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Title: Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 7/8)
Author: Saint-Victor, J. B. de (Jacques-Benjamin)
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Tableau historique et pittoresque de Paris depuis les Gaulois jusqu'à nos jours (Volume 7/8)" ***


generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



TABLEAU

HISTORIQUE ET PITTORESQUE

DE PARIS.



  IMPRIMERIE ET FONDERIE DE J. PINARD,
  RUE D'ANJOU-DAUPHINE, Nº 8.



  TABLEAU
  HISTORIQUE ET PITTORESQUE
  DE PARIS,

  DEPUIS LES GAULOIS JUSQU'À NOS JOURS.


  Dédié au Roi
  Par J. B. de Saint-Victor


  _Seconde Édition_,
  REVUE, CORRIGÉE ET AUGMENTÉE.


  TOME QUATRIÈME.--PREMIÈRE PARTIE.


                       _Miratur molem..... magalia quondam._
                                                  ÆNEID., lib. I.



  PARIS,
  LIBRAIRIE DE CARIÉ DE LA CHARIE,
  RUE DE L'ÉCOLE-DE-MÉDECINE, Nº 4, AU PREMIER.

  M DCCC XXVII.



TABLEAU HISTORIQUE ET PITTORESQUE DE PARIS.



QUARTIER DU LUXEMBOURG.

     Ce quartier est borné, à l'orient, par la rue du
     Faubourg-Saint-Jacques exclusivement; au septentrion, par les
     rues des Fossés-Saint-Michel ou Saint-Hyacinthe, des
     Francs-Bourgeois et des Fossés-Saint-Germain-des-Prés
     inclusivement; à l'occident, par les rues de Bussy, du Four et de
     Sèvre inclusivement; et au midi, par les extrémités des faubourgs
     et les barrières qui les terminent, depuis la rue de Sèvre
     jusqu'au faubourg Saint-Jacques.

     On y comptoit, en 1789, soixante-deux rues, quatre culs-de-sac,
     une église paroissiale, trois séminaires et quatre communautés
     d'hommes, un collége, trois abbayes, six couvents et six
     communautés de filles, dix hôpitaux, un palais, etc.


PARIS SOUS LOUIS XIV.

Le règne de Louis XIV est, pour un grand nombre, la plus belle époque
de nos annales; et, il le faut avouer, ce règne a jeté un éclat qui
peut imposer. Il fut glorieux par les armes, et jusque dans les revers
qui suivirent tant de victoires, il montra dans la France des
ressources que n'avoient pas ses ennemis, forcés, même alors qu'ils
se réunissoient pour l'accabler, de reconnoître en elle un ascendant
auquel ils auroient voulu se soustraire, et qu'ils essayèrent
vainement de détruire. Sous ce règne commencèrent à se perfectionner
toutes les industries qui développent et régularisent cette partie
_matérielle_ de l'ordre social, à laquelle on a donné si improprement
le nom de _civilisation_; mais sa plus grande gloire fut d'avoir vu
fleurir autour de lui, simultanément et dans tous les genres de
littérature, les plus beaux génies qui aient illustré les temps
modernes. Telle est cette gloire qu'elle éblouit les yeux du vulgaire
(et, sous beaucoup de rapports, le vulgaire abonde dans tous les
rangs), et couvrant de ses rayons tout ce qui l'environne, les empêche
de pénétrer plus avant et de découvrir, sous cette enveloppe
brillante, la plaie profonde et toujours croissante de la société.
Quant à nous à qui la révolution a appris ce que valent les lettres et
les sciences humaines pour la durée et la prospérité des empires, nous
ne nous arrêterons point à ces superficies; et, aidés de cette lumière
que les ténèbres de notre âge ont rendue encore plus vive, plus
pénétrante, pour ceux qui la cherchent «dans la simplicité du coeur et
dans sa sincérité[1],» nous oserons juger à la fois et _le grand
siècle_, ainsi qu'on l'appelle, et le grand roi qui y a présidé.

          [Note 1: II. Cor. 1, 12.]

L'oeuvre que Richelieu avoit commencée venoit d'être achevée par
Mazarin, et dans la politique extérieure de la France et dans son
gouvernement intérieur. À ces deux ministres avoit été réservée la
gloire funeste de réduire en corps de doctrine les maximes
machiavéliques qui, depuis plusieurs siècles et sans qu'elle osât se
l'avouer à elle-même, étoient le code politique de l'Europe
chrétienne; et ce code, amené à ce degré de perfection, le congrès de
Munster l'avoit sanctionné. Là il avoit été solennellement déclaré que
les intérêts de la terre étoient entièrement étrangers à ceux du ciel;
qu'en fait de religion, tout ce qui étoit à la convenance des princes
et des rois étoit vrai, juste et bon; qu'ils étoient par conséquent
tout à fait indépendants de la loi de Dieu, c'est-à-dire de toute
conscience et de toute équité. À la place de l'équilibre qui naissoit
naturellement de la crainte ou de l'observance de cette loi suprême,
on avoit établi un prétendu équilibre de population et de territoire,
chef-d'oeuvre de cette sagesse purement humaine; et par suite de ces
nouveaux principes, les souverains, s'observant d'un oeil inquiet et
jaloux, avoient les uns pour les autres, politiquement parlant,
l'estime et la confiance que se portent entre elles ces autres espèces
de puissances qui exploitent les grands chemins.

Ils en eurent aussi bientôt les procédés; et la France, qui avoit eu
la plus grande part à cette paix impie et scandaleuse, en donna le
premier exemple. On sait que l'Espagne avoit protesté contre le traité
de Westphalie, non qu'elle en détestât les maximes, mais uniquement
parce qu'elle ne vouloit pas accéder à la cession de l'Alsace, qui
étoit une des principales clauses de ce traité; et qu'en conséquence
de cette protestation, la guerre avoit continué entre les deux
puissances. Or il n'y avoit alors qu'un seul souverain dont l'alliance
pût être utile à l'une comme à l'autre, et faire pencher la balance du
côté où il lui plairoit de se ranger, et ce souverain étoit Cromwell.
Aussitôt l'assassin d'un roi, l'usurpateur d'un trône, l'ennemi
fanatique du catholicisme, devint un personnage considérable pour les
deux plus grands monarques de la chrétienté; ils le recherchèrent, ils
le courtisèrent, les flatteries même ne lui furent point épargnées.
Ils le rendirent en quelque sorte l'arbitre de leurs destinées, lui
donnant à choisir entre la ville de Calais et celle de Dunkerque, dont
ils s'offroient à l'envi de l'aider à faire la conquête; enfin, par un
événement que la France considéra comme heureux pour elle, l'île de la
Jamaïque, qui appartenoit à l'Espagne, s'étant trouvée à la convenance
de Cromwell, celui-ci s'en empara brusquement, et deux traités furent
signés, l'un à Westminster, en 1655, l'autre à Paris, en 1657, par
lesquels Louis XIV, traitant d'égal à égal avec un régicide, et lui
donnant même le nom de _frère_ dans ses lettres[2], prit l'engagement
de chasser de France ses cousins-germains, Charles II, roi légitime
d'Angleterre, et le duc d'York, son frère[3]. Ensuite les troupes du
roi et celles du protecteur durent se réunir pour attaquer de concert
les Espagnols dans les Pays-Bas, et s'y emparer de plusieurs villes,
qui devoient être le prix de cette alliance, et devenir la propriété
de l'Angleterre. Ce plan fut exécuté: Turenne triompha à la bataille
des Dunes des Espagnols et du grand Condé, pour remettre aux Anglois
Dunkerque et Mardyck, qui tombèrent après cette victoire décisive, et
la paix entre les deux puissances suivit de près ce grand événement.
Le mariage de Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse, qui devoit
produire tant d'autres guerres si longues et tour à tour si brillantes
et si désastreuses, fut le gage de cette paix fallacieuse et d'un
traité qui, établissant d'une manière décisive la supériorité de la
France sur l'Espagne, accrut encore la considération politique dont
cette puissance jouissoit déjà en Europe. Ainsi la maison d'Autriche,
déjà affoiblie en Allemagne par la paix de Munster, reçut un nouvel
échec en Espagne par la paix des Pyrénées. Le cardinal-ministre mourut
au milieu de cet éclat que répandoient sur lui tant d'obstacles
surmontés, tant de si grands projets accomplis; et tel étoit le
pouvoir absolu dont il jouissoit, et que le roi lui-même n'eût osé lui
disputer, qu'il n'est point exagéré de dire que Louis XIV succéda à
Mazarin, comme celui-ci avoit succédé à Richelieu.

          [Note 2: Toutefois il est vrai de dire que ces honteux
          traités ne furent point l'ouvrage du jeune monarque, mais de
          Mazarin qui régnoit encore à sa place. Du caractère qu'il
          étoit, Louis XIV s'en fût sans doute indigné et ne les eût
          point signés.]

          [Note 3: «Les enfants de Charles Ier se réfugièrent en
          Espagne. Les ministres espagnols éclatèrent dans toutes les
          cours, et surtout à Rome, de vive voix et par écrit, contre
          un cardinal qui sacrifioit, disoient-ils, les lois divines
          et humaines, l'honneur et la religion, au meurtrier d'un
          roi, et qui chassoit de France Charles II et le duc d'York,
          cousins de Louis XIV, pour plaire au bourreau de leur père.
          Pour toute réponse aux cris des Espagnols, on produisit les
          offres qu'ils avoient faites eux-mêmes au protecteur.
          (VOLTAIRE.)» Ainsi la France mettoit au jour la honte de
          l'Espagne, mais ne se lavoit point de la sienne; et ceci ne
          prouvoit autre chose, sinon qu'il y avoit entre les deux
          cabinets rivalité de bassesse et d'immoralité.]

Ces deux hommes, par des moyens différents, avoient amené le pouvoir
au point où il étoit alors parvenu en France, ne cessant d'abattre
autour d'eux tout ce qui pouvoit lui porter ombrage ou lui opposer la
moindre résistance. On a pu voir où en étoient réduits les chefs de la
noblesse et ce qu'étoit devenue leur influence, dans cette guerre de
la Fronde, non moins pernicieuse au fond que toutes les guerres
intestines qui l'avoient précédée, et qui n'eut quelquefois un aspect
ridicule que parce que ces grands, devenus impuissants sans cesser
d'être mutins, furent obligés de se réfugier derrière des gens de robe
et leur cortége populacier, pour essayer, au moyen de ces étranges
auxiliaires, de ressaisir par des mutineries nouvelles leur ancienne
influence. N'y ayant point réussi, il est évident qu'ils devoient, par
l'effet même d'une semblable tentative, descendre plus bas qu'ils
n'avoient jamais été, et c'est ce qui arriva. On verra que, dès ce
moment, la noblesse cessa d'être un corps politique dans l'État, et,
sous ce rapport, tomba pour ne se plus relever. Quant au parlement, ce
digne représentant du peuple et particulièrement de la populace de
Paris, il ne fut _politiquement_ ni plus ni moins que ce qu'il avoit
été; c'est-à-dire qu'après s'être montré insolent et rebelle à l'égard
du pouvoir, dès que celui-ci avoit donné quelques signes de foiblesse,
le voyant redevenu fort il étoit redevenu lui-même souple et docile
devant lui, et toutefois sans rien perdre de son esprit, sans rien
changer de ses maximes, et recélant au contraire dans son sein des
ferments nouveaux de révolte encore plus dangereux que par le passé.
Telle se montroit alors l'opposition populaire, abattue plutôt
qu'anéantie. Il en étoit de même des religionnaires dont on n'entend
plus parler comme opposition armée, depuis les derniers coups que leur
avoit portés Richelieu, mais qui n'en continuoient pas moins de miner
sourdement, par leurs doctrines corruptrices et séditieuses, ce même
pouvoir qu'il ne leur étoit plus possible d'attaquer à force ouverte.
Les choses en étoient à ce point en France, lorsque Louis XIV parut
après ces deux maîtres de l'État, héritier de toute leur puissance, et
en mesure de l'accroître encore en vigueur, en sûreté et en solidité,
de tout ce qu'y ajoutoient naturellement les droits de sa naissance et
l'éclat de la majesté royale.

(1661 à 1667) L'éducation du nouveau roi avoit été fort négligée; et
se souciant fort peu de ce qui pourroit en advenir après lui, Mazarin
n'avoit visiblement voulu en faire qu'un prince ignorant, inappliqué,
indolent, et qui, uniquement occupé de ses plaisirs, ne pensât point à
le troubler dans la conduite des affaires. L'énergie de son caractère
triompha des perfides calculs de son ministre: à peine celui-ci eut-il
fermé les yeux, que Louis XIV, au grand étonnement de tout ce qui
l'environnoit, parla en maître, et montra qu'il possédoit la première
qualité d'un roi, qui est de savoir commander et se faire obéir. On le
vit, dès ces premiers moments, embrasser, dans ses pensées, toutes
les parties de l'administration, montrant la ferme résolution de ne
confier à personne son autorité, et de n'avoir dans ses ministres que
des exécuteurs de ses volontés.

Deux choses l'occupèrent d'abord par dessus toutes les autres, les
finances et l'armée. L'armée étoit brave, mais mal disciplinée; le
désordre des finances, que Mazarin n'avoit pas eu intérêt de réprimer,
étoit à son comble: de sages réglements rétablirent parmi les troupes
l'ancienne discipline, et par des réformes habilement concertées, le
roi se rendit maître absolu de tous les emplois militaires[4]. En même
temps il tiroit Colbert de l'obscurité où il étoit resté jusqu'alors,
pour en faire son guide dans le dédale ténébreux de l'administration
financière; et ce fut pour n'avoir pu se persuader qu'un prince,
jusqu'alors uniquement livré aux frivolités, mettroit cette
persévérance à s'enfoncer dans d'aussi arides travaux, que le
surintendant Fouquet, qui pouvoit encore conjurer l'orage que ses
dilapidations avoient amassé sur sa tête, le laissa grossir jusqu'au
point d'éclater, et se perdit sans retour.

          [Note 4: La mort du duc d'Épernon, colonel-général de
          l'infanterie, lui fournit l'occasion qu'il souhaitoit de
          supprimer cette charge comme donnant trop d'autorité à celui
          qui en étoit revêtu; et tous les mestres de camp, tant
          d'infanterie que de cavalerie, prirent le titre de colonels
          particuliers de leurs régiments. Dès lors l'armée tout
          entière fut, pour ainsi dire, dans sa main; et il se réserva
          de nommer à tous les grades, ne souffrant pas même qu'il se
          fît un enseigne qui ne fût de son choix.]

Dès ces commencements, se manifestèrent les principes d'après lesquels
Louis XIV avoit résolu de régner, principes qu'il est d'autant plus
important de faire connoître, qu'il ne s'en écarta pas un seul instant
pendant la durée d'un si long règne, et qu'ils aideront à faire mieux
comprendre encore ce qui a précédé ce règne, à entrevoir déjà ce qu'il
devoit être, et ce qui l'a suivi.

Ce monarque avoit donc commencé par faire ce que font tous les princes
qui veulent être maîtres absolus: il s'étoit emparé de son armée et
avoit rétabli l'ordre dans ses finances. Dès lors ne rencontrant plus
d'obstacle à ses volontés, il ne s'agissoit plus pour lui que de
trouver un moyen de mettre à l'abri de toutes vicissitudes cette
situation qu'il s'étoit créée, et qu'il jugeoit la seule digne d'un
roi de France. Les traditions de sa famille et l'exemple des deux
ministres, qui venoient de se succéder avec tant d'éclat et de
bonheur, étoient trop près de lui pour pouvoir être oubliés; et les
seules leçons de gouvernement que Mazarin lui eût jamais données[5]
ajoutoient encore aux impressions qu'il en avoit reçues. Achever
d'abattre la noblesse en lui ôtant tout caractère et toute action
politique, en réduisant à la nullité la plus absolue et les grands du
royaume et les princes de son sang qui en étoient les chefs naturels,
telle fut la maxime fondamentale de son gouvernement; et la réduisant
en système, il y persévéra jusqu'à la fin avec une suite et une
opiniâtreté qui prouvent plus de force de volonté que d'étendue
d'esprit: car enfin, et la suite le fera voir, ce système, poussé
ainsi outre mesure, avoit de graves inconvénients. Tout ce qui pouvoit
figurer à la cour y fut donc appelé pour y être nivelé, et confondu,
sauf quelques frivoles distinctions de préséance, dans la foule des
courtisans et des adorateurs du prince; les gouverneurs de province
eux-mêmes, choisis ordinairement dans la plus haute noblesse, n'eurent
plus le choix d'habiter leurs gouvernements où ils auroient
inquiété[6]; ils ne tardèrent point à reconnoître que c'eût été
déplaire au maître que de ne pas considérer cette cour si brillante
comme le seul séjour qu'ils pussent habiter; et bientôt elle eut pour
eux des séductions qui les y attachèrent sans retour. En même temps
que Louis XIV traînoit ainsi à sa suite toute cette noblesse dont il
avoit su dorer les chaînes et énerver le caractère, il affectoit de ne
prendre ses ministres que dans des rangs inférieurs, et presque
toujours dans la poussière de ses bureaux; et c'étoit là sans doute ce
que son système despotique présentoit de plus adroitement et de plus
profondément conçu. En élevant ainsi des hommes nouveaux au dessus de
ce qu'il y avoit de plus grand, cette ancienne aristocratie, qu'il
vouloit achever d'asservir, n'en étoit que plus abaissée; et cependant
ces instruments vulgaires de sa puissance absolue, et à qui son
intention étoit de la communiquer dans toute sa plénitude, ne
pouvoient lui causer aucun ombrage, parce que, n'ayant rien en
eux-mêmes de solide et qui pût leur laisser la moindre consistance
après qu'il les auroit abattus, ils retomboient par leur propre poids,
et dès qu'il lui plaisoit de les abattre, dans toute la profondeur de
leur néant. Il en résultoit encore que cette situation, tout à la fois
si brillante et si périlleuse, dans laquelle ils se trouvoient si
brusquement transportés, le rendoit plus assuré de leur aveugle et
entier dévouement. Tels furent en effet les ministres de Louis XIV,
qui le trompèrent sans doute quand ils eurent intérêt à le tromper, et
quelques-uns d'eux, autant qu'ils le voulurent, mais plus servilement
qu'on ne l'avoit fait avant eux, et sans que jamais leurs manoeuvres
secrètes portassent la moindre atteinte à ce pouvoir sans bornes dont
il étoit si jaloux, et dont, pour leur propre intérêt, ils n'étoient
pas moins jaloux que lui. Les choisissant donc constamment _dans la
plus parfaite roture_, pour nous servir de l'expression du duc de
Saint-Simon, il se plut à les porter d'abord au faîte des grandeurs,
et mit tout au dessous d'eux, jusqu'aux princes de son sang.

          [Note 5: Les instructions qu'il donnoit à son royal élève se
          réduisoient à lui recommander de tenir très bas les princes
          de son sang, de ne point se familiariser avec ses
          courtisans, surtout de savoir dissimuler avec tout le monde,
          lui montrant la dissimulation comme le point le plus
          important de l'art de régner; du reste, il ne lui parloit
          jamais que vaguement des affaires, et employoit à son égard
          tous les moyens qu'il jugeoit propres à l'en distraire, à
          lui ôter la curiosité d'en savoir davantage (REBOULET, t. 1,
          p. 536, in-4º).]

          [Note 6: Jusqu'alors ils avoient passé leur vie presque
          entière dans les provinces qui leur étoient confiées, et où
          ils jouissoient d'une grande indépendance; à peine en
          sortoient-ils une fois l'an pour aller faire leur cour au
          souverain; et l'on conçoit ce que leur offroit d'avantages
          une telle position, soit pour se faire des créatures en
          répandant les grâces dont ils étoient les seuls
          distributeurs, soit pour se présenter aux peuples comme des
          maîtres de qui ils avoient tout à craindre et tout à
          espérer. Il avoit été prouvé, par la guerre de la Fronde,
          que Richelieu ne les avoit point encore assez abattus. Louis
          XIV forma le dessein d'achever ce que ce ministre avoit
          commencé. La cour devint le séjour ordinaire et forcé de ces
          personnages éminents, et l'on finit par leur persuader
          qu'ils ne pouvoient être bien et honorablement nulle autre
          part, et à un tel point, qu'après quelques années de séjour
          auprès du prince ils se seroient crus exilés, si on les eût
          de nouveau confinés dans leurs gouvernements. Enfin, pour
          achever de leur ôter toute influence, l'autorité attachée à
          leur charge fut partagée entre les gouverneurs particuliers
          qui ne relevèrent plus que de la cour, et les intendants qui
          reçurent la plus grande part de cette autorité; en sorte que
          cette qualité de gouverneur de province ne fut plus qu'un
          grand titre auquel étoient attachés de grands revenus.
          (REBOULET, t. 1, p. 557, in-4º.)]

En ce genre, et d'après son système, ses premiers choix peuvent être
considérés comme heureux: Colbert et Louvois furent de grands
ministres[7], si ce nom peut être donné à d'habiles administrateurs, à
des hommes actifs, vigilants, rompus à tous les détails du service
dont ils avoient acquis une longue expérience dans des emplois
subalternes, capables en même temps d'en saisir l'ensemble avec une
grande perspicacité, et d'y apporter de nouveaux perfectionnements.
Mais si, pour mériter une si haute renommée, ce n'est point assez de
se courber vers ces soins matériels, et qu'il faille comprendre que
les sociétés se composent d'_hommes_ et non de _choses_, que leur
véritable prospérité est dans l'ordre que l'on sait établir au milieu
des intelligences; enfin, si _gouverner_ est autre chose
qu'_administrer_, nous ne craignons pas de le dire, jamais ministres
ne se montrèrent plus étrangers que ces deux personnages, si
étrangement célèbres, à la science du gouvernement; et les jugeant par
des faits irrécusables, il nous sera facile de prouver que tous les
deux furent funestes à la France, et lui firent un mal qui n'a point
été réparé.

          [Note 7: Ses autres ministres étoient le marquis de Lionne
          et Michel Le Tellier, père de Louvois. Ces deux personnages,
          et le surintendant des finances Fouquet, administroient
          toutes les affaires sous le cardinal. Le roi les avoit
          conservés, et lors de la chute de Fouquet, Colbert remplaça
          celui-ci sous le titre de contrôleur-général.]

Colbert avoit paru le premier: c'est à lui, et nous l'avons déjà dit,
que Louis XIV dut ce rétablissement des finances qui le rendit, en peu
d'années, maître si tranquille et si absolu de son royaume; mais il
n'est pas inutile d'observer, pour réduire à sa juste valeur ce qui,
au premier coup d'oeil, pourroit sembler un effort de génie, que cette
restauration financière ne fut opérée que par un odieux abus de ce
pouvoir qui déjà ne vouloit plus reconnoître de bornes, et qu'une
banqueroute fut le moyen expéditif que le contrôleur-général imagina
pour arriver au but qu'il vouloit atteindre. Elle fut opérée tout à la
fois et sur les engagements de la cour, connus sous le nom de billets
d'épargne[8], et sur les rentes de l'hôtel-de-ville, par des
manoeuvres qui ne peuvent étonner de la part d'un homme dont la
conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses, de
fourberies et de cruautés[9], mais qui étoient assurément fort
indignes de la probité d'un grand roi. Enfin, ce qui eût été difficile
pour qui auroit voulu avant tout être juste se fit très facilement par
l'injustice et par la violence. Ce fut en même temps une occasion
d'apprendre au parlement ce qu'il alloit être sous la nouvelle
administration: le roi se rendit au palais, portant lui-même ses
édits; et sans laisser aux chambres le temps de les examiner, ordonna
qu'à l'instant même ils fussent enregistrés, leur déclarant qu'à
l'avenir il prétendoit qu'il en fût ainsi de tout ce qu'il lui
plairoit d'envoyer à son parlement, sauf à écouter ensuite ses
remontrances, s'il y avoit lieu.

          [Note 8: Ces billets d'épargne avoient été jetés par la cour
          dans le commerce, pendant les temps critiques de la régence;
          les porteurs en étoient devenus créanciers de l'État; et les
          besoins toujours croissants du trésor les avoient fait
          multiplier d'une manière excessive. Ne voyant aucun moyen de
          les acquitter, Colbert imagina de les décrier; et, pour y
          parvenir sûrement, il commença par les faire refuser dans
          les recettes du roi. Le moyen étoit sans doute immanquable,
          et l'effet en fut tel, qu'à peine trouvoit-on cinquante
          francs sur un billet de dix mille francs. Alors il en fit
          racheter d'énormes quantités, et paya ainsi à peu de frais
          des dettes considérables. Quant aux rentes de
          l'Hôtel-de-Ville, voici ce qui arriva: dans ces mêmes
          moments de crise, la cour avoit forcé la ville de Paris à
          emprunter de très grandes sommes à de gros intérêts, et
          comme elle ne pouvoit subvenir à les payer, une ordonnance
          obligea les rentiers à imputer au remboursement du capital,
          ce que l'on déclaroit _excessif_ dans les intérêts qu'ils
          avoient reçus; cette opération ruina un grand nombre de
          familles, dont le plus clair et souvent l'unique revenu
          étoit en rentes constituées sur l'hôtel-de-ville. (_Mém. de
          l'abbé_ DE CHOISI.--_Id. du comte_ DE BUSSI, t. 3.)]

          [Note 9: Fouquet étoit coupable sans doute; mais Colbert
          qui, sous le masque hypocrite de la plus ardente amitié,
          abuse de sa confiance, l'attire dans un piége exécrable, et,
          lorsqu'il l'y a fait tomber, se montre son ennemi le plus
          implacable et le plus acharné, Colbert est mille fois plus
          coupable que lui. On ne peut lire sans indignation, et sans
          concevoir pour cet homme autant de haine que de mépris, les
          détails de cette manoeuvre atroce et de ce vil espionnage
          (_Voyez_ les _Mémoires de l'abbé_ DE CHOISI, t. 1, liv.
          3).]

Ainsi, tout étant abattu aux pieds de Louis XIV, on conçoit ce qu'il
étoit possible de faire au milieu d'un vaste empire, si puissant par
sa population, si riche par son territoire, et où, pour la première
fois depuis l'origine de la monarchie, il n'y avoit plus qu'une seule
action et une seule volonté. Aussi ce qu'opéra ce même Colbert dans
l'espace de quelques années, en déployant sans obstacle ce qu'il avoit
d'habileté et de vigilance, passa-t-il ce que l'imagination auroit osé
concevoir, et à un tel point, que l'admiration et la faveur publique
succédèrent à cette haine qu'il avoit d'abord justement méritée. La
France n'avoit plus de marine: il en créa une comme par enchantement,
et bientôt les flottes du roi couvrirent l'Océan d'où elles avoient
depuis long-temps disparu; sous leur protection, le commerce
extérieur, presque anéanti, se ranima, et des compagnies de
négociants, instituées et favorisées par le ministre, lui donnèrent
les accroissements les plus rapides, et le firent fleurir à l'Orient
et à l'Occident. Alors fut commencée l'entreprise hardie d'un canal
qui devoit joindre les deux mers[10]; des manufactures s'organisèrent
de toutes parts dans l'intérieur, et ne tardèrent point à rendre
l'étranger tributaire de nos arts industriels; les sciences et les
beaux arts obtinrent des établissements durables et de magnifiques
encouragements; l'Observatoire fut bâti; on commença la façade du
Louvre; auprès de l'Académie françoise s'élevèrent et l'Académie des
sciences et celle de peinture et de sculpture; et les libéralités du
roi se répandant avec profusion sur les beaux génies dont les
chefs-d'oeuvre illustroient alors la France, et sur un grand nombres
d'autres savants et gens de lettres, dont il vouloit récompenser les
travaux et les efforts, alloient chercher, jusqu'au milieu des nations
étrangères, le mérite souvent oublié dans son propre pays. En même
temps il réprimoit par des édits rigoureux la fureur des duels; se
montroit vigilant et sévère envers les protestants qui sembloient
impatients du joug, en les renfermant du moins dans les bornes de
l'édit de Nantes, que le malheur des temps avoit forcé de leur
accorder; des magistrats travaillant, sous ses ordres, à la
réformation des lois, recueilloient en un seul corps les ordonnances
publiées à cet effet, en divers temps, par les rois de France; et sa
politique, d'accord avec la justice, achevoit de détruire, dans les
provinces, la tyrannie des seigneurs, souvent intolérable à l'égard de
leurs vassaux[11]. Cependant Louvois, qu'il avoit placé à la tête du
département de la guerre, et qui étoit doué d'un génie tout-à-fait
propre à ce genre de travail, achevoit ce que le roi avoit commencé;
et complétant, sous tous les rapports, l'organisation des armées,
rendoit formidable au dehors cette France, que son rival avoit faite
si prospère au dedans. Tous ces miracles s'opéroient au milieu des
fêtes et des divertissements d'une cour la plus polie, la plus
galante, et en même temps la plus majestueuse qui eût jamais été; et
l'on peut dire que Louis XIV s'élevant encore au dessus de tout cet
éclat qui l'environnoit, par mille dons extérieurs dont la nature
s'étoit plu à l'orner, sembloit quelque chose de plus qu'un homme à
ses peuples éblouis et enivrés.

          [Note 10: Le canal du Languedoc.]

          [Note 11: C'étoit un malheureux effet de la licence des
          guerres qui avoient précédé. Le roi remédia à ce mal en
          établissant une chambre de justice ambulante qui, sous le
          nom de _grands jours_, devoit parcourir les provinces,
          réprimer et punir toutes ces injustices. Elle commença ses
          fonctions en Auvergne, où les violences avoient été poussées
          à de plus grands excès que partout ailleurs. Il en coûta la
          tête à plusieurs; un grand nombre de seigneurs furent punis
          par la démolition de leurs châteaux, et la sévérité du
          prince s'étendit jusque sur les juges subalternes dont ils
          avoient fait les instrumens de leur tyrannie. (REBOULET, t.
          1, p. 635, in-4º.)]

Et pour son malheur et celui de ses peuples, il partagea lui-même cet
enivrement. Jamais prince ne s'étoit vu entouré de plus de flatteries
et de séductions: ce n'étoient pas des hommages qu'on lui rendoit,
c'étoit un culte; et parmi les flatteurs et les adorateurs de ce dieu
mortel, il n'en étoit point de plus dangereux pour lui que ces mêmes
ministres, qui eurent bientôt reconnu combien il leur seroit facile
d'en faire leur dupe. Ombrageux comme il l'étoit sur le pouvoir, et
s'étant fait une loi d'en fermer tous les abords et de n'écouter
qu'eux, il leur suffit de se prêter à son goût pour les détails du
service, qu'il croyoit une des conditions essentielles de l'art de
régner, et de l'en accabler au delà de ses forces, pour lui persuader,
alors qu'ils lui faisoient faire ce qu'ils vouloient, qu'ils n'étoient
que de simples exécuteurs de ses volontés[12]. Il leur fut plus
facile encore de lui faire croire que ce pouvoir sans bornes qu'il
exerçoit, et cette obéissance servile qu'il exigeoit de tous, et
depuis le premier jusqu'au dernier, et au devant de laquelle tous
sembloient courir, étoient en effet le _seul_ principe de ce mouvement
prodigieux qui s'opéroit autour de lui, de l'ordre, de la paix, de la
prospérité dont jouissoit la France à l'intérieur, de l'étonnement
mêlé d'une sorte de crainte qu'elle inspiroit aux étrangers. Il arriva
donc que le monarque le plus absolu de l'Europe en devint aussi le
plus orgueilleux. Son ambassadeur à Londres avoit été insulté par
celui d'Espagne, à l'occasion du droit de préséance: il exigea, avec
trop de hauteur peut-être et avec un sentiment trop vif de sa
supériorité, une satisfaction proportionnée à l'offense[13]; toutefois
on doit dire qu'il étoit en droit de l'exiger, même en lui reprochant
d'avoir usé trop rigoureusement de son droit; mais sa conduite avec
le pape, dans l'affaire du duc de Créqui, qui pourroit l'excuser? En
fut-il jamais de plus dure, de plus injuste, de plus cruelle même, et
d'un plus dangereux exemple? Quel triomphe pour le roi de France de se
montrer plus puissant que le pape, comme prince temporel, et sous ce
rapport, de ne mettre aucune différence entre lui et le dey d'Alger ou
la république de Hollande; de refuser toutes les satisfactions
convenables à sa dignité, que celui-ci s'empressoit de lui offrir à
l'occasion d'un malheureux événement que les hauteurs de son
ambassadeur avoient provoqué, et dont il lui avoit plu de faire une
insulte[14]; de violer en lui tous les droits de la souveraineté en le
citant devant une de ses cours de justice et en séquestrant une de ses
provinces; de le forcer, par un tel abus de la force, à s'humilier
devant lui par une ambassade extraordinaire[15], dont l'effet
immanquable étoit d'affoiblir, au profit de son orgueil, la vénération
que ses peuples devoient au père commun des fidèles, et dont son
devoir à lui-même étoit de leur donner le premier exemple? Il le
remporta ce déplorable triomphe; il lui étoit aisé de le remporter: et
dès lors on put reconnoître que Louis XIV, prince assurément très
catholique, et qui se montra jusqu'à la fin invariablement attaché à
ses croyances religieuses, n'entendoit pas autrement la religion et
les vrais rapports des princes chrétiens avec le chef de l'Église, que
ne l'avoient fait ses prédécesseurs; et par cela même qu'il avoit su
se faire plus puissant qu'aucun d'eux, poussoit peut-être plus loin
encore ce système d'indépendance envers l'autorité spirituelle, dont
il sembloit décidé que pas un seul des rois de France n'apercevroit
jusqu'à la fin les funestes conséquences. Au milieu de ces tristes
démêlés, commençoient déjà le scandale de ses amours adultères et tous
les désordres de sa vie privée, qui pouvoient mettre en doute aux yeux
de ses peuples la sincérité de sa foi, et ajouter encore au fâcheux
effet des violences exercées contre le souverain pontife, et des
humiliations dont le fils aîné de l'Église s'étoit plu à l'abreuver.

          [Note 12: _Mém. du duc_ DE SAINT-SIMON, liv. 1.--«Son
          esprit, dit-il, naturellement porté au petit, se plut en
          toutes sortes de détails. Il entra sans cesse dans les
          derniers sur les troupes, habillement, évolutions, armement,
          exercice, discipline, en un mot, dans toutes sortes de bas
          détails; il ne s'en occupoit pas moins sur ses bâtiments, sa
          maison civile, ses extraordinaires de bouche: il croyoit
          toujours apprendre quelque chose à ceux qui en ce genre en
          savoient le plus, qui recevoient en novices des leçons
          qu'ils savoient par coeur depuis long-temps. Ces pertes de
          temps, qui paroissoient au roi avoir tout le mérite d'une
          application continuelle, étoient le triomphe de ses
          ministres qui, avec un peu d'art et d'expérience à le
          tourner, faisoient venir, comme de lui, ce qu'ils vouloient
          eux-mêmes, et qui conduisoient le grand monarque selon leurs
          vues et trop souvent selon leurs intérêts, tandis qu'ils
          s'applaudissoient de le voir se noyer dans les détails.» Il
          faut sans doute ne se livrer qu'avec quelque méfiance aux
          récits du duc de Saint-Simon, qui se laisse trop souvent
          aller à ses préjugés et à ses préventions; mais comme son
          caractère était la franchise même, on doit le croire,
          lorsque ce qu'il dit est expliqué et confirmé par les
          faits.]

          [Note 13: Il rappela l'ambassadeur qu'il avoit à Madrid, fit
          sortir de France celui d'Espagne, et déclara à son beau-père
          que, s'il ne reconnoissoit la supériorité de la cour de
          France et ne lui faisoit pas une satisfaction solennelle
          d'un tel affront, la guerre alloit recommencer. Philippe IV
          étoit loin de pouvoir accepter un pareil défi; il lui fallut
          s'humilier; «et cette cour encore fière, dit Voltaire,
          murmura long-temps de son humiliation.»]

          [Note 14: Voltaire dit lui-même que le duc Créqui avoit
          révolté les Romains par ses hauteurs; que ses domestiques
          commettoient dans Rome les mêmes désordres que la jeunesse
          indisciplinable de Paris; que ses laquais avoient chargé,
          l'épée à la main, une escouade de Corses qui protégeoit les
          exécutions de justice.]

          [Note 15: Avant d'en venir là, le pape avoit vainement
          employé tous les moyens de conciliation; il avoit fait
          pendre quelques-uns des soldats qui avoient insulté l'hôtel
          de l'ambassade; il avoit fait sortir de Rome le gouverneur
          de cette ville, soupçonné d'avoir favorisé l'attentat. Ni
          ces actes de déférence, ni les paroles de paix qu'il lui fit
          porter, ne purent fléchir le roi. Pour l'apaiser quand on
          l'avoit offensé, il falloit qu'on se mît sous ses pieds. On
          sait à quoi ce pape fut réduit: il se vit forcé d'exiler de
          Rome son propre neveu, de casser la garde corse, d'élever
          lui-même, dans la capitale de ses États et du monde
          chrétien, une pyramide, avec une inscription qui signaloit à
          la fois l'injure et la réparation, enfin d'envoyer un légat
          à _latere_ faire satisfaction au roi, ou, pour mieux dire,
          lui demander pardon.]

Au moment où ces choses se passoient, une hérésie, de toutes la plus
perfide et la plus dangereuse, parce qu'elle est la seule qui cache
l'esprit de révolte sous une apparence hypocrite de soumission, la
seule qui, sachant faire des humbles sans exiger le sacrifice de
l'orgueil, séduise et tranquillise les consciences que des erreurs
plus tranchantes et une rébellion ouverte auroient pu effrayer, le
jansénisme enfin, _puisqu'il faut l'appeler par son nom_, poursuivoit
sourdement le cours de ses manoeuvres séditieuses. Né de l'hérésie de
Calvin, et établi, de même que le système de cet hérésiarque, sur un
fatalisme atroce et désespérant, il avoit pénétré en France au temps
de la guerre de la fronde; et ce caractère nouveau qu'il présentoit de
révolte et d'hypocrisie, devoit lui faire, plus que partout ailleurs,
des partisans dans un pays où, sur ce qui concernoit le gouvernement
ecclésiastique, on s'épuisoit depuis long-temps en efforts et en
inventions pour résoudre le problème, assez difficile sans doute, de
concilier l'obéissance que l'on devoit au pape avec le mépris de son
autorité. Les jansénistes apportoient, pour vaincre cette difficulté,
le secours d'une foule de raisonnements sophistiques plus subtils
qu'aucun de ceux que l'on avoit jusqu'alors employés, et une érudition
à la fois catholique et protestante qui mettoit à l'aise les factieux,
non seulement contre le pape, mais encore vis-à-vis de toute autre
autorité. Ils eurent donc bientôt de nombreux partisans, surtout dans
le parlement, où ce fut un vrai soulagement pour un grand nombre, de
pouvoir combattre ce qu'ils appeloient _la cour de Rome_ en toute
sûreté de conscience. Mais ils attaquèrent en même temps _la cour de
France_: car c'étoit ce parti des jansénistes parlementaires qui se
rallioit au cardinal de Retz, et c'étoient encore les curés
jansénistes de Paris qui lui avoient procuré l'influence qu'il exerça
si long-temps sur la populace de Paris. Ce fut là ce qui rendit ces
sectaires odieux et suspects au gouvernement; et cette aversion qu'ils
avoient inspirée sous la régence, Louis XIV la conserva contre eux par
cet instinct de royauté qui ne l'abandonna jamais, et surtout dans ce
qui le touchoit particulièrement. Il poursuivit donc de nouveau le
jansénisme, déjà démasqué et condamné à Rome comme en France, dès le
moment de son apparition; et réconcilié avec le pape, ce monarque
appela à son secours, et pour raffermir sa propre autorité, le
souverain qu'il venoit d'outrager et dans son caractère et dans son
autorité. C'étoit se montrer inconséquent; mais la suite fera voir en
ce genre bien d'autres inconséquences. Quoi qu'il en soit, les
nouveaux sectaires, malgré leurs distinctions, très ingénieuses sans
doute, du _droit_ et du _fait_[16], se virent poussés dans leurs
derniers retranchements, et réduits, par le concours des deux
puissances, à signer un formulaire par lequel il leur fallut
reconnoître que les cinq propositions étoient non seulement
hérétiques, mais extraites formellement du livre de Jansénius, et
condamnables dans le sens propre de l'auteur. Abattus pour le moment,
mais non soumis, nous les verrons bientôt reparoître plus opiniâtres
que jamais, et grâce aux inconséquences fatales du prince qui les
poursuivoit, plus forts qu'ils n'avoient jamais été.

          [Note 16: Par cette distinction, bien digne d'eux
          assurément, ils reconnoissoient, disoient-ils, avec le pape
          et les évêques, que la doctrine des cinq propositions étoit
          justement censurée: c'étoit là le point _de droit_. Mais ils
          nioient que cette doctrine fût celle de Jansénius: c'étoit
          là le point _de fait_. D'où il résultoit que si l'on eût
          consenti à leur faire une telle concession, tout en
          paroissant condamner les cinq propositions, ils les eussent
          réellement soutenues en soutenant le livre de Jansénius, où
          elles étoient effectivement.]

Cependant Colbert continuoit ce qu'il avoit commencé: commerce,
agriculture, marine, finances, tout en France devenoit de jour en jour
plus prospère, plus florissant; et l'heureux et habile ministre étoit
en quelque sorte associé à la gloire du monarque sous les auspices
duquel il opéroit cette grande restauration de la France industrielle.
Louvois en étoit jaloux, et pour contrebalancer les succès pacifiques
de son rival, il épioit une occasion d'engager le roi dans quelque
guerre où il pût faire briller à son tour ce qu'il avoit d'habileté.

Ce n'étoit pas une entreprise fort difficile avec un prince tel que
Louis XIV: déjà il avoit fait preuve d'une grande susceptibilité sur
ce qu'il croyoit toucher à l'honneur de sa couronne; l'empressement
avec lequel il venoit d'accepter la donation injuste et bizarre que le
duc de Lorraine, Charles IV, avoit imaginé de lui faire de ses États,
au préjudice des droits légitimes de sa famille[17], le montroit assez
disposé à saisir toute occasion qui se pourroit présenter d'accroître
le nombre de ses provinces. En donnant des secours au Portugal contre
l'Espagne, malgré les conditions expresses de la paix des
Pyrénées[18], il avoit donné lieu de croire que, lorsque la raison
d'état seroit mise en avant, on le trouveroit peu scrupuleux sur la
foi que l'on doit aux traités. Enfin, tandis que ses flottes
purgeoient les côtes de la Méditerranée des corsaires de Tunis et
d'Alger dont elles étoient infestées, un petit corps de troupes
auxiliaires, qu'il avoit envoyé à l'empereur, se signaloit dans la
guerre que ce monarque soutenoit contre les Turcs, et décidoit par sa
valeur du succès de cette guerre périlleuse et de la paix qui la
suivit. Au sein de cette prospérité qui sembloit plus qu'humaine, il
ne falloit donc qu'une occasion pour donner l'essor à l'ambition et à
l'humeur belliqueuse d'un jeune prince qui, de quelque côté qu'il
portât les regards, ne voyoit rien qui pût lui être comparé[19].

          [Note 17: Ce prince, que nous avons vu jouer un rôle dans la
          Fronde, et que les vicissitudes de sa fortune, ses
          inconstances et ses bizarreries ont rendu plus célèbre que
          ses talents militaires qui étoient très réels, fit cette
          donation au roi, pour se venger de ce que son neveu, à qui
          il avoit promis la succession de ses États en faveur de son
          mariage avec mademoiselle de Nemours, usoit de l'entremise
          même du roi pour obtenir l'exécution d'une promesse que son
          oncle ne vouloit plus tenir, parce que ce mariage, qui lui
          avoit plu d'abord, lui déplaisoit maintenant; et Louis XIV,
          qui s'étoit déclaré le protecteur du jeune prince de
          Lorraine, ne balança pas à signer une convention qui
          l'enrichissoit des dépouilles de son protégé, ne répondant
          autre chose à ses justes plaintes, sinon que _les affaires
          des rois ne se traitoient pas comme celles des
          particuliers_. Toutefois, on sait que ce traité demeura sans
          effet.]

          [Note 18: Pour violer ce traité, des ministres, et Turenne
          lui-même que l'on voit avec peine professer de pareilles
          doctrines, soutinrent que «la promesse qu'avoit faite
          Mazarin d'abandonner le Portugal étoit une _foiblesse_
          contraire à l'_équité naturelle_, _au droit des gens_, à la
          protection _que les rois se doivent mutuellement_; qu'elle
          n'étoit pas moins _contraire à la politique_; que l'intérêt
          de la France étoit que la couronne de Portugal fût
          indépendante; que l'Espagne n'_étoit point encore assez
          humiliée_, quoiqu'elle le fût beaucoup; qu'il falloit
          l'abattre tellement, qu'elle ne pût pas se relever, etc.
          (_Mém._ DE CHOISI.). Le roi _goûta ces raisons_; et, en
          effet, elles devoient lui sembler bonnes, _les affaires des
          rois ne se traitant pas comme celles des particuliers_.]

