Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: L'Atelier de Marie-Claire
Author: Audoux, Marguerite
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Atelier de Marie-Claire" ***


  MARGUERITE AUDOUX

  L'ATELIER
  DE
  MARIE-CLAIRE

  --ROMAN--

  TREIZIÈME MILLE

  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1921
  Tous droits réservés
  Copyright by Eugène Fasquelle, 1920.



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

_20 exemplaires numérotés sur papier de Hollande._



DU MÊME AUTEUR

  Marie-Claire, roman. Préface d'Octave Mirbeau. (81e mille)
    (E. Fasquelle, éditeur)                                       1 vol.


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.



L'ATELIER DE MARIE-CLAIRE

I


Ce jour-là, comme chaque matin à l'heure du travail, l'avenue du Maine
s'encombrait de gens qui marchaient à pas précipités et de tramways
surchargés qui roulaient à grande vitesse vers le centre de Paris.

Malgré la foule, j'aperçus tout de suite Sandrine. Elle aussi allongeait
le pas et je dus courir pour la rattraper.

C'était un lundi. Notre chômage d'été prenait fin, et nous revenions à
l'atelier pour commencer la saison d'hiver.

Bouledogue et la petite Duretour nous attendaient sur le trottoir, et la
grande Bergeounette, que l'on voyait arriver d'en face, traversa
l'avenue sans s'inquiéter des voitures afin de nous rejoindre plus vite.

Pendant quelques minutes il y eut dans notre groupe un joyeux bavardage.
Puis les quatre étages furent montés rapidement. Et tandis que les
autres reprenaient leurs places autour de la table, j'allai m'asseoir
devant la machine à coudre, tout auprès de la fenêtre. Bouledogue fut la
dernière assise. Elle souffla par le nez selon son habitude, et aussitôt
l'ouvrage en main, elle dit:

--Maintenant il va falloir travailler dur pour contenter tout le monde.

Le mari de la patronne la regarda de très près en répondant:

--Eh bé... Dites si vous grognez déjà!

C'était toujours lui qui faisait les recommandations ou les reproches.
Aussi les ouvrières l'appelaient le patron, tandis qu'elles ne parlaient
de la patronne qu'en l'appelant Mme Dalignac.

Bouledogue grognait pour tout et pour rien.

Lorsqu'elle n'était pas contente, elle avait une façon de froncer le nez
qui lui relevait la lèvre et découvrait toutes ses dents, qui étaient
fortes et blanches.

Il arrivait souvent que le patron se querellait avec elle; mais Mme
Dalignac ramenait toujours la paix en leur disant doucement:

--Voyons... restez tranquilles.

Les colères du patron ne ressemblaient pas du tout à celles de
Bouledogue. Elles étaient aussi vite parties que venues. Sans
préparation ni avertissement il se précipitait vers l'ouvrière à
réprimander, et pendant une minute il criait à s'en étrangler, en
supprimant la moitié des mots qu'il avait à dire.

Cette façon de parler agaçait la grande Bergeounette qui se moquait et
marmottait tout bas:

--Quel baragouin!

Le patron était le premier à rire de ses emportements, et comme pour
s'en excuser, il disait:

--Je suis vif.

Et il ajoutait parfois avec un peu de fierté:

--Moi, je suis des Pyrénées.

C'était lui qui brodait à la machine les manteaux et les robes des
clientes. Il était adroit et méticuleux, mais après quelques heures de
travail il devenait tout jaune et paraissait écrasé de fatigue.

Sa femme le touchait à l'épaule en lui disant:

--Repose-toi, va.

Il arrêtait alors sa lourde machine, puis il reculait son tabouret, afin
de s'appuyer au mur; et il restait de longs moments sans remuer ni
parler.

Il y avait entre les patrons et les ouvrières comme une association
amicale. Mme Dalignac ne craignait pas de demander des conseils dans
l'atelier, et les ouvrières lui accordaient toute leur confiance.

Quant au patron, s'il criait à tue-tête pour nous donner la moindre
explication, il parlait tout autrement à sa femme. Il prenait son avis
pour les plus petites choses et ne la contrariait jamais.

Mme Dalignac était un peu plus âgée que son mari. Cela se voyait à ses
cheveux qui grisonnaient aux tempes; mais son visage restait très jeune
et son rire était frais comme celui d'une petite fille.

Elle était grande et bien faite aussi, mais il fallait la regarder
exprès pour s'en apercevoir, tant elle paraissait toujours effacée et
lointaine. Elle parlait doucement et posément; et s'il arrivait qu'elle
fût obligée d'adresser un reproche à quelqu'un, elle rougissait et se
troublait comme si elle était elle-même la coupable.

Le patron avait pour sa femme une tendresse pleine d'admiration, et
souvent il nous disait:

--Personne n'est comme elle.

Dès qu'elle sortait, il se mettait à la fenêtre pour la voir passer d'un
trottoir à l'autre, et si elle tardait à revenir, il la guettait et
devenait inquiet.

Dans ces moments-là, les ouvrières savaient bien qu'il ne fallait rien
lui demander.

Aujourd'hui l'espoir du travail apportait de la joie dans l'atelier. Il
n'était question que d'une nouvelle cliente dont les paiements seraient
sûrs, parce qu'elle tenait un commerce important, et qui nous donnerait
beaucoup d'ouvrage parce qu'elle avait cinq filles.

Le patron pressait sa femme d'aller chercher les étoffes annoncées:

--Vite, vite, disait-il.

Et il s'agitait si fort, qu'il heurtait les mannequins et les tabourets.

Mme Dalignac riait, et tout le monde en faisait autant.

Le soleil paraissait rire avec nous aussi. Il rayonnait à travers la
vitre et cherchait à se poser sur la corbeille à fil et sur la machine à
coudre. Sa chaleur était encore très douce et Bergeounette ouvrit toute
grande la fenêtre pour qu'il pût entrer à son aise.

De l'autre côté de l'avenue, les murs d'une maison en construction
commençaient à sortir de terre. Des bruits de pierres et de bois se
confondaient en montant jusqu'à nous, et les ceintures rouges et bleues
des maçons se montraient à travers les échafaudages.

A tout instant, des tombereaux de moellons et de sable se déversaient.
Les moellons roulaient avec un bruit clair, et le glissement du sable
faisait penser au vent d'été dans le feuillage des marronniers. Puis
c'était des fardiers chargés de pierres de taille qui arrivaient. On les
entendait venir de loin. Les charretiers criaient. Les fouets
claquaient, et les chevaux tiraient à plein collier.

                   *       *       *       *       *

Aussitôt que sa femme fut partie, le patron se fit aider par la petite
Duretour, pour débarrasser les planches des bouts de chiffons et mettre
de l'ordre un peu partout.

La petite Duretour n'était pas très bonne ouvrière malgré ses dix-huit
ans, mais Mme Dalignac la gardait à cause de sa grande gaîté. Elle
prenait toujours les choses du bon côté, et son entrain nous empêchait
souvent de sentir la fatigue.

C'était elle qui faisait les courses et qui ouvrait la porte aux
clientes. Sa taille était si menue et ses cheveux si négligés que
beaucoup la prenaient pour une apprentie. Cela la vexait un peu et lui
faisait dire:

--Lorsque je serai mariée, elles me prendront encore pour une petite
fille.

Son fiancé n'était guère plus âgé qu'elle. Chaque soir il venait
l'attendre à la sortie et tous deux ne tenaient pas plus de place qu'un
seul sur le trottoir.

Maintenant elle vidait les casiers et brossait les planches. De temps en
temps, elle lançait un paquet en l'air et le rattrapait comme une balle,
ou bien elle s'amusait à déformer les noms des clientes en faisant des
révérences aux mannequins. C'étaient surtout Mmes Belauzaud et Pellofy
qui recevaient ses compliments. Elle s'inclinait très bas en prenant un
air ravi:

--Bonjour, Madame Bel-oiseau.

--Bonjour, Madame Pelle à feu.

Les rires s'échappaient tous ensemble par la fenêtre, et les maçons d'en
face levaient la tête pour voir d'où ils sortaient.

J'étais la dernière venue dans la maison.

J'y étais entrée peu de temps avant la morte-saison d'été, et quoique
toutes se fussent montrées bonnes camarades pour moi, une timidité
m'empêchait de prendre part à leur gaîté. Cependant, depuis que j'étais
à Paris, c'était le premier atelier où je me sentais à l'aise. La voix
querelleuse du patron ne m'effrayait guère, et la douceur de sa femme me
donnait une grande tranquillité.

A mon arrivée, le patron avait tout de suite coupé mon nom en deux. Ses
joues s'étaient gonflées pour accentuer la moquerie pendant qu'il
disait:

--Marie-Claire? Deux noms à la fois? Eh bé... vous êtes épatante, vous.

Et en rejetant son souffle comme s'il éloignait de lui une chose trop
compliquée, il avait ajouté d'un ton sérieux:

--On vous appellera Marie. Cela sera bien suffisant.

Mais cela ne fut pas suffisant. Je répondis si mal à ce nom qu'il fallut
bien rendre au mien sa première forme.

                   *       *       *       *       *

Mme Dalignac revint plus tôt qu'on ne s'y attendait. Elle rapportait un
énorme carton dont le couvercle se soulevait malgré les ficelles qui le
retenaient.

Le patron s'empressa de l'ouvrir. Il toucha les tissus avec une petite
grimace de contentement.

--De la soie, rien que de la soie, disait-il. Sa femme l'éloigna:

--Laisse... tu vas tout embrouiller.

Puis en s'adressant à nous:

--C'est pour un mariage.

Elle s'assura que le carton reposait tout entier sur la table et elle
sortit une à une, les pièces d'étoffes, en désignant leur emploi.

--Une robe noire pour la mère de la mariée... Deux robes bleues pour les
grandes soeurs... Des robes roses pour les petites soeurs... Et des
dentelles noires, et des dentelles blanches, et des pièces de ruban, et
des taffetas pour doublures, et des satins pour jupon...

Elle sortit avec précaution le dernier tissu soigneusement plié dans du
papier:

--Et voilà du crêpe de chine pour la robe de la mariée.

Et sans prendre le temps d'enlever son manteau, elle attira un mannequin
et prit les étoffes à pleines mains pour les draper autour du buste.
Elle dépliait les dentelles et les disposait, elle tournait les rubans
en coque sur ses doigts et les piquait d'une épingle. Puis elle rejeta
le tout sur la table et ce ne fut bientôt plus qu'un fouillis de toute
couleur.

Mes quatre compagnes avaient cessé de coudre et regardaient avec
intérêt. Leurs yeux allaient d'une couleur à l'autre et leurs mains
s'avançaient pour toucher les dentelles et les tissus soyeux.

Tout à coup la pendule se mit à sonner.

Bouledogue se leva en disant d'un ton bourru:

--Il est midi.

C'était vrai, mais la matinée avait passé si vite que personne ne se
doutait qu'il était l'heure d'aller déjeuner.

Les autres déposèrent leur ouvrage et se levèrent lentement comme à
regret.

                   *       *       *       *       *

L'après midi fut pleine d'entrain. Duretour, montée sur un tabouret,
garnissait les planches d'un papier gris que le patron lui passait,
après en avoir coupé les bandes de la grandeur nécessaire.

Quand le patron ne donnait pas les papiers assez vite, Duretour en
profitait pour tourner et danser sur son tabouret; puis elle ouvrait et
refermait les bras en criant comme une marchande à la foire:

--Robes et manteaux, robes et manteaux.

Cela nous faisait rire et le patron disait d'un air indulgent:

--S'il n'y avait que vous pour les faire, ma pauvre Duretour.

Les maçons d'en face sifflaient comme des oiseaux libres. Ils avaient
fini par découvrir l'atelier et ils faisaient tout leur possible pour
attirer notre attention. L'un d'eux appelait tous les noms de jeunes
filles qui lui venaient à l'idée, pendant qu'un autre frappait une
charpente en fer avec un lourd marteau. Et chaque fois qu'un rire
éclatait ou que l'une de nous se montrait un peu à la fenêtre, les
appels redoublaient, et la charpente sonnait comme une cloche.

Vers le soir, la soeur du patron entra dans l'atelier. C'était une femme
à l'air hardi. Elle était couturière aussi et on l'appelait Mme Doublé.

Elle s'assit sur le tabouret du patron et elle dit d'un ton méprisant:

--Tout le monde travaille déjà?

Son frère répondit, l'air vexé:

--Je suis sûr que tu n'as pas fini de te reposer, toi!

Elle fit le geste de lancer quelque chose par-dessus son épaule:

--Oh! moi, je fais comme les clientes, je vais aux bains de mer, et je
suis rentrée seulement ce matin.

Le patron lui montra les tissus:

--Nous avons de l'ouvrage, dit-il.

Mme Doublé devint attentive, et ses sourcils se rapprochèrent.

Elle avait des yeux noirs comme ceux de son frère, mais son regard était
plein d'audace et de fermeté. Sa bouche aussi faisait penser à celle du
patron, mais ses lèvres semblaient faites d'une matière dure qui les
empêchait de se distendre pour le sourire. Elle marchait sans grâce, en
bombant la poitrine et on eût dit qu'elle portait sur toute sa personne
quelque chose de satisfait.

A son entrée le visage de Mme Dalignac avait changé d'expression. Tout
en coupant ses taffetas, elle mordillait sa lèvre comme les gens qui ont
une préoccupation, et on entendait davantage le bruit sec et grinçant de
ses ciseaux.

Mme Doublé reprit:

--C'est égal, tu es fou, Baptiste, d'avoir toutes tes ouvrières au début
de la saison.

Elle me désigna du doigt:

--Tu n'avais pas besoin de reprendre celle-là.

Le patron parut gêné. Il répondit sans me regarder:

--Elle a besoin de gagner sa vie comme nous.

Mme Doublé se moqua. Elle avait l'air de chantonner quand elle dit en
tapant sur l'épaule de son frère:

--Eh! oui, pauvre Baptiste! mais moi, j'aime mieux que l'argent soit
dans ma poche que dans celle des autres.

Bouledogue et Sandrine baissaient la tête et cousaient plus vite. La
petite Duretour était devenue sérieuse et je ressentais moi-même un
malaise, qui me faisait désirer fortement le départ de Mme Doublé.
Seule, la grande Bergeounette paraissait ne rien redouter et continuait
à s'intéresser aux maçons d'en face, qui menaient grand bruit en
quittant le chantier.

Le patron cherchait à parler d'autre chose, mais sa soeur revenait
toujours au même sujet. Elle trouvait que Mme Dalignac manquait de
fermeté avec ses clientes et de sévérité avec ses ouvrières. Elle
demandait des détails précis sur le travail et trouvait à redire à tout.

Le patron finit par montrer de l'agacement:

--Ma femme n'est pas un gendarme comme toi, dit-il.

Et Mme Doublé, qui avait le même accent que son frère, répondit:

--Eh bé... Tant pis, donc.

Et elle se campa debout en regardant tout le monde avec insolence.

--Il est sept heures, Bouledogue... dit tout à coup Mme Dalignac.

C'était peut-être la première fois que Bouledogue oubliait l'heure. Elle
se leva vivement et défit son tablier avant d'avoir rangé son ouvrage.
Les autres aussi se levèrent en hâte. Elles passèrent la porte sans
bruit. Mais à peine sorties, on les entendit dégringoler l'escalier
comme si elles fuyaient un danger.

Je les retrouvai en bas, groupées comme le matin devant la porte
cochère; mais leurs visages étaient bien différents. Les jolis yeux de
la petite Duretour montraient une vraie colère:

--Elle nous a gâté notre belle journée, disait-elle.

Sandrine affirma en se rapprochant de moi:

--Elle est très dure pour ses ouvrières.

Elle se rapprocha encore en baissant la voix.

--Vous la verrez revenir quand les robes de mariage seront faites. A
chaque saison, elle vient prendre nos plus jolis modèles, et elle se
vante de les faire payer très cher à ses clientes.

La grande Bergeounette fit entendre un rire drôle, et dit tout en l'air,
sans souci d'être écoutée:

--Elle n'a pas sa pareille pour savoir amener l'argent dans son coffre.

Bouledogue grogna en montrant ses dents:

--Je ne travaillerais pas chez elle, même si j'avais grand faim.

L'arrivée du fiancé de Duretour nous obligea de nous séparer et chacune
s'en alla en emportant sa rancune.



II


Octobre était venu. Les toilettes de mariage se terminaient les unes
après les autres, et il ne resta bientôt plus que la robe blanche qu'on
devait faire au dernier moment afin de lui conserver toute sa fraîcheur.

C'étaient Sandrine et Bouledogue qui s'occupaient de ce travail. Mme
Dalignac leur donnait des tabliers blancs qui les couvraient jusqu'aux
pieds, et elles s'installaient momentanément au bout de la table.

Mme Doublé revint comme l'avait prédit Sandrine. Elle fit tourner d'un
coup de pouce les mannequins sur lesquels étaient les robes, et après
avoir crayonné des lignes sur un bout de papier, elle sortit de
l'atelier comme elle y était entrée, sans dire un mot.

La voix de Bouledogue gronda derrière elle:

--Elle nous prend pour des chiens.

Au même instant Duretour leva le nez au plafond et fit entendre une
petite voix flûtée qui disait:

--B'jour, M'dame.

Maintenant, les planches débordaient d'étoffes et les rires des premiers
jours avaient cessé. Le soir à la sortie, on ne prenait plus le temps de
bavarder sous la porte cochère. Bouledogue filait vite dans la clarté
des becs de gaz. Bergeounette, qui se pressait aussi, ne prenait pas
toujours la direction de sa demeure, et Duretour, serrée contre son
fiancé, l'entraînait rapidement vers la rue de la Gaîté.

Sandrine habitait une rue voisine de la mienne et nous remontions une
partie de l'avenue du Maine ensemble. Une fois, elle m'avait quittée
pour courir à la rencontre de son Jacques qui venait au-devant d'elle.

J'avais souvent entendu parler du Jacques à Sandrine, ainsi que le
nommait Bergeounette. Mais lorsque je le vis il me fit penser à une
chose inachevée. Il était beaucoup plus grand que Sandrine. Cependant
quand elle lui prit le bras pour l'appuyer sur le sien, il me sembla
qu'elle n'aurait eu aucune peine à le porter comme un petit enfant.

Jacques et Sandrine n'étaient pas des fiancés, comme la petite Duretour
et son mécanicien. Ils étaient des amoureux qui s'étaient toujours
aimés.

La mère de Sandrine les avait nourris ensemble et longtemps ils
s'étaient crus frère et soeur. Puis les parents de Jacques avaient
repris leur fils, pour le mettre au collège. Mais chaque année ils le
renvoyaient passer ses vacances dans le petit village. Aussi, lorsque à
vingt ans Sandrine était venue chercher du travail à Paris, elle était
déjà mère d'une petite fille.

Elle l'avait avoué sans honte ni crainte à Mme Dalignac. Et tout de
suite elle avait demandé à emporter de l'ouvrage le soir pour augmenter
le prix de sa journée.

Elle savait son métier à fond. Elle était douce et gaie. Et dès les
premiers jours Mme Dalignac l'avait prise en amitié.

Depuis, il lui était venu un autre enfant, un petit garçon qui allait
sur ses trois ans et que la grand'mère élevait à la campagne avec la
petite fille.

Jacques était caissier dans une grande maison de banque. Il habitait
avec sa mère qu'il faisait vivre maintenant que son père était mort,
mais il passait toutes ses soirées auprès de Sandrine à faire des
colonnes de chiffres qui n'en finissaient plus. La même table et la même
lampe leur servait, et tout deux travaillaient courageusement jusqu'à
minuit pour gagner de quoi faire vivre leurs petits.

Pour l'instant, il y avait quelque chose de changé dans leur intimité.
Jacques ne venait plus au-devant de Sandrine, et il la laissait seule à
veiller dans la petite chambre. Sandrine n'en prenait pas souci. Jacques
lui avait dit qu'il était obligé de rester auprès de sa mère très
souffrante et cette explication lui suffisait. Elle se montrait heureuse
et tranquille, comme si elle eût été la femme légitime de Jacques, et
elle disait avec un sourire plein de confiance:

--Je sais bien que mon Jacques ne pourra jamais m'épouser, mais je sais
bien aussi que rien ne pourra nous séparer.

C'était à elle que je devais mon entrée chez Mme Dalignac. Le hasard
nous avait réunies un dimanche sur un banc du boulevard. Nous avions
parlé de la couture, et elle m'avait proposé la place de mécanicienne
qui était libre dans son atelier.

Moi aussi je l'avais prise en amitié tout de suite. J'ignorais si elle
se sentait elle-même attirée vers moi; car elle paraissait indifférente
à tout ce qui n'était pas son Jacques ou ses enfants. Mais lorsqu'elle
levait les yeux sur moi, elle avait toujours l'air de m'offrir quelque
chose.

                   *       *       *       *       *

Au jour fixé pour le mariage de la jeune cliente, Sandrine mit la robe
dans le carton, afin d'aller habiller elle-même la mariée et s'assurer
qu'aucun point n'avait été oublié. Elle aimait faire ce travail et Mme
Dalignac savait bien qu'elle s'en acquittait parfaitement. Aussi, elle
lui indiqua seulement la manière de disposer le voile à la nouvelle
mode. Il fallait surtout que la couronne de fleurs d'oranger retînt très
en arrière les plis de tulle.

--Tenez, comme ceci.

Et Mme Dalignac drapait une mousseline raide sur les cheveux de
Duretour, et elle ramassait au hasard une bande de toile, qu'elle lui
enroulait au front, en guise de couronne.

Sandrine ne riait pas comme nous des mines révoltées de Duretour. Elle
suivait attentivement les gestes de Mme Dalignac et, quand elle eut
elle-même arrondi certain pli sous la bande de toile, elle partit toute
légère et pleine d'assurance.

                   *       *       *       *       *

L'activité se relâchait toujours un peu lorsqu'une commande importante
était finie. Bouledogue prenait son temps. Le patron se croisait les
bras, et Bergeounette regardait plus qu'il ne fallait à travers la
vitre.

Bergeounette était la plus ancienne après Sandrine. Elle avait pris sa
place devant la fenêtre et n'avait jamais voulu la céder à personne.

Le patron affirmait qu'elle faisait des signes à un manchot qui passait
sur le trottoir d'en face, mais Mme Dalignac disait que cela ne
l'empêchait pas de coudre très vite et très bien.

Personne ne savait le véritable nom de Bergeounette et personne ne s'en
inquiétait.

Le premier jour de son entrée à l'atelier, elle avait refusé de faire le
travail à la manière de la maison, prétendant que sa manière à elle
était aussi bonne. Le patron qui n'aimait pas à être contredit s'était
emporté en lui criant qu'elle était aussi entêtée qu'une Bretonne.

Aussitôt elle s'était redressée pour répondre avec fierté:

--J'en suis une. Je suis une véritable Barzounette.

Le patron s'était moqué:

--Comment dites-vous cela?

Mais Bergeounette l'avait nargué:

--Je dis comme ça, Monsieur. Et vous ne pourrez pas le répéter, parce
que les gens du Midi ne sauront jamais prononcer ce mot-là.

Le patron avait ri au lieu de se fâcher, et il avait cédé à l'entêtée en
l'appelant: tête de Bergeounette.

Elle continuait à montrer le même entêtement pour tout ce qui n'était
pas son idée.

Les cris furieux du patron ou les douces remontrances de sa femme
n'avaient aucune prise sur elle; et il fallait toujours lui céder à la
fin.

En dehors de ce défaut qui amenait souvent des disputes, elle était
toujours prête à rendre service aux autres. De plus, elle était d'humeur
égale et ne cherchait jamais les querelles. Sa grande joie était d'être
écoutée, quand elle parlait de sa Bretagne, elle disait:

--La lande est grise, mais les ajoncs fleuris sont plus jaunes que les
genêts.

Elle parlait de la mer comme d'une personne qu'elle aurait aimée
tendrement.

--Quand j'étais petite, disait-elle, je courais sur les rochers pour
mieux la voir, et lorsqu'elle se mettait à écumer, je croyais qu'elle
s'habillait en blanc pour une fête, et que toutes les vagues la
suivaient en procession.

Par les jours de grand vent, Bergeounette ressentait une véritable
inquiétude et ne manquait jamais de nous dire:

--Il y aura des barques à la côte.

Parfois elle ouvrait la fenêtre et regardait le ciel comme si elle y
cherchait les barques en péril. Puis elle fixait longuement les nuages,
et souvent, en se rasseyant, elle chantait d'une voix lente et comme
lointaine:

    D'où viens-tu, beau nuage,
    Apporté par le vent?
    Viens-tu de cette plage,
    Que je vois en rêvant?

Notre gaîté s'effaça brusquement au retour de Sandrine. Elle rentrait de
chez la cliente avec un visage si bouleversé, que tout le monde pensa
qu'un malheur était arrivé à la robe.

Le patron et sa femme n'osaient pas l'interroger. Ils attendaient ce
qu'elle allait dire, mais elle passa devant eux sans parler, et au lieu
de s'asseoir, elle resta debout près de son tabouret.

Ses épaules étaient comme tassées et ses yeux étaient si élargis qu'ils
faisaient mal à voir. Et tout à coup, elle se tourna contre le mur pour
y appuyer son front.

Alors le patron n'y tint plus. Il se précipita en lui criant dans les
oreilles:

--La robe? la robe?

Le regard de Sandrine passa sur lui et sur nous et aussitôt elle parla.
Elle parlait avec vivacité; et ce qu'elle disait était si embrouillé
qu'il semblait que personne n'y comprendrait jamais rien. Cependant,
quand elle s'arrêta, tout le monde savait que la robe allait bien, que
le voile avait été disposé à la nouvelle mode, et que la pauvre Sandrine
venait d'apprendre que son Jacques était marié à une jeune fille riche
depuis une semaine déjà.

Il y eut comme une épouvante qui sembla commander le silence. Puis le
patron baissa la tête et recula jusqu'à son tabouret, pendant que sa
femme s'avançait lentement vers Sandrine, comme si elle y était attirée
contre sa volonté.

Ce fut Bouledogue qui ramena le bruit en lançant des mots injurieux à
l'adresse de Jacques. Bergeounette secoua les épaules comme si elle
voulait se débarrasser d'un manteau gênant. La petite Duretour se mit à
pleurer tout haut. Et quand enfin je ramenai mon regard sur la machine à
coudre, je m'aperçus que je serrais fortement la burette contre ma
poitrine, et que l'huile tombait goutte à goutte sur mes vêtements.

C'était chez la mère de Jacques que Sandrine avait appris son malheur.
Comme la vieille dame lui avait toujours témoigné de l'amitié, elle
n'avait pu résister au désir de monter prendre de ses nouvelles en
passant devant sa demeure. Mais là, au lieu d'une malade, elle avait
trouvé une personne bien portante et gaie qui lui avait dit tout de
suite:

--Jacques a fait un beau mariage.

Et après avoir donné beaucoup de détails sur le bonheur de son fils et
la beauté de sa bru, elle avait renvoyé doucement Sandrine en lui
disant:

--Allez vite habiller votre jeune mariée.

Tout le jour Sandrine pleura. Elle poussait des cris comme un petit
enfant, et sa peine nous paraissait si grande que nous ne trouvions rien
à lui dire.

Elle s'arrêtait pour répéter d'un ton plein d'angoisse:

--Pourquoi? mais, pourquoi?

Justement, la veille, Jacques avait passé quelques instants dans la
petite chambre, et il était parti en emportant une photographie des
enfants.

Et le front de Sandrine se plissait, et son regard semblait se retourner
en dedans comme pour fouiller sa mémoire:

--Pourquoi? mais, pourquoi?

Elle finit par s'endormir contre le mur et le bruit des tabourets ne la
réveilla pas, à la sortie des ouvrières.

Je restai pour attendre son réveil afin de l'accompagner chez elle. De
son côté, Mme Dalignac parlait de tirer le lit-cage de son coin, pour
l'étendre dans l'atelier.

Sandrine se réveilla au bruit que fit la sonnette de la porte.

C'était Jacques qui venait aux nouvelles. Il était comme apeuré, et il
n'avait ni chapeau, ni pardessus, malgré le temps humide et froid.

Sandrine trembla de tout son corps en le voyant, et lui, en s'avançant,
semblait implorer sa pitié:

--Ma Sandrine!

Et Sandrine en lui tendant les deux mains comme pour le protéger,
répondit aussitôt:

--Mon Jacques.

Ils restèrent un long moment à se regarder.

Le visage de Jacques exprimait une tendresse si profonde, qu'il me vint
à l'idée qu'il n'y avait rien de changé entre eux. Mais cela s'effaça
vite, car tous deux se mirent à pleurer lamentablement.

Sandrine ne fit aucun reproche. Elle dit seulement à travers ses larmes:

--Comment vais-je faire pour élever les enfants?

Jacques voulut parler aussi, mais les mots qu'il avait à dire sortaient
difficilement de sa bouche.

Sa voix restait au fond de sa gorge, et il pressait davantage les mains
de son amie, comme si cela suffisait à le faire comprendre. Puis il se
mit à tirer sur le dossier d'une chaise dont les pieds se trouvaient
retenus par la traverse de la table. Il tirait fortement, et quand il
eut réussi à sortir la chaise il respira avec satisfaction comme s'il
venait de faire une chose absolument nécessaire. Peu après, il reprit
son air craintif, et il regarda vers la porte avec un mouvement qui lui
fit tendre le dos.

Sandrine ne chercha pas à le retenir, mais au moment où il la quittait
pour aller rejoindre sa nouvelle femme, elle lui lustra du bout des
doigts le plastron de sa chemise, dont les plis formaient des cassures.

Le lendemain, personne ne la vit pleurer.

Cependant, elle gardait un tic qui lui tirait durement la bouche. Et à
tout instant son regard s'en allait autour de l'atelier comme à la
recherche d'un objet perdu.



III


On approchait de la Toussaint, et toutes les clientes réclamaient leurs
vêtements pour ce jour-là. Une activité pleine d'appréhension emplissait
l'atelier. Mme Dalignac nous distribuait l'ouvrage avec un front
soucieux, et les indications qu'elle donnait d'un air absent n'étaient
pas toujours comprises. Bergeounette, qui ne prenait plus le temps de
regarder par la fenêtre, supportait mal les observations, et Duretour,
qui ne pouvait plus rire, se mettait à pleurer au moindre reproche.
Bouledogue grognait et disait que nous faisions le travail de deux
journées en une seule. Personne ne lui répondait, mais les mouvements
nerveux augmentaient. Une bobine s'en allait rouler sous la table, ou
une paire de ciseaux tombait avec bruit sur le parquet.

Bouledogue n'arrivait jamais en retard à l'atelier, mais elle ne donnait
jamais une minute en plus du temps qu'elle devait. A midi, ou à sept
heures tapant, elle se levait de son tabouret, et si l'une de nous
s'attardait pour finir quelques points, elle la regardait de travers et
disait:

--Une journée de travail suffit.

Maintenant elle était sans cesse de mauvaise humeur et rudoyait tout le
monde.

Mme Dalignac essaya de la calmer:

--Allons, Bouledogue, encore un peu de courage, bientôt nous serons
moins pressées.

Mais Bouledogue, au lieu de se calmer, se dressa et répondit très haut:

--Si vous ne disiez pas toujours oui à vos clientes, elle seraient bien
forcées d'attendre que leurs robes soient faites.

Elle se rassit un peu tremblante, et elle ajouta:

--Moi aussi, je voudrais une robe neuve pour la Toussaint. Pourtant, il
faudra bien que je m'en passe.

Le patron ne savait pas non plus se retenir. Il se lança sur Bouledogue
et lui cria en pleine figure:

--Ma femme est une sainte! entendez-vous?

Et Bouledogue, qui n'était pas encore apaisée, répondit en le repoussant
du coude:

--Je le sais bien.

Lorsque Bouledogue était en colère, sa voix semblait monter du plus
profond d'elle-même. Elle résonnait sourdement, et faisait penser à une
cognée qui frappe un chêne.

Le patron en restait intimidé, et Bergeounette, qui ne craignait rien ni
personne, se taisait dans ces moments-là.

Le lendemain de ce jour, Sandrine ne vint pas. Mme Dalignac s'aperçut
tout de suite qu'elle n'était pas à sa place. Et comme aucune de nous ne
connaissait la cause de son absence, elle parla d'envoyer quelqu'un chez
elle, craignant qu'elle ne fût malade.

La grande Bergeounette posait déjà son tablier; mais le patron lui
appuya fortement sur l'épaule pour la faire tenir tranquille.

--Cette Bergeounette! disait-il. Elle a toujours un pied en l'air pour
courir dehors.

Il croyait, lui, que Sandrine était seulement en retard, et qu'elle
allait arriver d'un instant à l'autre.

La crainte que Sandrine ne fût malade me vint à moi aussi. Depuis deux
jours elle avait un gros rhume, et la veille au soir en rentrant sous la
pluie, elle avait eu beaucoup de peine à remonter l'avenue avec son
paquet d'ouvrage, qui n'était cependant pas lourd.

Je voulais dire cela à Mme Dalignac, mais la petite Duretour racontait
qu'elle avait failli manquer aussi, parce que son fiancé avait voulu la
quitter.

Sa voix était pleine de rire, et le patron eut une moquerie apitoyée en
forçant son accent:

--Au moinss, pôvre petite! vous l'avez retenu, cet homme?

--Il est aussi entêté que moi, disait Duretour. Il voulait se promener
sur l'avenue du Maine, et moi je voulais aller sur le boulevard
Montparnasse. Alors il s'est fâché. Il a retiré son bras de ma taille et
il s'en est allé à grandes enjambées.

--Et vous avez couru derrière lui comme un petit chieng? dit encore le
patron.

--Oh! non, répondit Duretour. Quand j'ai vu qu'il partait pour de vrai,
j'ai perdu la tête et j'ai crié: «Au voleur!»

Personne n'avait envie de rire. On pensait à Sandrine et au travail
pressé, et Duretour n'osa pas dire la fin de son histoire.

Sandrine arriva au moment où tout le monde avait cessé de penser à elle.

Elle venait demander la permission de se reposer tout le jour. Elle
s'excusa en disant qu'elle avait la fièvre et qu'il lui était impossible
de travailler.

Ses yeux étaient brillants et ses lèvres rouges, mais son visage
paraissait très diminué.

Presque aussitôt elle eut une quinte de toux.

On eût dit qu'elle avait quelque chose de fêlé dans la gorge, et
Duretour lui cria:

--Arrêtez-vous donc, vous toussez comme un vieux bonhomme.

Sandrine se mit à rire à travers sa toux, puis elle dit en frappant sa
poitrine de son poing fermé:

--C'est la première fois qu'un rhume me fait aussi mal.

Dès qu'elle fut partie, Mme Dalignac parut s'inquiéter à son sujet et le
patron grommela:

--Il ne manquerait plus que ça qu'elle soit malade.

Le lendemain elle manqua encore, et Duretour, qui était allée aux
nouvelles, rapporta que la fièvre avait augmenté et que Sandrine était
incapable de se lever.

Le regard de Mme Dalignac se fixa un long moment sur les robes à moitié
faites qui s'étalaient partout. Et le patron parlait déjà de prendre une
nouvelle ouvrière pour remplacer Sandrine.

Sa femme l'empêcha de s'agiter davantage en disant:

--Je travaillerai tous les soirs jusqu'à minuit. Voilà tout.

Elle ajouta d'un air un peu gêné en se tournant vers nous:

--Si l'une de vous a envie d'en faire autant, nous veillerons ensemble.

Personne ne répondit. Mais le soir, comme neuf heures sonnaient,
Bergeounette arriva en même temps que moi. Et presque aussitôt,
Bouledogue entra à son tour.

Le patron fut grandement surpris en la voyant. Il ne pouvait pas croire
qu'elle voulût veiller aussi.

--Oh! c'est pour Sandrine, répondit Bouledogue de son air malgracieux.

Et chacune se mit à travailler en silence.

Le patron avait pris un coin de la table. Il dessinait une garniture de
broderie pour un manteau, et quoique son fusain se cassât souvent dans
ses doigts, il ne s'impatientait pas comme d'habitude.

Les veillées suivantes furent plus animées.

Bouledogue et le patron se chamaillaient, ou bien Bergeounette se
plaignait de la vie insupportable qu'elle menait dans son ménage.

Les plaintes de Bergeounette avaient toujours quelque chose de si
comique que personne ne la prenait en pitié. Même le matin où elle était
arrivée avec un oeil meurtri et une joue saignante, tout le monde
s'était mis à rire en lui voyant prendre un air drôlement triste pour
dire:

--Si mon mari ne me battait pas, je serais la plus heureuse des femmes.

A coudre tranquillement sous la lampe, elle finissait par oublier ses
ennuis, et les veillées ne s'achevaient pas sans qu'elle ait longuement
parlé de la mer et de sa Bretagne.

Elle répétait souvent les mêmes choses, mais on ne se lassait pas de les
entendre, et c'était comme si elle eût recommencé une très belle
chanson, lorsqu'elle disait:

--La mer est comme un être aveugle et sourd dont la puissance et la
force n'auraient pas de limites. Elle hurle, elle frappe, elle broie, et
ses vagues lancées comme des cavaliers fous le long des côtes, les
déchirent et les émiettent sans fin.

Bouledogue grondait avec un peu de crainte:

--C'est une mauvaise bête que la mer.

Mais Bergeounette reprenait vite:

--Il y a des jours où elle est si paisible et si molle qu'on a envie de
s'étendre sur elle pour dormir longtemps.

Puis, sans qu'on sache pourquoi, elle se met tout à coup à danser sous
le soleil. On dirait qu'elle balance les plis de sa robe. Et les vagues
pleines d'écume lui font comme une multitude de jupons blancs.

Nous l'écoutions, et personne n'eût osé l'interrompre, quand elle
récitait comme une litanie les noms des barques et des pêcheurs du petit
port où elle était née:

«Notre-Dame de Souffrance», à Locmaël.

«La Volante», au gars Turbé.

«Le Forban», au vieux Guiscrif.

Le soir où elle parla des filets de pêche qui séchaient au bout des
mâts, et qui flottaient plus fins et plus légers qu'un voile de mariée,
elle assura fermement:

--Il y en a qui sont bleus comme la robe de la Vierge Marie les jours de
mai.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain de la Toussaint, je ne trouvai pas mes compagnes à
l'atelier. Elles étaient au cimetière, et le patron me demanda pourquoi
je n'y allais pas aussi.

Il pleuvait, et je répondis que j'aimais mieux travailler que d'aller me
promener par le vilain temps.

Il cria comme s'il se fâchait:

--Ce n'est pas une promenade, c'est une visite à nos morts.

Un peu de gaîté me vint à le voir si furieux et je répartis en riant:

--Oui, mais moi, je n'ai pas de morts.

Il me regarda comme si je venais de lui dire une chose extraordinaire,
et il sortit aussitôt pour se rendre lui-même au cimetière.

Mme Dalignac cousait déjà à la place de Sandrine. C'était la première
fois que je me trouvais seule avec elle. Elle me regarda de la même
manière que le patron, avant de dire:

--Vous avez de la chance de ne pas avoir de morts.

--C'est que je n'ai pas de vivants non plus, dis-je.

Elle s'arrêta de coudre avec un air d'étonnement très marqué, puis elle
eut un mouvement des lèvres comme pour me poser une question, et enfin
elle dit un peu vite:

--Lorsque vous êtes venue ici, je vous croyais aussi jeune que Duretour,
mais par la suite, j'ai bien vu que vous aviez dépassé vingt ans.

Elle se tut, et il me sembla qu'une sorte de gêne l'empêchait de me
regarder lorsqu'elle me demanda un instant après:

--Vous habitez seule?

--Oui, madame.

Elle se tut encore. Ma réponse parut augmenter sa gêne. Cependant, elle
reprit d'un ton enjoué:

--Vous avez bien un amoureux?

--Non, madame.

Elle rougit en se reprenant:

--Je veux dire... un fiancé, enfin, quelqu'un qui vous aime.

Je ne sais pourquoi je pensai à Sandrine et à son Jacques et je répondis
nettement encore.

--Non, madame.

Mais au même instant ma pensée me montra un vieux visage affectueux et
je me repris à mon tour:

--Si, pourtant, il y a Mlle Herminie qui m'aime.

Et devant l'attention de Mme Dalignac, je me hâtai d'expliquer:

--C'est une très vieille voisine à qui je rends quelques petits services
et qui me récompense en me racontant des histoires.

Mme Dalignac sourit avec satisfaction:

--Vous avez là une bonne grand'mère?

La vérité était si différente que je répliquai aussitôt:

--Oh! non, elle est bien plutôt mon petit enfant.

Un silence se fit, puis, comme si Mme Dalignac avait de la peine à le
supporter, elle leva la tête et nos yeux se rencontrèrent. Les siens se
baissèrent les premiers, mais il me sembla qu'ils avaient la même
expression que ceux de Sandrine et qu'ils venaient aussi de m'offrir
quelque chose.

Le patron revint vers le milieu de la matinée. Il ramenait Sandrine
qu'il avait rencontrée dans une allée du cimetière. Elle était
essoufflée, et ses vêtements gardaient une odeur de terre humide. Elle
s'assit en disant d'un air las:

--Les tombes sont toutes trempées de pluie.

Mme Dalignac la gronda doucement:

--Puisque vous êtes malade, vous n'auriez pas dû sortir par ce vilain
temps.

Sandrine se récria:

--Mais je ne suis pas malade. Je suis seulement enrhumée.

Et ses yeux noirs avaient comme une inquiétude quand elle répéta:

--Je ne suis pas malade, je vous assure.

Mme Dalignac lui sourit pour la rassurer:

--Nous le savons bien, dit-elle, mais vous auriez pu aller au cimetière
un autre jour.

Elle ajouta comme si elle n'attachait aucune importance à tout cela:

--Les cimetières ne s'envolent pas, et les morts ont le temps
d'attendre.

Sandrine dit presque aussitôt:

--Demain, je reviens travailler.

Elle voulut dire autre chose, mais sa voix devint rauque avant qu'elle
n'eût achevé le premier mot, et elle fut prise d'une quinte de toux.

Elle toussait par à-coups avec une sorte d'impatience. Elle aspirait
fortement et faisait de violents efforts pour tâcher d'arracher de sa
poitrine une chose qui paraissait y avoir pris de profondes racines. Sa
toux avait toujours les mêmes sons creux et fêlés, mais aujourd'hui elle
semblait remuer une chose épaisse et mouvante qui restait accrochée au
fond.

