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Title: La femme assise
Author: Apollinaire, Guillaume
Language: French
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was produced from images generously made available by The
Internet Archive/Canadian Libraries)



  GUILLAUME APOLLINAIRE

  LA FEMME
  ASSISE

  CINQUIÈME ÉDITION

  nrf

  PARIS
  ÉDITIONS DE LA
  NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  35 ET 37, RUE MADAME. 1920



_OEUVRES DE GUILLAUME APOLLINAIRE_


  L'ENCHANTEUR POURRISSANT, bois gravés par André Derain           1909.
  L'HÉRÉSIARQUE ET Cie                                             1910.
  LE BESTIAIRE DU CORTÈGE D'ORPHÉE, bois gravés par Raoul Dufy     1911.
  LES PEINTRES CUBISTES                                            1912.
  ALCOOLS--poèmes                                                  1913.
  CASE D'ARMONS                                                    1915.
  LE POÈTE ASSASSINÉ, portrait de l'auteur, par André Rouveyre     1916.
  VITAM IMPENDERE AMORI, dessins d'André Rouveyre                  1917.
  LES MAMELLES DE TIRESIAS, musique de Germaine-Albert-Birot et
    dessins de Serge Ferrat                                        1918.
  CALLIGRAMMES, portrait de l'auteur par Pablo Picasso             1918.



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT VINGT-HUIT
EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ LAFUMA NAVARRE DE VOIRON
AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS
COMMERCE MARQUÉS DE A A H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE NUMÉROTÉS DE I A C, VINGT EXEMPLAIRES
NUMÉROTÉS DE CI A CXX ET MILLE QUARANTE EXEMPLAIRES IN-SEIZE
DOUBLE-COURONNE SUR PAPIER VELIN LAFUMA DE VOIRON, DONT DIX EXEMPLAIRES
HORS COMMERCE MARQUÉS DE a A j, HUIT CENTS EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS
DE L'ÉDITION ORIGINALE NUMÉROTÉS DE 1 A 800, TRENTE EXEMPLAIRES D'AUTEUR
HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 801 A 830 ET DEUX CENTS EXEMPLAIRES NUMÉROTES
DE 831 A 1030, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT
L'ÉDITION ORIGINALE


TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES
PAYS, Y COMPRIS LA RUSSIE. COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1920.



LA FEMME ASSISE



I


Elvire Goulot est née à Maisons-Laffitte. Elle a tiré de cette origine
un goût déterminé pour les chevaux qu'elle peint d'une façon remarquable
et pour l'équitation bien qu'elle n'ait plus désormais l'occasion de s'y
livrer. Mais elle y songe souvent et surtout lorsqu'elle a des
embêtements.

Elle a vu de merveilleux chevaux dans les écuries fameuses de sa ville
natale et cependant ceux dont elle se souvient avec le plus de plaisir,
ce sont les trois chevaux blancs attelés à la troïka de son amant, le
grand-duc André Pétrovitch:

«J'avais à ma disposition la troïka de mon amant à laquelle étaient
attelés les trois plus beaux chevaux de toute la Russie. Ils étaient
aussi blancs que la neige et on les estimait un million pièce. Leurs
queues traînaient presque jusqu'à terre. Ils allaient comme le vent et
le cocher qui les guidait était le plus gros que l'on sût voir.»

Dès l'enfance, Elvire eut un esprit délié et une mémoire remarquable.
Elle n'a jamais été croyante, mais n'a jamais cessé d'être
superstitieuse. Ses rêves ont toujours été tournés vers les choses de
l'amour. C'est ainsi qu'enfant, elle rêvait d'épingles, de pieux ou de
barrières, ce qui, au témoignage d'une certaine école, indique des
destinées charnelles nettement accusées.

Son premier amant fut un médecin, homme marié, à la fois très gentil et
très débauché. Il la prit alors qu'elle avait quinze ans. Il en avait
trente-six. Elle était légèrement malade et il était venu pour lui
donner des soins. C'était un de ces hommes maigres qui connaissant tous
les raffinements de l'amour, corrompent l'esprit des femmes sans savoir
s'en faire aimer sincèrement. Leur liaison débuta par un scandale, car
la mère d'Elvire découvrit le pot aux roses et le suborneur fut
poursuivi et ne s'en tira que grâce à la déposition d'Elvire qui affirma
devant les juges que l'accusé ne l'avait pas eue vierge. Il fut acquitté
et lui en garda une vive reconnaissance.

Le premier pas étant fait, voilà Elvire livrée à l'éducation dépravée de
ce Georges, le médecin. Il lui inculque le goût des femmes et elle est
devenue une tribade avérée.

Pendant l'hiver de 1913, il l'emmena à Monte-Carlo où il la laissa
seule, ayant dû revenir précipitamment à Paris. C'est au Casino que le
vieux Replanoff, le premier avocat de Pétrograde, qui était alors
Saint-Pétersbourg, la remarqua et lui conseilla de le suivre en Russie.

«Vous serez heureuse, lui disait-il. Vous remplacerez ma fille qui est
morte et à qui vous ressemblez. Venez, vous n'aurez rien à désirer. Vous
serez comme une reine. Je vous traiterai comme ma fille.»

Et respectueusement mais passionnément, il lui baisait le bout des
doigts.

Replanoff partit le premier, et comme Georges tardait à revenir, Elvire
se décida à partir pour la Russie. Elle alla prendre son billet à la
Compagnie des Wagons-Lits; mais elle était et paraissait si jeune
qu'elle dut obtenir le consentement préalable de son père auquel le
vieux Replanoff écrivit une lettre qui est un monument d'hypocrisie car,
aussitôt qu'Elvire fut à Pétrograde, il la vendit à une compagnie de
débauchés dont il faisait partie et elle devint la maîtresse du
grand-duc André Pétrovitch. Elle passa sept mois en Russie et, de ce
séjour chez les Moscovites, elle me parla une fois de la façon suivante:

«Le grand-duc, mon amant, avait vingt-six ans. Il était très beau. Je
n'ai jamais vu d'homme aussi beau ni aussi brutal. Il aimait les femmes
et les garçons. Il était plus dépravé que Georges en ce sens que la
cruauté dominait tous ses scrupules et l'orgueil le faisait presque
délirer. Les femmes, Françaises pour la plupart, qui étaient les
maîtresses des autres débauchés, n'étaient ni jeunes, ni séduisantes.
C'étaient uniquement, d'après ce qui me parut, des femmes d'affaires qui
se prêtaient à tout ce qu'une imagination dépravée à l'extrême pouvait
suggérer à leurs amants. La plus jolie était une Russe. C'était aussi la
plus lascive et ses goûts s'accordaient avec ceux des hommes qui nous
entouraient. Elle avait une capacité d'estomac inimaginable, aussi bien
pour la nourriture que pour la boisson et je n'ai jamais vu de femme
pouvant boire autant de Champagne qu'elle.

«Je me souviens d'une orgie chez le général Breziansko; il y avait là
une cinquantaine de convives, parmi lesquels deux grands-ducs et,
lorsqu'on eut fait se retirer les domestiques, cette jeune Russe, après
s'être mise en l'état de pure nature et semblable à une bacchante
échevelée et frénétique, passa sous la table et donna à ceux qui lui
plaisaient, hommes ou femmes, l'occasion de manifester la vivacité de
leurs sensations, de façon à déchaîner la joie de l'assistance.

«Mais j'avais horreur de cette vie où le repos, la tendresse et la
douceur ne tenaient aucune place. Sans une amie que je m'étais faite,
une danseuse de restaurant, Française de vingt-huit ans, je n'aurais pu
rester un mois en Russie. Elle était en secret la maîtresse du vieux
général Breziansko qui, devenu gâteux, et donnant dans une dévotion à la
fois démesurée et incertaine, confondait à son propre usage ce que
disent les Evangiles à propos de la résurrection de la chair et ce
qu'ils racontent touchant la Flagellation.»

La brune Georgette, si tendre avec Elvire qui était la vrille, devenait
un vrai démon quand il s'agissait de cingler la vieille peau du général
Breziansko et elle mettait à bien remplir cet office un soin d'autant
plus minutieux que chaque fois que la réussite couronnait ses efforts,
elle touchait une somme équivalente à vingt-cinq mille francs de notre
monnaie; mais l'événement était rare, nonobstant quoi ce vieux tambour
de Breziansko n'en était pas moins généreux et Georgette se trouvait
satisfaite de sa condition.

Il n'en était pas de même d'Elvire qui maigrissait et souffrait
impatiemment les atteintes que son amant et ses amis portaient à son
orgueil. Ce qui l'irritait davantage encore, c'est qu'aucun dîner au
restaurant ne se terminait sans quelque épouvantable dispute, où
gérants, maîtres d'hôtels, Français pour la plupart, étaient traités
d'une manière à révolter Elvire qui essayait de se consoler grâce à
l'amour de Georgette et aussi en dessinant des fleurs, de petits
cochons, des chevaux qu'elle enluminait ensuite et qui lui servaient de
papier à lettres, ce qui faisait l'admiration du vieux Replanoff qui
venait la voir quelquefois et s'écriait:

«Elle peint comme ma fille. Je te l'ai dit, Elvire, tu lui ressembles
d'une façon miraculeuse. C'est pourquoi je veille sur toi comme un père
et t'ai introduite dans la meilleure société de la Russie.»

Elvire s'échappe un jour, le coeur un peu gros de quitter son bel
appartement de la Pentelemongkasa. Mais elle n'en pouvait plus et elle
avait beaucoup maigri. Georgette seule était au courant de la fuite. A
la frontière, nouvelle histoire. On ne voulait pas la laisser passer,
son passeport n'étant pas en règle. Par fortune, elle aperçut sur le
quai un officier qu'elle avait rencontré à Pétrograde. Celui-ci aplanit
toutes les difficultés et, en débarquant à la gare du Nord, Elvire ne
regrettait plus que des chants étranges et nostalgiques entendus, elle
ne savait plus où en Russie, dans un restaurant, ou bien à la campagne
et les trois chevaux blancs de neige, rapides comme le vent, et que le
plus gros cocher de toute la Russie menait à bras toujours tendus.

Georges la reçut comme fut accueilli l'enfant prodigue et, par
l'entremise d'un de ses amis, la fit débuter dans un music-hall où elle
prit l'habitude de porter monocle. Elle y rencontra une petite
figurante, Mavise Baudarelle, dont les parents étaient marchands de
vins, boulevard Montparnasse[1], où elle prit pension, et Mavise
Baudarelle fit son bonheur jusqu'au jour où un jeune peintre russe de
bonne famille, Nicolas Varinoff, l'enleva à la famille Baudarelle.
Nicolas Varinoff partageait son temps entre sa soeur, la princesse
Teleschkine, et sa maîtresse Elvire, avec laquelle il s'installa dans un
atelier de la rue Maison-Dieu. Quand Nicolas était chez sa soeur, Elvire
peignait avec une fantaisie délicate et non sans force, des bouquets
éclatants où paraissaient des marguerites aux pétales noires et cette
vie qu'animaient l'art, l'amour, la danse à Bullier et le cinéma,
continua jusqu'au moment de la déclaration de guerre.

  [1] L'appellation édilitaire est boulevard du Montparnasse.

Au reste, l'année 1914 commença par une gaîté folle. Comme au temps de
Gavarni, l'époque fut dominée par le Carnaval. La danse était à la mode,
on dansait partout, partout avaient lieu des bals masqués. La mode
féminine se prêtait si bien au travesti que les femmes déguisaient leurs
cheveux sous des couleurs éclatantes et délicates qui rappelaient celles
des fontaines lumineuses qui m'étonnèrent, quand j'étais enfant, à
l'exposition de 1889. On aurait dit encore des lueurs stellaires et les
Parisiennes à la mode avaient droit, cette année, qu'on les appelât des
_Bérénices_, puisque leurs chevelures méritaient d'être mises au rang
des constellations.

Tout naturellement les bals de l'Opéra avaient ressuscité. Et la
plaisanterie grivoise du premier de ces nouveaux bals de l'Opéra où
chaque femme recevait une boîte fermée à clef, tandis que chaque homme
recevait une clef, à charge pour lui de trouver la serrure de sa clef,
paraissait d'excellent augure pour la gaîté générale. La vie semblait
devenir légère et peut-être plus tard, quand avec le tango, la maxixe,
la furlana, la guerre et ses «bombes funèbres» seront oubliées,
dira-t-on de l'époque pacifique de l'an 1914, comme dans la célèbre
lithographie de Gavarni: «Il lui sera beaucoup pardonné parce qu'elle a
beaucoup dansé.»

D'ailleurs, il manquait aux travestissements de 1914 un artiste comme
Gavarni, qui en dessina tant, les inventant, sans rien emprunter à
personne.

Il n'existait, en 1914, aucun type particulier à notre temps comme les
Débardeurs, les Dominos, les Pierrots, les Pierrettes, les Postillons,
les Bayadères, les Chicards, dont un poète ferait vite des personnages
comparables aux masques de la Comédie italienne et qui méritent qu'on ne
les abandonne point.

Pour créer de nouveaux masques, il aurait fallu un nouveau Gavarni.

Son chef-d'oeuvre fut le Débardeur, qui est surtout un travesti féminin
délicieusement équivoque et dont il a suffisamment souligné le caractère
dans cette légende à propos d'un débardeur femme lutinant Pierrette, qui
lui crie: «Va donc... singulier masculin!», en quoi se résume peut-être
la fantaisie insolente de tout le XIXe siècle.

Il aurait fallu aussi, pour la nouvelle joie de l'époque, inventer un
nouveau cancan, l'ancien ayant été amené par la Goulue, Rayon d'Or,
Grille d'Egout, Valentin le Désossé et par la dévotion de grands
peintres comme Toulouse-Lautrec et Seurat au rang des danses
hiératiques.

Il aurait fallu quelque chose qui répondît au cancan du temps de
Gavarni, à ce jeune cancan dont les différences avec le cancan du Moulin
Rouge sont bien marquées si on compare par exemple le tableau de Seurat,
_le Chahut_, au monologue beaucoup plus ancien, intitulé:

_Mémoires de Mlle Fifine, ex-blanchisseuse_ (paroles de J. Choux,
musique de Javelot):

    La chahutte et la cancanska,
    Dont j'connais les poses intimes,
    Avec redowe et mazurka
    M'font faire bien des victimes (_bis_).

«Oh! la mazurka!... danse pleine d'abandon et qui montre une femme telle
qu'elle est... gracieuse toujours, balançant la basque sur la hanche et
se cambrant comme une Andalouse de Mossieu Monpou (elle chante):
«Avez-vous vu dans Barcelone une Andalou...» La polka a bien aussi son
charme; mais parlez-moi du cancan, de la cancanska, vulgairement appelée
quadrille. C'est là que je suis à mon aise (criant): En avant deux!
(Musique, elle figure quelques pas de cancan). Y a-t-il rien de plus
échevelé, de plus séduisant? Il n'y a jamais trop de place pour moi
(elle figure ce qui suit): je passe, repasse, balance et tourne sur
pivot, ne levant toujours la jambe qu'à une hauteur raisonnable... pour
ne pas tomber. Si l'on rit, je recommence de plus belle et finis
toujours par me rattraper... (criant) à la queue du chat!

«Et puisque la danse est le pas de charge de l'amour, elle doit aussi
conduire au mariage. Dansons donc en attendant mieux (au refrain).»

S'il manquait en 1914 l'imagination de Gavarni pour inventer de nouveaux
travestissements, il manquait aussi le don d'observation de Gavarni pour
noter en légendes point trop courtes les mille réflexions de ceux qui
s'amusaient. En 1914, comme aujourd'hui du reste, on ne goûte que les
légendes brèves ou plutôt personne ne sait plus en faire de longues.

J'ai noté dans les lithos de Gavarni quelques légendes qui se rapportent
à ce monde des bals, à ces balochards, à ces débardeurs, ces chicards
qu'il avait inventés et qui ont aussi le mérite d'évoquer un peu pour
moi ces bals de 1914 qu'aucun artiste observateur n'a fixés:

Un chicard à un débardeur:

«Lilie! Lilie!... rien ne te dit donc que c'est moi, Lilie?»

Un patron de lavoir à un débardeur:

«Dachu! Dachu! tu m'ennuies!

--Non, Norinne, c'est toi qui t'ennuies.»

La mère du débardeur:

«Malheureuse enfant! qu'as-tu fait de ton sexe?»

Deux débardeurs:

«Y en a-t-i des femmes, y en a-t-i!... et quand je pense que tout ça
mange tous les jours que Dieu fait; c'est ça qui donne une crâne idée de
l'homme!»

Le mari:

«Monter à cheval sur le cou d'un homme qu'on ne connaît pas, t'appelle
ça plaisanter, toi!»

Mari-pierrot à sa femme débardeur:

«Qui est plus à plaindre au monde qu'un homme uni à un débardeur?

--C'est une femme en puissance de Pierrot.»

                   *       *       *       *       *

Domino à un jeune homme qui courtise une femme masquée:

«C'est vieux et laid, mon cher; tu es floué comme dans un bois.»

                   *       *       *       *       *

Deux dominos à un chiffonnier:

«Qu'est-ce que tu peux venir chercher par ici, philosophe?

--Je ramasse toutes vos vieilles blagues d'amour, mes colombes: on en
refait du neuf.»

Le débardeur homme.--Ne me parlez pas des hommes en carnaval pour
s'amuser: heureusement, moi, la mienne est mariée: on me la tient.

Le postillon.--Moi, la mienne est mariée aussi, mais avec moi... ça fait
que je la tiens moi-même.

Un domino qui passe.--Je les tiens tous les deux... Ils vont me le
payer.

                   *       *       *       *       *

«Eh bien! on dit que certain colonel se marie... te voilà veuve, ma
pauvre bayadère.

--Hélas, oui, mon pauvre baron, et ta femme aussi.»

                   *       *       *       *       *

Deux débardeurs, homme et femme:

«Agathe et toi, mon vieux Ferdinand, ça ne sera pas long; cette
petite-là est trop rouée pour toi parce que t'es plus roué qu'elle... et
pour que ça dure faut toujours qu'un des deux pose d'abord.»

                   *       *       *       *       *

Deux débardeurs, homme et femme:

«Voyons si tu te souviens! numéro?

--Dix-sept.

--Rue?

--Christine.

--Madame?

--Bienveillant... et il y a un bilboquet à la sonnette.»

                   *       *       *       *       *

Débardeur au pierrot:

«Eh! bien non, Monsieur, non! ces manières-là ne peuvent pas me
convenir! vous menez une conduite beaucoup trop dissipée!»

                   *       *       *       *       *

Deux débardeurs, homme et femme:

«J'ai cancanné que j'en ai pus de jambes, j'ai mal au cou d'avoir
crié... et bu que le palais m'en ratisse...

--Tu n'es donc pas un homme?»

                   *       *       *       *       *

Deux débardeurs, homme et femme:

«On va pincer son petit cancan, mais bien en douceur... faut pas
désobliger le gouvernement.»

                   *       *       *       *       *

Eunuque à une canotière:

«Tel que tu me vois, Chaloupe, c'est moi qui soigne les chameaux du
Grand Turc.

--Et tu gagnes à ça?

--Quelques sequins, Chaloupe, et les satisfactions d'un coeur pur.

--Et nourri.»

                   *       *       *       *       *

Débardeur homme à un jeune homme en redingote:

«On rit avec vous et tu te fâches... en voilà un drôle de pistolet!»

                   *       *       *       *       *

Mousquetaire à une jeune femme que l'on coiffe:

«C'est comme ça que t'es prête, toi?

--Ne m'en parle pas! C'est ce nom de nom de merlan-là qui n'en finit
jamais.»

                   *       *       *       *       *

Débardeur-femme à un petit jeune homme en redingote:

«Va dire à ta mère qu'a te mouche.»

                   *       *       *       *       *

Quand Gavarni se rendait à l'Opéra, il disait: «Je vais à ma
bibliothèque», et, à force de voir danser, il en était venu à considérer
l'amour même comme une danse, et le mot que nous a conservé Goncourt et
par lequel Gavarni voulait exprimer le sens d'aimer avec la tête, avec
l'imagination, ce mot si expressif de ginginer, qui mériterait qu'on le
conservât, ne ressemble-t-il pas au terme argotique guincher, qui
signifie danser?

Il manquait donc un Gavarni en 1914, mais les danseurs et les danseuses
ne manquent pas.

Dans un petit théâtre, quelques mois avant la guerre, j'ai vu danser la
furlana (prononcer fourlana), que les danseurs, avant de la danser,
qualifièrent de danse du pape; c'étaient des pas si lascifs que le pape
serait bien étonné d'être mentionné à ce propos. Et tandis que la
danseuse presque nue, plus que nue, atrocement nue, car le cache-sexe de
cette jolie fille la faisait ressembler aux Vénus orthopédiques, ballait
avec son cavalier, je pensais à cette scène gracieuse des Mémoires où
Casanova dansait la forlane à Constantinople. Et cette jolie page dont
je me souvenais, mieux que les histrions que j'avais sous les yeux, me
montrait la danse vénitienne sinon recommandée, du moins évoquée par le
pape Pie X comme un sûr remède au tango: cette danse vénérieuse et
merveilleuse, qui semble née sur un transatlantique et qui pour moi
évoque cette devise que j'avais choisie au début de ma vie d'écrivain
_tango non tangor_, j'ai eu depuis des raisons pour y renoncer, adoptant
une devise plus éclatante: «J'émerveille». Mais revenons à la jolie page
casanovienne sur la forlane:

«Peu de jours après, je trouvai chez le bacha Osman mon Ismaïl-effendi à
dîner. Il me donna de grandes marques d'amitié, et j'y répondis,
glissant sur les reproches qu'il me fit de ne pas être allé déjeuner
avec lui depuis tant de temps. Je ne pus me dispenser d'aller dîner chez
lui avec Bonneval, et il me fit jouir d'un spectacle charmant: des
esclaves napolitains des deux sexes représentèrent une pantomime et
dansèrent des calabraises. M. de Bonneval ayant parlé de la danse
vénitienne appelée forlana, et Ismaïl m'ayant témoigné un vif désir de
la connaître, je lui dis qu'il m'était impossible de le satisfaire sans
une danseuse de mon pays et sans un violon qui en sût l'air. Sur cela,
prenant un violon, j'exécutai l'air de la danse; mais, quand même la
danseuse aurait été trouvée, je ne pouvais point jouer et danser tout à
la fois.

Ismaïl, se levant, parla à l'écart à un de ses eunuques, qui sortit et
revint peu de minutes après lui parler à l'oreille. Alors l'effendi me
dit que la danseuse était trouvée; je lui répondis que le violon le
serait aussi bientôt, s'il voulait envoyer un billet à l'hôtel de
Venise, ce qui fut fait à l'instant. Le baïle Dona m'envoya un de ses
gens, très bon violon pour le genre. Dès que le musicien fut prêt, une
porte s'ouvre et voilà une belle femme qui en sort, la figure couverte
d'un masque de velours noir, tel que ceux qu'à Venise on appelle
Moretta. L'apparition de ce beau masque surprit et enchanta l'assemblée,
car il est impossible de se figurer un objet plus intéressant, tant pour
la beauté de ce qu'on pouvait voir de sa figure que pour l'élégance des
formes, l'agrément de sa taille, la suavité voluptueuse des contours et
le goût exquis qui se voyait dans sa parure. La nymphe se place et nous
dansons ensemble six forlanes de suite.

J'étais brûlant et hors d'haleine; car il n'y a point de danse nationale
plus violente; mais la belle se tenait debout, et, sans donner le
moindre signe de lassitude, elle paraissait me défier; à la ronde du
ballet, ce qui est le plus difficile, elle semblait planer. L'étonnement
me tenait hors de moi, car je ne me souvenais pas d'avoir jamais vu si
bien danser ce ballet, même à Venise.

Après quelques minutes de repos, un peu honteux de la lassitude que
j'éprouvais, je m'approche d'elle et lui dis: _Ancora sei, e poi basta,
se non volete vedermi morire._ Elle m'aurait répondu si elle avait pu,
mais elle avait un de ces masques barbares qui empêchent de prononcer un
seul mot. A défaut de la parole, un serrement de main que personne ne
pouvait voir me fit tout deviner. Dès que les six secondes forlanes
furent achevées, un eunuque ouvrit la porte et ma belle partenaire
disparut.»

Nous avions donc les danses en 1914, mais il manquait, avec le Gavarni,
les Lévêques, les Seymour, les la Batut.

Toutefois, il faut ajouter que le bal de l'Opéra de 1914 a grandement
attiré l'attention des peintres et beaucoup de ceux que je connais y
allèrent.

Epoque de bals et de mascarades! l'époque était légère; on ne danse
jamais plus que dans le temps des révolutions et des guerres et quel
singulier poète a donc inventé ce lieu commun véritablement prophétique:
_danser_ comme sur un volcan?

Le type le plus caractéristique de cette époque de bals et de ballets
russes, ce fut incontestablement Elvire que je revois à Bullier, avec
ses cheveux lilas, ses fourrures blanches et son monocle; on l'appelait
la vrille et nul doute que cet accoutrement, chevelure lilas, monocle et
fourrure blanche, ne se fût généralisé l'an suivant, si la guerre
n'était venue. Un Gavarni eût peut-être surgi et nous aurions eu au bal
de l'Opéra de délicieuses Vrilles comme au temps de Gavarni il y avait
de charmants débardeurs.

Je la revois encore danser à Bullier, le jeudi et le dimanche, tandis
que le Dr Mardrus admirait la fête en savourant une glace et que M. et
Mme Robert Delaunay, peintres, opéraient la réforme du costume.

L'orphisme simultané produisait à Bullier des nouveautés vestimentaires
qui n'étaient pas à dédaigner. Elles eussent fourni à Carlyle un curieux
chapitre du Sartor Resartus.

M. et Mme Delaunay étaient des novateurs. Ils ne s'embarrassaient pas de
l'imitation des modes anciennes et, comme ils voulaient être de leur
temps, ils ne cherchaient point à innover dans la forme de la coupe des
vêtements, suivant en cela la mode du jour; mais ils cherchaient à
influencer en utilisant des matières nouvelles infiniment variées de
couleurs.

Voici, par exemple, un costume de M. Robert Delaunay: veston violet,
gilet beige, pantalon nègre. En voici un autre: manteau rouge à col
bleu, chaussettes rouges, chaussures jaune et noir, pantalon noir,
veston vert, gilet bleu de ciel, minuscule cravate rouge.

Voici la description d'une robe simultanée de Mme Sonia Delaunay Terck:
tailleur violet, longue ceinture violette et verte et, sous la jaquette,
un corsage divisé en zones de couleurs vives, tendres ou passées, où se
mêlent le vieux rose, la couleur tango, le bleu nattier, l'écarlate,
etc., apparaissant sur différentes matières, telles que drap, taffetas,
tulle, pilou, moire et poult de soie juxtaposés.

Tant de variété méritait de n'avoir point passé inaperçue. Elle mettait
de la fantaisie dans l'élégance.

Et si, en se rendant à Bullier, on ne les voyait pas aussitôt, on savait
que les réformateurs du costume se tenaient généralement au pied de
l'orchestre, d'où ils contemplaient non sans mépris les vêtements
monotones des danseurs et des danseuses.

Elvire les intriguait à cause de son monocle et de ses cheveux aux
couleurs changeantes, mais elle refusa toujours de se lier avec eux,
préférant passer son temps à danser avec Mavise.

Nicolas Varinoff les menait aussi parfois dans les bals-musettes; celui
des Gravilliers, où les musiciens se tenaient sur un petit balcon; le
Bal de la Jeunesse, rue Saint-Martin, dont le patron avait une si belle
collection de lingues qu'il donnait en prime à ses clients; celui
d'Octobre, rue Sainte-Geneviève, et qui appartenait en 1914 à M.
Vachier; le Petit Balcon, qui s'ouvrait dans une impasse près de la
Bastille; le bal de la rue des Carmes; la Fauvette, rue de Vanves, et le
Boulodrome de Montmartre, endroit charmant où la musique était, à mon
gré, plus plaisante que celle de M. Strauss.

La guerre assassina tous ces «rendez-vous de noble compagnie» auxquels
aujourd'hui Elvire ne pense jamais sans éprouver une tendre mélancolie.

La guerre éclata donc, brisant comme verre cette vie adorable et légère.

Nicolas Varinoff fut extrêmement frappé par l'événement imprévu et, peu
de jours après la Marne, il déclarait à Elvire, qui se pressait contre
lui caressante comme une chatte, que le temps de l'amour était
interrompu et que les occupations qui l'entraînaient particulièrement
durant la nuit ne seraient reprises, en ce qui le concernait, qu'à la
fin des hostilités. Mais comme Elvire n'accordait à la guerre qu'un
intérêt médiocre, cette décision lui parut incohérente et, au firmament
de leur liaison, le dédain se prit à monter comme une lune rousse.



II


Douce poésie! le plus beau des arts! Toi qui, suscitant en nous le
pouvoir créateur, nous met tout proche de la divinité, les déceptions
n'ont pas abattu l'amour que je te portais dès ma tendre enfance! La
guerre même a augmenté le pouvoir que la poésie exerce sur moi et c'est
grâce à l'une et à l'autre que le ciel désormais se confond avec ma tête
étoilée. Douce poésie! je regrette que l'incertitude des temps ne me
permette pas de me livrer à tes inspirations touchant la matière de ce
livre, mais je suis pressé. La guerre continue. Il s'agit avant d'y
retourner, d'achever le roman et la prose est ce qui convient le mieux à
ma hâte.

Mais pourquoi, parce que nous sommes en guerre, représenter toujours la
guerre et les misères du soldat ou ses loisirs, ou bien le miraculeux
tableau des Races mobilisées de tous les coins de l'univers sur notre
Front, ou encore le triste cheminement à travers les tranchées?

Il faut bien cependant se souvenir de cette guerre invétérée. Il n'y a
pas moyen de s'en défendre. Chaque fois que je crois avoir échappé à
cette hantise, elle me reprend avec une douceur toujours croissante. Je
me souviens avant tout de l'instabilité de la vie du soldat. Il est un
jour ici; la nuit peut-être partira-t-il en toute hâte. Cette
incertitude est surtout le lot du fantassin. J'ai connu la vie de
l'artilleur et celle du fantassin ensuite. L'instabilité de la seconde
est plus surprenante. J'ai entendu appeler le fantassin, le Méfiant. Les
plus courageux même se méfient, car le moins qu'on puisse leur demander,
c'est le sacrifice de la vie. Mais j'ai gardé la nostalgie de cette vie
vagabonde et bien réglée. Je me souviens des villages parcourus au pas
cadencé et de trois filles sur la porte d'une ferme, au toit défoncé,
transformée en épicerie.

Aujourd'hui Paris me sollicite. Voici le Montparnasse qui est devenu
pour les peintres et les poètes ce que Montmartre était, il y a quinze
ans, l'asile de leur simplicité.

Le quartier Montparnasse, du témoignage de l'habitant des quartiers
environnants, est un quartier de louftingues. La vérité est que
Montparnasse remplace Montmartre, le Montmartre d'autrefois, celui des
artistes, des chansonniers, des moulins, des cabarets, voire même des
haschischophages, des premiers opiomanes, des sempiternels éthéromanes
et des cocaïnomanes ou visionnaires, comme on les appelle aujourd'hui où
la «coco» sévit encore; tous ceux (parmi les Montmartrois du grand art)
qui vivaient encore et que la noce expulsait du vieux Montmartre détruit
par les propriétaires et les architectes, conspué par les futuristes
parisiens, ou, d'ailleurs, tous ceux-là ont émigré sous forme de
cubistes, de Peaux-Rouges, de poètes orphiques. Ils ont troublé des
éclats de leur voix les échos du carrefour de la Grande Chaumière.
Devant un café établi dans une maison de licencieuse mémoire, ils
avaient dressé, dès avant la guerre, un concurrent redoutable, le café
de la Rotonde. En face, se tenaient les Boches. Ici, allaient toujours
les Slaves. Les Juifs continuent à aller indifféremment dans l'un ou
dans l'autre.