          [Note 19: «L'Angleterre ravagée par la peste; Londres
          réduite en cendres par un incendie attribué injustement aux
          catholiques; la prodigalité et l'indigence continuelle de
          Charles II, aussi dangereuses pour ses affaires que la
          contagion et l'incendie, mettoient la France en sûreté du
          côté des Anglois. L'empereur réparant à peine l'épuisement
          d'une guerre contre les Turcs; le roi d'Espagne, Philippe
          IV, mourant, et sa monarchie aussi foible que lui,
          laissoient Louis XIV le seul puissant et le seul
          redoutable.» Voilà ce que dit Voltaire; mais il auroit dû
          ajouter, et l'événement le prouva, que, vu l'état actuel de
          l'Europe, il n'étoit point de tentation plus dangereuse pour
          ce prince que cette puissance même et la crainte qu'elle
          inspiroit.]

La mort du roi d'Espagne en offrit une que Louvois ne laissa point
échapper. Il avoit su persuader au roi que, malgré les renonciations
qu'avoit faites l'infante Marie-Thérèse, au moment où elle étoit
devenue reine de France, à la succession du roi son père, elle avoit
conservé, en vertu des coutumes particulières du Brabant, un droit sur
la Franche-Comté et sur une grande partie des Pays-Bas, que ces
renonciations n'avoient pu ni détruire ni infirmer[20]. Louis avoit
déjà fait valoir près de Philippe IV ce droit, que le monarque déjà
mourant n'avoit pas voulu reconnoître; après sa mort, le cabinet
espagnol y parut encore moins disposé, et ainsi commença la guerre de
Flandres, source de toutes celles dont ce règne si long fut à la fois
illustré et désolé.

          [Note 20: Cette coutume particulière du pays étoit appelée
          _droit de dévolution_; elle portoit que «si une femme ou un
          mari venoient à mourir, la propriété de tous leurs fonds de
          terre étoit dévolue aux enfants mâles ou femelles issus de
          ce mariage, sans que ceux du second lit y pussent prétendre,
          l'époux survivant n'ayant que l'usufruit.» Cette fois-ci
          Louis XIV jugea que _les affaires du prince ne devoient
          point se traiter_ autrement _que celles des particuliers_.]

Si l'on examine l'état de l'Europe au moment où éclata cette guerre si
féconde en résultats, on voit que tout commence à s'y compliquer,
grâce à cette politique d'intérêts qui étoit devenue la seule
conscience de l'antique chrétienté. Tandis que le Portugal,
secrètement aidé par la France, défendoit son indépendance contre
l'Espagne, des rivalités de commerce avoient fait naître une guerre
acharnée entre les Anglois et les Hollandois; et Charles II, qui
venoit de remonter sur le trône sanglant et ébranlé de son père, se
rendoit agréable à sa nation en poussant cette guerre avec beaucoup de
vigueur et de succès: car, en même temps qu'il leur livroit sur mer
des batailles sinon décisives, du moins humiliantes pour eux, il leur
suscitoit sur terre, dans le fougueux évêque de Munster, un ennemi
formidable, et auquel ils étoient par eux-mêmes dans l'impuissance de
résister. Attentif à ces mouvements, Louis XIV, que les Hollandois
appeloient à leur secours en vertu des alliances qu'il avoit formées
avec eux, se trouva bientôt dans l'alternative embarrassante ou de se
brouiller avec le roi d'Angleterre, dont l'amitié étoit à ménager, ou
de s'aliéner ces républicains qu'il lui importoit de ne pas avoir
contre lui, lorsque le moment seroit venu de faire valoir ses
prétentions héréditaires sur les Pays-Bas. Il essaya d'abord le rôle
de médiateur entre les puissances belligérantes, rôle qui lui réussit
si peu que les Anglois lui déclarèrent la guerre à lui-même, et
continuèrent en même temps de la faire à ses alliés. Les choses en
étoient là, lorsque, sur les derniers refus que fit le cabinet
espagnol de lui céder les provinces qu'il réclamoit, se croyant sûr
des Hollandois qu'il avoit délivrés des hostilités de l'évêque de
Munster, et d'un autre côté ayant pris toutes ses mesures pour ne
point trouver d'obstacle à l'entreprise qu'il méditoit[21], il
commença brusquement la guerre; et marchant lui-même à la tête de ses
troupes, entra vers le milieu de 1667 dans les Pays-Bas espagnols.

          [Note 21: «Les premiers historiens de Louis XIV, n'ayant pas
          tous les documents que l'on a acquis depuis, disent que ce
          fut au moyen d'un traité d'alliance qu'il fit avec la Suède
          qu'il s'assura, dans cette guerre, la neutralité de
          l'empereur, la Suède s'engageant par ce traité à faire
          entrer douze mille hommes dans les États héréditaires
          d'Autriche, au moment où l'empereur prendroit parti contre
          la France. Depuis, l'on a découvert que l'inaction du chef
          de la maison d'Autriche, dans cette circonstance, avoit pour
          cause un traité conclu secrètement entre lui et le roi de
          France, traité à peu près semblable à celui qu'ils
          entamèrent à la mort de Charles II, roi d'Espagne, et dans
          lequel ils se partageoient à l'avance les dépouilles de ce
          roi encore enfant, dont l'un et l'autre étoient les
          protecteurs naturels.» (VOLTAIRE, _Siècle de Louis XIV_.)]

Jamais troupes plus braves et mieux disciplinées n'avoient été
commandées par de plus habiles généraux, et n'avoient eu devant elles
un ennemi plus foible, plus dénué de ressources et surtout plus
effrayé: aussi fut-ce plutôt une promenade qu'une campagne militaire,
et cette guerre de Flandre n'est pas moins fameuse par la rapidité des
conquêtes[22] que par le luxe et la magnificence qu'y déploya le jeune
roi. La reine et toute la cour l'avoient suivi à cette expédition
guerrière comme à un spectacle; et c'étoit au milieu des fêtes et de
l'étiquette accoutumée de Saint-Germain, que tomboient les villes
assiégées, et que s'obtenoient tant de faciles succès. Vainqueur à
l'instant même partout où il lui avoit plu de se présenter, Louis
revint au milieu de ses peuples jouir de leurs acclamations et de
cette moisson de lauriers acquise à si peu de frais, tandis que
l'Europe épouvantée commençoit déjà à se coaliser contre l'ennemi trop
redoutable qui sembloit menacer son indépendance. C'étoit pour la
première fois qu'elle concevoit des alarmes sur cet équilibre, auquel
la paix de Westphalie avoit attaché le repos du monde civilisé, et
l'on peut dire que celui qui l'avoit rompu le premier, se réjouissoit
et se glorifioit comme un enfant de ses triomphes sans en prévoir les
conséquences. Cependant elles ne se firent point attendre; et ce fut
au milieu des enchantements de Versailles qu'il avoit commencé à
bâtir, et de ses nouvelles et si scandaleuses amours avec madame de
Montespan, qu'il reçut l'avis trop certain de la triple alliance qui
venoit d'être conclue entre les Hollandois, ses anciens alliés, la
Suède et l'Angleterre, pour l'arrêter tout court dans ses projets
ambitieux, et le forcer à faire sur-le-champ la paix avec l'Espagne.

          [Note 22: Le maréchal de Turenne commandoit en chef sous le
          roi; et il y avoit deux autres corps d'armée, l'un sous les
          ordres du maréchal d'Aumont, l'autre commandé par M. de
          Créqui. Les villes de Charleroi, Armentières, Saint-Vinox,
          Furnes, Ath, Tournay, Douay, Courtray, Oudenarde et le fort
          de la Scarpe, furent pris dans l'espace de deux mois par ces
          trois corps d'armée manoeuvrant chacun séparément. La
          campagne fut terminée par le siége de Lille, auquel le roi
          assista, et qui se rendit, le 27 août, après neuf jours de
          tranchée.]

(1668) Cette nouvelle lui parvint au moment où Louvois et le prince de
Condé, tous les deux jaloux de Turenne, et chacun à sa manière[23],
lui montroient la conquête de la Franche-Comté comme plus facile
encore que celle de la Flandre; sur ce qu'ils lui en disoient, il
comprit fort bien que ce n'étoit que par de nouveaux succès, plus
décisifs encore que ceux qu'il avoit obtenus, qu'il pouvoit déjouer la
ligue des trois puissances conjurées contre lui, et s'il étoit dans la
nécessité de faire la paix, de ne la faire du moins que comme il
convenoit à un vainqueur. On sait que la Franche-Comté fut conquise en
moins d'un mois[24]. Cependant un congrès s'étoit ouvert à
Aix-la-Chapelle, pour y traiter de la paix entre la France et
l'Espagne. Le pape, qui la désiroit vivement, qui depuis long-temps la
sollicitoit de toutes ses forces, en étoit en apparence le médiateur;
mais les véritables arbitres de cette paix étoient ces mêmes
Hollandois, qui, peu de mois auparavant, avoient imploré à genoux
l'assistance du grand roi; et ce fut un affront qu'il lui fallut
dévorer, au milieu de triomphes qui ressembloient à des prodiges, de
voir un échevin d'Amsterdam dicter en quelque sorte les conditions
d'un traité qui dépouilloit le conquérant d'une partie de ses
conquêtes. L'Espagne, qui avoit eu à choisir entre la restitution de
la partie des Pays-Bas qui lui avoit été enlevée ou de la
Franche-Comté, préféra reprendre cette dernière province, et Louis XIV
se trouva toucher ainsi aux frontières de la petite nation qui l'avoit
humilié, et à laquelle il ne pardonnoit point son humiliation. Telle
fut cette paix d'Aix-la-Chapelle qui ne fit que créer de plus grandes
animosités, n'apaisa aucunes méfiances, aucunes jalousies, et amena
bientôt, de plus grands événements et des guerres plus acharnées.

          [Note 23: Louvois, sous qui tout plioit, et qui vouloit la
          faveur pour lui seul, étoit profondément blessé du ton
          d'indépendance et quelquefois de supériorité que prenoit à
          son égard le maréchal de Turenne, placé trop haut dans
          l'estime et dans la confiance de son maître, pour qu'il pût
          espérer d'en faire, ainsi que des autres généraux,
          l'admirateur de ses conceptions et l'esclave de ses
          volontés. Ce fut donc lui qui détermina Louis XIV, en
          faisant valoir mille raisons de bienséance, à employer, dans
          cette expédition, le prince de Condé, alors gouverneur de la
          Bourgogne, province voisine de celle qu'il s'agissoit
          d'envahir, et à qui, depuis sa rentrée en France, le jeune
          monarque n'avoit encore accordé aucune marque de confiance.
          Quant à Condé, il désiroit sa part de ces lauriers que
          Turenne depuis long-temps moissonnoit à lui seul, et ce
          sentiment jaloux n'avoit rien qui fût indigne de son noble
          caractère.]

          [Note 24: Besançon se rendit dans deux jours; Dôle, après
          quatre jours de siége; le reste fit encore moins de
          résistance.]

Louis XIV, pour soutenir un droit contestable et acquérir une petite
portion de territoire qui, par sa position seule, devoit lui être
nécessairement disputée, et dont la possession n'apportoit point un
accroissement réel à sa puissance, avoit donc allumé un feu qui ne
devoit point s'éteindre, et montré le premier ce qu'il falloit
attendre de la paix de Westphalie, dès que la moindre atteinte lui
seroit portée. Il convient de ne point interrompre la suite de ces
récits; et bien qu'il n'en soit point de plus célèbres dans nos
annales, et que le plan que nous nous sommes tracé ne nous permette
d'en rassembler que les principaux traits, peut-être le point de vue
sous lequel nous allons les considérer leur donnera-t-il l'attrait de
la nouveauté.

(1670) L'espèce de triomphe que les Hollandois venoient de remporter
sur un puissant monarque les avoit enivrés; leur prospérité
commerciale et leurs richesses toujours croissantes ajoutoient encore
à leur orgueil; et oubliant les circonstances qui leur avoient donné,
dans la politique européenne, une importance à laquelle par eux-mêmes
ils n'eussent pu prétendre sans folie, ils s'égaloient déjà aux plus
grands souverains, se vantoient d'être les arbitres de la paix et de
la guerre, et, à l'égard de Louis XIV, poussoient jusqu'à l'insulte la
hauteur de leurs procédés[25]. Ainsi s'aigrissoient des ressentiments
que ce prince renfermoit au fond de son coeur; et la connoissance
qu'il eut d'un traité qu'ils avoient signé avec l'empereur et le roi
d'Espagne, dont l'objet étoit de veiller à la conservation des
Pays-Bas, acheva de l'exaspérer.

          [Note 25: Dans leurs gazettes, publiées sous l'autorité de
          leurs magistrats, et dans une foule d'autres petits écrits
          dont ils inondoient l'Europe, ils se présentoient comme les
          libérateurs et les conservateurs des Pays-Bas, qu'ils
          prétendoient avoir seuls empêchés de devenir la proie du roi
          de France. On les accusoit, en outre, d'avoir fait frapper
          des médailles, dont les inscriptions étoient personnellement
          outrageantes pour Louis XIV.]

Il résolut de les châtier, et, emporté par un mouvement de dépit
puéril et indigne de ce haut rang où il étoit placé parmi les rois, il
ne vit point que, pour satisfaire son amour-propre blessé, il
s'exposoit à la chance périlleuse d'alarmer de nouveau tous les
intérêts de cette Europe, à qui il avoit appris que lui seul étoit à
craindre, et qui, en effet, ne craignoit que lui seul. Le succès
éphémère de ses négociations acheva de l'aveugler. Charles II écouta
le premier les propositions qu'il lui fit d'une alliance entre la
France et l'Angleterre; et dans cette alliance, ce fut moins l'intérêt
de son pays qu'il consulta que son propre intérêt, et le désir qu'il
avoit de sortir de la situation sans exemple où il se trouvoit à la
tête d'une nation qui l'avoit rappelé, qui ne le haïssoit pas, mais
qui, par cela seul qu'elle s'étoit faite protestante, sinon tout
entière, du moins dans sa partie dominante, ne pouvoit plus supporter
la domination d'un roi catholique dans le coeur, qui conservoit les
anciennes traditions de la royauté, et pour qui elle devenoit à peu
près impossible à gouverner. Maître encore par sa prérogative de faire
la paix ou la guerre, Charles traita avec le roi de France, parce
qu'il y vit un moyen de se procurer de l'argent que lui refusoit son
parlement, avec cet argent de lever des troupes, et avec ces troupes
d'abattre les factions que la licence politique, née de la licence
religieuse, commençoit à élever autour de lui[26]. Du reste, une
guerre avec la Hollande ne déplaisoit point alors à la nation
angloise, jalouse des prospérités commerciales de cette république, et
qui, balançant à peine sur mer les forces de sa rivale, n'étoit point
fâchée de la voir humiliée sur terre, et de contribuer à ses
humiliations; (1671) il fut encore plus facile à Louis XIV de détacher
de la triple alliance la Suède, son ancienne alliée, et dont il
sembloit que, depuis la paix de Westphalie, les intérêts ne devoient
plus être séparés de ceux de la France. L'indépendance que cette paix
de Westphalie donnoit aux princes de l'empire avoit fourni au roi les
moyens d'en gagner plusieurs par des bienfaits ou des espérances, et
de s'assurer ainsi les secours des uns et la neutralité des
autres[27]. L'empereur lui-même, à qui les troubles de Hongrie
donnoient alors trop d'occupation pour qu'il pût mettre obstacle à ses
desseins, et qui d'ailleurs n'auroit pu compter, dans une telle
entreprise, sur le concours du corps germanique, prit avec lui des
engagements contre les Hollandois. Ainsi tout cédoit, dans cette
circonstance, à l'intérêt du moment. L'Espagne, à la vérité, repoussa
ses offres; mais, dans l'état de foiblesse où étoit cette puissance,
ce n'étoit point assez pour l'arrêter dans ses projets d'ambition et
de vengeance.

          [Note 26: Cette négociation est fameuse par le voyage
          mystérieux que fit auprès de son frère la duchesse
          d'Orléans, Henriette d'Angleterre, voyage que suivit de près
          sa mort violente et subite; elle l'est encore par
          l'indiscrétion de Turenne à qui une foiblesse amoureuse
          arracha le secret de l'État.]

          [Note 27: Les électeurs de Trèves, de Mayence, et le
          Palatin, avoient promis de demeurer dans l'alliance qu'ils
          avoient faite avec lui, ou du moins de garder la neutralité;
          et ce dernier tenoit encore à la France par le mariage que
          venoit de contracter le duc d'Orléans avec sa fille.
          L'électeur de Bavière, que le roi avoit flatté de
          l'espérance de voir une de ses filles épouser le dauphin,
          étoit également dans les meilleures dispositions à l'égard
          de la France. Il en étoit de même de plusieurs autres
          princes de l'empire qui, lors de la paix de Munster, lui
          avoient été redevables de la restitution d'une partie plus
          ou moins considérable de leurs souverainetés.]

Il commença à les faire éclater par l'envahissement de la Lorraine,
effrayant ainsi, dès ses premiers pas, tour le corps germanique, qu'il
essaya toutefois de rassurer, en lui déclarant qu'il n'en agissoit
ainsi que pour empêcher son vassal de brouiller, et prenant en même
temps l'engagement de rendre à celui-ci, lors de la paix, les États
qu'il lui avoit enlevés. Or, il est vrai de dire qu'en effet ce
vassal, qu'inquiétoit avec juste raison un si redoutable suzerain,
avoit cherché des appuis et des protecteurs auprès des souverains qui
devoient avoir les mêmes craintes et les mêmes intérêts que lui[28].
C'étoit donc lui que Louis XIV avoit cru devoir châtier d'abord, et
immédiatement après il se tourna contre les Hollandois. «(1672) Tout
ce que les efforts de l'ambition et de la prudence humaine peuvent
préparer pour détruire une nation, Louis XIV l'avoit fait. Il n'y a
pas, chez les hommes, d'exemple d'une petite entreprise formée avec
des préparatifs plus formidables. De tous les conquérants qui ont
envahi une partie du monde, il n'y en a pas un qui ait commencé ses
conquêtes avec autant de troupes réglées et autant d'argent que Louis
XIV en employa pour subjuguer le petit État des Provinces-Unies[29].»
L'armée françoise étoit de plus de cent douze mille hommes; l'évêque
de Munster et l'archevêque de Cologne l'avoient augmentée de vingt
mille soldats auxiliaires; Condé, Turenne, Luxembourg, commandoient
sous le roi cette armée formidable, qui conduisoit avec elle une
nombreuse artillerie; Vauban devoit diriger les siéges. Comment
supposer qu'un petit peuple de marchands, qui n'avoit pour toute
défense que vingt-cinq mille hommes de mauvaises troupes, commandées
par un jeune prince sans expérience de la guerre[30], pourroit
résister au plus puissant monarque de l'Europe, qui se faisoit
maintenant des auxiliaires contre lui, ou des alliés qu'il lui avoit
enlevés, ou des ennemis contre lesquels, quelques années auparavant,
il l'avoit défendu? Les Hollandois se crurent perdus, et Louis XIV,
qu'ils tentèrent vainement de fléchir par leurs soumissions, le crut
de même. Il entra dans leur pays avec la rapidité d'un conquérant;
dans leur extrême foiblesse, ils n'eurent pas même la pensée de
l'arrêter; et le passage du Rhin, dont l'imagination d'un grand
poète[31] a su faire une action héroïque, n'eût été, sans la témérité
du jeune duc de Longueville[32], qu'une espèce de promenade sur l'eau
pour le roi et pour son armée. Alors cette armée inonda les provinces
hollandoises, et porta la terreur jusqu'aux portes d'Amsterdam.
Consternés d'un si grand et si subit revers, ces républicains, naguère
si hautains et si insolents, ne virent plus de ressources pour eux que
dans la clémence du vainqueur; et dans son camp de Seyst, où leurs
députés allèrent le trouver, et où il déploya devant eux toute la
majesté d'un roi victorieux, ils demandèrent la paix en suppliants,
lui offrant pour l'obtenir des conditions qui, même dans les
extrémités auxquelles ils étoient réduits, pouvoient sembler
suffisantes[33].

          [Note 28: Le roi étoit informé que ce prince traitoit
          secrètement avec les Hollandois pour être admis dans la
          triple alliance, et qu'il faisoit en même temps solliciter
          l'Espagne de prendre une attitude plus décisive dans des
          circonstances où l'union des puissances menacées par Louis
          XIV pouvoit seule les préserver de ses entreprises; et
          certes, il n'y avoit rien en cela qui ne fût d'un esprit
          judicieux et prévoyant.]

          [Note 29: VOLTAIRE, _Siècle de Louis XIV_.]

          [Note 30: Le prince Guillaume d'Orange n'avoit alors que
          vingt-deux ans.]

          [Note 31: Boileau.]

          [Note 32: L'infanterie hollandoise, voyant la cavalerie
          françoise toucher le rivage où elle s'étoit retranchée, mit
          bas les armes et demanda quartier; le jeune prince, la tête
          pleine, dit-on, des fumées du vin, tira un coup de pistolet
          en criant: _Point de quartier pour cette canaille_. Alors,
          poussés au désespoir, les Hollandois firent une décharge
          dont il fut tué. Le prince de Condé reçut en cette rencontre
          une blessure, qui lui fracassa le poignet, et la seule qu'il
          ait jamais reçue dans toutes ses campagnes.]

          [Note 33: Ils lui offroient la ville de Maëstricht en
          échange de toutes les places dont il s'étoit emparé, et dix
          millions pour le dédommager des frais de la guerre.]

Cependant ils négocioient en même temps auprès du roi d'Angleterre;
ils essayoient de l'effrayer sur des succès aussi prodigieux, et dont
jusqu'alors il n'avoit tiré, ni pour son propre compte ni pour celui
de sa nation, le moindre avantage[34]; et Charles, qui n'avoit pas
besoin de leurs avis intéressés pour commencer à concevoir des
inquiétudes, en reçut des impressions d'autant plus vives qu'il
n'étoit point à s'apercevoir que les Anglois, charmés dans les
premiers moments d'une guerre dont le but étoit d'abaisser ses rivaux,
la voyoient d'un tout autre oeil depuis qu'il étoit question de
détruire ceux-ci au profit du roi de France. Le roi d'Angleterre
envoya donc au camp de Seyst des ambassadeurs qui, sans doute,
déterminèrent Louis XIV à traiter les Hollandois avec plus de
modération qu'il n'étoit d'abord disposé à le faire; car ce fut avec
ces envoyés de Charles II, et après avoir renouvelé son alliance avec
leur maître, qu'il concerta la réponse qu'il fit aux vaincus, et les
conditions auxquelles il leur accordoit cette paix tant désirée.

          [Note 34: Tandis que les Hollandois fuyoient ainsi sur terre
          devant Louis XIV, sans oser lui opposer la moindre
          résistance, leur flotte, commandée par Ruyter, tenoit tête
          aux flottes combinées de France et d'Angleterre, qui
          jusqu'alors n'avoient remporté sur elle aucun avantage
          décisif.]

Elles étoient dures et humiliantes[35], et le vainqueur y usoit de
tous les droits de sa victoire. Deux partis divisoient alors le
gouvernement de La Haye: l'un, à la tête duquel étoit Jean de Witt, le
grand pensionnaire, vouloit que l'on acceptât cette paix, qu'il
soutenoit moins désastreuse encore que la guerre, dans de telles
extrémités; l'autre, dirigé par le prince d'Orange, disoit hautement
que tout étoit préférable à un semblable abaissement. Le chef
audacieux de ce parti montra, dès ce moment, ce dont il étoit capable,
par le coup hardi qu'il sut frapper, et qui fut décisif pour ses
vastes et ambitieux desseins. Il fit répandre adroitement dans le
peuple par ses émissaires, que le grand pensionnaire et son frère,
Corneille de Witt, trahissoient leur pays et le livroient au roi de
France, à qui ils étoient vendus, et eut l'art de rendre
vraisemblables ces bruits calomnieux. Les deux frères, contre lesquels
il nourrissoit d'ailleurs d'implacables et profonds ressentiments[36],
furent assassinés dans une émeute qu'il avoit su également susciter;
et c'est alors que l'on vit paroître au premier rang, sur ce grand
théâtre de la politique européenne, cet homme extraordinaire, le plus
dangereux ennemi de Louis XIV, et dont le génie supérieur comprit
mieux cette politique que ceux qui étoient le plus intéressés à la
bien comprendre, et lui imprima le seul mouvement qu'il étoit alors
convenable de lui donner.

          [Note 35: Il demandoit pour lui vingt millions de
          dédommagement, et, en échange des trois provinces qu'il
          avoit conquises, toutes les places dont il s'étoit emparé
          sur la Meuse, en deçà du Rhin; pour le roi d'Angleterre,
          cent mille livres sterling, et l'engagement de saluer à
          l'avenir son pavillon.]

          [Note 36: Les deux frères s'étoient mis à la tête de la
          faction dite de _Louvestein_, dont le but étoit d'abattre la
          maison d'Orange, la grandeur de cette maison, depuis
          l'entreprise hardie du père de Henri Guillaume sur la ville
          d'Amsterdam, leur semblant incompatible avec la sûreté et
          l'indépendance de leur pays. Il n'étoit point d'efforts
          qu'ils n'eussent faits pour y parvenir; c'étoit dans cette
          intention qu'ils avoient recherché l'appui de la France; et
          ils seroient parvenus à ce but s'ils eussent pu conserver
          une aussi puissante protection. Déjà ils avoient fait abolir
          la dignité de stathouder; et le prince d'Orange avoit été
          forcé de jurer qu'il ne l'accepteroit jamais, quand même
          elle lui seroit offerte.]

Ce fut donc un prince protestant, et ceci ne sauroit être trop
remarqué, qui conçut le projet d'une ligue générale de l'Europe
catholique et protestante contre le roi de France; qui, de lui-même,
se mit à la tête de cette grande confédération, et, ce qui sans doute
est admirable, sans troupes, sans états, ne jouissant que d'une
autorité précaire dans une petite république presque entièrement
envahie par ce terrible ennemi, changea la face des affaires, et remit
en question tout ce que le vainqueur avoit cru décidé et sans retour.
Le coup d'oeil sûr et perçant de Guillaume reconnut d'abord que, tout
intérêt commun de doctrine et de morale religieuse étant désormais
banni de la société chrétienne, il suffisoit, pour en rallier les
forces éparses, de lui offrir un point de réunion en l'appelant à la
défense de ses intérêts matériels qu'un prince ambitieux et téméraire
osoit menacer, et c'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Cette
résolution énergique, qu'il sut inspirer à ses compatriotes, de
rejeter tout accommodement avec le roi de France, et de se préparer,
sous la conduite d'un nouveau stathouder[37], à une défense
désespérée, produisit, et peut-être au delà de ses espérances, la
révolution européenne qu'il avoit voulu opérer. L'électeur de
Brandebourg fut le premier qui s'ébranla pour porter secours aux
Hollandois. L'empereur Léopold, qui vit la plupart des princes de
l'empire alarmés de la rapidité des conquêtes de Louis XIV, comprit
que l'occasion étoit favorable pour lui, et de satisfaire sa vieille
haine contre la France, et, au moyen de ces dispositions du corps
germanique, de reprendre sur lui l'ascendant que la paix de Munster
lui avoit enlevé. Ses ministres employèrent donc à la diète de
Ratisbonne tout ce qu'ils avoient d'adresse et d'éloquence pour
accroître des frayeurs qui sembloient n'être que trop fondées, et y
montrèrent la liberté de l'Empire menacée par un monarque qui joignoit
à une puissance colossale une insatiable ambition. Léopold voyant ces
princes ébranlés, les entraîna en publiant aussitôt un mandement
impérial qui enjoignoit à tous les membres du corps germanique de se
réunir pour la défense commune[38]; et sans déclarer ouvertement la
guerre à la France, il signa, immédiatement après cette déclaration,
un traité d'alliance offensive et défensive avec les États-Généraux.
Louis XIV se repentit alors de n'avoir pas accepté les propositions
des Hollandois; et il lui fallut se préparer à une guerre plus longue
qu'il ne s'étoit proposé de la faire, guerre qui, de particulière
qu'elle étoit, menaçoit de devenir générale, et de changer, sous tous
les rapports, de chances et de caractère.

          [Note 37: Immédiatement après la mort des deux frères de
          Witt, son parti avoit forcé les magistrats à révoquer la loi
          qui, sous le nom d'_édit perpétuel_, abolissoit à jamais le
          stathouderat, et à joindre cette dignité à celle de général
          des troupes de terre et d'amiral, qui déjà lui avoient été
          déférées.]

          [Note 38: Par une conséquence nécessaire d'un tel mandement,
          il étoit ordonné aux princes qui avoient des troupes au
          service des puissances étrangères, de les en retirer sous
          peine d'être mis au ban de l'empire.]

(1673) Ce fut alors seulement que l'Europe put apprendre combien étoit
réellement puissante et redoutable la France, telle que Louis XIV, ses
ministres et ses généraux l'avoient faite. Contre l'avis du prince de
Condé et du maréchal de Turenne, et sur le conseil de Louvois, le roi
avoit commis la faute irréparable de ne pas démolir les places fortes
qu'il avoit enlevées aux Hollandois; et l'armée françoise, maintenant
affoiblie par les garnisons, ne présentait plus qu'un petit corps de
troupes fort inférieur en nombre aux troupes prêtes à se réunir, de
Hollande, de Brandebourg et de l'empereur[39]. Mais Turenne étoit à
la tête de cette petite armée, aussi brave que disciplinée, et
recommença devant l'ennemi ses prodiges accoutumés. Ses marches
savantes, qu'il poussa jusque dans le coeur de l'Allemagne,
empêchèrent la jonction des Impériaux et des Brandebourgeois avec
l'armée hollandoise. Après avoir mis à contribution l'électeur de
Trèves, dont il apprit les liaisons secrètes avec l'empereur, il
réduisit les électeurs Palatin et de Mayence à refuser passage aux
Impériaux, qui, n'ayant plus d'autre ressource que de tenter de
traverser le Rhin, y trouvèrent le prince de Condé pour les en
empêcher. Ils s'en allèrent alors ravager les terres de l'évêque de
Munster et de l'électeur de Cologne, espérant forcer ainsi ces deux
princes à renoncer à l'alliance de la France; mais l'infatigable
Turenne étoit déjà sur leurs pas, et ne se contentant pas de les
chasser de la Westphalie, où ils avoient espéré prendre leurs
quartiers d'hiver, il ne cessa de les poursuivre et de les harceler,
jusqu'à ce qu'ils les eût réduits à la nécessité de se séparer.
Montécuculli, qui commandoit les troupes impériales, se réfugia en
Franconie, et l'électeur de Brandebourg regagna à grande peine la
capitale de ses états.

          [Note 39: Les troupes impériales et celles de l'électeur de
          Brandebourg formoient ensemble une armée de quarante-trois
          mille hommes; Turenne n'en avoit que douze mille à leur
          opposer.]

Cependant, d'un autre côté, le duc de Luxembourg avoit battu le prince
d'Orange, et par une manoeuvre hardie, dont un événement au dessus de
la puissance de l'homme avoit seul empêché le succès[40], s'étoit vu
sur le point de s'emparer à la fois de la Haye, de Leyde et
d'Amsterdam. Ce danger qu'ils venoient de courir, les désastres
qu'avoient essuyés leurs alliés, surtout la paix que l'électeur de
Brandebourg venoit de demander au roi et qui lui avoit été facilement
accordée, répandirent de nouveau la consternation parmi les
Hollandois; et il en arriva que le prince d'Orange ne put les empêcher
d'accepter la médiation qu'offroit la Suède aux puissances
belligérantes, médiation qu'avoient déjà acceptée le roi d'Angleterre
et le roi de France: celui-ci par l'inquiétude que lui causoit cette
guerre générale qu'il n'avoit pas prévue, et dont il étoit plus que
jamais menacé, celui-là par des motifs plus graves encore, et que nous
allons faire connoître. Toutefois une suspension d'armes proposée
pendant la tenue du congrès, et à laquelle les deux rois auroient
également consenti, fut rejetée par les États-Généraux, parce qu'elle
ne convenoit pas à leurs alliés le roi d'Espagne et l'empereur, et
que les voyant si bien disposés à les soutenir, ils avoient reconnu
qu'il en résulteroit pour eux, ou de faire une paix plus avantageuse,
ou, s'ils ne pouvoient empêcher la continuation de la guerre,
d'accroître par cette puissante entremise le nombre de leurs alliés.
On se prépara donc à une nouvelle campagne, tandis que les
plénipotentiaires des puissances se réunissoient à Cologne, où se
devoit tenir le congrès.

          [Note 40: Pour faire cette expédition, il avoit voulu
          profiter d'une forte gelée qui rendoit praticables les pays
          inondés. Le dégel, qui survint tout à coup, sauva les
          Hollandois. Ce fut dans cette expédition que les François
          enlevèrent d'assaut Bodegrave et Swrammerdam, qu'ils
          détruisirent de fond en comble, après en avoir massacré tous
          les habitants avec une barbarie dont il y a peu d'exemples
          chez les peuples que le christianisme a civilisés.]

Nous avons dit que Charles II ne s'étoit allié à Louis XIV dans une
guerre où l'Angleterre combattoit au profit de la France, que par le
besoin qu'il avoit de ses subsides pour exécuter le dessein déjà conçu
par lui de se soustraire à l'opposition tyrannique de son parlement,
de réprimer l'esprit de révolte que la réforme développoit de plus en
plus au milieu du peuple anglois, et au moyen d'une armée qui lui
auroit été dévouée, de rétablir chez lui l'autorité monarchique, telle
qu'elle y avoit été exercée par ses prédécesseurs. Quelques
personnages des plus puissants et des plus habiles parmi les seigneurs
de sa cour[41], étoient initiés à ses secrets, et l'aidoient à
conduire une si grande entreprise à sa fin. Pour y parvenir, le
premier moyen qu'il mit en usage, et de concert avec eux, fut de
fortifier le parti catholique, le seul sur lequel il pût compter, en
lui accordant la liberté de conscience; mais il eût fallu à ce prince
plus d'activité et de force d'esprit qu'il n'en avoit pour se roidir
contre les obstacles qu'il alloit éprouver dans l'exécution d'un tel
projet, obstacles qu'il auroit dû prévoir, et n'en continuer pas moins
de marcher vers le but qu'il s'étoit proposé d'atteindre. Ce n'étoit
point là le caractère de Charles II. N'ayant pas obtenu de la France
tous les secours d'argent qu'il en avoit espérés, et ses expéditions
maritimes contre les Hollandois n'ayant pas eu tout le succès qu'il en
avoit attendu, il se trouva de nouveau vis-à-vis de son parlement,
impatient de cette guerre, mécontent de la liberté dont jouissoient
les catholiques, et qui n'osant l'attaquer sur l'un et sur l'autre
points, lui demandoit de lui abandonner du moins le second, résolu
qu'il étoit de ne voter qu'à ce prix les subsides dont le premier
étoit le prétexte ou l'objet. Ses conseillers et son frère le duc
d'York vouloient qu'il tînt ferme, au risque de tout ce qui en
pourroit arriver, le pire étant de céder dans une circonstance aussi
décisive. Il hésita un moment, puis ensuite se laissa aller, à cause
de cette pénurie extrême dans laquelle il se trouvoit, et la liberté
de conscience fut révoquée. Aussitôt Shaftsbury, qui avoit été le
plus ardent à lui donner ces conseils vigoureux qu'il venoit de
rejeter, de son partisan qu'il étoit se déclara hautement son ennemi.
Cet homme, d'un esprit vaste et du plus audacieux caractère,
indifférent à toutes doctrines religieuses[42], et dont toute la foi
politique étoit qu'il falloit avant tout que le pouvoir fût fort,
abandonna brusquement un monarque qui sembloit ne pas même comprendre
la position dans laquelle il se trouvoit; et jugeant fort bien
qu'après s'être mis, par cette concession déplorable, dans
l'impuissance de défendre ses ministres contre son parlement, Charles
se verroit bientôt dans la nécessité de les lui sacrifier, il se plaça
lui-même, avec une hardiesse sans exemple, à la tête de la faction qui
étoit le plus opposée à ce foible prince, et lui montra bientôt le peu
qu'étoit, dans un tel gouvernement, un roi qui, les partis étant en
présence, se montroit assez insensé pour s'isoler de tous les partis;
ce qu'il fit en découvrant lui-même impudemment au sein de cette
assemblée les véritables motifs qui avoient porté Charles à faire la
guerre aux Hollandois et à se liguer avec la France. Il ne lui suffit
pas de lui avoir, par cette indigne trahison, attiré la haine de son
parlement: il forma dès ce moment la résolution de travailler au
renversement des Stuarts, dont la chute, d'après ce qui venoit de se
passer, lui sembloit tôt ou tard inévitable; et sans s'attaquer au roi
régnant, qu'il eût été difficile d'abattre, parce que la faction
n'avoit point encore sous la main le chef qui l'auroit pu remplacer,
ce fut contre son héritier présomptif, le duc d'York, que le traître
dirigea toutes les manoeuvres de sa profonde et cauteleuse politique.
Ce prince venoit de se déclarer ouvertement catholique: Shaftsbury fit
établir le serment du Test[43], sans que Charles II pût retrouver en
lui-même un reste d'énergie pour s'opposer à une mesure qui étoit
l'arrêt de proscription de sa race; et le duc d'York se trouva ainsi
obligé de céder le commandement de la flotte, sans pouvoir désormais
prétendre à remplir aucunes fonctions dans l'État. Alors commencèrent
les liaisons intimes de ce dangereux personnage avec le prince
d'Orange; et dès ce moment, tout marcha vers l'inévitable révolution
que devoit amener la mort de Charles II. Ce fut à ce funeste prix que
celui-ci obtint les subsides qu'il avoit demandés, et qu'il continua,
dans cette guerre, à suivre la fortune de la France, sans pouvoir
espérer désormais aucun fruit d'une alliance dont le secret étoit
dévoilé, et sur laquelle tous les yeux étoient ouverts.

          [Note 41: Ils étoient cinq, et la plupart catholiques dans
          le coeur. C'est la fameuse _cabale_, ou plutôt _cabal_ selon
          l'orthographe angloise. Cette association fut ainsi nommée
          parce que les premières lettres de leurs noms formoient le
          mot _cabal_.]

          [Note 42: Il se montroit favorable aux catholiques, parce
          qu'il lui étoit démontré qu'on pouvoit compter sur leur
          fidélité pour rétablir le pouvoir monarchique dans toute sa
          plénitude.]

          [Note 43: C'est-à-dire le serment de profession de la
          religion anglicane, serment qui se réduisit d'abord à une
          abjuration de la présence réelle dans le sacrement de
          l'Eucharistie. Shaftsbury y fit ajouter une loi pénale qui
          excluoit de tous emplois civils ou militaires, ou les
          réfractaires, ou ceux qui refuseroient de signer le Test,
          d'où s'ensuivoit à plus forte raison, pour un prince
          catholique, l'impuissance de succéder à la couronne.]

Ainsi les hostilités continuèrent; les flottes réunies des deux
puissances attaquèrent sans succès décisif la flotte des Hollandois,
et ceux-ci surent du moins se défendre sur mer, et si vigoureusement,
qu'ils sauvèrent la Zélande, alors dégarnie de troupes, en faisant
avorter le projet d'une descente qui devoit y être effectuée. Cette
opération maritime avoit été combinée avec le mouvement de l'armée
françoise: celle-ci s'avança d'abord dans les Pays-Bas; le gouverneur
espagnol, qui avoit secouru secrètement les Hollandois, quoiqu'il n'y
eût point encore de déclaration de guerre entre la France et
l'Espagne, crut que le roi, instruit de cette violation des traités,
menaçoit Bruxelles, et se hâta de rappeler ses troupes auxiliaires,
alors renfermées dans Maëstricht. (1673) C'étoit là ce que vouloit le
roi, qui alla mettre le siége devant cette ville, dès que ces troupes
en furent retirées. Vauban en dirigea les travaux, et Maëstricht,
l'une des places les plus fortes de l'Europe, se rendit après quinze
jours de tranchée. Alors recommencèrent les alarmes des Hollandois;
résolus une seconde fois de faire la paix à tout prix, et le congrès
continuant toujours ses conférences, ils y firent des propositions si
avantageuses, qu'il n'y avoit presque point de doute que le roi ne les
acceptât. C'est alors que l'empereur et le roi d'Espagne reconnurent
qu'il n'y avoit point de temps à perdre, et qu'il falloit ou laisser
faire cette paix ou se liguer ouvertement avec eux. Ils prirent ce
dernier parti, et le traité entre les deux puissances et les
États-Généraux, dans lequel ils admirent le duc de Lorraine, fut signé
à La Haye, le 30 août de cette même année.

Jamais confédérés ne s'étoient réunis avec plus de joie et de
meilleures espérances: les Hollandois se voyoient sauvés, l'Espagne se
promettoit de recouvrer ce qu'elle avoit perdu; l'empereur, dont la
république soudoyoit les troupes, croyoit avoir enfin trouvé un sûr
moyen de reprendre son ascendant sur le corps germanique; et ne
doutant pas que le roi d'Angleterre ne fût bientôt forcé par son
parlement de se déclarer contre Louis XIV, tous se flattoient de voir
avant peu ce superbe ennemi sans alliés, et réduit à ses propres
forces contre celles de toute l'Europe.

Les Hollandois trouvèrent facilement un prétexte pour retirer les
propositions de paix qu'ils avoient faites, et les opérations
militaires reprirent leur cours. Elles commencèrent avec quelque
apparence de succès pour les alliés; le prince d'Orange trompa le
maréchal de Luxembourg et s'empara de Naarden; Turenne, malgré toute
l'habileté de ses manoeuvres, ne put empêcher Montécuculli, qui
commandoit l'armée impériale, de faire sa jonction avec les troupes
hollandoises, et la ville de Bonn, que les deux armées assiégèrent
aussitôt, fut obligée de leur ouvrir ses portes; les électeurs de
Trèves et Palatin, jusqu'à ce moment dévoués à la France, ayant alors
laissé entrevoir leurs dispositions hostiles contre leur ancienne
alliée, Turenne espéra les effrayer et les ramener, en entrant dans
leur pays et en les fatiguant par des marches militaires, et ce fut le
contraire qui arriva. Ces deux princes portèrent leurs plaintes à
l'empereur, et la diète retentit de nouveaux cris sur l'ambition
effrénée de Louis XIV, sur le danger imminent qui menaçoit les
libertés de l'empire, et ces cris retentirent dans tous les cabinets.
Les villes libres d'Alsace, dont le traité de Westphalie l'avoit rendu
simple protecteur, lui montroient également beaucoup de mauvaise
volonté. Il avoit tout sujet de craindre que le roi d'Angleterre ne
fût tôt ou tard forcé de se détacher de lui; enfin cet aspect d'une
guerre générale, devenant de jour en jour plus menaçant, commençoit à
jeter quelque trouble dans son esprit, et il étoit maintenant celui
qui désiroit le plus cette paix, sur laquelle il s'étoit montré
naguère si exigeant et si difficile. Les Hollandois, si humbles alors,
avoient repris leur première insolence, et lui faisoient des demandes
que sa dignité le forçoit de rejeter[44], qui n'avoient d'autre but
que de rompre les conférences d'un congrès dont il n'y avoit presque
plus rien à espérer, et pendant lequel l'empereur achevoit de lui
enlever presque tous les alliés que lui avoient faits ses négociations
et ses bienfaits.

          [Note 44: Ils demandoient que le duc de Lorraine, vassal du
          roi de France, fût admis au congrès comme puissance
          indépendante, et que ses ministres y traitassent d'égal à
          égal avec ceux de son suzerain.]

(1674) Cette paix, que désiroit si vivement Louis XIV, étoit alors ce
qu'appréhendoient le plus Léopold et l'Espagne; et cette appréhension
s'accroissant de certaines propositions modérées que le prince
Guillaume de Furstemberg, ministre de l'électeur de Cologne, vint
présenter à la diète de la part du roi de France, propositions dont le
but étoit de tranquilliser les princes de l'empire sur les craintes
qu'ils avoient pu concevoir en ce qui touchoit leur propre sûreté, et
de les détacher ainsi du chef de l'empire, dont ils ne se méfioient
guère moins que de Louis XIV, Léopold conçut et exécuta le projet
violent de faire enlever ce prince à Cologne même, où il assistoit
comme membre du congrès, et d'où il fut conduit sous une garde
nombreuse à Bonn, et renfermé dans la forteresse. Peu sensible à
l'indignation générale qu'excitoit une pareille violation du droit des
gens, il daigna à peine faire une réponse évasive à Louis XIV, qui lui
en demandoit raison, et combla bientôt la mesure de ses violences
envers lui en faisant insulter ses propres ambassadeurs. Alors le roi
se vit dans la nécessité de les rappeler, et le congrès fut dissous à
l'instant même. L'empereur, à la tête d'une armée qu'il continuoit de
payer avec l'or des Hollandois, parla en maître au sein de la diète,
et chassa l'ambassadeur françois de Ratisbonne; en même temps le
parlement anglois força Charles II, sinon à déclarer la guerre à la
France, du moins à faire la paix avec les États-Généraux; et Louis
XIV, contre lequel se soulevoit presque toute l'Europe, se trouva sans
alliés, ainsi que l'avoient prévu ses adversaires mieux avisés que
lui.

