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Title: Histoire de la caricature au moyen âge et sous la renaissance
Author: Husson, Jules François Félix
Language: French
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  HISTOIRE

  DE LA

  CARICATURE

  AU MOYEN AGE

  ET SOUS LA RENAISSANCE



PARIS.--IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.



HISTOIRE DE LA CARICATURE AU MOYEN AGE


[Illustration: LETTRE INITIALE d'un manuscrit du XIIIe siècle.
«Images du Monde.» (British Museum.)]


Strasbourg, typogr. de G. Fischbach, succr de G. Silbermann.--1813



  HISTOIRE

  DE LA

  CARICATURE

  AU MOYEN AGE

  ET

  SOUS LA RENAISSANCE

  PAR

  Champfleury

  _DEUXIÈME ÉDITION_

  très-augmentée

  PARIS

  E. DENTU, ÉDITEUR

  _Libraire de la Société des gens de lettres_

  PALAIS-ROYAL, 17 ET 19, GALERIE D'ORLÉANS

  [Illustration]



  A CORNEILLE VILA

  ARCHITECTE



PRÉFACE


I

[Illustration]

A dire vrai, j'aurais mauvaise grâce à me plaindre du manque de
sympathie des esprits sérieux pour cette série commencée déjà
depuis longtemps; cependant il est bon de répondre à un honorable
membre de l'Université, ému de l'attentat contre le Beau que,
selon lui, je commettais en étudiant de près l'art satirique
chez les anciens. Préoccupé des manifestations dans le même sens
exprimées plus nettement au moyen âge et s'ingéniant en diverses
raisons pour me dissuader de donner suite à mes recherches, il
disait, plein de mélancolie:

«Sans contester à l'art gothique le mérite de son architecture,
convient-il d'admirer autant qu'on l'a fait des bas-reliefs
grotesques?... Est-ce par là que nos cathédrales ont chance d'être
avec succès opposées au Parthénon?... Et sont-ce des spectacles
bien agréables à l'œil, bien divertissants pour l'esprit que des
caricatures en pierre[1]?»

[Note 1: Chassang, _la Caricature et le grotesque dans l'art
grec_. (_Revue contemporaine_, 1865.)]

Le critique qui posait ces questions timorées ne me semble pas
avoir une idée bien nette du but et des résultats de l'archéologie.

Personne n'a jamais «admiré» démesurément les bas-reliefs
satiriques des cathédrales. Il s'agit d'en scruter le sens, de
le pénétrer et d'ajouter quelques pages utiles à l'histoire des
siècles antérieurs.

Que vient faire le «Parthénon» en regard des figures satiriques
des monuments religieux? Existe-t-il un écolier assez naïf pour
opposer Phidias à d'humbles sculpteurs qui n'avaient pour règle
qu'une symbolique confuse, pour gouverne que les caprices de leur
imagination?

Qui a présenté ces spectacles comme «agréables à l'œil et
divertissants pour l'esprit?»

Il est réellement trop facile de combattre le spiritualisme
effarouché qui se fait jour à travers les plaintes de l'honorable
universitaire.

«Ce qui arrête et fixe trop nettement les formes, ajoute-t-il,
n'est pas propre à l'expression du ridicule, car les arts
plastiques vivent de beauté et l'expression des ridicules est un
commencement de laideur. La véritable place du grotesque n'est
donc pas dans les œuvres de la sculpture et de la peinture, mais
dans les rapides dessins d'un spirituel et malin crayon.»

De nos jours, où la caricature est exclusivement cantonnée dans
les petits journaux, je n'ai pas encore rencontré d'architecte
appelé à bâtir une église moderne qui ornementât la façade et les
chapiteaux de magots et de figures bouffonnes.

L'art, tel que l'étudient les archéologues, n'a rien à voir
avec le contrôle des esthéticiens. Les manifestations du Beau
sont étudiées, mais avec la même balance qui pèse le Laid.
L'archéologue n'enseigne pas, il constate. La sérénité, la
pureté des lignes dans les œuvres d'art lui semblent sans doute
préférables à l'expression du grotesque; il n'en recueille pas
moins précieusement ces formes grimaçantes qui donnent peut-être
une idée plus exacte et plus vive des mœurs, des coutumes et des
usages du passé, qu'un pur et noble contour.


II

Depuis la fin de la Restauration, époque à laquelle l'archéologie
posa ses premiers jalons, de nombreuses affirmations
contradictoires et empreintes d'exagération furent portées devant
un tribunal où ne devrait siéger que l'impartialité.

Je me suis efforcé de ramener à leur juste valeur les affirmations
de partisans d'un symbolisme effréné; il fallait nettoyer le
terrain de polémiques sans résultat entre ceux que plaisamment
Voltaire appelait «antiquaires à capuchon» et d'ardents esprits
qui ne regardent les faits qu'à travers la lunette révolutionnaire.

Ce serait toutefois faire acte d'énorme vanité que de prétendre
avoir raison, seul, dans les matières si controversables de
symbole, d'emblème, d'allégorie, qui ont donné naissance à ce que
les uns appellent symbolique chrétienne indirectement dogmatique;
les autres, iconographie hiératique; certains, langage figuratif
et populaire.

Si l'analogie était une science, elle devrait être le plus utile
instrument au service de l'archéologue. Les monuments des divers
siècles, mis en regard, fournissent tout à coup des lumières
inattendues; mais il faut avoir beaucoup vu, beaucoup voyagé: il
est bon surtout de consulter sans cesse des cartons bourrés de
dessins, car en archéologie l'image prime le texte.

Pour prendre un exemple, on peut comparer les dessins des
manuscrits d'un Térence du neuvième siècle avec certaines figures
du _Roman de Fauvel_, du quatorzième siècle.

[Illustration: Figure détachée d'une miniature du _Roman de
Fauvel_ (XIVe siècle).]

Il y a là certains rapprochements curieux à établir avec ces
masques d'élément païen; mais l'inspiration chrétienne, quoique
confuse au début, se dégagea bientôt de ces ressouvenirs; les
masques des anciens n'influencèrent que médiocrement les auteurs
des mascarons des édifices gothiques. Par une sorte de génération
spontanée dont les produits grouillent à l'ombre des monuments
comme des vers dans un coin de terre humide, ces larves informes
s'agitent, dressent la tête, remuent la queue, commencent par
ramper au pied des statues, et, semblables à de mauvaises herbes,
envahissent les sommets les plus élevés des cathédrales; elles
n'ont rien de commun avec les manuscrits historiés du poëte latin.

[Illustration: Miniature du Térence de la bibliothèque du Vatican
(IXe siècle).]

A partir du dixième siècle, un certain développement se fit
sentir, marchant vers la réalité qui jusque-là n'avait paru
qu'une lueur lointaine. C'est alors qu'il est intéressant de
lire la bizarre écriture que traçait le peuple sur la pierre. On
démêle les pensées confuses qui emplissaient son esprit: terreur,
sentiment égalitaire, raillerie qu'exprime une trilogie qui, du
moyen âge, va jusqu'à la Renaissance: le Diable, la Danse des
Morts, Renart.

De ces héros, qui occupèrent une si grande place dans la poésie
et l'art, on peut encore tirer quelques enseignements, quoique
aujourd'hui ils semblent archaïques.

[Illustration: D'après un manuscrit flamand de la bibliothèque de
Cambrai.]

Le diable est usé; le peuple n'y croit plus depuis longtemps, et
les Flamands se raillent de lui, qui lui font jouer du violon avec
un soufflet de cuisine et une cuillère à pot pour archet. L'esprit
moderne l'a dépouillé de sa défroque et de ses accessoires de
convention. Au diable le diable!

Il n'en est pas de même de la Danse des Morts; jusqu'à la fin de
l'humanité elle restera actuelle, et plus d'un artiste reprendra
le thème du grave Holbein.

J'ai beaucoup songé au _Roman de Renart_ pendant la guerre
de 1870. Dans les manœuvres des Allemands, dans la politique
prussienne, je retrouvais le même esprit de ruse qui circule à
travers le poëme: on comprend l'enthousiasme excessif qu'excite
encore Renart en Allemagne.


III

Dans un ordre inférieur et cher aux archéologues, à commencer
par Monteil, qui eût laissé un livre d'un intérêt bien plus
considérable, si ses patientes études avaient été éclairées par
les dessins et les monuments originaux qui passèrent sous ses
yeux, toute une histoire nouvelle est à faire des mœurs et des
coutumes et payera de ses efforts celui qui aura la patience de
confronter les édifices religieux et civils avec les manuscrits
historiés.

On pourrait presque se passer de science, comme la vieille dont
parle Villon:

    Femme je suis, pauvrette et ancienne,
    Qui riens ne sçay, onques lettres ne leuz;
    Au moustier voy, dont suis paroissienne,
    Paradis painct où sont harpes et luz
    Et un enfer ou dampnés sont boulluz.
    Lung me fait pour, l'autre joye et liesse.

Toute la vie du passé se déroule vive, claire et animée, grâce à
la sculpture et à la peinture. Il ne faut que du temps pour l'y
chercher, beaucoup de temps. J'en ai dépensé le plus qu'il m'était
possible, en me rendant compte de la bande de _desiderata_ que
traîne après elle toute œuvre d'érudition.

Toutefois je me sentais poussé par les esprits qui ont soif de
science: «Nous avons en France, en Angleterre, en Allemagne,
écrivait l'un d'eux, des savants, des académies entières qui
travaillent et qui veillent dans l'espoir de découvrir le sens
d'anciens caractères cunéiformes, runiques, etc.; mais aucun
de ceux-ci, que je sache, ne s'occupe de déchiffrer la pensée
déposée par nos pères dans ces milliers de figures qui étonnent
les artistes modernes par leur aspect étrange et leur nature
complexe[2].»

[Note 2: César Daly, _Revue de l'architecture_, 1847.]

[Illustration: D'après le manuscrit des _Comédies_ de Térence.]

C'est au public à dire si j'ai rempli une partie de ce programme;
si les _sotties_ de pierre, que quelques délicats rangent dans la
classe des _ineptiarum_, méritaient la dépense de quelques années.

  Paris, 1867-1871.



HISTOIRE

DE LA

CARICATURE AU MOYEN AGE



CHAPITRE PREMIER

VANITÉ DU SYMBOLISME


[Illustration]

Si un homme a contemplé la façade des édifices consacrés au culte
chrétien, sans éprouver un certain trouble en face des grimaces
et des railleries de toute sorte accumulées sous les porches,
il peut être déclaré de nature particulièrement flegmatique et
indifférente. A côté de pieuses statues, dont les belles lignes
se reflètent en rayonnements harmoniques pour les yeux, sont des
entrelacs de diableries et d'obscénités. Vices et passions sont
représentés avec une grossière brutalité; la luxure a rejeté tout
voile et apparaît bestiale et sans pudeur.

Incompréhensible comme la décoration des monuments égyptiens, cet
art de pierre est prodigue de monstres fantastiques, d'horribles
gnomes, de larves hideuses enroulant d'étranges nudités, qu'on
croirait sculptées au fronton des cathédrales pour tenter les
fidèles; même les anciens Flamands, qui ne brillent pas par la
délicatesse, Jérôme Bosch, Breughel, quoiqu'ils se soient complu
à de pareilles conceptions, semblent des raffinés à côté des
imagiers du moyen âge.

L'imagination s'égarerait à suivre ces débauches du ciseau si la
science archéologique, qui cherche les secrets de toute pierre
ornementée, ne s'était préoccupée à juste titre de ce balbutiement
de l'art qui fut le trait d'union entre le dernier souffle de
l'antiquité et les élégances de la Renaissance.

[Illustration: Bas-relief de la voussure du portail de Notre-Dame
de Paris (XIIe siècle).]

Sur cette question, il existe un certain nombre d'ouvrages
spéciaux. L'explication de la symbolique chrétienne fut d'abord le
thème sur lequel chaque archéologue brodait à sa fantaisie. Plus
tard, la même thèse servit de passe-port à la politique. Les
adversaires de l'Église saisirent avec empressement l'occasion
de lutter sur un nouveau terrain contre des écrivains pieux,
mais passionnés: si quelques-uns émettaient des avis sensés et
rationnels, d'autres, et ce furent les plus nombreux, firent du
symbolisme un prétexte à divagations plus troublantes encore que
cet art troublant. Chaque sculpture donna lieu à une controverse
animée; on voulut voir dans de naïfs imagiers des doctrinaires,
des libres penseurs. La pierre devint éloquente, plus éloquente
souvent que ceux qui lui prêtaient le secours de leur imagination.
Elle fut déclarée tour à tour enseignante, pieuse, sceptique,
croyante, révolutionnaire et sociale.

Cette argumentation, particulière à notre temps, eut pour résultat
de faire négliger l'étude des faits: à bout de raisons, la plume
devint fertile en déraisonnements. Et si je viens émettre une
fois de plus mon avis à propos de ce dangereux symbolisme, c'est
à titre d'homme sans attaches et sans passions politiques ou
religieuses, dont la principale foi est la recherche de la réalité.

Malgré la bizarrerie confuse des motifs sculptés du moyen âge,
quelques-uns offrent souvent trace d'une greffe antique. Dans les
peintures des catacombes apparaît l'aurore du culte naissant en
face du coucher du soleil du paganisme. Les sirènes, les satyres
se mêlent aux figures pieuses, et l'image d'Orphée tient autant de
place que celle du Christ.

Le christianisme ayant fait invasion dans l'art romain, l'art
romain traverse les Alpes pour lancer sa dernière note au milieu
des concerts chrétiens. Comme dans le culte idolâtrique, des
monstres et des animaux fantastiques s'accrochent aux chapiteaux
des églises, bâtissent leur nid dans les modillons du portail
et troublent la tranquillité d'un symbolisme nouveau que le
christianisme avait tenté d'inaugurer dans les catacombes. Aussi,
jusqu'au seizième siècle, voit-on en France les saintes femmes
marcher en compagnie des sibylles, les chérubins des sirènes, les
apôtres des monstres païens, et ce n'est pas seulement sous les
portails des églises que ces assemblages hybrides se remarquent:
les miniaturistes, moines pour la plupart, se sont plu à
reproduire avec leurs pinceaux, dans les livres d'Heures à l'usage
des princes et des dignitaires de l'Église, ces alliances profanes
et sacrées.

Ce sont les vagues et confuses réminiscences de l'ancien culte, se
mêlant aux croyances modernes, qui ont produit une grave confusion
chez ceux qui, pour juger l'art, ne remontent pas aux traditions
du passé.

L'Église, au début, comprit le danger des deux langues
contradictoires que la sculpture parlait en même temps. Au
cinquième siècle, l'art familier de la décadence se glissant dans
le culte nouveau préoccupe saint Nil, qui écrit à Olympiodore:

«Vous me demandez s'il est convenable de charger les murs du
sanctuaire de représentations ou figures d'animaux de toute
espèce, de sorte que l'on voit sur la terre des filets tendus,
des lièvres, des chèvres et d'autres bêtes cherchant leur salut
dans la fuite, près de chasseurs qui s'épuisent de fatigue pour
les prendre et les poursuivent sans relâche avec leurs chiens; et
ailleurs, sur le rivage, toutes sortes de poissons recueillis par
les pêcheurs? Je répondrai que c'est une puérilité d'amuser ainsi
les yeux des fidèles[3].»

[Note 3: _Maxima Bibliotheca Patrum_, t. XXVII, p. 323.]

Il faut prêter attention aux recommandations du saint personnage:
_C'est une puérilité_, dit-il, _d'amuser ainsi les yeux des
fidèles_. De telles paroles ont une portée que les partisans du
symbolisme _à outrance_ devraient méditer, et si on y ajoute
les graves réprimandes que, sept siècles plus tard, saint
Bernard fit entendre à ceux qui avaient pour mission d'ordonner
l'ornementation des églises, alors les pompeuses déclamations de
nos jours, ruinées par de telles preuves, tombent comme de vieux
plâtras.

Du sixième au quinzième siècle, l'art sculptural devient encore
plus hiéroglyphique: il portait la défroque de tuniques
anciennes, il s'en dépouille pour arborer des couleurs
apocalyptiques.

[Illustration: Chapiteau de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire
(XIe siècle).]

Ce sont des corps humains surmontés de têtes d'animaux, des têtes
de nature équivoque, des diables soufflant à plein gosier le feu
sous d'énormes chaudières, des damnés emportés par des chevaux
fougueux, des femmes dont les parties sexuelles sont dévorées par
des démons, des animaux prêchant en chaire, de sauvages cavaliers
traînant à la queue de leurs chevaux des malheureux dont le ventre
déchiré laisse passer les entrailles, des dragons dont la gueule
grimaçante vomit l'eau des gouttières, des singes couverts de
frocs, des têtes d'hommes demi-fous, demi-prêtres, de grandes
dents et de plus grandes bouches encore qui avalent des gens tout
entiers, des bêtes touchant de l'orgue, des faunes grimaçants qui
narguent les fidèles, des victimes que des démons empalent sur de
longues broches, des ânes qui braient en pinçant de la lyre.

[Illustration: Modillon de l'église de Poitiers.]

Saint Bernard, alors abbé de Clairvaux, ému de cette licence de
l'art, écrit à Guillaume, abbé de Saint-Thierry: «A quoi servent,
dans les cloîtres, sous les yeux des frères et pendant leurs
pieuses lectures, ces ridicules monstruosités, ces prodiges de
beautés difformes ou de belles difformités? Pourquoi ces singes
immondes, ces lions furieux, ces monstrueux centaures, ces animaux
demi-hommes, ces tigres tachetés, ces soldats qui combattent, ces
chasseurs qui sonnent de la trompe? Ici une seule tête s'adapte
à plusieurs corps: là, sur un seul corps, se dressent plusieurs
têtes. Tantôt un quadrupède porte une queue de serpent, tantôt une
tête de quadrupède figure sur le corps d'un poisson. Quelquefois,
c'est un monstre avec le poitrail d'un cheval et l'arrière-train
d'une chèvre. Ailleurs, un animal cornu se termine en croupe de
cheval. Il se montre partout enfin une variété de formes étranges
si féconde et si bizarre, que les frères s'occupent plutôt à
déchiffrer les marbres que les livres et passent des jours entiers
à contempler toutes ces figures, bien mieux qu'à méditer sur la
loi divine... Grand Dieu! si vous n'avez honte de semblables
inutilités, comment au moins ne pas regretter l'énormité de la
dépense[4]!»

[Note 4: Ceci, il ne faut pas l'oublier, est écrit au douzième
siècle.]

Personne n'a donné une idée plus nette de cette liberté de
bizarreries de la pierre que saint Bernard; personne n'en a mieux
démontré le caprice; aussi sa trop exacte description a-t-elle
contrarié certains archéologues qui, cherchant à faire plier
les faits à leurs doctrines, croient naïvement ranimer la foi
par de certaines explications des figures qui, à juste titre,
préoccupaient l'abbé de Clairvaux.

«Saint Bernard, mal compris dans un passage de ses écrits, lu
beaucoup trop rapidement, fut vengé par un de nos contradicteurs,»
dit l'abbé Aubert[5].

[Note 5: _Considérations sur l'histoire du Symbolisme
chrétien_, par l'abbé Aubert. (_Bulletin monumental_, 1857.)]

L'admonestation de saint Bernard est d'une clarté à désespérer les
ergoteurs, et, à moins de nier l'authenticité de ce document, il
est positif que l'abbé de Clairvaux ne voyait dans ces sculptures
que ce qui s'y trouvait, c'est-à-dire des caprices sans _utilité_
pour les esprits véritablement pieux. Plus importante encore
que celle de saint Nil, l'attestation de saint Bernard éclaire
l'archéologie et prouve qu'une complète indépendance dans le
détail architectural était laissée aux tailleurs de pierre.

Le prétendu symbolisme religieux se résume donc en deux questions:

1º Ces sculptures bizarres étaient-elles commandées par l'Église
comme exemple et châtiment des vices?

--Non, répondent saint Nil et saint Bernard, de telles sculptures
n'avaient pas qualité de symboles: l'Église laissait faire sans y
prendre garde.

2º Ces sculptures étaient-elles des caprices d'ouvriers qui se
raillaient de ceux qui les faisaient travailler?

--Oui, répondent les archéologues sans attaches, les tailleurs de
pierre faisaient le plus souvent preuve de raillerie contre le
clergé[6].

[Note 6: Cette dernière affirmation a paru si grave à certains
érudits, qu'un savant jésuite, le P. Cahier, qui a consacré sa vie
à des études archéologiques, m'écrivait: «Je m'inscris en faux
contre la représentation des moines que vous prétendez voir dans
bien des sculptures du moyen âge. Tout le monde alors portait
le capuchon: il s'agit d'établir si tous les gens encapuchonnés
comptaient pour des moines. Je me charge de prouver le contraire.»
Par l'ensemble des preuves gravées dans ce volume, le lecteur
jugera de quel côté se trouve la vérité.]

Pour éclairer la question, il est utile de donner quelques détails
sur la fondation des églises et l'enseignement prêché aux ouvriers.

Les hagiographes du moyen âge nous apprennent que, lorsque des
abbés faisaient construire des églises dans leur monastère, ils
appelaient, le soir, les peintres et les sculpteurs à la lecture
pour leur donner connaissance des actes des saints et des martyrs
qui devaient servir à leurs compositions. C'était une ancienne
coutume. Grégoire de Tours parle de la femme de saint Namatius,
neuvième évêque de Clermont, qui, faisant bâtir au cinquième
siècle l'église Saint-Étienne (aujourd'hui Saint-Eutrope), lisait
aux peintres les légendes des saints. Le _maître de l'œuvre_,
c'est-à-dire le chef de l'entreprise, habituellement prêtre ou
moine, dépendait de l'abbé dirigeant lui-même les travaux sous
l'inspection de l'évêque, celui d'entre tous qui connaissait le
mieux l'exégèse et semblait le plus capable de l'interpréter.

Mais un esprit nouveau souffla à partir du onzième siècle. Des
fabliaux satiriques circulèrent, qui étaient les «petits journaux»
du temps, et si les ouvriers étaient tenus d'écouter le soir une
pieuse lecture, ce n'était pas tant alors la vie des saints ou des
martyrs, que des gausseries rimées qui répondaient à leur esprit.

La plupart des grandes basiliques de France furent bâties entre
le douzième et le treizième siècle, alors que des confréries
maçonniques remplaçaient les confréries monacales. Le règne de
l'ogive commence, et le style ogival, comme on l'a fait remarquer,
est le signe de la prise de possession de l'architecture
religieuse par les laïques; or, ces confréries maçonniques,
livrées à leur propre gouverne, appliquèrent dès lors à l'art
ornemental le caprice de leur imagination: un vague symbolisme
pouvait s'essayer à traduire les vices et les passions, ce
n'était plus le _symbolisme prémédité_ des premiers constructeurs
d'églises.

Toutefois, je ne prétends pas faire de ces ouvriers des
_penseurs_, des _révoltés_, des _révolutionnaires_; on a trop
abusé de ces qualifications.

Les tailleurs d'images avaient une idée de l'enfer et des vices
qui y précipitent; en traits naïfs, ils inscrivaient sur pierre la
représentation de ces péchés et de leur châtiment, obéissant en
outre aux croyances populaires du moment et aux prédictions qui
avaient cours.

En l'an 1000, l'Europe tout entière crut aux prophéties de la
fin du monde, basées sur une interprétation d'un passage de
l'Apocalypse. Le jugement dernier semblait proche, l'Église fit
tourner ces terreurs à son profit; de nombreux prédicateurs
prirent pour thème la fin prochaine du monde et remplirent
d'épouvante, par une éloquence foudroyante, les esprits timorés.
Ces croyances et ces terreurs se retrouvent encore sur la plupart
des cathédrales du onzième siècle, traduites en scènes bizarres
par les ciseaux des tailleurs de pierre.

[Illustration: Chapiteau de l'église Saint-Georges de Bocherville
(Normandie).]

Ce qui n'empêchait pas l'esprit satirique d'interpréter par de
capricieuses ornementations les poëmes que les sculpteurs avaient
lus ou qu'on leur contait. Témoin la légende de _Renart_, qui,
jusqu'à la Renaissance, joua un si grand rôle dans les détails de
l'ornementation architecturale.

J'ai dit, dans de précédentes études, que l'Église, se sentant
forte, ne craignait pas ces railleries, plus violentes d'ailleurs
contre les moines que contre le culte. L'Église ne pouvait prévoir
les assauts qui, depuis, ont plissé le front de ses dignitaires et
l'ont rendu soucieux.

Certains prélats d'alors avaient l'esprit plaisant et ne le
cachaient pas, à s'en rapporter à un sceau du treizième siècle qui
représente un _singe encapuchonné_, tenant à la main un _bâton
abbatial_.

--Satire contre les gens d'Église, dira-t-on.

Ce n'est pourtant qu'une facétie d'un prêtre railleur, le cachet
imaginé par un abbé de bonne humeur. Le sceau fut commandé à un
graveur par Guy de Munois, abbé de Saint-Germain d'Auxerre, de
1285 à 1309, avec la légende: _Abbé de singe air main d'os serre_.
Tel était l'esprit du temps. Un _abbé_ était de nature assez
plaisante pour se laisser représenter en _singe_, sans que son
mandat perdît de son autorité.

Si tous les monuments étaient aussi clairs, on eût évité bien
d'inutiles discussions[7].

[Note 7: Un sceau en bronze à peu près semblable fut trouvé
au dix-huitième siècle dans les démolitions de l'ancien château
de Pinon en Picardie. Un singe en vêtement épiscopal, tenant une
crosse à la main, est représenté avec cette légende: LE: SCEL: DE:
LEVESQUE: DE: LA: CYTÉ: DE: PINON.

Faut-il chercher dans cette légende un des _rébus de Picardie_
si communs à cette époque? Doit-on y voir la représentation d'un
évêque des Fous? Y a-t-il là quelque satire contre un dignitaire
de l'Église? Un archéologue a prétendu que ce sceau satirique
avait été placé en vue tout exprès par un huguenot sur la dernière
pierre du château de Pinon, sur le point d'être pris par les
catholiques. Le huguenot aurait ainsi raillé ses ennemis, même
après la défaite de son parti. Le sceau de l'abbé de Saint-Germain
d'Auxerre témoigne qu'il n'est pas besoin de se creuser si
profondément la cervelle.]

Il y eut cependant parfois symbolisme de la part des confréries
maçonniques, et un archéologue distingué l'a prouvé dans une étude
concise, qui fait oublier le fatras dont on a rempli des volumes.

[Illustration: Sceau trouvé au château de Pinon.]

«Et ces figures hideuses, monstrueuses, sans nez, sans mâchoires,
cornues, disloquées, déchirées par des mains railleuses ou
désespérées,--symboles. On y verra, si l'on veut, l'image de
l'esprit du mal, ou la personnification des vices et des impuretés
de l'homme. L'Église aura essayé d'effrayer par la laideur du mal
ceux qu'elle ne pouvait toucher par la beauté du bien. Quelquefois
aussi elle aura voulu donner une idée des tourments des damnés, de
la rage et des grincements de dents des pécheurs.

«L'allégorie deviendra plus saisissable encore quand certaines
circonstances accessoires viendront expliquer la cause du supplice;

«Quand le gourmand, sous la forme d'un porc, sera muselé et bridé,
comme à Chef-du-Pont et à Octeville, dans le département de la
Manche;

«Quand des serpents ou des crapauds s'attacheront aux seins ou aux
parties génitales de la femme impudique, comme on peut le voir
dans beaucoup d'églises et au musée du Mans;

«Quand d'autres serpents s'élanceront sur l'avare affaissé sous
le poids de la grande bourse qui pend à son cou, comme cela
est représenté à Saint-Marcouf, à Tallevart, à Foncarville, à
Sainte-Marie-du-Mont (Manche);

«Quand le paresseux, presque nu, se soutiendra à grand'peine sur
les bras de deux personnes, comme il est sculpté à Saint-Marcouf;

«Quand l'ivrogne se plongera tout entier dans son tonneau, comme à
Sainte-Marie-du-Mont[8].»

[Note 8: _Observations sur le Symbolisme religieux_, par M. de
la Sicotière.]

De tels exemples sont innombrables à recueillir sur les monuments
gothiques; mais de là à croire aux règles et aux formules des
anciens hagiographes, tel que le fameux Guillaume Durand dont la
symbolique excessive a jeté tant de trouble dans des cerveaux mal
équilibrés, il y a loin.

Tout a sa signification, suivant Guillaume Durand, dans les objets
employés à l'édification des églises.

Les _pierres_ représentent les fidèles.

La _chaux_ qui entre dans le _ciment_ reliant chaque pierre est
l'image de la charité fervente; elle se mêle avec le _sable_ en
témoignage des «actions entreprises pour le bien temporel de nos
frères.»

L'_eau_ qui mélange la _chaux_ et le _sable_ est l'emblème de
l'Esprit-Saint. «Et comme les _pierres_ ne peuvent adhérer
ensemble sans _ciment_, de même les hommes ne sauraient entrer
sans la charité dans la construction de la Jérusalem céleste[9].»

[Note 9: Guillaume Durand, _Rationale divinorum officiorum_,
1459.]

Et on commente encore aujourd'hui un tel symbolisme, et on en
glose; il existe une classe d'archéologues qui en font leur
nourriture habituelle, et voudraient donner comme actes de foi
ces significations prétendues théologiques; on affirme qu'une
telle langue figurative était comprise de tout le moyen âge, et
cette iconographie prétendue hiératique est érigée en symbolisme
chrétien et dogmatique!

Ailleurs les portails sont appelés les _cathéchismes moraux des
emblèmes_; dans les gargouilles fantastiques du moyen âge on
veut voir «l'emblème des esprits malins qui se retirent des murs
sacrés[10].»

[Note 10: Voir le _Symbolisme dans les églises au moyen âge_,
de MM. J. Mason Neable et Benj. Webb, avec introduction par l'abbé
Bourassé. Tours, Mame, in-8, 1857.]

J'admets le caractère précis de l'_Explet de la pérégrination
humaine_, compilé par frère Guille de Guyeville, en 1331. Chaque
péché capital, décrit avec ses attributions, est dessiné sur
les marges du manuscrit. Ainsi l'_Orgueil_ porte un _soufflet_;
les serpents rongent certaines parties du corps des luxurieux:
ces figures emblématiques représentent les vices. Par de telles
représentations, qui se rapprochent des visions de Dante, Guille
de Guyeville montre des malheureux entourés de flammes et de
crapauds, «et autres vermines nuisens,» qui s'attaquent à des
gens ayant vécu «très-luxurieusement[11].»

[Note 11: Manuscrit de la bibliothèque de Metz.]

Mais je ne croirai jamais que l'ogive soit la représentation de
la Trinité, et les symbolisateurs qui interdisent l'emploi de
l'ogive au culte protestant me semblent encore plus excentriques
qu'intolérants[12].»

[Note 12: MM. Mason Neable et Webb n'admettent pas qu'un
«architecte catholique dessine une triple fenêtre, emblème
reconnu de la très-sainte Trinité,» pour une secte dissidente.
C'est, disent ces catholiques anglais fanatiques, «prostituer
l'architecture parlante de l'Église,» que de la «mettre au service
de ses ennemis les plus acharnés.»]

[Illustration: Modillon de l'église de Poitiers.]

On voit à l'église de Poitiers des modillons qui offrent un
amalgame singulier, au milieu duquel se remarquent Jésus-Christ,
des animaux musiciens, les quatre évangélistes, des monstres
grimaçants, David jouant de la harpe, de grotesques mascarons, le
pape, etc. Un homme d'esprit se plaignait que la langue allemande
fût parlée par les Allemands. Il est fâcheux que ces sculptures se
trouvent à Poitiers: elles ont donné naissance dans le pays à une
école de symbolisateurs _à outrance_ qui en font une question de
dogme. A leur tête marche l'abbé Aubert, qui va partout prêchant
la croisade contre les archéologues qui ne sont pas de son
opinion. Qui discute les doctrines de l'abbé Aubert est déclaré
répudiant «un spiritualisme incompris» et «embrouillé dans la
matière.» Mécréants les savants, les écrivains qui ne se rangent
pas sous sa bannière. Naturellement, l'abbé Aubert a recruté de
nombreux partisans.

A propos des caprices fantastiques et des modillons de l'église
de Poitiers, «l'abbé Aubert a acquis la _certitude_ de leur
signification symbolique,» dit M. de Bastard.

M. de Bastard étant un sectateur du symbolisme à outrance, je le
laisserai parler d'abord, je discuterai ensuite.

«Jusqu'ici, dit-il, les modillons ont été traités par les
antiquaires avec un mépris que ces figures ne méritent
certainement pas. Il importe beaucoup de dissiper l'obscurité
qui les couvre et de soulever ainsi, en les rapprochant les uns
des autres, le voile qui cache la signification de sculptures
nombreuses, éminemment symboliques, où le sacré se mêle au
profane, où le sérieux est opposé au burlesque, et quelquefois la
moralité à l'obscénité. Tout en reconnaissant dans ces ornements
architectoniques une transmission de l'antiquité grecque et
romaine, tout en convenant de l'ignorance probable, en fait
de symbolique chrétienne, de beaucoup d'imagiers, il semble
impossible d'admettre que les représentations où les figures,
l'attitude et les gestes nous paraissent grotesques et indignes de
la majesté d'un temple du Très-Haut, puissent être mises en bloc
à la charge du caprice de l'artiste; on se refuse à croire qu'une
intention mystique n'ait pas présidé à une œuvre tant de fois
répétée dans le monde catholique, durant le cours de plusieurs
siècles.»

M. de Bastard, cherchant l'analogie entre les miniatures de
manuscrits et les caprices des modillons, produit, comme pièce de
conviction, une vignette tirée d'un livre d'Heures manuscrit de la
fin du treizième siècle.

«Une longue expérience, ajoute-t-il, nous a donné cette conviction
que les figures marginales, fort souvent inspirées par la lecture
de la page même, _peuvent lui servir de commentaires_; souvent
aussi, les passages relatifs aux miniatures, _si l'on sait les
trouver_, nous révèlent à leur tour la pensée dominante du
peintre au moment de son travail; et, en se laissant guider par
l'analogie, on arrive à l'explication des êtres fantastiques
qu'une intention pareille a fait prodiguer sur les modillons
des églises. Il n'est pas rare, en effet, de rencontrer dans
les livres liturgiques des compositions également bizarres
et monstrueuses; _il suffit d'un mot bien compris_, d'un
_rapprochement inattendu_ du texte et des figures, pour conduire
le lecteur _sur la voie du symbole sculpté_, là où il n'avait cru
voir qu'un grotesque insignifiant.»

Cette confrontation de monuments dissemblables est certainement
rationnelle. Miniatures, plombs, sculptures, poteries
et serrurerie d'une époque se tiennent par les liens de
l'ornementation. L'archéologue ne saurait trop étudier d'arts
divers pour se meubler l'esprit des formes favorites d'un
siècle, et, théoriquement, M. de Bastard fait preuve de sens
archéologique; cependant voyons l'application.

Dans un livre d'Heures du treizième siècle, M. de Bastard est
frappé par une miniature qui représente un homme décochant un
trait d'arbalète à un limaçon. «On serait assurément tenté,
dit-il, de prendre d'abord notre groupe pour quelqu'une de ces
créations bizarres qui ne méritent aucune attention sérieuse.»

Pourtant, M. de Bastard n'hésite pas à regarder le caprice
ci-dessous «comme le symbole du martyre et du triomphe de celui
qui, le premier, a souffert la mort pour Jésus-Christ et pour
l'Évangile.»

[Illustration: Caprice tiré d'un manuscrit du XIIIe siècle de la
Bibliothèque nationale, d'après un dessin de M. de Bastard.]

Dans la figure d'un homme décochant un trait d'arbalète contre un
limaçon, M. de Bastard voit une «figure _certainement relative à
la résurrection_.»

Tout d'abord le «rapprochement» de l'érudit me parut non-seulement
«inattendu,» mais bizarre, et je cherchai longuement dans les
miniatures ce que le partisan du symbolisme affirmait qu'on devait
trouver.

En effet, le petit tireur d'arc se retrouve à diverses reprises
dans les entourages des manuscrits à miniatures: j'en compte dans
un manuscrit de la Bibliothèque, l'_Histoire de Saint-Graal_, cinq
ou six répétitions qui semblent de purs caprices, des souvenirs de
chasses dans lesquelles un arbalétrier exerce son adresse contre
des animaux fantastiques.

[Illustration: _Le débat des gens d'armes et d'vne femme contre vn
lymasson_, d'après le Grand Compost du XVe siècle.]

L'affirmation de M. de Bastard n'en était pas moins restée dans
mon esprit; elle aboutissait à une négation latente qui me
faisait poser le problème aux divers érudits que je rencontrais.
Cette idée fixe, cette recherche de lumières eurent un résultat
précieux. Un ami m'apporta un jour un _Grand Compost_ du quinzième
siècle, orné d'une image en bois représentant une troupe de gens
armés contre un limaçon, dont la pose était identique à celle
de la miniature reproduite par M. de Bastard. Une légende rimée
jointe à la vignette ne laissait aucun doute sur ce sujet. La
colère du peuple contre le limaçon destructeur des fleurs et des
fruits se traduisait par la mort de l'animal.

    Vuide ce lieu, tres orde beste,
    Qui des vignes les bourgeons mange...

S'il faut admettre qu'un miniaturiste a dessiné un limaçon comme
symbole du Christ, pourquoi ne pas croire avec Guillaume Durand
que: «La _longueur_ de l'église est la longanimité qui supporte
patiemment l'adversité, en attendant de parvenir à la patrie
céleste»;

Que «la _largeur_ est l'amour, la charité agrandissant le cœur, et
embrassant les amis et ennemis de Dieu»;

Que «la _hauteur_ est l'espérance du pardon à venir»;

Que «les _solives_, sous la table du toit, sont les _prélats_ qui,
par le travail de la prédication, entretiennent la clarté?»

Ces subtilités scolastiques, ces jeux d'imagination des moines,
s'expliquent au quinzième siècle; mais les faire entrer dans la
discussion en 1860, voilà, malgré la sympathie que je porte aux
belles publications de M. de Bastard, des principes symboliques
qu'il est difficile d'admettre comme notions architecturales.

Pourquoi ne pas croire également avec Claude Villette, que: «Les
vitres des fenêtres des églises sont les escriptures qui reçoivent
la clarté du soleil en repoussant vents, neiges, grêles, hérésies
et fausses doctrines que le père de division et mensonge forme»;

Que «les barreaux de fer et clavettes qui soutiennent les vitres
sont les conciles généraux œcuméniques, orthodoxes, qui ont
soutenu les Escriptures sainctes et canoniques», etc.;

Que «les deux colonnes estroites de pierre qui soutiennent
et vitres et barreaux, sont les deux préceptes de charité
chrestienne: Aimer Dieu et le prochain»;

Que si «la longueur des fenêtres des églises montre la profondité
et obscurité de l'escriture, etc., la rondeur montre que l'Église
ne se contredira point[13]?» etc.

[Note 13: Claude Villette, _Raisons de l'Office_. Paris,
MDCXI.]

Faut-il apprendre aux élèves de l'Ecole des beaux-arts cette
signification si particulièrement ingénieuse des vitres, des
barreaux et des clavettes qui les retiennent?

Voici une miniature fort bizarre d'un très-beau livre d'Heures
du quinzième siècle. Le sujet en est cru en apparence et frise
l'obscénité. Qu'on tourne la page, on voit de pieuses peintures.
Combien pourrait-on épiloguer à propos de la diversité de ces
sujets?

Ramenons les choses à leur véritable signification. Cette
miniature est la symbolisation du froid au mois de février. Un
brave bourgeois et sa femme se chauffent au foyer. Rien autre
chose. Seulement la pudeur du quinzième siècle n'était pas
absolument celle du dix-neuvième.

Il faut citer encore d'autres curieux détails de ce symbolisme
effréné.

[Illustration: Miniature d'un livre d'Heures manuscrit du XVe
siècle.]

Sur le jubé de Saint-Fiacre, une église du Morbihan, on voit un
bas-relief représentant les entreprises du Renard[14]; du haut
d'un donjon il guette les poules et se jette sur elles, quand
elles sont à sa portée; naturellement les poules se défendent
de leur mieux contre le renard. Pour conclusion, le goupil,
renversé, semble éventré par les poules.

[Note 14: Le sculpteur de Saint-Fiacre au Faouet a traduit
sur la pierre une variante du _Roman de Renart_; on en trouvera
d'autres reproductions découlant plus directement du poëme dans le
chapitre consacré spécialement à Renart.]

[Illustration: Premier fragment d'un bas-relief du jubé de
l'église Saint-Fiacre, au Faouet (Morbihan), d'après un dessin de
M. L. Gaucherel.]

M. l'abbé Cousseau voit dans ces sculptures la traduction du
passage de l'Écriture: «Défiez-vous des faux pasteurs qui sont
des loups ravissants revêtus de la peau des brebis. Les brebis,
ajoute-t-il, ont plus fait que de se méfier du faux pasteur, elles
l'ont démasqué et vaincu[15].»

[Note 15: _Bulletin monumental_, 1847.]

[Illustration: Deuxième fragment du même bas-relief.]

Une telle interprétation des Écritures offre sans doute un
côté ingénieux; mais l'explication du bas-relief de l'église
Saint-Fiacre se trouve ailleurs.

Guillaume le Normand relate que le renard a l'habitude de
contrefaire le mort pour attirer les poules et s'en emparer plus
facilement. L'auteur du _Roman de Renart_ a mis de son côté la
même action en scène. Cette observation des mœurs des animaux ne
vaut-elle pas l'imagination de l'abbé Cousseau, qui voit dans le
bas-relief «_le triomphe de la foi sur l'hérésie_?»

[Illustration: Troisième fragment du bas-relief de l'église
Saint-Fiacre, au Faouet, d'après M. L. Gaucherel.]



CHAPITRE II

LES ANIMAUX MUSICIENS


[Illustration]

Elle est claire l'influence de Pline et des naturalistes de
l'antiquité sur certaines sculptures du moyen âge dont vainement
on a cherché le sens ailleurs. Qu'on se rappelle les peuples à
têtes de chien, ceux dont le nombril est remplacé par un œil et
autres monstruosités auxquelles Pline, trompé par les récits des
voyageurs de son temps, accordait gravement croyance. De telles
légendes eurent cours en Europe jusqu'au seizième siècle; les
aventuriers qui revenaient de loin, les esprits chimériques, même
un Marco Polo, homme de bonne foi, prirent pour des réalités les
visions des brumes et, sous le coup des récits des naturalistes
de l'antiquité, ravivèrent ces traditions tératologiques en y
joignant à l'appui des images bizarres.