Les marchands de couleurs dans toutes les rues avoisinantes offrent leur
multicolore tentation à tous ceux qu'un rapide coup d'oeil dans les
expositions d'avant-garde a fait s'écrier: _Anch'io son pittore_.

Esquissons avant tout la physionomie du Carrefour. Vraisemblablement,
elle changera avant peu. A l'un des coins du boulevard du Montparnasse,
un grand épicier étale aux yeux de tout un peuple d'artistes
internationaux son nom énigmatique: Hazard. Sa marchandise est des plus
variées et ses chalands sont de toutes sortes. L'Américain y trouvait
avant la guerre les grapes-fruits qui sont au citron ce que le melon
d'eau est au cantaloup; le Russe y retrouvait ses pommes de paradis
semblables à des bigarreaux; le Hongrois sa charcuterie poivrée de
rouge, etc. Voici, à l'autre angle, la Rotonde; un Indien en grand
costume de cuir et de plumes... peintre et modèle, attirait les regards
en 1914. Quelquefois même la longue silhouette de Charles Morice se
profilait longtemps à l'intérieur contre la muraille.

A l'angle du boulevard du Montparnasse et de la rue Delambre, c'est le
Dôme: avant la guerre, il avait une clientèle d'habitués, gens riches,
esthéticiens du Massachussets ou des bords de la Sprée, c'est encore
Pascin ou le Clinchtel contemporain; c'est ici que se décidait
l'admiration que l'on professait en Allemagne pour tel ou tel peintre
français. Les gloires de Géricault, de Courbet, de Seurat, du Douanier
n'ont pas eu à souffrir des entretiens esthétiques entre les Boches
millionnaires du Dôme.

Un autre angle: c'est Baty ou le dernier marchand de vin. Quand il se
sera retiré, ce métier aura pratiquement disparu de Paris, à moins que
la guerre et la vie chère ne redonnent un regain de vogue à cet état. Il
restera «la petite boîte», comme on dit aujourd'hui, mais le chand'de
vin aura vécu. En attendant, ceux que les maladies ou plutôt les
médecins n'ont pas fait renoncer entièrement aux vins de France fêtent
encore à l'envi cette cave bien soignée.

Plus loin, à droite, sur le boulevard Raspail, le petit café des
Vigourelles abritait en 1914, les jours où l'on ne dansait pas à
Bullier, une jeunesse pétulante; un homme au visage sévère s'y tenait
souvent. Il déclarait avec simplicité à qui voulait l'entendre: «Je suis
l'homme le plus emm...dant du quartier, j'emm...de même les conseillers
municipaux.» On l'appelait le lion. Il avait tellement emm...rdé de
monde qu'il en avait tiré des rentes. En effet, la plupart des cafés,
des bistrots du quartier préféraient lui donner de l'argent plutôt que
de le servir. Il n'avait qu'à se présenter dans ces endroits, pour
qu'aussitôt on lui donnât, selon l'importance de la maison, un franc,
deux francs et même trois francs cinquante. Chaque matin, cet homme de
génie faisait sa petite tournée dans le quartier et cela lui suffisait
pour vivre, il e...rdait tout le monde et ne devait rien à personne.
Dans ce petit café provincial des Vigourelles venaient quelquefois MM.
de Segonzac, Luc-Albert Moreau, André Derain, Edouard Férat, René Dalize
et un personnage énigmatique que l'on appelait le Finlandais, mais qui,
je crois, était en réalité un limousin, de Limoges. Le distingué
propriétaire de la maison s'était fait une popularité d'excellent aloi
dans son arrondissement en déclarant publiquement, dans un beau
mouvement d'éloquence: «Messieurs, tout en étant bistrot, j'aime
beaucoup les arts; le dimanche, quand je ne vais pas au cinéma, je vais
au Louvre.» Presque en face se trouvait la boutique de M. Cocula, qui,
par un singulier phénomène de mimétisme onomastique, en est venu, comme
son quasi-homonyme anglais, M. Cook, à s'occuper de voyages; les Anglais
ont l'agence Cook et les Français ont le train Cocula.

Dans les rues qui entourent le cimetière du Montparnasse, et où le buste
de M. de Max garde le tombeau de Baudelaire, se trouvaient encore en
1916 les demeures d'anciens habitants célèbres de Montmartre; beaucoup
d'entre eux même, comme Picasso, habitèrent la célèbre maison du 13 de
la rue de Ravignan, aujourd'hui 13, place Emile-Goudeau.

Redescendons rue de la Grande-Chaumière, rue des Académies, où, naguère
encore, l'unique Patagon de Paris, l'Araucanien Ortiz de Zarate, se
promenait en proclamant qu'il avait découvert la vérité. Ici se tenait
encore un fameux petit restaurant de modèles, fermé depuis la guerre,
Chez Papa; il était tenu par un ancien Garibaldien qui assaisonnait les
pâtes aussi bien que dans les _osterie_ romaines. C'était un lieu
charmant où M. Anatole France, s'il l'avait connu, serait souvent venu.
On y rencontrait d'aimables gens, parmi lesquels MM. Paul Morisse, André
Billy et Paul Léautaud.

S'il a une couleur différente du Montmartre d'autrefois, le Montparnasse
contemporain, et même en temps de guerre, n'a pas moins de gaieté, de
simplicité et de laisser-aller. Les costumes à l'américaine des artistes
d'aujourd'hui ne sont ni moins larges ni d'un autre velours que celui
des rapins d'autrefois; ils sont larges d'une autre façon, voilà tout,
et la sandale, après tout, n'est pas moins germanique que l'affreuse
bottine à élastique de jadis. Bientôt, c'est-à-dire après la guerre, je
gage, sans le souhaiter, Montparnasse aura ses boîtes de nuit, ses
chansonniers, comme il a ses peintres et ses poètes. Le jour où un
Bruant aura chanté les divers coins de ce quartier plein de fantaisie,
les crèmeries, la caserne-atelier de la rue Campagne-Première,
l'extraordinaire Crèmerie-Grill-Room du boulevard du Montparnasse, le
restaurant Chinois, qui vient de mourir, les mardis de la Closerie des
Lilas, morts depuis la guerre, ce jour-là Montparnasse aura vécu.
L'Agence Cook y amènera ses caravanes, et le train Cocula émigrera en
quelque autre quartier, emportant les peintres, les Chinois, les
Patagons, les Indiens Comanches, les Limousins-Finlandais, les
Vigourelles et peut-être même l'homme le plus emm...dant du quartier,
vers une autre destination, vers un autre arrondissement, vers une autre
butte, vers un autre mont, sans doute les Buttes-Chaumont.

En temps de guerre, Montparnasse a donné naissance à une idée exquise et
touchante, la poupée-portrait, qui mérite le succès qu'elle remporte.

Une de mes premières impressions de Paris, lorsque j'y revins, blessé,
fut de surprendre, au téléphone de l'hôpital où l'on me pansait, cette
bribe de phrase: «... l'industrie admirable des poupées.»

Qui parlait? je ne sais et peu importe: «C'est tout de même un peu fort,
pensai-je, de s'occuper de poupées en ce moment.»

Depuis, mon opinion s'est bien modifiée à cet égard.

La poupée de Paris qui montrait la mode à toute l'Europe ne faisait-elle
pas beaucoup pour le prestige de la France?

Des artistes de Montparnasse, des femmes naturellement, ont eu l'idée de
faire des poupées portraits, idée charmante qui a déjà produit
d'agréables ouvrages comme ceux que Mlle Vassilieff a exposés un peu
partout et même sur les grands Boulevards.

Si cette mode s'installe, nos petites-nièces possèderont de très
curieuses galeries d'ancêtres.

On jouera _Hernani_ dans la chambre aux jouets.

Ne voilà-t-il pas la grand'mère dans son costume de la Croix Rouge!
telle qu'elle était, toute jeune, en 1916! Elle voisine avec le grand
oncle en lieutenant de chasseurs, avec la croix de guerre... Il ne faut
pas que les enfants d'aujourd'hui puissent oublier ainsi qu'avaient
oublié ceux d'après 70. Il convient donc de multiplier les souvenirs et
les poupées portraits, ce sont des souvenirs quasi-vivants.

Mais laissons les souvenirs. Leur temps viendra. La guerre continue.
Nicolas Varinoff est devenu sombre et préoccupé. Il va partir à la
guerre comme volontaire dans une ambulance ruthène. Son costume
mi-militaire, mi-sportman est enfin prêt.

Quand il l'eut endossé pour la première fois, il se rendit avec Elvire à
la Coupole, boulevard Raspail, rendez-vous des peintres, des modèles et
des littérateurs. A la terrasse se tenait Egon d'Almanfeiner, fils d'un
fameux romancier autrichien qui inventa le vice singulier de se sentir
toujours sous le coup de poursuites judiciaires. Son histoire ressortit
à la psychopathie sexuelle et je ne m'étendrai pas davantage sur son
cas, ni sur celui de son fils qui doit, paraît-il, son permis de séjour
aux bontés que sa mère eut, il y a quelque vingt ans, pour le chef d'un
des partis d'opposition.

J'aime mieux faire le portrait de Moïse Deléchelle qui, en compagnie de
Pablo Canouris, le peintre aux mains bleu céleste, tirait les cartes à
deux jeunes Roumaines, élèves assidus d'une Académie de croquis du
quartier. Moïse Deléchelle est un homme couleur de cendre dont le corps,
en toutes ses parties, est musical. Il se tape sur le ventre pour imiter
les sons profonds du violoncelle; de ses pieds il tire les résonnances
rauques de la crécelle; la peau tendue de ses joues est un cymbalon
aussi sonore que ceux des tziganes de restaurant et ses dents, sur
lesquelles il frappe au moyen d'un porte-plume, rendent les sons
cristallins des orchestres de bouteilles dont jouent certains artistes
de music-hall, ou qui font le chic de certaines grandes orgues
mécaniques dans les carrousels des foires.

Elvire et Nicolas s'assirent à leur table et Moïse Deléchelle brouilla
les cartes. Au bout de quelques instants, les Roumaines s'en allèrent à
leur Académie et, avant qu'elles se fussent éloignées, leur place fut
prise par Anatole de Saintariste, poète et officier, blessé au bras et
qui, pour la première fois depuis la guerre, venait à la Coupole, en
compagnie de sa nouvelle amie, la jolie Corail, rousse aux yeux
noisettes, qui donnait dans son ensemble l'aspect d'une goutte de sang
sur une épée.

Au bout de peu de temps, la conversation avait pris un tour assez vif et
l'on en vint à parler de polygamie.

«Il paraît que les Boches vont l'autoriser, dit Pablo Canouris, et nous
serons sans doute amenés à en faire autant.»

Et Pablo Canouris dit en rallumant sa pipe: «Pour aboir braiment une
femme, il faut l'aboir enlébée, l'enfermer à clef et l'occouper tout lé
temps. C'est déjà difficile d'occouper oune femme, tu parles, si on en a
plousieurs. La polygamie c'est oune théorie bonne pour les pipes, mais
pas pour les femmes.»

Pablo Canouris, le peintre aux mains bleues, a des yeux d'oiseau.
D'origine albanaise, il est né en Espagne, à Malaga, mais son art et son
cerveau, qui comportent la force réaliste qui caractérise les
productions et l'esprit de la péninsule ibérique, ont gardé cette pureté
et cette vérité helléniques qui lui vient de ses ancêtres, car au
témoignage de tous ceux qui ont traité la question des historiens
byzantins depuis Commènes jusqu'à Thomas de Quincey pour ne citer aucun
écrivain contemporain, les prétendus Hellènes sont des Albanais et en
Pablo Canouris, le miracle pittoresque de Tolède, Le Greco même
renaissait dans le peintre aux mains bleu céleste, non que Canouris
imitât Le Greco, mais le côté mystérieux de son génie touchait avec
cette violence angélique qui angoisse délicieusement les amateurs de
Theocopouli.

Aucune école depuis le Romantisme n'a autant remué le monde que la
nouvelle école de peinture où seuls ont joué un rôle des artistes
ressortissant à la civilisation méditerranéenne, des artistes
appartenant à une race latine. Ce succès est cause de la résistance que
l'on oppose de toutes parts à l'art d'un Canouris, de Picasso, de
Braque, de Derain, de Picabia, de Gleizes, de Metzinger, de Juan Gris,
de Survage, et qui va devenir plus violente encore qu'elle ne le fut
jamais. Les philosophes ont rempli, paraît-il, en vue de combattre l'art
moderne, tout «un arsenal de sophismes», comme disait mon ancien ami
Delormel. Mais que peuvent les philosophes contre les formes et la
matière qui sont les objets et les sujets des meilleurs d'entre les
peintres d'aujourd'hui? Que la peinture nouvelle soit différente de
celle d'hier, c'est évident; qu'elle ne s'accorde pas avec la tradition
du grand art, c'est une chose que je défie à quiconque de démontrer. Et
que cela fasse courir à l'art le moindre danger, je n'en crois rien. Les
études éclatantes, surprenantes et sévères des nouveaux peintres sont
profondément réalistes. Cet art n'éloigne pas de l'étude de la nature
ceux qui s'y livrent si préoccupés de fixer, de combiner toutes les
possibilités esthétiques.

Excès de nouveauté? Qui sait? Je le répète, elle n'est pas dangereuse
pour l'art, mais seulement pour les artistes médiocres. Et ceux-là, quoi
qu'ils fassent, resteront médiocres; qu'importe, après tout, qu'en outre
ils soient absurdes.

Dans le caractère de Canouris se mêlaient donc l'Espagne et l'Albanie.
Et d'apparence il était comme sont les Albanais parmi lesquels il y a de
beaux hommes, nobles, courageux, mais ayant une propension au suicide
qui ferait frémir pour leur race si leurs qualités génésiques ne
balançaient leur ennui de vivre. Ce qu'il y avait d'Espagnol en Canouris
n'avait pas écarté le goût pour la mort volontaire et il conservait pour
les femmes un goût espagnol fortement albanisé.

J'appris à connaître Canouris pendant un séjour à Bruxelles qui m'a
laissé d'inoubliables et de précises impressions sur le sang qui, avec
l'Ecossais, peut-être, est le plus ancien de l'Europe.

Pablo Canouris, qui y vécut, venant tout droit de Malaga et avant de
connaître Paris, y avait pour amie une Anglaise qui le faisait souffrir
comme peuvent pâtir d'amour ceux-là seuls qui appartiennent à l'élite de
l'humanité.

Cette fille, dont la beauté était insolente à un point qu'il n'y a point
d'homme qui ne l'eût aimée à la folie, trompait mon ami avec ceux qui le
voulaient bien, et moi-même, qu'on me le pardonne, je délibérai
longtemps entre l'amitié et le désir.

Impudique, d'une façon que ne peuvent manquer d'admirer ceux que la vie
a assez malmenés pour qu'ils soient devenus bigles de l'âme et borgnes
du coeur, Maud passait sa vie, dévêtue, dans l'appartement de mon ami.
Et quand il était sorti, la débauche entrait dans sa demeure.

Et cette fille, cette Maud, faisait-elle partie de l'humanité?

Elle n'en parlait aucun langage, mais un dialecte hybride, un mélange
d'anglais, de français, de tournures belges et germaniques.

Un philologue l'eût adorée, un grammairien n'eût pu que la détester
malgré sa beauté.

Anglaise, elle l'était par son père, officier cruel, condamné à mort
dans l'Inde pour sévices contre les indigènes. Mais sa mère était
Maltaise.

Un jour, mon ami me dit:

--Il faut que je me délivre. Je me tuerai demain.

Je connaissais assez le caractère albanais de Pablo Canouris pour savoir
qu'il ne s'agissait point là de vaines paroles.

Il se tuerait puisqu'il l'avait dit.

Je ne le quittai plus, et le lendemain, grâce à ma présence, à mon
amitié, Pablo Canouris ne se tua pas.

Il trouva lui-même un remède à son mal.

--Cette femme, me dit-il, n'est point ma femme. Je l'aime, c'est vrai,
mais d'un amour qu'une épouse détruirait en moi.

--Je ne comprends pas, m'écriai-je, expliquez-vous?

Il sourit et continua:

--Les races des Balkans et des monts qui sont aux bords de l'Adriatique
pratiquaient autréfois le rapt, et cette coutoume sourvit dans diverses
localités.

«Ne nous appartient réellement que la femme que l'on a prise, celle que
l'on a domptée.

«Sans rapt, point de mariage heureux.

«J'ai fait la cour à Maud. C'est elle qui m'a pris.

«Elle est libre et je veux reconquérir ma liberté.»

--Et comment cela? lui demandai-je, étonné.

--Le rapt! dit-il, avec un calme et une noblesse qui m'en imposèrent.

Les jours suivants, nous voyageâmes, Pablo Canouris et moi.

Il m'emmena en Allemagne et, pendant quelques jours, parut soucieux.

Je respectais sa douleur et sans plus songer au rapt le louais
silencieusement d'essayer par l'absence d'oublier cette Maud qui
l'enfiévrait jusqu'au désir de la mort.

Un matin, dans Cologne, au milieu de la Hohenstrasse, Canouris me montra
une jeune fille qui, un rouleau de musique à la main, marchait à côté de
sa gouvernante.

Un laquais, vêtu d'une livrée de bon goût, marchait à dix pas derrière
les deux femmes.

La jeune fille pouvait avoir dix-sept ans. Deux nattes lui tombaient
dans le dos.

Fille de patriciens colonais, elle semblait gaie comme on ne l'est en
Prusse que dans la ville des rois Mages.

--Suivez-moi, me dit tout à coup l'Albanais.

Il se mit à courir, dépassa le laquais et, arrivé près de la jeune
fille, lui jeta un bras autour de la taille et la souleva en courant
plus fort.

Je courais plein d'inquiétude sur les traces de mon ami.

Je ne regardais point derrière moi, mais certainement le laquais et la
gouvernante, interdits, avaient perdu la tête, car ils ne criaient même
pas à la garde!

Nous passâmes devant le Dôme, gagnâmes la gare.

La jeune fille, fascinée par la prestance mâle de son ravisseur,
souriait, ravie dans tous les sens du terme et, quand nous fûmes dans le
wagon d'un train en marche vers Erbestal, vers la frontière, Pablo
Canouris, le peintre aux mains azurées, embrassait à en perdre l'âme la
plus soumise des fiancées.

Elle mourut au bout de deux mois. Et je crus que cette fois je ne
pourrais pas écarter le suicide de mon ami.

Mais je parvins à l'amener à Paris où il s'établit et le détail de ses
amours dans la capitale serait trop long. Qu'il suffise de dire que le
jour dont il s'agit, il était seul depuis une quinzaine de jours.

«Je partirai demain pour la Guerre, dit Nicolas Varinoff à Pablo
Canouris, je te prie d'amener ce soir Elvire au cinéma; c'est vendredi,
on change de spectacle. Elle ne se consolerait pas d'en avoir manqué un
seul. J'ai, pour mon compte, pas mal de courses à faire et je dînerai en
famille chez ma soeur.»

Au bout de quelques instants, il se leva, l'air soucieux, songeant à la
guerre et il dit au revoir à Elvire en pensant à autre chose et son
coeur se serra en voyant son amant s'éloigner sans se retourner une
seule fois.

A ce moment, un sergent, Allemand nommé Waxheimer et qui avait réussi à
se faire prendre dans la légion étrangère, où il s'était engagé sous le
nom d'Ovide du Pont-Euxin, s'approcha. Il était en convalescence après
sa cinquième blessure.

Et apercevant Elvire il lui cria: «Est-ce que vous ne m'avez pas raconté
un jour que votre grand'mère avait été mormonne.»

«Oui, répondit Elvire, et c'est ce qui fait sans doute que je ne suis
pas jalouse. Mon amant peut avoir autant de maîtresses que cela lui
plaît, je ne serais pas plus jalouse que ne le serait de ses copines une
femme mormonne. On m'a toujours raconté chez moi l'escapade de ma
grand'mère Paméla. Mais celui qui m'a éclairé sur son compte est une
espèce de rat de bibliothèque, un Boche qui avait été le secrétaire de
Dreckeim, autre Boche qui a écrit une histoire du Mormonisme. Dreckeim
avait été dans la capitale des Mormons en 1895; en 1908, il y envoya ce
vieux Filnitz qui était amoureux de moi à Pétrograde où il servait
vaguement de secrétaire à Replanoff. Comme il parlait toujours des
Mormons, je lui ai sorti ma grand'mère. Il a été épaté et a retrouvé
dans ses papiers une copie faite par lui à Salt Lake City de la lettre
d'un mormon célèbre. C'est justement le type qui avait converti ma
grand'mère au mormonisme et il parle d'elle.»

«Eh bien! dit le pseudo Ovide du Pont-Euxin, j'ai retrouvé depuis la
guerre un de mes grands-oncles, Hessois venu en France en 66 et qui,
comme tel, a le droit d'y demeurer. Je savais bien qu'il existait avant
la guerre, mais je n'allais jamais le voir. Depuis la guerre, il a été
très gentil pour moi et c'est chez lui que je suis en permission. Il a
été tout jeune dans l'Utah avec sa mère qui était veuve et s'était
laissée emmener là-bas dans un des premiers convois qui amenèrent
d'Europe de nouveaux fidèles. Mon grand-oncle, Otto Mahner, a passé
là-bas son enfance et n'est rentré dans son pays natal qu'à l'âge de
vingt-cinq ans, pour se marier à la façon européenne, mais il ne cesse
de me parler du mormonisme, depuis que je le revois. Il y revient
toujours en parlant comme d'un moyen de redonner à la France la
population dont elle a besoin pour rester une grande nation.»

«Mais, dit Elvire, croyez-vous que ce soit utile qu'il y ait beaucoup
d'enfants?»

«Fichtre! dit Ovide. Si c'est utile; mais dans cinquante ans il y aura
cent millions de Boches, soixante millions d'Italiens; je vous fais
grâce des Espagnols et autres nations qui confinent à la France et, du
train où l'on va, elle n'aura pas atteint à cette époque son quarantième
million.»

«Ce serait rigolo, dit Elvire, que votre grand-oncle ait connu ma
grand'mère.»

«Justement, dit Ovide, je lui ai promis que vous iriez le voir; c'est
près d'ici, rue Delambre, je vous donnerai l'adresse.»

«Entendu, dit Elvire, comptez sur moi vers trois heures de l'après-midi.
J'apporterai la lettre. Elle est de 1851.»

«Merveilleux! s'écria Ovide, je crois bien que mon grand-oncle Otto y
était. Enfin, à demain!»

Et, comme c'était l'heure du dîner, Pablo Canouris l'emmena dans la
petite boîte en vogue du quartier.

Dans le monde des artistes, on ne dit plus le bistrot; il y a belle
lurette que mastroquet n'existe plus, ce mot mourut au temps du
symbolisme et le dernier à qui je l'ai entendu dire est Rémy de
Gourmont. On dit maintenant: «Allons chez un tel, c'est une petite boîte
où on bouffe bien.»

Et bistrot sera relégué dans le débarras des mots d'époque destinés à
devenir poétiques, tels paletot, cocotte, fiacre, victoria, teuf-teuf,
ohé! ohé!! dont les poètes qui voudront, dans cent ans, évoquer notre
temps farciront leurs poèmes, comme Verlaine qui mit dans ses fêtes
galantes les mots qui lui paraissaient les plus poétiquement évocateurs
du XVIIIe siècle.

Et, après dîner, pendant la représentation cinématographique, Pablo
Canouris, qui regardait ce spectacle sans songer à mal, sentit tout à
coup une petite main se poser dans ses mains. Il en fut tout secoué
d'une sorte de volupté mêlée d'horreur. Et, peu à peu, sa main serra
celle d'Elvire.



III


Nicolas Varinoff était parti après avoir embrassé Elvire d'une façon
distraite et elle avait rendu son baiser d'une façon plus distraite
encore. Il pensait au communiqué, elle pensait au cinéma.

Quelle chose bizarre, qu'une fille de la sorte d'Elvire, qui aimait les
femmes à la façon d'un homme, eût eu pour Nicolas Varinoff un béguin fou
qui n'était nullement aboli, mais qui s'assoupissait, étant donné toutes
les incertitudes qui avaient surgi depuis la guerre et aussi le fait
qu'il ne paraissait plus songer du tout à l'Amour. Pablo Canouris lui
plaisait et, comme il était d'un pays neutre, son sort paraissait moins
incertain que celui de Nicolas. Et sa renommée faisait de son amitié une
garantie de succès pour un peintre qui ne serait pas sans talent et
serait de ses amis. Elvire était peintre plus qu'elle ne le savait
elle-même. Mais elle ne songeait pas à Pablo Canouris ni à l'étreinte de
leurs mains. Elle se rappelait certaines scènes de cinéma qui l'avaient
enchantée et n'oubliait pas la conversation qu'elle avait eue avec le
faux Ovide touchant le mormonisme.

En s'apprêtant pour aller rue Delambre et en cherchant la copie de la
lettre où il était question de sa grand'mère, elle se disait:

«Je ne sais pas pourquoi, après tout, il n'y aurait pas un mormonisme
féministe, des femmes ayant plusieurs maris. Ce serait rigolo. Et
d'abord ça existe, pas pour les maris, mais pour les amants. Il faudra
que je fasse un portrait d'Anatole de Saintariste en lieutenant, à côté
de sa poule Corail. Elle est difficile à dessiner cette petite.»

Puis, elle alla au rendez-vous, rue Delambre. Le vieil Hessois, qui
avait vécu chez les Mormons, était un beau vieillard, à l'intelligence
ouverte et claire. Il reçut Elvire en disant: «Sûrement j'ai connu votre
grand'mère en 1851. J'avais huit ans et je suis arrivé à Great Salt Lake
City en août 1851. Lisez-moi la lettre vous-même, car je ne peux plus
lire les écritures, même avec des lunettes.»

Et, tandis que le pseudo Ovide du Pont-Euxin s'arrachait les petites
peaux près des ongles et que le vieil Otto Mahner ouvrait la bouche pour
mieux écouter et la fermait parfois en reniflant une prise, Elvire
déplia la copie de la lettre que lui avait donnée à Pétrograd le vieux
Filnitz, et la lut avec une lenteur digne d'une jeune femme qui avait
été commère aux Folies-Bergères.


A frère Brigham Young, président de l'Eglise des Saints-du-dernier-jour,
gouverneur du territoire d'Utah.

Great Salt Lake City (Etats-Unis d'Amérique).

Paris, le 20 décembre 1851.

Je pense être le premier, frère Brigham Young, à vous renseigner sur les
événements tragiques qui ont mis à feu et à sang la malheureuse capitale
de la France. Toutefois, au cas où la nouvelle aurait devancé ma lettre,
celle-ci vous rassurera sur mon sort et celui de la mission.

Lorsqu'obéissant aux volontés du conseil de l'Eglise, je pris congé de
mes épouses et quittai Salt Lake City, pour diriger les missionnaires
chargés d'aller évangéliser la vieille Europe, je n'éprouvai nulle part
l'étonnement fait d'admiration et d'horreur qui me surprit dans la cité
géante qui a remplacé Rome à la tête du monde.

On trouve à Paris un singulier mélange de grandeur et de misère bien
fait pour frapper les yeux d'un citoyen des Etats-Unis, accoutumé à
l'agréable simplicité de nos villes naissantes dans lesquelles, s'il y
manque l'architecture sublime des palais, des monuments et des édifices
religieux, l'ordonnance grandiose des places et des jardins, les
perspectives ménagées avec un goût délicat et audacieux des promenades
publiques, on ne trouverait pas non plus l'affreuse saleté des faubourgs
parisiens, ces maisons épouvantables où vivent dans une promiscuité
écoeurante et parmi la vermine nauséabonde les ouvriers et les petits
bourgeois.

Dans ces rues étroites et tortueuses, l'odeur de la pourriture essaie de
vaincre la fétidité de l'urine qui, souillant Paris tout entier, stagne
en flaques, écume dans les ruisseaux, et s'allie à la puanteur des
excréments d'hommes et de bêtes qui l'accompagnent.

Nulle part en Europe je n'ai regretté comme à Paris ce que l'on y
appellerait la franche sauvagerie de nos contrées.

Les façades lépreuses, témoins d'un grand nombre de révolutions, ont
l'air de vieilles femmes, de squaws usées par la vie et par les durs
traitements que les Peaux-Rouges, ces restes malheureux du malheureux
peuple des Lamanites, font subir à leurs femmes.

D'autre part, la nature est ici, comme partout en Europe, plus mesquine
que dans notre patrie, et, en particulier, les fleuves y sont de
misérables ruisseaux au regard de notre Missouri, le Père des Eaux, ou
des autres fleuves américains.

Je suis arrivé à Paris en avril, de Copenhague où j'ai eu le bonheur de
faire un grand nombre de prosélytes danois que vous avez eu sans doute
la joie d'accueillir dans notre sainte ville.

Ayant visité Paris à diverses reprises, je connaissais la dure vie qu'y
menait frère Curtis Bolton, spécialement chargé de l'entreprise
difficile de convertir les Parisiens. Malgré mille obstacles, il a pu
mener à bien quatre cents conversions et je dois dire qu'il a été
médiocrement aidé par les circonstances.

Il a vécu durant sept ans dans une mansarde de la rue de Tournon[2] et,
malgré ses efforts, n'a sûrement gagné plus de dix francs par mois, ce
qui le forçait à vivre de pain sec et d'eau fraîche.

  [2] L'Amérique ne connaissait pas encore les gratte-ciel et de nos
    jours M. Taylor se serait récrié sur le petit nombre d'étages qu'ont
    les maisons à Paris. Pour la rue de Tournon, je la connais, elle est
    fort bien située et habitée par une population honorable. (Note
    récente et anonyme d'un lecteur de la Bibliothèque de Salt Lake City
    et peut-être du conservateur même des manuscrits.)

J'ai pensé qu'il était temps qu'il se reposât et, dès mon arrivée, je me
suis chargé--connaissant suffisamment le français--de mettre au point sa
traduction du _Livre de Mormon_.

Cet ouvrage paraîtra vraisemblablement dans le courant de l'année
prochaine.

J'ai envoyé frère Curtis Bolton en Angleterre, parmi les gens de sa
race, qui l'ont bien accueilli et les lettres enthousiastes qu'il
m'adresse me font connaître que son apostolat provoque des bals et vous
savez combien ils sont agréables aux dieux, des concerts, des
excursions, des garden-partys et les jeux les plus aimables.

N'a-t-il pas été à Jersey avec une troupe de demoiselles prêtes à
devenir nos soeurs et avec quelques Saints! et pendant ce voyage
d'agrément, ce ne furent que prédications, que cantiques et
qu'accomplissements des désirs de la chair selon la loi humaine et
divine qui exige la polygynie d'après l'exemple des patriarches et celui
de Christ qui eut trois épouses, comme on peut voir aux évangiles.

Les vacances de frère Curtis Bolton sont maintenant achevées et, plein
de zèle, il se prépare à rentrer à Paris.

L'apôtre étant de retour, je quitterai la France pour aller visiter nos
missions d'Italie.

Mais voici quelques détails sur mon séjour ici:

Arrivé à Paris, je me suis logé au 37 de la rue Paradis-Poissonnière,
populeuse et triste à la fois, et qui, par l'accoutumance, en est venue
à me plaire, bien que je sois toujours incommodé par l'air méphitique de
ma chambre, très basse, comme dans un très grand nombre de maisons
parisiennes.

Quelle pitié n'éprouverait le coeur le plus endurci à l'aspect des
malheurs qu'a supportés la population de cette Capitale? La succession
rapide des révolutions et des émeutes ne donne pas à ce malheureux
peuple le temps de se remettre des guerres et des tueries.

