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Title: Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 2 (of 2) - Un roman de cœur par Marat, l'ami du peuple
Author: Marat, Jean-Paul
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les aventures du jeune Comte Potowski, Vol. 2 (of 2) - Un roman de cœur par Marat, l'ami du peuple" ***


  UN
  ROMAN DE COEUR,

  PAR
  MARAT,
  L'AMI DU PEUPLE;

  Publié pour la première fois, en son entier, d'après le manuscrit
  autographe, et précédé d'une notice littéraire;

  Par le bibliophile JACOB.

  II.

  PARIS,
  CHEZ LOUIS CHLENDOWSKI.
  8, RUE DU JARDINET.

  1848.



Imprimerie de Cosson, rue du Four-Saint-Germain, 47.



LES AVENTURES

DU

JEUNE COMTE POTOWSKI.



XLVIII

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

La fureur des confédérés a passé à leurs ennemis. Ce n'est plus une
guerre; c'est une suite de brigandages atroces. On ne voit que perfidie,
pillage, trahisons, assassinats.

Rien n'est plus sacré à aucun des partis: ils s'exterminent sans
quartier. Ils courent par troupes effrénées, le glaive et le flambeau à
la main. Tout se renverse sur leur passage et ils ne laissent partout
après eux qu'une affreuse solitude. Que de campagnes dévastées! Que de
châteaux abattus! Quels monceaux de ruines! Quel amas de débris!

Ah! quittons, quittons pour toujours cette troupe de barbares qui ne
connaissent plus de devoirs, et ont renoncé à l'humanité même. Hé quoi!
J'aurais été enrôlé parmi eux. Je serais venu porter la désolation dans
ma patrie, j'aurais trempé mes mains dans le sang de mes concitoyens; au
lieu de verser le mien pour leur défense? Funestes victoires! infâmes
trophées! dont j'ai honte et horreur.

Quels cruels remords s'élèvent dans mon âme! De quel amer repentir je la
sens pénétrée! ah mon père, que de regrets vous m'auriez épargnés, si
vous ne m'aviez enchaîné à vos destinées!

Quand l'humanité n'obligerait pas les confédérés à renoncer à cette
injuste guerre, leur propre intérêt devrait les y engager. Ils n'ont ni
discipline, ni habileté, ni valeur à opposer à l'ennemi. Ils ne sont pas
même unis. Livrés à leurs basses passions comme des bêtes féroces, ils
poursuivent chacun des vues particulières. S'il leur restait quelque bon
sens, quelque prévoyance, comment ne s'aperçoivent-ils pas que cette
désunion doit à la fin entraîner leur ruine. Avec quelle facilité
l'ennemi va triompher de leur faiblesse! Ah cher Panin, il n'a pas
besoin de les attaquer, la discorde fera bientôt tout l'ouvrage. Ils
s'entredéchirent déjà entr'eux.


_P. S._ On donne pour certain que les cours de Berlin et de Vienne vont
travailler à nous pacifier; et qu'elles ont déjà fait avancer des
troupes sur nos frontières pour contenir les factieux.

Puisse la fin de nos malheurs ne pas se faire attendre longtemps!

De Barasse, le 7 juillet 1770.



XLIX

HADISKI A LUCILE.


A Varsovie.

C'est avec répugnance, mademoiselle, que je m'acquitte de ce douloureux
office: mais il faut remplir les volontés d'un ami mourant.

Vous aurez sans doute déjà appris par la renommée notre entière défaite
à Broda.

Durant cette malheureuse journée où périrent tant de braves Polonais,
Gustave, le généreux Gustave a terminé glorieusement ses jours.

Tandis qu'il retenait son bras sur la tête d'un malheureux qui lui
demandait quartier à genoux, deux ennemis féroces, fondant sur lui, le
renversèrent sur la poudre. Je vole à son secours, mais à peine l'eus-je
joint, que je tombai moi-même entre les mains des vainqueurs. J'implore
leur pitié pour mon compagnon. Ils sont sourds et m'entraînent. Un de
leurs chefs accourut à mes cris. Informé de ma demande et de la qualité
de Gustave, il ordonne qu'on l'emporte à l'écart et me permet d'en avoir
soin.

Je retourne sur mes pas. Hélas, vous le dirai-je? je le trouvai pâle,
couvert de sang et déjà à moitié dépouillé par ces avides mercenaires.
On l'enlève, nous arrivons dans une chaumière. Là, je m'efforce de le
rappeler à la vie. Il ouvre enfin les yeux, il les tourne vers moi et me
reconnaît. Sa vigueur se ranime un instant et il me dit d'une voix
mourante:

  «Vous connaissez ma tendresse pour Lucile; si jamais je vous fus cher,
  apprenez-lui mon triste sort, et dites-lui que j'emporte avec moi son
  image dans le tombeau.»

A peine avait-il achevé ces ordres affligeants qu'il tombe sans vie dans
mes bras.

Quelles grâces il conservait encore dans le lit mortuaire! La mort qui
avait éteint ses yeux n'avait pu effacer toute sa beauté. On voyait dans
ses traits une douce sérénité; ses beaux cheveux flottaient autour de
son cou; dans son côté paraissait la blessure profonde...

Ah, je ne puis achever. Pardonnez à ma douleur.

De Pocoutiew, le 6 juillet 1770.



L

LA COMTESSE SOBIESKA A SON ÉPOUX.


A Lusne.

Depuis que Gustave nous donna avis de nous retirer ici, nous n'avons
point de ses nouvelles.

Peu après votre départ se répandit le bruit d'une bataille sanglante
entre les confédérés et les Russes. Lucile craignait que Gustave ne s'y
fût trouvé. Tandis qu'elle attendait en transes des particularités de
l'affaire, on lui apporta une lettre, elle la crut de son amant, et
l'ouvrit avec impatience.

A peine y eut-elle jeté les yeux, que je la vis pâlir; ses mains
tremblantes pouvaient à peine soutenir le papier, ses lèvres décolorées
étaient prises d'un mouvement convulsif, ses genoux se ployèrent sous
son corps, et elle tomba sans connaissance.

Tout mon sang se glaçait dans mes veines.

  «Hélas! qu'est-il donc arrivé, Lucile? m'écriai-je.»

Je courus vers elle et demandai du secours à grand cris.

Quand nous l'eûmes rappelée à la vie, je jetai un regard sur la lettre.
Elle était d'un ami de Gustave, qui nous annonçait sa mort.

Je ne vous peindrai pas l'état de notre pauvre fille, il est
inexprimable; et les larmes qui coulent de mes yeux et inondent ce
papier, vous le diront mieux que ma plume.

Elle a passé deux jours entiers dans une douleur stupide, sans prononcer
aucune parole, et refusant toute espèce de nourriture.

J'avais beau la presser de prendre quelque aliment, mes instances
étaient vaines. Enfin la voyant épuisée d'inanition, je me jetai à ses
genoux. J'arrosai ses mains de mes larmes et la suppliai de ne pas me
donner la mort par ses refus. Elle a reçu de ma main quelques bouillons.

Sa douleur paraît avoir pris un autre cours. Je ne l'abandonne pas d'un
instant.

Souvent elle lève ses yeux et ses mains vers le ciel en prononçant le
nom de Gustave, puis tout-à-coup elle verse un torrent de larmes, son
sein se soulève avec précipitation, et les sanglots la suffoquent.

Je me suis aperçue qu'elle aime à aller gémir dans le jardin, et je
crains que tout ne serve ici à lui rappeler son amant et à nourrir sa
douleur.

J'ai donc pensé de l'emmener chez sa tante à Lomazy, où nous passerons
quelque temps, jusqu'à ce que son affliction soit un peu modérée.

Adressez-nous-y vos lettres, et écrivez-nous souvent.

D'Osselin, le 19 juillet 1770.



LI

SOPHIE A SA COUSINE.


Partie de mon projet a déjà réussi, et même au-delà de mes espérances.
Lucile croit Gustave dans le tombeau.

Tandis qu'elle était dans des transes mortelles et pleurait à l'avance
la mort de son amant, je lui fis tenir une lettre d'un ami supposé, qui
lui annonçait la fatale nouvelle.

J'en inclus une copie.

Si tu me demandes qui a tenu la plume? Je te répondrai, Gustave
lui-même: c'est une de ses propres lettres, que j'ai eu soin de faire
intercepter pendant mon absence. Il y donne à Lucile la relation de la
mort du frère d'une de ses amies. Après y avoir fait les changements
convenables, je l'ai envoyée à une personne de confiance avec ordre de
la copier, de l'adresser à Lucile sous mon couvert et de me l'envoyer
sur-le-champ par la poste, pour jouer d'un tour à quelqu'un.

A sa réception, rien n'égalait le trouble de Lucile; je tremblais que
les suites n'en devinssent plus sérieuses: mais par bonheur je suis hors
d'embarras. D'abord elle voulait renoncer à la vie; à présent elle se
contente de gémir.

Pour faire diversion à sa douleur, la comtesse l'a emmenée chez une
tante à Lomazy et m'a engagée de les y accompagner. Nous tâchons de la
distraire; mais nos soins sont inutiles; rien ne peut adoucir son
affliction. Elle fuit la compagnie, se renferme dans sa chambre, ou va
seule promener ses tristes pensées sur le bord d'un ruisseau.

Sa mère a tout fait au monde pour lui ôter cette fatale lettre: elle ne
veut point s'en dessaisir, elle la porte toujours dans son sein.

Hier, je l'entendis gémir tout haut dans sa chambre, et comme la mienne
est attenante j'eus la curiosité de l'épier au travers d'un petit trou à
la paroi. Je la vis à demi-couchée sur un canapé, la lettre en question
à la main. Elle paraissait dans une agitation extrême; sa poitrine se
soulevait par secousses rapides, et elle ne levait les yeux de dessus le
papier que pour essuyer ses larmes. Tout-à-coup elle pousse un long
gémissement.

  «... A... a... arre... arrête, ô mon coeur!» disait-elle d'une voix
  étouffée.

Ses sanglots se pressaient, et elle pleurait amèrement. Je fus si
touchée de cette scène, que je ne pus retenir mes larmes; je me
repentais de ce que j'avais fait, et aurais voulu pouvoir reculer.

De temps en temps, elle levait vers le ciel ses yeux humides, puis elle
laissait retomber sa tête.

Elle garda quelque temps le silence; et comme j'allais me retirer,
j'entendis ce triste soliloque:

  «Hélas! pourquoi prend-on tant de soin de me faire vivre? Lorsque la
  cruelle faim dévorait mes entrailles, pourquoi m'avoir fait un crime
  de refuser à la nature les soutiens d'une vie plus douloureuse que la
  mort? A présent le trépas m'aurait réunie à mon amant. Que j'envie son
  sort! Il est délivré des misères de ce monde, et je gémis encore.
  Chère âme de ma vie, que ne peux-tu voir ta triste moitié, ce reste
  sanglant de toi-même qui souffre tant qu'il palpite, et qui achève de
  mourir dans les tourments.»


_En continuation._

Lucile se cache pour pleurer: et quel lieu choisit-elle pour être le
témoin de sa douleur? le tombeau de la famille. Te serais-tu jamais
imaginé qu'une fille timide aille seule gémir au milieu des morts?

Il y a quelques jours que nous la suivîmes dans ce sombre asile. Nous
fîmes l'impossible pour l'en tirer; tout ce que nous pûmes gagner, c'est
que quelqu'un l'y accompagnerait.

Hier elle vint me trouver dans ma chambre, et me demanda si l'on
pourrait se procurer les cendres de Gustave.

Je lui demandai pourquoi faire? Elle ne répondit mot et se retira à
l'instant.

Je ne sais quelles idées lui trottent par la tête; mais ce sont des
idées romanesques à coup sûr.

De Lomazy, le 27 juillet 1770.



LII

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

Lundi dernier je mis à exécution mon projet. J'abandonnai les
confédérés, et partis seul avec mon domestique de Tarnopol, laissant
notre troupe sous les ordres du régimentaire Baluski selon le désir de
son père.

Comme rien ne m'appelle à Varsovie, je vais chercher un asile chez un
oncle qui a ses terres près Radom et à peu de distance du château où le
comte Sobieski doit s'être retiré. Tu vois, cher Panin, que c'est dans
la vue d'être à portée de Lucile.

Il vient de m'arriver une singulière aventure et trop singulière pour ne
pas t'en faire part. Je m'amuserai chaque soir à t'en donner un précis
en attendant que j'arrive à bon port.

Sur la route de Buck à Betz est un lieu solitaire dont l'aspect sauvage
inspire une noire mélancolie.

Ce spectacle s'accordait assez bien avec l'état de mon coeur: je me
plaisais à le contempler.

En promenant mes regards autour de moi, j'aperçus au pied d'un roc un
homme assez mal vêtu et à l'orientale qui trempait une pièce de pain
dans l'onde claire.

Pressé moi-même par la faim, je m'approche et lui demande de m'en vendre
un morceau. Il partage avec moi et me refuse la pièce que je lui
présentais.

  --Gardez votre argent, me répondit-il d'un ton sec en français; vous
  vous méprenez.

Et il repoussait ma main, en me jetant un regard fier.

Je l'examinai d'un air surpris. Il avait l'air vif, mais hagard, de
courtes moustaches noires, la voix forte, et je ne sais quoi d'heureux
dans la physionomie, et de peu commun sous son habit.

Son air mélancolique me charmait. Je mis pied à terre, et lui demandai
permission de prendre mon frugal repas auprès de lui. A l'instant il se
retira et me fit place.

A peine fus-je assis, qu'il m'apostropha par ces mots:

  «Vous voilà donc aussi précipité dans l'infortune, s'il faut en juger
  à votre air. Dans les jours de votre prospérité, vous auriez été
  l'objet de mon indignation: maintenant vous n'êtes plus que celui de
  ma pitié.»

  --Vous avez raison, lui dis-je, d'être indisposé contre les grands;
  cette inégalité de condition est presque toujours injuste. Je rougis
  pour la fortune d'avoir si mal distribué ses dons.

Mais craignant que la conversation ne dégénérât en personnalités ou ne
finît trop tôt, je me mis à lui demander des nouvelles de la guerre.
Notre entretien fut aussi long qu'intéressant. Le voici en dialogue et
je parierais bien que tu seras toujours de son avis.

  MOI.

  Ami, que dit-on de la guerre dans les quartiers d'où vous venez? Voilà
  que les armes russes se distinguent toujours contre celles des
  Ottomans.

  LUI.

  Cela doit peu vous surprendre. Si le Turc sentait ses forces et qu'il
  voulût en tirer parti, il ferait bientôt la loi à la Czarine: mais de
  quelque façon que les affaires tournent, il serait encore moins
  affaibli par ses défaites, que son ennemi par ses victoires.

  MOI.

  Vous ignorez peut-être que la Russie a de grandes ressources.

  LUI.

  J'ignore en quoi elles consistent, d'abord elle est mal peuplée, et
  seulement d'esclaves. Quelques pelleteries, du bois de construction,
  du cuivre, du nitre; voilà ses seules branches de commerce; et elle
  manque de plusieurs denrées de première nécessité. Pendant sept mois,
  la terre y est presque partout couverte de neige, de glace, de frimas,
  et lorsqu'elle n'est pas engourdie par le froid, elle ne s'y pare
  jamais ni des fleurs du printemps, ni des fruits de l'automne.

  MOI.

  Il faut pourtant de grands trésors pour soutenir une guerre aussi
  dispendieuse, pour envoyer contre l'ennemi des armées par mer et par
  terre.

  LUI.

  A la Czarine moins qu'à tout autre prince: ses sujets sont forts et
  endurcis, ils résistent aux fatigues et supportent patiemment la faim;
  car par un heureux préjugé, lorsque les vivres manquent à l'armée (ce
  qui n'est pas fort rare), jamais on n'y voit de révoltes; un prêtre
  fait entendre aux soldats que s'ils perdent quelques repas sur la
  terre pour le salut de leur pays, ils retrouveront en récompense de
  bonnes tables dans le ciel; et les bonnes gens prennent patience. Avec
  cela, les finances de l'impératrice se trouvent courtes assez souvent,
  mais elle ne manque pas d'industrie pour dérober au monde la
  connaissance de ce fatal secret.

  S'il faut en croire quelques officiers étrangers, faits prisonniers à
  la dernière bataille de Derasnia, ses ministres en Angleterre et en
  Hollande font sonner bien haut ses victoires, tandis que ses agents
  cherchent à négocier ses lauriers, c'est-à-dire à faire de gros
  emprunts.

  Ce n'est pas tout. Dans le temps même que ses affaires allaient le
  plus mal en Turquie, on dit qu'elle donnait dans l'étranger de grosses
  commissions en bijoux, statues, tableaux de prix; et ses
  commissionnaires n'avaient certainement pas ordre de tenir leurs
  commissions secrètes. Néanmoins quoiqu'elle s'efforçât ainsi de jeter
  de la poudre aux jeux, sans la sottise des Ottomans, sa misère eût
  paru dans tout son jour.

  MOI.

  Avouez du moins que si elle n'est pas fort riche, elle mérite de
  l'être. Elle a naturellement l'âme droite, bienfaisante, élevée,
  magnanime; toute l'Europe admire ses belles qualités et ses rares
  vertus.

  LUI.

  Apparemment les rares vertus qui lui ont mis la couronne sur la tête!

  MOI.

  Voilà, j'en conviens, une tache dans un beau tableau, sur laquelle il
  faut passer l'éponge. Mais convenez aussi qu'une fois sur le trône
  elle l'a occupé dignement?

  LUI.

  Je ne vois pas qu'elle ait rien fait digne de l'immortaliser.

  MOI.

  Quoi ses victoires sur les Turcs?

  LUI.

  Elle n'y a pas plus contribué que vous ou moi. C'est la supériorité de
  la discipline militaire européenne sur l'asiatique, qui a assuré
  quelques succès à ses armes; et elle n'a d'autre part à ces
  événements, sinon qu'ils sont arrivés sous son règne.

  MOI.

  Mais que direz-vous des soins qu'elle prend de faire fleurir dans ses
  États le commerce, les arts, les sciences; de civiliser ses peuples,
  de les éclairer et de leur procurer l'abondance, après leur avoir
  rendu la liberté? Ses vues ne sont-elles pas grandes, et ses talents
  bien proportionnés à sa place?

  LUI.

  Il est vrai que, par une suite de la vanité et de l'instinct imitatif
  naturel à son sexe, elle a fait quelques petites entreprises, mais qui
  ne sont d'aucune conséquence pour la félicité publique.

  Par exemple, elle a établi une école de littérature française pour une
  centaine de jeunes gens qui tiennent à la cour; mais a-t-elle établi
  des écoles publiques où l'on enseigne la crainte des Dieux, les droits
  de l'humanité, l'amour de la patrie?

  Elle a encouragé quelques arts de luxe et un peu animé le commerce:
  mais a-t-elle aboli les impôts onéreux et laissé aux laboureurs les
  moyens de mieux cultiver leurs terres? Loin d'avoir cherché à enrichir
  ses États, elle n'a travaillé qu'à les ruiner en dépeuplant la
  campagne de cultivateurs par des enrôlements forcés, et en arrachant à
  ceux qui restaient les minces fruits de leur travail pour des desseins
  pleins de faste et d'ambition.

  Elle a fait fondre un nouveau code; mais a-t-elle songé à faire
  triompher les lois? N'est-elle pas toujours toute puissante contre
  elles? Et ce nouveau code, est-il même fondé sur l'équité? La peine y
  est-elle proportionnée à l'offense? Des supplices affreux n'y sont-ils
  pas toujours la punition des moindres fautes? A-t-elle fait des
  réglements pour épurer les moeurs, prévenir les crimes, protéger le
  faible contre le fort? A-t-elle établi des tribunaux pour faire
  observer les lois et défendre les particuliers contre les attentats du
  gouvernement?

  Elle a affranchi ses sujets du joug des nobles; mais ce n'est que pour
  augmenter son propre empire. Ne sont-ils pas toujours ses esclaves? Ne
  les pousse-t-elle pas toujours par la terreur? Ne leur empêche-t-elle
  pas toujours de respirer librement? Le glaive n'est-il pas toujours
  levé sur la tête des indiscrets? Au lieu de servir par sa sagesse à la
  félicité de ses peuples, ne les fait-elle pas toujours servir, par
  leur misère, à sa cupidité et à son orgueil? Sont-ce donc là ces hauts
  faits, ces actions héroïques qu'il faut admirer en extase?

  Vous parliez de ses talents: ils sont assortis à ses vertus. Si elle
  avait quelque génie, elle aurait jeté un coup-d'oeil sur ses vastes
  États; et sans s'amuser ainsi puérilement à faire de petites réformes
  pour tirer parti des stériles provinces du Nord, qu'il faudrait
  abandonner, elle aurait travaillé à faire valoir les riches provinces
  du Sud, si longtemps couvertes de ronces et d'épines. A la place d'un
  pays ingrat, sous un ciel de fer, sans cesse battu des noirs aquilons,
  et peuplé de tristes, de misérables, de stupides habitants; elle
  aurait sous un ciel doux, de belles régions couvertes de fleurs et de
  fruits, et habitées par des peuples gais, riches, intelligents. La
  nature lui ouvrirait de nouvelles sources de puissance et de richesse.
  Elle serait le créateur d'un nouveau peuple au lieu d'être le tyran de
  ses anciens sujets.

  Je n'aime point, continua-t-il, à me livrer à une critique
  présomptueuse; mais je n'aime pas non plus entendre des éloges
  déplacés.

  On la flatte, on fait semblant de l'adorer, on tremble au moindre de
  ses regards; voilà ses priviléges: voici ses titres à l'estime
  publique: un désir sans bornes d'être encensée. Allez, allez,
  elle-même s'est rendu justice: sans attendre que le public fixe sa
  renommée, elle tient à sa solde des plumes mercenaires pour chanter
  ses louanges.

  MOI.

  Tout cela me surprend un peu: mais vous me paraissez bien informé;
  aussi aurais-je plaisir à entendre ce que vous pensez des affaires de
  la malheureuse Pologne.

  Vous voyez que nous ne sommes guères les maîtres chez nous. Trois
  puissances s'interfèrent dans nos différents: l'une, depuis quelques
  années, inonde en vain de ses troupes nos provinces pour les pacifier;
  les deux autres viennent d'y entrer à main armée pour nous mettre
  d'accord.

  LUI.

  Vous êtes perdus, peut-être sans ressources; mais quoi qu'il vous
  arrive de fâcheux, vous ne l'avez que trop mérité!

  MOI.

  Expliquez-vous, de grâce, car je ne vous entends pas.

  LUI.

  Dans l'état d'anarchie où vous vivez, comment ne seriez-vous pas la
  victime les uns des autres, ou la proie de vos voisins?

  Votre gouvernement est le plus mauvais qui puisse exister. Je ne vous
  dirai rien de ce qu'il a de révoltant. Vous sentez comme moi, si vous
  n'avez pas renoncé au bon sens, combien il est cruel que le travail,
  la misère et la faim soient le partage de la multitude; l'abondance et
  les délices, celui du petit nombre.

  Vous sentez aussi combien sont monstrueuses ces lois qui, pour
  l'avantage d'une poignée de particuliers, privent tant de millions
  d'hommes du droit naturel d'être libres, et mettent leur vie à prix.
  Je laisse ce côté honteux de votre constitution pour n'examiner que
  son côté faible.

  En saine politique, la force d'un État ne consiste que dans la
  situation du pays, la richesse du sol et le nombre de ses habitants,
  hommes libres. La nature vous a assez bien partagés; mais comme le
  gros de la nation chez vous est privé du précieux avantage de la
  liberté, tous les autres sont comme nuls.

  En Pologne, il n'y a que des tyrans et des esclaves; la patrie n'a
  donc point d'enfants pour la défendre.

  On n'est porté au travail qu'autant qu'on peut en recueillir les
  fruits. Chez vous, où les paysans sont dépouillés de toute propriété,
  le cultivateur ira-t-il s'appliquer à féconder la terre pour le maître
  insolent qui l'opprime? Le seul bien dont il jouisse, c'est
  l'oisiveté; il se livre donc à la paresse et ne travaille qu'avec
  répugnance. Ainsi, quelque fertile que soit le sol, le rapport doit en
  être très-petit.

  Il n'y a que des corps bien nourris qui soient propres à multiplier
  l'espèce. Comment la Pologne, où le peuple manque du nécessaire, ne
  serait-elle pas dépeuplée?

  Ce n'est qu'au sein de la liberté et de l'aisance, que les talents
  peuvent se développer. En Pologne, les hommes doivent donc être
  généralement ignares et stupides. Les sciences, les arts, le commerce
  n'y sauraient donc fleurir.

  Mais quelle foule d'autres vices de constitution! C'est un bien sans
  doute que la couronne soit élective, quand les électeurs ne sont pas
  animés d'un esprit de parti, car alors le choix tombe sur un digne
  sujet. Mais c'est un grand mal, lorsque la cabale, le crédit et la
  force sont comme chez vous les seules voies qui conduisent au trône.
  Hé! combien de fois n'en avez-vous pas fait la triste expérience?

  C'est bien pis encore, lorsque toutes les affaires nationales ne sont
  plus que des affaires de faction.

  En Pologne, l'autorité souveraine est faible, l'autorité civile
  presque nulle; et ni l'une ni l'autre n'est exercée que sous la
  protection des armes; ou plutôt en Pologne il n'y a proprement point
  de public: une poignée d'hommes puissants y décident de tout, y
  règlent tout, y ordonnent de tout, défont tout, renversent tout,
  détruisent tout. Ce sont eux qui disposent de la couronne, de la
  nation entière, et ce sont eux qui font les lois. Faites, ils ne sont
  point sous leur empire, ils les violent avec audace et avec impunité,
  ils s'arment même contre la justice et lui arrachent son glaive.

  Ainsi, sous le dur joug des seigneurs, l'État est sans enfants; les
  campagnes dépourvues de cultivateurs; les villes sans arts, sans
  commerce, l'État sans richesses. Le corps de la nation n'est donc
  qu'une malheureuse troupe de serfs condamnés à de serviles travaux,
  qui seraient même à craindre s'ils n'étaient trop faits à leurs fers.

  Puisqu'en Pologne l'on ne peut compter le peuple pour rien, où est
  donc la force publique? dans ceux qui le tiennent opprimé? Mettons la
  chose au plus haut. Que ces oppresseurs soient tous unis, et qu'ils
  assemblent leurs vassaux: vous aurez une armée de cavaliers qui
  n'auront tout au plus en partage que la force du corps et une valeur
  sans art; une armée de troupes légères, passables pour escarmoucher,
  mais incapables de tenir la campagne contre des troupes réglées.