Tant d'ennemis ligués contre la France se croyoient assurés de lui
rendre les maux et les humiliations qu'elle leur avoit fait éprouver;
les plus puissants d'entre eux se partageoient déjà ses provinces, et
il fut décidé qu'on y pénétreroit par plusieurs points de ses
frontières[45]. Ce fut alors que Louis XIV se montra véritablement
grand, et supérieur par son courage à des événements qu'il n'avoit pas
eu la prudence de prévoir ou d'arrêter. Ses troupes, les plus
valeureuses et les mieux disciplinées de l'Europe, avoient encore à
leur tête tous ces grands généraux qui, depuis tant d'années, avoient
comme fixé la victoire sous leurs drapeaux, et ils semblèrent se
surpasser eux-mêmes dans ces grandes circonstances, où il s'agissoit
non pas seulement de l'honneur, mais encore du salut de la France.

          [Note 45: Le duc de Lorraine étoit d'avis que l'on
          transportât le fort de la guerre dans la Franche-Comté, la
          France étant tout ouverte de ce côté, d'où il devoit
          résulter qu'au premier avantage que l'on remporteroit, ce
          qui étoit plus que probable avec des troupes si supérieures
          en nombre, les alliés entreroient sans obstacle dans la
          Lorraine où il avoit des intelligences et qui se soulèveroit
          immanquablement. Ce projet, mieux conçu que celui qui fut
          suivi, et dont l'exécution eût jeté la France dans de grands
          embarras, fut rejeté par l'empereur et le roi d'Espagne qui
          préféroient faire la guerre en Flandres et sur les bords du
          Rhin, dans l'espoir d'y faire des conquêtes plus à leur
          bienséance et plus faciles à conserver. (_Mém. du marquis_
          DE BEAUVEAU.)]

Jamais plan d'attaque et de défense ne fut mieux concerté. Il étoit
impossible de songer à se maintenir en Hollande: l'armée françoise en
évacua les provinces, où le roi ne conserva que deux postes
importants, Grave et Maëstricht. Il divisa ensuite ses troupes en
trois corps d'armée, l'un destiné, sous les ordres du prince de Condé,
à agir dans les Pays-Bas contre le prince d'Orange; le second, qu'il
confia au maréchal de Turenne pour être opposé sur le Rhin aux
impériaux; et se mettant lui-même à la tête du troisième, il marcha
une seconde fois à la conquête de la Franche-Comté. Cette province fut
envahie et soumise en moins de deux mois, et avant que le duc de
Lorraine, qui avoit été chargé de la défendre, eût pu seulement en
toucher les frontières. Alors les troupes qui avoient été employées à
cette expédition allèrent renforcer le corps du prince de Condé, qui,
même avec ce renfort, n'en demeura pas moins placé vis-à-vis d'une
armée beaucoup plus nombreuse que la sienne. Mais, ainsi qu'il arrive
assez ordinairement dans ces réunions de plusieurs contre un seul, la
division s'étoit mise entre les généraux des alliés; une inaction
complète en avoit été la suite, et, grâce à leur mésintelligence, le
général françois avoit eu tout le temps de prendre ses mesures pour
opérer contre eux avec avantage. Ses manoeuvres savantes leur
dressèrent à Senef un piége qu'ils ne surent point éviter, et où trois
batailles qu'il leur livra dans le même jour lui procurèrent une
triple victoire, qui, dans les deux dernières actions, lui fut
toutefois vivement disputée par le prince d'Orange, dont la bravoure,
les talents militaires et la mauvaise fortune furent remarquables dans
cette circonstance comme dans tant d'autres. Contrarié de nouveau par
les Espagnols au siége d'Oudenarde, qu'ils levèrent malgré lui à
l'approche du prince de Condé, Guillaume alla seul avec ses Hollandois
faire celui de Grave, qu'il prit enfin après une longue résistance; et
ce fut le seul exploit qui put le consoler des mauvais succès d'une
campagne dont il avoit tant espéré[46].

          [Note 46: Un historien assure que la reddition de Grave
          avoit été concertée entre le roi de France et le roi
          d'Angleterre, celui-ci ayant vivement sollicité Louis XIV
          d'abandonner cette place à son neveu, afin qu'il ne fût pas
          dit qu'ayant eu, pendant toute cette campagne, des forces si
          supérieures à celles de France, il l'eût achevée sans avoir
          remporté le moindre avantage (_Histoire de France sous Louis
          XIV_, par le sieur DE LARAYE, t. 4). Il est certain que le
          roi ménageoit le prince d'Orange, en raison de l'influence
          qu'il exerçoit sur les affaires, et vouloit plaire en même
          temps au roi d'Angleterre. Aveugles tous les deux de ne pas
          reconnoître que, par sa position et par son caractère, le
          prince d'Orange étoit leur plus dangereux ennemi!]

Elle étoit encore plus malheureuse sur le Rhin, où le vicomte de
Turenne, réduit à manoeuvrer avec un corps de dix mille hommes, ne
s'étoit montré ni moins habile ni moins entreprenant que le prince de
Condé. À la tête de cette petite armée, il avoit su prévenir la
jonction des deux corps dont se devoit composer l'armée d'Allemagne;
et, après avoir battu, à Seintzeim, le duc de Lorraine et le comte
Caprara qui commandoient les Impériaux, il étoit entré dans le
Palatinat qu'il avait saccagé, ruiné, incendié avec une barbarie qui,
à la vérité, lui étoit commandée, mais dont il y a peu d'exemples chez
les nations chrétiennes, exerçant ce châtiment terrible sur les
peuples, pour punir les prétendues infidélités de leur souverain[47].

          [Note 47: L'électeur Palatin étoit appelé _infidèle_ pour
          avoir rompu son alliance avec la France, et fait cause
          commune avec le corps germanique dont il étoit membre, dans
          une cause qui intéressoit la sûreté de l'empire! Certes, il
          est difficile d'abuser des termes d'une manière plus
          révoltante, surtout quand on s'en sert pour justifier de
          semblables atrocités. L'ordre en fut donné à Turenne par
          Louvois. Il auroit dû désobéir, et c'est une tâche à sa
          gloire que rien ne peut effacer.]

Cependant l'armée impériale, qui étoit demeurée entre Mayence et
Francfort, sans oser faire un mouvement pour s'opposer à cette
dévastation du Palatinat, se grossissant de jour en jour des troupes
qui accouroient se joindre à elle de tous les cercles de l'empire, et,
composée maintenant de soixante mille combattants, venoit de passer le
Rhin à Mayence, et la consternation qu'elle avoit répandue sur les
frontières avoit pénétré jusqu'à la cour de France, et à un tel point
que Turenne, à qui l'on n'avoit pu envoyer que de foibles renforts,
reçut ordre d'évacuer l'Alsace et de se retirer en Lorraine. Il
refusa de le faire, et répondit des événements. L'armée ennemie entra
donc en Alsace, commandée, à la vérité, par six généraux le plus
souvent divisés entre eux, et dont le plus habile étoit le moins
écouté[48]; mais telle qu'elle étoit et avec ces éléments de discorde
intestine, si l'électeur de Brandebourg, qu'elle attendoit, venoit
encore la grossir de ses troupes, il ne sembloit pas qu'il y eût aucun
moyen de l'empêcher de pénétrer en Lorraine, de reprendre la
Franche-Comté, et de mettre la Champagne au pillage. Ce péril étant
donc le plus grand, l'habile général ne balança point et marcha droit
à l'ennemi qu'il battit à Enzheim. Cependant, malgré cette victoire,
la jonction s'effectua, et il ne paroissoit pas probable qu'avec un
corps de troupes que ses renforts élevoient à peine à vingt mille
hommes, il lui fût possible de se maintenir contre une armée trois
fois plus forte que la sienne: il le fit cependant, et ces dernières
opérations militaires de Turenne doivent être considérées comme le
chef-d'oeuvre de sa science et de son génie. Après avoir pourvu à la
sûreté de Saverne et de Haguenau, qui fermoient aux Impériaux l'entrée
de la Lorraine par la Basse-Alsace, il feignit de leur abandonner
cette province, et sut les tromper si complètement sur ce point que,
l'hiver approchant, ils se répandirent dans l'Alsace pour y prendre
leurs quartiers d'hiver, remettant au printemps suivant la suite de
leurs opérations militaires et l'invasion de la Lorraine. C'étoit là
qu'il les attendoit. À peine s'y étoient-ils établis que l'infatigable
capitaine, prenant avec lui un renfort de l'armée de Flandres qui lui
avoit été envoyé, et dont, jusqu'à ce moment, il avait su prudemment
se tenir séparé, rentre brusquement dans la province au milieu de
l'hiver et par un froid rigoureux; atteint, à Mulhausen, un corps de
troupes ennemies qu'il n'a pas la peine de combattre, une déroute
complète ayant été le résultat de cette attaque si soudaine et si
imprévue; marche sans perdre un moment à l'électeur de Brandebourg,
auprès de qui toute l'armée des alliés étoit rassemblée; par une
manoeuvre la plus hardie et la plus savante dont les faits militaires
offrent l'exemple, prend en flanc cette armée si supérieure à la
sienne, et la met dans une position si périlleuse, qu'elle décampe la
nuit, repasse le Rhin avec précipitation, lui abandonnant vivres,
munitions, détachements, traîneurs, et de soixante-mille hommes dont
elle avoit été composée, en pouvant à peine réunir vingt mille sous
ses drapeaux, tout le reste ayant été ou tué, ou pris, ou dispersé.

          [Note 48: Ce général, plus habile que les autres, étoit
          encore le duc de Lorraine. Il vouloit qu'on lui donnât toute
          la cavalerie de l'armée, avec laquelle il se proposoit
          d'entrer dans ses États où un parti nombreux n'attendoit que
          sa présence pour se rallier à lui. Maître de la Lorraine, il
          coupoit aussitôt au maréchal de Turenne toutes ses
          communications avec la France, et lui ôtoit tout moyen de
          subsister, tandis que le duc de Bournonville l'auroit tenu
          en échec avec le reste de l'armée. Ce plan étoit sans doute
          le meilleur, quoique le duc l'eût proposé dans des vues
          intéressées; il fut néanmoins obstinément rejeté par tous
          les autres généraux.]

Les alliés ne s'attendoient point, sans doute, à d'aussi fâcheux
résultats, et en étoient fort déconcertés. L'Espagne surtout, qui,
loin de regagner ce qu'elle avoit perdu, s'étoit vu enlever la
Franche-Comté, conçut bientôt des alarmes plus vives lorsqu'elle
apprit qu'une flotte françoise étoit arrivée devant Messine, apportant
des secours à cette ville révoltée (car partout, dans ces guerres
entre princes chrétiens, la révolte étoit encouragée, et les rois s'en
faisoient complices pour peu qu'ils y trouvassent quelque profit), et
qu'à l'aide des Messinois, les troupes françoises étoient entrées dans
ses murs. Ainsi, la Sicile entière, où les esprits fermentoient, se
trouvoit menacée. Un projet de descente en Normandie, que devoient
effectuer les flottes alliées, n'avoit point réussi; et Ruyter, qui
les commandoit, n'avoit pas été plus heureux dans une entreprise
tentée sur nos colonies des Antilles. Cependant, malgré cet heureux
succès de ses armes, le roi, toujours inquiet des suites de cette
conjuration générale contre lui, craignant sans cesse de voir le roi
d'Angleterre, neutre jusqu'à présent malgré son parlement, dans la
nécessité de se déclarer enfin contre lui, se montroit aussi disposé
que jamais à renouer les conférences pour la paix; et, afin d'y amener
les confédérés, la Suède, d'accord avec lui, offroit sa médiation.
Elle fut obstinément rejetée par l'empereur qui, sûr des dispositions
actuelles de ses alliés, étoit résolu de tenter jusqu'au bout la
fortune. Alors la Suède se déclara pour la France; elle envoya une
armée en Poméranie, et de toutes parts les hostilités recommencèrent.

(1675) L'armée de Flandres continua d'être commandée par le prince de
Condé, et Turenne retourna sur le Rhin, où il s'étoit déjà tant
illustré, et où cette fois il trouva dans Montécuculli un rival plus
digne de lui. Tous les regards se portèrent donc sur cette partie du
théâtre de la guerre, où deux des plus grands capitaines du siècle,
opposés l'un à l'autre, déployoient à l'envi toutes les ressources du
savoir et de l'expérience: celui-ci pour pénétrer en France, celui-là
pour l'en empêcher. Dans cette suite de manoeuvres, considérées par
les habiles comme le chef-d'oeuvre de l'art militaire, la supériorité
de Turenne sur son rival éclata de la manière la plus frappante, la
plus incontestable. Montécuculli vouloit passer le Rhin: pour l'en
empêcher, Turenne le passa lui-même avec une hardiesse dont l'Europe
entière fut étonnée; et se plaçant alors entre le fleuve et son
ennemi, le forçant d'abandonner l'un après l'autre tous les postes qui
lui auroient ouvert des communications avec l'autre rive, en même
temps qu'il couvroit et mettoit à l'abri de toute hostilité ceux qui
assuroient les siennes, le harcelant sans cesse, lui coupant les
vivres, lui enlevant ses détachements, il parvint à le chasser de
position en position, jusqu'à ce qu'il l'eût réduit à s'aller poster
dans un lieu où il ne pouvoit plus lui échapper. Ce fut au moment où
il alloit lui livrer bataille, ou plutôt remporter la plus assurée des
victoires, et recueillir le fruit de tant et de si nobles travaux,
qu'un boulet de canon emporta ce grand homme, et avec lui, sur ce
point, la fortune de la France. Aussitôt l'armée françoise repassa le
Rhin; les magistrats de Strasbourg, délivrés de la terreur que leur
inspiroit le grand capitaine, livrèrent passage à l'armée impériale;
et Montécuculli, au lieu de la retraite honteuse et désespérée qu'il
étoit sur le point d'opérer, entra en Alsace.

Ce fut le prince de Condé qui remplaça Turenne, et c'étoit sans doute
le plus digne successeur qu'on pût lui donner. L'armée de Flandres fut
confiée au duc de Luxembourg qui eut ordre de se tenir sur la
défensive, et l'on crut encore que les grands coups alloient se
porter sur le Rhin. Il en arriva autrement: Montécuculli, après avoir
échoué aux siéges de Haguenau et de Saverne et n'avoir su qu'éviter la
bataille que lui présentoit le général françois, fut obligé, sur les
ordres qu'il reçut de sa cour, de repasser ce fleuve et d'aller
protéger le Palatinat contre la garnison françoise de Philisbourg qui
ne cessoit de le désoler; l'Alsace fut donc encore une fois évacuée
par les impériaux.

La guerre se continuoit sur d'autres points avec diverses chances de
succès. La valeur du maréchal de Créqui, trahie à la fois et par les
événements et par la révolte de ses soldats, n'avoit pu sauver la
ville de Trèves, assiégée par le duc de Lorraine; et réduit aux
dernières extrémités, il s'étoit vu forcé de capituler. La situation
des Espagnols en Sicile devenoit de jour en jour plus désespérée; et
malgré la licence des François qui avoit exaspéré contre eux les
habitants de Messine, un renfort qui leur étoit arrivé à propos les
avoit rendus maîtres absolus de la ville dont tous les postes leur
avoient été livrés[49]. Le maréchal de Schomberg battoit en même
temps l'armée espagnole qui défendoit les Pyrénées, s'avançoit dans le
pays en enlevant les places fortes qui se trouvoient sur son passage,
et menaçoit la Catalogne; d'un autre côté l'électeur de Brandebourg
rentroit à main armée dans ses états que ravageoient les Suédois, les
forçoit d'en sortir après les avoir battus à plusieurs reprises, les
chassoit encore du pays de Mecklenbourg; et le roi de Danemark, qui
s'étoit uni aux confédérés du moment qu'il avoit vu la Suède prendre
le parti de la France, attaquoit cette puissance sur son propre
territoire et s'emparoit de la ville de Wismar.

          [Note 49: Les relations du temps nous apprennent qu'ils s'y
          montrèrent à la fois insolents et débauchés, comme s'ils ne
          fussent allés à Messine que pour en vexer les habitants et y
          insulter à la pudeur de toutes les femmes, sans en excepter
          même les plus qualifiées. Aussi presque tous les Messinois,
          d'abord si animés contre les Espagnols, commencèrent-ils à
          regretter leur domination.]

Au milieu de ces alternatives de bons et de mauvais succès, ce qui
frappoit davantage c'étoit ce désir de la paix dont Louis XIV sembloit
être toujours possédé et qu'il se plaisoit à manifester chaque fois
que l'occasion y étoit favorable, quoique le présent n'eût rien qui
dût l'alarmer, mais comme si quelque pressentiment sur l'avenir eût
troublé son esprit; tandis qu'au contraire les principales puissances,
parmi les confédérés, montroient plus d'éloignement que jamais pour
tout projet de pacification. Il est vrai que le roi de France, bien
que fatigué et inquiet de la guerre, prétendoit conserver la plupart
de ses conquêtes et prenoit pour base des traités qu'il offroit celui
d'Aix-la-Chapelle, ce qui n'étoit nullement admissible, puisque en
effet une semblable paix, ne donnant aux alliés aucune garantie pour
les Pays-Bas espagnols, l'auroit laissé libre de recommencer la guerre
au gré de son caprice ou de son ambition, et sans doute avec plus
d'avantage que dans ce moment où l'Europe presque entière étoit liguée
contre lui. Ainsi peuvent être appréciées à leur juste valeur tant de
phrases oratoires, dont l'harmonie flattoit si agréablement ses
oreilles, qui vantoient sa modération au sein de la victoire, et
blâmoient la fureur aveugle d'ennemis de plus en plus obstinés à
refuser la paix que leur offroit un vainqueur si généreux.

La guerre continua donc, et malgré la médiation que ne cessoit
d'offrir le roi d'Angleterre, et quoique les Hollandois, las de
soudoyer des alliés plus puissants qu'eux, se montrassent disposés à
traiter à des conditions dont le roi eût pu être satisfait. Mais ni
l'empereur, ni l'Espagne, ni le prince d'Orange, ne vouloient
consentir à lui laisser ses conquêtes, et Louis XIV comprit que ce
n'étoit qu'à force de succès qu'il pourroit parvenir à vaincre leur
résistance. Ils furent grands encore dans cette campagne où il
commanda lui-même son armée de Flandres, ayant sous lui cinq
maréchaux de France[50]. Il y fut heureux surtout dans les siéges:
Condé, Aire, Bouchain furent successivement emportés; mais on manqua
l'occasion de battre le prince d'Orange près de Valenciennes; et Louis
XIV y apprit que, pour livrer et gagner des batailles, il faut un seul
général et non un conseil de généraux. Toutefois, pour avoir évité ce
danger, Guillaume n'en finit pas moins la campagne de la manière la
plus désastreuse, ayant été forcé, à l'approche du maréchal de
Schomberg, de lever le siége de Maëstricht, avec perte de son
artillerie, de ses munitions, de tous ses effets de siége. Sur le Rhin
les alliés avoient pris Philisbourg; mais le duc de Luxembourg, qui
venoit d'y remplacer le prince de Condé[51], ne les en força pas moins
de repasser ce fleuve et d'aller chercher leurs quartiers d'hiver sur
les terres de l'empire.

          [Note 50: Les maréchaux de Créqui, d'Humières, de Schomberg,
          de La Feuillade, de Lorge.]

          [Note 51: La jalousie de Louvois contribua beaucoup à cette
          retraite du prince de Condé; et la hauteur de Louis XIV
          envers les princes de son sang s'y montra tout entière.
          Condé avoit demandé qu'on lui associât dans le commandement
          son fils, le duc d'Enghien, dont le roi n'étoit pas content.
          Louvois persuada à celui-ci que le prince vouloit profiter
          de la circonstance et du besoin qu'on avoit de lui pour
          arracher une faveur à son souverain. L'orgueil du monarque
          fut blessé, et la disgrâce du plus grand général qui restât
          alors à la France fut le résultat de cette démarche que tout
          devoit justifier. (_Mém. pour servir à l'Histoire du prince
          de Condé_, t. 2.)]

(1676) Les succès des armes françoises n'étoient pas moins brillants
sur mer: les flottes du roi battoient sur les côtes de Sicile les
flottes combinées d'Espagne et de Hollande; et dans une dernière
affaire qui fut décisive, ces deux flottes avoient été entièrement
détruites par Duquesne, et les Hollandois y avoient fait, dans leur
célèbre amiral Ruyter, une perte plus grande que celle de leurs
vaisseaux. Battus dans la Méditerranée, ils l'étoient encore sur les
côtes d'Amérique où le duc d'Estrade reprit l'île de Cayenne qu'ils
avoient enlevée à la France; et le succès que quelques uns de leurs
vaisseaux, réunis à la flotte de Danemark, remportèrent dans la
Baltique sur la flotte suédoise, ne fut pour eux qu'un foible
dédommagement de désastres si grands et si multipliés. Cependant le
duc de Lorraine venoit de mourir; et Louis XIV, qui sembloit désirer
si vivement l'ouverture d'un congrès, donnoit à ses ennemis un
prétexte plausible de le retarder en refusant de reconnoître son
successeur, comme s'il eût eu l'intention de faire valoir le traité
imprudent qui lui avoit concédé cette province. Ayant enfin cédé sur
ce point, les conférences s'étoient ouvertes à Nimègue, mais sous des
auspices peu favorables, tous ses ennemis, les Hollandois seuls
exceptés, persistant plus que jamais dans leur éloignement pour une
paix qu'ils n'auroient pas voulu faire avec la France victorieuse, et
qui ne leur sembloit possible qu'avec la France affoiblie, humiliée;
persuadés qu'ils étoient qu'il n'y avoit désormais de garantie pour
eux que dans sa foiblesse et ses humiliations.

Alors le roi crut trouver dans cette disposition particulière des
Hollandois à désirer la fin d'une guerre qui les épuisoit, un moyen de
diviser ses ennemis et de parvenir ainsi plus aisément à son but qui
étoit, ainsi que nous l'avons dit, de faire la paix sans céder ses
conquêtes. Ses ambassadeurs traitèrent donc directement avec eux et
furent écoutés. Ce fut vainement que les alliés, pour détourner ce
coup dont ils étoient menacés, tentèrent de nouvelles manoeuvres en
Angleterre où le peuple et le parlement continuoient de vouloir la
guerre contre la France, manoeuvres dont le résultat devoit être de
forcer Charles II à entrer dans leur confédération. Celui-ci, qui
voyoit dans Louis XIV son seul appui, retrouva en lui-même ce qu'il
falloit d'énergie pour rejeter tout ce qui l'auroit fait sortir du
rôle de médiateur qu'il avoit adopté; et ce coup étant manqué,
l'empereur et le roi d'Espagne ne purent s'empêcher d'envoyer leurs
ambassadeurs à Nimègue où les conférences devinrent générales. Mais
comme ils s'obstinoient à prendre pour base des négociations le traité
de Westphalie, et que le roi, ne voulant pas même revenir à celui
d'Aix-la-Chapelle, demandoit qu'à son égard toutes choses restassent
dans l'état où le sort des armes les avoit placées, il ne sembloit pas
possible qu'il pût résulter un accommodement quelconque de prétentions
aussi opposées.

(1677-1678) De nouveaux succès pouvoient seuls trancher la question;
et sans suspendre les négociations, ce fut dans la continuation de la
guerre que Louis XIV chercha les moyens d'obtenir cette paix, et de
l'avoir telle qu'il la vouloit. Il croyoit qu'il y alloit de sa
gloire, et, en effet, pendant deux campagnes, il continua encore de
combattre et de vaincre. Dans la première son armée de Flandres, que
commandoit sous lui le duc de Luxembourg, prit Cambray, Valenciennes,
Saint-Omer, et mit en déroute le prince d'Orange à la bataille de
Montcassel. Sur le Rhin, le baron de Montelar et le maréchal de
Créqui, opposés aux impériaux que commandoient le prince de
Saxe-Eisenak et le nouveau duc de Lorraine, ne furent ni moins habiles
ni moins heureux. Celui-ci, qui avoit cru l'occasion favorable pour
prendre possession des états dont il venoit d'hériter, y étoit à peine
entré qu'il se vit obligé d'en sortir; et sans cesse harcelé dans ses
marches par le maréchal qui ne le perdit pas de vue un seul instant,
forcé de renoncer à faire sa jonction avec le prince d'Orange qui,
toujours malheureux dans ses siéges, levoit encore celui de
Charleroi, ramené de nouveau en Alsace par son infatigable ennemi, qui
y rentroit lui-même pour aider Montelar à achever la défaite de
l'autre corps de l'armée impériale qu'il réduisit à repasser le Rhin
par capitulation, ce prince ne reparut dans cette province que pour se
faire battre par le maréchal à Cokerberg, et lui voir prendre au delà
du Rhin, sans pouvoir la secourir, l'importante place de Fribourg. Le
maréchal de Navailles soutenoit en même temps sur les frontières
d'Espagne l'honneur des armes françoises, et s'y illustroit par une
retraite non moins honorable que des victoires.

Ainsi s'accroissoit ce désir et ce besoin de la paix que les
Hollandois ne cessoient de manifester, tandis que leurs puissants
alliés, qui les voyoient sur le point de leur échapper, redoubloient
d'instances auprès du roi d'Angleterre pour obtenir de lui qu'il
entrât enfin dans cette ligue générale de l'Europe contre son seul
ennemi. Le prince d'Orange, qui partageoit leurs alarmes, crut devoir
aller intriguer à Londres même, contre le système adopté par Charles
II. Celui-ci fit bien voir en cette occasion combien sa prévoyance de
l'avenir étoit foible, et à quel point le dominoient les intérêts et
les besoins du moment: pressé de toutes parts et par les instances
presque menaçantes de son peuple et de son parlement, et par ce
besoin qu'il avoit d'un appui que la France seule pouvoit lui offrir,
et par la crainte même que lui inspiroit son neveu dont il n'ignoroit
pas les liaisons avec la faction qui lui étoit opposée, il crut faire
un acte de la plus profonde politique en lui faisant épouser la
princesse Marie, fille de son frère, considérant ce mariage comme un
moyen assuré de le détacher des factieux et de le rendre favorable à
une paix générale qu'il ne désiroit pas moins que Louis XIV, et qui
seule pouvoit le tirer de cette situation difficile et de ces
singuliers embarras. Ainsi Guillaume fit un pas de plus vers ce trône
qu'il devoit un jour usurper; et, le mariage fait, il n'en persista
pas moins dans ses dispositions hostiles et dans sa haine implacable
contre la France[52].

          [Note 52: Cette haine contre la France étoit telle que,
          désespéré de cette paix, il ne craignit point, même après
          qu'elle eut été conclue et signée, de se déshonorer en
          allant, avec des forces supérieures, attaquer le maréchal de
          Luxembourg qui bloquoit alors la ville de Mons, et qui, se
          confiant sur la foi déjà jurée, étoit loin de s'attendre à
          une semblable violation du droit des gens. Quoique pris à
          l'improviste, celui-ci battit son déloyal ennemi, lui tua
          quatre mille hommes, et le força de se retirer, n'emportant
          d'une telle action que la honte de l'avoir entreprise. Elle
          est désignée dans l'histoire sous le nom de bataille de
          Saint-Denis. (_Journal historique du règne de Louis XIV._)]

Toutefois ni ses intrigues ni ses violences ne purent empêcher les
Hollandois de faire leur traité particulier. Ils y furent d'abord
comme violemment entraînés par les succès encore plus prompts et plus
décisifs de la nouvelle campagne que Louis XIV venoit de commencer.
Dans le dessein où il étoit de les séparer à tout prix de leurs
alliés, le monarque victorieux, affectant la modération au sein de la
victoire, consentit à leur rendre tout ce qu'il avoit conquis sur eux.
Alors ils ne résistèrent plus, et ce sacrifice politique le rendit
maître des conditions de la paix avec les autres puissances. L'Espagne
y fut la plus maltraitée: elle y perdit pour toujours la Franche-Comté
et céda un grand nombre de places fortes dans les Pays-Bas; (1679)
l'empereur, qui traita le dernier, fut obligé de le faire sur les
bases du traité de Westphalie. Telle fut la paix de Nimègue où Louis
XIV parla encore en maître au milieu de cette Europe qui s'étoit tant
flattée d'abattre sa puissance et son orgueil; et dans laquelle, par
le triste effet de leurs divisions, les Hollandois, l'Espagne et
l'empereur se virent forcés d'abandonner les princes du Nord qui les
avoient si efficacement servis, et qui ne retirèrent d'autres fruits
de leurs services que de faire eux-mêmes séparément une paix
humiliante en restituant à la Suède tout ce qu'ils avoient conquis sur
elle, au prix du sang de leurs peuples et de leurs trésors. Le duc de
Lorraine, bien qu'il eût épousé une soeur de l'empereur, y fut encore
plus rigoureusement traité; et telles furent les conditions
intolérables auxquelles ses états lui étoient rendus, qu'il aima
mieux, et c'était noblement agir, vivre en simple particulier dans des
cours étrangères, que de les reprendre à ce prix déshonorant. Enfin le
pape protesta de nouveau et solennellement contre une paix où les
princes chrétiens sembloient se plaire à sanctionner une seconde fois
les outrages que leur indifférence avoit déjà faits à la religion,
lors de la paix de Munster; et l'on ne fut pas plus ému cette fois-ci
que l'autre de ses protestations.

(1680-1681) C'est alors que Louis XIV sembla être parvenu au comble
des grandeurs humaines, et que, dans son orgueil, il put jouir
pleinement de cette gloire qu'il avoit poursuivie avec tant d'ardeur,
la possédant enfin telle qu'il l'avoit imaginée et telle que la
concevoit ce peuple de flatteurs dont il était entouré; c'est alors
surtout que l'admiration et le respect se changèrent pour lui en une
espèce d'adoration. L'Europe, dont il avoit humilié presque tous les
souverains, était pleine de sa renommée; ses sujets et ses ennemis
eux-mêmes lui avoient décerné comme à l'envi le surnom de
_Grand_[53]; au milieu de cette cour si brillante, et dont la
splendeur sembloit s'accroître encore de l'éclat de tant de victoires,
tout respiroit la grandeur, la magnificence et la joie; toutes les
bouches sembloient ne s'ouvrir que pour chanter ses louanges; la
poésie, l'histoire, l'éloquence, les publioient sous toutes les
formes; le langage austère de la chaire évangélique sembloit même
s'amollir pour lui, et il y étoit loué souvent plus qu'il ne convient
de le faire pour un homme, après que l'on a parlé de Dieu. C'est alors
que Louis XIV se montra comme enivré, et que se manifestèrent en lui,
au plus haut degré, et cet orgueil qui ne voulut plus souffrir que
rien s'égalât à lui, et ce despotisme qui s'indigna de la moindre
résistance et n'admit plus d'autres règles que ses volontés; alors,
comme s'il eût été au dessus de toutes les lois divines et humaines,
il déchira lui-même les voiles qui, jusqu'à ce moment, n'avoient
laissé qu'entrevoir ses amours illicites; et, aux yeux de toute la
France, l'adultère fut mis en honneur près du trône dans Mme de
Montespan.

          [Note 53: Les Hollandois, qui l'avoient outragé autrefois
          par des médailles insolentes, en firent frapper une sur
          laquelle, autour de l'image de ce prince couronné de
          lauriers, on lisoit: _Ludovicus magnus, orbis pacificator_.
          (_Histoire de France sous Louis XIV_, par DE LAHAYE.)]

Ce monarque étoit, sans doute, pour beaucoup dans tous ces grands
événemens qui l'avoient élevé si haut; et sans cette volonté
inflexible que nous avons déjà citée comme un des principaux traits de
son caractère, il est probable que ces événements ne seroient point
arrivés; mais aussi il est vrai de dire que jamais monarque, dans des
circonstances aussi difficiles, n'avoit été plus heureusement secondé.
Sous le ministère de Mazarin, et pendant les troubles de sa minorité,
s'étoient formés les grands capitaines et les ministres habiles dont
il étoit entouré. Accoutumés à combattre et ayant vaincu long-temps
avant que Louis XIV eût commencé à régner, les Condé, les Turenne,
avoient trouvé depuis dans Louvois un homme qui, par l'ordre tout
nouveau et vraiment merveilleux qu'il sut établir dans le service des
armées, leur avoit préparé des triomphes plus faciles, et fourni, en
quelque sorte, le moyen d'enchaîner la victoire; de son côté Colbert,
au milieu de cette longue suite de guerres, n'avoit pas cessé de
maintenir dans les finances cet ordre, cette prospérité du moins
apparente, qui avoient permis de tant entreprendre et de mener à leur
fin de si grandes entreprises. Une paix si glorieuse fut une occasion
pour lui de donner encore plus d'étendue à ses conceptions
administratives, et il ne manqua point d'en profiter pour la gloire de
son maître à laquelle la sienne étoit comme identifiée.
L'établissement plus fastueux qu'utile des Invalides[54] fut fondé;
le roi se déclara fondateur de l'Académie françoise, créa l'Académie
d'architecture, rétablit l'école de droit fermée depuis cent ans; et
l'on commença à naviguer sur le canal du Languedoc, achevé vers ce
temps-là. Maître absolu dans sa famille comme il l'étoit dans l'État,
en même temps qu'il rompoit avec éclat, et comme avilissant pour une
race royale, le mariage de mademoiselle de Montpensier avec le duc de
Lauzun, il forçoit le prince de Conti à épouser mademoiselle de Blois,
l'une de ses filles naturelles; et mademoiselle d'Orléans, victime
d'arrangements politiques, s'exiloit, à son grand regret, pour devenir
reine d'Espagne, et échanger les agréments de la cour de France contre
la contrainte et les ennuis de celle de Madrid. Le mariage du dauphin
avec la princesse de Bavière fut célébré cette même année; et ce fut
le prix de la neutralité que son père avoit gardée pendant la dernière
guerre, prix convenu entre lui et le roi de France, et que celui-ci
crut devoir acquitter même après la mort de ce prince. Au milieu des
solennités et des fêtes qui célébroient tant de royales alliances,
Louis savoit s'occuper de soins plus importants; et ne pouvant se
dissimuler que la paix qu'il avoit imposée à ses ennemis étoit une
paix forcée et qu'ils n'avoient acceptée que pour la rompre, dès
qu'ils en trouveroient l'occasion favorable, il pensoit, au milieu de
cette paix, à tout préparer pour la guerre; faisoit fortifier les
frontières de Flandre et d'Allemagne; assuroit, par la construction
d'une forteresse, celle des Pyrénées[55]; ordonnoit, dans ses places
maritimes, des travaux propres à compléter la défense de ses côtes;
faisoit bâtir un nouveau port[56]; augmentoit sa marine et en
perfectionnoit l'organisation. Il exerçoit en même temps son armée de
terre par tous les moyens qui pouvoient y entretenir l'activité et la
discipline; enfin rien n'échappoit à sa vigilance ainsi qu'à celle de
ses ministres dans l'ensemble et dans les détails de l'administration
de ses vastes États. Heureux si, se renfermant dans ces soins dignes
d'un foi, il n'eût, au sein d'un si glorieux loisir, commencé une
guerre plus funeste au repos de la France que toutes celles qu'il
venoit d'achever! Nous voici arrivés à cette époque à jamais honteuse
et déplorable de la vie de Louis XIV.

          [Note 54: «Ce projet a plus d'éclat que de solidité, disoit
          l'abbé de Saint-Pierre, et, ce nous semble, avec juste
          raison; car il en coûte à la nation trois cents livres par
          soldat pour les nourrir et entretenir à Paris; au lieu qu'en
          donnant cent livres à chacun d'eux dans leurs villages, ils
          se trouveroient beaucoup plus heureux, et on en
          entretiendroit beaucoup davantage.» Il n'est pas besoin de
          dire que, pour une semblable évaluation, il faut se reporter
          au temps où écrivoit l'auteur; mais les résultats n'en sont
          pas moins les mêmes aujourd'hui avec des évaluations
          différentes.]

          [Note 55: Les travaux qu'il fit faire à cet effet furent
          tels, que tous les passages par où les ennemis auroient pu
          pénétrer en France du côté de la Lys, de l'Escaut, du Rhin,
          de la Sarre, de la Moselle et de la Meuse, leur furent
          fermés; il garantit la frontière des Pyrénées en faisant
          construire la forteresse de Mont-Louis en Cerdagne. (_Mém.
          de l'abbé_ DE CHOISI.)]

          [Note 56: Le port de Rochefort.]

C'étoit Colbert qui tenoit le premier rang dans ces jours brillants de
la paix. Sous sa main habile, méthodique, et que soutenoit cette
volonté si ferme et si redoutée de son maître, se perfectionnoit de
jour en jour la science de l'administration centrale, s'étendoit et se
fortifioit la dynastie héréditaire des commis et la toute-puissance
des bureaux[57]. Sans rivaux dans cette science toute matérielle, ce
ministre étoit hors d'état de porter sa vue au delà du cercle étroit
qu'il s'étoit tracé: les maximes despotiques sur lesquelles un pareil
système étoit fondé, composoient toute sa doctrine politique, et cette
doctrine étoit aussi celle des autres ministres de Louis XIV. Tous se
complaisoient uniquement dans le maître qui sembloit se complaire en
eux, et ne voyoient rien de grand et d'utile pour l'État que ce qui
pouvoit accroître encore cette puissance sans bornes dont il étoit si
jaloux, et qui, de jour en jour, plus orgueilleuse et plus irritable,
s'indignoit de la moindre résistance et ne pouvoit plus supporter le
moindre obstacle. Tous les princes temporels de la chrétienté étoient
abattus; la puissance spirituelle étoit la seule qui restât encore
debout devant le grand roi: il étoit donc urgent qu'elle fût humiliée
à son tour; et en effet, ce fut uniquement dans cette intention que
ces ministres, les instruments de son despotisme et les flatteurs de
son orgueil, suscitèrent l'affaire si malheureusement célèbre de la
Régale[58]. La magistrature françoise, toujours empressée de s'unir au
gouvernement, chaque fois qu'il s'agissoit de chagriner le chef de
l'Église et d'empiéter sur ses droits, entra avec empressement dans
cette nouvelle conspiration contre la puissance spirituelle; et une
déclaration du mois de février de cette année étendit à tous les
évêchés du royaume une concession volontaire et devenue abusive, que
les papes avoient faite anciennement à nos rois à l'égard d'un certain
nombre d'évêchés.

          [Note 57: Les commis devinrent les maîtres de l'État, non
          pas au degré où ils le sont aujourd'hui, ce qu'alors on
          n'eût pas même cru possible, mais assez pour éteindre toute
          émulation, et créer partout des mécontents. En effet, rien
          de plus insensé pour un prince que de vouloir tout tenir
          dans sa main, tout régler, tout diriger, ne rien abandonner,
          dans les détails, à l'intelligence et à la conscience des
          administrateurs civils ou des chefs militaires. Du moment
          que l'orgueil ou la méfiance lui ont inspiré de mettre à
          exécution un semblable projet qui est au dessus des forces
          d'un seul homme, les subalternes s'emparent de lui, et, bien
          loin de tout conduire, il devient entre leurs mains un
          instrument au moyen duquel ils oppriment, insultent et
          dépouillent qui il leur plaît, comme il leur plaît, et dans
          toutes les classes de la société. Ainsi se trouve avili un
          gouvernement despotique en même temps qu'il devient odieux,
          ce qui est surtout vrai dans les sociétés chrétiennes où
          l'intelligence de l'homme acquiert son plus grand
          développement et oppose une plus grande résistance aux excès
          du pouvoir.]

          [Note 58: On appeloit de ce nom certains droits utiles et
          honorifiques dont les rois de France jouissoient sur
          quelques églises de leur royaume pendant la vacance des
          siéges: ils en percevoient les revenus, ils présentoient aux
          bénéfices, ils les conféroient même directement, etc.

          «Que l'Église reconnoissante, dit le comte de Maistre, ait
          voulu payer, dans l'antiquité, par ces concessions ou par
          d'autres, la libéralité des rois qui s'honoroient du titre
          de _fondateurs_, rien n'est plus juste sans doute; mais il
          faut avouer aussi que la régale étoit une exception odieuse
          aux plus saintes lois du droit commun: elle donnoit
          nécessairement lieu à une foule d'abus. Le concile de Lyon,
          tenu sur la fin du XIIIe siècle, sous la présidence du pape
          Grégoire X, accorda donc la justice et la reconnoissance en
          autorisant la régale, mais en _défendant_ de l'étendre.»
          (_De l'Église gallicane_, p. 116.)]

Les jurisconsultes du parlement ne manquèrent pas de raisonnements
pour prouver, à leur manière, l'antiquité du privilége, l'inconvénient
et l'abus des exceptions[59]. Innocent XI, à qui Voltaire rend ce
témoignage remarquable, et dont il ne sentoit pas lui-même toute la
force, qu'il étoit le seul pape de ce siècle qui ne _sût pas
s'accommoder au temps_, vit dans cette affaire ce qui y étoit
réellement, c'est-à-dire l'atteinte la plus grave qu'un prince, qui
prétendoit ne se point séparer du Saint-Siége, eût portée à la
juridiction de l'Église, depuis l'odieuse querelle des _investitures_;
et deux évêques qui étoient _malheureusement_, dit encore Voltaire,
les deux hommes les plus vertueux du royaume, ayant refusé de se
soumettre à l'ordonnance, le pontife à qui ils portèrent leur appel
déploya, en cette circonstance, tout ce que l'autorité de chef de
l'Église avoit de force et de majesté. Dans divers brefs qu'il adressa
au roi lui-même, tout en le félicitant de ce qu'il avoit fait pour le
bien de la religion, il l'invitoit à prendre garde que sa main gauche
ne détruisît pas ce que sa droite avoit édifié; il y appeloit la
_maladie du temps_[60] cette disposition à empiéter sur le
gouvernement du Saint-Siége; et certes l'expression étoit modérée.
Cette maladie, arrivée alors à son paroxisme, datoit de loin en
France; tous ses rois, depuis long-temps, en avoient été plus ou moins
attaqués, ainsi que leurs ministres; l'opposition constante du clergé
y avoit seule apporté quelques palliatifs; cette fois-ci il sembloit
conspirer avec le prince pour accroître les progrès du mal.

          [Note 59: «Une de leurs raisons pour généraliser ce droit,
          c'_est que la couronne de France étoit ronde_ (_Opusc. de_
          FLEURY, p. 137 et 140). C'est ainsi que ces grands
          jurisconsultes raisonnoient.» (_De l'Église gallicane_, p.
          117.)]

          [Note 60: REBOULET, t. 2, in-4º, p. 294.]

Les remontrances du pape au roi, loin d'ébranler Louis XIV, ne firent
qu'irriter son orgueil et accroître son obstination. L'affaire des
religieuses de Charonne[61], qui n'étoit qu'une conséquence de cette
usurpation du gouvernement de l'Église et un acte de suprématie non
moins intolérable que tout ce qui avoit précédé; cette affaire, dans
laquelle on osa appeler comme d'abus des décrets du pape sur une
matière de haute discipline ecclésiastique, et que le pontife poussa
avec la même vigueur que celle de la régale, acheva d'aigrir le
superbe monarque. Il fut résolu (et nous apprenons de Bossuet lui-même
que Colbert fut le premier moteur de cette résolution qui devoit avoir
de si funestes conséquences), il fut résolu, selon l'expression d'un
illustre écrivain[62], «de se venger sur le pape des injures qui lui
avoient été faites.» Ministres et magistrats se réunirent donc de
nouveau pour indiquer une assemblée du clergé, dans laquelle on
discuteroit des droits du pape, et où _des bornes fixes seroient
posées à sa puissance_. Ceci se passoit en 1681, dans le royaume _très
chrétien_, où, après treize cents ans d'existence catholique, on
commençoit à s'apercevoir que la puissance exercée jusqu'alors par le
vicaire de Jésus-Christ n'avoit pas encore été bien comprise et avoit
besoin d'être définie; c'étoient des _chefs de bureaux_ (car les
ministres de Louis XIV, que l'on s'extasie tant qu'on voudra sur le
matérialisme de leur administration, ne méritent pas d'autre nom) et
un corps de juges laïques, infectés de jansénisme et de démagogie, qui
demandoient cette définition: et à qui la demandoient-ils? à des
évêques de cour qu'ils avoient choisis eux-mêmes, à des _courtisans en
camail_, dont les plus influents, selon Fleury[63], «avoient dessein
de mortifier le pape et de satisfaire leurs propres ressentiments;»
parmi lesquels, selon Bossuet, «il en étoit quelques uns que des
ressentiments personnels avoient aigris contre la cour de Rome.» Tels
furent les pères de cet étrange concile, et si étrangement convoqué.