Ces étrangetés étaient admises par le peuple; et comme les
esprits étaient particulièrement frappés par la pompe des habits
sacerdotaux des dignitaires de l'Église, les matelots, gens pieux
pour la plupart, se souvenant dans leurs voyages des hommes qui
peut-être les avaient bénis, soudaient de religieux souvenirs à
ceux de monstres maritimes inconnus.

[Illustration: Les habitants de l'isle de Seilan. Voyage de
Marc-Paul, miniature du manuscrit des _Merveilles du Monde_
(1336). Bibliothèque nationale.]

Au seizième siècle, on croyait au poisson-évêque, c'est-à-dire à
un animal marin revêtu des principaux ornements épiscopaux: mitre,
camail[16].

[Note 16: On trouve cette figure gravée dans nombre
d'ouvrages; ainsi, dans Descerpz, _Recueil de la diversité des
habits_, sous la gravure on lit:

      La terre n'a evesque seulement
    Qui sont par bule en grand honneur et tiltre;
    L'evesque croist en mer semblablement
    Ne parlant point, combien qu'il porte mitre.
]

Si la Renaissance accepta de pareils faits, combien les croyances
de même nature furent plus développées et plus robustes au moyen
âge! Non-seulement elles avaient cours dans le peuple, mais
parmi les hautes classes. Les moines, en appelant les animaux
fantastiques à contribuer à l'ornementation des manuscrits,
prouvent qu'eux aussi, quoique les plus lettrés de la nation,
laissaient volontiers courir leur imagination vers des êtres
chimériques auxquels de vives couleurs et une exécution patiente
ajoutaient une sorte de caractère de réalité.

On conserve à la bibliothèque de Poitiers un manuscrit où sont
représentés des lévriers à tête d'aigle, des chimères mi-scorpion,
des sauterelles à tête d'oiseau d'où sortent des défenses de
sangliers. L'analogie avec le bestiaire fantastique de l'antiquité
est frappante. Dans un autre manuscrit de la bibliothèque du
séminaire de la même ville, on voit un loup à cheval sur un coq,
poursuivant une grue effarée, qui fait penser à certaines pierres
gravées antiques de la décadence[17]. Ces motifs décoratifs,
quoique retournés sous toutes leurs faces par les commentateurs,
sont restés inexpliqués.

[Note 17: Voy. mon _Histoire de la Caricature antique_, 1 vol.
in-18, 2e édit., Dentu, 1872.]

La pénurie intellectuelle de la plupart des artistes étonne comme
l'absolue sincérité chez l'homme. Un penseur veut voir plus de
complication dans les arts, de même qu'un être tortueux cherche
les motifs cachés dans les actes d'un caractère droit.

Je tiens ces peintures de manuscrits pour de simples caprices se
rattachant à de confuses légendes.

L'enfantement de l'art est obscur comme la création. Ce sont
d'abord, je l'ai dit déjà, des sortes de larves grouillant sur les
sculptures des temps confus qui précèdent le moyen âge, pour être
suivies jusqu'à la Renaissance d'un excès de développement hybride
et monstrueux. Le rêve alors a plus de part ornementative que la
réalité; les croyances fantastiques, grimpant sur le corps des
observations qu'elles étouffent, laissent une impression semblable
à celle d'un cauchemar: de l'élément chrétien soudé à l'élément
païen s'échappent des courants ennemis qui se combattent et ne
peuvent se fondre en un seul. Monstres fantasmagoriques, gnomes et
démons rampent au onzième siècle en attendant que, sous le coup
d'une révolution artistique, ils se transforment aux siècles qui
suivront.

Après les monstres vinrent les animaux imitant certaines actions
de l'homme: des truies, des sangliers, des ours, des singes et des
ânes jouant de l'orgue, de la vielle, du biniou, de la viole.

Dans ces caprices appliqués au fronton des églises, le reflet de
l'art égyptien et de l'art romain est visible. Sur les papyrus
du musée de Turin comme sur les pierres gravées de la décadence
romaine, les animaux singent l'homme et se font musiciens.

Ces animaux, introduits dans l'art chrétien, comprennent certains
groupes, tels par exemple que le chapiteau de l'église de Meillet,
où se voit un lion jouant de la viole, tandis qu'à côté un âne
pince de la lyre; à la même classe appartiennent les sculptures de
l'église de Vézelay, le singe jouant du violon en face d'un âne
qui tient dans ses pattes un cahier de musique.

[Illustration: Chapiteau de la cathédrale de Magdebourg.]

Je donne, d'après Otte[18], une femme nue assise sur un bouc, non
loin d'un aigle tenant un hibou dans ses serres, drame bizarre
qui a pour orchestre un singe jouant d'une sorte de vielle.

[Note 18: _Manuel de l'archéologie et de l'art religieux au
moyen âge_, 1854, in-8.]

Les Bibles historiales, les Heures latines manuscrites de nos
bibliothèques doivent être consultées à ce sujet; sur chaque
feuillet des animaux de toute espèce, chats, rats, loups, renards,
ours, s'ébattent en compagnie de fous, et il n'est pas rare de
trouver un _De profundis_ ou un _Miserere_ encadré entre des
singes et des figures grotesques.

Dans la même série peuvent être classés la truie qui joue de
la vielle, de l'église Saint-Sauveur à Nevers; la truie qui
file, représentée sur un chapiteau de l'église de Chalignac
(Charente); le porc qui joue du biniou, sur le portail de l'église
de Ploërmel; les cochons ou boucs tenant un violon, comme il
s'en rencontre à la cathédrale de Rouen et à l'église d'Aulnay
(Charente-Inférieure); le sanglier touchant de l'orgue, tandis
que son compère, de la même famille, fait mouvoir les soufflets.
On joindrait à ces représentations le chien qui pince de la
harpe de la cathédrale de Poitiers, l'ours jouant de la viole du
même monument, le singe qui, sans pincer les lèvres, sonne de
la trompette, de la chapelle du château d'Amboise[19], et enfin
les nombreux ânes qui s'accompagnent de la harpe ou de la lyre,
sculptés sur tant d'édifices religieux.

[Note 19: «Au-dessus de l'autel de la chapelle du château
d'Amboise, un singe embouche la trompette, et nous ne sommes pas
assez hardi pour dire de quelle manière ce sale musicien tire
les sons de son instrument.» (Gustave Brunet, _Sculptures des
monuments religieux du département de la Gironde_.)]

Un archéologue distingué disait à propos de semblables figures:
«Certains ménages de basse-cour offrent l'image de la plus
édifiante harmonie; tandis que la truie file en allaitant ses
petits, le porc touche de l'orgue pour récréer son intéressante
famille. Il n'est pas rare non plus de rencontrer des ours
danseurs, des singes joueurs d'instruments, des guenons
travaillant avec la quenouille ou le fuseau. Quand on cherche
le sens de toutes ces figures bizarres, on éprouve souvent un
embarras extrême à faire la part du caprice et de la fantaisie,
à réserver celles qui appartiennent au symbolisme sérieux, à la
satire ou à la caricature[20].»

[Note 20: Baron de Guilhermy, _Iconographie des Fabliaux_.
(_Annales archéologiques_, t. VI, 1847.)]

De symbolisme sérieux il ne saurait être question. Ce qui
touche à la satire ou à la caricature proprement dite, dans ces
représentations, me paraît également problématique. Ces sculptures
étant de la même époque que celles dirigées contre les moines, qui
eût empêché les imagiers de préciser par un détail que ces animaux
personnifiaient des gens d'Église? Les tailleurs de pierre ne se
gênaient pas quand ils voulaient l'affirmer[21]. J'incline à voir
dans de semblables sculptures d'innocentes parodies des musiciens
de profession, bohêmes vivant au jour le jour, de mœurs peu
recommandables, dissipant au cabaret le peu qu'ils gagnaient.

[Note 21: «L'âne s'est fait musicien, maître d'école, même
ecclésiastique; il a pris quelquefois une tête de moine en gardant
ses grandes oreilles,» dit encore M. de Guilhermy.]

[Illustration: Sculpture en bois d'une maison à Malestroit
(Bretagne).]

Qui ne sait combien est contagieuse l'imitation dans les arts?
Le premier sculpteur qui s'imagina de représenter un joueur de
viole en porc, un souffleur de biniou en chien ou en âne, fit
rire, par cette comique interprétation, le peuple du moyen âge,
facile à amuser. D'autres imagiers s'emparèrent de cette idée, la
propagèrent, et les animaux musiciens furent répétés à l'infini
sur les murs des cathédrales. Aussi, à propos des singes, des ânes
et des porcs parodiant des musiciens, ne saurais-je voir avec
quelques archéologues «un des symboles de l'orgueil qui porte
l'homme à s'élever au-dessus de la position dans laquelle la
Providence l'a placé.»

L'âne mérite toutefois une mention spéciale. Avec le bœuf il fait
partie de la symbolique dans quelques monuments. C'est en mémoire
de ses services qu'il est sculpté sur un des piliers de la nef
de Saint-Germain, à Argentan: l'animal patient et laborieux a
transporté des pierres et des fardeaux pour la construction de
l'église.

L'âne est particulièrement biblique. Au jour des Rameaux, Jésus
monte une ânesse, suivant la prédiction de Zacharie: «Dites à la
fille de Sion: Voici votre roi qui vient à vous plein de douceur,
monté sur une ânesse et sur l'ânon de celle qui est sous le joug.»

Ces souvenirs expliquent pourquoi de tous les animaux musiciens
l'âne est celui que l'on rencontre le plus fréquemment sur les
monuments religieux, jouant de la vielle, de la harpe ou de la
lyre, ce qui l'a fait appeler: _l'âne qui vielle_, ou _l'âne qui
lyre_ ou _l'âne harpant_[22].

[Note 22: L'âne qui vielle se voit à Notre-Dame de Tournay;
l'âne qui pince de la harpe à l'église Saint-Agnan, près
Cosné-sur-Loire; même sujet à la crypte de Saint-Pariz-le-Châtel,
du diocèse de Nevers; l'âne qui joue de la lyre, à Notre-Dame de
Chartres; également sur un bas-relief de la salle capitulaire de
Saint-Georges de Bocherville (près Rouen), construite au douzième
siècle. De nombreux exemples pourraient être ajoutés à cette
nomenclature.]

De l'antiquité à la Renaissance, l'âne occupa les imagiers; mais
ce fut au treizième siècle plus particulièrement que l'animal joua
un rôle important, étant mêlé, en qualité d'acteur principal, à la
fête qui portait son nom.

Ce jour-là, revêtu d'une chape, l'âne officiait dans l'église à la
place du prêtre, pour le plus grand amusement de la foule. Sous
le museau on lui brûlait des vieilles savates en guise d'encens.
C'était une joie grosse et grossière, dont ne peuvent avoir idée
ceux qui n'ont pas été entraînés dans les rondes des filles et
des matelots de la kermesse de Rotterdam. Il s'échappe alors, de
telles manifestations populaires, quelque chose d'énorme et de
dangereux pour les gens des villes accoutumés à des spectacles
plus policés. Une caresse de femme semble un coup de poing, un
baiser une morsure. L'ivresse est lourde, enflammée, menaçante.
Les danseurs s'élancent les uns vers les autres comme des trombes.

Je me trompe fort si la gaieté du moyen âge n'offre pas quelques
analogies avec ces violentes expansions hollandaises, aux grandes
fêtes populaires de l'année.

L'âne étant de nature rustaude nécessitait des divertissements
grossiers: du boudin pour mets, de vieilles chaussures pour
encens, quelque terrible eau-de-vie pour rafraîchissement de ses
adorateurs. C'est de la sorte que longtemps le peuple s'est amusé.

Ici, loin de manquer, les documents sont peut-être trop nombreux,
les écrivains sacrés et laïques ayant tiré, chacun de leur côté,
cette chape symbolique qui, suivant les uns, profane l'Église, et,
selon les autres, la condamne.

Les écrivains qui ont des attaches étroites avec le clergé disent:
«Il serait bien téméraire de supposer que les saints prélats qui
ont gouverné l'Église avec tant de sagesse pendant le moyen âge,
aient prêté leur concours à l'introduction de bouffonneries et
d'absurdités telles que les ennemis de la religion n'en auraient
pu imaginer de plus inconvenantes et de plus burlesques[23].»

[Note 23: Clément, _le Drame liturgique_. (_Annales
archéologiques_, 1856.)]

Je ne prétends pas que l'Église régla au début ces fêtes avec le
caractère licencieux qu'elles offrirent plus tard. Il est presque
certain que l'Église laissa faire et usa de tolérance; mais je ne
partage pas non plus la joie des voltairiens quand même qui, à
propos de l'introduction de l'âne dans les églises, veulent que
cette parodie du culte annonce la révolte du peuple contre le
clergé.

Ces deux opinions offrent un écart tel qu'il convient de remonter
aux premiers siècles et d'étudier par quel enchaînement de
coutumes l'Église toléra la fête de l'âne sous ses voûtes sacrées.

[Illustration]



CHAPITRE III

LA FÊTE DE L'ANE


On conserve, à la bibliothèque de Sens, un manuscrit de Pierre de
Corbeil, renfermant la _prose de l'âne_, telle qu'elle se chantait
dans les églises au treizième siècle.

[Illustration]

Ce texte, les symbolisateurs en ont donné des interprétations si
particulières, qu'on ne saurait se lasser de le remettre sous les
yeux de ceux qui cherchent la vérité historique.

L'officiant débitait les quatre premiers vers:

    Orientis partibus,
    Adventavit asinus,
    Pulcher et fortissimus,
    Sarcinis aptissimus.

Le chœur répondait:

    Hez, sir asne, hez.

    Hic, in collibus Sichem
    Enutritus sub Ruben,
    Transiit per Jordanem,
    Saliit in Bethleem.

    Hez, sir asne, hez.

    Saltu vincit hinnulos,
    Dagmas et capreolos,
    Super dromedarios
    Velox madianeos.

    Hez, sir asne, hez.

    Aurum de Arabiâ
    Thus et myrrham de Sabâ,
    Tulit in Ecclesiâ
    Virtus asinaria.

    Hez, sir asne, hez.

    Dum trahit vehicula,
    Multâ cum sarcinulâ,
    Illius mandibula
    Dura terit pabula.

    Hez, sir asne, hez.

    Cum aristis hordeum
    Comedit et carduum;
    Triticum a paleâ
    Segregat in areâ.

    Hez, sir asne, hez.

    Amen dicas, asine,
    Jam satur ex gramine.
    Amen, amen itera;
    Aspernare vetera.

    Hez, sir asne, hez.

Une telle litanie, si excessive et si pompeuse en l'honneur de
l'âne, offre quelque chose de burlesque, et le refrain: _Hez!
sir asne, hez!_ répété entre chaque couplet par des milliers
d'assistants, indique suffisamment que le peuple poussait l'âne à
faire retentir les voûtes sacrées de ses braiments.

Il s'est pourtant trouvé un archéologue, M. Clément, qui a vu
dans cet âne le _symbole de Jésus-Christ_. Un âne a-t-il droit
à tant de pompeuses images? Peut-il être appelé beau et plein
de courage (_pulcher_ et _fortissimus_), la meilleure bête de
somme (_sarcinis aptissimus_), dont les bonds surpassent ceux des
chevreaux (_saltu vincit capreolos_)[24]?

[Note 24: F. Clément, _l'Ane au moyen âge_. (_Annales
archéologiques_ de Didron, vol. XV et XVI.)]

Le premier vers d'abord a attiré l'attention du symbolisateur:
_Orientis partibus_. «C'est de l'Orient que nous vient la lumière,
dit l'archéologue que je cite mot à mot: l'Orient est le berceau
de l'humanité; c'est aussi de l'Orient que sont venus les mages
avec les présents dont l'âne était chargé; c'est du côté de
l'Orient que parut l'étoile qui les guida. Saint Bernard, dans
le _Patrem parit filia_, autre pièce du même manuscrit, appelle
Jésus-Christ _Oriens in vespere_.»

La liturgie et le prophète Zacharie viennent également au
secours de M. Clément, qui ne s'arrête pas en si beau chemin.
«_Adventavit_ vient d'_adventus_, mot qui s'applique au temps qui
précède l'avénement du Sauveur. _Asinus_ ne peut être ici pris
qu'en bonne part. La suite de la prose prouvera avec évidence que
cet _âne est le symbole de Jésus-Christ_.»

On doit à M. Félix Clément de curieux travaux sur la musique
ancienne, et je n'oublie pas qu'il faut compter avec l'érudit
qui a publié un _Choix des principales séquences du moyen âge
tirées des manuscrits_. Dans ce choix, au numéro 4, est gravée
la séquence qui fait partie de l'Office de la Circoncision
composé par Pierre de Corbeil, et qu'on appelle vulgairement
_Prose de l'âne_. La mélodie de l'_Orientis partibus_ quoiqu'elle
soit grave, carrée et pompeuse comme la plupart des séquences
de l'époque, ne change rien à mon sentiment. Jusqu'à la fin du
dix-septième siècle, même les mélodies des chansons à boire sont
solennelles. Tout ivrogne convoite les «présents de Bacchus» sur
le ton d'un chantre de cathédrale.

Les gens qui entonnaient la prose de l'âne parodiaient les
litanies saintes sur un air grave. Il n'en existait pas d'autres,
d'ailleurs, et les compositeurs ne se doutaient pas des rhythmes
sautillants et spirituels de nos futurs opéras-comiques; mais le
principal argument dans cette question vient d'une note manuscrite
écrite par Sainte-Beuve sur son exemplaire des _Séquences_, que
j'ai sous les yeux. Sur le titre du livre le judicieux critique a
écrit au crayon: «Toute musique n'est pas propre à louer Dieu et à
être entendue dans le sanctuaire.» (La Bruyère, chap. des _Esprits
forts_.) Sainte-Beuve jugeait donc trop profane la prose de l'âne
chantée dans les églises.

[Illustration: Frise archivolte de l'église Saint-Pierre d'Aulnay
(XIIe siècle).]

D'après Pierre Louvet, auteur de l'_Histoire du diocèse de
Beauvais_ (1635), les chanoines se rendaient au-devant de l'Ane
recouvert de la chape ecclésiastique, à la grande porte de
l'église, bouteille et verre en main, _tenentes singuli urnas vini
plenas cum scyfis vitreis_. Les encensements se faisaient avec
du boudin et des saucisses: _Hâc die incensabitur cum boudino et
saucitâ_.

Demander quel symbole cache cette charcuterie semble du domaine
du _Tintamarre_; mais les symbolisateurs ne perdent jamais leur
gravité doctorale. «Quoique, continue M. Clément, il ne soit pas
nécessaire de faire un grand effort d'imagination pour appliquer
au Sauveur le vers de cette première strophe, toutefois nous ne
serions pas éloigné de proposer une seconde interprétation.»

Voyons la seconde interprétation: «Nous pourrions voir dans cet
âne qui vient de l'Orient, plein de force et de bravoure, le type
de la nation juive, dépositaire de la foi au vrai Dieu.»

M. Mérimée, à qui on en faisait accroire difficilement en matière
archéologique, étudiant les caprices prétendus symboliques du
moyen âge, parle de «la _bonhomie innocente_ des sculpteurs du
douzième et du treizième siècle, qui n'entendaient pas malice
quand ils représentaient un péché _tout crument, comme il se
fait_[25].»

[Note 25: _Notes d'un voyage dans le Midi de la France._
Paris, Fournier, 1835, in-8.]

La fête de l'âne peut être expliquée aussi simplement. Comme dans
l'antiquité, l'Église accordait un jour de saturnales aux fidèles
et ne croyait pas le temple déshonoré par l'âne qui parodiait le
prêtre[26]. Il faut songer à la grossièreté de la joie à cette
époque, et non pas raisonner avec la pruderie et la délicatesse
que nous ont données sept ou huit siècles de civilisation.

[Note 26: Voy. dans le _Bibliophile français_, de juillet
1869, un article sur le _Dyptique de Sens_, de M. Cocheris qui,
avec Duchalais et Bourquelot, partage la même opinion. «Les
évêques, dit également M. Viollet-le-Duc, aimaient mieux ouvrir
de vastes édifices à la foule, sauf à lui permettre parfois des
saturnales, plutôt que de laisser bouillonner au dehors les idées
populaires.»]

Celui qui veut se rendre compte de l'état des esprits au moyen âge
devra se faire peuple, mettre son âme d'accord avec l'âme de ces
siècles barbares, courber la tête, se faire petit avec les petits,
simple avec les simples, croire avec le clergé d'alors qu'il n'y
avait pas danger à ces divertissements, rire des symbolisateurs
d'aujourd'hui et ne pas s'enfoncer avec eux dans les ténèbres du
_Psalterium glossatum_[27].

[Note 27: «La hauteur d'une cathédrale est l'espérance; sa
largeur est la charité; sa longueur est la persévérance. Les
fenêtres d'une cathédrale sont les paroles des saints; les piliers
sont les vertus spirituelles; les colonnes sont les bons évêques
et les prêtres; le toit est la figure d'un intendant fidèle,»
etc. Traduction d'un texte latin du dixième ou onzième siècle,
inscrit sur une feuille volante en tête du _Psalterium glossatum_,
manuscrit de la bibliothèque de Boulogne-sur-Mer.]

Les paysans sont moins crédules et surtout plus gausseurs que
certains archéologues; si le symbolisme a pénétré chez eux sous
forme de catéchisme, ils en tirent une singulière interprétation.
M. Jérôme Bugeau, dans son beau livre des _Chansons populaires
des provinces de l'Ouest_[28], a recueilli de la bouche même
des petits enfants de l'Angoumois les demandes et les réponses
suivantes:

[Note 28: Niort, 1866, 2 vol. grand in-8.]

_Le prêtre._--Que signifient les deux oreilles de l'âne?

_L'enfant._--Les deux oreilles de l'âne signifient les deux grands
saints patrons de notre ville.

_Le prêtre._--Que signifie la tête de l'âne?

_L'enfant._--La tête de l'âne signifie la grosse cloche, et la
longe fait le battant de cette grosse cloche qui est dans le
clocher de la cathédrale des saints patrons de notre ville.

_Le prêtre._--Que signifie la gueule de l'âne?

_L'enfant._--La gueule de l'âne signifie la grande porte de la
cathédrale des saints patrons de notre ville.

_Le prêtre._--Que signifie le corps de l'âne?

_L'enfant._--Le corps de l'âne signifie tout le bâtiment de la
cathédrale des saints patrons de notre ville.

_Le prêtre._--Que signifient les quatre pattes de l'âne?

_L'enfant._--Les quatre pattes de l'âne signifient les quatre
grands piliers de la cathédrale des saints patrons de notre ville.

_Le prêtre._--Que signifient le cœur et la pire de l'âne?

_L'enfant._--La pire et le cœur de l'âne signifient les grandes
lampes qui sont au mitant de la cathédrale des saints patrons de
notre ville.

_Le prêtre._--Que signifie la panse de l'âne?

_L'enfant._--La panse de l'âne signifie le grand tronc où les
chrétiens vont mettre leurs offrandes aux saints patrons de notre
cathédrale.

_Le prêtre._--Que signifie la peau de l'âne?

_L'enfant._--La peau de l'âne signifie la grande chape du bon curé
de la cathédrale des saints patrons de notre ville.

_Le prêtre._--Que signifie la queue de l'âne?

_L'enfant._--La queue de l'âne signifie le goupillon du bon curé
de la cathédrale des saints patrons de notre ville.

       *       *       *       *       *

Il serait peut-être prudent de s'arrêter ici. La dernière
question, qui découle logiquement de la précédente, est si
gauloise, que je suis obligé d'en laisser la responsabilité aux
petits enfants de l'Angoumois.

_Le prêtre._--Que signifie le tr.. du c.. de l'âne?

_L'enfant._--Le tr.. du c.. de l'âne, monsieur, signifie le beau
bénitier de la cathédrale des saints patrons de notre ville. Amen.

La réponse de l'enfant, qui ne se pique pas de science
archéologique, vaut bien ce symbolisme qui se dit religieux et
paraît plutôt soufflé par le diable pour remplir les esprits de
trouble et de confusion.

[Illustration: D'après une miniature des Tragédies de Senèque (fin
du XIIIe siècle).]



CHAPITRE IV

DANSES DANS LES ÉGLISES ET LES COUVENTS


[Illustration]

De singulières réjouissances eurent lieu dans les cathédrales et
les couvents, à propos des grandes fêtes de l'Église, pendant
le moyen âge et la Renaissance. A Pâques, et à Noël surtout, ce
n'était pas seulement le bas clergé qui prenait part aux chants
et aux danses, mais les grands dignitaires de l'Église. Dans
les cloîtres, les moines dansaient avec les nonnes des couvents
voisins; certains prélats vinrent chercher les religieuses pour se
mêler à leur joie. La chronique de la ville d'Erfurth cite même un
évêque qui se laissa entraîner à de tels excès de danse qu'il en
mourut d'apoplexie.

Il y aurait là beau jeu pour les adversaires de l'Église, qui,
s'emparant de ces détails, en augmenteraient les conséquences,
car quelques scandales résultèrent naturellement de ces danses.

Si, par exemple, je détache d'une Bible historiale du quatorzième
siècle la miniature ci-contre, qui représente un intérieur de
cuisine de couvent, où des moines font ripaille en compagnie
de filles de bonne humeur, il est certain qu'une telle preuve,
souvent répétée dans les peintures des manuscrits de l'époque,
peut sembler accablante contre des religieux trop gaillards;
mais il faut prendre garde que souvent de tels sujets ont été
introduits dans les Bibles autant comme _conseils_ que comme
représentations de scènes scandaleuses. Les légendes inscrites
sous ces miniatures avertissent les religieux qu'ils aient à
se défendre de la bonne chère ainsi que de la chair fraîche.
Sans doute des désordres éclatèrent parfois dans l'intérieur
des couvents; mais l'historien, il ne faut pas se lasser de le
répéter, doit faire abstraction du présent et regarder le passé
dans son ensemble de mœurs et de coutumes.

Les danses dans les églises, à l'époque des grandes fêtes, étaient
regardées comme faisant partie des pompes rehaussant le service
divin.

Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, la danse offrit une
forme à la fois artistique et pieuse qui primait la peinture
et la musique. Le roi David dansait devant l'Arche sainte,
et le sermon CCV, attribué à saint Augustin, démontre que les
premiers chrétiens suivirent son exemple: «Erat gentilium ritus
inter christianos retentus, ut diebus festis ballationes, id
est cantilenas et saltationes exercerent... quia ista ballandi
consuetudo de paganorum observatione remansit.»

[Illustration: Miniature d'une Bible moralisée (nº 166) de la
Bibliothèque nationale.]

Toutefois ces danses furent condamnées au septième siècle dans un
concile assemblé par Clovis II, à Châlon-sur-Saône; il fut défendu
aux femmes de se divertir, les jours de fête, dans l'enceinte
des églises, et d'y chanter des chansons licencieuses. Il y
avait abus; ce qui était sacré se tournait en profane excessif;
le peuple et même les gens d'Église dépassaient les bornes.
Aussi, à diverses reprises, des bulles et des décrets canoniques
interdirent de pareilles réjouissances, et Grégoire de Tours
s'éleva contre les mascarades qu'on représentait dans l'intérieur
d'un couvent de Poitiers.

Il est vrai qu'à ces danses se rattachèrent bientôt les fêtes des
Fous, des Innocents, de l'Ane, animal que les sculpteurs semblent
avoir pris pour type de l'art musical par excellence. (Voyez la
figure de la page 77.)

Le peuple, peu à peu, prenait pied et mélangeait à l'élément sacré
ses grossièretés particulières.

En 1212, le concile de Paris fait défense aux nonnes de célébrer
la fête des Fous: «A festis follorum ubi baculus accipitur omnino
abstineatur, idem fortiùs monachis et monialibus prohibimus.»

La civilisation, se débarrassant des voiles de l'antiquité,
n'admettait plus de tels ressouvenirs des lupercales et des
bacchanales sacrées.

L'archevêque Odon, qui visitait les couvents du diocèse de Rouen,
en 1245, y apprit que les religieuses se livraient à des plaisirs
indécents pendant les grandes fêtes (Ejusmodi lasciviis operam
dedisse). «Nous vous défendons, dit l'archevêque, ces amusements
dont vous avez l'habitude (ludibria consueta);» le prélat leur
interdit également de danser entre elles ou avec des séculiers
(aut inter vos, seu cum secularibus choreas ducendo).

Les religieuses se permettaient, paraît-il, dans ces fêtes, des
chansons un peu gaies (nimiâ jocositate et scurrilibus cantibus
utebantur, utpotè farsis, conductis, motulis, etc.).

Le trait d'union entre les cérémonies sacrées et celles
qu'imaginèrent les laïques est connu. Voici ce qu'on chantait en
dansant, le jour de Pâques, dans le diocèse de Besançon:

    Si si la sol la ut ut ut ut si la si
    Fidelium sonet vox sobria;
    Si si la sol la ut ut ut ut si la si
    Convertere Sion in gaudia.
    Si si la sol la ut ut ut ut si la si

[Illustration: Chapiteau du portail de l'église de Meillet (XIIe
siècle).]

    Sit omnium una lætitia,
    Ut re re sol la ut si la sol fa sol
    Quos unica redemit gratia.

Il en était de même, en 1291, à Amiens, où un _Kyrie_ farci, un
_Gloria in excelsis_, composés de latin et de langue vulgaire,
mettaient en belle humeur les assistants.

A Laon, de 1284 à 1559, on célébrait des fêtes des Innocents,
qui offraient plus d'un rapport avec celles des Fous; mais le
chapitre, au seizième siècle, «défend absolument de rien faire
dans ces fêtes qui soit contraire à la religion, au roi et à
l'État.»

Charles VII promulgua, en 1430, des lettres royales à propos des
gens d'Église de la cathédrale de Troyes, qui se «réunissoient
pour faire la feste aux folx avec granz excez, mocqueries,
spectacles, desguisemens, farces, rigmeries (chansons profanes)
et autres folies, par irreverence et derision de Dieu.... ou tres
grant vitupere et diffame de tout l'estat ecclesiastique,» etc.

Un texte latin de 1497 montre que le chapitre de Senlis permettait
«au Roi des vicaires et à ses compagnons de faire leurs
divertissements la veille de l'Épiphanie, pourvu qu'on ne chantât
point d'infâmes chansons, qu'on ne dît pas de paroles injurieuses
ou impudiques, qu'on ne fît pas de danses obscènes devant le
grand portail, toutes choses qui avaient eu lieu à la dernière
fête des Innocents.»

Au quinzième siècle, les esprits sensés se scandalisèrent de
pareils usages.

La Faculté de théologie de Paris lançait, en 1414, un décret
condamnant ces fêtes qui, suivant les expressions du théologal
Jean Deslyons, sont «la chose la plus étrange et la plus
incroyable de notre histoire ecclésiastique[29].»

[Note 29: L'ampleur et la sévérité de la langue latine rendent
mieux ces excommunications théologiques: «Decretum theologorum
parisiensium ad detestandum, contemnendum et omninò abolendum
quemdam superstitiosum et scandalosum ritum quem quidam festum
fatuorum vocant, qui à ritu paganorum et infidelium idolatriâ
initium et originem sumpsit... Tales paganorum reliquiæ
cessarunt... Solo verò sparcissimi Jani nefaria traditio hùc
usquè perseverat... Similia ludibria in capite januarii faciebant
(pagani et gentiles) in honorem Jani.»]

Le fameux prédicateur Michel Menot blâmait les prêtres de danser
publiquement avec des femmes, le jour même où ils disaient leur
première messe[30].

[Note 30: _Perpulcra epistolarum quadragesimalium
expositio._--Paris, 1517.]

Un autre prédicateur, contemporain de Menot, Guillaume Pepin,
parle également, sans trop s'en offusquer, de prêtres qui
entraient en danse après avoir dépouillé leur soutane.

Ce qui est plus grave, c'est la peinture qu'il fait de moines qui
vont dans les couvents de religieuses pour y danser nuit et jour,
avec les conséquences qui s'ensuivaient: «Solent multi clerici
etiam religiosi non reformati ingredi monasteria monialium non
reformatarum et cum eis choreas etiam insolentissimas ducere et
hoc tam de die quam de nocte, taceo de reliquo, ne forsan offendam
pias aures[31].»

[Note 31: _Sermones quadraginta de Destructione
Ninivæ._--Paris, 1525.]

Cependant tous les divertissements dans les églises n'offraient
pas de pareils scandales, et le seizième siècle déjà plus policé
laissa faire et subventionna même ces fêtes profanes, devenues
plus décentes.

En 1533, le chapitre de la cathédrale d'Amiens accorde soixante
sous aux grands et petits vicaires pour les célébrer. En 1525,
le 12 décembre, le même chapitre permet aux vicaires de célébrer
la Circoncision, à condition de ne pas dépendre les cloches, de
s'abstenir d'insolences, de moqueries, et de payer eux-mêmes les
frais du repas. Quelques années plus tard pourtant, le 9 avril
1538, à la fête de Pâques, le chapitre défend aux vicaires et aux
chapelains de se livrer à ces divertissements.

Jadis les chanoines et chapelains sautaient ensemble en rond dans
les cloîtres et les églises quand le mauvais temps les empêchait
de danser sur le gazon, «ce qui ne pouvait manquer, dit l'auteur
d'un mémoire publié dans _le Mercure de France_ (septembre 1742),
de donner aux assistants un spectacle des plus plaisants et des
plus risibles[32].»

[Note 32: L'auteur de ce mémoire, qu'on croit être l'abbé
Bullot, chanoine de Besançon, trouve cependant que les anciens
Rituels permettent ces divertissements. On lit, en effet, dans
le Rituel de 1581, au jour de Pâques: «Finito prandio, post
sermonem, finitâ nonâ, fiunt choræ in claustro, vel in medio navis
ecclesiæ, si tempus fuerit pluviosum, cantando aliqua carmina ut
in Processionariis continetur. Finitâ choreâ..., fit collatio in
capitulo cum vino rubreo et claro, et panibus vulgò nominatis _des
Carpendus_.»]

La plupart de ces détails[33] pourraient être augmentés
considérablement. Ils suffisent pour montrer comment ces fêtes,
issues du paganisme, s'étaient glissées dans le sein de l'Église
et comment le peuple se les appropria.

[Note 33: Voir les excellentes dissertations de Leber et
Rigollot. Je les ai résumées de mon mieux; mais il faut lire
toutes les preuves amassées par ces deux archéologues sans parti
pris, pour avoir la certitude que ces fêtes, tantôt tolérées,
tantôt défendues par l'Église, se rattachaient inconsciemment à
des traditions païennes bien plus qu'au symbolisme chrétien.]

L'Église a toujours témoigné de l'indulgence pour certains
usages et certaines traditions. Les vieillards d'aujourd'hui se
rappelleront la gaieté des messes de minuit, que les farceurs de
province attendaient impatiemment pour semer de pois fulminants
la nef des églises, barricader les bas-côtés avec des montagnes
de chaises, remplir les bénitiers d'encre et embrasser de force,
dans les coins obscurs, les filles qui ne s'y prêtaient pas de
bonne volonté.

Il existe, à mon sens, une certaine relation entre les
plaisanteries de nos pères et les fêtes des Fous de nos
arrière-aïeux. Vouloir en tirer des armes contre le culte me
paraît aussi inutile que d'en chercher le symbolisme confus.

Cette fête des Fous était un usage. Nous-mêmes à quelles
singulières traditions n'obéissons-nous pas! Quelles modes
étranges nous défigurent jusqu'au jour où les vieux usages et les
vieux habits sont mis au rebut! Et si on m'accusait de procéder
par analogie, de regarder le passé avec les lunettes du présent,
de vouloir que ce qui est soit la preuve de ce qui fut, des
intelligences distinguées viendraient à mon aide.

Des hommes à qui on ne saurait reprocher de s'être jetés dans des
discussions aventureuses, se sont préoccupés de ces questions
et ont voulu y porter la clarté de leurs déductions. Je prends
pour second dans cette bataille où déjà tant d'encre a coulé,
un historien plein de mesure et qui ne marche dans les sentiers
historiques qu'à pas prudents. M. Villemain, montrant comment
de l'Occident vinrent les fêtes licencieuses des églises à de
certains jours, me paraît avoir trouvé le vrai mot pour qualifier
la Fête de l'âne et la Procession du renard; il les appelle «des
folies grossières devenues la _petite pièce_ du culte religieux.»

[Illustration: Chapiteau de la nef de Saint-Hilaire de Melle
(Poitou).]



CHAPITRE V

LE DIABLE


[Illustration]

Il n'existe pas depuis le commencement du monde de création
symbolique qui ait autant frappé l'esprit des hommes que le
diable. L'idée d'un Dieu bienfaisant ne pouvait suffire à les
diriger; il fallut son envers. Ainsi, à côté du Dieu bon et
rayonnant, fut créé un être pervers et dissolvant, qui en devint
l'antithèse.

Les premiers rayons du jour ne nous rempliraient pas d'un
ineffable contentement sans la fuite de la nuit. Aussitôt que
l'idée de Dieu pénétra dans les esprits, l'idée du diable se
présenta immédiatement, et ce n'est pas blasphémer de dire que
Dieu sans le diable ne pourrait exister. Ce fut une négation que
le diable, une de ces négations aussi essentielles que le vice
opposé à la vertu, la couleur noire à la blanche; aussi le noir
fut-il chez presque tous les peuples la livrée de cette négation.
Dans la plupart des textes anciens Satan est appelé: _Éthiopien,
noir, enfumé, ténébreux_[34].

[Note 34: Dans la Perse ancienne, deux génies, Ormuzd et
Ahriman, se disputent l'empire du monde. Ormuzd, le bon génie,
est lumineux et blanc. Ahriman, le mauvais génie, est noir et
sombre; de même le moyen âge représenta le diable sombre et noir
en opposition avec les anges blancs et illuminés.]

L'histoire des religions comparées prouve que, s'il n'y a pas de
peuples sans dieux, il en est peu sans diables. C'est pourquoi,
dans la représentation du génie du mal, les peuples primitifs, les
civilisations en enfance dépensèrent une imagination singulière.

[Illustration: Bas-relief de l'hôtel de ville de Saint-Quentin.]

Le diable affecta mille variations étranges, quand le dieu offrait
un type harmonique et régulier. «Satan est le singe de Dieu,» dit
Tertullien. Un sombre empereur était appelé à régner sur les
vices, comme une figure douce et immatérielle devait protéger
la vertu. Le diable fut l'inquisiteur chargé de châtier par le
feu les pensées coupables, les actes répréhensibles, les crimes,
toutes les passions mauvaises qui s'agitent dans le cœur de
l'homme.

Pour rendre saisissante la représentation de ce mauvais génie,
on en fit d'abord un composé d'homme et d'animal auquel les
mythologies anciennes fournirent le poil, les cornes, les pattes,
les griffes. Tout ce qui rappelait extérieurement des souvenirs
bestiaux: le serpent, le renard, le chien, le chat, le porc, le
singe, le bouc, concourut à la forme extérieure du «malin;» de
telle sorte qu'à la vue d'animaux vils ou malicieux, le peuple,
jusqu'au seizième siècle, tremblait de voir un diable caché sous
leur pelage.

Les anciens poëtes ne parlent qu'avec terreur de ces légions de
démons évoquant toutes les formes:

    Diables d'enfer horribles et cornus,
    Gros et menus, aux regards basiliques,
    Infâmes chiens, qu'êtes-vous devenus?
    Saillez tout nus, vieux, jeunes et charnus,
    Bossus, tortus, serpens diaboliques,
    Aspidiques, etc., etc. . . . . .

Des Bestiaires rimés, du treizième siècle, montrent l'assimilation
du diable et du renard:

    Cils goupils (renard) ki tant fet de mal

           *       *       *       *       *

    Cest li moutes (le mauvais, le diable) ki nous guerroie.

Guillaume Le Normand, dans son _Bestiaire_, dit du singe:

    . . . . . Ceste bieste
    Au dyable afiert et ressanle (ressemble).

Les érudits ont cherché avec beaucoup d'attention le premier
monument qui, en France, représente le diable; ils ne l'ont
guère trouvé avant le onzième siècle. Et qui était mieux à même
d'élucider ce sujet obscur, que l'artiste qui, par ses études,
aurait pu donner le pendant qui manque à l'_Iconographie de Dieu_?

En quelques pages de son _Dictionnaire d'architecture_, M.
Viollet-le-Duc a esquissé une monographie du diable, dont il
retrace les principaux caractères à diverses époques: «Dans les
premiers monuments du moyen âge, dit-il, on ne trouve pas de
représentation du diable, et nous ne saurions dire à quelle époque
précise les sculpteurs ou peintres ont commencé à figurer le démon
dans les bas-reliefs ou peintures... Dans la sculpture du onzième
siècle, en France, le diable commence à jouer un rôle important:
il apparaît sur les chapiteaux, sur les tympans; il se trouve
mêlé à toutes les scènes de l'Ancien et du Nouveau Testament,
ainsi qu'à toutes les légendes de saints. Alors l'imagination des
artistes s'est plu à lui donner les figures les plus étranges
et les plus hideuses: tantôt il se présente sous la forme d'un
homme monstrueux, souvent pourvu d'ailes et de queue... Pendant
la période romane, le diable est un être que les peintres ou
sculpteurs s'efforcent de rendre terrible, effrayant; qui joue le
rôle d'une puissance avec laquelle il n'est pas permis de prendre
des libertés.

«Chez les sculpteurs occidentaux du treizième siècle, presque tous
avancés comme artistes, l'esprit gaulois commence à percer. Le
diable prend un caractère moins terrible; il est souvent ridicule,
son caractère est plus dépravé qu'effrayant, sa physionomie plus
ironique que sauvage ou cruelle; parfois il triche, souvent il
est dupé. Vers la fin du moyen âge le diable a vieilli; il ne
fait plus ses affaires... Le grand diable sculpté sur le tympan
de la porte de la cathédrale d'Autun, au douzième siècle, est un
être effrayant bien fait pour épouvanter des imaginations naïves;
mais les diablotins sculptés sur les bas-reliefs du quinzième
siècle sont plus comiques que terribles, et il est évident que les
artistes qui les façonnaient se souciaient assez peu des méchants
tours de l'esprit du mal.»

Il en était de même au théâtre, où le diable était passé à l'état
de bouffon. Dans la _Farce de l'Antechrist et des trois femmes_,
le diable, pour avoir pris part à une querelle de halle, reçoit
une grêle considérable de coups de bâton et n'a que le temps de
s'enfuir. Mille exemples de l'ancien théâtre français fourniraient
des motifs semblables; mais je dois me borner au rôle de Satan en
architecture.

Des drames dans lesquels le diable est mêlé habituellement, le
plus caractéristique est la pèse des âmes, comédie quelquefois
étrange, quelquefois grotesque. Ce fut de l'Égypte que vint
cette tradition, représentée si fréquemment sur les monuments
chrétiens[35].