  Mais il s'en faut bien que ces petits tyrans soient tous unis, jamais
  on ne vit entr'eux que discorde et dissensions. Ainsi armés les uns
  contre les autres, comment ne seriez-vous pas aussi méprisables au
  dehors que vous êtes dangereux au dedans?

  Mais, grâce au ciel, voici la fin de votre règne; vous touchez au
  moment d'avoir des maîtres à votre tour qui vous dépouilleront de vos
  dangereuses prérogatives: l'odieux monument de votre gouvernement
  n'existera plus à la honte de l'humanité; vous ne pourrez plus vous
  entr'égorger; et le peuple parmi vous sentira un peu alléger ses fers.

  MOI.

  Vous n'y pensez pas. Croyez-vous donc qu'au mépris du droit des gens,
  de la justice et de la bonne foi, nos médiateurs voulussent devenir
  nos usurpateurs? J'espère, au contraire, que par leur entremise nous
  verrons bientôt finir nos maux.

  LUI.

  Comme vos espérances vont être trompées! Ces puissances qui, sous
  prétexte de rétablir la paix dans vos provinces désolées, y sont
  entrées les armes à la main, ne veulent que les envahir et vous
  réduire en servitude. S'il était vrai qu'elles n'eussent formé aucun
  dessein contre la liberté de la Pologne, et qu'elles songeassent de
  bonne foi à vous pacifier, leurs généraux ne seraient pas si soigneux
  à s'emparer de tous les forts, de tous les passages, de tous les
  défilés propres à leur ménager des entrées dans le coeur du pays, et à
  le leur livrer sans défense; ils auraient débuté par engager la Russie
  et les confédérés à une suspension d'armes, et ils n'auraient pas
  tardé si longtemps à prendre des arrangements pour établir une paix
  durable. Vous le verrez, ce sont des maîtres que les Dieux irrités
  vous envoient pour vous châtier.

  MOI.

  Vous leur faites tort; non, je ne saurais jamais croire qu'ils
  manquassent ainsi sans honte aux principes de l'honneur!

  LUI.

  De l'honneur? Vous me feriez rire! Hé! les princes le connaissent-ils,
  ou du moins combien peu le connaissent? Séduire et tromper est leur
  grand art. Plus ils parlent de bonnes intentions, moins on doit les
  croire; c'est même une maxime de leurs ministres et de leurs favoris,
  de s'attendre à être disgrâciés, lorsqu'ils en reçoivent le plus de
  caresses. Mais attendons l'événement; un peu de patience, et vous
  verrez qui de nous deux s'est abusé.

  MOI.

  J'y consens.

  LUI.

  Quoique je ne sois pas prophète, je pourrais cependant vous dire
  d'avance tout ce qui arrivera. Quand ils vous verront hors d'état de
  leur résister, et que leurs troupes se seront assurées des provinces
  qu'ils convoitent, ils lèveront tout-à-coup le masque. Mais comme il
  ne faut pas révolter les esprits, ils chercheront à colorer leurs
  usurpations. Pour éblouir la sotte multitude, ils feront des
  manifestes, déterreront leurs aïeux, fouilleront dans des traités
  surannés, feront revivre de prétendus droits; et vous verrez à la fin
  qu'il se trouvera que ces provinces leur appartenaient, et que vous
  les possédiez on ne sait à quel titre.

  MOI.

  Cela serait plaisant!

  LUI.

  Après avoir soumis à leur empire les provinces usurpées, si même ils
  ne vous dépouillent tout-à-fait, ne vous attendez pas qu'ils cherchent
  à rétablir la paix dans celles qui vous resteront. Ils voient avec
  plaisir les semences de discorde, les causes d'anarchie de votre
  gouvernement, et ils vous les laisseront toutes: peut-être encore
  chercheront-ils sourdement à les multiplier, afin de se ménager un
  prétexte pour y revenir dans la suite, quand l'envie leur en prendra.

  Cependant, crainte de laisser apercevoir trop clairement quel était le
  but de leur interposition officieuse, ils se donneront pour
  médiateurs, ils auront recours à de petites voies d'accommodement, à
  de petites compositions, à de petits réglements qu'ils vous forceront
  de recevoir, tout en protestant qu'ils vous laissent pleine et entière
  liberté.

  MOI.

  Très-bien!

  LUI.

  Vous me surprenez à mon tour avec votre prévention. Vous prétendez que
  c'est pour rétablir la tranquillité dans vos malheureuses provinces
  qu'ils les ont envahies. Mais comment auraient-ils dessein de vous
  pacifier, eux qui ne peuvent laisser leurs propres sujets respirer un
  moment en paix.

  Je veux cependant qu'ils puissent aspirer à la gloire d'être vos
  pacificateurs, ils voient trop bien le plan qu'il faudrait vous faire
  adopter, le pied sur lequel il faudrait mettre les choses pour ne pas
  en redouter eux-mêmes les conséquences.

  Le seul moyen de vous rendre la paix est précisément celui de vous
  rendre riches, puissants, heureux. Et quand un pareil plan serait dans
  leurs maximes, il ne s'accorderait guères avec leur intérêt.

  MOI.

  Peut-on savoir quel est ce plan admirable?

  LUI.

  Prétendre éteindre parmi vous toutes les jalousies, apaiser tous les
  ressentiments, guérir toutes les défiances, et par de petits
  expédients contenter tous les partis; sottise, sottise: le mal est
  dans la chose même et le remède est violent.

  Il faut porter la cognée à la racine. Il faut faire connaître au
  peuple ses droits et l'engager à les revendiquer; il faut lui mettre
  les armes à la main, se saisir dans tout le royaume des petits tyrans
  qui le tiennent opprimé, renverser l'édifice monstrueux de votre
  gouvernement, en établir un nouveau sur une base équitable et dont
  toutes les parties se balancent les unes les autres dans un juste
  équilibre.

  Voilà l'unique moyen d'avoir au dedans de ce beau pays la paix,
  l'union, la liberté, l'abondance, au lieu de la discorde, de la
  servitude et de la famine qui le désolent.

  MOI.

  Le remède est violent, en effet.

  LUI.

  Les grands qui croient que le reste du genre humain est fait pour
  servir à leur bien-être ne l'approuveront pas sans doute, mais ce
  n'est pas eux qu'il faut consulter; il s'agit de dédommager tout un
  peuple de l'injustice de ses oppresseurs.

  MOI.

  Je ne serais pas fâché que le paysan fût plus à son aise; mais je le
  serais beaucoup de voir les seigneurs dépouillés de leurs droits, et
  j'espère que cela ne sera jamais: les puissances médiatrices sont trop
  justes pour nous traiter ainsi.

  LUI.

  Ce n'est pas leur justice, si elles en avaient, qui s'y opposerait:
  mais leur orgueil et cette manie de vouloir toujours dominer par la
  force. Effectivement, il serait assez étrange qu'elles voulussent vous
  rendre libres, elles qui ne travaillent qu'à tenir leurs peuples dans
  les fers.

Tandis qu'il parlait, je ne pouvais trop démêler les pensées confuses
qui se présentaient en foule à mon esprit. Je t'avoue que ses discours
ont fait quelque impression sur moi, et je commence à craindre que ses
prédictions ne viennent à se réaliser. Ces vues, qu'il prêtait aux
puissances qui se sont interférées dans nos affaires, paraissent assez
naturelles; elles s'accordent surtout avec le caractère qu'on donne à
l'un de nos voisins.

Mais je voulais voir si ses idées à cet égard étaient conformes à celles
du public.

  --Laissons-là les affaires de Pologne, lui dis-je, j'aime mieux vous
  entendre faire le portrait des princes, et, quoiqu'il ne soit guère
  flatté, vous ne me paraissez cependant pas y mettre ni humeur ni
  mauvaise foi. Que pensez-vous du roi de Prusse? On en dit tant de
  merveilles: je ne sais si elles sont fondées. Il est sûr, néanmoins,
  que c'est un brave capitaine et un grand prince.

LUI.

On prétend que sa valeur est un peu équivoque, et que dans les combats
il évita toujours avec soin le danger. Je ne vous dirai pas ce qu'il en
faut croire; mais s'il n'a pas l'intrépidité d'un grenadier (qui même ne
lui irait point), on ne peut lui refuser le titre d'habile capitaine. A
l'égard de celui de grand prince, c'est autre chose. Il voudrait bien
qu'on le crût tel. A force de vouloir paraître grand, il a ruiné sa
véritable grandeur, et s'est plus d'une fois vu sur le point de perdre
sa couronne. Les sots, éblouis par ses victoires, pourront le louer;
mais il n'en sera pas moins l'objet du mépris des sages.

MOI.

Comment cela, je vous prie?

LUI.

La vrai grandeur d'un prince consiste à faire régner les lois dans ses
États, et à rendre ses peuples heureux. Mais ce ne fut jamais là son
ambition. Il ne se soucie guère d'être les délices du genre humain,
pourvu qu'il en soit la terreur. Son grand art est de savoir exterminer
les hommes. Aussi, sous sa main cruelle, tout tremble, tout languit,
tout gémit. D'autant plus inexcusable en cela, qu'il n'est pas, comme
bien d'autres princes, l'instrument des méchants, il a su écarter les
flatteurs qui, d'ordinaire, environnent le trône, et lui-même il connut
la misère.

Avec un naturel si atroce il a pourtant quelques bonnes qualités: il est
laborieux, frugal, économe. N'est-il pas bien étrange que, tandis que
ses vices ont trouvé tant d'admirateurs, les seules vertus qu'il possède
n'aient trouvé que des censeurs?

Il aime aussi qu'on ait la hardiesse de lui dire ses vérités, et il est
curieux de savoir ce qu'on pense sur son compte. On assure qu'il va
souvent incognito dans les cafés et les autres endroits publics de sa
capitale, pour écouter ce qu'on dit de lui, et qu'il y entend presque
toujours toute autre chose que des louanges; mais on ne dit pas qu'il se
soit jamais vengé des indiscrets.

MOI.

Il faut dire encore à son honneur qu'il a rendu la liberté aux sujets de
ses domaines.

LUI.

Je ne sais ce que vous appelez liberté. On ne reconnaît dans ses États
nulle autre loi que ses ordres. Il contraint ses sujets de servir; il
les marie par force; il les dépouille à son gré; il les fait juger
militairement. Or, tout cela n'annonce guère des hommes libres.

MOI.

Vous ne faites pas l'éloge de son coeur, mais vous ferez sans doute
celui de son esprit.

LUI.

Il a de l'amour pour les lettres, du goût pour la poésie, et, par
malheur pour son peuple, point de préjugés, car il est esprit fort.

MOI.

On le donne aussi pour un génie en fait de politique.

LUI.

Je ne disconviens pas qu'il n'entende à merveille l'art de négocier,
c'est-à-dire, en termes plus clairs, l'art de tromper adroitement. Mais
ce n'est pas en cela, je pense, que vous faites consister la science
politique. Je vous dirai donc qu'il a de grandes vues, mais qu'il manque
de grands talents.

Rongé d'ambition, il n'a songé jusqu'ici qu'à agrandir ses États et à
leur donner de la consistance.

Pour s'agrandir, voici quel fut toujours son plan: il ne perd aucune
occasion d'arracher à qui il peut quelque morceau de terrain; s'il a des
vues sur quelques provinces, il sème avec adresse entre les puissances
voisines des semences de discorde, qu'il a soin de fomenter, ou bien il
attend qu'il s'élève entre elles quelque différend.

Cependant, il est aux aguets, et, avant de prendre parti, il les laisse
bien s'affaiblir. Dès qu'il les voit hors d'état de s'opposer à ses
desseins, il fait marcher de nombreuses armées et fond sur sa proie.
S'il trouve de la résistance, il se bat et souvent il triomphe; si les
choses vont mal, il joue de son reste et hasarde tout, ce qui lui a
quelquefois réussi; mais quand il tient une fois, il ne rend plus.

S'il sait faire des conquêtes, il n'en sait pas tirer parti. Il a senti
combien l'or est nécessaire à la puissance, et il n'a rien omis pour
s'en procurer, excepté ce qu'il aurait dû faire.

Il a fait de grands efforts pour avoir une marine et il est parvenu à
avoir quelques vaisseaux. Il a cherché à étendre le commerce dans ses
États: mais il s'y est pris de manière à l'empêcher d'y florir jamais.
Car il s'en mêle lui-même, au lieu d'en laisser tout le profit à ses
peuples. D'ailleurs, il le gêne pour le tourner selon ses vues; il le
surcharge d'impôts. Il fait pis: il inquiète les riches marchands, il
use de supercherie pour confisquer leurs marchandises ou en extorquer de
grosses sommes, et il viole ses engagements avec les artistes et les
ouvriers qu'il a attirés par de fausses promesses.

Or, vous sentez bien que de pareils procédés ne servent qu'à éloigner
les étrangers, à dégoûter ses propres sujets et à empêcher les richesses
de couler dans ses états, d'autant plus que tous les peuples peuvent se
passer de lui.

Mais la plus fausse mesure qu'il ait jamais prise, c'est le pied sur
lequel il a mis ses finances; si ce n'est peut-être qu'il envisage les
fermiers-généraux comme des sangsues publiques, qu'il faut laisser bien
se gorger pour les faire dégorger ensuite. Ainsi, par une trop grande
avidité de remplir ses coffres, il sacrifie tout au présent, et s'ôte
toute ressource pour l'avenir.

La puissance de ce monarque n'est qu'enflée. Le peu de fertilité du sol,
joint à la propriété peu assurée et à la dureté du gouvernement, qui
bannit l'industrie, les arts, le commerce, ne permettront jamais à ses
États de devenir florissants.

Au lieu d'y attirer en foule les étrangers par une douce domination, son
tyrannique empire en chasse ses propres sujets, de sorte qu'il ne reste
dans cette malheureuse patrie que ceux qu'un destin sévère y attache.

Encore n'y a-t-il guère à compter sur eux. Comme la force est son seul
ressort, et qu'il ne mène ses peuples que par la crainte, au lieu de les
gagner par l'amour: il s'en fait de dangereux ennemis; toujours prêts à
secouer le joug, dès qu'il en trouveront l'occasion; du moins, ne se
feraient-ils pas hacher plutôt que de consentir à passer sous une
domination étrangère.

Si sa puissance n'est qu'enflée, sa grandeur n'est que précaire. Elle
dépend des nombreuses armées qu'il tient toujours sur pied, et pour le
maintien desquelles il est obligé de tendre toutes ses cordes; ce qui ne
fait jamais qu'un état violent, et conséquemment de peu de durée.

Tant qu'il sera redoutable à ses ennemis, il conservera ses conquêtes;
mais dès qu'ils cesseront de le craindre, il se les verra enlevées à son
tour. S'il cesse même une fois d'y avoir sur son trône un grand
capitaine, on verra bientôt tomber cette puissance qu'on admire. Ce
n'est déjà plus en apparence que les tristes restes d'une grandeur qui
menace ruine, car celui qui doit lui succéder ne promet (dit-on) pas
beaucoup. Qui sait si nous ne vivrons pas assez pour le voir devenir
lui-même simple petit électeur de Brandebourg?

Or, préférer ainsi le clinquant au solide n'annonce pas des talents bien
rares. Qu'en pensez-vous?

MOI.

J'en conviens.

LUI.

Ses malheureux sujets ont beaucoup à souffrir de sa folle ambition; mais
il n'est pas trop heureux lui-même, et cela console un peu. Il se montre
rarement; seul, triste, rêveur, au fond de son palais, il s'agite jour
et nuit, car il ne songe sans cesse qu'à acquérir, et il tremble sans
cesse de perdre. Ainsi, les dieux pour le confondre, le privent des
douceurs du repos. Il y a quelques années qu'il ne pensait qu'à
s'emparer de quelques-unes de vos belles provinces.

Tandis qu'il parlait:

  --C'est bien là mon homme, disais-je tout bas.

Il se fit un moment de pause.

Puis, je repris ainsi:

  --Vous m'avez parlé du roi de Prusse; dites-moi à présent, je vous
  prie, quelque chose de l'empereur.

LUI.

Certes, il est difficile de vous satisfaire. C'est un jeune homme
encore. Je ne sais s'il est habile, mais jusqu'ici on n'a point vu de
son eau. Il n'est guère connu que par son invasion de la Pologne, et je
vous avouerai que, de vos honnêtes voisins, c'est, à mon avis, le moins
malhonnête.

Voisin lui-même d'un prince avide de s'agrandir aux dépens de qui que ce
soit, et qui ne connaît d'autre règle de conduite que son intérêt, il
fallait bien prendre parti et empêcher les deux autres de se partager le
gâteau entre eux seuls.


_En continuation._

Quand il eut fini, je sentis confirmer ses conjectures, et augmenter mes
craintes.

Tous les pressentiments que j'avais lorsque mon père m'obligea de
prendre parti vinrent se retracer à ma pensée.

Que n'étions-nous sages! disais-je tout bas. Nous avons allumé une
guerre injuste, et à force d'atrocités nous avons réduit nos ennemis à
ne plus chercher leur salut que dans notre ruine. Dans l'impossibilité
de s'en fier à nous, les dissidents ont recours à leur protectrice; elle
a pris parti pour eux. De notre côté, nous avons imploré le secours du
Turc. Cependant, des voisins ambitieux, profitant de de nos divisions,
s'avancent pour nous dépouiller.

Je fus quelque temps plongé dans ces tristes réflexions. A la fin, j'en
sortis; et pour lui cacher l'impression qu'elles avaient faite sur moi,
je renouai la conversation.

  --J'étais à penser, repris-je, à ce que vous venez de dire: et certes,
  vous ne me paraissez pas ami des rois à en juger sur le portrait que
  vous avez fait de ces trois têtes couronnées.

  LUI.

  Laissons la flatterie ramper dans les cours, chatouiller l'oreille des
  rois, encenser des coeurs morts à la vertu et se vendre aux vices pour
  de l'or. Jamais cette honteuse bassesse ne souillera ma vie.

  Je déteste les mauvais princes, mais sachez que j'adore les bons. Oui,
  le soleil du haut des cieux ne voit rien, selon moi, de plus auguste
  sur la terre qu'un roi vertueux et sage. Mais qu'il en est peu de
  tels! A peine en dix siècles en trouve-t-on deux qui effacent
  l'opprobre dont les autres couvrent le trône. Dans ceux mêmes que la
  renommée chante le plus, on ne trouve ni les vertus ni les talents
  qu'elle célèbre: on a beau les étudier, les approfondir, on s'y
  méconte tous les jours.

  MOI.

  Il faut excuser les princes.

  LUI.

  J'entends: quand on se plaint de leurs crimes ou de leurs folies, tout
  ce qu'on sait nous dire, c'est de nous recommander la patience.
  Plaisante méthode de faire leur éloge!

  MOI.

  Vous n'avez pas saisi mon idée. Je ne veux justifier ni leurs crimes
  ni leurs folies; je veux seulement les excuser sur la difficulté du
  métier qu'ils font.

  LUI.

  Pas fort pénible, de la manière dont ils s'y prennent. Croyez-moi, ils
  ont bien soin de cueillir la rose sans l'épine.

  MOI.

  Quoi, les rois ne sont-ils pas bien à plaindre d'avoir à faire à une
  multitude d'hommes indociles, corrompus, trompeurs, et qui donnent
  tant de peine à ceux qui veulent les gouverner?

  LUI.

  Vous feriez mieux de dire que les hommes sont fort à plaindre de
  devoir être gouvernés par des princes presque toujours si sots et si
  vicieux.

  MOI.

  Il faut bien leur passer quelque chose; ils sont hommes, et chacun a
  ses défauts en ce monde.

  LUI.

  C'est des courtisans, des ministres, des flatteurs, que les peuples
  ont pris cette maxime, et ils la répètent sottement. _Il faut bien
  passer quelque chose aux princes._

  Je suis de votre avis, mais seulement des faibles sans conséquence,
  car il ne faut pas juger les princes comme les particuliers, vu
  l'influence de leurs moindres actions sur la félicité publique.

  On ne peut exiger d'eux des talents lorsque la nature ne leur en a
  point donné. Mais ne sont-ils pas à blâmer lorsqu'ils refusent d'y
  suppléer par les lumières des sages et qu'ils s'entêtent de leurs
  idées?

  Ils doivent à leurs peuples l'exemple des bonnes moeurs et des vertus;
  ne sont-ils donc pas inexcusables lorsqu'ils ne leur donnent que celui
  des vices, lorsqu'ils s'abandonnent aux voluptés les plus honteuses et
  qu'ils sont les premiers à débaucher les femmes, à débaucher leurs
  sujets?

  Ils doivent tout leur temps à l'État: que dire pour leur
  justification, lorsqu'ils passent la vie dans une molle oisiveté,
  après s'être déchargés sur d'indignes ministres de tout le soin des
  affaires, ou que les moments qu'ils dérobent aux plaisirs ils les
  emploient à faire le malheur de leurs sujets?

  Ils ne sont que les économes des revenus publics: comment les excuser
  lorsqu'ils s'en font les propriétaires et les dissipent en
  scandaleuses prodigalités?

  Encore, si pour prix de leur paresse, ils se contentaient du produit
  de notre sueur! mais il leur faut aussi notre repos, notre liberté,
  notre sang. Au lieu de gouverner leur peuple en paix, ils l'immolent à
  leurs désirs, à leur orgueil, à leurs caprices.

  Toujours armés, toujours fomentant des semences de discorde chez leurs
  voisins, et toujours appelant sur l'État des malheurs; ils ne mettent
  leur gloire qu'à épouvanter la terre par le tragique récit de leurs
  fureurs: et non contents d'intéresser à leurs querelles leurs
  satellites, ils forcent les citoyens, les étrangers, les bêtes même
  d'y prendre part.

  Mais avec quelle indignité ils se jouent quelquefois de la nature
  humaine! Ce n'est pas assez de vaincre et de charger leurs ennemis de
  fers: il faut que tout périsse, que tout nage dans le sang, que tout
  soit dévoré par les flammes, et que ce qui a échappé au feu et au fer
  ne puisse échapper à la faim encore plus cruelle; semblables à ces
  astres malfaisants dont la maligne influence verse sur nos têtes la
  contagion et les malheurs. Encore tombassent-ils tous eux-mêmes dans
  les guerres qu'ils ont allumées, mais ils sont presque toujours trop
  lâches, pour s'exposer aux coups.

  Que vous dirai-je de plus? au lieu d'être les ministres de la loi,
  s'ils s'en rendent les maîtres, ils ne veulent voir dans leurs sujets
  que des esclaves, ils les oppriment sans pitié et les poussent à la
  révolte; puis ils pillent, dévastent, égorgent, répandent partout la
  terreur et l'effroi, et pour comble d'infortune, insultent encore aux
  malheureux qu'ils tiennent opprimés.

  Ainsi, un seul homme que le ciel dans sa colère donne au monde, suffit
  pour faire le malheur de toute une nation. Lorsque les princes ne sont
  pas vertueux, peut-on donc trop s'élever contre leurs vices et
  déplorer le sort des peuples confiés à leurs soins?

Ici l'indignation lui coupa la parole; le ton de sa voix était véhément,
et ses yeux étincelaient de colère.


_En continuation._

Le feu de son âme semblait avoir passé dans la mienne: je l'écoutais
avec un plaisir secret mêlé de surprise.

  --Est-il possible, lui dis-je, que tant de sagesse soit ensevelie sous
  ces habits? Non, le ciel ne vous a point fait naître dans l'état
  obscur où je vous vois; vos discours vous trahissent et annoncent un
  esprit cultivé, une âme élevée. Mais sans vouloir pénétrer le secret
  de votre naissance, tout ce que j'entends m'intéresse à vous.
  Apprenez-moi de grâce quel revers a pu vous réduire à cette étrange
  condition.

  LUI.

  --Le récit de mes aventures serait trop long; mais accordez-moi un
  moment de repos, et je vous donnerai un abrégé de ma vie qui fera
  cesser votre étonnement.

Après un quart-d'heure de silence, il reprit ainsi la parole:

  LUI.

  --Je suis Français, issu d'une honnête famille; mais trop riche pour
  mon malheur.

  Occupé de la fortune de ses enfants, mon père ne put veiller à mon
  éducation. La nature ne m'avait pas traité en marâtre; mais grâce aux
  soins de ma mère, cet heureux naturel fut bientôt gâté.

  J'eus des maîtres de toute espèce, qui ne s'appliquèrent à me donner
  que des talents frivoles. Qu'eus-je fait des talents utiles? Ma
  fortune se trouvait faite; il ne s'agissait plus que de m'apprendre à
  savoir en jouir.

  A peine avais-je atteint ma dix-neuvième année lorsque ma mère vint à
  mourir. Mon père la suivit de près. Comme ils me laissaient de grands
  biens, je n'eus pas de peine à me consoler de leur perte.

  D'abord je pris, selon le bel usage, une petite maison et une jolie
  maîtresse; puis je donnai tête baissée dans tous les travers de mon
  âge.

  J'avais pour amis plusieurs jeunes gens, au-dessus de moi par leur
  naissance, qui m'accablaient de caresses et avaient soin de me faire
  payer leurs plaisirs.

  Mon curateur n'ayant pas la complaisance de fournir avec assez de
  profusion aux libéralités de son pupille, j'en fus réduit aux
  expédients, et ne trouvai malheureusement que trop de facilité
  d'anticiper sur ma fortune. J'eus recours aux usuriers; ils
  m'ouvrirent leurs bourses, vous pouvez penser à quelles conditions:
  mais ce n'était pas là ce dont je m'embarrassais.

  Le temps vint où il fallut remplir mes engagements. Ma fortune en
  souffrit, mais au lieu d'ouvrir les yeux et de revenir sur mes pas, je
  ne travaillai plus qu'à la dissiper entièrement. Pour avoir plutôt
  fait, je quittai la province et allai me fixer dans la capitale.

  On m'avait inspiré pour maxime que la considération était attachée au
  faste, et que pour réussir dans le monde, surtout avec les belles, il
  fallait être sur un certain pied. J'eus donc un hôtel meublé
  magnifiquement, des laquais richement vêtus, un brillant équipage et
  je tins table ouverte.

  Bientôt les amis arrivèrent en foule; ils ne m'avaient jamais vu, mais
  ils étaient attirés par mon mérite. Avec eux, je courus le bal, les
  endroits de jeu, les parties de plaisir.

  Au bout de six ans j'aperçus le dérangement de mes affaires; mais
  comme il est humiliant de déchoir, je me piquai d'honneur et ne voulus
  rien rabattre de mon faste, et continuai à vivre comme j'avais vécu.
  Enfin, à l'aide du luxe, des femmes, du jeu, et de mille folles
  dépenses, je me vis ruiné sans ressource.

  Comme il ne m'était plus possible de cacher à mes amis le délabrement
  de ma fortune; j'en fis la confidence à ceux qui m'avaient toujours
  témoigné le plus d'attachement: je croyais pouvoir tout espérer de
  ceux qui m'avaient tout offert; mais je ne tardais pas à voir ce que
  j'avais à attendre.