Les Dieux savent que nous autres, Saints-du-dernier-jour, nous sommes
accoutumés aux émeutes. L'une d'elles coûta la vie à notre prophète
Joseph Smith et au patriarche Hyrum son frère, dans la prison de
Carthage. J'y fus moi-même grièvement blessé. Nauvoo, la Cité Belle, que
nous édifiâmes de nos propres mains, nous fut ravie par les Gentils,
bien des nôtres y subirent le martyre et le Temple y tombe en ruines.
Mais rien ne peut donner l'idée de l'aspect désolé où je trouvai Paris
lorsque j'y arrivai cet avril. Des restes de barricades, des ruines
causées par l'incendie, les souvenirs des révolutions et des guerres,
les éclopés des uns et des autres, tout cela me fit penser que nos
plaies et nos tribulations à la recherche de ce pays de Déseret que vous
nous aviez promis, que nous trouvâmes et que vous nommâtes, en souvenir
d'une petite abeille surnaturelle et selon le mot qui vous fut révélé,
n'étaient que de douces récréations et de pieuses bénédictions, aux prix
des malheurs de toute sorte que la rage politique et l'amour mal compris
de la moins démocratique des libertés ont attirés en peu d'années sur
les Français et tout particulièrement sur les Parisiens.

Je pensais que ces désolations touchaient à leur terme et entreprenant
vigoureusement mon apostolat d'après l'état où frère Curtis Bolton avait
laissé le sien, je pus baptiser quelques Français au nº 282 de la rue
Saint-Honoré. Pour soutenir ma prédication, je fondai un journal, selon
l'exemple du Prophète Joseph Smith et de vous-même, qui êtes notre
nouveau Prophète. Cette feuille paraît mensuellement depuis le mois de
mai: c'est l'_Etoile du Déseret_ et vous approuverez certainement ce
titre.

La police n'ayant pas laissé de me tracasser comme elle a tracassé ou
plutôt persécuté notre pauvre frère Curtis Bolton, j'ai résolu de ne
rien traiter dans ce journal qui eût rapport avec la politique. Un des
nouveaux saints, frère Dupont, qui a été témoin d'un de mes miracles,
s'est trouvé être un poète fort médiocre à la vérité, mais les quelques
cantiques français qu'il a composés peuvent servir en attendant mieux.
Il a aidé frère Bolton dans sa traduction du _Livre de Mormon_ et me
rend service en corrigeant les épreuves typographiques.

Dois-je ajouter que je ne révèle pas ce point de notre doctrine qui la
rend si séduisante pour les jeunes hommes? Je veux parler de la
polygamie.

Le caractère léger et moqueur des Français m'a fait craindre que, dès le
début de mon apostolat, ils ne tournassent notre Eglise en dérision,
s'ils avaient eu connaissance de la condition rituellement patriarcale
de nos familles.

Un des auteurs réputés classiques dans ce pays, M. Molière, qui a
composé, il y a deux siècles, d'impayables bouffonneries, a écrit dans
une pièce que j'ai entendue ces jours-ci au _Théâtre Français_ des vers
qui m'ont indigné, bien qu'ils semblent extrêmement drôles et
parfaitement sensés aux spectateurs parisiens qu'ils incitent à rire
immodérément et qui paraîtraient comme l'expression d'une sentence
légale (ou illégale _ad libitum_ pour ne pas oublier notre juge Lynch,
qui est une des manifestations de l'injustice même) à nos Gentils de
l'Illinois, à ceux du Congrès de Washington et de l'armée des
Etats-Unis.

Voici ces vers de M. Molière, d'une sauvagerie digne de celle des
batteurs d'estrade, des aventuriers, des éleveurs les plus grossiers de
notre sauvage Far-West:

    La polygamie
    Est un cas pendable.

Vers cruels, inhumains, qui semblent composés en Amérique, exprès à
notre endroit, mais dont la réminiscence eût suffi à nous perdre pour
toujours dans l'esprit des Français qui nous eussent alors traités comme
des débauchés qu'ils sont eux-mêmes.

D'autre part, la polygamie existe ici en fait et ainsi que je viens de
l'insinuer, sous la forme de débauche.

Le mariage, s'il demeure en France une monogamie légale, devient souvent
et pour ainsi dire ouvertement une polygamie véritable, et pour le mari
et pour l'épouse, par l'adultère, qui est dans cette contrée un acte à
la fois grave et risible et il n'est point rare que le ridicule qu'il
entraîne y devienne mortel.

Au demeurant, si la polygamie n'est plus dans ce pays _un cas pendable_
au gré de la justice, si les vers cités plus haut sont profondément
bouffons plutôt que véritablement patibulaires, la loi française n'en
réprime pas moins la polygamie lorsqu'elle est sanctionnée par un acte
rituel ou légal; et mon désir d'éviter de graves différends avec la
police de ce pays est conforme à celui qui m'anime pour le triomphe de
l'Eglise des Saints-du-dernier-jour puisque l'expulsion des apôtres
ruinerait certainement le petit noyau de croyants qu'a pu réunir le zèle
déjà constaté de frère Curtis Bolton[3].

  [3] Feu M. Dreckeim, le savant berlinois, qui vécut cinq ans à Salt
    Lake City, où il dépouilla à la Bibliothèque les papiers laissés par
    le regretté président Brigham Young, se permit d'aller demander à M.
    Taylor, qui vivait encore, pourquoi, puisqu'il craignait que la
    police n'ouvrît sa lettre, il y parlait si longuement de la
    polygamie. A quoi M. Taylor répondit qu'il en parlait à dessein afin
    que la police crût que de même qu'il n'était point traité de la
    pluralité des femmes dans l'_Etoile du Déseret_, on n'en soufflait
    mot dans les prédications; mais qu'au demeurant les gens instruits
    et les fonctionnaires de la police n'ignoraient point que dans
    l'Utah, les Mormons étaient polygames. (_Noté au crayon en marge de
    la lettre._)

    C'est plus loin que M. Taylor manifeste sa crainte de ce fameux
    cabinet noir où l'on devait avoir fort à faire, s'il est vrai qu'on
    y ouvrait toutes les lettres. (_Noté à l'encre sous la note
    précédente et d'une écriture de femme._)

Ces choses dites, venons-en aux événements de ces derniers jours et le
grand nombre de gens qui y ont perdu la vie m'assure que la mienne a été
à deux doigts de sa perte.

Ma volonté de ne pas me mêler de politique et de ne pas donner
d'appréciations qui pourraient être mal interprétées au cas où l'on
ouvrirait ma lettre, ainsi qu'avec raison la police le pratique,
paraît-il, couramment, m'interdit de vous faire connaître mes idées sur
la cause de ces événements, mais je veux vous la dire sans porter aucun
jugement. Les émeutes et les révolutions dont j'avais trouvé Paris
encore tout bouleversé au mois d'avril, se sont renouvelées à l'occasion
d'une certaine opération gouvernementale qu'on a appelée le Coup d'Etat.
Qu'il me suffise d'ajouter comme explication que le président de la
République française, qui est un membre de la famille des Bonaparte,
médite le rétablissement à son profit de la dignité impériale. Il a
commencé par une manifestation d'absolutisme qui a déplu à un certain
nombre de personnes de toutes les classes et particulièrement parmi les
ouvriers.

Selon les conseils que l'on m'a donnés, je ne suis pas sorti le 2
décembre ni le 3. Le 4 cependant, il fallut que j'allasse à notre
imprimerie située rue Saint-Benoît, sur la rive gauche de la Seine, et,
bien qu'aguerri, je ne laissai point d'être surpris par la brutalité des
soldats. Un détour m'amena rue de la Paix où je vis des lanciers,
soldats de la cavalerie, qui chargeaient une foule paisible, composée de
gens fort bien mis, de bonnes et d'enfants de la classe aisée.

Je pus me garer cependant et éviter d'être foulé aux pieds des chevaux,
mais, en revenant de la rue Saint-Benoît, j'eus le tort de prendre un
chemin qui me parut plus court que celui que j'avais suivi précédemment.
J'errai ainsi de barricades en barricades et il me serait difficile de
reconstituer présentement mon itinéraire dans un dédale de rues
transformées par les barricades en citadelles improvisées.

La constitution morale des nations européennes est si différente de
celle qui régit les Américains que je ne sais si vous comprendrez les
motifs des luttes intestines qui divisent les Français. Ici, rien n'est
véritablement démocratique; l'Egalité qui est inscrite sur les façades
des édifices publics n'est souhaitée par aucune classe de la
population[4].

  [4] Ce missionnaire, qui était observateur, ne connaissait pas bien
    l'humanité, puisqu'on ne souhaite l'égalité dans aucune classe
    d'aucune nation. La terminologie des législateurs et des politiques
    est souvent en contradiction avec les passions humaines et la nature
    qui exigent l'ordre suivant: à chacun selon sa force son droit, ses
    oeuvres. (_Cette remarque crayonnée en marge de la lettre y aurait
    été inscrite par l'empereur du Brésil, don Pédro, lors de la visite
    qu'il fit à Salt Lake City_.)

Chez nous, tout est issu du populaire: la religion, les arts, le pouvoir
et la richesse. La nation américaine est une échelle dont les degrés
égaux entre eux n'offrent à l'observateur qu'une différence d'élévation.
Et cette parabole demeure aussi véritable dans le monde mental que dans
le monde matériel. De temps à autre on retourne l'échelle et rien n'est
changé.

En France, au lieu d'une seule échelle, on en trouverait plusieurs
destinées à gravir la même cime. Chaque classe de la population, pour
m'exprimer d'une manière plus directe, forme ici un état dans la nation,
un état avec son aristocratie, sa bourgeoisie et sa plèbe. Les arts sont
organisés en cette guise et ne connaissent pas cette unité démocratique
que l'on admire chez nous. Les sciences et les métiers sont divisés
selon ce système. L'art de la guerre n'est pas compris autrement. La
science des fortifications même a trouvé, chose invraisemblable, une
application plébéienne dans la barricade, et, tandis que les guerriers
savants, portant très haut l'enseignement qu'ils tiennent des ingénieurs
italiens du XVe et du XVIe siècle, continuent d'appliquer leurs
connaissances au perfectionnement des fortifications, le peuple a
inventé la barricade, forteresse improvisée et imprévue, faite de pavés,
de poutres, de tonneaux, d'omnibus renversés, de paniers et de matelas.
Ces remparts montent parfois jusqu'à la hauteur d'un deuxième étage et
il est arrivé que les défenseurs de ces informes amas de débris et de
matériaux disparates aient eu raison des troupes régulières et de
l'artillerie.

Chez nous, le peuple s'appelle tout-le-monde: millionnaires,
cultivateurs, journalistes, aventuriers et marchands de bétail; on
n'excepterait guère que les gardiens de troupeaux de moutons, les nègres
et les Indiens, les derniers sont des ennemis bénis que nous supplantons
sur leur propre sol, tandis que les premiers ne font pas partie de
l'humanité.

Ici, le peuple n'est formé que par les criminels, les pauvres gens, les
ouvriers, les étudiants, les représentants, les artistes et les gens de
lettres. Et il a parfois de terribles colères ce monstre vigoureux! Le
gouvernement en a eu facilement raison, en l'occurrence, mais le sang a
coulé abondamment.

Je ne vous donnerai point le détail des barricades qu'il m'a fallu
visiter le 4 de ce mois en tentant de revenir à mon logis. La
topographie de Paris ne vous est pas familière et ces explications vous
seraient inutiles. Qu'il me suffise de vous dire que dans une seule voie
nommée rue Rambuteau, que j'ai dû suivre, bien qu'elle m'éloignât de
chez moi, j'ai compté jusqu'à douze barricades.

Ailleurs, devant une grande barricade barrant la rue Saint-Denis, à la
hauteur de la rue Guérin-Boisseau, j'ai été pris pour un homme de la
police, un mouchard[5], selon le mot populaire. Je n'étais pas fort
rassuré et, malgré ma qualité d'Américain que je tentais en vain de
faire constater, les émeutiers m'auraient fusillé si un représentant,
illustre comme poète, M. Victor Hugo, n'était intervenu. Il m'interrogea
et, après s'être enquis longuement des chutes du Niagara, des pilotis de
Mexico, des coutumes, des usages et du cours de l'Orénoque, il me fit
relâcher. Et devant les émeutiers qui l'écoutaient avec respect, il me
dit textuellement: «Sage citoyen des Etats-Unis d'Amérique, vous
témoignerez dans votre libre République des efforts que les Parisiens,
ce peuple de Titans, accomplissent ici pour cimenter la proche
fraternité des Etats-Unis d'Europe.»

  [5] En français dans le texte.

Là-dessus, il me quitta après m'avoir serré les deux mains, et l'on
m'enferma dans une pharmacie que les émeutiers avaient transformée en
fabrique de poudre.

D'après ce que m'a dit le président de la République vénitienne, M.
Manin, lors de la visite qu'il me fit, il y a environ trois mois, et où
il se montra curieux des choses du mormonisme, ce M. Victor Hugo
vivrait, autant que faire se peut, à Paris et sans entraîner le
scandale, d'après les principes admis par notre Eglise et notamment en
ce qui concerne la polygynie.

Après quelques instants qui me parurent interminables, on me permit de
m'éloigner. De barricade en barricade, parmi les morts et les blessés,
malgré les soldats dont j'évitai les baïonnettes et les projectiles, je
me retrouvai, je ne sais comment, sur le boulevart[6] où la boucherie
était horrible.

  [6] En français dans le texte et avec cette orthographe surannée.

Les soldats massacraient tous ceux qu'ils rencontraient et les cris
d'assassins, d'à bas Bonaparte, de vive la République, les commandements
des officiers, les lamentations des mourants, le crépitement de la
fusillade, le tonnerre du canon se mêlaient, formant une musique
effrayante. Je pensai qu'il se pouvait très bien que ma dernière heure
approchât et je songeai d'abord à me réfugier dans une boutique, mais la
plupart étaient fermées et, voyant dans celles qui étaient restées
ouvertes des cadavres de commerçants, je connus par là qu'il n'y avait
pas de refuge que les soldats respectassent. Je n'osai pas m'enfoncer
dans les rues étroites qui conduisaient chez moi. Je craignais de tomber
encore une fois auprès de quelque barricade; cela me paraissait aussi
dangereux que d'être exposé à la brutalité des soldats.

Là-dessus, il se mit à pleuvoir et la boue qui se forma rapidement était
rouge de sang par endroits. Quelques passants, émeutiers voulant gagner
leur barricade, se hâtaient, parfois courbés pour échapper aux
projectiles ou fiers et défiant par des cris pleins d'insolence la force
armée. Toutefois ils ne s'arrêtaient point, désireux d'éviter l'arrivée
des soldats dont deux troupes venaient en sens contraire. Pour ma part,
certain de ne pas leur échapper, je me préparai à mourir. A ce moment,
une troupe de jeunes gens et de jeunes femmes, mis avec élégance, passa
près de moi en riant. J'eus l'idée de les suivre, car ils me semblaient
peu se soucier de l'émeute et même se croire à l'abri des dangers; mais
tout en riant et en plaisantant, ces débauchés,--car ils n'étaient pas
autre chose,--se retournèrent et m'écartèrent à coups de canne, disant:

«Passe ton chemin, bonhomme, nous ne sommes pas de ton bord.»

Et l'une des jeunes femmes qui s'était aussi retournée, ramassa une
bouteille vide qui se trouvait à ses pieds, près d'un shako et d'un
soldat mort, et me la jeta avec violence en criant:

«Dépêche-toi donc, Paméla, et prends garde à ce socialiste.»

En même temps, la bouteille m'atteignit au front, m'étourdissant et me
blessant au-dessus du sourcil droit. Aussitôt, j'entendis une voix douce
qui me disait:

«Pauvre homme, votre sang coule.»

Et voici près de moi un remuement de soie tandis qu'une main délicate
étanchait avec un mouchoir parfumé le sang de ma blessure.

Je crus d'abord que c'était l'ange Moroni qui se manifestait sur le
champ de bataille et venait pour sauver un des fidèles de Joseph. Mais
les débauchés sans pitié qui dans ce jour de deuil se hâtaient vers
quelque cabaret, Rocher de Cancale ou autre, pour festoyer et se réjouir
des malheurs populaires, criaient encore en s'éloignant: «Paméla,
rejoins-nous vite, les soldats arrivent,» me firent comprendre qu'il n'y
avait point près de moi d'ange Moroni, mais seulement cette Paméla
retardataire que ses compagnons appelaient tout en ne se risquant plus,
malgré leur insouciance, à venir la rechercher dans le lieu dangereux où
elle se tenait volontairement afin de me secourir. Les bataillons
arrivaient en courant, rythmant leurs pas et le bruit cadencé que
faisaient leurs pieds s'approchait sinistre comme une danse macabre.

L'ange Paméla ne s'en souciait pas et je pensai que j'allais mourir avec
elle. Cette fin romanesque m'enthousiasma un moment et je songeai à
crier, lorsque les baïonnettes m'atteindraient, un «Vive la République!»
qui, destiné dans ma bouche à glorifier légitimement nos Etats-Unis,
devait paraître (et c'était là une plaisanterie mortuaire que je trouvai
excellente) aux soldats qui allaient devenir mes bourreaux, une apologie
_in extremis_ du régime populaire contre lequel ils combattaient.

Mais la main qui avait essuyé ma face me prit le poignet et m'entraîna,
je distinguai confusément les uniformes des militaires et la silhouette
angélique de la femme qui m'entraînait; elle tenait maintenant de la
main gauche le mouchoir taché de mon sang et ce linge me fit songer au
Christ et à la Sainte Véronique. Cette édifiante pensée m'occupa le
temps que nous mîmes à traverser le boulevart[7] et à gagner juste à
temps pour n'être pas la proie des soldats, une rue adjacente.

  [7] En français dans le texte.

Vous venez de lire, frère Brigham, comment j'échappai pour ainsi dire
miraculeusement à la fureur disciplinée des militaires et je vous prie
d'excuser la digression qui suit à propos des femmes françaises.

On pourrait dire d'elles ce que je vous écrivais naguère au sujet des
prêtres catholiques. Ils valent mieux que ceux de n'importe quelle
religion et nulle part, sauf dans notre Eglise, on ne rencontre autant
de Saints. Rien d'étonnant puisque le catholicisme est la vraie religion
qui a succédé au mosaïsme et qui a détenu la vérité jusqu'à l'apparition
de l'ange Moroni à Joseph Smith. Et j'ai été bien souvent charmé par les
vérités que les prêtres catholiques s'efforcent de propager avec un
courage et une bonne foi inexprimables.

De même les femmes: elles sont ici excellentes comme santé, travail,
courage, grâce, goût, bon sens et bonne humeur et celles qui s'écartent
de cette retenue qui convient au beau sexe y sont plutôt amenées par les
vices des institutions que par leurs propres penchants.

Nulle part la polygamie ne serait peut-être aussi utile qu'ici où l'on a
complètement perdu la notion du mariage. La liberté dans l'amour
apparaît comme un droit incontestable à beaucoup de socialistes et la
polyandrie est admise par Fourier même et dans le mariage et aussi dans
le célibat, par l'institution éminemment immorale du bayadérisme.

La polygynie est la santé pour l'homme et pour la femme, elle supprime
la prostitution, les malheurs et les maladies qu'elle entraîne; elle
augmente la majesté de l'homme, en satisfaisant son goût inné pour la
domination. Cette constitution patriarcale conviendrait parfaitement à
ce pays qu'elle régénérerait en y résolvant peut-être la question
sociale, supprimant ces luttes intestines, ces idéologies malsaines qui
appauvrissent les corps et les esprits. Au lieu de cela, l'adultère en
créant une polygamie clandestine, la prostitution en faisant de l'acte
de chair une chose honteuse, détruisent le bonheur que l'homme éprouve à
procréer, entraînent les hommes à des folies, jettent sur la terre de
misérables enfants sans famille, sans destinée et voués au mépris pour
leur illégitimité.

La femme qui m'avait entraîné me fit courir longtemps. Nous nous
trouvâmes enfin devant une maison et, prié de monter, je suivis mon
sauveur dans un appartement élégant et celle qui m'y avait gracieusement
introduit me dit:

«Mon père et mon frère sont des ouvriers. Ils se battent contre la
tyrannie. C'est pourquoi mon coeur a été ému en vous voyant blessé par
cette grande lâche de Berthe. Je résolus aussitôt de vous sauver.
N'êtes-vous pas représentant?»

Je fis connaître à cette personne ma qualité d'Américain et de
missionnaire mormon et elle parut vivement intéressée, me disant:

«J'ai été enfant de Marie... c'était le bon temps.»

Et je compris que cette jeune femme vivait dans la perdition et qu'elle
songeait avec regret à ses années d'innocence. Je pensai aussitôt
qu'elle serait une excellente mormonne et que les françaises étant rares
parmi les Saints, vous ne seriez pas fâché d'avoir parmi vous un
spécimen féminin de l'ingénieuse race des Français auxquels la
civilisation doit tant et dans tous les domaines. J'endoctrinai cette
lorette et je revins chaque jour dans ce quartier Bréda où elle loge. Je
lui montrai que le bonheur l'attendait à Great Salt Lake City, que nous
possédions la vraie doctrine, qu'elle aurait un mari aimable, que les
mormonnes étaient instruites et bien élevées, que nous aimions les bals,
la musique et les représentations théâtrales, que l'on s'efforçait à
Salt Lake City de suivre la mode de Paris et que, parisienne, son goût
la ferait sur ce point dominer toutes nos soeurs. Enfin, soit le
mariage, soit les détails de notre luxe, Mme Paméla m'écouta, jouant
avec ses repentirs et réfléchissant. Je sus qu'elle avait demandé
conseil à sa portière et que celle-ci s'était vivement opposée à mon
projet. Des amies de Paméla la dissuadèrent de m'écouter, mais elle eut
le bon sens de demander l'avis de son père, ouvrier fort écouté dans les
faubourgs et moins connu sous son nom de Monsenergues que sous le surnom
de Parisien dit la Couronne des Amours. Ce digne homme s'étant rendu
chez sa fille l'exhorta à la vertu. Il déplorait la faiblesse qu'il
avait montrée en n'immolant pas son enfant le jour où, entraînée par
l'amour du plaisir et du luxe, elle avait échappé à l'autorité
paternelle pour vivre dans la perdition.

J'écoutai, les larmes aux yeux, cet homme rude et sensible dont les
mains calleuses avaient des gestes caressants.

Ayant su ce que je conseillais, il s'exalta, me parla avec éloge de
l'Amérique d'après ce qu'il en savait, du Champ d'Asile, des généraux à
la Cincinnatus. Il engagea sa fille à suivre mes conseils. Ayant déploré
les événements politiques qui venaient d'avoir lieu et auxquels il avait
été mêlé, il m'exprima son indignation parce que la tyrannie avait
proscrit un homme qu'il tenait en haute estime, nommé Agricol
Perdignies, dit Avignonnais la Vertu.

Cette entrevue décida Paméla Monsenergues à faire ses bagages, à vendre
ou distribuer tout ce qui aurait été un embarras en voyage et dans notre
pays, et j'ai le plaisir de vous annoncer que cette demoiselle a décidé
de se joindre à une troupe de saintes qui partira avant peu pour
l'Amérique, sous la conduite de frère Lorenzo Snow. Il s'y trouvera
quelques Anglaises, des Danoises, des Norvégiennes, une Française et une
famille suisse tout entière. Frère Lorenzo Snow, qui ramène une nouvelle
épouse dans son foyer de Salt Lake City, a décidé d'accompagner la
caravane.

Je regrette de ne pouvoir vous envoyer plus de Françaises. Mais vous
vous contenterez du troupeau de génisses que j'achemine vers vous et les
puissants troupeaux de nos étables sacrées les féconderont avec délices
pour que s'agrandisse, dans la paix et le bonheur, le précieux domaine
que les dieux ont commis à la garde de frère Brigham, notre prophète.

Pour terminer cette lettre, je dois vous annoncer qu'un pasteur anglican
vient de faire paraître un livre où implicitement il s'efforce de donner
un démenti aux vérités ethniques qui forment le fond de notre religion
et qui, avant ce siècle, ont été proclamées par les écrivains
catholiques, détenteurs de toute la vérité, jusqu'à l'apparition de
l'ange Moroni à Joseph. Ce pasteur, dans son voyage d'Asie, s'étant
trouvé chez les Nestoriens, prétend avoir reconnu en eux les
représentants de dix tribus d'Israël dont on avait perdu les traces
historiques jusqu'au jour où le livre de Mormon a prouvé qu'ayant émigré
en Amérique, il ne restait aujourd'hui qu'une faible partie d'une des
nations issues d'elles et la plus mauvaise, celle des Lamanites, juifs
punis de Dieu, mais qui n'en sont pas moins les derniers représentants
de son peuple, c'est-à-dire la race Rouge que nous respectons. Cet
ouvrage, plein de mauvaise foi, ne fait même pas allusion à nos vérités
et sa publication a été pour moi une nouvelle occasion de reconnaître
l'infernale ignorance et l'outrecuidante méchanceté de ces sectes que
l'iniquité a suscitées sur la terre. Au contraire, les prêtres
catholiques ont connu la vérité par révélation avant la révélation
complète des plaques à Joseph Smith qui estimait grandement le
catholicisme. Ils vivent avec dignité, avec désintéressement et sont
pleins de sanctification. Ils étaient les gardiens de la vérité et notre
Eglise n'est au catholicisme que sa continuation moderne et adaptée aux
nouvelles révélations.

J'appelle votre sollicitude sur mon foyer et vous prie, selon une
révélation, de ne point hésiter à me substituer un remplaçant auprès de
mes épouses si cela était nécessaire pendant mon absence.

Pénétré de respect, je suis vôtre

Frère John TAYLOR, le martyr.


Elvire s'arrêta et ses yeux interrogeaient ce soi-disant Pont-Euxin qui
se faisait saigner les doigts en s'arrachant les peaux autour des ongles
et le vieux Manher qui lui dit: «Je me souviens parfaitement du martyr
John Taylor, de Lorenzo Snow et de votre grand'mère Malvina. Si vous
avez le temps, je vais évoquer devant vous son histoire. Nul autre que
moi ne pourrait vous la raconter.

«J'étais enfant alors, mais les enfants vivaient dans une promiscuité
pleine de liberté. Nous étions observateurs, mais n'étions pas
innocents. Ma mère qui mourut là-bas, était une des onze femmes de Robin
Furmesneare; mais ce n'est pas l'histoire de ma mère que vous attendez
de moi, c'est celle de votre grand'mère. Ecoutez-moi. Si je vous
fatigue, dites-le moi, car je ne serai pas bref, heureux de m'étendre
sur un sujet si singulier et dont j'ai rarement l'occasion de parler.»

«C'est entendu, dit Elvire, dites-moi tout ce que vous savez touchant ma
grand'mère. Je crois qu'elle devait me ressembler.»

«C'est vrai, répliqua le vieil Otto après l'avoir attentivement
regardée, mais elle avait l'air boudeur et insolent à la fois, tandis
que vous avez surtout l'air renfermé.»

«Comme je l'aime, s'écria Elvire, et comme elle était heureuse de vivre
en une époque aussi pleine d'imprévu.»

«Ne vous plaignez pas! dit doucement le sergent qui avait pris le nom
d'Ovide. Ne vous plaignez pas! En fait d'imprévu, vous me semblez bien
servie, la Russie, les grands ducs, la peinture et la guerre! que vous
faut-il de plus?»

«Ce n'est pas la même chose, observa Elvire. Pour étonnante qu'elle
paraisse, ma vie n'en est pas moins terre à terre.»

«Vous êtes bien difficile! conclut le Pont-Euxin, et vous ne savez pas
goûter l'existence.»

Et il se tourna vers le vieillard pour l'inviter à commencer son récit.



IV


«C'était dans l'Utah, dit le vieil Otto Mahner, sur la place qui occupe
le centre de la grande ville du Lac Salé, vers trois heures de
l'après-midi. La caravane avait apparu d'abord comme les petites fumées
d'une fusillade. Elles se condensèrent en de mouvants points noirs. Né à
l'horizon, d'où il serpentait comme une procession de fourmis, le
cortège avait vite grandi; près des fourgons recouverts de toile, des
charrettes, des piétons, hommes et femmes, chargés de fardeaux,
s'étaient montrées les silhouettes des cavaliers armés, et l'on avait
entendu les clameurs des gens, le grincement des roues, le hennissement
des chevaux.

«Puis, par groupes, se succédant sans ordre, à intervalles, les piétons,
les cavaliers, les attelages étaient entrés dans la capitale des
Saints-du-dernier-jour.

«Après une traversée de cinq mois, sans la vue d'aucune terre que le
sombre roc du cap Horn, une troupe d'émigrants avait débarqué en
Californie pour se joindre aux sectaires polygames de l'Amérique. Il
avait fallu voyager péniblement à travers le grand désert du sel et
tous: hommes et femmes, descendus des chevaux, sortis des fourgons,
regardaient, assis sur le sol, la cité bâtie en amphithéâtre contre les
monts Wasatch dont les neiges éternelles se coloraient délicatement de
rose tendre et de vert pâle. Ces voyageurs poudreux, ces jeunes filles
inquiètes et amaigries attendaient avec impatience le retour de
l'apôtre, Lorenzo Snow, qui s'était rendu chez le Prophète, et la
fatigue leur imposait le silence.

«De larges rues sortaient de la place et, régulièrement espacées, des
maisons de bois se carraient dans des vergers pleins d'abricotiers et de
pêchers couverts de fruits.

«Autour de la place, d'élégantes boutiques de modistes, de luthiers, de
grainetiers, de marchands de tabac, de spiritueux, de produits
comestibles, d'instruments aratoires, annonçaient leurs marchandises sur
des enseignes multicolores et la plupart d'entre elles, pour marquer que
le commerçant était mormon, portaient la figure d'un oeil peint en bleu.

«Il y avait aussi des comptoirs de changeurs et dans des pots violets,
devant un hôtel, de petits orangers arrondissaient leurs mappemondes de
feuillage.

«Bientôt, pour examiner les émigrants, tous les boutiquiers vinrent sur
le pas de leur porte. Les uns fumaient la pipe, d'autres chiquaient et
lançaient parfois sur le sol un long jet de salive mordorée;
quelques-uns enfin, un canif dans la main droite, taillaient à petits
coups un morceau de bois qu'ils tenaient dans la main gauche.

«Des enfants peu à peu entouraient les nouveaux venus et minces, l'air
vicieux, les petits garçons donnaient la main aux fillettes, leur
prenaient la taille, les embrassaient effrontément en bavardant, en
riant, en faisant des grimaces à l'adresse des voyageurs.

«Une de ces petites filles fumait la cigarette, l'écartant après chaque
bouffée qu'elle expirait les yeux fermés. C'étaient les premiers nés de
la ville naissante.

«Cités! vous êtes les monuments les plus sublimes de l'Art humain. Le
mouvement indéfini de la marche humaine s'élève vers l'immobilité
infinie. La lassitude fait souhaiter au monde le repos plein d'activité
de la vie végétative. Des vagabonds s'arrêtent et, se tenant les uns
près des autres comme les arbres dans la forêt, ils plantent des racines
artificielles, leurs maisons se dressent, la ville projette ses ombres.
Et l'unité merveilleuse du nouvel établissement, avec ses tours et ses
demeures, ses aqueducs et ses cloaques, ses architectes et ses pontifes,
apparaît tout entière dans le nom de la cité.

«Ces enfants jouaient au soleil et on ne leur avait pas enseigné la
pudeur. Ils vivaient dans une société où la religion prescrit et honore
l'oeuvre de chair et les sérails paternels exaltaient leur
concupiscence.

«Trois Indiens sortirent fièrement d'un débit de boissons. C'étaient des
Utes, vêtus de vieux pantalons, coiffés de bonnets en fourrure de vison
et chaussés de mocassins précieux qu'ornaient des perles en verroterie
blanche et verte et un mouchoir rouge était noué à leur cou nu. Ces
Peaux-Rouges marchaient avec dignité, sachant qu'on les regardait comme
le reste des Lamanites, dernière nation issue des dix tribus d'Israël
qui furent perdues après la captivité de Babylone et dont le livre de
Mormon renferme l'histoire, la grandeur et les malheurs sur le continent
américain.

«Ils formaient la noblesse de la nouvelle cité où, en faveur de leur
origine, on les laissait vivre pouilleux, débauchés et misérables. Et
les traditions qu'ils observaient encore, malgré leur décadence morale,
avaient servi de modèle aux réformateurs mormons.