          [Note 61: À la mort d'une de leurs supérieures, le roi, de
          sa pleine autorité, en avoit nommé une autre sur la
          proposition de l'archevêque de Paris qui l'installa
          lui-même, et la déclara perpétuelle. Ces religieuses se
          plaignirent hautement d'un acte qui violoit une de leurs
          règles fondamentales, laquelle établissoit le droit qu'elles
          avoient de faire elles-mêmes l'élection de leurs
          supérieures, et vouloit que la supériorité ne fût que
          triennale. N'ayant point obtenu satisfaction, elles
          portèrent leurs plaintes au Saint-Siége: elles en obtinrent
          un bref qui les maintint dans leur droit, et leur enjoignoit
          de procéder sur-le-champ à l'élection; de là des débats très
          animés entre le parlement de Paris et la cour de Rome, dans
          lesquels cette compagnie passa, suivant son usage, toute
          mesure.]

          [Note 62: Le comte de Maistre. (_De l'Église gallicane_, p.
          116.)]

          [Note 63: _Collections et Additions pour les nouveaux
          Opuscules de_ FLEURY, p. 16.]

Une première réunion eut lieu en l'année même de la convocation
(1681). L'assemblée étoit composée de quarante évêques et archevêques.
Ce fut l'archevêque de Reims qui fit le rapport, pièce célèbre et
vraiment curieuse, dans laquelle, «tout en reconnoissant que le droit
de la Régale pourroit bien n'être pas appuyé sur des _fondements aussi
solides_ qu'on le croyoit en France, il pensoit que ce droit ayant été
autorisé pour _certaines églises_, par un décret du concile de Lyon,
en considération de la piété et de la _grande puissance_ de Philippe
le Hardi, son sentiment étoit qu'on pouvoit l'étendre _à toutes les
églises de France_, en considération des services plus éminents rendus
à la religion et de la _puissance plus grande encore_ du monarque
régnant.» Il ne donna pas de moins bonnes raisons pour l'affaire des
religieuses de Charonne, et conclut à la convocation d'un concile
national.

Le roi, qui, malgré l'aveuglement où le jetoit sa passion, avoit plus
de bon sens que l'archevêque de Reims, y trouva de la difficulté, et
ne permit qu'une assemblée générale. Elle s'ouvrit le 9 novembre, et
ce fut l'illustre Bossuet qui prononça le discours d'ouverture,
monument non moins curieux des angoisses secrètes d'un génie supérieur
aux prises avec la vérité, sa conscience, et la foiblesse de son
caractère. L'assemblée, voulant agir avec _modération_ à l'égard du
pape, commença par demander au roi des adoucissements dans l'exercice
du droit de la régale, avouant qu'il y avoit _quelque chose à dire_
dans la manière dont il étoit exercé. Louis XIV ne voulut pas se
montrer _moins modéré_ que ses évêques, et il fut arrêté par un
arrangement final «que le roi ne conféreroit plus les bénéfices en
régale; mais qu'il présenteroit seulement des sujets _qui ne
pourroient être refusés_.»

(1682) À peine cette déclaration eut-elle été vérifiée au parlement,
que les prélats s'empressèrent de porter au pied du trône leurs
humbles remerciements, reconnoissant que le roi leur donnoit par cet
arrangement _plus qu'il ne leur avoit ôté_; tous signèrent sans
difficulté l'extension de la régale si _heureusement_ modifiée, et se
réunirent pour écrire au pape une lettre dans laquelle, après avoir
cité force passages des Pères pour lui démontrer combien il étoit
nécessaire que la bonne intelligence ne fût point troublée entre
l'empire et le sacerdoce, ils invitoient le père commun des fidèles à
céder aux volontés _du plus catholique des rois_, lettre que les
jansénistes eux-mêmes déclarèrent _pitoyable_, et à laquelle Innocent
XI ne répondit que par un bref qui cassoit tout ce qui avoit été fait
au sujet de la régale, reprochant en même temps à ces évêques cette
foiblesse honteuse qui ne leur avoit pas permis de hasarder même les
représentations les plus humbles sur un acte du prince temporel, si
attentatoire à la discipline de l'église et aux droits de son chef.
«Il espéroit, disoit-il, que, révoquant au plus tôt tout ce qu'ils
venoient de faire, ils satisferoient enfin à leur conscience et à leur
honneur.»

Ce bref n'étoit point encore arrivé, que déjà les évêques[64], et
d'après _l'ordre du roi_, avoient mis en délibération la question de
_l'autorité du pape_. Il n'y avoit point d'autre raison d'en traiter
que cet ordre; et l'assemblée y obtempéra avec le même silence prudent
et respectueux qu'elle avoit si bien gardé dans l'affaire de la
régale. Bossuet, qui auroit voulu par dessus tout que cette question
ne fût pas traitée, se tut comme les autres[65]; et de ces lâchetés à
l'égard du roi de France et de cette rigueur à l'égard du Saint-Siége,
résulta la fameuse déclaration en quatre articles, «déclaration faite,
dit le préambule, dans la seule intention de maintenir _les droits et
libertés_ de l'Église de France, de maintenir l'unité, et d'ôter _tout
prétexte_ aux calvinistes de _rendre odieuse_ la puissance
pontificale.» Ce qui étoit sans doute fort édifiant.

          [Note 64: Il n'arriva en France qu'au commencement du mois
          de mai, et les résolutions de l'assemblée étoient prises et
          arrêtées dès le milieu de mars; ainsi l'on ne peut alléguer,
          pour leur excuse, qu'ils furent poussés à faire la
          _déclaration_ par le chagrin et le dépit que leur causèrent
          les vifs reproches du souverain pontife. (_Voyez_ REBOULET,
          t. 2, p. 301, in-4º.)]

          [Note 65: Ce grand et beau génie, cet homme, le plus
          puissant par la parole qui ait peut-être jamais existé,
          avoit pénétré beaucoup des profondeurs du christianisme;
          mais il ne paroît pas qu'il en eût parfaitement compris les
          vrais rapports avec le pouvoir temporel; et sa _Politique
          tirée de l'Écriture Sainte_, livre que l'on vante et que
          l'on admire sur parole, uniquement parce qu'il est de
          Bossuet, nous semble une preuve frappante du vague de ses
          idées sur un point aussi important. Il y propose pour modèle
          aux rois chrétiens cette Théocratie juive, où les chefs du
          peuple, ministres des volontés de Dieu, étoient, pour ainsi
          parler, en communication directe avec lui, oubliant que,
          depuis Jésus-Christ, nous vivons sous les lois d'une
          médiation et d'une autorité divine qui se manifeste
          humainement: oubli fort étrange dans un évêque lorsqu'il
          traite de matières politiques, et qui ne va pas moins qu'à
          remplacer par une sorte de méthodisme politique ce
          chef-d'oeuvre de la société humaine que l'on nomme
          _chrétienté_.]

Dès que ces quatre articles eurent été dressés, le roi, à la
réquisition des évêques, fit publier un édit qui en ordonnoit
l'enregistrement dans toutes les cours supérieures et inférieures,
universités, facultés de théologie, etc., avec défense d'enseigner et
soutenir aucune proposition contraire; il étoit également enjoint aux
évêques de faire enseigner dans leurs diocèses cette déclaration qui,
dès qu'elle fut connue, _souleva le monde catholique_[66]. En France,
elle n'excita pas moins de rumeur; plusieurs universités la blâmèrent
hautement; la Sorbonne elle-même refusa de l'enregistrer. Ce fut le
Parlement qui, la forçant de lui apporter ses registres, y fit
transcrire les quatre articles, s'exerçant ainsi aux leçons de
théologie qu'il s'apprêtoit à donner au clergé de France et pendant
long-temps; plusieurs de ceux qui ne rejetoient point la déclaration,
avouoient eux-mêmes que les évêques étoient allés _un peu trop loin_,
et que, si l'on en pesoit les conséquences, un schisme étoit difficile
à éviter[67]. Cependant le pape indigné donnoit des signes non
équivoques de cette indignation, en refusant des bulles à tous ceux
qui étoient nommés par le roi aux évêchés vacants; et s'il n'alla pas
plus loin, c'est qu'avec un caractère aussi indomptable que Louis XIV,
le schisme, implicitement renfermé dans les quatre articles, ne
pouvoit presque manquer d'éclater. Ainsi donc, pour éviter un plus
grand mal, la prudence charitable du Saint-Siége crut devoir suivre sa
marche accoutumée, et ne point se porter tout d'un coup aux dernières
extrémités. Étoit-ce le bon parti à prendre dans une circonstance
aussi grave? les conséquences de la déclaration, ainsi tolérée,
n'ont-elles pas été plus funestes que n'auroient pu l'être une
condamnation expresse et les suites qu'elle auroit entraînées? c'est
ce que nous ne déciderons point; mais ce qui est évident pour nous,
c'est que ces maximes, dites _libertés de l'église gallicane_,
associées, dès leur origine, à toutes les doctrines philosophiques et
révolutionnaires, cause et prétexte de tous les outrages, de toutes
les spoliations qui, par degrés, ont réduit cette église à la
situation misérable et précaire où elle est descendue aujourd'hui,
situation que déplorent ceux mêmes qui se montrent encore entichés de
ces libertés fallacieuses, sont une des plus grandes plaies qui aient
jamais été faites à la religion. C'est le trait caractéristique du
XVIIe siècle, où se préparoit, au sein du despotisme, l'anarchie du
XVIIIe.

          [Note 66: La Flandre, l'Espagne, l'Italie, s'élevèrent
          contre cette inconcevable aberration; l'Église de Hongrie,
          dans une assemblée nationale, la déclara _absurde et
          détestable_ (décret du 24 octobre 1682); l'université de
          Douai crut devoir s'en plaindre directement au roi. (_De
          l'Église gallic._, p. 152.)]

          [Note 67: REBOULET, t. 2, in-4º, p. 302.]

(De 1682 à 1688) Les choses restèrent en cet état pendant huit ans, et
tant que le siége pontifical fut occupé par Innocent XI. Dans cet
intervalle (en 1687), de nouveaux démêlés s'élevèrent entre le roi et
le pape à l'occasion des _franchises_ des ambassadeurs[68]. Jamais
privilége, quelle que fût son origine, n'avoit été plus abusif, plus
contraire à la sûreté publique, et nous ajouterons plus indigne de la
majesté des souverains qui le possédoient, puisqu'ils devenoient
ainsi, chez un autre souverain, les protecteurs des crimes et des
désordres dont ils se faisoient justement les vengeurs dans leurs
propres états. Le pape prit enfin la résolution d'abolir un usage dont
les conséquences, de jour en jour plus fâcheuses, ne pouvoient plus se
supporter. Tous les princes de l'Europe accédèrent à une demande aussi
légitime: le seul Louis XIV se montra intraitable; et c'est alors
qu'il prononça cette parole que l'on peut considérer comme
l'expression la plus extraordinaire de l'orgueil en délire: «Je ne me
suis jamais réglé sur l'exemple des autres; c'est à moi à servir
d'exemple.» Le pape qui se croyoit le maître chez lui et que soutenoit
ce consentement unanime des autres cours de la chrétienté, crut devoir
passer outre; et le duc d'Estrées, ambassadeur de France, étant mort,
il fut déclaré qu'il n'y aurait plus de franchises autour de son
palais. À peine le roi en eut-il reçu la nouvelle, qu'il fit partir,
pour le remplacer, le marquis de Lavardin, avec ordre exprès de
maintenir les anciens usages. Le pape refusa de le recevoir; ce qui ne
l'empêcha point de faire dans Rome une entrée insolente, au milieu
d'un cortége qui ressembloit à une armée plutôt qu'à la suite d'un
ambassadeur; et traversant ainsi, avec grand fracas, les principales
rues de la ville, il alla prendre possession du palais Farnèse, comme
il auroit pu faire dans une ville prise d'assaut, plaça autour de ses
avenues une garde nombreuse, et rétablit de vive force les franchises
abolies.

          [Note 68: Ces franchises consistoient à faire un lieu
          d'asile du quartier des ambassadeurs, pour tout individu qui
          s'y réfugioit.]

Il continua de braver ainsi, pendant plusieurs jours, le souverain
Pontife, à qui il demanda, seulement pour la forme, une audience qui
lui fut refusée. Le jour de Noël suivant, à l'occasion d'un nouvel
incident où son arrogance ne pouvoit plus être supportée, un placard
affiché dans Rome[69], et bientôt suivi d'une bulle du pape et d'une
ordonnance du cardinal-vicaire, le déclara excommunié. Il méprisa
l'excommunication, feignit de craindre pour sa propre sûreté et fit
faire des rondes autour de son palais. Le roi montra une grande colère
des _outrages_ faits à son ambassadeur, et le parlement se hâta de
partager ses ressentiments. Appel comme d'abus de la bulle du pape fut
interjeté par le procureur-général Achille de Harlay; mais, ce qui
étoit sans exemple jusqu'alors, ce ne fut pas du pape mal informé au
pape mieux informé que se fit l'appel: ce fut du pape au premier
concile oecuménique «seul tribunal de l'Église _véritablement
souverain_, disoit ce magistrat; et auquel les papes _sont soumis_
comme les autres fidèles[70].» Les protestants, dans le principe,
n'avoient point parlé autrement, et tels furent les premiers fruits de
la déclaration.

          [Note 69: Cette publication de son excommunication eut lieu
          parce que, la veille de cette fête, l'ambassadeur étoit allé
          publiquement, et suivi de sa maison, faire ses dévotions
          dans l'église de Saint-Louis, qui étoit celle de
          l'ambassade. L'église fut interdite, et la même interdiction
          fut prononcée contre le curé et les prêtres qui la
          desservoient, pour l'avoir admis à la participation des
          sacrements.]

          [Note 70: REBOULET, t. 2, p. 383, in-4º.]

Toutefois ce qu'avoit dit Achille de Harlay peut être considéré comme
modéré auprès du discours que prononça le lendemain l'avocat-général
Talon, la grande chambre et la tournelle assemblées. Après avoir passé
en revue et l'affaire de la régale, et la déclaration, et cette
affaire plus récente des franchises, à l'occasion de laquelle il
établit en principe que les rois de France et leurs gens dans
l'exercice de leurs charges devoient s'inquiéter fort peu des censures
ecclésiastiques et des anathèmes de la cour de Rome, il fut aussi de
l'avis de convoquer un concile «comme le moyen le plus naturel de
réprimer les abus que les _ministres de l'Église_ (ce qui vouloit dire
le souverain pontife, chef de l'Église et vicaire de Jésus-Christ)
pouvoient faire de leur puissance. Et comme Innocent XI s'obstinoit,
_contre toute raison et toute justice_, à refuser des bulles aux
évêques nommés depuis la déclaration, ce qui ne laissoit pas que
d'avoir d'assez graves inconvénients, il proposoit un moyen d'y
remédier, moyen, selon lui, très facile et très efficace: c'étoit de
se _passer du pape_, de rétablir les élections _par le peuple_ et par
les chapitres, pour ensuite, avec l'agrément du roi, être procédé par
le métropolitain à l'ordination et à l'imposition des mains, sans
avoir recours à aucune autre puissance.» Ce discours, qu'on auroit cru
prononcé dans le Parlement de Henri VIII, par son vicaire-général
Cromwell, fut terminé par les plus violentes invectives contre
Innocent XI, que cet avocat-général n'eut pas honte de présenter comme
_fauteur d'hérétiques_, protecteur des disciples de Jansénius,
spectateur tranquille des progrès du Quiétisme; qu'il eut l'audace de
peindre comme un vieillard dont l'âge et les infirmités _avoient
affoibli la tête_, à qui on rendroit même service en _se passant de
ses bulles_ et en le déchargeant du fardeau _trop pesant pour lui_ de
gouverner les églises particulières[71].

          [Note 71: REBOULET, t. 2, p. 384-385, in-4º.]

Quelque aveuglé qu'il fût par la colère, le roi eut encore cette
fois-ci plus de bon sens que ceux qui croyoient lui plaire en se
livrant à de pareils excès. L'élection démocratique des évêques ne
pouvoit être de son goût; et, en ce qui touchoit la personne du pape
et son caractère de chef de l'église, il avoit un sentiment des
convenances qui lui fit d'abord comprendre que les orateurs du
parlement avoient passé toutes les bornes. Les discours qu'ils avoient
tenus eurent donc un effet contraire à celui qu'ils en avoient espéré;
et Louis XIV commença à faire quelques démarches auprès d'Innocent XI
pour l'adoucir et lui faire oublier le passé. Un moyen sûr d'y réussir
étoit sans doute de révoquer ce qu'il avoit fait; et c'est à quoi
l'orgueilleux prince ne voulut pas se plier. Le pape, que de vaines
paroles ne pouvoient satisfaire, suivit son système de garder le
silence sur la déclaration, par cela même que, sur ce point, il auroit
eu trop à dire, persistant dans son inflexibilité sur l'article des
franchises et de la régale. Les choses continuèrent donc à rester sur
le même pied qu'auparavant, pour s'aigrir encore davantage à
l'occasion de la mort de l'archevêque de Cologne, et lorsqu'il s'agit
de lui nommer un successeur.

Le roi y portoit le cardinal de Furstemberg; et l'on conçoit l'intérêt
qu'il avoit à faire électeur de Cologne un prince qui lui étoit si
entièrement dévoué[72]. Par un motif tout contraire, l'empereur
mettoit en avant d'autres compétiteurs, et parmi eux, un prince de
Bavière. Vu certaines circonstances qui se trouvoient dans la position
de ces deux rivaux, la confirmation du pape devenoit nécessaire pour
que l'élection de l'un ou de l'autre fût canonique: or, Innocent XI
n'avait garde de donner la préférence au prince de Furstemberg,
créature de Louis XIV, et qu'il considéroit comme le principal auteur
des maux que la dernière guerre avoit causés à l'empire et à la
chrétienté: le prince bavarois fut donc élu. En cette occasion, le
souverain pontife usoit d'un droit que lui reconnoissoient tous les
princes chrétiens: cependant qui le croiroit? le roi de France n'eut
pas honte d'éclater contre lui en termes encore moins mesurés qu'il ne
l'avoit fait jusqu'alors, et de l'accuser publiquement d'injustice et
de partialité. Dans ses emportements, il sembloit résolu de pousser
cette fois-ci les choses jusqu'à la dernière extrémité; et cependant
ne pouvant s'empêcher de craindre ce même pouvoir qu'il affectoit de
braver depuis si long-temps, et cherchant en quelque sorte à
s'aguerrir contre l'effet de ces armes spirituelles dont Innocent XI
l'avoit plus d'une fois menacé, le monarque furieux prit la précaution
étrange de faire interjeter, dans le parlement, appel au futur
concile, de tout ce que le pape _pourroit_ entreprendre _à l'avenir_
contre les droits de sa couronne. L'archevêque de Paris et la Sorbonne
approuvèrent les conclusions du procureur du roi et se portèrent de
même appelants sur ces _futures_ entreprises du souverain pontife, ce
qui parut inoui et ne se peut qualifier[73]; alors le schisme sembla
inévitable et beaucoup de consciences s'alarmèrent: celle du roi ne
fut pas la dernière à se troubler. Comme il étoit au fond sincèrement
catholique, sa conduite, dans toutes ses malheureuses entreprises
contre la cour de Rome, n'étoit qu'incertitudes et contradictions;
emporté par ses premiers mouvements, il alloit d'abord au delà de
toutes les bornes; puis, comme s'il eût été épouvanté de l'espace
qu'il avoit parcouru, il revenoit sur ses pas et en quelque sorte
malgré lui. Ainsi donc, quoiqu'il eût fait tout ce qu'auroit pu faire
un prince dont le dessein bien arrêté eût été de se séparer de
l'église romaine, il est hors de doute que l'idée d'un schisme ne lui
étoit jamais entrée dans l'esprit; et l'on en doit dire, autant des
évêques qui s'étoient faits ses flatteurs et ses complices. Dès que
la voix publique lui eut appris qu'on commençoit à craindre une
semblable séparation, il se hâta de rassurer ses peuples, et, de
concert avec ces mêmes évêques, déclara hautement que jamais ni lui,
ni le clergé de France n'avoient eu la pensée d'attenter à l'autorité
spirituelle du vicaire de Jésus-Christ, et de se soustraire à son
obéissance. Telles furent les inconséquences de Louis XIV et de son
conseil de prélats; et c'est là comme une fatalité attachée à tous
ceux qui ont la prétention de disputer avec l'autorité spirituelle, et
de chercher la mesure plus ou moins grande de ses droits. Ceux qui lui
refusent toute espèce de droits sont plus raisonnables et plus
conséquents: nous verrons plus tard la suite et les effets de ces
tristes démêlés.

          [Note 72: Il lui avoit déjà donné l'évêché de Strasbourg
          comme première récompense des services que ce prince lui
          avoit rendus, et y avoit ajouté sa nomination au cardinalat,
          auquel il avoit été promu, malgré les oppositions de la cour
          de Vienne. C'étoit une des qualités de Louis XIV d'être
          reconnoissant envers ceux qui l'avoient servi.]

          [Note 73: REBOULET, t. II, p. 390, in-4º.]

Tandis qu'il en agissoit ainsi avec la cour de Rome, le roi s'occupoit
avec un zèle très ardent de la conversion des calvinistes, et n'avoit
pas moins à coeur de les ramener dans le giron de l'église romaine que
de tenir le pape à juste distance de l'église gallicane. Une année
avant la fameuse assemblée du clergé (en 1680), il avoit rendu une
ordonnance dont l'objet étoit de les exclure de certains emplois
publics et d'arrêter les effets du prosélytisme qu'ils continuoient
d'exercer au milieu de ses sujets catholiques. Il fit fermer tous les
temples élevés en contravention aux clauses de l'édit de Nantes; des
missionnaires furent envoyés pour les prêcher, et l'on prit des
précautions pour que ceux qui voudroient se convertir n'y trouvassent
point d'obstacles dans le fanatisme de leurs coreligionnaires. (1685)
Il n'y avait rien à dire à ces premières mesures; mais il arriva que,
tandis que l'on obtenoit la soumission, ou sincère ou simulée, du plus
grand nombre de ces sectaires, les églises du Vivarais, des Cévennes
et du Dauphiné, levèrent l'étendard de la révolte, rouvrirent les
temples fermés, et, malgré l'ordonnance royale, recommencèrent les
pratiques de leur culte aux lieux où il avoit été interdit, et ne
s'assemblèrent plus que les armes à la main. Il étoit juste encore de
punir leur rébellion; et quelques compagnies de dragons, que l'on
envoya dans ces provinces, arrêtèrent ce mouvement à peine commencé:
les temples interdits furent rasés, et l'on força les religionnaires à
loger chez eux les soldats qu'on venoit d'employer à les réduire.

Ce logement de gens de guerre et les vexations inévitables dont il
étoit accompagné, produisirent quelques conversions. C'étoit sans
doute une étrange manière de convertir; néanmoins elle plut au roi
qui, la trouvant plus efficace que les autres moyens qu'il avoit
d'abord employés, jugea à propos d'en étendre les avantages à tous les
autres calvinistes de son royaume. Une grande partie de ses troupes
fut donc répandue dans les provinces du midi, et aucun religionnaire
ne fut exempt de loger des soldats. Bientôt les abjurations
commencèrent et se multiplièrent à mesure que ce fardeau devint plus
accablant; on se contenta d'abord d'une déclaration vague de
catholicisme, ensuite on fit signer des formulaires, puis on força
d'aller à la messe ceux dont la foi parut suspecte après qu'ils
avoient signé. Cependant ces moyens, tout expéditifs qu'ils étoient,
parurent encore trop lents à Louis XIV: il méditoit depuis long-temps
de révoquer l'édit de Nantes, et d'extirper ainsi d'un seul coup le
calvinisme de ses états. Louvois l'y poussoit de toutes ses forces par
des motifs qui lui étoient purement personnels[74]; et dans le conseil
ceux qui étoient de son avis donnoient pour raison que jamais occasion
d'abattre ces sectaires n'avoit été plus favorable que celle où le
roi, en paix avec l'Europe entière et redouté de tous ses ennemis,
n'avoit à craindre du grand coup qu'il alloit frapper que des plaintes
impuissantes et rien au delà. D'autres jugeoient que la violence
n'étoit pas un bon moyen d'opérer des conversions; que la persécution,
loin de ramener les esprits, pouvoit faire des fanatiques; que, si
l'on poussoit les huguenots au désespoir, on se verroit entraîné
soi-même fort au delà de ce qu'on avoit d'abord résolu, et forcé
peut-être à des rigueurs que l'on n'avoit pas prévues; ils craignoient
une émigration fatale à la France sous bien des rapports, et pensoient
que des moyens plus doux auroient à la fois plus de justice et
d'efficacité. Il est bon de remarquer que le père Lachaise, jésuite et
confesseur du roi, s'étoit rangé à ce sentiment; il est indubitable
que c'eût été celui du chef de l'église, s'il eût été appelé à une
délibération qu'il lui appartenoit de diriger, et que, dans tout autre
temps, on n'eût point osé conduire à sa fin sans être soutenu par ses
avis. Mais la déclaration venoit d'être rendue: les évêques de France
avoient remis le pape à sa place, et Louis XIV pouvoit maintenant,
quand il lui semblerait bon, se faire pape lui-même dans ses états.

          [Note 74: Cet homme, que la faveur du roi ne pouvoit
          satisfaire si elle étoit partagée par quelques autres,
          voyoit d'un oeil jaloux les longues et fréquentes audiences
          que le roi donnoit, à l'occasion de ces affaires des
          calvinistes, à l'archevêque de Paris François de Harlay, au
          père Lachaise et à Pélisson, qui, après avoir servi
          fidèlement et courageusement le surintendant Fouquet,
          s'étoit attaché à Colbert et ne le servoit pas avec moins de
          fidélité. Ces trois personnages cherchoient à arriver, par
          les moyens les plus doux, à l'extinction de l'hérésie;
          Louvois poussoit aux moyens violents, dont le résultat
          devoit être de faire cesser leurs rapports intimes avec le
          roi, et l'espèce d'influence qui en pouvoit résulter. (_Mém.
          de l'abbé_ DE CHOISI.--_Histoire de la révocation de l'Édit
          de Nantes._)]

Le premier avis lui sembla le meilleur, et il devoit sans doute
convenir davantage à ce caractère qu'irritoient les moindres obstacles
et à qui rien ne devoit résister. La révocation de l'édit de Nantes
fut donc signée. Certes, et personne ne le pourra contester, le roi de
France avoit le droit politique et religieux d'arrêter, au milieu de
ses sujets, la propagation d'erreurs aussi funestes pour le salut des
âmes que dangereuses pour le maintien de l'ordre social. Comme
chrétien et comme roi, il étoit le maître d'exclure les protestants
des fonctions publiques; c'étoit son devoir de leur interdire
l'exercice public de leur culte, trop long-temps toléré; mais c'est là
qu'il devoit s'arrêter. Le reste il falloit l'abandonner au zèle des
missionnaires qui, plus lentement peut-être, mais aussi plus sûrement,
auroient opéré en France la destruction du calvinisme, qu'il falloit
attaquer au fond des coeurs, et non dans la personne et les biens de
ses sectateurs. Il est donc impossible de ne pas désapprouver un
prince qui gâte ainsi par la violence ses inspirations même les
meilleures; et il y a tout à la fois du bien et du mal dans la
révocation de l'édit de Nantes, que la plupart de ceux qui en ont
parlé n'ont su que louer ou blâmer sans restriction. Faire abattre les
temples des protestants, défendre leurs assemblées, expulser leurs
ministres, fermer leurs écoles, et les contenir ainsi par toutes les
mesures de police jugées nécessaires, c'étoit aller au but qu'il
vouloit atteindre. C'étoit le dépasser que de violenter ceux qu'on ne
pouvoit ramener par la persuasion; d'enlever de force les enfants à
leurs familles pour les faire élever dans la religion catholique; en
même temps qu'on les persécutoit, de leur fermer, sous les peines les
plus rigoureuses, les frontières de la France, pour les empêcher de se
soustraire à la persécution; et confondant ainsi avec les plus vils
malfaiteurs des hommes égarés, opiniâtres peut-être dans leur erreur,
mais enfin dont l'égarement et l'opiniâtreté n'étoient pas des crimes
qui méritassent des peines infamantes, de remplir les prisons et les
galères de ceux dont on avoit pu se saisir, lorsqu'ils contrevenoient
à cette loi inique et barbare. Un grand nombre échappa; et quoiqu'on
ait fort exagéré le dommage qu'en éprouva la France dans son commerce
et dans ses manufactures, il n'en est pas moins vrai de dire que ces
réfugiés portèrent chez les étrangers qui les accueillirent beaucoup
de procédés industriels qui, jusqu'alors, en avoient fait nos
tributaires. Telle fut la révocation de l'édit de Nantes, légitime
dans son principe, tyrannique dans son exécution[75].

          [Note 75: Oui, sans doute, l'exécution de cette loi fut
          tyrannique; mais il n'appartient de la trouver telle qu'aux
          catholiques, qui seuls connoissent l'esprit de douceur et de
          charité de la religion sainte qu'ils professent dans toute
          sa pureté, qui seuls peuvent en être profondément pénétrés.
          Les fauteurs du protestantisme n'en ont pas le droit, eux
          qui se sont montrés plus intolérants et plus barbares envers
          ceux qu'ils appellent _papistes_ que les païens eux-mêmes à
          l'égard des premiers chrétiens; eux qui, pendant des
          siècles, ont inondé les échafauds de leur sang, inventant
          pour leurs victimes des tortures nouvelles et des supplices
          nouveaux; qui, même encore aujourd'hui, dans une île fameuse
          que l'on peut considérer comme le centre de la réforme
          expirante, nous offrent le spectacle hideux et lamentable de
          plusieurs millions de catholiques en butte à tous les genres
          d'oppression, en proie à toutes les horreurs de la misère,
          jetés en quelque sorte hors de la société. Le docteur
          Lingard, dans son _Histoire d'Angleterre_, vient de nous
          révéler les horribles secrets du passé, et l'Europe
          chrétienne n'a qu'un cri d'indignation contre ce qui se
          passe présentement au milieu de cette nation, que nos
          politiques niais appellent encore la terre _classique_ de
          la liberté.]

Cependant, dès le commencement de cette paix de Nimégue à la fois si
hostile contre le pape et contre les protestants, Louvois, jaloux de
l'éclat que jetoient les travaux de Colbert, et dans son ambition
effrénée, ainsi que nous l'avons déjà dit, ne croyant point avoir la
faveur de son maître, si quelque autre en étoit favorisé, fomentoit
des guerres nouvelles en poussant ce maître superbe à des actes
arbitraires envers des souverains étrangers, ou, pour mieux dire, à
des usurpations criantes, dont l'effet devoit être de les alarmer et
de les exaspérer; telles furent les deux trop fameuses affaires des
_réunions_ et des _dépendances_: la première, qui attaquoit des
droits acquis par de longues prescriptions, blessoit presque tous les
princes de l'Europe, et plus particulièrement ceux de l'Empire; la
seconde qui, regardant uniquement l'Espagne, n'étoit autre chose que
l'abus du droit du plus fort, et nous ne craignons pas de le dire,
dans toute sa brutalité[76]. Les intrigues de son ministre venoient
en outre de lui acquérir la possession simultanée de deux des plus
fortes places de l'Europe, Strasbourg sur le Rhin, et Cazal dans le
Montferrat, et de lui ouvrir ainsi la libre entrée de l'Allemagne et
de l'Italie. Par la violence avec laquelle l'affaire des réunions
étoit poursuivie, quatre électeurs de l'empire se trouvèrent bientôt
sous le joug de la France; et bien que les contestations, commencées
avec l'Espagne, eussent été conduites d'abord avec une apparence de
modération, Louis XIV, ennuyé des lenteurs des conférences, imagina
d'en hâter la conclusion par un de ces moyens expéditifs qui lui
étoient familiers, et fit faire, en pleine paix, le blocus de la ville
de Luxembourg. Les princes crièrent à l'oppression et invoquèrent la
protection de l'empereur; mais celui-ci, que pressoient d'un côté les
Turcs qui se préparoient à lui faire la guerre, de l'autre les
mécontents de Hongrie qu'il avoit peine à contenir, n'étoit pas en
position de s'interposer pour eux d'une manière efficace, et se vit
bientôt réduit à ces extrémités presque désespérées dont le tira la
valeur brillante du roi de Pologne Sobieski. Il faut avouer ici que le
roi de France eut du moins la pudeur de ne pas abuser de cette
situation malheureuse du chef de l'empire; et si l'on considère quelle
étoit dès lors la morale politique de l'Europe, il faut lui savoir gré
de n'avoir pas fait, en cette circonstance, cause commune avec les
Turcs contre un prince chrétien, et d'avoir été assez généreux pour ne
pas conspirer avec les infidèles la ruine entière de la chrétienté. Ce
fut même ce moment qu'il choisit pour châtier les Algériens dont il
avoit à se plaindre, ce qu'il fit avec cet éclat et ce bonheur qui
l'accompagnoient dans toutes ses entreprises; mais il n'en continuoit
pas moins de se montrer intraitable dans ses disputes avec l'Espagne.
Cette affaire et celle des réunions se poursuivoient de sa part avec
la même ténacité; sa prétention étoit de vouloir ainsi s'établir
jusque dans les entrailles de l'Empire, et l'on peut concevoir que ni
l'empereur ni le roi d'Espagne n'étoient disposés à acheter à ce prix
la continuation d'une paix pour eux déjà si onéreuse. Le roi prit donc
la résolution d'y contraindre d'abord cette dernière puissance en
faisant entrer brusquement ses troupes dans les Pays-Bas espagnols, où
elles ne trouvèrent aucune résistance. Les États de Hollande, malgré
les sollicitations pressantes du prince d'Orange, ne voulurent point
se mêler de cette querelle, se rappelant ce qu'il leur en avoit déjà
coûté pour avoir osé se commettre avec le grand roi; le roi
d'Angleterre, entièrement sous l'influence de la France, refusa sa
médiation; et l'Espagne, abandonnée à ses propres forces, ne trouva
que les Génois qui, poussés par des ressentiments qu'excitoit trop
souvent le ton de maître que Louis XIV avoit coutume de prendre avec
les petits États, eurent l'imprudence de se liguer avec elle. Il étoit
évident qu'avec un si foible auxiliaire, cette puissance, telle
qu'elle se trouvoit alors, ne pouvoit résister à la France; et il
falloit qu'elle se crût bien profondément insultée, pour courir les
chances d'une lutte aussi inégale. Les résultats n'en furent pas
long-temps indécis: rien ne résista dans les Pays-Bas espagnols, où
l'armée françoise s'empara de Courtrai et de Dixmude, et assiégea de
nouveau Luxembourg; une seconde armée battoit en même temps les
Espagnols en Catalogne, et la flotte du roi bombardoit et réduisoit en
cendres la ville de Gênes. La prise de Luxembourg ne tarda point à
couronner cette suite non interrompue de succès; et le roi d'Espagne,
réduit aux abois, se vit dans la nécessité de conclure avec Louis une
trève de vingt ans, à laquelle l'empereur fut également obligé
d'accéder, et qui valut provisoirement au vainqueur plus qu'il n'avoit
d'abord demandé dans l'affaire des réunions et des dépendances[77].
Toutefois le ressentiment que produisit cet événement fut profond et
ineffaçable: on peut dire que l'Europe entière partagea cette injure;
il n'y eut pas un seul de ses souverains qui se crût désormais en
sûreté, tant que la puissance orgueilleuse et colossale qui pesoit
ainsi sur eux, ne seroit point abattue ou du moins humiliée. Nous
allons voir bientôt ce qui en résulta.

          [Note 76: Le traité de Westphalie avoit cédé à la France la
          souveraineté entière des trois évêchés de Metz, Toul et
          Verdun. Avant qu'ils eussent été ainsi réunis à la couronne
          de France, il s'étoit fait, à diverses époques, des
          démembrements très considérables de plusieurs fiefs qui en
          dépendoient, et cela par divers motifs de convenances qu'il
          est inutile de rappeler ici. Quelles que fussent les
          origines de ces démembrements, la possession en étoit fort
          ancienne, et les possesseurs invoquoient justement la
          prescription. Louvois sut persuader au roi qu'il falloit
          passer outre; et deux chambres de justice furent instituées,
          l'une à Metz, l'autre à Brisac, à l'effet d'examiner les
          titres de ceux qui possédoient les terres contestées. Le roi
          de Suède y fut ajourné pour le duché des Deux-Ponts, celui
          d'Espagne pour le comté de Chinci, et successivement
          l'électeur de Trèves, le Palatin, l'évêque de Spire, le
          Landgrave et plusieurs autres princes de l'empire; et
          nonobstant leurs plaintes, ces réunions se firent en vertu
          des sentences rendues par ces deux chambres de justice.

          L'autre affaire n'intéressoit que le roi d'Espagne: il
          s'agissoit de régler les dépendances, tant des places que le
          roi avoit rendues à cette couronne par le dernier traité de
          paix, que de celles qu'il lui avoit été accordé de retenir
          pour lui-même. Les deux puissances n'étoient point d'accord
          sur les limites de ces territoires, et chacune faisoit
          valoir ses raisons et ses droits, le traité n'ayant rien
          déterminé sur ce point.]

          [Note 77: La France, en vertu de ce traité provisoire,
          rendit Courtrai et Dixmude dans l'état où se trouvèrent ces
          deux places, c'est-à-dire démantelées, et retint Luxembourg,
          Bouvines, Beaumont et Chinci, ce qui régla l'affaire des
          _dépendances_. De son côté, l'empereur consentit à ce que
          Louis XIV gardât Strasbourg et tout ce qui lui avoit été
          adjugé par les chambres de Metz et de Brisac; et ainsi se
          termina l'affaire des _réunions_.]

De tous les ennemis que les entreprises de Louis XIV avoient conjurés
contre lui, le plus implacable et sans doute le plus habile étoit le
prince d'Orange. Nous avons déjà fait connoître ses projets ambitieux,
ses liaisons avec Shaftsbury, et le mariage qui l'avoit si
impolitiquement, rapproché du trône d'Angleterre. Sa haine contre le
roi de France s'accroissoit encore de toute la violence de sa coupable
ambition; car il n'y avoit point d'apparence que, soutenu d'un allié
si puissant, Charles II pût jamais être renversé par la faction qui
conspiroit dans l'ombre contre lui. Aidé du nouvel électeur palatin,
qu'un démêlé récent avec la cour de France tenoit, à l'égard de Louis,
dans de continuelles appréhensions[78], Guillaume intriguoit donc
sans relâche dans les cabinets pour tâcher de les soulever tous à la
fois contre le monarque qui menaçoit la liberté de tous, et trouvoit
partout des esprits disposés à l'entendre et pénétrés de la nécessité
pressante de prévenir un danger qui n'étoit que trop réel. Ainsi fut
formée la ligue d'Ausbourg, la plus formidable qui se fût encore
élevée contre celui que l'on considéroit alors comme l'ennemi commun
de l'Europe.

          [Note 78: Ce démêlé s'étoit élevé à l'occasion des
          prétentions de la duchesse d'Orléans, soeur de l'électeur
          palatin qui venoit de mourir, sur diverses parties de sa
          succession, et entre autres sur plusieurs fiefs dont elle
          prétendoit pouvoir hériter. Le nouvel électeur lui
          contestoit ce droit; le roi de France soutenoit vivement les
          prétentions de sa belle-soeur. Il avoit d'abord parlé de
          faire mettre sous le séquestre les terres contestées, et
          bien qu'il se fût ensuite fort radouci, et que, sur la
          demande de l'empereur et de plusieurs princes de l'empire,
          il eût consenti à soumettre cette affaire à l'arbitrage du
          pape, l'électeur n'étoit point tranquille; et sans doute,
          avec un semblable adversaire, il avoit quelque sujet de ne
          point se tranquilliser.]

Cependant de grands événements s'étoient passés en Angleterre depuis
la paix de Nimègue: le dangereux génie de Shafstbury n'avoit cessé d'y
remuer le parti protestant contre les catholiques, et d'ébranler ainsi
le trône des Stuarts, dont ceux-ci étoient le principal appui. Il
avoit le premier excité l'ambition du prince d'Orange, en lui faisant
entrevoir que la route du trône n'étoit pas aussi difficile pour lui
qu'il auroit pu le penser; et, d'un autre côté, il donnoit des
espérances toutes semblables au duc de Montmouth, fils naturel du roi,
que ses suggestions perfides conduisirent finalement à l'échafaud; car
tout porte à croire qu'il les trompoit également l'un et l'autre, et
que son véritable projet étoit d'établir en Angleterre un gouvernement
républicain, qu'il jugeoit plus conforme aux doctrines protestantes de
sa nation. Il mourut avant d'avoir mis fin à ces projets criminels.
Charles le suivit de près; et son frère Jacques II lui succéda, sans
opposition apparente, mais au milieu de tous ces ferments de discorde
que ce fatal ennemi de sa famille avoit semés, et que son propre
gendre continua de fomenter avec encore plus d'adresse et de succès.
Il n'est point de notre sujet de rendre compte de la révolution
nouvelle qui mit fin à la dynastie malheureuse des Stuarts; mais cette
révolution ne tarda pas à arriver, secrètement favorisée par
l'empereur et par le roi d'Espagne, qui ne voyoient que ce moyen
d'enlever à la France, et sans retour, l'alliance de l'Angleterre.
Telle étoit l'abjection profonde où les intérêts purement matériels de
la politique moderne avoient plongé la chrétienté. Des rois
catholiques poussoient un prince protestant à usurper le trône de son
beau-père, catholique comme eux; tout prêts à sanctionner, à la face
du monde, cette usurpation sacrilége, et se croyant en droit de le
faire, afin de combattre plus efficacement leur commun ennemi, lequel
étoit le roi très chrétien et le fils aîné de l'église. La
circonstance étoit des plus favorables. L'empereur Léopold, vainqueur
des Turcs, pacificateur de la Hongrie dont il venoit de rendre le
trône héréditaire dans sa maison, régulateur suprême de l'empire qui,
dans ces graves circonstances, avoit remis en quelque sorte ses
destinées entre ses mains, se trouvoit au plus haut degré de puissance
où il fût encore parvenu; et l'orage formé par la ligue d'Ausbourg
contre Louis XIV étoit sur le point d'éclater. Alors ce monarque,
instruit de tout ce qui se passoit, et jugeant qu'il étoit de la
prudence de prévenir ses ennemis, déclara le premier la guerre à
l'empereur en faisant brusquement irruption dans l'empire.

Cependant il parut alors que sa confiance en lui-même étoit un peu
diminuée; car, même après avoir passé le Rhin dans un appareil
formidable, que suivirent des succès qui sembloient décisifs[79], il
fit des propositions de paix qui, à la vérité, n'étoient point
acceptables, mais qui n'étoient pas telles cependant qu'il les avoit
dictées, jusqu'alors à des vaincus. Elles furent rejetées; et, en
effet, les nouvelles qui leur arrivoient d'Angleterre étoient de
nature à consoler les confédérés des pertes que cette irruption
soudaine leur avoit fait éprouver, et à leur donner pour la suite les
plus solides espérances. La révolution y avoit été aussi complète que
rapide; et pour opérer la défection de l'armée royaliste, le prince
d'Orange n'avoit eu qu'à se montrer. Quoiqu'il semble peu probable
qu'en aucun état de cause Jacques II eût pu se maintenir sur le trône
jusqu'à la fin, sa fuite précipitée avoit cependant hâté la ruine de
ses affaires; et ce roi dépouillé étoit venu chercher un asile en
France au moment même où son puissant allié remportoit de si grands
avantages sur leurs communs ennemis. Voyant ainsi leur ligue fortifiée
de l'alliance désormais indissoluble de l'Angleterre, ceux-ci
sentoient se ranimer leur haine et leur courage; tandis que Louis, au
milieu même de ses triomphes, ne pouvoit s'empêcher de reconnoître que
la chute du monarque anglais lui ôtoit tout ce qu'elle faisoit gagner
aux confédérés.

          [Note 79: Ses troupes passèrent le Rhin et s'emparèrent en
          peu de temps de Philisbourg, Keiserloutre, Manheim, Spire,
          Trèves, Worms, Oppenheim, et d'un grand nombre d'autres
          places qui formèrent comme une nouvelle barrière pour la
          France; elles se répandirent dans la campagne, mettant tout
          le pays à contribution, et portèrent la terreur jusqu'aux
          portes d'Ausbourg.]

L'embarras qu'il éprouvoit se fit voir dans les démarches par
lesquelles il essaya de détacher l'Espagne de la ligue, et de
l'intéresser à la cause de Jacques II. Loin d'y réussir, il ne put
même obtenir d'elle la neutralité qu'il s'étoit borné ensuite à lui
demander; les Hollandois eux-mêmes, que si long-temps son nom seul
avoit fait trembler, le bravoient maintenant, et étoient entrés dans
la confédération; enfin Louis XIV se trouva seul contre tous ses
anciens ennemis, accrus de ceux qui avoient été autrefois ses alliés;
sans qu'il y eût en Europe un seul prince qui voulût entrer dans sa
querelle.