  Caressé par ces parasites, tandis que la fortune me souriait, elle ne
  m'eut pas plutôt tourné le dos, qu'ils se retirèrent tous à l'envi.
  Ils m'évitaient lorsqu'ils me rencontraient, ou s'ils daignaient
  encore m'aborder ce n'était plus que pour insulter à ma misère par
  leurs fausses marques de pitié, ou leurs plaisanteries.

  Quoique j'eusse donné tête baissée dans tous les travers de la
  jeunesse, j'avais suivi le torrent plutôt par air que par goût. Les
  parties bruyantes n'avaient fait que m'étourdir sans m'amuser. Mon
  esprit était gâté, mais mon coeur n'était pas corrompu. Au milieu du
  tourbillon du monde, je me retirais quelquefois en moi-même pour
  penser à la vanité de mes plaisirs et je sentais que je n'étais pas
  heureux.

  Crainte du ridicule, je continuai cependant comme j'avais commencé; je
  tâchais de m'étourdir et j'avais soin d'entretenir cette ivresse. Le
  moindre intervalle de sang-froid m'eût été trop amer.

  Lorsque je me vis forcé de renoncer à ce genre de vie, mon
  amour-propre en fut bien un peu mortifié, mais je ne sentis point
  déchirer mon coeur. J'étais encore plus indigné des procédés de mes
  amis qu'avili par mes disgrâces. Avec quels traits ce monde qui
  m'avait séduit si fort était peint à mes yeux! Je maudissais sa
  brillante imposture.

  Comme j'étais à me rappeler le passé, je me souvins d'un ancien ami de
  la famille, le seul qui me fût resté, et dont les efforts continuels
  pour me retirer de la vie déréglée que je menais, n'avaient servi qu'à
  lui aliéner mon amitié. Je désirais fort de le voir; mais je n'osais
  me présenter devant lui: enfin je surmontai ma répugnance, j'allai le
  trouver.

    «--Je suis ruiné, lui dis-je en l'abordant, mais je suis moins
    confus de ma disgrâce que d'avoir rejeté si longtemps vos sages
    avis. Daignez me diriger, je viens vous demander des conseils; soyez
    sûr de ma docilité.»

  Après lui avoir exposé l'état de mes affaires:

    «--Renoncez, me dit-il avec un front chagrin, renoncez à ces goûts
    frivoles et insensés qui ont enchanté vos jeunes ans. Cessez de
    faire du plaisir votre occupation. Retournez dans votre province.
    Des débris de votre patrimoine réalisez un petit capital, reprenez
    l'état de vos pères, et tâchez, par votre assiduité, de regagner ce
    que vous avez perdu par vos extravagances.»

  Ces paroles firent impression sur moi. Je sentais la sagesse de ce
  conseil: mais je ne pouvais me résoudre à le suivre en entier. J'étais
  bien disposé à quitter la capitale et à me mettre dans les affaires,
  mais une ville où j'avais offusqué tous les yeux par mon faste,
  révolté tous les esprits par ma hauteur, et qui n'était remplie que de
  mes folies et de ma disgrâce, était pour moi un séjour odieux.

  Je formai donc le projet odieux de convertir en une pacotille le peu
  qui me restait, puis d'aller, s'il se pouvait, cacher ma honte et
  tenter la fortune dans un autre hémisphère. Je communiquai ce projet à
  mon ancien ami, il en parut étonné, me représenta les dangers de la
  mer, et fit tout ce qu'il put pour m'engager à y renoncer. Mais je
  craignais moins les écueils que les ris moqueurs de mes concitoyens.

  Je n'écoutai donc plus que ma passion; et après avoir fait quelques
  préparatifs, j'allai à Brest où je m'embarquai pour les échelles du
  Levant.

  Sur le vaisseau, je fis connaissance avec un homme dont l'humeur me
  revenait fort. Je paraissais aussi ne pas lui déplaire. Nous étions
  souvent ensemble, et la confiance s'établit bientôt entre nous.

  Un jour que je lui faisais le récit de mes extravagances, j'observai
  qu'il avait les yeux constamment attachés sur moi, lorsque j'en vins à
  l'article de ma réforme, il parut attendri.

    «--L'histoire de ma vie, me dit-il, ne ressemble pas mal à la
    vôtre.»

  Il me raconta à son tour ses aventures. Dès lors notre amitié devint
  plus vive, et il ne cessa de m'en donner des preuves non équivoques.

  Pendant le voyage, nous eûmes longtemps des vents favorables: mais
  ensuite ils devinrent contraires.

  Comme nous étions à la hauteur de la Sardaigne, une violente tempête
  s'éleva, nous fûmes poussés à pleines voiles du côté de la Barbarie,
  puis tout-à-coup enveloppés dans une obscurité profonde. Bientôt nous
  aperçûmes à la lueur des éclairs les côtes dans le lointain.

  Nous louvoyâmes toute la nuit.

  Le lendemain les vents soufflaient avec plus de fureur encore, les
  voiles se déchirèrent et le vaisseau se brisa contre un écueil.

  Chacun cherche à se sauver sur quelque débris: nous étions peu
  éloignés de terre, mais la mer était fort grosse.

  J'échappai à la fureur des flots avec mon compagnon de voyage, le
  bosseman et trois matelots; tout le reste de l'équipage périt.

  Quand nous eûmes gagné le rivage, nous nous regardions les uns les
  autres avec un morne silence. Je regrettai, mais trop tard, de n'avoir
  pas suivi les conseils de mon vieux ami. Ce n'était là toutefois que
  le commencement des malheurs qui m'attendaient.

  Tandis que j'étais abîmé dans ma tristesse, Joinville (c'est ainsi que
  s'appelait mon compagnon de voyage) me dit en me prenant la main:

  --Allons, cher ami, que faites-vous à vous désoler de la sorte! Avant
  de vous embarquer dans le péril, vous deviez le prévoir: à présent que
  vous y voilà enfoncé, il ne vous reste que de le mépriser. Soyez
  homme, montrez un coeur plus grand que les malheurs qui vous menacent.

  Je ne pouvais retenir mes larmes.

    --Vous pleurez, continua-t-il, comme un lâche amolli par les
    délices, et qui ne sait point supporter l'adversité. Eh quoi! la mer
    vient de m'enlever le fruit de quinze ans de fatigue, je suis mille
    fois plus à plaindre que vous, et c'est moi qui vous console?

  Cependant nous avancions un peu dans les terres, en recherche de
  quelque partie habitée, sans néanmoins trop nous éloigner du rivage.

    --Que vous êtes jeune encore, me dit Joinville en me voyant si
    consterné. Ce monde n'est qu'un théâtre de tristes vicissitudes.
    Lorsque la fortune agitant dans les airs ses ailes dorées, fait
    briller ses trésors, une foule de mortels lui tendent les bras et
    s'apprêtent à recevoir ses dons. Tandis qu'elle les répand, avec
    quelle fureur ils se jettent les uns sur les autres et s'efforcent
    de se les arracher. Leur ardeur est égale, mais leurs destinées sont
    bien différentes. L'un manque le but par trop d'empressement à le
    saisir; l'autre y touche à peine, qu'il tombe, et sa proie lui
    échappe. Cet autre s'applaudissait déjà de ses succès; mais au
    milieu de ses transports un revers imprévu enlève ses richesses, et
    les porte dans des mains étonnées de les recevoir. Et combien n'en
    voit-on pas transportés de dessous le chaume au sein de l'opulence;
    combien d'autres précipités tout-à-coup du faîte des grandeurs.
    Moi-même j'en suis un exemple bien frappant. Jamais homme ne fut
    autant promené par le sort de la bonne à l'adverse fortune. Mais
    habitué à ployer mon caractère aux événements, je jouis de tout, et
    ne fais fond sur rien.

  C'est ainsi qu'il tâchait d'affermir mon coeur contre les coups du
  destin.

  Lui-même il montrait un courage que l'infortune ne peut abattre. Son
  esprit était même libre et serein. Il ne cessait d'admirer la beauté
  du sol et le pittoresque des points de vue.

  Comme il possédait très-bien la géographie et qu'il avait observé le
  local:

    --Voilà, me dit-il en pointant du doigt quelques masures couvertes
    de chaume et presque ensevelies dans des broussailles, voilà les
    ruines de Carthage. Nous ne devons pas être éloignés de Tunis.

  Si la douleur ne m'eût rendu comme insensible, j'aurais été charmé
  d'examiner cette terre si fameuse, ces belles contrées si célèbres
  dans l'histoire; mais j'étais trop absorbé par le chagrin pour montrer
  la moindre attention.

  Nous avions marché toute la journée, n'ayant d'autre nourriture que
  les fruits que nous trouvions sur les haies, et nous étions rendus de
  fatigue.

  Comme le soleil allait se coucher, mon compagnon fut d'avis qu'il
  fallait redoubler d'efforts pour gagner Tunis avant la nuit. Déjà nous
  en découvrions les clochers, lorsque nous tombâmes entre les mains des
  barbaresques.

  Ils nous vendirent en esclavage. Je ne pouvais soutenir ce fatal
  revers, qui me paraissait mille fois pire que la mort: rien n'égalait
  mon désespoir.

  Nous voilà donc traînés dans une prison. Le gardien féroce, un paquet
  de clés à la main, nous en ouvre l'entrée et referme à grand bruit les
  portes sur nous.

  De toute la nuit, je ne pus fermer les yeux; je la passai à faire de
  sombres réflexions sur le sort de l'humanité.

  Le lendemain, on nous fit passer dans une vaste cour où nous nous
  trouvâmes au milieu d'une multitude d'hommes inconnus, qui
  s'étonnaient de me voir ainsi éploré; je les regardai avec la même
  surprise.

  Bientôt on vint nous appeler pour nous présenter à l'intendant des
  jardins du dey. A l'ouïe des ordres de ce maître superbe,
  l'indignation s'éleva dans mon coeur; je ne pouvais plus supporter la
  vie, je demandais la mort à grands cris.

    --Que ton courage t'élève au-dessus de tes malheurs, me disait
    souvent Joinville; apprends à revêtir des sentiments conformes à ta
    situation actuelle.

  A force d'exhortations, il m'engagea à la fin à ronger mon frein en
  silence.

  On nous traita d'abord avec beaucoup de dureté, mais ce ne fut que
  pour peu de temps. Joinville avait cultivé la musique dès sa jeunesse,
  et il savait très-bien jouer du flageolet. Par un heureux hasard le
  sien s'était trouvé dans sa poche, lorsque nous fîmes naufrage.

  Un jour, qu'il avait fini sa tâche de meilleure heure qu'à
  l'ordinaire, il se mit à en jouer. Tous nos compagnons d'infortune
  accoururent et formèrent un cercle autour de lui.

  Le bruit parvint bientôt aux oreilles du dey, qui voulut l'entendre;
  charmé de son talent, il changea son sort. A sa considération, le mien
  devint aussi plus doux.

  Chaque jour on nous traitait avec plus d'égards, et au bout de sept
  ans nous obtînmes notre liberté. Mais je ne puis passer sous silence
  un trait de générosité admirable.

  Un jour Joinville disparut.

  Il s'était couché le soir auprès de moi; jugez quelle fut ma surprise
  à mon réveil de ne plus le trouver, et combien je versai de larmes.

  Mais sur le soir, je le vis reparaître.

    --Je suis libre, me dit-il en m'abordant d'un air serein.

    --Hélas! vous allez donc me quitter, m'écriai-je? Ciel! que vais-je
    devenir?

    --Ne craignez rien, vous êtes libre aussi.

    --Eh quoi! nous aurait-on rachetés?

    --Non, non.

    --Expliquez-moi donc ce mystère.

    --Il y a quelques jours que le dey me demanda un air. Je ne sais,
    j'étais assez bien disposé, et l'affectai si fort, que dans un
    transport de joie il me promit de m'accorder, comme marque de sa
    faveur, la grâce que je lui demanderais.--Celle de retourner dans ma
    patrie, répondis-je à l'instant. Il parut un peu surpris, et après
    un instant de réflexion, il me dit:--Tu ne pouvais pas plus mal
    choisir pour mon bonheur: mais je te l'ai promis, il faut le tenir.
    Puis il se retira sans me donner le temps de répondre. Je ne savais
    qu'en penser, je n'osai trop me fier à sa promesse; aussi ne vous en
    ai-je rien dit. Ce matin il m'a fait venir devant lui et m'a offert
    de me renvoyer dans mon pays avec un chebec qui doit premièrement
    porter un envoyé à Constantinople. J'ai accepté avec joie et l'ai
    remercié de ses faveurs. Mais, tout-à-coup, je me suis souvenu de
    vous, et ne pouvais me résoudre à vous quitter. Que faire? Une
    heureuse réflexion m'a tiré d'embarras. Puisque le dey a de généreux
    sentiments, me suis-je dit, il n'a point un coeur insensible; il
    faut essayer de le toucher. Je me suis donc jeté à ses pieds. J'ai
    embrassé ses genoux et les ai arrosés de mes larmes.--Que veux-tu?
    m'a-t-il dit en me voyant dans cette attitude.--La mort, seigneur,
    car je ne saurais vivre si vous ne permettez à mon compagnon de me
    suivre. Le même jour nous devînmes tous deux vos captifs: la fortune
    le retient encore esclave. S'il doit l'être plus longtemps, souffrez
    que je reprenne mes fers. Ah! généreux Solim, ne fermez point votre
    coeur à la pitié! Autrefois j'aurais donné la vie pour éviter
    l'esclavage; à présent vous me voyez vous demandant à genoux la
    servitude, comme mon unique ressource, craignant même de ne pas
    l'obtenir. Solim me regarde d'un air surpris, me tend la main et me
    dit:--Quand je ne serais pas content de tes services, je serais
    touché de ta vertu, et l'amitié que j'ai pour toi s'étendrait à ton
    compagnon: dès ce moment il est libre.

    --Généreux ami, m'écriai-je, en sautant au cou de Joinville, quoi,
    c'est à vous que je dois ce bienfait?

  En nous affranchissant, Solim nous fit de grandes libéralités. Quand
  tout fut prêt pour le départ, nous allâmes prendre congé de lui.

    --J'admire votre amitié, nous dit-il. Puissiez-vous trouver un sort
    digne de vos vertus. Allez, et en retour de ce que j'ai fait pour
    vous, je ne vous demande que de vous souvenir de moi.

  A peine fûmes-nous à bord, qu'on mit à la voile, et au bout de quinze
  jours nous mouillâmes devant Constantinople.

  Le lendemain de notre arrivée, il fallut me séparer de Joinville: il
  avait trouvé un bâtiment prêt à partir pour le grand Caire, où il
  avait un frère qu'il voulait aller joindre. Je le conduisis jusqu'au
  vaisseau; nous nous embrassâmes sur le port; je l'arrosai de mes
  larmes, la douleur m'empêchait de parler.

    --Souvenez-vous de la fragilité des choses humaines, me dit-il en me
    quittant, si jamais vous vous trouvez de nouveau dans la prospérité,
    craignez d'en abuser; mais surtout secourez les malheureux.

  Je restai quelques jours à Pera à attendre une occasion pour passer en
  France.

  Il y avait bien à la rade un vaisseau de Marseille en charge; mais
  comme il ne devait mettre à la voile que dans six semaines, je pris le
  parti de m'embarquer dans une grande chaloupe turque qui appareillait
  pour Venise.

  Nous sortîmes du port par un bon vent. Déjà je me félicitais d'avoir
  quitté la terre des infidèles, et me promettais d'aller dans quelque
  coin de ma patrie finir mes jours en paix: mais le destin qui se plaît
  à se jouer de moi, me réservait à bien d'autres épreuves.

  Comme nous venions de passer le détroit de Candie, un matin à la
  pointe du jour, nous nous trouvâmes au milieu d'une flotte russe.

  Le vaisseau dont nous étions le plus proche fit signal et nous appela
  à l'obéissance. A l'instant deux chaloupes qui le suivaient vinrent
  faire tout l'équipage prisonnier de guerre. Quoique je ne fusse pas
  Ottoman, je fus enveloppé dans leur disgrâce.

  Après m'avoir dépouillé de tout ce que j'avais, on me transporta, avec
  les autres prisonniers à Néapoli, port de la Romanie, où débarqua une
  partie de l'équipage de la grande escadre pour répandre les feux de la
  sédition dans les provinces de la Turquie européenne, comme je l'ai
  appris ensuite. De là, nous fûmes transférés à Rashow, puis à
  Mendzibos, place d'armes sur le Dniester, où les Russes ont établi
  leurs principaux magasins. Pendant quinze mois j'y ai souffert la
  faim, la soif, le froid et mille mauvais traitements.

  Comme le nombre des prisonniers augmentait de jour en jour, on résolut
  de nous transférer en Russie. Tandis que nous étions en marche,
  escortés par un simple escadron de cavalerie, une troupe de confédérés
  tomba sur nous près de Crasnopol, et j'eus le bonheur d'échapper. Il y
  a dix jours que je traverse la Pologne pour me rendre dans mon pays.

  Voilà le précis de ma vie jusqu'au moment où vous m'avez rencontré.
  Jamais le destin, comme vous voyez, ne s'acharna davantage à la perte
  d'un malheureux; mais qui sait combien d'autres malheurs m'attendent?
  Infortuné que je suis! l'espérance même est éteinte au fond de mon
  coeur.»

Comme il achevait ces paroles, un bruit soudain retentit dans la forêt;
nous levâmes les yeux, et nous aperçûmes entre les arbres une multitude
de chevaux qui faisaient voler devant eux un tourbillon de poussière.

C'était un escadron russe.

Près de tomber entre les mains de l'ennemi, il fallut chercher un refuge
dans le bois. Nous eûmes le malheur de nous séparer. Je n'osais
l'appeler à haute voix, crainte d'être découvert. Le même motif le
retenait sans doute. Je le cherchai longtemps en vain.

Enfoncé dans l'épaisseur de la forêt avec mon domestique, la nuit nous y
surprit. Je résolus d'y attendre le retour de l'aurore. A son lever, je
tâchai de me reconnaître. J'errai longtemps à l'aventure.

Enfin, je regagnai le grand chemin et continuai ma route, ayant toujours
cet inconnu devant les yeux. Son sort me pénétrait; j'aurais voulu en
adoucir l'amertume: mais de nouveaux sujets de douleur vinrent bientôt
me l'ôter de l'esprit.

De Sandomir, le 30 juillet 1770.



LIII

DU MÊME AU MÊME.


A Pinsk.

Ah! cher Panin! il semble que les dieux irrités aient épuisé leur haine
sur ma tête dévouée. Hélas! tout est mort pour moi.

Les confédérés ont fait des incursions dans la grande Pologne, et
partout où ils ont passé, on ne trouve que dévastation.

Le joli bourg de Baranow a même été réduit en cendres; les flammes n'ont
épargné que quelques édifices incombustibles. Au milieu des masures
consumées, on voit encore, d'espace en espace, un temple, une tour,
dominer tristement sur les ruines de son enceinte désolée.

Hier, j'eus toute la journée devant les yeux cet affligeant spectacle.

A Sandomir, je quittai la route de Radom pour prendre celle d'Osselin.
Je ne pouvais me résoudre à passer si près de Lucile sans la voir.
J'avance à grands pas vers ces lieux où était mon trésor. A mesure que
j'approche, mes noirs soucis disparaissent, la joie renaît dans mon
coeur. Je ne me sens pas d'impatience; je brûlais d'arriver.

Déjà je découvre de loin ce charmant séjour; tout me rappelle un doux
souvenir, ces bosquets enchantés où je me promenais avec Lucile, ces
bords fleuris où je reposais sur son sein, ces berceaux délicieux où je
la couronnais de fleurs, et, dans les transports de mon âme, je croyais
déjà la voir et la presser dans mes bras amoureux.

J'arrive enfin.

Ciel! quel spectacle s'offre à ma vue! Tout est désert; partout a passé
le fer et le feu.

Je parcours, avec une surprise mêlée d'effroi, ces belles campagnes, que
je reconnais à peine. Je vole vers le château, et je ne trouve que des
masures.

A cet aspect, mille idées funestes s'offrent à mon esprit troublé et
déchirent mon coeur. Je me représente Lucile écrasée sous ces ruines;
j'éprouve d'avance toutes les horreurs du désespoir, et contemple dans
un étonnement stupide toute l'étendue de mon malheur.

Je sors enfin de cette espèce d'ivresse, pousse de tristes gémissements
et cours éperdu, cherchant vainement de tout côté quelqu'un qui
m'apprenne ce que sont devenus les maîtres infortunés de ces lieux.

O fortune! ô revers! ô ma Lucile! seule espérance qui me restait ici
bas, où as-tu donc été entraînée? où as-tu fui loin des ruines de ce
palais embrasé? Et c'est moi qui t'ai conseillé d'y venir. Malheureux!
qu'ai-je fait? Quel repentir cruel déchire mon sein! Mais où la douleur
m'égare.

Ah! c'est vous, c'est vous, barbares ennemis qui avez causé mon malheur.
Puissent toutes les horreurs de la guerre, tous les fléaux qui affligent
les hommes, retomber sur vos têtes criminelles; puissiez-vous être
réservés à la plus horrible vengeance; que jamais vous ne trouviez
d'asile nulle part, qu'un implacable ennemi vous poursuive sans relâche,
qu'il vous atteigne, vous égorge et se baigne dans votre sang.

Ce monde où je vivais autrefois, enivré d'une folle joie, qu'est-il
devenu? Un séjour de deuil rempli d'emblêmes funèbres que la mort a
tracés et suspend autour de moi.

Cruel destin! ne pouvais-tu te contenter de tant d'autres victimes?
Fallait-il que ta haine s'attachât à moi, et me choisît pour s'épuiser
sur ma tête? Ne te suffisait-il pas que cinq de tes traits m'eussent
atteint coup sur coup sans m'en décocher un sixième!

O Lucile, Lucile, ma chère Lucile! Est-il bien vrai que je t'ai perdue?
A cette idée mon être entier se dissout et s'écoule.

O mort! viens à mon aide: hâte-toi d'arriver; tous les liens qui
m'attachaient au monde sont rompus, ton glaive n'a plus qu'à trancher le
fil de mes jours.



LIV

SOPHIE A SA COUSINE.


A Biella.

Je ne sais si tu as pénétré mon dessein.

J'ai déjà gagné que Lucile n'écrive plus à Gustave; il faut empêcher
maintenant que Gustave n'écrive plus à Lucile. Ainsi, morts l'un pour
l'autre, du moins en idée, rien ne m'empêchera de lier avec lui.

Qu'en dis-tu, Rosette? Cela n'est-il pas bien imaginé?

Mais il y a longtemps que nous n'avons des nouvelles de Potowski. J'ai
cependant bien recommandé à Antoine de m'envoyer toutes les lettres qui
me seraient adressées au château d'Osselin. Quelle peut être la cause de
ce retard?

Inquiète de ce long silence, je vais écrire à un ami de Gustave, avec
qui j'ai appris qu'il est en relations; sûrement il m'en apprendra
quelque chose.

Mais j'entends des cris dans l'appartement voisin, il faut voir ce que
c'est...


_En continuation._

Nous venons de recevoir la fâcheuse nouvelle de la dévastation de la
terre d'Osselin. Le château même a été réduit en cendres après avoir été
livré au pillage.

La comtesse est à ce sujet dans une affliction extrême; elle se félicite
néanmoins de l'avoir quitté à temps, et comme par miracle.

Lucile paraît insensible à ce désastre; elle voudrait seulement être
périe sous les ruines.

Pour moi, j'en suis très-fâchée.

Voilà le comte à peu près ruiné. C'était dans ce château où il avait
transporté ses trésors et où il gardait ses titres. Adieu sa belle
collection de tableaux et de statues! Je crois qu'il en mourra de
chagrin.

Je regrette surtout le magnifique ameublement de l'appartement d'été.
Jamais je ne vis rien de plus riche, de plus galant. Les chaises, les
rideaux, la tapisserie, étaient d'un damas bleu de ciel garni de franges
d'argent. Le plafond était de stuc orné de peintures en camayeu de la
même couleur, comme aussi les dessus de porte. Et il y avait entre les
trumeaux, les deux plus belles glaces du royaume. Quel dommage que tout
cela soit détruit!

Est-tu donc, chère Rosette, si fort engagée avec ton beau Castellan, que
tu ne puisses disposer d'un quart-d'heure pour songer à tes amies? Il y
a trois mois que tu m'écrivis une petite lettre; mais si petite qu'il
semblait que tu n'avais rien à me dire. Dès-lors, tu ne m'as pas donné
le moindre signe de vie. Je n'en agis pas ainsi à ton égard; je t'écris
souvent, et toujours je te fais part de tout ce qui m'arrive, même de
mes pensées les plus secrètes.

Souviens-toi que j'attends au plus tôt de tes nouvelles, et que si tu ne
me dédommages de ton long silence, je te punirai par le mien.

De Lomazy, le 2 août 1770.



LV

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

De l'endroit où je t'écrivis mon désastre, l'affliction m'a suivi chez
mon oncle où je suis venu chercher un asile. Dès-lors mes larmes n'ont
cessé de couler.

J'ai fait mille vaines recherches. Je ne puis parvenir à tromper ma
douleur; tout me ramène à l'objet de mes craintes; et lorsque je viens à
me rappeler ces tristes masures, je frissonne d'horreur.

Rien n'égale la tristesse de mon âme. Le jour paraît trop court pour
suffire à mon tourment: et comme si ce n'était pas assez des fantômes
qui m'épouvantent alors, la nuit, ils m'assiégent encore. Le doux repos
ne vient plus fermer mes paupières. Après quelques moments d'un sommeil
agité, je me réveille en transes. Je crois voir l'ombre de Lucile pâle
et sanglante, je crois entendre sa plaintive voix; et je ne sors de ces
rêves effrayants où le désespoir égare ma pensée, que pour me livrer à
des idées plus affligeantes encore.

Hélas! n'est-ce que pour verser des larmes que mes yeux s'entr'ouvrent?
O chaîne de malheurs! Ils viennent rarement seuls; ils aiment à se
presser sous les pas d'un malheureux. Occupé à pleurer mes amis,
fallait-il aussi pleurer ma maîtresse! Tous mes chagrins passés
s'abîment dans le sentiment de sa perte. Lucile enlevée de ce monde à la
fleur de son âge, lorsque... A cette idée, comme ma douleur s'aigrit!

Mon âme s'abreuve à longs traits d'amertume, mon coeur se déchire, et le
sentiment du bonheur s'écoule pour jamais par cette blessure.



LVI

DU MÊME AU MÊME.


A Pinsk.

