un grand sujet d’encouragement; je pressentis
qu’à l’avenir il plairait à Dieu que je ne manquasse pas de pain.
Toutefois je n’étais pas encore hors d’embarras: je ne savais
comment moudre ou comment faire de la farine de mon grain, comment le
vanner et le bluter; ni même, si je parvenais à le mettre en farine,
comment je pourrais en faire du pain; et enfin, si je parvenais à
en faire du pain, comment je pourrais le faire cuire. Toutes ces
difficultés, jointes au désir que j’avais d’avoir une grande quantité
de provisions, et de m’assurer constamment ma subsistance, me firent
prendre la résolution de ne point toucher à cette récolte, de la
conserver tout entière pour les semailles de la saison prochaine,
et, à cette époque, de consacrer toute mon application et toutes mes
heures de travail à accomplir le grand œuvre de me pourvoir de blé et
de pain.

C’est alors que je pouvais dire avec vérité que je travaillais
pour mon pain. N’est-ce pas chose étonnante, et à laquelle peu de
personnes réfléchissent, l’énorme multitude d’objets nécessaires pour
entreprendre, produire, soigner, préparer, faire et achever _une
parcelle de pain_.

Moi, qui étais réduit à l’état de pure nature, je sentais que c’était
là mon découragement de chaque jour, et d’heure en heure cela m’était
devenu plus évident, dès lors même que j’eus recueilli la poignée de
blé qui, comme je l’ai dit, avait crû d’une façon si inattendue et si
émerveillante.

Premièrement je n’avais point de charrue pour labourer la terre, ni
de bêche ou de pelle pour la fouir. Il est vrai que je suppléai à
cela en fabriquant une pelle de bois dont j’ai parlé plus haut, mais
elle faisait ma besogne grossièrement; et, quoiqu’elle m’eût coûté un
grand nombre de jours, comme le tour n’en était point garni de fer,
non seulement elle s’usa plus tôt, mais elle rendait mon travail plus
pénible et très imparfait.

Mais, résigné à tout, je travaillais avec patience, et l’insuccès
ne me rebutait point. Quand mon blé fut semé, je n’avais point de
herse, je fus obligé de passer dessus moi-même et de traîner une
grande et lourde branche derrière moi, avec laquelle, pour ainsi dire,
j’égratignais la terre plutôt que je ne la hersais ou ratissais.

Quand il fut en herbe ou monté en épis, comme je l’ai déjà fait
observer, de combien de choses n’eus-je pas besoin pour l’enclore,
le préserver, le faucher, le moissonner, le transporter au logis, le
battre, le vanner et le serrer? Ensuite il me fallut un moulin pour
le moudre, des sas pour bluter la farine, du levain et du sel pour
pétrir; et enfin un four pour faire cuire le pain, ainsi qu’on pourra
le voir dans la suite. Je fus réduit à faire toutes ces choses sans
aucun de ces instruments, et cependant mon blé fut pour moi une source
de bien-être et de consolation. Ce manque d’instruments, je le répète,
me rendait toute opération lente et pénible, mais il n’y avait à cela
point de remède. D’ailleurs, mon temps étant divisé, je ne pouvais le
perdre entièrement. Une portion de chaque jour était donc affectée
à ces ouvrages; et, comme j’avais résolu de ne point faire du pain
de mon blé jusqu’à ce que j’en eusse une grande provision, j’avais
les six mois prochains pour appliquer tout mon travail et toute mon
industrie à me fournir d’ustensiles nécessaires à la manutention des
grains que je recueillerais pour mon usage.

Il me fallut d’abord préparer un terrain plus grand; j’avais déjà
assez de grains pour ensemencer un acre de terre; mais avant que
d’entreprendre ceci, je passai au moins une semaine à me fabriquer une
bêche, une triste bêche en vérité, et si pesante que mon ouvrage en
était une fois plus pénible.

Néanmoins je passai outre, et j’emblavai deux pièces de terre plates
et unies aussi proche de ma maison que je le jugeai convenable, et
je les entourai d’une bonne clôture dont les pieux étaient faits du
même bois que j’avais déjà planté, et qui drageonnait. Je savais
qu’au bout d’une année j’aurais une haie vive qui n’exigerait que peu
d’entretien. Cet ouvrage ne m’occupa guère moins de trois mois, parce
qu’une grande partie de ce temps se trouva dans la saison pluvieuse,
qui ne me permettait pas de sortir.

C’est au logis, tandis qu’il pleuvait et que je ne pouvais mettre le
pied dehors, que je m’occupai de la matière qui va suivre, observant
toutefois que pendant que j’étais à l’ouvrage je m’amusais à causer
avec mon perroquet, et à lui enseigner à parler. Je lui appris
promptement à connaître son nom, et à dire assez distinctement Poll,
qui fut le premier mot que j’entendis prononcer dans l’île par une
autre bouche que la mienne. Ce n’était point là mon travail, mais
cela m’aidait beaucoup à le supporter[17]. Alors, comme je l’ai
dit, j’avais une grande affaire sur les bras. J’avais songé depuis
longtemps à n’importe quel moyen de me façonner quelques vases de
terre dont j’avais un besoin extrême; mais je ne savais pas comment
y parvenir. Néanmoins, considérant la chaleur du climat, je ne
doutais pas que si je pouvais découvrir de l’argile, je n’arrivasse
à fabriquer un pot qui, séché au soleil, serait assez dur et assez
fort pour être manié et contenir des choses sèches qui demandent à
être gardées ainsi; et, comme il me fallait des vaisseaux pour la
préparation du blé et de la farine que j’allais avoir, je résolus
d’en faire quelques-uns aussi grands que je pourrais, et propres à
contenir, comme des jarres, tout ce qu’on voudrait y renfermer.

Je ferais pitié au lecteur, ou plutôt je le ferais rire, si je disais
de combien de façons maladroites je m’y pris pour modeler cette
glaise; combien je fis de vases difformes, bizarres et ridicules;
combien il s’en affaissa, combien il s’en renversa, l’argile n’étant
pas assez ferme pour supporter son propre poids; combien, pour les
avoir exposés trop tôt, se fêlèrent à l’ardeur du soleil; combien
tombèrent en pièces seulement en les bougeant soit avant comme soit
après qu’ils furent secs; en un mot, comment après que j’eus travaillé
si rudement pour trouver de la glaise, pour l’extraire, l’accommoder,
la transporter chez moi, et la modeler, je ne pus fabriquer, en deux
mois environ, que deux grandes machines de terre grotesques, que je
n’ose appeler jarres.

[Illustration: Je ne pus fabriquer que deux grandes machines de terre
grotesques.]

Toutefois, le soleil les ayant bien cuites et bien durcies, je les
soulevai très doucement et je les plaçai dans deux grands paniers
d’osier que j’avais faits exprès pour qu’elles ne pussent être
brisées; et, comme entre le pot et le panier il y avait du vide, je
le remplis avec de la paille de riz et d’orge. Je comptais, si ces
jarres restaient toujours sèches, y serrer mes grains et peut-être
même ma farine, quand ils seraient égrugés.

Bien que pour mes grands vases je me fusse mécompté grossièrement, je
fis néanmoins beaucoup de plus petites choses avec assez de succès,
telles que des pots ronds, des assiettes plates, des cruches et des
jattes, que ma main modelait et que la chaleur du soleil cuisait et
durcissait étonnamment.

Mais tout cela ne répondait point encore à mes fins, qui étaient
d’avoir un pot pour contenir un liquide et aller au feu, ce qu’aucun
de ceux que j’avais n’aurait pu faire. Au bout de quelque temps il
arriva que, ayant fait un assez grand feu pour rôtir de la viande,
au moment où je la retirais étant cuite, je trouvai dans le foyer un
tesson d’un de mes pots de terre cuit dur comme une pierre et rouge
comme une tuile. Je fus agréablement surpris de voir cela, et je me
dis qu’assurément ma poterie pourrait se faire cuire en son entier,
puisqu’elle cuisait bien en morceaux.

Cette découverte fit que je m’appliquai à rechercher comment je
pourrais disposer mon feu pour y cuire quelques pots. Je n’avais
aucune idée du four dont les potiers se servent, ni de leurs vernis,
et j’avais pourtant du plomb pour en faire. Je plaçai donc trois
grandes cruches et deux ou trois autres pots, en pile les uns sur
les autres, sur un gros tas de cendres chaudes, et j’allumai un feu
de bois tout à l’entour. J’entretins le feu sur tous les côtés et
sur le sommet, jusqu’à ce que j’eusse vu mes pots rouges de part en
part et remarqué qu’ils n’étaient point fendus. Je les maintins à ce
degré pendant cinq ou six heures environ, au bout desquelles j’en
aperçus un qui, sans être fêlé, commençait à fondre et à couler. Le
sable, mêlé à la glaise, se liquéfiait par la violence de la chaleur,
et se serait vitrifié si j’eusse poursuivi. Je diminuai donc mon
brasier graduellement, jusqu’à ce que mes pots perdissent leur couleur
rouge. Ayant veillé toute la nuit pour que le feu ne s’abattît point
trop promptement, au point du jour je me vis possesseur de trois
excellentes, je n’ose pas dire cruches, et deux autres pots aussi bien
cuits que je pouvais le désirer. Un d’entre eux avait été parfaitement
verni par la fonte du gravier.

Après cette épreuve, il n’est pas nécessaire de dire que je ne manquai
plus d’aucun vase pour mon usage; mais je dois avouer que leur forme
était fort insignifiante, comme on peut le supposer. Je les modelais
absolument comme les enfants qui font des boulettes de terre grasse,
ou comme une femme qui voudrait faire des pâtés sans avoir jamais
appris à pâtisser.

Jamais joie pour une chose si minime n’égala celle que je ressentis
en voyant que j’avais fait un pot qui pourrait supporter le feu; et
à peine eus-je la patience d’attendre qu’il fût tout à fait refroidi
pour le remettre sur le feu avec un peu d’eau dedans pour faire
bouillir de la viande, ce qui me réussit admirablement bien. Je
fis un excellent bouillon avec un morceau de chevreau; cependant je
manquais de gruau et de plusieurs autres ingrédients nécessaires pour
le rendre aussi bon que j’aurais pu l’avoir.

J’eus un nouvel embarras pour me procurer un mortier de pierre où
je pusse piler ou écraser mon grain; quant à un moulin, il n’y
avait pas lieu de penser qu’avec le seul secours de mes mains je
parvinsse jamais à ce degré d’industrie. Pour suppléer à ce besoin,
j’étais vraiment très embarrassé, car de tous les métiers du monde,
le métier de tailleur de pierre était celui pour lequel j’avais le
moins de dispositions; d’ailleurs je n’avais point d’outils pour
l’entreprendre. Je passai plusieurs jours à chercher une grande
pierre assez épaisse pour la creuser et faire un mortier; mais je
n’en trouvai pas, si ce n’est dans de solides rochers, et que je ne
pouvais ni tailler ni extraire. Au fait, il n’y avait point de roches
dans l’île d’une suffisante dureté, elles étaient toutes d’une nature
sablonneuse et friable, qui n’aurait pu résister aux coups d’un pilon
pesant, et le blé n’aurait pu s’y broyer sans qu’il s’y mêlât du
sable. Après avoir perdu ainsi beaucoup de temps à la recherche d’une
pierre, je renonçai, et je me déterminai à chercher un grand billot de
bois dur, que je trouvai beaucoup plus aisément. J’en choisis un si
gros qu’à peine pouvais-je le remuer, je l’arrondis et je le façonnai
à l’extérieur avec ma hache et mon herminette; ensuite, avec une
peine infinie, j’y pratiquai un trou, au moyen du feu, comme font les
sauvages du Brésil pour creuser leurs pirogues. Je fis enfin une hie
ou grand pilon avec de ce bois appelé _bois de fer_, et je mis de côté
ces instruments en attendant ma prochaine récolte, après laquelle je
me proposai de moudre mon grain, ou plutôt de l’égruger, pour faire du
pain.

Ma difficulté suivante fut celle de faire un sas ou blutoir pour
passer ma farine et la séparer du son et de la balle, sans quoi
je ne voyais pas possibilité que je pusse avoir du pain; cette
difficulté était si grande que je ne voulais pas même y songer, assuré
que j’étais de n’avoir rien de ce qu’il faut pour faire un tamis;
j’entends ni canevas fin et clair, ni étoffe à bluter la farine à
travers. J’en restai là pendant plusieurs mois; je ne savais vraiment
que faire. Le linge qui me restait était en haillons; j’avais bien
du poil de chèvre, mais je ne savais ni filer ni tisser; et, quand
même je l’eusse su, il me manquait les instruments nécessaires. Je
ne trouvai aucun remède à cela. Seulement je me ressouvins qu’il y
avait parmi les hardes de matelots que j’avais emportées du navire
quelques cravates de calicot ou de mousseline. J’en pris plusieurs
morceaux, et je fis trois petits sas, assez propres à leur usage. Je
fus ainsi pourvu pour quelques années. On verra en son lieu ce que j’y
substituai plus tard.

J’avais ensuite à songer à la boulangerie, et comment je pourrais
faire le pain quand je viendrais à avoir du blé; car d’abord je
n’avais point de levain. Comme rien ne pouvait suppléer à cette
absence, je ne m’en embarrassai pas beaucoup. Quant au four, j’étais
vraiment en grande peine.

A la fin, je trouvai l’expédient que voici: je fis quelques vases de
terre très larges et peu profonds, c’est-à-dire qui avaient environ
deux pieds de diamètre et neuf pouces seulement de profondeur; je
les cuisis dans le feu, comme j’avais fait des autres, et je les mis
ensuite à part. Quand j’avais besoin de cuire, j’allumais d’abord un
grand feu sur mon âtre, qui était pavé de briques carrées de ma propre
fabrique; je n’affirmerais pas toutefois qu’elles fussent parfaitement
carrées.

Quand le feu de bois était à peu près tombé en cendres et en charbons
ardents, je les éparpillais sur l’âtre, de façon à le couvrir
entièrement, et je les y laissais jusqu’à ce qu’il fût très chaud.
Alors j’en balayais toutes les cendres, je posais ma miche ou mes
miches que je couvrais d’une jatte de terre, autour de laquelle je
relevais les cendres pour conserver et augmenter la chaleur. De cette
manière, aussi bien que dans le meilleur four du monde, je cuisais
mes pains d’orge, et devins en très peu de temps un vrai pâtissier;
car je fis des gâteaux de riz et des _poudings_. Toutefois je n’allai
point jusqu’aux pâtés: je n’aurais rien eu à y mettre, supposant que
j’en eusse fait, si ce n’est de la chair d’oiseaux et de la viande de
chèvre.

On ne s’étonnera point de ce que toutes ces choses me prirent une
grande partie de la troisième année de mon séjour dans l’île, si l’on
considère que dans l’intervalle j’eus à faire mon labourage et une
nouvelle moisson. En effet, je récoltai mon blé dans sa saison, je le
transportai au logis du mieux que je pus, et je le conservai en épis
dans une grande manne jusqu’à ce que j’eusse le temps de l’égrainer,
puisque je n’avais ni aire ni fléau pour le battre.

L’accroissement de mes récoltes me força réellement alors à agrandir
ma grange. Je manquais d’emplacement pour les serrer; car mes
semailles m’avaient rapporté au moins vingt boisseaux d’orge et tout
au moins autant de riz; si bien que dès lors je résolus de commencer
à en user à discrétion: mon biscuit depuis longtemps était achevé. Je
résolus aussi de m’assurer de la quantité qu’il me fallait pour toute
mon année, et si je ne pourrais pas ne faire qu’une seule semaille.

Somme toute, je reconnus que quarante boisseaux d’orge et de riz
étaient plus que je n’en pouvais consommer dans un an. Je me
déterminai donc à semer chaque année juste la même quantité que la
dernière fois, dans l’espérance qu’elle pourrait largement me pourvoir
de pain.

Tandis que toutes ces choses se faisaient, mes pensées, comme on peut
le croire, se reportèrent plusieurs fois sur la découverte de la terre
que j’avais aperçue de l’autre côté de l’île. Je n’étais pas sans
quelques désirs secrets d’aller sur ce rivage, imaginant que je voyais
la terre ferme, et une contrée habitée d’où je pourrais d’une façon
ou d’une autre me transporter plus loin, et peut-être trouver enfin
quelques moyens de salut.

Mais dans tout ce raisonnement je ne tenais aucun compte des dangers
d’une telle entreprise dans le cas où je viendrais à tomber entre
les mains des sauvages, qui pouvaient être, comme j’aurais eu raison
de le penser, plus féroces que les lions et les tigres de l’Afrique.
Une fois en leur pouvoir, il y avait mille chances à courir contre
une qu’ils me tueraient et sans doute me mangeraient. J’avais ouï
dire que les peuples de la côte des Caraïbes étaient cannibales ou
mangeurs d’hommes, et je jugeais par la latitude que je ne devais pas
être fort éloigné de cette côte. Supposant que ces nations ne fussent
point cannibales, elles auraient pu néanmoins me tuer, comme cela
était advenu à d’autres Européens qui avaient été pris, quoiqu’ils
fussent au nombre de dix et même de vingt, et elles l’auraient pu
d’autant plus facilement que j’étais seul, et ne pouvais opposer que
peu ou point de résistance. Toutes ces choses, dis-je, que j’aurais dû
mûrement considérer et qui plus tard se présentèrent à mon esprit, ne
me donnèrent premièrement aucune appréhension, ma tête ne roulait que
la pensée d’aborder à ce rivage.

C’est ici que je regrettai mon garçon Xury, et mon long bateau avec sa
voile d’_épaule-de-mouton_, sur lequel j’avais navigué plus de neuf
cents milles le long de la côte d’Afrique; mais c’était un regret
superflu. Je m’avisai alors d’aller visiter la chaloupe de notre
navire, qui, comme je l’ai dit, avait été lancée au loin sur la rive
durant la tempête, lors de notre naufrage. Elle se trouvait encore
à peu de chose près dans la même situation: renversée par la force
des vagues et des vents, elle était presque sens dessus dessous sur
l’éminence d’une longue dune de gros sable, mais elle n’était point
entourée d’eau comme auparavant.

Si j’avais eu quelque aide pour le radouber et le lancer à la mer,
ce bateau m’aurait suffi, et j’aurais pu retourner au Brésil assez
aisément; mais j’eusse dû prévoir qu’il ne me serait pas plus possible
de le retourner et de le remettre sur son fond que de remuer l’île.
J’allai néanmoins dans les bois, et je coupai des leviers et des
rouleaux, que j’apportai près de la chaloupe, déterminé à essayer ce
que je pourrais faire, et persuadé que si je parvenais à la redresser,
il me serait facile de réparer le dommage qu’elle avait reçu, et d’en
faire une excellente embarcation, dans laquelle je pourrais sans
crainte aller à la mer.

Au fait, je n’épargnai point mes peines dans cette infructueuse
besogne, et j’y employai, je pense, trois ou quatre semaines environ.
Enfin, reconnaissant qu’il était impossible à mes faibles forces de la
soulever, je me mis à creuser le sable en dessous pour la dégager et
la faire tomber; et je plaçai des pièces de bois pour la retenir et la
guider convenablement dans sa chute.

Mais quand j’eus fait cette fouille, je fus encore hors d’état de
l’ébranler et de pénétrer en dessous, bien loin de pouvoir la pousser
jusqu’à l’eau. Je fus donc forcé de l’abandonner; et cependant, bien
que je désespérasse de cette chaloupe, mon désir de m’aventurer sur
mer pour gagner le continent augmentait plutôt qu’il ne décroissait,
au fur et à mesure que la chose m’apparaissait plus impraticable.

Cela m’amena enfin à penser s’il ne serait pas possible de me
construire, seul et sans outils, avec le tronc d’un grand arbre, une
pirogue toute semblable à celles que font les naturels de ces climats.
Je reconnus que c’était non seulement faisable, mais aisé. Ce projet
me souriait infiniment, avec l’idée surtout que j’avais en main plus
de ressources pour l’exécuter qu’aucun nègre ou Indien; mais je ne
considérais nullement les inconvénients particuliers qui me plaçaient
au-dessous d’eux; par exemple, le manque d’aide pour mettre ma pirogue
à la mer quand elle serait achevée, obstacle beaucoup plus difficile à
surmonter pour moi que toutes les conséquences du manque d’outils ne
pouvaient l’être pour les Indiens. Effectivement, que devait me servir
d’avoir choisi un gros arbre dans les bois, d’avoir pu à grande peine
le jeter bas, si après l’avoir façonné avec mes outils, si après lui
avoir donné la forme extérieure d’un canot, l’avoir brûlé ou taillé en
dedans pour le creuser, pour en faire une embarcation, si après tout
cela, dis-je, il me fallait l’abandonner dans l’endroit même où je
l’aurais trouvé, incapable de le mettre à la mer.

Il est croyable que si j’eusse fait la moindre réflexion sur
ma situation, tandis que je construisais ma pirogue, j’aurais
immédiatement songé au moyen de la lancer à l’eau; mais j’étais si
préoccupé de mon voyage, que je ne considérai pas une seule fois
comment je la transporterais; et vraiment elle était de nature à
ce qu’il fût pour moi plus facile de lui faire franchir en mer
quarante-cinq milles, que du lieu où elle était, quarante-cinq
brasses, pour la mettre à flot.

J’entrepris ce bateau plus follement que ne fit jamais homme ayant ses
sens éveillés. Je me complaisais dans ce dessein, sans déterminer si
j’étais capable de le conduire à bonne fin, non pas que la difficulté
de le lancer ne me vint souvent en tête; mais je tranchais court à
tout examen par cette réponse insensée que je m’adressais:—«Allons,
faisons-le d’abord; à coup sûr je trouverai moyen d’une façon ou d’une
autre de le mettre à flot quand il sera fait.»

C’était bien la plus absurde méthode, mais mon idée opiniâtre
prévalait: je me mis à l’œuvre et j’abattis un cèdre. Je doute
beaucoup que Salomon en ait eu jamais un pareil pour la construction
du temple de Jérusalem. Il avait cinq pieds dix pouces de diamètre
près de la souche et quatre pieds onze pouces à la distance de
vingt-deux pieds, après quoi il diminuait un peu et se partageait en
branches. Ce ne fut pas sans un travail infini que je jetai par terre
cet arbre; car je fus vingt jours à le hacher et le tailler au pied,
et, avec une peine indicible, quatorze jours à séparer à coups de
hache sa tête vaste et touffue. Je passai un mois à le façonner, à le
mettre en proportion et à lui faire une espèce de carène semblable
à celle d’un bateau, afin qu’il pût flotter droit sur sa quille
et convenablement. Il me fallut ensuite près de trois mois pour
évider l’intérieur et le travailler de façon à en faire une parfaite
embarcation. En vérité, je vins à bout de cette opération sans
employer le feu, seulement avec un maillet et un ciseau et l’ardeur
d’un rude travail qui ne me quitta pas, jusqu’à ce que j’en eusse fait
une belle pirogue assez grande pour recevoir vingt-six hommes, et
par conséquent bien assez grande pour me transporter moi et toute ma
cargaison.

Quand j’eus achevé cet ouvrage, j’en ressentis une joie extrême: au
fait, c’était la plus grande pirogue d’une seule pièce que j’eusse vue
de ma vie. Mais, vous le savez, que de rudes coups ne m’avait-elle
pas coûtés! Il ne me restait plus qu’à la lancer à la mer; et, si j’y
fusse parvenu, je ne fais pas de doute que je n’eusse commencé le
voyage le plus insensé et le plus aventureux qui fût jamais entrepris.

Mais tous mes expédients pour l’amener jusqu’à l’eau avortèrent,
bien qu’ils m’eussent aussi coûté un travail infini, et qu’elle
ne fût éloignée de la mer que de cent verges tout au plus. Comme
premier inconvénient, elle était sur une éminence à pic du côté de la
baie. Nonobstant, pour aplanir cet obstacle, je résolus de creuser
la surface du terrain en pente douce. Je me mis donc à l’œuvre. Que
de sueurs cela me coûta! Mais compte-t-on ses peines quand on a sa
liberté en vue? Cette besogne achevée et cette difficulté vaincue, une
plus grande existait encore, car il ne m’était pas plus possible de
remuer cette pirogue qu’il ne me l’avait été de remuer la chaloupe.

[Illustration: Je résolus de creuser la surface du terrain en pente
douce.]

Alors je mesurai la longueur du terrain, et je me déterminai à ouvrir
une darse ou canal pour amener la mer jusqu’à la pirogue, puisque je
ne pouvais pas amener ma pirogue jusqu’à la mer. Soit! Je me mis donc
à la besogne; et quand j’eus commencé et calculé la profondeur et
la longueur qu’il fallait que je lui donnasse, et de quelle manière
j’enlèverais les déblais, je reconnus que, n’ayant de ressources qu’en
mes bras et en moi-même, il me faudrait dix ou douze années pour en
venir à bout; car le rivage était si élevé, que l’extrémité supérieure
de mon bassin aurait dû être profonde de vingt-deux pieds tout au
moins. Enfin, quoique à regret, j’abandonnai donc aussi ce dessein.

J’en fus vraiment navré, et je compris alors, mais trop tard, quelle
folie c’était d’entreprendre un ouvrage avant d’en avoir calculé les
frais et d’avoir bien jugé si nos propres forces pourraient le mener à
bonne fin.

Au milieu de cette besogne je finis ma quatrième année dans l’île, et
j’en célébrai l’anniversaire avec la même dévotion et tout autant de
satisfaction que les années précédentes; car, par une étude constante
et une sérieuse application de la parole de Dieu et par le secours
de sa grâce, j’acquérais une science bien différente de celle que je
possédais autrefois, et j’appréciais tout autrement les choses; je
considérais alors le monde comme une terre lointaine où je n’avais
rien à souhaiter, rien à désirer; d’où je n’avais rien à attendre, en
un mot avec laquelle je n’avais rien et vraisemblablement ne devais
plus rien avoir à faire. Je pense que je le regardais comme peut-être
le regarderons-nous après cette vie, je veux dire ainsi qu’un lieu où
j’avais vécu, mais d’où j’étais sorti; et je pouvais bien dire, comme
notre père Abraham au mauvais riche:—«ENTRE TOI ET MOI IL Y A UN ABÎME
PROFOND.»

Là, j’étais éloigné de la perversité du monde: je n’avais ni
concupiscence de la chair, ni concupiscence des yeux, ni faste de la
vie. Je ne convoitais rien, car j’avais alors tout ce dont j’étais
capable de jouir; j’étais seigneur de tout le manoir: je pouvais, s’il
me plaisait, m’appeler roi ou empereur de toute cette contrée rangée
sous ma puissance; je n’avais point de rivaux, je n’avais point de
compétiteur, personne qui disputât avec moi le commandement et la
souveraineté. J’aurais pu récolter du blé de quoi charger des navires;
mais, n’en ayant que faire, je n’en semais que suivant mon besoin.
J’avais à foison des chélones ou tortues de mer, mais une de temps en
temps, c’était tout ce que je pouvais consommer; j’avais assez de bois
de charpente pour construire une flotte de vaisseaux, et quand elle
aurait été construite, j’aurais pu faire d’assez abondantes vendanges
pour la charger de passerilles et de vin.

Mais ce dont je pouvais faire usage était seul précieux pour moi.
J’avais de quoi manger et de quoi subvenir à mes besoins, que
m’importait tout le reste! Si j’avais tué du gibier au delà de ma
consommation, il m’aurait fallu l’abandonner au chien ou aux vers.
Si j’avais semé plus de blé qu’il ne convenait pour mon usage, il se
serait gâté. Les arbres que j’avais abattus restaient à pourrir sur
la terre; je ne pouvais les employer qu’au chauffage, et je n’avais
besoin de feu que pour préparer mes aliments.

En un mot, la nature et l’expérience m’apprirent, après mûre
réflexion, que toutes les bonnes choses de l’univers ne sont bonnes
pour nous que suivant l’usage que nous en faisons, et qu’on n’en jouit
qu’autant qu’on s’en sert ou qu’on les amasse pour les donner aux
autres, et pas plus. Le ladre le plus rapace de ce monde aurait été
guéri de son vice de convoitise, s’il se fût trouvé à ma place; car
je possédais infiniment plus qu’il ne m’était loisible de dépenser. Je
n’avais rien à désirer si ce n’est quelques babioles qui me manquaient
et qui pourtant m’auraient été d’une grande utilité. J’avais, comme
je l’ai déjà consigné, une petite somme de monnaie, tant en or qu’en
argent, environ trente-six livres sterling: hélas! cette triste
vilenie restait là inutile; je n’en avais que faire, et je pensais
souvent en moi-même que j’en donnerais volontiers une poignée pour
quelques pipes à tabac ou un moulin à bras pour moudre mon blé; voire
même que je donnerais le tout pour six PENCE de semence de navet et
de carotte d’Angleterre ou pour une poignée de pois et de fèves et
une bouteille d’encre. En ma situation, je n’en pouvais tirer ni
avantage ni bénéfice: cela restait là dans un tiroir, cela pendant la
saison pluvieuse se moisissait à l’humidité de ma grotte. J’aurais
eu ce tiroir plein de diamants, que c’eût été la même chose, et ils
n’auraient pas eu plus de valeur pour moi, à cause de leur inutilité.

J’avais alors amené mon état de vie à être en soi beaucoup plus
heureux qu’il ne l’avait été premièrement, et beaucoup plus heureux
pour mon esprit et pour mon corps. Souvent je m’asseyais pour mon
repas avec reconnaissance, et j’admirais la main de la divine
Providence qui m’avait ainsi dressé une table dans le désert. Je
m’étudiais à regarder plutôt le côté brillant de ma condition que le
côté sombre, et à considérer ce dont je jouissais plutôt que ce dont
je manquais. Cela me donnait quelquefois de secrètes consolations
ineffables. J’appuie ici sur ce fait pour le bien inculquer dans
l’esprit de ces gens mécontents qui ne peuvent jouir confortablement
des biens que Dieu leur a donnés, parce qu’ils tournent leurs regards
et leur convoitise vers des choses qu’il ne leur a point départies.
Tous nos tourments sur ce qui nous manque me semblent procéder du
défaut de gratitude pour ce que nous avons.

Une autre réflexion m’était d’un grand usage et sans doute serait de
même pour quiconque tomberait dans une détresse semblable à la mienne:
je comparais ma condition présente à celle à laquelle je m’étais
premièrement attendu, voire même avec ce qu’elle aurait nécessairement
été, si la bonne providence de Dieu n’avait merveilleusement ordonné
que le navire échouât près du rivage, d’où non seulement j’avais pu
l’atteindre, mais où j’avais pu transporter tout ce que j’en avais
tiré pour mon soulagement et mon bien-être; et sans quoi j’aurais
manqué d’outils pour travailler, d’armes pour ma défense et de poudre
et de plomb pour me procurer ma nourriture.

Je passais des heures entières, je pourrais dire des jours entiers à
me représenter sous la plus vive couleur ce qu’il aurait fallu que
je fisse, si je n’avais rien sauvé du navire; à me représenter que
j’aurais pu ne rien attraper pour subsistance, si ce n’est quelques
poissons et quelques tortues; et toutefois, comme il s’était écoulé
un temps assez long avant que j’en eusse rencontré, que nécessairement
j’aurais dû périr tout d’abord; ou que si je n’avais pas péri,
j’aurais dû vivre comme un vrai sauvage; enfin à me représenter
que, si j’avais tué une chèvre ou un oiseau par quelque stratagème,
je n’aurais pu le dépecer ou l’ouvrir, l’écorcher, le vider ou le
découper, mais qu’il m’aurait fallu le ronger avec mes dents et le
déchirer avec mes griffes, comme une bête.

Ces réflexions me rendaient très sensible à la bonté de la Providence
envers moi et très reconnaissant de ma condition présente, malgré
toutes ses misères et toutes ses disgrâces. Je dois aussi recommander
ce passage aux réflexions de ceux qui sont sujets à dire dans leur
infortune:—«EST-IL UNE AFFLICTION SEMBLABLE A LA MIENNE?»—Qu’ils
considèrent combien est pire le sort de tant de gens, et combien le
leur aurait pu être pire si la Providence l’avait jugé convenable.

Je faisais encore une autre réflexion qui m’aidait aussi à repaître
mon âme d’espérances; je comparais ma condition présente avec celle
que j’avais méritée et que j’avais droit d’attendre de la justice
divine. J’avais mené une vie mauvaise, entièrement dépouillée de
toute connaissance et de toute crainte de Dieu. J’avais été bien
éduqué par mon père et ma mère; ni l’un ni l’autre n’avaient manqué de
m’inspirer de bonne heure un religieux respect de Dieu, le sentiment
de mes devoirs et de ce que la nature et ma fin demandaient de moi;
mais, hélas! tombé bientôt dans la vie de marin, de toutes les vies
la plus dénuée de la crainte de Dieu, quoiqu’elle soit souvent face
à face avec ses terreurs; tombé, dis-je, de bonne heure dans la vie
et dans la société de marins, tout le peu de religion que j’avais
conservé avait été étouffé par les dérisions de mes camarades, par un
endurcissement et un mépris des dangers, par la vue de la mort devenue
habituelle pour moi, par mon absence de toute occasion de m’entretenir
si ce n’était avec mes pareils, ou d’entendre quelque chose qui fût
profitable ou qui tendît au bien.

J’étais alors si dépourvu de tout ce qui est bien, du moindre
sentiment de ce que j’étais ou devais être, que dans les plus grandes
faveurs dont j’avais joui.—telle que ma fuite de Sallé, l’accueil
du capitaine portugais, le succès de ma plantation au Brésil, la
réception de ma cargaison d’Angleterre,—je n’avais pas eu une seule
fois ces mots: «_Merci, ô mon Dieu!_» ni dans le cœur ni à la bouche.
Dans mes plus grandes détresses je n’avais seulement jamais songé
à l’implorer ou à lui dire: «_Seigneur, ayez pitié de moi!_» Je ne
prononçais le nom de Dieu que pour jurer et blasphémer.

J’eus en mon esprit de terribles réflexions durant quelques mois,
comme je l’ai déjà remarqué, sur l’endurcissement et l’impiété de
ma vie passée; et, quand je songeais à moi, et considérais quelle
providence particulière avait pris soin de moi depuis mon arrivée
dans l’île, et combien Dieu m’avait traité généreusement, non
seulement en me punissant moins que ne le méritait mon iniquité, mais
encore en pourvoyant si abondamment à ma subsistance, je concevais
alors l’espoir que mon repentir était accepté et que je n’avais pas
encore lassé la miséricorde de Dieu.

J’accoutumais mon esprit non seulement à la résignation aux volontés
de Dieu dans la disposition des circonstances présentes, mais encore à
une sincère gratitude de mon sort, par ces sérieuses réflexions que,
moi, qui étais encore vivant, je ne devais pas me plaindre, puisque je
n’avais pas reçu le juste châtiment de mes péchés; que je jouissais
de bien des faveurs que je n’aurais pu raisonnablement espérer en ce
lieu; que, bien loin de murmurer contre ma condition, je devais en
être fort aise, et rendre grâce chaque jour du pain quotidien qui
n’avait pu m’être envoyé que par une suite de prodiges; que je devais
considérer que j’avais été nourri par un miracle aussi grand que celui
d’Élie nourri par les corbeaux; voire même par une longue série de
miracles! enfin, que je pourrais à peine dans les parties inhabitées
du monde nommer un lieu où j’eusse pu être jeté plus à mon avantage;
une place où, comme dans celle-ci, j’eusse été privé de toute société,
ce qui d’un côté faisait mon affliction, mais où aussi je n’eusse
trouvé ni bêtes féroces, ni loups, ni tigres furieux pour menacer ma
vie; ni venimeuses, ni vénéneuses créatures dont j’eusse pu manger
pour ma perte, ni sauvages pour me massacrer et me dévorer.

En un mot, si d’un côté ma vie était une vie d’affliction, de l’autre
c’était une vie de miséricorde; et il ne me manquait, pour en faire
une vie de bien-être, que le sentiment de la bonté de Dieu et du
soin qu’il prenait en cette solitude d’être ma consolation de chaque
jour. Puis ensuite je faisais une juste récapitulation de toutes ces
choses, je secouais mon âme, et je n’étais plus mélancolique.

Il y avait déjà si longtemps que j’étais dans l’île, que bien des
choses que j’y avais apportées pour mon soulagement étaient ou
entièrement finies ou très usées et près d’être consommées.

Mon encre, comme je l’ai dit plus haut, tirait à sa fin depuis
quelque temps; il ne m’en restait que très peu, que de temps à autre
j’augmentais avec de l’eau, jusqu’à ce qu’elle devint si pâle qu’à
peine laissait-elle quelque apparence de noir sur le papier. Tant
qu’elle dura, j’en fis usage pour noter les jours du mois où quelque
chose de remarquable m’arrivait. Ce mémorial du temps passé me faisait
ressouvenir qu’il y avait un étrange rapport de dates entre les
divers événements qui m’étaient advenus, et que si j’avais eu quelque
penchant superstitieux à observer des jours heureux et malheureux,
j’aurais eu lieu de le considérer avec un grand sentiment de curiosité.

D’abord,—je l’avais remarqué,—le même jour où je rompis avec mon père
et mes parents et m’enfuis à Hull pour m’embarquer, ce même jour, dans
la suite, je fus pris par le corsaire de Sallé et fait esclave.

Le même jour de l’année où j’échappai du naufrage dans la rade de
Yarmouth, ce même jour, dans la suite, je m’échappai de Sallé dans un
bateau.

Le même jour que je naquis, c’est-à-dire le 20 septembre, le même jour
ma vie fut sauvée vingt-six ans après, lorsque je fus jeté sur mon
île. Ainsi ma vie coupable et ma vie solitaire ont commencé toutes
deux le même jour.

La première chose consommée après mon encre fut le pain, je veux
dire le biscuit que j’avais tiré du navire. Je l’avais ménagé avec
une extrême réserve, ne m’allouant qu’une seule galette par jour
durant à peu près une année. Néanmoins je fus un an entier sans pain
avant que d’avoir du blé de mon cru. Et grande raison j’avais d’être
reconnaissant d’en avoir, sa venue étant, comme on l’a vu, presque
miraculeuse.

Mes habits aussi commençaient à s’user; quant au linge, je n’en
avais plus depuis longtemps, excepté quelques chemises rayées que
j’avais trouvées dans les coffres des matelots, et que je conservais
soigneusement, parce que souvent je ne pouvais endurer d’autres
vêtements qu’une chemise. Ce fut une excellente chose pour moi que
j’en eusse environ trois douzaines parmi les hardes des marins du
navire, où se trouvaient aussi quelques grosses houppelandes de
matelots, que je laissais en réserve parce qu’elles étaient trop
chaudes pour les porter. Bien qu’il est vrai les chaleurs fussent si
violentes que je n’avais pas besoin d’habits, cependant je ne pouvais
aller entièrement nu et quand bien même je l’eusse voulu, ce qui
n’était pas. Quoique je fusse tout seul, je n’en pouvais seulement
supporter la pensée.

La raison pour laquelle je ne pouvais aller tout à fait nu, c’est que
l’ardeur du soleil m’était plus insupportable quand j’étais ainsi que
lorsque j’avais quelques vêtements. La grande chaleur me faisait même
souvent venir des ampoules sur la peau; mais quand je portais une
chemise, le vent l’agitait et soufflait par-dessous, et je me trouvais
doublement au frais. Je ne pus pas davantage m’accoutumer à aller au
soleil sans un bonnet ou un chapeau: ses rayons dardent si violemment
dans ces climats, qu’en tombant d’aplomb sur ma tête, ils me donnaient
immédiatement des migraines, qui se dissipaient aussitôt que je
m’étais couvert.

A ces fins je commençai de songer à mettre un peu d’ordre dans les
quelques haillons que j’appelais des vêtements. J’avais usé toutes
mes vestes: il me fallait alors essayer à me fabriquer des jaquettes
avec de grandes houppelandes et les autres effets semblables que je
pouvais avoir. Je me mis donc à faire le métier de tailleur, ou plutôt
de ravaudeur, car je faisais de la piteuse besogne. Néanmoins je vins
à bout de bâtir deux ou trois casaques, dont j’espérais me servir
longtemps. Quant aux caleçons ou hauts-de-chausses, je les fis d’une
façon vraiment pitoyable.

J’ai noté que je conservais les peaux de tous les animaux que je
tuais, des bêtes à quatre pieds, veux-je dire. Comme je les étendais
au soleil sur des bâtons, quelques-unes étaient devenues si sèches
et si dures qu’elles n’étaient bonnes à rien; mais d’autres me
furent réellement très profitables. La première chose que je fis de
ces peaux fut un grand bonnet, avec le poil tourné en dehors pour
rejeter la pluie; et je m’en acquittai si bien qu’aussitôt après
j’entrepris un habillement tout entier, c’est-à-dire une casaque et
des hauts-de-chausses ouverts aux genoux, le tout fort lâche, car ces
vêtements devaient me servir plutôt contre la chaleur que contre le
froid. Je dois avouer qu’ils étaient très méchamment faits; si j’étais
mauvais charpentier, j’étais encore plus mauvais tailleur. Néanmoins
ils me furent d’un fort bon usage; et quand j’étais en course, s’il
venait à pleuvoir, le poil de ma casaque et de mon bonnet étant
extérieur, j’étais parfaitement garanti.

[Illustration: J’entrepris un habillement tout entier.]

J’employai ensuite beaucoup de temps et de peines à me fabriquer un
parasol, dont véritablement j’avais grand besoin et grande envie.
J’en avais vu faire au Brésil, où ils sont d’une très grande utilité
dans les chaleurs excessives qui s’y font sentir, et celles que
je ressentais en mon île étaient pour le moins tout aussi fortes,
puisqu’elle est plus proche de l’équateur. En somme, fort souvent
obligé d’aller au loin, c’était pour moi une excellente chose par
les pluies comme par les chaleurs. Je pris une peine infinie, et je
fus extrêmement longtemps sans rien pouvoir faire qui y ressemblât.
Après même que j’eus pensé avoir atteint mon but, j’en gâtai deux ou
trois avant d’en trouver à ma fantaisie. Enfin j’en façonnai un qui
y répondait assez bien. La principale difficulté fut de le rendre
fermant; car si j’eusse pu l’étendre et n’eusse pu le ployer, il
m’aurait toujours fallu le porter au-dessus de ma tête, ce qui eût
été impraticable. Enfin, ainsi que je le disais, j’en fis un qui
m’agréait assez; je le couvris de peau, le poil en dehors, de sorte
qu’il rejetait la pluie comme un auvent, et repoussait si bien le
soleil, que je pouvais marcher dans le temps le plus chaud avec plus
d’agrément que je ne le faisais auparavant dans le temps le plus
frais. Quand je n’en avais pas besoin, je le fermais et le portais
sous mon bras.

Je vivais ainsi très confortablement; mon esprit s’était calmé en se
résignant à la volonté de Dieu, et je m’abandonnais entièrement aux
dispositions de sa providence. Cela rendait même ma vie meilleure
que la vie sociale; car lorsque je venais à regretter le manque de
conversation, je me disais: «Converser ainsi mutuellement avec mes
propres pensées et avec mon Créateur lui-même par mes élancements et
mes prières, n’est-ce pas bien préférable à la plus grande jouissance
de la société des hommes?»

Je ne saurais dire qu’après ceci, durant cinq années, rien
d’extraordinaire me soit advenu. Ma vie suivit le même cours dans
la même situation et dans les mêmes lieux qu’auparavant. Outre la
culture annuelle de mon orge et de mon riz et la récolte de mes
raisins,—je gardais de l’un et de l’autre toujours assez pour avoir
devant moi une provision d’un an;—outre ce travail annuel, dis-je,
et mes sorties journalières avec mon fusil, j’eus une occupation
principale, la construction d’une pirogue qu’enfin je terminai, et
que, par un canal que je creusai, large de six pieds et profond de
quatre, j’amenai dans la crique, éloignée d’un demi-mille environ.
Pour la première, si démesurément grande, que j’avais entreprise sans
considérer d’abord, comme je l’eusse dû faire, si je pourrais la
mettre à flot, me trouvant toujours dans l’impossibilité de l’amener
jusqu’à l’eau ou d’amener l’eau jusqu’à elle, je fus obligé de la
laisser où elle était, comme un commémoratif pour m’enseigner à être
plus sage la prochaine fois. Au fait, cette prochaine fois, bien que
je n’eusse pu trouver un arbre convenable, bien qu’il fût dans un lieu
où je ne pouvais conduire l’eau, et, comme je l’ai dit, à une distance
d’environ un demi-mille, ne voyant point la chose impraticable, je ne
voulus point l’abandonner. Je fus à peu près deux ans à ce travail,
dont je ne me plaignis jamais, soutenu par l’espérance d’avoir une
barque et de pouvoir enfin gagner la haute mer.

[Illustration: ... d’une pirogue que j’amenai dans la crique.]

Cependant, quand ma petite pirogue fut terminée, sa dimension
ne répondit point du tout au dessein que j’avais eu en vue en
entreprenant la première, c’est-à-dire de gagner la terre ferme,
éloignée d’environ quarante milles. La petitesse de mon embarcation
mit donc fin à ce projet, et je n’y pensai plus; mais je résolus de
faire le tour de l’île. J’étais allé sur un seul point de l’autre
côté, en prenant la traverse dans les terres, ainsi que je l’ai déjà
narré, et les découvertes que j’avais faites en ce voyage m’avaient
rendu très curieux de voir les autres parties des côtes. Comme
alors rien ne s’y opposait, je ne songeai plus qu’à faire cette
reconnaissance.

Dans ce dessein, et pour que je pusse opérer plus sûrement et plus
régulièrement, j’adaptai un petit mât à ma pirogue, et je fis une
voile de quelques pièces de celles du navire mises en magasin et que
j’avais en grande quantité par devers moi.

Ayant ajusté mon mât et ma voile, je fis l’essai de ma barque, et
je trouvai qu’elle cinglait très bien. A ses deux extrémités je
construisis alors de petits équipets et de petits coffres pour
enfermer mes provisions, mes munitions, et les garantir de la pluie et
des éclaboussures de la mer; puis je creusai une longue cachette où
pouvait tenir mon mousquet, et je la recouvris d’un abattant pour le
garantir de toute humidité.

A la poupe je plaçais mon parasol, fiché dans une carlingue comme un
mât, pour me défendre de l’ardeur du soleil et me servir de tendelet;
équipé de la sorte, je faisais de temps en temps une promenade sur
mer, mais je n’allais pas loin et ne m’éloignais pas de la crique.
Enfin, impatient de connaître la circonférence de mon petit royaume,
je me décidai à faire ce voyage, et j’avitaillai ma pirogue en
conséquence. J’y embarquai deux douzaines de mes pains d’orge,—que
je devrais plutôt appeler des gâteaux,—un pot de terre empli de riz
sec, dont je faisais une grande consommation, une petite bouteille
de _rhum_, une moitié de chèvre, de la poudre et du plomb pour m’en
procurer davantage, et deux grandes houppelandes, de celles dont
j’ai déjà fait mention et que j’avais trouvées dans les coffres des
matelots. Je les pris, l’une pour me coucher dessus et l’autre pour me
couvrir pendant la nuit.

Ce fut le 6 novembre, l’an sixième de mon règne ou de ma captivité,
comme il vous plaira, que je me mis en route pour ce voyage, qui fut
beaucoup plus long que je ne m’y étais attendu; car, bien que l’île
elle-même ne fût pas très large, quand je parvins à sa côte orientale,
je trouvai un grand récif de rochers s’étendant à deux lieues en mer,
les uns au-dessus, les autres en dessous l’eau, et par delà un banc de
sable à sec qui se prolongeait à plus d’une demi-lieue; de sorte que
je fus obligé de faire un grand détour pour doubler cette pointe.

Quand je découvris ce récif, je fus sur le point de renoncer à mon
entreprise et de rebrousser chemin, ne sachant pas de combien il
faudrait m’avancer au large, et par-dessus tout comment je pourrais
revenir. Je jetai donc l’ancre, car je m’en étais fait une avec un
morceau de grappin brisé que j’avais tiré du navire.

Ayant mis en sûreté ma pirogue, je pris mon mousquet, j’allai à terre,
et je gravis une colline qui semblait commander ce cap. Là, j’en
découvris toute l’étendue, et je résolus de m’aventurer.

En examinant la mer du haut de cette éminence, j’aperçus un rapide,
je dirai même un furieux courant qui portait à l’est et qui serrait
la pointe. J’en pris une ample connaissance, parce qu’il me semblait
y avoir quelque péril, et qu’y étant une fois tombé, entraîné par
sa violence, je ne pourrais plus regagner mon île. Vraiment, si je
n’eusse pas eu la précaution de monter sur cette colline, je crois
que les choses se seraient ainsi passées; car le même courant régnait
de l’autre côté de l’île, seulement il s’en tenait à une plus grande
distance. Je reconnus aussi qu’il y avait un violent remous sous la
terre. Je n’avais donc rien autre à faire qu’à éviter le premier
courant, pour me trouver aussitôt dans un remous.

Je séjournai cependant deux jours sur cette colline, parce que le
vent, qui soufflait assez fort est-sud-est, contrariait le courant et
formait de violents brisants contre le cap. Il n’était donc sûr pour
moi ni de côtoyer le rivage à cause du ressac, ni de gagner le large à
cause du courant.

Le troisième jour, au matin, le vent s’étant abattu durant la nuit,
la mer étant calme, je m’aventurai. Que ceci soit une leçon pour les
pilotes ignorants et téméraires! A peine eus-je atteint le cap,—je
n’étais pas éloigné de la terre de la longueur de mon embarcation,—que
je me trouvai dans des eaux profondes et dans un courant rapide comme
l’écluse d’un moulin. Il drossa ma pirogue avec une telle violence,
que tout ce que je pus faire ne put la retenir près du rivage, et de
plus en plus il m’emporta loin du remous, que je laissai à ma gauche.
Comme il n’y avait point de vent pour me seconder, tout ce que je
faisais avec mes pagaies ne signifiait rien. Alors je commençai à
me croire perdu; car, les courants régnant des deux côtés de l’île,
je n’ignorais pas qu’à la distance de quelques lieues ils devaient
se rejoindre, et que là ce serait irrévocablement fait de moi.
N’entrevoyant aucune possibilité d’en réchapper, je n’avais devant
moi que l’image de la mort, et l’espoir, non d’être submergé, car la
mer était assez calme, mais de périr de faim. J’avais trouvé, il est
vrai, sur le rivage, une grosse tortue dont j’avais presque ma charge,
et que j’avais embarquée; j’avais une grande jarre d’eau douce, une
jarre, c’est-à-dire un de mes pots de terre; mais qu’était tout cela
si je venais à être drossé au milieu du vaste Océan, où j’avais
l’assurance de ne point rencontrer de terres, ni continent ni île,
avant mille lieues tout au moins?

Je compris alors combien il est facile à la providence de Dieu
de rendre pire la plus misérable condition de l’humanité. Je me
représentais alors mon île solitaire et désolée comme le lieu le plus
séduisant du monde, et l’unique bonheur que souhaitât mon cœur était
d’y rentrer. Plein de ce brûlant désir, je tendais mes bras vers
elle:—«_Heureux désert,_ m’écriais-je, _je ne te verrai donc plus! O
misérable créature! où vas-tu?_»

Alors je me reprochai mon esprit ingrat. Combien de fois avais-je
murmuré contre ma condition solitaire! Que n’aurais-je pas donné à
cette heure pour être sur la plage? Ainsi nous ne voyons jamais le
véritable état de notre position avant qu’il n’ait été rendu évident
par des fortunes contraires, et nous n’apprécions nos jouissances
qu’après que nous les avons perdues. Il serait à peine possible
d’imaginer quelle était ma consternation en me voyant loin de mon
île bien-aimée,—telle elle m’apparaissait alors,—emporté au milieu
du vaste Océan. J’en étais éloigné de plus de deux lieues, et je
désespérais à tout jamais de la revoir. Cependant je travaillai
toujours rudement, jusqu’à ce que mes forces fussent à peu près
épuisées, dirigeant du mieux que je pouvais ma pirogue vers le nord,
c’est-à-dire au côté nord du courant où se trouvait le remous. Dans
le milieu de la journée, lorsque le soleil passa au méridien, je
crus sentir sur mon visage une brise légère venant du sud-sud-est.
Cela me remit un peu de courage au cœur, surtout quand au bout d’une
demi-heure environ il s’éleva un joli frais. En ce moment j’étais
à une distance effroyable de mon île, et si le moindre nuage ou
la moindre brume fût survenue, je me serais égaré dans ma route;
car, n’ayant point à bord de compas de mer, je n’aurais su comment
gouverner sur mon île si je l’avais une fois perdue de vue. Mais le
temps continuant à être beau, je redressai mon mât, je dépliai ma
voile et portai le cap au nord autant que possible pour sortir du
courant.

A peine avais-je dressé mon mât et ma voile, à peine la pirogue
commençait-elle à forcer au plus près, que je m’aperçus à la limpidité
de l’eau que quelque changement allait survenir dans le courant, car
l’eau était trouble dans les endroits les plus violents. En remarquant
la clarté de l’eau, je sentis le courant qui s’affaiblissait, et au
même instant je vis à l’est, à un demi-mille environ, la mer qui
déferlait contre des roches. Ces roches partageaient le courant en
deux parties. La plus grande courait encore au sud, laissant les
roches au nord-est, tandis que l’autre, repoussée par l’écueil,
formait un remous rapide qui portait avec force vers le nord-ouest.

Ceux qui savent ce que c’est que de recevoir sa grâce sur l’échelle,
d’être sauvé de la main des brigands juste au moment d’être égorgé, ou
qui se sont trouvés en d’équivalentes extrémités, ceux-là seulement
peuvent concevoir ce que fut alors ma surprise joyeuse, avec quel
empressement je plaçai ma pirogue dans la direction de ce remous, avec
quelle hâte, la brise fraîchissant, je lui tendis ma voile, et courus
allègrement vent arrière, drossé par un reflux impétueux.

Ce remous me ramena d’une lieue dans mon chemin, directement vers
mon île, mais à deux lieues plus au nord que le courant qui m’avait
d’abord drossé. De sorte qu’en approchant de l’île je me trouvai vers
sa côte septentrionale, c’est-à-dire à son extrémité opposée à celle
d’où j’étais parti.

Quand j’eus fait un peu plus d’une lieue à l’aide de ce courant ou de
ce remous, je sentis qu’il était passé et qu’il ne me portait plus.
Je trouvai toutefois qu’étant entre deux courants, celui au sud qui
m’avait entraîné, et celui au nord qui s’éloignait du premier de deux
lieues environ sur l’autre côté, je trouvai, dis-je, à l’ouest de
l’île, l’eau tout à fait calme et dormante. La brise m’étant toujours
favorable, je continuai donc à gouverner directement sur l’île, mais
je ne faisais plus un grand sillage comme auparavant.

Vers quatre heures du soir, étant à une lieue environ de mon île,
je trouvai que la pointe de rochers cause de tout ce malencontre,
s’avançant vers le sud, comme il est décrit plus haut, et rejetant le
courant plus au midi, avait formé d’elle-même un autre remous vers
le nord. Ce remous me parut très fort et porter directement dans le
chemin de ma course, qui était ouest mais presque plein nord. A la
faveur d’un bon frais, je cinglai à travers ce remous, obliquement au
nord-ouest, et en une heure j’arrivai à un mille de la côte. L’eau
était calme: j’eus bientôt gagné le rivage.

Dès que je fus à terre, je tombai à genoux, je remerciai Dieu de
ma délivrance, résolu à abandonner toutes pensées de fuite sur ma
pirogue; et, après m’être rafraîchi avec ce que j’avais de provisions,
je la halai tout contre le bord, dans une petite anse que j’avais
découverte sous quelques arbres, et me mis à sommeiller, épuisé par le
travail et la fatigue du voyage.

[Illustration: Je tombai à genoux (p. 137).]

J’étais fort embarrassé de savoir comment revenir à la maison avec ma
pirogue. J’avais couru trop de dangers, je connaissais trop bien le
cas, pour penser tenter mon retour par le chemin que j’avais pris
en venant; et ce que pouvait être l’autre côté,—l’ouest, veux-je
dire,—je l’ignorais et ne voulais plus courir de nouveaux hasards.
Je me déterminai donc, mais seulement dans la matinée, à longer le
rivage du côté du couchant, pour chercher une crique où je pourrais
mettre ma frégate en sûreté, afin de la retrouver si je venais à en
avoir besoin. Ayant côtoyé la terre pendant trois milles ou environ,
je découvris une très bonne baie, profonde d’un mille et allant en se
rétrécissant jusqu’à l’embouchure d’un petit ruisseau. Là, je trouvai
pour mon embarcation un excellent port, où elle était comme dans une
darse qui eût été faite tout exprès pour elle. Je l’y plaçai, et
l’ayant parfaitement abritée, je mis pied à terre pour regarder autour
de moi et voir où j’étais.

Je reconnus bientôt que j’avais quelque peu dépassé le lieu où j’étais
allé lors de mon voyage à pied sur ce rivage; et, ne retirant de ma
pirogue que mon mousquet et mon parasol, car il faisait excessivement
chaud, je me mis en marche. La route était assez agréable, après le
trajet que je venais de faire, et j’atteignis sur le soir mon ancienne
tonnelle, où je trouvai chaque chose comme je l’avais laissée; je la
maintenais toujours en bon ordre: car c’était, ainsi que je l’ai déjà
dit, ma maison de campagne.

Je passai par-dessus la palissade, et je me couchai à l’ombre pour
reposer mes membres. J’étais harassé, je m’endormis bientôt. Mais
jugez si vous le pouvez, vous qui lisez mon histoire, quelle dut
être ma surprise quand je fus arraché à mon sommeil par une voix qui
m’appela plusieurs fois par mon nom:—«_Robin, Robin, Robin Crusoé,
pauvre Robin Crusoé! Où êtes-vous, Robin Crusoé? Où êtes-vous? Où
êtes-vous allé?_»

J’étais si profondément endormi, fatigué d’avoir ramé, ou pagayé,
comme cela s’appelle, toute la première partie du jour et marché
durant toute l’autre, que je ne me réveillai pas entièrement. Je
flottais entre le sommeil et le réveil, je croyais songer que
quelqu’un me parlait. Comme la voix continuait de répéter: «_Robin
Crusoé, Robin Crusoé_»,—je m’éveillai enfin tout à fait, horriblement
épouvanté et dans la plus grande consternation. Mais à peine eus-je
ouvert les yeux que je vis mon POLL perché sur la cime de la haie,
et reconnus aussitôt que c’était lui qui me parlait. Car c’était
justement le langage lamentable que j’avais coutume de lui tenir et de
lui apprendre; et lui l’avait si bien retenu, qu’il venait se poser
sur mon doigt, approcher son bec de mon visage, et crier:—«_Pauvre
Robin Crusoé, où êtes-vous? où êtes-vous allé? Comment êtes-vous venu
ici?_»—et autres choses semblables que je lui avais enseignées.

Cependant, bien que j’eusse reconnu que c’était le perroquet, et qu’au
fait ce ne pouvait être personne autre, je fus assez longtemps à me
remettre. J’étais étonné que cet animal fût venu là, et je cherchais
quand et comment il y était venu, plutôt qu’ailleurs. Lorsque je
fus bien assuré que ce n’était personne autre que mon fidèle POLL,
je lui tendis la main, je l’appelai par son nom, POLL; et l’aimable
oiseau vint à moi, se posa sur mon pouce, comme il avait l’habitude
de le faire, et continua de me dire:—«_Pauvre Robin Crusoé, comment
êtes-vous venu là, où êtes-vous allé?_»—juste comme s’il eût été
enchanté de me revoir; et je l’emportai ainsi avec moi au logis.

J’avais alors pour quelque temps tout mon content de courses sur mer;
j’en avais bien assez pour demeurer tranquille quelques jours et
réfléchir sur les dangers que j’avais courus. J’aurais été fort aise
d’avoir ma pirogue sur mon côté de l’île, mais je ne voyais pas qu’il
fût possible de l’y amener. Quant à la côte orientale que j’avais
parcourue, j’étais payé pour ne plus m’y aventurer; rien que d’y
penser, mon cœur se serrait et mon sang se glaçait dans mes veines; et
pour l’autre côté de l’île, j’ignorais ce qu’il pouvait être; mais en
supposant que le courant portât contre le rivage avec la même force
qu’à l’est, je pouvais courir le même risque d’être drossé, et emporté
loin de l’île ainsi que je l’avais été déjà. Toutes ces raisons firent
que je me résignai à me passer de ma pirogue, quoiqu’elle fût le
produit de tant de mois de travail pour la faire et de tant de mois
pour la lancer.

Dans cette sagesse d’esprit je vécus près d’un an, d’une vie retirée
et sédentaire, comme on peut bien se l’imaginer. Mes pensées étant
parfaitement accommodées à ma condition, et m’étant tout à fait
consolé en m’abandonnant aux dispensations de la Providence, sauf
l’absence de société, je pensais mener une vie réellement heureuse en
tous points.

Durant cet intervalle je me perfectionnai dans tous les travaux
mécaniques auxquels mes besoins me forçaient de m’appliquer, et
je serais porté à croire, considérant surtout combien j’avais peu
d’outils, que j’aurais pu faire un très bon charpentier.

J’arrivai en outre à une perfection inespérée en poterie de terre,
et j’imaginai assez bien de la fabriquer avec une roue, ce que je
trouvais infiniment mieux et plus commode, parce que je donnais une
forme ronde et bien proportionnée aux mêmes choses que je faisais
auparavant hideuses à voir. Mais jamais je ne fus plus glorieux, je
pense, de mon propre ouvrage, plus joyeux de quelque découverte,
que lorsque je parvins à me façonner une pipe. Quoique fort laide,
fort grossière et en terre cuite rouge comme mes autres poteries,
elle était cependant ferme et dure, et aspirait très bien, ce dont
j’éprouvai une excessive satisfaction, car j’avais toujours eu
l’habitude de fumer. A bord de notre navire il se trouvait bien des
pipes, mais j’avais premièrement négligé de les prendre, ne sachant
pas qu’il y eût du tabac dans l’île; et plus tard, quand je refouillai
le bâtiment, je ne pus mettre la main sur aucune.

Je fis aussi de grands progrès en vannerie; je tressai, aussi bien
que mon invention me le permettait, une multitude de corbeilles
nécessaires, qui, bien qu’elles ne fussent pas fort élégantes, ne
laissaient pas de m’être fort commodes pour entreposer bien des choses
et en transporter d’autres à la maison. Par exemple, si je tuais au
loin une chèvre, je la suspendais à un arbre, je l’écorchais, je
l’habillais, et je la coupais en morceaux, que j’apportais au logis
dans une corbeille; de même pour une tortue: je l’ouvrais, je prenais
ses œufs et une pièce ou deux de sa chair, ce qui était bien suffisant
pour moi, je les emportais dans un panier, et j’abandonnais tout le
reste. De grandes et profondes corbeilles me servaient de granges pour
mon blé que j’égrainais et vannais toujours aussitôt qu’il était sec,
et de grandes mannes me servaient de grainiers.

Je commençai alors à m’apercevoir que ma poudre diminuait
considérablement: c’était une perte à laquelle il m’était impossible
de suppléer; je me mis à songer sérieusement à ce qu’il faudrait que
je fisse quand je n’en aurais plus, c’est-à-dire à ce qu’il faudrait
que je fisse pour tuer des chèvres. J’avais bien, comme je l’ai
rapporté, dans la troisième année de mon séjour, pris une petite
bique, que j’avais apprivoisée, dans l’espoir d’attraper un biquet,
mais je n’y pus parvenir par aucun moyen avant que ma bique fut
devenue une vieille chèvre. Mon cœur répugna toujours à la tuer; elle
mourut de vieillesse.

J’étais alors dans la onzième année de ma résidence, et, comme je l’ai
dit, mes munitions commençaient à baisser: je m’appliquai à inventer
quelque stratagème pour traquer et empiéger des chèvres, et pour voir
si je ne pourrais pas en attraper quelques-unes vivantes. J’avais
besoin par-dessus tout d’une grande bique avec son cabri.

À cet effet, je fis des traquenards pour les happer: elles s’y prirent
plus d’une fois sans doute; mais, comme les garnitures n’en étaient
pas bonnes,—je n’avais point de fil d’archal,—je les trouvai toujours
rompues et mes amorces mangées.

Je résolus d’essayer à les prendre au moyen d’une trappe. Je creusai
donc dans la terre plusieurs grandes fosses dans les endroits où
elles avaient coutume de paître, et sur ces fosses je plaçai des
claies de ma façon, chargées d’un poids énorme. Plusieurs fois j’y
semai des épis d’orge et du riz sec sans y pratiquer de bascule, et
je reconnus aisément par l’empreinte de leurs pieds que les chèvres y
étaient venues. Finalement, une nuit, je dressai trois trappes, et le
lendemain matin je les retrouvai toutes tendues, bien que les amorces
fussent mangées. C’était vraiment décourageant. Néanmoins je changeai
mon système de trappe; et, pour ne point vous fatiguer par trop de
détails, un matin, allant visiter mes pièges, je trouvai dans l’un
d’eux un vieux bouc énorme, et dans un autre trois chevreaux, un mâle
et deux femelles.

Quant au vieux bouc, je n’en savais que faire: il était si farouche
que je n’osais descendre dans sa fosse pour tâcher de l’emmener en
vie, ce que pourtant je désirais beaucoup. J’aurais pu le tuer, mais
cela n’était point mon affaire et ne répondait point à mes vues. Je
le tirai donc à moitié dehors, et il s’enfuit comme s’il eût été fou
d’épouvante. Je ne savais pas alors, ce que j’appris plus tard, que la
faim peut apprivoiser même un lion. Si je l’avais laissé là trois ou
quatre jours sans nourriture, et qu’ensuite je lui eusse apporté un
peu d’eau à boire et quelque peu de blé, il se serait privé comme un
des biquets, car ces animaux sont pleins d’intelligence et de docilité
quand on en use bien avec eux.

Quoi qu’il en soit, je le laissai partir, n’en sachant pas alors
davantage. Puis j’allai aux trois chevreaux, et, les prenant un à un,
je les attachai ensemble avec des cordons et les amenai au logis, non
sans beaucoup de peine.

Il se passa un temps assez long avant qu’ils voulussent manger; mais
le bon grain que je leur jetais les tenta, et ils commencèrent à se
familiariser. Je reconnus alors que, pour me nourrir de la viande de
chèvre, quand je n’aurais plus ni poudre ni plomb, il me fallait faire
multiplier des chèvres apprivoisées, et que par ce moyen je pourrais
en avoir un troupeau autour de ma maison.

Mais il me vint incontinent à la pensée que si je ne tenais point mes
chevreaux hors de l’atteinte des boucs étrangers, ils redeviendraient
sauvages en grandissant, et que, pour les préserver de ce contact, il
me fallait avoir un terrain bien défendu par une haie ou palissade,
que ceux du dedans ne pourraient franchir et que ceux du dehors ne
pourraient forcer.

L’entreprise était grande pour un seul homme, mais une nécessité
absolue m’enjoignait de l’exécuter. Mon premier soin fut de chercher
une pièce de terre convenable, c’est-à-dire où il y eût de l’herbage
pour leur pâture, de l’eau pour les abreuver et de l’ombre pour les
garder du soleil.

Ceux qui s’entendent à faire ces sortes d’enclos trouveront que ce fut
une maladresse de choisir pour place convenable, dans une prairie ou
_savane_,—comme on dit dans nos colonies occidentales,—un lieu plat
et ouvert, ombragé à l’une de ses extrémités, et où serpentaient deux
ou trois filets d’eau; ils ne pourront, dis-je, s’empêcher de sourire
de ma prévoyance quand je leur dirai que je commençai la clôture de
ce terrain de telle manière que ma haie ou ma palissade aurait eu au
moins deux milles de circonférence. Ce n’était pas en la dimension
de cette palissade que gisait l’extravagance de mon projet, car elle
aurait eu dix milles que j’avais assez de temps pour la faire, mais en
ce que je n’avais pas considéré que mes chèvres seraient tout aussi
sauvages dans un si vaste enclos, que si elles eussent été en liberté
dans l’île, et que dans un si grand espace je ne pourrais les attraper.

Ma haie était commencée, et il y en avait bien cinquante verges
d’achevées lorsque cette pensée me vint. Je m’arrêtai aussitôt, et
je résolus de n’enclore que cent cinquante verges en longueur et
cent verges en largeur, espace suffisant pour contenir tout autant
de chèvres que je pourrais en avoir pendant un temps raisonnable,
étant toujours à même d’agrandir mon parc suivant que mon troupeau
s’accroîtrait.

C’était agir avec prudence, et je me mis à l’œuvre avec courage. Je
fus trois mois environ à entourer cette première pièce. Jusqu’à ce que
ce fût achevé, je fis paître les trois chevreaux, avec des entraves
aux pieds, dans le meilleur pacage et aussi près de moi que possible,
pour les rendre familiers. Très souvent je leur portais quelques épis
d’orge et une poignée de riz, qu’ils mangeaient dans ma main. Si bien
qu’après l’achèvement de mon enclos, lorsque je les eus débarrassés
de leurs liens, ils me suivaient partout, bêlant après moi pour avoir
une poignée de grains.

Ceci répondit à mon dessein, et au bout d’un an et demi environ j’eus
un troupeau de douze têtes: boucs, chèvres et chevreaux; et deux
ans après j’en eus quarante-trois, quoique j’en eusse pris et tué
plusieurs pour ma nourriture. J’entourai ensuite cinq autres pièces
de terre à leur usage, y pratiquant de petits parcs où je les faisais
entrer pour les prendre quand j’en avais besoin, et des portes pour
communiquer d’un enclos à l’autre.

Ce ne fut pas tout; car alors j’eus à manger quand bon me semblait,
non seulement la viande de mes chèvres, mais leur lait, chose
à laquelle je n’avais pas songé dans le commencement, et qui,
lorsqu’elle me vint à l’esprit, me causa une joie vraiment inopinée.
J’établis aussitôt ma laiterie, et quelquefois en une journée j’obtins
jusqu’à deux gallons de lait. La nature, qui donne aux créatures
les aliments qui leur sont nécessaires, leur suggère en même temps
les moyens d’en faire usage. Ainsi, moi, qui n’avais jamais trait
une vache, encore moins une chèvre, qui n’avais jamais vu faire ni
beurre ni fromage, je parvins, après, il est vrai, beaucoup d’essais
infructueux, à faire très promptement et très adroitement et du beurre
et du fromage, et depuis je n’en eus jamais faute.

Que notre sublime Créateur peut traiter miséricordieusement ses
créatures, même dans ces conditions où elles semblent être plongées
dans la désolation! Qu’il sait adoucir nos plus grandes amertumes,
et nous donner occasion de le glorifier du fond même de nos cachots!
Quelle table il m’avait dressée dans le désert, où je n’avais d’abord
entrevu que la faim et la mort!

Un stoïcien eût souri de me voir assis à dîner au milieu de ma petite
famille. Là, régnait ma Majesté le Prince et Seigneur de toute
l’île:—j’avais droit de vie et de mort sur tous mes sujets; je pouvais
les pendre, les dépecer leur donner et leur reprendre leur liberté.
Point de rebelles parmi mes peuples!

Seul, ainsi qu’un roi, je dînais entouré de mes courtisans! POLL,
comme s’il eût été mon favori, avait seul la permission de me parler;
mon chien, qui était alors devenu vieux et infirme, et qui n’avait
point trouvé de compagne de son espèce pour multiplier sa race, était
toujours assis à ma droite; mes deux chats étaient sur la table, l’un
d’un côté et l’autre de l’autre, attendant le morceau que de temps en
temps ma main leur donnait comme une marque de faveur spéciale.

[Illustration: Ainsi qu’un roi, je dînais entouré de mes courtisans.]

Ces deux chats n’étaient pas ceux que j’avais apportés du navire: ils
étaient morts et avaient été enterrés de mes propres mains proche
de mon habitation; mais l’un deux ayant eu des petits de je ne sais
quelle espèce d’animal, j’avais apprivoisé et conservé ces deux-là,
tandis que les autres couraient sauvages dans les bois et par la
suite me devinrent fort incommodes. Ils s’introduisaient souvent chez
moi et me pillaient tellement, que je fus obligé de tirer sur eux et
d’en exterminer un grand nombre. Enfin ils m’abandonnèrent, moi et ma
cour, au milieu de laquelle je vivais de cette manière somptueuse, ne
désirant rien qu’un peu plus de société: peu de temps après ceci, je
fus sur le point d’en avoir beaucoup trop.

J’étais assez impatient, comme je l’ai déjà fait observer, d’avoir ma
pirogue à mon service, mais je ne me souciais pas de courir de nouveau
le hasard; c’est pour cela que quelquefois je m’ingéniais pour trouver
moyen de lui faire faire le tour de l’île, et que d’autres fois je me
résignais assez bien à m’en passer. Mais j’avais une étrange envie
d’aller à la pointe où, dans ma dernière course, j’avais gravi une
colline, pour reconnaître la côte et la direction du courant, afin de
voir ce que j’avais à faire. Ce désir augmentait de jour en jour; je
résolus enfin de m’y rendre par terre en suivant le long du rivage:
ce que je fis.—Si quelqu’un venait à rencontrer en Angleterre un
homme tel que j’étais, il serait épouvanté ou il se pâmerait de rire.
Souvent je m’arrêtais pour me contempler moi-même, et je ne pouvais
m’empêcher de sourire à la pensée de traverser le Yorkshire dans un
pareil équipage. Par l’esquisse suivante on peut se former une idée de
ma figure.

J’avais un bonnet grand, haut, informe et fait de peau de chèvre, avec
une basque tombant derrière pour me garantir du soleil et empêcher
la pluie de me ruisseler dans le cou. Rien n’est plus dangereux en
ces climats que de laisser pénétrer la pluie entre sa chair et ses
vêtements.

J’avais une jaquette courte, également de peau de chèvre, dont les
pans descendaient à mi-cuisse, et une paire de hauts-de-chausses
ouverts aux genoux. Ces hauts-de-chausses étaient faits de la peau
d’un vieux bouc dont le poil pendait si bas de tous côtés, qu’ils me
venaient, comme un pantalon, jusqu’à mi-jambe. De bas et de souliers
je n’en avais point; mais je m’étais fait une paire de quelque chose,
je sais à peine quel nom lui donner, assez semblable à des brodequins,
collant à mes jambes et se laçant sur le côté comme des guêtres:
c’était, de même que tout le reste de mes vêtements, d’une forme
vraiment barbare.

J’avais un large ceinturon de peau de chèvre desséchée, qui
s’attachait avec deux courroies au lieu de boucles; en guise d’épée et
de dague j’y appendais d’un côté une petite scie et de l’autre côté
une hache. J’avais en outre un baudrier qui s’attachait de la même
manière et passait par-dessus mon épaule. A son extrémité, sous mon
bras gauche, pendaient deux poches faites aussi de peau de chèvre:
dans l’une je mettais ma poudre et dans l’autre mon plomb. Sur mon
dos je portais une corbeille, sur mon épaule un mousquet, et sur ma
tête mon grand vilain parasol de peau de bouc, qui pourtant, après mon
fusil, était la chose la plus nécessaire de mon équipage.

Quant à mon visage, son teint n’était vraiment pas aussi hâlé qu’on
l’aurait pu croire d’un homme qui n’en prenait aucun soin et qui
vivait à neuf ou dix degrés de l’équateur. J’avais d’abord laissé
croître ma barbe jusqu’à la longueur d’un quart d’aune; mais, comme
j’avais des ciseaux et des rasoirs, je la coupais alors assez
courte, excepté celle qui poussait sur ma lèvre supérieure, et que
j’avais arrangée en manière de grosses moustaches à la mahométane,
telles qu’à Sallé j’en avais vu à quelques Turcs; car, bien que les
Turcs en aient, les Maures n’en portent point. Je ne dirai pas que
ces moustaches ou ces crocs étaient assez longs pour y suspendre
mon chapeau, mais ils étaient d’une longueur et d’une forme assez
monstrueuses pour qu’en Angleterre ils eussent paru effroyables.

Mais que tout ceci soit dit en passant, car ma tenue devait être si
peu remarquée, qu’elle n’était pas pour moi une chose importante: je
n’y reviendrai plus. Dans cet accoutrement, je partis donc pour mon
nouveau voyage, qui me retint absent cinq ou six jours. Je marchai
d’abord le long du rivage de la mer, droit vers le lieu où la première
fois j’avais mis ma pirogue à l’ancre pour grimper sur les roches.
N’ayant pas, comme alors, de barque à mettre en sûreté, je me rendis
par le plus court chemin sur la même colline; d’où, jetant mes regards
vers la pointe de rochers que j’avais eue à doubler avec ma pirogue,
comme je l’ai narré plus haut, je fus surpris de voir la mer tout à
fait calme et douce; là comme en toute autre place point de clapotage,
point de mouvement, point de courant.

J’étais étrangement embarrassé pour m’expliquer ce changement, et
je résolus de demeurer quelque temps en observation pour voir s’il
n’était point occasionné par la marée. Je ne tardai pas à être au
fait, c’est-à-dire à reconnaître que le reflux, partant de l’ouest et
se joignant au cours des eaux de quelque grand fleuve, devait être
la cause de ce courant; et que, selon la force du vent qui soufflait
de l’ouest ou du nord, il s’approchait ou s’éloignait du rivage. Je
restai aux aguets jusqu’au soir, et lorsque le reflux arriva, du haut
des rochers je revis le courant comme la première fois, mais il se
tenait à une demi-lieue de la pointe; tandis qu’en ma mésaventure il
s’était tellement approché du bord qu’il m’avait entraîné avec lui, ce
qu’en ce moment il n’aurait pu faire.

Je conclus de cette observation qu’en remarquant le temps du flot
et du jusant de la marée, il me serait très aisé de ramener mon
embarcation. Mais quand je voulus entamer ce dessein, mon esprit fut
pris de terreur au souvenir du péril que j’avais essuyé, et je ne pus
me décider à l’entreprendre. Bien au contraire, je pris la résolution,
plus sûre mais plus laborieuse, de me construire ou plutôt de me
creuser une autre pirogue, et d’en avoir ainsi une pour chaque côté de
l’île.

Vous n’ignorez pas que j’avais alors, si je puis m’exprimer ainsi,
deux plantations dans l’île: l’une était ma petite forteresse ou
ma tente, entourée de sa muraille au pied du rocher, avec son
arrière-grotte, que j’avais en ce temps-là agrandie de plusieurs
chambres donnant l’une dans l’autre. Dans l’une d’elles, celle qui
était la moins humide et la plus grande, et qui avait une porte en
dehors de mon retranchement, c’est-à-dire un peu au delà de l’endroit
où il rejoignait le rocher, je tenais les grands pots de terre dont
j’ai parlé avec détail, et quatorze ou quinze grandes corbeilles de la
contenance de cinq ou six boisseaux, où je conservais mes provisions,
surtout mon blé, soit égrainé, soit en épis séparés de la paille.

Pour ce qui est de mon enceinte, les longs pieux ou palis dont elle
avait été faite autrefois avaient crû comme des arbres et étaient
devenus si gros et si touffus qu’il eût été impossible de s’apercevoir
qu’ils masquaient une habitation.

Près de cette demeure, mais un peu plus avant dans le pays et dans un
terrain moins élevé, j’avais deux pièces à blé, que je cultivais et
ensemençais régulièrement, et qui me rendaient exactement leur moisson
en saison opportune. Si j’avais eu besoin d’une plus grande quantité
de grains, j’avais d’autres terres adjacentes propres à être emblavées.

Outre cela, j’avais ma maison de campagne qui pour lors était une
assez belle plantation. Là se trouvait ma tonnelle, que j’entretenais
avec soin, c’est-à-dire que je tenais la haie qui l’entourait
constamment émondée à la même hauteur, et son échelle toujours postée
en son lieu, sur le côté intérieur de l’enceinte. Pour les arbres, qui
d’abord n’avaient été que des pieux, mais qui étaient devenus hauts
et forts, je les entretenais et les élaguais de manière à ce qu’ils
pussent s’étendre, croître épais et touffus, et former un agréable
ombrage, ce qu’ils faisaient tout à fait à mon gré. Au milieu de cette
tonnelle, ma tente demeurait toujours dressée; c’était une pièce de
voile tendue sur des perches plantées tout exprès, et qui n’avaient
jamais besoin d’être réparées ou renouvelées. Sous cette tente je
m’étais fait un lit de repos avec les peaux de tous les animaux que
j’avais tués, et avec d’autres choses molles sur lesquelles j’avais
étendu une couverture provenant des strapontins que j’avais sauvés
du vaisseau, et une grande houppelande qui servait à me couvrir.
Voilà donc la maison de campagne où je me rendais toutes les fois que
j’avais occasion de m’absenter de mon principal manoir.

[Illustration: Outre cela, j’avais ma maison de campagne.]

Adjacent à ceci j’avais mon parc pour mon bétail, c’est-à-dire
pour mes chèvres. Comme j’avais pris une peine inconcevable pour
l’enceindre et le protéger, désireux de voir sa clôture parfaite, je
ne m’étais arrêté qu’après avoir garni le côté extérieur de la haie de
tant de petits pieux plantés si près l’un de l’autre, que c’était plus
une palissade qu’une haie, et qu’à peine y pouvait-on passer la main.
Ces pieux, ayant poussé dès la saison pluvieuse qui suivit, avaient
rendu avec le temps cette clôture aussi forte, plus forte même que la
meilleure muraille.

Ces travaux témoignent que je n’étais pas oisif et que je n’épargnais
pas mes peines pour accomplir tout ce qui semblait nécessaire à mon
bien-être; car je considérais que l’entretien d’une race d’animaux
domestiques à ma disposition m’assurerait un magasin vivant, de
viande, de lait, de beurre et de fromage pour tout le temps que je
serais en ce lieu, dussé-je y vivre pendant quarante ans, et que la
conservation de cette race dépendait entièrement de la perfection
de mes clôtures, qui, somme toute, me réussirent si bien, que dès
la première pousse des petits pieux je fus obligé, tant ils étaient
plantés dru, d’en arracher quelques-uns.

Dans ce canton croissaient aussi les vignes d’où je tirais pour
l’hiver ma principale provision de raisins, que je conservais toujours
avec beaucoup de soin, comme le meilleur et le plus délicat de tous
mes aliments. C’était un manger non seulement agréable, mais sain,
médicinal, nutritif et rafraîchissant au plus haut degré.

Comme d’ailleurs cet endroit se trouvait à mi-chemin de mon autre
habitation et du lieu où j’avais laissé ma pirogue, je m’y arrêtais
habituellement, et j’y couchais dans mes courses de l’un à l’autre;
car je visitais fréquemment mon embarcation, dont je prenais le plus
grand soin, ainsi que de tout ce qui en dépendait. Quelquefois je la
montais et je voguais pour me divertir, mais je ne faisais plus de
voyages aventureux; à peine allais-je à plus d’un ou deux jets de
pierre du rivage, tant je redoutais d’être entraîné de nouveau par des
courants, le vent ou quelque autre malencontre.—Mais me voici arrivée
une nouvelle scène de ma vie.

Il advint qu’un jour, vers midi, comme j’allais à ma pirogue, je fus
excessivement surpris en découvrant le vestige humain d’un pied nu
parfaitement empreint sur le sable. Je m’arrêtai court, comme frappé
de la foudre, ou comme si j’eusse entrevu un fantôme. J’écoutai, je
regardai autour de moi, mais je n’entendis rien ni ne vis rien. Je
montai sur un tertre pour jeter au loin mes regards, puis je revins
sur le rivage et descendis jusqu’à la rive. Elle était solitaire, et
je ne pus rencontrer aucun autre vestige que celui-là. J’y retournai
encore pour m’assurer s’il n’y en avait pas quelque autre, ou si ce
n’était point une illusion; mais non, le doute n’était point possible:
car c’était bien l’empreinte d’un pied, l’orteil, le talon, enfin
toutes les parties d’un pied. Comment cela était-il venu là? je ne le
savais ni ne pouvais l’imaginer. Après mille pensées désordonnées,
comme un homme confondu, égaré, je m’enfuis à ma forteresse, ne
sentant pas, comme on dit, la terre où je marchais. Horriblement
épouvanté, je regardais derrière moi tous les deux ou trois pas, me
méprenant à chaque arbre, à chaque buisson, et transformant en homme
chaque tronc dans l’éloignement.—Il n’est pas possible de décrire les
formes diverses dont une imagination frappée revêt tous les objets.
Combien d’idées extravagantes me vinrent à la tête! Que d’étranges et
d’absurdes bizarreries assaillirent mon esprit durant le chemin!

[Illustration: Je m’arrêtai court, comme frappé de la foudre.]

Quand j’arrivai à mon château, car c’est ainsi que je le nommai
toujours depuis lors, je m’y jetai comme un homme poursuivi. Y
rentrai-je d’emblée par l’échelle ou par l’ouverture dans le roc que
j’appelais une porte, je ne puis me le remémorer, car jamais lièvre
effrayé ne se cacha, car jamais renard ne se terra avec plus d’effroi
que moi dans cette retraite.

Je ne pus dormir de la nuit. A mesure que je m’éloignais de la cause
de ma terreur, mes craintes augmentaient, contrairement à toute loi
des choses et surtout à la marche ordinaire de la peur chez les
animaux. J’étais toujours si troublé de mes propres imaginations que
je n’entrevoyais rien que de sinistre. Quelquefois je me figurais
qu’il fallait que ce fût le diable, et j’appuyais cette supposition
sur ce raisonnement: Comment quelque autre chose ayant forme humaine
aurait-elle pu parvenir en cet endroit? Où était le vaisseau qui
l’aurait amenée? Quelle trace y avait-il de quelque autre pas? et
comment était-il possible qu’un homme fût venu là? Mais d’un autre
côté je retombais dans le même embarras quand je me demandais pourquoi
Satan se serait incarné en un semblable lieu, sans autre but que celui
de laisser une empreinte de son pied, ce qui même n’était pas un
but, car il ne pouvait avoir l’assurance que je la rencontrerais. Je
considérai d’ailleurs que le diable aurait eu pour m’épouvanter bien
d’autres moyens que la simple marque de son pied; et que, lorsque je
vivais tout à fait de l’autre côté de l’île, il n’aurait pas été assez
simple pour laisser un vestige dans un lieu où il y avait dix mille à
parier contre un que je ne le verrais pas, et, qui plus est, sur du
sable où la première vague de la mer et la première rafale pouvaient
l’effacer totalement. En un mot, tout cela me semblait contradictoire
en soi, et avec toutes les idées communément admises sur la subtilité
du démon.

Quantité de raisons semblables détournèrent mon esprit de toute
appréhension du diable, et je conclus que ce devaient être de plus
dangereuses créatures, c’est-à-dire des sauvages de la terre ferme
située à l’opposite, qui, rôdant en mer dans leurs pirogues, avaient
été entraînés par les courants ou les vents contraires, et jetés sur
mon île; d’où, après être descendus au rivage, ils étaient repartis,
ne se souciant sans doute pas plus de rester sur cette île déserte que
je ne me serais soucié moi-même de les y avoir.



CHAPITRE IV

     Précautions.—Horrible découverte.—Plan contre les
     sauvages.—Terrassé par la peur.—La caverne.—Nouvelles transes.—Le
     fanal.—Visite au vaisseau naufragé.—Nouveaux projets.—Le
     guet.—Combat avec les sauvages.


Pendant que ces réflexions roulaient en mon esprit, je rendais grâce
au ciel de ce que j’avais été assez heureux pour ne pas me trouver
alors dans ces environs, et pour qu’ils n’eussent pas aperçu mon
embarcation; car ils en auraient certainement conclu qu’il y avait
des habitants en cette place, ce qui peut-être aurait pu les porter
à pousser leurs recherches jusqu’à moi.—Puis de terribles pensées
assaillaient mon esprit: j’imaginais qu’ayant découvert mon bateau et
reconnu par là que l’île était habitée, ils reviendraient assurément
en plus grand nombre, et me dévoreraient; que, s’il advenait que
je pusse me garer d’eux, toutefois ils trouveraient mon enclos,
détruiraient tout mon blé, emmèneraient tout mon troupeau de chèvres:
ce qui me condamnerait à mourir de faim.

La crainte bannissait ainsi de mon âme tout mon religieux espoir,
toute ma première confiance en Dieu, fondée sur la merveilleuse
expérience que j’avais faite de sa bonté; comme si Celui qui, jusqu’à
cette heure, m’avait nourri miraculeusement n’avait pas la puissance
de me conserver les biens que sa libéralité avait amassés pour moi.
Dans cette inquiétude, je me reprochai de n’avoir semé du blé que pour
un an, que juste ce dont j’avais besoin jusqu’à la saison prochaine,
comme s’il ne pouvait point arriver un accident qui détruisît ma
moisson en herbe; et je trouvai ce reproche si mérité que je résolus
d’avoir à l’avenir deux ou trois années de blé devant moi, pour n’être
pas, quoiqu’il pût advenir, réduit à périr faute de pain.

Quelle œuvre étrange et bizarre de la Providence que la vie de
l’homme! Par combien de voies secrètes et contraires les circonstances
diverses ne précipitent-elles pas nos affections! Aujourd’hui nous
aimons ce que demain nous haïrons; aujourd’hui nous recherchons ce
que nous fuirons demain; aujourd’hui nous désirons ce qui demain nous
fera peur, je dirai même trembler à la seule appréhension! J’étais
alors un vivant et manifeste exemple de cette vérité; car moi, dont
la seule affliction était de me voir banni de la société humaine,
seul, entouré par le vaste Océan, retranché de l’humanité et condamné
à ce que j’appelais une vie silencieuse; moi qui étais un homme que
le ciel jugeait indigne d’être compté parmi les vivants et de figurer
parmi le reste de ses créatures; moi pour qui la vue d’un être de
mon espèce aurait semblé un retour de la mort à la vie, et la plus
grande bénédiction qu’après ma félicité éternelle le ciel lui-même
pût m’accorder; moi, dis-je, je tremblais à la seule idée de voir un
homme, et j’étais près de m’enfoncer sous terre à cette ombre, à cette
apparence muette qu’un homme avait mis le pied dans l’île!

Voilà les vicissitudes de la vie humaine, voilà ce qui me donna de
nombreux et de curieux sujets de méditation quand je fus un peu revenu
de ma première stupeur.—Je considérai alors que c’était l’infiniment
sage et bonne providence de Dieu qui m’avait condamné à cet état de
vie; qu’incapable de pénétrer les desseins de la sagesse divine à mon
égard, je ne pouvais pas décliner la souveraineté d’un Être qui, comme
mon Créateur, avait le droit incontestable et absolu de disposer de
moi à son bon plaisir, et qui pareillement avait le pouvoir judiciaire
de me condamner, moi, sa créature, qui l’avais offensé, au châtiment
qu’il jugeait convenable; et que je devais me résigner à supporter sa
colère, puisque j’avais péché contre lui.

Puis je fis réflexion que Dieu, non seulement équitable, mais
tout-puissant, pouvait me délivrer de même qu’il m’avait puni et
affligé quand il l’avait jugé convenable, et que, s’il ne jugeait
pas utile de le faire, mon devoir était de me résigner entièrement
et absolument à sa volonté. D’ailleurs, il était aussi de mon devoir
d’espérer en lui, de l’implorer, et de me laisser aller tranquillement
aux mouvements et aux inspirations de sa providence de chaque jour.

Ces pensées m’occupèrent des heures, des jours, je puis dire même
des semaines et des mois, et je n’en saurais omettre cet effet
particulier: un matin, de très bonne heure, étant couché dans mon
lit, l’âme préoccupée de la dangereuse apparition des sauvages, je me
trouvais dans un profond abattement, quand tout à coup me revinrent en
l’esprit ces paroles de la Sainte Écriture:—«INVOQUE-MOI AU JOUR DE
TON AFFLICTION, ET JE TE DÉLIVRERAI, ET TU ME GLORIFIERAS.»

Là-dessus je me levai, non seulement le cœur empli de joie et de
courage, mais porté à prier Dieu avec ferveur pour ma délivrance.
Lorsque j’eus achevé ma prière, je pris ma Bible, et, en l’ouvrant,
le premier passage qui s’offrit à ma vue fut celui-ci:—«SERS LE
SEIGNEUR, ET AIE BON COURAGE, ET IL FORTIFIERA TON CŒUR; SERS, DIS-JE,
LE SEIGNEUR.»—Il serait impossible d’exprimer combien ces paroles me
réconfortèrent. Plein de reconnaissance, je posai le livre, et je ne
fus plus triste au moins à ce sujet.

Au milieu de ces pensées, de ces appréhensions et de ces méditations,
il me vint un jour en l’esprit que je m’étais créé des chimères,
et que le vestige de ce pas pouvait bien être une empreinte faite
sur le rivage par mon propre pied en me rendant à ma pirogue. Cette
idée contribua aussi à me ranimer: je commençai à me persuader que
ce n’était qu’une illusion, et que ce pas était réellement le mien.
N’avais-je pas pu prendre ce chemin, soit en allant à ma pirogue, soit
en revenant? D’ailleurs je reconnus qu’il me serait impossible de me
rappeler si cette route était ou n’était pas celle que j’avais prise;
et je compris que, si cette marque était bien celle de mon pied,
j’avais joué le rôle de ces fous qui s’évertuent à faire des histoires
de spectres et d’apparitions dont ils finissent eux-mêmes par être
plus effrayés que tout autre.

Je repris donc courage, et je regardai dehors en tapinois. N’étant pas
sorti de mon château depuis trois jours et trois nuits, je commençais
à languir de besoin: je n’avais plus chez moi que quelques biscuits
d’orge et de l’eau. Je songeai alors que mes chèvres avaient grand
besoin d’être traites,—ce qui était ordinairement ma récréation du
soir,—et que les pauvres bêtes devaient avoir bien souffert de cet
abandon. Au fait, quelques-unes s’en trouvèrent fort incommodées: leur
lait avait tari.

[Illustration: Mes chèvres avaient grand besoin d’être traites.]

Raffermi par la croyance que ce n’était rien que le vestige de l’un
de mes propres pieds,—je pouvais donc dire avec vérité que j’avais
eu peur de mon ombre,—je me risquai à sortir et j’allai à ma maison
des champs pour traire mon troupeau; mais, à voir avec quelle peur
j’avançais, regardant souvent derrière moi, prêt à chaque instant à
laisser là ma corbeille et à m’enfuir pour sauver ma vie, on m’aurait
pris pour un homme troublé par une mauvaise conscience, ou sous le
coup d’un horrible effroi: ce qui, au fait, était vrai.

Toutefois, ayant fait ainsi cette course pendant deux ou trois
jours, je m’enhardis et me confirmai dans le sentiment que j’avais
été dupe de mon imagination. Je ne pouvais cependant me le persuader
complètement avant de retourner au rivage, avant de revoir l’empreinte
de ce pas, de le mesurer avec le mien, de m’assurer s’il avait quelque
similitude ou quelque conformité, afin que je pusse être convaincu
que c’était bien là mon pied. Mais quand j’arrivai au lieu même, je
reconnus qu’évidemment, lorsque j’avais abrité ma pirogue, je n’avais
pu passer par là ni aux environs. Bien plus, lorsque j’en vins à
mesurer la marque, je trouvai qu’elle était de beaucoup plus large
que mon pied. Ce double désappointement remplit ma tête de nouvelles
imaginations et mon cœur de la plus profonde mélancolie. Un frisson
me saisit comme si j’eusse eu la fièvre, et je m’en retournai chez
moi, plein de l’idée qu’un homme ou des hommes étaient descendus sur
ce rivage, ou que l’île était habitée, et que je pouvais être pris à
l’improviste. Mais que faire pour ma sécurité? Je ne savais.

Oh! quelles absurdes résolutions prend un homme quand il est possédé
de la peur! Elle lui ôte l’usage des moyens de salut que lui offre la
raison. La première chose que je me proposai fut de jeter à bas mes
clôtures, de rendre à la vie sauvage des bois mon bétail apprivoisé,
de peur que l’ennemi, venant à le découvrir, ne se prît à fréquenter
l’île, dans l’espoir de trouver un semblable butin. Il va sans dire
qu’après cela je devais bouleverser mes deux champs de blé, pour
qu’il ne fût point attiré par cet appât, et démolir ma tonnelle et
ma tente afin qu’il ne pût trouver nul vestige de mon habitation qui
l’eût excité à pousser ses recherches, dans l’espoir de rencontrer les
habitants de l’île.

Ce fut là le sujet de mes réflexions pendant la nuit qui suivit mon
retour à la maison, quand les appréhensions qui s’étaient emparées
de mon esprit étaient encore dans toute leur force, ainsi que les
vapeurs de mon cerveau. La crainte du danger est dix mille fois plus
effrayante que le danger lui-même, et nous trouvons le poids de
l’anxiété plus lourd de beaucoup que le mal que nous redoutons. Mais
le pire dans tout cela, c’est que dans mon trouble je ne tirais plus
aucun secours de la résignation. J’étais semblable à Saül, qui se
plaignait non seulement de ce que les Philistins étaient sur lui, mais
que Dieu l’avait abandonné; je n’employais plus les moyens propres
à rasséréner mon âme en criant à Dieu dans ma détresse, et en me
reposant pour ma défense et mon salut sur sa providence, comme j’avais
fait auparavant. Si je l’avais fait, j’aurais au moins supporté plus
courageusement cette nouvelle alarme, et peut-être l’aurais-je bravée
avec plus de résolution.

Ce trouble de mes pensées me tint éveillé toute la nuit, mais je
m’endormis dans la matinée. La fatigue de mon âme et l’épuisement de
mes esprits me procurèrent un sommeil très profond, et je me réveillai
beaucoup plus calme. Je commençai alors à raisonner de sens rassis,
et, après un long débat avec moi-même, je conclus que cette île, si
agréable, si fertile et si proche de la terre ferme que j’avais vue,
n’était pas aussi abandonnée que je l’avais cru; qu’à la vérité il
n’y avait point d’habitants fixes qui vécussent sur ce rivage, mais
qu’assurément des embarcations y venaient quelquefois du continent,
soit avec dessein, soit poussées par les vents contraires.

Ayant vécu quinze années dans ce lieu, et n’ayant point encore
rencontré l’ombre d’une créature humaine, il était donc probable que
si quelquefois on relâchait à cette île, on se rembarquait aussitôt
que possible, puisqu’on ne l’avait point jugée propre à s’y établir
jusqu’alors.

Le plus grand danger que j’avais à redouter, c’était donc une
semblable descente accidentelle des gens de la terre ferme, qui,
selon toute apparence, abordant à cette île contre leur gré, s’en
éloignaient avec toute la hâte possible, et n’y passaient que rarement
la nuit pour attendre le retour du jour et de la marée. Ainsi je
n’avais rien autre à faire qu’à me ménager une retraite sûre pour le
cas où je verrais prendre terre à des sauvages.

Je commençai alors à me repentir d’avoir creusé ma grotte et de lui
avoir donné une issue qui aboutissait, comme je l’ai dit, au delà
de l’endroit où ma fortification joignait le rocher. Après mûre
délibération, je résolus de me faire un second retranchement en
demi-cercle, à quelque distance de ma muraille, juste où douze ans
auparavant j’avais planté le double rang d’arbres dont il a été fait
mention. Ces arbres avaient été placés si près les uns des autres,
qu’il n’était besoin que d’enfoncer entre eux quelques poteaux pour en
faire aussitôt une muraille épaisse et forte.

De cette manière j’eus un double rempart: celui du dehors était
renforcé de pièces de charpente, de vieux câbles, et de tout ce que
j’avais jugé propre à le consolider, et percé de sept meurtrières
assez larges pour passer le bras. Du côté extérieur je l’épaissis
de dix pieds, en y amoncelant toute la terre que j’extrayais de ma
grotte, et en piétinant dessus. Dans les sept meurtrières j’imaginai
de placer les mousquets que j’ai dit avoir sauvés du navire au
nombre de sept, et de les monter en guise de canons sur des espèces
d’affûts; de sorte que je pouvais en deux minutes faire feu de toute
mon artillerie. Je fus plusieurs grands mois à achever ce rempart, et
cependant je ne me crus point en sûreté qu’il ne fût fini.

Cet ouvrage terminé, pour le masquer je fichai dans tout le terrain
environnant des bâtons ou des pieux de ce bois semblable à l’osier qui
croissait si facilement. Je crois que j’en plantai bien près de vingt
mille, tout en réservant entre eux et mon rempart une assez grande
esplanade pour découvrir l’ennemi et pour qu’il ne pût, à la faveur
de ces jeunes arbres, si toutefois il le tentait, se glisser jusqu’au
pied de ma muraille extérieure.

Au bout de deux ans j’eus un fourré épais, et au bout de cinq ou six
ans j’eus devant ma demeure un bocage qui avait crû si prodigieusement
dru et fort, qu’il était vraiment impénétrable. Âme qui vive ne se
serait jamais imaginé qu’il y eût quelque chose par derrière, et
surtout une habitation. Comme je ne m’étais point réservé d’avenue,
je me servais, pour entrer et sortir, de deux échelles: avec la
première je montais à un endroit peu élevé du rocher, où il y avait
place pour poser la seconde; et quand je les avais retirées toutes les
deux, il était de toute impossibilité à un homme de venir à moi sans
se blesser; et quand même il eût pu y parvenir, il se serait encore
trouvé au delà de ma muraille extérieure.

C’est ainsi que je pris pour ma propre conservation toutes les mesures
que la prudence humaine pouvait me suggérer, et l’on verra par la
suite qu’elles n’étaient pas entièrement dénuées de justes raisons. Je
ne prévoyais rien alors cependant qui ne me fût soufflé par la peur.

Durant ces travaux je n’étais pas tout à fait insouciant de mes autres
affaires; je m’intéressais surtout à mon petit troupeau de chèvres,
qui non seulement suppléait à mes besoins présents et commençait à
me suffire, sans aucune dépense de poudre et de plomb, mais encore
m’exemptait des fatigues de la chasse. Je ne me souciais nullement
de perdre de pareils avantages et de rassembler un troupeau sur de
nouveaux frais.

Après de longues considérations à ce sujet, je ne pus trouver que
deux moyens de le préserver: le premier était de chercher quelque
autre emplacement convenable pour creuser une caverne sous terre, où
je l’enfermerais toutes les nuits, et le second d’enclore deux ou
trois petits terrains éloignés les uns des autres et aussi cachés que
possible, dans chacun desquels je pusse parquer une demi-douzaine
de chèvres, afin que, s’il advenait quelque désastre au troupeau
principal, je pusse le rétablir en peu de temps et avec peu de peine.
Quoique ce dernier dessein demandât beaucoup de temps et de travail,
il me parut le plus raisonnable.

En conséquence, j’employai quelques jours à parcourir les parties
les plus retirées de l’île, et je fis choix d’un lieu aussi caché
que je le désirais. C’était un petit terrain humide au milieu de
ces bois épais et profonds où, comme je l’ai dit, j’avais failli me
perdre autrefois en essayant de les traverser pour revenir de la côte
orientale de l’île. Il y avait là une clairière de près de trois
acres, si bien entourée de bois que c’était presque un enclos naturel,
qui, pour son achèvement, n’exigeait donc pas autant de travail que
les premiers, que j’avais faits si péniblement.

Je me mis aussitôt à l’ouvrage, et en moins d’un mois j’eus si bien
enfermé cette pièce de terre, que mon troupeau ou ma harde, appelez-le
comme il vous plaira, qui dès lors n’était plus sauvage, pouvait s’y
trouver aussi bien en sûreté. J’y conduisis sans plus de délai dix
chèvres et deux boucs; après quoi je continuai à perfectionner cette
clôture jusqu’à ce qu’elle fût aussi solide que l’autre. Toutefois,
comme je la fis plus à loisir, elle me prit beaucoup plus de temps.

La seule rencontre d’un vestige de pied d’homme me coûta tout ce
travail: je n’avais point encore aperçu de créature humaine; et voici
que depuis deux ans je vivais dans des transes qui rendaient ma
vie beaucoup moins confortable qu’auparavant, et que peuvent seuls
imaginer ceux qui savent ce que c’est que d’être perpétuellement
dans les réseaux de la peur. Je remarquerai ici avec chagrin que
les troubles de mon esprit influaient extrêmement sur mes soins
religieux car la crainte et la frayeur de tomber entre les mains des
sauvages et des cannibales accablaient tellement mon cœur, que je
me trouvais rarement en état de m’adresser à mon Créateur, au moins
avec ce calme rassis et cette résignation d’âme qui m’avaient été
habituels. Je ne priais Dieu que dans un grand abattement et dans une
douloureuse oppression, j’étais plein de l’imminence du péril, je
m’attendais chaque soir à être massacré et dévoré avant la fin de la
nuit. Je puis affirmer par ma propre expérience qu’un cœur rempli de
paix, de reconnaissance, d’amour et d’affection, est beaucoup plus
propre à la prière qu’un cœur plein de terreur et de confusion; et
que, sous la crainte d’un malheur prochain, un homme n’est pas plus
capable d’accomplir ses devoirs envers Dieu qu’il n’est capable de
repentance sur le lit de mort. Les troubles affectant l’esprit comme
les souffrances affectent le corps, ils doivent être nécessairement un
aussi grand empêchement que les maladies: prier Dieu est purement un
acte de l’esprit.

Mais poursuivons.—Après avoir mis en sûreté une partie de ma petite
provision vivante, je parcourus toute l’île pour chercher un autre
lieu secret propre à recevoir un pareil dépôt. Un jour, m’avançant
vers la pointe occidentale de l’île plus que je ne l’avais jamais
fait et promenant mes regards sur la mer, je crus apercevoir une
embarcation qui voguait à une grande distance. J’avais trouvé une ou
deux lunettes d’approche dans un des coffres de matelots que j’avais
sauvés de notre navire, mais je ne les avais point sur moi, et l’objet
était si éloigné que je ne pus le distinguer, quoique j’y tinsse mes
yeux attachés jusqu’à ce qu’ils fussent incapables de regarder plus
longtemps. Était-ce ou n’était-ce pas un bateau? je ne sais; mais en
descendant de la colline où j’étais monté, je perdis l’objet de vue et
n’y songeai plus; seulement je pris la résolution de ne plus sortir
sans une lunette dans ma poche.

Quand je fus arrivé au bas de la colline, à l’extrémité de l’île, où
vraiment je n’étais jamais allé, je fus tout aussitôt convaincu qu’un
vestige de pied d’homme n’était pas une chose aussi étrange en ce
lieu que je l’imaginais.—Si par une providence spéciale je n’avais
pas été jeté sur le côté de l’île où les sauvages ne venaient jamais,
il m’aurait été facile de savoir que rien n’était plus ordinaire
aux canots du continent, quand il leur advenait de s’éloigner un
peu trop en haute mer, de relâcher à cette portion de mon île; en
outre, que souvent ces sauvages se rencontraient dans leurs pirogues,
se livraient des combats, et que les vainqueurs menaient leurs
prisonniers sur ce rivage, où, suivant l’horrible coutume cannibale,
ils les tuaient et s’en repaissaient, ainsi qu’on le verra plus tard.

Quand je fus descendu de la colline, à la pointe sud-ouest de l’île,
comme je le disais tout à l’heure, je fus profondément atterré. Il
me serait impossible d’exprimer l’horreur qui s’empara de mon âme à
l’aspect du rivage, jonché de crânes, de mains, de pieds et autres
ossements. Je remarquai surtout une place où l’on avait fait du feu,
et un banc creusé en rond dans la terre, comme l’arène d’un combat de
coqs, où sans doute ces misérables sauvages s’étaient placés pour leur
atroce festin de chair humaine.

[Illustration: ... une place où l’on avait fait du feu.]

Je fus si stupéfié à cette vue qu’elle suspendit pour quelque temps
l’idée de mes propres dangers: toutes mes appréhensions étaient
étouffées sous les impressions que me donnaient un tel abîme
d’infernale brutalité et l’horreur d’une telle dégradation de la
nature humaine. J’avais bien souvent entendu parler de cela, mais
jusque-là je n’avais jamais été si près de cet horrible spectacle.
J’en détournai la face, mon cœur se souleva, et je serais tombé en
faiblesse si la nature ne m’avait soulagé aussitôt par un violent
vomissement. Revenu à moi-même, je ne pus rester plus longtemps en ce
lieu; je remontai en toute hâte sur la colline, et je me dirigeai vers
ma demeure.

Quand je me fus un peu éloigné de cette partie de l’île, je m’arrêtai
tout court comme anéanti. En recouvrant mes sens, dans toute
l’affection de mon âme, je levai au ciel mes yeux pleins de larmes, et
je remerciai Dieu de ce qu’il m’avait fait naître dans une partie du
monde étrangère à d’aussi abominables créatures, et de ce que dans ma
condition, que j’avais estimée si misérable, il m’avait donné tant de
consolations; que je devais plutôt l’en remercier que m’en plaindre;
et par-dessus tout de ce que dans mon infortune même j’avais été
réconforté par sa connaissance et par l’espoir de ses bénédictions:
félicité qui compensait et au delà toutes les misères que j’avais
souffertes et que je pouvais souffrir encore.

Plein de ces sentiments de gratitude, je revins à mon château, et je
commençai à être beaucoup plus tranquille sur ma position que je ne
l’avais jamais été; car je remarquai que ces misérables ne venaient
jamais dans l’île à la recherche de quelque butin, n’ayant ni besoin
ni souci de ce qu’elle pouvait renfermer, et ne s’attendant pas à
y trouver quelque chose, après avoir plusieurs fois, sans doute,
exploré la partie couverte et boisée sans y rien découvrir à leur
convenance.—J’avais été plus de dix-huit ans sans rencontrer le
moindre vestige d’une créature humaine. Retiré comme je l’étais
alors, je pouvais bien encore en passer dix-huit autres, si je ne me
trahissais moi-même, ce que je pouvais facilement éviter. Ma seule
affaire était donc de me tenir toujours parfaitement caché où j’étais,
à moins que je ne vinsse à trouver des hommes meilleurs que l’espèce
cannibale, des hommes auxquels je pourrais me faire connaître.

Toutefois je conçus une telle horreur de ces exécrables sauvages
et de leur atroce coutume de se manger les uns les autres, de
s’entre-dévorer, que je restai sombre et pensif, et me séquestrai dans
mon propre district durant au moins deux ans. Quand je dis mon propre
district, j’entends par cela mes trois plantations: mon _château_,
ma _maison de campagne_, que j’appelais ma tonnelle, et mes _parcs_
dans les bois, où je n’allais absolument que pour mes chèvres; car
l’aversion que la nature me donnait pour ces abominables sauvages
était telle que je redoutais leur vue autant que celle du diable.
Je ne visitai pas une seule fois ma pirogue pendant tout ce temps,
mais je commençai de songer à m’en faire une autre; car je n’aurais
pas voulu tenter de naviguer autour de l’île pour ramener cette
embarcation dans mes parages, de peur d’être rencontré en mer par
quelques sauvages: je savais trop bien quel aurait été mon sort si
j’eusse eu le malheur de tomber entre leurs mains.

Le temps néanmoins et l’assurance où j’étais de ne courir aucun
risque d’être découvert dissipèrent mon anxiété, et je recommençai à
vivre tranquillement, avec cette différence que j’usais de plus de
précautions, que j’avais l’œil plus au guet, et que j’évitais de tirer
mon mousquet, de peur d’être entendu des sauvages s’il s’en trouvait
dans l’île.

C’était donc une chose fort heureuse pour moi que je me fusse pourvu
d’une race de chèvres domestiques, afin de ne pas être dans la
nécessité de chasser au tir dans les bois. Si par la suite j’attrapai
encore quelques chèvres, ce ne fut qu’au moyen de trappes et de
traquenards; car je restai bien deux ans sans tirer une seule fois mon
mousquet, quoique je ne sortisse jamais sans cette arme. Des trois
pistolets que j’avais sauvés du navire, j’en portais toujours au moins
deux à ma ceinture de peau de chèvre. J’avais fourbi un de mes grands
coutelas que j’avais aussi tirés du vaisseau, et je m’étais fait un
ceinturon pour le mettre. J’étais vraiment formidable à voir dans
mes sorties, si l’on ajoute à la première description que j’ai faite
de moi-même les deux pistolets et le grand sabre qui sans fourreau
pendait à mon côté.

Les choses se gouvernèrent ainsi quelque temps. Sauf ces précautions,
j’avais repris mon premier genre de vie calme et paisible. Je fus
de plus en plus amené à reconnaître combien ma condition était loin
d’être misérable au prix de quelques autres, même de beaucoup d’autres
qui, s’il eût plu à Dieu, auraient pu être aussi mon sort; et je fis
cette réflexion, qu’il y aurait peu de murmures parmi les hommes,
quelle que soit leur situation, s’ils se portaient à la reconnaissance
en comparant leur existence avec celles qui sont pires, plutôt que de
nourrir leurs plaintes en jetant sans cesse les regards sur de plus
heureuses positions.

Comme peu de chose alors me faisait réellement faute, je pense que
les frayeurs où m’avaient plongé ces méchants sauvages et le soin que
j’avais pris de ma propre conservation avaient émoussé mon esprit
imaginatif dans la recherche de mon bien-être. J’avais même négligé
un excellent projet qui m’avait autrefois occupé: celui d’essayer à
faire de la drêche avec une partie de mon orge et de brasser de la
bière. C’était vraiment un dessein bizarre, dont je me reprochais
souvent la naïveté; car je voyais parfaitement qu’il me manquerait
pour son exécution bien des choses nécessaires auxquelles il me serait
impossible de suppléer: d’abord je n’avais point de tonneaux pour
conserver ma bière; et, comme je l’ai déjà fait observer, j’avais
employé plusieurs jours, plusieurs semaines, voire même plusieurs
mois, à essayer d’en construire, mais tout à fait en vain. En second
lieu, je n’avais ni houblon pour la rendre de bonne garde, ni levure
pour la faire fermenter, ni chaudron ni chaudière pour la faire
bouillir; et cependant, sans l’appréhension des sauvages, j’aurais
entrepris ce travail, et peut-être en serais-je venu à bout; car
j’abandonnais rarement une chose avant de l’avoir accomplie, quand une
fois elle m’était entrée dans la tête assez obstinément pour m’y faire
mettre la main.

Mais alors mon imagination s’était tournée d’un tout autre côté: je
ne faisais nuit et jour que songer aux moyens de tuer quelques-uns
de ces monstres au milieu de leurs fêtes sanguinaires, et, s’il
était possible, de sauver les victimes qu’ils venaient égorger sur
le rivage. Je remplirais un volume plus gros que ne le sera celui-ci
tout entier, si je consignais tous les stratagèmes que je combinai,
ou plutôt que je couvai en mon esprit pour détruire ces créatures ou
au moins les effrayer et les dégoûter à jamais de revenir dans l’île;
mais tout avortait, mais, livré à mes propres ressources, rien ne
pouvait s’effectuer. Que pouvait faire un seul homme contre vingt ou
trente sauvages armés de zagaies ou d’arcs et de flèches, dont ils se
servaient aussi à coup sûr que je pouvais faire de mon mousquet?

Quelquefois je songeais à creuser un trou sous l’endroit qui leur
servait d’âtre, pour y placer cinq ou six livres de poudre à canon,
qui, venant à s’enflammer lorsqu’ils allumeraient leur feu, feraient
sauter tout ce qui serait à l’entour. Mais il me fâchait de prodiguer
tant de poudre, ma provision n’étant plus alors que d’un baril, sans
avoir la certitude que l’explosion se ferait en temps donné pour les
surprendre: elle pouvait fort bien ne leur griller que les oreilles
et les effrayer, ce qui n’eût pas été suffisant pour leur faire
évacuer la place. Je renonçai donc à ce projet, et je me proposai
alors de me poster en embuscade, en un lieu convenable, avec mes trois
mousquets chargés à deux balles, et de faire feu au beau milieu de
leur sanglante cérémonie quand je serais sûr d’en tuer ou d’en blesser
deux ou trois peut-être à chaque coup. Fondant ensuite sur eux avec
mes trois pistolets et mon sabre, je ne doute pas, fussent-ils vingt,
de les tuer tous. Cette idée me sourit pendant quelques semaines, et
j’en étais si plein que j’en rêvais souvent, et que dans mon sommeil
je me voyais quelquefois juste au moment de faire feu sur les sauvages.

J’allai si loin dans mon indignation, que j’employai plusieurs jours
à chercher un lieu propre à me mettre en embuscade pour les épier, et
que même je me rendis fréquemment à l’endroit de leurs festins, avec
lequel je commençai à me familiariser, surtout dans ces moments où
j’étais rempli de sentiments de vengeance, et de l’idée d’en passer
vingt ou trente au fil de l’épée; mais mon animosité reculait devant
l’horreur que je ressentais à cette place et à l’aspect des traces de
ces misérables barbares s’entre-dévorant.

Enfin je trouvai un lieu favorable sur le versant de la colline,
où je pouvais guetter en sûreté l’arrivée de leurs pirogues, puis,
avant même qu’ils n’aient abordé au rivage, me glisser inaperçu
dans un massif d’arbres dont un avait un creux assez grand pour me
cacher tout entier. Là je pouvais me poster et observer toutes leurs
abominables actions, et les viser à la tête quand ils se trouveraient
tous ensemble, et si serrés, qu’il me serait presque impossible de
manquer mon coup et de ne pas en blesser trois ou quatre à la première
décharge.

Résolu d’accomplir en ce lieu mon dessein, je préparai en conséquence
deux mousquets et mon fusil de chasse ordinaire: je chargeai les deux
mousquets avec chacun deux lingots et quatre ou cinq balles de calibre
de pistolet, mon fusil de chasse d’une poignée de grosses chevrotines
et mes pistolets de chacun quatre balles. Dans cet état, bien pourvu
de munitions pour une seconde et une troisième charge, je me disposai
à me mettre en campagne.

Une fois que j’eus ainsi arrêté le plan de mon expédition et qu’en
imagination je l’eus mis en pratique, je me rendis régulièrement
chaque matin sur le sommet de la colline éloignée de mon château
d’environ trois milles au plus, pour voir si je ne découvrirais pas en
mer quelques bateaux abordant à l’île ou faisant route de son côté.
Mais après deux ou trois mois de faction assidue, je commençai à me
lasser de cette fatigue, m’en retournant toujours sans avoir fait
aucune découverte. Durant tout ce temps je n’entrevis pas la moindre
chose, non seulement sur ou près le rivage, mais sur la surface de
l’Océan, aussi loin que ma vue ou mes lunettes d’approche pouvaient
s’étendre de toutes parts.

[Illustration: ... pour voir si je ne découvrirais pas en mer quelques
bateaux.]

Aussi longtemps que je fis ma tournée journalière à la colline,
mon dessein subsista dans toute sa vigueur, et mon esprit me parut
toujours être en disposition convenable pour exécuter le perfide
massacre d’une trentaine de sauvages sans défense, et cela pour un
crime dont la discussion ne m’était pas même entrée dans l’esprit,
ma colère s’étant tout d’abord enflammée par l’horreur que j’avais
conçue de la monstrueuse coutume des peuples de cette contrée à qui,
ce semble, la Providence avait permis, en sa sage disposition du
monde, de n’avoir d’autre guide que leurs propres passions perverses
et abominables, et qui par conséquent étaient livrés peut-être depuis
plusieurs siècles à cette horrible coutume, qu’ils recevaient par
tradition, et où rien ne pouvait les porter, qu’une nature entièrement
abandonnée du ciel et entraînée par une infernale dépravation.—Mais
lorsque je commençai à me lasser, comme je l’ai dit, de cette
infructueuse excursion que je faisais chaque matin si loin et depuis
si longtemps, mon opinion elle-même commença aussi à changer, et je
considérai avec plus de calme et de sang-froid la mêlée où j’allais
m’engager. Quelle autorité, quelle mission avais-je pour me prétendre
juge et bourreau de ces hommes criminels lorsque Dieu avait jugé
convenable de les laisser impunis durant plusieurs siècles, pour
qu’ils fussent en quelque sorte les exécuteurs réciproques de ses
jugements? Ces peuples étaient loin de m’avoir offensé, de quel droit
m’immiscer à la querelle de sang qu’ils vidaient entre eux? Fort
souvent s’élevait en moi ce débat: «Comment puis-je savoir ce que
Dieu lui-même juge en ce cas tout particulier?» Il est certain que
ces peuples ne considèrent pas ceci comme un crime; ce n’est point
réprouvé par leur conscience, leurs lumières ne le leur reprochent
point. Ils ignorent que c’est mal, et ne le commettent point pour
braver la justice divine, comme nous faisons dans presque tous les
péchés dont nous nous rendons coupables. Ils ne pensent pas plus que
ce soit un crime de tuer un prisonnier de guerre que nous de tuer un
bœuf, et de manger de la chair humaine que nous de manger du mouton.

De ces réflexions il s’ensuivit nécessairement que j’étais injuste,
et que ces peuples n’étaient pas plus des meurtriers dans le sens
où je les avais d’abord condamnés en mon esprit, que ces chrétiens
qui souvent mettent à mort les prisonniers faits dans le combat, ou
qui plus souvent passent sans quartier des armées entières au fil de
l’épée, quoiqu’elles aient mis bas les armes et se soient soumises.

Tout brutal et inhumain que pouvait être l’usage de s’entre-dévorer,
il me vint ensuite à l’esprit que cela réellement ne me regardait en
rien: ces peuples ne m’avaient point offensé; s’ils attentaient à
ma vie ou si je voyais que pour ma propre conservation il me fallût
tomber sur eux, il n’y aurait rien à redire à cela; mais étant hors
de leur pouvoir, mais ces gens n’ayant aucune connaissance de moi,
et par conséquent aucun projet sur moi, il n’était pas juste de les
assaillir: c’eût été justifier la conduite des Espagnols et toutes
les atrocités qu’ils pratiquèrent en Amérique, où ils ont détruit
des millions de ces peuples, qui, bien qu’ils fussent idolâtres et
barbares, et qu’ils observassent quelques rites sanglants, tels que de
faire des sacrifices humains, n’étaient pas moins de fort innocentes
gens par rapport aux Espagnols. Aussi, aujourd’hui, les Espagnols
eux-mêmes et toutes les autres nations chrétiennes de l’Europe
parlent-ils de cette extermination avec la plus profonde horreur et
la plus profonde exécration, et comme d’une boucherie et d’une œuvre
monstrueuse de cruauté et de sang, injustifiable devant Dieu et devant
les hommes! Par là le nom d’Espagnol est devenu odieux et terrible
pour toute âme pleine d’humanité ou de compassion chrétienne; comme si
l’Espagne était seule vouée à la production d’une race d’hommes sans
entrailles pour les malheureux, et sans principes de cette tolérance
marque avérée des cœurs magnanimes.

Ces considérations m’arrêtèrent. Je fis une sorte de halte, et je
commençai petit à petit à me détourner de mon dessein et à conclure
que c’était une chose injuste que ma résolution d’attaquer les
sauvages; que mon affaire n’était point d’en venir aux mains avec eux,
à moins qu’ils ne m’assaillissent les premiers, ce qu’il me fallait
prévenir autant que possible. Je savais d’ailleurs quel était mon
devoir s’ils venaient à me découvrir et à m’attaquer.

D’un autre côté, je reconnus que ce projet serait le sûr moyen non
d’arriver à ma délivrance, mais à ma ruine totale et à ma perte, à
moins que je ne fusse assuré de tuer non seulement tous ceux qui
seraient alors à terre, mais encore tous ceux qui pourraient y
venir plus tard; car si un seul m’échappait pour aller dire à ses
compatriotes ce qui était advenu, ils reviendraient par milliers
venger la mort de leurs compagnons, et je n’aurais donc fait
qu’attirer sur moi une destruction certaine, dont je n’étais point
menacé.

Somme toute, je conclus que ni en morale ni en politique, je ne devais
en aucune façon m’entremettre dans ce démêlé; que mon unique affaire
était par tous les moyens possibles de me tenir caché, et de ne pas
laisser la moindre trace qui pût faire conjecturer qu’il y avait dans
l’île quelque créature vivante, j’entends de forme humaine.

La religion se joignant à la prudence, j’acquis alors la conviction
que j’étais tout à fait sorti de mes devoirs en concertant des plans
sanguinaires pour la destruction d’innocentes créatures, j’entends
innocentes par rapport à moi. Quant à leurs crimes, ils s’en rendaient
coupables les uns envers les autres, je n’avais rien à y faire. Pour
les offenses nationales il est des punitions nationales, et c’est à
Dieu qu’il appartient d’infliger des châtiments publics à ceux qui
l’ont publiquement offensé.

Tout cela me parut si évident, que ce fut une grande satisfaction
pour moi d’avoir été préservé de commettre une action qui eût été,
je le voyais alors avec raison, tout aussi criminelle qu’un meurtre
volontaire. A deux genoux je rendis grâce à Dieu de ce qu’il avait
ainsi détourné de moi cette tache de sang, en le suppliant de
m’accorder la protection de sa providence, afin que je ne tombasse pas
entre les mains des barbares, ou que je ne portasse pas mes mains sur
eux à moins d’avoir reçu du ciel la mission manifeste de le faire pour
la défense de ma vie.

Je restai près d’une année entière dans cette disposition. J’étais
si éloigné de rechercher l’occasion de tomber sur les sauvages,
que durant tout ce temps je ne montai pas une fois sur la colline
pour voir si je n’en découvrirais pas, pour savoir s’ils étaient ou
n’étaient pas venus sur le rivage, de peur de réveiller mes projets
contre eux ou d’être tenté de les assaillir par quelque occasion
avantageuse qui se présenterait. Je ramenai seulement mon canot,
qui était sur l’autre côté de l’île, et le conduisis à l’extrémité
orientale. Là, je le halai dans une petite anse que je trouvai au pied
de quelques roches élevées, où je savais qu’en raison des courants
les sauvages n’oseraient pas ou au moins ne voudraient pas venir avec
leurs pirogues pour quelque raison que ce fût.

J’emportai avec mon canot tout ce qui en dépendait, et que j’avais
laissé là, c’est-à-dire un mât, une voile, et cette chose en manière
d’ancre, mais qu’au fait je ne saurais appeler ni ancre ni grappin:
c’était pourtant ce que j’avais pu faire de mieux. Je transportai
toutes ces choses, pour que rien ne pût provoquer une découverte et
pour ne laisser aucun indice d’embarcation ou d’habitation dans l’île.

Hors cela je me tins, comme je l’ai dit, plus retiré que jamais, ne
sortant guère de ma cellule que pour mes occupations habituelles,
c’est-à-dire pour traire mes chèvres et soigner mon petit troupeau
dans les bois, qui, parqué tout à fait de l’autre côté de l’île,
était à couvert de tout danger; car il est positif que les sauvages
qui hantaient l’île n’y venaient jamais dans le but d’y trouver
quelque chose, et par conséquent ne s’écartaient jamais de la côte;
et je ne doute pas qu’après que mes appréhensions m’eurent rendu
si précautionneux, ils ne soient descendus à terre plusieurs fois
tout aussi bien qu’auparavant. Je ne pouvais réfléchir sans horreur
à ce qu’eût été mon sort si je les eusse rencontrés et si j’eusse
été découvert autrefois, quand, nu et désarmé, n’ayant pour ma
défense qu’un fusil qui souvent n’était chargé que de petit plomb,
je parcourais toute mon île, guignant et furetant pour voir si je
n’attraperais rien. Quelle eût été alors ma terreur si, au lieu de
découvrir l’empreinte d’un pied d’homme, j’eusse aperçu quinze ou
vingt sauvages qui m’eussent donné la chasse, et si je n’eusse pu
échapper à la vitesse de leur course?

Quelquefois ces pensées oppressaient mon âme, et affaissaient
tellement mon esprit, que je ne pouvais de longtemps recouvrer assez
de calme pour songer à ce que j’eusse fait. Non seulement je n’aurais
pu opposer quelque résistance, mais je n’aurais même pas eu assez de
présence d’esprit pour m’aider des moyens qui auraient été en mon
pouvoir, moyens bien inférieurs à ceux que je possédais à cette heure,
après tant de considérations et de préparations. Quand ces idées
m’avaient sérieusement occupé, je tombais dans une grande mélancolie
qui parfois durait fort longtemps, mais qui se résolvait enfin en
sentiments de gratitude envers la Providence, qui m’avait délivré
de tant de périls invisibles, et préservé de tant de malheurs dont
j’aurais été incapable de m’affranchir moi-même, car je n’avais pas le
moindre soupçon de leur imminence ou de leur possibilité.

Tout ceci renouvela une réflexion qui m’était souvent venue en
l’esprit lorsque je commençai à comprendre les bénignes dispositions
du ciel à l’égard des dangers que nous traversons dans cette vie. Que
de fois nous sommes merveilleusement délivrés sans en rien savoir! que
de fois, quand nous sommes en suspens,—comme on dit,—dans le doute
ou l’hésitation du chemin que nous avons à prendre, un vent secret
nous pousse vers une autre route que celle où nous tendions, où nous
appelaient nos sens, notre inclination et peut-être même nos devoirs!
Nous ressentons une étrange impression de l’ignorance où nous sommes
des causes et du pouvoir qui nous entraînent; mais nous découvrons
ensuite que, si nous avions suivi la route que nous voulions prendre
et que notre imagination nous faisait une obligation de prendre, nous
aurions couru à notre ruine et à notre perte.—Par ces réflexions et
par quelques autres semblables je fus amené à me faire une règle
d’obéir à cette inspiration secrète toutes les fois que mon esprit
serait dans l’incertitude de faire ou de ne pas faire une chose, de
suivre ou de ne pas suivre un chemin, sans en avoir d’autre raison
que le sentiment ou l’impression même pesant sur mon âme. Je pourrais
donner plusieurs exemples du succès de cette conduite dans tout le
cours de ma vie, et surtout dans la dernière partie de mon séjour
dans cette île infortunée, sans compter quelques autres occasions que
j’aurais probablement observées si j’eusse vu alors de même œil que
je vois aujourd’hui. Mais il n’est jamais trop tard pour être sage,
et je ne puis que conseiller à tout homme judicieux, dont la vie est
exposée à des événements extraordinaires comme le fut la mienne,
ou même à de moindres événements, de ne jamais mépriser de pareils
avertissements intimes de la Providence, ou de n’importe quelle
intelligence invisible il voudra. Je ne discuterai pas là-dessus;
peut-être ne saurais-je en rendre compte, mais certainement c’est
une preuve du commerce et de la mystérieuse communication entre les
esprits unis à des corps et ceux immatériels, preuve incontestable que
j’aurai occasion de confirmer dans le reste de ma résidence solitaire
sur cette terre fatale.

Le lecteur, je pense, ne trouvera pas étrange si j’avoue que ces
anxiétés, ces dangers dans lesquels je passais ma vie, avaient mis fin
à mon industrie et à toutes les améliorations que j’avais projetées
pour mon bien-être. J’étais alors plus occupé du soin de ma sûreté
que du soin de ma nourriture. De peur que le bruit que je pourrais
faire ne s’entendit, je ne me souciais plus alors d’enfoncer un clou,
de couper un morceau de bois, et, pour la même raison, encore moins
de tirer mon mousquet. Ce n’était qu’avec la plus grande inquiétude
que je faisais du feu, à cause de la fumée, qui, dans le jour, étant
visible à une grande distance, aurait pu me trahir; et c’était pour
cela que j’avais transporté la fabrication de cette partie de mes
objets qui demandaient l’emploi du feu, comme la cuisson de mes pots
et de mes pipes, dans ma nouvelle habitation des bois, où, après être
allé quelque temps, je découvris à mon grand ravissement une caverne
naturelle, où j’ose dire que jamais sauvage ni quelque homme que ce
soit qui serait parvenu à son ouverture n’aurait été assez hardi pour
pénétrer, à moins qu’il n’eût eu comme moi un besoin absolu d’une
retraite assurée.

L’entrée de cette caverne était au fond d’un grand rocher, où, par un
pur hasard,—dirais-je si je n’avais mille raisons d’attribuer toutes
ces choses à la Providence,—je coupais de grosses branches d’arbre
pour faire du charbon. Avant de poursuivre, je dois faire savoir
pourquoi je faisais ce charbon, ce que voici:

Je craignais de faire de la fumée autour de mon habitation, comme je
l’ai dit tantôt; cependant, comme je ne pouvais vivre sans faire cuire
mon pain et ma viande, j’avais donc imaginé de faire brûler du bois
sous des mottes de gazon, comme je l’avais vu pratiquer en Angleterre.
Quand il était près d’être consumé, j’éteignais le brasier et je
conservais le charbon, pour l’emporter chez moi et l’employer sans
risque de fumée à tout ce qui réclamait l’usage du feu.

Mais que cela soit dit en passant. Tandis que là j’abattais du bois,
j’avais donc aperçu derrière l’épais branchage d’un hallier une espèce
de cavité, dont je fus curieux de voir l’intérieur. Parvenu, non sans
difficulté, à son embouchure, je trouvai qu’il était assez spacieux,
c’est-à-dire assez pour que je pusse m’y tenir debout, moi et
peut-être une seconde personne; mais je dois avouer que je me retirai
avec plus de hâte que je n’étais entré, lorsque, portant mes regards
vers le fond de cet antre, qui était entièrement obscur, j’y vis deux
grands yeux brillants. Étaient-ils de diable ou d’homme, je ne savais;
mais la sombre lueur de l’embouchure de la caverne s’y réfléchissant,
ils étincelaient comme deux étoiles.

Toutefois, après une courte pause, je revins à moi, me traitant
mille fois de fou, et me disant que ce n’était pas à celui qui avait
vécu vingt ans tout seul dans cette île à s’effrayer du diable, et
que je devais croire qu’il n’y avait rien dans cet antre de plus
effroyable que moi-même. Là-dessus, reprenant courage, je saisis
un tison enflammé et me précipitai dans la caverne avec ce brandon
à la main. Je n’y eus pas fait trois pas que je fus presque aussi
effrayé qu’auparavant; car j’entendis un profond soupir pareil à celui
d’une âme en peine, puis un bruit entrecoupé comme des paroles à
demi articulées, puis encore un profond soupir. Je reculai tellement
stupéfié, qu’une sueur froide me saisit, et que si j’eusse eu mon
chapeau sur ma tête, assurément mes cheveux l’auraient jeté à terre.
Mais, rassemblant encore mes esprits du mieux qu’il me fut possible,
et ranimant un peu mon courage en songeant que le pouvoir et la
présence de Dieu règnent partout et partout pouvaient me protéger,
je m’avançai de nouveau, et à la lueur de ma torche, que je tenais
au-dessus de ma tête, je vis, gisant sur la terre, un vieux, un
monstrueux et épouvantable bouc, semblant, comme on dit, lutter avec
la mort: il se mourait de vieillesse.

Je le poussai un peu pour voir s’il serait possible de le faire
sortir; il essaya de se lever, mais en vain. Alors je pensai qu’il
pouvait fort bien rester là, car de même qu’il m’avait effrayé, il
pourrait, tant qu’il aurait un souffle de vie, effrayer les sauvages
s’il s’en trouvait d’assez hardis pour pénétrer en ce repaire.

[Illustration: Je le poussai un peu.]

Revenu alors de mon trouble, je commençai à regarder autour de moi
et je trouvai cette caverne fort petite: elle pouvait avoir environ
douze pieds; mais elle était sans figure régulière, ni ronde ni
carrée, car la main de la nature y avait seule travaillé. Je remarquai
aussi sur le côté le plus profond une ouverture qui s’enfonçait plus
avant, mais si basse, que je fus obligé de me traîner sur les mains
et sur les genoux pour y passer. Où aboutissait-elle, je l’ignorais.
N’ayant point de flambeau, je remis la partie à une autre fois, et je
résolus de revenir le lendemain pourvu de chandelles et d’un briquet
que j’avais fait avec une batterie de mousquet, dans le bassinet de
laquelle je mettais une pièce d’artifice.

En conséquence, le jour suivant je revins muni de six grosses
chandelles de ma façon,—car alors je m’en fabriquais de très bonnes
avec du suif de chèvre;—j’allai à l’ouverture étroite, et je fus
obligé de ramper à quatre pieds, comme je l’ai dit, à peu près
l’espace de dix verges: ce qui, je pense, était une tentative assez
téméraire, puisque je ne savais pas jusqu’où ce souterrain pouvait
aller, ni ce qu’il y avait au bout. Quand j’eus passé ce défilé, je
me trouvai sous une voûte d’environ vingt pieds de hauteur. Je puis
affirmer que, dans toute l’île, il n’y avait pas un spectacle plus
magnifique à voir que les parois et le berceau de cette voûte ou de
cette caverne. Ils réfléchissaient mes deux chandelles de cent mille
manières. Qu’y avait-il dans le roc? Étaient-ce des diamants ou
d’autres pierreries, ou de l’or,—ce que je suppose plus volontiers?—je
l’ignorais.

Bien que tout à fait sombre, c’était la plus délicieuse grotte qu’on
puisse se figurer. L’aire en était unie et sèche et couverte d’une
sorte de gravier fin et mouvant. On n’y voyait point d’animaux
immondes, et il n’y avait ni eau ni humidité sur les parois de la
voûte. La seule difficulté, c’était l’entrée; difficulté que toutefois
je considérais comme un avantage, puisqu’elle en faisait une place
forte, un abri sûr dont j’avais besoin. Je fus vraiment ravi de
ma découverte, et je résolus de transporter sans délai dans cette
retraite tout ce dont la conservation m’importait le plus, surtout ma
poudre et toutes mes armes de réserve, c’est-à-dire deux de mes trois
fusils de chasse et trois de mes mousquets: j’en avais huit. A mon
château, je n’en laissai donc que cinq, qui sur ma redoute extérieure
demeuraient toujours braqués comme des pièces de canon, et que je
pouvais également prendre en cas d’expédition.

Pour ce transport de mes munitions, je fus obligé d’ouvrir le baril
de poudre que j’avais retiré de la mer et qui avait été mouillé. Je
trouvai que l’eau avait pénétré de tous côtés à la profondeur de trois
ou quatre pouces, et que la poudre détrempée avait, en se séchant,
formé une croûte qui avait conservé l’intérieur comme un fruit dans
sa coque; de sorte qu’il y avait bien au centre du tonneau soixante
livres de bonne poudre: ce fut une agréable découverte pour moi en ce
moment. Je l’emportai toute à ma caverne, sauf deux ou trois livres
que je gardai dans mon château, de peur de n’importe quelle surprise.
J’y portai aussi tout le plomb que j’avais réservé pour me faire des
balles.

Je me croyais alors semblable à ces anciens géants qui vivaient,
dit-on, dans des cavernes et des trous de rocher inaccessibles; car
j’étais persuadé que, réfugié en ce lieu, je ne pourrais être dépisté
par les sauvages, fussent-ils cinq cents à me pourchasser; ou que,
s’ils le faisaient, ils ne voudraient point se hasarder à m’y donner
l’attaque.

Le vieux bouc que j’avais trouvé expirant mourut à l’entrée de la
caverne le lendemain du jour où j’en fis la découverte. Il me parut
plus commode, au lieu de le tirer dehors, de creuser un grand trou,
de l’y jeter et de le recouvrir de terre. Je l’enterrai ainsi pour me
préserver de toute odeur infecte.