[Note 35: «Le dieu visite la zone où se décide le sort des
âmes relativement aux corps qu'elles doivent habiter. Le juge
souverain pèse les âmes à la balance fatale: l'une d'elles est
condamnée, des cynocéphales la fustigent à coups de verges et la
ramènent sur terre; le coupable est représenté sous la forme d'une
truie au-dessus de laquelle on a gravé le mot gourmandise, péché
capital du délinquant.» (Nestor Lhôte, _Symbolique des monuments
funéraires chez les anciens et les modernes_.)]

Au moyen âge, la pèse des âmes est un jugement solennel auquel
assistent les anges et les démons. L'âme du juste et de l'injuste
doit être pesée dans des balances; sur un plateau sont placés
les vices, sur l'autre les vertus, symbole matériel et visible.
Au fronton des cathédrales surtout, le diable apparaît avec un
cortége de monstres menaçants; véritablement imposant en cette
circonstance, il devient accusateur public, et les sculpteurs
n'ont pas manqué de lui donner une apparence étrange et
fantastique.

Avec la tentation, la pèse des âmes fait partie des deux épisodes
principaux que le diable joue dans la vie des mortels; et si, dans
le premier cas, il se présente entouré de créatures séduisantes
pour charmer celui dont il veut faire son sujet, la pèse des âmes
évoque plus particulièrement les malices du diable. Il est seul
dans les tentations, et on n'y voit pas les anges venir au secours
des saints personnages enveloppés des séductions de la luxure. La
pèse des âmes est un tournoi dans lequel combattent l'ange avocat
du défunt, le diable son accusateur, et souvent le malin esprit
l'emporte.

Sa mission paraît facile, car de ces âmes à juger, il en est plus
d'une pétrie de boue et d'immondices. Elles n'ont pas traversé la
vie sans être souillées par quelque coin; et si l'ange entreprend
d'en montrer les parties saines et immaculées, le diable
découvrira sans peine les taches qui les salissent..

L'accusateur a donc beau jeu; aussi le voit-on traîner avec joie
papes, empereurs, princes et courtisans liés à la même chaîne
dont lui, diable, est le garde-chiourme.

A Vézelay, un diable tient un paquet de verges suspendu sur la
tête d'une femme et s'écrie: _Time!_ un prêtre, au contraire, dit
à la pécheresse: _Spera!_ Dans ce monument n'éclate pas encore
la tricherie qui se voit ailleurs avec un grand développement
sarcastique.

De semblables scènes sont fréquemment représentées sur les
monuments avec l'invention de la Danse des morts. Même esprit
d'égalité, même principe, sauf les pas en avant posés dans le
domaine du réel par celui qui, le premier, peignit la Danse
Macabre.

C'est dans la pèse des âmes que le diable justifie son titre de
«malin.» A sa terrible puissance il joint la tromperie et répond à
la pensée des auteurs des anciens _Bestiaires_ qui, sous la peau
du renard, laissent percer la ruse du diable.

Dans le bas-relief ci-contre de l'église du Monastier, le diable,
sous la forme d'une truie, emporte une femme qui a sans doute
beaucoup péché: la sculpture est d'un caractère très-naïf;
mais l'expression de défiance du diable ne s'en fait pas moins
remarquer. Il incline et détourne la tête pour regarder si l'ange
qui pèse deux autres âmes ne cherche pas à le tromper.

Avide de montrer sa puissance, le diable, quoique son cortége fût
considérable, tenait encore à le grossir. Ce n'étaient pas cent
âmes qu'il lui fallait, c'étaient mille, dix mille, cent mille,
un million, des milliards d'âmes. Il rêvait de les accaparer
toutes. Dans son orgueil, Satan n'admettait pas qu'une seule pût
lui échapper, et comme quelques-unes, bien rares, apparaissant
pures dans la terrible balance, étaient réclamées par un ange
protecteur, le diable imitait sans vergogne les marchands qui
vendent à faux poids.

[Illustration: Bas-relief de l'église du Monastier (Velay).]

Qu'une âme immaculée soit placée dans la balance, le diable
n'hésite pas à faire pencher le plateau de son côté malgré
_l'advocatie_ de l'ange. Une sculpture du treizième siècle, du
portail de l'église de Louques (Aveyron), représente un ange et
un diable pesant les âmes. «Le diable, dit M. Mérimée, a l'air
très-fripon et cherche évidemment à rendre sa part meilleure.» En
effet, il pose un doigt sur le fléau de la balance pour la faire
pencher de son côté, profitant de ce que saint Michel est occupé à
regarder ailleurs.

Sur un chapiteau de l'église de Chauvigny, un des suppôts du
diable apporte un lézard, symbole du mal, afin d'en charger le
plateau de la balance qui contient les péchés. Sous la figure sont
gravés ces mots: _Ecce diabolus!_

Mêmes sujets à Conques, au Mans, à Bourges[36].

[Note 36: Mérimée, _Voyage en Auvergne_, p. 84.--Mérimée,
_Voyage dans l'Ouest_, p. 61.--Vitraux de Bourges, pl. III.]

Jacques de Voragine rapporte, dans la _Légende dorée_, que Satan
fait signer un pacte à ceux qui se donnent à lui parce que ce sont
des _tricheurs_ qui ne tiennent plus leurs promesses lorsqu'ils
croient pouvoir se passer de lui. Cette tricherie qui lui est
familière, le démon la reproche aux autres, suivant l'habitude des
gens à conscience douteuse, et il manque rarement de l'employer
dans la pèse des âmes.

Il est vrai que, dans un tableau du quinzième siècle, du musée de
Cologne, on voit le diable guetter une âme qui sort du tombeau. La
pauvrette, effrayée à la vue du malin, se jette dans les bras d'un
ange[37].

[Note 37: A. Darcel, _Excursion en Allemagne_.]

[Illustration: La pèse des âmes, fragment d'un bas-relief du
fronton de la cathédrale d'Autun.]

Mais il est rare que le diable ne réussisse pas dans ses
entreprises. On voit, dans l'église paroissiale du Bar (Var),
un tableau du commencement du seizième siècle, représentant des
hommes et des femmes dansant au son de tambourins et de galoubets.
Au-dessus de la tête de chaque danseur gambade un petit diable
noir, ce qui n'empêche pas la Mort, armée d'un arc, de décocher
ses flèches contre les danseurs. Un diable accourt aussitôt à la
bouche du moribond pour s'emparer de son âme et la peser[38].

[Note 38: _Bulletin du Comité historique_, tome III, 1852.]

C'est une des rares reproductions d'une lutte entre la Mort et le
diable.

Quand, aux approches de la Renaissance, il fut reconnu que le
diable, jusqu'alors regardé comme terrible et sauvage, était
plutôt de nature perfide et malicieuse, mi-partie singe, mi-partie
renard, l'opinion populaire en fit un représentant direct de
la nature féminine. La femme, depuis l'antiquité plus reculée,
n'avait-elle pas été regardée comme un être à la fois séduisant et
malfaisant, qui jette la perturbation dans la vie des hommes? Sur
ce sujet, législateurs, philosophes, auteurs sacrés et profanes,
Pères de l'Église et trouvères étaient d'accord: sous chaque jupe
se cachait un diable aux tentations duquel il était difficile de
résister.

C'étaient les femmes qui déterminaient les renversements des
dynasties, les guerres, les trahisons; par le pouvoir des femmes,
les lions se changeaient en moutons; les hommes les plus loyaux en
parjures. On ne pouvait compter le nombre de telles métamorphoses
depuis le commencement du monde: toujours la femme se tenait
cachée dans quelque coin, assistant tranquillement aux crimes, aux
chutes des empires, aux massacres de peuple à peuple.

[Illustration: Bas-relief de l'église Saint-Fiacre au Faouet
(Bretagne).]

La femme ne pouvait donc être qu'un acolyte du diable. Aussi,
plus d'une fois le démon fut-il représenté entouré de créatures
dont les charmes provocants l'aidaient à triompher de ceux qui
résistaient à ses promesses de trésors et de puissance.

L'homme, fier de sa nature masculine, se plaisait à rappeler
que la femme avait été séduite la première par le serpent, et
il avouait qu'il lui était difficile de résister à l'alliance
féminine avec le diable.

Ces idées et bien d'autres furent traduites par le ciseau et le
pinceau sur les monuments avec de si nombreux développements,
qu'il est difficile de faire un choix parmi ces sujets.

Un des plus finement présentés est la tentation de saint Martin,
qui exerça la verve des poëtes et des conteurs.

Le pieux Jacques de Voragine conte qu'un jour, pendant que saint
Martin célébrait la messe, deux commères bavardaient à cœur-joie.
Le diable se mit en tête d'écrire cette conversation, dans le but
de faire éclater de rire le saint et de troubler le service divin.
Le moyen que le malin employa semble emprunté à une ancienne
pantomime. La loquacité des deux commères, pendant la messe, était
telle que de leurs paroles on eût empli un boisseau. «Le Diable,
dit Rabelais, escripvant le quaquet de deux galloises, à belles
dents, allongea bien son parchemin.»

Il est certain que si saint Martin s'était retourné pendant cette
scène, il lui eût été difficile de garder son sérieux. La meule
de la conversation des femmes en mouvement, ce n'était plus une
feuille de parchemin qu'il fallait au diable pour en noter le
bavardage, c'était un cahier.

    Notez, en l'ecclise de Dieu,
    Femmes ensemble caquetoyent.
    Le diable y estoit en ung lieu
    Escripvant ce qu'elles disoyent.
    Son rollet plain de poinct en poinct,
    Tyre aux dens pour le faire croistre:
    Sa prinse eschappe et ne tient poinct,
    Au pillier s'en cobby la teste[39].

[Note 39: Pierre de Grosnet, 1553.]

Le diable avait entrepris une trop forte besogne que de vouloir
noter ces caquets des femmes; son parchemin venant à manquer, il
essaya de l'allonger et avec de si vifs efforts que, la feuille
cédant, le malin vaincu alla se cogner la tête contre un des
piliers de l'église.

Ce récit eut du succès, à en croire les monuments qui nous en sont
restés sous diverses formes, manuscrits et tapisseries. M. Éloi
Johanneau rapporte qu'on le voyait représenté encore, en 1678, sur
un tableau de l'église de Notre-Dame de Recouvrance, à Brest, avec
une légende en bas-breton et en français.

C'est encore grâce aux accointances présumées avec le diable que
les femmes, et particulièrement les vieilles, furent regardées
comme des sorcières. Toute vieille délaissée dans son coin et
osant à peine regarder en dessous ceux qui la méprisaient, fut
accusée de nourrir des pensées coupables, d'user de maléfices, de
vivre de tromperies et de se rendre au sabbat, qu'a décrit mieux
qu'avec un pinceau l'auteur de ce _Mystère de la passion_:

[Illustration: D'après une ancienne tapisserie.]

    Je vois tous les diables en l'air,
    Plus épais que troupeaux de mouches,
    Qui vont faire leurs escarmouches
    Avec un tas de sorcières
    Et ont plein leurs gibecières
    De gros tisons et de charbons
    Pour faire rôtir les jambons
    A des tas de larrons pendus.

J'ai donné dans l'_Histoire de l'Imagerie populaire_[40] la
légende du fameux Lustucru indiquant aux maris une recette pour
rendre leurs femmes meilleures: il s'agit d'envoyer leurs têtes
au forgeron et de les réduire à coups de marteau sur l'enclume
jusqu'à ce que les mauvais principes en sortent.

[Note 40: Dentu, 1869, 1 vol. in-18.]

On voit, dans les panneaux d'une fenêtre du château de Villeneuve,
en Auvergne, un bas-relief du seizième siècle, qui offre quelque
analogie avec la facétie de Lustucru. Trois horribles démons
forgent une tête de femme, pendant qu'à côté trois anges forgent
une tête d'homme.

Les femmes diront pour leur défense que si elles se servaient
du ciseau des sculpteurs, ce serait une tête d'homme que
fabriqueraient les diables, et qu'au contraire les anges
apporteraient toute leur application à modeler une tête de femme.

Quelques sculpteurs se montrèrent plus galants; les compagnons
qui taillaient les stalles des églises ont, à diverses reprises,
représenté la femme, non plus complice du diable, mais son
ennemie. Après un combat acharné, elle triomphe du méchant et, en
signe de sa défaite, lui scie son oreille de bouc.

[Illustration: Stalle de l'église de Saint-Spire à Corbeil.]

Avec la Réforme le rôle du diable fut singulièrement diminué,
et les agitations considérables auxquelles il se livre dans les
combats à la plume entre catholiques et protestants sont un signe
que son pouvoir va expirer.

Les réformateurs, qui tentaient de supprimer les saints, les
mystères, la papauté, jugèrent que le diable était également
inutile, et celui qui se montra son ennemi le plus acharné fut
Luther, qui, malgré sa bonne humeur, tourmenté par les démons
pendant sa vie, cherchait à les écarter par mille moyens.

--Ce diable est un esprit triste qui ne peut souffrir une chanson
joyeuse, disait-il à ses disciples.

Ce fut sans doute pour ce motif que le réformateur composa des
chansons et se plut à en entendre; mais le moyen était trop doux
et, pour vaincre un adversaire si redoutable, Luther menaçait de
traiter la séquelle diabolique avec un mépris dont elle ne se
relèverait pas.

Les _Propos de table_ font mention de la singulière prison dans
laquelle le moine comptait les loger. «Un jour, Luther penchait
vers l'idée qu'il avait lui-même pour adversaires deux diables qui
le guettaient de près et qu'ils étaient allés se promener avec lui
dans le dortoir du couvent. Quand ils m'auront tout à fait épuisé
la tête, dit-il, ils pourront m'entrer dans le c..; c'est là leur
place.»

Le moine ne se contentait pas d'une si désagréable incarcération;
il comptait bombarder le diable enfermé en cet endroit et lutter
avec lui d'odeurs nauséabondes, moyen violent et grossier que les
disciples du réformateur nous ont conservé sans paraître s'en
étonner: «Si le diable s'obstine à ne pas me laisser tranquille,
disait Luther, je tiens pour lui un pet en réserve (_illi crepitum
admitto ventris_); il faut qu'il en reçoive beaucoup de moi.»

On pense si par de tels moyens le diable fut mis en fuite, la
recette d'un semblable exorcisme étant dévoilée, qu'il était si
facile à tout possédé d'employer.

[Illustration: D'après un manuscrit de la bibliothèque de Cambrai
(XIIe siècle).]



CHAPITRE VI

LA DANSE DES MORTS


I

[Illustration]

Il y a dans l'art tels sujets où le symbole d'une excessive clarté
est visible et parlant pour tous. Ce sont pourtant quelquefois
ces sujets mêmes sur la nature desquels les érudits s'accordent
le moins. L'enseignement donné par l'artiste n'a pas alors
besoin de commentaires; c'est autour de cet enseignement que les
commentateurs se donnent rendez-vous. Ce qui était net, positif,
il semble que certains esprits l'aient rendu obscur et trouble
à dessein. La pensée de l'auteur se fait jour en cinquante
planches rapidement vues; il a fallu, depuis, cent volumes pour
les expliquer. Ce qui demandait un quart d'heure au penseur pour
se nourrir de graves et sérieuses réflexions, veut maintenant
des années de recherches pénibles pour être élucidé. Une mince
brochure suffisait, il faut une encyclopédie spéciale sur la
question.

On se surprend à maudire la vulgarisation de l'imprimerie, et
on comprend le paradoxe du socialiste qui voulait brûler les
bibliothèques pour forcer l'esprit à penser à nouveau, ce qui
n'eût pas empêché l'hydre de l'érudition de donner sans cesse de
nouvelles têtes.

La Danse des morts est peut-être le sujet qui prête le plus aux
débats de la critique, ses nombreuses représentations à diverses
époques ayant poussé les archéologues à indiquer les analogies et
les variantes du même drame qui existent en Europe. Ces recherches
ne furent pas sans résultats; mais quand toutes les formes furent
à peu près connues, les commentateurs ne se tinrent pas pour
satisfaits. Ils discutèrent la pensée de l'artiste, et comme les
passions ne sont pas étrangères à l'archéologie, les uns firent de
ce sujet symbolique un hommage à l'Église, les autres une insulte.

Il ne fut pas admis universellement que le principe d'égalité
prêché par le Christ avait enfin trouvé sa forme définitive,
que l'art s'emparait de cette doctrine pour la rendre palpable
et que sous forme sarcastique, le peuple recevait dès lors un
enseignement plus direct que celui des catéchismes[41]. N'est-il
pas probable que l'Église, en favorisant ou laissant peindre
ces fresques sur les murs des cimetières, des maladreries et
des monuments chrétiens, comme le fit plus tard à son imitation
l'autorité civile pour les ponts et les hôtels de ville,
proclamait hautement le principe égalitaire?

[Note 41: Guillebert de Metz, parlant de la Danse Macabre du
Charnier des Innocents, dit: «Illec sont peintures notables de la
Danse Macabre et autres, avec escriptures pour esmouvoir les gens
à dévotion.»]

A mon avis, la Danse des morts reste comme un des meilleurs titres
du catholicisme, qui eut conscience des salutaires conséquences
qu'une telle représentation devait exercer sur l'esprit du peuple.
Et il faut rendre cette justice à l'Église qu'elle n'épargna pas
ses dignitaires. Tous, sans exception, prirent part à la danse: ni
la tiare, ni la mitre, ni l'étole ne furent protégées contre la
faux de l'impitoyable ménétrier.

En face d'un drame si clair, les gens d'un sens droit ne pouvaient
se tromper; mais, pour quelques intelligences qui raisonnent
juste, combien d'archéologues ont-ils voulu courber cette danse
sous le poids de leurs systèmes! Combien d'historiens ont-ils
cherché dans les actes du personnage principal une attaque contre
l'esprit du catholicisme! Combien d'auteurs de monographies
ont-ils trouvé matière à symbolisme creux et vide!

La Danse des morts est à la fois une œuvre philosophique et
satirique, car toute philosophie contient un principe de
raillerie, comme toute raillerie un principe philosophique.

Celui qui le premier pensa à faire intervenir dans un drame
le squelette et sa mâchoire sarcastique, fit preuve de grave
ironie. Et quand, au dix-huitième siècle, Maupertuis, visitant un
cimetière avec un de ses amis qui lui demandait de quoi riaient
ces têtes de morts, répondait: «De nous autres vivants,» ce mot
n'était que la réelle traduction de la pensée du peintre de la
Danse Macabre primitive.

Un tel sujet semble aujourd'hui funèbre à certains esprits; la
terreur leur mettant un bandeau sur les yeux les empêche d'en
saisir l'impression fortifiante. Ils oublient que la mort est
la conséquence de la vie. Nous venons au monde pour mourir.
La mort sans cesse fait sentinelle à la base du triangle dont
péniblement nous gravissons un des côtés pour redescendre l'autre
plus péniblement encore. C'est la loi et non la dure loi. Qu'y
a-t-il là d'assombrissant pour l'humanité? Aussi, faut-il laisser
les faibles se voiler la face et fermer les yeux devant ces
réconfortantes imaginations du moyen âge.

[Illustration: L'Évêque et la Mort, d'après Holbein.]

Une autre portée de la Danse macabre était de montrer au peuple
qui souffrait que ni la pourpre ni les richesses n'empêchent la
mort de faire son office. Ceux qui vivaient dans le pouvoir et
l'opulence étaient condamnés au même dénoûment, on peut dire au
même dénûment. Le quinzième siècle fut persuadé qu'un pape ne
valait pas plus qu'un cordonnier, un empereur qu'un paysan, une
grande dame qu'une femme du peuple, un moine à ventre rebondi
qu'un pauvre hère sans pain.

--Tout est périssable, criait la Mort. Couvrez-vous d'habits
dorés, empêchez le froid de pénétrer dans vos palais, que le bon
vin réconforte votre estomac, vous n'en mourrez pas moins que
celui qui, à peine couvert, grelotte dans un taudis sans feu et
pense en se réveillant qu'il n'a pas mangé la veille.

Tous, vous êtes égaux.

Toi, laboureur, tu pèses autant dans ma balance que le seigneur
qui prélève une dîme sur ton travail. Toi, conquérant, par
ambition tu fais massacrer des armées, tu mourras. Toi, courtisan,
tu es plein de morgue et de vanité; malgré ton insolence, la Mort
t'attend. Toi, riche, tu refuses l'aumône aux pauvres, tu n'auras
même pas l'aumône des larmes de ceux qui suivront ton convoi. Tes
appartements sont tendus de brillantes étoffes, elles serviront
à envelopper ton cercueil. Toi, courtisane, tu vends ton corps
aux débauchés; ce corps qui représentait cent louis par nuit, la
Mort l'aura pour rien. Toi, juge, tu étais revêtu d'hermine, tu le
seras de vermine.

Les caricaturistes de tous les temps ont bien compris la portée
de cette satire; aussi maintes et maintes fois l'ont-ils reprise
et habillée à la mode du jour, sans s'inquiéter de blesser la
faiblesse d'esprit de leurs contemporains. Et depuis le quinzième
siècle nous vivons sur ce triomphe de la Mort.


II

On lit dans le _Journal du règne de Charles VI et de Charles VII_:
«Item, l'an 1424, fut faicte la Danse Maratre (pour Macabre) aux
Innocents, et fut commencée environ le moys d'Aoust et achevée en
karesme prenant...»

Villaret, de Barante et autres, ont tiré de ce texte l'indication
qu'une danse macabre aurait été dansée devant le duc de Bedford et
le duc Philippe le Bon, auxquels Paris asservi faisait fête. Un
peu d'attention démontre que si cette hypothèse était adoptée,
une danse commencée au mois d'août et terminée en carême suivant
durerait _huit mois_, ce qui serait fatigant.

[Illustration: Le Laboureur et la Mort, d'après Holbein.]

Le spectacle donné aux Anglais était la représentation d'une
danse, non la danse elle-même. Elle n'avait pas pour but de
divertir l'ennemi triomphant qui venait de gagner la bataille de
Verneuil, si désastreuse pour la France; cette danse se produisait
sous la forme de fresques, sans se relier aux événements du jour.

[Illustration: Le Roy mort et l'Acteur, d'après une planche de la
Danse Macabre de 1485, publiée par Guyot Marchant.]

L'heure qui annonce la naissance d'une grande conception avait
sonné. Rattacher cette conception à un fait particulier, y voir un
symptôme positif de l'état des esprits à une époque a entraîné
les généralisateurs dans des sentiers pénibles. A ce compte, la
Danse des morts, symbole de l'Égalité, pourrait être réclamée
également par la Révolution de 1789.

La génération qui va suivre ne sera occupée qu'à enlever les
prétentieux _repeints_ dont nous sommes si fiers et qui dénaturent
la plupart des événements historiques.

Un écrivain, qui a annoté récemment _la Grant Danse Macabre
des femmes_[42], voit dans cette composition un rapport avec
l'envahissement de la France par les Anglais et les cruelles
pestes épidémiques de la même époque.

[Note 42: Miot-Frochot, _la Grant Dance Macabre des femmes_.
Bachelin-Deflorenne, 1868.]

Il y a en effet quelque chose de tentant dans cet aperçu, et il
est commode pour un écrivain de danser sur la corde de l'antithèse.

Paris vaincu donne des fêtes à l'ennemi triomphant; au charnier
des Innocents, le peintre apprend au conquérant qu'il finira
comme le conquis. Une peste se joint à la guerre pour éprouver la
France, les rues de Paris sont pleines de cadavres: à deux pas, un
imagier, dans une suite de tableaux satiriques, se nargue de la
Mort. Ces sortes d'oppositions plaisent aux écrivains qui aiment
le cliquetis dramatique. Et si à ce jeu de raquettes on joint
quelques rancunes politiques ou religieuses, la fête est complète.

Le même commentateur de la _Danse Macabre des femmes_ profite
de ces fresques pour juger à grands traits le quinzième siècle:
«Époque de doute et de révolte même contre le sentiment religieux,
contre l'idée dominatrice de l'Église, elle a été pour les
arts le berceau d'une de ces représentations bizarres les plus
repoussantes, les plus terribles qui aient jamais été données en
pâture à la curiosité publique. L'Église a jeté à cette misérable
époque la Danse macabre comme une proie.»

Sans doute l'idée chrétienne se montre dans ces peintures; mais
est-il bien certain qu'elles furent commandées directement par
l'Église?

Noël du Fail, dans les _Contes d'Eutrapel_ (1592), parle des
mêmes fresques du cloître des Innocents à Paris, et dit: «que ce
sçavant et belliqueux roi, Charles le Quint, y fit peindre, où
sont représentées au vif les effigies des hommes de marque de ce
temps-là, et qui dansent en la main de la Mort.»

Admettons qu'au seizième siècle, Noël du Fail connaissait moins
bien les circonstances qui produisirent la Danse macabre qu'un
commentateur du dix-neuvième, et laissons la parole à ce dernier:
«Quand l'Église, interprétant l'idée de la Mort, la représentait
matériellement sous la forme d'un squelette, elle exploitait les
sentiments populaires et se mettait ainsi à la portée de tous.
Il y avait dans cette conduite plus de politique que de charité
chrétienne.»

[Illustration: Frontispice de _la Danse des femmes_, laquelle
composa maistre Marcial d'Auvergne, procureur au Parlement de
Paris.]

Ici il y a progression. L'Église, suivant le commentateur, est
devenue machiavélique. De telles affirmations sont toujours gaies
quand l'auteur croit à ce qu'il dit.

Nous allons voir maintenant ce qui se cache au fond de la Danse
macabre. «Dans cette peinture hideuse on sent battre le cœur de
la France, de la patrie, mais de la France anéantie, de la patrie
découragée qui, dans son égarement, ne compte plus que sur la
Mort, au lieu de compter sur son seul courage.»

Du moment où «_on sent battre le cœur de la France_» dans la
_hideuse_ Danse des morts, j'abandonne le commentateur. Ses
conceptions sont trop élevées pour moi et je me retourne vers
d'autres archéologues, dont l'un, M. Leber, jugeant, il y a une
trentaine d'années, de semblables imaginations, disait: «Nos
historiens modernes ont fait bien du bruit pour peu de chose.»

Un autre érudit, un des pères de l'archéologie en France, qui
passa de longues années à étudier les représentations macabres, a
montré l'enchaînement naturel des idées traduites par un pinceau
sarcastique: «Nous sommes porté à croire, écrivait Langlois,
que la Danse des Morts est simplement la mise en scène du drame
moral et chrétien que l'on trouve, dès le douzième siècle, dans
les sermons populaires des prédicateurs et des scolastiques, et
dont le fond est une sorte de prosopopée dans laquelle la Mort
s'adresse aux personnes de chaque condition. De ces sermons,
cette idée passa naturellement dans les poésies vulgaires et
donna naissance à des quatrains, à des versets d'après lesquels
les figures ont dû être faites. Ces dernières étaient dues, pour
ainsi dire, au développement progressif de l'esprit. Il ne faut
pas douter que le peuple, tendant toujours à s'émanciper malgré
l'oppression des grands, n'ait accueilli avec enthousiasme ces
sortes de caricatures de l'époque, qui lui offraient sous une
forme très-plaisante une certaine consolation en lui montrant les
chefs de la société et les seigneurs traités sur le même pied que
les plus misérables.»

Voilà en effet le véritable sens de la Danse des morts. Les deux
érudits, qui ne se laissent prendre ni au pittoresque, ni à
l'antithèse, ni aux mots à effet, admettent difficilement «toutes
les belles choses qu'on y a vues depuis.» Suivant eux un tel
fait ne se produit pas instantanément, sur commande ou d'après
l'événement du jour.

Leber et Langlois, ces vaillants chercheurs, apportent dans
l'exposé de leurs idées un sens clair, précis, et si après eux M.
Fortoul trouve dans ces peintures l'action des franciscains et des
dominicains qui prêchaient l'égalité et que le peuple respectait
parce que ces moines vivaient pauvres, il l'indique avec une
modération et une prudence qui ne ressemblent guère à la prétendue
_exploitation_ des sentiments populaires par l'Église.

D'ailleurs, si le fait isolé dont parle le commentateur de la
_Danse Macabre des femmes_ était admis, la France, du moment où
elle échappe à la peste et à la domination anglaise, aurait dû
renoncer à ces représentations symboliques qui n'avaient plus de
raison d'être. Au contraire, la Danse des morts se répand dans
tout le royaume pendant plus de deux siècles.

L'Allemagne et la Suisse ne furent pas conquises par les Anglais;
cependant les Suisses et les Allemands peignent également des
Danses des morts[43].

[Note 43: On a compté quarante-trois villes en France, en
Allemagne, en Suisse et en Angleterre, où étaient représentées des
Danses de morts.]

--C'est l'Église catholique, dit-on, qui exploite cette
donnée.--Comment se fait-il que la Réforme en fasse son profit?

Et les Anglais, contre qui est dirigé le macabre symbole,
comment agissent-ils? Pleins d'admiration, ils emportent la
Danse des morts dans leur île et en décorent les murs de leurs
cathédrales. Naïvement ils croient qu'ils ont mis la main sur une
idée philosophique; ils ne se doutent pas qu'ils ont emporté un
battement du «_cœur de la France_.»


III

On voyait jadis en Bretagne, près des églises, des constructions
dites _reliquaires_, dans lesquelles étaient entassés les
ossements des anciens cimetières. Le même usage existait en
Suisse, comme l'indique une gravure qu'on pourrait appeler le
Concert de la Mort.

C'est la Mort qui appelle les morts. Une troupe de squelettes tire
de la trompette des fanfares éclatantes, et avec frénésie le chef
d'orchestre frappe sur des timbales calées sur des ossements.
Le premier qui sort de l'ossuaire fait écho aux trompettes qui
l'appellent; derrière lui les morts se dressent par milliers.
C'est le prologue saisissant de la Danse. Tous ces morts aux
orbites creuses, cherchant à reconnaître leurs os dans le tas,
vont se répandre par le monde, dans toutes les classes, sans pitié
pour personne.

Le branle est donné et excite l'imagination des peintres.

Un poëte anglais, Pierre Plowman, ayant publié au seizième siècle
sa _Vision_, dans laquelle la Mort renverse rois, empereurs,
chevaliers, papes, Geoffroy Tory s'inspirait de cette conception
et en illustrait un de ces admirables livres d'Heures auxquels il
a donné son nom.

[Illustration: D'après un livre d'Heures, de Geoffroy Tory.]

La Mort-Roi, montée sur un cheval apocalyptique et suivie de deux
autres serviteurs décharnés, tous trois armés de faux, abattent
chaque être vivant qui se présente devant elle. Détail ingénieux,
la Mort tient un pli à la main, comme si elle portait la lettre de
deuil du genre humain.

On n'a que l'embarras du choix dans les caprices macabres des
manuscrits, où souvent le sujet est égayé par des encadrements de
fleurettes et de petits oiseaux se détachant sur fond d'or. Plus
le drame est lugubre, plus riant est l'entourage.

A la fin de la Renaissance, la Mort a quitté son aspect farouche;
si elle ne s'humanise pas quant au fond, elle est devenue polie
et presque engageante. Aussi les poëtes la chantent-ils sur
tous les tons et les peintres ont-ils fait assaut d'ingénieuses
inventions pour faire entrer ce fantastique personnage dans la vie
habituelle, la présentant au public comme familière et bon enfant.

«Au pont de Lucerne, dit M. Saint-Marc Girardin, la Mort plaisante
avec nous. Faisons-nous une partie de campagne, elle s'habille en
cocher et fait claquer son fouet. Les enfants rient et sautillent;
la mère se plaint que la voiture va trop vite. C'est la Mort qui
conduit; elle a hâte d'arriver. Allez-vous au bal: voici la Mort
qui entre en coiffeur, le peigne à la main. Le pont de Lucerne
nous montre la Mort à nos côtés et partout: à table, où elle a la
serviette autour du cou, le verre à la main et porte des santés;
dans la boutique où, en garçon marchand, assis sur des ballots
d'étoffes, elle a l'air engageant et appelle les pratiques; au
barreau, où vêtue en avocat, elle prend des conclusions:--Le
seul avocat, dit la légende, qui aille vite et gagne toutes les
causes[44].»

[Note 44: _Journal des Débats_, 13 février 1835.]

A Bâle, où la Mort donna une de ses principales représentations,
entre autres détails piquants, on la voyait emmener le cuisinier,
et à la place qu'occupe habituellement la faux, c'était une broche
avec un poulet rôti que portait la Mort, se plaisant à rappeler à
ses sujets le rôle qu'ils avaient joué pendant la vie.

Suivant la condition des gens avec qui elle doit lutter, la
Mort emploie des armes différentes. A cheval, elle combat les
cavaliers; elle est galante avec les jeunes femmes; c'est avec un
filet qu'elle prend l'oiseleur. Quand elle entre chez un médecin,
elle lui présente une drogue de nouvelle invention. «L'insatiable
glouton de tous les hommes» met des formes suivant la clientèle,
ce qu'a surtout compris l'admirable artiste qui, de la Danse
des morts, a tracé une suite de petits chefs-d'œuvre.

[Illustration: La Jeune Fille et la Mort, d'après une gravure
allemande de 1541.]

Sur les cinquante-trois planches d'Holbein, j'indiquerai celles
qui me frappent particulièrement et que je ne saurais me lasser de
regarder.

Le _roi_ est assis sous un dais devant une table chargée de
mets. Ses serviteurs s'empressent autour de lui; mais voici
qu'un bizarre échanson, plus empressé encore, s'approche une
bouteille à la main et verse au prince le breuvage qu'il boira
pour la dernière fois. Il faut quitter le palais aux étoffes
fleurdelisées, renoncer aux repas somptueux. La Mort s'est glissée
dans cet endroit.

Le _moine_, gros et gras, trouve qu'à lire le bréviaire la vie
est agréable. Il ne pense pas que son supérieur, un évêque d'une
affreuse maigreur, viendra le prendre par la robe et l'entraînera
dans un lieu tranquille où celui qui l'habite n'a même plus la
peine de tourner les pages d'un livre de prières.

Le _prêteur d'argent_ est de bonne humeur. C'est le jour des
arrérages. Il a avancé peu de monnaie, ses débiteurs lui en
rendent beaucoup; aussi son escarcelle est-elle grosse de la
maigreur de celles qui se vident dans la sienne. Déjà l'usurier
compte sur ses doigts les intérêts qu'il va tirer de cet argent
décuplé:--Tu n'as pas payé ma dette, il faut compter avec moi,
s'écrie la Mort qui, bien importunément, barre la route au prêteur.

La _jeune fiancée_ fait sa toilette, souriant au son du tambourin
joyeux qui annonce au dehors l'arrivée de l'époux.--Il faut se
dépêcher, dit la Mort qui attache au cou de sa victime un riche
collier de perles.

Le _prédicateur_ est monté en chaire, prenant pour texte de son
sermon la brièveté de la vie. Dans le feu de son improvisation,
il ne remarque pas qu'un sablier a été posé sur la chaire.--A mon
tour, prêtre, lui dit la Mort; tu as été long, je serai courte. Tu
conseillais à ces braves gens de mettre leur âme en paix, songe à
la tienne. Tu parlais de la brièveté de la vie, tu avais raison,
je vais te prendre pour exemple.

L'_astrologue_ est occupé à regarder un globe terrestre. La mort
se présente à lui et lui montrant un vieux crâne déterré:

    --Tu dis par amphibologie
    Ce qu'aux aultres doibt advenir.
    Dys-moy donc par astrologie
    Quand tu debvras à moy venir.

L'_avare_ dans son caveau entasse des lingots d'or, des bijoux,
des diamants; c'est avec la rage d'un voleur forçant la boutique
d'un changeur que la Mort empoigne ses trésors, certaine d'être
suivie par celui qui ne croit qu'à l'argent.

Le _laboureur_ oublie ses fatigues quand le soleil, au loin,
darde ses rayons derrière la vieille église. Devant la charrue se
présente la mort:

    A la sueur de ton visaige
    Tu gaigneras ta pauvre vie,
    Après long travail et usaige,
    Voicy la mort qui te convie.

[Illustration: D'après Holbein.]

Le _chevalier_ a mis à mort plus d'un homme dans sa journée; son
épée est encore teinte de sang. Et cependant un nouvel adversaire
se présente, n'ayant pour arme qu'un ossement ramassé dans un
cimetière. Il semble que la lourde épée en ait facilement raison.
Le chevalier, malgré son armure, n'en ira pas moins rejoindre ceux
à qui il a fait mordre la poussière, et personne ne le plaindra.
Les peuples, dit la légende, s'élèveront soudain contre l'inhumain
qui ordonne ces violences et ces massacres. La leçon ne nous a pas
profité, et c'est le cœur serré que je corrige ces épreuves, à
deux pas des violences et des massacres.

L'_aveugle_ remercie celui qui vient de l'aider à sortir d'un
mauvais pas.--Je tiens ton bâton, lui dit la Mort, pour te mener
dans un sentier plus tranquille.

Ainsi défilent devant le grand niveleur hommes et femmes de toutes
les classes: pape, empereur, cardinal, grandes dames, magistrats,
alchimistes, marchands, navigateurs, courtisanes, joueurs,
ivrognes, mendiants.

Tous ceux qui, par des moyens factices, jouissent sur terre sont
réellement empoignés par la Mort avec une joie sauvage. Les
vicieux, les débauchés, les avaricieux la remplissent de gaieté.
Cachée dans un coin, derrière une porte, elle se montre tout à
coup à eux comme une pantomime imprévue, en s'écriant: «Me voilà,
voilà la Mort!» Et la terreur qu'elle excite change sa grimace
habituelle en une raillerie bizarre.

Mais quand il s'agit d'un pauvre, d'un enfant au berceau, d'une
vieille revenant de la forêt, courbée sous le fagot, alors la Mort
s'humanise et témoigne une sorte de pitié. A ces pauvres êtres
elle souffle de consolantes paroles: _Mors melior vita_.

Le drame de la Danse macabre finit avec la Renaissance; cependant
il faut signaler, dans les dernières années du dix-septième
siècle, un prédicateur, Honoré de Sainte-Marie, qui obtint de son
vivant des succès populaires qu'eût enviés Holbein. La Danse des
morts de Bâle, le moine la dramatisa à sa façon, et ce ne fut pas
de la faute de la leçon si ceux qui assistèrent au spectacle donné
par le capucin ne revinrent pas au logis corrigés.

Dans un de ses sermons sur le jugement dernier, le père Honoré
prenait dans ses mains une tête de mort:

--Parle, disait-il avec son accent méridional, parle, ne serais-tu
pas la tête d'un magistrat? Tu ne réponds pas; qui ne dit mot,
consent.

Il coiffait la tête de mort d'un bonnet de juge.

--N'as-tu point vendu la justice au poids de l'or? s'écriait le
moine. Ne t'es-tu pas entendu avec l'avocat et le procureur pour
violer la justice?

Le père Honoré jetait alors la tête de mort au fond de la chaire
et en reprenait une autre à qui il disait:

--Ne serais-tu pas la tête d'une de ces belles dames qui ne
s'occupent que de prendre les cœurs à la pipée? Tu ne réponds pas;
qui ne dit mot, consent.

Le père Honoré tirait alors une fontange de sa poche et en
coiffait le vieux crâne.

--Eh bien, continuait-il, tête éventée, où sont ces beaux yeux
qui jouaient si bien de la prunelle? Où sont ces dents qui ne
mordaient tant de cœurs que pour les pouvoir faire mieux manger au
diable, ces oreilles mignonnes auxquelles tant de godelureaux ont
chuchoté si souvent, pour entrer dans le cœur par cette porte? Que
sont devenues ces roses, ces lis que tu laissais cueillir par des
baisers impudiques?

Et le père Honoré, semblable à l'Ahasvérus du poëte Schubart,
envoyait la tête de mort de la coquette rejoindre avec un terrible
fracas celle du juge prévaricateur.

Ainsi le moine parcourait toutes les conditions, affublant
chaque tête de mort d'une coiffure différente; mais c'est le
ton du capucin qu'il faudrait rendre, sa mimique, l'apparition
fantastique de tous ces vieux crânes ornés de plumets, de
couronnes, de bijoux, de dentelles.



CHAPITRE VII

RENART


[Illustration]

Les grosses constructions des cathédrales du moyen âge terminées,
il fallut songer à l'ornementation extérieure. J'ai dit que les
hagiographes attachés à des couvents s'entouraient d'imagiers
dont toute l'instruction gisait dans le maniement du ciseau;
chaque soir un moine lisait de pieuses légendes à ce peuple
d'ornemanistes, dont il fallait réveiller la foi. Telle était la
leçon qui devait s'imprimer dans le cerveau des sculpteurs, et
donner naissance à des drames dans lesquels ombres et lumières
coloraient à la fois les rosaces et les portails des façades.

A ce moment le symbolisme religieux suit une marche régulière et
ne laisse pas de place au caprice. Du onzième au douzième siècle,
sur les murs des monuments n'apparaît aucune trace de lutte entre
l'État et l'Église, non plus qu'entre les divers ordres religieux.

La cathédrale d'Autun est un des exemples les plus parfaits de
l'enseignement hagiographique d'un prêtre considérable par son
savoir, l'évêque Honorius. Les chroniques le représentent veillant
sans cesse à ce que le sens de ses leçons soit traduit avec
fidélité; cependant sur un chapiteau d'Autun se détache, sculptée
en ronde-bosse, une des plus anciennes fables de l'Inde, _le
Renard et la Cigogne_, arrivée de Bidpaï jusqu'à Ésope: ce fut
dans un des fabliaux précédant le _Roman de Renart_ que l'imagier
la trouva.

Maître Renard montrait pour la première fois, je pense, le bout de
l'oreille à l'église.

Qu'on s'imagine le grave _Moniteur officiel_, dans lequel, à
la première page, au milieu des documents diplomatiques, se
glisserait une facétie. Tel est l'effet produit au milieu de la
cathédrale d'Autun par cet insolite chapiteau.

L'hagiographe, qui avait conçu le plan du monument, put sourire
de ce détail innocent. Qu'était-ce, après tout? Le souvenir du
fabliau de la cigogne enlevant une arête du gosier du renard.

J'y vois l'art indépendant se livrant à ses premières
manifestations.

Il ne faudrait pas toutefois aller plus loin que l'imagier qui
a sculpté le bas-relief, et vouloir préjuger de l'_état des
esprits_ par la sculpture d'un chapiteau; cependant, quand je
constate l'immense popularité du _Roman de Renart_ dans les années
qui suivirent, il est bon de mentionner, ne fut-ce qu'à titre
de curiosité, la première graine qui s'échappe du fabliau pour
pousser en haut d'un pilier.

[Illustration: Chapiteau de la cathédrale d'Autun.]