J'aperçois le soleil qui s'abaisse sons l'horizon; les ombres se
projettent au loin dans la plaine; déjà il n'y a plus que le sommet
élevé des montagnes qui retienne les derniers rayons de l'astre disparu.

Voici l'heure que plein d'impatience, je courais aux lieux fortunés où
m'attendait mon amante: heure autrefois si désirée! tu n'es plus à
présent que celle de mon désespoir!

Lucile n'est plus!

Hélas, sa chère image s'offre sans cesse à mon âme attendrie. Comme ses
yeux brillaient d'un doux feu! Combien sa modestie ajoutait à ses
charmes! Quelle candeur, quel enjouement, quelle aménité dans ses
entretiens! Que sa beauté était séduisante, et son coeur fait pour
aimer! Rien ne lui manquait. La fortune et la vertu lui avaient prodigué
tous leurs dons. Qu'avait de plus le ciel à lui accorder?

Ah! elle était trop belle pour vivre; j'étais trop heureux. Le destin
jaloux l'a moissonnée comme une fleur à peine éclose.

Tant d'attraits devaient-il sitôt périr? Ne la verrai-je donc plus,
cette bouche divine me sourire amoureusement! Je ne l'entendrai plus
cette voix touchante dont les doux accents allaient à mon coeur! Ses
regards tendres n'exciteront plus au fond de mon âme d'émotions
délicieuses!

O Lucile, Lucile, dans quel désespoir ta perte a plongé ton amant!

Où retrouver son beau naturel, son âme sensible, ses nobles sentiments?
De quel plaisir elle enivrait mon coeur dans les épanchements de la
confiance! O douce société! tendre union! non, ce n'était point l'union,
c'était le mélange de deux coeurs.

Félicité céleste, félicité si rare sur la terre, je t'ai goûtée, je t'ai
perdue! Il n'est plus pour moi de Lucile. Elle a couru se perdre dans le
gouffre éternel du néant, il ne m'en reste qu'un triste souvenir sans
cesse présent à mon esprit pour affliger ma pensée.

De dessous un ormeau du bosquet de Radom.



LVII

DU MÊME AU MÊME.


A Pinsk.

Quelques rayons d'espérance commençaient à luire au fond de mon coeur:
mais hélas qu'ils ont été bientôt éteints!

Un bruit vague courait que le comte Sobieski, fuyant les ruines de son
palais embrasé, s'était retiré avec sa famille à Opalin. J'y courus à
l'instant; mais toutes mes recherches furent vaines; point de Sobieski!

Me voilà en chemin pour revenir chez mon oncle, plus désespéré que
jamais.

Comme je repassais dans mon esprit mes infortunes, mon cheval se mit à
hennir et à faire un écart. Je lève les yeux et n'aperçois rien. Il
refuse d'avancer. Je l'attaque. Il se cabre, se défend, et m'emporte à
la fin dans un sentier de traverse. Il courut un bon mille avant que
j'eusse pu l'arrêter. Lorsque j'en fus venu à bout, je cherchai à me
reconnaître.

Peu après, croyant avoir regagné le grand chemin, je ne tardai pas à
retomber dans mes sombres rêveries. Je n'en fus tiré que par la faim qui
commençait à se faire sentir. Je regarde ma montre. Surpris de voir que
le jour fût déjà si avancé, je cherche le soleil, et l'aperçois sur son
déclin, alors je ne doutai plus que je ne fusse égaré.

Je continuai à marcher, et je n'arrivai point. Inquiet comment je
passerais la nuit, j'avais gagné le sommet d'une légère éminence. Je
m'arrête pour promener mes regards autour de moi, j'embrasse de l'oeil
la longue chaîne des collines, des plaines, des forêts que j'avais
traversées.

Tout-à-coup j'entends les sons d'une trompe rustique, et j'aperçois, à
quelque distance, un berger appuyé sur sa houlette, tandis que deux
chiens et un jeune garçon rassemblaient son troupeau.

J'allai à lui. Il parut surpris de me voir.

  --Ne craignez rien, lui dis-je, mon ami: je suis un voyageur égaré que
  la nuit oblige à chercher quelque part un asile. Voudriez-vous me
  servir de guide jusqu'au prochain hameau?

  --Hélas! répondit-il, cet endroit est désert, il n'y a qu'un château à
  deux lieues d'ici, dont le maître est absent. D'ailleurs il serait
  nuit avant que vous pussiez y arriver, et trop tard pour y être admis.
  Mais ma cabane n'est pas éloignée. Je n'ai à vous offrir que de la
  paille pour lit, du lait et du pain pour nourriture. C'est tout ce que
  le ciel m'a donné, je le partagerai ce soir de bon coeur avec vous, et
  demain, je vous remettrai sur votre route.

J'acceptai ces offres obligeantes.

Ainsi, après une longue et fatigante journée, j'arrive à une méchante
cabane. Je trouvai sur le seuil de la porte une bonne femme (c'était
celle du berger) avec un petit enfant sur les genoux. Elle ne fut pas
moins étonnée de me voir que ne l'avait été le pâtre.

Mon premier soin fut de chercher un endroit pour mettre mon cheval; et
tandis que je lui préparais une litière et que mon hôte rangeait ses
moutons, sa femme alla se disposer à nous recevoir.

En entrant dans la chaumière, je fus surpris de l'air mal propre qui y
régnait: tout y présentait l'image de la misère la plus affreuse. Je
comparais en silence ces murs enfumés aux lambris dorés des palais; et
pour la première fois, je fis de douloureuses réflexions sur l'inégalité
du sort des humains.

Nature marâtre, disais-je en moi-même, faut-il qu'une partie de tes
enfants soient ainsi nés pour la servitude et le travail, tandis que
l'autre nage dans l'opulence au sein de la mollesse!

Mon hôte vint m'en tirer pour prendre part à leur petit souper. Je me
place à cette misérable table, et la petite famille se range en silence
autour de moi.

Bientôt mes tristes pensées vinrent m'y trouver; elles me suivirent
encore sur mon lit de paille. Enfin, excédé de fatigue, je m'endormis.

Le lendemain, je me réveillai à la pointe du jour et me disposai à
partir.

En entrant dans l'étable, je trouvai mon cheval étendu sur la litière et
rendu de fatigue. Il fallut rester.

J'allai trouver mon hôte, et lui fis part de mon embarras.

--Que cela ne vous inquiète pas, seigneur. J'aurai soin de votre bête,
et pendant que vous demeurerez avec nous, je tâcherai de faire de mon
mieux.

Touché de sa bonté, je lui donnai quelques ducats, que je le forçai
d'accepter. Le pauvre homme me baisa la main, et me remercia à genoux.

Pour passer mon ennui, je me mis à errer aux environs de la cabane, et
crainte de m'égarer, je pris avec moi son jeune garçon.

Attiré par un charme inconnu vers une petite forêt, je m'enfonçai dans
sa sombre épaisseur et la traversai triste et pensif: bientôt je me
trouvai dans une vallée solitaire, coupée d'une petite rivière.

A quelque distance, j'aperçus un bouquet de grands arbres qui
balançaient dans les airs leur cîme touffue, répandant sur la plaine,
dans un vaste contour, la fraîcheur et l'ombrage. Je vais me reposer
sous leur impénétrable abri. Un pâtre y avait rassemblé son troupeau
brûlé des feux du soleil. J'approche, je reconnais mon hôte et m'asseois
auprès de lui.

J'étais charmé de l'innocence de la vie et de l'air de contentement de
cet homme.

Si je pouvais ainsi, disais-je tout bas, finir doucement mes jours dans
quelque coin de la terre! Air pur, frugal repas, santé du corps, paix de
l'âme, précieux dons de la nature, que vous êtes préférables aux faux
biens dont le monde est si épris! Oui, c'est de ce simple mortel qu'il
faut apprendre l'art d'être heureux. Comme nous, il n'est point rongé de
désirs impuissants. Une prairie fertile est pour lui le jardin de
félicité. Ses plaisirs sont purs et ne laissent point d'amertume: moins
vifs que les nôtres, ils sont aussi plus durables. L'espérance vaine,
les regrets, le désespoir ne viennent jamais empoisonner le cours
paisible de ses jours. Pourquoi aller à grands frais chercher le bonheur
si loin, lorsqu'il est si près de nous!

Tandis que j'étais enfoncé dans ces réflexions, un doux sommeil vint
appesantir ma paupière. Hélas! depuis longtemps je n'avais plus qu'un
repos pénible et plein de trouble.

A mon réveil, mon hôte me présenta des fruits et du laitage, dont je fis
mon dîner, et comme le soleil n'était déjà plus piquant, j'allai ensuite
promener au bord d'un sombre rivage.

Le chagrin n'avait fait avec moi qu'une courte trêve: bientôt il revint
m'assaillir. J'avais beau vouloir distraire ma pensée du sentiment de
mes malheurs, tout m'y rappelait, tout me retraçait la chère image de
Lucile.

Fleurs qui émaillez la verdure, vous aimiez que sa main vous cueillît:
hélas! vous ne reposerez plus sur son sein amoureux; vous ne serez plus
entrelacées parmi ses belles tresses, vous ne porterez plus à ses sens
un parfum délicieux. Comme vous elle brillait du pur éclat de la nature:
fallait-il que comme vous elle ne brillât qu'un jour?

Tandis que j'exhalais ainsi ma douleur, j'entendis de loin une voix
mélodieuse dont les accents plaintifs faisaient gémir les échos. Ils
excitèrent dans mon âme une surprise mêlée de joie.

Immobile, je cherchais des yeux d'où pouvaient venir de si doux accents.
Puis j'avançai par hasard au pied d'un rocher qui me les répétait; mais
je ne pus rien démêler.

L'émotion que ces sons me causaient avait pour moi des charmes; ils
suspendaient le sentiment de ma douleur.

  --Je ne suis pas le seul, disais-je, qui gémisse en ces lieux. C'est
  sans doute la voix de quelqu'infortunée dont le coeur a besoin de
  consolation.

Après avoir longtemps joui du plaisir de l'entendre, la voix cessa.

En voyant le soleil s'abaisser sous l'horizon, je songeai à regagner ma
cabane. Je fis remarquer à mon guide l'endroit que nous quittions, et je
me retirai à regret, enseveli dans de tristes pensées, mais moins
tristes que celles de la veille.

Les accents de cette touchante voix retentissaient encore au fond de mon
âme; je la sentais un peu débarrassée du poids qui l'opprimait. Je ne
sais quelle émotion s'était emparée de mes sens, ranimait mon coeur
flétri et me faisait trouver ce séjour enchanteur. Je ne pouvais
souffrir l'idée de le quitter, et tout en marchant je me tenais ce
discours:

  --Tel qu'un forçat harassé de fatigue, depuis longtemps je mène une
  vie agitée et remplie d'alarmes; il serait temps de goûter un peu de
  repos. A présent que tous les liens qui m'attachaient au monde sont
  rompus, que je suis dégoûté de ses brillantes folies, et détrompé de
  ses vaines chimères, qui m'empêche de fixer dans ces lieux mon séjour,
  et de m'y ménager une tranquille retraite?

J'étais encore occupé de mes pensées, lorsque j'arrivai sous mon humble
toit, et le sommeil ne vint que fort tard en suspendre le cours.

Le lendemain j'allai d'assez bonne heure m'asseoir vis-à-vis du pied du
rocher qui m'avait répété les accents de cette voix touchante.

Il était déjà tard, et les échos gardaient encore le silence: mon
chagrin était extrême. Mais tout à-coup ce silence fut interrompu par
les chants de la veille. Ils me paraissaient plus distincts.

J'avançai pour les mieux entendre; mais je fus arrêté par un large
fossé, qui entourait un parc: j'aperçus dans l'enfoncement un château
d'où je jugeais qu'ils devaient partir; ils finirent plutôt que je
n'aurais voulu.

La nuit commençait déjà à déployer son noir manteau, et déjà je
regagnais tristement ma chaumière, lorsque cette voix plaintive éclata
de nouveau dans les airs. Je m'arrête.

  --Ha, la voilà encore! disais-je tout seul. Que j'aime à l'entendre
  gémir au milieu de ce profond silence! Comme mon coeur palpite de
  plaisir! Ha, si elle savait le charme qu'elle répand autour d'elle!
  Tendre Philomèle, comme toi, l'âme blessée d'un trait qui la déchire,
  j'essaie de tromper ma douleur. Nous envoyons ensemble nos accents
  vers le ciel, et nous n'avons que les étoiles pour témoins de nos
  plaintes.

En arrivant, mon premier soin fut de m'informer du nom du maître du
château. Mon hôte ne put me le dire, quoiqu'il habitât sur ses terres;
il savait seulement qu'il était absent depuis quelques mois, d'ailleurs
il ne connaissait personne au logis que l'intendant.

Le jour suivant, je me rendis seul au lieu accoutumé et de meilleure
heure encore. Je suivis de loin le fossé, et remarquai qu'il ne faisait
pas le tour du château, et qu'on pouvait en approcher par les derrières;
puis je m'éloignai. De toute la soirée la voix ne se fit entendre. J'en
étais affligé!

Cette voix, disais-je en moi-même, suspendait le sentiment de mes maux.
Le ciel semblait m'avoir ménagé cette faible consolation: hélas! c'était
la seule que je goûtais encore. Je m'y suis trop abandonné, et pour me
désespérer le cruel destin m'en prive.

Dès qu'il fit obscur, je hasardai d'aller au pied des murs qui
renfermaient cette affligée, dans l'espoir de l'entendre encore.

Comme j'en étais fort près, j'entrevis de la lumière au travers d'une
embrasure. J'avance en tremblant, je prête l'oreille, et n'entends rien;
je veux approcher l'oeil et je ne puis y atteindre. Je cherche une
pierre pour m'élever; je la place doucement contre le mur et monte
dessus.

D'abord je n'aperçus qu'une lampe qui brûlait. A sa pale lueur, bientôt
je crus découvrir les ruines d'un édifice antique. J'étais saisi
d'horreur à l'aspect de ce lieu lugubre où régnait un profond silence.

Tout-à-coup une lumière plus vive y pénètre, et j'aperçois une longue
salle voûtée, toute remplie de tombeaux. Dieux! quels objets se
présentèrent à ma vue. Un petit noir portant un flambeau devançait une
femme vêtue d'une longue robe flottante et dont la face était couverte
d'un voile. Elle s'avance lentement une couronne de fleurs à la main, se
penche sur une urne cinéraire et la tient embrassée en poussant de
profonds soupirs.

Je la contemplais en silence, le coeur saisi d'attendrissement.

Elle resta longtemps immobile dans cette attitude; enfin elle se relève,
essuie ses yeux avec un mouchoir blanc, et couronne l'urne en prononçant
d'une voix gémissante ces paroles:

  «Il n'est plus, lui qui n'aurait jamais dû mourir! son coeur
  bienfaisant était l'ami de tout le monde, et il a eu à redouter la
  haine. Dans le temps même qu'il prenait plaisir à pardonner, il est
  tombé sous les coups de la vengeance! Ah! partout où la renommée
  portera son nom et dira sa mort, il recevra les regrets des âmes
  sensibles! La joie est tarie pour jamais au fond de mon coeur; il
  n'est plus pour moi d'autre plaisir que de m'attendrir sur son sort et
  de venir penser à lui au milieu des tombeaux. Que ne peut-il voir
  couler mes larmes, entendre mes gémissements, recevoir mon âme prête à
  s'envoler! Hélas! j'espérais que ses mains me fermeraient les yeux, et
  c'est moi qui ai recueilli ses cendres. Chère ombre, accepte ces
  derniers devoirs que te rend mon amour.»

Ciel! quelle émotion inconnue parcourait mes veines, à l'ouïe de ces
paroles. Mes organes étaient enchaînés de plaisir, mon coeur défaillait
de joie, je m'arrêtai un instant pour recueillir mon âme, je croyais
entendre Lucile.

Mais soudain l'image de Lucile dans les bras de la mort se présente à
mon esprit; une secrète horreur parcourt tout mon coeur, mon sang se
glace, une sueur froide coule de mon front, un tremblement involontaire
me saisit, mes genoux se ploient et je tombe sans connaissance.

Au bout de quelques heures, je reviens de mon évanouissement. Je ne sais
où je suis. A demi-éveillé, je porte mes mains engourdies autour de moi
et trouve la terre humide. Je lève les yeux et j'aperçois les étoiles;
je me crois dans un enchantement. Enfin, comme un homme qui sortirait
d'un rêve douloureux, je me reconnais.

Le froid m'avait saisi, j'étais mal à mon aise, je voulais me mettre sur
la pierre qui m'avait servi de marche-pied; mais à peine pus-je me
remuer. J'avais envie de me retirer, mais comment faire la route? Et
quand j'en aurais été en état, comment reconnaître mon chemin?

Il fallut donc attendre l'aube du jour. Elle arrive enfin.

Je me lève avec difficulté, mes jambes fléchissent sous mon corps, et je
marche en chancelant.

J'étais à peine hors de l'enceinte du château, que le soleil se leva.
Cherchant les endroits où il donnait, je venais d'atteindre une petite
colline, lorsque les forces me manquèrent tout d'un coup; je ne pus plus
avancer, je m'assis.

Exposé à la douce chaleur des rayons naissants, peu à peu je me sens
revivre; déjà je puis me lever, et je gagne à pas lents mon humble
asile.

Bientôt la fatigue m'oblige de me reposer; je me couche un instant sur
un talus au bord d'un grand chemin, rêvant à ma triste aventure.

Peu après, je me vois entouré de cinq cavaliers. C'étaient des Russes.
Ils s'étonnent de me voir là, je les regarde avec la même surprise.

  --Ami, me dit l'officier qui était à leur tête, levez-vous; il faut
  nous suivre, vous êtes notre prisonnier.

A l'instant, trois mettent pied à terre, me désarment et m'entraînent.

  --Cruels, m'écriai-je, laissez-moi! vous voyez que je n'ai plus de
  forces.

  --Hé bien, vous aurez un de nos chevaux.

En même temps, ils me firent prendre un peu d'eau-de-vie et m'aidèrent à
monter. Ma douleur se ranime avec mes forces.

Nous partons.

Le spectacle de la veille se retrace à mon esprit, et mes yeux se
tournent malgré moi vers l'endroit où s'était passée cette lugubre
scène.

Me voilà en chemin au milieu de ces barbares. Ils me faisaient mille
questions, je gardais le silence.

Vers midi, nous arrivâmes dans un petit hameau. Fiers de leur proie, ils
se livrent à la joie: rangés autour d'une table et la coupe à la main,
ils entonnent leurs chansons brutales, m'invitent à boire et semblent
encore vouloir insulter à mon infortune.

Toute la journée le soleil les vit à leur débauche.

Cependant je cherchais à charmer ma tristesse: mais la réflexion ne
servait qu'à empoisonner le sentiment de mes maux.

  --Quel enchaînement de malheurs! me disais-je sans cesse. Hier encore,
  je pouvais du moins dans cette solitude, trouver quelque faible
  adoucissement à ma misère: aujourd'hui je n'ose même donner un libre
  cours à ma douleur. La fortune ne se lasse point de me poursuivre:
  chaque jour me trouve plus malheureux. Comme je sens les blessures de
  mon âme s'envenimer! Comme mon caractère s'aigrit! Autrefois j'aimais
  à voir chacun avec un air gai et content. A présent, je ne puis
  souffrir de visage joyeux; je voudrais voir gémir tout le monde autour
  de moi. A quel affreux état je me vois réduit! Cruels ennemis,
  laissez-vous toucher à mes larmes, et plutôt que de me retenir captif,
  percez-moi le sein!

Les voilà qui vont se livrer au sommeil. Que ne peut-il aussi m'arracher
à mes noirs soucis. Depuis longtemps les plaisirs se sont envolés; si du
moins la paix m'était laissée, mais elle me fuit maintenant; et dans
l'excès de mes maux, il ne me reste plus aucune consolation.

Heureux ceux qui, frappés dans les combats, ont abandonné leur dépouille
à la mort et quitté le malheureux théâtre de la vie!


_En continuation._

Ma vie, cher Panin, n'est qu'un continuel tissu de tristes aventures. Je
ne suis pas plutôt échappé à un malheur, qu'un autre plus cruel
m'attend. Toujours persécuté par le destin, chargé de peines, voilà mon
lot.

Hier matin, l'officier qui me tenait prisonnier m'annonça qu'il allait
me conduire à Lublin, pour me remettre à son commandant.

Depuis que j'étais sous sa garde, j'avais refusé toute espèce de
nourriture: il me pressa de prendre quelque chose avant de partir.

Dès les huit heures, nous tînmes la route de Lublin.

Comme nous traversions un petit taillis, en tournant un coude que fait
le chemin, nous aperçûmes à quelque distance une troupe à cheval: mes
Russes s'arrêtèrent tout court; ils reconnurent l'uniforme ennemi,
prirent la fuite et me laissèrent avec celui dont j'avais la monture.

Bientôt je me vis entouré d'une troupe de confédérés. C'était le Palatin
de Mazovie avec ses gens, qui revenait de l'armée.

Il s'avance vers moi, me reconnaît, et n'est pas moins surpris de cette
rencontre, que j'en étais charmé.

Après le récit de mon aventure, il se félicite d'être mon libérateur. Il
me demanda si j'allais rejoindre mon corps. Je lui avouai que ce n'était
pas là mon dessein.

  --Hé quoi, reprit-il, abandonnez-vous ainsi votre père?

  --Mon père est en Turquie, où il n'a pas besoin de moi, et où il n'a
  que faire lui-même: plût au ciel qu'il n'eût jamais songé à prendre
  part aux dissensions qui désolent ce malheureux pays!

  --Vous ne savez donc pas qu'il est de retour et qu'il a rejoint son
  parti?

  --Non vraiment.

  --Étonné de ne pas vous trouver, il craignait que vous ne fussiez
  resté sur le carreau dans quelque affaire; mais ayant appris que vous
  vous étiez retiré, il a témoigné beaucoup de mécontentement.

  --Je le crois.

  --Je voudrais n'avoir rien d'autre à vous apprendre, mais quelque
  désagréable qu'il soit d'annoncer de fâcheuses nouvelles, je dois
  encore vous dire que deux jours après son arrivée, il s'est trouvé
  dans un léger engagement où il a reçu une assez grande blessure, qui
  n'aura cependant point de mauvaises suites. Lors de mon départ, il
  s'est retiré à Derasnia, et doit y rester jusqu'à ce qu'il soit
  rétabli.

Cette nouvelle qui probablement ne m'eût pas fort affecté il y a cinq
mois, me jeta dans de vives alarmes. Il m'importait assez peu que mon
père désapprouvât ma conduite, mais je ne pouvais supporter l'idée qu'il
fût en danger, et je me déterminai sur-le-champ à l'aller joindre.

Que le coeur humain est un mystère profond! Il me semble que je sens
pour mon père un attachement qui ne m'était pas ordinaire: à mesure que
mes amis me sont enlevés, ma tendresse se resserre sur ceux qui me
restent.

Je vole à son secours.


_P. S._ Je viens d'écrire à mon oncle de ne pas être inquiet sur mon
compte.

Le Palatin a eu la bonté d'envoyer un de ses gens pour m'amener mon
cheval de chez le berger, et de me donner un de ses domestiques pour
m'accompagner jusqu'à Derasnia.

De Bistapiec, le 13 août 1770



LVIII

DU MÊME AU MÊME.


A Pinsk.

A mon arrivée, j'ai trouvé mon père hors de danger. Sa blessure, quoique
assez légère, se trouve malheureusement logée dans une partie fort
délicate.

Je m'attendais qu'il me témoignerait quelque mécontentement, de ce que
j'ai abandonné son parti: mais il ne m'en a pas ouvert la bouche.

J'ai retrouvé ici quelques connaissances.

Notre armée est fort éclaircie. La plupart des confédérés paraissent
dégoûtés de cette ligue. Ils craignent les Autrichiens qui ont déjà
pénétré dans nos provinces limitrophes, et qui font mettre bas les armes
à tous les factieux qu'ils rencontrent. Ils se plaignent aussi des
brigandages commis. Ils en ressentent à leur tour les funestes suites:
mais ils le méritent; car ils ont été les premiers à donner l'exemple de
ces horreurs.

Si le Dieu des combats était juste, il y a longtemps qu'ils auraient dû
être tous exterminés.

De Derasina, le 20 août 1770.



LIX

SOPHIE A SA COUSINE.


A Biella.

Je viens de recevoir réponse de l'ami de Gustave.

Après s'être retiré du parti des confédérés, Potowski est allé rejoindre
son père qui depuis peu est de retour de Turquie.

Il doit être à présent arrivé à Derasnia, et y rester quelque temps.
Voici le moment de faire jouer mes ressorts.

J'envoie ordre à Sansterres de s'équiper immédiatement en cavalier, et
d'aller, sans délai, à la découverte de Gustave.

Lorsqu'il l'aura découvert, je lui enjoins de se trouver comme par
hasard sur ses pas, et de lui apprendre la mort de Lucile.

Sansterres est précisément l'émissaire qu'il me faut; il connaît
Gustave, il est rusé, je lui fais sa leçon, et j'espère qu'il s'en
tirera bien.

Dès qu'il se sera acquitté de sa commission, je lui recommande de m'en
donner avis, et je n'oublie pas de lui promettre de récompenser son
zèle. Certainement, il ne me trouvera pas ingrate si j'ai lieu d'en être
contente.

Tu vois que je suis à l'affût des événements pour me diriger en
conséquence. Si je ne craignais qu'il n'y eût de la cruauté à se réjouir
de l'infortune d'autrui, je te dirais au sujet de la dévastation de la
terre d'Osselin: _A quelque chose le malheur est bon._

De Lomazy, le 20 août 1770.



LX

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

Hélas! il n'est que trop certain que Lucile n'est plus!

Comme j'étais de garde hier matin dans un quartier de Derasnia,
j'observai à peu de distance un homme qui avait sans cesse les yeux
attachés sur moi. J'avais quelque idée de l'avoir vu: mais c'était une
idée confuse, que je ne pouvais démêler.

--Vous ne m'êtes pas inconnu, lui dis-je en l'abordant; mais je ne puis
vous remettre.

Il me fixa attentivement et porta sa main à son front, comme un homme
qui, à son réveil, cherche à se rappeler le songe qui a disparu, puis il
s'écria soudain:

  --Vous êtes le fils du comte Potowski, qui veniez si souvent autrefois
  chez le staroste de Walke, jouer avec nos jeunes messieurs? Comme vous
  voilà grandi! Il y a si longtemps que je ne vous ai vu, que je ne
  m'étonne pas si j'ai eu tant de peine à vous remettre. Hé quoi! ne
  vous souvenez-vous plus de Sansterres?

  --Sansterres, c'est toi! j'ai plaisir à te revoir; donne-moi donc des
  nouvelles de tes jeunes messieurs.