«Soudain la place s'anima avec violence. Les gens de la caravane se
levèrent et le peu d'hommes qui en faisaient partie s'en écarta pour se
mêler à la foule qui de toutes parts envahissait la place. Il ne resta
près des chariots que des femmes qui parlaient entre elles, se
brossaient l'une l'autre, se recoiffaient avec coquetterie pour se
montrer avec tous leurs avantages. C'étaient des Anglaises bien prises
dans des pantalons mexicains très larges par le bas et ornés sur la
couture par une bande de cuir frangé. C'étaient encore des Danoises, des
Norvégiennes qui, par pudeur, n'avaient pas osé mettre de vêtements
d'hommes. Elles paraissaient prétentieuses et misérables avec leurs
jupes tapageuses, maintenant défraîchies par le voyage, les volants qui
s'étaient déchirés, les cerceaux de crinoline qui s'étaient rompus. Une
jeune Suissesse était plus ridicule encore, en atours démodés qui
dataient d'avant 48, et sur la tête elle portait un bibi microscopique.
Une de ces femmes enfin, celle-là même qui vous intéresse, votre
grand'mère, Elvire, vêtue en matelot, le béret posé sur ses cheveux
dépeignés, ne semblait pas se soucier de sa mise et, les mains dans les
poches, regardait hardiment le peuple qui grouillait sur la place et
paraissait se grouper en deux assemblées qui ne voulaient point se
mêler, bien que la turbulence des enfants les parcourut l'une et
l'autre.

«Les Indiens s'étaient assis au milieu de la place et, dédaignant le
tabac, ils fumaient leur kinikinik dans de précieuses pipes en terre
rouge.

«Près d'eux vinrent se ranger des personnages vêtus de longues robes
blanches; ils étaient coiffés de tiares, également blanches à cimes
rondes et renflées. C'était la troupe vengeresse des Danites.

«Ils défilèrent sur la place de l'Union avec des fusils à crosse plaquée
d'argent niellé. Sur le visage ils portaient un loup de soie verte et
sous les trous, ménagés à l'endroit des yeux, tremblaient des larmes
d'or. Leurs gants d'antilope étaient enrichis aux poignets de petits
morceaux d'or natif, de coquillages minuscules et leurs mocassins
étaient entièrement recouverts de plumes multicolores qui formaient des
motifs décoratifs dont les teintes contrastaient délicatement et
derrière les Indiens qui fumaient assis sur le sol, les Danites
merveilleux se tinrent immobiles et les cortèges d'épouses traversèrent
la place en tous sens et il en montait des paroles passionnées où l'on
aurait pu distinguer les mots d'Exterminateurs, d'Anges, d'Amour,
d'Eternité, de Musique, de Mort, de Vengeance, de baisers et
d'Esclavage.

«Alors arrivèrent des gens de toutes races: c'étaient des Scandinaves en
culottes avec des bas à raies blanches et bleues et à l'oreille droite
ils avaient tous un anneau d'or. C'étaient des Russes en blouse rouge,
cheveux longs, coiffés de casquettes vertes à longue visière descendant
à angle très aigu sur les yeux. C'étaient des Anglais étalant leur barbe
en collier et moustaches rasées, c'étaient des Américains au visage
glabre, une patte de cheveux leur descendait jusqu'à la hauteur du lobe
de l'oreille, c'étaient quelques juifs vêtus de longues houppelandes et
très barbus. C'étaient des Allemands à casquette de drap et dont
beaucoup avaient des lunettes. Tous étaient mormons et leur cortège se
rangeait autour des Danites et des Indiens accroupis. Il se mêla aussi à
eux une femme Ute, hideuse à voir tant elle était ridée et, sur ses
épaules nues, sur son visage, sur sa tête, des plaies pustuleuses
étaient couvertes de mouches qui en suçaient la sanie sanguinolente. Et
puis ce furent encore des Mormons de toutes races, les uns engoncés dans
leurs cols évasés avec des cravates élégamment nouées et des redingotes
bien coupées et d'autres pauvrement mais proprement vêtus. Il vint
aussi, conduit par deux petits enfants, un aveugle tremblant aux pieds
nus; il n'était vêtu que d'un pantalon et d'une chemise et à ses
poignets il portait des bracelets de cordes que l'on avait enfilées dans
des pépites d'or percées. A son cou, il portait un collier de la même
sorte et une ceinture pareille lui entourait la taille. Et cet aveugle
était l'homme qui, en 1840, avait découvert l'or en Californie. On
disait que depuis ce jour il s'était mis à trembler de fièvre et cette
fièvre de l'or, il l'avait communiquée au monde entier. On disait encore
qu'il avait été aveuglé par l'éclat de l'or et, riche, pourvu de femmes
et d'enfants, il venait chaque jour sur la place de l'Union raconter son
histoire:

«Je revenais de la guerre du Mexique pour rejoindre les Saints. Je
traversais à pied la Californie, travaillant un jour ici, marchant le
lendemain et m'embauchant chaque fois que mes ressources étaient
épuisées... Un jour, je travaillais pour le compte de l'ancien capitaine
des suisses du roi de France Charles X, je pensais à mes frères, à mes
femmes et je me penchai pour me laver dans le ruisseau qui faisait
tourner le moulin et je trouvai une pépite. Je ne m'y trompai pas. J'en
avais vu chez un changeur de Frisco. J'ai caché ma découverte pendant
plusieurs semaines, puis tout s'est su, mais je m'étais enrichi pendant
ce temps et c'est moi qui sauvai de la banqueroute notre nation et je
fus l'instrument que les dieux avaient choisi pour que soit accomplie la
prophétie de Joseph Smith, quand il prédit que les billets qu'il avait
émis et dont on ne voulait pas, vaudraient un jour autant que de l'or.
C'est moi qui ai trouvé tout l'or de notre monnaie, la plus précieuse
qui soit, puisqu'elle est en or pur. Et aucun mormon n'a plus droit
aujourd'hui d'être chercheur d'or.» Et les pépites sacrées qu'il portait
sur soi lui donnaient un aspect sauvage.

Dans l'autre assemblée se mêlaient des gentils qui habitaient la ville
mormonne. On y voyait, comme parmi les mormons, des gens de toutes les
races: des Américains, des Hollandais, des Italiens, des Mexicains. Il y
avait en outre des nègres, beaucoup de Chinois, quelques Hawaïens et des
Japonais. C'étaient des familles entières de monogames, des trappeurs,
des batteurs d'estrade, des despérados de la frontière mexicaine, des
missionnaires catholiques et de diverses sectes, des déserteurs de
diverses marines européennes, échappés pendant une escale en Californie,
attirés par la prospérité de la nouvelle ville. Hommes et femmes
regardaient avec une sorte de mépris l'assemblée des mormons et le
campement des femmes nouvelles venues et au milieu des gentils se
promenaient en riant, en parlant fort, avec des mines pleines
d'affectation, avec des gestes maniérés, avec de grands airs, une
démarche noble et aisée, une troupe d'histrions qui devait jouer le soir
au théâtre. Et cette actrice si mince, si blonde, si majestueuse, qui
marchait en tête, avait une robe à traîne que portait derrière elle le
directeur de la troupe, petit bossu en frac noir et chapeau haut de
forme. Elle souriait aux jeunes filles et, à coups d'éventails, écartait
les hommes qui ne se rangeaient pas assez vite sur son passage. Et elle
s'arrêta lorsque ses camarades, acteurs et actrices, à l'aide de grands
cris et de longues déclamations, l'eurent détournée d'aller s'égarer
devant les assemblées parmi les cortèges d'épouses qui ne cessaient
d'arriver.

«C'étaient les femmes de l'Elder Lubel Perciman. Elles étaient au nombre
de quatorze, toutes vêtues de robes en faille noire avec des volants de
dentelle couleur feu. Elles portaient toutes le nom de leur mari et se
distinguaient par leur prénom, c'étaient encore les épouses du Lion du
Seigneur, le prophète Brigham Young. Il y en avait vingt-quatre, dont la
plus jeune avait treize ans, tandis que deux avaient dépassé la
trentaine, ayant l'une trente-huit ans et l'autre cinquante-quatre ans.
On les distinguait par des numéros d'ordre et l'épouse nº 19, qui avait
vingt-quatre ans, ne cessait de se tourner passionnément du côté des
Danites. Elles étaient toutes très élégantes et portaient des bijoux de
prix. C'était aussi la troupe sévèrement habillée des vingt-deux femmes
du Cep de Chanaan Walter Ruffins. Leurs robes grises traînaient dans la
poussière, elles étaient coiffées de grands chapeaux de feutre noir sans
ornement et dont la calotte affectait la forme de gibus très bas tandis
que, très larges et recourbées devant et derrière, les ailes
s'étrécissaient sur les côtés. Il y avait le cortège des onze femmes du
Soleil de Perfection, Robin Farmesneare. L'une portait un vêtement de
laine rouge, c'était une mère, deux avaient des robes de soie puce, deux
autres avaient des jupes de toile blanche empesée avec des canezous
jaunes à bretelles roses, quatre avaient des jupes courtes, qui bleue,
qui verte, avec un grand noeud écossais à rayures jaunes, noires et
rouges sur le derrière, la dernière enfin avait une robe en soie de
couleurs changeantes, à taille courte; leurs cheveux étaient épars et
elles portaient sur la tête de petits diadèmes indiens en plumes
blanches et rouges. Elles portaient le nom de leur mari précédé de leur
nom paternel. Toutes onze étaient enceintes et leur grossesse à toutes
paraissait avancée; leurs ventres énormes se balançaient devant elles et
leur donnaient une noble apparence.

«D'autres troupes de femmes se pressaient derrière elles. Comme des
rivières houleuses, elles coulaient de toutes les rues et maintenant
partout où les regards des émigrantes pouvaient se porter on ne voyait
plus que des femmes et presque toutes étaient enceintes. Elles étaient
si nombreuses que l'on n'apercevait plus derrière elles ni l'assemblée
des mormons, ni celle des gentils. Et, peu à peu, il y eut tellement de
ces femmes enceintes qu'il parût n'y avoir sur la place de l'Union que
leurs ventres énormes qui remuaient comme les petites vagues d'un lac
sur lequel flottaient comme des bouchons de petites têtes aux visages
enlaidis par la grossesse.

«Et les émigrantes s'étonnaient que tant de fécondité se manifestât
après la stérilité du désert de sel. La religion qu'elles avaient
embrassée en Europe peu de mois auparavant, était celle de la fécondité.
Puis, se mêlant à la troupe des femmes étrangères, les fécondes matrones
vantaient leur bonheur, décrivaient les joies de leur foyer, louaient la
force et l'intelligence de leur époux:

«--Venez avec moi, jeune fille, nous sommes déjà quatre épouses et nous
vivons en commun auprès de notre époux. Venez partager nos tendresses
communes. Nos enfants sont encore petits, ils ne sauront jamais laquelle
d'entre nous est leur mère et leur piété filiale nous entourera toutes
cinq.

«--Venez avec moi, ô jeune fille, cinq épouses vivent à la maison et
notre mari a trois femmes encore, deux qui ont vécu jadis et une qui
naîtra dans trois siècles.

«--Venez avec moi, ô jeune fille, vous serez féconde dans la nation de
la fécondité. Notre nation couvrira le monde et ce sera le temps, alors,
de la félicité.

«--Venez avec moi, ô jeune fille, mon mari a quinze femmes et vous serez
la plus choyée étant la plus belle.

«--Venez avec moi, ô jeune fille. Nous sommes vingt épouses et chacune a
son foyer dans un verger plein de fruits et notre mari nous visite à
tour de rôle.

«--Venez avec moi, ô jeune fille, je suis venue aussi d'Europe, un jour.
J'avais perdu mon seul amour. Et c'est ici la ville sans amour. Et quel
bonheur est semblable à celui de la chair satisfaite quand l'esprit ne
peut plus connaître la jalousie?

«Et ces épouses enceintes voulaient séduire les Européennes pour amener
à leur mari de nouvelles mariées. Elles parlaient avec enthousiasme de
leur bonheur sans amour, sans jalousie. Et toutes avaient oublié
d'anciens souhaits de tendresse entre deux êtres.

«Les ventres de ces femmes prophétisaient la grandeur de la nation. Leur
descendance pullulerait par le monde.

«Plusieurs épouses à chaque foyer s'encourageaient l'une l'autre,
s'aidaient, se soignaient mutuellement, s'entendaient pour que l'époux,
libéré des inquiétudes de la chair par la variété des satisfactions, pût
se consacrer à ses entreprises de richesse, tandis que la fécondité de
ses femmes augmentait l'activité de l'homme au fur et à mesure que
grandissaient les besoins du ménage.

«Sur la place de l'Union, il y avait maintenant trois assemblées: celle
des gentils à laquelle étaient mêlés les hommes inférieurs, les nègres,
les jaunes et toute la population farouche des aventuriers; l'assemblée
des mormons avec les lamanites qui avaient oublié qu'après sa
résurrection Christ vint prêcher sur la terre américaine et enfin
l'assemblée des femmes où la fécondité des mormonnes étalait son faste
et ses promesses d'avenir aux yeux des Européennes.

«A ce moment, la place entière s'agita, les têtes se tournèrent vers une
large avenue où une petite troupe d'hommes s'avançaient majestueusement.
Ils étaient vêtus de noir et coiffés de chapeaux haut de forme. C'était
le Conseil des douze: Weber C. Kimball, le Héraut de la Grâce; Perley P.
Pratt, l'Archer du paradis; Orson Hyde, la Branche d'Olivier d'Israël;
Willard Richards, le Gardien des Archives; William Smith, la Crosse
patriarcale de Jacob; Wilfred Woodruff, la Bannière de l'Evangile;
George A. Smith, l'Entablement de la vérité; Orson Pratt, la Jauge de la
philosophie; John Page, le Cadran solaire; Liman Wight, le Bélier
sauvage des montagnes. Il manquait le Champion du droit, John Taylor,
qui voyageait en Europe. Et, fermant la marche, venait le Lion du
Seigneur, Brigham Young lui-même, que l'on comparait à Saint-Pierre;
c'était le second prophète du mormonisme, le fondateur de la
nation nouvelle et qui portait le titre de Président des
Saints-du-dernier-jour. Il causait familièrement avec Lorenzo Snow,
l'elder qui était venu d'Europe pour accompagner les néophytes.

«A l'aspect des illustres personnages, les mormonnes se remirent en
troupes et, laissant là les émigrantes, elles allèrent grossir la foule
de l'assemblée des Saints. Lorenzo Snow présenta au Prophète les soeurs
nouvelles et les émigrants qui avaient été se mêler aux gentils
revinrent et on les présenta aussi et plusieurs unions furent scellées
entre des émigrantes et des mormons qui vinrent les demander; on scella
aussi deux unions entre un émigrant et deux de ses compagnes de voyage.
Le Prophète lui-même augmenta son harem d'une Norvégienne qui ne cessait
de rire et de rougir, d'une Anglaise hardie dont les formes enflaient
bien le vêtement mexicain et d'une Hongroise aux yeux gris qui n'avait
pu apprendre un mot d'anglais pendant le voyage, tandis que ses
compagnes norvégiennes, allemandes, danoises, italiennes, suisses et
même cette Française unique que l'on avait pu emmener, s'y étaient vite
mises.

«Ces émigrants et ces émigrantes étaient mariés maintenant. Il ne
restait plus que cette Française, vêtue en matelot. Elle avait refusé,
les uns après les autres, tous les mormons qui lui demandaient sa main;
le Prophète lui-même lui avait demandé d'entrer dans son harem, elle
l'avait repoussé comme les autres. Brigham Young l'avait regardée un
moment avec attention, puis il l'invita à venir dans sa demeure jusqu'au
jour où elle voudrait se marier. Les émigrants et les émigrantes
allèrent tous se ranger dans l'assemblée mormonne; les anciennes épouses
accueillirent avec joie leurs soeurs nouvelles; les dignitaires du
conseil des douze allèrent se ranger aux côtés de leurs femmes et il n'y
eut plus alors que deux assemblées, celle des gentils et celle des
mormons et Brigham Young était devant elles, ayant près de lui,
accroupie, cette Française capricieuse, qui regrettait maintenant trois
chambres sombres, remplies de fanfreluches et de bibelots, dans une rue
montante à Paris et les quadrilles du bal de la Grande Chartreuse où,
trois ans auparavant, elle avait débuté en bonnet, sous l'immense tente
qu'à cause de la victoire d'Isly on appelait la tente marocaine.
Lointains regrets! Elle faisait vis-à-vis à un ouvrier _fashionable_!
Lointains regrets! Elle était une grisette parmi les soldats en bordée,
quelques étudiants bohêmes et les rapins. Lointains regrets! au quartier
Bréda, elle était devenue Lorette. Elle chantonnait:

            C'est la Lorette,
            Brune fauvette,
    Qui toujours gazouille tout bas
    Aimez, Monsieur, n'étudiez pas.

«Sur la place de l'Union, Brigham Young avait levé les mains et tous les
hommes, Mormons et Gentils, s'étaient découverts. Alors le prophète se
mit à parler. Il vanta la noblesse de la religion nouvelle, disant
qu'elle était ouverte à toutes les vérités au fur et à mesure qu'elles
apparaissaient. Il se réjouit que les Dieux eussent envoyé des Anges
parmi la nation sacrée. Il ordonna aux riches de distribuer leur
superflu aux pauvres. Il exalta la polygamie, faisant l'éloge de
l'oeuvre de chair.

«--C'est la joie immense de l'homme de pouvoir procréer comme la
divinité. Et l'on voudrait limiter le pouvoir créateur de l'homme au
ventre d'une seule femme! N'est-ce pas insulter la génération? Ce
pouvoir créateur de l'homme cesse-t-il pendant la grossesse de son
épouse? Et pourquoi, pendant qu'elle dure, interdire à l'époux de
procréer? Croissez et multipliez, enfants des Dieux! La volupté nous
divinise, nous montons au paradis quand nous la ressentons. Naissez,
naissez, fils et filles des Saints, croissez et multipliez au nom de
Merer, par Odiroth, Merevoss, Marinikambinissim...»

«Et il continua à parler ainsi dans une langue révélée et l'émotion du
peuple entier des Mormons et des Gentils fut à son comble et tous les
yeux brillaient comme des gemmes ignées. Puis, des cris perçants
sortirent de la foule, pendant que le Prophète parlait. Les bras
s'agitèrent, des femmes enceintes riaient si fort que, ne pouvant plus
supporter le poids de leur ventre secoué, elles tombaient sur le sol. On
entendait des chants extravagants et les Indiens poussaient des
exclamations gutturales qui avaient un son de glas, puis ce furent des
cris déchirants de femmes du côté des gentils et quelques hommes,
frappés de terreur, tremblaient en sanglotant. Puis les cris rauques des
Mormonnes devinrent des hurlements et un certain nombre de personnes
s'évanouirent en poussant un cri perçant qui retentissait comme le
sinistre appel d'un oiseau de mauvais augure. Alors une frénésie
insensée secoua toute la foule. Le bark gagna le peuple tout entier et
tous ceux qui n'étaient pas évanouis se jetèrent à quatre pattes et,
levant la tête, regardant Brigham Young en face, ils aboyaient comme des
chiens furieux. Le prêche continuait et la voix du Prophète dominait en
paroles révélées les glapissements des hommes et des femmes. Il criait
de toutes ses forces, les yeux levés au ciel, son chapeau haut de forme
en arrière, le cou gonflé, et ses efforts firent craquer la boutonnière
de son col évasé, la cravate remonta sur le cou, la chemise s'ouvrit et
le goître du prophète s'étala sur sa poitrine comme un pis de vache. Il
parlait avec une voix tonnante et se penchait maintenant pour regarder
dans les yeux ces aboyeurs qui s'approchaient de lui, à quatre pattes,
qui grognaient, qui montraient les dents.

«Alors il ôta sa redingote et l'agita au-dessus de sa tête en poussant
des cris inarticulés et tous ces chiens de folie se relevèrent et la
place soudain devint immobile et le Prophète reprit son prêche en langue
révélée.

«Bientôt des convulsions saisirent ce peuple frénétique; les femmes
grosses avaient des spasmes violents comme si elles allaient accoucher;
des hommes se contorsionnaient comme un linge que l'on tord et une
troupe de femmes courait à reculons autour de la place et leurs têtes se
désarticulaient par enthousiasme au point que la face se trouvait
maintenant du côté du dos. Les yeux des Indiens étaient sortis des
orbites et pendaient sur le visage comme des araignées accrochées à leur
toile. Le jerk convulsait tout, les habitants, la cité. Leurs visages
transformés étaient méconnaissables et leur physionomie changeait d'un
instant à l'autre.

«Puis l'enthousiasme grandissant sous les cris du prophète, tous
s'accroupirent et se mirent à sauter comme des crapauds en agitant les
bras, en se contorsionnant comme des reptiles inconnus, grotesques et
épouvantables. La voix du prophète s'adoucit, il parlait maintenant
d'une façon caressante et les contorsions cessèrent. Le peuple tout
entier se jeta sur le sol et se roula de côté et d'autre comme si on
l'avait bercé. Le mouvement des corps s'accéléra et il y en avait qui,
rigides, roulaient à travers toute la place et revenaient en se cognant,
en se surmontant, en se mêlant, en se blessant.

«Et Brigham Young se mit à chanter d'une voix perçante et très aiguë en
agitant toujours sa redingote et ces modulations stridentes secouèrent
tous ces corps qui se relevèrent d'un coup et puis se courbèrent en
cercle, la tête touchant les pieds, et se mirent à rouler ainsi à
travers la place comme des cerceaux imparfaitement circulaires.

Ils roulaient par milliers et le prophète chantait toujours, jusqu'au
moment où le soleil étant à son déclin, faisant de sa redingote un
fouet, il les en cinglait ces cerceaux humains pour les chasser dans les
rues avoisinantes où ils se détendaient en poussant un cri terrible et
restaient immobiles, tout couverts de poussière et de bave
sanguinolente.»



V


«C'est effrayant, dit Elvire, après un instant de silence et, tandis que
le vieux Mahner reprenait ses esprits. C'est effrayant. Et moi qui
croyais que c'était si amusant d'être mormonne.»

«La polygamie n'est pas une sinécure, à ce que j'entends, fit remarquer
l'Ovide postiche, dont la bravoure était attestée par une palme, deux
étoiles d'argent et une d'or. Je m'en étais toujours douté. Et le danger
d'être un fanatique est aussi grand que celui que l'on affronte en
allant à l'assaut d'une tranchée pourvue de mitrailleuses.»

«Ces scènes de fanatisme extrêmement fréquentes en Amérique quelque
trente ans auparavant, dit le vieux Mahner, étaient devenues rares à
l'époque dont je vous parle.

«Je reprends mon récit!

«Un soir, à l'heure du souper, l'elder Lubel Perciman revint chez lui
avec une épouse nouvelle, à laquelle le Prophète venait de le sceller,
c'était cette Française nommée Paméla Monsenergues, qui porterait
désormais le nom de Paméla Perciman.

«Elle avait longtemps résisté aux avances que lui avaient faites de
jeunes mormons, mariés ou encore célibataires, et si elle s'était
décidée en faveur de Lubel Perciman, c'est que ses épouses étaient
jeunes, agréables à voir, qu'elles étaient venues la visiter dans la
demeure de Brigham Young où la Française avait reçu l'hospitalité.

«Je reconnais bien là ma grand'mère, dit Elvire. Elle aimait les femmes
et, pour ma part, je n'en ai jamais rencontré de mal.»

«Lubel Perciman, reprit le vieux Mahner, était Anglais de Londres; il
avait été attiré au Grand Lac Salé par la polygamie. La pensée qu'il
aurait un harem comme le Grand Turc l'avait décidé à se fixer parmi les
mormons et il avait fait partie de la première troupe d'émigrants amenés
d'Angleterre par Brigham Young. Il avait embrassé les doctrines des
Saints, mais au demeurant c'était un homme d'une indifférence complète
en matière de religion.

«Les sceptiques sont, en Angleterre, moins rares qu'on ne croit. Lubel
Perciman ne croyait à rien qu'il n'eût pu se rendre compte de sa
réalité. Il aimait singulièrement les femmes et avait un grand souci de
sa respectabilité.

«C'est à cause de ces tendances de son caractère qu'il s'était fixé
parmi les sectaires de l'Utah. Tandis qu'à Londres, en se laissant aller
à son penchant, il eût passé pour un débauché, au Lac Salé, le respect
qui l'entourait à cause de sa fortune et de sa ponctualité à observer
les préceptes et les rites du mormonisme, croissait avec le nombre de
ses femmes. Sa fortune, qui consistait en terres, en fermes, était
importante et, si les premières années de son séjour en Amérique il
avait vécu des revenus qu'il recevait d'Angleterre, il avait en peu
d'années fondé une fortune mormonne en s'intéressant aux entreprises de
Brigham Young qui était un homme fort entendu aux affaires. C'est lui
qui fonda le premier ces énormes magasins comme on en voit aujourd'hui
dans toutes les grandes villes et où l'on vend de tout.

«Lubel Perciman avait pris d'abord trois femmes avec lesquelles il
s'était lié sur le vaisseau qui les amenait d'Europe et scellé dès leur
arrivée. Ils avaient vécu tous les quatre dans le meilleur hôtel du Lac
Salé, en attendant que le nouveau saint eût fait bâtir sa maison.

«Par l'extérieur, elle ressemblait à une ferme anglaise et l'intérieur
en était meublé avec une recherche, un goût, une richesse rares chez les
mormons, à cette époque. A peine installé, Lubel Perciman avait demandé
la main de deux jeunes mormonnes, filles de personnages importants dans
la République et le Prophète, à qui tant de zèle pour la polygamie
plaisait fort, avait scellé ces unions.

«Ensuite, on avait vu, à chaque arrivée d'émigrantes, Lubel Perciman
prendre une nouvelle épouse. Elles vivaient dans le luxe, ayant chacune
leur chambre, et l'on disait à Salt Lake City que leur mari avait fait
bâtir une maison assez grande pour qu'il y pût loger soixante-dix
femmes; mais l'on exagérait, il n'y aurait eu de place que pour
vingt-huit épouses.

«Lubel Perciman en avait quatorze; toutes étaient jeunes et gracieuses.
Elles formaient un parterre où se mêlaient les fleurs de plusieurs
climats. Cinq étaient Anglaises, deux étaient nées dans l'Illinois, une
en Pensylvanie, une autre dans le Massachussets, il y avait deux
Danoises, une Irlandaise, une Russe, une Allemande et une Hollandaise.

«Elles étaient toujours vêtues avec luxe, et, autant qu'il était
possible, à la mode de Paris. Chaque courrier apportait des journaux de
modes, des robes, des chapeaux, des rubans, des pièces d'étoffe, des
broderies, de la musique, destinés aux épouses Perciman. Ce n'étaient
pour elles que divertissements, collations, promenades en voiture,
séances de musique; elles ne manquaient pas une séance théâtrale et,
entre-temps, elles donnaient des soirées, où l'on parlait de
littérature, de religion et des affaires du temps, des bals où l'on
voyait la société la plus choisie de Salt Lake City. Trois d'entre elles
étaient musiciennes. Il y avait parmi ces femmes une poétesse dont les
productions paraissaient dans le _Deseret Review_. Elles avaient chacune
leur femme de chambre, tandis que deux cuisiniers chinois et quatre
valets nègres complétaient la maison.

«Lorsqu'était arrivée la dernière caravane européenne, Lubel Perciman,
qui était venu examiner les émigrantes, avait jeté un regard de désir
sur cette Française, Paméla Monsenergues, vêtue en matelot et qui
regardait avec crânerie ceux qui venaient l'examiner. Il lui avait
brutalement proposé de l'épouser, mais elle avait dit non, en riant,
disant qu'elle voulait réfléchir.

«Puis, dans la demeure du Prophète où il l'avait recueillie, ç'avait été
une crise de larmes et de désespoir. Elle criait qu'elle voulait
retourner à Paris, qu'elle ne savait pas ce qu'elle était venue faire
dans ce pays. Et le prophète avait commis le soin de la consoler à
quelques-unes de ses femmes, les épouses nº 8, nº 11, nº 19 et nº 20, et
elle leur parlait avec un accent détestable, en se servant du peu
d'anglais qu'elle avait appris sur le vaisseau, disant qu'elle ne
pourrait jamais vivre avec d'autres femmes, qu'elle croyait à la Vierge
et au bon Dieu, mais qu'ici elle voyait bien qu'elle se trouvait au
milieu de païens; qu'en quittant Paris, elle ne pensait pas aller dans
un pays sauvage, perdu au fin fond des déserts, qu'elle s'était laissée
persuader par M. Taylor qui n'était qu'un hypocrite avec sa mine de
saint homme et faisant un joli métier, à chercher des femmes pour les
Américains; et elle en disait de toutes les couleurs à l'adresse du
Droit du Seigneur, le traitant de mangeur de blancs et traduisant
littéralement le terme d'argot en anglais de telle façon que cela ne
voulait plus rien dire et l'épouse nº 19 riait à se tordre en écoutant
ces expressions saugrenues, ces barbarismes, ces plaintes, ces
invectives, tandis que mesdames nº 8, nº 11 et nº 20 avaient l'air
consterné. Puis, Paméla Monsenergues parla de ses amants et du dernier,
Adolphe, qui avait une douillette doublée de satin crème et qui l'avait
quittée pour se mettre avec une actrice, une femme qui n'était plus
jeune. Pour elle, Paméla, elle ne l'avait jamais aimé, cet Adolphe, mais
il était blagueur et l'amusait et elle s'ennuyait un peu de lui, lorsque
Taylor l'avait rencontrée sur les boulevards, le 4 décembre, et elle
avait fait la plus grosse bêtise de sa vie: aller en Amérique. Elle la
devait aussi à son père qui voyait toujours en bien ce qui se passait
hors de France.

«Ah! non! plus de déserts, de campements, d'Indiens, plus de Dieux, plus
d'Esprits, plus de harems! Comment faites-vous donc pour vous entendre
toutes? Non, l'Europe, la France, Paris, le boulevard, Romainville, la
Porte Maillot.

«Et elle pleurait, s'essuyant les yeux d'une main et de l'autre
caressant un mouton des montagnes, semblable à un petit daim qui, privé,
lui léchait gentiment le bras. Et les épouses nº 8, nº 11 et nº 20
laissant madame nº 19 rire à son aise, s'efforcèrent de détruire les
mauvaises dispositions de la Française. Elles la flattaient, lui faisant
des compliments sur sa robe, sur son corsage et ses manches à la pagode,
lui disant qu'elle était jolie et que les larmes l'enlaidissaient, lui
vantant la vie de famille dans l'Utah, mettant en valeur le luxe dont
elles disposaient et ajoutant qu'elle jouirait d'un luxe semblable si
elle se décidait à écouter les propositions de Lubel Perciman à qui le
Prophète l'avait destinée.

«--Et quel bonheur, ajoutaient-elles, de n'avoir plus de sujet de
jalousie. Chez les mormons, une femme ne craint plus que son époux la
trompe hors de chez soi. Il a à la maison une félicité variée qui
garantit contre la satiété. Et s'il cesse de l'aimer, qu'importe,
l'amour charnel n'est pas immortel, tandis que l'amour conjugal est
éternel. Elle demeure au foyer, respectée, aimée, sinon adorée, et son
autorité domestique s'accroît, tandis que les plaisirs de la chair sont
le lot des nouvelles épouses que l'époux amène à son foyer.

«Et elles se disaient plus heureuses que les autres femmes qui ne
peuvent se laisser aller au cours de leur vie naturelle, ne peuvent
penser qu'à la coquetterie pour retenir un époux, un amant et souvent y
sont impuissantes, tandis que chez les mormons, si une femme ne peut
retenir le mari, une autre épouse est là qui l'attire et le retient au
foyer conjugal et c'est aussi un va et vient de tendresse quand, ce qui
se produit toujours, la délaissée redevient la favorite. Tous les jeux
de l'Amour divertissent le foyer mormon et l'on n'a que rarement à y
déplorer comme ailleurs que la fougue virile, dépassant les bornes
permises, aille s'ébrouer dans un domaine dont l'accès est interdit.

