Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Ariel: ou, La vie de Shelley
Author: Maurois, André
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Ariel: ou, La vie de Shelley" ***


generously made available by Hathi Trust.)



ANDRÉ MAUROIS


ARIEL

OU

LA VIE DE SHELLEY

PARIS

BERNARD GRASSET

61, RUE DES SAINT-PÈRES



TABLE


PREMIÈRE PARTIE

I. LA MÉTHODE DU DR KEATE
II. LA MAISON
III. LE CONFIDENT
IV. LE PIN VOISIN
V. QUOD ERAT DEMONSTRANDUM
VI. VIGOUREUSE DIALECTIQUE DE M. TIMOTHY
VII. ACADÉMIE DE JEUNES FILLES
VIII. CETTE CHAÎNE AFFREUSE...
IX. ENFANTINES
X. CE QU'ÉTAIT HOGG
XI. CE QU'ÉTAIT HOGG (SUITE)
XII. PREMIÈRES RENCONTRES AVEC L'ÂGE MÛR
XIII. BULLES DE SAVON
XIV. LE VÉNÉRABLE AMI
XV. CE QU'ÉTAIT MISS HITCHENER
XVI. CE QU'ÉTAIT HARRIET
XVII. COMPARAISONS
XVIII. SECONDE INCARNATION DE LA DÉESSE

DEUXIÈME PARTIE

I. UN TOUR DE SIX SEMAINES
II. LES PARIAS
III. CE QU'ÉTAIT GODWIN
IV. DON JUAN CONQUIS
V. ARIEL ET DON JUAN
VI. TOMBEAUX DANS LE JARDIN DE L'AMOUR
VII. LES RÈGLES DU JEU
VIII. «REINE DE MARBRE ET DE BOUE»
IX. LE CIMETIÈRE ROMAIN
X. ANY WIFE TO ANY HUSBAND
XI. LE CAVALIER SERVANT
XII. R. B. HOPPNER À BYRON
XIII. SILENCE DE LORD BYRON
XIV. MIRANDA
XV. LES DISCIPLES
XVI. SAMUEL XIII, 23
XVII. LE REFUGE
XVIII. ARIEL DÉLIVRÉ
XIX. LES DERNIERS ANNEAUX



NOTE POUR LE LECTEUR BIENVEILLANT


_On a souhaité faire, en ce livre, œuvre de romancier bien plutôt
que d'historien ou de critique. Sans doute les faits sont vrais et
l'on ne s'est permis de prêter à Shelley ni une phrase, ni une
pensée qui ne soient indiquées dans les mémoires de ses amis,
dans ses lettres, dam ses poèmes; mais on s'est efforcé d'ordonner
ces éléments véritables de manière à produire l'impression de
découverte progressive, de croissance naturelle qui semble le
propre du roman. Que le lecteur ne cherche donc id ni érudition, ni
révélations, et s'il n'a pas le goût vif des éducations sentimentales,
qu'il n'ouvre pas ce petit ouvrage. Ceux qui, curieux d'histoire,
désireront confronter ce récit avec d'autres, trouveront à la fin
du volume une liste de sources accessibles._

_A. M._



So I turn too the Garden of Love
That so many sweet flowers bore;
And I saw it was filled with graves.


William Blake.



PREMIÈRE PARTIE



I. LA MÉTHODE DU DR KEATE


En 1809, le Roi George III d'Angleterre mit à la tête de
l'aristocratique collège d'Eton le docteur Keate, petit homme
terrible, qui considérait la bastonnade comme une station nécessaire
sur le chemin de toute perfection morale, et qui terminait ses
sermons en disant: «Soyez charitables, boys, ou je vous battrai
jusqu'à ce que vous le deveniez.»

Les gentlemen et les riches marchands dont il élevait les fils
voyaient sans déplaisir cette pieuse férocité et tenaient pour
singulièrement estimable un homme qui avait fouetté presque
tous les premiers ministres, évêques et généraux du pays.

En ce temps-là, toute discipline sévère était approuvée par
l'élite. La Révolution française venait de montrer les dangers du
libéralisme quand il infecte les classes dirigeantes. L'Angleterre
officielle, âme de la Sainte-Alliance, croyait combattre en Napoléon
la philosophie couronnée. Elle exigeait de ses écoles publiques
une génération sagement hypocrite.

Pour dompter l'ardeur possible des jeunes aristocrates d'Eton, une
prudente frivolité organisait leurs études. Après cinq ans d'école,
un élève avait lu deux fois Homère, presque tour Virgile, Horace
expurgé, et pouvait composer de passables épigrammes latines sur
Wellington ou Nelson. Le goût des citations était alors si
parfaitement développé chez les jeunes gens de cette classe que
Pitt, au Parlement, s'étant interrompu au milieu d'un vers de
l'Enéide, toute la Chambre, Whigs et Tories, se leva et termina
le vers. Bel exemple de culture homogène. Les sciences étaient
facultatives, dons délaissées; la danse obligatoire. Quant à la
religion, Keate jugeait criminel d'en douter, inutile d'en parler.
Le docteur redoutait le mysticisme beaucoup plus que l'indifférence.
Il admettait les rires en chapelle et faisait assez mal observer le
repos du dimanche. Il n'est pas inutile de dire ici, pour faire
comprendre le machiavélisme, peut-être inconscient, de cet éducateur,
qu'il de détestait pas qu'on lui mentît un peu. «Signe de respect»,
disait-il.

Des coutumes assez barbares réglaient les rapports des élèves entre
eux. Les «petits» étaient les _fags_, ou esclaves des «grands».
Chaque fag faisait le lit de son suzerain, lui montait le matin
l'eau de la pompe, brossait ses vêtements et ses souliers. Toute
désobéissance était punie par des supplices convenables. Un enfant
écrivait à ses parents, non pour se plaindre, mais pour raconter sa
journée: «Rolls, dont je suis le fag, avait mis des éperons et voulait
me faire sauter un fossé trop large. À chaque dérobade, il m'éperonnait.
Naturellement ma cuisse saigne, mes «Poètes Grecs» sont en bouillie,
et mon vêtement neuf déchiré.»

La boxe était en honneur. Un combat fut si violent qu'un enfant
resta mort sur le plancher. Keate vint voir le cadavre et dit:
«Ceci est regrettable, mais je tiens avant tout à ce qu'un élève
d'Eton soit prêt à rendre coup pour coup.»

Le but profond et caché du système était de former des caractères
durs coulés dans un moule unique. L'indépendance des actions était
grande, mais l'originalité des pensées, du costume ou du langage
le crime le plus détesté. Un intérêt un peu vif pour des études
ou des idées passait pour une affectation insupportable qu'il
importait de corriger par la force.

Telle qu'elle était, cette vie était loin de déplaire au plus
grand nombre des jeunes Anglais. L'orgueil de participer au
maintien des traditions d'une école si ancienne, fondée par un
roi et de tous temps voisine et protégée des rois, les payait
bien de leurs souffrances. Seules quelques âmes sensibles souffraient
longtemps. Par exemple, le jeune Percy Bysshe Shelley, fils d'un
très riche propriétaire du Sussex et petit-fils de sir Bysshe
Shelley, baronnet, ne semblait pas s'acclimater. Cet enfant d'une
extrême beauté, aux yeux bleus vif, aux cheveux blonds bouclés, au
teint délicat, montrait une inquiétude morale bien extraordinaire
chez un homme de son rang et une incroyable tendance à mettre en
question les Règles du Jeu.

Au moment de son arrivée à l'école, les capitaines de sixième année,
voyant ce corps frêle, ce visage angélique et ces gestes de fille,
avaient imaginé un caractère timide, qui demanderait peu de soins
à leur autorité. Ils découvrirent vite que toute menace jetait
aussitôt le jeune Shelley dans une résistance passionnée. Une
volonté inébranlable, dans un corps trop peu vigoureux pour
en appuyer les décrets, le prédestinait à la révolte. Ses yeux,
d'une douceur rêveuse à l'état de repos, prenaient sous l'influence
de l'enthousiasme ou de l'indignation un éclat presque sauvage. La
voix, à l'ordinaire grave et douce, devenait alors stridente et
douloureuse.

Son amour des livres, son mépris des jeux, ses cheveux au vent,
sa chemise ouverte sur un cou féminin, tout en lui choquait les
censeurs chargés de maintenir dans cette petite société l'élégante
brutalité dont elle était fière. Ayant jugé, dès son premier jour
d'Eton, que la tyrannie exercée sur les fags était contraire à la
dignité humaine, il avait refusé sèchement de servir, ce qui l'avait
mis hors la loi.

On l'appelait «Shelley le fou». Les plus puissants des inquisiteurs
entreprirent son salut par la torture, mais renoncèrent à l'attaquer
en combat singulier, le trouvant capable de tout. Il se battait comme
une fille, les mains ouvertes, giflant et griffant.

La chasse à Shelley, en meute organisée, devint un des grands jeux
d'Eton. Quelques chasseurs découvraient l'être singulier lisant un
poème au bord de la rivière et donnaient aussitôt de la voix. Les
cheveux au vent, à travers les prairies, les rues de la ville, les
cloîtres du collège, Shelley prenait la fuite. Enfin cerné contre un
mur, pressé comme un sanglier aux abois, il poussait un cri
perçant. À coups de balles trempées dans la boue, le peuple d'élèves
le clouait au mur. Une voix criait: «Shelley!--Shelley!» reprenait
une autre voix. Tous les échos des vieux murs gris renvoyaient
des cris de: «Shelley!» hurlés sur un mode aigu. Un fag courtisan
tirait les vêtements du supplicié, un autre le pinçait, un troisième
s'approchait sans bruit et d'un coup de botte faisait glisser dans la
boue le livre que Shelley serrait convulsivement sous son bras. Alors
tous les doigts étaient pointés vers la victime, et un nouveau cri
de: «Shelley! Shelley! Shelley!» achevait d'ébranler ses nerfs. La
crise attendue par les tourmenteurs éclatait enfin, accès de folle
fureur qui faisait briller les yeux de l'enfant, pâlir ses joues,
trembler tous ses membres.

Fatiguée d'un spectacle monotone, l'école retournait à ses jeux.
Shelley relevait ses livres tachés de boue, et, seul, pensif, se
dirigeait lentement vers les belles prairies qui bordât la Tamise.
Assis sur l'herbe ensoleillée, il regardait glisser la rivière. L'eau
courante a, comme la musique, le doux pouvoir de transformer la
tristesse en mélancolie. Toutes deux, par la fuite continue de
leurs fluides éléments, insinuent doucement dans les âmes la
certitude de l'oubli. Les tours massives de Windsor et d'Eton
dressaient autour de l'enfant révolté un univers immuable et
hostile, mais l'image tremblante des saules l'apaisait par
sa fragilité.

Il revenait à ses livres; c'était Diderot, Voltaire, le système
de M. d'Holbach. Admirer ces Français détestés par ses maîtres lui
paraissait digne de son courage. Un ouvrage qui les résumait:
La Justice politique de Godwin, était sa lecture favorite. Dans
Godwin, tout paraissait simple. Si tous les hommes l'avaient lu,
le monde aurait vécu dans un bonheur idyllique. S'ils avaient écouté
la voix de la raison, c'est-à-dire de Godwin, deux heures de travail
par jour auraient suffi pour les nourrir. L'amour libre aurait
remplacé les sottes conventions du mariage. La vraie philosophie
aurait pris la place des terreurs superstitieuses. Hélas! les
«préjugés» endurcissaient les cœurs.

Shelley fermait son livre, s'étendait au soleil au milieu des fleurs
et méditait sur la misère des hommes. Des bâtiments moyenâgeux de
l'école toute proche, le murmure confus des voix de la sottise
montait vers ce charmant paysage de bois et de ruisseaux. Autour de
lui, dans la calme campagne, aucun visage moqueur ne l'observait.
L'enfant laissait enfin couler ses larmes et, serrant avec force
ses mains jointes, faisait à haute voix cet étrange serment: «Je
jure d'être sage, juste et libre, autant qu'il sera en mon pouvoir;
Je jure de ne pas me faire complice, même par mon silence, des
égoïstes et des puissants. Je jure de consacrer ma vie à la beauté...»

Si le Dr Keate avait pu être témoin d'un accès d'ardeur
religieuse si regrettable dans une maison bien tenue, il eût
certainement traité le cas par sa méthode favorite.



II. LA MAISON


Aux vacances, l'esclave réfractaire devenait prince héritier. M.
Timothy Shelley, son père, possédait le manoir de Field-Place en
Sussex longue maison blanche, bien construite, entourée d'un parc
et de grandes forêts. Là Shelley retrouvait ses quatre sœurs, toutes
jolies, un petit frère de trois ans auquel il apprenait à crier
«Diable!» pour scandaliser les dévots, et sa belle cousine Harriet
qui, disaient les gens, lui ressemblait.

Le chef et ancêtre de la famille, sir Bysshe Shelley, habitait dans
le village. C'était un gentilhomme de la vieille école anglaise, qui
se glorifiait d'être riche comme un duc et de vivre comme un
braconnier. Haut de six pieds, imposant, très beau de visage, sir
Bysshe avait l'esprit vif et cynique. Les Shelley tenaient de lui
leurs yeux bleus et brillants.

Il avait dépensé quatre-vingt mille livres sterling pour se bâtir
un château qu'il n'habitait pas, à cause de l'entretien, et logeait
dans un petit cottage avec un seul domestique. Il passait ses
journées dans la taverne du village, vêtu comme un paysan, à parler
politique avec les voyageurs. D'Amérique il avait rapporté une sorte
d'humour brutal qui terrifiait ces Anglais bons enfants. Deux de
ses filles avaient été si malheureuses chez lui qu'elles s'étaient
enfuies: excellent prétexte pour ne pas leur donner de dot. Son seul
désir était d'arrondir une fortune déjà immense et de la transmettre
intacte à de nombreuses générations de Shelley. Dans ce but il en
avait constitué une grande partie en un majorat inaliénable dont
Percy devait hériter, à l'exclusion totale de ses frères et sœurs.
Considérant son petit-fils comme le support nécessaire de son
ambition posthume, il avait pour lui une certaine affection. Quant
à son fils Timothy, qui faisait des phrases, il le méprisait.

M. Timothy Shelley, membre du Parlement, était, comme son père, grand
et bien fait, très blond, très imposant. Il avait meilleur cœur que
sir Bysshe, mais un esprit beaucoup moins ferme. Sir Bysshe, égoïste
avoué, plaisait assez par cette sorte de naturel qui est le charme
des cyniques. M. Timothy avait de bonnes intentions; cela le rendait
insupportable. Il aimait les lettres avec l'irritante maladresse des
illettrés. Il affectait un respect mondain pour la religion, une
tolérance agressive pour les idées nouvelles, une philosophie
pompeuse. Il aimait à se dire libéral dans ses opinions politiques
et religieuses, mais tenait à ne point choquer les gens de son monde.
Ami des ducs catholiques de Norfolk, il parlait avec complaisance de
l'émancipation des Catholiques Irlandais, grande audace dont il était
fier et un peu épouvanté. Il avait facilement les larmes aux yeux,
mais pouvait devenir féroce si sa vanité était en jeu. Dans la vie
privée, il se piquait de manières affables, mais aurait bien voulu
concilier la douceur des formes avec le despotisme des actions.
Diplomate dans les petites choses, brutal dans les grandes,
inoffensif et irritant, il était fait pour donner terriblement sur
les nerfs d'un juge sévère et l'agacement causé par la bavarde
sottise de son père avait contribué pour beaucoup à jeter Shelley
dans la sauvagerie intellectuelle. Quant à Mrs Shelley, elle avait
été la plus jolie fille, du Sussex. Elle aimait qu'un homme fût
batailleur et cavalier, et voyait avec ironie son fils aîné partir
pour la forêt en emportant sous son bras un livre au lieu d'un fusil.


Aux yeux de ses sœurs, Shelley était un être surhumain. Dès qu'il
arrivait d'Eton, la maison se peuplait d'hôtes fantastiques, le parc
de M. Timothy s'animait de murmures confus comme le «Songe d'une Nuit
d'Été», et les jeunes filles ne vivaient plus que dans une agréable
terreur.

Il prenait plaisir à imprégner de mystère les calmes objets
quotidiens. Dans chaque trou des vieux murs, il enfonçait un bâton
pour chercher des passages secrets. Au grenier, il avait découvert
une chambre toujours fermée à clé. Là vivait, disait-il, un vieil
alchimiste à longue barbe, le terrible Cornelius Agrippa. Quand
on entendait un bruit dans le grenier, c'était Cornelius qui
renversait sa lampe. Pendant toute une semaine, la famille Shelley
travailla dans le jardin à creuser un abri d'été pour Cornelius.

D'autres monstres se réveillaient à l'arrivée de l'écolier. Il y
avait la grande Tortue, qui vivait dans l'étang, et le vieux Serpent,
redoutable reptile qui avait réellement fréquenté jadis les halliers
du parc et qu'un jardinier de M. Timothy avait tué d'un coup de faux.
«Ce jardinier, petites filles, ce jardinier qui avait pourtant l'air
d'un homme comme vous et moi était en vérité le Temps lui-même qui
fait périr les monstres légendaires.»

Ce qui rendait ces inventions charmantes, c'était que le conteur
lui-même n'était pas trop sûr d'inventer. Les histoires de sorcières
et de fantômes avaient troublé son enfance nerveuse. Mais plus il
craignait les apparitions, plus il s'imposait de les braver. Ayant
tracé un cercle à terre et enflammé de l'alcool dans une soucoupe,
tout enveloppé d'une flamme bleuâtre, il commençait:
«Démons de l'air et du feu...--Ah! ça, que faites-vous Shelley?»
interrompit un jour son maître d'Eton, le solennel et magnifique
Bethell. «S'il vous plaît, Monsieur, j'évoque le Diable.»

À la campagne aussi le Seigneur des ténèbres fut souvent appelé par
une jeune voix suraiguë et ferme. Parfois les enfants, à leur grande
joie, recevaient du frère souverain l'ordre de se déguiser en esprits
ou en diables. Plus souvent la chimie, dans ces jeux romantiques,
prenait la place de l'alchimie. La discipline scientifique était bien
étrangère a Shelley, mais il aimait les aspects magiques de la
science. Armé d'une machine  que l'on venait d'inventer, il
électrisait le bataillon respectueux des jeunes filles. Quand la plus
jeune, la petite Hellen, le voyait armé d'une bouteille et d'un fil
de fer, elle se mettait à pleurer.

Mais ses disciples fidèles et chéries étaient l'aînée de ses sœurs,
Elisabeth, et sa belle cousine, Harriet Grove. Une sensualité
naissante et une recherche passionnée de la vérité unissaient ces
trois enfants. Les premiers mouvements du désir communiquent toujours
aux idées le charme naturel et puissant des caresses. Shelley
entraînait ses belles élèves vers le cimetière, lieu que la présence
mystérieuse des morts paraît à ses yeux d'un poétique prestige. Assis
sur une tombe rustique, abrité des recherches de M. Timothy par
l'ombre d'une vieille église, il entourait de ses bras les tailles
flexibles, et pour de beaux yeux attentifs commentait le Monde et
les Dieux.

Le tableau qu'il leur peignait de l'univers était simple. D'un côté,
le vice: rois, prêtres et riches; de l'autre, la vertu: philosophes
et misérables. D'un côté, la religion mise au service de la tyrannie;
de l'autre, Godwin et sa justice politique. Surtout il leur parlait
de l'amour.

Les lois prétendent imposer des règles à nos sentiments naturels.
Quelle folie! Quand l'œil aperçoit un être charmant, le cœur
s'enflamme. Comment l'éviter? L'amour se fane dans une atmosphère
de contrainte. Son essence est la liberté. Il n'est compatible ni
avec l'obéissance, ni avec la jalousie, ni avec la crainte. Il lui
faut la confiance et l'abandon. Le mariage est une prison...

Le scepticisme étendu au mariage est une forme d'esprit que goûtent
peu les vierges. L'hérésie métaphysique peut quelquefois les divertir;
l'hérésie matrimoniale exhale à leur nez charmant une forte odeur de
fagots.

--Des liens? disait Harriet. Sans doute... Mais qu'importe, si
ces liens sont doux.

--S'ils sont doux ils sont inutiles. Enchaîne-t-on un prisonnier
volontaire?

--Mais la religion...

Shelley appelait d'Holbach au secours de Godwin.

--Si Dieu est juste, comment croire qu'il punisse des créatures
qu'il a remplies de faiblesse? S'il est tout-puissant, comment
l'offenser, comment lui résister? S'il est raisonnable, comment se
mettrait-il en colère contre des malheureux auxquels il a laissé la
liberté de déraisonner?

--Les usages...

--Que nous importent les usages de ce court moment de
l'éternité que nous appelons le XIXe siècle?

Elisabeth soutenait son frère. Et comment Harriet aurait-elle pu
discuter avec un demi-dieu aux yeux brillants, à la chemise
entr'ouverte sur un cou délicat, aux cheveux fins comme des soies
dorées?

--Travaillons à Zastrozzi, soupirait-elle, pour changer de
conversation.

C'était un roman, qu'ils composaient tous trois ensemble. On y
trouvait le bandit justicier, le tyran hautain et cynique, l'héroïne
«élégamment proportionnée, toute de tendresse et de pureté».
À rédiger Zastrozzi, les heures passaient agréablement. Bientôt la
nuit les surprenait. Elisabeth, sœur complice, abandonnait dans
l'ombre les amants ingénus.

Shelley et Harriet rentraient enlacés dans la blanche vapeur qui,
le soir, s'élève des prairies. Dans le petit bois qui masquait la
maison, le vent léger balançait devant la lune les plus hautes
branches des arbres. Les anémones, fermant leurs
corolles blanches, laissaient se courber leurs tiges fatiguées; la
mélancolie du paysage nocturne rappelait à Shelley le retour proche
aux sombres cloîtres d'Eton. Sentant frémir et vibrer sous sa main le
corps tiède de sa belle cousine, il se sentait plein de courage pour
une vie de combat et d'apostolat.



III. LE CONFIDENT


En octobre 1810, M. Timothy escorta son fils à l'Université
d'Oxford. Le membre du Parlement était d'excellente humeur. Il
logeait dans son ancienne auberge, à l'enseigne du «Cheval de plomb».
Il y retrouvait le fils de son ancien hôte; il venait inscrire un futur
baronnet dans le collège où lui-même avait brillé d'un éclat passager.
De telles cérémonies sont toujours agréables à un Anglais. Elles
devaient l'être plus particulièrement à l'esprit pompeux de M.
Timothy. Il entra chez le libraire Slatter et fit ouvrir
au nouvel étudiant un crédit illimité en livres et en papeterie.
«Mon fils ici présent, dit-il, en montrant avec bonhomie le grand
jeune homme aux cheveux fous et aux yeux éclatants, mon fils,
Monsieur Slatter, est un littéraire. Il est déjà l'auteur d'un
roman (c'était le fameux Zastrozzi) et s'il désire encore être
imprimé tout vif, j'entends que vous le laissiez satisfaire cette
fantaisie.»

Le collège enchanta Shelley. Avoir une chambre à soi, être libre
d'assister ou non aux cours, pouvoir se livrer aux travaux qu'on
a choisis, lire, écrire, se promener comme on l'entendait, c'était
combiner tout le charme de la vie monastique avec la liberté d'esprit
du philosophe. C'était ainsi qu'il eût rêvé de passer sa vie tout
entière.

Le soir, dans le grand hall, il se trouva assis à côté d'un jeune
homme, nouveau venu comme lui, qui, après s'être nommé: Jefferson
Hogg, observa d'abord une grande réserve comme la mode d'Oxford
l'exigeait. Cependant, vers le milieu du repas, les deux voisins,
incapables de garder plus longtemps un silence si élégant, se
mirent à parler de leurs lectures.

--La meilleure littérature poétique de ce temps, dit Shelley,
est la littérature allemande.

Hogg, avec un sourire, objecta que les Allemands manquaient de
naturel. Tant de romanesque le fatiguait.

--Quelle littérature moderne pouvez-vous comparer à la leur?

--L'italienne, dit Hogg.

Ce mot réveilla l'impétuosité de Shelley et fit jaillir un discours
si intarissable que les domestiques purent desservir avant que les
deux jeunes gens se fussent aperçus qu'ils restaient seuls.

--Voulez-vous monter à ma chambre? dit Hogg. Nous y
continuerons la discussion.

Shelley accepta avec enthousiasme, mais, en montant l'escalier,
perdit à la fois le fil de son discours et tout intérêt pour la
littérature allemande. Pendant que Hogg allumait les chandelles,
son hôte dit soudain avec calme qu'il ne voyait pas pourquoi cette
discussion continuerait, qu'il ignorait également l'italien et
l'allemand et qu'il avait parlé pour parler. Hogg répondit en souriant
que son indifférence et son ignorance étaient égales, et installa sur
une table une bouteille, des verres, des biscuits.

--D'ailleurs, dit Shelley, toute littérature n'est qu'un vain
badinage. Qu'est-ce que c'est qu'étudier une langue ancienne ou
moderne? Apprendre de nouveaux noms à donner aux choses; mais
qu'il serait plus sage d'étudier ces choses elles-mêmes.

--Les choses elles-mêmes? dit Hogg. Mais comment?

--Par la chimie par exemple.

Et, beaucoup plus inspiré que par la littérature allemande, Shelley
commença un discours sur l'analyse chimique, sur les nouvelles
découvertes de la physique, sur l'électricité. Hogg, que
ces sujets n'intéressaient pas, regarda son nouvel ami. Parfaitement
habillé, et même avec recherche, mais les vêtements en désordre,
mince, fragile, très grand, il paraissait voûté parce que, dans le
feu de son enthousiasme, il allongeait toujours la tête en avant.
Ses gestes étaient à la fois gracieux et violents; son teint blanc
et rose comme celui d'une femme; ses cheveux longs et en broussaille.
Tout ce visage respirait un feu, une animation, une intelligence
surnaturels. Et l'expression morale n'était pas moins saisissante
que l'expression intellectuelle, car on trouvait répandu sur
ses traits un air de douceur, de délicatesse, d'ardeur religieuse qui
rappelait les visages des saints des grandes fresques de Florence.

Shelley parlait toujours quand l'horloge sonna. Il poussa un cri:
Mon cours de minéralogie! et s'envola dans les couloirs.


* * *


Hogg lui avait promis d'aller le voir le lendemain matin. Il le
trouva en violente discussion avec le domestique du collège qui
voulait mettre la chambre en ordre.

Des livres, des chaussures, des papiers, des pistolets, du linge,
des munitions, des fioles, des éprouvettes gisaient sur le plancher.
Une machine électrique, une pompe à air, un microscope solaire
dominaient cette scène de pillage. Shelley tourna la manivelle de la
machine, et des étincelles sèches et brillantes craquèrent de tous
côtés. Il monta sur un tabouret de verre, et ses longs cheveux blonds
se dressèrent. Hogg, l'œil amusé, suivait ces mouvements avec un peu
d'inquiétude, et surveillait surtout les plats et les assiettes. Au
moment où son hôte allait servir le thé, il retira précipitamment de
sa tasse un sou tout rongé par l'acide chlorhydrique.

Les deux jeunes gens devinrent inséparables. Chaque matin, ils se
promenaient à pied: Shelley se conduisait en route comme un enfant,
courant sur les talus, sautant les fossés. Quand il rencontrait un
étang ou une rivière, il lançait des bateaux de papier et les suivait
jusqu'au naufrage, tandis que Hogg exaspéré attendait debout
sur la rive.

Après la promenade ils remontaient dans la chambre de Shelley qui,
épuisé par sa continuelle dépense d'énergie, était alors envahi par
une torpeur invincible. Il s'étendait devant le feu, sur une large
couverture, pelotonné sur lui-même comme un chat, et dormait ainsi
de six heures à dix heures. À ce moment, il se dressait subitement,
se frottait les yeux avec une grande violence, passait, en s'étirant,
les doigts dans ses longs cheveux, et commençait aussitôt à discuter
un point de métaphysique ou à réciter des vers avec une énergie
presque pénible.

À onze heures il soupait, mais ses repas n'étaient jamais compliqués.
Hostile à la viande par principe, il adorait le pain. Il en avait
toujours les poches pleines, et, quand il marchait, grignotait
en lisant, de sorte que son chemin était marqué par un long sillage
de miettes. Avec le pain ses mets favoris étaient les raisins de
Corinthe et les prunes sèches qu'on achète chez les épiciers. Un
repas régulier, à table, était pour lui un ennui insupportable, et
il était rare qu'il pût y assister jusqu'à la fin.

Après le souper son esprit était clair et pénétrant, ses discours
brillants. Il parlait à Hogg de sa cousine Harriet, à laquelle il
écrivait de longues lettres où les élans d'amour alternaient
avec la philosophie de Godwin; de sa sœur Elisabeth, si vaillante
ennemie des préjugés. Ou bien il lisait la dernière lettre solennelle
de Mr Timothy, avec de grands éclats de rire. Puis il saisissait un
de ses livres favoris, Locke, Hume ou Voltaire et le commentait avec
passion.

Hogg s'était longtemps demandé pourquoi ces sceptiques avaient tant
de charme pour l'esprit si évidemment mystique et religieux de son
ami. Il semblait qu'en découvrant soudain, au détour de ses immenses
lectures, l'infinie variété des systèmes, comme un enchevêtrement de
vallées profondes et de précipices rocheux, une sorte de vertige eût
saisi Shelley et que seule une doctrine claire et simple, comme celle
de Godwin, pût calmer cette ivresse métaphysique. Il se plaisait à
remplacer le titanesque et confus entassement de l'Histoire par un
transparent édifice de doctrines creuses et limpides, et préférait au
monde véritable, dont l'incohérence l'épouvantait, la douce vision
que l'esprit a des choses à travers les vaporeuses murailles des
Nuées.

Quand l'horloge du collège sonnait deux heures, Hogg se levait, et,
malgré les protestations de son ami, allait se coucher: «Quel être
surprenant, pensait-il, tout en traversant, pour retrouver sa
chambre, les longs couloirs silencieux... La grâce d'une jeune fille,
la pureté d'une vierge qui n'est jamais sortie de la maison de sa
mère. Et pourtant, une force indomptable... Une âme de moine
bénédictin-et des idées de sans-culotte...»

C'était, en effet, un mélange assez digne de réflexion. Mais Maître
Jefferson Hogg n'aimait pas les méditations fatigantes et son ami
Shelley lui inspirait toujours une invincible envie de dormir.



IV. LE PIN VOISIN


Quelques jours avant Noël, Mr Timothy trouva dans son courrier une
lettre d'un éditeur de Londres, un certain Mr Stockdale, qui lui
signalait les extraordinaires productions que le jeune Percy Shelley
prétendait faire imprimer. Stockdale avait entre les mains le
manuscrit d'un roman: _Sainte-Irvine ou le Rose-Croix_, rempli
des idées les plus subversives, et ce commerçant vertueux ne voyait
pas sans inquiétude le fils d'un homme aussi respectable s'engager
dans un chemin dangereux. Il avait cru de son devoir de prévenir un
père de famille, et surtout d'attirer son attention sur le mauvais
ange du jeune Mr Shelley, son camarade Jefferson Hogg, fils d'une
bonne famille tory du Nord de l'Angleterre, mais esprit faux, froid
et dangereux.

Mr Timothy commença par informer Mr Stockdale qu'il ne paierait pas
un penny de la note d'impression, ce qui augmenta aussitôt vivement
les inquiétudes métaphysiques et doctrinales de l'éditeur. Puis, en
attendant l'arrivée de son fils, qui devait venir la même semaine
passer les vacances de Noël à Field Place, il prépara un de ses
sermons incohérents, sentimentaux et menaçants, solennels et
bouffons, genre littéraire où il était maître.

Un raisonnement n'a jamais convaincu personne. Mais croire qu'un
raisonnement de père puisse changer les idées d'un fils est le comble
de la folie raisonnante. Shelley sortit de cette conversation irrité
par la sottise de sa famille, rempli d'une juste fureur contre la
conduite, indigne d'un gentleman, de Mr Stockdale, et plus attaché
que jamais à son seul ami, Jefferson Hogg. Le soir même, il écrivit
à celui-ci une longue lettre de confidences.

«Tout le monde ici attaque mes détestables principes. Je suis un
paria... Une terrible tempête se prépare. Pour moi, je reste calme,
et comme un phare qui domine la mer agitée, je souris de voir à mes
pieds les assauts inutiles des vagues. J'ai essayé d'éclairer mon
père, _Mirabile dictu!_ Il a écouté pendant un certain temps mes
arguments. Il m'a accordé l'impossibilité de l'intervention directe
de la Providence. Il m'a même accordé l'invraisemblance des sorcières,
des fantômes et autres miracles légendaires. Mais quand je me suis
mis appliquer à ses propres croyances les vérités sur lesquelles nous
venions de nous entendre si harmonieusement, il a bondi et m'a imposé
silence par un seul argument, éternel il est vrai: «Je crois parce que
je crois.» Ma mère, elle, me voit déjà sur la grand'-route du
Pandémonium et croit que je veux pervertir mes sœurs. Que tout cela
est ridicule!»

La maison, jadis si gaie à l'époque des vacances, avait été tout
attristée par cet incident. Mr Shelley recommandait à ses filles
de ne pas trop parler avec leur frère, et les petites paraissaient
gênées. Par la force de l'habitude on continuait les préparatifs de
Noël, mais personne n'y avait goût, et l'on organisait sans ardeur,
avec une gaîté forcée, toutes ces petites surprises si douces
dans une famille unie.

Seule Elisabeth restait en secret fidèle à Shelley. Malheureusement
elle voyait bien que son admiration n'était plus partagée par sa
cousine Harriet, qu'elle sentait chaque jour devenir plus froide et
plus évasive.

Les lettres que Harriet avait reçues d'Oxford, lettres pleines de
dissertations enthousiastes et difficiles à suivre, l'avaient agacée
et inquiétée. Les citations de Godwin l'ennuyaient au plus haut
point, et l'effrayaient bien davantage. Il est rare que les jolies
femmes aient le goût des idées dangereuses. La beauté, forme
naturelle de l'ordre, est conservatrice par essence. Elle
soutient la religion établie dont elle orne les cérémonies; Vénus
a toujours été le meilleur agent de Jupiter.

La belle Harriet avait montré les lettres suspectes à sa mère, puis,
sur le conseil de celle-ci, à son père, qui en avait déclaré les
doctrines abominables. Autour d'elle on augurait mal l'avenir
du jeune Shelley. Fallait-il épouser un original qui, par ses folies,
s'aliénait tout le monde? Harriet aimait l'élégance, les bals du
comté, le succès. Que serait la vie avec cet enthousiaste qui ne
respectait pas même le mariage? Et tout de même, la religion méritait
bien aussi qu'on y pensât.

Avant l'arrivée de Percy, les deux jeunes filles avaient eu des
discussions assez violentes. Elisabeth défendait son frère.
Comment Harriet pouvait-elle mettre en balance quelques vaines
satisfactions d'amour-propre et le bonheur de passer sa vie avec le
plus merveilleux des hommes?

--Vous faites de votre frère un être bien remarquable,
répondait Harriet. Mais est-ce que je sais, moi, s'il l'est vraiment?
Nous avons vécu à la campagne, nous sommes ignorantes de tout. Nos
parents, votre père lui-même qui est membre du Parlement, et qui
a l'expérience du monde, blâment les idées de Percy. Admettons
qu'il soit un génie. Quel droit ai-je, alors, à commencer avec lui
une vie intime qui finira en désappointement quand il découvrira
combien je suis inférieure à l'idée qu'a formée de moi son imagination
surchauffée? Je ne suis qu'une humble jeune fille, très semblable à
toutes les autres. Il m'a idéalisée. Il serait bien surpris s'il me
connaissait telle que je suis.

Une telle modestie était inquiétante et l'amour raisonne
moins bien.

Dès l'arrivée de Shelley, Elisabeth le mit au courant. Il courut
chez Harriet. Il la trouva comme Elisabeth la lui avait décrite, froide
et lointaine. Elle ne souhaitait même pas que Shelley se disculpât;
elle lui demandait seulement de la laisser tranquille. Elle lui
reprochait d'être un sceptique en toutes choses.

--Mais enfin, Harriet, dit Shelley, il est monstrueux que je
ne puisse avouer des convictions auxquelles je suis arrivé par
des raisonnements évidents. En quoi mes croyances théologiques
peuvent-elles me disqualifier comme frère, comme ami, comme
amant?

--Eh! dit Harriet, vous pouvez penser tout ce qu'il vous plaira, je
m'en soucie fort peu. Mais ne me demandez pas d'unir mon sort au
vôtre.

C'était la première fois que Shelley découvrait cette indifférence
des femmes, qui tombe aussi subitement que la nuit au centre de
l'Afrique. Il sortit de là fou de douleur. À travers les bois nus
et glacés, il revint lentement à Field-Place, et, sans s'apercevoir
qu'il était couvert de neige, il arpenta pendant une patrie de la
nuit ce cimetière de village qui avait été le décor de ses jeunes
amours. Il rentra chez lui vers deux heures du matin, et se coucha
en plaçant près de son lit un pistolet chargé et des poisons variés
qu'il avait empruntés à son arsenal de chimiste. Mais la pensée du
chagrin qu'aurait Elisabeth en retrouvant son corps, l'empêcha de se
tuer.

Au matin, il écrivit à Hogg. Contre Harriet elle-même, il
n'exprimait aucun ressentiment, pas même contre Mr Timothy ou Mr
Grove. La seule responsable de cette tragédie, c'était l'Intolérance.
«Mon ami, je jure ici--et si je manque à mon serment, que
l'Infinité me frappe--je jure de ne jamais pardonner à
l'Intolérance. En principe, je n'admets pas la vengeance, mais ce cas
est le seul où je la juge légitime. Chacun de mes moments libres sera
consacré à cette mission. L'Intolérance ruine la société, elle encourage
les préjugés qui brisent les plus chers, les plus tendres des liens. Oh!
que je voudrais être le vengeur, être celui qui écrasera le démon, qui
le précipitera dans son enfer natal, pour ne jamais le laisser
remonter, celui qui établira enfin la Tolérance universelle.

«J'espère satisfaire un peu cet insatiable sentiment, dans mes vers.
Vous verrez, vous entendrez comme le monstre m'a blessé. _Elle_
n'est plus à moi! _Elle_ me hait comme sceptique, comme ce
qu'elle était elle-même auparavant! Oh! Bigoterie! Si jamais je te
pardonne cette dernière persécution, que le Ciel m'écrase! (Si le Ciel
connaît la colère)... Pardonnez-moi, mon cher ami, je crains qu'il
n'y ait bien de l'égoïsme dans toute cette passion de l'amour, car il
me semble à chaque instant que mon âme va éclater. Je veux fuir ce
sentiment; il est égoïste, je ne veux plus mentir que pour les autres...
Quant à moi, combien je préférerais périr dans la lutte! Oui, là
serait le soulagement... Le suicide est-il un crime? J'ai dormi, la
nuit dernière, près de mon pistolet chargé. Si ce n'avait été pour ma
sœur, pour vous, je vous aurais dit l'adieu final.»

Il lui restait quinze jours de vacances à passer encore à
Field-Place. Tristes jours pendant lesquels il fallait vivre entre un
père et une mère furieux, des enfants inquiètes. Harriet, malgré les
invitations d'Elisabeth, refusait de venir à Field-Place. Les gens
bien informés, en grand mystère, annonçaient ses fiançailles avec un
inconnu.

Pour essayer de calmer sa douleur par le spectacle du bonheur des
autres, Shelley avait formé le projet de fiancer sa sœur et son ami,
qui ne s'étaient jamais vus. Il envoyait à Hogg des vers d'Elisabeth
remplis de bonnes intentions, de haine de l'Intolérance et de fautes
de prosodie._Tous sont frères_, chantait Elisabeth, bonne élève
_tous sont frères, même l'Africain courbé sous les coups de bâton de
l'Anglais au cœur dur..._ Elle avait écrit toute une élégie dans ce
style. En retour, Shelley lui donnait les poèmes de Hogg qu'il
déclarait «extrêmement beaux», et où lui-même était comparé à un jeune
chêne, Harriet Grove au lierre qui détruit l'arbre après l'avoir
enlacé.

--Vous n'avez pas dit, répondit Shelley, que le lierre, ayant
détruit le chêne, va par dérision s'enrouler autour du pin voisin.

Le pin voisin était Mr Helyar, riche propriétaire, homme de saines
doctrines, créé tout exprès par la Providence pour conduire sa femme
aux bals du comté. «Elle est perdue pour moi à tout jamais! Elle
mariée! Mariée à une motte de terre! Elle va, comme lui, devenir
matière insensible et brute. Tant de belles possibilités se
flétriront! N'en parlons plus, mon ami.»

Il aurait bien voulu pouvoir inviter Hogg à Field-Place, pour
qu'Elisabeth pût juger elle-même quel homme admirable il était. Mais
Mr Timothy conservait le souvenir des avertissements de l'éditeur
au sujet d'un certain mauvais ange, et interdit l'invitation.



V. QUOD ERAT DEMONSTRADUM


Un mois environ après ces tristes vacances, MM. Munday et Slatter,
ces libraires d'Oxford auxquels Mr Timothy avait recommandé les
fantaisies littéraires de son fils, virent entrer le jeune Shelley,
cheveux au vent et chemise ouverte. Il portait sous le bras un gros
paquet de brochures. Il souhaitait qu'elles fussent vendues six pence
l'une, qu'on les étalât bien en vue dans la vitrine, et d'ailleurs
pour être certain que celle-ci serait faite à son goût, il allait
la faire lui-même.

Aussitôt, écartant les libraires, il se mit au travail. MM. Munday
et Slatter, amusés, le regardaient s'agiter avec la bienveillance
paternelle et goguenarde que les commerçants des villes d'Université
témoignent aux étudiants bien munis d'argent de poche. S'ils avaient
mieux regardé, ils auraient été terrifiés par les chargements de
matière explosible que leur jeune et aristocratique client entassait
en piles élégantes dans leur honorable vitrine. Le titre des brochures
était le plus scandaleux qu'on pût afficher dans une ville théologique
et prude: _La Nécessité de l'Athéisme._ Elles étaient signées du
nom inconnu de Jérémiah Stukeley, et si MM. Munday et Slatter les
avaient feuilletées un seul moment, ils auraient été plus épouvantés
encore par l'insolente logique de ce Stukeley imaginaire.

«Les sens sont l'origine de toute connaissance.» C'est par cet
axiome téméraire que commençait le pamphlet, qui, rédigé sous forme
mathématique, prétendait démontrer l'impossibilité de l'existence de
Dieu, et se terminait orgueilleusement par les trois lettres Q. E. D.:
_quod en demonstrandum._ À Shelley qui ne comprenait rien aux
mathématiques, cette formule magique était toujours apparue comme une
moderne incantation pour évoquer la Vérité. Bien qu'il crût avec une
ardeur fervente à un Esprit de bonté universelle, créant et gouvernant
toute chose, à la vie future, à toute une théologie personnelle de
«Vicaire Savoyard» anglican, le mot «athée» lui plaisait par sa
violence. Il aimait à le lancer à la face des bigots. Il relevait ce
nom qu'on lui avait jeté jadis à Eton, comme le Chevalier relève
un gant. Au courage physique et au courage moral que possède tout bon
Anglais, il prétendait ajouter le courage intellectuel: le danger
était grand le scandale certain. Mais le lierre inconstant s'enlaçait
autour du pin voisin, et l'Intolérance devait être châtiée.

«La Nécessité de l'Athéisme» avait paru depuis vingt minutes
seulement quand le Révérend John Walker, homme d'un aspect sinistre
et inquisiteur, répétiteur officieux d'un collège médiocre,
passa devant la boutique et regarda la vitrine.

«Nécessité de l'Athéisme! Nécessité de Athéisme! Nécessité de
l'Athéisme!» lut le Révérend John Walker qui, surpris, offensé,
indigné, pénétra dans la librairie et dit avec autorité:

--Monsieur Munday! Monsieur Slatter, que signifie ceci?

--Ma foi, Sir, ma foi, nous n'en savons rien. Nous n'avons pas
examiné la publication personnellement...

--«Nécessité de l'Athéisme». Ce titre seul aurait dû vous
dire...

--Certainement, Sir. Maintenant que notre attention a été
attirée sur ce titre...

--Maintenant que votre attention a été attirée, Monsieur
Munday et Monsieur Slatter, vous aurez l'obligeance de faire disparaître
immédiatement tous ces exemplaires de votre vitrine et tous autres
que vous pouvez posséder, de les emporter dans votre cuisine et de
les brûler dans votre poêle.

Mr Walker n'avait aucune autorité légale pour donner de tels ordres.
Mais les libraires savaient qu'il lui suffirait de se plaindre pour
faire interdire leur magasin aux étudiants. Ils s'inclinèrent avec
un sourire obséquieux, et envoyèrent le commis de la librairie prier
le jeune Mr Shelley de venir leur parler.

--Nous sommes désolés, Mr Shelley, mais à vérité il nous était
impossible de faire autrement. Mr Walker y tenait absolument, et dans
votre propre intérêt...

Mais ce propre intérêt était ce qui préoccupait le moins Shelley. De
sa voix aiguë, pressante, il maintint devant les libraires inquiets
son droit de penser et de communiquer ses pensées à d'autres.

--D'ailleurs, leur dit-il, j'ai fait mieux que de tendre mes
appeaux devant les vieux oiseaux aveugles d'Oxford. J'ai envoyé un
exemplaire de la «Nécessité de l'Athéisme» à tous les évêques anglais,
au Vice-Chancelier et aux maîtres des collèges, avec les compliments
de Jérémiah Stukeley, de mon écriture non déguisée.


* * *


Quelques jours plus tard, un appariteur vint dans la chambre de
Hogg prier Mr Shelley, avec les compliments du Doyen, de se présenter
aussitôt devant celui-ci. Il descendit dans la salle de réunion du
collège, où il trouva réunies toutes les autorités du lieu. C'était
un petit groupe de maîtres à la fois érudits et puritains, exemplaires
sans fantaisie du christianisme athlétique et classique, qui presque
tous détestaient depuis longtemps le jeune Shelley, à cause de ses
cheveux longs, de son étrange façon de s'habiller et de son goût
vraiment vulgaire pour les expériences scientifiques.

Le Doyen lui montra un exemplaire de la «Nécessité de l'Athéisme»,
et lui demanda s'il en était l'auteur. Comme l'homme parlait d'une
voix rude et insolente, Shelley ne répondit pas.

--Êtes-vous, oui ou non, l'auteur de ce livre?

--Si vous pouvez le prouver, produisez vos témoignages. Il
n'est ni juste, ni légal de m'interroger de cette façon. Ce sont des
procédés d'inquisiteur, non d'hommes libres dans un pays libre.

--Niez-vous que ceci soit votre œuvre?

--Je ne répondrai pas.

--Dans ce cas, vous êtes expulsé, et je désirs que vous
quittiez ce collège demain matin au plus tard.

Une enveloppe scellée du sceau du collège lui fut tendue aussitôt
par l'un des assesseurs. Elle contenait la sentence d'expulsion.

Shelley courut à la chambre de Hogg, se laissa tomber sur le divan
et répéta en tremblant de rage: «Expulsé! Expulsé!» Ses dents
claquaient. La punition était terrible. C'était l'interruption
de toutes ses études, l'impossibilité de les recommencer
dans une autre Université, la privation certaine de cette belle vie
calme qu'il aimait, la fureur durable et bouffonne de son père. Hogg
lui-même fut indigne. Emporté par une imprudente générosité, il
écrivit sur le champ une note exprimant son chagrin et son étonnement
qu'un tel traitement ait pu être infligé à un tel gentleman. Il
espérait que la sentence ne serait pas définitive.

Le domestique fut chargé de remettre ce message au tribunal qui
était encore réuni. Il revint immédiatement apporter à Hogg les
compliments du Doyen et l'ordre de descendre. L'audience fut courte.
«Avez-vous écrit ceci?» C'était la note que Hogg venait d'envoyer,
et il la reconnut.

--Et ceci?

Avec une grande force et des habiletés de vieil avocat, Hogg
expliqua l'absurdité de la question, l'injustice d'avoir condamné
Shelley, l'obligation où se trouvait tout homme conscient de ses
droits...

--Bien, vous êtes expulsé, dit le juge d'un voix furieuse.

Il était évidemment d'humeur à expulser ce soir-là tout le collège,
et Hogg reçut à son tour une enveloppe cachetée.

Dans l'après-midi, une affiche fut placée aux portes du Hall. Elle
donnait les noms des deux coupables et annonçait qu'ils étaient
publiquement chassés, pour avoir refusé de répondre aux questions
qui leur étaient posées.



VI. VIGOUREUSE DIALECTIQUE DE M. TIMOTHY


La diligence d'Oxford emporta les exilés et leurs bagages. Shelley
avait emprunté à ses libraires vingt livres sterling pour se loger et
vivre à Londres en attendant des nouvelles de son père.