  --Ma foi, cela me serait un peu difficile. Je ne suis plus avec eux;
  il y a sept ans que je passai au service du comte Samoski; dès-lors,
  j'ai toujours résidé avec le vieux papa, dans une de ses terres, qui
  n'est pas fort éloignée de celles du comte Sobieski.

  --Du comte Sobieski! Aurais-tu donc connu la comtesse et sa fille?

  --Je les ai vues plusieurs fois au château; et même peu de temps avant
  leur désastre.

  --Ah! mon cher Sansterres, que leur est-il donc arrivé?

  --Hélas! les confédérés, qui couraient ravageant les provinces, ont
  brûlé leur château, et l'on ne sait ce qu'est devenue la famille.

A ces mots, les yeux fixes et attachés à la bouche de cet homme, je
reste immobile; un frémissement d'horreur parcourt et glace tout mon
sang, mes esprits sont arrêtés et ma vie suspendue.

  --Comme vous pâlissez, monsieur? reprit-il. Je vous ai donné là
  quelque fâcheuse nouvelle: j'en suis bien mortifié.

Je fus longtemps à pouvoir parler; enfin, je recouvrai l'usage de la
voix et lui répondis:

  --Ha! Sansterres, je connaissais particulièrement la famille; je suis
  au désespoir de ce qui leur est arrivé; mais ne me cache rien, je te
  prie. Ne dit-on rien de circonstancié?

  --Le bruit court qu'un jeune seigneur du parti du père lui avait
  demandé sa fille en mariage et l'avait obtenue: mais elle n'y voulut
  jamais consentir. Pour se venger, l'amant se jeta dans le parti
  opposé; il prit des liaisons avec une troupe de confédérés et vint un
  soir à la tête de ces misérables pour l'enlever. Quoi! vous pleurez,
  monsieur? Je ne veux pas aller plus loin.

  --Achevez, de grâce.

  --Comme ils s'emparaient des ponts on les aperçut; l'alarme se
  répandit, on tira sur eux quelques volées de canon, mais on ne put
  leur résister, car le comte était absent et l'on ne songea plus qu'à
  fuir. La comtesse et sa fille, déguisées en servantes, voulurent se
  sauver parmi la foule: elles furent tuées sur le seuil d'une porte
  dérobée. On força le château, et tandis que l'amant parcourait les
  appartements pour trouver sa maîtresse, les autres pillèrent,
  saccagèrent, passèrent tout au fil de l'épée, et finirent par mettre
  le feu au palais. Tous ceux qui étaient sur la terre furent enveloppés
  dans ce désastre: un seul domestique échappa, et c'est lui qui en a
  donné la nouvelle. Bientôt cette nouvelle se répandit, vola de bouche
  en bouche, et chacun versait des larmes à l'ouïe du sort de ces
  infortunés.

Ha! cher Panin, toutes les plaies de mon âme se sont r'ouvertes à la
fois, et l'espoir vient de s'éteindre pour toujours au fond de mon
coeur.

Elle n'est plus! Des barbares l'ont arrachée à la vie! O ma Lucile,
quelles idées s'offrent à mon âme éperdue! J'entends tes derniers
gémissements! comme ils percent mon coeur! Je te vois expirante sous le
glaive, et la cruelle mort effaçant ces traits majestueux, ces grâces
touchantes!

O mon âme!...

Je n'en puis plus!... la douleur consume tous les liens de ma vie. Dans
l'excès de mon désespoir, j'éprouve les longs déchirements d'une
séparation éternelle. Je me sens mourir par degrés et m'avance en
souffrant vers le terme de mes jours.

Cruel destin, retire ce souffle de vie qui m'anime encore; je n'ai plus
la force de souffrir.



LXI

DU MÊME AU MÊME.


Le temps ne semble s'écouler que pour mesurer la longueur de mes
souffrances. C'est en vain que je change de situation et de lieu; le
calme ne renaît point dans mon âme agitée.

La pensée me tourmente sans relâche. La cruelle, loin de me transporter
dans l'avenir pour m'y consoler, me ramène sur le passé pour déchirer
mon coeur par le souvenir de ces biens qui ne sont plus. Soigneuse à me
chercher partout des chagrins elle me promène dans ces lieux, témoins
autrefois de mes plaisirs, et ne m'y montre qu'un désert, où leur
fantôme est resté pour tourmenter ma mémoire. Elle me présente les
richesses évanouies des héritages de mes pères et les débris de ma
fortune; elle me fait errer tristement autour des tombeaux de mes amis
et fait passer devant moi leurs ombres mélancoliques; elle me traîne
sous les ruines de ce palais où est ensevelie Lucile! Ha! quel trait
elle vient d'enfoncer dans mon coeur! Que me reste-t-il maintenant pour
me faire supporter le fardeau de mon existence?

Quel sombre avenir s'ouvre devant moi! Quel vide affreux dans mon âme!
Autrefois, caressé de la fortune, environné d'amis, chéri d'une
maîtresse chérie, je me trouve dans un aride désert, et c'est dans ce
désert que je dois traîner les restes languissants de ma vie.

Hélas! que n'ai-je trouvé la mort lorsqu'un fer meurtrier me perça le
sein? et qu'ai-je gagné à lui échapper, que le triste privilége de
souffrir plus longtemps?

Du matin au soir, deux ruisseaux de larmes coulent sur mes joues
flétries, et chaque instant vient en grossir le cours. Ha! j'ai beau en
verser, je n'en peux épuiser la source.


_P. S._ Nous fuyons comme des lâches devant les troupes des puissances
médiatrices, et nous nous retirons dans le coeur du royaume.

Demain, nous partirons de Derasnia pour Krasilow où mon père a dessein
d'attendre son entier rétablissement.



LXII

SOPHIE A SA COUSINE.


A Biella.

Tout concourt à couronner mes voeux. Sansterres a parfaitement rempli le
but de sa mission. Gustave est à Krasilow. Je me dispose à aller le
trouver.

Le voilà dans mes filets!

Tu me diras peut-être que je ne suis pas au bout? En vérité, voilà un
grand embarras! Lorsqu'un amant a perdu sa maîtresse et qu'une jolie
femme se trouve sur ses pas, lui fait même quelques avances, est-il
besoin d'un miracle pour qu'il en devienne amoureux? Suis-je donc si
déchirée, que je ne puisse plus faire de conquêtes?

Mais il faut prendre congé de Lucile. Sa mélancolie n'est plus si noire.
Le temps, mieux que tous nos soins, est parvenu à guérir les plaies de
son coeur. Elles ne sont pourtant pas encore fermées. Souvent elle
exhale sa douleur par des chants plaintifs: mais cela me touche assez
peu.

Elle continue aussi à aller pleurer sur les tombeaux; elle a même fait
élever une urne cinéraire en mémoire du prétendu défunt, et quand je la
vois ainsi s'attacher à cette ombre, peu s'en faut que je n'éclate de
rire.

Ce matin, je suis entrée dans sa chambre, après avoir composé mon
extérieur de mon mieux.

  --Chère Lucile, lui ai-je dit du ton le plus pénétré que j'ai pu
  trouver, nous touchons au moment d'être séparées peut-être pour
  toujours; il m'en coûte infiniment de vous quitter, mais il faut obéir
  à la nécessité. Adieu, n'oubliez jamais une tendre amie.

Et je m'efforçai de répandre quelques pleurs.

  --Hélas! il ne me restait d'autre consolation que celle de vous
  posséder. J'aimais à épancher ma douleur dans votre sein; votre tendre
  amitié adoucissait un peu les noirs soucis qui rongent mon coeur, et
  il faut que je vous perde! Infortunée que je suis, s'écria-t-elle en
  poussant un profond soupir.

Ses yeux se remplirent de larmes, et elle en arrosait mon cou qu'elle
tenait embrassé.

Te l'avouerai-je? Ces paroles étaient autant de traits qui me perçaient
l'âme. La honte couvrait mon visage et mon coeur était déchiré de
remords, qui la vengeaient en secret de mes artifices.

Je me trouvais indigne du nom d'amie qu'elle me donnait en me pressant
tendrement contre son sein. Je n'osais plus mêler mes feintes caresses à
la sincérité de ses regrets: je me serais même arrachée de ses bras si
je l'eusse osé. Dans ce moment je sentais tout l'avantage qu'a la vertu
sur le vice.

  --Quelle candeur, quelle tendresse, quelle générosité que la sienne!
  me disais-je en secret. Ha! malheureuse Lucile! si tu connaissais
  cette perfide amie que tu tiens embrassée, tu reculerais d'horreur!

Mon coeur était en proie à mille cruels mouvements; mais la honte les
étouffait tous. Je rougissais de la bassesse de mes procédés, je
rougissais des caresses de Lucile, je rougissais de mes pleurs.

  --Ils ne sont, pensais-je, qu'un indigne artifice. Quoi! sans intérêt
  pour elle, je l'arrose de larmes!...

Mes joues étaient comme de feu. Pour lui dérober ma confusion,
j'enveloppai mon visage de mon mouchoir et je fus cacher dans un coin de
la chambre mon trouble et mon embarras, qu'elle prit pour un excès de
douleur.

Ainsi, jusqu'au dernier moment, elle était dupe de ma duplicité.

Peu après je partis, trop satisfaite d'aller loin d'elle finir mes
obscures intrigues.

Quelle faible créature je suis, diras-tu, Rosette, de n'avoir pu encore
triompher du préjugé!

D'Opalin, le 8 septembre 1770.



LXIII

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

Voici l'heure où la garde veille autour des soldats endormis, et elle me
trouve encore les yeux ouverts sur mes malheurs.

Doux sommeil! dont le baume répare la nature épuisée! Hélas, il
m'abandonne! il fuit les malheureux, il évite la demeure où il entend
gémir et va se reposer sur des yeux qui ne sont point trempés de larmes.

Je voudrais faire quelque trêve à mes chagrins, distraire ma pensée du
sentiment de mes maux, et parcourir un instant les scènes de la vie.

Quel théâtre de tristes vicissitudes que cette terre! Chaque heure
enfante quelque révolution nouvelle. Les astres malfaisants qui roulent
sur nos têtes, entraînent tout dans le tourbillon de leur inconstance.
Le destin impitoyable va moissonnant nos plaisirs à mesure qu'ils
naissent, et se fait un jeu cruel de détruire notre bonheur.

Avec quelle rapidité j'ai vu le mien s'évanouir! Dans les jours fortunés
de ma jeunesse, de quelles riches couleurs je me peignais l'avenir! Ce
n'étaient que riants tableaux, perspectives agréables, jouissances
enchanteresses; que plaisirs sur plaisirs dans un long enchaînement.
Avec quelle ardeur je me transportais dans ce charmant séjour qu'avait
paré mon imagination. Que j'aimais à reposer sous ces berceaux formés
par l'espérance! Heureux délire! douces illusions! brillantes chimères!
qu'êtes-vous devenus? De cette félicité dont mon âme était enivrée, que
me reste-t-il à présent, qu'un triste souvenir?

Que les temps ont changé! Tout-à-coup réveillé au bruit des discussions
civiles et du cliquetis des armes; entraîné par la fière Bellone loin
d'une délicieuse demeure, arraché des bras d'une maîtresse chérie et du
sein des plaisirs; atteint d'un fer meurtrier, errant de provinces en
provinces, vil jouet de la fortune; j'ai vu mon bonheur s'évanouir comme
un songe.

De quelles pensées amères ma douleur se repaît! De quelles peines
cruelles sont suivis mes transports! O ma fortune! ô mes amis! ô ma
Lucile! frappé de terreur, lorsque je viens à jeter les yeux sur moi, je
frémis en me voyant si misérable.

Ha! mes maux sont en trop grand nombre, pour leur donner à chacun un
soupir!



XLIV

DU MÊME AU MÊME.


A Pinsk,

Hier, mon père, qui se trouve entièrement rétabli, me proposa de prendre
l'air avec lui. Nous allâmes promener dans un petit bosquet aux environs
de la ville.

D'abord, il me parla de choses indifférentes; puis, il me tint ce
discours:

  --Mon fils, vous avez abandonné le corps pendant mon absence: si vous
  l'aviez fait par lâcheté j'en serais au désespoir; mais je ne puis
  attribuer votre désertion à un manque de coeur, puisque vous portez
  d'honorables marques de courage. Quelles pouvaient donc être vos
  raisons?

  --L'horreur que m'inspirait cette fureur brutale qui, sous le beau nom
  de valeur et de gloire, va follement ravageant le monde, et la honte
  de me trouver parmi des scélérats qui, pour des riens, portent partout
  le fer et le feu, égorgent sans pitié le malheureux sans défense et ne
  connaissent rien de sacré.

  --Venez, mon fils, que je vous embrasse. Ces sentiments vous font plus
  d'honneur encore que les blessures que vous avez reçues. Je veux à mon
  tour vous ouvrir mon coeur. Je suis entré dans le parti des confédérés
  peut-être un peu trop à la légère, mais le temps et la réflexion m'ont
  enfin dessillé les yeux. Vous le dirais-je? J'augure mal des suites de
  cette guerre, et je saisirai la première occasion de me retirer; dès
  ce moment je ne vous fais plus un devoir de rester auprès de moi. Vous
  êtes libre.

  A ces mots, je lui sautai au cou pour l'embrasser.

  --En passant dans l'étranger, poursuivit-il, j'ai eu lieu de comparer
  leurs usages aux nôtres et de remarquer bien des choses qui échappent
  à ceux qui ne voient que des yeux de l'habitude. Vous savez quels ont
  été les succès des armes ottomanes: j'en ai honte et pour eux et pour
  nous. Mais voilà, à présent, que nous avons sur les bras toutes les
  forces de la Russie; peut-être aurons-nous encore bientôt toutes
  celles de la Prusse et de l'Empire; et, certes, il n'en faut pas
  autant pour nous réduire.

  Nous n'avons point d'armées régulières à opposer à des troupes
  réglées. Nous n'avons que de la cavalerie, toujours peu en état de
  résister à l'infanterie. Nos cavaliers ne sont même que des troupes
  légères qui ne savent pas combattre en corps. Dans une action on les
  voit soudain fondre sur l'ennemi; puis disparaître avec une égale
  rapidité. Ils peuvent tout au plus passer pour de petits engagements:
  mais ne sauraient tenir en bataille rangée. Que feraient leurs
  pistolets et leurs sabres contre la bayonnette, le fusil, le canon? Je
  ne dis rien de leur manque de discipline et de leur licence, qui les
  rendent plus semblables à des brigands qu'à des guerriers. S'il y a
  peu à conter sur les combattants, il y a moins à conter encore sur les
  chefs. Le poste de général est toujours très-épineux, il faut du
  mérite pour le remplir dignement: et chez nous plus que partout
  ailleurs. Outre une profonde connaissance de la guerre, il exige
  encore le talent d'un politique consommé. Effectivement, quelle
  difficulté n'y a-t-il pas à se ménager parmi tant de chefs jaloux des
  uns des autres et à tirer parti de tout? Mais on a beau examiner ceux
  qui sont à la tête des confédérés, on n'en trouve aucun qui ait les
  talents requis. Pour s'en convaincre, il n'est pas nécessaire de les
  passer tous en revue: tenons-nous-en aux plus capables; je parle de
  Poulowski et de Birinski. Celui-ci connaît assez le métier de la
  guerre, mais il est d'un naturel ardent et emporté. Il ne faut rien
  trouver d'impossible, quand il ouvre un avis. Il est d'ailleurs
  opiniâtre et superbe; jamais les revers de la fortune ne purent
  l'humilier et jamais il ne profite des leçons de l'expérience. L'autre
  au contraire est assez souple, assez prévenant, assez caressant; mais
  il n'a aucune de ces qualités qui peuvent assurer le succès des
  grandes entreprises. Il ne sait point distinguer le mérite, il ne sait
  point avoir recours aux lumières d'autrui, il se livre à son instinct
  sans réflexion et suit toujours ses petites idées. Les autres ne
  s'étudient qu'à les traverser. En toute occasion ils les contredisent,
  méprisent leurs avis, et cherchent à les rendre odieux à tous les
  confédérés. Ainsi, comme si les Dieux s'étaient mêlés de nos
  querelles, pour nous confondre, le courage a été ôté à nos soldats et
  la sagesse à nos généraux. Le peu de mérite des chefs et le manque
  d'harmonie entre les officiers, joints à la licence et au défaut de
  discipline des soldats ne sauraient donc manquer de ruiner nos
  affaires. Mais que dis-je, ne le sont-elles pas déjà? Vaincus par nos
  propres dissensions, pour triompher de nous, l'ennemi n'a plus qu'à se
  montrer. L'ignorance et la lâcheté des confédérés me dégoûtent: leur
  cruauté et leurs excès barbares me révoltent. Ils ne savent que
  dévaster, piller, assassiner. Semblables à des bêtes féroces, qui vont
  de tout côté, égorgeant les faibles troupeaux. Ceux mêmes qui
  paraissent les plus braves n'ont pas assez de courage pour vaincre
  sans trahir. Il faut que je vous fasse part d'un trait qui vient de se
  passer sous mes yeux. Le Palatin de C..., dont le parti avait été fort
  affaibli dans la dernière rencontre, s'était retiré près de Trombula
  avec les débris de sa petite armée. Après avoir reçu quelque renfort,
  il forma le dessein de surprendre à son tour l'ennemi. Tandis qu'il se
  disposait à l'exécuter, un transfuge vint lui offrir d'en assassiner
  le commandant. Il disait avoir des intelligences secrètes pour entrer
  à toute heure dans sa tente. Le Palatin communiqua cette affaire dans
  un conseil de guerre, sur quoi le Castellan de P... représenta le
  fâcheux état de nos affaires, opina qu'il ne fallait pas laisser
  échapper une occasion aussi favorable. Ce lâche conseil aurait dû
  couvrir de honte son auteur: mais pourriez-vous le croire? presque
  tous y applaudirent. Indigné de cette ouverture, je fis les derniers
  efforts pour les ramener.--«Quoi donc, leur dis-je, nous ne sommes pas
  encore réduits aux dernières extrémités; et quand cela serait,
  n'avons-nous plus le coeur de chercher notre salut dans nos armes?
  Combattons, mourons s'il le faut, mais rejetons cet indigne conseil.
  Oui quand aucun de nous ne devrait échapper; mieux vaut cent fois
  périr que de triompher par de tels moyens. Pour moi je n'aime pas
  assez la vie pour vouloir la conserver à ce prix.» Mes efforts furent
  vains: les lâches refusèrent de se rendre. C'en est fait: je les
  abandonne, je partirais même sur-le-champ, si je ne devais avoir des
  ménagements pour votre oncle Stanislas, qui est encore un des plus
  passionnés. Mais je trouverai bien moyen de prendre congé de lui. Je
  vous le répète donc, mon fils: Partez quand vous le voudrez, je ne
  vous retiens plus.

  --Non, mon père, lui répondis-je en l'embrassant. Je ne vous quitterai
  point: tant que vous resterez, je partagerai vos hasards.

Il se passa alors entre nous une scène assez attendrissante. Je sentais
renaître je ne sais quoi de calme au fond de mon coeur.

Cher Panin, cette douce impression dure encore. Lorsque je fus obligé
d'abandonner Varsovie il me semblait avoir perdu mon père: aujourd'hui
il me semble l'avoir retrouvé.

De Krasilow, le 10 septembre 1770.



LXV

SOPHIE A SA COUSINE.


A Biella.

Je touche au moment de voir ce que j'ai de plus cher au monde. Me voici
en équipage de cavalier à l'endroit que Sansterres m'a indiqué.

  --C'est là, disais-je en approchant, qu'est l'objet de mes plus douces
  espérances.

Mon coeur palpitait de plaisir et je ne me sentais pas d'impatience
d'arriver.

J'arrive enfin. Après quelques recherches, j'apprends que Gustave est
dans les environs: mes voeux paraissent remplis. La nuit tombe, je
soupire après le lever du soleil. Qu'il me parut tardif!

Quoique fatiguée, le sommeil ne vint pas de longtemps se poser sur mes
yeux: l'amour les tenait ouverts, un doux espoir flattait mes désirs, et
mon esprit se livrait aux plus agréables idées.

Déjà je croyais avoir l'avant-goût de ces nuits délicieuses dont le
charme attache les amants; je croyais ressentir ces transports
ravissants de deux coeurs amoureux. Mon âme nageait dans la joie: enfin
au milieu des pensées délicieuses qui m'occupaient, le sommeil s'empara
de mes sens. L'image de Gustave me poursuivit dans le sein du repos.

Mais quelles illusions abusèrent alors mon esprit! Je croyais être
transportée dans un séjour enchanté. J'y attendais Gustave sur un lit de
roses au pied d'un grand arbre touffu.

Près de moi un ruisseau d'une onde plus pure que le cristal fuyait en
murmurant; tandis que les oiseaux cachés sous le feuillage remplissaient
les airs de leurs chants amoureux.

Une troupe de petits génies m'environnaient; les uns me présentaient
toutes sortes de fruits exquis, les autres m'offraient des guirlandes de
fleurs: tandis que les grâces étaient attentives à me servir et que des
nymphes légères et à demi nues dansaient autour de moi sur un tapis de
verdure émaillé de violettes et d'amarantes.

L'Amour était caché derrière un buisson de myrthe, qui me décochait un
trait, en souriant d'un air malin.

Mon âme était enivrée de volupté. Remplie d'une impatiente ardeur, je
soupirais après mon amant.

Il arrive enfin, il s'avance vers moi, je m'élance vers lui, je veux
l'embrasser, mais il s'éloigne à l'instant, je cours pour l'atteindre,
il fuit toujours et semble se jouer de mes feux. Enfin je vois que je
poursuis une ombre impalpable, qui s'obstine à me fuir.

Tout-à-coup cette scène changea, et je me vis dans une sombre forêt.

A quelques pas était une grotte obscure. Une main invisible m'y entraîna
malgré moi. A mesure que je m'y enfonçai, je découvris, à la sombre
lueur de quelques flambeaux, des furies, leur fouet à la main. A leur
approche je fus saisie de terreur.

J'étais dans une cruelle agitation, rien n'égalait mon trouble; je
m'éveillai enfin, et me trouvai dans mon lit baignée de sueur et de
larmes.

On dit que les songes ne sont que de vaines illusions: cependant, je te
l'avoue, celui-ci m'attriste.

De Krasilow, le 16 septembre 1770.



LXVI

DE LA MÊME A LA MÊME.


A Biella.

Ah! Rosette, je l'ai vu ce cher ami. Mais qu'il m'a paru changé! Son
teint se ressent du hâle. Il n'a plus ces grâces délicates qui sont
comme la fleur de la première jeunesse. A cet air ouvert et riant qu'il
portait partout, a succédé une douce langueur qui lui donne un air plus
tendre. Il est moins beau, mais il est plus intéressant.

A sa vue j'ai senti les plus vives émotions. L'idée de tout ce qui
pouvait retarder mon bonheur m'était insupportable: mais plus mon
impatience était grande, plus je sentais la nécessité de dissimuler.

  --C'est à Rosisce, disais-je, que l'amour m'attend. Là, comme seuls
  dans l'univers, nous serons tout l'un pour l'autre. Il m'a toujours
  témoigné de l'amitié; et de l'amitié à l'amour, le pas est glissant à
  notre âge. Mais il faut lui cacher mon dessein; s'il le pénètre je
  suis perdue. Le conduire dans mes terres? L'entreprise est délicate et
  pleine d'obstacles.

Après avoir mis mon esprit à la torture pour trouver des expédients, je
m'avisai enfin de celui-ci:

  --Brunissons un peu ce teint de lys, ce cou d'ivoire, ces mains
  blanches; imitons une moustache naissante, prenons un nom qui puisse
  lui être connu, allons le chercher sous cet habit militaire, et
  tâchons de lier avec lui. Il est malheureux, son coeur a besoin de
  consolation; en flattant sa douleur, nous pourrons réussir à gagner sa
  confiance: et puisqu'il ne porte les armes qu'à regret, affectons la
  même aversion pour le métier de la guerre.

Dès le lendemain je mis mon plan à exécution.

J'épiai Gustave, et saisis toutes les occasions de me trouver sur ses
pas. Il avait coutume d'aller seul promener dans un petit bois hors la
ville. J'y allai aussi.

L'image de l'affliction a des charmes pour les malheureux. Je pris un
air triste, Gustave le remarqua, et bientôt il rechercha lui-même ma
compagnie. Je parvins à la lui rendre agréable; puis nécessaire. Prenant
conseil de la situation de son âme, j'affectai du dégoût pour le métier
des armes. Il me confia le dessein qu'il avait de se retirer: je lui fis
un pareil aveu.

Je l'invitai à venir avec moi passer quelques jours à la campagne d'un
proche parent. Je lui dis que cette campagne se trouvait sur sa route,
et je l'engageai enfin à m'y suivre.

Nous voilà en chemin; mes gens étaient prévenus, nous arrivons, on nous
sert quelques rafraîchissements; et comme il me paraissait fatigué, je
l'ai pressé de prendre un peu de repos jusqu'à l'heure du souper. En
attendant j'ai fait mes préparatifs. Tout a été bientôt en ordre.

Quoique fatiguée moi-même, je ne puis fermer l'oeil; les moments qui me
restent jusqu'à ce qu'il descende, je ne saurais mieux les employer qu'à
t'informer de mon équipée: un peu de patience et je t'en apprendrai le
succès.

De Rosisce, le 24 septembre 1770.



LXVII

GUSTAVE A SIGISMOND.


Oui, elle vit encore, ma Lucile; mes yeux l'ont vue, mes mains l'ont
touchée, mes bras l'ont pressée contre mon sein amoureux. Ha! je me sens
renaître, les chagrins fuient devant moi, le souvenir de mes maux s'est
évanoui comme un rêve douloureux, mon coeur flétri par la tristesse
s'épanouit de joie et ne s'ouvre plus qu'à la douce impression du
plaisir. Que ces premières émotions sont vives! Dieux! quel frémissement
enchanteur parcourt toutes mes veines? Quelles secousses délicieuses
agitent mon âme? De quel torrent de volupté je suis inondé!

Arrêtez! arrêtez, heureux transports, plaisirs douloureux! je suis trop
faible; mon coeur se fond, je succombe! Puissances du ciel! aidez-moi à
supporter le sentiment de mon bonheur.

Bénie soit à jamais la main bienfaisante qui m'a conduit sur les bords
riants de cette prairie où j'ai retrouvé la paix de mon âme!