J’étais alors dans la vingt-troisième année de ma résidence dans cette
île, et si accoutumé à ce séjour et à mon genre de vie, que si j’eusse
eu l’assurance que les sauvages ne viendraient point me troubler,
j’aurais volontiers signé la capitulation de passer là le reste de
mes jours jusqu’au dernier moment, jusqu’à ce que je fusse gisant,
et que je mourusse comme le vieux bouc dans la caverne. Je m’étais
ménagé quelques distractions et quelques amusements qui faisaient
passer le temps plus vite et plus agréablement qu’autrefois. J’avais,
comme je l’ai déjà dit, appris à parler à mon POLL; et il le faisait
si familièrement, et il articulait si distinctement, si pleinement,
que c’était pour moi un grand plaisir de l’entendre. Il vécut avec moi
pas moins de vingt-six ans: combien vécut-il ensuite? je l’ignore. On
prétend au Brésil que ces animaux peuvent vivre cent ans. Peut-être
quelques-uns de mes perroquets existent-ils encore et appellent-ils
encore en ce moment le _pauvre Robin Crusoé_. Je ne souhaite pas qu’un
Anglais ait le malheur d’aborder mon île et de les y entendre jaser;
mais si cela advenait, assurément il croirait que c’est le diable. Mon
chien me fut un très agréable et fidèle compagnon pendant seize ans:
il mourut de pure vieillesse. Quant à mes chats, ils multiplièrent,
comme je l’ai dit, et à un tel point que je fus d’abord obligé d’en
tuer plusieurs pour les empêcher de me dévorer moi et tout ce que
j’avais. Mais enfin, après la mort des deux vieux que j’avais apportés
du navire, les ayant pendant quelque temps continuellement chassés
et laissés sans nourriture, ils s’enfuirent tous dans les bois et
devinrent sauvages, excepté deux ou trois favoris que je gardai auprès
de moi. Ils faisaient partie de ma famille; mais j’eus toujours grand
soin, quand ils mettaient bas, de noyer tous leurs petits. En outre,
je gardai toujours autour de moi deux ou trois chevreaux domestiques
que j’avais accoutumés à manger dans ma main, et deux autres
perroquets qui jasaient assez bien pour dire _Robin Crusoé_, pas aussi
bien toutefois que le premier: à la vérité, pour eux je ne m’étais
pas donné autant de peine. J’avais aussi quelques oiseaux de mer
apprivoisés dont je ne sais pas les noms; je les avais attrapés sur
le rivage et leur avais coupé les ailes. Les petits pieux que j’avais
plantés en avant de la muraille de mon château étant devenus un bocage
épais et touffu, ces oiseaux y nichaient et y pondaient parmi les
arbrisseaux, ce qui était fort agréable pour moi. En résumé, comme je
le disais tantôt, j’aurais été fort content de la vie que je menais si
elle n’avait point été troublée par la crainte des sauvages.

Mais il en était ordonné autrement. Pour tous ceux qui liront mon
histoire il ne saurait être hors de propos de faire cette juste
observation. Que de fois n’arrive-t-il pas, dans le cours de notre
vie, que le mal que nous cherchons le plus à éviter, et qui nous
paraît le plus terrible quand nous y sommes tombés, soit la porte de
notre délivrance, l’unique moyen de sortir de notre affliction! Je
pourrais en trouver beaucoup d’exemples dans le cours de mon étrange
vie; mais jamais cela n’a été plus remarquable que dans les dernières
années de ma résidence solitaire dans cette île.

Ce fut au mois de décembre de la vingt-troisième année de mon séjour,
comme je l’ai dit, à l’époque du solstice méridional,—car je ne puis
l’appeler solstice d’hiver,—temps particulier de ma moisson, qui
m’appelait presque toujours aux champs, qu’un matin, sortant de très
bonne heure, avant même le point du jour, je fus surpris de voir la
lueur d’un feu sur le rivage, à la distance d’environ deux milles,
vers l’extrémité de l’île où j’avais déjà observé que les sauvages
étaient venus; mais ce n’était point cette fois sur l’autre côté, mais
bien, à ma grande affliction, sur le côté que j’habitais.

[Illustration: ... de voir la lueur d’un feu sur le rivage.]

A cette vue, horriblement effrayé, je m’arrêtai court, et n’osai pas
sortir de mon bocage, de peur d’être surpris; encore n’y étais-je
pas tranquille: car j’étais plein de l’appréhension que, si les
sauvages, en rôdant, venaient à trouver ma moisson pendante ou coupée,
ou n’importe quels travaux et quelles cultures, ils en concluraient
immédiatement que l’île était habitée et ne s’arrêteraient point
qu’ils ne m’eussent découvert. Dans cette angoisse, je retournai
droit à mon château; et, ayant donné à toutes les choses extérieures
un aspect aussi sauvage, aussi naturel que possible, je retirai mon
échelle après moi.

Alors je m’armai et me mis en état de défense. Je chargeai toute mon
artillerie, comme je l’appelais, c’est-à-dire mes mousquets montés
sur mon nouveau retranchement, et tous mes pistolets, bien résolu à
combattre jusqu’au dernier soupir. Je n’oubliai pas de me recommander
avec ferveur à la protection divine et de supplier Dieu de me délivrer
des mains des barbares. Dans cette situation, ayant attendu deux
heures, je commençai à être fort impatient de savoir ce qui se passait
au dehors: je n’avais point d’espion à envoyer à la découverte.

Après être demeuré là encore quelque temps, et après avoir songé
à ce que j’avais à faire en cette occasion, il me fut impossible
de supporter davantage l’ignorance où j’étais. Appliquant donc mon
échelle sur le flanc du rocher où se trouvait une plate-forme, puis
la retirant après moi et la replaçant de nouveau, je parvins au
sommet de la colline. Là, couché à plat ventre sur la terre, je pris
ma longue-vue, que j’avais apportée à dessein, et je la braquai. Je
vis aussitôt qu’il n’y avait pas moins de neuf sauvages assis en rond
autour d’un petit feu, non pour se chauffer, car la chaleur était
extrême, mais, comme je le supposai, pour apprêter quelque atroce mets
de chair humaine qu’ils avaient apportée avec eux, ou morte ou vive,
c’est ce que je ne pus savoir.

Ils avaient avec eux deux pirogues halées sur le rivage; et, comme
c’était alors le temps du jusant, ils me semblèrent attendre le
retour du flot pour s’en retourner. Il n’est pas facile de se figurer
le trouble où me jeta ce spectacle, et surtout leur venue si proche
de moi et sur mon côté de l’île. Mais quand je considérai que leur
débarquement devait toujours avoir lieu au jusant, je commençai à
retrouver un peu de calme, certain de pouvoir sortir en toute sûreté
pendant le temps du flot, si personne n’avait abordé au rivage
auparavant. Cette observation faite, je me remis à travailler à ma
moisson avec plus de tranquillité.

La chose arriva comme je l’avais prévu; car aussitôt que la marée
porta à l’ouest, je les vis tous monter dans leurs pirogues et tous
ramer ou pagayer, comme cela s’appelle. J’aurais dû faire remarquer
qu’une heure environ avant de partir ils s’étaient mis à danser, et
qu’à l’aide de ma longue-vue j’avais pu apercevoir leurs postures et
leurs gesticulations. Je reconnus, par la plus minutieuse observation,
qu’ils étaient entièrement nus, sans le moindre vêtement sur le corps;
mais étaient-ce des hommes ou des femmes? il me fut impossible de le
distinguer.

Sitôt qu’ils furent embarqués et partis, je sortis avec deux mousquets
sur mes épaules, deux pistolets à ma ceinture, mon grand sabre sans
fourreau à mon côté, et avec toute la diligence dont j’étais capable,
je me rendis à la colline où j’avais découvert la première de toutes
les traces. Dès que j’y fus arrivé, ce qui ne fut qu’au bout de
deux heures,—car je ne pouvais aller vite chargé d’armes comme je
l’étais,—je vis qu’il y avait eu, en ce lieu, trois autres pirogues
de sauvages; et, regardant au loin, je les aperçus toutes ensemble
faisant route pour le continent.

Ce fut surtout pour moi un terrible spectacle quand, en descendant au
rivage, je vis les traces de leur affreux festin, du sang, des os,
des tronçons de chair humaine qu’ils avaient mangée et dévorée avec
joie. Je fus si rempli d’indignation à cette vue, que je recommençai
à méditer le massacre des premiers que je rencontrerais, quels qu’ils
pussent être et quelque nombreux qu’ils fussent.

Il me paraît évident que leurs visites dans l’île devaient être
assez rares, car il se passa plus de quinze mois avant qu’ils ne
revinssent, c’est-à-dire que durant tout ce temps je n’en revis ni
trace ni vestige. Dans la saison des pluies, il était sûr qu’ils ne
pouvaient sortir de chez eux, du moins pour aller si loin. Cependant,
durant cet intervalle, je vivais misérablement: l’appréhension d’être
pris à l’improviste m’assiégeait sans relâche; d’où je déduis que
l’expectative du mal est plus amère que le mal lui-même, quand surtout
on ne peut se défaire de cette attente ou de ces appréhensions.

Pendant tout ce temps-là mon humeur meurtrière ne m’abandonna pas,
et j’employais la plupart des heures du jour, qui auraient pu être
beaucoup mieux dépensées, à imaginer comment je les circonviendrais
et les assaillirais à la première rencontre, surtout s’ils étaient
divisés en deux parties comme la première fois. Je ne considérais
nullement que si j’en tuais une bande, je suppose de dix ou douze, et
que le lendemain, la semaine ou le mois suivant, j’en tuasse encore
d’autres, et ainsi de suite à l’infini, je deviendrais aussi meurtrier
qu’ils étaient mangeurs d’hommes, et peut-être plus encore.

J’usais ma vie dans une grande perplexité et une grande anxiété
d’esprit; je m’attendais à tomber un jour ou l’autre entre les mains
de ces impitoyables créatures. Si je me hasardais quelquefois dehors,
ce n’était qu’en promenant mes regards inquiets autour de moi et avec
tout le soin, toute la précaution imaginable. Je sentis alors, à ma
grande consolation, combien c’était chose heureuse pour moi que je me
fusse pourvu d’un troupeau ou d’une harde de chèvres; car je n’osais
en aucune occasion tirer mon fusil, surtout du côté de l’île fréquenté
par les sauvages, de peur de leur donner une alerte. Peut-être se
seraient-ils enfuis d’abord; mais bien certainement ils seraient
revenus au bout de quelques jours avec deux ou trois cents pirogues:
je savais ce à quoi je devais m’attendre alors.

Néanmoins je fus un an et trois mois avant d’en revoir aucun; mais
comment en revis-je? c’est ce dont il sera parlé bientôt. Il est
possible que durant cet intervalle ils soient revenus deux ou trois
fois, mais ils ne séjournèrent pas, ou au moins n’en eus-je point
connaissance. Ce fut donc, d’après mon plus exact calcul, au mois de
mai et dans la vingt-quatrième année de mon isolement que j’eus avec
eux l’étrange rencontre dont il sera discouru en son lieu.

La perturbation de mon âme fut très grande pendant ces quinze ou seize
mois. J’avais le sommeil inquiet, je faisais des songes effrayants, et
souvent je me réveillais en sursaut. Le jour, des troubles violents
accablaient mon esprit; la nuit, je rêvais fréquemment que je tuais
des sauvages, et je pesais les raisons qui pouvaient me justifier de
cet acte.—Mais laissons tout cela pour quelque temps. C’était vers
le milieu de mai, le seizième jour, je pense, autant que je pus m’en
rapporter à mon pauvre calendrier de bois où je faisais toujours mes
marques; c’était, dis-je, le seize mai: un violent ouragan souffla
tout le jour, accompagné de quantité d’éclairs et de coups de
tonnerre. La nuit suivante fut épouvantable. Je ne sais plus quel en
était le motif particulier, mais je lisais la Bible, et faisais de
sérieuses réflexions sur ma situation, quand je fus surpris par un
bruit semblable à un coup de canon tiré en mer.

Ce fut pour moi une surprise d’une autre nature entièrement différente
de toutes celles que j’avais eues jusqu’alors, car elle éveilla en
mon esprit de tout autres idées. Je me levai avec toute la hâte
imaginable, et en un tour de main j’appliquai mon échelle contre le
rocher; je montai à mi-hauteur, puis je la retirai après moi, je la
replaçai et j’escaladai jusqu’au sommet. Au même instant, une flamme
me prépara à entendre un second coup de canon, qui en effet au bout
d’une demi-minute frappa mon oreille. Je reconnus par le son qu’il
devait être dans cette partie de la mer où ma pirogue avait été
drossée par les courants.

Je songeai aussitôt que ce devait être un vaisseau en péril, qui,
allant de conserve avec quelque autre navire, tirait son canon en
signal de détresse pour en obtenir du secours, et j’eus sur-le-champ
la présence d’esprit de penser que bien que je ne pusse l’assister,
peut-être lui m’assisterait-il. Je rassemblai donc tout le bois sec
qui se trouvait aux environs, et j’en fis un assez beau monceau
que j’allumai sur la colline. Le bois étant sec, il s’enflamma
facilement, et malgré la violence du vent il flamba à merveille:
j’eus alors la certitude que, si toutefois c’était un navire, ce feu
serait immanquablement aperçu; et il le fut sans aucun doute, car
à peine mon bois se fut-il embrasé que j’entendis un troisième coup
de canon, qui fut suivi de plusieurs autres, venant tous du même
point. J’entretins mon feu toute la nuit jusqu’à l’aube, et quand il
fit grand jour et que l’air se fut éclairci, je vis quelque chose en
mer, tout à fait à l’est de l’île. Était-ce un navire ou des débris
de navire? je ne pus le distinguer, voire même avec mes lunettes
d’approche, la distance étant trop grande et le temps encore trop
brumeux, du moins en mer.

Durant tout le jour je regardai fréquemment cet objet: je m’aperçus
bientôt qu’il ne se mouvait pas, et j’en conclus que ce devait être
un navire à l’ancre. Brûlant de m’en assurer, comme on peut bien le
croire, je pris mon fusil à la main, et je courus vers la partie
méridionale de l’île, vers les rochers où j’avais été autrefois
entraîné par les courants; je grimpai à leur sommet, et, le temps
étant alors parfaitement clair, je vis distinctement, mais à mon grand
chagrin, la carcasse d’un vaisseau échoué pendant la nuit sur les
roches à fleur d’eau que j’avais trouvées en me mettant en mer avec ma
chaloupe, et qui, résistant à la violence du courant, faisaient cette
espèce de contre-courant ou remous par lequel j’avais été délivré de
la position la plus désespérée et la plus désespérante où je me sois
trouvé de ma vie.

C’est ainsi que ce qui est le salut de l’un fait la perte de l’autre;
car il est probable que ce navire, quel qu’il fût, n’ayant aucune
connaissance de ces roches entièrement cachées sous l’eau, y avait été
poussé durant la nuit par un vent violent soufflant de l’est et de
l’est-nord-est. Si l’équipage avait découvert l’île, ce que je ne puis
supposer, il aurait nécessairement tenté de se sauver à terre dans
la chaloupe.—Les coups de canon qu’il avait tirés, surtout en voyant
mon feu, comme je l’imaginais, me remplirent la tête d’une foule de
conjectures: tantôt je pensais qu’apercevant mon fanal il s’était
jeté dans la chaloupe pour tâcher de gagner le rivage, mais que la
lame étant très forte, il avait été emporté; tantôt je m’imaginais
qu’il avait commencé par perdre sa chaloupe, ce qui arrive souvent
lorsque les flots, se brisant sur un navire, forcent les matelots
à défoncer et à mettre en pièces leur embarcation ou à la jeter
par-dessus le bord. D’autres fois je me figurais que le vaisseau ou
les vaisseaux qui allaient de conserve avec celui-ci, avertis par
les signaux de détresse, avaient recueilli et emmené cet équipage.
Enfin, dans d’autres moments je pensais que tous les hommes du bord
étaient descendus dans leur chaloupe, et que, drossés par le courant
qui m’avait autrefois entraîné, ils avaient été emportés dans le
grand Océan où ils ne trouveraient rien que la misère et la mort, où
peut-être ils seraient réduits par la faim à se manger les uns les
autres.

Mais, comme cela n’était que des conjectures, je ne pouvais, en
ma position, que considérer l’infortune de ces pauvres gens et
m’apitoyer. Ce qui eut sur moi la bonne influence de me rendre de plus
en plus reconnaissant envers Dieu, dont la providence avait pris dans
mon malheur un soin si généreux de moi, que, de deux équipages perdus
sur ces côtes, moi seul avais été préservé. J’appris de là encore
qu’il est rare que Dieu nous plonge dans une condition si basse, dans
une misère si grande, que nous ne puissions trouver quelque sujet de
gratitude, et trouver de nos semblables jetés dans des circonstances
pires que les nôtres.

Tel était le sort de cet équipage, dont il n’était pas probable
qu’aucun homme eût échappé,—rien ne pouvant faire croire qu’il n’avait
pas péri tout entier,—à moins de supposer qu’il eût été sauvé par
quelque autre bâtiment allant avec lui de conserve; mais ce n’était
qu’une pure possibilité; car je n’avais vu aucun signe, aucune
apparence de rien de semblable.

Je ne puis trouver d’assez énergiques paroles pour exprimer l’ardent
désir, l’étrange envie que ce naufrage éveilla en mon âme et qui
souvent s’en exhalait ainsi:—«Oh! si une ou deux, une seule âme avait
pu être sauvée du navire, avait pu en réchapper, afin que je pusse
avoir un compagnon, un semblable, pour parler et pour vivre avec
moi!»—Dans tout le cours de ma vie solitaire je ne désirai jamais
si ardemment la société des hommes, et je n’éprouvai jamais un plus
profond regret d’en être séparé.

Il y a dans nos passions certaines sources secrètes qui, lorsqu’elles
sont vivifiées par des objets présents ou absents, mais rendus
présents à notre esprit par la puissance de notre imagination,
entraînent notre âme avec tant d’impétuosité vers les objets de ses
désirs, que la non-possession en devient vraiment insupportable.

Telle était l’ardeur de mes souhaits pour la conservation d’un seul
homme, que je répétai, je crois, mille fois ces mots:—«Oh! qu’un
homme ait été sauvé, oh! qu’un seul homme ait été sauvé!»—J’étais si
violemment irrité par ce désir en prononçant ces paroles, que mes
mains se saisissaient, que mes doigts pressaient la paume de mes mains
et avec tant de rage que si j’eusse tenu quelque chose de fragile je
l’eusse brisé involontairement; mes dents claquaient dans ma bouche et
se serraient si fortement que je fus quelque temps avant de pouvoir
les séparer.

Que les naturalistes expliquent ces choses, leur raison et leur
nature; quant à moi, je ne puis que consigner ce fait, qui me parut
toujours surprenant et dont je ne pus jamais me rendre compte. C’était
sans doute l’effet de la fougue de mon désir et de l’énergie de mes
idées me représentant toute la consolation que j’aurais puisée dans la
société d’un chrétien comme moi.

Mais cela ne devait pas être: leur destinée ou la mienne ou toutes
deux peut-être l’interdisaient; car jusqu’à la dernière année de mon
séjour dans l’île j’ai ignoré si quelqu’un s’était ou ne s’était pas
sauvé du naufrage; j’eus seulement, quelques jours après, l’affliction
de voir le corps d’un jeune garçon noyé jeté sur le rivage, à
l’extrémité de l’île, à peu de distance du vaisseau naufragé. Il
n’avait pour tout vêtement qu’une veste de matelot, un caleçon de
toile ouvert aux genoux et une chemise bleue. Rien ne put me faire
deviner quelle était sa nation: il n’avait dans ses poches que deux
pièces de huit et une pipe à tabac qui avait dix fois plus de valeur
pour moi.

[Illustration: ... de voir le corps d’un jeune garçon.]

La mer était calme alors, et j’avais grande envie de m’aventurer dans
ma pirogue jusqu’au navire. Je ne doutais nullement que je pusse
trouver à bord quelque chose pour mon utilité; mais ce n’était pas là
le motif qui m’y portait le plus: j’y étais entraîné par la pensée que
je trouverais peut-être quelque créature dont je pourrais sauver la
vie, et par là réconforter la mienne au plus haut degré. Cette pensée
me tenait tellement au cœur, que je n’avais de repos ni jour ni nuit,
et qu’il fallut que je me risquasse à aller à bord de ce vaisseau. Je
m’abandonnai donc à la providence de Dieu, persuadé que j’étais qu’une
impulsion si forte, à laquelle je ne pouvais résister, devait venir
d’une invisible direction, et que je serais coupable envers moi si je
ne le faisais point.

Sous le coup de cette impression, je regagnai à grands pas mon
château, afin de préparer tout pour mon voyage. Je pris une bonne
quantité de pain, un grand pot d’eau fraîche, une boussole pour
me gouverner, une bouteille de _rhum_,—j’en avais encore beaucoup
en réserve,—et une pleine corbeille de raisins. Chargé ainsi, je
retournai à ma pirogue, je vidai l’eau qui s’y trouvait, je la mis à
flot, et j’y déposai toute ma cargaison. Je revins ensuite chez moi
prendre une seconde charge, composée d’un grand sac de riz, de mon
parasol—pour placer au-dessus de ma tête et me donner de l’ombre,—d’un
second pot d’eau fraîche, de deux douzaines environ de mes petits
pains ou gâteaux d’orge, d’une bouteille de lait de chèvre et d’un
fromage. Je portai tout cela à mon embarcation, non sans beaucoup de
peine et de sueur. Ayant prié Dieu de diriger mon voyage, je me mis
en route, et, ramant ou pagayant le long du rivage, je parvins enfin
à l’extrême pointe de l’île sur le côté nord-est. Là, il s’agissait
de se lancer dans l’Océan, de s’aventurer ou de ne pas s’aventurer.
Je regardai les courants rapides qui à quelque distance régnaient des
deux côtés de l’île. Le souvenir des dangers que j’avais courus me
rendit ce spectacle bien terrible, et le cœur commença à me manquer;
car je pressentis que si un de ces courants m’entraînait, je serais
emporté en haute mer, peut-être hors de la vue de mon île; et
qu’alors, comme ma pirogue était fort légère, pour peu qu’un joli
frais s’élevât, j’étais inévitablement perdu.

Ces pensées oppressèrent tellement mon âme, que je commençai à
abandonner mon entreprise: je halai ma barque dans une crique du
rivage, je gagnai un petit tertre et je m’y assis inquiet et pensif,
flottant entre la crainte et le désir de faire mon voyage. Tandis
que j’étais à réfléchir, je m’aperçus que la marée avait changé et
que le flot montait, ce qui rendait pour quelque temps mon départ
impraticable. Il me vint alors à l’esprit de monter sur la butte la
plus haute que je pourrais trouver, et d’observer les mouvements de
la marée pendant le flux, afin de juger si, entraîné par l’un de ces
courants, je ne pourrais pas être ramené par l’autre avec la même
rapidité. Cela ne me fut pas plus tôt entré dans la tête, que je jetai
mes regards sur un monticule qui dominait suffisamment les deux côtes,
et d’où je vis clairement la direction de la marée et la route que
j’avais à suivre pour mon retour: le courant du jusant sortait du côté
de la pointe sud de l’île, le courant du flot rentrait du côté du
nord. Tout ce que j’avais à faire pour opérer mon retour était donc de
serrer la pointe septentrionale de l’île.

Enhardi par cette observation, je résolus de partir le lendemain matin
avec le commencement de la marée, ce que je fis en effet après avoir
reposé la nuit dans mon canot sous la grande houppelande dont j’ai
fait mention. Je gouvernai premièrement plein nord, jusqu’à ce que
je me sentisse soulevé par le courant qui portait à l’est, et qui
m’entraîna à une grande distance, sans cependant me désorienter, ainsi
que l’avait fait autrefois le courant sur le côté sud, et sans m’ôter
toute la direction de ma pirogue. Comme je faisais un bon sillage avec
ma pagaie, j’allai droit au navire échoué, et en moins de deux heures
je l’atteignis.

C’était un triste spectacle à voir! Le bâtiment, qui me parut espagnol
par sa construction, était fiché et enclavé entre deux roches; la
poupe et la hanche avaient été mises en pièces par la mer; et, comme
le gaillard d’avant avait donné contre les rochers avec une violence
extrême, le grand mât et le mât de misaine s’étaient brisés au ras du
pied; mais le beaupré était resté en bon état, et l’avant et l’éperon
paraissaient fermes.—Lorsque je me fus approché, un chien parut sur le
tillac: me voyant venir, il se mit à japper et à aboyer. Aussitôt que
je l’appelai, il sauta à la mer pour venir à moi, et je le pris dans
ma barque. Le trouvant à moitié mort de faim et de soif, je lui donnai
un de mes pains qu’il engloutit comme un loup vorace ayant jeûné
quinze jours dans la neige; ensuite je donnai de l’eau fraîche à cette
pauvre bête, qui, si je l’avais laissée faire, aurait bu jusqu’à en
crever.

Après cela, j’allai à bord. La première chose que j’y rencontrai ce
fut, dans la cuisine, sur le gaillard d’avant, deux hommes noyés et
qui se tenaient embrassés. J’en conclus, cela est au fait probable,
qu’au moment où, durant la tempête, le navire avait touché, les lames
brisaient si haut et avec tant de rapidité, que ces pauvres gens
n’avaient pu s’en défendre, et avaient été étouffés par la continuelle
chute des vagues, comme s’ils eussent été sous l’eau.—Outre le chien,
il n’y avait rien à bord qui fût en vie, et toutes les marchandises
que je pus voir étaient avariées. Je trouvai cependant, arrimés
dans la cale, quelques tonneaux de liqueurs. Était-ce du vin ou de
l’eau-de-vie, je ne sais. L’eau, en se retirant, les avait laissés à
découvert, mais ils étaient trop gros pour que je pusse m’en saisir.
Je trouvai aussi plusieurs coffres qui me parurent avoir appartenu
à des matelots, et j’en portai deux dans ma barque sans examiner ce
qu’ils contenaient.

Si la poupe avait été garantie et que la proue eût été brisée, je
suis persuadé que j’aurais fait un bon voyage; car, à en juger par ce
que je trouvai dans les coffres, il devait y avoir à bord beaucoup de
richesses. Je présume, par la route qu’il tenait, qu’il devait venir
de Buenos-Ayres ou de Rio de la Plata, dans l’Amérique méridionale, en
delà du Brésil, et devait aller à la Havane, dans le golfe du Mexique,
et de là peut-être en Espagne. Assurément ce navire recélait un grand
trésor, mais perdu à jamais pour tout le monde. Et qu’était devenu le
reste de son équipage, je ne le sus pas alors.

Outre ces coffres, j’y trouvai un petit tonneau plein d’environ
vingt gallons de liqueur, que je transportai dans ma pirogue, non
sans beaucoup de difficulté. Dans une cabine je découvris plusieurs
mousquets et une grande poire à poudre en contenant environ quatre
livres. Quant aux mousquets, je n’en avais pas besoin: je les laissai
donc, mais je pris le cornet à poudre. Je pris aussi une pelle et
des pincettes, qui me faisaient extrêmement faute, deux chaudrons de
cuivre, un gril et une chocolatière. Avec cette cargaison et le chien,
je me mis en route quand la marée commença à porter vers mon île, que
le même soir, à une heure de la nuit environ, j’atteignis, harassé,
épuisé de fatigue.

Je reposai cette nuit dans ma pirogue, et le matin je résolus de ne
point porter mes acquisitions dans mon château, mais dans ma nouvelle
caverne.

Après m’être restauré, je débarquai ma cargaison et je me mis à en
faire l’inventaire. Le tonneau de liqueur contenait une sorte de
_rhum_, mais non pas de la qualité de celui qu’on boit au Brésil: en
un mot, détestable. Quand j’en vins à ouvrir les coffres, je découvris
plusieurs choses dont j’avais besoin: par exemple, dans l’un je
trouvai un beau coffret renfermant des flacons de forme extraordinaire
et remplis d’eaux cordiales fines et très bonnes. Les flacons, de la
contenance de trois pintes, étaient tout garnis d’argent. Je trouvai
deux pots d’excellentes confitures si bien bouchés que l’eau n’avait
pu y pénétrer, et deux autres qu’elle avait tout à fait gâtés. Je
trouvai en outre de fort bonnes chemises qui furent les bienvenues,
et environ une douzaine et demie de mouchoirs de toile blanche et de
cravates de couleur. Les mouchoirs furent aussi les bien reçus, rien
n’étant plus rafraîchissant pour m’essuyer le visage dans les jours de
chaleur. Enfin, lorsque j’arrivai au fond du coffre, je trouvai trois
grands sacs de pièces de huit, qui contenaient environ onze cents
pièces en tout, et dans l’un de ces sacs six doublons d’or enveloppés
dans un papier, et quelques petites barres ou lingots d’or qui, je le
suppose, pesaient à peu près une livre.

[Illustration: Je me mis à en faire l’inventaire.]

Dans l’autre coffre il y avait quelques vêtements, mais de peu de
valeur. Je fus porté à croire que celui-ci avait appartenu au maître
canonnier, par cette raison qu’il ne s’y trouvait point de poudre,
mais environ deux livres de pulvérin dans trois flasques, mises en
réserve, je suppose, pour charger des armes de chasse dans l’occasion.
Somme toute, par ce voyage, j’acquis peu de chose qui me fût d’un
grand usage; car pour l’argent je n’en avais que faire: il était
pour moi comme la boue sous mes pieds; je l’aurais donné pour trois
ou quatre paires de bas et de souliers anglais, dont j’avais grand
besoin. Depuis bien des années j’étais réduit à m’en passer. J’avais
alors, il est vrai, deux paires de souliers que j’avais pris aux
pieds des deux hommes noyés que j’avais découverts à bord, et deux
autres paires que je trouvai dans l’un des coffres, ce qui me fut fort
agréable; mais ils ne valaient pas nos souliers anglais, ni pour la
commodité ni pour le service, étant plutôt ce que nous appelons des
escarpins que des souliers. Enfin je tirai du second coffre environ
cinquante pièces de huit en réaux, mais point d’or. Il est à croire
qu’il avait appartenu à un marin plus pauvre que le premier, qui doit
avoir eu quelque officier pour maître.

Je portai néanmoins cet argent dans ma caverne, et je l’y serrai comme
le premier que j’avais sauvé de notre bâtiment. Ce fut vraiment grand
dommage, comme je le disais tantôt, que l’autre partie du navire
n’eût pas été accessible, je suis certain que j’aurais pu en tirer de
l’argent de quoi charger plusieurs fois ma pirogue; argent qui, si je
fusse jamais parvenu à m’échapper et à m’enfuir en Angleterre, aurait
pu rester en sûreté dans ma caverne jusqu’à ce que je revinsse le
chercher.

Après avoir tout débarqué et tout mis en lieu sûr, je retournai à
mon embarcation. En ramant ou pagayant le long du rivage, je la
ramenai dans sa rade ordinaire, et je revins en hâte à ma demeure,
où je retrouvai tout dans la paix et dans l’ordre. Je me remis
donc à vivre selon mon ancienne manière, et à prendre soin de mes
affaires domestiques. Pendant un certain temps mon existence fut assez
agréable, seulement j’étais encore plus vigilant que de coutume; je
faisais le guet plus souvent et ne mettais plus aussi fréquemment
le pied dehors. Si parfois je sortais avec quelque liberté, c’était
toujours dans la partie orientale de l’île, où j’avais la presque
certitude que les sauvages ne venaient pas, et où je pouvais aller
sans tant de précautions, sans ce fardeau d’armes et de munitions que
je portais toujours avec moi lorsque j’allais de l’autre côté.

Je vécus près de deux ans encore dans cette situation; mais ma
malheureuse tête, qui semblait faite pour rendre mon corps misérable,
fut durant ces deux années toujours emplie de projets et de desseins
pour tenter de m’enfuir de mon île. Quelquefois je voulais faire une
nouvelle visite au navire échoué, quoique ma raison me criât qu’il
n’y restait rien qui valût les dangers du voyage; d’autres fois je
songeais à aller çà et là, tantôt d’un côté, tantôt d’un autre; et je
crois vraiment que si j’avais eu la chaloupe sur laquelle je m’étais
échappé de Sallé, je me serais aventuré en mer pour aller n’importe en
quel lieu, pour aller je ne sais où.

J’ai été dans toutes les circonstances de ma vie un exemple vivant de
ceux qui sont atteints de cette plaie générale de l’humanité, d’où
découle gratuitement la moitié de leurs misères: j’entends la plaie de
n’être point satisfaits de la position où Dieu et la nature les ont
placés. Car, sans parler de mon état primitif et de mon opposition
aux excellents conseils de mon père, opposition qui fut, si je puis
l’appeler ainsi, mon péché originel, n’était-ce pas un égarement de
même nature qui avait été l’occasion de ma chute dans cette misérable
condition? Si cette Providence qui m’avait si heureusement établi au
Brésil comme planteur, eût limité mes désirs, si je m’étais contenté
d’avancer pas à pas, j’aurais pu être alors, j’entends au bout du
temps que je passai dans mon île, un des plus grands colons du Brésil;
car je suis persuadé, par les progrès que j’avais faits dans le peu
d’années que j’y vécus et ceux que j’aurais probablement faits si j’y
fusse demeuré, que je serais devenu riche à cent mille _moidores_.

J’avais bien affaire en vérité de laisser là une fortune assise, une
plantation bien pourvue, s’améliorant et prospérant, pour m’en aller
comme subrécargue chercher des nègres en Guinée, tandis qu’avec de
la patience et du temps, mon capital s’étant accru, j’en aurais pu
acheter au seuil de ma porte, à ces gens dont le trafic des noirs
était le seul négoce! Il est vrai qu’ils m’auraient coûté quelque
chose de plus, mais cette différence de prix pouvait-elle compenser de
si grands hasards?

La folie est ordinairement le lot des jeunes têtes, et la réflexion
sur les folies passées est ordinairement l’exercice d’un âge plus mûr
ou d’une expérience payée cher. J’en étais là alors, et cependant
l’extravagance avait jeté de si profondes racines dans mon cœur, que
je ne pouvais me satisfaire de ma situation, et que j’avais l’esprit
appliqué sans cesse à rechercher les moyens et la possibilité de
m’échapper de ce lieu.—Pour que je puisse, avec le plus grand agrément
du lecteur, entamer le reste de mon histoire, il est bon que je donne
quelques détails sur la conception de mes absurdes projets de fuite,
et que je fasse voir comment et sur quelles fondations j’édifiais.

Qu’on suppose maintenant que je suis retiré dans mon château, après
mon dernier voyage au bâtiment naufragé, que ma frégate est désarmée
et amarrée sous l’eau comme de coutume, et que ma condition est rendue
à ce qu’elle était auparavant. J’ai, il est vrai, plus d’opulence;
mais je n’en suis pas plus riche, car je ne fais pas plus d’usage de
mon or que les Indiens du Pérou avant l’arrivée des Espagnols.

Par une nuit de la saison pluvieuse de mars, dans la vingt-quatrième
année de ma vie solitaire, j’étais couché dans mon lit ou hamac sans
pouvoir dormir, mais en parfaite santé; je n’avais de plus qu’à
l’ordinaire ni peine, ni indisposition, ni trouble de corps, ni
trouble d’esprit; cependant il m’était impossible de fermer l’œil, du
moins pour sommeiller. De toute la nuit je ne m’assoupis pas autrement
que comme il suit.

Il serait aussi impossible que superflu de narrer la multitude
innombrable de pensées qui durant cette nuit me passèrent par
la mémoire, ce grand chemin du cerveau. Je me représentai toute
l’histoire de ma vie en miniature ou en raccourci, pour ainsi dire,
avant et après ma venue dans l’île. Dans mes réflexions sur ce
qu’était ma condition depuis que j’avais abordé cette terre, j’en vins
à comparer l’état heureux de mes affaires pendant les premières années
de mon exil, à cet état d’anxiété, de crainte et de précautions dans
lequel je vivais depuis que j’avais vu l’empreinte d’un pied d’homme
sur le sable. Il n’est pas croyable que les sauvages n’eussent pas
fréquenté l’île avant cette époque: peut-être y étaient-ils descendus
au rivage par centaines; mais, comme je n’en avais jamais rien su
et n’avais pu en concevoir aucune appréhension, ma sécurité était
parfaite, bien que le péril fût le même. J’étais aussi heureux en ne
connaissant point les dangers qui m’entouraient que si je n’y eusse
réellement point été exposé.—Cette vérité fit naître en mon esprit
beaucoup de réflexions profitables, et particulièrement celle-ci:
Combien est infiniment bonne cette Providence, qui, dans sa sagesse,
a posé des bornes étroites à la vue et à la science de l’homme!
Quoiqu’il marche au milieu de mille dangers dont le spectacle, s’ils
se découvraient à lui, troublerait son âme et terrasserait son
courage, il garde son calme et sa sérénité, parce que l’issue des
choses est cachée à ses regards, parce qu’il ne sait rien des dangers
qui l’environnent.

Après que ces pensées m’eurent distrait quelque temps, je vins à
réfléchir sérieusement sur les dangers réels que j’avais courus durant
tant d’années dans cette île même où je me promenais dans la plus
grande sécurité, avec toute la tranquillité possible, quand peut-être
il n’y avait que la pointe d’une colline, un arbre, ou les premières
ombres de la nuit, entre moi et le plus affreux de tous les sorts,
celui de tomber entre les mains des sauvages, des cannibales, qui se
seraient saisis de moi dans le même but que je le faisais d’une chèvre
ou d’une tortue, et n’auraient pas plus pensé faire un crime en me
tuant et en me dévorant que moi en mangeant un pigeon ou un courlis.
Je serais injustement mon propre détracteur, si je disais que je ne
rendis pas sincèrement grâce à mon divin Conservateur pour toutes les
délivrances inconnues qu’avec la plus grande humilité je confessais
devoir à sa toute particulière protection, sans laquelle je serais
inévitablement tombé entre ces mains impitoyables.

Ces considérations m’amenèrent à faire des réflexions sur la nature
de ces sauvages, et à examiner comment il se faisait qu’en ce monde
le sage Dispensateur de toutes choses eût abandonné quelques-unes
de ses créatures à une telle inhumanité, au-dessous de la brutalité
même, qu’elles vont jusqu’à se dévorer dans leur propre espèce. Mais
comme cela n’aboutissait qu’à de vaines spéculations, je me pris
à rechercher dans quel endroit du monde ces malheureux vivaient;
à quelle distance était la côte d’où ils venaient; pourquoi ils
s’aventuraient si loin de chez eux; quelle sorte de bateaux ils
avaient, et pourquoi je ne pourrais pas en ordonner de moi et de
mes affaires de façon à être à même d’aller à eux aussi bien qu’ils
venaient à moi.

Je ne me mis nullement en peine de ce que je ferais de moi quand
j’en serais arrivé là, de ce que je deviendrais si je tombais
entre les mains des sauvages; comment je leur échapperais s’ils me
pourchassaient, comment il me serait possible d’aborder à la côte sans
être attaqué par quelqu’un d’eux de manière à ne pouvoir me délivrer
moi-même. Enfin, s’il advenait que je ne tombasse point en leur
pouvoir, comment je me procurerais des provisions et vers quel lieu je
dirigerais ma course. Aucune de ces pensées, dis-je, ne se présenta
à mon esprit: mon idée de gagner la terre ferme dans ma pirogue
l’absorbait, je regardais ma position d’alors comme la plus misérable
qui pût être, et je ne voyais pas que je pusse rencontrer rien de
pire, sauf la mort. Ne pouvais-je pas trouver du secours en atteignant
le continent, ou ne pouvais-je le côtoyer, comme le rivage d’Afrique,
jusqu’à ce que je parvinsse à quelque pays habité où l’on me prêterait
assistance? Après tout, n’était-il pas possible que je rencontrasse
un bâtiment chrétien qui me prendrait à son bord? et enfin, le pire
du pire advenant, je ne pouvais que mourir, ce qui tout d’un coup
mettait fin à toutes mes misères.—Notez, je vous prie, que tout ceci
était le fruit du désordre de mon âme et de mon esprit véhément,
exaspéré, en quelque sorte, par la continuité de mes souffrances et
par le désappointement que j’avais eu à bord du vaisseau naufragé,
où j’avais été si près d’obtenir ce dont j’étais ardemment désireux,
c’est-à-dire quelqu’un à qui parler, quelqu’un qui pût me donner la
moindre connaissance du lieu où j’étais, et m’enseigner des moyens
probables de délivrance. J’étais donc, dis-je, totalement bouleversé
par ces pensées. Le calme de mon esprit, puisé dans ma résignation à
la Providence et ma soumission aux volontés du ciel, semblait être
suspendu; et je n’avais pas en quelque sorte la force de détourner ma
pensée de ce projet de voyage, qui m’assiégeait de désirs si impétueux
qu’il m’était impossible d’y résister.

Après que cette passion m’eut agité pendant deux heures et plus,
avec une telle violence que mon sang bouillonnait et que mon pouls
battait comme si la ferveur extraordinaire de mes désirs m’eût donné
la fièvre, la nature fatiguée, épuisée, me jeta dans un profond
sommeil.—On pourrait croire que mes songes roulèrent sur le même
projet, mais non pas, ni sur rien qui s’y rapportât. Je rêvai que,
sortant un matin de mon château comme de coutume, je voyais sur le
rivage deux canots et onze sauvages débarquant et apportant avec eux
un autre sauvage pour le tuer et le manger. Tout à coup, comme ils
s’apprêtaient à égorger ce sauvage, il bondit au loin et se prit à
fuir pour sauver sa vie. Alors je crus voir dans mon rêve que, pour se
cacher, il accourait vers le bocage épais masquant mes fortifications;
puis, que, m’apercevant qu’il était seul et que les autres ne le
cherchaient point par ce chemin, je me découvrais à lui en souriant
et l’encourageant, et qu’il s’agenouillait devant moi et semblait
implorer mon assistance. Sur ce, je lui montrais mon échelle, je l’y
faisais monter et je l’introduisais dans ma grotte, et il devenait
mon serviteur. Sitôt que je me fus acquis cet homme, je me dis:
«Maintenant je puis certainement me risquer à gagner le continent,
car ce compagnon me servira de pilote, me dira ce qu’il faut faire,
me dira où aller aux provisions, où ne pas aller de peur d’être
dévoré; bref, les lieux à aborder et ceux à fuir.» Je me réveillai
avec cette idée; j’étais encore sous l’inexprimable impression de joie
qu’en rêve j’avais ressentie à l’aspect de ma délivrance; mais en
revenant à moi et en trouvant que ce n’était qu’un songe, je ressentis
un désappointement non moins étrange et qui me jeta dans un grand
abattement d’esprit.

J’en tirai toutefois cette conclusion, que le seul moyen d’effectuer
quelque tentative de fuite, c’était de m’acquérir un sauvage, surtout,
si c’était possible, quelque prisonnier condamné à être mangé et
amené à terre pour être égorgé. Mais une difficulté s’élevait
encore, il était impossible d’exécuter ce dessein sans assaillir et
massacrer toute une caravane: vrai coup de désespoir qui pouvait si
facilement manquer! D’un autre côté, j’avais de grands scrupules sur
la légitimité de cet acte, et mon cœur bondissait à la seule pensée de
verser tant de sang, bien que ce fût pour ma délivrance. Il n’est pas
besoin de répéter ici les arguments qui venaient plaider contre ce bon
sentiment: ce sont les mêmes que ceux dont il a été déjà fait mention;
mais, quoique j’eusse encore d’autres raisons à exposer alors,
c’est-à-dire que ces hommes étaient mes ennemis et me dévoreraient
s’il leur était possible; que c’était réellement pour ma propre
conservation que je devais me délivrer de cette mort dans la vie,
et que j’agissais pour ma propre défense tout aussi bien que s’ils
m’attaquaient; quoique, dis-je, toutes ces raisons militassent pour
moi, cependant la pensée de verser du sang humain pour ma délivrance
m’était si terrible, que j’eus beau faire, je ne pus de longtemps me
concilier avec elle.

Néanmoins, enfin, après beaucoup de délibérations intimes, après de
grandes perplexités,—car tous ces arguments pour et contre s’agitèrent
longtemps dans ma tête,—mon véhément désir prévalut et étouffa tout
le reste, et je me déterminai, coûte que coûte, à m’emparer de
quelqu’un de ces sauvages. La question était alors de savoir comment
m’y prendre, et c’était chose difficile à résoudre; mais, comme aucun
moyen probable ne se présentait à mon choix, je résolus donc de
faire seulement sentinelle pour guetter quand ils débarqueraient,
de n’arrêter mes mesures que dans l’occasion, de m’abandonner à
l’événement, de le laisser être ce qu’il voudrait.

Plein de cette résolution, je me mis en vedette aussi souvent que
possible, si souvent même que je m’en fatiguai profondément; car
pendant un an et demi je fis le guet et allai une grande partie de
ce temps au moins une fois par jour à l’extrémité ouest et sud-ouest
de l’île pour découvrir des canots, mais sans que j’aperçusse rien.
C’était vraiment décourageant, et je commençai à m’inquiéter beaucoup,
bien que je ne puisse dire qu’en ce cas mes désirs se soient émoussés
comme autrefois. Ma passion croissait avec l’attente. En un mot, je
n’avais pas été d’abord plus soigneux de fuir la vue des sauvages et
d’éviter d’être aperçu par eux, que j’étais alors désireux de leur
courir sus.

Alors, je me figurais même que si je m’emparais de deux ou trois
sauvages, j’étais capable de les gouverner de façon à m’en faire des
esclaves, à me les assujettir complètement et à leur ôter à jamais
tout moyen de me nuire. Je me complaisais dans cette idée, mais
toujours rien ne se présentait: toutes mes volontés, tous mes plans
n’aboutissaient à rien, car il ne venait point de sauvages.

Un an et demi environ après que j’eus conçu ces idées, et que par
une longue réflexion j’eus en quelque manière décidé qu’elles
demeureraient sans résultat faute d’occasion, je fus surpris un
matin, de très bonne heure, en ne voyant pas moins de cinq canots
tous ensemble au rivage sur mon côté de l’île. Les sauvages à qui
ils appartenaient étaient déjà à terre et hors de ma vue. Le nombre
de ces canots rompait toutes mes mesures; car, n’ignorant pas qu’ils
venaient toujours quatre ou six, quelquefois plus, dans chaque
embarcation, je ne savais que penser de cela, ni quel plan dresser
pour attaquer moi seul vingt ou trente hommes. Aussi demeurai-je dans
mon château embarrassé et abattu. Cependant, dans la même attitude
que j’avais prise autrefois, je me préparai à repousser une attaque;
j’étais tout prêt à agir si quelque chose se fût présenté. Ayant
attendu longtemps et longtemps prêté l’oreille pour écouter s’il se
faisait quelque bruit, je m’impatientai enfin; et, laissant mes deux
fusils au pied de mon échelle, je montai jusqu’au sommet du rocher,
en deux escalades, comme d’ordinaire. Là, posté de façon que ma tête
ne parût point au-dessus de la cime, pour qu’en aucune manière on ne
pût m’apercevoir, j’observai, à l’aide de mes lunettes d’approche,
qu’ils étaient au moins au nombre de trente, qu’ils avaient allumé
un feu et préparé leur nourriture: quel aliment était-ce et comment
l’accommodaient-ils, c’est ce que je ne pus savoir; mais je les vis
tous danser autour du feu, et, suivant leur coutume, avec je ne sais
combien de figures et de gesticulations barbares.

[Illustration: Je les vis tous danser autour du feu.]

Tandis que je regardais ainsi, j’aperçus par ma longue-vue deux
misérables qu’on tirait des pirogues, où sans doute ils avaient été
mis en réserve, et qu’alors on faisait sortir pour être massacrés.
J’en vis aussitôt tomber un assommé, je pense, avec un casse-tête ou
un sabre de bois, selon l’usage de ces nations. Deux ou trois de ces
meurtriers se mirent incontinent à l’œuvre et le dépecèrent pour leur
cuisine, pendant que l’autre victime demeurait là en attendant qu’ils
fussent prêts pour elle. En ce moment même la nature inspira à ce
pauvre malheureux, qui se voyait un peu en liberté, quelque espoir de
sauver sa vie; il s’élança, et se prit à courir avec une incroyable
vitesse, le long des sables, droit vers moi, j’entends vers la partie
de la côte où était mon habitation.

Je fus horriblement effrayé,—il faut que je l’avoue,—quand je le vis
enfiler ce chemin, surtout quand je m’imaginai le voir poursuivi par
toute la troupe. Je crus alors qu’une partie de mon rêve allait se
vérifier, et qu’à coup sûr il se réfugierait dans mon bocage; mais je
ne comptais pas du tout que le dénouement serait le même, c’est-à-dire
que les autres sauvages ne l’y pourchasseraient pas et ne l’y
trouveraient point. Je demeurai toutefois à mon poste, et bientôt je
recouvrai quelque peu mes esprits lorsque je reconnus qu’ils n’étaient
que trois hommes à sa poursuite. Je retrouvai surtout du courage en
voyant qu’il les surpassait excessivement à la course et gagnait du
terrain sur eux, de manière que s’il pouvait aller de ce train une
demi-heure encore, il était indubitable qu’il leur échapperait.

Il y avait entre eux et mon château la crique dont j’ai souvent parlé
dans la première partie de mon histoire, quand je fis le sauvetage
du navire, et je prévis qu’il faudrait nécessairement que le pauvre
infortuné la passât à la nage ou qu’il fût pris. Mais lorsque le
sauvage échappé eut atteint jusque-là, il ne fit ni une ni deux,
malgré la marée haute, il s’y plongea; il gagna l’autre rive en une
trentaine de brassées ou environ, et se reprit à courir avec une force
et une vitesse sans pareilles. Quand ses trois ennemis arrivèrent à
la crique, je vis qu’il n’y en avait que deux qui sussent nager. Le
troisième s’arrêta sur le bord, regarda l’autre côté et n’alla pas
plus loin. Au bout de quelques instants il s’en retourna pas à pas;
et, d’après ce qui advint, ce fut très heureux pour lui.

[Illustration: Je le fis et je le tuai du coup.]

Toutefois, j’observai que les deux qui savaient nager mirent à passer
la crique deux fois plus de temps que n’en avait mis le malheureux qui
les fuyait.—Mon esprit conçut alors avec feu, et irrésistiblement, que
l’heure était venue de m’acquérir un serviteur, peut-être un camarade
ou un ami, et que j’étais manifestement appelé par la Providence
à sauver la vie de cette pauvre créature. Aussitôt, je descendis
en toute hâte par mes échelles, je pris deux fusils que j’y avais
laissés au pied, comme je l’ai dit tantôt, et, remontant avec la même
précipitation, je m’avançai vers la mer. Ayant coupé par le plus court
au bas de la montagne, je me précipitai entre les poursuivants et le
poursuivi, et j’appelai le fuyard. Il se retourna et fut peut-être
d’abord tout aussi effrayé de moi que moi je l’étais d’eux; mais je
lui fis signe de la main de revenir, et en même temps je m’avançai
lentement vers les deux qui accouraient. Tout à coup je me jetai sur
le premier, et je l’assommai avec la crosse de mon fusil. Je ne me
souciais pas de faire feu, de peur que l’explosion ne fût entendue des
autres, quoique à cette distance cela ne se pût guère; d’ailleurs,
comme ils n’auraient pu apercevoir la fumée, ils n’auraient pu
aisément savoir d’où cela provenait. Ayant donc assommé celui-ci,
l’autre qui le suivait s’arrêta comme s’il eût été effrayé. J’allai à
grands pas vers lui; mais quand je m’en fus approché, je le vis armé
d’un arc, et prêt à décocher une flèche contre moi. Placé ainsi dans
la nécessité de tirer le premier, je le fis et je le tuai du coup.
Le pauvre sauvage échappé avait fait halte; mais, bien qu’il vit ses
deux ennemis mordre la poussière, il était pourtant si épouvanté du
feu et du bruit de mon arme, qu’il demeura pétrifié, n’osant aller
ni en avant ni en arrière. Il me parut cependant plutôt disposé à
s’enfuir encore qu’à s’approcher. Je l’appelai de nouveau et lui fis
signe de venir, ce qu’il comprit facilement. Il fit alors quelques
pas et s’arrêta, puis s’avança un peu plus et s’arrêta encore; et je
m’aperçus qu’il tremblait comme s’il eût été fait prisonnier et sur
le point d’être tué comme ses deux ennemis. Je lui fis signe encore
de venir à moi, et je lui donnai toutes les marques d’encouragement
que je pus imaginer. De plus en plus près il se risqua, s’agenouillant
à chaque dix ou douze pas pour me témoigner sa reconnaissance de lui
avoir sauvé la vie. Je lui souriais, je le regardais aimablement et
l’invitais toujours à s’avancer. Enfin, il s’approcha de moi; puis,
s’agenouillant encore, baisa la terre, y appuya sa tête, prit mon pied
et le mit sur sa tête: ce fut, il me semble, un serment juré d’être
à jamais mon esclave. Je le relevai, je lui fis des caresses et le
rassurai par tout ce que je pus. Mais la besogne n’était pas achevée;
car je m’aperçus alors que le sauvage que j’avais assommé n’était
pas tué, mais seulement étourdi, et qu’il commençait à se remettre.
Je le montrai du doigt à mon sauvage, en lui faisant remarquer qu’il
n’était pas mort. Sur ce, il me dit quelques mots, qui, bien que je
ne les comprisse pas, me furent bien doux à entendre; car c’était
le premier son de voix humaine, la mienne exceptée, que j’eusse ouï
depuis vingt-cinq ans. Mais l’heure de m’abandonner à de pareilles
réflexions n’était pas venue: le sauvage abasourdi avait recouvré
assez de force pour se mettre sur son séant, et je m’apercevais que le
mien commençait à s’en effrayer. Quand je vis cela, je pris mon second
fusil et couchai en joue notre homme, comme si j’eusse voulu tirer
sur lui. Là-dessus, mon sauvage, car dès lors je pouvais l’appeler
ainsi, me demanda que je lui prêtasse mon sabre qui pendait nu à mon
côté; je le lui donnai: il ne l’eut pas plus tôt, qu’il courut à son
ennemi et d’un seul coup lui trancha la tête si adroitement qu’il n’y
a pas en Allemagne un bourreau qui l’eût fait ni plus vite ni mieux.
Je trouvai cela étrange pour un sauvage, que je supposais avec raison
n’avoir jamais vu auparavant d’autres sabres que les sabres de bois de
sa nation. Toutefois il paraît, comme je l’appris plus tard, que ces
sabres sont si affilés, sont si pesants et d’un bois si dur, qu’ils
peuvent d’un seul coup abattre une tête ou un bras. Après cet exploit,
il revint à moi, riant en signe de triomphe, et, avec une foule de
gestes que je ne compris pas, il déposa à mes pieds mon sabre et la
tête du sauvage.

[Illustration: ... d’un seul coup lui trancha la tête.]

Mais ce qui l’intrigua beaucoup, ce fut de savoir comment de si loin
j’avais pu tuer l’autre Indien, et, me le montrant du doigt, il me fit
des signes pour que je l’y laissasse aller. Je lui répondis donc du
mieux que je pus que je le lui permettais. Quand il s’en fut approché,
il le regarda et demeura là comme un ébahi; puis, le tournant tantôt
d’un côté, tantôt d’un autre, il examina la blessure. La balle avait
frappé juste dans la poitrine et avait fait un trou d’où peu de sang
avait coulé: sans doute, il s’était épanché intérieurement, car il
était bien mort. Enfin, il lui prit son arc et ses flèches et s’en
revint. Je me mis alors en devoir de partir et je l’invitai à me
suivre, en lui donnant à entendre qu’il en pourrait survenir d’autres
en plus grand nombre.

Sur ce, il me fit signe qu’il voulait enterrer les deux cadavres,
pour que les autres, s’ils accouraient, ne pussent les voir. Je le
lui permis, et il se mit à l’ouvrage. En un instant, il eut creusé
avec ses mains un trou dans le sable assez grand pour y ensevelir le
premier, qu’il y traîna et qu’il recouvrit; il en fit de même pour
l’autre. Je pense qu’il ne mit pas plus d’un quart d’heure à les
enterrer tous les deux. Je le rappelai alors, et l’emmenai, non dans
mon château, mais dans la caverne que j’avais plus avant dans l’île.
Je fis ainsi mentir cette partie de mon rêve qui lui donnait mon
bocage pour abri.

Là je lui offris du pain, une grappe de raisin et de l’eau, dont je
vis qu’il avait vraiment grand besoin à cause de sa course. Lorsqu’il
se fut restauré, je lui fis signe d’aller se coucher et de dormir, en
lui montrant un tas de paille de riz avec une couverture dessus, qui
me servait de lit quelquefois à moi-même. La pauvre créature se coucha
donc et s’endormit.

C’était un grand beau garçon, svelte et bien tourné, et à mon estime
d’environ vingt-six ans. Il avait un bon maintien, l’aspect ni
arrogant ni farouche et quelque chose de très mâle dans la face;
cependant il avait aussi toute l’expression douce et molle d’un
Européen, surtout quand il souriait. Sa chevelure était longue et
noire, et non pas crépue comme de la laine. Son front était haut et
large, ses yeux vifs et pleins de feu. Son teint n’était pas noir,
mais très basané, sans rien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré
et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres naturels de
l’Amérique; il approchait plutôt d’une légère couleur d’olive foncé,
plus agréable en soi que facile à décrire. Il avait le visage rond
et potelé, le nez petit et non pas aplati comme ceux des nègres,
la bouche belle, les lèvres minces, les dents fines, bien rangées
et blanches comme ivoire.—Après avoir sommeillé plutôt que dormi
environ une demi-heure, il s’éveilla et sortit de la caverne pour me
rejoindre; car j’étais allé traire mes chèvres, parquées dans l’enclos
près de là. Quand il m’aperçut, il vint à moi en courant, et se jeta à
terre avec toutes les marques possibles d’une humble reconnaissance,
qu’il manifestait par une foule de grotesques gesticulations. Puis il
posa sa tête à plat sur la terre, prit l’un de mes pieds et le posa
sur sa tête, comme il avait déjà fait; puis il m’adressa tous les
signes imaginables d’assujettissement, de servitude et de soumission,
pour me donner à connaître combien était grand son désir de s’attacher
à moi pour la vie. Je le comprenais en beaucoup de choses, et je lui
témoignais que j’étais fort content de lui.



CHAPITRE V

     Vendredi.—Son éducation.—Conversation.—Rudiments de
     religion.—Nouveau canot.—Encore les sauvages.—Assaut.—Vendredi et
     son père.—Après le différend.—Plans d’évasion.


En peu de temps je commençai à lui parler et à lui apprendre à me
parler. D’abord je lui fis savoir que son nom serait Vendredi; c’était
le jour où je lui avais sauvé la vie, et je l’appelai ainsi en mémoire
de ce jour. Je lui enseignai également à m’appeler maître, à dire oui
et non, et je lui appris ce que ces mots signifiaient.—Je lui donnai
ensuite du lait dans un pot de terre; j’en bus le premier, j’y trempai
mon pain et lui donnai un gâteau pour qu’il fit de même: il s’en
accommoda aussitôt et me fit signe qu’il trouvait cela fort bon.

Je demeurai là toute la nuit avec lui; mais dès que le jour parut, je
lui fis comprendre qu’il fallait me suivre et que je lui donnerais des
vêtements; il parut charmé de cela, car il était absolument nu. Comme
nous passions par le lieu où il avait enterré les deux hommes, il me
le désigna exactement et me montra les marques qu’il avait faites pour
le reconnaître, en me faisant signe que nous devrions les déterrer
et les manger. Là-dessus je parus fort en colère; je lui exprimai
mon horreur en faisant comme si j’allais vomir à cette pensée, et je
lui enjoignis de la main de passer outre, ce qu’il fit sur-le-champ
avec une grande soumission. Je l’emmenai alors sur le sommet de la
montagne, pour voir si les ennemis étaient partis; et, braquant ma
longue-vue, je découvris parfaitement la place où ils avaient été,
mais aucune apparence d’eux ni de leurs canots. Il était donc positif
qu’ils étaient partis et qu’ils avaient laissé derrière eux leurs deux
camarades sans faire aucune recherche.

Mais cette découverte ne me satisfaisait pas: ayant alors plus de
courage et conséquemment plus de curiosité, je pris mon Vendredi avec
moi, je lui mis une épée à la main, sur le dos l’arc et les flèches,
dont je le trouvai très adroit à se servir; je lui donnai aussi à
porter un fusil pour moi; j’en pris deux moi-même, et nous marchâmes
vers le lieu où avaient été les sauvages, car je désirais en avoir
de plus amples nouvelles. Quand j’y arrivai, mon sang se glaça dans
mes veines, et mon cœur défaillit à un horrible spectacle. C’était
vraiment chose terrible à voir, du moins pour moi, car cela ne fit
rien à Vendredi. La place était couverte d’ossements humains, la
terre teinte de sang; çà et là étaient des morceaux de chair à moitié
mangés, déchirés et rôtis, en un mot toutes les traces d’un festin de
triomphe qu’ils avaient fait là après une victoire sur leurs ennemis.
Je vis trois crânes, cinq mains, les os de trois ou quatre jambes,
des os de pieds et une foule d’autres parties du corps. Vendredi me
fit entendre par ses signes que les sauvages avaient amené quatre
prisonniers pour les manger, que trois l’avaient été, et que lui,
en se désignant lui-même, était le quatrième; qu’il y avait eu une
grande bataille entre eux et un roi leur voisin,—dont, ce semble, il
était le sujet;—qu’un grand nombre de prisonniers avaient été faits,
et conduits en différents lieux par ceux qui les avaient pris dans la
déroute, pour être mangés, ainsi que l’avaient été ceux débarqués par
ces misérables.

Je commandai à Vendredi de ramasser ces crânes, ces os, ces tronçons
et tout ce qui restait, de les mettre en un monceau et de faire
un grand feu dessus pour les réduire en cendres. Je m’aperçus que
Vendredi avait encore un violent appétit pour cette chair, et que son
naturel était encore cannibale; mais je lui montrai tant d’horreur à
cette idée, à la moindre apparence de cet appétit, qu’il n’osa pas le
découvrir: car je lui avais fait parfaitement comprendre que, s’il le
manifestait, je le tuerais.

Lorsqu’il eut fait cela, nous nous en retournâmes à notre château,
et là je me mis à travailler avec mon serviteur Vendredi. Avant tout
je lui donnai une paire de caleçons de toile que j’avais tirée du
coffre du pauvre canonnier dont il a été fait mention, et que j’avais
trouvée dans le bâtiment naufragé; avec un léger changement, elle
lui alla très bien. Je lui fabriquai ensuite une casaque de peau de
chèvre aussi bien que le permit mon savoir, j’étais devenu alors un
assez bon tailleur: puis je lui donnai un bonnet très commode et
assez _fashionable_ que j’avais fait avec une peau de lièvre. Il fut
ainsi passablement habillé pour le moment, et on ne peut plus ravi
de se voir presque aussi bien vêtu que son maître. A la vérité, il
eut d’abord l’air fort empêché dans toutes ces choses: ses caleçons
étaient portés gauchement, ses manches de casaque le gênaient aux
épaules et sous les bras; mais, ayant élargi les endroits où il se
plaignait qu’elles lui faisaient mal, et lui-même s’y accoutumant, il
finit par s’en accommoder fort bien.

Le lendemain du jour où je vins avec lui à ma _huche_, je commençai à
examiner où je pourrais le loger. Afin qu’il fût commodément pour lui
et cependant très convenablement pour moi, je lui élevai une petite
cabane dans l’espace vide entre mes deux fortifications, en dedans
de la dernière et en dehors de la première. Comme il y avait là une
ouverture donnant dans ma grotte, je façonnai une bonne huisserie et
une porte de planches que je posai dans le passage, un peu en dedans
de l’entrée. Cette porte était ajustée pour ouvrir à l’intérieur. La
nuit je la barrais et retirais aussi mes deux échelles; de sorte que
Vendredi n’aurait pu venir jusqu’à moi dans mon dernier retranchement
sans faire, en grimpant, quelque bruit qui m’aurait immanquablement
réveillé; car ce retranchement avait alors une toiture faite de
longues perches couvrant toute ma tente, s’appuyant contre le rocher
et entrelacées de branchages, en guise de lattes, chargées d’une
couche très épaisse de paille de riz aussi forte que des roseaux. A
la place ou au trou que j’avais laissé pour entrer ou sortir avec mon
échelle, j’avais posé une sorte de trappe, qui, si elle eût été forcée
à l’extérieur, ne se serait point ouverte, mais serait tombée avec un
grand fracas. Quant aux armes, je les prenais toutes avec moi pendant
la nuit.

Mais je n’avais pas besoin de tant de précautions, car jamais homme
n’eut un serviteur plus sincère, plus aimant, plus fidèle que
Vendredi. Sans passions, sans obstination, sans volonté, complaisant
et affectueux, son attachement pour moi était celui d’un enfant pour
son père. J’ose dire qu’il aurait sacrifié sa vie pour sauver la
mienne en toute occasion. La quantité de preuves qu’il m’en donna mit
cela hors de doute, et je fus bientôt convaincu que pour ma sûreté il
n’était pas nécessaire d’user de précautions à son égard.

Ceci me donna souvent occasion d’observer, et avec étonnement,
que si toutefois il avait plu à Dieu, dans sa sagesse et dans le
gouvernement des œuvres de ses mains, de détacher un grand nombre de
ses créatures du bon usage auquel sont applicables leurs facultés et
les puissances de leur âme, il leur avait pourtant accordé les mêmes
forces, la même raison, les mêmes affections, les mêmes sentiments
d’amitié et d’obligeance, les mêmes passions, le même ressentiment
pour les outrages, le même sens de gratitude, de sincérité, de
fidélité, enfin toutes les capacités, pour faire et recevoir le bien,
qui nous ont été données à nous-mêmes; et que, lorsqu’il plaît à Dieu
de leur envoyer l’occasion d’exercer leurs facultés, ces créatures
sont aussi disposées, même mieux disposées que nous à les appliquer
au bon usage pour lequel elles leur ont été départies. Je devenais
parfois très mélancolique lorsque je réfléchissais au médiocre
emploi que généralement nous faisons de toutes ces facultés, quoique
notre intelligence soit éclairée par le flambeau de l’instruction
et l’esprit de Dieu, et que notre entendement soit agrandi par la
connaissance de sa parole. Pourquoi, me demandais-je, plaît-il à Dieu
de cacher cette connaissance salutaire à tant de millions d’âmes qui,
à en juger par ce pauvre sauvage, en auraient fait un meilleur usage
que nous?

De là j’étais quelquefois entraîné si loin que je m’attaquais à la
souveraineté de la Providence, et que j’accusais en quelque sorte sa
justice d’une disposition assez arbitraire pour cacher la lumière aux
uns, la révéler aux autres, et cependant attendre de tous les mêmes
devoirs. Mais aussitôt je coupais court à ces pensées et les réprimais
par cette conclusion: que nous ignorons selon quelle lumière et quelle
loi seront condamnées ces créatures; que Dieu étant par son essence
infiniment saint et équitable, si elles étaient sentenciées, ce ne
pourrait être pour ne l’avoir point connu, mais pour avoir péché
contre cette lumière qui, comme dit l’Écriture, était une loi pour
elles, et par des préceptes que leur propre conscience aurait reconnus
être justes, bien que le principe n’en fût point manifeste pour nous;
qu’enfin nous sommes tous COMME L’ARGILE ENTRE LES MAINS DU POTIER, A
QUI NUL VASE N’A DROIT DE DIRE: POURQUOI M’AS-TU FAIT AINSI?

Mais retournons à mon nouveau compagnon. J’étais enchanté de lui, et
je m’appliquais à lui enseigner à faire tout ce qui était propre à
le rendre utile, adroit, entendu, mais surtout à me parler et à me
comprendre, et je le trouvai le meilleur écolier qui fût jamais. Il
était si gai, si constamment assidu et si content quand il pouvait
m’entendre ou se faire entendre de moi, qu’il m’était vraiment
agréable de causer avec lui. Alors ma vie commençait à être si
douce que je me disais: Si je n’avais pas à redouter les sauvages,
volontiers je demeurerais en ce lieu aussi longtemps que je vivrais.

Trois ou quatre jours après mon retour au château, je pensai que,
pour détourner Vendredi de son horrible nourriture accoutumée et de
son appétit cannibale, je devais lui faire goûter d’autre viande:
je l’emmenai donc un matin dans les bois. J’y allais, au fait, dans
l’intention de tuer un cabri de mon troupeau pour l’apporter et
l’apprêter au logis; mais, chemin faisant, je vis une chèvre couchée à
l’ombre, avec deux jeunes chevreaux à ses côtés. Là-dessus j’arrêtai
Vendredi.—«Holà! ne bouge pas,» lui dis-je en lui faisant signe de ne
pas remuer. Au même instant je mis mon fusil en joue, je tirai et je
tuai un des chevreaux. Le pauvre diable, qui m’avait vu, il est vrai,
tuer à une grande distance le sauvage son ennemi, mais qui n’avait
pu imaginer comment cela s’était fait, fut jeté dans une étrange
surprise. Il tremblait, il chancelait, et avait l’air si consterné que
je pensai le voir tomber en défaillance. Il ne regarda pas le chevreau
sur lequel j’avais fait feu ou ne s’aperçut pas que je l’avais tué,
mais il arracha sa veste pour s’assurer s’il n’était point blessé
lui-même. Il croyait sans doute que j’avais résolu de me défaire de
lui; car il vint s’agenouiller devant moi, et, embrassant mes genoux,
il me dit une multitude de choses où je n’entendis rien, sinon qu’il
me suppliait de ne pas le tuer.

[Illustration: Je mis mon fusil en joue.]

Je trouvai bientôt un moyen de le convaincre que je ne voulais point
lui faire du mal: je le pris par la main et le relevai en souriant,
et lui montrant du doigt le chevreau que j’avais atteint, je lui fis
signe de l’aller quérir. Il obéit. Tandis qu’il s’émerveillait et
cherchait à voir comment cet animal avait été tué, je rechargeai mon
fusil, et au même instant j’aperçus, perché sur un arbre à portée de
mousquet, un grand oiseau semblable à un faucon. Afin que Vendredi
comprît un peu ce que j’allais faire, je le rappelai vers moi en lui
montrant l’oiseau; c’était, au fait, un perroquet, bien que je l’eusse
pris pour un faucon. Je lui désignai donc le perroquet, puis mon
fusil, puis la terre au-dessous du perroquet, pour lui indiquer que
je voulais l’abattre et lui donner à entendre que je voulais tirer
sur cet oiseau et le tuer. En conséquence je fis feu; je lui ordonnai
de regarder, et sur-le-champ il vit tomber le perroquet. Nonobstant
tout ce que je lui avais dit, il demeura encore là comme un effaré. Je
conjecturai qu’il était épouvanté ainsi parce qu’il ne m’avait rien
vu mettre dans mon fusil, et qu’il pensait que c’était une source
merveilleuse de mort et de destruction propre à tuer hommes, bêtes,
oiseaux, ou quoi que ce fût, de près ou de loin.

Son étonnement fut tel, que de longtemps il n’en put revenir; et je
crois que si je l’eusse laissé faire, il m’aurait adoré, moi et mon
fusil. Quant au fusil lui-même, il n’osa pas y toucher de plusieurs
jours; mais lorsqu’il en était près, il lui parlait et l’implorait
comme s’il eut pu lui répondre. C’était, je l’appris dans la suite,
pour le prier de ne pas le tuer.

Lorsque sa frayeur se fut un peu dissipée, je lui fis signe de courir
chercher l’oiseau que j’avais frappé, ce qu’il fit; mais il fut assez
longtemps absent, car le perroquet, n’étant pas tout à fait mort,
s’était traîné à une grande distance de l’endroit où je l’avais
abattu. Toutefois il le trouva, le ramassa et vint me l’apporter.
Comme je m’étais aperçu de son ignorance à l’égard de mon fusil, je
profitai de son éloignement pour le recharger sans qu’il pût me voir,
afin d’être tout prêt s’il se présentait une autre occasion: mais plus
rien ne s’offrit alors.—J’apportai donc le chevreau à la maison, et le
même soir je l’écorchai et je le dépeçai de mon mieux. Comme j’avais
un vase convenable, j’en mis bouillir ou consommer quelques morceaux,
et je fis un excellent bouillon. Après que j’eus tâté de cette viande,
j’en donnai à mon serviteur, qui en parut très content et trouva cela
fort de son goût. Mais ce qui le surprit beaucoup, ce fut de me voir
manger du sel avec la viande. Il me fit signe que le sel n’était pas
bon à manger, et, en ayant mis un peu dans sa bouche, son cœur sembla
se soulever, il le cracha et le recracha, puis se rinça la bouche
avec de l’eau fraîche. A mon tour je pris une bouchée de viande sans
sel, et je me mis à cracher et à crachoter aussi vite qu’il avait
fait; mais cela ne le décida point, et il ne se soucia jamais de saler
sa viande ou son bouillon, si ce n’est que fort longtemps après, et
encore ce ne fut que très peu.

Après lui avoir fait ainsi goûter du bouilli et du bouillon, je
résolus de le régaler le lendemain d’une pièce de chevreau rôti. Pour
la faire cuire, je la suspendis à une ficelle devant le feu,—comme je
l’avais vu pratiquer à beaucoup de gens en Angleterre,—en plantant
deux pieux, un sur chaque côté du brasier, avec un troisième pieu posé
en travers sur leur sommet, en attachant la ficelle à cette traverse,
et en faisant tourner la viande continuellement. Vendredi s’émerveilla
de cette invention; et quand il vint à manger de ce rôti, il s’y prit
de tant de manières pour me faire savoir combien il le trouvait à son
goût, que je n’eusse pu ne pas le comprendre. Enfin il me déclara que
désormais il ne mangerait plus d’aucune chair humaine, ce dont je fus
fort aise.

Le jour suivant, je l’occupai à piler du blé et à bluter, suivant la
manière que je mentionnai autrefois. Il apprit promptement à faire
cela aussi bien que moi, après surtout qu’il eut compris quel en
était le but, et que c’était pour faire du pain, car ensuite je lui
montrai à pétrir et à cuire au four. En peu de temps Vendredi devint
capable d’exécuter toute ma besogne aussi bien que moi-même.

Je commençai alors à réfléchir qu’ayant deux bouches à nourrir au
lieu d’une, je devais me pourvoir de plus de terrain pour ma maison
et semer une plus grande quantité de grain que de coutume. Je choisis
donc une plus grande pièce de terre, et me mis à l’enclore de la
même façon que mes autres champs, ce à quoi Vendredi travailla non
seulement volontiers et de tout cœur, mais très joyeusement. Je lui
dis que c’était pour avoir du blé de quoi faire plus de pain, parce
qu’il était maintenant avec moi et afin que je pusse en avoir assez
pour lui et pour moi-même, il parut très sensible à cette attention,
et me fit connaître qu’il pensait que je prenais beaucoup plus de
peine pour lui que pour moi, et qu’il travaillerait plus rudement si
je voulais lui dire ce qu’il fallait faire.

Cette année fut la plus agréable de toutes celles que je passai dans
l’île. Vendredi commençait à parler assez bien et à entendre le nom de
presque toutes les choses que j’avais occasion de nommer et de tous
les lieux où j’avais à l’envoyer. Il jasait beaucoup, de sorte qu’en
peu de temps je recouvrai l’usage de ma langue, qui auparavant m’était
fort peu utile, du moins quant à la parole. Outre le plaisir que je
puisais dans sa conversation, j’avais à me louer de lui-même tout
particulièrement; sa simple et naïve candeur m’apparaissait de plus
en plus chaque jour. Je commençais réellement à aimer cette créature,
qui, de son côté, je crois, m’aimait plus que tout ce qu’il lui avait
été possible d’aimer jusque-là.

Un jour j’eus envie de savoir s’il n’avait pas quelque penchant à
retourner dans sa patrie; et, comme je lui avais si bien appris
l’anglais qu’il pouvait répondre à la plupart de mes questions, je
lui demandai si la nation à laquelle il appartenait ne vainquait
jamais dans les batailles. A cela il se mit à sourire et me dit:—«Oui,
oui, nous toujours se battre le meilleur;»—il voulait dire: nous
avons toujours l’avantage dans le combat. Et ainsi nous commençâmes
l’entretien suivant:—Vous toujours se battre le meilleur; d’où vient
alors, Vendredi, que tu as été fait prisonnier?

VENDREDI.—Ma nation battre beaucoup pour tout cela.

LE MAÎTRE.—Comment battre? Si la nation les a battus, comment se
fait-il que tu aies été pris?

VENDREDI.—Eux plus que ma nation dans la place où moi étais; eux
prendre un, deux, trois et moi. Ma nation battre eux tout à fait dans
la place là-bas où moi n’être pas; là ma nation prendre un, deux,
grand mille.

LE MAÎTRE.—Mais pourquoi alors ne te reprit-elle pas des mains de
l’ennemi?

VENDREDI.—Eux emporter un, deux, trois et moi, et faire aller dans le
canot; ma nation n’avoir pas canot cette fois.

LE MAÎTRE.—Eh bien, Vendredi, que fait la nation des hommes qu’elle
prend? Les emmène-t-elle et les mange-t-elle aussi?

VENDREDI.—Oui, ma nation manger hommes aussi, manger tous.

LE MAÎTRE.—Où les mène-t-elle?

VENDREDI.—Aller à toute place où elle pense.

LE MAÎTRE.—Vient-elle ici?

VENDREDI.—Oui, oui; elle venir ici, venir autre place.

LE MAÎTRE.—Es-tu venu ici avec vos gens?

VENDREDI.—Oui, moi venir là.—Il montrait du doigt le côté nord-ouest
de l’île qui, à ce qu’il paraît, était le côté qu’ils affectionnaient.

Par là je compris que mon serviteur Vendredi avait été jadis du nombre
des sauvages qui avaient coutume de venir au rivage dans la partie
la plus éloignée de l’île, pour manger de la chair humaine qu’ils
y apportaient; et quelque temps après, lorsque je pris le courage
d’aller avec lui de ce côté, qui était le même dont je fis mention
autrefois, il reconnut l’endroit de prime abord, et me dit que là il
était venu une fois, qu’on y avait mangé vingt hommes, deux femmes et
un enfant. Il ne savait pas compter jusqu’à vingt en anglais; mais il
mit autant de pierres sur un même rang et me pria de les compter.

J’ai narré ce fait parce qu’il est l’introduction de ce qui
suit.—Après que j’eus eu cet entretien avec lui, je lui demandai
combien il y avait de notre île au continent, et si les canots
rarement périssaient. Il me répondit qu’il n’y avait point de danger,
que jamais il ne se perdait un canot; qu’un peu plus avant en mer on
trouvait dans la matinée toujours le même courant et le même vent, et
dans l’après-midi un vent et un courant opposés.

Je m’imaginai d’abord que ce n’était autre chose que les mouvements de
la marée, le jusant et le flot; mais je compris dans la suite que la
cause de cela était le grand flux et reflux de la puissante rivière
de l’Orénoque,—dans l’embouchure de laquelle, comme je le reconnus
plus tard, notre île était située, et que la terre que je découvrais
à l’ouest et au nord-ouest était la grande île de la Trinité, sise
à la pointe septentrionale des bouches de ce fleuve. J’adressai à
Vendredi mille questions touchant la contrée, les habitants, la mer,
les côtes et les peuples qui en étaient voisins, et il me dit tout ce
qu’il savait avec la plus grande ouverture de cœur imaginable. Je lui
demandai aussi les noms de ces différentes nations; mais je ne pus
obtenir pour toute réponse que Caribs, d’où je déduisis aisément que
c’étaient les Caribes, que nos cartes placent dans cette partie de
l’Amérique qui s’étend de l’embouchure du fleuve de l’Orénoque vers la
Guyane et jusqu’à Sainte-Marthe. Il me raconta que bien loin par delà
la lune, il voulait dire par delà le couchant de la lune, ce qui doit
être à l’ouest de leur contrée, il y avait, me montrant du doigt mes
grandes moustaches, dont autrefois je fis mention, des hommes blancs
et barbus comme moi et qu’ils avaient tué beaucoup hommes, ce fut son
expression. Je compris qu’il désignait par là les Espagnols, dont les
cruautés en Amérique se sont étendues sur tous ces pays, cruautés dont
chaque nation garde un souvenir qui se transmet de père en fils.

Je lui demandai encore s’il savait comment je pourrais aller de mon
île jusqu’à ces hommes blancs. Il me répondit:—«Oui, oui, pouvoir y
aller dans deux canots.»—Je n’imaginais pas ce qu’il voulait dire
par deux canots. A la fin cependant je compris, non sans grande
difficulté, qu’il fallait être dans un grand et large bateau aussi
gros que deux pirogues.

Cette partie du discours de Vendredi me fit grand plaisir; et depuis
lors je conçus quelque espérance de pouvoir trouver une fois ou autre
l’occasion de m’échapper de ce lieu avec l’assistance que ce pauvre
sauvage me prêterait.

Durant tout le temps que Vendredi avait passé avec moi, depuis qu’il
avait commencé à me parler et à me comprendre, je n’avais pas négligé
de jeter dans son âme le fondement des connaissances religieuses.
Un jour, entre autres, je lui demandai qui l’avait fait. Le pauvre
garçon ne me comprit pas du tout, et pensa que je lui demandais
qui était son père. Je donnai donc un autre tour à ma question, et
je lui demandai qui avait fait la mer, la terre où il marchait, et
les montagnes et les bois. Il me répondit que c’était le vieillard
Benamuckée, qui vivait au delà de tout. Il ne put rien ajouter sur ce
grand personnage, sinon qu’il était très vieux; beaucoup plus vieux,
disait-il, que la mer ou la terre, que la lune ou les étoiles. Je
lui demandai alors, si ce vieux personnage avait fait toutes choses,
pourquoi toutes choses ne l’adoraient pas. Il devint très sérieux,
et avec un air parfait d’innocence il me repartit:—«Toute chose lui
dit: O!»—«Mais, repris-je, les gens qui meurent dans ce pays s’en
vont-ils quelque part?» —«Oui, répliqua-t-il, eux tous aller vers
Benamuckée.»—Enfin je lui demandai si ceux qu’on mange y vont de
même,—et il répondit: Oui.

Je pris de là occasion de l’instruire dans la connaissance du vrai
Dieu. Je lui dis que le grand créateur de toutes choses vit là-haut,
en lui désignant du doigt le ciel; qu’il gouverne le monde avec le
même pouvoir et la même providence par lesquels il l’a créé; qu’il est
tout-puissant et peut faire tout pour nous, nous donner tout, et nous
ôter tout. Ainsi, par degrés, je lui ouvris les yeux. Il m’écoutait
avec une grande attention, et recevait avec plaisir la notion de
Jésus-Christ—envoyé pour nous racheter—et de notre manière de prier
Dieu, qui peut nous entendre, même dans le ciel. Il me dit un jour que
si notre Dieu pouvait nous entendre de par delà le soleil, il devait
être un plus grand Dieu que leur Benamuckée, qui ne vivait pas si
loin, et cependant ne pouvait les entendre, à moins qu’ils ne vinssent
lui parler sur les grandes montagnes, où il faisait sa demeure.

Je lui demandai s’il était jamais allé lui parler. Il me répondit que
non; que les jeunes gens n’y allaient jamais, que personne n’y allait
que les vieillards, qu’il nommait leur Oowookakée, c’est-à-dire, je me
le fis expliquer par lui, leurs religieux ou leur clergé, et que ces
vieillards allaient lui dire: O!—c’est ainsi qu’il appelait faire des
prières;—puisque, lorsqu’ils revenaient, ils leur rapportaient ce que
Benamuckée avait dit.

Je fis mes efforts pour rendre sensible à mon serviteur Vendredi la
supercherie de ces vieillards, en lui disant que leur prétention
d’aller sur les montagnes pour dire O! à leur dieu Benamuckée était
une imposture, que les paroles qu’ils lui attribuaient l’étaient bien
plus encore, et que s’ils recevaient là quelques réponses et parlaient
réellement avec quelqu’un, ce devait être avec un mauvais esprit.
Alors, j’entrai en un long discours touchant le diable, son origine,
sa rébellion contre Dieu, sa haine pour les hommes, la raison de
cette haine, son penchant à se faire adorer dans les parties obscures
du monde au lieu de Dieu et comme Dieu, et la foule de stratagèmes
dont il use pour entraîner le genre humain à sa ruine; enfin, l’accès
secret qu’il se ménage auprès de nos passions et de nos affections
pour adapter ses pièges si bien à nos inclinations, qu’il nous rend
nos propres tentateurs, et nous fait courir à notre perte par notre
propre choix.

[Illustration: J’entrai en un long discours.]

Je trouvai qu’il n’était pas aussi facile d’imprimer dans son esprit
de justes notions sur le diable qu’il l’avait été de lui en donner sur
l’existence d’un Dieu. La nature appuyait tous mes arguments pour lui
démontrer même la nécessité d’une grande cause première, d’un suprême
pouvoir dominateur, d’une secrète Providence directrice, et l’équité
et la justice du tribut d’hommages que nous devons lui payer. Mais
rien de tout cela ne se présentait dans la notion sur le malin esprit,
sur son origine, son existence, sa nature, et principalement son
inclination à faire le mal et à nous entraîner à le faire aussi. Le
pauvre garçon m’embarrassa un jour tellement par une question purement
naturelle et innocente, que je sus à peine que lui dire. Je lui avais
parlé longuement du pouvoir de Dieu, de sa toute-puissance, de sa
terrible détestation du péché, du feu dévorant qu’il a préparé pour
les ouvriers d’iniquité; enfin, nous ayant tous créés, de son pouvoir
de nous détruire, de détruire l’univers en un moment; et tout ce
temps il m’avait écouté avec un grand sérieux.

Venant ensuite à lui conter que le démon était l’ennemi de Dieu dans
le cœur de l’homme, et qu’il usait toute sa malice et son habileté à
renverser les bons desseins de la Providence et à ruiner le royaume
de Christ sur la terre:—«Eh bien! interrompit Vendredi, vous dire
Dieu est si fort, si grand; est-il pas beaucoup plus fort, beaucoup
plus puissance que le diable?» «—Oui, oui, dis-je, Vendredi; Dieu
est plus fort que le diable, Dieu est au-dessus du diable, et c’est
pourquoi nous prions Dieu de le mettre sous nos pieds, de nous rendre
capables de résister à ses tentations et d’éteindre ses aiguillons de
feu.»—«Mais, reprit-il, si Dieu, beaucoup plus fort, beaucoup plus
puissance que le diable, pourquoi Dieu pas tuer le diable pour faire
lui non plus méchant?»

Je fus étrangement surpris à cette question. Au fait, bien que je
fusse alors un vieil homme, je n’étais pourtant qu’un jeune docteur,
n’ayant guère les qualités requises d’un casuiste ou d’un _résolveur_
de difficultés. D’abord, ne sachant que dire, je fis semblant de ne
pas l’entendre, et lui demandai ce qu’il disait. Mais il tenait trop
à une réponse pour oublier sa question, et il la répéta de même, dans
son langage décousu. J’avais eu le temps de me remettre un peu; je
lui dis:—«Dieu veut le punir sévèrement à la fin: il le réserve pour
le jour du jugement, où il sera jeté dans l’abîme sans fond, pour
demeurer dans le feu éternel.»—Ceci ne satisfit pas Vendredi; il
revint à la charge en répétant mes paroles:—«Réservé à la fin! moi
pas comprendre; mais pourquoi pas tuer le diable maintenant, pourquoi
pas tuer grand auparavant?»—«Tu pourrais aussi bien me demander,
repartis-je, pourquoi Dieu ne nous tue pas, toi et moi, quand nous
faisons des choses méchantes qui l’offensent; il nous conserve pour
que nous puissions nous repentir et puissions être pardonnés.»
Après avoir réfléchi un moment à cela:—« Bien, bien, dit-il très
affectueusement, cela est bien; ainsi, vous, moi, diable, tous
méchants, tous préserver, tous repentir, Dieu pardonner tous.» —Je
retombai donc encore dans une surprise extrême, et ceci fut une preuve
pour moi que bien que les simples notions de la nature conduisent les
créatures raisonnables à la connaissance de Dieu et de l’adoration ou
hommage dû à son essence suprême comme la conséquence de notre nature,
cependant la divine révélation seule peut amener à la connaissance de
Jésus-Christ, et d’une rédemption opérée pour nous, d’un médiateur,
d’une nouvelle alliance, et d’un intercesseur devant le trône de Dieu.
Une révélation venant du ciel peut seule, dis-je, imprimer ces notions
dans l’âme; par conséquent, l’Évangile de Notre-Seigneur et Sauveur
Jésus-Christ—j’entends la parole divine,—et l’Esprit de Dieu promis
à son peuple pour guide et sanctificateur, sont les instructeurs
essentiels de l’âme des hommes dans la connaissance salutaire de Dieu
et les voies du salut.

J’interrompis donc le présent entretien entre moi et mon serviteur
en me levant à la hâte, comme si quelque affaire subite m’eût appelé
dehors; et, l’envoyant alors bien loin, sous quelque prétexte, je
me mis à prier Dieu ardemment de me rendre capable d’instruire
salutairement cet infortuné sauvage en préparant par son Esprit le
cœur de cette pauvre ignorante créature à recevoir la lumière de
l’Évangile, en la réconciliant à lui, et de me rendre capable de
l’entretenir si efficacement de la parole divine, que ses yeux pussent
être ouverts, sa conscience convaincue et son âme sauvée. Quand il
fut de retour, j’entrai avec lui dans une longue dissertation sur la
rédemption des hommes par le Sauveur du monde, et sur la doctrine de
l’Évangile annoncée de la part du ciel, c’est-à-dire la repentance
envers Dieu et la foi en notre Sauveur Jésus. Je lui expliquai de mon
mieux pourquoi notre divin Rédempteur n’avait pas revêtu la nature des
anges, mais bien la race d’Abraham, et comment, pour cette raison, les
anges tombés étaient exclus de la rédemption, venue seulement pour les
BREBIS ÉGARÉES DE LA MAISON D’ISRAËL.

Il y avait, Dieu le sait, plus de sincérité que de science dans
toutes les méthodes que je pris pour l’instruction de cette
malheureuse créature, et je dois reconnaître ce que tout autre, je
pense, éprouvera en pareil cas, qu’en lui exposant les choses d’une
façon évidente, je m’instruisis moi-même en plusieurs choses que
j’ignorais ou que je n’avais pas approfondies auparavant, mais qui
se présentèrent naturellement à mon esprit, quand je me pris à les
fouiller pour l’enseignement de ce pauvre sauvage. En cette occasion,
je mis même à la recherche de ces choses plus de ferveur que je ne
m’en étais senti de ma vie. Si bien que j’aie réussi ou non avec cet
infortuné, je n’en avais pas moins de fortes raisons pour remercier
le ciel de me l’avoir envoyé. Le chagrin glissait plus légèrement
sur moi; mon habitation devenait excessivement confortable; et quand
je réfléchissais que, dans cette vie solitaire à laquelle j’avais
été condamné, je n’avais pas été seulement conduit à tourner mes
regards vers le ciel et à chercher le bras qui m’avait exilé, mais
que j’étais devenu un instrument de la Providence pour sauver la vie
et sans doute l’âme d’un pauvre sauvage, et pour l’amener à la vraie
science de la religion et de la doctrine chrétiennes, afin qu’il pût
connaître le Christ Jésus, afin qu’il pût connaître celui qui est la
vie éternelle; quand, dis-je, je réfléchissais sur toutes ces choses,
une joie secrète s’épanouissait dans mon âme, et souvent même je me
félicitais d’avoir été amené en ce lieu, ce que j’avais tant de fois
regardé comme la plus terrible de toutes les afflictions qui eussent
pu m’advenir.

Dans cet esprit de reconnaissance, j’achevai le reste de mon exil.
Mes conversations avec Vendredi employaient si bien mes heures, que
je passai les trois années que nous vécûmes là ensemble parfaitement
et complètement heureux, si toutefois il est une condition sublunaire
qui puisse être appelée bonheur parfait. Le sauvage était alors un
bon chrétien, un bien meilleur chrétien que moi; quoique, Dieu en
soit béni! j’aie quelque raison d’espérer que nous étions également
pénitents, et des pénitents consolés et régénérés.—Nous avions la
parole de Dieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si
nous eussions été en Angleterre.

Je m’appliquais constamment à lire l’Écriture et à lui expliquer de
mon mieux le sens de ce que je lisais; et lui, à son tour, par ses
examens et ses questions sérieuses, me rendait, comme je le disais
tout à l’heure, un docteur bien plus habile dans la connaissance des
deux Testaments que je ne l’aurais jamais été si j’eusse fait une
lecture privée. Il est encore une chose, fruit de l’expérience de
cette portion de ma vie solitaire, que je ne puis passer sous silence:
oui, c’est un bonheur infini et inexprimable que la science de Dieu et
la doctrine du salut par Jésus-Christ soient si clairement exposées
dans les Testaments, et qu’elles soient si faciles à être reçues et
entendues, que leur simple lecture pût me donner assez le sentiment de
mon devoir pour me porter directement au grand œuvre de la repentance
sincère de mes péchés, et pour me porter, en m’attachant à un sauveur,
source de vie et de salut, à pratiquer une réforme et à me soumettre
à tous les commandements de Dieu, et cela sans aucun maître ou
précepteur, j’entends humain. Cette simple instruction se trouva de
même suffisante pour éclairer mon pauvre sauvage et pour en faire un
chrétien tel que de ma vie j’en ai peu connu qui le valussent.

Quant aux disputes, aux controverses, aux pointilleries, aux
contestations qui furent soulevées dans le monde touchant la
religion, soit subtilités de doctrine, soit projets de gouvernement
ecclésiastique, elles étaient pour nous tout à fait chose vaine,
comme, autant que j’en puis juger, elles l’ont été pour le reste
du genre humain. Nous étions sûrement guidés vers le ciel par les
Écritures; et nous étions éclairés par l’Esprit consolateur de Dieu,
nous enseignant et nous instruisant par sa parole, nous conduisant
à toute vérité et nous rendant l’un et l’autre soumis et obéissants
aux enseignements de sa loi. Je ne vois pas que nous aurions pu faire
le moindre usage de la connaissance la plus approfondie des points
disputés en religion qui répandirent tant de troubles sur la terre,
quand bien même nous eussions pu y parvenir.—Mais il me faut reprendre
le fil de mon histoire, et suivre chaque chose dans son ordre.

Après que Vendredi et moi eûmes fait une plus intime connaissance,
lorsqu’il put comprendre presque tout ce que je lui disais et parler
couramment, quoique en mauvais anglais, je lui fis le récit de mes
aventures ou de celles qui se rattachaient à ma venue dans l’île;
comment j’y avais vécu et depuis combien de temps. Je l’initiai au
mystère,—car c’en était un pour lui,—de la poudre et des balles, et
je lui appris à tirer. Je lui donnai un couteau, ce qui lui fit un
plaisir extrême; et je lui ajustai un ceinturon avec un fourreau
suspendu, semblable à ceux où l’on porte en Angleterre les couteaux de
chasse; mais dans la gaine, au lieu de coutelas, je mis une hachette,
qui non seulement était une bonne arme en quelques occasions, mais une
arme beaucoup plus utile dans une foule d’autres.

Je lui fis une description des contrées de l’Europe, et
particulièrement de l’Angleterre, ma patrie. Je lui contai comment
nous vivions, comment nous adorions Dieu, comment nous nous
conduisions les uns envers les autres, et comment, dans des vaisseaux,
nous trafiquions avec toutes les parties du monde. Je lui donnai une
idée du bâtiment naufragé à bord duquel j’étais allé, et lui montrai
d’aussi près que je pus la place où il avait échoué; mais depuis
longtemps il avait été mis en pièces et avait entièrement disparu.

Je lui montrai aussi les débris de notre chaloupe, que nous perdîmes
quand nous nous sauvâmes de notre bord, et qu’avec tous mes efforts,
je n’avais jamais pu remuer; mais elle était alors presque entièrement
délabrée. En apercevant cette embarcation, Vendredi demeura fort
longtemps pensif et sans proférer un seul mot. Je lui demandai ce à
quoi il songeait; enfin il me dit:—«Moi voir pareil bateau ainsi venir
au lieu à ma nation.»

[Illustration: En apercevant cette embarcation, Vendredi demeura fort
longtemps pensif.]

Je fus longtemps sans deviner ce que cela signifiait; mais à la
fin, en y réfléchissant bien, je compris qu’une chaloupe pareille
avait dérivé sur le rivage qu’il habitait, c’est-à-dire, comme il me
l’expliqua, y avait été entraînée par une tempête. Aussitôt j’imaginai
que quelque vaisseau européen devait avoir fait naufrage sur cette
côte, et que sa chaloupe, s’étant sans doute détachée, avait été jetée
à terre; mais je fus si stupide que je ne songeai pas une seule fois
à des hommes s’échappant d’un naufrage, et ne m’informai pas d’où
ces embarcations pouvaient venir. Tout ce que je demandai, ce fut la
description de ce bateau.

Vendredi me le décrivit assez bien, mais il me mit beaucoup mieux à
même de le comprendre lorsqu’il ajouta avec chaleur:—«Nous sauver
hommes blancs de noyer.»—«Il y avait donc, lui dis-je, des hommes
blancs dans le bateau?»—«Oui, répondit-il, le bateau plein d’hommes
blancs.»—Je le questionnai sur leur nombre; il compta sur ses doigts
jusqu’à dix-sept.—«Mais, repris-je alors, que sont-ils devenus?»—«Ils
vivent, ils demeurent chez ma nation.»

Ce récit me mit en tête de nouvelles pensées: j’imaginai aussitôt que
ce pouvaient être les hommes appartenant au vaisseau échoué en vue
de mon île, comme je l’appelais alors; que ces gens, après que le
bâtiment eut donné contre le rocher, le croyant inévitablement perdu,
s’étaient jetés dans leur chaloupe et avaient abordé à cette terre
barbare parmi les sauvages.

Sur ce, je m’enquis plus curieusement de ce que ces hommes étaient
devenus. Il m’assura qu’ils vivaient encore, qu’il y avait quatre ans
qu’ils étaient là, que les sauvages les laissaient tranquilles et
leur donnaient de quoi manger. Je lui demandai comment il se faisait
qu’ils n’eussent point été tués et mangés:—«Non, me dit-il, eux faire
frère avec eux.»—C’est-à-dire, comme je le compris, qu’ils avaient
fraternisé. Puis il ajouta:—«Eux manger non hommes que quand la guerre
fait battre,»—c’est-à-dire qu’ils ne mangent aucun homme qui ne se
soit battu contre eux et n’ait été fait prisonnier de guerre.

Il arriva, assez longtemps après ceci, que, se trouvant sur le sommet
de la colline, à l’est de l’île, d’où, comme je l’ai narré, j’avais
dans un jour serein découvert le continent de l’Amérique, il arriva,
dis-je, que Vendredi, le temps étant fort clair, regarda fixement
du côté de la terre ferme, puis, dans une sorte d’ébahissement,
qu’il se prit à sauter, et à danser, et à m’appeler, car j’étais à
quelque distance. Je lui en demandai le sujet:—«O joie! ô joyeux!
s’écriait-il, là voir mon pays, là ma nation!»

Je remarquai un sentiment de plaisir extraordinaire épanoui sur sa
face; ses yeux étincelaient, sa contenance trahissait une étrange
passion, comme s’il eût eu un désir véhément de retourner dans sa
patrie. Cet air, cette expression éveilla en moi une multitude
de pensées qui me laissèrent moins tranquille que je ne l’étais
auparavant sur le compte de mon nouveau serviteur Vendredi; et je ne
mis pas en doute que, si jamais il pouvait retourner chez sa propre
nation, non seulement il oublierait toute sa religion, mais toutes les
obligations qu’il m’avait, et qu’il ne fût assez perfide pour donner
des renseignements sur moi à ses compatriotes, et revenir peut-être,
avec quelques centaines des siens, pour faire de moi un festin auquel
il assisterait aussi joyeux qu’il avait eu pour habitude de l’être aux
festins de ses ennemis faits prisonniers de guerre.

Mais je faisais une violente injustice à cette pauvre et honnête
créature, ce dont je fus très chagrin par la suite. Cependant, comme
ma défiance s’accrut et me posséda pendant quelques semaines, je
devins plus circonspect, moins familier et moins affable avec lui; en
quoi aussi j’eus assurément tort: l’honnête et agréable garçon n’avait
pas une seule pensée qui ne découlât des meilleurs principes, tout à
la fois comme un chrétien religieux et comme un ami reconnaissant,
ainsi que plus tard je m’en convainquis, à ma grande satisfaction.

Tant que durèrent mes soupçons, on peut bien être sûr que chaque jour
je le sondai pour voir si je ne découvrirais pas quelques-unes des
nouvelles idées que je lui supposais; mais je trouvai dans tout ce
qu’il disait tant de candeur et d’honnêteté que je ne pus nourrir
longtemps ma défiance; et que, mettant de côté toute inquiétude, je
m’abandonnai de nouveau entièrement à lui. Il ne s’était seulement pas
aperçu de mon trouble; c’est pourquoi je ne saurais le soupçonner de
fourberie.

Un jour que je me promenais sur la même colline et que le temps était
brumeux en mer, de sorte qu’on ne pouvait apercevoir le continent,
j’appelai Vendredi et lui dis:—«Ne désirerais-tu pas retourner dans
ton pays, chez ta propre nation?»—«Oui, dit-il, moi être beaucoup O
joyeux d’être dans ma propre nation.»—«Qu’y ferais-tu? repris-je:
voudrais-tu redevenir barbare, manger de la chair humaine et retomber
dans l’état sauvage où tu étais auparavant?»—Il prit un air chagrin,
et, secouant la tête, il répondit:—«Non, non, Vendredi leur conter
vivre bon, leur conter prier Dieu, leur conter manger pain de blé,
chair de troupeau, lait; non plus manger hommes.»—«Alors ils te
tueront.»—A ce mot, il devint sérieux, et répliqua:—« Non, eux pas
tuer moi, eux volontiers aimer apprendre.»—Il entendait par là qu’ils
étaient très portés à s’instruire. Puis il ajouta qu’ils avaient
appris beaucoup de choses des hommes barbus qui étaient venus dans
le bateau. Je lui demandai alors s’il voudrait s’en retourner; il
sourit à cette question, et me dit qu’il ne pourrait pas nager si
loin. Je lui promis de lui faire un canot. Il me dit alors qu’il irait
si j’allais avec lui:—«Moi partir avec toi! m’écriai-je; mais ils me
mangeront si j’y vais.»—«Non, non, moi faire eux non manger vous,
moi faire eux beaucoup aimer vous.»—Il entendait par là qu’il leur
raconterait comment j’avais tué ses ennemis et sauvé sa vie, et qu’il
me gagnerait ainsi leur affection. Alors il me narra de son mieux
combien ils avaient été bons envers les dix-sept hommes blancs ou
barbus, comme il les appelait, qui avaient abordé à leur rivage dans
la détresse.

Dès ce moment, je l’avoue, je conçus l’envie de m’aventurer en mer,
pour tenter s’il m’était possible de joindre ces hommes barbus, qui
devaient être, selon moi, des Espagnols et des Portugais, ne doutant
pas, si je réussissais, qu’étant sur le continent et en nombreuse
compagnie, je ne pusse trouver quelque moyen de m’échapper de là
plutôt que d’une île éloignée de quarante milles de la côte, et où
j’étais seul et sans secours. Quelques jours après je sondai de
nouveau Vendredi, par manière de conversation, et je lui dis que je
voulais lui donner un bateau pour retourner chez sa nation. Je le
menai par conséquent vers ma petite frégate, amarrée de l’autre côté
de l’île; puis, l’ayant vidée,—car je la tenais toujours enfoncée sous
l’eau,—je la mis à flot, je la lui fis voir, et nous y entrâmes tous
les deux.

Je vis que c’était un compagnon fort adroit à la manœuvre: il la
faisait courir aussi rapidement et plus habilement que je ne l’eusse
pu faire. Tandis que nous voguions, je lui dis:—«Eh bien! maintenant,
Vendredi, irons-nous chez ta nation?»—A ces mots, il resta tout
stupéfait, sans doute parce que cette embarcation lui paraissait
trop petite pour aller si loin. Je lui dis alors que j’en avais une
plus grande. Le lendemain donc je le conduisis au lieu où gisait la
première pirogue que j’avais faite, mais que je n’avais pu mettre
à la mer. Il la trouva suffisamment grande; mais, comme je n’en
avais pris aucun soin, qu’elle était couchée là depuis vingt-deux ou
vingt-trois ans, et que le soleil l’avait fendue et séchée, elle était
pourrie en quelque sorte. Vendredi m’affirma qu’un bateau semblable
ferait l’affaire, et transporterait—beaucoup assez vivres, boire,
pain:—c’était là sa manière de parler.

En somme, je fus alors si affermi dans ma résolution de gagner avec
lui le continent, que je lui dis qu’il fallait nous mettre à en
faire une de cette grandeur-là pour qu’il pût s’en retourner chez
lui. Il ne répliqua pas un mot, mais il devint sérieux et triste. Je
lui demandai ce qu’il avait. Il me répondit ainsi:—«Pourquoi vous
colère avec Vendredi? Quoi moi fait?»—Je le priai de s’expliquer et
lui protestai que je n’étais point du tout en colère.—«Pas colère!
pas colère! reprit-il en répétant ces mots plusieurs fois; pourquoi
envoyer Vendredi loin chez ma nation?»—«Pourquoi?... Mais ne m’as-tu
pas dit que tu souhaitais y retourner?»—«Oui, oui, s’écria-t-il,
souhaiter être tous deux là: Vendredi là et pas maître là.»—En un mot,
il ne pouvait se faire à l’idée de partir sans moi.—«Moi aller avec
toi, Vendredi! m’écriai-je; mais que ferais-je là?»—Il me répliqua
très vivement là-dessus:—«Vous faire grande quantité beaucoup bien,
vous apprendre sauvages hommes être hommes bons, hommes sages, hommes
apprivoisés; vous leur enseigner connaître Dieu, prier Dieu et vivre
nouvelle vie.»—«Hélas! Vendredi, répondis-je, tu ne sais ce que tu
dis, je ne suis moi-même qu’un ignorant.»—«Oui, oui, reprit-il, vous
enseigna moi bien, vous enseigner eux bien.»—«Non, non, Vendredi, te
dis-je, tu partiras sans moi; laisse-moi vivre ici tout seul comme
autrefois.»—A ces paroles il retomba dans le trouble, et, courant à
une des hachettes qu’il avait coutume de porter, il s’en saisit à la
hâte et me la donna.—«Que faut-il que j’en fasse?» lui dis-je.—«Vous
prendre, vous tuer Vendredi.»—«Moi te tuer! Et pourquoi?»—«Pourquoi,
répliqua-t-il prestement, vous envoyer Vendredi loin?... Prendre, tuer
Vendredi, pas renvoyer Vendredi loin.»—Il prononça ces paroles avec
tant de componction, que je vis ses yeux se mouiller de larmes. En un
mot, je découvris clairement en lui une si profonde affection pour moi
et une si ferme résolution, que je lui dis alors, et souvent depuis,
que je ne l’éloignerais jamais tant qu’il voudrait rester avec moi.

Somme toute, de même que par tous ses discours je découvris en lui
une affection si solide pour moi, que rien ne pourrait l’en séparer,
de même je découvris que tout son désir de retourner dans sa patrie
avait sa source dans sa vive affection pour ses compatriotes, et
dans son espérance que je les rendrais bons, chose que, vu mon peu
de science, je n’avais pas le moindre désir, la moindre intention ou
envie d’entreprendre. Mais je me sentais toujours fortement entraîné à
faire une tentative de délivrance, comme précédemment, fondée sur la
supposition déduite du premier entretien, c’est-à-dire qu’il y avait
là dix-sept hommes barbus; et c’est pourquoi, sans plus de délai, je
me mis en campagne avec Vendredi pour chercher un gros arbre propre à
être abattu et à faire une grande pirogue ou canot pour l’exécution de
mon projet. Il y avait dans l’île assez d’arbres pour construire une
flottille, non seulement de pirogues ou de canots, mais même de bons
gros vaisseaux. La principale condition à laquelle je tenais, c’était
qu’il fût dans le voisinage de la mer, afin que nous puissions lancer
notre embarcation quand elle serait faite, et éviter la bévue que
j’avais commise la première fois.

A la fin Vendredi en choisit un, car il connaissait mieux que moi
quelle sorte de bois était la plus convenable pour notre dessein; je
ne saurais même aujourd’hui comment nommer l’arbre que nous abattîmes,
je sais seulement qu’il ressemblait beaucoup à celui qu’on appelle
Fustok, et qu’il était d’un genre intermédiaire entre celui-là et
le bois de Nicaragua, duquel il tenait beaucoup pour la couleur et
l’odeur. Vendredi se proposait de brûler l’intérieur de cet arbre
pour en faire un bateau; mais je lui démontrai qu’il valait mieux le
creuser avec des outils, ce qu’il fit très adroitement, après que je
lui en eus enseigné la manière. Au bout d’un mois de rude travail,
nous achevâmes notre pirogue, qui se trouva fort élégante, surtout
lorsque avec nos haches, que je lui avais appris à manier, nous
eûmes façonné et avivé son extérieur en forme d’esquif. Après ceci,
toutefois, elle nous coûta encore près d’une quinzaine de jours pour
l’amener jusqu’à l’eau, en quelque sorte pouce à pouce, au moyen de
grands rouleaux de bois.—Elle aurait pu porter vingt hommes très
aisément.

[Illustration: ... pour l’amener jusqu’à l’eau, en quelque sorte pouce
à pouce.]

Lorsqu’elle fut mise à flot, je fus émerveillé de voir, malgré sa
grandeur, avec quelle dextérité et quelle rapidité mon serviteur
Vendredi savait la manier, la faire virer et avancer à la pagaie. Je
lui demandai alors si elle pouvait aller, et si nous pouvions nous y
aventurer.—«Oui, répondit-il, elle aventurer dedans très bien, quand
même grand souffler vent.»—Cependant j’avais encore un projet qu’il ne
connaissait point, c’était de faire un mât et une voile, et de garnir
ma pirogue d’une ancre et d’un câble. Pour le mât, ce fut chose assez
aisée. Je choisis un jeune cèdre fort droit que je trouvai près de là,
car il y en avait une grande quantité dans l’île; je chargeai Vendredi
de l’abattre et lui montrai comment s’y prendre pour le façonner
et l’ajuster. Quant à la voile, ce fut mon affaire particulière.
Je savais que je possédais pas mal de vieilles voiles ou plutôt de
morceaux de vieilles voiles; mais, comme il y avait vingt-six ans
que je les avais mises de côté, et que j’avais pris peu de soin pour
leur conservation, n’imaginant pas que je pusse jamais avoir occasion
de les employer à un semblable usage, je ne doutai pas qu’elles ne
fussent toutes pourries, et au fait la plupart l’étaient. Pourtant
j’en trouvai deux morceaux qui me parurent assez bons; je me mis à
les travailler; et, après beaucoup de peines, cousant gauchement et
lentement, comme on peut le croire, car je n’avais point d’aiguilles,
je parvins enfin à faire une vilaine chose triangulaire ressemblant
à ce qu’on appelle en Angleterre une voile en _épaule de mouton_,
qui se dressait avec un gui au bas et un petit pic au sommet. Les
chaloupes de nos navires cinglent d’ordinaire avec une voile pareille,
et c’était celle dont je connaissais le mieux la manœuvre, parce que
la barque dans laquelle je m’étais échappé de Barbarie en avait une,
comme je l’ai relaté dans la première partie de mon histoire.

Je fus près de deux mois à terminer ce dernier ouvrage, c’est-à-dire
à gréer et ajuster mon mât et mes voiles. Pour compléter ce gréement,
j’établis un petit étai sur lequel j’adaptai une trinquette pour
m’aider à pincer le vent, et, qui plus est, je fixai à la poupe un
gouvernail. Quoique je fusse un détestable constructeur, cependant
comme je sentais l’utilité et même la nécessité d’une telle chose,
bravant la peine, j’y travaillai avec tant d’application qu’enfin j’en
vins à bout; mais, en considérant la quantité des tristes inventions
auxquelles j’eus recours et qui échouèrent, je suis porté à croire que
ce gouvernail me coûta autant de labeur que le bateau tout entier.

Après que tout ceci fut achevé, j’eus à enseigner à mon serviteur
Vendredi tout ce qui avait rapport à la navigation de mon esquif;
car, bien qu’il sût parfaitement pagayer, il n’entendait rien à la
manœuvre de la voile et du gouvernail, et il fut on ne peut plus
émerveillé quand il me vit diriger et faire virer ma pirogue au moyen
de la barre, et quand il vit ma voile trébucher et s’éventer, tantôt
d’un côté, tantôt de l’autre, suivant que la direction de notre
course changeait; alors, dis-je, il demeura là comme un étonné, comme
un ébahi. Néanmoins en peu de temps je lui rendis toutes ces choses
familières, et il devint un navigateur consommé, sauf l’usage de la
boussole, que je ne pus lui faire comprendre que fort peu. Mais,
comme dans ces climats il est rare d’avoir un temps couvert et que
presque jamais il n’y a de brumes, la boussole n’y est pas de grande
nécessité. Les étoiles sont toujours visibles pendant la nuit, et la
terre pendant le jour, excepté dans les saisons pluvieuses; mais alors
personne ne se soucie d’aller au loin ni sur terre, ni sur mer.

J’étais alors entré dans la vingt-septième année de ma captivité dans
cette île, quoique les trois dernières années où j’avais eu avec moi
mon serviteur Vendredi ne puissent guère faire partie de ce compte, ma
vie d’alors étant totalement différente de ce qu’elle avait été durant
tout le reste de mon séjour. Je célébrai l’anniversaire de mon arrivée
en ce lieu toujours avec la même reconnaissance envers Dieu pour ses
miséricordes; si jadis j’avais eu sujet d’être reconnaissant, j’avais
encore beaucoup plus sujet de l’être, la Providence m’ayant donné
tant de nouveaux témoignages de sollicitude, et envoyé l’espoir d’une
prompte et sûre délivrance, car j’avais dans l’âme l’inébranlable
persuasion que ma délivrance était proche et que je ne saurais
être un an de plus dans l’île. Cependant je ne négligeai pas mes
cultures; comme à l’ordinaire je bêchai, je semai, je fis des enclos;
je recueillis et séchai mes raisins, et m’occupai de toutes choses
nécessaires, de même qu’auparavant.

La saison des pluies, qui m’obligeait à garder la maison plus que de
coutume, étant alors revenue, j’avais donc mis notre vaisseau aussi
en sûreté que possible, en l’amenant dans la crique où, comme je l’ai
dit au commencement, j’abordai avec mes radeaux. L’ayant halé sur
le rivage pendant la marée haute, je fis creuser à mon serviteur
Vendredi un petit bassin tout juste assez grand pour qu’il pût s’y
tenir à flot; puis, à la marée basse, nous fîmes une forte écluse à
l’extrémité pour empêcher l’eau d’y rentrer: ainsi notre vaisseau
demeura à sec et à l’abri du retour de la marée. Pour le garantir
de la pluie, nous le couvrîmes d’une couche de branches d’arbres si
épaisse, qu’il était aussi bien qu’une maison sous son toit de chaume.
Nous attendîmes ainsi les mois de novembre et de décembre, que j’avais
désignés pour l’exécution de mon entreprise.

Quand la saison favorable s’approcha, comme la pensée de mon
dessein renaissait avec le beau temps, je m’occupai journellement à
préparer tout pour le voyage. La première chose que je fis, ce fut
d’amasser une certaine quantité de provisions qui devaient nous être
nécessaires. Je me proposais, dans une semaine ou deux, d’ouvrir le
bassin et de lancer notre bateau, quand un matin que j’étais occupé
à quelqu’un de ces apprêts, j’appelai Vendredi et lui dis d’aller au
bord de la mer pour voir s’il ne trouverait pas quelque chélone ou
tortue, chose que nous faisions habituellement une fois par semaine;
nous étions aussi friands des œufs que de la chair de cet animal.
Vendredi n’était parti que depuis peu de temps quand je le vis revenir
en courant et franchir ma fortification extérieure comme si ses pieds
ne touchaient pas la terre, et, avant que j’eusse eu le temps de lui
parler, il me cria:—«O maître! ô maître! ô chagrin! ô mauvais!»—«Qu’y
a-t-il, Vendredi?» lui dis-je.—«Oh! là-bas un, deux, trois canots! un,
deux, trois!»—Je conclus, d’après sa manière de s’exprimer, qu’il y
en avait six; mais, après que je m’en fus enquis, je n’en trouvai que
trois.—Je le rassurai ainsi autant que je pus; néanmoins je m’aperçus
que le pauvre garçon était tout à fait hors de lui-même: il s’était
fourré en tête que les sauvages étaient venus tout exprès pour le
chercher, le mettre en pièces et le dévorer. Il tremblait si fort que
je ne savais que faire. Je le réconfortai de mon mieux, et lui dis que
j’étais dans un aussi grand danger et qu’ils me mangeraient tout comme
lui.—«Mais il faut, ajoutai-je, nous résoudre à les combattre; peux-tu
combattre, Vendredi?»—«Moi tirer, dit-il, mais là venir beaucoup
grand nombre.»—«Qu’importe! répondis-je, nos fusils épouvanteront
ceux qu’ils ne tueront pas.»—Je lui demandai si, me déterminant à le
défendre, il me défendrait aussi et voudrait se tenir auprès de moi et
faire tout ce que je lui enjoindrais. Il répondit:—«Moi mourir quand
vous commander mourir, maître.»—Là-dessus j’allai chercher une bonne
goutte de _rhum_ et la lui donnai, car j’avais si bien ménagé mon
_rhum_ que j’en avais encore pas mal en réserve. Quand il eut bu, je
lui fis prendre les deux fusils de chasse que nous portions toujours,
et je les chargeai de chevrotines aussi grosses que des petites balles
de pistolet; je pris ensuite quatre mousquets, je les chargeai chacun
de deux lingots et de cinq balles, puis chacun de mes deux pistolets
d’une paire de balles seulement. Je pendis, comme à l’ordinaire, mon
grand sabre nu à mon côté, et je donnai à Vendredi sa hachette.

Quand je me fus ainsi préparé, je pris ma lunette d’approche, et
je gravis le versant de la montagne, pour voir ce que je pourrais
découvrir; j’aperçus aussitôt par ma longue-vue qu’il y avait là vingt
et un sauvages, trois prisonniers et trois pirogues, et que leur
unique affaire semblait être de faire un banquet triomphal de ces
trois corps humains, fête barbare, il est vrai, mais, comme je l’ai
observé, qui n’avait rien parmi eux que d’ordinaire.

Je remarquai aussi qu’ils étaient débarqués non dans le même endroit
d’où Vendredi s’était échappé, mais plus près de ma crique, où le
rivage était bas et où un bois épais s’étendait presque jusqu’à la
mer. Cette observation et l’horreur que m’inspirait l’œuvre atroce que
ces misérables venaient consommer me remplirent de tant d’indignation
que je retournai vers Vendredi, et lui dis que j’étais résolu à
fondre sur eux et à les tuer tous. Puis je lui demandai s’il voulait
combattre à mes côtés. Sa frayeur étant dissipée et ses esprits étant
un peu animés par le _rhum_ que je lui avais donné, il me parut plein
de courage, et répéta comme auparavant qu’il mourrait quand je lui
ordonnerais de mourir.

Dans cet accès de fureur, je pris et répartis entre nous les armes
que je venais de charger. Je donnai à Vendredi un pistolet pour
mettre à sa ceinture et trois mousquets pour porter sur l’épaule, je
pris moi-même un pistolet et les trois autres mousquets, et dans cet
équipage nous nous mîmes en marche. J’avais en outre garni ma poche
d’une petite bouteille de _rhum_, et chargé Vendredi d’un grand sac
de poudre et de balles. Quant à la consigne, je lui enjoignis de se
tenir sur mes pas, de ne point bouger, de ne point tirer, de ne faire
aucune chose que je ne lui eusse commandée, et en même temps de ne pas
souffler mot. Je fis alors à ma droite un circuit de près d’un mille,
pour éviter la crique et gagner le bois, afin de pouvoir arriver à
portée de fusil des sauvages avant qu’ils me découvrissent, ce que,
par ma longue-vue, j’avais reconnu chose facile à faire.

[Illustration: Dans cet équipage nous nous mîmes en marche.]

Pendant cette marche mes premières idées se réveillèrent et
commencèrent à ébranler ma résolution. Je ne veux pas dire que j’eusse
aucune peur de leur nombre; comme ils n’étaient que des misérables
nus et sans armes, il est certain que je leur étais supérieur, et
quand bien même j’aurais été seul. Mais quel motif, me disais-je,
quelle circonstance, quelle nécessité m’oblige à tremper mes mains
dans le sang, à attaquer des hommes qui ne m’ont jamais fait aucun
tort et qui n’ont nulle intention de m’en faire, des hommes innocents
à mon égard? Leur coutume barbare est leur propre malheur; c’est la
preuve que Dieu les a abandonnés aussi bien que les autres nations
de cette partie du monde à leur stupidité, à leur inhumanité, mais
non pas qu’il m’appelle à être le juge de leurs actions, encore moins
l’exécuteur de sa justice! Quand il le trouvera bon, il prendra leur
cause dans ses mains, et par un châtiment national il les punira pour
leur crime national; mais cela n’est point mon affaire.

Vendredi, il est vrai, peut justifier de cette action: il est leur
ennemi, il est en état de guerre avec ces mêmes hommes, c’est loyal
à lui de les attaquer; mais je n’en puis dire autant de moi.—Ces
pensées firent une impression si forte sur mon esprit, que je résolus
de me placer seulement près d’eux pour observer leur fête barbare,
d’agir alors suivant que le ciel m’inspirerait, mais de ne point
m’entremettre, à moins que quelque chose ne se présentât qui fût pour
moi une injonction formelle.

Plein de cette résolution, j’entrai dans le bois, et avec toute la
précaution et le silence possibles,—ayant Vendredi sur mes talons,—je
marchai jusqu’à ce que j’eusse atteint la lisière du côté le plus
proche des sauvages. Une pointe de bois restait seulement entre eux
et moi. J’appelai doucement Vendredi, et, lui montrant un grand arbre
qui était juste à l’angle du bois, je lui commandai d’y aller et de
m’apporter réponse si de là il pouvait voir parfaitement ce qu’ils
faisaient. Il obéit et revint immédiatement me dire que de ce lieu on
les voyait très bien; qu’ils étaient tous autour d’un feu, mangeant
la chair d’un de leurs prisonniers, et qu’à peu de distance de là il
y en avait un autre gisant, garrotté sur le sable, qu’ils allaient
tuer bientôt, affirmait-il, ce qui embrasa mon âme de colère. Il
ajouta que ce n’était pas un prisonnier de leur nation, mais un des
hommes barbus dont il m’avait parlé et qui étaient venus dans leur
pays sur un bateau. Au seul mot d’un homme blanc et barbu, je fus
rempli d’horreur; j’allai à l’arbre, et je distinguai parfaitement
avec ma longue-vue un homme blanc couché sur la grève de la mer, pieds
et mains liés avec des glaïeuls ou quelque chose de semblable à des
joncs; je distinguai aussi qu’il était Européen et qu’il avait des
vêtements.

Il y avait un autre arbre et au delà un petit hallier plus près d’eux
que la place où j’étais d’environ cinquante verges. Je vis qu’en
faisant un petit détour je pourrais y parvenir sans être découvert,
et qu’alors je n’en serais plus qu’à demi-portée de fusil. Je retins
donc ma colère, quoique vraiment je fusse outré au plus haut degré,
et, rebroussant d’environ trente pas, je marchai derrière quelques
buissons qui couvraient tout le chemin, jusqu’à ce que je fusse
arrivé vers l’autre arbre. Là je montai sur un petit tertre d’où ma
vue plongeait librement sur les sauvages à distance de quatre-vingts
verges environ.

Il n’y avait pas alors un moment à perdre; car dix-neuf de ces
atroces misérables étaient assis à terre tous pêle-mêle, et venaient
justement d’envoyer deux d’entre eux pour égorger le pauvre chrétien
et peut-être l’apporter membre à membre à leur feu: déjà même
ils étaient baissés pour lui délier les pieds. Je me tournai vers
Vendredi:—«Maintenant, lui dis-je, fais ce que je te commanderai.»
Il me le promit.—«Alors, Vendredi, repris-je, fais exactement ce
que tu me verras faire sans y manquer en rien.»—Je posai à terre
un des mousquets et mon fusil de chasse, et Vendredi m’imita; puis
avec mon autre mousquet je couchai en joue les sauvages, en lui
ordonnant de faire de même.—«Es-tu prêt?» lui dis-je alors.—«Oui,»
répondit-il.—«Allons, feu sur tout!»—Et au même instant je tirai aussi.

Vendredi avait tellement mieux visé que moi, qu’il en tua deux et en
blessa trois, tandis que j’en tuai un et en blessai deux. Ce fut,
soyez-en sûr, une terrible consternation: tous ceux qui n’étaient
pas blessés se dressèrent subitement sur leurs pieds; mais ils ne
savaient de quel côté fuir, quel chemin prendre, car ils ignoraient
d’où leur venait la mort. Vendredi avait toujours les yeux attachés
sur moi, afin, comme je le lui avais enjoint, de pouvoir suivre tous
mes mouvements. Aussitôt après la première décharge je jetai mon
arme et pris le fusil de chasse, et Vendredi fit de même. J’armai et
couchai en joue, il arma et ajusta aussi.—«Es-tu prêt, Vendredi?» lui
dis-je.—«Oui,» répondit-il.—«Feu donc, au nom de Dieu!» Et au même
instant nous tirâmes tous deux sur ces misérables épouvantés. Comme
nos armes n’étaient chargées que de ce que j’ai appelé chevrotines ou
petites balles de pistolet, il n’en tomba que deux; mais il y en eut
tant de frappés, que nous les vîmes courir çà et là tout couverts de
sang, criant et hurlant comme des insensés et cruellement blessés pour
la plupart. Bientôt après trois autres encore tombèrent, mais non pas
tout à fait morts.

[Illustration: Nous tirâmes tous deux sur ces misérables épouvantés.]

—«Maintenant, Vendredi, m’écriai-je en posant à terre les armes vides
et en prenant le mousquet qui était encore chargé, suis-moi!»—Ce qu’il
fit avec beaucoup de courage. Là-dessus je me précipitai hors du bois
avec Vendredi sur mes talons, et je me découvris moi-même. Sitôt
qu’ils m’eurent aperçu, je poussai un cri effroyable, j’enjoignis à
Vendredi d’en faire autant; et, courant aussi vite que je pouvais, ce
qui n’était guère, chargé d’armes comme je l’étais, j’allai droit à la
pauvre victime qui gisait, comme je l’ai dit, sur la grève, entre la
place du festin et la mer. Les deux bouchers qui allaient se mettre
en besogne sur lui l’avaient abandonné de surprise à notre premier
feu, et s’étaient enfuis, saisis d’épouvante, vers le rivage, où ils
s’étaient jetés dans un canot, ainsi que trois de leurs compagnons.
Je me tournai vers Vendredi, et je lui ordonnai d’avancer et de tirer
dessus. Il me comprit aussitôt, et, courant environ la longueur de
quarante verges pour s’approcher d’eux, il fit feu. Je crus d’abord
qu’il les avait tous tués, car ils tombèrent en tas dans le canot;
mais bientôt j’en vis deux se relever. Toutefois il en avait expédié
deux et blessé un troisième, qui resta comme mort au fond du bateau.

[Illustration: J’allai droit à la pauvre victime qui gisait sur la
grève.]

Tandis que mon serviteur Vendredi tiraillait, je pris mon couteau
et je coupai les glaïeuls qui liaient le pauvre prisonnier. Ayant
débarrassé ses pieds et ses mains, je le relevai et lui demandai en
portugais qui il était. Il répondit en latin: Christianus. Mais il
était si faible et si languissant qu’il pouvait à peine se tenir
ou parler. Je tirai ma bouteille de ma poche, et la lui présentai
en lui faisant signe de boire, ce qu’il fit; puis je lui donnai un
morceau de pain qu’il mangea. Alors je lui demandai de quel pays il
était: il me répondit: Español. Et, se remettant un peu, il me fit
connaître par tous les gestes possibles combien il m’était redevable
pour sa délivrance.—«Señor, lui dis-je avec tout l’espagnol que je
pus rassembler, nous parlerons plus tard; maintenant il nous faut
combattre. S’il vous reste quelque force, prenez ce pistolet et ce
sabre et vengez-vous.»—Il les prit avec gratitude, et n’eut pas plutôt
ces armes dans les mains, que, comme si elles lui eussent communiqué
une nouvelle énergie, il se rua sur ses meurtriers avec furie, et
en tailla deux en pièces en un instant; mais il est vrai que tout
ceci était si étrange pour eux, que les pauvres misérables, effrayés
du bruit de nos mousquets, tombaient de pur étonnement et de peur,
et étaient aussi incapables de chercher à s’enfuir que leur chair
de résister à nos balles. Et c’était là juste le cas des cinq sur
lesquels Vendredi avait tiré dans la pirogue; car si trois tombèrent
des blessures qu’ils avaient reçues, deux tombèrent seulement d’effroi.

Je tenais toujours mon fusil à la main sans tirer, voulant garder mon
coup tout prêt, parce que j’avais donné à l’Espagnol mon pistolet et
mon sabre. J’appelai Vendredi et lui ordonnai de courir à l’arbre d’où
nous avions fait feu d’abord, pour rapporter les armes déchargées
que nous avions laissées là; ce qu’il fit avec une grande célérité.
Alors je lui donnai mon mousquet, je m’assis pour recharger les autres
armes, et recommandai à mes hommes de revenir vers moi quand ils en
auraient besoin.

Tandis que j’étais à cette besogne, un rude combat s’engagea entre
l’Espagnol et un des sauvages, qui lui portait des coups avec un de
leurs grands sabres de bois, cette même arme qui devait servir à lui
ôter la vie si je ne l’avais empêché. L’Espagnol était aussi hardi et
aussi brave qu’on puisse l’imaginer: quoique faible, il combattait
déjà cet Indien depuis longtemps et lui avait fait deux larges
blessures à la tête; mais le sauvage, qui était un vaillant et un
robuste compagnon, l’ayant étreint dans ses bras, l’avait renversé
et s’efforçait de lui arracher mon sabre des mains. Alors l’Espagnol
le lui abandonna sagement, et, prenant son pistolet à sa ceinture, lui
tira au travers du corps et l’étendit mort sur la place avant que
moi, qui accourais à son secours, j’eusse eu le temps de le joindre.

[Illustration: Il s’efforçait de lui arracher mon sabre des mains.]

Vendredi, laissé à sa liberté, poursuivait les misérables fuyards
sans autre arme au poing que sa hachette, avec laquelle il dépêcha
premièrement ces trois qui, blessés d’abord, tombèrent ensuite, comme
je l’ai dit plus haut, puis après tous ceux qu’il put attraper.
L’Espagnol m’ayant demandé un mousquet, je lui donnai un des fusils
de chasse, et il se mit à la poursuite de deux sauvages, qu’il blessa
tous deux; mais, comme il ne pouvait courir, ils se réfugièrent dans
le bois, où Vendredi les pourchassa, et en tua un: l’autre, trop agile
pour lui, malgré ses blessures, plongea dans la mer et nagea de toutes
ses forces vers ses camarades qui s’étaient sauvés dans le canot. Ces
trois rembarqués, avec un autre, qui avait été blessé sans que nous
pussions savoir s’il était mort ou vif, furent des vingt et un les
seuls qui s’échappèrent de nos mains.

   3 tués à notre première décharge partie de l’arbre.
   2 tués à la décharge suivante.
   2 tués par Vendredi dans le bateau.
   2 tués par le même, de ceux qui avaient été blessés d’abord.
   1 tué par le même dans les bois.
   3 tués par l’Espagnol.
   4 tués, qui tombèrent çà et là de leurs blessure ou à qui
       Vendredi donna la chasse.
   4 sauvés dans le canot, parmi lesquels un blessé, sinon mort.
  ——
  21 en tout.

Ceux qui étaient dans le canot manœuvrèrent rudement pour se mettre
hors de la portée du fusil; et, quoique Vendredi leur tirât deux
ou trois coups encore, je ne vis pas qu’il en eût blessé aucun. Il
désirait vivement que je prisse une de leurs pirogues et que je les
poursuivisse; et, au fait, moi-même j’étais très inquiet de leur
fuite; je redoutais qu’ils ne portassent de mes nouvelles dans leur
pays, et ne revinssent peut-être avec deux ou trois cents pirogues
pour nous accabler par leur nombre. Je consentis donc à leur donner
la chasse en mer, et, courant à un de leurs canots, je m’y jetai et
commandai à Vendredi de me suivre; mais, en y entrant, quelle fut ma
surprise de trouver un pauvre sauvage, étendu pieds et poings liés,
destiné à la mort comme l’avait été l’Espagnol, et presque expirant
de peur, ne sachant pas ce qui se passait, car il n’avait pu regarder
par-dessus le bord du bateau. Il était lié si fortement de la tête aux
pieds et avait été garrotté si longtemps qu’il ne lui restait plus
qu’un souffle de vie.

Je coupai aussitôt les glaïeuls ou les joncs tortillés qui
l’attachaient, et je voulus l’aider à se lever; mais il ne pouvait ni
se soutenir ni parler; seulement il gémissait très piteusement,
croyant sans doute qu’on ne l’avait délié que pour le faire mourir.

Lorsque Vendredi se fut approché, je le priai de lui parler et de
l’assurer de sa délivrance; puis, tirant ma bouteille, je fis donner
une goutte de _rum_ à ce pauvre malheureux; ce qui, avec la nouvelle
de son salut, le ranima, et il s’assit dans le bateau. Mais quand
Vendredi vint à l’entendre parler et à le regarder en face, ce fut un
spectacle à attendrir jusqu’aux larmes, de le voir baiser, embrasser
et étreindre ce sauvage; de le voir pleurer, rire, crier, sauter
à l’entour, danser, chanter, puis pleurer encore, se tordre les
mains, se frapper la tête et la face, puis chanter et sauter encore
à l’entour comme un insensé. Il se passa un long temps avant que je
pusse lui arracher une parole et lui faire dire ce dont il s’agissait;
mais quand il fut un peu revenu à lui-même, il s’écria:—«C’est mon
père!»

Il m’est difficile d’exprimer combien je fus ému des transports de
joie et d’amour filial qui agitèrent ce pauvre sauvage à la vue de son
père délivré de la mort. Je ne puis vraiment décrire la moitié de ses
extravagances de tendresse. Il se jeta dans la pirogue et en ressortit
je ne sais combien de fois. Quand il y entrait, il s’asseyait auprès
de son père, il se découvrait la poitrine, et, pour le ranimer, il lui
tenait la tête appuyée contre son sein des demi-heures entières; puis
il prenait ses bras, ses jambes, engourdis et roidis par les liens,
les réchauffait et les frottait avec ses mains, et moi, ayant vu cela,
je lui donnai du _rum_ de ma bouteille pour faire des frictions, qui
eurent un excellent effet.

Cet événement nous empêcha de poursuivre le canot des sauvages, qui
était déjà à peu près hors de vue; mais ce fut heureux pour nous, car
au bout de deux heures, avant qu’ils eussent pu faire le quart de leur
chemin, il s’éleva un vent impétueux, qui continua de souffler si
violemment toute la nuit et de souffler nord-ouest, ce qui leur était
contraire, que je ne pus supposer que leur embarcation eût résisté et
qu’ils eussent regagné leur côte.

Mais, pour revenir à Vendredi, il était tellement occupé de son
père, que de quelque temps je n’eus pas le cœur de l’arracher de là.
Cependant, lorsque je pensai qu’il pouvait le quitter un instant,
je l’appelai vers moi, et il vint sautant et riant et dans une joie
extrême. Je lui demandai s’il avait donné du pain à son père. Il
secoua la tête, et répondit:—«Non: moi, vilain chien, manger tout
moi-même.»—Je lui donnai donc un gâteau de pain, que je tirai d’une
petite poche que je portais à cet effet. Je lui donnai aussi une
goutte de _rum_ pour lui-même; mais il ne voulut pas y goûter et
l’offrit à son père. J’avais encore dans ma pochette deux ou trois
grappes de mes raisins, je lui en donnai de même une poignée pour son
père. A peine la lui eut-il portée, que je le vis sortir de la pirogue
et s’enfuir comme s’il eût été épouvanté. Il courait avec une telle
vélocité,—car c’était le garçon le plus agile de ses pieds que j’aie
jamais vu,—il courait avec une telle vélocité, dis-je, qu’en quelque
sorte je le perdis de vue en un instant. J’eus beau l’appeler et crier
après lui, ce fut inutile; il fila son chemin, et, un quart d’heure
après, je le vis revenir, mais avec moins de vitesse qu’il ne s’en
était allé. Quand il s’approcha, je m’aperçus qu’il avait ralenti son
pas, parce qu’il portait quelque chose à la main.

Arrivé près de moi, je reconnus qu’il était allé à la maison chercher
un pot de terre pour apporter de l’eau fraîche, et qu’il était chargé,
en outre, de deux gâteaux ou galettes de pain. Il me donna le pain,
mais il porta l’eau à son père. Cependant, comme j’étais moi-même très
altéré, j’en humai quelque peu. Cette eau ranima le sauvage beaucoup
mieux que le _rum_ ou la liqueur forte que je lui avais donnée, car il
se mourait de soif.

Quand il eut bu, j’appelai Vendredi pour savoir s’il restait encore
un peu d’eau; il me répondit que oui. Je le priai donc de la donner
au pauvre Espagnol, qui en avait tout autant besoin que son père. Je
lui envoyai aussi un des gâteaux que Vendredi avait été chercher. Cet
homme, qui était vraiment très affaibli, se reposait sur l’herbe à
l’ombre d’un arbre; ses membres étaient roides et très enflés par les
liens dont ils avaient été brutalement garrottés. Quand, à l’approche
de Vendredi lui apportant de l’eau, je le vis se dresser sur son
séant, boire, prendre le pain et se mettre à le manger, j’allai à lui
et lui donnai une poignée de raisins. Il me regarda avec toutes les
marques de gratitude et de reconnaissance qui peuvent se manifester
sur un visage; mais, quoiqu’il se fût si bien montré dans le combat,
il était si défaillant qu’il ne pouvait se tenir debout; il l’essaya
deux ou trois fois, mais réellement en vain, tant ses chevilles
étaient enflées et douloureuses. Je l’engageai donc à ne pas bouger,
et priai Vendredi de les frotter et de les lui bassiner avec du _rum_,
comme il avait fait à son père.

J’observai que, durant le temps que le pauvre et affectionné Vendredi
fut retenu là, toutes les deux minutes, plus souvent même, il
retournait la tête pour voir si son père était à la même place et dans
la même posture où il l’avait laissé. Enfin, ne l’apercevant plus, il
se leva sans dire mot et courut vers lui avec tant de vitesse, qu’il
semblait que ses pieds ne touchaient pas la terre; mais en arrivant
il trouva seulement qu’il s’était couché pour reposer ses membres. Il
revint donc aussitôt, et je priai alors l’Espagnol de permettre que
Vendredi l’aidât à se lever et le conduisît jusqu’au bateau, pour le
mener à notre demeure, où je prendrais soin de lui. Mais Vendredi,
qui était un jeune et robuste compagnon, le chargea sur ses épaules,
le porta au canot et l’assit doucement sur un des côtés, les pieds
tournés dans l’intérieur; puis, le soulevant encore, le plaça tout
auprès de son père. Alors il ressortit de la pirogue, la mit à la
mer, et quoiqu’il fit un vent assez violent, il pagaya le long du
rivage plus vite que je ne pouvais marcher. Ainsi il les amena tous
deux en sûreté dans notre crique, et, les laissant dans la barque, il
courut chercher l’autre canot. Au moment où il passait près de moi,
je lui parlai et lui demandai où il allait. Il me répondit:—«Vais
chercher plus bateau»—Puis il repartit comme le vent; car assurément
jamais homme ni cheval ne coururent comme lui, et il eut amené le
second canot dans la crique presque aussitôt que j’y arrivai par
terre. Alors il me fit passer sur l’autre rive et alla ensuite aider
nos nouveaux hôtes à sortir du bateau. Mais, une fois dehors, ils ne
purent marcher ni l’un ni l’autre: le pauvre Vendredi ne savait que
faire.