Les chambres qu'il visita avec Hogg lui parurent toutes
inhabitables: la rue était trop bruyante, le quartier trop sale, la
servante trop laide. Enfin Poland Street éveilla dans son esprit des
associations sympathiques... «Pologne... Varsovie... Liberté», il ne
pouvait y avoir dans Poland Street que des chambres dignes d'un
homme libre, et, en effet, la première qu'ils y trouvèrent était
tapissée d'un papier à grappes vertes et bleues qui leur parut le plus
beau du monde.

--Ceci, dit Shelley, sera notre logis définitif. Nous y
recommencerons nos journées d'Oxford: lectures au coin du feu,
promenades, expériences. Nous y passerons notre vie.

Programme délicieux auquel ne manquaient que l'assentiment
de M. Timothy et celui de M. Hogg le père.


* * *


En apprenant les événements d'Oxford, Mr Timothy avait été furieux.
Pour un grand propriétaire, membre du Parlement et juge de paix de
son comté, l'aventure était désagréable et la disgrâce singulière.
Surtout l'accusation d'athéisme le tourmentait, car il était connu
comme libéral, hardiesse qui l'obligeait à l'orthodoxie.

Il écrivit une lettre solennelle à Mr Hogg père pour déplorer «cette
malheureuse affaire arrivée à Oxford, à mon fils et au vôtre», et
pour le prier de rappeler au plus vite «son jeune homme». «Pour moi,
ajoutait-il, je recommandera au mien de lire la théologie naturelle de
Paley, qui convient à merveille à son cas; je la lirai même avec lui.»

Puis il composa pour «son jeune homme» une lettre sévère et forte:
«_Bien que j'aie pu comme père, souffrir pour vous la disgrâce amenée
par vos opinions criminelles, j'ai des devoirs stricts envers ma
propre réputation, envers vos frères et sœurs plus jeunes, envers
mes sentiments de chrétien. Si vous désirez recevoir de moi aide,
assistance et protection, il faut_:

1° _Rentrer immédiatement à Field-Place et renoncer pour longtemps
à tout commerce avec Mr Hogg_;

2° _Vous placer sous la direction de tels gentlemen que je choisirai
et leur obéir_». Si ces conditions n'étaient pas acceptées, Mr
Timothy abandonnerait son fils à la misère qui s'attache justement à
des opinions diaboliques et méchantes.

La réponse fut courte: «_Mon cher Père, comme vous me faites
l'honneur de me demander mes intentions pour servir de base à votre
conduite, je crois de mon devoir (bien qu'il me déplaise de blesser vos
sentiments à l'égard de votre propre réputation et de celle de votre
famille) de refuser absolument mon consentement aux deux propositions
contenues dans votre lettre et de vous affirmer qu'un tel refus suivra
à tout jamais de telles offres. Avec tous mes remerciements pour votre
bienveillance, je reste votre fils affectueux et respectueux. Percy
Shelley_».


* * *


La grande difficulté de la diplomatie paternelle, c'est que l'un des
négociateurs veut à toute force éviter de rompre, ce qui rend les
sanctions difficiles. Ses «conditions» ayant été sèchement repoussées,
Mr Timothy ne sut que faire.

Il n'était pas mauvais homme au fond et croyait à la puissance
dialectique d'une bouteille de porto. Il résolut d'aller à Londres et
d'inviter les rebelles à l'hôtel Miller, où le vin était bon.

«Au fond, se disait-il en attendant les deux étranges créatures,
au fond il faut prendre les enfants par la bonhomie, et aller même,
quelque ridicule que cela puisse paraître, jusqu'à discuter
avec eux... Un esprit mûr et réfléchi a raison sans aucune peine
d'un philosophe de dix-huit ans et de grands malheurs peuvent être
évités par un discours fait à propos... Après tout, Percy est
l'héritier du domaine, c'est à lui que reviendra le titre des
Shelley; il importe de le ramener à la raison.» Et le bon Mr
Timothy, tout en roulant dans sa tête les arguments théologiques
de Paley, se frottait les mains avec satisfaction.

Cependant les jeunes gens venaient à pied de Poland Street en lisant
à haute voix dans la rue, avec mille plaisanteries, le _Dictionnaire
philosophique_ de Voltaire. Shelley goûtait en particulier ce que le
vieux Français disait du peuple juif, de l'intolérance qui paraît
partout dans la Bible, de la cruauté de Jéhovah.

Quand ils arrivèrent à l'hôtel, l'homme d'affaires des Shelley, Mr
Graham, avait rejoint son client et ami. Mr Timothy reçut Hogg avec
une bienveillance pateline et transparente, puis, se tournant
vers son fils, lui adressa à brûle-pourpoint un discours long,
incompréhensible et ponctué de manifestations dramatiques qui
parurent tout à fait ridicules aux deux jeunes gens. Shelley se
pencha vers son ami et murmura: «Eh! bien? que pensez-vous de
mon père?»

--Ce n'est pas votre père, dit Hogg tout bas, c'est Jéhovah
lui-même.

Shelley éclata de rire.

--Qu'avez-vous, Percy? Êtes-vous malade? dit Mr Timothy
scandalisé. Êtes-vous fou? Pourquoi riez-vous?

Heureusement, on annonça le dîner. Il fut excellent et à peu près
cordial. Au dessert, Mr Timothy envoya son fils commander des chevaux
de poste et entreprit la conquête de Hogg.

--Monsieur, vous êtes très différent de ce que j'attendais...
Vous êtes un gentleman agréable, modeste, raisonnable... Dites-moi, que
pensez-vous que je doive faire de mon pauvre garçon? Il est bien fou,
n'est-ce pas?

--Assez, oui. Monsieur.

--Alors, que pensez-vous que je doive faire?

--S'il avait épousé sa cousine, il serait devenu tout
différent. Il a besoin de quelqu'un qui prenne soin de lui, d'une
bonne femme. Pourquoi ne pas le marier?

--Mais comment? C'est impossible! Si je dis à Percy d'épouser
une jeune fille, il refusera certainement; je le connais.

--Il refuserait si vous lui donniez l'_ordre_ de se
marier, et je l'approuverais. Mais si vous le mettez sans rien dire en
rapports avec une jeune fille bien choisie, il est possible qu'il
s'éprenne d'elle. Et d'ailleurs, si la première ne réussit pas, vous
pouvez toujours en essayer une autre.

L'homme d'affaires, Mr Graham, dit que c'était un plan admirable, et
les deux hommes s'étaient mis, sur un coin de table, à dresser des
listes de jeunes filles quand Shelley revint. Mr Timothy fit apporter
une bouteille de très vieux porto et commença son propre éloge. Il
était très respecté à la Chambre des Communes, respecté par toute
la Chambre et en particulier par le Speaker[1];
qui lui disait: «Mr Shelley, je ne sais pas ce que nous ferions sans
vous.» Il était très aimé dans son comté de Sussex, et excellent juge
de paix... Il raconta une longue histoire de deux braconniers qu'il
avait condamnés: «Vous les connaissez, Graham, vous savez ce qu'ils
sont?» Graham approuva. «Eh! bien, quand ils sont sortis de prison,
ils sont venus me remercier.»

Hogg ne sut jamais pourquoi ces deux malheureux avaient remercié un
juge impitoyable, car à ce moment, jugeant la préparation de porto
suffisante, Mr Timothy attaqua le sujet essentiel.

--Voyons, dit-il, il y a certainement un Dieu... Il ne peut y avoir
aucun doute à ce sujet, aucun doute.

--Vous, Monsieur, dit-il en se tournant vers Hogg, vous n'avez
aucun doute personnel?

--Pas le moindre, Monsieur.

--Parce que, si vous en avez, je puis vous prouver l'existence
de Dieu en une minute.

--Mais, Monsieur, je n'en ai aucun.

--Ah!... Mais peut-être aimeriez-vous néanmoins à entendre mes
arguments?

--Avec grand plaisir.

--Eh! bien, je vais vous les lire.

Il fouilla dans toutes ses poches, sortit des lettres, des factures,
et pour finir, une feuille qu'il commença à lire. Shelley, penché en
avant, écoutait avec une grande attention.

--Mais j'ai déjà entendu tout cela, dit-il au bout de quelques
instants; et se tournant vers Hogg:

--Où ai-je déjà entendu cela?

--Mais, dit Hogg, ce sont les arguments de Paley.

--Parfaitement, dit le lecteur avec satisfaction, vous avez
raison: ce sont les arguments de Paley. Je les ai copiés dans le livre de
Paley ce matin, de ma propre main, mais Paley les tenait de moi;
tout le livre de Paley est de moi.

Sur quoi il plia la feuille et la remit dans sa poche, très
mécontent. Son fils le regardait avec plus de mépris que jamais, et le
dîner se termina sans avoir amené une réconciliation. Shelley refusa
de suivre son père, son père de lui donner un penny. Les deux seuls
qui se séparèrent assez contents l'un de l'autre furent Hogg et Mr
Timothy. Mr Timothy avait trouvé l'ami de son fils beaucoup plus humain
que celui-ci: il n'était pas comme Percy, toujours hérissé, tendu,
retranché derrière des principes auxquels on ne pouvait toucher sans
blesser son infernal orgueil. Pour un homme aussi jeune, il comprenait
la vie. Son idée de mariage était sensée. Hogg, de son côté, déclara
que le membre du Parlement était décidément d'éloquence un peu
obscure, mais bon enfant et hospitalier.

Quelques jours plus tard, il prouva une fois de plus qu'il
comprenait la vie en se réconciliant avec son propre père, qui, chef
d'une vieille famille conservatrice bien connue pour l'exactitude de ses
sentiments religieux, n'avait nul besoin d'afficher la même horreur
des actes de son «jeune homme» que le seigneur libéral de
Field-Place.

Il conseilla à son fils de faire du droit, et lui trouva une place
dans une étude d'avoué à York. Hogg dut alors abandonner Shelley dans
la chambre de Poland Street, au milieu des raisins verts et bleus.


[Footnote 1: Le président.]



VII. ACADÉMIE DE JEUNES FILLES


Resté seul à Londres, sans ami, sans occupation, sans argent,
Shelley tomba dans le désespoir. Il passait les jours dans sa chambre à
composer des vers mélancoliques et à écrire des lettres à Hogg. Le
soir, ne sachant que faire, il se couchait à huit heures. Le sommeil
seul l'empêchait de se raconter sans fin l'histoire de ses malheurs.
Dès qu'il se laissait aller à la rêverie, l'image de sa belle et
inconstante cousine s'installait dans sa pensée vide et le torturait.
Il essayait de combattre à coup de syllogismes ces apparitions
douloureuses.»

«J'aimais un être, se disait-il. Or, l'âme de cet être n'est plus ce
qu'elle était. Par conséquent, cet être n'est plus, car j'aimais son
âme et non son corps. Je pourrais aussi bien parler d'amour aux
vers qu'engendrera quelque jour dans l'horreur du charnier le corps
de la bien-aimée.» Ce raisonnement lui paraissait si bon qu'il
s'étonnait de n'y trouver aucune consolation.

La question d'argent devenait grave. Mr Timothy ne donnait plus
signe de vie. Son fils, l'ayant rencontré par hasard dans les rues de
Londres, dit poliment: «Vous allez bien?» Il reçut pour toute réponse
un regard noir comme un ciel d'orage et un majestueux: «votre humble
serviteur, Monsieur.»

Heureusement ses sœurs ne l'oubliaient pas et lui envoyaient leur
argent de poche. C'était tout ce qu'il avait pour vivre. Elisabeth,
à Field-Place, était sous bonne garde, mais les deux petites avaient
été mises en pension à l'Académie de Jeunes Filles de Mrs Fenning à
Clapham, et les élèves de Mrs Fenning connurent bientôt les beaux
yeux, les chemises ouvertes et les boucles folles du frère d'Hellen
Shelley.

Il arrivait, les poches pleines de biscuits et de raisins secs, et
commençait à discourir sur des sujets éternels devant un cercle de
petites filles ravies. Il avait entrepris aussitôt «d'éclairer» les
plus jolies. Il ne pouvait supporter la pensée que ces beaux visages
fussent abandonnés aux «préjugés».

Surtout il admirait la chevelure claire, le teint délicatement rosé
de la meilleure amie de ses sœurs, la charmante Harriet Westbrook.
C'était une jeune fille de seize ans, toute petite, mais faite
à merveille, avec un air de gaieté ingénue et de fraîcheur délicieux.
Elle devint bien utile quand Mrs Fenning (sur des ordres reçus de Mr
Timothy) exigea que les visites devinssent plus rares. Harriet, dont
les parents habitaient Londres, sortait chaque jour, matin et soir,
pour aller de la maison à la pension; c'est à elle que furent confiés
les envois d'argent et de gâteaux, et naturellement l'ermite de Poland
Street devint vite son grand ami.

Harriet Westbrook avait pour père un ancien cafetier qui avait voulu
qu'elle reçût l'éducation d'une fille de gentleman. Sa mère étant
morte, elle était dirigée par sa sœur Eliza, fille assez mûre.
On imagine à quel point la famille Westbrook s'intéressa à ce fils
de baronnet, héritier d'une immense fortune et beau comme un dieu, qui
vivait, dans une petite chambre, de pain et de figues sèches, et
auquel la plus jeune des Westbrook apportait la bourse de ses sœurs
pour l'empêcher de mourir de faim.

Eliza insista pour voir le héros et Harriet l'emmena dans une de ses
expéditions. La fille aînée du cafetier effraya un peu Shelley; elle
était sèche et maigre; dans le visage d'un blanc terne, couturé de
cicatrices, deux yeux éteints regardaient sans intelligence; une
masse de cheveux noirs surmontait le tout. Miss Eliza Westbrook
était particulièrement fière de sa chevelure. De manières affectées,
elle faisait un contraste frappant avec sa jeune sœur dont le rire
affirmait la simplicité. Mais Shelley oublia vite une première
impression de laideur quand il vit que cette vierge mûrissante
montrait pour lui de l'amitié.Non seulement la sœur aînée ne s'opposa
pas, comme on aurait pu le craindre, aux visites de Harriet, mais
elle s'offrit à servir de chaperon et invita plusieurs fois Shelley
à dîner quand Mr Westbrook était absent. Elle gagna tout à fait
le cœur du jeune philosophe en demandant à être éclairée à son tour
et entreprit sous sa direction la lecture du Dictionnaire
Philosophique.

Les promenades d'Harriet avec Shelley furent assez vite remarquées
à l'Académie de Jeunes Filles. Une maîtresse lui donna des conseils de
prudence: «Ce jeune Mr Shelley est connu pour la hardiesse de ses
opinions; il est probable que ses sentiments moraux ne valent pas
mieux que ses idées.» Harriet se fit confisquer une lettre toute
remplie des raisonnements les plus dangereux. La correspondante de
«l'athée» fut menacée d'être renvoyée. Toutes les filles de gentlemen
tournèrent le dos à la fille du cafetier et le séjour de l'école lui
devint très pénible.

Un jour, comme Shelley, solitaire, lisait au coin de son feu, Eliza
lui fit dire qu'Harriet était souffrante et le pria de venir tenir
compagnie à la malade. Il trouva son amie couchée, très pâle,
mais plus jolie que jamais avec ses cheveux châtains dénoués. Mr
Westbrook monta dire bonsoir à Shelley qui fut assez gêné en le
voyant entrer quelle que fût son horreur des préjugés, cette
visite nocturne dans une chambre de jeune fille lui paraissait
indiscrète. Mais Mr Westbrook fut aimable, très aimable: «Je regrette
de ne pouvoir rester avec vous, mais j'ai des amis en bas;
si vous voulez nous rejoindre un peu plus tard...» Shelley remercia;
les amis de Mr Westbrook l'effrayaient.

Il s'assit près du lit de Harriet à côté d'Eliza qui, très
éloquente ce soir-là, parla longuement de l'amour. Bientôt Harriet
se plaignit d'un violent mal de tête; elle était incapable de
supporter le bruit d'une conversation. «Eh! bien, je vais descendre»,
dit Eliza, et elle laissa seuls les deux enfants. Shelley resta
jusqu'à minuit et demie, tandis que les amis de Mr Westbrook riaient
et buvaient au-dessous. Le lendemain, Harriet alla mieux.


* * *


Depuis qu'il pouvait dans son exil voir des jeunes filles et éveiller
leur esprit, Shelley était beaucoup moins malheureux. Cependant il
souffrait d'être séparé de sa sœur Elisabeth. Elle ne répondait même
plus à ses lettres; il se demandait si elle était séquestrée, et
voulait à tout prix rentrer à Field-Place pour la revoir. Pendant
quelque temps il eut l'idée d'y faire une rentrée à l'américaine.
Que pouvait-il arriver s'il y allait un soir sans prévenir, s'y
installait et ne répondait que par le silence aux malédictions de
Mr Timothy? Mais tout fut rendu plus simple quand le frère de Mrs
Shelley, le capitaine Pilfold, vint fort à propos fournir à son
neveu la tranchée de départ dont il avait besoin pour une attaque
sur Field-Place.

Le capitaine Pilfold était un vieux marin, brave et jovial, qui avait
commandé une frégate sous Nelson à Trafalgar et qui préférait mille
fois son neveu fantaisiste au solennel beau-frère Timothy. Que
Percy fût ou non un sceptique, le capitaine s'en moquait bien.
L'enfant avait de la volonté, et c'était là l'important. Il l'invita
à venir le voir en son domaine de Cuckfield, à dix milles de
Field-Place, et le reçut admirablement. Shelley reconnaissant
offrit «d'éclairer» son bote, et le capitaine se montra si bon élève
qu'au bout de huit jours il étonnait le clergyman et le docteur du
village par des syllogismes incendiaires.

À Cuckfield, Shelley fit la connaissance de l'institutrice du lieu,
Miss Hitchener, assez belle fille au profil romain, qui approchait de
la trentaine. Miss Hitchener était républicaine. Elle avait aussi la
réputation dans le village d'être romanesque et pédante; elle se
plaignait de son côté de n'être comprise par personne. Shelley,
après avoir admiré comme il convenait la noblesse de son attitude,
s'aperçut avec chagrin qu'elle était restée déiste, et lui proposa
une correspondance au cours de laquelle il entreprendrait la
cure de cette infirmité. Elle accepta.

Cependant le brave capitaine Pilfold partait hardiment à l'abordage
de son beau-frère Timothy. Il eut l'ingénieuse idée d'enrôler pour son
entreprise le duc de Norfolk, chef politique du parti libéral, et le
snobisme triompha de la vanité paternelle. Shelley put rentrer à
Field-Place avec tous les honneurs de la guerre; on lui accordait
une pension annuelle de 200 livret, sans conditions.


* * *


Il pouvait enfin revoir Elisabeth, mais il la trouva si changée qu'il
en fût atterré. Elle était plus gaie, plus vivante qu'autrefois, mais
d'une incroyable frivolité. Il l'avait connue grave, enthousiaste;
maintenant indifférente aux idées, occupée seulement d'amusements
puérils, de bals, de conversations niaises, elle ne vivait plus que
pour «le Monde».

Il essaya de lui montrer comme jadis les lettres de Hogg.

--Oh! vous et votre absurde ami!... Tous les gens que je
connais vous trouvent fous.

Sur quoi elle parla du mariage; elle ne pensait qu'à cela. Rien ne
pouvait faire plus horreur à Shelley. Avait-elle oublié leurs
lectures, les saines idées de Godwin?

--Le mariage est odieux et détestable, lui dit-il. Je me sens
écœuré quand je pense à cette chaîne affreuse, la plus lourde que les
hommes aient forgée pour attacher les âmes un peu fières. Le scepticisme
et l'amour libre sont aussi nécessairement associés que la religion et
le mariage. Les gens d'honneur n'ont pas besoin des lois... Pour
l'amour de Dieu, Elisabeth, lisez le service du mariage, et voyez si
un honnête homme peut soumettre un être aimable et aimé à une telle
dégradation.

--Mais vous voulez pourtant que j'épouse votre Hogg?

--Oui, mais pas devant un clergyman et suivant la loi des
hommes; librement et avec l'amour pour grand-prêtre.

--Voilà donc les conseils que vous donnez à une sœur, Percy!
dit Elisabeth avec mépris.

Il était inutile d'espérer convaincre un esprit devenu futile au-delà
de toute cure possible. «À quoi bon me tromper moi-même? Elle est
perdue, complètement perdue. L'intolérance l'a infectée. Elle ne
parle plus que de conventions et de sottises. Ce qu'elle voudrait
de moi, c'est que, comme un frère du «monde», je fisse le rabatteur
dans la chasse au mari, eh! bien, non!»

Il n'était venu à Field-Place que pour revoir Elisabeth; il n'avait
plus qu'à partir. Les invitations ne lui manquaient pas; le capitaine
Pilfold l'aurait volontiers reçu à Cuckfield; le père Westbrook allait
passer les vacances en montagne et ses filles suppliaient Shelley de
les rejoindre; Hogg lui demandait de venir passer un mois à York, et
c'était bien là ce qui le tentait le plus; mais Mr Timothy, qui
attachait sans doute une valeur symbolique à la séparation des deux
criminels d'Oxford, aurait été furieux de ce nouveau rapprochement
et, comme le premier quart de la pension promise état payable le 1er
septembre, il valait mieux être patient. Hogg écrivit, sur un ton
plaisant, que sans doute la jolie Harriet Westbrook l'emportait sur un
vieil ami. «Vos plaisanteries m'amusent, répondit Shelley. Si j'ai la
plus faible idée de ce qu'est l'amour, je n'aime personne en ce
moment. Mais j'ai des nouvelles des Westbrook que j'estime hautement
toutes les deux.»

Comme il hésitait encore sur la direction à prendre, un cousin de sa
mère lui offrit l'hospitalité dans un coin solitaire du Pays de
Galles: c'était un moyen de faire des économies en attendant
sa pension, et il accepta.

En traversant Londres, il aurait voulu revoir Miss Hitchener et
déjeuner avec elle, mais l'institutrice au profil romain craignit
que cette rencontre ne fût pas convenable. Puis il y avait une
telle inégalité de condition entre elle et Mr Shelley!
Mr Shelley, indigné de cette pensée, écrivit une belle lettre sur
l'égalité; Miss Hitchener y était appelée «la sœur de son âme».
Elle commença à penser que Lady Shelley était un beau nom et à
se regarder dans les miroirs.



VIII. CETTE CHAÎNE AFFREUSE...


Les paysages du Pays de Galles sont sauvages et beaux. Les rochers
nus, les torrents encaissés, les gorges boisées enchantaient Shelley.
Souvent il allait s'asseoir près de quelque chute d'eau ombragée pour
lire les lettres de ses amis. Il restait, dans cette retraite, le
directeur d'innombrables «âmes»: Miss Hitchener, le fidèle Hogg,
le capitaine Pilfold, terreur des dévots, Eliza et Harriet Westbrook,
sans compter plus d'un inconnu.

Les Westbrook venaient de rentrer à Londres quand Shelley reçut de
Harriet la lettre la plus triste et la plus inquiétante. Son père
voulait la contraindre à retourner à cette école de Mrs Fenning
où elle avait été si malheureuse, où les élèves ne lui parlaient pas
et ne répondaient même plus à ses questions, où les maîtresses la
considéraient comme une fille perdue. Plutôt que de rester dans
cette prison, elle était prête à se tuer. «Pourquoi vivre? Personne
ne m'aime et je n'ai personne que je puisse aimer. Le suicide est-il
un crime pour un être inutile aux autres et insupportable à
lui-même? Puisqu'il n'y a pas de loi divine, la loi humaine
peut-elle interdire un acte aussi naturel?»

Une sorte de terreur saisit Shelley. La logique de l'écolière lui
paraissait irréprochable. Ses leçons avaient fait cette élève. Mais
pouvait-il lui répondre sèchement et l'abandonner à la mort? Avant
de désespérer elle pouvait lutter, refuser d'obéir. Il lui conseilla
la fermeté et écrivit lui-même à Mr Westbrook une lettre de
reproches.

Le vieux cafetier fut indigné. De quoi se mêlait ce jeune
aristocrate qui tournait depuis six mois autour de ses filles? Eliza
avait prétendu jadis qu'il épouserait Harriet, mais a-t-on jamais vu
un futur baronnet épouser la fille d'un cafetier? Ce monsieur Shelley
cherchait sans doute toute autre chose que le mariage. D'ailleurs, Mr
Westbrook l'avait jugé le soir où, dans la chambre de sa fille, il
l'avait invité à venir prendre un verre avec des amis. Mr Shelley
avait refusé avec dédain. Ami du peuple? Égalitaire? Le petit-fils
de sir Bysshe Shelley, millionnaire? Allons donc, ces gens-là sont
tous pareils.

Harriet reçut l'ordre de se préparer à partir. Elle écrivit une
dernière lettre à Shelley. Un projet un peu moins lugubre y prenait
la place du suicide. Elle était trop malheureuse, trop persécutée;
elle était prête à fuir avec lui s'il y consentait.

Il prit aussitôt la diligence pour Londres, terriblement agité.
Qu'il eût des devoirs envers cette enfant, c'était indiscutable. Il
l'avait formée; il avait contribué à lui faire une âme courageuse et
incapable de supporter l'injustice. Une lettre de lui avait été la
cause première de sa disgrâce. Mais s'il fuyait avec elle, de quoi
vivraient-ils? Où? Comment? Il n'avait aucune profession, aucun
avenir. D'ailleurs, l'aimait-il? Pouvait-il aimer encore après sa
grande déception? Pourtant Harriet était charmante et l'idée d'un
voyage avec la jolie malade qu'il avait vue un soir les cheveux
dénoués, bien enivrante. Il était difficile d'écarter des images
trop délicieuses.

Enfin il la vit. Elle était blanche, amaigrie, tragique.

--On vous a donc fait bien souffrir?

--Mais non, mon ami, mais...» Elle hésitait à dire: «Mais je
vous aime...» Sa pâleur, ses yeux attachés à ceux de Shelley, son
émotion le disaient assez. La vérité était qu'elle l'aimait follement.
Cette petite fille avait été transformée par lui. Avant de le
connaître, elle avait les goûts normaux de son milieu. Elle admirait
les habits rouges des soldats, et quand elle pensait à l'amour
ses héros étaient militaires. Toutefois, quand elle pensait au
mariage, elle voyait volontiers un mari clergyman. Shelley avait
bouleversé ces passions raisonnables. Quand elle l'avait pour la
première fois entendu parler de ses idées sur la religion et la
politique, elle avait été épouvantée et s'était promise de le
convertir. Mais la logique de Shelley l'avait écrasée dès le premier
entretien. Matée par un esprit plus vigoureux que le sien, elle
s'était humiliée avec délices; elle adorait maintenant et l'homme
et la doctrine.

En voyant qu'il ne se décidait pas à les rejoindre, elle avait
craint de ne plus jamais le revoir et exagéré ses souffrances pour
faire accourir son héros.

Shelley n'admirait pas les Chevaliers Errants; leur conduite n'était
pas rationnelle. Il lui semblait condamnable de consacrer à une
femme une vie déjà vouée au service de l'humanité. Mais devant ce beau
visage anxieux qu'il pouvait d'un seul mot colorer de bonheur, il
oublia ses principes. Il tendit sa main à Harriet et lui dit
qu'il était tout à elle. Par un reste de prudence il écarta l'idée
d'une fuite immédiate; hâter les choses paraissait inutile et
dangereux, mais Harriet pouvait se rassurer. Si l'on tentait de lui
faire violence, elle n'avait qu'à l'appeler: où qu'il fût, il
accourrait et l'emmènerait. Elle avait déjà repris le teint d'une
fille de seize ans, et qu'on aime.


* * *


Dès qu'il fut sorti de la chambre et qu'il ne vit plus cette enfant
heureuse, Shelley soupira profondément et tomba dans une méditation
sans fin.

Hogg, auquel il écrivit pour lui raconter la scène, répondit par une
lettre vigoureuse dans laquelle il suppliait son ami de ne pas fuir
avec Harriet sans l'épouser. Il savait Shelley hostile au mariage,
mais essaya d'arguments puissants: «Si vous ne l'épousez pas, qui
court un risque? Vous ou elle? Elle seule à coup sûr; c'est elle
que le monde méprisera; c'est elle qui fera le sacrifice de sa
réputation et de sa sécurité. Avez-vous le droit de le lui imposer?»
L'appel était adroit. L'égoïsme était de tous les sentiments celui
qui faisait le plus horreur à Shelley. Mais il avait le sentiment de
commettre, en se mariant, un acte honteux et immoral. Les chapitres
de _Political Justice_ contre les «chaînes matrimoniales» inquiétaient
sa conscience. À ce moment, quelqu'un lui dit que le grand Godwin
lui-même s'était marié deux fois, et cet exemple le rassura: «Oui,
répondit-il à Hogg, il est inutile d'essayer par un exemple
particulier de renouveler la forme de la société, jusqu'à ce que la
raison ait opéré un changement si complet que l'innovateur cesse
d'être exposé à des maux nombreux.»

Toutefois, il n'était pas pressé d'appliquer ses nouvelles idées.
Son oncle Pilfold l'appelait à Cuckfield; il savait y revoir la belle
institutrice au profil romain, «sœur de son âme», dont il désirait
achever l'initiation à la doctrine. En partant, il promit encore à
Harriet de revenir à Londres à son premier appel.

Il fallait avoir dix-neuf ans pour concevoir le moindre doute sur ce
qui allait se passer. Une jeune fille amoureuse, et qui se sait armée
d'une telle promesse, ne peut résister longtemps. Avant qu'une semaine
se fût écoulée un message urgent rappelait Shelley à Londres. Les
persécuteurs voulaient une fois de plus livrer Andromède au Dragon
Scolaire, Shelley vit le mal sans remède, offrit la fuite et le
mariage immédiat.

Le lendemain, la diligence d'Édimbourg emmenait vers le Nord ces
deux enfants qui avaient ensemble trente-cinq ans. «Acte de volonté,
non de passion», pensait le jeune Chevalier, tandis que la diligence
le cahotait en face de son exquise fiancée.



IX. ENFANTINES


Un couple d'amants jeunes, charmants et persécutés exerce une
séduction à peu près irrésistible. Les habitants d'Édimbourg, qui ne
passent pas pour sentimentaux quand on fait appel à leur bourse, ne
purent s'empêcher d'accueillir avec une indulgence amusée ce ménage
enfantin qui leur arrivait dans une misère si rayonnante. En quittant
Londres Shelley avait emprunté quelques livres à un ami; en arrivant
à Édimbourg, il ne lui restait pas un penny. Il était inutile
d'espérer recevoir aucun secours de Mr Timothy que l'annonce de la
fuite de son fils avait dû rendre fou furieux.

Cependant un propriétaire se contenta, pour louer un agréable
rez-de-chaussée, du récit de leur aventure, de la vue de la beauté
de Harriet et de la promesse d'un paiement rapide. Il fit mieux; il
leur prêta la somme nécessaire pour manger pendant quelques jours et
pour faire célébrer leur mariage suivant les lois si simples de
l'Écosse. Sa seule condition fut que, le soir des noces, Shelley et
sa femme accepteraient de dîner avec lui et ses amis.

Ce fut donc au milieu de commerçants d'Édimbourg que le petit-fils
de sir Bysshe célébra les fêtes de ses noces. Les vins et le spectacle
de ces «jeunes époux» rendirent les honnêtes puritains un peu trop
égrillards pour le goût de Shelley. Les plaisanteries devinrent
risquées. La jolie Harriet, qui était modeste, rougit beaucoup et
Shelley annonça que lui et sa femme allaient se retirer dans leur
chambre. Un grand éclat de rire accueillit cette nouvelle.

Un peu plus tard, on frappa à leur porte. Shelley ouvrit: c'était
leur hôte. «C'est l'usage, ici, dit-il un peu ivre, que les invités
à un mariage montent au milieu de la nuit et lavent la mariée
dans le whisky.

--Je brûle la cervelle au premier qui pénétrera dans cette
chambre, dit Shelley en montrant ses pistolets.

Sa voix tremblait, ses yeux brillaient comme jadis à Eton. Les
commerçants d'Édimbourg jugèrent que ce jeune homme à tête de fille
était plus dangereux qu'il n'en avait l'air, et lui souhaitant
le bonsoir avec respect, redescendirent à toute vitesse.

Ainsi Shelley et Harriet se trouvaient mariés, libres et seuls dans
une grande ville inconnue. Ils se regardèrent avec ravissement.

Quelques jours avaient suffi pour que le jeune mari, qui dans la
diligence pensait avec mélancolie: «Action volontaire, non mouvement
de passion», fût devenu tout à fait amoureux. Harriet était vraiment
agréable à regarder; toujours jolie, toujours fraîche et vive,
toujours bien coiffée, sans mèches folles, elle avait l'air d'une
fleur blanche et rose. Elle s'habillait très simplement, mais elle
était toujours nette. Sans être vraiment cultivée, elle était
remarquablement instruite. Surtout elle avait lu un nombre prodigieux
de livres. Elle lisait d'ailleurs toute la journée et, par goût, des
ouvrages moraux.

Son maître et amant lui avait communiqué le respect de la Vertu, et
le _Télémaque_ de Fénelon était son héros favori. Elle s'essayait
souvent à prononcer les mots magiques «Intolérance, Égalité, Justice»,
et cette bouche enfantine tenait des propos qui eussent inquiété le
lord Chancelier. Quant à la religion anglicane, elle l'ignorait aussi
naïvement qu'eussent pu le faire Calypso ou Nausicaa.


Les enfants sont délicieux, mais leur société fatigante; bien que
Shelley fût sensible à tant de grâce, de gentillesse, de dévotion,
il lui arrivait de regretter la conversation caustique de Hogg
et l'enthousiasme éloquent de miss Hitchener. Il se demandait avec
inquiétude ce que celle-ci allait penser de son mariage.


«_Ma très chère amie, lui écrivait-il, puis-je encore vous appeler
ainsi ou ai-je perdu par l'équivoque de ma conduite l'estime des êtres
sages et vertueux?... Combien tous mes projets ont changé en une
semaine, et que nous sommes esclaves des circonstances!... Vous vous
demanderez comment moi, un athée, j'ai pu me soumettre à la cérémonie
du mariage, comment ma conscience a pu y consentir?... C'est
ce que je veux vous expliquer._» Sur quoi il démontrait à la suite de
Hogg que la bonne réputation et les avantages qui y sont liés sont
des biens dont on n'a pas le droit de dépouiller un être aimé.
«_Blâme-moi si tu veux, ô la plus chère des amies, car tu es encore
pour moi la plus chère!... Si Harriet n'est pas à seize ans ce que
vous êtes à un âge plus avancé, aidez-moi à former en toutes choses
cette âme vraiment noble et digne de vos soins... Charmante, elle
l'est dès maintenant, ou je suis le plus faible des esclaves de
l'erreur._» La lettre se terminait par une invitation à venir les
rejoindre à Édimbourg où la présence de Harriet enlèverait toute
inconvenance à cette réunion. Miss Hitchener n'accepta pas. Peut-être
le tutoiement poétique n'avait-il pas suffi à faire passer la phrase,
vraiment malheureuse, sur les seize ans et l'âge plus avancé.

Mais si la vierge de Cuckpoint ne vint pas aider au modelage de
l'âme d'Harriet, Shelley, entendant par un matin ensoleillé frapper à la
fenêtre de son rez-de-chaussée, eut la joie de découvrir dans la rue,
debout et un sac à la main, son ami Hogg qui, ayant obtenu de
l'avoué de York quelques semaines de vacances, venait les passer
à Édimbourg.

Hogg eut une réception triomphale. «Enfin nous nous retrouvons! Nous
ne nous séparerons plus jamais! Il faut qu'on vous prépare un lit
dans la maison.» Harriet parut; Hogg fut charmé. Jamais il n'avait vu
une femme aussi éclatante de jeunesse, de bonheur et de beauté. Le
propriétaire fut amené de force. «Il faut un lit! Tout de suite! Un
lit dans cette maison, c'est urgent, indispensable...» Quand on
permit au pauvre homme de répondre, il put offrir une chambre au
dernier étage.

Les trois amis avaient mille choses à se dire et à se demander; tous
parlaient en même temps, tandis qu'une petite servante apportait du
thé avec de grands cris. Quand la joie fut un peu calmée, Shelley
proposa une promenade et ils allèrent visiter le palais de Marie
Stuart. Harriet, bonne élève de l'Académie de Jeunes Filles et grande
lectrice de romans historiques, expliqua mille détails intéressants.
En sortant de là Shelley s'excusa, il devait rentrer pour écrire des
lettres, mais il désirait que Harriet fît faire à Hogg l'ascension
de la colline d'où l'on découvre toute la ville.

Hogg admira beaucoup la vue et ils restèrent longtemps assis au
sommet. Peut-être son guide lui plaisait-il assez pour lui faire
trouver toute promenade agréable.

En descendant, Harriet s'aperçut que le vent violent relevait ses
jupes et que Hogg, à la dérobée, regardait ses chevilles avec intérêt.
Elle s'assit de nouveau sur le rocher et déclara qu'elle resterait là
jusqu'à ce que le vent fût tombé. Hogg, qui mourait de faim, fit de
grandes protestations et partit seul. Elle le suivit en courant.
Ainsi commencèrent quelques semaines d'une vie délicieuse.

Seule la question d'argent était bien inquiétante, mais le brave
oncle Pilfold envoyait de nombreux cadeaux. «Être furieux contre son
fils c'est très bien, disait-il, mais l'affamer, c'est une autre affaire.»
D'ailleurs Hogg avait un peu d'argent, bien que Mr Timothy eût pris
la peine d'écrire à Mr Hogg le père: «Je crois de mon devoir de vous
prévenir que mon jeune homme vient de fuir en Écosse avec une jeune
personne du sexe et que votre jeune homme les a rejoints.»

Tous les matins, Shelley sortait pour aller chercher ses lettres,
dont le nombre demeurait prodigieux. Après le breakfast, il écrivait ou
travaillait à une traduction de Buffon qu'il avait entreprise.
Harriet et Hogg allaient se promener. Si le temps était mauvais,
Harriet faisait la lecture à Hogg. Elle aimait beaucoup lire à haute
voix et lisait d'ailleurs très bien, avec une grande netteté
d'articulation. Hogg entendit ainsi une grande partie du Télémaque et
ne se plaignit jamais. Le sage Idoménée donnant des lois à la Crète
était terriblement ennuyeux, mais la lectrice était si jolie qu'il
l'eût écoutée sans ennui pendant des jours entiers. Shelley, moins
poli, s'endormait parfois et se faisait rabrouer. Son ami se joignait
à sa femme pour l'accabler de reproches comiques et Hogg trouvait un
plaisir inconscient à faire cause commune avec Harriet.

On était en 1811, l'année de la comète et du bon vin. Les nuits
étaient claires et brillantes.



X. CE QU'ÉTAIT HOGG


Comme les vacances de Hogg finissaient et qu'il lui fallait rejoindre
son poste chez l'avoué de York, Shelley et Harriet qui n'avaient rien
à faire à Édimbourg, ni d'ailleurs en nul lieu au monde, se décidèrent
à le suivre. Devant eux un plan de vie se développait, simple et
nécessaire. Ils resteraient à York, avec leur inséparable ami, pendant
les quelques mois de la fin de son apprentissage, puis tous trois
iraient à Londres et y passeraient le reste de leurs jours à écrire,
à lire et à se faire la lecture les uns aux autres.

Pour ne pas trop fatiguer Harriet, ils louèrent une chaise de poste.
Des deux côtés de la route les champs d'orge et de betteraves
alternaient avec monotonie.

--Mais où est l'orge? Où est la betterave? disait Harriet.

--Oh! petite fille des villes! répondait Shelley avec
indignation.

Hogg le moqueur se demandait dans son coin comment le sage
Idoménée, si grand docteur en agriculture, n'avait pas mieux instruit
sa disciple.

Pour charmer le long voyage, Harriet continuait à haute voix la
lecture de Télémaque, Shelley poussait de grands soupirs: «Harriet
chérie, est-il indispensable de tout lire?

--Oui, absolument.

--Vous ne pouvez pas sauter un peu?

--Non, c'est impossible.

Au premier relai Shelley disparut. Il avait toujours eu l'étonnant
pouvoir de s'évanouir dans les airs comme une Elfe. Hogg finit par
le retrouver au bord de la mer; il regardait le soleil couchant
d'un air mélancolique.

York lui déplut tout de suite, et vivement. La grandeur théologienne
et civile de la vieille capitale du Nord ne pouvait le toucher. Ils
n'y trouvèrent pour tout logement que des chambres misérables. «Nous
ne pouvons rester ici», dit Shelley.

Mais pour partir, il fallait de l'argent. Il décida d'aller à
Cuckfield voir le brave capitaine Pilfold, protecteur des bons
esprits. Là il pourrait rendre à revenir avec lui à York, et en
passant par Londres il ramènerait Eliza dont Harriet désirait
la visite. Ainsi se trouveraient réunies, pour la première fois,
toutes les sœurs spirituelles de Shelley.

Il prit donc la diligence; Harriet et Hogg restèrent seuls. C'était
une étrange et délicieuse situation. Ils étaient aussi libres dans
cette ville étrangère qu'ils l'eussent été dans une île déserte,
et Harriet trouvait un plaisir enfantin à jouer «au ménage» avec un
compagnon si jeune et si divertissant. Le ton sarcastique de Hogg
l'amusait beaucoup et faisait un contraste reposant avec la gravité
ardente, d'ailleurs si admirée par elle, de Shelley. Hogg lui avait
fait à Édimbourg et pendant le voyage mille compliments, ce qu'elle
ne trouvait pas si ridicule. Percy était toujours un peu «le
professeur»; il lui avait appris ce qu'elle savait; il corrigeait
gravement ses erreurs; il connaissait ses talents. Hogg, au contraire,
admirait tout. Il remarquait ses robes, ses coiffures. Il écoutait
Télémaque en louant la voix de la lectrice. Il était toujours de bonne
humeur. C'était bien agréable.

L'état d'esprit de Hogg était différent et beaucoup moins pur. À
vivre tout le jour auprès de cette charmante fille avec laquelle
Shelley le laissait si volontiers seul et que la famille des Westbrook
n'avait peut-être pas élevée à observer toute la réserve qu'il eût
fallu, il s'était pris rapidement à la désirer avec force. D'abord il
s'était dit que c'était là une pensée affreuse, et que la femme d'un
ami aussi tendrement aimé ne pouvait être une femme pour lui. Mais
l'Intelligence est une procureuse, et la sienne, qui était vive,
s'était mise, comme elle fait toujours, au service de ses instincts
soulevés.

«Est-ce ma faute, se disait-il, si Shelley la jette dans mes bras?
A-t-on idée de passer les jours à écrire des lettres sur la Vertu
quand on a chez soi cette merveille? Car elle est ravissante. Quand
elle passe dans les rues d'York, les plus cagots se mettent aux
fenêtres... D'ailleurs Shelley l'aime-t-il? Il la traite avec un
air de protection affectueux, mais assez méprisant, et il n'a pas
tout à fait tort... Qu'est-ce que Harriet? La fille d'un cafetier...
elle ne peut être bien farouche.»

Depuis qu'il connaissait Shelley, deux sentiments contradictoires
avaient toujours lutté dans son esprit. Il admirait le courage moral,
la franchise de son ami, sa loyauté ardente. Il reconnaissait dans
cette âme un diamant pur et unique, mais, en même temps, le côté
«humoriste» de son esprit était sensible au comique de tant de
déclamations véhémentes, de cette activité fébrile qui travaillait
toujours à vide. Il avait été à Oxford le Sancho cultivé, humaniste
et railleur de ce don Quichotte à boucles blondes; il s'était fait
rosser avec lui par de terribles moulins à vent. Pendant les premiers
temps de leur amitié et jusqu'à leur rencontre à Édimbourg,
l'admiration l'avait emporté, l'ironie se contentant de colorer
sa rivale victorieuse d'un reflet fugitif et tendre. Maintenant,
attisée par une passion complice, l'ironie grandissait à vue d'œil.

Le premier jour de l'absence de Shelley, en sortant de son étude,
il alla chercher Harriet pour la promener au bord de la rivière.
Il la regardait avec ravissement et lui dit mille folies. Elle
parlait de son mari dont elle attendait impatiemment le retour,
d'abord pour le revoir, ensuite parce qu'il devait lui ramener sa
chère sœur Eliza: «Eliza est très belle, vous verrez; elle a de beaux
cheveux noirs; elle est très intelligente... C'est elle qui m'a
toujours guidée dans les moments importants de ma vie...

--Vous avez donc eu des moments importants dans votre vie,
petite fille?

Harriet raconta ses malheurs à l'école, son mariage; elle resta
un moment silencieuse, occupée par des souvenirs, puis demanda:

--Que pensez-vous du suicide? Vous n'avez jamais songé à vous
tuer?

--Jamais, dit Hogg, vous non plus, j'espère.

--Si, moi, très souvent... Même à l'école il m'arrivait de me
lever la nuit avec l'intention de me tuer. Je regardais par la fenêtre...
Je disais adieu à la lune, aux étoiles, aux élèves endormies...
Et puis je me recouchais et me rendormais.

Ils continuèrent leur promenade en échangeant des confidences, puis
rentrèrent à la maison et se mirent à faire le thé, cérémonie pendant
laquelle Hogg était toujours très amusant. Puis Harriet proposa de
lire à haute voix. Hogg ne sut jamais ce qu'elle avait lu ce soir-là,
et quand elle lui dit: «Bonne nuit!» en se retirant dans sa chambre,
il pensa: «Peut-elle être bonne?»

Le lendemain, dès qu'il la revit, il lui dit qu'il l'aimait
follement.

Harriet fut très émue et très indignée. Et pour une petite fille de
seize ans elle se défendit assez bien. Elle parla de Shelley, de la
vertu: «Est-ce que vous ne voyez pas l'horreur de votre conduite?
Percy m'a confiée à votre protection et vous abusez de sa confiance...
Mais je suis sûre que vous êtes déjà guéri... Je vous supplie de ne
plus me dire un mot de tout cela... Même, pour ne pas attrister
Shelley qui a tant de foi en vous, je ne lui en dirai rien.»

Elle parlait avec animation. Les déclarations sont les batailles
de la jolie femme et le bon soldat ne déteste pas le combat. La
vaillante Harriet fut victorieuse; Hogg promit d'être sage.

Le soir, quand il rentra de l'étude, il vit, assise à côté de
Harriet, sur le divan, une grande femme aux cheveux noir corbeau,
au teint blafard, à l'aspect chevalin: «Hogg, dit Harriet, c'est
Eliza... Elle est venue: c'est gentil, n'est-ce pas?... Eliza,
c'est Hogg, notre grand ami, dont Shelley vous a si souvent parlé.»

Eliza inclina sèchement la tête: «Je croyais que vous deviez rentrer
avec Shelley, dit Hogg.

--_Oh! dear no!_ dit Eliza, et elle continua sa
conversation avec Harriet, sans s'occuper de l'arrivant. Hogg n'était
pas habitué à un tel traitement dans cette maison: «C'est cela, Eliza?
pensa-t-il. Elle est affreuse et vulgaire... Voici mon tête-à-tête
interrompu... peut-être est-ce mieux ainsi... mais c'est odieux tout
de même... Harriet chérie, dit-il à haute voix, est-ce qu'on ne prend
pas le thé aujourd'hui? Vous ne prenez pas le thé, Miss Westbrook? dit-il
poliment en se tournant vers Eliza?

--_Oh! dear no!_ dit Eliza.

--Et vous, Harriet?

--Moi non plus.

Hogg résigné fit son thé lui-même et le but seul en silence.

À partir de ce moment, cet intérieur lui devint insupportable. Eliza
avait pris le commandement, ou plutôt elle l'avait repris. Elle avait
dirigé Harriet pendant toute son enfance; elle avait dû l'abandonner
à Shelley pendant les quelques semaines indispensables au mariage;
elle rentrait maintenant dans ce ménage comme un capitaine sur son
bateau, hissait son pavillon au mât et ne tolérait plus d'autre
maître à bord.

Elle commença par critiquer sévèrement la conduite de Shelley:
«Alors, si je n'étais pas arrivée, il vous laissait ainsi seule
avec un jeune homme... C'est inconcevable... Juste ciel! Que
dirait Miss Warne?... Et ce jeune homme vous appelle Harriet
chérie? Et vous le tolérez!»

Dès que Hogg proposait une promenade:

--Vous n'y pensez pas, disait Eliza, Harriet est très fatiguée,
très souffrante...

--Harriet? disait Hogg stupéfait... Qu'est-ce qu'elle a, mon
Dieu?

--Elle a les nerfs en très mauvais état; il faut être aveugle
pour ne pas le voir.

Et si Harriet voulait lire à Hogg les chastes préceptes d'Idoménée,
dont il avait si grand besoin: «Lire à haute voix, Harriet? disait
Eliza. Et vos pauvres nerfs?... Juste ciel!... Que dirait Miss
Warne?...

--Mais qui diable est Miss Warne? demanda Hogg à voix basse à
Harriet, profitant d'un moment où la redoutable Eliza s'était enfermée
dans sa chambre.