Mais qu'elle est changée, ma Lucile! semblable à une belle fleur que le
soleil a flétrie, et qui laisse encore juger dans sa langueur de tout
l'éclat qu'elle avait le matin, ses beaux yeux ont perdu leur lustre, le
rubis ne brille plus sur ses lèvres, les roses de ses joues sont fanées,
une pâleur mortelle est répandue sur tout son corps; la douleur a
détruit son embonpoint, ses forces, sa santé. Qu'elle est débile! Elle
appuyait languissamment sa tête sur mon sein et paraissait défaillir
dans mes bras. Mais ses traits si touchants dans leur langueur seront
bientôt ranimés par la joie.

Comment s'est faite cette heureuse révolution? me demanderas-tu, cher
Panin. Permets un instant à mon esprit de se calmer et je t'éclaircirai
ce mystère.

En attendant que mon père se décidât à quitter le corps, chaque jour je
portais mes pas solitaires dans un petit bois près de Krasilow.

Un matin j'y rencontrai un jeune homme, en uniforme pareil au mien.

Son air mélancolique me frappa! Quand il me vit, il semblait m'éviter.

  --Voilà sans doute, disais-je tout seul, quelque malheureux qui comme
  moi vient ici promener ses tristes rêveries.

Le lendemain je l'y trouvai encore. Il paraissait plus triste que le
jour précédent. Son air, sa figure, son âge, tout en lui m'intéressait.

Comme il se promenait dans une allée proche de celle où j'étais, au lieu
de revenir sur mes pas selon ma coutume, je passai de son côté; et quand
il vint à tourner, nous nous trouvâmes face à face.

  --Je croyais être seul dans ces bois, lui dis-je en l'abordant, et ne
  m'attendais guères d'y trouver un camarade.

  --La solitude a pour moi des charmes, répondit-il; et ces lieux me
  plairaient davantage encore, s'ils étaient plus sombres.

  --Voilà un étrange goût.

  --Cela peut être: mais il faut que le coeur soit joyeux pour aimer les
  endroits riants, et vous-mêmes ne paraissez pas vous déplaire sous ce
  lugubre feuillage.

A ces mots je poussai un soupir: il soupira pareillement, et nous
marchâmes un moment en silence.

Je désirais fort savoir le sujet de sa tristesse, mais je n'osais le lui
demander. J'attendais pour renouer l'entretien qu'il ouvrît la bouche,
et il continuait à ne dire mot.

Enfin après avoir vainement cherché quelque lieu commun pour entamer le
propos, je me livrai à mon ingénuité.

  --Les malheureux, repris-je, sympathisent ordinairement entr'eux. Vous
  l'avouerai-je, je crois que nous le sommes l'un et l'autre.

  --Hélas, il est bien difficile d'être heureux, quand on n'est pas son
  maître. Si je n'avais eu à consulter que mon goût, on ne me verrait
  point passer ma vie sous une tente, au milieu de gens que je n'aime
  guère.

  --Que dites vous là? c'est précisément le cas où je me trouve.

Dès ce moment la confiance commença à naître entre nous.

Je lui demandai comment il avait pris parti parmi les confédérés.

Après m'avoir fait son histoire, il m'adressa à son tour la même
question.

Quand je lui eus fait la mienne, il me demanda si je comptais finir la
campagne; je lui communiquai l'intention où j'étais de me retirer; puis
nous continuâmes à nous entretenir de choses et d'autres.

Avant de nous séparer, je lui fis promettre de se retrouver le lendemain
au même endroit et à la même heure.

Il n'y manqua pas.

Après les compliments ordinaires, il débuta par me dire qu'il ne croyait
pas avoir longtemps le plaisir de jouir de ma compagnie, qu'il venait de
recevoir l'ordre de se rendre sur les terres d'un proche parent dont il
était l'unique héritier; que ces terres se trouvaient sur ma route, et
qu'en me rendant à Varsovie il espérait que je lui ferais l'honneur d'y
passer pour renouveler notre amitié; il ajouta que si je voulais m'y
reposer quelques jours, il tâcherait de me procurer tous les agréments
qui dépendraient de lui.

Je le remerciai, et nous parlâmes ensuite des affaires nationales, dont
il me parut assez peu instruit.

Ce soir même, je reçus avis de mon père qu'il était allé avec mon oncle
au château de Palak; que de là, il s'acheminerait vers Varsovie; que je
devais prendre les devants avec un domestique, et qu'il se chargeait du
soin des équipages.

Dès que je revis mon jeune homme, je n'eus rien de plus pressé que de
lui faire part de cette nouvelle. Il me renouvela ses instances, me fit
promettre que nous partirions ensemble, et nous fixâmes le jour du
départ au lendemain.

Pendant la route, mon compagnon paraissait chaque jour moins triste; et
comme je continuais à l'être également, il cherchait à m'égayer.

Au bout de quatre jours de marche, nous arrivâmes.

L'intendant nous reçut et nous apprit que le maître du logis était allé
quelque part aux environs, mais qu'il serait de retour dans la soirée.

Nous avions dîné en chemin, et comme l'heure du souper était encore
éloignée, on servit quelques rafraîchissements, surtout des vins exquis.
Mon compagnon paraissait fort gai et il aurait bien voulu me voir
partager sa bonne humeur. Je soupirais.

  --Eh bien! toujours vos anciennes amours en tête? me dit-il en me
  frappant doucement sur l'épaule. Pourquoi vous affliger ainsi? Une
  maîtresse est une perte facile à réparer. Les bonnes fortunes pleuvent
  à un cavalier de votre âge et de votre figure: les conquêtes ne
  sauraient vous manquer. Croyez-moi, laissez-là le triste souvenir d'un
  objet qui n'est plus, et noyez vos chagrins dans un verre de vin.
  Celui-ci n'est pas mauvais, ajouta-t-il en remplissant mon verre.

Après divers autres propos badins, il me pressa d'aller prendre un peu
de repos en attendant l'arrivée de son parent; il m'accompagna dans une
chambre et se retira.

La chambre était richement meublée.

Je jetai un coup-d'oeil sur les tableaux et je fus surpris de n'y
trouver que des sujets agréables, et même la plupart voluptueux, tels
que l'Aurore venant sur un nuage doré trouver Andimion; Vénus folâtrant
avec son beau berger sur un lit de fleurs; Mars caressant la déesse;
l'Amour endormi sur le sein de Psyché, etc.

Je vis quelques livres superbement reliés sur une table; j'eus la
curiosité d'y porter la main, et ma surprise fut plus grande encore:
c'était l'_Art d'aimer_ d'Ovide, une traduction française de l'_Énéïde_,
et l'_Adone_ de Marini.

  --Tout ceci est bien fait pour égayer son monde, disais-je en
  moi-même; mais qu'il convient mal à l'état de mon âme!

Je me jetai ensuite sur un lit, toujours rêvant à mes malheurs.

Je commençais à m'assoupir, lorsqu'on vint m'appeler pour souper. Je
descends.

En entrant dans la salle, je fus ébloui par la multitude des flambeaux
et l'éclat de l'or qui brillait de toute part. Je sentais une odeur
d'ambroisie et je vis une table servie avec magnificence.

A peine avais-je fait quelques pas, que j'aperçus une jolie femme
reposant mollement sur un sopha. Sa parure était légère et à
demi-transparente. Elle déployait ses grâces avec art et me souriait
amoureusement. Je témoignai quelque surprise. Elle se mit à rire, et me
dit d'un ton de voix enchanteur:

  --Approchez, approchez, ne craignez rien; vous voyez votre compagnon
  de voyage.

En prononçant ces mots, la volupté souriait sur ses lèvres, l'amour
brillait dans ses yeux, mille attraits semblaient éclore sur ses belles
joues, elle laissait entrevoir des charmes à demi-voilés et paraissait
vouloir m'inviter.

Je ne pouvais revenir de mon étonnement. Comme j'étais immobile, elle
prononça le mot _Gustave_.

A l'instant je m'approche, je la fixe avec plus d'attention et reconnais
Sophie.

  --Ciel! m'écriai-je, est-ce un enchantement? Je n'ose en croire mes
  yeux. Vous, Sophie? Que veut dire ceci? Sous quel habit vous êtes-vous
  d'abord offerte à ma vue? Pourquoi ce déguisement?

  --C'est un mystère que je ne puis vous éclaircir à présent. Comme vous
  je suis malheureuse et n'ai pas moins à me plaindre du sort: mais vous
  seul, cher Gustave...

En finissant ces mots, elle baissa les yeux et la voix expira sur ses
lèvres.

  --Que vouliez-vous dire par ce _mais vous seul_?

Elle hésita un instant, puis elle reprit:

  --Pourquoi faut-il que j'en dise davantage? Vous devriez me
  comprendre.

  Ces mots furent suivis d'un soupir.

  --Daignez vous expliquer, madame.

  --Mon coeur est opprimé d'un poids accablant; vous seul, cher Gustave,
  pourriez... Hélas! je le vois bien, mes maux sont tels que je serai
  peut-être condamnée à ne les révéler jamais!

Ces paroles piquèrent ma curiosité: je la pressai plus vivement encore;
enfin, après un long silence, elle me parla ainsi:

  --Dès le premier instant que je vous vis chez la comtesse Sobieska,
  j'éprouvai pour vous un doux sentiment, que je pris d'abord pour de
  l'estime: je m'y livrai avec complaisance, il ne me vint pas même dans
  l'idée de m'en défendre. Bientôt ce sentiment se changea en tendresse;
  je conçus pour vous l'intérêt le plus vif. L'absence ne l'a point
  affaibli; l'amour avait en traits de flamme gravé votre image dans mon
  coeur. Tant qu'a vécu votre amante, j'ai renfermé ma tendresse dans
  mon sein; je connaissais trop votre attachement pour elle; mais
  lorsqu'elle fut morte, un doux espoir commença à flatter mon coeur,
  j'osai croire que vous ne seriez pas insensible, j'allai vous trouver,
  vous savez le reste.

Elle s'arrêta un instant pour soupirer, puis elle reprit:

  --Notre douleur a la même source: comme moi vous avez aimé et n'en
  devez être que plus compatissant. O mon cher Gustave, en vous voyant
  arriver dans ce lieu, je vous regardais comme un ange que le ciel,
  touché de mes maux, m'envoyait dans ma solitude. Ah! j'en ai trop dit,
  s'écria-t-elle en me jetant un regard passionné.

A ces mots, toutes les plaies de mon âme se rouvrirent.

  --Hélas! lui répondis-je, accablé de ce que je venais d'entendre, le
  destin se fait un jeu de me persécuter sans cesse! Il m'a enlevé mon
  amante, et pour mieux faire mon supplice, il m'en donne une autre que
  je ne puis écouter. Mon devoir s'oppose au penchant de mon coeur. En
  perdant Lucile, j'ai fait voeu de ne plus aimer.

Après un court silence, elle soupira profondément, rougit avec grâce et
me dit:

  --Pourquoi être si cruel envers une femme qui vous adore? Lucile n'est
  plus, mais votre coeur n'en est pas plus libre; au contraire, vos
  liens n'en paraissent que plus forts. A quoi bon cette fidélité
  romanesque pour une morte? Ah! cher Gustave, ajouta-t-elle en me
  prenant la main, le ciel nous donne l'un à l'autre. Nous voici seuls
  dans ces lieux, soyez-en maître: je ferai tout pour vous rendre
  heureux. Mais je le vois trop, les dieux, pour tourmenter les mortels,
  font qu'on n'aime guères la personne dont est aimé.

  --Ce serait mettre le comble à mes malheurs que d'avoir encore à me
  reprocher le vôtre. Mais soyez vous-même mon juge: vous savez quels
  liens sacrés m'unissaient à Lucile; si je pouvais l'oublier un instant
  je serais le plus méprisable des hommes.

Tout-à-coup, elle se lève et se jette à mes pieds. J'essayai en vain de
la relever.

  --Ah! Gustave! s'écria-t-elle en embrassant mes genoux, si jamais vous
  connûtes l'amour, seriez-vous insensible à mes larmes? Vous voyez avec
  quelle sincérité je vous ai ouvert mon coeur. Je vous ai sacrifié les
  bienséances imposées à mon sexe: votre cruauté me coûtera la vie.

Aussitôt elle laisse tomber un voile et paraît dans un de ces négligés
galants si favorables à l'amour.

Ciel! que de beautés s'offraient à ma vue! Quelle blancheur! quelle
délicatesse! quels contours arrondis sous ce col d'albâtre! quelle douce
langueur dans le regard! quelle mollesse dans la contenance! quelle
expression dans ces traits animés par l'amour! Cléopâtre aux pieds de
César n'était pas plus séduisante.

Le ton de sa voix et le langage de ses yeux étaient si bien adaptés à
ses paroles, que la volupté s'insinuait doucement dans mon coeur. Un
charme secret tenait ma vue attachée sur les attraits de cette jolie
suppliante. Je me sentais ému et me serais peut-être laissé aller au
plaisir de la consoler.

Heureusement l'image de Lucile se présenta à mon esprit.

Bientôt la réflexion vint empoisonner dans mon âme le plaisir que
j'avais goûté.

Déjà je me reprochais d'avoir été sensible. J'étais attristé, elle me
crut indécis.

  --Quoi! vous ne me dites mot? s'écria-t-elle. Hélas! je le comprends,
  combien les dieux me sont cruels!

  --Ah! Sophie, de grâce épargnez à ma vue l'image importune d'un
  bonheur que je ne puis goûter. Mon coeur est consacré à la tristesse;
  mes yeux ne doivent plus avoir d'autre emploi que celui de pleurer la
  perte de Lucile.

A l'instant, elle se lève, saisit ma main, la pose sur son coeur que je
sentis battre avec violence, passe son bras autour de mon cou, me presse
tendrement contre cette gorge d'albâtre qu'elle étalait à ma vue,
approche de ma joue sa joue brûlante; ses bras deviennent des chaînes où
je suis retenu, son regard est celui du désir et elle cherche par mille
agaceries à faire couler dans mon coeur la flamme qui dévore le sien.

Elle n'y réussit pas.

Pendant qu'elle s'évertuait ainsi, je sentais je ne sais quoi qui
repoussait ses efforts, et se jouait de ses charmes.

Piquée de ma froideur insultante, elle baissa la tête en poussant un
profond soupir; son coeur était prêt à éclater: enfin les larmes
coulèrent de ses yeux; puis d'une voix entrecoupée de sanglots, elle me
dit:

  --Je vois combien votre froide indifférence est ingénieuse à me cacher
  mon malheur; mais je le sens dans toute son étendue, j'en suis
  accablée. Ah! faut-il que j'aie en vain déposé mes ennuis dans votre
  coeur, et que celui qui devrait essuyer mes larmes, les fasse couler?
  Je me repens de cette honteuse faiblesse.

Je repris aussitôt:

  --Ne vous offensez pas si je réponds si mal à votre tendresse; il
  m'est dur d'y être condamné.

Tous deux, les yeux baissés, nous gardâmes quelque temps le silence. En
lui jetant un regard furtif, j'aperçus sur son visage l'empreinte d'une
douleur profonde. Je sentis mon faible coeur s'attendrir, et la pitié
faire place à l'amour.

Déjà le feu de la molle luxure commençait à couler dans mes veines, mais
crainte d'aller plus loin que je n'aurais voulu, je m'arrachai d'entre
ses bras et m'éloignai de quelques pas.

Lorsqu'elle vit que je l'évitais, sa contenance changea. La rougeur lui
couvrit la face et ses yeux parurent enflammés; puis, tout-à-coup,
cédant à son ressentiment, elle s'arracha les cheveux, se frappa la
poitrine et prononça ces paroles d'un ton véhément:

  --«Est ce ainsi, barbare, que tu méprises l'amour que je t'ai
  témoigné? Dieux! hâtez-vous de le confondre! Puisses-tu souffrir des
  maux plus cruels encore que ceux que tu me fais endurer! puissent mes
  yeux en être témoins! Ton martyre fera mes délices.

Bientôt un tremblement involontaire se saisit de son corps, ses genoux
se dérobèrent sous elle, elle cherchait à s'appuyer; je lui tendis la
main.

A l'instant une pâleur mortelle se répandit sur sa face, les larmes
recommencèrent à couler, elle me jeta un regard de désespoir en disant
d'une voix presque éteinte:

  --Cruel! vous m'avez trompée! je ne vous avais ouvert mon coeur que
  dans l'espoir de vivre heureuse avec vous; vous avez porté la mort
  dans mon âme.

L'état où je la voyais me touchait de compassion; ses reproches me
perçaient le coeur et la vue de ce sein découvert qui palpitait avec
violence échauffait mon imagination.

Déjà je commençais à ne plus pouvoir résister. Pour échapper au péril,
je m'enfuis.

Dès que j'eus passé la porte, des cris aigus frappèrent mon oreille. Je
suspendis mes pas, et j'entendis ce soliloque:

  --Il ne m'a donc servi de rien d'avoir troublé leurs amours?
  Malheureuse! qu'ai-je fait? Dans quel abîme je me suis précipitée?
  Comment m'en tirer? Combien il va me haïr, lorsqu'il apprendra que
  c'est moi qui ait fait couler ses larmes! Combien il va me mépriser,
  lorsqu'il se rappellera ma honteuse faiblesse! Le souvenir de l'état
  où il vient de me voir le poursuivra dans les bras de mon heureuse
  rivale, et ma défaite n'aura servi qu'à relever son triomphe. Ah! il
  s'enfuit plein de mépris pour moi, et ne vivant que pour Lucile!
  Hélas! je ne souffre que ce que j'ai bien mérité. Pars, pars, Gustave!
  laisse Sophie couverte de honte, livrée aux fureurs d'un amour sans
  espoir!

Comme elle achevait ces mots, je rentrai impétueusement dans la chambre,
en m'écriant:

  --Quoi! Lucile vivrait-elle encore? Où est-elle? Que fait-elle? Ah!
  daignez me tirer de cette cruelle incertitude!

A ma vue, Sophie resta interdite.

Je me jette à mon tour à ses pieds et lui demande à mains jointes de ne
plus me tenir en suspens.

Dans l'agitation où elle était, elle ne savait quel parti prendre. Elle
voulut parler. La voix lui manqua.

Je redoublai mes instances avec plus d'ardeur encore.

A la fin, elle rompit ainsi le silence:

  --Insensée que j'étais! Il ne fallait rien moins que l'égarement de ma
  raison pour me faire oublier mes devoirs et sacrifier les intérêts de
  Lucile à mon amour; mais cet égarement cruel, c'est toi qui l'as fait
  naître, et j'en suis trop punie.

Frappé de ce que je venais de voir et plus encore de ce que je venais
d'ouïr:

  --O ciel! m'écriai-je éperdu, qu'entends-je? Vous me percez le coeur!
  Quoi vous auriez contribué à la douleur qui m'accable! Vous auriez
  pris plaisir à faire des malheureux? Achevez de grâce! il n'est plus
  temps de me cacher le reste; vous en avez trop dit, pour dissimuler
  plus longtemps. Ne craignez point de ma part de trop justes reproches.
  Je vous pardonne tout.

Il ne me fut pas possible d'en arracher aucune autre parole. Furieux de
son obstination, je me lève en m'écriant:

  --Ah! cruelle, vous m'avez trompé! Dieux de mon âme! Lucile vivrait
  encore?

Je la quittai aussitôt; et mon coeur, qu'un rayon d'espoir animait, se
livra aux transports de la joie.

Adieu, cher ami, le doux sommeil que je n'ai goûté depuis si longtemps,
vient appesantir mes paupières; il faut mettre bas la plume; mais je la
reprendrai avec plaisir à mon réveil.

De la chaumière du Berger, le 26 septembre 1770.



LXVIII

DU MÊME AU MÊME.


A Pinsk.

Je n'attendis pas que le jour commençât à poindre; je volai à la
cuisine, donnai ordre à mon domestique de seller à l'instant nos
chevaux; et nous partîmes, laissant Sophie à son désespoir.

Malgré l'horreur de la nuit qui était très-obscure et les dangers que je
courais de la part des brigands, la situation de mon âme était bien
changée. Je me sentais débarrassé d'un poids accablant. J'étais, si tu
veux, encore triste; mais ma tristesse n'avait rien de noir; c'était une
tendre mélancolie; j'y trouvais des charmes et j'en préférais la légère
amertume aux douceurs trompeuses du bonheur que je venais de quitter.

Je ne pouvais revenir de mon étonnement.

--Cette aventure tient du prodige, me disais-je en moi-même; et
j'admirais les jeux de la fortune qui se plaît quelquefois à relever
tout-à-coup ceux qu'elle a pris plaisir de confondre.

Je marchai toute la nuit, sans trop m'embarrasser où j'allais.

Dans mon impatience, j'avais pris le premier chemin qui s'était
présenté; il me suffisait de m'éloigner de ces funestes lieux
qu'habitait la cruelle qui m'avait fait verser tant de larmes.

Quand le soleil se leva, je m'orientai et tirai du côté de Varsovie. A
la nuit tombante, j'arrivai à Maciecow. J'y pris quelques
rafraîchissements, reposai cinq heures, et poursuivis ma route. Le
lendemain avant midi, j'avais déjà passé le Bugs près de Slawatioze. Sur
les trois heures, je traversai un petit bois, et me trouvai sur une
colline qui dominait une vallée dont l'aspect me charmait. Comme j'étais
rendu de fatigue, je mis pied à terre et me reposai sur le gazon.

Je ne fus pas longtemps assis. Une sorte d'inquiétude s'était emparée de
mes sens et je me mis à errer dans ces lieux solitaires. Comme j'étais à
promener mes tendres rêveries sur le bord d'un bosquet, j'entends les
cris d'un oiseau qui se précipitait dans le feuillage, je levai les
yeux, et une nouvelle perspective s'offrit à mes regards.

Occupé à la considérer, je vis un château à peu de distance, et reconnus
l'endroit où j'étais venu entendre la belle affligée.

A peine avais-je fait cent pas, que j'aperçus près de moi deux femmes
assises sur le gazon à l'ombre d'un bouquet d'arbres.

J'avançai doucement, puis j'arrêtai pour les mieux considérer.

L'une simplement mise reposait mollement sur l'herbe, la tête inclinée,
et semblait ensevelie dans de profondes réflexions. L'autre, élégamment
vêtue, s'occupait à éparpiller les feuilles d'une fleur.

Comme celle-ci étendait le bras pour cueillir un brin d'herbe, elle vint
à tourner la vue de mon côté. J'en étais assez près. A mon aspect elle
fut effrayée, et poussa un cri. Sa compagne tressaillit, et cherchait
des yeux quelle pouvait être la cause de ce cri. Je m'avançai vers elles
pour les rassurer.

Mais quelle fut ma surprise lorsque, dans cette tranquille rêveuse, je
reconnus Lucile!

  --Ciel! L'ombre de Gustave! s'écria-t-elle aussitôt en se retirant
  avec effroi.

Elle pâlit, et tomba sans connaissance sur sa compagne, qui restait
immobile de frayeur.

Je m'élance pour la recevoir dans mes bras; j'appelle par son nom, et
m'efforce de la rappeler à la vie. Mes efforts furent longtemps
inutiles.

Enfin elle entr'ouvre les yeux.

  --Non, ce n'est point une ombre, c'est ton amant, Lucile, lui
  criais-je en la pressant contre mon coeur.

Pâle, tremblante et respirant à peine, elle poussait de profonds
soupirs, et me regardait d'un oeil étonné.

  --Ne reconnais-tu pas ton amant, ma Lucile?

Elle veut parler, mais elle ne trouve point de mots.

Peu à peu son teint s'anime, sa poitrine se relève, la respiration se
dégage, sa langue se délie, ses yeux se remplissent de larmes; elle
prononce quelques paroles: mais les sanglots étouffent sa voix.

Tous deux nous perdons l'usage de nos sens, nos bras s'entrelacent, nos
larmes se confondent, nos coeurs se pressent, et ce n'est qu'en se
serrant plus étroitement qu'ils se répondent l'un à l'autre.

Eh! qui pourrait exprimer les transports de deux coeurs sensibles qui
après avoir longtemps gémi d'une séparation cruelle, se trouvent réunis
de nouveau?

Longtemps nos larmes furent les seules expressions de notre joie et de
notre amour.

Lorsque les pleurs lui eurent rendu l'usage de la parole:

  --Cher Gustave! dit-elle, quoi! vous n'êtes pas mort? Depuis deux mois
  je pleurais votre perte.

  --Hélas! j'ai aussi pleuré la tienne, ma chère Lucile; mais, grâce au
  ciel, sans raison, puisque je te tiens pleine de vie entre mes bras.

Et, dans les transports de ma joie, je ne cessai de la couvrir de
baisers.

  --Est-ce un songe?

  --Non, ce n'est point un songe, c'est l'ouvrage des méchants.

  --Que voulez-vous dire? Expliquez-moi cette énigme.

L'agitation où je me trouvais était si grande que je ne pouvais parler.

Les larmes coulaient en abondance de mes yeux; je sentais un
frissonnement courir de veine en veine; ma voix était étouffée et mon
visage tout en feu.

Après ces premiers mouvements de la nature, mon esprit devint plus
tranquille, et je lui racontai ce qui venait de m'arriver avec Sophie.

  --Cruelle amie! s'écriait souvent Lucile pendant mon récit, faut-il
  que j'aie à te reprocher mon malheur.

Elle me raconta à son tour de quelle manière elle avait appris ma
prétendue mort.

  --Ah! Gustave, poursuivit-elle, comment te peindre la situation de mon
  âme à cette nouvelle? Elle était inexprimable. Longtemps je fus en
  proie à de mortelles angoisses, les forces m'abandonnèrent enfin, et
  je tombai dans une douleur stupide. Là (et elle pointait du doigt le
  château), là, chaque jour j'arrosais tes cendres de mes larmes, et
  c'est ici où je venais quelquefois ensevelir ma tristesse, en
  attendant que la mort me réunît à toi.

En prononçant ces mots, elle me fixait d'un air languissant; et comme
elle vit que les pleurs remplissaient de nouveau mes yeux.

  --Je ne cherche point à t'attendrir, continua-t-elle avec un triste
  sourire. Mes malheurs sont finis puisque je te possède encore.

La douce satisfaction qui éclatait dans ses yeux passa dans mon âme; je
la serrai dans mes bras, et la couvris de baisers une seconde fois.

Après m'être livré aux transports de ma joie:

  --Allons, dis-je à Lucile, allons nous reposer dans quelque cabane
  voisine et oublier les chagrins que nous ont causés les méchants.

  --Cela ne se peut, répondit Lucile. Il y a longtemps que je suis
  absente du logis: dès-lors ma mère doit être arrivée; je crains qu'on
  ne soit déjà en peine sur mon compte. Si je tardais davantage à me
  rendre, je les jetterais dans de cruelles inquiétudes.

Ne pouvant la conduire avec moi, je voulais la suivre; elle s'y opposa
aussi, en me donnant pour raison que cela aurait mauvaise grâce de lui
voir conduire son amant sous le même toit.