Elle fut obligée de s'asseoir, son visage devint tout blanc, et la sueur
lui coula sur le front. Elle fit encore un effort pour tousser. Il y eut
dans sa gorge un claquement sec, comme lorsqu'on vient de casser un fil
solide. Puis elle se frappa la poitrine de son poing fermé comme la
première fois, et elle dit en riant:

--Il faudra bien que je me débarrasse de ce rhume.

Elle remonta sa mante qui glissait de ses épaules et elle partit en
toussant de nouveau.

Son départ laissa un malaise. Le patron restait debout sans parler, et
Mme Dalignac, qui tenait les mains à plat sur son ouvrage, dit tout à
coup:

--Il y a des rhumes qui font mourir.

Le patron resserra sa veste sur sa poitrine comme s'il sentait
brusquement venir le froid. Puis il attira son tabouret très près de sa
femme et le silence revint.

Les jours qui suivirent, Sandrine toussait beaucoup moins. Cependant,
son souffle restait court et plein de rudesse, et sa toux semblait
toujours accrocher quelque chose dans sa poitrine.

De temps en temps, le patron lui demandait d'un air gai:

--Cela va, Sandrine?

Et Sandrine répondait du même air gai en imitant l'accent du patron:

--Cela va biengne.

                   *       *       *       *       *

A présent, l'atelier était tranquille. La table à ouvrage laissait voir
ses fils de toutes couleurs, et la corbeille pleine de tresses et
d'agrafes était bien en ordre. On n'entendait plus les exclamations
d'impatience ni les mots d'énervement quand il s'agissait de retrouver
une dentelle ou une doublure tombées sous la table et que l'une de nous
foulait aux pieds sans les voir.

Le patron ne heurtait plus les mannequins en passant d'une pièce dans
l'autre, et Mme Dalignac avait son visage reposé, si agréable à
regarder.

Tout le monde écoutait, lorsque Bergeounette chantait ou racontait une
histoire. Elle avait une voix très voilée, et ses notes hautes faisaient
penser à un mauvais sifflet; mais ses notes graves étaient pleines et
très douces à l'oreille.

Elle parlait avec facilité et ne pouvait souffrir les mots malsonnants.
Et quand l'une de nous cherchait à savoir si un mot était français ou
non, elle affirmait avec autorité:

--Je le sais, moi, j'ai mon brevet.

Bouledogue ne savait pas tourner ses phrases comme Bergeounette. Elle
jetait les mots comme on jette une pierre, et il semblait toujours
qu'elle allait démolir quelque chose.

Elle chantait rarement, quoique sa voix fût plus belle que celle de
Bergeounette.

Depuis qu'on était moins pressées, elle était moins grognon, et un jour
elle dit:

--Il faudrait que le travail soit toujours réglé ainsi.

Mme Dalignac s'approcha:

--Je le voudrais comme vous, dit-elle, mais si j'avais renvoyé les
clientes, nous n'aurions plus rien à faire maintenant et je serais
forcée de vous renvoyer aussi.

Bouledogue se renfrogna, puis elle reprit:

--Puisque nous travaillons davantage dans les moments pressés, nous
méritons de gagner davantage.

Mme Dalignac remua la tête comme lorsqu'on sait une chose impossible, et
Bergeounette se moqua:

--Tu voudrais faire une révolution, peut-être?

Bouledogue découvrit ses dents, et sa voix roula un peu pour répondre:

--Le travail ne devrait jamais être une peine.

Je savais que Mme Dalignac était sans défense contre les exigences de
ses clientes, et que réclamer le prix de ses façons était pour elle un
gros ennui. Mais ce que venait de dire Bouledogue me paraissait si juste
que je m'apprêtais à lui donner raison, lorsque Bergeounette me devança:

--Voilà celle-ci qui va prêcher maintenant.

Ce n'était pas la première fois qu'elle me faisait ce reproche, aussi
j'en restai confuse et je me contentai de regarder Mme Dalignac.

Le patron n'aimait pas les discussions. Il détourna les idées en
demandant à Bergeounette une chanson de son pays. Et Bergeounette, qui
continuait à se moquer, chanta une très vieille chanson dont elle avait
souvent fredonné l'air:

        Dans le bon vieux temps,
    Me dit souvent ma grand'mère...
        Dans le bon vieux temps,
    Un jupon durait cent ans.

Cela fit rire tout le monde; mais Mme Dalignac reprit vite son air
soucieux. Elle me fixa à son tour et dit comme si elle répondait à un
reproche:

--Ma peine est semblable à la vôtre, et ma part d'argent est souvent la
plus petite.

Elle fit à reculons les trois pas qui la séparaient de sa table de
coupe, sans cesser de me regarder, et Bergeounette commença un autre
couplet de sa chanson.



IV


La fin de décembre ramena la morte-saison et il fallut nous séparer
encore une fois.

Bouledogue quitta la première, pour s'embaucher dans une fabrique de
conserves alimentaires.

Jusqu'à présent, elle avait employé son temps de chômage à faire de la
lingerie fine avec une amie, mais l'amie venait de partir à l'étranger
et Bouledogue ne savait à qui s'adresser pour avoir le même travail.

C'était elle qui faisait vivre sa grand'mère avec laquelle elle
habitait. Son gain était vite dépensé et les moindres journées perdues
condamnaient les deux femmes à toutes les privations.

Elle était après Sandrine la meilleure ouvrière de l'atelier. Il ne
fallait pas lui demander une idée nouvelle, ni l'obliger à disposer des
garnitures à son goût, mais quand elle avait dit: «J'ai fini de coudre
la robe», on pouvait se fier à elle, car jamais elle n'oubliait un
point.

Le jour de son départ, elle tourna les yeux vers les planches vides,
comme si elle leur gardait une mauvaise rancune, et sa voix eut un large
grondement pendant qu'elle disait:

--Lorsque grand'mère ne mangeait pas à sa faim pour me permettre
d'apprendre un joli métier, elle ne se doutait pas qu'il me faudrait
aller quand même à l'usine.

Sandrine fut la seule qui resta. Mme Dalignac partageait avec elle le
peu d'ouvrage qu'apportaient les clientes.

Je partis à mon tour et, dès le lendemain, j'entrais chez un fourreur
qui demandait des ouvrières pour un coup de main.

Le prix qu'on m'offrait était de beaucoup plus élevé que chez Mme
Dalignac, aussi j'apportai toute mon attention à ce nouveau travail.

Mes doigts eurent peu de peine à manier l'aiguille carrelée, mais
j'éprouvai tout de suite une grande difficulté à respirer. Des milliers
et des milliers de poils fins s'échappaient des fourrures et
s'envolaient dans l'air de la pièce.

Un chatouillement insupportable me prit à la gorge, et je toussais sans
arrêt.

Les autres me conseillaient de boire des grands verres d'eau. Mais la
toux recommençait une minute après. Au bout de quelques heures, je fus
prise d'un violent saignement de nez. Et le soir même, le patron me mit
à la porte:

--Allez-vous en... Vous n'êtes bonne à rien ici.

La crainte d'un long chômage me fit chercher un nouvel emploi.

Je le trouvai dans une maison de stoppage où je m'appliquai de toute ma
volonté. Mais là aussi je trouvais un grave inconvénient. Devant la
boutique déjà peu éclairée où je m'alignais avec les autres stoppeuses,
des hommes de tous âges s'arrêtaient à chaque instant. Certains d'entre
eux s'approchaient si près et restaient si longtemps à barrer le jour,
qu'il m'arriva de ne plus voir la trame des fils et d'embrouiller mes
reprises. Et malgré mon désir de bien faire, je dus partir pour ne plus
entendre les reproches de la patronne.

Lasse de chercher à m'employer selon mes capacités, je me décidai à
entrer dans une maison que venait de quitter ma vieille voisine, Mlle
Herminie. Il s'agissait de coudre des bandes de cuir et de flanelle sur
des rouleaux servant à l'imprimerie. C'était un dur travail qu'il
fallait faire debout et qui n'avait pas mis trois mois à rendre bossue
Mlle Herminie. Je l'abandonnai à la fin de la première semaine, car je
sentis que je deviendrais bossue aussi.

Sandrine, que je rencontrais souvent dans la rue, m'engagea à venir
passer mon temps à l'atelier au lieu de rester seule chez moi.

J'y retrouvai Bergeounette qui n'avait pas cessé d'y venir. Son mari ne
voulait pas la nourrir ni la supporter sans rien faire au logis; et, à
chaque chômage, c'était entre eux des batailles sans fin.

Elle était forte et hardie, et ne craignait pas de se battre avec lui.
Mais elle recevait par-ci par-là un mauvais coup qui la laissait
peureuse et tremblante. Aussi pour éviter les disputes, elle faisait
semblant de travailler une partie de la journée. L'ouvrage commencé
qu'elle traînait avec elle n'avançait guère. Elle s'occupait surtout à
regarder par la fenêtre, et toujours elle descendait à l'heure où le
manchot passait.

Je me trouvais si bien dans l'atelier que j'en oubliais les soucis du
chômage.

Tout comme Bergeounette, j'apportai mon linge à réparer. C'était du
linge sans dentelles ni garnitures, dont elle se moquait, et qui lui
faisait dire:

--Cela ne vaut pas la peine d'être raccommodé. Vous reprisez ici et ça
se déchire là.

Comme elle aussi, je m'approchais souvent de la fenêtre et elle
s'étonnait de voir mon regard s'en aller par-dessus les toits au lieu de
se fixer sur les gens qui passaient dans l'avenue. Elle levait un doigt
vers le ciel et me disait malicieusement:

--Ce n'est pas de là-haut qu'il viendra.

Parfois j'apportais un livre enveloppé dans le même papier que mon pain
du goûter. Le patron le feuilletait et me le rendait très vite, avec un
ton de gronderie:

--Vous avez la passion de la lecture, hé?

Ce reproche m'avait été adressé si souvent déjà que j'avais pris
l'habitude de m'excuser en répondant que je lisais seulement à temps
perdu, ou pendant la nuit, lorsque je ne dormais pas.

Malgré le manque de travail, Bergeounette gardait ses joues pleines, et
son goûter était aussi copieux que par le passé.

Par contre je me sentais très déprimée. Mes joues se creusaient à
l'endroit des mâchoires et mon cou ne remplissait plus le col de mon
corsage.

Le patron me taquinait:

--Votre nez s'allonge, disait-il.

Sandrine riait avec moi, et Bergeounette affirmait que la lecture
n'était pas meilleure que le pain sec.

Je ne plaisais guère à Bergeounette. Elle supportait mal de me voir
rester une demi-journée sans parler ni remuer les pieds, et elle
m'accusait de n'aimer que le silence.

Pourtant lorsqu'elle chantait ou racontait, je l'écoutais toujours avec
un grand plaisir, et bien des fois, j'avais réclamé la suite d'une
histoire que le patron avait interrompue.

Mon visage non plus ne lui plaisait pas. Elle disait qu'on ne savait pas
comment il était fait. Elle regardait le sien dans une petite glace et,
quand elle s'était assurée qu'il restait brun et d'aspect solide, elle
s'étonnait que le mien soit tantôt pâle et flétri, comme si j'étais
malade, et tantôt éclatant de fraîcheur, comme si je possédais la plus
belle santé du monde. Et quoiqu'il n'y eût jamais de chicanes entre nous
deux, nous paraissions séparées par un obstacle que ni l'une ni l'autre
ne pourrait jamais franchir.

La petite Duretour ne tarda pas à venir passer quelques heures près de
nous. Mais elle n'apportait rien à coudre. Sa gaîté suffisait à
l'occuper. Elle s'amusait à sauter d'un pied sur l'autre et elle n'en
finissait plus de raconter les parties fines qu'elle faisait le dimanche
avec son fiancé. Elle singeait les actrices et les danseuses. Ou bien
elle imitait les gestes apprêtés d'un garçon de restaurant, en train de
découper une volaille de prix. Et pendant qu'elle faisait mine de
découper la corbeille à fils, en tenant ses coudes en l'air et ses
doigts en ailes de pigeon, elle semblait elle-même une volaille délicate
et très précieuse.

Il y avait de longues discussions entre elle et Bergeounette au sujet
des mets. Bergeounette parlait du ris de veau, qu'elle aimait beaucoup.
Mais Duretour n'aimait pas le ris de veau. Elle disait avec une petite
grimace de dégoût:

--C'est bon pour les vieux qui n'ont plus de dents.

Et elle riait en nous montrant les siennes qui étaient plus claires que
de la porcelaine fine.

Elle parlait des théâtres et des restaurants, avec des détails qui
faisaient dire au patron:

--Elle finira par tomber dans les grandeurs.

Cependant elle n'avait aucun désir de luxe. Elle avouait même se trouver
souvent intimidée au milieu des gens du dehors.

Son fiancé n'était pas plus hardi. Un jour qu'ils avaient voulu jouer
aux riches et qu'ils s'étaient fait conduire en voiture aux
Champs-Élysées, tous deux étaient descendus de voiture pour regarder les
gourmandises d'un confiseur. Mais ils étaient restés si longtemps devant
la boutique que le cocher s'était endormi sur son siège. Ni l'un ni
l'autre n'avait osé le déranger, et ils avaient fait les cent pas sur le
trottoir en attendant son réveil.

Quand Duretour n'avait rien de nouveau à nous apprendre, elle collait
son front contre la vitre. Mais son attention ne s'arrêtait pas sur les
passants ni sur l'étendue du ciel au-dessus des toits. Elle ne
s'intéressait qu'aux enterrements, qui défilaient tout le long du jour
dans l'avenue du Maine.

Dès qu'elle apercevait le corbillard des pauvres, tout mince et léger
qui avançait vite en sautant d'un air maladroit sur les pavés, elle
disait:

--Ha! voilà la sauterelle.

Mais lorsque un corbillard tout alourdi de panaches et de fleurs montait
lentement l'avenue, elle gonflait ses joues, pour dire avec un respect
exagéré:

--Ça, c'est un gros mort.

Elle essayait aussi de faire des signes aux maçons d'en face, mais ils
ne prenaient plus le temps de regarder l'atelier. La pluie les mouillait
sans discontinuer, et leurs ceintures rouges et bleues disparaissaient
sous les sacs à plâtre qu'ils s'attachaient aux épaules.

C'était à leur tour d'être pressés. Les truelles puisaient sans arrêt
dans les auges pleines de mortier; et les pierres s'ajoutaient et
augmentaient rapidement la hauteur des murs.

Les tombereaux déversaient toujours la meulière et le sable sur le
trottoir, mais maintenant les pierres roulaient dans la boue avec un
bruit sourd, et le vent d'hiver nous empêchait d'entendre le glissement
soyeux et frais du sable.



V


En janvier, Sandrine eut une rechute grave. Pendant les deux premiers
jours elle ne s'aperçut pas des soins que je lui donnais, mais, dès que
sa fièvre fut calmée, elle me pria d'aller lui chercher du travail.

Le patron cria en prenant sa tête à pleines mains:

--C'est épouvantable... Où prendra-t-elle la force de travailler?

Et il tournait tout courbé autour de la pièce, comme s'il cherchait du
secours sous la table ou derrière les tabourets.

Mme Dalignac fit un grand geste d'impuissance et prépara le paquet
d'ouvrage que j'emportai aussitôt.

Je retrouvai Sandrine assise dans son lit en train de coudre une petite
culotte de garçon.

Ses cheveux noirs lui cachaient la moitié des joues, et leurs boucles
s'allongeaient jusque sous son menton. Elle respirait difficilement, sa
poitrine faisait entendre un bruit de gargouille et ses lèvres étaient
sèches et toutes craquelées.

Elle défit très vite le paquet, et la petite culotte, qu'elle jeta au
pied du lit, resta gonflée par le fond.

Chaque jour je retournai chez Sandrine. J'y arrivais parfois très tôt,
mais toujours je la trouvais assise avec son ouvrage éparpillé sur les
couvertures. Sa mante qu'elle gardait aux épaules lui couvrait la taille
et s'étalait autour d'elle. Et tout son corps posé de travers se tendait
vers la fenêtre en tabatière.

Elle ne montrait aucune mauvaise humeur du temps sombre. Elle disait
seulement:

--Si jamais je deviens riche, je me ferai bâtir une maison où les murs
seront tout en fenêtres.

Il y avait des jours où la pluie coulait si épaisse sur la vitre en
pente qu'elle faisait comme un rideau qui empêchait le jour d'entrer.
D'autres fois c'était le vent qui secouait le châssis comme s'il voulait
l'arracher pour l'emporter au loin. Et lorsque le vent et la pluie se
mêlaient, un froid humide entrait dans la chambre et pénétrait jusque
dans le lit de Sandrine.

Elle resserrait son vêtement et ramenait les pieds sous elle, mais une
fatigue l'obligeait vite à étendre les jambes. Alors elle disait avec un
peu de regret:

--Quand le repos vient, la chaleur s'en va.

Le froid me faisait souffrir aussi et j'aurais bien voulu allumer du
feu, mais il n'y avait ni poêle ni cheminée dans la chambre.

Cette chambre était si petite que le lit en prenait toute la longueur
d'un côté. L'autre côté se trouvait rempli par une table et deux chaises
et il eût été difficile de s'asseoir dans le passage du milieu.

Des planches s'étageaient un peu partout, mais ce qui dominait dans la
pièce, c'était des photographies d'enfant. Un petit garçon et une petite
fille, tantôt seuls, tantôt se tenant par la main. Et au-dessus de la
table, à l'endroit où aurait pu être la cheminée, un cadre plus grand
que les autres montrait les enfants et leurs parents réunis. Jacques
retenait les deux petits entre ses genoux et Sandrine, debout derrière
eux, se penchait pour les entourer de ses bras.

La fillette avait comme sa mère des cheveux tout en boucles et un visage
bien fait, tandis que le garçonnet avait comme son père des cheveux
lisses et un visage dont les contours semblaient tout effacés.

Bergeounette venait me retrouver chez Sandrine. Elle mettait une
animation extraordinaire dans la petite chambre qu'elle emplissait de
désordre et de bruit. C'était comme si elle se fût assise sur tous les
meubles à la fois, et après son départ j'étais toujours obligée de
donner un coup de balai.

Cela faisait rire Sandrine qui trouvait que Bergeounette ressemblait à
un bon chien mal dressé.

Puis c'était Jacques qui arrivait pour quelques instants. Il se
troublait en me voyant, et il restait debout comme un étranger.

Sandrine le forçait à s'asseoir sur le pied du lit, et à toute minute
elle levait les yeux sur lui comme si elle craignait qu'il n'eût disparu
tout à coup.

                   *       *       *       *       *

Les commandes revinrent avec les premiers jours de mars, et Mme Dalignac
rappela Bouledogue et Duretour.

Bergeounette, qui ne s'était souciée de rien pendant le chômage, fit
montre d'un contentement exagéré d'être occupée. Son rire bas et comme
cassé se faisait entendre à tout moment, et on n'obtenait pas de réponse
quand on lui en demandait la raison.

Lorsque Bergeounette était debout, tout son corps remuait avec aisance,
mais quand elle se tenait tranquille sur son tabouret, elle faisait
penser à une chose difficile à manier. Ses épaules carrées paraissaient
dures comme le granit, et en passant près d'elle on prenait garde à ses
coudes. Mais, qu'elle fût remuante ou paisible, ses cheveux fins et
lisses restaient collés contre sa tête, tandis que sa face semblait
virer à tous les vents.

Une après-midi, en revenant travailler, je la vis descendre l'avenue
dans une galopade extraordinaire. Elle avançait par bonds énormes et
bousculait tout le monde pour échapper à son mari qui la suivait de
près. Et brusquement elle disparut sous la porte cochère qu'elle
repoussa derrière elle.

L'homme essaya d'enfoncer la porte, puis il donna un grand coup de pied
dedans, et après avoir regardé en l'air comme s'il espérait voir sa
femme à une fenêtre, il tourna le dos et s'éloigna.

Je retrouvai Bergeounette en haut. Elle était tremblante et en nage, et,
à travers son essoufflement, elle disait d'un air plein de crainte:

--S'il m'avait saisie, il m'aurait tuée.

Lorsqu'elle fut plus calme, le patron fit chanter son accent pour lui
demander:

--Étiez-vous aussi blanche qu'un petit agneau et lui disiez-vous des
choses jolies quand sa colère est venue?

Elle se mit à rire, et tout en remuant ses bras d'une façon désordonnée,
elle avoua que depuis le début de la morte-saison, elle volait chaque
semaine une pièce d'or dans la cachette de son mari, et que l'instant
d'avant, dans une terrible dispute, elle s'en était vantée par bravade.

--Comment ferez-vous pour rentrer ce soir? demanda Mme Dalignac.

Bergeounette fit un geste de la main pour la tranquilliser.

--Je rentrerai tard, dit-elle.

Elle rit de nouveau très bas et comme en dedans, et elle ajouta:

--Il n'est jamais méchant lorsqu'il est couché.

Le lendemain elle revint avec son visage ordinaire, et personne ne lui
parla de ce qui s'était passé la veille.

                   *       *       *       *       *

Depuis son retour à l'ouvrage, Bouledogue ne cessait de bougonner après
ses doigts qui avaient perdu leur souplesse et la finesse du toucher:

--Comment voulez-vous que je tienne une aiguille avec des doigts raides
et durs comme cela?

Et elle nous montrait ses mains pleines de durillons et d'ampoules
crevassées.

Elle avait la spécialité des petits plis et des fronces dans les tissus
légers et son habileté était telle qu'aucune de nous ne pouvait la
remplacer.

Lorsqu'après de longues heures de travail, un corsage de mousseline de
soie sortait tout plissé de ses mains, on eût dit qu'il venait d'être
fait par magie tant il gardait de fraîcheur.

Le patron osait à peine le toucher. Il l'élevait avec précaution dans la
lumière et il disait tout content:

--Je crois bien qu'il a poussé tout seul au soleil.

Aussi maintenant lorsque Bouledogue voyait les tissus s'accrocher et
s'érailler à ses doigts, elle entrait dans de violentes colères qui
finissaient par la faire pleurer.

Mme Dalignac essayait de lui faire prendre patience. Mais Bouledogue
était incapable d'avoir de la patience; elle jurait comme un homme et
maudissait le monde entier. De plus, elle ne pouvait pas dire assez
combien les femmes de la fabrique s'étaient moquées de ses mains fines,
en lui voyant toucher les boîtes de fer-blanc qui lui écorchaient les
paumes et lui cassaient les ongles.

A l'écouter, une grande appréhension nous venait de la prochaine
morte-saison, et chacune de nous disait tout haut son espoir d'éviter la
fabrique.

Seule Bergeounette se moquait de cela, comme elle se moquait de tout le
reste. Elle réussissait même à calmer Bouledogue en attirant adroitement
son attention sur des soirées dansantes que des petites sociétés
d'ouvriers donnaient, ici ou là, dans le quartier de Plaisance.
Bouledogue aimait la danse par-dessus tout. Sa voix devenait tout autre
pour s'informer de la date exacte et du lieu où devait se donner le bal.

Son amour de la danse l'obligeait à faire toutes sortes de mensonges à
sa grand'mère à qui elle n'osait l'avouer.

Elle avait heureusement une cousine de son âge qui partageait son goût.
En s'entendant à l'avance, elles trompaient la grand'mère et se
rendaient libres.

Pendant l'été, elles allaient jusqu'à Robinson, mais c'était loin, et le
train qui devait les ramener ne leur laissait qu'une heure de répit.
Aussi elles ne perdaient pas une minute, elles couraient d'une traite de
la gare à la salle de bal. Et là, sans s'occuper des garçons en quête de
danseuses, elles s'enlaçaient et dansaient avec l'angoisse constante de
manquer le train du retour.

L'hiver, elles allaient au bal Bullier, mais si elles n'avaient plus le
souci du voyage, elles craignaient d'être reconnues et dénoncées.
Bouledogue en avait une crainte si intense qu'elle croisait parfois ses
deux mains sur sa tête en disant:

--Si grand'mère apprend un jour que je vais à ce bal, elle en mourra de
honte.

Cela ne l'empêchait pas de prétexter, le dimanche suivant, une promenade
au jardin du Luxembourg où elle n'entrait jamais.

Il arrivait que la grand'mère désirait aussi se promener au jardin, mais
comme elle était vite lasse, les jeunes filles l'installaient sur une
chaise et s'éloignaient rapidement derrière son dos.

Ces jours-là, il ne fallait pas songer à s'attarder au bal. La cousine y
serait bien restée, mais Bouledogue la ramenait sans pitié vers la
grand'mère. Et du même ton dont elle nous disait: «Une journée de
travail suffit», elle disait à la cousine: «Une danse suffit pour s'en
passer l'envie».

                   *       *       *       *       *

Sandrine avait repris sa place en même temps que nous. Sa poitrine ne
faisait plus entendre qu'un léger ronflement, et quand le patron lui
criait du bout de l'atelier: «Cela va, Sandrine?» elle répondait tout de
suite: «Oh! oui, cela va très bien.»

Elle souriait en nous regardant, et ses yeux noirs étaient doux comme du
velours neuf. Cependant ses cheveux n'étaient plus aussi brillants, et
ses boucles paraissaient moins élastiques, mais jamais elle ne se
plaignait.

Une fois seulement elle parla ainsi de la fatigue de ses nuits:

--C'est drôle... Depuis que j'ai ce rhume, je ne peux plus m'étendre
dans mon lit, et il me faut être à moitié assise pour pouvoir dormir un
peu.

Un matin, je la surpris dans l'escalier alors qu'elle se croyait seule.
Elle montait avec lenteur, en tenant le buste raide et la bouche fermée.
Mais l'air qu'elle rejetait par le nez faisait un bruit fort comme celui
d'un soufflet.

Mme Dalignac l'envoya chez son médecin, qui conseilla un long repos et
une bonne nourriture. Sandrine riait de tout son coeur en rapportant les
paroles du médecin:

--Du repos..., disait-elle. Où diable veut-il que je prenne cela? Je ne
connais pas de marchand qui en vende.

Mme Doublé, qui se trouvait là, lui lança un regard plein de
malveillance. Elle parla longuement des rhumes qui tournaient en maladie
contagieuse et dit qu'elle ne supporterait pas une ouvrière tuberculeuse
dans son atelier.

Je levai les yeux sur Sandrine. Elle gardait son air tranquille et un
peu enfantin, et, lorsque Mme Doublé fut sortie, elle dit en riant:

--Ses ouvrières feront bien de ne pas s'enrhumer.

                   *       *       *       *       *

Le mois d'avril ramena le travail pressé.

Les mains de Bouledogue avaient retrouvé toute leur souplesse, et ses
doigts longs et bien tournés maniaient avec adresse les tissus les plus
fins. Mais son énervement revenait avec le désordre de la table à
ouvrage, et sa voix grondait sourdement, quand on était à la recherche
d'une chose égarée.

Bergeounette restait indifférente aux ennuis du travail. Elle continuait
à regarder passer le manchot. Et, dès que l'une de nous marquait trop
d'impatience, elle chantait sa vieille chanson qui avait un couplet pour
toutes les circonstances:

        Dans le bon vieux temps,
    Les pâtés et les brioches,
        Dans le bon vieux temps,
    Croissaient au milieu des champs.

En approchant des fêtes de Pâques, les journées redevinrent aussi dures
qu'avant la Toussaint. La machine du patron n'avait plus de temps
d'arrêt, et le ronflement de la mienne ne faisait pas beaucoup moins de
bruit. Et chaque fois que Duretour partait avec une robe terminée, le
patron disait, en tapant dans ses mains:

--Courage, mesdames! Pâques va nous apporter deux jours de fête pour
nous reposer.

La veille de Pâques, comme il répétait cela, Bergeounette lui répondit:

--Sandrine aura le temps de courir après son souffle pendant ces deux
jours-là.

Tout le monde regarda Sandrine. Elle gardait la bouche ouverte et il y
avait comme une buée autour de son visage.

Le soir, après la journée finie, elle prit le temps de sourire en nous
disant:

--C'est vrai, pourtant, que je cours après mon souffle aujourd'hui.

Sa voix était tremblante et comme effacée, et on eût dit que ses yeux
laissaient glisser toute leur lumière.

Et pour la première fois, depuis bien longtemps, elle remonta l'avenue
avec moi, sans son paquet d'ouvrage pour la veillée.



VI


Le mardi suivant, nous étions toutes en retard pour commencer la
nouvelle semaine. Duretour elle-même était sans entrain et Bouledogue
n'en finissait plus de déplier son tablier.

Le patron fit semblant de nous gronder:

--Il faudrait que Pâques ait trois jours de fête pour vous autres.

Je m'aperçus tout de suite que Sandrine n'était pas encore arrivée, et
j'allais le faire remarquer à Mme Dalignac; mais, juste à ce moment,
elle disait, en ouvrant une lettre dont l'adresse s'en allait tout de
travers:

--Ça, c'est sûrement une cliente qui se fâche.

Chacune resta debout s'attendant à l'ennui d'une robe à retoucher. Mais
au lieu de nous donner des explications, comme elle le faisait toujours
dans ce cas-là, Mme Dalignac éloigna le papier et le rapprocha. Puis ses
yeux papillottèrent devant les deux seules lignes qui étaient en haut de
la page, et enfin elle lut tout haut:

  «Ma Sandrine est morte.

  JACQUES.»

Dans le silence qui suivit, les têtes se tournèrent une à une vers la
place de Sandrine et personne n'avait l'air de comprendre le sens de la
lettre.

Tout comme les autres je regardais la place vide, mais dans le même
instant je revis les yeux mornes et le sourire si las de Sandrine le
samedi d'avant, et je compris que, ce soir-là, elle était au bout de sa
vie.

Mme Dalignac devait se souvenir aussi; car son regard, qui s'était
élargi, se rétrécit brusquement et ses mains se mirent à trembler.

Toutes les voix s'élevèrent pour dire les mêmes mots. C'était comme une
bousculade de questions où il n'arrivait aucune réponse.

Et tout à coup Bouledogue fit entendre un sourd grondement, puis elle
saisit le tabouret de Sandrine et le frappa sur le parquet avec tant de
violence que les pieds s'écartèrent et qu'il s'écroula tout disloqué.

On ne sut pas contre qui allait la grande colère qui faisait relever
tous les fronts.

Bergeounette semblait prête à se jeter sur quelqu'un, et la petite
Duretour répétait, comme un reproche à l'adresse de Sandrine:

--Mais, puisqu'elle avait retrouvé son Jacques...

Mme Dalignac cessa vite de trembler. Son visage si doux d'ordinaire
s'emplit de révolte, comme à l'annonce d'une injustice insupportable. Et
pendant que le patron reprenait la lettre pour la lire à son tour, elle
mit rapidement son chapeau et me fit signe de l'accompagner.

Tout était en ordre dans la chambre de Sandrine. On y sentait une odeur
de parquet lavé, et le petit lit tout blanc semblait éclairer la chambre
autant que le soleil d'avril.

Jacques était à moitié couché par terre. Il se releva péniblement
pendant que Mme Dalignac lui demandait très vite:

--Comment cela est-il arrivé? Où est Sandrine?

Il tourna son visage vers le lit en répondant:

--Elle est là.

On ne voyait aucun renflement sous les draps, pas même à l'endroit des
pieds; mais déjà Mme Dalignac se baissait et passait sa main sur toute
la longueur du lit, comme pour s'assurer que Sandrine était bien là.
Puis elle lui découvrit le visage et la regarda longuement.

Jacques dit:

--C'est hier qu'elle est morte.

Sa bouche trembla, et ses paupières se fermèrent. Il essaya de raffermir
sa voix pour ajouter:

--Quand je suis arrivé, elle avait déjà vomi tout son sang.

Une voisine entra sans bruit, tout en cousant une pièce à un tablier
d'enfant.

--Elle n'a pas mis longtemps à mourir, nous dit-elle.

Et de la même voix basse et calme, elle expliqua:

--Toute la nuit, je l'avais entendu tousser à travers le mur. Au matin,
je l'entendis aller et venir, et tout à coup elle a crié: «Jacques,
Jacques». Elle avait une voix comme quelqu'un qui appelle au secours. Je
suis entrée chez elle aussitôt, et je l'ai trouvée en train de vomir sur
le parquet. Elle vomissait tout rouge et cela ne s'arrêtait pas. Alors,
je pris peur et je voulus appeler aussi. Sandrine m'en empêcha, et me
pria d'aller chercher M. Jacques.

Et comme la voisine avait fini de coudre sa pièce, elle piqua son
aiguille à son corsage et s'en alla sur la pointe des pieds.

Jacques reprit sa place par terre, et sa tête renversée touchait
maintenant celle de Sandrine.

En rentrant à l'atelier, le grand désir d'y retrouver Sandrine me fit
regarder à sa place. Mais il n'y avait là qu'un tabouret couché sur le
côté, et qui montrait ses barreaux tout brisés. Mme Dalignac voulut
apprendre aux autres ce qu'elle savait; mais sa gorge se boucha et je
fus obligée de parler pour elle.

Je me sentais comme étranglée aussi, et il ne me fut pas facile de tout
dire d'un coup. Et lorsque les ouvrières connurent les détails que la
voisine avait donnés, Bouledogue dit durement au patron:

--Pâques n'a pas eu de fête pour elle.

Le patron ne parut pas l'entendre. Il se cramponnait des deux mains à sa
machine, et un petit filet de salive sortait de sa bouche.

Sur un signe de Mme Dalignac, je ramassai le tabouret brisé pour le
porter à la cuisine, et quand je revins, la petite Duretour disait d'une
voix très haute:

--L'amour de Sandrine est mort aussi.

Et on n'entendit plus que le cri répété d'une marchande de fleurs qui
descendait l'avenue et le tic-tac de la pendule qui paraissait battre
plus vite et plus fort.

Le soir, je retournai chez Sandrine avec Mme Dalignac.

Jacques était toujours à moitié couché par terre. Il avait seulement
remonté ses genoux qu'il retenait de ses doigts entre-croisés.

La voisine nous dit tout bas:

--Il dort comme ça depuis ce matin.

Jacques l'entendit. Il se releva en répondant:

--Je ne dormais pas, j'étais avec Sandrine.

Il était tout étourdi et dans le mouvement qu'il fit pour se retenir au
mur, il dérangea une photographie des enfants qui resta accrochée de
travers.

Le lendemain, à l'heure de l'enterrement, un homme entra chez Sandrine
en tenant devant lui une longue boîte aux planches rugueuses. Son regard
cherchait une place dans la chambre, et je dus sortir en même temps que
Mme Dalignac pour laisser libre le petit espace du milieu. Mais malgré
cela, quand l'homme coucha le cercueil entre le lit et la table, il
heurta les pieds de Jacques qui s'était pourtant reculé jusqu'aux
lambris de la fenêtre.

Un autre homme déposa le couvercle qu'il tenait entre ses bras, et tous
deux soulevèrent la morte pour la mettre dans la longue boîte. Sandrine
était enveloppée d'un drap déchiré, et ses mains croisées sur sa
poitrine passaient par une ouverture.

Et tandis qu'un des hommes cherchait à lui mettre la tête bien d'aplomb,
le mouchoir qui retenait ses boucles glissa et lui fit comme un large
bandeau sur le front.

Jacques regardait sans rien dire; mais quand il vit poser le couvercle,
il devint comme égaré. Il repoussa les hommes et il s'agenouilla près de
Sandrine. Il souleva le bandeau qui la rendait semblable à une sainte
toute drapée de blanc et il supplia:

--Aie pitié de moi, Sandrine... Ne t'en vas pas.

Il laissait tellement voir le déchirement de son coeur que les hommes
n'osaient pas l'éloigner. La voisine et Mme Dalignac finirent par
l'emmener pendant qu'il suppliait encore:

--Aie pitié, ma Sandrine.

La petite photographie restait accrochée de travers et les enfants
avaient l'air de se pencher pour voir ce qu'on faisait de leur mère.

Je m'approchais pour la redresser, mais l'un des deux hommes me demanda:

--C'est à elle, ces deux beaux petits?

Je fis signe que oui.

Alors il prit le cadre et le glissa sous les mains de Sandrine que le
drap déchiré laissait passer. Puis il regarda l'étroit couloir qui
barrait la porte et il dit:

--Il va falloir la sortir debout.

Il reprit d'un ton apitoyé:

--Ce n'est pas qu'elle soit lourde, mais ces mauvaises boîtes ne sont
pas solides, et à les trimballer le long des étages on craint toujours
un accident.

Et comme le moment était venu de descendre la morte, l'homme tira une
grosse corde de sa poche et il entoura solidement la mauvaise boîte par
le milieu.

Le corbillard attendait en bas. C'était une voiture sans aucun ornement,
et je la reconnus pour celle que Duretour appelait la sauterelle.

Le patron y accrocha lui-même la couronne blanche qu'il venait
d'apporter. Bergeounette déposa le long du cercueil les petits bouquets
de violettes que chacune de nous offrait à Sandrine, et aussitôt la
sauterelle se mit en marche.

Elle avançait vite sur le boulevard Raspail. Nous avions beaucoup de
peine à la suivre, et Jacques qui marchait le premier derrière elle,
appuyait sa main dessus, comme s'il voulait l'empêcher de sauter si
fort.

A notre passage, des femmes se levaient des bancs où elles étaient
assises. Quelques-unes faisaient le signe de la croix, et gardaient
leurs mains jointes. Deux enfants cessèrent de remuer le sable avec leur
pelle en bois et tapèrent bruyamment sur leur petit seau en chantant sur
un air de cloche:

--L'enterrement, l'enterrement.

Le jour était plein de soleil. Les bruits montaient clairs et précis
dans l'air très doux et les marronniers tout fleuris de blanc
s'alignaient le long de notre chemin.

En entrant dans le cimetière, la sauterelle avança encore plus vite. Ses
roues firent un bruit criard sur l'épaisse couche de gravier, et la
couronne accrochée à l'arrière se balança fortement.

Le cimetière aussi était tout fleuri, et les tombes paraissaient plus
blanches sous le soleil.

Bergeounette, qui lisait les poteaux indicateurs, me nommait les allées
de traverse que l'on dépassait:

--Allée des Morts... Allée des Cyprès... Allée des Tombes.

Et chaque fois les paroles sortaient de sa bouche, comme si elle les
rejetait avec dégoût. Mais lorsque le corbillard tourna entre deux
rangées d'arbres qui s'élevaient droits et fins comme des colonnes
lisses, elle dit tout haut avec un air de triomphe:

--Allée des Érables blancs.

La sauterelle s'arrêta près d'une longue tranchée où des cercueils se
rangeaient côte à côte, et notre groupe se resserra pour dire adieu à
Sandrine.

Bouledogue avait son visage des mauvais jours.

Sa lèvre se retroussait seulement par le milieu et ne laissait voir que
deux dents. Et comme je me penchais toute étonnée sur la grande
tranchée, elle me dit:

--Ça! c'est la fosse commune.

Sa voix résonna avec des vibrations si profondes et si étendues qu'elle
parut sortir de terre pour aller heurter les caveaux d'alentour et les
tombes toutes fleuries.

Les croque-morts se dépêchaient; car un autre convoi s'avançait aussi
vers la fosse commune.

Ils prirent vivement Sandrine et la déposèrent auprès de deux petites
boîtes d'enfants qu'on avait mises bout à bout pour ne pas perdre de
place. Et aussitôt la sauterelle s'éloigna par le fond de l'allée, où
deux de ses pareilles la devançaient.

Jacques ne pleurait pas. Il suivait docilement le patron et sa femme.
Mais, avant de sortir du cimetière, il se retourna vers les érables
blancs, et ses lèvres remuèrent comme s'il leur parlait.

Moi aussi, je me retournai vers les érables blancs. Je voulais revoir
leur feuillage grêle, plus fin que de la dentelle et qui semblait
vouloir s'envoler au vent. Puis mon regard s'abaissa pour faire le tour
des immenses carrés de tombes qui brillaient sous le soleil, et lorsque
je repris ma place auprès de Bergeounette, elle disait en respirant
largement:

--Aujourd'hui, le cimetière est beau comme un paradis.



VII


Les fêtes de Pâques et l'enterrement avaient apporté beaucoup de retard
dans le travail.

Le patron décida de prendre une nouvelle ouvrière pour remplacer
Sandrine, et il fit une affiche que Bergeounette alla coller rue de la
Gaîté.

Il apportait le même soin à ses affiches qu'à ses broderies. Ses lettres
s'arrondissaient et se liaient, et on pouvait facilement lire de loin:

  ON DEMANDE

  Une très bonne ouvrière couturière.

  _Très pressé._

Bouledogue grogna:

--Les bonnes ouvrières ne courent pas les rues en ce moment.

Il en vint une qui ne savait pas faire grand'chose, mais que le patron
garda faute de mieux.

Elle s'appelait Roberte. Elle n'était ni laide ni mal faite; mais son
air prétentieux la rendait peu agréable à regarder.

Une moquerie sournoise sembla entrer en même temps qu'elle dans
l'atelier.

La petite Duretour lui fit des grimaces derrière le dos. Bouledogue lui
montra ses dents, et Bergeounette dit tranquillement:

--Elle est bête à faire pleurer un âne.

Le bruit de la machine m'empêchait souvent d'entendre ce que disaient
les autres, mais lorsque Roberte parlait, l'expression de son visage me
donnait toujours envie de rire.

Elle prenait des poses pour le moindre mot ou le moindre geste, et elle
faisait de telles simagrées pour s'asseoir ou se lever que le patron
demandait parfois, tout effaré:

--Qu'est-ce qui lui prend?

Au bout de la première semaine, comme elle s'était absentée un moment,
Mme Dalignac dit à son tour:

--Chaque fois que je regarde de son côté, j'ai une vilaine surprise en
trouvant sa pauvre figure au lieu du beau visage de Sandrine.

--Si vous la mettiez à ma place, dit la petite Duretour.

Et elle se tortillait en pinçant sa jolie bouche, pour ressembler à
Roberte.

Après les rires, tout le monde fut de son avis; et Roberte dut se mettre
au bout de la table, pendant que Duretour devenait subitement très grave
en allant s'asseoir à la place de Sandrine.

Maintenant, c'était pour aller aux courses que les clientes exigeaient
leurs robes.

Et comme Mme Dalignac recommençait à veiller, je pris l'habitude de
venir travailler tous les soirs avec elle.

Il arrivait qu'une robe à finir nous entraînait jusqu'au matin, et les
autres nous retrouvaient avec des traits tirés et des gestes lents.

Bouledogue, qui montait toujours la première, nous jetait un coup d'oeil
furieux. Elle débarrassait la table des bouts de chiffons, en répétant
ce qu'elle avait déjà dit tant de fois:

--Si personne ne voulait veiller, les clientes seraient bien forcées de
s'en arranger.