--C'est la grande amie d'Eliza... Nous tenons beaucoup à son
opinion.

--Pourquoi? Est-ce une personne remarquable par sa naissance,
par son éducation?

--Miss Warne? Oh! non. C'est la fille du propriétaire d'un bar,
comme nous-mêmes.

Hogg soupira et leva les yeux au ciel.

--Et qu'est-ce qu'elle fait, Eliza, dans sa chambre? Est-ce
qu'elle lit?

--Non.

Harriet se pencha vers lui et dit d'un air mystérieux:

--Elle se brosse les cheveux.

--Alors sortons, Harriet.

Harriet refusa d'abord, mais comme le brossage de cheveux se
prolongeait, elle consentit à accompagner Hogg pendant quelques
minutes.

Il avait, depuis sa première tentative, respecté sa promesse d'être
sage et elle en était à la fois heureuse et désappointée. Sûre de sa
vertueuse force de résistance, il ne lui déplaisait pas de l'éprouver.
Sur le pont, Hogg s'arrêta. La rivière gonflée charriait, avec une
extrême rapidité, toutes sortes de débris tournoyants.

--Harriet chérie, ne trouvez-vous pas qu'Eliza ferait très
bien au fil de l'eau... Elle tourbillonnerait avec ses cheveux noirs
comme cette poutre de bois... Et, juste ciel! que dirait Miss Warne?

Harriet détourna la tête et éclata de rire: Hogg était sacrilège,
mais bien drôle vraiment.

--Comme vous avez un joli rire... si sain, si gai, dear
Harriet!

La vaillante Harriet sentit le combat proche.



XI. CE QUÉTAIT HOGG (SUITE)


Shelley revint le lendemain plus tôt qu'on ne l'attendait. Rien ne
lui avait réussi. M. Timothy refusait de le voir; pour des motifs
très différents de ceux de son fils, il considérait lui aussi la
cérémonie du mariage comme le crime essentiel.

--J'aurais volontiers, dit-il au capitaine Pilfold, payé
l'entretien d'enfants illégitimes. Mais épouser?... Ne me parlez plus
de lui.

Miss Hitchener, effrayée des calomnies possibles, avait refusé
d'accompagner Shelley; en traversant Londres, il avait appris qu'Eliza
ne l'avait pas attendu; il rentrait fatigué et mélancolique et
espérait trouver le repos entre sa femme et son ami.

Dès son arrivée il sentit dans toute cette petite société un air de
gêne et de contrainte. Eliza, enfermée dans sa chambre, brossait ses
cheveux tout le long du jour. Hogg et Harriet, au lieu de se taquiner
autour de la théière avec de grands éclats de rire, se tenaient très
loin l'un de l'autre, et lorsque Hogg parlait à Harriet, elle lui
répondait d'un ton sec et plein de mystère.

--Dear Harriet, dit Shelley, dès qu'ils furent seuls, je
n'aime pas l'attitude hautaine que vous prenez à l'égard de Hogg...
Il est mon meilleur ami; il vient de vous tenir compagnie pendant
mon absence. Si vous avez maintenant votre sœur, ce n'est pas une
raison pour négliger un homme que je considère, moi, comme un frère.

Harriet soupira. «Joli ami», dit-elle, d'un air tout chargé
d'insinuations.

Shelley, étonné, la pressa de s'expliquer. Elle raconta: «Il m'a
fait deux déclarations... Une première fois il m'a dit qu'il m'aimait
follement... J'ai essayé de plaisanter... Je l'ai fait taire...
J'ai cru que c'était fini et me proposais même, pour ne pas vous
inquiéter, de ne pas vous en parler... Mais hier il a recommencé...
Il m'a dit qu'il ne pouvait plus vivre sans moi, qu'il se tuerait
si je n'étais pas à lui.

Shelley se sentit devenir glacé. Une étrange sensation de mort
subite arrêta son cœur.

--Hogg? Hogg a fait cela... mais ne lui avez-vous pas
montré?...

--Oh! je lui ai dit tout ce qu'on pouvait dire... qu'il
manquait à l'amitié... qu'il trahissait votre confiance... «Qu'importe
tout cela quand on aime? m'a-t-il répondu. Il convient à Shelley qui
est un froid et pur esprit de discourir sur la vertu, mais moi je vous
aime, le reste n'est rien... D'ailleurs, quel mal ferions-nous à
Shelley? Il ignorera toujours. Pourquoi ne pas me promettre votre
amour si vous lui gardez votre affection? S'occupe-t-il donc
tellement de vous?...»

--Il a dit cela?

--Oui, et bien d'autres choses... Il a dit que vous mêlez le
raisonnement partout où il n'a que faire, que vous êtes ardent pour
des chimères et glacial pour les sentiments qui, seuls, comptent
dans la vie. J'ai répondu aussi bien que j'ai pu.

Shelley s'était laissé tomber sur un divan. Il lui sembla que sur
le monde s'étendait soudain un voile gris. Un affreux vertige moral
faisait tourbillonner ses idées. Il frissonnait.

«Que Hogg ait essayé de séduire ma femme, et qu'il ait choisi pour
cela le moment où je l'avais confiée à sa protection... Ce visage
que je regardais avec tant d'affection... Je pensais que si le
monde pouvait le regarder comme moi, son air de loyauté y ramènerait
la paix... Jamais rien de plus scélérat... Et pourtant sa conduite
à Oxford, si noble, si désintéressée... Il faut que je lui parle,
il faut que je raisonne avec lui...»

Il embrassa Harriet longuement et pria Hogg de le suivre hors de la
ville. Hogg s'attendait à une scène et s'y était préparé. Il ne nia
rien.

--Oui, c'est vrai... J'ai aimé Harriet depuis le premier jour
où je l'ai vue Édimbourg... Est-ce ma faute? Je suis ainsi fait que la
beauté des femmes me transporte. Harriet est admirablement belle...
Je vous le répète, je l'ai aimée tout de suite.

--Ce n'est pas de l'amour, c'est du désir. C'est un instinct
vulgaire. Ce n'est pas cette noble passion qui arrache l'homme à
l'animal... De l'amour? Réfléchissez, Hogg: l'amour suppose l'oubli de
soi-même et la recherche du bonheur de son objet; vous ne pouvez faire
que le malheur de Harriet... Donc votre sentiment n'est pas de l'amour;
c'est au contraire de l'égoïsme..

--Appelez-le comme vous voulez... Qu'importe le mot?...
C'est une passion terrible; j'aurais essayé de lui résister si je ne l'avais
sentie invincible.

--Aucune passion n'est invincible... La volonté vient à bout de
tout... Si vous aviez pensé à moi... Je vous assure que je me sens
plus vieux, plus fané par cette révélation que par vingt ans de
misère... Je sens mon cœur flétri... Et cette pauvre Harriet...
croyez-vous que tout ceci ne soit pas pénible pour elle?»

Hogg était pâle, affaissé, il semblait honteux et malheureux, et il
l'était. Lui aussi aimait Shelley et se jugeait sévèrement: «Pas une
femme, pensait-il, ne vaut le sacrifice d'un tel ami.» Et tout
haut: «Je regrette ce qui s'est passé, Shelley; j'essaierai d'oublier;
je voudrais votre pardon et celui de Harriet, et nous pourrons
reprendre la vie comme avant. Ne soyez plus irrité contre moi.

--Je n'ai aucune colère contre vous; je hais votre faute, non
vous-même. J'espère que le moment viendra où vous regarderez votre
horrible erreur avec autant de dégoût que moi. Ce jour-là, vous
n'en serez plus responsable. L'homme qui regrette n'est plus l'homme
qui a été coupable. Et ce n'est certes pas moi qui reprocherai
à votre Moi présent et purifié les erreurs de votre Moi disparu.

Il se sentait si heureux d'avoir dominé sa colère et sa jalousie,
et trouvé pour Hogg le chemin du salut, qu'il en avait presque
oublié l'offense.

Mais les femmes sont moins indulgentes. Quand Shelley rentra et
raconta qu'il avait pardonné au coupable: «Quoi! dit Eliza, vous
prétendez continuer à vivre avec cet homme?... Juste Ciel!
que deviendraient les pauvres nerfs de Harriet?...» Le lendemain,
lorsque Hogg rentra de l'étude, il trouva la maison vide.



XII. PREMIÈRES RENCONTRES AVEC L'ÂGE MÛR


Shelley et ses femmes, en fuyant le déplorable Hogg, avaient décidé
de se diriger vers la délicieuse région des Lacs. Une raison
sentimentale, assez semblable à celle qui lui avait fait aimer la
rue de la Pologne, l'attirait dans cette province. Deux grands
poètes libéraux, Southey et Coleridge, l'habitaient depuis longtemps,
et un heureux hasard pouvait faire que Shelley les rencontrât.
Rien ne lui aurait été plus agréable que de connaître enfin les
rares grands hommes qui partageaient ses idées.

Ils louèrent à Keswick un petit cottage fleuri. Ils n'avaient pas
la jouissance du jardin, mais le propriétaire (qui considérait
Shelley et Harriet comme des enfants égarés) les autorisa à y
jouer. Bientôt le facteur sentit le poids du courrier de Shelley.

Il y avait d'abord la correspondance avec Hogg, qui était bien
décourageante. Il écrivait à Harriet de longues lettres où il lui
jurait en même temps de la respecter et de l'adorer éternellement.
De cet amour trop constant Harriet était excédée et fière. Quand
Shelley disait: «Avec le temps et l'éloignement Hogg oubliera»,
elle secouait la tête d'un air sceptique. Sincèrement désolée des
blessures infligées à son admirateur, elle l'eût été presque autant de
découvrir que ces blessures n'étaient pas mortelles: «L'éloignement,
disait-elle, apaise les petites passions, mais il augmente les
grandes.» Quand Hogg écrivit: «J'aurai le pardon de Harriet où je me
brûlerai la cervelle à ses pieds», elle triompha tristement. Aucun
coup de feu ne vint troubler leur solitude fleurie; elle en fut
rassurée et désappointée.

Puis il y avait les lettres de Miss Hitchener qui, depuis la
décadence de Hogg, était devenue la seule confidente. Presque chaque
jour partaient à son adresse quelques pages pressantes et vertueuses.
Harriet elle-même ajoutait aux discours passionnés de son mari de
chaudes invitations à venir les rejoindre.

Le duc de Norfolk habitait dans les environs. Il avait une première
fois réconcilié Shelley avec son père, et comme la question d'argent
se faisait de plus en plus grave, ils décidèrent de lui écrire.
Sa Grâce répondit aimablement en invitant Mr Shelley, sa femme et
sa belle-sœur à venir passer le _week-end_[1]
au château. Elle s'intéressait au jeune rebelle, peut-être par naturelle
bienveillance, peut-être aussi parce qu'il était de son devoir de chef
de parti politique de s'assurer les bons sentiments d'un jeune homme
qui semblait destiné à devenir, à sa majorité, membre du Parlement et
héritier de 6.000 livres de rente.

Harriet fut bonne figure au château de Greystoke. La duchesse, à
laquelle on avait raconté l'étrange mariage de Shelley, fut
agréablement surprise par la bonne mine et la culture de sa
femme. Même Eliza ne déplut point. Ce voyage eut le meilleur résultat.
Mr Westbrook, quand il sut que ses deux filles avaient passé quelques
jours chez un duc, et que son gendre y était arrivé avec une guinée
dans sa poche, se sentit tout â coup porté à une grande générosité et
il accorda au jeune couple une pension de deux cents livres par
an. Mr Timothy ne pouvait se montrer plus avare, surtout quand son
suzerain et chef lui demandait d'être pitoyable. Il rétablit, lui
aussi, ses deux cents livres par an: tout danger de misère était
écarté.

Mais le plus important, aux yeux de Shelley, était d'avoir obtenu ce
résultat sans faire aucune concession: «Je crois de mon devoir,
écrivit-il à son père, de vous dire que, quelque avantage qui puisse
en résulter pour moi, je ne puis promettre de dissimuler mes opinions
en matière religieuse ou politique... Une telle méthode serait
indigne de vous et de moi.» Mr Timothy répondit: «Si je vous accorde
une pension, c'est uniquement pour vous empêcher d'escroquer les
étrangers.» Il était décidément incapable de comprendre certaine
hauteur de sentiments.


* * *


Chez le duc de Norfolk, Shelley avait rencontré un ami de Southey
qui lui avait offert de l'emmener chez le poète. Ainsi, pour la première
fois, il allait voir en chair et en os un écrivain qu'il admirait.

Southey surprit au plus haut point Shelley qui associait l'idée d'un
poète aux objets les plus charmants et les plus aériens. Il trouva,
dans une maison assez riche et bien chauffée, une Mrs Southey qui
ressemblait beaucoup plus à une ménagère qu'à une Muse. Elle avait
été couturière et reliait les livres de son mari avec des morceaux
d'étoffe. Ses armoires à linge étaient les lieux consacrés où elle
exerçait son génie, et elle parlait d'argent, de cuisine et de
servantes comme les matrones les plus détestables. Le poète ne
paraissait pas s'apercevoir de tant d'ignominie. Il semblait brave
homme, mais raisonnait mal. Il avouait que la société devait être
transformée, mais ajoutait qu'elle ne pouvait l'être que très
lentement. Il se servait de l'horrible formule: «Nous ne le verrons,
ni vous, ni moi»; il était hostile à l'émancipation des Catholiques
Irlandais et à toutes les mesures vraiment radicales. Disgrâce
suprême, il se disait chrétien. Shelley sortit de là désolé.

Le bon Southey était loin de se douter de l'impression produite:
«Étrange garçon, pensait-il après le départ de son visiteur... Son
plus grand chagrin paraît être de se savoir l'héritier d'un immense
domaine, et il est aussi inquiet de ses six mille livres par an que
je l'étais à son âge de n'avoir pas un penny... À part cela, je crois
voir mon propre fantôme. Il se croit athée; il n'est que panthéiste.
C'est une maladie de jeunesse par laquelle nous passons tous. Il est
bien tombé, et ne pouvait venir chez un meilleur médecin. Je lui ai
prescrit une cure de Berkeley et à la fin de la semaine il sera
berkeleyen... Il a été bien surpris de rencontrer pour la première
fois de sa vie un homme qui le comprenne... Enfin que Dieu nous aide!
Le monde a besoin d'être amélioré. Ce jeune monsieur Shelley ne s'y
prend pas tout à fait comme il faudrait, mais je ne désespère pas de
le convaincre qu'il peut faire beaucoup de bien avec ses six mille
livres par an».

Ainsi la Jeunesse et l'Âge Mûr s'étaient rencontrés en chemin, la
Jeunesse regardait l'Âge Mûr avec un respect impatient, l'Âge Mûr
contemplait la Jeunesse avec une bienveillante ironie et se promettait
de la dominer aisément par la force d'un esprit plus formé. L'Âge Mûr
oubliait que les esprits des générations successives sont aussi
imperméables les uns aux autres que les monades de M. Leibniz.

Southey et sa femme firent tout ce qui était en leur pouvoir pour
aider le ménage Shelley. Le poète, très populaire dans le pays, alla
voir le propriétaire du cottage et obtint que le loyer fût diminué.
Mrs Southey donna à Harriet, si incompétente en choses du ménage, de
très bons conseils sur la cuisine et le blanchissage. Même elle lui
prêta du linge de lit et de table. C'était là de sa part la plus
grande marque de bienveillance. Mais une découverte que fit Shelley
vint rendre inutiles ces timides avances de l'Âge Mûr.

Il trouva par hasard dans une revue un article de Southey où
l'abominable vieux roi d'Angleterre était appelé «le meilleur monarque
qui eût jamais occupé un trône». C'était évidemment une flatterie un
peu grosse, mais Southey désirait devenir poète lauréat et le chemin
des honneurs officiels est difficile à parcourir. Shelley ne
pardonnait pas ce genre de bassesse; il informa Southey qu'il le
considérait désormais comme un esclave à gages, un champion du crime,
et renonçait à le voir.


* * *


Il se souciait d'ailleurs bien peu, à ce moment précis, de Southey.
Ne venait-il pas de découvrir que Godwin, le grand Godwin, l'auteur
de «Political Justice», le destructeur du mariage, l'ennemi de la
divinité, l'athée, le républicain, le révolutionnaire Godwin vivait
encore, habitait Londres, avait une adresse comme tout le monde, enfin
qu'il était possible d'envoyer des lettres vertueuses au prophète même
de la vertu.

«_Vous serez surpris, écrivit-il, de recevoir une lettre d'un
étranger. Aucune présentation autorisée (et aucune probablement
n'autorisera) ce que le vulgaire appellerait cette liberté; c'est une
liberté qui, bien que non sanctionnée par l'usage, est loin d'être
blâmée par la raison. Les plus chers intérêts de l'humanité demandent
impérieusement que l'étiquette à la mode ne tienne pas l'homme à
distance de l'homme._

«_Le nom de Godwin a toujours excité en moi des sentiments
de respect et d'admiration. Je m'étais accoutumé à le considérer comme
une lumière trop brillante pour l'obscurité qui l'entoure... Vous ne
serez donc pas surpris de l'inconcevable émotion avec laquelle j'ai
appris votre existence et votre logement. J'avais fait figurer votre
nom sur la liste des morts illustres; il n'en est pas ainsi, vous
vivez et, j'en suis convaincu, préparez encore le bonheur du
genre humain._

«_Pour moi, je viens seulement d'entrer sur le théâtre de mes
travaux, et pourtant mes sentiments et mes raisonnements sont ce
qu'étaient les vôtres. Ma vie a été courte, mais agitée... Les mauvais
traitements que j'ai soufferts ont imprimé plus profondément dans
mon esprit la vérité de mes principes..._»

Quand William Godwin reçut cette lettre, elle lui fit un plaisir
assez vif. Après avoir été célèbre au moment de la publication de
«Political Justice», il était retombé dans une relative obscurité.
Lui aussi et plus justement que son romanesque disciple pouvait parler
de sa vie agitée. Clergyman dans sa jeunesse, il était devenu à trente
ans athée et républicain. En 1793, il avait publié son fameux livre.
Mr Pitt avait failli lui faire l'honneur de poursuites judiciaires,
mais le prix élevé de l'ouvrage, qui se vendait six guinées, avait paru
au ministre une suffisante protection contre les dangers de la doctrine.
Quatre ans plus tard Godwin avait épousé Mary Wollstonecraft, femme
de lettres géniale avec laquelle il vivait. Elle était morte en
mettant au monde une fille, et l'adversaire enragé du mariage s'était
presque aussitôt remarié avec une veuve, Mrs Clairmont, qui habitait
la maison voisine et lui avait dit, de son balcon: «Est-il possible,
vraiment, que je contemple l'immortel Godwin?»

La vie de ce ménage était pénible. Il y avait cinq enfants, produits
de quatre croisements différents: une fille de Mary Wollstonecraft
et de Godwin, fille du génie par le génie, qui se nommait Mary; deux
enfants du premier mariage de Mrs Clairmont, Jane et Charles; un très
jeune garçon, fils de Godwin et de Mrs Clairmont; et
enfin une jeune fille qui n'appartenait plus à personne de la maison,
reste d'un premier mariage de Mary Wollstonecraft. C'était la douce
et charmante Fanny Imlay, Cendrillon de la maison Godwin.

La seconde Mrs Godwin portait des lunettes vertes, avait mauvais
caractère et traitait durement Mary et Fanny. Pour faire vivre toutes
ces familles, Godwin avait entrepris une affaire d'édition pour
enfants, et Mrs Godwin tenait la librairie. La vie du philosophe
était triste et difficile, terriblement privée de joies de vanité.
Un disciple tombant de Keswick et qui écrivait élégamment arrivait
bien à propos. Pour un éditeur de livres d'enfants, submergé par les
lettres de change, rien de plus nécessaire que de connaître un homme
au moins qui le considère comme une lumière trop brillante pour
qu'on la contemple.

Il répondit que la lettre l'avait intéressé, mais qu'il aimerait
avoir sur son correspondant des détails un peu plus personnels. Il
reçut par retour du courrier une autobiographie complète où Mr Timothy
et le doyen d'Oxford jouaient des rôles peu honorables. Il fut informé
que Shelley était héritier de six mille livres de rente, qu'il avait
épousé une femme ayant les mêmes idées que lui, qu'il avait publié
deux romans, une brochure et que d'ailleurs il enverrait le tout à
son maître. Cette lettre si romanesque fut lue avec un grand intérêt
par toutes les jeunes filles de la famille Godwin-Clairmont, mais
embarrassa un peu l'auteur de «Political Justice», Depuis qu'il
était père de famille, il en était venu à reconnaître l'autorité
paternelle. Il conseilla l'humilité. Peut-être ce Mr Timothy Shelley
avait-il agi pour le bien de son fils. Il ne faut pas trop juger
quand on est jeune et surtout ne pas publier ses jugements. «À
l'âge où l'on doit être un élève, pourquoi avoir l'intolérable
démangeaison de devenir un maître?»

Si tout autre que le vénérable Godwin avait écrit cette lettre,
il eût été classé aussitôt parmi les champions payés de l'intolérance,
mais la jeunesse a tellement besoin de hiérarchie et d'autorité que,
même révoltée, elle adopte un directeur de Conscience devant lequel
elle s'abaisse avec délices. Plus que toute autre l'âme mystique de
Shelley avait besoin d'adorer. «Je ne demande, répéta-t-il, qu'à être
un élève; mon humilité et ma confiance sont complètes, quand je suis
certain qu'on ne cherche pas à me tromper et que je me trouve en
présence d'un talent indiscutablement supérieur.»

Enthousiasmé d'avoir trouvé Godwin, il se mit à bâtir les projets
les plus vastes. Transformer et joindre à la sienne la destinée
d'autres âmes lui paraissait tout à fait facile. N'avait-il pas
réussi dans le cas de Harriet et d'Eliza? Rien de plus simple que
de louer une immense villa au Pays de Galles et d'y réunir Miss
Hitchener, son «vénérable ami» Godwin et la «charmante famille»
de celui-ci.

Mais auparavant, un peu piqué du scepticisme de son maître, il
voulait prouver par un exemple éclatant que malgré son âge il pouvait
agir. Avant de s'installer pour la vie dans la Maison de la Méditation,
il irait passer quelques mois en Irlande avec Harriet et Eliza et tous
trois y travailleraient à hâter l'émancipation des Catholiques et, de
façon plus générale, à améliorer le sort de ce triste pays. Comment la
blonde Harriet et Eliza aux cheveux bien brossés pourraient-elles
émanciper les Catholiques? Cela n'était pas clairement expliqué. Mais
Shelley emportait avec lui une «Adresse aux Irlandais» si remplie de
philosophie, d'amour et d'humanité et de sages conseils, qu'il
semblait impossible que par sa seule lecture les cœurs ne fussent
pas touchés.

Ainsi le jeune chevalier aux yeux étincelants s'embarqua pour
conquérir l'Ile Verte. Un manuscrit était sa lance; la belle Harriet,
sa dame; la noire Eliza, son écuyer, chargé de l'argent, du
ménage et de toutes les basses besognes.


[Footnote 1: La fin de la semaine.]



XIII. BULLES DE SAVON


Le Chevalier de la Triste Figure s'était fait lapider par les
galériens qu'il avait voulu délivrer. Shelley fut reçu à coups de
sifflet quand, dans un meeting de Catholiques, il déclara qu'on
avait bien tort d'écarter les Irlandais des fonctions publiques à
cause de leur religion, car toutes les religions se valent. Ses
auditeurs préféraient cent fois le fanatisme de leurs persécuteurs
au scepticisme de leur défenseur.

La fameuse Adresse était sur le même thème. Elle démontrait que
l'émancipation des Catholiques est un pas sur le chemin de
l'émancipation totale, que la bonté et non l'habileté doit être le
principe de toute politique, et qu'enfin, avant d'attendre leur
libération des Anglais, les Irlandais devaient se libérer eux-mêmes
en devenant tempérants, justes et charitables. Shelley croyait
que sa doctrine irait droit au cœur des pauvres gens de Dublin.
Pour prêcher cet évangile, il était prêt au martyre.

Harriet n'était pas moins enthousiaste et l'activité réformatrice
prenait en elle un aspect charmant. Les poches bourrées de pamphlets,
le ménage enfantin se promenait dans Sackville Street. Quand ils
rencontraient un homme ou une femme «à l'air possible», ils lui
glissaient un papier rédempteur. Du balcon de leur petit appartement,
ils répandaient encore les saines doctrines en laissant tomber des
Adresses sous le nez des passants sympathiques. Quand Shelley
en jetait une adroitement dans le capuchon d'une vieille dame
distraite, Harriet s'enfuyait en éclatant de rire. L'évangélisation
des Irlandais était le plus drôle des jeux.

Les amis de Shelley, Godwin, Miss Hitchener, s'attendaient chaque
jour à ce qu'il fût arrêté; l'institutrice évoquait même les assassinats
politiques. Mais le château de Dublin parut apprendre sans terreur
qu'un jeune Anglais, de seize à vingt ans, avait fait un discours
moral. La police transmit au Secrétaire d'État un exemplaire de
l'adresse. Ce document, où Shelley recommandait à ses frères
Irlandais la tempérance et la charité, fut jugé tout à fait
humoristique par les fonctionnaires de la Couronne.

L'impunité était décourageante; les mœurs des Irlandais ne l'étaient
pas moins. «Ils boivent beaucoup de whisky, disait la bonne Harriet,
parce que la viande est trop chère.» Quand Shelley faisait appel à la
pitié des policemen en faveur d'un malheureux arrêté pour vol ou
désordre, le policeman, avec tristesse et bonté, lui montrait que son
client était ivre. Le soir de la saint Patrick, jour où Dublin boit
sec, comme il y avait bal au château, Percy et Harriet virent les
affamés faire la haie pour admirer les toilettes. Ce manque de
dignité désespéra Shelley.

Pour donner l'exemple de la simplicité, ils s'étaient mis tous trois
au régime végétarien. Shelley se délivrait ainsi des remords que lui
donnaient les «horreurs de l'abattoir» et les «massacres de volailles».
On ne faisait infraction à la règle que si Mrs Nugent venait dîner.
C'était leur seule amie à Dublin, de son métier couturière. Une des
difficultés de leur mission était en effet qu'ils ne connaissaient
aucun de ces Irlandais qu'ils aimaient de tout leur cœur. «Je suppose,
disait Harriet, que nous les connaîtrons tous d'un seul coup lorsque
Percy sera célèbre.»

Mais Percy lui-même était découragé. Dans le pays des Constructions
Irréelles qu'il habitait presque toujours, l'Irlande opprimée était
une belle figure féminine et fière, Shelley un chevalier et un apôtre
prêt à combattre et à souffrir pour elle; des foules en haillons le
suivaient dans les rues; de barbares soldats anglais l'arrêtaient
et le flagellaient; mais l'héroïque douceur de ses enseignements
charmait les oppresseurs eux-mêmes, et la philosophie faisait le
miracle de réconcilier les nations ennemies.

Lentement cette vision animée et brillante se dissipait; un dernier
lambeau de brume irisée flottait au coin des maisons noires; et
l'Irlande véritable était là, masse énorme et solide de villes, de
fermes et de forêts, assemblée innombrable d'hommes obscurs et
différents, amas séculaire de traditions et de lois, terre de jeux,
de chasse, de vengeances privées, siège de magistrats, garnison de
soldats, territoire de police, l'Irlande misérable et railleuse,
souffrante et bavarde, mécontente et heureuse d'être mécontente;
l'Ile énigmatique, l'Ile absurde... Devant cette redoutable et pesante
réalité, que pouvait-il faire? Que pouvait-il espérer? Elle
l'accablait et le lassait.

Godwin, avec une force grandissante, suppliait son disciple de
renoncer à cette entreprise. Depuis que Shelley lui avait écrit qu'il
le considérait comme un père, il avait pris un ton hostile et bougon.
«Croyez-moi, Shelley, prophétisait-il, vous préparez une scène de
sang.» S'il avait pu voir son fils spirituel rédiger un inoffensif
«Projet d'association pour le bien du genre humain» entre Eliza qui
cousait une cape rouge et Harriet qui préparait un repas de miel et de
fruits, il eût été moins inquiet.

Ses adjurations eurent au moins ceci d'utile qu'elles fournirent à
Shelley une honnête excuse pour renoncer à se faire le champion
d'opprimés trop satisfaits. À part quelques malheureux qui savaient
trouver chez lui des secours, personne à Dublin ne le prenait au
sérieux. S'il existe aux yeux d'un Irlandais un être plus ridicule
qu'un Anglais, c'est un Anglais qui aime l'Irlande, et s'il est au
monde un spectacle qu'un ancien élève d'Eton et d'Oxford, même
réfractaire, ne peut supporter, c'est celui du désordre irlandais.
Ayant vu la folie et la misère de cette nation, Shelley ne put
s'empêcher de penser avec avidité à la beauté, à la paix des
campagnes anglaises.

«Je me soumets, écrivit-il enfin à son «vénérable ami». Je ne
m'adresserai plus à des illettrés... Je me bornerai à être la cause
d'un effet qui se produira longtemps après que je serai
moi-même poussière.»

Harriet emballa tous les pamphlets restants à l'adresse de Miss
Hitchener, qui se fût bien passée de cette «matière inflammable»;
Eliza plia son manteau rouge, et les trois apôtres reprirent
le bateau.


* * *


Restait à réaliser la deuxième partie de leur programme: louer une
maison au Pays de Galles et y réunir l'«équipe» spirituelle, afin de
résoudre _tous_ les problèmes.

Ils crurent avoir trouvé l'abri convenable en ces lieux mêmes où
Shelley, solitaire, était venu se réfugier avant son mariage. La
sauvagerie charmante du pays le tentait. Près de la maison coulait
un torrent montagnard sur lequel il naviguait dangereusement dans
une nacelle longue d'un pied. Une bank-note de cinq livres était sa
voile, un chat terrifié son passager. Il espérait que Miss Hitchener
pourrait décider son père à venir exploiter la petite ferme attenant
à la maison.

Mais rien ne s'arrangea. La maison était trop chère. Mr Hitchener,
indigné par les bruits qui couraient à Cuckfield sur les rapports de
sa fille et de Shelley, refusa de l'autoriser à partir. L'imprudente
institutrice, fière de l'invitation, en avait parlé, et tout le
village, la tante Pilfold en tête, avait conclu sans bienveillance.
Une fois de plus, la méchanceté des hommes étonna Shelley. Lui
qui avait enlevé sa femme et fait par amour un mariage écossais,
serait infidèle à son Harriet! Cette idée lui inspira un étonnement
si vif qu'une femme moins vertueuse que la chaste Hitchener
l'eût trouvé désobligeant.

Quant à Mr Hitchener le père, il fut traité comme il convenait.
C'était, lui aussi, un ancien cafetier, car les Dieux semblaient se
divertir à mettre le cristallin Shelley en rapport avec les membres de
cette corporation. «Monsieur, écrivit-il au père de son amie, j'ai eu
quelque peine à réprimer une surprise indignée en lisant que _vous_
refusez mon invitation à _votre fille._ De quel droit? Qui vous a fait
son maître?... Ni les lois de la nature, ni celles de l'Angleterre
n'ont mis les enfants au rang de propriété privée... Adieu! la
prochaine fois que j'entendrai parler de vous, j'espère que le temps
aura rendu vos sentiments plus libéraux.»


* * *


Puisqu'il fallait quitter le Pays de Galles, Godwin indiqua un joli
cottage qu'un de ses amis voulait louer. Tout conseil de lui inspirait
le respect; Shelley et Harriet firent le voyage et furent très
désappointés. La maison était banale, à peine achevée et trop petite
pour eux. Mais en revenant de cette inutile expédition, ils
découvrirent un village féerique; trente cottages aux toits de chaume,
vêtus de roses et de myrtes grimpants. formaient le délicieux hameau
de Lynmouth. Par miracle, une des maisons était à louer, et la mieux
située, au-dessus d'une gorge boisée. Des fenêtres, on découvrait la
mer à trois cents pieds au-dessous. Ils décidèrent à l'instant de
s'y installer _pour toujours._

Le «vénérable ami», informé, écrivit une lettre pincée. Il dit,
assez durement, que les goûts de Shelley étaient trop luxueux, et
qu'une petite maison, si modeste fût-elle, devait suffire à qui se
disait son disciple. Si Mr Timothy avait écrit cette lettre, les
épithètes les plus sévères lui eussent encore été appliquées. Mais il
est naturel de supporter d'un étranger ce qu'on ne saurait accepter
d'un père. Shelley pensa, non à blâmer, mais à se justifier. S'il avait
dit que la maison recommandée par son maître était insuffisante,
ce n'était pas par souci du luxe ni même du confort. Mais le nombre
de chambres était trop petit et il lui semblait contraire à certaines
idées de délicatesse que deux personnes de sexe opposé, non unies
par certains liens, dormissent dans la même chambre. Il savait que,
dans une société régénérée, ce sentiment disparaîtrait, mais dans
l'état de choses présent, la promiscuité lui paraissait imprudente.
Il n'exposa cette doctrine (qu'il craignait un peu réactionnaire)
qu'avec de grandes précautions. Le maître daigna oublier.

L'adorable maison de Lynmouth fut bientôt le décor d'un grand
événement: l'arrivée de Miss Hitchener. Shelley se promettait qu'elle
apporterait dans sa vie un élément de collaboration intellectuelle
qu'il n'y trouvait pas tout à fait. Harriet d'ailleurs n'y perdrait
rien, car sa sœur spirituelle aiderait à la former; toutes deux,
pensait-il, avaient l'âme assez haute pour accepter ces rôles.

Les gens de Lynmouth le virent avec surprise faire avec cette maigre
inconnue de longues et romantiques promenades. Ce fut avec elle qu'il
discuta désormais les plans qu'il formait pour répandre ses idées. La
propagande de la vertu devenait difficile. Un imprimeur de Londres
venait d'être condamné au pilori. Le sort de Galilée n'effrayait pas
Shelley pour lui-même; mais il ne voulait pas mettre en danger un
innocent imprimeur.

Heureusement le Magicien avait à sa disposition des éléments qui
défiaient la police de Lord Castlereagh. Quand il avait composé
quelque pamphlet bien incendiaire, tantôt il fabriquait pour
l'expédier de petites boîtes enduites de résine et, les ayant munies
d'un mât et d'une voile en miniature, il les lançait sur l'Océan;
tantôt il construisait adroitement des ballonnets à l'air chaud que,
tout chargés de sagesse, il lançait dans le ciel d'été. Alors, ravi,
il regardait briller dans les sombres profondeurs bleues la petite
flamme tremblante qu'il avait allumée, ou flotter sur les vagues
d'émeraude en fusion une bouteille remplie d'un divin remède.

Quand il avait ainsi «travaillé», sa récréation favorite était de
faire des bulles de savon. Assis devant sa porte, muni d'un chalumeau,
il soufflait avec une adresse de jeune fille les sphères parfaites et
fragiles. Dans leurs élastiques pellicules brillaient des teintes
violettes, vertes et dorées qu'il regardait changer, se fondre et
disparaître.

Alors, abandonnant pour une courte absence les palais transparents
et vides de la Logique, il éprouvait une sorte d'obscur besoin de fixer
par le rythme et les mots l'insaisissable grâce de ces jeux de
couleurs.



XIV. LE VÉNÉRABLE AMI


Les roses de Lynmouth se fanèrent; les vents d'automne balayèrent
comme des feuilles les vastes nuages; le prestige de Miss Hitchener
pâlit. La présence continue d'une étrangère avait fatigué Harriet;
Shelley lui-même voyait se dissiper la vision vaporeuse qui lui avait
si longtemps caché des formes grossières, et, surpris de trouver
installée près de lui une femme médiocre et radoteuse, cherchait en
vain son héroïne et se repentait de sa folie.

Après avoir tant insisté pour l'arracher à son école, il était
difficile de s'en séparer. Mais le séjour avec elle dans une solitude
automnale était devenu insupportable. Dans une grande ville, d'autres
amis, d'autres spectacles pourraient faire oublier cette obsédante
compagne. D'ailleurs Godwin appelait à Londres les Shelley: ils se
résolurent à y faire un séjour d'assez longue durée.


* * *


Ce fut avec grande émotion qu'ils quittèrent, un jour d'octobre
1812, un petit hôtel de Saint-James Street pour faire une première
visite à leur ami Godwin et à sa famille. Harriet, petite, blonde et
rose trottait à côté de son mari-enfant, grand et voûté; ils se
demandaient quel accueil ils allaient recevoir du philosophe. Miss
Hitchener, qui s'était présentée à lui en traversant Londres, avait été
mal reçue. Mais cela ne prouvait rien, que peut-être la perspicacité
de Godwin.

Ils trouvèrent toute la famille réunie dans la petite maison
attenante à la librairie de Skinner Street, car les Godwin, de leur
côté, attendaient avec une impatiente curiosité l'arrivée du couple
Shelley. Il y avait là le philosophe lui-même, homme petit et gros,
chauve, à l'air intelligent, avec cet extérieur de pasteur méthodiste
qui est presque toujours celui des théoriciens de la Révolution. La
deuxième Mrs Godwin avait revêtu une belle robe de soie noire et ne
mit ses lunettes vertes que pendant le temps nécessaire pour bien
voir le petit-fils de baronnet et sa jolie femme. On avait prévenu les
Shelley qu'elle était médisante. Mais ce soir-là elle parut aimable.
Il y avait Fanny Imlay, mélancolique et douce, et Jane Clairmont,
jolie, de type italien, brune de peau et vive d'esprit.

--La seule qui manque, dit Godwin, est ma fille Mary qui est
en ce moment en Écosse; elle ressemble beaucoup à sa mère dont je vais
vous montrer le portrait.

Il emmena dans son bureau le jeune couple de disciples et Shelley
regarda longuement, avec une attention émue, le portrait de la
charmante Mary Wollstonecraft. Puis tout le monde s'assit, et Godwin
et Percy parlèrent des rapports de la matière et de l'esprit, de la
situation du clergé, de la littérature allemande. Les femmes
écoutaient avec admiration. Harriet trouva que Godwin ressemblait à
Socrate dont il avait le crâne bossué, et que Percy près de lui
rappelait les beaux disciples grecs dont le respect se nuance
d'impatiente ardeur.


* * *


Une grande intimité s'établit aussitôt entre les Shelley et les
Godwin. Souvent Godwin passait à l'hôtel et entraînait Shelley en
promenade, ou bien Mrs Godwin invitait à dîner Percy et Harriet,
même Eliza et Miss Hitchener, mais cette dernière avec répugnance.
Ou bien encore Harriet elle-même se risquait à commander un dîner.

Le soir du 5 novembre, jour où dans toute l'Angleterre, en souvenir
de la Conspiration des Poudres, éclatent les pétards, le ménage
Shelley dînait chez les Godwin. Après le dîner, le petit William
Godwin, qui avait neuf ans, annonça qu'il allait chez son voisin le
jeune Newton tirer des pièces d'artifice. Shelley, à ce moment,
discutait quelque grave question avec son vénéré ami. Los mots
d'artifice, de poudre, réveillèrent aussitôt l'alchimiste de Field
Place. Il hésita une seconde à quitter Godwin et ses discours, mais
l'image d'étincelles brillantes éclairant de leurs zigzags enflammés
les vieilles rues de Londres l'emporta. Il dit au petit William: «je
vais avec vous», et se leva.

Après le feu d'artifice, le jeune Newton, enchanté de ce grand ami
qui jouait comme un enfant et savait de merveilleuses histoires,
l'emmena chez ses parents. Shelley se laissa faire et ne le regretta
pas. Il trouva Mr et Mrs Newton délicieux. Tout de suite une
conversation libre, savante, agréable s'engagea. Mr Newton était fait
pour plaire à Shelley; c'était un homme à théories et qui les
appliquait. Son idée favorite était que les êtres humains, en quittant
les régions chaudes où ils ont vécu d'abord et en remontant vers le
Nord, ont adopté des habitudes de vie anti-naturelle, d'où procèdent
tous leurs maux. L'une de ces mauvaises habitudes était de se vêtir,
et Mr Newton obligeait ses enfants à être toujours nus dans sa maison.
Une autre était de manger de la viande, et toute la famille était
végétarienne. Rien ne pouvait plus enthousiasmer Shelley et Mr Newton
lui fournit des arguments nouveaux.

--L'homme ne ressemble à aucun carnivore; il n'a pas de
griffes pour retenir une proie; ses dents sont faites pour manger des
légumes et des fruits. Il est malade dès qu'il touche à cette nourriture
carnée qui est empoisonnée pour lui. C'est ce que signifie l'histoire
de Prométhée qui est évidemment un mythe végétarien. Prométhée,
c'est-à-dire l'humanité, invente le feu et la cuisine; aussitôt un
vautour lui ronge le foie. Ce vautour est l'hépatite; cela est clair.

D'ailleurs depuis que la famille Newton observait ce régime, elle
n'avait jamais eu besoin de drogues ni de médecin; les enfants
étaient les plus sains qu'on pût voir et Shelley, qui eut l'occasion
de rencontrer souvent les petites filles nues, les trouva des modèles
parfaits pour un sculpteur.

Il devint grand habitué de cette maison. Dès qu'on entendait sa
voix, cinq enfants bondissaient dans les escaliers à sa rencontre et le
traînaient jusqu'à la nursery. Il n'avait pas moins de succès auprès
de leur mère et de sa sœur, Mme de Boinville.

Chez les Godwin, Fanny et Jane passaient des soirées entières à
l'écouter avec ravissement. Elles admiraient sa beauté, et la force
de ses raisonnements leur paraissait inattaquable. Même dans une
famille républicaine, ce jeune aristocrate, héritier d'une immense
fortune et si dédaigneux de l'argent, conservait un prestige
romanesque. Pour lui, entre ces deux jeunes filles, Fanny douce et
timide, Jane passionnée et véhémente, il lui semblait retrouver les
belles soirées, le délicieux mélange de sensualité et d'enthousiasme
du temps où une troupe admirative de sœurs et de cousines
l'entourait.

Harriet plaisait moins. Fanny et Jane remarquèrent vite qu'elle
pensait peu par elle-même, qu'elle se bornait à répéter les phrases
favorites de son mari et que sa syntaxe était défectueuse.

--Pauvre Mr Shelley, disaient-elles, quand le couple partait;
il n'a pas la femme qu'il lui faudrait.

C'est une impression qu'éprouvent volontiers les jeunes filles à
l'égard de l'homme qu'il leur eût fallu. Même elles se hasardèrent
à attaquer par d'imperceptibles pointes Harriet absente; elles avaient
deviné par intuition les critiques auxquelles le mari doctrinaire
pouvait être sensible.

--Harriet m'intimide, lui écrivit la douce Fanny; c'est une
«belle dame».

Shelley fut indigné.

--Comment Harriet est-elle une belle dame? Vous l'accusez de ce
crime, le plus impardonnable à mes yeux? L'aisance et la simplicité
de ses manières ont toujours été ses plus grands charmes et ne sont
pas compatibles avec la vie mondaine, ni avec un effort pour imiter
son éclat vulgaire et brillant. Voilà une opinion à laquelle vous ne
me convertirez pas, tant que j'aurai sous les yeux le vivant
témoignage de son inexactitude.»

Plus tard la lettre de Fanny revint à l'esprit de Shelley.



XV. CE QU'ÉTAIT MISS HITCHENER


Après une année d'exil à York, Hogg, tout à fait réconcilié avec sa
famille, était venu à Londres terminer son droit.

Un soir, comme il lisait tranquillement, enveloppé d'une épaisse
robe de chambre, assis dans un bon fauteuil, une théière brûlante sur
sa table, il entendit un coup violent à la porte extérieure de la
maison. Puis cette porte, renvoyée avec force, ayant fait trembler
les murs, la secousse évoqua aussitôt des yeux ardents, un grand
corps penché.

--Si Shelley était encore mon ami, pensa Hogg... lui
seul...

Des pas rapides dans l'escalier, ces pas légers entendus jadis dans
les couloirs voûtés d'Oxford.

--Jamais personne, sinon Shelley, n'a monté les escaliers
ainsi.

La porte s'ouvrit et Shelley apparut, sans chapeau, col ouvert,
sauvage, intellectuel, toujours semblable à quelque esprit céleste
descendu sur la terre par erreur.

--J'ai eu votre adresse par votre patron... non sans peine!...
Il me prenait pour un brigand et ne voulait pas me la donner...
Qu'êtes-vous devenu depuis un an?... J'arrive d'Irlande... J'ai été
conseiller l'humanité aux catholiques irlandais... Ensuite nous sommes
retournés au Pays de Galles, c'est admirable... Harriet va bien... elle
attend un enfant... Avez-vous lu Berkeley?... En ce moment, je lis
Helvétius... c'est intelligent, mais sec...

Hogg le contemplait avec la même admiration affectueuse et ironique
qu'autrefois; il fallait être Shelley pour parler d'Helvétius dès la
première phrase à un ami quitté un an auparavant après de si graves
dissentiments. Shelley, animé et heureux, marchait dans la chambre,
ouvrait des livres, posait des questions sans jamais attendre la
réponse et paraissait avoir complètement oublié que Hogg l'eût
offensé jadis.

Il parla tard dans la nuit. Des voisins de chambre de Hogg
avertirent, par une série de coups dans le mur, que la voix claire et
aiguë les empêchait de dormir. Hogg, craignant pour sa bonne réputation
dans la maison, suggéra le départ. Shelley parlait toujours. Il
expliquait qu'il venait d'ouvrir une souscription pour terminer une
digue qui permettrait de regagner sur la mer plusieurs hectares de
terrain. Lui-même avait souscrit cent livres et consacrait à ce projet
ses forces, sa fortune, sa vie... Hogg le prit doucement par le bras et
le reconduisit vers la porte, mais Shelley résistait.

--Vos voisins nous ennuient... ces créatures viles ignorent
que les nuits sont les seuls moments où l'âme se sent vraiment libre.

Hogg était arrivé à l'amener jusqu'au palier.

--Je pars à une condition, c'est que vous viendrez dîner demain
soir, Harriet sera contente de vous voir... Je m'excuse d'avoir avec moi
une horrible créature: Miss Hitchener, mais elle nous quittera dans
deux jours.

--Miss Hitchener? La sœur de votre âme?

--Elle? dit Shelley... Un ver rampant et méprisable!... nous
l'appelons le Démon Brun.

Mais comme ils étaient arrivés à la porte, Hogg se libéra doucement
et ferma.

Le lendemain soir, à six heures, il se faisait annoncer chez
Harriet; elle le reçut avec enthousiasme. Elle était plus rose, plus
jeune et plus charmante que jamais.

--Quelle séparation! dit-elle. Mais cela n'arrivera plus...
Nous venons habiter Londres pour toujours.

Eliza était assise dans un coin, silencieuse et hautaine; elle serra
la main de Hogg sans daigner lui parler.

--Vous avez une mine surprenante, Harriet, dit Hogg.

--Elle! dit Eliza, d'une voix languissante... Oh! non! pauvre
chose!

«Rien n'est changé, pensa Hogg; il faudra que je sois prudent dans
cette maison.»

À ce moment, Shelley entra avec la rapidité d'un boulet de canon et
le dîner fut servi.

Après le repas, Eliza chuchota des choses mystérieuses à l'oreille
de Harriet, qui, obéissante, vint dire adieu à Hogg et l'invita à
revenir le dimanche matin.

--Ce sera le jour du départ du Démon Brun et la conversation
sera difficile. Vous êtes toujours gai et votre présence nous rendra
service... Shelley vous a parlé de notre tourmenteuse?

À l'évocation de Miss Hitchener, Eliza manifesta un dégoût muet.

--C'est une horrible femme, continua Harriet. Elle aurait voulu
se faire aimer de Shelley; elle prétendait qu'il l'aimait réellement et
que je n'étais bonne, moi, qu'à m'occuper de la maison. Percy lui fait
une rente de cent livres par an, à la condition qu'elle s'en aille.

Shelley confirma ces nouvelles. Il comprenait le danger de sacrifier
ainsi le quart de son revenu. Mais il le fallait: cette fille avait
perdu sa situation et elle disait sa réputation, sa santé ruinées
par leur barbarie.

--C'est en effet une horrible créature, dit-il en frissonnant...
Superficielle, laide, hermaphrodite... Et je n'ai jamais été aussi
étonné de mon mauvais goût qu'après avoir passé quatre mois avec
elle. Que serait l'Enfer si une telle femme est au ciel?... Et elle
fait des vers! Elle a écrit une élégie sur les droits de la femme
qui commence ainsi:

«Tous, tous sont hommes, les femmes comme les autres...»

Il éclata d'un rire strident.

Le lendemain, Hogg vint fidèlement; l'héroïne du jour lui parut
ennuyeuse, mais inoffensive. C'était une grande femme osseuse et
masculine, au teint noir et non sans un peu de barbe. Bientôt Shelley
annonça qu'il devait sortir; Harriet se découvrit un violent mal de
tête qui exigeait la solitude, et Hogg fut condamné à promener
les deux Elisabeth.