«Pareillement la pluralité des épouses les maintient dans la réserve
nécessaire au beau sexe, chacune d'elles ne se souciant point de se
déconsidérer aux yeux des femmes qui les entourent et qui, ne la
quittant guère, ne lui donnent pas d'occasion (pas plus qu'elles n'en
trouvent elles-mêmes) de rompre la foi conjugale.

«Et peu à peu ces discours firent de l'impression sur l'esprit de
Paméla. Elle se laissa aller à ces raisonnements sans cependant les
prendre au pied de la lettre. L'épouse nº 19 lui souriait en dessous,
haussait les épaules, mais ne se mêlait point de catéchiser et, pendant
que les autres parlaient, elle se mettait à la fenêtre et son visage
s'attristait comme si elle avait attendu quelqu'un qui ne venait jamais.
Puis, quand elle se retournait, elle souriait encore, comme pour se
moquer de ce qu'on disait et proposait qu'on prît du thé avec de la
crème et des crêpes soufflées.

«Et parfois le prophète traversait la salle, majestueux et silencieux.

«Pendant ce temps, Lubel Perciman n'arrêtait point ses démarches, et
chaque matin Paméla recevait un bouquet de fleurs rares qu'il lui
envoyait. Une fois il lui fit venir des mocassins précieux ornés de
petits rubis, de plumes bleues et de coquillages. Un autre jour, les
épouses de Lubel Perciman vinrent en troupe prendre le thé et toutes ces
femmes, de différentes nationalités, vantèrent la vie qu'elles menaient,
la galanterie de leur époux, sa force, son intelligence, sa nature
aimante et ses richesses, au point que Paméla fut charmée de les
entendre et quand Lubel Perciman arriva le lendemain, élégamment vêtu,
avec une cravate blanche faisant trente-six tours, elle agréa sa
demande, pensant:

«--Après tout, un riche mariage est une occasion qu'il faut saisir quand
elle se présente et je n'en trouverai pas autant à Paris; ces gens ont
peut-être raison.»

«Elle exigea cependant que le mariage serait scellé après qu'elle aurait
eu le temps de se procurer une robe blanche qu'elle coupa et cousit
elle-même avec l'aide des épouses du Prophète. Elle n'osa pas demander
de fleur d'oranger parce qu'elle n'y avait plus droit, pensait-elle,
mais, le jour de la cérémonie, elle se fit couronner de roses blanches
et se para d'un collier que son fiancé lui donna et qui était composé de
perles énormes, comme celles que les Romaines appelèrent unions à partir
de la guerre de Jugurtha.

«Et pendant la cérémonie du scellement son coeur était triste jusqu'à la
mort, de nostalgie et d'anxiété; elle se comparait involontairement à
ces rivières qu'elle avait vues pendant son voyage dans la Californie et
dans l'Utah, au fond desquelles grouillent des milliers de serpents.
Elle ressentait mille tristesses au fond d'elle-même et les cérémonies
insolites qui ne la touchaient point aggravaient sa peine.

«Une voiture devait amener les époux au logis et il se trouva qu'au
moment où Lubel Perciman aidait Paméla à franchir le marchepied, un
cavalier passa près d'eux, au pas d'une jument noire qu'il montait, et
lui-même était vêtu d'une longue tunique blanche, et sur son visage
masqué, elle reconnut le loup vert et les larmes d'or des Danites. Sa
tiare immaculée lui donnait un aspect imposant. Et le coeur de Paméla
battit plus fort, elle pensa: «Voilà celui que j'aurais dû épouser. Il
est beau et mystérieux, tandis que mon Lubel a l'air d'un négociant
parvenu avec sa barbe en collier.» Et des idées d'adultère, de fuite lui
traversèrent l'esprit. Elle souhaita que le Danite la prît en croupe et
l'emportât dans un autre pays, puis elle pensa à la réputation terrible
des Danites et, frissonnante, elle se serra contre son mari qui la
regardait à peine et ne disait pas un mot. Et quand elle fut à sa
nouvelle demeure, en pénétrant dans le salon, elle vit les quatorze
femmes debout pour la recevoir et, comme elles étaient rangées de front
au centre de la pièce, elle éclata de rire, pensant:

«Il n'y a pas à dire, mon foyer conjugal a un drôle d'air, il ne manque
que la négresse.»

«Le fait est, dit Elvire, tandis que M. Mahner humait une prise, le fait
est que ce n'était pas ordinaire. J'ai vu des choses bien singulières en
Russie, et mon premier amant, Georges, m'en a fait voir ici de toutes
les couleurs, mais je n'ai jamais vu un harem. Ça ne doit pas être
ordinaire! Peut-être qu'après tout ce n'est pas embêtant de vivre dans
un harem lorsque comme moi on ne déteste pas les femmes.»

«Vous goûterez peut-être à cette vie après la guerre, dit le factice
Ovide du Pont-Euxin; mais, j'y pense, si le récit de mon grand-oncle
pose le problème, nos institutions et nos moeurs européennes lui donnent
d'avance une solution négative.»



VI


«O gens d'un pays où rien ne change, dit sentencieusement Otto Mahner,
que celui qui n'est pas polygame en Europe jette la première pierre aux
mormons!»

Et, après avoir reniflé une nouvelle prise, il reprit le cours de son
récit:

«Avec ce son de parchemin remué qui signale l'approche des serpents à
sonnettes, les quinze femmes de l'elder Lubel Perciman, décolletées,
vêtues en robes de moire à volants, sortirent de leur jardin, se
concertèrent un instant au carrefour où était située leur demeure, près
de la maison d'Orson Spencer, à l'angle Nord-Ouest où se croisent la rue
de la Maison du Concile et la rue de l'Emigration.

«Parmi les quinze épouses, on distinguait facilement les quatre
Américaines à leurs chevelures énormes où se combinaient avec de faux
cheveux en quantité étonnante, les leurs qu'elles avaient fort beaux et
elles se poudraient immodérément le visage, le cou, la poitrine, les
bras, avec de la poudre d'amidon. Les cinq épouses anglaises portaient
royalement les diadèmes de leurs chevelures d'or rose dont les teintes
d'aurore à peine différentes l'une de l'autre faisaient ressembler ces
femmes, parfaitement blanches, à cinq cierges allumés.

«Les deux épouses danoises, la Russe et la Hollandaise se faisaient
d'épais chignons avec les lourdes nattes de leurs cheveux, tandis que
les cheveux noirs de l'Irlandaise en molles torsades faisaient ressortir
la blancheur animée de son visage. Et la Française Paméla avait seule
des cheveux châtains comme le pelage d'une loutre.

«Elles s'en allaient ainsi toutes quinze par les rues de la nouvelle
cité où les boutiques étaient fermées parce que ce 29 septembre 1852
était un jour de grande fête, celle où Brigham le Prophète proclamait au
peuple mormon la révélation sur la polygamie. Les portes étaient closes,
mais les vitrines laissaient voir des étalages disposés avec soin et
avec un goût barbare pour la décoration.

«Le photographe Marsenne Cannon avait exposé des daguerréotypes des
principaux personnages du mormonisme et de leurs épouses.

«William Hennefer le barbier, qui tenait en même temps un restaurant,
avait construit avec des bouteilles de vin américain, de Catawba et
d'Isabella et aussi de Champagne et de Porto, en pains de savons blancs,
roses et verts, en flacons d'eau de Cologne, en boîtes de conserves, un
bizarre édifice qui représentait le temple bâti par les mormons à
Nauvoo. Dans la boutique de William Nixon, c'était d'énormes amas de
grains de froment ou de maïs, de pommes de terre, de melons qui
étonnaient dans cette ville élevée dans un désert aride.

«Chez John and Enoch Roese, épiciers, c'étaient des pyramides en boîtes
de conserves d'huîtres, en pots de confitures entre lesquels s'étalaient
des vêtements de cuir de daim, des cordages, des armes et des munitions,
des boucauts de sucre, des caisses de tabac, des barils de porc, de
farine, des sacs de café. C'étaient des boutiques de modes avec la
mention _Modes de Paris et du Déseret_. C'étaient encore dans Main
Street des libraires, des crémiers, le grand hôtel de l'Utah tenu par un
Piémontais qui était aussi dentiste, épicier et maquignon et devant sa
maison il avait attaché à des piquets toutes ses mules. Elles se
tenaient toutes là, bêtes précieuses pour ceux qui voyagent à travers
les monts et les déserts, les unes noires, les yeux limpides et
expressifs, hautes comme des juments, d'autres petites, vives,
gracieuses et que l'on comparait si volontairement à de grandes souris.
On les avait coiffées de petites ruches, ce qui est un des symboles du
mormonisme et, chaque fois qu'un cheval passait dans la rue ou dans les
rues voisines, ces mules s'efforçaient de rompre la longe pour le suivre
et elles étaient si nombreuses que l'on n'avait pu les faire tenir
toutes devant l'hôtel et qu'il y en avait jusque devant les boutiques de
James Needham, de Georges P. Bourne, de John Chillett, le fourreur qui,
taillant du bois, causait sur le pas de sa porte avec un chasseur qui
parlait des pays qu'il avait parcourus, des régions de la rivière Rouge,
le Tennesse et l'Arkansas. Et partout sur les boutiques, sur les
maisons, sur le Museum, sur le Tabernacle, sur la maison d'Eudore, sur
la maison du lion avec son portique, c'étaient, gravés ou peints, la
ruche symbolique ou encore le nom révélé de Déseret et toujours
l'«oeil qui voit tout», entouré de rayons, emblème sacré des
Saints-du-dernier-jour.

«Et les quinze femmes de l'Elder Lubel Perciman arrivèrent ainsi devant
le Tabernacle de la théocratie mormonne où venait de s'achever la
cérémonie pendant laquelle le Prophète avait proclamé aux Saints et à
l'univers entier le dogme de la polygynie. Et pour donner plus de
majesté encore à cette consécration de la puissance virile, une
procession rituelle sortait du Tabernacle pour faire le tour de la cité.

«En tête marchaient, portant la truelle et l'équerre, les pontifes qui
avaient jeté des arcs sur le Jourdain de la Terre Promise américaine et
derrière, portant les mêmes insignes emblématiques, venaient les
sculpteurs, les architectes et les maçons, occupés à édifier le temple.

«Puis, traîné par des boeufs que menaient cinq jeunes squaws aux longs
cils, aux cheveux noirs plats et luisants qui leur cachaient à demi le
visage, drapées dans un manteau à liseré jaune, ornées de colliers où se
mêlaient des griffes, des turqueries, des coquillages marins, des
pendants de poterie et un sac de médecine brodé de perles, venait un
chariot sur lequel était une cage énorme où treize aigles noirs,
figurant les treize états originaires, battaient des ailes, tandis que
les Indiennes, avec des voix dont les intonations étaient exquises,
chantaient en leur langage.

«Derrière ce char, exécutant leurs sonneries martiales, marchaient les
trompettes de la milice que précédait le porte-étendard et que suivaient
une bande de musiciens vêtus à la mexicaine et coiffés de larges
chapeaux pointus; ils jouaient du fifre, de la clarinette et du hautbois
et leur musique alternait avec le son des trompettes, les cuivres de la
fanfare du Sicilien Ballo et les voix des chanteurs qui venaient
ensuite, vêtus en pionniers et portant des sachets indiens.

«Puis, en bon ordre, commandé par le capitaine Pettigrew, marchait un
détachement de miliciens mormons, entourant quatre esclaves noirs qui
portaient une grande ruche symbolisant le territoire d'Utah et rappelant
le nom révélé de Déseret ou pays de la petite abeille.

«A ce moment un nègre missourien, arrivé le matin même, poussant une
brouette, accompagné d'un trappeur du Michigan venu pour tendre des
pièges sur la rivière du Jourdain et aux bords du lac Utah, bouscula les
quinze épouses de l'Elder Lubel Perciman. Ce nègre à chemise bleue, à
l'oeil calme, trompetait sa marchandise à travers la ville et s'arrêtait
parfois pour danser la gigue devant les demeures qui lui paraissaient
opulentes, repoussait avec violence ces femmes en vêtements de soirée
qui se trouvaient sur son passage et, tandis que toutes se garaient, les
Américaines poussaient des cris de courroux et, vite revenues de leur
premier mouvement de crainte, tombèrent sur l'importun à coups
d'éventails. Et lui qui voulait parler au Prophète qui arrivait à son
rang dans le cortège auprès du patriarche et parmi les Apôtres, fit un
faux pas et tomba devant la troupe auguste.

«Le président s'arrêta et avec lui le cortège tout entier et, tandis que
se prolongeaient les sonneries de trompettes, le nègre criait:

«--J'ai vu d'un ciel orange Christ-Adam descendre avec ses femmes et des
dieux à l'infini traversaient les espaces pour annoncer la rédemption
des noirs.»

«Mais Brigham Young demanda à son voisin Kimball qui riait bruyamment:

«--Quel esprit maudit et menteur habite pour ses péchés au tabernacle de
ce nègre?»

«Et de la troupe des Septante qui venait ensuite sortirent quatre hommes
qui prirent à la Française Paméla, sans la demander, l'écharpe qu'elle
avait posée sur son bras; ils tordirent cette bande de soie comme un
cordage, firent un noeud coulant qu'ils lancèrent par-dessus une grosse
branche de mûrier qui bordait la rue et, saisissant le nègre qui se
débattait et criait désespérément:

«--C'est moi Esu Caudland, un fils du Missouri»

ou encore:

«--Je suis un Yankee!»

«Ils le pendirent aux applaudissements de tous ceux qui assistaient à ce
spectacle et aux rires en cascades des Américaines dont les yeux
brillaient de la joie qu'elles éprouvaient à avoir été promptement
vengées.

«Le pendu se débattait encore, ses pieds dansant la gigue avec l'agilité
à laquelle il les avait accoutumés et dans son visage sombre il semblait
qu'il y eût à la place des yeux deux grands scorpions blancs qui
marchaient l'un contre l'autre et la joie fut à son comble lorsque de la
bouche du pendu un jet de salive étant sorti, un des musiciens de
l'orchestre de Nauvoo, qui avait été baleinier, cria:

«--Elle souffle là!»

«comme fait, lorsqu'il aperçoit la baleine, le matelot qui interroge la
mer du haut du mât.

«Puis, après les derniers soubresauts du nègre missourien, le cortège
reprit sa marche devant le regard fixe du mort, rigide comme un mangeur
d'opium.

«Avant tout passa un grand mannequin représentant une femme assise et
couronnée d'étoiles et d'invisibles roues, dissimulées dans le socle,
étaient poussées par deux hommes que l'on ne pouvait voir, tandis qu'un
troisième faisait tourner la tête comme si elle avait appartenu à une
femme vivante et, de temps en temps, le prodigieux simulacre parlait et
c'était ces hommes qui criaient à l'intérieur de la machine:

«_Je suis la Démocratie de l'Amérique, terre des femmes grandes et des
hommes turbulents qui procréeront des géants plus grands que les énormes
séquoises!_»

«Puis ce furent le conseil des évêques et les collèges des prêtres
inférieurs suivis de quelques Chamanes de race ute que suivait le char
des Ecritures de la Presse où l'on avait entassé les papyrus d'Abraham,
les manuscrits de la traduction du livre de Mormon par Joseph Smith, les
premiers livres et les premiers journaux imprimés par les mormons,
tandis que, menant les boeufs qui traînaient le char et l'entourant,
marchaient les restes de la famille de Joseph Smith; sur le char, le
patriarche, jeune homme qui s'y tenait les yeux fermés, portait dans un
coffret d'argent l'urim et thummin, instrument divin de la clairvoyance.

«Une multitude de jeunes filles, vêtues de mousseline blanche, portaient
des bannières aux couleurs des différentes nations du globe et, les
suivant à dix mètres environ, M. Phelps marchait seul, les yeux baissés,
et on le regardait avec terreur car le bruit courait que c'est lui qui
figurait le diable aux cérémonies de l'endowment, il est de la dotation,
et derrière venait une longue troupe d'enfants qui portaient des
écriteaux avec des suscriptions en caractères de Mormons et ces enfants
chantaient sur un ton qui rappelait parfois le rire de l'oie wa-wa et
parfois encore, s'enflant soudain comme le son d'une trompette, leurs
voix juvéniles évoquaient le cri du grand cygne du nord.

«Puis, en rangs pressés, précédant la foule des fidèles, s'avançaient,
causant entre eux, les notables mormons. Lubel Perciman quitta les rangs
et vint saluer ses épouses avec lesquelles il devait dîner chez Kimball
où l'on devait donner la comédie, après quoi on danserait. Il s'approcha
de Paméla, lui demanda si elle s'accoutumerait à la vie des mormons et
il ajouta:

«--Vous savez, Paméla, que mes désirs ne sont pas encore accomplis. Je
suis votre mari, mais n'ai point encore exercé les droits d'un époux.
Respectant les scrupules que vous pouviez avoir, j'attendais que le
Prophète eût proclamé la révélation touchant la polygynie. Désormais, la
pluralité des épouses devient un de nos dogmes et c'est en toute
sainteté que ce soir je m'unirai à vous.»

«Mais Paméla ne l'écoutait guère au moment où passaient, au pas de leurs
chevaux, les Danites éblouissants de blancheur et ses yeux ne quittaient
point celui qui marchait à leur tête et dont le masque un instant se
tourna vers elle. Et, dans la foule qui regardait la procession
s'écouler, il y avait quelques officiers fédéraux qui souriaient lorsque
leurs yeux rencontraient les yeux de telle ou telle mormonne et Paméla
vit que l'un d'eux se tournait constamment d'un côte où se tenait la
troupe des épouses du Prophète. L'épouse nº 19 se tournait souvent vers
l'officier et leurs yeux avaient la couleur du myrte mouillé. Ils
étaient séparés par un groupe où se tenait un juif nommé Chéri de
Mendoza, qui s'était incliné au moment où avaient passé, pompeusement
disposés sur le char, les papyrus autographes d'Abraham. Il avait
ensuite repris une vive discussion avec le chef ute Milopitz qui se
tenait près de lui et qui lui répondait brièvement en un anglais
guttural, sans f. à cause de l'impossibilité où sont les gens de sa race
à prononcer cette consonne. L'Ute avait abordé Chéri de Mendoza en
l'appelant mon frère et le juif, qui ne le connaissait pas, lui avait
demandé la raison de cette familiarité.

«--Ne savez-vous pas, avait répondu l'Indien, qu'au témoignage des
mormons, nous sommes de la même race.»

«Et Chéri de Mendoza avait réfléchi tête baissée pendant le passage des
reliques d'Abraham.

«--Je vous crois, dit-il en relevant la tête. Il y a bien des analogies
entre les coutumes rituelles de nos deux nations. D'autre part, le nom
d'Ute, qui se prononce à peu près comme le mot qui désigne les Juifs en
allemand, pourrait désigner une origine judaïque. Cependant, avouez que
nos esprits ne se ressemblent guère, car s'il est vrai que l'esprit de
la race, celui de la famille, l'esprit en un mot, des traditions nous
anime, les malheurs qui ont atteint notre position parmi des races très
différentes de la nôtre, nous ont donné une réelle facilité à
comprendre, à utiliser toutes les nouveautés. Nous avons l'esprit
pratique, non seulement pour les choses matérielles, mais aussi pour
tout ce qui est du domaine de l'intelligence et de l'âme. Vous, au
contraire, si vous êtes attachés à des traditions, vous ne savez pas les
conserver pures, c'est-à-dire vivantes et modernes. Vous êtes la plèbe
des dix tribus, nous sommes les princes de la tribu royale de Jude.
Cette différence explique l'abaissement où l'on vous voit, explique
aussi notre génie qui est de dominer en accaparant les richesses et en
judaïsant les rites et il s'en faut de peu que la judaïsation de tout le
bassin de la Méditerranée ne soit un fait accompli. D'autre part,
monsieur l'Ute, vous savez que j'ai ouvert dans Main Street une boutique
de curiosités, d'antiquités, n'oubliez pas que je vous paierai un bon
prix tout ce qu'il vous plaira de me vendre, car j'ai le placement de
tous objets curieux ou archéologiques tels qu'armes, étoffes, cuirs,
travaux en plumes, pierres gravées, sculptures, poteries, aussi bien
chez les particuliers de l'Est que dans les musées d'Europe.»

«Et Chéri de Mendoza, qui était un bel exemple de la judaïsation, qu'il
annonçait, attestait par toute sa personne qu'au sang israélite se
mêlait en lui le sang nègre et le sang chinois.

«Le chef ute Milopitz regardait gravement et non sans mépris cet homme
qui était peut-être de sa race et qui lui proposait de vendre les
témoignages honorables d'un passé glorieux. Il hocha la tête et se
tourna vers l'épouse qui, portant un lourd ballot sur son dos, se tenait
à ses côtés humble et courbée. Ils étaient l'un et l'autre l'ignorance,
la superstition, la sottise et la lubricité, quelque chose de plus bas
que la plèbe et, cependant, sans qu'ils le sussent, c'était sur eux que
se modelait l'Etat, les moeurs et les croyances, car, ainsi que l'homme
a été fait du limon de la terre, les nations sont tirées de la plèbe.»



VII


«J'avoue, dit Elvire, que j'ai pour ma grand'mère une très grande
admiration. Elle pouvait résister aux hommes, tandis qu'aujourd'hui, si
les femmes ont plus de droits qu'autrefois, il leur est beaucoup plus
difficile de résister aux désirs virils même lorsque, comme moi et comme
ma grand'mère à ce que j'ai cru deviner, enclines à aimer les femmes en
général et sujettes à des béguins pour quelques hommes en très petit
nombre. Dès ce soir, je ferai le portrait d'un Danite. C'est drôle, il
me semble qu'il a les traits de Pablo Canouris.»

«Ma foi, dit M. Mahner, je crois bien n'avoir jamais vu de Danites sans
leur masque vert.

«Mais il se fait tard, je me suis laissé entraîner par mes souvenirs, je
vais essayer d'abréger le reste de mon récit.

«La table avait été dressée dans la salle du Social Hall. Il y avait là
Kimball qui donnait la fête, entouré de ses épouses, Brigham Young et
toute sa famille, Lubel Perciman et son harem, d'autres mormons et leurs
femmes. Les familles n'étaient point groupées, mais on avait alterné les
sexes et Paméla était placée entre Chéri de Mendoza et James Ferguson,
officier de la milice de l'Utah et qui était aussi avocat, orateur et
acteur. C'était un homme d'une trentaine d'années, fort, énergique et
spirituel; ses talents de société le faisaient rechercher dans toutes
les fêtes; bien que célibataire, il eut la réputation d'un adultère et,
tout en reconnaissant ses mérites, les mormons le craignaient. En face
de Paméla se trouvait l'officier fédéral ayant à sa gauche l'épouse nº
19 et à sa droite l'actrice blonde qui était en tournée à Salt Lake
City.

«Des nègres faisaient le service et sur la table il y avait des
flambeaux allumés et, dans des vases de céramique locale, des fleurs
artificielles en cire de formes étranges, un des travaux où excellent
les mormonnes.

«On servit d'abord comme hors-d'oeuvre des sauterelles, des racines de
camisch, des oignons qui servent de nourriture aux Indiens et du vin de
Catawba, qui est le produit des vignes du bord de l'Ohio.

«On écouta avec attention Chéri de Mendoza qui vantait la saveur des
sauterelles rôties:

«--C'est un mets antique, disait-il, et cependant c'est aussi pour les
Européens un aliment nouveau et qui rebuterait plus d'un blanc, même
parmi ceux qui se croient sans préjugés. Les nouveautés, loin de nuire
aux coutumes et aux saines traditions, les enrichissent, les vivifient,
les fécondent. C'est ainsi que les sages polygames de l'Utah, loin de
nuire à l'institution de la famille, lui donnent plus de grandeur et
plus de force en l'étendant.»

«Et Brigham Young qui l'entendit, se tourna vers lui, disant:

«--Les mormons sont un peuple d'élus, placés ici-bas dans une sphère
spirituelle particulière, ce qui leur permet de ne tenir compte ni des
lois humaines, ni des richesses superflues du monde.»

«Et le Prophète s'étant versé du Catawba, leva son verre dans la
direction de Chéri de Mendoza qui but d'abord aux dames et ensuite au
Prophète.

«Les nègres se hâtaient pour changer les assiettes et les couverts, puis
l'on servit des truites saumonées du lac Utah et le rideau de la scène
qui se trouvait au bout de la salle se leva.

«Le décor était fait d'une tenture jaune au milieu de laquelle se
détachait l'OEil-Qui-Voit-Tout et un jeune homme qui figurait l'Europe
et une jeune demoiselle qui représentait l'Amérique, venant, l'une du
côté cour et l'autre du côté jardin, s'abordèrent en souriant et il
s'ensuivit un dialogue dont je me souviens presqu'entièrement, parce que
l'année suivante on nous le fit apprendre par coeur à l'école.


L'EUROPE

    «Nations, je vous offre et l'ordre et la beauté
    Des ruines qui ont la grâce des jeunes filles
    Et mes fleuves semblables aux vers des grands poètes
    Et tous mes esclavages, toutes mes royautés,
    Tous mes dieux charmants qui sont ma foi, qui sont mon art,
    Tous ces peuples querelleurs et des fleurs odorantes.
    O vieilles maisons, nourrices du progrès,
    Carrefours où les âges choisirent leur route et s'en allèrent,
    Patries, Patries, Patries dont les drapeaux me vêtent,
    Fantômes, ô forêt du génie où chaque arbre est un nom d'homme,
    O Forêt qui marches à reculons sans que tu t'éloignes
    Je suis tous les fantômes, tous les ombrages,
    Les patries, les villes, les champs de bataille
    Amérique, ô ma fille et celle de Colomb.»


L'AMÉRIQUE

    «Hommes qui souffrez, ô femmes qui aimez, et vous, enfants, venez
    Puiser l'eau du second baptême
    Dans le petit lac bleu où le Mississipi puise son onde
    Je suis l'espoir aux grands espaces et l'avenir sans souvenirs.
    Parmi les troupes de chevaux sauvages issus des chevaux d'Europe,
    Gambadent les troupeaux de jeunes pensées issues de pensées d'Europe
    Et de nouvelles vérités sont révélées ici à ceux qui sont las des
            anciennes.
    Elles chantent ou pleurent, ou prient ou éclatent de rire
    Et préparent de nouveaux travaux.
    Un dieu nouveau se dresse dans le canot d'écorce
    Une déesse se peigne en chantant dans les prairies où mûrit le riz
            sauvage
    Et d'autres dieux réclament des héros.
    C'est aussi l'arrivée d'un vaisseau
    Ecoutez danser là-bas des voyageurs équivoques dans un bal de
            quarteronnes,
    Ecoutez aussi au loin, derrière les horizons, la plainte,
    La plainte de ceux qui meurent en Europe en se rappelant
    Des prairies où le riz sauvage mûrit au bord du Mississipi
    Et les noires cyprières drapées dans la tillandzia argentée!»

«L'Europe et l'Amérique se prirent par la main et, en choeur, elles
chantèrent:

    «La mer sépare les deux époux
    Ce sont les noces énormes de deux continents.
    De l'un jaillit un vaisseau à travers l'océan,
    L'Europe féconde l'Amérique,
    L'Europe, nom viril dans le langage diplomatique,
    C'est-à-dire international qui est le français,
    Et l'on entend distinctement l'article masculin,
    Tandis que l'article féminin marque bien
    Dans la langue des Nations ou langue française,
    Le sexe de l'Amérique.
    L'Europe étend frénétiquement la rigide péninsule d'Armor
    Et l'Amérique s'étale, largement ouverte,
    Où l'isthme humide tressaille aux tropiques.
    Amour sublime! des nations naissent du couple démesuré
    Dont les éléments favorisent les épousailles.
    Le vaisseau poursuit son voyage fécondateur,
    Les vents gonflent les voiles, ils gémissent,
    Crient la volupté des géants qui s'entraiment.»

«Et à ce moment des petits garçons habillés en Indiens mêlés à de
petites filles vêtues en vieilles dames vinrent danser autour de
l'Europe et de l'Amérique qui s'embrassèrent aux applaudissements des
convives. Puis on laissa entrer quelques amateurs de théâtre qui
venaient pour assister à la représentation de _Jedediah le Grand_. Ils
avaient payé leurs billets en nature: en melons, en poteries, etc.

«Des Chinois vinrent enlever les tables et, pendant ce temps, les nègres
firent de la musique au son de laquelle on se mit à danser à la mode des
mormons, c'est-à-dire un homme et deux femmes. Pendant ce temps, on
disposait des chaises, des bancs, puis la rampe s'éclaira, on éteignit
les lumières de la salle, et comme l'on continuait de danser en
attendant les trois coups qui annonceraient le spectacle, les portes
s'ouvrirent tout à coup et quelques officiers fédéraux entrèrent dans la
salle. Des soldats les éclairaient avec des torches.

«Tout ce monde s'arrêta de danser et Kimball se dirigea vers les
nouveaux venus pour protester contre leur intrusion, mais cinq officiers
se précipitèrent sur les mormonnes et les saisirent à bras le corps, les
entraînèrent vers la sortie, avant que les mormons eussent songé à les
en empêcher. L'officier fédéral qui avait assisté au repas et qui
dansait avec Paméla et l'épouse nº 19 les poussa vers ses camarades; ils
se trouvèrent dehors avant que l'officier de la milice Ferguson, qui
remplissant un petit rôle dans la pièce de _Jedediah le Grand_ se
fardait dans les coulisses, sortit.

«Des chevaux attendaient les ravisseurs qui hissèrent leurs précieux
fardeaux presque évanouis sur les montures, s'enchevalèrent et
galopèrent hors de la ville.

«Ce fut une course effrénée durant laquelle Paméla, plus morte que vive,
se laissait aller, résignée à tout. Au bout d'une demi-heure, il lui
sembla que derrière eux d'autres chevaux arrivaient. Les ravisseurs
activèrent la course, mais les poursuivants gagnaient du terrain, ils
s'approchaient. Bientôt il y eut des coups de feu; le cheval sur lequel
était Paméla s'abattit, elle s'évanouit et, quand elle revint à soi,
elle ne vit que le visage masqué du Danite aux larmes d'or qui la
contemplait.

«Elle lui dit:

«--Merci de m'avoir sauvée.»

«Il dit:

«--Je regrette de n'avoir pu sauver que vous seule, les autres ont été
enlevées par les gentils.»

«Paméla pensa aussitôt à l'épouse nº 19, se disant:

«--Elle s'est sauvée, c'est ce qu'elle désirait.»

«A ce moment arrivèrent d'autres Danites qui avaient été chercher une
mule pour Paméla et elle revint à Salt Lake City assise sur sa mule que
conduisait par la bride le Danite éblouissant qui l'avait reprise à ses
ravisseurs.

«Lubel Perciman l'attendait et lui fit fête. Toutefois on ne vit point
paraître ce jour-là, ni durant la semaine qui suivit Brigham Young dont
l'épouse préférée avait pris la fuite d'une façon définitive.

«Quand la nuit fut devenue silencieuse, tandis que la lune versait une
lueur froide et vive, l'elder Lubel Perciman, bien rasé, vêtu d'un
pantalon de toile bleue, les pieds nus dans des mocassins ornés de
verroteries versicolores, voulut connaître dans toute son étendue le
bonheur conjugal et pénétra dans la chambre de Paméla. Il souriait,
sachant qu'au dehors les Danites veillaient sur la félicité des mormons.
Les pâles étoiles supportaient à l'infini les dieux de toute puissance
et, plus loin que ces dieux, d'autres dieux plus puissants encore
emplissaient la plénitude du monde d'une énergie incréée et sans
limites.