Pour remédier à cela, je me pris à réfléchir, et je priai Vendredi
de les inviter à s’asseoir sur le bord, tandis qu’il viendrait avec
moi. J’eus bientôt fabriqué une sorte de civière où nous les plaçâmes,
et sur laquelle, Vendredi et moi, nous les portâmes tous deux. Mais
quand nous les eûmes apportés au pied extérieur de notre muraille ou
fortification, nous retombâmes dans un pire embarras qu’auparavant;
car il était impossible de les faire passer par-dessus et j’étais
résolu à ne point l’abattre. Je me remis donc à l’ouvrage, et Vendredi
et moi nous eûmes fait en deux heures de temps environ une très jolie
tente avec de vieilles voiles, recouverte de branches d’arbres, et
dressée dans l’esplanade, entre notre retranchement extérieur et le
bocage que j’avais planté. Là nous leur fîmes deux lits de ce que
je me trouvais avoir, c’est-à-dire de bonne paille de riz, avec des
couvertures jetées dessus, l’une pour se coucher et l’autre pour se
couvrir.

Mon île était alors peuplée, je me croyais très riche en sujets; et
il me vint et je fis souvent l’agréable réflexion, que je ressemblais
à un roi. Premièrement, tout le pays était ma propriété absolue, de
sorte que j’avais un droit indubitable de domination; secondement,
mon peuple était complètement soumis. J’étais souverain seigneur et
législateur; tous me devaient la vie et tous étaient prêts à mourir
pour moi si besoin était. Chose surtout remarquable: je n’avais que
trois sujets, et ils étaient de trois religions différentes: mon homme
Vendredi était protestant, son père était idolâtre et cannibale, et
l’Espagnol était papiste. Toutefois, soit dit en passant, j’accordai
la liberté de conscience dans toute l’étendue de mes États.

Sitôt que j’eus mis en lieu de sûreté mes deux pauvres prisonniers
délivrés, que je leur eus donné un abri et une place pour se reposer,
je songeai à faire quelques provisions pour eux. J’ordonnai d’abord
à Vendredi de prendre dans mon troupeau particulier une bique ou
un cabri d’un an pour le tuer. J’en coupai ensuite le quartier de
derrière, que je mis en petits morceaux. Je chargeai Vendredi de le
faire bouillir et étuver, et il leur prépara, je vous assure, un fort
bon service de viande et de consommé. J’avais mis aussi un peu d’orge
et de riz dans le bouillon. Comme j’avais fait cuire cela dehors,—car
jamais je n’allumais de feu dans l’intérieur de mon retranchement,—je
portai le tout dans la nouvelle tente; et là, ayant dressé une table
pour mes hôtes, j’y pris place moi-même auprès d’eux et je partageai
leur dîner. Je les encourageai et les réconfortai de mon mieux,
Vendredi me servant d’interprète auprès de son père et même auprès de
l’Espagnol, qui parlait assez bien la langue des sauvages.

Après que nous eûmes dîné ou plutôt soupé, j’ordonnai à Vendredi de
prendre un des canots, et d’aller chercher nos mousquets et autres
armes à feu, que, faute de temps, nous avions laissés sur le champ
de bataille. Le lendemain, je lui donnai ordre d’aller ensevelir
les cadavres des sauvages, qui, laissés au soleil, auraient bientôt
répandu l’infection. Je lui enjoignis aussi d’enterrer les horribles
restes de leur atroce festin, que je savais être en assez grande
quantité. Je ne pouvais supporter la pensée de le faire moi-même:
je n’aurais pu même en supporter la vue si je fusse allé par là. Il
exécuta tous mes ordres ponctuellement et fit disparaître jusqu’à la
moindre trace des sauvages; si bien qu’en y retournant, j’eus peine à
reconnaître le lieu autrement que par le coin du bois qui saillait sur
la place.

Je commençai dès lors à converser un peu avec mes deux nouveaux
sujets. Je chargeai premièrement Vendredi de demander à son père ce
qu’il pensait des sauvages échappés dans le canot, et si nous devions
nous attendre à les voir revenir avec des forces trop supérieures
pour que nous pussions y résister; sa première opinion fut qu’ils
n’avaient pu surmonter la tempête qui avait soufflé toute la nuit
de leur fuite; qu’ils avaient dû nécessairement être submergés ou
entraînés au sud vers certains rivages, où il était aussi sûr qu’ils
avaient été dévorés qu’il était sûr qu’ils avaient péri s’ils avaient
fait naufrage. Mais quant à ce qu’ils feraient s’ils regagnaient sains
et saufs leur rivage, il dit qu’il ne le savait pas; mais son opinion
était qu’ils avaient été si effroyablement épouvantés de la manière
dont nous les avions attaqués, du bruit et du feu de nos armes, qu’ils
raconteraient à leur nation que leurs compagnons avaient tous été tués
par le tonnerre et les éclairs, et non par la main des hommes, et que
les deux êtres qui leur étaient apparus,—c’est-à-dire Vendredi et
moi,—étaient deux esprits célestes ou deux furies descendues sur terre
pour les détruire, mais non des hommes armés. Il était porté à croire
cela, disait-il, parce qu’il les avait entendus se crier de l’un à
l’autre, dans leur langage, qu’ils ne pouvaient pas concevoir qu’un
homme pût _darder feu, parler tonnerre_ et tuer à une grande distance
sans lever seulement la main. Et ce vieux sauvage avait raison; car
depuis lors, comme je l’appris ensuite et d’autre part, les sauvages
de cette nation ne tentèrent plus de descendre dans l’île. Ils avaient
été si épouvantés par les récits de ces quatre hommes, qui, à ce qu’il
paraît, étaient échappés à la mer, qu’ils s’étaient persuadé que
quiconque aborderait à cette île ensorcelée serait détruit par le feu
des dieux.

Toutefois, ignorant cela, je fus pendant assez longtemps dans de
continuelles appréhensions, et me tins sans cesse sur mes gardes, moi
et toute mon armée; comme alors nous étions quatre, je me serais, en
rase campagne, bravement aventuré contre une centaine de ces barbares.

Cependant, un certain laps de temps s’étant écoulé sans qu’aucun
canot reparût, ma crainte de leur venue se dissipa, et je commençai à
me remettre en tête mes premières idées de voyage à la terre ferme,
le père de Vendredi m’assurant que je pouvais compter sur les bons
traitements qu’à sa considération je recevrais de sa nation, si j’y
allais.

Mais je différai un peu mon projet quand j’eus eu une conversation
sérieuse avec l’Espagnol, et que j’eus acquis la certitude qu’il y
avait encore seize de ses camarades, tant espagnols que portugais,
qui, ayant fait naufrage et s’étant sauvés sur cette côte, y vivaient,
à la vérité, en paix avec les sauvages, mais en fort mauvaise passe
quant à leur nécessaire, et au fait quant à leur existence. Je lui
demandai toutes les particularités de leur voyage, et j’appris qu’ils
avaient appartenu à un vaisseau espagnol venant de Rio de la Plata
et allant à la Havane, où il devait débarquer sa cargaison, qui
consistait principalement en pelleterie et en argent, et d’où il
devait rapporter toutes les marchandises européennes qu’il y pourrait
trouver; qu’il y avait à bord cinq matelots portugais recueillis
d’un naufrage; que, tout d’abord que le navire s’était perdu, cinq
des leurs s’étaient noyés; que les autres, à travers des dangers et
des hasards infinis, avaient abordé mourants de faim à cette côte
cannibale, où à tout moment ils s’attendaient à être dévorés.

Il me dit qu’ils avaient quelques armes avec eux, mais qu’elles leur
étaient tout à fait inutiles, faute de munitions, l’eau de la mer
ayant gâté toute leur poudre, sauf une petite quantité qu’ils avaient
usée dès leur débarquement pour se procurer quelque nourriture.

Je lui demandai ce qu’il pensait qu’ils deviendraient là, et s’ils
n’avaient pas formé quelque dessein de fuite. Il me répondit qu’ils
avaient eu plusieurs délibérations à ce sujet, mais que, n’ayant ni
bâtiment, ni outils pour en construire un, ni provisions d’aucune
sorte, leurs consultations s’étaient toujours terminées par les larmes
et le désespoir.

Je lui demandai s’il pouvait présumer comment ils accueilleraient,
venant de moi, une proposition qui tendrait à leur délivrance, et
si, étant tous dans mon île, elle ne pourrait pas s’effectuer. Je
lui avouai franchement que je redouterais beaucoup leur perfidie
et leur trahison si je déposais ma vie entre leurs mains; car la
reconnaissance n’est pas une vertu inhérente à la nature humaine:
les hommes souvent mesurent moins leurs procédés aux bons offices
qu’ils ont reçus qu’aux avantages qu’ils se promettent.—«Ce serait
une chose bien dure pour moi, continuai-je, si j’étais l’instrument
de leur délivrance, et qu’ils me fissent ensuite leur prisonnier dans
la Nouvelle-Espagne, où un Anglais peut avoir l’assurance d’être
sacrifié, quelle que soit la nécessité ou quel que soit l’accident
qui l’y ait amené. J’aimerais mieux être livré aux sauvages et dévoré
vivant que de tomber entre les griffes impitoyables des Familiers,
et d’être traîné devant l’Inquisition.» J’ajoutai qu’à part cette
appréhension, j’étais persuadé, s’ils étaient tous dans mon île, que
nous pourrions, à l’aide de tant de bras, construire une embarcation
assez grande pour nous transporter soit au Brésil du côté du sud,
soit aux îles ou à la côte espagnole vers le nord; mais que si, en
récompense, lorsque je leur aurais mis les armes à la main, ils
m’emmenaient de force dans leur patrie, je serais mal payé de
mes bontés pour eux, et j’aurais fait mon sort pire qu’il n’était
auparavant.

Il répondit, avec beaucoup de candeur et de sincérité, que leur
condition était si misérable et qu’ils en étaient si pénétrés,
qu’assurément ils auraient en horreur la pensée d’en user mal avec un
homme qui aurait contribué à leur délivrance; qu’après tout, si je
voulais, il irait vers eux avec le vieux sauvage, s’entretiendrait
de tout cela et reviendrait m’apporter leur réponse; mais qu’il
n’entrerait en traité avec eux que sous le serment solennel qu’ils
reconnaîtraient entièrement mon autorité comme chef et capitaine; et
qu’il leur ferait jurer sur les saints sacrements et l’Évangile d’être
loyaux avec moi, d’aller en tel pays chrétien qu’il me conviendrait,
et nulle autre part, et d’être soumis totalement et absolument à
mes ordres jusqu’à ce qu’ils eussent débarqué sains et saufs dans
n’importe quelle contrée je voudrais; enfin, qu’à cet effet, il
m’apporterait un contrat dressé par eux et signé de leur main.

Puis il me dit qu’il voulait d’abord jurer lui-même de ne jamais se
séparer de moi tant qu’il vivrait, à moins que je ne lui en donnasse
l’ordre, et de verser à mon côté jusqu’à la dernière goutte de son
sang s’il arrivait que ses compatriotes violassent en rien leur foi.

Il m’assura qu’ils étaient tous des hommes très francs et très
honnêtes, qu’ils étaient dans la plus grande détresse imaginable,
dénués d’armes et d’habits, et n’ayant d’autre nourriture que celle
qu’ils tenaient de la pitié et de la discrétion des sauvages; qu’ils
avaient perdu tout espoir de retourner jamais dans leur patrie, et
qu’il était sûr, si j’entreprenais de les secourir, qu’ils voudraient
vivre et mourir pour moi.

Sur ces assurances, je résolus de tenter l’aventure et d’envoyer le
vieux sauvage et l’Espagnol pour traiter avec eux. Mais quand il eut
tout préparé pour son départ, l’Espagnol lui-même fit une objection
qui décelait tant de prudence d’un côté et tant de sincérité de
l’autre, que je ne pus en être que très satisfait; et, d’après son
avis, je différai de six mois au moins la délivrance de ses camarades.
Voici le fait:

Il y avait alors environ un mois qu’il était avec nous; et durant
ce temps je lui avais montré de quelle manière j’avais pourvu à mes
besoins, avec l’aide de la Providence. Il connaissait parfaitement
ce que j’avais amassé de blé et de riz: c’était assez pour moi-même;
mais ce n’était pas assez, du moins sans une grande économie, pour ma
famille, composée alors de quatre personnes; et si ses compatriotes,
qui étaient, disait-il, seize encore vivants, fussent survenus, cette
provision aurait été plus qu’insuffisante, bien loin de pouvoir
avitailler notre vaisseau si nous en construisions un afin de passer
à l’une des colonies chrétiennes de l’Amérique. Il me dit donc qu’il
croyait plus convenable que je permisse à lui et aux deux autres de
défricher et de cultiver de nouvelles terres, d’y semer tout le grain
que je pourrais épargner, et que nous attendissions cette moisson,
afin d’avoir un surcroît de blé quand viendraient ses compatriotes;
car la disette pourrait être pour eux une occasion de quereller,
ou de ne point se croire délivrés, mais tombés d’une misère dans
une autre.—«Vous le savez, dit-il, quoique les enfants d’Israël se
réjouirent d’abord de leur sortie de l’Égypte, cependant ils se
révoltèrent contre Dieu lui-même, qui les avait délivrés, quand ils
vinrent à manquer de pain dans le désert.»

Sa prévoyance était si sage et son avis si bon, que je fus aussi
charmé de sa proposition que satisfait de sa fidélité. Nous nous mîmes
donc à labourer tous quatre du mieux que nous le permettaient les
outils de bois dont nous étions pourvus; et dans l’espace d’un mois
environ, au bout duquel venait le temps des semailles, nous eûmes
défriché et préparé assez de terre pour semer vingt-deux boisseaux
d’orge et seize jarres de riz, ce qui était, en un mot, tout ce
que nous pouvions distraire de notre grain; au fait, à peine nous
réservâmes-nous assez d’orge pour notre nourriture durant les six mois
que nous avions à attendre notre récolte, j’entends six mois à partir
du moment où nous eûmes mis à part notre grain destiné aux semailles;
car on ne doit pas supposer qu’il demeure six mois en terre dans ce
pays. Étant en assez nombreuse société pour ne point redouter les
sauvages à moins qu’ils ne vinssent en foule, nous allions librement
dans toute l’île, partout où nous en avions l’occasion; et, comme nous
avions tous l’esprit préoccupé de notre fuite ou de notre délivrance,
il était impossible, du moins à moi, de ne pas songer aux moyens
de l’accomplir. Dans cette vue, je marquai plusieurs arbres qui me
paraissaient propres à notre travail, je chargeai Vendredi et son père
de les abattre, et je préposai à la surveillance et à la direction
de leur besogne l’Espagnol, à qui j’avais communiqué mes projets
sur cette affaire. Je leur montrai avec quelles peines infatigables
j’avais réduit un gros arbre en simples planches, et je les priai d’en
faire de même jusqu’à ce qu’ils eussent fabriqué environ une douzaine
de fortes planches de bon chêne, de près de deux pieds de large sur
trente-cinq pieds de long et de deux à quatre pouces d’épaisseur. Je
laisse à penser quel prodigieux travail cela exigeait.

En même temps je projetai d’accroître autant que possible mon petit
troupeau de chèvres apprivoisées, et, à cet effet, un jour j’envoyais
à la chasse Vendredi et l’Espagnol, et le jour suivant j’y allais
moi-même avec Vendredi, et ainsi tour à tour. De cette manière nous
prîmes une vingtaine de jeunes chevreaux pour les élever avec les
autres; car toutes les fois que nous tirions sur une mère, nous
sauvions les cabris, et nous les joignions à notre troupeau. Mais la
saison de sécher les raisins étant venue, j’en recueillis et suspendis
au soleil une quantité tellement prodigieuse, que, si nous avions
été à Alicante, où se préparent les passerilles, nous aurions pu, je
crois, remplir soixante ou quatre-vingts barils. Ces raisins faisaient
avec notre pain une grande partie de notre nourriture, et un fort bon
aliment, je vous assure, excessivement succulent.

C’était alors la moisson, et notre récolte était en bon état. Ce ne
fut pas la plus abondante que j’aie vue dans l’île, mais cependant
elle l’était assez pour répondre à nos fins. J’avais semé vingt-deux
boisseaux d’orge, nous engrangeâmes et battîmes environ deux cent
vingt boisseaux, et le riz s’accrut dans la même proportion; ce qui
était bien assez pour notre subsistance jusqu’à la moisson prochaine,
quand bien même tous les seize Espagnols eussent été à terre avec
moi; et, si nous eussions été prêts pour notre voyage, cela aurait
abondamment avitaillé notre navire, pour nous transporter dans toutes
les parties du monde, c’est-à-dire de l’Amérique. Quand nous eûmes
engrangé et mis en sûreté notre provision de grain, nous nous mîmes à
faire de la vannerie, j’entends de grandes corbeilles, dans lesquelles
nous la conservâmes. L’Espagnol était très habile et très adroit à
cela, et souvent il me blâmait de ce que je n’employais pas cette
sorte d’ouvrage comme clôture; mais je n’en voyais pas la nécessité.
Ayant alors un grand surcroît de vivres pour tous les hôtes que
j’attendais, je permis à l’Espagnol de passer en terre ferme afin de
voir ce qu’il pourrait négocier avec les compagnons qu’il y avait
laissés derrière lui. Je lui donnai un ordre formel de ne ramener avec
lui aucun homme qui n’eût d’abord juré en sa présence et en celle du
vieux sauvage que jamais il n’offenserait, combattrait ou attaquerait
la personne qu’il trouverait dans l’île, personne assez bonne pour
envoyer vers eux travailler à leur délivrance; mais, bien loin de là!
qu’il la soutiendrait et la défendrait contre tout attentat semblable,
et que partout où elle irait il se soumettrait sans réserve à son
commandement. Ceci devait être écrit et signé de leur main. Comment,
sur ce point, pourrions-nous être satisfaits, quand je n’ignorais pas
qu’il n’avait ni plume, ni encre? Ce fut une question que nous ne nous
adressâmes jamais.

Muni de ces instructions, l’Espagnol et le vieux sauvage,—le père
de Vendredi,—partirent dans un des canots sur lesquels on pourrait
dire qu’ils étaient venus, ou mieux avaient été apportés quand ils
arrivèrent comme prisonniers pour être dévorés par les sauvages.

Je leur donnai à chacun un mousquet à rouet et environ huit charges de
poudre et de balles, en leur recommandant d’en être très ménagers et
de n’en user que dans les occasions urgentes.

Tout ceci fut une agréable besogne, car c’étaient les premières
mesures que je prenais en vue de ma délivrance depuis vingt-sept ans
et quelques jours.—Je leur donnai une provision de pain et de raisins
secs suffisante pour eux-mêmes pendant plusieurs jours et pour leurs
compatriotes pendant une huitaine environ, puis je les laissai partir,
leur souhaitant un bon voyage et convenant avec eux qu’à leur retour
ils déploieraient certain signal par lequel, quand ils reviendraient,
je les reconnaîtrais de loin, avant qu’ils n’atteignissent le rivage.



CHAPITRE VI

     Navire en vue.—Débarquement du capitaine anglais.—Offres
     de service.—Visite au château de Robinson.—Mesures de
     précaution.—Nouvelle descente.—Reddition des mutins.—Le gouverneur
     de l’île.—Attaque du navire.—Gratitude du capitaine.


Ils s’éloignèrent avec une brise favorable le jour où la lune était
dans son plein, et, selon mon calcul, dans le mois d’octobre. Quant au
compte exact des jours, après que je l’eus perdu une fois, je ne pus
jamais le retrouver; je n’avais pas même gardé assez ponctuellement le
chiffre des années pour être sûr qu’il était juste; cependant, quand
plus tard je vérifiai mon calcul, je reconnus que j’avais tenu un
compte fidèle des années.

Il n’y avait pas moins de huit jours que je les attendais, quand
survint une aventure étrange et inopinée dont la pareille est
peut-être inouïe dans l’histoire.—J’étais un matin profondément
endormi dans ma _huche_; tout à coup mon serviteur Vendredi vint en
courant vers moi et me cria:—«Maître, maître, ils sont venus! ils sont
venus!»

Je sautai à bas du lit, et, ne prévoyant aucun danger, je m’élançai,
aussitôt que j’eus enfilé mes vêtements, à travers mon petit bocage,
qui, soit dit en passant, était alors devenu un bois très épais.
Je dis ne prévoyant aucun danger, car je sortis sans armes, contre
ma coutume; mais je fus bien surpris quand, tournant mes yeux vers
la mer, j’aperçus, à environ une lieue et demie de distance, une
embarcation qui portait le cap sur mon île, avec une voile en _épaule
de mouton_, comme on l’appelle, et à la faveur d’un assez bon vent. Je
remarquai aussi tout d’abord qu’elle ne venait point de ce côté où la
terre était située, mais de la pointe la plus méridionale de l’île.
Là-dessus j’appelai Vendredi et lui enjoignis de se tenir caché, car
ces gens n’étaient pas ceux que nous attendions, et nous ne savions
pas encore s’ils étaient amis ou ennemis.

Vite je courus chercher ma longue-vue, pour voir ce que j’aurais à
faire. Je dressai mon échelle et je grimpai sur le sommet du rocher,
comme j’avais coutume de le faire lorsque j’appréhendais quelque
chose et que je voulais planer au loin sans me découvrir.

[Illustration: Mon œil distingua parfaitement un navire à l’ancre.]

A peine avais-je mis le pied sur le rocher, que mon œil distingua
parfaitement un navire à l’ancre, à environ deux lieues et demie de
moi, au sud-sud-est, mais seulement à une lieue et demie du rivage.
Par mes observations je reconnus, à n’en pas douter, que le bâtiment
devait être anglais, et l’embarcation une chaloupe anglaise.

Je ne saurais exprimer le trouble où je tombai, bien que la joie de
voir un navire, et un navire que j’avais raison de croire monté par
mes compatriotes, et par conséquent des amis, fût telle que je ne
puis la dépeindre. Cependant des doutes secrets, dont j’ignorais la
source, m’enveloppaient et me commandaient de veiller sur moi. Je me
pris d’abord à considérer quelle affaire un vaisseau anglais pouvait
avoir dans cette partie du monde, puisque ce n’était, ni pour aller,
ni pour revenir, le chemin d’aucun des pays où l’Angleterre a quelque
comptoir. Je savais qu’aucune tempête n’avait pu le faire dériver
de ce côté en état de détresse. S’ils étaient réellement Anglais,
il était donc plus que probable qu’ils ne venaient pas avec de bons
desseins; et il valait mieux pour moi demeurer comme j’étais que de
tomber entre les mains de voleurs et de meurtriers.

Que l’homme ne méprise pas les pressentiments et les avertissements
secrets du danger qui parfois lui sont donnés quand il ne peut
entrevoir la possibilité de son existence réelle. Que de tels
pressentiments et avertissements nous soient donnés, je crois que
peu de gens ayant fait quelque observation des choses puissent le
nier; qu’ils soient les manifestations certaines d’un monde invisible
et du commerce des esprits, on ne saurait non plus le mettre en
doute. Et s’ils semblent tendre à nous avertir du danger, pourquoi
ne supposerions-nous pas qu’ils nous viennent de quelque agent
propice,—soit suprême ou inférieur et subordonné, ce n’est pas là que
gît la question,—et qu’ils nous sont donnés pour notre bien?

Le fait présent me confirme fortement dans la justesse de ce
raisonnement, car si je n’avais pas été rendu circonspect par cette
secrète admonition, qu’elle vienne d’où elle voudra, j’aurais
été inévitablement perdu, et dans une condition cent fois pire
qu’auparavant, comme on le verra tout à l’heure.

Je ne me tins pas longtemps dans cette position sans voir
l’embarcation approcher du rivage, comme si elle cherchait une crique
pour y pénétrer et accoster la terre commodément. Toutefois, comme
elle ne remonta pas tout à fait assez loin, l’équipage n’aperçut pas
la petite anse où j’avais autrefois abordé avec mes radeaux, et tira
la chaloupe sur la grève à environ un demi-mille de moi; ce qui fut
très heureux, car autrement il aurait pour ainsi dire débarqué juste
à ma porte, m’aurait eu bientôt arraché de mon château, et peut-être
m’aurait dépouillé de tout ce que j’avais.

Quand ils furent sur le rivage, je me convainquis pleinement qu’ils
étaient Anglais, au moins pour la plupart. Un ou deux me semblèrent
Hollandais, mais cela ne se vérifia pas. Il y avait en tout onze
hommes, dont je trouvai que trois étaient sans armes et—autant que je
pus voir—garrottés. Les premiers quatre ou cinq qui descendirent à
terre firent sortir ces trois de la chaloupe, comme des prisonniers.
Je pus distinguer que l’un de ces trois faisait les gestes les plus
passionnés, des gestes de supplication, de douleur et de désespoir,
allant jusqu’à une sorte d’extravagance. Les deux autres, je le
distinguai aussi, levaient quelquefois leurs mains au ciel, et à la
vérité paraissaient affligés, mais pas aussi profondément que le
premier.

A cette vue je fus jeté dans un grand trouble, et je ne savais quel
serait le sens de tout cela.—Vendredi tout à coup s’écria en anglais,
et de son mieux possible:—«O maître! vous voir hommes anglais manger
prisonniers aussi bien qu’hommes sauvages!»—«Quoi! dis-je à Vendredi,
tu penses qu’ils vont les manger?»—«Oui, répondit-il, eux vouloir les
manger.»—«Non, non, répliquai-je: je redoute, à la vérité, qu’ils ne
veuillent les assassiner, mais sois sûr qu’ils ne les mangeront pas.»

Durant tout ce temps je n’eus aucune idée de ce que réellement ce
pouvait être; mais je demeurais tremblant d’horreur à ce spectacle,
m’attendant à tout instant que les trois prisonniers seraient
massacrés. Je vis même une fois un de ces scélérats lever un grand
coutelas ou poignard,—comme l’appellent les marins,—pour frapper un de
ces malheureux hommes. Je crus que c’était fait de lui, tout mon sang
se glaça dans mes veines.

Je regrettais alors du fond du cœur notre Espagnol et le vieux sauvage
parti avec lui, et je souhaitais de trouver quelque moyen d’arriver
inaperçu à portée de fusil de ces bandits pour délivrer les trois
hommes; car je ne leur voyais point d’armes à feu. Mais un autre
expédient se présenta à mon esprit.

Après avoir remarqué l’outrageux traitement fait aux trois prisonniers
par l’insolent matelot, je vis que ses compagnons se dispersèrent par
toute l’île, comme s’ils voulaient reconnaître le pays. Je remarquai
aussi que les trois autres avaient la liberté d’aller où il leur
plairait; mais ils s’assirent tous trois à terre, très mornes et l’œil
hagard, comme des hommes au désespoir.

Ceci me fit souvenir du premier moment où j’abordai dans l’île et
commençai à considérer ma position. Je me remémorai combien je me
croyais perdu, combien désespérément je promenais mes regards autour
de moi, quelles terribles appréhensions j’avais, et comment je me
logeai dans un arbre toute la nuit, de peur d’être dévoré par les
bêtes féroces.

De même que cette nuit-là je ne me doutais pas du secours que
j’allais recevoir du providentiel entraînement du vaisseau vers le
rivage, par la tempête et la marée, du vaisseau qui depuis me nourrit
et m’entretint si longtemps; de même ces trois pauvres désolés ne
soupçonnaient pas combien leur délivrance et leur consolation étaient
assurées, combien elles étaient prochaines, et combien effectivement
et réellement ils étaient en état de salut au moment même où ils se
croyaient perdus et dans un cas désespéré.

Donc nous voyons peu devant nous ici-bas. Donc avons-nous de
puissantes raisons pour nous reposer avec joie sur le grand Créateur
du monde, qui ne laisse jamais ses créatures dans un entier dénûment.
Elles ont toujours dans les pires circonstances quelque motif de
lui rendre grâces, et sont quelquefois plus près de leur délivrance
qu’elles ne l’imaginent; souvent même elles sont amenées à leur salut
par les moyens qui leur semblaient devoir les conduire à leur ruine.

C’était justement au plus haut de la marée montante que ces gens
étaient venus à terre; et, tantôt pourparlant avec leurs prisonniers,
et tantôt rôdant pour voir dans quelle espèce de lieu ils avaient mis
le pied, ils s’étaient amusés négligemment jusqu’à ce que la marée fût
passée, et que l’eau se fût retirée considérablement, laissant leur
chaloupe échouée.

Ils l’avaient confiée à deux hommes qui, comme je m’en aperçus plus
tard, ayant bu un peu trop d’eau-de-vie, s’étaient endormis. Cependant
l’un d’eux, se réveillant plus tôt que l’autre et trouvant la chaloupe
trop ensablée pour la dégager tout seul, se mit à crier après ses
camarades, qui erraient aux environs. Aussitôt ils accoururent;
mais tous leurs efforts pour la mettre à flot furent inutiles: elle
était trop pesante, et le rivage de ce côté était une grève molle et
vaseuse, presque comme un sable mouvant.

Voyant cela, en vrais marins, ce sont peut-être les moins prévoyants
de tous les hommes, ils passèrent outre, et se remirent à vaguer çà
et là dans le pays. Puis j’entendis l’un deux crier à un autre,—en
l’engageant à s’éloigner de la chaloupe:—«Hé! Jack, peux-tu pas la
laisser tranquille? à la prochaine marée elle flottera.»—Ces mots me
confirmèrent pleinement dans ma forte présomption qu’ils étaient mes
compatriotes.

Pendant tout ce temps je me tins à couvert, je n’osai pas une seule
fois sortir de mon château pour aller plus loin qu’à mon lieu
d’observation, sur le sommet du rocher, et très joyeux j’étais en
songeant combien ma demeure était fortifiée. Je savais que la chaloupe
ne pourrait être à flot avant dix heures, et qu’alors faisant sombre,
je serais plus à même d’observer leurs mouvements et d’écouter leurs
propos s’ils en tenaient.

Dans ces entrefaites je me préparai pour le combat comme autrefois,
bien qu’avec plus de précautions, sachant que j’avais affaire avec une
tout autre espèce d’ennemis que par le passé. J’ordonnai pareillement
à Vendredi, dont j’avais fait un excellent tireur, de se munir
d’armes. Je pris moi-même deux fusils de chasse et je lui donnai trois
mousquets. Ma figure était vraiment farouche: j’avais ma formidable
casaque de peau de chèvre, avec le grand bonnet que j’ai mentionné, un
sabre nu, deux pistolets à ma ceinture et un fusil sur chaque épaule.

Mon dessein était, comme je le disais tout à l’heure, de ne faire
aucune tentative avant qu’il fit nuit; mais vers deux heures environ,
au plus chaud du jour, je m’aperçus qu’en rôdant ils étaient tous
allés dans les bois, sans doute pour s’y coucher et dormir. Les
trois pauvres infortunés, trop inquiets sur leur sort pour goûter
le sommeil, étaient cependant étendus à l’ombre d’un grand arbre, à
environ un quart de mille de moi, et probablement hors de la vue des
autres.

Sur ce, je résolus de me découvrir à eux et d’apprendre quelque chose
de leur condition. Immédiatement je me mis en marche dans l’équipage
que j’ai dit, mon serviteur Vendredi à une bonne distance derrière
moi, aussi formidablement armé que moi, mais ne faisant pas tout à
fait une figure de fantôme aussi effroyable que la mienne.

Je me glissai inaperçu aussi près qu’il me fut possible, et avant
qu’aucun d’eux m’eût découvert, je leur criai en espagnol:—«Qui
êtes-vous, gentlemen?»

[Illustration: «Qui êtes-vous, gentlemen?».]

Ils se levèrent à ce bruit; mais ils furent deux fois plus troublés
quand ils me virent, moi et la figure rébarbative que je faisais. Ils
restèrent muets et s’apprêtaient à s’enfuir, quand je leur adressai
la parole en anglais:—«Gentlemen, dis-je, ne soyez point surpris de
ma venue; peut-être avez-vous auprès de vous un ami, bien que vous ne
vous y attendissiez pas.»—«Il faut alors qu’il soit envoyé du ciel, me
répondit l’un d’eux très gravement, ôtant en même temps son chapeau,
car notre condition passe tout secours humain.»—«Tout secours vient du
ciel, sir, répliquai-je. Mais ne pourriez-vous pas mettre un étranger
à même de vous secourir, car vous semblez plongé dans quelque grand
malheur? Je vous ai vu débarquer; et, lorsque vous paraissiez faire
une supplication à ces brutaux qui sont venus avec vous,—j’ai vu l’un
d’eux lever son sabre pour vous tuer.»

Le pauvre homme, tremblant, la figure baignée de larmes, et dans
l’ébahissement, s’écria:—«Parlé-je à un Dieu ou à un homme? En vérité,
êtes-vous un homme ou un ange?»—«Soyez sans crainte, sir, répondis-je;
si Dieu avait envoyé un ange pour vous secourir, il serait venu mieux
vêtu et armé de toute autre façon que je ne le suis. Je vous en prie,
mettez de côté vos craintes, je suis un homme, un Anglais prêt à vous
secourir; vous le voyez, j’ai seulement un serviteur, mais nous avons
des armes et des munitions; dites franchement, pouvons-nous vous
servir? Dites, quelle est votre infortune?»

—«Notre infortune, sir, serait trop longue à raconter, tandis que
nos assassins sont si proches. Mais bref, sir, je suis capitaine de
ce vaisseau: mon équipage s’est mutiné contre moi, j’ai obtenu à
grand’peine qu’il ne me tuerait pas, et enfin d’être déposé au rivage,
dans ce lieu désert, ainsi que ces deux hommes; l’un est mon second
et l’autre un passager. Ici nous nous attendions à périr, croyant la
place inhabitée, et nous ne savons que penser de cela.»

—«Où sont, lui dis-je, ces cruels, vos ennemis? savez-vous où ils sont
allés?»—«Ils sont là, sir, répondit-il, montrant du doigt un fourré
d’arbres; mon cœur tremble de crainte qu’ils ne nous aient vus et
qu’ils ne vous aient entendu parler: si cela était, à coup sûr, ils
nous massacreraient tous.»

—«Ont-ils des armes à feu?» lui demandai-je.—«Deux mousquets seulement
et un qu’ils ont laissé dans la chaloupe,» répondit-il.—«Fort bien,
dis-je, je me charge du reste; je vois qu’ils sont tous endormis,
c’est chose facile que de les tuer tous. Mais ne vaudrait-il pas mieux
les faire prisonniers?»—Il me dit alors que parmi eux il y avait
deux désespérés coquins à qui il ne serait pas trop prudent de faire
grâce; mais que, si on s’en assurait, il pensait que tous les autres
retourneraient à leur devoir. Je lui demandai lesquels c’étaient. Il
me dit qu’à cette distance il ne pouvait les indiquer, mais qu’il
obéirait à mes ordres dans tout ce que je voudrais commander.—«Eh
bien, dis-je, mettons-nous hors de leur vue et de la portée de leurs
oreilles, de peur qu’ils ne s’éveillent, et nous délibérerons plus à
fond.»—Puis volontiers ils s’éloignèrent avec moi jusqu’à ce que les
bois nous eussent cachés.

—«Voyez, sir, lui dis-je, si j’entreprends votre délivrance, êtes-vous
prêt à faire deux conditions avec moi?» Il prévint mes propositions
en me déclarant que lui et son vaisseau, s’il le recouvrait, seraient
en toutes choses entièrement dirigés et commandés par moi; et que,
si le navire n’était point repris, il vivrait et mourrait avec moi
dans quelque partie du monde que je voulusse le conduire; et les deux
autres hommes protestèrent de même.

—«Eh bien, dis-je, mes deux conditions les voici:

«1^o Tant que vous demeurerez dans cette île avec moi, vous ne
prétendrez ici à aucune autorité. Si je vous confie des armes, vous en
viderez vos mains quand bon me semblera. Vous ne ferez aucun préjudice
ni à moi ni aux miens sur cette terre, et vous serez soumis à mes
ordres;

«2^o Si le navire est ou peut être recouvré, vous me transporterez
gratuitement, moi et mon serviteur, en Angleterre.»

Il me donna toutes les assurances que l’imagination et la bonne
foi humaines puissent inventer qu’il se soumettrait à ces demandes
extrêmement raisonnables, et qu’en outre, comme il me devait la vie,
il le reconnaîtrait en toute occasion aussi longtemps qu’il vivrait.

—«Eh bien, dis-je alors, voici trois mousquets pour vous, avec de
la poudre et des balles; dites-moi maintenant ce que vous pensez
convenable de faire.» Il me témoigna toute la gratitude dont il était
capable, mais il me demanda à se laisser entièrement guider par moi.
Je lui dis que je croyais l’affaire très chanceuse; que le meilleur
parti, selon moi, était de faire feu sur eux tout d’un coup pendant
qu’ils étaient couchés; que, si quelqu’un, échappant à notre première
décharge, voulait se rendre, nous pourrions le sauver, et qu’ainsi
nous laisserions à la providence de Dieu la direction de nos coups.

Il me répliqua, avec beaucoup de modération, qu’il lui coûterait
de les tuer s’il pouvait faire autrement; mais que pour ces deux
incorrigibles vauriens qui avaient été les auteurs de toute la
mutinerie dans le bâtiment, s’ils échappaient, nous serions perdus:
car ils iraient à bord et ramèneraient tout l’équipage pour nous
tuer.—«Cela étant, dis-je, la nécessité confirme mon avis: c’est le
seul moyen de sauver notre vie.»—Cependant, lui voyant toujours de
l’aversion pour répandre le sang, je lui dis de s’avancer avec ses
compagnons et d’agir comme ils le jugeraient convenable.

Au milieu de cet entretien, nous en entendîmes quelques-uns se
réveiller, et bientôt après nous en vîmes deux sur pied. Je demandai
au capitaine s’ils étaient les chefs de la mutinerie; il me répondit
que non.—«Eh bien! laissez-les se retirer, la Providence semble les
avoir éveillés à dessein de leur sauver la vie. Maintenant, si les
autres vous échappent, c’est votre faute.»

Animé par ces paroles, il prit à la main le mousquet que je lui
avais donné, un pistolet à sa ceinture, et s’avança avec ses deux
compagnons, armés également chacun d’un fusil. Marchant devant,
ces deux hommes firent quelque bruit: un des matelots, qui s’était
éveillé, se retourna, et les voyant venir, il se mit à appeler les
autres; mais il était trop tard, car au moment où il cria, ils firent
feu,—j’entends les deux hommes,—le capitaine réservant prudemment son
coup. Ils avaient si bien visé les meneurs, qu’ils connaissaient,
que l’un d’eux fut tué sur la place, et l’autre grièvement blessé.
N’étant point frappé à mort, il se dressa sur ses pieds, et appela
vivement à son aide; mais le capitaine le joignit et lui dit qu’il
était trop tard pour crier au secours, qu’il ferait mieux de demander
à Dieu le pardon de son infamie; et à ces mots il lui asséna un coup
de crosse qui lui coupa la parole à jamais. De cette troupe il en
restait encore trois, dont l’un était légèrement blessé. J’arrivai en
ce moment; et quand ils virent leur danger et qu’il serait inutile
de faire de la résistance, ils implorèrent miséricorde. Le capitaine
leur dit:—«Je vous accorderai la vie si vous voulez me donner quelque
assurance que vous prenez en horreur la trahison dont vous vous êtes
rendus coupables, et jurez de m’aider fidèlement à recouvrer le navire
et à le ramener à la Jamaïque, d’où il vient.» Ils lui firent toutes
les protestations de sincérité qu’on pouvait désirer; et, comme il
inclinait à les croire et à leur laisser la vie sauve, je n’allai
point à l’encontre; je l’obligeai seulement à les garder pieds et
mains liés tant qu’ils seraient dans l’île.

[Illustration: Ils implorèrent miséricorde.]

Sur ces entrefaites, j’envoyai Vendredi et le second du capitaine vers
la chaloupe avec ordre de s’en assurer, et d’emporter les avirons et
la voile; ce qu’ils firent. Aussitôt, trois matelots rôdant, qui,
fort heureusement pour eux, s’étaient écartés des autres, revinrent
au bruit des mousquets; et, voyant leur capitaine, de leur prisonnier
qu’il était, devenu leur vainqueur, ils consentirent à se laisser
garrotter aussi; et notre victoire fut complète.

Il ne restait plus alors au capitaine et à moi qu’à nous ouvrir
réciproquement sur notre position. Je commençai le premier, et lui
contai mon histoire entière, qu’il écouta avec une attention qui
allait jusqu’à l’ébahissement, surtout la manière merveilleuse dont
j’avais été fourni de vivres et de munitions. Et au fait, comme mon
histoire est un tissu de prodiges, elle fit sur lui une profonde
impression. Puis, quand il en vint à réfléchir sur lui-même, et que je
semblais avoir été préservé en ce lieu à dessein de lui sauver la vie,
des larmes coulèrent sur sa face, et il ne put proférer une parole.

Après que cette conversation fut terminée, je le conduisis lui et ses
deux compagnons dans mon logis, où je les introduisis par mon issue,
c’est-à-dire par le haut de la maison. Là, pour se rafraîchir, je leur
offris les provisions que je me trouvais avoir, puis je leur montrai
toutes les inventions dont je m’étais ingénié pendant mon long séjour,
mon bien long séjour en ce lieu.

Tout ce que je leur faisais voir, tout ce que je leur disais excitait
leur étonnement. Mais le capitaine admira surtout mes fortifications,
et combien j’avais habilement masqué ma retraite par un fourré
d’arbres. Il y avait alors près de vingt ans qu’il avait été planté;
et, comme en ces régions la végétation est beaucoup plus prompte
qu’en Angleterre, il était devenu une petite forêt si épaisse qu’elle
était impénétrable de toutes parts, excepté d’un côté, où je m’étais
réservé un petit passage tortueux. Je lui dis que c’était là mon
château et ma résidence, mais que j’avais aussi, comme la plupart
des princes, une maison de plaisance à la campagne, où je pouvais
me retirer à l’occasion, et que je lui montrerais une autre fois;
mais que pour le présent notre affaire était de songer aux moyens
de recouvrer le vaisseau. Il en convint avec moi, mais il m’avoua
qu’il ne savait vraiment quelles mesures prendre.—«Il y a encore à
bord, dit-il, vingt-six hommes qui, ayant trempé dans une abominable
conspiration, compromettant leur vie vis-à-vis de la loi, s’y
opiniâtreront par désespoir et voudront pousser les choses à bout: car
ils n’ignorent pas que s’ils étaient réduits, ils seraient pendus en
arrivant en Angleterre ou dans quelqu’une de ses colonies. Nous sommes
en trop petit nombre pour nous permettre de les attaquer.»

Je réfléchis quelque temps sur cette objection, et j’en trouvai la
conclusion très raisonnable. Il s’agissait donc d’imaginer promptement
quelque stratagème, aussi bien pour les faire tomber par surprise dans
quelque piège, que pour les empêcher de faire une descente sur nous et
de nous exterminer. Il me vint incontinent à l’esprit qu’avant peu les
gens du navire, voulant savoir ce qu’étaient devenus leurs camarades
et la chaloupe, viendraient assurément à terre dans leur autre
embarcation pour les chercher, et qu’ils se présenteraient peut-être
armés et en force trop supérieure pour nous. Le capitaine trouva ceci
très plausible.

Là-dessus je lui dis:—«La première chose que nous avons à faire est
de nous assurer de la chaloupe qui gît sur la grève, de telle sorte
qu’ils ne puissent la ramener; d’emporter tout ce qu’elle contient
et de la désemparer, si bien qu’elle soit hors d’état de voguer.»
En conséquence, nous allâmes à la barque, nous prîmes les armes
qui étaient restées à bord, et aussi tout ce que nous y trouvâmes,
c’est-à-dire une bouteille d’eau-de-vie et une autre de _rum_,
quelques biscuits, une corne à poudre et un énorme morceau de sucre
dans une pièce de canevas; il y en avait bien cinq ou six livres. Tout
ceci fut le bienvenu pour moi, surtout l’eau-de-vie et le sucre, dont
je n’avais pas goûté depuis tant d’années.

Quand nous eûmes porté toutes ces choses à terre,—les rames, le mât,
la voile et le gouvernail avaient été enlevés auparavant, comme je
l’ai dit,—nous fîmes un grand trou au fond de la chaloupe, afin que,
s’ils venaient en assez grand nombre pour nous vaincre, ils ne pussent
toutefois la remmener.

A dire vrai, je ne me figurais guère que nous fussions capables
de recouvrer le navire; mais j’avais mon but. Dans le cas où ils
repartiraient sans la chaloupe, je ne doutais pas que je ne pusse
la mettre en état de nous transporter aux Iles sous le Vent et de
recueillir en chemin nos amis les Espagnols; car ils étaient toujours
présents à ma pensée.

Ayant à l’aide de nos forces réunies tiré la chaloupe si avant sur
la grève que la marée haute ne pût l’entraîner, ayant fait en outre
un trou dans le fond, trop grand pour être promptement rebouché,
nous nous étions assis pour songer à ce que nous avions à faire; et,
tandis que nous concertions nos plans, nous entendîmes tirer un coup
de canon, puis nous vîmes le navire faire avec son pavillon comme un
signal pour rappeler la chaloupe à bord; mais la chaloupe ne bougea
pas, et il se remit de plus belle à tirer et à lui adresser des
signaux.

A la fin, quand il s’aperçut que ses signaux et ses coups de canon
n’aboutissaient à rien et que la chaloupe ne se montrait pas, nous
le vîmes,—à l’aide de mes longues-vues,—mettre à la mer une autre
embarcation qui nagea vers le rivage; et tandis qu’elle s’approchait,
nous reconnûmes qu’elle n’était pas montée par moins de dix hommes,
munis d’armes à feu.

Comme le navire mouillait à peu près à deux lieues du rivage, nous
eûmes tout le loisir, durant le trajet, d’examiner l’embarcation,
ses hommes d’équipage et même leurs figures; parce que, la marée les
ayant fait dériver un peu à l’est de l’autre chaloupe, ils longèrent
le rivage pour venir à la même place où elle avait abordé et où elle
était gisante.

De cette façon, dis-je, nous eûmes tout le loisir de les examiner.
Le capitaine connaissait la physionomie et le caractère de tous les
hommes qui se trouvaient dans l’embarcation; il m’assura qu’il y avait
parmi eux trois honnêtes garçons, qui, dominés et effrayés, avaient
été assurément entraînés dans le complot par les autres.

Mais quant au maître d’équipage, qui semblait être le principal
officier, et quant à tout le reste, ils étaient aussi dangereux
que qui que ce fût du bâtiment, et devaient sans aucun doute agir
en désespérés dans leur nouvelle entreprise. Enfin il redoutait
véhémentement qu’ils ne fussent trop forts pour nous.

Je me pris à sourire, et lui dis que des gens dans notre position
étaient au-dessus de la crainte; que, puisque à peu près toutes les
conditions possibles étaient meilleures que celle où nous semblions
être, nous devions accueillir toute conséquence résultante, soit vie
ou mort, comme un affranchissement. Je lui demandai ce qu’il pensait
des circonstances de ma vie, et si ma délivrance n’était pas chose
digne d’être tentée.—«Et qu’est devenue, sir, continuai-je, votre
croyance que j’avais été conservé ici à dessein de vous sauver la vie,
croyance qui vous avait exalté il y a peu de temps? Pour ma part, je
ne vois qu’une chose malencontreuse dans toute cette affaire.»—«Et
quelle est-elle?» dit-il.—«C’est, répondis-je, qu’il y a parmi ces
gens, comme vous l’avez dit, trois ou quatre honnêtes garçons qu’il
faudrait épargner. S’ils avaient été tous le rebut de l’équipage,
j’aurais cru que la providence de Dieu les avait séparés pour les
livrer entre nos mains; car faites fond là-dessus: tout homme qui
mettra le pied sur le rivage sera nôtre, et vivra ou mourra suivant
qu’il agira envers nous.»

Ces paroles, prononcées d’une voix ferme et d’un air enjoué, lui
redonnèrent du courage, et nous nous mîmes vigoureusement à notre
besogne. Dès la première apparence d’une embarcation venant du navire,
nous avions songé à écarter nos prisonniers, et, au fait, nous nous en
étions parfaitement assurés.

Il y en avait deux dont le capitaine était moins sûr que des autres:
je les fis conduire par Vendredi et un des trois hommes délivrés à ma
caverne, où ils étaient assez éloignés et hors de toute possibilité
d’être entendus ou découverts, ou de trouver leur chemin pour sortir
des bois s’ils parvenaient à se débarrasser eux-mêmes. Là ils les
laissèrent garrottés, mais ils leur donnèrent quelques provisions,
et leur promirent que, s’ils y demeuraient tranquillement, on leur
rendrait leur liberté dans un jour ou deux; mais que, s’ils tentaient
de s’échapper, ils seraient mis à mort sans miséricorde. Ils
protestèrent sincèrement qu’ils supporteraient leur emprisonnement
avec patience, et parurent très reconnaissants de ce qu’on les
traitait si bien, qu’ils avaient des provisions et de la lumière; car
Vendredi leur avait donné pour leur bien-être quelques-unes de ces
chandelles que nous faisions nous-mêmes.—Ils avaient la persuasion
qu’il se tiendrait en sentinelle à l’entrée de la caverne.

Les autres prisonniers étaient mieux traités: deux d’entre eux, à la
vérité, avaient les bras liés, parce que le capitaine n’osait pas trop
s’y fier; mais les deux autres avaient été pris à mon service, sur la
recommandation du capitaine et sur leur promesse solennelle de vivre
et de mourir avec nous. Ainsi, y compris ceux-ci et les trois braves
garçons, nous étions sept hommes bien armés; et je ne mettais pas en
doute que nous ne pussions venir à bout des dix arrivants, considérant
surtout ce que le capitaine avait dit qu’il y avait trois ou quatre
honnêtes hommes parmi eux.

Aussitôt qu’ils atteignirent l’endroit où gisait leur autre
embarcation, ils poussèrent la leur sur la grève et mirent pied à
terre en la halant après eux; ce qui me fit grand plaisir à voir: car
j’avais craint qu’ils ne la laissassent à l’ancre, à quelque distance
du rivage, avec du monde dedans pour la garder, et qu’ainsi il nous
fût impossible de nous en emparer.

Une fois à terre, la première chose qu’ils firent, ce fut de courir
tous à l’autre embarcation; et il fut aisé de voir qu’ils tombèrent
dans une grande surprise en la trouvant dépouillée,—comme il a été
dit,—de tout ce qui s’y trouvait et avec un grand trou dans le fond.

Après avoir pendant quelque temps réfléchi sur cela, ils poussèrent de
toutes leurs forces deux ou trois grands cris pour essayer s’ils ne
pourraient point se faire entendre de leurs compagnons; mais c’était
peine inutile. Alors ils se serrèrent tous en cercle et firent une
salve de mousqueterie; nous l’entendîmes, il est vrai: les échos
en firent retentir les bois, mais ce fut tout. Les prisonniers qui
étaient dans la caverne, nous en étions sûrs, ne pouvaient entendre,
et ceux en notre garde, quoiqu’ils entendissent très bien, n’avaient
pas toutefois la hardiesse de répondre.

Ils furent si étonnés et si atterrés de ce silence, qu’ils résolurent,
comme ils nous le dirent plus tard, de se rembarquer pour retourner
vers le navire, et de raconter que leurs camarades avaient été
massacrés et leur chaloupe défoncée. En conséquence ils lancèrent
immédiatement leur esquif et remontèrent tous à bord.

A cette vue, le capitaine fut terriblement surpris et même stupéfié;
il pensait qu’ils allaient rejoindre le navire et mettre à la voile,
regardant leurs compagnons comme perdus, et qu’ainsi il lui fallait
décidément perdre son navire, qu’il avait eu l’espérance de recouvrer.
Mais il eut bientôt une tout autre raison de se déconcerter.

A peine s’étaient-ils éloignés que nous les vîmes revenir au rivage,
mais en suivant une conduite toute nouvelle, sur laquelle sans doute
ils avaient délibéré, c’est-à-dire qu’ils laissèrent trois hommes dans
l’embarcation, et que les autres descendirent à terre et s’enfoncèrent
dans le pays pour chercher leurs compagnons.

Ce fut un grand désappointement pour nous, et nous en étions à ne
savoir que faire; car nous saisir des sept hommes qui se trouvaient
à terre ne serait d’aucun avantage si nous laissions échapper le
bateau, parce qu’il regagnerait le navire, et qu’alors à coup sûr le
reste de l’équipage lèverait l’ancre et mettrait à la voile, de sorte
que nous perdrions le bâtiment sans retour.

Cependant il n’y avait d’autre remède que d’attendre et de voir ce
qu’offrirait l’issue des choses.—Après que les sept hommes furent
descendus à terre, les trois hommes restés dans l’esquif remontèrent à
une bonne distance du rivage, et mirent à l’ancre pour les attendre.
Ainsi il nous était impossible de parvenir jusqu’à eux.

Ceux qui avaient mis pied à terre se tenaient serrés tous ensemble et
marchaient vers le sommet de la petite éminence au-dessous de laquelle
était située mon habitation, et nous les pouvions voir parfaitement
sans en être aperçus. Nous aurions été enchantés qu’ils vinssent plus
près de nous, afin de faire feu dessus, ou bien qu’ils s’éloignassent
davantage pour que nous pussions nous-mêmes nous débusquer.

Quand ils furent parvenus sur le versant de la colline d’où ils
pouvaient planer au loin sur les vallées et les bois qui s’étendaient
au nord-ouest, dans la partie la plus basse de l’île, ils se mirent
à appeler et à crier jusqu’à n’en pouvoir plus. Là, n’osant pas sans
doute s’aventurer loin du rivage, ni s’éloigner l’un de l’autre,
ils s’assirent tous ensemble sous un arbre pour délibérer. S’ils
avaient trouvé bon d’aller là pour s’y endormir, comme avait fait
la première bande, c’eût été notre affaire; mais ils étaient trop
remplis de l’appréhension du danger pour s’abandonner au sommeil, bien
qu’assurément ils ne pussent se rendre compte de l’espèce de péril
qu’ils avaient à craindre.

Le capitaine fit une ouverture fort sage au sujet de leur
délibération.—«Ils vont peut-être, disait-il, faire une nouvelle salve
générale pour tâcher de se faire entendre de leurs compagnons; fondons
tous sur eux juste au moment où leurs mousquets seront déchargés; à
coup sûr ils demanderont quartier, et nous nous en rendrons maîtres
sans effusion de sang.»—J’approuvai cette proposition, pourvu qu’elle
fût exécutée lorsque nous serions assez près d’eux pour les assaillir
avant qu’ils eussent pu recharger leurs armes.

Mais le cas prévu n’advint pas, et nous demeurâmes encore longtemps
fort irrésolus sur le parti à prendre. Enfin je dis à mon monde
que mon opinion était qu’il n’y avait rien à faire avant la nuit;
qu’alors, s’ils n’étaient pas retournés à leur embarcation, nous
pourrions peut-être trouver moyen de nous jeter entre eux et le
rivage, et quelque stratagème pour attirer à terre ceux restés dans
l’esquif.

Nous avions attendu fort longtemps, quoique très impatients de
les voir s’éloigner et fort mal à notre aise, quand, après
d’interminables consultations, nous les vîmes tous se lever et
descendre vers la mer. Il paraît que de si terribles appréhensions
du danger de cette place pesaient sur eux, qu’ils avaient résolu de
regagner le navire, pour annoncer à bord la perte de leurs compagnons,
et poursuivre leur voyage projeté.

Sitôt que je les aperçus se diriger vers le rivage, j’imaginai,—et
cela était réellement,—qu’ils renonçaient à leurs recherches et se
décidaient à s’en retourner. A cette seule appréhension le capitaine,
à qui j’avais communiqué cette pensée, fut près de tomber en
défaillance; mais, sur-le-champ, pour les faire revenir sur leurs pas,
je m’avisai d’un stratagème qui répondit complètement à mon but.

J’ordonnai à Vendredi et au second du capitaine d’aller de l’autre
côté de la crique à l’ouest, vers l’endroit où étaient parvenus les
sauvages lorsque je sauvai Vendredi; sitôt qu’ils seraient arrivés à
une petite butte distante d’un demi-mille environ, je leur recommandai
de crier aussi fort qu’ils pourraient et d’attendre jusqu’à ce que
les matelots les eussent entendus; puis, dès que les matelots leur
auraient répondu, de rebrousser chemin, et alors, se tenant hors de
vue, répondant toujours quand les autres appelleraient, de prendre un
détour pour les attirer au milieu des bois, aussi avant dans l’île que
possible; puis enfin de revenir vers moi par certaines routes que je
leur indiquai.

Ils étaient justement sur le point d’entrer dans la chaloupe, quand
Vendredi et le second se mirent à crier. Ils les entendirent aussitôt,
et leur répondirent tout en courant le long du rivage à l’ouest,
du côté de la voix qu’ils avaient entendue; mais tout à coup ils
furent arrêtés par la crique. Les eaux étant hautes, ils ne pouvaient
traverser, et firent venir la chaloupe pour les passer sur l’autre
bord, comme je l’avais prévu.

Quand ils eurent traversé, je remarquai que, la chaloupe ayant été
conduite assez avant dans la crique, et pour ainsi dire dans un port,
ils prirent avec eux un des trois hommes qui la montaient, et n’en
laissèrent seulement que deux, après l’avoir amarrée au tronc d’un
petit arbre sur le rivage.

C’était là ce que je souhaitais. Laissant Vendredi et le second du
capitaine à leur besogne, j’emmenai sur-le-champ les autres avec moi,
et, me rendant en tapinois au delà de la crique, nous surprîmes les
deux matelots avant qu’ils fussent sur leurs gardes, l’un couché sur
le rivage, l’autre dans la chaloupe. Celui qui se trouvait à terre
flottait entre le sommeil et le réveil; et, comme il allait se lever,
le capitaine, qui était le plus avancé, courut sur lui, l’assomma, et
cria à l’autre, qui était dans l’esquif:—«Rends-toi ou tu es mort.»

Il ne fallait pas beaucoup d’arguments pour soumettre un seul homme,
qui voyait cinq hommes contre lui et son camarade étendu mort.
D’ailleurs c’était, à ce qu’il paraît, un des trois matelots qui
avaient pris moins de part à la mutinerie que le reste de l’équipage.
Aussi non seulement il se décida facilement à se rendre, mais dans la
suite il se joignit sincèrement à nous.

Dans ces entrefaites Vendredi et le second du capitaine gouvernèrent
si bien leur affaire avec les autres mutins, qu’en criant et
répondant, ils les entraînèrent d’une colline à une autre, et d’un
bois à un autre, jusqu’à ce qu’ils les eussent horriblement fatigués,
et ils ne les laissèrent que lorsqu’ils furent certains qu’ils ne
pourraient regagner la chaloupe avant la nuit. Ils étaient eux-mêmes
harassés quand ils revinrent auprès de nous.

Il ne nous restait alors rien autre à faire qu’à les épier dans
l’obscurité, pour fondre sur eux et en avoir bon marché.

Ce ne fut que plusieurs heures après le retour de Vendredi qu’ils
arrivèrent à leur chaloupe; mais longtemps auparavant nous pûmes
entendre les plus avancés crier aux traîneurs de se hâter, et ceux-ci
répondre et se plaindre qu’ils étaient las et éclopés et ne pouvaient
marcher plus vite: fort heureuse nouvelle pour nous.

Enfin ils atteignirent la chaloupe.—Il serait impossible de décrire
quelle fut leur stupéfaction quand ils virent qu’elle était ensablée
dans la crique, que la marée s’était retirée et que leurs deux
compagnons avaient disparu. Nous les entendions s’appeler l’un l’autre
de la façon la plus lamentable, et se dire entre eux qu’ils étaient
dans une île ensorcelée; que, si elle était habitée par des hommes,
ils seraient tous massacrés; que si elle l’était par des démons ou des
esprits, ils seraient tous enlevés et dévorés.

Ils se mirent à crier de nouveau, et appelèrent un grand nombre de
fois leurs deux camarades par leurs noms; mais point de réponse. Un
moment après nous pouvions les voir, à la faveur du peu de jour qui
restait, courir çà et là en se tordant les mains comme des hommes au
désespoir. Tantôt ils allaient s’asseoir dans la chaloupe pour se
reposer, tantôt ils en sortaient pour rôder de nouveau sur le rivage,
et pendant assez longtemps dura ce manège.

Mes gens auraient bien désiré que je leur permisse de tomber
brusquement sur eux dans l’obscurité; mais je ne voulais les assaillir
qu’avec avantage, afin de les épargner et d’en tuer le moins que
je pourrais. Je voulais surtout n’exposer aucun de mes hommes à la
mort, car je savais l’ennemi bien armé. Je résolus donc d’attendre
pour voir s’ils ne se sépareraient point; et, à dessein de m’assurer
d’eux, je portai en avant mon embuscade, et j’ordonnai à Vendredi et
au capitaine de s’avancer en rampant, aussi à plat ventre qu’il leur
serait possible, pour ne pas être découverts, et de s’approcher d’eux
le plus qu’ils pourraient avant de faire feu.

Il n’y avait pas longtemps qu’ils étaient dans cette posture quand le
maître d’équipage, qui avait été le principal meneur de la révolte, et
qui se montrait alors le plus lâche et le plus abattu de tous, tourna
ses pas de leur côté, avec deux autres de la bande. Le capitaine
était tellement animé en sentant ce principal vaurien si bien en son
pouvoir, qu’il avait à peine la patience de le laisser assez approcher
pour le frapper à coup sûr; car jusque-là il n’avait qu’entendu sa
voix; et dès qu’ils furent à sa portée, se dressant subitement sur ses
pieds, ainsi que Vendredi, ils firent feu dessus.

Le maître d’équipage fut tué sur la place; un autre fut atteint au
corps et tomba près de lui, mais il n’expira qu’une ou deux heures
après; le troisième prit la fuite.

A cette détonation, je m’approchai immédiatement avec toute mon armée,
qui était alors de huit hommes, savoir: moi, généralissime; Vendredi,
mon lieutenant général; le capitaine et ses deux compagnons, et les
trois prisonniers de guerre auxquels il avait confié des armes.

Nous nous avançâmes sur eux dans l’obscurité, de sorte qu’on ne
pouvait juger de notre nombre.—J’ordonnai au matelot qu’ils avaient
laissé dans la chaloupe, et qui était alors un des nôtres, de les
appeler par leurs noms, afin d’essayer si je pourrais les amener à
parlementer, et par là peut-être à des termes d’accommodement;—ce qui
nous réussit à souhait;—car il était en effet naturel de croire que,
dans l’état où ils étaient alors, ils capituleraient très volontiers.
Ce matelot se mit donc à crier de toute sa force à l’un d’entre
eux:—«Tom Smith! Tom Smith!»—Tom Smith répondit aussitôt:—«Est-ce
toi, Robinson?»—Car il paraît qu’il avait reconnu sa voix.—«Oui, oui,
reprit l’autre. Au nom de Dieu, Tom Smith, mettez bas les armes et
rendez-vous, sans quoi vous êtes tous morts à l’instant.»

—«A qui faut-il nous rendre? répliqua Smith; où sont-ils?»—«Ils sont
ici, dit Robinson: c’est notre capitaine avec cinquante hommes qui
vous pourchassent depuis deux heures. Le maître d’équipage est tué,
Will Frye blessé, et moi je suis prisonnier. Si vous ne vous rendez
pas, vous êtes tous perdus.»

—«Nous donnera-t-on quartier, dit Tom Smith, si nous nous
rendons?»—«Je vais le demander, si vous promettez de vous rendre,»
répondit Robinson.—Il s’adressa donc au capitaine, et le capitaine
lui-même se mit alors à crier:—«Toi, Smith, tu connais ma voix; si
vous déposez immédiatement les armes et vous soumettez, vous aurez
tous la vie sauve, hormis Will Atkins.»

Sur ce, Will Atkins s’écria:—«Au nom de Dieu! capitaine, donnez-moi
quartier! Qu’ai-je fait? Ils sont tous aussi coupables que moi.»—Ce
qui, au fait, n’était pas vrai; car il paraît que ce Will Atkins
avait été le premier à se saisir du capitaine au commencement de la
révolte, et qu’il l’avait cruellement maltraité en lui liant les
mains et l’accablant d’injures. Quoi qu’il en fût, le capitaine le
somma de se rendre à discrétion et de se confier à la miséricorde du
gouverneur: c’est moi dont il entendait parler, car ils m’appelaient
tous gouverneur.

Bref, ils déposèrent tous les armes et demandèrent la vie; et
j’envoyai pour les garrotter l’homme qui avait parlementé avec deux de
ses compagnons. Alors ma grande armée de cinquante hommes, laquelle, y
compris les trois en détachement, se composait en tout de huit hommes,
s’avança et fit main basse sur eux et leur chaloupe. Mais je me tins
avec un des miens hors de leur vue, pour des raisons d’État.

Notre premier soin fut de réparer la chaloupe et de songer à recouvrer
le vaisseau. Quant au capitaine, il eut alors le loisir de pourparler
avec ses prisonniers. Il leur reprocha l’infamie de leurs procédés à
son égard, et l’atrocité de leur projet, qui, assurément, les aurait
conduits enfin à la misère et à l’opprobre, et peut-être à la potence.

Ils parurent tous fort repentants, et implorèrent la vie. Il leur
répondit là-dessus qu’ils n’étaient pas ses prisonniers, mais ceux du
gouverneur de l’île; qu’ils avaient cru le jeter sur le rivage d’une
île stérile et déserte, mais qu’il avait plu à Dieu de les diriger
vers une île habitée, dont le gouverneur était Anglais, et pouvait les
y faire pendre tous, si tel était son plaisir; mais que, comme il leur
avait donné quartier, il supposait qu’il les enverrait en Angleterre
pour y être traités comme la justice le requérait, hormis Atkins, à
qui le gouverneur lui avait enjoint de dire de se préparer à la mort,
car il serait pendu le lendemain matin.

Quoique tout ceci ne fût qu’une fiction de sa part, elle produisit
cependant tout l’effet désiré. Atkins se jeta à genoux et supplia le
capitaine d’intercéder pour lui auprès du gouverneur, et tous les
autres le conjurèrent au nom de Dieu, afin de n’être point envoyés en
Angleterre.

Il me vint alors à l’esprit que le moment de notre délivrance était
venu, et que ce serait une chose très facile que d’amener ces gens à
s’employer de tout cœur à recouvrer le vaisseau. Je m’éloignai donc
dans l’ombre pour qu’ils ne pussent voir quelle sorte de gouverneur
ils avaient, et j’appelai à moi le capitaine. Quand j’appelai, comme
si j’étais à une bonne distance, un de mes hommes reçut l’ordre de
parler à son tour, et il dit au capitaine:—«Capitaine, le commandant
vous appelle.»—Le capitaine répondit aussitôt:—«Dites à Son Excellence
que je viens à l’instant.»—Ceci les trompa encore parfaitement, et
ils crurent tous que le gouverneur était près de là avec ses cinquante
hommes.

Quand le capitaine vint à moi, je lui communiquai mon projet pour la
prise du vaisseau. Il le trouva parfait, et résolut de le mettre à
exécution le lendemain.

Mais, pour l’exécuter avec plus d’artifice et en assurer le succès,
je lui dis qu’il fallait que nous séparassions les prisonniers, et
qu’il prît Atkins et deux autres d’entre les plus mauvais, pour les
envoyer, bras liés, à la caverne où étaient déjà les autres. Ce soin
fut remis à Vendredi et aux deux hommes qui avaient été débarqués avec
le capitaine.

Ils les emmenèrent à la caverne comme à une prison; et c’était au fait
un horrible lieu, surtout pour des hommes dans leur position.

Il fit conduire les autres à ma tonnelle, comme je l’appelais, et dont
j’ai donné une description complète. Comme elle était enclose, et
qu’ils avaient les bras liés, la place était sûre, attendu que de leur
conduite dépendait leur sort.

A ceux-ci dans la matinée j’envoyai le capitaine pour entrer en
pourparlers avec eux; en un mot, les éprouver et me dire s’il pensait
qu’on pût ou non se fier à eux pour aller à bord et surprendre le
navire. Il leur parla de l’outrage qu’ils lui avaient fait, de la
condition dans laquelle ils étaient tombés, et leur dit que, bien
que le gouverneur leur eût donné quartier actuellement, ils seraient
à coup sûr mis au gibet si on les envoyait en Angleterre; mais que
s’ils voulaient s’associer à une entreprise aussi loyale que celle de
recouvrer le vaisseau, il aurait du gouverneur la promesse de leur
grâce.

On devine avec quelle hâte une semblable proposition fut acceptée par
des hommes dans leur situation. Ils tombèrent aux genoux du capitaine,
et promirent avec les plus énergiques imprécations qu’ils lui seraient
fidèles jusqu’à la dernière goutte de leur sang; que, lui devant la
vie, ils le suivraient en tous lieux, et qu’ils le regarderaient comme
leur père tant qu’ils vivraient.

—«Bien, reprit le capitaine; je m’en vais reporter au gouverneur ce
que vous m’avez dit, et voir ce que je puis faire pour l’amener à
donner son consentement.»—Il vint donc me rendre compte de l’état
d’esprit dans lequel il les avait trouvés, et m’affirma qu’il croyait
vraiment qu’ils seraient fidèles.

Néanmoins, pour plus de sûreté, je le priai de retourner vers eux,
d’en choisir cinq et de leur dire, pour leur donner à penser qu’on
n’avait pas besoin d’hommes, qu’il n’en prenait que cinq pour
l’aider, et que les deux autres et les trois qui avaient été envoyés
prisonniers au château,—ma caverne,—le gouverneur voulait les garder
comme otages, pour répondre de la fidélité de ces cinq; et que, s’ils
se montraient perfides dans l’exécution, les cinq otages seraient tout
vifs accrochés à un gibet sur le rivage.

Ceci parut sévère, et les convainquit que c’était chose sérieuse
que le gouverneur. Toutefois, ils ne pouvaient qu’accepter, et ce
fut alors autant l’affaire des prisonniers que celle du capitaine
d’engager les cinq autres à faire leur devoir.

Voici quel était l’état de nos forces pour l’expédition: 1^o le
capitaine, son second et le passager; 2^o les deux prisonniers de la
première escouade, auxquels, sur les renseignements du capitaine,
j’avais donné la liberté et confié des armes; 3^o les deux autres, que
j’avais tenus jusqu’alors garrottés dans ma tonnelle, et que je venais
de relâcher, à la sollicitation du capitaine; 4^o les cinq élargis
en dernier: ils étaient donc douze en tout, outre les cinq que nous
tenions prisonniers dans la caverne comme otages.

Je demandai au capitaine s’il voulait avec ce monde risquer l’abordage
du navire. Quant à moi et mon serviteur Vendredi, je ne pensai pas
qu’il fût convenable que nous nous éloignassions, ayant derrière nous
sept hommes captifs. C’était bien assez de besogne pour nous que de
les garder à l’écart, et de les fournir de vivres.

Quant aux cinq de la caverne, je résolus de les tenir séquestrés; mais
Vendredi allait deux fois par jour pour leur donner le nécessaire.
J’employais les deux autres à porter les provisions à une certaine
distance, où Vendredi devait les prendre.

Lorsque je me montrai aux deux premiers otages, ce fut avec le
capitaine, qui leur dit que j’étais la personne que le gouverneur
avait désignée pour veiller sur eux; que le bon plaisir du gouverneur
était qu’ils n’allassent nulle part sans mon autorisation; et que,
s’ils le faisaient, ils seraient transférés au château et mis aux
fers. Ne leur ayant jamais permis de me voir comme gouverneur,
je jouais donc pour lors un autre personnage, et leur parlais du
gouverneur, de la garnison, du château et autres choses semblables, en
toute occasion.

Le capitaine n’avait plus d’autre difficulté à surmonter que celle
de gréer les deux chaloupes, de reboucher celle défoncée, et de les
équiper. Il fit son passager capitaine de l’une avec quatre hommes,
et lui-même, son second et cinq matelots montèrent dans l’autre. Ils
concertèrent très bien leurs plans, car ils arrivèrent au navire
vers le milieu de la nuit. Aussitôt qu’ils en furent à portée de
la voix, le capitaine ordonna à Robinson de héler et de leur dire
qu’ils ramenaient les hommes et la chaloupe, mais qu’ils avaient été
bien longtemps avant de les trouver, et autres choses semblables. Il
conversa avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent accosté le vaisseau. Alors
le capitaine et son second, avec leurs armes, s’élançant les premiers
à bord, assommèrent sur-le-champ, à coups de crosse de mousquet, le
bosseman et le charpentier; et, fidèlement secondés par leur monde,
ils s’assuraient de tous ceux qui étaient sur le pont et le gaillard
d’arrière, et commençaient à fermer les écoutilles pour empêcher de
monter ceux qui étaient en bas, quand les gens de l’autre embarcation,
abordant par les porte-haubans de misaine, s’emparèrent du gaillard
d’avant et de l’écoutillon qui descendait à la cuisine, où trois
hommes qui s’y trouvaient furent faits prisonniers.

[Illustration: Le capitaine ordonna à Robinson de héler...]

Ceci fait, et tout étant en sûreté sur le pont, le capitaine ordonna à
son second de forcer avec trois hommes la chambre du conseil, où était
posté le nouveau capitaine rebelle, qui, ayant eu quelque alerte,
était monté et avait pris les armes avec deux matelots et un mousse.
Quand le second eut effondré la porte avec une pince, le nouveau
capitaine et ses hommes firent hardiment feu sur eux. Une balle
de mousquet atteignit le second et lui cassa le bras, deux autres
matelots furent aussi blessés, mais personne ne fut tué.

Le second, appelant à son aide, se précipita cependant, tout blessé
qu’il était, dans la chambre du conseil, et déchargea son pistolet
à travers la tête du nouveau capitaine. Les balles entrèrent par la
bouche, ressortirent derrière l’oreille et le firent taire à jamais.
Là-dessus le reste se rendit, et le navire fut réellement repris sans
qu’aucun autre perdît la vie.

[Illustration: Le second déchargea son pistolet à travers la tête du
nouveau capitaine.]

Aussitôt que le bâtiment fut ainsi recouvré, le capitaine ordonna de
tirer sept coups de canon, signal dont il était convenu avec moi pour
me donner avis de son succès. Je vous laisse à penser si je fus aise
de les entendre, ayant veillé tout exprès sur le rivage jusqu’à près
de deux heures du matin.

Après avoir parfaitement entendu le signal, je me couchai; et,
comme cette journée avait été pour moi très fatigante, je dormis
profondément jusqu’à ce que je fusse réveillé en sursaut par un
coup de canon. Je me levai sur-le-champ, et j’entendis quelqu’un
m’appeler:—«Gouverneur, gouverneur!»—Je reconnus de suite la voix du
capitaine, et je grimpai sur le haut du rocher, où il était monté.
Il me reçut dans ses bras, et me montrant du doigt le bâtiment:—«Mon
cher ami et libérateur, me dit-il, voilà votre navire; car il est tout
à vous, ainsi que nous et tout ce qui lui appartient.» Je jetai les
yeux sur le vaisseau. Il était mouillé à un peu plus d’un demi-mille
du rivage; car ils avaient appareillé dès qu’ils en avaient été
maîtres; et, comme il faisait beau, ils étaient venus jeter l’ancre à
l’embouchure de la petite crique; puis, à la faveur de la marée haute,
le capitaine amenant la pinasse près de l’endroit où j’avais autrefois
abordé avec mes radeaux, il avait débarqué juste à ma porte.

Je fus d’abord sur le point de m’évanouir de surprise; car je voyais
positivement ma délivrance dans mes mains, toutes choses faciles, et
un grand bâtiment prêt à me transporter s’il me plaisait de partir.
Pendant quelque temps je fus incapable de répondre un seul mot; mais,
comme le capitaine m’avait pris dans ses bras, je m’appuyai fortement
sur lui, sans quoi je serais tombé par terre.

Il s’aperçut de ma défaillance, et, tirant vite une bouteille de
sa poche, me fit boire un trait d’une liqueur cordiale qu’il avait
apportée exprès pour moi. Après avoir bu, je m’assis à terre; et,
quoique cela m’eût rappelé à moi-même, je fus encore longtemps sans
pouvoir lui dire un mot.

Cependant le pauvre homme était dans un aussi grand ravissement que
moi; seulement il n’était pas comme moi sous le coup de la surprise.
Il me disait mille bonnes et tendres choses pour me calmer et rappeler
mes sens. Mais il y avait un tel gonflement de joie dans ma poitrine,
que mes esprits étaient plongés dans la confusion; cette crise se
termina enfin par des larmes, et peu après je recouvrai la parole.

Alors, je l’étreignis à mon tour, je l’embrassai comme mon libérateur,
et nous nous abandonnâmes à la joie. Je lui dis que je le regardais
comme un homme envoyé par le ciel pour me délivrer; que toute cette
affaire me semblait un enchaînement de prodiges; que de telles choses
étaient pour nous un témoignage que la main cachée d’une Providence
gouverne l’univers, et une preuve évidente que l’œil d’une puissance
infinie sait pénétrer dans les coins les plus reculés du monde et
envoyer aide aux malheureux toutes fois et quand il lui plaît.

Je n’oubliai pas d’élever au ciel mon cœur reconnaissant. Et quel cœur
aurait pu se défendre de bénir. Celui qui non seulement avait d’une
façon miraculeuse pourvu aux besoins d’un homme dans un semblable
désert et dans un pareil abandon, mais de qui, il faut sans cesse le
reconnaître, toute délivrance procède!

Quand nous eûmes conversé quelque temps, le capitaine me dit qu’il
m’avait apporté certains petits rafraîchissements que pouvait fournir
le bâtiment, et que les misérables qui en avaient été si longtemps
maîtres n’avaient pas gaspillés. Sur ce, il appela les gens de la
pinasse et leur ordonna d’apporter à terre les choses destinées
au gouverneur. C’était réellement un présent comme pour quelqu’un
qui n’eût pas dû s’en aller avec eux, comme si j’eusse dû toujours
demeurer dans l’île, et comme s’ils eussent dû partir sans moi.

Premièrement, il m’avait apporté un coffret à flacons plein
d’excellentes eaux cordiales, six grandes bouteilles de vin de Madère,
de la contenance de deux quartes, deux livres de très bon tabac, douze
grosses pièces de bœuf salé et six pièces de porc, avec un sac de pois
et environ cent livres de biscuit.

Il m’apporta aussi une caisse de sucre, une caisse de fleur de farine,
un sac plein de citrons, deux bouteilles de jus de limon et une foule
d’autres choses. Outre cela, et ce qui m’était mille fois plus utile,
il ajouta six chemises toutes neuves, six cravates fort bonnes, deux
paires de gants, une paire de souliers, un chapeau, une paire de bas,
un très bon habillement complet qu’il n’avait que très peu porté. En
un mot, il m’équipa des pieds à la tête.

Comme on l’imagine, c’était un bien doux et bien agréable présent pour
un homme dans ma situation. Mais jamais costume au monde ne fut aussi
déplaisant, aussi étrange, aussi incommode que le furent pour moi ces
habits les premières fois que je m’en affublai.

Après ces cérémonies, et quand toutes ces bonnes choses furent
transportées dans mon petit logement, nous commençâmes à nous
consulter sur ce que nous avions à faire de nos prisonniers; car il
était important de considérer si nous pouvions ou non risquer de les
prendre avec nous, surtout les deux d’entre eux que nous savions être
incorrigibles et intraitables au dernier degré. Le capitaine me dit
qu’il les connaissait pour des vauriens tels qu’il n’y avait pas à
les dompter, et que, s’il les emmenait, ce ne pourrait être que dans
les fers, comme des malfaiteurs, afin de les livrer aux mains de la
justice à la première colonie anglaise qu’il atteindrait. Je m’aperçus
que le capitaine lui-même en était fort chagrin. Aussi lui dis-je
que, s’il le souhaitait, j’entreprendrais d’amener les deux hommes en
question à demander eux-mêmes d’être laissés dans l’île.—«J’en serais
aise, répondit-il, de tout mon cœur.»

—«Bien, je vais les envoyer chercher et leur parler de votre part.»—Je
commandai donc à Vendredi et aux deux otages, qui pour lors étaient
libérés, leurs camarades ayant accompli leur promesse, je leur
ordonnai donc, dis-je, d’aller à la caverne, d’emmener les cinq
prisonniers, garrottés comme ils étaient, à ma tonnelle, et de les y
garder jusqu’à ce que je vinsse.

Quelque temps après je m’y rendis vêtu de mon nouveau costume, et
je fus alors derechef appelé gouverneur. Tous étant réunis, et le
capitaine m’’accompagnant, je fis amener les prisonniers devant moi,
et je leur dis que j’étais parfaitement instruit de leur infâme
conduite envers le capitaine, et de leur projet de faire la course
avec le navire et d’exercer le brigandage; mais que la Providence les
avait enlacés dans leurs propres pièges, et qu’ils étaient tombés dans
la fosse qu’ils avaient creusée pour d’autres.

Je leur annonçai que, par mes instructions, le navire avait été
recouvré, qu’il était pour lors dans la rade, et que tout à l’heure
ils s’assureraient que leur nouveau capitaine avait reçu le prix de sa
trahison, car ils le verraient pendu au bout d’une vergue.

Je les priai de me dire, quant à eux, ce qu’ils avaient à alléguer
pour que je ne les fisse pas exécuter comme des pirates pris sur le
fait, ainsi qu’ils ne pouvaient douter que ma commission m’y autorisât.

Un d’eux me répondit au nom de tous qu’ils n’avaient rien à dire,
sinon que lorsqu’ils s’étaient rendus le capitaine leur avait promis
la vie, et qu’ils imploraient humblement ma miséricorde.—«Je ne
sais quelle grâce vous faire, leur repartis-je: moi, j’ai résolu de
quitter l’île avec mes hommes, je m’embarque avec le capitaine pour
retourner en Angleterre; et lui, le capitaine, ne peut vous emmener
que prisonniers, dans les fers, pour être jugés comme révoltés et
comme forbans, ce qui, vous ne l’ignorez pas, vous conduirait droit
à la potence. Je n’entrevois rien de meilleur pour vous, à moins que
vous n’ayez envie d’achever votre destin en ce lieu. Si cela vous
convient, comme il m’est loisible de le quitter, je ne m’y oppose
pas; je me sens même quelque penchant à vous accorder la vie si vous
pensez pouvoir vous accommoder de cette île.»—Ils parurent très
reconnaissants, et me déclarèrent qu’ils préféreraient se risquer à
demeurer en ce séjour plutôt que d’être transférés en Angleterre pour
être pendus: je tins cela pour dit.

Néanmoins le capitaine parut faire quelques difficultés, comme s’il
redoutait de les laisser. Alors je fis semblant de me fâcher contre
lui, et je lui dis qu’ils étaient mes prisonniers et non les siens;
que, puisque je leur avais offert une si grande faveur, je voulais
être aussi bon que je m’y étais engagé; que s’il ne jugeait point à
propos d’y consentir, je les remettrais en liberté, comme je les avais
trouvés; permis à lui de les reprendre, s’il pouvait le faire.

Là-dessus ils me témoignèrent beaucoup de gratitude, et moi,
conséquemment, je les fis mettre en liberté; puis je leur dis de se
retirer dans les bois, au lieu même d’où ils venaient, et que je leur
laisserais des armes à feu, des munitions, et quelques instructions
nécessaires pour qu’ils vécussent très bien si bon leur semblait.

Alors je me disposai à me rendre au navire. Je dis néanmoins
au capitaine que je resterais encore cette nuit pour faire mes
préparatifs, et que je désirais qu’il retournât cependant à son bord
pour y maintenir le bon ordre, et qu’il m’envoyât la chaloupe à terre
le lendemain. Je lui recommandai en même temps de faire pendre au
taquet d’une vergue le nouveau capitaine, qui avait été tué, afin que
nos bannis pussent le voir.

Quand le capitaine fut parti, je fis venir ces hommes à mon logement,
et j’entamai avec eux un grave entretien sur leur position. Je leur
dis que, selon moi, ils avaient fait un bon choix; que si le capitaine
les emmenait, ils seraient assurément pendus. Je leur montrai leur
capitaine à eux flottant au bout d’une vergue, et je leur déclarai
qu’ils n’auraient rien moins que cela à attendre.

[Illustration: Je leur montrai leur capitaine à eux flottant au bout
d’une vergue...]

Quand ils eurent tous manifesté leur bonne disposition à rester, je
leur dis que je voulais les initier à l’histoire de mon existence
en cette île, et les mettre à même de rendre la leur agréable.
Conséquemment je leur fis tout l’historique du lieu et de ma venue
en ce lieu. Je leur montrai mes fortifications; je leur indiquai la
manière dont je faisais mon pain, plantais mon blé et préparais mes
raisins; en un mot, je leur enseignai tout ce qui était nécessaire
pour leur bien-être. Je leur contai l’histoire des seize Espagnols
qu’ils avaient à attendre, pour lesquels je laissais une lettre, et je
leur fis promettre de fraterniser avec eux[18].

Je leur laissai mes armes à feu, nommément cinq mousquets et trois
fusils de chasse, de plus trois épées, et environ un baril de poudre
que j’avais de reste; car après la première et la deuxième année j’en
usais peu et n’en gaspillais point.

Je leur donnai une description de la manière de gouverner mes chèvres,
et des instructions pour les traire et les engraisser, et pour faire
du beurre et du fromage.

En un mot, je leur mis à jour chaque partie de ma propre histoire,
et leur donnai l’assurance que j’obtiendrais du capitaine qu’il leur
laissât deux barils de poudre à canon en plus, et quelques semences de
légumes, que moi-même, leur dis-je, je me serais estimé fort heureux
d’avoir. Je leur abandonnai aussi le sac de pois que le capitaine
m’avait apporté pour ma consommation, et je leur recommandai de les
semer, qu’immanquablement ils multiplieraient.

Ceci fait, je pris congé d’eux le jour suivant, et m’en allai à
bord du navire. Nous nous disposâmes immédiatement à mettre à la
voile, mais nous n’appareillâmes que de nuit. Le lendemain matin,
de très bonne heure, deux des cinq exilés rejoignirent le bâtiment
à la nage, et, se plaignant très lamentablement des trois autres
bannis, demandèrent au nom de Dieu à être pris à bord, car ils
seraient assassinés. Ils supplièrent le capitaine de les accueillir,
dussent-ils être pendus sur-le-champ.

A cela le capitaine prétendit ne pouvoir rien sans moi; mais après
quelques difficultés, et seulement après leur solennelle promesse
d’amendement, nous les reçûmes à bord. Quelque temps après ils furent
fouettés et châtiés d’importance; dès lors ils se montrèrent de fort
tranquilles et de fort honnêtes compagnons.

Ensuite, à marée haute, j’allai au rivage avec la chaloupe chargée
des choses promises aux exilés, et auxquelles, sur mon intercession,
le capitaine avait donné l’ordre qu’on ajoutât leurs coffres et leurs
vêtements, qu’ils reçurent avec beaucoup de reconnaissance. Pour les
encourager, je leur dis que s’il ne m’était point impossible de leur
envoyer un vaisseau pour les prendre, je ne les oublierais pas.

Quand je pris congé de l’île, j’emportai à bord, comme reliques, le
grand bonnet de peau de chèvre que je m’étais fabriqué, mon parasol
et un de mes perroquets. Je n’oubliai pas de prendre l’argent dont
autrefois je fis mention, lequel était resté si longtemps inutile
qu’il s’était terni et noirci; à peine aurait-il pu passer pour de
l’argent avant d’avoir été quelque peu frotté et manié. Je n’oubliai
pas non plus celui que j’avais trouvé dans les débris du vaisseau
espagnol.

C’est ainsi que j’abandonnai mon île le dix-neuf décembre mil six cent
quatre-vingt-six, selon le calcul du navire, après y être demeuré
vingt-huit ans deux mois et dix-neuf jours. De cette seconde captivité
je fus délivré le même jour du mois que je m’étais enfui jadis dans le
Barco-Longo, de chez les Maures de Sallé.

Sur ce navire, au bout d’un long voyage, j’arrivai en Angleterre le 11
juin de l’an 1687, après une absence de trente-cinq années.



DEUXIÈME PARTIE



CHAPITRE PREMIER

     Le vieux capitaine portugais.—Préparatifs de départ.—Attaqués par
     des loups.—Vendredi dompteur d’ours.—Combat avec les loups.—Les
     deux neveux.—Recherche de nouvelles aventures.—Préparatifs de
     départ.—Le vaisseau incendié.—Gratitude du sauveteur.—Requête des
     incendiés.—L’équipage affamé.—Retour dans l’île.


Quand j’arrivai en Angleterre, j’étais parfaitement étranger à tout
le monde, comme si je n’y eusse jamais été connu. Ma bienfaitrice, ma
fidèle intendante à qui j’avais laissé en dépôt mon argent, vivait
encore, mais elle avait essuyé de grandes infortunes dans le monde;
et, devenue veuve pour la seconde fois, elle vivait chétivement. Je la
mis à l’aise quant à ce qu’elle me devait, en lui donnant l’assurance
que je ne la chagrinerais point. Bien au contraire, en reconnaissance
de ses premiers soins et de sa fidélité envers moi, je l’assistai
autant que le comportait mon petit avoir, qui pour lors, il est vrai,
ne me permit pas de faire beaucoup pour elle. Mais je lui jurai que
je garderais toujours souvenance de son ancienne amitié pour moi.
Et vraiment je ne l’oubliai pas lorsque je fus en position de la
secourir, comme on pourra le voir en son lieu.

Je m’en allai ensuite dans le Yorkshire. Mon père et ma mère étaient
morts et toute ma famille éteinte, hormis deux sœurs et deux enfants
de l’un de mes frères. Comme depuis longtemps je passais pour mort, on
ne m’avait rien réservé dans le partage. Bref, je ne trouvai ni appui
ni secours, et le petit capital que j’avais n’était pas suffisant pour
fonder mon établissement dans le monde.

A la vérité, je reçus une marque de gratitude à laquelle je ne
m’attendais pas: le capitaine que j’avais si heureusement délivré
avec son navire et sa cargaison, ayant fait à ses armateurs un beau
récit de la manière dont j’avais sauvé le bâtiment et l’équipage, ils
m’invitèrent avec quelques autres marchands intéressés à les venir
voir, et tous ensemble ils m’honorèrent d’un fort gracieux compliment
à ce sujet et d’un présent d’environ deux cents livres sterling.

Après beaucoup de réflexions sur ma position, et sur le peu de
moyens que j’avais de m’établir dans le monde, je résolus de m’en
aller à Lisbonne, pour voir si je ne pourrais pas obtenir quelques
informations sur l’état de ma plantation au Brésil, et sur ce qu’était
devenu mon partner, qui, j’avais tout lieu de le supposer, avait dû
depuis bien des années me mettre au rang des morts.

Dans cette vue, je m’embarquai pour Lisbonne, où j’arrivai au mois
d’avril suivant. Mon serviteur Vendredi m’accompagna avec beaucoup de
dévouement dans toutes ces courses, et se montra le garçon le plus
fidèle en toute occasion.

Quand j’eus mis pied à terre à Lisbonne, je trouvai après quelques
recherches, et à ma toute particulière satisfaction, mon ancien ami
le capitaine qui jadis m’avait accueilli en mer à la côte d’Afrique.
Vieux alors, il avait abandonné la mer, après avoir laissé son navire
à son fils, qui n’était plus un jeune homme, et qui continuait de
commercer avec le Brésil. Le vieillard ne me reconnut pas, et de fait
je le reconnaissais à peine; mais je me rétablis dans son souvenir
aussitôt que je lui eus dit qui j’étais.

Après avoir échangé quelques expressions affectueuses de notre
ancienne connaissance, je m’informai, comme on peut le croire, de ma
plantation et de mon partner. Le vieillard me dit:—«Je ne suis pas
allé au Brésil depuis environ neuf ans; je puis néanmoins vous assurer
que, lors de mon dernier voyage, votre partner vivait encore, mais
les curateurs que vous lui aviez adjoints pour avoir l’œil sur votre
portion étaient morts tous les deux.

—Je crois cependant que vous pourriez avoir un compte très exact du
rapport de votre plantation; parce que, sur la croyance générale
qu’ayant fait naufrage vous aviez été noyé, vos curateurs ont
versé le produit de votre part de la plantation dans les mains du
procureur fiscal, qui en a assigné,—en cas que vous ne revinssiez
jamais le réclamer,—un tiers au roi et deux tiers au monastère de
Saint-Augustin, pour être employés au soulagement des pauvres, et à
la conversion des Indiens à la foi catholique.—Nonobstant, si vous
vous présentiez, ou quelqu’un fondé de vos pouvoirs, pour réclamer
cet héritage, il vous serait restitué, excepté le revenu ou produit
annuel, qui, ayant été affecté à des œuvres charitables, ne peut être
remboursé. Je vous assure que l’intendant du roi et le proveedor,
ou majordome du monastère, ont toujours eu grand soin que le
bénéficiaire, c’est-à-dire votre partner, leur rendît chaque année un
compte fidèle du revenu total, dont ils ont dûment perçu votre moitié.»

Je lui demandai s’il savait quel accroissement avait pris ma
plantation; s’il pensait qu’elle valût la peine de s’en occuper, ou
si, allant sur les lieux, je ne rencontrerais pas d’obstacle pour
rentrer dans mes droits à la moitié.

Il me répondit:—«Je ne puis vous dire exactement à quel point votre
plantation s’est améliorée, mais je sais que votre partner est devenu
excessivement riche par la seule jouissance de sa portion. Ce dont
j’ai meilleure souvenance, c’est d’avoir ouï dire que le tiers de
votre portion, dévolu au roi, et qui, ce me semble, a été octroyé à
quelque monastère ou maison religieuse, montait à plus de 200 moidores
par an. Quant à être rétabli en paisible possession de votre bien,
cela ne fait pas de doute, votre partner vivant encore pour témoigner
de vos droits, et votre nom étant enregistré sur le cadastre du
pays.»—Il me dit aussi:—«Les survivants de vos deux curateurs sont de
très probes et de très honnêtes gens, fort riches, et je pense que
non seulement vous aurez leur assistance pour rentrer en possession,
mais que vous trouverez entre leurs mains pour votre compte une somme
très considérable. C’est le produit de la plantation pendant que leurs
pères en avaient la curatelle, et avant qu’ils s’en fussent dessaisis,
comme je vous le disais tout à l’heure, ce qui eut lieu, autant que je
me le rappelle, il y a environ douze ans.»

A ce récit je montrai un peu de tristesse et d’inquiétude, et je
demandai au vieux capitaine comment il était advenu que mes curateurs
eussent ainsi disposé de mes biens, quand il n’ignorait pas que
j’avais fait mon testament, et que je l’avais institué, lui, le
capitaine portugais, mon légataire universel.

—«Cela est vrai, me répondit-il; mais, comme il n’y avait point
de preuves de votre mort, je ne pouvais agir comme exécuteur
testamentaire jusqu’à ce que j’en eusse acquis quelque certitude. En
outre, je ne me sentais pas porté à m’entremettre dans une affaire si
lointaine. Toutefois j’ai fait enregistrer votre testament, et je l’ai
revendiqué; et, si j’eusse pu constater que vous étiez mort ou vivant,
j’aurais agi par procuration, et pris possession de l’_engenho_,—c’est
ainsi que les Portugais nomment une sucrerie,—et j’aurais donné ordre
de le faire à mon fils, qui était alors au Brésil.

—«Mais, poursuivit le vieillard, j’ai une autre nouvelle à vous
donner, qui peut-être ne vous sera pas si agréable que les autres:
c’est que, vous croyant perdu, et tout le monde le croyant aussi,
votre partner et vos curateurs m’ont offert de s’accommoder avec
moi, en votre nom, pour le revenu des six ou huit premières années,
lequel j’ai reçu. Cependant de grandes dépenses ayant été faites alors
pour augmenter la plantation, pour bâtir un _engenho_ et acheter des
esclaves, ce produit ne s’est pas élevé à beaucoup près aussi haut que
par la suite. Néanmoins je vous rendrai un compte exact de tout ce que
j’ai reçu et de la manière dont j’en ai disposé.»

Après quelques jours de nouvelles conférences avec ce vieil ami, il me
remit un compte du revenu des six premières années de ma plantation,
signé par mon partner et mes deux curateurs, et qui lui avait toujours
été livré en marchandises telles que du tabac en rouleau, et du sucre
en caisse, sans parler du _rum_, de la mélasphærule, produit obligé
d’une sucrerie. Je reconnus par ce compte que le revenu s’accroissait
considérablement chaque année: mais, comme il a été dit précédemment,
les dépenses ayant été grandes, le boni fut petit d’abord. Cependant,
le vieillard me fit voir qu’il était mon débiteur pour 470 moidores;
outre, 60 caisses de sucre et 15 doubles rouleaux de tabac, qui
s’étaient perdus dans son navire, ayant fait naufrage en revenant à
Lisbonne, environ onze ans après mon départ du Brésil.

Cet homme de bien se prit alors à se plaindre de ses malheurs, qui
l’avaient contraint à faire usage de mon argent pour recouvrer ses
pertes et acheter une part dans un autre navire.—«Quoi qu’il en soit,
mon vieil ami, ajouta-t-il, vous ne manquerez pas de secours dans
votre nécessité, et aussitôt que mon fils sera de retour, vous serez
pleinement satisfait.»

Là-dessus il tira une vieille escarcelle, et me donna 160 moidores
portugais en or. Ensuite, me présentant les titres de ses droits sur
le bâtiment avec lequel son fils était allé au Brésil, et dans lequel
il était intéressé pour un quart et son fils pour un autre, il me les
remit tous entre les mains en nantissement du reste.

[Illustration: Là-dessus il tira une vieille escarcelle...]

J’étais beaucoup trop touché de la probité et de la candeur de ce
pauvre homme pour accepter cela; et, me remémorant tout ce qu’il
avait fait pour moi, comment il m’avait accueilli en mer, combien il
en avait usé généreusement à mon égard en toute occasion, et combien
surtout il se montrait en ce moment ami sincère, je fus sur le point
de pleurer quand il m’adressait ces paroles. Aussi lui demandai-je
d’abord si sa situation lui permettait de se dépouiller de tant
d’argent à la fois, et si cela ne le gênerait point. Il me répondit
qu’à la vérité cela pourrait le gêner un peu, mais que ce n’en était
pas moins mon argent, et que j’en avais peut-être plus besoin que lui.

Tout ce que me disait ce galant homme était si affectueux que je
pouvais à peine retenir mes larmes. Bref, je pris une centaine de
moidores, et lui demandai une plume et de l’encre pour lui en faire un
reçu; puis je lui rendis le reste, et lui dis:—«Si jamais je rentre en
possession de ma plantation, je vous remettrai toute la somme,—comme
effectivement je fis plus tard;—quant au titre de propriété de
votre part sur le navire de votre fils, je ne veux en aucune façon
l’accepter; si je venais à avoir besoin d’argent, je vous tiens assez
honnête pour me payer; si au contraire je viens à rentrer dans celui
que vous me faites espérer, je ne recevrai plus jamais un penny de
vous.»

Quand ceci fut entendu, le vieillard me demanda s’il ne pourrait pas
me servir en quelque chose dans la réclamation de ma plantation. Je
lui dis que je pensais aller moi-même sur les lieux.—«Vous pouvez
faire ainsi, reprit-il, si cela vous plaît; mais, dans le cas
contraire, il y a bien des moyens d’assurer vos droits et de recouvrer
immédiatement la jouissance de vos revenus.»—Et, comme il se trouvait
dans la rivière de Lisbonne des vaisseaux prêts à partir pour le
Brésil, il me fit inscrire mon nom dans un registre public, avec une
attestation de sa part, affirmant, sous serment, que j’étais en vie,
et que j’étais bien la même personne qui avait entrepris autrefois le
défrichement et la culture de ladite plantation.

A cette déposition régulièrement légalisée par un notaire, il me
conseilla d’annexer une procuration, et de l’envoyer avec une lettre
de sa main à un marchand de sa connaissance qui était sur les lieux.
Puis il me proposa de demeurer avec lui jusqu’à ce que j’eusse obtenu
une réponse.

Il ne fut jamais rien de plus honorable que les procédés dont ma
procuration fut suivie: car en moins de sept mois il m’arriva de la
part des survivants de mes curateurs, les marchands pour le compte
desquels je m’étais embarqué, un gros paquet contenant les lettres et
papiers suivants:

1^o Il y avait un compte courant du produit de ma ferme ou plantation
durant dix années, depuis que leurs pères avaient réglé avec mon vieux
capitaine de Portugal; la balance semblait être en ma faveur de 1.174
moidores.

2^o Il y avait un compte de quatre années en sus, où les immeubles
étaient restés entre leurs mains avant que le gouvernement en eût
réclamé l’administration comme étant les biens d’une personne ne
se retrouvant point, ce qui constitue mort civile. La balance de
celui-ci, vu l’accroissement de la plantation, montait en cruzades à
la valeur de 3.241 moidores.

3^o Il y avait le compte du prieur des Augustins, qui, ayant perçu
mes revenus pendant plus de quatorze ans, et ne devant pas me
rembourser ce dont il avait disposé en faveur de l’hôpital, déclarait
très honnêtement qu’il avait encore entre les mains 872 moidores et
reconnaissait me les devoir.—Quant à la part du roi, je n’en tirai
rien.

Il y avait aussi une lettre de mon partner me félicitant très
affectueusement de ce que j’étais encore de ce monde, et me donnant
des détails sur l’amélioration de ma plantation, sur ce qu’elle
produisait par an, sur la quantité d’acres qu’elle contenait, sur sa
culture et sur le nombre d’esclaves qui l’exploitaient. Puis, faisant
vingt-deux croix en signe de bénédiction, il m’assurait qu’il avait
dit autant d’_Ave Maria_ pour remercier la très sainte Vierge de ce
que je jouissais encore de la vie, et m’engageait fortement à venir
moi-même prendre possession de ma propriété, ou à lui faire savoir
en quelles mains il devait remettre mes biens, si je ne venais pas
moi-même. Il finissait par de tendres et cordiales protestations de
son amitié et de celle de sa famille, et m’adressait en présent sept
belles peaux de léopards, qu’il avait sans doute reçues d’Afrique
par quelque autre navire qu’il y avait envoyé, et qui apparemment
avaient fait un plus heureux voyage que moi. Il m’adressait aussi cinq
caisses d’excellentes confitures, et une centaine de pièces d’or non
monnayées, pas tout à fait si grandes que des moidores.

Par la même flotte mes curateurs m’expédièrent 1.200 caisses de sucre,
800 rouleaux de tabac, et le solde de leur compte en or.

Je pouvais bien dire alors avec vérité que la fin de Job était
meilleure que le commencement. Il serait impossible d’exprimer les
agitations de mon cœur à la lecture de ces lettres, et surtout quand
je me vis entouré de tous mes biens; car les navires du Brésil venant
toujours en flotte, les mêmes vaisseaux qui avaient apporté mes
lettres avaient aussi apporté mes richesses, et mes marchandises
étaient en sûreté dans le Tage avant que j’eusse la missive entre les
mains. Bref, je devins si pâle et le cœur me tourna tellement que si
le bon vieillard n’était accouru et ne m’avait apporté un cordial, je
crois que ma joie soudaine aurait excédé ma nature, et que je serais
mort sur la place.

Malgré cela, je continuai à aller fort mal pendant quelques heures,
jusqu’à ce qu’on eût appelé un médecin, qui, apprenant la cause réelle
de mon indisposition, ordonna de me faire saigner, après quoi je me
sentis mieux et je me remis. Mais je crois véritablement que, si je
n’avais été soulagé par l’air que de cette manière on donna pour ainsi
dire à mes esprits, j’aurais succombé.

J’étais alors tout d’un coup maître de plus de 50.000 livres sterling
en espèces, et au Brésil d’un domaine, je peux bien l’appeler ainsi,
d’environ 1.000 livres sterling de revenu annuel, et aussi sûr que
peut l’être une propriété en Angleterre. En un mot, j’étais dans une
situation que je pouvais à peine concevoir, et je ne savais quelles
dispositions prendre pour en jouir.

Avant toutes choses, ce que je fis, ce fut de récompenser mon premier
bienfaiteur, mon bon vieux capitaine, qui tout d’abord avait eu pour
moi de la charité dans ma détresse, de la bonté au commencement de
notre liaison et de la probité sur la fin. Je lui montrai ce qu’on
m’envoyait, et lui dis qu’après la Providence céleste, qui dispose
de toutes choses, c’était à lui que j’en étais redevable, et qu’il
me restait à le récompenser, ce que je ferais au centuple. Je lui
rendis donc premièrement les 100 moidores que j’avais reçus de lui;
puis j’envoyai chercher un tabellion et je le priai de dresser en
bonne et due forme une quittance générale ou décharge des 470 moidores
qu’il avait reconnu me devoir. Ensuite je lui demandai de me rédiger
une procuration, l’investissant receveur des revenus annuels de ma
plantation, et prescrivant à mon partner de compter avec lui, et
de lui faire en mon nom ses remises par les flottes ordinaires.
Une clause finale lui assurait un don annuel de 100 moidores sa
vie durant, et à son fils, après sa mort, une rente viagère de 50
moidores. C’est ainsi que je m’acquittai envers ce bon vieillard.

Je me pris alors à considérer quelle voie je suivrais dorénavant, et
ce que je ferais du domaine que la Providence avait ainsi replacé
entre mes mains. En vérité, j’avais plus de soucis en tête que je n’en
avais eu pendant ma vie silencieuse dans l’île, où je n’avais besoin
que de ce que j’avais, où je n’avais que ce dont j’avais besoin;
tandis qu’à cette heure j’étais sous le poids d’un grand fardeau que
je ne savais comment mettre à l’abri. Je n’avais plus de caverne pour
y cacher mon trésor, ni de lieu où il pût loger sans serrure et sans
clef, et se ternir et se moisir avant que personne mît la main dessus.
Bien au contraire, je ne savais où l’héberger, ni à qui le confier.
Mon vieux patron, le capitaine, était, il est vrai, un homme intègre:
ce fut lui mon seul refuge.

Secondement, mon intérêt semblait m’appeler au Brésil; mais je ne
pouvais songer à y aller avant d’avoir arrangé mes affaires, et
laissé derrière moi ma fortune en mains sûres. Je pensai d’abord à ma
vieille amie la veuve, que je savais honnête et ne pouvoir qu’être
loyale envers moi; mais alors elle était âgée, pauvre, et, selon
toute apparence, peut-être endettée. Bref, je n’avais ainsi d’autre
parti à prendre que de m’en retourner en Angleterre et d’emporter mes
richesses avec moi.

Quelques mois pourtant s’écoulèrent avant que je me déterminasse à
cela; et c’est pourquoi, lorsque je me fus parfaitement acquitté
envers mon vieux capitaine, mon premier bienfaiteur, je pensai aussi
à ma pauvre veuve, dont le mari avait été mon plus ancien patron,
et elle-même, tant qu’elle l’avait pu, ma fidèle intendante et ma
directrice. Mon premier soin fut de charger un marchand de Lisbonne
d’écrire à son correspondant à Londres, non pas seulement de lui payer
un billet, mais d’aller la trouver et de lui remettre de ma part
100 livres sterling en espèces, de causer avec elle, de la consoler
dans sa pauvreté, en lui donnant l’assurance que, si Dieu me prêtait
vie, elle aurait de nouveaux secours. En même temps j’envoyai dans
leur province 100 livres sterling à chacune de mes sœurs, qui, bien
qu’elles ne fussent pas dans le besoin, ne se trouvaient pas dans de
très heureuses conditions, l’une étant veuve, et l’autre ayant un mari
qui n’était pas aussi bon pour elle qu’il l’aurait dû.

Mais parmi tous mes parents ou connaissances, je ne pouvais faire
choix de personne à qui j’osasse confier le gros de mon capital, afin
que je pusse aller au Brésil et le laisser en sûreté derrière moi.
Cela me jeta dans une grande perplexité.

J’eus un moment l’envie d’aller au Brésil et de m’y établir, car
j’étais pour ainsi dire naturalisé dans cette contrée; mais il
s’éveilla en mon esprit quelques petits scrupules religieux qui
insensiblement me détournèrent de ce dessein, dont il sera reparlé
tout à l’heure. Toutefois ce n’était pas la dévotion qui pour lors
me retenait; comme je ne m’étais fait aucun scrupule de professer
publiquement la religion du pays tout le temps que j’y avais séjourné,
pourquoi ne l’eussé-je pas fait encore?

Non, comme je l’ai dit, ce n’était point là la principale cause qui
s’opposât à mon départ pour le Brésil, c’était réellement parce que
je ne savais à qui laisser mon avoir. Je me déterminai donc enfin à
me rendre avec ma fortune en Angleterre, où, si j’y parvenais, je
me promettais de faire quelque connaissance ou de trouver quelque
parent qui ne serait point infidèle envers moi. En conséquence, je me
préparai à partir pour l’Angleterre avec toutes mes richesses.

A dessein de tout disposer pour mon retour dans ma patrie,—la flotte
du Brésil étant sur le point de faire voile,—je résolus d’abord de
répondre convenablement aux comptes justes et fidèles que j’avais
reçus. J’écrivis premièrement au prieur de Saint-Augustin une lettre
de remerciement pour ses procédés sincères, et je le priai de vouloir
bien accepter les 872 moidores dont il n’avait point disposé;
d’en affecter 500 au monastère et 372 aux pauvres, comme bon lui
semblerait. Enfin je me recommandai aux prières du révérend Père, et
autres choses semblables.

J’écrivis ensuite une lettre d’action de grâces à mes deux curateurs,
avec toute la reconnaissance que tant de droiture et de probité
requérait. Quant à leur adresser un présent, ils étaient pour cela
trop au-dessus de toutes nécessités.

Finalement j’écrivis à mon partner, pour le féliciter de son
industrie dans l’amélioration de la plantation et de son intégrité
dans l’accroissement de la somme des productions. Je lui donnai mes
instructions sur le gouvernement futur de ma part, conformément
aux pouvoirs que j’avais laissés à mon vieux patron, à qui je le
priai d’envoyer ce qui me reviendrait, jusqu’à ce qu’il eût plus
particulièrement de mes nouvelles; l’assurant que mon intention
était non seulement d’aller le visiter, mais encore de m’établir au
Brésil pour le reste de ma vie. A cela j’ajoutai pour sa femme et ses
filles,—le fils du capitaine m’en avait parlé,—le fort galant cadeau
de quelques soieries d’Italie, de deux pièces de drap fin anglais, le
meilleur que je pus trouver dans Lisbonne, de cinq pièces de frise
noire et de quelques dentelles de Flandre de grand prix.

Ayant ainsi mis ordre à mes affaires, vendu ma cargaison et converti
tout mon avoir en bonnes lettres de change, mon nouvel embarras fut
le choix de la route à prendre pour passer en Angleterre. J’étais
assez accoutumé à la mer, et pourtant je me sentais alors une étrange
aversion pour ce mode de voyage; et, quoique je n’en eusse pu donner
la raison, cette répugnance s’accrut tellement, que je changeai
d’avis, et fis rapporter mon bagage embarqué pour le départ, non
seulement une fois, mais deux ou trois fois.

Il est vrai que mes malheurs sur mer pouvaient bien être une des
raisons de ces appréhensions; mais qu’en pareille circonstance nul
homme ne méprise les fortes impulsions de ses pensées intimes. Deux
des vaisseaux que j’avais choisis pour mon embarquement, j’entends
plus particulièrement choisis qu’aucun autre, car dans l’un j’avais
fait porter toutes mes valises, et, quant à l’autre, j’avais fait
marché avec le capitaine; deux de ces vaisseaux, dis-je, furent
perdus: le premier fut pris par les Algériens, le second fit naufrage
vers le Start, près de Torbay, et, trois hommes exceptés, tout
l’équipage se noya. Ainsi, dans l’un ou l’autre de ces vaisseaux,
j’eusse trouvé le malheur. Et dans lequel le plus grand? il est
difficile de le dire.

Mon esprit étant ainsi harassé par ces perplexités, mon vieux pilote,
à qui je ne celais rien, me pria instamment de ne point aller sur
mer, mais de me rendre par terre jusqu’à la Corogne, de traverser le
golfe de Biscaye pour atteindre La Rochelle, d’où il était aisé de
voyager sûrement par terre jusqu’à Paris, et de là de gagner Calais et
Douvres, ou bien d’aller à Madrid et de traverser toute la France.

Bref, j’avais une telle appréhension de la mer, que, sauf de Calais
à Douvres, je résolus de faire toute la route par terre; comme je
n’étais point pressé et que peu m’importait la dépense, c’était bien
le plus agréable chemin. Pour qu’il le fût plus encore, mon vieux
capitaine m’amena un Anglais, un gentleman, fils d’un négociant de
Lisbonne, qui était désireux d’entreprendre ce voyage avec moi.
Nous recueillîmes en outre deux marchands anglais et deux jeunes
gentilshommes portugais: ces derniers n’allaient que jusqu’à Paris
seulement. Nous étions en tout six maîtres et cinq serviteurs, les
deux marchands et les deux Portugais se contentant d’un valet pour
deux, afin d’épargner la dépense. Quant à moi, pour le voyage je
m’étais attaché un matelot anglais comme domestique, outre Vendredi,
qui était trop étranger pour m’en tenir lieu durant la route.

Nous partîmes ainsi de Lisbonne. Notre compagnie étant toute bien
montée et bien armée, nous formions une petite troupe dont on me fit
l’honneur de me nommer capitaine, parce que j’étais le plus âgé, que
j’avais deux serviteurs, et qu’au fait j’étais la cause première du
voyage.

Comme je ne vous ai point ennuyé de mes journaux de mer, je ne vous
fatiguerai point de mes journaux de terre; toutefois, durant ce long
et difficile voyage, quelques aventures nous advinrent que je ne puis
omettre.

Quand nous arrivâmes à Madrid, étant tous étrangers à l’Espagne, la
fantaisie nous vint de nous y arrêter quelque temps pour voir la cour
et tout ce qui était digne d’observation; mais, comme nous étions sur
la fin de l’été, nous nous hâtâmes, et quittâmes Madrid environ au
milieu d’octobre. En atteignant les frontières de la Navarre, nous
fûmes alarmés en apprenant dans quelques villes le long du chemin que
tant de neige était tombée sur le côté français des montagnes, que
plusieurs voyageurs avaient été obligés de retourner à Pampelune,
après avoir à grands risques tenté le passage.

Arrivés à Pampelune, nous trouvâmes qu’on avait dit vrai; et pour moi,
qui avais toujours vécu sous un climat chaud, dans des contrées où je
pouvais à peine endurer des vêtements, le froid fut insupportable. Au
fait, il n’était pas moins surprenant que pénible d’avoir quitté dix
jours auparavant la Vieille-Castille, où le temps était non seulement
chaud mais brûlant, et de sentir immédiatement le vent des Pyrénées si
vif et si rude qu’il était insoutenable, et mettait nos doigts et nos
orteils en danger d’être engourdis et gelés. C’était vraiment étrange.

Le pauvre Vendredi fut réellement effrayé quand il vit ces montagnes
toutes couvertes de neige et qu’il sentit le froid de l’air, choses
qu’il n’avait jamais ni vues ni ressenties de sa vie.

Pour couper court, après que nous eûmes atteint Pampelune, il continua
à neiger avec tant de violence et si longtemps, qu’on disait que
l’hiver était venu avant son temps. Les routes, qui étaient déjà
difficiles, furent alors tout à fait impraticables. En un mot, la
neige se trouvait en quelques endroits trop épaisse pour qu’on pût
voyager, et, n’étant point durcie par la gelée, comme dans les pays
septentrionaux, on courait risque d’être enseveli vivant à chaque pas.
Nous ne nous arrêtâmes pas moins de vingt jours à Pampelune; mais,
voyant que l’hiver s’approchait sans apparence d’adoucissement,—ce fut
par toute l’Europe l’hiver le plus rigoureux qu’il y eût eu depuis
nombre d’années,—je proposai d’aller à Fontarabie, et là de nous
embarquer pour Bordeaux, ce qui n’était qu’un très petit voyage.

Tandis que nous étions à délibérer là-dessus, il arriva quatre
gentilshommes français, qui, ayant été arrêtés sur le côté français
des passages comme nous sur le côté espagnol, avaient trouvé un guide
qui, traversant le pays près de la pointe du Languedoc, leur avait
fait passer les montagnes par de tels chemins, que la neige les
avait peu incommodés, et où, quand il y en avait en quantité, nous
dirent-ils, elle était assez durcie par la gelée pour les porter eux
et leurs chevaux.

Nous envoyâmes quérir ce guide.—«J’entreprendrai de vous mener par le
même chemin, sans danger quant à la neige, nous dit-il, pourvu que
vous soyez assez bien armés pour vous défendre des bêtes sauvages; car
durant ces grandes neiges il n’est pas rare que des loups, devenus
enragés par le manque de nourriture, se fassent voir au pied des
montagnes.»—Nous lui dîmes que nous étions suffisamment prémunis
contre de pareilles créatures, s’il nous préservait d’une espèce
de loups à deux jambes, que nous avions beaucoup à redouter, nous
disait-on, particulièrement sur le côté français des montagnes.

Il nous affirma qu’il n’y avait point de danger de cette sorte par la
route que nous devions prendre. Nous consentîmes donc sur-le-champ à
le suivre. Le même parti fut pris par douze autres gentilshommes avec
leurs domestiques, quelques-uns français, quelques-uns espagnols, qui,
comme je l’ai dit, avaient tenté le voyage et s’étaient vus forcés de
revenir sur leurs pas.

Conséquemment nous partîmes de Pampelune avec notre guide vers le 15
novembre, et je fus vraiment surpris quand, au lieu de nous mener
en avant, je le vis nous faire rebrousser de plus de vingt milles,
par la même route que nous avions suivie en venant de Madrid. Ayant
passé deux rivières et gagné le pays plat, nous nous retrouvâmes
dans un climat chaud, où le pays était agréable et où l’on ne voyait
aucune trace de neige; mais tout à coup, tournant à gauche, il nous
ramena vers les montagnes par un autre chemin. Les rochers et les
précipices étaient vraiment effrayants à voir; cependant il fit tant
de tours et de détours, et nous conduisit par des chemins si tortueux,
qu’insensiblement nous passâmes le sommet des montagnes sans être
trop incommodés par la neige. Et soudain il nous montra les agréables
et fertiles provinces de Languedoc et de Gascogne, toutes vertes et
fleurissantes, quoique, au fait, elles fussent à une grande distance
et que nous eussions encore bien du mauvais chemin à parcourir.

Nous eûmes pourtant un peu à décompter, quand tout un jour et une nuit
nous vîmes neiger si fort que nous ne pouvions avancer. Mais notre
guide nous dit de nous tranquilliser, que bientôt tout serait franchi.
Nous nous aperçûmes en effet que nous descendions chaque jour, et que
nous nous avancions plus au nord qu’auparavant; nous reposant donc sur
notre guide, nous poursuivîmes notre voyage.

Deux heures environ avant la nuit, notre guide était devant nous à
quelque distance et hors de notre vue, quand soudain trois loups
monstrueux, suivis d’un ours, s’élancèrent d’un chemin creux joignant
un bois épais. Deux des loups se jetèrent sur le guide; et, s’il
s’était trouvé seulement éloigné d’un demi-mille, il aurait été à
coup sûr dévoré avant que nous eussions pu le secourir. L’un de ces
animaux s’agrippa au cheval, et l’autre attaqua l’homme avec tant
de violence, qu’il n’eut pas le temps ou la présence d’esprit de
s’armer de son pistolet, mais il se prit à crier et à nous appeler de
toute sa force. J’ordonnai à mon serviteur Vendredi, qui était près
de moi, d’aller à toute bride voir ce qui se passait. Dès qu’il fut
à portée de vue du guide, il se mit a crier aussi fort que lui:—«O
maître! O maître!»—Mais, comme un hardi compagnon, il galopa droit au
pauvre homme, et déchargea son pistolet dans la tête d’un loup qui
l’attaquait.

[Illustration: Deux des loups se jetèrent sur le guide...]

Par bonheur pour le pauvre guide, ce fut mon serviteur Vendredi qui
vint à son aide; car celui-ci, dans son pays, ayant été familiarisé
avec cette espèce d’animal, fondit sur lui sans peur et tira son coup
à bout portant; au lieu que tout autre de nous aurait tiré de plus
loin, et peut-être manqué le loup, ou couru le danger de frapper
l’homme.

Il y avait là de quoi épouvanter un plus vaillant que moi; et de fait
toute la compagnie s’alarma quand avec la détonation du pistolet de
Vendredi nous entendîmes des deux côtés les affreux hurlements des
loups, et ces cris tellement redoublés par l’écho des montagnes, qu’on
eût dit qu’il y en avait une multitude prodigieuse; et peut-être en
effet leur nombre légitimait-il nos appréhensions.

Quoi qu’il en fût, lorsque Vendredi eut tué ce loup, l’autre, qui
s’était cramponné au cheval, l’abandonna sur-le-champ et s’enfuit.
Fort heureusement, comme il l’avait attaqué à la tête, ses dents
s’étaient fichées dans les bosselles de la bride, de sorte qu’il lui
avait fait peu de mal. Mais l’homme était grièvement blessé: l’animal
furieux lui avait fait deux morsures, l’une au bras et l’autre un peu
au-dessus du genou, et il était juste sur le point d’être renversé par
son cheval effrayé quand Vendredi accourut et tua le loup.

On imaginera facilement qu’au bruit du pistolet de Vendredi nous
forçâmes tous le pas et galopâmes aussi vite que nous le permettait
un chemin ardu, pour voir ce que cela voulait dire. Sitôt que nous
eûmes passé les arbres qui masquaient la vue, nous jugeâmes clairement
de quoi il s’agissait, et de quel mauvais pas Vendredi avait tiré le
pauvre guide, quoique nous ne pussions distinguer d’abord l’espèce
d’animal qu’il avait tué.

Mais jamais combat ne fut présenté plus hardiment et plus étrangement
que celui qui suivit entre Vendredi et l’ours, et qui, bien que nous
eussions été premièrement surpris et effrayés, nous donna à tous le
plus grand divertissement imaginable.—L’ours est un gros et pesant
animal; il ne galope point comme le loup, alerte et léger; mais il
possède deux qualités particulières, sur lesquelles généralement
il base ses actions. Premièrement, il ne fait point sa proie de
l’homme, non pas que je veuille dire que la faim extrême ne l’y
puisse forcer,—comme dans le cas présent, la terre étant couverte de
neige,—et d’ordinaire il ne l’attaque que lorsqu’il en est attaqué. Si
vous le rencontrez dans les bois, et que vous ne vous mêliez pas de
ses affaires, il ne se mêlera pas des vôtres. Mais ayez soin d’être
très galant avec lui et de lui céder la route, car c’est un gentleman
fort chatouilleux, qui ne voudrait point faire un pas hors de son
chemin, fût-ce pour un roi. Si réellement vous en êtes effrayé, votre
meilleur parti est de détourner les yeux et de poursuivre; car si par
hasard vous vous arrêtez, demeurez coi et le regardez fixement, il
prendra cela pour un affront, et si vous lui jetiez ou lui lanciez
quelque chose qui l’atteignit, ne serait-ce qu’un bout de bâton gros
comme votre doigt, il le considérerait comme un outrage, et mettrait
de côté toute autre affaire pour en tirer vengeance; car il veut avoir
satisfaction sur le point d’honneur: c’est là sa première qualité. La
seconde, c’est qu’une fois offensé, il ne vous laissera ni jour ni
nuit, jusqu’à ce qu’il ait sa revanche, et vous suivra, de son allure
pesante et sans façon, jusqu’à ce qu’il vous ait atteint.

Mon serviteur Vendredi, lorsque nous le joignîmes, avait délivré notre
guide, et l’aidait à descendre de son cheval, car le pauvre homme
était blessé et effrayé plus encore, quand soudain nous aperçûmes
l’ours sortir du bois; il était monstrueux, et de beaucoup le plus
gros que j’eusse jamais vu. A son aspect nous fûmes tous un peu
surpris; mais nous discernâmes aisément du courage et de la joie dans
la contenance de Vendredi.—«O! O! O! s’écria-t-il trois fois, en le
montrant du doigt, ô maître! vous me donner congé, moi donner une
poignée de main à lui, moi vous faire vous bon rire.»

Je fus étonné de voir ce garçon si transporté.—«Tu es fou, lui dis-je,
il te dévorera!»—«Dévorer moi! dévorer moi? répéta Vendredi. Moi
dévorer lui, moi faire vous bon rire; vous tous rester là, moi montrer
vous bon rire.»—Aussitôt il s’assied à terre, en un tour de main ôte
ses bottes, chausse une paire d’escarpins qu’il avait dans sa poche,
donne son cheval à mon autre serviteur, et, armé de son fusil, se met
à courir comme le vent.

L’ours se promenait tout doucement, sans songer à troubler personne,
jusqu’à ce que Vendredi, arrivé assez près, se mit à l’appeler
comme s’il pouvait le comprendre:—«Écoute! écoute! moi parler avec
toi.»—Nous suivions à distance; car, ayant alors descendu le côté des
montagnes qui regarde la Gascogne, nous étions entrés dans une immense
forêt dont le sol plat était rempli de clairières parsemées d’arbres
çà et là.

Vendredi, qui était, comme nous l’avons dit, sur les talons de l’ours,
le joignit promptement, ramassa une grosse pierre, la lui jeta et
l’atteignit à la tête; mais il ne lui fit pas plus de mal que s’il
l’avait lancée contre un mur: elle répondait cependant à ses fins,
car le drôle était si exempt de peur, qu’il ne faisait cela que pour
obliger l’ours à le poursuivre, et nous montrer bon rire, comme il
disait.

Sitôt que l’ours sentit la pierre et aperçut Vendredi, il se retourna,
et s’avança vers lui en faisant de longues et diaboliques enjambées,
marchant tout de guingois et d’une si étrange allure, qu’il aurait
fait prendre à un cheval le petit galop. Vendredi s’enfuit et porta sa
course de notre côté, comme pour demander du secours. Nous résolûmes
donc de faire feu tous ensemble sur l’ours, afin de délivrer mon
serviteur. J’étais cependant fâché de tout cœur contre lui, pour avoir
ainsi attiré la bête sur nous lorsqu’elle allait à ses affaires par un
autre chemin. J’étais surtout en colère de ce qu’il l’avait détournée
et puis avait pris la fuite. Je l’appelai:—«Chien, lui dis-je, est-ce
là nous faire rire? Arrive ici et reprends ton bidet, afin que nous
puissions faire feu sur l’animal.»—Il m’entendit et cria:—«Pas tirer!
pas tirer! rester tranquille; vous avoir beaucoup rire.»—Comme l’agile
garçon faisait deux enjambées contre la bête une, il tourna tout à
coup de côté, et, apercevant un grand chêne propre à son dessein, il
nous fit signe de le suivre; puis, redoublant de prestesse, il monta
lestement sur l’arbre, ayant laissé son fusil sur la terre, à environ
cinq ou six verges plus loin.

L’ours arriva bientôt vers l’arbre. Nous le suivions à distance. Son
premier soin fut de s’arrêter au fusil et de le flairer; puis, le
laissant là, il s’agrippa à l’arbre et grimpa comme un chat, malgré sa
monstrueuse pesanteur. J’étais étonné de la folie de mon serviteur,
car j’envisageais cela comme tel; et, sur ma vie, je ne trouvais là
dedans rien encore de risible, jusqu’à ce que, voyant l’ours monter à
l’arbre, nous nous rapprochâmes de lui.

Quand nous arrivâmes, Vendredi avait déjà gagné l’extrémité d’une
grosse branche, et l’ours avait fait la moitié du chemin pour
l’atteindre. Aussitôt que l’animal parvint à l’endroit où la branche
était plus faible:—«Ah! nous cria Vendredi, maintenant vous voir, moi
apprendre l’ours à danser.»—Et il se mit à sauter et à secouer la
branche. L’ours, commençant alors à chanceler, s’arrêta court et se
prit à regarder derrière lui pour voir comment il s’en retournerait,
ce qui effectivement nous fit rire de tout cœur. Mais il s’en fallait
de beaucoup que Vendredi eût fini avec lui. Quand il le vit se tenir
coi, il l’appela de nouveau, comme s’il eut supposé que l’ours parlait
anglais:—«Comment! toi pas venir plus loin? Moi prie toi venir plus
loin.»—Il cessa donc de sauter et de remuer la branche; et l’ours,
juste comme s’il comprenait ce qu’il disait, s’avança un peu. Alors
Vendredi se reprit à sauter, et l’ours s’arrêta encore.

[Illustration: —Comment! toi pas venir plus loin?...]

Nous pensâmes alors que c’était un bon moment pour le frapper à la
tête, et je criai à Vendredi de rester tranquille, que nous voulions
tirer sur l’ours; mais il répliqua vivement:—«O prie! O prie! pas
tirer; moi tirer près et alors.»—Il voulait dire tout à l’heure.
Cependant, pour abréger l’histoire, Vendredi dansait tellement et
l’ours se posait d’une façon si grotesque, que vraiment nous pâmions
de rire. Mais nous ne pouvions encore concevoir ce que le camarade
voulait faire. D’abord, nous avions pensé qu’il comptait renverser
l’ours; mais nous vîmes que la bête était trop rusée pour cela: elle
ne voulait pas avancer, de peur d’être jetée à bas, et s’accrochait
si bien avec ses grandes griffes et ses grosses pattes, que nous ne
pouvions imaginer quelle serait l’issue de ceci et où s’arrêterait la
bouffonnerie.

Mais Vendredi nous tira bientôt d’incertitude. Voyant que l’ours se
cramponnait à la branche et ne voulait point se laisser persuader
d’approcher davantage;—«Bien, bien! dit-il, toi pas venir plus loin,
moi aller, moi aller; toi pas venir avec moi, moi aller à toi.» Sur
ce, il se retire jusqu’au bout de la branche, et, la faisant fléchir
sous son poids, il s’y suspend et la courbe doucement jusqu’à ce qu’il
soit assez près de terre pour tomber sur ses pieds; puis il court à
son fusil, le ramasse et se plante là.

—«Eh bien, lui dis-je, Vendredi, que voulez-vous faire maintenant?
Pourquoi ne tirez-vous pas?»—«Pas tirer, répliqua-t-il, pas encore;
moi tirer maintenant, moi non tuer; moi rester, moi donner vous
encore un rire.»—Ce qu’il fit en effet, comme on le verra tout à
l’heure.—Quand l’ours vit son ennemi délogé, il déserta de la branche
où il se tenait, mais excessivement lentement, regardant derrière
lui à chaque pas et marchant à reculons, jusqu’à ce qu’il eût gagné
le corps de l’arbre. Alors, toujours l’arrière-train en avant, il
descendit, s’agrippant au tronc avec ses griffes et ne remuant qu’une
patte à la fois, très posément. Juste à l’instant où il allait appuyer
sa patte de derrière sur le sol, Vendredi s’avança sur lui, et, lui
appliquant le canon de son fusil dans l’oreille, il le fit tomber
roide mort comme une pierre.

Alors le maraud se retourna pour voir si nous n’étions pas à rire;
et quand il lut sur nos visages que nous étions fort satisfaits, il
poussa lui-même un grand ricanement, et nous dit: «Ainsi nous tue
ours dans ma contrée.»—«Vous les tuez ainsi? repris-je; comment! vous
n’avez pas de fusils?»—«Non, dit-il, pas fusils; mais tirer grand
beaucoup longues flèches.»

Ceci fut vraiment un bon divertissement pour nous; mais nous nous
trouvions encore dans un lieu sauvage, notre guide était grièvement
blessé, et nous savions à peine que faire. Les hurlements des loups
retentissaient toujours dans ma tête; et dans le fait, excepté le
bruit que j’avais jadis entendu sur le rivage d’Afrique, et dont j’ai
dit quelque chose déjà, je n’ai jamais rien ouï qui m’ait rempli d’une
si grande horreur.

Ces raisons, et l’approche de la nuit, nous faisaient une loi de
partir; autrement, comme l’eût souhaité Vendredi, nous aurions
certainement dépouillé cette bête monstrueuse de sa robe, qui valait
bien la peine d’être conservée; mais nous avions trois lieues à faire,
et notre guide nous pressait. Nous abandonnâmes donc ce butin et
poursuivîmes notre voyage.

La terre était toujours couverte de neige, bien que moins épaisse et
moins dangereuse que sur les montagnes. Des bêtes dévorantes, comme
nous l’apprîmes plus tard, étaient descendues dans la forêt et dans le
pays plat, pressées par la faim, pour chercher leur pâture, et avaient
fait de grands ravages dans les hameaux, où elles avaient surpris les
habitants, tué un grand nombre de leurs moutons et de leurs chevaux,
et même quelques personnes.

Nous avions à passer un lieu dangereux dont nous parlait notre guide;
s’il y avait encore des loups dans le pays, nous devions à coup sûr
les rencontrer là. C’était une petite plaine, environnée de bois de
tous côtés, et un long et étroit défilé où il fallait nous engager
pour traverser le bois et gagner le village, notre gîte.

Une demi-heure avant le coucher du soleil, nous entrâmes dans le
premier bois, et à soleil couché nous arrivâmes dans la plaine. Nous
ne rencontrâmes rien dans ce premier bois, si ce n’est que dans une
petite clairière, qui n’avait pas plus d’un quart de mille, nous
vîmes cinq grands loups traverser la route en toute hâte, l’un après
l’autre, comme s’ils étaient en chasse de quelque proie qu’ils avaient
en vue. Ils ne firent pas attention à nous, et disparurent en peu
d’instants.

Là-dessus, notre guide, qui, soit dit en passant, était un misérable
poltron, nous recommanda de nous mettre en défense; il croyait que
beaucoup d’autres allaient venir.

Nous tînmes nos armes prêtes et l’œil au guet; mais nous ne vîmes plus
de loups jusqu’à ce que nous eûmes pénétré dans la plaine après avoir
traversé ce bois, qui avait près d’une demi-lieue. Aussitôt que nous
y fûmes arrivés, nous ne manquâmes pas de sujet de regarder autour
de nous. Le premier objet qui nous frappa, ce fut un cheval mort,
c’est-à-dire un pauvre cheval que les loups avaient tué. Au moins
une douzaine d’entre eux étaient à la besogne, on ne peut pas dire
en train de le manger, mais plutôt de ronger les os, car ils avaient
dévoré toute la chair auparavant.

Nous ne jugeâmes point à propos de troubler leur festin, et ils ne
prirent pas garde à nous. Vendredi aurait bien voulu tirer sur eux,
mais je m’y opposai formellement, prévoyant que nous aurions sur les
bras plus d’affaires semblables que nous ne nous y attendions.—Nous
n’avions pas encore traversé la moitié de la plaine, quand, dans les
bois, à notre gauche, nous commençâmes à entendre les loups hurler
d’une manière effroyable, et aussitôt après nous en vîmes environ une
centaine venir droit à nous, tous en corps, et la plupart d’entre eux
en ligne, aussi régulièrement qu’une armée rangée par des officiers
expérimentés. Je savais à peine que faire pour les recevoir. Il me
sembla toutefois que le seul moyen était de nous serrer tous de front,
ce que nous exécutâmes sur-le-champ. Mais, pour qu’entre les décharges
nous n’eussions point trop d’intervalle, je résolus que seulement
de deux hommes l’un ferait feu, et que les autres, qui n’auraient
pas tiré, se tiendraient prêts à leur faire essuyer immédiatement
une seconde fusillade s’ils continuaient d’avancer sur nous; puis
que ceux qui auraient lâché leur coup d’abord ne s’amuseraient pas
à recharger leur fusil, mais s’armeraient chacun d’un pistolet, car
nous étions tous munis d’un fusil et d’une paire de pistolets. Ainsi
nous pouvions par cette tactique faire six salves, la moitié de nous
tirant à la fois. Néanmoins, pour le moment, il n’y eut pas nécessité:
à la première décharge nos ennemis firent halte, épouvantés, stupéfiés
du bruit autant que du feu. Quatre d’entre eux, frappés à la tête,
tombèrent morts; plusieurs autres furent blessés et se retirèrent
tout sanglants, comme nous pûmes le voir par la neige. Ils s’étaient
arrêtés, mais ils ne battaient point en retraite. Me ressouvenant
alors d’avoir entendu dire que les plus farouches animaux étaient
jetés dans l’épouvante à la voix de l’homme, j’enjoignis à tous nos
compagnons de crier aussi haut qu’ils le pourraient, et je vis que
le dicton n’était pas absolument faux; car, à ce cri, les loups
commencèrent à reculer et à faire volte-face. Sur le coup j’ordonnai
de saluer leur arrière-garde d’une seconde décharge, qui leur fit
prendre le galop, et ils s’enfuirent dans les bois.

Ceci nous donna le loisir de recharger nos armes, et, pour ne pas
perdre de temps, nous le fîmes en marchant. Mais à peine eûmes-nous
bourré nos fusils et repris la défensive, que nous entendîmes un bruit
terrible dans le même bois, à notre gauche; seulement c’était plus
loin, en avant, sur la route que nous devions suivre.

La nuit approchait et commençait à se faire noire, ce qui empirait
notre situation; et, comme le bruit croissait, nous pouvions aisément
reconnaître les cris et les hurlements de ces bêtes infernales.
Soudain nous aperçûmes deux ou trois troupes de loups sur notre
gauche, une derrière nous et une à notre front, de sorte que nous en
semblions environnés. Néanmoins, comme elles ne nous assaillaient
point, nous poussâmes en avant aussi vite que pouvaient aller nos
chevaux, ce qui, à cause de l’âpreté du chemin, n’était tout bonnement
qu’un grand trot. De cette manière nous vînmes au delà de la plaine,
en vue de l’entrée du bois à travers lequel nous devions passer; mais
notre surprise fut grande quand, arrivés au défilé, nous aperçûmes,
juste à l’entrée, un nombre énorme de loups à l’affût.

Tout à coup vers une autre percée du bois nous entendîmes la
détonation d’un fusil; et comme nous regardions de ce côté, apparut un
cheval, sellé et bridé, fuyant comme le vent, et ayant à ses trousses
seize ou dix-sept loups haletants: en vérité, il les avait sur ses
talons. Comme nous ne pouvions supposer qu’il tiendrait à cette
vitesse, nous ne mîmes pas en doute qu’ils finiraient par le joindre;
infailliblement il en a dû être ainsi.

Un spectacle plus horrible encore vint alors frapper nos regards:
ayant gagné la percée d’où le cheval était sorti, nous trouvâmes les
cadavres d’un autre cheval et de deux hommes dévorés par ces bêtes
cruelles. L’un de ces hommes était sans doute le même que nous avions
entendu tirer une arme à feu, car il avait près de lui un fusil
déchargé. Sa tête et la partie supérieure de son corps étaient rongées.

Cette vue nous remplit d’horreur, et nous ne savions où porter nos
pas; mais ces animaux, alléchés par la proie, tranchèrent bientôt
la question en se rassemblant autour de nous. Sur l’honneur, il y
en avait bien trois cents!—Il se trouvait, fort heureusement pour
nous, à l’entrée du bois, mais à une petite distance, quelques gros
arbres propres à la charpente, abattus l’été d’auparavant, et qui,
je le suppose, gisaient là en attendant qu’on les charriât. Je menai
ma petite troupe au milieu de ces arbres, nous nous rangeâmes en
ligne derrière le plus long, j’engageai tout le monde à mettre pied à
terre, et, gardant ce tronc devant nous comme un parapet, à former un
triangle ou trois fronts, renfermant nos chevaux dans le centre.

Nous fîmes ainsi et nous fîmes bien, car jamais il ne fut plus
furieuse charge que celle qu’exécutèrent sur nous ces animaux quand
nous fûmes en ce lieu: ils se précipitèrent en grondant, montèrent
sur la pièce de bois qui nous servait de parapet, comme s’ils se
jetaient sur leur proie. Cette fureur, à ce qu’il paraît, était
surtout excitée par la vue des chevaux placés derrière nous: c’était
là la curée qu’ils convoitaient. J’ordonnai à nos hommes de faire
feu comme auparavant, de deux hommes l’un, et ils ajustèrent si bien
qu’ils tuèrent plusieurs loups à la première décharge; mais il fut
nécessaire de faire un feu roulant, car ils avançaient sur nous comme
des diables, ceux de derrière poussant ceux de devant.