Plus tard, bien d'autres graines se répandront sur de nombreux
monuments en France, en Angleterre, en Allemagne.

Renart s'attachera surtout à la robe des gens d'église et des
moines de toute couleur. Dans chaque cellule de couvent il semble
que le malicieux animal soit caché, pour épier les actes des
religieux et s'en divertir avec le peuple. A peine le moine a-t-il
ôté sa robe que Renart s'en empare, et, encapuchonné, fait mille
grimaces aux badauds, singe l'office religieux, bénit les passants
et s'écrie que si lui, Renart, semble moine, il pourrait bien se
faire que le moine fût plus véritablement renard.

Et pourtant ce goupil qui ne se gêne pas avec les gens d'église,
l'Église le tolère, jugeant Renart plus amusant que dangereux.
En effet, les tours de ce maître fourbe sont aussi gais que ceux
de Scapin; s'il s'attaque aux puissants du jour, aux empereurs,
aux rois, aux prêtres, c'est avec une bonne humeur qui voile
suffisamment ses audaces.

Renart ne semble pas plus dangereux qu'Ésope, que Phèdre: il est
au moyen âge ce que les fabulistes furent à l'antiquité; encore
a-t-il sur les fabulistes l'avantage de ne pas moraliser.

Ses aventures sont si plaisamment contées que le poëte ne peut
véritablement avoir l'intention de se poser en critique acerbe. Il
rit des moines, mais de quels moines? Ceux-ci disent que c'est de
ceux-là, ceux-là de ceux-ci. Personne ne se sent atteint, et si
quelque malice semble applicable à une corporation religieuse,
elle est présentée si gaiement qu'il eût fallu des esprits moroses
pour s'en offenser.

Ni l'aigreur, ni l'amertume, ni la rancune, ni la révolte ne se
sentent dans la composition du poëme primitif de Renart; il n'y
a pas de trace de fiel, comme dans les imitations qui suivirent
bientôt. Dans certains chapitres, il est vrai, l'auteur parodie
l'office pieux[45]; mais ces railleries étaient si innocentes que
le clergé les laissa sculpter en pleine lumière sur les façades
des églises.

[Note 45: Voyez la «Dixième aventure» de l'ingénieux
arrangement du _Roman de Renart_ donné par M. Paulin Paris, sous
le titre des _Aventures de maître Renard_, 1 vol., Techener, 1861.
Cette intéressante publication dispense ceux qui veulent être
amusés sans fatigue de recourir aux anciens textes.]

Seul, Gauthier de Coinsy réprimanda les gens d'église qui ornaient
leur chambre à coucher des aventures d'Ysengrin et de sa femme.

    En lor moustiers ne font pas fere
    Si tout l'image Nostre-Dame,
    Com font Ysengrin et sa fame
    En lor chambre où ilz reponent[46].

[Note 46: En leurs moustiers ne font pas faire--sitôt l'image
Notre-Dame--qu'ils font Ysengrin et sa femme--en leur chambre où
ils reposent. (_Miracles de la Vierge_, 1323.)]

Il est peu de poëmes, de romans, de comédies dont le succès ne
fasse dresser les longues oreilles d'un homme prenant en main les
prétendus intérêts de la morale. Gauthier de Coinsy me paraît être
en cette circonstance le Monsieur Prudhomme de son temps.

Il est présumable que les moines se divertissaient plus dans les
monastères à entendre les facéties de Renart qu'à écouter les
vêpres. La vue des peintures qui ravivaient le souvenir du poëme
les intéressait davantage que les scènes bibliques; mais sauf
l'admonestation de Gauthier de Coinsy, on n'a trouvé jusqu'ici
aucune trace de censure quelconque exercée contre le malin goupil.

Le roman de Renart fit école. C'est une grande œuvre satirique,
voilée et pourtant bien autrement claire que le _Pantagruel_.
Pour en donner une idée, la critique a évoqué l'_Odyssée_ et la
trilogie dramatique de Beaumarchais; on y trouve, en effet, la
variété d'aventures du poëme antique, l'esprit ingénieux de la
comédie moderne. La ruse qui jaillissait de plusieurs sources
remplissait la coupe et débordait, féconde en subtilités de toute
espèce, tant chaque poëte apportait sa part de malices. On ne
rencontre pas dans le roman de Renart les puissantes échappées
qui ont sauvé l'œuvre de Rabelais de la destruction; mais le même
système d'allusions a présidé à la composition des deux œuvres.

La royauté, l'Église, la noblesse, les moines, les hauts barons,
les cours de justice, les tournois, les rapines des nobles
entre eux, sont indiqués satiriquement dans le roman; mais le
véritable personnage, c'est Renart, et, comme l'a fait remarquer
un critique: «Sa malice et sa gaieté triomphent de tous les
obstacles. Personnage discret, matois et prudent, il accepte le
monde tel qu'il est, et se contente de l'exploiter à son profit.
Il se confesse, porte haire et cilice, prend la croix, chante la
messe, ce qui ne l'empêche ni de rire de l'enfer, ni de profaner
les saints mystères, ni de croquer le milan son confesseur.
Sophiste, diplomate, casuiste, dévôt, hypocrite, gourmand,
paillard, menteur effronté, faux ami, mauvais parent, esprit fort;
à la fois Patelin, Panurge, Tartuffe, Figaro, Robert Macaire:
voilà Renart. Il a inventé le fameux _distinguo_; il aime, lui
aussi, _à voir lever l'aurore_. Bohémien sans vergogne, il n'a
point de préjugé de caste ni d'éducation: Il se fera tour à tour
jongleur, médecin, moine, voleur; et de tous ces métiers, le
dernier n'est pas le moins honnête à ses yeux[47].»

[Note 47: Lenient, _la Satire française au moyen âge_, 1 vol.
in-18, 1859.]

L'antiquité avait déjà fait du renard le type de la ruse. En
égyptien _être renard_, c'est être rusé. Il resta le type de
la ruse pour les fabulistes, les conteurs et même les hommes
politiques; Aristote appelle le renard _callidum et maleficum_
(fourbe et malfaisant). Le _Physiologus_ de saint Épiphane signale
la ruse du renard contrefaisant le mort pour attirer ses victimes;
et au treizième siècle Richard de Fournival, dans le _Bestiaire
d'amour_, allant plus au fond, donne les détails suivants sur
les mœurs du malin animal: «Le goupil ne vit que de vols et de
tricheries. Quand la faim le presse, il se roule sur la terre
rouge et il semble être tout ensanglanté: alors il s'étend dans un
lieu découvert, retenant son souffle et tirant la langue, les yeux
fermés et rechignant les dents comme s'il était mort. Les oiseaux
viennent tout près de lui sans défiance, et il les dévore.» Idée
qui est exprimée dans la gravure de la page 48.

«Les animaux, dit Machiavel, dont le prince doit savoir vêtir les
formes, sont le renard et le lion. Le prince apprendra du premier
à être adroit et de l'autre à être fort. Ceux qui dédaignent le
rôle de renard n'entendent guère leur métier.» Ainsi, dans l'ordre
politique, le renard marche avec le lion, l'adresse avant la force.

Les anciens auteurs de blasons pensent comme les fabulistes. Il
est vrai que les grands fabulistes pensent comme la nature. Vulson
de la Colombière, en sa _Science héroïque_, dit du renard: «Et en
effet, cet animal, attendu qu'il est fin, subtil, rusé, prévoyant
et dissimulé plus qu'aucun autre, j'estime qu'il peut représenter
ceux qui ont rendu des services signalés à leur prince ou à leur
patrie, dans l'exercice de la justice ou dans les ambassades ou
autres négociations, où il est plus besoin d'esprit et d'adresse
que de violence et de force ouverte.»

Décrivant le blason des Schaden Leipolds, en Allemagne, où l'on
voit un renard emportant un oison dans son capuchon, la Colombière
ajoute «Cette armoirie représente ceux qui sont remplis de finesse
et ruse, et qui, partant, contrefont les gens de bien pour
attraper les oisons, c'est-à-dire les niais, les innocents ou les
idiots.»

Mais le rôle que joua Renart en iconologie vint surtout du succès
considérable du roman. A la suite l'animal obtint de l'art des
lettres de naturalisation. Sculpteurs, peintres, verriers, avaient
le Renard en grande estime, à cause de ses aventures plaisantes.
Son image fut reproduite à satiété à l'extérieur des églises sur
les façades, à l'intérieur sur les chapiteaux, les vitraux; le
symbole de l'animal se glissa même dans le chœur des cathédrales,
accroché aux stalles des chanoines.

J'ai indiqué au premier chapitre la place importante réservée au
renard sur le jubé de Saint-Fiacre au Faouet. Dans cette petite
église bretonne, l'artiste s'est particulièrement signalé, car
en France, en Angleterre, en Allemagne ou dans les Flandres,
l'imagination sculpturale, en ce qui touche le renard, n'est
pas considérable. Autant le roman est fertile en inventions,
autant les artistes pèchent par la monotonie: il leur suffit de
représenter Renart prêchant les poules ou les emportant dans sa
robe de moine, ils sont satisfaits. Au contraire, le sculpteur de
Saint-Fiacre témoigne de son admiration pour les tours de l'animal
par les sources diverses auxquelles il puise. Ici le roman est
renforcé par les proverbes.

Un bas-relief singulier de la même église prouve en effet que le
renard, dans cette occasion, a été sculpté en témoignage de sa
grande popularité, et que l'artiste n'a pas voulu en faire une
machine de guerre contre le clergé.

A diverses reprises Rabelais parle d'«_escorcher le regnard_.»
Gargantua, fréquemment, «escorchoit le regnard.» C'était alors
une image favorite pour peindre le déboire des buveurs qui ont
trop caressé la bouteille et en sont punis par de nauséabonds
vomissements. Bringuenarilles ayant l'estomac trop chargé, un
enchanteur, pour le débarrasser de cette accumulation de liquide,
lui fit «escorcher un regnard.» Le peuple et quelquefois les gens
d'esprit abusent de ces métonymies qui, plus tard, mettent aux
abois la cervelle des commentateurs.

[Illustration: Vitrail de Limoges (XIVe siècle), d'après M. de
Lasteyrie.]

Je songe à un érudit du siècle qui va suivre, voulant se
rendre compte de la signification «d'un homme _qui a une
écrevisse dans la tourte_.» Par quelle suite d'inductions ne
passera-t-il pas avant d'arriver à ceci: Qu'une «écrevisse dans
la tourte» remplaça, dans les vaudevilles de 1868, «_l'araignée
dans le plafond_,» image qui avait fait son temps, ayant été
considérablement employée à peindre un être dont le cerveau est
rempli d'idées bizarres.

[Illustration: Bas-relief de Saint-Fiacre au Faouet, d'après un
dessin de M. L. Gaucherel.]

«Escorcher le regnard» fait partie de la même famille de mots
populaires; mais il est au moins singulier qu'un sculpteur imagina
de le traduire avec le ciseau sur les murs de l'église de
Saint-Fiacre. Là se voit un homme, la main appuyée sur un tonneau
qu'il a vidé avec trop d'avidité, et dont les fumées amènent de
désagréables et violents efforts jusqu'à ce que définitivement
soit «escorché le regnard[48].»

[Note 48: Cette locution du quinzième siècle est évidemment
la mère de celle que les gens du peuple emploient encore
aujourd'hui pour peindre la conséquence de l'ivrognerie: «Piquer
un renard,» disent-ils. Singulière fortune de certains mots qui
ne disparaissent de la langue qu'avec une profonde modification
des mœurs! Ce sont les ivrognes des basses classes qui perpétuent
actuellement le souvenir du _Roman de Renart_.]

Ne fallait-il pas, dans ces quelques pages consacrées à Renart,
montrer les différentes formes sous lesquelles l'animal se
présentait à l'esprit des imagiers? Cette sculpture, symbole de
l'ivrognerie, ne se répète d'ailleurs, je crois, sur les murs
d'aucune autre église.

Renart descendit de la façade des édifices religieux pour se mêler
aux cérémonies publiques. Sous Philippe le Bel, le clergé faisait
des processions au milieu desquelles un renard était conduit en
surplis et en tiare, croquant les poules en chemin. Philippe
le Bel s'amusait volontiers, et le peuple plus encore, de ces
facéties contre le pape.

Louis XII également permit ces représentations satiriques sur la
scène. Le clergé, en guerre avec les moines, favorisait de telles
licences. Les poëtes profitaient de ce bon temps pour se moquer
à la fois de l'Église et de la royauté. C'est ce qui explique
l'audace et la vogue des divers _Romans de Renart_ qui succédèrent
au premier poëme, remplaçant malheureusement la bonne humeur des
conteurs primitifs par des agressions plus amères que comiques.

On voit aussi le renard faire partie des fêtes des Fous, entre
autres à la mascarade de la Mère-Folle, à Langres; mais dans
ces spectacles l'animal a perdu son caractère symbolique: en
compagnie d'ânes, de singes, etc., il se livre, ainsi que le dit
du Tillot[49], à «des mimiques ridicules.»

[Note 49: _Mémoires pour servir à la Fête des Fous_, 1741,
in-4º.]

Il semble que Renart ait voulu poser sa griffe sur chaque objet
appartenant à l'Église. Au milieu des arabesques des missels
l'animal s'introduit avec ses compagnons, comme dans le _Missale
Ambaniensis_ de la bibliothèque de la Haye; on y remarque des
loups et des renards, habillés en robes de moines, qui chantent au
lutrin, et Messire Noble Lion, assis sur un fauteuil, ayant sur la
tête une couronne et dans ses mains une bandelette sur laquelle
on lit: _Palardie_, _Orgueil_, _Envie_, pendant qu'un carme et
un dominicain, figurés par un loup et un renard, semblent des
courtisans.

Il y aurait une iconographie de Renart plus développée à tenter
dans l'ordre des manuscrits, si les miniatures étaient à la
hauteur du poëme; je me préoccupe surtout des représentations
sculptées à l'extérieur et à l'intérieur des églises.

A Saint-Denis d'Amboise, le loup et sa femme, Ysengrin et Hersant,
marchent debout, chargés de leur bagage et appuyés sur un bâton.
Sur un chapiteau du onzième siècle, dans la nef de l'église
Saint-Germain des Prés, on voit aussi le renard; mais l'animal
s'acclimate plus volontiers dans le chœur des églises, comme à
Mortemart et Eymoustiers où le renard joue de la flûte sur les
miséricordes des stalles.

[Illustration: Stalle de l'église Saint-Taurin d'Évreux.]

A Saint-Taurin d'Évreux, sous la miséricorde d'une stalle du
chœur, un imagier a sculpté les effets de l'éloquence du goupil:
déjà une poule est entrée dans le capuchon du froc, qui lui sert
de bissac. Une seule volaille ne suffit pas à son appétit. Renart
cherche à endoctriner un coq et un canard qui picorent aux pieds
de la chaire.

Ailleurs, il prêche des volailles et les emporte pour achever leur
conversion[50]. A Salignac, où naquit Fénelon, les stalles de
l'église représentent des moines à longues oreilles et des renards
encapuchonnés prêchant des dindons.

[Note 50: Voir les stalles de Notre-Dame d'Amiens, de Cuiseau
(Saône-et-Loire), de Sirod (Jura), de Bletteraus (Jura), de
Saint-Léonard le Noblac (Haute-Vienne), etc.]

C'est sur un modillon du toit de l'église de Notre-Dame de
Nanteuil (Loir-et-Cher), que le sculpteur a placé l'animal
guettant une poule et un coq.

Avant de terminer cette nomenclature qui pourrait être beaucoup
plus étendue, il faut signaler les analogies à l'étranger.

M. Thomas Wright[51] cite dans une église du Christ-Church
(Hampshire), la sculpture d'un renard en chaire et derrière lui
un petit coq qui semble le bedeau. Il signale également, sur les
vitraux de l'église Saint-Martin, à Leicester, un renard habillé
en moine, faisant un sermon à un troupeau d'oies auxquelles il
dit: «Dieu m'est témoin combien je voudrais vous avoir toutes
dans mes entrailles.»

[Note 51: _Histoire de la caricature et du grotesque dans la
littérature et dans l'art_, 1 vol. grand in-8, 1867.]

Les stalles de Sainte-Marie, à Beverley (Yorkshire), de Nantwich
(Cheshire), de Boston (Lincolnshire), sont ornées de renarderies
analogues.

Mêmes sujets en Allemagne et dans les Pays-Bas. Sous la chaire de
Pforzheim, près Carlsruhe, un renard porte une volaille dans son
capuchon de moine et épie toute une basse-cour, occupée à écouter
pieusement un sermon.

M. Ch. Potvin[52] rapporte que les stalles de l'église
d'East-Brent montrent une cérémonie religieuse et à côté un renard
pendu par une oie.

[Note 52: Préface du _Roman de Renart_, mis en vers.
Bruxelles, 1861, 1 vol. in-18.]

Après de si nombreuses tournées dans les églises, le renard devait
montrer son museau et continuer son rôle dans la vie civile. Il y
devient tout à la fois sobriquet, marque d'imprimerie, enseigne de
marchand.

En 1112, les bourgeois de Laon sont en lutte avec leur évêque,
qui ne trouve pas de plus grave injure pour qualifier le chef des
opposants que de l'appeler _Isengrin_.

Quelques imprimeurs du seizième siècle qui s'appelaient Lecoq ou
Renart, noms fort répandus en France, prenaient pour marque de
leurs livres un renard enfroqué.

On voit à Strasbourg dans la rue du _Renard prêchant_, une
enseigne curieuse. En l'an 1600, un certain Fuchs attirait les
volailles de ses voisins en les alléchant au moyen de morceaux
de pain, puis leur passait un nœud coulant autour du cou. Pris
en flagrant délit, ce Fuchs fut condamné par les magistrats de
Strasbourg (du moins telle est la légende) à placer au-dessus de
la porte de sa maison une tablette représentant l'animal prêchant
des canards avec des vers satiriques et l'inscription: «_Ceci
s'est passé en l'an 1600 lors d'une visite de maître Renard chez
les canards._»

Quand le renard eut lassé le ciseau et le pinceau, l'imprimerie
vint lui redonner une nouvelle vie. Combien, depuis la
Renaissance, de livres illustrés ont popularisé les aventures
du goupil sans jamais fatiguer la curiosité des bibliophiles et
du peuple? Avec les _Quatre fils Aymon et Charlemagne_, Renart
partagea longtemps la faveur des pauvres gens. J'ai sous les yeux
des livrets populaires que les Flamands réimpriment sans cesse;
à côté se dressent les belles éditions allemandes contenant les
illustrations de Kaulbach et de Richter.

Comme toutes les œuvres qui ont une portée, le Roman de Renart
a enthousiasmé plus d'un grand esprit de cette génération. Les
Allemands, Jacob Grimm, Gervinus, Rothe, Gœthe placent très-haut
ce poëme, sans s'inquiéter de la considérable variété dans la
ruse qui effraye quelques natures droites. Naylor y voit «la Bible
profane du monde moderne,» ce qui est excessif; et Lautensberg
a dit: «La sagesse profane n'a pas produit de livre plus digne
d'être loué que le Renart.»

Il faut prendre garde aux enthousiastes qui créent souvent plus de
détracteurs que d'admirateurs.

Renart, comme _Don Quichotte_, _Gil Blas_, _Gulliver_, _Robinson_,
s'adresse à tous ceux qui ont réfléchi sur les passions et les
vices de l'humanité, aux véritables penseurs et au peuple, qui
pense à sa manière.

[Illustration: D'après une ancienne enseigne de Strasbourg.]



CHAPITRE VIII

CONSÉQUENCES DU ROMAN DE RENART SOUS LOUIS XV


[Illustration]

En 1298, un imagier que les chroniqueurs disent «célèbre,»
s'imagina de représenter sur le chapiteau d'une colonne de la nef
de la cathédrale de Strasbourg des figures au moins singulières
pour le lieu. C'était une parodie des cérémonies de la messe, à
l'imitation des scènes du _Roman de Renart_; le sculpteur avait
osé se railler des prêtres à leur face même.

Dans cette procession burlesque, un ours tenait le bénitier et
le goupillon; un loup élevait la croix; derrière lui un lièvre
l'éclairait de son flambeau; à la suite un porc et un bouc
portaient sur les épaules une civière sur laquelle était couché
un renard; sous la civière marchaient un chien et un singe.
L'autre face du chapiteau représentait un âne, revêtu d'habits
sacerdotaux, disant la messe devant un autel sur lequel se
voyaient un calice et l'Eucologe entr'ouvert. Le diacre chantant
l'Évangile n'était autre qu'un second âne auquel un singe servait
de sous-diacre.

Ces figures ont été détruites. Dans une autre ville que Strasbourg
le clergé les eût peut-être conservées; mais la rivalité de
l'Église réformée, qui compte de nombreux pratiquants en Alsace,
la publicité que la gravure donna à ces bas-reliefs, les scènes de
désordre qui pouvaient en résulter, firent sans doute ordonner au
dix-septième siècle la destruction de telles satires.

On a la certitude de leur conservation, en 1550, par la relation
du voyage de l'historiographe Jean Wolff qui, à cette date, étant
venu à Strasbourg pour visiter les curiosités de la ville, fut
conduit devant ces sculptures, dont il fait mention dans son
journal.

On rencontre souvent de semblables parodies sur les églises du
douzième au quinzième siècle; mais elles n'offrent pas d'habitude
un relief satirique si marqué.

A Strasbourg, leur caractère particulier était de se profiler en
pleine lumière, dans la nef, vis-à-vis même du prédicateur, ce qui
ne se remarque, je crois, dans aucune autre église.

Suivant un ancien chroniqueur, ces figures auraient été sculptées
en souvenir de luttes intestines entre le clergé. «Ça été, dit-il,
une zizanie et une faction fort animée entre les membres du
chapitre de cette église, à partir desquels le graveur s'est prêté
pour insulter aux autres sous la figure de différents animaux et
de leurs différents naturels.»

[Illustration: Chapiteau de la cathédrale de Strasbourg détruit au
XVIIe siècle.]

C'est-à-dire que plus tard, des gravures d'après ce motif
servirent à envenimer les passions religieuses, ainsi qu'un
écrivain l'a montré récemment.

En 1573, une feuille volante ayant pour titre _Thierbilder_
(figures d'animaux), parut à Strasbourg, qui était la légende
explicative de la gravure des bizarres sculptures de la
sculpture. Fischart, poëte satirique, auteur de ces commentaires,
soutenait que ces bas-reliefs étaient une satire des pratiques
superstitieuses du passé. «L'Écriture, dit-il, avait bien prédit
que dans des temps semblables, à défaut des hommes, les pierres
elles-mêmes crieraient.»

Un écrivain qui a étudié de près ces querelles de religion[53]
ajoute: «Fischart soutenait donc que cette parodie ne pouvait être
qu'une protestation de quelques gens éclairés contre l'idolâtrie
papistique alors toute-puissante; que ce «renard infernal» était
le symbole du pape; que le loup notamment figurait les faux
pasteurs qui s'engraissent de leur troupeau; le cerf, les prêtres
sans cervelle; l'âne, les cuistres ignorants et braillards comme
le franciscain Nas, etc.

[Note 53: Ernouf, _Un précurseur du socialisme en Allemagne,
Johann Fischart, sa vie et son œuvre_. (_Revue de France_, 1872.)]

«Cette interprétation était bien appropriée aux passions du temps,
et fit sans doute beaucoup de bruit, car Nas lui-même crut devoir
y riposter d'Ingolstadt, par une explication contradictoire
également rimée de ces mêmes figures, qui eut aussi un grand
débit. Nas interprétait naturellement ces sculptures dans un
sens tout opposé. Leurs auteurs, bien loin d'être des hérétiques
anticipés, devenaient des fidèles que le Saint-Esprit avait
favorisés du don de prophétie. Dans ce bas-relief symbolique,
ils avaient accumulé et flétri d'avance les abominations de la
prétendue Réforme. Dans ce système, le renard ne représente
plus le pape, mais bien Luther ou Calvin; le loup est l'emblème
des hommes puissants qui ont pris parti pour le schisme afin de
pouvoir accaparer les domaines ecclésiastiques; l'âne avec son
livre désigne les ministres luthériens psalmodiant en langue
vulgaire, ou bien encore ce livre est la Confession d'Augsbourg.»

On voit à quelles interprétations diverses donnaient lieu, même
au seizième siècle, ces figures de cathédrales qui, suivant les
partis, devenaient tantôt injurieuses pour les catholiques,
tantôt accablantes pour les luthériens. Il y a là ample matière
à interprétation, suivant le point de vue où on se place; chaque
adversaire prend une arme égale et en tire parti à sa convenance.

M. Thomas Wright, le savant archéologue, a rapporté à propos
des figures de Strasbourg une fable du prêtre anglais, Odo
de Cirington, qui vivait du temps de Henri II et de Richard
Ier. Il est plus facile de se rapprocher de l'état des esprits
d'alors par analogie que de s'en rapporter aux interprétations
d'adversaires passionnés.

Odo de Cirington raconte qu'un jour le loup étant mort, le lion
convoqua les animaux pour célébrer ses funérailles. Le lièvre se
chargea de l'eau bénite, les hérissons des cierges; des boucs
sonnèrent les cloches, des taupes creusèrent la fosse, des renards
installèrent le corps sous le catafalque. Berengarius (Bérenger),
l'ours, célébra l'office, le bœuf lut l'évangile et l'âne
l'épître. Quand la messe fut dite et Isengrin enterré, les animaux
firent un festin splendide avec ce que celui-ci laissait, et se
séparèrent en exprimant le désir d'assister à un autre enterrement
pareil.

«Une scène, dit M. Thomas Wright, ressemblant beaucoup à celle
qu'Odo a décrite ici, et n'en différant que par la distribution
des rôles, a été traduite de quelque histoire de ce genre dans
le langage figuratif des anciennes sculptures ornementales de la
cathédrale de Strasbourg, où elle formait, paraît-il, deux côtés
du chapiteau ou de l'entablement d'une colonne près du sanctuaire.
Cependant comment faire concorder cette interprétation d'une
fable ancienne avec les personnalités satiriques dont parle le
chroniqueur? Odo de Cirington nous l'apprend par la moralité qui
termine son récit.

«Ainsi il advient fréquemment, dit le fabuliste, que quand
meurt un homme riche, un concussionnaire ou un usurier, l'abbé
ou le prieur d'un couvent de bêtes, c'est-à-dire d'hommes vivant
comme des bêtes, les fait assembler. D'ordinaire, en effet,
dans un grand couvent de moines noirs ou blancs (bénédictins
ou augustins), il n'y a que des bêtes: lions pour l'orgueil,
renards pour la ruse, ours pour la voracité, boucs puants pour
l'incontinence, ânes pour la paresse, hérissons pour l'âpreté,
lièvres pour la timidité, puisqu'ils se montrent lâches quand il
n'y a pas lieu d'avoir peur, et bœufs pour la peine que leur donne
la culture de leur terre?»

Ce catalogue des vices des moines se lisait peut-être moins
clairement sculpté par les tailleurs d'images que sous la plume
des auteurs des fabliaux; une moralité ressortait toutefois de
cette langue confuse de la parodie, telle que la parlaient les
sculpteurs du moyen âge. Certains vices étant particuliers à
presque toute la gent monacale, il devenait facile d'en faire
l'application à quelques individualités, et le peuple voulant
reconnaître dans ce langage figuratif la satire de quelques moines
du pays, les chroniqueurs furent amenés à conclure qu'à Strasbourg
il existait des personnalités applicables à divers membres du
chapitre.

Les témoignages de divisions cléricales si bizarrement constatées
étaient toutefois détruits depuis de longues années quand, en
1728, un ressouvenir des anciennes figures causa un certain
scandale à Strasbourg.

Alors vivait obscurément, dans un quartier perdu de la ville, un
nommé Tschernein, antiquaire de profession, qui vendait des livres
et des estampes de toute nature. Ce marchand avait le malheur
d'appartenir à l'Église réformée; il y exerçait des fonctions
correspondantes à celles de nos bedeaux.

Un écolier catholique étant entré, le lendemain de la Fête-Dieu
de 1728, chez Tschernein, pour acheter un livre, trouva, étalées
dans la boutique, des estampes d'après les sculptures satiriques
de la cathédrale; il en acheta une feuille et la montra à son
professeur, qui, frappé de ces représentations impies, les remit à
l'ammeistre-régent, dont l'indignation fut au comble.

Des ordres ayant été donnés, l'autorité se rendit chez le
marchand, saisit divers exemplaires de ces images, fit des
perquisitions pour trouver les cuivres, ferma la boutique et
emprisonna Tschernein.

Quant aux estampes incriminées, elles passèrent des mains du
procureur fiscal dans celles des membres du grand sénat, pour
arriver à la connaissance du cardinal de Rohan, qui était venu
porter le Saint-Sacrement à la procession de la Fête-Dieu
de Strasbourg. Le cardinal envoya ces estampes à la police
parisienne, qui, elle aussi, partagea l'indignation générale.

Cependant Tschernein, interrogé, se défendait de son mieux, disant
que les images saisies étaient de fabrication ancienne, qu'il en
avait acheté le fonds d'un certain Dollhossen, son prédécesseur;
que ces gravures n'avaient rien à voir avec le luthérianisme,
étant la copie de sculptures exécutées deux cents ans avant que
Luther ne donnât signe de vie; que jusqu'alors elles avaient
été mises sous les yeux du public, dans un livre contenant la
description des choses rares et curieuses de la cathédrale; et
qu'enfin lui, Tschernein, quoique protestant, les vendait «sans
moindre mépris ni malice pour la religion catholique.»

Toutes raisons excellentes; mais l'accusé était protestant.

Le procès s'instruisit. L'accusation reconnaissait toutefois que
l'inculpé n'était ni l'auteur, ni l'imprimeur de ces «infâmes»
estampes; cependant «son délit consiste à les avoir tenues dans
sa boutique à vente et d'en avoir débité ouvertement, et même
dans un temps qui le rend extrêmement suspect d'affectation et
de mauvais dessein, vu que le débit s'est fait le lendemain même
de la procession de la Fête-Dieu, dont l'auguste solennité et
magnificence choque les esprits faibles parmi les luthériens.»

Une partie du réquisitoire mérite d'être conservée: «On ne peut
considérer sans horreur le corps du délit. Y a-t-il rien de plus
scandaleux, de plus injurieux à notre religion, de plus impie
que ces estampes? L'accusé, tout luthérien qu'il est, devrait en
avoir horreur lui-même. L'image de la croix, qu'il doit regarder,
aussi bien qu'un catholique, comme l'instrument sacré de notre
rédemption; l'image du calice, qui représente la passion et la
mort de notre divin Rédempteur; le livre de l'Évangile, toutes ces
choses saintes et sacrées représentées sous les pieds des animaux
vils et immondes! Comment l'accusé pourrait-il se justifier
d'avoir acheté, comme il le dit lui-même, de pareilles estampes,
de les avoir exposées en vente, de les avoir tenues dans sa
boutique? Quelle horrible impudence, si ce n'est pas affectation
maligne et dessein prémédité de les répandre dans le public, par
la vente qu'il en a faite dans une occasion où les catholiques
venaient de célébrer une de leurs plus augustes cérémonies et à
laquelle l'infâme image a trait visiblement.»

Il était dit encore que Tschernein, en vendant ces estampes, avait
commis un crime plus grand que s'il eût «fabriqué de la fausse
monnaie.»

Avec le réquisitoire il faut donner les considérants du jugement.
«Le grand sénat de la ville de Strasbourg, ayant pris connaissance
du procès extraordinairement instruit à la requête du procureur
fiscal, demandeur et plaignant contre Jean-Pierre Tschernein,
accusé, a déclaré ledit Tschernein dûment atteint et convaincu
d'avoir exposé en vente et débité des estampes scandaleuses et
injurieuses à l'honneur de la religion.

[Illustration: Chapiteau de la cathédrale de Strasbourg.]

«Pour réparation de quoi, l'a condamné à faire amende honorable,
nu, en chemise, la corde au col, tenant en main une torche de
cire ardente du poids de deux livres, au-devant de la porte
principale de la cathédrale, où il sera mené par l'exécuteur
de la haute justice, et là étant nu-tête et à genoux, déclarer
qu'imprudemment et comme mal avisé il a tenu dans sa boutique,
exposé en vente et débité des susdites estampes; qu'il s'en repent
et en demande pardon à Dieu, au roi et à la justice. Ordonné
en outre que lesdites estampes seront brûlées par les mains du
bourreau en la présence de l'accusé devant ladite porte de la
cathédrale; et a été, ledit Tschernein, banni à perpétuité de la
ville et de sa juridiction, à lui enjoint de garder son ban sous
les plus grandes peines, et condamné en tous les dépens.»

Heureux antiquaire de s'en être tiré à si peu de frais! Il pouvait
être torturé, écartelé et brûlé vif.

Là n'est pas la question. En analysant ce procès dont je
dois le texte à M. Charles Mehl, l'intelligent directeur du
_Bibliographe alsacien_, je suis frappé surtout par l'effet que
la représentation de figures satiriques du treizième siècle
produisait au dix-huitième. La licence du moyen âge devient
sacrilége, et comme tel, traitée en crime.

Nous jouissons actuellement de plus de tolérance.



CHAPITRE IX

LE ROMAN DE FAUVEL


[Illustration]

Philippe le Bel avait à lutter contre le pape, les ordres
mendiants et les Templiers. Ce fut alors et pour la première fois
que la satire servit d'arme à la royauté. Un poëte, François de
Rues, composa le _Roman de Fauvel_, dont le type principal était
un cheval[54]. En face du noble animal tous baissaient la tête
et s'humiliaient: les papes, les cardinaux, les princes, les
magistrats, les bourgeois et les gens du peuple.

[Note 54: _Fauvel_ vient de fauve, a-t-on dit.]

Chacun flattait, caressait le cheval, «torchait Fauvel,» car le
mot devint proverbial.

Longtemps après la vogue du poëme on disait d'un courtisan: «Il
torche Fauvel.»

    De Fauvel descent flaterie
    Qui du monde a la seigneurie.

Fauvel fut donc la représentation du pouvoir royal, et le poëte
explique pourquoi il l'a symbolisé sous l'apparence d'un animal:

    Car hommes sont devenus bestes.

Ailleurs il se plaint que la «bestiauté nous gouverne.»

Comme Renart dont il semble une imitation, Fauvel s'incarne dans
divers personnages; il porte la couronne du roi et la dépose pour
la tiare du pape. Cette dernière incarnation sert au héros à
préciser de vives accusations contre le pape qui perçoit les dîmes
au détriment de la puissance royale; mais surtout le pamphlet fut
dirigé contre les Templiers et plus d'une strophe semble avoir
dicté l'acte d'accusation qui devait allumer le bûcher de Jacques
Molay et de ses compagnons.

Je ne veux esquisser que très à la légère la portée du poëme;
le fait le plus curieux à observer tient à l'analogie et à la
dissemblance des deux œuvres satiriques principales du quatorzième
siècle: le _Roman de Renart_ et le _Roman de Fauvel_. Renart a
duré, Fauvel a péri.

Renart est plus libre et a moins d'attaches: sa raillerie, lors
même qu'elle s'attaque à l'Église, ne ménage pas les grands; aussi
l'indépendant Renart semble-t-il avoir été moins encouragé.

Le sujet de Renart fournissait plus de motifs aux caprices des
imagiers que ce cheval dont la silhouette prête médiocrement au
comique. Et cependant la représentation des aventures de Renart
ne devint guère populaire que deux siècles plus tard, quand les
sculpteurs des cathédrales et les artistes flamands qui taillaient
les boiseries des stalles firent entrer le goupil dans leur
ornementation.

[Illustration: Miniature du _Roman de Fauvel_, d'après un
manuscrit de la Bibliothèque nationale.]

Je remarque, en parcourant divers manuscrits consacrés aux deux
héros, que l'exécution des miniatures du _Roman de Renart_ semble
plus négligée et traitée avec moins d'habileté que celles du
_Roman de Fauvel_. Les érudits qui s'occupent de l'histoire des
manuscrits au point de vue de l'exécution matérielle, diront un
jour si des miniaturistes de talent ne furent pas payés par la
cour pour rehausser par le coloris les aventures de ce Fauvel
favorable à la royauté, quand on laissait aux classes moins riches
le soin de commander les illustrations de Renart, peu soucieux de
chanter les princes et les grands.

C'est une hypothèse, et je la donne pour telle; mais combien, de
tout temps, d'œuvres et d'hommes admirés par les hommes au pouvoir
sont-ils rejetés par les petites gens, qui n'acceptent pas de mot
d'ordre d'en haut pour goûter ce qui est vraiment intellectuel,
c'est-à-dire ce qui s'échappe des masses et représente leurs
aspirations?

[Illustration: D'après un entourage de manuscrit du XIVe siècle.]



CHAPITRE X

LE NOBLE, LE MOINE, LE SERF


[Illustration]

Il y a deux classes bien marquées au moyen âge: la société
seigneuriale et féodale, le monde savant et scolastique; les
vilains, tenus en servage, ne comptent pas encore, et j'ai
longuement cherché sur les monuments trace de leurs rapports et
de leur antagonisme avec la féodalité, sans la trouver. C'est à
l'état isolé que d'habitude le sculpteur représente le prêtre, le
seigneur, le vilain, et, à l'exception des moines souvent bafoués,
il ne paraît pas que l'art se soit préoccupé de rendre sensibles
ces diverses classes de la société.

Certains archéologues, même ceux dont je me rapproche le plus,
et à qui je donnerais volontiers la main, c'est-à-dire les
adversaires du néo-symbolisme religieux, sont tombés dans un autre
travers, le néo-symbolisme révolutionnaire.

J'ai commencé ces études avec l'idée que les pierres des
cathédrales étaient les témoins parlants de l'état de révolte du
peuple; je les termine sans croire à une si séditieuse éloquence.
Enlever à l'art des imagiers son caractère indécis et naïf, plus
instinctif que réfléchi, conduit à une impasse où tout homme de
bonne foi, s'avouant à lui-même qu'il fait fausse route, est
obligé de revenir sur ses pas.

On ne saurait trop appuyer sur ce symbolisme plus inconscient
qu'intentionnel. Le peuple qui a le sentiment du juste, du droit
et du sain, mais à l'état latent, ne faisait encore que balbutier
de timides accusations. Il souffrait sans pouvoir et sans oser
exprimer ses plaintes. Toute exaction, tout scandale des hommes
des castes privilégiées répondaient en lui, sans qu'il pût donner
forme à ses plaintes, car c'est surtout aux siècles de décadence
qu'apparaissant les Juvénal et les Lucien.

Pendant ces époques sans libre examen ni libre pensée, s'il
entrait un rayon de lumière dans l'esprit du peuple, c'était
à l'état du mince filet de soleil qui se glisse à travers les
barreaux dans le cachot d'un condamné.

Un scandale éclatait dans quelque commune, qui ne se reliait à
aucun autre fait de même nature; plus tard seulement, l'imprimerie
devait s'emparer de ces diverses accusations pour les joindre au
casier judiciaire d'une caste.

L'ensemble des plaintes n'éclata contre le clergé qu'aux époques
où le pouvoir spirituel voulut prendre le pas sur le pouvoir
temporel; alors l'influence que durent exercer sur l'art les
chroniqueurs, les poëtes et jusqu'aux prêtres eux-mêmes fut
considérable: il n'en était pas de même au moyen âge.

Dans le concile de Sienne, sous le règne de Charles VII, un
discours sur la dissolution du clergé fut prononcé, précis et
sans réplique. «On voit aujourd'hui, s'écriait un des orateurs,
on voit des prêtres usuriers, cabaretiers, marchands, gouverneurs
de châteaux, notaires, économes, courtiers de débauche; le seul
métier qu'ils n'aient point encore commencé d'exercer est celui
de bourreau!... Les évêques l'emportent, en fait de volupté, sur
Épicure; c'est entre les pots qu'ils discutent de l'autorité du
pape et de celle du concile.»

Ce n'est pas un satirique qui parle, c'est un religieux. Le
même orateur rapporte que sainte Brigitte, étant en extase dans
l'église Saint-Pierre de Rome, vit tout à coup la nef pleine
de cochons mitrés; elle demanda à Dieu l'explication d'une si
fantastique vision: «Ce sont, répondit le Seigneur, les évêques et
les abbés d'aujourd'hui.»

Ces animaux immondes et coiffés de mitres, dont parle le membre
du concile, font comprendre plus d'un caprice inexpliqué des
manuscrits. De telles paroles, parties de si haut, devaient avoir
du retentissement dans le monde chrétien: on les traduisit sur
le vélin. Il y a là également quelque chose de particulièrement
applicable aux sculptures des cathédrales du quinzième siècle.

La Luxure ne fut pas seulement mise en lumière par les troubadours
et les poëtes; sculptée avec autant de réalité sur les monuments
que les représentations priapiques des anciens, quelquefois un
ressouvenir d'art antique se glisse dans de confuses bacchanales
où s'agitent des satyres et des moines. Il est difficile d'en
donner une idée par la gravure, mais la traduction suivante
suffit: «Si j'étais mari, s'écrie le troubadour Pierre Cardinal,
je me garderais de laisser approcher de ma femme ces gens-là; car
les moines ont des robes de même ampleur que celle des femmes:
rien ne s'allume si aisément que la graisse avec le feu.»

La tentation, il est vrai, était forte. Peu de pays où un couvent
de nonnes n'avoisinât une abbaye de moines. Une vie sans fatigue,
une nourriture abondante favorisaient les rapprochements avec les
religieuses dont parle Rutebœuf dans _la Chanson des Ordres_.
Suivant lui, frères quêteurs, jacobins, moines de Cîteaux,
cordeliers, carmes,

    .... Sont près des Béguines,
    Ne lor faut que passer la porte.

[Illustration: Miniature d'une Bible historiale (nº 167) de la
Bibliothèque nationale.]

Le jugement criminel rendu à Strasbourg, au dix-huitième siècle,
contre Tschernein, le libraire protestant, et dont j'ai fait
l'objet d'un chapitre précèdent, mentionne une porte d'airain de
la cathédrale, construite en 1543, qui existait encore en 1728:
«On voit, dit le rapporteur, dans un petit carré en sculpture la
représentation d'un couvent; les moines en sortent avec la croix
et les bannières, et vont au-devant d'un de leurs frères, qui leur
apporte une fille qu'il tient sur ses épaules. J'ai vu moi-même
cette figure.»

Érasme, qui n'aimait pas les moines et qui les connaissait bien
pour avoir été lui-même au couvent, a criblé cette luxure de mots
spirituels. Parlant de «moines épais dont le ventre est toujours
tendu de nourriture, on les appelle _pères_, dit-il, et ils font
souvent en sorte que ce nom leur soit bien appliqué[55].»