Tout au fond de moi-même je lui donnais raison; mais je ne voyais pas
comment on eût pu faire autrement, et je lui en voulais d'ajouter ses
reproches à notre fatigue.

Mme Dalignac ne répondait pas non plus. Je voyais clignoter un instant
ses paupières, et la minute d'après, elle distribuait l'ouvrage, en
donnant les indications de sa voix douce et posée.

Ces jours-là, Bouledogue grognait sans arrêt.

Quand elle avait fini pour une chose, elle recommençait pour une autre.
La maison neuve d'en face lui procurait mille occasions de se mettre en
colère. Elle ne pouvait souffrir ses hautes fenêtres et ses larges
balcons de pierre. Et sa voix semblait emplir tout l'atelier lorsqu'elle
disait:

--C'est aux maisons des pauvres qu'il faudrait des balcons... Les vieux
et les enfants pourraient s'y mettre au soleil ou y prendre le frais.

Son mécontentement grandissait en pensant à sa grand'mère trop faible
pour descendre les étages, et obligée de prendre l'air à la fenêtre de
leur chambre qui s'ouvrait sur une cour étroite et pleine de mauvaises
odeurs. Et chaque fois qu'un bruit de la belle maison attirait son
attention, elle criait rageusement:

--Vous verrez qu'il n'y viendra jamais personne à ces beaux balcons.

                   *       *       *       *       *

Depuis que Sandrine était morte, le patron ne savait plus commander ni
se fâcher. Il restait de longues heures comme absorbé par une idée fixe.
Et un jour, quoique personne n'eût parlé de Sandrine, il dit au milieu
d'un silence:

--Le médecin n'avait pas prévu l'hémorragie.

--Nous non plus, répondit sa femme, d'un air de regret.

Et comme le patron retombait dans son affaissement, Mme Dalignac pria
Bergeounette de chanter pour ramener un peu de gaîté. Mais Bergeounette
avait elle-même un grand regret de Sandrine, et aucune chanson ne lui
venait à la mémoire.

Elle essaya deux ou trois fois d'en commencer une, mais il se trouva
toujours quelqu'un pour lui dire:

--Oh! non, pas celle-là, elle est trop triste.

Et le silence prit de nouveau la plus grande place.

Pourtant, lorsque Roberte se mit à chanter, il y eut des instants de
bruyante gaîté. Sa voix n'aurait pas été désagréable si elle eût chanté
simplement, mais elle l'enlaidissait de tout son pouvoir en essayant de
la rendre plus précieuse. De plus elle déformait les mots sans souci de
leur sens véritable, et cela accouplait parfois des phrases si
disparates que nos rires partaient sans retenue.

Le jour où elle chanta une romance que tout le monde connaissait:

    Selon moi, vois-tu, c'est l'indifférence
    Qui blesse le coeur et le fait souffrir.

Elle lança en toute tranquillité:

    Seule dans ma voiture, c'est la différence
    Qui blesse le coeur et le fait s'ouvrir.

Duretour alors fut prise d'un rire si fou qu'elle glissa de son tabouret
sous la table. Et tandis que Bergeounette s'étranglait contre la vitre,
Bouledogue renversée en arrière riait à en demander grâce.

Le patron fit taire Roberte qui continuait sa chanson:

--Dites un peu... Eh... Vous chanterez quand le travail sera moins
pressé.

Peu après, Bergeounette fit entendre une romance pleine de mélancolie
dont chaque couplet se terminait ainsi:

    Que les beaux jours sont courts,
    Que les beaux jours sont courts.

Elle laissait traîner sa voix comme si elle eût voulu allonger
indéfiniment les beaux jours, et pendant ce temps, toutes les mains
semblaient plus actives à l'ouvrage.

                   *       *       *       *       *

Le patron, qui se plaignait d'une grande fatigue, s'évanouit un jour à
sa machine. Cependant il reprit le travail, car il voulait terminer au
plus vite le manteau de Mme Moulin.

Mme Moulin était une très bonne cliente, mais elle changeait toujours
d'idée lorsque ses vêtements étaient à moitié faits.

Au premier essayage elle avait une joie enfantine. Tout lui plaisait,
mais le lendemain elle demandait à revoir la robe. Elle la tournait et
la retournait en disant d'un ton triste:

--Je la trouve très bien. Elle sera très jolie.

Puis toujours du même ton triste elle parlait de ses amies qui avaient
des robes comme ceci et comme cela, et qui lui conseillaient de faire
faire la sienne toute pareille.

Elle soupirait d'un air si malheureux que Mme Dalignac la prenait en
pitié et nous disait après son départ:

--Mettez sa robe de côté, elle ne lui plaît pas.

Et lorsque Mme Moulin revenait, elle riait fort en apprenant qu'on
pouvait faire les changements désirés.

Trois fois déjà on avait changé la garniture de son manteau. La veille
encore, elle avait fouillé tous les dessins du patron et combiné
longuement une nouvelle garniture. Le patron avait fait la moue devant
l'assemblage qu'elle exigeait:

--Je ne trouve pas ça épatant.

Mais Mme Moulin, qui était persuadée du contraire, s'en était allée
toute joyeuse.

Aussi, malgré son extrême fatigue, le patron se dépêchait, craignant
toujours de la voir arriver avec une autre idée.

De loin en loin il s'arrêtait pendant une minute:

--Je n'en puis plus, disait-il.

Il essayait de se mettre en colère.

--Que le diable emporte les femmes avec leurs broderies!

Il veilla même une bonne heure, mais quand il voulut quitter sa machine,
il retomba sur son tabouret, en respirant si difficilement, qu'il me fit
penser à Sandrine.

Seule avec Mme Dalignac je lui demandai pourquoi elle ne faisait pas
venir le médecin. Elle releva la tête avec vivacité pendant qu'elle
demandait:

--Est-ce que vous le croyez malade?

--Oh! non.

Et comme elle ne détournait pas les yeux, je pris un air tranquille pour
ajouter:

--Les médecins connaissent les drogues qui redonnent des forces.

Elle se rasséréna très vite:

--Ce n'est que de la fatigue, dit-elle.

Elle m'apprit alors que son mari avait été très malade pendant la
première année de leur mariage. Plusieurs médecins avaient même déclaré
que ses poumons étaient si gravement atteints qu'il ne pourrait pas
vivre plus d'un an.

--Pourtant, reprit-elle, dix ans ont passé depuis.

Et comme si cela lui ôtait tout souci pour l'avenir, elle rit un peu.

Mme Moulin arriva juste au moment où le patron venait de finir son
manteau. Et avant que Duretour eût refermé la porte sur elle, on
entendit:

--Il n'est pas encore brodé, n'est-ce pas?

Et son entrée dans l'atelier fut rapide comme un coup de vent.

Le patron lui montra le vêtement avec un peu de malice.

Elle fit claquer ses mains l'une contre l'autre d'un air navré.

--Oh! quel malheur! moi qui avais pensé à une autre garniture.

Elle tira sur un bout de soutache, et sa voix timide prit de la force
pour demander:

--Est-ce que cela ne peut pas se défaire?

--Oh! non, madame.

Et le visage jaune du patron devint tout rouge.

Cette fois Mme Moulin s'en retourna désolée.

                   *       *       *       *       *

Maintenant le patron souffrait de l'estomac. Chaque jour il vomissait
ses repas, et Bergeounette qui se moquait de tout nous disait:

--Il renverse encore sa soupière.

J'étais étonnée de ne pas voir venir le médecin et j'en parlai de
nouveau à Mme Dalignac.

--J'y pense, me dit-elle, mais si je le fais venir, mon mari va se
croire très malade.

Elle reprit avec un accent plein de désir:

--Si nous pouvions avoir la chance de ne plus faire de vêtements brodés.

Cette chance-là ne fut pas la nôtre, au contraire. Les clientes
recommandaient expressément des broderies, beaucoup de broderies. Il
fallait broder et rebroder tous les costumes, qu'ils fussent de laine,
de toile ou de soie. On eût dit que la broderie était la seule chose
digne de parer les femmes et qu'il ne leur serait plus possible de vivre
sans cela.

--Elles sont folles, disait le patron.

Il s'évanouit encore à sa machine, et tandis que Bergeounette le
soutenait pour l'empêcher de rouler à terre, je partis en courant
chercher le médecin.

Quand il arriva, le patron buvait à petites gorgées une infusion chaude.
Il se sentait beaucoup mieux et il me montra du doigt en riant:

--C'est cette jeunesse qui a pris peur.

Le médecin rit avec lui tout en s'informant de son malaise.

Il s'appelait M. Bon, c'était lui qui avait vu Sandrine. Il demanda à la
revoir, et, quand il sut qu'elle était morte, il dit d'une voix fâchée:

--Elle pouvait guérir avec du repos et des soins, ses poumons étaient à
peine atteints.

--Elle avait deux enfants à élever, répondit Mme Dalignac, comme si elle
voulait excuser Sandrine d'être morte.

Le regard de M. Bon se posa sur chacune de nous, et ensuite il dit au
patron:

--Puisque je suis là, nous allons en profiter pour voir si vos poumons
sont toujours sages. Et pendant que nous faisions silence, il donna
quelques coups de son doigt recourbé dans le dos du patron, puis il se
pencha pour écouter. Il gardait la bouche ouverte, mais lorsqu'il eut
appuyé son oreille du côté gauche, il rattrapa vivement sa lèvre avec
ses dents. Et sans que sa tête eût fait le plus petit mouvement, ses
yeux se levèrent et regardèrent fixement Mme Dalignac.

Il s'assit de nouveau en face du patron pour lui prendre le poignet, et
au bout d'un instant, il se leva, en disant d'un ton ferme:

--Voilà... Je vous trouve très affaibli... et si vous ne vous reposez
pas immédiatement... je ne sais pas ce qui arrivera.

Le patron se moqua:

--Té! je ferai comme Sandrine peut-être?

M. Bon détourna son regard et répondit gravement:

--Peut-être...

Il fit une ordonnance, et, tout en donnant des explications et des
conseils à Mme Dalignac, il l'entraîna jusque sur le palier.

Quand elle rentra, le patron bougonnait:

--Sans leurs sacrées broderies, je pourrais me reposer.

--Il n'y a qu'à mettre un brodeur à ta place, dit Mme Dalignac.

Le patron se redressa en criant:

--Un brodeur! mais tu n'en trouveras pas en ce moment.

--Eh bien! Je renverrai les robes.

Elle parlait comme à travers ses dents serrées, et personne ne lui
connaissait cette voix-là.

Et pendant que Bergeounette et Bouledogue se récriaient d'étonnement, le
patron pouffait de rire à l'idée que sa femme pouvait renvoyer les
robes.

Il fit tout de même une affiche que Bergeounette alla coller près de la
gare Montparnasse.

  ON DEMANDE

  Un brodeur à la machine pour travail soigné.

  _Très pressé._

A l'heure de la veillée, Mme Dalignac me parla tout bas:

--Le poumon gauche ne va pas bien. Il faudrait que Baptiste parte à la
campagne, mais le plus pressé est qu'il cesse tout travail.

Elle tendait les épaules comme lorsqu'elle redoutait un ennui. Ses yeux
avaient un peu d'égarement et son visage se rétrécissait. Elle repoussa
ses cheveux des deux mains comme s'ils étaient trop lourds à ses tempes,
et, en secouant la tête, elle dit avec une grande énergie:

--Allons... Travaillons.

Et jusqu'à minuit, on n'entendit plus dans l'atelier que le roulement de
la machine à coudre et le claquement léger des aiguilles contre la soie.

Le lendemain, en rentrant de chez une cliente, Mme Dalignac s'épouvanta
de retrouver son mari en train de broder:

--Ote-toi de là, Baptiste. Ote-toi de là.

Et comme il ne l'écoutait pas, elle mit la main sur le volant de la
machine.

Le patron se défendait:

--Mais laisse-moi finir, voyons, je n'en ai plus que pour quelques
minutes.

--Non... Non... Ote-toi de là.

Et de son autre main, elle fit sauter la courroie.

Le patron maugréa en reculant son tabouret:

--Je ne serais pas mort pour avoir fini cette manche.

Sa femme reprit:

--As-tu déjà oublié ce qu'a dit M. Bon?

--Non, fit le patron d'un ton bourru, je sais qu'il m'arrivera la même
chose qu'à Sandrine.

Le regard de Mme Dalignac passa par-dessus la tête de Bouledogue pour
venir chercher le mien. Le soir, elle parla encore plus bas que la
veille:

--Pourvu qu'il vienne un brodeur?

Et le soupir qui suivit fut long et tremblé.

Il vint un brodeur. C'était un bel homme à l'air solide. Il fixa d'abord
le prix de sa journée, puis il s'approcha de la machine et dit avec
insolence:

--Mais c'est un vieux modèle... Comment voulez-vous que je fasse du
travail soigné avec ça?

--J'en fais... moi, dit le patron d'un air vexé.

Le bel homme le regarda de haut:

--Moi, je ne travaille qu'avec des machines modernes.

Il cligna un oeil de notre côté, et il s'en alla en retroussant sa
moustache.

Il en vint un autre qui avait grande envie de travailler. Il trouva la
machine lourde, et, pour la rendre plus légère, il fit couler de l'huile
en quantité dans tous les trous.

Le patron se tourmentait:

--Vous allez tacher les broderies.

L'ouvrier répondit:

--Tout le monde fait des taches.

Et il réclama de la benzine.

A la fin de la journée il avait tant fait de taches et tant employé de
benzine que le tissu en était tout défraîchi.

Le patron le renvoya avec des cris pleins de fureur:

--Je suis plus malade de voir ça que de travailler, nous dit-il.

Mme Dalignac eut une idée:

--Si on prenait une femme?

Et Bergeounette alla coller une nouvelle affiche. Bouledogue grogna
encore:

--Les brodeuses qui savent leur métier ne chôment pas en ce moment.

Celle qui vint essuya soigneusement la machine, la fit rouler à vide
pendant un instant, fixa timidement le prix de sa journée et travailla
dans la perfection jusqu'au soir.

Le patron nous faisait des petits signes joyeux, et lorsque la brodeuse
fut partie, il ouvrit tous ses doigts en éventail pour nous dire:

--C'est une fameuse ouvrière.

On était au samedi. Pendant que Mme Dalignac faisait la paye, chacune
disait son mot sur la nouvelle venue.

Bergeounette la jugeait solide et de bonne santé. Bouledogue avait
remarqué que ses effets étaient très propres, et Duretour enviait sa
haute taille et son teint coloré.

Mme Dalignac paraissait elle-même si contente que je n'osais pas
l'inquiéter en disant que la brodeuse avait le regard incertain, comme
les alcooliques.

Les trois premiers jours, tout alla bien, mais, le quatrième, la
brodeuse apporta un litre de vin enveloppé dans du papier. L'après-midi,
elle en apporta un autre qu'elle but en un rien de temps. Et lorsque le
patron lui fit une remarque à ce sujet, elle répondit:

--Quand on travaille dur, on a soif.

Bientôt ses deux litres ne suffirent plus et à l'heure du goûter, elle
descendit chez le marchand de vin.

Alors il lui arriva de faire des taches et de broder à côté du dessin.

Le patron recommença de trépigner, et sa femme fut prise d'un véritable
désespoir. Elle essaya de broder elle-même.

--Cela ne doit pas être bien difficile, disait-elle.

Cela était au contraire très difficile, et, malgré son grand désir, elle
dut y renoncer.

Le patron la plaignait:

--Eh!... Povre femme... Tu ne peux pas tout faire...

A la voir si adroite et si courageuse, on ne pouvait imaginer qu'il pût
y avoir un travail impossible pour elle, et j'étais étonnée qu'elle ne
sût pas broder aussi bien que son mari, rien qu'en se plaçant à sa
machine.

Dès la deuxième semaine, la brodeuse ne donna plus que quelques heures
de bon travail. Et le dernier samedi, elle était dans un tel état
d'ivresse qu'il nous fallut l'accompagner chez elle.

Ce ne fut pas facile de lui faire descendre l'escalier. Elle cherchait à
nous échapper et se cognait rudement contre le mur ou la rampe.

Je voulais la préserver des chocs, mais Bergeounette m'en empêchait:

--Laissez-la donc se fêler... elle est comme une barrique trop pleine.

On finit par trouver un vieux brodeur qui avait été bon ouvrier dans son
temps. Il mit deux paires de lunettes pour y voir plus clair, et le
patron ponça plus fortement ses dessins.



VIII


Jacques rôdait dans l'avenue.

Bergeounette qui le voyait de sa place nous le signalait. Il marchait la
tête baissée et son dos paraissait tout arrondi.

Après l'enterrement, il n'était pas rentré chez lui, et sa femme l'avait
retrouvé pleurant dans la petite chambre de Sandrine.

La voisine qui ignorait le mariage de Jacques avait dit tout ce qu'elle
savait de leur amour, de leurs veillées et de leurs enfants. Et la jeune
femme profondément froissée avait quitté Paris en attendant son divorce.

Un soir que Jacques rôdait encore après le départ des ouvrières, Mme
Dalignac l'appela d'un signe. Il fit le tour de l'atelier comme s'il
espérait rencontrer Sandrine dans quelque coin, puis il dit:

--Je sais bien qu'elle n'est plus ici, mais c'est comme si elle y était
encore.

Il était très amaigri, et il gardait son air du jour de l'enterrement.

Il prit vite l'habitude de revenir. Il montait bien avant le départ des
ouvrières, et il s'asseyait tout au fond de l'atelier pour ne gêner
personne. Il apportait comme un grand deuil dans la maison. Et
Bergeounette ne chantait pas quand elle le savait là. Peu à peu
cependant elle oublia sa présence et il lui arriva de chanter ce
couplet:

    Quand je vis Madeline
    Pour la dernière fois,
    Ses mains sur sa poitrine
    Étaient posées en croix.
    Elle était toute blanche...

Elle s'arrêta net, parce que le patron la poussa du coude, mais Jacques
s'en alla presque aussitôt et il ne revint plus.

                   *       *       *       *       *

Malgré toute notre activité nous n'arrivions pas à contenter les
clientes. Mme Dalignac recevait des lettres de reproches qui la
mettaient au supplice, et l'obligeaient à des excuses sans fin. La
fatigue des veillées ajoutée aux autres fatigues la laissait dans un
état d'énervement maladif, qui la faisait sursauter violemment, chaque
fois qu'on sonnait à la porte.

Un matin, en revenant d'ouvrir, Duretour annonça:

--C'est un monsieur.

Mme Dalignac devint toute pâle, et sa voix eut beaucoup de peine à
sortir, lorsqu'elle dit:

--Qu'est-ce qu'il peut bien me vouloir, ce monsieur?

Elle était troublée au point que tout son corps s'affaissa comme si elle
allait tomber en faiblesse. Alors la petite Duretour lui parla avec
autorité:

--Pourquoi vous tourmenter comme ça? Ce monsieur ne vient pas pour
essayer une robe.

Mme Dalignac se mit à rire avec un peu de pitié sur elle-même. Elle
redressa les épaules et s'en alla retrouver le monsieur.

C'était un placier en broderies. Elle ne resta que quelques minutes près
de lui, et au retour elle riait encore de son angoisse sans motif.

Nos veillées continuaient. Nous passions une nuit sur deux pour achever
le plus pressé.

Il y avait des nuits si dures que le sommeil finissait par nous vaincre
et que le patron nous retrouvait endormies, la tête sur la table. Nous
étions toutes raidies par le froid, et la joue que nous avions appuyée
sur le bras restait longtemps fripée.

Le patron nous grondait:

--Vous feriez mieux de vous étendre par terre.

Et pendant que nous reprenions notre ouvrage, il s'en allait à la
cuisine nous faire du café très fort.

Nous buvions le café en quelques gorgées rapides. Je le trouvais parfois
si amer que je ne pouvais m'empêcher de faire la grimace, mais Mme
Dalignac disait:

--Bah! le goût ne compte pas. C'est comme lorsqu'on met de l'huile dans
la machine.

Une intimité confiante nous liait à présent.

Quand la fatigue nous laissait quelque répit, nous causions à coeur
ouvert, et les nuits nous semblaient moins longues.

Je n'avais pas grand'chose à dire sur moi-même.

Mais Mme Dalignac me confiait ses soucis et ses craintes.

La maladie de son mari ne l'inquiétait pas trop. Elle était persuadée
que quelques mois de repos à la campagne le remettraient vite, mais elle
ne savait comment faire pour lui assurer ce repos. La plupart des
clientes faisaient attendre leurs paiements, et, depuis que le patron ne
travaillait plus, l'argent qui rentrait suffisait tout juste à la vie de
chaque jour et à la paye des ouvrières.

Elle s'intéressait à mon avenir aussi. Elle pensait qu'il ne me faudrait
pas longtemps pour savoir faire les robes aussi bien que la meilleure
ouvrière.

--C'est un joli métier, disait-elle, et bien des femmes savent en tirer
parti.

Tandis qu'elle parlait, je pensais comme elle, et je désirais vivement
devenir une couturière habile. Mais aussitôt qu'elle se taisait, le
métier m'apparaissait terne et plein d'ennuis. J'oubliais les robes de
toutes couleurs et de toutes formes que je voyais partir avec regret,
tant j'avais de plaisir à les regarder. J'oubliais même le visage si
intelligent et comme illuminé de Mme Dalignac, lorsqu'elle composait ses
modèles, et je ne me souvenais plus que de son tourment devant les
reproches des clientes, du mécontentement continuel de Bouledogue, et de
notre peine à toutes.

La dernière semaine de juin fut si encombrée d'ouvrage que la grande
Bergeounette offrit de rester chaque soir jusqu'à minuit.

Avec elle les veillées devinrent presque des distractions. Elle chantait
ou racontait sans se lasser. Et le patron restait à l'écouter au lieu
d'aller se coucher.

Elle se souvenait d'une quantité de refrains baroques qu'elle avait
entendu chanter par les marins. Elle imitait leur voix mal assurée au
sortir du cabaret, et on croyait les voir regagnant leur bateau en
chantant, avec des gestes en l'air et des pas tout culbutés.

Elle parlait de sa mère avec un peu de dédain, mais elle gardait de son
père un souvenir plein de compassion moqueuse, et sa voix eut un
fléchissement quand elle nous dit:

--C'était un homme sans malice, et qui ne pensait qu'à boire et à
chanter.

Elle racontait sur lui toutes sortes d'histoires drôles. Et même, en
parlant de sa mort, elle ne put s'empêcher de rire.

Il avait la manie de descendre dans le puits, qui était peu profond et
qui tarissait pendant l'été. On ne savait pas comment il faisait pour y
descendre mais, dès qu'il était au fond, il poussait des cris aigus pour
qu'on vînt l'aider à remonter.

Un jour il n'était noyé parce que le puits s'était empli à la suite d'un
grand orage.

Et Bergeounette affirmait:

--Je suis bien sûre qu'il est au paradis, quoiqu'il soit mort sans
confession.

On riait et minuit venait vite.

Pendant le jour, on n'entendait ni conte ni chant, et cependant les
heures passaient avec une rapidité qui étonnait tout le monde.

Tout à coup une voix inquiète s'élevait:

--Déjà cinq heures!

Et les respirations devenaient plus bruyantes, et une jambe trop crispée
s'étirait brusquement sous la table.

Nos seuls instants de répit nous venaient des grimaces de Roberte et des
taquineries de Duretour.

Roberte assurait qu'elle était Parisienne, mais personne ne la croyait.
Elle avait un accent rude qu'elle cherchait à dissimuler en imitant le
parler traînard des faubourgs. Et lorsqu'il lui arrivait de laisser
échapper un mot de patois, Duretour lui demandait:

--De quel pays êtes-vous?

Roberte clignait précipitamment des yeux, comme si elle craignait
d'avoir oublié le nom de son pays et toujours elle répondait:

--Je suis de Paris, mais pas de Montparnasse.

--Je m'en doute bien, répliquait Duretour en lui riant au nez.

D'autres fois Duretour s'amusait à lui jeter des bouts de chiffons sur
la tête, et, pour la faire cesser, Roberte criait d'une voix forte et
menaçante:

--Allez... allez... là-bas!

Cela me rappelait un vacher de mon pays criant après ses vaches, pour
les empêcher de brouter les pousses des jeunes arbres. Et je joignais
mon rire à celui des autres.

                   *       *       *       *       *

Nous savions qu'après les jours de grandes courses, le travail serait
moins pénible et cela soutenait notre courage.

Bouledogue cessait peu à peu de grogner et Mme Dalignac semblait
respirer plus librement.

Mais voilà que deux jours avant le grand Prix, alors que la plupart des
commandes allaient être livrées, une cliente nous arriva en menant grand
tapage.

Duretour la reconnut à son coup de sonnette:

--C'est Mme Linella.

Mme Linella était une cliente très jolie et très bien faite, qui se
fiait au bon goût de Mme Dalignac, mais qui commandait toujours ses
robes au dernier moment.

Cependant, comme on venait de lui faire spécialement pour le jour du
Grand Prix une magnifique robe rouge toute brodée, personne ne se
troubla de sa venue.

Elle entra dans l'atelier malgré Duretour qui cherchait à lui barrer le
passage et elle dit très vite à Mme Dalignac:

--Je sais que vous êtes pressée et je ne veux pas vous faire perdre
votre temps.

Elle s'appuya contre la table pour expliquer:

--C'est une robe blanche que je veux. Vous me ferez la jupe très
collante et le corsage très flou, sans broderie, car je veux être la
seule à n'en pas avoir sur le champ de courses.

Elle reprit haleine pour ajouter d'un ton sec:

--Et vous me la livrerez dimanche matin avant dix heures.

Mme Dalignac répondit sans la regarder:

--Vous demandez une chose impossible, nous n'avons plus le temps.

Les yeux de la cliente se durcirent comme si elle allait se fâcher:

--Par exemple! fit-elle.

Elle se radoucit pourtant:

--Sans cette robe je ne pourrais pas aller à Longchamps.

Et elle continua d'insister sur l'extrême besoin qu'elle avait d'une
robe non brodée pour ce jour spécial.

Mme Dalignac ne répondait plus; elle se contentait de faire un continuel
mouvement de refus avec sa tête. Alors Mme Linella se fit câline:

--Allons! Vous veillerez un petit peu. Voilà tout!

Mme Dalignac eut un rire qui lui tira les coins de la bouche en bas.
Elle leva le coude d'un air excédé, comme pour repousser la cliente, et
au moment où l'on croyait qu'elle allait refuser encore, elle laisser
retomber son bras et promit de faire la robe pour le dimanche matin.

Il y eut un murmure parmi nous, mais déjà Mme Linella s'en allait vers
la porte. Elle revint pour dire:

--Tenez, j'ai une idée pour le corsage. Vous mettrez un tout petit peu
de bleu au col et à la ceinture.

Elle s'éloigna pour revenir de nouveau:

--Surtout faites-moi des manches qui n'aient pas l'air d'être des
manches.

Et cette fois, elle partit pour de bon.

Aussitôt le patron demanda à sa femme:

--Tu ne la feras pas cette robe, hé?

--Est-ce que je sais, répondit Mme Dalignac.

Et son visage prit un air de découragement si intense qu'on eût dit
qu'elle allait se mettre à pleurer.

Mais cela ne dura pas longtemps; son regard devint vite absent et
préoccupé comme lorsqu'elle avait une robe difficile à composer, et les
paroles inquiètes du patron ne semblèrent plus arriver jusqu'à elle.

Dans l'atelier on se moquait de la cliente.

--Elle est loin, sa robe blanche, disait Duretour.

--Personne ne l'empêche de courir après, ricanait Bergeounette.

Bouledogue, le nez tout plissé de colère, ronchonnait:

--Il y a des limites à tout.

Le soir, lorsque je fus seule avec Mme Dalignac, elle me dit:

--En travaillant pendant toute la nuit de samedi nous arriverions
peut-être à faire la robe de Mme Linella.

J'avançai la bouche en signe de doute. Je me sentais très lasse, et de
plus je craignais de ne pas apporter une aide suffisante, car je
prévoyais que la robe ne serait que dentelle et mousseline, et j'avais
peu de capacité pour ce genre de travail.

Elle reprit comme si elle devinait ma pensée:

--Vous vous chargeriez de la jupe qui sera de drap souple, et je
m'occuperai du corsage.

Je ne répondis pas encore. Je pensais à la robe rouge qui nous avait
déjà fait veiller, et une colère pareille à celle de Bouledogue me
venait contre cette cliente capricieuse.

Mme Dalignac reprit de nouveau:

--Ce serait la dernière nuit à passer.

Elle attendit avant de dire, comme pour elle seule:

--Comment ne pas la faire, maintenant que j'ai promis?

Sa voix angoissée me fit oublier d'un seul coup toute ma rancune. Je
compris qu'elle essayerait quand même de contenter sa cliente et que
rien ne l'empêcherait de passer encore une nuit; alors je promis de ne
pas la laisser seule et de l'aider de tout mon courage.

La robe n'était pas encore coupée quand Mme Linella vint pour l'essayer,
et elle dut attendre plus d'une heure.

Après son départ, tandis que les autres terminaient ce qui devait être
livré le soir même, j'enlevai les épingles de l'essayage, et je passai
les fils de couleur qui devaient me guider pour la confection de ma
jupe.

Bouledogue souffla fortement par le nez et Bergeounette fredonna la
rengaine qu'un vieux mendiant venait chanter sous les fenêtres de
l'atelier:

    Elle avait ce jour-là mis une robe blanche,
    Où flottait, pour ceinture, un large ruban bleu.

La petite Duretour s'en alla la dernière. Sa jolie figure montrait une
grande pitié, quand elle offrit de venir le lendemain matin pour faire
la livraison.

                   *       *       *       *       *

La lumière du jour éclairait encore l'avenue, quand Mme Dalignac apporta
la lampe tout allumée sur la table. Elle tira un tabouret pour
s'installer en face de moi et la nuit de travail commença.

Les heures passèrent, l'horloge d'une église les comptait une à une sans
oublier les quarts et les demies, et les sons entraient par la fenêtre
ouverte comme s'ils étaient chargés de nous rappeler que nous n'avions
pas une minute à perdre.

Les douze coups de minuit résonnèrent si longtemps que Mme Dalignac alla
fermer la fenêtre comme elle fermait parfois la porte derrière une
cliente trop exigeante. Mais les heures qui suivirent ne se lassèrent
pas, elles revinrent à travers la vitre, et leurs sons grêles retenaient
sans cesse notre attention.

Par instant, Mme Dalignac cédait au sommeil. Elle lâchait brusquement
son aiguille en inclinant la tête, et à la voir ainsi, on eût dit
qu'elle regardait attentivement l'intérieur de sa main droite qui
restait à demi ouverte sur son ouvrage.

Je la touchais du doigt alors, et le sourire qu'elle m'adressait était
plein de confusion.

Depuis longtemps les tramways ne passaient plus sur l'avenue. Les
fiacres eux-mêmes avaient cessé de rouler et, dans le silence qui
s'étendait maintenant sur la ville, l'horloge de l'église compta tout à
coup trois heures.

Mme Dalignac se redressa tandis que sa bouche laissait échapper un
souffle court.

Elle posa son ouvrage et se leva péniblement pour aller nous faire du
thé.

Dès qu'elle fut sortie je m'aperçus que la lampe baissait. Elle baissait
rapidement, et j'en ressentis une véritable angoisse. Je la remontai
d'un mouvement sec, mais, au lieu d'augmenter sa lumière, elle ne jeta
qu'une longue flamme mélangée d'étincelles, et, comme si elle venait de
donner d'un seul coup toute sa réserve, elle fit cloc, cloc, et
s'éteignit.

Ce fut comme si une catastrophe s'abattait sur moi, et, pendant un
instant, je crus que tout était perdu. Je cherchai du secours en me
tournant vers la croisée, mais j'étais si troublée qu'il me sembla voir
une large draperie lamée d'argent à travers la vitre. Je reconnus
presque aussitôt le ciel et son reste d'étoiles sans éclat. En même
temps je compris que le jour se levait, et que la lampe devenait
inutile, alors je laissai mon corps se tasser dans le repos et je cédai
au désir intense de quelques minutes de sommeil.

Mme Dalignac me réveilla en rentrant avec le thé. Elle se plaignit de la
mauvaise odeur que la mèche charbonneuse répandait dans la pièce, et
elle rouvrit la fenêtre en disant:

--L'air frais va nous faire du bien.

Je frissonnai lorsque l'air frais me toucha. A ce moment j'eusse préféré
toutes les mauvaises odeurs à cet air pur qui m'apportait une souffrance
plus vive. Cependant je m'y habituai peu à peu, et bientôt j'allai
m'accouder aussi à la fenêtre.

Toutes les étoiles avaient disparu. Le ciel était d'un bleu gris. Et
là-bas, du côté du levant, des petits nuages roses s'en allaient en
bandes au-devant du soleil.

Tout près de nous, sous la haute toiture vitrée de la gare Montparnasse,
une machine sifflait doucement comme si elle appelait quelqu'un en
cachette. D'autres arrivaient en glissant silencieusement sur les rails
et lançaient un coup de sifflet clair et net comme un joyeux bonjour.

En bas, des voitures de laitiers commençaient à descendre l'avenue à
grand fracas, et des chiffonniers fouillaient déjà les boîtes à ordures.

Mme Dalignac versa le thé dans les tasses. Elle le versait doucement
pour éviter les éclaboussures et il coulait si noir de la théière qu'on
aurait pu croire que c'était du café.

Il ne nous apporta pas tout de suite l'énergie que nous en attendions.
Au contraire, sa chaleur humide nous enveloppait d'un bien-être et nous
amollissait, mais la demie de trois heures sonna pleine de force à nos
oreilles, et avant même qu'il fît grand jour, je repris ma jupe, et Mme
Dalignac, son corsage.

Malgré moi je regardais le fouillis de dentelle et mousseline qui allait
servir à faire les manches de Mme Linella.

Mme Dalignac les ajusta d'abord avec de la dentelle, puis elle épingla
de la mousseline qu'elle rejeta pour reprendre de nouveau la dentelle.

Rien ne la satisfaisait et à chaque changement elle répétait d'un ton
machinal ces mots qui sonnaient presque aussi fort que les heures à mes
oreilles:

--Des manches qui n'aient pas l'air d'être des manches.

Elle se décida enfin, et, après une heure de travail, elle s'éloigna du
mannequin pour mieux juger de l'effet. Mais lorsqu'elle se tourna vers
moi pour prendre mon avis, comme elle le faisait souvent, elle vit que
je regardais déjà les manches, et sans que j'aie dit un seul mot, elle
recula jusqu'au mur et se mit à pleurer.

Elle pleurait mollement, et disait en prononçant à moitié les mots:

--Je suis trop lasse, je ne peux rien faire de bien.

Elle resta un moment le dos appuyé et le visage caché dans ses mains.
Puis, comme si elle était vraiment à bout de forces et de courage, elle
fléchit tout à coup et tomba sur les genoux.

Elle voulut se redresser, mais le poids de sa tête était trop lourd et
ses mains restèrent collées au parquet. Elle eut encore un sursaut,
comme les gens qui veulent échapper au sommeil; mais dans ce mouvement,
ses deux coudes se replièrent et elle s'écroula sur le côté.

Je crus qu'elle s'évanouissait, et je me levai précipitamment pour lui
porter secours, mais en me penchant je vis qu'elle venait de s'endormir
lourdement. Elle dormait la bouche ouverte, et son souffle était rude et
régulier.

Je lui glissai un paquet de doublure sous la tête, et, dans la crainte
de m'endormir comme elle, je me passai un linge mouillé sur le visage.

«Des manches qui n'aient pas l'air d'être des manches.»

Je les regardai longtemps, puis je les défis, et, après avoir plissé de
la mousseline, ajusté des entre-deux, et disposé de la dentelle, je
m'éloignai à mon tour du mannequin pour juger de l'effet...

Six heures sonnaient à ce moment, et le patron entrait dans l'atelier
avec son teint jaune et ses cheveux ébouriffés. Il tourna autour du
corsage avec des gestes d'admiration et il dit en montrant sa femme:

--Elle peut dormir maintenant, elle a fait là un beau travail.

Et il se sauva bien vite à la cuisine.

Mme Dalignac s'était réveillée au bruit.

Elle ne pouvait pas croire que ses manches étaient faites. Elle les
touchait l'une après l'autre d'un air craintif, comme si elle craignait
de les voir disparaître subitement. Elle voulut parler aussi, mais il se
trouva qu'elle avait perdu la voix.

Je ne parlais pas non plus. Je sentais que la moindre parole
m'apporterait un surcroît de fatigue et j'indiquais par signes ce qui
restait à faire.

Je repris ma place. Le soleil qui passait au-dessus de la maison neuve
cherchait à s'encadrer dans une vitre et m'aveuglait.

Mes paupières se fermèrent et pendant un instant le sommeil m'écrasa.
Puis une sorte d'engourdissement me saisit, il me sembla qu'un grand
trou se creusait dans ma poitrine, et il n'y eut plus en moi que l'idée
fixe qu'il fallait à tout prix livrer la robe avant dix heures.



IX


Le lundi matin, l'atelier était propre et sans un bout de chiffon. Il
n'y avait que les fils et les agrafes qui s'entremêlaient dans la
corbeille. Bouledogue qui n'aimait pas à attendre demanda dès qu'elle
fut assise:

--Qu'est-ce que je vais faire, moi?

Et aussitôt les autres firent la même demande.

Mme Dalignac dépliait une toile rose sur sa table, et ce fut le patron
qui répondit avec bonne humeur:

--Dites donque? Hé? ma femme a dormi toute la nuit au lieu de couper des
robes.

Il leur montra les fils emmêlés:

--Amusez-vous à débrouiller ça!

Mme Dalignac gardait un air d'extrême fatigue. Elle pliait sur
elle-même, et semblait ne plus pouvoir porter son corps qu'elle appuyait
contre tout ce qu'elle trouvait à sa portée.

Il y eut un long silence. Le vieux brodeur et moi inondions nos machines
de pétrole pour en enlever le cambouis et les ouvrières débrouillaient
et enroulaient les fils avec vivacité comme s'il leur restait une
crainte de perdre du temps. Puis les voix emplirent de nouveau
l'atelier. Chacune racontait ce qu'elle avait fait de son dimanche.
Duretour avait entraîné son fiancé aux courses rien que pour s'assurer
que Mme Linella n'avait pas mis sa robe blanche.

La veille, après avoir livré la robe, elle était revenue en hâte pour
nous faire savoir que la femme de chambre lui avait dit: «Ne la dépliez
pas. Je vais la mettre dans l'armoire.»

Et maintenant, elle était gaie comme une gamine en racontant comment
elle s'y était prise pour se faire reconnaître de la cliente, qui était
devenue aussi rouge que sa robe en l'apercevant.

Bouledogue n'était même pas allée au bal, elle avait passé sa journée à
laver et repasser le linge de deux semaines. Et comme le patron lui
disait qu'elle aurait mieux fait de se reposer, elle répondit sans
grogner:

--Un travail repose d'un autre travail.

Bergeounette non plus n'était pas allée aux courses. Elle avait rôdé
dans les églises du quartier selon son habitude.

Le patron ne pouvait pas croire qu'elle pût rester tranquille pendant le
temps d'une messe et Bergeounette avouait qu'elle ne prenait aucun
plaisir à s'agenouiller pour prier. Mais les autels resplendissants, les
costumes magnifiques des prêtres et le large chant des orgues lui
donnaient un contentement dont elle ne se lassait pas.

Aujourd'hui, elle tenait surtout à dire qu'elle m'avait vue debout
contre un pilier de Notre-Dame-des-Champs. Elle était sûre que je ne
priais pas; puisque j'avais le nez en l'air, mais malgré cela elle
n'avait pu réussir à attirer mon attention.

Duretour, qui n'était jamais entrée dans une église, cria:

--Elle attendait qu'un fiancé lui tombe du ciel.

Je répondais peu aux railleries, mais quand Bergeounette eut fini de
tourner en ridicule mon air de ne penser à rien, je ne pus m'empêcher de
me moquer d'elle à mon tour en disant que je l'avais très bien vue à son
arrivée dans l'église, où elle avait changé de place plus de vingt fois
en un quart d'heure. Et tandis qu'elle s'étonnait de ma réplique j'en
profitais pour ajouter:

--A ce moment-là, vous n'aviez guère le temps de penser à moi, tant vous
étiez occupée à vous agenouiller de tout côté.

Duretour, qui avait crié sur moi, cria de même sur Bergeounette:

--Elle jouait à cache-cache avec les anges du paradis.

Le patron s'en mêla aussi:

--Té! ses prières n'étaient pas plus longues qu'un alléluia, je pense.

L'atelier débordait de rires et Bergeounette se remuait et riait plus
fort que tout le monde. Personne ne pensait plus aux fatigues passées ni
aux caprices des belles clientes, qui font veiller les ouvrières pour
avoir une robe de plus dans l'armoire. Mme Dalignac elle-même semblait
redevenue forte, et son visage si doux était plein de clarté. Et pendant
qu'elle activait la préparation du travail, Bergeounette continua de
nous amuser avec une histoire de son enfance.

Elle aimait tant la petite église de son pays qu'elle arrivait toujours
la première au catéchisme. Mais elle ne pouvait rester tranquille, et
toujours aussi, elle se disputait avec ses compagnes.

Le vieux curé la grondait, puis il joignait les mains comme s'il
demandait à Dieu la patience de la supporter, et, quand il n'en pouvait
plus, il l'envoyait s'asseoir du côté des garçons.

Et Bergeounette raconta ainsi:

--C'était un peu avant la fin du catéchisme, la gifle que je venais de
donner à mon voisin avait claqué si fort que toutes les filles se
levèrent pour voir d'où elle était partie.

«Le vieux curé se leva aussi, bien plus vite que je ne le croyais
capable de le faire, et il me poussa jusque sous l'escalier sombre qui
menait au clocher. Tout d'abord, je n'osai pas bouger dans la crainte de
tomber dans quelque trou, mais bientôt j'aperçus une grosse corde qui
pendait auprès de moi, et pour faire comme les marins j'essayai de
grimper après. Ce n'était pas facile, mes sabots glissaient le long de
la corde et je retombais toujours. Mais voilà qu'au-dessus de ma tête la
cloche se met à tinter un coup, puis un autre, puis encore un autre,
tout comme si on sonnait le glas. Je m'arrêtai de sauter pour écouter,
mais au même instant M. le curé me tira de ma cachette en disant tout
indigné: «Oh! Oh! Oh!»

«La cloche ne tintait plus et les enfants arrivaient en se bousculant,
pendant que M. le curé ne trouvait pas autre chose à dire que: «Oh! Oh!
Oh!»