Avec le Démon Brun à son bras droit et le Démon Noir à son bras
gauche, il se dirigea vers Saint James' Park. «Je pourrais dire, comme
Cornélie: «Voici mes joyaux», pensait-il. Les deux belles rivales
s'attaquèrent par-dessus la tête du Cynique en phrases hautaines et
calculées. La languissante Eliza paraissait toute réveillée et
assénait des coups redoutables avec une douce et calme méchanceté.
Miss Hitchener affecta de ne parler qu'avec Hogg. Elle disserta sur
les droits de la femme. Eliza, qui ne brillait pas dans la discussion
théorique, se vit bientôt condamnée à un silence ignominieux. En
rentrant elle bloqua Hogg dans un coin du hall:

--Comment avez-vous pu parler si longtemps avec cette méchante
femme? Pourquoi l'avez-vous encouragée? Harriet sera très fâchée contre
vous, très fâchée.

Mais Harriet dit simplement: «Vous n'êtes pas trop fatigué du Démon
Brun!» et elle sourit à Hogg.

Après le déjeuner, non sans perfidie, il ramena la conversation sur
les droits de la femme et déchaîna la Déesse Raison. Shelley quitta
sa chaise et vint debout à côté d'elle discuter avec animation. Les
deux sœurs Westbrook le regardèrent avec horreur et tristesse comme
un coupable d'intelligence avec l'ennemi.

Eliza alla murmurer à l'oreille de Hogg:

--Si vous saviez comme elle est sale, vous ne vous approcheriez
pas d'elle.

Mais l'heure arriva où il fallut charger sur une voiture les malles
de l'exilée, et les femmes de la maison Shelley poussèrent de grands
cris de joie.



XVI. CE QU'ÉTAIT HARRIET


Les quelques mois qui suivirent le départ de Miss Hitchener furent
des mois heureux. Les Shelley étaient encore pauvres et errants, mais
une grande satisfaction intérieure leur tenait lieu de richesse et de
foyer. Il avait entrepris un long poème, _La Reine Mab_, et
l'œuvre inachevée était pour lui une suffisante raison de vivre.
Harriet était enceinte; une sorte d'engourdissement agréable lui
faisait réserver toutes ses forces pour la création, et l'ennui ne
trouvait plus de prise sur un être que le sentiment d'une activité
interne consolait de l'inaction.

Pendant cette période ils habitèrent en de courts séjours le Pays de
Galles, puis de nouveau l'Irlande, mais cette fois sans desseins
politiques. Pour faire plaisir à Shelley, Harriet apprenait le latin.
Il le lui enseignait à sa manière, sans grammaire, la jetant tout de
suite dans Horace ou Virgile. Pendant qu'elle étudiait, Shelley
travaillait à son poème ou lisait des livres d'histoire. Godwin lui
avait dit que son ignorance de l'histoire était une des grandes causes
de ses erreurs de jugement et, bien que cette étude lui répugnât, il
voulait bravement essayer. Le soir, Harriet chantait de vieux airs
irlandais, _Robin Adair, Kate of Kearney_, ou bien ils lisaient
ensemble les journaux, tout remplis alors de procès faits aux
écrivains libéraux. À ces inconnus condamnés pour leurs opinions,
Shelley écrivait souvent en offrant de payer l'amende encourue.
N'ayant jamais dix livres d'avance, il devait emprunter à quatre cents
pour cent l'argent qu'il distribuait ainsi.

Bientôt il devint nécessaire de rentrer à Londres. Le moment de la
délivrance de Harriet approchait et aussi les vingt et un ans de
Shelley, date si importante pour ses rapports avec son père et aux
environs de laquelle il semblait possible de négocier.

Ils se logèrent encore à l'hôtel, dans une chambre à balcon qui
surplombait la rue. Eliza, qui était avec eux, veillait sur la
grossesse de Harriet avec des précautions exagérées qui irritaient
Shelley, toujours partisan de laisser faire la nature. Quand il
n'était pas là, elle entreprenait d'enseigner à sa sœur la politique
matrimoniale.

--Il est extraordinaire, disait Eliza, qu'à vingt et un ans
votre mari ne trouve pas le moyen de se réconcilier avec son père, de
vous faire recevoir dans sa famille et mener la vie qui convient à la
femme d'un futur baronnet. Si vous étiez plus adroite et plus
persuasive, les choses seraient bien différentes... Vous allez avoir un
enfant et cette vie nomade devient impossible. Il vous faut votre
maison à Londres, votre vaisselle d'argent, votre voiture, et tout cela
peut être si Shelley le veut.»

Harriet était sensible à ces discours. Elle était ravissante et le
savait. Une jolie femme supporte aussi mal la vie sans luxe qu'un
homme intelligent un état subalterne. Les regards des passants lui
disent son pouvoir. Elle sait que ce pouvoir est par essence
transitoire; comme une nation armée et forte désire assurer sa place
dans le monde avant de renvoyer ses soldats, la femme veut traiter
avec le sexe ennemi avant que l'envahissante lourdeur de la vieillesse
vienne lui imposer une pacifique résignation. D'ailleurs Eliza
plaignait Harriet et il est si naturel à tout être de s'apitoyer
sur son propre sort que le bonheur le plus véritable est très vite
empoisonné pur la perfide compassion d'un sot.

Sur l'insistance de Harriet stylée par Eliza et aussi sur l'avis
renouvelé du toujours bienveillant duc de Norfolk, Shelley se
décida à essayer une nouvelle démarche auprès de son père. Il ne
l'eût pas faite s'il ne l'avait jugée honorable et nécessaire; mais
il désirait vivement revoir sa mère et, à distance, après un long
temps, Mr Timothy lui-même lui apparaissait comme pitoyable et
inoffensif: «_Mon cher Père, je prends une fois de plus la liberté
de vous écrire pour vous informer de mon sincère désir d'être
considéré comme digne de reprendre avec vous et ma famille des
relations dont m'ont privé mes folies... J'espère que le moment
approche où nous nous regarderons l'un l'autre, comme père et comme
fils, avec plus de confiance que jamais et où je ne serai plus une
cause de trouble pour le bonheur de la famille. J'ai eu le bonheur
d'apprendre par John Grave, qui a dîné avec nous hier soir, que vous
êtes en bonne santé. Ma femme se joint à moi pour vous assurer de nos
sentiments respectueux._»

Malheureusement Mr Timothy, incapable de triompher sans bruit,
exigea du pénitent la plus impossible des rétractations. Il demanda que
son fils écrivît aux autorités de University College, Oxford, qu'il
regrettait les incidents passés et se considérait désormais comme un
fils respectueux de l'Église Anglicane. Faute de quoi il se refuserait
à toute communication ultérieure. «_Je ne suis pas assez dégradé,
écrivit Shelley au duc, pour désavouer des idées que je crois vraies.
Tout homme de bon sens doit comprendre que l'abandon par ordre de
convictions sérieuses serait un bien mauvais critérium de la droiture
d'un esprit... Je céderai sur tout ce qui est raisonnable, c'est-à-dire
sur tout ce qui n'implique pas la perte de cette estime de soi-même
sans laquelle la vie n'est plus qu'un fardeau et qu'une honte._»

Eliza jugea tant de raideur absurde: « Ainsi Harriet, si près d'un
accouchement, n'aura même pas une voiture pour éviter de courir
Londres à pied.» Shelley, excédé, acheta la voiture à crédit
et refusa de s'en servir. Il avait horreur d'être enfermé et traîné;
les longues promenades à pied à travers les rues de Londres, seul
avec Hogg, l'enchantaient.

D'ailleurs, s'il était fatigué d'Eliza, il ne manquait pas de
maisons amies où il pût se réfugier. Il y avait celle des Godwin, dans
Skinner Street, où Fanny et Jane Clairmont l'accueillaient toujours
avec un flatteur enthousiasme. Il y avait celle des Newton où il
trouvait une affection intelligente, des manières douces et raffinées.
Mrs Newton, excellente musicienne, se mettait au piano. Shelley, assis
sur le tapis avec les beaux enfants, leur racontait à voix basse des
histoires de spectres et de fantômes. Souvent, Mme de
Boinville habitait chez sa sœur. Ces deux dames étaient filles d'un
planteur de Saint-Vincent et avaient reçu une culture mixte
anglo-française que Shelley, grand admirateur des philosophes français,
appréciait vivement. Mme de Boinville surtout lui paraissait
charmante. Son mariage romanesque avec un émigré ruiné, ami d'André
Chénier et de La Fayette, lui donnait une sorte de poétique prestige.
C'était une femme aux cheveux blancs, mais au visage si enfantin, si
animé, à l'esprit si vif et si moderne que l'on trouvait plus de plaisir
à parler avec elle qu'avec une jeune femme. En elle et sa sœur, pour
la première fois de sa vie, Shelley trouvait des esprits de femmes
dignes du sien. Eliza Westbrook et Miss Hitchener lui parurent alors
bien méprisables.

Il avait pris l'habitude, en vivant avec Harriet, de considérer les
femmes comme des enfants; il en était arrivé à penser que les idées,
pour pouvoir leur être présentées, doivent d'abord être simplifiées
et amaigries. Avec une Mme de Boinville, il s'étonnait de
voir que non seulement il pouvait aller jusqu'au bout de ses idées,
mais qu'elle leur donnait, par l'élégante précision de son langage,
un visage plus aimable. Pour elle, pour sa sœur, les jeux de la pensée
étaient comme pour lui, les plus beaux et les plus naturels. La culture
n'est rien sans les manières, mais l'alliance des deux chez une femme
est le produit le plus exquis de la civilisation. À une joie secrète,
à un délicieux sentiment de perfection, Shelley s'apercevait qu'il avait
trouvé le milieu favorable à son bonheur et que tout ce qu'il avait
vu jusqu'alors était terriblement inférieur.

Pour ces femmes aussi la découverte était assez enivrante. Cet
adolescent si beau et si bien né avait le goût des idées et en parlait
avec une ardeur incroyable. Il avait dépouillé le pédantisme un peu
autoritaire de ses seize ans, et dans la discussion montrait une
grâce modeste. Jamais elles n'avaient vu un homme aussi complètement
libre d'égoïsme, aussi généreux, aussi délivré de la matière. Avec un
grand sérieux il était capable de gaieté. Il montrait cette aisance
confiante, ce mépris de toute cérémonie, et en même temps cette
parfaite politesse qui donne tant de charme aux jeunes aristocrates
anglais. «Quoi de plus charmant, se disaient-elles, qu'un saint qui
est un homme du monde?»

Hogg regardait avec un très léger sentiment d'ironique jalousie,
mais aussi avec une curiosité affectueuse, les manœuvres savantes de
tant de jolies femmes autour de son candide ami. Chez les Godwin les
jeunes filles l'appelaient le Roi des Elfes, le Roi des Fées; chez
les Newton, il était Obéron. Dès qu'il paraissait, les femmes se
groupaient toutes autour de lui. Mais il était difficile d'évoquer
à heure fixe cet Esprit. Le Roi des Elfes avait d'étranges caprices,
des craintes subites, de folles terreurs. Parfois une vision poétique
le retenait à l'heure où il était attendu pour le thé; parfois, quand
on le croyait enfin captif et soumis, un devoir imaginaire l'appelait
soudain on ne savait où.

--Il y a des pays, lui disait Hogg, où l'on croit que les
chèvres, animaux diaboliques, passent douze heures sur vingt-quatre
en enfer. Je crois que vous êtes comme les chèvres, Shelley.

En revanche quand une femme selon son cœur avait su l'engager dans
une de ces conversations sérieuses et animées qu'il aimait, il
oubliait et l'heure, et sa propre existence.

La nuit passait et Shelley continuait à parler ardemment, bel Adonis
entouré de ses prêtresses un peu haletantes. L'aube le trouvait
encore discourant et, comme il était trop tard pour se coucher,
une promenade dans la rosée terminait l'entretien nocturne.

--Mais que diable dites-vous toute la nuit à votre cercle de
beautés? s'inquiétait Hogg, homme précis et perplexe.

--Je ne sais pas.

Harriet elle aussi se demandait ce que son mari pouvait bien dire à
toutes ces femmes. Elle était proche de la délivrance et ne sortait
plus guère. Shelley la laissait souvent seule. Elle se sentait assez
impopulaire dans les maisons où il était favori. Chez les Godwin, elle
s'était disputée avec Mrs Godwin. Chez les Boinville on l'avait
d'abord trouvée charmante parce qu'elle était jolie et femme d'un
poète, mais on s'était vite aperçu d'une évidente médiocrité.



XVII. COMPARAISONS


Le bébé fut une petite fille blonde aux yeux bleus. Son père la
nomma Ianthe; sa mère ajouta Elisabeth; ainsi Ovide et Miss Westbrook
se rencontrèrent à ce berceau. Shelley la promenait dans ses bras, en
fredonnant. L'idée d'élever un être tout neuf, et qu'il allait pouvoir
sauver dès l'enfance des «préjugés» lui était très agréable. Admirateur
de Rousseau, il croyait que Harriet allait soigner elle-même son enfant
et il se sentait prêt à veiller avec tendresse sur ces deux jolies
créatures. Dans l'exaltation de ce rôle nouveau, l'odieuse Eliza
était oubliée.

Mais Harriet, stylée par sa sœur, refusa de nourrir sa fille. Elle
engagea une femme pour s'en occuper, «une mercenaire», en style
Shelley. Elle avait là-dessus un entêtement doux, mais invincible.
Un curieux changement s'était produit en elle depuis la naissance de
l'enfant. Il semblait qu'elle voulût se venger de la longue inactivité
de la grossesse. Ses leçons de latin, interrompues par trois semaines
de lit, n'avaient pas été reprises. Elle ne désirait plus que se
promener dans les rues de Londres et s'arrêter devant les étalages des
modistes et des bijoutiers. Pour Shelley le plaisir trouvé à un
spectacle aussi vain était scandaleux et inintelligible. Il voulait
bien payer les frais de toute fantaisie «raisonnable» de sa femme,
même au prix d'emprunts et de longs ennuis, mais employer l'argent,
si nécessaire aux écrivains persécutés et à toutes les causes justes,
en chiffons et bonnets lui paraissait honteux, et il le faisait
durement sentir.

Eliza soulignait ces pensées si visibles. «Votre mari trouve de
l'argent pour payer les dettes de son Godwin qui le gruge et dont la
femme nous reçoit mal; il en trouve pour payer les amendes
d'écrivailleurs, mais non pour habiller et coiffer sa femme. S'il juge
anormal qu'une femme jeune et jolie veuille plaire, c'est un sot et un
quaker. Si vous ne vous habillez pas maintenant, à dix-huit ans, quand
le ferez-vous?»

Eliza recevait volontiers un officier, le major Ryan, que les Shelley
avaient rencontré en Irlande et retrouvé à Londres, et qui était
d'avis, lui aussi, qu'une femme aussi délicieuse que Harriet aurait
eu droit à une vie plus conforme à ses goûts véritables. Elle était
prête à le croire. Pour elle, ce latin, cette philosophie avaient
été un grand effort. Elle l'avait fait sans souffrance parce qu'elle
aimait et admirait son mari. Mais en revenant aux boutiques et aux
commérages, elle rentrait dans sa vraie nature, comme il arrivait à
Shelley chez les Newton. Le plaisir spontané et vif qu'elle y trouvait
contrastait avec l'application un peu douloureuse qu'elle avait
apportée à ses «leçons».

Shelley pensa que le séjour de Londres, par les tentations qu'il
offrait, était cause de tout le mal; il eut cette idée, si naturelle
aux amants qui sentent dans le couple un trouble encore obscur,
d'aller revoir les lieux où leur amour a été le plus vif. La fameuse
voiture de Harriet fut équipée; Shelley emprunta cinq cents livres
en signant un bon de deux mille à valoir sur son héritage et, escortés
par Eliza, ils allèrent en pèlerinage à Keswick et à Édimbourg.

La vie animée et changeante du voyage fit oublier bien des choses et
ils revinrent à Londres plus heureux, mais à peine y furent-ils rentrés
que le dissentiment redevint évident; Harriet et Eliza exigèrent un
joli appartement, une vie élégante, des toilettes, des relations
flatteuses. Shelley, plus encore que toutes ces choses, détestait
l'idée que sa femme pût les souhaiter. De fugitifs éclairs de mépris
traversaient son amour encore vif.

Hogg vint les voir; il trouva Harriet tout à fait remise de ses
couches, plus jolie et plus rose que jamais. Mais elle ne s'offrit
plus à lui lire les sagas conseils d'Idoménée; elle le pria de
l'accompagner chez la modiste à la mode. Là elle disparut, laissant
Hogg sur le trottoir. Il trouva qu'elle était devenue ennuyeuse et,
comme un homme a peu d'indulgence pour la femme qui l'a repoussé,
il le laissa comprendre à Shelley qui lui-même cacha mal un peu
d'impatience. Le ménage Shelley en arrivait au dangereux stade
des confidences aux tiers.


* * *


Quand Mme de Boinville invita Shelley et Hogg à venir
passer quelques jours chez elle à la campagne, ils acceptèrent avec
joie. Ils y trouvèrent sa fille Cornélia, jolie femme mélancolique et
cultivée, et sa sœur Mrs Newton. Shelley retrouva aussitôt les
délicieuses impressions que lui avaient laissées les soirées de jadis.
Il appelait Mme de Boinville Meïmouné, parce que, comme
celui de l'héroïne de son poème favori,



_Son visage était d'une demoiselle,_
_Bien que ses cheveux fussent gris._



La belle Cornélia leur donnait des leçons d'italien et Mme
de Boinville exposait de sa voix pure l'indulgente doctrine des
philosophes français.

«Jouis et fais jouir, sans faire de mal à personne, voilà toute la
morale»; ce mot de Chamfort, thème favori de Mme de
Boinville, aurait dû indigner Shelley. La pauvre Harriet elle-même
n'avait jamais rien dit d'aussi contraire à la vertu. Mais elle l'eût
dit beaucoup moins bien.

À Bracknell le badinage même paraissait agréable à Shelley parce que
les moindres jeux y étaient imprégnés de pensée. Cornélia avait
l'habitude de lire et souvent d'apprendre par cœur chaque matin à son
réveil un sonnet de Pétrarque. Ce sonnet, elle le méditait et s'en
nourrissait tout le jour. En lui disant bonjour, Hogg et Shelley lui
demandaient quel était le sonnet du matin. Parfois le poème était trop
touchant pour qu'elle pût supporter de s'entendre le dire: alors elle
ouvrait le petit Pétrarque de poche qu'elle avait toujours avec elle
et montrait du doigt le passage.

Puis, en se promenant entre les deux jeunes gens dans les allées,
elle commentait le texte amoureux avec éloquence et simplicité.

--Il est bon, leur disait-elle, de commencer ainsi la journée
par une dose de tendresse qui parfume les actions jusqu'au soir.

Ces promenades, ces discussions sur les seuls sujets qui lui
parussent réels et importants, cette maison à la fois riche et simple
dont la perfection le charmait sans que le luxe le choquât, tout
faisait de Bracknell pour Shelley un lieu de repos et de détente.
Harriet y fut invitée; Mme de Boinville la reçut avec
bonté et condescendance. «C'est une très jolie petite personne,
dit-elle à Hogg; elle me paraît un peu frivole pour notre cher et
délicieux stoïque, mais n'a-t-elle pas dix-huit ans?»

Malheureusement Harriet sentit très bien qu'on ne la traitait pas
tout à fait en égale; elle vit que Shelley prenait plus de plaisir à
lire Pétrarque avec Cornélia, qu'à discuter avec sa femme les moyens
d'augmenter leur train de vie; et par réaction contre un milieu
qu'elle sentait confusément hostile sous un masque de bienveillance,
elle se montra railleuse et insensible. Aux moments solennels où la
compagnie parlait d'affranchissement et de vertu, Shelley la vit
échanger des sourires moqueurs avec Hogg, et avec Peacock, nouvel
ami sceptique qu'ils avaient découvert depuis peu.

Il supportait l'ironie de Hogg; celle de sa femme l'irritait.
L'esprit de Hogg était un univers différent du sien, et qu'il admettait
différent. Mais l'esprit de Harriet était son œuvre; il l'avait
formée, dressée, cultivée; il s'était habitué à ce qu'elle fût un
écho. En découvrant tout à coup que cet autre lui-même s'était détaché
de lui, et parfois souriait en l'écoutant, il se sentit affreusement
triste.

Rien ne donne plus de sottise apparente que la jalousie inavouée. Au
lieu d'attaquer franchement l'adversaire, ce qui aurait du naturel et
serait sans doute assez touchant, on en vient alors à critiquer avec
aigreur des paroles inoffensives, des actions banales et l'on donne
maladroitement un air d'insupportable mesquinerie à ce qui est en
vérité un sentiment vif et légitime. Harriet trouvait tout mal à
Bracknell parce qu'elle était justement jalouse de Cornélia Turner.
MaisShelley, qui attribuait son air moqueur, ses pointes vulgaires,
à une incroyable puérilité, lui fit voir une froideur assez
méprisante.

Aussitôt par orgueil, elle accentua son attitude. «Eliza a raison,
pensait-elle, il est égoïste et se croit admirable... Parce qu'il aime
cette vie retirée, ces discussions inutiles et ces poèmes indiens, il
voudrait me les imposer... Mais de quel droit m'interdit il d'avoir
mes goûts personnels?... En quoi la vie d'une Cornélia lisant
Pétrarque est-elle plus estimable que la mienne?... Ces femmes qu'il
admire tant sont moins jeunes et moins jolies que moi... Il me
regretterait vite...»

Elle annonça l'intention d'aller rejoindre Eliza à Londres. On
n'insista pas pour la retenir plus que là politesse ne l'exigeait:
«Le pauvre Shelley, pensaient les dames Boinville (comme jadis les
demoiselles Godwin), le pauvre Shelley n'a pas la femme qu'il lui
faudrait.»

Elle prit donc l'habitude de le laisser à Bracknell et de faire à
Londres avec Eliza des séjours assez longs. Bientôt des amis
obligeants apprirent à Shelley qu'on la voyait beaucoup avec le
major Ryan.

Pour la première fois depuis son mariage, l'idée de l'infidélité
lui apparut comme pouvant être associée à celle de son ménage.
C'était un sujet qu'il avait toujours traité avec un grand
mépris, dans l'abstrait. En y pensant brusquement avec Harriet
et lui comme personnages possibles, il ressentit la plus violente
douleur qu'il eût encore connue.

La raison lui disait qu'il aurait dû être heureux de se trouver
débarrassé d'une femme médiocre. S'il éprouvait alors de l'amour,
n'était-ce pas bien plutôt pour la délicieuse Cornélia Turner
que pour Harriet, dont la vulgarité rancunière l'avait, tant irrité
à Bracknell? Et s'il ne l'aimait plus, la rupture n'était-elle pas
la plus simple des solutions? N'avait-il pas toujours enseigné que
le jour où l'amour s'éteint, chacun des époux doit reprendre sa
liberté? Mais c'était en vain qu'il se répétait ces raisonnements si
véritables. Il découvrait avec stupeur que Harriet Westbrook et
Percy Shelley n'étaient plus deux êtres isolés et libres. Il semblait
que les souvenirs, les caresses, les souffrances, les eussent
enveloppés d'un invisible et charnel réseau qui résistait
douloureusement à leurs efforts pour s'en dégager.

Il accourut à Londres décidé à s'excuser, à s'accuser. Mais il
trouva Harriet raidie dans une attitude dure, ironique, qui rendait
impossible toute conversation profonde. Un tel changement était
incompréhensible.

Cette enfant si douce, si soumise trois mois plus tôt, était devenue
sèche et hautaine. Par courts moments Shelley croyait deviner sous la
dure enveloppe d'orgueil une fugitive image de l'ancienne Harriet,
mais s'il essayait alors une phrase plus tendre, il ne rencontrait
plus que la froide cuirasse.

Errant au hasard en de longues courses dans Londres: «Que j'ai été
fou, pensait-il... Je me suis uni à tout jamais avec une femme qui
ne m'aime pas, qui ne m'a jamais aimé... Il est clair maintenant
qu'elle ne m'a épousé que pour ma fortune et mon titre... Elle voit
ses espoirs déçus et elle me fait payer sa déconvenue...» Et il se
répétait avec dégoût: «Un cœur comme un bloc de glace... comme un
bloc de glace.»

Peut-être, s'il avait été seul avec elle, aurait-il réussi à la
retrouver, mais Eliza était entre eux, hostile, pincée, formidable,
et le galant major Ryan se tenait dans la coulisse, toujours prêt à
compatir aux injustices d'un mari doctrinaire.

Après quelques jours de lutte, l'ardeur de Shelley tomba
brusquement. Il était capable d'accès de vigueur morale où rien ne lui
était impossible. Mais de même que jadis, à Oxford, il tombait après
ses promenades dans une invincible torpeur, sa volonté nerveuse
semblait comme une flamme mourante qui jette un éclat prodigieux, puis
aussitôt disparaît.

Quand il vit que Harriet restait insensible, il abandonna tout
espoir de sauver les débris de son ménage et s'annonça à Bracknell
pour un séjour d'un mois, sans elle. Il savait, à n'en pouvoir douter,
qu'après une aussi longue absence, il la retrouverait complètement
gâtée par son abominable entourage. Il savait qu'au charmant
intermède de Bracknell allait succéder une catastrophe, mais il se
sentait trop las pour continuer la lutte.

«Je ne suis plus, disait-il, qu'un insecte qui se réchauffe un peu
en jouant dans un rayon de soleil; le prochain nuage me replongera
pour toujours dans l'enfer et dans le froid.» Et il récitait
mélancoliquement la strophe de Burns:


Le bonheur ressemble à ces fleurs des champs
Que la main qui les cueille, tue.
Ou bien à la neige sur les étangs
Blanche un moment, puis disparue.



Il lui semblait que dans les cristallines demeures de sa pensée,
Harriet, sa fille, Eliza, étaient tombées comme des blocs de matière
vivante et rebelle. En vain, de toutes les forces de sa logique il
essayait de les en arracher: la pesante réalité brisait ses armes
légères.



XVIII. SECONDE INCARNATION DE LA DÉESSE


Il y avait des jours où Shelley, en pensant au joli et puéril visage
de sa femme de dix-huit ans, croyait qu'il serait encore possible de
tout oublier et de tout réparer. En un poème mélancolique il essaya
de lui dire combien il était dur pour qui avait vécu dans le chaud
soleil de ses yeux de ne plus trouver que son glacial mépris. En
fut-elle touchée? Il ne le sut pas; elle s'enfermait de plus en plus
dans un hostile mystère. Il l'avait abandonnée plusieurs fois; par
représailles sans doute, au moment où il revint à Londres, elle
partit à son tour pour Bath avec sa fille.

Il était nécessaire que Shelley fît un séjour en ville. Sa majorité
était arrivée sans avancer ses affaires. Son avoué lui faisait
craindre un procès de famille pour lui retirer son majorat. Bien que
chargé de dettes, il s'obstinait à vouloir en délivrer les autres. La
maison d'éditions enfantines créée par Godwin sombrait et le spectacle
de ce vieux combattant du droit, diminué et attristé par des besoins
d'argent, était pénible pour son disciple. Mais il fallait trois mille
livres sterling pour le sauver; c'était une grosse somme.

Depuis qu'il était question de ce plan de sauvetage, Godwin s'était
repris d'un intérêt très vif pour Shelley, et comme celui-ci était
«garçon» à Londres, sa «belle moitié» étant en villégiature de durée
indéterminée, il fut invité à venir tous les soirs dîner à Skinner
Street.

Il accepta d'autant plus volontiers qu'il avait grand plaisir à
revoir les jeunes filles; Godwin annonça qu'il en trouverait une de
plus. Mary, enfin revenue d'Écosse. Il fit d'elle un beau portrait:
dix-sept ans, un esprit vif, actif, un grand désir de savoir, une
persévérance invincible. Déjà Fanny et Jane l'avaient décrite comme
aussi intelligente que belle; sa mère Mary Wollstonecraft inspirait à
Shelley une grande admiration. Il se sentit tout ému en pensant qu'il
allait rencontrer cette inconnue.

Il avait besoin, pour être heureux, d'incarner dans un beau visage
les Forces mystérieuses et  bienveillantes qu'il croyait éparses dans
l'Univers; l'amour était pour lui une admiration passionnée, un acte
de foi total, un mélange exquis et parfait du sensuel et de
l'intellectuel.

Si Mary n'était pas venue ou si elle l'avait déçu, sans doute ce
sentiment qui voltigeait, hésitant, autour de Shelley malheureux, se
fût posé sur Fanny, peut-être sur Jane, mais Mary fut celle qu'il
attendait.

Le visage était pur, fin et pâle, les cheveux blondis lissés en
bandeaux, le front élevé, les yeux couleur de noisette, graves et
doux. Un air d'intelligence douloureuse, de courage, de fierté
inspira aussitôt à Shelley le même enthousiasme que lui donnait la
lecture d'Homère ou de Plutarque. Il lui semblait trouver quelque
chose d'héroïque en cette enfant délicate, et le mélange de
l'héroïque et du féminin était ce qui le touchait le plus au monde.

«Que de sérieux et de sensibilité», pensait-il en écoutant avec
ravissement cette voix jeune. Une fille belle et pensive, à cet âge
délicieux où elles unissent encore à la grâce de la femme l'ardente
curiosité intellectuelle d'un éphèbe, avait toujours été à ses yeux
l'œuvre d'art la plus exquise. Il désirait aussitôt passer un bras
fraternel autour de ces épaules si frêles et faire briller ces yeux
avides par la surprenante chevauchée d'une aérienne métaphysique.
Harriet Westbrook avait imparfaitement réalisé cet idéal. Un instant
il avait pu espérer trouver chez elle ce charmant alliage de beauté
et de raison qu'il aurait pu tant aimer. Mais Harriet n'avait pu
passer la difficile épreuve du temps. Elle manquait au fond de
sérieux; alors même qu'elle feignait de s'intéresser aux idées, son
indifférence était révélée par le vide de son regard. Surtout, elle
était coquette, frivole, habile aux petits manèges des femmes et
cela seul eût suffi à glacer Shelley.

Cette Mary aux yeux noisette était fine et rigide comme une épée.
Élevée par l'auteur de «Political Justice», son esprit paraissait
libéré de toute superstition féminine et la netteté un peu aiguë de
sa voix en soulignait délicieusement l'élégante précision. Chaque soir
en dînant dans la petite maison de Skinner Street, Shelley passait
les heures à contempler Mary. Il avait l'air d'écouter Godwin qui
exposait l'état regrettable de ses affaires et discutait le budget de
l'Angleterre ou les lois sur la presse, mais ses yeux s'échappaient
sans cesse.

Elle aussi était toute prête à l'aimer. La préparation romanesque
avait été faite par ses sœurs qui, depuis un mois, dans toutes leurs
lettres, ne parlaient que de leur beau poète. Mais les descriptions
que l'on faisait de Shelley se trouvaient toujours inférieures à la
réalité.

Elle vit tout de suite qu'elle l'intéressait. Bien qu'il ne se
plaignît jamais, elle le sentait triste. Un soir, comme ils étaient
seuls dans la chambre où se trouvait le portrait de Mary Wollstonecraft,
elle lui parla de ses propres chagrins. Elle adorait son père, mais
haïssait Mrs Godwin. À cause d'elle la maison de Skinner Street lui
était devenue odieuse. Le seul lieu au monde où elle se sentit un peu
protégée était la tombe de sa mère. C'était là que tous les jours elle
allait lire et méditer. Shelley, très ému, lui demanda la permission
de l'y accompagner.

Ainsi après cinq ans il se retrouvait assis dans un cimetière à côté
d'une vierge sérieuse et passionnée. Une fois de plus le Divin se
faisait femme. Mais hélas! Shelley n'était plus libre. Il se sentait
attiré vers elle par une force toute-puissante. Il désirait prendre
cette main, cette bouche à l'arc fin et parfait; il pensait qu'elle
le désirait comme lui, et leurs yeux devaient se détourner. Que
pouvait-il offrir? Il était marié. Sans doute le mariage n'est qu'une
convention et, n'aimant plus, il était affranchi. Il n'avait jamais
promis à Harriet autre chose; d'ailleurs il la croyait la maîtresse
du major Ryan et n'avait pas de scrupules envers elle. Mais son
mariage étant légalement indissoluble, que pouvait-il donner à Mary?
Pouvait-il accepter pour elle cette existence de réprouvée qu'il
n'avait pas osé imposer jadis à sa première amante?

Pourtant un amour partagé, fût-il sans espoir, valait mieux encore
que le doute et la solitude morale. Il décida de dire à Mary la
vérité sur son ménage. L'amour conjugal même mourant se défend
longtemps contre les coups du monde par une cuirasse de silence,
mais un moment vient où l'homme trouve une joie douloureuse à
exposer ses blessures. Shelley décrivit Harriet comme il la voyait
maintenant et par une involontaire transposition donna à sa déception
des motifs d'ordre spirituel. Il avait besoin d'une compagne qui
sentît la poésie et comprît la philosophie; Harriet ne pouvait faire
ni l'un ni l'autre. Il trouvait un amer plaisir à déprécier ce
qu'il avait perdu.

Il donna à Mary un exemplaire de Queen Mab. Le volume était dédié à
Harriet «inspiratrice de ces chants». En-dessous de la dédicace
imprimée, il écrivit: «Le comte Slobendorf était sur le point
d'épouser une femme qui, attirée par sa seule fortune, prouva son
égoïsme en l'abandonnant en prison.» Mary, rentrée dans sa chambre,
ajouta: «Ce livre est sacré pour moi; aucune autre créature que moi
ne l'ouvrira, afin que j'y puisse écrire ce qui me plaira. Mais qu'y
écrirai-je? Que j'aime l'auteur au-delà de toute expression et que
tout me sépare de lui, mon plus cher et mon seul amour. Par cet amour
que nous nous sommes promis, je rie puis être à vous, je ne puis être
à un autre, mais je suis à toi, exclusivement à toi...



_Par le baiser muet, le regard invisible,_
_Le sourire aux autres caché..._



Je me suis vouée à toi et le don est sacré...»

Ces regards que nul autre ne voit, ces sourires que nul ne comprend,
Godwin les avait cependant vus et compris. L'intrigue de sa fille
avec un homme marié lui parut inquiétante. Il lui montra le danger et
la pria de cesser de voir Shelley. Il écrivit à Shelley dans le même
sens, lui conseilla de se réconcilier avec sa femme et lui demanda de
ne pas venir à Skinner Street jusqu'à ce que les passions se fussent
apaisées.

Cette interdiction, pourtant bienveillante, déclencha des événements
qui sans elle se seraient peut-être fait attendre plus longtemps.
Shelley, passionnément épris de Mary et privé d'elle, décida d'en
finir. Il n'avait aucun remords à l'égard de Harriet que malgré les
affirmations de Peacock et de Hogg, témoins impartiaux, il persistait
à croire coupable: «Un seul sujet l'intéresse, pensait-il: l'argent...
j'assurerai son sort à ce point de vue et elle sera très heureuse de
retrouver sa liberté.» Il la convoqua à Londrès pour l'informer de ses
intentions. Elle vint; elle était enceinte de quatre mois et fort
souffrante. Quand son mari lui annonça, avec calme et bonté, qu'il
avait décidé de continuer sa vie sans elle et de fuir avec une autre,
mais que d'ailleurs il restait le plus bienveillant de ses amis, elle
tomba gravement malade.

Shelley la soigna avec un dévouement qui la rendit plus malheureuse
encore; dès qu'elle alla mieux, il reprit l'inflexible cours de ses
raisonnements: «L'union des sexes est sacrée aussi longtemps qu'elle
contribue au bonheur des conjoints et elle est naturellement dissoute
dès que les maux l'emportent sur les bienfaits. La constance n'a rien
de vertueux en elle-même; elle participe même du vice dans la mesure
où elle tolère des défauts souvent considérables dans l'objet de son
choix...»

Quand il tendait ainsi autour d'elle ses réseaux transparents et
infranchissables, Harriet se sentait perdue. Comme jadis, quand elle
avait voulu défendre contre lui ses croyances religieuses, elle se
voyait aussitôt débordée de tous côtés. Elle savait qu'une réponse
eût été possible, que cette immense douleur, cette angoisse, ce
mélange d'amour et d'horreur, tout cela cherchait une expression et
aurait pu la trouver si elle avait eu l'esprit plus clair; mais elle
ne découvrait pas ce qu'il aurait fallu dire. Elle rêvait qu'elle se
débattait au milieu d'invisibles murailles.

Pour se soulager elle s'abandonnait à de terribles fureurs contre
Mary. C'était elle qui avait tout machiné, qui avait détaché Shelley
de sa femme, spéculé sur son amour du romanesque pour l'entraîner à
ces rendez-vous sur une tombe, si bien adaptés à sa nature. Elle avait
joué honteusement de la mémoire de sa mère.

Mary de son côté pensait à Harriet sans aucune pitié. Elle s'était
faite d'elle une image odieuse. Une femme qui, ayant le bonheur
d'avoir épousé Shelley, avait été incapable de le rendre heureux
ne pouvait être qu'égoïste, futile et médiocre. Elle savait que
Shelley traiterait sa femme généreusement, qu'il préparait une
donation en sa faveur, qu'il donnerait l'ordre à son banquier de
payer à Harriet la plus grande partie de sa pension, cela rassurait
sa conscience. «Elle aura l'argent, elle sera très contente»,
disait-elle avec mépris.

Shelley était nerveux et agité. Une sorte d'insurrection
sentimentale soulevait en lui les uns contre les autres des sentiments
contradictoires. Quand il voyait Harriet tomber dans des accès de
désespoir touchants et maladroits, il ne pouvait oublier un passé
qui avait été charmant. Dès qu'il retrouvait Mary, il adorait cette
grâce sérieuse. Pour s'assurer quelques heures de calme, il se mit
à prendre du laudanum en doses de plus en plus fortes. Il montra la
bouteille à son ami Peacock et lui dit: «Je ne m'en sépare plus
jamais.» Il ajouta: «Je me répète sans cesse ces vers que vous
avez traduits de Sophocle.


_N'être point né, cela c'est gagner la partie._
_Mais une fois paru au jour, la meilleure chose, de beaucoup,_
_Est de retourner là d'où l'on est venu, au plus vite._»



DEUXIEME PARTIE



I. UN TOUR DE SIX SEMAINES


La chaise de poste était commandée pour quatre heures du matin;
Shelley veilla toute la nuit devant la maison des Godwin. Enfin, il
vit pâlir les étoiles et les lampes. Mary, en costume de voyage,
entr'ouvrit la porte sans bruit. Jane Clairmont qui, au dernier
moment, avait décidé de partir avec sa sœur, parlait à voix basse
des bagages avec une officieuse activité.

Le long voyage en voiture fatigua beaucoup Mary, mais Shelley
n'osait faire arrêter, craignant que Godwin ne les poursuivît. Enfin,
vers quatre heures du soir, ils arrivèrent à Douvres, où, après de
difficiles négociations avec les douaniers et les marins, ils
trouvèrent un petit bateau qui consentit à les mener à Calais.

Le soir était beau; les grandes falaises blanches diminuèrent
lentement; les fugitifs se virent sauvés. Bientôt la brise se leva,
et s'enfla vite en vent violent. Mary, très malade, passa la nuit
étendue sur les genoux de Shelley qui, épuisé lui-même, la soutenait
de son mieux. La lune descendit lentement sur l'horizon, puis, dans
la totale obscurité, un orage éclata dont les éclairs frappaient à
coups rapides la mer noire et gonflée. Enfin, le jour parut, l'orage
s'éloigna, le vent mollit et le large soleil se leva sur la France.

Dans les rues de Calais, la gaie agitation du port, le langage
étranger, les costumes pittoresques des pêcheurs et des femmes
secouèrent la torpeur de Mary. Ils passèrent la journée à l'auberge,
car il fallait attendre les bagages que devait apporter la malle de
Douvres; celle-ci amena, avec eux, Mrs Godwin et ses lunettes vertes.
La grosse dame espérait au moins persuader Jane de rentrer à Skinner
Street, mais l'éloquence de Shelley l'emporta et Mrs Godwin
repartit seule. À six heures du soir, les voyageurs quittèrent Calais
pour Boulogne dans un cabriolet à trois chevaux.


* * *


Leur plan était de gagner la Suisse, mais dès Paris leur bourse fut
vide. Ils avaient une lettre pour un homme d'affaires français,
Tavernier, qui devait leur procurer de l'argent. Ils l'invitèrent
à venir prendre le breakfast à l'hôtel, et le jugèrent un parfait
idiot, car il semblait avoir quelque peine à comprendre l'absolue
nécessité de ce voyage de deux fillettes avec un grand jeune homme
exalté.

Shelley dut mettre en gage sa montré et sa chaîne; il en obtint huit
napoléons. C'était de quoi manger pendant quinze jours, et, l'esprit
tranquille, ils commencèrent à explorer les boulevards, le Louvre,
Notre-Dame. Bientôt ils préférèrent rester à l'hôtel et relire
ensemble les œuvres de Mary Wollstonecraft et les poèmes de Byron.

Au bout d'une semaine, Tavernier, brave homme au fond, accepta de
leur prêter douze cents francs. C'était trop peu pour faire le voyage
et diligence, mais ils se décidèrent de partir à pied, et d'acheter
un âne pour Mary. Shelley alla à la foire aux bestiaux et revint à
l'hôtel avec un minuscule baudet; le lendemain matin, un fiacre le
conduisit, avec sa femme et sa belle-sœur, à la barrière de Charenton,
l'âne trottant derrière là voiture.

En 1814, les routes de France étaient peu sûres. Les armées venaient
d'être dispersées; des bandes de soldats maraudeurs détroussaient les
voyageurs. Les travailleurs des champs regardaient avec surprise cette
caravane de deux jolies filles en robes de soie noire, d'un adolescent
aux cheveux bouclés et d'un âne petit jusqu'au ridicule.

Au bout de quelques kilomètres, l'âne se montra si fatigué que, pour
terminer l'étape, Shelley et Jane durent le porter. Dans le village
où ils couchèrent, ils le vendirent à un paysan et achetèrent une
mule pour le remplacer.

Toute cette contrée était désolée par la guerre, les villages à demi
détruits, les maisons souvent sans toit, les poutres noircies par le
feu; quand on demandait du lait à un fermier, il maudissait les
Cosaques qui avaient emmené ses vaches.

Dans les misérables auberges, les lits étaient si sales que Mary et
Jane n'osaient se coucher; d'énormes rats les frôlaient dans
l'obscurité. Ils prirent l'habitude de passer la nuit assis dans les
cuisines des fermes. Le grand fourneau allumé alourdissait
l'atmosphère; des pleurs d'enfant, des craquements de vieux bois se
mêlaient aux vagues rêveries du demi-sommeil; Mary se demandait
anxieusement si son père ne souffrait pas trop de sa fuite; Shelley
se préoccupait du sort de Harriet.

De Troyes, il écrivit une longue lettre pour lui demander de venir
les rejoindre en Suisse. Elle habiterait près d'eux et là au moins
serait certaine de trouver un ami sans égoïsme. Il lui donnait, avec
beaucoup de naturel, des nouvelles de la santé de Mary; cette franchise
lui paraissait toute simple et il ne doutait pas de la prochaine arrivée
de sa femme. Peut-être le «monde» jugerait-il immorale cette vie
commune, mais qu'importait l'opinion du monde? Ne valait-il pas mieux
obéir à la pitié, à la tendresse qu'à des préjugés sans base
rationnelle? Harriet ne répondit pas.

Par Pontarlier et Neufchâtel, ils gagnèrent le Lac des Quatre-Cantons.
Le désir de Shelley était de se fixer à Brunnen près de la Chapelle
de Guillaume Tell, défenseur de la liberté. Dans le seul bâtiment
libre de l'endroit, un vieux château désert et délabré, ils louèrent
deux chambres pour six mois, achetèrent des lits, des chaises, des
armoires, un poêle. Le curé et le médecin du village vinrent rendre
visite aux nouveaux résidents; Shelley commença le jour même un grand
roman «Les Assassins»; c'était l'installation définitive.

Cependant, le poêle neuf ne tirait pas et Shelley, maladroit de ses
mains, essayait en vain de le faire marcher. La chambre était glacée,
pleine de fumée. Au dehors, la pluie fouettait les vitres. Les trois
enfants exilés se trouvèrent bien seuls. Ils parlèrent des maisons
anglaises, confortables et amicales; du thé anglais, chaud et parfumé;
du ciel anglais, embrumé et doux; des hommes anglais, froids et
bienveillants, qui parlaient leur langue et savaient prononcer leurs
noms: des usuriers anglais, âpres mais encore obligeants. Shelley
compta la bourse commune; il ne leur restait que vingt-huit livres.
En tous trois montait un désir puissant que Shelley exprima enfin:
«Rentrer!»

Dès que le mot fût dit, la décision fut prise et ils se sentirent
très joyeux: «C'est comique, dit Jane, de penser que nous quittons au
bout de quarante-huit heures des chambres louées pour six mois et
meublées à nos frais. Quand j'ai vu s'éloigner les rochers de Douvres,
j'ai pensé ne jamais les revoir, et maintenant... » Ceci se passait à
minuit. Le lendemain matin, par une pluie battante, un bateau les
emporta vers Lucerne; le curé de Brunnen fut bien surpris quand il
apprit leur départ.

De Lucerne ils gagnèrent par le coche d'eau, Bâle, puis Cologne. Il
faisait beau. Le soir, sous les étoiles, les bateliers chantaient
des lieds sentimentaux. Shelley travaillait aux «Assassins»; Mary et
Jane, de leur côté, avaient chacune commencé un roman: et les collines
couronnées de ruines leur fournissaient mille décors parfais pour les
aventures de héros romantiques. Puis la diligence hollandaise les
emporta à travers un paysage confortable et calme de canaux, de
moulins et de maisons de bois; quand ils arrivèrent à Rotterdam, ils
trouvèrent leur bourse parfaitement vide. Un capitaine, après de
longues discussions, consentit à les prendre à bord. La mer était
aussi mauvaise que le jour de leur départ. Pendant tout le voyage,
Shelley discuta avec un passager aux idées arrières la question de
l'esclavage; Mary et Jane l'appuyèrent ardemment. Elles ignoraient
tout à fait comment elles mangeraient le lendemain, mais elles
savaient que Percy était un génie et que l'homme est perfectible.



II. LES PARIAS


En arrivant à Londres, Shelley ne put payer le cab qui transportait
ses bagages. Avec Mary, Jane, les valises, il se fit conduire chez
son banquier qui lui apprit que Harriet avait prélevé le solde du
compte. Cette nouvelle provoqua la grande indignation des deux femmes.
La seule manière possible de sortir de l'aventure sans finir au poste
de police était d'aller voir Harriet plier même; Shelley avait son
adresse et la donna au cocher.

Harriet crut d'abord que son mari revenait et fut à son tour bien
indignée quand elle sut que sa rivale attendait à la porte. Pourtant
elle prêta quelques livres, et les trois voyageurs purent aller
se loger en de pauvres chambres meublées.

La situation était mauvaise. Les Godwin refusaient absolument de
recevoir les fugitifs. Shelley plaida qu'il avait appliqué les
principes de «Political Justice»; cela ne fit qu'irriter davantage
l'auteur de ce traité. «Political Justice» était à ses yeux un livre
théorique, dont les principes eussent pu être excellents dans un pays
d'Utopie (et encore y avait-il longtemps qu'il l'avait écrit), mais à
Londres, au milieu d'une société impitoyable et dans sa propre maison
à lui, Godwin, avec sa fille unique, l'exposer à l'ironie de ses amis,
et plus encore par cette perversion de ses principes... Non, il ne
pardonnerait jamais.

Cependant Shelley avait jadis emprunté de très grosses sommes pour
les prêter au père de Mary et les huissiers, dès qu'ils avaient appris
son retour, avaient commencé à le poursuivre. Godwin, non seulement ne
pouvait pas les rembourser, mais avait de nouveaux besoins. Ces
questions d'argent le contraignaient, bien malgré lui, à correspondre
encore avec un jeune homme dépravé et perfide. Sa conscience en
souffrait beaucoup et il le disait dans chaque lettre.

Cette hypocrisie d'un homme qu'ils avaient tant admiré, attristait
Mary et Shelley: «Oh! philosophie!» disaient-ils en soupirant. Quant
à Mrs Godwin elle leur reprochait surtout d'avoir perverti sa propre
fille Jane, et elle interdit à la douce Fanny de leur rendre visite.
Elle-même vint une fois voir sa fille, mais rencontrant Shelley
dans l'escalier, elle détourna la tête.