[Note 55: Colloque _Virgo_ μιτὀγἀμος (la vierge ennemie du
mariage.)]

Les Bibles manuscrites sont remplies de semblables sujets: luxure,
débauche et gourmandise, et je n'ai eu que l'embarras du choix
pour donner un échantillon d'un miniaturiste du quatorzième
siècle, qui, à diverses reprises, glisse au milieu de pieux
sujets, comme une chose naturelle, des moines en contact trop
rapproché avec de jolies filles, et par conséquent exposés, aussi
bien que les laïques débauchés, à payer leur faute par les flammes
de l'enfer.

Ces remontrances ne s'arrêtèrent qu'à la Révolution, qui poussa
un dernier éclat de rire à la vue des moines sortant de leurs
couvents pour rentrer dans la vie civile; elles avaient duré
quatre siècles, jusqu'à l'abolition définitive des vœux.

Il ne faut pas croire toutefois que la luxure, représentée sur les
murailles des églises, s'attaquât seulement aux moines: hommes
et femmes de toutes classes sont dévorés par cette luxure, qui,
sous la forme d'un serpent, ronge les parties coupables. Nul vice
n'a été indiqué si fréquemment et avec autant de rigueur par les
imagiers[56].

[Note 56: Quelquefois la luxure est traitée de moins
haut et plus cyniquement. A Notre-Dame de l'Épine, près de
Châlons-sur-Marne, une sculpture de l'abside représente, me
dit-on, une paysanne qui se trousse. Le même motif se trouve sur
divers monuments; d'autres symbolisent la femme de mauvaises mœurs
par une louve.]

Il en est deux autres cependant que les sculpteurs reprochent
particulièrement aux bourgeois et aux gens du peuple: l'avarice
et l'ivrognerie. A l'église de Saint-Pierre sous Vézelay, sur un
cul-de-lampe qui reçoit les faisceaux de colonnes portant les
arcs des voûtes de la nef, on voit une figure curieuse, œuvre
des écoles des sculpteurs bourguignons des douzième et treizième
siècles.

[Illustration: Sculpture de l'église Saint-Pierre-sous-Vézelay
(fin du XIIe siècle).]

«Ce cul-de-lampe, dit M. Viollet-le-Duc, représente un vice,
l'avarice, sous la forme d'un buste d'homme au cou duquel est
suspendue une bourse pleine; deux dragons lui dévorent les
oreilles, restées sourdes aux plaintes du pauvre.»

Le prêt de l'argent, un métier de l'époque, a été particulièrement
stigmatisé par les miniaturistes. Une _Bible historiale_ et une
_Bible moralisée_ (manuscrits nos 166 et 167 de la Bibliothèque
nationale) contiennent des représentations fréquentes du maniement
de l'or, de l'usure, de la débauche engendrée par les richesses.
Quand l'or brille dans un coffre ou dans la main d'un des
personnages, aussitôt apparaît le diable qui, comme un commissaire
de police saisissant les enjeux dans un tripot, pose sa griffe
sur l'épaule du riche et ouvre une large gueule pour l'avaler;
mais c'est dans les poëtes qu'il faut en chercher le sens comique,
comme dans les _Patenôtres de l'usurier_.

«Je vais à l'église, dit l'homme à sa femme; s'il vient quelqu'un
pour emprunter, qu'on accoure bien vite me chercher, car il ne
faut quelquefois qu'un moment pour perdre beaucoup.»

En chemin il commence sa patenôtre: «_Pater Noster._ Beau sire
Dieu, donnez-moi donc du bonheur et faites-moi la grâce de bien
prospérer: que je devienne le plus riche de tous les prêteurs du
monde.

«_Qui es in cœlis._ J'ai bien du regret de ne pas m'être trouvé au
logis le jour que cette bourgeoise vint pour emprunter. Je peux
dire que je suis fou quand je vais à l'église, où je ne gagne rien.

«_Sanctificetur nomen tuum._ Je suis bien fâché d'avoir une
servante si alerte à gaspiller mon argent.

«_Adveniat regnum tuum._ J'ai envie de retourner à la maison pour
savoir ce que fait ma femme. Je parie qu'en mon absence elle se
paye quelque poule ou quelque poussin.

«_Fiat voluntas tua._ Je me rappelle que ce chevalier qui me
devait cinquante livres ne m'en a payé que la moitié.

«_Sicut in cœlo._ Ces damnés juifs font rudement leurs affaires en
prêtant à tout le peuple. Je voudrais bien faire comme eux.

«_Et in terra._ Le roi me tourmente bien en prélevant si souvent
des tailles.»

L'homme arrive à l'église, commence son _Pater_; mais à peine le
prédicateur est-il monté en chaire que l'usurier crie _Amen_ et
se sauve chez lui. «Je m'en veux retourner, dit-il. Le prêtre va
sermonner pour traire notre argent de la bourse.»

L'ivrognerie est presque aussi fréquemment répétée sur les murs
des églises que l'avarice; les sculpteurs ne manquaient pas de
modèles de buveurs. A l'église Saint-Gille à Malestroit, on voit
un bas-relief, symbole de l'ivrognerie. Un homme introduit sa
langue par la bonde d'un tonneau, comme pour le humer tout entier.

Cette représentation des vices conduit naturellement aux
fautes; mais celles-ci sont traduites d'une façon familière, à
la flamande: ainsi à l'église Notre-Dame de Saint-Lô, dans la
Manche, par le maître d'école qui donne le fouet à un enfant,
le sculpteur a sans doute voulu symboliser la désobéissance, la
paresse.

[Illustration: Figure de l'église Saint Gille, à Malestroit
(Bretagne).]

Un artiste, M. Bouet, m'indique à l'église de la Trinité, à
Falaise, un support de gargouille qu'il croit représenter la
_Dispute de la culotte_, symbolisation suivant lui d'un vice,
la Discorde. Le quinzième siècle fut prodigue de ces scènes
domestiques; à l'imitation des conteurs de fabliaux, de nombreuses
sculptures témoignent des débats de l'homme et de la femme, et le
plus souvent, comme dans le bas-relief suivant, le vieil homme est
conduit par la jeune fille.

[Illustration: Sculpture du portail de l'église de Ploërmel,
d'après un dessin communiqué par M. Bouet.]

M. Charles Magnin fait observer que, jusqu'au quinzième siècle
«le serf difforme avait été le type grotesque de la statuaire
hiératique; par représailles, le moine fut le type bouffon de la
sculpture après Luther». De chaque côté de l'arcade du portail de
l'abbaye de Saint-Denis sont posés des personnages que M. Magnin
explique ainsi: «Ces petites figures sont de véritables types; la
laideur de ces figures était consacrée comme celle des masques
des anciennes comédies grecques; mais on ne s'aperçoit de leur
caractère typique que quand on les voit invariablement reproduites
sur les portes de presque toutes les abbayes des onzième et
douzième siècles[57].»

[Note 57: _De la statue de la reine Nantechild._ (_Revue des
Deux-Mondes_, 1832.)]

Un autre archéologue, M. Saunier, force encore la note: «Dans la
plupart de ces représentations, on remarque certains personnages
grotesques, qu'à leur attitude pénible et à leur face grimaçante,
on pourrait prendre pour des diables, mais qu'à leur forme et à
leur mise, qui n'ont rien que d'humain, on reconnaît être des
serfs. La laideur de ces figures était consacrée, car on les voit
invariablement reproduites dans la même attitude et toujours
à la même place sur les portails des abbayes des onzième et
douzième siècles. Les moines s'étaient plu à ridiculiser ainsi le
malheureux que sa position dans l'échelle sociale mettait sous
leur dépendance, et à en faire le plastron des railleries de
l'époque. Le quinzième siècle vient venger le serf transformé en
homme libre, en bourgeois, en artiste, en produisant de satiriques
représailles. C'est à cette époque que le sarcasme contre les gens
d'Église et les moines prit sa place au portail, sur les murs et
jusque sur les stalles de l'église elle-même.»

Chaque époque a sa façon de voir, de sentir et d'interpréter. On
s'est beaucoup moqué des peintres et des poëtes de la Restauration
qui croyaient interpréter la Renaissance: la noble dame et son
blanc palefroi, les tuniques abricot à crevés, les destriers et
les toques crénelées constituèrent un troubadourisme de convention
dont s'égayèrent à juste titre les romantiques. J'ai peur que le
serf condamné par l'Église à la situation dégradante de cariatide
ne commence également à passer de mode.

[Illustration: Corbeau de l'église basse de Rosnay (Aube),(XIIe
siècle), d'après un dessin de M. Ch. Fichot.]

Dans ce personnage soutenant une voûte, faut-il vraiment
plaindre le serf courbé sous le poids de l'Église? On peut y
perdre quelques phrases à effet; mais ici, comme dans bien
d'autres monuments, le sculpteur a tenté, je crois, de corriger
l'inflexibilité de lignes géométriques par l'adjonction d'un
caprice ornementatif. Libre aux partisans du néo-symbolisme
révolutionnaire de gémir à la vue de ce monument sur les
souffrances de l'homme du peuple; j'y vois un cul-de-lampe de
fantaisie. Le public prononcera ayant les pièces sous les yeux.

Toutefois l'époque ne se passa pas sans représailles du vilain
contre le seigneur. Le serf était aussi pressuré par le seigneur
que par le moine, et l'esprit de révolte pointait à l'égard des
grands à la fin du moyen âge. Quand le poëte du _Roman de la
Rose_, Jean de Meung, dit des princes:

    Car leur cors ne vaut une pome
    Plus que li cors d'un charetier,

alors un principe égalitaire est affirmé qui dénote peu de respect
pour le trône. Certains monuments, mais plus rares, témoignent de
semblables hardiesses.

Quelques sculptures représentent les rois et les empereurs
entraînés dans les enfers. Dans la figure ci-contre on croit
que le sculpteur a voulu représenter sur le portail de l'église
Saint-Urbain, le clergé, la noblesse et le peuple. La diablesse
entraîne avec le pape, le roi et un personnage au cou duquel pend
un gros sac d'écus. C'est encore une répétition du symbole de
l'avarice. Ces sculptures contre la royauté étant rares, on en a
conclu que l'oppression civile était moins dure que l'oppression
religieuse; les cahiers de doléance du peuple aux approches de
1789 témoignent du contraire.

[Illustration: Bas-relief du portail de l'église Saint-Urbain, à
Troyes.]



CHAPITRE XI

MINIATURES DE MANUSCRITS


[Illustration]

A dater du commencement du quatorzième siècle, l'intention comique
perce et devient lucide dans certaines miniatures de manuscrits.

Les grands dépôts publics sont pleins de richesses
d'ornementations grotesques, principalement dans les entourages de
pages, et rien que ces détails fourniraient matière à un ouvrage
intéressant si la rédaction des catalogues était mieux comprise.

Il arrive souvent qu'un manuscrit historié contient des miniatures
sérieuses en regard d'entourages où des bamboches se livrent à
mille caprices. Ces motifs, à part quelques exceptions, ne sont
pas signalés dans les catalogues de nos grandes bibliothèques.
L'homme de bonne volonté qui voudrait donner un échantillon du
Caprice aux divers siècles, en est réduit à compulser au hasard
et à fatiguer le zèle des conservateurs. J'avertis donc que tout
en comprenant l'importance de ces croquis, j'ai dû aller un peu à
l'aventure.

[Illustration: D'après un manuscrit du XIVe siècle.]

[Illustration: D'après un manuscrit de la bibliothèque de Cambrai.]

Une idée plaisante, la parodie de l'homme par les animaux, dont
on voit les premiers jalons sur les monuments, se complète dans
l'esprit des peintres. C'est la truie qui file, dont le symbole
s'est perpétué pendant près de six siècles, car on en trouve
encore quelques reproductions sur les enseignes d'anciennes
villes. C'est un animal, loup ou renard, brouettant un limaçon,
comme dans le manuscrit du quatorzième siècle, de Cambrai, dont le
motif semble emprunté à une pierre gravée antique.

[Illustration: D'après un manuscrit du XIVe siècle.]

La chasse est en grand honneur au quatorzième siècle: voilà un
chien qui imite ses maîtres; seulement, par une bizarrerie dont le
sens est peu clair, le chien prend des lièvres avec une ligne (p.
193).

Il est regrettable que M. Champollion-Figeac à qui on doit
connaissance d'un certain nombre de semblables miniatures, n'ait
pas indiqué leur provenance[58]. Ces peintures sont quelquefois
d'une invention si particulièrement malséante, qu'il est utile de
savoir si elles font corps avec un manuscrit sacré ou profane.

[Note 58: _Louis et Charles d'Orléans. Leur influence
sur les arts_, in-8, 1844. Les planches de cet ouvrage sont
troublantes pour l'érudit; M. Champollion-Figeac a détaché de
petites figures de compositions de miniatures, sans y joindre
aucun renseignement, et ce n'est qu'à l'aide de M. Michelin,
conservateur du département des manuscrits à la Bibliothèque, que
j'ai pu retrouver certaines sources où a puisé l'auteur de _Louis
et Charles d'Orléans_.]

M. Ed. Fleury, dans ses beaux travaux sur les manuscrits[59],
n'a pas obéi à un tel système, et si l'auteur avait étendu
ses investigations à d'autres bibliothèques que celles de
l'Ile-de-France, nous aurions aujourd'hui une importante série
de documents à l'aide desquels les sujets des miniatures mis en
regard pourraient être élucidés plus facilement.

[Note 59: _Les Manuscrits à miniatures des bibliothèques de
Laon et de Soissons_, 2 vol. in-4º, avec figures, 1863-1865.
Didron, Dumoulin.]

Dans un manuscrit du quatorzième siècle de la bibliothèque de
Soissons, le _Missale Suessionnense_, on trouve un spirituel
caprice, qui certainement contient une arrière-idée de ridiculiser
les tournois. Un lièvre et un coq, la lance en avant, le bouclier
protégeant le corps, se précipitent à toute vitesse l'un contre
l'autre et s'envoient de vigoureux coups d'estoc. Le lièvre est
monté sur un chien, le coq sur un renard; à l'exemple du Bertrand
de Robert-Macaire se sauvant sur le cheval du gendarme, les deux
animaux timides ont enfourché leurs redoutables adversaires.

Ces parodies de tournois furent également sculptées et peintes
dans d'autres endroits. On voyait jadis, sur une cheminée de
l'hôtel de Jacques Cœur, à Bourges, un carrousel de chevaliers
montés sur des ânes. Un archéologue, qui a dessiné la cheminée
avant qu'elle fût détruite, dit à propos des figures: «Malgré
le respect que l'on devait avoir pour ces nobles exercices (les
tournois), nous trouvons ici la farce la plus grotesque qu'il
soit possible de voir; ce ne sont pas de brillants et valeureux
chevaliers, portant de pesantes armures et montés sur de fougueux
coursiers, mais de simples paysans, sur de paisibles baudets,
ayant pour rondaches des fonds de paniers et des cordes pour
étriers. Les valets et les héraults d'armes sont des garçons de
ferme et des porchers; l'un porte un faisceau de bâtons; un autre
sonne du cornet à bouquin; l'un des champions a la figure
cachée par une espèce de camail et porte à son chapeau une plume
de coq: tels étaient peut-être les délassements du peuple, car les
hommes du peuple ont toujours cherché à copier les grands. Il est
probable aussi que ce ne soit qu'un caprice des sculpteurs qui, à
cette époque, mettaient un certain mérite à produire des objets
fantastiques, propres à récréer les oisifs[60].»

[Note 60: Hazé, _Notices pittoresques sur les antiquités et
les monuments du Berry_, in-4º, Bourges, 1840.]

[Illustration: D'après le _Missale Suessionnense_, manuscrit de la
bibliothèque de Soissons (XIVe siècle).]

[Illustration: Miniature de l'_Histoire de Saint-Graal_ (XIVe
siècle).]

Ainsi les tournois perdaient de leur crédit dans l'esprit du
peuple. L'idée de parodie n'est-elle pas bien marquée dans un
manuscrit du quatorzième siècle[61], où une femme à cheval combat
avec son fuseau contre un chevalier?

[Note 61: _Histoire de Saint-Graal, jusqu'à l'empire de
Néron_, à la Bibliothèque nationale.]

On trouve également à la bibliothèque de Cambrai, dans le _Recueil
de chants religieux et profanes_, manuscrit flamand, daté de 1542,
une miniature représentant, casque en tête, bouclier au bras,
des enfants à cheval sur des tonneaux traînés par une bande de
galopins, jouant au tournoi.

Un érudit, qui pourrait comparer les divers manuscrits des grands
dépôts de l'Europe, apporterait certainement de vives lumières
sur ces courants satiriques de diverses époques, si l'initiative
individuelle suffisait à de pareilles recherches; mais ne
court-elle pas grand risque d'être abattue, quand elle est si
peu protégée par ceux qui parlent sans cesse du développement
intellectuel et ne le favorisent qu'en paroles?

C'en est assez des gens de cour qui ne rêvent qu'armes et combats,
et font bâtir des salles d'armes à la place de bibliothèques.
Ces brutes et ces soudards, pour mépriser l'intelligence et ne
reconnaître que la force, sont à juste titre raillés par les
miniaturistes et les sculpteurs. Aux nobles coursiers des tournois
le sculpteur substitue des ânes, et les chevaliers sont remplacés
par des lièvres.

[Illustration: D'après un manuscrit de la Bibliothèque nationale
(XIVe siècle).]

De semblables caprices devaient conduire naturellement à l'idée
du _Monde renversé_, un cliché que les caricaturistes ont
reproduit si fréquemment. Le bœuf dirigeant une charrue, traînée
par deux laboureurs, le lièvre qui emporte triomphalement le
chasseur au bout d'un bâton, sont des miniatures du quatorzième
siècle et on en trouve aujourd'hui encore des redites dans la
collection des images d'Épinal.

[Illustration: D'après une ancienne miniature.]

Un manuscrit du quatorzième siècle, de la Bibliothèque, renferme
une miniature d'un ordre plus important qui semble le point de
départ des railleries contre la toilette des femmes, sujet que les
prédicateurs prenaient souvent pour thème.

Une noble dame donne un dernier coup à ses atours, entourée de
femmes de chambre, qui ne sont autres qu'une légion de petits
diables accourus pour la servir; l'un présente un miroir, l'autre
peigne sa chevelure. Deux diablotins relèvent la traîne de sa
robe; d'autres, nichés dans l'ouverture des manches, soufflent
dans des instruments de musique, en signe des plaisirs auxquels
la dame est appelée. (Voir page 209.) Cette miniature est la
symbolisation des pompes du monde auxquelles Satan convie
habituellement la femme.

Dans un autre manuscrit du treizième siècle, les enfants paresseux
sont représentés sous forme de singes étudiant en classe, pendant
que le magister lève un gros paquet de verges sur le plus
indiscipliné de la bande.

Rien qu'au point de vue de l'étude des mœurs, l'érudit, le
philosophe, le savant, trouvent dans l'étude des manuscrits toute
une mine de détails précieux, à la condition de n'y pas attacher
plus d'importance que les miniaturistes qui égayaient leur besogne
par un trait plaisant.

Le meilleur commentateur en pareille matière sera le plus humble.
Il devra plus dessiner qu'écrire, et les inductions les plus
ingénieuses ne vaudront jamais le calque d'un croquis de ces
peintres patients.

Quant à ce qui touche aux choses du métier, et quoique le peintre
se laissât aller à sa libre fantaisie, j'imagine cependant que la
besogne était divisée comme pour les sculpteurs de cathédrales,
les uns _tailleurs-imagiers_ ou sculpteurs de statues, les
autres _tailleurs-folliagers_ creusant dans la pierre les
feuillages, les ornements et les rinceaux. Il y avait sans
doute des miniaturistes chargés de traiter les sujets pieux et
d'autres ornemanistes pour égayer les sujets bibliques par des
caprices. Comment expliquer que le même peintre qui dessinait une
Annonciation, la Vierge en prières et un Ange lui annonçant la
bonne nouvelle, ait pu ajouter dans l'entourage de la miniature un
Fou qui se frappe sur la fesse?

[Illustration: D'après le manuscrit nº 95 de la Bibliothèque
nationale (XIIIe siècle).]

«Le but, dit M. Le Roux de Lincy, que se proposait, croit-on,
l'artiste, était de représenter au lecteur pieux les vices,
les mauvaises pensées auxquels il était le plus enclin[62].»
Il me paraît difficile à admettre que, dans un Livre d'Heures
exécuté spécialement pour la dame de Saluces, le Fou en question
fût appelé à dissuader la noble dame de se frapper sur un
endroit inconvenant, pour la désignation duquel les Anglais ne
trouveraient pas assez de circonlocutions.

[Note 62: Le Roux de Lincy, _Notice sur la vente Yemeniz_.]

Du quatorzième au quinzième siècle, époque à laquelle furent
exécutées ces miniatures, l'art toutefois ne se pique guère
de pruderie. Un pinceau naïf et innocent retrace de bouffons
_obscœna_ qui ne troublent en rien les yeux d'une grande dame
ouvrant son Livre d'Heures à l'église.

Il ne faut pas porter au compte des siècles passés notre science
d'impuretés, qui a donné naissance à un _cant_ hypocrite plus
immoral que l'immoralité même.

[Illustration: D'après une lettre ornée d'ancien manuscrit.]

[Illustration: Manuscrit de la Bibliothèque (XIVe siècle), d'après
un dessin communiqué par M. Alfred Darcel.]



CHAPITRE XII

ARCHITECTURE RELIGIEUSE--LA MAISON DES TEMPLIERS, A METZ


[Illustration]

En 1834, un jeune archéologue lorrain avisa, dans un magasin à
poudre de Metz, qui fait partie d'anciens bâtiments appartenant
aux Templiers, des fresques sur une poutre dont à juste titre il
réclamait la conservation. Ces peintures ont été décrites par M.
de Saulcy avec une telle précision, qu'entreprendre d'en donner
une meilleure indication serait la preuve d'une vanité excessive.

«Elles présentent, dit-il, tout ce que l'imagination du peintre
peut enfanter de plus grotesque; c'est une longue procession
d'animaux réels et fantastiques dans des attitudes variées. Ceux
qui figurent les premiers, tournant le dos à la muraille dans
laquelle sont percées les fenêtres, sont un chat et peut-être un
veau, dressés sur leurs pattes de derrière: le troisième semble
un énorme verrat moucheté de noir, mais à la tête tout à fait
fantastique; vient ensuite une autruche, puis un renard dressé
sur ses pieds de derrière marchant à la suite d'un coq; devant
celui-ci paraissent trois animaux dressés sur leurs pattes, et que
je ne reconnais pas. Celui du milieu, qui se distingue par une
queue monstrueuse, semble jouer avec un bâton.

[Illustration: Fresque de la maison des Templiers, à Metz, d'après
un dessin de M. de Saulcy.]

«Ce groupe est précédé par un lièvre qui porte un triangle
entre ses pattes de devant, puis par un griffon tenant un objet
indéterminé entre ses griffes. Les deux animaux suivants sont fort
effacés; on reconnaît cependant au premier des cornes énormes, et
le second semble jouer des cymbales. Vient ensuite une licorne
portant un paquet sous la patte droite de devant; peut-être est-ce
une musette qu'elle tient ainsi. Un singe marche devant et jette
en l'air un bâton qu'il s'apprête à rattraper; puis paraît un
renard qui tient un livre ouvert: un veau lui succède et porte
un objet, indéterminable. En avant se voit un ours qui semble
écouter avec attention un renard tourné de son côté et gesticulant
dans une sorte de chaire à prêcher; un autre animal, adossé à ce
renard, est également placé dans une chaire et lève les pattes
vers un animal fantastique, moitié lièvre, moitié daim, qui
s'appuie sur un long bâton et porte de la patte droite un calice
élevé. Un renard qui marche derrière celui-ci semble le tenir avec
une double corde.

[Illustration: Fresque de la maison des Templiers, à Metz.]

«Plus loin paraît, dans une tente et sur un lit de repos, un
veau nonchalamment appuyé sur les pattes de devant, dont il se
fait un oreiller; un léopard semble adresser la bienvenue à un
énorme chien, qui s'appuie sur un bâton de voyage et porte son
paquet sur le dos. Vient ensuite un animal marchant aussi à
l'aide d'un bâton et entraînant derrière lui avec une corde un
porc, qui semble faire les plus grands efforts pour résister et
pour s'accrocher aux pattes d'un autre animal bizarre, qui paraît
vouloir le retenir. Enfin un sanglier est enchaîné à une espèce de
poteau.

[Illustration: Fresque de la maison des Templiers, à Metz.]

«Telle est la série des scènes burlesques que le peintre a tracées
sur la poutre. Ces représentations avaient-elles une signification
mordante, ou ne sont-elles que les fruits d'une imagination
capricieuse d'artiste? Je laisse à de plus habiles le soin de le
décider[63].»

[Note 63: _Mémoires de l'Académie de Metz_, 1834-35.]

La signification des curieux dessins que M. de Saulcy offrait à la
science archéologique n'a pas été donnée, quoique la découverte
de ces fresques remonte à l'année 1834. Et pourtant il me semble
facile de répondre aux questions que se posait l'érudit sur le
caractère de parodie ou purement capricieux de telles figures.

Que ces sujets et bien d'autres de même nature qui se remarquent
sur les manuscrits, le bois, la pierre, les vitraux, soient les
jeux d'une imagination confuse, ce qui me frappe tout d'abord dans
cette procession d'animaux est l'analogie absolue avec ceux des
papyrus égyptiens que M. Lepsius et les égyptologues appellent
«satiriques». Certaines figures de Metz semblent calquées sur
celles du papyrus de Londres, ainsi le renard en voyage, un paquet
sur le dos, un bâton à la main. J'ai donné dans l'_Histoire de la
Caricature antique_ trop de détails à ce sujet pour y revenir.

[Illustration: Fragment d'un papyrus égyptien du British-Museum.]

Ici le moyen âge se rencontre avec l'Égypte ancienne, et on se
demande s'il est possible que des compositions découlant de
civilisations si diverses aient pu naître, à la fois, dans deux
imaginations par le seul fait du hasard. De semblables analogies
ne peuvent exister sans point de jonction. Aussi à travers les
arts suit-on un fil conducteur, comme à travers les langues des
peuples, leurs traditions et leurs religions.

J'ai montré qu'au début l'art chrétien n'est souvent séparé
que par un court trait d'union de l'art païen: dans l'aurore
du christianisme se fondent les derniers rayons du paganisme;
mais ici je remarque un fait semblable à ceux qu'ont si souvent
consignés les physiologistes qui s'occupent d'hérédité. L'art fait
un retour en arrière et le curieux peut suivre la courbe qui du
moyen âge va directement à l'Égypte ancienne, ce qui s'explique
par la vie agitée des Templiers, non sans rapport avec celle des
Saint-Simoniens pendant sa courte période.

Les Templiers avaient beaucoup voyagé, en Orient particulièrement.
L'un d'eux rapporta vraisemblablement d'Égypte le souvenir de ces
représentations d'animaux, qu'il traduisit ou fit traduire par un
peintre pour la décoration de la maison de Metz.

De symbole, je n'en vois pas. La parodie des actions de l'homme
par l'animal, sur laquelle reviennent fréquemment les anciens,
suffisait à une idée décorative. Je n'ose entrer dans les
connaissances cabalistiques des Templiers, qui auraient sondé les
mystères de la religion égyptienne. Le fait de la poutre historiée
me suffit, et les dessins bien plus encore que les commentaires.

De même qu'un grain de blé conservé pendant des siècles dans le
tombeau d'un Sésostris peut germer et donner des épis sur une
terre française, de même certains papyrus égyptiens fournirent des
motifs à l'artiste du douzième siècle.

[Illustration: Modillon de l'église de Poitiers.]



CHAPITRE XIII

ARCHITECTURE MILITAIRE--LA TOUR DESCH A METZ


[Illustration]

C'est surtout en architecture militaire que les caprices
sont rares; naturellement peu de place était réservé à une
ornementation dans des édifices où les lignes et les angles
sévères de chaque pierre concourent à une utilité immédiate.
Rien ne donnait à croire que ces ouvrages de défense pussent
trouver place dans une _Histoire de la Caricature_ si mon ami, M.
Lorédan Larchey, n'avait recueilli les détails principaux de la
tour Desch, à Metz, qui a fourni des dessins à son intéressante
publication des _Origines de l'artillerie française_[64].

[Note 64: In-4º, 1863.]

Au commencement du seizième siècle, des seigneurs messins, du
nom de Desch, firent élever à leurs frais une casemate avancée
pour protéger la citadelle. Cet ouvrage fortifié était percé de
canonnières dont a donné une description exacte M. Larchey:

[Illustration: Canonnière de la tour Desch, à Metz, d'après un
dessin de M. Lorédan Larchey.]

«Des trous ronds, appelés _canonnières_, servaient au tir de
l'artillerie renfermée dans les tours. Ces canonnières affectent
en général la forme d'un entonnoir qui va se rétrécissant du
côté des servants de la pièce comme une lorgnette dont on a tiré
les tubes. Cette disposition présentait l'avantage d'élargir le
rayon visuel en offrant moins de prise aux projectiles ennemis;
nous en avons surtout remarqué la trace dans un petit réduit
fortifié qui défendait les approches de la porte des Allemands à
Metz, et que le génie militaire a eu la bonne pensée de conserver
intact. C'est un spécimen excessivement curieux d'ailleurs des
caprices artistiques qui pouvaient, au commencement du seizième
siècle, concourir aux travaux de défense d'une place. Les cinq
canonnières dont le réduit en question est garni, présentent
des sculptures semblables à celles dont, vers la même époque,
les architectes italiens enjolivaient parfois les portes et
les fenêtres. Quatre d'entre elles montrent d'effroyables ou
de sataniques figures, qui semblent, en roulant de gros yeux,
s'efforcer de cracher encore leurs projectiles. La cinquième,
d'une allégorie plus saisissante mais d'un goût moins relevé,
est une émanation directe de la grosse gaieté de nos pères. Elle
représente un guerrier fort chevelu et fort déculotté, dont le
derrière menaçant se charge aussi d'annoncer la canonnade à
l'ennemi.»

[Illustration: Sculpture de la tour Desch, à Metz.]

Sur une pierre d'angle de la même casemate, un homme avale un
boulet, comme pour se moquer des projectiles que lui envoie
l'ennemi. (Voir figure page 218.)

On remarquera sur le chapeau de l'homme, et aussi sur le
bas-relief du personnage sans-façon qui envoie une décharge tout
à fait particulière aux assiégeants, des représentations de
_guimbarde_, instrument de musique jadis cher aux Lorrains et aux
Alsaciens. Ces guimbardes, sculptées à divers endroits sur le
monument, faisaient partie du blason des Desch, qui, par ce détail
ont voulu conserver la mémoire de la part personnelle qu'ils
avaient prise à l'érection de la casemate.

[Illustration: La tour Desch, d'après un croquis de M. Lorédan
Larchey.]



CHAPITRE XIV

FIGURES SATIRIQUES ET FACÉTIEUSES DES MONUMENTS CIVILS


[Illustration]

Ce fut seulement à la fin du quinzième siècle que la commune,
assez riche pour élever à son tour un hôtel où s'assemblaient ceux
qui s'intéressaient aux besoins de la cité, prit une certaine
importance, comme le prouvent les _maisons de ville_ du nord de la
France.

Un des édifices qui me paraît un des plus curieux spécimens de
l'architecture civile en France, surtout par les nombreux caprices
de son ornementation, est l'hôtel de ville de Saint-Quentin. Sur
la façade courent des sujets fantasques analogues à ceux des
églises.

«Les cent soixante-treize statuettes et figurines que j'y ai
comptées en 1836, dit M. Didron qui étudia le monument de près,
représentent des sujets de fabliaux, des animaux qui prêchent,
des coqs qui se battent, des cochons qui mangent des glands, des
lapins et des chèvres qui broutent des herbes potagères et des
feuilles d'arbustes, des écureuils qui épluchent des pommes, des
singes montés sur des échasses et qui font mille grimaces aux
passants.

[Illustration: Figurine de la façade de l'hôtel de ville de
Saint-Quentin (XVIe siècle).]

«La chauve-souris, le moineau, le chien, le cochon, c'est-à-dire
les oiseaux vulgaires et les bêtes de basse-cour, abondent sur cet
édifice. Ils répondent à des gens plus laids et plus grimaçants
que des singes, à des bourgeois et à des bourgeoises non moins
laids et qui font des actions communes ou indécentes, à des
paysans plus orduriers encore.

«Je sais bien qu'on y voit des animaux plus nobles, des aigles et
des griffons. J'y ai même noté six anges qui font de la musique;
on y trouve le Soleil et la Lune, la Sainte-Face de Véronique
et la figure de Notre-Seigneur. Mais ce sont de véritables
caricatures. On les voit là sculptés, comme on les trouve décrits
ou mis en action dans les fabliaux recueillis par Méon et
Barbazan. Si ce n'est pas impie, c'est trivial et ridicule.

«D'ailleurs, ce qui domine dans cette foule, ce qui accentue tout
le monument, c'est le chat et la souris, le chien et le singe, le
coq et la poule, le lapin et le cochon; le gros homme ventru qui
montre sa bedaine quand il ne fait pas voir autre chose; l'ivrogne
qui perce un tonneau et s'enivre; la bourgeoise qui rit et se
pince le nez avec des lunettes; la femme qui accomplit en public
des actes que la plus grosse indécence n'a jamais permis[65].»

[Note 65: _Annales archéologiques_, 1851.]

La description serait exacte si M. Didron n'avait pas exagéré la
liberté des détails de l'ornementation de la façade.

Qu'aurait-il dit de l'hôtel de ville de Noyon, où un fou
accroupi, la culotte bas, remplit les mains d'un homme, peut-être
d'un moine, d'un dépôt que les gens grossiers n'abandonnent
habituellement qu'au coin des ruelles? La sculpture est d'une
exécution délicate, l'idée ne l'est guère; mais si on pense aux
«bons tours» de Tiel Vlespiègle, qui, à la même époque, avaient le
privilége d'amuser les nations les plus civilisées de l'Europe, on
s'étonnera moins qu'un tel détail fasse partie de la décoration
d'un hôtel de ville.

[Illustration: Corbeau de l'hôtel de ville de Noyon (fin du XVe
siècle).]

Les sculpteurs n'avaient guère été plus réservés dans leur
ornementation du château de Blois. Aux fenêtres de la chambre
à coucher de Louis XII, à ces mêmes fenêtres où le roi se
plaisait, dit-on, à s'entretenir avec son premier ministre, le
cardinal d'Amboise, dont l'hôtel était en face, les retombées de
l'encadrement supérieur sont supportées par des figurines finement
ciselées, mais d'un goût douteux.

Les _maistres des pierres vives_, qui imaginaient ces ornements,
ne paraissent pas avoir été arrêtés par l'idée qu'Anne de Bretagne
lèverait nécessairement les yeux sur de pareilles figurines.

A s'en fier aux plaisanteries scatologiques, fort goûtées à cette
époque, on peut admettre toutefois que la reine souriait des deux
drôleries qui se font pendant et qui montrent un homme se bouchant
le nez pour ne pas sentir les désagréables odeurs émanant d'une
femme sans vergogne; également il faut rattacher au même ordre des
faits naturels, considérés comme plaisants et gais, le bas-relief
du même palais représentant un galant audacieux qui relève la jupe
d'une personne de bonne volonté.

Il faut cependant chercher le sens de l'ensemble de semblables
sculptures. L'hôtel de ville de Saint-Quentin, par la profusion
de ses images, me paraît fournir une explication dont les
archéologues sont appelés à juger la valeur.

Deux de ces figurines représentent des animaux en chaire, un
renard et un singe, sans doute échos du _Roman de Renart_.

[Illustration: Retombées des fenêtres du château de Blois.]

Sur un cul-de-lampe, un fou et un diable se sont emparés de la
cotte d'une jeune commère, et la chiffonnent avec ardeur.

[Illustration: Détail de la façade de l'hôtel de ville de
Saint-Quentin.]

Les sculpteurs, en un autre endroit, font rissoler au-dessus d'un
grand brasier un malheureux que des diables retournent comme une
dinde à la broche (voir la figure de la page 86).

Le caprice qui a présidé à ces compositions n'est qu'un
ressouvenir des figures de même nature qui se voient aux murs
des cathédrales. Les notions bibliques sont mêlées à celles des
sciences naturelles. La femme qui trompe son mari, le moine
ridiculisé, la bête monstrueuse des forêts voisines, la terreur
de l'enfer, le manant qui bat sa commère, la raillerie du riche,
le bateleur qui fait danser des ours et des singes, tous ces
menus événements du jour trouvaient place sur les chapiteaux et
sous les portails des églises. Si leur répétition au seizième
siècle, sur la façade d'un monument civil tel que l'hôtel de ville
de Saint-Quentin, offre encore quelque doute aux esprits précis
qui veulent avoir la preuve de la signification des moindres
détails, le chanoine Charles de Bovelles, par une énigme rimée qui
détermine la date de la construction du monument, les aidera à
comprendre le sens général de ces figurines.

L'édifice terminé, une plaque de cuivre fut enchâssée dans un des
piliers de la façade de l'hôtel de ville de Saint-Quentin. Sur
cette plaque on lisait:

    D'un mouton et de cinq chevaux
    Toutes les lettres prendez,               M CCCCC
    Et à icelles, sans nuls travaux,
    La queue d'un veau joindrez               V
    Et au bout adjouterez
    Tous les quatre pieds d'une chatte.       IIII
    Rassemblez, et vous apprendrez
    L'an de ma façon et ma date.              M CCCCC VIIII (1509)

Ces cinq chevaux, les quatre pieds de la chatte, la queue du veau,
n'offrent-ils pas de l'analogie avec les bizarres sculptures du
monument? L'archéologue doit y chercher moins de rime et pas plus
de raison. L'esprit confus mais jovial d'alors donnait naissance
à la plupart des figurines qu'à tort, je crois, nous appelons
satiriques.

J'ai déjà longuement insisté sur ce point et ne crains pas d'y
revenir. L'art des tailleurs de pierre n'était pas si compliqué
du côté de la conception qu'on le dit. C'est un art inconscient,
naïf, aussi innocent que l'enfant qui lève sa chemise en public.

De même que les maçons inintelligents qui recouvrent de plâtre de
délicates sculptures, nous avons entouré cet art de bandelettes
symboliques; mais le moment est venu de gratter l'épais badigeon
du symbolisme, qui lui enlève sa netteté de lignes, sa franche
signification.

[Illustration: Figurine de la façade de l'hôtel de ville de
Saint-Quentin.]



CHAPITRE XV

LES STALLES DES ÉGLISES


[Illustration]

On a retrouvé à Rouen des registres de comptes tenus par les
fabriciens des églises, qui détaillent, sol par sol, ce que
coûtait l'œuvre de _hucherie_ d'une cathédrale, quels étaient les
maîtres huchiers, leur pays, le salaire des ouvriers employés par
eux.

Vers la fin du moyen âge circulaient en France des sculpteurs
en bois, Flamands pour la plupart, qui allaient offrir leurs
services aux constructeurs de cathédrales. Ils entreprenaient
habituellement les chaires et les stalles pour un prix fort
modique, 25 sols par figure, n'étant regardés que comme des
sculpteurs de _poupées_. Tel est le nom que les architectes
donnaient à leurs caprices ornementatifs.

Les prêtres, fatigués de se tenir debout pendant toute la durée
des offices, eurent l'idée de se reposer sur des stalles mobiles,
ingénieusement appelées _miséricordes_, offrant un banc étroit
pour s'asseoir et des accoudoirs sous les bras. Comme le chœur
où siégent les prêtres est l'endroit qu'a choisi l'Église pour
déployer toutes ses pompes, des planches de bois nu eussent juré
avec les dallages de marbres, les vitraux éclatants, les lutrins
de fer ouvragé et les richesses de l'autel: l'architecte pensa
naturellement à faire ornementer ces stalles.

C'est là que se donna carrière la fantaisie des tailleurs en bois.

En relevant sa stalle et en l'abaissant, plus d'un prêtre put s'y
regarder comme dans un miroir, assis sur ses péchés, accoudé sur
ses vices.

Au quinzième siècle, la sculpture ornementative semble ne relever
que d'elle-même. Les compagnons flamands apportaient avec eux un
répertoire de sujets profanes, sans se préoccuper du lieu sacré
pour lequel ils travaillaient. Sur cinquante sujets empruntés plus
habituellement à la vie réelle, on peut en détacher une douzaine
de fantasques, de cyniques et de bouffons. Le clergé ne croyait
pas que quelques facéties pussent faire tort à la religion: ce
qu'on cherchait surtout dans l'ornementation de ces stalles était
la rupture d'angles trop austères. Des caprices se déroulèrent
le long des accoudoirs formant d'agréables courbes: quant à ce
que sculptait l'ouvrier sur les miséricordes, le chapitre n'y
regardait pas de près.

Dans l'ensemble de ces fantasques manifestations répandues sur les
stalles des églises de Champagne, de Normandie, de Picardie et
même de Bretagne, je vois des sortes de _clichés_ que les Flamands
reproduisaient sans s'inquiéter si telle province était plus
pieuse que telle autre; leur répertoire n'offrant pas une extrême
variété, ils le portaient aussi bien au Nord qu'au Midi, à l'Est
qu'à l'Ouest.

Ces sculpteurs de «poupées,» dont l'idéal était la représentation
de ce qu'ils avaient vu et ressenti, taillaient d'ordinaire sur
bois l'événement du jour, la dernière apparition du démon, le mari
battu par sa femme, le moine surpris causant de trop près avec
une religieuse, la gausserie qui courait le pays, les croyances
populaires relevées d'un grain de malice.

Parfois ces sculptures semblent un écho des sévères admonestations
des évêques dans les conciles. La robe ne gare pas tous les
prêtres des passions. Plus d'un manqua à sa chaste mission. Qui
sait même si, en de certains cas, la façade des cathédrales ne
fut pas choisie par les évêques comme un pilori où devait être
exposée, tant que la pierre durerait, l'action du coupable!

[Illustration: Détail de stalle de la cathédrale de Saint-Pol de
Léon, d'après un dessin de M. Léon Gaucherel.]

Tout esprit sans préjugés admettra, en lisant le fait suivant,
comment certains actes luxurieux purent être traduits par le
ciseau sur les monuments de cette époque.

Dans le Poitou, à l'abbaye Chièvre-Faye, un moine appelé Pigière
manqua un dimanche à l'heure de la messe. «Si demandoit l'en
partout cellui Pigiere, et ne povoit estre trouvé. Mais toutefois
tant fut quis et cherchié qu'il fut trouvé en l'esglise en un
coingnet sur une femme, embessonné, et ne se povoient departir
l'un de l'autre.»