«Il ouvrit la porte de l'église et je sortis au milieu des filles et des
garçons qui couraient devant moi en riant et criant comme cela n'était
jamais arrivé dans le village.»

Et Bergeounette acheva, sans rire:

--Lorsque ma mère troussa mes jupes, ce ne fut pas le glas qu'elle
sonna, mais la volée des plus beaux jours de fête.

                   *       *       *       *       *

La semaine n'apporta pas la tranquillité qu'on attendait. On compta les
robes qui restaient à faire et déjà Bouledogue s'épouvantait à l'idée
que le travail allait manquer. De plus le patron paraissait s'affaiblir
encore et il supportait difficilement le bruit des machines. Mme
Dalignac commençait à préparer leur départ pour les Pyrénées. M. Bon
l'avait conseillée dans ce sens avec l'espoir que le malade se
remettrait plus vite à l'air de son pays.

Elle passait une partie de son temps à courir d'une cliente chez l'autre
pour toucher le prix de ses façons, mais elle rentrait souvent sans
argent, lasse et contrariée. Le soir, je l'aidais à relever ses
factures, et tout en feuilletant le livre de comptes, je m'étonnai de la
grande quantité de notes qui n'avaient pas été payées depuis plusieurs
années. Pourtant, les mêmes clientes continuaient à se faire habiller à
la maison. Quelques-unes étaient même très exigeantes et ne payaient les
nouvelles façons que par petites sommes espacées.

Je fis le compte des sommes perdues ainsi, et je ne pus retenir un
accent de reproche, en disant:

--Cet argent vous serait très utile en ce moment, il permettrait à votre
mari de se reposer longtemps et peut-être de guérir pour toujours.

Ses yeux s'agrandirent et devinrent très attentifs. Elle fixa le vide
comme si elle apercevait brusquement un chemin facile pour arriver plus
vite au but, mais bientôt ses paupières s'abaissèrent, sa bouche et son
menton eurent un petit frémissement comme lorsqu'on a envie de rire et
de pleurer tout à la fois, puis elle courba la tête et dit avec une
grande honte:

--Je n'ai jamais su réclamer mon dû.

Une immense pitié me vint pour elle. J'eus honte à mon tour de l'avoir
obligée à s'humilier, et je repoussai le livre de comptes avec colère,
comme si ce fût lui qui eût adressé le reproche.

                   *       *       *       *       *

L'idée de quitter Paris était insupportable au patron. Il regardait sans
cesse les balcons de la maison neuve que le soleil éclairait et
chauffait. Celui du milieu surtout attirait son attention. Il s'avançait
large et rond comme un énorme ventre, et Bouledogue affirmait qu'il
était deux fois grand comme la chambre qu'elle habitait avec sa
grand'mère.

Le patron disait à sa femme:

--Vois-tu! s'il était à nous, tu m'y ferais une tente avec un drap et je
resterais tout le jour couché sur la pierre chaude.

--Mais, puisque nous allons dans les Pyrénées, répondait Mme Dalignac.

Et le patron grommelait en faisant la grimace:

--Dans les Pyrénées... dans les Pyrénées...

                   *       *       *       *       *

Dès la deuxième semaine de juillet l'ouvrage manqua tout à fait.

Jamais la morte-saison n'avait commencé si tôt. Ce fut parmi nous comme
un désastre. Bergeounette se déplaçait avec des mouvements désordonnés
et Bouledogue, qui oubliait de montrer ses dents, roula son tablier dans
un journal avec un air de profond découragement.

Malgré ses ennuis de toutes sortes, Mme Dalignac ne voulut pas partir
sans donner la petite fête qui réunissait tous les ans sa famille et les
ouvrières. Et, d'accord avec le patron, elle choisit pour cela le jour
où son neveu Clément devait venir en permission.

Je n'avais jamais vu Clément qui faisait son service militaire dans une
garnison assez éloignée de Paris, mais j'en avais souvent entendu
parler.

Des petites discussions s'élevaient à son sujet entre Mme Dalignac et
son mari. Le patron aurait préféré le voir un peu moins volontaire et
têtu, tandis que sa femme appelait cela de la fermeté de caractère. Elle
disait en riant:

--Ce sera un homme.

Un jour, en parlant d'un accident où elle aurait pu perdre la vie, elle
avait ajouté:

--Heureusement que Clément était là. Avec lui je n'avais rien à
craindre.

Le patron qui se trouvait à l'autre bout de l'atelier s'était retourné
pour répondre d'un air vexé:

--Eh? dis un peu? S'il n'avait pas été là, est-ce que je ne t'aurais pas
sauvée, moi?

Mme Dalignac avait ri doucement en tendant sa main ouverte vers son
mari, et son geste affectueux était en même temps si plein de protection
que le patron avait incliné la tête comme si la main le touchait
vraiment, et qu'il pût s'y appuyer.

Clément avait deux soeurs: Églantine et Rose.

C'était tout ce qui restait de famille à Mme Dalignac. Elle les avait
recueillis tous trois à la mort de leurs parents, alors que les
fillettes avaient déjà quatorze et quinze ans et que Clément n'était
encore qu'un gamin d'une dizaine d'années.

Rose, l'aînée, s'était mariée à un garde de Paris.

Elle était élégante et coquette, et passait tout son temps à se parer et
à parer ses enfants. Églantine vivait auprès du jeune ménage. Elle
aimait et soignait les petits de sa soeur avec un dévouement sans
bornes, et le patron disait que leur vraie mère n'était pas Rose.

On voyait bien que le patron préférait Églantine à Rose, mais on voyait
aussi que sa femme aimait Clément plus qu'Églantine.

                   *       *       *       *       *

Lorsque j'arrivai pour aider Mme Dalignac à l'arrangement du dîner de
fête, Clément était déjà là.

Il me parut propre et reluisant comme un objet neuf, et je vis tout de
suite que son sourire avait beaucoup de hardiesse.

Lui aussi arrêta son regard sur moi, et il me sembla que sa poignée de
main durait plus longtemps qu'il n'était nécessaire.

Il était en train de vider l'atelier pour faire de la place. Rien ne
l'embarrassait. Il rangea les mannequins face au mur en les serrant
fortement les uns contre les autres, et il étagea au-dessus une énorme
pile de cartons. Ses gestes avaient une grande souplesse et ses
vêtements bien ajustés suivaient tous ses mouvements.

Tout en accouplant les deux tables pour n'en faire qu'une, il
m'indiquait la place de chacun:

--Surtout, disait-il, mettez bien les bambins à côté d'Églantine, et
n'oubliez pas de placer Rose auprès de son mari.

Mme Dalignac riait avec lui, et son visage montrait une sérénité si
parfaite, qu'il semblait qu'aucun souci ne pourrait jamais plus la
troubler.

                   *       *       *       *       *

Le repas se composait de mets solides. Une gaîté franche accueillait
chaque plat, et les mots drôles faisaient rouler les rires d'un bout à
l'autre de la table.

La grande glace de la cheminée reflétait la tête ronde et le dos bien
droit de Clément. Et elle faisait paraître encore plus éclatant le teint
de sa soeur Rose.

Églantine s'inclinait constamment sur l'un ou l'autre des enfants et la
plupart du temps je ne voyais de son visage qu'une joue mince et deux
lèvres fraîches qui s'allongeaient pour un baiser.

Elle ne ressemblait pas à son frère, et pas davantage à Rose qui était
belle et très différente.

Je ne voyais pas le patron, mais j'entendais son accent à travers les
autres voix:

--Donne-m'en un autre peu, hé?

Ce fut Bergeounette qui chanta la première chanson au dessert.

Bouledogue la suivit. Sa voix large et vibrante retint l'attention de
tous.

Roberte, qui vint après, chanta en se trémoussant de telle sorte que
Duretour se sauva dans la cuisine pour ne pas entraîner les rires des
autres. Et pendant que Rose se campait orgueilleusement avant de se
faire entendre, Églantine gardait une posture incommode pour ne pas
déranger l'un des petits qui s'était endormi sur ses genoux.

Clément se fit un peu prier quand le patron lui dit:

--Chante-nous donc _Le vin de Marsala_.

Je croyais à une chanson à boire, mais lorsque Clément se fut mis debout
pour chanter, il prit un air si grave que j'apportai aussitôt de
l'attention.

Il chercha les premières paroles et commença:

    J'étais un jour seul dans la plaine,
    Quand je vis en face de moi,
    Un soldat de vingt ans à peine,
    Qui portait les couleurs du roi.

Tous les yeux se braquèrent sur lui et tous les coudes se posèrent sur
la table, pendant qu'il attaquait le refrain et criait:

    Ah! que maudite soit la guerre.

Puis les couplets se déroulèrent, racontant tout au long l'histoire de
mort:

    Ah! je ne chantai pas victoire,
    Mais je lui demandai pardon.
    Il avait soif, je le fis boire.

La voix de Clément montait et descendait avec des inflexions qui
faisaient soulever plus haut nos poitrines.

Nous le suivions tandis qu'il courait porter secours au blessé, nous
nous penchions avec lui pour chercher la blessure et la panser, et tout
le monde voyait nettement le portrait de la vieille dame que le jeune
soldat portait tout contre son coeur.

Aussi, lorsque Clément eut dit que le regret de cette mort durerait
aussi longtemps que sa vie, toutes nos voix s'unirent à la sienne pour
lancer comme un grand cri de haine:

    Ah! que maudite soit la guerre.

Il n'y eut pas d'applaudissements comme aux autres chansons.

Clément s'assit un peu essoufflé. Il avait mis tant d'ardeur à son chant
qu'on eût dit qu'il venait vraiment de tuer un homme dans la plaine.
L'éclat de ses yeux devait le gêner lui-même, car il ferma plusieurs
fois les paupières.

Le silence se prolongea. Il semblait qu'une crainte mystérieuse venait
d'entrer dans la pièce et rôdait autour de la table pour en chasser la
gaîté. Les coudes restaient sur la nappe, mais chaque poing fermé
devenait un support où les visages pleins de gravité s'appuyaient
fortement.

Le patron eut recours à Bergeounette pour ramener l'entrain, mais
Bergeounette gardait un air préoccupé, et ce fut d'une voix indifférente
qu'elle chanta une vieille romance triste.

On se sépara dans le bruit revenu.

J'aidai Églantine à mettre le manteau des enfants pendant que leur mère
s'assurait devant la glace que le sien ne faisait aucun pli sur ses
hanches.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain était jour de départ. C'était aussi la veille de la Fête
nationale. Des drapeaux flottaient à toutes les fenêtres de l'avenue et
des gamins faisaient déjà partir des pétards contre la bordure des
trottoirs.

Je retrouvai Mme Dalignac au milieu de ses malles à moitié faites.

Clément s'empressait autour d'elle. Il touchait les choses avec adresse
et trouvait du premier coup la bonne place.

Mme Dalignac le suivait d'un regard affectueux. Et quand il eut chargé
et descendu les deux lourdes malles sans que son corps eût plié sous le
poids, elle lui dit avec un peu d'admiration:

--Te voilà bon à marier maintenant.

                   *       *       *       *       *

Les quais de la gare étaient encombrés de gens qui se bousculaient pour
monter dans les wagons déjà pleins. Le patron se laissait heurter de
tout côté. Il était comme raidi et ne prononçait pas un mot. Cependant,
lorsqu'il fut monté dans son compartiment, il me tendit la main:

--Adieu, petite!

Je répondis en riant:

--Au revoir, patron, pas adieu.

Il me regarda fixement:

--Vrai! Vous le croyez, que je reviendrai? Sa voix était si différente
de l'instant d'avant que j'en restai surprise. Je n'eus pas le temps de
lui répondre. Un employé qui courait le long du train me repoussa et
ferma vivement la portière.

Le patron voulut baisser la glace de la portière, mais elle était dure,
et déjà le train démarrait.

A travers la vitre je vis ses yeux pleins d'interrogation et ceux de sa
femme craintifs et soucieux. Puis les deux visages se confondirent avec
la boiserie et les barres de cuivre, et le train prit la courbe en
faisant sonner durement les plaques tournantes qui se trouvaient sur son
passage.



X


La grande étendue de Paris qui se trouvait sous ma fenêtre s'éclairait
ce soir-là de mille et mille lumières. De place en place les monuments
publics resplendissaient et augmentaient encore la clarté. Plus près de
moi, l'église Notre-Dame-des-Champs était tout enguirlandée de lampions
de couleur, tandis que la gare Montparnasse s'entourait d'une rampe de
gaz qui lui faisait comme une ceinture de ruban blanc. Et là-bas, très
loin au-dessus de la ville, une lueur rouge descendait lentement et
paraissait glisser du ciel comme un large rideau de soie.

Le 14 juillet commençait sa fête de nuit.

                   *       *       *       *       *

Ma vieille voisine frappa du bout des doigts à ma porte comme elle le
faisait chaque samedi ou chaque veille de fête, et sa voix grêle
demanda:

--Êtes-vous là, Marie-Claire?

Je voulus allumer la lampe, mais elle m'en empêcha. Elle heurta la table
qui était au milieu de la pièce, et en tâtonnant elle prit la chaise que
je lui avançais. A peine assise, elle dit:

--Voilà! J'ai fini. Ma dernière cliente vient de partir à la mer.

Il y avait un grand contentement dans son accent.

Mais tout de suite après, elle eut un ton craintif pour dire qu'elle
allait rester deux mois sans rien gagner.

Et comme si elle apercevait d'un seul coup toutes les privations du
chômage, elle fit très bas:

--Ah! mon Dieu!

Mlle Herminie avait plus de soixante-dix ans et son corps était si menu
qu'on pouvait le comparer à celui d'une fillette de treize ans.

Elle gagnait sa vie à faire des raccommodages, mais la plupart du temps,
elle était forcée de rester chez elle tant elle souffrait de l'estomac.
Pendant les vacances d'été, elle manquait souvent du nécessaire et
c'était un miracle qu'elle pût continuer à vivre.

Maintenant elle tenait une main appuyée sur le rebord de la fenêtre, et
son autre main faisait une petite place claire sur sa robe noire.

A mon tour, je parlai du départ des Dalignac et du long chômage qui
m'attendait. Et elle fit encore très bas:

--Ah! mon Dieu!

Des bruits pleins de gaîté montaient des rues voisines et du boulevard.
On eût dit que tous ces bruits se reconnaissaient en se rencontrant et
qu'ils se mêlaient joyeusement pour éclater avec plus de force.

De tout côté des fusées s'élançaient et s'épanouissaient sous les
étoiles pendant que des feux de bengale s'allumaient et fumaient dans
les coins sombres.

Puis la musique d'un bal en plein vent se fit entendre. Les sons se
heurtaient aux maisons et nous arrivaient à moitié cassés. Et de temps
en temps, un drapeau qu'on ne voyait pas claquait brusquement.

Nous nous taisions. L'air frais qui venait du couchant nous touchait au
visage et nous apportait comme un apaisement. Et longtemps, très
longtemps dans la nuit de fête, ma vieille voisine resta près de moi à
écouter le bruit que faisait la joie des autres.

                   *       *       *       *       *

La première semaine de vacances nous parut douce. C'était comme si
chaque jour eût encore été un dimanche. Mademoiselle Herminie trouvait
que nous n'avions pas trop de temps pour ne rien faire, et elle ne se
plaignait plus de son estomac.

Elle voulut m'emmener promener, mais elle n'avait pas plus que moi
l'habitude de la promenade.

Nous nous hâtions comme pour nous rendre à notre travail, et nous
rentrions lasses et ennuyées de l'encombrement des rues. Aussi, après
quelques jours, lorsque l'une demandait: «Sortons-nous aujourd'hui?»
l'autre répondait:

--On est bien ici.

Et nos journées se passaient en nettoyage et raccommodages.

Mlle Herminie avait un esprit vif et enjoué, mais elle ne convenait
jamais de ses torts.

Le jour où je lui fis remarquer qu'elle trouvait toujours le mot juste
pour sa défense, elle me répondit:

--Quand on est faible de corps, il faut avoir la langue solide.

Ses boutades me faisaient rire, et je ne tenais aucun compte des airs
bourrus qu'elle prenait parfois.

Elle craignait la mort plus que tout, et aucune misère ni aucune
souffrance ne pouvait la lui faire désirer. En temps ordinaire elle se
rebiffait contre la maladie, mais dès qu'elle se sentait plus mal, elle
prenait peur et disait:

--Ça m'est égal de souffrir, pourvu que je vive.

Je me trouvais très à l'aise auprès d'elle, nous étions presque toujours
d'accord, nos âges si différents se confondaient, et nous nous sentions
jeunes ou vieilles selon qu'il y avait entre nous des rires ou de la
tristesse.

Pour diminuer nos dépenses, il nous vint à l'idée de prendre nos repas
en commun. La cuisine n'était pas difficile à faire; nous mangions
surtout des pommes de terre et des haricots. Un jour sur deux, Mlle
Herminie mangeait une côtelette étroite et plate que je faisais griller
sur la braise du petit fourneau. Il arrivait souvent que la côtelette
lui servait aux deux repas. Elle en détachait le milieu et repoussait le
reste sur son assiette en disant:

--Je garde l'os pour ce soir.

Elle mettait un temps infini à manger les bouchées qu'elle découpait
menues comme pour un tout petit enfant. Sa mâchoire n'avait plus que
deux dents, longues et inutiles qui sortaient d'en bas, à chaque coin de
la bouche, et qui me faisaient penser à la barrière d'un champ où il ne
serait resté que deux piquets vermoulus et mal d'aplomb.

Les grandes chaleurs vinrent avec le mois d'août. Nous tenions ouvertes
la porte et la fenêtre; malgré cela il y avait des heures où la chaleur
était si lourde que nous allions nous asseoir sur les marches de
l'escalier dans l'espoir d'un courant d'air.

Mlle Herminie souffrait surtout la nuit. Elle étouffait dans sa chambre
toute en longueur. Sa fenêtre s'enfonçait si profondément entre deux
pans de mur, qu'elle semblait elle-même vouloir fuir cette chambre
étroite.

La vieille femme avait une véritable haine pour ces deux pans de mur qui
s'abaissaient jusqu'au milieu de la pièce. Elle leur parlait comme à des
êtres vivants et malfaisants, et lorsque je riais de ses colères, elle
disait avec des yeux tout courroucés:

--C'est eux qui empêchent l'air d'entrer ici.

Elle habitait là depuis plus de trente ans, et jamais rien n'y avait été
changé. Son bois de lit démonté et cassé le jour de l'emménagement
restait dans une encoignure en attendant sa réparation. Son sommier posé
à même le parquet et creusé par le milieu retenait le matelas qui
s'enfonçait dans le trou. Elle en riait et disait:

--Comme cela il n'y a pas de danger que je tombe du lit.

Il y avait aussi une vieille armoire à glace qui se cachait derrière la
porte. Il avait fallu lui couper les pieds pour qu'elle pût entrer.

Cela lui donnait un air misérable et ridicule, et il me semblait
toujours que cette armoire restait à genoux pour ne pas se cogner la
tête au plafond.

Mlle Herminie habitait autant chez moi que chez elle. Si ma chambre
n'était guère plus grande que la sienne, elle était beaucoup moins
encombrée, et rien n'empêchait d'approcher de la fenêtre.

Le soir nous entendions les voisins descendre pour aller prendre le
frais sur le boulevard.

Nous avions essayé de faire comme eux, mais la poussière que soulevaient
les voitures et les piétons rendait l'air plus épais et plus désagréable
qu'en haut. C'était encore chez nous que nous étions le mieux.

La porte ouverte laissait passer la lumière du gaz de l'escalier, et
lorsque nos voisins remontaient, l'ombre de leur tête entrait toujours
dans la chambre comme si elle venait regarder ce qui s'y passait.

Quand nous n'avions rien à dire et que nous étions lasses du silence, ma
vieille voisine m'obligeait à lui chanter l'une des plus jolies romances
de Bergeounette:

    Un beau navire à la riche carène...

Je la chantais très bas, pour nous deux seulement. Mlle Herminie
reprenait avec moi au refrain:

    Si tu le vois, dis-lui que je l'adore.

Sa voix fine et tremblante ne dépassait pas la fenêtre.

Parfois les soirées s'allongeaient. C'était lorsque chacune de nous
parlait de son pays.

Mlle Herminie parlait du sien comme d'une chose bien à elle et qu'elle
aurait dû posséder toute sa vie.

Sa voix prenait de la force pour nommer les bourgs et les villages tout
entourés de vignes et qu'on découvrait à perte de vue du haut de la côte
Saint-Jacques. Elle n'avait pas oublié le bruit des pressoirs ni l'odeur
du vin nouveau qui se répandait dans toute la ville à l'époque des
vendanges. Elle gardait aussi un souvenir gai des bruyantes disputes des
vendangeurs:

--Oh! disait-elle. Chez nous les garçons se battent d'abord, ensuite ils
s'expliquent, et tout s'arrange.

Elle n'était pas retournée dans son pays depuis qu'elle l'avait quitté.
Mais son plus grand désir était de le revoir. Souvent elle me disait:

--Voyez-vous, Marie-Claire, ceux qui n'ont pas vu la Bourgogne ne savent
pas ce que c'est qu'un beau pays.

Et comme si elle y était transportée tout à coup, elle retrouvait des
coins nouveaux qu'elle me décrivait avec soin. Je l'écoutais, et il me
semblait qu'aucun des chemins qu'elle m'indiquait ne m'était inconnu. Je
montais avec elle la côte Saint-Jacques qui donnait un vin si
merveilleux que les enfants n'en buvaient qu'aux grands jours de fête.
Je marchais à travers les vignes qui devenaient si jaunes à l'automne
que le pays avait l'air d'être tout en or, et j'entrais dans les
immenses caves où les tonneaux s'alignaient et s'étageaient par
centaines.

Mlle Herminie avait un peu de mépris pour ses clientes qui allaient à la
mer au lieu d'aller en Bourgogne, et elle me prenait en pitié à l'idée
que ma Sologne ne produisait que des sapins et du blé noir.

J'en ressentais pour moi-même comme une plus grande pauvreté, et devant
les richesses qu'elle venait d'étaler, et qui m'entouraient de toutes
parts, je n'osais plus parler des bruyères fleuries ni de la fraîcheur
des chemins pleins d'ombre de mon pays.

                   *       *       *       *       *

Dès la deuxième semaine de vacances, il nous avait fallu réduire nos
dépenses.

Nous avions supprimé le petit déjeuner du matin et la tasse de café de
midi. Puis la soupe du soir fut supprimée à son tour et remplacée par du
pain sec.

Mlle Herminie recommençait à se plaindre de son estomac, et parfois elle
avouait au matin:

--Cette nuit, j'ai bu un grand verre d'eau pour tromper ma faim.

Le dimanche, la cage de l'escalier s'emplissait d'odeurs de cuisine;
cela sentait la viande chaude, la pâte dorée et les vins forts en
alcool.

Nous en étions réjouies comme si nous avions pris part au festin. Et ma
vieille voisine disait toute satisfaite:

--Heureusement, il y en a qui mangent.

                   *       *       *       *       *

Une après-midi Clément se montra dans la porte ouverte. Il n'avait pas
son costume de soldat et il me fallut un instant pour le reconnaître. Il
entra sans gêne en me tendant la main, et il eut un geste vague quand je
m'informai du motif de sa visite.

Je ressentis un peu d'ennui de le voir là, et je retirai ma main qu'il
gardait encore trop longtemps.

Mlle Herminie s'était levée aussitôt pour rentrer chez elle, et comme
Clément semblait vouloir prendre sa place, je m'éloignai de la chaise et
me tins debout devant la fenêtre.

Il s'en approcha pour s'accouder sur la barre d'appui, et il commença
plusieurs phrases sans les achever, puis ses doigts remuèrent avec
impatience, et tout à coup il saisit l'épaulette de mon tablier en
disant:

--Voilà! Je vous trouve très jolie, moi.

J'étais si étonnée que je levai vivement les yeux sur lui.

Il ne baissa pas les siens, mais son regard marqua de l'inquiétude. Ses
paupières remontèrent et découvrirent beaucoup de blanc au-dessus de la
prunelle.

Il reprit en tirant plus fort sur l'épaulette de mon tablier:

--Oui, moi, je vous trouve très jolie.

Sa façon d'appuyer sur les mots disait clairement que lui seul pouvait
penser ainsi, mais que l'opinion des autres lui importait peu.

Il ne fit qu'une toute petite pause et sa voix recommença de se faire
entendre. Il parlait comme les gens qui ont hâte d'être approuvés. Il
réunissait en un seul nos deux avenirs comme pour mieux les tenir dans
sa main et les diriger à sa guise. Mais tandis qu'il m'exposait ce que
serait notre vie à tous deux lorsque je serais devenue sa femme,
j'oubliai sa présence, et je n'entendis même plus le son de sa voix.

Les maisons et les rues s'effacèrent aussi, des bruyères et des sapins
s'élevèrent à leur place. Et là, devant moi, au milieu d'un buisson de
houx et de noisetiers sauvages, un homme se tenait immobile et me
regardait.

Je reconnaissais ses yeux larges et doux dont la prunelle ne se séparait
pas des paupières, et qui semblaient deux oiseaux peureux venant se
poser sur moi avec confiance. Puis les yeux et les bruyères se
changèrent en pierres précieuses et s'éparpillèrent sur les toits
revenus, pendant que Clément disait en haussant le ton:

--Je vois bien que vous ne m'aimez pas. Mais qu'est-ce que cela fait?
Vous m'aimerez quand nous serons mariés.

Je voulus lui répondre, mais il tenait son visage si près du mien, qu'il
me sembla qu'il n'y aurait pas assez de place pour mes paroles. Son
souffle me donnait chaud aux joues, et sa main était très lourde à mon
épaule.

Je me retrouvai avec lui près de l'escalier, sans savoir comment nous y
étions venus. Il s'appuya un instant contre la rampe avant de dire:

--Je ne suis pas méchant.

Il hésita un peu pour ajouter:

--Et vous n'êtes pas heureuse, cela se voit.

Quand il eut descendu une dizaine de marches il se retourna et me sourit
comme si nous étions d'accord en tout et pour tout. Et tandis qu'il
s'éloignait, je vis que son cou était solide et bien posé entre ses
épaules.

                   *       *       *       *       *

Mlle Herminie ne me fit pas de question. Elle dit seulement avec un
sourire:

--J'avais oublié que vous étiez en âge d'être mariée.

Les prunelles fixes de Clément reparurent devant moi, et je répondis
aussitôt:

--Je n'aime personne.

Mlle Herminie rentra son sourire. Elle leva vers moi son menton mal
arrondi, et d'une voix que je ne lui connaissais pas, elle dit:

--Les enfants apportent un si grand bonheur que les souvenirs douloureux
s'effacent vite.

Je remuais la tête en signe de doute. Alors elle écarta les bras en
essayant de redresser son buste plus raide que du bois, et, comme si
elle s'exposait aux regards du monde entier, elle dit avec un rire plein
d'ironie:

--Regardez-moi donc... Le souvenir de mon amour perdu m'a semblé plus
précieux que tout.

Son visage exprimait un immense regret, et, pour la première fois, je
vis que ses lèvres étaient encore pleines et très fraîches.

Elle laissa retomber ses bras maigres en ajoutant sourdement:

--On est comme une chose morte... et les autres s'éloignent de vous.

La soirée s'acheva dans le silence et je me couchai harassée, comme si
j'eusse marché pendant des heures sur une mauvaise route.

Mon sommeil ne fut pas bon non plus.

Je rêvais qu'un ouragan m'emportait dans les airs. Je rassemblais toutes
mes forces pour résister à la furie des vents; mais leurs tourbillons
m'arrachaient mes vêtements un à un et de larges gouttes de pluie
glaçaient mon corps dévêtu.

                   *       *       *       *       *

Ma tranquillité s'en alla. Ma porte ouverte me donnait une inquiétude
constante, et pour ne pas me laisser prendre par l'ennui, je décidai de
chercher du travail en attendant le retour de Mme Dalignac.

Chaque matin j'allais aux endroits où je savais trouver des affiches. Je
rencontrais là des jeunes filles qui avaient comme moi des joues creuses
et des vêtements usagés. Il y venait aussi des jeunes femmes avec des
enfants sur leurs bras. Les petits griffaient les papiers sales et en
mettaient des morceaux dans leur bouche.

Parfois un gamin de treize à quatorze ans s'arrêtait en passant. Il
souriait aux jeunes mères et regardait les jeunes filles avec audace,
puis, il se haussait pour écrire au crayon bleu sur la partie blanche
des affiches, et il repartait les mains dans ses poches en sifflant et
traînant les pieds sur le trottoir. Et derrière lui on pouvait lire:

  ON DEMANDE

  Une bonne ouvrière pour le costume d'Adam.

Les jeunes mamans riaient à grand bruit et s'en allaient en faisant
sauter leurs poupons au bout de leur bras.

Aux affiches de la porte Saint-Denis, je retrouvai la jolie femme de
chambre avec son bonnet et son tablier blanc. Elle guettait les
ouvrières et leur parlait comme si elle avait des places à leur offrir.
Quelques-unes la regardaient avec méfiance et s'éloignaient sans vouloir
l'entendre, tandis que d'autres paraissaient enchantées de ce qu'elle
leur proposait.

Je la vis venir à moi avec un peu de crainte.

Je pensais aux regards de celles qui ne s'étaient pas laissées
approcher, et j'eus envie de me mettre à courir pour lui échapper.

Elle me dit d'un ton aimable:

--Ma patronne a de l'ouvrage pour toutes les jeunes filles. Elle n'est
pas exigeante et paye très bien.

Je me sentis rassurée, mais je me souvins des mains rugueuses de
Bouledogue, et je demandai:

--Est-ce que c'est un travail qui abîme les doigts?

Le rire qu'elle fit entendre me choqua et j'expliquai tout intimidée:

--Je suis couturière et je ne veux pas entrer dans une fabrique.

--Cela tombe bien, dit-elle, ma patronne a justement besoin d'une
ouvrière couturière.

Les fossettes de ses joues se creusaient comme si elle retenait une
nouvelle envie de rire. Cependant elle redevint sérieuse en tirant de sa
poche une carte de visite. Mais avant de me la remettre elle demanda
précipitamment, comme si elle avait oublié de poser plus tôt la
question:

--Vous n'êtes pas mariée, au moins?

Le regard aigu qu'elle attachait sur moi ramena toutes mes craintes et
je répondis:

--Si...

Elle insista:

--Mariée pour de vrai?

--Oui.

J'avais répondu si vite que j'en restais étonnée; mais en même temps
j'en éprouvais un contentement comme lorsqu'il m'arrivait de faire un
saut de côté pour ne pas être renversée par un fiacre.

Le regard de la jolie femme de chambre fouilla tout mon visage, puis il
descendit sur le mince cercle d'or que je portais à la main gauche, et,
quand il se releva, il était chargé d'un profond mépris pour toute ma
personne. Elle remit la carte dans la poche de son tablier, et elle se
dirigea vers une autre jeune fille.

                   *       *       *       *       *

Tandis que je revenais lentement par les rues, l'image de Clément
semblait marcher devant moi. C'était à lui que j'avais pensé en
répondant que j'étais mariée, et maintenant ses épaules solides
m'apparaissaient comme une chose contre laquelle je pouvais m'appuyer en
toute sécurité. Ses dernières paroles me revinrent à la mémoire: «Je ne
suis pas méchant, et vous n'êtes pas heureuse non plus.»

Puis ce fut sa voix forte du dîner de fête qui vint chanter à mon
oreille.

Le commencement d'un couplet surtout m'obsédait:

    Je voulus panser sa blessure,
    J'ouvris son uniforme blanc.

Non, il ne devait pas être méchant, et il avait grandi auprès de Mme
Dalignac.

En remontant mon escalier les paroles de Mlle Herminie tournèrent aussi
autour de ma tête: «On est comme une chose morte, et les autres
s'éloignent de vous.»

Elle m'attendait comme chaque jour. Son sourire si affectueux et son
regard si pur me firent oublier le rire grossier et les yeux perçants de
la jolie femme de chambre, et je ne parvins pas à expliquer mes craintes
à son sujet.

Mlle Herminie ne comprit rien non plus à ma méfiance, et le reste du
jour se passa pour nous deux à regretter cette patronne qui n'était pas
exigeante et qui payait très bien.

Le lendemain je trouvai du travail chez une entrepreneuse de confections
pour enfants. Elle confiait les petites robes à des ouvrières ayant chez
elles une machine à coudre, mais elle exigeait pour cela un certificat
de domicile signé du commissaire.

Je revins toute joyeuse, quoique je n'eusse pas plus de certificat que
de machine à coudre. Je savais que Mme Dalignac ne refuserait pas de me
prêter celle de l'atelier. Et pour fêter la bonne nouvelle, je préparai
une bonne soupe au lait pour notre dîner.



XI


Au lieu de la réponse que j'attendais de Mme Dalignac, ce fut elle-même
qui arriva. Son visage avait toujours son air de grande bonté mais son
front semblait lourd et plein de pensées sombres.

Elle comptait laisser son mari dans les Pyrénées jusqu'à sa guérison,
mais pour cela il fallait de l'argent, et elle revenait pour en gagner.

On eût dit que c'était elle qui venait emprunter la machine à coudre.
Elle joignait les pieds et rentrait les coudes comme si elle craignait
de prendre trop de place, et il y eut une grande timidité dans sa voix
lorsqu'elle me dit:

--Vous pourrez vous installer dans l'atelier, et si vous le voulez bien,
je travaillerai avec vous en attendant les commandes de mes clientes.

Dès le lendemain nous étions à l'ouvrage. Mme Dalignac n'avait aucune
idée du travail de confection à bon marché, et son étonnement fut grand
de me voir coudre une petite robe entièrement à la machine sans bâtis ni
préparation d'aucune sorte, mais son étonnement devint presque de
l'épouvante quand elle vit que le gain de mes journées ne dépassait pas
deux francs.

Ce n'était pas une surprise pour moi. A mon arrivée à Paris, il m'avait
fallu gagner ma vie coûte que coûte et j'avais dû accepter pour cela
tous les travaux de couture qui se présentaient. C'était en
confectionnant des vêtements pour les grands magasins, que j'étais
devenue adroite à la machine, mais, que les vêtements fussent d'hommes,
de femmes ou d'enfants, mon gain avait toujours été le même.

J'expliquai ces choses à Mme Dalignac. Je lui appris comment certaines
patronnes gagnaient gros en faisant faire hors de chez elles des
centaines et des centaines de vêtements. Je lui indiquai les maisons de
la rue du Sentier où l'on portait des modèles, et d'où l'on rapportait
les étoffes à pleines voitures lorsque le modèle avait du succès.

Elle m'écouta attentivement et ce nouveau travail lui apparut bientôt
comme un métier où son mari pourrait s'employer sans grande fatigue.
Elle réfléchissait après chaque détail qu'elle me faisait préciser, et
quand elle sut que les maisons de gros payaient à date fixe et qu'elle
ne serait plus obligée de présenter indéfiniment ses factures, elle
décida de faire quelques jolis modèles qu'elle porta aussitôt rue du
Sentier.

Elle revint un peu attristée des prix qu'on lui avait offerts.
Cependant, elle rapportait douze commandes de la maison Quibu, qu'elle
coupa immédiatement. Et, au bout de la journée, nous savions que notre
gain allait s'augmenter du double.

Il nous vint un grand courage et une grande gaîté. Mme Dalignac riait de
son rire frais et il me semblait entendre le patron quand il disait:
«Elle rit joli, ma femme.»

La maison Quibu était une des plus importantes du _Sentier_. Aussi sa
deuxième commande fut si grosse qu'il fallut rappeler les anciennes
ouvrières et en demander de nouvelles.

Bouledogue ne fut pas contente de ce changement. Elle craignait pour la
finesse de ses mains, mais quand elle eut compris que le travail aux
pièces lui permettrait de gagner davantage lorsqu'elle peinerait
davantage, elle cessa de grogner et ne parla plus d'aller chez une autre
couturière.

Bergeounette, qui connaissait tous les genres de couture, donna des
conseils. Selon elle les ouvrières du dehors causaient souvent des
ennuis tandis que le travail de l'atelier était régulier et facile à
surveiller. Seulement, il fallait des machines. Elle connaissait
justement un marchand juif qui en vendait à crédit et elle offrit de
l'amener.

Ce marchand était un homme jeune qui ressemblait à un vieux. Il regarda
Mme Dalignac, puis il s'assit, et la pria de demander clairement ce
qu'elle désirait.

Et pendant que chacune de nous se taisait, on entendit:

--Je voudrais trois machines à coudre.

--Oui, madame.

--Toutes neuves.

--Oui, madame.

--Il me faudra du temps pour les payer.

--Oui, madame.

Le ton du marchand était plein de déférence et il fermait les yeux en
inclinant le buste à chaque réponse.

Mme Dalignac ne s'informa ni du prix des machines ni des conditions de
paiement. Elle dit seulement tandis que le juif se levait pour partir:

--Je ne payerai peut-être pas régulièrement, mais je payerai sûrement.

Le marchand leva les deux mains en souriant pour montrer son entière
confiance, et avant de sortir il salua si bas qu'une mèche de ses
cheveux s'échappa, et se balança comme un pompon.

Les machines furent livrées le jour même et il y eut bientôt une
quinzaine d'ouvrières à l'atelier.

Mme Dalignac ne pouvait plus suffire à la coupe. Je l'aidais et nous
restions souvent très tard à préparer l'ouvrage du lendemain. Il nous
fallut aussi établir les prix à payer pour chaque modèle. Ce fut une
grosse difficulté. Je ne savais pas compter non plus, et nous arrivions
à si bien embrouiller nos chiffres que le fou rire nous prenait devant
notre maladresse. Mme Dalignac se décourageait parfois et disait: «Ah!
si mon mari était là.» Enfin, après un nombre considérable de
recommencements, les prix furent fixés, et le livre de références devint
net et facile à consulter.

                   *       *       *       *       *

Mme Doublé arriva comme d'habitude vers la fin de septembre. Elle était
rouge en entrant et ses yeux noirs étaient tout brillants de colère.

Elle venait de rencontrer Duretour en bas qui lui avait appris sans
politesse que nous ne ferions plus de robes à façon.

En la voyant Mme Dalignac eut une petite barre au-dessus des sourcils.
Cependant elle lui fit bon accueil et lui parla avec sa douceur
ordinaire.

Mme Doublé avait un tremblement dans la voix et ses yeux se déplaçaient
comme s'ils étaient à la poursuite d'une chose qui fuyait pour leur
échapper.

Elle fit brusquement un pas qui la lança beaucoup trop près de sa
belle-soeur, et sa voix tremblante demanda:

--Eh bé! Et moi?

Mme Dalignac recula un peu. Son visage prit l'air de souffrance qu'il
avait toujours lorsqu'elle cédait aux autres, et elle répondit:

--Je tâcherai de vous faire des modèles.

Et lorsque Mme Doublé fut partie, elle resta longtemps appuyée sur la
table pendant que sa main traçait machinalement des lignes et des carrés
avec la craie savonneuse.

Le patron ne savait rien de la transformation de l'atelier. Sa femme
comptait l'en avertir plus tard pour ne pas troubler son repos; mais,
peu de jours après la visite de Mme Doublé, il arriva sans avoir prévenu
de son retour.

Il était sans forces et pouvait à peine se tenir debout. Et, comme Mme
Dalignac s'inquiétait tout affolée, il lui montra une lettre de sa
soeur.

Sa confiance ne fut pas longue à revenir.

Il comprit vite la nouvelle organisation et il remisa lui-même sa
machine à broder tout au fond de l'atelier.

Le travail allait bon train, mais l'intimité d'autrefois n'existait
plus. C'était à chaque instant des disputes ou des rires bruyants que le
patron ne savait pas faire cesser. Et la plupart des nouvelles
laissaient entendre qu'elles ne reviendraient pas le lendemain si on les
ennuyait avec des remontrances. Quelques-unes ne se gênaient pas pour se
moquer de l'accent du patron. Comme il prononçait crante au lieu de
quarante, on confondait souvent avec trente, et cela causait des erreurs
dans les mesures. Aussi, on entendait tout à coup une voix hardie:

--Patron, combien faut-il de centimètres à l'encolure du vêtement bleu?

--Crante... répondait le patron.

Et la voie hardie reprenait:

--Ça prend-il un 3 ou un 4, votre chiffre?

Il n'osait pas se fâcher, mais il disait à sa femme:

--Elles sont un peu trop libres.

Aux heures de livraisons, un affolement gagnait tout le monde. Le patron
vérifiait en hâte les étiquettes et passait les vêtements à Duretour qui
les disposait en paquets.

Il arrivait qu'une étiquette de la _Samaritaine_ était cousue à un
manteau du _Printemps_. C'était alors des récriminations et des
protestations assourdissantes. Personne ne se reconnaissait coupable, et
Duretour, qui aimait de moins en moins enfiler une aiguille, était bien
obligée de réparer l'erreur.

Il arrivait aussi qu'un bouton se détachait rien qu'en secouant le
vêtement. Le patron essayait alors de dominer le bruit en criant à
moitié fâché:

--Au moinss, mesdames, cousez-les pour qu'ils tiennent d'ici au
magazing...

Ces heures d'activité bruyante lui plaisaient. Au milieu de l'agitation
générale il semblait retrouver ses forces. Mais, dès que Duretour
s'éloignait dans son fiacre tout débordant de paquets, il retombait sur
sa chaise longue et n'en bougeait plus.

Mme Dalignac s'inquiétait pour lui de la poussière des lainages. Elle
aurait voulu le voir retourner dans les Pyrénées, mais il ne voulait
rien entendre.

--Je ne veux plus me séparer de toi, disait-il.

A M. Bon qui lui donnait le même conseil il répondait avec un air
d'entêtement:

--Eh non! je vous dis.

Et il continuait à suivre des yeux sa femme dont les énormes ciseaux
grinçaient et mordaient sans relâche dans l'épaisseur des tissus.

Parmi les nouvelles ouvrières, il y avait Gabielle. Elle prononçait
ainsi son nom, et personne ne songeait à l'appeler Gabrielle. C'était
une grande et belle fille qui riait de tout et qui menait sa machine
tambour battant. Elle avait la peau épaisse et un gros nez, mais ses
dents étaient si blanches et ses lèvres si fraîches qu'on oubliait vite
le reste du visage. Elle gardait les bras nus jusqu'aux coudes et son
corsage s'ouvrait toujours à la poitrine.

Elle arrivait des Ardennes, et n'avait pas beaucoup plus de dix-huit
ans.

Elle venait de quitter ses parents à la suite d'une scène qui la faisait
rire aux larmes chaque fois qu'elle en parlait.