Je voulais la retenir plus longtemps, elle ne voulait pas y consentir
non plus.

Elle m'accorda toutefois encore quelques moments. Je les employai à
continuer à lui ouvrir mon coeur; mais il était si plein, j'avais tant
de choses à lui dire que je ne savais par où commencer; je me contentai
de la plus importante, je lui appris l'heureux changement qui était
arrivé dans la façon de penser de mon père, et son dessein d'abandonner
le parti des confédérés.

Lorsque j'eus fini, elle me pressa instamment de lui permettre de se
retirer. Je ne pus résister à ses instances.

  --Allez, cher Gustave, me dit-elle en prenant congé, allez chercher un
  refuge quelque part aux environs, et rendez-vous demain matin sous ces
  arbres; j'ai mille choses à vous dire, et probablement je vous en
  apprendrai qui vous étonneront.

Je l'embrassai, et elle se retira avec sa compagne qui, durant notre
entretien, avait ouvert de grands yeux.

Je la suivis de l'oeil aussi loin qu'il me fut possible; puis j'allai
rejoindre mon domestique qui, las de m'attendre, s'était endormi sur
l'herbe.

Nous allâmes retrouver mon ancien asile. Le bonhomme témoigna beaucoup
de plaisir à me revoir.

J'étais transporté de joie, mille douces pensées s'offraient tour-à-tour
à mon esprit agité. Le sommeil ne vint pas longtemps les interrompre. Je
passai presque toute la nuit à attendre le jour.

Dès qu'il commença à poindre, je sentis ma joie augmenter, puis je
comptais avec impatience les instants, et maudissais l'heure tardive.
Elle approche enfin.

Je me rends au lieu indiqué.

Après avoir un peu attendu, je vis arriver trois femmes suivies de deux
domestiques. Je reconnus de loin Lucile, je vole à sa rencontre, je la
joins, je ne vois qu'elle, je me jette à son cou.

Tandis que je la serrais dans mes bras:

  --Voilà qui va bien, disait d'un ton de voix fort doux une personne
  près de moi; je me retourne: c'est la comtesse Sobieska.

  --Ah! madame.

  --Ah! Gustave. Je n'aurais pas attendu à aujourd'hui à vous voir,
  continua-t-elle en m'embrassant, si nous avions su où vous avez pris
  un asile la nuit dernière. Cher Potowski, que vous avez causé de
  chagrins, que vous avez fait verser de larmes! venez maintenant les
  essuyer.

Ensuite elle me présenta à sa soeur.

  --Voilà, lui dit-elle, un ami de la maison; il est survenu quelque
  refroidissement entre le père et mon mari; mais le fils n'a jamais
  cessé de nous être cher. Je me flatte qu'il ne sera pas moins bien
  venu dans votre maison que dans la mienne.

Alors la maîtresse du château m'y offrit un lit, et me demanda de ne
point chercher d'autre demeure pendant le temps que je voudrais bien
séjourner dans ces quartiers; puis ces dames toutes trois m'emmenèrent.

En arrivant, nous passâmes dans le jardin; nous en fîmes le tour, et
vînmes nous asseoir sous un berceau de charmille.

A peine y fûmes-nous placés, qu'on nous servit à déjeuner.

Lucile avait sans cesse les yeux attachés sur moi, et j'avais sans cesse
les yeux attachés sur Lucile; je désirais fort me trouver seul avec
elle; je ne sais si sa mère me devina et fit signe à sa soeur, mais
elles ne tardèrent pas à se retirer, sous prétexte de cueillir des
fruits.

A peine furent-elles à quelques pas, que je m'approchai de ma belle, et
elle me parla ainsi:

  --D'après ce que vous me dites hier au sujet de Sophie, je ne doutai
  point que ma femme de chambre ne fût de l'intrigue. Je l'ai prise en
  particulier, je lui ai fait mille questions, je l'ai tournée de tous
  côtés, mais sans pouvoir rien découvrir: puis, tirant un papier de sa
  poche qu'elle me présenta:

  --Voilà, continua-t-elle, cette fatale lettre qui a fait si longtemps
  le malheur de ma vie; combien de fois je l'ai arrosée de mes larmes!

Effectivement, elle l'avait été si fort, que je ne la déchiffrai qu'avec
peine. (Incluse en est une copie).

  --Est-il possible, m'écriai-je plein d'indignation, qu'il y ait au
  monde des gens si mal intentionnés? Pourrais-tu le croire, Lucile; le
  fond de cette lettre est en effet de moi: c'est une relation que je
  t'envoyai, il y a quelque temps, de la mort de Gadiski. Ton
  artificieuse amie n'a fait qu'y ajouter un petit préambule après avoir
  renversé les noms des personnages.

  --Quel tour infernal! Se peut-il rien de plus méchant? Je ne puis en
  revenir.

  --Mais pourquoi, chère Lucile, lui demandai-je, ne m'avoir jamais
  donné de tes nouvelles?

  --Quoi! n'en avez-vous point reçu?

  --Aucune.

  --Ah! je ne m'étonne plus qu'elle fût si empressée à me faire craindre
  les inconvénients qui pourraient résulter d'une correspondance
  directe, si officieuse à m'offrir son couvert, et si attentive à se
  charger de vous faire passer mes lettres. La cruelle voulait se rendre
  maîtresse de tous nos secrets. Que je me repens d'avoir été si
  crédule! Mais comme mon indignation s'allume, lorsque je repasse dans
  mon esprit toutes les fausses marques d'attachement qu'elle me
  prodiguait! Flatteuse, insinuante, sachant s'accommoder à tous les
  goûts, habile à chercher de nouveaux moyens de plaire, ne trouvant
  rien de difficile pour obliger, et devinant toujours ce qui sera le
  plus agréable; avec cet art de gagner la confiance, jugez comme elle
  eut bon marché de moi. Elle tira du fond de mon faible coeur tout ce
  qu'elle voulut savoir: et moi qui prenais ces soins pour des marques
  d'attachement, la payais en retour de la plus sincère amitié. Elle ne
  me caressait que pour me trahir. Ah! Gustave, quelle vipère je
  réchauffais dans mon sein! Mais quelle finesse! Après avoir formé le
  dessein de me supplanter, elle interceptait vos lettres et les
  miennes, elle obviait à tout ce qui pouvait le faire échouer. Comme
  elle se jouait de moi! Non contente d'avoir porté la mort dans mon
  coeur par de sinistres nouvelles, la barbare montrait un visage
  abattu, et riait en secret des maux qu'elle m'avait faits.

  --Ah! Lucile, je ne doute plus à présent que ce ne soit elle aussi qui
  m'a fait annoncer ta mort. (Et je lui racontai mon entretien avec cet
  homme qui était venu se planter devant moi le jour que j'étais de
  garde à Derasnia.) Pour pouvoir prendre possession de mon coeur, il
  fallait bien commencer par le détacher de toi.

  --Mon étonnement augmente à chaque instant.

  --Cette nouvelle ne fit que confirmer mon désespoir. Lorsqu'elle vint,
  je gémissais déjà de ta perte, et ne cessais de me la reprocher, mes
  yeux ayant vu les tristes ruines du château d'Osselin, où je vous
  avais conseillé d'aller vous mettre en sûreté. Dis-moi donc, mon ange,
  comment vous avez fait pour échapper à ces barbares?

  --Ce ne fut que par pur hasard. A la nouvelle de votre mort supposée,
  mon affliction était si grande, que ma mère, craignant pour mes jours,
  me conduisit ici, dans l'idée que je pourrais mieux faire distraction
  à ma douleur. Heureusement mon père était aussi absent: mais nos
  domestiques et nos paysans ont presque tous péri par le fer, et
  presque toutes les richesses de la famille par les flammes.

  --Le coeur me saigne lorsque je pense au sort tragique de ces pauvres
  gens. A l'égard des richesses, que cela ne t'inquiète pas, ma Lucile:
  va, il m'en reste assez pour nous deux.

Je n'eus pas plutôt lâché ce mot, qu'elle poussa un profond soupir; je
vis même une larme prête à tomber de ses yeux: je l'essuyai avec mes
lèvres.

Comme je pressais tendrement mon doux trésor contre mon coeur, un
laquais vint nous avertir que nous étions attendus pour dîner.

On se mit à table.

Fâchée de voir que j'y officiais si mal, la dame du logis me pressa de
goûter de divers mets. Je m'excusai sur un manque d'appétit.

  --Si ce n'est que cela, reprit-elle à l'instant, j'ai une excellente
  recette. Lucile, servez quelque chose à monsieur.

Je ne sais, mais sa recette fit merveille.

De la main de Lucile, peut-on refuser quelque chose? Ces petits pieds
qu'elle a touchés, qu'ils doivent être délicieux! Je commençai à en
porter une aile à ma bouche, puis une cuisse, puis tout le reste
disparut. Elle me servit d'un autre plat, et mon estomac fut également
complaisant.

Cela fournit matière à quelques plaisanteries dont ma belle n'était pas
fâchée. Comme elle avait tout aussi peu d'appétit que j'en avais eu
d'abord, je voulus me servir à son égard du même secret, et la bonne
fille, pour ne pas le mettre à discrédit, s'efforça un peu de manger.

Les plaisanteries recommencèrent; la gaîté régna pendant le repas, et
pour la première fois depuis si longtemps, les ris vinrent se placer sur
mes lèvres.

On prit le café dans le jardin, puis l'on se mit à se promener. Après
avoir traversé la cour de derrière pour passer dans le parc, nous nous
trouvâmes près le mur du sanctuaire où la belle pleureuse avait sacrifié
aux mânes de son amant.

Soudain un frissonnement me saisit. La comtesse, à qui je donnais le
bras, s'en aperçut.

  --Qu'avez-vous donc, Gustave?

Je ne répondis rien. Elle me vit pâlir.

  --Il lui prend mal! s'écria-t-elle. Lucile, vite votre flacon d'eau de
  senteur!

La nièce et la tante accoururent aussitôt.

Je pouvais à peine me soutenir; je fis quelques pas, et elles m'aidèrent
à m'asseoir sur la même pierre qui m'avait servi de marche-pied. Elles
m'entouraient toutes trois. Déjà les esprits du flacon avaient un peu
ranimé mes forces.

  --Assurément, dis-je, cet endroit m'est funeste; il n'y a pas six
  semaines que je faillis d'y perdre la vie.

  --Plaisantez-vous! s'écrièrent-elles à l'instant.

Je leur fis le récit de mon aventure. Elles ouvraient de grands yeux.

Quand j'eus fini, la tante, qui a toujours quelques bons mots sur les
lèvres, me dit d'un ton badin:

  --Vous assistâtes à votre oraison funèbre, monsieur: il n'y avait pas
  de quoi se trouver si mal; je voudrais bien, moi, assister toujours à
  la mienne.

Son badinage ne me plaisait pas; il ne plaisait pas davantage à Lucile;
nous nous regardions tous les deux en silence d'un oeil attendri.

La comtesse qui observait notre triste contenance, me dit à son tour:

  --En venant, j'avais dessein, Gustave, de vous faire voir les
  amusements de ma fille, mais puisque vous les avez déjà vus, et que
  d'ailleurs vous êtes si susceptible, je n'en ferai rien.

Je la pressai fort de ne pas changer de dessein.

  --Hé bien! soit. Vous viendrez aussi, Lucile.

  --Ma mère, je vous prie de m'en dispenser.

  --Allons, allons, ne faites pas l'enfant.

Nous avançons vers ce sombre asile où dormaient tant de morts. Nous
voilà au milieu des tombeaux. Je m'approche avec Lucile de mon urne
sépulcrale, qui était encore couronnée de fleurs. A cette vue,
j'éprouvai un saisissement inexprimable.

  --Aurais-tu pensé, mon ange, lui dis-je tout bas, quand tu déplorais
  ici la perte de ton amant, qu'il eût entendu tes soupirs? Tu le revois
  maintenant plein de vie, et n'aspirant qu'au bonheur de te consoler.

Mes regards étaient attachés sur elle; en voyant les roses de la
jeunesse fanées sur ses belles joues et le feu de ses yeux presque
éteint, je me laissai aller à une douce rêverie.

  --En quel état l'amour l'a réduite! me disais-je. La chère âme, plutôt
  que de t'oublier, voulait être victime de sa tendresse. Heureux
  Gustave, comme tu es aimé!

Ces réflexions m'émurent jusqu'au fond du coeur. J'étais attendri. En
levant la tête, je rencontrai les yeux de Lucile: ils étaient mouillés.

  --Ha! ma Lucile, m'écriai-je en l'embrassant, laisse-moi, laisse-moi
  recueillir tes larmes et reçois les miennes dans ton sein.

  --Hé bien! les voilà à faire les enfants, dit sa mère qui nous
  observait. Éloignons-nous de ce triste endroit, où l'on ne sait que
  gémir.

Et elle nous emmena.

Le reste de la journée se passa assez gaîment.

Depuis que je suis à Lomazy, je passe presque tout mon temps avec
Lucile.

Le soir, je la quitte fort tard, et le matin me rappelle vers elle, plus
empressé de la revoir. Je ne pense qu'à elle, je ne vois qu'elle, je me
réveille en songeant à elle et je regrette encore tous les moments que
je passe sans elle.

Ha! cher Panin, qu'il est ravissant ce charme que l'on goûte,
lorsqu'après une longue absence on sent dans ses bras le cher objet de
ses inquiétudes. De quelle volupté mon âme est enivrée! Dans cet heureux
délire, les heures s'écoulent avec la vitesse des instants.

Semblable au nautonier échappé au naufrage, déjà j'ai oublié tous mes
chagrins, et, porté par l'imagination sur un trône nuptial, je vois
s'ouvrir devant moi la plus riante perspective, je goûte déjà à l'avance
mon bonheur à venir.

Du château de Lomazy, le 30 septembre 1770.



LXIX

SIGISMOND A GUSTAVE.


A Lomazy.

Pendant ta campagne, mon cher Gustave, tu m'as fait le récit de tes
tristes aventures. Je t'ai plaint de toute mon âme. Mais, absorbé par ta
douleur, il semblait que tu ne voulais que la verser dans mon sein, sans
attendre aucune consolation des soins de la tendre amitié; car tu ne
m'as jamais marqué où il fallait t'écrire: la plupart de tes lettres
sont même sans date.

C'est une omission de ta part, je le sens; omission toutefois que je ne
pouvais suppléer. Je t'ai bien adressé quelques lettres aux endroits
d'où tu m'écrivais, dans l'espoir qu'elles t'y trouveraient encore; mais
je vois qu'elles ne te sont point parvenues. Qu'importe à présent?
puisque l'amour qui s'était plu à t'affliger a pris soin de te consoler.
On ne t'entendra donc plus gémir et troubler les airs de tes éternelles
plaintes?

Je te félicite d'avoir retrouvé ta belle encore pleine de vie malgré son
désespoir, et te remercie de la scène amusante dont tu me fais le
détail. Mais, à te parler franchement, tu as joué là un fort étrange
rôle avec une jolie femme, si bien disposée à te faire le sacrifice de
sa chasteté.

Quoi! tu as pu, sans te rendre, voir à tes pieds une belle éplorée
t'avouer qu'elle ne respire que pour toi, te prodiguer ses charmes, et
implorer ta charité! Tu as pu tenir contre la vue de tant d'attraits! tu
as pu sentir ces bras d'ivoire te presser tendrement et cette gorge
d'albâtre palpiter contre ton sein! tu as eu le courage de regarder d'un
oeil sec le martyre de cette gentille affligée et la dureté de prendre
ainsi congé d'elle! «Mais la cruelle a fait couler mes larmes,»
diras-tu? Hé bien! à ta place, je me serais dédommagé dans ses bras des
mauvais moments qu'elle m'aurait donnés.

Va, s'il te reste encore une goutte de sang dans les veines, tu dois te
reprocher cent fois tes rigueurs; et si j'avais à te donner un conseil,
ce serait de prendre bien garde de ne pas faire la sottise de t'en
vanter à personne autre qu'à ta Lucile. Il n'y a qu'elle qui puisse
t'absoudre. Il me semble la voir s'applaudir de son triomphe.
Assurément, elle t'a de grandes obligations. Mais, as-tu seulement eu
l'esprit d'en tirer quelque à-compte?

Te voilà, je pense, sur le sein de ta belle: adieu, je t'y laisse, mais
prends garde d'expirer de plaisir.


_P. S._ J'oubliai de te dire combien m'a fait plaisir la relation de ton
entretien avec cet inconnu, qui mangeait son pain trempé dans de belle
eau claire au pied d'un rocher. Ma foi, j'aurais bien voulu être des
vôtres, au risque de faire un mauvais repas. C'était une trouvaille, en
effet, que cet honnête censeur.

Je sais fort mauvais gré à ces bêtes de Russes de vous avoir ainsi donné
la chasse. Je connais ton bon coeur, tu l'aurais pris avec toi; mais
sois bien sûr que je te l'aurais enlevé: c'est un homme de cette trempe
que je voudrais avoir auprès de moi.

De Pinsk, le 9 octobre 1770.



LXX

SOPHIE A SA COUSINE.


A Biella.

Je touchais au moment qui devait couronner mes désirs, je triomphais.
Arraché au monde, à sa maîtresse, à lui-même, déjà je voyais mon captif
dans mes filets: je brûlais de le voir à mes pieds.

Livrée à un charmant délire, je l'attendais, pleine d'impatience, dans
le temple de la volupté.

Il entre, je l'appelle, il s'approche; je m'attends à le voir voler dans
mes bras; mes yeux se ferment de plaisir: mais, hélas! je ne les r'ouvre
que pour le voir se refuser à mes embrassements et se jouer de mon
ardeur.

Combien d'artifices avaient été employés pour réchauffer ce coeur de
glace! Combien le furent encore pour l'agacer! Oui, Rosette, tout ce que
la galanterie la plus raffinée a jamais inventé fut mis en usage:
peintures voluptueuse, vins exquis, parfums suaves, propos badins,
molles attitudes, tendres aveux, douces invitations, prières, larmes,
tout, jusqu'à la vue de mes charmes, fut employé vainement.

Une dernière ressource me reste. Je veux l'embrasser, le presser dans
mes bras amoureux, et faire couler dans son sein la flamme dont le mien
était dévoré.

Il se dégage; il fuit.

Outrée de dépit, je me livre à mon ressentiment, et dans un transport de
rage, moi-même je révèle mon fatal secret.

Indigné, il part et me laisse accablée de douleur et de honte.

Ah! je ne puis, sans mourir, penser à cette humiliante scène. Tandis que
l'ivresse de la passion égarait mon esprit, elle en éloignait avec soin
l'idée de mon déshonneur. Maintenant, le voile est tombé.

Malheureuse Sophie! dans quel abîme tu te vois précipitée! Bientôt ils
vont développer la noire trame de tes faussetés! Ils sauront avec quel
acharnement tu as troublé le repos de leur vie. Que de soupirs, de
larmes, de gémissements dont tu es cause! Comment oser jamais paraître à
leurs yeux!

Encore si j'avais triomphé! Mais le monde, qui pardonne tout à qui
réussit, ne pardonne rien à qui échoue.

Je tremble qu'ils ne m'exposent à la risée publique et ne sacrifient ma
réputation à leur vengeance.

Infortunée, où fuir, où me cacher? Ah! que ne suis-je dans un désert,
pour y pleurer l'abus de mes attraits, expier, loin des yeux du monde,
les coupables erreurs dont j'ai souillé ma vie! Que n'y suis-je pour y
ensevelir ma honte et mon désespoir!



LXXI

LUCILE A GUSTAVE.


Grâce au ciel, cher Gustave, voilà nos familles réconciliées.

Ce matin mon père a reçu du vôtre le billet suivant:

  «Las de sacrifier à de vaines opinions le soin de mon repos, le
  bonheur de ma vie, cher comte, j'ai fermé mon coeur aux cris de la
  discorde. J'oublie le passé et brûle de renouveler avec vous, le verre
  à la main, une amitié de trente années!»

Mon père n'en eut pas plutôt fait lecture, qu'il s'écria plein de joie:

  --Je l'ai donc recouvré, ce cher ami! Allons le trouver.

Ma mère est charmée de cet heureux retour, et faut-il vous dire qu'il me
cause des transports?

Lundi matin, de la rue Bressi.



LXXII

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

La fortune me sourit de nouveau; et autant elle a pris plaisir à
m'abaisser, autant elle semble en prendre à m'élever. Ses dons sont
cependant toujours accompagnés de quelque amertume, comme si elle
craignait que je n'y fusse trop sensible.

Tu sauras donc, cher ami, que le Palatin de Wilna, mon oncle maternel,
vient de quitter la vie, après en avoir joui pendant près de
quatre-vingts ans, et que de tous ses héritiers, je suis le seul à qui
il ait laissé ses vastes domaines.

  «--Voilà de belles roses, diras-tu; mais où sont les épines? Quelques
  larmes qu'il faudra verser, ou faire semblant de verser, à son oraison
  funèbre, et des pleureuses qu'il faudra porter pendant quelque temps?»

Je sais bien, cher ami, que tu ne verrais rien là d'affligeant, mais tu
sais aussi que nous ne sommes pas de la même trempe.

Le Palatin était un si aimable homme, il avait conservé jusque dans ses
derniers jours une humeur si agréable, si douce, si bienfaisante, qu'il
n'y a personne de ceux qui l'ont connu de qui il n'emporte les regrets;
juge un peu si je dois être affligé, moi pour qui il eut toujours la
tendresse d'un père.

Depuis mon retour à Varsovie, il m'avait témoigné plus d'amitié que
jamais et voulait m'avoir continuellement auprès de lui. Une malheureuse
chute qu'il fit, il y a quelques jours, en sortant de table, l'obligea à
s'aliter. Dès-lors, il n'a plus pu se remettre, malgré tous les secours
de l'art. Je ne sais s'il sentait approcher sa fin, mais il paraissait
attendre la mort comme un doux sommeil.

Lundi matin il rendit le dernier soupir dans mes bras.

Ce qui adoucit un peu le chagrin de sa perte, c'est son grand âge,
puisqu'il a plu à la nature de nous compter ici bas un certain nombre de
jours qu'on passe rarement.

Il est décidé que mon mariage avec Lucile n'aura lieu qu'après les trois
premiers mois de deuil; car, dit mon père, il faut pouvoir décemment se
présenter à cette fête avec un visage gai.

Ce retard ne m'accommode guère, et la raison qu'on en donne me paraît
assez mauvaise. Je ne sais, mais il me semble que je saurais bien
trouver moyen de m'égayer avec ma belle, sans manquer aux bienséances,
ni choquer les yeux du public.

C'est dans le palais que m'a laissé mon oncle que je la recevrai en
souveraine. En attendant, je vais m'occuper du soin de le remettre en
ordre. Il faut que tout y respire l'élégance, le goût, l'agrément; que
tout contribue à le rendre le temple des plaisirs et de la volupté.

C'est aussi là où, réuni à tout ce que j'ai de cher dans ce monde, je
verrai dans peu l'amour et l'amitié s'applaudir tour-à-tour. Je fais mon
bonheur de l'un et de l'autre, tu le sais, et tu n'ignores pas, cher
Panin, quelle place tu occupes dans mon coeur.

De Varsovie, le 3 novembre 1770.



LXXIII

GUSTAVE A LUCILE.


Est-il donc vrai, Lucile, que tu refuses le nom chéri d'épouse? Hélas!
m'y serais-je attendu?

Je croyais toucher enfin au moment de voir finir pour toujours mes
longues souffrances. Un riant avenir s'ouvrait devant moi. Je t'avais
retrouvée. Que manquait-il à mon bonheur, que de recevoir des mains de
l'hymen le prix de mon amour? Je l'attendais plein d'espérance. Hier
encore, je m'endormis dans cette douce illusion: mais quel affreux
réveil! Et c'est ta main cruelle qui m'arrache le bandeau! C'est elle
qui me perce le coeur!

Comme je sers de jouet à la fortune! Le plaisir échappe sous ma main dès
que je veux le saisir, et la joie fuit loin de moi dès que je l'appelle.
Dois-je donc ainsi toujours poursuivre le bonheur sans l'atteindre
jamais? infortuné que je suis! Sous quel astre sinistre, à quelle heure
funeste ai-je reçu le jour?

Ah! je le vois, le sort perfide se fait un jeu de me persécuter sans
relâche; mais toi, Lucile, pourquoi conspirer avec lui?

Quelles noires pensées s'offrent à mon esprit! quelle sombre tristesse
flétrit mon coeur! quel nouveau désespoir saisit mon âme! Cruel destin,
tyran farouche, pourquoi m'imposer la vie, si tu voulais retenir le
bonheur!

Mercredi soir, de la rue Neuve.



LXXIV

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

Ne l'ai-je retrouvée que pour la perdre plus cruellement encore? C'est
elle à présent qui s'arrache à moi.

Hier j'allai trouver Lucile. Elle était seule au logis.

  --Chère âme, lui dis-je en lui prenant la main pour attacher à son
  bras mon portrait, la fortune me sourit de nouveau, mais je ne lui
  sais gré de ses faveurs que pour t'en faire un don.

Elle me remercia avec une sensibilité qui l'embellissait encore; puis
elle me dit en soupirant:

  --Vous êtes le plus généreux des hommes: mais je ne puis accepter vos
  bienfaits.

  --Ciel! qu'entends-je? m'écriai-je éperdu. Pourquoi donc, ma Lucile,
  ne pourrais-tu accepter mes offrandes?

Les yeux attachés sur ses lèvres, j'attendais en tremblant une réponse.
Elle paraissait émue, mais elle baissa tout-à-coup son voile pour me
cacher son émotion. A l'instant je la pris dans mes bras et lui dis en
la pressant contre mon sein:

  --Ah! Lucile, tu viens de me percer le coeur, mais achève, ne crains
  pas de t'ouvrir à moi, tu connais ma tendresse.

Elle garda le silence. Je redoublai mille fois mes instances: enfin elle
me répondit d'une voix entrecoupée:

  --Laissez vivre et mourir dans l'oubli la plus malheureuse des filles!

Puis elle se tut.

Affligé de ce procédé mystérieux, je me jetai à ses genoux, j'arrosai
ses mains de mes larmes, et la suppliai au nom de l'amour le plus tendre
de vouloir s'expliquer. Désespéré de ne pouvoir lui arracher aucune
parole, je me retirai la mort dans le coeur.

Ah! cher Panin, comme le sort se joue de moi! Déjà je me croyais au
comble de mes voeux. En attendant le jour fortuné qui devait couronner
mes désirs, je comptais avec impatience les instants, et mon coeur se
livrait à ses transports. O folle joie! un instant l'a vue naître, un
instant l'a vue s'évanouir.

A peine commençais-je à m'abandonner à cet heureux délire que mon âme
est retombée dans le désespoir.