Tel est le texte exact du _Livre du chevalier de la Tour Landry
pour l'enseignement de ses filles_, au chapitre intitulé: «Du
moine qui fist fornication en l'esglise.»

Un semblable «enseignement» donné à des filles de haute condition,
dans un traité spécial d'éducation, prouve que les demoiselles
les plus chastes de cette époque n'ignoraient rien, qu'on pouvait
tout leur dire sans les froisser, et que vraisemblablement la
représentation de semblables scènes par la sculpture était admise
comme moyen de moralisation.

Mais le chevalier de la Tour Landry ne conte pas cette histoire
à ses filles pour le plaisir de conter, et il en tire la morale
suivante: «Se fut moult grant exemple comment l'on se doibt
garder de faire mal pechié de délit de char en l'esglise, ne
d'y parler de chose qui touche celle orde matière, ne s'y
entre-regarder par amour, fors que par amour de mariaige.»

La morale sans doute ne ressortait pas aussi visiblement de
la sculpture ou du moins ne la voyons-nous pas aujourd'hui si
directe; et cependant, comme dans les Bibles manuscrites, où
souvent de pareils sujets sont représentés sans voiles à côté de
sujets pieux, on peut dire que l'enseignement par les murs des
cathédrales était le même, et que ces images de fornications, si
libres qu'elles fussent, étaient une leçon à l'usage du peuple et
le plus souvent des moines.

C'est dans les pays où se produisirent de pareils scandales
qu'il faudrait chercher si, à l'époque où ils eurent lieu, les
sculpteurs ne traduisirent pas ces légendes sur la pierre des
monuments qu'ils avaient à ornementer. Qui étudierait de près les
églises du Poitou du quatorzième siècle trouverait peut-être trace
d'une sculpture représentant la luxure du moine Pigière, quoiqu'à
la suite du scandale, provoqué par ses actes, il eût quitté
l'abbaye de Chièvre-Faye.

D'autres motifs encore purent donner naissance à ces
ornementations satiriques.

Nombre d'ordres religieux se jalousaient alors entre eux.
L'orgueil, la vanité, la raillerie ne sont pas exclus du cœur des
hommes d'Église. Les cathédrales riaient des abbayes, les abbayes
raillaient les ordres mendiants. Cela se lit quelquefois sur la
pierre et le bois.

Un archéologue qui a voulu voir clair dans ces questions, M. de
la Sicotière, a analysé quelques-unes des stalles de l'église
de Mortain, et parmi les sujets difficiles à expliquer, cite le
suivant:

«Un individu, dont la chevelure rasée sur le front est collée
sur les joues comme celle d'un moine, est assis sur le dos d'un
animal monstrueux, le visage tourné vers la queue de sa monture,
dans l'attitude de la frayeur ou même de la fuite. Il tient à deux
mains, jeté sur son épaule, un sac passablement garni. L'animal
est presque entièrement couvert par les habits flottants de son
cavalier; on ne distingue que deux pattes armées chacune de trois
griffes et une grosse tête largement fendue comme celle d'un
crocodile. De sa langue démesurément longue et recourbée, il lèche
le dessous d'un moulin à vent; ce moulin se compose d'un carré
flanqué de quatre ailes en sautoir, avec une ouverture au milieu
garnie de losanges et coiffée d'un petit chapiteau.

[Illustration: D'après Breughel d'Enfer.]

«Quel est le sujet de cette singulière allégorie? se demande
l'archéologue. Les stalles de Corbeil offrent bien un meunier qui
chemine gravement sur son âne, un sac sur la tête. Ici on dirait
presque un voleur qui se sauve avec le produit de son vol, tandis
que le démon de la convoitise qui l'a guidé lèche encore, en signe
de regret, le moulin dépouillé; mais quel serait le voleur? (On
sait que les meuniers ont depuis longtemps le privilége de servir
de type aux caricatures et aux plaisanteries populaires dirigées
contre les fraudeurs). Ne pourrait-on voir aussi dans cette
caricature un trait satirique contre les moines et le clergé, qui
ruinaient en dîmes et en exactions le pauvre laboureur?»

Il est souvent dans les œuvres satiriques des détails troublants
autant par leur surabondance que par leur bizarrerie: le meilleur
commentaire est encore la description même; j'essayerai cependant
de donner une interprétation de cette stalle de Mortain en la
mettant en regard d'un détail emprunté à une planche de la série
des _Vices_ composé par Breughel d'Enfer; c'est le même sentiment
baroque, la même raillerie symbolique plus compliquée que légère,
et comme il est présumable que la stalle de Mortain décrite par M.
de la Sicotière est d'un sculpteur flamand, l'analogie avec les
bizarreries troublantes de Breughel s'en déduit facilement.

A l'église de Mortain, on voit encore sur une stalle deux têtes
de Fou accolées, semblables à celles de l'ancienne église des
Mathurins de Paris, têtes que Millin avait prises pour des têtes
de moines. C'est le même sujet fréquemment répété dont je donne
un dessin d'après une miséricorde de la collégiale de Champeaux.
Trois personnages à face de bonne humeur paraissent être une sorte
de traduction du dicton: trois têtes dans un même bonnet. Deux
oreilles énormes sortant du coqueluchon semblent augmentées de
l'étoffe de celles qui manquent aux autres personnages.

D'autres miséricordes satiriques de Mortain sont également
décrites par l'archéologue; mais elles n'ont pas l'importance de
celles de Saint-Spire, dont il sera parlé plus loin. Suivant M.
de la Sicotière, les stalles de Mortain sont de la même date que
celles de Rouen, sculptées en 1457, par Philippe Viart, maître
huchier, qui recevait pour ce travail cinq sols dix deniers par
jour, quand ses compagnons n'en touchaient que la moitié.

[Illustration: Stalle de la collégiale de Champeaux (XVIe siècle).]

«Quel était le but que se proposaient les artistes qui sculptaient
ces caricatures grossières?... Ne serait-ce qu'un dévergondage
d'imagination, qu'une débauche d'esprit?» Telle est la question
que se pose encore M. de la Sicotière.--Oui, répondrai-je, il y a
plutôt débauche d'esprit, et il serait facile de le prouver si on
pouvait donner en regard les singularités des diverses stalles de
cathédrales.

Celle-ci, qui provient également de la collégiale de Champeaux,
n'est-elle pas déroutante par le jeu (ou plutôt le jet), que se
permet ce petit bonhomme à travers un van? Rembrandt seul a pu,
grâce à sa pointe fantastique, dessiner de semblables croquis, et
quoique le motif de cette stalle soit sans doute unique dans nos
églises, il en était d'autres de même nature qui, au commencement
du seizième siècle, indignaient l'abbé du monastère de Formbach,
Angelus Rumplerus.

[Illustration: Miséricorde de la collégiale de Champeaux
(Seine-et-Marne) (XVIe siècle), d'après un dessin de M. Ch.
Fichot.]

Reprenant les arguments de saint Bernard, le pieux Bavarois, à
propos de certains détails licencieux de l'église de Münichwald,
disait: «Si une jeune fille regarde une telle peinture, est-ce que
sa pensée ne va pas rêver, et ne s'ingéniera-t-elle pas à vouloir
connaître ce qu'elle voit représenté sur le mur? C'est ainsi et
dans le même but qu'autrefois les peintres exposaient aux regards
un Priape et un Jupiter. Mais il serait nécessaire qu'on fît ici
ce que dit Virgile: «Éloignez-vous d'ici, chastes matrones:--il
est honteux que vous lisiez d'impudiques paroles;--(les hommes)
n'y prennent pas garde et passent sans s'arrêter.--Ils savent bien
ce que c'est;--mais il y a des femmes qui aiment à...»

Interprétation finale qui ne peut décemment qu'être donnée en
latin:

    Matronæ, procul hinc abite, castæ:
    Turpe est vos legere impudica verba;
    Non assis faciunt, euntque recta:
    Nimirum sapiunt, videntque magnam
    Matronæ quoque mentulam libenter[66].

[Note 66: «Cette priapée, m'écrit le fidèle secrétaire de
Sainte-Beuve qui, plus d'une fois en compagnie de l'aimable
académicien, vint à mon aide dans ces recherches, ne se trouve
dans aucune édition complète de Virgile; elle a été recueillie
dans l'_Erotropægnion_ de Noël.»]

«Qu'on examine nos stalles, nos vitraux, les chapiteaux de nos
colonnes, les miniatures de nos manuscrits, partout le bouffon,
le grotesque, l'obscène même, ajoute M. de la Sicotière;
partout, comme à Mortain, _les monstres de masques_ les plus
horribles qu'ait pu rêver une imagination en délire, exposés
avec complaisance aux regards de la foule; partout le costume
monastique ridiculisé, caricaturé de la manière la plus grossière,
au pied même de l'autel[67].»

[Note 67: Les stalles de l'église de Mortain (Manche). _Bull.
monum._, 1839.]

Ce costume monastique ridiculisé dans les églises mêmes, il
ne faut pas cependant lui donner trop d'importance: la satire
monacale entre tout au plus pour un vingtième dans l'ensemble
de l'ornementation de ces stalles, où sont représentés plus
particulièrement les divers corps d'état entremêlés, je l'ai déjà
dit, de diableries, de grimaces de fous, de ressouvenirs du _Roman
de Renart_, d'allusions à quelques scandales domestiques.

[Illustration: Le Lai d'Aristote.--Stalle de Rouen[68].]

[Note 68: Le treizième siècle supposait qu'Aristote, amoureux
d'une courtisane, s'était laissé seller comme un cheval, et qu'il
portait à quatre pattes, jusqu'au palais d'Alexandre, la femme
qui le fouettait. Ce conte, imaginé comme preuve de la diabolique
puissance des femmes, est sculpté sur divers monuments religieux
et civils du Moyen âge et de la Renaissance: à Lauzanne, à Lyon, à
Rouen, à Paris.]

A prendre pour exemple les stalles de la cathédrale de Rouen,
exécutées au quinzième siècle, si on en excepte un sujet ayant
trait au célèbre _Lai d'Aristote_ et certains caprices, tels
que des femmes chimères, qui appartiennent plutôt à la famille
des mascarons, la plupart des miséricordes se rapportent aux
corporations de chirurgiens, de tondeurs, lameurs, épinceurs de
drap, etc.

Quelques archéologues ont pensé que les professions représentées
sur les stalles symbolisaient les corps d'état qui avaient
concouru par leurs aumônes à mener à bonne fin ces ouvrages
de hucherie. J'ai moi-même cru un moment que les personnages
marquants des corporations avaient droit à s'asseoir dans le chœur
sur des stalles représentant les emblèmes de leur profession:
tout est hypothétique dans ces matières. En première ligne
toutefois, on peut mettre sur le compte du caprice des artistes
l'ornementation des miséricordes et des accoudoirs.

D'autres spécimens intéressants de monuments semblables se voient
à Saint-Martin-aux-Bois, décrits par l'abbé Barraud.

Sur une de ces stalles «un moine se livre à de profondes
contemplations; mais on s'aperçoit à l'état de son visage qu'il
est saisi d'une frayeur subite à la vue des monstres horribles qui
s'offrent à ses yeux. L'enfer n'en a jamais vomi de plus hideux.
Celui-ci a l'échine fortement élevée, baisse la tête, grince les
dents et s'apprête à dévorer la proie qui va s'offrir à lui.
Celui-là replie sous son ventre une énorme queue, qui se termine
en avant par une gueule de monstre marin. Un troisième, séparé
du précédent par une tête de femme couverte d'un long bonnet
flottant, a le corps d'un quadrupède, la tête, la poitrine et les
bras d'un homme: de son menton pend une barbe épaisse, qui se
divise en deux touffes et qu'il saisit à deux mains. Un quatrième,
semblable à une truie, joue de la cornemuse, tandis que ses petits
pendent à ses mamelles. Une tête d'homme, à longue chevelure et à
bonnet replié, termine cette rangée.

«A gauche se continue la suite des animaux grotesques. La marche
est ouverte par un quadrupède à longue queue, à la suite duquel
s'avancent un singe armé d'une énorme massue et un mammifère à
tête d'oiseau qui paraît vouloir s'élancer vers le ciel. Puis se
présentent successivement un énorme crapaud armé d'une cuillère
avec laquelle il puise dans une ample soupière placée devant
lui, une lourde vache jouant de la musette et un singe agitant
ses doigts sur les touches d'une vielle, dont il fait également
tourner la manivelle. Ces curieux musiciens ont à leur suite un
animal chimérique qui se replie sur lui-même et se présente aux
spectateurs dans une pose hideuse. Enfin vient la Mort, avec ses
traits horribles, couverte d'un ample manteau, et derrière elle un
griffon[69].»

[Note 69: _Bull. monument._, t. VIII, p. 9.]

Comme à Saint-Spire, une fille en habit de religieuse scie le
diable par le milieu du corps (voy. figure de la p. 104). Sur
une autre stalle, des ours dansent aux sons d'une musette dans
laquelle souffle un de leurs confrères.

L'abbé Barraud voit dans ces figures la personnification de
l'orgueil, de la volupté, de l'amour de la table, de la haine
et des plaisirs mondains. Pour moi, je viens de feuilleter une
fois de plus les Tentations et les Diableries du prédécesseur
de Breughel, Jérôme Bosch. Les compositions du vieux maître,
populaires au quinzième siècle, semblent l'alphabet dans lequel
étudièrent les imagiers.

L'application à un motif déterminé n'apparaît réellement que dans
les deux créations qui émurent le moyen âge et la renaissance,
c'est-à-dire le _Roman de Renart_ et _la Folie_ telle qu'elle
ressort des œuvres de Brandt et d'Érasme.

Habituellement, côte à côte des figures bibliques et profanes,
on remarque sur ces stalles des têtes de fous à bonnets ornés de
grelots; des évêques mitrés se mêlent sur les accoudoirs à des
animaux, des singes, des figures grotesques. Certains archéologues
regardent ces singuliers assemblages comme des allusions aux
vices du clergé; le comte de Soultrait pense, et je suis de son
avis, que ces représentations sont un souvenir des Fêtes de
fous[70]. La plupart du temps, de petites figurines ou des bustes
rappellent la _mère-sotte_ ou quelque personnage de ces cérémonies
burlesques.

[Note 70: _Bull. monument._, t. XVIII, p. 105-106.]

Parmi les curieuses stalles de Saint-Spire de Corbeil,
qu'heureusement Millin fit dessiner avant leur destruction, on
voyait un évêque tenant une marotte dans la main. C'est toujours
l'évêque des Fous.

[Illustration: Stalle de l'église Saint-Spire de Corbeil.]

Sur une autre miséricorde du même monument un personnage, coiffé
d'une sorte de chapeau à cornes, joue avec un homme à un jeu
appelé pet-en-gueule. Le mot dispense d'une analyse.

Quelques-uns de ces motifs traditionnels se représentent dans
divers monuments. A Saint-Spire, quatre rats grignotent un globe
surmonté d'une croix; d'autres rongeurs, dont on n'aperçoit
que les têtes et les queues, ont fait de ce globe une sorte de
fromage où ils se sont retirés. Dans la même série de stalles,
est représenté un homme coiffé d'un bonnet de docteur et dont
la figure expressive exprime la trace de pensées doctorales; ce
personnage porte sur son dos un globe semblable. Millin dit qu'il
existait dans l'église Saint-Jacques, à Meulan, un bas-relief
absolument identique, et le consciencieux archéologue ajoute:
«Sujets bizarres, qui sont autant d'énigmes, parce qu'on n'est pas
au temps où ils ont été exécutés.

[Illustration: Miséricorde de l'ancienne église de Saint-Spire de
Corbeil.]

Cet aveu de l'impuissance de l'archéologie à la fin du dernier
siècle ne se reproduirait guère aujourd'hui. Millin n'expliquait
peut-être pas assez; nous expliquons trop quelquefois, dissertant
à l'infini sur des sujets d'une médiocre importance. Cependant
cette stalle symbolique a besoin d'être élucidée; elle se
trouve dans diverses autres églises, et je partage l'opinion de
Duchalais, qui, dans un article plein de sens[71], voyait dans
les rats grignotant le globe les vices qui rongent le monde et
finissent par le détruire.

[Note 71: _Revue archéologique_, 1848.]

Si on ajoute à ces sujets divers des représentations de métiers
de l'époque: apothicaire, porteur de bois, moissonneur, berger,
tailleur de pierre, boulanger, alchimiste, etc., il sera facile
de se faire une idée du répertoire des tailleurs de poupées dans
les églises. Presque partout, en province, les sculpteurs en bois
répètent les mêmes motifs facétieux et satiriques ayant trait
aux mœurs. Paris offre seul quelques dissemblances, les ouvriers
flamands n'y ayant sans doute pas exercé leur industrie.

Je note, parmi les curiosités de l'ancienne église des Mathurins,
une stalle représentant un vieillard tournant un tournebroche
qui porte un morceau de viande dont l'homme recueille la graisse
avec un pochon; sous la table est caché un enfant qui veut goûter
au jus. Détail de mœurs moins comique que le suivant, décrit par
Millin, qui s'étonne de le rencontrer dans le lieu saint: «Un
fabricant de parchemin à qui le diable montre le cul.»

Les artistes du quinzième siècle n'avaient pas notre délicatesse.
Luthériens et papistes ont autrement insulté le diable.

L'église des Saints-Gervais-et-Protais, dont les stalles offrent
certaines analogies avec celles de Rouen, en possède quelques-unes
d'un profane encore plus vivement accusé.

Sur une miséricorde des basses-formes un Fou folâtre avec une
femme, dont la robe est retroussée. «Triste allégorie montrant le
dénûment des vertus et la bassesse des habitudes,» dit à ce propos
un archéologue[72]. Je crains bien que M. Troche, auteur de cette
interprétation, ne soit souvent irrité par la vue de semblables
sujets dans les cathédrales.

[Note 72: _Revue archéol._, 9e année, 1853.]

Une autre stalle de la même église représente une femme nue dans
un bain; un homme se déshabille, de la main caresse le menton
de la femme, et sans plus de façons entre dans sa baignoire. M.
Troche croit qu'il s'agit d'un mari qui, en compagnie de son
épouse, se livre à un rafraîchissement hygiénique.

Je ne sais pourquoi l'idée d'un galant s'est présentée
à mon esprit. Et cependant, comment l'église des
Saints-Protais-et-Gervais a-t-elle pu accueillir la mise en scène
d'une semblable aventure?

Des miséricordes de la même église, les unes personnifient des
martyrs et des évangélistes; les autres consistent en animaux et
en masques capricieux de truie, de sirène, de chien, de vieillard,
de lion, de jeune fille et d'aigle; mais, comme dans les monuments
décrits plus haut, une partie des stalles est consacrée aux divers
corps de métiers: cordonniers, rôtisseurs, bateliers, etc.

Cette scène de bains ne serait-elle pas la représentation d'un
intérieur de baigneur à la fin du quinzième siècle? C'étaient
habituellement des maisons mal famées; elles sont signalées
par les anciens chroniqueurs comme des lieux de rendez-vous,
semblables à ceux qui existent encore actuellement à Berne. Il se
peut que les artistes inconscients, qui naïvement taillaient les
stalles des églises, ayant à faire figurer le baigneur parmi les
corps d'états, n'aient pas trouvé mieux, pour peindre ce qui se
passait dans ces endroits, que de mettre en lumière une baignoire,
une jeune dame et son heureux soupirant.

Le même archéologue qui a étudié particulièrement les stalles
de Saints-Gervais-et-Protais donne encore la description d'une
miséricorde de la même église: «Un fou sans gêne, coiffé du
capuchon à oreilles d'âne, pousse l'oubli de la décence jusqu'à
venir se poser, pour satisfaire dame nature, devant la porte
d'une maison habitée. A la fenêtre du rez-de-chaussée se montre
un personnage indigné qui tenait probablement un objet menaçant;
mais un pudique ciseau a profondément labouré cette grossière
composition due aux mains naïves de nos ancêtres[73].»

[Note 73: Il est fâcheux que Paris ne possède pas un musée de
moulages des principaux détails de monuments religieux du moyen
âge. Les Anglais, mieux avisés, nous en ont donné l'exemple:
l'administration de Kensington a fait mouler en France un certain
nombre de nos stalles ayant trait à l'histoire des mœurs.]

[Illustration: Miséricorde de l'église
Saint-Gervais-Saint-Protais.]

En Angleterre, on trouve nombre de ces stalles représentant
plus particulièrement des scènes d'animaux imitant les actions
de l'homme. Rutter, dans son livre _Delineations_, cite les
miséricordes de l'église d'East-Brent (Somerset), de Stampford, de
Saint-Pierre de Northampton[74].

[Note 74: Voir quelques anciens dessins du monastère de
Sherbone, en Angleterre, dans les _Spécimens de sculptures
anciennes_, de Carter.]

Les accoudoirs et les miséricordes de la cathédrale d'Ulm, dont
les figures furent sculptées de 1469 à 1474 par Georges Surlin
(ou Syrlin), présentent une ornementation de végétaux, d'animaux
et d'êtres plus ou moins humains. De beaux ceps de vigne et des
tiges de houblon se marient avec des tournesols et des chardons
en fleur. A travers cette végétation luxuriante on voit ramper
des dragons, courir des chiens, bondir des lions, grimper des
écureuils et des singes, percher des coqs et des hiboux, voler des
griffons, planer des aigles. Des escargots se traînent sur des
feuilles de chou; des faces humaines font la grimace ou tirent la
langue. Au milieu de tout ce monde, naturel ou fantastique, une
femme échevelée lève ses jupons, un petit homme grotesque commet
une saleté; «mais, dit M. Didron, les indécences et les grimaces
sont en général plus rares que dans nos stalles de France[75].»

[Note 75: _Annales archéol._, t. IX.]

Il est d'autres stalles plus caractéristiques. Alors qu'éclate
la Réforme, l'Église sent le danger de pareilles doctrines
et, voulant lutter avec la violence de ses adversaires, elle
représente sur une stalle de Saint-Sernin de Toulouse le plus
grossier des animaux avec le nom du père de la secte calviniste.



CHAPITRE XVI

LA CATHÉDRALE AU MOYEN AGE


I

[Illustration]

Il peut paraître d'un double emploi de revenir une fois de plus
sur les cathédrales, après les avoir étudiées dans leur ensemble
et leurs détails.

La pierre n'a pas assez clairement parlé: elle balbutie et ne
tient pas le langage précis que je souhaite. J'ai soif pour mes
lecteurs comme pour moi d'affirmations et non de demi-aveux, de
faits positifs et moins confus. A chaque page de cet ouvrage et
à mesure que j'arrivais à la conclusion, je voyais poindre de
faibles lueurs, mais pas encore la lumière éclatante.

Sans fatiguer plus longtemps les lecteurs de mes inquiétudes, je
note la pensée sociale qui décida de l'érection des cathédrales;
et sans donner ce système comme absolu pour toute la France, on
peut regarder les cathédrales du Nord, au moyen âge, avec une
piété particulière, comme le souvenir le plus vivace élevé par
nos ancêtres. C'est le temple consacré à Dieu, c'est surtout la
maison commune de nos pères, l'endroit où furent consacrés leurs
droits civils, le tribunal épiscopal déjà plus équitable que la
juridiction seigneuriale.

«A la fin du douzième siècle, l'érection d'une cathédrale, dit
M. Viollet-le-Duc, était une protestation éclatante contre la
féodalité.»

La cathédrale semble en effet le signe visible et réel de
l'affranchissement des communes. Partout où les tours d'un
monument portent de grandes ombres, c'est que la commune a secoué
le joug féodal. La cathédrale, à cette époque, fut l'endroit où le
peuple croyait défendre son âme contre les entreprises du démon,
où il était plus certain de protéger son corps et ses biens contre
les exigences féodales, monastiques et séculières.

On voit quelques monuments consacrés au culte, surmontés de
tours crénelées qu'élevaient, dans de certaines circonstances,
les citoyens pour se défendre contre les seigneurs. Forteresse
religieuse contre forteresse civile, pourrait-on ajouter, si on
n'avait pas abusé de semblables affirmations.

Ce fut à cette époque que saint Louis, montant sur le trône,
trouva de fidèles alliés dans le clergé qui acceptait le principe
de l'autorité monarchique pour contre-balancer les priviléges
exorbitants des seigneurs féodaux et des abbés des grands
monastères: en toutes choses, ceux-ci réclamaient la part du lion.

L'érection des grandes cathédrales entre 1180 et 1240 fut donc,
ajoute M. Viollet-le-Duc, «l'expression d'un désir national
irrésistible[76].»

[Note 76: Il faudrait citer tout entier l'important chapitre
_Cathédrale_ du _Dictionnaire d'architecture_.]

Entre le douzième et le treizième siècle, le peuple trouva un
enseignement religieux et littéraire dans les cloîtres des
cathédrales, qui unissaient l'enseignement à la défense, la
défense au droit d'asile. De grandes pièces nues, carrées et sans
ornements, s'ouvraient sur les galeries à jour qui bordaient
le premier étage des nefs de certaines églises; là le peuple
emmagasinait des fourrages; les pèlerins et les voyageurs y
trouvaient asile. Le monument comportait l'hommage à Dieu, le
lieu pour abriter sa tête, l'endroit qui sert aux réjouissances;
sous les voûtes sacrées le peuple priait, se reposait et se
divertissait.

«Les cathédrales n'étaient pas seulement destinées au culte,
dit encore M. Viollet-le-Duc; on y tenait des assemblées, on y
discutait, on y vendait, et les divertissements profanes n'étaient
pas exclus.»

Si le peuple fit acte de piété en prêtant ses bras aux architectes
laïques qui élevaient ces grandioses monuments, on peut dire
qu'en même temps il songea à ses propres besoins; aussi il est
illogique le système actuel de restauration qui consiste à dégager
la cathédrale des ruelles et des petites maisons des alentours. On
comprend mieux en voyant ces humbles constructions quel effort fit
le peuple pour donner naissance à une architecture grandiose; on
sent quelle reconnaissance enflammait ces cœurs, qui faisait qu'à
l'heure dite naissaient du sein de petites gens de grands artistes
pour élever ces colosses de pierre.


II

Plus d'une fois j'ai regardé les cathédrales, cherchant le secret
de leur déroutante ornementation, et chaque motif que j'en
détachais pour éclairer mon texte semblait détaché d'une langue
inconnue.

Que penser d'une étrange sculpture, cachée dans l'ombre d'un
pilier de la cathédrale souterraine de Bourges? Peut-il se trouver
une imagination assez paradoxale pour déterminer la relation d'une
si énorme facétie avec le lieu où elle s'étale?

Je craindrais d'affirmer que ce sujet soit unique: il est rare
en tous cas et prête à penser, car quel est l'être grave qui,
s'arrêtant devant cette singulière ornementation d'une église, ne
réfléchira plutôt qu'il ne sourira?

Sans m'inquiéter des modifications produites par un fait isolé,
qui plus tard pourra être éclairci par la vue d'autres sculptures
du même ordre, je classerai le cul-de-lampe dans la famille des
Caprices individuels, d'accord avec un critique, qui me soumettait
l'explication la plus simple, c'est-à-dire une sorte de rébus
provoqué logiquement par l'emploi architectural de cette sculpture.

La question de Caprice et de Fantaisie, de Satire et de Caricature
a préoccupé d'ailleurs dans ces derniers temps les esprits
chercheurs, et un archéologue vendômois, M. de Salies, répondait
à plus d'une question en se la posant à lui-même dans un Mémoire
intéressant: _La représentation satirique a-t-elle existé dans les
monuments du moyen âge[77]?_

[Note 77: _Bulletin de la Société archéologique du Vendômois._
Vendôme, 1869, in-8 de 29 pages.]

[Illustration: Sculpture de la cathédrale souterraine de Bourges,
d'après un dessin communiqué par M. Bailly, architecte chargé de
la restauration du monument.]

Un numismate, M. L. Cartier, dans un discours prononcé en
1847 au Congrès scientifique de France, se demandait également
si, à mesure que le symbolisme écrit se développa, les artistes
le réalisèrent, si du langage et de l'écriture les images
passèrent dans l'art. M. de Salies reprend un à un les textes
des hagiographes, les discute en les confrontant avec les
monuments, et fait remarquer avec raison que le symbolisme qui
existait à l'état de doctrine n'eut qu'une faible part dans les
représentations peintes et sculptées au moyen âge.

Il tient ces images satiriques comme but de moralisation admis par
l'Église, comme un musée profane et sacré où les vertus et les
vices étaient sculptés en pleine lumière.

«Qu'on ne s'étonne donc plus, dit M. de Salies, de voir le
temple chrétien accueillir les représentations satiriques et ces
grandes masses de peuple qui se portaient sous ses voûtes. En
toute occasion, il fallait parler aux gens; il fallait, par la
sculpture, la fresque et le vitrail, flétrir ce qu'il y avait
d'exorbitant dans tel ou tel acte saillant de l'époque ou de la
localité, bafouer, stigmatiser tel ou tel personnage fâcheusement
connu. C'était la corrélation de ce qui se pratiquait dans un
autre ordre d'idées, lorsqu'on retraçait la figure des saints, des
bienfaiteurs de l'église ou de ses défenseurs.»

Quand les archives auront été fouillées plus profondément, que
la province aura publié un certain nombre de monographies, on
déterminera plus nettement la signification des figures satiriques
des églises, des monastères, des couvents qui se faisaient cette
guerre d'épigrammes.

Le clergé séculier était, au treizième siècle, en lutte ouverte
avec les grands monastères, qui jusque-là avaient concentré toute
la puissance ecclésiastique.

«Les couvents, dit M. de Salies, qui sentaient passer dans les
mains de l'épiscopat le pouvoir qu'ils lui avaient si longtemps
disputé, représentèrent jusque sur les vitraux des églises des
évêques emportés par le diable. Dans les églises séculières, on
leur répond en peignant ou sculptant des renards vêtus en moines
et prêchant des poules. On va plus loin: on représente des scènes
lubriques, dans lesquelles moine joue le rôle principal.»

Pour citer un exemple, Adam Châtelain, évêque du Mans, fait
défense à Pierre de Châtillon, titulaire de l'abbaye de
Gué-de-Launay, «de hanter ainsi que ses religieux, les cabarets,
brelans et autres lieux publics, à peine d'excommunication.»
Peut-être trouverait-on trace sur une église de Normandie, de
la représentation de Pierre de Châtillon et de ses compagnons,
les moines francs-buveurs, qui attiraient sur leur conduite les
foudres de l'évêque du Mans.



CHAPITRE XVII

DÉROUTE DU SYMBOLISME


[Illustration]

Le premier chapitre de cet ouvrage énonçait la vanité du
symbolisme. Il est utile qu'un des derniers soit consacré à sa
défaite. J'ai donné avec des preuves gravées les inductions et les
déductions si particulièrement ingénieuses des symbolisateurs;
il faut leur porter les derniers coups, montrer quelles fumées
remplissent leur imagination, et s'appuyer sur le terrain de la
réalité, le seul qui ne fonce pas sous les pieds.

Les défenseurs du symbolisme chrétien se trouvant parfois en face
de figures satiriques ou obscènes dont le sens est trop clair,
avouent alors qu'il y a «_aberration_ de la symbolique»; mais
d'habitude ils se piquent de ne jamais être pris sans explication,
et rappellent un certain Gobineau de Montluisant, gentilhomme
chartrain, qui avait appliqué aux sculptures de la façade de
Notre-Dame un système, suivant lui, fort ingénieux.

Ces sculptures étaient, disait-il, un hommage rendu à la science
hermétique du moyen âge.

Le triomphe de saint Marcel écrasant le dragon, bas-relief du
portail de droite, témoignait de la découverte de la pierre
philosophale. La gueule et la queue du dragon représentaient le
fixe et le volatil. Le Père éternel, étendant les mains vers
deux anges, c'était le Créateur tirant du néant le souffle
incombustible et le mercure de vie.

Voilà ce qu'avait trouvé Gobineau de Montluisant, à lui seul.

L'étymologie moderne, qui a fait irruption dans la langue
hébraïque, donne quelquefois des résultats semblables à ceux
obtenus par Gobineau de Montluisant. Je prendrai pour exemple
le mot _magot_; quoiqu'il ne soit pas employé habituellement en
archéologie, les révérends Pères Cahier et Martin s'en servent
pour désigner les figures grimaçantes qui se voient au haut des
églises.

«Magot vient de _magog_, disent-ils; c'est le _gog_ et le
_magog_ de l'Écriture sainte, mots mystérieux qui désignent les
auxiliaires de Satan contre Jésus-Christ. Ce mot _magog_ est
hébraïque...

«Les commentateurs de l'Écriture au moyen âge ont souvent observé
que, décomposé dans sa signification hébraïque, _magog_ signifie
_du toit_.

«Cette décomposition grammaticale se prêtait aux idées des
architectes chrétiens sur l'exacte traduction en langage
architectural du double sens moral et matériel que renferme le mot
_église_ pour les peuples catholiques.

[Illustration: Gargouille de l'abbaye de Saint-Denis (XIIIe
siècle).]

«Rapprochée d'un texte où saint Paul parle du démon sous le nom de
_prince de l'air_, cette expression hébraïque de _magog_ conduisit
à peupler de monstres fantastiques les chéneaux et la galerie
aérienne des églises. Là, ces magots, grimaçant du haut des toits
ou des clochetons, figurèrent les légions de l'ennemi du salut qui
planent sur la tête du fidèle pour l'écarter du droit chemin, et
contre lesquelles il n'est de vrai refuge ou de remède que dans
l'Église[78].»

[Note 78: _Mélanges d'archéologie, d'histoire et de
littérature_, par Ch. Cahier et A. Martin. In-4º, t. Ier.]

Le malheur est que cette science étymologique tombe devant une
observation faite par M. de Salies, qui a remarqué à l'église de
la Couture, au Mans, des corniches _intérieures_ garnies d'un bout
à l'autre de semblables magots. (Il en est de même, d'ailleurs,
dans un certain nombre d'autres monuments, où le magot fait
d'aussi singulières grimaces sur les piliers, dans les nefs ou les
chœurs des églises, qu'à l'extérieur.)

Un _magot_ sculpté à l'intérieur d'un monument ne signifierait
donc plus _du toit_; _magot_ ne dériverait plus de _magog_.
Accroc, d'un côté, à la manie hébraïsante de notre temps. Accroc,
de l'autre, au système du symbolisme néo-catholique.

La comparaison des monuments de diverse nature, la simplicité, le
terre-à-terre, si on veut, à la place d'imaginations compliquées,
l'ingénuité plutôt que l'ingéniosité des artistes du moyen âge
et de la Renaissance, m'empêchent de me rallier à la savante
interprétation proposée par les Pères Cahier et Martin.

Le magot-_gog_ me semble se rattacher au symbolisme quand même
de Gobineau de Montluisant; le magot-_magog_ fait pendant au
limaçon-_Christ_ de M. de Bastard.

Nous avons trop vécu, depuis une cinquantaine d'années, sous
l'influence des lourdes et épaisses imaginations de Creutzer.
Combien de travaux archéologiques sont-ils aujourd'hui déjà
démodés par l'abus de troublantes interprétations? Combien
d'importants ensembles négligés pour d'inutiles détails? Le besoin
d'expliquer, l'avidité de découvertes quelconques, la vanité
scientifique jointe à des tendances mystiques, ont favorisé le
développement d'un symbolisme à outrance toujours aux aguets, en
quête d'interprétations à tout prix.

Notre époque a soif de faits rationnels plus que de phrases.
S'entêter dans le symbolisme, c'est se refuser à voir, comme ces
figures de cathédrales qui se bouchent les yeux, semblant craindre
la réalité, la lumière.

[Illustration: Modillon du XIIe siècle.]



CHAPITRE XVIII

LES FOUS


[Illustration]

Le voyageur qui débarque à Rotterdam se trouve face à face d'une
statue de savant, qui, les yeux baissés sur un livre, semble
n'être distrait ni par le bruit ni par le mouvement du port. La
science a ridé le visage de l'homme; sous sa longue houppelande on
sent flotter un corps amaigri par l'étude; mais l'expression du
visage est celle d'un ami de l'humanité.

Le vieux savant est Érasme de Rotterdam, à qui ses compatriotes,
les marchands de poissons salés, ont élevé une statue.

Sur les lèvres de l'érudit, bien des sourires désenchanteurs
souvent se sont fixés; mais cette ombre de raillerie est dissipée
par la sérieuse concentration avec laquelle l'homme a étudié
les hommes. On sent des yeux bienveillants sous ces paupières
abaissées. Les mains sont d'une finesse féminine. Un corps délicat
était l'enveloppe de ce penseur, qu'on voudrait compter parmi ses
ancêtres.

Il existe encore un autre portrait du vieil Érasme; il est
représenté travaillant. Érasme travaillait sans cesse. Mais, à
côté du volume au fond duquel l'érudit poursuit la science, le
graveur a placé un joli bouquet de fleurs dans une fiole de verre.
C'est la nature faisant antithèse à la science, la vie en face de
la lettre morte.

Érasme, au milieu de ses recherches, songea toujours à la vie.
L'amour de l'humanité gît au fond de ses écrits et c'est ce qui a
conservé, en même temps que sa mémoire, celle de l'_Éloge de la
Folie_, sans cesse réimprimé.

Le savant vécut à l'époque agitée où Luther remplissait l'Europe
du bruit de ses réformes. Tous deux correspondaient ensemble; tous
deux avaient certaines parités de vues sans employer les mêmes
moyens. Je pense à Mirabeau en évoquant la figure de Luther: dans
cette révolution religieuse, Bailly eût été Érasme. Le Hollandais
avait en partage la douceur, l'Allemand la violence. Celui-ci
renversait les vieilles portes du temple; celui-là eût désiré
qu'on mît de l'huile aux gonds. La grosse injure était le ton du
moine; un scepticisme épicurien faisait le fonds de l'érudit;
aussi tous deux ne s'entendaient-ils qu'à demi, l'un se gendarmant
contre l'indécision et le manque d'action, l'autre effrayé des
éclats de paroles qui, comme des trompettes, sonnaient à ses
oreilles délicates l'ordre de la révolte.

Et cependant la délicatesse a triomphé, tant les hommes ont besoin
d'être ménagés. Les énormités allemandes contre la cour de Rome
sont difficiles à faire passer sous les yeux d'aujourd'hui; on
peut mettre dans presque toutes les mains l'_Éloge de la Folie_.
Si la gent monacale n'est pas épargnée dans cette œuvre satirique,
c'est avec modération qu'Érasme a exprimé son idée tout entière.

Ce qui fit surtout la fortune du livre vint de l'heure à laquelle
le savant lança une idée qui ne lui appartenait pas en propre;
mais tel est le rôle des hommes de génie: de répondre juste aux
besoins du moment, d'employer des matériaux qui n'attendaient
qu'un habile architecte pour les dégrossir et d'élever un monument
là où il n'y avait que constructions grossières.

Avant d'entrer dans plus de détails touchant l'œuvre d'Érasme, il
est utile de montrer les Petites-Maisons à l'intérieur desquelles
le satirique était allé chercher ses Fous.

Dans les ténèbres de ce temps, qu'on appelle volontiers moyen âge
pour échapper à une chronologie plus précise, les êtres simples
d'esprit qu'on croyait penser à des choses surnaturelles, les
visionnaires qui mêlaient des prédictions bizarres à un chaos de
paroles sans liaison, les mélancoliques renfermés en eux-mêmes,
les cerveaux diffus et mal équilibrés ne furent pas traités
avec indifférence par le peuple, simple d'esprit lui-même.
C'étaient des inspirés, croyait-on. Ils semblaient hantés par
l'Esprit divin. On les respectait. Quelque chose s'agitait en
eux, qui devait sortir un jour et donner naissance à d'importants
pronostics.

Il en était d'autres riant de tout, sans fiel et sans malice,
dont les coins de bouche se relevaient vers des yeux ahuris. Ils
restaient enfants; le peuple, qui a les caprices de l'enfance,
gâta ces Fous rieurs et ne réclama d'eux aucun travail. Un mot
plaisant ou railleur, qui se mêlait par hasard à leur bavardage
habituel, faisait croire qu'il étaient des disciples d'Héraclite,
riant sans cesse des tourmentes des humains.

Ceux-là particulièrement furent recherchés à cause de leur
insouciance et de leur bonne humeur. On les présentait aux princes
à leur passage dans les villes; leur langue qui ne s'arrêtait
pas, le peu de respect qu'ils avaient pour les grands, étonnaient
ceux dont les insignes commandaient le respect. Accoutumés
aux adulations et aux servilités, des empereurs eux-mêmes
rencontraient, chose bizarre, un être qui ne fléchissait pas le
genou, ne se courbait pas et ne voyait sous la pourpre qu'un homme
semblable aux autres. Les riches et les puissants ont toujours été
frappés par cette indépendance d'allures.

Le premier prince qui s'attacha un de ces «Fols», on l'ignore. Il
est certain que son caprice trouva des imitateurs. Ce qui avait
été hasard devint règle. Il y eut une charge créée de plus dans le
palais; cette charge, qui en valait bien d'autres regardées comme
graves, fut dévolue à un être qui, naturellement plaisant, n'eut
pas de peine à puiser dans sa libre indépendance les railleries
et les sarcasmes qu'excitent les actes de tout courtisan. Telle
était la volonté du maître. L'emploi consistait à souffler sur
les vices de chacun: la vie des cours y prête. Avarice, Luxure,
Ambition, Perfidies, Trahisons de toute nature furent mandées à la
barre de ce singulier juge en habits bariolés, dont la sonnette
était cousue au coqueluchon. Car un costume particulier désigna
la qualité de celui qui, tout le jour, était appelé à rendre
des arrêts «salés». Le nouveau dignitaire n'était plus un fou,
c'était le «Fol», celui qui devait pêcher dans les consciences des
courtisans et étaler son butin devant les rois; mais, comme il
eût risqué de ne ramener le plus souvent dans ses filets qu'une
boue nauséabonde, il eut soin de la nettoyer, d'en extraire les
parties trop bilieuses qui forment le tempérament des ambitieux;
ces laideurs, il les recouvrit du sel de l'ironie, afin d'amener
un sourire sur les lèvres de son maître. Quelque désagréables que
fussent aux courtisans les sarcasmes d'un homme dont la langue
ne respectait rien, ils déridèrent souvent la pourpre, et le Fou
devint une puissance. Dès lors, partout il exerça sa verve.

Je ne vois guère qu'un monument qui prouve la défaite de la Folie.

On a découvert à Bourges, dans un des coins de l'hôtel de Jacques
Cœur, une sculpture historique intéressante, qu'elle soit un
symbole ou une satire. Sur un cul-de-lampe, qui supporte la
retombée d'une des nervures de la salle que l'on croit avoir
été le trésor de l'argentier, une femme en habit de reine, la
couronne sur la tête, étendue d'une façon provocante sur le gazon,
fait signe à un seigneur en habit de cour de venir la trouver;
mais l'homme, y mettant plus de retenue, montre dans l'eau d'une
fontaine une ombre reflétée que le mauvais état de cette partie
replâtrée du bas-relief a fait prendre à quelques archéologues
pour la figure du roi.