Avec Harriet les relations étaient tantôt faciles, tantôt difficiles
suivant les sautes de son humeur. Elle ne manquait de rien, ayant
encore un peu de l'argent de Shelley et recevant d'ailleurs une
pension du vieux cafetier, mais elle était enceinte, et très
malheureuse. Elle passait ses journées à raconter naïvement son
histoire aux commères du voisinage ou à écrire à son amie Catherine
Nugent, la couturière de Dublin, en petites phrases d'écolière:
«_Tout âge a ses soucis. Dieu sait que j'ai les miens. La petite
Ianthe va bien. Elle a quatorze mois, et six dents. Je ne sais pas
ce que j'aurais fait sans ce cher bébé et sans ma sœur. Le monde
est un milieu de douloureuses épreuves pour nous tous. Je ne pensais
guère avoir à passer par où j'ai passé. Mais le temps cicatrise les
plus profondes blessures et, pour ma douce enfant, j'espère vivre
bien des années. Écrivez-moi souvent. Dites-moi comment vous allez.
Ne vous découragez pas, bien que je ne voie rien à espérer quand
tout ce qui était vertueux devient vicieux et dépravé. C'est comme
cela. Rien n'est certain en ce monde. Je suppose qu'il y en a un
autre où ceux qui ont trop souffert dans celui-ci seront heureux.
Dites-moi ce que vous en pensez. Ma sœur est avec moi, je voudrais
que vous la connaissiez comme je la connais. Elle est digne de votre
amitié. Adieu chère amie._»

Parfois elle espérait. Ses amies lui disaient que les amourettes
durent peu et que son mari reviendrait; alors elle était gaie et
écrivait à Shelley amicalement. Elle croyait que Mary avait fait tout
le mal, qu'elle avait séduit Shelley en lui racontant d'extravagantes
histoires, qu'au fond il était bon et ne l'abandonnerait pas avec deux
enfants.

Parfois, au contraire, elle avait des crises de tristesse et de rage.
Alors elle essayait de rendre plus difficile la vie du couple détesté;
elle faisait des dettes et envoyait les créanciers chez Shelley; elle
racontait qu'il vivait en promiscuité avec les deux filles de Godwin;
elle allait voir les créanciers de Godwin pour les exciter à être
impitoyables, et Mary, qui ne l'avait jamais vue, disait en soupirant:
«L'affreuse femme!»

Un jour de novembre, Harriet eut un malaise et se crut très malade.
Son premier mouvement, quand elle souffrait, était de faire appel à
son mari; elle envoya chercher Shelley pendant la nuit; il accourut.
Il voulait rester, sans se transformer à nouveau en amant, le plus
dévoué de ses amis. Harriet ne comprenait pas la nuance et dès qu'il
était empressé, devenait tendre. Alors il la repoussait avec une
douce fermeté.

À la fin du mois de novembre, elle accoucha d'un garçon de huit
mois. Cette naissance n'amena aucune réconciliation; Shelley n'était
pas sûr que l'enfant fût de lui.

Avec Mary, en dépit de leurs malheurs, il était délicieusement
heureux. Ils avaient les mêmes goûts et considéraient tous deux la vie
comme une Université prolongée jusqu'à la vieillesse. Ils lisaient les
mêmes livres, souvent à haute voix. Elle l'accompagnait dans ses
démarches chez les avoués et les huissiers. Quand, au bord de la
Serpentine, il s'amusait, comme jadis à Oxford, à lancer des barques de
papier, Mary, assise à côté de lui, construisait la flotte avec
ardeur.

Elle s'était mise, sous sa direction, à apprendre le latin et même
le grec. Beaucoup plus cultivée que Harriet, elle ne voyait pas dans
ces études, comme la première Mrs Shelley, un jeu plutôt ennuyeux, mais
un enrichissement de ses plaisirs. Le plus grand charme de la culture
littéraire, c'est qu'elle humanise l'amour. Catulle, Théocrite,
Pétrarque s'unissaient pour rendre leurs baisers plus exquis. Shelley,
en voyant travailler sa nouvelle compagne, admirait la force de son
esprit et la jugeait, avec joie, très supérieure à lui-même.

Le seul nuage léger était la présence de Jane, ou plutôt de Claire,
car ayant décidé que son nom était laid, elle en avait imposé un
nouveau qu'elle jugeait plus romantique. Elle était brillante,
charmante, mais nerveuse jusqu'à la maladie et d'une redoutable
susceptibilité. Rien n'était plus dangereux pour ses nerfs que la vie
avec un couple jeune et amoureux. Elle avait pour Shelley une
admiration passionnée qu'elle montrait un peu trop vivement. Mary
s'en plaignait, mais Shelley ne trouvait ce sentiment ni désagréable,
ni choquant.

Il avait horreur de la solitude; quand Mary, qui attendait un
enfant, dut renoncer à se promener à pied, à se coucher tard, il emmena
Claire chez les avoués, chez les huissiers, au bord de la
Serpentine, et chaque jour la pria de veiller avec lui. Il lui parlait
de Harriet, de Miss Hitchener, de ses sœurs. Il adorait les
confidences, les longues analyses de pensée, et la sincérité totale
lui paraissait plus facile avec Claire parce qu'elle n'était pas sa
maîtresse. Bientôt Mary laissa voir son impatience, et pendant tout
un jour Claire, froissée des reproches de sa sœur, demeura silencieuse
et sombre.

Le soir, Mary étant montée, Shelley entreprit de calmer Claire.
Doucement, adroitement, patiemment, il expliqua jusqu'à minuit les
sentiments un peu compliqués de leur petit groupe. Sa gentille
bienveillance fut telle que Claire cessa de bouder.

--J'ai tant souffert, dit-elle.

--Souffrances imaginaires, ma pauvre Claire; vous interprétez
des gestes et des phrases auxquels Mary n'attache aucune
importance.

--J'ai souffert tout de même, mais j'aime les êtres bons, qui
expliquent les choses.

Il alla rejoindre Mary et lui raconta la conversation. Au-dessus de
leur chambre ils entendirent Claire parler et marcher dans son
sommeil. Bientôt elle redescendit; elle était trop nerveuse et ne
pouvait rester seule; Mary la prit dans son lit et Shelley alla se
coucher en haut.

Cette petite scène se répéta souvent avec de légères variantes. La
nervosité de Claire gagnait Shelley. Ayant parlé de fantômes et
d'apparitions pendant une partie de la nuit, ils finissaient par
s'effrayer l'un l'autre.

--Qu'avez-vous, Claire? disait Shelley. Vous êtes toute
verte... Vos yeux... ne me regardez pas de cette façon.

--Et vous aussi, vous êtes étrange... L'air est pesant, chargé
de monstres... Ne restons pas ici.

Ils se disaient bonsoir, gagnaient leurs chambres et presque
aussitôt Shelley et Mary entendaient un grand cri: un corps roulait
dans l'escalier, et Claire, le visage décomposé, racontait que son
oreiller avait quitté son lit comme poussé par une main invisible.
Shelley l'écoutait avec un intérêt terrifié, et Mary haussait les
épaules. Elle aurait bien voulu que cette folle s'en allât.


* * *


Les parias recevaient peu d'amis. Le groupe Boinville-Newton, en
dépit de sa libre philosophie française, avait montré beaucoup de
froideur quand Shelley leur avait annoncé sa vie nouvelle.
Là comme chez Godwin, les actions s'accordaient bien mal, avec les
discours et l'indulgence théorique s'alliait, sans qu'on sût pourquoi,
à la sévérité pratique. Au contraire, les sceptiques Hogg et Peacock
étaient venus dès le premier appel. Ils avaient cru à l'innocence de
Harriet et n'approuvaient pas la conduite de Shelley, mais ils étaient
curieux et acceptaient les passions comme des maladies assez comiques.

Shelley n'avait pas invité Hogg sans inquiétude; il craignait que ce
cynique ne déplût beaucoup à ses graves amies. La première impression
de Mary ne lut pas très bonne: «Il est amusant quand il plaisante,
dit-elle, mais dès qu'il traite un sujet sérieux on voit que son point
de vue est tout à fait faux.»

Hogg, en effet, devenait de plus en plus britannique et conservateur;
il faisait maintenant l'éloge de la tradition, des sports, des
public-schools et indiquait les bonnes années de porto. Mais ayant
jugé Mary jolie et intelligente, il le dit à Shelley qui le répéta à
Mary elle-même. À la visite suivante, elle le trouva beaucoup plus
sympathique. Sans doute il parlait de vertu comme un aveugle des
couleurs et, dans cette famille d'«âmes» enthousiastes, il était le
«pécheur endurci», mais on lui reconnaissait du charme. Mary croyait
deviner que sa froideur était feinte et qu'il valait mieux que ses
paroles. Il avait peur d'être sincère et profond; cela l'aurait obligé
à renoncer à mille choses qu'il aimait, mais il était trop intelligent
pour ne pas sentir la faiblesse de son attitude.

D'ailleurs, serviable et cultivé, il aidait volontiers Mary et
Claire à traduire Ovide ou Anacréon quand leur maître habituel s'était
évanoui mystérieusement; et il accompagnait sans se plaindre
ces dames chez leur modiste.

Car elles y allaient aussi, comme la pauvre Harriet, mais dans un
autre esprit. Harriet achetait des chapeaux avec enthousiasme, Mary
avec condescendance, et Shelley n'avait même pas à lui pardonner une
concession au Monde qu'elle était la première à regretter.



III. CE QU'ÉTAIT GODWIN


La servante de la maison meublée apporta une lettre de la part d'une
dame qui attendait sur le trottoir d'en face. La lettre était de Fanny
et avertissait Shelley que ses créanciers se préparaient à le faire
mettre en prison pour dettes. Shelley et Claire coururent en bas de
l'escalier. En les voyant, Fanny s'enfuit. Elle avait peur de Godwin
qui lui avait interdit tous rapports avec les proscrits, et sans doute
aussi avait-elle un peu trop admiré Shelley pour souhaiter le revoir
depuis qu'il appartenait à sa sœur. Mais il courait bien et la
rattrapa. Elle lui apprit que les huissiers le cherchaient, que son
éditeur avait livré son adresse, que Godwin laissait faire.

Faute d'argent pour se libérer, il ne pouvait que disparaître. Il se
décida à aller vivre seul en un autre logis, tandis que Mary et Claire
resteraient immobiles pour déjouer l'ennemi. Ainsi, pour la première
fois, les amants furent séparés; cela leur parut terrible. Ils en
étaient réduits à se donner rendez-vous dans des tavernes, écartées,
à échanger quelques baisers furtifs, puis à se quitter aussitôt, car
Mary pouvait être suivie. Le dimanche, jour où les arrestations
étaient interdites, ils pouvaient rester ensemble jusqu'à minuit.

Un soir le courage leur manqua et Mary accompagna Shelley dans un
misérable hôtel. Ce couple au maigre bagage paraissant suspect à
l'hôte, en refusa de leur donner un repas avant qu'ils l'eussent
payé. Shelley fit appel à Peacock, puis, en attendant l'argent, il
ouvrit le Shakespeare qu'il avait toujours en poche et lut à haute
voix à Mary «_Troïlus and Cressida_». Cela leur fit oublier leur
faim pendant toute une journée. Le lendemain, vers l'heure du
déjeuner, Peacock leur envoya des gâteaux. Cette vie était bien
difficile, mais ils trouvaient une grande joie à souffrir ensemble.
Le malheur et l'amour faisaient bon ménage.

Quand ils étaient loin l'un de l'autre, en attendant la nuit
protectrice, ils s'envoyaient par un messager de confiance de tendres
billets griffonnés à la hâte.

«_O mon très cher amour, écrivait Shelley, pourquoi nos plaisirs
sont-ils si courts et si interrompus? Combien de temps ceci va-t-il
durer?... Demain à trois heures à Saint-Paul. N'oubliez pas vos vêpres
d'amour avant de dormir; moi, je n'oublierai pas mes prières._»

«_Bonne nuit mon amour, répondait Mary, demain je scellerai ce
souhait sur vos lèvres. Chère et douce créature, presse-moi contre
toi; serre ta Mary sur ton dur; peut-être un jour retrouvera-t-elle
un père; jusque-là, sois tout pour moi, amour._»


* * *


En janvier 1915, cette difficile existence fut transformée par un
événement depuis longtemps attendu, sans hâte, mais sans hypocrite
sentimentalisme: le vieux sir Bysshe mourut âgé de quatre-vingt-trois
ans. Ainsi Mr Timothy devenait à son tour baronnet, et Shelley
héritier immédiat.

Il partit pour la maison son père, accompagné par Claire excitée et
curieuse. Il la laissa dans le village et se présenta seul à la porte
de Field-Place. Sir Timothy, tout gonflé de son titre nouveau et plus
indigné que jamais qu'un baronnet pût avoir un tel fils, lui fit
refuser l'entrée par le laquais. Il s'assit sur les marches du perron
et se mit à lire Milton en attendant des nouvelles. Bientôt le docteur
sortit et lui dit que son père était très fâché, puis Sydney Shelley
vint à son tour visiter furtivement le fils maudit et lui donner des
détails sur le testament.

C'était un acte assez extraordinaire. L'idée fixe du vieux sir
Bysshe, avait été de constituer une énorme fortune héréditaire, et
pour cela d'accroître le majorat autant qu'il était en son pouvoir. Il
laissait deux cent quarante mille livres sterling, dont quatre-vingt
mille constituaient le majorat qui revenait nécessairement à Percy à
la mort de son père; le reste était libre. Mais sir Bysshe désirait que
ce reste fût joint aux quatre-vingt mille livres pour former un énorme
bloc transmissible de fils aîné en fils aîné aux barons Shelley de
l'avenir. Pour cela il fallait le consentement et la signature de son
petit-fils, et il avait espéré l'acheter de la façon suivante: si
Shelley consentait à prolonger le majorat, il aurait l'usufruit de la
fortune tout entière; dans le cas contraire il hériterait seulement
(après la mort de son père) des quatre-vingt mille livres sterling
qu'on ne pouvait lui enlever.

Shelley revint à Londres en méditant ces étranges nouvelles et alla
les discuter avec son avoué. Il n'estimait pas pouvoir coopérer à la
prolongation du majorat puisqu'il désapprouvait toute cette
législation ploutocratique; d'ailleurs il ne désirait ni pour lui, ni
pour ses enfants la propriété d'une immense fortune. Ce qu'il
souhaitait, c'était avoir tout de suite un revenu suffisant pour vivre
selon ses goûts, et une petite somme pour payer ses dettes. Il fit
proposer à son père de lui vendre ses droits contre une rente
immédiate. Cette combinaison plut à sir Timothy qui, ayant abandonné
tout espoir de ramener Percy à la soumission, ne pensait plus qu'à
son second fils; malheureusement les hommes de loi n étaient pas sûrs
qu'elle fût légalement possible à cause des termes du testament. Ils
autorisèrent seulement la revente par Shelley à son père de l'héritage
d'un grand-oncle, acte par lequel Shelley devint titulaire d'une rente
annuelle de mille livres sterling et reçut comptant une somme de trois
ou quatre mille livres pour ses dettes; ce n'était pas la grande
fortune, mais c'était la fin de la misère, des chambres meublées et
des visites d'huissiers.


Sa première pensée fut de faire une rente à Harriet. Il lui promit
deux cents livres par an qui, s'ajoutant à ce que lui donnait le père
Westbrook, devait la mettre à l'abri de toutes difficultés. Ensuite
il entreprit de payer les dettes de Godwin et engagea pour y parvenir
toute sa première annuité.

Le vénérable ami trouva l'offre de mille livres bien au-dessous de
ce qu'il attendait. À l'entendre, rien de plus facile que d'emprunter
sur un héritage maintenant proche les milliers de livres dont la
librairie de Skinner Street avait si grand besoin. Shelley, excédé,
mais poli, s'étonna avec une imperceptible indignation que le père de
Mary pût trouver naturel d'écrire au ravisseur de sa fille pour lui
demander de l'argent, et de se refuser en même temps à toutes relations
avec cette fille elle-même qui avait la faiblesse d'en souffrir. À quoi
Godwin répondit que c'était justement parce qu'il empruntait de
l'argent au séducteur qu'il ne pouvait recevoir Mary; sa dignité ne
le lui permettait pas. Il ne pouvait risquer que le Monde en vînt à
dire qu'il avait troqué l'honneur de sa fille contre le paiement de ses
dettes. Ses scrupules, étaient si exigeants qu'il retourna à Shelley un
chèque établi au nom de Godwin, en lui faisant remarquer que les noms
de Shelley et de Godwin ne pouvaient plus décemment figurer sur le même
chèque. Que Shelley établît son chèque au nom de Mr Smith, ou de Mr
Hume et lui, Godwin, pourrait consentir alors à le toucher. Les
lettres suivantes furent alors échangées:



_Shelley à Godwin._


«_Monsieur, j'avoue ne pas comprendre comment les engagements
pécuniaires existants entre nous vous obligent à des restrictions
dans votre conduite envers moi. Ces engagements n'existaient pas au
moment de notre retour de France et cependant votre conduite fut
exactement ce qu'elle est à présent. À mon avis, ni moi, ni votre
fille ne méritons le traitement que nous recevons de tous côtés, et
il m'a toujours semblé que c'était tout particulièrement votre devoir
à vous de qui l'opinion a tant de poids, de veiller à ce qu'une jeune
famille innocente, bienveillante et unie, ne fût pas assimilée à un
couple de prostituée et séducteur. Mon étonnement et, je l'avoue, mon
indignation ont été extrêmes, surtout quand j'ai constaté que pour
vous-mêmes, votre famille ou vos créanciers, vous étiez prêt à
reprendre ces relations avec moi qui vous avaient inspiré tant
d'horreur et qu'aucune pitié pour ma pauvreté et pour des souffrances
encourues pour vous, n'avait pu vous décider à renouer. Ne me parlez
plus de pardon, car mon sang bout dans mes veines, et mon cœur se
soulève contre tout ce qui a forme humaine quand je pense au mépris et
à l'hostilité que moi, votre bienfaiteur et ardent ami, ait reçu de
vous et de tout le genre humain._»



_Godwin à Shelley._


«... _Je regrette de devoir vous dire que votre lettre est écrite
dans un style qui est le contraire de conciliant, de sorte que si je
répondais sur le même ton, nous nous trouverions engagés dans une
controverse aussi amère qu'interminable; tant que ce corps conservera
intelligence et sentiments, je ne cesserai pas de désapprouver cet acte
de vous que je considère comme le plus grand malheur de ma vie._»



_Shelley à Godwin._


«_Nous limiterons désormais nos rapports aux affaires. Je suis
tout à fait d'accord avec vous pour emprunter sur mes annuités. Je vois
très bien à quel point des avances immédiates vous sont nécessaires
et je ferai tout ce que je pourrai pour vous les procurer._»



Ce froid mépris ne découragea pas l'emprunteur.



IV. DON JUAN CONQUIS


Le bébé de Mary naquit avant terme et le médecin dit qu'il ne
vivrait pas. Shelley veilla entre le berceau et le lit, en compagnie de
Tite Live et de Sénèque. Fanny apporta une layette de la part de la
fantasque Mrs Godwin, mais le philosophe demeura inflexible. Hogg
vint bavarder, raconter la grande nouvelle du jour qui était le retour
de l'île d'Elbe, et fit du bien à Mary par son bon sens ironique. À
vivre sans cesse avec Shelley, et encore fiévreuse, elle avait
l'impression douce et un peu terrifiante de s'évader de la terre
et de la vie; Hogg était plus réel.

Malgré les prédictions le bébé grandit, vécut un mois et elle
commençait à se rassurer, quand un matin, en se réveillant, elle le
trouva mort. Ce fut un grand chagrin.

Shelley et Claire continuaient à courir Londres ensemble; Mary
restait à la maison, tricotait et pensait à son petit enfant. «J'étais
mère et je ne le suis plus», se répétait-elle, et la nuit elle rêvait
que le petit bébé n'était pas mort, qu'en le frictionnant devant le
feu on avait pu le ranimer. Elle se réveillait; le berceau était vide.
Dans la rue l'on entendait des bruits de foule et des cris. C'était un
temps d'émeutes populaires. De France venaient des menaces de guerre.
Mary avait toujours un voile de larmes devant les yeux.

La présence de Claire dans la maison était de plus en plus un souci
pour elle. Elle était certaine que Claire aimait Shelley, l'avait
toujours aimé. La loyauté de Percy était évidente; sa morale plus
qu'humaine, angélique; mais il croyait pouvoir lire Pétrarque avec
une fille passionnée, diriger ses études et ses lectures, veiller
avec elle des nuits entières sans qu'elle en vînt à s'enflammer.
«C'est, pensait Mary, que mon charmant Shelley connaît mieux les
Elfes que les femmes.»

Le soir, seule avec lui, elle avouait sa jalousie. Il comprenait mal
ce sentiment qu'il jugeait bas et qui diminuait sa divine Mary. Il
lui semblait que sa capacité d'aimer était infinie, il ne retirait
rien à sa maîtresse en protégeant une autre femme. La compagnie de cet
être brillant, sauvage, lui était très précieuse, mais il dut
reconnaître que l'atmosphère de leur triple ménage devenait
irrespirable.

Mary le supplia de faire partir Claire dont elle ne parlait plus
qu'en l'appelant «votre amie». Ils cherchèrent longtemps à trouver
pour elle un poste de gouvernante, de dame de compagnie, mais l'étrange
réputation que la fuite en France lui avait faite rendait toutes
démarches bien difficiles.

D'ailleurs Claire ne mettait aucune bonne volonté à s'effacer. Elle
se plaisait à cette intimité intellectuelle et en attendait sans
effroi les nécessaires développements. Enfin la ferme douceur de
Mary l'emporta et il fut décidé que Claire sériait envoyée sur la
côte, en pension chez une veuve amie des Godwin.

_Journal de Mary._--«Vendredi.--Pas très à mon aise;
après breakfast lu Spencer; Shelley sort avec son amie; il rentre le
premier. Traduit Ovide, quatre-vingt-dix lignes. Jefferson Hogg vient;
je lui lis mon Ovide. Shelley et la dame sortent; après le thé, dernière
conversation de Shelley et de son amie.»

«_Samedi._--Claire part, Shelley l'accompagne; Jefferson
ne vient que vers cinq heures. Inquiète de ne pas voir Shelley rentrer,
sors pour le rencontrer. Il pleut. Il rentre à six heures trente;
l'affaire est finie. Lu Ovide. Charles Clairmont vient pour le thé.
On parle des tableaux. Je commence un autre journal avec notre
régénération.»


* * *


Claire, exilée à la campagne, goûta pendant quelques jours le grand
calme après une période si orageuse, mais elle n'était pas fille à
se contenter longtemps d'une solitude champêtre; elle chercha une
raison de vivre et ne manqua pas de la trouver.

Les amoureux croient toujours, bien à tort, que la rencontre d'un
être exceptionnel a fait naître leur amour. La vérité est bien plutôt
que l'amour préexistant cherche dans le monde son objet et le crée
s'il ne le trouve pas. Seulement, alors que chez un être timide, cette
démarche du cœur est inconsciente, l'audacieuse Claire, quand elle eut
compris qu'il ne lui restait aucun espoir d'enlever Shelley à sa sœur,
ni même de le partager avec elle, chercha délibérément un autre héros
pour des sentiments sans emploi. Seule à la campagne, elle ne pouvait
le découvrir près d'elle. Certaines amoureuses, en pareille situation,
écrivent aux grands soldats, aux grands acteurs. Elle était cultivée
et chercha un poète.

Elle n'en trouva pas de plus digne d'elle que Georges Gordon, Lord
Byron, qui était alors l'homme le plus admiré et le plus haï de
l'Angleterre. Elle savait par cœur ses poèmes que Shelley lisait si
souvent à haute voix avec enthousiasme; elle connaissait la légende
de vice et d'esprit, de charme diabolique et d'infernale cruauté
qui s'était formée autour de son nom.

La beauté de d'homme, la grandeur du titre, le génie de l'écrivain,
la hardiesse des idées, le scandale des amours, tout s'unissait pour
faire de lui le parfait héros. Il avait eu de nobles maîtresses: la
comtesse d'Oxford, Lady Frances Webster, et cette malheureuse Lady
Caroline Lamb qui, le premier jour où elle l'avait vu, avait écrit
dans son journal: «Fou, méchant, dangereux à connaître», et en
dessous: «Mais ce beau visage pâle contient ma destinée.»

Il s'était marié et tout Londres racontait qu'en entrant dans la
voiture nuptiale après la cérémonie, il avait dit à Lady Byron:
«Vous voici ma femme, cela suffit pour que je vous haïsse; si vous
étiez celle d'un autre, je pourrais peut-être vous aimer.» Il l'avait
traitée avec un mépris tel qu'elle avait dû demander la séparation
au bout d'un an. Les colporteurs de scandales racontaient qu'elle
avait découvert d'incestueuses relations entre Byron et sa sœur
Augusta. Depuis que courait cette sombre histoire, les âmes
craintives s'écartaient de lui avec horreur.

Claire n'aimait que le difficile et avait confiance en son génie;
elle se procura l'adresse de Don Juan et décida de tenter sa chance.



_Claire à Byron._


«_C'est une étrangère qui se permet de vous écrire. Ce n'est
pas la charité que je demande car je n'en ai nul besoin: je tremble de
crainte quand je pense au sort de cette lettre. Si vous voyez en moi
une importune, qui pourrait vous en blâmer? Il peut vous sembler
étrange et il est pourtant vrai que je place mon bonheur entre vos
mains. Si une femme dont la réputation est sans tache, qui n'est en
pouvoir ni de père, ni de mari se rend à votre discrétion, si cette
femme vous avoue, le cœur battant, qu'elle vous aime depuis plusieurs
années, si elle vous assure secret et sécurité, si elle est prête à
répondre à votre bienveillance par une affection et un dévouement sans
bornes, pourriez-vous la trahir ou seriez-vous silencieux comme le
tombeau?... Je veux de vous une réponse sans délai; écrivez-moi sous
le nom de E. Trefusis, Noley Place, Marylebone._»



Don Juan ne répondit pas. Cette inconnue au style pompeux était
maigre gibier pour le noble lord. Mais est-il rien de plus tenace qu'une
femme fatiguée de sa vertu? Claire attaqua une seconde fois: «Lord
Byron est prié de dire s'il pourra, ce soir à sept heures, recevoir
une dame qui désire lui faire une communication de la plus haute
importance; elle voudrait être reçue seule et dans le plus grand
secret.» Lord Byron fit répondre par son domestique qu'il n'était pas
à Londres.

Alors Claire écrivit sous son propre nom; elle voulait entrer au
théâtre, savait que Lord Byron s'occupait de Drury Lane et désirait lui
demander conseil. Cette fois, Byron répondit en lui conseillant de
s'adresser au Directeur de la scène. Nullement déroutée, elle opéra
aussitôt un changement de front ingénieux; ce n'était plus du théâtre,
mais de la littérature qu'elle voulait faire; elle avait écrit la
moitié d'un roman et aurait tant aimé soumettre ses essais à Lord
Byron. Comme il continuait à s'en tenir au silence ou à des réponses
évasives, elle risqua l'offre précise à laquelle un homme doué de
quelque amour-propre répond rarement par un refus.

«Je puis vous paraître imprudente, vicieuse, mais il est une chose
au monde que le temps vous montrera, c'est que j'aime avec douceur et
affection, que je suis incapable de rien qui ressemble à une vengeance
ou à une ruse... Je vous assure que votre avenir sera pour moi comme
le mien.

«Avez-vous quelque objection au plan suivant? Je sors avec vous un
soir par diligence ou poste jusqu'à dix ou douze milles de Londres.
Là nous serons libres et inconnus; vous rentrerez le lendemain matin
de bonne heure. J'ai tout arrangé de telle façon que le plus léger
soupçon ne puisse exister. Voulez-vous m'admettre pour quelques heures
à vivre avec vous?... Où? Je ne resterai pas un moment après que vous
m'aurez dit de partir... Faites ensuite ce que vous voudrez; allez où
vous voudrez; refusez de me voir; conduisez-vous durement; je ne me
rappellerai que la grâce de vos manières et la sauvage originalité
de votre attitude.»

Alors enfin Don Juan traqué, fatigué par une longue poursuite, prit
le parti de céder à sa conquête. Il était déjà résolu à quitter
l'Angleterre pour aller vivre en Suisse ou en Italie et la certitude
du départ prochain contenait dans des limites supportables la durée
de cette contrainte amoureuse.



V. ARIEL ET DON JUAN


Mais Don Juan comptait sans l'énergie d'Elvire. Claire avait décidé
de le suivre en Suisse et cette fille olivâtre était une force. Elle
entreprit de se faire chaperonner par les Shelley qu'elle sentait
prêts à accepter l'idée d'un départ.

Depuis qu'elle les avait quittés, ils s'étaient installés au bord de
la Tamise, près de Windsor. Sous les beaux chênes du parc, Shelley
avait composé sa première grande œuvre depuis «La Reine Mab» un poème:
«Alastor ou l'Esprit de la Solitude», qui était sa propre histoire, à
peine transposée; le ton était bien différent de ce que Shelley avait
écrit jusqu'alors; une mélancolique résignation estompait les
tranchantes affirmations de jadis; les théories religieuses et
morales, bien que cette fois encore prétexte de l'œuvre, passaient
souvent au second plan; çà et là, de beaux paysages surgissaient
au détour d'une strophe.

Dans la préface il expliquait que s'il abandonnait certaines de ses
marottes d'écolier, il ne regrettait rien de ses actions et préférait
son douloureux apprentissage au confortable reniement d'un Hogg: «Ceux
que n'attire aucune erreur généreuse, aucune soif de connaissance
même douteuse, aucune vénérable superstition; qui n'aiment rien sur
cette terre et ne cherchent aucun espoir au delà; qui se tiennent
dédaigneusement à l'écart de toute sympathie, sans se réjouir des
joies humaines, sans pleurer les chagrins humains; ceux-là et leurs
semblables ont leur juste, part de malédiction... Ils sont moralement
morts. Ils ne sont ni amis, ni amants, ni pères, ni citoyens du monde,
ni bienfaiteurs de leur pays... Ils vivent une vie inutile et se
préparent un tombeau misérable.»

Toutefois, si Shelley ne regrettait rien, le séjour de l'Angleterre
lui était devenu odieux. Mary, compagne non mariée, souffrait d'un
isolement mondain presque complet et pensait qu'à l'étranger, son
aventure étant moins connue, elle aurait plus de chances de retrouver
des amies.

Elle avait eu un second enfant, celui-ci bien vivant, un beau petit
garçon qu'elle avait nommé William, comme Godwin. Avec une nourrice,
le ménage était lourd, la pension maigre. La vie en Suisse passait
pour n'être pas chère et Claire eut peu de mal à la convaincre.

Comme au temps de leur première fuite, mais avec plus de confort,
l'étrange trio traversa Paris, la Bourgogne, le Jura et alla
s'installer à l'Hôtel d'Angleterre à Sécheron, faubourg de Genève.
L'hôtel était au bord du lac; des fenêtres on voyait scintiller au
soleil les arêtes des clapotis bleus, et sous un voile d'air lumineux
trembler la sombre ligne des montagnes; plus loin on devinait de
blanches pointes comme un nuage brillant et solide. Échappés à
l'hiver de Londres, ces paysages de soleil leur paraissaient
délicieux. Ils louèrent un bateau et passèrent les journées entières
sur le lac à lire, à dormir.


* * *


Tandis que leur troupe enfantine vivait oubliée entre le ciel et
l'eau, à travers les plaines de Flandre, Childe Harold descendait
vers eux en plus somptueux équipage. L'Angleterre, dans une de ces
crises d'incohérente vertu qui succèdent chez elle à la plus
surprenante tolérance, venait de chasser Lord Byron accusé d'inceste.
À son entrée dans un bal on avait vu toutes les femmes s'enfuir
comme s'il avait été le Diable lui-même. Il avait décidé de quitter
à tout jamais cette hypocrite patrie.

La curiosité la plus passionnée avait entouré son départ. Le Monde,
qui punit si durement les révoltes de l'instinct, les envie au fond
et les admire. À Douvres, quand le Pèlerin s'embarqua, deux haies de
spectateurs bordaient l'entrée de la passerelle; beaucoup de femmes
du monde avaient emprunté les vêtements de leurs filles de chambre
pour pouvoir se mêler à la foule. On se montrait les caisses énormes
qui contenaient son lit de repos, sa bibliothèque, sa vaisselle. La
mer était mauvaise, et Lord Byron rappela à ses compagnons que son
grand-père, l'amiral Byron, était connu dans la flotte sous le nom de
Jack la Tempête, parce qu'il ne pouvait s'embarquer sans bourrasque.
C'est avec quelque complaisance qu'il peignait comme fond pour son
propre portrait ce noir destin familial. Malheureux, il tenait à ce
que ses maux fussent grands.


* * *


Quelques jours plus tard, une extraordinaire activité se manifesta à
l'hôtel de Sécheron; c'était le branle-bas pour l'arrivée de
l'illustre Lord. Claire était émue malgré toute son audace; Shelley
heureux et impatient. L'accusation d'inceste, les relations de Byron
et de Claire ne pouvaient le choquer ou l'éloigner. Il espérait voir
se former entre Byron et sa belle-sœur les liens qui l'unissaient
lui-même à Mary; quant à l'inceste, il ne voyait aucune «raison» pour
qu'un frère ne pût aimer sa sœur. Si les lois le défendaient, c'est
par une de ces absurdes fantaisies où les sociétés se complaisent.
Même le thème lui paraissait un des plus poétiques qu'on pût trouver.
Quant à Mary, elle était heureuse, de voir Claire neutralisée, fût-ce
dans des conditions un peu dangereuses.

La première apparition de Byron ne déçut pas les Shelley. La beauté
de ce visage était saisissante. Ce qui frappait d'abord était un air
de fierté et d'intelligence, puis une pâleur de clair de lune sur
laquelle ressortaient avec un éclat de velours les grands yeux animés
et sombres, les cheveux noirs un peu bouclés, la ligne parfaite des
sourcils. Le nez et le menton étaient d'un dessin ferme et gracieux.
Le seul défaut de ce bel être apparaissait quand il marchait. Pied
bot, disait-on; pied fourchu, insinuait Byron, qui aimait à se croire
diabolique plutôt qu'infirme. Mary remarqua tout de suite que cette
claudication lui donnait une grande timidité; chaque fois qu'il avait
dû faire quelques pas devant des spectateurs, il lançait une phrase
satanique. Sur le registre de l'hôtel, en face du mot «âge», il
écrivit «cent ans».

Les deux hommes furent contents l'un de l'autre; Byron trouvait en
Shelley un homme de sa classe qui, malgré une vie difficile, avait
conservé l'aisance charmante des jeunes gens de bon sang. La culture
de cet esprit l'étonna; lui-même avait beaucoup lu, mais sans cet
extraordinaire sérieux. Shelley avait voulu connaître, Byron éblouir,
et Byron s'en rendait très bien compte. Il sentit aussi tout de suite
que la volonté de Shelley était une force pure et tendue alors que
lui-même flottait au gré de ses passions et de ses maîtresses.

Shelley, modeste, ne vit pas cette admiration que Byron dissimulait
avec grand soin. Pour lui, en écoutant le troisième chant de _Childe
Harold_, il fut ému et découragé. Dans cette force, ce rythme
puissant, dans ce mouvement de flot irrésistible et montant, il
reconnut le génie et désespéra de l'égaler.

Mais si le poète l'enthousiasma, l'homme l'étonna beaucoup. Il
attendait un Titan révolté; il trouva un grand seigneur blessé, très
attentif à ces joies et souffrances de vanité qui semblaient à Shelley
si puériles. Byron avait bravé les préjugés, mais il y croyait. Il les
avait rencontrés sur le chemin de ses désirs et avait passé outre,
mais à regret. Ce que Shelley avait fait naïvement, il l'avait fait
consciemment. Chassé du monde, il n'aimait que les succès mondains.
Mauvais mari, il ne respectait que l'amour légitime. Il tenait des
propos cyniques, mais par représailles, non par conviction. Entre
la dépravation et le mariage, il ne concevait pas d'état moyen. Il
essayait de terrifier l'Angleterre en jouant un rôle audacieux, mais
c'était par désespoir de n'avoir pu la conquérir dans un emploi
traditionnel.

Shelley cherchait dans les femmes une source d'exaltation, Byron un
prétexte de repos. Shelley angélique, par trop angélique, les
vénérait; Byron humain, par trop humain, les désirait et tenait
sur elles les discours les plus méprisants. Il disait:

«Ce qu'il y a de terrible dans les femmes, c'est qu'on ne peut vivre
ni avec elles, ni sans elles.» Et aussi: «Mon idéal est une femme qui
ait assez d'esprit pour comprendre qu'elle doit m'admirer, mais pas
assez pour souhaiter être admirée elle-même.» Le résultat de quelques
conversations fut surprenant: Shelley, mystique sans le savoir,
choqua Byron, Don Juan malgré lui.

Cela ne les empêcha pas d'être l'un pour l'autre une précieuse
société. Quand son ami, toujours grand pêcheur d'âmes, s'efforçait de
le convertir à une conception moins futile de la vie, Byron se
défendait par de brillants paradoxes que Shelley artiste goûtait
aussi vivement que Shelley moraliste les réprouvait. Tous deux aiment
le bateau à la folie. Ils en achètent un à frais communs et tous les
soirs s'embarquèrent avec Mary, Claire et le jeune médecin Polidori.
Byron et Shelley, silencieux, laissaient prendre leurs rames et
poursuivaient parmi les nuages et les reflets de la lune les images
fugitives; Claire chantait et sa belle voix entraînait la pensée dans
un vol voluptueux au-dessus des eaux étoilées.

Un soir de grand vent Byron, défiant la tempête, annonça un chant
albanais: «Soyez sentimentaux, dit-il, et donnez-moi toute votre
attention.» Il poussa un cri rauque et prolongé, puis éclata de rire.
Mary et Claire, à partir de ce jour, le baptisèrent «l'Albanais», et
par abréviation «Albé».

Shelley et Byron firent ensemble un pèlerinage littéraire autour
du lac. Ils visitèrent les lieux où Rousseau avait placé la Nouvelle
Heloïse: Clarens, «le doux Clarens, berceau de tout amour vraiment
passionné», la Lausanne de Bibbon, le Ferney de Voltaire.
L'enthousiasme de Shelley se communiqua à Byron qui écrivit sous
cette influence quelques-uns de ses plus beaux vers. Près de la
Meillerie, un des violents orages du lac de Genève faillit faire
chavirer le bateau. Déjà Byron se déshabillait. Shelley, qui ne savait
pas du tout nager, resta impassible, les bras croisés. Son courage
augmenta l'estime de Byron, mais celle-ci demeura plus silencieuse
que jamais.

Les Shelley, fatigués de l'hôtel, louèrent à Coligny un cottage au
bord du lac; Byron s'installa un peu plus haut à la villa Diodati.
Un vignoble séparait les deux maisons. Là, un matin, des vignerons
virent Claire sortir de la villa Byron et rentrer en courant chez les
Shelley. Elle perdit son soulier et, honteuse d'être vue, ne s'arrêta
pas pour le ramasser; les bons vignerons suisses, goguenards,
portèrent à la mairie du village la pantoufle de la demoiselle
anglaise.

Ses amours n'étaient pas heureuses. Elle était enceinte et Byron,
fatigué d'elle, lui faisait durement comprendre sa lassitude. Il
avait peut-être un moment admiré sa voix, son esprit, mais elle
l'avait vite ennuyé. Il ne se reconnaissait aucun devoir envers cette
fille qui s'était offerte à lui avec tant de persistance: «Enlevée?...
Qui fut enlevé en cette histoire sinon le pauvre cher moi-même?...
On m'accuse d'être dur envers les femmes; j'ai été toute ma vie leur
martyr... Depuis la Guerre de Troie, personne n'a été aussi enlevé
que moi.»

Shelley alla discuter avec lui l'avenir de Claire et de son enfant.
Pour Claire, le noble Lord s'en désintéressait tout à fait, désirant
seulement en être débarrassé le plus vivement possible et ne jamais la
revoir. C'était une thèse que Shelley ne pouvait combattre. Mais il
défendit les droits de l'enfant à naître.

Byron eut d'abord l'étrange idée de le confier à sa sœur Augusta à
laquelle le sentiment public l'unissait scandaleusement. Claire ayant
refusé, il promit alors de s'en occuper à partir de l'âge d'un an, à
la condition d'en être le seul maître.

Il devenait difficile pour les Shelley de rester auprès de lui. Non
que les deux hommes fussent en mauvais termes, Shelley avait trouvé
ces négociations pénibles, mais naturelles. Mais Claire souffrait, et
Mary était bien souvent indignée par l'attitude de Byron et par ses
cyniques propos. Quand il disait que les femmes n'ont aucun droit à
manger à table avec les hommes, que leur place est au sérail ou au
gynécée, sous bonne garde, la fille de Mary Wollstonecraft frémissait.
D'ailleurs, une fois de plus, elle éprouvait le nostalgique désir des
paysages anglais. Une maison au bord d'une rivière anglaise
apparaissait à distance comme un refuge délicieux. Shelley écrivit à
ses amis Peacock et Hogg d'en louer une pour lui, et le voyage de
retour commença.


* * *


Après leur départ, Byron écrivit à sa sœur Augusta: «_Ne me
grondez pas, que pouvais-je faire? Une fille imprudente, en dépit de
tout ce que j'ai pu faire ou dire, a voulu me suivre, ou plutôt me
précéder, car je l'ai trouvée ici et j'ai eu tout le mal du monde à la
persuader de s'en aller. Enfin elle est partie._

«_Maintenant, très chérie, je te dis en toute vérité que je ne
pouvais empêcher cela, que j'ai fait tout ce que j'ai pu et que j'ai
réussi à y mettre fin. Je ne l'aime pas et n'ai pas d'ailleurs d'amour
disponible pour qui que ce soit; mais je ne pouvais pourtant pas jouer
le stoïque avec une femme qui avait abattu huit cent milles pour me
déphilosopher... Et maintenant vous en savez là-dessus autant que moi,
et l'histoire est bien finie._»

Shelley resta en correspondance avec Byron et n'abandonna pas le
«salut» de son ami. Il lui écrivait sur un ton où la déférence pour le
grand poète se mêlait à une imperceptible hauteur à l'égard de l'homme
sans caractère. Au souci, si vif chez Byron, de sa réputation, de son
succès, des bavardages, de Londres, il opposait la vraie gloire.

«_N'est-ce rien que de créer de la grandeur, de la bonté destinées
peut-être à d'infinies expansions? N'est-ce rien que de devenir une
source d'où la pensée des autres hommes tirera sa force et beauté?...
Que serait la race humaine si Homère, si Shakespeare n'avaient pas
écrit?... Non que je vous conseille d'aspirer à la gloire. Le mobile
de votre travail devrait être plus sûr, et plus simple. Vous ne
devriez désirer rien de plus que d'exprimer vos propres pensées, de
vous adresser à la sympathie de ceux qui peuvent penser comme vous.
La gloire suit ceux qu'elle est indigne de guider._»

Lord Byron qui se dirigeait alors vers la nonchalante Venise, lisait
ces exhortations avec une grande lassitude. Cette exigeante estime
le fatiguait.



VI. TOMBEAUX DANS LE JARDIN DE L'AMOUR


Des trois jeunes filles qui avaient si gaiement animé la maison de
Skinner Street, il n'y restait que Fanny Imlay. Elle seule qui n'était
fille ni de Mr ni de Mrs Godwin vivait encore avec eux, et les appelait
papa et maman; elle seule, si tendre, n'avait trouvé ni un amant, ni
un mari. Elle était réservée et scrupuleuse, vertus que les hommes
louent, mais ne récompensent pas. Un instant elle avait pu espérer que
Shelley s'intéresserait à elle et elle avait commencé avec lui, non
sans violents battements de cœur, une correspondance intime. Mais les
yeux noisettes de Mary avaient détruit des espoirs auxquels Fanny
n'avait jamais permis de prendre forme précise.

Dans cette maison désertée et toujours attristée par les soucis
d'argent, Mrs Godwin passait sur elle sa mauvaise humeur; Godwin
lui faisait entendre qu'il ne pouvait l'entretenir et qu'elle devrait
bientôt travailler pour vivre. Elle ne demandait pas mieux et espérait
devenir professeur, mais la fuite de Mary et de Jeane avait donné
mauvaise réputation aux demoiselles de Skinner Street, et les
directrices d'école se méfiaient de cet élevage.

De loin, elle admirait avec un peu d'envie et de tristesse, la vie
folle et romanesque, dangereuse aussi, mais variée, de ses sœurs.
Qu'elle aurait voulu être au bord du lac de Genève et vivre avec
ce fameux Lord Byron dont tout Londres parlait! «Est-ce qu'il est
aussi beau que son portrait? Dites-moi s'il a une jolie voix, car
c'est un grand charme pour moi. Vient-il chez vous en voisin, sans
cérémonie, en visites amicales? Je voudrais savoir s'il est capable de
ce dont l'accusent ici les colporteurs de scandale. Je ne puis croire,
en le lisant, qu'il soit un être si abominable. Répondez-moi à mes
questions; quand j'aime un poète, j'aimerais respecter l'homme.
L'excursion de Shelley en bateau avec lui doit avoir été délicieuse.
J'aimerais lire les vers que le Poète a écrits sur l'endroit où Julie
s'est noyée; quand seront-ils publiés en Angleterre? Pourrais-je voir
le manuscrit? Dites-lui que vous avez une amie qui n'a pas beaucoup
de plaisirs et qui aimerait à les lire...»

Mary, Claire et Shelley recevaient ces lettres charmantes avec une
pitié un peu supérieure. Pauvre Fanny! Comme elle restait Skinner
Street! Comme elle persistait à croire que les romans de Godwin, les
affaires de Godwin, les colères de Mrs Godwin étaient les choses les
plus importantes du monde! Son esclavage donnait aux deux jeunes femmes
le sentiment de leur liberté. Sa solitude leur faisait sentir tout le
prix de leur amour. Avant de quitter Genève, Shelley et Mary achetèrent
une montre pour elle, cadeau un peu dédaigneux.

Quand ils rentrèrent en Angleterre et allèrent s'installer à Bath,
ils la virent en traversant Londres. Elle était triste et ne parlait
que de son isolement, de son inutilité. En disant «au revoir» à
Shelley, sa voix trembla. Elle lui écrivit à Bath les mêmes lettres
candides, teintées de ce vague ton d'indéfinissable reproche qu'ont
les êtres dont la vie est morte envers eux ceux qui agissent encore.
Godwin, interrompu dans son travail par de nouveaux soucis d'argent,
devenait de plus en plus acariâtre; une tante qui avait promis de
prendre Fanny avec elle dans l'école qu'elle dirigeait, fit savoir que
décidément la sœur de Mary et de Claire effrayerait trop les mères
bourgeoises.

Un matin les Shelley reçurent de Bristol une lettre étrange, où
Fanny leur disait adieu en des termes mystérieux: «Je pars pour un
lieu d'où j'espère bien jamais ne revenir.»

Mary supplia Shelley de partir immédiatement pour Bristol. Il revint
dans la nuit, sans nouvelles; il y retourna le lendemain matin et
cette fois réapparut bouleversé.

Fanny avait pris à Bristol la diligence de Swansea et était
descendue à l'auberge de cette ville; là elle s'était retirée aussitôt
dans sa chambre en disant à la servante qu'elle était fatiguée. Le
lendemain, comme elle ne descendait pas, les gens de l'hôtel avaient
forcé sa porte et l'avaient trouvé morte. Ses longs cheveux couvraient
son visage. Elle portait au poignet la montre que Shelley et Mary lui
avaient donnée. Il y avait sur la table une bouteille de laudanum
et une lettre commencée:

«_J'ai décidé depuis longtemps que je ne pouvais rien faire de
mieux que de mettre fin à l'existence d'un être dont la naissance a été
malheureuse et dont la vie n'a été qu'une série d'ennuis pour ceux
qui ont ruiné leur santé en essayant de la nourrir. Peut-être en
apprenant ma mort aurez-vous quelque chagrin, mais vous aurez bientôt
le bonheur d'oublier qu'exista jamais la créature qui se nommait..._»

Godwin avait dit, dans _Political Justice_, que le suicide
n'est pas criminel; la seule difficulté est de décider dans chaque cas
si l'intérêt social de trente ans de vie supplémentaire n'interdit
pas le recours à la mort volontaire. Après le drame il écrivit à
Mary pour la première fois depuis sa fuite. C'était pour prier les
trois proscrits de garder le silence sur cet «incident» qui pourrait
faire du tort à la famille.


* * *


La mort affreuse de Fanny avait beaucoup ébranlé les nerfs de Shelley;
la charitable Mrs Godwin insinua qu'elle s'était tuée par amour inavoué
pour lui. Il se rappela alors certains mouvements d'émotion qu'il avait
jadis négligés et se reprocha d'avoir toujours considéré Fanny comme
une âme de second ordre. Peut-être avait-il, bien inconsciemment,
éveillé chez elle des sentiments passionnés au moment où, abandonné par
Harriet, il cherchait un abri en toute tendresse de femme. Peut-être
avait-elle épié, pesé, analysé avec anxiété des paroles ou des regards
de lui qui ne contenaient qu'indifférence ou gentillesse complaisante:
«Qu'il est difficile de suivre ces mouvements de l'âme des autres!
Quelles souffrances on peut causer sans le vouloir, sans le savoir!
Comme on peut passer à côté de sentiments profonds, parfois
désespérés, sans même en soupçonner la présence!» Donc il ne suffisait
pas d'être sincère, d'avoir des intentions honnêtes. On pouvait faire
autant de mal par manque de divination que par méchanceté. Toutes ces
pensées le plongeaient dans une mélancolie sans fin.