«Avant tout, l'elder Lubel Perciman, soulevant le flambeau qu'il tenait
à la main, se regarda dans le miroir. Il se trouva bien coiffé et son
visage maigre lui plut et il lui sembla que sa chevelure jaune était
comme un foyer lumineux où s'alimentait la lune de cette nuit
d'Amérique. Ensuite il jeta un coup d'oeil sur le lit bas où devait
dormir votre grand'mère, semblable alors à une déité exilée et rompue de
fatigue. Mais le flambeau pensa tomber des mains de l'elder Lubel
Perciman, car le lit était vide. Paméla s'était enfuie sitôt revenue et
mon récit touchant votre grand'mère doit s'arrêter ici puisqu'elle ne
reparut plus au milieu des Mormons et que l'on n'en entendit plus
parler, pas plus que du Danite, d'ailleurs. Et l'on supposa qu'elle
s'était enfuie avec lui, mais on fit le silence sur ce qui la concernait
car on craignait la colère de l'elder Lubel Perciman qui n'en parla plus
jamais. Pour mon compte, je n'en ai plus entendu souffler mot jusqu'à ce
matin où mon diable de neveu est venu de votre part me rappeler cette
jolie fille mutine, aux cheveux ébouriffés qui, lorsque vêtue en
matelot, elle parut sur la place de l'Union, fit tant d'impression sur
les Saints-du-dernier-jour. J'oubliais d'ajouter que le bruit se
répandit peu à peu que le Danite qui avait disparu en même temps que
votre grand'mère n'était autre que l'ange Moroni.»

«--Un ange, s'écria Elvire, mais il me semble à moi qui suis la petite
fille de celle dont vous m'avez raconté l'histoire, que des ailes me
poussent et ma foi je fais tout ce que je peux pour les retenir, car je
tiens à rester une femme et je n'ai, je crois, aucune vocation pour
l'aviation.»

«Enfin, ajouta l'Ovide de fantaisie, votre grand'mère ne manquait ni de
bon sens ni d'honnêteté puisqu'elle est revenue se marier dans son pays
et y faire souche. Et n'est-ce pas suffisant pour juger de la valeur
morale de la polygamie légale. Les Français ne deviendront pas plus
mormons que Turcs. Et allez! on repeuplera tout de même. La
repopulation, à tout prendre, c'est avant tout une question de
propagande.»



VIII


Lorsqu'il fut dans le train qui l'emmenait à Marseille, Anatole de
Saintariste, l'officier permissionnaire dont il est question, s'endormit
profondément. Il y avait plusieurs mois qu'il couchait sur le sol, et la
douceur des banquettes du wagon de première où il voyageait le faisait
dormir, en quelque sorte, de tendresse... C'était sa première permission
depuis le commencement de la guerre...

L'arrivée dans la Capitale eut lieu par un beau soleil et, le soir,
quand le Permissionnaire reprit le rapide, il emportait de Paris une
excellente impression que gâtaient seulement quelques embuscades
surprises çà et là...

A Marseille, il attendit le bateau qui devait le transporter en Algérie.
Il profita de cette attente forcée pour visiter les camps anglais.

La rencontre d'un de ses amis, devenu interprète auprès de l'armée
anglaise, lui facilita ses excursions. Son cicerone savait porter
l'uniforme kaki orné des têtes de sphinx, c'est pourquoi il jouissait
d'une certaine popularité parmi les officiers britanniques et le
Permissionnaire fut bien reçu sous leurs tentes, et ceux qui, parmi les
officiers anglais, entendaient le français, fredonnèrent une
chansonnette dont les Interprètes sont les héros:

    Non seul'ment faut savoir l'français,
    Faut même connaître un peu d'anglais,
    Ça peut servir, on sait jamais,
            Aux Interprètes.

Le Permissionnaire vit les Hindous faire leur cuisine et les Tommies
s'exercer au maniement d'armes.

Au demeurant, la ville était pleine d'Anglais, d'Hindous, de Serbes,
d'Annamites. Ces derniers étaient vêtus en artilleurs et destinés,
disait-on, à l'aviation; il y avait encore quelques officiers russes et
des officiers italiens en petit nombre...

Le second jour, le Permissionnaire s'en fut visiter Aix où il eut la
surprise d'être conduit par un cocher qui avait été le propre cocher de
Cézanne. Ce brave homme, nommé Baptiste Curnier, se souvenait bien de
son maître: «Il fallait dire comme lui, mais il ne fallait pas le
flatter.»

On alla ainsi jusqu'au Jas de Bouffan où peignit Cézanne... Après quoi,
rentré à Marseille, le Permissionnaire put enfin, le surlendemain,
prendre le bateau qui, tous feux éteints, le porta jusqu'à O..., où il
passa le temps de sa permission.

Il y entendit raconter plusieurs histoires dont voici un échantillon:

Ancien professeur au lycée des garçons, puis avocat, X... était encore
capitaine des pompiers et vénérable de la loge d'O...

A la déclaration de guerre, il laisse sa femme et ses cinq enfants,
s'engage et part comme capitaine.

Un jour, sa mort est annoncée officiellement. Et des soldats de son
régiment, ses concitoyens, écrivent à sa veuve des détails précis. Le
capitaine X... a été tué alors qu'il montait à l'assaut en tête de sa
compagnie et son corps, resté suspendu aux fils de fer et très visible,
a fait l'objet de maints combats, mais en vain, car on n'a pu le
reprendre. (Notons qu'en Champagne l'on a aussi montré ce corps habité
par les rats et garnissant un cheval de frise sur le billard
(c'est-à-dire l'espace entre les premières lignes adverses) ou du moins
un corps qui passe pour être celui du capitaine X... au
permissionnaire...)

A quelque temps de là, la veuve reçoit d'Allemagne une lettre venue par
des voies neutres... Il est dit dans la lettre qui venait du vénérable
d'une loge allemande:

«Votre mari n'est pas mort, mais seulement blessé. Il est en ce moment
bien soigné... Surtout ne parlez de cette lettre à âme qui vive, sans
quoi vous ne reverriez jamais votre mari.»

Le Permissionnaire entendit aussi raconter l'histoire d'une dame de la
société d'O... qui, déguisée en Mauresque, parcourt les cafés pour dire
leur fait aux embusqués et leur intimer l'ordre de partir sur le Front.

Le Permissionnaire assista à des couchers de soleil merveilleux où le
ciel s'emplissait de roses ardentes, de lilas flamboyants et de
violettes phosphorescentes.

Il s'arrêta parfois dans les faubourgs pour écouter les petites
fillettes des écoles, petites Françaises, petites Espagnoles et petites
Mauresques qui chantaient des rondes nouvelles en sautant à la corde:

        A. B. C. D.
        Les Français ont gagné,
        Les All'mands ont perdu,
        Le Kaiser sera pendu.

Ou cette ronde-ci qui a deux couplets:

        Ah! mon Dieu! quell' triste année!
        Tout le mond' mobilisé.
        Ya des morts et des blessés,
        Il y a mêm' des prisonniers.

        Viv' la classe de vingt ans!
        C'est des homm's, plus des enfants,
        S'ils s'en vont aux Dardanelles,
    Qu'ils n'oublient pas leurs petit's demoiselles.

Le Permissionnaire visita la mosquée d'O..., mais il fut aussi à la
cathédrale où il entendit un prédicateur démontrer fort ingénieusement
l'existence du Dieu unique:

«Il n'y a qu'un Dieu, il ne pourrait y en avoir d'autre. En effet,
puisque Dieu est partout, où se mettrait l'autre?...»

Enfin, dans une famille amie, s'étant approché d'une petite fille qui
étudiait ses leçons et, ayant parcouru le cahier de dictées, il vit que
les auteurs à qui les professeurs du lycée de jeunes filles d'O...
empruntaient le plus souvent leurs textes étaient M. Pierre Mille et M.
Ernest Gaubert, sous-préfet.

Puis, sa permission expirée, l'officier permissionnaire reprit le bateau
et quitta le port d'O... par une belle nuit où la mer était
phosphorescente. Le navire fendait l'or vert et liquide. Des tirailleurs
sur le pont sombre comme celui du Vaisseau-Fantôme chantonnaient _Amela
Djiriwel ya la la..._ Et quand le jour revint, la côte d'Afrique avait
disparu...

En repassant par Paris, le Permissionnaire entendit raconter l'histoire
d'une dame qui sait quand la guerre doit finir. Cette dame se rendait au
Sacré-Coeur, à Montmartre. Le fiacre qui la conduisait avançait
cahin-caha, car la montée est rude.

Une pauvresse suivait péniblement le même chemin. La dame lui offre
charitablement une place dans sa voiture. La vieille accepte et la
conversation s'engage.

Le sujet, tout le monde le devine.

«Rassurez-vous, ma petite dame, la guerre sera finie au mois de...

--En..., vous plaisantez?

--La guerre sera finie en..., aussi vrai que le cocher qui nous conduit
sera mort dans une heure.» Ce n'est pas la seule prophétie que je
connaisse concernant la guerre et, à Nîmes, on m'a montré le manuscrit
d'un prophète-poète, émule de Nostradame de Salon. Le prophète se
nommait Paillet et vivait vers 1880.

Ces prophéties inédites m'ont paru se rapporter à la guerre actuelle. Je
les donne ici sans les commenter:

La première a trait à Anvers:

    Anvers, on bâtit une tour.
    Ville sauvée, un prince arrive.
    Toutes tes mains à la dérive
    Maigres comme un cou de vautour.

La seconde est plus claire:

    Reims à l'honneur de peine en peine
    Les Marniats ont délivré,
    Pour qu'il brille, ton nom sacré:
    Regard de roi, regard de reine.

La troisième est sybilline:

    O ma douleur de Baccarat.
    Le petit loup qui s'y dérobe.
    Eclairs, éclairs au ciel pour robe
    Quand Franc victoire y trouvera.

Dans la quatrième de ces prophéties, je tiens toutefois à faire
remarquer l'expression énigmatique Foudunbras, fou d'un bras, qui
s'applique à merveille au Kaiser, manchot d'Allemagne. Coulogne est
évidemment ici pour Cologne:

    La marchandise de Coulogne
    Preux et preuses saccageront,
    Le Foudunbras s'ouvre le front
    A Strasbourg où va la cigogne.

Elles arrivent, se séparent et chacune va faire ses dévotions. En
sortant, la dame aperçoit sa voiture, le siège était vide.

Elle cherche son cocher: on venait, lui dit-on, de le transporter dans
une pharmacie voisine, mort d'une congestion.

Voilà un conte à dormir debout; le plus extraordinaire c'est que,
paraît-il, il est véridique...

Puis, de retour sur le front, en Champagne, l'officier permissionnaire
retrouva:

    La tranchée en première ligne,
    Les éléphants des pare-éclats,
    Une girouette maligne
    Et le regard des guetteurs las
    Qui veillent le silence insigne.

Et, quelques jours après, il rencontra quelqu'un de sa connaissance, un
caporal d'un régiment voisin. Ce gradé, chargé d'un énorme barda,
conduisait un petit détachement et, un monocle suspendu à un cordonnet
de soie, se balançait élégamment devant lui. C'était le caporal Gabriel
Boissy et, durant quelques minutes, ils parlèrent sans aigreur, avec
commisération même, des embusqués de leur connaissance.

Il reprit la dure et périlleuse vie du sous-lieutenant, chef de section
dans les tranchées tragiques de la Champagne pouilleuse, où moi-même
j'ai entendu un jour, près de l'Arbre de la côte 193, cette réponse
héroïque:

«Mais, nom de d'là, tu es blessé et tu ne le dis pas. Fallait crier, mon
vieux!»

«Crier! T'es pas fou! ce mort qu'est là s'plaint pas, crie pas; je
m'serais fait honte de crier en n'étant que blessé.»

Au demeurant, voici quelques remarques touchant le fantassin du front:

Tous les fantassins méritent la croix de guerre et tous ne l'ont point.

Ce qui domine dans un combat, c'est le tac tac tac de la mitrailleuse.

Le langage du fantassin est riche en synonymes, par exemple, le même
engin de tranchées, l'horrible bombe qui naguère venait en se lamentant
et que les Boches ont réussi à rendre muette, se nomme, selon les
secteurs, youyou, fléchette ou queue de rat.

A l'abri-caverne collectif par escouade ou demi-section, le fantassin
préfère, bien que ce soit défendu, se creuser un abri individuel dans le
flanc de la tranchée.

Celui qui n'a pas vécu en hiver dans une tranchée où ça barde ne sait
pas combien la vie peut être une chose simple.

La vermine est chargée de faire la toilette des fantassins, officiers,
sous-officiers et soldats.

Celui qui n'a pas vu des musettes suspendues à un pied de cadavre
pourrissant sur le parapet de la tranchée ne sait pas combien la mort
est une chose simple.

L'héroïsme du fantassin, durant la guerre qui commença en 1914, surpasse
tout ce qu'on connaissait jusqu'alors en fait d'héroïsme.

Ceux qui n'ont pas vécu dans la craie de la Champagne pouilleuse ne
savent pas combien le blanc peut être sale.

Au reste ceux qui ont fait la guerre en Champagne et qui survivront
reviendront sans doute visiter avec une atroce curiosité cette région
infernale qui va de la butte de Souain à Massiges.

Au dire de ceux qui connaissent les autres parties du front, c'est
peut-être là que le drame est le plus poignant, et cela d'une façon
définitive, depuis le début de la guerre.

Aucune désolation n'égale l'épouvantable aspect de ces ondulations de
terrain zébrées de boyaux et de profondes tranchées blanches. Rien
n'évoque plus fortement l'enfer comme ces grands entonnoirs crayeux qui
furent le théâtre de corps à corps effroyables d'hommes à hommes,
d'hommes à engin effroyable. Côte 193, côte 196, butte de Souain, butte
de Tahure et vous, mystérieuse butte de Mesnil, Main de Massiges, ces
deux mamelles de sol stérile, abreuvé de sang et de sacrifices sans
nombre! Croix des cimetières, croix françaises, croix ennemies et vous,
simple croix qui abritez, dit-on, les cadavres de deux jeunes femmes,
dont on ignore le nom et la nationalité, que l'on trouva expirantes dans
une cagnat d'officier boche, auprès de laquelle j'ai demeuré quelques
semaines durant les derniers temps de ma vie d'artilleur. La cagnat
boche que j'habitais s'appelait «Café Sprind» et les fondateurs de ce
singulier café avaient ajouté sur la porte l'avis suivant:

_Dieser Unterstand ist von der Gruppe Malinowski ausgebaut und wird auch
von ihr bewohnt._ Autour se trouvaient des cagnats nommées Lustige
Mühle, villa Beaulieu, villa Schweizertal, villa Hiddekk, mot acrostiche
fait avec les premières lettres de l'épiphonème boche que voici:
_Haupsache ist dass das England Klage kriegt._ Le principal, c'est que
l'Angleterre soit battue.

Dans le voisinage, les deux cimetières du Trou-Bricot étalaient leur
macabre décoration où se mêlait la funèbre craie sculptée, le pin, le
bouleau et les inscriptions funéraires: _Sei getreu bis in dem Tod;
Liewer düd as Slaw; Kein Schönr'er Tod ist auf der Welt als wer vor'm
Feind erschlagen,_ etc.

O souvenirs de la Champagne pouilleuse!

Qui a jamais connu un spectacle plus tragique que celui de la côte 196,
vue du Balcon?

Et ce petit coin de Beauséjour, qui devait être un si charmant séjour
avant la guerre!

Celui qui parcourra plus tard la Champagne pouilleuse cherchera avec
intérêt la petite tombe qui abrite les cadavres du fermier de Beauséjour
et de sa fille.

Région où la vie est dure, mais le courage, l'esprit de sacrifice,
l'entrain y sont d'autant plus grands.

Qui regardera, après la guerre, sans émotion, pointer le bouton rose de
l'euphorbe verruquée ou s'étaler les spatules de la pimprenelle à saveur
de concombre?

Et le berger qui mènera plus tard paître ses moutons sur ces crêtes qui
furent les volcans de cette guerre se baissera parfois pour ramasser
quelque débris d'obus ou quelque fragment de cuir de ce qui fut un
casque boche et regardera curieusement ce débris informe de notre
époque. Mais des mains pieuses entretiendront les cimetières où, chaque
fois qu'il en avait l'occasion, Louis Derôme allait errer, redressant
les croix, méditant sur cette activité étrange qui a poussé et poussera
toujours les hommes à s'entretuer quand un peu de charité et moins
d'avidité suffiraient à assurer la paix éternelle.

Le 27 juillet 1915, jour de Saint Pantaléon, fête patronale de
Mesnil-les-Hurlus, où se trouvaient nos positions, les canonniers de ma
batterie restaurèrent une tradition qui s'était perdue, je crois, depuis
1875. C'est le jeu de la roue, tradition de l'endroit. Louis Derôme,
dont le bataillon était au demi-repos de ce côté, assista à la fête et
nous nous promenâmes ensemble dans ce village dont il ne reste d'intact
dans les décombres de l'église que la cloche chue du clocher, mais
demeurée entière; plus de maisons, partant plus d'habitants.

Mais la roue (non une roue de charron toutefois, mais un dévidoir à fil
téléphonique) descendit et remonta maintes fois la pente de la colline
et les artiflots s'amusèrent comme des gosses et je crois bien que vers
la fin des grivetons de la biffe se mêlèrent à ce jeu qui avait
autrefois un but matrimonial.

Grièvement blessé enfin, transporté d'ambulance en Hôpital auxiliaire,
Louis Derôme arriva un matin au Val-de-Grâce et, dès ses premières
sorties, il constata que Paris ne l'étonnait plus comme lors de sa
permission; il rencontra Corail qu'il avait aperçue une fois avant la
guerre, car elle était, depuis le mois de décembre 1913, l'amie d'un de
ses amis qui avait été tué à la guerre. C'est pourquoi ils se lièrent et
elle ne le quittait point tandis que, convalescent, il reprenait pour
ainsi dire sa vie d'avant la guerre.

Dans le milieu de poètes et de peintres qu'ils fréquentaient, milieu où
l'on n'est pas toujours enclin à la bonté, mais où l'on est toujours
sensible, une anecdote émouvante remuait alors les coeurs, c'est une
anecdote de guerre et cependant ce n'est pas une anecdote militaire.
Elle m'a été racontée par le héros lui-même. Il m'a prié de taire son
nom et de changer légèrement quelques circonstances. Je m'incline devant
son désir, tout en regrettant de ne pouvoir donner ce cachet
d'authenticité, ou plutôt cette précision à un si beau trait de la vie
contemporaine.

Pour ma part je ne connais rien de plus noble que cette vision d'un
village en ruines qui se dresse superbement intact sur le Thabor
transfigurateur de l'Art.

Le peintre A... D... avait obtenu d'aller peindre dans la zone des
armées les vues pittoresques des ruines de la guerre.

Il parcourait le front depuis les confins de la Suisse et maintenant
qu'il approchait du village où il était né, son coeur battait très fort.

Il avait vu un grand nombre de villages que l'artillerie et l'incendie
ont ruinés. Les uns sont réduits à l'état de squelettes; il ne reste que
quelques murs. Quelquefois l'église est presque intacte. Le plus souvent
le clocher a été abattu. Mais tous ces décombres ont déjà l'aspect
grandiose des ruines antiques. Malgré l'horreur qu'elles représentent,
on est forcé d'en admirer la beauté, que dis-je? la pureté.

Dans les villes du front, la guerre n'a causé que des dégâts dont
l'apparence sinistre ne peut que serrer le coeur. Il n'y a que des
démolitions. Dans les villages, au contraire, la ruine est pour ainsi
dire achevée et forme un ensemble empreint le plus souvent d'une
grandeur touchante, d'une délicatesse à pleurer.

A... D... avait reproduit ce caractère dans ses études, car il était
sensible et chacune des ruines qu'il avait vues avait éveillé en lui un
sentiment où se mêlait à la haine contre la barbarie destructrice un
profond respect artistique.

Voyageant à pied, comme les paysagistes d'autrefois, il goûtait
pleinement, en même temps que la fraîcheur de la belle matinée
d'automne, le charme d'un paysage qu'il s'étonnait de ne plus
reconnaître.

En effet, il approchait du village natal. Cette région qu'il parcourait
et où son enfance s'était écoulée tout entière, lui était familière
entre toutes et cependant il la reconnaissait à peine.

Partout s'enchevêtraient des routes nouvelles, soigneusement
entretenues. C'étaient encore des chemins de fer à voie étroite et de-ci
de-là, le long de ces artères, de ces veines du corps sublime des armées
combattantes, se dressaient des baraquements, des hangars. Villages
inattendus, les cantonnements groupaient leurs huttes sous les arbres
des boqueteaux.

Et A... D... admirait cette vie nouvelle née de la guerre. Car si les
ruines ont été accumulées, les voies de communications ont été
multipliées et elles concourent si grandement à la richesse d'une
contrée, qu'on peut se demander si, pour un grand nombre de ces
villages, le perfectionnement des moyens de communication ne compense
pas dans une large mesure la perte des maisons, abstraction faite
toutefois de ce que ces ruines pouvaient représenter comme valeur
artistique.

Elle était souvent très grande, mais, en l'état des réflexions du
peintre A... D..., restait entièrement hors de la question.

C'est un Champenois qui par tempérament examine les choses et les idées
sous tous les aspects que lui présente son esprit mobile et pénétrant.

La raison l'incitait à moraliser et, sans que l'esthétique y perdît ses
droits, il s'attachait à deviner les conséquences de ce qu'il voyait.

Un Provençal, un Breton eussent tenu d'autres raisonnements selon une
autre logique, et cette variété de tempéraments qui se rejoignent dans
la haute civilisation française explique comment la France peut si bien
remplir son admirable mission. C'est elle qui, depuis la ruine de
l'antiquité, joue vis-à-vis de l'humanité le rôle qu'ont joué avant elle
la Grèce et puis Rome.

Voilà donc A... D... s'approchant de son village natal par des routes
inconnues. Tout est propre et bien entretenu. Des cavaliers passent à
travers champs. Il croise une théorie de lourds camions de
ravitaillement. Les trous d'obus ici et là sont bien faits, bien ronds
et pleins de fleurs qui tranchent dans la campagne comme des corbeilles
dans un jardin. Au loin, des coups de canon éclatent pompeusement. Des
avions, sentinelles aériennes, semblent des abeilles qui butinent sur
les fleurs subites des éclatements le miel si doux de la victoire. A...
D... sent alors tout le charme de cette fraîche matinée d'automne et,
tout à coup, au tournant d'un coteau, apparaît le village natal.

Est-ce lui? Rien n'est demeuré de ce qui pouvait le faire reconnaître.
Où est le fin clocher? Où sont les vergers qui l'entouraient jadis et
qui, au printemps, le ceignaient d'une guirlande fleurie? Où est le
petit château, cette merveille de grâce qui depuis la Renaissance se
mirait dans l'étang? Où est l'usine dont la haute cheminée était ce que
le XIXe siècle avait apporté dans le pays de plus caractéristique en
fait d'architecture? Pas de doute cependant, voici l'étang et quelques
pans de murs, restes du château; voici le cimetière qui paraît s'être
agrandi; voici les ruines de l'église; voici la maison natale d'A...
D... La voici entre d'autres maisons semblables; de chacune d'elles, il
reste deux murs nettement silhouettés qui se terminent en forme de
brisques, attestant ainsi la durée de la guerre et des blessures...

Mais, Dieu! que ces ruines sont vivantes! Les décombres ont été
déblayés. Partout on a fait place nette et, au flanc du coteau, un
bivouac s'est établi, dans des gourbis, et sur l'un d'eux, A... D...
reconnaît, avec un plaisir ému, la porte, la jolie porte de sa maison
natale.

Et le voilà installé, il ouvre son carnet et dessine fiévreusement, avec
joie. L'inspiration l'anime, jamais aucune ruine ne l'a transporté à ce
point. Il ne se borne point à tracer un croquis. Il achève son dessin.
Il n'a de cesse qu'il soit complet. Tout y est. Voici à droite le
cimetière grand comme celui d'une petite ville. A gauche ce sont les
baraquements qui paraissent continuer le village qui ainsi se développe
à l'ouest, ce qui est une loi urbaine bien reconnue. Voici encore le
bivouac à flanc de coteau et plusieurs larges routes qui se croisent sur
la grande place où n'aboutissaient autrefois que des chemins mal
entretenus et des sentiers bordés de murs et de haies vives.

Et, le dessin achevé, A... D... contemple son ouvrage avec étonnement.

Est-ce bien son village ruiné qu'il a dessiné?

Oui, pas de doute. Tout est rendu avec exactitude et cependant voici que
sur le papier, malgré cette exactitude minutieuse, le village s'est
transfiguré; il est plus grand, plus beau qu'auparavant, qu'au temps de
son enfance. Les perspectives des ruines ont pris l'aspect de maisons
bien alignées. Un rideau de peupliers dissimule les ruines du château,
de la haute cheminée et du clocher, tandis qu'il n'apparaît de l'église
qu'une partie de la nef encore intacte.

Le village d'A... D... c'est maintenant une petite ville desservie par
de larges et nombreuses voies de communications. Un petit chemin de fer
passe au milieu de ces vastes baraquements qui, sur le dessin, ont pris
l'importance d'un quartier nouveau. Et ce dessin si exact apporte aussi
une vision de ce que deviendra après la guerre ce village maintenant en
ruines.

A... D... m'a raconté qu'il regarda longtemps avec un attendrissement
sans tristesse son dessin précis et prophétique, puis, ayant serré son
cahier et ses crayons, il se mit en route et s'éloigna de son village
natal où il n'était point entré. Il marcha et, lorsqu'il eut gravi la
petite côte qui se dirige vers l'ouest, il s'arrêta, se tourna et
contempla les ruines qui lui avaient paru si prospères. Il en aperçut
toute la tristesse, toute l'horreur. Il ne vit plus les routes neuves,
ni les baraquements, ni le petit chemin de fer. L'église était sans toit
et sans clocher, l'usine sans cheminée; du château et des maisons, il ne
restait que des pans de murs. Il regarda tout cela longtemps, son coeur
se serra et il se mit à pleurer.

Voilà le tableau tel qu'il m'a été décrit par A... D...; mais je ne peux
rendre l'accent extraordinairement passionné avec lequel il me parla de
cette transfiguration merveilleuse.

J'ai vu le dessin miraculeux, il est d'une beauté touchante, mais il
faudrait que tout le monde eût en France la vision nette de l'avenir,
comme l'eut le peintre A... D... devant les ruines de son village natal.
Il faudrait que dans tous les esprits s'accomplit le miracle patriotique
de la double vue.

Partout en France, la guerre peut amener des changements magnifiques: il
faut les apercevoir dès aujourd'hui afin de pouvoir les réaliser.

C'est devant ce dessin, exposé rue de Penthièvre, dans «les salons de
Couture» (c'est bien l'expression qui convient) de Mme Bougard, que
Pablo Canouris, Elvire, Moïse Deléchelle, le fantaisiste sergent du
Pont-Euxin, la jolie rousse Corail, écoutaient Anatole de Saintariste
leur dire les réflexions qui lui venaient en contemplant ce
chef-d'oeuvre.

«J'en suis touché à l'extrême, disait-il, car rien ne m'émeut comme de
découvrir les traces de ce qui se prépare de grand dans les âmes de mes
compatriotes.

«Il faut faire place nette pour une nouvelle France à la fois jalouse de
ses traditions et extrêmement audacieuse dans ce qui concerne le
progrès. C'est pourquoi les ruines m'émeuvent à la façon dont elles
peuvent émouvoir dans ce dessin: j'aperçois déjà ce qui les remplacera.
Et les morts, pour émouvantes qu'elles soient, évoquent pour moi le
prochain repeuplement de la France. Il faut que dans cinquante ans elle
soit devenue une nation de cent millions d'habitants.

«Instituez le mormonisme, réplique l'Ovide d'imitation, et que chaque
homme fasse des enfants à plusieurs femmes.»

Et Pablo Canouris disait à Elvire:

«Du moment que Nicolas est parti et que tu es ma maîtresse, il n'y a
plus de raison que tu restes chez lui. Viens chez moi.»

Mais Elvire, dont les yeux pétillaient de malice, pensait que son amie
Mavise l'attendait chez elle et, tout en serrant le bras de Pablo
Canouris, elle pensait à des caresses d'une douceur infinie, non celles
qu'elle aurait pu recevoir, mais bien les caresses qu'elle savait donner
et qui ne pouvaient toucher qu'un coeur de femme.

On revint à pied vers Montparnasse en chantant:

        C'est la fille à la Fatma,
        Qui habite à la Casbah
        Au fond de l'Algérie
        Elle n'est pas jolie, jolie,
        Mais dans tout le pays
        Tous les sidis l'envient.

Et l'on ne s'arrêta qu'un instant devant une de ces anciennes
constructions de bois qui depuis si longtemps déjà marquent
l'emplacement d'un chantier du Métro ou du Nord-Sud pour écouter cette
histoire que raconta Moïse Deléchelle, après avoir caressé tendrement le
cou de l'Ovide de contrefaçon:

«On pense généralement, dit Moïse, en imitant à ravir le ton prétentieux
des professeurs mondains, leur mine et leurs gestes, on pense
généralement que les Anglais sont les gens les plus flegmatiques du
monde. C'est une erreur et l'histoire authentique suivante, dont on n'a
point parlé, bien qu'elle soit extraordinaire, montre assez que certains
Français et même des Parisiens rendraient des points aux insulaires les
plus froids.

«Le 1er janvier 1907, à dix heures du matin, M. Ludovic Pandevin, mon
oncle, puisqu'il a épousé la soeur de ma mère, mais qui est aussi un
riche négociant du Sentier, étant sorti de son opulente demeure située
avenue du Bois de Boulogne, prenait un fiacre, près de l'Etoile.

«--A la gare Saint-Lazare, grandes lignes, dit-il au cocher, et un peu
vite, je dois prendre le train du Havre.

«M. Pandevin allait à New-York pour affaires et n'emportait qu'une
petite valise. L'heure pressait et le fiacre arriva à la gare quelques
minutes à peine avant le temps indiqué sur l'horaire pour le départ du
train.

«M. Pandevin tendit au cocher un billet de mille francs, mais
l'automédon n'avait pas de monnaie.

«--Attendez-moi, dit le négociant, donnez-moi votre numéro, je vais
revenir.»

«Il laissa sa valise dans la voiture et alla prendre son billet. Mais
voyant alors qu'il s'en fallait d'une minute que le temps indiqué sur
l'horaire pour le départ du train fût accompli, M. Pandevin pensa:

«--Ce cocher a ma valise et des papiers qui après tout ne me sont pas
indispensables. Il attendra, trouvera mon adresse sur la valise et se
fera payer chez moi.»

«Et il s'en fut prendre son train qui ne partit que deux heures plus
tard, car il y a belle lurette que les horaires ne sont plus respectés.
Au Havre, il prit le bateau pour l'Amérique et ne pensa plus au cocher.

«Celui-ci attendit patiemment son client et se dit au bout de vingt
minutes: «Ce n'est plus à la course, c'est à l'heure.»

«Puis il se remit à attendre philosophiquement.

«A midi, il se fit apporter à déjeuner par un camelot, descendit pour
manger et, de crainte que l'on emportât sa valise, la serra dans son
coffre sous le siège. Le soir il dîna comme il avait déjeuné, donna le
picotin à son cheval et continua d'attendre jusqu'au dernier train,
après minuit.

«Alors il secoua les rênes sur cocotte et sortit de la cour du Havre
sans témoigner d'humeur ni d'impatience.

«Il s'arrêta devant le chantier du Nord-Sud qui s'élevait à cette époque
devant la gare Saint-Lazare, descendit de son siège et ouvrit la porte
de cette singulière construction de bois que les Parisiens ont admirée
pendant de longues années et dont les nombreuses répliques ornent encore
certains points privilégiés de la capitale. Prenant son cheval par la
bride, le cocher dont je parle et duquel il est juste que la postérité
connaisse le nom, Evariste Roudiol, propriétaire d'un hongre et de la
voiture de place nº 20364, remisa le tout dans le chantier couvert qui,
somme toute, constituait une demeure assez confortable et située en
plein centre de Paris. Il y avait là de la paille dont il fit litière
pour son cheval qu'il détela et lui-même dormit commodément dans la
voiture, bien enveloppé de couvertures, quoique la nuit, malgré la
saison, ne fut pas trop froide.