C'est ici qu'il faut admirer les ressources prodigieuses que le
pouvoir absolu et la volonté forte du prince, le bel ordre que ses
ministres avoient créé dans les diverses parties de l'administration,
et surtout l'habileté de Louvois qui dirigeoit tout le matériel de la
guerre, donnèrent à la France dans une situation critique, à laquelle
aucune autre nation de l'Europe, même la plus puissante, n'auroit pu
résister. Les frontières du royaume furent, avant toutes choses, mises
à l'abri de toute invasion; l'Irlande devint le foyer d'une guerre
active que Louis fit à l'usurpateur, et l'on peut dire qu'il y soutint
avec le plus noble dévouement, et n'épargnant ni ses trésors ni ses
soldats, une cause qui devoit être celle de tous les rois, qui l'eût
été peut-être, si lui-même ne les en avoit invinciblement éloignés; en
même temps il se prépara à résister aux armées nombreuses qui, de
toutes parts, le menaçoient sur ses frontières.

(1688-1697.) Les détails de cette guerre, qui, commencée en 1688, ne
finit qu'en 1697, sont immenses; et il ne peut entrer dans notre plan,
non seulement d'en raconter, mais même d'en énumérer tous les
événements. Elle commença par un nouvel incendie du Palatinat, non
moins barbare que le premier, et dont Louvois fut également
l'instigateur; et dans cette première campagne, les succès des alliés,
quoique leurs armées fussent incomparablement plus nombreuses que
celles de France, furent à peu près nuls sur les frontières du nord.
Le maréchal d'Humières ayant été remplacé par le maréchal de
Luxembourg à l'armée de Flandre, dès ce moment ils ne comptèrent plus
que des défaites: la bataille de Fleurus, la prise de Mons, le combat
de Leuze, celui de Steinkerque, la bataille de Nerwinde, et un grand
nombre d'autres faits d'armes, illustrèrent plusieurs campagnes, qui
furent les dernières et peut-être les plus brillantes de ce grand
capitaine. Sur le Rhin, le maréchal de Lorges soutint aussi avec
bonheur et habileté la gloire des armées françoises dans un grand
nombre de siéges et d'actions militaires, où il conserva constamment
une supériorité marquée sur les troupes qui lui étoient opposées.
Catinat, à la fois négociateur et guerrier, n'ayant pu parvenir à
gagner au roi le duc de Savoie, aussi possédé qu'aucun autre de cette
animosité contre Louis XIV, qui étoit devenue la passion commune de
tous les princes de l'Europe, s'étoit montré l'égal des plus renommés
capitaines, dans une suite de campagnes où il déploya toutes les
ressources de l'art: également habile dans les siéges, dans les
surprises, dans les retraites, dans les batailles rangées; faisant
avorter tous les plans d'un ennemi qui ne manquoit lui-même ni de
courage ni d'habileté; et toujours occupé de l'amener de revers en
revers à changer de parti, sans pouvoir parvenir à vaincre ses
préventions et son opiniâtreté. En Catalogne, la guerre, moins animée
que sur les frontières du nord, n'en étoit pas moins favorable à nos
armes: le maréchal de Noailles, qui la dirigeoit, avait enlevé aux
Espagnols une grande étendue de pays qu'il avoit dévastée, les avoit
taillés en pièces à la bataille de Berges, et s'étoit successivement
rendu maître de presque toutes les places fortes qui défendoient cette
province. Même bonheur sur mer: l'amiral Tourville, dès le
commencement des hostilités, avait gagné la célèbre bataille de Wight
sur les flottes combinées d'Angleterre et de Hollande; de Pointis et
Duguay-Trouin enlevoient les flottes marchandes de ces deux
puissances, ou dévastoient leurs colonies; d'Estrées bloquoit les
ports des Espagnols et désoloit leurs côtes; tandis que toutes les
expéditions navales des confédérés, ou contre notre littoral, ou
contre nos possessions lointaines, avoient complétement avorté. Enfin,
dans cette longue guerre, et de part et d'autre si animée, les armes
de France ne furent malheureuses qu'en Irlande, où la fortune de
Guillaume finit par l'emporter sur les efforts de Louis pour rétablir
le roi légitime: la bataille de la Boyne décida pour toujours la
question en faveur de l'usurpateur.

Celui-ci, partout ailleurs le plus malheureux général qui ait jamais
commandé des armées, et toujours battu, quoiqu'il ne fût dépourvu ni
de courage personnel, ni de talents militaires, n'en étoit pas moins
l'âme de cette ligue dont il avoit été en quelque sorte le créateur,
et la soutenoit de toute la violence de sa haine contre Louis XIV. À
plusieurs reprises la Suède, le Danemark, la Pologne, le pape surtout,
que ces divisions du monde chrétien affligeoient profondément, avoient
offert leur médiation pour mettre fin à cette guerre[80]: Guillaume
avoit toujours été le premier à repousser toutes propositions
d'accommodement, et son obstination soutenoit ses alliés au milieu de
tant de revers qui se succédoient presque sans interruption; Louis, au
contraire, malgré ses succès non interrompus, désiroit la paix; ses
peuples étoient épuisés et mécontents; et il falloit une autorité
aussi absolue que la sienne et aussi fortement établie, pour leur
faire supporter ce fardeau toujours croissant d'impôts dont il étoit
forcé de les accabler.

          [Note 80: Pendant tout le cours de ce règne, et à l'occasion
          de toutes les guerres où l'ambition de Louis XIV engagea
          l'Europe presque entière, les papes ne cessèrent point de
          s'offrir comme médiateurs entre les princes chrétiens, mais
          avec peu de succès. Ils avoient été plus heureux dans ces
          siècles du moyen âge que l'on est convenu d'appeler
          _barbares_, et pour le repos des peuples et pour le salut
          des souverains eux-mêmes, que cette médiation puissante et
          salutaire préserva si souvent des périls où les avoient
          jetés leurs propres fureurs. On entendoit autrement les
          choses dans le bel âge de la civilisation: tout s'y faisoit
          entre les princes _chrétiens_ sans le pape, malgré le pape
          ou contre le pape.]

Ce fut de même l'épuisement de leurs peuples, et surtout la nécessité
où l'empereur se trouva de partager ses forces afin de faire face aux
Turcs, à qui l'occasion avoit paru favorable pour insulter de nouveau
ses frontières, qui triompha enfin de la persévérance des alliés; et
toutefois ce ne fut que lentement et pour ainsi dire aux dernières
extrémités. Même après les premières ouvertures de paix qui furent
faites, dans lesquelles le roi de France montra avec quelle ardeur il
désiroit cette paix, en consentant d'abord à ce qui devoit le plus
coûter à sa fierté et à toutes ses affections, c'est-à-dire à
reconnoître Guillaume comme roi d'Angleterre, il se passa trois ans
avant qu'elle fût conclue; et il sembla que l'empereur et le roi
d'Espagne y missent une plus forte opposition, alors que le prince
d'Orange commençoit à s'y montrer moins opposé. Il fallut de nouveaux
revers pour les y forcer. Enfin la défection du duc de Savoie, que le
roi, après tant d'efforts infructueux, parvint à gagner par la
perspective éblouissante du mariage de sa fille avec le duc de
Bourgogne, ébranla l'empereur; la prise de Barcelonne par le duc de
Vendôme changea presque en même temps les dispositions du roi
d'Espagne; on reprit publiquement à Riswick, entre toutes les
puissances belligérantes, les conférences déjà secrètement commencées
à Gand entre l'Angleterre, la Hollande et le roi de France; et chaque
puissance fit avec lui son traité particulier. Si l'on en excepte la
ville de Strasbourg, qui s'étoit donnée à lui et qui lui resta, il
céda sur tout le reste sans exception; rendit à chaque souverain,
grand ou petit, ce qu'il lui avoit enlevé, soit avant les hostilités,
soit pendant le cours de la guerre; et après tant de sang versé et de
trésors épuisés, se retrouva au même point où il étoit après le traité
de Nimègue; et toutefois avec cette différence que plus tard il sentit
bien amèrement, que la révolution d'Angleterre ayant été un des
résultats de cette guerre si violemment et si imprudemment provoquée,
l'alliance de cette puissance qui avoit si heureusement favorisé les
triomphes de sa jeunesse, étoit à jamais perdue pour lui au déclin de
ses jours. Jacques II se donna la triste et dernière satisfaction de
protester contre tout ce qui s'étoit fait de préjudiciable à ses
intérêts, à la paix de Riswick.

Louvois mourut pendant le cours de cette guerre[81] que son égoïsme
cruel et sa basse jalousie avoient allumée; et sa mort prévint de
quelques instants la disgrâce éclatante que lui préparoit son maître
désabusé, et qui, trop long-temps la dupe de ses artifices, venoit
enfin d'en découvrir les dernières et peut-être les plus coupables
manoeuvres[82]. On ne peut nier que ce ministre ne possédât à un très
haut degré, et, ainsi que nous l'avons déjà dit, la sagacité et
l'activité nécessaire pour saisir l'ensemble et les détails de la
vaste administration qui lui avoit été confiée, et qu'il ne l'eût
perfectionnée de manière à y produire ce qu'on n'auroit pas cru
possible avant lui; mais sans parler ici des guerres injustes et
impolitiques dans lesquelles il entraîna Louis XIV, guerres qui
creusèrent pour la monarchie un abîme que rien n'a pu combler, et même
en ne le considérant que comme ministre de la guerre, ce qui est son
beau côté, il est important de remarquer que, sous ce rapport, il fut
encore pernicieux à la France en voulant tout soumettre à ce mécanisme
administratif qu'il avoit si singulièrement perfectionné. _L'ordre du
tableau_ dont il fut l'inventeur, et qui plut à un monarque absolu
dont la politique étoit de tout niveler autour de lui, éteignit toute
émulation, toute ardeur pour le service militaire, et détruisit
l'école des grands capitaines. Le système de tracer les plans de
campagne dans le cabinet, et de tenir ainsi les généraux en quelque
sorte à la lisière, acheva ce que l'ordre du tableau avoit commencé;
et cette servitude de ceux qui commandoient ses armées plut encore à
l'orgueil de Louis XIV. Une foule d'autres réglements, basés sur le
même principe de servilité, achevèrent de dégrader le service dans
tous les rangs de la hiérarchie militaire; et Saint-Simon, qui en
présente avec énergie et douleur le triste tableau[83], y voit, avec
juste raison, la principale cause de la honte et des désastres qui
marquèrent les dernières années d'un règne commencé avec tant de
bonheur et de gloire.

          [Note 81: En 1692.]

          [Note 82: Le roi avoit découvert le projet que ce ministre
          avoit formé de le brouiller avec les Suisses, dans la seule
          vue de rendre la conclusion de la paix plus difficile et ses
          services plus nécessaires; il avoit acquis en outre la
          conviction que la guerre entre la France et la Savoie étoit
          encore un résultat de ses manoeuvres coupables et
          intéressées; et que, si la rupture avoit eu lieu, c'étoit
          lui qui en avoit fourni au duc le prétexte, en empêchant un
          de ses courriers d'arriver à la cour. (_Mém. de l'abbé_ DE
          CHOISI.)]

          [Note 83: _Voyez_ ses _Mémoires_, liv. 1er, ch. v. Voici le
          début de ce passage remarquable: «On a déjà vu les funestes
          obligations de la France à ce pernicieux ministre: des
          guerres sans mesure et sans fin pour se rendre nécessaire,
          pour sa grandeur, pour son autorité, pour sa
          toute-puissance; des troupes innombrables qui ont appris à
          nos ennemis à en avoir autant, qui chez eux sont
          inépuisables, et qui ont dépeuplé le royaume; enfin la ruine
          de la marine, de notre commerce, de nos manufactures, de nos
          colonies, par sa jalousie de Colbert, de son frère et de son
          fils, entre les mains desquels étoient les départements de
          ces choses, et le dessein trop bien exécuté pour culbuter
          Colbert, il reste à voir comment il a, pour être pleinement
          le maître, arraché les dernières racines des bons capitaines
          en France, et a mis l'État radicalement hors des moyens d'en
          plus porter, etc.»

          En bon janséniste, le duc de Saint-Simon se garde bien de
          dire du mal de Colbert, qu'il vénéroit sans doute comme le
          principal auteur des libertés gallicanes. D'ailleurs, il est
          vrai de dire que les vices de son matérialisme administratif
          ne pouvoient être alors aperçus, et qu'il n'y auroit même
          rien à reprendre dans son système, s'il n'étoit démontré
          qu'il croyoit _gouverner_ et non pas simplement
          _administrer_; ne voyant rien au delà de sa besogne, et la
          monarchie tout entière existant pour lui dans les
          manufactures, les finances et le commerce.]

Colbert avait précédé Louvois dans la tombe[84]: il entendoit les
finances, le commerce, les manufactures, et toutes les branches de
l'administration intérieure, aussi bien que Louvois entendoit la
guerre; et pour les admirateurs exclusifs de cette science
industrielle qu'il rendit florissante en France plus qu'elle ne
l'avoit été jusqu'à lui, il n'y eut jamais de plus grand ministre que
Colbert. Il faudroit sans doute le louer sans réserve, si, tout en
administrant avec cette supériorité qu'on ne lui peut contester, son
esprit se fût élevé au dessus du matériel de son administration, et
si, non moins blâmable en ce point que son rival, il n'eût pas, comme
lui, cherché à tout abattre sous le despotisme étroit dans lequel
leurs basses flatteries avoient renfermé leur maître, et dont ils
partageoient avec lui, et à l'ombre de son nom, les funestes
prérogatives. Tout ce qui osoit résister à ce despotisme sans règles
et sans bornes devoit être brisé. Ce n'étoit point assez que Louis XIV
eût la plénitude du pouvoir temporel à un degré où aucun roi de France
ne l'avoit possédé avant lui: il arriva, ainsi que nous l'avons vu,
qu'un pape eut l'audace de ne pas se plier à toutes ses volontés; il
convint d'apprendre au pouvoir spirituel à quelle distance il devoit
se tenir du grand roi, et, comme nous l'apprend Bossuet lui-même[85],
les quatre articles sortirent à cet effet des bureaux du surintendant.
Cette circonstance lui donnera sans doute un mérite de plus aux yeux
des amants passionnés de nos _libertés gallicanes_, et elles en
possèdent encore quelques uns; mais pour quiconque voit, dans la trop
célèbre déclaration, une des plus grandes calamités qui aient jamais
désolé l'église de France, Colbert est jugé comme chrétien et comme
homme d'état.

          [Note 84: Il étoit mort en 1683.]

          [Note 85: Aveu exprès de Bossuet fait à son secrétaire
          confident, l'abbé Ledieu. (_Hist. de Bossuet_, l. VI, nº 12,
          p. 161.)]

Nous avons un moment oublié ces discussions si malheureusement
suscitées contre le roi de France et le chef de l'église: et cependant
elles se trouvent encore mêlées aux événements de cette guerre,
pendant lesquels elles furent même poussées jusqu'aux extrémités les
plus fâcheuses pour finir ensuite tant bien que mal, et autant qu'il
étoit alors possible d'en finir avec Louis XIV quand il avoit tort.
Nous avons vu que l'affaire du cardinal de Furstemberg avoit jeté ce
prince dans un emportement presque puéril contre Innocent XI: cet
emportement redoubla lorsqu'il eut connoissance de la ligue
d'Ausbourg; il se persuada, ce qu'on a peine à concevoir, que le pape
étoit le principal auteur de cette guerre générale prête à éclater
contre lui; et parmi les pièces curieuses de la diplomatie moderne, il
n'en est point sans doute qui le soit davantage que la lettre qu'il
écrivit au cardinal d'Estrées son ambassadeur à Rome[86], lettre que
l'on peut considérer comme un manifeste, puisqu'il lui ordonna de la
rendre publique. Il y présente, comme, de véritables griefs dont il
avoit à se plaindre, tout ce qu'il avoit lui-même entrepris contre le
pape depuis 1681; accuse Innocent XI de haine personnelle contre la
France[87]; voit, dans ce qui s'est passé relativement à l'élection
d'un évêque de Cologne, la cause immédiate des entreprises du prince
d'Orange contre le roi d'Angleterre, et du triomphe du protestantisme
dans ce royaume; et en raison de tant de justes sujets qu'il avoit de
se plaindre du père commun des fidèles, déclare que, quel que puisse
être son attachement et son respect filial pour le Saint-Siége,
attachement dont il ne vouloit jamais se départir, il ne pouvoit
s'empêcher, en cette circonstance, de _séparer le prince temporel du
prince spirituel_, et de faire provisoirement entrer ses troupes dans
la ville d'Avignon, jusqu'à ce que justice lui eût été rendue. Il
parut une réponse accablante à ce manifeste[88]; mais Louis XIV étoit
le plus fort: il avoit donc évidemment raison, et pour en donner une
preuve irrésistible, il s'empara à main armée du Comtat.

          [Note 86: REBOULET, t. 2, p. 396, in-4º.]

          [Note 87: C'est une accusation qu'en bon parlementaire le
          président Hénault n'a pas manqué de répéter: «La mort
          d'Innocent XI, _ennemi déclaré de la France_, arrivée le 12
          août de l'année précédente (1690), et l'exaltation
          d'Ottoboni, sous le nom d'Alexandre VIII, suspendirent,
          dit-il, les différends de Rome et de la France.» À
          l'entendre, ne sembleroit-il pas qu'Alexandre VIII se montra
          beaucoup _plus accommodant_ qu'Innocent XI? Nous ne
          tarderons pas à voir ce qui en arriva, et ce que gagnèrent
          au change les _libertés gallicanes_.]

          [Note 88: Après avoir passé en revue tous les prétendus
          griefs que le roi élevoit contre le pontife, et les avoir
          réduits à leur juste valeur, on y disoit, relativement aux
          desseins du prince d'Orange, «qu'en supposant qu'il eût des
          dispositions hostiles contre l'Angleterre, le meilleur moyen
          d'en empêcher l'exécution, et par suite le préjudice qu'en
          pourroit éprouver la religion catholique dans ce royaume,
          seroit de ne point engager sans sujet, et comme malgré eux,
          les princes chrétiens dans une guerre qui les mît hors
          d'état de secourir sa majesté britannique.» (REBOULET, t. 2,
          p. 399.) L'événement prouva que ce conseil étoit bon et en
          quelque sorte prophétique.]

Cependant le souverain pontife n'en avoit pas moins continué, pendant
toute cette guerre, de jouer son rôle accoutumé de médiateur de la
paix entre les princes chrétiens; et cette manière d'agir, bien
qu'elle n'eût rien qui pût paroître extraordinaire et nouveau, avoit
fort radouci le roi de France par la raison qu'il avoit besoin de
cette paix, et qu'elle étoit, comme nous l'avons dit, l'objet de tous
ses désirs. Innocent XI étant mort, il se trouva plus à son aise avec
son successeur Alexandre VIII, et son orgueil eut moins à souffrir de
faire auprès d'un nouveau pape quelques démarches pour arriver à une
réconciliation. Elles n'eurent cependant pas un entier succès:
Alexandre ne se montra pas moins inflexible qu'Innocent sur les deux
points capitaux de la régale et de la déclaration; et sentant ses
forces défaillir, ce fut au lit de la mort qu'il publia la
constitution par laquelle il cassoit tout ce qui avoit été fait par le
clergé de France dans l'assemblée de 1682[89]. Les négociations
continuèrent sous Innocent XII, et se terminèrent enfin par la
rétractation formelle que firent les évêques, aux pieds du souverain
pontife, de tout ce qui s'étoit passé dans cette assemblée[90]. En
conséquence de cette rétractation, le roi révoqua son édit, et la paix
fut rétablie entre lui et le Saint-Siége; mais cette révocation, ainsi
que l'a justement remarqué le comte de Maistre, fut faite par une
simple lettre de cabinet: le superbe monarque auroit cru s'humilier en
faisant à ce sujet une démarche solennelle; et la prudence accoutumée
de la cour de Rome se contenta de cette concession imparfaite. Cette
prudence fut trop timide en une si grave circonstance; la suite ne l'a
que trop fait voir, et jusqu'à nos jours.

          [Note 89: «Le pape Alexandre VIII, dit le comte de Maistre,
          par sa bulle _Inter multiplices_ (prid. non. Aug., 1690),
          condamna et cassa tout ce qui s'étoit passé dans l'assemblée
          de 1682. Mais la prudence ordinaire du Saint-Siége ne permit
          point au pape de publier cette bulle, et de l'environner des
          solennités nécessaires. Quelques mois après cependant, et au
          lit de la mort, il la fit publier en présence de douze
          cardinaux. Le 30 janvier 1691, il écrivit à Louis XIV une
          lettre pathétique, pour lui demander la révocation de cette
          fatale déclaration, faite pour bouleverser l'Église; et
          quelques heures après avoir écrit cette lettre, qui tiroit
          tant de force de sa date, il expira.» (Zaccaria,
          _Antifebronius vindicatus_, t. 3, dissert. v, cap. v, p.
          398.)]

          [Note 90: Les gallicans cherchent encore à chicaner sur le
          sens de cette lettre, qu'ils prétendent n'être qu'un acte de
          déférence à l'égard du pape, et à peu insignifiant en tout
          ce qui touche le fond de la question. En voici le contenu:
          «Prosternés aux pieds de V. S., nous venons lui exprimer
          l'amère douleur dont nous sommes pénétrés dans le fond de
          nos coeurs, et plus qu'il ne nous est possible de
          l'exprimer, à raison des choses qui se sont passées dans
          cette assemblée, et qui ont souverainement déplu à V. S.
          ainsi qu'à ses prédécesseurs. En conséquence, si quelques
          points ont pu être considérés comme décrétés dans cette
          assemblée sur la puissance ecclésiastique et sur l'_autorité
          pontificale_, nous les tenons comme _non décrétés_, et nous
          déclarons qu'ils doivent être regardés comme tels.»]

Dès 1683, et peu de temps après que ces brouilleries eurent commencé,
il s'étoit fait un grand changement dans la vie privée de Louis XIV et
dans les allures de sa cour, par la retraite de madame de Montespan,
retraite qui mit fin aux scandales dont il avoit trop long-temps donné
à ses peuples le spectacle dangereux. Madame de Maintenon la remplaça:
un mariage publiquement connu, quoiqu'il ne fût pas publiquement
avoué, parce qu'il auroit fait une reine de France de la veuve de
Scarron[91], avoit légitimé ses intimités avec cette femme adroite et
ambitieuse. Louvois étant mort, nous allons voir bientôt ce qu'il
advint du système despotique de Louis XIV, entouré d'hommes médiocres
et aidé des lumières de madame de Maintenon.

          [Note 91: Personne ne s'opposa plus fortement que Louvois à
          cette déclaration si avilissante pour le roi. Ce fut un vrai
          service qu'il lui rendit, et que madame de Maintenon ne lui
          pardonna point. Il n'échappa que par la mort à la vengeance
          de cette femme, qui se croyoit profondément outragée pour
          n'avoir pas été déclarée reine de France.]

(1698) Une réforme considérable avoit été faite dans les troupes; la
paix avoit amené la diminution des impôts; et il sembloit que les
peuples alloient respirer, lorsque la santé chancelante de Charles II,
roi d'Espagne, fit renaître tout à coup les ambitions, les alarmes et
les espérances, dans les divers cabinets de l'Europe. Ce monarque
étoit sans enfants: sa vaste succession sembloit être une proie que se
disputeroient les maisons de France et d'Autriche; et l'on prévoyoit
que sa mort deviendroit la source d'une guerre non moins violente que
celle qui étoit à peine terminée.

Quelques uns ont prétendu que ce fut par amour pour la paix que
Guillaume imagina le premier traité de partage, traité qui fut signé à
La Haye en 1698, entre la France, la Hollande et l'Angleterre[92];
d'autres pensent, et avec plus d'apparence de raison, que, sous ce
prétexte de chercher à raffermir la paix, son véritable but étoit
d'allumer une guerre nouvelle en Europe, afin d'avoir un prétexte de
conserver son armée que le parlement vouloit lui faire licencier, et
avec elle sa prépondérance qui étoit sur le point de lui échapper. Car
il est vrai de dire que les Anglois n'avoient changé de roi que par
haine de la royauté, et qu'au degré de licence où ils étoient
parvenus, la condition implicite qu'ils avoient mise pour leur nouveau
monarque, à l'acceptation du trône, étoit de ne point régner; c'est ce
que l'ambitieux Guillaume n'avoit point compris: de là les chagrins et
les dégoûts qui empoisonnèrent si justement les dernières années de sa
vie. Il est donc plus vraisemblable qu'il vouloit la guerre; et si
l'on considère que l'équilibre du territoire étoit alors toute la
politique de l'Europe, qui, depuis cinquante ans, déchiroit ses
propres entrailles, soit pour le rompre, soit pour le rétablir, il est
évident que le partage des états du roi d'Espagne ne pouvoit manquer,
en faisant naître de nouvelles craintes, de ranimer les anciennes
discordes. On a peine à comprendre que Louis XIV qui avoit besoin de
la paix, qui désiroit sincèrement la conserver, ait pu donner dans ce
piége de signer avec la Hollande et l'Angleterre un traité où il
faisoit, de sa pleine autorité, sa part à l'empereur qui avoit sur la
succession entière du roi d'Espagne des prétentions que rien ne
sembloit pouvoir ébranler. Ce traité produisit donc l'effet qu'il
devoit produire: il souleva toute l'Europe, et particulièrement le roi
d'Espagne, qui s'indigna justement que, de son vivant, on osât faire
ainsi le démembrement de ses états. Pour déjouer des projets dont il
étoit profondément blessé, et dont la nation espagnole ne se sentoit
pas moins offensée que lui, ce prince fit un testament par lequel il
déclara le prince électoral de Bavière, encore enfant, héritier de
tous ses royaumes.

          [Note 92: Le prince électoral de Bavière y étoit désigné roi
          d'Espagne; le dauphin y avoit pour sa part les royaumes de
          Naples et de Sicile, les places dépendantes de la monarchie
          espagnole situées sur la côte de Toscane ou îles adjacentes,
          la ville et le marquisat de Final, la province de Guipuscoa,
          nommément les villes de Fontarabie et Saint-Sébastien,
          situées dans cette province, et le port du passage. On
          donnoit à l'archiduc Charles d'Autriche le duché de Milan.]

(1699-1700) L'année suivante, ce jeune prince mourut; et Guillaume,
dont la situation à l'égard de son parlement n'étoit point changée,
reprit ses manoeuvres et proposa au roi un second traité de partage,
dont les dispositions sembloient plus propres à concilier les esprits,
mais qui, par cela même qu'il donnoit un accroissement de territoire
et de puissance à la France, devoit produire en Europe le même effet
que le premier[93]. C'étoit là sans doute ce que vouloit ce perfide
artisan de discordes; et il paroît certain qu'au moment même où il
signoit ce traité dont une des clauses portoit que l'empereur devoit y
accéder dans trois mois, s'il vouloit jouir de ses avantages de
co-partageant, il le détournoit secrètement de le faire, lui offrant
toutes les forces de la Hollande et de l'Angleterre, pour soutenir ses
droits à la succession entière du roi d'Espagne.

          [Note 93: Relativement au dauphin, ce traité ne changeoit
          rien à ce qui avoit été établi dans le premier, si ce n'est
          qu'on y ajoutoit la Lorraine; le duc Léopold recevoit en
          dédommagement le Milanois, que l'on ôtoit à l'archiduc pour
          lui donner tout le reste de la monarchie espagnole.]

Léopold n'avoit pas besoin d'être poussé à faire un tel refus: ses
intrigues dans le cabinet de Madrid lui faisoient considérer cette
succession comme devant immanquablement revenir à sa maison; mais la
France intrigua plus heureusement que lui. D'ailleurs, touchant
immédiatement aux frontières d'Espagne, elle avoit un avantage de
position qui sembloit présenter plus de sécurité pour l'avenir; les
droits du sang étoient en outre mieux établis dans la maison de
Bourbon; enfin Charles II fut amené par plusieurs insinuations très
adroites à faire son second testament, lequel institua le duc
d'Anjou, second fils du Dauphin, héritier de la couronne d'Espagne et
de tous ses autres états. Il mourut peu de temps après; Louis XIV
accepta le testament, et la nation espagnole tout entière y donna son
assentiment.

(1701) C'étoit se résoudre en même temps à accepter la guerre que
l'Europe entière alloit inévitablement lui faire; mais lorsqu'on y
réfléchit, on reconnoît que cette guerre étoit également inévitable,
quelque parti qu'eût pris le roi de France; et en effet cette
politique absurde de l'équilibre, chef-d'oeuvre de la civilisation
moderne, devoit la faire nécessairement éclater, soit que la maison
d'Autriche s'accrût de cette succession, soit qu'elle vînt ajouter à
la prépondérance de la maison de Bourbon. À l'instant même, tout fut
donc en fermentation dans cette Europe à peine pacifiée. Louis essaya
vainement de gagner les Hollandois dont Guillaume dirigeoit tous les
conseils, et dont l'importance étoit telle alors, que, si ce prince
habile ne leur eût persuadé qu'il y avoit pour eux plus de sûreté et
d'avantages dans leur alliance avec l'empereur, ils pouvoient à eux
seuls déconcerter tous les projets des ennemis de la France. Léopold
fut moins heureux dans ses démarches pour engager les princes de
l'empire dans sa querelle, et ils refusèrent d'abord d'y entrer, ne se
souciant point de travailler eux-mêmes à l'accroissement de sa
puissance: ce qui ne l'empêcha pas de protester contre le testament,
et sans déclarer encore la guerre à la France, d'appuyer cette
protestation d'une invasion à main armée dans le Milanois. Assuré du
concours des Hollandois, Guillaume s'étoit aussitôt retourné vers son
parlement, pour en obtenir de prendre part à une guerre qu'il lui
présentoit comme nécessaire à la sécurité de toute l'Europe; et
quoique repoussé et même abreuvé d'affronts par l'une et l'autre
chambre, il n'en continuoit pas moins ses négociations avec
l'empereur, l'assurant que son alliance suivroit de près celle que
venoient de faire avec lui les États-Généraux.

Tandis que ces intrigues se tramoient, Louis, fidèle à cette marche
expéditive que le succès avoit souvent justifiée, prit l'initiative de
la guerre, entra avec une armée sur le territoire des Hollandois, et
s'empara de leurs places fortes: action vigoureuse qui les déconcerta,
et amena de leur part et de celle de Guillaume une reconnoissance
hypocrite du nouveau roi d'Espagne, Philippe V. Cependant le roi
négocioit en même temps avec le duc de Savoie, sur lequel il croyoit
pouvoir compter, sa première fille étant mariée au duc de Bourgogne,
héritier présomptif de la couronne de France, et le mariage de la
seconde étant sur le point de se conclure avec son frère, le roi
d'Espagne. Mais ni les liens du sang, ni les avantages immenses que
lui offroit Louis XIV, ne purent balancer les terreurs que lui
inspiroient un prince si ambitieux et un si redoutable voisinage; il
préféra l'alliance de l'empereur, et il n'y auroit eu aucune raison de
l'en blâmer, si, par une trahison indigne de tout honnête homme, il
n'eût traité secrètement avec lui, en même temps qu'il signoit avec le
roi de France et son petit-fils une alliance offensive et défensive;
ainsi Louis XIV le crut et dut le croire au nombre de ses alliés.

Cependant rien n'éclatoit encore: tous les regards des intéressés dans
ce grand débat étoient tournés vers l'Angleterre: c'étoit de là que
devoit partir le signal des troubles du continent, et tout dépendoit
du succès de la lutte de Guillaume avec son parlement. L'habile prince
parvint à l'affoiblir en le divisant; et la chambre des lords s'étant
enfin déclarée pour lui, il put payer un subside à l'empereur qui,
sur-le-champ, commença les hostilités contre l'Espagne. C'étoit ce
qu'attendoit Guillaume, sûr qu'une fois la querelle engagée les
Anglois ne pourroient en rester spectateurs indifférents; et en effet,
ayant immédiatement cassé le Parlement qui lui avoit été si long-temps
contraire, les élections lui donnèrent une chambre des communes
entièrement à sa dévotion. (1701) Dès lors il put faire tout ce qu'il
voulut, en Hollande comme en Angleterre; et le traité, si fameux sous
le nom de la _Grande-Alliance_, fut signé entre les trois puissances,
la Hollande, l'Angleterre et l'empereur.

Cette guerre, la seule de ce règne que l'on ne puisse pas accuser
Louis XIV d'avoir injustement provoquée[94], fut de toutes la plus
malheureuse; et un de nos historiens se demande «par quelle
fatalité?[95]» Il n'y a point là de fatalité: les grands généraux et
les ministres habiles étoient morts, et des successeurs dignes d'eux
ne s'étoient point encore présentés. Les flatteries de Louvois et de
Colbert avoient persuadé à ce roi qu'ils dirigeoient à leur gré, que
son génie seul faisoit tout; qu'il n'y avoit point de capacité
comparable à la sienne, tant dans la politique extérieure que dans
l'administration intérieure; qu'ils n'étoient entre ses mains que des
instruments, et qu'ils n'avoient de prix que par la manière dont il
savoit s'en servir. Il avoit cru fermement ce qu'ils lui avoient dit;
et c'étoit en l'abusant de la sorte qu'ils l'avoient gouverné. Aussi
ne fut-il nullement troublé de leur perte, bien persuadé qu'il ne
s'agissoit pour lui que de remplacer les instruments qu'il avoit
perdus, et qu'un Chamillart ou un Voisin étoient tout aussi propres à
recevoir ses ordres et à les faire machinalement exécuter qu'un
Colbert ou un Louvois. Plein de confiance en lui-même et en lui seul,
il se mit donc à la tête des affaires; la chambre à coucher de Mme de
Maintenon devint celle du conseil; suivant le fatal système inventé
par Louvois, on y dressa les plans de campagne; on y fit marcher,
s'arrêter, reculer à volonté les généraux; la plupart de ces généraux
furent des hommes médiocres, quelques uns même très malhabiles, et
dont le talent principal étoit d'être bons courtisans. La veuve de
Scarron, devenue en réalité reine de France, et plus puissante auprès
de son royal époux qu'aucune reine peut-être ne l'avoit jamais été,
vouloit tout savoir, se mêloit de tout, sans avoir l'air de s'occuper
jamais de rien, et gâtoit souvent les affaires en y faisant entrer ses
petites passions et ses petits intérêts. C'est ainsi que fut gouvernée
la France pendant les dernières années de Louis XIV.

          [Note 94: Elle étoit juste sans doute, mais les réflexions
          suivantes de l'abbé de Saint-Pierre n'en méritent pas moins
          d'être remarquées: «Si, dit-il, depuis la paix de Nimègue il
          avoit donné jusqu'en 1700 des preuves de modération et de
          justice à ses voisins, il est vraisemblable que, lorsqu'en
          mourant Charles II appela le duc d'Anjou au trône d'Espagne,
          les Hollandois, les Anglois, les Italiens et les Allemands,
          excepté l'empereur, ne se seroient pas réunis pour donner
          cette couronne à l'archiduc, au préjudice de la famille d'un
          prince dont ils n'auroient pas redouté l'ambition. C'est
          donc encore à ce funeste défaut de Louis XIV qu'on doit
          attribuer la guerre désastreuse de la succession, dont on ne
          pourra jamais apprécier les dommages.

          »Je me suis tant arrêté, ajoute-t-il, à prouver que ce
          monarque pécha toujours par excès de vanité, qu'il étoit
          idolâtre de la fausse gloire, et qu'il ne connut jamais la
          véritable, qui consiste à être modéré, juste et prudent;
          j'ai insisté sur ce point, parce que cette fausse gloire a
          été son principal défaut, le principe de presque toutes ses
          entreprises; qu'elle a causé les plus grands malheurs de sa
          vie, les plus grands malheurs de l'Europe et les plus grands
          malheurs de ses sujets.»]

          [Note 95: Le président Hénault.]

Et cependant telle avoit été la vigueur imprimée par tant d'hommes
supérieurs à toutes les parties, si bien liées entre elles, de ce
grand et beau royaume, qu'il put long-temps encore soutenir les
efforts de l'Europe conjurée contre lui, malgré toutes les fautes que
l'on commit, et qui furent, en quelque sorte, accumulées les unes sur
les autres. La première fut de se priver du seul bon général que l'on
eût alors, pour n'avoir pas voulu ajouter foi aux avis qu'il donnoit,
et dont l'expérience depuis ne prouva que trop la vérité. Catinat
commandoit, dans le Milanois, les troupes auxiliaires de la France, à
qui la guerre n'avoit point encore été déclarée, l'armée espagnole
étant sous les ordres du prince de Vaudemont, et l'un et l'autre
agissant sous ceux du duc de Savoie, nommé généralissime des armées
combinées. Le prince Eugène, général de l'armée impériale, et qui
commençoit alors sa carrière, depuis si brillante, étoit arrivé sur
les bords de l'Adige, dont il força aussitôt le passage[96]; et la
campagne, ainsi commencée, se composa, pour l'ennemi, d'une suite de
succès si extraordinaires, si contraires à toutes les chances
probables qui devoient résulter de la situation des deux armées, que
Catinat, contrarié en tout ce qu'il faisoit et par le duc de Savoie et
par le prince de Vaudemont, soupçonna leur intelligence avec les
Impériaux, et en avertit le roi. Les petites intrigues commençoient à
se mêler aux grandes affaires: Catinat fut rappelé, et le maréchal de
Villeroi, favori de Louis XIV, et protégé de Mme de Maintenon, le
remplaça. Le général disgracié n'avoit point encore quitté l'armée,
que la bataille de Chiari, donnée contre son avis et gagnée par les
Impériaux, montra ce que l'on devoit attendre de son successeur; et en
effet, celui-ci crut à la bonne foi du duc de Savoie, par cela seul
qu'on y croyoit à la cour, et se laissa jouer par lui et par le prince
Vaudemont, autant qu'ils le trouvèrent bon. Tout resta dans une
inaction calculée par ceux-ci et favorable à l'ennemi, inaction
qu'eussent probablement suivie de grands revers, si Villeroi ne se fût
laissé prendre dans une surprise que tentèrent les Impériaux sur
Crémone, et que la présence d'esprit du chevalier d'Entragues et la
bravoure des soldats françois firent seules avorter. Le duc de Vendôme
vint prendre le commandement de l'armée; et les alliés ayant alors
déclaré formellement la guerre à la France, les hostilités prirent un
caractère plus décidé, et ce fut en Italie que se portèrent les
premiers coups.

          [Note 96: Voltaire assure que ce fut le roi lui-même qui
          ordonna à Catinat de ne point s'opposer au passage du prince
          Eugène, pour n'avoir pas l'air de commencer les hostilités.
          Bien que, selon son usage, il ne cite à ce sujet aucune
          autorité, cet ordre de Louis XIV s'accorderoit très bien
          avec celui qu'il donna à l'égard des bataillons hollandois
          trouvés dans les villes de Flandre (_voyez_ la note, p.
          144); mais ce qu'il y a de certain, c'est que le prince
          Eugène avoit carte blanche et étoit véritablement le chef de
          son armée, et qu'il n'en alloit pas de même pour les
          généraux françois.]

Nous ne tracerons de même ici qu'une esquisse rapide de cette guerre
si variée dans ses événements, et qui présenta de bien autres
vicissitudes que celles qui l'avoient précédée. Tandis que la trahison
du duc de Savoie et l'impéritie de Villeroi réduisoient à la nullité
la plus absolue l'armée du Milanois, le roi, de son côté, se montroit,
dans les Pays-Bas, moins entreprenant qu'il ne l'avoit été autrefois,
et manquoit une occasion qui ne se présenta plus, de forcer les
Hollandois à se détacher de la grande alliance[97]. Guillaume et
Léopold profitèrent de ces fautes et de cette trahison pour fortifier
leur ligue, en lui suscitant de toutes parts de nouveaux ennemis. Sur
les sollicitations du roi d'Angleterre, le Danemarck entra dans la
grande alliance, et il obtint de Charles XII, alors occupé de ses
expéditions aventureuses dans le nord de l'Allemagne, sinon la
coopération de la Suède, jusqu'alors l'alliée de la France, du moins
sa neutralité. L'empereur, ou par menaces ou par séductions, entraîna
enfin les princes de l'Empire dans sa querelle, et, à l'exception de
l'électeur de Cologne et de celui de Bavière, toute l'Allemagne se
réunit à son chef, et déclara _guerre de l'Empire_ la guerre que l'on
alloit commencer contre Louis XIV; enfin, le duc de Savoie ne tarda
point à lever le masque, et peu de temps après, le Portugal, qui
d'abord s'étoit uni aux deux couronnes, les abandonna pour avoir été
abandonné par elles[98], et entra aussi dans cette grande
confédération. (1702) Ce vaste incendie de l'Europe étoit à peine
allumé, que Guillaume mourut, uniquement occupé dans ses derniers
moments de sa haine contre la France, et essayant de la léguer à la
princesse de Danemark, qui étoit appelée à lui succéder[99]. Anne,
quels que fussent ses sentiments secrets à cet égard, se vit forcée
d'entrer dans les mêmes voies, et cette mort ne changea rien à la
marche des événements.

          [Note 97: «Le duc de Bavière, à qui Charles II avoit donné
          le gouvernement des Pays-Bas, fit entrer des troupes
          françoises dans Nieuport, Oudenarde, Ath, Mons, Charleroi,
          Namur et Luxembourg. Il y avoit vingt-deux bataillons
          hollandois dans ces villes; le roi eut la délicatesse de ne
          vouloir pas les arrêter, pour qu'on ne lui imputât pas
          d'avoir fait les premiers actes d'hostilité (principe aussi
          faux que dangereux).» (HÉNAULT.)

          Saint-Simon ajoute: «En Flandre, on ne fit que se regarder
          sans aucune hostilité. Ce fut une grande faute, émanée de ce
          même misérable principe de ne vouloir pas être l'agresseur,
          c'est-à-dire de laisser à ses ennemis tout le temps de
          s'arranger, de se concerter, et d'attendre le signal d'une
          guerre dont on ne pouvoit plus douter. Si, au lieu de cette
          fausse et pernicieuse politique, l'armée du roi eût agi,
          elle auroit pénétré dans les Pays-Bas, où rien n'étoit prêt
          ni en état de résistance, eût fait crier miséricorde aux
          ennemis au milieu de leur pays, les eût mis hors d'état de
          soutenir la guerre, auroit déconcerté cette grande alliance
          dont la bourse des Hollandois fut l'âme et le soutien,
          auroit mis l'empereur hors d'état de pousser la guerre,
          faute d'argent; l'Empire n'auroit pas pris forcément, comme
          il le fit, parti pour l'empereur; et, malgré la faute
          d'avoir rendu vingt-deux bataillons hollandois, on auroit
          encore obtenu la paix par les succès d'une seule campagne,
          et assuré la totalité de la monarchie d'Espagne à Philippe
          V.» (Liv. II, ch. 3.)]

          [Note 98: «Le Portugal nous avoit manqué, dit le duc de
          Saint-Simon; nous avions manqué au Portugal, avec qui on ne
          put exécuter ce que nous lui avions promis, nos forces
          navales pour le mettre à couvert de celles de l'Angleterre.
          L'exécution en étoit d'autant plus essentielle, qu'il étoit
          clair que les Portugais ne pouvoient pas se défendre, par
          leurs propres forces, d'ouvrir leurs ports aux flottes
          ennemies. Il ne l'étoit pas moins que l'Espagne ne pouvoit
          être attaquée que par le Portugal, et que l'archiduc ne
          pouvoit mettre le pied ailleurs pour y porter la guerre.»]

          [Note 99: «Il la fit venir à son lit de mort, et après lui
          avoir donné connoissance de l'état actuel des affaires, des
          traités qu'il avoit faits, des mesures qu'il avoit prises,
          il lui rappela ensuite les maximes générales, desquelles les
          rois d'Angleterre ne devoient jamais s'écarter, savoir que,
          pour régner tranquillement sur les Anglois, il faut leur
          _donner de l'occupation_; que les guerres étrangères, et
          principalement contre la France, étoient un des meilleurs
          moyens de se maintenir paisiblement sur le trône, et d'être
          maîtresse dans ses États, parce qu'elles lui assureroient
          l'appui de tous les princes protestants de l'Europe et de la
          maison d'Autriche.» (REBOULET, t. 3, p. 113, in-4º.)]