Pour secouer sa tristesse, il alla, seul, faire une visite de
quelques jours au jeune critique Leigh Hunt qui avait parlé de ses vers
avec un enthousiasme intelligent. Leigh Hunt habitait près de Londres
un faubourg encore niché dans les bois ou les fumées des toits, les
champs et les arbres formaient un charmant décor urbain et champêtre
à la fois. Sa femme Marianne était simple et cultivée; il avait toute
une nichée de beaux enfants avec lesquels Shelley put jouer et se
promener. Là il oublia un peu Fanny et Godwin. La visite fut brève,
mais délicieuse, et il en revint tout ragaillardi.

À son retour il trouva une lettre de Hookham, qu'il ouvrit avec
curiosité, car il avait chargé l'éditeur de retrouver la trace de
Harriet dont il était resté sans nouvelles depuis deux mois. Elle
avait touché sa pension en mars et en septembre, au domicile du père
Westbrook; depuis octobre on ne savait où elle était.

_Cher Monsieur, écrivait Hookham, il y a près d'un mois que j'ai
eu le plaisir de recevoir une lettre de vous et vous avez certainement
été étonné que je n'y ait pas répondu plus tôt; j'avais l'intention
de le faire, mais j'ai eu la plus grande difficulté à trouver les
renseignements que vous désiriez au sujet de Mrs Shelley et de vos
enfants. J'essayais encore de découvrir son adresse quand on est venu
m'apprendre qu'elle était morte, qu'elle s'était tuée. Comme vous
pouvez penser, je ne l'ai d'abord pas cru. J'ai été voir un ami de Mr
Westbrook et le doute est devenu impossible. Elle a été retirée de la
Serpentine mardi dernier. Le jury qui a examiné le corps n'a reçu que
peu ou pas de renseignements supplémentaires. Le verdict a été:
trouvée noyée... Vos enfants vont bien et sont, je crois, tous deux
à Londres._

Shelley partit pour Londres dans un état affreux. Il imaginait avec
horreur cette tête blonde et enfantine, qui l'avait si souvent
regardée avec tant de plaisir, souillée par la boue horrible des
rivières et le gonflement verdâtre des noyés. Il faisait mille
conjectures sur ce qui avait pu la décider à choisir une mort aussi
horrible et à abandonner ses enfants.

À Londres ses amis, Leigh Hunt et Hookham, le reçurent avec
affection et lui apprirent ce qu'ils avaient pu découvrir. Un
entrefilet du _Times_ disait: «Mardi, une femme d'apparence
respectable, en état de grossesse avancée, a été retirée de la
Serpentine. Elle portait une bague de prix. On suppose que le désordre
de sa conduite a amené cette tragédie, son mari étant à l'étranger.»

Les commères du quartier avaient raconté ce qu'elles savaient:
Harriet avait cessé de recevoir les lettres de son mari par la faute
de son ancienne logeuse, qui ne les faisait pas suivre, et elle avait
abandonné tout espoir de le voir revenir à elle. Elle s'était alors
laissé aller à une inconduite désespérée. Elle avait vécu d'abord avec
un officier qui avait dû la quitter, son régiment ayant été envoyé aux
colonies. Puis, incapable de supporter la solitude, avec un protecteur
tout à fait bas, un groom, disait-on. Les Westbrook avaient enlevé ses
enfants et refusé de la recevoir. On la décrivait enceinte, isolée,
terrifiée par le scandale certain. Puis, le cadavre dans la rivière.

Shelley passa une épouvantable nuit... Dans un état de grossesse
avancée... cette fin de vie... cette folie... Tous les souvenirs
précis, si intimes qu'il avait de la pauvre Harriet revenaient contre
sa volonté pour recréer dans son imagination, affreusement vivantes,
ces dernières scènes. Harriet amoureuse, Harriet effrayée, Harriet
désespérée, visages qu'il connaissait trop bien. Ce nom, qui pendant
quelques années avait été pour lui presque tout l'univers, il fallait
maintenant l'associer aux idées les plus basses, les plus affreuses.
«Harriet, ma femme, prostituée! Harriet, ma femme, noyée!...»

Par instants il se demandait s'il n'était pas responsable. Il
rejetait cette idée de toutes ses forces; «J'ai fait ce que je devais;
j'ai toujours fait à chaque moment ce qui me paraissait le plus loyal,
sans être jamais intéressé ou égoïste. Quand je l'ai quittée, nous ne
nous aimions plus. J'ai pourvu largement, dans la mesure de mes moyens,
au delà de cette mesure, à son existence. Je ne l'ai pas traité
durement, seuls les odieux Westbrook... Pouvais-je sacrifier ma vie
et ma raison à une femme infidèle et médiocre?»

Sa raison répondait non; ses amis Hogg et Peacock, qui l'entouraient
affectueusement, répondaient non. Il les priait de le lui répéter,
car il lui semblait par éclairs entrevoir un devoir mystérieux et
surhumain auquel il avait manqué. «En brisant les liens traditionnels,
on délivre dans les hommes des forces inconnues, qui agissent alors
sans qu'on puisse prévoir les redoutables conséquences... la liberté
n'est bonne que pour ceux qui sont forts... pour ceux qui sont
dignes... et Harriet était une toute petite âme. Visage enfantin
et blond de la noyée.

Au matin il écrivit une tendre lettre à Mary, dont il aimait par
contraste à imaginer la douce sérénité. Il lui demandait d'accueillir
les deux petits enfants, Ianthe et Charles. Son avoué venait de lui
apprendre que les Westbrook se proposaient de lui en contester la
garde, sous prétexte que ses opinions religieuses et sa vie en
concubinage avec Miss Godwin le rendaient indigne de les élever.



VII. LES RÈGLES DU JEU


Une cérémonie peut-elle ajouter au bonheur d'amants épris et
confiants? L'événement prouva qu'elle peut au moins transformer le
visage d'un pédant. Godwin fit voir une satisfaction incroyable en
apprenant que sa fille allait devenir respectable, et future lady
Shelley; il acheva ainsi d'inspirer à son ex-disciple un grand mépris
pour son caractère.

Pendant quelques jours on se demanda s'il serait convenable de
célébrer ce mariage presque au lendemain de la mort de Harriet, mais
les experts en choses du monde affirmèrent qu'on ne pouvait tarder
davantage à faire bénir par l'église une union déjà deux fois bénie
par la Nature.

Il y avait quinze jours que le corps de la première Mrs Shelley
avait été retiré de la Serpentine quand Mary et Percy furent unis par
un clergyman, en l'église de Sainte-Mildred, en présence de Godwin
épanoui, et de Mrs Godwin affectée et glorieuse. Le soir, pour la
première fois depuis leur fuite, les Shelley dînèrent à Skinner
Street.

La fête de famille fut assez triste. Dans cette petite salle à
manger, Fanny avait vécu, Harriet était venue, et les ombres des
désespérées, mélancoliques et insatisfaites, y tourmentaient encore
les vivants. Il est vrai que la fureur de Godwin avait été changée en
excessive amabilité par la cérémonie du matin, mais trop
d'arrière-pensées hantaient les convives pour qu'une vraie cordialité
fût possible.

Mary, ce soir-là, écrivit simplement dans son journal: «_Voyage à
Londres. Un mariage a lieu. Je lis Chesterfield et Locke._» Mary
était un bon esprit, et la petite noyée ne lui allait certes pas
à la cheville.


* * *


Ce mariage de forme apporta au moins un avantage certain: l'argument
de concubinage se trouvait supprimé à ceux qui prétendaient refuser à
Shelley ses enfants. Mais les Westbrook ne cédèrent pas. Par la voix de
l'ancien cafetier, les petits Charles et Ianthe Shelley s'adressèrent
au Lord Chancelier: «Notre père, disaient-ils, s'est déclaré
publiquement athée et a publié un ouvrage impie qui a pour titre:
«Queen Mab» avec notes, et un autre ouvrage, où il nie l'existence
d'un Créateur de l'Univers, la sainteté du mariage et tous les
principes, les plus sacrés de la morale.» Pour ces raisons ces
bébés vertueux et précoces demandaient à ne pas être élevés par un
père indigne, mais plutôt par telles personnes de haute moralité que
pourrait désigner la Cour et par exemple leur grand-père maternel et
leur aimable tante Eliza.

L'avocat, devinant les sentiments probables du Lord Chancelier, se
garda bien d'entreprendre la difficile défense de _Queen Mab._
Il se borna à nier l'importance d'un ouvrage écrit à dix-neuf ans.

«En dépit des violentes philippiques de Mr Shelley contre le
mariage, Mr Shelley s'est marié deux fois avant d'avoir vingt-cinq ans!
À peine est-il libéré de ces chaînes despotiques dont il parle avec
tant d'horreur et de mépris, qu'il s'en forge de nouvelles et redevient
victime volontaire. On espère qu'une différence aussi évidente entre
ses opinions et ses actions, amènera le Lord Chancelier à ne pas
prendre au sérieux une publication puérile.» Quant à l'idée de confier
les enfants à leur famille maternelle: «Nous croyons bon de rappeler
que Mr John Westbrook n'est nullement qualifié pour élever les enfants
de Mr Shelley. Pour Miss Westbrook les objections sont plus fortes
encore; elle est illettrée et vulgaire, et surtout, c'est sur son
conseil, avec sa complicité, et, paraît-il, par son œuvre, que Mr
Shelley, alors âgé de dix-neuf ans, enleva Miss Harriet Westbrook,
alors âgée de dix-sept ans. Miss Westbrook, la tutrice proposée, avait
en ce temps-là près de trente ans, et, si elle avait agi comme elle
aurait dû, en fidèle gardienne et amie de sa sœur, tant de malheurs
et de honte auraient été évités aux deux familles.»

L'habileté de l'avocat, qui espérait faire triompher son client en
désavouant en son nom les opinions de sa jeunesse, parut à Shelley
une insupportable hypocrisie. Il rédigea pour le Lord Chancelier une
déclaration où il exposait que ses idées sur le mariage n'avaient pas
changé, et que, s'il avait accepté de plier sa conduite aux usages
du monde, il ne renonçait nullement à la liberté de les critiquer.

Les «attendus» du Lord Chancelier ne purent qu'enregistrer cet aveu:
«Nous nous trouvons, dit-il, en présence d'un père qui considère comme
un devoir imposé par ses principes de conseiller, à ceux sur les
opinions desquels il a quelque pouvoir, comme moral et vertueux, un
mode de vie que la loi tient pour immoral et vicieux... Je ne puis,
dans ces conditions, me trouver autorisé à lui confier des enfants.»
Cependant le Lord Chancelier se garda bien de les confier non plus aux
détestables Westbrook; il les remit aux soins d'un docteur Hume,
médecin militaire, qui préparerait Charles à entrer dans quelque bonne
école dirigée par un clergyman orthodoxe. Quant à la petite Ianthe elle
serait élevée par Mrs Hune qui lui ferait dire ses prières le matin,
ses grâces avant les repas et lui donnerait à lire de bons livres et
même au besoin des poètes, Shakespeare toutefois expurgé; le tout
pour cent livres par enfant. Mr Shelley pourrait les voir douze fois
par an en présence de témoins; Mr John Westbrook autant de fois,
mais seul s'il le désirait.

Cette sentence fut très pénible à Shelley. Elle sanctionnait en
quelque sorte officiellement, et sous une forme en apparence modérée
et raisonnable, son exil de la société des hommes civilisés. C'était
comme un brevet d'incurable folie.


* * *


Pendant le procès, il avait acheté une maison dans la charmante
bourgade de Marlow. Ariel consentait enfin à habiter une demeure
humaine. Une imposante galerie fut transformée en bibliothèque et
ornée de grands moulages de Vénus et d'Apollon. Le jardin était vaste;
une petite fille d'une rare beauté y jouait avec William et Clara
Shelley; c'était Alba, fille de Claire et de Byron. Son père était à
Venise où, disait-on, il s'amusait et Claire avait peu de nouvelles
de lui.

Les récents malheurs de Shelley avaient dessiné leurs traces sur son
visage. Il était plus maigre, plus fiévreux, plus voûté. Une violente
douleur dans le côté l'empêchait de dormir et les médecins, ne pouvant
l'en débarrasser, la disaient «d'origine nerveuse».

Son humeur était assez sombre. La vie lui avait apporté tant de
souffrances, ses bonnes intentions étaient devenues cause de tant de
malheurs qu'il avait pris l'horreur de toute action. Il éprouvait un
besoin confus et fort d'écarter de lui les redoutables groupes humains
aux réactions imprévisibles, aux terribles mouvements de passion. La
transformation du monde réel lui paraissait si décevante qu'il ne
désirait plus satisfaire ses amours et ses haines que dans un univers
malléable et docile. Des sujets de poèmes, encore vides et vagues,
flottaient comme des ombres autour de lui et, se nourrissant de ses
tristes rêveries, prenaient corps aux dépens de sa puissance d'agir.

Ces constructions aériennes, ces cristallins palais, qui, de leurs
vapeurs légères, lui avaient si longtemps caché la vie, se détachaient
lentement, comme soulevés par une force invisible. Ils ne se
dissipaient pas, mais mollement balancés, montaient dans toute leur
gloire transparente vers les hautes régions de la poésie pure. À la
place qu'ils avaient occupée, Shelley apercevait le monde des vivants,
la terre brune, dure à cultiver, les rudes visages des hommes, les
femmes nerveuses et sensibles, monde résistant et cruel auquel il
souhaitait échapper.

Le poème auquel il pensait le plus souvent était l'histoire d'une
révolution idéale. Il n'y voulait pas des scènes de sang qui lui
rendaient pénible à lire le récit, par ailleurs si beau, de la
Révolution Française. Il désirait qu'elle fût l'œuvre de deux amants.
Son expérience personnelle lui prouvait que seul l'amour d'une femme
peut inspirer un grand courage.

Ces anarchistes idylliques, Laon et son amante Cythna, devaient être
les portraits transposés de lui-même et de Mary. Il les ferait monter
sur le bûcher et périr pour leurs idées, comme il aurait voulu mourir
lui-même, dans un dernier baiser au milieu des flammes, si délicieux
que le supplice deviendrait une sorte de raffinement sensuel. Pour
lui l'amour n'atteignait à toute sa force que s'il pouvait l'associer
à des pensées et à des souffrances communes. Maintenant que Mary et
lui, mariés, assez riches, paraissaient entrer dans une vie plus
facile, il désirait s'évader de ce bonheur un peu plat, et imaginait
le destin périlleux et magnifique qui aurait pu être le sien en
d'autres temps et en un autre pays.

Il allait travailler dans les petites îles de la Tamise, habitées
seulement par les cygnes, et, couché au fond du bateau au milieu des
hautes herbes, il cherchait des images dans le ciel changeant. La
contemplation des délicats changements des choses lui faisait éprouver
des plaisirs infinis; il sentait chaque jour davantage que sa mission
véritable sur la terre était d'en saisir les plus fugitives nuances et
de fixer celles-ci par des mots aussi légers et aussi charmants
qu'elles.

Il passa tout l'été à ce travail délicieux, puis un voyage à Londres
devint nécessaire. L'argent était de nouveau rare; Shelley devait
nourrir tant de bouches. Il avait à sa charge (outre Mary et les
enfants) Claire et sa fille, et bien souvent la famille Godwin. Son
nouvel ami Leigh Hunt avec une femme et cinq enfants, il fallait bien
l'aider aussi. À Peacock il avait promis une annuité de cent livres
pour lui permettre de travailler tranquillement à ses beaux romans.
Même Charles Clairmont, qui ne lui était rien, ayant rencontré en
France une fille charmante et pauvre, Shelley s'était chargé de la
dot. Il devait, comme autrefois, emprunter aux usuriers pour satisfaire
des avidités si multiples. «Vous êtes, lui dit un jour Godwin, un pur
sang que les mouches empêchent de prendre son élan.»

Heureusement pour lui Mary se chargeait de le ramener à terre et il
lui pardonnait, ne la voyant plus qu'à travers la Cythna de son poème.
Mary, maîtresse de maison inquiète, n'aimait pas ces visiteurs trop
assidus, ce Peacock qui venait tous les soirs «sans être invité» et
buvait une bouteille entière de vin. Elle désirait que Shelley
s'occupât de revendre la maison de Marlow qu'ils avaient achetée trop
vite. Elle voyait qu'il y souffrait du froid, et souhaitait pour lui
un climat très doux, l'Italie peut-être: «_Mon cher amour, lui
écrivait-elle à Londres, je vous supplie d'être plus clair dans vos
lettres et de me dire tous vos plans. Vous avez fait annoncer la
maison, mais avez-vous dit à Madochs ce qu'il faut répondre aux
acheteurs possibles? Et avez-vous choisi entre l'Italie et la mer? Et
savez-vous comment trouver de l'argent pour nous y conduire et pour
acheter toutes les choses qui seront nécessaires avant notre départ?
Et pouvez-vous faire quelque chose pour mon père avant que nous
partions? Ou après tout ne vaudrait-il pas mieux habiter une petite
maison, sur une plage, où nos dépenses seraient beaucoup moindres?
Vous n'avez pas encore parlé à Godwin de vos projets d'Italie; si vous
vous décidez, je voudrais que vous le fissiez, car il vaut toujours
mieux parler de ces choses au moins quelques jours avant._

«_J'ai fait ma première sortie aujourd'hui. Cette maison est
horriblement froide! Je gelais près du feu et dès que je me suis
trouvée sur la route, l'air était chaud et transparent. Je désire que
William m'accompagne dans mes prochaines promenades. Pour cela
voulez-vous envoyer, si possible par la voiture de lundi, un chapeau
de loutre pour lui. Il faut qu'il soit de la forme ronde qui est à la
mode; expliquez bien que c'est pour un garçon, et qu'il y ait autour
un petit ruban doré étroit, pour qu'on puisse le serrer s'il est trop
grand... Je suis assiégée par les bébés: Alba griffe et hurle, William
s'amuse à enrouler un châle autour de lui, et Miss Clara regarde le
feu. Adieu, mon cher amour, je ne puis vous dire combien je suis
anxieuse d'avoir des nouvelles de votre santé, de vos affaires et
de vos plans._»

Un des sujets de plaintes de Mary était la présence d'Alba dans la
maison; on avait dit aux voisins qu'elle était fille d'une dame de
Londres et envoyée à la campagne pour sa santé, mais tout le monde
pouvait constater l'attitude maternelle de Claire, et il ne manquait
pas de bonnes âmes pour attribuer l'enfant à Shelley. Les vieilles
accusations de promiscuité flottaient encore autour de ce ménage et
la prude Mary en souffrait. Une des raisons pour lesquelles elle
désirait se rendre en Italie était que ce voyage permettrait de
conduire la petite fille à son père.

Shelley ne demandait qu'à partir. La famille, l'amitié, les affaires
élevaient autour de lui, avec une méthodique douceur, des murailles
trop solides qui l'étouffaient. Les petites vagues de la vie mordaient,
perfides et nonchalantes, cette rocheuse volonté. Dans ce pays où le
plus haut magistrat du royaume lui avait enlevé ses droits civiques,
il se sentait toujours comme au pilori. Il lui sembla qu'en fuyant
l'Angleterre, il redeviendrait un esprit aérien et libre, qu'en pays
étranger sa vie serait une feuille blanche où il pourrait composer
une existence nouvelle comme un beau poème.

Quand le départ fut décidé, Mary demanda que les enfants fussent
baptisés. Elle pensait qu'il valait mieux pour leur bonheur débuter
dans la vie en observant les Règles. Shelley y consentit et, le même
jour qu'eux, la fille de Byron reçut le baptême et les noms de Clara
Allegra.



VIII. «REINE DE MARBRE ET DE BOUE»


Le ciel clair de l'Italie, ce ciel fidèle, sans un nuage. Une fois
de plus la caravane des Trois descendit vers les pays de l'oubli et du
soleil; les enfants et les nourrices qui maintenant l'accompagnaient
avaient à peine alourdi ses mouvements rapides et fantasques.

Par le Mont-Cenis ils gagnèrent Milan, où ils firent un premier
arrêt pour attendre des nouvelles de Byron auquel Shelley avait écrit
pour lui annoncer l'arrivée de sa fille. À Milan il passa ses journées
dans la Cathédrale, à lire l'Enfer et le Purgatoire. Il aimait les
trois fenêtres gothiques et géantes qui répandent sur le chœur du
Duomo une lumière si religieuse. Les églises ne lui inspiraient plus la
même horreur que jadis: depuis qu'il avait tant souffert, il s'étonnait
d'y trouver mieux qu'en aucun autre lieu un cadre qui convenait à ses
sentiments et digne de la grandeur des passions humaines. Avec Dante,
et dans cette symphonie de couleurs sombres et chaudes, le catholicisme
cessait de lui apparaître comme l'invention d'imposteurs.

La réponse de Byron arriva. Il ne voulait voir Claire à aucun prix
et fuirait de tous lieux dont elle s'approcherait; quant à la petite,
il voulait bien se charger de son éducation, mais toujours à la
condition d'en être seul maître. Shelley trouvant ces lois bien dures,
essaya d'en obtenir de plus douces, mais Byron, qui désirait avant tout
mettre sa vie à l'abri des scènes de Claire, refusa de céder en rien.
Un Vénitien rencontré à Milan raconta que le «Milord anglais» menait à
Venise une vie de débauche et y entretenait tout un harem. Cela ne
laissait pas d'être inquiétant pour l'éducation d'Allegra et Shelley
conseilla à Claire de renoncer à tout secours de Byron plutôt que de
lui confier l'enfant. Il se chargeait, comme toujours, de tous les
frais. Mais Claire était orgueilleuse. Fière de la naissance d'Allegra,
elle en voulait pour sa fille les avantages; elle avait toute confiance
en Élise; la nourrice suisse qui avait élevé la petite, et décida de
les envoyer toutes les deux à Venise. Malgré les avertissements
affectueux de Shelley, Allegra fut livrée à son père.


* * *


Bientôt les nouvelles reçues d'Allegra inquiétèrent Claire. Byron
n'avait gardé que quelques semaines l'enfant chez lui. D'abord très
fier de la trouver belle, de la voir admirée et caressée par les
Vénitiens sur la Piazza, il s'était vite fatigué d'un jeu monotone et
l'avait confiée à la femme du consul anglais à Venise, Mrs Hoppner.
Qu'était cette Mrs Hoppner? Comment traiterait-elle une étrangère?
Élise la disait très bonne, mais Claire commençait à ressentir de
terribles regrets. Pendant tout un an elle n'avait pas quitté sa
fille; elle l'adorait; c'était le seul être au monde qu'elle pût
appeler sien puisque sa famille la repoussait et que son amant refusait
de la recevoir. Shelley la vit si malheureuse qu'il offrit de
l'accompagner à Venise et que Mary, malgré sa répugnance à les voir
voyager ensemble, y consentit. Le domestique Paolo, homme débrouillard
et actif, les accompagna comme courrier.

Pour ne pas irriter Byron qui avait interdit à Claire l'entrée de
toute ville où il se trouverait, ils avaient décidé qu'elle
s'arrêterait à Padoue et attendrait le résultat de l'ambassade de
Shelley. Mais si près d'Allegra elle ne put résister. Elle pensa qu'en
se cachant elle pourrait voir sa fille et prit avec Shelley une gondole
qui descendait la Brenta. Ils traversèrent la lagune le soir, par un
orage violent, tandis qu'au loin les lumières de Venise brillaient
confusément sous le rideau de pluie.

Dès le lendemain matin, ils allèrent chez les Hoppner qui les
reçurent avec politesse et bonté. Mrs Hoppner envoya aussitôt chercher
Élise et le bébé. Allegra avait beaucoup grandi; elle était pâle, moins
vive que jadis, mais toujours aussi belle. Puis on parla de Byron,
longuement. Les Hoppner, braves gens, de moralité très traditionnelle,
jeune couple amoureux excité par toute ces intrigues, un peu humanisé
par l'indulgente Venise, racontèrent en hochant la tête.

Dès le troisième jour de son arrivée, il s'était procuré, comme il
aimait à le dire, une gondole, et une maîtresse. La maîtresse était
Marianne Segati, femme d'un marchand de drap qui avait loué des
chambres au poète. Imprudente affaire, mais le drap se vendait mal.
La femme avait vingt-deux ans, des yeux noirs superbes, une voix
délicieuse. Bien que de petite condition bourgeoise, elle était
reçue par l'aristocratie vénitienne qui aimait à l'entendre chanter.
Qu'elle dût s'éprendre du noble étranger, beau, généreux et génial
qui venait habiter chez elle, cela était aussi nécessaire que les
réactions chimiques les plus simples. Quant au marchand de Venise,
Byron avait le ducat facile et la morale vénitienne admettait un
amant au moins.

Mrs Hoppner, petite femme douce aux yeux intelligents, avait raconté
cette histoire avec l'air de tristesse et de gourmandise des honnêtes
femmes qui parlent du vice. Son mari, avec mille précautions, ajouté
que ce n'était pas tout. On racontait dans le peuple vénitien que le
seigneur anglais avait quelque part dans la ville une maison
mystérieuse où une Muse ne lui suffisant pas, il réunissait les Neuf
sœurs. Toute une légende s'était formée; les Anglais; de passage
parlaient de Néron et d'Héliogabale. Le peuple admirait et sous le
masque du carnaval, les femmes s'accrochaient à Byron. Ces récits
n'étaient pas rassurants pour Claire. Elle demanda ce qu'elle devait
faire; le consul lui conseilla surtout de ne laisser savoir à aucun
prix qu'elle était à Venise, car Byron exprimait souvent son extrême
crainte de la voir arriver.

À trois heures, Shelley alla rendre visite au Palais Mocenigo à
Byron qui lui fit grand accueil, Shelley étant peut-être le seul homme
au monde avec lequel il consentît à parler sérieusement et d'égal à
égal. Même lorsque lui furent expliqués le but du voyage et le désir de
Claire de revoir l'enfant, il resta calme et raisonnable. Il dit qu'il
comprenait très bien les soucis de Claire; qu'il ne pouvait lui envoyer
Allegra parce que les Vénitiens, qui l'accusaient déjà d'être
capricieux, diraient qu'il s'était fatigué de l'enfant; mais qu'il
allait réfléchir, et trouverait un moyen de tout concilier. Puis il
proposa une promenade à cheval au Lido.

À travers la lagune, la gondole les y conduisit. Les chevaux
attendaient sur la longue plage à demi-submergée, semée de chardons
et d'algues. Shelley aima ces sables déserts, ce galop presque au
milieu des flots. Seule l'idée que Claire anxieuse l'attendait chez
les Hoppner gâta un peu son plaisir.

Byron parla de la sotte attitude des Anglais à son égard. Ceux qui
venaient à Venise le poursuivaient de leur curiosité et payaient ses
domestiques pour voir sa chambre à coucher. Puis il en vint aux
malheurs de Shelley avec de grandes protestations d'amitié. «Si
j'avais été en Angleterre, j'aurais remué ciel et terre pour vous
faire rendre vos enfants.» Cela l'amena à traiter de la méchanceté
humaine qu'il jugeait infinie: «Les hommes se haïssent les uns les
autres... Espérer ou souhaiter autre chose, c'est la marque d'un
esprit visionnaire.

--Pourquoi? dit Shelley. Vous semblez admettre que l'homme
subit ses instincts sans pouvoir les diriger... Ma foi est tout autre;
je crois que notre volonté peut créer notre vertu... Que la méchanceté
soit naturelle, cela ne prouve pas qu'elle soit invincible.

Byron montra la cité praticienne que le soleil couchant peignait de
pourpre sombre et d'or en fusion: «Remontons en gondole, dit-il, je
vais vous faire voir quelque chose.» Après qu'ils eurent glissé
quelques minutes sur la lagune, il reprit: «Regardez vers l'ouest et
écoutez. N'entendez-vous pas le son d'une cloche?»

Shelley vit alors, sur une île assez petite, un bâtiment de briques,
sans forme, presque sans fenêtres, que dominait une tour ouverte dans
laquelle une cloche noire se balançait sur le ciel vermillon. On eût
dit qu'au bruit des rames se mêlaient des cris d'appels lointains
étouffés.

--Ceci, dit Byron, est la Maison des Fous. Tous les soirs, en
traversant l'eau à cette heure, j'entends la cloche appeler les fous
à la prière.

--Sans doute pour remercier le Créateur de ses bontés envers
eux?

--Toujours le même, Shelley! dit Byron sauvagement. Infidèle et
blasphémateur!... Et vous ne nagez pas? Gare à la Providence!... Mais
vous parliez de vaincre nos instincts?... Ne vous semble-t-il pas
plutôt que ce spectacle est l'image de notre vie? La conscience est
une cloche qui nous appelle à la vertu... Comme ces fous, nous
obéissons, sans savoir pourquoi. Puis le soleil se couche, la cloche
s'arrête, et c'est la mort.

Il regarda Venise qui, dans la lumière crépusculaire, était devenue
d'un gris rose.

--Nous autres, Byron, dit-il, nous mourons jeunes... Du côté
de mon père comme du côté de ma mère... Cela m'est égal, mais je veux
jouir de ma jeunesse.


* * *


Le lendemain Shelley qui était venu à Byron avec inquiétude, fut
agréablement surpris de le trouver raisonnable. Il offrit de céder
à Shelley et à Claire, pour deux mois, une villa qu'il possédait
près de Venise, au-dessus d'Este, et d'autoriser Allegra à y faire
un séjour. Shelley ne pouvait qu'accepter des propositions si
généreuses et il écrivit à Mary de le rejoindre aussitôt.

«_J'ai dû prendre la décision sans vous; j'ai fait pour le mieux,
et vous devez, ma bien-aimée Mary, venir me gronder si j'ai eu tort,
m'embrasser si j'ai eu raison. Pour moi je n'en sais rien du tout, et
les événements le montreront. En tous cas, ici nous n'aurons pas
l'ennui d'avoir à nous présenter et vous trouverez Mrs Hoppner, qui
est si belle; si angéliquement douce que si elle était en même temps
aussi sage, ce serait tout à fait un Mary, mais elle n'a pas votre
perfection. Ses yeux sont comme un reflet des vôtres; ses manières,
les vôtres quand vous connaissez et aimez les gens... Embrassez pour
moi les darlings aux yeux. Ne laissez plus William m'oublier. Ca[1]
est trop petite pour se souvenir de moi.»_

Le voyage de Mary fut pénible; à Florence elle eut des difficultés
de passeports qui la retinrent assez longtemps; la petite Clara, qui
faisait ses dents, souffrit beaucoup de la chaleur, de la fatigue,
du changement de lait et arriva à Este assez malade.

Pendant quinze jours elle resta fiévreuse. Le médecin d'Este
paraissant tout à fait stupide, Shelley et Mary décidèrent d'emmener
l'enfant à Venise pour en consulter un meilleur. À Fusina, la douane
autrichienne les arrêta et prétendit les empêcher de traverser la
lagune. Shelley passa outre avec une violence inouïe et se précipita
dans une gondole. La petite Ca avait d'étranges mouvements convulsifs
de la bouche et des yeux. Pendant le trajet elle parut presque
inconsciente. À l'hôtel des symptômes furent plus mauvais encore. Un
médecin dit tout de suite qu'il n'y avait pas d'espoir. En une heure,
elle mourut silencieusement, sans paraître souffrir.

Mary se trouva soudain dans le vestibule d'une auberge, inconnue,
son enfant morte dans les bras. Mrs Hoppner vint et l'emmena chez
elle. Le lendemain matin, une gondole où monta Shelley emporta le petit
corps au Lido et Mary s'efforça de secouer sa tristesse. C'était un des
principes de Godwin que seuls les êtres de nature faible et lâche
s'abandonnent à la douleur et que celle-ci dure peu quand nous ne nous
y complaisons pas secrètement par une sorte de cruelle vanité de
souffrir. Sa fille partageait ses idées sur ce point. Le surlendemain
de l'enterrement, elle écrivit dans son journal: _Lu le quatrième
chant de Childe Harold. Il pleut. Vu le Palais des Doges, le Pont des
Soupirs, etc... À l'Académie avec Mrs Hoppner; vu quelques belles
peintures. Visite à Lord Byron, où j'ai trouvé la Fornarina._


* * *


La Fornarina était la nouvelle maîtresse de Byron, fille à l'aspect
populaire et sauvage. «Vous verrez qu'elle est belle, avait dit Byron
à Shelley. De grands yeux noirs et un corps de Junon; des cheveux
ondulés qui brillent au clair de lune; une de ces femmes qui par amour
iraient jusqu'en Enfer. J'aime ces sortes d'animaux et j'aurais
certainement préféré Médée à toutes les femmes du monde.»

C'était en effet un étrange animal que cette belle boulangère, et
tout à fait indomptable. Elle était si féroce que les domestiques en
avaient une folle terreur, même Tita, le gondolier géant du poète.
Jalouse, insupportable, fausse comme un démon, et parfaitement ridicule
depuis qu'elle avait voulu remplacer son beau châle par des robes
élégantes et des chapeaux à plumes que Byron jetait au feu au fur et
à mesure qu'elle les achetait. Mais il tolérait ses folies, parce
qu'elle l'amusait. Il aimait sa vivacité, son accent vénitien, sa
violence. Cette âme fruste et proche de la bête le reposait,
croyait-il, mieux que tout autre du travail spirituel. Grâce à elle son
poème avançait allègrement, dans un mouvement superbe, avec quelque
chose de la naturelle et mouvante furie de l'océan et de la femme
amoureuse.

Aux Shelley, qui étaient la civilisation même, cette admirable brute
ne pouvait que déplaire. Ils échangèrent des regards attristés. Pendant
les quelques jours qu'ils passèrent encore à Venise, Shelley vit de
plus près la vie de Lord Byron et le jugea sévèrement. Le poète
associait à ses débauches les femmes que ses gondoliers ramassaient
dans les rues. Puis, mécontent de lui-même, il décrétait que l'homme
est méprisable. Son cynisme ne parut plus à Shelley qu'un masque
élégant pour sa bestialité.

Enfin les Shelley rentrèrent à Este, bien tristes d'y revenir sans
leur petite fille. Pourtant la maison était gaie. Dans le jardin, une
vigne en espalier conduisait à un charmant pavillon qui devint la
retraite favorite du poète. De là on découvrait au premier plan le
vieux château d'Este; puis, comme une mer verte, la plaine sans vagues
de Lombardie, où de belles villas formaient des îlots baignés dans
l'air vaporeux: dans le lointain la solitaire Padoue, et Venise dont
les dômes et les campaniles frangés d'or brillaient dans un ciel de
saphir.

Shelley travaillait; il avait commencé un «Prométhée délivré» un
drame lyrique sur le livre de Job; il essayait de noter, en vers légers
comme des coups d'aile, la mélancolique beauté de cette lumière
automnale. Mais dès que tombait la délicieuse excitation du travail, il
se sentait oublié, solitaire. Il lui semblait que de cette barque
fragile qui emportait, sous un ciel étranger, le petit groupe de jeunes
exilés chassés d'Angleterre par la tempête, la Douleur avait pris
le gouvernail.


[Footnote 1: Nom que Shelley et Mary donnaient à la petite Clara.]



IX. LE CIMETIÈRE ROMAIN


Après un mois, il fallut rendre à Byron sa villa et lui ramener
Allegra. La pluie et l'hiver inspirèrent à Shelley le désir d'émigrer
vers le Sud. Il avait besoin, pour être heureux, de chaleur et de
sympathie; climats et villes inconnues tentaient sa mélancolie.

La route de Rome serpentait au milieu de vignes déjà rougissantes. À
chaque pas on rencontrait des attelages de bœufs blancs comme du lait,
de virgilienne beauté. Ils traversèrent Ferrare, puis Bologne où ils
virent tant d'églises, de statues et de tableaux qu'il leur sembla que
leur cerveau devenait comme un portefeuille d'architecte ou un magasin
d'estampes. Par Rimini, Spoleto, Terni, villes romantiques, ils
arrivèrent dans la Campagne Romaine, parfaite solitude, à la fois
charmante et sublime. Quand ils entrèrent dans la ville, un immense
épervier plana au-dessus d'eux.

À Rome, la majestueuse tristesse des ruines les toucha. Shelley
admira le cimetière anglais, près de la tombe de Cestius, le plus beau
et le plus solennel qu'il eût jamais vu. Le vent faisait chanter les
feuilles des arbres au-dessus des tombes de jeunes femmes et d'enfants.
C'était le lieu où l'on eût souhaité dormir.

Après un voyage de trois semaines, ils arrivèrent à Naples et
louèrent un logis d'où l'on découvrait la baie bleue, toujours
semblable et toujours différente. Nuit et jour on voyait fumer
légèrement le Vésuve, et la mer réfléchir ses flammes et son ombre.
Le climat était celui d'un printemps anglais, bien que peut-être
manquât ce crescendo continu de douceur qui donne tant de charme
aux pays tempérés. Ils allèrent à Pompéï, à Salerne, à Pæstum, belles
visions trop courtes qui laissaient dans l'esprit de blanches et
confuses images comme un rêve à demi oublié. Malgré tant de beauté,
ils n'étaient pas heureux.

Ils ne connaissaient personne, et le perpétuel isolement de leur
petit groupe leur devenait pénible. Sous ce beau soleil, ils pensaient
avec envie à Richemond, à Marlow, à Londres même. Qu'étaient ces
montagnes et ce ciel bleu, sans un ami? Les plaisirs de société sont
l'alpha et l'oméga de l'existence, et les paysages présents, si réels,
si beaux soient-ils, s'évanouissent en fumée si l'on pense à des décors
familiers, médiocres peut-être en eux-mêmes, mais sur lesquels le
souvenir répand ses couleurs délicieuses.

Dans les rues, ils regardaient avec envie les pauvres gens, auxquels
d'autres pauvres gens disaient bonjour. Shelley, qui se sentait si
plein de tendresse pour les hommes, s'étonnait douloureusement de se
trouver toujours seul au milieu d'eux. Mary surtout souffrait d'être
partout «l'étrangère». Elle était de nouveau au début d'une grossesse;
Claire lui devenait insupportable; et elle avait de graves ennuis
domestiques. Son valet italien Paolo avait séduit la nourrice suisse.
Elle voulait le forcer à l'épouser, et quand le coquin finit par y
consentir, ce fut pour partir aussitôt avec sa femme en jurant de se
venger. Puis Claire fut très malade, d'une étrange maladie que Mary
comprit mal.

Mécontents, fatigués de Naples, ils décidèrent de retourner à Rome.
Un perpétuel besoin de changement les agitait, comme le malade qui dans
son lit cherche en vain une place fraîche et transporte sa fièvre avec
son corps. La chaleur du printemps romain parut fatiguer le petit
William. Le médecin leur conseilla de l'emmener rapidement plus au
nord. Ils allaient partir quand brusquement un violent accès de
dysenterie se déclara.

Pendant soixante heures Shelley ne quitta pas la main de son petit
garçon. Il s'y était attaché de plus en plus. C'était un enfant
intelligent, affectueux et sensible. Il avait de beaux cheveux
blonds soyeux, un teint transparent, des yeux bleus, animés et sérieux.
Quand il dormait, les femmes italiennes venaient, sur la pointe du
pied, se le montrer les unes aux autres. Comme il était déjà en agonie,
le médecin crut le sauver. Il vécut encore trois jours, puis à midi,
par un soleil admirable, mourut.

On l'enterra dans le cimetière anglais dont son père, en traversant
Rome, avait trouvé si charmante la silencieuse solitude. Le vent
chantait encore dans les fouilles des arbres. Près d'une tombe antique,
au milieu des fleurs et de l'herbe ensoleillée, Shelley vit
disparaître son enfant mort.

Fanny... Harriet... la petite Clara... William... Il lui sembla
qu'une atmosphère pestilentielle l'entourait et infectait les uns
après les autres tous ceux qu'il aimait.


* * *


Le jeune couple sur lequel les Dieux semblaient se divertir à
frapper à coups si durs, les avait jusque-là bravement supportés.
Mais cette fois Mary abandonna la lutte.

Shelley l'emmena à la campagne, dans une belle villa. Tout lui était
indifférent. Elle pensait à de petits pas sur le sable des plages
napolitaines, à ces belles expressions naïves qui disent si vivement
l'amour, l'étonnement et le plaisir. Immobile, les yeux fixés au loin
dans une sorte de torpeur, elle ne sortait de son silence que pour
s'inquiéter de la tombe romaine; elle voulait pour son bel enfant un
bloc de marbre blanc, des fleurs.

Godwin, informé de sa tristesse, la lui reprocha. Par l'exhibition
d'une douleur si banale elle diminuait son caractère; elle se mettait
au rang de toute la masse de sort sexe. Que lui manquait-il?
N'avait-elle pas l'homme de son choix, les biens de fortune et par là
le moyen de se fendre utile à l'humanité? «Mais vous avez perdu un
enfant, et tout le reste de l'univers, tout ce qui est bon, tout ce
qui a droit à votre bienveillance, tout cela n'est rien parce qu'un
enfant de trois ans est mort!»

Shelley lui-même se plaignait doucement: «_Ma très chère Mary,
où es-tu partie, me laissant tout seul dans ce monde aride? Ta forme
est là, charmante, mais toi, tu t'es enfuie par la route solitaire qui
conduit aux obscures retraites du chagrin..._»

Pour lui, il avait ses retraites aériennes, et quand il s'y
réfugiait le lugubre drame de sa vie n'était plus qu'un cauchemar
absurde. Là il achevait son Prométhée, nouvelle transposition du thème
unique de son œuvre: la lutte de l'Esprit contre la Matière, la lutte
de l'homme libre contre le Monde. Jupiter y devenait une sorte de Lord
Castlereagh; le Titan enchaîné un autre Shelley, victime remplie
d'espérance, confiante dans le triomphe final du Bien. Les beaux
ciels sans nuages, les tourbillons de vent tiède de l'Ouest, tout lui
était prétexte à chanter cette foi désespérément optimiste qu'aucun
malheur n'avait pu abattre: «_Vent, fais de moi ta lyre, comme l'est
cette forêt! Qu'importe si mes feuilles tombent comme les siennes!...
Deviens par mes lèvres, pour la terre endormie, la trompette d'une
prophétie! O, Vent, si l'Hiver vient, se peut-il que le Printemps
soit loin?_»

Quand le moment de l'accouchement de Mary approcha, ils partirent
pour Florence, afin d'être à portée d'un bon médecin. Le meilleur fut
Florence elle-même, ville où la solitude est sans amertume. À Florence
on vit avec Dante; on s'assied à côté de Savonarole; on voit passer
Giotto. Dans les églises, Brunelleschi et Donatello rivalisent encore
amicalement. Les statues y vivent dans la rue avec plus de familiarité
qu'ailleurs. Sur la place, le David vainqueur défie le Neptune imbécile
et l'Hercule maladroit de Bandinelli. On souffre moins de ne pas
connaître les enfants qui passent, devant ceux de Della Robbia.

Shelley aimait à regarder la ville des hauteurs de San Miniato. Les
toits roses dessinaient leurs formes précises; l'Arno gonflé par les
pluies roulait ses eaux jaunes entre les vieilles maisons qui
semblaient une foule humaine accourue sur les rives et sur les ponts;
dans le lointain la vallée découvrait un horizon de collines bleuâtres.

Dans cette atmosphère toute chargée d'esprit. Mary reprenait quelque
goût pour la vie. À la pension de famille elle parlait avec les «gens
de dessous». Son accouchement fut heureux et rapide. Quand elle se vit
de nouveau avec un bébé dans les bras, elle sourit pour la première
fois depuis la mort de William.

Elle appela son fils Percy-Florence.



X. ANY WIFE TO ANY HUSBAND


Tout dans la vie arrive par séries. Un ami en amène un autre. Mary
et Percy, qui avaient tant souffert de la solitude, se trouvèrent
soudain, sans l'avoir cherché, le centre d'un petit groupe animé et
agréable.

Le hasard avait fait ce miracle. D'abord Shelley avait recommencé à
souffrir de sa douleur dans le côté. Le vent des Apennins, si rude
l'hiver à Florence, lui était pénible, et le médecin lui avait
conseillé d'aller vivre à Pise, mieux abritée.

Là un de ses cousins, Tom Medwin, était venu le rejoindre. C'était
un ancien officier de l'armée des Indes qui, se piquant de littérature,
avait eu l'idée de chercher la société du seul lettré de la famille.
Il était parfaitement ennuyeux, mais brave homme, et il présenta aux
Shelley un couple charmant, les Williams.

Edward Williams était, comme Medwin, un ancien officier de dragons.
Il avait dû donner sa démission à cause, disait-il, de sa mauvaise
santé. C'était un garçon franc, très simple, sans prétentions, et
s'intéressant à tout. Il plut beaucoup aux Shelley, et sa femme leur
parut délicieuse, très jolie, de manières raffinées, excellente
musicienne. Tout de suite ce fut entre les deux ménages une profonde
sympathie, et les Shelley connurent enfin cette douce vie de visites
spontanées, d'éloges délicats, de confiance qui fait le charme des
vraies amitiés.

Dès qu'un groupe existe, les isolés s'y agrègent. Il leur vint un
Irlandais, le comte Taaffe; un Grec, le Prince Mavrocordato, et un
extraordinaire prêtre italien au diabolique et pénétrant visage
d'inquisiteur de Venise, le Révérend Professeur Pacchiani, dit le
Diable de Pise, abbé sans religion et professeur sans chaire, grand
amateur de femmes et de tableaux, antiquaire, procureur, connaisseur et
entremetteur universel. C'était l'homme qui trouve toujours un Palazzo
à louer et touche sa commission du locataire et du propriétaire,
recommande un professeur d'italien et partage avec lui le prix des
leçons et glisse mystérieusement à l'Anglais de passage le nom d'un
Marchese désireux de vendre un Andrea del Sarto.

Familier d'une maison le jour même où il y pénétrait, Pacchiani
appelait Mary et son amie Jane, «le belle Inglese» et les amusait en
leur racontant l'histoire intime des grandes familles de Pise dont
il était l'ami et le confesseur.


* * *


Un des récits de l'abbé émut vivement Shelley. Le comte Viviani,
l'un des hommes les plus importants de la ville, venait de se remarier
avec une femme beaucoup plus jeune que lui; il avait eu de sa première
femme deux filles charmantes, et la nouvelle comtesse, jalouse de la
beauté de ces jeunes filles, avait obtenu de son mari qu'il les
enfermât dans deux couvents de Pise jusqu'à ce que quelqu'un consentît
à les épouser sans dot. Le professeur, qui avait connu les «contessine»
depuis leur enfance, parlait avec enthousiasme de leur beauté et de
leur esprit. L'aînée surtout, Emilia, était une sorte de génie.

«Poverina! disait Pacchiani. Elle est là comme un oiseau en cage.
Elle voit ses jeunes années passer sans but, elle qui était faite pour
l'amour. Hier, elle arrosait quelques fleurs dans sa cellule: «Oui,
leur disait-elle, vous êtes nées pour végéter, mais nous, êtres
pensants, nous sommes faits pour agir et non pour nous flétrir sur
place...» Ce couvent de Sainte-Anne est un affreux endroit; en ce
moment-ci les pensionnaires y grelottent de froid et n'ont pour se
chauffer que quelques cendres sur un récipient de terre. Vous auriez
pitié d'elles.»

Ce récit réveilla en Shelley tous ses sentiments de chevalier
errant, endormis depuis quelques années dans la paix de la vie
conjugale. Il posa mille questions, et montra tant d'indignation
contre le vieux comte, tant d'intérêt pour la belle victime que
Pacchiani, qui ne pouvait résister au délicieux plaisir de
s'entremettre, suprême sensualité des vieillards, proposa de
l'emmener au couvent de Sainte-Anne.

C'était en effet une misérable maison; les visiteurs traversèrent
un portail en ruines; l'abbé alla chercher Emilia, et bientôt
Méphistophélès revint avec Marguerite. Il n'avait pas exagéré la beauté
de la jeune fille; ses cheveux noirs étaient noués simplement comme
ceux d'une muse grecque: son profil sans défaut semblait l'œuvre d'un
parfait sculpteur; la pâleur du teint faisait ressortir l'éclat des
yeux qui possédaient cette expression à demi-endormie et profondément
voluptueuse, où certaines Italiennes surpassent les Orientales.

Dès qu'elle entra dans le triste parloir, Shelley sentit qu'il
l'aimait. Amour qui n'était pas un désir charnel, mais un besoin de
se sacrifier, d'admirer, de se sacrifier pour ce qu'on admire. Il
conservait toujours à l'arrière-plan de sa sensibilité cette image
de parfaite beauté physique unie à la beauté morale, ce mythe d'une
femme charmante et opprimée dont il serait le chevalier, Andromède
de ce Persée, princesse de ce saint Georges, mythe qui était au fond
de tous les sentiments amoureux qu'il avait éprouvés, qui lui avait
fait enlever Harriet pour la soustraire à son père, aimer Mary parce
qu'elle était malheureuse, mélange aux proportions, inconnues de
lui-même, de sensualité et de pitié, sentiment peut-être trouble à
l'origine, mais qu'il avait su purifier, et qui exaltait au plus haut
point sa puissance de création poétique.