«A cinq heures il fut sur pied, battit la semelle, agita ses bras
horizontalement et vigoureusement pour se réchauffer, attela, et laissa
l'équipage dans le chantier couvert, car un fiacre ne peut entrer dans
la cour du Havre s'il n'a point de voyageurs.

«Et le cocher Evariste Roudiol fut se poster à l'entrée de la gare, à
l'endroit même où son client l'avait quitté la veille. Vers sept heures,
il alla prendre un café au bistrot qui se trouve dans la cour du Havre,
il écrivit à sa femme un bleu qu'il fit porter à la poste par un garçon
et fut se remettre en observation.

«Vers midi, Mme Roudiol fit apporter à son mari un ameublement sommaire,
avec de la paille, du foin et de l'avoine pour le cheval qui semblait
fort heureux de ses nouveaux loisirs. Il est vrai que ces allées et
venues parurent insolites aux passants. Ils n'avaient jamais vu aucun
ouvrier dans le chantier. La police cependant trouva que le tout était
naturel et que, sans doute, on avait installé là un gardien pour
empêcher les sabotages d'une part et, de l'autre, tout travail
intempestif aussi bien qu'inusité.

«Et une vie délicieuse commença pour l'homme et pour le cheval qui
prenait de l'embonpoint, tandis que Roudiol fumait la pipe tout le jour
en surveillant l'arrivée des voyageurs.

«Puis, ce furent les beaux jours. Mme Roudiol vint tenir compagnie à son
mari qu'elle quitta vers le milieu de l'automne quand la bise fut
venue...

«Des années passèrent sans que rien interrompît la vie paisible que
menaient l'homme et la bête, singuliers Robinsons d'un des quartiers les
plus animés de Paris.

«De temps à autre, pour donner un peu d'exercice à Cocotte, le cocher
priait un passant de monter dans la voiture afin de pénétrer dans la
cour du Havre. Là, le hongre trottait un peu, sans que Roudiol perdît de
vue la sortie de la gare. Et, avant de se coucher, de sa grosse écriture
appliquée, il inscrivait chaque soir quelques chiffres sur un vieux
carnet crasseux et gauchi.

«Le 1er janvier 1910, Roudiol, debout à quatre heures du matin, pansa
son cheval, l'attela, et, vers huit heures, voyant que le temps était
beau, se dit qu'il fallait en profiter.

«Il fit monter un camelot dans la voiture et entra dans la cour du Havre
où, après quelques évolutions, il alla se placer près de la sortie des
grandes lignes...

«A neuf heures, un monsieur parut et s'arrêta comme pour chercher
quelqu'un. Mais le cocher avait reconnu son client:

«--Voilà, bourgeois! lui cria-t-il en sautant à bas de son siège.

«--C'est vous? dit M. Pandevin, attendez! Et il tira son portefeuille où
il prit un bulletin.

«--C'est bien cela, dit-il, 20364. Combien vous dois-je?

«--Cinquante-six mille trois cent vingt-deux francs, répondit le cocher,
et vingt-cinq centimes pour le colis.

«M. Pandevin vérifia le calcul: trois ans moins une heure à deux francs
l'heure, tarif de jour, et deux francs cinquante l'heure, tarif de nuit,
en modifiant les totaux quotidiens selon les horaires d'hiver ou d'été
et sans oublier d'ajouter une journée pour l'année bissextile 1908.

«--C'est juste, observa M. Pandevin, voilà votre dû.» Et il lui donna
56.322 fr. 50, car il comptait vingt-cinq centimes pour le pourboire.

«Roudiol serra le tout dans son grand porte-monnaie.

«--Maintenant, chez moi!» dit M. Pandevin qui, après avoir donné son
adresse, monta dans la voiture.

«Et, quand ils furent arrivés à destination, il donna au cocher un franc
soixante-quinze pour la course.»

«Cette merveilleuse patience, qui est aussi bien française que
britannique, et avec laquelle les Allemands n'avaient pas compté, a
permis à cette guerre invétérée de durer. Mais le beau de l'histoire,
c'est qu'aujourd'hui ni mon oncle Pandevin, ni l'ancien cocher Roudiol
ne sont au front; ils fabriquent des munitions. C'est Roudiol qui est
allé proposer l'affaire à son ancien client.

«Je vous promets qu'ils ne s'embêtent pas et que, la guerre finie, ils
pourront affronter la vie chère.»

Après quoi, à Montparnasse, chacun s'en alla avec sa chacune et en
route.

Anatole demanda à Corail:

«--Tu n'avais jamais trompé Hyacinthe avant moi, c'est-à-dire avant sa
mort?

«--Mais si, répondit Corail.

«--Il l'a su? demanda Anatole avec une souffrance indicible.

«--Il s'en est bien douté, répondit Corail, et il en était navré.

«--Avec qui, dit Anatole, tandis que des larmes venaient au bord de ses
paupières.

«--Avec un juif, répondit Corail, il était du ...e d'artillerie, mais il
s'est arrangé pour ne jamais partir au front. Il ne couchait même pas à
la caserne à Nanterre et avait loué une petite villa.

«Durant les huit premiers mois de la guerre, je n'avais jamais trompé
Hyacinthe. J'avais une petite amie, Geneviève, avec qui je sortais et
allais souvent à Nanterre où était son ami. René, c'est le juif, me vit
et me suivit jusque dans le train qui nous ramenait à Paris. Dans le
wagon il nous fit tellement rire que nous ne pûmes faire autrement que
de lier conversation avec lui. Cela se fit vite. Je ne l'aimais pas,
mais il était si amusant et je m'ennuyais tellement. Plus tard, un jour
que je me disputais avec lui, je lui tordis si fort la main que je lui
cassai le petit doigt. Il parvint à faire croire qu'il se l'était cassé
en service commandé et réussit à se faire réformer.

«Quand Hyacinthe vint en permission, il se doutait de quelque chose, car
un grand nombre des lettres quotidiennes que je lui adressais venaient
de Nanterre. Je lui avouai tout. Et il n'eut pas le courage de me faire
des reproches, mais je le sentis si profondément désolé que je sus
aussitôt qu'il serait tué. Et, depuis, je pris le juif en haine et
j'aurais voulu mourir.»

Anatole de Saintariste ne répondit rien, mais il eut aussitôt la vision
de la mort héroïque et désolée du pauvre brancardier Hyacinthe à
l'affaire du bois des Buttes, dans l'Aisne, devant Pontavert, en face la
Ville-au-Bois.

Tandis que les Français allaient à l'assaut, le bois s'emplit de rumeurs
d'un autre temps: bruits d'armes, de lances et de boucliers. Des troupes
silencieuses s'avançaient et se rangeaient sous les arbres.

Anatole, dont l'imagination évoquait ce merveilleux spectacle, vit
l'«Ennéade» de ceux qui savent toute bravoure. Ce sont les abeilles des
batailles de tous les temps. Mais ce n'est pas que tous soient des
vainqueurs.


CRI DES NEUF DE LA RENOMMÉE

Nous passerons tour à tour jusqu'à ce que l'Ennéade soit complète. Ne
vous étonnez pas, il n'y a point de femmes parmi nous, car elles
n'aiment pas la guerre et pas toujours même le guerrier. Les amazones
elles-mêmes, qu'en penser? puisqu'elles n'avaient qu'un seul têton.

Un mirage de Judée s'étala, des montagnes, des torrents, des blocs de
jaspe vert, çà et là, des arbrisseaux épineux, des troncs écimés. Le
premier de la renommée passa précédé des sonneurs de trompe.


JOSUÉ

L'important n'est pas de nourrir son peuple. Il faut lui donner la terre
promise qui produit les raisins miraculeux et les fontaines de lait.
L'important n'est pas de briser les veaux d'or, prétextes de rondes et
de chansons. Il faut être assez ignorant des lois de la nature pour
arrêter le soleil d'or afin que sa lumière soit un prétexte de victoire.
Car, il ne faut pas le bonheur de tout homme, mais que tout homme ait ce
qui lui a été promis. De même pour les peuples. Ils espèrent des
victoires et la destruction des autres peuples. Le geste de ma main vers
le soleil est le plus beau monument de l'ignorance et de la puissance
humaine, surhumaine. O ma mémoire! Le soleil s'arrêta, froidit, et
pendant la nuit solaire les ennemis, las de soleil, s'enfuyaient.

Dans le même décor de Judée, passa le second de la renommée.


DAVID

Les batailles? des batailles pour vos amours. Hélas! Hélas! nul
n'espérera ton retour. Ceux qui partent seront oubliés et leurs peuples
n'en auront pas de regret et leurs femmes n'en auront pas de souvenir.
Combats singuliers. C'est là le meilleur. Ils n'impliquent ni départ, ni
déroute, ni retour. Ah! chaque guerre est un péché d'amour. Moi,
qu'ai-je fait? Sinon cette guerre pour l'adultère. Bethsalie qui
baignais tes pieds dans un bassin sous mes terrasses, au jardin de
cèdres et de cyprès. Les femmes n'aiment ni la guerre ni les guerriers,
mais les jardins de cèdres et de cyprès, les palais à terrasses et les
rois qui tergiversent. Vieux rois, qui ne partez pas en guerre,
souvenez-vous de Moïse qui fabriqua un anneau d'oubli pour amortir les
voeux impudiques que Thaïba nourrissait pour lui. Rois puissants, rois
barbus qui partez pour la guerre, souvenez-vous de Moïse qui fabriqua un
anneau de mémoire pour Séphora, sa femme, lorsqu'il se sépara d'elle
pour aller à la cour de Pharaon.

Dans le même décor de Judée, écrasé par l'éléphant, entouré de morts et
de mourants, le troisième de la renommée râla:


JUDAS MACCHABÉE

Les ennemis de vos peuples sont les bêtes. Il faut les tuer jusqu'à en
mourir. Les batailles doivent être les chasses. Tuez la brute avant
l'homme, mais mourez sous la brute si vous espérez qu'elle meure sur
vous. Pour chaque râle d'homme, une hécatombe n'est pas suffisante. Et,
chaque jour, ô vertueux, donnez des bêtes à sacrifier. Et, chaque jour,
ô braves, surmontez les répugnances et soyez boucher devant les prêtres
prêts à interpréter l'état des entrailles des victimes sur des autels
dédiés par un grand peuple à son vrai Dieu.

Un mirage d'Asie Mineure, paysage marécageux de Troade, cours du Simoïs
et du Scamandre. Un héros sanglant, qui était le quatrième de la
renommée, s'écria:


HECTOR

Défendez-vous, peuples. Défiez-vous des étrangères, gardez vos dieux,
vos vrais dieux, ne croyez pas à la vertu des simulacres sauveurs. Et si
vous ne répugnez pas à une guerre de dix années, il viendra le jour où,
héros, vous aurez une mort héroïque. Car pour les peuples et les hommes,
malgré leurs dieux, leurs vrais dieux, il vient toujours le jour où l'on
entend chanter la femelle de l'alcyon et elle est proche en ce cas; la
mort qui vient en dansant, bataillant, souvent femme, parfois homme et
alors rien n'y fait, ni la valeur, ni l'invulnérabilité. On tombe, homme
ou peuple, sur le champ de bataille et malheur aux vivants, hommes ou
peuples, ils tombent en esclavage. Mais la défaite, honte des hommes et
des peuples, est le bonheur des femmes et des nations qui pleurent et
politiquent, chantent et se mutinent, se prostituent et s'acclimatent
sous d'autres hommes, aux pieds d'autres dieux.

Un mirage de Grèce s'étala, paysage de midi, silence panique, rocs
stériles, temples blancs, pins et la mer avec des îles.


ALEXANDRE

Les plus doctes leçons ne nous enseignent pas la modération dans la soif
des conquêtes et la soif physique. Quel homme plus altéré qu'un guerrier
après une journée de combat. Quel conquérant peut être magnanime s'il
n'a jamais connu la défaite. Pour bravoure, je ne connais que celle des
Argyraspides, un courage pompeux, calme et anonyme qui permet de
supprimer l'illusion des récompenses. Rois, si vous n'êtes pas fils d'un
dieu, renoncez aux conquêtes, car les empires sont de trop courte durée
si les peuples conquis ne peuvent pas vous élire pour leur dieu, pendant
la paix politique qui doit suivre les guerres victorieuses. Mais quels
souvenirs, ceux des batailles! ton char royal désigné à l'attention des
tiens et des ennemis par des banderolles où s'inscrit ton nom, fend,
rapide, les troupes pressées dont les lances sont aussi nombreuses à
perte de vue que les soies d'un sanglier. Tu te saoules des clameurs, ta
vue ranime tes soldats défaillants et ton audace décide une victoire qui
vaudra la perte de l'indépendance à quelque peuple policé ou sauvage que
tu feras selon ta volonté un peuple d'esclaves. A moins toutefois que
les vaincus n'aient l'audace de vouloir n'être qu'un peuple de martyrs.

Paysage latin des villas, des plaines cultivées. Le sixième de la
renommée.


CÉSAR

Ce que l'on fait est bien fait. Le doute est une erreur. Y a-t-il des
conquêtes possibles, fais-les. Quel étrange sentiment est-ce que celui
qui ne procède pas du désir de gloire. On conquiert les femmes et les
peuples. Les premières conquêtes nous rendent chauves, les autres nous
font perdre l'estime des hommes. Mais, en toutes choses, il ne faut pas
se préoccuper de la fin. Qu'importe les livres sybillins, les sybilles
et le vol des oiseaux. Que chacun fasse selon la liberté qu'il se croit
dévolue et il n'y a pas de crime au monde, ni pour les conquérants, ni
pour les adultères. Si tu es roi, agis en roi. Si tu es peuple, agis en
peuple roi.

Et César s'en étant allé, les arbres du bois des Buttes crièrent:
«Soldats, soldats français!

«Tous ceux de la renommée ne sont pas morts et certains d'entre eux sont
encore à naître. Celui qui vient n'est mort que pour renaître et être
roi comme il le fut, c'est Arthur, le septième de la renommée.»


ARTHUR

Soldats, il faut vous apprêter à mourir pour renaître ainsi que je
ferai. Qu'importe la mort et la table ronde si je dois revenir pour
régner encore après la mort de ceux qui me sont égaux. Il est un château
avec cinq tours. Une au milieu et quatre autour. Les quatre sont
blanches et belles. Mais celle du milieu est vermeille. Les blanches
tours on les prendra. Celle au milieu résistera. O ma Bretagne, ô douce
France, devinez-moi!

Le vieil empereur Charlemagne passa tandis que parfois au loin mourait
l'ancien son du cor que ne parvenait pas à dominer le crépitement de la
mitrailleuse, le froissement de soie des obus de passage et le tonnerre
des départs et le fracas des arrivées.


CHARLEMAGNE

La vérité de la guerre est dans l'immobilité des forêts savantes.
Entends les futaies chanter sauvagement et que l'avenir soit ta guerre
et ta tristesse au milieu de ta gloire paisible.

Alors parut de nouveau un paysage ardent et maigre dans la Judée.


GODEFROY DE BOUILLON

A genoux plutôt que debout et guerroie loin de ton pays natal. Les mains
des barons sont les servantes de la terre. Les bras des laboureurs sont
les amants du sol qu'ils fécondent. Les filles ne doivent pas faire les
servantes dans leur propre famille. Il faut que le guerrier vive loin de
son pays natal, il faut qu'il vive en exil et dans l'inquiétude. Et la
mort est belle quand on lutte pour une grande et sainte cause. Arrive, ô
nuit, ô nuit plus belle que le jour! Et, tandis que sa gloire éternelle
grandissait au loin, l'Ennéade avait disparu. Il ne resta que l'atroce
tristesse de la bataille; le petit brancardier agenouillé ne songeait ni
à l'Ennéade de bravoure ni au danger où il était. Il pensait à Corail,
cette petite fille qu'il aimait et qui l'aimait, mais sans avoir la
constance de lui rester fidèle en l'attendant. Il était triste, si
triste qu'il sentit qu'il allait mourir et, voyant un de ses camarades
blessé qui criait: «à l'aide», il s'élança pour le secourir et c'est
alors qu'une balle de mitrailleuse l'atteignait en pleine poitrine et il
tombait mort, sans souffrance, tandis que le nom adoré de Corail
expirait sur ses lèvres.

A ce moment, Anatole et Corail croisèrent Elvire et Pablo Canouris qui
s'embrassaient près du cimetière Montparnasse.

Anatole dit à Corail: «Ne les regarde pas», et Canouris dit à Elvire:
«Maintenant que Saintariste et Corail nous ont vu nous embrasser, tout
le monde saura bien que tu es ma maîtresse et tu n'as plus de raison de
ne pas venir chez moi.»

«Voyons, Pablo, dit Elvire, tu n'y songes pas. Nicolas revient demain de
la guerre. Le médecin chef de l'hôpital du gouvernement de Ruritanie l'a
fait réclamer comme indispensable. C'est fini entre nous.»

«Eh bien! dit Canouris, si tu m'abandonnes, j'irai trouver la soeur de
Nicolas et je lui raconterai tout.»

«Ah! comme tu me dégoûtes, dit Elvire. Si j'avais su je ne t'aurais
jamais aimé. Je te hais, laisse-moi tranquille.»

Et elle se mit à courir dans la direction de sa demeure. Mais Pablo
Canouris courut après elle. Il la rattrapa au moment où elle sonnait.
Ils se battirent passionnément et Elvire aurait fini par céder si Pablo
n'avait pas glissé sur le pavé. Il tomba à genoux, elle en profita pour
entrer et fermer la porte que le concierge avait ouverte depuis un bon
moment.

Et tout le reste de la nuit elle entendit Pablo Canouris tambouriner aux
volets du rez-de-chaussée en criant: «Elbirre, écoute-moi, oubrre-moi,
jé te aime, jé te adore et si tu né m'obéis pas, je té touerrai avec mon
rébolber. Elbirre, jé té jourre qué jé raconté tout à Nicolas et à sa
soeur. Oubrré-moi, Elbirre: L'amourr c'est moi; l'amourr c'est la paix,
et je souis l'amourr puisque je souis neuttrre, et lui c'est la guerre.
La guerre c'est pas l'amourr, c'est la haine. Donque tou lé détestes et
tou me aimes, ma petite Elbirre, oubrre-moi, oubrre à ton Pablo qui té
adorres.»



IX


«Vers la fin du premier semestre de 1915, tandis que les Austro-Hongrois
attaquaient G..., il advint un fait singulier digne de demeurer dans les
annales de l'Amour.

«De race polonaise, le commandant de l'artillerie qui attaquait le
secteur était le comte Pr..., propre cousin du commandant de
l'artillerie russe, le comte Cs... La guerre a créé de ces pénibles
situations dans les familles éparpillées de la Pologne déchirée.

«Très riche, bien qu'il fût «au service de l'Autriche», le comte Pr...,
qui possédait d'immenses domaines dans la région, y avait longtemps vécu
avant la guerre et même s'était vu contraint d'y laisser son amie, une
marchande au long corps potelé, au regard voluptueux et musicienne
accomplie, laquelle, depuis peu de temps, était du dernier bien avec le
comte Cs..., commandant de l'artillerie russe. De son côté, celui-ci
laissait derrière les lignes sa maîtresse qu'il aimait tendrement. Cette
jeune patricienne, veuve depuis un an à peine, et qui connaissait pour
la première fois le plaisir d'aimer, se désolait d'être séparée de son
amant, et le comte Pr..., qui avait eu l'occasion de lui être présenté
avant qu'il devînt l'ennemi, l'envahisseur, lui faisait en vain une cour
très assidue. Il n'avait pas oublié toutefois sa musicienne, la
marchande de G... et, musicien lui-même, compositeur de talent, pour se
rappeler au souvenir de sa maîtresse, il eut l'idée de lui donner un
concert, tour à tour aubade et sérénade, tel qu'aucun amant n'avait
encore tenté d'en flatter l'ouïe de sa maîtresse. Après avoir mesuré le
son des canons de façon à connaître le timbre et la hauteur de la note
qui sortait de leur âme, il composa une épouvantable symphonie qu'il fit
exécuter à ses batteries; et son rival, le commandant de l'artillerie
russe, non moins musicien que lui, le comprit si bien qu'à ce terrible
concert il mêla les accents aussi sauvages, mais malheureusement moins
puissants, de ses canons, complétant ainsi l'horrible symphonie de son
ennemi. Ce n'était rien moins que de la musique de chambre. Et ce
concert, qui portait la mort, dura ainsi deux jours et deux nuits,
terrifiant ceux qui l'écoutaient et auraient bien voulu ne pas
l'entendre, mais ne pouvaient s'empêcher d'en admirer l'effrayante et
magnifique harmonie.

«Durant la deuxième nuit, le comte Pr... fit lancer sur la ville de G...
des obus à gaz suffocant où, s'étant souvenu des alcancies des Mores de
Grenade, il avait fait mêler des parfums très subtils qui embaumèrent la
ville assiégée et les odeurs les plus variées et les plus violentes s'y
succédèrent jusqu'à l'aube, tandis que le front des tranchées
s'éclairait d'une merveilleuse pyrotechnie de fusées de toutes les
couleurs qui montaient sans cesse et mouraient doucement. La garnison
russe et la presque totalité de la population de G... périrent de ce
concert avec la maîtresse du comte Pr... qu'il retrouva morte sur le
cadavre de son amant. Quant à la maîtresse de celui-ci, qui avait
résisté jusque-là au désir du vainqueur, il fallut qu'elle cédât à sa
violence, mais le soir même elle poignarda le comte Pr... qui s'était
endormi gorgé de viande, ivre d'hydromel et de tokay centenaires, après
quoi une dernière rafale tirée de loin sur les batteries russes laissa
tomber un obus sur le petit castel où vivait la jeune veuve et la tua de
telle façon qu'à l'accord final du concert sanglant, il ne demeura aucun
des quatre amants polonais.»

Et la princesse Nathalie Teleschkine ajouta:

«Cette histoire m'est parvenue dans une lettre de Russie. Qu'y a-t-il de
plus précaire que l'amour en tous les temps? Ne vous étonnez pas, mon
cher Pablo, qu'il le soit davantage en temps de guerre.»

Et elle reprenait une à une les lettres qu'Elvire avait écrites à Pablo.
Depuis le retour de son amant Nicolas, Elvire, après avoir rompu avec
Pablo, l'avait revu et la vie s'écoulait sans heurts. Nicolas
s'intéressait de moins en moins à Elvire et courait de son côté avec les
petites actrices qui venaient donner des séances à l'hôpital ruritanien.
Elvire en était profondément froissée et bien plus jalouse qu'elle ne
disait, car elle voyait le manège de son Nicolas, tandis que celui-ci ne
s'était pas aperçu des intrigues d'Elvire.

Elles lui furent révélées par la marraine de guerre d'un des officiers
soignés à l'hôpital. Elle lui avait fait des avances auxquelles il avait
fait un accueil incertain, car il était sorti avec elle et l'avait menée
quelquefois prendre le thé rue de Rivoli. Il l'avait même présentée à
Elvire qui passait maintenant la moitié de son temps à la Coupole avec
son Pablo aux mains d'azur et ses amis. Mais Nicolas ne s'était jamais
décidé à faire sérieusement la cour à la marraine du lieutenant Emmanuel
Verde-Croya, la jolie Nicole, qui, dépitée et pour brusquer la rupture
qu'elle souhaitait entre Elvire et Nicolas, lui déclara un jour qu'elle
était venue voir son filleul à l'hôpital: «Mon cher, vous êtes cocu.» Et
elle eut une crise de nerfs au moment où, rouge de honte, il répondait:
«Je ne crois pas.» Et tandis que le lieutenant Verde-Croyes sortait de
la chambre en boitillant et en chantonnant la chanson de Chérubin

    J'avais une marraine
    Que mon coeur, que mon coeur a de peine

Nicolas, qui n'y croyait pas, fit cependant à ce propos, dès le soir
même, une scène à Elvire et tout Montparnasse qui était au courant se
mêla de les séparer. Seule, Elvire se mit dans la tête qu'il fallait
qu'elle restât avec son Nicolas, nia si bien, qu'elle nia tout ce qu'on
lui reprochait, cessa d'aller à la Coupole et de voir Canouris qui lui
écrivit et elle lui répondit d'un ton courroucé que leur camaraderie
était finie et, moitié pour ravoir Elvire, moitié pour que Nicolas, dont
il était l'ami, fut au courant du caractère de sa maîtresse, Pablo, qui
avec les femmes ne connaissait que la violence et qui les méprisait,
prit la résolution de prévenir la soeur de Nicolas, afin que l'étendue
du scandale empêchât toute réconciliation.

Il alla chez la princesse Teleschkine, lui dit qu'il aimait Nicolas
comme un frère, qu'il était navré de le savoir acoquiné avec une fille
comme Elvire, la présenta comme une dangereuse Sirène dont il avait été
lui-même la victime, la montra s'amusant avant lui avec des aviateurs
anglais, des journalistes américains et un auxiliaire du service de
santé.

Nathalie Teleschkine l'écouta avec une joie épouvantablement douloureuse
car depuis longtemps elle souhaitait que son frère rompît avec Elvire
et, d'autre part, elle craignait qu'il ne supportât pas sans beaucoup en
souffrir cette inévitable rupture.

Pablo Canouris lui montra les lettres qu'Elvire lui avait écrites, mais
elles ne pouvaient servir qu'à renforcer une conviction morale car elles
n'étaient pas, en elles-mêmes, compromettantes. Elles étaient amicales,
c'est tout. Finalement il montra des croquis qu'il avait faits d'après
Elvire nue et une photo où elle était représentée nue aussi.

La princesse Teleschkine n'en avait pas besoin de tant pour asseoir sa
conviction, elle remercia Pablo de la preuve d'amitié qu'il venait de
donner à l'endroit de Nicolas et sa colère à l'égard d'Elvire était si
grande que, si elle l'avait tenue, elle l'eût étranglée sur l'heure,
mais elle ne put se venger que sur un bouquet que la maîtresse de son
frère avait peint et qui représentait des pivoines d'un rose éclatant
sur un fond azuré. Elle le lacéra. Et Pablo, que le talent d'Elvire
séduisait, ne vit pas sans peine s'accomplir sous ses yeux cet acte
inutile de vandalisme.

Quand Nicolas vint à l'heure du thé chez sa soeur, elle le mit au
courant avec des accents tragiques et celui-ci, plus pâle qu'un mort,
revint aussitôt à son atelier et pria Elvire de s'en aller car il était
au courant de tous ses déportements, il lui dit qu'il était inutile
désormais de les nier, que Pablo lui-même avait tout raconté, puis il
sortit pour permettre à Elvire de faire ses bagages et de partir.

Mais, lorsqu'il revint, il ne put rentrer chez lui, car la clef avait
été laissée dans la serrure, à l'intérieur, et une forte odeur de gaz
émanait des jointures de la porte. Il donna l'alarme et, avec le
concierge, enfonça la porte, et l'on trouva Elvire asphyxiée sur le
fourneau à gaz. Le médecin, qui arriva sur ces entrefaites, eut bien du
mal à la faire revenir à elle, et Nicolas lui pardonna tout, ajoutant
foi à ses dénégations et comme, en effet, rien ne prouvait que Pablo eût
dit la vérité, Nicolas mit ses dénonciations sur le compte du dépit
qu'il avait eu de ne point réussir à enlever Elvire.

Les croquis ne prouvaient rien non plus, car Pablo pouvait fort bien les
avoir faits de chic et la photo, au dire d'Elvire, avait été prise à
Pétrograd; l'épreuve que détenait Pablo, Elvire l'avait perdue ou
peut-être même Pablo l'avait-il dérobée un jour qu'il était venu visiter
ses amis.

Si bien qu'il ne restât rien de cette histoire que huit jours de lit
durant lesquels le faux Ovide du Pont-Euxin vint en visite à l'atelier
de la rue Maison-Dieu en compagnie du vieil Otto Mahner qui, voyant de
quoi il s'agissait dans cette maison, l'Eros luttant sauvagement avec
l'Anteros, ne parla que de la guerre et mentionna une petite brochure
qu'il gardait précieusement et relisait chaque année avec un étonnement
toujours croissant:

«C'est sans doute, dit-il, aux frais du prophète anonyme qu'on a imprimé
et distribué une singulière prophétie concernant les événements à venir
avant le 9 avril 1931.

«L'exemplaire que je possède, et qui a paru en 1903, m'a été donné dans
la rue, à Paris, la même année.

«Certaines prédictions, notamment celles concernant le Maroc et Tripoli,
et qui se trouvent réalisées, donnent un intérêt à la brochure du
Nostradame inconnu.

«La brochure est un in-12 de 42 pages, en comptant la couverture.

«Voici le titre complet:

«Vingt événements à venir--Selon le Prophète Daniel et
l'Apocalypse--Entre 1906 et la fin de cette Ere en
1929-1931--Révolutions et Guerres dans le cours de 1906 à
1919.--Confédération de dix Royaumes vers 1919: la France, la Grande
Bretagne, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche, la Grèce, l'Egypte, la Syrie,
la Turquie, les Etats des Balkans.--Venue d'un Napoléon comme roi d'un
des Etats grecs vers 1920-21 et comme roi de Syrie vers 1922-23 et le
Président de la Confédération de 1925-27 à 1929-31.--Ascension de
144.000 chrétiens au ciel, sans qu'ils aient vu la mort, le 26 février
1924 ou 1926.--Alors d'étonnants phénomènes.--Guerre universelle de
janvier à août 1925 ou 1927.--Grande tribulation et persécution pour 3
ans 1/2, de août 1925 ou 1927.--Descente de Jésus-Christ à Jérusalem le
2 mai 1929 ou 9 avril 1931, pour détruire les méchants et régner sur les
nations 1000 ans.--Aussi le livre du Prophète Daniel.--Librairie
Charles, 8, rue Monsieur-le-Prince, boulevard Saint-Germain, Paris.

«Il faut noter que le Napoléon venu de Syrie est appelé tantôt Empereur
des Dix Royaumes et tantôt Président de la Confédération.

«Une image en couleurs représentant quatre personnages à cheval,
symboles des événements prédits, illustre ce titre, dont j'ai respecté
les bizarreries.

«Les pages 2, 3 et 4 de la couverture sont occupées par des images en
couleurs, celle de la page 4 est la plus surprenante. Elle représente la
bataille d'Armageddon à Jérusalem, à la fin de cette ère, le 2 mai 1929
ou 9 avril 1931.

«Au bas de la 4e page de la couverture, on lit: Imprimerie Tom Browne et
Compagnie, Hyson Green, Nottingham.

«A en croire certains renseignements contenus dans la brochure, la
première édition en aurait été publiée à la librairie Martien, en 1863,
à Philadelphie. Une autre édition, augmentée, aurait paru en 1893.

«L'édition de 1903 serait la plus intéressante, car les dates précises
des vingt événements à venir s'y trouvent pour la première fois. Il est
possible que les premières éditions aient été publiées en anglais, mais
l'auteur n'en dit rien.

«Les premières pages de la prophétie peuvent la faire prendre pour un
ouvrage de propagande bonapartiste. Cependant le Napoléon annoncé finit
par tomber dans de telles impiétés, de si grandes cruautés que si la
brochure n'était qu'un pamphlet de propagande politique, elle irait à
l'encontre de son but.

«L'auteur connaît, pour les avoir parcourus, les Etats-Unis, l'Europe,
la Palestine.

«D'autre part, on se trouve en présence d'un historien éclairé, sinon
érudit. Aucun des problèmes de la politique contemporaine ne lui est
inconnu. Il n'affecte pas des prétentions prophétiques: ses prédictions
ne sont que des gloses sur des textes sacrés.