Cruelle fortune, perfide jusque dans tes bienfaits, pourquoi t'acharner
ainsi à empoisonner le cours malheureux de mes jours?

De Varsovie, le 7 novembre 1770.



LXXV

GUSTAVE A LUCILE.


J'ai vu le moment où tes adieux me coûteraient la vie. Cruelle,
garde-toi bien de remettre à cette épreuve un coeur trop faible pour la
soutenir.

Pourquoi ces caprices, Lucile? Quand le coeur s'est donné, dis-moi, la
main est-elle libre de ne pas le suivre? livre-la-moi donc, cette main
si chère; elle est à moi, tu me l'as promise; c'est sur mes lèvres que
tu en as fait le serment.

Viens, ma Lucile, viens, ne cessons de vivre l'un pour l'autre;
jouissons ensemble de tous les dons que m'a faits la fortune et de tous
ceux que t'a fait l'amour.

Samedi matin, de la rue Neuve.



LXXVI

GUSTAVE A LA COMTESSE SOBIESKA.


Par quel caprice bizarre Lucile refuse-t-elle le nom d'épouse, pour
conserver celui d'amante?

C'est de Lucile, madame, que dépend le bonheur de ma vie. Je vous
supplie de vouloir bien employer en ma faveur votre autorité auprès
d'elle. Hélas! faut-il que je sois forcé d'avoir recours à un pareil
expédient, moi qui n'aurais voulu recevoir sa main que de celle de
l'amour?

Le 11 courant, de la rue Neuve.



LXXVII

LA COMTESSE SOBIESKA A GUSTAVE.


Vous êtes trop sensé, cher Potowski, pour prétendre que dans un cas de
cette nature j'emploie l'autorité maternelle.

L'hymen, comme l'amour, veut être libre, vous le savez; tout ce que je
puis faire pour vous obliger, c'est de travailler à pénétrer les raisons
du refus de Lucile.

De la rue Bressi, le 12 novembre 1770.



LXXVIII

DE LA MÊME AU MÊME.


Enfin, ma fille a cédé à mes instances, elle m'a ouvert son coeur.

Pour vous mettre au fait, cher Gustave, des raisons secrètes de ce
changement mystérieux, je vais vous rapporter notre entretien.

  --Autrefois, Lucile, tu n'avais rien de caché pour moi, et je ne sache
  pas t'avoir jamais donné lieu de t'en repentir.

  --Non, maman.

  --Pourquoi donc aujourd'hui cette réserve opiniâtre au sujet de
  Potowski? Je ne te répéterai pas combien elle m'humilie: si jamais tu
  deviens mère, tu le sauras un jour.

Elle hésita un instant; puis elle me parla ainsi:

  --Il y a trois semaines que je passai la journée chez le Castellan de
  Berzin. Vous savez tout ce qu'il a fait pour obtenir la main de sa
  femme. Elle en était assez coiffée, mais il l'aimait à la fureur, et
  il ne l'a certainement épousée que parce qu'elle était de son goût.
  D'après cela, qui ne s'attendrait à voir ce couple heureux? Il n'en
  est rien cependant, et même je n'ai point vu d'époux plus mal
  assortis. Toujours mécontents l'un de l'autre, ils se querellent tant
  qu'ils sont ensemble, et ne vivent en paix que lorsqu'ils sont
  éloignés. Le mari d'ailleurs prend avec la femme des tons qui ne
  conviennent point: j'en ai été scandalisée au possible, d'autant plus
  qu'ils sont nouveaux mariés.

  --Hé bien, Lucile, que veux-tu dire par là?

  --Un instant, maman, je vous prie. Vous savez que du côté de la
  naissance, elle ne lui cède point; cela est bien différent du côté de
  la fortune. Le Castellan a des biens immenses. Mademoiselle Saboski ne
  lui a rien apporté en dot.

  --A présent, ma fille, je t'entends. Quoi donc, ferais-tu à Gustave
  l'injustice de lui prêter des procédés aussi bas? lui dont tu connais
  la belle âme!

  --Non, non, maman, je ne crains pas de sa part de bas procédés; je
  connais ses nobles sentiments. Mais le monde, qui aime à jaser, dit
  que la Saboski n'a épousé le Castellan que par des vues d'intérêt, et
  il pourrait bien tenir de pareils propos sur mon compte. Cela ne
  serait pas flatteur. Cependant on pourrait encore prendre patience.
  Depuis peu la fortune de Gustave a considérablement augmenté et la
  nôtre s'est fondue. S'il m'épouse on verra bien qu'il n'y a que
  l'amour qui l'ait engagé à demander ma main; mais comment verra-t-on
  qu'il n'y a que l'amour qui m'ait engagée à la lui accorder? Lui-même
  en pourrait douter. Voilà le malheur que je redoute. Et puisqu'il ne
  me reste point de sacrifice à lui faire, il faut que je renonce à lui.

  --Je ne veux point, ma fille, blâmer ta délicatesse, mais je te plains
  de ta prévention; elle fera le malheur de la vie de ton amant, et
  sûrement elle ne fera pas le bonheur de la tienne.

Voilà, mon cher Potowski, le résultat de la démarche que j'ai faite
auprès de Lucile à votre égard. Si vous ne pouvez vivre sans elle, c'est
à vous à vaincre ses scrupules.

De la rue Bressi, le 19 novembre 1770.



LXXIX

GUSTAVE A LUCILE.


Pourquoi faut-il que les soins de ton amour me soient plus cruels que ne
pourraient l'être ceux de la haine? Tu brises les doux noeuds qui
allaient nous unir, crainte que je ne sache apprécier ta tendresse.

Mais, dis-moi, fille bizarre, quel trésor dans l'univers pourrait jamais
être le prix de ton coeur!

Non, ma Lucile, je ne veux pas que la fortune me vende si cher ses
faveurs. Que plutôt elle reprenne ses dons funestes, s'ils doivent
m'ôter l'espérance de te posséder.

Dès cet instant, je renonce aux richesses, aux titres, aux dignités:
l'éclat d'une couronne même pourrait-il être balancé dans mon coeur avec
le malheur de te perdre?

Avec toi une cabane aura pour moi des charmes! je ferai mes délices des
occupations d'une vie obscure. Compagnon assidu de tous tes pas, tu
adouciras mes travaux, je partagerai tes plaisirs. Viens, ma Lucile,
viens, retirons-nous sous une humble chaumière.

Assez riche de ton amour, je saurai montrer au monde que l'univers n'est
rien pour moi sans le bonheur de te posséder.

De la rue Neuve, le 19 novembre 1770.



LXXX

GUSTAVE A LUCILE.


Quoi! pas même une réponse?

Mon coeur gémissant implore ta pitié et il te trouve sourde à ses cris!

Tu devais être ma consolation, et tu te plais à désoler mon âme!

Tu peux mettre le comble à mon bonheur, et sous tes yeux je reste
infortuné!

Ne m'as-tu donc été rendue que pour r'ouvrir les plaies sanglantes de
mon coeur, et armer mes souffrances d'une pointe plus aiguë.

Ne m'as-tu été rendue que pour me faire périr de chagrin sur l'image
d'un bonheur auquel il ne m'est plus permis d'aspirer?

Il faut renoncer à te posséder, et c'est toi, cruelle, qui ordonnes ce
douloureux sacrifice!

Douces illusions qui avez tant de fois abusé mon coeur, disparaissez
pour toujours! Pourquoi s'abuser encore si je ne dois à la fin
moissonner que le désespoir.



LXXXI

LUCILE A GUSTAVE.


Cesse de t'obstiner plus longtemps à la poursuite de ce que je ne puis
t'accorder. Oublie pour jamais une infortunée; mais quel que soit son
sort, rien n'effacera ton image de son coeur.

Oui, jusqu'à mon dernier soupir, je t'aimerai, Gustave, et je n'aimerai
que toi.

De la rue Bressi, le 2 décembre 1770.



LXXXII

GUSTAVE A LUCILE.


Tu veux que nous restions amis. Ton coeur n'est donc fait que pour
l'amitié? Est-ce pour elle que l'amour a réuni en toi tant de charmes?
Le seul plaisir qu'il me soit désormais permis de goûter est celui de te
voir. Que m'importe d'admirer en souffrant ta beauté, tes grâces, tes
vertus, si tu ne dois jamais être à moi! Cruelle, garde ta tendresse!

Hélas! où m'emporte ma douleur?

Pardonne, pardonne, Lucile. Je rétracte mon blasphème. Épargne ce
tourment à mon coeur.

Tu ne peux voir souffrir personne; serais-tu sans pitié seulement pour
ton amant? Tes yeux pourraient-ils le voir se consumer de tristesse sur
un lit de langueur? Et ton âme qui aime à répandre partout la joie,
prendrait-elle plaisir à déchirer la sienne?

Quel présent t'aurait fait le ciel qui s'est plu à verser sur toi tous
ses dons, s'il ne t'avait donné un coeur tendre?

Ah! ma Lucile, quels que soient tes scrupules, souffre que mon coeur en
triomphe.

Vois ton amant à tes genoux, qui te tend les bras; vois l'amour
s'applaudir de sa conquête, et la tendresse te demander le prix de sa
fidélité.

De la rue Neuve, le 3 décembre 1770.



LXXXIII

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

Lorsque j'appris la résolution de Lucile, je tombai dans une
consternation qui s'approchait du désespoir. Maintenant je ne saurais te
peindre l'horreur de l'état de mon âme.

Lucile a beau chercher à cacher la plaie qui s'envenime au fond de son
coeur, elle ne peut y parvenir. Le chagrin la consume, sa santé
s'altère, et sa jeunesse se flétrit comme une fleur.

Mais comme si ce n'était pas assez pour le supplice de ma vie, de la
voir s'éteindre par degrés sous mes yeux, forcé de dissimuler la douleur
qui me consume moi-même, crainte d'empirer son état, il faut encore que
je paraisse consentir à renoncer à elle. Ainsi doublement victime de mon
amour.

Trois mois se sont écoulés dans cette cruelle situation; mais je n'ai
plus la force de soutenir le fardeau de ma douloureuse existence: ma
constance est épuisée.

Si tu savais, cher ami, combien il m'est affreux de la voir ainsi
consumer sa triste vie!

Longtemps j'ai mis le doigt sur ma bouche, dévoré en secret ma douleur,
retenu mes larmes, étouffé mes soupirs, de peur d'aigrir le sentiment de
ses maux. Je ne puis plus y tenir; il faut parler.

Que n'ai-je déjà pas fait pour vaincre sa résistance déplacée! Je ferai
cependant encore une tentative. Si elle est infructueuse, adieu, Panin,
c'en est fait de ton ami!

De Varsovie, le 29 février 1771.



LXXXIV

LA COMTESSE SOBIESKA A SON ÉPOUX


A Sandomir.

L'état de Lucile m'afflige au possible. La fièvre s'est allumée dans ses
veines, et sa langueur est telle que le médecin est d'avis qu'on ne doit
pas la laisser plus longtemps livrée à elle-même.

Gustave de son côté est tombé dans la plus noire mélancolie. Il ne veut
plus voir ni connaissances, ni amis, ni parents.

Son père, tremblant que dans un excès de douleur, il n'attente à ses
propres jours, ne le perd pas de vue un instant.

Que d'infortunés par le seul travers d'une fille!

Venez, mon cher ami, venez au plus tôt joindre votre autorité à la
mienne, pour tâcher de lui faire entendre raison.

De Varsovie, le 17 mars 1771.



LXXXV

LE COMTE SOBIESKI A SA FILLE.


A Varsovie.

Ah! Lucile, pourquoi prendre ainsi plaisir à effrayer tes parents!

Non ce n'est plus délicatesse d'âme, c'est folie de s'opposer de la
sorte à une union après laquelle tant de personnes soupirent.

Tu refuses la main de Gustave, crainte qu'il ne vienne à douter de ta
tendresse; c'est bien à présent qu'il a raison d'en douter, puisque tu
préfères ta vaine gloire à la conservation de ses jours. Il est beau,
sans doute, de savoir se résoudre à de pénibles sacrifices; mais il est
injuste d'en faire aucun aux dépens d'autrui.

Vois combien de malheureux tu as faits! La vie n'est plus pour ton amant
un présent des dieux: tes connaissances, tes amis, tes proches, sont
dans la peine; ta mère est dans l'affliction. Fille dénaturée! crains
que par ton opiniâtreté tu ne portes encore la mort dans mon coeur!

De Sandomir, le 25 mars 1771.



LXXXVI

GUSTAVE A LUCILE.


Tes scrupules me désespèrent; la douleur consume tous les liens de ma
vie, la lumière m'est odieuse.

Cruelle! il ne me reste plus qu'un sacrifice à te faire; je vais le
consommer sous tes yeux.



LXXXVII

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

Ce matin je me suis rendu chez le comte Sobieski, pour en venir à une
décision avec Lucile.

En arrivant, j'ai trouvé Baboushow sur l'escalier, qui est accourue pour
me dire que sa maîtresse était avec son père et sa mère, qu'elle
paraissait un peu changée hier au soir, et qu'ils s'efforçaient à
présent de la rendre raisonnable.

  --Si vous êtes curieux d'ouïr leur entretien, a-t-elle ajouté, passez
  dans cette chambre, vous n'en perdrez pas un mot.

J'entre sans bruit et à pas tremblants. J'approche l'oreille, j'entends
la voix de Lucile.

  --Le ciel m'est témoin, disait-elle, que je donnerais ma vie pour
  satisfaire à vos voeux; mais soyez vous-mêmes mes juges.

  --Cruelle! s'écria quelqu'un en soupirant.

Puis il se fit un moment de silence.

  --Tu péris, Lucile, dit le comte, et tu ajoutes à mes douleurs, celle
  de te voir consumer d'ennui sous mes yeux, lorsqu'il est en toi d'y
  porter remède. Ah! Lucile, puisque les devoirs de la nature les plus
  sacrés n'ont plus d'empire sur ton coeur inflexible, si mes jours te
  sont chers encore, ouvre ton coeur à la pitié. Pourquoi empoisonner
  ainsi les derniers moments d'une vie qui s'éteint! Je n'ai plus
  d'enfants que toi. Faut-il que la main qui me restait pour essuyer mes
  larmes les fasse couler! Continue, fille ingrate, ton père sera
  bientôt couché dans cette tombe où ta désobéissance le conduit à pas
  lents.

Au même moment la comtesse se joignit à son époux.

  --O ma fille, ma chère fille, s'écria-t-elle d'un ton qui déchirait
  l'âme, faut-il que je voie périr en toi le dernier fruit de mes
  entrailles? Soulage mon coeur opprimé. Aie pitié d'une mère désolée
  qui peut à peine encore supporter le poids de la vie.

  --Ah! je n'en puis plus, disait Lucile en pleurant. Eh bien! soit,
  puisque telle est votre volonté, je me fais un devoir d'y souscrire;
  je serai, sans me plaindre, victime de mon devoir; je finirai dans le
  mépris de moi-même ma...

A ces mots, je sors sans écouter le reste.

--Allez m'annoncer, dis-je à Baboushow.

Bientôt le comte vint au devant de moi.

--Venez, Potowski, dit-il dès qu'il m'aperçut, on ne vous fera plus
languir: Lucile est raisonnable.

J'entre: elle s'avance à pas lents, me tend la main, et me dit d'un air
tendre:

--Je suis à toi, cher Gustave, les dieux me défendent...

--Ange du ciel! m'écriai-je, en courant la prendre dans mes bras, elle
est à moi! Ah! Lucile, tu me rends la vie.

Comme je la tenais serrée contre mon coeur, elle penchait sa tête sur
mon cou; bientôt je le sentis baigné de ses larmes; je ne pus retenir
les miennes.

Attendris par nos sanglots, le comte et son épouse vinrent mêler les
leurs aux nôtres, et tous quatre, gardant le silence, longtemps les
douces étreintes de nos bras furent notre seul langage.

Tandis que des larmes d'amour et de tendresse coulaient au milieu de
nous, Lucile s'était évanouie sur mon sein.

J'avais senti le poids de son corps augmenter, et déjà je commençais à
n'avoir plus la force de la soutenir, lorsque son père, se détachant du
groupe, se mit à dire:

--C'en est assez, mes enfants, venez vous asseoir.

La comtesse qui allait suivre l'exemple, s'écria à l'instant:

--Ah! ma fille!

Je levai les yeux. Ciel! que devins-je à la vue de Lucile pâle et
défaite?

Un saisissement subit s'empara des puissances de mon âme, suspendit
l'usage de mes sens et enchaîna mes pas. Je restai immobile comme Lucile
dans les bras de sa mère.

Le comte s'élança pour nous soutenir en appelant du secours: Quelques
domestiques, accourus à ses cris, nous placèrent sur un sopha.

Chacun était empressé autour de nous.

Au bout de quelques minutes, mon âme sortit de cet état d'aliénation;
les forces me revinrent, je m'approchai de Lucile, je lui frottai les
tempes avec une eau spiritueuse que tenait sa femme de chambre.

Bientôt elle entr'ouvrit les yeux, et j'achevai de la faire revenir à
force de baisers.

Peu après, je la vis me fixer d'un air tendre et me sourire doucement.
Soudain la crainte fit place à la joie, et la joie à l'amour. La flamme
coulait dans mes veines.

Mon coeur était embrasé, et dans mes doux transports je ne cessais de
lui prodiguer d'innocentes caresses.

La volupté passa de mon âme dans la sienne; Lucile languissait dans mes
bras.

Je la considérais avec délices; une égale satisfaction éclatait dans ses
yeux. Je lui donnais les noms les plus doux; mais plusieurs fois je me
surpris à mêler de tendres reproches à mes tendres propos. Chaque fois,
j'aperçus qu'ils faisaient sur elle une vive impression. Crainte de lui
faire de la peine, je m'en tins à épancher mon âme par mes regards.

Tandis que nous savourions ainsi en silence le délicieux sentiment du
bonheur, le temps s'était écoulé avec une rapidité inconcevable; on vint
nous avertir que le dîner était servi.

En passant dans le salon, nous y trouvâmes mon père avec la comtesse et
le comte.

Il s'approcha de Lucile d'un air satisfait qui me pénétrait de joie, et
lui témoigna en peu de mots combien il était flatté de la voir passer
dans sa famille. Elle voulut répondre, la voix lui manqua et une
profonde révérence exprima seule combien elle était pénétrée des marques
d'attachement qu'elle recevait.

Ce compliment fut suivi d'un baiser, que je trouvai même un peu trop
cordial, bien qu'il vînt de mon père. Je te l'avoue, Panin, je suis si
jaloux de ma belle, que je ne puis souffrir qu'on la regarde trop
fixement, ni même qu'on la loue avec trop de chaleur.

A table, nos parents furent d'une gaîté extrême. Lucile et moi nous nous
livrions en silence au plaisir de nous voir.

Comme nous ne goûtions de rien, la comtesse eut recours à la recette de
sa soeur. Cette fois-ci, elle fut sans effet.

--Si vous ne mangez pas, du moins vous boirez, dit le comte. Oh là!
Carloshou, du Cap!

--C'est bien dit, reprit mon père; mais nous en serons aussi.

Quand on eut versé.

--Allons, chère comtesse, continua-t-il, à ma fille et à votre fils!

Nous choquâmes tous ensemble.

Quand ce vint le tour de Lucile avec moi, je crus voir ses grâces
s'animer et de nouveaux charmes éclore sur son visage; le précieux
coloris de la pudeur se répandit sur ses joues, un sourire furtif remua
ses lèvres de rose.

Je la fixais avec volupté, et l'un et l'autre nous oubliâmes nos verres.

--Pas même boire! s'écria mon père en plaisantant. Je vois ce que c'est:
il faut les séparer. Mon ami, venez prendre ma place, je prendrai celle
de Gustave; c'est ce garçon qui lui ôte l'appétit.

En même temps il fit feinte de se lever.

Lucile se jeta dans mes bras. Jamais embrassement ne fut plus tendre: je
tenais mes lèvres collées sur les siennes et ne pouvais les en détacher.

--S'ils continuent de la sorte, ajouta le comte, leur entretien ne nous
ruinera pas.

Les plaisanteries auraient duré plus longtemps sans l'arrivée du nonce
de Cujavie.

On était à la fin du dessert; nous nous esquivâmes Lucile et moi.

Peu après, la comtesse nous suivit, et tandis que les cavaliers
formaient un trio à table, nous allâmes en former un dans le jardin.

Je conduisis Lucile sous un berceau de jasmin et de lilas; je la plaçai
sur un petit trône de gazon, puis j'allai cueillir des fleurs, dont je
couronnai ma déesse.

Bientôt il fallut aller rejoindre la compagnie. On servit le café.
Lucile et moi prîmes en place un _bouillon à la reine_, que sa mère nous
avait fait préparer.

La soirée se passa fort agréablement, et je me retirai assez tard.

Arrivé au logis, je n'ai rien eu de plus pressé que de mettre la plume à
la main pour te donner avis de l'heureuse tournure qu'ont prise mes
affaires; non peut-être que mon infortune t'inquiéta beaucoup, mais pour
jouir une seconde fois des plaisirs de la journée en les traçant sur le
papier.

Je sens mon âme débarrassée d'un poids terrible; un sentiment de plaisir
se répand dans tous mes organes; le doux sommeil vient se poser sur mes
paupières.

Adieu, cher ami, je te quitte pour aller rêver à mon bonheur.

De Varsovie, le 9 avril 1771.



LXXXVIII

LUCILE A GUSTAVE.


Depuis longtemps je ne connaissais plus le doux sommeil. La nuit
dernière il revint poser sur mes yeux son aile caressante. Il amena à sa
suite, non ces fantômes effrayants qui ont tant de fois assiégé mon
esprit, mais la chère image de Gustave, suivie de la troupe riante des
amours et des ris.

Durant mon repos, il a versé sur mes sens un baume restaurant; je
commence à me sentir un peu soulagée du fardeau qui m'opprimait.

Ma mère me propose d'aller pour quelques jours avec elle prendre l'air
en campagne. Venez-y aussi, cher Gustave; sans vous, je ne saurais
goûter de plaisir nulle part.

Mardi matin, de la rue de Bressi.



LXXXIX

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

La semaine dernière je reçus de Lucile invitation de venir passer avec
elle et sa mère quelques jours à la campagne. J'y volai à l'instant sur
les ailes de l'amour.

Tu ne saurais t'imaginer combien ma belle s'est remise en si peu de
temps.

Le plaisir et la joie ont été ses seuls médecins; mais quelle n'est pas
leur puissance! Déjà ils ont essuyé ses larmes et ramené les ris sur ses
lèvres. Déjà ils ont éteint la fièvre dans ses veines, rendu à ses
organes leur souplesse et la vigueur à tout son corps. Par leur vertu,
son teint commence à se ranimer, ses yeux à reprendre leur feu, sa peau
à recouvrer sa fraîcheur: on la dirait rajeunie. Bientôt je verrai ses
grâces se ranimer, ses charmes éclore de nouveau et sa beauté sortir
radieuse des nuages dont le chagrin l'avait enveloppée.

Depuis que le sort s'est ainsi cruellement joué de mes voeux, je
commence à jouir de quelques moments tranquilles.

Après l'affreuse situation, où m'avait mise la crainte de perdre Lucile,
je sens mieux le plaisir de la posséder. On dirait, cher Panin, que le
dieu des amants mesure toujours leur bonheur à leurs peines.

Mais quels sont ces liens secrets qui m'attachent ainsi à cette fille?
Quel est ce charme invincible qui me force à la contempler sans cesse,
et ne me fait trouver du plaisir qu'à ses côtés?

Je ne suis cependant pas tout à fait sans inquiétudes. Le souvenir de
mes peines passées est encore présent à mon esprit. Quelquefois en
suspens entre l'espérance et la crainte, je contemple en silence mon
bonheur: je me demande si ce n'est point un songe; je tremble que
quelque accident imprévu ne vienne encore changer en pleurs les
transports de ma joie.

Non, cher Panin, je ne serai pleinement heureux que lorsque ma Lucile me
sera unie par des noeuds indissolubles.

De ..., le 21 avril 1771.



LXXXX

GUSTAVE A SIGISMOND.


A Pinsk.

Nous nous sommes retirés au château de Minsko pour y faire les
préparatifs de la noce, et jouir de plus de tranquillité.

Les soucis fuient de ces lieux; aucune sombre pensée n'ose en approcher;
une douce paix coule au fond de nos coeurs; rien ne peut plus troubler
ma joie.

Lucile a recouvré la fleur de la santé, la fraîcheur de sa jeunesse, son
enjouement, sa gaîté; toutes ses grâces se sont ranimées: elle est même
embellie; ses yeux ont je ne sais quoi de céleste, sa voix, je ne sais
quoi d'angélique, sa personne, je ne sais quoi de divin.

Sa flamme est toujours également pure: mais à présent, Lucile accorde à
l'amour tout ce que permet la pudeur. Elle ne s'oppose plus à mes
tendres caresses, elle se prête à mes tendres désirs et partage mes
transports.

Si je la serre dans mes bras amoureux, je sens son coeur palpiter de
plaisir; si je lui presse tendrement la main, cette main douce répond
tendrement à la mienne: si je lui dérobe un baiser, ses lèvres
vermeilles me le rendent.

O doux abandon de deux coeurs qui se donnent l'un à l'autre! Charmes des
âmes sensibles! aujourd'hui seulement j'apprends à vous connaître.
Auprès d'elle, cher Panin, mes voeux les plus chers paraissent remplis;
mon coeur se fond d'allégresse, les jours s'écoulent comme des instants;
et dans les transports de mon ravissement, je crois les Dieux jaloux de
mon sort.

Bientôt ces habits de deuil vont se changer en habits de fête: bientôt
je m'unirai à Lucile pour ne plus m'en séparer; bientôt je la placerai
sur le lit nuptial.

Mon bonheur commencera pour ne plus finir qu'avec ma vie.

L'idée d'une union si douce me transporte: tous les moments d'une vie
délicieuse et les ravissements de deux coeurs amoureux se présentent à
mon âme enivrée.

Viens, cher ami, viens partager ma joie, et[1]......

  [1] Le manuscrit finit ici. Les cinq lignes suivantes, qui terminaient
    l'ouvrage et se trouvaient sur la dernière page, ont été lacérées à
    l'époque où il faisait partie de la bibliothèque d'Aimé-Martin.
    Cette mutilation est d'ailleurs peu importante sous le rapport du
    sens, puisque le dénoûment est complet. Ainsi elle a été commise,
    selon toute probabilité, nous a-t-on dit, par quelque
    autographomane, qui ne craignait pas de pousser jusqu'au larcin
    l'amour de l'inédit. (_Note de l'Éditeur._)


FIN.


COULOMMIERS.--IMPRIMERIE DE A. MOUSSIN.





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