Ils avaient voulu la marier à un voisin qu'elle n'aimait pas et chacun
d'eux en la prenant à part espérait la décider. Mais voilà qu'un
dimanche son père et sa mère s'étaient mis à lui parler tous deux
ensemble; sa mère vantait les qualités du fiancé et prédisait un bonheur
tout pareil à celui qu'elle possédait elle-même depuis son mariage. Et
comme Gabielle s'entêtait à répondre qu'elle n'aimait pas le voisin, son
père lui avait dit en l'embrassant: «Cela ne fait rien, ma petite fille.
Tiens! Vois-tu, moi j'ai épousé ta mère parce qu'elle était sage et
qu'elle avait un peu d'argent, mais je ne l'aimais pas.» Aussitôt
Gabielle avait vu sa mère se dresser contre son père en criant: «Ha! Tu
ne m'aimais pas?»

Et elle l'avait vu se retourner d'un seul coup pour prendre le manche à
balai. «Ha! tu ne m'aimais pas... Méchant homme.» Et au souvenir de son
père prenant la fuite, Gabielle riait, en ouvrant la bouche si grande
qu'on apercevait le fond de sa gorge toute semblable à une fleur rose.

Elle aussi avait l'amour de la danse. En entendant parler d'un bal où
Bouledogue se promettait de danser tout une après-midi, elle devint
remuante au point de ne pouvoir tenir en place. Dans son pays elle
allait au bal chaque dimanche et jamais ses parents n'y avaient trouvé à
redire. Sa mère l'y accompagnait même de temps en temps, rien que pour
le plaisir de la voir sauter. Bouledogue n'y voyait pas de mal non plus,
et elle ne fit aucune difficulté pour l'emmener au bal Bullier le
dimanche suivant.

A l'encontre de Bouledogue qui ne manquait jamais l'atelier, même
lorsqu'elle avait dansé toute une nuit, Gabielle ne vint pas travailler
le lendemain. Elle s'embrouilla un peu pour en donner la raison, et le
regard que Bouledogue attacha sur elle la fit rougir et lancer sa
machine à toute volée.

On sut qu'à ce bal tout avait bien marché au début. Tandis que les deux
cousines tournaient avec entrain, Gabielle rieuse et tout à la joie
passait sans crainte d'un danseur à l'autre. Mais à l'heure du départ,
elle avait nettement refusé de suivre Bouledogue disant qu'elle saurait
bien rentrer seule.

Ma vieille voisine était devenue aussi ma compagne d'atelier. Sa
vieillesse et sa faiblesse avaient si fort apitoyé Mme Dalignac, qu'elle
s'était engagée à l'employer d'un bout de l'année à l'autre, sans souci
du travail qu'elle pourrait fournir, ni des heures qu'elle donnerait en
moins. Son arrivée avait apporté du mécontentement aux autres, et il
nous fallut l'installer dans la pièce de coupe où elle vint encore
augmenter l'encombrement.

Pas plus que les ouvrières, le patron ne regardait la pauvre vieille
d'un air aimable. Et Duretour, que personne ne gênait à l'ordinaire,
m'avait dit avec une grimace:

--En voilà une idée d'amener ici une femme de l'ancien temps.

Cependant Mlle Herminie ne fut pas longue à gagner les sympathies. Sa
franchise brusque et le ton d'égalité qu'elle prit avec chacun, plut
vite au patron et attira l'attention des autres qui la rappelèrent dans
l'atelier comme une jeune camarade. Ses comparaisons inattendues et ses
récits pleins d'exagération étonnaient et amusaient.

Sa voix m'était si familière que, la plupart du temps, je n'en retenais
que le son. Mais lorsque je voyais le patron s'approcher pour écouter,
je prêtais l'oreille aussi.

Un jour, j'entendis:

--Arrivés dans la vigne, les garçons offrirent la main aux filles pour
les aider à descendre de la charrette, mais moi qui ne faisais jamais
rien comme les autres, je refuse la main du garçon, et... frrrout... je
me lance, comme une hirondelle. Ma robe rose s'accroche au marchepied,
et pan... je tombe sur la face, et je reste morte. On me releva la
figure fendue de l'oeil au menton, et deux soldats qui passaient par là
me rapportèrent chez mes parents.

Le patron riait et cherchait à voir la cicatrice du visage, mais elle
n'existait que dans l'imagination de Mlle Herminie.

Le dimanche, nous nous réunissions dans ma chambre comme aux jours
passés des vacances.

L'escalier s'emplissait toujours d'odeurs de cuisine, mais l'odeur de
nos propres repas s'y mêlait et nous ne cherchions plus à deviner le nom
des mets ni la qualité du vin que buvaient les autres. Mlle Herminie
mangeait maintenant sa côtelette tout entière et, lorsqu'elle avait bu
par petites gorgées son café bien chaud, elle ne s'inquiétait plus de
l'avenir.

                   *       *       *       *       *

En même temps que Gabielle, il nous était venu Mme Félicité Damoure. Ses
deux noms semblèrent si drôles au patron qu'il ne voulut pas les
séparer.

C'était une petite femme sèche et noire, et quoiqu'elle fût encore très
jeune, sa voix ressemblait à celle d'une vieille femme.

Lorsqu'il y avait une dispute elle criait plus fort que tout le monde et
disait toujours des choses ridicules.

Le jour de son arrivée, le patron nous avait dit:

--Elle est du Midi, mais pas du mien.

Ses tournures de phrases faisaient rire. Elle disait:

--Je me suis perdu le dé. Pourtang, je l'avais mis à la poche.

Mais ce qui lui attirait surtout les moqueries des autres, c'était sa
confiance immodérée dans les tisanes. Elle faisait une consommation
extraordinaire de plantes qu'elle appelait ses petites herbes. A l'en
croire, depuis ses trois ans de mariage, elle avait sauvé son mari de la
mort plus de vingt fois en l'obligeant à boire de la tisane à tous ses
repas.

--Est-ce qu'il est souvent malade? demanda Mme Dalignac.

Et à notre étonnement, Félicité Damoure répondit avec un nasillement
tranquille:

--Non pas! C'est un homme fort qui attend encore sa première maladie.

Son entrée du matin ne passait jamais inaperçue.

Au lieu du bonjour ordinaire et discret de chacune, elle laissait
traîner sa voix fanée:

--Eh! adieu, mesdames!

Parfois Bergeounette l'imitait en reprenant sur un ton aigu et désolé:

--Eh! adieu, mesdames!

Gabielle éclatait de rire, et le patron, que cela amusait, disait en
levant une épaule:

--Seigneur! que cette Bergeounette est bête.

En décembre la morte-saison revint, mais la répétition des modèles donna
suffisamment d'ouvrage pour occuper les anciennes. De plus, chaque fois
que le froid augmentait, il nous arrivait des commandes pressées.
Duretour alors partait en hâte chercher les nouvelles et les machines
neuves reprenaient leur tapage.

Quelques jours avant la Noël, une forte gelée nous valut une série de
manteaux qu'il fallait absolument livrer de suite. Mais Duretour eut
beau courir, elle ne ramena que Gabielle et Félicité Damoure. Les autres
étaient occupées ailleurs ou ne voulurent pas se déranger. Une grande
inquiétude nous vint à toutes. Les manteaux étaient vendus d'avance. Les
étiquettes que Duretour avait apportées en faisaient foi. Et si la
maison Quibu ne pouvait pas les livrer à temps, il y aurait du
désagrément pour elle et pour nous.

Bouledogue elle-même le comprit, et tout le monde décida de veiller pour
terminer au plus vite.

Les deux premiers soirs tout alla bien, mais le troisième, après la
journée finie, chacune manifesta son mécontentement d'être obligée de
revenir passer la nuit du réveillon à l'atelier. Le patron promit des
oranges et du vin chaud, mais sa femme ne cachait pas ses craintes pour
cette dernière veillée.

Cependant vers neuf heures les ouvrières remontèrent les unes après les
autres. Duretour ne parvenait pas à renfrogner son joli visage, malgré
son ennui de ne pas réveillonner dans la famille de son fiancé.

Roberte et Félicité Damoure arrivèrent ensemble toutes recroquevillées
par le froid. Puis ce fut Gabielle, les mains dans les poches de sa
jaquette, et rejetant son souffle comme si elle avait trop chaud.
Bouledogue entra, le nez tout plissé et les dents à l'air. Et, comme
toujours la dernière de toutes, Bergeounette se précipita avec sa
turbulence et son air évaporé.

Lorsque Mme Dalignac eut avancé ou reculé les lampes pour que chacune
fût satisfaite, le travail reprit en silence.

Un roulement de voitures montait de l'avenue et les tramways faisaient
grincer les rails.

Des bandes de jeunes gens descendaient de Montrouge en chantant à pleine
gorge. Et dans les minutes d'accalmie, on entendait démarrer un fiacre
dont l'une des roues râpait le bord du trottoir, tandis que les rires
des femmes se mêlaient aux claquements fêlés des fers du cheval.

A mesure que la soirée s'avançait, nous apportions plus d'attention aux
bruits du dehors. De temps en temps l'une de nous laissait échapper un
gros soupir, et on ne savait pas si ce soupir s'en allait plein de
regrets vers la fête ou s'il était causé par la fatigue de la veillée.

Un peu avant minuit, Bergeounette fit entendre une sorte de chant très
lent et triste comme une plainte. Aussitôt Duretour se moqua:

--Voilà un air gai pour le réveillon.

--C'est un vieux Noël que ma mère me chantait quand j'étais petite,
répondit Bergeounette.

Elle ajouta en remuant tout son corps comme d'habitude:

--C'est l'histoire de Joseph et Marie à Bethléem. Et tout de suite elle
commença:

    Allons, chère Marie,
    Devers cet horloger.
    C'est une hôtellerie,
    Nous y pourrons loger.

Et la voix de Bergeounette se fit soudain très douce, comme devait
l'être celle de Marie, en répondant:

    La maison est bien grande,
    Et semble ouverte à tous.
    Néanmoins j'appréhende
    Qu'elle ne le soit pour nous.

Gabielle s'aperçut qu'elle perdait du temps à écouter le Noël. Elle fit
ronfler sa machine, et les paroles de Joseph, demandant asile pour sa
femme, furent presque étouffées par le bruit. Cependant, on put entendre
une voix irritée qui disait:

    Les gens de votre sorte,
    Ne logent point céans.
    Frappez à l'autre porte,
    C'est pour les pauvres gens.

A travers le bruit de la machine, on suivait Joseph et Marie allant de
porte en porte, et recevant sans cesse des refus et souvent des injures.

Le maître du Grand Dauphin n'avait «ni lit ni couverture» et M. La
Rose-Rouge offrait à Marie un coin sur la paille avec les valets. Une
femme s'apitoyait enfin sur le sort de Marie, elle disait avec surprise:

    Vous paraissez enceinte
    Et prête d'accoucher.

Et Marie, lasse et résignée, répondait:

    Je n'attends plus que l'heure,
    Non plus que le moment.
    Et ainsi je demeure
    A la merci des gens.

Mais du fond d'un couloir un homme rappelait «la bavarde» qui
s'attardait sur la porte, et la femme rentrait à regret dans sa maison
en disant:

    C'est mon mari qui crie,
    Il faut nous séparer.

La machine à coudre s'était arrêtée. Toutes les ouvrières se taisaient
et, pendant un long moment, on n'entendit plus que le bruit des dés
contre les aiguilles, et le froissement doux et chaud des fourrures
contre les étoffes.

Le visage brun de Bergeounette avait un peu perdu de sa fermeté,
lorsqu'elle dit dans le silence:

--Maintenant, Joseph et Marie s'en vont vers l'étable.

La machine à coudre se remit à ronfler.

Le battement de sa pédale faisait penser à un chien qui aboie
furieusement après de pauvres gens qui passent trop près d'une maison
bien gardée. L'aboiement se ralentissait pour reprendre l'instant
d'après, et Bergeounette regardait constamment vers la fenêtre, comme si
elle espérait voir passer Joseph et Marie.

Au dehors, le roulement des voitures s'espaçait. C'était maintenant, sur
l'avenue, le piétinement des groupes qui revenaient de la messe de
minuit. Et tout à coup, deux voix discordantes s'élevèrent pour chanter:

    Il est né, le divin enfant.

Gabielle se mit à rire. Tous les visages prirent un air de contentement
comme à l'annonce d'une grande joie et bientôt l'atelier s'emplit de
bavardages et de chant.

Presque toutes gardaient un Noël au fond de leur mémoire. La grande voix
de Bouledogue fit entendre un air enfantin qu'elle avait appris à
l'école, et personne ne se moqua de celui que Roberte entonna d'une
façon tout à fait ridicule.

La douce voix de Mme Dalignac s'éleva aussi, et je me souvins moi-même
d'un Noël où l'on voyait les bergers solognots quitter leur troupeau
pour aller porter des présents à l'enfant divin.

    Sylvain lui porte un agnelet,
    Son petit-fils, un pot de lait
    Et deux moineaux dans une cage.
    Robin lui porte du gâteau,
    Pierrot lui porte du fromage
    Et le gros Jean, un petit veau.

La nuit était très avancée lorsque les vêtements furent terminés, mais
personne n'en fit la remarque. Les tabourets furent rangés avec bonne
humeur, et la descente de l'escalier fut pleine de rires.

Un froid vif nous surprit en bas. La lune haute et brillante éclairait
l'avenue, comme si quelqu'un l'eût allumée exprès pour cette nuit de
fête. Et pour finir le réveillon, Duretour nous entraîna dans une
joyeuse ronde en chantant de sa voix fausse les derniers mots de mon
Noël:

    Et nos troupeaux, laissons-les là.
    Et nos troupeaux, laissons-les là.



XII


Depuis le jour où Clément était entré dans ma petite chambre, ma vieille
voisine semblait avoir oublié les vignes de son pays pour ne plus se
souvenir que de son amour malheureux. Elle en parlait comme d'une
histoire récente, et quand il m'arrivait de la regarder par hasard,
j'étais toujours étonnée de la trouver vieille.

Elle ne se rappelait absolument rien de son enfance. Toutes ses peines
et toutes ses joies dataient de ses dix-huit ans, comme si la vie n'eût
vraiment commencé pour elle qu'à cet âge.

C'était à ce moment-là que l'amour était entré dans son coeur. Il y
était entré si profondément que rien n'avait pu l'en chasser et que je
l'apercevais comme un feu mystérieux qui la réchauffait sans cesse et
empêchait ses lèvres de se flétrir.

Tout au début de ses confidences, elle avait mis un peu d'amertume dans
son accent, pour dire: «Il nous voyait si coquettement vêtues, ma soeur
et moi, qu'il s'imagina que nous étions riches; mais quand il sut que
nos parents ne nous donneraient pas même une livre d'or en mariage, il
se détourna de moi pour en épouser une autre.»

Son état d'exaltation augmenta avec l'idée que je pourrais devenir un
jour la femme de Clément. A l'atelier, elle était à l'affût de tout ce
que pouvait dire Mme Dalignac sur son neveu. Et le soir elle n'attendait
pas toujours que nous fussions chez nous pour me répéter qu'elle
désirait ce mariage de tout son coeur. Elle faisait des projets à ce
sujet, et s'il m'arrivait d'en rire, elle se fâchait. Puis, elle parut
oublier qu'il s'agissait de mon avenir et non du sien, et bientôt elle
parla de ce mariage comme d'un bonheur qui lui était dû.

                   *       *       *       *       *

En ce jour de Noël notre maison ressemblait à une cage ouverte. Les
enfants s'en échappaient avec des cris joyeux et les appels des parents
se perdaient dans la dégringolade continuelle de l'escalier.

Pour tout le monde c'était un beau jour de fête, mais pour Mlle
Herminie, c'était surtout un jour de beaux souvenirs.

Il était tout pareil à celui-ci, le Noël qui avait vu son fiancé dans la
maison de ses parents, et, tout comme aujourd'hui, les enfants battaient
joyeusement du tambour et soufflaient à grands coups dans des trompettes
de fer-blanc. Notre repas préparé avec soin la laissa presque
indifférente, tant elle avait de choses à dire.

Je l'écoutais parler. Une sorte de jeunesse lui mettait du rouge aux
joues et ses rides paraissaient moins creuses.

Cependant, lorsqu'elle eut dit tout au long la joie de ce jour lointain,
elle ramena ma pensée vers Clément.

Nous savions par Mme Dalignac qu'il viendrait en permission pendant les
fêtes et qu'il profiterait de ce temps pour parler d'une chose très
sérieuse qui engagerait toute sa vie.

Le patron s'était moqué au reçu de la lettre de Clément:

--Té! c'est clair, il va t'annoncer qu'il est amoureux d'une belle jeune
fille et qu'il veut se marier.

Mme Dalignac n'avait rien répondu, mais son regard était devenu fixe
comme si elle cherchait à voir au loin la belle jeune fille que son
neveu avait choisie.

Était-ce moi? comme il me l'avait assuré lors de sa visite, et comme le
désirait si ardemment Mlle Herminie. Un doute me venait. Je n'avais pas
revu Clément quoiqu'il fût venu plusieurs fois en permission depuis ce
jour-là. Et si, dans ses lettres à Mme Dalignac, il parlait des
ouvrières, mon nom n'était pas cité plus souvent que celui de Duretour
ou de Bergeounette. Je n'en ressentais ni ennui ni joie. Rien ne
m'éloignait de Clément, mais rien non plus ne m'attirait vers lui, et
s'il n'avait pas été le neveu de Mme Dalignac, j'aurais eu vite fait de
l'oublier.

Maintenant que nous avions approché nos chaises très près du poêle, Mlle
Herminie parlait encore de son amour. Ses souvenirs s'échappaient un à
un et me faisaient penser à de jolis oiseaux s'envolant par la chambre.
Elle-même prenait par instant une forme merveilleuse dans ma pensée,
tant elle mettait de nuances dans le son de sa voix et tant elle
m'apparaissait loin du présent. Elle ne s'apercevait pas que le froid
entrait en sifflant sous la porte et qu'il cherchait à nous mordre aux
jambes. Elle n'entendait pas grandir la colère du vent qui charriait une
neige dure et la poussait par rafales dans les vitres. Et elle ne vit
pas davantage l'obscurité se lever de tous les coins pour venir
lentement s'étendre sur nous. Elle ne regardait que le petit poêle rond
qui rougissait par en haut. Et lorsque le couvercle fut devenu semblable
à une boule de feu, et qu'on ne vit plus que lui et la lueur qu'il
mettait au plafond, Mlle Herminie cessa de parler et s'endormit.

Je me levai sans bruit pour aller jusqu'à la fenêtre. Sur le boulevard
bien éclairé, des groupes de gens se hâtaient en riant et parlant haut.
Leurs ombres se mêlaient en se traînant à leurs pieds et leurs
parapluies recouverts de neige semblaient d'énormes fleurs qu'un grand
vent aurait balancées. Au-dessus des toits la nuit n'était pas encore
complète, mais le ciel était si bas que j'imaginais pouvoir le toucher
rien qu'en étendant un peu la main. Et là-bas, très loin, par-dessus les
maisons, une cheminée d'usine lançait une épaisse fumée que le vent
rabattait et qui s'allongeait vers moi, lourde et noire comme une
menace.

Un appel de Mlle Herminie me fit revenir vers le poêle:

--Ne laissez pas éteindre le feu, disait-elle.

J'allumai d'abord la lampe et j'aperçus la vieille femme toute diminuée,
et comme ratatinée sur sa chaise. Le rouge de ses joues s'en était allé
et ses rides se creusaient profondément à chaque coin de sa bouche.

Elle fit silence un bon moment, puis, quand elle eut resserré ses jupes
autour de ses jambes, elle parla de nouveau. Mais la mémoire aux jolis
souvenirs s'était fermée et celle qui s'ouvrait maintenant ne contenait
que des plaintes et des regrets.

J'activai le feu, mais le poêle eut beau faire rougir encore une fois le
couvercle, Mlle Herminie resta grave et pleine de mélancolie.

                   *       *       *       *       *

Nos vacances ne devaient durer qu'une semaine; aussi, malgré le mauvais
temps, j'entraînais chaque jour ma vieille voisine à la promenade.

Elle n'apportait pas beaucoup d'attention aux choses de la rue. Elle
s'appuyait à mon bras en continuant à parler de sa jeunesse, et quand
elle ne trouvait plus rien à dire sur elle-même, elle contait les joies
et les douleurs des autres. Dans notre quartier il n'y avait que le
boulevard Saint-Michel qui la rendait attentive. Elle aimait ses
trottoirs bruyants et encombrés où l'on rencontrait des couples jeunes
qui s'embrassaient tout en marchant.

En dehors de ce boulevard, c'était surtout au Luxembourg que je la
conduisais.

Par ces jours d'hiver le jardin semblait être devenu notre propriété.
Des passants le traversaient dans un sens ou dans l'autre, mais personne
ne s'y arrêtait. Il ne fallait pas songer non plus à nous y arrêter. Le
vent qui soufflait sur la terrasse faisait baisser la tête à Mlle
Herminie et coupait par le milieu ses plus belles histoires. Nous
marchions à l'aventure, et le plus souvent, nous ne dépassions pas la
pépinière dont les allées étaient les mieux abritées. Tout à côté,
c'était le grand bois, un bois où les arbres gardaient tous la même
distance et où l'herbe n'avait jamais poussé entre les cailloux. Tout y
était de couleur sombre, les bancs se mêlaient à la terre et aux
branches, et la baraque de guignol avait l'air d'une hutte abandonnée.
Au loin dans les allées pleines de brouillard, des formes grises
passaient, se croisaient et disparaissaient.

Dans la pépinière les arbres n'étaient pas moins noirs, et il ne restait
aux pelouses qu'un semblant de verdure, mais les buis et les fusains
conservaient toute l'épaisseur de leur feuillage d'été.

Dès notre entrée les moineaux nous reconnaissaient. Ils arrivaient par
groupes au-devant de nous et volaient jusque sur nous pour prendre le
pain que nous apportions. Les merles restaient à l'écart et se sauvaient
tout peureux à notre approche, mais les pigeons réclamaient leur part
avec insistance, et nous suivaient comme des mendiants. Tout comme les
bancs du jardin, les oiseaux se confondaient avec la terre. Leurs belles
teintes brillantes, leurs beaux plumages lisses avaient disparu. Les
pigeons, surtout, semblaient être vêtus de laine usagée. Ils avaient
perdu leur vivacité aussi, et sautillaient frileusement autour de nous.
A notre départ, ils s'envolaient lourdement pour s'abriter dans
l'encoignure des branches. Quelques-uns se perchaient au plus haut des
arbres et, dans le soir tombant, ils ressemblaient à de vieux nids que
le vent d'hiver n'avait pu jeter bas.

Seules les chaises de fer qu'on rencontrait de-ci de-là ne se mêlaient à
rien. Toutes se ressemblaient par la rouille et l'usure; mais chacune
d'elles restait distincte comme un être vivant.

Quelques-unes tombées en travers du chemin semblaient accroupies comme
des chiens de garde, tandis que d'autres bien étendues sur le dos
paraissaient disposées à dormir longtemps.

Au milieu d'un groupe rangé en cercle, l'une d'elles juchée en équilibre
sur sa soeur et balancée par le vent laissait échapper des cris aigus
que les autres semblaient écouter en silence.

Deux couchées face à face à l'abri d'un massif avaient l'air de se
parler tout bas, tandis qu'une troisième, à moitié cachée par un banc,
se penchait sur elles comme pour surprendre leur secret.

Il y en avait dont la pose était si pénible à voir, que nous ne pouvions
nous empêcher de les redresser.

Beaucoup étaient solitaires et nous surprenaient au passage comme des
êtres mystérieux. Bien dissimulées contre un arbre, elles semblaient s'y
appuyer seulement de l'épaule et levaient un pied.

Le jour de l'an était notre dernier jour de fête; mais le froid devint
si dur et le ciel si chargé de nuages que Mlle Herminie refusa de
sortir. Elle ramena de chez elle un vieux fauteuil délabré qu'elle eut
bien du mal à mettre d'aplomb. Puis, quand elle se fut enfoncée dedans
au point de ne plus pouvoir en sortir sans aide, elle dit d'un ton très
net:

--A présent, j'attends mes étrennes.

Ses étrennes!

Le rire qui nous gagna brusquement se prolongea, car, pas plus que moi,
elle n'en pouvait attendre de personne.

Pour conjurer la mauvaise chance de l'année nouvelle, j'avais acheté dès
le matin un petit bouquet de violettes, que nous avions partagé avec le
soin le plus méticuleux. Une violette échappée du bouquet et tombée à
terre pendant le partage avait même été le sujet d'une longue
discussion. J'avais voulu la joindre à la part de Mlle Herminie en lui
assurant qu'elle représentait pour elle une année de plus à vivre, mais
elle l'avait refusée, prétendant que la fleur tombée était la part du
destin. Et, sans perdre une minute, elle lui avait confectionné un
minuscule vase en papier et l'avait posé au plus bel endroit de la
cheminée.

                   *       *       *       *       *

Malgré le froid, notre maison n'était pas moins bruyante qu'au jour de
Noël. Les lapins-tambours, les moutons bêlants et les carabines à
répétition menaient le même vacarme dans l'escalier. Aussi, lorsque
j'entendis frapper à ma porte, je ne bougeai pas, croyant qu'un enfant
la heurtait par mégarde, mais les coups furent répétés avec plus de
force et je me levai pour ouvrir.

C'était Mme Dalignac, un peu essoufflée d'avoir monté trop rapidement
les étages.

Avant même d'entrer elle me demanda très vite:

--Est-ce vrai que vous voulez bien épouser Clément?

Je restais interdite et je me sentis rougir violemment.

Elle attendit à peine et reprit en abaissant vers moi son front qui
dépassait de beaucoup le mien.

--Dites. Est-ce bien vrai?

Toute sa tendresse, tout son désir de bonheur pour son neveu éclatait si
fort dans le tremblement de sa voix que je fis oui de la tête sans
détacher mon regard du sien.

Elle laissa partir son joli rire vers le patron qui arrivait à son tour,
et lui dit:

--Tu vois! Clément n'a pas menti.

Le premier sourire du patron avait été pour sa femme, mais dans celui
qu'il m'adressa ensuite il y avait un réel contentement.

Clément entra aussi avec un visage content.

Il se dandinait un peu dans son bel habit militaire, mais ses gestes
étaient bien mesurés, et son regard se posa sur moi avec un grand calme.

Mme Dalignac expliqua tout en faisant asseoir son mari:

--C'est ce matin que Clément nous a parlé de vous.

Elle ajouta comme si elle s'excusait d'être venue:

--C'était trop grave, je ne pouvais pas attendre jusqu'à demain votre
réponse.

Clément ne resta pas longtemps sans rien dire. Il fut même presque le
seul à se faire entendre pendant le temps qui suivit. Il exposa
lentement et nettement ses projets d'installation et de travail, et, à
la façon dont il parla de notre futur ménage, je compris qu'il y avait
longuement réfléchi.

Je suivais ses paroles sans en laisser perdre une seule. De temps en
temps mon regard rencontrait le sien, mais la confiance en soi-même que
j'y retrouvais chaque fois, m'obligeait à rechercher celui de Mme
Dalignac qui restait un peu suppliant et plein d'espoir.

Le jour baissa tout à coup et la neige se mit à tomber. Elle
tourbillonnait molle et légère comme du duvet fin et Mlle Herminie nous
la montrait du doigt en disant selon son habitude:

--Les anges secouent leurs ailes.

Clément ne s'attarda guère à regarder la neige. La boutique de
tapissier, bien décorée et bien achalandée où il se voyait déjà le
maître, absorbait toute son attention. Il me prévint que notre mariage
aurait lieu dès son retour du régiment et ses yeux s'adoucirent tout à
fait, lorsqu'il me dit en se levant:

--Vous me serez très utile dans mon métier, et je suis sûr que vous ne
regretterez rien.

Il allait commencer une autre phrase; mais le patron l'en empêcha en se
moquant:

--Eh! On ne sait jamais... Ne chante pas si vite... donque.

Clément rit avec nous et Mme Dalignac qui s'était levée en même temps
que lui, étendit la main pour me dire:

--Croyez-moi, c'est un bon garçon...

Elle riait doucement. Et toute la joie qui était en elle semblait se
répandre autour d'elle.

Avant de partir, Clément jeta un rapide coup d'oeil sur la plupart des
objets comme s'il en faisait le compte. Puis il déplaça les deux
bouquets du matin qu'il trouvait trop rapprochés l'un de l'autre, et
après avoir flairé la petite violette solitaire, il la prit et la mit
sans façon à la boutonnière de sa tunique. Il sortit derrière le patron
et sa femme, et comme au jour où il était venu seul, je demeurai
longtemps penchée sur la rampe de l'escalier.

Je retrouvai Mlle Herminie le front collé à la vitre. Elle gardait les
yeux fermés, et ses mains se joignaient sous son menton.

Je restais silencieuse à côté d'elle. Devant nous les toits commençaient
à retenir la neige. Les poteries déteintes des cheminées s'alignaient et
semblaient se presser les unes contre les autres pour se garantir du
froid. Parmi elles les longues cheminées de tôle se dressaient sous le
capuchon de leurs girouettes, et tournaient obstinément vers nous
l'entrée de leur gouffre noir.

Mlle Herminie revint à son fauteuil, et moi au petit banc qui me
rapprochait d'elle; cependant le reste de la soirée nous trouva souvent
en désaccord. Et à l'heure du coucher, la pauvre vieille me dit tout
attristée:

--Mes étrennes sont belles, mais je ne sais s'il faut m'en réjouir ou
pleurer.

Cette nuit-là, je rêvai que Clément m'avait fait monter sur le
siège d'une toute petite charrette, où il n'y avait de place
que pour un seul. J'étais si serrée entre lui et la ridelle
que j'en perdais le souffle. Clément ne se doutait de rien.
Il tenait les guides à pleines mains et lançait hardiment le
cheval sur un chemin tout encombré de bois coupé. La voiture
restait d'aplomb et la bête bien tenue ne trébuchait pas,
mais voilà qu'au tournant d'un petit pont, le chemin se
fermait brusquement en cul-de-sac, et avant que Clément
ait pu arrêter son cheval, il s'abattait lourdement et la
charrette culbutait. Deux fois de suite je fis ce rêve et, la
deuxième fois, je sentis mes membres toucher si rudement la terre que
j'eus peur de me rendormir. Je me mis sur mon séant pour échapper
au sommeil, et je cherchai à reconnaître les bruits du dehors.
Ils avaient changé de son. La voix des passants attardés m'arrivait
sans le choc de leurs pas, et je devinais le passage des fiacres
sans en entendre le roulement. Puis l'église Notre-Dame-des-Champs
sonna un coup qui me sembla très proche et très loin tout à la fois,
comme si la cloche eût été enveloppée d'étoffes. Alors pour faire cesser
l'angoisse qui commençait à m'oppresser, je sautai à bas du lit et
courus à la fenêtre.

C'était la neige qui étouffait les sons. On ne la voyait pas tomber;
mais elle s'étalait épaisse et blanche sous les lumières. Et là tout
près, sur le trottoir d'en face, un bec de gaz faisait reluire les
flocons qui tournaient autour de lui comme de gros papillons blancs.

Je retournai à mon lit. Et longtemps, dans le silence de la nuit, je
suivis par la pensée le vol des anges qui secouaient leurs ailes sur
Paris.

                   *       *       *       *       *

Au matin, lorsque Mlle Herminie m'éveilla, un vent glacé soufflait sur
la ville. Le temps s'était éclairci et des milliers de petits nuages
blancs fuyaient dans le ciel en volant très haut.

En bas, des hommes rangés en ligne attaquaient la neige à grands coups
de balai et tous ensemble la poussaient à l'égout, comme une chose
malpropre.



XIII


L'hiver était parti, et le soleil entrait de nouveau dans l'atelier.
Mais si le printemps faisait l'air plus doux et chargeait de fleurs les
marronniers de l'avenue, il semblait emporter jour par jour toute la
fraîcheur et toute la gaîté de Gabielle. Elle-même ne comprenait rien à
l'état de langueur qui lui rendait le travail pénible et lui ôtait toute
envie de rire. Ses lèvres si roses étaient maintenant sans couleur et
l'ombre qui entourait ses yeux faisait paraître ses joues encore plus
pâles.

Chacune de ses compagnes croyait connaître le remède qui pouvait
conjurer son dépérissement et les conseils ne lui manquaient pas:

--Buvez sur la sauge et la petite centaurée, lui criait Félicité
Damoure.

Et elle énumérait ensuite une si grande quantité de plantes à joindre à
celles-ci, que le patron s'amusait à les lui faire répéter à la file,
sous prétexte d'en retenir les noms. Bergeounette conseillait surtout le
bruit et le mouvement. Et Duretour, qui n'aimait pas les tisanes,
assurait que seul un fiancé pouvait ramener la belle santé que Gabielle
avait perdue.

--Paris n'est pas bon pour vous, lui disait de son côté Mme Dalignac.

Et elle l'engageait vivement à retourner dans son pays. Le patron
bougonnait:

--Si elle s'en va, tu perdras ta meilleure mécanicienne.

Gabielle reconnaissait que Paris n'était pas bon pour elle. De plus,
elle avouait qu'il lui faisait peur, mais elle était bien décidée à y
rester une année encore. Elle comptait y travailler dur, afin d'amasser
un petit pécule qui prouverait à ses parents qu'elle était capable de
vivre sans leur secours et assez raisonnable pour se marier à son goût.
Cependant, comme son état ne s'améliorait pas, Mme Dalignac s'inquiéta
de ses traits tirés et l'obligea de consulter M. Bon, le jour où il vint
faire sa visite au patron. Tandis qu'elle quittait sa machine pour venir
à lui, M. Bon la regarda des pieds à la tête. Il ne lui fit pas de
questions, mais il défit adroitement les boutons qui fermaient mal le
corsage et il toucha l'un après l'autre les seins qu'on devinait très
pleins et qui restaient très hauts, sous la chemise.

Il eut un sourire en refermant le corsage, puis il regarda Gabielle bien
en face pour lui dire:

--Le mal n'est pas grand, quand une belle fille comme vous met un enfant
au monde.

Il s'informa seulement de son âge et la renvoya d'un ton amical:

--Allez, belle jeunesse.

Et comme Mme Dalignac attendait avec ses ciseaux en l'air, il ajouta un
peu plus bas en se tournant vers nous:

--Elle est grosse de cinq à six mois.

Gabielle s'était remise tout de suite au travail.

Mais dès que M. Bon fut parti, elle se leva pour demander à Mme
Dalignac:

--Qu'est-ce qu'il a dit que j'avais?

Toutes les machines s'arrêtèrent comme si elles attendaient aussi la
réponse.

Mme Dalignac eut une hésitation, puis elle rougit en répondant:

--Il a dit que vous auriez bientôt votre enfant.

Gabielle plissa le front et tendit l'oreille comme les gens qui croient
avoir mal entendu; cependant elle dit entre haut et bas:

--Mon enfant... Quel enfant?

--Mais, celui que vous portez... Vous devez bien savoir que vous êtes
enceinte.

Non, Gabielle ne le savait pas, et tout le monde le comprit à
l'expression d'épouvante qui se répandit sur ses traits déjà si
décolorés. Elle passa à plusieurs reprises ses mains autour de sa taille
et elle se rassit brusquement. Puis son visage se colora et elle se mit
debout en disant avec un peu de colère:

--Il n'y a que les filles malhonnêtes qui deviennent enceintes, et je
n'en suis pas une.

Bergeounette se rebiffa comme si elle recevait l'injure:

--Laisse donc l'honnêteté tranquille! Ta grossesse prouve seulement que
tu as un amoureux.

Le regard de Gabielle s'arrêta un instant sur elle, puis ses lèvres
s'ouvrirent comme si elle allait parler, mais ce fut son rire qui sortit
le premier. Il partit plein d'éclats comme nous l'avions toujours connu,
et presque aussitôt des mots le suivirent. C'étaient des mots tout
chargés de rire et de défi:

«Non, elle n'avait pas d'amoureux. Elle n'était pas si bête. Elle savait
trop bien qu'une fille qui a un amoureux peut avoir un enfant, et qu'une
fille qui a un enfant est une créature malhonnête que tout le monde
rejette.

«Son amoureux, elle le choisirait à son goût pour se marier comme sa
mère et avoir un ou deux enfants, pas plus, parce qu'il faut d'abord
leur faire une bonne santé, et ensuite leur donner le temps d'apprendre
un bon métier, pour qu'ils puissent à leur tour continuer de vivre
honnêtement.

Son grand rire reparut en s'élargissant, et les mots repartirent tout
traversés de ricanements:

«Les amoureux pouvaient tourner autour d'elle; ils perdaient leur temps.
Elle n'avait pas envie de ressembler à Marie Minard qui habitait une
mauvaise cabane au bout du pays et dont l'enfant était devenu infirme
faute de soins. Celle-là aussi était couturière autrefois, mais à
l'annonce de sa grossesse, sa patronne l'avait chassée de l'atelier, et
depuis ce temps, c'était par pure charité que les gens du pays
l'employaient aux travaux les plus durs.»

Le rire de Gabielle s'échappa encore avec une grande puissance, tandis
qu'elle tournait sur ses talons pour montrer la finesse de sa taille.

Elle paraissait si sûre d'elle-même et son corps gardait une forme si
parfaite que tout le monde fut bien forcé de croire que M. Bon s'était
trompé. Et pendant que les machines se remettaient au travail,
Bergeounette chantonna d'un ton ironique la chanson du _paradis
terrestre_:

    Dans ce jardin tout plein de fleurs
        Et de douceur,
    Le serpent rencontra la belle,
        Et lui parla.

Des jours passèrent, et comme Gabielle ne se plaignait plus, ses
compagnes ne s'occupèrent plus d'elle. Mais il n'en était pas de même du
patron, il la suivait des yeux avec insistance, et un soir, au moment où
elle sortait, il l'arrêta:

--Eh! Dites-moi. Votre ceinture ne tardera pas à craquer.

Il ajouta malicieusement avant que Gabielle eût trouvé un seul mot à
répondre:

--Cela se voit maintenant.

C'était vrai. La taille de Gabielle était devenue si épaisse qu'elle
faisait tirailler sa jupe et obligeait l'étoffe à revenir par devant.

Bergeounette, qui tenait la porte pour sortir aussi, revint vivement sur
ses pas. Elle avait son air de bataille et semblait prête à défendre
quelqu'un, mais au premier regard sur Gabielle, elle dit seulement à
notre adresse:

--Elle ne doit compte d'elle-même à personne.

Gabielle s'était accotée à la table de coupe en cachant sa figure dans
son bras, comme une gamine qui craint les coups.

--N'aie pas honte, va! Toutes les filles ont des amoureux, lui dit
Bergeounette.

Et tout doucement elle lui découvrit le visage.

Alors Gabielle parla d'un ton navré:

--Je le vois bien, que je vais avoir un enfant, mais je ne sais pas
comment cela peut se faire, puisque je n'ai pas d'amoureux.

--Est-ce qu'il vous a abandonnée? demanda Mme Dalignac.

--Non.

--Est-ce qu'il est mort? demanda à son tour Bergeounette.

--Non, répondit encore Gabielle.

Devant notre silence, elle reprit:

--Personne ne me croira, et pourtant je dis la vérité. Je n'ai jamais eu
d'amoureux.

Bergeounette prit le parti de rire.

--Comment! Tu étais toute seule pour faire cette merveille?

--Je ne sais pas, dit Gabielle.

Et elle nous regardait comme si elle attendait de nous des
éclaircissements sur son état.

A travers des questions très précises, Bergeounette continuait ses
plaisanteries. Et toujours Gabielle répondait avec un air de chien
perdu:

--Je ne sais pas.

Puis comme le patron commençait de blaguer aussi, elle se mit à pleurer.

Le doux visage de Mme Dalignac devint plein de pitié:

--Cessez de la tourmenter, dit-elle. Vous voyez bien qu'elle ne sait
rien.

Elle ajouta en posant une main sur le front lisse de Gabielle:

--La vérité se fera jour d'elle-même.

                   *       *       *       *       *

La vérité se fit jour dès le lendemain. Gabielle, qui avait pris le
temps d'élargir la ceinture de sa jupe, arriva en retard contre son
habitude et il lui fallut déranger deux de ses compagnes pour gagner sa
place. Ses paupières gonflées et sa façon de passer entre les machines
avec la crainte de s'y heurter apprirent vite à chacune que M. Bon ne
s'était pas trompé. Il y eut des exclamations et des rires parmi les
nouvelles, et dans le coin des anciennes, Bouledogue écoutait
attentivement ce que lui chuchotait Bergeounette.

A la fin de la journée Bouledogue s'attarda pour rappeler à Gabielle son
absence de tout un jour à la suite du dimanche de bal.

Gabielle ne semblait pas l'avoir oubliée; car aux premiers mots elle
devint très rouge et dit:

--Oui, je suis sûre que mon malheur vient de là.

Et elle nous apprit ce qu'elle n'avait pas osé dire encore, tant elle
avait craint les moqueries.

Elle ne savait pas du tout comment elle avait quitté le bal. Elle se
souvenait seulement d'avoir eu très chaud, et d'avoir bu avec son
dernier danseur. Puis, le jour suivant, elle s'était réveillée bien
après midi dans une chambre qui n'était pas la sienne. Longtemps elle
avait cherché à comprendre, et n'y parvenant pas, elle avait appelé,
mais personne n'était venu. Alors une peur affreuse l'avait fait se
vêtir en hâte et fuir la maison sans regarder derrière soi. Où était
cette maison? Comment s'appelait la rue? Gabielle ne le savait pas, et
elle comprenait bien qu'elle ne retrouverait jamais ni l'une ni l'autre.

La voix de Bouledogue gronda:

--Vous n'aviez guère la tenue d'une fille honnête à ce bal, et je peux
bien dire que c'était une honte de vous voir pendue au cou de vos
danseurs.

--J'avais tant de plaisir, dit Gabielle.

Son air innocent était si naturel qu'un léger rire échappa au patron.

Par contre, Bouledogue railla durement et ses sarcasmes apportèrent tant
de confusion à la pauvre Gabielle, que Bergeounette prit sa défense et
rembarra Bouledogue:

--Toi qui as la langue si sûre, à force d'aller au bal il t'arrivera
bien un jour la pareille.

--Non, fit sèchement Bouledogue.

Et elle souffla violemment par le nez avant d'ajouter:

--Moi, je ne vais au bal que pour danser.

                   *       *       *       *       *

Le travail continua de battre son plein et Gabielle ne fit pas moins
ronfler sa machine que par le passé. Il lui arriva seulement de
l'arrêter un peu brusquement pour poser deux questions à Bergeounette:

--Alors! il me faudra aussi accoucher?