(1702-1703) Les commencements de cette guerre, sans avoir rien de
décisif, furent heureux pour les deux couronnes. Le duc de Vendôme
rétablit en Italie la gloire des armes françoises. En Flandre, où le
duc de Bourgogne fit alors sa première campagne sous le maréchal de
Boufflers, et sur le Rhin, où commandèrent successivement Catinat et
Villars, les confédérés furent presque toujours battus; et sans
l'infidélité du duc de Savoie, qui éclata au moment où l'électeur de
Bavière, qu'une manoeuvre hardie avoit rendu maître de Ratisbonne et
que Villars venoit de rejoindre avec son armée, s'avançoit sans
obstacle à travers le Tyrol pour opérer sa jonction avec le duc de
Vendôme, des coups décisifs eussent été portés. Mais la défection de
ce prince fit manquer une manoeuvre si bien conçue; et, bien que
Vendôme eût battu les troupes que les alliés avoient envoyées au
secours du duc de Savoie, l'électeur n'en fut pas moins forcé de
rentrer en Allemagne, où son armée, retrouvant celle de Villars, gagna
avec elle la première bataille de Hocstet. La prise d'Augsbourg et de
Passaw fut le fruit de cette victoire; mais l'électeur eut
malheureusement pour la France, et plus malheureusement encore pour
lui, un démêlé avec Villars[100]. Le temps étoit passé où Louis XIV
faisoit la loi à ses alliés; il subissoit maintenant la leur;
d'ailleurs, le roi et ses ministres ne vouloient pas qu'un général,
même victorieux, eût des volontés. Villars fut rappelé, et Marsin le
remplaça.

          [Note 100: Ce démêlé eut lieu à l'occasion de quelques
          opérations militaires que projetoit l'électeur, et qui
          semblèrent à Villars de nature à compromettre le sort de
          l'armée qu'il commandoit. On va voir ce qui arriva après son
          départ.]

De l'armée de Flandre, le duc de Bourgogne étoit passé à celle du
Rhin; le maréchal de Tallard dirigeoit sous lui les opérations. La
bataille de Spire, la prise de Brisac et de Landau signalèrent cette
campagne; et de ce côté la fortune de la France ne se démentit point
encore.

Celle des Pays-Bas fut moins favorable. Dès la campagne précédente, le
général anglois Malborough, que les désastres de la France ont depuis
rendu si célèbre, étoit venu prendre le commandement de l'armée
confédérée, et avoit balancé, par la prise de l'importante ville de
Liége, les succès du maréchal de Boufflers. Il fut plus heureux
encore, cette année, contre Villeroi; à la vérité, il n'y eut point de
bataille décisive, parce que les François, inférieurs en nombre, ne
voulurent pas l'accepter; mais il s'empara de la ville de Bonn, sans
qu'il fût en leur pouvoir de l'en empêcher.

(1704) Cependant les alliés, qui ne vouloient pas que la couronne
d'Espagne et celle d'empereur d'Allemagne fussent réunies sur la même
tête, avoient exigé que Léopold et son fils, le roi des Romains,
cédassent leurs droits à l'archiduc; et celui-ci venoit d'être
proclamé roi d'Espagne sous le nom de Charles III. Une flotte angloise
le porta dans les eaux du Tage, et, au moment même où il débarquoit à
Lisbonne, Philippe V déclara la guerre au roi de Portugal, fit
invasion dans ses États avec une armée que commandoit le duc de
Berwick, et par la rapidité de sa marche et de ses conquêtes, y
répandit de toutes parts l'alarme et la consternation[101]. D'un
autre côté, la Savoie tout entière avoit été envahie sans le moindre
obstacle par le duc de La Feuillade; le duc de Vendôme battoit les
armées de Victor-Amédée, et lui enlevoit ses dernières places fortes;
et, cependant toujours obstiné à fermer l'oreille aux propositions que
le roi ne cessoit de lui faire, ce prince, réduit aux dernières
extrémités, tentoit vainement de faire irruption dans le Dauphiné,
pour y chercher des auxiliaires parmi les protestants qui venoient de
se révolter, et dont la révolte étoit entretenue au moyen de l'argent
et des armes que leur fournissoient les alliés[102].

          [Note 101: Cette expédition, si heureusement commencée, et
          qui auroit peut-être mis fin à la guerre, manqua par la
          friponnerie d'Orry, chargé de l'intendance des vivres, et
          favori de la princesse des Ursins, qui, comme on sait,
          gouvernoit absolument la reine d'Espagne, et par elle le
          roi. Il avoit reçu des sommes considérables pour ces
          approvisionnements, avoit assuré que tout étoit préparé; et
          lorsqu'on arriva sur la frontière, on ne trouva ni vivres ni
          convois. Cet événement pensa perdre la favorite, dont Louis
          XIV exigea le renvoi; mais elle rentra bientôt en grâce par
          l'adresse de madame de Maintenon qui en étoit engouée, et il
          ne tint pas à ces deux femmes, qui intriguoient et
          correspondoient ensemble, dirigeoient toutes les affaires,
          faisoient et défaisoient les généraux au gré de leurs
          caprices et de leurs intérêts, que Philippe V ne perdît
          l'affection de ses peuples, et avec elles son royaume qui en
          dépendoit. «De là, dit le duc de Saint-Simon, cette autorité
          sans bornes de madame des Ursins, de là la chute de tous
          ceux qui avoient mis Philippe V sur le trône et de ceux dont
          les conseils pouvoient l'y soutenir; de là le néant de nos
          ministres sur l'Espagne, dont aucun ne put s'y maintenir
          qu'en s'abandonnant sans réserve à la des Ursins.»]

          [Note 102: Cette révolte, dite des _Camisars_, et dont le
          foyer principal étoit dans les Cévennes, eut d'abord de
          foibles commencements; mais bientôt, par le peu d'activité
          que l'on mit à l'éteindre, elle prit tous les caractères de
          violence et d'atrocité qui signaloient les révoltes des
          religionnaires. Ils se livrèrent, ainsi qu'ils avoient déjà
          fait et si souvent, à des cruautés inouïes contre les
          catholiques, et exercèrent dans les églises les plus
          horribles profanations. Le mal parut assez grave pour que
          l'on crût nécessaire d'envoyer contre eux une petite armée
          et un maréchal de France pour la commander. C'étoit le
          maréchal de Montrevel. Il les poursuivit vigoureusement,
          exerçant contre eux de terribles représailles; et il les eût
          sans doute facilement détruits sans ces continuels secours
          qu'ils recevoient des Anglois, et plus particulièrement des
          Hollandois. Le maréchal de Villars prit la place de
          Montrevel, lorsque leur courage étoit déjà abattu, tant par
          les défaites qu'ils avoient essuyées que par le peu de
          succès qu'avoit obtenu le duc de Savoie dans sa tentative
          d'irruption. Ces troubles ne tardèrent point à finir par la
          mort de quelques chefs, la soumission des autres, et une
          amnistie générale accordée au reste des rebelles.]

Jusque là tout alloit bien pour la France. De nouveaux troubles
avoient éclaté en Hongrie; Louis XIV soutenoit cette rébellion qui
donnoit de grands embarras à l'empereur, et l'électeur de Bavière
demeuroit ferme dans l'alliance de la France. Une armée conduite par
Tallard et Marsin, et soutenue d'une autre armée que commandoit
Villeroi, fut envoyée pour l'aider dans ses opérations; et l'on
pouvoit tout attendre de forces aussi imposantes réunies dans le coeur
de l'Allemagne. Il ne s'agissoit que d'éviter de combattre; les
alliés, dans l'impossibilité de tenir dans le pays, eussent été forcés
de l'abandonner aux François et aux Bavarois, et l'empereur sembloit
perdu sans ressources. L'électeur s'obstina à livrer une bataille que
désiroient par dessus tout Eugène et Malborough; ceux-ci trompèrent
Villeroi, et parvinrent à le tenir en échec, tandis qu'ils marchoient
en toute hâte vers les plaines d'Hocstet, dans lesquelles les
attendoit l'ennemi. Ce lieu, où l'on avoit vaincu l'année précédente,
devint le théâtre d'une des défaites les plus désastreuses que la
France eût jamais éprouvées. Les fautes y furent, pour ainsi dire,
accumulées; les méprises n'y furent pas moins funestes que les fautes,
et il s'en commit de plus grandes encore après la défaite. Une armée
entière fut détruite ou prisonnière; on recula du Danube jusque sur
les bords du Rhin: la Bavière demeura abandonnée aux dévastations des
impériaux; et Landau fut assiégé et pris presque sous les yeux de nos
troupes abattues et découragées. La consternation fut générale en
France, et l'on peut juger de la douleur du roi qui, un moment
auparavant, ayant tenu, pour ainsi dire, le sort de l'empereur entre
ses mains, se trouvoit réduit maintenant à craindre pour ses propres
frontières.

(1705) La victoire de Hocstet avoit fait de Malborough le héros de la
ligue et l'âme de toutes ses délibérations. Il forma dès lors le
projet de porter la guerre dans le coeur de la France; et toutes ses
vues étant tournées vers cet objet, il refusa d'aller au secours du
duc de Savoie que Vendôme ne cessoit de poursuivre à outrance. La
bataille de Cassano, où le prince Eugène, qui s'étoit fait
l'auxiliaire du duc, se vit forcé de reculer devant l'armée françoise,
acheva de détruire les dernières espérances de celui-ci sans vaincre
son obstination; et il supporta de voir son pays ravagé et toutes ses
forteresses rasées, plutôt que d'accepter cette paix que Louis XIV, de
son côté, s'obstinoit à lui offrir. Cependant Malborough n'avoit
point exécuté le grand projet qu'il avoit conçu. Par une suite de
manoeuvres habiles, Villars l'avoit tenu en échec, et rien de décisif
ne s'étoit passé sur ce point de nos frontières.

Il n'en alloit pas de même en Espagne: tout y tournoit
malheureusement; le siége de Gibraltar n'avoit point réussi, et les
armées des deux couronnes s'y étoient inutilement consumées. Les
Portugais profitèrent de l'extrême foiblesse où ce siége les avoit
réduites, pour faire, de concert avec les Anglois, une irruption dans
l'Estramadure, où ils emportèrent plusieurs villes et dévastèrent le
pays. Pendant ce temps, l'amirante de Castille, qui, dès le
commencement, s'étoit déclaré pour le parti autrichien, fomentoit de
toutes parts les divisions nationales que la rivalité des deux maisons
avoit fait naître, rallioit les mécontents et préparoit une guerre
intestine que les succès des Portugais firent bientôt éclater. Les
royaumes de Valence, de Murcie, et la Catalogne arborèrent l'étendard
de la révolte; l'archiduc investit Barcelonne, et s'en empara; Gironne
lui ouvrit ses portes, et il se trouva ainsi établi en Espagne. (1706)
L'année suivante lui fut plus favorable encore: le siége de Barcelonne
avoit été résolu dans le conseil de Philippe; mais la lenteur
habituelle des Espagnols fit manquer cette opération dont le résultat
eût été de faire rentrer la Catalogne sous sa domination. Une armée
angloise força celle des deux couronnes à lever ce siége si mal
commencé, plus mal conduit, et où elles ne s'étoient pas moins
épuisées que devant Gibraltar; la révolte de l'Arragon leur coupa,
dans leur retraite, le chemin de la Castille, et les armées
confédérées marchèrent sans obstacle sur Madrid.

Ces revers en amenèrent d'autres: Louis XIV se persuada qu'il n'y
avoit qu'un coup décisif dans les Pays-Bas qui pût rétablir les
affaires; peut-être ne se trompoit-il pas, mais ce n'étoit pas au plus
malhabile et au plus malheureux de ses généraux qu'il falloit donner
une semblable commission. Villeroi fut envoyé à l'armée de Flandre,
avec ordre de chercher Malborough, de le combattre et sans doute de le
vaincre. Le présomptueux courtisan fit tout ce qu'il falloit pour être
battu; il ne voulut point attendre les renforts que lui amenoit
Marsin, pour ne pas partager avec lui l'honneur de la victoire;
choisit un terrain dès long-temps réprouvé par le maréchal de
Luxembourg qui n'avoit jamais voulu y hasarder une bataille; et fit
une disposition militaire pire encore que le choix de son terrain.
Ainsi fut donnée et perdue la bataille de Ramilli, qu'on peut appeler
une déroute plutôt qu'une bataille, puisque la France y perdit à peine
quatre mille hommes, mais déroute la plus complète, la plus
désastreuse, et dont les suites passèrent les espérances même des
vainqueurs. Villeroi qui n'avoit pas su rallier ses troupes après les
avoir fait battre, et le duc de Bavière qui commandoit avec lui à
cette funeste bataille, se retirèrent sous le canon de Lille,
abandonnant en un moment tous les Pays-Bas espagnols et même une
partie des nôtres à l'ennemi.

C'étoit le plus grand désastre que la France eût encore éprouvé: le
malencontreux Villeroi fut rappelé, et l'on arracha Vendôme à l'armée
d'Italie pour venir en Flandre arrêter la marche victorieuse du
général anglois. Il alloit pour réparer les fautes d'un autre, et en
avoit commis lui-même de très grandes dont le prince Eugène avoit su
profiter. Le siége de Turin étoit mal conduit par le duc de La
Feuillade, et les intrigues de cour agravoient encore les fautes des
généraux. Le jeune duc d'Orléans prit la place du duc de Vendôme, mais
sous la tutelle de Marsin qui avoit les ordres secrets du roi. Ces
ordres défendoient expressément de livrer bataille au prince Eugène:
ce fut une nécessité de la recevoir comme il lui plut de la donner, et
malgré tout ce que put dire le duc d'Orléans, qui seul, dans cette
circonstance, se montra général et soldat, il fallut attendre l'ennemi
dans les lignes, et s'abandonner en quelque sorte à sa merci. Une fois
l'attaque commencée, il n'y eut plus que désordre et confusion; et de
même qu'à Ramilli, l'épouvante et la consternation firent plus que
l'épée du vainqueur. On perdit à peine deux mille hommes, et cependant
l'armée débandée repassa la frontière, abandonnant à l'ennemi les
bagages, les provisions, les munitions, la caisse militaire, et
surtout le Milanois, le Mantouan et le Piémont, dont il fit en
quelques heures la conquête. Ainsi la bataille de Ramilli venoit
d'être perdue pour avoir été ordonnée, celle de Turin le fut pour
avoir été défendue.

Quoique les affaires eussent repris une tournure plus favorable en
Espagne où la nation presque entière s'étoit soulevée en faveur de
Philippe, que ce prince fût rentré à Madrid dont les troupes de
l'archiduc avoient un moment pris possession, et que les armées des
deux couronnes, commandées par Berwick, eussent regagné presque tout
ce que l'ennemi avoit envahi, cependant Louis XIV, qui, dès la
bataille d'Hocstet, avoit inutilement employé la médiation du pape et
des cantons pour négocier de la paix, consterné des deux catastrophes
successives de Turin et de Ramilli, pour la première fois rabattit de
sa fierté, et fit des démarches publiques afin d'obtenir de ses
ennemis cette paix qu'il leur avoit si souvent dictée. On y mit pour
première condition que son petit-fils renonceroit à la couronne
d'Espagne; et il se résolut à continuer la guerre malgré les malheurs
et l'épuisement de la France. Il faut l'admirer ici; car il fit, dans
ces extrémités, tout ce qu'il étoit humainement possible de faire pour
ne pas succomber. Il trouva le moyen d'avoir des armées pour la garde
de toutes ses frontières, en Flandre, sur le Rhin, dans la Navarre,
dans le Roussillon; un traité fut fait avec l'empereur pour
l'évacuation des troupes qui occupoient encore la Lombardie, traité
qui, sans doute, livra à celui-ci l'Italie entière et le royaume de
Naples sans coup férir; mais par lequel le roi n'abandonnoit en effet
que ce qu'il lui étoit impossible de conserver, et où il trouvoit
l'immense avantage de pouvoir envoyer à l'armée de Castille un renfort
dont elle avoit le plus grand besoin. Il est évident que l'on dut à ce
traité et à cette manoeuvre le gain de la bataille décisive d'Almanza,
qui porta un coup mortel aux affaires de l'archiduc.

(1707-1709) Sur le Rhin, le maréchal de Villars avoit des succès qui
rappeloient ceux des beaux jours de Louis XIV. Il avoit forcé les
lignes de Stalofen, dissipé devant lui les troupes ennemies, mis les
cercles de l'empire à contribution, et poussé l'armée impériale
jusqu'aux bords du Danube; mais ces succès qui menaçoient déjà la
capitale de l'empire, n'eurent point de résultat, parce que l'heureux
et habile général se vit forcé de céder une partie de son armée pour
aller défendre la Provence, où le prince Eugène et le duc de Savoie
venoient de faire invasion. Ils échouèrent, à la vérité, dans
l'entreprise du siége de Toulon, mais enfin la France vit ses ennemis
au coeur de ses provinces. Cependant le successeur de Léopold[103],
Joseph I, commandoit en maître dans toute l'Italie indignée, et par
les plus injustes violences, forçoit le pape à reconnoître l'archiduc
comme roi d'Espagne; en même temps les Anglois s'emparoient de la
Sardaigne, des îles de Maïorque et Minorque, des ports que l'Espagne
avoit sur les côtes d'Afrique, et lui enlevoient ainsi, pièce à pièce,
tout ce qu'elle possédoit hors de la péninsule. Ce fut à cette même
époque, et au milieu de tant de revers, que Louis XIV eut le courage
de tenter, sur les côtes d'Angleterre, une diversion en faveur du fils
de Jacques II, qu'il avoit reconnu pour roi d'Angleterre, au lit de
mort de son père, avec moins de prudence sans doute que de générosité.
Cette diversion, si elle eût réussi, auroit été utile sans doute en
occupant chez eux les Anglois dont les armées étoient le principal
soutien de la confédération; mais elle ne réussit point, et la France
eut bientôt de nouveaux revers et plus grands encore à déplorer.

          [Note 103: Ce prince, d'un caractère hautain et impérieux,
          abusa violemment de la victoire, tant à l'égard des princes
          de l'Empire qui avoient suivi le parti de la France et de
          l'Espagne, qu'à l'égard des princes italiens qui s'en
          étoient faits les auxiliaires. Mais ce fut surtout contre le
          pape que ses persécutions prirent un caractère plus odieux;
          elles n'alloient pas moins qu'à le dépouiller d'une grande
          partie de ses états, et ne cessèrent que lorsqu'il eut
          obtenu de lui cette reconnoissance des prétendus droits de
          l'archiduc, reconnoissance évidemment arrachée par la force,
          qui fut considérée comme telle par toutes les puissances de
          l'Europe, et que Philippe V eut seul le tort de prendre au
          sérieux.]

On faisoit passer les généraux d'un bout de la France à l'autre, et
souvent au risque de tout perdre; une intrigue de cour, un simple
caprice suffisoient pour provoquer de semblables déplacements. Le duc
de Berwick, que nous venons de voir en Espagne, se trouvoit maintenant
opposé au prince Eugène, sur les bords du Rhin[104]; et le duc
d'Orléans commandoit en Espagne; quant à Vendôme, il continuoit à
diriger l'armée de Flandre, mais il avoit au dessus de lui le duc de
Bourgogne et ses courtisans. La division régnoit dans le conseil du
prince; les ordres du cabinet de Versailles venoient en outre, et à
chaque instant, entraver les opérations militaires, et le véritable
général, non seulement n'étoit pas le maître de ses troupes, mais
souvent même n'étoit pas écouté. Sur ces entrefaites, Eugène et
Malborough, qui faisoient ce qu'ils vouloient, opérèrent leur
jonction: ils ne commettoient pas de fautes, et savoient profiter de
celles des autres. Les deux armées se rencontrèrent à Oudenarde; et
là, ce fut encore plutôt une déroute qu'une bataille. L'armée
françoise, débandée et découragée, se retira sous Gand, sous Ypres,
sous Tournay, et les généraux des alliés, avec une armée moins
nombreuse, purent faire tranquillement le siége de Lille. Jamais, dans
toute autre circonstance, entreprise n'eût été plus téméraire: le
désordre et le découragement de l'armée françoise la justifièrent; on
ne fit rien pour empêcher ce siége, auquel on pouvoit apporter des
obstacles insurmontables; et malgré la belle défense du maréchal de
Boufflers, Lille fut pris, au grand étonnement de l'Europe, et
peut-être même de ceux qui l'assiégeoient. Au lieu de combattre on
continuoit à se disputer dans l'armée françoise: Vendôme accusoit les
conseils du prince; ceux-ci récriminoient contre Vendôme; et cependant
cette armée, qui auroit pu entourer l'ennemi, l'affamer, peut-être le
détruire, sembloit frappée d'une sorte de stupeur, et diminuoit de
jour en jour par les maladies et les désertions. Elle laissa enlever
tous ses postes les uns après les autres, et la chute d'un des
derniers boulevards du royaume, laissa aux vainqueurs le chemin ouvert
jusqu'à Paris[105].

          [Note 104: «C'est un grand Diable d'Anglois, sec, qui va
          toujours droit devant lui,» disoit la reine d'Espagne, qui
          ne le trouvoit pas assez homme de cour. Ce fut elle qui le
          fit rappeler; peu s'en fallut qu'elle ne payât de la perte
          du trône cette fantaisie de qu'un général d'armée eût en
          même temps la souplesse d'un courtisan.]

          [Note 105: Un parti hollandois avoit eu la hardiesse de
          pénétrer de Courtrai jusqu'auprès de Versailles, et avoit
          enlevé le premier écuyer du roi, croyant se saisir de la
          personne du dauphin. Il est vrai que le premier écuyer fut
          délivré, et que ceux qui avoient tenté ce coup si hardi
          furent tous faits prisonniers. Mais l'avoir seulement osé
          tenter et avoir été sur le point de réussir, prouve en quel
          état étoit alors la France.]

(1709-1711) La situation de la France étoit affreuse; l'hiver
rigoureux de 1709 combla ses misères; et tandis qu'il eût été
nécessaire de créer de nouveaux impôts pour défendre le royaume de
l'invasion et peut-être de la conquête, il fallut penser à nourrir une
population innombrable, sans travail et sans pain. Tout sembloit
perdu, lorsque la Providence envoya un secours inattendu dans
l'arrivée de la flotte marchande qui revenoit de la mer du sud. Elle
apportoit en lingots trente millions qui furent prêtés au roi à des
conditions supportables; et l'on put ainsi se préparer à soutenir une
nouvelle campagne; mais en même temps de nouvelles démarches furent
faites pour la paix, et les offres de Louis XIV, les humiliations dont
ses ambassadeurs se laissèrent abreuver par les Hollandois, auxquels
ils avoient été renvoyés pour recevoir les conditions des alliés,
prouvèrent quel étoit l'excès du malheur où ce prince étoit parvenu.
Ceux-ci, comblant la mesure de l'insolence à l'égard d'un grand
monarque qui les avoit vus si long-temps ramper bassement à ses pieds,
montrèrent bien, en cette circonstance, ce qu'étoit l'esprit d'une
république de marchands parvenus; et cependant, quel que fût
l'enivrement ridicule où les avoient jetés tant de victoires
remportées en partie avec leur argent, les offres qui leur furent
définitivement faites étoient si avantageuses, tellement au delà de
toutes les espérances qu'ils eussent jamais osé concevoir, que
probablement ils les auroient acceptées, si Eugène et Malborough, qui
trouvoient leur compte, et chacun à sa manière, dans la continuation
de la guerre, ne les eussent fait rejeter. Afin d'y parvenir,
Malborough, qui étoit alors maître absolu en Hollande, et dont le
parti dominoit en Angleterre, trouva le moyen de rendre les conditions
de cette paix inacceptables, en exigeant, sans compter tout le reste,
que le roi de France, qui consentoit à ne plus reconnoître son
petit-fils pour roi d'Espagne, non seulement se réunît contre lui à
ses ennemis, mais s'il refusoit de céder sa couronne, se chargeât seul
du soin de le détrôner. Telles furent les dernières propositions qui
furent faites à Louis XIV aux conférences de Gertruydemberg. L'âme de
l'auguste vieillard se révolta contre l'avilissement auquel on vouloit
le réduire; il se montra véritablement grand dans ces grandes
extrémités, et la guerre fut continuée.

De nouveaux revers la signalèrent: Malborough continua d'assiéger et
de prendre nos places fortes, sans éprouver le moindre obstacle.
Douai, Aire, Tournay succombèrent: Villars, qui étoit alors à la tête
des armées de Flandres, lui livra la bataille de Malplaquet pour
l'empêcher d'assiéger Mons; et l'on regarda comme un bonheur pour la
France, que cette bataille meurtrière n'eût point été décisive en
faveur de l'ennemi. Le soldat françois y retrempa en quelque sorte son
courage, et y retrouva une partie de la confiance qu'il avoit perdue.
En même temps les impériaux, qui cherchoient à pénétrer en France par
l'Alsace, furent battus et repoussés par une division de l'armée du
maréchal d'Harcourt, commandée par le comte du Bourg.

Les affaires subissoient en Espagne de grandes vicissitudes: le duc
d'Orléans venoit d'en être rappelé pour avoir eu la pensée de s'y
faire un parti, et de se frayer le chemin d'un trône dont Philippe V
sembloit disposé à descendre[106]. La bataille de Saragosse perdue,
depuis son départ, avoit rouvert les portes de Madrid à l'archiduc; et
pour la seconde fois, tout, de ce côté, sembloit encore désespéré,
lorsque l'arrivée de Vendôme changea tout à coup la face des choses.
Malheureux en Flandre et quelquefois même en Italie, un bonheur
constant l'accompagna dans cette guerre d'Espagne qui fait presque
toute sa gloire. Aidé de cette affection que la nation espagnole
conservoit pour Philippe, il répara par son activité, par sa
popularité, par sa générosité qui lui gagnoient les coeurs des
soldats, toutes les fautes qui avoient été commises; ses manoeuvres
habiles empêchèrent la jonction de l'armée portugaise à celle des
alliés; l'archiduc à peine entré à Madrid fut forcé d'en sortir et de
regagner Barcelonne; enfin la bataille de Villa-Viciosa raffermit
Philippe sur son trône chancelant; et depuis cette victoire décisive,
ses affaires allèrent toujours prospérant.

          [Note 106: Le bruit courut qu'il avoit intrigué en Espagne
          dans le dessein de détrôner Philippe V; deux de ses agents,
          nommés Flotte et Deslandes, dont les démarches et les
          paroles avoient semblé suspectes, furent arrêtés. Le duc
          d'Orléans fut un moment considéré comme un traître, et, en
          France comme en Espagne, il n'y eut qu'un cri contre lui. Or
          il fut bientôt démontré que si ce prince avoit eu quelques
          vues sur la couronne d'Espagne, ce n'avoit été que dans le
          cas d'une renonciation formelle de Philippe, dont il étoit
          déjà question même dans le cabinet de Versailles, et qu'il
          sembloit, vu la situation critique où se trouvoient ses
          affaires, assez disposé à faire. Ce n'étoit point à lui,
          mais à l'archiduc d'Autriche, que le duc d'Orléans vouloit,
          dans un tel cas, tenter d'enlever cette couronne; et un tel
          projet, qui ne blessoit point la justice, avoit quelque
          chose de louable et de grand. Le véritable crime du duc
          d'Orléans étoit de s'être montré en diverses occasions
          opposé aux vues ambitieuses de la princesse des Ursins, et
          d'avoir lancé sur elle quelques sarcasmes trop piquants.]

(1712) Ces succès inespérés obtenus en Espagne; l'archiduc devenu
empereur par la mort de son frère Joseph Ier, et forcé de renoncer
ainsi à la couronne d'Espagne; les hauteurs et les malversations de
Malborough qui, en Angleterre, avoient excité contre lui la haine d'un
parti puissant, et plus que tout cela, les dispositions secrètes de la
reine Anne en faveur du prétendant son frère, à qui elle vouloit
laisser la succession d'un trône qu'elle n'avoit, pour ainsi dire,
usurpé qu'à regret; cet abaissement même de la France, qui commença à
faire craindre aux Anglois que, ce poids étant ôté de la balance de
l'Europe, la maison d'Autriche n'y devint trop redoutable, tels furent
les motifs et les événements qui préparèrent cette paix tant désirée,
dans laquelle étoit le salut de Louis XIV et de son royaume. Le parti
de Malborough fut abattu; et malgré les cris et les intrigues des
alliés, des négociations s'ouvrirent entre les cabinets de Londres et
de Versailles: Eugène accourut en Angleterre pour en arrêter les
effets, et s'en retourna sans avoir rien obtenu; le général anglois
lui-même, autrefois l'idole de sa nation, y reçut un accueil tel,
qu'il se trouva heureux d'obtenir la permission de se retirer sur le
continent, pour échapper aux accusations violentes qui s'élevoient
contre lui; les Hollandois, avec qui, par l'effet de ces passions
haineuses et cupides qui le poussoient à continuer la guerre, il avoit
fait un traité peu honorable pour l'Angleterre et ruineux pour son
commerce[107], achevèrent d'irriter la reine par l'insolence de leurs
prétentions; elle ne fut pas moins mécontente de l'obstination que
mirent les alliés à poursuivre leurs opérations militaires, malgré
l'opposition qu'elle y avoit publiquement manifestée; et une
suspension d'armes fut arrêtée entre les deux couronnes.

          [Note 107: C'est le traité connu sous le nom de _la
          Barrière_. Les États-Généraux s'engageoient à maintenir la
          succession à la couronne d'Angleterre dans la ligne
          protestante, et le cabinet anglois prenoit de son côté
          l'engagement de concourir avec ses alliés à s'emparer à leur
          profit de tous les Pays-Bas espagnols, et d'autant de Villes
          fortes qu'il seroit nécessaire pour les mettre à couvert
          tant du côté de la France que de toutes les autres
          puissances qui les avoisinoient. Ce traité prodigieux
          souleva justement la reine et toute l'Angleterre contre
          celui qui en étoit l'auteur.]

Cependant le prince Eugène, resté seul à la tête des confédérés, après
avoir pris le Quesnoi, étoit sur le point de s'emparer de Landrecies,
et tandis que les conférences pour la paix générale s'ouvroient à
Utrecht, Louis XIV n'étoit pas en sûreté à Versailles, et l'on agitoit
dans son conseil s'il ne se retireroit pas derrière la Loire: la
bataille de Denain, gagnée par Villars, fut le salut de la France, et
acheva ce que les dispositions favorables de la reine Anne avoient
commencé. Les conférences continuèrent alors sous des auspices plus
heureux; (1713) et la paix d'Utrecht, à laquelle les alliés
n'accédèrent pas simultanément, mais qu'après quelques efforts
malheureux il leur fallut enfin accepter les uns après les autres, ne
fut pour Louis XIV, vu les circonstances extrêmes où il s'étoit
trouvé, ni sans avantages, ni sans dignité.

Tandis que la société _matérielle_ éprouvoit en France de si longues
et si rudes traverses, celle des _intelligences_ étoit loin d'être en
paix; et une guerre intestine, bien plus dangereuse sans doute, la
troubloit et l'ébranloit jusque dans ses fondements. Nous n'avons
point parlé de l'affaire du Quiétisme, de la tendre et innocente
visionnaire qui l'introduisit en France[108], des persécutions
suscitées à Fénélon son protecteur, pour quelques erreurs, qu'on peut
dire _imperceptibles_, qui s'étoient glissées dans son livre des
_Maximes des Saints_; de l'animosité peu honorable pour son caractère
que mit Bossuet à poursuivre, à l'égard de ce livre, une condamnation
à laquelle répugnoit la modération indulgente du Saint-Siége; des
petits motifs de vengeance personnelle qui poussèrent madame de
Maintenon à s'unir aux persécuteurs de l'illustre prélat qu'elle avoit
si long-temps aimé et protégé: et si nous n'en avons point parlé,
c'est que cette affaire ne laissa aucune trace, ni dans le clergé, ni
dans l'État. Fénélon, condamné, se soumit sans réserve aux décisions
de l'autorité pontificale dont il comprenoit mieux que son fameux
rival l'étendue sans bornes et l'infaillible caractère. Mais ce qui
mérite d'être remarqué, c'est que ce furent les jansénistes qui, les
premiers, sonnèrent l'alarme sur l'hérésie nouvelle, espérant ainsi
opérer une diversion favorable à leurs propres doctrines; et qu'en
effet, ceux qui poursuivirent si vivement Fénélon, furent en cette
occasion les dupes de ces sectaires.

          [Note 108: Madame Guyon.]

Leur hérésie, fondée sur l'esprit de révolte et d'orgueil, avoit des
racines bien autrement profondes. Ainsi que nous l'avons déjà dit, il
s'en falloit de beaucoup que, pour avoir été abattus par le concours
des deux puissances, les jansénistes fussent en effet persuadés et
soumis; et ils n'en avoient pas moins continué de protester dans
l'ombre contre les décisions de l'autorité pontificale, et de
subtiliser sur la distinction du _fait_ et du _droit_[109]. Or il
arriva que la Sorbonne (1704) ayant été consultée sur un cas de
conscience dans lequel étoit comprise cette distinction, quarante
docteurs donnèrent par écrit une décision favorable au sophisme
janséniste, et que cette décision eut de la publicité: les jésuites
furent les premiers qui la dénoncèrent, et l'on doit dire qu'elle
souleva tout l'épiscopat françois. Le cardinal de Noailles, alors
archevêque de Paris, exigea la rétractation des signataires, et la
Sorbonne elle-même donna son avis doctrinal sur la décision du _cas de
conscience_. Elle fut déclarée contraire aux constitutions
apostoliques, téméraire, scandaleuse, injurieuse aux souverains
pontifes, favorisant la pratique des équivoques, des restrictions
mentales, du parjure, et renouvelant la doctrine réprouvée du
jansénisme. D'autres facultés de théologie adhérèrent à ce jugement,
et le pape adressa au roi un bref par lequel il condamnoit à la fois
et cette décision et les docteurs qui l'avoient signée.

          [Note 109: _Voyez_ p. 26 (_note_).]

Alors le _cas de conscience_ devint le signal d'une nouvelle
insurrection des disciples de Jansénius. Une foule d'écrits sortirent
en un instant du milieu de cette tourbe si long-temps silencieuse,
dans lesquels on attaquoit et le jugement qui l'avoit condamné, et
l'archevêque de Paris, qui avoit provoqué ce jugement, et les docteurs
qui avoient eu _la lâcheté_ de rétracter leur décision; et la
doctrine du _silence respectueux_ à l'égard du chef de l'Église, fut
de nouveau présentée comme légitime et suffisante.

Alarmés d'une opposition si violente et si audacieuse, les évêques et
le roi lui-même s'adressèrent au souverain pontife pour le prier de
renouveler les constitutions de ses prédécesseurs contre cette
doctrine pernicieuse du _silence respectueux_; et, en 1705, Clément XI
publia sa constitution connue sous le nom de _Vineam Domini Sabaoth_,
où furent condamnés de nouveau et les partisans de cette doctrine et
ceux de l'hérésie de Jansénius. La bulle du pape, envoyée au roi, fut
reçue par l'assemblée du clergé qui se tenoit alors à Paris, par la
Sorbonne, par tous les évêques, et enregistrée au parlement. Il
sembloit que tout dût être fini; mais un nouvel incident, dont les
suites eurent une tout autre gravité, ne tarda point à faire voir que
le parti janséniste étoit plus puissant qu'on n'avoit cru, et que,
parmi ceux-là même qui le poursuivoient, plusieurs étoient, et sans le
savoir, plutôt ses partisans que ses ennemis.

Et en effet, que faisoient les jansénistes qui ne fût complètement
autorisé par les _libertés gallicanes_? «Les décisions des papes,
disent ces libertés, ne sont sûres qu'après que l'_Église_ les a
acceptées.» Or, la majorité et même la totalité des évêques françois,
en y joignant encore la Sorbonne, ne faisoient sans doute qu'une très
petite portion de l'Église; il ne semble pas que le parlement dût être
compté comme un supplément suffisant de l'épiscopat gallican; et les
jansénistes qui combattoient et rejetoient une bulle du pape jusqu'à
ce qu'elle eût été confirmée et acceptée par l'Église _universelle_,
étoient très conséquents. Ils ne pouvoient, à la vérité, empêcher et
les évêques françois et la Sorbonne, et même le parlement, de faire à
cet égard ce qui leur sembloit bon; mais ils demandoient la même
liberté, jusqu'à ce que la seule autorité compétente (l'Église
_universelle_) eût prononcé; et en cela ils se montroient les seuls
véritables défenseurs des _libertés gallicanes_; les autres n'y
entendoient rien.

Or, voici ce qui arriva: un prêtre de l'Oratoire, nommé Quesnel, avoit
publié, environ quarante ans auparavant, et sous l'approbation de son
évêque (celui de Châlons), quelques réflexions morales sur l'Évangile.
Son livre avoit eu du succès; les éditions s'en étoient multipliées,
et, à chaque nouvelle réimpression, l'auteur y avoit ajouté des
réflexions nouvelles, tellement que, vers la fin du siècle, il se
composoit de quatre gros volumes, lesquels s'imprimoient avec
privilége du roi. Lorsqu'il n'étoit encore qu'évêque de ce même
diocèse de Châlons, le cardinal de Noailles en avoit accepté la
dédicace, et il avoit en même temps confirmé l'approbation qu'y avoit
donnée son prédécesseur. Cependant les _Réflexions morales_ avoient
déjà excité l'animadversion d'un grand nombre de personnes éclairées,
qui y avoient retrouvé sur la grâce, sur la charité, sur la pénitence,
sur la discipline de l'Église, toutes les doctrines de Jansénius.
Plusieurs évêques l'avoient censuré; il avoit été ouvertement attaqué
par les jésuites; enfin l'affaire fut portée en cour de Rome; et,
après deux ans d'examen, le livre de Quesnel y fut réprouvé, comme
contenant les doctrines déjà condamnées de Jansénius.

Quesnel et ses partisans firent de grands cris sur le décret du pape,
déclarant qu'il étoit l'ouvrage de l'intrigue et de la passion,
déclamant contre la _corruption de la cour de Rome_, demandant surtout
qu'au lieu de condamner le livre _en général_, comme il l'avoit fait,
il plût au saint Père de censurer en particulier chacune des
propositions qui lui avoient semblé condamnables. Cependant, la
plupart des évêques reçurent le décret du pape et proscrivirent, dans
leurs diocèses, les _Réflexions morales_. On s'attendoit que le
cardinal de Noailles, alors archevêque de Paris, ne tarderoit pas à
révoquer l'approbation qu'il leur avoit donnée; et, quoiqu'il éprouvât
en effet quelque chagrin de cette espèce de rétractation, il est
probable qu'il eût fini par prendre ce parti, lorsqu'un misérable
incident, que plusieurs assurent n'avoir point été prémédité, lui fit
prendre tout à coup des résolutions entièrement opposées. Par
l'imprudence d'un libraire, les instructions pastorales de deux
évêques, et le mandement d'un troisième[110], portant condamnation du
livre de Quesnel, furent affichés aux portes même de l'archevêché. Le
cardinal crut y voir une insulte, et son amour-propre déjà froissé
s'en exaspéra: il publia aussitôt une ordonnance contre ces
mandements, où les deux évêques et leurs doctrines étoient fort
maltraités[111]. Ceux-ci portèrent plainte directement au roi, dans
une lettre où ce prélat étoit présenté comme fauteur d'hérétiques: les
partisans du cardinal répondirent; les évêques répliquèrent, et la
querelle s'échauffa dans une multitude d'écrits qui se succédèrent
très rapidement.

          [Note 110: Les instructions pastorales étoient des évêques
          de Luçon et de La Rochelle, le mandement étoit de l'évêque
          de Gap.]

          [Note 111: Le cardinal poussa plus loin son ressentiment et
          jusqu'à l'excès le plus condamnable; car supposant, sans en
          avoir aucune preuve, que deux jeunes ecclésiastiques, neveux
          de deux de ces évêques, et qui étudioient au séminaire de
          Saint-Sulpice, n'étoient point étrangers à l'affront qu'il
          venoit de recevoir, il ordonna qu'ils fussent à l'instant
          même chassés de cette maison. Cependant il fut prouvé par la
          suite que c'étoit très injustement qu'ils avoient été
          soupçonnés; et sans doute il étoit plus injuste encore de
          les avoir condamnés sur un simple soupçon.]

Le roi fit examiner cette affaire, et la décision des arbitres fut
que le cardinal condamneroit les _Réflexions morales_, révoqueroit en
même temps la condamnation qu'il avoit portée contre les deux évêques,
et que ceux-ci lui donneroient satisfaction au sujet de la lettre
qu'ils avoient écrite contre lui. Le cardinal, par l'entêtement le
plus blâmable, refusa d'accepter un arrangement qui mettoit fin si
convenablement à cette malheureuse discussion. Alors on jugea
nécessaire d'évoquer la cause au tribunal du souverain pontife; et le
roi s'unit au corps des évêques pour supplier Sa Sainteté de vouloir
bien condamner en détail les propositions qu'il jugeoit dignes d'être
censurées. C'est ce qui donna naissance à la fameuse bulle _Unigenitus
Dei filius_, dans laquelle le pape condamnoit cent et une propositions
extraites du livre de Quesnel.

Cette bulle, donnée à Rome en 1713, ne fut apportée en France qu'au
commencement de 1714. Elle fut acceptée dans une assemblée d'évêques
que le roi avoit convoquée à Paris à cet effet; et pour arriver plus
sûrement à son but, qui étoit de concilier les esprits, il avoit voulu
que le cardinal de Noailles en fût le président. Toutefois cette
acceptation fut vivement combattue, et le cardinal lui-même se mit à
la tête de l'opposition. Sans oser défendre les _Réflexions morales_,
qu'ils se déclarèrent même tout prêts à condamner, les opposants
prétendirent que la bulle étoit obscure, et ne devoit être acceptée
qu'après que le pape auroit donné, sur ces obscurités, les
éclaircissements qu'ils proposoient de lui demander. On passa outre:
quarante évêques acceptants écrivirent au pontife pour lui rendre
leurs actions de grâces, et lui faire connoître leur acceptation; il
fut ordonné au parlement d'enregistrer la bulle, et en cette occasion
il fit bien connoître quel étoit son esprit: car, quoique ce fût Louis
XIV qui donnât cet ordre, il n'enregistra néanmoins qu'avec les
réserves des droits de la couronne, des libertés gallicanes, du
pouvoir et de la juridiction des évêques, hasardant même de faire une
censure indirecte de celle que le pape avoit faite lui-même de la cent
et unième proposition[112]. Immédiatement après l'enregistrement, une
lettre du roi, adressée à la faculté de Sorbonne, lui intima également
l'ordre d'insérer la bulle sur ses registres.

          [Note 112: Cette proposition, devenue fameuse par les débats
          qu'elle fit naître, porte «que la crainte d'une
          excommunication injuste ne doit jamais nous empêcher de
          faire notre devoir.» Or, qui ne voit qu'une semblable
          doctrine tend à rendre chaque individu juge en dernier
          ressort, et de son devoir, et des censures de l'Église dont
          il est libre ainsi de toujours contester à son égard la
          juste application, ce qui établit pleinement le principe
          protestant du _jugement particulier_, et toutes ses
          conséquences.]

C'étoit ainsi que Louis XIV entendoit les _libertés gallicanes_,
quand il étoit de l'avis du pape. Le cardinal de Noailles les avoit
entendues de la même manière, lorsqu'il avoit adopté la bulle _Vineam
Domini_ contre les jansénistes et le cas de conscience; maintenant il
lui plaisoit de rejeter la bulle _Unigenitus_, et il les entendoit
autrement. Il est évident que quarante prélats n'étoient pas plus
l'Église _universelle_ pour l'archevêque de Paris que pour les
disciples de Jansénius: il persista donc dans sa résolution de
demander au pape des explications, publia un mandement par lequel il
défendoit, sous les peines canoniques, à tous ecclésiastiques
d'exercer, dans son diocèse, aucune fonction et juridiction
relativement à la bulle, et de la recevoir sans sa permission; et le
jour même où l'enregistrement s'en fit à la Sorbonne, il eut la
hardiesse de faire distribuer à chaque membre de l'assemblée un
exemplaire de ce jugement.

On peut croire que les jansénistes surent profiter de cet incident:
suivant leur coutume, ils prirent part à la querelle par un
débordement d'écrits, tous, comme on le peut croire, injurieux pour le
pape, favorables aux opposants, et surtout aux cent et une
propositions condamnées, qu'ils appeloient hautement cent et une
vérités.