Il avait cru longtemps trouver en Mary cette amante mystique et elle
en était sans doute aussi peu différente qu'une femme peut l'être
d'une déesse. Pour la première fois peut-être, le personnage réel que
la brume shelleyenne dévoilait en se dissipant, coïncidait presque
avec son image idéale. Pourtant, la vie en commun lui avait fait
découvrir en elle des traits qui ne pouvaient guère appartenir à la
divine vision. Mary mère de famille, ménagère, était plus sèche, plus
pratique que la jeune fille héroïque et tendre de Skinner Street. Ce
que Shelley avait appelé sa netteté d'esprit n'était pas loin d'être
de la froideur; sa jalousie allait parfois jusqu'à une véritable
mesquinerie. Surtout il la connaissait trop bien pour pouvoir encore
attacher ses rêveries à une image devenue si précise.

Mais en cette belle, en cette mystérieuse Emilia, la déesse pouvait
s'incarner parce qu'il ne savait rien d'elle. Il rencontrait enfin dans
ce couvent étranger la vision admirable et fugitive qu'il poursuivait
depuis l'adolescence et qui, chaque fois qu'il croyait la saisir,
s'évanouissait pour le laisser en présence d'une femme de chair qui
blessait sa sensibilité.

En entrant dans le parloir, Emilia s'adressa à un oiseau qui se
trouvait là dans une cage et lui tint un discours qui parut à Shelley
le plus poétique du monde.

«Pauvre petit! Tu meurs de langueur! Comme je te plains! Comme tu
dois souffrir en entendant les troupes de tes semblables qui
t'appellent et partent sur les vents pour des pays inconnus! Comme moi,
tu dois finir ici ta misérable destinée... Oh! que ne puis-je te
délivrer!» Elle improvisait volontiers ainsi, à l'italienne, des sortes
de poèmes parlés qui ne manquaient ni d'abondance, ni de force.
Shelley la trouva géniale. Il lui demanda la permission de revenir, de
lui amener sa femme, sa belle-sœur; elle y consentit volontiers.

En racontant cette visite à Mary, il ne lui cacha pas les sentiments
qu'il avait éprouvés. Tous deux étaient grands lecteurs de Platon,
et Mary connaissait cet amour qui n'est que la contemplation de la
Suprême Beauté. Elle eut préféré cependant que cette contemplation
eût pris pour objet ure statue, ou que Shelley, comme Dante, n'eût
jamais parlé à sa Béatrice. Cependant, quand Shelley la pria d'aller
voir la belle captive, elle l'accompagna volontiers.

Elle reconnut qu'Emilia était belle, très «statue grecque», et d'une
éloquence assez surprenante, mais au fond de son cœur elle pensa
qu'elle préférait la pudique réserve des Anglaises à ce trop expansif
génie italien. Elle trouva qu'Emilia parlait fort, que ses gestes,
expressifs sans doute, l'étaient au point de manquer de grâce, et
qu'elle était surtout agréable quand elle restait silencieuse. Elle
se garda de laisser paraître ces impressions, et lui témoigna
beaucoup d'amitié.

Claire, plus sensible, fut conquise comme Shelley. Tandis que Mary
apportait à la captive de petits cadeaux, des livres, une chaîne d'or,
Claire, qui était pauvre, offrit ce qu'elle pouvait: des leçons
d'anglais qu'Emilia accepta avec joie. Une incessante correspondance
commença entre le couvent et Pise; ce n'était que «Chère sœur!...
Mary adorée!... Sensible Percy!... Caro fratello», et même (dans un
sens mystique, cela se doit entendre) «adorato sposo». Cependant la
«chère sœur Mary» paraissait parfois un peu froide. «Mais votre mari
me dit que cette froideur apparente n'est que la cendre qui couvre un
cœur affectueux.»

La vérité était que la chère sœur Mary s'énervait un peu. Shelley
était en train de construire autour d'Emilia un de ces mondes
imaginaires où il aimait à s'évader; il composait pour elle un grand
poème d'amour qu'il voulait aussi mystérieux que la Vita Nuova de Dante
ou les sonnets de Shakespeare. Il y proclamait sa doctrine de
l'amour:

«_Je n'ai jamais été de cette grande secte qui tient que chacun
doit choisir une maîtresse ou un ami et livrer tout le reste à l'oubli,
si beau, si sage que soit ce reste. Tel pourtant est le culte de ces
pauvres esclaves qui cheminent fatigués par la grand' route du monde
vers leur demeure parmi les morts, et font, avec un seul ami enchaîné,
parfois avec un jaloux ennemi, le plus long et le plus aride des
voyages. L'amour vrai diffère en ceci de l'or et de l'argile que le
diviser ne le diminue point. L'amour est comme l'intelligence, plus
vive si elle contemple plus de vérités... Étroit le cœur qui n'aime,
d'esprit qui ne contemple qu'un objet._»

Il y faisait d'Emilia un portrait qui n'était qu'un hymne à la
beauté de la captive, «_au parfum tiède qui s'exhalait d'elle et qui
rassasiait le vent fané, senteur sauvage, trop aiguë pour être
sentie... À la gloire de sa divine personne qui tremblait au travers
de ses membres ainsi que derrière une nuée, dans le ciel paisible de
juin, la lune tremble inextinguiblement belle._»

«_Épouse, sœur, ange, pilote de ce destin dont la course fut si
privée d'étoiles... Emilia, un vaisseau se balance dans le port..._»
Et c'était la plus passionnée des invitations au voyage vers un pays
irréel et charmant: «_Là, nous nous confondrons en un seul être; nos
souffles se mêleront, nos poitrines s'uniront, nos artères battront
ensemble, extase si douce qu'on en meurt._»

Bien que Mary se répétât, pour se rassurer, que toutes ces belles
choses s'adressaient à l'essence divine d'Emilia et non à une jolie
bile aux cheveux noirs, il lui était pénible de voir Shelley travailler
avec une si grande exaltation. Heureusement le travail de composition
l'absorbait assez pour ne pas lui laisser le temps de rendre visite à
son héroïne. Et tandis que ce platonique amant accumulait les images
vaporeuses, Emilia recevait du Comte, son père, des propositions tout
à fait cyniques.

Le comte Viviani avait trouvé un époux qui consentait à la prendre
sans dot; il exigeait qu'elle se décidât. Le mari était peu tentant;
c'était un certain Biondi qui vivait dans un château lointain, en plein
pays de marécages. Elle ne l'avait jamais vu et ne devait pas le voir
avant le jour du mariage. Ces fiançailles à la turque étaient bien
dégoûtantes, mais que pouvait-elle espérer? Le Roi des Elfes, marié à
la très réelle Mary, ne la tirerait certes pas de son cachot. Si elle
épousait ce Biondi, peut-être trouverait-elle là le point de départ
d'une vie plus heureuse? Si l'homme lui déplaisait, elle en
rencontrerait d'autres, et il devait bien y avoir des «cavaliers
servant»» jusqu'au milieu des marécages.

Avant d'avoir terminé son poème, Shelley apprit qu'elle se
mariait.


* * *


Six mois plus tard, Mary écrivait à une amie: «_Emilia a épousé
Biondi; on dit qu'elle rend la vie dure à lui et à sa mère. La
conclusion de notre amitié «a la italiana» me rappelle cette nursery
ryhtme_:



... _J'ai rencontré une jolie fille_
_Qui me fit une révérence._
_Je lui donnai des gâteaux;_
_Je lui donnai du vin;_
_Je lui donnai du sucre candi,_
_Mais oh! la méchante fille!_
_Elle me demanda du brandy!_



«_Remplacez le brandy par ce qu'il faut pour l'acheter (et pas une
petite somme) et vous saurez toute l'histoire des amours platoniques
de Shelley._»

Et Shelley ajoutait: «_Je ne puis plus supporter la vue de mon
poème. La personne que je chantais était une Nuée et non une Déesse.
Je crois que l'on est toujours amoureux d'une chose ou d'une autre;
terreur, et je confesse qu'elle n'est pas facile à éviter pour un
esprit en chair et en os, consiste à chercher dans une enveloppe
mortelle l'image de ce qui peut-être est éternel._»



XI. LE CAVALIER SERVANT


Pendant les premiers temps qui avaient suivi son départ de Venise,
Claire avait eu des nouvelles d'Allegra assez régulièrement, par les
Hoppner. La petite souffrait du froid. Elle était devenue tranquille
et sérieuse comme une petite vieille, et Mrs Hoppner était d'avis
qu'il eût mieux valu ne pas la laisser à Venise. Mais il était
impossible d'avoir une conversation utile avec son père qui
se plongeait de plus en plus dans la débauche.

Puis quelques mois se passèrent sans aucune nouvelle. Très anxieuse,
Claire écrivit des lettres de plus en plus pressantes, sans pouvoir
arracher une réponse à la femme du consul devenue étrangement
silencieuse. Enfin elle sut que de grands changements s'étaient
produits dans la vie de Byron. Cela avait commencé par une maladie
assez grave qui l'avait forcé à rester au lit. Hoppner, qui lui tenait
compagnie, lui avait alors raconté que ses amours, loin de scandaliser
encore le monde vénitien, comme il le croyait et l'espérait,
divertissaient maintenant les «conversazioni» à ses dépens. On le
disait joué et volé par les filles rusées qui se moquaient de lui dans
leur patois. Don Juan était entré dans une grande fureur, et
sur-le-champ toutes les prêtresses du Palais Mocenigo avaient été
renvoyées à leurs antres respectifs.

Dès sa convalescence on avait revu Byron dans les salons de Venise,
longtemps abandonnés par lui. Là il avait rencontré la plus jolie
femme de la saison, la petite comtesse Guiccioli, charmante blonde de
dix-sept ans qui venait d'épouser un noble barbon. Le Pèlerin l'avait
trouvée bien faite, la poitrine surtout admirable. Dès le premier
jour, en sortant du salon, il lui avait glissé un papier qu'elle avait
fort adroitement pris. C'était un rendez-vous. Elle y était venue.
Celui qui disait l'aimer était un grand poète, jeune, beau, noble
et riche. Entourée de mille enchantements, elle avait tout cédé,
aussitôt, sans combat.

Quelques jours plus tard, le comte Guiccioli avait emmené sa femme à
Ravenne et Teresa avait prié Byron de la suivre: «La charmante
oubliait qu'on peut siffler un homme n'importe où avant... mais après!»
L'idée de l'amour romanesque et constant lui était odieuse. Il
n'avait pas bougé et s'était senti assez fier de son refus.

De Ravenne, elle lui avait écrit qu'elle était très malade, et où
l'amour avait échoué, la pitié avait soudain réussi. Don Juan s'était
mis en route, non sans s'arrêter à Ferrare et autres villes pour
admirer les beautés locales. Bien qu'il feignît l'indifférence et même
l'ennui, il accourait d'assez bon gré. Les femmes intelligentes, comme
Lady Byron ou Claire, le fatiguaient vite; il méprisait trop ce sexe
pour demander à une maîtresse d'être une compagne intellectuelle. Les
belles boulangères et marchandes de Venise étaient pourtant d'une
espèce trop différente de la sienne. Mais la comtesse Guiccioli
unissait une reposante et affectueuse sottise aux grâces d'une femme
bien née: elle fixa sans trop de peine l'éternel fugitif. Don Juan
devint pour elle un garde-malade fidèle et même sentimental. «Si
je la perdais, écrivait-il alors, je perdrais un être qui a couru de
grands risques pour moi et que j'ai toutes raisons d'aimer. Je ne sais
ce que je ferais _réellement_ si elle mourait, mais je
_devrais_ me faire sauter la cervelle, et j'espère que je le
ferais.»

Quand sa conquérante conquête dut quitter Ravenne pour Bologne,
il la suivit. Il était devenu le classique sigisbée: «Mais je ne puis
dire que je ne sente pas la dégradation. Mieux vaut être un planteur
maladroit, mieux vaut être un trappeur ou n'importe quoi, plutôt
qu'un flatteur d'oisives ou un porteur d'éventails... Et pourtant me
voici cavalier servant! _By the Holy!_ C'est une étrange
sensation.»


* * *


Claire apprit toute cette histoire et que Byron avait fait venir
Allegra à Bologne. L'idée que sa fille vivait dans la maison de la
nouvelle maîtresse de Byron, d'une femme qui n'avait aucune raison de
l'aimer et quelques-unes peut-être de la haïr, l'épouvanta. Elle
écrivit une lettre passionnée pour demander à la reprendre, Byron
répondit: «_Je désapprouve si complètement le mode d'éducation des
enfants adopté dans la famille Shelley que je croirais, en vous envoyer
ma fille à l'hôpital... Ou elle ira en Angleterre, ou je la mettrai
dans un couvent. Mais elle ne me quittera pas pour mourir de faim ou
d'une indigestion de fruits verts, et pour être élevée à croire que
Dieu n'existe pas._»

En recevant cette lettre, Claire nota amèrement dans son journal:
«Lettre de Lord Byron sur les fruits verts et Dieu», mais elle pleura
beaucoup. Allegra dans un couvent de nonnes italiennes, si dépourvues
de toute notion de propreté et de tout amour des enfants, ce projet
lui paraissait affreux. Elle adressa à Byron des lettres désespérées,
violentes, presque insolentes et il écrivit à Shelley pour se plaindre
de cette attitude et pour l'avertir qu'à l'avenir il refuserait de
correspondre avec elle.

«_Je ne sais, répondit Shelley, ce que contiennent les lettres de
Claire. J'en ai vu une ou deux, mais comme je les trouvais extrêmement
absurdes et enfantines, je l'ai priée de ne pas les envoyer et elle
m'a dit qu'elle en avait écrit et envoyé d'autres. Je m'étonne que
vous vous laissiez irriter par ce qu'écrit Claire... il est naturel
qu'elle ait désiré voir sa fille. Que son désappointement l'irrite et
que son irritation lui fasse écrire des absurdités, tout cela est dans
l'ordre naturel des choses. Pauvre petite, elle est malheureuse et mal
portante, et devrait être traitée avec autant d'indulgence que
possible. Les esprits faibles et légers ont ceci de commun avec les
Rois qu'ils ne sont jamais responsables._»

Il avait besoin lui-même de cette hauteur de vues pour dominer les
querelles de femmes qui troublaient sa propre maison. Mary était de
plus en plus nerveuse. Godwin l'accablait de demandes d'argent
auxquelles Shelley était décidé à ne plus répondre. Il avait donné à
son beau-père près de cinq mille livres sans aucun résultat et avait
acquis à ce prix élevé une amère sagesse, une pénible connaissance de
ce caractère sans beauté. Comme les lettres de reproches de Godwin
faisaient tourner le lait de Mary, il informa le philosophe qu'il les
intercepterait désormais et les supprimerait si elles traitaient de la
question financière: «_Mary n'a pas et ne doit pas avoir d'argent à
sa disposition. Si elle en avait, la malheureuse, elle vous donnerait
tout. Un tel père, je veux dire un génie tel que le vôtre, ne doit pas
manquer de sujets à traiter avec une telle fille. Je n'ai pas besoin
de vous dire que le fait de cesser de lui écrire, maintenant que vos
lettres ne peuvent plus rien vous rapporter, ne pourrait être
interprété que d'une seule manière._» Ariel devenait dur.

Mary inquiète pour son père, Claire inquiète pour son enfant étaient
exaspérées l'une et l'autre. Leur commune admiration pour le seul
homme de la maison était beaucoup plus un obstacle qu'un secours pour
leur affection. Mary faisait tout pour que Claire se sentît gênante et
celle-ci finit une fois encore par se résigner. Une vieille dame
anglaise lui trouva un poste de gouvernante à Florence; elle partit.

Shelley lui écrivit de longues et tendres lettres. Encore qu'elles
fussent innocentes, il ne les montrait pas à Mary et pria Claire de ne
pas y faire allusion quand elle écrivait à sa sœur. Ce manque de
franchise lui était pénible. Il avait conçu l'amour comme une
communauté d'idées et d'action si continue que les explications même
eussent été inutiles entre amants. Mais ce que la vie lui avait apporté
était moins parfait et devait être accepté. La vérité à l'état pur est
un poison mortel pour certains esprits; et Mary ne la supportait
que très diluée.



XII. R. B. HOPPNER À BYRON



Venise, 16 septembre 1920.


«Mon cher Lord, vous êtes surpris, et avec raison, du changement de mon
opinion sur Shiloh[1]:
elle n'est certainement plus ce qu'elle était. Mais, si je vous découvre
cet horrible secret, je compte que vous laisserez les Shelley ignorer
que vous le connaissez, cela autant pour cette malheureuse femme que
pour Mrs Hoppner et moi-même. Je suis certain que vous trouverez cette
demande assez raisonnable pour vous y conformer et je veux maintenant
vous divulguer la vérité. Pour le bien d'Allegra il est nécessaire que
vous sachiez, car cela vous fortifiera dans la noble résolution prise
par vous de ne plus la confier à sa mère.

«Sachez donc qu'au temps où les Shelley séjournaient ici, Claire
était enceinte des œuvres de Shelley. Vous vous souvenez d'avoir entendu
qu'elle était constamment malade et toujours surveillée par un médecin;
je suis assez peu charitable pour croire que la quantité de médicaments
qu'elle absorbait alors n'avait pas pour seul but de restaurer sa santé.
Je comprends aussi pourquoi elle préférait rester seule à Este malgré
sa crainte des fantômes et des voleurs, plutôt que d'être ici avec
les Shelley.

«Quoi qu'il en soit, ils partirent d'ici pour Naples où, une nuit,
Shelley fut appelé auprès de Claire très malade. Sa femme naturellement
trouva étrange que ce fût lui qu'on appelât; bien qu'elle ignorât la
nature de leurs relations, elle avait eu des preuves suffisantes de
l'indifférence de Shelley et de la haine de Claire à son égard. Comme
Shelley désirait qu'elle se tînt tranquille, elle n'osa pas intervenir.

«On envoya chercher une sage-femme et le digne couple, qui n'avait
fait aucun préparatif pour recevoir l'être infortuné qui allait être
mis au monde, paya cette femme pour l'emporter aux Enfants-Trouvés, où
l'enfant fut placé une demi-heure après sa naissance. Ils durent aussi
acheter le silence du médecin au prix d'une somme considérable. Pendant
tout le temps que Claire fut couchée, Mrs Shelley exprima une grande
anxiété à son sujet, mais ne put l'approcher. Ces brutes, au lieu de la
remercier de l'intérêt porté à Claire par au moins quelques expressions
bienveillantes, n'ont fait depuis qu'accentuer leur haine, se conduisant
envers elle de la façon la plus odieuse, et Claire a fait tout ce
qu'elle a pu pour la faire abandonner par son mari.

«La pauvre Mrs Shelley, quelques soupçons qu'elle puisse avoir,
ne sait rien de l'aventure de Naples et comme cela ne ferait qu'ajouter
à son malheur, il vaut mieux qu'elle ne sache pas. Nous tenons tout ce
récit d'Élise; elle a passé ici l'été avec une dame anglaise, qui en
disait le plus grand bien. Elle nous a raconté aussi que Claire n'hésite
pas à dire à Mrs Shelley qu'elle souhaite sa mort, ni à demander à
Shelley en sa présence comment il peut vivre avec une telle créature.

«Je crois qu'après ce récit, vous ne vous étonnerez plus de ma
mauvaise opinion de Shelley. Je reconnais ses talents, mais je ne puis
croire qu'un homme puisse être, comme vous le dites, «antimoral jusqu'à
la folie» et avoir de l'honneur. J'ai entendu parler de l'honneur des
voleurs, mais cela ne signifie que leur propre intérêt, et bien qu'il
puisse être de l'intérêt de Shelley de paraître aussi respectable que
possible avec les opinions qu'il professe publiquement, il est clair
pour moi que l'honneur n'inspire pas une seule de ses actions. Je
crains que cette lettre ne soit écrite dans un style incohérent, mais
je ne puis me persuader de reprendre une seconde fois ce répugnant
sujet. J'espère que vous vous efforcerez de la comprendre comme elle
est... Adieu my dear Lord, croyez-moi votre fidèle serviteur.»


R. B. Hoppner.



_Byron à Hoppner._


«Mon cher Hoppner, vos lettres et papiers sont bien arrivés, quoique
lentement, ayant manqué un courrier. L'histoire Shiloh est vraie
certainement, quoique Élise ne soit ici qu'une sorte de témoignage du
ministère public. Vous vous souvenez du grand désir qu'elle montrait
de retourner chez eux, maintenant elle les quitte et les injurie.
Quant aux faits il ne peut y avoir guère de doutes. Cela leur
ressemble tant. Soyez certain que je suivrai votre conseil. Toujours
fidèlement à vous.»


Byron.


[Footnote 1: Surnom que Byron donnait à Shelley.]



XIII. SILENCE DE LORD BYRON


Shelley, que Byron avait invité à venir le voit à Ravenne pour y
parler de choses importantes, trouva le Pèlerin en brillante condition.
Le visage, jadis fatigué par les débauches de Venise, avait un bel air
de santé. Le règne de la Guiccioli avait écarté les aventures
dégradantes. Le valet Fletcher lui-même avait replis de l'embonpoint,
ainsi qu'une ombre s'engraisse avec le corps qui la produit.

La maison était splendide, le train royal. Dans l'escalier de marbre,
Shelley rencontra des animaux de toute espèce qui vivaient là comme
chez eux. Huit énormes chiens, trois singes, cinq chats, un aigle, un
perroquet, et un faucon y réglaient leurs querelles en famille. Les
écuries contenaient dix chevaux.

Byron le reçut avec de grandes démonstrations d'amitié et les deux
amis passèrent la nuit entière à se lire des poèmes et à les discuter.
Les nouveaux chants de Don Juan parurent à Shelley admirables. Le
contact du génie de Lord Byron le désespérait toujours. À côté de ces
constructions si vigoureuses, ses propres vers lui paraissaient
bien frêles. Il dit à Byron qu'il le jugeait digne d'écrire une épopée
qui fût pour notre époque ce que l'Iliade était pour les Grecs. Mais
Byron affectait de mépriser la postérité et de ne s'intéresser
à là poésie qu'à partir de mille guinées le chant.

Une fois de plus l'Ascète dut s'adapter au mode de vie du Magnifique.
Lever à midi, breakfast à deux heures et travail jusqu'à six heures du
soir. Promenade à cheval de six heures à huit heures, dîner, puis
conversation jusqu'à six heures du matin.

Byron ne parla pas que de ses poèmes. Dès le premier jour, d'un air
amical, il mit Shelley au courant des fâcheuses histoires qui
circulaient parmi la colonie anglaise d'Italie, et, bien qu'il
eût promis aux Hoppner de ne pas les découvrir, il montra la lettre
qui contenait les accusations d'Élise. Il affirma d'ailleurs qu'il
n'avait jamais cru à cette absurde histoire, mais le crédit si
légèrement accordé aux calomniateurs par les Hoppner attrista
profondément Shelley. Il écrivit aussitôt à sa femme.


* * *



_Shelley à Mary Shelley._


... Lord Byron m'a parlé d'une histoire qui m'agite au plus haut
point parce qu'elle montre une méchanceté si désespérée que je ne puis
me l'expliquer. Quand j'entends de telles choses, ma patience et ma
philosophie sont mises à sévère épreuve et je dois me retenir pour ne
pas chercher quelque obscure retraite où je puisse ne plus jamais
apercevoir le visage d'un homme. Il paraît qu'Élise (là il racontait
à Mary toutes les accusations contenues dans la lettre de Hoppner)...
Imaginez combien il est pénible pour une nature aussi faible et aussi
sensitive que la mienne de continuer à lutter dans ces conditions au
milieu de cette diabolique société des hommes. Vous devriez écrire à
Hoppner une lettre réfutant l'accusation et citant les preuves de vos
assertions, si, bien entendu, vous croyez, savez, et pouvez prouver que
cette accusation est fausse. Je n'ai pas besoin de vous dicter ce que
vous devriez dire, ni, je pense, de vous inspirer la chaleur nécessaire
pour réfuter une calomnie que vous seule pouvez réfuter complètement.
Envoyez-moi la lettre ici et je la ferai suivre aux Hoppner.



_Mary Shelley à Shelley._


My dear Shelley. Bien qu'affectée au-delà de toute mesure, j'ai
immédiatement écrit la lettre ci-jointe. Si la tâche n'est pas trop
horrible, copiez-la pour moi; je ne puis pas. Copiez aussi le fragment
de votre lettre qui contient l'accusation; j'ai essayé de l'écrire
mais n'ai pas pu. Je crois que j'aurais pu plutôt mourir. J'envoie
aussi la dernière lettre d'Élise. Joignez-la, ou non, comme vous le
jugerez meilleur. Je vous avais écrit hier soir dans des sentiments
bien différents, oh! mon ami bien-aimé. Notre barque est vraiment
secouée par la tempête, mais aimez-moi comme vous l'avez toujours
fait, que Dieu me garde mes enfants et nous aurons assez de force
pour résister à nos ennemis...

Adieu, très chéri, prenez bien soin de vous-même. Tout va bien
malgré tout. Pour moi le choc est passé et je méprise la calomnie, mais
elle ne doit pas rester sans contradiction. Je remercie sincèrement
Lord Byron pour la bienveillance avec laquelle il a refusé d'y croire.


P.--S.--Ne me croyez pas imprudente pour avoir parlé de
la maladie de Claire à Naples. Il est bon de regarder les faits en face.
Ils sont aussi rusés que méchants. J'ai relu ma lettre que j'ai écrite
en hâte, mais il valait mieux exprimer les sentiments dans leur première
vigueur.



_Mary Shelley à Mrs Hoppner._


Après un silence de deux ans, je m'adresse à vous de nouveau et je
regrette amèrement de devoir vous écrire dans de telles circonstances...
J'écris pour défendre des calomnies les plus odieuses celui auquel
j'ai le bonheur d'être unie, que j'aime et estime au-dessus de toute
créature vivante; et c'est à vous que je dois écrire ceci, à vous qui
avez été si bonne, et à Mr Hoppner, alors qu'il m'était si agréable de
penser que je ne vous devais à tous deux que de la gratitude. C'est
vraiment une tâche bien pénible.

Shelley est en ce moment en visite chez Lord Byron à Ravenne et j'ai
reçu aujourd'hui une lettre qui fait trembler ma main au point que je
peux à peine tenir ma plume... On dit que Claire a été la maîtresse
de Shelley, que... Sur mon honneur je vous jure que je ne puis écrire
ces mots. Je vous envoie une partie de la lettre de Shelley pour que
vous voyiez ce que je vais réfuter, mais je mourrais plutôt que de
copier quelque chose de si vil, de si méchant, de si faux, de si
monstrueux au-delà de toute imagination.

Mais que vous ayez pu le croire, que mon bien-aimé Shelley ait pu
être ainsi calomnié dans votre esprit, lui le plus fin et le plus
délicat des hommes, cela m'est plus pénible oh! beaucoup plus pénible
que les mots ne peuvent l'exprimer. Ai-je besoin de vous dire que
l'union entre mon mari et moi-même n'a jamais été troublée? L'amour a
causé notre première imprudence, un amour qui, augmenté par l'estime,
par une parfaite confiance de l'un dans l'autre, n'a fait que grandir
et ne connaît plus de bornes...

Ceux qui me connaissent bien ne croient toujours sur parole. Il n'y
a pas longtemps que mon père me disait dans une de ses lettres qu'il
ne m'a jamais entendu dire un mensonge. Mais à vous qui, bien que vous
ayez si facilement accueilli le mensonge, serez peut-être plus sourds
à la vérité, à vous je jure par tout ce qui m'est sacré au ciel et
sur la terre, par un serment que je mourrais d'écrire s'il s'agissait
d'un mensonge; je jure par la vie de mon enfant, par mon bien-aimé
enfant, que je sais que tout cela est faux.

N'en ai-je pas assez dit pour vous convaincre et n'êtes-vous pas
convaincus? Réparez, je vous en supplie, le mal que vous avez fait, en
retirant votre bienveillance à un être aussi vil que cette Élise, et en
m'écrivant que vous ne croyez plus à rien de son infâme récit. Vous
avez été bons pour nous et je ne l'oublierai jamais, mais je demande
justice. Vous devez me croire et, je vous en prie solennellement, soyez
assez justes pour confesser que vous me croyez.



Shelley montra cette lettre à Byron et lui demanda l'adresse des
Hoppner, mais Byron le pria de lui laisser le soin de la faire parvenir.

«Les Hoppner» dit-il «m'avaient arraché la promesse de ne pas vous
parler de cette histoire; en leur confessant ouvertement que je n'ai
pas tenu mon serment, je dois observer quelques formes. C'est pourquoi
je désire envoyer la lettre moi-même. Mes commentaires, d'ailleurs,
ne lui donneront que plus de poids».

Shelley y consentit volontiers et remit la lettre à son hôte. Mary ne
reçut jamais de réponse[1].


* * *


La question importante dont Byron avait voulu entretenir Shelley
était le sort d'Allegra au cas où lui, Byron, quitterait Ravenne. La
comtesse Guiccioli désirait partir pour la Suisse; Byron, qui préférait
la Toscane, pria Shelley d'écrire à la comtesse pour lui peindre la vie
de Florence et de Pise de façon assez plaisante pour qu'elle acceptât
de s'y rendre.

Shelley n'avait jamais vu la maîtresse de son ami, mais il était si
habitué à ce qu'on le priât d'intervenir dans les affaires de tous
ceux qu'il connaissait, qu'il n'hésita pas à écrire la lettre demandée.
Elle fut si vigoureuse qu'elle emporta la place. Brusquement il fut
décidé que Byron et son amie rejoindraient les Shelley à Pise. Quant
à Allegra, Byron acceptait de l'y emmener aussi. Claire n'y étant
plus, il ne voyait aucun obstacle.

Avant de quitter Ravenne, Shelley alla voir l'enfant au couvent de
Bagna-Cavallo. Il la trouva plus grande, mais aussi plus délicate et
plus pâle. Ses beaux cheveux noirs tombaient en boucles sur ses
épaules. Elle paraissait au milieu de ses compagnes un être d'une
race plus fine et plus noble. Une sorte de sérieux contemplatif
s'était superposé à son ancienne vivacité.

Elle fut d'abord timide, mais Shelley lui ayant donné une chaîne
d'or, qu'il avait rapportée pour elle de Ravenne, elle devint plus
familière. Elle le guida dans le jardin du couvent, en courant et en
sautant à la corde, si vite qu'il pouvait à peine la suivre. Elle lui
montra son petit lit, sa chaise. Il lui demanda ce qu'il fallait dire
à sa maman.

--Che mi manda un baccio e un bel vestituro.

--E come voi il vestituro sia fatto?

--Tutte di seta e d'oro.

Et à son papa.

--Che venga farmi un visitino e che porta seco la mammina[2].

Message difficile à transmettre à son noble père.

Le trait dominant de l'enfant parut à Shelley être la vanité. Elle
était peu cultivée, mais elle savait beaucoup de prières par cœur,
parlait du Paradis, en rêvait, et connaissait de prodigieuses listes
de Saints. Cette éducation plaisait à Byron.


[Footnote 1: Après la mort de lord Byron, la lettre de Mary fut
retrouvée parmi les papiers de celui-ci; il avait suivi la méthode la
plus sûre pour sauvegarder sa tranquillité.]

[Footnote 2: Qu'il vienne me faire une petite visite et qu'il amène
avec lui ma maman.]



XIV. MIRANDA


«L'arrivée prochaine du noble Pèlerin avait mis dans le petit cercle
de Pise l'agréable agitation que créent toujours autour d'eux les
souverains en voyage. Mary, sur l'ordre de Shelley, avait loué la plus
belle maison libre de la ville: le Palais Lanfranchi. Avec l'aide de
ses amis Williams, elle s'était occupée de mettre cette vieille bâtisse
en état de recevoir Lord Byron. Bientôt la Guiccioli arriva en
avant-garde avec le comte Gamba son père, et les Shelley l'accueillirent.
Cette jolie petite Italienne, sentimentale et puérile, les surprit
beaucoup et agréablement. «Voici une charmante femme, dit Shelley,
qui, si je connais un peu la nature humaine et mon Byron, regrettera
bientôt sa folle imprudence.»

Enfin Don Juan lui-même parut. Tout Pise était aux fenêtres pour
voir passer le Diable Anglais et sa ménagerie. Le défilé méritait
d'être vu: cinq voitures, sept domestiques, neuf chevaux; chiens,
singes, paons et ibis à la suite. Les Shelley étaient inquiets de
l'impression qu'allait produire leur palais, mais celui-ci plut. Byron
déclara qu'il aimait cette vieille demeure moyenâgeuse. Elle était du
XIVe siècle, mais le noble Lord avait toujours mêlé les
styles. Surtout les caves humides et sombres lui semblèrent romantiques
à souhait. Il les baptisa souterrains et cachots, y fit descendre des
coussins et s'y installa pour dormir.

Dès son arrivée, il devint le centre mondain du petit groupe de Pise;
Shelley en resta le centre moral. On allait chez Byron par curiosité,
par admiration; chez Shelley par sympathie. Shelley, levé très tôt,
lisait jusqu'à midi Goethe, Spinoza ou Calderon; puis il gagnait la
forêt de pins et dans cette solitude parfaite travaillait jusqu'au
soir. Byron se levait à midi, déjeunait sobrement, allait se promener
à cheval et tirait au pistolet. Le soir, il faisait visite à sa
maîtresse, rentrait à onze heures, se mettait à travailler et composait
souvent jusqu'à deux ou trois heures du matin. Puis enfiévré, excité,
il se couchait, dormait mal et restait au lit toute la matinée.

Il avait tout de suite été recherché par la colonie anglaise de Pise.
Les plus puritains ne pouvaient longtemps tenir rigueur à un Lord
authentique qui leur apportait sur un sol étranger un si délicieux
abrégé des Vanités Britanniques. Son désir de scandaliser ne
montrait-il pas d'ailleurs le respect le plus orthodoxe? Si
l'indifférence est une offense, le défi n'est-il pas au contraire
une forme de l'humilité? Ne voyait-on pas qu'il ne pouvait vivre sans
salons à visiter, femmes à courtiser, dîners à rendre? On lui fut très
indulgent. Mais quand il voulut imposer Shelley, la résistance fut
obstinée. Shelley, dans le monde, s'ennuyait et le laissait voir. En
morale on devinait qu'il préférait l'Esprit à la Lettre, qu'il croyait
à la Rédemption plus volontiers qu'au Péché Originel. La foi dans la
perfectibilité de l'homme est la plus impardonnable; elle obligerait
à vouloir. La frivolité qui la flaire de loin en poursuit toujours
la destruction; les femmes vraiment distinguées traitèrent les Shelley
en suspects.

Lui s'en moquait bien, préférant mille fois l'air frais de la nuit à
l'atmosphère enfumée d'une salle de jeu. Mais Mary voulait être
invitée. Une Mrs Beckett donnait des bals, «étant, disait Byron,
affligée d'une litière de sept filles, toutes à l'âge où ces animaux
doivent danser pour leur subsistance». C'était une idée fixe de Mary
que de voir un bal de Mrs Beckett. «Tout le monde y va», disait-elle.
Shelley navré regardait le ciel: «Tout le monde! Quel est ce monstre
mythique? L'avez-vous jamais vu, Mary?» Pour plaire à «Tout le monde»
elle tenta même d'assister au service du pasteur anglican. Mais il
prêcha contre les athées en la regardant avec une telle insistance
que, malgré toute son ardeur conformiste, elle sentit que sa dignité
d'épouse ne lui permettait pas d'y retourner.

Ces soucis mondains, ces dîners, ces bals étaient aux yeux de Shelley
d'une incroyable vulgarité. À vingt ans, la frivolité lui avait paru
criminelle; il en était arrivé à la juger méprisable; c'était plus
grave. Pour fuir des reproches et des regrets qui lui semblaient si
ridicules, il se réfugiait chez les Williams. Là, il lui semblait
retrouver l'harmonieuse et tendre atmosphère qui lui était nécessaire.
Edward Williams était gai, généreux, sans aucune mesquinerie. Quant à
Jane, sa grâce, sa douceur, le calme de ses mouvements, la beauté
apaisante de sa voix en faisaient un être reposant et aimable comme
un beau jardin. Peut-être eût-elle moins plu au Shelley de vingt ans
qui rêvait d'une vierge ardente et forte, mais il demandait maintenant
à la femme moins la force que l'oubli.

Elle chantait et sa belle voix emportait pour un instant Shelley loin
de ses tragiques souvenirs et de son froid ménage. Comme jadis, blessé
par Harriet, il avait regardé avec un plaisir infini le visage de Mary
tout chargé de douces promesses; maintenant, las de trouver Mary à son
tour plaintive et imparfaite, il aimait à contempler en Jane une
mortelle image de l'Antigone que sans doute il avait aimée dans une
vie antérieure.

Seulement il ne croyait plus comme autrefois qu'il fallût tout briser
pour tout reconstruire, abandonner Mary pour fuir avec Jane. Celle-ci
était mariée avec un honnête homme dont il voulait demeurer le loyal
ami. Mary était une bonne et malheureuse femme dont il fallait ménager
la sensibilité. Il aimait Jane, mais d'un amour tout immatériel, sans
espoir, presque sans désir.

Elle se prêtait d'ailleurs adroitement à ce jeu chevaleresque,
passait sa main sur le front de Shelley et s'efforçait de guérir sa
triste passion par de douces et magiques effluves. Ce jeune couple
était une source merveilleuse de bonheur et d'amitié à laquelle il
paraissait juste qu'un poète fatigué d'avoir beaucoup souffert pût
venir calmer sa fièvre. Jane et Edward étaient Ferdinand et Miranda,
le beau couple princier, et Shelley leur fidèle Ariel. Autour des amants
heureux peut voltiger l'esprit captif et pur.


* * *


Les Williams avaient souvent parlé à Shelley d'un de leurs amis,
Trelawny, homme extraordinaire, corsaire, pirate, qui, à vingt-neuf
ans, avait parcouru toutes les mers du globe, et désirait vivement
se joindre à la petite colonie de Pise. Trelawny les accablait de
lettres: «Si je viens, pourrai-je connaître Shelley? Et surtout
pourrai-je connaître Byron? Est-il possible de l'approcher?»

Williams qui, étant devenu leur familier, avait tout à fait dépouillé
les deux poètes du prestige du mystère et de la difficulté, répondait
avec un peu d'impatience: «Vous les verrez certainement. Shelley est
l'homme du monde le plus simple... Quant à Byron, cela dépend
entièrement de vous.»

Trelawny arriva à Pise un soir assez tard et rendit aussitôt visite à
ses amis Williams; comme ils étaient tous trois en conversation animée,
il aperçut par la porte entrebâillée et dans l'obscurité deux yeux
brillants fixés sur les siens; Jane se leva et dit en riant: «Entrez,
Shelley, c'est notre ami Trelawny qui vient d'arriver.»

Timide, rougissant, Shelley entra et serra chaleureusement les deux
mains du marin. Trelawny le regarda avec surprise, ne pouvant croire
que ces traits féminins fussent ceux d'un homme de génie et d'un
révolté, honni comme un monstre en Angleterre et privé de ses droits
paternels par le Lord Chancelier. Shelley, de son côté, admirait cette
tête sauvage et hardie, cette noire moustache de corsaire, ce beau
visage à demi arabe. Tous deux étaient si étonnés qu'ils ne trouvaient
rien à se dire. Pour sortir d'un silence embarrassant, Jane demanda à
Shelley quel livre il avait en mains.

--Le _Magico Prodigioso_ de Calderon; je suis en train
de traduire quelques pages.

--Oh! lisez-les nous.

Aussitôt Shelley, débarrassé de cette présentation, de cette
cérémonie qui l'ennuyait et qui pour lui se passait dans un monde
irréel, s'en échappa avec joie et se mit à traduire à livre ouvert avec
une perfection de forme, une sûreté d'expression telles que Trelawny
cette fois ne douta plus.

La lecture terminée, Trelawny leva la tête et, ne voyant plus le
lecteur, demanda: «Mais, où est-il?»

--Qui? dit Jane. Shelley? Oh! il va et vient comme un esprit,
personne ne sait ni où ni comment.

Le lendemain, Shelley lui-même emmena Trelawny chez Byron. Là le
décor était différent: vestibule de marbre, escalier géant, laquais et
chiens hostiles. Trelawny, comme tout le monde, trouva dans la personne
de Byron toute l'apparence du génie, mais la conversation du grand homme
le frappa par sa banalité. Il paraissait jouer un rôle, et un rôle
suranné, celui du roué de la Régence: il racontait des histoires
d'acteurs, de buveurs, de boxeurs, et comment il avait traversé à la
nage l'Hellespont. Ce dernier exploit surtout lui tenait à cœur.

À trois heures on amena les chevaux; après une assez longue
promenade, on s'arrêta dans une petite auberge; un domestique apporta
des pistolets; et derrière la maison, une canne fut plantée dans le sol,
une pièce de monnaie fixée dans une fente en son sommet. Byron,
Shelley et Trelawny tirèrent alors et tous très bien; Trelawny fut
content de voir que Shelley, malgré son apparence féminine, maniait
le pistolet en homme.

En revenant on parla de littérature, de rimes riches. Trelawny cita
en exemple deux strophes de Don Juan et s'acquit ainsi l'estime de
Byron qui vint trotter à côté de lui.

--Allons, dit-il, confessez que vous vous attendiez à trouver
en moi un Timon d'Athènes ou un Timour le Tartare et que vous êtes
surpris de découvrir un homme du monde, jamais sérieux, raillant toutes
choses.

Il murmura à mi-voix:



_Le monde est une botte de foin,_
_Les hommes des ânes qui se la disputent..._



* * *


Trelawny rentra avec Shelley et Mary.

--Comme Byron est différent de ce qu'on attend de lui, leur
dit-il; il n'est pas, mystérieux: il parle trop librement; il dit des
choses qu'il vaudrait mieux taire. Il paraît jaloux et impulsif comme
une femme, et peut-être plus, dangereux.

--Mary, dit Shelley, Trelawny a déjà démasqué Byron. Comme
nous avons été stupides! Comme cela nous a pris longtemps!

--C'est, dit Mary, que Trelawny vit avec les vivants, nous avec
les morts.



XV. LES DISCIPLES


Le marin qui était venu à Pise pour admirer deux grands hommes, s'y
trouva au contraire assez vite admiré par eux. Il est vrai que quand
il n'était pas là, Byron disait: «Si nous pouvions lui apprendre à se
laver les mains et à ne pas mentir, nous ferions de lui un gentleman.»
Mais, le plus souvent il le traitait avec un grand respect. Comme tous
les artistes, Byron et Shelley ne créaient que pour se consoler de ne
pouvoir vivre. Et l'homme d'action apparaissait à ces deux hommes de
fiction comme un phénomène étrange et enviable.

Shelley le consultait sur l'emploi des termes nautiques et dessinait
avec lui, sur le sable des rives de l'Arno, des quilles, des voiles et
des cartes marines. «J'ai manqué ma vie, disait-il, j'aurais dû être
marin.--On ne peut faire un marin d'un homme qui ne fume, ni ne
jure,» répondait Trelawny.

Byron, corsaire imaginaire, aurait voulu apprendre du corsaire réel
les vraies habitudes de la profession et faisait effort devant lui pour
paraître audacieux et cynique en paroles. Trelawny, qui s'était vite
aperçu de l'influence qu'il exerçait, se promit de la mettre au
service de Shelley.

--Savez-vous, dit-il un jour, que vous pourriez faire beaucoup
de bien à Shelley en parlant de lui dans un de vos prochains ouvrages,
comme vous l'avez fait pour des gens qui avaient moins de talent que
lui?

Byron prit un air mécontent:

--Tous les métiers ont leur secret, Trelawny. Si nous faisons
l'éloge d'un auteur populaire, il nous paie de même monnaie, capital et
intérêts. Mais Shelley? Mauvais placement... Qui lit Shelley?
D'ailleurs s'il renonçait à ses dissertations métaphysiques, il
n'aurait pas besoin de moi.

--Mais pourquoi vos amis le traitent-ils si cavalièrement?
Quand ils le rencontrent chez vous, ils ne daignent même pas le
remarquer. Il est aussi bien né et aussi bien élevé qu'eux... De quoi
ont-ils peur?

Byron sourit, hocha la tête et dit avec mystère à l'oreille de
Trelawny:

--Shelley n'est pas un chrétien.

--Et vos amis?

--Demandez-leur.

--Pour moi, dit Trelawny, si je rencontrais le Diable à votre
table, je le traiterais comme un de vos amis.

Le Pèlerin le regarda sévèrement pour voir si le rapprochement était
voulu, puis, poussant son cheval près de lui, se pencha et dit tout
bas avec un air de crainte et de respect parfaitement joué:

--Le Diable est Personne Royale.


* * *


Avec les Williams, Trelawny mettait au point ses observations. Ils
représentaient à eux trois le chœur de la tragédie, bonnes gens qui,
ne se sentant pas faits pour des rôles de premier plan, trouvent
grand plaisir à juger les protagonistes.

--On croirait, disait Trelawny, que Byron est jaloux de Shelley.
Pourtant l'éditeur de Byron doit faire appeler la police pour protéger
sa maison les jours où il publie un nouveau chant de Childe Harold, et
le pauvre Shelley ne se connaît pas dix lecteurs; Byron a la fortune,
la noblesse, la beauté, la gloire, l'amour...

--Oui, dit Williams, mais Byron est l'esclave de son humeur,
et de toute femme un peu décidée. Shelley, dans sa coquille de noix,
se met en travers du torrent de l'Arno et refuse d'être emporté. Il ne
l'est pas. Ses idées sont fermes; il a une doctrine. Byron est incapable
d'en conserver une deux heures de suite. Il le sait bien et n'est pas
près de se le pardonner. Ce qui s'entend au ton triomphal sur lequel
il parle des malheurs de Shelley.

--Byron, dit Jane, est un enfant gâté... Aucun des deux ne
connaît les hommes; Shelley les aime trop, Byron pas assez.

--Ce qui est terrible en Shelley, dit Trelawny, c'est qu'il n'a
à aucun degré l'instinct de la conservation... L'autre jour, comme je
plongeais devant lui dans l'Arno, il me dit qu'il regrettait de ne pas
savoir nager... «Essayez, lui dis-je... Mettez-vous sur le dos; vous
flotterez.» Il s'est déshabillé et a sauté sans aucune hésitation.
Mais il est allé tout droit au fond et il est resté là sans faire un
mouvement, comme une anguille dans la vase... Si je ne l'avais repêché,
il y serait mort...»

Jane soupira; elle n'ignorait pas que l'idée du suicide hantait
Shelley. Il racontait souvent que presque tous ceux qu'il avait aimés
étaient morts de cette façon.

--Pourtant, il ne paraît pas malheureux.

--Non, parce qu'il vit dans ses rêves, mais dans la vie réelle
croyez-vous qu'il ne souffre pas de son impuissance à faire régner
ses idées, de ses œuvres sans public, de son ménage imparfait? La mort
doit lui apparaître comme un réveil après un cauchemar.

--Il croit à une existence future, dit Trelawny. Ceux qui le
décrivent comme un athée le connaissent mal. Il m'a dit souvent que la
philosophie française du siècle dernier lui apparaît maintenant comme
tout à fait fausse et pernicieuse. En lui Platon et Dante ont vaincu
Diderot. Et pourtant il ne regrette pas son attitude envers les
doctrines établies... Je lui ai demandé: «Pourquoi vous dites-vous
athée? Cela vous empêche de faire figure dans le monde.» Il m'a
répondu: «C'est un Diable peint pour effrayer les imbéciles.»

Ainsi discourait le chœur, unanime, et peut-être ne voyait-il pas
que son adoration pour Shelley était faîte pour une bonne part de
l'échec temporel de celui-ci. L'homme aime plus volontiers ce qu'il
peut plaindre que ce qu'il doit envier. Il trouve dans le spectacle
d'un échec immérité d'agréables arguments pour expliquer sa propre
malchance. Et le mélange de l'admiration et de la piété est une des
plus sûres recettes de l'affection. Il eût fallu sans doute bien de la
modestie à Williams et à Trelawny pour aimer le brillant Byron comme
ils aimaient le pauvre Shelley.


Tandis que les disciples parlaient du maître absent, il travaillait
dans la forêt de pins qui borde les faubourgs de Pise. Là, le vent
de la mer ayant renversé un grand arbre au-dessus d'un étang ce tronc
suspendu au-dessus de la rive formait un abri naturel sous lequel
Shelley, comme un oiseau sauvage, se nichait. L'approche de son antre
était montrée de loin par les feuilles éparses sur le sol et couvertes
de strophes inachevées.