--Bien sûr!

--Comme une femme mariée?

--Dame oui! Tout pareil, répondit Bergeounette en se moquant un peu.

La machine repartit d'un train qui mit longtemps à reprendre son aplomb.

                   *       *       *       *       *

Quand elle en fut à son huitième mois, Gabielle se montra pleine de
révolte. Toute sa colère qu'elle ne savait à qui adresser retombait sur
l'enfant à naître.

--Voyez un peu comme il m'arrange, disait-elle.

Et elle rejetait ses bras en arrière pour accentuer sa difformité.

Il devint bientôt impossible d'imaginer qu'elle avait pu être aimable et
rieuse.

C'était maintenant une femme au visage dur, et à l'air désenchanté qui
portait sa grossesse comme un mal affreux et insupportable. Pendant le
jour, dans le bruit assourdissant de l'atelier, elle semblait parfois
oublier son état, mais le soir après le départ des autres, elle laissait
échapper toute sa rancune contre l'enfant.

--Je n'en veux pas. Il n'est pas à moi, répétait-elle avec force.

Et elle se répandait en imprécations et menaces si violentes contre
l'innocent que le patron s'en offusqua et parla de la faire taire.

Sa femme l'en empêcha:

--Laisse-la dire! Tout son ressentiment va s'en aller en paroles, et
quand son enfant sera là, elle l'aimera.

Dans l'espoir de l'apaiser, Bergeounette essaya de détourner sa pensée
en lui parlant de ses parents. Mais ce fut pis encore, car les regrets
s'en mêlèrent et vinrent augmenter la colère de Gabielle.

Depuis son aventure du bal, alors qu'elle n'en prévoyait pas les suites,
elle avait pensé chaque jour à son retour dans les Ardennes. Que de fois
elle s'était vue arrivant chez ses parents, vêtue d'une jolie robe
gagnée et cousue de ses mains et comme alors elle avait senti son
courage se doubler en pensant à toute la tendresse qui l'attendait dans
sa maison. Maintenant, elle savait qu'elle ne retournerait plus au pays.
Elle ne gardait même plus l'espoir de revoir un jour ses parents; car
elle était certaine que sa mère la renierait:

--Jusqu'à ce bel amoureux que j'ai refusé! disait-elle, et qui
ramasserait des pierres à pleines mains pour me les jeter.

Et à l'idée de tant de mépris sur elle, Gabielle s'emportait jusqu'à la
fureur ou pleurait sans fin.

Un autre tourment vint l'affliger encore.

Dans la rue elle ne pouvait supporter le regard des passants quoique Mme
Dalignac lui eût fait un manteau qui la couvrait jusqu'aux pieds. Il en
fut bientôt de même à l'atelier où elle s'attira les rebuffades de ses
compagnes.

Mme Dalignac exhortait tout le monde à la patience, et affirmait sans
cesse qu'une grossesse n'avait jamais enlaidi personne. Parfois même
avec des gestes très doux elle passait ses mains sur l'énorme ballon que
Gabielle avançait, et avec un joli sourire elle disait:

--Quant à moi, je ne connais rien de plus beau qu'une femme enceinte.

Le patron ne manquait pas de dire comme sa femme, et pour faire cesser
le rire en sourdine de Duretour, il l'interpellait à haute voix:

--N'est-ce pas que c'est vrai?

Et Duretour, le nez sur ses paquets, clamait comme un gamin à l'école:

--Oui, m'sieu.



XIV


Jacques revenait comme autrefois dans la pièce de coupe. L'ancienne
voisine de Sandrine nous en avait raconté long sur les tourments du
pauvre garçon.

Son divorce d'abord, que sa femme avait facilement obtenu contre lui, et
dans le même temps, la grande maladie qui avait fait mourir sa mère.
Puis, lorsque tout lui avait manqué à Paris, il s'en était allé au pays
de Sandrine vers ses deux petits et leur grand'mère dont il ne savait
plus rien depuis des mois. Mais là encore tout lui avait manqué. La mère
de Sandrine n'avait pas pu supporter son dur chagrin, et il avait fallu
aussi la conduire au cimetière. Et pour que le malheur fût complet,
comme les enfants ne portaient pas le nom de leur père et qu'il ne leur
restait aucun parent, on les avait mis à l'Assistance publique comme de
petits abandonnés. Maintenant Jacques s'enfermait chaque soir avec sa
peine dans la petite chambre de Sandrine où il s'était installé à
demeure. Sa voisine, qui le prenait en grande pitié, nous appelait à son
secours:

--Si personne ne lui tend la main, il mourra aussi.

Et elle avait ajouté avec un air de crainte:

--Il y a des nuits où il pleure comme un fou.

La première visite de Jacques n'avait guère duré qu'un quart d'heure, et
il était reparti plus défait qu'à son arrivée. Cependant il était revenu
au bout d'une semaine, et maintenant ses visites se faisaient plus
régulières. Quelquefois encore, il passait sur le trottoir d'en face
sans oser monter, mais le patron qui l'aimait le guettait et lui faisait
des signes. Cela l'amusait, et il riait pour nous dire: «Je fais comme
Bergeounette avec son manchot.»

Jacques ne se faisait pas répéter les signes et peu après son grand
corps apparaissait dans la porte. A mesure que les jours se déroulaient,
il devenait plus expansif, et bientôt il put parler du passé sans que sa
voix s'effaçât trop brusquement.

                   *       *       *       *       *

Mme Dalignac imaginait mille moyens qui lui permettraient de reprendre
ses enfants, mais aucun n'était possible. Il eût fallu avant tout une
femme à Jacques.

--Bien sûr, disait-elle. Il ne manque pas d'hommes veufs qui se tirent
d'affaire avec deux enfants. Mais Jacques...

Et son bras levé très haut restait comme en suspens.

Elle en vint tout naturellement à penser à Gabielle qui était honnête et
courageuse.

Elle croyait qu'un mariage entre elle et Jacques était une chose
raisonnable qui pouvait rendre à tous deux la tranquillité et leur
apporter un peu de bonheur dans l'avenir.

Elle dit à Jacques:

--Vous aurez trois enfants dès votre entrée en ménage. Voilà tout.

Jacques se fit tout de suite à l'idée d'épouser Gabielle. Il la trouvait
plus à plaindre que lui encore, et tout ce que disait Mme Dalignac lui
semblait juste.

Il ne fut pas aussi facile de parler à Gabielle, tant elle apportait
d'indifférence à la personne de Jacques. Il ne comptait pas plus pour
elle qu'une machine à coudre ou que la table de coupe contre laquelle
elle s'appuyait dans ses moments de désespoir, et jamais elle ne s'était
inquiétée de sa présence, lorsqu'elle étalait ses colères ou laissait
couler ses larmes.

Jacques avoua modestement:

--Je crois bien qu'elle ne m'a jamais regardé.

Pour attirer l'attention de Gabielle il lui offrit plusieurs fois son
bras dans la rue. Elle acceptait, tout heureuse d'avoir l'air d'une
femme mariée aux yeux des passants; mais arrivée à sa porte elle
retirait son bras en disant: «Merci» d'un air distrait, comme si
quelqu'un lui eût simplement prêté une canne pour l'aider à franchir un
pas difficile.

Il fallut pourtant se décider à lui parler de ce mariage. Elle ne
répondit ni oui, ni non. Elle laissa seulement voir un étonnement
excessif. Mais à partir de ce jour-là, elle regarda souvent Jacques et
refusa son bras pour marcher dans la rue.

                   *       *       *       *       *

Le mois de juin arrivait avec ses fleurs et sa chaleur. Les marronniers
de l'avenue haussaient leurs branches jusqu'à l'atelier et du matin au
soir le soleil entrait par les fenêtres ouvertes. Malgré cela, les
forces du patron déclinaient et sa maigreur augmentait.

«Il lui manque l'air des Pyrénées», disait à chaque visite M. Bon. Mme
Dalignac pensait de même. Mais rien, ni personne, ne pouvait décider le
malade à quitter Paris. Couché de travers sur sa chaise longue, attentif
à tous les mouvements de sa femme, il restait à la regarder sans jamais
se lasser.

--Au moins, supplia M. Bon, ne restez pas dans cette poussière de
tissus, allez respirer dehors.

Et il indiqua les avenues voisines, et le jardin du Luxembourg où l'on
pouvait se promener ou se reposer à l'aise.

--Oui, oui, répondait le patron, je sortirai demain.

Et le lendemain il restait comme la veille à suivre des yeux sa femme
qui, sans jamais se lasser non plus, soulevait à pleins bras les lourdes
pièces d'étoffes, pour les dérouler sur la table et couper plusieurs
vêtements à la fois.

Avec le beau temps l'envie du balcon d'en face le reprenait. Il
bougonnait contre ceux qui avaient la chance de le posséder et qui n'en
jouissaient pas. En effet, jamais personne n'y venait à ce balcon, ainsi
que l'avait prédit Bouledogue. Il ne servait qu'à battre des tapis, et
déjà de larges taches grises apparaissaient sur ses barreaux tournés et
sur la blancheur de ses pierres.

Pour décider le patron à sortir, Mme Dalignac prit le parti de m'envoyer
chaque jour au Luxembourg avec lui. Il était de mauvaise humeur tout le
long du chemin, et nous n'étions pas encore arrivés au jardin qu'il me
rappelait déjà l'heure du retour. Il ne croyait pas à sa guérison et il
me blâmait d'obéir à sa femme. Aussi, après avoir placé sa chaise tout
près de la sortie, il affectait d'oublier ma présence, et dépliait vite
son journal qu'il mettait entre nous deux. Cependant il ne le lisait
guère, il regardait surtout les belles promeneuses, et quand l'une
d'elles offrait quelque ressemblance avec Mme Dalignac il redevenait
aimable avec moi en attirant mon attention:

--Dites, petite Marie-Claire, regardez un peu celle-ci. Elle lui
ressemble, hein! Mais tout de même, elle n'est pas aussi bien faite.

C'était vrai, presque toujours, car il était difficile d'être aussi bien
faite que Mme Dalignac.

Après une semaine de grognements et de révoltes, il prit goût au jardin.

La terrasse toute brûlante de chaleur l'attirait plus que l'ombre et la
fraîcheur des arbres, et lorsqu'il rencontrait un banc de pierre placé
en plein soleil, il s'y asseyait largement et le touchait aussi des
mains comme pour en prendre toute la tiédeur.

La pépinière et le bois avaient bien changé depuis la Noël. Les pigeons
tout habillés de neuf s'y promenaient maintenant deux par deux, et les
moineaux tout occupés de leur nid oubliaient de se disputer pour voler
vers tous les brins de duvet qui passaient dans l'air.

Gabielle qui ne pouvait plus faire sa journée complète venait parfois
nous rejoindre. Elle tournait le dos aux passants et se tenait raide sur
le banc, comme si elle voulait dissimuler sa grossesse aux merles qui
couraient tout inquiets à travers la pelouse.

Jacques aussi venait nous rejoindre. A l'encontre de Gabielle, il se
tenait sur le banc comme un bossu, et n'essayait même pas de réprimer le
tremblement nerveux qui lui écartait brusquement les coudes du corps et
le secouait profondément.

A droite et à gauche de nous, des jeunes mères, au visage paisible,
surveillaient d'un coup d'oeil leurs bambins déjà grands ou balançaient
d'une main la petite voiture qui servait de berceau à leur nouveau-né.

Jacques évitait de regarder les enfants et les mères, et Gabielle, les
épaules droites et les yeux fermés, pleurait et se lamentait tout bas.

                   *       *       *       *       *

Il m'avait fallu moins d'une semaine, à moi, pour prendre goût au jardin
du Luxembourg. J'y vivais dans une sorte d'enchantement qui me faisait
oublier le patron et ses bouderies.

J'imaginais que le jardin voguait dans l'espace, et que ses grilles aux
lances dorées n'étaient là que pour en maintenir les bords.

Très hautes parmi les arbres, les reines, toutes blanches sur leur
piédestal, me faisaient penser à des anges prêts à s'envoler. Et dans le
lointain les tours de Saint-Sulpice dont on n'apercevait que le faîte,
semblaient placées dans le ciel comme des reposoirs.

Les bruits de la ville n'arrivaient pas jusqu'à nous, et le vent qui
passait dans les feuilles était doux à entendre comme un froissement de
soie.

A tout instant dans ma mémoire la voix de Bergeounette chantait la
chanson du _Paradis terrestre_:

    Dans un jardin délicieux,
        Tout près des cieux...

Par delà les allées, lorsqu'un groupe d'enfants vêtus de couleurs
claires passaient en courant, je croyais voir des touffes de fleurs
échappées aux plates-bandes et s'enfuyant vers les sous-bois.

Sur les bancs et sur les chaises, des couples restaient inactifs et
silencieux, comme écrasés de bonheur.

D'autres couples, très jeunes, très graves et le regard fixé en avant,
s'en allaient à pas pressés vers la pépinière.

Puis le soir tombait, et brusquement une sonnerie de clairon nous
avertissait qu'on allait fermer les portes. Et de nouveau je pensais à
la chanson de Bergeounette:

    Adam, Adam, entends ma voix,
        Sors de ce bois.

Le patron se levait, et comme s'il eût pensé aussi à la chanson, il me
disait avec ennui:

--Allons, petite, on nous chasse.

                   *       *       *       *       *

Malgré sa faiblesse le patron était toujours présent le matin à
l'arrivée des ouvrières, et il trouvait encore des choses drôles à dire
aux retardataires:

--C'est la faute à l'édredon, je parie.

A Duretour, dont le chignon n'était pas plus lisse que la veille, il
disait:

--L'oreiller vous tirait par les cheveux, hein?

Le repos qu'il prenait ne ramenait guère de couleur à son visage, et il
supportait difficilement le bruit des machines. Il devint peureux, et
bientôt les bruits inconnus le troublèrent plus que de raison. Il lui
arrivait de poser la main sur nos ciseaux pour nous dire:

--Écoutez donc, qu'est-ce qui fait ça?

Nous écoutions et Mme Dalignac se moquait doucement, à voix basse:

--Ça, c'est un lion qui entre par le trou de la serrure.

Il riait avec nous, et un peu de rouge venait à ses joues.

Un matin qu'il avait vu sortir une petite souris de la caisse à
chiffons, il eut presque une colère en exigeant que Duretour allât tout
de suite chercher le chat du voisin.

C'était un gros chat né dans l'appartement d'à côté et qui n'avait
jamais vu de souris. On le rencontrait souvent sur le palier où il
recherchait les caresses des ouvrières. Aussitôt entré, il sauta sur les
machines, et il fit le tour de l'atelier en flairant dans tous les
coins, puis, quand il eut tout vu, il se fourra dans un casier vide pour
y dormir à son aise.

La petite souris se doutait du danger. Elle montra plusieurs fois son
fin museau entre le mur et le dessus de la cheminée, mais elle n'osa pas
aller plus loin. Puis comme le gros chat dormait toujours, elle
s'enhardit et traversa l'atelier pour gagner la cuisine.

Elle recommença les jours suivants. Elle passait toute menue et vive
avec sa jolie robe grise, et Bergeounette, qui la guettait, riait de la
voir si adroite.

Pourtant le chat l'aperçut, il sauta lourdement de sa planche et s'en
alla derrière elle dans la cuisine. Il revint peu après, mais son allure
était changée. Il avançait avec précaution et tout son corps
s'allongeait, ses yeux étaient plus jaunes aussi, et il étirait
longuement ses griffes. Il fit encore le tour de l'atelier, mais au lieu
de retourner à son casier, il se plaça sous un tabouret tout près de la
cheminée. Il avait l'air de dormir le nez sur ses pattes, mais l'une ou
l'autre de ses oreilles restait constamment dressée, et l'on voyait une
raie claire entre ses paupières.

La petite souris ne se pressait pas de revenir, et personne ne pensait
plus à elle ni au chat, lorsqu'on entendit un cri si fin et si long que
toutes les machines s'arrêtèrent et que tout le monde regarda vers le
tabouret. Le chat y était encore, mais il se tenait couché sur le côté,
et, sous l'une de ses pattes, allongée, la queue de la souris dépassait
et traînait comme un bout de cordon noir. Presque aussitôt le cordon
noir s'agita, et la souris s'échappa. Elle n'alla pas loin, le chat lui
barra la route et la retourna d'un coup de patte. Elle resta un instant
comme morte, puis elle essaya de filer vers la cuisine; le chat se
trouva encore devant elle.

Alors elle s'affola; elle voulait fuir n'importe où et n'importe
comment, elle tournait ou se lançait dans toutes les directions, et
toujours, d'un coup de griffes, le chat la ramenait dans l'atelier. Il y
eut un moment où l'on crut qu'elle allait se résigner à mourir, tant
elle était tremblante et affaissée. Mais soudain, elle fit face à son
bourreau. Elle s'était dressée si vite que son élan avait failli la
renverser en arrière; elle resta debout toute frémissante en agitant ses
pattes de devant, tandis que sa petite gueule saignante laissait
échapper des cris variés et suivis. Et chacune de nous comprit bien
qu'elle accablait d'injures l'énorme monstre qui la regardait
tranquillement assis en penchant la tête. Puis, comme si elle eût mesuré
d'un coup toute sa faiblesse, et compris que rien ne pourrait la sauver,
elle vacilla et retomba en poussant une plainte aiguë. Et cela fut si
pitoyable que Bouledogue saisit le chat par le milieu du dos et le jeta
sur la table. Il redescendit très vite, mais la souris n'était plus là.

Le patron retourna à sa chaise longue, et on ne sut pas s'il était fâché
ou content lorsqu'il dit:

--La voilà échappée.

Mme Dalignac respira fort, et ses deux poings qu'elle tenait serrés
contre sa poitrine s'ouvrirent brusquement comme si elle-même n'avait
plus rien à craindre.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain de ce jour on s'aperçut que Gabielle souffrait. Elle
arrêtait sa machine et se courbait en deux pendant une minute, puis elle
reprenait son travail sans rien dire.

Bergeounette la plaisanta:

--Est-ce que c'est pour aujourd'hui?

Et elle s'offrit à l'accompagner sans retard à la Maternité.

Gabielle avait peur de l'hôpital. On avait beau lui dire que la
Maternité n'était pas un hôpital; elle n'en croyait rien. Et, à l'idée
d'y aller ainsi, tout de suite, sans pouvoir y réfléchir encore, sa
répugnance augmentait, et elle affirma ne souffrir que d'un malaise
passager.

Félicité Damoure, qui venait d'avoir un enfant, lui donna raison contre
les autres:

--Pardi! Elle a le temps, la pôvre. Quand le moment sera venu, vous lui
verrez faire une autre grimace.

Mais comme Gabielle continuait à se plier en deux, Bergeounette lui mit
de force son manteau et l'obligea à quitter l'atelier.

Ce fut parmi nous comme un grand événement et la plupart des ouvrières
se mirent à la fenêtre pour voir Gabielle traverser l'avenue. Mme
Dalignac et le patron firent de même, et je m'approchai pour regarder
comme eux.

Un lourd camion attelé de trois chevaux qui montait lentement l'avenue
empêcha les deux femmes de traverser immédiatement, et Bergeounette en
profita pour se retourner vers nous et nous faire des signes d'adieu. On
vit bien que Gabielle voulait en faire autant, mais en se retournant ses
deux pieds échappèrent à la bordure du trottoir, et elle tomba à la
renverse devant l'attelage.

Il y eut des cris. Le cheval de flèche recula, se cabra et monta sur le
trottoir. Puis on vit Bergeounette saisir la bride des chevaux pendant
que le conducteur debout sur son siège tirait à pleines mains sur les
guides.

Des gens accouraient, mais déjà Gabielle se relevait sans aide et se
secouait.

Mme Dalignac n'avait pas attendu la fin pour courir en bas. Elle soutint
Bergeounette autant que Gabielle, et toutes trois remontèrent lentement.

Les yeux vifs de Bergeounette s'écarquillaient, et son visage brun avait
pris une teinte terreuse:

--Jamais je n'ai eu si peur, avoua-t-elle.

Et comme elle ne perdait jamais l'occasion de se moquer d'elle-même
autant que des autres, elle exagéra sa faiblesse avec des mots et des
grimaces qui ramenèrent bruyamment la gaîté.

Gabielle riait. Elle n'avait pas voulu s'étendre sur la chaise longue du
patron, et elle refusait le cordial que Mme Dalignac lui offrait. Elle
riait sans bruit et son rire avait quelque chose de surnaturel. La
pâleur de son visage avait aussi quelque chose de surnaturel, et n'était
pas plus agréable à voir que son rire, mais toute la dureté de ses
traits était partie et son regard redevenait doux et confiant. Elle
reprit sa machine et il ne fut plus question d'accouchement ce jour-là.

Il n'en fut pas davantage question le lendemain ni les jours suivants.
Et si Gabielle se pliait encore en deux de temps à autre, elle ne se
plaignait pas, et sa machine ne faisait pas moins de bruit que celle des
autres.

Huit jours étaient déjà passés lorsque M. Bon vint faire sa visite au
patron. Parce qu'il s'était intéressé à Gabielle, le patron lui raconta
sa chute comme une histoire drôle, mais M. Bon ne trouva pas l'histoire
si drôle et il avança un peu la tête dans l'atelier pour regarder
Gabielle. A peine l'eut-il regardée que ce fut comme un nouvel accident
qui arrivait. Il se pencha sur elle, la saisit à l'épaule et avant
qu'elle ait pu résister, il l'entraîna vers la porte.

Les fenêtres s'ouvrirent comme la fois d'avant, et l'on vit Gabielle
moitié tirée, moitié portée par M. Bon jusqu'à une voiture qui s'éloigna
aussitôt.

Tout le monde crut à un accouchement précipité. Gabielle elle-même avait
dû y croire; car à son passage dans la pièce de coupe, elle avait tourné
vers nous un visage désolé. A cet instant seulement j'avais remarqué ses
paupières violacées et ses lèvres d'une couleur si sombre qu'elles en
paraissaient noires.

M. Bon ne tarda pas à revenir chercher son chapeau qu'il avait oublié.
Il eut un haussement d'épaules plein de mépris pour notre ignorance,
quand il dit un peu rudement:

--Elle porte son enfant mort depuis le jour de sa chute.

Après une semaine on sut que Gabielle échapperait à la mort, et qu'elle
avait supporté ses souffrances avec le plus grand courage.

Le dimanche suivant, à l'heure de la visite aux malades, je retrouvai
Bergeounette à la Maternité. Il ne fallait pas penser à faire parler
Gabielle, mais Bergeounette se rattrapait en posant mille questions à
l'infirmière, qui nous retenait à l'écart du lit de la malade.

La dernière question fut celle qui nous intéressait le plus:

--Était-ce une fille ou un garçon?

L'infirmière n'avait pas songé à s'en informer, et ses deux mains
ensemble firent un geste d'indifférence quand elle répondit:

--Ce n'était qu'un peu de chair en décomposition.

A peine dehors, Bergeounette me prit le bras pour dire:

--Quelle chance pour elle que cette chute.

Elle ajouta avec le ton grave qu'elle avait parfois:

--L'enfant s'en est allé comme le père était venu, sans que Gabielle ait
vu la forme de son corps ni la couleur de son visage.



XV


Maintenant le patron restait au lit avec la fièvre. Son état s'était
aggravé à la suite d'une grosse pluie d'orage que nous n'avions pas su
éviter, et qui nous avait retenus trop longtemps sous un arbre du
Luxembourg.

M. Bon s'alarmait de cette fièvre qui ne diminuait pas malgré les soins
et les médicaments. Par contre Mme Dalignac n'en prenait aucun souci et
continuait à croire à la guérison très prochaine de son mari. Aux
ouvrières qui la questionnaient et à Bergeounette qui n'osait plus
chanter, elle disait:

--Je l'ai vu bien plus malade que cela.

Églantine, qui était allée chez M. Bon en secret, redoutait tout de ce
refroidissement. Elle s'épouvantait aussi de voir Mme Dalignac si
tranquille. Rapidement, entre deux portes, elle m'avait dit:

--Ma tante n'entend rien aux maladies. Elle n'a jamais eu un rhume ni
une heure de fièvre; et, si mon oncle vient à mourir, elle en sera
frappée comme d'un malheur inattendu.

Je voyais bien qu'Églantine avait raison, mais pas plus qu'elle je ne
pouvais faire comprendre à Mme Dalignac que son mari était en danger.

Tout le lui indiquait cependant, l'air soucieux et comme en colère de M.
Bon, l'égarement des yeux du patron ainsi que le rouge de son visage
autrefois si pâle. Mais tout cela ne semblait exister que pour nous.
Lorsque Mme Dalignac touchait le front moite et les mains chaudes du
malade, elle ne pensait pas à la fièvre et n'en accusait que la chaleur
de juillet. Elle en arrivait même à me faire partager sa confiance
malgré les avertissements d'Églantine.

L'exemple de Sandrine semblait lui donner raison. «Elle aurait pu guérir
avec du repos et des soins», avait dit M. Bon. Le repos et les soins
n'avaient pas manqué au patron, sa femme n'avait marchandé ni sa peine
ni son courage pour les lui assurer, et maintenant que la machine à
broder était reléguée dans un coin et les clientes difficiles éloignées
pour toujours, Mme Dalignac croyait fermement que rien ne pouvait
menacer la vie de son mari. Et à l'inverse d'Églantine, elle gardait sa
douce gaîté et faisait entendre son joli rire.

On était en pleine morte-saison. Les modèles à créer et les courses au
magasin occupaient toutes les heures de Mme Dalignac, mais il m'était
facile à moi de rester auprès du patron pour prévenir ses moindres
désirs. Les autres ne me laissaient pas dans l'embarras. Bouledogue, qui
savait faire le ménage vite et bien, se chargeait de mettre de l'ordre
et de la propreté dans la chambre, et Duretour, qui surveillait les
fioles à médicaments, courait chez le pharmacien dès que cela était
nécessaire.

Le patron se montrait heureux de nous voir si attentionnées. Il se fâcha
pourtant, lorsqu'il vit Bergeounette grimper sur l'appui de la fenêtre
pour nettoyer plus facilement les vitres:

--Eh! n'allez pas vous casser les pattes, espèce de grande sauterelle.

Et il ajouta en la forçant à descendre:

--Pour ce qui me reste de temps à les voir, vos vitres.

Il aimait le bruit de l'atelier, et pour n'en rien perdre, il
m'obligeait à laisser toutes les portes ouvertes.

Quelques ouvrières seulement étaient là. Et seule la machine de
Bouledogue faisait entendre le claquement de sa pédale. Dès qu'elle
s'arrêtait, le patron s'inquiétait, mais lorsque Bergeounette chantait,
il s'asseyait sur le lit et se retenait de tousser. Un autre bruit, qui
revenait par intervalle, retenait toute son attention. C'était un bruit
dur, tenace et appuyé:

Crrran, crrran, crrran. On eût dit une forte mâchoire en train de broyer
de la chair et des os. Ce n'était que les grands ciseaux de Mme Dalignac
qui accomplissaient régulièrement leur besogne.

De longues journées chaudes passèrent sans apporter le soulagement que
M. Bon en attendait.

Le patron se moquait de lui par derrière:

--Il ne voit donc pas que je suis au bout de mon rouleau.

Je le laissais dire et riais avec lui. Tandis que je cousais près de son
lit, il me parlait de sa femme. Tout ce qu'il avait à dire sur elle
était à sa louange, et si la souffrance venait à lui couper la parole en
lui rappelant que la mort était proche, il ne s'en effrayait pas, et me
répétait ce qu'il m'avait déjà dit cent fois:

--Avec elle, j'ai eu ma part de bonheur.

A la suite d'une permission de Clément il oublia un peu sa femme pour me
parler de mon futur mariage. Il m'en parlait avec des phrases espacées
qui n'exigeaient pas de réponse:

--A vivre seul on vit sans joie.

Il laissait passer du silence et reprenait:

--On ne peut pas vivre sans joie.

Mais un jour que sa fièvre était plus forte, il dit soudain:

--Il n'a que de l'orgueil.

J'attendis, ne sachant pas s'il parlait toujours de Clément. Et comme je
levai la tête, il dit encore:

--Vous ne pourrez pas être heureuse avec lui.

Tout son corps affaissé semblait céder au sommeil, pourtant il reprit de
la même voix sourde et affaiblie:

--Son coeur est comme un chemin brûlé où on ne rencontre ni source ni
ombrage.

Dans le bruit et l'éloignement Mme Dalignac n'avait certainement pas pu
entendre, et je ne compris pas pourquoi elle entra si vite dans la
chambre, et pourquoi elle resta si longtemps à nous regarder l'un après
l'autre.

Elle toucha les mains de son mari, l'embrassa au front, et repartit
silencieuse comme elle était venue.

Le patron écouta un instant les ciseaux qui recommençaient à mordre, et
ses yeux qui s'étaient fermés au départ de sa femme, se rouvrirent tout
grands lorsqu'il me dit:

--A vivre près d'elle vous gagnerez sa douceur et son courage.

Je n'osai pas lui demander compte des autres paroles et il ne me parla
plus de Clément.

Églantine vint bientôt passer les nuits auprès de son oncle comme j'y
passais moi-même les jours. Lorsqu'elle arrivait un peu avant le coucher
du soleil, le patron la recevait avec un beau sourire de gratitude, puis
il s'endormait lourdement pour une heure ou deux. C'étaient là ses
seules heures de vrai repos, car tout le reste de la nuit il étouffait
ou s'agitait inutilement.

Pour nous aussi c'étaient les seules heures de vrai repos. Après notre
dîner nous nous réunissions toutes les trois dans l'atelier, et, quoique
nous n'ayons pas de secrets à dire, nous parlions bas et n'allumions pas
la lampe.

Ici encore, j'entendais parler de Clément. Mme Dalignac vantait ses
qualités de coeur et exaltait certains traits de son caractère:

--Il est actif et intelligent, et jamais les siens ne connaîtront la
misère.

Églantine ne la contredisait pas, au contraire. Elle ajoutait à l'éloge
de Clément la tendresse reconnaissante qu'il avait vouée au patron et
elle prédisait une bien autre tendresse pour la femme et les enfants qui
partageraient sa vie. Mme Dalignac n'oubliait pas non plus que c'était à
lui qu'elle devait le bonheur de son ménage. Et comme si la connaissance
de son passé eût été un lien qui devait m'unir plus fortement à son
neveu, elle conta un soir comment s'était fait son mariage.

Lorsqu'elle avait dû remplacer sa soeur auprès des trois orphelins, les
deux fillettes ne lui avaient donné que peu de peine, mais il n'en avait
pas été de même de leur frère. Ce gamin de dix ans s'était montré dur,
insolent et volontaire. Il ne répondait aux caresses que par des
moqueries, et aux reproches que par des accès de fureur qui
épouvantaient sa tante et ses soeurs.

Cependant, cet enfant si difficile à manier travaillait bien à l'école,
et passait pour un élève docile et respectueux. Sa docilité et son
respect n'étaient pas moindre envers Dalignac, le brodeur qui venait
presque chaque jour prendre ou rapporter du travail à l'atelier. Et
ainsi la jeune mère adoptive avait compris que pour élever un garçon,
l'autorité d'un homme était nécessaire.

D'autre part, le brodeur qu'on avait toujours connu effacé et timide
avait pris de l'audace en devenant le grand camarade de l'enfant. Il
rejoignait la petite famille dans ses promenades du soir, et il ne
manquait jamais de courir avec Clément autour des arbres et des bancs.

Les deux fillettes avaient tout de suite fait des suppositions. «C'est
moi qu'il veut pour femme», disait Rose, déjà belle comme une fille à
marier.

«Si c'est moi qu'il aime, disait à son tour Églantine, il faudra bien
qu'il attende que j'aie quinze ans.»

Tout en riant avec les deux soeurs, leur tante pensait comme Rose et
faisait pour elle et son jeune frère de beaux projets d'avenir.

Cela avait duré jusqu'au soir où Dalignac s'était brusquement séparé des
enfants pour marcher à côté de leur tante. L'air mystérieux du brodeur
avait retenu les trois enfants à l'écart pendant tout le temps de la
promenade, mais après son départ les deux jeunes filles avaient demandé
avec ensemble:

«Est-ce moi qu'il aime?»

«Ni l'une ni l'autre», avait répondu la tante.

Et en riant de leur déconvenue, elle leur avait appris que c'était
elle-même que le brodeur venait de demander en mariage.

Ce souvenir, qui apportait aujourd'hui une grande gaîté aux deux femmes,
ne fit cependant pas élever la voix à Églantine pour dire:

--Oui, et ton rire alors sonna si clair que j'ai vu pour la première
fois tes beaux cheveux à reflets et ta taille bien mieux tournée que les
nôtres.

Un peu de silence revint.

Dans la faible clarté qui venait du dehors, je voyais les doigts
d'Églantine jouer avec une mèche de cheveux échappée au peigne de Mme
Dalignac. Elle l'allongeait doucement, et, lorsqu'elle la laissait
aller, la mèche remontait d'un seul coup en s'enroulant.

--Ce que tu n'as jamais su, reprit tout à coup Églantine, c'est le
tracas que nous nous sommes donné ce soir-là pour savoir ton âge. Rose
ajoutait je ne sais combien de dizaines à ses quinze ans, et moi je
faisais des calculs dont je ne sortais pas.

Elle rit tout bas en reprenant:

--A la fin nous avons pensé à ton image de première communion qui était
accrochée au mur de notre chambre. Nous n'osions pas décrocher le cadre,
dans la crainte d'être surprises par toi, et nous sommes montées toutes
deux sur la même chaise avec la lampe. On ne distinguait plus
l'écriture, elle s'était comme fondue dans le parchemin et il ne restait
que le nom du mois de mai imprimé en grosses lettres noires. Rose passa
même un linge mouillé sur le verre du cadre, mais la date de ta
naissance n'apparut pas davantage.

Les rires d'Églantine et de Mme Dalignac se joignirent encore, mais
quoiqu'ils fussent presque silencieux, je les reconnaissais comme je
reconnaissais leurs mains unies malgré l'obscurité. Et tandis qu'elles
échangeaient des caresses et des mots affectueux, je pensais à l'image
de première communion qui se trouvait à présent dans la chambre du
patron. J'en revoyais l'écriture effacée et la date perdue, et
j'imaginais les communiants et les communiantes se relevant de la sainte
table et se rejoignant par couples comme dans les mariages, lorsque les
époux sortent de l'église.

                   *       *       *       *       *

Un autre soir, ce fut toute son enfance que Mme Dalignac nous raconta.
Une enfance triste dont elle gardait un souvenir craintif et plein
d'amertume.

Sa mère n'avait jamais pu lui pardonner d'être venue au monde alors
qu'elle se croyait de par son âge à l'abri de toute maternité. «Tu me
fais honte», lui disait-elle.

Et jamais elle ne lui permettait de rire ni de jouer avec les autres
petites filles.

Jusqu'à l'âge de six ans, l'enfant avait connu les caresses de son père,
mais à la mort du brave homme, elle n'avait plus trouvé autour d'elle
que la haine menaçante de sa mère. Au moment de l'apprentissage elle
avait dû faire chaque jour un long détour par une rue sale et peu
fréquentée pour se rendre chez la couturière qui l'occupait. Son départ
comme son arrivée étaient attentivement surveillés, et lorsqu'un jour,
entraînée par les camarades, elle avait osé revenir par la plus belle
rue de la ville, sa mère l'avait frappée avec un tel acharnement qu'elle
avait pensé en perdre la vie.

Et toujours elle entendait ces mots qu'elle n'arrivait pas à comprendre:

«Tu me fais honte.»

Elle grandit pourtant, et avec ses dix-huit ans, la force qui poussait
en elle éloignait la crainte que lui inspirait sa mère, et il lui
arrivait de rapporter à la maison des airs appris à l'atelier.--Elle
cessait vite sous les sarcasmes: «Tu chantes pour attirer les amoureux.»

«Non, je chante parce que je suis gaie.»

Gaie! Comment osait-elle être gaie avec la honte qu'elle traînait après
elle.

Mais, voilà qu'un dimanche, en regardant s'épanouir le printemps, la
jeune fille avait oublié la honte dont parlait sa mère, et brusquement
elle s'était mise à rire. Tout d'abord elle ne sut pas pourquoi elle
riait, puis en entendant résonner ce son clair, elle ne le reconnut pas
comme son propre bien. Elle crut qu'il venait du dehors comme les
hirondelles qui entraient par une fenêtre et ressortaient par l'autre,
mais l'instant d'après, elle comprit que le rire était surtout entré
pour faire du bruit, car il se haussa, s'étendit et résonna aux quatre
coins de la maison.

Il n'alla pas plus loin. Un choc, rapide comme la foudre, s'abattit sur
lui et le tua.

--Ce fut ma dernière étape de souffrance, nous dit Mme Dalignac en
relevant un peu plus son doux visage.

Elle fit une pause comme si elle prenait le temps de fermer une porte
qui n'aurait pas dû être ouverte et elle ajouta:

--La couturière qui m'employait eut pitié de ma bouche enflée, et le
lendemain je quittai secrètement le pays pour suivre une famille
anglaise.

Nos soirées passaient ainsi, une à une, et chacune d'elles nous
rapprochait un peu plus. Parfois une quinte de toux du patron nous
mettait debout au milieu d'une phrase, et nous nous séparions pour
jusqu'au lendemain.

                   *       *       *       *       *

Mme Doublé, qui venait assez souvent voir son frère, ne lui apportait
pas précisément des paroles de tendresse. Sous prétexte de lui faire
oublier son mal, elle le houspillait et lui reprochait aigrement son
immobilité. Elle l'obligeait même à se lever et à marcher dans la
chambre lorsque Mme Dalignac n'était pas là. Il en résultait pour le
patron une fatigue et un mécontentement qui augmentaient sa fièvre et
allongeaient ses crises d'étouffement.

--Elle met du feu sur mes brûlures, disait-il.

Il devinait son arrivée quoiqu'elle ne vînt jamais aux mêmes heures, et
avant qu'elle n'eût frappé à la porte il l'annonçait:

--Voilà Madame j'ordonne.

Elle ordonnait en effet, et de plus elle critiquait tous les conseils du
médecin.

Elle prit peur cependant, le matin où je lui fis signe de se taire. Le
patron avait eu une longue syncope dans la nuit et M. Bon avait prévenu
Églantine qu'il allait vers sa fin.

Elle était là justement, la gentille Églantine.

Elle ne pouvait se décider à quitter son malade, et sur son visage
contracté on voyait l'effort qu'elle faisait pour trouver un moyen de
préparer Mme Dalignac à son malheur.

Dès sa sortie Mme Doublé avait dû aller aussi en secret chez M. Bon, car
le soir même, elle nous rejoignit sans bruit dans l'atelier. Elle
n'avait pas son air arrogant, mais sa voix manquait quand même de
douceur, lorsqu'elle dit à Mme Dalignac:

--Le savez-vous, que mon frère est très malade?

Mme Dalignac eut un haut-le-corps comme si on lui annonçait une nouvelle
maladie de son mari. Et Mme Doublé reprit d'une voix moins dure:

--Le pôvre, il sera peut-être mort demain.

Et comme Mme Dalignac la regardait avec méfiance, elle eut un geste du
pouce, en disant:

--Demandez plutôt à ces jeunes filles.

Églantine fit un pas vif qui la rapprocha de moi, et sa main s'accrocha
solidement à la mienne.

Mme Dalignac nous vit ainsi, elle ne nous demanda rien, mais ses traits
se déformèrent et elle s'assit brusquement sur la table.

Comme s'il n'avait attendu que cet avertissement pour mourir, le patron
nous appela:

--Eh! Venez ici.

Son regard hésita sur nos quatre visages penchés, mais quand il eut
reconnu celui de sa femme il n'en détourna plus les yeux. Pendant un
instant il sembla prêter l'oreille à un bruit familier, et il dit, comme
déçu:

--Ah! oui, la journée est finie.

Et aussitôt sa respiration diminua.

                   *       *       *       *       *

Il mourut sans agonie, presque debout, et son dernier soupir, long, rude
et saccadé, me fit penser au bruit de sa machine à broder.

                   *       *       *       *       *

Comme pour les veillées de couture, deux lampes furent allumées pour la
veillée de mort.

Mme Doublé emplissait l'atelier de cris et de lamentations et Mme
Dalignac, qui rôdait silencieuse et sans larmes, heurtait la table de
coupe chaque fois qu'elle la trouvait sur son passage.

A chacun de ces heurts une chose tombait de la table. Les craies
savonneuses partirent les premières, et le mètre en toile cirée les
suivit en sifflant et se tortillant comme une mauvaise bête qu'on
éveille. Puis, une pièce de soie à moitié déroulée tomba à son tour, et
il nous fallut bien la ramasser pour ne pas la voir se gonfler et
glisser en bruissant jusqu'à nos pieds.

Les grands ciseaux eux-mêmes finirent par sauter de la table. Ils se
fichèrent à cheval sur une lame du parquet et restèrent d'aplomb et
inquiétants comme une barrière close.

La chaleur de minuit n'était pas moins lourde que celle de midi. Pas un
souffle d'air ne venait d'en haut. Les étoiles brillaient à peine dans
le ciel noir, et sur l'avenue les marronniers étaient aussi immobiles
que s'ils s'étaient endormis pour ne plus jamais se réveiller.

Un peu après minuit la douleur criarde de Mme Doublé se calma, et les
jambes trop lasses de Mme Dalignac l'obligèrent à s'asseoir. Elle prit
place selon son habitude entre Églantine et moi. Et le silence qui
planait au dehors entra aussitôt dans la maison.



XVI


Depuis que Mlle Herminie pouvait disposer de quelques francs par semaine
en plus de ses dépenses ordinaires, les boulevards et les jardins de
Paris ne lui suffisaient plus. Il lui fallait suivre la foule des
Parisiens qui s'en allaient chaque dimanche à la campagne, et pour cela
elle se levait tôt et prenait goût à sa toilette. Moi-même j'étais
heureuse d'échapper une journée entière à la ville, et toutes deux nous
partions joyeuses et affairées comme pour une contrée lointaine et
merveilleuse. Le plus souvent un tramway nous conduisait seulement dans
la banlieue, mais d'autres fois le chemin de fer nous emportait bien au
delà, et c'était alors que Mlle Herminie croyait retrouver un peu du
pays qu'elle avait quitté et qu'elle regrettait si amèrement. Le trajet
était déjà pour nous comme une fête. Dès la sortie de Paris, c'était de
chaque côté de la voie les immenses jardins maraîchers avec leurs
cloches de verres s'alignant par centaines, et brillant sous le soleil
comme des bassins d'eau claire. Puis venaient les vergers. Le printemps
les avait fleuris de blanc et rose. Et lorsque le mois de juin fit
rougir les premiers fruits il couvrit en même temps de coquelicots les
larges talus du chemin de fer. Tout cela se brouillait au passage du
train, et on ne savait plus si les fleurs étaient des cerises ou si les
cerises étaient des coquelicots.