[Illustration: Ils se précipitèrent en grondant...]

Après notre seconde fusillade, nous pensâmes qu’ils s’arrêteraient un
peu, et j’espérais qu’ils allaient battre en retraite; mais ce ne fut
qu’une lueur, car d’autres s’élancèrent de nouveau. Nous fîmes donc
nos salves de pistolets. Je crois que dans ces quatre décharges nous
en tuâmes bien dix-sept ou dix-huit et que nous en estropiâmes le
double. Néanmoins ils ne quittaient pas la place.

Je ne me souciais pas de tirer notre dernier coup trop à la hâte.
J’appelai donc mon domestique, non pas mon serviteur Vendredi, il
était mieux employé: durant l’engagement il avait, avec la plus grande
dextérité imaginable, chargé mon fusil et le sien; mais, comme je
disais, j’appelai mon autre serviteur, et, lui donnant une corne à
poudre, je lui ordonnai de faire une grande traînée le long de la
pièce de charpente. Il obéit et n’avait eu que le temps de s’en aller,
quand les loups y revinrent, et quelques-uns étaient montés dessus,
lorsque, lâchant près de la poudre le chien d’un pistolet déchargé,
j’y mis le feu. Ceux qui se trouvaient sur la charpente furent
grillés, et six ou sept d’entre eux tombèrent ou plutôt sautèrent
parmi nous, soit par la force ou par la peur du feu. Nous les
dépêchâmes en un clin d’œil; et les autres furent si effrayés de cette
explosion, que la nuit fort près alors d’être close rendit encore plus
terrible, qu’ils se reculèrent un peu.

Là-dessus je commandai de faire une décharge générale de nos derniers
pistolets; après quoi nous jetâmes un cri. Les loups alors nous
montrèrent les talons, et aussitôt nous fîmes une sortie sur une
vingtaine d’estropiés que nous trouvâmes se débattant par terre, et
que nous achevâmes à coups de sabre, ce qui répondit à notre attente;
car les cris et les hurlements qu’ils poussèrent furent entendus par
leurs camarades, si bien qu’ils prirent congé de nous et s’enfuirent.

Nous en avions en tout expédié une soixantaine, et si c’eût été en
plein jour nous en aurions tué bien davantage. Le champ de bataille
étant ainsi déblayé, nous nous remîmes en route, car nous avions
encore près d’une lieue à faire. Plusieurs fois chemin faisant nous
entendîmes ces bêtes dévorantes hurler et crier dans les bois, et
plusieurs fois nous nous imaginâmes en voir quelques-unes; mais, nos
yeux étant éblouis par la neige, nous n’en étions pas certains. Une
heure après nous arrivâmes à l’endroit où nous devions loger. Nous
y trouvâmes la population glacée d’effroi et sous les armes, car la
nuit d’auparavant les loups et quelques ours s’étaient jetés dans le
village et y avaient porté l’épouvante. Les habitants étaient forcés
de faire le guet nuit et jour, mais surtout la nuit, pour défendre
leur bétail et se défendre eux-mêmes.

Le lendemain notre guide était si mal et ses membres si enflés par
l’apostème de ses deux blessures, qu’il ne put aller plus loin. Là
nous fûmes donc obligés d’en prendre un nouveau pour nous conduire
à Toulouse, où nous ne trouvâmes ni neige, ni loups, ni rien de
semblable, mais un climat chaud et un pays agréable et fertile.
Lorsque nous racontâmes notre aventure à Toulouse, on nous dit que
rien n’était plus ordinaire dans ces grandes forêts au pied des
montagnes, surtout quand la terre était couverte de neige. On nous
demanda beaucoup quelle espèce de guide nous avions trouvé pour oser
nous mener par cette route dans une saison si rigoureuse, et on nous
dit qu’il était fort heureux que nous n’eussions pas été tous dévorés.
Au récit que nous fîmes de la manière dont nous nous étions placés
avec les chevaux au milieu de nous, on nous blâma excessivement, et
on nous affirma qu’il y aurait eu cinquante à gager contre un que
nous eussions dû périr; car c’était la vue des chevaux qui avait
rendu les loups si furieux: ils les considéraient comme leur proie;
qu’en toute autre occasion ils auraient été assurément effrayés de
nos fusils; mais, qu’enrageant de faim, leur violente envie d’arriver
jusqu’aux chevaux les avait rendus insensibles au danger, et si, par
un feu roulant et à la fin par le stratagème de la traînée de poudre,
nous n’en étions venus à bout, qu’il y avait gros à parier que nous
aurions été mis en pièces; tandis que, si nous fussions demeurés
tranquillement à cheval et eussions fait feu comme des cavaliers, ils
n’auraient pas autant regardé les chevaux comme leur proie, voyant des
hommes sur leur dos. Enfin on ajoutait que si nous avions mis pied à
terre et avions abandonné nos chevaux, ils se seraient jetés dessus
avec tant d’acharnement que nous aurions pu nous éloigner sains et
saufs, surtout ayant en main des armes à feu et nous trouvant en si
grand nombre.

Pour ma part, je n’eus jamais de ma vie un sentiment plus profond
du danger; car, lorsque je vis plus de trois cents de ces bêtes
infernales, poussant des rugissements et la gueule béante, s’avancer
pour nous dévorer, sans que nous eussions rien pour nous réfugier
ou nous donner retraite, j’avais cru que c’en était fait de moi.
N’importe! je ne pense pas que je me soucie jamais de traverser les
montagnes; j’aimerais mieux faire mille lieues en mer, fussé-je sûr
d’essuyer une tempête par semaine.

Rien qui mérite mention ne signala mon passage à travers la France,
rien du moins dont d’autres voyageurs n’aient donné le récit
infiniment mieux que je ne le saurais. Je me rendis de Toulouse à
Paris; puis, sans faire nulle part un long séjour, je gagnai Calais,
et débarquai en bonne santé à Douvres, le 14 janvier, après avoir eu
une âpre et froide saison pour voyager.

J’étais parvenu alors au terme de mon voyage, et en peu de temps
j’eus autour de moi toutes mes richesses nouvellement recouvrées, les
lettres de change dont j’étais porteur ayant été payées couramment.

Mon principal guide et conseiller privé ce fut ma bonne vieille
veuve, qui, en reconnaissance de l’argent que je lui avais envoyé,
ne trouvait ni peines trop grandes ni soins trop onéreux quand il
s’agissait de moi. Je mis pour toutes choses ma confiance en elle si
complètement, que je fus parfaitement tranquille quant à la sûreté de
mon avoir; et, par le fait, depuis le commencement jusqu’à la fin,
je n’eus qu’à me féliciter de l’inviolable intégrité de cette bonne
gentlewoman.

J’eus alors la pensée de laisser mon avoir à cette femme, et de passer
à Lisbonne, puis de là au Brésil; mais de nouveaux scrupules religieux
vinrent m’en détourner.—Je pris donc le parti de demeurer dans ma
patrie, et, si j’en pouvais trouver le moyen, de me défaire de ma
plantation[19].

Dans ce dessein j’écrivis à mon vieil ami de Lisbonne. Il me répondit
qu’il trouverait aisément à vendre ma plantation dans le pays; mais
que, si je consentais à ce qu’au Brésil il l’offrît en mon nom aux
deux marchands, les survivants de mes curateurs, que je savais
fort riches, et qui, se trouvant sur les lieux, en connaissaient
parfaitement la valeur, il était sûr qu’ils seraient enchantés d’en
faire l’acquisition, et ne mettait pas en doute que je ne pusse en
tirer au moins 4 ou 5,000 pièces de huit.

J’y consentis donc et lui donnai pour cette offre mes instructions,
qu’il suivit. Au bout de huit mois, le bâtiment étant de retour, il me
fit savoir que la proposition avait été acceptée, et qu’ils avaient
adressé 33,000 pièces de huit à l’un de leurs correspondants à
Lisbonne pour effectuer le paiement.

De mon côté, je signai l’acte de vente en forme qu’on m’avait expédié
de Lisbonne, et je le fis passer à mon vieil ami, qui m’envoya
des lettres de change pour 32,800 pièces de huit[20], prix de ma
propriété, se réservant le paiement annuel de 100 moidores pour lui,
et plus tard pour son fils celui viager de 50 moidores[21], que je
leur avais promis et dont la plantation répondait comme d’une rente
inféodée.—Voici que j’ai donné la première partie de ma vie de fortune
et d’aventures, vie qu’on pourrait appeler une marqueterie de la
Providence, vie d’une bigarrure telle que le monde en pourra rarement
offrir de semblable. Elle commença follement, mais elle finit plus
heureusement qu’aucune de ses circonstances ne m’avait donné lieu de
l’espérer.

On pensera que, dans cet état complet de bonheur, je renonçai à
courir de nouveaux hasards, et il en eût été ainsi par le fait si
mes alentours m’y eussent aidé; mais j’étais accoutumé à une vie
vagabonde: je n’avais point de famille, point de parents; et, quoique
je fusse riche, je n’avais pas beaucoup de connaissances.—Je m’étais
défait de ma plantation au Brésil: cependant ce pays ne pouvait me
sortir de la tête, et j’avais une grande envie de reprendre ma volée;
je ne pouvais surtout résister au violent désir que j’avais de revoir
mon île, de savoir si les pauvres Espagnols l’habitaient, et comment
les scélérats que j’y avais laissés en avaient usé avec eux[22]!

Ma fidèle amie la veuve me déconseilla de cela, et m’influença si bien
que pendant environ sept ans elle prévint mes courses lointaines.
Durant ce temps je pris sous ma tutelle mes deux neveux, fils d’un de
mes frères. L’aîné ayant quelque bien, je l’élevai comme un gentleman,
et pour ajouter à son aisance je lui constituai un legs après ma
mort. Le cadet, je le confiai à un capitaine de navire, et au bout de
cinq ans, trouvant en lui un garçon judicieux, brave et entreprenant,
je lui confiai un bon vaisseau et je l’envoyai en mer. Ce jeune
homme m’entraîna moi-même plus tard, tout vieux que j’étais, dans de
nouvelles aventures.

Cependant je m’établis ici en partie, car premièrement je me mariai,
et cela non à mon désavantage ou à mon déplaisir. J’eus trois enfants,
deux fils et une fille; mais ma femme étant morte et mon neveu
revenant à la maison après un fort heureux voyage en Espagne, mes
inclinations à courir le monde et ses importunités prévalurent, et
m’engagèrent à m’embarquer dans son navire comme simple négociant pour
les Indes Orientales. Ce fut en l’année 1694.

Dans ce voyage je visitai ma nouvelle colonie dans l’île, je vis
mes successeurs les Espagnols, j’appris toute l’histoire de leur
vie et celle des vauriens que j’y avais laissés: comment d’abord
ils insultèrent les pauvres Espagnols, comment plus tard ils
s’accordèrent, se brouillèrent, s’unirent et se séparèrent, et comment
à la fin les Espagnols furent obligés d’user de violence; comment ils
furent soumis par les Espagnols, combien les Espagnols en usèrent
honnêtement avec eux. C’est une histoire, si elle était écrite, aussi
pleine de variété et d’événements merveilleux que la mienne, surtout
aussi quant à leurs batailles avec les Caribes qui débarquèrent
dans l’île, et quant aux améliorations qu’ils apportèrent à l’île
elle-même. Enfin, j’appris encore comment trois d’entre eux firent une
tentative sur la terre ferme et ramenèrent cinq femmes et onze hommes
prisonniers, ce qui fit qu’à mon arrivée je trouvai une vingtaine
d’enfants dans l’île.

J’y séjournai vingt jours environ et j’y laissai de bonnes provisions
de toutes choses nécessaires, principalement des armes, de la poudre,
des balles, des vêtements, des outils et deux artisans que j’avais
amenés d’Angleterre avec moi, nommément un charpentier et un forgeron.

En outre, je leur partageai le territoire: je me réservai la propriété
de tout, mais je leur donnai respectivement telles parts qui leur
convenaient. Ayant arrêté toutes ces choses avec eux et les ayant
engagés à ne pas quitter l’île, je les y laissai.

De là je touchai au Brésil, d’où j’envoyai une embarcation que j’y
achetai et de nouveaux habitants pour la colonie. En plus des autres
subsides, je leur adressais sept femmes que j’avais trouvées propres
pour le service ou pour le mariage si quelqu’un en voulait. Quant
aux Anglais, je leur avais promis, s’ils voulaient s’adonner à la
culture, de leur envoyer des femmes d’Angleterre avec une bonne
cargaison d’objets de nécessité, ce que plus tard je ne pus effectuer.
Ces garçons devinrent très honnêtes et très diligents après qu’on
les eut domptés et qu’ils eurent établi à part leurs propriétés. Je
leur expédiai aussi du Brésil cinq vaches dont trois près de vêler,
quelques moutons et quelques porcs, qui, lorsque je revins, s’étaient
considérablement multipliés.

Mais de toutes ces choses, et de la manière dont 300 Caribes firent
une invasion et ruinèrent leurs plantations; de la manière dont ils
livrèrent contre cette multitude de sauvages deux batailles, où
d’abord ils furent défaits et perdirent un des leurs; puis enfin, une
tempête ayant submergé les canots de leurs ennemis, de la manière
dont ils les affamèrent, les détruisirent presque tous, restaurèrent
leurs plantations, en reprirent possession et vécurent paisiblement
dans l’île[23].

De toutes ces choses, dis-je, et de quelques incidents surprenants
de mes nouvelles aventures durant encore dix années, je donnerai une
relation plus circonstanciée ci-après.

Ce proverbe naïf si usité en Angleterre, CE QUI EST ENGENDRÉ DANS L’OS
NE SORTIRA PAS DE LA CHAIR[24], ne s’est jamais mieux vérifié que dans
l’histoire de ma vie. On pourrait penser qu’après trente-cinq années
d’affliction et une multiplicité d’infortunes que peu d’hommes avant
moi, pas un seul peut-être, n’avait essuyées, et qu’après environ sept
années de paix et de jouissance dans l’abondance de toutes choses,
devenu vieux alors, je devais être à même ou jamais d’apprécier tous
les états de la vie moyenne et de connaître le plus propre à rendre
l’homme complètement heureux. Après tout ceci, dis-je, on pourrait
penser que la propension naturelle à courir, qu’à mon entrée dans le
monde j’ai signalée comme si prédominante en mon esprit, était usée;
que la partie volatile de mon cerveau était évaporée ou tout au moins
condensée, et qu’à soixante et un ans d’âge j’aurais le goût quelque
peu casanier, et aurais renoncé à hasarder davantage ma vie et ma
fortune.

Qui plus est, le commun motif des entreprises lointaines n’existait
point pour moi: je n’avais point de fortune à faire, je n’avais rien
à rechercher; eussé-je gagné 10,000 livres sterling, je n’eusse pas
été plus riche: j’avais déjà du bien à ma suffisance et à celle de
mes héritiers, et ce que je possédais accroissait à vue d’œil; car,
n’ayant pas une famille nombreuse, je n’aurais pu dépenser mon revenu
qu’en me donnant un grand train de vie, une suite brillante, des
équipages, du faste et autres choses semblables, aussi étrangères à
mes habitudes qu’à mes inclinations. Je n’avais donc rien à faire qu’à
demeurer tranquille, à jouir pleinement de ce que j’avais acquis et à
le voir fructifier chaque jour entre mes mains.

Aucune de ces choses cependant n’eut d’effet sur moi, ou du moins
assez pour étouffer le violent penchant que j’avais à courir de
nouveau le monde, penchant qui m’était inhérent comme une maladie
chronique. Voir ma nouvelle plantation dans l’île, et la colonie que
j’y avais laissée, était le désir qui roulait le plus incessamment
dans ma tête. Je rêvais de cela toute la nuit et mon imagination
s’en berçait tout le jour. C’était le point culminant de toutes mes
pensées, et mon cerveau travaillait cette idée avec tant de fixité et
de contention que j’en parlais dans mon sommeil. Bref, rien ne pouvait
la bannir de mon esprit; elle envahissait si tyranniquement tous mes
entretiens, que ma conversation en devenait fastidieuse; impossible à
moi de parler d’autre chose: tous mes discours rabâchaient là-dessus
jusqu’à l’impertinence, à tel point que je m’en aperçus moi-même.

J’ai souvent entendu dire à des personnes de grand sens que tous les
bruits accrédités dans le monde sur les spectres et les apparitions
sont dus à la force de l’imagination et au puissant effet de
l’illusion sur nos esprits; qu’il n’y a ni revenants, ni fantômes
errants, ni rien de semblable, qu’à force de repasser passionnément
la vie et les mœurs de nos amis qui ne sont plus, nous nous les
représentons si bien qu’il nous est possible, en des circonstances
extraordinaires, de nous figurer les voir, leur parler et en recevoir
des réponses, quand au fond dans tout cela il n’y a qu’ombre et
vapeur.—Et, par le fait, c’est chose fort incompréhensible.

Pour ma part, je ne sais encore à cette heure s’il y a de réelles
apparitions, des spectres, des promenades de gens après leur mort, ou
si dans toutes les histoires de ce genre qu’on nous raconte il n’y a
rien qui ne soit le produit des vapeurs, des esprits malades et des
imaginations égarées; mais ce que je sais, c’est que mon imagination
travaillait à un tel degré et me plongeait dans un tel excès de
vapeurs, ou qu’on appelle cela comme on voudra, que souvent je me
croyais être sur les lieux mêmes, à mon vieux château derrière les
arbres, et voyais mon premier Espagnol, le père de Vendredi et les
infâmes matelots que j’avais laissés dans l’île. Je me figurais même
que je leur parlais; et bien que je fusse tout à fait éveillé, je les
regardais fixement comme s’ils eussent été en personne devant moi.
J’en vins souvent à m’effrayer moi-même des objets qu’enfantait mon
cerveau.—Une fois, dans mon sommeil, le premier Espagnol et le père de
Vendredi me peignirent si vivement la scélératesse des trois corsaires
de matelots, que c’était merveille. Ils me racontaient que ces
misérables avaient tenté cruellement de massacrer tous les Espagnols,
et qu’ils avaient mis le feu aux provisions par eux amassées, à
dessein de les réduire à l’extrémité et de les faire mourir de faim,
choses qui ne m’avaient jamais été dites, et qui pourtant en fait
étaient toutes vraies. J’en étais tellement frappé, et c’était si
réel pour moi, qu’à cette heure je les voyais et ne pouvais qu’être
persuadé que cela était vrai ou devait l’être. Aussi quelle n’était
pas mon indignation quand l’Espagnol faisait ses plaintes, et comme je
leur rendais justice en les traduisant devant moi et les condamnant
tous trois à être pendus! On verra en son lieu ce que là dedans il y
avait de réel; car quelle que fût la cause de ce songe et quels que
fussent les esprits secrets et familiers qui me l’inspirassent, il s’y
trouvait, dis-je, toutefois beaucoup de choses exactes. J’avoue que
ce rêve n’avait rien de vrai à la lettre et dans ses particularités;
mais l’ensemble en était si vrai, l’infâme et perfide conduite de
ces trois fieffés coquins ayant été tellement au delà de tout ce que
je puis dire, que mon songe n’approchait que trop de la réalité, et
que si plus tard je les eusse punis sévèrement et fait pendre tous,
j’aurais été dans mon droit et justifiable devant Dieu et devant les
hommes.

Mais revenons à mon histoire. Je vécus quelques années dans cette
situation d’esprit: pour moi nulle jouissance de la vie, point
d’heures agréables, de diversion attachante, qui ne tinssent en
quelque chose à mon idée fixe; à tel point que ma femme, voyant
mon esprit si uniquement préoccupé, me dit un soir très gravement
qu’à son avis j’étais sous le coup de quelque impulsion secrète et
puissante de la Providence, qui avait décrété mon retour là-bas, et
qu’elle ne voyait rien qui s’opposât à mon départ que mes obligations
envers une femme et des enfants. Elle ajouta qu’à la vérité elle ne
pouvait songer à aller avec moi; mais que, comme elle était sûre
que si elle venait à mourir, ce voyage serait la première chose que
j’entreprendrais, et que, comme cette chose lui semblait décidée
là-haut, elle ne voulait pas être l’unique empêchement; car, si je
le jugeais convenable et que je fusse résolu à partir... Ici elle me
vit si attentif à ses paroles et la regarder si fixement, qu’elle
se déconcerta un peu et s’arrêta. Je lui demandai pourquoi elle ne
continuait point et n’achevait pas ce qu’elle allait me dire; mais je
m’aperçus que son cœur était trop plein et que des larmes roulaient
dans ses yeux.

—«Parlez, ma chère, lui dis-je, souhaitez-vous que je parte?»—«Non,
répondit-elle affectueusement, je suis loin de le désirer; mais si
vous êtes déterminé à partir, plutôt que d’y être l’unique obstacle,
je partirai avec vous. Quoique je considère cela comme une chose
déplacée pour quelqu’un de votre âge et dans votre position, si cela
doit être, redisait-elle en pleurant, je ne vous abandonnerai point.
Si c’est la volonté céleste, vous devez obéir. Point de résistance;
et si le ciel vous fait un devoir de partir, il m’en fera un de vous
suivre; autrement il disposera de moi, afin que je ne rompe pas ce
dessein.»

Cette conduite affectueuse de ma femme m’enleva un peu à mes
vapeurs, et je commençai à considérer ce que je faisais. Je réprimai
ma fantaisie vagabonde, et je me pris à discuter avec moi-même
posément.—«Quel besoin as-tu, à plus de soixante ans, après une vie
de longues souffrances et d’infortunes, close d’une si heureuse et
si douce manière, quel besoin as-tu, me disais-je, de t’exposer à
de nouveaux hasards, de te jeter dans des aventures qui conviennent
seulement à la jeunesse et à la pauvreté?»

Dans ces sentiments, je réfléchis à mes nouveaux liens: j’avais une
femme, un enfant, et ma femme en portait un autre; j’avais tout ce que
le monde pouvait me donner, et nullement besoin de chercher fortune
à travers les dangers. J’étais sur le déclin de mes ans, et devais
plutôt songer à quitter qu’à accroître ce que j’avais acquis. Quant
à ce que m’avait dit ma femme, que ce penchant était une impulsion
venant du ciel, et qu’il serait de mon devoir de partir, je n’y eus
point égard. Après beaucoup de considérations semblables, j’en vins
donc aux prises avec le pouvoir de mon imagination, je me raisonnai
pour m’y arracher, comme on peut toujours faire, il me semble, en
pareilles circonstances, si on en a le vouloir. Bref, je sortis
vainqueur: je me calmai à l’aide des arguments qui se présentèrent à
mon esprit, et que ma condition d’alors me fournissait en abondance.
Particulièrement, comme la méthode la plus efficace, je résolus de me
distraire par d’autres choses, et de m’engager dans quelque affaire
qui pût me détourner complètement de toute excursion de ce genre;
car je m’étais aperçu que ces idées m’assaillaient principalement
quand j’étais oisif, que je n’avais rien à faire ou du moins rien
d’important immédiatement devant moi.

Dans ce but, j’achetai une petite métairie dans le comté de Bedfort,
et je résolus de m’y retirer. L’habitation était commode et les biens
qui en dépendaient susceptibles de grandes améliorations, ce qui sous
bien des rapports me convenait parfaitement, amateur que j’étais
de culture, d’économie, de plantation, d’aménagement de la terre;
d’ailleurs, cette ferme se trouvant dans le cœur du pays, je n’étais
plus à même de hanter la marine et les gens de mer et d’ouïr rien qui
eût trait aux lointaines contrées du monde.

Bref, je me transportai à ma métairie, j’y établis ma famille,
j’achetai charrues, herses, charrette, chariot, chevaux, vaches,
moutons, et, me mettant sérieusement à l’œuvre, je devins en six mois
un véritable gentleman campagnard. Mes pensées étaient totalement
absorbées: c’étaient mes domestiques à conduire, des terres à
cultiver, des clôtures, des plantations à faire... Je jouissais, selon
moi, de la plus agréable vie que la nature puisse nous départir, et
dans laquelle puisse faire retraite un homme toujours nourri dans le
malheur.

Comme je faisais valoir ma propre terre, je n’avais point de redevance
à payer, je n’étais gêné par aucune clause, je pouvais tailler et
rogner à ma guise. Ce que je plantais était pour moi-même, ce que
j’améliorais pour ma famille. Ayant ainsi dit adieu aux aventures, je
n’avais pas le moindre nuage dans ma vie pour ce qui est de ce monde.
Alors je croyais réellement jouir de l’heureuse médiocrité que mon
père m’avait si instamment recommandée, une sorte d’existence céleste
semblable à celle qu’a décrite le poète en parlant de la vie pastorale:

    Exempte de vices et de soins,
    Jeunesse est sans écart, vieillesse sans besoins[25].

[Illustration: Je faisais valoir ma propre terre...]

Mais au sein de cette félicité un coup inopiné de la Providence me
renversa: non seulement il me fit une blessure profonde et incurable,
mais, par ses conséquences, il me fit faire une lourde rechute dans
ma passion vagabonde. Cette passion, qui était pour ainsi dire née
dans mon sang, eut bientôt repris tout son empire, et, comme le retour
d’une maladie violente, elle revint avec une force irrésistible,
tellement que rien ne fit plus impression sur moi.—Ce coup, c’était la
perte de ma femme.

Il ne m’appartient pas ici d’écrire une élégie sur ma femme, de
retracer toutes ses vertus privées, et de faire ma cour au beau sexe
par la flatterie d’une oraison funèbre. Elle était, soit dit en peu
de mots, le support de toutes mes affaires, le centre de toutes mes
entreprises, le bon génie qui par sa prudence me maintenait dans le
cercle heureux où j’étais, après m’avoir arraché au plus extravagant
et au plus ruineux projet où s’égarât ma tête. Et elle avait fait plus
pour dompter mon inclination errante que les pleurs d’une mère, les
instructions d’un père, les conseils d’un ami, ou que toute la force
de mes propres raisonnements. J’étais heureux de céder à ses larmes,
de m’attendrir à ses prières, et par sa perte je fus en ce monde au
plus haut point brisé et désolé.

Sitôt qu’elle me manqua, le monde autour de moi me parut mal: j’y
étais me semblait-il, aussi étranger qu’au Brésil lorsque pour la
première fois j’y abordai, et aussi isolé, à part l’assistance de
mes domestiques, que je l’étais dans mon île. Je ne savais que faire
ou ne pas faire. Je voyais autour de moi le monde occupé, les uns
travaillant pour avoir du pain, les autres se consumant dans de vils
excès ou de vains plaisirs, et également misérables, parce que le
but qu’ils se proposaient fuyait incessamment devant eux. Les hommes
de plaisir chaque jour se blasaient sur leurs vices, et s’amassaient
une montagne de douleur et de repentir, et les hommes de labeur
dépensaient leurs forces en efforts journaliers afin de gagner du
pain de quoi soutenir ces forces vitales qu’exigeaient leurs travaux;
roulant ainsi dans un cercle continuel de peines, ne vivant que pour
travailler, ne travaillant que pour vivre, comme si le pain de chaque
jour était le seul but d’une vie accablante, et une vie accablante la
seule voie menant au pain de chaque jour.

Cela réveilla chez moi l’esprit dans lequel je vivais en mon royaume,
mon île, où je n’avais point laissé croître de blé au delà de mon
besoin, où je n’avais point nourri de chèvres au delà de mon usage, où
mon argent était resté dans le coffre jusqu’au point de s’y moisir, et
avait eu à peine la faveur d’un regard pendant vingt années.

Si de toutes ces choses j’eusse profité comme je l’eusse dû faire et
comme la raison et la religion me l’avaient dicté, j’aurais appris
à chercher au delà des jouissances humaines une félicité parfaite,
j’aurais appris que, supérieur à elles, il y a quelque chose qui
certainement est la raison et la fin de la vie, et que nous devons
posséder ou tout au moins auquel nous devons aspirer sur ce côté-ci de
la tombe.

Mais ma sage conseillère n’était plus là: j’étais comme un vaisseau
sans pilote, qui ne peut que courir devant le vent. Mes pensées
volaient de nouveau à leur ancienne passion, ma tête était totalement
tournée par une manie d’aventures lointaines; et tous les agréables
et innocents amusements de ma métairie et de mon jardin, mon bétail,
et ma famille, qui auparavant me possédaient tout entier, n’étaient
plus rien pour moi, n’avaient plus d’attraits, comme la musique pour
un homme qui n’a point d’oreilles, ou la nourriture pour un homme qui
a le goût usé. En un mot, je résolus de me décharger du soin de ma
métairie, de l’abandonner, de retourner à Londres: et je fis ainsi peu
de mois après.

Arrivé à Londres, je me retrouvai aussi inquiet qu’auparavant; la
ville m’ennuyait; je n’y avais point d’emploi, rien à faire qu’à
baguenauder, comme une personne oisive de laquelle on peut dire
qu’elle est parfaitement inutile dans la création de Dieu, et que
pour le reste de l’humanité il n’importe pas plus qu’un farthing[26]
qu’elle soit morte ou vive.—C’était aussi de toutes les situations
celle que je détestais le plus, moi qui avais usé mes jours dans une
vie active; et je me disais souvent à moi-même: L’état d’oisiveté est
la lie de la vie.—Et en vérité je pensais que j’étais beaucoup plus
convenablement occupé quand j’étais vingt-six jours à me faire une
planche de sapin.

Nous entrions dans l’année 1693 quand mon neveu, dont j’avais fait,
comme je l’ai dit précédemment, un marin et un commandant de navire,
revint d’un court voyage à Bilbao, le premier qu’il eût fait. M’étant
venu voir, il me conta que des marchands de sa connaissance lui
avaient proposé d’entreprendre pour leurs maisons un voyage aux Indes
Orientales et en Chine.—«Et maintenant, mon oncle, dit-il, si vous
voulez aller en mer avec moi, je m’engage à vous débarquer à votre
ancienne habitation dans l’île, car nous devons toucher au Brésil.»

Rien ne saurait être une plus forte démonstration d’une vie future
et de l’existence d’un monde invisible que la coïncidence des causes
secondes et des idées que nous formons en notre esprit tout à fait
intimement, et que nous ne communiquons à qui que ce soit.

Mon neveu ignorait avec quelle violence ma maladie de courir le monde
s’était de nouveau emparée de moi, et je ne me doutais pas de ce qu’il
avait l’intention de me dire quand le matin même, avant sa visite,
dans une très grande confusion de pensées, repassant en mon esprit
toutes les circonstances de ma position, j’en étais venu à prendre
la détermination d’aller à Lisbonne consulter mon vieux capitaine;
et, si c’était raisonnable et praticable, d’aller voir mon île et ce
que mon peuple y était devenu. Je me complaisais dans la pensée de
peupler ce lieu, d’y transporter des habitants, d’obtenir une patente
de possession, et je ne sais quoi encore, quand au milieu de tout ceci
entra mon neveu, comme je l’ai dit, avec son projet de me conduire à
mon île chemin faisant aux Indes Orientales.

A cette proposition je me pris à réfléchir un instant, et le regardant
fixement:—«Quel démon, lui dis-je, vous a chargé de ce sinistre
message?»—Mon neveu tressaillit, comme s’il eût été effrayé d’abord;
mais, s’apercevant que je n’étais pas très fâché de l’ouverture,
il se remit.—«J’espère, sir, reprit-il, que ce n’est point une
proposition funeste; j’ose même espérer que vous serez charmé de voir
votre nouvelle colonie en ce lieu où vous régniez jadis avec plus de
félicité que la plupart de vos frères les monarques de ce monde.»

Bref, ce dessein correspondait si bien à mon humeur, c’est-à-dire à
la préoccupation qui m’absorbait et dont j’ai tant déjà parlé, qu’en
peu de mots je lui dis que je partirais avec lui s’il s’accordait
avec les marchands, mais que je ne promettais pas d’aller au delà de
mon île.—«Pourquoi, sir? dit-il; vous ne désirez pas être laissé là
de nouveau, j’espère!»—«Quoi! répliquai-je, ne pouvez-vous pas me
reprendre à votre retour?»—Il m’affirma qu’il n’était pas possible
que les marchands lui permissent de revenir, par cette route, avec
un navire chargé de si grandes valeurs, le détour étant d’un mois et
pouvant l’être de trois ou quatre.—«D’ailleurs, sir, ajouta-t-il, s’il
m’arrivait malheur, et que je ne revinsse pas du tout, vous seriez
alors réduit à la condition où vous étiez jadis.»

C’était fort raisonnable; toutefois nous trouvâmes l’un et l’autre
un remède à cela. Ce fut d’embarquer à bord du navire un _sloop_
tout façonné, mais démonté en pièces, lequel, à l’aide de quelques
charpentiers que nous convînmes d’emmener avec nous, pouvait être
remonté dans l’île et achevé et mis à flot en peu de jours.

Je ne fus pas long à me déterminer, car réellement les importunités
de mon neveu servaient si bien mon penchant, que rien ne m’aurait
arrêté. D’ailleurs, ma femme étant morte, je n’avais personne qui
s’intéressât assez à moi pour me conseiller telle voie ou telle autre,
exception faite de ma vieille bonne amie la veuve, qui s’évertua pour
me faire prendre en considération mon âge, mon aisance, l’inutile
danger d’un long voyage, et, par-dessus tout, mes jeunes enfants. Mais
ce fut peine vaine: j’avais un désir irrésistible de voyager.—«J’ai
la croyance, lui dis-je, qu’il y a quelque chose de si extraordinaire
dans les impressions qui pèsent sur mon esprit, que ce serait en
quelque sorte résister à la Providence si je tentais de demeurer à
la maison.»—Après quoi elle mit fin à ses remontrances et se joignit
à moi non seulement pour faire mes apprêts de voyage, mais encore
pour régler mes affaires de famille en mon absence et pourvoir à
l’éducation de mes enfants.

[Illustration: Mais ce fut peine perdue...]

Pour le bien de la chose, je fis mon testament et disposai la fortune
que je laissais à mes enfants de telle manière, et je la plaçai en
de telles mains, que j’étais parfaitement tranquille et assuré que
justice leur serait faite, quoi qu’il pût m’advenir. Quant à leur
éducation, je m’en remis entièrement à ma veuve, en la gratifiant pour
ses soins d’une suffisante pension, qui fut richement méritée, car
une mère n’aurait pas apporté plus de soins dans leur éducation ou ne
l’eût pas mieux entendue. Elle vivait encore quand je revins dans ma
patrie, et moi-même je vécus assez pour lui témoigner ma gratitude.

Mon neveu fut prêt à mettre à la voile vers le commencement de janvier
1694-95, et avec mon serviteur Vendredi je m’embarquai aux Dunes le
8, ayant à bord, outre le _sloop_ dont j’ai fait mention ci-dessus,
un chargement très considérable de toutes sortes de choses nécessaires
pour ma colonie, que j’étais résolu de n’y laisser qu’autant que je la
trouverais en bonne situation.

Premièrement j’emmenai avec moi quelques serviteurs que je me
proposais d’installer comme habitants dans mon île, ou du moins de
faire travailler pour mon compte pendant que j’y séjournerais, puis
que j’y laisserais ou que je conduirais plus loin, selon qu’ils
paraîtraient le désirer. Il y avait entre autres deux charpentiers, un
forgeron, et un autre garçon fort adroit et fort ingénieux, tonnelier
de son état, mais artisan universel, car il était habile à faire des
roues et des moulins à bras pour moudre le grain, de plus bon tourneur
et bon potier, et capable d’exécuter toute espèce d’ouvrages en terre
ou en bois. Bref, nous l’appelions notre Jack-bon-à-tout.

Parmi eux se trouvait aussi un tailleur qui s’était présenté pour
passer aux Indes Orientales avec mon neveu, mais qui consentit par la
suite à se fixer dans notre nouvelle colonie, et se montra le plus
utile et le plus adroit compagnon qu’on eût su désirer, même dans
beaucoup de choses qui n’étaient pas de son métier; car, ainsi que je
l’ai fait observer autrefois, la nécessité nous rend industrieux.

Ma cargaison, autant que je puis m’en souvenir, car je n’en avais pas
dressé un compte détaillé, consistait en une assez grande quantité de
toiles et de légères étoffes anglaises pour habiller les Espagnols
que je m’attendais à trouver dans l’île. A mon calcul, il y en avait
assez pour les vêtir confortablement pendant sept années. Si j’ai
bonne mémoire, les marchandises que j’emportai pour leur habillement,
avec les gants, chapeaux, souliers, bas et autres choses dont ils
pouvaient avoir besoin pour se couvrir, montaient à plus de 200 livres
sterling, y compris quelques lits, couchers, et objets d’ameublement,
particulièrement des ustensiles de cuisine, pots, chaudrons, vaisselle
d’étain et de cuivre...: j’y avais joint en outre près de 100 livres
sterling de ferronnerie, clous, outils de toute sorte, loquets,
crochets, gonds; bref, tout objet nécessaire auquel je pus penser.

J’emportai aussi une centaine d’armes légères, mousquets et fusils,
de plus quelques pistolets, une grande quantité de balles de tout
calibre, trois ou quatre tonneaux de plomb, deux pièces de canon
d’airain, et comme j’ignorais pour combien de temps et pour quelles
extrémités j’avais à me pourvoir, je chargeai cent barils de poudre,
des épées, des coutelas et quelques fers de piques et de hallebardes;
si bien qu’en un mot nous avions un véritable arsenal de toute espèce
de munitions. Je fis aussi emporter à mon neveu deux petites caronades
en plus de ce qu’il lui fallait pour son vaisseau, à dessein de les
laisser dans l’île si besoin était, afin qu’à notre débarquement
nous pussions construire un fort, et l’armer contre n’importe quel
ennemi; et par le fait, dès mon arrivée, j’eus lieu de penser qu’il
serait assez besoin de tout ceci et de beaucoup plus encore, si nous
prétendions nous maintenir en possession de l’île, comme on le verra
dans la suite de cette histoire.

Je n’eus pas autant de malencontre dans ce voyage que dans les
précédents; aussi aurai-je moins sujet de détourner le lecteur,
impatient peut-être d’apprendre ce qu’il en était de ma colonie.
Toutefois quelques accidents étranges, des vents contraires et du
mauvais temps, qui nous advinrent à notre départ, rendirent la
traversée plus longue que je ne m’y attendais d’abord; et moi, qui
n’avais jamais fait qu’un voyage,—mon premier voyage en Guinée,—que je
pouvais dire s’être effectué comme il avait été conçu, je commençai à
croire que la même fatalité m’attendait encore, et que j’étais né pour
ne jamais être content à terre, et pour toujours être malheureux sur
l’Océan.

Les vents contraires nous chassèrent d’abord vers le nord, et nous
fûmes obligés de relâcher à Galway en Irlande, où ils nous retinrent
trente-deux jours; mais dans cette mésaventure nous eûmes la
satisfaction de trouver là des vivres excessivement bon marché et en
très grande abondance; de sorte que tout le temps de notre relâche,
bien loin de toucher aux provisions du navire, nous y ajoutâmes
plutôt.—Là je pris plusieurs porcs, et deux vaches avec leurs veaux,
que, si nous avions une bonne traversée, j’avais dessein de débarquer
dans mon île: mais nous trouvâmes occasion d’en disposer autrement.

Nous quittâmes l’Irlande le 5 février, à la faveur d’un joli frais qui
dura quelques jours.—Autant que je me le rappelle, c’était vers le 20
février, un soir, assez tard, le second, qui était de quart, entra
dans la chambre du conseil, et nous dit qu’il avait vu une flamme et
entendu un coup de canon; et tandis qu’il nous parlait de cela, un
mousse vint nous avertir que le maître d’équipage en avait entendu
un autre. Là-dessus nous courûmes tous sur le gaillard d’arrière,
où nous n’entendîmes rien; mais au bout de quelques minutes nous
vîmes une grande lueur, et nous reconnûmes qu’il y avait au loin un
feu terrible. Immédiatement nous eûmes recours à notre estime, et
nous tombâmes tous d’accord que du côté où l’incendie se montrait il
ne pouvait y avoir de terre qu’à 500 lieues pour le moins, car il
apparaissait à l’ouest-nord-ouest. Nous conclûmes alors que ce devait
être quelque vaisseau incendié en mer, et les coups de canon que
nous venions d’entendre nous firent présumer qu’il ne pouvait être
loin. Nous fîmes voile directement vers lui, et nous eûmes bientôt
la certitude de le découvrir; parce que plus nous cinglions, plus la
flamme grandissait, bien que de longtemps, le ciel étant brumeux,
nous ne pûmes apercevoir autre chose que cette flamme.—Au bout d’une
demi-heure de bon sillage, le vent nous étant devenu favorable,
quoique assez faible, et le temps s’éclaircissant un peu, nous
distinguâmes pleinement un grand navire en feu au milieu de la mer.

Je fus sensiblement touché de ce désastre, encore que je ne
connusse aucunement les personnes qui s’y trouvaient plongées. Je
me représentai alors mes anciennes infortunes, l’état où j’étais
quand j’avais été recueilli par le capitaine portugais, et combien
plus déplorable encore devait être celui des malheureuses gens de ce
vaisseau, si quelque autre bâtiment n’allait avec eux de conserve.
Sur ce, j’ordonnai immédiatement de tirer cinq coups de canon coup
sur coup, à dessein de leur faire savoir, s’il était possible, qu’ils
avaient du secours à leur portée, et afin qu’ils tâchassent de se
sauver dans leur chaloupe; car, bien que nous pussions voir la flamme
dans leur navire, eux cependant, à cause de la nuit, ne pouvaient rien
voir de nous.

Nous étions en panne depuis quelque temps, suivant seulement à la
dérive le bâtiment embrasé, en attendant le jour, quand soudain, à
notre grande terreur, quoique nous eussions lieu de nous y attendre,
le navire sauta en l’air et s’engloutit aussitôt. Ce fut terrible, ce
fut un douloureux spectacle, par la compassion qu’il nous donna de ces
pauvres gens, qui, je le présumais, devaient tous avoir été détruits
avec le navire ou se trouver dans la plus profonde détresse, jetés sur
leur chaloupe au milieu de l’Océan: alternative d’où je ne pouvais
sortir à cause de l’obscurité de la nuit. Toutefois, pour les diriger
de mon mieux, je donnai l’ordre de suspendre tous les fanaux que nous
avions à bord, et on tira le canon toute la nuit. Par là nous leur
faisions connaître qu’il y avait un bâtiment dans ces parages.

[Illustration: Le navire sauta en l’air...]

Vers huit heures du matin, à l’aide de nos lunettes d’approche,
nous découvrîmes les embarcations du navire incendié, et nous
reconnûmes qu’il y en avait deux d’entre elles encombrées de monde et
profondément enfoncées dans l’eau. Le vent leur étant contraire, ces
pauvres gens ramaient, et, nous ayant vus, ils faisaient tous leurs
efforts pour se faire voir aussi de nous.

Nous déployâmes aussitôt notre pavillon pour leur donner à connaître
que nous les avions aperçus, et nous leur adressâmes un signal
de ralliement; puis nous forçâmes de toile, portant le cap droit
sur eux. En un peu plus d’une demi-heure, nous les joignîmes, et,
bref, nous les accueillîmes tous à bord; ils n’étaient pas moins de
soixante-quatre, tant hommes que femmes et enfants; car il y avait un
grand nombre de passagers.

Enfin nous apprîmes que c’était un vaisseau marchand français de 300
tonneaux, s’en retournant de Québec, sur la rivière du Canada. Le
capitaine nous fit un long récit de la détresse de son navire. Le feu
avait commencé à la timonerie, par la négligence du timonier. A son
appel au secours il avait été, du moins tout le monde le croyait-il,
entièrement éteint. Mais bientôt on s’était aperçu que quelques
flammèches avaient gagné certaines parties du bâtiment, où il était
si difficile d’arriver, qu’on n’avait pu complètement les éteindre.
Ensuite le feu, s’insinuant entre les couples et dans le vaigrage du
vaisseau, s’était étendu jusqu’à la cale, et avait bravé tous les
efforts et toute l’habileté qu’on avait pu déployer.

Ils n’avaient eu alors rien autre à faire qu’à se jeter dans leurs
embarcations, qui, fort heureusement pour eux, se trouvaient assez
grandes. Ils avaient leur chaloupe, un grand canot et de plus un
petit esquif qui ne leur avait servi qu’à recevoir des provisions et
de l’eau douce, après qu’ils s’étaient mis en sûreté contre le feu.
Toutefois ils n’avaient que peu d’espoir pour leur vie en entrant dans
ces barques à une telle distance de toute terre; seulement, comme
ils le disaient bien, ils avaient échappé au feu, et il n’était pas
impossible qu’un navire les rencontrât et les prît à son bord.

Ils avaient des voiles, des rames et une boussole, et se préparaient
à mettre le cap en route sur Terre-Neuve, le vent étant favorable,
car il soufflait un joli frais sud-est-quart-est. Ils avaient, en les
ménageant, assez de provisions et d’eau pour ne pas mourir de faim
pendant environ douze jours, au bout desquels, s’ils n’avaient point
de mauvais temps et de vents contraires, le capitaine disait qu’il
espérait atteindre les bancs de Terre-Neuve, où ils pourraient sans
doute pêcher du poisson pour se soutenir jusqu’à ce qu’ils eussent
gagné la terre. Mais il y avait dans tous les cas tant de chances
contre eux, les tempêtes pour les renverser et les engloutir, les
pluies et le froid pour engourdir et geler leurs membres, les vents
contraires pour les arrêter et les faire périr par la famine, que
s’ils eussent échappé c’eût été presque miraculeux.

Au milieu de leurs délibérations, comme ils étaient tous abattus et
prêts à se désespérer, le capitaine me conta, les larmes aux yeux,
que soudain ils avaient été surpris joyeusement en entendant un coup
de canon, puis quatre autres. C’étaient les cinq coups de canon que
j’avais fait tirer aussitôt que nous eûmes aperçu la lueur. Cela leur
avait redonné du courage, et leur avait fait savoir,—ce qui, je l’ai
dit précédemment, était mon dessein,—qu’il se trouvait là un bâtiment
à portée de les secourir.

En entendant ces coups de canon, ils avaient calé leurs mâts et leurs
voiles; et, comme le son venait du vent, ils avaient résolu de rester
en panne jusqu’au matin. Ensuite, n’entendant plus le canon, ils
avaient à de longs intervalles déchargé trois mousquets; mais, comme
le vent nous était contraire, la détonation s’était perdue.

Quelque temps après ils avaient été encore plus agréablement surpris
par la vue de nos fanaux et par le bruit du canon, que j’avais donné
l’ordre de tirer tout le reste de la nuit. A ces signaux ils avaient
forcé de rames pour maintenir leurs embarcations debout au vent, afin
que nous pussions les joindre plus tôt, et enfin, à leur inexprimable
joie, ils avaient reconnu que nous les avions découverts.

Il m’est impossible de peindre les différents gestes, les extases
étranges, la diversité de postures, par lesquels ces pauvres gens, à
une délivrance si inattendue, manifestaient la joie de leurs âmes.
L’affliction et la crainte se peuvent décrire aisément: des soupirs,
des gémissements et quelques mouvements de tête et de mains en font
toute la variété; mais une surprise de joie, mais un excès de joie
entraîne à mille extravagances.—Il y en avait en larmes, il y en avait
qui faisaient rage et se déchiraient eux-mêmes comme s’ils eussent été
dans la plus douloureuse agonie: quelques-uns, tout à fait en délire,
étaient de véritables lunatiques; d’autres couraient çà et là dans le
navire en frappant du pied; d’autres se tordaient les mains, d’autres
dansaient, plusieurs chantaient, quelques-uns riaient, beaucoup
criaient; quantité, absolument muets, ne pouvaient proférer une
parole; ceux-ci étaient malades et vomissaient, ceux-là en pâmoison
étaient près de tomber en défaillance;—un petit nombre se signaient et
remerciaient Dieu.

Je ne veux faire tort ni aux uns ni aux autres; sans doute beaucoup
rendirent grâces par la suite, mais tout d’abord la commotion, trop
forte pour qu’ils pussent la maîtriser, les plongea dans l’extase
et dans une sorte de frénésie; et il n’y en eut que fort peu qui se
montrèrent graves et dignes dans leur joie.

Peut-être aussi le caractère particulier de la nation à laquelle ils
appartenaient y contribua-t-il; j’entends la nation française, dont
l’humeur est réputée plus volatile, plus passionnée, plus ardente et
l’esprit plus fluide que chez les autres nations.—Je ne suis pas assez
philosophe pour en déterminer la source, mais rien de ce que j’avais
vu jusqu’alors n’égalait cette exaltation. Le ravissement du pauvre
Vendredi, mon fidèle sauvage, en retrouvant son père dans la pirogue,
est ce qui s’en approchait le plus; la surprise du capitaine et de ses
deux compagnons que je délivrai des deux scélérats qui les avaient
débarqués dans l’île, y ressemblait quelque peu aussi: néanmoins rien
ne pouvait entrer en comparaison, ni ce que j’avais observé chez
Vendredi, ni ce que j’avais observé partout ailleurs durant ma vie.

Il est encore à remarquer que ces extravagances ne se montraient
point, sous les différentes formes dont j’ai fait mention, chez
différentes personnes uniquement, mais que toute leur multiplicité
apparaissait en une brève succession d’instants chez un seul et même
individu. Tel homme que nous voyions muet et, pour ainsi dire, stupide
et confondu, à la minute suivante dansait et criait comme un baladin;
le moment d’ensuite il s’arrachait les cheveux, mettait ses vêtements
en pièces, les foulait aux pieds comme un furibond; peu après, tout en
larmes, il se trouvait mal, il s’évanouissait, et s’il n’eût reçu de
prompts secours, encore quelques secondes et il était mort. Il en fut
ainsi, non pas d’un ou de deux, de dix ou de vingt, mais de la majeure
partie; et, si j’ai bonne souvenance, à plus de trente d’entre eux
notre chirurgien fut obligé de tirer du sang.

Il y avait deux prêtres parmi eux, l’un vieillard, l’autre jeune
homme; et, chose étrange! le vieillard ne fut pas le plus sage.

Dès qu’il mit pied à bord de notre bâtiment et qu’il se vit en sûreté,
il tomba, en toute apparence, roide mort comme une pierre; pas le
moindre signe de vie ne se manifestait en lui. Notre chirurgien lui
appliqua immédiatement les remèdes propres à rappeler ses esprits;
il était le seul du navire qui ne le croyait pas mort. A la fin il
lui ouvrit une veine au bras, ayant premièrement massé et frotté la
place pour l’échauffer autant que possible. Le sang, qui n’était
d’abord venu que goutte à goutte, coula assez abondamment. En trois
minutes l’homme ouvrit les yeux, un quart d’heure après il parla,
se trouva mieux et au bout de peu de temps tout à fait bien. Quand
la saignée fut arrêtée, il se promena, nous assura qu’il allait à
merveille, but un trait d’un cordial que le chirurgien lui offrit,
et recouvra, comme on dit, toute sa connaissance. Environ un quart
d’heure après on accourut dans la cabine avertir le chirurgien,
occupé à saigner une femme française évanouie, que le prêtre était
devenu entièrement insensé. Sans doute, en repassant dans sa tête la
vicissitude de sa position, il s’était replongé dans un transport de
joie; et, ses esprits circulant plus vite que les vaisseaux ne le
comportaient, la fièvre avait enflammé son sang, et le bonhomme était
devenu aussi convenable pour Bedlam[27] qu’aucune des créatures qui
jamais y furent envoyées. En cet état, le chirurgien ne voulut pas le
saigner de nouveau; mais il lui donna quelque chose pour l’assoupir et
l’endormir qui opéra sur lui assez promptement, et le lendemain matin
il s’éveilla calme et rétabli.

Le plus jeune prêtre sut parfaitement maîtriser son émotion, et fut
réellement un modèle de gravité et de retenue. Aussitôt arrivé à bord
du navire, il s’inclina, et se prosterna pour rendre grâces de sa
délivrance. Dans cet élancement j’eus malheureusement la maladresse de
le troubler, le croyant véritablement évanoui; mais il me parla avec
calme, me remercia, me dit qu’il bénissait Dieu de son salut, me pria
de le laisser encore quelques instants, ajoutant qu’après son Créateur
je recevrais aussi ses bénédictions.

Je fus profondément contrit de l’avoir troublé; et non seulement je
m’éloignai, mais encore j’empêchai les autres de l’interrompre. Il
demeura dans cette attitude environ trois minutes, ou un peu plus,
après que je me fus retiré; puis il vint à moi, comme il avait dit
qu’il ferait, et avec beaucoup de gravité et d’affection, mais les
larmes aux yeux, il me remercia de ce qu’avec la volonté de Dieu je
lui avais sauvé la vie ainsi qu’à tant de pauvres infortunés. Je lui
répondis que je ne l’engagerais point à en témoigner sa gratitude à
Dieu plutôt qu’à moi, n’ignorant pas que déjà c’était chose faite;
puis j’ajoutai que nous n’avions agi que selon ce que la raison et
l’humanité dictent à tous les hommes, et qu’autant que lui nous avions
sujet de glorifier Dieu qui nous avait bénis jusqu’au point de nous
faire les instruments de sa miséricorde envers un si grand nombre de
ses créatures.

Après cela le jeune prêtre se donna tout entier à ses compatriotes:
il travailla à les calmer, il les exhorta, il les supplia, il discuta
et raisonna avec eux, et fit tout son possible pour les rappeler à la
saine raison. Avec quelques-uns il réussit; quant aux autres, d’assez
longtemps ils ne rentrèrent en puissance d’eux-mêmes.

Je me suis laissé aller complaisamment à cette peinture, dans la
conviction qu’elle ne saurait être inutile à ceux sous les yeux
desquels elle tombera, pour le gouvernement de leurs passions
extrêmes; car si un excès de joie peut entraîner l’homme si loin au
delà des limites de la raison, où ne nous emportera pas l’exaltation
de la colère, de la fureur, de la vengeance? Et par le fait j’ai vu
là dedans combien nous devions rigoureusement veiller sur toutes nos
passions, qu’elles soient de joie et de bonheur, de douleur ou de
colère.

Nous fûmes un peu bouleversés le premier jour par les extravagances
de nos nouveaux hôtes; mais quand ils se furent retirés dans les
logements qu’on leur avait préparés aussi bien que le permettait notre
navire, fatigués, brisés par l’effroi, ils s’endormirent profondément
pour la plupart, et nous retrouvâmes en eux le lendemain une tout
autre espèce de gens.

Point de courtoisies, point de démonstrations de reconnaissance qu’ils
ne nous prodiguèrent pour les bons offices que nous leur avions
rendus: les Français, on ne l’ignore pas, sont naturellement portés
à donner dans l’excès de ce côté-là.—Le capitaine et un des prêtres
m’abordèrent le jour suivant, et, désireux de s’entretenir avec moi
et mon neveu le commandant, ils commencèrent par nous consulter sur
nos intentions à leur égard. D’abord ils nous dirent que, comme nous
leur avions sauvé la vie, tout ce qu’ils possédaient ne serait que peu
en retour du bienfait qu’ils avaient reçu. Puis le capitaine nous
déclara qu’ils avaient à la hâte arraché aux flammes et mis en sûreté
dans leurs embarcations de l’argent et des objets de valeur, et que,
si nous voulions l’accepter, ils avaient mission de nous offrir le
tout; seulement qu’ils désiraient être mis à terre, sur notre route,
en quelque lieu où il ne leur fût point impossible d’obtenir passage
pour la France.

Mon neveu tout d’abord ne répugnait pas à accepter leur argent, quitte
à voir ce qu’on ferait d’eux plus tard; mais je l’en détournai, car je
savais ce que c’était que d’être déposé à terre en pays étranger. Si
le capitaine portugais qui m’avait recueilli en mer avait agi ainsi
envers moi, et avait pris pour la rançon de ma délivrance tout ce que
je possédais, il m’eût fallu mourir de faim ou devenir esclave au
Brésil comme je l’avais été en Barbarie, à la seule différence que
je n’aurais pas été à vendre à un Mahométan; et rien ne dit qu’un
Portugais soit meilleur maître qu’un Turc, voire même qu’il ne soit
pire en certains cas.

Je répondis donc au capitaine français:—«A la vérité, nous vous
avons secourus dans votre détresse; mais c’était notre devoir, parce
que nous sommes vos semblables, et que nous désirerions qu’il nous
fût ainsi fait si nous nous trouvions en pareille ou en toute autre
extrémité. Nous avons agi envers vous comme nous croyons que vous
eussiez agi envers nous si nous avions été dans votre situation et
vous dans la nôtre. Nous vous avons accueillis à bord pour vous
assister, et non pour vous dépouiller; ce serait une chose des plus
barbares que de vous prendre le peu que vous avez sauvé des flammes,
puis de vous mettre à terre et de vous abandonner; ce serait vous
avoir premièrement arrachés aux mains de la mort pour vous tuer
ensuite nous-mêmes, vous avoir sauvés du naufrage pour vous faire
mourir de faim. Je ne permettrai donc pas qu’on accepte de vous la
moindre des choses.—Quant à vous déposer à terre, ajoutai-je, c’est
vraiment pour nous d’une difficulté extrême; car le bâtiment est
chargé pour les Indes Orientales; et quoique à une grande distance
du côté de l’ouest, nous soyons entraînés hors de notre course, ce
que peut-être le ciel a voulu pour votre délivrance, il nous est
néanmoins absolument impossible de changer notre voyage à votre
considération particulière. Mon neveu, le capitaine, ne pourrait
justifier cela envers ses affréteurs, avec lesquels il s’est engagé
par une charte-partie à se rendre à sa destination par la route du
Brésil. Tout ce qu’à ma connaissance il peut faire pour vous, c’est
de nous mettre en passe de rencontrer des navires revenant des Indes
Occidentales, et, s’il est possible, de vous faire accorder passage
pour l’Angleterre ou la France.»

La première partie de ma réponse était si généreuse et si obligeante
qu’ils ne purent que m’en rendre grâces, mais ils tombèrent dans
une grande consternation, surtout les passagers, à l’idée d’être
emmenés aux Indes Orientales. Ils me supplièrent, puisque j’étais
déjà entraîné si loin à l’ouest avant de les rencontrer, de vouloir
bien au moins tenir la même route jusqu’aux bancs de Terre-Neuve,
où sans doute je rencontrerais quelque navire ou quelque _sloop_
qu’ils pourraient prendre à louage pour retourner au Canada, d’où ils
venaient.

Cette requête ne me parut que raisonnable de leur part, et j’inclinais
à l’accorder; car je considérais que, par le fait, transporter tout
ce monde aux Indes Orientales serait non seulement agir avec trop de
dureté envers de pauvres gens, mais encore serait la ruine complète
de notre voyage, par l’absorption de toutes nos provisions. Aussi
pensai-je que ce n’était point là une infraction à la charte-partie,
mais une nécessité qu’un accident imprévu nous imposait, et que nul
ne pouvait nous imputer à blâme; car les lois de Dieu et de la nature
nous avaient enjoint d’accueillir ces deux bateaux pleins de gens dans
une si profonde détresse, et la force des choses nous faisait une
obligation, envers nous comme envers ces infortunés, de les déposer à
terre quelque part, de les rendre à eux-mêmes. Je consentis donc à les
conduire à Terre-Neuve si le vent et le temps le permettaient, et, au
cas contraire, à la Martinique, dans les Indes Occidentales.

Le vent continua de souffler fortement de l’est; cependant le
temps se maintint assez bon; et, comme le vent s’établit dans
les aires intermédiaires entre le nord-est et le sud-est, nous
perdîmes plusieurs occasions d’envoyer nos hôtes en France; car nous
rencontrâmes plusieurs navires faisant voile pour l’Europe, entre
autres deux bâtiments français venant de Saint-Christophe; mais ils
avaient louvoyé si longtemps qu’ils n’osèrent prendre des passagers,
dans la crainte de manquer de vivres et pour eux-mêmes et pour ceux
qu’ils auraient accueillis. Nous fûmes donc obligés de poursuivre.—Une
semaine après environ nous parvînmes aux bancs de Terre-Neuve,
où, pour couper court, nous mîmes tous nos Français à bord d’une
embarcation qu’ils prirent à louage en mer, pour les mener à terre,
puis ensuite les transporter en France s’ils pouvaient trouver des
provisions pour l’avitailler. Quand je dis que tous nos Français nous
quittèrent, je dois faire observer que le jeune prêtre dont j’ai
parlé, ayant appris que nous allions aux Indes Orientales, désira
faire le voyage avec nous pour débarquer à la côte de Coromandel. J’y
consentis volontiers, car je m’étais pris d’affection pour cet homme,
et non sans bonne raison, comme on le verra plus tard.—Quatre matelots
s’enrôlèrent aussi à bord, et se montrèrent bons compagnons.

De là nous prîmes la route des Indes Occidentales, et nous gouvernions
sud et sud-quart-est depuis environ vingt jours, parfois avec un peu
ou point de vent, quand nous rencontrâmes une autre occasion, presque
aussi déplorable que la précédente, d’exercer notre humanité.

Nous étions par 27 degrés 5 minutes de latitude septentrionale,
le 19 mars 1694-95, faisant route sud-est-quart-sud, lorsque nous
découvrîmes une voile. Nous reconnûmes bientôt que c’était un gros
navire, et qu’il arrivait sur nous; mais nous ne sûmes que conclure
jusqu’à ce qu’il fut un peu plus près, et que nous eûmes vu qu’il
avait perdu son grand mât de hune, son mât de misaine et son beaupré.
Il tira alors un coup de canon en signal de détresse. Le temps était
assez bon, un beau frais soufflait du nord-nord-ouest; nous fûmes
bientôt à portée de lui parler.

Nous apprîmes que c’était un navire de Bristol, qui, chargeant à la
Barbade pour son retour, avait été entraîné hors de la rade par un
terrible ouragan, peu de jours avant qu’il fût prêt à mettre à la
voile, pendant que le capitaine et le premier lieutenant étaient allés
tous deux à terre; de sorte que, à part la terreur qu’imprime une
tempête, ces gens ne s’étaient trouvés que dans un cas ordinaire où
d’habiles marins auraient ramené le vaisseau. Il y avait déjà neuf
semaines qu’ils étaient en mer, et depuis l’ouragan ils avaient essuyé
une autre terrible tourmente, qui les avait tout à fait égarés et
jetés à l’ouest, et qui les avait démâtés, ainsi que je l’ai noté
plus haut. Ils nous dirent qu’ils s’étaient attendus à voir les îles
Bahama, mais qu’ils avaient été emportés plus au sud-est par un fort
coup de vent nord-nord-ouest, le même qui soufflait alors. N’ayant
point de voiles pour manœuvrer le navire, si ce n’est la grande
voile, et une sorte de tréou sur un mât de misaine de fortune qu’ils
avaient élevé, ils ne pouvaient courir au plus près du vent, mais ils
s’efforçaient de faire route pour les Canaries.

Le pire de tout, c’est que pour surcroît des fatigues qu’ils avaient
souffertes, ils étaient à demi morts de faim. Leur pain et leur viande
étaient entièrement consommés, il n’en restait pas une once dans le
navire, pas une once depuis onze jours. Pour tout soulagement ils
avaient encore de l’eau, environ un demi-baril de farine et pas mal de
sucre. Dans l’origine ils avaient eu quelques conserves ou confitures,
mais elles avaient été dévorées. Sept barils de _rum_ restaient encore.

Il se trouvait à bord comme passagers un jeune homme, sa mère et
une fille de service, qui, croyant le bâtiment prêt à faire voile,
s’y étaient malheureusement embarqués la veille de l’ouragan. Leurs
provisions particulières une fois consommées, leur condition était
devenue plus déplorable que celle des autres; car l’équipage, réduit
lui-même à la dernière extrémité, n’avait eu, la chose est croyable,
aucune compassion pour les pauvres passagers: ils étaient vraiment
plongés dans une misère douloureuse à dépeindre.

Je n’aurais peut-être jamais connu ce fait dans tous ses détails si,
le temps étant favorable et le vent abattu, ma curiosité ne m’avait
conduit à bord de ce navire.—Le lieutenant en second, qui pour lors
avait pris le commandement, vint à notre bord, et me dit qu’ils
avaient dans la grande cabine trois passagers qui se trouvaient dans
un état déplorable.—«Voire même, ajouta-t-il, je pense qu’ils sont
morts; car je n’en ai point entendu parler depuis plus de deux jours,
et j’ai craint de m’en informer, ne pouvant rien faire pour leur
consolation.»

Nous nous appliquâmes aussitôt à donner tout soulagement possible à ce
malheureux navire, et, par le fait, j’influençai si bien mon neveu,
que j’aurais pu l’approvisionner, eussions-nous dû aller à la Virginie
ou en tout autre lieu de la côte d’Amérique pour nous ravitailler
nous-mêmes; mais il n’y eut pas nécessité.

Ces pauvres gens se trouvaient alors dans un nouveau danger: ils
avaient à redouter de manger trop, quel que fût même le peu de
nourriture qu’on leur donnât.—Le second ou commandant avait amené avec
lui six matelots dans sa chaloupe; mais les infortunés semblaient des
squelettes et étaient si faibles qu’ils pouvaient à peine se tenir à
leurs rames. Le second lui-même était fort mal et à moitié mort de
faim; car il ne s’était rien réservé, déclara-t-il, de plus que ses
hommes, et n’avait toujours pris que part égale de chaque pitance.

[Illustration: Le second avait amené avec lui six matelots...]

Je lui recommandai de manger avec réserve, et je m’empressai de
lui présenter de la nourriture; il n’eut pas avalé trois bouchées
qu’il commença à éprouver du malaise: aussi s’arrêta-t-il, et notre
chirurgien lui mêla avec un peu de bouillon quelque chose qu’il dit
devoir lui servir à la fois d’aliment et de remède. Dès qu’il l’eut
pris, il se sentit mieux. Dans cette entrefaite je n’oubliai pas les
matelots. Je leur fis donner des vivres, et les pauvres diables les
dévorèrent plutôt qu’ils ne les mangèrent. Ils étaient si affamés
qu’ils enrageaient en quelque sorte et ne pouvaient se contenir. Deux
entre autres mangèrent avec tant de voracité, qu’ils faillirent en
mourir le lendemain matin.

La vue de la détresse de ces infortunés me remua profondément, et
rappela à mon souvenir la terrible perspective qui se déroulait
devant moi à mon arrivée dans mon île, où je n’avais pas une bouchée
de nourriture, pas même l’espoir de m’en procurer; où pour surcroît
j’étais dans la continuelle appréhension de servir de proie à d’autres
créatures.—Pendant tout le temps que le second nous fit le récit de la
situation misérable de l’équipage, je ne pus éloigner de mon esprit ce
qu’il m’avait conté des trois pauvres passagers de la grande cabine,
c’est-à-dire la mère, son fils et la fille de service, dont il n’avait
pas eu de nouvelles depuis deux ou trois jours, et que, il semblait
l’avouer, on avait entièrement négligés, les propres souffrances de
son monde étant si grandes. J’avais déduit de cela qu’on ne leur avait
réellement donné aucune nourriture, par conséquent qu’ils devaient
tous avoir péri, et que peut-être ils étaient tous étendus morts sur
le plancher de la cabine.

Tandis que je gardais à bord le lieutenant, que nous appelions le
capitaine, avec ses gens, afin de les restaurer, je n’oubliai pas
que le reste de l’équipage se mourait de faim, et j’envoyai vers le
navire ma propre chaloupe, montée par mon second et douze hommes,
pour lui porter un sac de biscuit et quatre ou cinq pièces de bœuf.
Notre chirurgien enjoignit aux matelots de faire cuire cette viande en
leur présence, et de faire sentinelle dans la cuisine pour empêcher
ces infortunés de manger la viande crue ou de l’arracher du pot
avant qu’elle fût bien cuite, puis de n’en donner à chacun que peu
à la fois. Par cette précaution il sauva ces hommes, qui autrement
se seraient tués avec cette même nourriture qu’on leur donnait pour
conserver leur vie.

J’ordonnai en même temps au second d’entrer dans la grande cabine et
de voir dans quel état se trouvaient les pauvres passagers, et, s’ils
étaient encore vivants, de les réconforter et de leur administrer
les secours convenables. Le chirurgien lui donna une cruche de
ce bouillon préparé, que sur notre bord il avait fait prendre au
lieutenant, lequel bouillon, affirmait-il, devait les remettre petit à
petit.

Non content de cela, et, comme je l’ai dit plus haut, ayant un grand
désir d’assister à la scène de misère que je savais devoir m’être
offerte par le navire lui-même d’une manière plus saisissante que tout
récit possible, je pris avec moi le capitaine, comme on l’appelait
alors, et je partis peu après dans sa chaloupe.

Je trouvai à bord les pauvres matelots presque en révolte pour
arracher la viande de la chaudière avant qu’elle fût cuite; mais mon
second avait suivi ses ordres et fait faire bonne garde à la porte de
la cuisine; et la sentinelle qu’il avait placée là, après avoir épuisé
toutes persuasions possibles pour leur faire prendre patience, les
repoussait par la force. Néanmoins elle ordonna de tremper dans le
pot quelques biscuits pour les amollir avec le gras du bouillon,—on
appelle cela _brewis_,—et d’en distribuer un à chacun pour apaiser
leur faim: c’était leur propre conservation qui l’obligeait, leur
disait-elle, de ne leur en donner que peu à la fois. Tout cela était
bel et bon; mais si je ne fusse pas venu à bord en compagnie de
leur commandant et de leurs officiers, si je ne leur avais adressé
de bonnes paroles et même quelques menaces de ne plus rien leur
donner, je crois qu’ils auraient pénétré de vive force dans la
cuisine et arraché la viande du fourneau: car ventre affamé n’a point
d’oreilles.—Nous les pacifiâmes pourtant: d’abord nous leur donnâmes à
manger peu à peu et avec retenue, puis nous leur accordâmes davantage,
enfin nous les mîmes à discrétion, et ils s’en trouvèrent assez bien.

[Illustration: Je trouvai à bord les pauvres matelots presque en
révolte...]

Mais la misère des pauvres passagers de la cabine était d’une autre
nature et bien au delà de tout le reste; car, l’équipage ayant si peu
pour lui-même, il n’était que trop vrai qu’il les avait d’abord tenus
fort chétivement, puis à la fin qu’il les avait totalement négligés;
de sorte qu’on eût pu dire qu’ils n’avaient eu réellement aucune
nourriture depuis six ou sept jours, et qu’ils n’en avaient eu que
très peu les jours précédents.

La pauvre mère, qui, à ce que le lieutenant nous rapporta, était une
femme de bon sens et de bonne éducation, s’était par tendresse pour
son fils imposé tant de privations, qu’elle avait fini par succomber;
et quand notre second entra, elle était assise sur le plancher de la
cabine, entre deux chaises auxquelles elle se tenait fortement, son
dos appuyé contre le lambris, la tête affaissée dans les épaules, et
semblable à un cadavre, bien qu’elle ne fût pas tout à fait morte.
Mon second lui dit tout ce qu’il put pour la ranimer et l’encourager,
et avec une cuillère lui fit couler du bouillon dans la bouche. Elle
ouvrit les lèvres, elle leva une main, mais elle ne put parler.
Cependant elle entendit ce qu’il lui disait, et lui fit signe qu’il
était trop tard pour elle; puis elle lui montra son enfant, comme si
elle eût voulu dire: Prenez-en soin.

Néanmoins le second, excessivement ému à ce spectacle, s’efforçait
de lui introduire un peu de bouillon dans la bouche, et, à ce qu’il
prétendit, il lui en fit avaler deux ou trois cuillerées: je doute
qu’il en fût bien sûr. N’importe! c’était trop tard: elle mourut la
même nuit.

Le jeune homme, qui avait été sauvé au prix de la vie de la plus
affectionnée des mères, ne se trouvait pas tout à fait aussi affaibli;
cependant il était étendu roide sur un lit, n’ayant plus qu’un souffle
de vie. Il tenait dans sa bouche un morceau d’un vieux gant qu’il
avait dévoré. Comme il était jeune et avait plus de vigueur que sa
mère, le second réussit à lui verser quelque peu de la potion dans le
gosier, et il commença sensiblement à se ranimer; pourtant quelque
temps après, lui en ayant donné deux ou trois grosses cuillerées, il
se trouva fort mal et les rendit.

Des soins furent ensuite donnés à la pauvre servante. Près de sa
maîtresse elle était couchée tout de son long sur le plancher, comme
une personne tombée en apoplexie, et elle luttait avec la mort. Ses
membres étaient tordus: une de ses mains était agrippée à un bâton
de chaise, et le tenait si ferme qu’on ne put aisément le lui faire
lâcher; son autre bras était passé sur sa tête, et ses deux pieds,
étendus et joints, s’appuyaient avec force contre la barre de la
table. Bref, elle gisait là comme un agonisant dans le travail de la
mort: cependant elle survécut aussi.

La pauvre créature n’était pas seulement épuisée par la faim et
brisée par les terreurs de la mort; mais, comme nous l’apprîmes de
l’équipage, elle avait le cœur déchiré pour sa maîtresse, qu’elle
voyait mourante depuis deux ou trois jours et qu’elle aimait fort
tendrement.

Nous ne savions que faire de cette pauvre fille; et lorsque notre
chirurgien, qui était un homme de beaucoup de savoir et d’expérience,
l’eut à grands soins rappelée à la vie, il eut à lui rendre la raison;
et pendant fort longtemps elle resta à peu près folle, comme on le
verra par la suite.

Quiconque lira ces mémoires voudra bien considérer que les visites en
mer ne se font pas comme dans un voyage sur terre, où l’on séjourne
quelquefois une ou deux semaines en un même lieu. Il nous appartenait
de secourir l’équipage de ce navire en détresse, mais non de demeurer
avec lui; et quoiqu’il désirât fort d’aller de conserve avec nous
pendant quelques jours, il nous était pourtant impossible de convoyer
un bâtiment qui n’avait point de mâts. Néanmoins, quand le capitaine
nous pria de l’aider à dresser un grand mât de hune et une sorte
de mâtereau de hune à son mât de misaine de fortune, nous ne nous
refusâmes pas à rester en panne trois ou quatre jours. Alors, après
lui avoir donné cinq barils de bœuf et de porc, deux barriques de
biscuits, et une provision de pois, de farine et d’autres choses
dont nous pouvions disposer, et avoir pris en retour trois tonneaux
de sucre, du _rum_, et quelques pièces de huit, nous les quittâmes
en gardant à notre bord, à leur propre requête, le jeune homme et la
servante avec tous leurs bagages.

Le jeune homme, dans sa dix-septième année environ, garçon aimable,
bien élevé, modeste et sensible, profondément affligé de la perte de
sa mère, son père étant mort à la Barbade peu de mois auparavant,
avait supplié le chirurgien de vouloir bien m’engager à le retirer
de ce vaisseau, dont le cruel équipage, disait-il, était l’assassin
de sa mère; et par le fait il l’était, du moins passivement: car,
pour la pauvre veuve délaissée, ils auraient pu épargner quelques
petites choses qui l’auraient sauvée, n’eût-ce été que juste de quoi
l’empêcher de mourir. Mais la faim ne connaît ni ami, ni famille,
ni justice, ni droit; c’est pourquoi elle est sans remords et sans
compassion.

Le chirurgien lui avait exposé que nous faisions un voyage de long
cours, qui le séparerait de tous ses amis et le replongerait peut-être
dans une aussi mauvaise situation que celle où nous l’avions trouvé,
c’est-à-dire mourant de faim dans le monde; et il avait répondu:—«Peu
m’importe où j’irai, pourvu que je sois délivré du féroce équipage
parmi lequel je suis! Le capitaine,—c’est de moi qu’il entendait
parler, car il ne connaissait nullement mon neveu,—m’a sauvé la vie,
je suis sûr qu’il ne voudra pas me faire de chagrin; et quant à la
servante, j’ai la certitude, si elle recouvre la raison, qu’elle sera
très reconnaissante, n’importe le lieu où vous nous emmeniez.»—Le
chirurgien m’avait rapporté tout ceci d’une façon si touchante, que
je n’avais pu résister, et que nous les avions pris à bord tous les
deux, avec tous leurs bagages, excepté onze barriques de sucre qu’on
n’avait pu remuer ou aveindre. Mais comme le jeune homme en avait le
connaissement, j’avais fait signer à son capitaine un écrit par lequel
il s’obligeait, dès son arrivée à Bristol, à se rendre chez un M.
Rogers, négociant auquel le jeune homme s’était dit allié, et à lui
remettre une lettre de ma part, avec toutes les marchandises laissées
à bord appartenant à la défunte veuve. Il n’en fut rien, je présume:
car je n’appris jamais que ce vaisseau eût abordé à Bristol. Il se
sera perdu en mer, cela est probable. Désemparé comme il était et si
éloigné de toute terre, mon opinion est qu’à la première tourmente qui
aura soufflé il aura dû couler bas. Déjà il faisait eau et avait sa
cale avariée quand nous le rencontrâmes.

Nous étions alors par 19 degrés 32 minutes de latitude, et nous
avions eu jusque-là un voyage passable comme temps, quoique les vents
d’abord eussent été contraires.—Je ne vous fatiguerai pas du récit
des petits incidents de vents, de temps et de courants advenus durant
la traversée; mais, coupant court eu égard à ce qui va suivre, je
dirai que j’arrivai à mon ancienne habitation, à mon île, le 10 avril
1695.—Ce ne fut pas sans grande difficulté que je la retrouvai. Comme
autrefois venant du Brésil, je l’avais abordée par le sud et sud-est,
que je l’avais quittée de même, et qu’alors je cinglais entre le
continent et l’île, n’ayant ni carte de la côte, ni point de repère,
je ne la reconnus pas quand je la vis. Je ne savais si c’était elle ou
non.

Nous rôdâmes longtemps, et nous abordâmes à plusieurs îles dans les
bouches de la grande rivière Orénoque, mais inutilement. Toutefois
j’appris, en côtoyant le rivage, que j’avais été jadis dans une grande
erreur, c’est-à-dire que le continent que j’avais cru voir de l’île où
je vivais n’était réellement point la terre ferme, mais une île fort
longue, ou plutôt une chaîne d’îles s’étendant d’un côté à l’autre des
vastes bouches de la grande rivière; et que les sauvages qui venaient
dans mon île n’étaient pas proprement ceux qu’on appelle Caribes, mais
des insulaires et autres barbares de la même espèce, qui habitaient un
peu plus près de moi.

Bref, je visitai sans résultat quantité de ces îles: j’en trouvai
quelques-unes peuplées et quelques-unes désertes. Dans une entre
autres je rencontrai des Espagnols, et je crus qu’ils y résidaient;
mais, leur ayant parlé, j’appris qu’ils avaient un _sloop_ mouillé
dans une petite crique près de là; qu’ils venaient en ce lieu pour
faire du sel et pêcher, s’il était possible, quelques huîtres à perle;
enfin qu’ils appartenaient à l’île de la Trinité, située plus au nord,
par 10 et 11 degrés de latitude.

Côtoyant ainsi d’une île à l’autre, tantôt avec le navire, tantôt avec
la chaloupe des Français,—nous l’avions trouvée à notre convenance,
et l’avions gardée sous leur bon plaisir,—j’atteignis enfin le côté
sud de mon île, et je reconnus les lieux de prime abord. Je fis donc
mettre le navire à l’ancre, en face de la petite crique où s’élevait
mon ancienne habitation.

[Illustration: J’atteignis enfin le côté sud de mon île...]

Sitôt que je vins en vue de l’île, j’appelai Vendredi et je lui
demandai s’il savait où il était. Il promena ses regards quelque
temps, puis tout à coup il battit des mains et s’écria:—«O, oui!
O, voilà! O, oui! O, voilà!»—Et montrant du doigt notre ancienne
habitation, il se prit à danser et à cabrioler comme un fou, et j’eus
beaucoup de peine à l’empêcher de sauter à la mer pour gagner la rive
à la nage.

—«Eh bien! Vendredi, lui demandai-je, penses-tu que nous trouvions
quelqu’un ici? penses-tu que nous revoyions ton père?»—Il demeura
quelque temps muet comme une souche; mais quand je nommai son père,
le pauvre et affectionné garçon parut affligé, et je vis des larmes
couler en abondance sur sa face.—«Qu’est-ce, Vendredi? lui dis-je, te
fâcherait-il de revoir ton père?»—«Non, non, répondit-il en secouant
la tête, non voir lui plus, non jamais plus voir encore!»—«Pourquoi
donc, Vendredi, repris-je, comment sais-tu cela?»—«Oh non! oh non!
s’écria-t-il; lui mort il y a longtemps; il y a longtemps lui beaucoup
vieux homme.»—«Bah! bah! Vendredi, tu n’en sais rien; mais allons-nous
trouver quelqu’un autre?»—Le compagnon avait, à ce qu’il paraît, de
meilleurs yeux que moi; il les jeta juste sur la colline au-dessus de
mon ancienne maison, et, quoique nous en fussions à une demi-lieue,
il se mit à crier:—«Moi voir! moi voir! oui, oui, moi voir beaucoup
hommes là, et là, et là.»

Je regardai, mais je ne pus voir personne, pas même avec ma lunette
d’approche, probablement parce que je la braquais mal, car mon
serviteur avait raison; comme je l’appris le lendemain, il y avait là
cinq ou six hommes arrêtés à regarder le navire, et ne sachant que
penser de nous.

Aussitôt que Vendredi m’eut dit qu’il voyait du monde, je fis déployer
le pavillon anglais et tirer trois coups de canon, pour donner à
entendre que nous étions amis; et, un demi-quart d’heure après,
nous aperçûmes une fumée s’élever du côté de la crique. J’ordonnai
immédiatement de mettre la chaloupe à la mer, et, prenant Vendredi
avec moi, j’arborai le pavillon blanc ou parlementaire et je me
rendis directement à terre, accompagné du jeune religieux dont il a
été question. Je lui avais conté l’histoire de mon existence en cette
île, le genre de vie que j’y avais mené, toutes les particularités
ayant trait et à moi-même et à ceux que j’y avais laissés, et ce récit
l’avait rendu extrêmement désireux de me suivre. J’avais en outre avec
moi environ seize hommes très bien armés pour le cas où nous aurions
trouvé quelques nouveaux hôtes qui ne nous eussent pas connus; mais
nous n’eûmes pas besoin d’armes.

Comme nous allions à terre durant le flot, presque à marée haute,
nous voguâmes droit dans la crique; et le premier homme sur lequel je
fixai mes yeux fut l’Espagnol dont j’avais sauvé la vie, et que je
reconnus parfaitement bien à sa figure; quant à son costume, je le
décrirai plus tard. J’ordonnai d’abord que, excepté moi, personne ne
mît pied à terre; mais il n’y eut pas moyen de retenir Vendredi dans
la chaloupe: car ce fils affectionné avait découvert son père par
delà les Espagnols, à une grande distance, où je ne le distinguais
aucunement; si on ne l’eût pas laissé descendre au rivage, il aurait
sauté à la mer. Il ne fut pas plus tôt débarqué qu’il vola vers
son père comme une flèche décochée d’un arc. Malgré la plus ferme
résolution, il n’est pas un homme qui eût pu se défendre de verser
des larmes en voyant les transports de joie de ce pauvre garçon quand
il rejoignit son père; comment il l’embrassa, le baisa, lui caressa
la face, le prit dans ses bras, l’assit sur un arbre abattu et
s’étendit près de lui; puis se dressa et le regarda pendant un quart
d’heure comme on regarderait une peinture étrange; puis se coucha par
terre, lui caressa et lui baisa les jambes; puis enfin se releva et
le regarda fixement. On eût dit une fascination; mais le jour suivant
un chien même aurait ri de voir les nouvelles manifestations de son
affection. Dans la matinée, durant plusieurs heures il se promena
avec son père çà et là le long du rivage, le tenant toujours par la
main comme s’il eût été une lady, et de temps en temps venant lui
chercher dans la chaloupe soit un morceau de sucre, soit un verre de
liqueur, un biscuit ou quelque autre bonne chose. Dans l’après-midi,
ses folies se transformèrent encore: alors il asseyait le vieillard
par terre, se mettait à danser autour de lui, faisait mille postures,
mille gesticulations bouffonnes, et lui parlait et lui contait en même
temps pour le divertir une histoire ou une autre de ses voyages et ce
qui lui était advenu dans les contrées lointaines. Bref, si la même
affection filiale pour leurs parents se trouvait chez les chrétiens,
dans notre partie du monde, on serait tenté de dire que c’eût été
chose à peu près inutile que le cinquième commandement.

Mais ceci est une digression: je retourne à mon débarquement. S’il me
fallait relater toutes les cérémonies et toutes les civilités avec
lesquelles les Espagnols me reçurent, je n’en aurais jamais fini. Le
premier Espagnol qui s’avança, et que je reconnus très bien, comme
je l’ai dit, était celui dont j’avais sauvé la vie. Accompagné d’un
des siens portant un drapeau parlementaire, il s’approcha de la
chaloupe. Non seulement il ne me remit pas d’abord, mais il n’eut
pas même la pensée, l’idée, que ce fût moi qui revenais jusqu’à ce
que je lui eusse parlé.—«Senhor, lui dis-je en portugais, ne me
reconnaissez-vous pas?»—Il ne répondit pas un mot; mais, donnant son
mousquet à l’homme qui était avec lui, il ouvrit les bras, et, disant
quelque chose en espagnol que je n’entendis qu’imparfaitement, il
s’avança pour m’embrasser; puis il ajouta qu’il était inexcusable
de n’avoir pas reconnu cette figure qui lui avait une fois apparu
comme celle d’un ange envoyé du ciel pour lui sauver la vie, et une
foule d’autres jolies choses, comme en a toujours à son service un
Espagnol bien élevé; ensuite, faisant signe de la main à la personne
qui l’accompagnait, il la pria d’aller appeler ses camarades. Alors
il me demanda si je voulais me rendre à mon ancienne habitation, où
il me remettrait en possession de ma propre demeure, et où je verrais
qu’il ne s’y était fait que de chétives améliorations. Je le suivis
donc; mais, hélas! il me fut aussi impossible de retrouver les lieux
que si je n’y fusse jamais allé; car on avait planté tant d’arbres,
on les avait placés de telle manière, si épais et si près l’un de
l’autre, et en dix ans de temps ils étaient devenus si gros, qu’en un
mot, la place était inaccessible, excepté par certains détours et
chemins dérobés que seulement ceux qui les avaient pratiqués pouvaient
reconnaître.

[Illustration: —Ne me reconnaissez-vous pas?]

Je lui demandai à quoi bon toutes ces fortifications. Il me répondit
que j’en comprendrais assez la nécessité quand il m’aurait conté
comment ils avaient passé leur temps depuis leur arrivée dans l’île,
après qu’ils eurent eu le malheur de me trouver parti. Il me dit
qu’il n’avait pu que participer de cœur à ma bonne fortune lorsqu’il
avait appris que je m’en étais allé sur un bon navire, et tout à
ma satisfaction, que maintes fois il avait été pris de la ferme
persuasion qu’un jour ou l’autre il me reverrait; mais que jamais il
ne lui était rien arrivé dans sa vie de plus consternant et de plus
affligeant d’abord que le désappointement où il tomba quand, à son
retour dans l’île, il ne me trouva plus.

Quant aux trois barbares,—comme il les appelait,—que nous avions
laissés derrière nous et sur lesquels il avait une longue histoire
à me conter, s’ils n’eussent été en si petit nombre, les Espagnols
se seraient tous crus beaucoup mieux parmi les sauvages.—«Il y a
longtemps que s’ils avaient été assez forts, nous serions tous en
purgatoire, me dit-il en se signant sur la poitrine; mais, sir,
j’espère que vous ne vous fâcherez point quand je vous déclarerai
que, forcés par la nécessité, nous avons été obligés, pour notre
propre conservation, de désarmer et de faire nos sujets ces hommes
qui, ne se contentant point d’être avec modération nos maîtres,
voulaient se faire nos meurtriers.»—Je lui répondis que j’avais
profondément redouté cela en laissant ces hommes en ces lieux, et
que rien ne m’avait plus affecté à mon départ de l’île que de ne pas
les voir de retour, pour les mettre d’abord en possession de toutes
choses, et laisser les autres dans un état de sujétion ainsi qu’ils
le méritaient; mais que puisqu’ils les y avaient réduits j’en étais
charmé, bien loin d’y trouver aucun mal; car je savais que c’étaient
d’intraitables et d’ingouvernables coquins, propres à toute espèce de
crime.

Comme j’achevais ces paroles, l’homme qu’il avait envoyé revint, suivi
de onze autres. Dans le costume où ils étaient, il était impossible
de deviner à quelle nation ils appartenaient; mais il posa clairement
la question pour eux et pour moi, car il se tourna d’abord vers moi,
et me dit en les montrant:—«Sir, ce sont quelques-uns des gentlemen
qui vous sont redevables de la vie.»—Puis, se tournant vers eux et
me désignant du doigt, il leur fit connaître qui j’étais. Là-dessus
ils s’approchèrent tous un à un, non pas comme s’ils eussent été
des marins et du petit monde et moi leur pareil, mais réellement
comme s’ils eussent été des ambassadeurs ou de nobles hommes et moi
un monarque ou un grand conquérant. Leur conduite fut au plus haut
degré obligeante et courtoise, et cependant mêlée d’une mâle et
majestueuse gravité qui leur seyait très bien. Bref, ils avaient
tellement plus d’entregent que moi, qu’à peine savais-je comment
recevoir leurs civilités, beaucoup moins encore comment leur rendre la
réciproque.

L’histoire de leur venue et de leur conduite dans l’île après mon
départ est si remarquable, elle est traversée de tant d’incidents que
la première partie de ma relation aidera à comprendre, elle a tant de
liaison, dans la plupart de ses détails, avec le récit que j’ai déjà
donné, que je ne saurais me défendre de l’offrir avec grand plaisir à
la lecture de ceux qui viendront après moi.

Je n’embrouillerai pas plus longtemps le fil de cette histoire par une
narration à la première personne, ce qui me mettrait en dépense de dix
mille _dis-je, dit-il, et il me dit, et je lui dis_, et autres choses
semblables; mais je rassemblerai les faits historiquement, aussi
exactement que me les représentera ma mémoire, suivant qu’ils me les
ont contés, et que je les ai recueillis dans mes entretiens avec eux
sur les lieux mêmes.

Pour faire cela succinctement et aussi intelligiblement que possible,
il me faut retourner aux circonstances dans lesquelles j’abandonnai
l’île et dans lesquelles se trouvaient les personnes dont j’ai à
parler. D’abord il est nécessaire de répéter que j’avais envoyé le
père de Vendredi et l’Espagnol, tous les deux sauvés, grâce à moi,
des sauvages; que je les avais envoyés, dis-je, dans une grande
pirogue à la terre ferme, comme je le croyais alors, pour chercher les
compagnons de l’Espagnol, afin de les tirer du malheur où ils étaient,
de les secourir pour le présent, et d’inventer ensemble par la suite,
si faire se pouvait, quelques moyens de délivrance.

Quand je les envoyai, ma délivrance n’avait aucune probabilité, rien
ne me donnait lieu de l’espérer, pas plus que vingt ans auparavant;
bien moins encore avais-je quelque prescience de ce qui arriva par
la suite, j’entends qu’un navire anglais aborderait là pour les
emmener. Aussi, quand ils revinrent, quelle dut être leur surprise,
non seulement de me trouver parti, mais de trouver trois étrangers
abandonnés sur cette terre, en possession de tout ce que j’avais
laissé derrière moi, et qui autrement leur serait échu!

La première chose dont toutefois je m’enquis,—pour reprendre où j’en
suis resté,—fut ce qui leur était personnel, et je priai l’Espagnol
de me faire un récit particulier de son voyage dans la pirogue à la
recherche de ses compatriotes. Il me dit que cette portion de leurs
aventures offrait peu de variété, car rien de remarquable ne leur
était advenu en route: ils avaient eu un temps fort calme et une mer
douce; quant à ses compatriotes, ils furent, à n’en pas douter, ravis
de le voir.—A ce qu’il paraît, il était le principal d’entre eux, le
capitaine du navire sur lequel ils avaient naufragé étant mort depuis
quelque temps.—Ils furent d’autant plus surpris de le voir, qu’ils le
savaient tombé entre les mains des sauvages, et le supposaient dévoré
comme tous les autres prisonniers. Quand il leur conta l’histoire de
sa délivrance et qu’il était à même de les emmener, ce fut comme un
songe pour eux. Leur étonnement, selon leur propre expression, fut
semblable à celui des frères de Joseph lorsqu’il se découvrit à eux
et leur raconta l’histoire de son élévation à la cour de Pharaon.
Mais quand il leur montra les armes, la poudre, les balles et les
provisions qu’il avait apportées pour leur traversée, ils se remirent,
ne se livrèrent qu’avec réserve à la joie de leur délivrance et
immédiatement se préparèrent à le suivre.

Leur première affaire fut de se procurer des canots; et en ceci ils se
virent obligés de faire violence à leur honneur, de tromper leurs amis
les sauvages, et de leur emprunter deux grands canots ou pirogues,
sous prétexte d’aller à la pêche ou en partie de plaisir.

Ils partirent dans ces embarcations le matin suivant. Il est clair
qu’il ne leur fallut pas beaucoup de temps pour leurs préparatifs,
n’ayant ni bagages, ni hardes, ni provisions, rien au monde que ce
qu’ils avaient sur eux et quelques racines qui leur servaient à faire
leur pain.



CHAPITRE II

     Nouvelle mutinerie.—Sanglante querelle.—Un coup
     d’assommoir-.—Feinte soumission.—Une fausse supposition.—Combat
     entre sauvages.—Trois prisonniers.—Mise en jugement.—L’action
     du gouverneur.—Curieux échange.—Loterie.—Funeste
     curiosité.—Incendie des huttes.—Frayeur des sauvages.—Trois
     nouveaux prisonniers.—Nouvelle incursion des Indiens.—Poursuite
     impitoyable.—Reddition des Indiens.—Relèvement des ruines.


Mes deux messagers furent en tout trois semaines absents, et c’est
dans cet intervalle, malheureusement pour eux, comme je l’ai rapporté
dans la première partie, que je trouvai l’occasion de quitter mon île,
laissant derrière moi trois bandits, les plus impudents, les plus
endurcis, les plus ingouvernables, les plus turbulents qu’on eût su
rencontrer, au grand chagrin et au grand désappointement des pauvres
Espagnols, ayez-en l’assurance.

La seule chose loyale que firent ces coquins, ce fut de donner ma
lettre aux Espagnols quand ils arrivèrent, et de leur offrir des
provisions et des secours, comme je le leur avais recommandé. Ils
leur remirent aussi de longues instructions écrites que je leur avais
laissées, et qui contenaient les méthodes particulières dont j’avais
fait usage dans le gouvernement de ma vie en ces lieux: la manière de
faire cuire mon pain, d’élever mes chèvres apprivoisées et de semer
mon blé; comment je séchais mes raisins, je faisais mes pots; en un
mot, tout ce que je fabriquais. Tout cela, couché par écrit, fut remis
par les trois vauriens aux Espagnols, dont deux comprenaient assez
bien l’anglais. Ils ne refusèrent pas, qui plus est, de s’accommoder
avec eux pour toute autre chose, car ils s’accordèrent très bien
pendant quelque temps. Ils partagèrent également avec eux la maison ou
la grotte, et commencèrent par vivre fort sociablement. Le principal
Espagnol, qui m’avait assisté dans beaucoup de mes opérations,
administrait toutes les affaires avec l’aide du père de Vendredi.
Quant aux Anglais, ils ne faisaient que rôder çà et là dans l’île,
tuer des perroquets, attraper des tortues, et quand le soir ils
revenaient à la maison, les Espagnols pourvoyaient à leur souper.

Ces derniers s’en seraient arrangés si les autres les avaient
seulement laissés en repos; mais leur cœur ne pouvait leur permettre
de le faire longtemps, et, comme le chien dans la crèche, ils ne
voulaient ni manger ni souffrir que les autres mangeassent. Leurs
différends toutefois furent d’abord peu de chose et ne valent pas la
peine d’être rapportés; mais à la fin une guerre ouverte éclata et
commença avec toute la grossièreté et l’insolence qui se puissent
imaginer, sans raison, sans provocation, contrairement à la nature
et au sens commun; et, bien que le premier rapport m’en eût été fait
par les Espagnols eux-mêmes, que je pourrais qualifier d’accusateurs,
quand je vins à questionner les vauriens, ils ne purent en démentir un
mot.

Mais avant d’entrer dans les détails de cette seconde partie, il faut
que je répare une omission faite dans la première. J’ai oublié d’y
consigner qu’au moment de lever l’ancre pour mettre à la voile, il
s’engagea à bord de notre navire une petite querelle, qui un instant
fit craindre une seconde révolte; elle ne s’apaisa que lorsque le
capitaine, s’armant de courage et réclamant notre assistance, eut
séparé de vive force et fait prisonniers deux des plus séditieux, et
les eut fait mettre aux fers. Comme ils s’étaient mêlés activement
aux premiers désordres, et qu’en dernier lieu ils avaient laissé
échapper quelques propos grossiers et nuisibles, il les menaça de les
transporter ainsi en Angleterre pour y être pendus comme rebelles et
comme pirates.

Cette menace, quoique probablement le capitaine n’eût pas l’intention
de l’exécuter, effraya les autres matelots; et quelques-uns d’entre
eux mirent dans la tête de leurs camarades que le capitaine ne leur
donnait pour le présent de bonnes paroles qu’afin de pouvoir gagner
quelque port anglais, où ils seraient tous jetés en prison et mis en
jugement.

Le second eut vent de cela et nous en donna connaissance; sur quoi
il fut arrêté que moi, qui passais toujours à leurs yeux pour un
personnage important, j’irais avec le second les rassurer et leur dire
qu’ils pouvaient être certains, s’ils se conduisaient bien durant le
reste du voyage, que tout ce qu’ils avaient fait précédemment serait
oublié. J’y allai donc: ils parurent contents après que je leur eus
donné ma parole d’honneur, et plus encore quand j’ordonnai que les
deux hommes qui étaient aux fers fussent relâchés et graciés.

Cette mutinerie nous obligea à jeter l’ancre cette nuit-là, attendu
d’ailleurs que le vent était tombé; le lendemain matin nous nous
aperçûmes que nos deux hommes qui avaient été mis aux fers s’étaient
saisis chacun d’un mousquet et de quelques autres armes,—nous
ignorions combien ils avaient de poudre et de plomb,—avaient pris
la pinasse du bâtiment, qui n’avait pas encore été halée à bord, et
étaient allés rejoindre à terre leurs compagnons de complot.

Aussitôt que j’en fus instruit, je fis monter dans la grande chaloupe
douze hommes et le second, et les envoyai à la poursuite de ces
coquins; mais ils ne purent les trouver non plus qu’aucun des autres,
car dès qu’ils avaient vu la chaloupe s’approcher du rivage, ils
s’étaient tous enfuis dans les bois. Le second fut d’abord tenté, pour
faire justice de leur coquinerie, de détruire leurs plantations, de
brûler leurs ustensiles et leurs meubles, et de les laisser se tirer
d’affaire comme ils pourraient; mais, n’ayant pas d’ordres, il laissa
toutes choses comme il les trouva, et, ramenant la pinasse, il revint
à bord sans eux.

Ces deux hommes joints aux précédents coquins en élevaient le nombre à
cinq; mais les trois premiers l’emportaient tellement en scélératesse
sur ceux-ci, qu’après qu’ils eurent passé ensemble deux ou trois
jours, ils chassèrent les deux nouveaux venus, les abandonnant à
eux-mêmes et ne voulant rien avoir de commun avec eux. Ils refusèrent
même longtemps de leur donner de la nourriture. Quant aux Espagnols,
ils n’étaient point encore arrivés.

Dès que ceux-ci furent venus, les affaires commencèrent à marcher; ils
tâchèrent d’engager les trois scélérats d’Anglais à reprendre parmi
eux leurs deux compatriotes, afin, disaient-ils, de ne faire qu’une
seule famille; mais ils ne voulurent rien entendre, de sorte que les
deux pauvres diables vécurent à part, et, voyant qu’il n’y avait que
le travail et l’application qui pût les faire vivre confortablement,
ils s’installèrent sur le rivage nord de l’île, mais un peu plus à
l’ouest, pour être à l’abri des sauvages, qui débarquaient toujours
dans la partie orientale.

Là ils bâtirent deux huttes, l’une pour se loger et l’autre pour
servir de magasin. Les Espagnols leur ayant remis quelque peu de blé
pour semer et une partie des pois que je leur avais laissés, ils
bêchèrent, plantèrent, firent des clôtures, d’après l’exemple que
je leur avais donné à tous, et commencèrent à se tirer assez bien
d’affaire.

Leur première récolte de blé était venue à bien, et, quoiqu’ils
n’eussent d’abord cultivé qu’un petit espace de terrain, vu le peu de
temps qu’ils avaient eu, néanmoins c’en fut assez pour les soulager et
les fournir de pain et d’autres aliments; l’un d’eux, qui avait rempli
à bord les fonctions d’aide de cuisine, s’entendait fort bien à faire
des soupes, des _puddings_, et quelques autres mets que le riz, le
lait et le peu de viande qu’ils avaient permettaient d’apprêter.

C’est ainsi que leur position commençait à s’améliorer, quand leurs
trois fieffés coquins de compatriotes se mirent en tête de venir les
insulter et leur chercher noise. Ils leur dirent que l’île était à
eux, que le gouverneur,—c’était moi qu’ils désignaient ainsi,—leur
en avait donné la possession, que personne qu’eux n’y avait droit,
et que, de par tous les diables, ils ne leur permettraient point de
faire des constructions sur leur terrain, à moins d’en payer le loyer.

Les deux hommes crurent d’abord qu’ils voulaient rire, et les prièrent
de venir s’asseoir auprès d’eux, d’examiner les magnifiques maisons
qu’ils avaient construites et d’en fixer eux-mêmes le loyer; l’un
d’eux ajouta en plaisantant que s’ils étaient effectivement les
propriétaires du sol, il espérait que, bâtissant sur ce terrain et y
faisant des améliorations, on devait, selon la coutume de tous les
propriétaires, leur accorder un long bail, et il les engagea à amener
un notaire pour rédiger l’acte. Un des trois scélérats se mit à jurer,
et, entrant en fureur, leur dit qu’il allait leur faire voir qu’ils ne
riaient pas; en même temps il s’approche de l’endroit où ces honnêtes
gens avaient allumé du feu pour cuire leurs aliments, prend un tison
et, l’appliquant sur la partie extérieure de leur hutte, y met le feu:
elle aurait brûlé tout entière en quelques minutes si l’un des deux
hommes, courant à ce coquin, ne l’eût éloigné et éteint le feu avec
ses pieds, sans de grandes difficultés.

Le vaurien, furieux d’être ainsi repoussé par cet honnête homme,
s’avança sur lui avec un gros bâton qu’il tenait à la main; et si
l’autre n’eût évité adroitement le coup et ne se fût enfui dans la
hutte, c’en était fait de sa vie. Son camarade, voyant le danger
où ils étaient tous deux, courut le rejoindre, et bientôt ils
ressortirent ensemble, avec leurs mousquets; celui qui avait été
frappé étendit à terre d’un coup de crosse le coquin qui avait
commencé la querelle avant que les deux autres pussent arriver à son
aide; puis, les voyant venir à eux, ils leur présentèrent le canon de
leurs mousquets et leur ordonnèrent de se tenir à distance.

[Illustration: Ils leur ordonnèrent de se tenir à distance.]

Les drôles avaient aussi des armes à feu; mais l’un des deux honnêtes
gens, plus décidé que son camarade et enhardi par le danger qu’ils
couraient, leur dit que s’ils remuaient pied ou main ils étaient
tous morts, et leur commanda résolument de mettre bas les armes.
Ils ne mirent pas bas les armes, il est vrai; mais, les voyant si
déterminés, ils parlementèrent et consentirent à s’éloigner en
emportant leur camarade, que le coup de crosse qu’il avait reçu
paraissait avoir grièvement blessé. Toutefois les deux honnêtes
Anglais eurent grand tort: ils auraient dû profiter de leurs avantages
pour désarmer entièrement leurs adversaires comme ils le pouvaient,
aller immédiatement trouver les Espagnols et leur raconter comment
ces scélérats les avaient traités; car ces trois misérables ne
s’occupèrent plus que des moyens de se venger, et chaque jour en
fournissait quelque nouvelle preuve.

Mais je ne crois pas devoir charger cette partie de mon histoire du
récit des manifestations les moins importantes de leur scélératesse,
telles que de fouler aux pieds leurs blés, tuer à coups de
fusil trois jeunes chevreaux et une chèvre que les pauvres gens
avaient apprivoisée pour en avoir des petits. En un mot, ils les
tourmentèrent tellement nuit et jour, que les deux infortunés, poussés
à bout, résolurent de leur livrer bataille à tous trois à la première
occasion. A cet effet, ils se décidèrent à aller au château,—c’est
ainsi qu’ils appelaient ma vieille habitation,—où vivaient à cette
époque les trois coquins et les Espagnols. Là leur intention était
de livrer un combat dans les règles, en prenant les Espagnols pour
témoins. Ils se levèrent donc le lendemain matin avant l’aube,
vinrent au château et appelèrent les Anglais par leurs noms, disant
à l’Espagnol, qui leur demanda ce qu’ils voulaient, qu’ils avaient à
parler à leurs compatriotes.

Il était arrivé que la veille deux des Espagnols, s’étant rendus
dans les bois, avaient rencontré l’un des deux Anglais que, pour les
distinguer des autres, j’appelle honnêtes gens; celui-ci s’était
plaint amèrement aux Espagnols des traitements barbares qu’ils avaient
eu à souffrir de leurs trois compatriotes, qui avaient détruit leur
plantation, dévasté leur récolte, qu’ils avaient eu tant de peine à
faire venir; tué la chèvre et les trois chevreaux qui formaient toute
leur subsistance. Il avait ajouté que si lui et ses amis, à savoir les
Espagnols, ne venaient de nouveau à leur aide, il ne leur resterait
d’autre perspective que de mourir de faim. Quand les Espagnols
revinrent le soir au logis, et que tout le monde fut à souper, un
d’entre eux prit la liberté de blâmer les trois Anglais, bien qu’avec
douceur et politesse, et leur demanda comment ils pouvaient être
aussi cruels envers des gens qui ne faisaient de mal à personne, qui
tâchaient de subsister par leur travail, et qui avaient dû se donner
bien des peines pour amener les choses à l’état de perfection où elles
étaient arrivées.

L’un des Anglais repartit brusquement:—«Qu’avaient-ils à faire
ici?»—ajoutant qu’ils étaient venus à terre sans permission, et que,
quant à eux, ils ne souffriraient pas qu’ils fissent de cultures
ou de constructions dans l’île; que le sol ne leur appartenait
pas.—«Mais, dit l’Espagnol avec beaucoup de calme, señor Inglés, ils
ne doivent pas mourir de faim.»—L’Anglais répondit, comme un malappris
qu’il était, qu’ils pouvaient crever de faim et aller au diable,
mais qu’ils ne planteraient ni ne bâtiraient dans ce lieu.—«Que
faut-il donc qu’ils fassent, señor?» dit l’Espagnol.—Un autre de ces
rustres répondit:—«_Goddam!_ qu’ils nous servent et travaillent pour
nous.»—«Mais comment pouvez-vous attendre cela d’eux? vous ne les
avez pas achetés de vos deniers, vous n’avez pas le droit d’en faire
vos esclaves.»—Les Anglais répondirent que l’île était à eux, que le
gouverneur la leur avait donnée, et que nul autre n’y avait droit;
ils jurèrent leurs grands dieux qu’ils iraient mettre le feu à leurs
nouvelles huttes, et qu’ils ne souffriraient pas qu’ils bâtissent sur
leur territoire.

—«Mais, señor, dit l’Espagnol, d’après ce raisonnement, nous aussi,
nous devons être vos esclaves.»—«Oui, dit l’audacieux coquin,
et vous les serez aussi, et nous n’en aurons pas encore fini
ensemble.»—entremêlant ses paroles de deux ou trois _goddam_ placés
aux endroits convenables. L’Espagnol se contenta de sourire, et
ne répondit rien. Toutefois, cette conversation avait échauffé la
bile des Anglais, et l’un d’eux,—c’était, je crois, celui qu’ils
appelaient Will Atkins,—se leva brusquement et dit à l’un de ses
camarades:—«Viens, Jack, allons nous frotter avec eux: je te réponds
que nous démolirons leurs châteaux; ils n’établiront pas de colonies
dans nos domaines.»

Ce disant, ils sortirent ensemble, armés chacun d’un fusil, d’un
pistolet et d’un sabre, et marmottant entre eux quelques propos
insolents sur le traitement qu’ils infligeraient aux Espagnols quand
l’occasion s’en présenterait; mais il paraît que ceux-ci n’entendirent
pas parfaitement ce qu’ils disaient, et qu’ils comprirent seulement
qu’on leur faisait des menaces parce qu’ils avaient pris le parti des
deux Anglais.

Où allèrent-ils et comment passèrent-ils leur temps ce soir-là, les
Espagnols me dirent n’en rien savoir; mais il paraît qu’ils errèrent
çà et là dans le pays une partie de la nuit, puis que, s’étant couchés
dans l’endroit que j’appelais ma tonnelle, ils se sentirent fatigués
et s’endormirent. Au fait, voilà ce qu’il en était: ils avaient résolu
d’attendre jusqu’à minuit, et alors de surprendre les pauvres diables
dans leur sommeil, et, comme plus tard ils l’avouèrent, avec le projet
de mettre le feu à la hutte des deux Anglais pendant qu’ils y étaient,
de les faire périr dans les flammes ou de les assassiner au moment
où ils sortiraient: comme la malignité dort rarement d’un profond
sommeil, il est étrange que ces gens-là ne soient pas restés éveillés.

Toutefois, comme les deux honnêtes gens avaient aussi sur eux des
vues, plus honorables, il est vrai, que l’incendie et l’assassinat,
il advint, et fort heureusement pour tous, qu’ils étaient debout et
sortis avant que les sanguinaires coquins arrivassent à leurs huttes.

Quand ils y furent et virent que leurs adversaires étaient partis,
Atkins, qui, à ce qu’il paraît, marchait en avant, cria à ses
camarades:—«Holà! Jack, voilà bien le nid; mais, qu’ils soient
damnés! les oiseaux sont envolés.»—Ils réfléchirent un moment à ce
qui avait pu les faire sortir de si bonne heure, et l’idée leur vint
que c’étaient les Espagnols qui les avaient prévenus; là-dessus, ils
se serrèrent la main et se jurèrent mutuellement de se venger des
Espagnols. Aussitôt qu’ils eurent fait ce pacte de sang, ils se mirent
à l’œuvre sur l’habitation des pauvres gens. Ils ne brûlèrent rien,
mais ils jetèrent bas les deux huttes, et en dispersèrent les débris,
de manière à ne rien laisser debout et à rendre en quelque sorte
méconnaissable l’emplacement qu’elles avaient occupé; ils mirent en
pièces tout leur petit mobilier, et l’éparpillèrent de telle façon que
les pauvres gens retrouvèrent plus tard, à un mille de distance de
leur habitation, quelques-uns des objets qui leur avaient appartenu.

Cela fait, ils arrachèrent tous les jeunes arbres que ces pauvres
gens avaient plantés, ainsi que les clôtures qu’ils avaient établies
pour mettre en sûreté leurs bestiaux et leur grain; en un mot, ils
saccagèrent et pillèrent toute chose aussi complètement qu’aurait pu
le faire une horde de Tartares.

Pendant ce temps les deux hommes étaient allés à leur recherche,
décidés à les combattre partout où ils les trouveraient, bien
qu’étant seulement deux contre trois, de sorte que, s’ils se fussent
rencontrés, il y aurait eu certainement du sang répandu; car, il faut
leur rendre cette justice, ils étaient tous des gaillards solides et
résolus.

Mais la Providence mit plus de soin à les séparer qu’ils n’en mirent
eux-mêmes à se joindre: comme s’ils se fussent donné la chasse, les
trois vauriens étaient à peine partis que les deux honnêtes gens
arrivèrent; puis, quand ces deux-ci retournèrent sur leurs pas pour
aller à leur rencontre, les trois autres étaient revenus à la vieille
habitation. Nous allons voir la différence de leur conduite. Quand
les trois drôles furent de retour, encore furieux, et échauffés par
l’œuvre de destruction qu’ils venaient d’accomplir, ils abordèrent
les Espagnols par manière de bravade et comme pour les narguer,
et ils leur dirent ce qu’ils avaient fait; l’un d’entre eux même,
s’approchant de l’un des Espagnols, comme un polisson qui jouerait
avec un autre, lui ôta son chapeau de dessus la tête, et, le faisant
pirouetter, lui dit en lui riant au nez:—«Et vous aussi, señor Jack
Espagnol, nous vous mettrons à la même sauce si vous ne réformez pas
vos manières.»—L’Espagnol, qui, quoique doux et pacifique, était aussi
brave qu’un homme peut désirer de l’être, et d’ailleurs fortement
constitué, le regarda fixement pendant quelques minutes; puis, n’ayant
à la main aucune arme, il s’approcha gravement de lui, et d’un coup de
poing l’étendit par terre comme un boucher abat un bœuf; sur quoi l’un
des bandits, aussi scélérat que le premier, fit feu de son pistolet
sur l’Espagnol. Il le manqua, il est vrai, car les balles passèrent
dans ses cheveux; mais il y en eut une qui lui toucha le bout de
l’oreille et le fit beaucoup saigner. La vue de son sang fit croire
à l’Espagnol qu’il avait plus de mal que cela n’était effectivement,
et il commença à s’échauffer, car jusque-là il avait agi avec le plus
grand sang-froid; aussi, déterminé à en finir, il se baissa, et,
ramassant le mousquet de celui qu’il avait étendu par terre, il allait
coucher en joue l’homme qui avait fait feu sur lui, quand le reste des
Espagnols qui se trouvaient dans la grotte sortirent, lui crièrent
de ne pas tirer, et, s’étant avancés, s’assurèrent des deux autres
Anglais en leur arrachant leurs armes.

[Illustration: ... d’un coup de poing l’étendit par terre comme un
boucher...]

Quand ils furent ainsi désarmés, et lorsqu’ils se furent aperçus
qu’ils s’étaient fait des ennemis de tous les Espagnols, comme ils
s’en étaient fait de leurs propres compatriotes, ils commencèrent dès
lors à se calmer, et, baissant le ton, demandèrent qu’on leur rendît
leurs armes; mais les Espagnols, considérant l’inimitié qui régnait
entre eux et les deux autres Anglais, et pensant que ce qu’il y aurait
de mieux à faire serait de les séparer les uns des autres, leur dirent
qu’on ne leur ferait point de mal, et que, s’ils voulaient vivre
paisiblement, ils ne demandaient pas mieux que de les aider et d’avoir
des rapports avec eux comme auparavant; mais qu’on ne pouvait penser
à leur rendre leurs armes lorsqu’ils étaient résolus à s’en servir
contre leurs compatriotes, et les avaient même menacés de faire d’eux
tous des esclaves.

Les coquins n’étaient pas alors plus en état d’entendre raison que
d’agir raisonnablement; mais, voyant qu’on leur refusait leurs
armes, ils s’en allèrent en faisant des gestes extravagants, et
comme fous de rage, menaçant, bien que sans armes à feu, de faire
tout le mal en leur pouvoir. Les Espagnols, méprisant leurs menaces,
leur dirent de se bien garder de causer le moindre dommage à leurs
plantations ou à leur bétail; que s’ils s’avisaient de le faire, ils
les tueraient à coups de fusil comme des bêtes féroces partout où ils
les trouveraient, et que, s’ils tombaient vivants entre leurs mains,
ils pouvaient être sûrs d’être pendus. Il s’en fallut toutefois que
cela les calmât, et ils s’éloignèrent en jurant et sacrant comme des
échappés de l’enfer. Aussitôt qu’ils furent partis, survinrent les
deux autres, enflammés d’une colère et possédés d’une rage aussi
grandes, quoique d’une autre nature: ce n’était pas sans motif, car,
ayant été à leur plantation, ils l’avaient trouvée toute démolie et
détruite; à peine eurent-ils articulé leurs griefs, que les Espagnols
leur dirent les leurs, et tous s’étonnèrent que trois hommes en
bravassent ainsi dix-neuf impunément.

Les Espagnols les méprisaient, et, après les avoir ainsi désarmés,
firent peu de cas de leurs menaces; mais les deux Anglais résolurent
de se venger, quoiqu’il pût leur en coûter pour les trouver.

Ici les Espagnols s’interposèrent également, et leur dirent que
leurs adversaires étant déjà désarmés, ils ne pouvaient consentir
à ce qu’ils les attaquassent avec des armes à feu et les tuassent
peut-être.—«Mais, dit le grave Espagnol qui était leur gouverneur,
nous ferons en sorte de vous faire rendre justice si vous voulez vous
en rapporter à nous: il n’est pas douteux que lorsque leur colère
sera apaisée, ils reviendront vers nous, incapables qu’ils sont de
subsister sans notre aide; nous vous promettons alors de ne faire avec
eux ni paix ni trêve qu’ils ne vous aient donné pleine satisfaction; à
cette condition, nous espérons que vous nous promettrez de votre côté
de ne point user de violence à leur égard, si ce n’est dans le cas de
légitime défense.»

Les deux Anglais cédèrent à cette invitation de mauvaise grâce et avec
beaucoup de répugnance; mais les Espagnols protestèrent qu’en agissant
ainsi ils n’avaient d’autre but que d’empêcher l’effusion du sang, et
de rétablir l’harmonie parmi eux:—«Nous sommes bien peu nombreux ici,
dirent-ils, il y a place pour nous tous, et il serait dommage que nous
ne fussions pas tous bons amis.»—A la fin les Anglais consentirent,
et, en attendant le résultat, demeurèrent quelques jours avec les
Espagnols, leur propre habitation étant détruite.

Au bout d’environ trois jours, les trois exilés, fatigués d’errer çà
et là et mourant presque de faim,—car ils n’avaient guère vécu dans
cet intervalle que d’œufs de tortues,—retournèrent au bocage. Ayant
trouvé mon Espagnol, qui, comme je l’ai dit, était le gouverneur, se
promenant avec deux autres sur le rivage, ils l’abordèrent d’un air
humble et soumis, et demandèrent en grâce d’être de nouveau admis dans
la famille. Les Espagnols les accueillirent avec politesse, mais leur
déclarèrent qu’ils avaient agi d’une manière si criminelle envers les
Anglais leurs compatriotes, et d’une façon si incivile envers eux
Espagnols, qu’ils ne pouvaient rien conclure sans avoir préalablement
consulté les deux Anglais et le reste de la troupe; qu’ils allaient
les trouver, leur en parler, et que dans une demi-heure ils leur
feraient connaître le résultat de leur démarche. Il fallait que les
trois coupables fussent réduits à une bien rude extrémité, puisque,
obligés d’attendre la réponse pendant une demi-heure, ils demandèrent
qu’on voulût bien dans cet intervalle leur faire donner du pain; ce
qui fut fait: on y ajouta même un gros morceau de chevreau et un
perroquet bouilli, qu’ils mangèrent de bon appétit, car ils étaient
mourants de faim.

[Illustration: Ils l’abordèrent d’un air humble et soumis...]

Après avoir tenu conseil une demi-heure, on les fit entrer, et il
s’engagea à leur sujet un long débat: leurs deux compatriotes les
accusèrent d’avoir anéanti le fruit de leur travail et formé le
dessein de les assassiner, toutes choses qu’ils avaient avouées
auparavant et que par conséquent ils ne pouvaient nier actuellement;
alors les Espagnols intervinrent comme conciliateurs, et de même
qu’ils avaient obligé les deux Anglais à ne point faire de mal aux
trois autres pendant que ceux-ci étaient privés de leurs armes, de
même maintenant ils obligèrent ces derniers à aller rebâtir pour leurs
compatriotes deux huttes, l’une devant être de la même dimension,
et l’autre plus vaste que les premières, comme aussi à rétablir les
clôtures qu’ils avaient arrachées, à planter des arbres à la place de
ceux qu’ils avaient déracinés, à bêcher le sol pour y semer du blé
là où ils avaient endommagé la culture; en un mot, à rétablir toutes
choses en l’état où ils les avaient trouvées, autant du moins que
cela se pouvait; car ce n’était pas complètement possible, puisqu’on
ne pouvait réparer le temps perdu dans la saison du blé, non plus que
rendre les arbres et les haies ce qu’ils étaient.

Ils se soumirent à toutes ces conditions; et, comme pendant ce
temps on leur fournit des provisions en abondance, ils devinrent
très paisibles, et la bonne intelligence régna de nouveau dans la
société; seulement on ne put jamais obtenir de ces trois hommes de
travailler pour eux-mêmes, si ce n’est un peu par-ci par-là, et selon
leur caprice. Toutefois les Espagnols leur dirent franchement que,
pourvu qu’ils consentissent à vivre avec eux d’une manière sociable et
amicale, et à prendre en général le bien de la plantation à cœur, on
travaillerait pour eux, en sorte qu’ils pourraient se promener et être
oisifs tout à leur aise. Ayant donc vécu en paix pendant un mois ou
deux, les Espagnols leur rendirent leurs armes, et leur donnèrent la
permission de les porter dans leurs excursions comme par le passé.

Une semaine s’était à peine écoulée depuis qu’ils avaient repris
possession de leurs armes et recommencé leurs courses, que ces hommes
ingrats se montrèrent aussi insolents et aussi peu supportables
qu’auparavant; mais, sur ces entrefaites, un incident survint qui mit
en péril la vie de tout le monde, et qui les força de déposer tout
ressentiment particulier, pour ne songer qu’à la conservation de leur
existence.

Il arriva une nuit que le gouverneur espagnol, comme je l’appelle,
c’est-à-dire l’Espagnol à qui j’avais sauvé la vie, et qui était
maintenant le capitaine, le chef ou le gouverneur de la colonie,
se trouva tourmenté d’insomnie et dans l’impossibilité de fermer
l’œil: il se portait parfaitement bien de corps, comme il me le dit
par la suite en me contant cette histoire, seulement ses pensées se
succédaient tumultueusement, son esprit n’était plein que d’hommes
combattant et se tuant les uns les autres; cependant il était tout
à fait éveillé et ne pouvait avoir un moment de sommeil. Il resta
longtemps couché dans cet état; mais, se sentant de plus en plus
agité, il résolut de se lever. Comme ils étaient en grand nombre, ils
ne couchaient pas dans des hamacs comme moi, qui étais seul, mais sur
des peaux de chèvres étendues sur des espèces de lits et de paillasses
qu’ils s’étaient faits, de sorte que quand ils voulaient se lever
ils n’avaient qu’à se mettre sur leurs jambes, à passer un habit et
à chausser leurs souliers, et ils étaient prêts à aller où bon leur
semblait.

S’étant donc ainsi levé, il jeta un coup d’œil dehors; mais il faisait
nuit et il ne put rien ou presque rien voir; d’ailleurs les arbres
que j’avais plantés, comme je l’ai dit dans mon premier récit, ayant
poussé à une grande hauteur, interceptaient sa vue, de manière que
tout ce qu’il put voir en levant les yeux, ce fut un ciel clair et
étoilé. N’entendant aucun bruit, il revint sur ses pas et se recoucha;
mais ce fut inutilement: il ne put dormir ni goûter un instant de
repos, ses pensées continuant à être agitées et inquiètes sans qu’il
sût pourquoi.

Ayant fait quelque bruit en se levant et en allant et venant, l’un
de ses compagnons s’éveilla et demanda quel était celui qui se
levait. Le gouverneur lui dit ce qu’il éprouvait.—«Vraiment! dit
l’autre Espagnol, ces choses-là méritent qu’on s’y arrête, je vous
assure: il se prépare en ce moment quelque chose contre nous, j’en
ai la certitude;»—et sur-le-champ il lui demanda où étaient les
Anglais.—«Ils sont dans leurs huttes, dit-il, tout est en sûreté de
ce côté-là.»—Il paraît que les Espagnols avaient pris possession
du logement principal, et avaient aménagé un endroit où les trois
Anglais, depuis leur dernière mutinerie, étaient toujours relégués
sans qu’ils pussent communiquer avec les autres.—«Oui, dit l’Espagnol,
il doit y avoir quelque chose là-dessous, ma propre expérience
me l’assure. Je suis convaincu que nos âmes, dans leur enveloppe
charnelle, communiquent avec les esprits incorporels, habitants du
monde invisible et en reçoivent des clartés. Cet avertissement, ami,
nous est sans doute donné pour notre bien si nous savons le mettre à
profit. Venez, dit-il, sortons et voyons ce qui se passe; et si nous
ne trouvons rien qui justifie notre inquiétude, je vous conterai à ce
sujet une histoire qui vous convaincra de la vérité de ce que je vous
dis.»

En un mot, ils sortirent pour se rendre au sommet de la colline où
j’avais coutume d’aller; mais, étant en force et en bonne compagnie,
ils n’employèrent pas la précaution que, moi qui étais tout seul, je
prenais de monter au moyen de l’échelle que je tirais après moi et
replaçais une seconde fois pour gagner le sommet, car ils traversèrent
le bocage sans précaution et librement, lorsque tout à coup ils
furent surpris de voir à très peu de distance la lumière d’un feu et
d’entendre, non pas une voix ou deux, mais les voix d’un grand nombre
d’hommes.

[Illustration: Ils furent surpris de voir la lumière d’un feu...]

Toutes les fois que j’avais découvert des débarquements de sauvages
dans l’île, j’avais constamment fait en sorte qu’on ne pût avoir le
moindre indice que le lieu était habité; lorsque les événements le
leur apprirent, ce fut d’une manière si fugitive, que c’est tout
au plus si ceux qui se sauvèrent purent dire ce qu’ils avaient vu,
car nous disparûmes aussitôt que possible, et aucun de ceux qui
m’avaient vu ne s’échappa pour le dire à d’autres, excepté les trois
sauvages qui, lors de notre dernière rencontre, sautèrent dans la
pirogue, et qui, comme je l’ai dit, m’avaient fait craindre qu’ils ne
retournassent auprès de leurs compatriotes et n’amenassent du renfort.

Était-ce ce qu’avaient pu dire ces trois hommes qui en amenait
maintenant un aussi grand nombre, ou bien était-ce le hasard seul ou
l’un de leurs festins sanglants, c’est ce que les Espagnols ne purent
comprendre, à ce qu’il paraît; mais, quoiqu’il en fût, il aurait mieux
valu pour eux qu’ils se fussent tenus cachés et qu’ils n’eussent
pas vu les sauvages, que de laisser connaître à ceux-ci que l’île
était habitée. Dans ce dernier cas, il fallait tomber sur eux avec
vigueur, de manière à n’en pas laisser échapper un seul, ce qui ne
pouvait se faire qu’en se plaçant entre eux et leurs canots; mais la
présence d’esprit leur manqua, ce qui détruisit pour longtemps leur
tranquillité.

Nous ne devons pas douter que le gouverneur et celui qui
l’accompagnait, surpris à cette vue, ne soient retournés
précipitamment sur leurs pas et n’aient donné l’alarme à leurs
compagnons, en leur faisant part du danger imminent dans lequel ils
étaient tous. La frayeur fut grande en effet, mais il fut impossible
de les faire rester où ils étaient, tous ayant voulu sortir pour juger
par eux-mêmes de l’état des choses.

Tant qu’il fit nuit, ils purent pendant plusieurs heures les examiner
tout à leur aise à la lueur de trois feux qu’ils avaient allumés à
quelque distance l’un de l’autre: ils ne savaient ce que faisaient
les sauvages, ni ce qu’ils devaient faire eux-mêmes, car d’abord les
ennemis étaient trop nombreux, ensuite ils n’étaient point réunis,
mais séparés en plusieurs groupes, et occupaient divers endroits du
rivage.

Les Espagnols, à cet aspect, furent dans une grande consternation;
les voyant parcourir le rivage dans tous les sens, ils ne doutèrent
pas que tôt ou tard quelques-uns d’entre eux ne découvrissent leur
habitation ou quelque autre lieu où ils trouveraient des vestiges
d’habitants; ils éprouvèrent aussi une grande inquiétude à l’égard
de leurs troupeaux de chèvres, car leur destruction les eût réduits
presque à la famine. La première chose qu’ils firent donc fut de
dépêcher trois hommes, deux Espagnols et un Anglais, avant qu’il fût
jour, pour emmener toutes les chèvres dans la grande vallée où était
située la caverne, et pour les cacher, si cela était nécessaire,
dans la caverne même. Ils étaient résolus à attaquer les sauvages,
fussent-ils cent, s’ils les voyaient réunis tous ensemble et à quelque
distance de leurs canots; mais cela n’était pas possible, car ils
étaient divisés en deux troupes éloignées de deux milles l’une de
l’autre, et, comme on le sut plus tard, il y avait là deux nations
différentes.

Après avoir longtemps réfléchi sur ce qu’ils avaient à faire et s’être
fatigué le cerveau à examiner leur position actuelle, ils résolurent
enfin d’envoyer comme espion, pendant qu’il faisait nuit, le vieux
sauvage, père de Vendredi, afin de découvrir, si cela était possible,
quelque chose touchant ces gens, par exemple d’où ils venaient, ou ce
qu’ils se proposaient de faire. Le vieillard y consentit volontiers,
et, s’étant mis tout nu, comme étaient la plupart des sauvages, il
partit. Après une heure ou deux d’absence, il revint et rapporta
qu’il avait pénétré au milieu d’eux sans avoir été découvert; il
avait appris que c’étaient deux expéditions séparées et deux nations
différentes en guerre l’une contre l’autre; elles s’étaient livré une
grande bataille dans leur pays, et un certain nombre de prisonniers
ayant été faits de part et d’autre dans le combat, ces guerriers
étaient par hasard débarqués dans la même île pour manger leurs
prisonniers et se réjouir; mais la circonstance de leur arrivée dans
le même lieu avait troublé toute leur joie. Ils étaient furieux les
uns contre les autres et si rapprochés qu’on devait s’attendre à les
voir combattre aussitôt que le jour paraîtrait. Il ne s’était pas
aperçu qu’ils soupçonnassent que d’autres hommes fussent dans l’île.
Il avait à peine achevé son récit qu’un grand bruit annonça que les
deux petites armées se livraient un combat sanglant.

Le père de Vendredi fit tout ce qu’il put pour engager nos gens à
se tenir clos et à ne pas se montrer: il leur dit que leur salut
en dépendait, qu’ils n’avaient d’autre chose à faire qu’à rester
tranquilles, que les sauvages se tueraient les uns les autres et que
les survivants, s’il y en avait, s’en iraient; c’est ce qui arriva;
mais il fut impossible d’obtenir cela, surtout des Anglais: la
curiosité l’emporta tellement en eux sur la prudence, qu’ils voulurent
absolument sortir et être témoins de la bataille; toutefois ils
usèrent de quelque précaution, c’est-à-dire qu’au lieu de marcher à
découvert dans le voisinage de leur habitation, ils s’enfoncèrent plus
avant dans les bois, et se placèrent dans une position avantageuse
d’où ils pouvaient voir en sûreté le combat sans être découverts,
du moins ils le pensaient; mais il paraît que les sauvages les
aperçurent, comme on le verra plus tard.

Le combat fut acharné, et, si je puis en croire les Anglais,
quelques-uns des combattants avaient paru à l’un des leurs des hommes
d’une grande bravoure et doués d’une énergie invincible, et semblaient
mettre beaucoup d’art dans la direction de la bataille. La lutte,
dirent-ils, dura deux heures avant qu’on pût deviner à qui resterait
l’avantage; mais alors le parti le plus rapproché de l’habitation
de nos gens commença à ployer, et bientôt quelques-uns prirent la
fuite. Ceci mit de nouveau les nôtres dans une grande consternation;
ils craignirent que les fuyards n’allassent chercher un abri dans le
bocage qui masquait leur habitation, et ne la découvrissent et que,
par conséquent, ceux qui les poursuivaient ne vinssent à faire la même
découverte. Sur ce, ils résolurent de se tenir armés dans l’enceinte
des retranchements, et si quelques sauvages pénétraient dans le
bocage, de faire une sortie et de les tuer, afin de n’en laisser
échapper aucun si cela était possible; ils décidèrent aussi que ce
serait à coups de sabre ou de crosse de fusil qu’on les tuerait, et
non en faisant feu sur eux, de peur que le bruit ne donnât l’alarme.

La chose arriva comme ils l’avaient prévu: trois hommes de l’armée en
déroute cherchèrent leur salut dans la fuite, et, après avoir traversé
la crique, ils coururent droit au bocage, ne soupçonnant pas le moins
du monde où ils allaient, mais croyant se réfugier dans l’épaisseur
d’un bois. La vedette postée pour faire le guet en donna avis à ceux
de l’intérieur, en ajoutant, à la satisfaction de nos gens, que les
vainqueurs ne poursuivaient pas les fuyards et n’avaient pas vu la
direction prise par eux. Sur quoi le gouverneur espagnol, qui était
plein d’humanité, ne voulut pas permettre qu’on tuât les trois
fugitifs; mais, expédiant trois hommes par le haut de la colline, il
leur ordonna de la tourner, de les prendre à revers et de les faire
prisonniers, ce qui fut exécuté. Les débris de l’armée vaincue se
jetèrent dans les canots et gagnèrent la haute mer. Les vainqueurs
se retirèrent et les poursuivirent peu ou point, mais, se réunissant
tous en un seul groupe, ils poussèrent deux grands cris, qu’on supposa
être des cris de triomphe: c’est ainsi que se termina le combat. Le
même jour, sur les trois heures de l’après-midi, ils regagnèrent leurs
canots. Et alors les Espagnols se retrouvèrent paisibles possesseurs
de l’île, leur effroi se dissipa, et pendant plusieurs années ils ne
revirent aucun sauvage.

Lorsqu’ils furent tous partis, les Espagnols sortirent de leur grotte,
et, parcourant le champ de bataille, trouvèrent environ trente-deux
morts sur la place. Quelques-uns avaient été tués avec de grandes et
longues flèches, et ils en trouvèrent plusieurs dans le corps desquels
elles étaient restées plongées; mais la plupart avaient été tués avec
de grands sabres de bois, dont seize ou dix-sept furent trouvés sur le
lieu du combat, avec un nombre égal d’arcs et une grande quantité de
flèches. Ces sabres étaient de grosses et lourdes choses difficiles
à manier, et les hommes qui s’en servaient devaient être extrêmement
forts. La majeure partie de ceux qui étaient tués ainsi avaient la
tête mise en pièces, ou, comme nous disons en Angleterre, _brains
knocked out_,—la cervelle hors du crâne,—et en outre les jambes et les
bras cassés; ce qui attestait qu’ils avaient combattu avec une furie
et une rage inexprimables. Tous les hommes qu’on trouva là gisant
étaient tout à fait morts, car ces barbares ne quittent leur ennemi
qu’après l’avoir entièrement tué, ou emportent avec eux tous ceux qui,
tombés sous leurs coups, ont encore un souffle de vie.

Le danger auquel on venait d’échapper apprivoisa pour longtemps les
trois Anglais. Ce spectacle les avait remplis d’horreur, et ils ne
pouvaient penser sans un sentiment d’effroi qu’un jour ou l’autre
ils tomberaient peut-être entre les mains de ces barbares, qui les
tueraient non seulement comme ennemis, mais encore pour s’en nourrir
comme nous faisons de nos bestiaux. Et ils m’ont avoué que cette idée
d’être mangés comme du bœuf ou du mouton, bien que cela ne dût arriver
qu’après leur mort, avait eu pour eux quelque chose de si horrible en
soi qu’elle leur soulevait le cœur et les rendait malades, et qu’elle
leur avait rempli l’esprit de terreurs si étranges qu’ils furent tout
autres pendant quelques semaines.

Ceci, comme je le disais, eut pour effet même d’apprivoiser nos trois
brutes d’Anglais, dont je vous ai entretenus. Ils furent longtemps
fort traitables, et prirent assez d’intérêt au bien commun de la
société; ils plantaient, semaient, récoltaient et commençaient à se
faire au pays. Mais bientôt un nouvel attentat leur suscita une foule
de peines.

Ils avaient fait trois prisonniers, ainsi que je l’ai consigné, et
comme ils étaient tous trois jeunes, courageux et robustes, ils en
firent des serviteurs, et leur apprirent à travailler pour eux. Ils
se montrèrent assez bons esclaves, mais leurs maîtres n’en agirent
pas à leur égard comme j’avais fait envers Vendredi: ils ne crurent
pas, après leur avoir sauvé la vie, qu’il fût de leur devoir de leur
inculquer de sages principes de morale, de religion, de les civiliser
et de se les acquérir par de bons traitements et des raisonnements
affectueux. De même qu’ils leur donnaient leur nourriture chaque
jour, chaque jour ils leur imposaient une besogne, et les occupaient
totalement à de vils travaux: aussi manquèrent-ils en cela, car ils ne
les eurent jamais pour les assister dans un combat, comme j’avais eu
mon serviteur Vendredi, qui m’était aussi attaché que ma chair à mes
os.

Mais revenons à nos affaires domestiques. Étant alors tous bons
amis,—car le danger commun, comme je l’ai dit plus haut, les avait
parfaitement réconciliés,—ils se mirent à considérer leur situation
en général. La première chose qu’ils firent, ce fut d’examiner si,
voyant que les sauvages fréquentaient particulièrement le côté
où ils étaient, et l’île leur offrant plus loin des lieux plus
retirés également propres à leur manière de vivre et évidemment plus
avantageux, il ne serait pas convenable de transporter leur habitation
et de se fixer dans quelque endroit où ils trouveraient plus de
sécurité pour eux, et surtout plus de sûreté pour leurs troupeaux et
leur grain.

Enfin, après une longue discussion, ils convinrent qu’ils n’iraient
pas habiter ailleurs, vu qu’un jour ou l’autre il pourrait leur
arriver des nouvelles de leur gouverneur, c’est-à-dire de moi, et
que si j’envoyais quelqu’un à leur recherche, ce serait certainement
dans cette partie de l’île; que là, trouvant la place rasée, on en
conclurait que les habitants avaient tous été tués par les sauvages,
et qu’ils étaient partis pour l’autre monde, et qu’alors le secours
partirait aussi.

Mais, quant à leur grain et à leur bétail, ils résolurent de les
transporter dans la vallée où était ma caverne, le sol y étant,
dans une étendue suffisante, également propre à l’un et à l’autre.
Toutefois, après une seconde réflexion, ils modifièrent cette
résolution, et ils se décidèrent à ne parquer dans ce lieu qu’une
partie de leurs bestiaux, et à n’y semer qu’une portion de leur grain,
afin que, si une partie était détruite, l’autre pût être sauvée. Ils
adoptèrent encore une autre mesure de prudence, et firent bien: ce
fut de ne point laisser connaître à leurs trois sauvages prisonniers
qu’ils avaient des cultures et des bestiaux dans la vallée, et encore
moins qu’il s’y trouvait une caverne qu’ils regardaient comme une
retraite sûre en cas de nécessité. C’est là qu’ils transportèrent les
deux barils de poudre que je leur avais abandonnés lors de mon départ.