Quand il oubliait dans sa rêverie l'heure du dîner et sa propre
existence. Mary allait à sa recherche; Trelawny l'accompagnait: il
s'était constitué le chevalier servant de cette femme abandonnée et
lui faisait une cour de pirate qui divertissait l'honnête femme.
Fatiguée, elle s'asseyait à l'entrée du bois et Trelawny partait à
la chasse au poète. Un jour, il le trouva si absorbé par une vision
lointaine qu'il n'osa pas l'en éveiller avant d'avoir attiré son
attention en faisant craquer les aiguilles sèches des pins. Il
ramassa un Eschyle, un Shakespeare, puis un papier griffonné: _À
Jane, avec me guitare_, mais il ne put déchiffrer que les deux
premières lignes:



_Ariel to Miranda_
_Take this slave_
_Of music..._



Il appela Shelley, qui tourna la tête et dit faiblement: «Hello!
entrez.»

--Voici donc votre salle de travail?

--Oui, et ces arbres sont mes livres. Quand on compose il ne
faut pas que l'attention soit divisée. Dans une maison il n'y a pas de
solitude: une porte qui se ferme, un bruit de pas, une sonnette font
écho dans l'esprit, dissolvent les visions.

--Ici vous avez les bruits de la rivière, les oiseaux.

--La rivière coule comme le temps et les sons de la nature sont
apaisants. Seul l'animal humain est discordant et me gêne... Oh!
qu'il est difficile de concevoir pourquoi nous sommes ici, perpétuels
tourments pour nous-mêmes et pour les autres!

Trelawny l'interrompit pour lui rappeler que sa femme inquiète
attendait à l'orée du bois. Il se leva d'un bond, ramassa des livres,
des papiers, en bourra ses poches et son chapeau et soupira: «Pauvre
Mary, elle n'a pas de chance, elle ne peut supporter la solitude ni
moi la société... Une vivante attelée avec un mort.» Et il partit de
son allure glissante d'Esprit des Bois et des Forêts.

En retrouvant Mary il voulut s'excuser, mais bien qu'elle eût été
vraiment inquiète, elle avait la godwinesque pudeur qui dissimule
toute émotion, et plaisanta: «Quelle oie sauvage vous faites, Percy!
Si j'ai pensé à autre chose qu'à mon livre, c'est à l'Opéra, à la
nouvelle robe que j'attends de Florence, surtout à la couronne de
lierre pour mes cheveux, et pas à vous, grand serin! Quand j'ai quitté
la maison, mes souliers de satin n'étaient pas arrivés... Voilà qui
est important.»

Mais il y avait toujours quelque chose de dissonant dans la gaieté
de Mary.



XVI. SAMUEL XIII, 23


Byron, après avoir promis à Shelley d'amener Allegra à Pise, était
arrivé sans elle et Claire, qui était venue de Florence rôder autour
de la ville dans l'espoir d'apercevoir sa fille, devint bien inquiète
quand elle sut que celle-ci avait été laissée à ce couvent de
Bagna-Cavallo dont ses amis italiens lui faisaient une peinture
sinistre. La maison était construite au milieu des marais de la
Romagne, dans le climat le plus malsain; l'hygiène y était ignorée,
la nourriture détestable, le chauffage inconnu. Claire ne pouvait
plus voir un feu sans penser que sa pauvre chérie n'en avait pas.

La douleur maternelle amena cette petite femme orgueilleuse à un
renoncement presque sublime. Elle écrivit à Byron qu'elle accepterait
de ne jamais revoir Allegra de sa vie, s'il consentait à la faire
élever dans une bonne école anglaise. «Je ne puis résister plus
longtemps, disait-elle, à un sentiment intérieur, inexplicable,
angoissant, qui me dit que je ne la verrai plus.»

Byron ne répondit pas. Quelques amis conseillèrent à Claire
d'enlever sa fille, mais Shelley lui demanda d'avoir de la patience.
Tout en partageant ses sentiments sur la cruauté de Byron, il
désapprouvait toute folle véhémence: «Lord Byron est inflexible et
vous êtes en son pouvoir. Souvenez-vous, Claire, que vous avez jadis
repoussé mes conseils avec un mépris immérité et qu'aujourd'hui vous
le regrettez inutilement. Ceci est le second de mes livres sibyllins.
Si vous attendez le troisième, il coûtera peut-être plus cher encore.»

Il fit une démarche auprès de Byron, mais celui-ci, dès qu'il
entendit le nom de Claire, eut un mouvement d'impatience: «Oh! dit-il,
les femmes ne peuvent vivre sans faire de scènes.» Shelley lui fit part
de ce que Claire avait appris au sujet de l'hygiène du couvent:
«Qu'en sais-je? dit Byron. Je n'y ai jamais été.» Puis, quand
les angoisses de Claire, ses appréhensions lui furent décrites, un
sourire de diabolique satisfaction passa sur son visage.

--J'ai dû me contenir pour ne pas le frapper, dit Shelley, en
sortant, à un vieil ami anglais. J'étais furieux et j'avais tort. Il ne
peut pas plus s'empêcher d'être ce qu'il est que cette porte d'être
une porte.

--Votre fatalisme est tout à fait absurde, dit le vieux
gentleman. Si je fouettais cette porte, elle resterait porte, mais si
Lord Byron était bien fouetté, il deviendrait aussi humain qu'il est
inhumain. C'est la faiblesse de ses amis qui fait de lui ce tyran
insolent.

En apprenant l'insuccès de cette démarche, Claire parut si désespérée
que Shelley et même Mary jugèrent impossibles de la laisser à Florence
chez des étrangers. Ils avaient l'intention d'aller passer les mois
d'été au bord de la mer avec les Williams; ils l'invitèrent à venir
avec eux.

Shelley se promettait un grand plaisir de cette villégiature;
Williams et lui avaient obtenu de Trelawny qu'il leur fit construire
un bateau à Gênes par un de ses amis, le capitaine Roberts. D'avance
ils l'avaient baptisé le _Don Juan_, en l'honneur de Byron.
Celui-ci avait à son tour commandé un yacht plus grand: le _Bolivar._
Shelley et Williams se voyaient déjà maîtres de la Méditerranée. Leurs
femmes étaient moins enthousiastes. Pendant que leurs maris dessinaient
sur le sable des cartes marines, elles se promenaient ensemble,
philosophaient et cueillaient des violettes le long des chemins.

--Je déteste ce bateau, disait Mary.

--Oh! moi aussi, répondait Jane, mais ce que vous diriez ne
servirait à rien et gâterait leur plaisir.

Pour rendre ce beau projet réel, il ne fallait que deux maisons au
bord de la mer. Shelley et Williams les cherchèrent en vain. Lord Byron
qui voulait un palais, dut tout de suite y renoncer, mais même des
maisons de pêcheurs furent introuvables. Williams et sa femme
décidèrent de faire une dernière expédition et, pour distraire
Claire de ses soucis, ils lui demandèrent de les accompagner.

Ils étaient partis depuis quelques heures à peine quand Lord Byron
écrivit à Shelley qu'il avait reçu de mauvaises nouvelles d'Allegra.
Il y avait eu une épidémie de typhus en Romagne. Les nonnes n'avaient
pris aucune mesure préventive. L'enfant, déjà faible et fatiguée, avait
contracté la fièvre. Elle était morte. «Je ne crois pas, ajoutait-il,
avoir rien à me reprocher; je suis certain en tous cas de mes
intentions et de mes sentiments. Il y a des moments où nous pensons
qu'en faisant ceci ou cela les événements auraient pu être évités,
mais chaque jour, chaque heure nous montré qu'ils sont inévitables.
Je suppose que le Temps fera son œuvre: la Mort a fait la sienne.»

Ils allèrent lui rendre visite. Il était plus pâle encore, mais plus
calme aussi qu'à son habitude.

Deux jours plus tard, les Williams avec Claire revinrent de leur
voyage. Shelley, craignant quelque acte violent de Claire si elle
apprenait son malheur tandis qu'elle se trouvait près de Byron,
résolut de ne rien lui dire avant le départ. Williams n'avait pas
trouvé les deux maisons meublées qu'il cherchait; sur toute la côte
le seul logis libre était une grande bâtisse, la Casa Magni, non
meublée et assez délabrée, avec une sorte de terrasse balayée par
les flots.

Shelley, qui voulait à tout prix éloigner Claire, décida qu'il
fallait louer Casa Magni. Les deux ménages habiteraient ensemble.
C'était incommode? Peu importait. Il n'y avait pas de meubles? On en
transporterait de Pise. Dans ces moments où sa volonté était employée
tout entière, rien ne lui résistait. C'était un torrent. «Je vais,
disait-il, jusqu'à ce que quelque chose m'arrête. Mais rien
ne m'arrête.»

La douane, les bateliers soulevèrent mille difficultés. Il les
surmonta toutes, par la seule force d'une idée ferme qui ne tient
aucun compte du monde extérieur, et en quelques jours, les
deux familles furent transportées au bord de la mer.


* * *


Casa Magni était une maison toute blanche, bâtie presque au milieu
des flots et adossée à une forêt. Une terrasse supportée par des
arches surplombait l'admirable golfe de la Spezzia. Le rez-de-chaussée
était inhabitable, envahi par la mer dès que celle-ci devenait un peu
forte. On ne pouvait y placer que des engins de pêche, des rames. Au
premier, une grande salle à manger s'ouvrait d'un côté sur la chambre
des Williams, de l'autre sur deux petites chambres qui furent l'une
celle de Shelley, l'autre celle de Mary et de Claire.

C'était insuffisant et le premier soir ils échangèrent des
impressions assez tristes. Les vagues gémissaient contre les roches
avec un bruit lugubre. Les Williams et les Shelley pensaient au malheur
de Claire. Elle, qui ne se doutait de rien, attribuait leur mauvaise
humeur à la gêne qu'imposait sa présence dans une maison déjà trop
petite. Elle le dit et offrit de retourner à Florence. Les deux ménages
se récrièrent; Jane murmura quelque chose à Mary; elles se levèrent et
allèrent vers la chambre de Williams; bientôt Shelley les y rejoignit.
Claire s'approcha; elle les vit dans un coin en conversation animée
qui s'arrêta dès qu'on l'aperçut. Alors sans qu'un seul mot eût été
prononcé, elle dit: «Allegra est morte?»


Le lendemain, elle écrivit à Byron une lettre terrible-que celui-ci
renvoya à Shelley en se plaignant de la dureté de Claire et en le
priant de dire à celle-ci qu'il était prêt à lui laisser régler les
funérailles et la sépulture de leur enfant. Elle répondit avec une
sombre ironie qu'elle s'en rapportait désormais à lui: elle ne
demandait plus qu'une boucle et qu'un portrait. Byron, devenu d'une
étonnante soumission, lui fit parvenir assez vite une jolie miniature
et quelques mèches blondes. Elle dit adieu à ses amis de Casa Magni
et retourna à Florence pour vivre au milieu d'étrangers qui, ne
connaissant rien de sa douleur, la réveilleraient moins souvent.

Le noble Lord décida de faire enterrer sa fille en Angleterre, dans
l'église de Harrow, et de placer sur le mur au-dessus de sa tombe
une tablette de marbre avec ces mots:



À la mémoire d'Allegra
Fille de George Gordon Lord Byron
Morte à Bagna-Cavallo, le 20 avril 1822
Âgée de cinq ans et six mois.

_J'irai à elle, mais elle ne
reviendra plus à moi._


2nd. Samuel XIII, 23.



Mais le vicaire de Harrow et plusieurs membres du Conseil de
fabrique trouvèrent immoral de recevoir dans leur église une enfant
naturelle, surtout si une inscription révélait le nom de son père. La
fille de Claire fut donc enterrée hors de l'église, et sans inscription,
comme il convenait.

Lord Byron, qui n'avait jamais été au couvent de Bagna-Cavallo quand
Allegra s'y trouvait, alla visiter, quelque temps après la mort de
l'enfant, ces lieux auxquels des sentiments assez vifs, dont ils
avaient été l'occasion, donnaient désormais pour lui couleur
sentimentale et romantique. Il y trouva le prétexte d'une belle
méditation sur la mort et sur lui-même. «J'irai à elle, mais elle ne
reviendra pas à moi.» Le second Samuel avait raison.



XVII. LE REFUGE


Casa Magni enchantait Shelley. Il en aimait la sauvage solitude, la
forêt derrière la maison, la baie rocheuse et boisée, les pauvres
villages de pêcheurs.

Mary s'y sentait perdue et malheureuse. Enceinte une fois de plus,
écœurée, inquiète, elle aurait voulu vivre dans une ville, près d'un
médecin. Les rudes habitants de la côte, leur patois incompréhensible
lui déplaisaient autant que l'avait charmée la grâce toscane. La
présence de Jane Williams, qu'elle avait trouvée si délicieuse à
Pise, commençait à lui devenir pénible. Le ménage commun met les
femmes à dure épreuve. Il y avait des plates querelles à propos de
domestiques, de casseroles. Shelley parlait trop de la perfection
de Jane et écrivait pour elle trop de divines sérénades.

À toutes les plaintes de sa femme, il répondait avec une constante
bonne humeur. Doucement, tendrement, il la caressait et la consolait:
«Pauvre Marie, disait-il, c'est le supplice de Tantale qu'une femme
douée de telles qualités, d'une âme si pure, soit incapable d'inspirer
une parfaite sympathie.»

Il savait qu'il ne la changerait pas, que son état physique
expliquait beaucoup de ses faiblesses et il la supportait avec une
patiente affection. Ce qu'elle lui reprochait surtout c'était sa
complète indifférence à ce que tous les autres hommes, jugent
désirable et digne d'effort. Elle l'admirait autant que le premier
jour; en lui seul, elle sentait une force sur laquelle elle pouvait
s'appuyer. Mais quelque chose d'indéfinissable faisait que cette
force ne s'exerçait jamais au profit de Shelley lui-même. Il semblait
que l'idée de son propre intérêt lui fût tout à fait étrangère. Sa
personne n'était pas à ses yeux comme elle l'est pour tous les hommes,
limitée par un trait précis, mais elle s'étendait par une sorte de
frange lumineuse jusqu'à celle de ses amis, jusqu'à celle des inconnus
même. Quant aux soucis et aux usages des sociétés humaines, il
continuait à les ignorer.

Chaque mois il allait à Livourne chercher ses rentes. Il rapportait
un sac plein d'écus qu'il vidait sur le plancher d'un coup. Puis avec la
pelle à charbon, adroitement, il rassemblait les «scudi», en faisant
une sorte de gâteau qu'il aplatissait de sa semelle. Avec la pelle il
le coupait en deux. Une moitié était pour Mary; loyer et ménage.
L'autre moitié était une fois encore divisée en deux: un quart allait
à Mary pour ses dépenses personnelles, le dernier était pour Shelley.
Mais Mary savait ce que voulait dire «pour Shelley», c'était pour
Godwin (malgré tous les serments), pour Claire, pour les Hunt.

Un jour, Mary avait invité à venir déjeuner à Casa Magni on ne sait
quels notables Anglais curieux de voir le poète. À l'heure du dîner
Shelley n'était pas rentré et on se mit à table sans lui. Soudain une
des dames poussa un cri: «_Oh! my goodness!_» et Mary, en se
retournant, vit Shelley complètement nu qui traversait la salle à
manger en cherchant à se dissimuler derrière la servante.

--Percy, dit-elle, comment osez-vous?

Elle fut imprudente car Shelley, se sentant injustement accusé,
abandonna son refuge et vint près de la table pour se disculper. Les
dames se cachèrent le visage dans leurs mains. Il était pourtant
charmant, les cheveux pleins de varech, son corps fragile et humide
parfumé par le sel marin. Mais Mary avait horreur de tels incidents.


* * *


Shelley et Williams attendaient avec une impatience d'enfants leur
bateau, et toute voile étrangère qui, venant de Livourne, doublait le
petit promontoire de Lerici, les attirait aussitôt sur la plage.

Après la mort d'Allegra, Shelley avait écrit au capitaine Roberts de
débaptiser le _Don Juan_ et de le nommer l'_Ariel._ Tout
ce qui rappelait Byron lui était devenu odieux. Sa surprise et sa colère
furent grandes quand le petit yacht arriva portant sur sa voile, en
lettres énormes: _Don Juan._ C'était l'œuvre de Byron qui, informé
du changement et fort irrité, avait donné l'ordre à Roberts d'imposer,
malgré tout, le sceau diabolique à la barque platonicienne. Avec eau
tiède, savon, brosse, Shelley et Williams se mirent au travail pour
laver l'infamie de leur pauvre bateau. Ils ne réussirent pas. Même la
térébenthine fut essayée sans succès. Les spécialistes consultés dirent
qu'il faudrait couper et recoudre la voile. Shelley ne céda pas et ce
fut fait.

Le capitaine génois qui avait amené le bateau le trouvait bon,
rapide, mais assez difficile à manœuvrer par mauvais temps. Williams
et Shelley, enthousiastes incompétents, avaient imposé le modèle d'un
yacht royal dont la ligne élégante les enchantait: il avait fallu deux
tonnes de plomb pour l'équilibrer, et même ainsi il demeurait
capricieux.

Les deux propriétaires de l'_Ariel_ voulurent le monter
seuls avec un mousse. Williams avait été trois ans dans la marine et
prétendait s'y connaître. Shelley était maladroit comme une femme,
mais plein de bonne volonté. Il s'empêtrait dans les cordages, lisait
Sophocle en tenant la barre et manquait plusieurs fois par voyage de
tomber par-dessus bord. Jamais il n'avait été aussi heureux. Quand
Trelawny l'eût vu à l'œuvre, il prit Williams par le bras et lui
conseilla de chercher un bon marin, connaissant bien cette baie.
Williams fut très froissé. Il était capitaine et il avait Shelley.

--Shelley! Vous n'en ferez rien de bon tant que vous n'aurez
pas coupé ses cheveux, jeté les Tragiques Grecs à la mer et plongé ses
bras jusqu'au coude dans un baquet de goudron.

L'_Ariel_ avait trop de tirant d'eau pour aborder sur la plage
de Casa Magni. Williams, avec l'aide d'un charpentier, construisit un
minuscule canot de toile goudronnée sur armature de bois qui permit
d'aller du bateau au rivage. C'était une barque si fragile qu'elle
chavirait au moindre mouvement. Elle devint le jouet favori de Shelley.
Il adorait se laisser balancer par les vagues dans cette coquille
légère.

Un soir, voyant sur la plage Jane avec ses deux enfants, il l'invita
à monter dans sa nacelle: «Avec un peu de précaution, il y aura de la
place pour tout le monde.» Elle se blottit au fond de la barque dont
le bord descendit jusqu'à n'être plus qu'à une main de la surface; le
moindre souffle du vent, le plus petit mouvement des enfants pouvait
la faire chavirer.

Elle pensait que Shelley voulait seulement flotter sur les basses
eaux du rivage, mais lui, fier de montrer à cette charmante femme ses
talents de rameur, appuya sur ses avirons et fut bientôt dans les eaux
bleues et profondes de la baie; là il s'arrêta et tomba dans une
profonde rêverie. Jane fut saisie de la plus affreuse terreur; elle
essaya de poser doucement quelques questions. Il ne répondit pas.
Soudain il leva la tête, parut illuminé par une pensée soudaine et dit
joyeusement: «Allons résoudre ensemble le grand mystère.»

Si Jane avait poussé un cri, ses enfants étaient perdus. Shelley eût
fait un mouvement brusque, la barque aurait penché légèrement et les
eaux les auraient enveloppés. Gaiement, légèrement, elle répondit:
«Non, merci, pas maintenant; je voudrais dîner d'abord et les enfants
aussi... D'ailleurs, voici Edward qui rentre avec Trelawny, ils
seront surpris de nous trouver sortis et Edward dira que ce bateau
n'est pas sûr.

--Pas sûr? dit Shelley vexé. J'irais à Livourne dedans; j'irais
n'importe où.

Jane sentit que l'ange de la mort repliait ses ailes.

--Vous n'avez pas encore écrit les paroles de l'air indien?
dit-elle négligemment.

--Si, mais il faut que vous me le jouiez encore...

Tout en parlant il ramenait le bateau vers les eaux basses. Aussitôt
que Jane vit qu'elle avait pied, elle sauta dans l'eau avec ses enfants
si rapidement que Shelley se trouva enfermé sur le sable et sous le
canot comme un crabe dans sa carapace.

--Jane, êtes-vous folle? dit son mari en repêchant Shelley.
Nous vous aurions ramenés à terre si vous aviez attendu un moment.

--Non, merci, je l'ai échappé belle... L'horrible cercueil.
Je n'y mettrai plus les pieds. Résoudre le grand mystère! le plus grand
de tous, c'est lui... Qui peut prévoir ce qu'il va faire?... Je voudrais
être partie d'ici; je vis dans la terreur.

Mais le visage enfantin paraissait radieux et innocent. Il semblait
que par ce bel été, rien ne pût gâter sa joie. Il aimait, le soir,
naviguer avec ses amis dans l'_Ariel_ au clair de lune. Mary,
assise à ses pieds, la tête sur ses genoux, se souvenait que c'était
ainsi, dix ans auparavant, qu'elle avait traversé avec lui la Manche
démontée. Que d'événements pendant ces dix années! Combien la vie
s'était révélée plus subtile, plus traîtresse qu'ils ne l'avaient tous
deux imaginée!

Assise à l'arrière, Jane chantait une sérénade indienne en
s'accompagnant sur sa guitare. Shelley regardait dans le ciel paisible
de juin la frange brillante des nuages sous la douce clarté lunaire. Il
ne pensait pas. Il sentait son esprit se dissoudre dans les rayons de
lumière pure et froide, dans les parfums tièdes de la nuit. Sa personne
charnelle s'abolissait dans une extase délicieuse. Il n'était plus
qu'une ardente vapeur flottant dans l'espace avec allégresse. Les
parfums du soir, les rayons de lune, la voix de Jane s'unissaient en
une mystérieuse harmonie pour soutenir de leurs accords une divine
musique intérieure. Quittant la terre pour un monde de formes plus
fluides et plus pures, il avait rejoint ces beaux fantômes, ces
cristallins palais, ces transparentes vapeurs qui avaient longtemps
été pour lui la seule réalité. Il savait désormais qu'il existe un
autre univers, rude et inflexible, mais dans ces hautes régions
qu'animaient seuls la douceur ondoyante et liquide du chant et
l'invisible mouvement des sphères lumineuses, jalousies de femmes,
soucis d'argent, querelles politiques lui paraissaient choses si
petites qu'elles ne pouvaient diminuer son incroyable bonheur. Il
aurait voulu s'évanouir de plaisir et dire comme Faust au moment
présent: «Oh! reste, tu es si beau!»



XVIII. ARIEL DÉLIVRÉ


Depuis longtemps Shelley désirait faire venir en Italie ses amis
Hunt, auxquels leurs créanciers et leurs ennemis politiques rendaient,
en Angleterre, la vie assez dure. Il était prêt à payer leur voyage,
mais ses ressources ne lui permettaient pas d'entretenir un ménage et
sept enfants. À force d'en parler à Byron, il obtint de celui-ci la
promesse de fonder avec Hunt un journal libéral qui serait édité en
Italie et publierait le premier toutes les œuvres de Byron. Ce seul
privilège suffisait à assurer le succès du journal et la fortune de
Hunt. C'était une offre très généreuse de la part de Byron qui n'avait
rien à gagner à cette association, bien au contraire. Mais il alla plus
loin; il consentit à céder aux Hunt le rez-de-chaussée de son palais
de Pise que Shelley, de son côté, s'engagea à meubler pour eux. Tout
était ainsi arrangé et la tribu des Hunt se mit en route.

Non sans peine, vers la fin de juin 1822, ils arrivèrent à Livourne.
Dans le port, Trelawny les attendait sur le _Bolivar._ Shelley et
Williams étaient venus sur l'_Ariel_ qui fit une entrée de grand
style. Après de chaleureuses démonstrations de joie, la tribu,
pilotée par Shelley, fut dirigée sur Pise, tandis que Williams
attendait à Livourne le retour de son ami pour rentrer en bateau
avec lui.

Malheureusement le premier contact des Hunt avec Byron fut
désagréable. Bien qu'il jugeât ses idées politiques exagérées, il avait
une certaine affection protectrice pour Hunt, honnête écrivain, bon
père de famille, bon mari, bon homme. Mais il n'avait jamais pu
souffrir sa femme Marianne qu'il jugeait vulgaire. C'était une de ces
égalitaires qui passent leur vie à penser aux inégalités. Pour bien
montrer qu'elle ne respectait pas en Byron le grand seigneur, elle le
traita avec une insolence que l'homme le plus humble n'eût pas toléré.
Avec l'aimable Guiccioli, elle prit les allures de matrone britannique.
Byron demeura poli, mais glacial.

Au bout de vingt-quatre heures il était excédé. Les sept enfants
couraient dans la maison, abîmaient tout, «Kraal de Hottendots, plus
sales et plus malfaisants que des Yahoos.» Lord Byron regardait avec
dégoût cette vermine humaine, et mettant en faction sur l'escalier son
énorme bouledogue, lui disait: «Ne laissez aucun petit _cockney_
venir de notre côté.» Déjà il était las du journal.

Shelley, qui devait repartir le jour même, ne voulut pas abandonner
Hunt avant d'avoir arrangé ses affaires. Il adoucit Byron, prêcha
Marianne, consola son ami et retarda son départ de jour en jour jusqu'à
ce que tout fût réglé. Sa ténacité triomphait toujours de la hautaine
langueur de Byron. Il obtint que le premier numéro du journal
publierait la «Vision du Jugement»[1],
ce qui le lancerait sûrement. Williams, qui
attendait à Livourne, devenait impatient et nerveux. Il n'avait jamais
été séparé de sa femme pendant un temps aussi long et se plaignait.
Shelley lui envoyait billet sur billet pour expliquer son retard.

Ce début de juillet avait été d'une chaleur suffocante, «le soleil
d'Italie au rire impitoyable». Les paysans avaient dû cesser de
travailler dans les champs au milieu du jour. L'eau manquait et
partout des processions de prêtres, portant les images saintes,
imploraient le ciel d'un peu de pluie.

Le matin du 8, Shelley arriva avec Trelawny, alla à la banque, fit
de nombreux achats dans les magasins pour l'approvisionnement de Casa
Magni, puis les trois amis se dirigèrent ensemble vers le port.
Trelawny, avec son _Bolivar_, voulait accompagner l'_Ariel._
Le ciel se couvrait peu à peu et une brise légère soufflait dans la
direction de Lerici. Le capitaine Roberts dit qu'il y aurait bientôt
un orage. Williams, qui avait hâte de partir, affirma qu'en sept
heures ils seraient arrivés.

À midi, Shelley, Williams et leur mousse étaient à bord de
l'_Ariel_; Trelawny, à bord du _Bolivar_, faisait ses
préparatifs. Le bateau du garde-port les accosta pour vérifier leurs
papiers: «Barchetta Don Juan? Capitaine Percy Shelley? Cela va bien.»
Trelawny, qui n'avait pas son certificat sanitaire, essaya de passer
outre: l'officier le menaça de quinze jours de quarantaine. Il offrit
d'aller se mettre rapidement en règle, mais Williams ne tenait plus
en place. D'ailleurs ils n'avaient pas de temps à perdre il était deux
heures; il y avait peu de vent et ils arriveraient à grand' peine à la
nuit tombante.

L'_Ariel_ sortit presque en même temps que deux felouques
italiennes. Trelawny mécontent se mit à l'ancre, fit amener ses voiles
et avec une longue-vue suivit des yeux le bateau de ses amis. Son
pilote génois lui dit: «Ils auraient dû partir ce matin, à trois ou
quatre heures... ils se tiennent trop à la côte; le courant les y
fixera.»

--Ils auront bientôt le vent de terre, doit Trelawny.

--Ils en auront peut-être beaucoup trop, dit le Génois; cette
voilure sur un bateau sans pont, et sans un marin à bord, c'est une
folie!... Regardez ces lignes noires là-bas, et les chiffons sales qui
passent au-dessus, et cette fumée sur l'eau. Le Diable prépare un
de ses tours.

Du bout de la jetée le capitaine Roberts, lui aussi, observait
l'_Ariel_; quand il le perdit de vue, il monta sur le phare et vit
l'orage s'avancer vers le petit bateau qui bientôt amena une partie de
sa voilure; puis les nuages le cachèrent complètement.

Dans le port l'air était devenu brûlant et irrespirable; une sorte
de calme pesant paraissait solidifier l'atmosphère. Trelawny accablé
descendit dans sa cabine et, malgré lui, s'endormit. Au bout d'un
instant, il fut réveillé par un bruit de chaînes; les matelots
mouillaient une nouvelle ancre. Dans tout le port c'était l'agitation
qui précède la tempête; on amenait des voiles et des mâts, on arrimait
des câbles, des ancres grinçaient. Il faisait très noir. La mer était
unie et sombre comme un bloc de plomb; des bouffées de vent la
parcouraient sans la rider et de larges gouttes de pluie rebondissaient
sur sa surface. Des barques de pêche passèrent à toute vitesse, dans
un grand désordre; on entendait des coups de sifflet, des ordres, des
cris. Soudain un coup de tonnerre formidable couvrit tous les bruits
humains.

Quand quelques heures plus tard le ciel se fût éclairci, Trelawny
et Roberts explorèrent longuement tout le golfe de leurs longues-vues;
il n'y avait plus sur la mer un seul bateau.


* * *


De l'autre côté du golfe, les deux femmes attendaient des nouvelles.
Mary était inquiète et mélancolique; cet été si chaud l'effrayait.
C'était par un tel temps que son petit William était mort et elle
regardait son bébé avec inquiétude. Il allait bien et buvait
joyeusement mais elle, sur cette terrasse, devant le plus beau paysage
du monde, ne pouvait s'empêcher de se sentir accablée de tristesse.
Sans raison, ses yeux se remplissaient de larmes: «Enfin, pensait-elle,
quand lui, quand mon Shelley reviendra, je serai heureuse, il me
consolera; si son boy est malade, il le guérira et m'encouragera.»

Le lundi, Jane eut une lettre de son mari, datée du samedi: il
disait Shelley toujours retenu à Pise: «S'il n'est pas ici lundi, je
viendrai seul dans une felouque; attendez-moi lundi au plus tard.»
Le jour où cette lettre arriva était celui de l'orage. Mary et Jane,
voyant la mer démontée, ne pensèrent pas une minute que l'_Ariel_,
si fragile, eût pris la mer. Le mardi, il plut toute la journée, une
pluie douce, monotone, sur une mer très calme. Le mercredi le vent
souffla de Livourne et plusieurs felouques arrivèrent. Le patron de
l'une d'elles dit que l'_Ariel_ était parti le lundi, mais Mary et
Jane ne le crurent pas. Jeudi, le vent fut de nouveau bon, les deux
femmes ne quittèrent pas la terrasse; à chaque minute, elles croyaient
voir les hautes voiles du petit bateau doubler le cap. À minuit, elles
étaient encore sur la terrasse et, inquiètes, se demandaient si quelque
maladie ne retenait pas leurs maris à Livourne. Comme la nuit avançait,
Jane devint si malheureuse qu'elle décida de fréter un bateau le
lendemain matin; mais l'aube vit une mer démontée, et les bateliers
refusèrent de faire le voyage. À midi des lettres arrivèrent; il y en
avait une de Hunt pour Shelley. Mary l'ouvrit en frissonnant. Elle
disait: «Écrivez-nous comment vous êtes rentré, car il a fait mauvais
temps lundi après votre départ et nous sommes inquiets.»

La lettre tomba des mains de Mary qui se mit à trembler. Jane la
ramassa, lut à son tour et dit: «Alors, tout est fini.»

--Non, ma chère Jane, tout n'est pas fini; mais cette attente
est horrible. Venez avec moi. Allons à Livourne. Allons en poste pour
faire plus vite et sachons notre sort.

La route de Lerici à Livourne passait par Pise; elles s'arrêtèrent
un instant chez Lord Byron pour demander s'il avait des nouvelles.
Elles frappèrent à la porte; une servante italienne cria: «Chi è» car
il était déjà tard, puis leur ouvrit. Byron était couché, mais la
comtesse Guiccioli, souriante, descendit à leur rencontre. En voyant
l'aspect terrifiant du visage de Mary, blanche comme un marbre,
elle s'arrêta étonnée.

--Where is he? Papete alcuna cosa di Shelley? dit Mary. Byron
qui suivait sa maîtresse, ne savait rien, seulement que Shelley avait
quitté Pise le dimanche et s'était embarqué le lundi, par mauvais
temps.

Refusant de se reposer, les deux femmes partirent pour Livourne;
elles y arrivèrent à deux heures du matin. Leur cocher les amena à une
auberge où elles ne trouvèrent ni Trelawny, ni le capitaine Roberts.
Elles se jetèrent habillées sur des lits et attendirent le jour. À six
heures du matin, elles coururent toutes les auberges de Livourne. À
celle du Globe, elles trouvèrent Roberts qui descendit avec un visage
bouleversé, et elles surent par lui tout ce qui s'était passé pendant
cette horrible semaine.

Cependant il restait un espoir. L'_Ariel_ pouvait avoir été
poussé par la tempête vers la Corse ou l'île d'Elbe. Elles envoyèrent
un courrier faire le tour du golfe pour demander de village en village
si l'on avait trouvé quelque épave, et à neuf heures du matin
repartirent pour Casa Magni. Trelawny les accompagna. En passant à
Viareggio, on leur apprit qu'on avait trouvé sur la plage un petit
canot et un tonneau. Trelawny alla voir, c'était bien le canot
minuscule de l'_Ariel._ Mais peut-être le canot, encombrant par
mauvais temps, avait-il été jeté par-dessus bord. Quand Jane et Mary
arrivèrent à Casa Magni, c'était la fête du village. Toute la nuit, le
bruit des danses et des chants les tint éveillées.


* * *


Cinq à six jours plus tard, Trelawny, qui avait promis une
récompense à ceux des garde-côtes qui lui fourniraient quelque
information, fut appelé à Viareggio où un corps avait été trouvé sur
la plage. C'était un cadavre affreux à voir, car toutes les parties non
protégées par les vêtements avaient été déchiquetées par les poissons.
Mais la silhouette haute et fragile était trop familière à Trelawny
pour que le doute fût possible. Dans une des poches du veston, il
trouva un Sophocle; dans l'autre, un volume de Keats, placé dans la
poche, encore ouvert comme si le lecteur, interrompu seulement par la
tempête, avait dû précipitamment le mettre de côté. Presque en même
temps le corps de Williams et celui du marin furent jetés sur la côte,
non loin du même point, plus mutilés encore. Trelawny les fit enterrer
dans le sable pour les préserver des vagues et galopa vers Casa Magni.

Sur le seuil de la maison, il s'arrêta. On ne voyait personne, une
lampe brûlait. Peut-être les deux veuves se disaient-elles encore
quelque raison d'espérer. Trelawny pensa à sa dernière visite. Alors
les deux familles étaient réunies dans la vérandah au-dessus d'une mer
calme qui reflétait les étoiles. Williams avait crié «Buona notte!» et
Trelawny, à travers la baie, avait ramé jusqu'au _Bolivar_ tandis
qu'au loin Jane chantait en s'accompagnant de sa guitare. Puis la voix
perçante de Shelley avait fait trembler l'air tranquille. Longtemps
il avait écouté avec bonheur ce bruit joyeux d'une famille heureuse.

Un cri interrompit sa rêverie. La nourrice Caterina, en traversant
le hall, l'avait aperçu sur le seuil. Alors il monta et, sans se faire
annoncer, entra dans la chambre où se tenaient Mary et Jane. Il ne dit
pas un mot. Les grands yeux noisette de Mary Shelley le fixèrent avec
une incroyable intensité. Elle poussa un cri: «Il n'y a plus d'espoir?»
Trelawny, sans répondre, sortit de la chambre et dit à la nourrice
d'amener les enfants aux deux mères.


[Footnote 1: Poème de lord Byron.]



XIX. LES DERNIERS ANNEAUX


Mary aurait désiré que Shelley fût enterré près de son fils, dans ce
cimetière de Rome qu'il avait trouvé si beau, mais les règlements
sanitaires ne permettaient pas de transporter un cadavre rejeté
par les flots. Trelawny suggéra de brûler les deux corps, sur la
plage, à la manière des anciens Grecs. Quand un jour eut été fixé pour
cette cérémonie, il fit prévenir Byron et Hunt et vint lui-même sur
le _Bolivar._ Les autorités toscanes avaient fourni une escouade de
soldats en tenue de corvée, munis de pelles et de pics.

Le corps de Williams fut exhumé le premier. Debout sur le sable
brûlant, ses amis regardaient travailler les soldats et guettaient avec
un mélange de tristesse, d'horreur et de curiosité, l'apparition, du
premier débris humain. Le coin d'un mouchoir de soie noire apparut
d'abord, puis un col, puis le corps, dans un tel état de décomposition
que les membres se détachèrent du tronc dès que les soldats le
touchèrent. Ils faisaient ce travail avec de grandes tenailles qui
ressemblaient à des instruments de torture.

Byron regarda cette masse informe de chair et d'os et dit: «Voici
donc un corps humain? On dirait plutôt une carcasse de mouton.» Il
était affreusement ému et cherchait à cacher cette émotion, qu'il
jugeait plébéienne, sous des dehors détachés. Au moment où les soldats
enlevèrent le crâne, il leur dit: «Un moment! Laissez-moi voir la
mâchoire», et il ajouta: «Je puis reconnaître à ses dents un homme
avec qui j'ai parlé... Je regarde toujours la bouche; elle dit ce que
les yeux essaient de cacher.»

Un haut bûcher de pin avait été préparé. Trelawny en approcha une
torche et la grande flamme résineuse monta dans l'air immobile. La
chaleur fut si vive que les spectateurs durent s'éloigner. Les os,
en brûlant, donnèrent à la flamme un éclat d'argent d'une délicieuse
pureté; quand elle fut un peu moins violente, Byron et Hunt se
rapprochèrent et jetèrent sur le lit funèbre de l'encens, du sel
et du vin.

--Allons, dit Byron, brusquement, essayons la force de ces
eaux qui ont noyé nos amis... À quelle distance de la rive étaient-ils
quand leur bateau a coulé?

Sans doute à ce moment se mêlait à sa mélancolie la douce conviction
que Lord Byron, qui avait traversé l'Hellespont à la nage, ne se fût
pas laissé engloutir par cette mer aux courtes vagues. Il se déshabilla,
sauta dans l'eau et s'éloigna rapidement. Trelawny et Hunt le suivirent.
Du large, le bûcher ne fut plus sur la plage qu'une petite tache
scintillante.


* * *


Le lendemain, ce fut le tour de Shelley qui avait été enseveli dans
le sable, plus près du bourg de Viareggio, entre la mer et un bois
de pins.

Le temps était admirable. Sous la lumière crue, le sable jaune vif
et la mer violette formaient le plus beau des contrastes. Au-dessus des
arbres, les blancs sommets des Apennins dessinaient un de ces fonds à
la fois nuageux et marmoréens que Shelley avait tant admirés.

Beaucoup d'enfants du village étaient venus voir ce spectacle rare,
mais un silence respectueux fut observé. Byron lui-même était pensif
et abattu, «Ah! volonté de fer, pensait-il, voilà donc ce qui reste de
tant de courage... Tu as défié Jupiter, Prométhée... Et te voici...»

Les soldats creusaient sans retrouver le corps. Soudain, un son dur
et creux les avertit qu'un pic avait frappé le crâne. Byron frissonna.
Brusquement il pensa à Shelley dans cette tempête du Lac de Genève où
ils s'étaient trouvés ensemble; ces bras croisés, héroïques et
impuissants, lui parurent un symbole assez juste de cette belle vie:
«Que le monde s'est trompé en le jugeant... L'homme le meilleur, le
moins égoïste que j'aie connu... Et quel gentleman! Le plus parfait
peut-être qui ait jamais traversé un salon!»

Le corps avait été recouvert de chaux qui l'avait presque entièrement
calciné. De nouveau l'encens, l'huile et le sel furent répandus sur la
flamme et le vin coula à flots. La chaleur faisait trembler l'air. Au
bout de trois heures, le cœur qui était d'une taille extraordinaire,
n'était pas encore consumé: Trelawny plongea sa main dans la fournaise
et en retira cette relique. Le crâne, qui avait été fendu par le pic
d'un soldat, s'ouvrit et la cervelle y bouillonna longtemps, comme
dans un chaudron.

Byron ne put supporter ce spectacle. Comme la veille, il sauta nu
dans l'eau et nagea jusqu'au _Bolivar_, qui était ancré dans la
baie. Trelawny recueillit les cendres et les ossements blanchis dans
une urne de chêne doublée de velours noir qu'il avait apportée. Les
enfants du village, qui le regardaient avec curiosité, se racontaient
les uns aux autres qu'en portant ces débris en Angleterre, les morts
renaissent de leurs cendres.


* * *


Peut-être faut-il dire ce que devinrent les principaux personnages
de cette histoire.

Sir Timothy Shelley vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingt-onze ans.
Mary reçut de lui une petite pension, mais dut promettre de ne pas
publier les poésies posthumes et la biographie de son mari tant que
vivrait le vieux baronnet. À la mort de celui-ci, Percy-Florence hérita
du titre et de la fortune, le fils de Harriet étant mort en bas âge.

Le malheur avait uni les deux veuves, Mary et Jane. Elles habitèrent
longtemps ensemble, en Italie, puis à Londres. Les amis de leurs maris
étaient si fidèles que Trelawny demanda la main de Mary, et le
sceptique Hogg, un peu plus tard, celle de Jane. Mary refusa,
alléguant qu'elle trouvait Mary Shelley un nom si beau qu'elle n'en
pourrait jamais changer. Jane accepta, mais au moment du mariage avoua
qu'elle n'avait jamais été mariée avec Williams. Elle avait un mari,
quelque part, aux Indes. Cela n'était pas pour effrayer Hogg et les
dispensa de toute cérémonie. Ils ne se quittèrent jamais et vécurent
sous de décentes apparences. Bien que précis et travailleur, Hogg
passait pour un médiocre avocat; il manquait d'éloquence et de chaleur.
Vers la fin de sa vie, c'était un vieux monsieur timide, très
désenchanté, qui lisait du grec et du latin pour secouer un peu son
immense ennui.

Claire resta sur le Continent, fut institutrice en Russie, puis, à
la mort de sir Timothy, put enfin toucher une somme assez forte que
lui avait léguée Shelley et qui la tira de la misère.

Plus elles avançaient en âge, plus ces trois femmes se querellaient.
Jane prétendit que pendant les derniers mois à Pise et à Casa Magni,
Shelley n'avait aimé qu'elle. Ces propos furent rapportés à Mary qui,
très irritée, cessa de la voir. Jane se transforma lentement en une
vieille femme un peu sourde, mais aimable, dont les yeux brillaient
encore quand elle parlait du poète.

Claire prépara pendant plusieurs années un livre où elle voulait
montrer par l'exemple de Shelley, de Byron et par le sien, combien il
est nécessaire au bonheur de n'avoir sur l'amour que des idées
vulgaires. Mais elle devint un peu folle et dut prendre un long repos.
Elle passa la fin de son existence à Florence; elle s'était convertie
au catholicisme et s'occupait d'œuvres pieuses.

Vers 1879, un jeune homme qui cherchait des documents sur Byron
et sur Shelley vint lui demander des souvenirs. Dès qu'il prononça ces
deux noms, il vit apparaître sous les rides de la vieille dame, un de
ces sourires de jeune fille, timides et cependant chargés de promesses,
qui l'avaient rendue si charmante à vingt ans.

--Allons, dit-elle, je suppose que vous êtes comme les autres,
vous croyez que j'ai aimé Byron?

Et comme il la regardait avec surprise:

--Mon jeune ami, dit-elle, un jour viendra où vous connaîtrez
mieux le cœur des femmes. J étais éblouie par Byron, mais je n'étais
pas amoureuse... J'aurais pu le devenir, mais ce ne fut pas.

Il y eut un assez long silence, puis l'enquêteur, un peu hésitant,
demanda:

--N'avez-vous donc jamais aimé, Madame? Elle rougit et, sans
répondre, regarda fixement le sol.

--Shelley? murmura-t-il d'une voix presque imperceptible.

--De tout mon cœur et de toute mon âme, dit la vieille dame
avec passion, sans relever les yeux.

Puis, avec une charmante coquetterie, elle lui donna une tape sur
la joue.



NOTE POUR LE LECTEUR CURIEUX


Les meilleurs documents originaux sont les _Lettres_ éditées
par R. Ingpen; on trouvera aussi quelques lettres importantes dans la
_Correspondance_ inédite de Byron que vient d'éditer M. Murray.

La _Vie de Shelley_ de Hogg est un livre amusant, vivant, mais
incohérent jusqu'à l'insolence, celle de Medwin est médiocre; le
livre de Trelawny (Records of Shelley, Byron, and the author) est
remarquable en tous points. Le _Journal_ de Williams est peu
intéressant, _la vie_ de Peacock utile seulement pour la
séparation avec Harriet.

Parmi les biographes modernes Dowden (2 vol.) est indispensable.
Lire aussi Clutton-Brock (_Shelley, the Man and the Poet_),
Gribbles (_The romantic life of Shelley_), Garnett (_Relics of
Shelley_), Rossetti (_Shelley's Friends in Italy_), Anna Mc
Mahan (_With Shelley in Italy_). Graham (_Last links with
Shelley, Byron and Keats_). Sur la mort le récit le plus authentique
jusqu'à ce jour est celui de M. Guido Biagi (_Gli ultimi giorni
de P. B. Shelley_).

En français F. Rabbe a publié une vie et une _traduction_ de
Shelley (Stock éditeur); M. Koszul une thèse sur _la jeunesse_ de
Shelley.

Sur la poésie de Shelley il faut lire l'essai de F. Thompson et
surtout l'admirable étude de M. André Chevrillon dans ses _Études
Anglaises._



OUVRAGES DU MÊME AUTEUR



ROMANS


Les Silences du Colonel Bramble
(_Grasset_).

Les Discours du Docteur O'Grady
(_Grasset_).

Ni Ange, ni Bête (_Grasset_).

Climats (_Grasset_).

Le Cercle de Famille (_Grasset_).

L'Instinct du Bonheur (_Grasset_).

Bernard Quesnay (_Gallimard_).

Voyage au Pays des Articoles
(_Gallimard_).

Le Peseur d'Âmes (_Gallimard_).

La Machine à lire les Pensées
(_Gallimard_).

Toujours l'inattendu arrive
(_Éditions des Deux Rives_).

Terre Promise (_Flammarion_).


BIOGRAPHIES


Ariel ou la Vie de Shelley
(_Grasset_).

Byron (_Grasset_).

Disraeli (_Grasset_).

Lyautey (Plon).

Édouard VII et son Temps
(_Grasset_).

Chateaubriand (_Grasset_).


ESSAIS


Tourgueniev (_Grasset_).

Les Mondes Imaginaires (_Grasset_).

Études Anglaises (_Grasset_).

Magiciens et Logiciens (_Grasset_).

Dialogues sur le Commandement
(_Grasset_).

Aspects de la Biographie (_Grasset_).

Mes Songes que voici (_Grasset_).

Sentiments et Coutumes (_Grasset_).

La Conversation (_Hachette_).

Rouen (_Gallimard_).

Un Art de vivre (_Plon_).

États-Unis 1939 (_Ed. de France_).

Tragédie en France (_Ed. de la Maison
Française_).

Études littéraires, 2 vol. (_Ed. de
la Maison Française_).

Mémoires, 2. vol. (_Ed. de la Maison
Française_).

Espoirs et souvenirs (_Ed. de la
Maison Française_).

Études américaines (_Ed. de la
Maison Française_).

Les Sept visages de l'amour (_Ed.
Jeune Parque_).

Journal États-Unis (1946) (_Bateau
Ivre_).


HISTOIRE


Histoire d'Angleterre
(_Fayard_).

Histoire des États-Unis (_Albin
Michel_).


DIVERS


Conseils à un jeune Français partant
pour l'Angleterre (_Grasset_).

Textes choisis et présentés par A.
Maynial (_Grasset_).



ŒUVRES DE ANDRÉ MAUROIS


Les Discours du Docteur O'Grady.

Les Silences du Colonel Bramble.

Ni Ange, ni Bête.

Dialogues sur le Commandement.

Ariel ou la Vie de Shelley.

Études Anglaises.

Les Mondes Imaginaires.

Climats.

Byron (2 volumes).

Aspects de la Biographie.

Tourgueniev.

Le Cercle de Famille.

Mes songes que voici.

L'Instinct du bonheur.

Sentiments et Coutumes.

Magiciens et Logiciens.

Édouard VII et son temps.

Chateaubriand.

Conseils à un jeune Français partant
pour l'Angleterre. 1 vol in-8 tellière.

Textes choisis, recueillis et présentés
par A. Maynial. 1 vol. cartonné.



AUX ÉDITIONS BERNARD GRASSET





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Ariel: ou, La vie de Shelley" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home