«--Des révolutions et des guerres dans le cours de 1906 à 1919, dit le
prophète inconnu, amèneront la séparation de la Macédoine, l'Albanie et
la Syrie de la Turquie, et l'extension de la France jusqu'au Rhin, et
transformeront, pas plus tard que 1919, les 22 royaumes ou Etats qui
occupent maintenant le territoire de l'ancien Empire romain de César en
dix royaumes gouvernés par dix souverains, comme le représentent les dix
cornes de la bête de Daniel, ainsi que les dix orteils de la statue de
Daniel. II, 33; VII, 24. Les 22 Royaumes ou Etats sont: (1) la France;
(2) la Grande Bretagne; (3) la Belgique; (4) le Luxembourg; (5) la
Suisse; (6) la Bavière; (7) Bade; (8) Wurtemberg; (9) provinces du Rhin;
(10) l'Espagne; (11) le Portugal; (12) le Maroc qui sera ajouté à la
France ou à l'Espagne; (13) Tripoli, qui sera ajouté à la France ou à
l'Italie; (14) l'Autriche; (15) l'Italie; (16) la Grèce; (17) l'Egypte;
(18) la Turquie; (19) la Bulgarie; (20) la Serbie; (21) la Roumanie;
(22) le Monténégro.

«Dans le cours de 1906 à 1931, il y aura des révolutions et des guerres
dans toutes les parties du monde, ainsi que des grèves et des luttes
entre patrons et ouvriers, de grands tremblements de terre, des
troubles, des commotions, des famines et des pestes; des signes dans le
soleil, dans la lune et les étoiles.»

«Un second passage mentionne ces faits qui doivent se produire avant
1919.

«Formation de ces dix royaumes en une Confédération ou Alliance de dix
royaumes (remplaçant la triple alliance actuelle de l'Allemagne, de
l'Autriche et de l'Italie, ainsi que la double alliance de la France et
de la Russie). Les dix royaumes confédérés se composeront de: (1) la
France, s'annexant plusieurs petits états ou royaumes, et ainsi agrandie
jusqu'au fleuve du Rhin et le mur romain de Bingen à Ratisbonne, parce
qu'autrefois ce fleuve et ce mur formaient la frontière de l'Empire
Romain entre la France et l'Allemagne; (2) la Grande Bretagne séparée
(du moins tant que ces pays auront des parlements à eux) de l'Irlande et
de l'Inde, ainsi que ses autres colonies qui n'ont jamais fait partie de
l'Empire Romain de César; (3) l'Espagne avec le Portugal et toute cette
partie du Maroc qui ne sera pas ajoutée à la France; (4) l'Italie
probablement avec Tripoli; (5) l'Autriche, au moins les provinces
situées au nord du Danube, c'est-à-dire moins presque toute la Hongrie
et la Bohême, la Moravie et la Galicie; (6) la Grèce avec la Thessalie,
l'Epire, la Macédoine et l'Albanie comme il fut autrefois; (7) l'Egypte;
(8) la Syrie, séparée de la Turquie; (9) la Turquie qui ne comprendra
plus que l'ancienne Grèce et la Bithynie; (10) les Etats des Balkans ou
Etats slaves, c'est-à-dire la Bulgarie et la Roumanie et une partie de
la Serbie et de la Hongrie.

«Il y aura donc ainsi cinq royaumes d'Orient et cinq d'Occident, espèce
d'Etats-Unis.

«Chacun de ces dix royaumes aura un gouvernement constitutionnel,
c'est-à-dire démocratique, monarchique. Conséquemment l'Egypte, la Syrie
et la Turquie auraient avant 1919 des parlements et des députés élus par
les peuples.

«Un chef remarquable (semblable à Napoléon Ier de 1798 à 1806)
apparaîtra en France dans les guerres qui auront lieu à quelque période
entre 1906 et 1919 et il élèvera cette confédération de dix Royaumes,
semblable à un Eiffel politique, et ainsi, inconsciemment, il préparera
le chemin pour le Napoléon qui deviendra la petite corne vers 1920-21,
et Roi de Syrie vers 1922 et l'Empereur de dix Royaumes vers 1926,
sommet de la pyramide politique, pour trois ans et demi.»

Nicolas Varinoff, qui s'intéressait passionnément à la guerre, observa:

«--Il n'est pas souvent question de l'Allemagne, ni de la Russie dans
cette singulière prophétie.»

«--Pas plus que de l'Amérique et du Japon, ajouta Mahner, mais c'est le
propre des prophéties d'être singulières.»

«--Le plus singulier, dit Nicolas, c'est qu'il commence à être
sérieusement question d'une confédération latine et des historiens comme
Ferrero et Luchaire s'occupent, par des enquêtes, d'y préparer l'opinion
publique.»

«--Mais, dites-moi donc, s'écria Elvire, qui commençait à s'intéresser à
la question, quel âge peut avoir aujourd'hui le Napoléon dont il
s'agit?»

«--Je l'ignore, mon enfant, dit Mahner, et peut-être n'est-il appelé ici
Napoléon que par manière de parler et symbolise-t-il tout simplement le
nouvel astre impérial qui se prépare à rayonner sur le monde,
l'Impérialisme civilisateur né de l'adroite solution des problèmes qui
se posent encore aujourd'hui dans la Méditerranée orientale.»



X


Le long stationnement que la guerre a imposé aux soldats a fait éclore
sur le front un certain nombre de superstitions et tout un folklore
mystique ou profane qui mérite qu'on l'étudie passionnément.

La superstition relative à l'allumette unique donnant du feu à trois
cigarettes nous vient d'Angleterre.

«Le régiment a longtemps combattu auprès des Anglais, me dit le
lieutenant D..., qui le premier me parla de cette superstition, et ce
sont ceux qui nous ont enseigné cette chose si tragique et d'apparence
un peu ridicule.

«Je ne suis pas plus superstitieux qu'un autre. Je ne vous dirai point
que j'y crois fermement ou que je n'y crois pas. On expliquera la chose
comme on voudra, mais je ne puis nier des faits dont j'ai été témoin.
Chaque fois qu'on a allumé devant moi trois cigarettes avec la même
allumette, il s'en est suivi, dans un délai très bref, la mort d'un des
trois fumeurs.

«Les Anglais nous ont appris, au demeurant, que cette superstition
n'était pas neuve, mais qu'en temps de paix les dommages qui en
résultaient n'étaient pas si graves qu'à la guerre, où, ce qui peut
arriver de plus simple et de plus naturel, c'est de perdre la vie.

En ce qui me concerne, comme le lieutenant D..., je ne dirai pas: «J'y
crois» ou: «Je n'y crois pas». Mais blasé sur la mort et le sang comme
peuvent l'être ceux qui ont longtemps pratiqué la zone de feu, où je fus
artilleur d'abord, fantassin ensuite, je ne me souviens jamais sans
émotion de la mort du sous-lieutenant d'artillerie François V..., qui
était attaché à l'Etat-Major d'un corps d'armée.

Il m'avait invité un jour à sa popote et quelqu'un ayant parlé de cette
superstition des trois cigarettes, tout le monde en rit, sauf moi-même
et mon ami François V..., qui la déclara fort intéressante et ajouta
qu'il était urgent de noter tout ce qui se rapportait au folklore de la
guerre.

Mais, au même moment, ayant allumé une cigarette, j'avais passé
l'allumette enflammée au voisin du jeune officier d'artillerie qui, se
penchant vers elle, alluma, lui troisième, sa cigarette.

Je ne puis exprimer combien ce geste fit d'impression sur moi... Le
lieutenant François V... fut tué le lendemain matin en accomplissant une
mission, tué bêtement à sept ou huit kilomètres des lignes par un de ces
obus que les Allemands tirent au hasard.

Je note cette histoire entre mille où j'ai joué un rôle ou que j'ai
entendue raconter par des témoins dignes de foi.

Au reste, le témoignage a ici peu d'intérêt, et ce qu'il importe de
noter c'est la superstition ou croyance (comme on voudra) qui est cause
que souvent, quand trois poilus veulent allumer leur cigarette à la même
allumette, l'exclamation suivante fait jeter le tison enflammé: «Jamais
trois cigarettes!»

Et le capitaine T..., d'un régiment mixte, tirailleurs et zouaves, qui
en parlait un jour devant moi, ajoutait:

«On ne s'en méfie pas tant à cause de la mort qui s'ensuit. La mort, en
effet, ne fait plus peur à personne. Mais surtout parce qu'on a remarqué
que c'est toujours une mort bête qui survient. Cette mort par éclat
d'obus dans la tranchée ou au repos à l'arrière, qui n'aurait rien
d'héroïque s'il y avait quelque chose dans cette guerre qui ne fût pas
héroïque.»

Parmi les petites superstitions du front, il en est une que j'ai eu
l'occasion de noter dans quatre régiments différents.

Je veux parler de l'autobus de rêve.

J'en ai entendu parler la première fois par les poilus d'une batterie
composée de gens du Nord. Ils m'affirmèrent que ceux qui avaient été
tués à la bataille (un très petit nombre, d'ailleurs, cinq ou six)
avaient, la veille ou l'avant-veille, rêvé d'un autobus.

J'essayai d'abord de m'expliquer cette croyance en la rapportant aux
autobus parisiens qui ont rendu tant de services sur le front. Mais,
somme toute, mon explication était fort incomplète.

Un sapeur du Midi me raconta la même chose, en termes à peu près
identiques.

Mais ce qui me frappa surtout, ce fut plus tard d'entendre un caporal
d'infanterie de la région de Paris me dire avec assurance qu'il ne
tarderait pas à être tué, qu'il le savait bien, ayant rêvé d'un autobus,
et il me détailla les circonstances de son rêve.

«Il était minuit, me dit-il, un autobus s'en allait lourdement et vite
sur une route. Il était complet et les voyageurs qui se trouvaient
serrés les uns contre les autres me regardaient avec des yeux ternes qui
me faisaient frissonner...

«J'étais moi-même dans un boyau où tout le régiment défilait et je
pliais sous le poids d'un barda plus lourd qu'un piano à queue. Je
trébuchais, m'étalais, remontais sur mes pattes pour retomber dans un
trou où je m'enlisais jusqu'aux cartouchières.

«Et cette marche dans le boyau était coupée par le «Faites passer que ça
ne suit pas». Puis, tandis que l'on attendait, appuyé contre les parois
suintantes, que les égarés eussent rejoint, je faisais signe à l'autobus
de s'arrêter pour me prendre; mais lui, lourdement, allait toujours plus
vite, sans dépasser la colonne des biffins arrêtés sous terre et le
regard des voyageurs devenait plus morne, tandis que dans le boyau une
corvée de soupe ayant passé avant nous et un faux pas ayant fait se
renverser des marmites de campement, les macaronis présentaient les
armes sur un tas de glaise.»

En effet, trois jours après, ce caporal mourut très bravement en allant
couper des fils de fer. Il fut tué par une torpille qui éclata avec un
bruit d'engloutissement.

Un autre soldat ayant un jour rêvé d'un autobus, un sergent, né malin,
s'efforça de changer le caractère de ce songe. Il y réussit et le soldat
vient de passer caporal. L'anecdote est d'autant plus intéressante
qu'elle se double d'une sorte de prophétie qui vient de se réaliser sur
le front anglais grâce aux exploits des tanks.

«T'as rêvé d'un autobus, toi? dit le sergent. Comment que t'aurais fait,
vu que t'as jamais été à Paris?»

Et le soldat lui décrivit la machine.

«Ça, un autobus! dit le sergent, une mécanique qui marche comme si
qu'elle avait le vertige, tandis qu'elle lessive son foîron dans la
terre des tranchées qu'elle éventre! Y a pas plus d'autobus que de
beurre au ... Ce que t'as vu c'est sûrement une nouvelle machine qui va
rentrer dans le chou aux Boches. Sois tranquille, tu verras ça et moi
aussi.»

Il m'a été rapporté que dans un régiment du midi, la croyance à
l'autobus de rêve existait, mais modifiée, car c'est d'un camion
automobile qu'il s'agissait, et qu'on avait eu plusieurs exemples de la
véracité de ce songe bizarre, qui n'est pas la moins curieuse des
superstitions qu'a fait naître la longue station dans les tranchées.

Je laisse de côté les pratiques religieuses dont le caractère sacré est
au-dessus du but que je me suis proposé ici et qui, méritant un respect
particulier, ne doivent pas être confondues avec les petites
superstitions qui sont nées de la guerre, comme celles qui s'attachent à
l'or monnayé.

Le front a donné pas mal d'or au gouvernement, mais je crois qu'il en
possède encore beaucoup. Cela vient de la croyance superstitieuse que
les Allemands soignent mieux les prisonniers blessés quand ils ont des
pièces de vingt ou de dix francs. En quoi l'on se trompe, car les Boches
font sans doute main basse sur l'or que peuvent posséder les prisonniers
français; mais pour ce qui est de les mieux traiter que les autres,
c'est sans doute absolument faux.

D'autre part, c'est une croyance très répandue parmi les canonniers
(aussi bien les servants que les conducteurs) que les Boches châtrent
les artilleurs qui n'ont pas au moins une pièce d'or pour se racheter.

L'or monnayé a ainsi pris peu à peu le caractère d'un talisman destiné à
éviter une mutilation à ceux qui ont le malheur d'être faits
prisonniers, blessés ou non.

J'ai connu une batterie où, au mois de mai 1915, grâce à la fabrication
et au commerce (interdit depuis) des bagues, des ronds de serviettes,
coupe-papiers, etc., parmi les hommes de troupe seuls, il n'y avait pas
moins de cinq mille francs d'or, recueilli principalement chez les
fantassins qui étaient les meilleurs clients des bijoutiers de
l'artillerie.

Les appels réitérés du Gouvernement conseillant aux soldats de se
débarrasser de leur or, afin de ne pas alimenter le trésor allemand au
cas où ils tomberaient aux mains des ennemis, ont été transmis avec tant
de discrétion qu'ils n'ont pas toujours été suivis d'effet. Et je crois
bien que, dans ce cas particulier, l'infanterie a mieux compris que
l'artillerie l'intérêt patriotique qu'il y avait à ne point conserver de
l'or monnayé.

Cette manie de l'or a pris, la guerre durant, une apparence
superstitieuse qui fait qu'elle relève maintenant du folklore; mais
c'est avant tout une superstition d'ordre pratique, dont il n'est pas
toujours facile de démontrer le mal-fondé dans un pays où, l'or ayant
toujours abondé, tout le monde est bien fixé sur sa valeur d'échange.

Beaucoup de ceux qui gardent de l'or monnayé le placent sur le côté
gauche, les pièces champ contre champ, de façon à blinder le coeur et le
protéger des balles.

J'ai encore entendu raconter que l'or aurait la vertu d'attirer les
Boches et qu'un sergent qui possédait une pièce de vingt francs avait,
en la faisant miroiter au soleil, charmé une trentaine de Feldgrau qui
l'avaient suivi jusque dans la tranchée française où ils avaient été
facilement capturés, tout cela grâce à la vertu de l'or.

Un soldat, cultivateur de la région lyonnaise, a émis un jour, devant
moi, l'opinion que chaque homme a son étoile qu'il lui importe de
connaître. Jusqu'ici, rien que de commun et il n'y a là qu'une
application du dicton: avoir foi dans son étoile. Mais le poilu ajoutait
qu'il fallait être en communication avec cette étoile, afin que sa vertu
protectrice pût s'exercer et que l'or monnayé seul pouvait vous mettre
en communication avec l'étoile.

Il possédait lui-même sa pièce d'or et, comme il avait foi en son
étoile, aucun acte de bravoure ne lui paraissait dangereux à accomplir.

«Je suis tranquille, disait-il, je ne serai jamais touché.»

Il ne fut pas tué, mais grièvement blessé. Je ne crois pas qu'il ait
conservé cette foi aveugle dans les vertus de l'or.

La dernière que j'aie entendue vanter, c'est le pouvoir qu'il aurait
d'empêcher la putréfaction, si bien qu'après la guerre, le cadavre étant
reconnaissable, pourrait être transporté dans la tombe familiale, au
petit cimetière du village natal.

Celui qui exprimait cet avis était un petit Breton ingénu et très brave.
Sa mère lui avait dit ce qu'il répétait touchant l'or.

Au reste, il n'en possédait pas.

Mais il ne faut pas rire de ces petites superstitions. Elles montrent la
fraîcheur d'imagination d'une race et il n'en résulte que de l'héroïsme.

Voici, d'autre part, une légende née sur le front. Je l'ai recueillie de
la bouche d'un conducteur d'artillerie, avant la guerre «monteur» à
Saint-Quentin et qui avait été versé, avec un certain nombre de ses
camarades des régions envahies, dans un régiment du midi.

Cette légende de la Branche de laurier, que je m'excuse de rapporter en
termes qui traduisent mal le mouvement du récit tel qu'il me fut fait, a
l'avantage de montrer la superbe confiance des soldats français dans
leurs chefs.

La voici; elle est née de la méditation et de la collaboration d'un
grand nombre de conducteurs, tandis qu'un hiver durant ils chantaient le
Pont de Minaucourt, le soir, avant de s'endormir à l'échelon:

La propriété des Charbatzky, aux environs de Moscou, a une histoire.
Napoléon s'y est arrêté un jour et une nuit avant d'arriver dans la
ville sainte.

On y a toujours cultivé avec soin un laurier qu'il y planta de sa main.

Il se trouve au bord d'une grande pelouse, dont le centre est occupé par
un petit bois de trembles.

Près du laurier est un banc, et c'est là que, chaque matin, la jeune et
jolie princesse Lydie Charbatzky, vient lire ou songer.

Son père et ses trois frères sont soldats. C'est à eux qu'elle songe et
aussi à toutes les femmes qui ont des êtres chers à la guerre.

C'est ainsi qu'un matin, pensant à tout cela, elle tendit machinalement
la main vers le beau laurier et en cueillit une branche qu'elle porta à
ses lèvres. Et, l'ayant baisée, elle la jeta au vent en disant:

«Petite branche de laurier, je te dédie à celui qui ramènera ceux que
nous aimons, au grand soldat tacite qui modestement prépare la
victoire!»

Et la jolie princesse Lydie jeta la branche de laurier au vent qui
soufflait vers l'ouest.

Et le vent emporta la branche aromatique sur une route où passait un
officier blessé qui, après guérison, se rendait à une gare pour regagner
le front.

Il vit tomber la branche à ses pieds:

«Une branche de laurier, se dit-il, c'est de bon augure.»

Il la ramassa aussitôt et la piqua allègrement à sa casquette.

Le laurier était en effet un excellent présage car, dès son arrivée au
front, l'officier eut à mener ses hommes à l'assaut d'un retranchement,
d'où il ramena un grand nombre de prisonniers et du matériel de guerre,
ce qui lui valut d'être décoré et promu à un grade supérieur.

Mais pendant l'assaut, le vent qui soufflait fort avait emporté la
branche de laurier au delà des lignes allemandes et, comme un oiseau
blessé, elle s'abattit sur les genoux d'un journaliste américain qui,
assis sur une borne, écrivait sur un bloc-notes un article destiné au
grand journal de New-York dont il était le correspondant:

«Une branche de laurier, se dit celui-ci, voilà un noble souvenir de la
guerre, je l'emporterai en Amérique.»

Et il en empanacha son feutre.

A quelque temps de là, le journaliste américain, ayant suffisamment
visité le front oriental, s'en alla sur celui d'occident. Mais, en
passant par Lille, il rencontra un convoi de jeunes filles et de femmes
françaises que les Allemands arrachaient à leur foyer pour les mener
travailler loin de chez elles. Et il fut si touché de ce spectacle qu'il
tendit à l'une d'elles la branche de laurier qu'il détacha de son
chapeau.

La jeune fille le remercia. Mais, lorsqu'il eut tourné le dos,
l'officier allemand qui conduisait le cortège se précipita sur la jeune
fille et lui arracha la branche de laurier. Cependant il lui en resta
une feuille qu'elle mit sur son coeur.

A ce moment passa un aviateur allemand que connaissait l'officier:

«Tiens, Fritz, dit celui-ci, voici une branche de laurier. Tu la
mérites, garde-la. Mais examine bien la tige pour voir si elle ne
contient aucun billet. C'est un journaliste neutre qui a donné cette
branche de laurier à une de mes prisonnières et avec les neutres on ne
sait jamais; ils finissent toujours par sortir de leur neutralité.»

Fritz prit la branche de laurier, l'examina, s'assura si elle ne
contenait rien de suspect et enfin l'arbora fièrement à son béret.

A sa première sortie, quelques jours plus tard, il s'en fut survoler les
lignes françaises et les dépassa, s'efforçant de recueillir le plus de
renseignements possible.

Tout à coup parut un appareil français qui lui donna la chasse, le
rejoignit et, modernes chevaliers, ils se mesurèrent en combat
singulier, entre ciel et terre, à coups de mitrailleuses.

L'Allemand eut le dessous; son appareil en flammes tomba comme une
loque; de l'aviateur, il ne resta qu'une masse informe et sanglante.
Mais la branche de laurier qu'il avait mise à son casque descendit en
tournoyant, puis le vent l'entraîna au-dessus de Verdun et elle
s'envolait glorieuse parmi les obus de gros calibre qui passaient à côté
d'elle, avec un bruit strident. Soudain, le vent changeant de direction,
elle alla s'abattre plus à l'ouest et près des lignes, au milieu d'une
batterie composée de gens du midi:

«Du laurier! dit le cuistot de la 4e pièce qui vit tomber la petite
branche. Du laurier, on va le mettre dans la soupe!»

Mais telle n'était point la destinée de cette branche de laurier
impérial. Avant que le brave cuistot l'eut ramassée, le vent la reprit
et l'emporta sur la route où, à ce moment, passait une automobile. La
vitre de la portière était ouverte et la petite branche de laurier s'y
engouffra et se posa délicatement sur le képi du généralissime qui
faisait sa tournée le long du front.

Et c'est ainsi que la petite branche du laurier impérial des environs de
Moscou accomplit la mission que lui avait confiée la jeune et jolie
princesse Lydie Charbatzky en disant:

«Petite branche de laurier, je te dédie à celui qui ramènera ceux que
nous aimons, au grand soldat tacite qui modestement prépare la
victoire.»

On pourrait étendre à l'infini cette petite contribution à l'étude des
superstitions et du folklore du front. Nul doute par exemple que l'armée
d'Orient ne fournisse un merveilleux appoint à ces investigations
passionnantes.

Les débuts incertains de la campagne d'Orient eux-mêmes ont fait
merveilleusement renaître la fable antique.

Dardanelle est Dardanie ou l'antique Ilion. Le premier boulet des
Britanis est tombé non loin du tombeau d'Achille, le second près de
celui de Protésilas, mort devant Troie avant tout autre.

Je crois que le tombeau de Léandre est sur une rive de l'Hellespont et
qu'un fanal marin surmonte sa colonne mutilée. Un aussi bon nageur que
lord Byron pourrait traverser le détroit par une belle nuit nacrée.
L'antique maîtresse du grec est sur le rivage. Elle enlace le baigneur
téméraire en qui elle croit reconnaître son amant. Elle est folle; et
les Dieux l'ont punie d'avoir jadis attenté à ses jours. Ainsi la
prêtresse de Vénus est-elle condamnée à courir sur la rive jusqu'à la
fin des siècles. Elle a le goût de coquillage quand on la «mange».
C'était un conte de l'ancienne marine au temps où les enseignes
connaissaient la fable et citaient le vers «solitaire» de Lemierre:

    Le trident de Neptune est le sceptre du monde.

Un canonnier de la batterie à laquelle j'ai appartenu reçut un jour de
son frère, marin qui mourut plus tard à Athènes, ces nouvelles qui, à
l'époque, m'enchantèrent.

Quand le navire amiral fut en vue du Détroit, une barque, gouvernée par
un vieux marinier qui ressemblait à Poseidon, fit signe qu'elle désirait
accoster. On laissa venir et une vieillarde brandissant un feuillard de
laurier escalada la coupée et réclama les honneurs.

Elle dit ensuite au matelot de Ploërmel qui lui taillait une basane pour
réponse, qu'elle voulait parler au Chef, qu'elle se nommait [Grec:
melnorêra] ou Tête Noire, encore qu'elle fût blanche; qu'elle avait
voyagé à Claros, Samos, Délos et Delphes, et qu'elle connaissait la
passe de Troie. A la seconde basane, elle remit une enveloppe et
redescendit avec dignité. Le matelot porta le pli à l'Amiral qui en tira
une feuille de laurier sur laquelle étaient tracés ces alexandrins
énigmatiques:

    Fils d'Ulysse, ô nocher Boué de Lapeyrière,
    Si le Turc est vaincu, le Grec sera derrière.

Le premier mouvement de l'Amiral fut de jeter cette feuille de laurier,
dont l'inscription lui parut futile, et de punir l'importun tailleur de
basanes, ce qui lui donna le temps de la réflexion. Le second mouvement
fut donc de regarder l'enveloppe, laquelle portait à gauche en lettres
rouges: _Trou de la Sybille_. C'était l'Hellespontienne.

Et la flotte a retenu les deux vers sybillins qui présagent la Victoire
en dépit de Constantin et de son épouse, les matelots se les renvoient
d'un bord à l'autre, comme les compagnies de débarquement les chantaient
pendant la charge.

Bref, il y eut la marche d'Austerlitz: on va leur percer le flanc,
rantanplan tire lire; celle d'Iéna: j'aime l'oignon frit à l'huile,
j'aime l'oignon quand il est bon; celle des combats au Maroc: Ah! qu'ils
sont bons quand ils sont cuits, les macaronis, les macaronis.

Il y a déjà la marche de Tsarigrade: Si le Turc est vaincu, le Grec sera
derrière, qui fera pendant aux vers célèbres trouvés dans ma mémoire,
mais avec une prosodie incertaine et dont l'auteur m'échappe:

    Illacrymabuntur Constantinopolitani
    Innumerabilibus Sollicitudinibus

Il n'y a pas de raison, au demeurant, pour que cette étude ne s'étende
pas aux superstitions nées à l'arrière ou qui se sont fortifiées depuis
la guerre.

Elvire était superstitieuse et, depuis la guerre, ses croyances ne
s'étaient point assurées, mais sa superstition avait grandi.

Elle travaillait maintenant tous les jours, faisant des progrès dans son
art.

Depuis quelques jours elle revoyait Pablo Canouris qui lui donnait des
conseils pour peindre, mais elle ne le disait pas à Nicolas Varinoff qui
vivait, à son propos, dans une incertitude qui le faisait jaunir.

Pablo l'engageait aussi à venir avec lui. Et elle commençait à l'écouter
de nouveau avec complaisance.

Un jour, la jolie Corail qui était venue la voir, lui parla avec éloges
d'une voyante qui était aussi cartomancienne et avait un grand nombre de
façons de consulter l'avenir.

Elles y allèrent le lendemain. Mme Adonysia habitait aux Batignolles,
rue Nollet.

Elle prédisait l'avenir depuis la guerre, étant la veuve d'un professeur
de mathématiques qui l'avait laissée sans ressources.

Pour se distinguer des autres extra-lucides, elle avait inventé
d'interroger le Bienheureux Jean-Baptiste Vianney, curé d'Ars, ou encore
le mage Papus, de son vrai nom le docteur Eucansse qui venait de mourir.
Ces oracles lui répondaient de façon satisfaisante, au dire de sa
clientèle.

Il ne venait pas d'hommes chez elle où les femmes seules étaient
admises. Elle ne faisait aucune réclame dans les journaux et ne
recrutait ses clientes que par relations.

Le taux de la consultation était de cinq francs, payables d'avance, et
celles que, parmi ses clientes, elle jugeait le plus discrètes,
pouvaient, moyennant vingt francs, recourir à ce qu'elle appelait «la
grande interrogation de guerre», qui consistait à répandre sur une
assiette la poudre contenue dans une douille de cartouche Lebel et à
interpréter la façon dont la poudre s'était ainsi répandue.

Comme Mme Adonysia connaissait Corail pour une personne raisonnable et
pleine de discrétion, elle voulut bien, par considération pour elle, se
livrer, en faveur d'Elvire, à «la grande interrogation de guerre».

La poudre répondit qu'Elvire quitterait son amant actuel pour aller avec
celui qui lui faisait la cour.

Elle revint fort impressionnée de cette visite.

Le lendemain matin, elle s'éveilla de bonne heure et, entendant un chien
hurler dans la rue, elle secoua Nicolas Varinoff qui, bâillant, lui
demanda de quoi il s'agissait.

«Entends-tu le chien hurler, lui dit-elle, cela signifie séparation». Il
n'y prit pas garde et se rendormit; mais dans la journée, tandis que
Nicolas était chez sa soeur, Elvire courut chez Pablo et lui dit qu'elle
était prête à rester avec lui. Et il marqua de cette décision une
satisfaction si grande que, ainsi qu'il faisait quand il avait une
nouvelle maîtresse, il l'emmena dans un grand magasin où il lui acheta
un imperméable avec lequel elle vint le soir même à la Coupole, en
compagnie de son nouvel amant.

Le lendemain, elle reçut, par les soins de Nicolas Varinoff, toutes ses
affaires, son linge, ses robes, ses fourrures, ses souvenirs de Russie,
son attirail de peintre et ses tableaux.

Mais, dès le second jour, elle était lasse de Pablo. Son amour pour
Nicolas lui regonflait le coeur; elle lui écrivit et il lui répondit de
revenir et, dès le huitième jour de son installation chez Pablo
Canouris, tandis que celui-ci était allé se promener à Montmartre, elle
se fit aider de Corail et quitta l'atelier du peintre aux mains bleu
céleste qui, en l'accueillant chez lui, n'avait pas eu la présence
d'esprit de lui dire qu'elle était chez elle et de lui confier les
clefs.

Car les femmes ont aujourd'hui le sentiment de leur importance unique
comme gardienne d'une race dont les représentants mâles font leur
possible pour s'anéantir. Dans ou hors le mariage, elles ne supportent
plus qu'impatiemment le joug viril, veulent être maîtresses des
destinées de l'homme et ont désormais le goût de la liberté, car, pour
sauver la race humaine, il faut bien que la femme ait les mains libres.

C'est pourquoi, de retour chez Nicolas Varinoff, qui n'avait pas jugé à
propos de conserver son empire sur elle et, partant pour la guerre, lui
avait donné l'occasion de savourer la liberté, elle médita sur le cas de
sa grand'mère Paméla Monsenergues, la mormonne, et jugea, d'après cette
expérience, que la poligynie n'était pas ce qui s'imposait en temps de
guerre. Elle décida que les femmes, par leur nombre, et grâce à la
liberté dont elles jouissaient vis-à-vis de l'Etat, détenaient désormais
une puissance qui dépassait celle qui autrefois paraissait dévolue à
l'homme, devenu l'esclave de la nation.

Elle pensa que cette puissance de la femme s'exercerait fort bien et
avec profit pour l'humanité si la femme s'adonnait désormais ouvertement
à la polyandrie et elle prit cinq amants, ce qui, en comptant Nicolas
Varinoff, lui en faisait six, qu'elle considérait presque comme des
esclaves. Elle élut un clown piémontais dont la robe multicolore et le
maquillage l'enchantaient, un étudiant en médecine qui se destinait aux
lettres, un mutilé des deux bras qui lui parlait brutalement et
l'adorait, un aviateur de l'arrière nommé Pentelemon. Il appartenait au
contingent de Ruritanie. Elle l'avait choisi à cause de son nom qui lui
rappelait celui de la Pentelemonskaia, la rue où Elvire avait habité à
Pétrograde, un tourneur d'obus, qui était un gas de ch'Nord et savait de
belles chansons.

Elle travailla avec une ardeur inimaginable ayant à coeur de ne pas être
à charge à un homme et, le succès aidant, elle gagna bien sa vie.

Elle jouait en reine de la puissance que la guerre lui avait donnée.
Mais aucun de ses amants désormais n'occupait son coeur qu'elle
partageait entre Mavise Baudarelle et Corail, la jolie rousse aux yeux
noisette, dont l'aspect évoquait si bien une goutte de sang sur une
épée.

Un jour que je vis Elvire dans son atelier, siégeant devant son
chevalet, je pensai involontairement à la «Femme Assise», cette pièce
helvétique que, dans mon enfance, il fallait prendre garde de ne pas
accepter.

Elvire (elle existera toujours) est, à un haut degré, ce que sont toutes
les femmes qui, ainsi que l'écu suisse, sont fausses et ne passent pas.


FIN


ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR FRÉDÉRIC PAILLART LE 14 AVRIL 1920 A ABBEVILLE
(SOMME)





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