Résolus à ne pas changer de demeure, et reconnaissant l’utilité des
soins que j’avais pris à masquer mon habitation par une muraille
ou fortification et par un bocage, bien convaincus de cette
vérité que leur salut dépendait du secret de leur retraite, ils
se mirent à l’ouvrage afin de fortifier et cacher ce lieu encore
plus qu’auparavant. A cet effet, j’avais planté des arbres—ou
plutôt enfoncé des pieux qui, avec le temps, étaient devenus des
arbres.—Dans un assez grand espace, devant l’entrée de mon logement,
ils remplirent, suivant la même méthode, tout le reste du terrain
depuis ces arbres jusqu’au bord de la crique, où, comme je l’ai
dit, je prenais terre avec mes radeaux, et même jusqu’au sol vaseux
que couvrait le flot de la marée, ne laissant aucun endroit où l’on
pût débarquer ni rien qui indiquât qu’un débarquement fût possible
aux alentours. Ces pieux, comme autrefois je le mentionnai, étaient
d’un bois d’une prompte végétation; ils eurent soin de les choisir
généralement beaucoup plus forts et beaucoup plus grands que ceux que
j’avais plantés, et de les placer si drus et si serrés, qu’au bout de
trois ou quatre ans il était devenu impossible à l’œil de plonger très
avant dans la plantation. Quant aux arbres que j’avais plantés, ils
étaient devenus gros comme la jambe d’un homme. Ils en placèrent dans
les intervalles un grand nombre de plus petits, si rapprochés qu’ils
formaient comme une palissade épaisse d’un quart de mille, où l’on
n’eût pu pénétrer qu’avec une petite armée pour les abattre tous; car
un petit chien aurait eu de la peine à passer entre les arbres, tant
ils étaient serrés.

Mais ce n’est pas tout: ils en firent de même sur le terrain à droite
et à gauche, et tout autour de la colline jusqu’à son sommet, sans
laisser la moindre issue par laquelle ils pussent eux-mêmes sortir,
si ce n’est au moyen de l’échelle qu’on appuyait contre le flanc
de la colline, et qu’on replaçait ensuite pour gagner la cime; une
fois cette échelle enlevée, il aurait fallu avoir des ailes ou des
sortilèges pour parvenir jusqu’à eux.

Cela était fort bien imaginé, et plus tard ils eurent occasion de
s’en applaudir; ce qui a servi à me convaincre que, comme la prudence
humaine est justifiée par l’autorité de la Providence, c’est la
Providence qui la met à l’œuvre, et si nous écoutions religieusement
sa voix, je suis pleinement persuadé que nous éviterions un grand
nombre d’adversités auxquelles notre vie est exposée par notre propre
négligence. Mais ceci soit dit en passant.

Je reprends le fil de mon histoire. Ils vécurent depuis cette époque
deux années dans un calme parfait, sans recevoir de nouvelles visites
des sauvages. Il est vrai qu’un matin ils eurent une alerte qui les
jeta dans une grande consternation; quelques-uns des Espagnols étant
allés au côté occidental, ou plutôt à l’extrémité de l’île, dans cette
partie que, de peur d’être découvert, je ne hantais jamais, ils furent
surpris de voir plus de vingt canots d’Indiens qui se dirigeaient vers
le rivage.

[Illustration: ... des Indiens qui se dirigeaient vers le rivage.]

Ils revinrent à l’habitation en toute hâte et dans l’épouvante donner
l’alarme à leurs compagnons: on se tint clos tout ce jour-là et le
jour suivant, ne sortant que de nuit pour aller en observation. Mais
ils eurent le bonheur de s’être trompés dans leur appréhension; car,
quel que fût le but des sauvages, ils ne débarquèrent pas cette
fois-là dans l’île, mais poursuivirent quelque autre projet.

Il s’éleva à cette époque une nouvelle querelle avec les trois
Anglais. Un de ces derniers, le plus turbulent, furieux contre un
des trois esclaves qu’ils avaient faits prisonniers, parce qu’il
n’exécutait pas exactement quelque chose qu’il lui avait ordonné et
se montrait peu docile à ses instructions, tira de son ceinturon la
hachette qu’il portait à son côté, et s’élança sur le pauvre sauvage,
non pour le corriger, mais pour le tuer. Un des Espagnols, qui était
près de là, le voyant porter à ce malheureux, à dessein de lui fendre
la tête, un rude coup de hachette qui entra fort avant dans l’épaule,
crut que la pauvre créature avait le bras coupé; il courut à lui, et,
le suppliant de ne pas tuer ce malheureux, se jeta entre lui et le
sauvage pour prévenir le crime.

[Illustration: Il se jeta entre lui et le sauvage... (p.344).]

Ce coquin, devenu plus furieux encore, leva sa hachette contre
l’Espagnol et jura qu’il le traiterait comme il avait voulu traiter
le sauvage. L’Espagnol, voyant venir le coup, l’évita, et avec une
pelle qu’il tenait à la main,—car il travaillait en ce moment au champ
de blé,—étendit par terre ce forcené; un autre Anglais, accourant
au secours de son camarade, renversa d’un coup l’Espagnol; puis,
deux Espagnols vinrent à l’aide de leur compatriote, et le troisième
Anglais tomba sur eux. Aucun n’avait d’arme à feu; ils n’avaient que
des hachettes et d’autres outils, à l’exception du troisième Anglais.
Celui-ci était armé de l’un de mes vieux coutelas rouillés, avec
lequel il s’élança sur les derniers arrivants et les blessa tous deux.
Cette bagarre mit toute la famille en rumeur; du renfort arriva, et
les trois Anglais furent faits prisonniers. Il s’agit alors de savoir
ce que l’on ferait d’eux. Ils s’étaient montrés si souvent mutins, si
terribles, si paresseux, qu’on ne savait trop quelle mesure prendre à
leur égard; car ces quelques hommes, dangereux au plus haut degré, ne
valaient pas le mal qu’ils donnaient. En un mot, il n’y avait pas de
sécurité à vivre avec eux.

L’Espagnol qui était gouverneur leur dit en propres termes que s’ils
étaient ses compatriotes, il les ferait pendre, car toutes les lois
et tous les gouvernants sont institués pour la conservation de
la société, et ceux qui sont nuisibles à la société doivent être
repoussés de son sein; mais que, comme ils étaient Anglais, et que
c’était à la généreuse humanité d’un Anglais qu’ils devaient tous
leur vie et leur délivrance, il les traiterait avec toute la douceur
possible, et les abandonnerait au jugement des deux autres Anglais
leurs compatriotes.

Un des deux honnêtes Anglais se leva alors, et dit qu’ils désiraient
qu’on ne les choisît pas pour juges;—«car, ajouta-t-il, j’ai
la conviction que notre devoir serait de les condamner à être
pendus.»—Puis il raconta comment Will Atkins, l’un des trois, leur
avait proposé de se liguer tous les cinq pour égorger les Espagnols
pendant leur sommeil.

Quand le gouverneur espagnol entendit cela, il s’adressa à Will
Atkins;—«Comment, señor Atkins, dit-il, vous vouliez nous tuer
tous? Qu’avez-vous à dire à cela?»—Ce coquin endurci était si loin
de le nier, qu’il affirma que cela était vrai, et, Dieu me damne,
jura-t-il, si nous ne le faisons pas avant de démêler rien autre
avec vous.»—«Fort bien; mais, señor Atkins, dit l’Espagnol, que vous
avons-nous fait pour que vous vouliez nous tuer? et que gagneriez-vous
à nous tuer? et que devons-nous faire pour vous empêcher de nous
tuer? Faut-il que nous vous tuions ou que nous soyons tués par vous?
Pourquoi voulez-vous nous réduire à cette nécessité, señor Atkins?»
dit l’Espagnol avec beaucoup de calme et en souriant.

Señor Atkins entra dans une telle rage contre l’Espagnol qui avait
fait une raillerie de cela, que, s’il n’avait été retenu par trois
hommes, et sans armes, il est croyable qu’il aurait tenté de le tuer
au milieu de toute l’assemblée.

Cette conduite insensée les obligea à considérer sérieusement le
parti qu’ils devaient prendre. Les deux Anglais et l’Espagnol qui
avait sauvé le pauvre esclave étaient d’opinion qu’il fallait pendre
l’un des trois, pour l’exemple des autres, et que ce devait être
celui-là qui avait deux fois tenté de commettre un meurtre avec sa
hachette; et, par le fait, on aurait pu penser, non sans raison, que
le crime était consommé, car le pauvre sauvage était dans un état si
misérable depuis la blessure qu’il avait reçue, qu’on croyait qu’il
n’y survivrait pas.

Mais le gouverneur espagnol dit encore:—«Non,» répétant que c’était un
Anglais qui leur avait sauvé la vie à tous, et qu’il ne consentirait
jamais à mettre un Anglais à mort, eût-il assassiné la moitié d’entre
eux; il ajouta que, s’il était lui-même frappé mortellement par un
Anglais, et qu’il eût le temps de parler, ce serait pour demander son
pardon.

L’Espagnol mit tant d’insistance qu’il n’y eut pas moyen de lui
résister; et, comme les conseils de la clémence prévalent presque
toujours lorsqu’ils sont appuyés avec tant de chaleur, tous se
rendirent à son sentiment. Mais il restait à considérer ce qu’on
ferait pour empêcher ces gens-là de faire le mal qu’ils préméditaient;
car tous convinrent, le gouverneur aussi bien que les autres, qu’il
fallait trouver le moyen de mettre la société à l’abri du danger.
Après un long débat, il fut arrêté tout d’abord qu’ils seraient
désarmés, et qu’on ne leur permettrait d’avoir ni fusils, ni poudre,
ni plomb, ni sabres, ni arme quelconque; qu’on les expulserait de la
société, et qu’on les laisserait vivre comme ils voudraient et comme
ils pourraient; mais qu’aucun des autres, Espagnols ou Anglais, ne
les fréquenterait, ne leur parlerait et n’aurait avec eux la moindre
relation; qu’on leur défendrait d’approcher à une certaine distance
du lieu où habitaient les autres, et que s’ils venaient à commettre
quelque désordre, comme de ravager, de brûler, de tuer, ou de détruire
le blé, les cultures, les constructions, les enclos ou le bétail
appartenant à la société, on les ferait mourir sans miséricorde et on
les fusillerait partout où on les trouverait.

Le gouverneur, homme d’une grande humanité, réfléchit quelques
instants sur cette sentence; puis, se tournant vers les deux honnêtes
Anglais:—«Arrêtez, leur dit-il; songez qu’il s’écoulera bien du temps
avant qu’ils puissent avoir du blé et des troupeaux à eux; il ne
faut pas qu’ils meurent de faim; nous devons donc leur accorder des
provisions.»—Il fit donc ajouter à la sentence qu’on leur donnerait
une certaine quantité de blé pour semer et se nourrir pendant huit
mois, après lequel temps il était présumable qu’ils en auraient
provenant de leur récolte; qu’en outre on leur donnerait six chèvres
laitières, quatre boucs, six chevreaux pour leur subsistance actuelle
et leur approvisionnement, et enfin des outils pour travailler aux
champs, tels que six hachettes, une hache, une scie et autres objets;
mais qu’on ne leur remettrait ni outils ni provisions, à moins qu’ils
ne jurassent solennellement qu’avec ces instruments ils ne feraient ni
mal ni outrage aux Espagnols et à leurs camarades anglais.

C’est ainsi qu’expulsés de la société, ils eurent à se tirer d’affaire
par eux-mêmes. Ils s’éloignèrent hargneux et récalcitrants; mais,
comme il n’y avait pas de remède, jouant les gens à qui il était
indifférent de partir ou de rester, ils déguerpirent, prétendant
qu’ils allaient se choisir une place pour s’y établir, y planter et
y pourvoir à leur existence. On leur donna quelques provisions, mais
point d’armes.

Quatre ou cinq jours après, ils revinrent demander des aliments, et
désignèrent au gouverneur le lieu où ils avaient dressé leurs tentes
et tracé l’emplacement de leur habitation et de leur plantation.
L’endroit était effectivement très convenable, situé au nord-est,
dans la partie la plus reculée de l’île, non loin du lieu où, grâce à
la Providence, j’abordai lors de mon premier voyage après avoir été
emporté en pleine mer, Dieu seul sait où! dans ma folle tentative de
faire le tour de l’île.

Là, à peu près sur le plan de ma première habitation, ils se bâtirent
deux belles huttes, qu’ils adossèrent à une colline ayant déjà
quelques arbres parsemés sur trois de ses côtés; de sorte qu’en en
plantant d’autres, il fut facile de les cacher, de manière qu’elles
ne pussent être aperçues sans beaucoup de recherches.—Ces exilés
exprimèrent aussi le désir d’avoir quelques peaux de bouc séchées pour
leur servir de lits et de couvertures; on leur en accorda, et, ayant
donné leur parole qu’ils ne troubleraient personne et respecteraient
les plantations, on leur remit des hachettes et les autres outils
dont on pouvait se priver; des pois, de l’orge et du riz pour semer;
en un mot, tout ce qui leur était nécessaire, sauf des armes et des
munitions.

Ils vécurent ainsi à part environ six mois, et firent leur première
récolte; à la vérité, cette récolte fut peu de chose, car ils
n’avaient pu ensemencer qu’une petite étendue de terrain, ayant toutes
leurs plantations à établir, et par conséquent beaucoup d’ouvrage sur
les bras. Lorsqu’il leur fallut faire des planches, de la poterie
et autres choses semblables, ils se trouvèrent fort empêchés et ne
purent y réussir; quand vint la saison des pluies, n’ayant pas de
caverne, ils ne purent tenir leur grain sec, et il fut en grand danger
de se gâter: ceci les contrista beaucoup. Ils vinrent donc supplier
les Espagnols de les aider, ce que ceux-ci firent volontiers, et en
quatre jours on leur creusa dans le flanc de la colline un trou assez
grand pour mettre à l’abri de la pluie leur grain et leurs autres
provisions; mais c’était après tout une triste grotte, comparée à
la mienne et surtout à ce qu’elle était alors; car les Espagnols
l’avaient beaucoup agrandie et y avaient pratiqué de nouveaux
logements.

Environ trois trimestres après cette séparation, il prit à ces
chenapans une nouvelle lubie, qui, jointe aux premiers brigandages
qu’ils avaient commis, attira sur eux le malheur et faillit causer
la ruine de la colonie tout entière. Les trois nouveaux associés
commençaient, à ce qu’il paraît, à se fatiguer de la vie laborieuse
qu’ils menaient sans espoir d’améliorer leur condition; il leur
vint la fantaisie de faire un voyage au continent d’où venaient les
sauvages, afin d’essayer s’ils ne pourraient pas réussir à s’emparer
de quelques prisonniers parmi les naturels du pays, les emmener dans
leur plantation, et se décharger sur eux des travaux les plus pénibles.

Ce projet n’était pas mal entendu s’ils se fussent bornés à cela;
mais ils ne faisaient rien et ne se proposaient rien où il n’y eût du
mal soit dans l’intention, soit dans le résultat; et, si je puis dire
mon opinion, il semblait qu’ils fussent placés sous la malédiction
du ciel; car si nous n’accordons pas que des crimes visibles sont
poursuivis de châtiments visibles, comment concilierons-nous les
événements avec la justice divine? Ce fut sans doute en punition
manifeste de leurs crimes de rébellion et de piraterie qu’ils
avaient été amenés à la position où ils se trouvaient; mais, bien
loin de montrer le moindre remords de ces crimes, ils y ajoutaient
de nouvelles scélératesses, telles que cette cruauté monstrueuse de
blesser un pauvre esclave parce qu’il n’exécutait pas ou peut-être ne
comprenait pas l’ordre qui lui était donné, de le blesser de telle
manière que sans nul doute il en est resté estropié toute sa vie,
et dans un lieu où il n’y avait, pour le guérir, ni chirurgien ni
médicaments; mais le pire de tout, ce fut leur dessein sanguinaire,
c’est-à-dire, tout bien jugé, leur meurtre intentionnel, car, à
coup sûr, c’en était un, ainsi que plus tard leur projet concerté
d’assassiner de sang-froid les Espagnols durant leur sommeil.

Je laisse les réflexions, et je reprends mon récit. Les trois vauriens
vinrent un matin trouver les Espagnols, et en de très humbles
termes demandèrent instamment à être admis à leur parler. Ceux-ci
consentirent volontiers à entendre ce qu’ils avaient à leur dire.
Voilà de quoi il s’agissait:—«Nous sommes fatigués, dirent-ils, de
la vie que nous menons; nous ne sommes pas assez habiles pour faire
nous-mêmes tout ce dont nous avons besoin, et, manquant d’aide,
nous aurions à redouter de mourir de faim; mais si vous vouliez nous
permettre de prendre l’un des canots dans lesquels vous êtes venus, et
nous donner les armes et les munitions nécessaires pour notre défense,
nous gagnerions le continent pour chercher fortune, et nous vous
délivrerions ainsi du soin de nous pourvoir de nouvelles provisions.»

Les Espagnols étaient assez enchantés d’être débarrassés d’eux.
Cependant ils leur représentèrent avec franchise qu’ils allaient
courir à une mort certaine, et leur dirent qu’eux-mêmes avaient
éprouvé dans ce lieu de telles souffrances, que, sans être prophètes,
ils pouvaient leur prédire qu’ils y mourraient de faim ou y seraient
assassinés. Ils les engagèrent à réfléchir à cela.

Ces hommes répondirent audacieusement qu’ils mourraient de faim s’ils
restaient, car ils ne pouvaient ni ne voulaient travailler; que
lorsqu’ils seraient là-bas, le pire qui pourrait leur arriver, c’était
de périr d’inanition; que si on les tuait, tout serait fini pour
eux, qu’ils n’avaient ni femmes ni enfants pour les pleurer. Bref,
ils renouvelèrent leur demande avec instance, déclarant que de toute
manière ils partiraient, qu’on leur donnât ou non des armes.

Les Espagnols leur dirent, avec beaucoup de bonté, que, s’ils étaient
absolument décidés à partir, ils ne devaient pas se mettre en route
dénués de tout et sans moyens de défense, et que, bien qu’il leur fût
pénible de se défaire de leurs armes à feu, n’en ayant pas assez pour
eux-mêmes, cependant ils leur donneraient deux mousquets, un pistolet,
et de plus un coutelas et à chacun une hachette, qu’ils jugeaient
devoir leur suffire.

En un mot, les Anglais acceptèrent cette offre, et les Espagnols leur
ayant cuit assez de pain pour subsister pendant un mois et leur ayant
donné autant de viande de chèvre qu’ils en pourraient manger pendant
qu’elle serait fraîche, ainsi qu’un grand panier de raisins secs,
une cruche d’eau douce et un jeune chevreau vivant, ils montèrent
hardiment dans un canot pour traverser une mer qui avait au moins
quarante milles de large.

Ce canot était grand, et aurait pu aisément transporter quinze ou
vingt hommes: aussi ne pouvaient-ils le manœuvrer que difficilement;
toutefois, à la faveur d’une bonne brise et du flot de la marée, ils
s’en tirèrent assez bien. Ils s’étaient fait un mât d’une longue
perche, et une voile de quatre grandes peaux de bouc séchées qu’ils
avaient cousues ou lacées ensemble; et ils étaient partis assez
joyeusement. Les Espagnols leur crièrent: «Buen viage!» Personne ne
pensait les revoir.

Les Espagnols se disaient souvent les uns aux autres, ainsi que les
deux honnêtes Anglais qui étaient restés:—«Quelle vie tranquille et
confortable nous menons maintenant que ces trois turbulents compagnons
sont partis!»—Quant à leur retour, c’était la chose la plus éloignée
de leur pensée. Mais voici qu’après vingt-deux jours d’absence, un
des Anglais, qui travaillait dehors à sa plantation, aperçoit au loin
trois étrangers qui venaient à lui: deux d’entre eux portaient un
fusil sur l’épaule.

[Illustration: ... trois étrangers qui venaient à lui...]

L’Anglais s’enfuit comme s’il eût été ensorcelé. Il accourut
bouleversé et effrayé vers le gouverneur espagnol, et lui dit qu’ils
étaient tous perdus, car des étrangers avaient débarqué dans l’île;
il ne put dire qui ils étaient. L’Espagnol, après avoir réfléchi un
moment, lui répondit:—«Que voulez-vous dire? Vous ne savez pas qui
ils sont? mais ce sont des sauvages sûrement.»—«Non, non, repartit
l’Anglais, ce sont des hommes vêtus et armés.»—«Alors donc, dit
l’Espagnol, pourquoi vous mettez-vous en peine? Si ce ne sont pas des
sauvages, ce ne peut être que des amis, car il n’est pas de nation
chrétienne sur la terre qui ne soit disposée à nous faire plutôt du
bien que du mal.»

Pendant qu’ils discutaient ainsi, arrivèrent les trois Anglais, qui,
s’arrêtant en dehors du bois nouvellement planté, se mirent à les
appeler. On reconnut aussitôt leur voix, et tout le merveilleux de
l’aventure s’évanouit. Mais alors l’étonnement se porta sur un autre
objet, c’est-à-dire qu’on se demanda quels étaient leur dessein et le
motif de leur retour.

Bientôt on fit entrer nos trois coureurs, et on les questionna sur
le lieu où ils étaient allés et sur ce qu’ils avaient fait. En peu
de mots ils racontèrent tout leur voyage. Ils avaient, dirent-ils,
atteint la terre en deux jours ou un peu moins; mais, voyant les
habitants alarmés à leur approche et s’armant de leurs arcs et de
leurs flèches pour les combattre, ils n’avaient pas osé débarquer,
et avaient fait voile au nord pendant six ou sept heures; alors ils
étaient arrivés à un grand chenal, qui leur fit reconnaître que la
terre qu’on découvrait de notre domaine n’était pas le continent, mais
une île. Après être entrés dans ce bras de mer, ils avaient aperçu
une autre île à droite, vers le nord, et plusieurs autres à l’ouest.
Décidés à aborder n’importe où, ils s’étaient dirigés vers l’une des
îles situées à l’ouest, et étaient hardiment descendus au rivage.
Là ils avaient trouvé des habitants affables et bienveillants, qui
leur avaient donné quantité de racines et quelques poissons secs,
et s’étaient montrés très sociables. Les femmes aussi bien que les
hommes s’étaient empressés de les pourvoir de tous les aliments qu’ils
avaient pu se procurer, et qu’ils avaient apportés de fort loin sur
leur tête.

Ils demeurèrent quatre jours parmi ces naturels. Leur ayant demandé
par signes, du mieux qu’il leur était possible, quelles étaient les
nations environnantes, ceux-ci répondirent que presque de tous côtés
habitaient des peuples farouches et terribles qui, à ce qu’ils leur
donnèrent à entendre, avaient coutume de manger des hommes. Quant
à eux, ils dirent qu’ils ne mangeaient jamais ni hommes ni femmes,
excepté ceux qu’ils prenaient à la guerre; puis, ils avouèrent qu’ils
faisaient de grands festins avec la chair de leurs prisonniers.

Les Anglais leur demandèrent à quelle époque ils avaient fait un
banquet de cette nature; les sauvages leur répondirent qu’il y avait
de cela deux lunes, montrant la lune, puis deux de leurs doigts;
et que leur grand Roi avait deux cents prisonniers de guerre qu’on
engraissait pour le prochain festin. Nos hommes parurent excessivement
désireux de voir ces prisonniers; mais les autres, se méprenant,
s’imaginèrent qu’ils désiraient qu’on leur en donnât pour les emmener
et les manger, et leur firent entendre, en indiquant d’abord le soleil
couchant, puis le levant, que le lendemain matin au lever du soleil
ils leur en amèneraient quelques-uns. En conséquence, le matin suivant
ils amenèrent cinq femmes et onze hommes,—et les leur donnèrent pour
les transporter avec eux,—comme on conduirait des vaches et des bœufs
à un port de mer pour ravitailler un vaisseau.

Tout brutaux et barbares que ces vauriens se fussent montrés chez
eux, leur cœur se souleva à cette vue, et ils ne surent que résoudre:
refuser les prisonniers c’eût été un affront sanglant pour la nation
sauvage qui les leur offrait; mais qu’en faire, ils ne le savaient.
Cependant, après quelques débats, ils se déterminèrent à les accepter,
et ils donnèrent en retour aux sauvages qui les leur avaient amenés
une de leurs hachettes, une vieille clef, un couteau et six ou sept de
leurs balles: bien qu’ils en ignorassent l’usage, ils en semblèrent
extrêmement satisfaits; puis, les sauvages ayant lié sur le dos les
mains des pauvres créatures, ils les traînèrent dans le canot.

Les Anglais furent obligés de partir aussitôt après les avoir reçus,
car ceux qui leur avaient fait ce noble présent se seraient, sans
aucun doute, attendus à ce que le lendemain matin ils se missent à
l’œuvre sur ces captifs, en tuassent deux ou trois et peut-être les
invitassent à partager leur repas.

Mais, ayant pris congé des sauvages avec tout le respect et la
politesse possibles entre gens qui, de part et d’autre, n’entendent
pas un mot de ce qu’ils se disent, ils mirent à la voile et revinrent
à la première île, où, en arrivant, ils donnèrent la liberté à huit de
leurs captifs, dont ils avaient un trop grand nombre.

Pendant le voyage, ils tâchèrent d’entrer en communication avec leurs
prisonniers; mais il était impossible de leur faire entendre quoi
que ce fût. A chaque chose qu’on leur disait, qu’on leur donnait ou
faisait, ils croyaient qu’on allait les tuer. Quand ils se mirent à
les délier, ces pauvres misérables jetèrent de grands cris, surtout
les femmes, comme si déjà elles se fussent senti le couteau sur la
gorge, s’imaginant qu’on ne les détachait que pour les assassiner.

Il en était de même si on leur donnait à manger; ils en concluaient
que c’était de peur qu’ils ne dépérissent et qu’ils ne fussent pas
assez gras pour être tués. Si l’un d’eux était regardé d’une manière
plus particulière, il s’imaginait que c’était pour voir s’il était
le plus gras et le plus propre à être tué le premier. Après même que
les Anglais les eurent amenés dans l’île et qu’ils eurent commencé à
en user avec bonté à leur égard et à les bien traiter, ils ne s’en
attendaient pas moins chaque jour à servir de dîner ou de souper à
leurs nouveaux maîtres.

Quand les trois aventuriers eurent terminé cet étrange récit ou
journal de leur voyage, les Espagnols leur demandèrent où était leur
nouvelle famille. Ils leur répondirent qu’ils l’avaient débarquée et
placée dans l’une de leurs huttes et qu’ils étaient venus demander
quelques vivres pour elle. Sur quoi les Espagnols et les deux autres
Anglais, c’est-à-dire la colonie tout entière, résolurent d’aller la
voir, et c’est ce qu’ils firent: le père de Vendredi les accompagna.

Quand ils entrèrent dans la hutte, ils les virent assis et garrottés,
car lorsque les Anglais avaient débarqué ces pauvres gens, ils leur
avaient lié les mains, afin qu’ils ne pussent s’emparer du canot et
s’échapper; ils étaient donc là assis, entièrement nus. D’abord il y
avait trois hommes vigoureux, beaux garçons, bien découplés, droits
et bien proportionnés, pouvant avoir de trente à trente-cinq ans; puis
cinq femmes, dont deux paraissaient avoir de trente à quarante ans;
deux autres n’ayant pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, et une
cinquième, grande et belle fille de seize à dix-sept ans. Les femmes
étaient d’agréables personnes aussi belles de corps que de visage,
seulement elles étaient basanées; deux d’entre elles, si elles eussent
été parfaitement blanches, auraient passé pour de jolies femmes, même
à Londres, car elles avaient un air fort avenant et une contenance
fort modeste, surtout lorsque par la suite elles furent vêtues et
parées, comme ils disaient, bien qu’à vrai dire, ce fût peu de chose
que cette parure. Nous y reviendrons.

Cette vue, on n’en saurait douter, avait quelque chose de pénible pour
nos Espagnols, qui, c’est justice à leur rendre, étaient des hommes
de la conduite la plus noble, du calme le plus grand, du caractère
le plus grave, et de l’humeur la plus parfaite que j’aie jamais
rencontrée, et en particulier d’une très grande modestie, comme on va
le voir tout à l’heure. Je disais donc qu’il était fort pénible pour
eux de voir trois hommes et cinq femmes nus, tous garrottés ensemble
et dans la position la plus misérable où la nature humaine puisse être
supposée, s’attendant à chaque instant à être arrachés de ce lieu, à
avoir le crâne fracassé et à être dévorés comme un veau tué pour un
gala.

La première chose qu’ils firent fut d’envoyer le vieil Indien, le
père de Vendredi, auprès d’eux, afin de voir s’il en reconnaîtrait
quelqu’un, et s’il comprendrait leur langue. Dès que ce vieillard fut
entré, il les regarda avec attention l’un après l’autre, mais n’en
reconnut aucun; et aucun d’eux ne put comprendre une seule des paroles
ou un seul des signes qu’il leur adressait, à l’exception d’une des
femmes.

Néanmoins ce fut assez pour le but qu’on se proposait, c’est-à-dire
pour les assurer que les gens entre les mains desquels ils étaient
tombés étaient des chrétiens, auxquels l’action de manger des hommes
et des femmes faisait horreur, et qu’ils pouvaient être certains qu’on
ne les tuerait pas. Aussitôt qu’ils eurent l’assurance de cela, ils
firent éclater une telle joie, et par des manifestations si grotesques
et si diverses, qu’il serait difficile de la décrire: il paraît qu’ils
appartenaient à des nations différentes.

On chargea ensuite la femme qui servait d’interprète de leur demander
s’ils consentaient à être les serviteurs des hommes qui les avaient
emmenés dans le but de leur sauver la vie, et à travailler pour eux.
A cette question ils se mirent tous à danser; et aussitôt l’un prit
une chose, l’autre une autre, enfin tout ce qui se trouvait sous leurs
mains, et le plaçaient sur leurs épaules, pour faire connaître par là
qu’ils étaient très disposés à travailler.

Le gouverneur, qui prévit que la présence de ces femmes parmi eux
ne tarderait pas à avoir des inconvénients, et pourrait occasionner
quelques querelles et peut-être des rixes sanglantes, demanda aux
trois Anglais comment ils entendaient traiter leurs prisonnières, et
s’ils se proposaient d’en faire leurs servantes ou leurs femmes? L’un
d’eux répondit brusquement et hardiment qu’ils en feraient l’un et
l’autre. A quoi le gouverneur répliqua:—«Mon intention n’est pas de
vous en empêcher; vous êtes maîtres à cet égard. Mais je pense qu’il
est juste, afin d’éviter parmi vous les désordres et les querelles,
et je l’attends de votre part par cette raison seulement, que si
quelqu’un de vous prend une de ces créatures pour femme ou pour
épouse, il n’en prenne qu’une, et qu’une fois prise il lui donne
protection; car, bien que nous ne puissions vous marier, la raison
n’en exige pas moins que, tant que vous resterez ici, la femme que
l’un de vous aura choisie soit à sa charge et devienne son épouse; je
veux dire, ajouta-t-il, que tant qu’il résidera ici, nul autre que lui
n’ait affaire à elle.»—Tout cela parut si juste que chacun y donna son
assentiment sans nulle difficulté.

Alors les Anglais demandèrent aux Espagnols s’ils avaient l’intention
de prendre quelqu’une de ces sauvages. Mais tous répondirent: «Non.»
Les uns dirent qu’ils avaient leurs femmes en Espagne, les autres
qu’ils ne voulaient pas de femmes qui n’étaient pas chrétiennes; et
tous déclarèrent qu’ils les respecteraient, ce qui est un exemple
de vertu que je n’ai jamais rencontré dans tous mes voyages. Pour
couper court de leur côté, les cinq Anglais prirent chacun une femme,
c’est-à-dire une femme temporaire; et depuis ils menèrent un nouveau
genre de vie. Les Espagnols et le père de Vendredi demeuraient dans
ma vieille habitation, qu’ils avaient beaucoup élargie à l’intérieur,
et avec eux les trois serviteurs qu’ils s’étaient acquis lors de
la dernière bataille des sauvages. C’étaient les principaux de
la colonie; ils pourvoyaient de vivres tous les autres, ils leur
prêtaient toute l’assistance possible, et selon que la nécessité le
requérait.

Le prodigieux de cette histoire est que cinq individus insociables et
mal assortis se soient accordés au sujet de ces femmes, et que deux
d’entre eux n’aient pas choisi la même, d’autant plus qu’il y en avait
deux ou trois parmi elles qui étaient sans comparaison plus agréables
que les autres. Mais ils trouvèrent un assez bon expédient pour éviter
les querelles: ils mirent les cinq femmes à part dans l’une des huttes
et allèrent tous dans l’autre, puis tirèrent au sort à qui choisirait
le premier.

[Illustration: Ils tirèrent au sort à qui choisirait le premier.]

Celui désigné pour choisir le premier alla seul à la hutte où se
trouvaient les pauvres créatures toutes nues, et emmena l’objet
de son choix. Il est digne d’observation que celui qui choisit le
premier prit celle qu’on regardait comme la moins bien et qui était
la plus âgée des cinq, ce qui mit en belle humeur ses compagnons:
les Espagnols même en sourirent. Mais le gaillard, plus clairvoyant
qu’aucun d’eux, considérait que c’est autant de l’application et du
travail que de toute autre chose qu’il faut attendre le bien-être; et,
en effet, cette femme fut la meilleure de toutes.

Quand les captives se virent ainsi rangées sur une file, puis emmenées
une à une, les terreurs de leur situation les assaillirent de nouveau,
et elles crurent fermement qu’elles étaient sur le point d’être
dévorées. Aussi, lorsque le matelot anglais entra et en emmena une,
les autres poussèrent un cri lamentable, se pendirent après elle et
lui dirent adieu avec tant de douleur et d’affection que le cœur
le plus dur du monde en aurait été déchiré. Il fut impossible aux
Anglais de leur faire comprendre qu’elles ne seraient pas égorgées
avant qu’ils eussent fait venir le vieux père de Vendredi, qui,
sur-le-champ, leur apprit que les cinq hommes qui étaient allés les
chercher l’une après l’autre les avaient choisies pour femmes.

Après que cela fut fait, et que l’effroi des femmes fut un peu
dissipé, les hommes se mirent à l’ouvrage. Les Espagnols vinrent les
aider, et en peu d’heures on leur eut élevé à chacun une hutte ou
tente pour se loger à part, car celles qu’ils avaient déjà étaient
encombrées d’outils, d’ustensiles de ménage et de provisions.

Les trois coquins s’étaient établis un peu plus loin que les deux
honnêtes gens, mais les uns et les autres sur le rivage septentrional
de l’île; de sorte qu’ils continuèrent à vivre séparément. Mon île fut
donc peuplée en trois endroits, et pour ainsi dire on venait d’y jeter
les fondements de trois villes.

Ici il est bon d’observer que, ainsi que cela arrive souvent dans le
monde,—la Providence, dans la sagesse de ses fins, en dispose-t-elle
ainsi? c’est ce que j’ignore,—les deux honnêtes gens eurent les plus
mauvaises femmes en partage, et les trois réprouvés, qui étaient
à peine dignes de la potence, qui n’étaient bons à rien et qui
semblaient nés pour ne faire du bien ni à eux-mêmes ni à autrui,
eurent trois femmes adroites, diligentes, soigneuses et intelligentes:
non que les deux premières fussent de mauvaises femmes sous le rapport
de l’humeur et du caractère, car toutes les cinq étaient des créatures
très prévenantes, très douces et très soumises, passives plutôt comme
des esclaves que comme des épouses; je veux dire seulement qu’elles
n’étaient pas également adroites, intelligentes ou industrieuses, ni
également économes et soigneuses.

Il est encore une autre observation que je dois faire, à l’honneur
d’une diligente persévérance d’une part, et à la honte d’un caractère
négligent et paresseux d’autre part; c’est que lorsque j’arrivai dans
l’île, et que j’examinai les améliorations diverses, les cultures et
la bonne direction des petites colonies, les deux Anglais avaient de
si loin dépassé les trois autres, qu’il n’y avait pas de comparaison
à établir entre eux. Ils n’avaient ensemencé, il est vrai, les uns
et les autres, que l’étendue de terrain nécessaire à leurs besoins,
et ils avaient eu raison à mon sens, car la nature nous dit qu’il
est inutile de semer plus qu’on ne consomme; mais la différence dans
la culture, les plantations, les clôtures, et dans tout le reste se
voyait de prime abord.

Les deux Anglais avaient planté autour de leur hutte un grand nombre
de jeunes arbres, de manière qu’en approchant de la place vous
n’aperceviez qu’un bois. Quoique leur plantation eût été ravagée deux
fois, l’une par leurs compatriotes et l’autre par l’ennemi, comme on
le verra en son lieu, néanmoins ils avaient tout rétabli, et tout chez
eux était florissant et prospère. Ils avaient des vignes parfaitement
plantées, bien qu’eux-mêmes n’en eussent jamais vu; et, grâce aux
soins qu’ils donnaient à cette culture, leurs raisins étaient déjà
aussi bons que ceux des autres. Ils s’étaient aussi fait une retraite
dans la partie la plus épaisse des bois. Ce n’était pas une caverne
naturelle comme celle que j’avais trouvée, mais une grotte qu’ils
avaient creusée à force de travail, où, lorsque arriva le malheur qui
va suivre, ils mirent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, si
bien qu’on ne put les découvrir. Au moyen d’innombrables pieux de ce
bois qui, comme je l’ai dit, croît si facilement, ils avaient élevé
à l’entour un bocage impénétrable, excepté en un seul endroit où
ils grimpaient pour gagner l’extérieur, et de là entraient dans des
sentiers qu’ils s’étaient ménagés.

Quant aux trois réprouvés, comme je les appelle à juste titre, bien
que leur nouvelle position les eût beaucoup civilisés, en comparaison
de ce qu’ils étaient antérieurement, et qu’ils ne fussent pas à
beaucoup près aussi querelleurs, parce qu’ils n’avaient plus les
mêmes occasions de l’être, néanmoins l’un des compagnons d’un esprit
déréglé, je veux dire la paresse, ne les avait point abandonnés. Ils
semaient du blé, il est vrai, et faisaient des enclos; mais jamais
les paroles de Salomon ne se vérifièrent mieux qu’à leur égard:—«J’AI
PASSÉ PAR LA VIGNE DU PARESSEUX, ELLE ÉTAIT COUVERTE DE RONCES.»—Car,
lorsque les Espagnols vinrent pour voir leur moisson, ils ne purent
la découvrir en divers endroits, à cause des mauvaises herbes; il y
avait dans la haie plusieurs ouvertures par lesquelles les chèvres
sauvages étaient entrées et avaient mangé le blé; çà et là on avait
bouché le trou comme provisoirement avec des broussailles mortes, mais
c’était fermer la porte de l’écurie après que le cheval était déjà
volé. Lorsque, au contraire, ils allèrent voir la plantation des deux
autres, partout ils trouvèrent des marques d’une industrie prospère:
il n’y avait pas une mauvaise herbe dans leurs blés, pas une ouverture
dans leurs haies; et eux aussi ils vérifiaient ces autres paroles
de Salomon:—«LA MAIN DILIGENTE DEVIENT RICHE;» car toutes choses
croissaient et se bonifiaient chez eux, et l’abondance y régnait au
dedans et au dehors: ils avaient plus de bétail que les autres, et
dans leur intérieur plus d’ustensiles, plus de bien-être, plus aussi
de plaisir et d’agrément.

Il est vrai que les femmes des trois étaient entendues et soigneuses;
elles avaient appris à préparer et à accommoder les mets de l’un des
deux autres Anglais, qui, ainsi que je l’ai dit, avait été aide de
cuisine à bord du navire, et elles apprêtaient fort bien les repas
de leurs maris. Les autres, au contraire, n’y entendirent jamais
rien; mais celui qui, comme je disais, avait été aide de cuisine,
faisait lui-même le service. Quant aux maris des trois femmes,
ils parcouraient les alentours, allaient chercher des œufs de
tortues, pêcher du poisson et attraper des oiseaux; en un mot, ils
faisaient tout autre chose que de travailler: aussi leur ordinaire
s’en ressentait-il. Le diligent vivait bien et confortablement; le
paresseux vivait d’une manière dure et misérable, et je pense que,
généralement parlant, il en est de même en tous lieux.

Mais maintenant nous allons passer à une scène différente de tout ce
qui était arrivé jusqu’alors soit à eux, soit à moi. Voici quelle en
fut l’origine.

Un matin, de bonne heure, abordèrent au rivage cinq ou six canots
d’Indiens ou sauvages, appelez-les comme il vous plaira, et nul doute
qu’ils ne vinssent, comme d’habitude, pour manger leurs prisonniers;
mais cela était devenu si familier aux Espagnols, à tous nos gens,
qu’ils ne s’en tourmentaient plus comme je le faisais. L’expérience
leur ayant appris que leur seule affaire était de se tenir cachés, et
que s’ils n’étaient point vus des sauvages, ceux-ci, l’affaire une
fois terminée, se retireraient paisiblement, ne se doutant pas plus
alors qu’ils ne l’avaient fait précédemment qu’il y eût des habitants
dans l’île; sachant cela, dis-je, ils comprirent qu’ils n’avaient rien
de mieux à faire que de donner avis aux trois plantations qu’on se
tînt renfermé et que personne ne se montrât; seulement ils placèrent
une vedette dans un lieu convenable pour avertir lorsque les canots se
seraient remis en mer.

Tout cela était sans doute fort raisonnable; mais un accident funeste
déconcerta toutes ces mesures et fit connaître aux sauvages que
l’île était habitée, ce qui faillit causer la ruine de la colonie
tout entière. Lorsque les canots des sauvages se furent éloignés,
les Espagnols jetèrent au dehors un regard furtif, et quelques-uns
d’entre eux eurent la curiosité de s’approcher du lieu qu’ils
venaient d’abandonner pour voir ce qu’ils y avaient fait. A leur
grande surprise, ils trouvèrent trois sauvages, restés là, étendus à
terre, et endormis profondément. On supposa que, gorgés à leur festin
inhumain, ils s’étaient assoupis comme des brutes, et n’avaient pas
voulu bouger quand les autres étaient partis, ou qu’égarés dans les
bois ils n’étaient pas revenus à temps pour s’embarquer.

[Illustration: Ils trouvèrent trois sauvages, restés là, étendus à
terre...]

A cette vue, les Espagnols furent grandement surpris, et fort
embarrassés sur ce qu’ils devaient faire. Le gouverneur espagnol se
trouvait avec eux, on lui demanda son avis; mais il déclara qu’il
ne savait quel parti prendre. Pour des esclaves, ils en avaient
assez déjà; quant à les tuer, nul d’entre eux n’y était disposé.
Le gouverneur me dit qu’ils n’avaient pu avoir l’idée de verser le
sang innocent, car les pauvres créatures ne leur avaient fait aucun
mal, n’avaient porté aucune atteinte à leur propriété, et que tous
pensaient qu’aucun motif ne pourrait légitimer cet assassinat.

Et ici je dois dire, à l’honneur de ces Espagnols, que, quoi qu’on
puisse dire de la cruauté de ce peuple au Mexique et au Pérou, je n’ai
jamais dans aucun pays étranger rencontré dix-sept hommes d’une nation
quelconque qui fussent en toute occasion si modestes, si modérés, si
vertueux, si courtois et d’une humeur si parfaite. Pour ce qui est
de la cruauté, on n’en voyait pas l’ombre dans leur nature: on ne
trouvait en eux ni inhumanité, ni barbarie, ni passions violentes, et
cependant tous étaient des hommes d’une grande ardeur et d’un grand
courage.

Leur douceur et leur calme s’étaient manifestés en supportant la
conduite intolérable des trois Anglais, et alors leur justice et leur
humanité se montrèrent à propos des sauvages dont je viens de parler.
Après quelques délibérations, ils décidèrent qu’ils ne bougeraient pas
jusqu’à ce que, s’il était possible, ces trois hommes fussent partis.
Mais le gouverneur fit la réflexion que ces trois Indiens n’avaient
pas de pirogue, et que si on les laissait rôder dans l’île, assurément
ils découvriraient qu’elle était habitée, ce qui causerait la ruine de
la colonie.

Sur ce, rebroussant chemin et trouvant les compères qui dormaient
encore profondément, ils résolurent de les éveiller et de les faire
prisonniers; et c’est ce qu’ils firent. Les pauvres diables furent
étrangement effrayés quand ils se virent saisis et liés, et, comme
les femmes, ils craignirent qu’on ne voulût les tuer et les dévorer;
car, à ce qu’il paraît, ces peuples s’imaginent que tout le monde
fait comme eux et mange de la chair humaine; mais on les eut bientôt
tranquillisés là-dessus et on les emmena.

Ce fut une chose fort heureuse pour nos gens de ne pas les avoir
conduits à leur château, je veux dire à mon palais au pied de la
colline, mais de les avoir menés d’abord à la tonnelle, où étaient
leurs principales cultures, leurs chèvres et leurs champs de blé, et
plus tard à l’habitation des deux Anglais.

Là on les fit travailler, quoiqu’on n’eût pas grand ouvrage à leur
donner; et, soit négligence à les garder, soit qu’on ne crût pas
qu’ils pussent s’émanciper, un d’entre eux s’échappa, et, s’étant
réfugié dans les bois, on ne le revit plus.

On eut tout lieu de croire qu’il était retourné dans son pays avec les
sauvages, qui débarquèrent trois ou quatre semaines plus tard, firent
leurs bombances accoutumées, et s’en allèrent au bout de deux jours.
Cette pensée atterra nos gens: ils conclurent, et avec beaucoup de
raison, que cet individu retourné parmi ses camarades ne manquerait
pas de leur rapporter qu’il y avait des habitants dans l’île, et
combien ils étaient faibles et en petit nombre; car, ainsi que je l’ai
déjà dit, on n’avait jamais fait connaître à ce sauvage, et cela fut
fort heureux, combien nos hommes étaient et où ils vivaient; jamais il
n’avait vu ni entendu le feu de leurs armes; on s’était bien gardé,
à plus forte raison, de lui faire voir aucun des lieux de retraite,
tels que la caverne dans la vallée, ou la nouvelle grotte que les deux
Anglais avaient creusée, et ainsi du reste.

La première preuve qu’ils eurent de la trahison de ce misérable fut
que, environ deux mois plus tard, six canots de sauvages, contenant
chacun de sept à dix hommes, s’approchèrent en voguant le long du
rivage nord de l’île, où ils n’avaient pas coutume de se rendre
auparavant, et débarquèrent environ une heure après le lever du soleil
dans un endroit convenable, à un mille de l’habitation des deux
Anglais, où avait été gardé le fugitif. Comme me le dit le gouverneur
espagnol, s’ils avaient tous été là, le dommage n’aurait pas été
si considérable, car pas un de ces sauvages n’eût échappé; mais le
cas était bien différent: deux hommes contre cinquante, la partie
n’était pas égale. Heureusement que les deux Anglais les aperçurent
à une lieue en mer, de sorte qu’il s’écoula plus d’une heure avant
qu’ils abordassent; et, comme ils débarquèrent à environ un mille de
leurs huttes, ce ne fut qu’au bout de quelque temps qu’ils arrivèrent
jusqu’à eux. Ayant alors grande raison de croire qu’ils étaient
trahis, la première chose qu’ils firent fut de lier les deux esclaves
qui restaient, et de commander à deux des trois hommes qui avaient
été amenés avec les femmes, et qui, à ce qu’il paraît, firent preuve
d’une grande fidélité, de les conduire avec leurs deux épouses et tout
ce qu’ils pourraient emporter avec eux au milieu du bois, dans cette
grotte dont j’ai parlé plus haut, et là, de garder ces deux individus
pieds et poings liés, jusqu’à nouvel ordre.

En second lieu, voyant que les sauvages avaient tous mis pied à terre
et se portaient de leur côté, ils ouvrirent les enclos dans lesquels
étaient leurs chèvres et les chassèrent dans le bois pour y errer en
liberté, afin que ces barbares crussent que c’étaient des animaux
farouches; mais le coquin qui les accompagnait, trop rusé pour donner
là dedans, les mit au fait de tout, et ils se dirigèrent droit à la
place. Quand les pauvres gens effrayés eurent mis à l’abri leurs
femmes et leurs biens, ils envoyèrent leur troisième esclave venu avec
les femmes, et qui se trouvait là par hasard, en toute hâte auprès
des Espagnols pour leur donner l’alarme et leur demander un prompt
secours. En même temps ils prirent leurs armes et ce qu’ils avaient de
munitions, et se retirèrent dans le bois, vers le lieu où avaient été
envoyées leurs femmes, se tenant à distance cependant, de manière à
voir, si cela était possible, la direction que suivraient les sauvages.

Ils n’avaient pas fait beaucoup de chemin quand, du haut d’un
monticule, ils aperçurent la petite armée de leurs ennemis s’avancer
directement vers leur habitation, et un moment après ils virent leurs
huttes et leurs meubles dévorés par les flammes, à leur grande douleur
et à leur grande mortification: c’était pour eux une perte cruelle,
une perte irréparable au moins pour quelque temps. Ils conservèrent un
moment la même position, jusqu’à ce que les sauvages se répandirent
sur toute la place comme des bêtes féroces, fouillant partout à la
recherche de leur proie, et en particulier des habitants, dont on
voyait clairement qu’ils connaissaient l’existence.

[Illustration: Ils virent leurs huttes et leurs meubles dévorés par
les flammes...]

Les deux Anglais, voyant cela et ne se croyant pas en sûreté où
ils se trouvaient, car il était probable que quelques-uns de ces
barbares viendraient de ce côté, et y viendraient supérieurs en
forces, jugèrent convenable de se retirer à un demi-mille plus loin,
persuadés, comme cela eut lieu en effet, que plus l’ennemi rôderait,
plus il se disséminerait.

Leur seconde halte se fit à l’entrée d’un fourré épais où se trouvait
un vieux tronc d’arbre creux et excessivement grand: ce fut dans cet
arbre que tous deux prirent position, résolus à attendre l’événement.

Il y avait peu de temps qu’ils étaient là, quand deux sauvages
accoururent de ce côté, comme s’ils les eussent découverts et vinssent
pour les attaquer. Un peu plus loin ils en virent trois autres, et
plus loin encore cinq autres, tous s’avançant dans la même direction;
en outre ils en virent à une certaine distance sept ou huit qui
couraient d’un autre côté; car ils se répandaient sur tous les points,
comme des chasseurs qui battent un bois en quête du gibier.

Les pauvres gens furent alors dans une grande perplexité, ne sachant
s’ils devaient rester et garder leur poste ou s’enfuir; mais après
une courte délibération, considérant que si les sauvages parcouraient
ainsi le pays, ils pourraient peut-être, avant l’arrivée du secours,
découvrir leur retraite dans les bois, et qu’alors tout serait perdu,
ils résolurent de les attendre là et, s’ils étaient trop nombreux,
de monter au sommet de l’arbre, d’où ils ne doutaient pas qu’excepté
contre le feu, ils ne se défendissent tant que leurs munitions
dureraient, quand bien même tous les sauvages, débarqués au nombre
d’environ cinquante, viendraient à les attaquer.

Ayant pris cette détermination, ils se demandèrent s’ils feraient feu
sur les deux premiers, ou s’ils attendraient les trois et tireraient
sur ce groupe intermédiaire: tactique au moyen de laquelle les deux
et les cinq qui suivaient seraient séparés. Enfin ils résolurent de
laisser passer les deux premiers, à moins qu’ils ne les découvrissent
dans leur refuge et qu’ils ne vinssent les attaquer. Ces deux sauvages
les confirmèrent dans cette résolution en se détournant un peu vers
une autre partie du bois; mais les trois et les cinq, marchant sur
leur piste, vinrent directement à l’arbre comme s’ils eussent su que
les Anglais y étaient.

Les voyant arriver droit à eux, ceux-ci résolurent de les prendre en
ligne, ainsi qu’ils s’avançaient; et, comme ils avaient décidé de ne
faire feu qu’un à la fois, il était possible que du premier coup ils
les atteignissent tous trois. A cet effet, celui qui devait tirer
mit trois ou quatre balles dans son mousquet, et, à la faveur d’une
meurtrière, c’est-à-dire d’un trou qui se trouvait dans l’arbre, il
visa tout à son aise sans être vu, et attendit qu’ils fussent à trente
verges de l’embuscade, de manière à ne pas manquer son coup.

Pendant qu’ils attendaient ainsi et que les sauvages s’approchaient,
ils virent que l’un des trois était le fugitif qui s’était échappé
de chez eux, le reconnurent parfaitement, et résolurent de ne pas le
manquer, dussent-ils ensemble faire feu. L’autre se tint donc prêt à
tirer, afin que si le sauvage ne tombait pas du premier coup, il fût
sûr d’en recevoir un second.

Mais le premier tireur était trop adroit pour le manquer; car pendant
que les sauvages s’avançaient l’un après l’autre sur une seule ligne,
il fit feu et en atteignit deux du coup. Le premier fut tué roide
d’une balle dans la tête; le second, qui était l’Indien fugitif, en
reçut une au travers du corps et tomba, mais il n’était pas tout à
fait mort; et le troisième eut une égratignure à l’épaule, que lui fit
sans doute la balle qui avait traversé le corps du second. Épouvanté,
quoiqu’il n’eût pas grand mal, il s’assit à terre en poussant des cris
et des hurlements affreux.

Les cinq qui suivaient, effrayés du bruit plutôt que pénétrés de leur
danger, s’arrêtèrent tout court d’abord; car les bois rendirent la
détonation mille fois plus terrible, les échos grondant çà et là, les
oiseaux s’envolant de toutes parts et poussant toutes sortes de cris,
selon leur espèce, de même que le jour où je tirai le premier coup de
fusil qui peut-être eût retenti en ce lieu depuis que c’était une île.

Cependant, tout étant rentré dans le silence, ils vinrent sans
défiance, ignorant la cause de ce bruit, jusqu’au lieu où étaient
leurs compagnons dans un assez pitoyable état. Là ces pauvres
ignorantes créatures, qui ne soupçonnaient pas qu’un danger pareil pût
les menacer, se groupèrent autour du blessé, lui adressant la parole
et sans doute lui demandant d’où venait sa blessure. Il est présumable
que celui-ci répondit qu’un éclair de feu, suivi immédiatement d’un
coup de tonnerre de leurs dieux, avait tué ses deux compagnons et
l’avait blessé lui-même. Cela, dis-je, est présumable; car rien
n’est plus certain qu’ils n’avaient vu aucun homme auprès d’eux,
qu’ils n’avaient de leur vie entendu la détonation d’un fusil, qu’ils
ne savaient non plus ce que c’était qu’une arme à feu, et qu’ils
ignoraient qu’à distance on pût tuer ou blesser avec du feu et des
balles. S’il n’en eût pas été ainsi, il est croyable qu’ils ne se
fussent pas arrêtés si inconsidérément à contempler le sort de leurs
camarades, sans quelque appréhension pour eux-mêmes.

Nos deux hommes, comme ils me l’ont avoué depuis, se voyaient avec
douleur obligés de tuer tant de pauvres êtres qui n’avaient aucune
idée de leur danger; mais, les tenant là sous leurs coups et le
premier ayant rechargé son arme, ils se résolurent à tirer tous deux
dessus. Convenus de choisir un but différent, ils firent feu à la
fois et en tuèrent ou blessèrent grièvement quatre. Le cinquième,
horriblement effrayé, bien que resté sauf, tomba comme les autres.
Nos hommes, les voyant tous gisants, crurent qu’ils les avaient tous
expédiés.

La persuasion de n’en avoir manqué aucun fit sortir résolument de
l’arbre nos deux hommes avant qu’ils eussent rechargé leurs armes, et
ce fut une grande imprudence. Ils tombèrent dans l’étonnement quand
ils arrivèrent sur le lieu de la scène, et ne trouvèrent pas moins
de quatre Indiens vivants, dont deux fort légèrement blessés et un
entièrement sauf. Ils se virent alors forcés de les achever à coups de
crosse de mousquet. D’abord ils s’assurèrent de l’Indien fugitif qui
avait été la cause de tout le désastre, ainsi que d’un autre blessé
au genou, et les délivrèrent de leurs peines. En ce moment, celui qui
n’avait point été atteint vint se jeter à leurs genoux, les deux mains
levées, et par gestes et par signes implorant piteusement la vie. Mais
ils ne purent comprendre un seul mot de ce qu’il disait.

Toutefois, ils lui signifièrent de s’asseoir près de là au pied d’un
arbre, et un des Anglais, avec une corde qu’il avait dans sa poche
par le plus grand des hasards, lui attacha les pieds et lui lia les
mains par derrière; puis on l’abandonna. Ils se mirent alors en toute
hâte à la poursuite des deux autres qui étaient allés en avant,
craignant que ceux-ci ou un plus grand nombre ne vint à découvrir le
chemin de leur retraite dans le bois, où étaient leurs femmes et le
peu d’objets qu’ils y avaient déposés. Ils aperçurent enfin les deux
Indiens, mais ils étaient fort éloignés; néanmoins, ils les virent,
à leur grande satisfaction, traverser une vallée proche de la mer,
chemin directement opposé à celui qui conduisait à leur retraite
pour laquelle ils étaient en de si vives craintes. Tranquillisés
sur ce point, ils retournèrent à l’arbre où ils avaient laissé leur
prisonnier, qui, à ce qu’ils supposèrent, avait été délivré par ses
camarades, car les deux bouts de corde qui avaient servi à l’attacher
étaient encore au pied de l’arbre.

Se trouvant alors dans un aussi grand embarras que précédemment, ne
sachant de quel côté se diriger, ni à quelle distance était l’ennemi,
ni quelles étaient ses forces, ils prirent la résolution d’aller à la
grotte où leurs femmes avaient été conduites, afin de voir si tout
s’y passait bien, et pour les délivrer de l’effroi où sûrement elles
étaient, car, bien que les sauvages fussent leurs compatriotes, elles
en avaient une peur horrible, et d’autant plus peut-être qu’elles
savaient tout ce qu’ils valaient.

Les Anglais, à leur arrivée, virent que les sauvages avaient passé
dans le bois, et même très près du lieu de leur retraite, sans
toutefois l’avoir découverte; car l’épais fourré qui l’entourait en
rendait l’abord inaccessible pour quiconque n’eût pas été guidé par
quelque affilié, et nos barbares ne l’étaient point. Ils trouvèrent
donc toutes choses en bon ordre, seulement les femmes étaient glacées
d’effroi. Tandis qu’ils étaient là, à leur grande joie, sept des
Espagnols arrivèrent à leur secours. Les dix autres avec leurs
serviteurs, et le vieux Vendredi, je veux dire le père de Vendredi,
étaient partis en masse pour protéger leur tonnelle et le blé et le
bétail qui s’y trouvaient, dans le cas où les Indiens eussent rôdé
vers cette partie de l’île; mais ils ne se répandirent pas jusque-là.
Avec les sept Espagnols se trouvait l’un des trois sauvages qu’ils
avaient autrefois faits prisonniers, et aussi celui que, pieds et
poings liés, les Anglais avaient laissé près de l’arbre, car, à ce
qu’il paraît, les Espagnols étaient venus par le chemin où avaient
été massacrés les sept Indiens, et avaient délié le huitième pour
l’emmener avec eux. Là, toutefois, ils furent obligés de le garrotter
de nouveau, comme l’étaient les deux autres, restés après le départ du
fugitif.

Leurs prisonniers commençaient à leur devenir fort à charge, et
ils craignaient tellement qu’ils ne leur échappassent, qu’ils
s’imaginèrent être, pour leur propre conservation, dans l’absolue
nécessité de les tuer tous. Mais le gouverneur n’y voulut pas
consentir: il ordonna de les envoyer à ma vieille caverne de la
vallée, avec deux Espagnols pour les garder et pourvoir à leur
nourriture. Ce qui fut exécuté; et là, ils passèrent la nuit pieds et
mains liés.

L’arrivée des Espagnols releva tellement le courage des deux Anglais,
qu’ils n’entendirent pas s’arrêter plus longtemps. Ayant pris avec eux
cinq Espagnols, et réunissant à eux tous quatre mousquets, un pistolet
et deux gros bâtons à deux bouts, ils partirent à la recherche des
sauvages. D’abord, quand ils furent arrivés à l’arbre où gisaient ceux
qui avaient été tués, il leur fut aisé de voir que quelques autres
Indiens y étaient venus; car ils avaient essayé d’emporter leurs
morts, et avaient traîné deux cadavres à une bonne distance, puis
les avaient abandonnés. De là ils gagnèrent le premier tertre où ils
s’étaient arrêtés et d’où ils avaient vu incendier leurs huttes, et
ils eurent la douleur de voir s’en élever un reste de fumée; mais ils
ne purent y découvrir aucun sauvage. Ils résolurent alors d’aller,
avec toute la prudence possible, vers les ruines de leur plantation.
Un peu avant d’y arriver, s’étant trouvés en vue de la côte, ils
aperçurent distinctement tous les sauvages qui se rembarquaient dans
leurs canots pour gagner le large.

Il semblait qu’ils fussent fâchés d’abord qu’il n’y eût pas de chemin
pour aller jusqu’à eux, afin de leur envoyer à leur départ une salve
de mousqueterie; mais, après tout, ils s’estimèrent fort heureux d’en
être débarrassés.

Les pauvres Anglais étant alors ruinés pour la seconde fois, leurs
cultures étant détruites, tous les autres convinrent de les aider
à relever leurs constructions et de les pourvoir de toutes choses
nécessaires. Leurs trois compatriotes même, chez lesquels jusque-là on
n’avait pas remarqué la moindre tendance à faire le bien, dès qu’ils
apprirent leur désastre,—car, vivant éloignés, ils n’avaient rien su
qu’après l’affaire finie,—vinrent offrir leur aide et leur assistance,
et travaillèrent de grand cœur pendant plusieurs jours à rétablir
leurs habitations et à leur fabriquer des objets de nécessité.

Environ deux jours après ils eurent la satisfaction de voir trois
pirogues des sauvages venir échouer à peu de distance sur la grève,
ainsi que deux hommes noyés; ce qui leur fit croire avec raison
qu’une tempête, qu’ils avaient dû essuyer en mer, avait submergé
quelques-unes de leurs embarcations. Le vent, en effet, avait soufflé
avec violence durant la nuit qui suivit leur départ.

Si quelques-uns d’entre eux s’étaient perdus, toutefois il s’en
était sauvé un assez grand nombre, pour informer leurs compatriotes
de ce qu’ils avaient fait et de ce qui leur était advenu, et les
exciter à une autre entreprise de la même nature, qu’ils résolurent
effectivement de tenter, avec des forces suffisantes pour que rien ne
pût leur résister. Mais, à l’exception de ce que le fugitif leur avait
dit des habitants de l’île, ils n’en savaient par eux-mêmes que fort
peu de chose; jamais ils n’avaient vu ombre humaine en ce lieu, et
celui qui leur avait raconté le fait ayant été tué, tout autre témoin
manquait qui pût le leur confirmer.

Cinq ou six mois s’étaient écoulés, et l’on n’avait point entendu
parler des sauvages; déjà nos gens se flattaient de l’espoir qu’ils
n’avaient point oublié leur premier échec, et qu’ils avaient laissé
là toute idée de réparer leur défaite, quand tout à coup l’île fut
envahie par une redoutable flotte de vingt-huit canots remplis de
sauvages armés d’arcs et de flèches, d’énormes casse-têtes, de sabres
de bois et d’autres instruments de guerre. Bref, cette multitude
était si formidable, que nos gens tombèrent dans la plus profonde
consternation.

Comme le débarquement s’était effectué le soir et à l’extrémité
orientale de l’île, nos hommes eurent toute la nuit pour se consulter
et aviser à ce qu’il fallait faire. Et d’abord, sachant que se tenir
totalement cachés avait été jusque-là leur seule planche de salut,
et devait l’être d’autant plus encore, en cette conjoncture, que le
nombre de leurs ennemis était fort grand, ils résolurent de faire
disparaître les huttes qu’ils avaient bâties pour les deux Anglais,
et de conduire leurs chèvres à l’ancienne grotte, parce qu’ils
supposaient que les sauvages se porteraient directement sur ce point,
sitôt qu’il ferait jour, pour recommencer la même échauffourée,
quoiqu’ils eussent pris terre cette fois à plus de deux lieues de là.

Ils menèrent aussi dans ce lieu les troupeaux qu’ils avaient à
l’ancienne tonnelle, comme je l’appelais, laquelle appartenait aux
Espagnols; en un mot, autant que possible, ils ne laissèrent nulle
part de traces d’habitation, et le lendemain matin, de bonne heure,
ils se postèrent avec toutes leurs forces près de la plantation des
deux Anglais, pour y attendre l’arrivée des sauvages. Tout confirma
leurs prévisions: ces nouveaux agresseurs, laissant leurs canots à
l’extrémité orientale de l’île, s’avancèrent en longeant le rivage
droit à cette place, au nombre de deux cent cinquante, suivant que les
nôtres purent en juger. Notre armée se trouvait bien faible; mais le
pire de l’affaire, c’était qu’il n’y avait pas d’armes pour tout le
monde. Nos forces totales s’élevaient, je crois, comme suit, en hommes:

  17 Espagnols.
   5 Anglais.
   1 le vieux Vendredi, c’est-à-dire le père de Vendredi.
   3 esclaves acquis avec les femmes, lesquels avaient fait preuve
       de fidélité.
   3 autres esclaves qui vivaient avec les Espagnols.
  ——
  29

Pour armer ces gens, il y avait:

  11 mousquets.
   5 pistolets.
   3 fusils de chasse.
   5 mousquets ou arquebuses à giboyer pris aux matelots révoltés
       que j’avais soumis.
   2 sabres.
   3 vieilles hallebardes.
  ——
  29

[Illustration: ... s’avancèrent en longeant le rivage...]

On ne donna aux esclaves ni mousquets ni fusils; mais chacun d’eux fut
armé d’une hallebarde, ou d’un long bâton, semblable à un brindestoc,
garni d’une longue pointe de fer à chaque extrémité; ils avaient,
en outre, une hachette au côté. Tous nos hommes portaient aussi une
hache. Deux des femmes voulurent absolument prendre part au combat;
elles s’armèrent d’arcs et de flèches que les Espagnols avaient pris
aux sauvages lors de la première affaire dont j’ai parlé, et qui avait
eu lieu entre les Indiens. Les femmes eurent aussi des haches.

Le gouverneur espagnol, dont j’ai souvent fait mention, avait le
commandement général, et William Atkins, qui, bien que redoutable pour
sa méchanceté, était un compagnon intrépide et résolu, commandait sous
lui.

Les sauvages s’avancèrent comme des lions, et nos hommes, pour comble
de malheur, n’avaient pas l’avantage du terrain. Seulement Will
Atkins, qui rendit dans cette affaire d’importants services, comme
une sentinelle perdue, était planté avec six hommes derrière un petit
hallier, avec ordre de laisser passer les premiers et de faire feu
ensuite au beau milieu des autres, puis sur-le-champ de battre en
retraite aussi vite que possible, en tournant une partie du bois pour
venir prendre position derrière les Espagnols, qui se trouvaient
couverts par un fourré d’arbres.

Quand les sauvages arrivèrent, ils se mirent à courir çà et là en
masse et sans aucun ordre. Will Atkins en laissa passer près de lui
une cinquantaine; puis, voyant venir les autres en foule, il ordonna
à trois de ses hommes de décharger sur eux leurs mousquets chargés de
six ou sept balles, aussi fortes que des balles de gros pistolets.
Combien en tuèrent-ils ou en blessèrent-ils, c’est ce qu’ils ne surent
pas; mais la consternation et l’étonnement étaient inexprimables
chez ces barbares, qui furent effrayés au plus haut degré d’entendre
un bruit terrible, de voir tomber leurs hommes morts ou blessés, et
sans comprendre d’où cela provenait. Alors, au milieu de leur effroi,
William Atkins et ses trois hommes firent feu sur le plus épais de la
masse, et en moins d’une minute les trois premiers, ayant rechargé
leurs armes, leur envoyèrent une troisième volée.

Si William Atkins et ses hommes se fussent retirés immédiatement après
avoir tiré, comme cela leur avait été ordonné, ou si le reste de la
troupe eût été à portée de prolonger le feu, les sauvages eussent été
mis en pleine déroute, car la terreur dont ils étaient saisis venait
surtout de ce qu’ils ne voyaient personne qui les frappât et de ce
qu’ils se croyaient tués par le tonnerre et les éclairs de leurs
dieux. Mais William Atkins, en restant pour recharger, découvrit la
ruse.

Quelques sauvages, qui les épiaient au loin, fondirent sur eux par
derrière, et, bien qu’Atkins et ses hommes les eussent encore salués
de deux ou trois fusillades et en eussent tué plus d’une vingtaine
en se retirant aussi vite que possible, cependant ils le blessèrent
lui-même et tuèrent avec leurs flèches un de ses compatriotes, comme
ils tuèrent ensuite un des Espagnols et un des esclaves indiens acquis
avec les femmes. Cet esclave était un brave compagnon, qui avait
combattu en furieux. De sa propre main il avait tué cinq sauvages,
quoiqu’il n’eût pour armes qu’un des bâtons ferrés et une hache.

Atkins étant blessé et deux autres étant tués, nos hommes, ainsi
maltraités, se retirèrent sur un monticule dans le bois. Les
Espagnols, après avoir fait trois décharges, opérèrent aussi
leur retraite; car les Indiens étaient si nombreux, et tellement
désespérés, que, malgré qu’il y en eût de tués plus de cinquante et
un beaucoup plus grand nombre de blessés, ils se jetaient sans peur
du danger sur les pas de nos hommes et leur envoyaient une nuée de
flèches. On remarqua même que leurs blessés qui n’étaient pas tout à
fait mis hors de combat, exaspérés par leurs blessures, se battaient
comme des enragés.

Nos gens, dans leur retraite, avaient laissé derrière eux les cadavres
de l’Espagnol et de l’Anglais. Les sauvages, quand ils furent arrivés
auprès, les mutilèrent de la manière la plus atroce, leur brisant les
bras, les jambes et la tête avec leurs massues et leurs sabres de
bois, comme de vrais sauvages qu’ils étaient. Mais, voyant que nos
hommes avaient disparu, ils semblèrent ne pas vouloir les poursuivre,
formèrent une espèce de cercle, ce qu’ils ont coutume de faire, à ce
qu’il paraît, et poussèrent deux grands cris en signe de victoire;
après quoi ils eurent encore la mortification de voir tomber plusieurs
de leurs blessés qu’avait épuisés la perte de leur sang.

Le gouverneur espagnol ayant rassemblé tout son petit corps d’armée
sur une éminence, Atkins, quoique blessé, opinait pour qu’on se
portât en avant et qu’on fit une charge générale sur l’ennemi. Mais
l’Espagnol répondit:—«Señor Atkins, vous avez vu comment leurs blessés
se battent; remettons la partie à demain: tous ces éclopés seront
roidis et endoloris par leurs plaies, épuisés par le sang qu’ils
auront perdu, et nous aurons alors beaucoup moins de besogne sur les
bras.»

L’avis était bon. Mais Will Atkins reprit gaiement:—«C’est vrai,
señor; mais il en sera de même de moi, et c’est pour cela que je
voudrais aller en avant tandis que je suis en haleine.»—«Fort bien,
señor Atkins, dit l’Espagnol: vous vous êtes conduit vaillamment,
vous avez rempli votre tâche; nous combattrons pour vous si vous ne
pouvez venir; mais je pense qu’il est mieux d’attendre jusqu’à demain
matin.»—Ils attendirent donc.

Mais, lorsqu’il fit un beau clair de lune, et qu’ils virent les
sauvages dans un grand désordre, au milieu de leurs morts et de leurs
blessés et se pressant tumultueusement à l’entour, ils se résolurent
à fondre sur eux pendant la nuit, dans le cas surtout où ils
pourraient leur envoyer une décharge avant d’être aperçus. Il s’offrit
à eux une belle occasion pour cela: car l’un des deux Anglais, sur
le terrain duquel l’affaire s’était engagée, les ayant conduits par
un détour entre les bois et la côte occidentale, et là ayant tourné
brusquement au sud, ils arrivèrent si près du groupe le plus épais,
qu’avant qu’on eût pu les voir ou les entendre, huit hommes tirèrent
au beau milieu et firent une terrible exécution. Une demi-minute après
huit autres tirèrent à leur tour et les criblèrent tellement de leurs
dragées, qu’ils en tuèrent ou blessèrent un grand nombre. Tout cela se
passa sans qu’ils pussent reconnaître qui les frappait, sans qu’ils
sussent par quel chemin fuir.

Les Espagnols rechargèrent vivement leurs armes; puis, s’étant divisés
en trois corps, ils décidèrent de tomber tous ensemble sur l’ennemi.
Chacun de ces pelotons se composait de huit personnes: ce qui formait
en somme vingt-quatre combattants, dont vingt-deux hommes et deux
femmes, lesquelles, soit dit en passant, se battirent en désespérées.

On répartit par peloton les armes à feu, les hallebardes et les
brindestocs. On voulait que les femmes se tinssent derrière, mais
elles déclarèrent qu’elles étaient décidées à mourir avec leurs
maris. Leur petite armée ainsi disposée, ils sortirent d’entre les
arbres et se jetèrent sur l’ennemi en criant et en hélant de toutes
leurs forces. Les Indiens se tenaient là debout tous ensemble, mais
ils tombèrent dans la plus grande confusion en entendant les cris
que jetaient nos gens sur trois différents points. Cependant ils en
seraient venus aux mains s’ils nous eussent aperçus; car à peine
fûmes-nous assez près pour qu’ils nous vissent qu’ils nous décochèrent
quelques flèches, et que le pauvre vieux Vendredi fut blessé,
légèrement toutefois. Mais nos gens, sans plus de temps, fondirent
sur eux, firent feu de trois côtés, puis tombèrent dessus à coups de
crosse de mousquet, à coups de sabres, de bâtons ferrés et de haches,
et, en un mot, les frottèrent si bien, qu’ils se mirent à pousser des
cris et des hurlements sinistres en s’enfuyant de tous côtés pour
échapper à la mort.

Les nôtres étaient fatigués de ce carnage: ils avaient tué ou blessé
mortellement, dans les deux rencontres, environ cent quatre-vingts de
ces barbares. Les autres, épouvantés, se sauvèrent à travers les bois
et sur les collines, avec toute la vitesse que pouvaient leur donner
la frayeur et des pieds agiles; et voyant que nos hommes se mettaient
peu en peine de les poursuivre, ils se rassemblèrent sur la côte où
ils avaient débarqué et où leurs canots étaient amarrés. Mais leur
désastre n’était pas encore au bout: car, ce soir-là, un vent terrible
s’éleva de la mer, et il leur fut impossible de prendre le large. Pour
surcroît, la tempête ayant duré toute la nuit, à la marée montante
la plupart de leurs pirogues furent entraînées par la houle si avant
sur la rive, qu’il aurait fallu bien des efforts pour les remettre
à flot. Quelques-unes même furent brisées contre le rivage, ou en
s’entre-choquant.

Nos hommes, bien que joyeux de leur victoire, ne prirent cependant
que peu de repos cette nuit-là, et, après s’être refaits le mieux
qu’ils purent, ils résolurent de se porter vers cette partie de l’île
où les sauvages avaient fui, afin de voir dans quel état ils étaient.
Ceci les mena nécessairement sur le lieu du combat, où ils trouvèrent
plusieurs de ces pauvres créatures qui respiraient encore, mais que
rien n’aurait pu sauver. Triste spectacle pour des cœurs généreux! car
un homme vraiment noble, quoique forcé par les lois de la guerre de
détruire son ennemi, ne prend point plaisir à ses souffrances.

Tout ordre, du reste, était inutile à cet égard, car les sauvages que
les nôtres avaient à leur service dépêchèrent ces pauvres créatures à
coups de haches.

[Illustration: ... dépêchèrent ces pauvres créatures à coups de
haches.]

Ils arrivèrent enfin en vue du lieu où les chétifs débris de l’armée
indienne étaient rassemblés. Là restait environ une centaine d’hommes,
dont la plupart étaient assis à terre, accroupis, la tête entre leurs
mains et appuyée sur leurs genoux.

Quand nos gens ne furent plus qu’à deux portées de mousquet des
vaincus, le gouverneur espagnol ordonna de tirer deux coups à poudre
pour leur donner l’alarme, à dessein de voir par leur contenance ce
qu’il avait à en attendre, s’ils étaient encore disposés à combattre
ou s’ils étaient effrayés au point d’être abattus et découragés, et
afin d’agir en conséquence.

Le stratagème eut un plein succès, car les sauvages n’eurent pas plus
tôt entendu le premier coup de feu et vu la lueur du second, qu’ils
se dressèrent sur leurs pieds dans la plus grande consternation
imaginable, et, comme nos gens se précipitaient sur eux, ils
s’enfuirent en criant, hurlant et poussant une sorte de mugissement
que nos hommes ne comprirent pas et n’avaient point ouï jusque-là, et
ils se réfugièrent sur les hauteurs plus avant dans le pays.

Les nôtres eussent d’abord préféré que le temps eût été calme et
que les sauvages se fussent rembarqués. Mais ils ne considéraient
pas alors que cela pourrait en amener par la suite des multitudes
auxquelles il leur serait impossible de résister, ou du moins être
la cause d’incursions si redoutables et si fréquentes qu’elles
désoleraient l’île et les feraient périr de faim. Will Atkins, qui,
malgré sa blessure, se tenait toujours avec eux, se montra, dans cette
occurrence, le meilleur conseiller: il fallait, selon lui, saisir
l’occasion qui s’offrait de se jeter entre eux et leurs canots, et,
par là, les empêcher à jamais de revenir inquiéter l’île.

On tint longtemps conseil sur ce point. Quelques-uns s’opposaient à
cela de peur qu’on ne forçât ces misérables à se retirer dans les
bois, et à n’écouter que leur désespoir.—«Dans ce cas, disaient-ils,
nous serons obligés de leur donner la chasse comme à des bêtes
féroces; nous redouterons de sortir pour nos travaux; nous aurons nos
plantations incessamment pillées, nos troupeaux détruits; bref, nous
serons réduits à une vie de misères continuelles.»

Will Atkins répondit que mieux valait avoir affaire à cent hommes
qu’à cent nations; que s’il fallait détruire les canots, il fallait
aussi détruire les hommes, sinon être soi-même détruit. En un mot, il
leur démontra cette nécessité d’une manière si palpable, qu’ils se
rangèrent tous à son avis. Aussitôt ils se mirent à l’œuvre sur les
pirogues, et, arrachant du bois sec d’un arbre mort, ils essayèrent
de mettre le feu à quelques-unes de ces embarcations; mais elles
étaient si humides qu’elles purent à peine brûler. Néanmoins, le
feu endommagea tellement leurs parties supérieures, qu’elles furent
bientôt hors d’état de tenir la mer. Quand les Indiens virent à quoi
nos hommes étaient occupés, quelques-uns d’entre eux sortirent des
bois en toute hâte, et, s’approchant le plus qu’ils purent, ils se
jetèrent à genoux et se mirent à crier:—«Oa, oa, waramokoa!» et à
proférer quelques autres mots de leur langue que personne ne comprit;
mais, comme ils faisaient des gestes piteux et poussaient des cris
étranges, il fut aisé de reconnaître qu’ils suppliaient pour qu’on
épargnât leurs canots, et qu’ils promettaient de s’en aller pour ne
plus revenir.

Mais nos gens étaient alors convaincus qu’ils n’avaient d’autre moyen
de se conserver ou de sauver leur établissement que d’empêcher à
tout jamais les Indiens de revenir dans l’île, sachant bien que s’il
arrivait seulement à l’un d’eux de retourner parmi les siens pour leur
conter l’événement, c’en était fait de la colonie. En conséquence,
faisant comprendre aux Indiens qu’il n’y avait pas de merci pour eux,
ils se remirent à l’œuvre et détruisirent les canots que la tempête
avait épargnés. A cette vue, les sauvages firent retentir les bois
d’un horrible cri que notre monde entendit assez distinctement; puis
ils se mirent à courir çà et là dans l’île comme des insensés, de
sorte que nos colons ne surent réellement pas d’abord comment s’y
prendre avec eux.

Les Espagnols, avec toute leur prudence, n’avaient pas pensé que
tandis qu’ils réduisaient ainsi ces hommes au désespoir, ils devaient
faire bonne garde autour de leurs plantations; car, bien qu’ils
eussent transféré leur bétail, et que les Indiens n’eussent pas
trouvé leur principale retraite,—je veux dire mon vieux château de
la colline,—ni la caverne dans la vallée, ceux-ci avaient découvert
cependant ma plantation de la tonnelle, l’avaient saccagée, ainsi
que les enclos et les cultures d’alentour, foulant aux pieds le blé,
arrachant les vignes et les raisins déjà presque mûrs, et faisant
éprouver à la colonie une perte inestimable sans en retirer aucun
profit.

Quoique nos gens pussent les combattre en toute occasion, ils
n’étaient pas en état de les poursuivre et de les pourchasser;
car, les Indiens étant trop agiles pour nos hommes quand ils les
rencontraient seuls, aucun des nôtres n’osait s’aventurer isolément,
dans la crainte d’être enveloppé par eux. Fort heureusement ils
étaient sans armes: ils avaient des arcs, il est vrai, mais point
de flèches, ni matériaux pour en faire, ni outils, ni instruments
tranchants.

L’extrémité et la détresse où ils étaient réduits étaient grandes et
vraiment déplorables, mais l’état où ils avaient jeté nos colons
ne valait pas mieux; car, malgré que leurs retraites eussent été
préservées, leurs provisions étaient détruites et leur moisson
ravagée. Que faire, à quels moyens recourir? ils ne le savaient. La
seule ressource qui leur restât, c’était le bétail qu’ils avaient
dans la vallée près de la caverne, le peu de blé qui y croissait et
la plantation des trois Anglais, Will Atkins et ses camarades, alors
réduits à deux, l’un d’entre eux ayant été frappé à la tête, juste
au-dessous de la tempe, par une flèche qui l’avait fait taire à
jamais. Et, chose remarquable, celui-ci était ce même homme cruel qui
avait porté un coup de hache au pauvre esclave indien, et qui ensuite
avait formé le projet d’assassiner les Espagnols.

A mon sens, la condition de nos colons était pire en ce temps-là
que ne l’avait jamais été la mienne depuis que j’eus découvert les
grains d’orge et de riz, et que j’eus acquis la méthode de semer et de
cultiver mon blé et d’élever mon bétail; car alors ils avaient, pour
ainsi dire, une centaine de loups dans l’île, prêts à faire leur proie
de tout ce qu’ils pourraient saisir, mais qu’il n’était pas facile de
saisir eux-mêmes.

La première chose qu’ils résolurent de faire, quand ils virent la
situation où ils se trouvaient, ce fut, s’il était possible, de
reléguer les sauvages dans la partie la plus éloignée de l’île, au
sud-est, afin que si d’autres Indiens venaient à descendre au rivage,
ils ne pussent les rencontrer; puis, une fois là, de les traquer,
de les harasser chaque jour, et de tuer tous ceux qu’ils pourraient
approcher, jusqu’à ce qu’ils eussent réduit leur nombre, et s’ils
pouvaient enfin les apprivoiser et les rendre propres à quelque chose,
de leur donner du blé, et de leur enseigner à cultiver la terre et à
vivre de leur travail journalier.

En conséquence, ils les serrèrent de près et les épouvantèrent
tellement par le bruit de leurs armes, qu’au bout de peu de temps,
si un des colons tirait sur un Indien et le manquait, néanmoins il
tombait de peur. Leur effroi fut si grand, qu’ils s’éloignèrent de
plus en plus, et que, harcelés par nos gens, qui tous les jours en
tuaient ou blessaient quelques-uns, ils se confinèrent tellement dans
les bois et dans les endroits creux, que le manque de nourriture les
réduisit à la plus horrible misère, et qu’on en trouva plusieurs morts
dans les bois, sans aucune blessure, que la faim seule avait fait
périr.

Quand les nôtres trouvèrent ces cadavres, leurs cœurs s’attendrirent,
et ils se sentirent émus de compassion, surtout le gouverneur
espagnol, qui était l’homme du caractère le plus noblement généreux
que de ma vie j’aie jamais rencontré. Il proposa, si faire se pouvait,
de saisir vivant un de ces malheureux, et de l’amener à comprendre
assez leur dessein pour qu’il pût servir d’interprète auprès des
autres, et savoir d’eux s’ils n’acquiesceraient pas à quelque
condition qui leur assurerait la vie, et garantirait la colonie du
pillage.

Il s’écoula quelque temps avant qu’on pût en prendre aucun; mais,
comme ils étaient faibles et exténués, l’un d’eux fut enfin surpris et
fait prisonnier. Il se montra d’abord rétif, et ne voulut ni manger ni
boire; mais, se voyant traité avec bonté, voyant qu’on lui donnait des
aliments, et qu’il n’avait à supporter aucune violence, il finit par
devenir plus maniable et par se rassurer.

On lui amena le vieux Vendredi, qui s’entretint souvent avec lui
et lui dit combien les nôtres seraient bons envers tous les siens;
que non seulement ils auraient la vie sauve, mais encore qu’on leur
accorderait pour demeure une partie de l’île, pourvu qu’ils donnassent
l’assurance qu’ils garderaient leurs propres limites, et qu’ils
ne viendraient pas au delà pour faire tort ou pour faire outrage
aux colons; enfin qu’on leur donnerait du blé qu’ils sèmeraient et
cultiveraient pour leurs besoins, et du pain pour leur subsistance
présente.—Ensuite le vieux Vendredi commanda au sauvage d’aller
trouver ses compatriotes et de voir ce qu’ils penseraient de la
proposition, lui affirmant que s’ils n’y adhéraient immédiatement, ils
seraient tous détruits.

Ces pauvres gens, profondément abattus et réduits au nombre d’environ
trente-sept, accueillirent tout d’abord cette offre, et prièrent
qu’on leur donnât quelque nourriture. Là-dessus douze Espagnols et
deux Anglais, bien armés, avec trois esclaves indiens et le vieux
Vendredi, se transportèrent au lieu où ils étaient: les trois esclaves
indiens charriaient une grande quantité de pain, du riz cuit en
gâteaux et séché au soleil, et trois chèvres vivantes. On enjoignit
à ces infortunés de se rendre sur le versant d’une colline, où ils
s’assirent pour manger avec force gestes de reconnaissance. Ils furent
plus fidèles à leur parole qu’on ne l’aurait pensé; car, excepté quand
ils venaient demander des vivres et des instructions, jamais ils ne
passèrent leurs limites. C’est là qu’ils vivaient encore lors de mon
arrivée dans l’île, et que j’allai les visiter.

[Illustration: Ils s’assirent pour manger avec force gestes de
reconnaissance.]

Les colons leur avaient appris à semer le blé, à faire le pain,
à élever des chèvres et à les traire. Rien ne leur manquait que
des femmes pour devenir bientôt une nation. Ils étaient confinés
sur une langue de terre; derrière eux s’élevaient des rochers, et
devant eux une vaste plaine se prolongeait vers la mer, à la pointe
sud-est de l’île. Leur terrain était bon et fertile et ils en avaient
suffisamment; car il s’étendait d’un côté sur une largeur d’un mille
et demi, et de l’autre sur une longueur de trois ou quatre milles.

Nos hommes leur enseignèrent aussi à faire des bêches en bois, comme
j’en avais fait pour mon usage, et leur donnèrent douze hachettes et
trois ou quatre couteaux; et, là, ils vécurent comme les plus soumises
et les plus innocentes créatures que jamais on n’eût su voir.

La colonie jouit après cela d’une parfaite tranquillité quant aux
sauvages, jusqu’à la nouvelle visite que je lui fis, environ deux ans
après. Ce n’est pas que de temps à autre quelques canots de sauvages
n’abordassent à l’île pour la célébration barbare de leurs triomphes;
mais comme ils appartenaient à diverses nations, et que, peut-être,
ils n’avaient point entendu parler de ceux qui étaient venus, ils ne
firent, à l’égard de leurs compatriotes, aucune recherche, et, en
eussent-ils fait, qu’il leur eût été fort difficile de les découvrir.

Voici que j’ai donné, ce me semble, la relation complète de ce qui
était arrivé à nos colons jusqu’à mon retour, au moins de ce qui
était digne de remarque. Ils avaient merveilleusement civilisé les
Indiens ou sauvages, et allaient souvent les visiter; mais ils leur
défendaient, sous peine de mort, de venir parmi eux, afin que leur
établissement ne fût pas livré derechef.

Une chose vraiment notable, c’est que les sauvages, à qui ils avaient
appris à faire des paniers et de la vannerie, surpassèrent bientôt
leurs maîtres. Ils tressèrent une multitude de choses les plus
ingénieuses, surtout des corbeilles de toute espèce, des cribles, des
cages à oiseaux, des buffets, ainsi que des chaises pour s’asseoir,
des escabelles, des lits, des couchettes et beaucoup d’autres choses
encore; car ils déployaient dans ce genre d’ouvrage une adresse
remarquable, quand une fois on les avait mis sur la voie.

Mon arrivée leur fut d’un grand secours, en ce que nous les
approvisionnâmes de couteaux, de ciseaux, de bêches, de pelles, de
pioches et de toutes choses semblables dont ils pouvaient avoir besoin.

Ils devinrent tellement adroits, à l’aide de ces outils, qu’ils
parvinrent à se bâtir de fort jolies huttes ou maisonnettes, dont ils
tressaient et arrondissaient les contours comme à de la vannerie;
vrais chefs-d’œuvre d’industrie et d’un aspect fort bizarre, mais
qui les protégeaient efficacement contre la chaleur et contre toutes
sortes d’insectes. Nos hommes en étaient tellement épris, qu’ils
invitèrent la tribu sauvage à les venir voir et à s’en construire
de pareilles. Aussi, quand j’allai visiter la colonie des deux
Anglais, ces planteurs me firent-ils de loin l’effet de vivre comme
des abeilles dans une ruche. Quant à Will Atkins, qui était devenu
un garçon industrieux, laborieux et réglé, il s’était fait une tente
en vannerie comme on n’en avait, je pense, jamais vu. Elle avait
cent vingt pas de tour à l’extérieur, je la mesurai moi-même. Les
murailles étaient à brins aussi serrés que ceux d’un panier, et se
composaient de trente-deux panneaux ou carrés, très solides,
d’environ sept pieds de hauteur. Au milieu s’en trouvait une autre,
qui n’avait pas plus de vingt-deux pas de circonférence, mais d’une
construction encore plus solide, car elle était divisée en huit
pans, aux huit angles desquels se trouvaient huit forts poteaux.
Sur leur sommet il avait placé de grosses charpentes, jointes
ensemble au moyen de chevilles de bois, et d’où il avait élevé pour
la couverture une pyramide de huit chevrons fort élégante, je vous
l’assure, et parfaitement assemblée, quoiqu’il n’eût pas de clous,
mais seulement quelques broches de fer qu’il s’était faites avec la
ferraille que j’avais laissée dans l’île.—Cet adroit garçon donna
vraiment des preuves d’une grande industrie en beaucoup de choses
dont la connaissance lui manquait. Il se fit une forge et une paire
de soufflets en bois pour attiser le feu; il se fabriqua encore le
charbon qu’en exigeait l’usage, et, d’une pince de fer, il fit une
enclume fort passable. Cela le mit à même de façonner une foule de
choses, des crochets, des gâches, des pointes, des verrous et des
gonds.—Mais revenons à sa case. Après qu’il eut posé le comble de la
tente intérieure, il remplit les entrevous des chevrons au moyen d’un
treillis si solide et qu’il recouvrit si ingénieusement de paille
de riz, et au sommet d’une large feuille d’un certain arbre, que sa
maison était tout aussi à l’abri de l’humidité que si elle eût été
couverte en tuiles ou en ardoises. Il m’avoua, il est vrai, que les
sauvages lui avaient fait la vannerie.

L’enceinte extérieure était couverte, comme une galerie, tout autour
de la rotonde intérieure, et de grands chevrons s’étendaient de
trente-deux angles au sommet des poteaux de l’habitation du milieu,
éloignée d’environ vingt pieds, de sorte qu’il y avait entre le mur
de clayonnage extérieur et le mur intérieur un espace semblable à un
promenoir, de la largeur de vingt pieds à peu près.

Il avait divisé la place intérieure avec un pareil clayonnage, mais
beaucoup plus délicat, et l’avait distribuée en six logements, ou
chambres de plain-pied, ayant d’abord chacune une porte donnant
extérieurement sur l’entrée ou passage conduisant à la tente
principale, puis une autre sur l’espace ou promenoir qui régnait
au pourtour, de manière que ce promenoir était aussi divisé en six
parties égales, qui servaient non seulement de retraits, mais encore
à entreposer toutes les choses nécessaires à la famille. Ces six
espaces n’occupant point toute la circonférence, les autres logements
de la galerie étaient disposés ainsi: aussitôt que vous aviez passé
la porte de l’enceinte extérieure, vous aviez droit devant vous un
petit passage conduisant à la porte de la case intérieure; de chaque
côté était une cloison de clayonnage, avec une porte par laquelle
vous pénétriez d’abord dans une vaste chambre ou magasin, de vingt
pieds de large sur environ trente de long, et de là dans une autre
un peu moins longue. Ainsi, dans le pourtour, il y avait dix belles
chambres, dont six n’avaient entrée que par les logements de la tente
intérieure, et servaient de cabinets ou de retraits à chaque chambre
respective de cette tente, et quatre grands magasins, ou granges, ou
comme il vous plaira de les appeler, deux de chaque côté du passage
qui conduisait de la porte d’entrée à la rotonde intérieure, et
donnant l’un dans l’autre.



CHAPITRE III

     Nouvelle habitation.—Misères passées.—Accord parfait.—Distribution
     des outils.—Une cargaison complète.—Un prêtre français.—Nouveau
     missionnaire.—Pieuses exhortations.—Mariages.—Conversion de
     William Atkins.


Un pareil morceau de vannerie, je crois, n’a jamais été vu dans le
monde, pas plus qu’une maison ou tente si bien conçue, surtout bâtie
comme cela. Dans cette grande ruche habitaient les trois familles,
c’est-à-dire William Atkins et ses compagnons; le troisième avait été
tué, mais sa femme restait avec trois enfants,—car elle était sur le
point d’en avoir un autre lorsqu’il mourut. Les deux survivants ne
négligeaient pas de fournir la veuve de toutes choses, j’entends de
blé, de lait, de raisins, et de lui faire bonne part quand ils tuaient
un chevreau ou trouvaient une tortue sur le rivage; de sorte qu’ils
vivaient tous assez bien, quoiqu’à la vérité ceux-ci ne fussent pas
aussi industrieux que les deux autres, comme je l’ai fait observer
déjà.

[Illustration: Dans cette grande ruche habitaient les trois
familles...]

Il est une chose qui toutefois ne saurait être omise; c’est, qu’en
fait de religion, je ne sache pas qu’il existât rien de semblable
parmi eux. Il est vrai qu’assez souvent ils se faisaient souvenir
l’un l’autre qu’il est un Dieu, mais c’était purement par la commune
méthode des marins, c’est-à-dire en blasphémant son nom. Leurs
femmes, pauvres ignorantes sauvages, n’en étaient pas beaucoup plus
éclairées pour être mariées à des chrétiens, si on peut les appeler
ainsi, car eux-mêmes, ayant fort peu de notions de Dieu, se trouvaient
profondément incapables d’entrer en discours avec elles sur la
divinité, ou de leur parler de rien qui concernât la religion.

Le plus grand profit qu’elles avaient, je puis dire, retiré de leur
alliance, c’était d’avoir appris de leurs maris à parler passablement
l’anglais. Tous leurs enfants, qui pouvaient bien être une vingtaine,
apprenaient de même à s’exprimer en anglais dès leurs premiers
bégaiements, quoiqu’ils ne fissent d’abord que l’écorcher, comme
leurs mères. Pas un de ces enfants n’avait plus de six ans quand
j’arrivai, car il n’y en avait pas beaucoup plus de sept que ces
cinq ladies sauvages avaient été amenées; mais toutes avaient eu des
enfants, plus ou moins. La femme du cuisinier en second en était, je
crois, à son sixième. Ces mères étaient toutes d’une heureuse nature,
paisibles, laborieuses, modestes et décentes, s’aidant l’une l’autre,
parfaitement obéissantes et soumises à leurs maîtres. Il ne leur
manquait rien que d’être bien instruites dans la religion chrétienne
et d’être légitimement mariées, avantages dont heureusement, dans la
suite, elles jouirent par mes soins, ou du moins par les conséquences
de ma venue dans l’île.

Ayant ainsi parlé de la colonie en général et assez longuement de mes
cinq chenapans d’Anglais, je dois dire quelque chose des Espagnols,
qui formaient le principal corps de la famille, et dont l’histoire
offre aussi quelques incidents assez remarquables.

J’eus de nombreux entretiens avec eux sur ce qu’était leur situation
durant leur séjour parmi les sauvages. Ils m’avouèrent franchement
qu’ils n’avaient aucune preuve à donner de leur savoir-faire ou
de leur industrie dans ce pays; qu’ils n’étaient là qu’une pauvre
poignée d’hommes misérables et abattus; que, quand bien même ils
eussent eu des ressources entre les mains, ils ne s’en seraient pas
moins abandonnés au désespoir; et qu’ils ployaient tellement sous
le poids de leurs infortunes, qu’ils ne songeaient qu’à se laisser
mourir de faim.—Un d’entre eux, personnage grave et judicieux, me
dit qu’il était convaincu qu’ils avaient eu tort; qu’à des hommes
sages il n’appartient pas de s’abandonner à leur misère, mais de se
saisir incessamment des secours que leur offre la raison, tant pour
l’existence présente que pour la délivrance future.—«Le chagrin,
ajouta-t-il, est la plus insensée et la plus insignifiante passion du
monde, parce qu’elle n’a pour objet que les choses passées, qui sont
en général irrévocables ou irrémédiables; parce qu’elle n’embrasse
point l’avenir, qu’elle n’entre pour rien dans ce qui touche le
salut, et qu’elle ajoute plutôt à l’affliction qu’elle n’y apporte
remède.»—Là-dessus il cita un proverbe espagnol que je ne puis répéter
dans les mêmes termes, mais dont je me souviens avoir habillé à ma
façon un proverbe anglais, que voici:

    Dans le trouble soyez troublé,
    Votre trouble sera doublé.

Ensuite il abonda en remarques sur toutes les petites améliorations
que j’avais introduites dans ma solitude, sur mon infatigable
industrie, comme il l’appelait, et sur la manière dont j’avais rendu
une condition, par ses circonstances d’abord pire que la leur, mille
fois plus heureuse que celle dans laquelle ils étaient, même alors
où ils se trouvaient tous ensemble. Il me dit qu’il était à remarquer
que les Anglais avaient une plus grande présence d’esprit dans la
détresse que tout autre peuple qu’il eût jamais vu; que ses malheureux
compatriotes, ainsi que les Portugais, étaient la pire espèce d’hommes
de l’univers pour lutter contre l’adversité, parce que dans les
périls, une fois les efforts vulgaires tentés, leur premier pas était
de se livrer au désespoir, de succomber sous lui et de mourir sans
tourner leurs pensées vers des voies de salut.

Je lui répliquai que leur cas et le mien différaient extrêmement;
qu’ils avaient été jetés sur le rivage privés de toutes choses
nécessaires, et sans provisions pour subsister jusqu’à ce qu’ils
pussent se pourvoir; qu’à la vérité j’avais eu ce désavantage et
cette affliction d’être seul, mais que les secours providentiellement
jetés dans mes mains par le bris inopiné du navire, étaient un si
grand réconfort, qu’il aurait poussé tout homme au monde à s’ingénier
comme je l’avais fait.—«Señor, reprit l’Espagnol, si nous, pauvres
Castillans, eussions été à votre place, nous n’eussions pas tiré
du vaisseau la moitié de ces choses que vous sûtes en tirer;
jamais nous n’aurions trouvé le moyen de nous procurer un radeau
pour les transporter, ni de conduire un radeau à terre sans l’aide
d’une chaloupe ou d’une voile; et à plus forte raison pas un de
nous ne l’eût fait s’il eût été seul.»—Je le priai de faire trêve
à son compliment, et de poursuivre l’histoire de leur venue dans
l’endroit où ils avaient abordé. Il me dit qu’ils avaient pris
terre malheureusement en un lieu où il y avait des habitants sans
provisions; tandis que s’ils eussent eu le bon sens de se remettre
en mer et d’aller à une autre île un peu plus éloignée, ils auraient
trouvé des provisions sans habitants. En effet, dans ces parages,
comme on le leur avait dit, était située une île riche en comestibles,
bien que déserte, c’est-à-dire que les Espagnols de la Trinité,
l’ayant visitée fréquemment, l’avaient remplie à différentes fois
de chèvres et de porcs. Là ces animaux avaient multiplié de telle
sorte, là tortues et oiseaux de mer étaient en telle abondance, qu’ils
n’eussent pas manqué de viande s’ils eussent été privés de pain. A
l’endroit où ils avaient abordé, ils n’avaient au contraire pour toute
nourriture que quelques herbes et quelques racines à eux inconnues,
fort peu succulentes, et que leur donnaient avec assez de parcimonie
les naturels, vraiment dans l’impossibilité de les traiter mieux,
à moins qu’ils ne se fissent cannibales et mangeassent de la chair
humaine, le grand régal du pays.

Nos Espagnols me racontèrent comment par divers moyens ils s’étaient
efforcés, mais en vain, de civiliser les sauvages leurs hôtes, et
de leur faire adopter des coutumes rationnelles dans le commerce
ordinaire de la vie; et comment ces Indiens, en récriminant, leur
répondaient qu’il était injuste à ceux qui étaient venus sur cette
terre pour implorer aide et assistance, de vouloir se poser comme les
instructeurs de ceux qui les nourrissaient, donnant à entendre par
là, ce semble, que celui-là ne doit point se faire l’instructeur des
autres qui ne peut se passer d’eux pour vivre.

Ils me firent l’affreux récit des extrémités où ils avaient été
réduits; comment ils avaient passé quelquefois plusieurs jours sans
nourriture aucune, l’île où ils se trouvaient étant habitée par une
espèce de sauvages plus indolents, et, par cette raison, ils avaient
tout lieu de le croire, moins pourvus des choses nécessaires à la vie
que les autres indigènes de cette même partie du monde. Toutefois ils
reconnaissaient que cette peuplade était moins rapace et moins vorace
que celles qui avaient une meilleure et une plus abondante nourriture.

Ils ajoutèrent aussi qu’ils ne pouvaient se refuser à reconnaître avec
quelles marques de sagesse et de bonté la souveraine providence de
Dieu dirige la marche des choses de ce monde; marques, disaient-ils,
éclatantes à leur égard; car, si poussés par la dureté de leur
position et par la stérilité du pays où ils étaient, ils eussent
cherché un lieu meilleur pour y vivre, ils se seraient trouvés en
dehors de la voie de salut qui, par mon intermédiaire, leur avait été
ouverte.

Ensuite ils me racontèrent que les sauvages leurs hôtes avaient fait
fond sur eux pour les accompagner dans leurs guerres. Et par le fait,
comme ils avaient des armes à feu, s’ils n’eussent pas eu le malheur
de perdre leurs munitions, ils eussent pu non seulement être utiles
à leurs amis, mais encore se rendre redoutables et à leurs amis et
à leurs ennemis. Or, n’ayant ni poudre ni plomb, et se voyant dans
une condition qui ne leur permettait pas de refuser de suivre leurs
landlords à la guerre, ils se trouvaient sur le champ de bataille
dans une position pire que celle des sauvages eux-mêmes; car ils
n’avaient ni flèches ni arcs, ou ne savaient se servir de ceux que les
sauvages leur avaient donnés. Ils ne pouvaient donc faire autre chose
que rester cois, exposés aux flèches, jusqu’à ce qu’on fût arrivé
tout proche de l’ennemi. Alors trois hallebardes qu’ils avaient leur
étaient de quelque usage, et souvent ils balayaient devant eux toute
une petite armée avec ces hallebardes et des bâtons pointus fichés
dans le canon de leurs mousquets. Maintes fois pourtant ils avaient
été entourés par des multitudes, et en grand danger de tomber sous
leurs traits. Mais enfin ils avaient imaginé de se faire de grandes
targes de bois, qu’ils avaient couvertes de peaux de bêtes sauvages
dont ils ne savaient pas le nom. Nonobstant ces boucliers, qui les
préservaient des flèches des Indiens, ils essuyaient quelquefois de
grands périls. Un jour surtout, cinq d’entre eux furent terrassés
ensemble par les casse-tête des sauvages; et c’est alors qu’un des
leurs fut fait prisonnier, c’est-à-dire l’Espagnol que j’arrachai à
la mort. Ils crurent d’abord qu’il avait été tué; mais ensuite, quand
ils apprirent qu’il était captif, ils tombèrent dans la plus profonde
douleur imaginable, et auraient volontiers tous exposé leur vie pour
le délivrer.

Lorsque ceux-ci eurent été ainsi terrassés, les autres les secoururent
et combattirent en les entourant jusqu’à ce qu’ils fussent tous
revenus à eux-mêmes, hormis celui qu’on croyait mort; puis tous
ensemble, serrés sur une ligne, ils se firent jour avec leurs
hallebardes et leurs baïonnettes à travers un corps de plus de mille
sauvages, abattirent tout ce qui se trouvait sur leur chemin et
remportèrent la victoire; mais à leur grand regret, parce qu’elle leur
avait coûté la perte de leur compagnon, que le parti ennemi, qui le
trouva vivant, avait emporté avec quelques autres, comme je l’ai conté
dans la première portion de ma vie.

Ils me dépeignirent de la manière la plus touchante quelle avait été
leur surprise de joie au retour de leur ami et compagnon de misère,
qu’ils avaient cru dévoré par des bêtes féroces de la pire espèce,
c’est-à-dire par des hommes sauvages, et comment de plus en plus
cette surprise s’était augmentée au récit qu’il leur avait fait de
son message, et de l’existence d’un chrétien sur une terre voisine,
qui plus est, d’un chrétien ayant assez de pouvoir et d’humanité pour
contribuer à leur délivrance.

Ils me dépeignirent encore leur étonnement à la vue du secours que je
leur avais envoyé, et surtout à l’aspect des miches de pain, choses
qu’ils n’avaient pas vues depuis leur arrivée dans ce misérable lieu,
disant que nombre de fois ils les avaient couvertes de signes de
croix et de bénédictions, comme un aliment descendu du ciel; et, en
y goûtant, quel cordial revivifiant ç’avait été pour leurs esprits,
ainsi que tout ce que j’avais envoyé pour leur réconfort.

Ils auraient bien voulu me faire connaître quelque chose de la
joie dont ils avaient été transportés à la vue de la barque et des
pilotes destinés à les conduire vers la personne et au lieu d’où
leur venaient tous ces secours; mais ils m’assurèrent qu’il était
impossible de l’exprimer par des mots; que l’excès de leur joie les
avait poussés à de messéantes extravagances qu’il ne leur était
loisible de décrire qu’en me disant qu’ils s’étaient vus sur le point
de tomber en frénésie, ne pouvant donner un libre cours aux émotions
qui les agitaient; bref, que ce saisissement avait agi sur celui-ci
de telle manière, sur celui-là de telle autre, que les uns avaient
versé des torrents de larmes, que les autres avaient été à moitié
fous, et que quelques-uns s’étaient immédiatement évanouis.—Cette
peinture me toucha extrêmement, et me rappela l’extase de Vendredi
quand il retrouva son père, les transports des pauvres Français quand
je les recueillis en mer, après l’incendie de leur navire, la joie du
capitaine quand il se vit délivré dans le lieu même où il s’attendait
à périr, et ma propre joie quand, après vingt-huit ans de captivité,
je vis un bon vaisseau prêt à me conduire dans ma patrie. Tous ces
souvenirs me rendirent plus sensible au récit de ces pauvres gens et
firent que je m’en affectai d’autant plus.

Ayant ainsi donné un aperçu de l’état des choses telles que je les
trouvai, il convient que je relate ce que je fis d’important pour
nos colons, et dans quelle situation je les laissai. Leur opinion
et la mienne étaient qu’ils ne seraient plus inquiétés par les
sauvages, ou que, s’ils venaient à l’être, ils étaient en état de les
repousser, fussent-ils deux fois plus nombreux qu’auparavant, de sorte
qu’ils étaient fort tranquilles sur ce point.—En ce temps-là, avec
l’Espagnol, que j’ai surnommé gouverneur, j’eus un sérieux entretien
sur leur séjour dans l’île; car, n’étant pas venu pour emmener aucun
d’entre eux, il n’eût pas été juste d’en emmener quelques-uns et de
laisser les autres, qui peut-être ne seraient pas restés volontiers,
si leurs forces eussent été diminuées.

En conséquence, je leur déclarai que j’étais venu pour les établir
en ce lieu et non pour les en déloger; puis je leur fis connaître
que j’avais apporté pour eux des secours de toute sorte; que j’avais
fait de grandes dépenses, afin de les pourvoir de toutes les choses
nécessaires à leur bien-être et à leur sûreté, et que je leur amenais
telles et telles personnes, non seulement pour augmenter et renforcer
leur nombre, mais encore pour les aider, grâce aux divers métiers
utiles qu’elles avaient appris, à se procurer tout ce dont ils
manquaient encore.

Ils étaient tous ensemble quand je leur parlai ainsi. Avant de leur
livrer les provisions que j’avais apportées, je leur demandai, un
par un, s’ils avaient entièrement étouffé et oublié les inimitiés
qui avaient régné parmi eux, s’ils voulaient se serrer la main et se
jurer une mutuelle affection et une étroite union d’intérêts, que ne
détruiraient plus ni mésintelligences ni jalousies.

William Atkins, avec beaucoup de franchise et de bonne humeur,
répondit qu’ils avaient assez essuyé d’afflictions pour devenir tous
sages, et rencontré assez d’ennemis pour devenir tous amis; que, pour
sa part, il voulait vivre et mourir avec les autres; que bien loin
de former de mauvais desseins contre les Espagnols, il reconnaissait
qu’ils ne lui avaient rien fait que son mauvais caractère n’eût
rendu nécessaire et qu’à leur place il n’eût fait, s’il n’avait
fait pis; qu’il leur demanderait pardon si je le souhaitais, de ses
impertinences et de ses brutalités à leur égard; qu’il avait la
volonté et le désir de vivre avec eux dans les termes d’une amitié
et d’une union parfaites, et qu’il ferait tout ce qui serait en son
pouvoir pour les en convaincre. Enfin, quant à l’Angleterre, qu’il lui
importait peu de ne pas y aller de vingt années.

Les Espagnols répondirent qu’à la vérité, dans le commencement, ils
avaient désarmé et exclu William Atkins et ses deux camarades, à cause
de leur mauvaise conduite, comme ils me l’avaient fait connaître, et
qu’ils en appelaient tous à moi de la nécessité où ils avaient été
d’en agir ainsi; mais que William Atkins s’était conduit avec tant
de bravoure dans le grand combat livré aux sauvages et depuis dans
quantité d’occasions, et s’était montré si fidèle et si dévoué aux
intérêts généraux de la colonie, qu’ils avaient oublié tout le passé,
et pensaient qu’il méritait autant qu’aucun d’eux qu’on lui confiât
des armes et qu’on le pourvût de toutes choses nécessaires; qu’en lui
déférant le commandement après le gouverneur lui-même, ils avaient
témoigné de la foi qu’ils avaient en lui; que s’ils avaient eu foi
entière en lui et en ses compatriotes, ils reconnaissaient aussi
qu’ils s’étaient montrés dignes de cette foi par tout ce qui peut
appeler sur un honnête homme l’estime et la confiance; bref, qu’ils
saisissaient de tout cœur cette occasion de me donner cette assurance
qu’ils n’auraient jamais d’intérêt qui ne fût celui de tous.

D’après ces franches et ouvertes déclarations d’amitié, nous fixâmes
le jour suivant pour dîner tous ensemble, et nous fîmes, d’honneur,
un splendide festin. Je priai le maître coq du navire et son aide de
venir à terre pour dresser le repas, et l’ancien cuisinier en second
que nous avions dans l’île les assista. On tira les provisions du
vaisseau: six pièces de bon bœuf, quatre pièces de porc et notre _bowl
à punch_, avec les ingrédients pour en faire; et je leur donnai, en
particulier, dix bouteilles de vin clairet de France et dix bouteilles
de bière anglaise, choses dont ni les Espagnols ni les Anglais
n’avaient goûté depuis bien des années, et dont, cela est croyable,
ils furent on ne peut plus ravis.

[Illustration: Nous fîmes un splendide festin.]

Les Espagnols ajoutèrent à notre festin cinq chevreaux entiers que les
cuisiniers firent rôtir, et dont trois furent envoyés bien couverts
à bord du navire, afin que l’équipage se pût régaler de notre viande
fraîche, comme nous le faisions à terre de leur salaison.

Après ce banquet, où brilla une innocente gaieté, je fis étaler ma
cargaison d’effets; et, pour éviter toute dispute sur la répartition,
je leur montrai qu’elle était suffisante pour eux tous, et leur
enjoignis à tous de prendre une quantité égale des choses à l’usage
du corps, c’est-à-dire égale après confection. Je distribuai d’abord
assez de toile pour faire à chacun quatre chemises; mais plus tard, à
la requête des Espagnols, je portai ce nombre à six. Ce linge leur fut
extrêmement confortable; car, pour ainsi dire, ils en avaient depuis
longtemps oublié l’usage, ou ce que c’était que d’en porter.

Je distribuai les minces étoffes anglaises dont j’ai déjà parlé, pour
faire à chacun un léger vêtement, en manière de blouse, costume frais
et peu gênant, que je jugeai le plus convenable à cause de la chaleur
de la saison, et j’ordonnai que toutes et quantes fois ils seraient
usés, on leur en fit d’autres, comme bon semblerait. Je répartis de
même escarpins, souliers, bas et chapeaux.

Je ne saurais exprimer le plaisir et la satisfaction qui éclataient
dans l’air de tous ces pauvres gens quand ils virent quel soin j’avais
pris d’eux et combien largement je les avais pourvus. Ils me dirent
que j’étais leur père, et que d’avoir un correspondant tel que moi
dans une partie du monde si lointaine, cela leur ferait oublier
qu’ils étaient délaissés sur une terre déserte. Et tous envers moi
prirent volontiers l’engagement de ne pas quitter la place sans mon
consentement.

Alors je leur présentai les gens que j’avais amenés avec moi,
spécialement le tailleur, le forgeron et les deux charpentiers,
personnages fort nécessaires; mais par-dessus tout mon artisan
universel, lequel était plus utile pour eux qu’aucune chose qu’ils
eussent pu nommer. Le tailleur, pour leur montrer son bon vouloir,
se mit immédiatement à l’ouvrage, et avec ma permission leur fit
à chacun premièrement une chemise. Qui plus est, non seulement il
enseigna aux femmes à coudre, à piquer, à manier l’aiguille, mais il
s’en fit aider pour faire les chemises de leurs maris et de tous les
autres.

[Illustration: Le tailleur se mit immédiatement à l’ouvrage...]

Quant aux charpentiers, je ne m’appesantirai pas sur leur utilité:
ils démontèrent tous mes meubles grossiers et mal bâtis, et en firent
promptement des tables convenables, des escabeaux, des châlits, des
buffets, des armoires, des tablettes, et autres choses semblables dont
on manquait.

Or, pour leur montrer comment la nature fait des ouvriers
spontanément, je les menai voir la maison-corbeille de William Atkins,
comme je la nommais; et ils m’avouèrent l’un et l’autre qu’ils
n’avaient jamais vu un pareil exemple d’industrie naturelle, ni rien
de si régulier et de si habilement construit, du moins en ce genre.
A son aspect, l’un d’eux, après avoir songé quelque temps, se tourna
vers moi et dit:—«Je suis convaincu que cet homme n’a pas besoin de
nous: donnez-lui seulement des outils.»

Je fis ensuite débarquer toute ma provision d’instruments, et je
donnai à chaque homme une bêche, une pelle et un râteau, à défaut de
herses et de charrues; puis, pour chaque établissement séparé, une
pioche, une pince, une doloire et une scie, statuant toujours que
toutes et quantes fois quelqu’un de ces outils serait rompu ou usé, on
y suppléerait sans difficulté au magasin général que je laisserais en
réserve.

Pour des clous, des gâches, des gonds, des marteaux, des gouges,
des couteaux, des ciseaux et des ustensiles et des ferrures de
toutes sortes, nos hommes en eurent sans compter, selon ce qu’ils
demandaient, car aucun ne se fût soucié d’en prendre au delà de ses
besoins: bien fou eût été celui qui les aurait gaspillés ou gâtés
pour quelque raison que ce fût. A l’usage du forgeron, et pour son
approvisionnement, je laissai deux tonnes de fer brut.

Le magasin de poudre et d’armes que je leur apportais allait jusqu’à
la profusion, ce dont ils furent nécessairement fort aises. Ils
pouvaient alors, comme j’avais eu coutume de le faire, marcher avec un
mousquet sur chaque épaule, si besoin était, et combattre un millier
de sauvages, n’auraient-ils eu qu’un faible avantage de position,
circonstance qui ne pouvait leur manquer dans l’occasion.

J’avais amené à terre avec moi le jeune homme dont la mère était morte
de faim, et la servante aussi, jeune fille modeste, bien élevée,
pieuse, et d’une conduite si pleine de candeur, que chacun avait
pour elle une bonne parole. Parmi nous elle avait eu une vie fort
malheureuse à bord, où pas d’autre femme qu’elle ne se trouvait;
mais elle l’avait supportée avec patience.—Après un court séjour
dans l’île, voyant toutes choses si bien ordonnées et en si bon
train de prospérer, et considérant qu’ils n’avaient ni affaires ni
connaissances dans les Indes Orientales, ni motif pour entreprendre un
si long voyage; considérant tout cela, dis-je, ils vinrent ensemble me
trouver, et me demandèrent que je leur permisse de rester dans l’île
et d’entrer dans ma famille, comme ils disaient.

J’y consentis de tout cœur, et on leur assigna une petite pièce de
terre, où on leur éleva trois tentes ou maisons, entourées d’un
clayonnage, palissadées comme celle d’Atkins et contiguës à sa
plantation. Ces huttes furent disposées de telle façon, qu’ils avaient
chacun une chambre à part pour se loger, et un pavillon mitoyen, ou
espèce de magasin, pour déposer tous leurs effets et prendre leurs
repas. Les deux autres Anglais transportèrent alors leur habitation
à la même place, et ainsi l’île demeura divisée en trois colonies,
pas davantage. Les Espagnols, avec le vieux Vendredi et les premiers
serviteurs, logeaient à mon ancien manoir au pied de la colline,
lequel était, pour ainsi parler, la cité capitale, et où ils avaient
tellement augmenté et étendu leurs travaux, tant dans l’intérieur qu’à
l’extérieur de la colline, que, bien que parfaitement cachés, ils
habitaient fort au large. Jamais, à coup sûr, dans aucune partie du
monde, on ne vit une pareille petite cité, au milieu d’un bois, et si
secrète.

Sur l’honneur, mille hommes, s’ils n’eussent su qu’elle existât ou ne
l’eussent cherchée à dessein, auraient pu sans la trouver battre l’île
pendant un mois: car les arbres avaient crû si épais et si serrés,
et s’étaient tellement entrelacés les uns dans les autres, que pour
découvrir la place il eût fallu d’abord les abattre, à moins qu’on
n’eût trouvé les deux petits passages servant d’entrée et d’issue,
ce qui n’était pas fort aisé. L’un était juste au bord de l’eau, sur
la rive de la crique, et à plus de deux cents verges du château;
l’autre se trouvait au haut de la double escalade, que j’ai déjà
exactement décrite. Sur le sommet de la colline il y avait aussi un
gros bois, planté serré, de plus d’un acre d’étendue, lequel avait crû
promptement, et garantissait la place de toute atteinte de ce côté, où
l’on ne pouvait pénétrer que par une ouverture étroite réservée entre
deux arbres, et peu facile à découvrir.

L’autre colonie était celle de William Atkins, où se trouvaient quatre
familles anglaises, je veux dire les Anglais que j’avais laissés
dans l’île, leurs femmes, leurs enfants, trois sauvages esclaves, la
veuve et les enfants de celui qui avait été tué, le jeune homme et la
servante, dont, par parenthèse, je célébrai le mariage avant notre
départ. Là habitaient aussi les deux charpentiers et le tailleur que
je leur avais amenés, ainsi que le forgeron, artisan fort utile,
surtout comme arquebusier, pour prendre soin de leurs armes; enfin,
mon autre homme, que j’appelais «Jack-bon-à-tout», et qui à lui seul
valait presque vingt hommes; car c’était non seulement un garçon fort
ingénieux, mais encore un joyeux compagnon. Avant de partir, nous le
mariâmes à l’honnête servante venue avec le jeune homme à bord du
navire, ce dont j’ai déjà fait mention.

Maintenant que j’en suis arrivé à parler de mariage, je me vois
naturellement entraîné à dire quelques mots de l’ecclésiastique
français qui, pour me suivre, avait quitté l’équipage que je
recueillis en mer. Cet homme, cela est vrai, était catholique romain
et peut-être choquerais-je par là quelques personnes si je ne
rapportais rien d’extraordinaire au sujet d’un personnage que je dois,
avant de commencer,—pour le dépeindre fidèlement,—en des termes fort
à son désavantage aux yeux des protestants,—représenter d’abord comme
papiste, secondement comme prêtre papiste, et troisièmement comme
prêtre papiste français.

Mais la justice exige de moi que je lui donne son vrai caractère,
et je dirai donc que c’était un homme grave, sobre, pieux, plein
de ferveur, d’une vie régulière, d’une ardente charité, et presque
en toutes choses d’une conduite exemplaire. Qui pourrait me blâmer
d’apprécier, nonobstant sa communion, la valeur d’un tel homme,
quoique mon opinion soit peut-être, ainsi que l’opinion de ceux qui
liront ceci, qu’il était dans l’erreur?

Tout d’abord que je m’entretins avec lui, après qu’il eut consenti
à aller avec moi aux Indes Orientales, je trouvai, non sans raison,
un charme extrême dans sa conversation. Ce fut de la manière la plus
obligeante qu’il entama notre première causerie sur la religion.

—«Sir, dit-il, non seulement, grâce à Dieu,—à ce nom il se signa la
poitrine,—vous m’avez sauvé la vie, mais vous m’avez admis à faire ce
voyage dans votre navire, et par votre civilité pleine de déférence
vous m’avez reçu dans votre familiarité, en donnant champ libre à mes
discours. Or, sir, vous voyez à mon vêtement quelle est ma communion,
et je devine, moi, par votre nation, quelle est la vôtre. Je puis
penser qu’il est de mon devoir, et cela n’est pas douteux, d’employer
tous mes efforts, en toute occasion, pour amener le plus d’âmes que
je puis et à la connaissance de la vérité et à embrasser la doctrine
catholique; mais, comme je suis ici sous votre bon vouloir et dans
votre famille, vos amitiés m’obligent, aussi bien que la décence et
les convenances, à me ranger sous votre obéissance. Je n’entrerai
donc pas plus avant que vous ne m’y autoriserez dans aucun débat sur
des points de religion touchant lesquels nous pourrions différer de
sentiments.»

Je lui dis que sa conduite était si pleine de modestie, que je ne
pouvais ne pas en être pénétré; qu’à la vérité nous étions de ces
gens qu’ils appelaient hérétiques, mais qu’il n’était pas le premier
catholique avec lequel j’eusse conversé sans tomber dans quelques
difficultés ou sans porter la question un peu haut dans le débat;
qu’il ne s’en trouverait pas plus mal traité pour avoir une autre
opinion que nous, et que si nous ne nous entretenions pas sur cette
matière sans quelque aigreur d’un côté ou de l’autre, ce serait sa
faute et non la nôtre.

Il répliqua qu’il lui semblait facile d’éloigner toute dispute de
nos entretiens; que ce n’était point son affaire de convertir les
principes de chaque homme avec qui il discourait, et qu’il désirait
converser avec moi plutôt en homme du monde qu’en religieux; que si
je voulais lui permettre de discourir quelquefois sur des sujets de
religion, il le ferait très volontiers; qu’alors il ne doutait point
que je ne le laissasse défendre ses propres opinions aussi bien qu’il
le pourrait, mais que sans mon agrément il n’ouvrirait jamais la
bouche sur pareille matière.

Il me dit encore que, pour le bien du navire et le salut de tout ce
qui s’y trouvait, il ne cesserait de faire tout ce qui convenait à
sa double mission de prêtre et de chrétien; et que, bien que nous ne
voulussions pas peut-être nous réunir à lui, et qu’il ne pût joindre
ses prières aux nôtres, il espérait pouvoir prier pour nous, ce qu’il
ferait en toute occasion. Telle était l’allure de nos conversations;
et, de même qu’il était d’une conduite obligeante et noble, il était,
s’il peut m’être permis de le dire, homme de bon sens et, je crois,
d’un grand savoir.

Il me fit un fort agréable récit de sa vie et des événements
extraordinaires dont elle était semée. Parmi les nombreuses aventures
qui lui étaient advenues depuis le peu d’années qu’il courait le
monde, celle-ci était surtout très remarquable. Durant le voyage
qu’il poursuivait encore, il avait eu la disgrâce d’être embarqué
et débarqué cinq fois, sans que jamais aucun des vaisseaux où il se
trouvait fût parvenu à sa destination. Son premier dessein était
d’aller à la Martinique, et il avait pris passage à Saint-Malo sur un
navire chargé pour cette île; mais, contraint par le mauvais temps de
faire relâche à Lisbonne, le bâtiment avait éprouvé quelque avarie
en échouant dans l’embouchure du Tage, et on avait été obligé de
décharger sa cargaison. Là, trouvant un vaisseau portugais nolisé pour
Madère prêt à mettre à la voile, et supposant rencontrer facilement
dans ces parages un navire destiné pour la Martinique, il s’était donc
rembarqué. Mais le capitaine de ce bâtiment portugais, lequel était un
marin négligent, s’étant trompé dans son estime, avait dérivé jusqu’à
Fayal, où toutefois il avait eu la chance de trouver un excellent
débit de son chargement, qui consistait en grains. En conséquence,
il avait résolu de ne point aller à Madère, mais de charger du sel à
l’île de May, et de faire route de là pour Terre-Neuve.—Notre jeune
ecclésiastique dans cette occurrence n’avait pu que suivre la fortune
du navire, et le voyage avait été assez heureux jusqu’aux Bancs,—on
appelle ainsi le lieu où se fait la pêche. Ayant rencontré là un
bâtiment français parti de France pour Québec, sur la rivière du
Canada, puis devant porter des vivres à la Martinique, il avait cru
tenir une bonne occasion d’accomplir son premier dessein; mais, arrivé
à Québec, le capitaine était mort, et le vaisseau n’avait pas poussé
plus loin. Il s’était donc résigné à retourner en France sur le navire
qui avait brûlé en mer, et dont nous avions recueilli l’équipage, et
finalement il s’était embarqué avec nous pour les Indes Orientales,
comme je l’ai déjà dit.—C’est ainsi qu’il avait été désappointé dans
cinq voyages, qui tous, pour ainsi dire, n’en étaient qu’un seul: cela
soit dit sans préjudice de ce que j’aurai occasion de raconter de lui
par la suite.

Mais je ne ferai point de digression sur les aventures d’autrui
étrangères à ma propre histoire.—Je retourne à ce qui concerne nos
affaires de l’île. Notre religieux,—car il passa avec nous tout le
temps que nous séjournâmes à terre,—vint me trouver un matin, comme je
me disposais à aller visiter la colonie des Anglais, dans la partie
la plus éloignée de l’île; il vint à moi, dis-je, et me déclara d’un
air fort grave qu’il aurait désiré depuis deux ou trois jours trouver
le moment opportun de me faire une ouverture qui, espérait-il, ne
me serait point désagréable, parce qu’elle lui semblait tendre sous
certains rapports à mon dessein général, le bonheur de ma nouvelle
colonie, et pouvoir sans doute la placer, au moins plus avant qu’elle
ne l’était selon lui, dans la voie des bénédictions de Dieu.

Je restai un peu surpris à ces dernières paroles; et, l’interrompant
assez brusquement:—«Comment, sir, m’écriai-je, peut-on dire que
nous ne sommes pas dans la voie des bénédictions de Dieu, après
l’assistance si palpable et les délivrances si merveilleuses que nous
avons vues ici, et dont je vous ai donné un long détail?»

—«S’il vous avait plu de m’écouter, sir, répliqua-t-il avec beaucoup
de modération et cependant avec une grande vivacité, vous n’auriez pas
eu lieu d’être fâché, et encore moins de me croire assez dénué de sens
pour insinuer que vous n’avez pas eu d’assistances et de délivrances
miraculeuses. J’espère, quant à vous-même, que vous êtes dans la voie
des bénédictions de Dieu, et que votre dessein est bon, et qu’il
prospérera. Mais, sir, vos desseins fussent-ils encore meilleurs,
au delà même de ce qui vous est possible, il peut y en avoir parmi
vous dont les actions ne sont pas aussi irréprochables; or, dans
l’histoire des enfants d’Israël, qu’il vous souvienne d’Hachan, qui,
lui seul, suffit dans le camp pour détourner la bénédiction de Dieu de
tout le peuple et lui rendre son bras si redoutable, que trente-six
d’entre les Hébreux, quoiqu’ils n’eussent point trempé dans le crime,
devinrent l’objet de la vengeance céleste, et portèrent le poids du
châtiment.»

Je lui dis, vivement touché de ce discours, que sa conclusion était
si juste, que ses intentions me paraissaient si sincères et qu’elles
étaient de leur nature réellement si religieuses, que j’étais fort
contrit de l’avoir interrompu, et que je le suppliais de poursuivre.
Cependant, comme il semblait que ce que nous avions à nous dire
dût prendre quelque temps, je l’informai que j’allais visiter la
plantation des Anglais, et lui demandai s’il voulait venir avec moi,
que nous pourrions causer de cela chemin faisant. Il me répondit
qu’il m’y accompagnerait d’autant plus volontiers que c’était là
qu’en partie s’était passée la chose dont il désirait m’entretenir.
Nous partîmes donc, et je le pressai de s’expliquer franchement et
ouvertement sur ce qu’il avait à me dire.

[Illustration: Je le pressai de s’expliquer franchement...]

—«Eh bien, sir, me dit-il, veuillez me permettre d’établir quelques
propositions comme base de ce que j’ai à dire, afin que nous ne
différions pas sur les principes généraux, quoique nous puissions être
d’opinion différente sur la pratique des détails. D’abord, sir, malgré
que nous divergions sur quelques points de doctrine religieuse,—et il
est très malheureux qu’il en soit ainsi, surtout dans le cas présent,
comme je le démontrerai ensuite,—il est cependant quelques principes
généraux sur lesquels nous sommes d’accord: nommément qu’il y a un
Dieu, et que Dieu nous ayant donné des lois générales et fixes de
devoir et d’obéissance, nous ne devons pas volontairement et sciemment
l’offenser, soit en négligeant de faire ce qu’il a commandé, soit
en faisant ce qu’il a expressément défendu. Quelles que soient nos
différentes religions, ce principe général est spontanément avoué par
nous tous, que la bénédiction de Dieu ne suit pas ordinairement une
présomptueuse transgression de sa loi.

«Tout bon chrétien devra donc mettre ses plus tendres soins à empêcher
que ceux qu’il tient sous sa tutelle ne vivent dans un complet
oubli de Dieu et de ses commandements. Parce que vos hommes sont
protestants, quel que puisse être d’ailleurs mon sentiment, cela ne me
décharge pas de la sollicitude que je dois avoir de leurs âmes et des
efforts qu’il est de mon devoir de tenter, si le cas y échoit, pour
les amener à vivre à la plus petite distance et dans la plus faible
inimitié possibles de leur Créateur, surtout si vous me permettez
d’entreprendre à ce point sur vos attributions.»

Je ne pouvais encore entrevoir son but; cependant je ne laissai pas
d’applaudir à tout ce qu’il avait dit. Je le remerciai de l’intérêt
si grand qu’il prenait à nous, et je le priai de vouloir bien exposer
les détails de ce qu’il avait observé, afin que je pusse, comme
Josué,—pour continuer sa propre parabole,—éloigner de nous la chose
maudite.

—«Eh bien! soit, me dit-il, je vais user de la liberté que vous me
donnez.—Il y a trois choses, lesquelles, si je ne me trompe, doivent
arrêter ici vos efforts dans la voie des bénédictions de Dieu, et que,
pour l’amour de vous et des vôtres, je me réjouirais de voir écartées.
Sir, j’ai la persuasion que vous les reconnaîtrez comme moi dès que je
vous les aurai nommées, surtout quand je vous aurai convaincu qu’on
peut très aisément, et à votre plus grande satisfaction, remédier à
chacune de ces choses.»

Et là-dessus il ne me permit pas de placer quelques mots polis, mais
il continua:—«D’abord, sir, dit-il, vous avez ici quatre Anglais qui
sont allés chercher des femmes chez les sauvages, en ont fait leurs
épouses, en ont eu plusieurs enfants, et cependant ne sont unis à
elles selon aucune coutume établie et légale, comme le requièrent les
lois de Dieu et les lois des hommes; ce ne sont donc pas moins, devant
les unes et les autres, que des adultères, vivant dans l’adultère.
A cela, sir, je sais que vous objecterez qu’ils n’avaient ni clerc,
ni prêtre d’aucune sorte ou d’aucune communion pour accomplir la
cérémonie; ni plumes, ni encre, ni papier, pour dresser un contrat
de mariage et y apposer réciproquement leur seing. Je sais encore,
sir, ce que le gouverneur espagnol vous a dit, de l’accord auquel il
les obligea de souscrire quand ils prirent ces femmes, c’est-à-dire
qu’ils les choisiraient d’après un mode consenti et les garderaient
séparément; ce qui, soit dit en passant, n’a rien d’un mariage, et
n’implique point l’engagement des femmes comme épouses: ce n’est qu’un
marché fait entre les hommes pour prévenir les querelles entre eux.

«Or, sir, l’essence du sacrement de mariage,—il l’appelait ainsi,
étant catholique romain,—consiste non seulement dans le consentement
mutuel des parties à se prendre l’une l’autre pour mari et pour
épouse, mais encore dans l’obligation formelle et légale renfermée
dans le contrat, laquelle force l’homme et la femme de s’avouer et
de se reconnaître pour tels dans tous les temps; obligation imposant
à l’homme de s’abstenir de toute autre femme, de ne contracter aucun
autre engagement tandis que celui-ci subsiste, et, dans toutes les
occasions, autant que faire se peut, de pourvoir convenablement son
épouse et ses enfants; obligation qui, _mutatis mutandis_, soumet de
son côté la femme aux mêmes ou à de semblables conditions.

«Or, sir, ces hommes peuvent, quand il leur plaira ou quand l’occasion
s’en présentera, abandonner ces femmes, désavouer leurs enfants,
les laisser périr, prendre d’autres femmes et les épouser du vivant
des premières.»—Ici il ajouta, non sans quelque chaleur:—«Comment,
sir, Dieu est-il honoré par cette liberté illicite? et comment sa
bénédiction couronnera-t-elle vos efforts dans ce lieu, quoique bons
en eux-mêmes, quoique honnêtes dans leur but; tandis que ces hommes,
qui sont présentement vos sujets, sous votre gouvernement et votre
domination absolus, sont autorisés par vous à vivre ouvertement dans
l’adultère?»

Je l’avoue, je fus frappé de la chose, mais beaucoup plus encore
des arguments convaincants dont il l’avait appuyée; car il était
certainement vrai que, malgré qu’ils n’eussent point d’ecclésiastique
sur les lieux, cependant un contrat formel des deux parties, fait
par-devant témoins, confirmé au moyen de quelque signe par lequel
ils se seraient tous reconnus engagés, n’eût-il consisté que dans la
rupture d’un fétu, et qui eût obligé les hommes à avouer ces femmes
pour leurs épouses en toute circonstance, à ne les abandonner jamais,
ni elles ni leurs enfants, et les femmes à en agir de même à l’égard
de leurs maris, eût été un mariage valide et légal à la face de Dieu.
Et c’était une grande faute de ne l’avoir pas fait.

Je pensai pouvoir m’en tirer avec mon jeune prêtre en lui disant
que tout cela avait été fait durant mon absence, et que depuis tant
d’années ces gens vivaient ensemble, que, si c’était un adultère, il
était sans remède; qu’à cette heure on n’y pouvait rien.

—«Sir, en vous demandant pardon d’une telle liberté, répliqua-t-il,
vous avez raison en cela, que, la chose s’étant consommée en votre
absence, vous ne sauriez être accusé d’avoir prêté la main à cette
impiété. Mais, je vous en conjure, ne vous flattez pas d’être pour
cela déchargé de l’obligation de faire maintenant tout votre possible
pour y mettre fin. Qu’on impute le passé à qui l’on voudra! Comment
pourriez-vous ne pas penser qu’à l’avenir cela retombera entièrement
sur vous, puisque aujourd’hui il est certainement en votre pouvoir de
mettre fin à ce scandale, et que nul autre n’a ce pouvoir que vous!»

Je fus encore assez stupide pour ne pas le comprendre, et pour
m’imaginer que par «mettre fin au scandale», il entendait que je
devais les séparer et ne pas souffrir qu’ils vécussent plus longtemps
ensemble. Aussi lui dis-je que c’était chose que je ne pouvais faire
en aucune façon, car ce serait vouloir mettre l’île entière dans
la confusion. Il parut surpris que je me fusse si grossièrement
mépris.—«Non, sir, reprit-il, je n’entends point que vous deviez les
séparer, mais bien au contraire les unir légalement et efficacement.
Et, sir, comme mon mode de mariage pourrait bien ne pas leur agréer
facilement, tout valable qu’il serait, même d’après vos propres lois,
je vous crois qualifié devant Dieu et devant les hommes pour vous en
acquitter vous-même par un contrat écrit, signé par les deux époux
et par tous les témoins présents, lequel assurément serait déclaré
valide par toutes les législations de l’Europe.»

Je fus étonné de lui trouver tant de vraie piété, un zèle si sincère,
qui plus est, dans ses discours une impartialité si peu commune
touchant son propre parti ou son Église, enfin une si fervente
sollicitude pour sauver des gens avec lesquels il n’avait ni relation
ni accointance, pour les sauver, dis-je, de la transgression des
lois de Dieu. Je n’avais, en vérité, rencontré nulle part rien de
semblable. Or, récapitulant tout ce qu’il avait dit touchant le moyen
de les unir par contrat écrit, moyen que je tenais aussi pour valable,
je revins à la charge et je lui répondis que je reconnaissais que
tout ce qu’il avait dit était fort juste et très bienveillant de sa
part, que je m’en entretiendrais avec ces gens tout à l’heure, dès mon
arrivée; mais que je ne voyais pas pour quelle raison ils auraient
des scrupules à se laisser tous marier par lui, car je n’ignorais pas
que cette alliance serait reconnue aussi authentique et aussi valide
en Angleterre que s’ils eussent été mariés par un de nos propres
ministres. Je dirai en son temps ce qui se fit à ce sujet.

Je le pressai alors de me dire quelle était la seconde plainte qu’il
avait à faire, en reconnaissant que je lui étais fort redevable quant
à la première, et je l’en remerciai cordialement. Il me dit qu’il
userait encore de la même liberté et de la même franchise, et qu’il
espérait que je le prendrais aussi bien.—Le grief était donc que,
nonobstant que ces Anglais, mes sujets, comme il les appelait, eussent
vécu avec ces femmes depuis près de sept années, et leur eussent
appris à parler l’anglais, même à le lire, et qu’elles fussent, comme
il s’en était aperçu, des femmes assez intelligentes et susceptibles
d’instruction, ils ne leur avaient rien enseigné jusqu’alors de la
religion chrétienne, pas seulement fait connaître qu’il est un Dieu,
qu’il a un culte, de quelle manière Dieu veut être servi, ni que leur
propre idolâtrie et leur adoration étaient fausses et absurdes.