Un Fou avec sa marotte apparaît au second plan du bas-relief, plus
grave et méditatif que de coutume.

On sait de quelle hauteur tomba Jacques Cœur; la perte de sa
charge, sa fortune dilapidée, son emprisonnement, sa mort, ont
semblé prouver à quelques-uns que, parmi les crimes que lui
reprochait le roi, celui-là n'était pas le moindre que de l'avoir
trompé avec Agnès Sorel. La légende, qui se plaît au romanesque,
ajoute qu'en raison de ce détail, le bas-relief fut sculpté à
dessein dans un endroit mystérieux de l'hôtel, comme une preuve de
la chasteté de Jacques Cœur, alors que les courtisans répandaient
des calomnies sur le compte de l'argentier.

Agnès Sorel aurait fait des avances au riche argentier: Jacques
Cœur répondit en évoquant le souvenir du roi qui les séparait.
Sans doute l'aventure était tentante; mais, pour la première fois,
la Folie fut vaincue.

J'opine à croire avec MM. Leber, de Beaurepaire, Paulin Paris,
Hiver[79], que le cul-de-lampe représente une scène d'un des
fabliaux, si répandus au quinzième siècle, qui ne se rapportent
en rien à Jacques Cœur; il faut, toutefois, tenir compte des
mœurs de la favorite, de la figure du roi et des costumes des
personnages, qui apportent une certaine vraisemblance à la légende
adoptée primitivement par les archéologues et les savants[80].

[Note 79: _Le bas-relief de la chambre du trésor de Jacques
Cœur, à Bourges._ In-8 de 12 p. S. D.]

[Note 80: Le seigneur, en surtout bordé de menu-vair, la
dague au côté, porte le costume que les portraits authentiques
de Jacques Cœur nous font connaître. (Voir Hazé, _Monuments du
Berry_; Viollet-le-Duc, _Dictionnaire d'architecture_.)]

[Illustration: Sculpture intérieure de la maison de Jacques Cœur,
à Bourges.]

Des dénouements si chastes ne semblent guère le partage de
la Folie. Elle est moins réservée, se plaisant davantage au
scandale. La cour en fournissait à foison. Aussi, pas de fêtes, de
cérémonies sans la présence du Fou. Il était attaché au palais; on
le vit bientôt pénétrer dans les églises.

Le Fou joua son rôle dans les cérémonies bizarres de l'Ane, des
Sots, des Innocents, de la Basoche, de la mère Folle. En pleine
église, le Fou introduisit son habit de masque, ses grelots et
sa vessie pleine de pois secs; il osa même croiser sa marotte
avec le bâton pastoral et devenir l'un des principaux acteurs des
fêtes étranges, que la cour de Rome, les conciles et les rois
autorisaient à de certaines époques et qu'ils défendirent ensuite,
effrayés des suites des profanations et des travestissements de
ces danses jadis sacrées.

Mais les poëtes, les érudits, les esprits libres tenaient pour
ces divertissements populaires qui prêtaient à la raillerie.
Clément Marot, sans y mettre plus de malice, a dépeint en quelques
vers le travestissement consacré de ces fêtes, et s'il rit des
moines, c'est plutôt au point de vue du déguisement qu'il peint le
principal acteur:

    Attachez-moi une sonnette
    Sur le front d'un moine crotté,
    Un oreille à chacun côté
    Du capuchon de sa caboche,
    Voilà un sot de la Basoche.

En lisant tant d'éloquents morceaux dirigés à ce propos par les
historiens contre l'Église qui permettaient ces mascarades dans
son sein, je me demande ce que pense un ambassadeur Japonais qui
assiste pendant le carnaval à la promenade du Bœuf gras. Si,
détaillant un à un les costumes divers des gens qui se tiennent
sur le char, il prétend en tirer une conclusion, je crains que le
Japonais ne s'égare dans un dédale de commentaires baroques.

Il en est de même de bien des usages de ces époques confuses à la
suite desquelles la Renaissance essaya en vain de se débarrasser
des traditions des siècles précédents.

Que cette vessie de porc dans laquelle s'agitaient des pois fût,
comme on l'a dit, l'emblème d'une tête folle, d'un caquetage
bruyant, d'un esprit évaporé et vide de sens, je le veux bien;
mais de là à faire de l'arme du Fou une machine de guerre contre
la religion, j'y souscris difficilement.

On opposera les canons de l'Église, les ordonnances royales
au sujet des fêtes dans lesquelles le Fou jouait le rôle
d'archidiacre. De telles mascarades dans les églises avaient pu
paraître naturelles pendant la période de grossièreté de mœurs du
moyen âge; la Renaissance apporta certaines délicatesses, et ces
travestissements sous les voûtes sacrées parurent d'autant plus
dangereux que la pensée en éveil cherchait les fissures du pouvoir
religieux.

Chaque époque qui arrive, bénéficiant des enseignements du passé,
juge dangereuse plus d'une chose qui semblait innocente. Au
moyen âge, les esprits, garrotés par la confusion du passé, sont
simples, naïfs et sans moyens de traduire leurs rancunes: on ne
pressent pas la Réforme, on laisse au peuple plus de liberté dans
ses plaisirs: mais quand Luther lancera ses bulles contre la
papauté, le catholicisme effrayé se tiendra sur ses gardes.

Le Fou, chassé des églises, fut mêlé dès lors à d'autres questions
religieuses plus palpitantes. Les protestants, s'emparant de ce
type, le burinèrent sur des médailles pour la plus grande injure
des catholiques. Ils sont communs, les monuments de bronze sur
lesquels se voit une tête de cardinal accolée à celle d'un Fou,
avec la légende: _Stulti aliquandi sapientes_.

[Illustration: Médaille satirique contre la cour de Rome.]

Il est vrai que les catholiques s'emparèrent du symbole pour en
accabler le protestantisme. On s'appelait _fou_ dans les deux
camps; ce que voyant, des sceptiques, qui ne reconnaissaient ni le
pape ni Calvin, burinèrent des médailles pour se railler des deux
adversaires. Murner, le poëte du _Narrenbeschwerung_ (conspiration
des Fous), publia un pamphlet contre Luther: _Du grand fou
luthérien, comment le docteur Murner l'a exorcisé_[81]; en tête
de l'ouvrage un frontispice représente Murner en moine franciscain
serrant à l'aide d'une corde le cou de Luther pour en faire sortir
une quantité de petits fous.

[Note 81: _Von dem grossen Luterisschen narren, wie in doctor
Murner beschworen hat._]

L'injure ne semble pas aujourd'hui bien énorme. Elle suffisait
alors à qualifier les cruautés les plus grandes. On sait quelle
exécration causa dans les Pays-Bas le duc d'Albe. Théodore de
Bry, le graveur, a cru venger ses compatriotes en représentant le
terrible lieutenant-général de Philippe II avec cette légende: _Le
capitaine des Folies_.

C'est là une caricature innocente[82]. Il en est de même des
sculptures, des manuscrits, des gravures. Le Fou se loge partout
du treizième au seizième siècle, sur les façades des palais, au
fronton des cathédrales, sur les stalles des églises, sur les
frontispices des livres, grimaçant, agitant sa marotte et frappant
sans cesse chacun de sa vessie. Du haut des monuments chrétiens,
caché dans une gargouille, le Fou pisse sur les passants; à la
porte du temple, il tire la langue aux fidèles; dans le chœur des
basiliques, il éclate de rire au nez des chanoines, et la grande
dame qui ouvre son livre d'heures, où il est représenté sur les
marges, est troublée dans ses prières. A Amboise, à Blois, il
conte ses divagations sur les façades des palais; on le retrouve
accroché aux façades des maisons d'Orléans, de Tours, de Beauvais,
où il fait la nique aux passants (voir fig. p. 270). Souvent dans
l'ombre grimace le bout d'une poutre qui remplit l'esprit de
visions fantastiques: un ouvrier a terminé son œuvre en sculptant
une figure de Fou.

[Note 82: Voir Rigollot et Leber, _Histoire numismatique des
fols de la Picardie_.]

Il ne faut pas oublier dans cette iconographie les combats de
la Folie avec la Mort. Les dernières danses macabres montrent
la Mort entraînant le Fou avec sa marotte; d'anciennes gravures
représentent le Fou qui frappe le crâne de la Mort de sa
sempiternelle vessie[83].

[Note 83: Voir Holbein, pl. LXI, Langlois, Douce.]

La Folie devait triompher de sa redoutable ennemie. Le seizième
siècle ayant policé les mœurs, la Mort parut brutale et son image
lugubre. Le branle macabre avait fait son temps.

La Mort morte, ce fut la Folie qui lui succéda. C'était une rieuse
gaie, la plaisanterie aux lèvres, corrigeant ses leçons par une
constante bonne humeur. L'Europe accepta facilement son empire.

Le premier qui chanta la marotte fut un Strasbourgeois, Sébastien
Brandt, érudit et moraliste. En 1494, il imprimait à Bâle un vaste
poëme qui ne contient pas moins de cent quinze divisions et
qui porte pour titre _Narrenschiff_, c'est-à-dire l'_Esquif des
Fous_[84]. L'humour au quinzième siècle n'est pas toujours légère.
Aussi bien Brandt ne plaisante pas, quoiqu'une idée satirique
découle de son sujet. Le vice, suivant lui, n'est pas haïssable à
raison de l'affliction qu'il cause à la divinité, mais parce qu'il
est contraire à la raison humaine. _Le vice est ridicule._ Brandt
veut corriger l'homme en réveillant dans son cœur le sentiment de
la dignité plutôt que le remords de sa conscience.

[Note 84: _La Nef des Fous_ fut depuis le titre le plus
universellement admis par les traducteurs et commentateurs.]

[Illustration: Fac-simile d'une figure en bois des _Menus-Propos
de Mère Sotte_, de Pierre Gringoire (1505).]

«Jamais, dit le moraliste, un sage n'a demandé à être riche sur
terre, mais à se connaître lui-même.»

Brandt n'est point un réformateur religieux; s'il pressent
l'orage luthérien, il le craint. Il a cependant ceci de commun
avec les libres penseurs qu'il se gendarme contre les abus de
la scolastique et du mysticisme. C'est un satirique malgré lui,
qu'il parle de l'astrologie, de la chiromancie, de l'alchimie, des
superstitions et même des dangers nouveaux créés par l'imprimerie.

«Plus les livres augmentent, dit Brandt, et moins on a égard aux
bonnes doctrines.»

Il recommande «de prêter l'oreille à la conscience et non au
sifflet des Fous.»

«Les paysans autrefois, dit Brandt, étaient heureux sous le
chaume; maintenant ils s'adonnent à la boisson, s'endettent, ne
s'habillent plus de bure, mais d'habits de lin d'un grand prix.
Le bourgeois prétend être l'égal du chevalier; le comte veut
être prince, le prince aspire à une couronne. Plus d'un brave
homme se ruine, s'adonne à la juiverie, ou met sa fiance dans une
succession.»

Brandt critique encore l'âpreté du gain, la vénalité de la
justice, et, dans cette langue bâtarde qui a causé la ruine de
l'ouvrage[85], on trouve de nombreux proverbes propres à frapper
les esprits: «La pauvreté, dit le moraliste, est un don de Dieu.
Celui qui est nu peut nager au loin. N'a rien à perdre qui n'a
rien.» Mais Brandt a des aspirations plus élevées: «La mort est un
admirable niveleur, un juge incorruptible qui n'a jamais obéi à
personne... Insensés que nous sommes de construire des pyramides,
des mausolées. Toute terre est bénie de Dieu, et bien couché est
celui qui est mort en paix. Les astres, qui reluisent au haut du
ciel dans le plus beau luminaire, éclairent une immense voûte
funèbre. Dieu sait retrouver en leur place les ossements et les
rendre à leur corps. Celui qui meurt en Dieu a le plus sublime
monument.»

[Note 85: La pièce est écrite en dialecte particulier
de Strasbourg, mélangé de suisse. «En lisant les vers du
_Narrenschiff_, dit M. Spach, qui a commenté le poëme, on croirait
souvent entendre l'inculte langage d'un paysan du Sundgau ou du
Kochersberg.»]

M. Gervinus a comparé Brandt à Molière: c'est le placer bien haut:
le plus souvent le poëte, par la gravité de ses admonestations,
ressemble à un prédicant; on en trouve la preuve dans les
commentaires que tira de la _Nef des Fous_ le prédicateur Geiler
de Keyserberg pour en faire la base de ses sermons, apportant plus
de caprices que le moraliste dans la peinture des ridicules et des
vices de son temps.

Avec Brandt, Geiler de Keysersberg se moque en chaire «des
docteurs qui n'entendent pas trois mots de latin, mais se coiffent
de leurs toques de velours et vantent leurs livres sans en
connaître le contenu.» Ce sont des gens dignes de prendre passage
sur le vaisseau des Fous: mais le prédicateur s'élève à des
enseignements d'un ordre moins futile.

Le signe de la sagesse, suivant lui, c'est de peu parler et
même de se taire. «Il ne faut point ressembler à la poule qui,
lorsqu'elle pond un œuf, l'annonce à toute la basse-cour.

«Les eaux profondes coulent avec lenteur; les torrents font
beaucoup de bruit. Les petits marchands ambulants crient leurs
marchandises dans la rue; les riches négociants trafiquent en
silence.

«Un homme qui ne sait se taire ressemble à une ville sans murs et
sans porte; on y entre de jour et de nuit.»

Le prédicateur exerce également sa verve contre les femmes:
«Il y a quatre choses, dit Geiler, que l'on ne peut suivre et
reconnaître: l'aigle dans les airs, le serpent sur les rochers, le
vaisseau au milieu de la mer, le chemin de la femme qui cherche
aventure.»

[Illustration: D'après une gravure du _Narrenschiff_.]

Il serait réellement agréable d'écouter des sermons si une
telle humeur en faisait aujourd'hui le fond. Bien différent des
prédicateurs toujours prêts à tonner contre la littérature de
leur temps, Geiler de Keyserberg prêtait l'appui de sa parole
et de sa verve au poëme de Brandt, qui d'ailleurs se répandait
par toute l'Europe, traduit en latin, en français, en anglais,
en néerlandais. Le _Narrenschiff_ avait, suivant le chemin qu'il
prenait, des fortunes diverses. On le contrefaisait, on l'imitait,
on le copiait, on l'affadissait; toutefois, on oubliait de le
brûler. Il avait en outre les honneurs de l'illustration, et les
gravures sont bien d'accord avec le texte gothique du poëme.

[Illustration: D'après un livre d'Heures du XVIe siècle.]



CHAPITRE XIX

ÉRASME ET L'ÉLOGE DE LA FOLIE


[Illustration]

Vingt-cinq ans plus tard, un autre érudit, Érasme, reprit l'idée
pour la transformer. Le _Navire des Fous_ du vieux Brandt était
trop chargé, Érasme l'allégea considérablement. Le sujet était le
même; pourtant le Hollandais échappa aux reproches de plagiat que
les érudits se jettent volontiers à la tête.

Brandt, quoique ayant publié diverses éditions classiques,
était plutôt jurisconsulte de profession; il avait même rempli
des fonctions politiques en Allemagne. La vie d'Érasme au
contraire fut vouée tout entière au service des belles-lettres,
et, s'il scrutait le sens d'in-folios dont le format ferait
fuir aujourd'hui un _chroniqueur_ bien appris, c'était plus
particulièrement les secrets de la langue d'Aristophane et de
Lucien qu'il demandait aux anciens textes. Ces sortes d'études,
qui marquent d'un sillon austère les traits des véritables
penseurs, allégent l'esprit si elles alourdissent le corps. La
parole de l'homme peut être lourde et embarrassée, sa plume est
fine et légère. Le vieil Érasme, penché sur son pupitre, les yeux
plongeant entre les lignes des textes antiques, paraît sans doute
aux curieux qui visitent les musées un savant grave et dogmatique;
l'_Éloge de la Folie_ lui donne droit d'entrer dans le panthéon
des humoristes où bientôt trônera Rabelais.

Ce fut en latin qu'Érasme cacha ses railleries contre l'humanité
dont la folie est le partage. «L'homme, disait la Folie (c'est
elle qui prend la parole tout le long du livre) n'est pas plus
misérable pour être fou que le cheval pour n'être grammairien.»
Dans la société, tous les hommes sont conduits par la Folie; ce
que la Rochefoucault plus tard rapportera à l'intérêt, Érasme
l'attribue à des grelots sonnant sans cesse aux oreilles, qui
empêchent l'humanité d'entendre et de penser sainement.

La piquante humeur d'Érasme fit la fortune du livre. Le savant,
dont la vie laborieuse avait chassé les passions et les vices,
jugeait ses contemporains sans fiel ni colère: «Le singe sur la
pourpre n'est jamais qu'un singe, et la femme est toujours femme,
c'est-à-dire une folle.»

[Illustration: La Folie, d'après Holbein.]

Toutefois du badinage de l'érudit se détachent quelques traits
fortement accentués comme dans cette esquisse de vieillards:

«Plus ils sont près de la mort, moins ils sont ennuyés de vivre.
Remerciez-moi, dit la Folie, si vous voyez encore tant de vieux
patriarches qui ont à peine figure d'hommes, qui bégayent, qui
radotent, qui n'ont plus ni dents ni cheveux; restes hideux,
rechignés, maussades, grondeurs, écourtés, dont la triste machine
est faite en demi-cercle... Tels qu'ils sont, ils aiment la vie,
ils essayent de se rajeunir en peignant les quatre poils qui
leur restent, ou en les cachant sous une chevelure postiche. Ils
empruntent les dents, peut-être d'un cochon. Il en est même qui
deviennent amoureux d'une jeune beauté et qui font auprès d'elle
plus de bêtises qu'un jeune homme.»

On accuserait certainement aujourd'hui Érasme de _réalisme_ pour
son vieillard amoureux qui «emprunte les dents d'un cochon».
La touche n'est pas moins forte dans son portrait de vieilles
coquettes.

«Tout cela n'est rien, en comparaison de ces vieux bouquins de
femmes si cadavéreuses qu'on les croirait échappées des enfers,
qui ne cessent de répéter _rien de tel que de vivre_; qui brûlent,
qui hennissent comme des cavales; qui payent cher un jeune Adonis,
se barbouillent le visage de céruse et de plâtre, ne quittent
pas le miroir, étalent une gorge à cent replis, et, par des cris
lascifs, essayent de ranimer la nature épuisée. Elles boivent,
elles dansent, elles écrivent des billets doux. On se moque
d'elles, on les traite d'archifolles; on a raison.»

Quoique Érasme, qui n'aimait pas, disait-il, la «vérité
séditieuse», s'éloignât de Luther, les portraits qu'il trace des
moines de son temps n'en concordent pas moins avec les violences
du réformateur d'Eisleben contre la gent monacale.

«Après les théologiens, dit la Folie, viennent ceux qu'on appelle
religieux ou moines, c'est-à-dire reclus, deux expressions fort
impropres, car la plupart n'ont pas de religion et on les trouve
partout... Ils sont tellement en horreur, qu'on regarde comme
un présage sinistre de les rencontrer sur son chemin... Leur
haute piété consiste à ne savoir rien, pas même lire. Lorsqu'ils
braient dans leurs églises des psaumes qu'ils ont bien comptés et
jamais entendus, ils croient que c'est une musique qui charme la
Divinité. Il en est qui s'enorgueillissent de leur crasse et de
leur mendicité, qui vont de porte en porte, dans les auberges,
sur les grands chemins, sur les rivières, demander effrontément
l'aumône, au grand préjudice des vrais pauvres. C'est ainsi que
ces prédestinés croient qu'avec leur saleté, leur ignorance, leur
grossièreté, leur impudence, ils sont l'image des apôtres.

«J'admire surtout leur minutieuse régularité. Ils croiraient
être damnés s'ils ne soumettaient tout à la règle et au compas.
Il faut tant de nœuds au soulier; telle couleur, telle étoffe,
telle largeur pour la ceinture; la robe bigarrée de tant de
pièces; telle forme et telle capacité pour le coqueluchon; tant
de doigts pour la tonsure, etc... Tout fiers de ces niaiseries,
non-seulement ils méprisent les gens du monde, mais encore un
ordre méprise tous les autres. Ces hommes, qui affichent la
charité apostolique, font un bruit enragé pour une différence
d'habit et de couleur. Pieusement fidèles à leurs statuts, il
en est qui aimeraient mieux manier une vipère que de toucher de
l'argent; mais ils ne craignent pas tant le vice et les femmes.»

Ce ne sont pas seulement les moines qu'Érasme crible de ses traits:

«Quelle folie plus grande, et en même temps plus consolante, que
celle de ces braves gens qui se promettent l'éternelle félicité,
pourvu qu'ils récitent tous les jours sept vers du psautier...
Ces extravagances, si pitoyables, ont pourtant l'approbation
non-seulement du peuple, mais encore de nos docteurs. N'oublions
pas ici que chaque pays a son saint, et chaque saint son culte et
sa vertu. L'un guérit du mal de dents, etc...»

Érasme dut être mal vu des dévots; il ne respectait ni les
fidèles, ni les prédicateurs: «Allez au sermon. Si c'est une pièce
solide, l'auditoire s'ennuie, bâille et s'endort. Si au contraire
le crieur ou plutôt le brailleur fait, comme ils font tous, des
contes de bonne femme, on ne dort pas, on écoute, on admire.»

Érasme est véritablement plus «séditieux» qu'il ne le croit. Il
importe peu qu'il ne procède ni par colère, ni par violence dans
ses écrits; sous la forme pleine de bonhomie de son style se cache
un grand mépris pour la race encapuchonnée, et, s'il est peu de
conditions qui échappent à sa verve, les moines reviennent sans
cesse comme dans le portrait du marchand:

[Illustration: Le moine, fac-simile d'un dessin d'Holbein.]

«Les plus grands et les plus misérables Fous sont les marchands.
S'il y a quelque chose de plus vil que leur profession, c'est la
manière dont ils l'exercent: le mensonge, le parjure, le vol,
l'astuce, la mauvaise foi, sont leurs moyens; et cependant ils
se croient des personnages parce qu'ils ont des doigts chargés
d'anneaux d'or... Il y a de petits moines qui leur rendent hommage
public pour avoir quelque part à leurs voleries.»

Érasme ne s'attaque pas seulement aux petits. Courtisans, princes,
rois, cardinaux et papes sont touchés de sa marotte qui, quoique
tenue par la Folie, rend des sons satiriques mais graves. Sur le
compte des courtisans, la Folie s'exprime ainsi, et le trait n'a
guère perdu de son actualité: «Ces braves gens de cour dorment
jusqu'à midi. Ils déjeunent. Le dîner suit de près. Au dîner
succèdent le jeu, les charlatans, les bouffons, les filles de
joie, les fades quolibets. Il est juste de goûter au moins une
fois. Le souper vient et on passe la nuit à boire. C'est ainsi
qu'ils chassent les ennuis de la vie et que s'écoulent les heures,
les jours, les mois, les années, les siècles. Pour moi, leur faste
me fait quelquefois soulever le cœur.»

A ce dernier trait,--leur faste me fait quelquefois soulever le
cœur,--on voit que ce n'est plus la Folie qui parle; son masque
mal attaché tombe et laisse paraître Érasme lui-même.

Il n'existerait pas de courtisans sans rois. L'impitoyable Folie
continue: «Les rois n'écoutent que leurs flatteurs. Ils croient
que, pour être véritablement rois, il ne faut que chasser,
avoir de bons chevaux, faire argent des magistratures et des
gouvernements, inventer de nouveaux moyens de pomper la substance
du peuple en alléguant des raisons spécieuses pour donner couleur
de justice à la vexation, et en faisant dans le préambule quelque
compliment au peuple pour l'amadouer.»

Ne semble-t-il pas qu'on lise un la Bruyère, moins épuré, mais
plus libre et sans attaches?

Érasme avait été élevé par les moines. On voulut en faire un
moine. Et c'est une remarque banale de dire qu'il n'y a pas
d'adversaires plus hostiles à l'Église que ceux qui, ayant été
élevés dans les couvents et les séminaires pour y prononcer leurs
vœux, déchirent tout à coup leurs robes pour rentrer dans le monde.

Érasme fut un de ces révoltés, quoique restant catholique: «J'ai
toujours évité, écrivait-il à un ami, d'être l'auteur d'aucun
tumulte et le prédicateur d'aucun dogme nouveau. Je serai avec
Luther, tant que Luther restera dans l'union catholique.»

Comment Érasme fait-il concorder cette déclaration avec le
portrait que la Folie trace des papes: «Il n'y a pas d'hommes
sur la terre qui mènent une vie plus délicieuse, plus exempte
de soucis. Ils croient faire assez pour Jésus-Christ lorsque
leur sainteté, leur béatitude étale l'appareil pontifical et
presque théâtral, pour faire quelques cérémonies, pour donner
des bénédictions ou lancer des anathèmes. Faire des miracles,
le temps est passé. Instruire le peuple, cela donne de la peine.
Expliquer l'Écriture sainte, c'est l'affaire de l'école. Prier,
c'est perte de temps. Verser des larmes, cela ne convient qu'aux
femmes. Vivre dans la pauvreté, on la méprise. Céder, c'est
lâcheté; c'est indigne de celui qui n'admet que par grâce les plus
grands rois à l'honneur de baiser ses bienheureux pieds. Mourir,
la mort est si triste! La croix, c'est la potence.»

A la vivacité de ce morceau, on voit qu'Érasme ressentait une
irritation contre la papauté, quoiqu'il s'en défende.

Il faut cependant fermer le livre, pour ne pas être tenté d'y
puiser encore. Détailler la folie d'autres personnages est
inutile. Tous les hommes appartiennent à la Folie et en sont
tributaires, même les sages. Je veux toutefois citer un dernier
fragment, dans lequel Érasme apparaît à chaque ligne:

«La sagesse rend les hommes timides. Aussi voyons-nous les
sages croupir dans la misère, dans l'oubli, dans le mépris et
l'obscurité, et les Fous jouir de l'opulence, du pouvoir et de
l'éclat.

«Si vous faites consister le bonheur à plaire aux grands, à vivre
avec ces dignités chamarrées d'or et chargées de pierreries, quoi
de plus inutile que la sagesse? Ils la détestent.

«Aspirez-vous aux dignités et aux bénéfices de l'Église? Un âne,
un bœuf y parviendra plutôt qu'un sage.

«Tournez et retournez tant qu'il vous plaira, adressez-vous aux
papes, aux princes, aux magistrats, à des amis, à des ennemis, aux
grands et aux petits: partout, pour réussir, il faut de l'argent,
et, comme c'est un métal que le sage méprise, toutes les portes
lui sont fermées[86].»

[Note 86: Ces citations sont empruntées à la traduction
de Barnett, en tête de laquelle M. Désiré Nisard a placé une
intelligente étude d'Érasme. 1 vol. in-18; 1842, Gosselin.]

N'est-ce pas lui-même, le savant rendu timide par la science, le
pauvre Érasme qui s'est adressé aux grands, espérant en tirer
quelque subside nécessaire pour la continuation de ses travaux,
et qui a été repoussé, laissé dans l'obscurité parce qu'il était
sage, parce qu'il avait le malheur de penser. Lisez ce morceau
sur la sagesse, allez au Louvre revoir le portrait peint par
Holbein, alors vous comprendrez ces traits émaciés, cette discrète
résignation, ce détachement de toutes choses vaines, cette attache
à l'étude, ce mépris de l'orgueilleuse humanité, ces lèvres
minces amincies encore par les humiliations venues de haut, cette
mélancolie railleuse.

Dans le Salon carré où sont étalés tous les chefs-d'œuvre de
l'art, une modeste toile représentant un vieux savant éclipse les
richesses de couleur qui l'environnent. Du cadre se détache une
figure de penseur, un homme qui en apprend plus que l'étalage des
pompes de la Cène de Véronèse. Celui-là est un courtisan qui,
dans une scène religieuse, ne songe qu'aux habits dorés et aux
colonnades de marbre des princes de son temps; Érasme a osé, du
fond de son cabinet, dire la vérité aux grands. Je ne crois pas
que les souverains manifestent un vif enthousiasme en face d'un
portrait si parlant.

[Illustration: D'après Scheible.]



CHAPITRE XX

COLLABORATION D'HOLBEIN ET D'ÉRASME


[Illustration]

Aux bienheureuses époques intellectuelles sur lesquelles la
civilisation répand sa corne d'abondance, on voit des groupes
de philosophes, d'historiens, de poëtes, se mêler à d'autres
groupes d'architectes, de peintres et de sculpteurs. Ils sont
inséparables, et qui dit le nom de l'un de ces hommes évoque
aussitôt le souvenir d'autres esprits non moins marquants. Parfois
pourtant de ces groupes se détachent des figures amies qui vont
deux à deux et s'entretiennent discrètement à l'écart d'art et de
poésie.

Chez les races germaniques particulièrement, ces associations de
la plume et du crayon furent plus sensibles qu'en tout autre pays.
Luther fait penser à Lucas Cranach, Érasme se relie étroitement à
Holbein.

Dans ces petits coins suisses ou allemands, d'où partaient de
si grosses machines de guerre philosophiques et sociales, on
comprend quelle liaison dut unir des écrivains et des peintres
qui ne pouvaient communiquer intellectuellement avec leurs
concitoyens peu éclairés. Le peintre s'intéressait aux aspirations
de l'écrivain, l'écrivain se détendait l'esprit en allant visiter
l'atelier du peintre.

D'après une inscription en tête de l'exemplaire de l'_Éloge de la
Folie_, de la bibliothèque de Bâle, qui renferme les dessins à la
plume originaux d'Holbein, ces croquis furent faits en dix jours,
«pour amuser Érasme.»

Il est peu d'œuvres d'imagination qui aient trouvé leur
illustrateur. On a jusqu'ici négligé les _Contes_ de Voltaire;
Lucien heureusement a été laissé de côté, et c'est presque une
bonne fortune qu'Aristophane se présente sans vignettes en regard
du texte.

L'_Éloge de la Folie_ offrait des difficultés de même nature.
C'est une raillerie fine et délicate que celle d'Érasme. Dans sa
dédicace à Thomas Morus, l'écrivain n'admet le libre exercice de
la raillerie qu'à condition que «la licence ne dégénère pas en
frénésie»; il tient également à ce que le lecteur ne le juge pas
«mordant, mais bienveillant, plein d'indulgence et de modération».
En ceci Érasme se trompait un peu.

On sourit à voir la peine que se donne l'auteur de l'_Éloge de
la Folie_ pour prouver qu'il a fait une œuvre pie: «Bien loin de
m'accuser de causticité, dit-il, des théologiens sages et éclairés
louent ma modération et ma _candeur_ pour avoir traité _sans
hardiesse_ un sujet hardi par lui-même et avoir _badiné sans coup
de dent_.» De telles justifications ressemblent beaucoup à celles
de Voltaire lorsqu'il jouait l'ingénuité en face de protecteurs
haut placés.

«Il ne manquera pas, écrit Érasme à Thomas Morus, de vétilleurs
qui, par esprit de dénigration, diront, les uns que ce sont des
bagatelles indignes d'un théologien, les autres que ce sont des
méchancetés qui blessent la charité chrétienne, et qui répéteront
à grands cris que nous ressuscitons la comédie antique, que nous
copions Lucien et que nous déchirons tout à belles dents.»

[Illustration: La Folie descend de sa chaire, fac-simile d'un
dessin d'Holbein.]

Tel fut le texte, expurgé pour ainsi dire par l'écrivain
lui-même, qu'Holbein eut à interpréter. L'_Éloge de la Folie_,
devenant presque un ouvrage de dogme, devait troubler l'esprit
d'un artiste qui n'ignorait rien de la visée du livre et du
caractère de son ami. C'est pourquoi, il faut le dire au risque
de froisser les admirateurs d'Holbein, la plupart de ses dessins,
quelle que soit leur valeur intrinsèque, ne répondent que par
certains côtés au texte satirique.

Ce n'est pas que les types manquassent à l'artiste. Princes,
prêtres, courtisans, moines, se pressaient dans les rues de Bâle;
mais il ne fallait pas reconnaître que tel ou tel homme avait
prêté ses traits au peintre; il fallait se garder surtout de
représenter avec trop de réalité certains personnages connus par
la ville. «J'ai toujours visé à ne blesser, personne,» écrivait au
théologien Martin Dorpius le prudent Érasme.

Holbein n'était pas, à proprement parler, un homme d'imagination;
il possédait une plus précieuse qualité qui est de fixer la
réalité et d'emprunter à la nature un aspect qui vaut celui des
idéalisations les plus élevées.

Gêné par les appréhensions de son ami, Holbein s'en tira par des
croquis intéressants, mais le plus souvent à côté.

On peut classer les dessins d'Holbein en deux séries: ceux qui
offrent une tendance satirique et ceux qui côtoient le texte,
suivant la fantaisie du dessinateur. Dans les uns le peintre
paraît avoir cherché à rendre la pensée de l'auteur de l'_Éloge de
la Folie_; dans les autres il s'en préoccupe médiocrement et n'en
trace pas moins de fins croquis.

Les hautes fonctions sociales, il semble qu'Holbein se soit
contenu pour les épargner. Il n'en est pas de même des basses
classes.

[Illustration: Fac-simile d'un dessin d'Holbein.]

Le coucou posé sur une branche, en face du mari trompé; l'homme,
«plus laid qu'un singe,» qui va consulter la Folie sur le charme
de sa figure; le maître d'école fessant avec une ardeur toute
scolastique son élève récalcitrant; le moine faisant parade de son
gros ventre, sont des gens de peu d'importance; toutefois il ne
faut pas tomber dans le système et avancer que le fou de cour et
le roi, Holbein les a traités conformément à la pensée de l'auteur
de l'_Éloge de la Folie_.

[Illustration: Fac-simile d'un dessin d'Holbein.]

Holbein est plus à l'aise dans sa _Danse des Morts_, où le drame
s'appuie sur de nettes oppositions d'empereurs et de sujets,
de riches et de pauvres, d'hommes sacrifiant tout à leurs
jouissances et de malheureux se privant de tout pour se mettre
un morceau de pain sous la dent. Comme la plupart des artistes,
Holbein est gêné par les louvoiements d'Érasme; ne saisissant pas
toujours la ligne dominante d'un portrait tracé par l'écrivain, il
préfère le croquis d'après nature.

Il est cependant un dessin bien compris et qui va plus loin que le
texte de l'auteur. La Folie ayant terminé son discours, descend
de sa chaire, et les auditeurs cloués à leur banc semblent dire:
Reste encore pour nous conter ces railleries que tu contes si bien.

[Illustration: D'après un ancien chapiteau.]



CHAPITRE XXI

RABELAIS CARICATURISTE


[Illustration]

Un des caractères particuliers du génie et qui bizarrement le
consacre, c'est à la fois le rayonnement qui entoure l'œuvre
et l'obscurité qui se fait autour de la vie de l'homme. Le nom
est éclatant, l'être s'efface parfois à tel point qu'on se
demande s'il a existé. De sa dépouille il ne reste qu'une trace
immatérielle et lumineuse qui s'adresse à la seule pensée.

Shakspeare et Rabelais en sont des exemples, et, par certains
points, Molière, quoique bien plus rapproché de nous.

Où se trouvent les véritables portraits de Shakspeare et de
Rabelais? Qui les a vus? Le rôle de ces penseurs dans la société
de leur temps est presque aussi obscur que leurs traits.

De tels hommes avaient assez à faire de songer sans se répandre au
dehors, et comme ils pensaient trop fortement pour leur époque,
ils comptaient peu d'amis véritables parmi ceux qui étaient
en état de les comprendre. De ceci ils durent se préoccuper
médiocrement; les encouragements réconfortants, les grands génies
les trouvent en eux-mêmes. Mieux que le public, ils savent qu'à
tel jour, à telle heure, le plus pur de leur esprit est venu
se fixer sur le papier; le reste leur importe peu: devoirs et
plaisirs du monde, honneurs et dignités, ils les fuient pour
étudier à leurs heures, à leur guise. Ils travaillent pour
l'humanité et ne cherchent qu'à échapper aux misères de leur temps.

Mais quand a sonné l'heure du repos éternel, qui décharge ces
hommes de leurs fatigues, c'est alors seulement que le public
leur permet de penser en liberté; alors on s'aperçoit que ces
indépendants, si dépendants des médiocrités qui les entouraient,
représentaient un siècle, une époque, leur temps; alors les
vivants reconnaissent la perte qu'ils ont faite, quel trésor de
connaissances est enfoui à jamais dans la tombe du penseur, et
une admiration sans bornes succédant à la défiance s'augmente de
siècle en siècle et quelquefois outre la mesure.

Arrivent des générations qui ne croient jamais assez payer les
mines d'observations découvertes par ces hommes et dont ils ont
enrichi le fonds commun. De philosophes graves ou railleurs si
contestés, quelquefois persécutés de leur vivant, on fait le
parangon de toute science; aucunes connaissances de leur époque,
prétend-on, ne leur étaient inconnues: politique, lettres,
sciences et arts n'avaient aucun secret pour eux.

C'est ainsi, que des qualités de science universelle ont été
attribuées à Shakspeare, à Rabelais et à Molière.

Rabelais était un véritable savant: savait-il vraiment tout?

Telle est la question que d'autres se sont déjà posée et que
je vais étudier par un côté bien menu, à savoir si l'auteur de
_Gargantua_, médecin, poëte, philosophe, doit être compté parmi
les habiles dessinateurs, ses contemporains.

Les libraires du seizième siècle n'en doutent pas. Le premier
exemplaire connu des _Songes drolatiques_, de Rabelais, porte
sur le titre même que les figures sont «_de l'invention_» de
Rabelais et sa dernière œuvre[87]. Antoine Leroy, qui a laissé un
manuscrit sur la vie du conteur, le _Rabelæsina Elogia_, exalte
ses talents de dessinateur et d'architecte au point d'en faire un
collaborateur de Philibert Delorme pour les plans du château de
Meudon.

[Note 87: _LES SONGES DROLATIQVES DE PANTAGRVEL, où sont
contenues plusieurs figures de l'invention de maistre François
Rabelais: et dernière œuvre d'iceluy pour la récréation des bons
esprits._ Paris, Richard Breton, M.D.LXV.]

Les divers éditeurs du _Pantagruel_, qui ont fait précéder leurs
publications de Notices sur Rabelais, n'élèvent point d'objections
sur ce talent de dessinateur; on doit même à M. Ch. Lenormant une
brochure où la science architecturale de Rabelais est déduite de
la description de l'abbaye de Thélème par le conteur[88].

[Note 88: _Rabelais et l'architecture de la Renaissance.
Restitution de l'abbaye de Thélème_, par Ch. Lenormant. Paris,
1840, in-8, avec 2 planches gravées. J'ai déjà, dans l'_Histoire
de la Caricature antique_, prévenu les lecteurs de se tenir
en garde à propos des inductions auxquelles M. Lenormant se
laisse trop aller. Son érudition, qui est réelle, est sans cesse
éperonnée par une imagination sans limites.]

Mais il s'agit ici des _Songes drolatiques de Pantagruel_, et
non d'architecture. Ces caprices, qui ne furent réimprimés qu'en
1823 pour le _Rabelais variorum_ de M. Éloi Johanneau, une vogue
nouvelle et inattendue fait qu'on vient, en deux ans, d'en donner
_quatre_ éditions, trois à Paris, une à Genève.

Ils sont bien nommés: _Songes drolatiques_. En effet, le
grotesque s'est donné ample carrière dans ces personnages où
la bizarrerie le dispute à la variété. Celui qui a dessiné de
tels croquis avait une certaine imagination fantasque; mais parce
que ces figures sont curieuses et bien dans l'esprit du temps,
s'ensuit-il qu'elles aient été dessinées par Rabelais?

[Illustration: Fac-simile d'une planche des _Songes drolatiques_.]

Rabelais était mort en 1553. Son œuvre augmentait naturellement
de portée; la librairie du seizième siècle, qui usait déjà de
supercheries, telles que fausses éditions, titres réimprimés
avec variantes, etc., fit acte de spéculation en affirmant que
l'illustration du livre d'un conteur célèbre était de la main de
l'auteur lui-même.

Il est vrai qu'à s'appuyer sur le texte même du _Gargantua_ on
pourrait en inférer que Rabelais connaissait le dessin linéaire
et le dessin artistique. Entre les diverses connaissances dont
le conteur enrichit le cerveau de Gargantua, connaissances que,
pour la plupart, Rabelais avait approfondies, se place l'art de
tracer des figures géométriques, comme aussi l'art de peindre et
de sculpter.

Au chapitre XXIII, Ponocrates apprend à son élève à dessiner
«mille joyeulx instruments et figures Geometricques». De même
Rabelais fait entrer au chapitre XXIV «l'art de peinture et de
sculpture» dans le complément de l'éducation.

Dans ces admirables chapitres sur l'éducation, où l'auteur dénoue
le cordon de son masque bouffon, chaque ligne a sa portée, surtout
celle relative à l'étude du dessin, qui concorde avec les idées
modernes.

Beaucoup de bons esprits ne proposent-ils pas la pratique du
dessin comme une seconde écriture qu'on devrait, dès la plus
tendre jeunesse, apprendre aux enfants en même temps que la
calligraphie?

Rabelais semble partager cet avis.

Cependant, parce qu'il représente Gargantua dessinant et peignant,
s'ensuit-il absolument que Rabelais dessinait et peignait? Combien
d'esprits modernes vantent les avantages du dessin, qui ne savent
pas se servir d'un crayon!

Certains commentateurs se sont prévalu, pour faire un dessinateur
de Rabelais, d'un passage d'une de ses lettres dans lequel le
conteur est censé avoir relevé quelques plans de monuments.

«_Urbis faciem calamo perinde ac penicillo depingere_,» écrit de
Lyon, en septembre 1534, Rabelais au cardinal du Bellay.

Passage que M. Paul Lacroix[89] a ainsi interprété: «Enfin
il voulait employer la plume _et_ le crayon pour faire une
description topographique de la ville de Rome.»

[Note 89: _François Rabelais, sa vie et ses ouvrages_, notice
en tête de l'édition de J. Bry, 1854.]

Cette version n'est pas absolument exacte. _Perinde ac_ n'a jamais
eu le sens que lui donne ici M. Lacroix. _Perinde_ signifie quasi,
comme avec; pour rendre le sens de la phrase latine de Rabelais,
il faut traduire que l'érudit dépeignait de sa plume les monuments
romains _comme avec_ un crayon.