Le roi se montra, dans toute la suite de cette affaire, ce que, de nos
jours, on appelleroit un véritable _ultramontain_; et l'on attribuoit
principalement au père Le Tellier, jésuite, et depuis quelque temps
son confesseur, la force de volonté qu'il y mit, la marche ferme et
régulière qu'il s'y traça, et les disgrâces qu'éprouva le parti des
opposants. De là ce redoublement de haine contre la Compagnie de
Jésus, que le parti janséniste répandit dans toutes les classes de la
société, depuis les plus élevées où, sous des apparences hypocrites,
la licence des opinions religieuses avoit fait de grands progrès,
jusqu'aux plus obscures, où le respect pour le chef de l'Église étoit
fort diminué par l'effet de tant d'outrages qu'il avoit reçus de ce
même roi qui se faisoit alors son soutien et son défenseur; de là ce
déchaînement presque général contre les vues ambitieuses de cette
célèbre et sainte société, contre ses manoeuvres ténébreuses, son
esprit persécuteur, sa politique artificieuse, sa morale relâchée; de
là surtout cette opinion inconcevable, adoptée alors sur parole par
tant de gens passionnés et perpétuée jusqu'à nos jours (car il n'est
point d'extravagance dont les passions ne puissent faire un article de
foi), que la Compagnie de Jésus avoit, en théorie et en pratique, un
plan secret de corruption des esprits, et de domination universelle à
l'aide de cette corruption[113]. Le père Le Tellier fut dès lors
représenté comme un caractère atroce, comme un monstre d'ambition et
d'hypocrisie, parce que l'exil ou la prison punirent quelques
boutefeux qui excitoient à la révolte contre les décrets du pape et
contre les ordres du roi, c'est-à-dire contre tous les pouvoirs de la
société[114]; et l'on supposa de même à tous ceux qui prirent parti
contre le cardinal de Noailles les plus vils motifs de vengeance et
d'intérêt personnel. Aujourd'hui que reste-t-il dans l'opinion des
gens sensés de tant de cris et de déclamations furibondes? que les
propositions extraites du livre de Quesnel, sans en excepter une
seule, ont été justement condamnées[115]; qu'un cardinal qui se
mettoit en révolte contre le pape étoit peut-être plus condamnable
encore que Quesnel; que le jésuite, directeur de la conscience de
Louis XIV, et qui exhortoit son royal pénitent à user de son pouvoir
pour combattre l'hérésie et faire respecter dans ses États l'autorité
du chef de la chrétienté, remplissoit son devoir, et s'il eût agi
autrement, eût été coupable de prévarication.

          [Note 113: Ce que dit Voltaire au sujet des jésuites et des
          _Provinciales_ où ils étoient si odieusement diffamés,
          mérite d'être remarqué. Après avoir présenté ce livre comme
          un modèle d'éloquence et de bonnes plaisanteries: «Il est
          vrai, ajoute cet écrivain, qu'en totalité il portoit sur un
          fondement faux. On attribuoit adroitement à _toute_ la
          société les opinions extravagantes de plusieurs jésuites
          espagnols et flamands. On les auroit déterrées aussi bien
          chez les casuistes dominicains et franciscains; mais c'étoit
          _aux seuls jésuites_ qu'on en vouloit. On tâchoit, dans ces
          lettres, de prouver qu'ils avoient un dessein formé de
          corrompre les moeurs des hommes, dessein qu'aucune secte,
          aucune société n'_a jamais eu et ne peut avoir_. Mais il ne
          s'agissoit pas d'_avoir raison_, il s'agissoit _de divertir
          le public_.» (_Siècle de Louis XIV._)

          Voilà ce qu'a dit le patriarche de la philosophie moderne,
          ce qui n'empêche pas de braves philosophes de continuer à
          nous présenter tous les jours, comme la doctrine
          fondamentale de la compagnie de Jésus, toutes les folies et
          toutes les absurdités que Pascal a recueillies dans son
          livre.

          Il ne sera peut-être pas hors de propos de faire connoître
          ici comment fut reçu, à son apparition, ce livre
          _classique_, ce chef-d'oeuvre, devant lequel s'extasient les
          rhéteurs, les littérateurs de collége, et toute cette tourbe
          de pédants qui, dans les ouvrages d'esprit, ne voient que
          l'arrangement des paroles, et s'inquiètent peu que l'auteur
          ait du sens, pourvu que ses phrases soient nombreuses et ses
          périodes bien arrondies.

          À peine les _Provinciales_ eurent-elles paru, que Rome les
          condamna. De son côté, Louis XIV nomma pour l'examen de ce
          livre treize commissaires, archevêques, évêques, docteurs ou
          professeurs de théologie, qui donnèrent la décision
          suivante:

          «Nous soussignés, etc., certifions, après avoir diligemment
          examiné le livre qui a pour titre: _Lettres provinciales_
          (avec les notes de Vendrock-Nicole), que les hérésies de
          Jansénius, condamnées par l'Église, y sont soutenues et
          défendues.... Certifions de plus que la _médisance_ et
          l'insolence sont si naturelles à ces deux auteurs, qu'à la
          réserve des jansénistes, ils n'épargnent qui que ce soit, ni
          le pape, ni les évêques, ni le roi, ni ses principaux
          ministres, ni la sacrée faculté de Paris, ni les ordres
          religieux; et qu'ainsi ce livre est digne des peines que les
          lois décernent contre les libelles _diffamatoires et
          hérétiques_. Fait à Paris, le 4 septembre 1660. Signé: Henri
          de Rennes, Hardouin de Rhodez, François d'Amiens, Charles de
          Soissons, etc.»

          Sur cet avis des commissaires, ce livre fut condamné au feu
          par arrêt du conseil d'état.]

          [Note 114: Le foyer du jansénisme étoit à quelques lieues de
          Paris, dans une maison attenante à l'abbaye de
          Port-Royal-des-Champs, et dans laquelle s'étoient retirés
          Arnauld, Saint-Cyran, et les autres chefs du parti. Ils y
          élevoient des jeunes gens, et leurs disciples se répandoient
          ensuite dans le monde où ils propageoient leurs doctrines.
          Ils gouvernoient en même temps les religieuses de ce
          monastère et celles de Port-Royal-de-Paris; et ces filles,
          très régulières d'ailleurs, étoient jansénistes sans trop
          savoir pourquoi, mais, suivant l'esprit de la secte, très
          obstinées dans leurs opinions, et fortement persuadées que
          cette révolte de leur esprit étoit une véritable force
          d'aine et un amour ardent de la vérité, qui les rendoit fort
          agréables à Dieu. Lors de la signature du formulaire, elles
          avoient d'abord refusé de signer, donnant pour raison les
          motifs qui leur étoient dictés par leurs directeurs. La cour
          s'irrita de cet entêtement; et, sur un ordre du roi, le
          lieutenant civil alla à Port-Royal-des-Champs, et en fit
          sortir tous les prétendus solitaires qui s'y étoient
          retirés, et tous les jeunes gens qu'ils y élevoient. Peu
          s'en fallut qu'alors les deux monastères ne fussent
          détruits; mais on crut suffisant de disperser dans d'autres
          couvents les plus récalcitrantes de ces religieuses; et
          quelques jansénistes furent mis à la Bastille par suite de
          cette affaire. La signature du formulaire les en fit sortir,
          et fit rentrer dans leur couvent les religieuses exilées. Il
          n'est pas besoin de dire que tout ce troupeau janséniste
          signa avec les restrictions mentales qu'il reprochoit aux
          jésuites, et qui lui étoient beaucoup plus familières qu'à
          ces religieux.

          Cependant la secte se fortifioit par les persécutions, et
          Port-Royal étoit toujours signalé comme le centre de toutes
          ses manoeuvres. On en eut la preuve lorsqu'il fut question
          d'y faire signer la bulle de Clément XI sur le _cas de
          conscience_: ces filles consentirent à signer, mais sans
          déroger à la doctrine du droit et du _fait_ et à celle du
          _silence respectueux_. Cette fois-ci le roi se montra moins
          indulgent; mais voulant procéder dans les formes, il
          commença par demander au pape la suppression de leur
          monastère; et l'ayant obtenue, toutes les religieuses en
          furent enlevées et renfermées sans retour dans d'autres
          couvents. Le lieutenant de police reçut l'ordre de faire
          démolir leur maison de fond en comble, et les corps inhumés
          dans l'église et dans le cimetière furent déterrés et
          transportés ailleurs. Quesnel, condamné peu de temps après,
          se sauva dans les Pays-Bas, où Arnauld avoit si long-temps
          vécu exilé et se consolant jusqu'à sa mort de son exil par
          les combats que sa plume ne cessoit de livrer au pape et aux
          cinq propositions. La Bastille se remplit une seconde fois
          de jansénistes qui y restèrent jusqu'à la fin de ce règne.
          S'ils furent traités avec cette rigueur, ce ne fut pas pour
          leurs opinions religieuses dont il est probable que Louis
          XIV se seroit très peu occupé, quelque dangereuses qu'elles
          fussent en effet, mais pour leur ardeur à les répandre, et
          leur caractère remuant et séditieux. C'étoit là ce qui
          l'irritoit contre eux, et finit par le rendre inexorable
          pour tout ce qui tenoit de près ou de loin à ce parti.]

          [Note 115: «À son retour de Rome, dit le duc de Saint-Simon,
          Amelot me conta que le pape l'avoit pris en amitié, et qu'il
          gémissoit de se voir la boule et l'instrument du plus fort
          des partis de l'Église de France, tellement qu'après s'être
          laissé aller à donner la Constitution, dans la persuasion où
          les lettres de Le Tellier l'avoient mis, que le roi étoit le
          maître absolu de tout son royaume, il se trouvoit dans
          l'embarras.»

          «Là dessus, Amelot, qui le savoit bien, lui demanda pourquoi
          il ne s'étoit pas contenté de censurer _en gros_ quelques
          propositions de Quesnel, au lieu de faire une censure
          _baroque_ de cent et une: «Eh! M. Amelot, que vouliez-vous,
          dit le pape, que je fisse? Le Tellier avoit assuré le roi
          qu'il y avoit dans ce livre _plus de cent_ propositions
          censurables: il n'a pas voulu passer pour menteur; on m'a
          _tenu le pied sur la gorge_ pour s'en mettre plus de cent.»

          «Amelot, ajoute-t-il, _étoit vrai et avoit de la probité_.»
          Permis au duc de Saint-Simon de le croire, et, en bon
          janséniste, de trouver cette anecdote tout à fait
          vraisemblable. Quant à nous, nous ne craindrons pas de
          prononcer hardiment que cet _honnête_ et _véridique_ M.
          Amelot a fait un impudent et grossier mensonge; et, en
          effet, pour que la chose fût vraie, deux conditions seroient
          nécessaires: la première, que Clément XI eût été un
          malhonnête homme, absolument sans foi, ni loi; la seconde,
          qu'il eût eu la bonhomie d'en convenir. Tout, dans ce
          misérable conte, jusqu'au ton indécent de cette prétendue
          conversation, outrage le sens commun et décèle l'imposture.

          Cependant aujourd'hui encore, et lorsqu'après plus d'un
          siècle on sait sans doute à quoi s'en tenir sur le livre de
          Quesnel, il se trouve des écrivains qui répètent gravement
          cette prodigieuse sottise comme une vérité historique des
          plus incontestables.]

Cependant telle étoit la profondeur du mal, que Louis XIV, qui ne
perdoit pas de vue cette affaire, n'en put voir la fin. Les opposants,
et le cardinal à leur tête, persistant dans leur rébellion, le pape,
qui se fatiguoit d'un tel scandale, demanda au roi de consentir qu'il
citât ce prélat à son tribunal, comme membre du sacré collége: on y
trouva des difficultés, car, même alors que l'on marchoit d'accord
avec lui, on pensoit qu'il y auroit du danger à le satisfaire sur un
point important de haute discipline; et ce moyen décisif, qui
finissoit sans retour cette affaire et dont le cardinal fut très
effrayé, fut éludé par l'offre qui lui fut faite de convoquer un
concile national, c'est-à-dire de donner son consentement à une
assemblée où tout se seroit indubitablement traité selon les libertés
gallicanes, et où se fût probablement accru le mal qu'il cherchoit à
détruire. Clément XI refusa: alors on prit un terme moyen qui fut
d'employer simultanément l'autorité du pape et le pouvoir du roi pour
forcer enfin à la soumission le cardinal et ses adhérents. En
conséquence il fut décidé que le monarque donneroit une déclaration
par laquelle tout évêque qui n'auroit pas souscrit la bulle, seroit
tenu de l'accepter _purement et simplement_, sous peine d'être
poursuivi selon toute la rigueur des canons. La déclaration étoit
faite; et comme il y avoit lieu de craindre, vu l'esprit qui régnoit
dans le Parlement, que l'enregistrement n'éprouvât des difficultés, le
roi fixa un jour pour le lit de justice où il se proposoit d'aller en
personne procéder à cet enregistrement. La veille du jour désigné, il
fut pris de la maladie dont il mourut.

Les désastres qui accablèrent la France pendant les dernières années
de sa vie, ne furent pas les seules amertumes qui en empoisonnèrent le
cours. Malheureux comme roi, Louis XIV ne le fut pas moins dans
l'intérieur de sa famille. On sait quels ravages la mort exerça, dans
un court espace de temps, au milieu de cette race royale: le duc et la
duchesse de Bourgogne étoient morts, en 1712, dans un intervalle de
quelques jours; un mois après, l'aîné de leurs fils les avoit suivis
dans la tombe, et le duc de Berry, second fils du dauphin, au bout de
deux ans. Il ne restoit plus, dans la ligne directe de la succession
au trône, que le duc d'Anjou, dernier fils du duc de Bourgogne: ce fut
alors que les intrigues de madame de Maintenon et son attachement
aveugle pour le duc du Maine qu'elle avoit élevé, poussèrent Louis XIV
à prendre une détermination qui rappela le scandale de ses jeunes
années, et répandit quelque avilissement sur ses derniers jours. Comme
si les rois avoient d'autres règles de moeurs que les simples
particuliers, il légitima par un édit ses deux fils adultérins, le duc
du Maine et le duc de Toulouse, les déclarant, à défaut de princes du
sang, habiles, eux et leurs descendants, à succéder à la couronne de
France, les faisant eux-mêmes, et de sa pleine autorité, princes du
sang, immédiatement après ceux qui appartenoient aux branches
légitimes. Ce fut sous la même influence qu'il fit son testament dont
nous parlerons plus tard. Et ces choses s'étant passées en 1714, il
mourut le 1er septembre 1715, âgé de soixante-dix-sept ans.

Nous avons vu, dès les premières pages de son histoire, quelles
étoient les traditions monarchiques qu'il avoit reçues du disciple de
Richelieu, et à quel point il les avoit perfectionnées. La suite de
son règne nous a successivement offert les conséquences de ce système
oriental, dans lequel tout fut abattu devant le monarque, où l'on ne
voulut plus qu'un maître et des esclaves, où les ministres des
volontés royales, courbés en apparence sous le même joug qui
s'appesantissoit indistinctement sur tous, possédoient en effet par
transmission, de même que dans tous les gouvernements despotiques, la
plénitude du pouvoir dont il leur étoit donné d'abuser impunément
envers les grands et envers les petits[116]. On a vu quel mouvement
factice cette force et cette concentration de volonté avoit donné à la
société, et le parti qu'en avoient su tirer deux hommes habiles, qui
exploitèrent ainsi, au profit de leur propre ambition, l'orgueil et
l'ambition de leur maître, le sang et la substance des peuples, le
repos de la chrétienté, l'avenir de la France. Louvois avoit fait de
Louis XIV le vainqueur et l'arbitre de l'Europe: Colbert, nous l'avons
déjà dit, jugea que ce n'étoit point assez, et ne prétendit pas moins
qu'à le soustraire entièrement à l'ascendant, de jour en jour moins
sensible, que l'autorité spirituelle exerçoit encore sur les
souverains. Il n'y réussit point entièrement, parce qu'il auroit
fallu, pour obtenir un tel succès, que Louis XIV cessât d'être
catholique; mais le mal qu'il fit pour l'avoir tenté fut grand et
irréparable[117]. Sous une administration si active et si féconde en
résultats brillants et positifs, il y eut pour le _grand roi_ un long
enivrement; et même, après qu'il fut passé, tout porte à croire que
Louis XIV, nourri dès son enfance des doctrines de ce ministérialisme
grossier, ne cessa point d'être dans la ferme conviction qu'il avoit
enfin résolu le problème du gouvernement monarchique dans sa plus
grande perfection. «L'État, c'est moi», disoit-il; et il se
complaisoit dans cet égoïsme politique, qui ne prouvoit autre chose,
sinon que, si sa volonté étoit forte, ses vues n'étoient pas très
étendues, et qu'il ne comprenoit que très imparfaitement la société
telle que l'a faite la religion catholique, à laquelle d'ailleurs il
étoit si sincèrement attaché.

          [Note 116: «Les ministres avoient su persuader au roi
          l'abaissement de tout ce qui étoit élevé; et leur refuser le
          _traitement_ (le titre de _monseigneur_ qu'ils exigeoient de
          tous, sans exception), c'étoit mépriser son autorité et son
          service dont ils étoient les organes, parce que d'ailleurs,
          et par eux-mêmes, ils n'étoient rien. Le roi, séduit par ce
          reflet prétendu de grandeur sur lui-même, s'expliqua si
          rudement à cet égard, qu'il ne fut plus question que de
          ployer sous ce nouveau style ou de quitter le service, et de
          tomber en même temps, en le quittant, dans la disgrâce
          marquée du roi, et sous la persécution des ministres dont
          les occasions se rencontroient à tous moments; de là
          l'autorité personnelle et particulière des ministres montée
          au comble, jusqu'en ce qui ne regardoit ni les ordres, ni le
          service du roi, sous l'ombre que c'étoit la sienne; de là ce
          degré de puissance qu'ils usurpèrent; de là leurs richesses
          immenses, et les alliances qu'ils firent à leur choix.»
          (_Mém. de Saint-Simon_, liv. IV.)]

          [Note 117: «Il me paroît, a dit un homme très au fait de la
          matière, que ces prélats (les auteurs de la déclaration) ont
          semé dans le coeur des princes un germe funeste de défiance
          contre les papes, qui ne pouvoit qu'être fatal à l'Église.
          L'exemple de Louis XIV et de ces prélats a donné à toutes
          les cours un motif très spécieux pour se mettre en garde
          contre les prétendues entreprises de la cour de Rome. De
          plus, il a accrédité auprès des hérétiques toutes les
          calomnies et les injures vomies contre le chef de l'Église,
          puisqu'il les a affermis dans les préjugés qu'ils avoient,
          en voyant que les catholiques même et les évêques faisoient
          semblant de craindre les entreprises des papes sur le
          temporel des princes; et, enfin, cette doctrine répandue
          parmi les fidèles a diminué infiniment l'obéissance, la
          vénération, la confiance pour le chef de l'Église, que les
          évêques auroient dû affermir de plus en plus.» (_Lettres sur
          les quatre articles dits du Clergé de France_, lettre II, p.
          5.)]

Les plus grands ennemis de cette religion de vérité ne peuvent
disconvenir d'un fait aussi clair que la lumière du soleil: c'est
qu'elle a développé les _intelligences_ dans tous les rangs de la
hiérarchie sociale, et à un degré dont aucune société de l'antiquité
païenne ne nous offre d'exemple; d'où il est résulté que le peuple
proprement dit a pu, chez les nations chrétiennes, devenir _libre_ et
entrer dans la société civile, parce que tout chrétien, quelque
ignorant et grossier qu'on le suppose, a en lui-même, par sa foi et
par la perpétuité de l'enseignement, une règle de moeurs et un
principe d'ordre suffisant pour se maintenir dans cette société sans
la troubler; tandis que la multitude païenne, à qui manquoit cette loi
morale, ou qui, du moins, n'en avoit que des notions très incomplètes,
a dû, pour que le monde social ne fût point bouleversé, rester esclave
et ne point sortir de la société domestique, seule convenable à son
éternelle enfance. Or cette puissance du christianisme, découlant de
Dieu même, a, dans ce qui concerne ses rapports avec la société
politique, deux principaux caractères, c'est d'être universelle et
souverainement indépendante: car Dieu ne peut avoir deux lois,
c'est-à-dire deux volontés, et il n'y a rien sans doute de plus libre
que Dieu. C'est l'universalité de cette loi, son indépendance et son
action continuelle sur les _intelligences_, qui constitue ce
merveilleux ensemble social que l'on nomme la _chrétienté_. Régulateur
universel, le christianisme a donc des préceptes également
obligatoires pour ceux qui gouvernent et pour ceux qui sont gouvernés;
rois et sujets vivent également sous sa dépendance et dans son unité;
et ce seroit aller jusqu'au blasphème que de supposer qu'il peut y
avoir, en ce monde, quelque chose qui soit indépendant de Dieu. Il est
donc évident que, de la soumission d'un prince à cette loi divine,
dérive la légitimité de son pouvoir sur une société chrétienne; et en
effet, obéir à l'autorité du roi et obéir en même temps à une autorité
que l'on juge supérieure à la sienne et contre laquelle il seroit en
révolte, implique contradiction. S'il croit avoir le droit de s'y
soustraire, tous auront le droit bien plus incontestable de lui
résister en tout ce qui concerne cette loi, puisque c'est par cette
loi même, et uniquement par elle, qu'il a le droit de leur commander;
car, de prétendre que l'_intelligence_ d'un homme, quel qu'il puisse
être, ait le privilége d'imposer une règle _tirée d'elle-même_ à
d'autres _intelligences_, c'est imaginer, en fait de tyrannie, quelque
chose de plus avilissant et de plus monstrueux que ce qui a jamais été
établi en principe ou mis en pratique chez aucun peuple du monde[118].
Les gouvernements païens les plus violents n'avoient pas même cette
prétention; et s'ils avoient réduit à l'esclavage le peuple proprement
dit, c'est qu'ils l'avoient en quelque sorte exclu du rang des
_intelligences_, n'exerçant leur action que sur ce qu'il y avoit de
matériel dans l'homme à ce point dégradé.

          [Note 118: L'Angleterre exceptée; c'est là que, sous Henri
          VIII et ses successeurs, ce prodige s'est réalisé.]

Ainsi, tout étant _intelligent_, libre, agissant dans une société
chrétienne, il est facile de concevoir quelle faute commit Louis XIV,
après avoir entièrement isolé son pouvoir en achevant d'abattre tout
ce qui étoit intermédiaire entre son peuple et lui, de chercher à se
rendre encore indépendant de ce joug si léger que lui imposoit
l'autorité religieuse. Il crut, et ses conseillers crurent avec lui,
que cette indépendance fortifieroit ce pouvoir; et la vérité est que
ce pouvoir en fut ébranlé jusque dans ses fondements, et que jamais
coup plus fatal ne lui avoit encore été porté. S'étant ainsi placé
_seul_ en face de son peuple, c'est-à-dire d'une multitude
d'_intelligences_ à qui la lumière du catholicisme avoit imprimé un
mouvement qu'il appartenoit au _seul_ pouvoir catholique de diriger,
qu'il n'étoit donné à personne d'arrêter, deux oppositions s'élevèrent
à l'instant contre l'imprudent monarque: l'une, des vrais chrétiens,
qui continuèrent de poser devant lui les limites de cette loi divine
qu'il vouloit franchir; l'autre, de sectaires qui, adoptant avec
empressement le principe de révolte qu'il avoit proclamé, en tirèrent
sur le champ toutes les conséquences, et se soulevèrent à la fois
contre l'une et l'autre puissances. Étrange contradiction! On a vu
combien, dans les derniers temps de sa vie, il fut alarmé de cet
esprit de rébellion, et au point d'aller en quelque sorte chercher
contre lui un refuge auprès de l'autorité même qu'il avoit outragée;
et cependant en même temps qu'il sembloit rendre au Saint-Siége la
plénitude de ses droits, il traitoit d'_opinions libres_ cette même
déclaration, qui les sapoit jusque dans leurs fondements, et alloit
jusqu'à ordonner qu'elle fût publiquement professée et défendue[119]!
Les jansénistes et le parlement ne l'oublièrent pas, et réservèrent
dès lors ces _opinions libres_ pour de meilleurs temps.

          [Note 119: «Louis XIV, dit le comte de Maistre, avoit bien
          accordé quelque chose à sa conscience et aux prières d'un
          pape mourant (Alexandre VIII): il en coûtoit néanmoins à ce
          prince superbe d'avoir l'air de plier sur un point qui lui
          sembloit toucher à sa prérogative. Les magistrats, les
          ministres, et d'autres puissances, profitèrent constamment
          de cette disposition du monarque, et le tournèrent enfin de
          nouveau du côté de la déclaration, en le trompant comme on
          trompe toujours les souverains, non en leur proposant à
          découvert le mal que leur droiture repousseroit, mais en le
          voilant sous la raison d'état.

          Deux jeunes ecclésiastiques, l'abbé de Saint-Aignan et le
          neveu de l'évêque de Chartres, reçurent, en 1713, _de la
          part du roi_, l'ordre de soutenir une thèse publique où les
          quatre articles reparoîtroient comme des vérités
          incontestables; cet ordre avoit été déterminé par le
          chancelier de Pontchartrain[119-A], homme excessivement
          attaché aux maximes parlementaires. Le pape se plaignit
          hautement de cette thèse, et le roi s'expliqua dans une
          lettre qu'il adressa au cardinal de la Trémouille, alors son
          ministre près du Saint-Siége. Cette lettre, qu'on peut lire
          en plusieurs ouvrages, se réduit néanmoins en substance à
          soutenir «que l'engagement pris par le roi se bornoit à ne
          plus forcer l'enseignement des quatre propositions, mais que
          jamais il n'avoit promis de l'empêcher; de manière qu'en
          laissant l'enseignement libre, il avoit satisfait à ses
          engagements envers le Saint-Siége[119-B].»

          Dès qu'on eut arraché la permission de soutenir les quatre
          articles, le parti demeura réellement vainqueur. Ayant pour
          lui une loi non révoquée et la permission de parler,
          c'étoit, avec la persévérance naturelle aux corps, tout ce
          qu'il falloit pour réussir. (_De l'Église gallicane_, p.
          163.)]

          [Note 119-A: _Nouvelles additions et corrections aux
          Opuscules_ DE FLEURY, p. 36. _Lettre_ DE FÉNÉLON, rapportée
          par M. Émery.]

          [Note 119-B: _Histoire de Bossuet_, t. II, liv. vi, nº 13,
          p. 215 et seqq.]

Le principe du protestantisme se manifestoit clairement dans cette
fermentation des esprits, et le prince qui l'avoit excitée y cédoit
lui-même sans s'en douter. Mais en même temps que ce principe
altéroit, par des degrés qui sembloient presque insensibles, les
croyances catholiques du plus grand nombre, les dernières conséquences
de ces doctrines, qui, de la négation de quelques dogmes du
christianisme, conduisent rapidement tout esprit raisonneur jusqu'à
l'athéisme qui est la négation de toutes vérités, avoient déjà produit
leur effet sur plusieurs; et c'étoit surtout à la cour qu'elles
avoient fait des incrédules et des athées. Ainsi ce n'étoit pas
seulement pour son avilissement et son anéantissement politique que la
noblesse françoise avoit quitté ses vieux donjons, et étoit venue
peupler les antichambres, c'étoit encore pour se corrompre et tout
entraîner dans sa corruption. Mais il falloit que Louis XIV passât,
pour que le mal interne de la société pût librement éclater. Cette
main, sous laquelle tout s'étoit façonné à la servitude, contenoit les
sectaires par l'exil et les châtiments; faisoit trembler le parlement
qui, jusqu'à la fin, demeura courbé sous elle et obéissant à son
moindre signe; et la terreur qu'elle inspirait peupla la cour
d'hypocrites. Ceux-ci purent se jouer impunément d'un prince religieux
sans doute, mais dont la religion, suivant l'heureuse expression de
Saint-Simon, étoit _toute d'écorce_, et dont nous avons déjà fait voir
l'impuissance à bien saisir les hautes doctrines et la politique du
christianisme, non moins salutaires aux hommes que ses dogmes et sa
morale.

Les malheurs de ses guerres, et même ses victoires, avoient aggravé ce
malaise du corps social, du désordre qu'y apporte inévitablement le
dérangement des finances, autre source d'inquiétude pour les esprits,
de haine ou de mépris contre l'autorité. Quoique Colbert eût opéré en
ce genre des prodiges, il ne faut pas croire cependant qu'il eut le
privilége de faire l'impossible, c'est-à-dire de subvenir à des
dépenses qui dépassoient les revenus ordinaires de l'État sans
l'endetter. Même au sein des prospérités de son maître, il commença
donc cette dette publique que ses successeurs ne cessèrent
d'accroître, malgré les impôts dont les peuples étoient écrasés.
Création de rentes, billets d'État, altération des monnoies, charges
nouvelles, opérations ruineuses avec les traitants, toutes ces
ressources qui soulagent un moment et épuisent les nations pour des
siècles, en ouvrant devant elles l'abîme des révolutions, furent
employées pendant ce règne et jusqu'à la fin. «Que deviendra mon
royaume, quand je ne serai plus?» s'écrioit, vers cette fin si
malheureuse de son règne et dans l'amertume de ses pensées, ce
monarque qu'épouvantoient tant de symptômes de destruction dont il
étoit environné. C'étoit donc là qu'avoient abouti tant de triomphes
et de gloire, des prodiges d'administration, cet éclat dont brilloient
les sciences, les lettres et les arts, cette amélioration de
l'agriculture et ces progrès du commerce, à attacher les destinées
entières d'une nation à la vie d'un seul homme, qui avoit voulu tout
tenir dans sa main, et qui maintenant ne voyoit pas à qui il pourroit
sûrement remettre ce qui étoit sur le point de lui échapper! C'est
ainsi que l'orgueil, l'ambition, les faux systèmes, les flatteurs,
corrompirent les grandes et bonnes qualités de ce roi, que la
postérité commence à juger sévèrement[120], parce qu'une leçon
terrible lui a appris à mieux comprendre son règne qu'on ne l'avoit pu
jusqu'à présent.

          [Note 120: Le jugement qu'il porta de lui-même dans ces
          derniers moments où finissent toutes les illusions de
          l'homme, n'est guère moins rigoureux que celui de la
          postérité.

          «Prêt à mourir, il fit appeler le dauphin qui devoit lui
          succéder. Ce prince n'avoit que quatre ans et demi; ainsi le
          discours que son aïeul lui tint étoit plutôt une déclaration
          de ses sentiments adressée à ceux qui l'environnoient,
          qu'une instruction pour cet enfant qui ne devoit être de
          long-temps en état de l'entendre et d'en profiter: «Mon
          fils, lui dit-il, je vous laisse un grand royaume à
          gouverner; je vous recommande surtout de travailler autant
          que vous pourrez à diminuer les maux et à augmenter les
          biens de vos sujets; et, pour cet effet, je vous demande
          avec instance de conserver toujours précieusement la paix
          avec vos voisins comme la source des plus grands biens, et
          d'éviter soigneusement la guerre comme la source des plus
          grands maux. Ne faites donc jamais la guerre que pour vous
          défendre ou pour défendre vos alliés. Je vous avoue que, de
          ce côté-là, je ne vous ai pas donné de bons exemples. Ne
          m'imitez pas: c'est la partie de ma vie et de mon
          gouvernement dont je me repens davantage.» (L'abbé DE
          SAINT-PIERRE.)]

       *       *       *       *       *

Sous ce règne, où le parlement se montra si docile, la tranquillité de
Paris ne fut pas un seul instant troublée; sa police intérieure se
perfectionna; les moeurs achevèrent d'y perdre ce qui leur restoit
encore de leur ancienne rudesse, et prirent, par imitation, quelque
chose de la politesse et de l'élégance de celles de la cour. Le goût
que Louis XIV avoit pour la magnificence et pour les bâtiments
s'exerça particulièrement et avec plus de complaisance sur la capitale
de ses États; et, grâce à lui, cette ville s'accrut et s'embellit de
manière à n'être plus reconnoissable. Son histoire, pendant ce siècle
mémorable, se trouve tout entière dans la description de ses plus
beaux monuments, dans le détail de ses plus utiles institutions, dans
l'énumération de tant de productions des beaux arts qui en faisoient
et qui en font encore aujourd'hui l'ornement, et l'on peut dire
qu'elle se trouve ainsi répandue dans toutes les parties de cet
ouvrage.

       *       *       *       *       *

Afin de faire mieux comprendre quel étoit l'état de la France à la
mort de Louis XIV, et les événements qui s'ensuivirent, lesquels sont
réservés à la deuxième partie de ce volume, nous croyons faire plaisir
à nos lecteurs en leur donnant les détails suivants, empruntés aux
_Annales politiques_ de l'abbé de Saint-Pierre, sur les opérations de
finances faites pendant le règne de ce monarque.


IMPÔTS, CRÉATIONS D'OFFICES, AUGMENTATIONS DE FINANCES ET EMPRUNTS.

«Les emprunts à rentes perpétuelles, les créations d'offices et de
charges, les augmentations de finances sur le premier prix des offices
et charges déjà créés, sont des impôts masqués qui tôt ou tard se
convertissent en impôts découverts et directs.

»Quand le roi emprunte, quand il crée de nouveaux offices, quand il
exige une addition de finances aux anciens, c'est pour un besoin, et
l'argent qui provient de ce secours s'emploie tout de suite à
satisfaire ce besoin.

»Mais quand les sommes ont disparu, emportées par le besoin présent,
il n'en faut pas moins payer les intérêts de l'emprunt et les gages
augmentés des charges qu'on tire alors du revenu foncier, que ces
capitaux dissipés n'ont point augmenté.

»Ce qui augmente encore et précipite la ruine, c'est que, comme pour
ces besoins présents il faut de l'argent comptant, et que les impôts
et autres expédients n'en fournissent que lentement, on s'adresse aux
traitants, qui avancent la somme moyennant de gros intérêts, et se
remplissent ensuite de leur capital par la levée de l'impôt dont ils
prennent la régie au grand détriment du peuple.

»Ainsi se forment des dettes énormes, telles qu'on en a vu à la fin du
règne de Louis XIV, et dont le détail suivant fera connoître la
progression.

»Le torrent des impôts commença, pendant la guerre contre la Hollande,
à se répandre sur toute la France; et aucune possession, de quelque
genre qu'elle fût, ne put se soustraire à son impétuosité.


1672.

»Création dans chaque bailliage et sénéchaussée d'un greffe pour
l'enregistrement des titres portant hypothèque. Cet établissement,
utile en lui-même, fut regardé comme un édit bursal, à cause des frais
qu'exigeoit le dépôt, et ne passa pas sans résistance.


1674.

»Création de huit nouveaux maîtres des requêtes.

»Offices des jaugeurs.

»Taxes sur les officiers de judicature.

»Sur l'étain, la vaisselle d'or et d'argent, les contrats d'échange.

»Plus de trois cents petits offices sur les ports et aux barrières de
Paris.

»Nouvelles charges de procureurs.

»Taxes sur le tabac;

»Sur les consignations;

»Sur les bois de Normandie;

»Sur le _prétexte_ du tiers et du dixième denier.

»Un million de rentes sur la ville. Ce dernier expédient de création
de rentes sur la ville parut dans la suite le plus facile et le moins
onéreux.


1675.

»L'impôt du papier marqué, qui excita une révolte à Rennes et à
Bordeaux.

»Taxes sur ceux qui avoient acquis des terres du clergé.

»Nouveau million de rentes sur l'hôtel de ville de Paris, au paiement
desquelles est affecté le revenu des fermes.

»Création d'un million de gages annuels, qu'on force les officiers de
justice d'acquérir malgré eux.


1677.

»Augmentation de la taxe du contrôle.

»Création d'un million de rentes sur la ville.


1679.

»Création de deux millions de rentes sur la ville. L'abbé de
Saint-Pierre remarque que cet emprunt de quarante millions en capital
étoit fait principalement pour bâtir Versailles, et il ajoute: «_Pour
juger si en cela le roi étoit juste envers ses sujets, il n'auroit eu
qu'à se demander à lui-même: Si j'étois sujet, serois-je bien aise que
le roi fît de grandes dépenses en bâtimens à mes dépens? est-il juste
qu'il emploie mon bien à satisfaire des fantaisies si coûteuses?_»


1680.

»Nouveau million sur la ville pour Versailles, et pour des
fortifications.


1681.

»Deux nouveaux millions sur la ville et sur les gages des officiers,
pour le même emploi.


1683.

»Taxes sur les petites îles que forment les rivières, édit fort
onéreux à beaucoup de particuliers.

»Cinquante mille livres de rentes sur la ville. On ne fit plus
d'établissements utiles; Colbert étoit mort.


1684.

_Sous Pelletier._

»Cinq cent mille livres de rentes sur les charges, dont on augmenta
les gages d'autant.

»Un million de rentes sur la ville. Douze cent mille livres sur les
aides et gabelles.

»Capital de cinquante-quatre millions pour fortifications et
bâtiments, qui grevoient l'État de deux millions cinq cent mille
livres de rentes annuelles.


1688.

»Un million sur l'hôtel de ville.


1689.

_Sous Ponchartrain._

»Dix-neuf édits bursaux sur le tabac, les consignations, les
amortissements, les boissons, la monnoie, la vaisselle d'argent, les
octrois, les cuirs.

»Création de rentes perpétuelles et viagères, nouveaux gages
d'officiers, nouvelles charges de finances, de maîtres des requêtes,
de greffiers et de procureurs.


1690.

»Vingt-deux édits bursaux.


1691.

»Plus de quatre-vingts édits bursaux, «_dont plus de quatre-vingt
mille familles furent affligées_.»


1692.

»Cinquante-cinq édits.


1693.

»Plus de soixante édits, «_dont les moins onéreux étoient des
créations de rentes sur les fermes_.»


1694.

»Soixante-dix déclarations pour différentes taxes. «_Pontchartrain
étoit plein d'expédients et d'inventions._»


1695.

»La capitation. «_On craignoit que cette nouvelle taxe ne fût mal
reçue du peuple; mais comme on en connoissoit la nécessité, je fus
témoin qu'on la reçut avec joie_,» dit l'abbé de Saint-Pierre. Elle
monta à vingt-deux millions.


1696.

»Encore quelques édits bursaux, mais en petit nombre, parce que la
capitation suppléoit.


1697.

»Quelques édits bursaux pour acquitter les dettes de la guerre.


1701.

_Sous Chamillart._

»La capitation, qui avoit été supprimée en 1698, rétablie.

»Augmentation de gages, rentes sur les fermes, refonte de monnoies.


1702.

»Toutes les semaines, édits bursaux, rentes viagères, création de
nobles, de chevaliers en Flandre, nouvelles rentes sur la ville au
denier seize, nouveaux gages.

»Caisse d'emprunt.

»Vente des emplois de commissaires de marine au plus offrant.


1703.

»Création d'offices grands et petits.


1704.

»Création de huit inspecteurs généraux de marine, cent commissaires
aux classes, huit commissaires aux vivres.

»Ordre de recevoir pour comptant les billets de monnoie qui perdoient
douze et quinze pour cent.


1705.

»Révocation des priviléges d'exemption de taille. «_La révocation
étoit juste, mais il falloit rembourser ceux qui avoient acheté des
priviléges, et n'en plus créer. Les priviléges sont autant de fentes
par lesquelles s'écoulent les revenus de l'État. Il est de la nature
des fentes de s'agrandir avec le temps; par là les priviléges
deviennent des sources de fraudes._»

»Quantité d'édits et d'arrêts du conseil des finances, qui donnent
lieu à des vexations.


1706.

»Beaucoup d'édits pour création d'offices.


1707.

_Sous Desmarêts._

»Contrat avec le clergé. L'abbé de Saint-Pierre vouloit ou qu'on n'en
fît pas avec le clergé, ou qu'on en fît de pareils avec la noblesse.

»Il se trouvoit des billets de monnoie pour cent soixante-treize
millions. Ceux qui vouloient rembourser leurs dettes furent autorisés
à le faire en donnant un tiers en billets, et les deux tiers en
argent, qui perdoit un tiers par la _hausse des espèces_, de sorte que
celui qui avoit prêté deux cent mille francs étoit remboursé par cent
mille. Par là la perte tomboit sur les gens les plus économes.

«_Desmarêts voulut se soutenir par les traitants en leur donnant plus
à gagner que ses prédécesseurs, dans l'espérance de leur faire rendre
un jour une partie de leurs brigandages. Colbert leur donnoit aussi à
gagner, parce qu'il faut que les gens qui traitent avec le roi
gagnent, mais modérément; aussi n'y eut-il pas de chambres de justice
après sa mort._»


1708.

»Nouveaux offices. Augmentation de gages, créations de rentes.


1710.

»Le dixième. Il produisit d'abord dix millions.


1712.

»Création de cinq cent mille livres de rentes au denier douze,
constituées sur les tailles, remboursables par annuités. «_Bonne
méthode, parce qu'ainsi, outre qu'on paie l'intérêt, on rembourse tous
les ans une partie du capital._»


1714.

»Cinq cent mille livres de rentes constituées au denier seize, en mai,
sur les contrôles.

»Autant au mois d'août, remboursables en dix-sept ans.

»Six-vingt mille livres de rentes au denier vingt, remboursables en
vingt ans par les états de Bretagne.

»Quand on connoîtroit le produit de ces impôts, il seroit très
difficile de le fixer relativement au produit actuel, parce qu'il
faudroit suivre la valeur graduelle du marc d'argent, qui doit faire
la base de ce calcul, et qui a varié sous Louis XIV depuis vingt-sept
francs jusqu'à cinquante: de sorte qu'un impôt qui auroit produit, en
1660, un million, en a produit à peu près deux en 1715. Par la même
raison, les revenus de l'État ont augmenté progressivement de près du
double dans cette période.

»Malgré cela, selon le Mémoire présenté au régent, en 1716, par M.
Desmarêts, lorsqu'il quitta le contrôle général, la dette en billets
visés et reconnus montoit, le 1er septembre 1715, à quatre cent
quatre-vingt-onze millions huit cent quatorze mille quatre cent
quarante-deux livres. Il ne fait pas entrer dans son état les fonds
des rentes constituées sur la ville, sur les charges et les offices,
peut-être de forts arrérages, de grosses avances prises sur des
assignations non échues, et, comme il arrive dans une grande
administration, beaucoup d'articles dus et non encore arrêtés. D'où il
s'ensuit que le capital de la dette, à la mort de Louis XIV, pouvoit
bien approcher de la somme énoncée par Voltaire dans son _Siècle de
Louis XIV_, chapitre des finances, somme effrayante de deux milliards
six cent millions, à vingt-huit livres le marc.» (ANQUETIL, _Louis
XIV, sa cour et le régent_.)



QUARTIER DU LUXEMBOURG.


Ce quartier, entièrement situé hors des murs de l'enceinte de
Philippe-Auguste, n'offroit encore, sous le règne de Charles VI, qu'un
petit nombre de rues placées au midi et à l'orient de l'abbaye
Saint-Germain-des-Prés, qui en étoit le centre, et de vastes terrains
remplis de cultures, presque tous dépendants de cette abbaye. Alors la
chapelle qu'a remplacée l'église paroissiale de Saint-Sulpice étoit
située à l'extrémité méridionale du bourg Saint-Germain, et presque au
milieu des champs.

L'accroissement de cette partie des faubourgs se fit assez lentement
jusqu'à la fin du règne de Henri IV; et le quartier du Luxembourg ne
commence à se développer avec quelque rapidité qu'après la
construction du superbe palais que Marie de Médicis y fit élever. Ce
grand monument fut en quelque sorte le point intermédiaire qui unit
entre eux les édifices bâtis à l'entrée de la porte Saint-Michel,
lesquels formoient déjà un faubourg du même nom, avec les maisons de
la partie septentrionale du quartier. C'est ce que la description des
rues et des monuments fera plus particulièrement connoître.


L'ÉGLISE PAROISSIALE DE SAINT-SULPICE.

Il est impossible de présenter une opinion positive sur l'origine de
cette église. L'incertitude des traditions est telle, que des
auteurs[121] en ont fait remonter l'antiquité jusqu'au commencement de
la seconde race, lui donnant ainsi une existence de plus de dix
siècles, tandis que d'autres l'ont mise au nombre des paroisses les
plus modernes de Paris[122]. Le premier de ces deux sentiments, en le
modifiant un peu, nous semble approcher davantage de la vérité.

          [Note 121: L'abbé LEBEUF, t. I, p. 416.]

          [Note 122: Mémoire imprimé pour l'église Saint-Séverin,
          1764, p. 1.]

On n'ignore pas, et nous avons eu souvent l'occasion de le faire
remarquer dans le cours de cet ouvrage, que c'étoit un ancien usage
de bâtir des chapelles ou oratoires près des basiliques. Saint Germain
en avoit fait construire une sous le nom de Saint-Symphorien, à une
petite distance et au midi de l'église Saint-Vincent, aujourd'hui
Saint-Germain-des-Prés; c'est là qu'il fut enterré, et que le furent
aussi son père et sa mère. Il existoit au nord une semblable chapelle
sous le nom de Saint-Pierre, dans laquelle fut inhumé saint Droctové,
premier abbé de Saint-Germain. Les titres de cette abbaye font encore
mention d'une chapelle dite de Saint-Martin-le-Vieux, et depuis de
Saint-Martin-des-Orges ou des-Bienfaiteurs. Enfin le martyrologe
d'Usuard, dédié en 870 à Charles-le-Chauve, désigne une église
dépendante de Saint-Germain, et dédiée à saint Jean-Baptiste, à saint
Laurent, archidiacre, et à saint Sulpice, évêque.