C’était, disait-il, une négligence injustifiable! que Dieu leur en
demanderait certainement compte, et que peut-être il finirait par leur
arracher l’œuvre des mains. Tout ceci fut prononcé avec beaucoup de
sensibilité et de chaleur.—«Je suis persuadé, poursuivit-il, que si
ces hommes eussent vécu dans la contrée sauvage d’où leurs femmes sont
venues, les sauvages auraient pris plus de peine pour les amener à se
faire idolâtres et à adorer le démon, qu’aucun d’eux, autant que je
puis le voir, n’en a pris pour instruire sa femme dans la connaissance
du vrai Dieu.—Or, sir, continua-t-il, quoique je ne sois pas de votre
communion, ni vous de la mienne, cependant, l’un et l’autre, nous
devrions être joyeux de voir les serviteurs du démon et les sujets
de son royaume apprendre à connaître les principes généraux de la
religion chrétienne, de manière qu’ils puissent au moins posséder
quelques notions de Dieu et d’un Rédempteur, de la résurrection
et d’une vie future, choses auxquelles nous tous nous croyons. Au
moins seraient-ils ainsi beaucoup plus près d’entrer dans le giron
de la véritable Église qu’ils ne le sont maintenant en professant
publiquement l’idolâtrie et le culte de Satan.»

Je n’y tins plus; je le pris dans mes bras et l’embrassai avec un
excès de tendresse.—«Que j’étais loin, lui dis-je, de comprendre le
devoir le plus essentiel d’un chrétien, c’est-à-dire de vouloir avec
amour l’intérêt de l’Église chrétienne et le bien des âmes de notre
prochain! A peine savais-je ce qu’il faut pour être chrétien.»—«Oh!
monsieur, ne parlez pas ainsi, répliqua-t-il; la chose ne vient pas
de votre faute.»—«Non, dis-je, mais pourquoi ne l’ai-je pas prise à
cœur comme vous?»—«Il n’est pas trop tard encore, dit-il; ne soyez
pas si prompt à vous condamner vous-même.»—«Mais qu’y a-t-il à
faire maintenant? repris-je. Vous voyez que je suis sur le point de
partir.»—«Voulez-vous me permettre, sir, d’en causer avec ces pauvres
hommes?»—«Oui, de tout mon cœur, répondis-je, et je les obligerai à se
montrer attentifs à ce que vous leur direz.»—«Quant à cela, dit-il,
nous devons les abandonner à la grâce du Christ; notre affaire est
seulement de les assister, de les encourager et de les instruire.
Avec votre permission et la bénédiction de Dieu, je ne doute point
que ces pauvres âmes ignorantes n’entrent dans le grand domaine de la
chrétienté, sinon dans la foi particulière que nous embrassons tous,
et cela même pendant que vous serez encore ici.»—«Là-dessus, lui
dis-je, non seulement je vous accorde cette permission, mais encore
je vous donne mille remerciements.»—De ce qui s’en est suivi je ferai
également mention en son lieu.

Je le pressai de passer au troisième article, sur lequel nous étions
répréhensibles.—«En vérité, dit-il, il est de la même nature, et je
poursuivrai, moyennant votre permission, avec la même franchise. Il
s’agit de vos pauvres sauvages de par là-bas, qui sont devenus,—pour
ainsi parler,—vos sujets par droit de conquête. Il y a une maxime,
sir, qui est ou doit être reçue parmi tous les chrétiens, de quelque
communion ou prétendue communion qu’ils soient, et cette maxime est
que la croyance chrétienne doit être propagée par tous les moyens et
dans toutes les occasions possibles. C’est d’après ce principe que
notre Église envoie des missionnaires dans la Perse, dans l’Inde,
dans la Chine, et que notre clergé, même du plus haut rang, s’engage
volontairement dans les voyages les plus hasardeux, et pénètre dans
les plus dangereuses résidences, parmi les barbares et les meurtriers,
pour leur enseigner la connaissance du vrai Dieu et les amener à
embrasser la foi chrétienne. Or, vous, sir, vous avez ici une belle
occasion de convertir trente-six ou trente-sept pauvres sauvages
idolâtres à la connaissance de Dieu, leur Créateur et Rédempteur, et
je trouve très extraordinaire que vous laissiez échapper une pareille
opportunité de faire une bonne œuvre, digne vraiment qu’un homme y
consacre son existence tout entière.»

Je restai muet, je n’avais pas un mot a dire. Là devant les yeux
j’avais l’ardeur d’un zèle véritablement chrétien pour Dieu et la
religion, quels que fussent d’ailleurs les principes particuliers de
ce jeune homme de bien. Quant à moi, jusqu’alors je n’avais pas même
eu dans le cœur une pareille pensée, et sans doute je ne l’aurais
jamais conçue; car ces sauvages étaient pour moi des esclaves, des
gens que, si nous eussions eu à les employer à quelques travaux,
nous aurions traités comme tels, ou que nous aurions été fort aises
de transporter dans toute autre partie du monde. Notre affaire était
de nous en débarrasser. Nous aurions tous été satisfaits de les
voir partir pour quelque pays, pourvu qu’ils ne revissent jamais le
leur.—Mais revenons à notre sujet. J’étais, dis-je, resté confondu
à son discours, et je ne savais quelle réponse lui faire. Il me
regarda fixement, et, remarquant mon trouble:—«Sir, dit-il, je serais
désolé si quelqu’une de mes paroles avait pu vous offenser.»—«Non,
non, repartis-je, ma colère ne s’adresse qu’à moi-même. Je suis
profondément contristé non seulement de n’avoir pas eu la moindre
idée de cela jusqu’à cette heure, mais encore de ne pas savoir à quoi
me servira la connaissance que j’en ai maintenant. Vous n’ignorez
pas, sir, dans quelles circonstances je me trouve. Je vais aux Indes
Orientales sur un navire frété par des négociants, envers lesquels
ce serait commettre une injustice criante que de retenir ici leur
bâtiment, l’équipage étant pendant tout ce temps nourri et payé aux
frais des armateurs. Il est vrai que j’ai stipulé qu’il me serait
loisible de demeurer douze jours ici, et que si j’y stationnais
davantage, je paierais trois livres sterling par jour de relâche.
Toutefois je ne puis prolonger mon séjour au delà de huit jours: en
voici déjà treize que je suis en ce lieu. Je suis donc tout à fait
dans l’impossibilité de me mettre à cette œuvre, à moins que je ne me
résigne à être de nouveau abandonné sur cette île; et, dans ce cas,
si ce seul navire venait à se perdre sur quelque point de sa course,
je retomberais précisément dans le même cas où je me suis trouvé une
première fois ici, et duquel j’ai été si merveilleusement délivré.»

Il avoua que les clauses de mon voyage étaient onéreuses; mais il
laissa à ma conscience à prononcer si le bonheur de sauver trente-sept
âmes ne valait pas la peine que je hasardasse tout ce que j’avais au
monde. N’étant pas autant que lui pénétré de cela, je lui répliquai
ainsi:—«C’est en effet, sir, chose fort glorieuse que d’être un
instrument dans la main de Dieu pour convertir trente-sept païens à
la connaissance du Christ. Mais, comme vous êtes un ecclésiastique et
préposé à cette œuvre, il semble qu’elle entre naturellement dans le
domaine de votre profession; comment se fait-il donc qu’au lieu de m’y
exhorter, vous n’offriez pas vous-même de l’entreprendre?»

A ces mots, comme il marchait à mon côté, il se tourna face à
face avec moi, et, m’arrêtant tout court, il me fit une profonde
révérence.—«Je rends grâce à Dieu et à vous du fond de mon cœur, sir,
dit-il, de m’avoir appelé si manifestement à une si sainte entreprise;
et si vous vous en croyez dispensé et désirez que je m’en charge,
je l’accepte avec empressement, et je regarderai comme une heureuse
récompense des périls et des peines d’un voyage aussi interrompu
et aussi malencontreux que le mien, de vaquer enfin à une œuvre si
glorieuse.»

[Illustration: Il me fit une profonde révérence.]

Tandis qu’il parlait ainsi, je découvris sur son visage une sorte de
ravissement, ses yeux étincelaient comme le feu, sa face s’embrasait,
pâlissait et se renflammait, comme s’il eût été en proie à des accès.
En un mot, il était rayonnant de joie de se voir embarqué dans une
pareille entreprise. Je demeurai fort longtemps sans pouvoir exprimer
ce que j’avais à lui dire; car j’étais réellement surpris de trouver
un homme d’une telle sincérité et d’une telle ferveur, et entraîné
par son zèle au delà du cercle ordinaire des hommes, non seulement de
sa communion, mais de quelque communion que ce fût. Or, après avoir
considéré cela quelques instants, je lui demandai sérieusement s’il
était vrai qu’il voulût s’aventurer, dans la vue seule d’une tentative
à faire auprès de ces pauvres gens, à rester enfermé dans une île
inculte, peut-être pour la vie, et après tout sans savoir même s’il
pourrait ou non leur procurer quelque bien.

Il se tourna brusquement vers moi, et s’écria:—«Qu’appelez-vous
s’aventurer? Dans quel but, s’il vous plaît, sir, ajouta-t-il,
pensez-vous que j’aie consenti à prendre passage à bord de votre
navire pour les Indes Orientales?»—«Je ne sais, dis-je, à moins que
ce ne fût pour prêcher les Indiens.»—«Sans aucun doute, répondit-il.
Et croyez-vous que si je puis convertir ces trente-sept hommes à la
foi du Christ, je n’aurai pas dignement employé mon temps, quand je
devrais même n’être jamais retiré de l’île? Le salut de tant d’âmes
n’est-il pas infiniment plus précieux que ne l’est ma vie et même
celle de vingt autres de ma profession? Oui, sir, j’adresserais toute
ma vie des actions de grâce au Christ et à la Sainte Vierge si je
pouvais devenir le moindre instrument heureux du salut de l’âme de ces
pauvres hommes, dussé-je ne jamais mettre le pied hors de cette île,
et ne revoir jamais mon pays natal. Or, puisque vous voulez bien me
faire l’honneur de me confier cette tâche,—en reconnaissance de quoi
je prierai pour vous tous les jours de ma vie,—je vous adresserai une
humble requête.»—«Qu’est-ce? lui dis-je.»—«C’est, répondit-il, de
laisser avec moi votre serviteur Vendredi, pour me servir d’interprète
et me seconder auprès de ces sauvages; car sans truchement je ne
saurais en être entendu ni les entendre.»

Je fus profondément ému à cette demande, car je ne pouvais songer
à me séparer de Vendredi, et pour maintes raisons. Il avait été le
compagnon de mes travaux; non seulement il m’était fidèle, mais son
dévouement était sans bornes, et j’avais résolu de faire quelque chose
de considérable pour lui s’il me survivait, comme c’était probable.
D’ailleurs je pensais qu’ayant fait de Vendredi un protestant, ce
serait vouloir l’embrouiller entièrement que de l’inciter à embrasser
une autre communion. Il n’eût jamais voulu croire, tant que ses yeux
seraient restés ouverts, que son vieux maître fût un hérétique et
serait damné. Cela ne pouvait donc avoir pour résultat que de ruiner
les principes de ce pauvre garçon et de le rejeter dans son idolâtrie
première.

Toutefois, dans cette angoisse, je fus soudainement soulagé par la
pensée que voici: je déclarai à mon jeune prêtre qu’en honneur je
ne pouvais pas dire que je fusse prêt à me séparer de Vendredi pour
quelque motif que ce pût être, quoiqu’une œuvre qu’il estimait plus
que sa propre vie dût sembler à mes yeux de beaucoup plus de prix que
la possession ou le départ d’un serviteur; que d’ailleurs j’étais
persuadé que Vendredi ne consentirait jamais en aucune façon à se
séparer de moi, et que l’y contraindre violemment serait une injustice
manifeste, parce que je lui avais promis que je ne le renverrais
jamais, et qu’il m’avait promis et juré de ne jamais m’abandonner, à
moins que je ne le chassasse.

Là-dessus notre abbé parut fort en peine, car tout accès à l’esprit de
ces pauvres gens lui était fermé, puisqu’il ne comprenait pas un seul
mot de leur langue, ni eux un seul mot de la sienne. Pour trancher
la difficulté, je lui dis que le père de Vendredi avait appris
l’espagnol, et que lui-même le connaissant, il pourrait lui servir
d’interprète. Ceci lui remit du baume dans le cœur, et rien n’eût pu
le dissuader de rester pour tenter la conversion des sauvages. Mais la
Providence donna à toutes ces choses un tour différent et fort heureux.

Je reviens maintenant à la première partie de ses reproches.—Quand
nous fûmes arrivés chez les Anglais, je les mandai tous ensemble, et,
après leur avoir rappelé ce que j’avais fait pour eux, c’est-à-dire
de quels objets nécessaires je les avais pourvus et de quelle manière
ces objets avaient été distribués, ce dont ils étaient pénétrés et
reconnaissants, je commençai à leur parler de la vie scandaleuse
qu’ils menaient, et je leur répétai toutes les remarques que le prêtre
avait déjà faites à cet égard. Puis, leur démontrant combien cette
vie était antichrétienne et impie, je leur demandai s’ils étaient
mariés ou célibataires. Ils m’exposèrent aussitôt leur état, et me
déclarèrent que deux d’entre eux étaient veufs et les trois autres
simplement garçons.—«Comment, poursuivis-je, avez-vous pu en bonne
conscience prendre ces femmes, vivre avec elles comme vous l’avez
fait, les appeler vos épouses, en avoir un si grand nombre d’enfants,
sans être légitimement mariés?»

Ils me firent tous la réponse à laquelle je m’attendais, qu’il n’y
avait eu personne pour les marier; qu’ils s’étaient engagés devant
le gouverneur à les prendre pour épouses et à les garder et à les
reconnaître comme telles, et qu’ils pensaient, eu égard à l’état des
choses, qu’ils étaient aussi légitimement mariés que s’ils l’eussent
été par un recteur et avec toutes les formalités du monde.

Je leur répliquai que sans aucun doute ils étaient unis aux yeux de
Dieu et consciencieusement obligés de garder ces femmes pour épouses;
mais que les lois humaines étant tout autres, ils pouvaient prétendre
n’être pas liés et délaisser à l’avenir ces malheureuses et leurs
enfants; et qu’alors leurs épouses, pauvres femmes désolées, sans amis
et sans argent, n’auraient aucun moyen de se sortir de peine. Aussi,
leur dis-je, à moins que je ne fusse assuré de la droiture de leurs
intentions, que je ne pouvais rien pour eux; que j’aurais soin que ce
que je ferais fût, à leur exclusion, tout au profit de leurs femmes
et de leurs enfants; et, à moins qu’ils ne me donnassent l’assurance
qu’ils épouseraient ces femmes, que je ne pensais pas qu’il fût
convenable qu’ils vécussent ainsi plus longtemps ensemble; car c’était
tout à la fois scandaleux pour les hommes et offensant pour Dieu, dont
ils ne pouvaient espérer la bénédiction s’ils continuaient une telle
existence.

Tout se passa selon mon attente. Ils me déclarèrent, principalement
Atkins, qui semblait alors parler pour les autres, qu’ils aimaient
leurs femmes autant que si elles fussent nées dans leur propre pays
natal, et qu’ils ne les abandonneraient sous aucun prétexte au
monde; qu’ils avaient l’intime croyance qu’elles étaient tout aussi
vertueuses, tout aussi modestes, et qu’elles faisaient tout ce qui
dépendait d’elles pour eux et pour leurs enfants tout aussi bien que
quelque femme que ce put être. Enfin, que nulle considération ne
pourrait les en séparer. William Atkins ajouta, pour son compte, que
si quelqu’un voulait l’emmener et lui offrait de le reconduire en
Angleterre et de le faire capitaine du meilleur navire de guerre de
la marine, il refuserait de partir s’il ne pouvait emmener avec lui
sa femme et ses enfants; et que, s’il se trouvait un ecclésiastique à
bord, il se marierait avec elle sur-le-champ et de tout cœur.

C’était là justement ce que je voulais. Le prêtre n’était pas avec moi
en ce moment, mais il n’était pas loin. Je dis donc à Atkins, pour
l’éprouver jusqu’au bout, que j’avais avec moi un ecclésiastique,
et que, s’il était sincère, je le marierais le lendemain; puis
je l’engageai à y réfléchir et à en causer avec les autres. Il
me répondit que, quant à lui-même, il n’avait nullement besoin
de réflexion, car il était fort disposé à cela, et fort aise que
j’eusse un ministre avec moi. Son opinion était d’ailleurs que tous
y consentiraient également. Je lui déclarai alors que mon ami le
ministre était Français et ne parlait pas anglais; mais que je ferais
entre eux l’office de clerc. Il ne me demanda seulement pas s’il était
papiste ou protestant, ce que vraiment je redoutais. Jamais même il ne
fut question de cela. Sur ce, nous nous séparâmes. Moi, je retournai
vers mon ecclésiastique et William Atkins rentra pour s’entretenir
avec ses compagnons.—Je recommandai au prêtre français de ne rien
leur dire jusqu’à ce que l’affaire fût tout à fait mûre, et je lui
communiquai leur réponse.

Avant que j’eusse quitté leur habitation, ils vinrent tous à moi
pour m’annoncer qu’ils avaient considéré ce que je leur avais dit;
qu’ils étaient ravis d’apprendre que j’eusse un ecclésiastique en ma
compagnie, et qu’ils étaient prêts à me donner la satisfaction que
je désirais, et à se marier dans les formes dès que tel serait mon
plaisir; car ils étaient bien éloignés de souhaiter de se séparer
de leurs femmes, et n’avaient eu que des vues honnêtes quand ils en
avaient fait choix. J’arrêtai alors qu’ils viendraient me trouver le
lendemain matin, et dans cette entrefaite qu’ils expliqueraient à
leurs femmes le sens de la loi du mariage, dont le but n’était pas
seulement de prévenir le scandale, mais de les obliger, eux, à ne
point les délaisser, quoiqu’il pût advenir.

[Illustration: Ils vinrent tous à moi...]

Les femmes saisirent aisément l’esprit de la chose, et en furent
très satisfaites, comme en effet elles avaient sujet de l’être.
Aussi ne manquèrent-ils pas le lendemain de se réunir tous dans mon
appartement, où je produisis mon ecclésiastique. Quoiqu’il n’eût pas
la robe d’un ministre anglican, ni le costume d’un prêtre français,
comme il portait un vêtement noir, à peu près en manière de soutane,
et noué d’une ceinture, il ne ressemblait pas trop mal à un pasteur.
Quant au mode de communication, je fus son interprète.

La gravité de ses manières avec eux, et les scrupules qu’il se fit
de marier les femmes, parce qu’elles n’étaient pas baptisées et ne
professaient pas la foi chrétienne, leur inspirèrent une extrême
considération pour sa personne. Après cela, il ne leur fut pas
nécessaire de s’enquérir s’il était ou non ecclésiastique.

Vraiment je craignis que son scrupule ne fût poussé si loin, qu’il ne
voulût pas les marier du tout. Nonobstant tout ce que je pus dire,
il me résista, avec modestie, mais avec fermeté; et enfin il refusa
absolument de les unir, à moins d’avoir conféré préalablement avec les
hommes et avec les femmes aussi. Bien que d’abord j’y eusse un peu
répugné, je finis par y consentir de bonne grâce, après avoir reconnu
la sincérité de ses vues.

Il commença par leur dire que je l’avais instruit de leur situation
et du présent dessein; qu’il était tout disposé à s’acquitter de
cette partie de son ministère, à les marier enfin, comme j’en avais
manifesté le désir, mais qu’avant de pouvoir le faire, il devait
prendre la liberté de s’entretenir avec eux. Alors il leur déclara
qu’aux yeux de tout homme et selon l’esprit des lois sociales,
ils avaient vécu jusqu’à cette heure d’une manière irrégulière, à
laquelle rien que leur consentement à se marier ou à se séparer
effectivement et immédiatement ne pouvait mettre un terme; mais qu’en
cela il s’élevait même, relativement aux lois chrétiennes du mariage,
une difficulté qui ne laissait pas de l’inquiéter, celle d’unir un
chrétien à une sauvage, une idolâtre, une païenne, une créature non
baptisée; et cependant qu’il ne voyait pas qu’il lui fût possible
d’amener ces femmes par la voie de la persuasion à se faire baptiser,
ou à confesser le nom du Christ, dont il doutait qu’elles eussent
jamais ouï parler, et sans quoi elles ne pouvaient recevoir le baptême.

Il leur déclara encore qu’il présumait qu’eux-mêmes n’étaient que de
très indifférents chrétiens, n’ayant qu’une faible connaissance de
Dieu et de ses voies; qu’en conséquence il ne pouvait s’attendre à ce
qu’ils en eussent dit bien long à leurs femmes sur cet article; et
que, s’ils ne voulaient promettre de faire tous leurs efforts auprès
d’elles pour les persuader de devenir chrétiennes et de les instruire
de leur mieux dans la connaissance et la croyance de Dieu qui les a
créées, et dans l’adoration de Jésus-Christ qui les a rachetées, il
ne pourrait consacrer leur union; car il ne voulait point prêter les
mains à une alliance de chrétiens à des sauvages, chose contraire aux
principes de la religion chrétienne et formellement défendue par la
loi de Dieu.

Ils écoutèrent fort attentivement tout ceci, que, sortant de sa
bouche, je leur transmettais très fidèlement et aussi littéralement
que je le pouvais, ajoutant seulement parfois quelque chose de mon
propre, pour leur faire sentir combien c’était juste et combien
je l’approuvais. Mais j’établissais toujours très scrupuleusement
une distinction entre ce que je tirais de moi-même et ce qui était
les paroles du prêtre. Ils me répondirent que ce que le gentleman
avait dit était véritable, qu’ils n’étaient eux-mêmes que de très
indifférents chrétiens, et qu’ils n’avaient jamais touché un mot de
religion à leurs femmes.—«Seigneur Dieu! sir, s’écria William Atkins,
comment leur enseignerions-nous la religion? nous n’y entendons rien
nous-mêmes. D’ailleurs, si nous allions leur parler de Dieu, de
Jésus-Christ, du ciel et de l’enfer, ce serait vouloir les faire rire
à nos dépens, à les pousser à nous demander ce que nous-mêmes nous
croyons; et si nous leur disions que nous ajoutons foi à toutes les
choses dont nous leur parlons, par exemple, que les bons vont au ciel
et les méchants en enfer, elles ne manqueraient pas de nous demander
où nous prétendons aller nous-mêmes, qui croyons à tout cela et n’en
sommes pas moins de mauvais êtres, comme en effet nous le sommes.
Vraiment, sir, cela suffirait pour leur inspirer tout d’abord du
dégoût pour la religion. Il faut avoir de la religion soi-même avant
de vouloir prêcher les autres.»—«William Atkins, lui repartis-je,
quoique j’aie peur que ce que vous dites ne soit que trop vrai en soi,
ne pourriez-vous cependant répondre à votre femme qu’elle est plongée
dans l’erreur; qu’il est un Dieu; qu’il y a une religion meilleure que
la sienne; que ses dieux sont des idoles qui ne peuvent ni entendre ni
parler; qu’il existe un grand Être qui a fait toutes choses et qui a
puissance de détruire tout ce qu’il a fait; qu’il récompense le bien
et punit le mal; et que nous serons jugés par lui à la fin, selon nos
œuvres en ce monde? Vous n’êtes pas tellement dépourvu de sens que la
nature elle-même ne vous ait enseigné que tout cela est vrai; je suis
sûr que vous savez qu’il en est ainsi, et que vous y croyez vous-même.

—«Cela est juste, sir, répliqua Atkins; mais de quel front pourrais-je
dire quelque chose de tout ceci à ma femme quand elle me répondrait
immédiatement que ce n’est pas vrai?

—«Pas vrai! répliquai-je. Qu’entendez-vous par là?

—«Oui, sir, elle me dira qu’il n’est pas vrai que ce Dieu dont je
lui parlerai soit juste, et puisse punir et récompenser, puisque je
ne suis pas puni et livré à Satan, moi qui ai été, elle ne le sait
que trop, une si mauvaise créature envers elle et envers tous les
autres, puisqu’il souffre que je vive, moi qui ai toujours agi si
contrairement à ce qu’il faut que je lui présente comme le bien, et à
ce que j’eusse dû faire.

—«Oui, vraiment, Atkins, répétai-je, j’ai grand’peur que tu ne
dises trop vrai.»—Et là-dessus je reportai les réponses d’Atkins
à l’ecclésiastique, qui brûlait de les connaître.—«Oh! s’écria le
prêtre, dites-lui qu’il est une chose qui peut le rendre le meilleur
ministre du monde auprès de sa femme, et que c’est la repentance; car
personne ne prêche le repentir comme les vrais pénitents. Il ne lui
manque que cela pour être mieux que tout autre en état d’instruire son
épouse. C’est alors qu’il sera qualifié pour lui apprendre que non
seulement il est un Dieu, juste rémunérateur du bien et du mal, mais
que ce Dieu est un être miséricordieux; que, dans sa bonté ineffable
et sa patience infinie, il diffère de punir ceux qui l’outragent, à
dessein d’user de clémence, car il ne veut pas la mort du pécheur,
mais bien qu’il revienne à soi et qu’il vive; que souvent il souffre
que les méchants parcourent une longue carrière; que souvent même il
ajourne leur damnation au jour de l’universelle rétribution; et que
c’est là une preuve évidente d’un Dieu et d’une vie future, que les
justes ne reçoivent pas leur récompense ni les méchants leur châtiment
en ce monde. Ceci le conduira naturellement à enseigner à sa femme
les dogmes de la résurrection et du jugement dernier. En vérité, je
vous le dis, que seulement il se repente, et il sera pour sa femme un
excellent instrument de repentance.»

Je répétai tout ceci à Atkins, qui l’écouta d’un air fort grave, et
qui, il était facile de le voir, en fut extraordinairement affecté.
Tout à coup, s’impatientant et me laissant à peine achever:—«Je sais
tout cela, master, me dit-il, et bien d’autres choses encore; mais je
n’aurai pas l’impudence de parler ainsi à ma femme, quand Dieu et ma
propre conscience savent, quand ma femme elle-même serait contre moi
un irrécusable témoin, que j’ai vécu comme si je n’eusse jamais ouï
parler de Dieu ou d’une vie future ou de rien de semblable; et pour
ce qui est de mon repentir, hélas!...—là-dessus il poussa un profond
soupir et je vis ses yeux se mouiller de larmes,—tout est perdu pour
moi!»—«Perdu! Atkins; mais qu’entends-tu par là?»—«Je ne sais que trop
ce que j’entends, sir, répondit-il; j’entends qu’il est trop tard, et
que ce n’est que trop vrai.»

Je traduisis mot pour mot à mon ecclésiastique ce que William venait
de me dire. Le pauvre prêtre zélé,—ainsi dois-je l’appeler, car,
quelle que fût sa croyance, il avait assurément une rare sollicitude
du salut de l’âme de son prochain, et il serait cruel de penser qu’il
n’eût pas une égale sollicitude de son propre salut; cet homme zélé
et charitable, dis-je, ne put aussi retenir ses larmes; mais, s’étant
remis, il me dit:—«Faites-lui cette seule question: Est-il satisfait
qu’il soit trop tard ou en est-il chagrin, et souhaiterait-il qu’il
n’en fût pas ainsi?»—Je posai nettement la question à Atkins, et il
me répondit avec beaucoup de chaleur:—«Comment un homme pourrait-il
trouver sa satisfaction dans une situation qui sûrement doit avoir
pour fin la mort éternelle? Bien loin d’en être satisfait, je pense,
au contraire, qu’un jour ou l’autre elle causera ma ruine.»

—«Qu’entendez-vous par là?» lui dis-je. Et il me répliqua qu’il
pensait en venir, ou plus tôt ou plus tard, à se couper la gorge pour
mettre fin à ses terreurs.

L’ecclésiastique hocha la tête d’un air profondément pénétré, quand
je lui reportai tout cela; et, s’adressant brusquement à moi, il
me dit:—«Si tel est son état, vous pouvez l’assurer qu’il n’est pas
trop tard. Le Christ lui donnera repentance. Mais, je vous en prie,
ajouta-t-il, expliquez-lui ceci: Que comme l’homme n’est sauvé que
par le Christ et le mérite de sa Passion intercédant la miséricorde
divine, il n’est jamais trop tard pour rentrer en grâce. Pense-t-il
qu’il soit possible à l’homme de pécher au delà des bornes de la
puissance miséricordieuse de Dieu? Dites-lui, je vous prie, qu’il
y a peut-être un temps où, lassée, la grâce divine cesse ses longs
efforts, et où Dieu peut refuser de prêter l’oreille; mais que pour
l’homme il n’est jamais trop tard pour implorer merci; que nous,
qui sommes serviteurs du Christ, nous avons pour mission de prêcher
le pardon en tout temps, au nom de Jésus-Christ, à tous ceux qui
se repentent sincèrement. Donc ce n’est jamais trop tard pour se
repentir.»

Je répétai tout ceci à Atkins. Il m’écouta avec empressement; mais
il parut vouloir remettre la fin de l’entretien, car il me dit qu’il
désirait sortir pour causer un peu avec sa femme. Il se retira en
effet, et nous poursuivîmes avec ses compagnons. Je m’aperçus qu’ils
étaient tous ignorants jusqu’à la stupidité en matière de religion,
comme je l’étais moi-même quand je m’enfuis de chez mon père pour
courir le monde. Cependant aucun d’eux ne s’était montré inattentif
à ce qui avait été dit; et tous promirent sérieusement d’en parler à
leurs femmes, et d’employer tous leurs efforts pour les persuader de
se faire chrétiennes.

L’ecclésiastique sourit lorsque je lui rendis leur réponse; mais il
garda longtemps le silence. A la fin pourtant, secouant la tête:—«Nous
qui sommes serviteurs du Christ, dit-il, nous ne pouvons qu’exhorter
et instruire; quand les hommes se soumettent et se conforment à
nos censures, et promettent ce que nous demandons, notre pouvoir
s’arrête là; nous sommes tenus d’accepter leurs bonnes paroles. Mais
croyez-moi, sir, continua-t-il, quoi que vous ayez pu apprendre de la
vie de cet homme que vous nommez William Atkins, j’ai la conviction
qu’il est parmi eux le seul sincèrement converti. Je le regarde comme
un vrai pénitent. Non que je désespère des autres. Mais cet homme-ci
est profondément frappé des égarements de sa vie passée, et je ne
doute pas que lorsqu’il viendra à parler de religion à sa femme, il
ne s’en pénètre lui-même efficacement; car s’efforcer d’instruire
les autres est souvent le meilleur moyen de s’instruire soi-même.
J’ai connu un homme qui, ajouta-t-il, n’ayant de la religion que des
notions sommaires, et menant une vie au plus haut point coupable
et perdue de débauches, en vint à une complète résipiscence en
s’appliquant à convertir un juif. Si donc le pauvre Atkins se met une
fois à parler sérieusement de Jésus-Christ à sa femme, j’ose parier
qu’il entrera par là lui-même dans la voie d’une entière conversion
et d’une sincère pénitence. Et qui sait ce qui peut s’ensuivre?»

D’après cette conversation cependant, et les susdites promesses de
s’efforcer à persuader aux femmes d’embrasser le christianisme, le
prêtre maria les trois couples présents. William Atkins et sa femme
n’étaient pas encore rentrés. Les épousailles faites, après avoir
attendu quelque temps, mon ecclésiastique fut curieux de savoir où
était allé Atkins; et, se tournant vers moi, il me dit:—«Sir, je vous
en supplie, sortons de votre labyrinthe, et allons voir. J’ose avancer
que nous trouverons par là ce pauvre homme causant sérieusement avec
sa femme et lui enseignant déjà quelque chose de la religion.»—Je
commençais à être de même avis. Nous sortîmes donc ensemble, et je le
menai par un chemin qui n’était connu que de moi, et où les arbres
s’élevaient si épais qu’il n’était pas facile de voir à travers les
touffes de feuillage, qui permettaient encore moins d’être vu qu’elles
ne laissaient voir. Quand nous fûmes arrivés à la lisière du bois,
j’aperçus Atkins et sa sauvage épouse au teint basané assis à l’ombre
d’un buisson et engagés dans une conversation animée. Je restai coi
jusqu’à ce que mon ecclésiastique m’eût rejoint; et alors, lui ayant
montré où ils étaient, nous fîmes halte et les examinâmes longtemps
avec la plus grande attention.

[Illustration: J’aperçus Atkins et sa sauvage épouse...]

Nous remarquâmes qu’il la sollicitait vivement en lui montrant du
doigt là-haut le soleil et toutes les régions des cieux; puis en bas
la terre, puis au loin la mer, puis lui-même, puis elle, puis les bois
et les arbres.—«Or, me dit mon ecclésiastique, vous le voyez, voici
que mes paroles se vérifient: il la prêche. Observez-le; maintenant
il lui enseigne que notre Dieu les a faits, elle et lui, de même que
le firmament, la terre, la mer, les bois et les arbres.»—«Je le crois
aussi,» lui répondis-je.—Aussitôt nous vîmes Atkins se lever, puis se
jeter à genoux en élevant ses deux mains vers le ciel. Nous supposâmes
qu’il proférait quelque chose, mais nous ne pûmes l’entendre: nous
étions trop éloignés pour cela. Il resta à peine une demi-minute
agenouillé, revint s’asseoir auprès de sa femme et lui parla derechef.
Nous remarquâmes alors combien elle était attentive; mais gardait-elle
le silence ou parlait-elle, c’est ce que nous n’aurions su dire.
Tandis que ce pauvre homme était agenouillé, j’avais vu des larmes
couler en abondance sur les joues de mon ecclésiastique, et j’avais eu
peine moi-même à me retenir. Mais c’était un grand chagrin pour nous
que de ne pas être assez près pour entendre quelque chose de ce qui
s’agitait entre eux.

Cependant nous ne pouvions approcher davantage de peur de les
troubler. Nous résolûmes donc d’attendre la fin de cette conversation
silencieuse, qui d’ailleurs nous parlait assez haut sans le secours
de la voix. Atkins, comme je l’ai dit, s’était assis de nouveau tout
auprès de sa femme, et lui parlait derechef avec chaleur. Deux ou
trois fois nous pûmes voir qu’il l’embrassait passionnément. Une
autre fois nous le vîmes prendre son mouchoir, lui essuyer les yeux,
puis l’embrasser encore avec transport. Enfin, après plusieurs choses
semblables, nous le vîmes se relever tout à coup, lui tendre la main
pour l’aider à faire de même, puis, la tenant ainsi, la conduire
aussitôt à quelques pas de là, où tous deux s’agenouillèrent et
restèrent dans cette attitude deux minutes environ.

Mon ami ne se possédait plus. Il s’écria:—«Saint Paul! saint Paul!
voyez, il prie!»—Je craignis qu’Atkins ne l’entendît: je le conjurai
de se modérer pendant quelques instants, afin que nous pussions voir
la fin de cette scène, qui, pour moi, je dois le confesser, fut bien
tout à la fois la plus touchante et la plus agréable que j’aie jamais
vue de ma vie. Il chercha en effet à se rendre maître de lui; mais
il était dans de tels ravissements de penser que cette pauvre femme
païenne était devenue chrétienne, qu’il lui fut impossible de se
contenir, et qu’il versa des larmes à plusieurs reprises. Levant les
mains vers le ciel et se signant la poitrine, il faisait des oraisons
jaculatoires pour rendre grâce à Dieu d’une preuve si miraculeuse
du succès de nos efforts; tantôt il parlait tout bas et je pouvais
à peine entendre, tantôt à voix haute, tantôt en latin, tantôt en
français; deux où trois fois des larmes de joie l’interrompirent
et étouffèrent ses paroles tout à fait. Je le conjurai de nouveau
de se calmer, afin que nous pussions observer de plus près et plus
complètement ce qui se passait sous nos yeux, ce qu’il fit pour
quelque temps. La scène n’était pas finie; car, après qu’ils se
furent relevés, nous vîmes encore le pauvre homme parler avec ardeur
à sa femme, et nous reconnûmes à ses gestes qu’elle était vivement
touchée de ce qu’il disait: elle levait fréquemment les mains au
ciel, elle posait une main sur sa poitrine, ou prenait telles autres
attitudes qui décèlent d’ordinaire une componction profonde et une
sérieuse attention. Ceci dura un demi-quart d’heure environ. Puis ils
s’éloignèrent trop pour que nous pussions les épier plus longtemps.

Je saisis cet instant pour adresser la parole à mon religieux, et je
lui dis d’abord que j’étais charmé d’avoir vu dans ses détails ce dont
nous venions d’être témoins; que, malgré que je fusse assez incrédule
en pareil cas, je me laissais cependant aller à croire qu’ici tout
était fort sincère, tant de la part du mari que de celle de la femme,
quelle que put être d’ailleurs leur ignorance, et que j’espérais
qu’un tel commencement aurait encore une fin plus heureuse.—«Et qui
sait, ajoutai-je, si ces deux-là ne pourront pas avec le temps,
par la voie de l’enseignement et de l’exemple, opérer sur quelques
autres?»—«Quelques autres, reprit-il en se tournant brusquement vers
moi, voire même sur tous les autres. Faites fond là-dessus: si ces
deux sauvages,—car lui, à votre propre dire, n’a guère laissé voir
qu’il valût mieux,—s’adonnent à Jésus-Christ, ils n’auront pas de
cesse qu’ils n’aient converti tous les autres; car la vraie religion
est naturellement communicative, et celui qui une bonne fois s’est
fait chrétien ne laissera jamais un païen derrière lui s’il peut
le sauver.»—J’avouai que penser ainsi était un principe vraiment
chrétien, et la preuve d’un zèle véritable et d’un cœur généreux
en soi.—«Mais, mon ami, poursuivis-je, voulez-vous me permettre de
soulever ici une difficulté? Je n’ai pas la moindre chose à objecter
contre le fervent intérêt que vous déployez pour convertir ces pauvres
gens du paganisme à la religion chrétienne; mais quelle consolation en
pouvez-vous tirer, puisque, à votre sens, ils sont hors du giron de
l’Église catholique, hors de laquelle vous croyez qu’il n’y a point
de salut? Ce ne sont toujours à vos yeux que des hérétiques, et, pour
cent raisons, aussi effectivement damnés que les païens eux-mêmes.»

A ceci il répondit avec beaucoup de candeur et de charité
chrétienne:—«Sir, je suis catholique de l’Église romaine et prêtre de
l’ordre de Saint-Benoît, et je professe tous les principes de la foi
romaine; mais cependant, croyez-moi, et ce n’est pas comme compliment
que je vous dis cela, ni eu égard à ma position et à vos amitiés, je
ne vous regarde pas, vous qui vous appelez vous-mêmes réformés, sans
quelque sentiment charitable. Je n’oserais dire, quoique je sache que
c’est en général notre opinion, je n’oserais dire que vous ne pouvez
être sauvés, je ne prétends en aucune manière limiter la miséricorde
du Christ jusqu’au point de penser qu’il ne puisse vous recevoir dans
le sein de son Église par des voies à nous impalpables, et qu’il nous
est impossible de connaître, et j’espère que vous avez la même charité
pour nous. Je prie chaque jour pour que vous soyez tous restitués à
l’Église du Christ, de quelque manière qu’il plaise à Celui qui est
infiniment sage de vous y ramener. En attendant, vous reconnaîtrez
sûrement qu’il m’appartient, comme catholique, d’établir une grande
différence entre un protestant et un païen; entre celui qui invoque
Jésus-Christ, quoique dans un mode que je ne juge pas conforme à la
véritable foi, et un sauvage, un barbare, qui ne connaît ni Dieu, ni
Christ, ni Rédempteur. Si vous n’êtes pas dans le giron de l’Église
catholique, nous espérons que vous êtes plus près d’y entrer que
ceux-là qui ne connaissent aucunement ni Dieu ni son Église. C’est
pourquoi je me réjouis quand je vois ce pauvre homme, que vous me
dites avoir été un débauché et presque un meurtrier, s’agenouiller et
prier Jésus-Christ, comme nous supposons qu’il a fait, malgré qu’il
ne soit pas pleinement éclairé, dans la persuasion où je suis que
Dieu, de qui toute œuvre semblable procède, touchera sensiblement son
cœur et le conduira, en son temps, à une connaissance plus profonde
de la vérité. Et si Dieu inspire à ce pauvre homme de convertir et
d’instruire l’ignorante sauvage son épouse, je ne puis croire qu’il
le repoussera lui-même. N’ai-je donc pas raison de me réjouir lorsque
je vois quelqu’un amené à la connaissance du Christ, quoiqu’il ne
puisse être apporté jusque dans le sein de l’Église catholique, juste
à l’heure où je puis le désirer, tout en laissant à la bonté du Christ
le soin de parfaire son œuvre en son temps et par ses propres voies?
Certes, je me réjouirais si tous les sauvages de l’Amérique étaient
amenés, comme cette pauvre femme, à prier Dieu, dussent-ils être
tous protestants d’abord, plutôt que de les voir persister dans le
paganisme et l’idolâtrie, fermement convaincu que je serais que Celui
qui aurait épanché sur eux cette lumière daignerait plus tard les
illuminer d’un rayon de sa céleste grâce et les recueillir dans le
bercail de son Église, alors que bon lui semblerait.»

Je fus autant étonné de la sincérité et de la modération de ce papiste
véritablement pieux, que terrassé par la force de sa dialectique, et
il me vint en ce moment à l’esprit que si une pareille modération
était universelle, nous pourrions être tous chrétiens catholiques,
quelle que fût l’Église ou la communion particulière à laquelle nous
appartinssions; que l’esprit de charité bientôt nous insinuerait tous
dans de droits principes; et en un mot, comme il pensait qu’une
semblable charité nous rendrait tous catholiques, je lui dis qu’à
mon sens, si tous les membres de son Église professaient la même
tolérance, ils seraient bientôt tous protestants. Et nous brisâmes là,
car nous n’entrions jamais en controverse.

Cependant, changeant de langage, et lui prenant la main:—«Mon ami,
lui dis-je, je souhaiterais que tout le clergé de l’Église romaine
fût doué d’une telle modération, et d’une charité égale à la vôtre.
Je suis entièrement de votre opinion; mais je dois vous dire que si
vous prêchiez une pareille doctrine en Espagne ou en Italie, on vous
livrerait à l’Inquisition.

—«Cela se peut, répondit-il. J’ignore ce que feraient les Espagnols
ou les Italiens; mais je ne dirai pas qu’ils en soient meilleurs
chrétiens pour cette rigueur: car ma conviction est qu’il n’y a point
d’hérésie dans un excès de charité.»



CHAPITRE IV

     Dialogue touchant.—Une nouvelle conversion.—Baptême de la femme
     d’Atkins.—Encore un mariage.—Partage définitif.—Découverte d’une
     Bible.—Les tortures de la faim.—Nouvelle aventure.—Mort de
     Vendredi.—Retour au Brésil.


Will Atkins et sa femme étant partis, nous n’avions que faire en
ce lieu. Nous rebroussâmes donc chemin; et, comme nous nous en
retournions, nous les trouvâmes qui attendaient qu’on les fit entrer.
Lorsque je les eus aperçus, je demandai à mon ecclésiastique si
nous devions ou non découvrir à Atkins que nous l’avions vu près du
buisson. Il fut d’avis que nous ne le devions pas, mais qu’il fallait
lui parler d’abord et écouter ce qu’il nous dirait. Nous l’appelâmes
donc en particulier, et, personne n’étant là que nous-mêmes, je
m’entretins avec lui en ces termes:

[Illustration: Nous l’appelâmes donc en particulier...]

     —«Comment fûtes-vous élevé, Will Atkins, je vous prie? Qu’était
     votre père?»

     WILLIAM ATKINS.—Un meilleur homme que je ne serai jamais, sir; mon
     père était un ecclésiastique.

     ROBINSON CRUSOÉ.—Quelle éducation vous donna-t-il?

     W. A.—Il aurait désiré me voir instruit, sir; mais je méprisai
     toute éducation, instruction ou correction, comme une brute que
     j’étais.

     R. C.—C’est vrai, Salomon a dit:—«CELUI QUI REPOUSSE LE BLÂME EST
     SEMBLABLE À LA BRUTE.»

     W. A.—Ah! sir, j’ai été comme la brute en effet; j’ai tué mon
     père! pour l’amour de Dieu, sir, ne me parlez point de cela, sir;
     j’ai assassiné mon pauvre père!

     LE PRÊTRE.—Ha? un meurtrier?

Ici le prêtre tressaillit et devint pâle,—car je lui traduisais mot
pour mot les paroles d’Atkins. Il paraissait croire que Will avait
réellement tué son père.

     ROBINSON CRUSOÉ.—Non, non, sir, je ne l’entends pas ainsi. Mais,
     Atkins, expliquez-vous: n’est-ce pas que vous n’avez pas tué votre
     père de vos propres mains?

     WILLIAM ATKINS.—Non, sir; je ne lui ai pas coupé la gorge; mais
     j’ai tari la source de ses joies, mais j’ai raccourci ses jours.
     Je lui ai brisé le cœur en payant de la plus noire ingratitude le
     plus tendre et le plus affectueux traitement que jamais père ait
     pu faire éprouver ou qu’enfant ait jamais reçu.

     R. C.—C’est bien. Je ne vous ai pas questionné sur votre père pour
     vous arracher cet aveu. Je prie Dieu de vous en donner repentir
     et de vous pardonner cela ainsi que tous vos autres péchés. Je ne
     vous ai fait cette question que parce que je vois, quoique vous ne
     soyez pas très docte, que vous n’êtes pas aussi ignorant que tant
     d’autres dans la science du bien, et que vous en savez, en fait de
     religion, beaucoup plus que vous n’en avez pratiqué.

     W. A.—Quand vous ne m’auriez pas, sir, arraché la confession que
     je viens de vous faire sur mon père, ma conscience l’eût faite.
     Toutes les fois que nous venons à jeter un regard en arrière sur
     notre vie, les péchés contre nos indulgents parents sont certes,
     parmi tous ceux que nous pouvons commettre, les premiers qui nous
     touchent: les blessures qu’ils font sont les plus profondes, et le
     poids qu’ils laissent pèse le plus lourdement sur le cœur.

     R.C.—Vous parlez, pour moi, avec trop de sentiment et de
     sensibilité, Atkins, je ne saurais le supporter.

     W. A.—Vous le pouvez, master! J’ose croire que tout ceci vous est
     étranger.

     R. C.—Oui, Atkins, chaque rivage, chaque colline, je dirai même
     chaque arbre de cette île, est un témoin des angoisses de mon âme
     au ressentiment de mon ingratitude et de mon indigne conduite
     envers un bon et tendre père, un père qui ressemblait beaucoup au
     vôtre, d’après la peinture que vous en faites. Comme vous, Will
     Atkins, j’ai assassiné mon père, mais je crois ma repentance de
     beaucoup surpassée par la vôtre.

J’en aurais dit davantage si j’eusse pu maîtriser mon agitation; mais
le repentir de ce pauvre homme me semblait tellement plus profond
que le mien, que je fus sur le point de briser là et de me retirer.
J’étais stupéfait de ses paroles; je voyais que bien loin que je dusse
remontrer et instruire cet homme, il était devenu pour moi un maître
et un précepteur, et cela de la façon la plus surprenante et la plus
inattendue.

J’exposai tout ceci au jeune ecclésiastique, qui en fut grandement
pénétré, et me dit:—«Eh bien, n’avais-je pas prédit qu’une fois que
cet homme serait converti, il nous prêcherait tous? En vérité, sir,
je vous le déclare, si cet homme devient un vrai pénitent, on n’aura
pas besoin de moi ici; il fera des chrétiens de tous les habitants de
l’île.»—M’étant un peu remis de mon émotion, je renouai conversation
avec Will Atkins.

     —«Mais, Will, dis-je, d’où vient que le sentiment de ces fautes
     vous touche précisément à cette heure?»

     WILLIAM ATKINS.—Sir, vous m’avez mis à une œuvre qui m’a
     transpercé l’âme. J’ai parlé à ma femme de Dieu et de religion,
     à dessein, selon vos vues, de la faire chrétienne, et elle m’a
     prêché, elle-même, un sermon tel que je ne l’oublierai de ma vie.

     ROBINSON CRUSOÉ.—Non, non, ce n’est pas votre femme qui vous a
     prêché; mais lorsque vous la pressiez de vos arguments religieux,
     votre conscience les rétorquait contre vous.

     W. A.—Oh! oui, sir, et d’une telle force que je n’eusse pu y
     résister.

     R. C.—Je vous en prie, Will, faites-nous connaître ce qui se
     passait entre vous et votre femme; j’en sais quelque chose déjà.

     W. A.—Sir, il me serait impossible de vous en donner un récit
     parfait. J’en suis trop plein pour le taire, cependant la parole
     me manque pour l’exprimer. Mais, quoi qu’elle ait dit, et bien
     que je ne puisse vous en rendre compte, je puis toutefois vous en
     déclarer ceci, que je suis résolu à m’amender et à réformer ma vie.

     R. C.—De grâce, dites-nous-en quelques mots. Comment
     commençâtes-vous, Will? Chose certaine, le cas a été
     extraordinaire. C’est effectivement un sermon qu’elle vous a
     prêché, si elle a opéré sur vous cet amendement.

     W. A.—Eh bien, je lui exposai d’abord la nature de nos lois sur
     le mariage, et les raisons pour lesquelles l’homme et la femme
     sont dans l’obligation de former des nœuds tels qu’il ne soit
     au pouvoir ni de l’un ni de l’autre de les rompre; qu’autrement
     l’ordre et la justice ne pourraient être maintenus; que les hommes
     répudieraient leurs femmes et abandonneraient leurs enfants, pour
     mener une vie déréglée, et que les familles ne pourraient se
     perpétuer ni les héritages se régler par une descendance légale.

     R. C.—Vous parlez comme un légiste, Will. Mais pûtes-vous lui
     faire comprendre ce que vous entendez par héritage et famille? On
     ne sait rien de cela parmi les sauvages, on s’y marie n’importe
     comment, sans avoir égard à la parenté, à la consanguinité ou à la
     famille: le frère avec la sœur, et même, comme il m’a été dit, le
     père avec la fille, le fils avec la mère.

     W. A.—Je crois, sir, que vous êtes mal informé;—ma femme m’assure
     le contraire, et qu’ils ont horreur de cela. Peut-être pour
     quelques parentés plus éloignées ne sont-ils pas aussi rigides que
     nous; mais elle m’affirme qu’il n’y a point d’alliance dans les
     proches degrés dont vous parlez.

     R. C.—Soit. Et que répondit-elle à ce que vous lui disiez?

     W. A.—Elle répondit que cela lui semblait fort bien, et que
     c’était beaucoup mieux que dans son pays.

     R. C.—Mais lui avez-vous expliqué ce que c’est que le mariage?

     W. A.—Oui, oui; là commença notre dialogue. Je lui demandai si
     elle voulait se marier avec moi à notre manière. Elle me demanda
     de quelle manière c’était. Je lui répondis que le mariage avait
     été institué par Dieu; et c’est alors que nous eûmes ensemble en
     vérité le plus étrange entretien qu’aient jamais eu mari et femme,
     je crois.

_N. B._ Voici ce dialogue entre W. Atkins et sa femme, tel que je le
couchai par écrit, immédiatement après qu’il me le rapporta:

     LA FEMME.—Institué par votre Dieu! Comment! vous avoir un Dieu
     dans votre pays?

     WILLIAM ATKINS.—Oui, ma chère, Dieu est dans tous les pays.

     LA FEMME.—Pas votre Dieu dans mon pays; mon pays avoir le grand
     vieux Dieu BENAMUCKÉE.

     W. A.—Enfant, je ne suis pas assez habile pour vous démontrer ce
     que c’est que Dieu: Dieu est dans le ciel, et il a fait le ciel et
     la terre et la mer, et tout ce qui s’y trouve.

     LA FEMME.—Pas fait la terre; votre Dieu pas fait la terre; pas
     fait mon pays.

Will Atkins sourit à ces mots: que Dieu n’avait pas fait son pays.

     LA FEMME.—Pas rire. Pourquoi me rire? ça pas chose à rire.

Il était blâmé à bon droit; car elle se montrait plus grave que
lui-même d’abord.

     WILLIAM ATKINS.—C’est très vrai. Je ne rirai plus, ma chère.

     LA FEMME.—Pourquoi vous dire, votre Dieu a fait tout?

     W. A.—Oui, enfant, notre Dieu a fait le monde entier, et vous,
     et moi, et toutes choses; car il est le seul vrai Dieu. Il n’y a
     point d’autre Dieu que lui. Il habite à jamais dans le ciel.

     LA FEMME.—Pourquoi vous pas dire ça à moi depuis longtemps?

     W. A.—C’est vrai. En effet; mais j’ai été un grand misérable, et
     j’ai non seulement oublié jusqu’ici de t’instruire de tout cela,
     mais encore j’ai vécu moi-même comme s’il n’y avait pas de Dieu au
     monde.

     LA FEMME.—Quoi! vous avoir le grand Dieu dans votre pays; vous pas
     connaître lui? Pas dire: O! à lui? Pas faire bonne chose pour lui?
     Ça pas possible!

     W. A.—Tout cela n’est que trop vrai: nous vivons comme s’il n’y
     avait pas un Dieu dans le ciel ou qu’il n’eût point de pouvoir sur
     la terre.

     LA FEMME.—Mais pourquoi Dieu laisse vous faire ainsi? Pourquoi lui
     pas faire vous bien vivre?

     W. A.—C’est entièrement notre faute.

     LA FEMME.—Mais vous dire à moi, lui être grand, beaucoup grand,
     avoir beaucoup grand puissance; pouvoir faire tuer quand lui
     vouloir: pourquoi lui pas faire tuer vous quand vous pas servir
     lui? pas dire O! à lui? pas être bons hommes?

     W. A.—Tu dis vrai; il pourrait me frapper de mort, et je devrais
     m’y attendre, car j’ai été un profond misérable. Tu dis vrai;
     mais Dieu est miséricordieux et ne nous traite pas comme nous le
     méritons.

     LA FEMME.—Mais alors vous pas dire à Dieu merci pour cela?

     W. A.—Non, en vérité, je n’ai pas plus remercié Dieu pour sa
     miséricorde que je n’ai redouté Dieu pour son pouvoir.

     LA FEMME.—Alors votre Dieu pas Dieu; moi non penser, moi non
     croire lui être un tel grand beaucoup pouvoir, fort; puisque pas
     faire tuer vous, quoique vous faire lui beaucoup colère?

     WILLIAM ATKINS.—Quoi! ma coupable vie vous empêcherait-elle de
     croire en Dieu? Quelle affreuse créature je suis! Et quelle triste
     vérité est celle-là: que la vie infâme des chrétiens empêche la
     conversion des idolâtres?

     LA FEMME.—Comment! moi penser vous avoir grand beaucoup Dieu
     là-haut,—du doigt elle montrait le ciel,—et cependant pas faire
     bien, pas faire bonne chose? Pouvoir lui savoir? Sûrement lui pas
     savoir quoi vous faire?

     W. A.—Oui, oui, il connaît et voit toutes choses; il nous entend
     parler, voit ce que nous faisons, sait ce que nous pensons, même
     quand nous ne parlons pas.

     LA FEMME.—Non! lui pas entendre vous maudire, vous jurer, vous
     dire le grand _god-damn_!

     W. A.—Si, si, il entend tout cela.

     LA FEMME.—Où être alors son grand pouvoir fort?

     W. A.—Il est miséricordieux: c’est tout ce que nous pouvons dire;
     et cela prouve qu’il est le vrai Dieu. Il est Dieu et non homme;
     et c’est pour cela que nous ne sommes point anéantis.

Will Atkins nous dit ici qu’il était saisi d’horreur en pensant
comment il avait pu annoncer si clairement à sa femme que Dieu voit,
entend et connaît les secrètes pensées du cœur, et tout ce que nous
faisons, encore qu’il eût osé commettre toutes les méprisables choses
dont il était coupable.

     LA FEMME.—Miséricordieux! quoi vous appeler ça?

     WILLIAM ATKINS.—Il est notre père et notre créateur; il a pitié de
     nous et nous épargne.

     LA FEMME.—Ainsi donc lui jamais faire tuer, jamais colère quand
     faire méchant; alors lui pas bon lui-même ou pas grand capable?

     W. A.—Si, si, ma chère, il est infiniment bon et infiniment grand
     et capable de punir. Souventes fois même, afin de donner des
     preuves de sa justice et de sa vengeance, il laisse sa colère se
     répandre pour détruire les pécheurs et faire un exemple. Beaucoup
     même sont frappés au milieu de leurs crimes.

     LA FEMME.—Mais pas faire tuer vous cependant. Donc vous lui dire,
     peut-être, que lui pas faire tuer vous? Donc vous faire le marché
     avec lui, vous commettre mauvaises choses; lui pas être en colère
     contre vous, quand lui être colère contre les autres hommes?

     W. A.—Non, en vérité; mes péchés ne proviennent que d’une
     confiance présomptueuse en sa bonté; et il serait infiniment
     juste, s’il me détruisait comme il a détruit d’autres hommes.

     LA FEMME.—Bien. Néanmoins pas tuer, pas faire vous mort! Que vous
     dire à lui pour ça! Vous pas dire à lui: merci pour tout ça?

     W. A.—Je suis un chien d’ingrat, voilà le fait.

     LA FEMME.—Pourquoi lui pas faire vous beaucoup bon meilleur? Vous
     dire lui faire vous.

     W. A.—Il m’a créé comme il a créé tout le monde; c’est moi-même
     qui me suis dépravé, qui ai abusé de sa bonté, et qui ai fait de
     moi un être abominable.

     LA FEMME.—Moi désirer vous faire Dieu connaître à moi. Moi pas
     faire lui colère. Moi pas faire mauvaise méchante chose.

Ici Will Atkins nous dit que son cœur lui avait défailli en entendant
une pauvre et ignorante créature exprimer le désir d’être amenée à
la connaissance de Dieu, tandis que lui, misérable, ne pouvait lui
en dire un mot auquel l’ignominie de sa conduite ne la détournât
d’ajouter foi. Déjà même elle s’était refusée à croire en Dieu, parce
que lui qui avait été si méchant n’était pas anéanti.

     WILLIAM ATKINS.—Sans doute, ma chère, vous voulez dire que vous
     souhaitez que je vous enseigne à connaître Dieu et non pas que
     j’apprenne à Dieu à vous connaître; car il vous connaît déjà, vous
     et chaque pensée de votre cœur.

     LA FEMME.—Ainsi donc lui savoir ce que moi dire à vous maintenant;
     lui savoir moi désirer de connaître lui. Comment moi connaître
     celui qui créer moi?

     W. A.—Pauvre créature! Il faut qu’il t’enseigne, lui, moi je ne
     puis t’enseigner. Je le prierai de t’apprendre à le connaître et
     de me pardonner, à moi, qui suis indigne de t’instruire.

Le pauvre garçon fut tellement aux abois quand sa femme lui exprima
le désir d’être amenée par lui à la science de Dieu, quand elle forma
le souhait de connaître Dieu, qu’il tomba à genoux devant elle, nous
dit-il, et pria le Seigneur d’illuminer son esprit par la connaissance
salutaire de Jésus-Christ, de lui pardonner à lui-même ses péchés
et de l’accepter comme un indigne instrument pour instruire cette
idolâtre dans les principes de la religion. Après quoi il s’assit de
nouveau près d’elle et leur dialogue se poursuivit.

     _N. B._ C’était là le moment où nous l’avions vu s’agenouiller et
     lever les mains vers le ciel.

     LA FEMME.—Pourquoi vous mettre les genoux à terre? Pourquoi vous
     lever en haut les mains? Quoi vous dire? A qui vous parler? Quoi
     est tout ça?

     WILLIAM ATKINS.—Ma chère, je ploie les genoux en signe de
     soumission envers celui qui m’a créé. Je lui ai dit: O! comme vous
     appelez cela et comme vous racontez que font vos vieillards à leur
     idole Benamuckée, c’est-à-dire que je l’ai prié.

     LA FEMME.—Pourquoi vous dire: O! à lui?

     W. A.—Je l’ai prié d’ouvrir vos yeux et votre entendement, afin
     que vous puissiez le connaître et lui être agréable.

     LA FEMME.—Pouvoir lui faire ça aussi?

     W. A.—Oui, il le peut; il peut faire toutes choses.

     LA FEMME.—Mais lui pas entendre quoi vous dire?

     W. A.—Si, Il nous a commandé de le prier et promis de nous écouter.

     LA FEMME.—Commandé vous prier! Quand lui commander vous? Comment
     lui commander vous? Quoi! vous entendre lui parler?

     W. A.—Non, nous ne l’entendons point parler; mais il s’est révélé
     à nous de différentes manières.

Ici Atkins fut très embarrassé pour lui faire comprendre que Dieu
s’est révélé à nous par sa parole, et ce que c’est que sa parole; mais
enfin il poursuivit ainsi:

     WILLIAM ATKINS.—Dieu, dans les premiers temps, a parlé à quelques
     hommes bons du haut du ciel, en termes formels; puis Dieu a
     inspiré des hommes bons par son Esprit, et ils ont écrit toutes
     ses lois dans un livre.

     LA FEMME.—Moi pas comprendre ça. Où est ce livre?

     W. A.—Hélas! ma pauvre créature, je n’ai pas ce livre; mais
     j’espère un jour ou l’autre l’acquérir pour vous et vous le faire
     lire.

C’est ici qu’il l’embrassa avec beaucoup de tendresse, mais avec
l’inexprimable regret de n’avoir pas de Bible.

     LA FEMME.—Mais comment vous faire moi connaître que Dieu enseigner
     eux à écrire ce livre?

     WILLIAM ATKINS.—Par la même démonstration par laquelle nous savons
     qu’il est Dieu.

     LA FEMME.—Quelle démonstration? quel moyen vous savoir?

     W. A.—Parce qu’il enseigne et ne commande rien qui ne soit bon,
     juste, saint, et ne tende à nous rendre parfaitement bons et
     parfaitement heureux, et parce qu’il nous défend et nous enjoint
     de fuir tout ce qui est mal, mauvais en soi ou mauvais dans ses
     conséquences.

     LA FEMME.—Que moi voudrais comprendre, que moi volontiers
     connaître! Si lui récompenser toute bonne chose, punir toute
     méchante chose, défendre toute méchante chose, lui, faire toute
     chose, lui, donner toute chose, lui entendre moi quand moi dire:
     O! à lui, comme vous venir de faire juste à présent; lui faire moi
     bonne, si moi désire être bonne; lui épargner moi, pas faire tuer
     moi, quand moi pas être bonne, si tout ce que vous dire lui faire;
     oui, lui être grand Dieu; moi prendre, penser, croire lui être
     grand Dieu; moi dire: O! aussi à lui, avec vous, mon cher.

Ici le pauvre homme nous dit qu’il n’avait pu se contenir plus
longtemps; mais que, prenant sa femme par la main, il l’avait fait
mettre à genoux près de lui et qu’il avait prié Dieu à haute voix de
l’instruire dans la connaissance de lui-même par son divin Esprit, et
de faire par un coup heureux de sa providence, s’il était possible,
que tôt ou tard elle vint à posséder une Bible, afin qu’elle pût lire
la parole de Dieu et par là apprendre à le connaître.

[Illustration: Il l’avait fait mettre à genoux...]

C’est en ce moment que nous l’avions vu lui offrir la main et
s’agenouiller auprès d’elle, comme il a été dit.

Ils se dirent encore après ceci beaucoup d’autres choses qu’il serait
trop long, ce me semble, de rapporter ici. Entre autres elle lui
fit promettre, puisque de son propre aveu sa vie n’avait été qu’une
suite criminelle et abominable de provocations contre Dieu, de la
réformer, de ne plus irriter Dieu, de peur qu’il ne voulût—«faire lui
mort»,—selon sa propre expression; qu’alors elle ne restât seule et
ne pût apprendre à connaître plus particulièrement ce Dieu, et qu’il
ne fût misérable, comme il lui avait dit que les hommes méchants le
seraient après leur mort.

Ce récit nous parut vraiment étrange et nous émut beaucoup l’un et
l’autre, surtout le jeune ecclésiastique. Il en fut, lui, émerveillé;
mais il ressentit la plus vive douleur de ne pouvoir parler à la
femme, de ne pouvoir parler anglais pour s’en faire entendre, et comme
elle écorchait impitoyablement l’anglais, de ne pouvoir la comprendre
elle-même. Toutefois il se tourna vers moi, et me dit qu’il croyait
que pour elle il y avait quelque chose de plus à faire que de la
marier. Je ne le compris pas d’abord; mais enfin il s’expliqua: il
entendait par là qu’elle devait être baptisée.

J’adhérai à cela avec joie; et comme je m’y empressais:—«Non, non,
arrêtez, sir, me dit-il; bien que j’aie fort à cœur de la voir
baptisée, cependant tout en reconnaissant que Will Atkins, son mari,
l’a vraiment amenée d’une façon miraculeuse à souhaiter d’embrasser
une vie religieuse, et à lui donner de justes idées de l’existence
d’un Dieu, de son pouvoir, de sa justice, de sa miséricorde, je
désire savoir de lui s’il lui a dit quelque chose de Jésus-Christ et
du salut des pécheurs; de la nature de notre foi en lui, et de notre
rédemption; du Saint-Esprit, de la résurrection, du jugement dernier
et d’une vie future.»

Je rappelai Will Atkins, et je le lui demandai. Le pauvre garçon
fondit en larmes et nous dit qu’il lui en avait bien touché quelques
paroles; mais qu’il était lui-même une si méchante créature et que sa
conscience lui reprochait si vivement sa vie horrible et impie, qu’il
avait tremblé que la connaissance qu’elle avait de lui n’atténuât
l’attention qu’elle devait donner à ces choses, et ne la portât plutôt
à mépriser la religion qu’à l’embrasser. Néanmoins il était certain,
nous dit-il, que son esprit était si disposé à recevoir d’heureuses
impressions de toutes ces vérités, que si je voulais bien l’en
entretenir, elle ferait voir, à ma grande satisfaction, que mes peines
ne seraient point perdues sur elle.

En conséquence je la fis venir; et, me plaçant comme interprète entre
elle et mon pieux ecclésiastique, je le priai d’entrer en matière.

Or, sûrement jamais pareil sermon n’a été prêché par un prêtre
papiste dans ces derniers siècles du monde. Aussi lui dis-je que je
lui trouvais tout le zèle, toute la science, toute la sincérité d’un
chrétien, sans les erreurs d’un catholique romain, et que je croyais
voir en lui un pasteur tel qu’avaient été les évêques de Rome avant
que l’Église romaine se fût réservé la souveraineté spirituelle sur
les consciences humaines.

En un mot, il amena la pauvre femme à embrasser la connaissance du
Christ et de notre rédemption, non seulement avec admiration, avec
étonnement, comme elle avait accueilli les premières notions de
l’existence d’un Dieu, mais encore avec joie, avec foi, avec une
ferveur et un degré surprenant d’intelligence presque inimaginables
et tout à fait indicibles. Finalement, à sa propre requête, elle fut
baptisée.

Tandis qu’il se préparait à lui conférer le baptême, je le suppliai
de vouloir bien accomplir cet office avec quelques précautions, afin,
s’il était possible, que l’homme ne pût s’apercevoir qu’il appartenait
à l’Église romaine, à cause des fâcheuses conséquences qui pourraient
résulter d’une dissidence entre nous dans cette religion même où nous
instruisions les autres. Il me répondit que, n’ayant ni chapelle
consacrée ni choses propres à cette célébration, il officierait d’une
telle manière que je ne pourrais reconnaître moi-même qu’il était
catholique romain si je ne le savais déjà. Et c’est ce qu’il fit:
car, après avoir marmonné en latin quelques paroles que je ne pus
comprendre, il versa un plein vase d’eau sur la tête de la femme,
disant en français d’une voix haute:—«Marie!»—C’était le nom que son
époux avait souhaité que je lui donnasse, car j’étais son parrain.—«Je
te baptise au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit.»—De sorte
qu’on ne pouvait deviner par là de quelle religion il était. Ensuite
il donna la bénédiction en latin; mais Will Atkins ne sut pas si
c’était en français, ou ne prit point garde à cela en ce moment.

Sitôt cette cérémonie terminée, il les maria; puis, les épousailles
faites, il se tourna vers Will Atkins et l’exhorta d’une manière très
pressante, non seulement à persévérer dans ses bonnes dispositions,
mais à corroborer les convictions dont il était pénétré par une ferme
résolution de réformer sa vie. Il lui déclara que c’était chose
vaine que de dire qu’il se repentait, s’il n’abjurait ses crimes.
Il lui représenta combien Dieu l’avait honoré en le choisissant
comme instrument pour amener sa femme à la connaissance de la
religion chrétienne, et combien il devait être soigneux de ne pas
se montrer rebelle à la grâce de Dieu; qu’autrement il verrait la
païenne meilleure chrétienne que lui, la sauvage élue et l’instrument
réprouvé.

Il leur dit encore à tous deux une foule d’excellentes choses; puis,
les recommandant en peu de mots à la bonté divine, il leur donna
de nouveau la bénédiction: moi, comme interprète, leur traduisant
toujours chaque chose en anglais. Ainsi se termina la cérémonie. Ce
fut bien pour moi la plus charmante, la plus agréable journée que
j’aie jamais passée dans toute ma vie.

Or mon religieux n’en avait pas encore fini. Ses pensées se
reportaient sans cesse à la conversion des trente-sept sauvages,
et volontiers il serait resté dans l’île pour l’entreprendre. Mais
je le convainquis premièrement qu’en soi cette entreprise était
impraticable, et secondement que je pourrais peut-être la mettre en
voie d’être terminée à sa satisfaction durant son absence: ce dont je
parlerai tout à l’heure.

Ayant ainsi mis à fond les affaires de l’île, je me préparais à
retourner à bord du navire, quand le jeune homme que j’avais recueilli
d’entre l’équipage affamé vint à moi et me dit qu’il avait appris que
j’avais un ecclésiastique et que j’avais marié par son office les
Anglais avec les femmes sauvages qu’ils nommaient leurs épouses, et
que lui-même avait aussi un projet de mariage entre deux chrétiens
qu’il désirait voir s’accomplir avant mon départ, ce qui, espérait-il,
ne me serait point désagréable.

Je compris de suite qu’il était question de la jeune fille servante
de sa mère; car il n’y avait point d’autre femme chrétienne dans
l’île. Aussi commençai-je à le dissuader de faire une chose pareille
inconsidérément, et parce qu’il se trouvait dans une situation
isolée. Je lui représentai qu’il avait par le monde une fortune assez
considérable et de bons amis, comme je le tenais de lui-même et de
la jeune fille aussi; que cette fille était non seulement pauvre et
servante, mais encore d’un âge disproportionné, puisqu’elle avait
vingt-six ou vingt-sept ans, et lui pas plus de dix-sept ou dix-huit;
que très probablement il lui serait possible, avec mon assistance,
de se tirer de ce désert et de retourner dans sa patrie; qu’alors il
y avait mille à parier contre un qu’il se repentirait de son choix,
et que le dégoût de sa position leur serait préjudiciable à tous
deux. J’allais m’étendre bien davantage; mais il m’interrompit en
souriant et me dit avec beaucoup de candeur que je me trompais dans
mes conjectures, qu’il n’avait rien de pareil en tête, sa situation
présente étant déjà assez triste et déplorable; qu’il était charmé
d’apprendre que j’avais quelque désir de le mettre à même de revoir
son pays; que rien n’aurait pu l’engager à rester en ce lieu si le
voyage que j’allais poursuivre n’eût été si effroyablement long et
si hasardeux, et ne l’eût jeté si loin de tous ses amis; qu’il ne
souhaitait rien de moi, sinon que je voulusse bien lui assigner une
petite propriété dans mon île, lui donner un serviteur ou deux et
les choses nécessaires pour qu’il pût s’y établir comme planteur,
en attendant l’heureux moment où, si je retournais en Angleterre, je
pourrais le délivrer, plein de l’espérance que je ne l’oublierais
pas quand j’y serais revenu; enfin qu’il me remettrait quelques
lettres pour ses amis à Londres, afin de leur faire savoir combien
j’avais été bon pour lui, et dans quel lieu du monde et dans quelle
situation je l’avais laissé. Il me promettait, disait-il, lorsque je
le délivrerais, que la plantation dans l’état d’amélioration où il
l’aurait portée, quelle qu’en pût être la valeur, deviendrait tout à
fait mienne.

Son discours était fort bien tourné eu égard à sa jeunesse, et me fut
surtout agréable parce qu’il m’apprenait positivement que le mariage
en vue ne le concernait point lui-même. Je lui donnai toutes les
assurances possibles que, si j’arrivais à bon port en Angleterre, je
remettrais ses lettres et m’occuperais sérieusement de ses affaires,
et qu’il pouvait compter que je n’oublierais point dans quelle
situation je le laissais; mais j’étais toujours impatient de savoir
quels étaient les personnages à marier. Il me dit enfin que c’était
mon Jack-bon-à-tout et sa servante Suzan.

Je fus fort agréablement surpris quand il me nomma le couple; car
vraiment il me semblait bien assorti. J’ai déjà tracé le caractère
de l’homme; quant à la servante, c’était une jeune femme très
honnête, modeste, réservée et pieuse. Douée de beaucoup de sens,
elle était assez agréable de sa personne, s’exprimait fort bien
et à propos, toujours avec décence et bonne grâce, et n’était ni
lente à parler quand quelque chose le requérait, ni impertinemment
empressée quand cela ne la regardait point; très adroite d’ailleurs,
fort entendue dans tout ce qui la concernait, excellente ménagère
et capable en vérité d’être la gouvernante de l’île entière. Elle
savait parfaitement se conduire avec les gens de toute sorte qui
l’entouraient, et n’eût pas été plus empruntée avec des gens du bel
air, s’il s’en fût trouvé là.

Les accordailles étant faites de cette manière, nous les mariâmes le
jour même; et comme à l’autel, pour ainsi dire, je servais de père
à cette fille, et que je la présentais, je lui constituai une dot:
je lui assignai, à elle et à son mari, une belle et vaste étendue
de terre pour leur plantation. Ce mariage et la proposition que le
jeune gentleman m’avait faite de lui concéder une petite propriété
dans l’île, me donnèrent l’idée de la partager entre ses habitants,
afin qu’ils ne pussent par la suite se quereller au sujet de leur
emplacement.

[Illustration: Nous les mariâmes le jour même.]

Je remis le soin de ce partage à Will Atkins, qui vraiment alors
était devenu un homme sage, grave, ménager, complètement réformé,
excessivement pieux et religieux, et qui, autant qu’il peut m’être
permis de prononcer en pareil cas, était, je le crois fermement, un
pénitent sincère.

Il s’acquitta de cette répartition avec tant d’équité et tellement à
la satisfaction de chacun, qu’ils désirèrent seulement pour le tout
un acte général de ma main que je fis dresser et que je signai et
scellai. Ce contrat, déterminant la situation et les limites de chaque
plantation, certifiait que je leur accordais la possession absolue
et héréditaire des plantations ou fermes respectives et de leurs
dépendances, à eux et à leurs héritiers, me réservant tout le reste de
l’île comme ma propriété particulière, et par chaque plantation une
certaine redevance payable au bout de onze années à moi ou à quiconque
de ma part ou en mon nom viendrait la réclamer et produirait une copie
légalisée de cette concession.

Quant au mode de gouvernement et aux lois à introduire parmi eux,
je leur dis que je ne saurais leur donner de meilleurs règlements
que ceux qu’ils pouvaient s’imposer eux-mêmes. Seulement je leur fis
promettre de vivre en amitié et en bon voisinage les uns avec les
autres. Et je me préparai à les quitter.

Une chose que je ne dois point passer sous silence, c’est que, nos
colons étant alors constitués en une sorte de république et surchargés
de travaux, il était malséant que trente-sept Indiens vécussent dans
un coin de l’île indépendants et inoccupés; car, excepté de pourvoir
à leur nourriture, ce qui n’était pas toujours sans difficulté, ils
n’avaient aucune espèce d’affaire ou de propriété à administrer. Aussi
proposai-je au gouverneur espagnol d’aller les trouver avec le père
de Vendredi et de leur offrir de se disperser et de planter pour leur
compte, ou d’être associés aux différentes familles comme serviteurs,
et entretenus pour leur travail, sans être toutefois absolument
esclaves; car je n’aurais pas voulu souffrir qu’on les soumît à
l’esclavage, ni par la force ni par nulle autre voie, parce que leur
liberté leur avait été octroyée par capitulation, et qu’elle était un
article de reddition, chose que l’honneur défend de violer.

Ils adhérèrent volontiers à la proposition et suivirent tous de grand
cœur le gouverneur espagnol. Nous leur départîmes donc des terres et
des plantations; trois ou quatre d’entre eux en acceptèrent, mais
tous les autres préférèrent être employés comme serviteurs dans les
diverses familles que nous avions fondées; et ainsi ma colonie fut
à peu près établie comme il suit: les Espagnols possédaient mon
habitation primitive, laquelle était la ville capitale, et avaient
étendu leur plantation tout le long du ruisseau qui formait la crique
dont j’ai si souvent parlé, jusqu’à ma tonnelle; en accroissant leurs
cultures, ils poussaient toujours à l’est. Les Anglais habitaient
dans la partie nord-est, où Will Atkins et ses compagnons s’étaient
fixés tout d’abord, et s’avançaient au sud et au sud-ouest en deçà des
possessions des Espagnols. Chaque plantation avait au besoin un grand
supplément de terrain à sa disposition, de sorte qu’il ne pouvait y
avoir lieu de se chamailler par manque de place.

Toute la pointe occidentale de l’île fut laissée inhabitée, afin que
si quelques sauvages y abordaient seulement pour y consommer leurs
barbaries accoutumées, ils pussent aller et venir librement; s’ils ne
vexaient personne, personne n’avait envie de les vexer. Sans doute ils
y débarquèrent souvent, mais ils s’en retournèrent, sans plus; car je
n’ai jamais entendu dire que mes planteurs eussent été attaqués et
troublés davantage.

Il me revint alors à l’esprit que j’avais insinué à mon ami
l’ecclésiastique que l’œuvre de la conversion de nos sauvages pourrait
peut-être s’accomplir en son absence et à sa satisfaction; et je lui
dis que je la croyais à cette heure en beau chemin; car ces Indiens
étant ainsi répartis parmi les chrétiens, si chacun de ceux-ci voulait
faire son devoir auprès de ceux qui se trouvaient sous sa main,
j’espérais que cela pourrait avoir un fort bon résultat.

Il en tomba d’accord d’emblée:—«Si toutefois, dit-il, ils voulaient
faire leur devoir; mais comment, ajouta-t-il, obtiendrons-nous cela
d’eux?»—Je lui répondis que nous les manderions tous ensemble, et leur
en imposerions la charge, ou bien que nous irions les trouver chacun
en particulier, ce qu’il jugea préférable. Nous nous partageâmes donc
la tâche, lui pour en parler aux Espagnols qui étaient tous papistes,
et moi aux Anglais qui étaient tous protestants; et nous leur
recommandâmes instamment et leur fîmes promettre de ne jamais établir
aucune distinction de catholiques ou de réformés, en exhortant les
sauvages à se faire chrétiens, mais de leur donner une connaissance
générale du vrai Dieu et de Jésus-Christ, leur sauveur. Ils nous
promirent pareillement qu’ils n’auraient jamais les uns avec les
autres aucun différend, aucune dispute au sujet de la religion.

Quand j’arrivai à la maison de Will Atkins,—si je puis l’appeler
ainsi, car jamais pareil édifice, pareil morceau de clayonnage, je
crois, n’eut son semblable dans le monde,—quand j’arrivai là, dis-je,
j’y trouvai la jeune femme dont précédemment j’ai parlé et l’épouse de
William Atkins liées intimement. Cette jeune femme sage et religieuse
avait perfectionné l’œuvre que Will Atkins avait commencée; et quoique
ce ne fût pas plus de quatre jours après ce dont je viens de donner la
relation, cependant la néophyte indienne était devenue une chrétienne
telle que m’en ont rarement offert mes observations et le commerce du
monde.

Dans la matinée qui précéda cette visite, il me vint à l’idée que
parmi les choses nécessaires que j’avais à laisser à mes Anglais,
j’avais oublié de placer une Bible, et qu’en cela je me montrais
moins attentionné à leur égard que ne l’avait été envers moi ma bonne
amie la veuve, lorsqu’en m’envoyant de Lisbonne la cargaison de cent
livres sterling, elle y avait glissé trois Bibles et un livre de
prières. Toutefois la charité de cette brave femme eut une plus grande
extension qu’elle ne l’avait imaginé; car il était réservé à ses
présents de servir à la consolation et à l’instruction de gens qui en
firent un bien meilleur usage que moi-même.

Je mis une de ces Bibles dans ma poche, et lorsque j’arrivai à la
rotonde ou maison de William Atkins, et que j’eus appris que la jeune
épousée et la femme baptisée d’Atkins avaient conversé ensemble
sur la religion,—car Will me l’annonça avec beaucoup de joie,—je
demandai si elles étaient réunies en ce moment, et il me répondit
que oui. J’entrai donc dans la maison; il m’y suivit, et nous les
trouvâmes toutes deux en grande conversation.—«Oh! sir, me dit William
Atkins, quand Dieu a des pécheurs à réconcilier à lui, des étrangers
à introduire dans son royaume, il ne manque pas de messagers. Ma
femme s’est acquis un nouveau guide; moi, je me reconnais aussi
indigne qu’incapable de cette œuvre; cette jeune personne nous a été
envoyée du ciel: il suffirait d’elle pour convertir toute une île de
sauvages.»—La jeune épousée rougit et se leva pour se retirer, mais je
l’invitai à se rasseoir.—«Vous avez une bonne œuvre entre les mains,
lui dis-je, j’espère que Dieu vous bénira dans cette œuvre.»

Nous causâmes un peu; et, ne m’apercevant pas qu’ils eussent aucun
livre chez eux, sans toutefois m’en être enquis, je mis la main dans
ma poche et j’en tirai ma Bible.—«Voici, dis-je à Atkins, que je
vous apporte un secours que peut-être vous n’aviez pas jusqu’à cette
heure.» Le pauvre homme fut si confondu, que de quelque temps il ne
put proférer une parole. Mais, revenant à lui, il prit le livre à deux
mains, et se tournant vers sa femme:—«Tenez, ma chère, s’écria-t-il,
ne vous avais-je pas dit que notre Dieu, bien qu’il habite là-haut,
peut entendre ce que nous disons! Voici ce livre que j’ai demandé par
mes prières quand vous et moi nous nous agenouillâmes près du buisson.
Dieu nous a entendus et nous l’envoie.»—En achevant ces mots, il tomba
dans de si vifs transports, qu’au milieu de la joie de posséder ce
livre et des actions de grâce qu’il en rendait à Dieu, les larmes
ruisselaient sur sa face comme à un enfant qui pleure.

[Illustration: —Je vous apporte un secours...]

La femme fut émerveillée et pensa tomber dans une méprise que personne
de nous n’avait prévue; elle crut fermement que Dieu lui avait envoyé
le livre sur la demande de son mari. Il est vrai qu’il en était
ainsi providentiellement, et qu’on pouvait le prendre dans un sens
raisonnable; mais je crois qu’il n’eût pas été difficile en ce moment
de persuader à cette pauvre femme qu’un messager était venu du ciel
tout exprès dans le dessein de lui apporter ce livre. C’était matière
trop sérieuse pour tolérer aucune supercherie; aussi me tournai-je
vers la jeune épousée et lui dis-je que nous ne devions point en
imposer à la nouvelle convertie, dans sa primitive et ignorante
intelligence des choses, et je la priai de lui expliquer qu’on
peut dire fort justement que Dieu répond à nos suppliques, quand,
par le cours de sa providence, pareilles choses d’une façon toute
particulière adviennent comme nous l’avions demandé; mais que nous ne
devons pas nous attendre à recevoir des réponses du ciel par une voie
miraculeuse et toute spéciale, et que c’est un bien pour nous qu’il
n’en soit pas ainsi.

La jeune épousée s’acquitta heureusement de ce soin, de sorte qu’il
n’y eut, je vous assure, nulle fraude pieuse là dedans. Ne point
détromper cette femme eût été à mes yeux la plus injustifiable
imposture du monde. Toutefois le saisissement de joie de Will Atkins
passait vraiment toute expression, et là pourtant, on peut en être
certain, il n’y avait rien d’illusoire. A coup sûr, pour aucune chose
semblable, jamais homme ne manifesta plus de reconnaissance qu’il
n’en montra pour le don de cette Bible; et jamais homme, je crois, ne
fut ravi de posséder une Bible par de plus dignes motifs. Quoiqu’il
eût été la créature la plus scélérate, la plus dangereuse, la plus
endurcie, la plus outrageuse, la plus furibonde et la plus perverse,
cet homme peut nous servir d’exemple à tous pour la bonne éducation
des enfants, à savoir que les parents ne doivent jamais négliger
d’enseigner et d’instruire, et ne jamais désespérer du succès de leurs
efforts, les enfants fussent-ils à ce point opiniâtres et rebelles, ou
en apparence insensibles à l’instruction; car si jamais Dieu dans sa
providence vient à toucher leur conscience, la force de leur éducation
reprend son action sur eux, et les premiers enseignements des parents
ne sont pas perdus, quoiqu’ils aient pu rester enfouis bien des
années: un jour ou l’autre ils peuvent en recueillir le bénéfice.

C’est ce qui advint à ce pauvre homme. Quelque ignorant ou quelque
dépourvu qu’il fût de religion et de connaissance chrétienne, s’étant
trouvé avoir affaire alors à plus ignorant que lui, la moindre
parcelle des instructions de son bon père, qui avait pu lui revenir à
l’esprit, lui avait été d’un grand secours.

Entre autres choses il s’était rappelé, disait-il, combien son père
avait coutume d’insister sur l’inexprimable valeur de la Bible, dont
la possession est un privilège et un trésor pour l’homme, les familles
et les nations. Toutefois il n’avait jamais conçu la moindre idée du
prix de ce livre jusqu’au moment où, ayant à instruire des païens, des
sauvages, des barbares, il avait été privé de l’assistance de l’oracle
écrit.

La jeune épousée fut aussi enchantée de cela pour la conjoncture
présente, bien qu’elle eût déjà, ainsi que le jeune homme, une Bible
à bord de notre navire, parmi les effets qui n’étaient pas encore
débarqués. Maintenant, après avoir tant parlé de cette jeune femme,
je ne puis omettre à propos d’elle et de moi un épisode encore
qui renferme en soi quelque chose de très instructif et de très
remarquable.

J’ai raconté à quelle extrémité la pauvre jeune suivante avait été
réduite; comment sa maîtresse, exténuée par l’inanition, était morte
à bord de ce malheureux navire que nous avions rencontré en mer, et
comment l’équipage entier étant tombé dans la plus atroce misère, la
gentlewoman, son fils et sa servante avaient été d’abord durement
traités quant aux provisions, et ensuite totalement négligés et
affamés, c’est-à-dire livrés aux plus affreuses angoisses de la faim.

Un jour, m’entretenant avec elle des extrémités qu’ils avaient
souffertes, je lui demandai si elle pourrait décrire, d’après ce
qu’elle avait ressenti, ce que c’est que mourir de faim, et quels en
sont les symptômes. Elle me répondit qu’elle croyait le pouvoir, et
elle me narra fort exactement son histoire en ces termes:

—«D’abord, sir, dit-elle, durant quelques jours nous fîmes très
maigre chère et souffrîmes beaucoup la faim, puis enfin nous restâmes
sans aucune espèce d’aliments, excepté du sucre, un peu de vin et
un peu d’eau. Le premier jour où nous ne reçûmes point du tout de
nourriture, je me sentis, vers le soir, d’abord du vide et du malaise
à l’estomac, et, plus avant dans la soirée, une invincible envie de
bâiller et de dormir. Je me jetai sur une couche dans la grande cabine
pour reposer, et je dormis environ trois heures, puis je m’éveillai
quelque peu rafraîchie, ayant pris un verre de vin en me couchant.
Après être demeurée trois heures environ éveillée, il pouvait être
alors cinq heures du matin, je sentis de nouveau du vide et du malaise
à l’estomac, et je me recouchai; mais, harassée et souffrante, je
ne pus dormir du tout. Je passai ainsi tout le deuxième jour dans
de singulières intermittences, d’abord de faim, puis de douleurs,
accompagnées d’envies de vomir. La deuxième nuit, obligée de me mettre
au lit derechef sans avoir rien pris qu’un verre d’eau claire, et
m’étant assoupie, je rêvai que j’étais à la Barbade, que le marché
était abondamment fourni de provisions, que j’en achetais pour ma
maîtresse, puis que je revenais et dînais tout mon soûl.

«Je crus après ceci mon estomac aussi plein qu’au sortir d’un bon
repas; mais quand je m’éveillai, je fus cruellement atterrée en me
trouvant en proie aux horreurs de la faim. Le dernier verre de vin que
nous eussions, je le bus après avoir mis du sucre, pour suppléer par
le peu d’esprit qu’il contient au défaut de nourriture. Mais n’ayant
dans l’estomac nulle substance qui pût fournir au travail de la
digestion, je trouvai que le seul effet du vin était de faire monter
de désagréables vapeurs au cerveau, et, à ce qu’on me rapporta, je
demeurai stupide et inerte, comme une personne ivre, pendant quelque
temps.

«Le troisième jour dans la matinée, après une nuit de rêves étranges,
confus et incohérents, où j’avais plutôt sommeillé que dormi, je
m’éveillai enragée et furieuse de faim, et je doute, au cas où ma
raison ne fût revenue et n’en eût triomphé, je doute, dis-je, si
j’eusse été mère et si j’eusse eu un jeune enfant avec moi, que sa vie
eût été en sûreté.

«Ce transport dura environ trois heures, pendant lesquelles deux fois
je fus aussi folle à lier qu’aucun habitant de Bedlam, comme mon jeune
maître me l’a dit et comme il peut aujourd’hui vous le confirmer.

«Dans un de ces accès de frénésie ou de démence, soit par l’effet
du mouvement du vaisseau ou que mon pied eût glissé, je ne sais,
je tombai, et mon visage heurta contre le coin du lit de veille où
couchait ma maîtresse. À ce coup, le sang ruissela de mon nez. Le
_cabin-boy_ m’apporta un petit bassin, je m’assis et j’y saignai
abondamment. A mesure que le sang coulait, je revenais à moi, et la
violence du transport ou de la fièvre qui me possédait s’abattait
ainsi que ma faim vorace.

«Alors je me sentis de nouveau malade, et j’eus des soulèvements de
cœur; mais je ne pus vomir, car je n’avais dans l’estomac rien à
rejeter. Après avoir saigné quelque temps, je m’évanouis: l’on crut
que j’étais morte. Je revins bientôt à moi, et j’eus un violent mal
dans l’estomac impossible à décrire. Ce n’était point des tranchées,
mais une douleur d’inanition atroce et déchirante. Vers la nuit elle
fit place à une sorte de désir déréglé, à un besoin inextinguible de
nourriture, au-dessus de tout ce que l’on pourrait imaginer. Je pris
un autre verre d’eau avec du sucre; mais mon estomac y répugna, et je
rendis tout. Alors je bus un verre d’eau sans sucre que je gardai, et
je me remis sur le lit, priant du fond du cœur, afin qu’il plût à Dieu
de m’appeler à lui; et après avoir calmé mon esprit par cet espoir, je
sommeillai quelque temps. A mon réveil, affaiblie par les vapeurs qui
s’élèvent d’un estomac vide, je me crus mourante. Je recommandai mon
âme à Dieu, et je souhaitai vivement que quelqu’un voulût me jeter à
la mer.

«Durant tout ce temps ma maîtresse était étendue près de moi, et,
comme je l’appréhendais, sur le point d’expirer. Toutefois elle
supportait son mal avec beaucoup plus de résignation que moi, et
donna son dernier morceau de pain à son fils, mon jeune maître, qui
ne voulait point le prendre; mais elle le contraignit à le manger, et
c’est, je crois, ce qui lui sauva la vie.

«Vers le matin, je me rendormis, et, quand je me réveillai, d’abord
j’eus un débordement de pleurs, puis un second accès de faim
dévorante, tel que je redevins enragée et retombai dans un affreux
état: si ma maîtresse eût été morte, quelle que fût mon affection pour
elle, j’ai la conviction que j’aurais mangé un morceau de sa chair
avec autant de goût et aussi indifféremment que je le fis jamais de
la viande d’aucun animal destiné à la nourriture; une ou deux fois,
je fus tentée de mordre à mon propre bras. Enfin, j’aperçus le bassin
dans lequel était le sang que j’avais perdu la veille; j’y courus, et
j’avalai ce sang avec autant de hâte et d’avidité que si j’eusse été
étonnée que personne ne s’en fût emparé déjà, et que j’eusse craint
qu’on ne voulût alors me l’arracher.

«Bien qu’une fois faite cette action me remplit d’horreur, cependant
cela endormit ma grosse faim, et, ayant pris un verre d’eau pure, je
fus remise et restaurée pour quelques heures. C’était le quatrième
jour, et je me soutins ainsi jusque vers la nuit, où, dans l’espace
de trois heures, je passai de nouveau, tour à tour, par toutes les
angoisses précédentes, c’est-à-dire que je fus malade, assoupie,
affamée, souffrante de l’estomac, puis de nouveau vorace, puis de
nouveau malade, puis folle, puis éplorée, puis derechef vorace. De
quart d’heure en quart d’heure changeant ainsi d’état, mes forces
s’épuisèrent totalement. A la nuit, je me couchai, ayant pour toute
consolation l’espoir de mourir avant le matin.

«Je ne dormis point de toute cette nuit, ma faim était alors devenue
une maladie, et j’eus de terribles coliques et d’épouvantables
tranchées favorisées par le vide de mes entrailles. Je restai dans
cet état jusqu’au lendemain matin, où je fus quelque peu surprise par
les plaintes et les lamentations de mon jeune maître, qui me criait
que sa mère était morte. Je me soulevai un peu, n’ayant pas la force
de me lever, mais je vis qu’elle respirait encore, quoiqu’elle ne
donnât que de faibles signes de vie.

«J’avais alors de telles convulsions d’estomac, provoquées par le
manque de nourriture, que je ne saurais en donner une idée; et de
fréquents déchirements, des transes de faim telles que rien n’y peut
être comparé, sinon les tortures de la mort. C’est dans cet état que
j’étais, quand j’entendis au-dessus de moi les matelots crier:—«Une
voile! une voile!»—et vociférer et sauter comme s’ils eussent été en
démence.

«Je n’étais pas capable de sortir du lit, ma maîtresse encore moins,
et mon jeune maître était si malade que je le croyais expirant. Nous
ne pûmes donc ouvrir la porte de la cabine ni apprendre ce qui pouvait
occasionner un pareil tumulte. Il y avait deux jours que nous n’avions
eu aucun rapport avec les gens de l’équipage, qui nous avaient dit
n’avoir pas dans le bâtiment une bouchée de quoi que ce soit à manger.
Et depuis, ils nous avouèrent qu’ils nous avaient crus morts.

«C’était là l’affreux état où nous étions quand vous fûtes envoyé pour
nous sauver la vie. Et comment vous nous trouvâtes, sir, vous le savez
aussi bien et même mieux que moi.»

Tel fut son propre récit. C’était une relation tellement exacte de ce
qu’on souffre en mourant de faim, que jamais vraiment je n’avais rien
ouï de pareil, et qu’elle fut excessivement intéressante pour moi.
Je suis d’autant plus disposé à croire que cette peinture est vraie,
que le jeune homme m’en raconta lui-même une bonne partie, quoique,
à vrai dire, d’une façon moins précise et moins poignante, sans
doute parce que sa mère l’avait soutenu aux dépens de sa propre vie.
Bien que la pauvre servante fût d’une constitution plus forte que sa
maîtresse, déjà sur le retour et délicate, il se peut qu’elle ait eu à
lutter plus cruellement contre la faim, je veux dire qu’il peut être
présumable que cette infortunée en ait ressenti les horreurs plus tôt
que sa maîtresse, qu’on ne saurait blâmer d’avoir gardé les dernières
bouchées, sans en rien abandonner pour le soulagement de sa servante.
Sans aucun doute, d’après cette relation, si notre navire ou quelque
autre ne les eût pas si providentiellement rencontrés, quelques
jours de plus, et ils étaient tous morts, à moins qu’ils n’eussent
prévenu l’événement en se mangeant les uns les autres; et même, dans
leur position, cela ne leur eût que peu servi, vu qu’ils étaient à
cinq cents lieues de toute terre et hors de toute possibilité d’être
secourus autrement que de la manière miraculeuse dont la chose
advint. Mais ceci soit dit en passant. Je retourne à mes dispositions
concernant ma colonie.

Et d’abord il faut observer que, pour maintes raisons, je ne jugeai
pas à propos de leur parler du _sloop_ démontable que j’avais
embarqué, et que j’avais pensé faire assembler dans l’île; car je
trouvai, du moins à mon arrivée, de telles semences de discorde parmi
eux, que je vis clairement, si je reconstruisais le _sloop_ et le
leur laissais, qu’au moindre mécontentement ils se sépareraient, s’en
iraient chacun de son côté, ou peut-être même s’adonneraient à la
piraterie et feraient ainsi de l’île un repaire de brigands, au lieu
d’une colonie de gens sages et religieux comme je voulais qu’elle fût.
Je ne leur laissai pas davantage, pour la même raison, les deux pièces
de canon de bronze que j’avais à bord et les deux caronades dont mon
neveu s’était chargé par surcroît. Ils me semblaient suffisamment
équipés pour une guerre défensive contre quiconque voudrait les
attaquer; et je n’entendais point les armer pour une guerre offensive
ni les encourager à faire des excursions pour attaquer autrui, ce qui,
en définitive, n’eût attiré sur eux et leurs desseins que la ruine et
la destruction. Je réservai, en conséquence, le _sloop_ et les canons
pour leur être utiles d’une autre manière, comme je le consignerai en
son lieu.

J’en avais alors fini avec mon île. Laissant tous mes planteurs en
bonne passe, et dans une situation florissante, je retournai à bord de
mon navire le cinquième jour de mai, après avoir demeuré vingt-cinq
jours parmi eux; comme ils étaient tous résolus à rester dans l’île
jusqu’à ce que je vinsse les en tirer, je leur promis de leur envoyer
de nouveaux secours du Brésil, si je pouvais en trouver l’occasion,
et spécialement je m’engageai à leur envoyer du bétail, tels que
moutons, cochons et vaches: car pour les deux vaches et les veaux que
j’avais emmenés d’Angleterre, la longueur de la traversée nous avait
contraints à les tuer, faute de foin pour les nourrir.

Le lendemain, après les avoir salués de cinq coups de canon
de partance, nous fîmes voile, et nous arrivâmes à la baie de
Tous-les-Saints, au Brésil, en vingt-deux jours environ, sans avoir
rencontré durant le trajet rien de remarquable que ceci. Après
trois jours de navigation, le courant nous portant violemment au
nord-nord-est dans une baie ou golfe vers la côte, nous fûmes quelque
peu entraînés hors de notre route, et une ou deux fois nos hommes
crièrent:—«Terre à l’est!»—Mais était-ce le continent ou des îles?
C’est ce que nous n’aurions su dire aucunement.

[Illustration: Après les avoir salués de cinq coups de canon...]

Or, le troisième jour, vers le soir, la mer étant douce et le temps
calme, nous vîmes la surface de l’eau en quelque sorte couverte,
du côté de la terre, de quelque chose de très noir, sans pouvoir
distinguer ce que c’était. Mais un instant après, notre second étant
monté dans les haubans du grand mât, et ayant braqué une lunette
d’approche sur ce point, cria que c’était une armée. Je ne pouvais
m’imaginer ce qu’il entendait par une armée, et je lui répondis assez
brusquement, l’appelant fou, ou quelque chose de semblable.—«Oui-da!
sir, dit-il, ne vous fâchez pas, c’est bien une armée et même une
flotte; car je crois qu’il y a bien mille canots! Vous pouvez
d’ailleurs les voir pagayer; ils s’avancent en hâte vers nous, et sont
pleins de monde.»

Dans le fond je fus alors un peu surpris, ainsi que mon neveu, le
capitaine; comme il avait entendu dans l’île de terribles histoires
sur les sauvages et n’était point encore venu dans ces mers, il ne
savait trop que penser de cela; et deux ou trois fois il s’écria que
nous allions tous être dévorés. Je dois avouer que comme le courant
portait avec force vers la terre, je mettais les choses au pire.
Cependant je lui recommandai de ne pas s’effrayer, mais de faire
mouiller l’ancre aussitôt que nous serions assez près pour savoir s’il
nous fallait en venir aux mains avec eux.

Le temps demeurant calme, et les canots nageant rapidement vers nous,
je donnai l’ordre de jeter l’ancre et de ferler toutes nos voiles.
Quant aux sauvages, je dis à nos gens que nous n’avions à redouter de
leur part que le feu; que, pour cette raison, il fallait mettre nos
embarcations à la mer, les amarrer, l’une à la proue, l’autre à la
poupe, les bien équiper toutes deux, et attendre ainsi l’événement.
J’eus soin que les hommes des embarcations se tinssent prêts, avec des
seaux et des écopes, à éteindre le feu si les sauvages tentaient de le
mettre à l’extérieur du navire.

Dans cette attitude, nous les attendîmes, et en peu de temps ils
entrèrent dans nos eaux; mais jamais si horrible spectacle ne s’était
offert à des chrétiens! Mon lieutenant s’était trompé de beaucoup
dans le calcul de leur nombre,—je veux dire en le portant à mille
canots,—le plus que nous pûmes en compter quand ils nous eurent
atteints étant d’environ cent vingt-six. Ces canots contenaient une
multitude d’Indiens; car quelques-uns portaient seize ou dix-sept
hommes, d’autres davantage, et les moindres six ou sept.

Lorsqu’ils se furent approchés de nous, ils semblèrent frappés
d’étonnement et d’admiration, comme à l’aspect d’une chose qu’ils
n’avaient sans doute jamais vue auparavant, et ils ne surent d’abord,
comme nous le comprîmes ensuite, comment s’y prendre avec nous.
Cependant ils s’avancèrent hardiment, et parurent se disposer à nous
entourer; mais nous criâmes à nos hommes qui montaient les chaloupes
de ne pas les laisser venir trop près.

Cet ordre nous entraîna à un engagement avec eux, sans que nous en
eussions le dessein; car cinq ou six de leurs grands canots s’étant
fort approchés de notre chaloupe, nos gens leur signifièrent de la
main de se retirer, ce qu’ils comprirent fort bien, et ce qu’ils
firent; mais, dans leur retraite, une cinquantaine de flèches nous
furent décochées de ces pirogues, et un de nos matelots de la chaloupe
tomba grièvement blessé.

Néanmoins, je leur criai de ne point faire feu; mais nous leur
passâmes un bon nombre de planches, dont le charpentier fit
sur-le-champ une sorte de palissade ou de rempart, pour les défendre
des flèches des sauvages, s’ils venaient à tirer de nouveau.

Une demi-heure après environ, ils s’avancèrent tous en masse sur
notre arrière, passablement près, si près même, que nous pouvions
facilement les distinguer, sans toutefois pénétrer leur dessein. Je
reconnus aisément qu’ils étaient de mes vieux amis, je veux dire de la
même race de sauvages que ceux avec lesquels j’avais eu coutume de me
mesurer. Ensuite ils nagèrent un peu plus au large jusqu’à ce qu’ils
fussent vis-à-vis de notre flanc, puis alors tirèrent à la rame droit
sur nous, et s’approchèrent tellement qu’ils pouvaient nous entendre
parler. Sur ce, j’ordonnai à tous mes hommes de se tenir clos et
couverts, de peur que les sauvages ne décochassent de nouveau quelques
traits, et d’apprêter toutes nos armes. Comme ils se trouvaient à
portée de la voix, je fis monter Vendredi sur le pont pour conférer
avec eux dans son langage, et savoir ce qu’ils prétendaient. Il
m’obéit. Le comprirent-ils ou non, c’est ce que j’ignore; mais,
sitôt qu’il les eut hélés, six d’entre eux, qui étaient dans le
canot le plus avancé, c’est-à-dire le plus rapproché de nous, firent
volte-face, et, se baissant, prirent une posture indécente. Était-ce
un défi ou un cartel, était-ce purement une marque de mépris ou un
signal pour les autres, nous ne savions; mais au même instant Vendredi
s’écria qu’ils allaient tirer, et, malheureusement pour lui, pauvre
garçon! ils firent voler plus de trois cents flèches, et, à mon
inexprimable douleur, tuèrent ce pauvre Vendredi, exposé seul à leur
vue. L’infortuné fut percé de trois flèches et trois autres tombèrent
très près de lui, tant ils étaient de redoutables tireurs.

Je fus si furieux de la perte de mon vieux serviteur, le compagnon de
tous mes chagrins et de mes solitudes, que j’ordonnai sur-le-champ
de charger cinq canons à mitraille et quatre à boulets; et nous leur
envoyâmes une bordée telle, que de leur vie ils n’en avaient jamais
essuyé de pareille, à coup sûr.

[Illustration: Nous leur envoyâmes une bordée telle...]

Ils n’étaient pas à plus d’une demi-encâblure quand nous fîmes feu, et
nos canonniers avaient pointé si juste, que trois ou quatre de leurs
canots furent, comme nous eûmes tout lieu de le croire, renversés d’un
seul coup.

La manière incongrue dont ils nous avaient tourné le dos ne nous avait
pas grandement offensés; d’ailleurs, il n’était pas certain que cela,
qui passerait chez nous pour une marque du plus grand mépris, fût
par eux considéré de même; aussi avais-je seulement résolu de leur
répondre par une salve de quatre ou cinq coups de canon à poudre,
ce que je savais devoir les effrayer suffisamment. Mais quand ils
tirèrent directement sur nous avec toute la furie dont ils étaient
capables, et surtout lorsqu’ils eurent tué mon pauvre Vendredi, que
j’aimais et estimais tant, et qui, par le fait, le méritait si bien,
non seulement je crus ma colère justifiée devant Dieu et devant les
hommes, mais j’aurais été content si j’avais pu les submerger eux et
tous leurs canots.

[Illustration: ... lorsqu’ils eurent tué mon pauvre Vendredi...]

Je ne saurais dire combien nous en tuâmes ni combien nous en blessâmes
de cette bordée; mais, assurément, jamais on ne vit un tel effroi et
un tel hourvari parmi une pareille multitude; il y avait bien en tout,
brisées et culbutées, treize ou quatorze pirogues dont les hommes
s’étaient jetés à la nage; le reste de ces barbares, épouvantés,
éperdus, s’enfuyaient aussi vite que possible, se souciant peu de
sauver ceux dont les pirogues avaient été brisées ou effondrées
par notre canonnade. Aussi, je le suppose, beaucoup d’entre eux
périrent-ils. Un pauvre diable, qui luttait à la nage contre les
flots, fut recueilli par nos gens plus d’une heure après que tous
étaient partis.

Nos coups de canon à mitraille durent en tuer et en blesser un grand
nombre; mais, bref, nous ne pûmes savoir ce qu’il en avait été; ils
s’enfuirent si précipitamment qu’au bout de trois heures ou environ,
nous n’apercevions plus que trois ou quatre canots traîneurs[28]. Et
nous ne revîmes plus les autres, car, une brise se levant le soir
même, nous appareillâmes et fîmes voile pour le Brésil.

Nous avions bien un prisonnier, mais il était si triste, qu’il ne
voulait ni manger, ni parler. Nous nous figurâmes tous qu’il voulait
se laisser mourir de faim. Pour le guérir, j’usai d’un expédient:
j’ordonnai qu’on le prît, qu’on le redescendît dans la chaloupe,
et qu’on lui fit accroire qu’on allait le rejeter à la mer, et
l’abandonner où on l’avait trouvé, s’il persistait à garder le
silence. Il s’obstina: nos matelots le jetèrent donc réellement à
la mer et s’éloignèrent de lui; alors il les suivit, car il nageait
comme un poisson, et se mit à les appeler dans sa langue: mais ils ne
comprirent pas un mot de ce qu’il disait. Cependant, à la fin, ils le
reprirent à bord. Depuis, il devint plus traitable, et je n’eus plus
recours à cet expédient.

Nous remîmes alors à la voile. J’étais inconsolable de la perte de mon
serviteur Vendredi, et je serais volontiers retourné dans l’île pour y
prendre quelque autre sauvage à mon service, mais cela ne se pouvait;
nous poursuivîmes donc notre route. Nous avions un prisonnier, comme
je l’ai dit, et beaucoup de temps s’écoula avant que nous pussions
lui faire entendre la moindre chose. A la longue, cependant, nos gens
lui apprirent quelque peu d’anglais, et il se montra plus sociable.
Nous lui demandâmes de quel pays il venait: sa réponse nous laissa
au même point, car son langage était si étrange, si guttural, et se
parlait de la gorge d’une façon si sourde et si bizarre, qu’il nous
fut impossible d’en recueillir un mot, et nous fûmes tous d’avis qu’on
pouvait aussi bien parler ce baragouin avec un bâillon dans la bouche
qu’autrement. Ses dents, sa langue, son palais, ses lèvres, autant que
nous pûmes voir, ne lui étaient d’aucun usage: il formait ses mots
précisément comme une trompe de chasse forme un ton, à plein gosier.
Il nous dit cependant, quelque temps après, quand nous lui eûmes
enseigné à articuler un peu l’anglais, qu’ils s’en allaient avec leurs
rois pour livrer une grande bataille. Comme il avait dit rois, nous
lui demandâmes combien ils en avaient. Il nous répondit qu’il y avait
là cinq _nation_,—car nous ne pouvions lui faire comprendre l’usage
de l’S au pluriel,—et qu’elles s’étaient réunies pour combattre deux
_autre nation_. Nous lui demandâmes alors pourquoi ils s’étaient
avancés sur nous.—«Pour faire la grande merveille regarder,» dit-il
(_To makee the great wonder look_). A ce propos, il est bon de
remarquer que tous ces naturels, de même que ceux d’Afrique, quand
ils apprennent l’anglais, ajoutent toujours deux E à la fin des mots
où nous n’en mettons qu’un, et placent l’accent sur le dernier,
comme _makee_, _takee_, par exemple, prononciation vicieuse dont on
ne saurait les désaccoutumer, et dont j’eus beaucoup de peine à
débarrasser Vendredi, bien que j’eusse fini par en venir à bout.

Et maintenant que je viens de nommer encore une fois ce pauvre garçon,
il faut que je lui dise un dernier adieu. Pauvre honnête Vendredi!...
Nous l’ensevelîmes avec toute la décence et la solennité possibles. On
le mit dans un cercueil, on le jeta à la mer, et je fis tirer pour lui
onze coups de canon. Ainsi finit la vie du plus reconnaissant, du plus
fidèle, du plus candide, du plus affectionné serviteur qui fût jamais.

A la faveur d’un bon vent, nous cinglions alors vers le Brésil, et au
bout de douze jours environ, nous découvrîmes la terre par la latitude
de cinq degrés sud de la ligne: c’est là le point le plus nord-est
de toute cette partie de l’Amérique. Nous demeurâmes sud-quart-est
en vue de cette côte pendant quatre jours; nous doublâmes alors le
cap Saint-Augustin, et, trois jours après, nous vînmes mouiller dans
la baie de Tous-les-Saints, l’ancien lieu de ma délivrance, d’où
m’étaient venues également ma bonne et ma mauvaise fortune.

Jamais navire n’avait amené dans ces parages personne qui y eût
moins affaire que moi, et cependant ce ne fut qu’avec beaucoup de
difficultés que nous fûmes admis à avoir avec la terre la moindre
communication. Ni mon partner lui-même, qui vivait encore, et
faisait en ces lieux grande figure, ni les deux négociants, mes
curateurs, ni le bruit de ma miraculeuse conservation dans l’île, ne
purent m’obtenir cette faveur. Toutefois, mon partner, se souvenant
que j’avais donné cinq cents moidores au prieur du monastère des
Augustins, et trois cent soixante-douze aux pauvres, alla au
couvent, et engagea le prieur à se rendre auprès du gouverneur pour
lui demander pour moi la permission de descendre à terre avec le
capitaine, quelqu’un autre et huit matelots seulement, et la condition
expresse et absolue que nous ne débarquerions aucune marchandise et ne
transporterions nulle autre personne sans autorisation.

On fut si strict envers nous quant au non-débarquement des
marchandises, que ce ne fut qu’avec une extrême difficulté que je pus
mettre à terre trois ballots de merceries anglaises, à savoir, de
draps fins, d’étoffes et de toiles que j’avais apportées pour en faire
présent à mon partner.

C’était un homme généreux et grand, bien que, ainsi que moi, il
fût parti de fort bas d’abord. Quoiqu’il ne sût pas que j’eusse le
moindre dessein de lui rien donner, il m’envoya à bord des provisions
fraîches, du vin et des confitures, pour une valeur de plus de trente
moidores, à quoi il avait joint du tabac et trois ou quatre belles
médailles d’or; mais je m’acquittai envers lui par mon présent, qui,
comme je l’ai dit, consistait en drap fin, en étoffes anglaises, en
dentelles et en belles toiles de Hollande. Je lui livrai en outre
pour cent livres sterling de marchandises d’autre espèce, et j’obtins
de lui, en retour, qu’il ferait assembler le _sloop_ que j’avais
apporté avec moi d’Angleterre pour l’usage de mes planteurs, afin
d’envoyer à ma colonie les secours que je lui destinais.

En conséquence, il se procura des bras, et le _sloop_ fut achevé en
très peu de jours, car il était déjà tout façonné; puis je donnai au
capitaine qui en prit le commandement des instructions telles qu’il ne
pouvait manquer de trouver l’île. Aussi la trouva-t-il, comme par la
suite j’en reçus l’avis de mon partner. Le _sloop_ fut bientôt chargé
de la petite cargaison que j’adressais à mes insulaires, et un de nos
marins, qui m’avait suivi dans l’île, m’offrit alors de s’embarquer
pour aller s’y établir moyennant une lettre de moi, laquelle enjoignit
au gouverneur espagnol de lui assigner une étendue de terrain
convenable et de lui donner les outils et les choses nécessaires à des
plantations, ce à quoi il se disait fort entendu, ayant été colon au
Maryland, et, par-dessus le marché, boucanier.

Je confirmai ce garçon dans ce dessein en lui accordant tout ce qu’il
désirait. Pour se l’attacher comme esclave, je l’avantageai en outre
du sauvage que nous avions fait prisonnier de guerre, et je fis passer
l’ordre au gouverneur espagnol de lui donner sa part de tout ce dont
il avait besoin, ainsi qu’aux autres.



CHAPITRE V

     Départ définitif de l’île.—Nouvelles aventures.—A
     Madagascar.—Conflit avec les indigènes.—Massacre.—Incendie du
     village indien.—Mutinerie.—Un heureux désappointement.—Un nouvel
     associé.—Rencontre du canonnier.—Poursuites et combat.—Nouveaux
     dangers.—Succès facile.—Un pilote babillard.—En route pour la
     Chine.


Quand nous en vînmes à équiper le _sloop_, mon vieux partner me dit
qu’il y avait un très honnête homme, un planteur brésilien de sa
connaissance, lequel avait encouru la disgrâce de l’Église.—«Je ne
sais pourquoi, dit-il, mais, sur ma conscience, je pense qu’il est
hérétique dans le fond de son cœur. De peur de l’Inquisition, il a
été obligé de se cacher. A coup sûr, il serait ravi de trouver une
pareille occasion de s’échapper avec sa femme et ses deux filles. Si
vous vouliez bien le laisser émigrer dans votre île et lui constituer
une plantation, je me chargerais de lui donner un petit matériel
pour commencer; car les officiers de l’Inquisition ont saisi tous
ses effets et tous ses biens, et il ne lui reste rien qu’un chétif
mobilier et deux esclaves. Quoique je haïsse ses principes, cependant
je ne voudrais pas le voir tomber entre leurs mains; sûrement il
serait brûlé vif.

J’adhérai sur-le-champ à cette proposition, je réunis mon Anglais à
cette famille, et nous cachâmes l’homme, sa femme et ses filles sur
notre navire, jusqu’au moment où le _sloop_ mit à la voile. Alors,
leurs effets ayant été portés à bord de cette embarcation quelque
temps auparavant, nous les y déposâmes quand elle fut sortie de la
baie.

Notre marin fut extrêmement aise de ce nouveau compagnon. Aussi riches
l’un que l’autre en outils et en matériaux, ils n’avaient, pour
commencer leur établissement, que ce dont j’ai fait mention ci-dessus;
mais ils emportaient avec eux,—ce qui valait tout le reste,—quelques
plants de canne à sucre et quelques instruments pour la culture des
cannes, à laquelle le Portugais s’entendait fort bien.

Entre autres secours que je fis passer à mes tenanciers dans l’île,
je leur envoyai par ce _sloop_ trois vaches laitières, cinq veaux,
environ vingt-deux porcs, parmi lesquels trois truies pleines; enfin
deux poulinières et un étalon.

J’engageai trois femmes portugaises à partir, selon ma promesse faite
aux Espagnols, auxquels je recommandai de les épouser et d’en user
dignement avec elles. J’aurais pu en embarquer bien davantage, mais
je me souvins que le pauvre homme persécuté avait deux filles, et que
cinq Espagnols seulement en désiraient; les autres avaient des femmes
en leur puissance, bien qu’en pays éloignés.

Toute cette cargaison arriva à bon port et fut, comme il vous est
facile de l’imaginer, fort bien reçue par mes vieux habitants, qui
se trouvèrent alors, avec cette addition, au nombre de soixante ou
soixante-dix personnes, non compris les petits enfants, dont il y
avait un grand nombre. Quand je revins en Angleterre, je trouvai des
lettres d’eux tous, apportées par le _sloop_ à son retour du Brésil et
venues par la voie de Lisbonne. J’en accuse ici réception.

Maintenant, j’en ai fini avec mon île, je romps avec tout ce qui la
concerne; et quiconque lira le reste de ces mémoires fera bien de
l’ôter tout à fait de sa pensée, et de s’attendre à lire seulement
les folies d’un vieillard que ses propres malheurs et, à plus forte
raison, ceux d’autrui n’avaient pu instruire à se garer de nouveaux
désastres; d’un vieillard que n’avait pu modérer plus de quarante
années de misères et d’adversités, que n’avait pu satisfaire une
prospérité surpassant son espérance et que n’avait pu rendre sage une
affliction, une détresse qui passe l’imagination.

Je n’avais pas plus affaire d’aller aux Indes Orientales qu’un homme
en pleine liberté n’en a d’aller trouver le guichetier de Newgate, et
de le prier de l’enfermer avec les autres prisonniers et de lui faire
souffrir la faim. Si j’avais pris un petit bâtiment anglais pour me
rendre directement dans l’île, si je l’avais chargé, comme j’avais
fait pour l’autre vaisseau, de toutes choses nécessaires pour la
plantation et pour mon peuple; si j’avais demandé à ce gouvernement-ci
des lettres patentes qui assurassent ma propriété, rangée simplement
sous la domination de l’Angleterre, ce qu’assurément j’eusse obtenu;
si j’y avais transporté du canon, des munitions, des esclaves, des
planteurs; si, prenant possession de la place, je l’eusse munie et
fortifiée au nom de la Grande-Bretagne et eusse accru sa population,
comme aisément je l’eusse pu faire; si alors j’eusse résidé là et
eusse renvoyé le vaisseau chargé de bon riz, ce qu’aussi j’eusse pu
faire au bout de six mois, en mandant à mes amis de nous le réexpédier
avec un chargement à notre convenance; si j’avais fait ceci, si je
me fusse fixé là, j’aurais enfin agi, moi, comme un homme de bon
sens; mais j’étais possédé d’un esprit vagabond, et je méprisai tous
ces avantages. Je me complaisais à me voir le patron de ces gens
que j’avais placés là, et à en user avec eux en quelque sorte d’une
manière haute et majestueuse comme un antique monarque patriarcal:
ayant soin de les pourvoir comme si j’eusse été père de toute la
famille, comme je l’étais de la plantation; mais je n’avais seulement
jamais eu la prétention de planter au nom de quelque gouvernement ou
de quelque nation, de reconnaître quelque prince, et de déclarer mes
gens sujets d’une nation plutôt que d’une autre; qui plus est, je
n’avais même pas donné de nom à l’île: je la laissai comme je l’avais
trouvée, n’appartenant à personne, et sa population n’ayant d’autre
discipline, d’autre gouvernement que le mien, lequel, bien que j’eusse
sur elle l’influence d’un père et d’un bienfaiteur, n’avait point
d’autorité ou de pouvoir pour agir ou commander allant au delà de ce
que, pour me plaire, elle m’accordait volontairement. Et cependant
cela aurait été plus que suffisant si j’eusse résidé dans mon domaine.
Or, comme j’allai courir au loin et ne reparus plus, les dernières
nouvelles que j’en reçus me parvinrent par le canal de mon partner,
qui plus tard envoya un autre _sloop_ à la colonie, et qui,—je ne
reçus toutefois sa missive que cinq années après qu’elle avait été
écrite,—me donna avis que mes planteurs n’avançaient que chétivement,
et murmuraient de leur long séjour en ce lieu; que Will Atkins était
mort; que cinq Espagnols étaient partis; que, bien qu’ils n’eussent
pas été très molestés par les sauvages, ils avaient eu cependant
quelques escarmouches avec eux, et qu’ils le suppliaient de m’écrire
de penser à la promesse que je leur avais faite de les tirer de là,
afin qu’ils pussent revoir leur patrie avant de mourir.

Mais j’étais parti à la chasse de l’oie sauvage, en vérité; et ceux
qui voudront savoir quelque chose de plus sur mon compte, il faut
qu’ils se déterminent à me suivre à travers une nouvelle variété
d’extravagances, de détresse et d’impertinentes aventures, où la
justice de la Providence se montre clairement, et où nous pouvons voir
combien il est facile au ciel de nous rassasier de nos propres désirs,
de faire que le plus ardent de nos souhaits soit notre affliction,
et de nous punir sévèrement dans les choses mêmes où nous pensions
rencontrer le suprême bonheur.

Que l’homme sage ne se flatte pas de la force de son propre jugement,
et de pouvoir faire choix par lui-même de sa condition privée dans la
vie. L’homme est une créature qui a la vue courte, l’homme ne voit pas
loin devant lui; et comme ses passions ne sont pas de ses meilleurs
amis, ses affections particulières sont généralement ses plus mauvais
conseillers[29].

Je dis ceci, faisant allusion au désir impétueux que j’avais, comme
un jeune homme, de courir le monde. Combien il était évident alors
que cette inclination s’était perpétuée en moi pour mon châtiment!
Comment advint-il, de quelle manière, dans quelle circonstance,
quelle en fut la conclusion, c’est chose aisée de vous le rapporter
historiquement et dans tous ses détails; mais les fins secrètes de
la divine Providence, en permettant que nous soyons ainsi précipités
dans le torrent de nos propres désirs, ne seront comprises que de
ceux qui savent prêter l’oreille à la voix de la Providence et tirer
de religieuses conséquences de la justice de Dieu et de leurs propres
erreurs.

Que j’eusse affaire ou pas affaire, le fait est que je partis; ce
n’est point l’heure maintenant de s’étendre plus au long sur la raison
ou l’absurdité de ma conduite. Or, pour en revenir à mon histoire, je
m’étais embarqué pour un voyage, et ce voyage je le poursuivis.

J’ajouterai seulement que mon honnête et véritablement pieux
ecclésiastique me quitta ici[30]: un navire étant prêt à faire voile
pour Lisbonne, il me demanda la permission de s’y embarquer, destiné
qu’il était, comme il le remarqua, à ne jamais achever un voyage
commencé. Qu’il eût été heureux pour moi que je fusse parti avec lui!

Mais il était trop tard alors. D’ailleurs le ciel arrange toutes
choses pour le mieux; si j’étais parti avec lui, je n’aurais pas eu
tant d’occasions de rendre grâce à Dieu, et vous, vous n’auriez point
connu la seconde partie des Voyages et Aventures de Robinson Crusoé.
Il me faut donc laisser là ces vaines apostrophes contre moi-même, et
continuer mon voyage.

Du Brésil, nous fîmes route directement à travers la mer Atlantique
pour le cap de Bonne-Espérance, ou, comme nous l’appelons, _the Cape
of Good Hope_, et notre course étant généralement sud-est, nous eûmes
une assez bonne traversée; par-ci par-là, toutefois, quelques grains
ou quelques vents contraires. Mais j’en avais fini avec mes désastres
sur mer: mes infortunes et mes revers m’attendaient au rivage, afin
que je fusse une preuve que la terre comme la mer se prête à notre
châtiment, quand il plaît au ciel, qui dirige l’événement des choses,
d’ordonner qu’il en soit ainsi.

Notre vaisseau faisant un voyage de commerce, il y avait à bord un
subrécargue chargé de diriger tous ses mouvements une fois arrivé au
Cap; seulement, dans chaque port où nous devions faire escale, il ne
pouvait s’arrêter au delà d’un certain nombre de jours fixé par la
charte partie; ceci n’était pas mon affaire, et je ne m’en mêlai pas
du tout; mon neveu,—le capitaine,—et le subrécargue arrangeaient
toutes ces choses entre eux comme ils le jugeaient convenable.

Nous ne demeurâmes au Cap que le temps nécessaire pour prendre
de l’eau, et nous fîmes route en toute diligence pour la côte de
Coromandel. De fait, nous étions informés qu’un vaisseau de guerre
français de cinquante canons et deux gros bâtiments marchands étaient
partis aux Indes, et comme je savais que nous étions en guerre avec la
France, je n’étais pas sans quelque appréhension à leur égard; mais
ils poursuivirent leur chemin et nous n’en eûmes plus de nouvelles.

Je n’encombrerai point mon récit avec la description des lieux, le
journal de nos voyages, les variations du compas, les latitudes, les
distances, les moussons, la situation des ports, et autres choses
semblables dont presque toutes les histoires de longue navigation sont
pleines, choses qui rendent leur lecture assez fastidieuse, et sont
parfaitement insignifiantes pour tout le monde, excepté seulement pour
ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes parages.

C’est bien assez de nommer les ports et les lieux où nous relâchâmes,
et de rapporter ce qui nous arriva dans le trajet de l’un à
l’autre.—Nous touchâmes d’abord à l’île de Madagascar, où, quoiqu’ils
soient farouches et perfides, et particulièrement très bien armés de
lances et d’arcs, dont ils se servent avec une inconcevable dextérité,
nous ne nous entendîmes pas trop mal avec les naturels pendant quelque
temps: ils nous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelques
bagatelles que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux, _et
cætera_, ils nous amenèrent onze bons et gras bouvillons de moyenne
taille, mais fort bien en chair, que nous embarquâmes, partie comme
provisions fraîches pour notre subsistance présente, partie pour être
salés pour l’avitaillement du navire.

Après avoir fait nos approvisionnements, nous fûmes obligés de
demeurer là quelque temps; et moi, toujours aussi curieux d’examiner
chaque recoin du monde où j’allais, je descendais à terre aussi
souvent que possible. Un soir, nous débarquâmes sur le côté oriental
de l’île, et les habitants, qui, soit dit en passant, sont très
nombreux, vinrent en foule autour de nous, et, tout en nous épiant,
s’arrêtèrent à quelque distance. Comme nous avions trafiqué librement
avec eux et qu’ils en avaient fort bien usé avec nous, nous ne
nous crûmes point en danger; mais, en voyant cette multitude, nous
coupâmes trois branches d’arbre et les fichâmes en terre à quelques
pas de nous, ce qui est, à ce qu’il paraît, dans ce pays une marque
de paix et d’amitié. Quand le manifeste est accepté, l’autre parti
plante aussi trois rameaux ou pieux en signe d’adhésion à la trêve.
Alors, c’est une condition reconnue de la paix, que vous ne devez
point passer par devers eux au delà de leurs trois pieux, ni
eux venir par devers vous en deçà des trois vôtres, de sorte que
vous êtes parfaitement en sûreté derrière vos trois perches. Tout
l’espace entre vos jalons et les leurs est réservé comme un marché
pour converser librement, pour troquer et trafiquer. Quand vous vous
rendez là, vous ne devez point porter vos armes avec vous, et pour
eux, quand ils viennent sur ce terrain, ils laissent près de leurs
pieux leurs zagaies et leurs lances, et s’avancent désarmés. Mais si
quelque violence leur est faite, si, par là, la trêve est rompue, ils
s’élancent aux pieux, saisissent leurs armes, et alors adieu la paix.

Il advint, un soir où nous étions au rivage, que les habitants
descendirent vers nous en plus grand nombre que de coutume, mais tous
affables et bienveillants. Ils nous apportèrent plusieurs sortes de
provisions, pour lesquelles nous leur donnâmes quelques babioles que
nous avions: leurs femmes nous apportèrent aussi du lait, des racines
et différentes choses pour nous très acceptables, et tout demeura
paisible. Nous fîmes une petite tente ou hutte avec quelques branches
d’arbres pour passer la nuit à terre.

Je ne sais à quelle occasion, mais je ne me sentis pas si satisfait
de coucher à terre que les autres, et le canot se tenant à l’ancre à
environ un jet de pierre de la rive, avec deux hommes pour le garder,
j’ordonnai à l’un d’eux de descendre à terre; puis, ayant cueilli
quelques branches d’arbres pour nous couvrir aussi dans la barque,
j’étendis la voile dans le fond, et passai la nuit à bord sous l’abri
de ces rameaux.

A deux heures du matin environ, nous entendîmes un de nos hommes
faire grand bruit sur le rivage, nous criant, au nom de Dieu,
d’amener l’esquif et de venir à leur secours, car ils allaient être
tous assassinés. Au même instant, j’entendis la détonation de cinq
mousquets,—c’était le nombre des armes que se trouvaient avoir nos
compagnons,—et cela à trois reprises. Les naturels de ce pays, à ce
qu’il paraît, ne s’effraient pas aussi aisément des coups de feu que
les sauvages d’Amérique auxquels j’avais eu affaire.

Ignorant la cause de ce tumulte, mais arraché subitement à mon
sommeil, je fis avancer l’esquif, et je résolus, armés des trois
fusils que nous avions à bord, de débarquer et de secourir notre monde.

Nous aurions bientôt gagné le rivage; mais nos gens étaient en si
grande hâte qu’arrivés au bord de l’eau ils plongèrent pour atteindre
vivement la barque: trois ou quatre cents hommes les poursuivaient.
Eux n’étaient que neuf en tout; cinq seulement avaient des fusils; les
autres, à vrai dire, portaient bien des pistolets et des sabres; mais
ils ne leur avaient pas servi à grand’chose.

Nous en recueillîmes sept avec assez de peine, trois d’entre eux
étant grièvement blessés. Le pire de tout, c’est que tandis que nous
étions arrêtés pour les prendre à bord, nous nous trouvions exposés
au même danger qu’ils avaient essuyé à terre. Les naturels faisaient
pleuvoir sur nous une telle grêle de flèches, que nous fumes obligés
de barricader un des côtés de la barque avec des bancs et deux ou
trois planches détachées qu’à notre grande satisfaction, par un pur
hasard, ou plutôt providentiellement, nous trouvâmes dans l’esquif.

Toutefois, ils étaient, ce semble, tellement adroits tireurs que, s’il
eu fait jour et qu’ils eussent pu apercevoir la moindre partie de
notre corps, ils auraient été sûrs de nous. A la clarté de la lune on
les entrevoyait, et comme du rivage où ils étaient arrêtés ils nous
lançaient des zagaies et des flèches, ayant rechargé nos armes, nous
leur envoyâmes une fusillade que nous jugeâmes avoir fait merveille
aux cris que jetèrent quelques-uns d’entre eux. Néanmoins, ils
demeurèrent rangés en bataille sur la grève jusqu’à la pointe du jour,
sans doute, nous le supposâmes, pour être à même de nous mieux ajuster.

[Illustration: Nous leur envoyâmes une fusillade...]

Nous gardâmes aussi la même position, ne sachant comment faire pour
lever l’ancre et mettre notre voile au vent, parce qu’il nous eût
fallu pour cela nous tenir debout dans le bateau, et qu’alors ils
auraient été aussi certains de nous frapper que nous le serions
d’atteindre avec de la cendrée un oiseau perché sur un arbre. Nous
adressâmes des signaux de détresse au navire, et quoiqu’il fût
mouillé à une lieue, entendant notre mousqueterie et, à l’aide de
longues-vues, découvrant dans quelle attitude nous étions et que nous
faisions feu sur le rivage, mon neveu nous comprit de reste. Levant
l’ancre en toute hâte, il fit avancer le vaisseau aussi près de
terre que possible; puis, pour nous secourir, nous dépêcha une autre
embarcation montée par dix hommes. Nous leur criâmes de ne point trop
s’approcher, en leur faisant connaître notre situation. Nonobstant,
ils s’avancèrent fort près de nous; puis l’un d’eux prenant à la main
le bout d’une amarre, et gardant toujours notre esquif entre lui et
l’ennemi, si bien qu’il ne pouvait parfaitement l’apercevoir, gagna
notre bord à la nage et y attacha l’amarre. Sur ce, nous filâmes par
le bout notre petit câble, et, abandonnant notre ancre, nous fûmes
remorqués hors de la portée des flèches. Nous, durant toute cette
opération, nous demeurâmes cachés derrière la barricade que nous
avions faite.

Sitôt que nous ne masquâmes plus le navire, afin de présenter le flanc
aux ennemis, il prolongea la côte et leur envoya une bordée chargée
de morceaux de fer et de plomb, de balles et autre mitraille, sans
compter les boulets, laquelle fit parmi eux un terrible ravage.

Quand nous fûmes rentrés à bord et hors de danger, nous recherchâmes
tout à loisir la cause de cette bagarre; et notre subrécargue, qui
souvent avait visité ces parages, me mit sur la voie:—«Je suis sûr,
dit-il, que les habitants ne nous auraient point touchés après une
trêve conclue si nous n’avions rien fait pour les provoquer.»—Enfin il
nous revint qu’une vieille femme était venue pour nous vendre du lait
et l’avait apporté dans l’espace libre entre nos pieux, accompagnée
d’une jeune fille qui nous apportait aussi des herbes et des racines.
Tandis que la vieille,—était-ce ou non la mère de la jeune personne,
nous l’ignorions,—débitait son laitage, un de nos hommes avait voulu
prendre quelque grossière privauté avec la jeune Malgache, de quoi
la vieille avait fait grand bruit. Néanmoins, le matelot n’avait pas
voulu lâcher sa capture, et l’avait entraînée hors de la vue de la
vieille, alors qu’il faisait presque nuit. La vieille femme s’était
donc en allée sans elle, et sans doute, on le suppose, ayant par ses
clameurs ameuté le peuple, en trois ou quatre heures toute cette
grande armée s’était rassemblée contre nous. Nous l’avions échappé
belle.

Un des nôtres avait été tué d’un coup de lance dès le commencement de
l’attaque, comme il sortait de la hutte que nous avions dressée; les
autres s’étaient sauvés, tous, hormis le drille qui était la cause
de tout le méchef, et qui paya bien cher sa noire maîtresse: nous ne
pûmes de quelque temps savoir ce qu’il était devenu. Nous demeurâmes
encore sur la côte pendant deux jours, bien que le vent donnât, et
nous lui fîmes des signaux, tandis que notre chaloupe côtoyait le
rivage dans les deux sens l’espace de plusieurs lieues, mais en vain.
Nous nous vîmes donc dans la nécessité de l’abandonner. Après tout, si
lui seul eût souffert de sa faute, ce n’eût pas été grand dommage.

Je ne pus cependant me décider à partir sans m’aventurer une fois
encore à terre, pour voir s’il ne serait pas possible d’apprendre
quelque chose sur lui et les autres. Ce fut la troisième nuit après
l’action que j’eus un vif désir d’en venir à connaître, s’il était
possible, par n’importe quel moyen, le dégât que nous avions fait et
quel jeu se jouait du côté des Indiens. J’eus soin de me mettre en
campagne durant l’obscurité, de peur d’une nouvelle attaque; mais
j’aurais dû aussi m’assurer que les hommes qui m’accompagnaient
étaient bien sous mon commandement, avant de m’engager dans une
entreprise si hasardeuse et si dangereuse, comme inconsidérément je le
fis.

Nous nous adjoignîmes, le subrécargue et moi, vingt compagnons des
plus hardis, et nous débarquâmes deux heures avant minuit, au même
endroit où les Indiens s’étaient rangés en bataille l’autre soir.
J’abordai là parce que mon dessein, comme je l’ai dit, était surtout
de voir s’ils avaient levé le camp et s’ils n’avaient pas laissé
derrière eux quelques traces du dommage que nous leur avions fait. Je
pensais que, s’il nous était possible d’en surprendre un ou deux,
nous pourrions peut-être ravoir notre homme en échange.

Nous mîmes pied à terre sans bruit, et nous divisâmes notre monde
en deux bandes: le bosseman en commandait une, et moi l’autre. Nous
n’entendîmes ni ne vîmes personne bouger quand nous opérâmes notre
descente; nous poussâmes donc en avant vers le lieu du combat,
gardant quelque distance entre nos deux troupes. De prime abord, nous
n’aperçûmes rien car il faisait très noir; mais, peu après, notre
maître d’équipage, qui conduisait l’avant-garde, trébucha et tomba
sur un cadavre. Là-dessus tous firent halte, et, jugeant par cette
circonstance qu’ils se trouvaient à la place même où les Indiens
avaient pris position, ils attendirent mon arrivée. Alors nous
résolûmes de demeurer là jusqu’à ce que, à la lueur de la lune, qui
devait monter à l’horizon avant une heure, nous pussions reconnaître
la perte que nous leur avions fait essuyer. Nous comptâmes trente-deux
indigènes restés sur la place, dont deux n’étaient pas tout à fait
morts. Les uns avaient un bras de moins, les autres une jambe, un
autre la tête. Les blessés, à ce que nous supposâmes, avaient été
enlevés.

Quand, à mon sens, nous eûmes fait une complète découverte de tout
ce que nous pouvions espérer connaître, je me disposai à retourner
à bord; mais le maître d’équipage et sa bande me firent savoir
qu’ils étaient déterminés à faire une visite à la ville indienne où
ces chiens, comme ils les appelaient, avaient leur demeure, et me
prièrent de venir avec eux. S’ils pouvaient y pénétrer, comme ils se
l’imaginaient, ils ne doutaient pas, disaient-ils, de faire un riche
butin, et peut-être d’y retrouver Thomas Jeffrys. C’était le nom de
l’homme que nous avions perdu.

S’ils m’avaient envoyé demander la permission d’y aller, je sais
quelle eût été ma réponse; je leur eus intimé l’ordre sur-le-champ de
retourner à bord; car ce n’était point à nous à courir à de pareils
hasards, nous qui avions un navire et son chargement sous notre
responsabilité, et à accomplir un voyage qui reposait totalement
sur la vie de l’équipage; mais comme ils me firent dire qu’ils
étaient résolus à partir, et seulement nous demandèrent à moi et à
mon escouade de les accompagner, je refusai net, et je me levai—car
j’étais assis à terre—pour regagner l’embarcation. Un ou deux de
mes hommes se mirent alors à m’importuner pour que je prisse part à
l’expédition, et comme je m’y refusais toujours positivement, ils
commencèrent à murmurer et à dire qu’ils n’étaient point sous mes
ordres et qu’ils voulaient marcher.—«Viens, Jack, dit l’un deux;
veux-tu venir avec moi? sinon j’irai tout seul.»—Jack répondit qu’il
voulait bien; un autre le suivit, puis un autre.

Bref, tous me laissèrent, excepté un auquel, non sans beaucoup de
difficultés, je persuadai de rester. Ainsi le subrécargue et moi,
et cet homme, nous regagnâmes la chaloupe où, leur dîmes-nous, nous
allions les attendre et veiller pour recueillir ceux d’entre eux qui
pourraient s’en tirer;—«car, leur répétai-je, c’est une mauvaise
chose que vous allez faire, et je redoute que la plupart de vous ne
subissent le sort de Thomas Jeffrys.»