La vallée de Chevreuse avait nos préférences.

Lozère surtout ravissait Mlle Herminie. Les coteaux manquaient un peu de
vignes à son gré, mais les pentes couvertes de fraisiers et de pêchers
grêles lui plaisaient plus que la plaine avec ses champs d'avoine ou de
blé.

Après une matinée de marche sur les routes, ou le long de sentiers
perdus, nous nous arrêtions dans une petite auberge, sous une sorte de
hangar ouvert à tous les vents, et construit spécialement pour les
Parisiens du dimanche. Un moineau y avait fait son nid au croisement
d'une poutre et d'un pilier qui soutenaient le toit. Les petits
avançaient la tête sans crainte au-dessus du nid, et les parents
venaient jusque sur les tables prendre les miettes de pain. Il y avait
un tel silence dans la vallée que personne n'osait parler haut sous le
hangar. Les plats se faisaient attendre, mais personne ne s'impatientait
et chacun faisait bonne figure à la servante qui riait sans se presser.
Puis nous repartions, mais que nous fussions en marche sur une route en
plein soleil ou assises à l'ombre fraîche d'un bois, Mlle Herminie
rappelait toujours un souvenir qui allégeait nos pas ou prolongeait
notre repos. Les maisons étroites et hautes rencontrées sur le chemin
lui faisaient vanter la largeur et la profondeur de celle où elle était
née, et le jardin minuscule d'une belle villa, où des cailloux choisis
remplaçaient la verdure, lui fit dire:

--Mon jardin à moi était plein de fleurs et de feuilles, et lorsque le
soleil y entrait après la pluie, les feuilles prenaient des couleurs si
rares et se paraient de gouttes d'eau si étincelantes qu'elles
devenaient alors plus belles que les fleurs.

Comme je m'étonnais qu'elle ait pu quitter de son plein gré un endroit
qui lui était si cher, elle répartit vivement:

--Le jardin m'a retenue trois ans après la mort de mes parents, mais la
maison vide m'effrayait, le silence des nuits m'empêchait de dormir et
ma santé déclinait.

Elle fit une longue pause pour reprendre ensuite:

--Et puis, le travail vint à manquer, les femmes ne m'apportaient plus
leurs robes à faire.

Elle ajouta comme en colère:

--C'était ma faute aussi... Je portais mon chagrin comme une infirmité.

Il y avait de la rancune dans le son de sa voix, et j'osais alors lui
demander:

--Qu'avez-vous fait le jour du mariage de votre fiancé?

A ma grande surprise elle répondit simplement:

--Je suis allée à l'église, et j'ai longtemps prié pour son bonheur.

Et ainsi, nos dimanches se suivaient, tout remplis de grand air et de
douces paroles. Et tandis que j'écoutais parler Mlle Herminie, il me
semblait recevoir d'elle le précieux cadeau d'une très longue vie, toute
faite d'amour et de courage, de misère et de regrets.

Le beau temps ne nous favorisait pas toujours. Les routes se
transformaient parfois en bourbiers et les chemins fleuris en
fondrières, mais nous ne faisions qu'en rire, tant notre joie était
grande d'être dehors. Souvent, même après la nuit tombée, nous nous
attardions à écouter le chant si pur des crapauds dans les fossés. La
fraîcheur de la terre nous pénétrait, et la lune nous glaçait comme un
linge mouillé. Par les chaudes soirées de juillet nous laissions passer
les trains de retour sans pouvoir nous décider à rentrer. Il nous
fallait bien pourtant prendre le dernier, un train bondé et bruyant,
lancé vers la ville dont l'éclairage à l'arrivée nous surprenait et nous
éblouissait.

Quant à la Bourgogne, nous nous contentions de faire des projets pour y
aller. Ce n'était pas faute d'en parler à l'atelier cependant. Tout en
racontant par le menu nos sorties du dimanche, la vieille femme ne
cessait de déplorer que son pays ne fût pas aux environs de Paris.

Mme Dalignac, qui compatissait à tous les ennuis des autres malgré son
propre chagrin, finit par me dire:

--Emmenez-la.

Et comme nous étions à la veille du 15 août, elle décida de nous
accorder trois jours pour ce voyage.

Trois jours à passer dans son pays! Mlle Herminie ne pouvait pas le
croire. Elle devint nerveuse au point de nous effrayer pour sa santé, et
elle se mit à pleurer:

--Ce sont de bonnes larmes, disait-elle pour nous rassurer.

Mais une crainte soudaine lui vint:

--Si j'allais mourir après un si grand bonheur.

Et Mme Dalignac qui ne connaissait pas sa peur de la mort, lui répondit:

--Cela ne fait rien, vous mourrez contente au moins.

Le matin du départ, il pleuvait à verse. Toute la nuit l'orage avait
tonné sur Paris, et maintenant le vent poussait la pluie qui tapait
contre les vitres et faisait déborder les gouttières du toit. J'hésitais
avant d'éveiller Mlle Herminie; mais, au premier coup frappé doucement à
sa porte, elle sortit tout habillée:

--Oh! me dit-elle, pour m'empêcher de partir, il faudrait une autre
pluie que celle-là.

Et dans la rue, son parapluie d'une main et ses jupes ramassées dans
l'autre, elle avançait si rapidement que j'avais peine à la suivre.

Le voyage s'accomplit sans un mot. Elle tenait les yeux baissés ou
regardait distraitement les autres voyageurs, et les stations passaient
sans qu'elle y apportât la moindre attention. Elle aurait laissé passer
de même celle de son pays si je ne l'avais avertie que le train entrait
en gare. Alors, elle fut la première à la portière, l'ouvrit d'une main
sûre et sauta sur le quai, frrrout! comme une hirondelle, ainsi qu'elle
avait sauté de la charrette à vendanges dans sa jeunesse. Seulement, si
sa robe noire ne s'accrocha pas au marchepied, elle se retroussa
fortement à l'ourlet, et laissa voir toute la broderie de son jupon
blanc.

Pendant tout le jour ce fut l'émerveillement.

Selon Mlle Herminie, rien n'était comparable à la rivière qui coupait la
ville en deux, ni à la rue principale qui descendait rapide comme un
torrent, et dont les pavés raboteux nous empêchaient de poser les pieds
d'aplomb.

Jusqu'au soir ce ne fut que promenades à travers les rues et causeries
avec de vieilles gens reconnues au passage. Cependant au moment de se
mettre au lit elle croisa les mains comme pour une prière et dit:

--Où est celui qui m'a tant fait pleurer?

                   *       *       *       *       *

Le lendemain ce fut aux vignes qu'elle me conduisit. Presque toutes
étaient chétives, et plusieurs d'entre elles avaient l'air bien malades.
Mlle Herminie ne les reconnaissait pas. A cette époque de l'année où les
ceps auraient dû disparaître sous le feuillage et les grappes, on
n'apercevait que bois noir et feuillage brûlé.

--Où sont donc les vignerons? disait la vieille femme en se tournant de
tous côtés.

Et les chemins se déroulaient sans travailleurs ni charrettes. Et ces
vignes que je m'attendais à voir splendides et bruyantes n'offraient
dans leur étendue que maladie et abandon.

Devant nous la côte Saint-Jacques s'étalait haute et large avec les
mêmes vignes maigres et flétries, mais sur le sommet, juste par le
milieu, un grand espace nu brillait sous le soleil et retenait le
regard. A mesure que nous avancions, le carré se détachait plus brillant
et plus net, et Mlle Herminie s'arrêta brusquement pour me demander:

--Qu'est-ce que c'est que ça?

--C'est un chaume, répondis-je aussitôt, car en approchant je venais de
reconnaître la paille jaune et luisante du blé.

Mlle Herminie en resta suffoquée. Elle leva les mains comme à l'annonce
d'un malheur irréparable, et elle s'exclama:

--Du blé dans nos vignes!

Puis elle se signa lentement en disant plus bas:

--Seigneur! ayez pitié de nous!

Et au lieu d'avancer, elle fit retour pour aller s'asseoir sur un tas
d'échalas qui pourrissait au bord de la route.

Un très vieux vigneron qui montait péniblement un sentier de traverse
vint s'asseoir auprès de nous en reconnaissant Mlle Herminie, mais au
lieu de parler de leur jeunesse comme je m'y attendais, ils ne parlèrent
que de la vigne.

Le vieux aussi l'aimait. Toute sa vie s'était passée à la cultiver et à
l'embellir. Seule la vieillesse, en lui prenant ses forces, l'avait
obligé au repos. Mais il ne pouvait s'en séparer. Depuis qu'elle était
malade, il la visitait chaque jour avec une grande pitié. Au début il
lui arrachait par-ci par-là une mauvaise feuille sans trop croire à la
gravité de son mal, mais aujourd'hui, il voyait bien qu'elle allait
mourir:

--Tant, et tant de bon vin qu'elle a donné, dit-il.

Et sa bouche resta ouverte comme pour laisser passer un long regret.

Il tourna la tête vers le chaume d'en haut, et lorsqu'il ramena son
regard sur la vigne, il dit d'un ton résigné:

--C'est peut-être qu'elle est trop vieille, elle aussi.

Il nous quitta pour redescendre le sentier. Il était si courbé que son
front touchait les sarments aux passages. Et derrière lui un jeune gars
aux bras solides monta le même sentier avec une brouette chargée de ceps
morts qu'il balança et déversa d'un seul coup au creux du fossé.

Mlle Herminie ne parlait plus, elle tenait les yeux fixés sur trois gros
ormes mal tournés qu'on voyait au loin et qui faisaient penser à trois
vieillards rapprochant leurs têtes pour se confier un secret.

--Autrefois, dit-elle tout à coup, on les appelait les trois petites
demoiselles.

Elle se leva en reprenant:

--Eux aussi ont vu la vigne plus belle. Alors elle était fraîche et
saine avec des feuilles couleur de miel.

Elle eut un geste de dégoût:

--Maintenant, elle est comme du pain gâté.

Elle n'avait plus de joie, et son bras pesa lourd au mien tandis que
nous redescendions la côte. Pourtant les chemins herbus qui se
croisaient ou se rejoignaient étaient pleins de sauterelles et de
papillons. Chacun de nos pas les faisaient lever par douzaines. A terre
ils se confondaient avec la poussière et les herbes; mais quand ils
s'envolaient, leurs ailes ouvertes laissaient voir toutes les couleurs
des fleurs.

La route qu'elle me fit prendre en bas était bordée de peupliers qui
bruissaient sans fin dans l'air chaud. Tout à côté la rivière coulait
pleine et claire, et son chuchotement montait vers les arbres et en
augmentait le bruit joyeux.

Mlle Herminie chercha une place pour s'asseoir de nouveau, et n'en
trouvant pas, elle s'adossa à l'un des peupliers. Son regard erra d'un
endroit à l'autre et elle dit lentement:

--Comme tout est triste ici!

Je protestai malgré moi:

--Triste! cette belle route et cette jolie rivière qui voyagent de
compagnie et semblent rire ensemble tout le long du chemin.

Je cessai de parler devant l'air étonné de Mlle Herminie et je n'osai
pas lui dire que c'était sa propre tristesse qu'elle répandait sur les
choses. Elle venait d'en faire une si grande provision qu'elle ne
pouvait plus la porter et qu'il lui fallait bien en laisser échapper une
partie. L'endroit la lui rendait plus amère encore. C'était à cette même
place qu'après plusieurs années le hasard l'avait remise en présence de
l'homme qu'elle aimait. Aussi, dans la chanson du feuillage et de l'eau,
sa voix me parut aigre pendant qu'elle disait:

--C'était au printemps, je me promenais avec ma soeur qui portait avec
orgueil son bel enfant dans ses bras. Lui, s'arrêta net en nous voyant,
et la femme qui l'accompagnait en fit autant. Celle-là portait aussi un
bel enfant dans ses bras, et elle me dévisageait sans rien dire. Alors,
je me mis à parler, je ne savais pas bien ce que je disais, mais je
parlais pour ne plus entendre le silence.

Mlle Herminie se tut un moment. Puis, tout son visage se plissa de
souffrance et ses vieilles mains remontèrent d'un seul coup à ses
oreilles quand elle reprit sourdement:

--Oh! ce silence, il devint si terrible que je pris peur et que je
m'enfuis vers la maison en courant de toutes mes forces.

                   *       *       *       *       *

A présent nous y arrivions à tout petits pas, à cette maison. Elle était
un peu en retrait de la route et précédée d'un jardin tout rempli de
rosiers roses.

Deux jeunes filles blondes y cousaient à l'ombre d'une treille formant
berceau. Elles levèrent la tête à notre approche et leurs mains
cessèrent de coudre.

Mlle Herminie toucha le loquet de la barrière comme si elle voulait
entrer dans le jardin, mais elle n'en fit rien, elle dit seulement de sa
voix ordinaire:

--Rien n'est changé.

Elle baissa un peu le ton pour ajouter:

--La plus blonde, vous voyez? celle qui est plus mince, c'est moi.

Oui, c'était bien ainsi qu'avait dû être Mlle Herminie. Pendant une
seconde je crus la voir à vingt ans et je ne pus m'empêcher de sourire à
la jeune fille qui nous regarda partir en souriant aussi.

Nous revenions vers la ville, et déjà la rivière s'assombrissait sous le
pont qui reliait ses deux rives, lorsque Mlle Herminie tourna
brusquement dans une venelle, afin de revenir par un détour derrière la
maison aux rosiers roses.

De ce côté la maison paraissait beaucoup moins grande. Une treille la
couvrait sur toute sa largeur et ne laissait de libre qu'une porte noire
et deux fenêtres arrondies par le haut. Les rayons du couchant n'en
éclairaient plus que le toit et faisaient paraître roses les cheminées
blanches.

Le potager s'étendait jusqu'à nous. C'était un immense jardin tout en
longueur où les treilles encadraient les légumes et où les rosiers
trouvaient aussi leur place. Les arbres fruitiers poussés au hasard
étaient pour la plupart des pêchers. L'un d'eux trop chargé de fruits
appuyait ses branches sur des piquets en fourches, et autour de lui, les
abeilles et les guêpes faisaient un grand concert de bourdonnements. Sur
la branche la plus élevée, un rouge-gorge gazouillait: «Tzille-tzille,
Terrruis-tzille, Tzille-tzille». Il se trémoussait et se dépêchait comme
s'il lui fallait absolument finir sa chanson avant la nuit. Il était de
la même couleur que les pêches et il semblait lui-même un fruit que le
soleil avait rougi par places.

A peu de distance du potager s'élevait une cabane faite de briques
dégradées et de planches déclouées. Tout autour de la cabane, ce n'était
que détritus et pierrailles, mais du milieu de ce fouillis sortait un
figuier si touffu qu'il ne permettait pas aux gens de la maison de voir
ce qui se passait derrière lui.

Ce fut le coin que Mlle Herminie choisit pour s'asseoir. Elle le
connaissait bien ce figuier poussé là sans qu'on sût comment, et dont
les branches noueuses et douces avaient l'air de membres cassés et mal
remis. Elle connaissait bien aussi la vieille cabane à peine plus
dégradée que de son temps. Elle s'y était abritée par les jours de pluie
dans son enfance, et elle s'y était réfugiée plus tard pour y pleurer à
l'aise son amour perdu. Le figuier et la cabane semblaient difficiles à
séparer, ils étaient comme soudés l'un à l'autre, et si le mur et les
planches se bombaient comme un appui, le figuier posait ses branches sur
le toit, comme pour y maintenir les tuiles brisées qui menaçaient de
s'échapper.

Les bruits du soir sonnaient clair dans l'éloignement. Des fumées
transparentes et minces commençaient à monter au-dessus des maisons, et
les quelques points blancs qu'on voyait bouger dans la vigne se
répandirent par les routes et les sentiers.

Le jeune gars que nous avions vu sur la côte repassa devant nous; il
avait laissé là-haut sa brouette et il rentrait au logis les mains
libres et une fleur à la bouche. Il ôta sa fleur en nous apercevant, et
il nous regarda comme surpris de nous retrouver là, puis il reprit son
air insouciant et s'éloigna en chantant d'une voix forte:

      Je l'ai menée à la claire fontaine.
      Je l'ai menée à la claire fontaine.
    Quand elle fut là elle ne voulut point boire,
            Dondaine,
              Don.
        C'est l'amour qui nous mène,
            Don-don.

Mlle Herminie le suivit des yeux jusqu'au tournant du chemin.

Les trois ormes plus rapprochés de nous paraissaient plus vieux et plus
difformes encore. Ils étaient les seuls grands arbres du voisinage, et
les oiseaux venaient de toute part se nicher dans leurs branches. On les
entendait pépier tous à la fois comme si chacun d'eux rendait compte de
ce qu'il avait fait dans la journée. On entendit aussi des cris furieux
et toute une troupe s'envola. Quelques-uns seulement revinrent aux
branches, et aussitôt le calme se fit.

                   *       *       *       *       *

Le soleil s'en était allé en emportant sa lumière, mais avant que
l'obscurité ne fût venue, une autre clarté se leva en face du couchant.
Une clarté mystérieuse et voilée qui grandissait timidement comme une
chose défendue. Et soudain la lune apparut au faîte du coteau. Elle
était énorme et jaune et sa face toute barbouillée de noir avait l'air
de se pencher prudemment pour s'assurer que rien ne viendrait gêner son
passage au cours de la nuit. Le vent frais qui l'accompagnait semblait
courir devant elle; il bousculait le maigre feuillage des vignes en même
temps qu'il balayait les nuages légers qui s'attardaient au ciel. Il
buta contre nous avant d'entrer dans le potager où il alla secouer avec
la même rudesse les choux et les rosiers, et il pénétra dans le figuier
où il resta un long moment à retourner les larges feuilles et à siffler
par les trous de la cabane.

Mlle Herminie parlait d'une voix chantante et fine et, malgré le vent
qui lui soufflait sur la bouche, j'entendis:

--Le jour où il partit, son baiser ne fut pas moins tendre que celui de
la veille, ni ses mains moins caressantes. Et quand il eut refermé sur
lui la barrière du jardin, il se retourna tout comme les autres fois
pour regarder le seuil de la maison qui me retenait encore.

Elle se tut brusquement. Une des fenêtres de la maison venait de
s'éclairer et deux ombres remuaient devant la lumière; elles remuèrent
longtemps et se réunirent souvent; puis la fenêtre s'ouvrit toute grande
et la lumière s'éteignit.

--Nous aussi nous aurions laissé la fenêtre ouverte sur le jardin, me
dit tout bas Mlle Herminie.

Et une fois de plus elle laissa partir ses regrets, qui s'envolèrent
légers et discrets comme les oiseaux de nuit qui nous frôlaient sans que
rien ne nous annonçât leur venue.

                   *       *       *       *       *

Un temps très long passa. Le vent nous avait quittées pour courir plus
loin, et la brise qui le remplaçait était si douce que les feuilles ne
bougeaient même pas à son approche.

Autour de nous une vapeur blanche couvrait la terre comme un fin tapis,
tandis que là-haut, en face de nous, la lune maintenant rayonnante et
pure surpassait en éclat tout ce qui brillait au firmament.

Tout était au repos. Les chiens avaient cessé d'aboyer dans le lointain.
Les vignes proches apparaissaient comme des étangs endormis, et les
trois ormes tout blanchis de lumière à la cime semblaient avoir mis un
bonnet pour la nuit.

Une sorte de hurlement s'éleva soudain près de moi. On eût dit la
plainte d'un jeune chien, et il me fallut un moment pour comprendre que
c'était Mlle Herminie qui pleurait. Assise sur des pierres éboulées, les
mains à l'abandon et la tête renversée sous la lune, elle poussait un
cri monotone et long comme si elle lançait dans l'espace un appel
convenu afin que sa douleur soit recueillie et que rien n'en fût perdu.

Une feuille du figuier tomba derrière nous, elle tomba lourdement comme
un fruit trop mûr et son bruit fit cesser la plainte. Un instant encore
Mlle Herminie resta immobile, puis elle se leva pour s'accrocher à mon
bras:

--Allons-nous en, allons-nous en, me dit-elle.

Et au lieu de remonter vers la ville qu'elle avait tant désiré revoir,
elle lui tourna le dos et m'entraîna vers la gare.



XVII


L'atelier s'agrandit encore. Les portes qui faisaient communiquer les
pièces de l'appartement furent enlevées, et les meubles se tassèrent les
uns contre les autres pour faire place à de nouvelles machines. Malgré
cela, lorsque novembre ramena la pluie et le froid, les commandes
devinrent si nombreuses que les ouvrières de l'atelier ne suffirent plus
et qu'il fallut en prendre une dizaine au dehors.

Les ménagères du quartier savaient que chez Mme Dalignac le travail
était mieux payé qu'autre part, aussi à toute heure du jour il s'en
présentait pour emporter de l'ouvrage. Beaucoup d'ailleurs s'en
retournaient désappointées en voyant l'élégance des façons. «Ah! vous
faites le beau?» disaient-elles. Et sans cesser de regarder le modèle
elles ajoutaient:

--Moi, je ne sais faire que le commun.

Et leur enveloppe noire, pliée et repliée, elles s'en allaient
lentement.

Il nous resta Bonne-Mère. C'était une veuve encore très jeune avec cinq
enfants; ses deux aînés, Marinette et Charlet, lui venaient déjà en
aide. Marinette, qui n'avait pas encore douze ans, cousait presque aussi
bien que sa mère, et Charlet, qui venait d'avoir dix ans, gagnait
quelques sous à vendre des fleurs après ses heures de classe. Le gamin
montait rarement à l'atelier, il restait en bas pour surveiller ses
petits frères tout en vendant ses fleurs. On entendait seulement sa voix
grêle: «Fleurissez-vous, mesdames.»

Quelquefois c'était des citrons qu'il avait dans son panier. Il lui
arrivait de l'oublier et d'inviter tout de même les dames à se fleurir.

Alors Bonne-Mère souriait et nous disait:

--Écoutez le fou.

Il en vint une autre que Bergeounette dénomma tout de suite Mme
Berdandan.

Pour la première fois depuis la mort du patron, Mme Dalignac rit de bon
coeur, tant le sobriquet allait bien à la nouvelle venue. Elle était si
haute, si large et si lourde que le parquet tremblait à son passage, et
elle avait un tel balancement dans la marche qu'on craignait un peu de
la voir tomber sur soi.

Mais son caractère ainsi que sa voix n'avaient aucune lourdeur. Elle
chantait en parlant et sa bouche ne s'ouvrait que pour dire des choses
gaies ou apporter de bonnes nouvelles. «Une vraie cloche de bonheur»
disait Bergeounette.

Et lorsque Mme Berdandan repartait avec son paquet entre les bras,
Bergeounette ne manquait jamais d'imiter le son lent et sourd d'une
énorme cloche qui se met en branle.

Bien différente était Mlle Grance malgré ses cinquante ans passés. Son
petit corps bien fait s'accordait parfaitement avec son air naïf et sa
voix enfantine, mais ses corsages manquaient toujours de longueur à la
taille, tandis que ses jupes balayaient les bouts de fil et les épingles
qui traînaient sur le parquet.

Pendant que Mme Dalignac vérifiait son travail et lui en préparait
d'autre, elle se balançait sur la pointe des pieds et marmottait avec
vivacité en regardant fixement le plafond. Duretour s'approchait d'elle
sournoisement pour tâcher de comprendre ce qu'elle disait, mais elle n'y
parvenait pas. Et chaque fois elle lui demandait:

--Vous faites votre prière, Mademoiselle?

Chaque fois aussi Mlle Grance abaissait brusquement son regard, comme
étonnée de se trouver là. Elle souriait sans répondre, reprenait son
marmottage et son balancement. Puis, les coins de son enveloppe noués
comme des bouffettes de ruban, elle emportait son paquet et gardait son
secret.

Duretour, maintenant, n'avait pas une minute à perdre. C'était par
pleines voitures qu'elle apportait les étoffes et reportait les
vêtements. Les cochers de fiacre la connaissaient bien, sa jolie
tournure et sa bonne humeur déridaient les plus grognons, et tous
étaient heureux de la conduire malgré ses paquets encombrants.

A l'atelier, elle n'avait plus le temps de raconter les parties fines du
dimanche ni d'énumérer des quantités de mets inconnus de nous. Et
lorsque, le lundi, Bergeounette lui demandait comme autrefois:

--Qu'avez-vous mangé de bon hier?

Elle répondait toujours comme pour aller plus vite:

--Une poularde en cocotte.

Mais si elle ne prenait plus le temps de causer elle se rattrapait sur
les refrains de café-concert. Et tout en cousant les étiquettes au col
des vêtements elle chantait en trémolo:

        Paris, Paris,
    Paradis de la femme...

Mme Dalignac n'allait à la maison Quibu que pour présenter ses modèles
et en fixer le prix. Elle m'emmenait pour avoir plus d'aplomb, mais ma
présence n'empêchait pas le marchand de diminuer les prix d'un quart,
quand ce n'était pas de moitié, et Mme Dalignac, incapable de défendre
ses intérêts plus de cinq minutes, se soumettait, prête à pleurer
d'impuissance. Elle enviait les autres entrepreneuses qui bataillaient,
criaient et s'en allaient ayant presque toujours obtenu ce qu'elles
désiraient. L'une d'elles, surtout, discutait âprement avec des mots à
côté du sujet. Et rouge, hors d'haleine, finissait toujours par dire au
marchand:

--Vous n'avez que la peine de vendre, ici.

Pendant les heures d'attente les entrepreneuses causaient entre elles.
Les plus hardies dénigraient la maison Quibu et donnaient le conseil de
lui tenir tête, tandis que les timides parlaient seulement d'être fermes
avec les ouvrières.

Une petite à l'air doux, qui faisait des modèles en séries et dont les
prix ne variaient guère, dit à son tour:

--Autrefois, je me contentais de prélever cinquante centimes par
vêtement sur mes ouvrières, mais depuis que j'ai un enfant je prélève le
double, et mon travail se fait tout de même.

Et comme Mme Dalignac lui demandait si ses ouvrières gagnaient leur vie,
elle répondit:

--Bien sûr que non; mais, moi, il faut que je gagne la mienne.

Toutes ne pensaient pas ainsi; mais toutes s'étonnaient que Mme Dalignac
ne fût pas une grande couturière au lieu d'une entrepreneuse pour beaux
modèles.

Clément, aussi, s'étonnait de voir sa tante continuer ce métier.
Aussitôt rentré du service militaire, il s'était intéressé aux affaires
de l'atelier, et Mme Dalignac avait espéré lui voir prendre la place du
patron; mais, au premier mot à ce sujet, Clément avait secoué la tête:

--Non, je veux être le maître dans ma maison.

Et quelques jours après il était entré comme ouvrier chez un tapissier
des grands boulevards. Le dimanche matin, tandis que nous faisions
propre l'atelier, il mettait de l'ordre dans les livres. Il le faisait
vite et bien mieux que nous, et quand il eut mis au net les comptes très
embrouillés de la maison Quibu, il demanda à sa tante:

--Où est ton bénéfice?

--Il viendra, répondit Mme Dalignac.

--Et ton loyer qui est en retard?

--Je le payerai prochainement.

--Et les machines de ce Juif sur lesquelles tu n'as donné que des
acomptes?

--N'aie pas peur, je ne lui ferai rien perdre.

Elle fit toutes ces réponses d'un ton tranquille, comme si c'était là
des choses insignifiantes et d'un arrangement facile. Cependant le
propriétaire apparaissait de plus en plus souvent pour réclamer son dû,
et le Juif venait chaque samedi avant la paye des ouvrières pour être
sûr d'emporter une petite somme.

Mme Dalignac ne semblait pas se soucier de leurs exigences, elle ne
parlait que de créer des modèles, afin d'employer beaucoup d'ouvrières.
Rien ne la contrariait plus que de voir repartir une ouvrière avec son
enveloppe vide. A celles de l'atelier elle disait:

--Si vous êtes embarrassées pour quoi que ce soit, ne craignez pas de
vous adresser à moi.

Et elle démontrait et expliquait avec une inlassable patience.

Sa douceur et sa bonté ne la mettait pas à l'abri des insultes. Une
ouvrière à l'air malade qui se présenta un matin le prit de haut sans
raison. Elle semblait être entrée avec l'injure à la bouche et dès les
premiers mots elle cria:

--C'est parce que vous vivez trop bien que, moi, je crève.

Ses yeux étaient effrayants dans sa face maigre, et elle fut prise de
défaillance avant d'être au bout de sa colère.

Mme Dalignac restait comme clouée à sa place. Cependant elle leva un
doigt, et me dit:

--Donnez-lui un verre d'eau sucrée.

La malade but lentement, avec des hoquets de suffocation, puis elle
cracha la dernière gorgée aux pieds de Mme Dalignac en disant d'un ton
haineux:

--Tenez, mauvaise femme, le voilà votre verre d'eau sucrée.

Et comme elle se retournait trop brusquement pour partir, Mme Dalignac
allongea vivement le bras pour la préserver du coin de la table.

                   *       *       *       *       *

Mme Doublé ne s'étonnait pas moins que Clément de voir sa belle-soeur
rester confectionneuse. Depuis longtemps déjà, elle offrait à Mme
Dalignac une association qui, selon elle, assurerait à toutes deux une
grosse clientèle et une vie très confortable.

Mme Dalignac serait là pour créer les modèles et faire les essayages, et
Mme Doublé tiendrait les comptes et s'occuperait des ouvrières.

Tout de suite après la mort du patron, elle était devenue notre voisine,
Mme Doublé, et sur sa porte qui s'ouvrait tout à côté de la nôtre on
pouvait lire en lettres d'or ces deux noms accouplés: Doublé-Dalignac.
Ce voisinage lui permettait des visites répétées.

Comme toujours, elle en profitait pour critiquer ce qui se faisait chez
nous, et quand elle ne trouvait rien à dire sur le travail, elle s'en
prenait directement à Mme Dalignac. Elle la rendait responsable de la
perte de ses clientes qui s'éloignaient une à une, faute de trouver chez
elle les modèles variés d'autrefois. Et un jour qu'elle était plus
hargneuse encore que de coutume, elle reprocha à Mme Dalignac son manque
de coquetterie et lui fit honte de ses sarrauts usés.

--J'en achèterai d'autres, dit tranquillement Mme Dalignac.

Hors d'elle-même, Mme Doublé cria:

--Avec quoi? grand Dieu! avec quoi?

Et Mme Dalignac, l'air absent, répondit:

--Mais, avec de l'argent.

Mme Doublé sortit comme une folle en laissant la porte ouverte derrière
elle.

                   *       *       *       *       *

Gabielle restait quand même la plus habile. Elle avait une manière de
faire que les autres imitaient sans parvenir à l'égaler.

Elle était revenue à sa machine à peine convalescente; mais depuis
longtemps déjà elle avait repris ses belles joues rondes et sa gaîté. On
remarquait seulement que son corsage restait solidement agrafé et que sa
taille était fortement serrée dans une ceinture de cuir.

Jacques espérait toujours la voir devenir sa femme, mais, si elle ne
s'éloignait plus de lui comme autrefois, elle ne paraissait pas
davantage décidée à l'épouser. Elle ne pensait qu'à travailler dur pour
gagner de quoi acheter les meubles qui lui permettraient de ne plus
demeurer à l'hôtel.

Il était souvent auprès de nous, le malheureux Jacques, ainsi que
l'appelait Mme Dalignac, et il continuait à pleurer l'éloignement de ses
enfants sans rien faire pour s'en rapprocher.

A le retrouver si souvent à la maison, Clément avait fini par le prendre
en amitié et il lui rapportait de-ci de-là un renseignement utile à la
recherche des petits. Jacques le remerciait affectueusement, puis il
regardait du côté de Gabielle et disait:

--Si elle était ma femme, elle saurait bien s'occuper de ces choses.

Clément pensait aussi qu'un mariage serait bon entre Gabielle et
Jacques. Il m'en parlait ainsi:

--Elle commanderait, il obéirait, et tout irait bien.

Cependant comme ce mariage semblait de moins en moins possible, Mme
Dalignac conseillait surtout à Jacques de faire les démarches qui lui
rendraient au plus tôt ses enfants:

--Du courage! Allons, lui dit-elle un jour.

Jacques eut un mouvement de tout son corps pour repousser on ne savait
quoi, et ses deux bras lancés en avant me firent penser à la petite
souris levant ses deux pattes vers le monstre qui s'apprêtait à la
dévorer.

--Du courage! fit-il en se rasseyant lourdement.

Et il se mit à pleurer.

Clément riait d'une façon méprisante et cruelle, mais Mme Dalignac
disait des mots de douceur et d'espoir.

                   *       *       *       *       *

Bouledogue ne savait pas comme Gabielle trouver les bonnes idées, mais
ses doigts délicats poussaient adroitement les tissus sous l'aiguille de
la machine et jamais ses coutures ne déviaient d'un fil. Elle ne
grognait plus comme au temps des clientes. Elle prenait seulement
beaucoup de place autour d'elle, sans s'inquiéter s'il en restait pour
ses voisines. Et lorsque sa machine se détraquait, elle l'injuriait et
la cognait durement.

                   *       *       *       *       *

Bergeounette avait quitté son mari. Elle était sortie si meurtrie de
leur dernière bataille que ses plaies avaient mis plus d'un mois à
guérir. A se sentir libre une joie exubérante la soulevait. Elle remuait
ses coudes comme des ailes et levait les pieds sans raison.

Son mari, tout repentant, la guettait à la sortie de l'atelier, dans
l'espoir de la ramener au logis. Mais elle ne se laissait pas fléchir.
Aux heures où il aurait dû être à son travail on le voyait assis sur un
banc de l'avenue, en face de nos fenêtres.

Gabielle, qui n'aimait pas voir les hommes à ne rien faire, disait:

--Qu'est-ce qu'il fait là à tuer le temps?

--Le temps le tuera aussi, répondait en riant Bergeounette. Et à l'idée
de voir son mari porté en terre elle chantait gaiement:

    On sonnera les cloches
    Avec des pots cassés.

Roberte qui ne perdait pas l'habitude des mots de travers disait de
Bergeounette:

--Elle est gaie comme un pinson dans l'eau.

Les mots stupides de Roberte faisaient toujours rire les autres à ses
dépens, mais elle ne s'en fâchait pas. Elle prenait une pose
prétentieuse pour placer une nouvelle phrase saugrenue, et tout était
dit.

Par contre Félicité Damoure supportait mal l'imitation de son accent, et
ses remarques désagréables entretenaient la chicane dans son entourage.
Elle ne supportait pas mieux l'idée d'un atelier où personne ne
gouvernait et où chaque ouvrière avait une façon différente de mener à
bien son travail. Dans la bousculade des moments de livraison, elle
restait comme ahurie, et c'était toujours dans le calme revenu qu'elle
lançait d'une voix rageuse:

--Là où il n'y a pas de commendemengue, il n'y a que du désordre.

Elle regrettait le patron qui savait commander et mettre chacun à sa
place et il lui arrivait de vouloir l'imiter; mais les répliques ne se
faisaient pas attendre. Bergeounette ne lui épargnait pas les
railleries:

--Un seul ordre de vous, belle Damoure, et la discorde arrive au galop.

Et comme Félicité Damoure ne savait pas répondre à Bergeounette, elle
prenait le parti de rire avec les autres, et disait:

--Ici c'est toujours la même chose. Quand on croit faire une fille, on
ne fait qu'un garçon.

Parmi ces femmes trop près les unes des autres les disputes ne
manquaient pas; elles éclataient sans que l'on sût comment, et
l'ouvrière qui criait le plus fort n'en avait pas toujours le droit.

Mme Dalignac faisait cesser le tapage rien qu'en apparaissant dans
l'encadrement de la porte.

Appuyée des deux mains au chambranle, elle était si grande, si calme et
si grave, que les cris se changeaient immédiatement en murmures.

Quand tout était apaisé, elle disait lentement:

--Essayez donc de vous aimer un peu entre vous.

                   *       *       *       *       *

Le soir, dans ma chambre, je retrouvais Mlle Herminie. Sa santé ne lui
permettait plus de venir à l'atelier, et le travail qu'elle emportait
n'était jamais terminé à temps. La journée finie, elle venait au-devant
de moi, et nous remontions tout doucement l'avenue.

Oh! qu'elle était vieille maintenant, Mlle Herminie. Ses yeux bleus si
frais encore quelques mois auparavant semblaient tout déteints, et, à la
place de ses lèvres, on croyait voir deux minces feuilles de roses
roulées et séchées. Son caractère changeait aussi. Elle se mettait en
colère pour un rien. De petites colères ridicules où sa voix sans force
ne parlait que de tuer.

Jusqu'à un pauvre chat efflanqué qui longeait timidement la gouttière
pour venir mendier à notre fenêtre, et qui lui faisait dire:

--Oh! ce chat, je le tuerai trois fois.

Son dos se courbait encore et elle perdait conscience d'elle-même
pendant des jours entiers. Ces jours-là, elle restait au lit sans
colères ni soucis; mais dès que la raison lui revenait elle s'éloignait
de son lit dans la crainte de la mort:

--Pourquoi mourir? disait-elle.

Et à l'entendre, on eût pu croire qu'il était facile d'éviter ce
malheur.

Elle ne parlait plus de son passé. Une fois seulement, dans un moment de
détresse, elle avait fait allusion à notre voyage, en disant:

--J'ai tout détruit, et je ne sais plus où me reposer.

Elle, si curieuse autrefois, ne s'intéressait plus à rien. Dehors elle
marchait la tête baissée, et dans la maison elle somnolait appuyée au
dossier de sa chaise, ou enfoncée dans son vieux fauteuil. Mon futur
mariage même la laissait indifférente, et c'est à peine si elle
regardait Clément. Seul un jeune nègre, qui suivait en sens inverse le
même chemin que nous, la faisait sortir de sa torpeur. Mlle Herminie
n'aimait pas les nègres et à chaque rencontre elle faisait des remarques
désobligeantes sur celui-ci. Pourtant la face noire du jeune homme avait
comme un reflet de bonne humeur, et on eût dit qu'il tenait son sourire
tout près pour nous le montrer au passage. La haine de Mlle Herminie
s'augmentait de ce sourire et, un soir qu'un embarras de voitures nous
immobilisait auprès du nègre, elle lui dit effrontément:

--Vous ne vous êtes pas débarbouillé, ce matin.

Il sourit plus largement encore en répondant:

--Non, il faisait trop froid.

Sa voix était harmonieuse, et il n'avait aucun accent étranger. Je le
fis remarquer à Mlle Herminie qui ne voulut pas en convenir et me
répliqua avec aigreur:

--On dirait que vous le préférez à Clément.

Elle s'excusa de sa brusquerie, mais dans le même instant je compris que
le visage du nègre m'était aussi agréable à voir que n'importe quel
visage aimable.

Les grands froids supprimèrent les sorties de Mlle Herminie; mais
c'était toujours avec le même plaisir que je la retrouvais. Les soins à
lui donner me faisaient oublier tout ce qui m'avait troublée dans la
journée, et je ne désirais plus rien que son contentement.

Il n'en était pas de même pour la pauvre vieille. Son visage s'éclairait
à peine lorsque j'arrivais, et je m'aperçus bientôt que les longues
heures de solitude altéraient peu à peu ses facultés.

Un soir, elle me dit comme en confidence:

--Aujourd'hui, j'ai cinquante-treize ans.

Elle appuyait sur moi un regard tout changé qui m'effraya. Pendant toute
une semaine elle répéta:

--Aujourd'hui, j'ai cinquante-treize ans.

Puis elle oublia ma présence. Tandis que je lui parlais, elle sortait
sur le palier pour guetter mes pas dans l'escalier, ou bien elle ouvrait
la fenêtre pour tâcher de m'apercevoir au loin, et souvent, le regard
vague et l'oreille aux écoutes, elle chantonnait une ronde enfantine:

    Reviens, reviens, c'est l'heure
      Où le loup sort du bois.

Bientôt elle refusa de manger et elle sortit dans la rue à peine vêtue.

Il fallut bien la conduire dans un asile.

                   *       *       *       *       *

Clément s'inquiétait de plus en plus des dettes de Mme Dalignac. Il
étalait devant elle des papiers couverts de chiffres et disait:

--Tu ne gagnes pas plus que tes ouvrières.

--Cela me suffit, répondait Mme Dalignac.

Il me semblait que Clément la regardait avec un peu de mépris dans ces
moments-là.

Un dimanche, tandis que nous étions seuls pour un moment, il s'emporta:

--Ses dettes montent... montent... Elle dirige mal son affaire et n'y
veut rien changer.

Il frappa les papiers, puis il eut un haussement d'épaules, pour me
dire:

--Voyez-vous, Marie-Claire, ma tante ne s'aime pas, et quand les gens ne
s'aiment pas eux-mêmes ils n'arrivent à rien.

J'osai la défendre:

--Elle arrive à faire vivre une trentaine d'ouvrières.

Il s'impatienta:

--Personne ne l'y oblige. Qu'elle se fasse vivre d'abord.

Et il menaça de ne plus s'occuper des comptes de l'atelier.

Il vint cependant avec nous chez Quibu, le lendemain. Sa présence donna
de l'audace à Mme Dalignac et elle maintint ses prix comme je ne le lui
avais jamais vu faire.

Le marchand lui répondit d'abord poliment, avec l'air de condescendance
des autres fois, puis il devint plus ferme, et comme elle ne cédait pas,
il se fit dur et lui dit avec insolence:

--Est-ce vous qui avez la peine de vendre vos modèles?

Mme Dalignac ne serait pas devenue plus rouge, si on l'eût accusée de
vol. Elle eut cet affaissement des épaules que je connaissais bien, et
ce fut fini. A peine dehors, Clément donna raison au marchand:

--Il ne laisse pas sa part aux autres, lui. Et c'est ainsi que je ferai
lorsque je serai patron.

Et comme nous marchions vite, il nous obligea de ralentir le pas, en
ajoutant:

--Il faut toujours tirer la couverture à soi.

Je cherchai le regard de Mme Dalignac, mais je ne le rencontrai pas. Il
se posait bienveillant et gai sur son neveu:

--Tu deviendras riche, toi, lui dit-elle.

Et son joli rire fit retourner les passants.

                   *       *       *       *       *

A chacune de ses visites le propriétaire, qui ne recevait que de faibles
acomptes, disait à Mme Dalignac:

--Vous finirez par lasser ma patience.