Ce passage de la lettre de Rabelais au cardinal du Bellay doit
donc être retiré du débat, et il ne reste véritablement comme
document, dans l'instruction relative aux _Songes drolatiques_,
que la mention des arts du dessin dans les chapitres sur
l'éducation, ce qui n'est pas suffisant.

Je cherche d'autres moyens d'élucider la question, et c'est de
l'essence même des images que je tâcherai de faire sortir la
vérité. Elles offrent le fait particulier que, datées de 1565, ces
figures ne paraissent se rattacher à aucune publication française
du même ordre, et qu'elles semblent une création, une trouvaille
dans l'ordre comique.

Un éditeur, M. Tross, qui a donné une bonne reproduction des
_Songes drolatiques_, dit que les illustrations des _Devises
héroïques_ de Claude Paradin et de la _Vita e Metamorfoseo
d'Ovidio_, deux ouvrages publiés à Lyon en 1557 par le libraire
Ian de Tournes, ne furent pas sans influence sur les _Songes
drolatiques_.

Dans les figures sur bois des _Métamorphoses d'Ovide_, attribuées
par les uns à Salomon Bernard, par les autres à José Amman, de
Nuremberg, je ne vois que des encadrements de pages composés
d'arabesques au milieu desquelles se jouent des Pygmées, qui
n'offrent pas avec les Songes de Pantagruel cette «ressemblance
des plus frappantes» dont parle M. Tross.

Ces figurines, en tant que jalons des caprices au seizième siècle,
n'en sont pas moins curieuses; et sur les trois entourages
différents qui, à diverses reprises, sont répétés dans l'_Ovide_,
j'en donne un qui sert économiquement de frontispice aux _Devises
héroïques_ du même libraire lyonnais.

[Illustration]

Si les figures des _Songes drolatiques_ parurent originales en
France en 1565, date de leur publication, il n'en dut pas être de
même à l'étranger. Celui qui dessina ces caprices avait dû voir
les images flamandes sorties du magasin de Cock, l'éditeur breveté
de toutes sortes d'estampes[90].

[Note 90: _H. Cock excud. cum gratia et privilegio_, telle
est la légende reproduite au bas de la plupart des gravures de ce
marchand.]

Un graveur, dont le monogramme PME n'a pu faire découvrir le
véritable nom, travaillait pour Cock et vulgarisait avec son
burin les tableaux de «Hieronimus Bos» et de «P. Bruegel». Or,
les diableries de Jérôme Bosch et de Pierre Breughel, surtout
celles de ce dernier, popularisées par la gravure et publiées
antérieurement aux _Songes drolatiques_, devaient avoir une réelle
influence sur le dessinateur de ces caprices.

Il ne faut, pour s'en assurer, que confronter les figures
attribuées à Rabelais et les compositions symboliques de celui
qu'on a surnommé avec raison Breughel le drôle.

Le vieux maître flamand a fait preuve d'une grande imagination
dans ses compositions fantastiques, et quoique sa pensée soit
souvent obscure, elle se rattache à la symbolisation satirique des
vices et des passions.

Dans les _Songes drolatiques_ attribués à Rabelais, les
personnages ne se mêlent pas à une action déterminée: ces
types bizarres, dont quelques-uns semblent la caricature de
personnages connus, ont un parfum néerlandais; en les regardant,
un ressouvenir d'anciennes gravures hollandaises se présentait
à mon esprit. Ce sont bien là des fantaisies du Nord, épaisses
et lourdes, qui ne se rattachent qu'indirectement à l'art de la
Renaissance en France.

Je remarque combien de poissons, dans les _Songes drolatiques_,
viennent se mêler aux grotesques et danser des rondes autour
d'eux. Ces détails se présentent fréquemment au souvenir des vieux
maîtres néerlandais, et comme les peintres, gens souvent de peu
d'imagination, se servent volontiers des objets et des choses qui
les entourent, le poisson joue un grand rôle dans les accessoires
des maîtres flamands et hollandais.

On ne peut guère admettre ces caprices maritimes dans les
_Songes drolatiques_ publiés à Paris, qu'en se disant qu'un
graveur flamand a passé par là. Ce sont des minuties. Un
juge d'instruction s'inquiète des plus petits faits, et tout
commentateur doit contenir un juge d'instruction.

[Illustration: Fac-simile d'une planche des _Songes drolatiques_.]

On voit souvent, dans les prétendus dessins de Rabelais, des
personnages coiffés de larges feutres, dans la lisière desquels
sont passés des couteaux ou des cuillers à pot, détail qui se
retrouve également dans mainte composition de maîtres flamands.
C'est l'arme du paysan, du pêcheur, toujours prêts à éventrer les
quelques poissons apportés par les flots sur la plage: en une
seconde, le poisson est jeté dans la marmite. L'homme n'a pas
besoin d'un grand attirail de cuisine pour se mettre à table: une
cuiller à pot lui suffit.

[Illustration: D'après Breughel.]

L'auteur des _Songes drolatiques_ s'est plu à représenter des
personnages enserrés dans des tonneaux ou des pâtés au travers
desquels ils passent leurs bras armés de couteaux et de scies
pour en fendre la croûte: on retrouve certains gestes et actes
analogues dans les pêcheurs du maître de Breughel, Jérôme Bosch,
et dans Breughel lui-même, qui a représenté des gens avalés par
des poissons et se frayant un passage avec leur couteau, en
coupant à même de l'animal des tranches de chair.

Ces analogies deviennent plus marquées dans la planche _Invidia_
qui fait partie de la série des péchés capitaux peints par Pierre
Breughel. Ici des détails tout à fait identiques ont été empruntés
par le graveur des _Songes drolatiques_.

[Illustration: D'après les _Songes drolatiques_.]

Breughel imagine une tente terminée par deux jambes bottées
s'agitant en l'air.

Une semblable jambe avec la même botte est représentée formant
le chapeau d'une des figures pantagruéliques (la cinquième du
recueil).

Toujours dans la planche flamande: _Invidia_. Petit personnage
fantastique dont la figure est formée par un pot servant de
perchoir à des oiseaux. _Songes drolatiques_, même détail[91].

[Note 91: Pot encapuchonné qui porte plusieurs plumes d'oiseau
de paradis, «allusion à la triple couronne papale,» dit un
commentateur plein d'imagination.]

[Illustration: D'après Breughel.]

Le hasard seul a-t-il pu faire que deux détails de la même planche
se retrouvent dans les caprices attribués à Rabelais?

[Illustration: D'après les _Songes drolatiques_.]

Ce n'est pas tout. Au nombre des personnages symboliques qui
figurent dans la composition de l'_Avaritia_ de Breughel, on
remarque un homme dont la figure est entièrement cachée par un
grand feutre dans la lisière duquel est passé un couteau. Du
haut de ce chapeau s'échappent des nuages de fumée qui semblent
avoir une relation avec un soufflet accolé à la panse de ce
fantastique personnage. Quoique le titre, _Avaritia_, indique que
chaque figure doit représenter l'amour de l'argent, le sens de ce
personnage m'échappe absolument. Ce ne peut être la représentation
d'un alchimiste avec son soufflet. Breughel n'eût pas manqué d'y
adjoindre soit un matras, soit une cornue.

[Illustration: D'après Breughel.]

Quelle que soit la portée de ce symbole, le graveur des _Songes
drolatiques_ l'a reprise à son compte. Trait pour trait il a copié
cette figure, y ajoutant seulement un essaim de mouches, une ganse
de chapeau de cardinal flottant au chapeau, sur l'épaule un stylet
et une coquille de pèlerin. Et c'est là que pourraient être mis au
pied du mur les commentateurs qui prétendent tout expliquer.

[Illustration: D'après les _Songes drolatiques_.]

Sans hésiter M. Éloi Johanneau dit que «ce personnage ténébreux
est le pape Jules II. Le tourbillon de flammes et l'essaim de
mouches qui lui sortent de la tête, ainsi que le triple soufflet,
figurent l'humeur de ce pape ambitieux et le feu de la guerre
qu'il soufflait partout[92].»

[Note 92: _Œuvres de Rabelais_, édition variorum, augmentées
d'un nouveau commentaire historique et philologique par Esmangart
et Éloi Johanneau. Dalibon, 1823, t. IX, in-8.]

L'éditeur a annoncé en tête de son Rabelais un nouveau
commentaire; en effet, il est de toute nouveauté.

«Quant à la scie qu'on voit ici dans un tourbillon de flammes,
ajoutent MM. Esmangart et Johanneau, je la crois une allusion aux
malheurs de Bentivoglio, dont la scie était l'emblème, et que
Jules II a chassé de Bologne.»

Et voilà pourquoi votre fille est muette! Jamais ces critiques ne
sont embarrassés: ce grotesque, c'est Louis XII; cet autre, Henri
II; celui-ci, le cardinal de Lorraine; celui-là, le cardinal du
Bellay, etc.

Il n'y a que les commentateurs pour ne douter de rien. «Ils ont
les premiers, disent d'eux-mêmes MM. Esmangart et Johanneau,
rattaché au texte de _Gargantua_ et de _Pantagruel_ les
caricatures des _Songes drolatiques_, où l'on admire le cachet
de l'auteur, sa folie et son originalité, jointes à l'esprit et
à la malignité du burin de Callot, et où l'on voit reparaître,
sous les figures les plus grotesques, tous les personnages tant
réels qu'allégoriques de ces deux romans; ils ont _prouvé_ que
les sujets en étaient tirés, et qu'ils servaient comme de pièces
justificatives à ce commentaire historique, qui révèle _enfin_ au
grand jour ce qui était resté jusqu'ici couvert, sinon d'un voile
épais, au moins d'incertitudes.»

Les annotateurs de l'édition de 1823 n'eussent-ils pas rabattu
fortement de leurs affirmations si on leur eût montré les
_emprunts_ faits aux compositions de Pierre Breughel?

M. Paul Lacroix, qui, dans ces dernières années, a donné une
nouvelle édition des _Songes drolatiques_[93], est un peu moins
affirmatif.

[Note 93: In-8. Genève, Gay, 1868.]

«Il y a, dit-il, dans les figures de ce recueil tant de
physionomies expressives et caractérisées qu'on les reconnaîtrait
sans doute parmi les contemporains de l'auteur. Ce seraient
alors des portraits grotesques, tout à fait distincts de ceux
qui forment la galerie de personnages du _Gargantua_ et du
_Pantagruel_.

«Ainsi la figure 106 ressemble beaucoup à François Ier.

«La figure 108, qui représente un ouvrier emprisonné dans une
fontaine et taillant une pièce de bois avec une doloire, pourrait
être Étienne Dolet ou Charles Fontaine.

«Par des motifs analogues, nous serions disposé à reconnaître
Geoffroy Tory dans la figure 78, dont la tête est coiffée d'un pot
cassé,» etc.

La découverte des emprunts faits à un graveur de 1558[94] par un
graveur de 1565, l'impossibilité pour deux dessinateurs de se
rencontrer dans l'attifement de semblables figures, la possibilité
pour les érudits de trouver de nouvelles traces d'imitations
aussi flagrantes, me paraissent devoir arrêter les recherches des
commentateurs en ce qui touche les personnages.

[Note 94: La série des _Vices_, d'après Breughel, publiée par
Cock, est datée de 1558.]

Le premier éditeur, du reste, avertissait les gens de ne pas trop
s'en préoccuper:

«Ce sont, disait-il, figures d'une aussi estrange façon qu'il
s'en pourroit trouver par toute la terre.» Suivant le libraire
Richard Breton, ces inventions étaient bonnes «tant pour faire
crotestes que pour établir mascarades»; mais quant aux noms et
qualités des personnages, l'éditeur s'en tirait habilement: «J'ai
laissé ce labeur à ceux qui ont versé en ceste faculté et y sont
plus suffisants que moy: voire pour en déclarer le sens mystique
ou allégorique, aussi pour leur imposer les noms qui à chacun
seroient convenables.»

[Illustration: Fac-simile d'après les _Songes drolatiques_.]

Pour qui sait lire, ceci signifie qu'il n'y a ni sens mystique ni
allégorique dans ces figures; que chacun peut les baptiser à sa
fantaisie, mais qu'il en résultera un «_labeur_» considérable. Ce
qui est arrivé.

Il résulte toutefois de l'examen de quelques-unes de ces figures
grotesques une allusion à des princes, à des dignitaires de la
cour papale. On entrevoit des satires confuses, des sortes de
cauchemars qui prennent une vague configuration de cardinaux. A
quoi bon mettre un nom au bas de ces silhouettes grimaçantes?
Toute une armée de commentateurs s'est ruée sur le texte même de
Rabelais et a échoué à en faire jaillir la lumière; le crayon est
resté plus mystérieux encore que le roman.

Il faut attendre la Réforme pour faire parler à ses partisans
un langage plus net, plus grossier, plus cru. C'est ce que
je montrerai dans le prochain volume. Rabelais est le plus
utile trait-d'union entre le moyen âge et les manifestations
luthériennes. Aussi devais-je étudier avec détails quelle était
la part de Rabelais dans ces caprices? J'ai donné les raisons
prouvant qu'il comprenait l'utilité des arts du dessin. De là à
dessiner de semblables figures il y a un grand pas.

Celui qui, avec son crayon, a donné naissance à ces images
burlesques était un artiste habile. Ce que le graveur rêvait a été
rendu par son crayon sans hésitation, et déjà dans le harnachement
bizarre de ces figures apparaît une certaine adresse de main. Les
détails sont présentés d'une façon burlesque, mais ingénieuse.
L'auteur n'a pas voulu rendre autre chose, et c'est déjà beaucoup
que de l'énoncer clairement avec le crayon. Sans doute les
emprunts sont visibles, et je crois l'avoir montré suffisamment,
mais tout en empruntant il faut avoir beaucoup dessiné pour
arriver à ce résultat, et les études profondes et diverses,
les connaissances multiples de Rabelais, surtout sa probité de
conteur, ne me semblent l'avoir prédisposé ni à acquérir une telle
adresse de main, ni surtout à piller les compositions d'un maître
étranger.

[Illustration: D'après un ancien manuscrit.]



TABLE ANALYTIQUE


PRÉFACE.--L'Université et l'art satirique du moyen âge.--Timidité
des spiritualistes de profession.--Figures des comédies de
Térence.--Pensée confuse du peuple.--Trilogie: le diable, la
Danse des Morts, Renart.--Opinion de M. César Daly.--Utilité des
_ineptiarum_                                                       3


CHAPITRE PREMIER

VANITÉ DU SYMBOLISME

Trait d'union de l'art entre l'antiquité et le moyen
âge.--Abus de la symbolique chrétienne.--L'imagination prête
ses visées à la pierre.--Orphée et le Christ.--Lettre de
saint Nil à Olympiodore.--Art apocalyptique des premiers
siècles.--Remontrances de saint Bernard.--Les sculptures des
cathédrales furent-elles commandées par l'Église pour châtier
les vices ou sont-elles de purs caprices d'ouvriers?--Lettre du
père Cahier.--Enseignement des ouvriers qui concoururent à la
construction des églises.--Symbolisme prémédité.--Prophéties de
l'an 1000.--Le facétieux abbé de Saint-Germain d'Auxerre.--Sceau
de l'évêque de Pinon.--Symbolisation des pierres, de la
chaux, du sable, suivant Guillaume Durand.--L'_explet de la
pélégrination humaine_, par Guille de Guyeville.--Mason Neable
et Webb, fanatiques catholiques anglais.--Ils ne permettent pas
l'emploi de l'ogive aux protestants.--L'abbé Aubert et l'église
de Poitiers.--Ce que c'est que le symbolisme à outrance.--M.
de Bastard et les miniatures.--Le Christ, le tireur d'arbalète
et le limaçon.--Le limaçon de M. de Bastard et le lymasson du
Grand-Compost.--Notions architecturales de Claude Villette sur la
hauteur des fenêtres et leurs vitres, sur les barres de fer et les
clavettes.--Singulière miniature d'un livre d'Heures; sa réelle
signification.--Le renard et les poules à l'église Saint-Fiacre,
au Faouet.--Faut-il regarder ce bas-relief comme le triomphe de la
foi sur l'hérésie?                                                 17


CHAPITRE II

LES ANIMAUX MUSICIENS

Pline et les naturalistes de la
Renaissance.--Marco-Polo.--Bestiaire fantastique de
l'antiquité.--Singulière pénurie intellectuelle des
artistes.--Parodies des musiciens de profession.--L'âne, animal
biblique.--L'âne qui vielle, l'âne qui lyre, l'âne harpant.--Sa
fête.--Analogie avec les kermesses hollandaises.--Écrivains
pieux, écrivains voltairiens                                       49


CHAPITRE III

LA FÊTE DE L'ANE

Prose de l'âne.--Manuscrit de Sens.--Opinion de M. Clément.--L'âne
est-il le symbole de Jésus-Christ?--Ce que pensait Mérimée des
sculptures du moyen âge.--Le _Psalterium glossatum_.--Hauteur,
largeur, longueur d'une cathédrale, c'est espérance, charité,
persévérance.--Les enfants de l'Angoumois et leurs chansons.--Que
signifient les oreilles de l'âne?--Si le toit d'une cathédrale
symbolise la figure d'un intendant fidèle, pourquoi la queue de
l'âne ne représenterait-elle pas le goupillon du curé?--Gauloise
conclusion des enfants terribles de l'Angoumois                    61


CHAPITRE IV

DANSES DANS LES ÉGLISES ET LES COUVENTS

L'évêque d'Erfurth danse trop pour sa santé.--Peintures de pieux
manuscrits, accablantes pour les moines.--Instructions des
conciles, ordonnances royales, décrets des facultés de théologie
contre les danses.--Analogie avec les gaietés provinciales des
messes de minuit.--Opinion de M. Villemain 71


CHAPITRE V

LE DIABLE.

Le diable, antithèse de Dieu.--Noire livrée du diable.--Poil,
cornes, pattes, griffes empruntés à l'antiquité.--Le diable et
le renard.--Opinion de M. Viollet-le-Duc.--La pèse des âmes.--Le
malin triche.--_Ecce diabolus!_--Diable et femme.--Messe de saint
Martin.--La femme, quelquefois acolyte, quelquefois adversaire du
diable.--Comment Luther recommandait d'empoisonner le diable       85


CHAPITRE VI

LA DANSE DES MORTS

Principe égalitaire.--De quoi ricanent les têtes de
mort?--Réponse de Maupertuis.--Impression plus réconfortante
qu'assombrissante.--Grave leçon aux puissants et aux
riches.--Erreurs de certains historiens.--La danse des morts
de 1424.--Rien de commun avec l'asservissement de Paris par
les Anglais.--Prétentieux _repeints_ de l'époque actuelle.--La
danse des antithèses.--Noël du Fail.--Sent-on battre le cœur de
la France dans la danse des morts?--Leber et Langlois s'élèvent
contre ces imaginations.--Les Anglais emportent dans leur île un
«battement du cœur de la France».--Reliquaires bretons.--La mort
du pont de Lucerne.--La mort de Bâle.--Sensation désagréable des
rois, des moines, des usuriers, des avares, des grands seigneurs,
des courtisanes en voyant arriver la mort.--Le grave et satirique
Holbein.--Humanité de la mort.--_Mors melior vita._--La Danse
macabre du père Honoré                                             107


CHAPITRE VII

RENART

Fabliau du renard et de la cigogne.--Le renard s'empare du froc
des moines.--Réprimande de Gauthier de Coinsy.--_Aventures de
maître Renard_, de M. Paulin-Paris.--M. Lenient et la _Satire
française au moyen âge_.--Observation des mœurs du renard, par
Richard de Fournival.--Rôle du renard dans le blason.--Admiration
des sculpteurs et des peintres pour l'animal.--Ce que veut
dire _escorcher le regnard_.--Métonymies populaires.--Curieux
bas-relief de Saint-Fiacre, au Faouet.--Tradition de la
langue conservée par le peuple.--_Missale Ambaniensis_
de la Haye.--Représentation du renard en France et en
Angleterre.--Enseigne du renard prêchant, à Strasbourg.--Excessif
enthousiasme des Allemands pour le _Roman de Renart_               137



CHAPITRE VIII

CONSÉQUENCES DU ROMAN DE RENART SOUS LOUIS XV

Procession burlesque, sculptée sur un chapiteau de la cathédrale
de Strasbourg.--L'antiquaire Tschernein.--Fête-Dieu de 1728.--Le
cardinal de Rohan et les images luthériennes.--Réquisitoire contre
d'anciennes sculptures.--Condamnation de Tschernein.--De la
tolérance moderne                                                  157


CHAPITRE IX

LE ROMAN DE FAUVEL

Torcher-Fauvel, proverbe.--Le courtisan Fauvel, inférieur à Renart
indépendant.--La littérature de cour et la littérature du peuple   169


CHAPITRE X

LE NOBLE, LE MOINE, LE SERF

Néo-symbolisme religieux et néo-symbolisme
révolutionnaire.--Discours sur les dissolutions du clergé, au
concile de Sienne.--Les cochons mitrés et l'extase de sainte
Brigitte.--Robes de moines et robes de femmes: graisse et
feu.--_Chansons des ordres_, de Rutebœuf.--Mot d'Érasme.--Bible
historiale, peu favorable aux moines.--L'avarice à
Saint-Pierre-sous-Vézelay.--Les patenôtres de l'usurier.--Symbole
de l'ivrognerie en Bretagne.--La dispute de la culotte.--Le
serf-cariatide.--Riches imaginations archéologiques.--La peau d'un
prince ne vaut pas plus que celle d'un charretier.--Le _Roman de
la Rose_.--Clergé, noblesse, peuple                                173


CHAPITRE XI

MINIATURES DE MANUSCRITS

La truie qui file.--Le monde renversé.--Travaux de MM.
Champollion-Figeac et Ed. Fleury.--Tournois grotesques.--Manuscrit
de Soissons et hôtel de Jacques Cœur.--Étude des
manuscrits.--Libre érudition peu encouragée.--Prêches contre
la toilette des femmes.--Enfants paresseux au treizième
siècle.--Des croquis et des faits.--Mieux vaut dessiner
qu'épiloguer.--L'Annonciation et le fou malséant.--Opinion de M.
Le Roux de Lincy                                                   191


CHAPITRE XII

ARCHITECTURE RELIGIEUSE.--LA MAISON DES TEMPLIERS A METZ

Découverte importante de M. de Saulcy.--La poutre historiée du
magasin à poudre de Metz.--Animaux parodiant les actions de
l'homme.--Analogie avec certains papyrus égyptiens.--Les Templiers
ont-ils rapporté d'Égypte des motifs satiriques?                   211


CHAPITRE XIII

ARCHITECTURE MILITAIRE.--LA TOUR DESCH

Rareté des caprices ornementatifs en architecture
militaire.--Canonnières de la tour Desch, décrites par M. Lorédan
Larchey.--Le guerrier malséant.--Guimbarde des Lorrains            218


CHAPITRE XIV

FIGURES SATIRIQUES ET FACÉTIEUSES DES MONUMENTS CIVILS

L'Hôtel de Ville de Saint-Quentin.--Description des
figurines.--Singulier corbeau de l'Hôtel de Ville de Noyon.--Ce
que voyait Anne de Bretagne aux fenêtres du château de
Blois.--Fâcheuses odeurs d'une femme sans pudeur.--La morale du
quinzième siècle et celle du dix-neuvième siècle.--Une commère de
Saint-Quentin trop chiffonnée.--L'homme à la broche.--Énigme du
chanoine Ch. de Boyelles.--Il est temps de gratter le badigeon du
symbolisme                                                         222


CHAPITRE XV

LES STALLES DES ÉGLISES

Ce que coûtait l'œuvre de hucherie d'une cathédrale.--Les
sculpteurs de poupées.--D'où vient le mot _miséricorde_, en tant
qu'appliqué aux stalles?--Les compagnons flamands faisant leur
tour de France.--Histoire du moine Pigiere.--Ce qu'enseignait
le chevalier de La Tour Landry à ses filles.--Recherches
archéologiques souhaitables dans le Poitou.--Stalles de l'église
de Mortain.--Analogie de détails avec Breughel.--Stalles de la
collégiale de Champeaux.--Le Lai d'Aristote, à Rouen.--Stalles de
Saint-Martin-aux-Bois.--Miséricorde de l'église de Saint-Spire de
Corbeil.--Stalles de Saints-Gervais-et-Protais.--Miséricordes en
Angleterre et en Allemagne                                         232


CHAPITRE XVI

LA CATHÉDRALE AU MOYEN AGE

Pensée qui décida de l'érection des cathédrales.--Protestation
contre la féodalité.--Opinion de M. Viollet-le-Duc.--Destination
de la cathédrale.--Singulière sculpture de la cathédrale
souterraine de Bourges.--Brochure de M. de Salies.--Le moine de
L'abbaye de Gué-de-Launay fréquente les cabarets                   256


CHAPITRE XVII

DÉROUTE DU SYMBOLISME

Aberration de la Symbolique.--Gobineau de Montluisant et la
science hermétique appliquée à l'architecture.--Magot, gog et
magog.--Les pères Cahier et Martin.--Lumière et réalité            265

CHAPITRE XVIII

LES FOUS

Érasme et l'_Éloge de la Folie_.--Des fous de cour et de leur
utilité.--Cul-de-lampe sculpté de l'hôtel de Jacques Cœur, à
Bourges.--Légende romanesque à ce sujet.--Le rôle des fous
dans les fêtes religieuses.--Description d'un Fol par Clément
Marot.--Médailles satiriques des réformés contre la cour
papale.--La Folie triomphe de la Mort.--La _Nef des Fous_, de
Sébastien Brandt.--Sermons de Geiler de Keyserberg                 270


CHAPITRE XIX

ÉRASME ET L'ÉLOGE DE LA FOLIE

Le savant Érasme appelé à prendre place dans le Panthéon
des humoristes.--Ses violentes esquisses de vieillards
amoureux.--Érasme se sépare de Luther et attaque les moines avec
plus de force encore.--Ce qui poussa Érasme à railler les rois,
les princes et les grands.--Révélations de son portrait au Louvre  292


CHAPITRE XX

COLLABORATION D'HOLBEIN ET D'ÉRASME

Holbein dessine des croquis pour amuser Érasme.--Le satirique veut
prouver que son _Éloge de la Folie_ est une œuvre pie.--Holbein
embarrassé en face de ces dogmes singuliers.--La réalité
supérieure à l'imagination                                         304


CHAPITRE XXI

RABELAIS CARICATURISTE

Obscurité dans laquelle sont enveloppés les grands
hommes.--Rabelais, Shakspeare, Molière.--Première édition des
_Songes drolatiques_ attribués à Rabelais.--M. Ch. Lenormand voit
un architecte dans Rabelais.--Ce que pensait Rabelais des arts du
dessin.--M. Paul Lacroix voit un dessinateur dans Rabelais.--_Vie
et Métamorphoses d'Ovide_ de 1557.--Prétendue ressemblance avec
les _Songes drolatiques_.--Jérôme Bosch, Pierre Breughel, et leur
éditeur Cock.--Motifs d'essence néerlandaise introduits dans les
estampes attribuées à Rabelais.--Preuves en regard.--L'_Invidia_
et l'_Avaritia_ de P. Breughel.--Imaginations des commentateurs
Esmangart et Johanneau.--Latitude d'interprétations laissée
aux curieux par l'éditeur des _Songes drolatiques_, Richard
Breton.--Rabelais lavé du reproche de plagiat                      313

[Illustration: Modillon de la cathédrale de Poitiers.]



TABLE DES GRAVURES


  Frontispice en couleur.--Le
  moine à la cave, d'après un
  manuscrit

  Préface.--Lettre ornée                     3

  Figure détachée d'une miniature
  du _Roman de Fauvel_                       8

  Miniature de la bibliothèque du
  Vatican (neuvième siècle)                  9

  Le diable, d'après un manuscrit
  flamand                                    12

  D'après le manuscrit des _Comédies_
  de Térence                                 15

  Lettre ornée, tirée du _Decretum
  cum glossa_, manuscrit du treizième
  siècle de la bibliothèque
  de Laon                                    17

  Bas-relief de la voussure du portail
  de Notre-Dame de Paris
  (douzième siècle)                          19

  Chapiteau de l'abbaye de Saint-Benoît-sur-Loire
  (onzième siècle)                           24

  Modillon de la cathédrale de Poitiers      25

  Chapiteau de l'église Saint-Georges
  de Bocherville (Normandie)                 30

  Sceau trouvé au château de Pinon           32

  Modillon de la cathédrale de Poitiers      36

  Caprice tiré d'un manuscrit du
  treizième siècle de la Bibliothèque,
  d'après un dessin de
  M. de Bastard                              40

  _Le débat des gens d'armes et
  d'vne femme contre vn lymasson_,
  d'après le Grand Compost
  du quinzième siècle                        41

  Miniature d'un livre d'Heures,
  manuscrit du quinzième siècle              45

  Premier fragment d'un bas-relief
  du jubé de l'église Saint-Fiacre,
  au Faouet (Morbihan)                       47

  Deuxième fragment du même bas-relief       47

  Troisième fragment du même bas-relief      48

  Lettre ornée, d'après un manuscrit
  du quatorzième siècle                      49

  Les habitants de l'île de Seylan.
  Voyage de Marc-Paul, miniature
  d'un manuscrit des _Merveilles
  du Monde_ (1336) de la
  Bibliothèque                               50

  Chapiteau de la cathédrale de
  Magdebourg                                 53

  Sculpture en bois d'une maison
  de Malestroit (Bretagne)                   56

  Cul-de-lampe, d'après un manuscrit
  du quatorzième siècle                      60

  Lettre ornée                               61

  Frise archivolte de l'église Saint-Pierre
  d'Aulnay (douzième siècle)                 65

  Cul-de-lampe, d'après une miniature
  des tragédies de Sénèque
  (fin du treizième siècle)                  70

  Lettre ornée, d'après une miniature
  des tragédies de Sénèque
  (fin du treizième siècle)                  71

  Miniature d'une Bible moralisée
  (nº 106), de la Bibliothèque
  nationale      73

  Chapiteau du portail de l'église de
  Meillet (douzième siècle)                  77

  Chapiteau de la nef de Saint-Hilaire-de-Melle
  (Poitou)      84

  Lettre ornée. Le diable, gargouille        85

  Bas-relief de l'hôtel de ville de
  Saint-Quentin                              86

  Bas-relief de l'église du Monastier.
  (Velay)                                    93

  La pèse des âmes, fragment d'un
  bas-relief du fronton de la cathédrale
  d'Autun                                    95

  Bas-relief de l'église Saint-Fiacre,
  au Faouet (Bretagne)                       98

  Saint Martin, le diable et les
  commères, d'après une ancienne
  tapisserie                                 101

  Stalle de l'église Saint-Spire, à
  Corbei                                     104

  Le diable, d'après un manuscrit
  de la bibliothèque à Cambrai
  (douzième siècle)[95]                      106

  [Note 95: Une lacune dans mes notes m'empêche
  de vérifier si cette figure a été tirée
  d'un manuscrit de Douai, de Cambrai ou
  d'Amiens.]

  La Mort et l'Empereur, lettre ornée,
  d'après Holbein                            107

  L'Évêque et la Mort, d'après Holbein       111

  La Mort et le Laboureur, d'après
  Holbein                                    115

  Le Roy mort et l'Acteur, d'après
  une planche de la _Danse Macabre_
  de 1485                                    117

  Frontispice de la _Danse des femmes_,
  laquelle composa maître
  Marcial d'Auvergne, procureur
  au Parlement de Paris                      120

  La Mort, d'après un livre d'Heures,
  de Geoffroy Tory                           125

  La Mort et la Jeune Fille, d'après
  une gravure allemande
  de 1541                                    129

  La Mort et le Chevalier, d'après
  Holbein                                    133

  Lettre ornée. Le renard, d'après
  un manuscrit                               137

  La cigogne et le renard, chapiteau
  de la cathédrale d'Autun                   139

  Le renard et les poules, vitrail de
  Limoges(seizième siècle)                   147

  L'ivrogne, bas-relief de Saint-Fiacre,
  au Faouet                                  149

  Le renard en chaire, miséricorde
  de l'église Saint-Taurin d'Évreux          152

  Le renard et les canards, d'après
  une ancienne enseigne de
  Strasbourg                                 156

  Lettre ornée d'un manuscrit du
  quatorzième siècle de la bibliothèque
  de Laon                                    157

  Chapiteau de la cathédrale de
  Strasbourg, détruit au dix-septième
  siècle                                     159

  Autre chapiteau de la cathédrale
  de Strasbourg                              167

  Lettre ornée, d'après un manuscrit
  du douzième siècle de la
  bibliothèque de Laon                       169

  Miniature du _Roman de Fauvel_,
  d'après un manuscrit de la
  Bibliothèque nationale (seizième
  siècle)                                    171

  Cul-de-lampe, d'après un manuscrit
  du quatorzième siècle                      172

  Lettre ornée. Manuscrit de l'_Apocalypse_
  du quatorzième siècle,
  de la Bibliothèque                         175

  Miniature d'une Bible historiale
  (nº 167) de la Bibliothèque                176

  Sculpture de l'église Saint-Pierre-sous-Vézelay
  (fin du douzième
  siècle), d'après un dessin de
  M. Viollet-le-Duc                          181

  Figure de l'église Saint-Gille, à
  Malestroit (Bretagne)                      184

  Sculpture du portail de l'église
  de Ploërmel, d'après un dessin
  de M. Bouet                                185

  Corbeau de l'église basse de Rosnay
  (Aube), douzième siècle,
  d'après un dessin de M. Ch.
  Fichot                                     187

  Bas-relief du portail de l'église
  Saint-Urbain, à Troyes                     189

  Lettre ornée, d'après un manuscrit         191

  La truie qui file, d'après un manuscrit
  du quatorzième siècle                      192

  Le renard et l'escargot, d'après
  un manuscrit de la bibliothèque
  de Cambrai                                 192

  Le chien et les lièvres, d'après
  un manuscrit du quatorzième
  siècle                                     193

  Tournoi-grotesque, d'après le
  _Missale Suessionnense_, manuscrit
  du quatorzième siècle
  de la bibliothèque de Soissons             197

  Miniature de l'_Histoire de Saint-Graal_,
  quatorzième siècle. Bibliothèque           199

  Le bœuf dirigeant la charrue,
  d'après un manuscrit du quatorzième
  siècle de la Bibliothèque                  201

  Le lièvre portant le chasseur,
  ancienne miniature                         203

  Le maître d'école, d'après le manuscrit
  nº 95 de la Bibliothèque
  (treizième siècle)                         205

  D'après une lettre ornée d'ancien
  manuscrit                                  208

  La noble dame à sa toilette, manuscrit
  de la Bibliothèque (quatorzième
  siècle), d'après un
  dessin de M. A. Darcel                     209

  Lettre ornée, d'après un manuscrit
  des tragédies de Sénèque
  (fin du treizième siècle)                  211

  Fresque de la maison des Templiers,
  d'après un dessin de
  M. de Saulcy                               212

  Autre fresque du même monument             213

  Autre fresque du même monument             214

  Papyrus égyptien du British-Museum         215

  Modillon de l'église de Poitiers           217

  Grotesque avalant un boulet.
  Pierre d'angle de la tour Desch,
  à Metz                                     218

  Canonnière de la tour Desch, à
  Metz, d'après un dessin de
  M. Lorédan Larchey                         219

  Sculpture de la tour Desch                 220

  La tour Desch                              221

  Lettre ornée, d'après un manuscrit
  du douzième siècle de la
  bibliothèque de Laon                       222

  Figurine de la façade de l'hôtel
  de ville de Saint-Quentin (seizième
  siècle)                                    223

  Corbeau de l'hôtel de ville de
  Noyon (fin du quinzième siècle)            225

  Retombées des fenêtres du château
  de Blois                                   227

  Détail de la façade de l'hôtel de
  ville de Saint-Quentin                     229

  Figurine de l'hôtel de ville de
  Saint-Quentin                              231

  Détail de stalle de la collégiale
  de Champeaux (seizième siècle)             232

  Détail de stalle de la cathédrale
  de Saint-Pol de Léon, d'après
  un dessin de M. Léon Gaucherel             235

  Le meunier, d'après Breughel
  d'Enfer                                    240

  Stalle de la collégiale de Champeaux       242

  Miséricorde de la collégiale de
  Champeaux (seizième siècle)                243

  Le Lai d'Aristote, stalle de la cathédrale
  de Rouen                                   245

  Stalle de l'église Saint-Spire de
  Corbeil                                    249

  Miséricorde de l'ancienne église
  de Saint-Spire                             250

  Miséricorde de l'église Saint-Gervais-Saint-Protais,
  à Paris                                    254

  Lettre ornée. Modillon de la cathédrale
  de Poitiers                                256

  Sculpture de la cathédrale souterraine
  de Bourges                                 261

  Lettre ornée. Modillon de l'église
  de Poitiers                                265

  Gargouille de l'abbaye de Saint-Denis
  (treizième siècle)                         267

  Modillon du douzième siècle                269

  Lettre ornée. Détail d'une maison
  de bois de Troyes (seizième
  siècle)                                    270

  Sculpture intérieure de la maison
  de Jacques Cœur, à Bourges                 277

  Médaille satirique contre la cour
  de Rome                                    282

  Fac-simile d'une figure en bois
  des _Menus-Propos de Mère
  Sotte_, de Pierre Gringoire
  (1505)                                     285

  Fac-simile d'une gravure du _Narrenschiff_ 289

  Cul-de-lampe, d'après un livre
  d'Heures du seizième siècle                291

  Lettre ornée. Portrait d'Érasme,
  d'après Holbein                            292

  La Folie, d'après Holbein                  294

  Le moine, fac-simile d'un dessin
  d'Holbein                                  298

  Cul-de-lampe, d'après Scheible             303

  Lettre ornée, fac-simile d'un dessin
  d'Holbein                                  304

  La Folie descend de sa chaire,
  d'après Holbein                            307

  Fac-simile d'un dessin d'Holbein           310

  L'enfant et le pédagogue, d'après
  Holbein                                    311

  Le diable, d'après un ancien chapiteau     312

  Lettre ornée, d'après un manuscrit
  du quatorzième siècle                      313

  Fac-simile d'une planche des
  _Songes drolatiques_                       317

  Entourage des _Métamorphoses
  d'Ovide_ (1557)                            322

  Fac-simile d'une planche des
  _Songes drolatiques_                       325

  D'après Breughel                           326

  D'après les _Songes drolatiques_           327

  D'après Breughel                           328

  D'après les _Songes drolatiques_           329

  D'après Breughel                           330

  D'après les _Songes drolatiques_           331

  Fac-simile d'une planche des
  _Songes drolatiques_                       335

  Cul-de-lampe, d'après un ancien
  manuscrit                                  338

  Modillon de la cathédrale de
  Poitiers                                   346

[Illustration]


PARIS.--IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1

Librairie E. DENTU, Galerie d'Orléans, Palais-Royal


HISTOIRE

DE LA

CARICATURE ANTIQUE

Par CHAMPFLEURY

2e édition.--1 vol. grand in-18, illustré de 100 gravures.--Prix:
5 fr.

[Illustration]

M. François Lenormant, dans _le Correspondant_, parle «du zèle et
des soins scrupuleux avec lesquels M. Champfleury a colligé tous
les monuments connus jusqu'à ce jour de l'art caricatural des
anciens; des observations fines et ingénieuses dont le texte est
rempli et auxquelles d'excellentes figures intercalées presque à
chaque page donnent un intérêt de plus.»

L'éditeur ne peut mieux donner une idée des améliorations
apportées à l'_Histoire de la caricature antique_ que par un
détail:

La première édition contenait 248 pages et 62 gravures.

La seconde édition contient 332 pages et 100 gravures.

Librairie E. DENTU, Galerie d'Orléans, Palais-Royal


HISTOIRE

DE LA

CARICATURE MODERNE

Par CHAMPFLEURY

2e édition.--1 vol. grand in-18, illustré de 118 vignettes.--Prix:
5 fr.

«Ce livre est la suite et le complément du livre sur _la
Caricature antique_. La lacune qu'il avait à combler dans
l'esthétique est énorme, et c'est un véritable acte de courage
que d'avoir tenté et mené à bien une série d'études sur des
matières aussi délicates. Académies et clubs, gens sérieux et
esprits futiles, fonctionnaires et bohèmes, politique et religion,
tout est du domaine du caricaturiste.... M. Champfleury a
particulièrement étudié les types du _Robert Macaire_, d'Honoré
Daumier; du _Mayeux_, de Traviès; du _Joseph Prudhomme_,
d'Henry Monnier. Il y a, distribués dans le texte, une quantité
considérable de clichés des meilleurs croquis de ces artistes,
gravés dans leur meilleur temps par leurs meilleurs graveurs.»
(PH. BURTY, _Chronique des arts_.)

[Illustration]

La première édition contenait 86 vignettes.

La seconde édition contient 118 vignettes et un frontispice en
couleur.

Librairie E. DENTU, Galerie d'Orléans, Palais-Royal

HISTOIRE

DE

L'IMAGERIE POPULAIRE

Par CHAMPFLEURY

1 volume grand in-18, illustré de 38 gravures.--Prix: 5 francs


SOMMAIRE DES PRINCIPAUX CHAPITRES

 _Le Juif-Errant.--Histoire du bonhomme Misère.--Crédit est mort.--La
 Farce des bossus.--Lustucru.--Le Moine ressuscité.--La Danse des morts
 en 1849.--L'Imagerie de l'avenir._

«Toutes les éditions populaires de la légende donnent des
portraits du Juif-Errant d'après un même modèle. Il serait digne
d'un artiste et d'un antiquaire de remonter à la source et d'en
découvrir l'auteur,» disait M.-Ch. Nisard.

C'est ce qu'a fait M. Champfleury développant l'idée et cherchant
en Flandre, en Allemagne, en Angleterre et en Norwége, les
ramifications des anciennes images populaires.

[Illustration]


MÊME SÉRIE (EN PRÉPARATION)

=Chants, légendes et traditions populaires de la France.= 2 vol.
in-18, illustrés.


PARIS.--IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.

HISTOIRE

DES FAÏENCES PATRIOTIQUES

SOUS LA RÉVOLUTION

1 vol. gr. in-18, 3e édition, augmentée de gravures et marques
nouvelles: 5 fr.


_Sous presse pour paraître fin 1875_

HISTOIRE

DE LA CARICATURE

SOUS LA RÉPUBLIQUE, L'EMPIRE ET LA RESTAURATION

1 vol. gr. in-18, avec de nombreuses gravures

2e édit. revue et augmentée.


_Pour paraître en 1876_

HISTOIRE

DE LA CARICATURE

SOUS LA RÉFORME, LA LIGUE

1 vol. gr. in-18, illustré.





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