Ils me répondirent, en vrais marins, qu’ils gageaient d’en revenir,
qu’ils se tiendraient sur leurs gardes, _et cætera_; et ils
partirent. Je les conjurai de prendre en considération le navire et
la traversée; je leur représentai que leur vie ne leur appartenait
pas, qu’elle était en quelque sorte incorporée au voyage; que s’il
leur mésarrivait, le vaisseau serait perdu faute de leur assistance
et qu’ils seraient sans excuse devant Dieu et devant les hommes. Je
leur dis bien des choses encore sur cet article, mais c’était comme
si j’eusse parlé au grand mât du navire. Cette incursion leur avait
tourné la tête; seulement ils me donnèrent de bonnes paroles, me
prièrent de ne pas me fâcher, m’assurèrent qu’ils seraient prudents,
et que, sans aucun doute, ils seraient de retour dans une heure au
plus tard, car le village indien, disaient-ils, n’était pas à plus
d’un demi-mille au delà. Ils n’en marchèrent pas moins deux mille et
plus avant d’y arriver.

Ils partirent donc, comme on l’a vu plus haut, et quoique ce fût
une entreprise désespérée et telle que des fous seuls s’y pouvaient
jeter, toutefois c’est justice à leur rendre, ils s’y prirent aussi
prudemment que hardiment. Ils étaient tous solidement armés, car
chaque homme avait un fusil ou un mousquet, une baïonnette et un
pistolet. Quelques-uns avaient de gros poignards, d’autres des
coutelas, et le maître d’équipage ainsi que deux autres brandissaient
des haches d’armes. Outre tout cela, ils étaient munis de treize
grenades. Jamais au monde compagnons plus téméraires et mieux pourvus
ne partirent pour un mauvais coup.

En partant, leur principal dessein était le pillage: ils se
promettaient beaucoup de trouver de l’or; mais une circonstance
qu’aucun d’eux n’avait prévue les remplit du feu de la vengeance, et
fit d’eux tous des démons. Quand ils arrivèrent aux quelques maisons
indiennes qu’ils avaient prises pour la ville, et qui n’étaient pas
éloignées de plus d’un demi-mille, grand fut leur désappointement,
car il y avait là tout au plus douze ou treize cases, et où était la
ville, et quelle était son importance, ils ne le savaient. Ils se
consultèrent donc sur ce qu’ils devaient faire, et demeurèrent quelque
temps sans pouvoir rien résoudre: s’ils tombaient sur ces habitants,
il fallait leur couper la gorge à tous; pourtant il y avait dix à
parier contre un que quelqu’un d’entre eux s’échapperait à la faveur
de la nuit, bien que la lune fût levée, et, si un seul s’échappait,
qu’il s’enfuirait pour donner l’alerte à toute la ville, de sorte
qu’ils se verraient une armée entière sur les bras. D’autre part,
s’ils passaient outre et laissaient ces habitants en paix,—car ils
étaient tous plongés dans le sommeil,—ils ne savaient par quel chemin
chercher la ville.

Cependant ce dernier cas leur semblant le meilleur, ils se
déterminèrent à laisser intactes ces habitations, et à se mettre
en quête de la ville comme ils pourraient. Après avoir fait un
bout de chemin, ils trouvèrent une vache attachée à un arbre, et
sur-le-champ il leur vint à l’idée qu’elle pourrait leur être un bon
guide:—«Sûrement, se disaient-ils, cette vache appartient au village
que nous cherchons ou au hameau que nous laissons, et, en la déliant,
nous verrons de quel côté elle ira: si elle retourne en arrière, tant
pis; mais si elle marche en avant, nous n’aurons qu’à la suivre.»—Ils
coupèrent donc la corde faite de glaïeuls tortillés, et la vache
partit devant. Bref, cette vache les conduisit directement au village,
qui, d’après leur rapport, se composait de plus de deux cents maisons
ou cabanes. Dans quelques-unes plusieurs familles vivaient ensemble.

[Illustration: ... et la vache partit devant.]

Là régnait partout le silence et cette sécurité profonde que pouvait
goûter dans le sommeil une contrée qui n’avait jamais vu pareil
ennemi. Pour aviser à ce qu’ils devaient faire, ils tinrent de
nouveau conseil, et, bref, ils se déterminèrent à se diviser en trois
bandes et à mettre le feu à trois maisons sur trois différents points
du village; puis, à mesure que les habitants sortiraient, de s’en
saisir et de les garrotter. Si quelqu’un résistait, il n’est pas
besoin de demander ce qu’ils pensaient lui faire. Enfin ils devaient
fouiller le reste des maisons et se livrer au pillage. Toutefois
il était convenu que sans bruit on traverserait d’abord le village
pour reconnaître son étendue et voir si l’on pouvait ou non tenter
l’aventure.

La ronde faite, ils se résolurent à hasarder le coup en désespérés;
mais tandis qu’ils s’excitaient l’un l’autre à la besogne, trois
d’entre eux, qui étaient un peu plus en avant, se mirent à appeler,
disant qu’ils avaient trouvé Thomas Jeffrys. Tous accoururent, et ce
n’était que trop vrai, car là ils trouvèrent le pauvre garçon pendu
tout nu par un bras, et la gorge coupée. Près de l’arbre patibulaire
il y avait une maison où ils entrevirent seize ou dix-sept des
principaux Indiens qui précédemment avaient pris part au combat contre
nous, et dont deux ou trois avaient reçu des coups de feu. Nos hommes
s’aperçurent bien que les gens de cette demeure étaient éveillés et
se parlaient l’un l’autre, mais ils ne purent savoir quel était leur
nombre.

La vue de leur pauvre camarade massacré les transporta tellement de
rage, qu’ils jurèrent tous de le venger et que pas un Indien qui
tomberait entre leurs mains n’aurait quartier. Ils se mirent à l’œuvre
sur-le-champ, toutefois moins follement qu’on n’eût pu l’attendre
de leur fureur. Leur premier mouvement fut de se mettre en quête de
choses aisément inflammables; mais, après un instant de recherche, ils
s’aperçurent qu’ils n’en avaient que faire, car la plupart des maisons
étaient basses et couvertes de glaïeuls et de joncs dont la contrée
est pleine. Ils firent donc alors des artifices en humectant un peu
de poudre dans la paume de leur main; et au bout d’un quart d’heure
le village brûlait en quatre ou cinq endroits, et particulièrement
cette habitation où les Indiens ne s’étaient pas couchés. Aussitôt que
l’incendie éclata, ces pauvres misérables commencèrent à s’élancer
dehors pour sauver leur vie; mais ils trouvaient leur sort dans cette
tentative; là, au seuil de la porte où ils étaient repoussés, le
maître d’équipage lui-même en pourfendit un ou deux avec sa hache
d’armes. Comme la case était grande et remplie d’Indiens, le drôle ne
se soucia pas d’y entrer, mais il demanda et jeta au milieu d’eux une
grenade qui d’abord les effraya; puis, quand elle éclata, elle fit un
tel ravage parmi eux qu’ils poussèrent des hurlements horribles.

Bref, la plupart des infortunés qui se trouvaient dans l’entrée de la
hutte furent tués ou blessés par cette grenade, hormis deux ou trois
qui se précipitèrent à la porte que gardaient le maître d’équipage
et deux autres compagnons, avec la baïonnette au bout du fusil, pour
dépêcher tous ceux qui prendraient ce chemin. Il y avait un autre
logement dans la maison où le prince ou roi, n’importe, et quelques
autres, se trouvaient: là, on les retint jusqu’à ce que l’habitation,
qui pour lors était tout en flammes, croulât sur eux. Ils furent
étouffés ou brûlés tous ensemble.

Tout ceci durant, nos gens n’avaient pas lâché un coup de fusil, de
peur d’éveiller les Indiens avant de pouvoir s’en rendre maîtres;
mais le feu ne tarda pas à les arracher au sommeil, et mes drôles
cherchèrent alors à se tenir ensemble bien en corps; car l’incendie
devenait si violent, toutes les maisons étant faites de matières
légères et combustibles, qu’ils pouvaient à peine passer au milieu des
rues; et leur affaire était pourtant de suivre le feu pour consommer
leur extermination. Au fur et à mesure que l’embrasement chassait les
habitants de ces demeures brûlantes, ou que l’effroi les arrachait de
celles encore préservées, nos lurons, qui les attendaient au seuil de
la porte, les assommaient en s’appelant et en se criant réciproquement
de se souvenir de Thomas Jeffrys.

Tandis que ceci se passait, je dois confesser que j’étais fort
inquiet, surtout quand je vis les flammes du village embrasé, qui,
parce qu’il était nuit, me semblaient tout près de moi.

A ce spectacle, mon neveu le capitaine, que ses hommes réveillèrent
aussi, ne fut guère plus tranquille, ne sachant ce dont il s’agissait
et dans quel danger j’étais, surtout quand il entendit les coups de
fusil: car nos aventuriers commençaient alors à faire usage de leurs
armes à feu. Mille pensées sur mon sort et celui du subrécargue et
sur nous tous oppressaient son âme; et enfin, quoiqu’il lui restât
peu de monde disponible, ignorant dans quel mauvais cas nous pouvions
être, il prit l’autre embarcation et vint me trouver à terre, à la
tête de treize hommes.

Grande fut sa surprise de nous voir, le subrécargue et moi, dans la
chaloupe, seulement avec deux matelots, dont l’un y avait été laissé
pour sa garde; et bien qu’enchanté de nous retrouver en bon point,
comme nous il séchait d’impatience de connaître ce qui se passait, car
le bruit continuait et la flamme croissait. J’avoue qu’il eût été bien
impossible à tout homme au monde de réprimer son envie de savoir ce
qu’il était advenu, ou son inquiétude sur le sort des absents. Bref,
le capitaine me dit qu’il voulait aller au secours de ses hommes,
coûte que coûte. Je lui représentai, comme je l’avais déjà fait à nos
aventuriers, la sûreté du navire, les dangers du voyage, l’intérêt
des armateurs et des négociants, _et cætera_, et lui déclarai que
je voulais partir, moi et deux hommes seulement, pour voir si nous
pourrions, à distance, apprendre quelque chose de l’événement, et
revenir le lui dire.

J’eus autant de succès auprès de mon neveu que j’en avais eu
précédemment auprès des autres:—«Non, non; j’irai, répondit-il;
seulement je regrette d’avoir laissé plus de dix hommes à bord, car je
ne puis penser à laisser périr ces braves faute de secours: j’aimerais
mieux perdre le navire, le voyage, et ma vie et tout!...»—Il partit
donc.

Alors il ne me fut pas plus possible de rester en arrière qu’il
m’avait été possible de les dissuader de partir. Pour couper court,
le capitaine ordonna à deux matelots de retourner au navire avec la
pinasse, laissant la chaloupe à l’ancre, et de ramener encore douze
hommes. Une fois arrivés, six devaient garder les deux embarcations
et les six autres venir nous rejoindre. Ainsi seize hommes seulement
devaient demeurer à bord; car l’équipage entier ne se composait que
de soixante-cinq hommes, dont deux avaient péri dans la première
échauffourée.

Nous nous mîmes en marche; à peine, comme on peut le croire,
sentions-nous la terre que nous foulions, et guidés par la flamme, à
travers champs, nous allâmes droit au lieu de l’incendie. Si le bruit
de la fusillade nous avait surpris d’abord, les cris des pauvres
Indiens nous remuèrent bien autrement et nous remplirent d’horreur.
Je le confesse, je n’avais jamais assisté au pillage d’une cité ni à
la prise d’assaut d’une ville. J’avais bien entendu dire qu’Olivier
Cromwell, après avoir pris Drogheda en Irlande, y avait fait massacrer
hommes, femmes et enfants. J’avais bien ouï raconter que le comte
de Tilly, lors du sac de la ville de Magdebourg avait fait égorger
vingt-deux mille personnes de tout sexe; mais jusqu’alors je ne
m’étais jamais fait une idée de la chose même, et je ne saurais ni la
décrire, ni rendre l’horreur qui s’empara de nos esprits.

Néanmoins nous avancions toujours et enfin nous atteignîmes le
village, sans pouvoir toutefois pénétrer dans les rues à cause du feu.
Le premier objet qui s’offrit à nos regards, ce fut les ruines d’une
maison ou d’une hutte, ou plutôt ses cendres, car elle était consumée.
Tout auprès, éclairés en plein par l’incendie, gisaient quatre hommes
et trois femmes tués, et nous eûmes lieu de croire qu’un ou deux
autres cadavres étaient ensevelis parmi les décombres en feu.

En un mot, nous trouvâmes partout les traces d’une rage si barbare,
et d’une fureur si au delà de tout ce qui est humain, que nous ne
pûmes croire que nos gens fussent coupables de telles atrocités, ou,
s’ils en étaient les auteurs, nous pensâmes que tous avaient mérité la
mort la plus cruelle. Mais ce n’était pas tout: nous vîmes l’incendie
s’étendre, et comme les cris croissaient à mesure que l’incendie
croissait, nous tombâmes dans la dernière consternation. Nous nous
avançâmes un peu, et nous aperçûmes, à notre grand étonnement, trois
femmes nues, poussant d’horribles cris, et fuyant comme si elles
avaient des ailes, puis, derrière elles, dans la même épouvante et
la même terreur, seize ou dix-sept naturels poursuivis-je ne saurais
les mieux nommer—par trois de nos bouchers anglais, qui, ne pouvant
les atteindre, leur envoyèrent une décharge: un pauvre diable, frappé
d’une balle, fut renversé sous nos yeux. Quand ces Indiens nous
virent, croyant que nous étions des ennemis et que nous voulions les
égorger, comme ceux qui leur donnaient la chasse, ils jetèrent un cri
horrible, surtout les femmes, et deux d’entre eux tombèrent par terre
comme morts d’effroi.

A ce spectacle, j’eus le cœur navré, mon sang se glaça dans mes
veines, et je crois que si les trois matelots anglais qui les
poursuivaient se fussent approchés, je les aurais fait tuer par notre
monde. Nous essayâmes de faire connaître à ces pauvres fuyards que
nous ne voulions point leur faire de mal, et aussitôt ils accoururent
et se jetèrent à nos genoux, levant les mains et se lamentant
piteusement pour que nous leur sauvions la vie. Leur ayant donné
à entendre que c’était là notre intention, tous vinrent pêle-mêle
derrière nous se ranger sous notre protection. Je laissai mes hommes
assemblés, et je leur recommandai de ne frapper personne, mais, s’il
était possible, de se saisir de quelqu’un de nos gens pour voir de
quel démon ils étaient possédés, ce qu’ils espéraient faire, puis
enfin, de leur enjoindre de se retirer, en leur assurant que, s’ils
demeuraient jusqu’au jour, ils auraient une centaine de mille hommes à
leurs trousses. Je les laissai, dis-je, et prenant seulement avec moi
deux de nos marins, je m’en allai parmi les fuyards. Là, quel triste
spectacle m’attendait! Quelques-uns s’étaient horriblement rôti les
pieds en passant et courant à travers le feu; d’autres avaient les
mains brûlées; une des femmes était tombée dans les flammes et avait
été presque mortellement grillée avant de pouvoir s’en arracher; deux
ou trois hommes avaient eu, dans leur fuite, le dos et les cuisses
tailladés par nos gens; un autre enfin avait reçu une balle dans le
corps, et mourut tandis que j’étais là.

J’aurais bien désiré connaître quelle avait été la cause de tout ceci,
mais je ne pus comprendre un mot de ce qu’ils me dirent; à leurs
signes, toutefois, je m’aperçus qu’ils n’en savaient rien eux-mêmes.
Cet abominable attentat me transperça tellement le cœur que, ne
pouvant tenir là plus longtemps, je retournai vers nos compagnons. Je
leur faisais part de ma résolution et leur commandais de me suivre,
quand, tout à coup, s’avancèrent quatre de nos matamores avec le
maître d’équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et de
poussière, sur des monceaux de corps qu’ils avaient tués, comme s’ils
cherchaient encore du monde à massacrer. Nos hommes les appelèrent de
toutes leurs forces; un d’eux, non sans beaucoup de peine, parvint
à s’en faire entendre; ils reconnurent alors qui nous étions, et
s’approchèrent de nous.

Sitôt que le maître d’équipage nous vit, il poussa comme un cri
de triomphe, pensant qu’il lui arrivait du renfort, et, sans plus
écouter:—«Capitaine, s’écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise
que vous soyez venu! nous n’en avons pas encore à moitié fini. Les
plats gueux! les chiens d’enfer! je veux en tuer autant que le pauvre
Tom a de cheveux sur la tête. Nous avons juré de n’en épargner aucun;
nous voulons extirper cette race de la terre!»—Et il se reprit à
courir, pantelant, hors d’haleine, sans nous donner le temps de lui
dire un mot.

Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peu silence:—«Chien
sanguinaire! lui criai-je, qu’allez-vous faire? Je vous défends de
toucher à une seule de ces créatures, sous peine de la vie. Je vous
ordonne, sur votre tête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester
ici: sinon vous êtes mort.»

—«Tudieu! sir, dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu’ils ont
fait? Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous,
venez ici.»—Et, sur ce, il me montra le pauvre Tom pendu à un arbre,
et la gorge coupée.

[Illustration: ... le pauvre Tom pendu à un arbre...]

J’avoue qu’à cet aspect je fus irrité moi-même, et qu’en toute autre
occasion j’eusse été fort exaspéré; mais je pensai que déjà ils
n’avaient porté que trop loin leur rage et je me rappelai les paroles
de Jacob à ses fils Siméon et Lévi:—«MAUDITE SOIT LEUR COLÈRE, CAR
ELLE A ÉTÉ FÉROCE, ET LEUR VENGEANCE, CAR ELLE A ÉTÉ CRUELLE.»—Or, une
nouvelle besogne me tomba alors sur les bras, car lorsque les marins
qui me suivaient eurent jeté les yeux sur ce triste spectacle, ainsi
que moi, j’eus autant de peine à les retenir que j’en avais eu avec
les autres. Bien plus, mon neveu le capitaine se rangea de leur côté,
et me dit, de façon à ce qu’ils l’entendissent, qu’ils redoutaient
seulement que nos hommes ne fussent écrasés par le nombre; mais quant
aux habitants, qu’ils méritaient tous la mort, car tous avaient trempé
dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traités comme des
assassins. A ces mots, huit de mes hommes, avec le maître d’équipage
et sa bande, s’enfuirent pour achever leur sanglant ouvrage. Et moi,
puisqu’il était tout à fait hors de mon pouvoir de les retenir,
je me retirai morne et pensif: je ne pouvais supporter la vue et
encore moins les cris et les gémissements des pauvres misérables qui
tombaient entre leurs mains.

Personne ne me suivit, hors le subrécargue et deux hommes, et avec eux
seuls je retournai vers nos embarcations. C’était une grande folie à
moi, je l’avoue, de m’en aller ainsi; car il commençait à faire jour
et l’alarme s’était répandue dans le pays. Environ trente ou quarante
hommes armés de lances et d’arcs campaient à ce petit hameau de douze
ou treize cabanes dont il a été question déjà; mais, par bonheur,
j’évitai cette place et je gagnai directement la côte. Quand j’arrivai
au rivage, il faisait grand jour: je pris immédiatement la pinasse et
je me rendis à bord, puis je la renvoyai pour secourir nos hommes le
cas échéant.

Je remarquai, à peu près vers le temps où j’accostai le navire,
que le feu était presque éteint et le bruit apaisé; mais environ
une demi-heure après que j’étais à bord, j’entendis une salve de
mousqueterie et je vis une grande fumée. C’était, comme je l’appris
plus tard, nos hommes qui, chemin faisant, assaillaient les quarante
Indiens postés au petit hameau. Ils en tuèrent seize ou dix-sept et
brûlèrent toutes les maisons, mais ils ne touchèrent point aux femmes
ni aux enfants.

Au moment où la pinasse regagnait le rivage, nos aventuriers
commencèrent à reparaître: ils arrivaient petit à petit, non plus en
deux corps et en ordre comme ils étaient partis, mais pêle-mêle, mais
à la débandade, de telle façon qu’une poignée d’hommes résolus aurait
pu leur couper à tous la retraite.

Mais ils avaient jeté l’épouvante dans tout le pays. Les naturels
étaient si consternés, si atterrés qu’une centaine d’entre eux, je
crois, auraient fui seulement à l’aspect de cinq des nôtres. Dans
toute cette terrible action il n’y eut pas un homme qui fit une belle
défense. Surpris tout à la fois par l’incendie et l’attaque soudaine
de nos gens au milieu de l’obscurité, ils étaient si éperdus qu’ils
ne savaient que devenir. S’ils fuyaient d’un côté, ils rencontraient
un parti; s’ils reculaient, un autre, et partout la mort. Quant à nos
marins, pas un n’attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se
foula le pied et un autre qui eut une main assez grièvement brûlée.

J’étais fort irrité contre mon neveu le capitaine, et au fait
intérieurement, contre tous les hommes du bord, mais surtout contre
lui, non seulement parce qu’il avait forfait à son devoir, comme
commandant du navire, responsable du voyage, mais encore parce
qu’il avait plutôt attisé qu’amorti la rage de son équipage dans
cette sanguinaire et cruelle entreprise. Mon neveu me répondit très
respectueusement, et me dit qu’à la vue du cadavre du pauvre matelot,
massacré d’une façon si féroce et si barbare, il n’avait pas été
maître de lui-même et n’avait pu maîtriser sa colère. Il avoua qu’il
n’aurait pas dû agir ainsi comme capitaine du navire, mais comme il
était homme, que la nature l’avait remué et qu’il n’avait pu prévaloir
sur elle. Quant aux autres, ils ne m’étaient soumis aucunement, et ils
ne le savaient que trop: aussi tinrent-ils peu de compte de mon blâme.

Le lendemain nous mîmes à la voile, nous n’apprîmes donc rien de
plus. Nos hommes n’étaient pas d’accord sur le nombre des gens qu’ils
avaient tués: les uns disaient une chose, les autres une autre; mais,
selon le plus admissible de tous leurs récits, ils avaient bien
expédié environ cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfants,
et n’avaient pas laissé une habitation debout dans le village.

Quant au pauvre Thomas Jeffrys, comme il était bien mort, car on
lui avait coupé la gorge si profondément que sa tête était presque
décollée, ce n’eût pas été la peine de l’emporter. Ils le laissèrent
donc où ils l’avaient trouvé, seulement ils le descendirent de l’arbre
où il était pendu par un bras.

Quelque juste que semblât cette action à nos marins, je n’en demeurai
pas moins là-dessus en opposition ouverte avec eux, et toujours depuis
je leur disais que Dieu maudirait notre voyage; car je ne voyais dans
le sang qu’ils avaient fait couler durant cette nuit qu’un meurtre
qui pesait sur eux. Il est vrai que les Indiens avaient tué Thomas
Jeffrys; mais Thomas Jeffrys avait été l’agresseur, il avait rompu la
trêve, et il avait enlevé une de leurs jeunes filles qui était venue à
notre camp innocemment et sur la foi des traités.

A bord, le maître d’équipage défendit sa cause par la suite. Il disait
qu’à la vérité nous semblions avoir rompu la trêve, mais qu’il n’en
était rien; que la guerre avait été ouverte la nuit précédente par
les naturels eux-mêmes, qui avaient tiré sur nous et avaient tué un
de nos marins sans aucune provocation; que puisque nous avions été en
droit de les combattre, nous avions bien pu aussi être en droit de
nous faire justice d’une façon extraordinaire; que ce n’était pas une
raison parce que le pauvre Tom avait pris quelques libertés avec une
jeune Malgache, pour l’assassiner et d’une manière si atroce; enfin,
qu’ils n’avaient rien fait que de juste, et qui, selon les lois de
Dieu, ne fût à faire aux meurtriers.

On va penser sans doute qu’après cet événement nous nous donnâmes de
garde de nous aventurer à terre parmi les païens et les barbares;
mais point du tout, les hommes ne deviennent sages qu’à leurs propres
dépens, et toujours l’expérience semble leur être d’autant plus
profitable qu’elle est plus chèrement achetée.

Nous étions alors destinés pour le golfe Persique et de là pour la
côte de Coromandel, en touchant seulement à Surate; mais le principal
dessein de notre subrécargue l’appelait dans la baie du Bengale, d’où,
s’il manquait l’affaire pour laquelle il avait mission, il devait
aller à la Chine, et revenir à la côte en s’en retournant.

Le premier désastre qui fondit sur nous ce fut dans le golfe Persique,
où, s’étant aventurés à terre sur la côte Arabique du golfe, cinq de
nos hommes furent environnés par les Arabes et tous tués ou emmenés
en esclavage: le reste des matelots montant l’embarcation n’avait pas
été à même de les délivrer et n’avait eu que le temps de regagner la
chaloupe.

Je montrai alors à nos gens la juste rétribution du ciel en ce cas;
mais le maître d’équipage me répondit avec chaleur que j’allais trop
loin dans mes censures que je ne saurais appuyer d’aucun passage des
Écritures, et il s’en référa au chapitre XIII de saint Luc, verset 4,
où notre Sauveur donne à entendre que ceux sur lesquels la Tour de
Siloé tomba, n’étaient pas plus coupables que les autres Galiléens;
mais ce qui me réduisit tout de bon au silence en cette occasion,
c’est que pas un des cinq hommes que nous venions de perdre n’était du
nombre de ceux descendus à terre lors du massacre de Madagascar,—ainsi
toujours l’appelais-je, quoique l’équipage ne pût supporter
qu’impatiemment ce mot de massacre. Cette dernière circonstance, comme
je l’ai dit, me ferma réellement la bouche pour le moment.

Mes sempiternels sermons à ce sujet eurent des conséquences pires que
je ne m’y attendais, et le maître d’équipage, qui avait été le chef
de l’entreprise, un beau jour vint à moi hardiment et me dit qu’il
trouvait que je remettais bien souvent cette affaire sur le tapis,
que je faisais d’injustes réflexions là-dessus et qu’à cet égard j’en
avais fort mal usé avec l’équipage et avec lui-même en particulier;
que, comme je n’étais qu’un passager, que je n’avais ni commandement
dans le navire, ni intérêt dans le voyage, ils n’étaient pas obligés
de supporter tout cela; qu’après tout qui leur disait que je n’avais
pas quelque mauvais dessein en tête, et ne leur susciterais pas un
procès quand ils seraient de retour en Angleterre; enfin, que si je
ne me déterminais pas à en finir et à ne plus me mêler de lui et de
ses affaires, il quitterait le navire, car il ne croyait pas qu’il fût
sain de voyager avec moi.

Je l’écoutai assez patiemment jusqu’au bout, puis je lui répliquai
qu’il était parfaitement vrai que je m’étais toujours opposé au
massacre de Madagascar, car je ne démordais pas de l’appeler ainsi, et
qu’en toute occasion j’en avais parlé fort à mon aise, sans l’avoir
en vue lui plus que les autres; qu’à la vérité je n’avais point de
commandement dans le navire et n’y exerçais aucune autorité, mais
que je prenais la liberté d’exprimer mon opinion sur des choses qui
visiblement nous concernaient tous.—«Quant à mon intérêt dans le
voyage, ajoutai-je, vous n’y entendez goutte: je suis propriétaire
pour une grosse part dans ce navire, et en cette qualité je me
crois quelque droit de parler, même plus que je ne l’ai encore fait,
sans avoir de comptes à rendre ni à vous ni à personne autre.»—Je
commençais à m’échauffer: il ne me répondit que peu de chose cette
fois, et je crus l’affaire terminée. Nous étions alors en rade au
Bengale, et, désireux de voir le pays, je me rendis à terre, dans la
chaloupe, avec le subrécargue, pour me récréer. Vers le soir, je me
préparais à retourner à bord, quand un des matelots s’approcha de
moi et me dit qu’il voulait m’épargner la peine[31] de regagner la
chaloupe, car ils avaient ordre de ne point me ramener à bord. On
devine quelle fut ma surprise à cet insolent message. Je demandai
au matelot qui l’avait chargé de cette mission près de moi. Il me
répondit que c’était le patron de la chaloupe; je n’en dis pas
davantage à ce garçon, mais je lui ordonnai d’aller faire savoir à
qui de droit qu’il avait rempli son message, et que je n’y avais fait
aucune réponse.

J’allai immédiatement retrouver le subrécargue, et lui contai
l’histoire, ajoutant qu’à l’heure même je pressentais qu’une
mutinerie devait éclater à bord. Je le suppliai donc de s’y rendre
sur-le-champ dans un canot indien pour donner l’éveil au capitaine;
mais j’aurais pu me dispenser de cette communication, car avant
même que je lui eusse parlé à terre, le coup était frappé à bord.
Le maître d’équipage, le canonnier et le charpentier, et en un mot
tous les officiers inférieurs, aussitôt que je fus descendu dans la
chaloupe, se réunirent vers le gaillard d’arrière et demandèrent à
parler au capitaine. Là, le maître d’équipage faisant une longue
harangue,—car le camarade s’exprimait fort bien,—et répétant tout ce
qu’il m’avait dit, lui déclara en peu de mots que, puisque je m’en
étais allé paisiblement à terre, il leur serait pénible d’user de
violence envers moi, ce qu’autrement, si je ne me fusse retiré de
moi-même, ils auraient fait pour m’obliger à m’éloigner.—«Capitaine,
poursuivit-il, nous croyons donc devoir vous dire que, comme nous nous
sommes embarqués pour servir sous vos ordres, notre désir est de les
accomplir avec fidélité; mais que si cet homme ne veut pas quitter
le navire, ni vous, capitaine, le contraindre à le quitter, nous
abandonnerons tous le bâtiment; nous vous laisserons en route.»—Au mot
tous, il se tourna vers le grand mât, ce qui était, à ce qu’il paraît,
le signal convenu entre eux, et là-dessus tous les matelots qui se
trouvaient là réunis se mirent à crier:—«Oui, tous! tous!»

Mon neveu le capitaine était un homme de cœur et d’une grande
présence d’esprit. Quoique surpris assurément à cette incartade, il
leur répondit cependant avec calme qu’il examinerait la question, mais
qu’il ne pouvait rien décider là-dessus avant de m’en avoir parlé.
Pour leur montrer la déraison et l’injustice de la chose, il employa
quelques arguments; mais ce fut en vain. Ils jurèrent devant lui, en
se secouant la main à la ronde, qu’ils s’en iraient tous à terre, à
moins qu’il ne promît de ne point souffrir que je revinsse à bord du
navire.

La clause était dure pour mon neveu, qui sentait toute l’obligation
qu’il m’avait, et ne savait comment je prendrais cela. Aussi
commença-t-il à leur parler cavalièrement. Il leur dit que j’étais
un des plus considérables intéressés dans ce navire, et qu’en bonne
justice il ne pouvait me mettre à la porte de ma propre maison; que
ce serait me traiter à peu près à la manière du fameux pirate Kid,
qui fomenta une révolte à bord, déposa le capitaine dans une île
inhabitée et fit la course avec le navire; qu’ils étaient libres de
s’embarquer sur le vaisseau qu’ils voudraient, mais que si jamais
ils reparaissaient en Angleterre, il leur en coûterait cher; que
le bâtiment était le mien, qu’il ne pouvait m’en chasser, et qu’il
aimerait mieux perdre le navire et l’expédition aussi, que de me
désobliger à ce point; donc, qu’ils pouvaient agir comme bon leur
semblait. Toutefois, il voulut aller à terre pour s’entretenir avec
moi, et invita le maître d’équipage à le suivre, espérant qu’ils
pourraient accommoder l’affaire.

Ils s’opposèrent tous à cette démarche, disant qu’ils ne voulaient
plus avoir aucune espèce de rapport avec moi, ni sur terre ni sur mer,
et que si je remettais le pied à bord, ils s’en iraient.—«Eh bien! dit
le capitaine, si vous êtes tous de cet avis, laissez-moi aller à terre
pour causer avec lui.»—Il vint donc me trouver avec cette nouvelle, un
peu après le message qui m’avait été apporté de la part du patron de
la chaloupe, du _Cockswain_.

Je fus charmé de revoir mon neveu, je dois l’avouer, dans
l’appréhension où j’étais qu’ils ne se fussent saisis de lui pour
mettre à la voile, et faire la course avec le navire. Alors j’aurais
été jeté dans une contrée lointaine dénué et sans ressource, et je me
serais trouvé dans une condition pire que lorsque j’étais tout seul
dans mon île.

Mais heureusement ils n’allèrent pas jusque-là, à ma grande
satisfaction; et quand mon neveu me raconta ce qu’ils lui avaient dit,
comment ils avaient juré, en se serrant la main, d’abandonner tous le
bâtiment s’il souffrait que je rentrasse à bord, je le priai de ne
point se tourmenter de cela, car je désirais rester à terre. Seulement
je lui demandai de vouloir bien m’envoyer tous mes effets et de me
laisser une somme suffisante, pour que je fusse à même de regagner
l’Angleterre aussi bien que possible.

Ce fut un rude coup pour mon neveu, mais il n’y avait pas moyen de
parer à cela, il fallait se résigner. Il revint donc à bord du navire
et annonça à ses hommes que son oncle cédait à leur importunité, et
envoyait chercher ses bagages. Ainsi tout fut terminé en quelques
heures: les mutins retournèrent à leur devoir, et moi je commençai à
songer à ce que j’allais devenir.

J’étais seul dans la contrée la plus reculée du monde: je puis bien
l’appeler ainsi, car je me trouvais d’environ trois mille lieues par
mer plus loin de l’Angleterre que je ne l’avais été dans mon île.
Seulement, à dire vrai, il m’était possible de traverser par terre le
pays du Grand-Mogol jusqu’à Surate, d’aller de là à Bassora par mer,
en remontant le golfe Persique, de prendre le chemin des caravanes
à travers les déserts de l’Arabie jusqu’à Alep et Scanderoun, puis
de là, par mer, de gagner l’Italie, et enfin de traverser la France;
additionné tout ensemble, ceci équivaudrait au moins au diamètre
entier du globe, et mesuré, je suppose que cela présenterait bien
davantage.

Un autre moyen s’offrait encore à moi: c’était celui d’attendre les
bâtiments anglais qui se rendent au Bengale, venant d’Achem dans
l’île de Sumatra, et de prendre passage à bord de l’un d’eux pour
l’Angleterre; mais comme je n’étais point venu là sous le bon plaisir
de la Compagnie anglaise des Indes Orientales, il devait m’être
difficile d’en sortir sans sa permission, à moins d’une grande faveur
des capitaines de navire ou des facteurs de la Compagnie, et aux uns
et aux autres j’étais absolument étranger.

Là, j’eus le singulier plaisir, parlant par antiphrase, de voir le
bâtiment mettre à la voile sans moi: traitement que sans doute jamais
homme dans ma position n’avait subi, si ce n’est de la part de pirates
faisant la course et déposant à terre ceux qui ne tremperaient point
dans leur infamie. Ceci sous tous les rapports n’y ressemblait pas
mal. Toutefois, mon neveu m’avait laissé deux serviteurs, ou plutôt
un compagnon et un serviteur: le premier était le secrétaire du
commis aux vivres, qui s’était engagé à me suivre, et le second était
son propre domestique. Je pris un bon logement dans la maison d’une
dame anglaise, où logeaient plusieurs négociants, quelques Français,
deux Italiens, ou plutôt deux Juifs, et un Anglais. J’y étais assez
bien traité; et, pour qu’il ne fût pas dit que je courais à tout
inconsidérément, je demeurai là plus de neuf mois à réfléchir sur le
parti que je devais prendre et sur la conduite que je devais tenir.
J’avais avec moi des marchandises anglaises de valeur et une somme
considérable en argent: mon neveu m’avait remis mille pièces de huit
et une lettre de crédit supplémentaire en cas que j’en eusse besoin,
afin que je ne pusse être gêné quoiqu’il advînt.

Je trouvai un débit prompt et avantageux de mes marchandises; et comme
je me l’étais primitivement proposé, j’achetai de fort beaux diamants,
ce qui me convenait le mieux dans ma situation, parce que je pouvais
toujours porter tout mon bien avec moi.

Après un long séjour en ce lieu, et bon nombre de projets formés
pour mon retour en Angleterre, sans qu’aucun répondît à mon désir,
le négociant anglais qui logeait avec moi, et avec lequel j’avais
contracté une liaison intime, vint me trouver un matin:—«Compatriote,
me dit-il, j’ai un projet à vous communiquer; comme il s’accorde avec
mes idées, je crois qu’il doit cadrer avec les vôtres également, quand
vous y aurez bien réfléchi.

«Ici nous sommes placés, ajouta-t-il, vous par accident, moi par mon
choix, dans une partie du monde fort éloignée de notre patrie; mais
c’est une contrée où nous pouvons, nous qui entendons le commerce
et les affaires, gagner beaucoup d’argent. Si vous voulez joindre
mille livres sterling aux mille livres sterling que je possède, nous
louerons ici un bâtiment, le premier qui pourra nous convenir. Vous
serez le capitaine, moi je serai le négociant, et nous ferons un
voyage de commerce à la Chine. Pourquoi demeurerions-nous tranquilles?
Le monde entier est en mouvement, roulant et circulant sans cesse;
toutes les créatures de Dieu, les corps célestes et terrestres sont
occupés et diligents: pourquoi serions-nous oisifs? Il n’y a point
dans l’univers de fainéants, si ce n’est parmi les hommes: pourquoi
grossirions-nous le nombre des fainéants?»

Je goûtai fort cette proposition, surtout parce qu’elle semblait faite
avec beaucoup de bon vouloir et d’une manière amicale. Je ne dirai pas
que ma situation isolée et détachée me rendait plus que toute autre
situation propre à embrasser une entreprise commerciale: le négoce
n’était pas mon élément; mais je puis bien dire avec vérité que si le
commerce n’était pas mon élément, une vie errante l’était; et jamais
proposition d’aller visiter quelque coin du monde que je n’avais point
encore vu ne pouvait m’arriver mal à propos.

Il se passa toutefois quelque temps avant que nous eussions pu nous
procurer un navire à notre gré; et quand nous eûmes un navire, il
ne fut pas aisé de trouver des marins anglais, c’est-à-dire autant
qu’il en fallait pour gouverner le navire et diriger les matelots
que nous prendrions sur les lieux. A la fin cependant nous trouvâmes
un lieutenant, un maître d’équipage et un canonnier anglais, un
charpentier hollandais, et trois Portugais, matelots du gaillard
d’avant; avec ce monde et des marins indiens tels quels nous pensâmes
que nous pourrions passer outre.

Il y a tant de voyageurs qui ont décrit l’histoire de leurs voyages et
de leurs expéditions dans ces parages, qu’il serait pour tout le monde
assez insipide de donner une longue relation des lieux où nous allâmes
et des peuples qui les habitent. Je laisse cette besogne à d’autres,
et je renvoie le lecteur aux journaux des voyageurs anglais, dont
beaucoup sont déjà publiés et beaucoup plus encore sont promis chaque
jour. C’est assez pour moi de vous dire que nous nous rendîmes d’abord
à Achem, dans l’île de Sumatra, puis de là à Siam, où nous échangeâmes
quelques-unes de nos marchandises contre de l’opium et de l’arack; le
premier est un article d’un grand prix chez les Chinois, et dont ils
manquaient à cette époque. En un mot, nous allâmes jusqu’à Sung-Kiang;
nous fîmes un très grand voyage; nous demeurâmes huit mois dehors, et
nous retournâmes au Bengale. Pour ma part, je fus grandement satisfait
de mon entreprise.—J’ai remarqué qu’en Angleterre souvent on s’étonne
de ce que les officiers que la Compagnie envoie aux Indes et les
négociants qui généralement s’y établissent, amassent de si grands
biens et quelquefois reviennent riches à soixante, soixante-dix, cent
mille livres sterling.

Mais ce n’est pas merveilleux, ou du moins cela s’explique, quand
on considère le nombre innombrable de ports et de comptoirs où le
commerce est libre, et surtout quand on songe que, dans tous ces
lieux, ces ports fréquentés par les navires anglais il se fait
constamment des demandes si considérables de tous les produits
étrangers, que les marchandises qu’on y porte y sont toujours d’une
aussi bonne défaite que celles qu’on en exporte.

Bref, nous fîmes un fort bon voyage, et je gagnai tant d’argent dans
cette première expédition, et j’acquis de telles notions sur la
manière d’en gagner davantage, que si j’eusse été de vingt ans plus
jeune, j’aurais été tenté de me fixer en ce pays, et n’aurais pas
cherché fortune plus loin. Mais qu’était tout ceci pour un homme qui
avait passé la soixantaine, pour un homme bien assez riche, venu dans
ces climats lointains plutôt pour obéir à un désir impatient de voir
le monde qu’au désir cupide d’y faire grand gain? Et c’est vraiment
à bon droit, je pense, que j’appelle ce désir impatient; car c’en
était là: quand j’étais chez moi j’étais impatient de courir, et quand
j’étais à l’étranger j’étais impatient de revenir chez moi. Je le
répète, que m’importait ce gain? Déjà bien assez riche, je n’avais
nul désir importun d’accroître mes richesses; et c’est pourquoi les
profits de ce voyage me furent choses trop inférieures pour me pousser
à de nouvelles entreprises. Il me semblait que dans cette expédition
je n’avais fait aucun lucre, parce que j’étais revenu au lieu d’où
j’étais parti, à la maison, en quelque sorte; d’autant que mon œil,
comme celui dont parle Salomon, n’était jamais rassasié, et que je me
sentais de plus en plus désireux de courir et de voir. J’étais venu
dans une partie du monde que je n’avais jamais visitée, celle dont
plus particulièrement j’avais beaucoup entendu parler, et j’étais
résolu à la parcourir autant que possible: après quoi, pensais-je, je
pourrais dire que j’avais vu tout ce qui au monde est digne d’être vu.

Mais mon compagnon de voyage et moi nous avions une idée différente.
Je ne dis pas cela pour insister sur la mienne, car je reconnais
que la sienne était la plus juste et la plus conforme au but d’un
négociant, dont toute la sagesse, lorsqu’il est au dehors en opération
commerciale, se résume en cela, que pour lui la chose la meilleure est
celle qui peut lui faire gagner le plus d’argent. Mon nouvel ami s’en
tenait au positif, et se serait contenté d’aller, comme un cheval de
roulier, toujours à la même auberge, au départ et au retour, pourvu,
selon sa propre expression, qu’il y pût trouver son compte. Mon idée,
au contraire, tout vieux que j’étais, ressemblait fort à celle d’un
écolier fantasque et buissonnier qui ne se soucie point de voir une
chose deux fois.

Or ce n’était pas tout. J’avais une sorte d’impatience de me
rapprocher de chez moi, et cependant pas la moindre résolution arrêtée
sur la route à prendre. Durant cette indétermination, mon ami, qui
était toujours à la recherche des affaires, me proposa un autre voyage
aux îles des Épices pour rapporter une cargaison de clous de girofle
de Manille ou des environs, lieux où vraiment les Hollandais font
tout le commerce, bien qu’ils appartiennent en partie aux Espagnols.
Toutefois nous ne poussâmes pas si loin, nous nous en tînmes seulement
à quelques autres places où ils n’ont pas un pouvoir absolu comme ils
l’ont à Batavia, Ceylan _et cætera_. Nous n’avions pas été longs à
nous préparer pour cette expédition: la difficulté principale avait
été de m’y engager. Cependant, à la fin rien autre ne s’étant offert
et trouvant qu’après tout rouler et trafiquer avec un profit si grand,
et je puis bien dire certain, était chose plus agréable en soi et plus
conforme à mon humeur que de rester inactif, ce qui pour moi était une
mort, je m’étais déterminé à ce voyage. Nous le fîmes avec un grand
succès, et, touchant à Bornéo et à plusieurs autres îles dont je ne
puis me remémorer le nom, nous revînmes au bout de cinq mois environ.
Nous vendîmes nos épices, qui consistaient principalement en clous
de girofle et en noix muscades, à des négociants persans, qui les
expédièrent pour le Golfe; nous gagnâmes cinq pour un, et nous eûmes
réellement un bénéfice énorme.

Mon ami, quand nous réglâmes ce compte, me regarda en souriant:—«Eh
bien! maintenant, me dit-il, se moquant aimablement de ma nonchalance,
ceci ne vaut-il pas mieux que de trôler çà et là comme un homme
désœuvré, et de perdre notre temps à nous ébahir de la sottise et de
l’ignorance des païens?»—«Vraiment, mon ami, répondis-je, je le crois
et commence à me convertir aux principes du négoce; mais souffrez que
je vous le dise en passant, vous ne savez ce dont je suis capable; car
si une bonne fois je surmonte mon indolence, et m’embarque résolument,
tout vieux que je suis, je vous harasserai de côté et d’autre par le
monde jusqu’à ce que vous n’en puissiez plus; car je prendrai si
chaudement l’affaire à cœur, que je ne vous laisserai point de répit.»

Or, pour couper court à mes spéculations, peu de temps après ceci
arriva un bâtiment hollandais venant de Batavia; ce n’était pas un
navire marchand européen, mais un caboteur, du port d’environ deux
cents tonneaux. L’équipage, prétendait-on, avait été si malade, que le
capitaine, n’ayant pas assez de monde pour tenir la mer, s’était vu
forcé de relâcher au Bengale; et comme s’il eût assez gagné d’argent,
ou qu’il souhaitât pour d’autres raisons d’aller en Europe, il fit
annoncer publiquement qu’il désirait vendre son vaisseau. Cet avis me
vint aux oreilles avant que mon nouveau partner n’en eût ouï parler,
et il me prit grandement envie de faire cette acquisition. J’allai
donc le trouver et je lui en touchai quelques mots. Il réfléchit
un moment, car il n’était pas homme à s’empresser; puis, après
cette pause, il répondit:—«Il est un peu trop gros; mais cependant
prenons-le.»—En conséquence, tombant d’accord avec le capitaine, nous
achetâmes ce navire, le payâmes et en prîmes possession. Ceci fait,
nous résolûmes d’embaucher les gens de l’équipage pour les joindre aux
hommes que nous avions déjà et poursuivre notre affaire. Mais tout à
coup, ayant reçu non leurs gages, mais leur part de l’argent, comme
nous l’apprîmes plus tard, il ne fut plus possible d’en retrouver un
seul. Nous nous enquîmes d’eux partout, et à la fin nous apprîmes
qu’ils étaient partis tous ensemble par terre pour Agra, la grande
cité, résidence du Mogol, à dessein de se rendre de là à Surate, puis
de gagner par mer le golfe Persique.

Rien depuis longtemps ne m’avait autant chagriné que d’avoir manqué
l’occasion de partir avec eux. Un tel pèlerinage, m’imaginais-je,
eût été pour moi, en pareille compagnie, tout à la fois agréable et
sûr, et aurait complètement cadré avec mon grand projet: j’aurais vu
le monde et en même temps je me serais rapproché de ma patrie. Mais
je fus beaucoup moins inconsolable peu de jours après quand je vins
à savoir quelle sorte de compagnons c’étaient, car, en peu de mots,
voici leur histoire. L’homme qu’ils appelaient capitaine n’était
que le canonnier et non le commandant. Dans le cours d’un voyage
commercial ils avaient été attaqués sur le rivage par quelques Malais,
qui tuèrent le capitaine et trois de ses hommes. Après cette perte,
nos drôles, au nombre de onze, avaient résolu de s’enfuir avec le
bâtiment, ce qu’ils avaient fait, et l’avaient amené dans le golfe du
Bengale, abandonnant à terre le lieutenant et cinq matelots, dont nous
aurons des nouvelles plus loin.

N’importe par quelle voie ce navire leur était tombé entre les mains,
nous l’avions acquis honnêtement, pensions-nous, quoique, je l’avoue,
nous n’eussions pas examiné la chose aussi exactement que nous le
devions; car nous n’avions fait aucune question aux matelots, qui,
si nous les avions sondés, se seraient assurément coupés dans leurs
récits, se seraient démentis réciproquement, peut-être contredits
eux-mêmes, et d’une manière ou d’une autre nous auraient donné lieu de
les suspecter. L’homme nous avait montré un contrat de vente du navire
à un certain Emmanuel Clostershoven ou quelque nom semblable, forgé
comme tout le reste, je suppose, qui soi-disant était le sien, ce que
nous n’avions pu mettre en doute; et, un peu trop inconsidérément ou
du moins n’ayant aucun soupçon de la chose, nous avions conclu le
marché.

Quoi qu’il en fût, après cet achat nous enrôlâmes des marins anglais
et hollandais, et nous nous déterminâmes à faire un second voyage
dans le sud-est pour aller chercher des clous de girofle et autres
épices aux îles Philippines et aux Moluques. Bref, pour ne pas remplir
de bagatelles cette partie de mon histoire, quand la suite en est
si remarquable, je passai en tout six ans dans ces contrées, allant
et revenant et trafiquant de port en port avec beaucoup de succès.
La dernière année, j’entrepris avec mon partner, sur le vaisseau
ci-dessus mentionné, un voyage en Chine, convenus que nous étions
d’aller d’abord à Siam pour y acheter du riz.

Dans cette expédition, contrariés par les vents, nous fûmes obligés
de louvoyer longtemps çà et là dans le détroit de Malacca et parmi
les îles, et comme nous sortions de ces mers difficiles, nous nous
aperçûmes que le navire avait fait une voie d’eau: malgré toute notre
habileté, nous ne pouvions découvrir où elle était. Cette avarie nous
força de chercher quelque port, et mon partner, qui connaissait le
pays mieux que moi, conseilla au capitaine d’entrer dans la rivière
de Camboge, car j’avais fait capitaine le lieutenant anglais, un M.
Thompson, ne voulant point me charger du commandement du navire, Cette
rivière coule au nord de la grande baie ou golfe qui remonte jusqu’à
Siam.

Tandis que nous étions mouillés là, allant souvent à terre me récréer,
un jour vint à moi un Anglais, second canonnier, si je ne me trompe,
à bord d’un navire de la Compagnie des Indes Orientales, à l’ancre
plus haut dans la même rivière près de la ville de Camboge ou à
Camboge même. Qui l’avait amené en ce lieu? Je ne sais; mais il vint à
moi, et, m’adressant la parole en anglais:—«Sir, dit-il, vous m’êtes
étranger et je vous le suis également; cependant j’ai à vous dire
quelque chose qui vous touche de très près.»

[Illustration: Un jour vint à moi un Anglais...]

Je le regardai longtemps fixement, et je crus d’abord le reconnaître;
mais je me trompais.—«Si cela me touche de très près, lui dis-je,
et ne vous touche point vous-même, qui vous porte à me le
communiquer?»—«Ce qui m’y porte, c’est le danger imminent où vous
êtes, et dont je vois que vous n’avez aucune connaissance.»—«Tout
le danger où je suis que je sache, c’est que mon navire a fait une
voie d’eau que je ne puis trouver; mais je me propose de le mettre à
terre demain pour tâcher de la découvrir.»—«Mais, sir, répliqua-t-il,
qu’il ait fait ou non une voie, que vous l’ayez trouvée ou non, vous
ne serez pas si fou que de le mettre à terre demain quand vous aurez
entendu ce que j’ai à vous dire. Savez-vous, sir, que la ville de
Camboge n’est guère qu’à quinze lieues plus haut sur cette rivière
et qu’environ à cinq lieues de ce côté il y a deux gros bâtiments
anglais et trois hollandais?»—«Eh bien! qu’est-ce que cela me fait,
à moi? repartis-je.»—«Quoi! sir, reprit-il, appartient-il à un homme
qui cherche certaine aventure comme vous faites d’entrer dans un port
sans examiner auparavant quels vaisseaux s’y trouvent, et s’il est
de force à se mesurer avec eux? Je ne suppose pas que vous pensiez
la partie égale.»—Ce discours m’avait fort amusé, mais pas effrayé
le moins du monde, car je ne savais ce qu’il signifiait. Et me
tournant brusquement vers notre inconnu, je lui dis:—«Sir, je vous
prie, expliquez-vous; je n’imagine pas quelle raison je puis avoir de
redouter les navires de la Compagnie, ou des bâtiments hollandais: je
ne suis point interlope. Que peuvent-ils avoir à me dire?»

Il prit un air moitié colère, moitié plaisant, garda un instant le
silence, puis souriant:—«Fort bien, sir, me dit-il, si vous vous
croyez en sûreté, à vos souhaits! je suis pourtant fâché que votre
destinée vous rende sourd à un bon avis; sur l’honneur, je vous
l’assure, si vous ne regagnez la mer immédiatement, vous serez
attaqués à la prochaine marée par cinq chaloupes bien équipées, et
peut-être, si l’on vous prend, serez-vous pendus comme pirates, sauf
à informer après. Sir, je pensais trouver un meilleur accueil en
vous rendant un service d’une telle importance.»—«Je ne saurais être
méconnaissant d’aucun service, ni envers aucun homme qui me témoigne
de l’intérêt; mais cela passe ma compréhension, qu’on puisse avoir
un tel dessein contre moi. Quoi qu’il en soit, puisque vous me dites
qu’il n’y a point de temps à perdre, et qu’on ourdit contre moi
quelque odieuse trame, je retourne à bord sur-le-champ et je remets
immédiatement à la voile, si mes hommes peuvent étancher la voie d’eau
ou si malgré cela nous pouvons tenir la mer. Mais, sir, partirai-je
sans savoir la raison de tout ceci? Ne pourriez-vous me donner
là-dessus quelques lumières?»

—«Je ne puis vous conter qu’une partie de l’affaire, sir, me dit-il;
mais j’ai là avec moi un matelot hollandais qui, à ma prière, je
pense, vous dirait le reste si le temps le permettait. Or le gros de
l’histoire, dont la première partie, je suppose, vous est parfaitement
connue, c’est que vous êtes allés avec ce navire à Sumatra; que là
votre capitaine a été massacré par les Malais avec trois de ses gens,
et que, vous et quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord avec
vous, vous vous êtes enfuis avec le bâtiment, et depuis vous êtes
faits pirates. Voilà le fait en substance, et vous allez être tous
saisis comme écumeurs, je vous l’assure, et exécutés sans autre forme
de procès; car, vous le savez, les navires marchands font peu de
cérémonies avec les forbans quand ils tombent en leur pouvoir.»

—«Maintenant vous parlez bon anglais, lui dis-je, et je vous remercie;
et quoique je ne sache pas que nous ayons rien fait de semblable,
quoique je sois sûr d’avoir acquis honnêtement et légitimement ce
vaisseau[32], cependant, puisqu’un pareil coup se prépare, comme
vous dites, et que vous me semblez sincère, je me tiendrai sur mes
gardes.»—«Non, sir, reprit-il, je ne vous dis pas de vous mettre sur
vos gardes: la meilleure précaution est d’être hors de danger. Si vous
faites quelque cas de votre vie et de celle de vos gens, regagnez la
mer sans délai à la marée haute; comme vous aurez toute une marée
devant vous, vous serez déjà bien loin avant que les cinq chaloupes
puissent descendre, car elles ne viendront qu’avec le flux, et comme
elles sont à vingt milles plus haut, vous aurez l’avance de près de
deux heures sur elles par la différence de la marée, sans compter la
longueur du chemin. En outre, comme ce sont des chaloupes seulement,
et non point des navires, elles n’oseront vous suivre au large,
surtout s’il fait du vent.»

—«Bien, lui dis-je, vous avez été on ne peut plus obligeant en
cette rencontre: que puis-je faire pour votre récompense?»—«Sir,
répondit-il, vous ne pouvez avoir grande envie de me récompenser, vous
n’êtes pas assez convaincu de la vérité de tout ceci: je vous ferai
seulement une proposition: il m’est dû dix-neuf mois de paie à bord du
navire le........., sur lequel je suis venu d’Angleterre, il en est dû
sept au Hollandais qui est avec moi; voulez-vous nous en tenir compte?
nous partirons avec vous. Si la chose en reste là, nous ne demanderons
rien de plus; mais s’il advient que vous soyez convaincu que nous
avons sauvé, et votre vie, et le navire, et la vie de tout l’équipage,
nous laisserons le reste à votre discrétion.»

J’y topai sur-le-champ, et je m’en allai immédiatement à bord, et les
deux hommes avec moi. Aussitôt que j’approchai du navire, mon partner,
qui ne l’avait point quitté, accourut sur le gaillard d’arrière et
tout joyeux me cria:—«O ho! O ho! nous avons bouché la voie.»—«Tout
de bon? lui dis-je; béni soit Dieu! mais qu’on lève l’ancre en toute
hâte.»—«Qu’on lève l’ancre! répéta-t-il, qu’entendez-vous par là?
Qu’y a-t-il?»—«Point de questions, répliquai-je; mais tout le monde
à l’œuvre, et qu’on lève l’ancre sans perdre une minute.» Frappé
d’étonnement, il ne laissa pas d’appeler le capitaine, et de lui
ordonner incontinent de lever l’ancre, et quoique la marée ne fût pas
entièrement montée, une petite brise de terre soufflant, nous fîmes
route vers la mer. Alors j’appelai mon partner dans la cabine et je
lui contai en détail mon aventure, puis nous fîmes venir les deux
hommes pour nous donner le reste de l’histoire. Mais comme ce récit
demandait beaucoup de temps, il n’était pas terminé qu’un matelot
vint crier à la porte de la cabine, de la part du capitaine, que nous
étions chassés.—«Chassés! m’écriai-je; comment et par qui?»—«Par cinq
_sloops_, ou chaloupes, pleines de monde.»—«Très bien! dis-je; il
paraît qu’il y a du vrai là dedans.»—Sur-le-champ je fis assembler
tous nos hommes, et je leur déclarai qu’on avait dessein de se
saisir du navire pour nous traiter comme des pirates; puis je leur
demandai s’ils voulaient nous assister et se défendre. Ils répondirent
joyeusement, unanimement, qu’ils voulaient vivre et mourir avec nous.
Sur ce, je demandai au capitaine quelle était à son sens la meilleure
marche à suivre dans le combat, car j’étais résolu à résister jusqu’à
la dernière goutte de mon sang.—«Il faut, dit-il, tenir l’ennemi à
distance avec notre canon, aussi longtemps que possible, puis faire
pleuvoir sur lui notre mousqueterie pour l’empêcher de nous aborder;
enfin, ces ressources épuisées, nous retirer dans nos quartiers;
peut-être n’auront-ils point d’instruments pour briser nos cloisons et
ne pourront-ils pénétrer jusqu’à nous.»

Là-dessus notre canonnier reçut l’ordre de transporter deux pièces
à la timonerie, pour balayer le pont de l’avant à l’arrière, et
de les charger de balles, de morceaux de ferraille, et de tout ce
qui lui tomberait sous la main. Tandis que nous nous préparions au
combat, nous gagnions toujours le large avec assez de vent, et nous
apercevions dans l’éloignement les embarcations, les cinq grandes
chaloupes qui nous suivaient avec toute la toile qu’elles pouvaient
faire.

[Illustration: Nous apercevions dans l’éloignement les embarcations.]

Deux de ces chaloupes, qu’à l’aide de nos longues-vues nous reconnûmes
pour anglaises, avaient dépassé les autres de près de deux lieues,
et gagnaient considérablement sur nous; à n’en pas douter, elles
voulaient nous joindre; nous tirâmes donc un coup de canon à poudre
pour leur intimer l’ordre de mettre en panne et nous arborâmes
un pavillon blanc, comme pour demander à parlementer; mais elles
continuèrent de forcer de voiles jusqu’à ce qu’elles vinssent à portée
de canon. Alors nous amenâmes le pavillon blanc auquel elles n’avaient
point fait réponse, et, déployant le pavillon rouge, nous tirâmes sur
elles à boulets. Sans en tenir aucun compte, elles poursuivirent.
Quand elles furent assez près pour être hélées avec le porte-voix que
nous avions à bord, nous les arraisonnâmes, et leur enjoignîmes de
s’éloigner, que sinon mal leur en prendrait.

Ce fut peine perdue, elles n’en démordirent point, et s’efforcèrent
d’arriver sous notre poupe comme pour nous aborder par l’arrière.
Voyant qu’elles étaient résolues à tenter un mauvais coup, et se
fiaient sur les forces qui les suivaient, je donnai l’ordre de
mettre en panne afin de leur présenter le travers, et immédiatement
on leur tira cinq coups de canon, dont un avait été pointé si juste
qu’il emporta la poupe de la chaloupe la plus éloignée, ce qui mit
l’équipage dans la nécessité d’amener toutes les voiles et de se
jeter sur l’avant pour empêcher qu’elle ne coulât; elle s’en tint là,
estimant qu’elle en avait assez; mais la plus avancée n’en poursuivant
pas moins sa course, nous nous préparâmes à faire feu sur elle en
particulier.

Dans ces entrefaites, une des trois qui suivaient, ayant devancé les
deux autres, s’approcha de celle que nous avions désemparée pour la
secourir, et nous la vîmes ensuite en recueillir l’équipage. Nous
hélâmes de nouveau la chaloupe la plus proche, et lui offrîmes de
nouveau une trêve pour parlementer, afin de savoir ce qu’elle nous
voulait: pour toute réponse elle s’avança sous notre poupe. Alors
notre canonnier, qui était un adroit compagnon, braqua ses deux
canons de chasse et fit feu sur elle; mais il manqua son coup,
et les hommes de la chaloupe, faisant des acclamations et agitant
leurs bonnets, poussèrent en avant. Le canonnier, s’étant de nouveau
promptement apprêté, fit feu sur eux une seconde fois. Un boulet, bien
qu’il n’atteignît pas l’embarcation elle-même, tomba au milieu des
matelots, et fit, nous pûmes le voir aisément, un grand ravage parmi
eux. Incontinent nous virâmes lof pour lof; nous leur présentâmes la
hanche, et, leur ayant lâché trois coups de canon, nous aperçûmes
que la chaloupe était presque mise en pièces; le gouvernail entre
autres et un morceau de la poupe avaient été emportés; ils serrèrent
donc leurs voiles immédiatement, jetés qu’ils étaient dans une grande
confusion.

[Illustration: Ils serrèrent donc leurs voiles immédiatement...]

Pour compléter leur désastre, notre canonnier leur envoya deux
autres coups; nous ne sûmes où ils frappèrent, mais nous vîmes la
chaloupe qui coulait bas. Déjà plusieurs hommes luttaient avec les
flots.—Sur-le-champ je fis mettre à la mer et garnir de monde notre
pinasse, avec ordre de repêcher quelques-uns de nos ennemis s’il était
possible, et de les amener de suite à bord, parce que les autres
chaloupes commençaient à s’approcher. Nos gens de la pinasse obéirent
et recueillirent trois pauvres diables, dont l’un était sur le point
de se noyer: nous eûmes bien de la peine à le faire revenir à lui.
Aussitôt qu’ils furent rentrés à bord, nous mîmes toutes voiles dehors
pour courir au large, et quand les trois autres chaloupes eurent
rejoint les deux premières, nous vîmes qu’elles avaient cessé la
chasse.

Ainsi délivré d’un danger qui, bien que j’en ignorasse la cause, me
semblait beaucoup plus grand que je ne l’avais appréhendé, je fis
changer de route pour ne point donner à connaître où nous allions.
Nous mîmes donc le cap à l’est, entièrement hors de la ligne suivie
par les navires européens chargés pour la Chine ou même tout autre
lieu en relation commerciale avec les nations de l’Europe.

Quand nous fûmes au large, nous tînmes conseil avec les deux marins,
et nous leur demandâmes d’abord ce que tout cela pouvait signifier. Le
Hollandais nous mit tout d’un coup dans le secret, en nous déclarant
que l’aventurier qui nous avait vendu le navire, comme on sait,
n’était rien moins qu’un voleur qui s’était enfui avec. Alors il nous
raconta comment le capitaine, dont il nous dit le nom que je ne puis
me remémorer aujourd’hui, avait été traîtreusement massacré par les
naturels sur la côte de Malacca, avec trois de ses hommes, et comment
lui, ce Hollandais, et quatre autres s’étaient réfugiés dans les bois,
où ils avaient erré bien longtemps, et d’où lui seul enfin s’était
échappé d’une façon miraculeuse en atteignant à la nage un navire
hollandais, qui, naviguant près de la côte en revenant de Chine,
avait envoyé sa chaloupe à terre pour faire aiguade. Cet infortuné
n’avait pas osé descendre sur le rivage où était l’embarcation; mais,
dans la nuit, ayant gagné l’eau un peu au delà, après avoir nagé fort
longtemps, il avait à la fin été recueilli par la chaloupe du navire.

Il nous dit ensuite qu’il était allé à Batavia, où, ayant abandonné
les autres dans leur voyage, deux marins appartenant à ce navire
étaient arrivés; il nous conta que le drôle qui s’était enfui avec le
bâtiment l’avait vendu au Bengale à un ramassis de pirates qui, partis
en course, avaient déjà pris un navire anglais et deux hollandais très
richement chargés.

Cette dernière allégation nous concernait directement; et quoiqu’il
fût patent qu’elle était fausse, cependant, comme mon partner le
disait très bien, si nous étions tombés entre leurs mains, ces gens
avaient contre nous une prévention telle, que c’eût été en vain que
nous nous serions défendus, ou que de leur part nous aurions espéré
quartier. Nos accusateurs auraient été nos juges: nous n’aurions rien
eu à en attendre que ce que la rage peut dicter et seule exécuter une
colère aveugle. Aussi l’opinion de mon partner fut-elle de retourner
en droiture au Bengale, d’où nous venions, sans relâcher à aucun port,
parce que là nous pourrions nous justifier, nous pourrions prouver
où nous nous trouvions quand le navire était arrivé, à qui nous
l’avions acheté, et surtout s’il advenait que nous fussions dans la
nécessité de porter l’affaire devant nos juges naturels, parce que
nous pourrions être sûrs d’obtenir quelque justice et de ne pas être
pendus d’abord et jugés après.

Je fus quelque temps de l’avis de mon partner; mais, après y avoir
songé un peu plus sérieusement:—«Il me semble bien dangereux pour
nous, lui dis-je, de tenter de retourner au Bengale, d’autant que nous
sommes en deçà du détroit de Malacca. Si l’alarme a été donnée, nous
pouvons avoir la certitude d’y être guettés par les Hollandais de
Batavia et par les Anglais; et si nous étions en quelque sorte pris
en fuite, par là nous nous condamnerions nous-mêmes: il n’en faudrait
pas davantage pour nous perdre.»—Je demandai au marin anglais son
sentiment. Il répondit qu’il partageait le mien et que nous serions
immanquablement pris.

Ce danger déconcerta un peu et mon partner et l’équipage. Nous
déterminâmes immédiatement d’aller à la côte du Ton-Kin, puis à la
Chine, et là, tout en poursuivant notre premier projet, nos opérations
commerciales, de chercher d’une manière ou d’une autre à nous défaire
de notre navire pour nous en retourner sur le premier vaisseau du pays
que nous nous procurerions. Nous nous arrêtâmes à ces mesures comme
aux plus sages, et en conséquence nous gouvernâmes nord-nord-est, nous
tenant à plus de cinquante lieues hors de la route ordinaire vers
l’est.

Ce parti pourtant ne laissa pas d’avoir ses inconvénients; les vents,
quand nous fûmes à cette distance de la terre, semblèrent nous être
plus constamment contraires, les moussons, comme on les appelle,
soufflant est et est-nord-est; de sorte que, tout mal pourvu de vivres
que nous étions pour un long trajet, nous avions la perspective d’une
traversée laborieuse; et ce qui était encore pire, nous avions à
redouter que les navires anglais et hollandais dont les chaloupes nous
avaient donné la chasse, et dont quelques-uns étaient destinés pour
ces parages, n’arrivassent avant nous, ou que quelque autre navire
chargé pour la Chine, informé de nous par eux, ne nous poursuivît avec
la même vigueur.

Il faut que je l’avoue, je n’étais pas alors à mon aise, et je
m’estimais, depuis que j’avais échappé aux chaloupes, dans la plus
dangereuse position où je me fusse trouvé de ma vie; en quelque
mauvaise passe que j’eusse été, je ne m’étais jamais vu jusque-là
poursuivi comme un voleur; je n’avais non plus jamais rien fait qui
blessât la délicatesse et la loyauté, encore moins qui fût contraire à
l’honneur. J’avais été surtout mon propre ennemi, je n’avais été même,
je puis bien le dire, hostile à personne autre qu’à moi. Pourtant je
me voyais empêtré dans la plus méchante affaire imaginable; car bien
que je fusse parfaitement innocent, je n’étais pas à même de prouver
mon innocence; pourtant, si j’étais pris, je me voyais prévenu d’un
crime de la pire espèce, au moins considéré comme tel par les gens
auxquels j’avais à faire.

Je n’avais qu’une idée: chercher notre salut; mais comment? mais
dans quel port, dans quel lieu? Je ne savais.—Mon partner, qui
d’abord avait été plus démonté que moi, me voyant ainsi abattu, se
prit à relever mon courage; et après m’avoir fait la description
des différents ports de cette côte, il me dit qu’il était d’avis de
relâcher à la Cochinchine ou à la baie de Ton-Kin, pour gagner ensuite
Macao, ville appartenant autrefois aux Portugais, où résident encore
beaucoup de familles européennes, et où se rendent d’ordinaire les
missionnaires, dans le dessein de pénétrer en Chine.

Nous nous rangeâmes à cet avis, et en conséquence, après une traversée
lente et irrégulière, durant laquelle nous souffrîmes beaucoup, faute
de provisions, nous arrivâmes en vue de la côte de très grand matin,
et songeant aux circonstances passées et au danger imminent auquel
nous avions échappé, nous résolûmes de relâcher dans une petite
rivière, ayant toutefois assez de fond pour nous, et de voir si nous
ne pourrions pas, soit par terre, soit avec la pinasse du navire,
reconnaître quels bâtiments se trouvaient dans les ports d’alentour.
Nous dûmes vraiment notre salut à cette heureuse précaution; car si
tout d’abord aucun navire européen ne s’offrit à nos regards dans
la baie de Ton-Kin, le lendemain matin il y arriva deux vaisseaux
hollandais, et un troisième sans pavillon déployé, mais que nous
crûmes appartenir à la même nation, passa environ à deux lieues au
large, faisant voile pour la côte de Chine. Dans l’après-midi nous
aperçûmes deux bâtiments anglais, tenant la même route. Ainsi nous
pensâmes nous voir environnés d’ennemis de tous côtés. Le pays où nous
faisions station était sauvage et barbare, les naturels voleurs par
vocation ou par profession; et bien qu’avec eux nous n’eussions guère
commerce, et qu’excepté pour nous procurer des vivres nous évitassions
d’avoir affaire à eux, ce ne fut pourtant qu’à grand’peine que nous
pûmes nous garder de leurs insultes plusieurs fois.

La petite rivière où nous étions n’est distante que de quelques
lieues des dernières limites septentrionales de ce pays. Avec notre
embarcation nous côtoyâmes au nord-est jusqu’à la pointe de terre qui
ouvre la grande baie de Ton-Kin, et ce fut durant cette reconnaissance
que nous découvrîmes, comme on sait, les ennemis dont nous étions
environnés. Les naturels chez lesquels nous étions sont les plus
barbares de tous les habitants de cette côte; ils n’ont commerce
avec aucune autre nation, et vivent seulement de poisson, d’huile,
et autres grossiers aliments. Une preuve évidente de leur barbarie
toute particulière, c’est la coutume qu’ils ont, lorsqu’un navire a le
malheur de naufrager sur leur côte, de faire l’équipage prisonnier,
c’est-à-dire esclave; et nous ne tardâmes pas à voir un échantillon de
leur bonté en ce genre à l’occasion suivante.

J’ai consigné ci-dessus que notre navire avait fait une voie d’eau en
mer, et que nous n’avions pu la découvrir. Bien qu’à la fin elle eût
été bouchée aussi inopinément qu’heureusement dans l’instant même où
nous allions être capturés par les chaloupes hollandaises et anglaises
à proximité de la baie de Siam, cependant, comme nous ne trouvions
pas le bâtiment en aussi bon point que nous l’aurions désiré, nous
résolûmes, tandis que nous étions en cet endroit, de l’échouer au
rivage après avoir retiré le peu de choses lourdes que nous avions à
bord, pour nettoyer et réparer la carène, et, s’il était possible,
trouver où s’était fait le déchirement.

En conséquence, ayant allégé le bâtiment et mis tous les canons et les
autres objets mobiles d’un seul côté, nous fîmes de notre mieux pour
le mettre à la bande, afin de parvenir jusqu’à la quille; car, toute
réflexion faite, nous ne nous étions pas souciés de l’échouer à sec:
nous n’avions pu trouver une place convenable pour cela.

Les habitants, qui n’avaient jamais assisté à un pareil spectacle,
descendirent émerveillés au rivage pour nous regarder; et voyant le
vaisseau ainsi abattu, incliné vers la rive, et ne découvrant point
nos hommes qui, de l’autre côté, sur des échafaudages et dans les
embarcations, travaillaient à la carène, ils s’imaginèrent qu’il
avait fait naufrage et se trouvait profondément engravé.

Dans cette supposition, au bout de deux ou trois heures et avec dix
ou douze grandes barques qui contenaient les unes huit, les autres
dix hommes, ils se réunirent près de nous, se promettant sans doute
de venir à bord, de piller le navire, et, s’ils nous y trouvaient, de
nous mener comme esclaves à leur roi ou capitaine, car nous ne sûmes
point qui les gouvernait.

Quand ils s’approchèrent du bâtiment et commencèrent de ramer à
l’entour, ils nous aperçurent tous fort embesognés après la carène,
nettoyant, calfatant et donnant le suif, comme tout marin sait que
cela se pratique.

Ils s’arrêtèrent quelque temps à nous contempler. Dans notre surprise,
nous ne pouvions concevoir quel était leur dessein; mais, à tout
événement, profitant de ce loisir, nous fîmes entrer quelques-uns des
nôtres dans le navire, et passer des armes et des munitions à ceux
qui travaillaient, afin qu’ils pussent se défendre au besoin. Et ce
ne fut pas hors de propos; car après tout au plus un quart d’heure de
délibération, concluant sans doute que le vaisseau était réellement
naufragé, que nous étions à l’œuvre pour essayer de le sauver et de
nous sauver nous-mêmes à l’aide de nos embarcations, et, quand on
transporta nos armes, que nous tâchions de faire le sauvetage de nos
marchandises, ils posèrent en fait que nous leur étions échus et
s’avancèrent droit sur nous, comme en ligne de bataille.

A la vue de cette multitude, la position vraiment n’était pas
tenable, nos hommes commencèrent à s’effrayer, et se mirent à nous
crier qu’ils ne savaient que faire. Je commandai aussitôt à ceux qui
travaillaient sur les échafaudages de descendre, de rentrer dans le
bâtiment, et à ceux qui montaient les chaloupes de revenir. Quant
à nous, qui étions à bord, nous employâmes toutes nos forces pour
redresser le bâtiment. Ni ceux de l’échafaudage cependant, ni ceux des
embarcations, ne purent exécuter ces ordres avant d’avoir sur les bras
les Cochinchinois qui, avec deux de leurs barques, se jetaient déjà
sur notre chaloupe pour faire nos hommes prisonniers.

Le premier dont ils se saisirent était un matelot anglais, un hardi
et solide compagnon. Il tenait un mousquet à la main; mais, au lieu
de faire feu, il le déposa dans la chaloupe: je le crus fou. Le drôle
entendait mieux que moi son affaire; car il agrippa un païen, le tira
violemment de sa barque dans la nôtre, puis, le prenant par les deux
oreilles, lui cogna la tête si rudement contre le plat-bord, que le
camarade lui resta dans les mains. Sur l’entrefaite, un Hollandais qui
se trouvait à côté ramassa le mousquet, et avec la crosse manœuvra
si bien autour de lui, qu’il terrassa cinq barbares au moment où ils
tentaient d’entrer dans la chaloupe. Mais qu’était tout cela pour
résister à quarante ou cinquante hommes qui, intrépidement, ne se
méfiant pas du danger, commençaient à se précipiter dans la chaloupe,
défendue par cinq matelots seulement! Toutefois un incident qui nous
prêta surtout à rire, procura à nos gens une victoire complète. Voici
ce que c’est:

Notre charpentier, en train de donner un suif à l’extérieur du navire
et de brayer les coutures qu’il avait calfatées pour boucher les
voies, venait justement de faire descendre dans la chaloupe deux
chaudières, l’une pleine de poix bouillante, l’autre de résine,
de suif, d’huile et d’autres matières dont on fait usage pour ces
opérations, et le garçon qui servait notre charpentier avait justement
à la main une grande cuillère de fer avec laquelle il passait aux
travailleurs la matière en fusion, quand, par les écoutes d’avant, à
l’endroit même où se trouvait ce garçon, deux de nos ennemis entrèrent
dans la chaloupe. Le compagnon aussitôt les salua d’une cuillerée de
poix bouillante qui les grilla et les échauda si bien, d’autant qu’ils
étaient à moitié nus, qu’exaspérés par leurs brûlures, ils sautèrent
à la mer beuglant comme deux taureaux. A ce coup le charpentier
s’écria:—«Bien joué, Jack! bravo, va toujours!»—Puis, s’avançant
lui-même, il prend un guipon, et le plongeant dans la chaudière à la
poix, lui et son aide en envoient une telle profusion, que, bref,
dans trois barques, il n’y eut pas un assaillant qui ne fût roussi et
brûlé d’une manière piteuse, d’une manière effroyable, et ne poussât
des cris et des hurlements tels que de ma vie je n’avais ouï un plus
horrible vacarme, voire même rien de semblable; car bien que la
douleur, et c’est une chose digne de remarque, fasse naturellement
jeter des cris à tous les êtres, cependant chaque nation a un mode
particulier d’exclamation et ses vociférations à elle comme elle a son
langage à elle. Je ne saurais, aux clameurs de ces créatures, donner
un nom ni plus juste ni plus exact que celui de hurlement. Je n’ai
vraiment jamais rien ouï qui en approchât plus que les rumeurs des
loups que j’entendis hurler, comme on sait, dans la forêt, sur les
frontières du Languedoc.

[Illustration: «Bien joué, Jack! bravo, va toujours!».]

Jamais victoire ne me fit plus de plaisir, non seulement parce qu’elle
était pour moi inopinée et qu’elle nous tirait d’un péril imminent,
mais encore parce que nous l’avions remportée sans avoir répandu
d’autre sang que celui de ce pauvre diable qu’un de nos hommes avait
dépêché de ses mains, à mon regret toutefois, car je souffrais de
voir tuer de pareils pauvres misérables sauvages, même en cas de
personnelle défense, dans la persuasion où j’étais qu’ils croyaient ne
faire rien que de juste, et n’en savaient pas plus long. Et, bien que
ce meurtre pût être justifiable parce qu’il avait été nécessaire et
qu’il n’y a point de crime nécessaire dans la nature, je n’en pensais
pas moins que c’est là une triste vie que celle où il nous faut sans
cesse tuer nos semblables pour notre propre conservation, et, de fait,
je pense toujours ainsi; même aujourd’hui j’aimerais mieux souffrir
beaucoup que d’ôter la vie à l’être le plus vil qui m’outragerait.
Tout homme judicieux, et qui connaît la valeur d’une vie, sera de mon
sentiment, j’en ai l’assurance, s’il y réfléchit sérieusement.

Mais pour en revenir à mon histoire, durant cette échauffourée mon
partner et moi, qui dirigions le reste de l’équipage à bord, nous
avions fort dextrement redressé le navire ou à peu près: et, quand
nous eûmes remis les canons en place, le canonnier me pria d’ordonner
à notre chaloupe de se retirer, parce qu’il voulait envoyer une
bordée à l’ennemi. Je lui dis de s’en donner de garde, de ne point
mettre en batterie, que sans lui le charpentier ferait la besogne;
je le chargeai seulement de faire chauffer une autre chaudière de
poix, ce dont prit soin notre coq qui se trouvait à bord. Mais nos
assaillants étaient si atterrés de leur première rencontre, qu’ils
ne se soucièrent pas de revenir. Quant à ceux de nos ennemis qui
s’étaient trouvés hors d’atteinte, voyant le navire à flot, et pour
ainsi dire debout, ils commencèrent, nous le supposâmes du moins, à
s’apercevoir de leur bévue et à renoncer à l’entreprise, trouvant que
ce n’était pas là du tout ce qu’ils s’étaient promis.—C’est ainsi
que nous sortîmes de cette plaisante bataille; et comme deux jours
auparavant nous avions porté à bord du riz, des racines, du pain et
une quinzaine de pourceaux gras, nous résolûmes de ne pas demeurer
là plus longtemps, et de remettre en mer quoiqu’il en pût advenir;
car nous ne doutions pas d’être environnés, le jour suivant, d’un si
grand nombre de ces marauds, que notre chaudière de poix n’y pourrait
suffire.

En conséquence tout fut replacé à bord le soir même, et dès le matin
nous étions prêts à partir. Dans ces entrefaites, comme nous avions
mouillé l’ancre à quelque distance du rivage, nous fûmes bien moins
inquiets: nous étions alors en position de combattre et de courir
au large si quelque ennemi se fût présenté. Le lendemain, après
avoir terminé à bord notre besogne, toutes les voies se trouvant
parfaitement étanchées, nous mîmes à la voile. Nous aurions bien
voulu aller dans la baie de Ton-Kin, désireux que nous étions
d’obtenir quelques renseignements sur ces bâtiments hollandais qui
y étaient entrés; mais nous n’osâmes pas, parce que nous avions vu
peu auparavant plusieurs navires qui s’y rendaient, à ce que nous
supposâmes. Nous cinglâmes donc au nord-est, à dessein de toucher à
l’île Formose, ne redoutant pas moins d’être aperçus par un bâtiment
marchand hollandais ou anglais, qu’un navire hollandais, ou anglais
ne redoute de l’être dans la Méditerranée par un vaisseau de guerre
algérien.

Quand nous eûmes gagné la haute mer, nous tînmes toujours au nord-est
comme si nous voulions aller aux Manilles ou îles Philippines, ce
que nous fîmes pour ne pas tomber dans la route des vaisseaux
européens; puis nous gouvernâmes au nord jusqu’à ce que nous fussions
par 22 degrés 20 minutes de latitude, de sorte que nous arrivâmes
directement à l’île Formose, où nous jetâmes l’ancre pour faire de
l’eau et des provisions fraîches. Là, les habitants, qui sont très
courtois et très civils dans leurs manières, vinrent au-devant de
nos besoins et en usèrent très honnêtement et très loyalement avec
nous dans toutes leurs relations et tous leurs marchés, ce que nous
n’avions pas trouvé chez l’autre peuple, et ce qui peut-être est dû au
reste du christianisme autrefois planté dans cette île par une mission
de protestants hollandais: preuve nouvelle de ce que j’ai souvent
observé, que la religion chrétienne, partout où elle est reçue,
civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu’elle opère ou
non leur sanctification.

De là nous continuâmes à faire route au nord, nous tenant toujours à
la même distance de la côte de Chine, jusqu’à ce que nous eussions
passé tous les ports fréquentés par les navires européens, résolus que
nous étions autant que possible à ne pas nous laisser prendre, surtout
dans cette contrée, où, vu notre position, c’eût été fait de nous
infailliblement. Pour ma part, j’avais une telle peur d’être capturé,
que, je le crois fermement, j’eusse préféré de beaucoup tomber entre
les mains de l’inquisition espagnole[33].

Étant alors parvenus à la latitude de 30 degrés, nous nous
déterminâmes à entrer dans le premier port de commerce que nous
trouverions. Tandis que nous ralliions la terre, une barque vint
nous joindre à deux lieues au large, ayant à bord un vieux pilote
portugais, qui, nous ayant reconnu pour un bâtiment européen, venait
nous offrir ses services. Nous fûmes ravis de sa proposition; nous
le prîmes à bord, et là-dessus, sans nous demander où nous voulions
aller, il congédia la barque sur laquelle il était venu.

[Illustration: Une barque vint nous joindre...]

Bien persuadé qu’il nous était loisible alors de nous faire mener
par ce vieux marin où bon nous semblerait, je lui parlai tout
d’abord de nous conduire au golfe de Nanking, dans la partie la
plus septentrionale de la côte de Chine. Le bonhomme nous dit qu’il
connaissait fort bien le golfe de Nanking; mais, en souriant, il nous
demanda ce que nous y comptions faire.

Je lui répondis que nous voulions y vendre notre cargaison, y acheter
des porcelaines, des calicots, des soies écrues, du thé, des soies
ouvrées, puis nous en retourner par la même route.—«En ce cas, nous
dit-il, ce serait bien mieux votre affaire de relâcher à Macao, où
vous ne pourriez manquer de vous défaire avantageusement de votre
opium, et où, avec votre argent, vous pourriez acheter toute espèce de
marchandises chinoises à aussi bon marché qu’à Nanking.»

Dans l’impossibilité de détourner le bonhomme de ce sentiment dont
il était fort entêté et fort engoué, je lui dis que nous étions
gentlemen aussi bien que négociants, et que nous avions envie d’aller
voir la grande cité de Péking et la fameuse cour du monarque de la
Chine.—«Alors, reprit-il, il faut aller à Ningpo, d’où, par le fleuve
qui se jette là dans la mer, vous gagnerez, au bout de cinq lieues, le
grand canal. Ce canal, partout navigable, traverse le cœur de tout le
vaste empire chinois, coupe toutes les rivières, franchit plusieurs
montagnes considérables au moyen d’écluses et de portes et s’avance
jusqu’à la ville de Péking, après un cours de deux cent soixante-dix
lieues.»

—«Fort bien, senhor Portuguez, répondis-je; mais ce n’est pas là
notre affaire maintenant: la grande question est de savoir s’il vous
est possible de nous conduire à la ville de Nanking, d’où plus tard
nous nous rendrions à Péking.»—Il me dit que oui, que c’était pour
lui chose facile, et qu’un gros navire hollandais venait justement
de prendre la même route. Ceci me causa quelque trouble: un vaisseau
hollandais était pour lors notre terreur, et nous eussions préféré
rencontrer le diable pourvu qu’il ne soit pas venu sous une figure
trop effroyable. Nous avions la persuasion qu’un bâtiment hollandais
serait notre ruine; nous n’étions pas de taille à nous mesurer,
tous les vaisseaux qui trafiquent dans ces parages étant d’un port
considérable et d’une beaucoup plus grande force que nous.

Le bonhomme s’aperçut de mon trouble et de mon embarras quand il me
parla du navire hollandais, et il me dit:

—«Sir, vous n’avez rien à redouter des Hollandais, je ne suppose pas
qu’ils soient en guerre aujourd’hui avec votre nation.»—«Non, dis-je,
il est vrai; mais je ne sais quelles libertés les hommes se peuvent
donner lorsqu’ils sont hors de la portée des lois de leur pays.»—«Eh
quoi! reprit-il, vous n’êtes pas des pirates, que craignez-vous? A
coup sûr, on ne s’attaquera pas à de paisibles négociants.»

Si, à ces mots, tout mon sang ne me monta pas au visage, c’est
que quelque obstruction l’arrêta dans les vaisseaux que la nature
a destinés à sa circulation.—Jeté dans la dernière confusion, je
dissimulai mal, et le bonhomme s’aperçut aisément de mon émotion.

—«Sir, me dit-il, je vois que je déconcerte vos mesures: je vous en
prie, s’il vous plaît, faites ce que bon vous semble, et croyez bien
que je vous servirai de toutes mes forces.»—«Oui, cela est vrai,
senhor, répondis-je, maintenant je suis quelque peu ébranlé dans ma
résolution, je ne sais où je dois aller, d’autant surtout que vous
avez parlé de pirates. J’ose espérer qu’il n’y en a pas dans ces mers;
nous serions en fort mauvaise position: vous le voyez, notre navire
n’est pas de haut bord et n’est que faiblement équipé.»

—«Oh! sir, s’écria-t-il, tranquillisez-vous; je ne sache pas qu’aucun
pirate ait paru dans ces mers depuis quinze ans, un seul excepté, qui
a été vu, à ce que j’ai ouï dire, dans la baie de Siam il y a environ
un mois; mais vous pouvez être certain qu’il est parti pour le Sud;
d’ailleurs ce bâtiment n’est ni formidable ni propre à son métier; il
n’a pas été construit pour faire la course; il a été enlevé par un
tas de coquins qui se trouvaient à bord, après que le capitaine et
quelques-uns de ses hommes eurent été tués par des Malais à ou près
l’île de Sumatra.»

—«Quoi! dis-je, faisant semblant de ne rien savoir de cette affaire,
ils ont assassiné leur capitaine?»—«Non, reprit-il, je ne prétends pas
qu’ils l’aient massacré; mais comme après le coup ils se sont enfuis
avec le navire, on croit généralement qu’ils l’ont livré par trahison
entre les mains de ces Malais qui l’égorgèrent, et que sans doute ils
avaient apostés pour cela.»—«Alors, m’écriai-je, ils ont mérité la
mort tout autant que s’ils avaient frappé eux-mêmes»—«Oui-da, repartit
le bonhomme, ils l’ont méritée et pour certain ils l’auront s’ils sont
découverts par quelque navire anglais ou hollandais; car tous sont
convenus, s’ils rencontrent ces brigands, de ne leur point donner
de quartier.»—«Mais, lui fis-je observer, puisque vous dites que le
pirate a quitté ces mers, comment pourraient-ils le rencontrer?»
—«Oui, vraiment, répliqua-t-il, on assure qu’il est parti; ce qu’il y
a de certain toutefois, comme je vous l’ai déjà dit, c’est qu’il est
entré il y a environ un mois, dans la baie de Siam, dans la rivière
de Camboge, et que là, découvert par des Hollandais, qui avaient fait
partie de l’équipage et qui avaient été abandonnés à terre quand
leurs compagnons s’étaient enfuis avec le navire, peu s’en est fallu
qu’il ne soit tombé entre les mains de quelques marchands anglais
et hollandais mouillés dans la même rivière. Si leurs premières
embarcations avaient été bien secondées, on l’aurait infailliblement
capturé; mais ne se voyant harcelé que par deux chaloupes, il vira
vent devant, fit feu dessus, les désempara avant que les autres
fussent arrivées, puis, gagnant la haute mer, leur fit cesser la
chasse et disparut. Comme ils ont une description exacte du navire,
ils sont sûrs de le reconnaître, et partout où ils le trouveront ils
ont juré de ne faire aucun quartier ni au capitaine ni à ses hommes et
de les pendre tous à la grande vergue.»

—«Quoi! m’écriai-je, ils les exécuteront à tort ou à droit? Ils les
pendront d’abord et les jugeront ensuite?»—«Bon Dieu! sir, répondit le
vieux pilote, qu’est-il besoin de formalités avec de pareils coquins?
Qu’on les lie dos à dos et qu’on les jette à la mer, c’est là tout ce
qu’ils méritent.»

Sentant le bonhomme entre mes mains et dans l’impossibilité de me
nuire, je l’interrompis brusquement:—«Fort bien, senhor, lui dis-je,
et voilà justement pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanking
et ne veux pas rebrousser vers Macao ou tout autre parage fréquenté
par les bâtiments anglais ou hollandais; car, sachez, senhor, que
messieurs les capitaines de ces vaisseaux sont un tas de malavisés,
d’orgueilleux, d’insolents personnages qui ne savent ce que c’est que
la justice, ce que c’est que de se conduire selon les lois de Dieu et
la nature; fiers de leur office et n’entendant goutte à leur pouvoir
pour punir des voleurs, ils se font assassins; ils prennent sur eux
d’outrager des gens faussement accusés et de les déclarer coupables
sans enquête légale; mais si Dieu me prête vie, je leur en ferai
rendre compte, je leur ferai apprendre comment la justice veut être
administrée, et qu’on ne doit pas traiter un homme comme un criminel
avant que d’avoir quelque preuve et du crime et de la culpabilité de
cet homme.»

Sur ce, je lui déclarai que notre navire était celui-là même que ces
messieurs avaient attaqué; je lui exposai tout au long l’escarmouche
que nous avions eue avec leurs chaloupes et la sottise et la couardise
de leur conduite; je lui contai toute l’histoire de l’acquisition
du navire et comment le Hollandais nous avait présenté la chose; je
lui dis les raisons que j’avais de ne pas ajouter foi à l’assassinat
du capitaine par les Malais, non plus qu’au rapt du navire; que
ce n’était qu’une fable du cru de ces messieurs pour insinuer que
l’équipage s’était fait pirate; qu’après tout ces messieurs auraient
dû au moins s’assurer du fait avant de nous attaquer au dépourvu et de
nous contraindre à leur résister:—«Ils auront à répondre, ajoutai-je,
du sang des hommes que dans notre légitime défense nous avons tués!»

Ébahi à ce discours, le bonhomme nous dit que nous avions furieusement
raison de gagner le Nord, et que, s’il avait un conseil à nous donner,
ce serait de vendre notre bâtiment en Chine, chose facile, puis
d’en construire ou d’en acheter un autre dans ce pays:—«Assurément,
ajouta-t-il, vous n’en trouverez pas d’aussi bon que le vôtre; mais
vous pourrez vous en procurer un plus que suffisant pour vous ramener
vous et toutes vos marchandises au Bengale, ou partout ailleurs.»

Je lui dis que j’userais de son avis quand nous arriverions dans
quelque port où je pourrais trouver un bâtiment pour mon retour ou
quelque chaland qui voulût acheter le mien. Il m’assura qu’à Nanking
les acquéreurs afflueraient; que pour m’en revenir une jonque chinoise
ferait parfaitement mon affaire; et qu’il me procurerait des gens qui
m’achèteraient l’un et qui me vendraient l’autre.

—«Soit! senhor, repris-je; mais comme vous dites que ces messieurs
connaissent si bien mon navire, en suivant vos conseils, je pourrais
jeter d’honnêtes et braves gens dans un affreux guêpier et peut-être
les faire égorger inopinément; car partout où ces messieurs
rencontreront le navire, il leur suffira de le reconnaître pour
impliquer l’équipage: ainsi d’innocentes créatures seraient surprises
et massacrées.»—«Non, non, dit le bonhomme, j’aviserai au moyen de
prévenir ce malencontre: comme je connais tous ces commandants dont
vous parlez et que je les verrai tous quand ils passeront, j’aurai
soin de leur exposer la chose sous son vrai jour, et de leur démontrer
l’énormité de leur méprise; je leur dirai que s’il est vrai que les
hommes de l’ancien équipage se soient enfuis avec le navire, il est
faux pourtant qu’ils se soient faits pirates; et que ceux qu’ils ont
assaillis vers Camboge ne sont pas ceux qui autrefois enlevèrent le
navire, mais de braves gens qui l’ont acheté innocemment pour leur
commerce: et je suis persuadé qu’ils ajouteront foi à mes paroles,
assez du moins pour agir avec plus de discrétion à l’avenir.»—«Bravo,
lui dis-je, et voulez-vous leur remettre un message de ma part?»—«Oui,
volontiers, me répondit-il, si vous me le donnez par écrit et signé,
afin que je puisse leur prouver qu’il vient de vous, qu’il n’est pas
de mon cru.»—«Me rendant à son désir, sur-le-champ je pris une plume,
de l’encre et du papier, et je me mis à écrire sur l’échauffourée des
chaloupes, sur la prétendue raison de cet injuste et cruel outrage, un
long factum où je déclarais en somme à ces messieurs les commandants
qu’ils avaient fait une chose honteuse, et que, si jamais ils
reparaissaient en Angleterre et que je vécusse assez pour les y voir,
ils la paieraient cher, à moins que durant mon absence les lois de ma
patrie ne fussent tombées en désuétude.

Mon vieux pilote lut et relut ce manifeste et me demanda à plusieurs
reprises si j’étais prêt à soutenir ce que j’y avançais. Je lui
répondis que je le maintiendrais tant qu’il me resterait quelque
chose au monde, dans la conviction où j’étais que tôt ou tard je
devais la trouver belle pour ma revanche. Mais je n’eus pas l’occasion
d’envoyer le pilote porter ce message, car il ne s’en retourna
point[34]. Tandis que tout ceci se passait entre nous, par manière
d’entretien, nous avancions directement vers Nanking, et au bout
d’environ treize jours de navigation, nous vînmes jeter l’ancre à la
pointe sud-ouest du grand golfe de ce nom, où j’appris par hasard
que deux bâtiments hollandais étaient arrivés quelque temps avant
moi, et qu’infailliblement je tomberais entre leurs mains. Dans
cette conjoncture, je consultai de nouveau mon partner; il était
aussi embarrassé que moi, et aurait bien voulu descendre sain et
sauf à terre, n’importe où. Comme ma perplexité ne me troublait pas
à ce point, je demandai au vieux pilote s’il n’y avait pas quelque
crique, quelque havre où je pusse entrer, pour traiter secrètement
avec les Chinois sans être en danger de l’ennemi. Il me dit que si je
voulais faire encore quarante-deux lieues au sud, nous trouverions un
petit port nommé Quinchang, où les pères de la Mission débarquaient
d’ordinaire en venant de Macao, pour aller enseigner la religion
chrétienne aux Chinois, et où les navires européens ne se montraient
jamais; et que, si je jugeais à propos de m’y rendre, là, quand
j’aurais mis pied à terre, je pourrais prendre tout à loisir une
décision ultérieure.—«J’avoue, ajouta-t-il, que ce n’est pas une place
marchande, cependant à certaines époques il s’y tient une sorte de
foire, où les négociants japonais viennent acheter des marchandises
chinoises.»

Nous fûmes tous d’avis de gagner ce port, dont peut-être j’écris le
nom de travers; je ne puis au juste me le rappeler, l’ayant perdu
ainsi que plusieurs autres notés sur un petit livre de poche que l’eau
me gâta, dans un accident que je relaterai en son lieu; je me souviens
seulement que les négociants chinois et japonais avec lesquels nous
entrâmes en relation lui donnaient un autre nom que notre pilote
portugais, et qu’ils le prononçaient comme ci-dessus Quinchang.

Unanimes dans notre résolution de nous rendre à cette place, nous
levâmes l’ancre le jour suivant; nous étions allés deux fois à
terre pour prendre de l’eau fraîche, et dans ces deux occasions les
habitants du pays s’étaient montrés très civils envers nous, et nous
avaient apporté une profusion de choses, c’est-à-dire de provisions,
de plantes, de racines, de thé, de riz et d’oiseaux; mais rien sans
argent.

[Illustration: ... nous avaient apporté une profusion de choses, mais
rien sans argent.]

Le vent étant contraire, nous n’arrivâmes à Quinchang qu’au bout
de cinq jours; mais notre satisfaction n’en fut pas moins vive.
Transporté de joie, et, je puis bien le dire, de reconnaissance envers
le ciel, quand je posai le pied sur le rivage, je fis serment ainsi
que mon partner, s’il nous était possible de disposer de nous et de
nos marchandises d’une manière quelconque, même désavantageuse, de ne
jamais remonter à bord de ce navire de malheur. Oui, il me faut ici
le reconnaître, de toutes les circonstances de la vie dont j’ai fait
quelque expérience, nulle ne rend l’homme si complètement misérable
qu’une crainte continuelle. L’Écriture dit avec raison:—«L’effroi que
conçoit un homme lui tend un piège.»—C’est une mort dans la vie; elle
oppresse tellement l’âme qu’elle la plonge dans l’inertie, étouffe
tout sentiment et abat toute cette vigueur naturelle qui soutient
ordinairement l’homme dans ses afflictions, et qu’il retrouve toujours
dans les plus grandes perplexités[35].



CHAPITRE VI

     Arrivée à Quinchang.—Anxieuses méditations.—Le Père Simon.—En
     Chine.—Voyage à Nanking.—En route pour Péking.—Don Quichotte
     chinois.—Préparatifs de départ.—La grande muraille.—Rencontre
     avec les barbares.—Chameau volé.—Seconde rencontre.—Traversée
     difficile.—Une idole.—A travers le désert.—En Sibérie.—Derniers
     préparatifs.—Combat final.—Arrivée à Londres.


Ce sentiment qui grossit le danger ne manqua pas son effet ordinaire
sur notre imagination en nous représentant les capitaines anglais et
hollandais comme des gens incapables d’entendre raison, de distinguer
l’honnête homme d’avec le coquin, de discerner une histoire en l’air,
calculée pour nous nuire et dans le dessein de tromper, d’avec le
récit simple et vrai de tout notre voyage, de nos opérations et de
nos projets; car nous avions cent moyens de convaincre toute créature
raisonnable que nous n’étions pas des pirates: notre cargaison, la
route que nous tenions, la franchise avec laquelle nous nous montrions
et étions entrés dans tel et tel port, la forme et la faiblesse de
notre bâtiment, le nombre de nos hommes, la petite quantité de nos
armes et de nos munitions, la rareté de nos vivres, n’était-ce pas
là tout autant de témoignages irrécusables? L’opium et les autres
marchandises que nous avions à bord auraient prouvé que le navire
était allé au Bengale; les Hollandais, qui, disait-on, avaient tous
les noms des hommes de son ancien équipage, auraient vu aisément que
nous étions un mélange d’Anglais, de Portugais et d’Indiens, et qu’il
n’y avait parmi nous que deux Hollandais. Toutes ces circonstances et
bien d’autres encore auraient suffi et au delà pour rendre évident à
tout capitaine entre les mains de qui nous serions tombés que nous
n’étions pas des pirates.

Mais la peur, cette aveugle et vaine passion, nous troublait et
nous jetait dans les vapeurs: elle brouillait notre cervelle, et
notre imagination abusée enfantait mille terribles choses moralement
impossibles. Nous nous figurions, comme on nous l’avait rapporté,
que les marins des navires anglais et hollandais, que ces derniers,
particulièrement, étaient si enragés au seul nom de pirate, surtout
si furieux de la déconfiture de leurs chaloupes et de notre fuite
que, sans se donner le temps de s’informer si nous étions ou non
des écumeurs et sans vouloir rien entendre, ils nous exécuteraient
sur-le-champ. Pour qu’ils daignassent faire plus de cérémonie, nous
réfléchissions que la chose avait à leurs yeux de trop grandes
apparences de vérité: le vaisseau n’était-il pas le même, quelques-uns
de leurs matelots ne le connaissaient-ils pas, n’avaient-ils pas
fait partie de son équipage, et dans la rivière de Camboge, lorsque
nous avions appris qu’ils devaient descendre pour nous examiner,
n’avions-nous pas battu leurs chaloupes et levé le pied? Nous ne
mettions donc pas en doute qu’ils ne fussent aussi pleinement assurés
que nous étions pirates que nous étions convaincus du contraire;
et souvent je disais que je ne savais si, nos rôles changés, notre
cas devenu le leur, je n’eusse pas considéré tout ceci comme de la
dernière évidence, et me fusse fait aucun scrupule de tailler en
pièces l’équipage sans croire et peut-être même sans écouter ce qu’il
aurait pu alléguer pour sa défense.

Quoi qu’il en fût, telles avaient été nos appréhensions, et mon
partner et moi nous avions rarement fermé l’œil sans rêver corde et
grande vergue, c’est-à-dire potence; sans rêver que nous combattions,
que nous étions pris, que nous tuions et que nous étions tués. Une
nuit entre autres, dans mon songe j’entrai dans une telle fureur,
m’imaginant que les Hollandais nous abordaient et que j’assommais
un de leurs matelots, que je frappai du poing contre le côté de la
cabine où je couchais et avec une telle force que je me blessai très
grièvement la main, que je me foulai les jointures, que je me meurtris
et déchirai la chair: à ce coup non seulement je me réveillai en
sursaut, mais encore je fus en transe un moment d’avoir perdu deux
doigts.

Une autre crainte dont j’avais été possédé, c’était le traitement
cruel que nous feraient les Hollandais si nous tombions entre leurs
mains. Alors l’histoire d’Amboyne me revenait dans l’esprit, et je
pensais qu’ils pourraient nous appliquer la question, comme en cette
île ils l’avaient appliquée à nos compatriotes, et forcer par la
violence de la torture quelques-uns de nos hommes à confesser des
crimes dont jamais ils ne s’étaient rendus coupables, à s’avouer eux
et nous tous pirates, afin de pouvoir nous mettre à mort avec quelques
apparences de justice; poussés qu’ils seraient à cela par l’appât du
gain, notre vaisseau et sa cargaison valant en somme quatre ou cinq
mille livres sterling.

Toutes ces appréhensions nous avaient tourmentés, mon partner et
moi, nuit et jour. Nous ne prenions point en considération que les
capitaines de navire n’avaient aucune autorité pour agir ainsi, et
que si nous nous constituions leurs prisonniers, ils ne pourraient
se permettre de nous torturer, de nous mettre à mort sans en être
responsables quand ils retourneraient dans leur patrie: au fait,
ceci n’avait rien de bien rassurant; car s’ils eussent mal agi à
notre égard, le bel avantage pour nous qu’ils fussent appelés à en
rendre compte, et si nous avions été occis tout d’abord, la belle
satisfaction pour nous qu’ils en fussent punis quand ils rentreraient
chez eux.

Je ne puis m’empêcher de consigner ici quelques réflexions que je
faisais alors sur mes nombreuses vicissitudes passées. Oh! combien
je trouvais cruel que moi, qui avais dépensé quarante années de
ma vie dans de continuelles traverses, qui avais enfin touché en
quelque sorte au port vers lequel tendent tous les hommes, le repos
et l’abondance, je me fusse volontairement jeté dans de nouveaux
chagrins, par mon choix funeste, et que moi, qui avais échappé à tant
de périls dans ma jeunesse, j’en fusse venu sur le déclin de l’âge,
dans une contrée lointaine, en lieu et circonstance où mon innocence
ne pouvait m’être d’aucune protection, à me faire pendre pour un crime
que, bien loin d’en être coupable, j’exécrais.

A ces pensées succédait un élan religieux, et je me prenais à
considérer que c’était là sans doute une disposition immédiate de la
Providence; que je devais le regarder comme tel et m’y soumettre;
que, bien que je fusse innocent devant les hommes, tant s’en fallait
que je le fusse devant mon Créateur; que je devais songer aux fautes
signalées dont ma vie était pleine et pour lesquelles la Providence
pouvait m’infliger ce châtiment, comme une juste rétribution; enfin,
que je devais m’y résigner comme je me serais résigné à un naufrage
s’il eût plu à Dieu de me frapper d’un pareil désastre.

A son tour mon courage naturel quelquefois reparaissait, je formais de
vigoureuses résolutions, je jurais de ne jamais me laisser prendre, de
ne jamais me laisser torturer par une poignée de barbares froidement
impitoyables; je me disais qu’il aurait mieux valu pour moi tomber
entre les mains des sauvages, des cannibales, qui, s’ils m’eussent
fait prisonnier, m’eussent à coup sûr dévoré, que de tomber entre
les mains de ces messieurs, dont peut-être la rage s’assouvirait
sur moi par des cruautés inouïes, des atrocités. Je me disais ceci:
Quand autrefois j’en venais aux mains avec les sauvages, n’étais-je
pas résolu à combattre jusqu’au dernier soupir? et je me demandais
pourquoi je ne ferais pas de même alors, puisque être pris par ces
messieurs était pour moi une idée plus terrible que ne l’avait jamais
été celle d’être mangé par les sauvages. Les Caraïbes, à leur rendre
justice, ne mangeaient pas un prisonnier qu’il n’eût rendu l’âme, ils
le tuaient d’abord comme nous tuons un bœuf; tandis que ces messieurs
possédaient une multitude de raffinements ingénieux pour enchérir sur
la cruauté de la mort.—Toutes les fois que ces pensées prenaient le
dessus, je tombais immanquablement dans une sorte de fièvre, allumée
par les agitations d’un combat supposé: mon sang bouillait, mes yeux
étincelaient comme si j’eusse été dans la mêlée, puis je jurais de ne
point accepter de quartier et, quand je ne pourrais plus résister, de
faire sauter le navire et tout ce qui s’y trouvait pour ne laisser à
l’ennemi qu’un chétif butin dont il pût faire trophée.

Mais aussi lourd qu’avait été le poids de ces anxiétés et de ces
perplexités tandis que nous étions à bord, aussi grande fut notre joie
quand nous nous vîmes à terre, et mon partner me conta qu’il avait
rêvé que ses épaules étaient chargées d’un fardeau très pesant qu’il
devait porter au sommet d’une montagne: il sentait qu’il ne pourrait
le soutenir longtemps; mais était survenu le pilote portugais qui l’en
avait débarrassé, la montagne avait disparu et il n’avait plus aperçu
devant lui qu’une plaine douce et unie. Vraiment il en était ainsi,
nous étions comme des hommes qu’on a délivrés d’un pesant fardeau.

Pour ma part, j’avais le cœur débarrassé d’un poids sous lequel je
faiblissais; et, comme je l’ai dit, je fis serment de ne jamais
retourner en mer sur ce navire.—Quand nous fûmes à terre, le vieux
pilote, devenu alors notre ami, nous procura un logement et un magasin
pour nos marchandises, qui dans le fond ne faisaient à peu près qu’un:
c’était une hutte contiguë à une maison spacieuse, le tout construit
en cannes et environné d’une palissade de gros roseaux pour garder des
pilleries des voleurs, qui, à ce qu’il paraît, pullulent dans le pays.
Néanmoins, les magistrats nous octroyèrent une petite garde: nous
avions un soldat qui, avec une espèce de hallebarde ou de demi-pique,
faisait sentinelle à notre porte et auquel nous donnions une mesure de
riz et une petite pièce de monnaie, environ la valeur de trois pence
par jour. Grâce à tout cela, nos marchandises étaient en sûreté.

La foire habituellement tenue dans ce lieu était terminée depuis
quelque temps; cependant nous trouvâmes encore trois ou quatre jonques
dans la rivière et deux _japoniers_, j’entends deux vaisseaux du
Japon, chargés de marchandises chinoises, attendant, pour faire voile,
les négociants japonais qui étaient encore à terre.

La première chose que fit pour nous notre vieux pilote portugais, ce
fut de nous ménager la connaissance de trois missionnaires catholiques
qui se trouvaient dans la ville et qui s’y étaient arrêtés depuis
assez longtemps pour convertir les habitants au christianisme; mais
nous crûmes voir qu’ils ne faisaient que de piteuse besogne et que les
chrétiens qu’ils faisaient n’étaient que de tristes chrétiens. Quoi
qu’il en fût, ce n’était pas notre affaire. Un de ces prêtres était
un Français qu’on appelait le Père Simon, homme de bonne et joyeuse
humeur, franc dans ses propos et n’ayant pas la mine si sérieuse et
si grave que les deux autres, l’un Portugais, l’autre Génois. Le Père
Simon était courtois, aisé dans ses manières et d’un commerce fort
aimable; ses deux compagnons, plus réservés, paraissaient rigides et
austères, et s’appliquaient tout de bon à l’œuvre pour laquelle ils
étaient venus, c’est-à-dire à s’entretenir avec les habitants et à
s’insinuer parmi eux toutes les fois que l’occasion s’en présentait.
Souvent nous prenions nos repas avec ces révérends; et quoique, à vrai
dire, ce qu’ils appellent la conversion des Chinois au christianisme
soit fort éloignée de la vraie conversion requise pour amener un
peuple à la foi du Christ, et ne semble guère consister qu’à leur
apprendre le nom de Jésus, à réciter quelques prières à la Vierge
Marie et à son Fils dans une langue qu’ils ne comprennent pas, à
faire le signe de la croix et autres choses semblables, cependant il
me faut l’avouer, ces religieux qu’on appelle missionnaires ont une
ferme croyance que ces gens seront sauvés et qu’ils sont l’instrument
de leur salut; dans cette persuasion, ils subissent non seulement les
fatigues du voyage, les dangers d’une pareille vie, mais souvent la
mort même avec les tortures les plus violentes pour l’accomplissement
de cette œuvre; et ce serait de notre part un grand manque de charité,
quelque opinion que nous ayons de leur besogne en elle-même et de leur
manière de l’expédier, si nous n’avions pas une haute opinion du zèle
qui la leur fait entreprendre à travers tant de dangers, sans avoir en
vue pour eux-mêmes le moindre avantage temporel[36].

Or, pour en revenir à mon histoire, ce prêtre français, le Père
Simon, avait, ce me semble, ordre du chef de la mission de se rendre
à Péking, résidence royale de l’Empereur chinois, et attendait un
autre prêtre qu’on devait lui envoyer de Macao pour l’accompagner.
Nous nous trouvions rarement ensemble sans qu’il m’invitât à faire
ce voyage avec lui, m’assurant qu’il me montrerait toutes les choses
glorieuses de ce puissant Empire, et entre autres la plus grande cité
du monde:—«Cité, disait-il, que votre Londres et notre Paris réunis ne
pourraient égaler.»—Il voulait parler de Péking, qui, je l’avoue, est
une ville fort grande et infiniment peuplée; mais comme j’ai regardé
ces choses d’un autre œil que le commun des hommes, j’en donnerai donc
mon opinion en peu de mots quand, dans la suite de mes voyages, je
serai amené à en parler plus particulièrement.

Mais d’abord je retourne à mon moine ou missionnaire: dînant un
jour avec lui, nous trouvant tous fort gais, je lui laissai voir
quelque penchant à le suivre, et il se mit à me presser très
vivement, ainsi que mon partner, et à nous faire mille séductions
pour nous décider.—«D’où vient donc, Père Simon, dit mon partner,
que vous souhaitez si fort notre société? Vous savez que nous sommes
hérétiques; vous ne pouvez nous aimer ni goûter notre compagnie.»—«Oh!
s’écria-t-il, vous deviendrez peut-être de bons catholiques, avec
le temps: mon affaire ici est de convertir des païens; et qui sait
si je ne vous convertirai pas aussi?»—«Très bien, Père, repris-je;
ainsi vous nous prêcherez tout le long du chemin?»—«Non, non, je ne
vous importunerai pas: notre religion n’est pas incompatible avec les
bonnes manières; d’ailleurs, nous sommes tous ici censés compatriotes.
Au fait, ne le sommes-nous pas eu égard au pays où nous nous trouvons;
et si vous êtes huguenots et moi catholique, au total ne sommes-nous
pas tous chrétiens? Tout au moins, ajouta-t-il, nous sommes tous de
braves gens et nous pouvons fort bien nous hanter sans nous incommoder
l’un l’autre.»—Je goûtai fort ces dernières paroles, qui rappelèrent
à mon souvenir mon jeune ecclésiastique que j’avais laissé au Brésil,
mais il s’en fallait de beaucoup que ce Père Simon approchât de son
caractère; car bien que le Père Simon n’eût en lui nulle apparence
de légèreté criminelle, cependant il n’avait pas ce fonds de zèle
chrétien, de piété stricte, d’affection sincère pour la religion que
mon autre bon ecclésiastique possédait et dont j’ai parlé longuement.

Mais laissons un peu le Père Simon, quoiqu’il ne nous laissât point,
ni ne cessât de nous solliciter de partir avec lui. Autre chose alors
nous préoccupait: il s’agissait de nous défaire de notre navire et
de nos marchandises, et nous commencions à douter fort que nous le
pussions, car nous étions dans une place peu marchande: une fois même
je fus tenté de me hasarder à faire voile pour la rivière de Kilam et
la ville de Nanking; mais la Providence sembla alors, plus visiblement
que jamais, s’intéresser à nos affaires, et mon courage fut tout à
coup relevé par le pressentiment que je devais, d’une manière ou d’une
autre, sortir de cette perplexité et revoir enfin ma patrie: pourtant
je n’avais pas le moindre soupçon de la voie qui s’ouvrirait, et quand
je me prenais quelquefois à y songer, je ne pouvais imaginer comment
cela adviendrait. La Providence, dis-je, commença ici à débarrasser un
peu notre route, et pour la première chose heureuse voici que notre
vieux pilote portugais nous amena un négociant japonais qui, après
s’être enquis des marchandises que nous avions, nous acheta en premier
lieu tout notre opium: il nous en donna un très bon prix, et nous paya
en or, au poids, partie en petites pièces au coin du pays, partie en
petits lingots d’environ dix ou onze onces chacun. Tandis que nous
étions en affaire avec lui pour notre opium, il me vint à l’esprit
qu’il pourrait bien aussi s’arranger de notre navire, et j’ordonnai
à l’interprète de lui en faire la proposition; à cette ouverture, il
leva tout bonnement les épaules, mais quelques jours après il revint
avec un des missionnaires comme trucheman, et me fit cette offre:—«Je
vous ai acheté, dit-il, une trop grande quantité de marchandises avant
d’avoir la pensée ou que la proposition m’ait été faite d’acheter
ce navire, de sorte qu’il ne me reste pas assez d’argent pour le
payer; mais si vous voulez le confier au même équipage, je le louerai
pour aller au Japon, d’où je l’enverrai aux îles Philippines avec
un nouveau chargement dont je paierai le fret avant son départ du
Japon, et à son retour je l’achèterai.»—Je prêtai l’oreille à cette
proposition, et elle remua si vivement mon humeur aventurière que je
conçus aussitôt l’idée de partir moi-même avec lui, puis de faire
voile des îles Philippines pour les mers du Sud. Je demandai donc au
négociant japonais s’il ne pourrait pas ne nous garder que jusqu’aux
Philippines et nous congédier là. Il répondit que la chose était
impossible, parce qu’alors il ne pourrait effectuer le retour de sa
cargaison, mais qu’il nous congédierait au Japon, à la rentrée du
navire. J’y adhérais, toujours disposé à partir; mais mon partner,
plus sage que moi, m’en dissuada en me représentant les dangers
auxquels j’allais m’exposer et sur ces mers, et chez les Japonais, qui
sont faux, cruels et perfides, et chez les Espagnols des Philippines,
plus faux, plus cruels et plus perfides encore.

[Illustration: Il revint avec un des missionnaires...]

Mais pour amener à conclusion ce grand changement dans nos affaires,
il fallait d’abord consulter le capitaine du navire et l’équipage, et
savoir s’ils voulaient aller au Japon, et tandis que cela m’occupait,
le jeune homme que mon neveu m’avait laissé pour compagnon de voyage
vint à moi et me dit qu’il croyait l’expédition proposée fort belle,
qu’elle promettait de grands avantages et qu’il serait ravi que je
l’entreprisse; mais que si je ne me décidais pas à cela et que je
voulusse l’y autoriser, il était prêt à partir comme marchand, ou en
toute autre qualité, à mon bon plaisir.—«Si jamais je retourne en
Angleterre, ajouta-t-il, et vous y retrouve vivant, je vous rendrai un
compte fidèle de mon gain, qui sera tout à votre discrétion.»

Il m’était réellement pénible de me séparer de lui; mais, songeant
aux avantages qui étaient vraiment considérables, et que ce jeune
homme était aussi propre à mener l’affaire à bien que qui que ce fût,
j’inclinai à le laisser partir; cependant je lui dis que je voulais
d’abord consulter mon partner, et que je lui donnerais une réponse
le lendemain. Je m’en entretins donc avec mon partner, qui s’y prêta
très généreusement.—«Vous savez, me dit-il, que ce navire nous a été
funeste, et que nous avons résolu tous les deux de ne plus nous y
embarquer: si votre intendant—ainsi appelait-il mon jeune homme—veut
tenter le voyage, je lui abandonne ma part du navire pour qu’il en
tire le meilleur parti possible; et si nous vivons assez pour revoir
l’Angleterre, et s’il réussit dans ces expéditions lointaines, il nous
tiendra compte de la moitié du profit du louage du navire, l’autre
moitié sera pour lui.»

Mon partner, qui n’avait nulle raison de prendre intérêt à ce jeune
homme, faisant une offre semblable, je me gardai bien d’être moins
généreux; et tout l’équipage consentant à partir avec lui, nous lui
donnâmes la moitié du bâtiment en propriété, et nous reçûmes de lui un
écrit par lequel il s’obligeait à nous tenir compte de l’autre; puis
il partit pour le Japon.—Le négociant japonais se montra un parfait
honnête homme à son égard: il le protégea au Japon, et lui fit obtenir
la permission de descendre à terre, faveur qu’en général les Européens
n’obtiennent plus depuis quelque temps; il lui paya son fret très
ponctuellement, et l’envoya aux Philippines chargé de porcelaines du
Japon et de la Chine avec un subrécargue du pays, qui, après avoir
trafiqué avec les Espagnols, rapporta des marchandises européennes et
un fort lot de clous de girofle et autres épices. A son arrivée, non
seulement il lui paya son fret aussitôt et grassement, mais encore,
comme notre jeune homme ne se souciait point alors de vendre le
navire, le négociant lui fournit des marchandises pour son compte; de
sorte qu’avec quelque argent et quelques épices qu’il avait d’autre
part et qu’il emporta avec lui, il retourna aux Philippines, chez
les Espagnols, où il se défit de sa cargaison très avantageusement.
Là, s’étant fait de bonnes connaissances à Manille, il obtint que
son navire fût déclaré libre; et le gouverneur de Manille l’ayant
loué pour aller en Amérique, à Acapulco, sur la côte du Mexique, il
lui donna la permission d’y débarquer, de se rendre à Mexico, et de
prendre passage pour l’Europe, lui et tout son monde, sur un navire
espagnol.

Il fit le voyage d’Acapulco très heureusement, et il y vendit son
navire. Là, ayant aussi obtenu la permission de se rendre par terre à
Porto-Bello, il trouva, je ne sais comment, le moyen de passer à la
Jamaïque avec tout ce qu’il avait, et environ huit ans après il revint
en Angleterre excessivement riche: de quoi je parlerai en son lieu.
Sur ce, je reviens à mes propres affaires.

Sur le point de nous séparer du bâtiment et de l’équipage, nous nous
prîmes naturellement à songer à la récompense que nous devions donner
aux deux hommes qui nous avaient avertis si fort à propos du projet
formé contre nous dans la rivière de Camboge. Le fait est qu’ils
nous avaient rendu un service insigne, et qu’ils méritaient bien de
nous, quoique, soit dit en passant, ils ne fussent eux-mêmes qu’une
paire de coquins; car, ajoutant foi à la fable qui nous transformait
en pirates, et ne doutant pas que nous ne nous fussions enfuis avec
le navire, ils étaient venus nous trouver, non seulement pour nous
avertir de ce qu’on machinait contre nous, mais encore pour s’en aller
faire la course en notre compagnie, et l’un d’eux avoua plus tard que
l’espérance seule d’écumer la mer avec nous l’avait poussé à cette
révélation. N’importe! le service qu’ils nous avaient rendu n’en était
pas moins grand, et c’est pourquoi, comme je leur avais promis d’être
reconnaissant envers eux, j’ordonnai premièrement qu’on leur payât
les appointements qu’ils déclaraient leur être dus à bord de leurs
vaisseaux respectifs, c’est-à-dire à l’Anglais neuf mois de ses gages
et sept au Hollandais; puis, en outre, et par-dessus, je leur fis
donner une petite somme en or, à leur grand contentement. Je nommai
ensuite l’Anglais maître canonnier du bord, le nôtre ayant passé
lieutenant en second et commis aux vivres; pour le Hollandais, je le
fis maître d’équipage. Ainsi grandement satisfaits, l’un et l’autre
rendirent de bons offices, car tous les deux étaient d’habiles marins
et d’intrépides compagnons.

Nous étions alors sur le sol de la Chine; et si au Bengale je m’étais
cru banni et éloigné de ma patrie, tandis que pour mon argent j’avais
tant de moyens de revenir chez moi, que ne devais-je pas penser en ce
moment où j’étais environ à mille lieues plus loin de l’Angleterre,
et sans perspective aucune de retour!

Seulement, comme une autre foire devait se tenir au bout de quatre
mois dans la ville où nous étions, nous espérions qu’alors nous
serions à même de nous procurer toutes sortes de produits du pays, et
vraisemblablement de trouver quelque jonque chinoise ou quelque navire
venant de Nanking qui serait à vendre et pourrait nous transporter
nous et nos marchandises où il nous plairait. Faisant fond là-dessus,
je résolus d’attendre; d’ailleurs, comme nos personnes privées
n’étaient pas suspectes, si quelques bâtiments anglais ou hollandais
se présentaient ne pouvions-nous pas trouver l’occasion de charger nos
marchandises et d’obtenir passage pour quelque autre endroit des Indes
moins éloigné de notre patrie?

Dans cette espérance, nous nous déterminâmes donc à demeurer en ce
lieu; mais, pour nous récréer, nous nous permîmes deux ou trois
petites tournées dans le pays. Nous fîmes d’abord un voyage de dix
jours pour aller voir Nanking, ville vraiment digne d’être visitée.
On dit qu’elle renferme un million d’âmes, je ne le crois pas: elle
est symétriquement bâtie, toutes les rues sont régulièrement alignées
et se croisent l’une l’autre en ligne droite, ce qui lui donne une
avantageuse apparence.

Mais quand j’en viens à comparer les misérables peuples de ces régions
aux peuples de nos contrées, leurs édifices, leurs mœurs, leur
gouvernement, leur religion, leurs richesses et leur splendeur,—comme
disent quelques-uns,—j’avoue que tout cela me semble ne pas valoir
la peine d’être nommé, ne pas valoir le temps que je passerais à le
décrire et que perdraient à le lire ceux qui viendront après moi.

Il est à remarquer que nous nous ébahissons de la grandeur, de
l’opulence, des cérémonies, de la pompe, du gouvernement, des
manufactures, du commerce et de la conduite de ces peuples, non
parce que ces choses méritent de fixer notre admiration ou même nos
regards, mais seulement parce que, tout remplis de l’idée primitive
que nous avons de la barbarie de ces contrées, de la grossièreté et de
l’ignorance qui y règnent, nous ne nous attendons pas à y trouver rien
de si avancé.

Autrement, que sont leurs édifices auprès des palais et des châteaux
royaux de l’Europe? Qu’est-ce que leur commerce auprès du commerce
universel de l’Angleterre, de la Hollande, de la France et de
l’Espagne? Que sont leurs villes auprès des nôtres pour l’opulence,
la force, le faste des habits, le luxe des ameublements, la variété
infinie? Que sont leurs ports parsemés de quelques jonques et
de quelques barques, comparés à notre navigation, à nos flottes
marchandes, à notre puissante et formidable marine? Notre cité de
Londres fait plus de commerce que tout leur puissant Empire. Un
vaisseau de guerre anglais, hollandais ou français, de quatre-vingts
canons, battrait et détruirait toutes les forces navales des Chinois.
La grandeur de leur opulence et de leur commerce, la puissance de
leur gouvernement, la force de leurs armées nous émerveillent parce
que, je l’ai déjà dit, accoutumés que nous sommes à les considérer
comme une nation barbare de païens et à peu près comme des sauvages,
nous ne nous attendons pas à rencontrer rien de semblable chez eux,
et c’est vraiment de là que vient le jour avantageux sous lequel nous
apparaissent leur splendeur et leur puissance: autrement, cela en
soi-même n’est rien du tout; car ce que j’ai dit de leurs vaisseaux
peut être dit de leurs troupes et de leurs armées; toutes les forces
de leur Empire, bien qu’ils puissent mettre en campagne deux millions
d’hommes, ne seraient bonnes ni plus ni moins qu’à ruiner le pays et
à les réduire eux-mêmes à la famine. S’ils avaient à assiéger une
ville forte de Flandre ou à combattre une armée disciplinée, une
ligne de cuirassiers allemands ou de gendarmes français culbuterait
toute leur cavalerie; un million de leurs fantassins ne pourraient
tenir devant un corps de notre infanterie rangé en bataille et posté
de façon à ne pouvoir être enveloppé, fussent-ils vingt contre un:
voire même, je n’exagérerais pas si je disais que trente mille hommes
d’infanterie allemande ou anglaise et dix mille chevaux français
brosseraient toutes les forces de la Chine. Il en est de même de
notre fortification et de l’art de nos ingénieurs dans l’attaque et
la défense des villes: il n’y a pas en Chine une place fortifiée qui
pût tenir un mois contre les batteries et les assauts d’une armée
européenne, tandis que toutes les armées des Chinois ne pourraient
prendre une ville comme Dunkerque, à moins que ce ne fût par famine,
l’assiégeraient-elles dix ans. Ils ont des armes à feu, il est vrai,
mais elles sont lourdes et grossières et sujettes à faire long feu;
ils ont de la poudre, mais elle n’a point de force; enfin ils n’ont
ni discipline sur le champ de bataille, ni tactique, ni habileté dans
l’attaque, ni modération dans la retraite. Aussi j’avoue que ce fut
chose bien étrange pour moi, quand je revins en Angleterre, d’entendre
nos compatriotes débiter de si belles bourdes sur la puissance, les
richesses, la gloire, la magnificence et le commerce des Chinois, qui
ne sont, je l’ai vu, je le sais, qu’un méprisable troupeau d’esclaves
ignorants et sordides assujettis à un gouvernement bien digne de
commander à un tel peuple; et en un mot, car je suis maintenant tout
à fait lancé hors de mon sujet, et en un mot, dis-je, si la Moscovie
n’était pas à une si énorme distance, si l’Empire moscovite n’était
pas un ramassis d’esclaves presque aussi grossiers, aussi faibles,
aussi mal gouvernés que les Chinois eux-mêmes, le czar de Moscovie
pourrait tout à son aise les chasser tous de leur contrée et la
subjuguer dans une seule campagne. Si le czar, qui, à ce que j’entends
dire, devient un grand prince et commence à se montrer formidable
dans le monde, se fût jeté de ce côté au lieu de s’attaquer aux
belliqueux Suédois,—dans cette entreprise aucune des puissances de
l’Europe ne l’eût envié ou entravé,—il serait aujourd’hui Empereur
de la Chine au lieu d’avoir été battu par le roi de Suède à Narva,
où les Suédois n’étaient pas un contre six.—De même que les Chinois
nous sont inférieurs en force, en magnificence, en navigation, en
commerce et en agriculture, de même ils nous sont inférieurs en
savoir, en habileté dans les sciences: ils ont des globes et des
sphères et une teinture des mathématiques; mais vient-on à examiner
leurs connaissances... que les plus judicieux de leurs savants ont la
vue courte! Ils ne savent rien du mouvement des corps célestes et sont
si grossièrement et si absurdement ignorants, que, lorsque le soleil
s’éclipse, ils s’imaginent qu’il est assailli par un grand dragon qui
veut l’emporter, et ils se mettent à faire un charivari avec tous les
tambours et tous les chaudrons du pays pour épouvanter et chasser le
monstre, juste comme nous faisons pour rappeler un essaim d’abeilles.

C’est là l’unique digression de ce genre que je me sois permise
dans tout le récit que j’ai donné de mes voyages; désormais je me
garderai de faire aucune description de contrée et de peuple; ce
n’est pas mon affaire, ce n’est pas de mon ressort: m’attachant
seulement à la narration de mes propres aventures à travers une
vie ambulante et une longue série de vicissitudes presque inouïes,
je ne parlerai des villes importantes, des contrées désertes, des
nombreuses nations que j’ai encore à traverser qu’autant qu’elles
se lieront à ma propre histoire et que mes relations avec elles le
rendront nécessaire.—J’étais alors, selon mon calcul le plus exact,
dans le cœur de la Chine, par 30 degrés environ de latitude nord,
car nous étions revenus de Nanking. J’étais toujours possédé d’une
grande envie de voir Péking, dont j’avais tant ouï parler, et le Père
Simon m’importunait chaque jour pour que je fisse cette excursion.
Enfin l’époque de son départ étant fixée, et l’autre missionnaire qui
devait aller avec lui étant arrivé de Macao, il nous fallait prendre
une détermination. Je renvoyai le Père Simon à mon partner, m’en
référant tout à fait à son choix. Mon partner finit par se déclarer
pour l’affirmative, et nous fîmes nos préparatifs de voyage. Nous
partîmes assez avantageusement sous un rapport, car nous obtînmes
la permission de voyager à la suite d’un des mandarins du pays, une
manière de vice-rois ou principaux magistrats de la province où ils
résident, tranchant du grand, voyageant avec un grand cortège et force
grands hommages de la part du peuple, qui souvent est grandement
appauvri par eux, car tous les pays qu’ils traversent sont obligés de
leur fournir des provisions à eux et à toute leur séquelle. Une chose
que je ne laissai pas de remarquer particulièrement en cheminant
avec les bagages de celui-ci, c’est que, bien que nous reçussions des
habitants de suffisantes provisions pour nous et nos chevaux, comme
appartenant au mandarin, nous étions néanmoins obligés de tout payer
ce que nous acceptions d’après le prix courant du lieu. L’intendant ou
commissaire des vivres du mandarin nous soutirait très ponctuellement
ce revenant-bon, de sorte que si voyager à la suite du mandarin était
une grande commodité pour nous, ce n’était pas une haute faveur de sa
part, c’était, tout au contraire, un grand profit pour lui, si l’on
considère qu’il y avait une trentaine de personnes chevauchant de la
même manière sous la protection de son cortège ou, comme nous dirions,
avec son convoi. C’était, je le répète, pour lui un bénéfice tout
clair: il nous prenait tout notre argent pour les vivres que le pays
lui fournissait pour rien.

Pour gagner Péking, nous eûmes vingt-cinq jours de marche à travers
un pays extrêmement populeux, mais misérablement cultivé: quoiqu’on
préconise tant l’industrie de ce peuple, son agriculture, son économie
rurale, sa manière de vivre, tout cela n’est qu’une pitié. Je dis
une pitié, et cela est vraiment tel comparativement à nous, et nous
semblerait ainsi à nous qui entendons la vie, si nous étions obligés
de le subir; mais il n’en est pas de même pour ces pauvres diables qui
ne connaissent rien autre. L’orgueil de ces sottes gens est énorme,
il n’est surpassé que par leur pauvreté, et ne fait qu’ajouter à
ce que j’appelle leur misère. Il m’est avis que les sauvages tout
nus de l’Amérique vivent beaucoup plus heureux; s’ils n’ont rien,
ils ne désirent rien, tandis que ceux-ci, insolents et superbes, ne
sont après tout que des gueux et des valets; leur ostentation est
inexprimable: elle se manifeste surtout dans leurs vêtements, dans
leurs demeures et dans la multitude de laquais et d’esclaves qu’ils
entretiennent; mais ce qui met le comble à leur ridicule, c’est le
mépris qu’ils professent pour tout l’univers, excepté pour eux-mêmes.

Sincèrement, je voyageai par la suite plus agréablement dans les
déserts et les vastes solitudes de la Grande-Tartarie que dans cette
Chine où cependant les routes sont bien pavées, bien entretenues et
très commodes pour les voyageurs. Rien ne me révoltait plus que de
voir ce peuple si hautain, si impérieux, si outrecuidant au sein de
l’imbécillité et de l’ignorance la plus crasse: car tout son fameux
génie n’est que ça et pas plus! Aussi mon ami le Père Simon et moi
ne laissions-nous jamais échapper l’occasion de faire gorge chaude
de leur orgueilleuse gueuserie.—Un jour, approchant du manoir d’un
gentilhomme campagnard, comme l’appelait le Père Simon, à environ dix
lieues de la ville de Nanking, nous eûmes l’honneur de chevaucher
pendant environ deux milles avec le maître de la maison, dont
l’équipage était d’un parfait don-quichottisme, un mélange de pompe et
de pauvreté.

L’habit de ce crasseux eût merveilleusement fait l’affaire d’un
Scaramouche ou d’un Fagotin: il était d’un sale calicot surchargé
de tout le pimpant harnachement de la casaque d’un fou; les manches
en étaient pendantes, de tout côté ce n’était que satin, crevés et
taillades. Il recouvrait une riche veste de taffetas aussi grasse
que celle d’un boucher, et qui témoignait que son Honneur était un
malpropre de la plus haute envergure.

Son cheval était une pauvre, maigre, affamée et cagneuse créature;
on pourrait avoir une pareille monture en Angleterre pour trente ou
quarante schellings. Deux esclaves le suivaient à pied pour faire
trotter le pauvre animal. Il avait un fouet à la main et il rossait
la bête aussi fort et ferme du côté de la tête que ses esclaves le
faisaient du côté de la queue, et ainsi il s’en allait chevauchant
près de nous avec environ dix ou douze valets; et on nous dit
qu’il se rendait à son manoir à une demi-lieue devant nous. Nous
cheminions tout doucement, mais cette manière de gentilhomme prit le
devant, et comme nous nous arrêtâmes une heure dans un village pour
nous rafraîchir, quand nous arrivâmes vers le castel de ce grand
personnage, nous le vîmes installé sur un petit emplacement devant
sa porte et en train de prendre sa réfection: au milieu de cette
espèce de jardin, il était facile de l’apercevoir, et on nous donna à
entendre que plus nous le regarderions, plus il serait satisfait.

Il était assis sous un arbre à peu près semblable à un palmier nain,
qui étendait son ombre au-dessus de sa tête, du côté du midi; mais,
par luxe, on avait placé sous l’arbre un immense parasol qui ajoutait
beaucoup au coup d’œil. Il était étalé et renversé dans un vaste
fauteuil, car c’était un homme pesant et corpulent, et sa nourriture
lui était apportée par deux esclaves féminines.

On en voyait deux autres, dont peu de gentilshommes européens, je
pense, eussent agréé les services: la première faisait manger notre
gentillâtre avec une cuillère; la seconde tenait un plat d’une main,
et de l’autre raclait ce qui tombait sur la barbe ou la veste de
taffetas de sa Seigneurie. Cette grosse et grasse brute croyait
au-dessous d’elle d’employer ses propres mains à toutes ces opérations
familières que les rois et les monarques aiment mieux faire eux-mêmes
plutôt que d’être touchés par les doigts rustiques de leurs valets[37].

A ce spectacle, je me pris à penser aux tortures que la vanité prépare
aux hommes et combien un penchant orgueilleux ainsi mal dirigé doit
être incommode pour un être qui a du sens commun; puis, laissant ce
pauvre hère se délecter à l’idée que nous nous ébahissions devant sa
pompe, tandis que nous le regardions en pitié et lui prodiguions le
mépris, nous poursuivîmes notre voyage; seulement le Père Simon eut
la curiosité de s’arrêter pour tâcher d’apprendre quelles étaient les
friandises dont ce châtelain se repaissait avec tant d’apparat; il
eut l’honneur d’en goûter et nous dit que c’était, je crois, un mets
dont un dogue anglais voudrait à peine manger, si on le lui offrait,
c’est-à-dire un plat de riz bouilli, rehaussé d’une grosse gousse
d’ail, d’un sachet rempli de poivre vert et d’une autre plante à peu
près semblable à notre gingembre, mais qui a l’odeur du musc et la
saveur de la moutarde; le tout mis ensemble et mijoté avec un petit
morceau de mouton maigre. Voilà quel était le festin de sa Seigneurie,
dont quatre ou cinq autres domestiques attendaient les ordres à
quelque distance. S’il les nourrissait moins somptueusement qu’il se
nourrissait lui-même, si, par exemple, on leur retranchait les épices,
ils devaient faire maigre chère en vérité.

Quant à notre mandarin avec qui nous voyagions, respecté comme un roi,
il était toujours environné de ses gentilshommes, et entouré d’une
telle pompe que je ne pus guère l’entrevoir que de loin; je remarquai
toutefois qu’entre tous les chevaux de son cortège il n’y en avait pas
un seul qui parût valoir les bêtes de somme de nos voituriers anglais;
ils étaient si chargés de housses, de caparaçons, de harnais et autres
semblables friperies, que vous n’auriez pu voir s’ils étaient gras ou
maigres: on apercevait à peine le bout de leur tête et de leurs pieds.

J’avais alors le cœur gai; débarrassé du trouble et de la perplexité
dont j’ai fait la peinture, et ne nourrissant plus d’idées rongeantes,
ce voyage me sembla on ne peut plus agréable. Je n’y essuyai
d’ailleurs aucun fâcheux accident; seulement, en passant à gué une
petite rivière, mon cheval broncha et me désarçonna, c’est-à-dire
qu’il me jeta dedans: l’endroit n’était pas profond, mais je fus
trempé jusqu’aux os. Je ne fais mention de cela que parce que ce
fut alors que se gâta mon livre de poche, où j’avais couché les
noms de plusieurs peuples et de différents lieux dont je voulais
me ressouvenir. N’en ayant pas pris tout le soin nécessaire, les
feuillets se moisirent, et par la suite il me fut impossible de
déchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant aux noms de
quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage.