Elle en restait toute confuse quoiqu'elle lui eût donné jusqu'à son
dernier sou. Ce qui la mettait dans un grand embarras en attendant la
paye de la maison Quibu.

Le propriétaire ne paraissait pas méchant. C'était un homme d'une
cinquantaine d'années dont les cheveux trop noirs reluisaient autant que
ses souliers, et dont la moustache était beaucoup trop reluisante aussi.

Duretour se moquait de sa jaquette collante et Bergeounette, qui l'avait
dénommé M. Pritout, disait qu'il avait l'air d'un vieux meuble sur
lequel on aurait laissé choir un pot de vernis.

En les écoutant Mme Dalignac riait et reprenait son calme. Elle était
persuadée que l'abondance du travail lui procurerait le moyen de se
libérer rapidement de toutes ses dettes. Et à la voir si tranquille, je
me persuadais moi-même que rien de grave ne pouvait la menacer.

La patience de M. Pritout se lassa vite, et les feuilles de papier
timbré commencèrent d'arriver.

Mme Dalignac les lisait à peine. Elle les accrochait à un clou avec
d'autres papiers sans importance et les oubliait aussitôt.

Clément, qui les lisait attentivement, s'en épouvantait et demandait
conseil à Mme Doublé. Mais Mme Doublé ne donnait pas de conseils; elle
se contentait de faire des reproches à sa belle-soeur et de renouveler
ses offres.

Un dimanche matin elle entra chez nous, la face hardie et la voix
résolue, en disant:

--Il faut pourtant nous entendre pour cette association.

Et tout de suite elle montra un carré de carton blanc où elle avait
écrit en lettres noires: Doublé-Dalignac soeurs.

L'expression de lassitude qui s'étendit sur le visage de Mme Dalignac
fut si vive que Mme Doublé perdit un peu de son arrogance et dit d'une
voix moins rude:

--Je payerai vos dettes et nous rendrons les machines à ce Juif.

Mme Dalignac resta silencieuse. Ainsi que cela lui arrivait toujours
dans les grandes émotions, elle semblait avoir perdu l'usage de la
parole.

--C'est dans votre intérêt, reprit Mme Doublé.

Et sans perdre une minute elle exposa son projet de diviser les pièces
du logis:

--La coupe restera ici, mais l'atelier deviendra un salon d'essayage, où
je placerai une porte qui fera communiquer mon appartement avec le
vôtre.

Elle se leva pour mieux indiquer l'endroit choisi. Et, avec une craie
rouge, elle traça sur le mur la forme d'une grande ouverture.

Clément avait écouté sans rien dire, mais, quand il vit Mme Dalignac
effacer soigneusement la marque rouge, il prit la parole à son tour.

Il dit à sa tante comment ses jolis modèles tenaient le premier rang aux
vitrines des grands magasins; il en avait noté les prix élevés et il
trouvait injuste que tant de savoir et de peine ne profitât qu'aux
autres. Tandis que, dans l'association Doublé-Dalignac soeurs, il
prévoyait des bénéfices sûrs et rapides. Il ajouta en se penchant
affectueusement sur Mme Dalignac:

--Tu sais travailler... Mme Doublé sait vendre... A vous deux vous
pouvez réaliser une fortune.

Pour la première fois, je vis faire un mouvement de révolte à Mme
Dalignac:

--N'insiste pas, Clément. C'est inutile.

Clément n'insista pas, mais il eut un geste qui brisa en trois morceaux
la craie savonneuse.

Mme Dalignac ramassa les trois morceaux qu'elle fit sauter machinalement
dans sa main, en disant:

--Doublé-Dalignac soeurs.

Elle rit un peu, puis elle jeta les débris, et dit fermement:

--Non, je ne veux pas.

Ce fut au tour de Mme Doublé de rester sans voix.

Elle se leva d'un mouvement violent et rentra chez elle.

Mme Dalignac respira plus librement et soudain, toute sa tranquillité
revenue, elle embrassa son neveu:

--Aie confiance, Clément. J'ai un grand courage.

En m'accompagnant sur l'avenue, Clément me dit:

--J'avais compté sur elle pour notre installation, mais je vois bien
qu'il me faut y renoncer.

Et il me prit le bras aussi familièrement que si nous étions déjà
mariés.

Il m'accompagna souvent par la suite. Nos conversations ne différaient
guère. Il n'était question que d'une boutique à louer et du travail que
nous ferions. Il disait:

--Parmi les clients de mon patron, je choisis ceux qui deviendront les
miens.

Et il s'arrêtait pour écrire un nom sur son calepin. Sur une autre
feuille de son calepin, il notait tous les objets qu'il comptait
demander à sa tante pour monter notre ménage. J'en étais choquée:

--Mais elle a besoin de ces choses.

--Moi aussi..., me répondait-il.

Puis il m'indiqua les objets que j'aurais à demander moi-même.

Je refusai. Il s'étonna de ma résistance et me dit presque fâché:

--Je vous croyais plus intelligente.

La rencontre du nègre devint un autre motif de querelle entre nous. Pas
plus que Mlle Herminie il ne pouvait supporter la vue du pauvre garçon,
qui évitait cependant de sourire lorsque Clément marchait auprès de moi.
Mais un soir qu'il me crut seule, sa bouche s'ouvrit large et fraîche et
son regard s'arrêta un instant sur le mien.

Clément, qui n'était qu'à quelques pas, eut un mot blessant qui fit
brusquement fermer la bouche et détourner les yeux.

J'en restai mécontente et froissée et, le lendemain, en apercevant le
jeune nègre, j'éprouvai un remords, comme si ce fût moi qui l'eût
offensé.

Il ne m'adressa pas de sourire, quoique je fusse seule. Une tristesse
mettait comme un voile très doux sur ses prunelles noires, et en passant
très près il me dit:

--J'ai du sang rouge aussi; et mes mains ne sont pas sales.

                   *       *       *       *       *

J'avais une nouvelle amie. Peut-être était-elle déjà dans ma chambre du
temps de Mlle Herminie, mais je ne l'avais remarquée qu'après son
départ. C'était une mouche. Une toute petite mouche, propre, fine, vive
et confiante. Dès que le poêle était allumé, elle sortait de sa cachette
et faisait entendre sa musique. Je lui parlais:

--Bonsoir, petite mouche.

Elle volait de ma tête à mes mains, ou bien elle tournait sans se lasser
autour de la lampe.

Mais, c'était surtout pendant le repas qu'elle me tenait compagnie. Tout
ce qui était sur la table servait à son amusement. Elle franchissait le
verre d'eau, escaladait le pain, et se tenait en équilibre sur les
pointes de la fourchette. Elle dédaignait les miettes que je disposais
de place en place pour elle, et préférait chercher sur la nappe des
choses à son goût. Parfois elle venait s'assurer de ce qu'il y avait
dans mon assiette. Elle en faisait le tour en se tenant très au bord,
puis elle avançait avec précaution, goûtait, secouait la tête comme pour
dire qu'il n'y avait là rien de bon et s'en retournait sur la nappe où
elle courait dans tous les sens. Quelquefois, elle semblait poursuivre
une proie. Elle était tellement lancée qu'elle dépassait le but. Elle
faisait alors un brusque mouvement de recul et, après quelques sauts
désordonnés, elle paraissait déguster un mets délicieux. Je la regardai
de très près. Je pris même les lunettes de Mlle Herminie pour tâcher de
voir ce qui la régalait ainsi, mais je ne vis que sa fine trompe qui
plongeait dans les fils de la toile et sa tête ronde où les yeux
tenaient la plus grande place.

Son dîner fini, elle lissait longuement ses ailes, frottait ses pattes
avec soin et se tenait tranquille sur le livre que je lisais ou sur la
page que j'écrivais.

                   *       *       *       *       *

Un soir de mai, une fumée lourde et chaude entra comme une bourrasque
dans l'atelier.

--C'est le feu, cria Félicité Damoure.

Aussitôt toutes les ouvrières se levèrent.

Gabielle, qui avait fait comme les autres, regarda au dehors et dit sans
hâte:

--C'est la scierie d'en face qui brûle.

Il n'y avait aucun danger pour nous, la scierie se trouvant assez en
retrait de l'avenue. Il s'agissait seulement de tenir les fenêtres
fermées pour se garantir de la fumée. Cependant, comme de grandes
quantités de bois flambaient et que le vent poussait les flammes de
notre côté, les pompiers commencèrent d'inonder du haut en bas la façade
de notre maison.

--Couvrez les tissus, disait Mme Dalignac.

Et elle-même entassait les pièces d'étoffe, tandis que Bergeounette
m'aidait à ramasser l'ouvrage que des ouvrières peureuses avaient
abandonné. Pendant ce temps, Gabielle, les manches relevées très haut et
sa jupe enroulée autour des hanches, épongeait l'eau qui entrait malgré
les fenêtres fermées. Et chaque fois qu'elle voyait du bois enflammé
sauter en l'air en lançant une pluie d'étincelles, elle riait fort et
disait:

--Bien joué, monsieur le feu.

Mme Doublé avait renvoyé en hâte ses ouvrières.

Son appartement donnait sur la cour et ne recevait même pas le jet des
pompes. Mais elle avait peur, une peur qui la rendait stupide et humble,
et lui avait fait chercher asile auprès de nous. Elle restait près de la
porte sans oser sortir ni rentrer, et son air terrifié la changeait
tellement que Duretour la houspillait, et que Bergeounette me dit:

--Elle ne serait même pas capable de rendre une gifle.

Chaque fois que les flammes s'élevaient davantage ou que la fumée
augmentait, Mme Doublé retrouvait un peu de voix pour dire:

--Tout va brûler.

D'après elle les maisons voisines allaient prendre feu, la nôtre aussi,
et tout le quartier allait flamber.

Des ouvrières la regardaient, prêtes à la croire; mais Bergeounette les
rassurait:

--Ne l'écoutez pas! ce n'est qu'une imbécile qui a peur.

Elle allait de l'une à l'autre, son pas était ferme comme sa voix, et
ses gestes ressemblaient à des ordres.

Bouledogue, un chiffon propre en main, faisait reluire le volant nickelé
de sa machine.

Mme Dalignac ne remuait pas, mais rien n'échappait à son regard
tranquille.

Le feu baissa rapidement, et la fumée commença de se dissiper.

Dans notre maison, des pompiers montaient et descendaient pour s'assurer
des dégâts faits par l'eau. L'un d'eux, un jeune sergent au visage
frais, entra chez nous. Il s'assit familièrement sur la tablette d'une
machine à coudre d'où il pouvait voir le foyer d'incendie qui rougeoyait
dans la nuit venue, et il dit à Mme Dalignac:

--Il ne pouvait pas tenir longtemps, toutes les bouches d'eau ont bien
fonctionné.

Il rit en apercevant Gabielle auprès de lui et il reprit d'un ton gai:

--Je ne savais pas qu'il y avait d'aussi belles bouches à Montparnasse.

Il rit encore et Gabielle fit comme lui.

Tous deux restèrent à se regarder en riant, puis Gabielle prit tout à
coup un air sage et gêné et elle se baissa pour chercher à terre des
choses qui n'y étaient pas.

D'autres pompiers entrèrent chez nous. Un grand blond fit recoudre sa
culotte déchirée au genou, et un petit brun réclama du secours pour sa
manche qui ne tenait plus que par un fil à l'épaule.

Les aiguilles entraient difficilement dans le drap mouillé, et, pendant
une demi-heure, il y eut des mots lestes et des rires bruyants.

Mais au départ, le jeune sergent fut le seul à dire au revoir.

On devait le revoir en effet. Dès le lendemain à l'heure de la sortie
des ouvrières, il se tenait sur le trottoir d'en face, comme s'il était
chargé de surveiller les ruines de la scierie.

--C'est pour moi qu'il vient, nous dit Gabielle.

Et aussitôt elle devint comme transportée de joie. Elle attendit
cependant qu'il se fût éloigné pour descendre. Elle fit de même le
lendemain, mais le troisième jour, en le voyant se rapprocher de notre
maison, elle s'affola:

--Comment lui échapper? dit-elle.

Et elle nous supplia, Bergeounette et moi, de dire au jeune homme
qu'elle ne faisait plus partie de l'atelier.

Ce fut à moi que le pompier s'adressa:

--Mademoiselle. Dites-moi, la jolie fille... est-ce qu'elle ne travaille
plus là-haut?

Il avait un air si honnête et si inquiet que je ne tins pas compte des
recommandations de Gabielle.

--Si, dis-je, mais elle quitte plus tard parce qu'elle a peur de vous.

--Peur de moi! fit-il.

Et son inquiétude sembla augmenter tandis qu'il reprenait:

Mais c'est pour nous marier ensemble que je cherche à lui parler.

Il rit, en ajoutant:

--Il n'y a pas un de mes camarades qui ait une femme aussi belle.

Et tout de suite il me donna son nom et son adresse.

Gabielle ne fut pas joyeuse comme nous l'espérions à cette nouvelle.
Elle oublia d'un coup tout le bonheur entrevu et ne songea plus qu'à son
histoire du bal Bullier.

--Avant tout, dit-elle, il faut qu'il sache la vérité.

Et malgré les haussements d'épaules de Bergeounette, elle écrivit une
lettre dans laquelle elle racontait simplement son malheur et où elle
avouait avec la même franchise l'amour que le sergent lui inspirait.

Plusieurs jours passèrent, puis Gabielle, qui surveillait l'avenue,
aperçut un soir le jeune homme accoté à un arbre assez éloigné. Elle
rougit violemment et se détourna un peu pour nous dire:

--Celui-là aussi me méprise.

Et toute frémissante, elle me supplia d'aller chercher la réponse.

--Vous feriez mieux d'y aller vous-même, conseilla Mme Dalignac.

--Oh! non, répondit Gabielle, s'il me touchait seulement les doigts, je
sens bien que je serais perdue.

Moi aussi, j'avais hâte de connaître la réponse, et tout en prenant la
lettre que me tendait le pompier, je demandai:

--Vous êtes toujours décidé à vous marier?

--Non, fit-il.

Je m'éloignais si vite qu'il lui fallut faire quelques pas en courant
pour me rattraper. Des gens passèrent entre nous, pendant qu'il
répétait:

--Excusez, excusez, mademoiselle.

Je m'arrêtais. Il resta tout confus devant moi, puis une colère lui fit
lever le poing, et une grande rougeur passa sur son visage tandis qu'il
m'expliquait:

--Vous comprenez? Sa faute serait vite connue, mes camarades se
moqueraient, et personne ne nous respecterait.

Il me parut soudain aussi malheureux que Gabielle, et je le quittai sans
rancune.

Pendant tout une semaine, Gabielle eut un rire qui nous obligeait à la
regarder chaque fois qu'elle le faisait entendre, puis un soir elle
s'attarda encore, pour dire à Mme Dalignac:

--Je voudrais parler à Jacques au sujet de notre mariage.



XVIII


La saisie des meubles surprit Mme Dalignac comme une catastrophe. Elle
consulta ses livres avec attention, compara ses dépenses avec son gain,
additionna les sommes dont elle était redevable, et comprit enfin
qu'elle s'était trompée en ne comptant que sur son courage et sa bonne
volonté. Elle comprit en même temps que son atelier allait être détruit
et que ses ouvrières seraient sans travail. Alors elle se jugea coupable
de négligence. Et en pensant que tout était perdu par sa faute, elle
cacha son visage dans ses mains et pleura.

Clément fut comme étourdi par la mauvaise nouvelle. Malgré tout, il
avait conservé l'espoir de voir prospérer sa tante. Et s'il ne pleura
pas comme elle, il mit aussi ses mains sur son visage.

Lorsqu'il fut plus calme, il chercha un remède au mal qui était dans la
maison. Il n'en trouva pas d'autre que l'association Doublé-Dalignac
soeurs. Il rappela les mots de Mme Doublé: «Je payerai vos dettes et
nous rendrons les machines à ce Juif.» Et ce qu'il dit ensuite était si
juste et si rassurant pour l'avenir que Mme Dalignac se laissa
convaincre et s'abandonna.

Elle vécut peu d'heures tranquilles, car dès le lendemain elle
regrettait la parole donnée. Elle disait tout angoissée:

--Avec elle je ne pourrai rien faire de bien. Quand elle est près de
moi, il me semble qu'elle ferme la porte de mon cerveau et qu'elle en
garde la clef dans sa poche.

D'autres tourments vinrent la harceler.

Que deviendraient Bouledogue et Bergeounette?

Elle savait bien que ni l'une ni l'autre n'entrerait dans l'atelier d'à
côté. Puis elle se vit seule dans son appartement si bruyant depuis
toujours. Elle imagina la porte de communication s'ouvrant à tout moment
pour laisser passer Mme Doublé et ses exigences. Et devant les
désagréments qu'allait lui apporter l'association Doublé-Dalignac
soeurs, elle perdit courage et dit:

--Oh! mon Dieu! Comme il est difficile de vivre.

Son chagrin ne diminua pas. Mme Doublé, qui ne savait pas plus cacher sa
joie que sa colère, l'augmentait par ses familiarités et ses conseils,
et, en très peu de temps, le beau visage de Mme Dalignac se flétrit.

Il me vint une idée. Les sommes qui n'avaient pas été payées par les
anciennes clientes représentaient largement les quelques milliers de
francs que devait Mme Dalignac, et si on pouvait faire rentrer cet
argent, tout serait sauvé.

Mme Dalignac refusa de tenter ce moyen.

--Pas une de ces dames ne consentirait à payer la façon d'une robe usée,
me dit-elle.

Cependant le jour où elle devait donner sa signature d'associée, son
chagrin devint si vif, que je partis avec les factures sans vouloir
l'écouter.

La première cliente à laquelle je m'adressai s'étonna grandement et
promit d'écrire à Mme Dalignac. La seconde rit beaucoup et rappela sa
bonne qui revint bourrue et rageuse pour me pousser dehors. La troisième
dit:

--En voilà une histoire.

J'allais de l'une chez l'autre où j'entendais les mêmes mots de regrets
ou de révolte, mais je ne me décourageais pas. Coûte que coûte il me
fallait de l'argent. J'avais gardé pour la dernière la plus grosse
somme, et mon espoir grandissait. C'était une cliente qui habitait tout
en haut des Champs-Élysées et qui portait plusieurs noms et titres que
Duretour avait transformés en Mme de Machin-Chose.

La femme de chambre disparut avec la facture et revint en m'affirmant
que sa patronne était sortie.

Ma confiance était si grande que je décidai d'attendre le retour de la
riche cliente. J'attendis longtemps, si longtemps que le silence
m'effraya tout à coup, et que je m'aperçus qu'il faisait nuit dans
l'antichambre. Je m'inquiétai vivement de l'heure présente, et je remuai
dans l'espoir de voir arriver quelqu'un. Presque aussitôt j'entendis un
bruit de pas et je reconnus la voix de Mme de Machin-Chose qui
demandait:

--Est-ce que cette couturière attend toujours?

J'eus un bourdonnement dans les oreilles, et avant qu'il eût cessé, la
même voix reprit:

--Renvoyez-la donc.

Dehors, je restai comme assommée. Les hautes lampes électriques
m'éblouissaient de leur lumière et je ne savais plus de quel côté me
diriger pour retourner avenue du Maine. Je voulus m'asseoir sur un banc
pour essayer de mettre un peu d'ordre dans mes idées, mais une peur de
moi-même me fit repartir.

Il me sembla que mes idées tournaient dans ma tête avec une vitesse
effrayante et que rien désormais ne pouvait les arrêter.

En rentrant je trouvai Clément et Mme Doublé assis de chaque côté de Mme
Dalignac. Tous deux étaient rouges comme les gens qui ont beaucoup
parlé, mais si Mme Dalignac restait pâle, je fus surprise de voir que
son visage n'était plus crispé, et qu'il gardait au contraire comme un
reflet de grand contentement.

Son regard ne se posa qu'un instant sur les factures que je tenais à la
main. Elle fit vers Clément un geste que je ne compris pas. Puis elle
prit la plume, la trempa deux fois dans l'encrier et signa le papier qui
était devant elle.

Sur l'avenue, Clément fit montre d'une joie désordonnée en m'apprenant
que sa tante avait donné sa signature de bon coeur parce que Mme Doublé
avait promis d'avancer l'argent nécessaire à l'installation d'une
boutique de tapissier.

Et comme je ne me réjouissais pas avec lui, il me dit, l'air
désagréable:

--Elle n'est pas à plaindre, Mme Doublé saura bien l'enrichir.

                   *       *       *       *       *

Il n'était pas possible de fermer sur l'heure l'atelier de
confectionneuse ainsi que le désirait Mme Doublé. L'engagement pris à la
maison Quibu devait suivre son cours jusqu'à épuisement des modèles, ce
qui n'arriverait qu'à la fin de l'année, et nous n'étions encore qu'au
début d'octobre.

Mme Dalignac prévint cependant les ouvrières afin de laisser libres
celles qui voudraient s'en aller tout de suite. Mais toutes décidèrent
de rester jusqu'à la fin.

--Hé! pardi! on n'est pas pressée d'être mal, disait Félicité Damoure.

Roberte se tortilla longtemps avant de dire:

--Moi, chez une autre patronne, je vais me consommer.

Bouledogue désirait surtout posséder une machine qui lui permettrait de
travailler chez elle tout en soignant sa grand'mère.

Duretour parlait de se marier à la Noël, et Bergeounette était décidée à
faire n'importe quoi plutôt que de retourner auprès de son mari.

Mme Dalignac prêtait attention à ce que chacune disait. Elle les aimait
et souffrait de s'en séparer.

Elles étaient là, avec leurs caractères différents, méchantes ou bonnes,
tristes ou gaies, sottes ou intelligentes, mais toutes courageuses et
appliquées au travail.

Il y avait la belle Vitaline qui faisait penser à un diamant bien
taillé. Ses cheveux et ses yeux brillaient, ses dents brillaient. Son
teint brillait et quand elle remuait, elle semblait jeter de la lumière
sur ses compagnes.

Il y avait Julia qui allait figurer le soir dans les théâtres pour
gagner de quoi acheter des souliers vernis et des gants de peau. Les
souliers qu'elle portait trop courts lui meurtrissaient les pieds, les
gants qu'elle portait trop étroits lui déformaient les mains, mais pour
rien au monde elle n'eût changé la pointure de ces deux objets.

Il y avait aussi Fernande qui déjeunait de trois morceaux de sucre dans
un verre d'alcool, parce qu'elle perdait aux courses, chaque dimanche,
le peu d'argent qu'elle gagnait pendant la semaine.

Il y avait encore Mimi l'orpheline qui n'avait pas seize ans et qui
élevait sa petite soeur.

Et dans le coin le plus reculé, à l'endroit où le jour pénétrait le
moins, il y avait la mendiante. Elle était aussi terne que Vitaline
était brillante et elle avait une façon de regarder qui était comme une
main tendue. Son ton pleurnichard la faisait souvent rabrouer par les
autres. Et Bergeounette qui la détestait l'accusait de tendre une main
derrière et l'autre devant.

Un jour qu'elle s'attardait à l'heure de midi, je ne pus supporter sa
face implorante, et d'un rapide mouvement je lui passai mon
porte-monnaie contenant quelques francs. Elle s'éloigna aussitôt; mais
au lieu de sortir par la porte habituelle, elle traversa la pièce de
coupe où je l'entendis s'arrêter l'espace de quelques secondes.

J'y entrai après elle et je me disposais à demander à Mme Dalignac de
bien vouloir payer le repas que nous prenions ensemble au restaurant,
lorsqu'elle me dit:

--Vous paierez pour moi aujourd'hui, car je n'ai pas le sou.

Le mouvement d'inquiétude qui m'échappa la fit me regarder plus
attentivement. Je rougis alors et elle aussi. Nos regards restèrent en
contact, puis comme si une vive lumière éclairait brusquement le chemin
que venaient de prendre nos deux porte-monnaie, un rire violent nous
saisit. Ce fut comme une vague de gaîté qui nous jeta de droite et de
gauche. Le rire si clair, si léger de Mme Dalignac s'élançait et
s'éparpillait pendant que le mien large et sonore le suivait et
l'accompagnait partout.

Notre déjeuner se composa de rires et de pain sec ce jour-là. Et la
mendiante qui gardait au retour l'air triste des gens qui ont faim put
croire en nous voyant si gaies que nos mets avaient été copieux et
choisis.

                   *       *       *       *       *

Les après-midi de dimanche, lorsque Mme Dalignac était libre je
l'entraînais au jardin du Luxembourg. Elle s'asseyait de préférence aux
endroits où s'était assis son mari, et comme lui elle regardait passer
la foule.

Nous y retrouvions Gabielle et Jacques avec leurs enfants. Jacques ne se
tenait pas beaucoup plus droit qu'autrefois, mais Gabielle portait sa
nouvelle grossesse de telle sorte qu'il était bien difficile aux
passants de l'ignorer. Elle n'était pas moins fière de marcher entre le
petit garçon et la petite fille de Sandrine qu'elle avait su faire
rendre à leur père. Le petit Jacques l'appelait maman et ne la quittait
guère. C'était un joli enfant qui s'effarouchait de la moindre
bousculade et refusait de s'éloigner, tandis que la petite Sandrine se
mêlait à tous les groupes et savait toujours retrouver ses parents.

Oh! comme elle ressemblait à sa mère, la petite Sandrine. Mêmes cheveux
soyeux et bouclés, mêmes yeux dont le regard semblait vous avertir que
l'on pouvait compter sur elle. Elle n'avait que huit ans et déjà son
tout petit visage avait une expression sérieuse.

Jacques était en admiration devant sa fille.

Il lui prenait les mains comme il les prenait autrefois à Sandrine, et
il lui disait tout ému:

--Petite chère amie.

A les regarder Mme Dalignac oubliait sa peine. Elle y pensait encore
quand la petite famille n'était plus là, et elle disait comme pour elle
seule:

--Ce Jacques...

Pour moi, c'était surtout le changement de Gabielle qui me surprenait.
Elle paraissait si heureuse auprès de son mari que j'osai lui demander
en confidence:

--Vous aimez Jacques maintenant?

--Oui, je l'aime, répondit-elle vivement.

Et tout de suite elle ajouta avec orgueil:

--Lui aussi m'aime.

Bouledogue ne faisait que passer dans le jardin. Elle nous confiait d'un
coup d'oeil sa grand'mère, et gagnait au plus vite l'avenue de
l'Observatoire.

Puis c'était Clément qui nous rejoignait.

Je le voyais venir de loin. Le haut de son corps gardait beaucoup
d'aisance, mais il avait je ne savais quoi qui l'alourdissait par en
bas. Et toujours il me faisait penser à un arbre qui se serait déplacé
sans jamais sortir de terre une seule de ses racines.

Il s'asseyait auprès de nous, mais s'il prenait beaucoup de place sur le
banc, ses remarques sur les passants n'étaient jamais méchantes ni
ennuyeuses.

L'automne était doux. Les moineaux gorgés de graines délaissaient le
pain qu'on leur offrait, et les pigeons, isolés, ou par groupes dans les
arbres, semblaient de gros fruits mûrs tout prêts à se détacher des
branches.

Autour de nous, les feuilles tombaient une à une, sans hâte ni bruit.

                   *       *       *       *       *

A l'heure du dîner j'accompagnais Mme Dalignac et Clément chez Rose. Ces
soirées du dimanche passées en famille ne me laissaient jamais de
regret. Églantine m'embrassait comme une soeur très affectueuse. Les
enfants me recevaient avec des cris joyeux, et Rose fraîche et parée me
semblait plus belle que les plus belles fleurs du Luxembourg. Elle aussi
me recevait affectueusement. Elle n'était pas très flattée de m'avoir
pour belle-soeur, mais elle m'aimait à cause de ma ressemblance avec
Églantine.

J'avais toujours entendu parler de cette ressemblance sans y apporter la
moindre attention. Mais ce soir, parce que Rose insistait en faisant des
comparaisons, une curiosité me vint, et je levai le nez vers une glace
qui reflétait toute la famille autour de la table et me renvoyait mon
image.

Je restai tout d'abord stupéfaite de ma pâleur, et j'eus l'impression
que je me voyais pour la première fois.

C'était à moi ce visage aux traits si réguliers qu'il me faisait penser
à des lignes tracées sur du papier blanc?

Non, je ne ressemblais pas à Églantine dont le teint était rosé comme
celui de sa soeur et qui avait le front très haut. Ses joues minces
avaient bien la même forme que les miennes, et son menton une fossette
toute pareille, mais ses yeux, bleus comme les miens, me rappelaient
ceux de Mme Dalignac. Et si ses cheveux trop lourds croulaient aussi de
tous côtés, la nuance en était plus unie et beaucoup plus claire.

C'était surtout à ses yeux que je revenais. Ils étaient si calmes et si
doux qu'on avait de la peine à en détourner les siens. La lumière y
entrait profondément et on eût dit qu'il faisait jour derrière eux.

Dans l'espoir de trouver les miens semblables je voulus les revoir, mais
je ne les retrouvai pas. Il me sembla voir à leur place deux fenêtres
largement ouvertes où quelqu'un se tenait penché.

                   *       *       *       *       *

Mme Doublé n'attendit pas la fermeture de l'atelier pour obliger sa
belle-soeur à créer des modèles et faire les essayages de ses clientes.
C'était pour Mme Dalignac une fatigue de plus qui la laissait déprimée
et nerveuse à l'excès. La journée finie, elle refusait de manger et
restait tassée sur un tabouret au lieu de s'étendre sur la chaise longue
du patron.

A l'heure du coucher, elle disait:

--Je suis si lasse que j'ai la paresse de me mettre au lit et que
l'envie me vient de me coucher dessous comme un chien.

Elle, qui n'avait jamais été malade, souffrait des reins maintenant. Son
beau corps si droit se ployait pendant les heures de travail. Alors, les
coudes appuyés sur la table, elle me disait pour s'excuser de ce repos:

--Il y a des moments où je ressens comme une lassitude de mort.

Mme Doublé n'était pas lasse, jamais elle n'avait paru aussi active. Son
acte d'association en main, elle obligeait Mme de Machin-Chose et les
autres à payer leurs notes arriérées. Elle savait ce qu'il fallait leur
dire pour cela, et la somme rentrée ainsi grossissait de jour en jour.

Mme Doublé reconnaissait que cet argent ne lui appartenait pas, mais
elle en remettait le règlement à plus tard; pour l'instant il lui
servait à dédommager le propriétaire et à faire à Clément les avances
nécessaires à sa boutique de tapissier.

Clément ne lui savait aucun gré de ces avances. Il les recevait comme
son dû, et refusait de lui en donner reçu sous prétexte qu'elle n'avait
pas encore sorti un sou de sa poche, et qu'il était tout aussi capable
qu'elle de faire payer les anciennes clientes de sa tante.

Mme Doublé en convenait avec lui, mais elle se froissait de son
insolence et se vengeait sur Mme Dalignac en lui reprochant sa
négligence passée. Elle alla même jusqu'à prétendre que le patron avait
manqué de soins faute de cet argent. Et pour la dixième fois peut-être,
elle répéta sur le ton élevé, qui lui était habituel:

--Ah! pôvre frère, c'est une femme comme moi qu'il lui aurait fallu.

Je crus qu'elle allait sortir violemment comme les autres fois, mais ce
fut de mon côté qu'elle se lança pour me dire:

--Je n'aime pas à être regardée de cette façon-là.

Je baissai les yeux, car je sentais bien que je ne pourrais jamais la
regarder d'une autre façon.

Pour meubler sa boutique Clément emportait de chez Mme Dalignac tout ce
qu'il lui était possible d'emporter. Il disait seulement à sa tante:

--Je prends ça.

Elle riait de le voir si chargé, et devant mon air confus, elle disait
tout heureuse:

--Laissez donc, ce qui est à moi est à lui.

A mes reproches Clément répondait:

--Elle laissera prendre cela aux autres, autant vaut-il que ce soit moi
qui en profite.

De notre futur logement il n'était pas question. «L'arrière-boutique
suffira», avait dit Clément. Et en deux autres phrases il avait désigné
l'emplacement de notre mobilier. «Ici, un lit pour dormir, et là, une
table pour manger.»

Cette arrière-boutique était humide et noire.

Jamais le soleil n'y avait pénétré et il s'en dégageait une odeur qui
m'obligeait à m'en éloigner dès que j'y entrais.

Clément riait si fort de ma répugnance que je finissais par faire comme
lui.

Rien ne le rebutait. Il lavait les murs, grattait le parquet et décorait
sa boutique sans accepter aucun conseil.

Le soir, assis bien à l'aise entre sa tante et moi, il disait ses
espoirs de richesse, et faisait des projets d'avenir. Maintenant qu'il
avait une boutique il désirait une maison de campagne. Et bien souvent
sur une carte des environs de Paris étalée sous la lampe, il suivait du
bout de son crayon la Seine ou la Marne, à la recherche d'un endroit
joli et d'accès facile. Il me forçait à suivre avec lui, et disait:

--Choisissez-nous un beau pays.

Je me lassais vite de chercher. Ma pensée s'en allait loin de la Seine
ou de la Marne, vers un pays que j'avais choisi depuis longtemps et où
j'aurais voulu vivre toujours.

Ce pays, c'était une colline toute fleurie de bruyères roses qui
s'appelait la Rozelle.

C'était aussi une rivière étroite et pleine de cailloux blancs qui
s'appelait la Vive.

C'était encore un grand bois de sapins qui tenait tête au vent, et dont
les grands arbres gardaient à leur pied un rond de sable sec où l'on
pouvait s'asseoir et attendre la fin de la pluie. Dans ce pays il y
avait un chien qui venait glisser son museau frais au creux de ma main.
Et tout près de la rivière, dans une maison grande ouverte au soleil, il
y avait un homme d'une trentaine d'années, au regard attentif, et au
visage qui ne semblait fait que de douceur et de bonté.

                   *       *       *       *       *

Le quinze décembre approchait. C'était la date fixée pour notre mariage,
et déjà Mme Dalignac s'occupait des derniers préparatifs. Cependant,
avant de fêter ce grand jour, elle tenait absolument à se rendre sur la
tombe de son mari. Elle était obsédée par cette idée depuis plus d'une
semaine; mais comme elle se sentait vraiment souffrante et que le
cimetière de Bagneux était loin, elle avait comme une crainte d'y aller
seule.

Je ne demandais pas mieux que de l'accompagner, mais pour cela il nous
fallait assurer le travail des ouvrières pendant notre absence, et nous
avions déjà tant à faire au cours de la journée qu'il nous était
impossible de faire plus.

Clément qui ne s'embarrassait d'aucune difficulté nous conseilla de
veiller un peu et de partir le lendemain matin avant l'arrivée des
ouvrières. C'était en effet le seul moyen qui pouvait nous permettre de
nous absenter ensemble, et Mme Dalignac décida de l'employer le soir
même. Cette fois encore elle ne comptait que sur son courage, mais comme
elle était à bout de forces, elle dut renoncer à la veillée dès le
début.

Il n'en était pas de même pour moi. Trois jours seulement me séparaient
de mon mariage. J'étais dans un état fébrile qui m'empêchait de sentir
la fatigue, et la nuit passa sans que je me fusse aperçue de la longueur
du temps.

Vers cinq heures du matin, alors que je finissais de préparer l'ouvrage,
un bruit de sabots que l'on traîne en marchant monta de l'avenue. Un
deuxième suivit, puis d'autres encore, et bientôt des chocs de roues
cognant durement contre les pavés se mêlèrent aux chocs des sabots.

Je ne me souvenais pas d'avoir jamais entendu ce bruit et j'ouvris la
fenêtre pour regarder en bas.

C'étaient les balayeurs de la ville qui sortaient d'une baraque proche
où ils venaient de prendre leurs instruments de nettoyage. Les hommes
roulaient les brouettes chargées de pelles et de tuyaux, et les femmes
portaient plusieurs balais sur l'épaule. Tous s'en allaient lentement,
avec une démarche lourde comme s'ils étaient déjà fatigués de la journée
à venir.

Les chevaux attelés aux tombereaux débouchèrent à leur tour de la rue
voisine. Eux aussi avançaient lentement. Leurs fers claquaient à faux
sur le pavé. Et sous l'énorme lassitude qui semblait peser sur eux, leur
échine se creusait, et leur ventre se rapprochait de terre.

Je refermai la fenêtre quand ils eurent disparu sous les lumières
lointaines, mais il me fut impossible de me tenir tranquille.

Pour ne pas réveiller Mme Dalignac que j'entendais remuer et se plaindre
en dormant, j'entrai dans l'atelier où il me sembla bientôt que je
troublais le repos des machines. A mon passage, l'une d'elles laissa
tomber une goutte d'huile. Une autre fit deux tours de roue lorsque je
frôlai sa courroie et deux ou trois firent entendre de forts craquements
quoique je fusse loin d'elles.

Je revins dans la pièce de coupe, et j'essayai de dormir quelques
minutes sur la table, comme au temps des dures veillées, mais ce ne fut
pas le sommeil qui vint, ce fut le souvenir d'une scène qui me faisait
détester Clément et que les balayeurs m'avaient fait oublier un instant.

La veille, tandis qu'il se préparait à emporter la chaise longue du
patron ainsi que trois des meilleurs tabourets, Mme Dalignac l'avait
retenu pour lui emprunter une petite somme dont elle avait besoin sur
l'heure. Aussitôt, j'avais vu les traits de Clément se durcir et ses
prunelles devenir fixes. Il avait posé son fardeau de mauvaise grâce, et
compté une à une les pièces blanches en les faisant sonner sur la table,
puis en reprenant la chaise et les tabourets, il avait dit d'un ton sec
à sa tante:

--Tu n'oublieras pas de me rendre cet argent qui est à moi.

Le beau regard de Mme Dalignac avait eu comme un chavirement. Elle avait
fait oui de la tête, en essayant de sourire, puis elle s'était levée
pour aider son neveu qui passait difficilement la porte avec son
chargement, et quand enfin elle avait pu sourire elle s'était tournée
vers moi pour me dire:

--Il est bien mal luné, aujourd'hui, notre Clément.

Ma rancune ne voulait pas s'apaiser. Je ne pouvais éloigner de ma pensée
les yeux fixes de Clément, et c'était sans joie que je regardais ma robe
blanche étalée sur le mannequin. Le roulement d'un tramway me rappela
que nous devions partir à Bagneux de bonne heure, et aussitôt j'éveillai
Mme Dalignac.

                   *       *       *       *       *

Dans la grande allée du cimetière il n'y avait personne d'autre que
nous, et une frayeur me vint à entendre le bruit de nos pas sur le
gravier. Mme Dalignac marchait vite et me dépassait. Elle avançait dans
un mouvement qui la soulevait si fort que je voyais toute la semelle de
ses souliers.

Ma frayeur augmenta quand il nous fallut prendre les allées de traverse.
Elles étaient boueuses et noires, et des fleurs pourrissaient sur toutes
les tombes. A chaque instant nous faisions lever des merles. Il y en
avait de très noirs au vol vif et aux plumes allongées, mais d'autres
étaient gris et courts et semblaient des pierres qui auraient eu des
ailes. Ils disparaissaient comme ils étaient apparus et rien ne venait
dénoncer leurs retraites.

Je m'assis sur une dalle de granit, tandis que Mme Dalignac se couchait
à moitié sur la pierre bombée qui recouvrait son mari.

Elle resta sans mouvement, la joue appuyée sur son bras comme sur un
oreiller, et sans l'expression d'intolérable souffrance qui la rendait
méconnaissable j'aurais pu croire qu'elle s'était endormie.

Dans ce coin de cimetière où un grand carré de terre restait en friche,
les moindres bruits me causaient de longs tressaillements. Les fourrés
s'agitaient, et des glissements traçaient des sillons dans les herbes
couchées.

Du côté des tombes les choses paraissaient vivre aussi. Une pierre
brisée et dressée semblait une tête décharnée implorant on ne savait
quel secours d'en haut. Un arbre complètement dépouillé de ses feuilles
tendait vers nous ses branches raides et noires, et dans l'allée proche
un cyprès gémissait comme s'il était seul à supporter le vent humide.

Deux corbeaux s'abattirent sur une croix blanche. Ils paraissaient
épuisés et il leur fallut de longues minutes avant de pouvoir se tenir
d'aplomb; mais à peine avaient-ils trouvé l'immobilité nécessaire à leur
repos, que la voix dure d'un autre corbeau qui passait au loin les fit
repartir comme en détresse.

Mme Dalignac avait entendu aussi le rude appel, et, comme si elle y
répondait, elle demanda:

--Quelle heure est-il?

Je tirai de mon corsage la petite montre d'or qu'elle m'avait donnée, et
je vis qu'il était neuf heures. Elle sursauta:

--Et l'atelier, dit-elle.

Je dus l'aider à se mettre debout. Elle se plaignit d'une grande
faiblesse dans les jambes et pour marcher elle fut obligée de s'appuyer
à mon épaule.

Elle s'inquiétait à l'idée que sa présence manquait aux ouvrières, mais,
chaque fois qu'elle voulait hâter le pas, sa tête penchait brusquement
en avant. Comme nous allions sortir du cimetière elle m'arrêta:

--Attendez, je ne vois plus clair.

Je la regardai. Elle n'était pas plus pâle que l'instant d'avant, et
dans ses yeux si doux il n'y avait rien de changé.

Elle fit encore un pas, toucha le grand portail comme pour y chercher un
nouvel appui, et sans un mot elle s'affaissa malgré mes efforts pour la
retenir.

Deux hommes la portèrent dans un hôtel proche. Le médecin qui vint
m'attira un peu à l'écart pour me poser quelques questions. Et comme je
m'informais de la gravité du mal de Mme Dalignac, il me dit simplement:

--Elle va mourir.

J'eus un instant l'espoir qu'il se trompait.

Après quelques soins, Mme Dalignac serra ma main qui tenait la sienne,
et je vis qu'elle voulait parler. Mais ses lèvres ne remuèrent pas, sa
gorge seulement fit de grands efforts et je compris qu'elle disait:

--L'atelier, l'atelier.

Puis ses yeux se fermèrent. Toute souffrance s'effaça de son visage et
son souffle cessa.

                   *       *       *       *       *

Midi sonnait aux églises et sifflait aux usines lorsque j'entrai de
nouveau dans l'atelier. Toutes les ouvrières étaient debout, prêtes à
sortir. Bergeounette, penchée à la fenêtre, s'assurait que le chemin
était libre, et Duretour chantait de sa voix fausse et joyeuse:

        Paris, Paris,
    Paradis de la femme.


Paris.--L. MARETHEUX, imprimeur, 1, rue Cassette.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Atelier de Marie-Claire" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home