Enfin nous arrivâmes à Péking.—Je n’avais avec moi que le jeune
homme que mon neveu le capitaine avait attaché à ma personne comme
domestique, lequel se montra très fidèle et très diligent; mon partner
n’avait non plus qu’un compagnon, un de ses parents. Quant au pilote
portugais, ayant désiré voir la Cour, nous lui avions donné son
passage, c’est-à-dire que nous l’avions défrayé pour l’agrément de sa
compagnie et pour qu’il nous servît d’interprète, car il entendait la
langue du pays, parlait bien français et quelque peu anglais: vraiment
ce bonhomme nous fut partout on ne peut plus utile. Il y avait à
peine une semaine que nous étions à Péking, quand il vint me trouver
en riant:—«Ah! senhor Inglez, me dit-il, j’ai quelque chose à vous
dire qui vous mettra la joie au cœur.»—«La joie au cœur! dis-je, que
serait-ce donc? Je ne sache rien dans ce pays qui puisse m’apporter
ni grande joie ni grand chagrin.»—«Oui, oui, dit le vieil homme en
mauvais anglais, faire vous content, et moi fâcheux.»—C’est fâché
qu’il voulait dire. Ceci piqua ma curiosité.—«Pourquoi, repris-je,
cela vous fâcherait-il?»—«Parce que, répondit-il, m’ayant amené ici,
après un voyage de vingt-cinq jours, vous me laisserez m’en retourner
seul. Et comment ferai-je pour regagner mon port sans vaisseau, sans
cheval, sans pécune?» C’est ainsi qu’il nommait l’argent dans un latin
corrompu qu’il avait en provision pour notre plus grande hilarité.

Bref, il nous dit qu’il y avait dans la ville une grande caravane de
marchands moscovites et polonais qui se disposaient à retourner par
terre en Moscovie dans quatre ou cinq semaines, et que sûrement nous
saisirions l’occasion de partir avec eux et le laisserions derrière
s’en revenir tout seul. J’avoue que cette nouvelle me surprit: une
joie secrète se répandit dans toute mon âme, une joie que je ne puis
décrire, que je ne ressentis jamais ni auparavant ni depuis. Il me fut
impossible pendant quelque temps de répondre un seul mot au bonhomme;
à la fin pourtant, me tournant vers lui:—«Comment savez-vous cela?
fis-je, êtes-vous sûr que ce soit vrai?»—«Oui-da, reprit-il; j’ai
rencontré ce matin, dans la rue, une de mes vieilles connaissances,
un Arménien, ou, comme vous dites vous autres, un Grec, qui se trouve
avec eux; il est arrivé dernièrement d’Astracan et se proposait
d’aller au Ton-Kin, où je l’ai connu autrefois; mais il a changé
d’avis, et maintenant il est déterminé à retourner à Moscou avec la
caravane, puis à descendre le Volga jusqu’à Astracan.»—«Eh bien!
senhor, soyez sans inquiétude quant à être laissé seul ici: si c’est
un moyen pour moi de retourner en Angleterre, ce sera votre faute
si vous remettez jamais le pied à Macao.» J’allai alors consulter
mon partner sur ce qu’il y avait à faire, et je lui demandai ce
qu’il pensait de la nouvelle du pilote et si elle contrarierait ses
intentions: il me dit qu’il souscrivait d’avance à tout ce que je
voudrais; car il avait si bien établi ses affaires au Bengale et
laissé ses effets en si bonnes mains, que, s’il pouvait convertir
l’expédition fructueuse que nous venions de réaliser en soies de
Chine écrues et ouvrées qui valussent la peine d’être transportées,
il serait très content d’aller en Angleterre, d’où il repasserait au
Bengale par les navires de la Compagnie.

Cette détermination prise, nous convînmes que, si notre vieux pilote
portugais voulait nous suivre, nous le défraierions jusqu’à Moscou ou
jusqu’en Angleterre, comme il lui plairait. Certes nous n’eussions
point passé pour généreux si nous ne l’eussions pas récompensé
davantage; les services qu’il nous avait rendus valaient bien cela
et au delà: il avait été non seulement notre pilote en mer, mais
encore pour ainsi dire notre courtier à terre; et en nous procurant le
négociant japonais il avait mis quelques centaines de livres sterling
dans nos poches. Nous devisâmes donc ensemble là-dessus, et désireux
de le gratifier, ce qui, après tout, n’était que lui faire justice, et
souhaitant d’ailleurs de le conserver avec nous, car c’était un homme
précieux en toute occasion, nous convînmes que nous lui donnerions à
nous deux une somme en or monnayé, qui, d’après mon calcul, pouvait
monter à 175 livres sterling, et que nous prendrions ses dépenses pour
notre compte, les siennes et celles de son cheval, ne laissant à sa
charge que la bête de somme qui transporterait ses effets.

Ayant arrêté ceci entre nous, nous mandâmes le vieux pilote pour lui
faire savoir ce que nous avions résolu.—«Vous vous êtes plaint, lui
dis-je, d’être menacé de vous en retourner tout seul; j’ai maintenant
à vous annoncer que vous ne vous en retournerez pas du tout. Comme
nous avons pris le parti d’aller en Europe avec la caravane, nous
voulons vous emmener avec nous, et nous vous avons fait appeler pour
connaître votre volonté.»—Le bonhomme hocha la tête et dit que c’était
un long voyage; qu’il n’avait point de pécune pour l’entreprendre,
ni pour subsister quand il serait arrivé.—«Nous ne l’ignorons pas,
lui dîmes-nous, et c’est pourquoi nous sommes dans l’intention de
faire quelque chose pour vous qui vous montrera combien nous sommes
sensibles au bon office que vous nous avez rendu, et combien aussi
votre compagnie nous est agréable.»—Je lui déclarai alors que nous
étions convenus de lui donner présentement une certaine somme,
qu’il pourrait employer de la même manière que nous emploierions
notre avoir, et que, pour ce qui était de ses dépenses, s’il venait
avec nous, nous voulions le déposer à bon port,—sauf mort ou
accidents,—soit en Moscovie, soit en Angleterre, et cela à notre
charge, le transport de ses marchandises excepté.

Il reçut cette proposition avec transport, et protesta qu’il
nous suivrait au bout du monde; nous nous mîmes donc à faire nos
préparatifs de voyage. Toutefois il en fut de nous comme des autres
marchands: nous eûmes tous beaucoup de choses à terminer, et au lieu
d’être prêts en cinq semaines, avant que tout fût arrangé, quatre mois
et quelques jours s’écoulèrent.

Ce ne fut qu’au commencement de février que nous quittâmes Péking.—Mon
partner et le vieux pilote se rendirent au port où nous avions
d’abord débarqué pour disposer de quelques marchandises que nous y
avions laissées, et moi avec un marchand chinois que j’avais connu à
Nanking, et qui était venu à Péking pour ses affaires, je m’en allai
dans la première de ces deux villes, où j’achetai quatre-vingt-dix
pièces de beau damas avec environ deux cents pièces d’autres belles
étoffes de soie de différentes sortes, quelques-unes brochées d’or:
toutes ces acquisitions étaient déjà rendues à Péking au retour de
mon partner. En outre, nous achetâmes une partie considérable de
soie écrue et plusieurs autres articles: notre pacotille s’élevait,
rien qu’en ces marchandises, à 3.500 livres sterling, et avec du
thé, quelques belles toiles peintes, et trois charges de chameaux en
noix muscades et clous de girofle, elle chargeait, pour notre part,
dix-huit chameaux non compris ceux que nous devions monter, ce qui,
avec deux ou trois chevaux de main et deux autres chevaux chargés
de provisions, portait en somme notre suite à vingt-six chameaux ou
chevaux.

La caravane était très nombreuse, et, autant que je puis me le
rappeler, se composait de trois ou quatre cents chevaux et chameaux
et de plus de cent vingt hommes très bien armés et préparés à tout
événement; car, si les caravanes orientales sont sujettes à être
attaquées par les Arabes, celles-ci sont sujettes à l’être par les
Tartares, qui ne sont pas, à vrai dire, tout à fait aussi dangereux
que les Arabes, ni si barbares quand ils ont le dessus.

Notre compagnie se composait de gens de différentes nations,
principalement de Moscovites; il y avait bien une soixantaine de
négociants ou habitants de Moscou, parmi lesquels se trouvaient
quelques Livoniens, et, à notre satisfaction toute particulière, cinq
Écossais, hommes de poids et qui paraissaient très versés dans la
science des affaires.

Après une journée de marche, nos guides, qui étaient au nombre de
cinq, appelèrent tous les gentlemen et les marchands, c’est-à-dire
tous les voyageurs, excepté les domestiques, pour tenir, disaient-ils,
un _grand conseil_. A ce grand conseil chacun déposa une certaine
somme à la masse commune pour payer le fourrage qu’on achèterait en
route, lorsqu’on ne pourrait en avoir autrement, pour les émoluments
des guides, pour les chevaux de louage et autres choses semblables.
Ensuite ils constituèrent le voyage, selon leur expression,
c’est-à-dire qu’ils nommèrent des capitaines et des officiers pour
nous diriger et nous commander en cas d’attaque, et assignèrent à
chacun son tour de commandement. L’établissement de cet ordre parmi
nous ne fut rien moins qu’inutile le long du chemin, comme on le verra
en son lieu.

La route, de ce côté-là du pays, est très peuplée: elle est pleine de
potiers et de modeleurs, c’est-à-dire d’artisans qui travaillent la
terre à porcelaine, et comme nous cheminions, notre pilote portugais,
qui avait toujours quelque chose à nous dire pour nous égayer, vint
à moi en ricanant et me dit qu’il voulait me montrer la plus grande
rareté de tout le pays, afin que j’eusse à dire de la Chine, après
toutes les choses défavorables que j’en avais dites, que j’y avais
vu une chose qu’on ne saurait voir dans tout le reste de l’univers.
Intrigué au plus haut point, je grillais de savoir ce que ce pouvait
être; à la fin il me dit que c’était une maison de plaisance, toute
bâtie en marchandises de Chine (_China ware_).—«J’y suis, lui dis-je,
les matériaux dont elle est construite sont tous la production du
pays? Et ainsi elle est toute en _China ware_, n’est-ce pas?»—«Non,
non, répondit-il, j’entends que c’est une maison entièrement de _China
ware_, comme vous dites en Angleterre, ou de _porcelaine_, comme on
dit dans notre pays.»—«Soit, repris-je, cela est très possible. Mais
comment est-elle grosse? Pourrions-nous la transporter dans une caisse
sur un chameau? Si cela se peut, nous l’achèterons.»—«Sur un chameau!
s’écria le vieux pilote levant ses deux mains jointes, peste! une
famille de trente personnes y loge.»

Je fus alors vraiment curieux de la voir, et quand nous arrivâmes
auprès je trouvai tout bonnement une maison de charpente, une maison
bâtie, comme on dit en Angleterre, avec latte et plâtre, mais dont
tous les crépis étaient réellement de _China ware_, c’est-à-dire
qu’elle était enduite de terre à porcelaine.

L’extérieur, sur lequel dardait le soleil, était vernissé, d’un bel
aspect, parfaitement blanc, peint de figures bleues, comme le sont
les grands vases de Chine qu’on voit en Angleterre, et aussi dur
que s’il eût été cuit. Quant à l’intérieur, toutes les murailles au
lieu de boiseries étaient revêtues de tuiles durcies et émaillées,
comme les petits carreaux qu’on nomme en Angleterre _gally tiles_,
et toutes faites de la plus belle porcelaine, décorée de figures
délicieuses d’une variété infinie de couleurs, mélangées d’or. Une
seule figure occupait plusieurs de ces carreaux; mais avec un mastic
fait de même terre on les avait si habilement assemblés qu’il n’était
guère possible de voir où étaient les joints. Le pavé des salles était
de la même matière, et aussi solide que les aires de terre cuite
en usage dans plusieurs parties de l’Angleterre, notamment dans le
Lincolnshire, le Nottinghamshire et le Leicestershire; il était dur
comme une pierre, et uni, mais non pas émaillé et peint, si ce n’est
dans quelques petites pièces ou cabinets, dont le sol était revêtu
comme les parois. Les plafonds, en un mot tous les endroits de la
maison étaient faits de même terre; enfin le toit était couvert de
tuiles semblables, mais d’un noir foncé et éclatant.

C’était vraiment à la lettre un magasin de porcelaine, on pouvait
à bon droit le nommer ainsi, et, si je n’eusse été en marche, je
me serais arrêté là plusieurs jours pour l’examiner dans tous ses
détails. On me dit que dans le jardin il y avait des fontaines et
des viviers dont le fond et les bords étaient pavés pareillement, et
le long des allées de belles statues entièrement faites en terre à
porcelaine, et cuites toutes d’une pièce.

C’est là une des singularités de la Chine, on peut accorder aux
Chinois qu’ils excellent en ce genre; mais j’ai la certitude qu’ils
n’excellent pas moins dans les contes qu’ils font à ce sujet, car ils
m’ont dit de si incroyables choses de leur habileté en poterie, des
choses telles que je ne me soucie guère de les rapporter, dans la
conviction où je suis qu’elles sont fausses. Un hâbleur me parla entre
autres d’un ouvrier qui avait fait en faïence un navire, avec tous ses
apparaux, ses mâts et ses voiles, assez grand pour contenir cinquante
hommes. S’il avait ajouté qu’il l’avait lancé, et que sur ce navire
il avait fait un voyage au Japon, j’aurais pu dire quelque chose,
mais comme je savais ce que valait cette histoire, et, passez-moi
l’expression, que le camarade mentait, je souris et gardai le silence.

Cet étrange spectacle me retint pendant deux heures derrière la
caravane; aussi celui qui commandait ce jour-là me condamna-t-il à
une amende d’environ trois schellings et me déclara-t-il que si c’eût
été à trois journées en dehors de la muraille, comme c’était à trois
journées en dedans, il m’en aurait coûté quatre fois autant et qu’il
m’aurait obligé à demander pardon au premier jour de Conseil. Je
promis donc d’être plus exact, et je ne tardai pas à reconnaîtra que
l’ordre de se tenir tous ensemble était d’une nécessité absolue pour
notre commune sûreté.

Deux jours après nous passâmes la grande muraille de la Chine,
boulevard élevé contre les Tartares, ouvrage immense, dont la chaîne
sans fin s’étend jusque sur des collines et des montagnes, où les
rochers sont infranchissables, et les précipices tels qu’il n’est
pas d’ennemis qui puissent y pénétrer, qui puissent y atteindre, ou,
s’il en est, quelle muraille pourrait les arrêter! Son étendue, nous
dit-on, est d’à peu près un millier de milles d’Angleterre, mais
la contrée qu’elle couvre n’en a que cinq cents, mesurée en droite
ligne, sans avoir égard aux tours et retours qu’elle fait. Elle a
environ quatre toises ou «fathoms» de hauteur et autant d’épaisseur en
quelques, endroits.

Là, au pied de cette muraille, je m’arrêtai une heure ou environ
sans enfreindre nos règlements, car la caravane mit tout ce temps à
défiler par un guichet; je m’arrêtai une heure, dis-je, à la regarder
de chaque côté, de près et de loin, du moins à regarder ce qui était
à la portée de ma vue; et le guide de notre caravane qui l’avait
exaltée comme la merveille du monde, manifesta le vif désir de savoir
ce que j’en pensais. Je lui dis que c’était une excellente chose
contre les Tartares. Il arriva qu’il n’entendit pas ça comme je
l’entendais, et qu’il le prit pour un compliment; mais le vieux pilote
sourit:—«Oh! senhor Inglez, dit-il, vous parlez de deux couleurs.»—«De
deux couleurs! répétai-je; qu’entendez-vous par là?»—«J’entends que
votre réponse paraît blanche d’un côté et noire de l’autre, gaie par
là et sombre par ici. Vous lui dites que c’est une bonne muraille
contre les Tartares: cela signifie pour moi qu’elle n’est bonne à
rien, sinon contre les Tartares, ou qu’elle ne défendrait pas de tout
autre ennemi. Je vous comprends, senhor Inglez, je vous comprends,
répétait-il en se gaussant; mais monsieur le Chinois vous comprend
aussi de son côté.»

—«Eh bien, senhor, repris-je, pensez-vous que cette muraille
arrêterait une armée de gens de notre pays avec un bon train
d’artillerie, ou nos ingénieurs avec deux compagnies de mineurs? En
moins de dix jours n’y feraient-ils pas une brèche assez grande pour
qu’une armée y pût passer en front de bataille, ou ne la feraient-ils
pas sauter, fondation et tout, de façon à n’en pas laisser une
trace?»—«Oui, oui, s’écria-t-il, je sais tout cela.»—Le Chinois
brûlait de connaître ce que j’avais dit: je permis au vieux pilote de
le lui répéter quelques jours après; nous étions alors presque sortis
du territoire, et ce guide devait nous quitter bientôt; mais quand
il sut ce que j’avais dit, il devint muet tout le reste du chemin,
et nous sevra de ses belles histoires sur le pouvoir et sur la
magnificence des Chinois.

Après avoir passé ce puissant rien, appelé muraille, à peu près
semblable à la muraille des Pictes, si fameuse dans le Northumberland
et bâtie par les Romains, nous commençâmes à trouver le pays clairsemé
d’habitants ou plutôt les habitants confinés dans des villes et
des places fortes, à cause des incursions et des déprédations des
Tartares, qui exercent le brigandage en grand, et auxquels ne
pourraient résister les habitants sans armes d’une contrée ouverte.

Je sentis bientôt la nécessité de nous tenir tous ensemble en
caravane, chemin faisant; car nous ne tardâmes pas â voir rôder autour
de nous plusieurs troupes de Tartares. Quand je vins à les apercevoir
distinctement, je m’étonnai que l’Empire chinois ait pu être conquis
par de si misérables drôles: ce ne sont que de vraies hordes, de vrais
troupeaux de sauvages, sans ordre, sans discipline et sans tactique
dans le combat.

Leurs chevaux, pauvres bêtes maigres, affamées et mal dressées, ne
sont bons à rien; nous le remarquâmes dès le premier jour que nous
les vîmes, ce qui eut lieu aussitôt que nous eûmes pénétré dans la
partie déserte du pays; car alors notre commandant du jour donna la
permission à seize d’entre nous d’aller à ce qu’ils appelaient une
chasse. Ce n’était qu’une chasse au mouton, cependant cela pouvait à
bon droit se nommer chasse; car ces moutons sont les plus sauvages et
les plus rapides que j’aie jamais vus: seulement ils ne courent pas
longtemps; aussi êtes-vous sûr de votre affaire quand vous vous mettez
à leurs trousses. Ils se montrent généralement en troupeaux de trente
ou quarante; et, comme de vrais moutons, ils se tiennent toujours
ensemble quand ils fuient.

Durant cette étrange espèce de chasse, le hasard voulut que nous
rencontrâmes une quarantaine de Tartares. Chassaient-ils le mouton
comme nous ou cherchaient-ils quelque autre proie, je ne sais; mais,
aussitôt qu’ils nous virent, l’un d’entre eux se mit à souffler très
fort dans une trompe, et il en sortit un son barbare que je n’avais
jamais ouï auparavant, et que, soit dit en passant, je ne me souciais
pas d’entendre une seconde fois. Nous supposâmes que c’était pour
appeler à eux leurs amis; et nous pensâmes vrai, car en moins d’un
demi-quart d’heure une autre troupe de quarante ou cinquante parut
à un mille de distance; mais la besogne était déjà faite, et voici
comment:

[Illustration: Aussitôt qu’ils nous virent, l’un d’entre eux se mit à
souffler très fort dans une trompe...]

Un des marchands écossais de Moscou se trouvait par hasard avec nous:
aussitôt qu’il entendit leur trompe, il nous dit que nous n’avions
rien à faire qu’à les charger immédiatement, en toute hâte; et,
nous rangeant tous en ligne, il nous demanda si nous étions bien
déterminés. Nous lui répondîmes que nous étions prêts à le suivre:
sur ce, il courut droit à eux. Nous regardant fixement, les Tartares
s’étaient arrêtés tous en troupeau, pêle-mêle et sans aucune espèce
d’ordre; mais sitôt qu’ils nous virent avancer, ils décochèrent
leurs flèches, qui ne nous atteignirent point, fort heureusement.
Ils s’étaient trompés vraisemblablement non sur le but, mais sur la
distance, car toutes leurs flèches tombèrent près de nous, si bien
ajustées, que si nous avions été environ à vingt verges plus près,
nous aurions eu plusieurs hommes tués ou blessés.

Nous fîmes sur-le-champ halte, et, malgré l’éloignement, nous tirâmes
sur eux et leur envoyâmes des balles de plomb pour leurs flèches de
bois; puis, au grand galop, nous suivîmes notre décharge, déterminés
à tomber dessus sabre en main, selon les ordres du hardi Ecossais qui
nous commandait. Ce n’était, il est vrai, qu’un marchand; mais il se
conduisit dans cette occasion avec tant de vigueur et de bravoure, et
en même temps avec un si courageux sang-froid, que je ne sache pas
avoir jamais vu dans l’action un homme plus propre au commandement.
Aussitôt que nous les joignîmes, nous leur déchargeâmes nos pistolets
à la face et nous dégainâmes; mais ils s’enfuirent dans la plus grande
confusion imaginable. Le choc fut seulement soutenu sur notre droite,
où trois d’entre eux résistèrent, en faisant signe aux autres de se
rallier à eux: ceux-là avaient des espèces de grands cimeterres au
poing et leurs arcs pendus sur le dos. Notre brave commandant, sans
enjoindre à personne de le suivre, fondit sur eux au galop; d’un coup
de crosse le premier fut renversé de son cheval, le second fut tué
d’un coup de pistolet, le troisième prit la fuite. Ainsi finit notre
combat, où nous eûmes l’infortune de perdre tous les moutons que nous
avions attrapés. Pas un seul de nos combattants ne fut tué ou blessé;
mais, du côté des Tartares, cinq hommes restèrent sur la place. Quel
fut le nombre de leurs blessés? nous ne pûmes le savoir; mais, chose
certaine, c’est que l’autre bande fut si effrayée du bruit de nos
armes, qu’elle s’enfuit sans faire aucune tentative contre nous.

[Illustration: Le second fut tué d’un coup de pistolet.]

Nous étions, lors de cette affaire, sur le territoire chinois: c’est
pourquoi les Tartares ne se montrèrent pas très hardis; mais au bout
de cinq jours nous entrâmes dans un vaste et sauvage désert qui nous
retint trois jours et trois nuits. Nous fûmes obligés de porter notre
eau avec nous dans de grandes outres, et de camper chaque nuit, comme
j’ai ouï dire qu’on le fait dans les déserts de l’Arabie.

Je demandai à nos guides à qui appartenait ce pays-là. Ils me dirent
que c’était une sorte de frontière qu’à bon droit on pourrait nommer
_No Man’s Land_ (la Terre de Personne), faisant partie du grand
Karakathay ou grande Tartarie, et dépendant en même temps de la Chine;
et que, comme on ne prenait aucun soin de préserver ce désert des
incursions des brigands, il était réputé le plus dangereux de la
route, quoique nous en eussions de beaucoup plus étendus à traverser.

En passant par ce désert qui, de prime abord, je l’avoue, me remplit
d’effroi, nous vîmes deux ou trois fois de petites troupes de
Tartares; mais ils semblaient tout entiers à leurs propres affaires
et ne paraissaient méditer aucun dessein contre nous; et, comme
l’homme qui rencontra le diable, nous pensâmes que s’ils n’avaient
rien à nous dire, nous n’avions rien non plus à leur dire: aussi les
laissâmes-nous aller.

Une fois, cependant, un de leurs partis s’approcha de nous, s’arrêta
pour nous contempler. Examinait-il ce qu’il devait faire, s’il devait
nous attaquer ou non, nous ne savions pas. Quoi qu’il en fût, après
l’avoir un peu dépassé, nous formâmes une arrière-garde de quarante
hommes, et nous nous tînmes prêts à le recevoir, laissant la caravane
cheminer à un demi-mille ou environ devant nous. Mais au bout de
quelques instants il se retira, nous saluant simplement à son départ
de cinq flèches, dont une blessa et estropia un de nos chevaux:
nous abandonnâmes le lendemain la pauvre bête en grand besoin d’un
bon maréchal. Nous nous attendions à ce qu’il nous décocherait de
nouvelles flèches, mieux ajustées; mais, pour cette fois, nous ne
vîmes plus ni flèches ni Tartares.

Nous marchâmes après ceci près d’un mois par des routes moins bonnes
que d’abord, quoique nous fussions toujours dans les États de
l’Empereur de la Chine; mais, pour la plupart, elles traversaient des
villages dont quelques-uns étaient fortifiés, à cause des incursions
des Tartares. En atteignant un de ces bourgs, à deux journées et demie
de marche de la ville de Naum, je me proposai d’acheter un chameau.
Tout le long de cette route il y en avait à vendre en quantité, ainsi
que des chevaux tels quels, parce que les nombreuses caravanes qui
suivent ce chemin en ont souvent besoin. La personne à laquelle je
m’adressai pour me procurer un chameau serait allée me le chercher;
mais moi, comme un fou, par courtoisie, je voulus l’accompagner.
L’emplacement où l’on tenait les chameaux et les chevaux sous bonne
garde se trouvait environ à deux milles du bourg.

Je m’y rendis à pied avec mon vieux pilote et un Chinois, désireux que
j’étais d’un peu de diversité. En arrivant là, nous vîmes un terrain
bas et marécageux entouré comme un parc d’une muraille de pierres
empilées à sec, sans mortier et sans liaison, avec une petite garde
de soldats chinois à la porte. Après avoir fait choix d’un chameau,
après être tombé d’accord sur le prix, je m’en revenais, et le Chinois
qui m’avait suivi conduisait la bête, quand tout à coup s’avancèrent
cinq Tartares à cheval: deux d’entre eux se saisirent du camarade et
lui enlevèrent le chameau, tandis que les trois autres coururent sur
mon vieux pilote et sur moi, nous voyant en quelque sorte sans armes;
je n’avais que mon épée, misérable défense contre trois cavaliers. Le
premier qui s’avança s’arrêta court quand je mis flamberge au vent,
car ce sont d’insignes couards; mais un second se jetant à ma gauche
m’asséna un horion sur la tête; je ne le sentis que plus tard et je
m’étonnai, lorsque je revins à moi, de ce qui avait eu lieu et de ma
posture, car il m’avait renversé tout de mon long à terre. Mais mon
fidèle pilote, mon vieux Portugais, par un de ces coups heureux de la
Providence, qui se plaît à nous délivrer des dangers par des voies
imprévues, avait un pistolet dans sa poche, ce que je ne savais pas,
non plus que les Tartares; s’ils l’avaient su, je ne pense pas qu’ils
nous eussent attaqués: les couards sont toujours les plus hardis quand
il n’y a pas de danger.

[Illustration: Deux d’entre eux se saisirent du camarade et lui
enlevèrent le chameau...]

Le bonhomme, me voyant terrassé, marcha intrépidement sur le bandit
qui m’avait frappé, et lui saisissant le bras d’une main et de l’autre
l’attirant violemment à lui, il lui déchargea son pistolet dans la
tête et l’étendit roide mort; puis il s’élança immédiatement sur celui
qui s’était arrêté, comme je l’ai dit, et avant qu’il pût s’avancer de
nouveau, car tout ceci fut fait pour ainsi dire en un tour de main, il
lui détacha un coup du cimeterre qu’il portait d’habitude. Il manqua
l’homme, mais il effleura la tête du cheval et lui abattit une oreille
et une bonne tranche de la bajoue. Exaspérée par ses blessures,
n’obéissant plus à son cavalier, quoiqu’il se tînt bien en selle, la
pauvre bête prit la fuite et l’emporta hors de l’atteinte du pilote.
Enfin, se dressant sur les pieds de derrière, elle culbuta le Tartare
et se laissa choir sur lui.

Dans ces entrefaites survint le pauvre Chinois qui avait perdu le
chameau; mais il n’avait point d’armes. Cependant, apercevant le
Tartare abattu et écrasé sous son cheval, il courut à lui, et,
empoignant un instrument grossier et mal fait qu’il avait au côté,
une manière de hache d’armes, il le lui arracha et lui fit sauter sa
cervelle tartarienne. Or mon vieux pilote avait encore quelque chose à
démêler avec le troisième chenapan. Voyant qu’il ne fuyait pas comme
il s’y était attendu, qu’il ne s’avançait pas pour le combattre comme
il le redoutait, mais qu’il restait là comme une souche, il se tint
coi lui-même et se mit à recharger son pistolet. Sitôt que le Tartare
entrevit le pistolet, s’imagina-t-il que c’en était un autre, je ne
sais, il se sauva ventre à terre, laissant à mon pilote, mon champion,
comme je l’appelai depuis, une victoire complète.

En ce moment je commençais à m’éveiller, car, en revenant à moi, je
crus sortir d’un doux sommeil; et, comme je l’ai dit, je restai là
dans l’étonnement de savoir où j’étais, comment j’avais été jeté par
terre, ce que tout cela signifiait; mais bientôt après, recouvrant mes
esprits, j’éprouvai une douleur vague, je portai la main à ma tête,
et je la retirai ensanglantée. Je sentis alors des élancements, la
mémoire me revint et tout se représenta dans mon esprit.

Je me dressai subitement sur mes pieds, je me saisis de mon épée,
mais point d’ennemis! Je trouvai un Tartare étendu mort et son cheval
arrêté tranquillement près de lui; et, regardant plus loin, j’aperçus
mon champion, mon libérateur, qui était allé voir ce que le Chinois
avait fait et qui s’en revenait avec son sabre à la main. Le bonhomme
me voyant sur pied vint à moi en courant et m’embrassa dans un
transport de joie, ayant eu d’abord quelque crainte que je n’eusse été
tué; et me voyant couvert de sang, il voulut visiter ma blessure; ce
n’était que peu de chose, et seulement, comme on dit, une tête cassée.
Je ne me ressentis pas trop de ce horion, si ce n’est à l’endroit même
qui avait reçu le coup et qui se cicatrisa au bout de deux ou trois
jours.

Cette victoire après tout ne nous procura pas grand butin, car nous
perdîmes un chameau et gagnâmes un cheval; mais ce qu’il y a de bon,
c’est qu’en rentrant dans le village, l’homme, le vendeur, demanda à
être payé de son chameau. Je m’y refusai, et l’affaire fut portée à
l’audience du juge chinois du lieu, c’est-à-dire, comme nous dirions
chez nous, que nous allâmes devant un juge de paix. Rendons-lui
justice, ce magistrat se comporta avec beaucoup de prudence et
d’impartialité. Après avoir entendu les deux parties, il demanda
gravement au Chinois qui était venu avec moi pour acheter le chameau
de qui il était le serviteur.—«Je ne suis pas serviteur, répondit-il,
je suis allé simplement avec l’étranger.»—«A la requête de qui?» dit
le juge.—«A la requête de l’étranger.»—«Alors, reprit le _justice_,
vous étiez serviteur de l’étranger pour le moment; et le chameau ayant
été livré à son serviteur, il a été livré à lui, et il faut, lui,
qu’il le paye.»

J’avoue que la chose était si claire que je n’eus pas un mot à dire.
Enchanté de la conséquence tirée d’un si juste raisonnement et de voir
le cas si exactement établi, je payai le chameau de tout cœur et j’en
envoyai quérir un autre. Remarquez bien que j’y envoyai; je me donnai
de garde d’aller le chercher moi-même: j’en avais assez comme ça.

La ville de Naum est sur la lisière de l’Empire chinois. On la dit
fortifiée et l’on dit vrai: elle l’est pour le pays; car je ne
craindrais pas d’affirmer que tous les Tartares du Karakathay, qui
sont, je crois, quelques millions, ne pourraient pas en abattre les
murailles avec leurs arcs et leurs flèches; mais appeler cela une
ville forte, si elle était attaquée avec du canon, ce serait vouloir
se faire rire au nez par tous ceux qui s’y entendent.

Nous étions encore, comme je l’ai dit, à plus de deux journées de
marche de cette ville, quand des exprès furent expédiés sur toute la
route pour ordonner à tous les voyageurs et à toutes les caravanes de
faire halte jusqu’à ce qu’on leur eût envoyé une escorte, parce qu’un
corps formidable de Tartares, pouvant monter à dix mille hommes, avait
paru à trente milles environ au delà de la ville.

C’était une fort mauvaise nouvelle pour des voyageurs; cependant, de
la part du gouverneur, l’attention était louable, et nous fûmes très
contents d’apprendre que nous aurions une escorte. Deux jours après
nous reçûmes donc deux cents soldats détachés d’une garnison chinoise
sur notre gauche et trois cents autres de la ville de Naum, et avec
ce renfort nous avançâmes hardiment. Les trois cents soldats de Naum
marchaient à notre front, les deux cents autres à l’arrière-garde, nos
gens de chaque côté des chameaux chargés de nos bagages, et toute la
caravane au centre. Dans cet ordre, et bien préparés au combat, nous
nous croyions à même de répondre aux dix mille Tartares-Mongols, s’ils
se présentaient; mais le lendemain, quand ils se montrèrent, ce fut
tout autre chose.

De très bonne heure dans la matinée, comme nous quittions une petite
ville assez bien située, nommée Changu, nous eûmes une rivière à
traverser. Nous fûmes obligés de la passer dans un bac, et si les
Tartares eussent eu quelque intelligence, c’est alors qu’ils nous
eussent attaqués, tandis que la caravane était déjà sur l’autre
rivage et l’arrière-garde encore en deçà; mais personne ne parut en ce
lieu.

Environ trois heures après, quand nous fûmes entrés dans un désert
de quinze ou seize milles d’étendue, à un nuage de poussière qui
s’élevait nous présumâmes que l’ennemi était proche: et il était
proche en effet, car il arrivait sur nous à toute bride.

Les Chinois de notre avant-garde, qui la veille avaient eu le verbe si
haut, commencèrent à s’ébranler; fréquemment ils regardaient derrière
eux, signe certain chez un soldat qu’il est prêt à lever le camp. Mon
vieux pilote fit la même remarque; et, comme il se trouvait près de
moi, il m’appela:—«Senhor Inglez, dit-il, il faut remettre du cœur au
ventre à ces drôles, ou ils nous perdront tous, car si les Tartares
s’avancent, ils ne résisteront pas.»—«C’est aussi mon avis, lui
répondis-je, mais que faire?»—«Que faire! s’écria-t-il: que de chaque
côté cinquante de nos hommes s’avancent, qu’ils flanquent ces peureux
et les animent, et ils combattront comme de braves compagnons en brave
compagnie; sinon tous vont tourner casaque.»—Là-dessus je courus au
galop vers notre commandant, je lui parlai, il fut entièrement de
notre avis: cinquante de nous se portèrent donc à l’aile droite et
cinquante à l’aile gauche, et le reste forma une ligne de réserve.
Nous poursuivîmes ainsi notre route, laissant les derniers deux cents
hommes faire un corps à part pour garder nos chameaux; seulement,
si besoin était, ils devaient envoyer une centaine des leurs pour
assister nos cinquante hommes de réserve.

Bref, les Tartares arrivèrent en foule: impossible à nous de dire
leur nombre, mais nous pensâmes qu’ils étaient dix mille tout au
moins. Ils détachèrent d’abord un parti pour examiner notre attitude,
en traversant le terrain sur le front de notre ligne. Comme nous le
tenions à portée de fusil, notre commandant ordonna aux deux ailes
d’avancer en toute hâte et de lui envoyer simultanément une salve de
mousqueterie, ce qui fut fait. Sur ce, il prit la fuite, pour rendre
compte, je présume, de la réception qui attendait nos Tartares. Et il
paraîtrait que ce salut ne les mit pas en goût, car ils firent halte
immédiatement. Après quelques instants de délibération, faisant un
demi-tour à gauche, ils rengainèrent leur compliment et ne nous en
dirent pas davantage pour cette fois, ce qui, vu les circonstances, ne
fut pas très désagréable: nous ne brûlions pas excessivement de livrer
bataille à une pareille multitude.

Deux jours après ceci nous atteignîmes la ville de Naum ou Naunm.
Nous remerciâmes le gouverneur de ses soins pour nous, et nous fîmes
une collecte qui s’éleva à une centaine de crowns que nous donnâmes
aux soldats envoyés pour notre escorte. Nous y restâmes un jour. Naum
est tout de bon une ville de garnison; il y avait bien neuf cents
soldats, et la raison en est qu’autrefois les frontières moscovites
étaient beaucoup plus voisines qu’elles ne le sont aujourd’hui, les
Moscovites ayant abandonné toute cette portion du pays (laquelle, à
l’ouest de la ville, s’étend jusqu’à deux cents milles environ) comme
stérile et indéfrichable, et plus encore à cause de son éloignement et
de la difficulté qu’il y a d’y entretenir des troupes pour sa défense,
car nous étions encore à deux mille milles de la Moscovie proprement
dite.

Après cette étape, nous eûmes à passer plusieurs grandes rivières
et deux terribles déserts, dont l’un nous coûta seize jours de
marche: c’est à juste titre, comme je l’ai dit, qu’ils pourraient
se nommer _No Man’s Land_ (la Terre de Personne); et, le 13 avril,
nous arrivâmes aux frontières des États moscovites. Si je me souviens
bien, la première cité, ville ou forteresse, comme il vous plaira, qui
appartient au Czar de Moscovie, s’appelle Argun, située qu’elle est
sur la rive occidentale de la rivière de ce nom.

Je ne pus m’empêcher de faire paraître une vive satisfaction en
entrant dans ce que j’appelais un pays chrétien, ou du moins dans
un pays gouverné par des chrétiens; car, quoique à mon sens les
Moscovites ne méritent que tout juste le nom de chrétiens, cependant
ils se prétendent tels et sont très dévots à leur manière. Tout homme
à coup sûr qui voyage par le monde comme je l’ai fait, s’il n’est pas
incapable de réflexion, tout homme, à coup sûr, dis-je, en arrivera à
se bien pénétrer que c’est une bénédiction d’être né dans une contrée
où le nom de Dieu et d’un Rédempteur est connu, révéré, adoré, et non
pas dans un pays où le peuple, abandonné par le ciel à de grossières
impostures, adore le démon, se prosterne devant le bois et la pierre,
et rend un culte aux monstres, aux éléments, à des animaux de forme
horrible, à des statues ou à des images monstrueuses. Pas une ville,
pas un bourg par où nous venions de passer qui n’eût ses pagodes,
ses idoles, ses temples, et dont la population ignorante n’adorât
jusqu’aux ouvrages de ses mains!

Alors du moins nous étions arrivés en un lieu où tout respirait le
culte chrétien, où, mêlée d’ignorance ou non, la religion chrétienne
était professée et le nom du vrai Dieu invoqué et adoré. J’en
étais réjoui jusqu’au fond de l’âme. Je saluai le brave marchand
écossais dont j’ai parlé plus haut à la première nouvelle que j’en
eus, et, lui prenant la main, je lui dis:—«Béni soit Dieu! nous
voici encore une fois revenus parmi les chrétiens!»—Il sourit, et
me répondit:—«Compatriote, ne vous réjouissez pas trop tôt: ces
Moscovites sont une étrange sorte de chrétiens; ils en portent le nom,
et voilà tout; vous ne verrez pas grand’chose de réel avant quelques
mois de plus de notre voyage.»

—«Soit, dis-je; mais toujours est-il que cela vaut mieux que le
paganisme et l’adoration des démons.»—«Attendez, reprit-il, je vous
dirai qu’excepté les soldats russiens des garnisons et quelques
habitants des villes sur la route, tout le reste du pays jusqu’à
plus de mille milles au delà est habité par des païens exécrables et
stupides;»—comme en effet nous le vîmes.

Nous étions alors, si je comprends quelque chose à la surface du
globe, lancés à travers la plus grande pièce de terre solide qui se
puisse trouver dans l’univers. Nous avions au moins douze cents milles
jusqu’à la mer, à l’est; nous en avions au moins deux mille jusqu’au
fond de la mer Baltique, du côté de l’ouest, et au moins trois mille
si nous laissions cette mer pour aller chercher au couchant le canal
de la Manche entre la France et l’Angleterre; nous avions cinq mille
milles pleins jusqu’à la mer des Indes ou de Perse, vers le sud, et
environ huit cents milles au nord jusqu’à la mer Glaciale. Si l’on en
croit même certaines gens, il ne se trouve point de mer du côté du
nord-est jusqu’au pôle, et conséquemment dans tout le nord-ouest: un
continent irait donc rejoindre l’Amérique, nul mortel ne sait où! mais
d’excellentes raisons que je pourrais donner me portent à croire que
c’est une erreur.

Quand nous fûmes entrés dans les possessions moscovites, avant
d’arriver à quelque ville considérable, nous n’eûmes rien à observer,
sinon que toutes les rivières coulent à l’est. Ainsi que je le
reconnus sur les cartes que quelques personnes de la caravane avaient
avec elles, il est clair qu’elles affluent toutes dans le grand fleuve
Yamour ou Gammour. Ce fleuve, d’après son cours naturel, doit se jeter
dans la mer ou Océan chinois. On nous raconta que ses bouches sont
obstruées par des joncs d’une crue monstrueuse de trois pieds de tour
et de vingt ou trente pieds de haut. Qu’il me soit permis de dire que
je n’en crois rien. Comme on ne navigue pas sur ce fleuve, parce qu’il
ne se fait point de commerce de ce côté, les Tartares qui, seuls, en
sont les maîtres, s’adonnant tout entiers à leurs troupeaux, personne
donc, que je sache, n’a été assez curieux pour le descendre en bateau
jusqu’à son embouchure, ou pour le remonter avec des navires. Chose
positive, c’est que, courant vers l’est par une latitude de 60 degrés,
il emporte un nombre infini de rivières, et qu’il trouve dans cette
latitude un océan pour verser ses eaux. Aussi est-on sûr qu’il y a une
mer par là.

A quelques lieues au nord de ce fleuve il se trouve plusieurs rivières
considérables qui courent aussi directement au nord que le Yamour
court à l’est. On sait qu’elles vont se décharger dans le grand fleuve
Tartarus, tirant son nom des nations les plus septentrionales d’entre
les Tartares-Mongols, qui, au sentiment des Chinois, seraient les plus
anciens Tartares du monde, et, selon nos géographes, les Gogs et
Magogs dont il est fait mention dans l’histoire sacrée.

Ces rivières courant toutes au nord aussi bien que celles dont j’ai
encore à parler, démontrent évidemment que l’Océan septentrional
borne aussi la terre de ce côté, de sorte qu’il ne semble nullement
rationnel de penser que le continent puisse se prolonger dans cette
région pour aller joindre l’Amérique, ni qu’il n’y ait point de
communication entre l’Océan septentrional et oriental; mais je n’en
dirai pas davantage là-dessus: c’est une observation que je fis
alors, voilà pourquoi je l’ai consignée ici. De la rivière Arguna,
nous poussâmes en avant à notre aise et à petites journées, et nous
fûmes sensiblement obligés du soin que le Czar de Moscovie a pris
de bâtir autant de cités et de villes que possible, où ses soldats
tiennent garnison à peu près comme ces colonies militaires postées par
les Romains dans les contrées les plus reculées de leur Empire, et
dont quelques-unes, entre autres, à ce que j’ai lu, étaient placées
en Bretagne pour la sûreté du commerce et pour l’hébergement des
voyageurs. C’était de même ici; car partout où nous passâmes, bien
que, en ces villes et en ces stations, la garnison et les gouverneurs
fussent Russiens et professassent le christianisme, les habitants du
pays n’étaient que de vrais païens, sacrifiant aux idoles et adorant
le soleil, la lune, les étoiles et toutes les armées du ciel. Je
dirai même que de toutes les idolâtries, de tous les païens que je
rencontrai jamais, c’étaient bien les plus barbares; seulement ces
misérables ne mangeaient pas de chair humaine, comme font nos sauvages
de l’Amérique.

Nous en vîmes quelques exemples dans le pays entre Arguna, par où
nous entrâmes dans les États moscovites, et une ville habitée par
des Tartares et des Moscovites appelée Nertzinskoy, où se trouve
un désert, une forêt continue qui nous demanda vingt-deux jours de
marche. Dans un village près de la dernière de ces places, j’eus la
curiosité d’aller observer la manière de vivre des gens du pays, qui
est bien la plus brute et la plus insoutenable. Ce jour-là il y avait
sans doute grand sacrifice, car on avait dressé sur un vieux tronc
d’arbre une idole de bois aussi effroyable que le diable, du moins à
peu près comme nous nous figurons qu’il doit être représenté: elle
avait une tête qui assurément ne ressemblait à celle d’aucune créature
que le monde ait vue; des oreilles aussi grosses que les cornes d’un
bouc et aussi longues; des yeux de la taille d’un écu; un nez bossu
comme une corne de bélier, et une gueule carrée et béante comme celle
d’un lion, avec des dents horribles, crochues comme le bec d’un
perroquet. Elle était habillée de la plus sale manière qu’on puisse
s’imaginer: son vêtement supérieur se composait de peaux de mouton,
la laine tournée en dehors, et d’un grand bonnet tartare planté sur
sa tête avec deux cornes passant au travers. Elle pouvait avoir huit
pieds de haut; mais elle n’avait ni pieds ni jambes, ni aucune espèce
de proportions.

Cet épouvantail était érigé hors du village, et quand j’en approchai
il y avait là seize ou dix-sept créatures, hommes ou femmes, je ne
sais,—car ils ne font point de distinction ni dans leurs habits ni
dans leurs coiffures,—toutes couchées par terre à plat ventre, autour
de ce formidable et informe bloc de bois. Je n’apercevais pas le
moindre mouvement parmi elles, pas plus que si elles eussent été des
souches comme leur idole. Je le croyais d’abord tout de bon; mais
quand je fus un peu plus près, elles se dressèrent sur leurs pieds et
poussèrent un hurlement, à pleine gorge, comme l’eût fait une meute de
chiens, puis elles se retirèrent, vexées sans doute de ce que nous les
troublions. A une petite distance du monstre, à l’entrée d’une tente
ou hutte toute faite de peaux de mouton et de peaux de vache séchées,
étaient postés trois hommes que je pris pour des bouchers, parce qu’en
approchant je vis de longs couteaux dans leurs mains et au milieu de
la tente trois moutons tués et un jeune bœuf ou bouvillon. Selon toute
apparence, ces victimes étaient pour cette bûche d’idole, à laquelle
appartenaient les trois prêtres, et les dix-sept imbéciles prosternés
avaient fourni l’offrande et adressaient leurs prières à la bûche.

Je confesse que je fus plus révolté de leur stupidité et de cette
brutale adoration d’un _hobgoblin_, d’un fantôme, que de tout ce qui
m’avait frappé dans le cours de ma vie. Oh! qu’il m’était douloureux
de voir la plus glorieuse, la meilleure créature de Dieu, à laquelle,
par la création même, il a octroyé tant d’avantages, préférablement à
tous les autres ouvrages de ses mains, à laquelle il a donné une âme
raisonnable, douée de facultés et de capacités, afin qu’elle honorât
son Créateur et qu’elle en fût honorée! oh! qu’il m’était douloureux
de la voir, dis-je, tombée et dégénérée jusqu’au point d’être assez
stupide pour se prosterner devant un rien hideux, un objet purement
imaginaire, dressé par elle-même, rendu terrible à ses yeux par sa
propre fantaisie, orné seulement de torchons et de guenilles, et de
songer que c’était là l’effet d’une pure ignorance transformée en
dévotion infernale par le diable lui-même, qui, enviant à son Créateur
l’hommage et l’adoration de ses créatures, les avait plongées dans des
erreurs si grossières, si dégoûtantes, si honteuses, si bestiales,
qu’elles semblaient devoir choquer la nature elle-même.

Mais que signifiaient cet ébahissement et ces réflexions? C’était
ainsi; je le voyais devant mes yeux; impossible à moi d’en douter.
Tout mon étonnement tournant en rage, je galopai vers l’image ou
monstre, comme il vous plaira, et avec mon épée je pourfendis le
bonnet qu’il avait sur la tête, au beau milieu, tellement qu’il
pendait par une des cornes. Un de nos hommes qui se trouvait avec moi
saisit alors la peau de mouton qui couvrait l’idole et l’arrachait,
quand tout à coup une horrible clameur parcourut le village, et deux
ou trois cents drôles me tombèrent sur les bras, si bien que je me
sauvai sans demander mon reste, et d’autant plus volontiers que
quelques-uns avaient des arcs et des flèches; mais je fis serment de
leur rendre une nouvelle visite.

Notre caravane demeura trois nuits dans la ville, distante de ce lieu
de quatre ou cinq milles environ, afin de se pourvoir de quelques
montures dont elle avait besoin, plusieurs de nos chevaux ayant été
surmenés et estropiés par le mauvais chemin et notre longue marche à
travers le dernier désert; ce qui nous donna le loisir de mettre mon
dessein à exécution.—Je communiquai mon projet au marchand écossais
de Moscou, dont le courage m’était bien connu. Je lui contai ce que
j’avais vu et de quelle indignation j’avais été rempli en pensant
que la nature humaine pût dégénérer jusque-là. Je lui dis que si
je pouvais trouver quatre ou cinq hommes bien armés qui voulussent
me suivre, j’étais résolu à aller détruire cette immonde, cette
abominable idole, pour faire voir à ses adorateurs que ce n’était
qu’un objet indigne de leur culte et de leurs prières, incapable de
se défendre lui-même, bien loin de pouvoir assister ceux qui lui
offraient des sacrifices.

Il se prit à rire.—«Votre zèle peut être bon, me dit-il; mais que
vous proposez-vous par là?»—«Ce que je me propose! m’écriai-je, c’est
de venger l’honneur de Dieu qui est insulté par cette adoration
satanique.»—«Mais comment cela vengerait-il l’honneur de Dieu,
reprit-il, puisque ces gens ne seront pas à même de comprendre
votre intention, à moins que vous ne leur parliez et ne la leur
expliquiez, et, alors, ils vous battront, je vous l’assure, car ce
sont d’enragés coquins, et surtout quand il s’agit de la défense de
leur idolâtrie.»—«Ne pourrions-nous pas le faire de nuit, dis-je, et
leur en laisser les raisons par écrit, dans leur propre langage?»—«Par
écrit! répéta-t-il; peste! Mais dans cinq de leurs nations il n’y a
pas un seul homme qui sache ce que c’est qu’une lettre, qui sache
lire un mot dans aucune langue, même dans la leur.»—«Misérable
ignorance!... m’écriai-je. J’ai pourtant grande envie d’accomplir
mon dessein; peut-être la nature les amènera-t-elle à en tirer des
inductions, et à reconnaître combien ils sont stupides d’adorer ces
hideuses machines.»—«Cela vous regarde, sir, reprit-il; si votre zèle
vous y pousse si impérieusement, faites-le; mais auparavant qu’il vous
plaise de considérer que ces peuples sauvages sont assujettis par
la force à la domination du Czar de Moscovie; que si vous faites le
coup, il y a dix contre un à parier qu’ils viendront par milliers se
plaindre au gouverneur de Nertzinskoy et demander satisfaction, et que
si on ne peut leur donner satisfaction, il y a dix contre un à parier
qu’ils se révolteront et que ce sera là l’occasion d’une nouvelle
guerre avec tous les Tartares de ce pays.»

Ceci, je l’avoue, me mit pour un moment de nouvelles pensées en
tête; mais j’en revenais toujours à ma première idée, et toute cette
journée l’exécution de mon projet me tourmenta[38]. Vers le soir, le
marchand écossais m’ayant rencontré par hasard dans notre promenade
autour de la ville, me demanda à s’entretenir avec moi.—«Je crains,
me dit-il, de vous avoir détourné de votre bon dessein: j’en ai été
un peu préoccupé depuis, car j’abhorre les idoles et l’idolâtrie tout
autant que vous pouvez le faire.»—«Franchement, lui répondis-je, vous
m’avez quelque peu déconcerté quant à son exécution, mais vous ne
l’avez point entièrement chassé de mon esprit, et je crois fort que je
l’accomplirai avant de quitter ce lieu, dussé-je leur être livré en
satisfaction.»—«Non, non, dit-il, à Dieu ne plaise qu’on vous livre
à une pareille engeance de monstres! On ne le fera pas; ce serait
vous assassiner.»—«Oui-da! fis-je; eh! comment me traiteraient-ils
donc?»—«Comment ils vous traiteraient! s’écria-t-il; écoutez, que je
vous conte comment ils ont accommodé un pauvre Russien qui, les ayant
insultés dans leur culte, juste comme vous avez fait, tomba entre
leurs mains. Après l’avoir estropié avec un dard pour qu’il ne pût
s’enfuir, ils le prirent, le mirent tout nu, le posèrent sur le haut
de leur idole-monstre, se rangèrent tout autour et lui tirèrent autant
de flèches qu’il s’en put ficher dans son corps; puis ils le brûlèrent
lui et toutes les flèches dont il était hérissé, comme pour l’offrir
en sacrifice à leur idole.»—«Était-ce la même idole?» fis-je.—«Oui,
dit-il, justement la même.»—«Eh bien! repris-je, à mon tour, que je
vous conte une histoire.»—Là-dessus je lui rapportai l’aventure de nos
Anglais à Madagascar, et comment ils avaient incendié et mis à sac un
village et tué hommes, femmes et enfants pour venger le meurtre de
nos compagnons, ainsi que cela a été relaté précédemment; puis, quand
j’eus fini, j’ajoutai que je pensais que nous devions faire de même à
ce village.

Il écouta très attentivement toute l’histoire; mais quand je parlai
de faire de même à ce village, il me dit:—«Vous vous trompez fort, ce
n’est pas ce village, c’est au moins à cent milles plus loin; mais
c’était bien la même idole, car on la charrie en procession dans tout
le pays.»—«Eh bien! alors, dis-je, que l’idole soit punie! et elle le
sera, que je vive jusqu’à cette nuit!»

Bref, me voyant résolu, l’aventure le séduisit, et il me dit que je
n’irais pas seul, qu’il irait avec moi, et qu’il m’amènerait pour nous
accompagner un de ses compatriotes, un gaillard, disait-il, aussi
fameux que qui que ce soit pour son zèle contre toutes pratiques
diaboliques. Bref, il m’amena ce camarade, cet Écossais qu’il appelait
capitaine Richardson. Je lui fis au long le récit de ce que j’avais
vu et de ce que je projetais, et sur-le-champ il me dit qu’il voulait
me suivre, dût-il lui en coûter la vie. Nous convînmes de partir
seulement nous trois. J’en avais bien fait la proposition à mon
partner, mais il s’en était excusé. Il m’avait dit que pour ma défense
il était prêt à m’assister de toutes ses forces et en toute occasion;
mais que c’était une entreprise tout à fait en dehors de sa voie:
ainsi, dis-je, nous résolûmes de nous mettre en campagne seulement
nous trois et mon serviteur, et d’exécuter le coup cette nuit même
vers minuit, avec tout le secret imaginable.

Cependant, toute réflexion faite, nous jugeâmes bon de renvoyer la
partie à la nuit suivante, parce que la caravane devant se mettre en
route dans la matinée du surlendemain, nous pensâmes que le gouverneur
ne pourrait prétendre donner satisfaction à ces barbares à nos dépens
quand nous serions hors de son pouvoir. Le marchand écossais, aussi
ferme dans ses résolutions que hardi dans l’exécution, m’apporta une
robe de Tartare ou gonelle de peau de mouton, un bonnet avec un arc et
des flèches, et s’en pourvut lui-même ainsi que son compatriote, afin
que, si nous venions à être aperçus, on ne pût savoir qui nous étions.

Nous passâmes toute la première nuit à mixtionner quelques matières
combustibles avec de l’_aqua-vitæ_, de la poudre à canon et autres
drogues que nous avions pu nous procurer, et le lendemain, ayant une
bonne quantité de goudron dans un petit pot, environ une heure après
le soleil couché nous partîmes pour notre expédition.

Quand nous arrivâmes, il était à peu près onze heures du soir: nous
ne remarquâmes pas que le peuple eût le moindre soupçon du danger qui
menaçait son idole. La nuit était sombre, le ciel était couvert de
nuages; cependant la lune donnait assez de lumière pour laisser voir
que l’idole était juste dans la même posture et place qu’auparavant.
Les habitants semblaient tout entiers à leur repos; seulement dans la
grande hutte ou tente, comme nous l’appelions, où nous avions vu les
trois prêtres que nous avions pris pour des bouchers, nous aperçûmes
une lueur, et en nous glissant près de la porte, nous entendîmes
parler, comme s’il y avait cinq ou six personnes. Il nous parut donc
de toute évidence que si nous mettions le feu à l’idole, ces gens
sortiraient immédiatement et s’élanceraient sur nous pour la sauver de
la destruction que nous préméditions. Mais comment faire? nous étions
fort embarrassés. Il nous passa bien par l’esprit de l’emporter et de
la brûler plus loin; mais quand nous vînmes à y mettre la main, nous
la trouvâmes trop pesante pour nos forces et nous retombâmes dans la
même perplexité. Le second Écossais était d’avis de mettre le feu à
la hutte et d’assommer les drôles qui s’y trouvaient à mesure qu’ils
montreraient le nez; mais je m’y opposai, je n’entendais point qu’on
tuât personne, s’il était possible de l’éviter.—«Eh bien! alors, dit
le marchand écossais, voilà ce qu’il nous faut faire: tâchons de nous
emparer d’eux, lions-leur les mains, et forçons-les à assister à la
destruction de leur idole.»

Comme il se trouvait que nous n’avions pas mal de cordes et de
ficelles qui nous avaient servi à lier nos pièces d’artifice, nous
nous déterminâmes à attaquer d’abord les gens de la cabane, et avec
aussi peu de bruit que possible. Nous commençâmes par heurter à la
porte, et quand un des prêtres se présenta, nous nous en saisîmes
brusquement, nous lui bouchâmes la bouche, nous lui liâmes les mains
sur le dos et le conduisîmes vers l’idole, où nous le bâillonnâmes
pour qu’il ne pût jeter des cris; nous lui attachâmes aussi les pieds
et le laissâmes par terre.

Deux d’entre nous guettèrent alors à la porte, comptant que quelque
autre sortirait pour voir de quoi il était question. Nous attendîmes
jusqu’à ce que notre troisième compagnon nous eût rejoints; mais
personne ne se montrant, nous heurtâmes de nouveau tout doucement.
Aussitôt sortirent deux individus que nous accommodâmes juste de la
même manière; mais nous fûmes obligés de nous mettre tous après eux
pour les coucher par terre près de l’idole, à quelque distance l’un
de l’autre. Quand nous revînmes, nous en vîmes deux autres à l’entrée
de la hutte et un troisième se tenant derrière en dedans de la porte.
Nous empoignâmes les deux premiers et les liâmes sur-le-champ. Le
troisième se prit alors à crier en se reculant; mais mon Écossais le
suivit, et prenant une composition que nous avions faite, une mixtion
propre à répandre seulement de la fumée et de la puanteur, il y mit le
feu et la jeta au beau milieu de la hutte. Dans l’entrefaite l’autre
Écossais et mon serviteur, s’occupant des deux hommes déjà liés, les
attachèrent ensemble par le bras, les menèrent auprès de l’idole;
puis, pour qu’ils vissent si elle les secourrait, ils les laissèrent
là, ayant grande hâte de revenir vers nous.

Quand l’artifice que nous avions jeté eut tellement rempli la hutte
de fumée qu’on y était presque suffoqué, nous y lançâmes un sachet
de cuir d’une autre espèce qui flambait comme une chandelle; nous
le suivîmes, et nous n’aperçûmes que quatre personnes, deux hommes
et deux femmes à ce que nous crûmes, venus sans doute pour quelque
sacrifice diabolique. Ils nous parurent dans une frayeur mortelle, ou
du moins tremblants, stupéfiés, et à cause de la fumée incapables de
proférer une parole.

En un mot, nous les prîmes, nous les garrottâmes comme les autres,
et le tout sans aucun bruit. J’aurais dû dire que nous les emmenâmes
hors de la hutte d’abord, car tout comme à eux la fumée nous fut
insupportable. Ceci fait, nous les conduisîmes tous ensemble vers
l’idole, et, arrivés là, nous nous mîmes à la travailler: d’abord nous
la barbouillâmes du haut en bas, ainsi que son accoutrement, avec du
goudron, et certaine autre matière que nous avions composée de suif
et de soufre; nous lui bourrâmes ensuite les yeux, les oreilles et
la gueule de poudre à canon; puis nous entortillâmes dans son bonnet
une grande pièce d’artifice, et quand nous l’eûmes couverte de tous
les combustibles que nous avions apportés, nous regardâmes autour
de nous pour voir si nous pourrions trouver quelque chose pour son
embrasement. Tout à coup mon serviteur se souvint que près de la hutte
il y avait un tas de fourrage sec, de la paille ou du foin, je ne me
rappelle pas: il y courut avec un des Écossais et ils en apportèrent
plein leurs bras. Quand nous eûmes achevé cette besogne, nous prîmes
tous nos prisonniers, nous les rapprochâmes, ayant les pieds déliés et
la bouche débâillonnée, nous les fîmes tenir debout et les plantâmes
juste devant leur monstrueuse idole, puis nous y mîmes feu de tous
côtés.

Nous demeurâmes là un quart d’heure ou environ avant que la poudre des
yeux, de la bouche et des oreilles de l’idole sautât; cette explosion,
comme il nous fut facile de le voir, la fendit et la défigura toute;
en un mot, nous demeurâmes là jusqu’à ce que nous la vîmes s’embraser
et ne former plus qu’une souche, qu’un bloc de bois. Après l’avoir
entourée de fourrage sec, ne doutant pas qu’elle ne fût bientôt
entièrement consumée, nous nous disposions à nous retirer, mais
l’Écossais nous dit:—«Ne partons pas, car ces pauvres misérables dupes
seraient capables de se jeter dans le feu pour se faire rôtir avec
leur idole.»—Nous consentîmes donc à rester jusqu’à ce que le fourrage
fût brûlé, puis nous fîmes volte-face, et les quittâmes.

Le matin, nous parûmes parmi nos compagnons de voyage excessivement
occupés à nos préparatifs de départ: personne ne se serait imaginé que
nous étions allés ailleurs que dans nos lits, comme raisonnablement
tout voyageur doit faire, pour se préparer aux fatigues d’une journée
de marche.

Mais ce n’était pas fini: le lendemain une grande multitude de gens du
pays, non seulement de ce village, mais de cent autres, se présenta
aux portes de la ville, et, d’une façon fort insolente, demanda
satisfaction au gouverneur de l’outrage fait à leurs prêtres et à leur
grand Cham-Chi-Thaungu; c’était là le nom féroce qu’il donnait à la
monstrueuse créature qu’ils adoraient. Les habitants de Nertzinskoy
furent d’abord dans une grande consternation: ils disaient que les
Tartares étaient trente mille pour le moins, et qu’avant peu de jours
ils seraient cent mille et au delà.

Le gouverneur russien leur envoya des messagers pour les apaiser et
leur donner toutes les bonnes paroles imaginables. Il les assura qu’il
ne savait rien de l’affaire; que pas un homme de la garnison n’ayant
mis le pied dehors, le coupable ne pouvait être parmi eux; mais que
s’ils voulaient le lui faire connaître, il serait exemplairement puni.
Ils répondirent hautainement que toute la contrée révérait le grand
Cham-Chi-Thaungu qui demeurait dans le soleil, et que nul mortel n’eût
osé outrager son image, hors quelque chrétien mécréant (ce fut là leur
expression, je crois), et qu’ainsi ils lui déclaraient la guerre à lui
et à tous les Russiens, qui, disaient-ils, étaient des infidèles, des
chrétiens.

Le gouverneur, toujours patient, ne voulant point de rupture, ni
qu’on pût en rien l’accuser d’avoir provoqué la guerre, le Czar lui
ayant étroitement enjoint de traiter le pays conquis avec bénignité
et courtoisie, leur donna encore toutes les bonnes paroles possibles;
à la fin il leur dit qu’une caravane était partie pour la Russie
le matin même, que quelqu’un peut-être des voyageurs leur avait
fait cette injure, et que, s’ils voulaient en avoir l’assurance, il
enverrait après eux pour en informer. Ceci parut les apaiser un peu,
et le gouverneur nous dépêcha donc un courrier pour nous exposer
l’état des choses, en nous intimant que si quelques hommes de notre
caravane avaient fait le coup, ils feraient bien de se sauver, et,
coupables ou non, que nous ferions bien de nous avancer en toute hâte,
tandis qu’il les amuserait aussi longtemps qu’il pourrait.

C’était très obligeant de la part du gouverneur. Toutefois, lorsque
la caravane fut instruite de ce message, personne n’y comprit rien,
et quant à nous qui étions les coupables, nous fûmes les moins
soupçonnés de tous: on ne nous fit pas seulement une question.
Néanmoins le capitaine qui, pour le moment, commandait la caravane
profita de l’avis que le gouverneur nous donnait, et nous marchâmes
ou voyageâmes deux jours et deux nuits, presque sans nous arrêter.
Enfin nous nous reposâmes à un village nommé Plothus; nous n’y fîmes
pas non plus une longue station, voulant gagner au plus tôt Jarawena,
autre colonie du Czar de Moscovie où nous espérions être en sûreté.
Une chose à remarquer, c’est qu’après deux ou trois jours de marche
au delà de cette ville, nous commençâmes à entrer dans un vaste
désert sans nom dont je parlerai plus au long en son lieu, et que si
alors nous nous y fussions trouvés, il est plus que probable que nous
aurions été tous détruits. Ce fut le lendemain de notre départ de
Plothus que des nuages de poussière qui s’élevaient derrière nous à
une grande distance firent soupçonner à quelques-uns des nôtres que
nous étions poursuivis. Nous étions entrés dans le désert, et nous
avions longé un grand lac, appelé Shanks-Oser, quand nous aperçûmes un
corps nombreux de cavaliers de l’autre côté du lac vers le nord. Nous
remarquâmes qu’ils se dirigeaient ainsi que nous vers l’ouest, mais
fort heureusement ils avaient supposé que nous avions pris la rive
nord, tandis que nous avions pris la rive sud. Deux jours après nous
ne les vîmes plus, car, pensant que nous étions toujours devant eux,
ils poussèrent jusqu’à la rivière Udda: plus loin, vers le nord, c’est
un courant considérable, mais à l’endroit où nous la passâmes, elle
est étroite et guéable.

Le troisième jour, soit qu’ils se fussent aperçus de leur méprise,
soit qu’ils eussent eu de nos nouvelles, ils revinrent sur nous ventre
à terre, à la brune. Nous venions justement de choisir, à notre
grande satisfaction, une place très convenable pour camper pendant la
nuit, car bien que nous ne fussions qu’à l’entrée d’un désert dont
la longueur était de plus de cinq cents milles, nous n’avions point
de villes où nous retirer, et par le fait nous n’en avions d’autre
à attendre que Jarawena, qui se trouvait encore à deux journées de
marche. Ce désert, cependant, avait quelque peu de bois de ce côté,
et de petites rivières qui couraient toutes se jeter dans la grande
rivière Udda. Dans un passage étroit entre deux bocages très épais
nous avions assis notre camp pour cette nuit, redoutant une attaque
nocturne.

Personne, excepté nous, ne savait pourquoi nous étions poursuivis:
mais, comme les Tartares-Mongols ont pour habitude de rôder en troupes
dans ce désert, les caravanes ont coutume de se fortifier ainsi contre
eux chaque nuit, comme contre des armées de voleurs; cette poursuite
n’était donc pas chose nouvelle.

Or nous avions cette nuit le camp le plus avantageux que nous eussions
jamais eu: nous étions postés entre deux bois, un petit ruisseau
coulait juste devant notre front, de sorte que nous ne pouvions être
enveloppés, et qu’on ne pouvait nous attaquer que par devant ou par
derrière. Encore mîmes-nous tous nos soins à rendre notre front aussi
fort que possible, en plaçant nos bagages, nos chameaux et nos chevaux
tous en ligne au bord du ruisseau: sur notre arrière nous abattîmes
quelques arbres.

Dans cet ordre nous nous établissions pour la nuit, mais les Tartares
furent sur nos bras avant que nous eussions achevé notre campement.
Ils ne se jetèrent pas sur nous comme des brigands, ainsi que nous
nous y attendions, mais ils nous envoyèrent trois messagers pour
demander qu’on leur livrât les hommes qui avaient bafoué leurs prêtres
et brûlé leur Dieu Cham-Chi-Thaungu, afin de les brûler, et sur ce
ils disaient qu’ils se retireraient et ne nous feraient point de mal,
autrement qu’ils nous feraient tous périr dans les flammes. Nos gens
parurent fort troublés à ce message, et se mirent à se regarder l’un
l’autre entre les deux yeux pour voir si quelqu’un avait le péché
écrit sur la face. Mais, personne! c’était le mot, personne n’avait
fait cela. Le commandant de la caravane leur fit répondre qu’il était
bien sûr que pas un des nôtres n’était coupable de cet outrage; que
nous étions de paisibles marchands voyageant pour nos affaires; que
nous n’avions fait de dommage ni à eux ni à qui que ce fût; qu’ils
devaient chercher plus loin ces ennemis qui les avaient injuriés, car
nous n’étions pas ces gens-là; et qu’il les priait de ne pas nous
troubler, sinon que nous saurions nous défendre.

[Illustration: Ils nous envoyèrent trois messagers...]

Cette réponse fut loin de les satisfaire, et le matin, à la pointe du
jour, une foule immense s’avança vers notre camp; mais en nous voyant
dans une si avantageuse position, ils n’osèrent pas pousser plus
avant que le ruisseau qui barrait notre front, où ils s’arrêtèrent,
et déployèrent de telles forces, que nous en fûmes atterrés au plus
haut point; ceux d’entre nous qui en parlaient le plus modestement,
disaient qu’ils étaient dix mille. Là, ils firent une pause et nous
regardèrent un moment; puis, poussant un affreux hourra, ils nous
décochèrent une nuée de flèches. Mais nous étions trop bien à couvert,
nos bagages nous abritaient, et je ne me souviens pas que parmi nous
un seul homme fût blessé.

Quelque temps après, nous les vîmes faire un petit mouvement à notre
droite, et nous les attendions sur notre arrière, quand un rusé
compagnon, un Cosaque de Jarawena, aux gages des Moscovites, appela le
commandant de la caravane et lui dit:—«Je vais envoyer cette engeance
à Sibeilka.»—C’était une ville à quatre ou cinq journées de marche au
moins, vers le sud, ou plutôt derrière nous. Il prend donc son arc
et ses flèches, saute à cheval, s’éloigne de notre arrière au galop,
comme s’il retournait à Nertzinskoy, puis faisant un grand circuit, il
rejoint l’armée des Tartares comme s’il était un exprès envoyé pour
leur faire savoir tout particulièrement que les gens qui avaient brûlé
leur Cham-Chi-Thaungu étaient partis pour Sibeilka avec une caravane
de mécréants, c’est-à-dire de chrétiens, résolus qu’ils étaient de
brûler le Dieu Scal-Isarg, appartenant aux Tongouses.

Comme ce drôle était un vrai Tartare et qu’il parlait parfaitement
leur langage, il feignit si bien, qu’ils avalèrent tout cela et se
mirent en route en toute hâte pour Sibeilka, qui était, ce me semble,
à cinq journées de marche vers le sud. En moins de trois heures ils
furent entièrement hors de notre vue, nous n’en entendîmes plus
parler, et nous n’avons jamais su s’ils allèrent ou non jusqu’à ce
lieu nommé Sibeilka.

Nous gagnâmes ainsi sans danger la ville de Jarawena, où il y avait
une garnison de Moscovites, et nous y demeurâmes cinq jours, la
caravane se trouvant extrêmement fatiguée de sa dernière marche et de
son manque de repos durant la nuit.

Au sortir de cette ville, nous eûmes à passer un affreux désert qui
nous retint vingt-trois jours. Nous nous étions munis de quelques
tentes pour notre plus grande commodité pendant la nuit, et le
commandant de la caravane s’était procuré seize chariots ou fourgons
du pays pour porter notre eau et nos provisions. Ces chariots,
rangés chaque nuit tout autour de notre camp, nous servaient de
retranchement; de sorte que, si les Tartares se fussent montrés, à
moins d’être en très grand nombre, ils n’auraient pu nous toucher.

On croira facilement que nous eûmes grand besoin de repos après ce
long trajet; car dans ce désert nous ne vîmes ni maisons ni arbres.
Nous y trouvâmes à peine quelques buissons, mais nous aperçûmes en
revanche une grande quantité de chasseurs de zibelines; ce sont
tous des Tartares de la Mongolie dont cette contrée fait partie.
Ils attaquent fréquemment les petites caravanes, mais nous n’en
rencontrâmes point en grande troupe. J’étais curieux de voir les peaux
des zibelines qu’ils chassaient; mais je ne pus me mettre en rapport
avec aucun d’eux, car ils n’osaient pas s’approcher de nous, et je
n’osais pas moi-même m’écarter de la compagnie pour les joindre.

Après avoir traversé ce désert, nous entrâmes dans une contrée assez
bien peuplée, c’est-à-dire où nous trouvâmes des villes et des
châteaux élevés par le Czar de Moscovie, avec des garnisons de soldats
stationnaires pour protéger les caravanes, et défendre le pays contre
les Tartares, qui autrement rendraient la route très dangereuse. Et
sa majesté Czarienne a donné des ordres si stricts pour la sûreté
des caravanes et des marchands que, si on entend parler de quelques
Tartares dans le pays, des détachements de la garnison sont de suite
envoyés pour escorter les voyageurs de station en station.

Aussi le gouverneur d’Adinskoy, auquel j’eus occasion de rendre
visite, avec le marchand écossais qui était lié avec lui, nous
offrit-il une escorte de cinquante hommes, si nous pensions qu’il y
eût quelque danger, jusqu’à la prochaine station.

Longtemps je m’étais imaginé qu’en approchant de l’Europe, nous
trouverions le pays mieux peuplé et le peuple plus civilisé; je
m’étais doublement trompé, car nous avions encore à traverser la
nation des Tongouses, où nous vîmes des marques de paganisme et
de barbarie pour le moins aussi grossières que celles qui nous
avaient frappés précédemment; seulement, comme ces Tongouses ont été
assujettis par les Moscovites, et entièrement réduits, ils ne sont
pas très dangereux; mais, en fait de rudesse de mœurs, d’idolâtrie
et de polythéisme, jamais peuple au monde ne les surpassa. Ils sont
couverts de peaux de bêtes, aussi bien que leurs maisons, et, à leur
mine rébarbative, à leur costume, vous ne distingueriez pas un homme
d’avec une femme. Durant l’hiver, quand la terre est couverte de
neige, ils vivent sous terre, dans des espèces de repaires voûtés dont
les cavités ou cavernes se communiquent entre elles.

Si les Tartares avaient leur Cham-Chi-Thaungu pour tout un village ou
toute une contrée, ceux-ci avaient des idoles dans chaque hutte et
dans chaque cave. En outre ils adorent les étoiles, le soleil, l’eau,
la neige, et en un mot tout ce qu’ils ne comprennent pas, et ils ne
comprennent pas grand’chose; de sorte qu’à tous les éléments et à
presque tous les objets extraordinaires ils offrent des sacrifices.

Mais je ne dois faire la description d’un peuple ou d’une contrée
qu’autant que cela se rattache à ma propre histoire.—Il ne m’arriva
rien de particulier dans ce pays, que j’estime éloigné de plus de
quatre cents milles du dernier désert dont j’ai parlé, et dont la
moitié même est aussi un désert, où nous marchâmes rudement pendant
douze jours sans rencontrer une maison, un arbre, une broussaille, et
où nous fûmes encore obligés de porter avec nous nos provisions, l’eau
comme le pain. Après être sortis de ce steppe, nous parvînmes en deux
jours à Yénisséisk, ville ou station moscovite sur le grand fleuve
Yénisséi. Ce fleuve, nous fut-il dit, sépare l’Europe de l’Asie,
quoique nos faiseurs de cartes, à ce qu’on m’a rapporté, n’en tombent
pas d’accord. N’importe, ce qu’il y a de certain, c’est qu’il borne à
l’orient l’ancienne Sibérie, qui aujourd’hui ne forme qu’une province
du vaste empire moscovite, bien qu’elle soit aussi grande que l’empire
germanique tout entier.

Je remarquai que l’ignorance et le paganisme prévalaient encore,
excepté dans les garnisons moscovites: toute la contrée entre le
fleuve Oby et le fleuve Yénisséi est entièrement païenne, et les
habitants sont aussi barbares que les Tartares les plus reculés, même
qu’aucune nation que je sache de l’Asie ou de l’Amérique. Je remarquai
aussi, ce que je fis observer aux gouverneurs moscovites avec lesquels
j’eus occasion de converser, que ces païens, pour être sous le
gouvernement moscovite, n’en étaient ni plus sages ni plus près du
christianisme. Mais, tout en reconnaissant que c’était assez vrai, ils
répondaient que ce n’était pas leur affaire; que si le Czar s’était
promis de convertir ses sujets sibériens, tongouses ou tartares, il
aurait envoyé parmi eux des prêtres et non pas des soldats, et ils
ajoutaient, avec plus de sincérité que je ne m’y serais attendu, que
le grand souci de leur monarque n’était pas de faire de ces peuples
des chrétiens, mais des sujets.

Depuis ce fleuve jusqu’au fleuve Oby, nous traversâmes une contrée
sauvage et inculte; je ne saurais dire que ce soit un sol stérile,
c’est seulement un sol qui manque de bras et d’une bonne exploitation,
car autrement c’est un pays charmant, très fertile et très agréable
en soi. Les quelques habitants que nous y trouvâmes étaient tous
païens, excepté ceux qu’on y avait envoyés de Russie; car c’est dans
cette contrée, j’entends sur les rives de l’Oby, que sont bannis les
criminels moscovites qui ne sont point condamnés à mort: une fois là,
il est presque impossible qu’ils en sortent.

Je n’ai rien d’essentiel à dire sur mon compte jusqu’à mon arrivée à
Tobolsk, capitale de la Sibérie, où je séjournai assez longtemps pour
les raisons suivantes.

Il y avait alors près de sept mois que nous étions en route et
l’hiver approchait rapidement: dans cette conjoncture, sur nos
affaires privées, mon partner et moi, nous tînmes donc un conseil,
où nous jugeâmes à propos, attendu que nous devions nous rendre en
Angleterre et non pas à Moscou, de considérer le parti qu’il nous
fallait prendre. On nous avait parlé de traîneaux et de rennes pour
nous transporter sur la neige pendant l’hiver; et c’est tout de bon
que les Russiens font usage de pareils véhicules, dont les détails
sembleraient incroyables si je les rapportais, et au moyen desquels
ils voyagent beaucoup plus dans la saison froide qu’ils ne sauraient
voyager en été, parce que dans ces traîneaux ils peuvent courir nuit
et jour: une neige congelée couvrant alors toute la nature, les
montagnes, les vallées, les rivières, les lacs n’offrent plus qu’une
surface unie et dure comme la pierre, sur laquelle ils courent sans se
mettre nullement en peine de ce qui est dessous.

Mais je n’eus pas occasion de faire un voyage de ce genre.—Comme je
me rendais en Angleterre et non pas à Moscou, j’avais deux routes à
prendre: il me fallait aller avec la caravane jusqu’à Jaroslav, puis
tourner vers l’ouest, pour gagner Narva et le golfe de Finlande, et,
soit par mer, soit par terre, Dantzig, où ma cargaison de marchandises
chinoises devait se vendre avantageusement; ou bien il me fallait
laisser la caravane à une petite ville sur la Dvina, d’où par eau
je pouvais gagner en six jours Arkhangel, et de là faire voile pour
l’Angleterre, la Hollande ou Hambourg.

Toutefois il eût été absurde d’entreprendre l’un ou l’autre de ces
voyages pendant l’hiver: si je me fusse décidé pour Dantzig, la
Baltique en cette saison est gelée, tout passage m’eût été fermé,
et par terre il est bien moins sûr de voyager dans ces contrées que
parmi les Tartares-Mongols. D’un autre côté, si je me fusse rendu à
Arkhangel en octobre, j’eusse trouvé tous les navires partis, et même
les marchands qui ne s’y tiennent que l’été, et l’hiver se retirent à
Moscou, vers le sud, après le départ des vaisseaux. Un froid excessif,
la disette, et la nécessité de rester tout l’hiver dans une ville
déserte, c’est là tout ce que j’eusse pu espérer y rencontrer. En
définitive, je pensai donc que le mieux était de laisser partir la
caravane, et de faire mes dispositions pour hiverner à l’endroit où je
me trouvais, c’est-à-dire à Tobolsk en Sibérie, par une latitude de 60
degrés; là, du moins, pour passer un hiver rigoureux, je pouvais faire
fond sur trois choses, savoir: l’abondance de toutes les provisions
que fournit le pays, une maison chaude avec des combustibles en
suffisance, et une excellente compagnie. De tout ceci, je parlerai
plus au long en son lieu.

J’étais alors dans un climat entièrement différent de mon île
bien-aimée, où je n’eus jamais froid que dans mes accès de fièvre,
où tout au contraire j’avais peine à endurer des habits sur mon
dos, où je ne faisais jamais de feu que dehors, et pour préparer ma
nourriture: aussi étais-je emmitouflé dans trois bonnes vestes avec de
grandes robes par-dessus, descendant jusqu’aux pieds et se boutonnant
au poignet, toutes doublées de fourrures pour les rendre suffisamment
chaudes.

J’avoue que je désapprouve fort notre manière de chauffer les maisons
en Angleterre, c’est-à-dire de faire du feu dans chaque chambre, dans
des cheminées ouvertes, qui, dès que le feu est éteint, laissent
l’air intérieur aussi froid que la température. Après avoir pris
un appartement dans une bonne maison de la ville, au centre de six
chambres différentes je fis construire une cheminée en forme de
fourneau, semblable à un poêle; le tuyau pour le passage de la fumée
était d’un côté, la porte ouvrant sur le foyer d’un autre; toutes les
chambres étaient également chauffées, sans qu’on vît aucun feu, juste
comme sont chauffés les bains en Angleterre.

Par ce moyen nous avions toujours la même température dans tout le
logement, et une chaleur égale se conservait. Quelque froid qu’il fit
dehors, il faisait toujours chaud dedans; cependant on ne voyait point
de feu, et l’on n’était jamais incommodé par la fumée.

Mais la chose la plus merveilleuse, c’était qu’il fût possible de
trouver bonne compagnie, dans une contrée aussi barbare que les
parties les plus septentrionales de l’Europe, dans une contrée proche
de la mer Glaciale, et à peu de degrés de la Nouvelle-Zemble.

Cependant, comme c’est dans ce pays, ainsi que je l’ai déjà fait
remarquer, que sont bannis les criminels d’État moscovites, la ville
était pleine de gens de qualité, de princes, de gentilshommes, de
colonels, en un mot, de nobles de tout rang, de soldats de tout grade,
et de courtisans. Il y avait le fameux prince Galiffken ou Galoffken,
son fils le fameux général Robostisky, plusieurs autres personnages de
marque, et quelques dames de haut parage.

Par l’intermédiaire de mon négociant écossais, qui toutefois
ici se sépara de moi, je fis connaissance avec plusieurs de ces
gentilshommes, avec quelques-uns même du premier ordre, et de qui,
dans les longues soirées d’hiver pendant lesquelles je restais au
logis, je reçus d’agréables visites. Ce fut causant un soir avec un
certain prince banni, un des ex-ministres d’État du Czar, que la
conversation tomba sur mon chapitre. Comme il me racontait une foule
de belles choses sur la grandeur, la magnificence, les possessions
et le pouvoir absolu de l’Empereur des Russiens, je l’interrompis et
lui dis que j’avais été un prince plus grand et plus puissant que le
Czar de Moscovie, quoique mes États ne fussent pas si étendus, ni
mes peuples si nombreux. A ce coup, le seigneur russien eut l’air un
peu surpris, et, tenant ses yeux attachés sur moi, il commença de
s’étonner de ce que j’avançais.

Je lui dis que son étonnement cesserait quand je me serais expliqué.
D’abord je lui contai que j’avais à mon entière disposition la vie
et la fortune de mes sujets; que, nonobstant mon pouvoir absolu,
je n’avais pas eu un seul individu mécontent de mon gouvernement
ou de ma personne dans toutes mes possessions. Là-dessus il secoua
la tête, et me dit qu’en cela je surpassais tout de bon le Czar de
Moscovie. Me reprenant, j’ajoutai que toutes les terres de mon royaume
m’appartenaient en propre; que tous mes sujets étaient non seulement
mes tenanciers, mais mes tenanciers à volonté; qu’ils se seraient
tous battus pour moi jusqu’à la dernière goutte de leur sang, et
que jamais tyran, car pour tel je me reconnaissais, n’avait été si
universellement aimé, et cependant si horriblement redouté de ses
sujets.

Après avoir amusé quelque temps la compagnie de ces énigmes
gouvernementales, je lui en dis le mot, je lui fis au long l’histoire
de ma vie dans l’île, et de la manière dont je m’y gouvernais et
gouvernais le peuple rangé sous moi, juste comme je l’ai rédigé
depuis. On fut excessivement touché de cette histoire, et surtout
le prince, qui me dit, avec un soupir, que la véritable grandeur
ici-bas était d’être son propre maître; qu’il n’aurait pas échangé une
condition telle que la mienne, contre celle du Czar de Moscovie; qu’il
trouvait plus de félicité dans la retraite à laquelle il semblait
condamné en cet exil qu’il n’en avait jamais trouvé dans la plus
haute autorité dont il avait joui à la cour de son maître le Czar;
que le comble de la sagesse humaine était de ployer notre humeur aux
circonstances, et de nous faire un calme intérieur sous le poids des
plus grandes tempêtes.—«Ici, poursuivit-il, au commencement de mon
bannissement, je pleurais, je m’arrachais les cheveux, je déchirais
mes habits, comme tant d’autres avaient fait avant moi, mais amené
après un peu de temps et de réflexion à regarder au dedans de moi,
et à jeter les yeux autour de moi sur les choses extérieures, je
trouvai que, s’il est une fois conduit à réfléchir sur la vie, sur
le peu d’influence qu’a le monde sur le véritable bonheur, l’esprit
de l’homme est parfaitement capable de se créer une félicité à lui,
le satisfaisant pleinement et s’alliant à ses meilleurs desseins
et à ses plus nobles désirs, son grand besoin de l’assistance du
monde. De l’air pour respirer, de la nourriture pour soutenir la vie,
des vêtements pour avoir chaud, la liberté de prendre l’exercice
nécessaire à la santé, complètent dans mon opinion tout ce que le
monde peut faire pour nous. La grandeur, la puissance, les richesses
et les plaisirs dont quelques-uns jouissent ici-bas, et dont pour
ma part j’ai joui, sont pleins d’attraits pour nous, mais toutes
ces choses lâchent la bride à nos plus mauvaises passions, à notre
ambition, à notre orgueil, à notre avarice, à notre vanité, à notre
sensualité, passions qui procèdent de ce qu’il y a de pire dans la
nature de l’homme, qui sont des crimes en elles-mêmes, qui renferment
la semence de toutes espèces de crimes, et n’ont aucun rapport, et ne
se rattachent en rien ni aux vertus qui constituent l’homme sage, ni
aux grâces qui nous distinguent comme chrétiens. Privé que je suis
aujourd’hui de toute cette félicité imaginaire que je goûtais dans la
pratique de tous ces vices, je me trouve à même de porter mes regards
sur leur côté sombre, où je n’entrevois que difformités. Je suis
maintenant convaincu que la vertu seule fait l’homme vraiment sage,
riche, grand, et le retient dans la voie qui conduit à un bonheur
suprême, dans une vie future; et, en cela, ne suis-je pas plus heureux
dans mon exil que ne le sont mes ennemis en pleine possession des
biens et du pouvoir que je leur ai abandonnés?»

«Sir, ajouta-t-il, je n’amène point mon esprit à cela par politique,
me soumettant à la nécessité de ma condition, que quelques-uns
appellent misérable. Non, si je ne m’abuse pas trop sur moi-même, je
ne voudrais pas m’en retourner; non, quand bien même le Czar, mon
maître, me rappellerait et m’offrirait de me rétablir dans toute ma
grandeur passée; non, dis-je, je ne voudrais pas m’en retourner, pas
plus que mon âme, je pense, quand elle sera délivrée de sa prison
corporelle, et aura goûté la félicité glorieuse qu’elle doit trouver
au delà de la vie, ne voudra retourner à la geôle de chair et de sang
qui l’enferme aujourd’hui, et abandonner les cieux pour se replonger
dans la fange et l’ordure des affaires humaines.»

Il prononça ces paroles avec tant de chaleur et d’effusion, tant
d’émotion se trahissait dans son maintien qu’il était visible que
c’étaient là les vrais sentiments de son âme. Impossible de mettre en
doute sa sincérité.

Je lui répondis qu’autrefois, dans mon ancienne condition dont
je venais de lui faire la peinture, je m’étais cru une espèce de
monarque, mais que je pensais qu’il était, lui, non seulement un
monarque, mais un grand conquérant; car celui qui remporte la victoire
sur ses désirs excessifs, qui a un empire absolu sur lui-même, et
dont la raison gouverne entièrement la volonté, est certainement
plus grand que celui qui conquiert une ville.—«Mais, mylord,
ajoutai-je, oserais-je vous faire une question?»—«De tout mon cœur,»
répondit-il.—«Si la porte de votre liberté était ouverte, repris-je,
ne saisiriez-vous pas cette occasion de vous délivrer de cet exil?»

—«Attendez, dit-il, votre question est subtile, elle demande de
sérieuses et d’exactes distinctions pour y donner une réponse sincère,
et je veux vous mettre mon cœur à jour. Rien au monde, que je sache,
ne pourrait me porter à me délivrer de cet état de bannissement, sinon
ces deux choses: premièrement ma famille, et secondement un climat un
peu plus doux. Mais je vous proteste que pour retourner aux pompes de
la cour, à la gloire, au pouvoir, aux tracas d’un ministre d’État, à
l’opulence, au faste et aux plaisirs, c’est-à-dire aux folies d’un
courtisan, si mon maître m’envoyait aujourd’hui la nouvelle qu’il me
rend tout ce dont il m’a dépouillé, je vous proteste, dis-je, si je
me connais bien, que je ne voudrais pas abandonner ce désert, ces
solitudes, et ces lacs glacés pour le palais de Moscou.»

—«Mais, mylord, repris-je, peut-être n’êtes-vous pas seulement banni
des plaisirs de la cour, du pouvoir, de l’autorité et de l’opulence
dont vous jouissiez autrefois, vous pouvez être aussi privé de
quelques-unes des commodités de la vie; vos terres sont peut-être
confisquées, vos biens pillés, et ce qui vous est laissé ici ne suffit
peut-être pas aux besoins ordinaires de la vie?»

—«Oui, me répliqua-t-il, si vous me considérez comme un seigneur ou un
prince, comme dans le fait je le suis; mais veuillez ne voir en moi
simplement qu’un homme, une créature humaine, que rien ne distingue
d’avec la foule, et il vous sera évident que je ne puis sentir
aucun besoin, à moins que je ne sois visité par quelque maladie ou
quelque infirmité. Pour mettre toutefois la question hors de doute,
voyez notre manière de vivre: nous sommes en cette ville cinq grands
personnages; nous vivons tout à fait retirés, comme il convient à des
gens en exil. Nous avons sauvé quelque chose du naufrage de notre
fortune, qui nous met au-dessus de la nécessité de chasser pour notre
subsistance; mais les pauvres soldats qui sont ici, et qui n’ont point
nos ressources, vivent dans une aussi grande abondance que nous. Ils
vont dans les bois chasser les zibelines et les renards: le travail
d’un mois fournit à leur entretien pendant un an. Comme notre genre de
vie n’est pas coûteux, il nous est aisé de nous procurer ce qu’il nous
faut: donc votre objection est détruite.»

La place me manque pour rapporter tout au long la conversation on ne
peut plus agréable que j’eus avec cet homme véritablement grand, et
dans laquelle son esprit laissa paraître une si haute connaissance des
choses, soutenue tout à la fois et par la religion et par une profonde
sagesse, qu’il est hors de doute que son mépris pour le monde ne fût
aussi grand qu’il l’exprimait. Et jusqu’à la fin il se montra toujours
le même, comme on verra par ce qui suit.

Je passai huit mois à Tobolsk. Que l’hiver me parut sombre et
terrible! Le froid était si intense que je ne pouvais pas seulement
regarder dehors sans être enveloppé dans des pelleteries et sans avoir
sur le visage un masque de fourrure ou plutôt un capuchon, avec un
trou simplement pour la bouche et deux trous pour les yeux. Le faible
jour que nous eûmes pendant trois mois ne durait pas, calcul fait,
au delà de cinq heures, six tout au plus; seulement le sol étant
continuellement couvert de neige et le temps assez clair, l’obscurité
n’était jamais profonde. Nos chevaux étaient gardés ou plutôt affamés
sous terre, et quant à nos valets, car nous en avions loué pour
prendre soin de nous et de nos montures, il nous fallait à chaque
instant panser et faire dégeler leurs doigts ou leurs orteils, de peur
qu’ils ne restassent perclus.

Dans l’intérieur, à vrai dire, nous avions chaud, les maisons étant
closes, les murailles épaisses, les ouvertures petites, et les
vitrages doubles. Notre nourriture consistait principalement en
chair de daim salée et apprêtée dans la saison, en assez bon pain,
mais préparé comme du biscuit, en poisson sec de toute sorte, en
viande de mouton et en viande de buffle, assez bonne espèce de bœuf.
Toutes les provisions pour l’hiver sont amassées pendant l’été, et
parfaitement conservées. Nous avions pour boisson de l’eau mêlée avec
de l’_aqua-vitæ_ au lieu de brandevin, et pour régal, en place de
vin, de l’hydromel: ils en ont vraiment de délicieux. Les chasseurs,
qui s’aventurent dehors par tous les temps, nous apportaient
fréquemment de la venaison fraîche, très grasse et très bonne, et
quelquefois de la chair d’ours, mais nous ne faisions pas grand cas
de cette dernière. Grâce à la bonne provision de thé que nous avions,
nous pouvions régaler nos amis, et après tout, toutes choses bien
considérées, nous vivions très gaiement et très bien.

[Illustration: Les chasseurs nous apportaient de la venaison...]

Nous étions alors au mois de mars, les jours croissaient sensiblement
et la température devenait au moins supportable; aussi les autres
voyageurs commençaient-ils à préparer les traîneaux qui devaient les
transporter sur la neige, et à tout disposer pour leur départ; mais
notre dessein de gagner Arkhangel, et non Moscou ou la Baltique, étant
bien arrêté, je ne bougeai pas. Je savais que les navires du sud ne
se mettent en route pour cette partie du monde qu’au mois de mai ou
de juin, et que si j’y arrivais au commencement d’août, j’y serais
avant qu’aucun bâtiment fût prêt à reprendre la mer. Je ne m’empressai
donc nullement de partir comme les autres, et je vis une multitude de
gens, je dirai même tous les voyageurs, quitter la ville avant moi.
Il paraît que tous les ans ils se rendent à Moscou pour trafiquer,
c’est-à-dire pour y porter leurs pelleteries et les échanger contre
les articles de nécessité dont ils ont besoin pour leurs magasins.
D’autres aussi vont pour le même objet à Arkhangel. Mais comme ils ont
plus de huit cents milles à faire pour revenir chez eux, ceux qui s’y
rendirent cette année-là partirent de même avant moi.

Bref, dans la seconde quinzaine de mai, je commençai à m’occuper de
mes malles, et tandis que j’étais à cette besogne, il me vint dans
l’esprit de me demander pourquoi tous ces gens bannis en Sibérie par
le Czar, mais, une fois arrivés là, laissés libres d’aller où bon
leur semble, ne gagnaient pas quelque autre endroit du monde à leur
gré. Et je me pris à examiner ce qui pouvait les détourner de cette
tentative.

Mais mon étonnement cessa quand j’en eus touché quelques mots à la
personne dont j’ai déjà parlé, et qui me répondit ainsi:—«Considérez
d’abord, sir, me dit-il, le lieu où nous sommes, secondement la
condition dans laquelle nous sommes, et surtout la majeure partie
des gens qui sont bannis ici. Nous sommes environnés d’obstacles
plus forts que des barreaux et des verrous: au nord s’étend un océan
innavigable où jamais navire n’a fait voile, où jamais barque n’a
vogué, et eussions-nous navire et barque à notre service que nous
ne saurions où aller. De tout autre côté nous avons plus de mille
milles à faire pour sortir des États du Czar, et par des chemins
impraticables, à moins de prendre les routes que le gouvernement a
fait construire et qui traversent les villes où ses troupes tiennent
garnison. Nous ne pouvons ni suivre ces routes sans être découverts,
ni trouver de quoi subsister en nous aventurant par tout autre chemin;
ce serait donc en vain que nous tenterions de nous enfuir.»

Là-dessus je fus réduit au silence, et je compris qu’ils étaient dans
une prison tout aussi sûre que s’ils eussent été renfermés dans le
château de Moscou. Cependant il me vint la pensée que je pourrais fort
bien devenir l’instrument de la délivrance de cet excellent homme,
et qu’il me serait très aisé de l’emmener, puisque dans le pays on
n’exerçait point sur lui de surveillance. Après avoir roulé cette idée
dans ma tête quelques instants, je lui dis que, comme je n’allais
pas à Moscou, mais à Arkhangel, et que je voyageais à la manière des
caravanes, ce qui me permettait de ne pas coucher dans les stations
militaires du désert, et de camper chaque nuit où je voulais, nous
pourrions facilement gagner sans malencontre cette ville, où je le
mettrais immédiatement en sûreté à bord d’un vaisseau anglais ou
hollandais qui nous transporterait tous deux à bon port.—«Quant à
votre subsistance et aux autres détails, ajoutai-je, je m’en chargerai
jusqu’à ce que vous puissiez faire mieux vous-même.»

Il m’écouta très attentivement et me regarda fixement tout le temps
que je parlai; je pus même voir sur son visage que mes paroles
jetaient son esprit dans une grande émotion. Sa couleur changeait à
tout moment, ses yeux s’enflammaient, toute sa contenance trahissait
l’agitation de son cœur. Il ne put me répliquer immédiatement
quand j’eus fini. On eût dit qu’il attendait ce qu’il devait
répondre. Enfin, après un moment de silence, il m’embrassa en
s’écriant:—«Malheureux que nous sommes, infortunées créatures, il faut
donc que même les plus grands actes de l’amitié soient pour nous des
occasions de chute, il faut donc que nous soyons les tentateurs l’un
de l’autre? Mon cher ami, continua-t-il, votre offre est si honnête,
si désintéressée, si bienveillante pour moi, qu’il faudrait que
j’eusse une bien faible connaissance du monde si, tout à la fois,
je ne m’en étonnais pas et ne reconnaissais pas l’obligation que
je vous en ai. Mais croyez-vous que j’aie été sincère dans ce que
je vous ai si souvent dit de mon mépris pour le monde? Croyez-vous
que je vous aie parlé du fond de l’âme, et qu’en cet exil je sois
réellement parvenu à ce degré de félicité qui m’a placé au-dessus de
tout ce que le monde pouvait me donner et pouvait faire pour moi?
Croyez-vous que j’étais franc quand je vous ai dit que je ne voudrais
pas m’en retourner, fussé-je rappelé pour redevenir tout ce que
j’étais autrefois à la cour, et pour rentrer dans la faveur du Czar,
mon maître? Croyez-vous, mon ami, que je sois un honnête homme, ou
pensez-vous que je sois un orgueilleux hypocrite?»—Ici il s’arrêta
comme pour écouter ce que je répondrais; mais je reconnus bientôt que
c’était l’effet de la vive émotion de ses esprits: son cœur était
plein, il ne pouvait poursuivre. Je fus, je l’avoue, aussi frappé
de ces sentiments qu’étonné de trouver un tel homme, et j’essayai
de quelques arguments pour le pousser à recouvrer sa liberté. Je
lui représentai qu’il devait considérer ceci comme une porte que
lui ouvrait le ciel pour sa délivrance, comme une sommation que lui
faisait la Providence, qui dans sa sollicitude dispose tous les
événements, pour qu’il eût à améliorer son état et à se rendre utile
dans le monde.

Ayant eu le temps de se remettre:—«Que savez-vous, sir, me dit-il
vivement, si, au lieu d’une injonction de la part du ciel, ce n’est
pas une instigation de toute autre part me représentant sous des
couleurs attrayantes, comme une grande félicité, une délivrance qui
peut être en elle-même un piège pour m’entraîner à ma ruine? Ici je
ne suis point en proie à la tentation de retourner à mon ancienne
misérable grandeur; ailleurs je ne suis pas sûr que toutes les
semences d’orgueil, d’ambition, d’avarice et de luxure que je sais au
fond de mon cœur ne puissent se raviver, prendre racine, en un mot,
m’accabler derechef, et alors l’heureux prisonnier que vous voyez
maintenant maître de la liberté de son âme deviendrait, en pleine
possession de toute liberté personnelle, le misérable esclave de ses
sens. Généreux ami, laissez-moi dans cette heureuse captivité, éloigné
de toute occasion de chute, plutôt que de m’exciter à pourchasser une
ombre de liberté aux dépens de la liberté de ma raison et aux dépens
du bonheur futur que j’ai aujourd’hui en perspective, et qu’alors,
j’en ai peur, je perdrais totalement de vue, car je suis de chair,
car je suis un homme, rien qu’un homme, car je ne suis pas plus qu’un
autre à l’abri des passions. Oh! ne soyez pas à la fois mon ami et mon
tentateur.»

Si j’avais été surpris d’abord, je devins alors tout à fait muet,
et je restai là à le contempler dans le silence et l’admiration. Le
combat que soutenait son âme était si grand que, malgré le froid
excessif, il était tout en sueur. Je vis que son esprit avait besoin
de retrouver du calme; aussi je lui dis en deux mots que je le
laissais réfléchir, que je reviendrais le voir; et je regagnai mon
logis.

Environ deux heures après, j’entendis quelqu’un à la porte de
la chambre, et je me levais pour aller ouvrir quand il l’ouvrit
lui-même et entra.—«Mon cher ami, me dit-il, vous m’aviez presque
vaincu, mais je suis revenu à moi. Ne trouvez pas mauvais que je me
défende de votre offre. Je vous assure que ce n’est pas que je ne
sois pénétré de votre bonté; je viens pour vous exprimer la plus
sincère reconnaissance; mais j’espère avoir remporté une victoire sur
moi-même.»

-«Mylord, lui répondis-je, j’aime à croire que vous êtes pleinement
assuré que vous ne résistez pas à la voix du ciel.»—«Sir, reprit-il,
si c’eût été de la part du ciel, la même influence céleste m’eût
poussé à l’accepter, mais j’espère, mais je demeure bien convaincu
que c’est de par le ciel que je m’en excuse, et quand nous nous
séparerons, ce ne sera pas une petite satisfaction pour moi de penser
que vous m’aurez laissé honnête homme, sinon homme libre.»

Je ne pouvais plus qu’acquiescer et protester que dans tout cela mon
unique but avait été de le servir. Il m’embrassa très affectueusement
en m’assurant qu’il en était convaincu et qu’il en serait toujours
reconnaissant; puis il m’offrit un très beau présent de zibelines,
trop magnifique vraiment pour que je pusse l’accepter d’un homme dans
sa position, et que j’aurais refusé s’il ne s’y fût opposé.

Le lendemain matin, j’envoyai à sa seigneurie mon serviteur avec un
petit présent de thé, deux pièces de damas chinois, et quatre petits
lingots d’or japonais, qui tous ensemble ne pesaient pas plus de six
onces ou environ; mais ce cadeau n’approchait pas de la valeur des
zibelines, dont je trouvai vraiment, à mon arrivée en Angleterre, près
de 200 livres sterling. Il accepta le thé, une des pièces de damas et
une des pièces d’or au coin japonais, portant une belle empreinte,
qu’il garda, je pense, pour sa rareté; mais il ne voulut rien prendre
de plus, et me fit savoir par mon serviteur qu’il désirait me parler.

Quand je me fus rendu auprès de lui, il me dit que je savais ce qui
s’était passé entre nous, et qu’il espérait que je ne chercherais plus
à l’émouvoir; mais puisque je lui avais fait une si généreuse offre,
qu’il me demandait si j’aurais assez de bonté pour la transporter à
une autre personne qu’il me nommerait, et à laquelle il s’intéressait
beaucoup. Je lui répondis que je ne pouvais dire que je fusse porté
à faire autant pour un autre que pour lui pour qui j’avais conçu une
estime toute particulière, et que j’aurais été ravi de délivrer;
cependant, s’il lui plaisait de me nommer la personne, que je lui
rendrais réponse, et que j’espérais qu’il ne m’en voudrait pas si
elle ne lui était point agréable. Sur ce, il me dit qu’il s’agissait
de son fils unique, qui, bien que je ne l’eusse pas vu, se trouvait
dans la même situation que lui, environ à deux cents milles plus loin,
de l’autre côté de l’Oby, et que, si j’accueillais sa demande, il
l’enverrait chercher.

Je lui répondis sans balancer que j’y consentais. Je fis toutefois
quelques cérémonies pour lui donner à entendre que c’était entièrement
à sa considération, et parce que, ne pouvant l’entraîner, je voulais
lui prouver ma déférence par mon zèle pour son fils. Mais ces choses
sont trop fastidieuses pour que je les répète ici. Il envoya le
lendemain chercher son fils, qui, au bout de vingt jours, arriva
avec le messager, amenant six ou sept chevaux chargés de très riches
pelleteries d’une valeur considérable.

Les valets firent entrer les chevaux dans la ville, mais ils
laissèrent leur jeune seigneur à quelque distance. A la nuit, il se
rendit incognito dans notre appartement, et son père me le présenta.
Sur-le-champ nous concertâmes notre voyage, et nous en réglâmes tous
les préparatifs.

       *       *       *       *       *

J’achetai une grande quantité de zibelines, de peaux de renards noirs,
de belles hermines, et d’autres riches pelleteries, je les troquai,
veux-je dire, dans cette ville, contre quelques-unes des marchandises
que j’avais apportées de Chine, particulièrement contre des clous de
girofle, des noix muscades dont je vendis là une grande partie, et le
reste plus tard à Arkhangel, beaucoup plus avantageusement que je ne
l’eusse fait à Londres; aussi mon partner, qui était fort sensible aux
profits et pour qui le négoce était chose plus importante que pour
moi, fut-il excessivement satisfait de notre séjour en ce lieu à cause
du trafic que nous y fîmes.

       *       *       *       *       *

Ce fut au commencement de juin que je quittai cette place reculée,
cette ville dont, je crois, on entend peu parler dans le monde; elle
est, par le fait, si éloignée de toutes les routes du commerce, que
je ne vois pas pourquoi on s’en entretiendrait beaucoup. Nous ne
formions plus alors qu’une très petite caravane, composée seulement
de trente-deux chevaux et chameaux. Tous passaient pour être à moi,
quoique onze d’entre eux appartinssent à mon nouvel hôte. Il était
donc très naturel après cela que je m’attachasse un plus grand nombre
de domestiques. Le jeune seigneur passa pour mon intendant; pour quel
grand personnage passai-je moi-même? je ne sais; je ne pris pas la
peine de m’en informer. Nous eûmes ici à traverser le plus détestable
et le plus grand désert que nous eussions rencontré dans tout le
voyage; je dis le plus détestable parce que le chemin était creux en
quelques endroits et très inégal dans d’autres. Nous nous consolions
en pensant que nous n’avions à redouter ni troupes de Tartares, ni
brigands, que jamais ils ne venaient sur ce côté de l’Oby, ou du moins
très rarement; mais nous nous mécomptions.

Mon jeune seigneur avait avec lui un fidèle valet moscovite ou plutôt
sibérien qui connaissait parfaitement le pays, et qui nous conduisit
par des chemins détournés pour que nous évitassions d’entrer dans les
principales villes échelonnées sur la grande route, telles que Tumen,
Soloy-Kamaskoy et plusieurs autres, parce que les garnisons moscovites
qui s’y trouvent examinent scrupuleusement les voyageurs, de peur
que quelque exilé de marque ne parvienne à rentrer en Moscovie. Mais
si, par ce moyen, nous évitions toutes recherches, en revanche nous
faisions tout notre voyage dans le désert, et nous étions obligés de
camper et de coucher sous nos tentes, tandis que nous pouvions avoir
de bons logements dans les villes de la route. Le jeune seigneur le
sentait si bien qu’il ne voulait pas nous permettre de coucher dehors,
quand nous venions à rencontrer quelque bourg sur notre chemin. Il se
retirait seul avec son domestique et passait la nuit en plein air dans
les bois, puis le lendemain il nous rejoignait au rendez-vous.

       *       *       *       *       *

Nous entrâmes en Europe en passant le fleuve Kama, qui, dans cette
région, sépare l’Europe de l’Asie. La première ville sur le côté
européen s’appelle Soloy-Kamaskoy, ce qui veut dire la grande ville
sur le fleuve Kama. Nous nous étions imaginé qu’arrivés là nous
verrions quelque changement notable chez les habitants, dans leurs
mœurs, leur costume, leur religion, mais nous nous étions trompés,
nous avions encore à traverser un vaste désert qui, à ce qu’on
rapporte, a près de sept cents milles de long en quelques endroits,
bien qu’il n’en ait pas plus de deux cents milles au lieu où nous le
passâmes, et, jusqu’à ce que nous fussions sortis de cette horrible
solitude, nous trouvâmes très peu de différence entre cette contrée et
la Tartarie Mongole.

Nous trouvâmes les habitants pour la plupart païens et ne valant guère
mieux que les sauvages de l’Amérique. Leurs maisons et leurs villages
sont pleins d’idoles, et leurs mœurs sont tout à fait barbares,
excepté dans les villes et dans les villages qui les avoisinent,
où ces pauvres gens se prétendent chrétiens de l’Église grecque,
mais vraiment leur religion est encore mêlée à tant de restes de
superstitions que c’est à peine si l’on peut en quelques endroits la
distinguer d’avec la sorcellerie et la magie.

En traversant ce steppe, lorsque nous avions banni toute idée de
danger de notre esprit, comme je l’ai déjà insinué, nous pensâmes
être pillés et détroussés, et peut-être assassinés par une troupe
de brigands. Étaient-ils de ce pays, étaient-ce des bandes roulantes
d’Ostiaks (espèce de Tartares ou de peuple sauvage du bord de l’Oby)
qui rôdaient ainsi au loin, ou étaient-ce des chasseurs de zibelines
de Sibérie, je suis encore à le savoir, mais ce que je sais bien, par
exemple, c’est qu’ils étaient tous à cheval, qu’ils portaient des
arcs et des flèches et que nous les rencontrâmes d’abord au nombre de
quarante-cinq environ. Ils approchèrent de nous jusqu’à deux portées
de mousquet, et, sans autre préambule, ils nous environnèrent avec
leurs chevaux et nous examinèrent à deux reprises très attentivement.
Enfin ils se postèrent juste dans notre chemin; sur quoi nous nous
rangeâmes en ligne devant nos chameaux—nous n’étions pourtant que
seize hommes en tout—et ainsi rangés nous fîmes halte et dépêchâmes le
valet sibérien au service du jeune seigneur, pour voir quelle engeance
c’était. Son maître le laissa aller d’autant plus volontiers qu’il
avait une vive appréhension que ce ne fût une troupe de Sibériens
envoyés à sa poursuite. Cet homme s’avança vers eux avec un drapeau
parlementaire et les interpella. Mais quoiqu’il sût plusieurs de
leurs langues ou plutôt de leurs dialectes, il ne put comprendre un
mot de ce qu’ils répondaient. Toutefois, à quelques signes ayant
cru reconnaître qu’ils le menaçaient de lui tirer dessus s’il
s’approchait, ce garçon s’en revint comme il était parti. Seulement
il nous dit qu’il présumait, à leur costume, que ces Tartares
devaient appartenir à quelque horde kalmoucke ou circassienne, et
qu’ils devaient se trouver en bien plus grand nombre dans le désert,
quoiqu’il n’eût jamais entendu dire qu’auparavant ils eussent été vus
si loin vers le nord.

       *       *       *       *       *

C’était peu consolant pour nous, mais il n’y avait point de remède.—A
main gauche, à environ un quart de mille de distance, se trouvait un
petit bocage, un petit bouquet d’arbres très serrés, et fort près de
la route. Sur-le-champ je décidai qu’il nous fallait avancer jusqu’à
ces arbres et nous y fortifier de notre mieux, envisageant d’abord que
leur feuillage nous mettrait en grande partie à couvert des flèches
de nos ennemis, et, en second lieu, qu’ils ne pourraient venir nous
y charger en masse: ce fut, à vrai dire, mon vieux pilote qui en
fit la proposition. Ce brave avait cette précieuse qualité, qui ne
l’abandonnait jamais, d’être toujours le plus prompt et plus apte à
nous diriger et à nous encourager dans les occasions périlleuses.
Nous avançâmes donc immédiatement, et nous gagnâmes en toute hâte ce
petit bois, sans que les Tartares ou les brigands, car nous ne savions
comment les appeler, eussent fait le moindre mouvement pour nous en
empêcher. Quand nous fûmes arrivés, nous trouvâmes, à notre grande
satisfaction, que c’était un terrain marécageux et plein de fondrières
d’où, sur le côté, s’échappait une fontaine, formant un ruisseau,
joint à quelque distance de là par un autre petit courant. En un
mot, c’était la source d’une rivière considérable appelée plus loin
Wirtska. Les arbres qui croissaient autour de cette source n’étaient
pas en tout plus de deux cents, mais ils étaient très gros et plantés
fort épais. Aussi, dès que nous eûmes pénétré dans ce bocage,
vîmes-nous que nous y serions parfaitement à l’abri de l’ennemi, à
moins qu’il ne mît pied à terre pour nous attaquer.

Mais afin de rendre cette attaque même difficile, notre vieux
Portugais, avec une patience incroyable, s’avisa de couper à demi
de grandes branches d’arbres, et de les laisser pendre d’un tronc à
l’autre pour former une espèce de palissade tout autour de nous.

Nous attendions là depuis quelques heures que nos ennemis exécutassent
un mouvement sans nous être aperçus qu’ils eussent fait mine de
bouger, quand environ deux heures avant la nuit ils s’avancèrent droit
sur nous. Quoique nous ne l’eussions point remarqué, nous vîmes alors
qu’ils avaient été rejoints par quelques gens de leur espèce, de
sorte qu’ils étaient bien quatre-vingts cavaliers parmi lesquels nous
crûmes distinguer quelques femmes. Lorsqu’ils furent à demi-portée
de mousquet de notre petit bois, nous tirâmes un coup à poudre et
leur adressâmes la parole en langue russienne pour savoir ce qu’ils
voulaient et leur enjoindre de se tenir à distance; mais comme ils
ne comprenaient rien à ce que nous leur disions, ce coup ne fit que
redoubler leur fureur, et ils se précipitèrent du côté du bois, ne
s’imaginant pas que nous y étions si bien barricadés qu’il leur serait
impossible d’y pénétrer. Notre vieux pilote, qui avait été notre
ingénieur, fut aussi notre capitaine. Il nous pria de ne point faire
feu dessus qu’ils ne fussent à portée de pistolet, afin de pouvoir
être sûrs de leur faire mordre la poussière, et de ne point tirer que
nous ne fussions sûrs d’avoir bien ajusté. Nous nous en remîmes à son
commandement, mais il différa si longtemps le signal que quelques-uns
de nos adversaires n’étaient pas éloignés de nous de la longueur de
deux piques quand nous leur envoyâmes notre décharge.

Nous visâmes si juste, ou la Providence dirigea si sûrement nos coups,
que de cette première salve nous en tuâmes quatorze et en blessâmes
plusieurs autres, cavaliers et chevaux; car nous avions tous chargé
nos armes de deux ou trois balles au moins.

Ils furent terriblement surpris de notre feu, et se retirèrent
immédiatement à environ une centaine de verges. Ayant profité de ce
moment pour recharger nos armes, et voyant qu’ils se tenaient à cette
distance, nous fîmes une sortie et nous emparâmes de quatre ou cinq de
leurs chevaux dont nous supposâmes que les cavaliers avaient été tués.
Aux corps restés sur la place nous reconnûmes de suite que ces gens
étaient des Tartares; mais à quel pays appartenaient-ils, mais comment
en étaient-ils venus à faire une excursion si longue, c’est ce que
nous ne pûmes savoir.

       *       *       *       *       *

Environ une heure après ils firent un second mouvement pour nous
attaquer, et galopèrent autour de notre petit bois pour voir s’ils
pourraient y pénétrer par quelque autre point; mais, nous trouvant
toujours prêts à leur faire face, ils se retirèrent de nouveau: sur
quoi nous résolûmes de ne pas bouger de là pour cette nuit.

Nous dormîmes peu, croyez-le. Nous passâmes la plus grande partie de
la nuit à fortifier notre retrait, et à barricader toutes les percées
du bois; puis, faisant une garde sévère, nous attendîmes le jour.
Mais, quand il parut, il nous fit faire une fâcheuse découverte; car
l’ennemi, que nous pensions découragé par la réception de la veille,
s’était renforcé de plus de deux cents hommes et avait dressé onze ou
douze huttes comme s’il était déterminé à nous assiéger.

Ce petit camp était planté en pleine campagne à trois quarts de
mille de nous environ. Nous fûmes tout de bon grandement surpris à
cette découverte, et j’avoue que je me tins alors pour perdu, moi
et tout ce que j’avais. La perte de mes effets, bien qu’ils fussent
considérables, me touchait moins que la pensée de tomber entre les
mains de pareils barbares, tout à la fin de mon voyage, après avoir
traversé tant d’obstacles et de hasards, et même en vue du port
où nous espérions sûreté et délivrance. Quant à mon partner, il
enrageait; il protestait que la perte de ses marchandises serait sa
ruine, qu’il aimait mieux mourir que d’être réduit à la misère et
qu’il voulait combattre jusqu’à la dernière goutte de son sang.

Le jeune seigneur, brave au possible, voulait aussi combattre jusqu’au
dernier soupir, et mon vieux pilote avait pour opinion que nous
pouvions résister à nos ennemis, postés comme nous l’étions. Toute la
journée se passa ainsi en discussions sur ce que nous devions faire,
mais vers le soir nous nous aperçûmes que le nombre de nos ennemis
s’était encore accru. Comme ils rôdaient en plusieurs bandes à la
recherche de quelque proie, peut-être la première bande avait-elle
envoyé des exprès pour demander du secours et donner avis aux autres
du butin qu’elle avait découvert, et rien ne nous disait que le
lendemain ils ne seraient pas encore en plus grand nombre; aussi
commençai-je à m’enquérir auprès des gens que nous avions amenés
de Tobolsk s’il n’y avait pas d’autres chemins, des chemins plus
détournés par lesquels nous pussions échapper à ces drôles pendant
la nuit, puis nous réfugier dans quelque ville, ou nous procurer une
escorte pour nous protéger dans le désert.

Le Sibérien, domestique du jeune seigneur, nous dit que si nous avions
le dessein de nous retirer et non pas de combattre, il se chargerait,
à la nuit, de nous faire prendre un chemin conduisant au nord vers
la rivière Petraz, par lequel nous pourrions indubitablement nous
évader sans que les Tartares y vissent goutte; mais il ajouta que son
seigneur lui avait dit qu’il ne voulait pas s’enfuir, qu’il aimait
mieux combattre. Je lui répondis qu’il se méprenait sur son seigneur,
qui était un homme trop sage pour vouloir se battre pour le plaisir
de se battre; que son seigneur avait déjà donné des preuves de sa
bravoure et que je le tenais pour brave, mais que son seigneur avait
trop de sens pour désirer mettre aux prises dix-sept ou dix-huit
hommes avec cinq cents, à moins d’une nécessité inévitable.—«Si vous
pensez réellement, ajoutai-je, qu’il nous soit possible de nous
échapper cette nuit, nous n’avons rien de mieux à faire.»—«Que mon
seigneur m’en donne l’ordre, répliqua-t-il, et ma vie est à vous si
je ne l’accomplis pas.» Nous amenâmes bientôt son maître à donner cet
ordre, secrètement toutefois, et nous nous préparâmes immédiatement à
le mettre à exécution.

Et d’abord, aussitôt qu’il commença à faire sombre, nous allumâmes un
feu dans notre petit camp, que nous entretînmes et que nous disposâmes
de manière qu’il pût brûler toute la nuit, afin de faire croire aux
Tartares que nous étions toujours là; puis, dès qu’il fit noir,
c’est-à-dire dès que nous pûmes voir les étoiles (car notre guide ne
voulut pas bouger auparavant), tous nos chevaux et nos chameaux se
trouvant prêts et chargés, nous suivîmes notre nouveau guide, qui,
je ne tardai pas à m’en apercevoir, se guidait lui-même sur l’étoile
polaire, tout le pays ne formant jusqu’au loin qu’une vaste plaine.

Quand nous eûmes marché rudement pendant deux heures, le ciel, non
pas qu’il eût été bien sombre jusque-là, commença à s’éclaircir,
la lune se leva, et bref il fit plus clair que nous ne l’aurions
souhaité. Vers six heures du matin nous avions fait près de quarante
milles: à vrai dire, nous avions éreinté nos chevaux. Nous trouvâmes
alors un village russien nommé Kirmazinskoy, où nous nous arrêtâmes
tout le jour. N’ayant pas eu de nouvelles de nos Tartares Kalmoucks,
environ deux heures avant la nuit nous nous remîmes en route et
marchâmes jusqu’à huit heures du matin, moins vite toutefois que la
nuit précédente. Sur les sept heures nous passâmes une petite rivière
appelée Kirtza et nous atteignîmes une bonne et grande ville habitée
par les Russiens et très peuplée, nommée Ozomoys. Nous y apprîmes que
plusieurs troupes ou hordes de Kalmoucks s’étaient répandues dans
le désert, mais que nous n’en avions plus rien à craindre, ce qui
fut pour nous une grande satisfaction, je vous l’assure. Nous fûmes
obligés de nous procurer quelques chevaux frais en ce lieu, et comme
nous avions grand besoin de repos, nous y demeurâmes cinq jours; et,
mon partner et moi, nous convînmes de donner à l’honnête Sibérien qui
nous y avait conduits la valeur de dix pistoles pour sa peine.

       *       *       *       *       *

Après une nouvelle marche de cinq jours nous atteignîmes Veussima, sur
la rivière Witzogda qui se jette dans la Dvina: nous touchions alors
au terme heureux de nos voyages par terre, car ce fleuve, en sept
jours de navigation, pouvait nous conduire à Arkhangel. De Veussima
nous nous rendîmes à Laurenskoy, au confluent de la rivière, le 3
juillet, où nous nous procurâmes deux bateaux de transport, et une
barge pour notre propre commodité. Nous nous embarquâmes le 7, et nous
arrivâmes tous sains et saufs a Arkhangel le 18, après avoir été un
an, cinq mois et trois jours en voyage, y compris notre station de
huit mois et quelques jours à Tobolsk.

Nous fûmes obligés d’y attendre six semaines l’arrivée des navires et
nous eussions attendu plus longtemps si un navire hambourgeois n’eût
devancé de plus d’un mois tous les vaisseaux anglais. Considérant
alors que nous pourrions nous défaire de nos marchandises aussi
avantageusement à Hambourg qu’à Londres, nous prîmes tous passage sur
ce bâtiment. Une fois nos effets à bord, pour en avoir soin, rien ne
fut plus naturel que d’y placer mon intendant, le jeune seigneur,
qui, par ce moyen, put se tenir caché parfaitement. Tout le temps que
nous séjournâmes encore, il ne remit plus le pied à terre, craignant
de se montrer dans la ville, où quelques-uns des marchands moscovites
l’eussent certainement vu et reconnu.

       *       *       *       *       *

Nous quittâmes Arkhangel le 20 août de la même année, et, après un
voyage pas trop mauvais, nous entrâmes dans l’Elbe le 13 septembre.
Là, mon partner et moi, nous trouvâmes un très bon débit de nos
marchandises chinoises, ainsi que de nos zibelines et autres
pelleteries de Sibérie. Nous fîmes alors le partage de nos bénéfices,
et ma part montait à 3,475 livres sterling 17 _shillings_ et 3
_pence_, malgré toutes les pertes que nous avions essuyées et les
frais que nous avions eus; seulement, je me souviens que j’y avais
compris la valeur d’environ 600 livres sterling pour les diamants que
j’avais achetés au Bengale.

Le jeune seigneur prit alors congé de nous, et s’embarqua sur l’Elbe,
dans le dessein de se rendre à la cour de Vienne, où il avait résolu
de chercher protection et d’où il pourrait correspondre avec ceux
des amis de son père qui vivaient encore. Il ne se sépara pas de moi
sans me témoigner toute sa gratitude pour le service que je lui avais
rendu, et sans se montrer pénétré de mes bontés pour le prince son
père.

Pour conclusion, après être demeuré près de quatre mois à Hambourg,
je me rendis par terre à La Haye, où je m’embarquai sur le paquebot,
et j’arrivai à Londres le 10 janvier 1705. Il y avait dix ans et neuf
mois que j’étais absent d’Angleterre.

Enfin, bien résolu à ne pas me harasser davantage, je suis en train
de me préparer pour un plus long voyage que tous ceux-ci, ayant passé
soixante-douze ans d’une vie d’une variété infinie, ayant appris
suffisamment à connaître le prix de la retraite et le bonheur qu’il y
a à finir ses jours en paix.

[Illustration]



TABLE DES MATIÈRES


  AU LECTEUR      VI


  PREMIÈRE PARTIE

  CHAPITRE PREMIER

  Origine de Robinson.—Tempête dans la rade de Yarmouth.—Voyage en
  Guinée.—Captivité.—Évasion.—Trafic avec les nègres.—Rencontre d’un
  navire portugais.—Plantation au Brésil.—Violent ouragan.—Naufrage.  1

  CHAPITRE II

  Le radeau.—Visites au navire.—Forteresse de Robinson.—Réflexions
  consolantes.—Journal.—Les affaires du ménage.—Une récolte
  imprévue.—Tremblement de terre et ouragan.—Violente
  fièvre.—Pensées d’un malade.—Nouvelles découvertes.—Anniversaire
  du naufrage.                                                       46

  CHAPITRE III

  Excursion à travers l’île.—Second anniversaire.—Nouveaux
  travaux.—Maraudeurs.—Dernières opérations.—Robinson
  potier.—Construction d’un canot.—Reconnaissance.—Assortiment de
  hardes.—Essai de navigation.—Heureuse délivrance.—Robinson et
  sa cour.—Terreur.                                                 103

  CHAPITRE IV

  Précautions.—Horrible découverte.—Plan contre les
  sauvages.—Terrassé par la peur.—La caverne.—Nouvelles transes.—Le
  fanal.—Visite au vaisseau naufragé.—Nouveaux projets.—Le
  guet.—Combat avec les sauvages.                                   153

  CHAPITRE V

  Vendredi.—Son éducation.—Conversation.—Rudiments de
  religion.—Nouveau canot.—Encore les sauvages.—Assaut.—Vendredi
  et son père.—Après le différend.—Plans d’évasion.                 197

  CHAPITRE VI

  Navire en vue.—Débarquement du capitaine anglais.—Offres de
  service.—Visite au château de Robinson.—Mesures de
  précaution.—Nouvelle descente.—Reddition des mutins.—Le gouverneur
  de l’île.—Attaque du navire.—Gratitude du capitaine.              237


  DEUXIÈME PARTIE

  CHAPITRE PREMIER

  Le vieux capitaine portugais,—Préparatifs de départ.—Attaqués par
  des loups.—Vendredi dompteur d’ours.—Combat avec les loups.—Les
  deux neveux.—Recherche de nouvelles aventures.—Préparatifs de
  départ.—Le vaisseau incendié.—Gratitude du sauveteur.—Requête des
  incendiés.—L’équipage affamé.—Retour dans l’île.                  267

  CHAPITRE II

  Nouvelle mutinerie—Sanglante querelle.—Un coup d’assommoir.—Feinte
  soumission.—Une fausse supposition.—Combat entre sauvages.—Trois
  prisonniers.—Mise en jugement.—L’action du gouverneur.—Curieux
  échange.—Loterie.—Funeste curiosité.—Incendie des huttes.—Frayeur
  des sauvages.—Trois nouveaux prisonniers.—Nouvelle incursion des
  Indiens.—Poursuite impitoyable.—Reddition des Indiens.—Relèvement
  des ruines.                                                       325

  CHAPITRE III

  Nouvelle habitation.—Misères passées.—Accord parfait.—Distribution
  des outils.—Une cargaison complète.—Un prêtre français.—Nouveau
  missionnaire.—Pieuses exhortations.—Mariages.—Conversion de
  William Atkins.                                                   381

  CHAPITRE IV

  Dialogue touchant.—Une nouvelle conversion.—Baptême de la femme
  d’Atkins.—Encore un mariage.—Partage définitif.—Découverte d’une
  Bible.—Les tortures de la faim.—Nouvelle aventure.—Mort de
  Vendredi.—Retour au Brésil.                                       417

  CHAPITRE V

  Départ définitif de l’île.—Nouvelles aventures.—A
  Madagascar.—Conflit avec les indigènes.—Massacre.—Incendie du
  village indien.—Mutinerie.—Un heureux désappointement.—Un nouvel
  associé.—Rencontre du canonnier.—Poursuite et combat.—Nouveaux
  dangers.—Succès facile.—Un pilote babillard.—En route pour
  la Chine.                                                         449

  CHAPITRE VI

  Arrivée à Quinchang.—Anxieuses méditations.—Le père Simon.—En
  Chine.—Voyage à Nanking.—En route pour Péking.—Don Quichotte
  chinois.—Préparatifs de départ.—La grande muraille.—Rencontre
  avec les barbares.—Chameau volé.—Seconde rencontre.—Traversée
  difficile.—Une idole.—A travers le désert.—En Sibérie.—Derniers
  préparatifs.—Combat final.—Arrivée à Londres.                     499

[Illustration]



ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY



NOTES:

[1] Malgré notre respect pour le texte original, nous avons cru devoir
nous permettre, ici, de faire le récit direct. P.B.

[2] Ce passage a été détestablement défiguré dans toutes les éditions
passées et actuelles; nous le citons pour donner une idée parfaite de
leur valeur négative.—Il y a dans l’original anglais cette excellente
phrase:—_But you’re but a fresh-water sailor, Bob; come let us make a
bowl of punch, and we’ll forget all that.—Vous n’êtes qu’un marin
d’eau douce, Bob; venez, que nous fassions un bowl de punch, et que
nous oubliions tout cela._ Voici ce qu’elle est devenue en passant
par la plume de nos traducteurs:—_Vous n’êtes encore qu’un novice;
mettons-nous à faire du_ punch_, et que les plaisirs de_ BACCHUS _nous
fassent entièrement oublier la mauvaise humeur de_ NEPTUNE.—Daniel
de Foë était un homme de goût et de bon sens: cette phrase est une
calomnie. P.B.

[3] _Calenture_, espèce du délire auquel sont sujets les navigateurs
qui vont dans la zone torride.

[4] On appelle _Moriscos_, en espagnol, les Maures qui embrassèrent le
christianisme, lorsque l’Espagne fut reconquise, et qui depuis en ont
été chassés. P.B.

[5] _Shoulder of mutton sail._ Voile aurique.

[6] _Straits mouth._—Détroit de Gibraltar.

[7] _Engenho de açúcar_, moulin à sucre.

[8] L’édition originale anglaise de Stockdale porte _Seignor Inglese_,
ce qui n’est pas plus espagnol que portugais.

[9] Saint-Hyacinthe a confondu _such as beads_ avec _such as beds_, et
a traduit _pour des bagatelles, telles que des lits. P.B.

[10] Ici, Saint-Hyacinthe, confondant encore _bead_ avec _bed_, a
traduit _tels que des matelas_.

[11] _For sudden joys, like griefs, confound at first._

[12] Saint-Hyacinthe a commis ici deux erreurs religieusement
conservées dans toutes les éditions et répétées par tous ses
plagiaires; il a traduit _a chiquered shirt_ par _une chemise
déchirée_, et _a pair of trowsers_, haut-de-chausses à la matelote,
par _des caleçons_. P.B.

[13] _Hogshead_, barrique contenant 60 gallons, environ 240 pintes ou
un muid.—Saint-Hyacinthe a donc fait erreur en traduisant _hogshead of
bread_ par _un morceau de biscuit_. P.B.

[14] _One of those knives is worth all this heap._—Saint-Hyacinthe
a dénaturé ainsi cette phrase:—_Un seul de ses couteaux est plus
estimable que les trésors de_ Crésus. P.B.

[15] _A mere common flight of joy_, un lumignon aussitôt éteint
qu’allumé. Traduction de Saint-Hyacinthe.

[16] _Into my old hutch._ HUTCH, huche ou lapinière.

[17] «This therefore was not my work, but an assistant to my
work.»—(_Ceci donc n’était point mon travail, mais une aide à
mon travail._)—Voici comment cette phrase, brève et concise,
a été travestie,—d’après Saint-Hyacinthe,—dans une traduction
contemporaine:—«CE PETIT ANIMAL me tenait compagnie dans mon travail;
les entretiens que j’avais avec lui me distrayaient souvent au
milieu de mes occupations graves et importantes, comme vous allez en
juger.»—A chaque page on pourrait citer de pareilles infidélités.

[18] Ici, dans certaine édition, est intercalé, à propos d’encre, un
petit paragraphe fort niais et fort malencontreux, qui ne se trouve
point dans l’édition originale de Stockdale. P.B.

[19] Ce paragraphe et certains autres fragments ont été supprimés
dans une édition contemporaine où l’on se borne au rôle de traducteur
fidèle.

[20] La pièce de huit ou de huit testons, dont il a souvent été parlé
dans le cours de cet ouvrage, est une pièce d’or portugaise valant
environ 5 fr. 66 cent.

[21] Le moidore, que les Français nomment moede et les Portugais
mœdadouro, est aussi une pièce d’or qui vaut environ 33 fr. 96 cent.
P.B.

[22] Dans l’édition où l’on se borne au rôle de traducteur fidèle, les
cinq paragraphes, à partir de: J’EUS ALORS LA PENSÉE... jusqu’à: MA
FIDÈLE AMIE LA VEUVE... ont été supprimés.

[23] Dans l’édition où l’on se borne au rôle de traducteur fidèle, les
cinq paragraphes précédents ont été supprimés.

[24] «What is bred in the bone will not go out of the flesh.»

[25]

“Free from vices, free from care, Age has no pains, and youth no
snare.”

[26] Un liard, un quart de denier sterling.

[27] Hôpital des fous.

[28] _Straggling._ La traduction contemporaine, indigne du beau
nom de Mme Tastu, dont il est parlé dans notre préface et dans les
quelques notes précédentes, porte traînards. Toutes les pages de cette
traduction sont émaillées de pareils barbarismes: il est déplorable
qu’un livre destiné à l’éducation de la jeunesse soit une école de
jargon. P.B.

[29] Dans la susdite traduction contemporaine, indigne du beau nom de
Mme Tastu, où, soi-disant, on se borne au rôle de traducteur fidèle,
ce paragraphe et le suivant sont entièrement passés. P.B.

[30] Ici, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de
Mme Tastu, est intercalé un long rabâchage sur la sincérité de cet
ecclésiastique et sur le faux zèle et la rapacité des missionnaires,
où il est dit que le Chinois Confucius fait partie du calendrier de
nos saints. Je ne sais si ce morceau peu regrettable est de Daniel de
Foë: je ne l’ai point trouvé dans l’édition originale de Stockdale, ni
dans l’édition donnée par John Walker en 1818. P.B.

[31] Ici, dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de Mme
Tastu, se trouve entre mille autres cette phrase barbare:—«_Lorsqu’un
des matelots vint à moi, et me dit qu’il voulait_ M’ÉVITER LA PEINE...»

Pardon, on N’ÉVITE pas une peine à quelqu’un. On épargne une peine,
c’est un mauvais lieu et une mauvaise traduction qu’on évite. Je l’ai
déjà dit, il serait bon, dans un livre destiné à l’éducation de la
jeunesse, d’éviter de pareilles incongruités. P.B.

[32] _But I am sure we came honestly and fairly by the ship._—Ici,
dans la traduction contemporaine, toujours indigne du beau nom de Mme
Tastu, on a confondu le verbe TO COME, venir et TO COME BY, qui a le
sens d’acquérir, et l’on fait ce joli non-sens et contresens: ET QUE
JE SOIS SUR D’ÊTRE VENU TRÈS PAISIBLEMENT ET TRÈS HONNÊTEMENT SUR CE
NAVIRE.—Nous citons ceci entre mille comme mémento seulement. P.B.

[33] Dans la traduction contemporaine, indigne du beau nom de Mme
Tastu, où, soi-disant, on se borne au rôle de TRADUCTEUR FIDÈLE, toute
la fin de ce paragraphe est supprimée et remplacée par ce non-sens:
C’EUT ÉTÉ NOTRE PERTE SANS AUCUN ESPOIR DE SALUT.

[34] On a passé sous silence tout le commencement de ce paragraphe
et la moitié du précédent, dans la traduction contemporaine, indigne
du beau nom de Mme Tastu, où, soi disant, on s’est borné au rôle de
TRADUCTEUR FIDÈLE. P.B.

[35] On a passé sous silence toute la fin de ce paragraphe dans la
traduction, indigne du beau nom de Mme Tastu, où, soi-disant, on s’est
borné au rôle de TRADUCTEUR FIDÈLE. P.B.

[36] On a supprimé toute la fin de ce paragraphe, ainsi que la fin de
trois ou quatre paragraphes précédents et suivants, dans la traduction
contemporaine, indigne du beau nom de Mme Tastu, où, soi-disant, on
s’est borné au rôle de TRADUCTEUR FIDÈLE. P.B.

[37] On a passé sous silence la fin de ce paragraphe et le
commencement du suivant dans la traduction contemporaine, indigne du
beau nom de Mme Tastu.—Désormais nous nous abstiendrons de relever les
mutilations que, dans la susdite traduction, on a fait subir à toute
la dernière partie de ROBINSON: il faudrait une note à chaque phrase.
P.B.

[38] Nous avions promis de ne plus faire de notes; cependant, il ne
nous est guère possible de ne pas dire qu’ici, dans la traduction
contemporaine indigne du beau nom de Mme Tastu, on a passé sous
silence CINQ pages et DEMIE du texte original, à partir de _Vers le
soir_.... (page 534) jusqu’à _Le matin...._ (page 537): c’est vraiment
commode.



Corrections

  p. 3: les remplacé par tes (... tremper dans tes infortunes...)

  p. 90: le → te (... après cela te rediras-tu:...)

  p. 105: restai → restais (... et je restais à la maison...)

  p. 107: marchai → marchais (... je marchais en avant...)

  p. 111: lavais → l’avais (... où je l’avais laissé:...)

  p. 176: imaginables → imaginable (... toute la précaution
  imaginable....)

  p. 181: plutôt → plus tôt ((Cela ne me fut pas plus tôt entré...)

  p. 217: trélucher → par trébucher (il vit ma voile trébucher
  et s’éventer…)

  p. 223: l’étreint → étreint (l’ayant étreint dans ses bras,...)

  p. 251: pesait → pesaient (… du danger de cette place pesaient
  sur eux…)

  p. 281: rapeller → l’appeler (... se mit à l’appeler...)

  p. 317: ne → en (… je vis des larmes couler en abondance…)

  p. 329: Mot illisible → aube (… le lendemain matin avant l’aube…)

  p. 332: halles → balles (... car les balles passèrent dans
  ses cheveux;...)

  p. 368: hallebarbe → hallebarde (… armé d’une hallebarde…)

  Note 9: Elles → telles (… des bagatelles telles que des lits.)


  Variantes inchangées

  DEFOË et de Foë.

  Rhum et rum.

  Trucheman et truchement.





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