Si ce dernier titre étoit authentique, point de doute qu'il ne fallût
chercher uniquement ici l'origine de cette paroisse; mais il est
prouvé jusqu'à l'évidence que ce passage a été ajouté au manuscrit
d'Usuard plus de trois cents ans après la mort de cet auteur[123], et
par conséquent qu'il faut absolument l'abandonner dans les recherches
qu'on seroit tenté de faire sur l'antiquité de cette église. La seule
induction qu'on en puisse tirer, c'est qu'il existoit, à cette
dernière époque, une quatrième chapelle, sous l'invocation des trois
saints que nous venons de nommer.

          [Note 123: Manuscrit de Saint-Germain, côté 1027.]

On a prétendu, dans un autre écrit[124], «que cette église fut bâtie
en 563, pour être la paroisse des fermiers, colons et habitants de
l'abbaye Saint-Germain.» Mais on ne voit pas comment on auroit pu
ériger alors une chapelle sous le nom de Saint-Sulpice, qui ne mourut
que quatre-vingts ans après cette époque; et tout porte à croire que
c'étoit la chapelle Saint-Pierre qui avoit été choisie pour cet usage.
Lorsqu'au dixième siècle l'abbé Morard fit rebâtir l'église
Saint-Germain, cette chapelle et celle de Saint-Symphorien furent
renfermées dans la nouvelle basilique, ainsi qu'on peut le voir dans
le plan qu'en a donné dom Bouillart[125]. La dernière conserva son
nom, et subsistoit encore avant la révolution; quant à l'autre, on
jugea à propos de la transférer au bout du clos de l'abbaye[126].

          [Note 124: _Mémoire pour les Curé et Marguilliers de
          Saint-Sulpice contre ceux de Saint-Séverin_, 1764, p. 27.]

          [Note 125: Dans son Histoire de l'abbaye Saint-Germain.]

          [Note 126: On la voyoit encore, en 1789, dans la maison des
          religieux de la Charité, située, dans le Xe siècle, hors des
          murs. Elle y étoit désignée sous le nom de _Chapelle de la
          Vierge_.]

Il est constant qu'alors elle continua de servir de paroisse aux serfs
et aux habitants de ce canton, lequel n'étoit pas encore très peuplé.
Tout ce vaste terrain qui forme le faubourg Saint-Germain du côté du
couchant ne consistoit, à cette époque, qu'en vignobles, prés, marais
potagers, terres labourables et autres cultures, entremêlés de
quelques édifices isolés, servant de maisons de plaisance aux
habitants de la ville, ou d'habitations pour les cultivateurs. Les
concessions que les religieux de Saint-Germain firent successivement
de diverses parties de leur territoire, soit par vente, soit sous la
condition de redevances annuelles, ayant rapidement accru la
population de ce petit canton, il est probable que, vers le XIIe
siècle, la situation de la chapelle Saint-Pierre, élevée à l'une de
ses extrémités, parut incommode pour le plus grand nombre des
paroissiens, et qu'on imagina de la remplacer par cette chapelle
dédiée à saint Jean, saint Laurent et saint Sulpice, située dès lors à
la place où est aujourd'hui l'église dont nous parlons.

L'abbé Lebeuf n'est pas de ce sentiment; et sans nier que la chapelle
Saint-Pierre fût paroisse du bourg Saint-Germain, il s'efforce de
prouver qu'alors celle de Saint-Sulpice partageoit avec elle cet
honneur. Les raisons qu'il apporte à l'appui de son sentiment ont été
réfutées très solidement par Jaillot; il n'y a jamais eu deux
paroisses dans ce faubourg, et nous pensons qu'il faut considérer,
avec ce judicieux critique, le douzième siècle comme l'époque à
laquelle se fit la mutation dont nous venons de parler[127].

          [Note 127: Le premier curé dont les titres lui aient offert
          le nom se nommoit _Raoul_ (_Radulphus presbyter Sancti
          Sulpitii_). Il étoit en contestation avec le curé de
          Saint-Séverin au sujet des limites des deux paroisses; et
          cette contestation fut terminée par une sentence arbitrale
          rendue en 1210; mais il n'est pas dit qu'il n'y avoit pas eu
          avant lui d'autres curés dans cette église.]

Cependant les édifices continuoient à se multiplier autour de l'abbaye
Saint-Germain; la population augmentoit de jour en jour davantage, et
l'église Saint-Sulpice se trouva trop petite pour contenir la foule
des fidèles qui venoient assister aux offices. Elle fut agrandie d'une
nef sous François Ier; et en 1614 on ajouta trois chapelles de chaque
côté de cette nef. Ces augmentations furent bientôt insuffisantes;
d'ailleurs l'église menaçoit ruine; et cette double considération fit
naître l'idée à ses plus illustres paroissiens de se réunir pour bâtir
une église nouvelle. La première pierre en fut posée le 20 février
1646 par la reine Anne d'Autriche; et les bâtiments commencèrent à
s'élever sur les dessins de Louis Levau. Sa mort, arrivée peu de temps
après, fit confier la conduite des travaux à Daniel Gittard,
architecte d'une grande réputation. Il acheva la chapelle de la Vierge
d'après le plan de son prédécesseur, construisit le choeur, les bas
côtés qui l'environnent et les deux croisées[128]. Le portail d'une de
ces croisées fut alors commencé, et poussé jusqu'au premier ordre;
mais les dettes considérables que la fabrique avoit été forcée de
contracter pour élever un si grand monument forcèrent, en 1678, d'en
suspendre tout à coup les travaux.

          [Note 128: Ce choeur présente un carré long de quarante-deux
          pieds de large sur soixante-huit pieds de long, terminé au
          sommet par un demi-cercle de vingt pieds de rayon, et percé
          dans son pourtour de sept arcades, dont les pieds-droits
          sont ornés de pilastres corinthiens qui soutiennent
          l'entablement. Sa hauteur dans oeuvre, depuis le pavé
          jusqu'au milieu de la voûte, est de quatre-vingt-douze
          pieds. Les bas-côtés, larges de vingt-quatre pieds, et
          élevés de quarante-six, sont décorés d'un ordre composé que
          Gittard avoit imaginé, dans l'intention bizarre d'en faire
          un ordre françois. Ces constructions ne furent achevées
          qu'au bout de dix-huit ans. Alors on commença à travailler à
          la croisée, dont la dimension est de cent soixante-seize
          pieds de long sur quarante-deux de large, grandeur qui
          surpasse de quatorze pieds la longueur de la croisée de
          Notre-Dame. Le côté gauche de cette croisée, en entrant, fut
          achevé, jusqu'à l'entablement, de 1672 à 1674; et l'on éleva
          en même temps le premier ordre du portail de ce côté. C'est
          alors que les travaux furent interrompus.]

Ce ne fut qu'en 1718 qu'ils furent repris, par les soins de M. Languet
de Gergi, alors curé de cette paroisse, lequel déploya dans cette
grande entreprise un zèle et une activité qui tiennent du prodige. Une
somme de 300 fr. étoit alors tout ce qu'il possédoit: elle fut
employée à acheter quelques pierres, qu'il annonça publiquement
devoir être employées à la continuation de son église. Ses prières,
ses exhortations, firent le reste: elles émurent ses nombreux et
riches paroissiens; la piété sincère de quelques uns, peut-être la
vanité de plusieurs, surtout l'exemple si puissant sur les hommes, lui
ouvrirent toutes les bourses; aux sommes considérables qu'il avoit
ainsi recueillies, le roi daigna ajouter, en 1721, le bénéfice d'une
loterie, qui assura l'exécution d'un si beau projet.

Le monument fut continué d'abord sous la conduite de Gille-Marie
Oppenord, directeur général des bâtiments et des jardins du duc
d'Orléans, architecte alors très célèbre, mais peu digne de sa
réputation, et à qui nous devons bien certainement l'extrême
corruption du goût, et tous ces ornements capricieux dont l'emploi
caractérise les ouvrages exécutés sous le règne de Louis XV. Le point
où les travaux étoient parvenus ne lui permit pas sans doute d'en
surcharger davantage la nouvelle église, sans quoi toutes les formes
en eussent été enveloppées. Il fit néanmoins en ce genre tout ce qu'il
lui étoit possible de faire; et il n'y a pas long-temps qu'on a démoli
des consoles ou encorbellements formés par des anges, et employés à
soutenir des tribunes établies dans les croisées. Ces ornements, où
étoit empreinte toute la bizarrerie du goût d'Oppenord, n'étoient
heureusement exécutés qu'en carton.

Le portail de l'église, commencé en 1733, est d'un style bien
différent: on le doit au célèbre chevalier Servandoni; et ses grandes
proportions, la hardiesse de son dessin, les grands effets qu'il
produit, tout décèle ici le génie élevé de ce décorateur fécond, dont
les compositions pittoresques pour les fêtes publiques et les scènes
théâtrales firent pendant si long-temps les délices de l'Europe. En
établissant son portail sur une aussi grande échelle, en adoptant pour
ses lignes un si grand parti, cet artiste fit triompher la noble et
antique architecture de ce style maigre et sans caractère, de ces
formes brisées et de ce _tortillage_ continuel, dont le système
bizarre, et qu'on peut regarder comme une espèce de mode françoise,
étoit parvenu à dégrader jusqu'à la majesté des temples.

La direction des ordres dorique et ionique de ce portail[129], dont
les entablemens suivent toute l'étendue de la façade, sur une longueur
de cent quatre-vingt-quatre pieds sans aucun ressaut, est une de ces
conceptions hardies qui caractérisent la grande manière de Servandoni,
manière tellement opposée à celle de son siècle, qu'alors plus une
ligne étoit _ressautée_ et tourmentée de profils, plus les
architectes, tant françois qu'italiens, s'imaginoient avoir fait
preuve de science et de génie. Servandoni ne fut pas aussi heureux
dans le dessin des tours qui devoient couronner son ouvrage: un
architecte nommé Maclaurin, chargé d'y faire les changements
nécessaires, ne tint pas ce qu'il avoit fait espérer; on peut en juger
par celle de ces deux tours qui subsiste encore, et qui est placée à
la droite du portail. Il étoit réservé à Chalgrin de mettre ces
constructions en harmonie avec les ordres qu'elles accompagnent; et
l'on peut dire que la tour déjà élevée sur ses dessins[130] ne seroit
point désavouée par Servandoni lui-même. Ce fut en 1777 que cet
architecte fut chargé de ce travail, interrompu par la révolution, et
qui sans doute sera quelque jour achevé, pour l'honneur de
l'architecture françoise. Le portail de Saint-Sulpice présentera
alors une élévation de deux cent dix pieds, élévation qui surpasse
d'une toise celle des tours de Notre-Dame.

          [Note 129: Les colonnes du premier ordre ont cinq pieds de
          diamètre et quarante de hauteur; leur entablement est de dix
          pieds: celles du second ordre ont trente-huit pieds de haut
          sur un diamètre de quatre pieds trois pouces, et neuf pieds
          d'entablement. On monte au porche par un perron de
          vingt-deux marches, auquel on reproche de n'avoir pas assez
          de développement, ce qui ôte à l'ordre inférieur beaucoup de
          sa majesté; mais Servandoni fut obligé de le renfoncer ainsi
          dans l'intérieur, parce qu'il élevoit son portail dans une
          rue étroite, vis-à-vis le séminaire de Saint-Sulpice, qu'on
          ne vouloit point abattre.]

          [Note 130: Cette tour présente un plan carré composé de
          colonnes que surmontent des frontons triangulaires. Au
          dessus règne un dernier ordre de huit colonnes érigées sur
          un plan circulaire, et terminées par une balustrade.]

Au dessus du second ordre, et entre les deux tours, Servandoni avoit
élevé un fronton: frappé de la foudre en 1770, il parut menacer ruine,
et sa suppression fut opérée peu de temps après. On ne doit point le
regretter: il est résulté de cette suppression plus de tranquillité,
un ensemble plus régulier dans la façade, dont le bel effet sera
encore mieux senti lorsqu'elle se trouvera en harmonie avec la place
qui doit l'environner, et dont les travaux sont déjà commencés[131].

          [Note 131: _Voyez_ pl. 181. On a abattu, pour former cette
          place, le séminaire Saint-Sulpice, une partie de la rue
          Férou et quelques maisons de la rue du Pot-de-Fer. Au milieu
          de ce grand espace, on avoit élevé une fontaine, dont les
          dimensions étoient visiblement trop petites pour la place et
          pour le monument; elle vient d'être enlevée et transportée
          dans l'enceinte du marché Saint-Germain. Le nouveau
          séminaire Saint-Sulpice occupe, à droite, toute la partie
          latérale de cette nouvelle place qui est loin d'être encore
          terminée. (_Voyez_ l'article _Monuments nouveaux_ à la fin
          de ce volume.)]

Quant aux autres parties qui furent exécutées depuis 1718, voici de
quelle manière on y procéda: M. Languet commença par faire élever le
portail de la croisée à droite sur la rue des Fossoyeurs; le duc
d'Orléans en posa la première pierre en 1719. C'est une construction
pyramidale dans le genre de celles qui servent de façades aux églises
de Paris; elle est composée de deux ordres de colonnes, dorique et
ionique. Le portail de la croisée à droite, élevé presque en même
temps et conçu dans le même système, présente aussi deux ordres,
composés chacun de quatre colonnes, le premier corinthien, le second
composite. Après l'exécution de ces deux parties du bâtiment, on
commença, en 1722, à élever le côté gauche de la nef, laquelle ne fut
entièrement terminée qu'en 1736. Alors on s'occupa de l'achèvement du
portail, dont les travaux, comme nous venons de le dire, étoient déjà
commencés depuis trois années.

Il étoit déjà fort avancé, lorsque le digne pasteur, dont l'activité
infatigable avoit su procurer à son église une décoration intérieure
digne d'un vaisseau aussi vaste et aussi magnifique, crut devoir
profiter de l'occasion brillante que lui offroit l'assemblée du clergé
pour en rendre la dédicace plus solennelle. Les prélats qui
composoient cette assemblée voulurent bien se rendre à la prière qu'il
leur fit de présider à cette consécration; la cérémonie s'en fit le 30
juin 1745, et l'église fut dédiée sous l'invocation de la sainte
Vierge, de saint Pierre et de saint Sulpice.

Le maître-autel, construit à la romaine, et isolé entre la nef et le
choeur, étoit élevé de sept degrés[132]. Le rond-point du choeur,
percé d'une grande arcade, laisse apercevoir la chapelle de la Vierge,
décorée d'abord sur les dessins de Servandoni, restaurée ensuite[133]
par de Wailly, architecte. Le groupe de la Vierge et de l'enfant Jésus
est éclairé avec art dans une niche ajoutée à la construction
primitive, et supportée en dehors par une trompe en coupe de pierre
très habilement exécutée. L'heureux emploi du marbre, de la dorure et
de la peinture, rappelle, dans cette chapelle, les belles décorations
des églises d'Italie, si différentes de cette profusion d'ornements
dont on a si long-temps chargé l'intérieur de nos églises. La gravité
du style sacré demande plus de retenue: c'est du choix des plus belles
matières, de la perfection de la main d'oeuvre et de la pureté des
formes que doit se composer la richesse des temples; une noble
simplicité est plus propre que le luxe des ornemens à y produire les
impressions profondes de piété et de recueillement que l'on vient y
chercher.

          [Note 132: Il a été remplacé depuis peu par un nouvel autel
          d'une composition plus simple et plus heureuse. (_Voy._
          l'article _Monuments nouveaux_.)]

          [Note 133: La coupole de cette chapelle avoit été fort
          endommagée par l'incendie de la foire Saint-Germain, arrivé
          au mois de mars 1763.]

Au bas des tours sont deux chapelles, l'une destinée pour le
baptistaire, l'autre pour le sanctuaire du saint-viatique. Elles sont
décorées de huit colonnes corinthiennes, qui soutiennent une frise
garnie de rinceaux d'ornements; le tout est surmonté d'un plafond en
coupole avec caissons et rosaces, séparés par des bandes à l'aplomb
des colonnes.

La nef et les bras de la croix sont, de même que le choeur, percés
d'arcades, dont les pieds-droits, ornés de pilastres corinthiens,
correspondent aux arcs doubleaux des voûtes. Tous les piliers de cette
église sont revêtus de marbre à hauteur d'appui[134].

          [Note 134: _Voyez_ pl. 182.]


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE SAINT-SULPICE EN 1789.

     TABLEAUX.

     Dans la première chapelle, à côté de la grande sacristie, une
     nativité et un concert d'anges; par _La Fosse_.

     Dans la troisième, une Sainte-Geneviève; par _Hallé_.

     Dans la chapelle des mariages, deux anges peints sur le plafond;
     par le même.

     Jésus-Christ bénissant les petits enfants; par le même.

     Une nativité; par _Carle-Vanloo_.

     Une présentation au temple; par _Pierre_.

     Une fuite en Égypte; par le même.

     Jésus-Christ au milieu des docteurs; par _Frontier_.

     Dans la sacristie des messes, une apparition; par _Hallé_.

     Une vierge à genoux; par _Monier_.

     Dans la chapelle de la Vierge, des peintures entre les pilastres;
     par _Carle-Vanloo_. (Ces peintures ont été rendues à l'église.)

     Dans la coupole, l'assomption de la Vierge; par _François
     Lemoine_[135].

               [Note 135: La seconde coupole, élevée après l'incendie,
               a été peinte par _Callet_.]

     Dans la première chapelle à droite en entrant par le grand
     portail, le baptême de N. S. et une cène.

     Dans la seconde, un saint Jérôme.

     Dans la troisième chapelle, Jésus-Christ chassant les marchands
     du temple, et l'esquisse du plafond de la chapelle de la Vierge.

     Dans la quatrième chapelle à gauche, derrière le choeur, saint
     François et saint Nicolas; par _Pierre_. (Le premier de ces deux
     tableaux a été replacé dans une des chapelles.)


     SCULPTURES.

     Sur le maître-autel, de marbre bleu-turquin, orné de bronzes
     dorés, un tabernacle de même matière, et enrichi de pierreries.
     Deux anges de bronze doré soutenoient la table qui s'élevoit au
     dessus et formoit le propitiatoire. Toute cette décoration, d'un
     très mauvais goût, étoit d'_Oppenord_, et n'existe plus[136].

               [Note 136: Cet autel étoit, dans le principe, recouvert
               d'un baldaquin doré d'une très grande dimension, mais
               suspendu par trois cordes visibles, ce qui étoit de
               l'effet le plus ridicule. On ne tarda pas à s'en
               apercevoir, et le baldaquin fut supprimé.]

     À l'entrée du choeur, deux anges de bronze doré, grands comme
     nature; par _Bouchardon_. (Ces deux figures ont été rendues à
     l'église.)

     Sur des culs de lampes adaptés aux pilastres de l'intérieur du
     choeur, les statues, en pierre de Tonnerre, et plus grandes que
     nature, de Jésus-Christ, de la Vierge et des douze apôtres; par
     le même[137].

               [Note 137: Ces statues ainsi placées sur des
               culs-de-lampes, à dix pieds au dessus du sol, offroient
               à l'oeil un porte-à-faux effrayant, et produisoient un
               effet peu agréable à l'oeil. Enlevées de cette église
               pendant le régime révolutionnaire, elles viennent de
               lui être rendues, et ont repris la même place qu'elles
               occupoient auparavant et sur les mêmes culs-de-lampes.
               Il eût été possible, puisque l'occasion s'en
               présentoit, de les disposer plus heureusement.]

     Dans la chapelle de la Vierge, une statue en marbre, de sept
     pieds de proportion, représentant cette mère du Sauveur; par
     _Pigale_[138].

               [Note 138: M. Languet avoit obtenu de la piété des
               fidèles des sommes assez considérables pour faire
               exécuter en argent la statue de la Vierge, sur un
               modèle de Bouchardon, et dans une proportion de six
               pieds; mais la richesse de la matière exigeant une
               surveillance continuelle, on prit le parti de lui
               substituer la Vierge en marbre dont nous venons de
               parler. La Vierge d'argent, renfermée alors dans la
               sacristie, a été détruite pendant la révolution; quant
               à celle de Pigale, on l'a replacée dans sa niche, au
               milieu de sa gloire et de tous les autres accessoires
               dont elle étoit d'abord entourée. Il est difficile de
               voir de plus médiocres sculptures et des ornemens d'un
               plus mauvais goût.]

     Dans la même chapelle, des statues et une gloire en stuc; par
     _Mouchy_.

     Dans la chapelle du Saint-Viatique, sur le maître-autel, un
     bas-relief représentant la mort de saint Joseph; par le même.

     Dans quatre niches pratiquées autour de cette chapelle, quatre
     statues représentant la Religion, l'Espérance, l'Humilité et la
     Résignation; par le même.

     Dans la chapelle du baptistaire, sur le maître-autel, un
     bas-relief représentant le baptême de Notre Seigneur; par
     _Boizot_.

     Dans les quatre niches, quatre statues, représentant la Force, la
     Grâce, l'Innocence et la Sagesse; par le même.

     Au milieu, une cuve de cinq pieds de diamètre, en marbre
     bleu-turquin, et ornée de bronze, servant de baptistaire; par le
     même.

     Dans la chapelle de Saint-Jean-Baptiste, sur l'autel, la statue
     de ce saint; par le même. (Elle existe.)

     Dans la chapelle du Sacré-Coeur, une vierge en marbre; par
     _Michel-Ange Sloldtz_.

     Dans la croisée de l'église, deux urnes antiques en granit,
     apportées d'Égypte, et servant de bénitiers.

     Au bas de l'église, deux belles coquilles, servant aussi de
     bénitiers, et données à François Ier par la république de Venise.
     (Elles servent encore au même usage.)

     Dans la sacristie, un très beau lavoir, incrusté de marbre blanc
     et orné de bas-reliefs.

     Dans les niches extérieures des deux portails de la croisée, les
     statues de saint Jean, de saint Joseph, de saint Pierre et de
     saint Jean; par _François Dumont_.

     La tribune intérieure sur laquelle pose le buffet d'orgue,
     soutenue par un péristyle de colonnes isolées, d'ordre composite,
     a été élevée sur les dessins de _Servandoni_. Ce buffet d'orgue,
     exécuté par _Clicquot_, et renfermé dans une menuiserie dont les
     dessins ont été donnés par _Chalgrin_, passe pour le plus complet
     de l'Europe. Les sculptures dont il est orné sont de _Duret_.
     (Toute cette décoration est demeurée intacte.)

     La chaire à prêcher, très riche, mais d'une forme bizarre, a été
     élevée sur les dessins de _Wailly_. (Elle existe.)


     SÉPULTURES.

     Dans cette église avoient été inhumés:

     Claude Dupuy, conseiller au parlement, et l'un des plus savants
     hommes de son temps, mort en 1594.

     Michel de Marolles, auteur d'un grand nombre de mauvaises
     traductions de classiques latins, mort en 1681[139].

               [Note 139: Son portrait, dans un médaillon de marbre,
               avoit été déposé aux Petits-Augustins.]

     Pierre Bourdelot, médecin célèbre, mort en 1685.

     François Blondel, seigneur des Croisettes, maréchal des camps et
     armées du roi, et célèbre architecte, mort en 1686.

     Barthélemi d'Herbelot, savant orientaliste, mort en 1695.

     Gaston-Jean Zumbo, habile sculpteur en cire, mort en 1701.

     Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, comtesse d'Aulnoy, auteur
     de contes de fées très agréables, et de plusieurs autres
     ouvrages, morte en 1705.

     Roger de Piles, peintre et auteur d'ouvrages sur la peinture,
     mort en 1709.

     Élisabeth-Sophie Chéron, célèbre par ses talents pour la peinture
     et la poésie, morte en 1711.

     Jean Jouvenet, l'un des meilleurs peintres de l'École françoise,
     mort en 1717.

     Étienne Baluze, savant compilateur, mort en 1718.

     Louis d'Oger, marquis de Cavoie, grand maréchal-des-logis de la
     maison du roi, mort en 1716.

     Louise-Philippe de Coetlogon, son épouse, morte en 1729.

     Allain-Emmanuel de Coetlogon, maréchal et vice-amiral de France,
     etc., mort en 1730.

     Vincent Languet, comte de Gergi, frère du curé de cette paroisse
     auquel on doit l'achèvement de l'église, mort en 1734.

     Philippe de Courcillon, marquis de Dangeau, mort en 1720.

     Philippe Égon, marquis de Courcillon son fils, mort en 1719.

     Jean-Victor de Bezenval, colonel des gardes suisses, mort en
     1737. Sur son tombeau étoit un médaillon de bronze offrant son
     portrait, par _Meyssonnier_. (Détruit.)

     Jean-Baptiste Languet de Gergi, curé de Saint-Sulpice. Son
     mausolée, placé dans la cinquième chapelle à droite du portail,
     étoit de la main de _Michel-Ange Sloldtz_[140].

               [Note 140: Le pasteur est représenté à genoux, levant
               les mains et les yeux au ciel. Le génie de
               l'Immortalité, placé devant lui, soulève une draperie
               funéraire, sous laquelle on aperçoit le squelette de la
               mort qui semble frappé d'épouvante. Sur le piédestal
               étoient les deux génies de la Charité et de la
               Religion; ils ont été détruits. Ce mausolée, conservé
               pendant la révolution, dans le musée des
               Petits-Augustins, et qui, par son volume ainsi que par
               la beauté des marbres qu'on y a employés, doit avoir
               coûté des sommes considérables, nous semble le monument
               le plus curieux de ce dernier degré de corruption
               auquel les arts du dessin étoient enfin arrivés sur la
               fin du règne de Louis XV. Il n'y a point d'expression
               qui puisse rendre à quel point tout, dans cette
               sculpture, draperies, figures, composition, est faux,
               lourd, ignoble et maniéré. Le sculpteur, _Michel-Ange
               Sloldtz_, considéré de son temps comme un grand
               artiste, ignorant même jusqu'aux limites de son art,
               paroît avoir voulu, par le mélange du bronze et des
               marbres de diverses couleurs, produire quelques uns des
               effets de la peinture, ce qui ajoute encore la
               bizarrerie et le ridicule à tous ses autres défauts.
               Les deux figures sont en marbre blanc, la mort en
               bronze, la draperie de deux sortes de marbres, bleu
               turquin et albâtre jaunâtre. Les coussins sur lesquels
               le pasteur est à genoux sont en marbre jaune de Rennes,
               etc. (Ce monument a été rendu à l'église
               Saint-Sulpice.)]

     La comtesse de Lauraguais; son tombeau avoit été exécuté par
     _Bouchardon_[141].

               [Note 141: Ce monument, en demi-relief, représente une
               femme éplorée, enveloppée d'une draperie, et s'appuyant
               sur une urne. C'est de la sculpture la plus médiocre.
               (Déposé aux Petits-Augustins.)]

     L'église souterraine de Saint-Sulpice, remarquable par son
     étendue, contenoit encore un très grand nombre de sépultures. On
     y voit d'anciens piliers de l'église primitive, qui prouvent
     combien le sol de Paris s'est exhaussé depuis quelques siècles.


CIRCONSCRIPTION.

La paroisse Saint-Sulpice comprenoit tout le faubourg Saint-Germain, et
n'étoit bornée au couchant que par la portion de l'enceinte dans laquelle
ce faubourg est renfermé. Pour bien connoître son étendue, il suffira donc
d'en marquer les bornes du côté des paroisses Saint-Séverin, Saint-Côme et
Saint-André. Elle touchoit aux limites de Saint-Séverin dans la rue
d'Enfer, où elle avoit quelques maisons du côté du Luxembourg; elle en
avoit aussi quelques unes vers le séminaire Saint-Louis. Son territoire
embrassoit ensuite le côté occidental de la place Saint-Michel et de la
rue des Fossés-de-Monsieur-le-Prince en descendant; la rue de Touraine des
deux côtés, une partie de celle des Cordeliers, la rue qui la suit
jusqu'au carrefour des anciens fossés, la rue des Fossés-Saint-Germain,
quelques maisons dans les rues Dauphine et Saint-André lui appartenoient
également; elle s'étendoit ensuite dans les deux côtés de la rue Mazarine,
renfermoit quelques maisons de la rue Guénégaud, et descendoit ainsi
jusqu'aux Quatre-Nations, où son territoire finissoit inclusivement.

Il y avoit à Saint-Sulpice six confréries et deux congrégations
célèbres. La nomination de cette cure appartenoit à l'abbé de
Saint-Germain[142].

          [Note 142: L'église de Saint-Sulpice a été rendue au culte.
          Presque entièrement dépouillée de son ancienne magnificence,
          elle doit au zèle et à la libéralité du digne curé qui
          l'administre maintenant des décorations nouvelles, non moins
          riches et d'un meilleur goût. (_Voyez_ l'article _Monuments
          nouveaux_.)]

En 1646, on abattit la partie la plus ancienne de l'église de
Saint-Sulpice; cette construction paroissoit être du treizième
siècle[143]. La nef, élevée sous François Ier, existait encore au
commencement du siècle dernier.

          [Note 143: La vue perspective que nous donnons de cette
          église a été levée d'après une ancienne gravure exécutée
          avant cette démolition. (_Voyez_ pl. 187.)]


LES RELIGIEUSES DE NOTRE-DAME DE LA MISÉRICORDE.

Voici une institution que l'on peut considérer comme un des miracles
de la charité chrétienne et d'une confiance sans bornes dans la
Providence. Son objet étoit de procurer un asile et l'existence à des
filles de qualité ou du moins d'une bonne famille, qui n'auroient pas
eu les ressources suffisantes pour remplir leur vocation et se
consacrer à Dieu; et le projet en fut conçu par deux personnes
dépourvues de biens, sans naissance, et alors sans considération,
Madeleine Martin, fille d'un soldat, et Antoine Yvan, prêtre de
l'Oratoire. La ville d'Aix en Provence fut, en 1633, le berceau de
cette communauté naissante, qui toutefois n'y fut établie
convenablement qu'en 1638. Elle obtint des lettres-patentes du roi en
1639; en 1642, Urbain VIII confirma l'ordonnance de l'archevêque
d'Aix, par laquelle il érigeoit cette maison en monastère, sous le
nom de _Filles de Notre-Dame de la Miséricorde_, et sous la règle de
saint Augustin. Une bulle d'Innocent X la confirma de nouveau en 1648.

Anne d'Autriche, ayant entendu parler avec éloge de cet institut,
désira en former un semblable à Paris. Contrariée d'abord dans ses
vues par l'archevêque d'Aix, la mort de ce prélat fit, peu de temps
après, évanouir toutes les difficultés, et la mère Madeleine arriva à
Paris le 24 janvier 1649, avec trois de ses compagnes. Dans ce moment
la reine se voyoit forcée par les frondeurs d'en sortir; et au milieu
des embarras d'une aussi cruelle situation, elle ne put ni voir ces
religieuses ni s'occuper de leur sort. Madame de Boutteville, qui les
reçut d'abord dans sa maison, ne put leur accorder qu'une hospitalité
passagère; et dans une ville livrée aux fureurs des factions et à tous
les maux qui en sont la suite, ces malheureuses filles, abandonnées à
elles-mêmes, se trouvèrent sans ressources, sans protecteurs, en proie
à tous les besoins. Il ne faut pas s'étonner si, dans de telles
circonstances, l'abbé de Saint-Germain refusa son consentement à
l'établissement des Filles de la Miséricorde; la prudence humaine
sembloit dicter ce refus. Mais le courage que la mère Madeleine
puisoit dans son zèle religieux triompha d'obstacles que l'on pouvoit
croire insurmontables. Elle ne possédoit absolument rien au monde;
cependant elle ne craignit point d'acheter, en 1651, une grande maison
rue du Vieux-Colombier, pour une somme de 50,000 f., qu'elle se vit en
état de payer, lors de la signature du contrat, par les libéralités de
plusieurs personnes de piété qu'avoient touchées son malheur et son
dévouement. La duchesse d'Aiguillon donna seule 20,000 fr.; et la mère
Madeleine, installée la même année dans l'asile qu'elle s'étoit créé,
se trouva, dans l'espace de dix ans, assez riche des charités
nouvelles qu'elle reçut de tous les côtés, pour acheter encore cinq
petites maisons et une grande, situées rue des Canettes, acquisition
qui lui fournit les moyens d'accroître son monastère, et des revenus
suffisants pour rendre plus douce l'existence de ses religieuses. Dans
les lettres-patentes que le roi donna en 1662 pour confirmer cette
acquisition, il déclara la nouvelle institution de fondation royale,
accorda aux religieuses le droit de _Committimus_, et la permission
d'acquérir encore des fonds de terre jusqu'à la valeur de 10,000 liv.
de rente[144].

          [Note 144: _Histoire de Paris_, t. 5, p. 191.]

Les religieuses de cette maison suivoient la règle de saint Augustin.
Elles étoient vêtues de noir, avec un scapulaire blanc, et portoient
en sautoir un Christ suspendu à un ruban noir. Les fruits de leurs
travaux étoient destinés à remplir le but de leur fondation[145].

          [Note 145: Ce couvent a été changé en maison particulière.]


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

     Sur le maître-autel, un tableau estimé représentant
     Notre-Dame-des-Sept-Douleurs; par un peintre inconnu.


LES ENFANTS ORPHELINS DE SAINT-SULPICE.

La plupart de nos historiens ne sont entrés dans aucun détail sur cet
établissement, et ont manqué d'exactitude dans le peu qu'ils en ont
dit. M. Olier, curé de Saint-Sulpice, doit être considéré comme le
premier, et ce nous semble, comme le seul qui ait conçu et exécuté le
projet de procurer un asile et des secours à ces enfants infortunés
que la mort de leurs parents laisse sans appui et sans autre
ressource que la charité des fidèles. Ce fut principalement sur cette
portion malheureuse de son troupeau que ce vertueux pasteur porta ses
plus grandes sollicitudes. Il commença, en 1648, par placer les
garçons dans différents ateliers pour y apprendre les métiers qui
paroissoient convenir davantage à leur goût et à leur intelligence.
Les filles furent rassemblées d'abord dans une maison de la rue de
Grenelle, ensuite rue du Petit-Bourbon, dans un bâtiment que madame
Lesturgeon donna libéralement pour ce pieux usage.

Il paroît, par quelques actes, qu'en 1675 cet établissement avoit
encore changé de local, et qu'il étoit alors placé au coin des rues du
Canivet et des Fossoyeurs[146]. C'est alors que ceux qui le
dirigeoient[147], présentèrent requête au roi pour qu'il voulût bien
confirmer cette communauté sous le titre _d'Orphelins de la Mère de
Dieu_, ce que Sa Majesté accorda par lettres-patentes de 1678. On voit
par ces lettres que cette fondation a été faite pour les orphelins des
deux sexes, et que le nombre n'en est point déterminé; il a été porté
jusqu'à cent dans les derniers temps.

          [Note 146: Maintenant rue _Servandoni_.]

          [Note 147: Mademoiselle L'Échassier, et M. Raguier de
          Poussé, curé de Saint-Sulpice.]

Il y avoit dans cette maison une chapelle, sous le titre de
l'_Annonciation_. On y recevoit les orphelins dès la plus tendre
enfance; ils étoient élevés et instruits avec beaucoup de soin jusqu'à
ce qu'ils eussent atteint l'âge convenable pour être mis en
apprentissage ou placés avantageusement. Huit soeurs dirigeoient la
maison, et s'étoient consacrées à cette oeuvre de charité, sans s'y
astreindre par aucun voeu[148].

          [Note 148: Le bâtiment qu'ils occupoient est habité
          maintenant par les Soeurs de la Charité.]


SOEURS DE LA CHARITÉ.

La paroisse Saint-Sulpice possédoit un établissement de ces saintes
filles, placé, en 1656, rue du Pot-de-Fer, et transféré dans la rue
Férou en 1732[149].

          [Note 149: Cette institution a été rétablie, comme nous
          venons de le dire, dans la maison des Orphelins.]


COMMUNAUTÉS DE FILLES (rue des Fossoyeurs.)

Ces communautés, instituées pour l'instruction des jeunes filles et
pour leur apprendre les travaux propres à leur sexe, existoient dans
cette rue à la fin du dix-septième siècle. La première, dont Jaillot
n'a pu découvrir ni le nom ni la fondation, étoit placée, en 1689, un
peu en deçà de la rue du Canivet, du côté de celle de Vaugirard; la
seconde, connue sous le nom de _Filles de l'intérieur de la très
sainte Vierge_, et vulgairement sous celui de _Communauté de madame
Saujon_, avoit été établie en 1663, et détruite environ quatorze ans
après. Elle occupoit l'espace compris entre les rues Palatine,
Garancière et des Fossoyeurs jusqu'à la rue du Canivet. Enfin la
troisième, située un peu au dessus de celle-ci, s'appeloit la
_Communauté de madame Picart_. Elle existoit en 1692; on ignore quand
elle a été détruite.


COMMUNAUTÉ DE LA RUE NEUVE-GUILLEMIN.

Cette communauté profita des débris de celle de madame Picart. Lorsque
ce dernier établissement eut été détruit par des causes que nous
ignorons, la grande duchesse de Toscane, qui avoit contribué à le
former par ses libéralités, transporta les rentes qu'elle y avoit
attachées à une institution semblable, établie dans la rue que nous
venons de nommer, par mademoiselle Seguier. Cette faveur n'empêcha
point sa destruction, dont nous n'avons pu également découvrir ni
l'époque ni la cause.


LES FILLES DU SAINT-SACREMENT.

Nous avons déjà parlé de la seconde maison fondée à Paris par ces
religieuses[150], sans rien dire alors de leur origine et de leur
établissement dans cette ville. Lorsque les continuelles inconstances
de Charles IV, duc de Lorraine, eurent soulevé contre lui les
premières puissances de l'Europe, et rendu son pays le théâtre d'une
guerre violente et de toutes les calamités qui en sont ordinairement
la suite, les religieuses bénédictines de la Conception-de-Notre-Dame
de Rambervilliers, exposées chaque jour aux excès d'une soldatesque
effrénée, et aux dernières extrémités du besoin, se virent forcées
d'abandonner leur monastère et de se retirer à Saint-Mihel. Elles y
vécurent plus en sûreté, mais dans une telle misère, que les
missionnaires envoyés par M. Vincent-de-Paul pour répandre des
charités dans cette province désolée ne virent d'autre moyen de les
arracher au sort affreux qui les menaçoit que de les envoyer à Paris.
L'abbesse de Montmartre consentit à en recevoir quelques unes dans son
monastère. Catherine de Bar, dite du Saint-Sacrement, l'une de ces
religieuses infortunées, s'y rendit avec une de ses compagnes en 1641,
et sut tellement intéresser la communauté par le récit touchant
qu'elle fit de ses malheurs, que douze autres soeurs, parmi celles qui
restoient encore à Saint-Mihel, en furent appelées pour être placées à
Paris dans différentes abbayes. Réunies en 1643 dans un hospice qu'une
dame pieuse leur avoit procuré à Saint-Maur, elles ne tardèrent pas à
s'en voir expulsées de nouveau par les troubles qui commençoient à
agiter Paris, et qui attiroient la guerre dans ses environs. Pour
échapper une seconde fois à ce fléau, elles se réfugièrent, en 1650,
dans cette capitale, où elles habitèrent quelque temps une petite
maison située rue du Bac. Cependant la soeur Catherine de Bar, qui
étoit retournée à Rambervilliers quelques années auparavant, vint les
rejoindre, ramenant avec elle les quatre dernières religieuses de sa
communauté, jusque là restées en Lorraine. Elle avoit des vertus et un
mérite qui jetèrent bientôt un grand éclat, et contribuèrent à
procurer un établissement plus solide à son petit troupeau.

          [Note 150: _Voyez_ tome 2, 2e partie, page 1085.]

Les outrages faits au Saint-Sacrement par les hérétiques et les
impies affligeoient profondément quelques pieuses personnes, qui
méditoient le projet de réparer, autant qu'il étoit possible, ces
profanations. La marquise de Beauves en avoit conçu la première idée:
la comtesse de Châteauvieux, mesdames de Sessac et Mangot de Villeran
entrèrent avec ardeur dans des vues si louables, et toutes réunies
formèrent un fonds de 30,000 fr., destiné au premier établissement
d'une institution dont l'objet principal seroit d'honorer d'une façon
particulière le mystère ineffable de l'Eucharistie. Elles jetèrent les
yeux sur la mère Catherine de Bar pour diriger cette communauté
nouvelle; et le contrat fut passé le 14 août 1652. Cependant les
circonstances où se trouvoit alors la ville de Paris leur suscitèrent,
dès le commencement, des obstacles: Anne d'Autriche rejeta d'abord
toutes les demandes qui lui furent faites à cet égard, et engagea même
l'abbé de Saint-Germain à ne pas permettre qu'il se fît de nouveaux
établissements sur son territoire; mais il arriva, par une grâce
spéciale de la Providence, que, peu de temps après, cette reine, dont
la piété étoit grande, dans l'espoir de fléchir le ciel irrité contre
la France et de faire cesser les maux qui l'accabloient, chargea un
saint prêtre de la communauté de Saint-Sulpice, nommé Picoté, de faire
tel voeu qu'il jugeroit convenable, lui promettant de l'accomplir
sur-le-champ. On prétend que, sans avoir aucune connoissance du projet
dont nous venons de parler, il conçut, comme par inspiration, l'idée
d'une maison religieuse consacrée au culte perpétuel du
Saint-Sacrement. L'application de son voeu s'étant faite naturellement
à l'établissement déjà formé, l'abbé de Saint-Germain, sur les ordres
de la reine, donna son consentement le 19 mars 1653, et le roi, ses
lettres-patentes au mois de mai suivant.

Ces religieuses furent d'abord placées rue Férou, dans une maison que
l'on avoit arrangée le plus convenablement possible; la croix y fut
posée le 12 mars 1654, et la reine, qui s'étoit déclarée fondatrice du
nouveau couvent, donna un exemple frappant de son ardente et sincère
dévotion, en prenant elle-même le flambeau, et faisant réparation la
première des outrages commis contre le plus saint de nos mystères.

Indépendamment des voeux ordinaires, les filles de ce monastère
faisoient le voeu particulier de l'adoration perpétuelle du
Saint-Sacrement. Chaque jour une soeur se mettoit à genoux vis-à-vis
d'un poteau placé au milieu du choeur, une torche allumée à la main et
la corde au cou: dans cette humble posture, elle faisoit amende
honorable de tous les outrages que l'impiété des hommes commet chaque
jour contre cet auguste mystère.

Cependant l'habitation qu'occupoient ces religieuses, prise d'abord
plutôt par nécessité que par choix, étoit incommode et trop resserrée;
leurs bienfaitrices achetèrent presque aussitôt un grand terrain dans
la rue Cassette, et y firent construire un monastère, qui fut béni en
1659, et où elles furent transférées dans la même année.

Cet institut, dont la mère Catherine de Bar[151] avoit dressé
elle-même les constitutions, fut approuvé, en 1668, par le cardinal de
Vendôme, alors légat en France, et confirmé depuis, en 1676 et 1705,
par Innocent XI et Clément XI[152].

          [Note 151: La plupart des historiens donnent à la mère
          Catherine de Bar le nom de _Mectilde du Saint-Sacrement_;
          cependant il est certain qu'elle ne le prenoit point dans
          les actes; et celui de Catherine de Bar du Saint-Sacrement
          est le seul que l'on trouve dans la requête présentée à
          l'abbé de Saint-Germain et dans les lettres-patentes.]

          [Note 152: Le couvent de ces religieuses est maintenant une
          habitation particulière.]


     CURIOSITÉS.

     TABLEAUX ET SCULPTURES.

     Dans l'église, qui étoit petite, mais très propre, des peintures
     de plafond et deux tableaux représentant saint Benoît et sainte
     Scolastique; par _Nicolas Montaignes_.

     Deux statues d'anges soutenant le tabernacle; par _Lespingola_.


LES PRÉMONTRÉS RÉFORMÉS.

L'ordre que saint Norbert avoit institué au commencement du douzième
siècle, et dont il a déjà été fait mention dans cet ouvrage[153],
avoit, comme tant d'autres, éprouvé les effets funestes du
relâchement. La sévérité des premières lois s'étoit adoucie par
degrés, et il ne restoit plus que de foibles traces de l'ancienne
discipline, lorsque le P. Daniel Picart, abbé de Sainte-Marie-aux-Bois
en Lorraine, conçut le dessein de la faire revivre dans toute la
vigueur qu'elle avoit eue aux anciens jours. Secondé dans ce projet
par le P. Gervais Lairuels, abbé de Saint-Paul de Verdun, il
introduisit dans l'ordre une réforme qu'approuvèrent plusieurs
papes[154], et qu'embrassèrent plusieurs maisons de Prémontrés, ce qui
donna naissance à une nouvelle congrégation sous le titre de _la
Réforme de saint Norbert_. Elle avoit été confirmée par des
lettres-patentes dès 1621; cependant, en 1660, elle n'avoit point
encore d'établissement à Paris. Il fut résolu d'en former un, dans le
chapitre général tenu, cette même année, à Saint-Paul de Verdun.
Toutes les maisons de l'ordre consentirent à en partager la dépense,
et l'on députa le P. Paul Terrier pour faciliter l'exécution de ce
projet. La reine Anne d'Autriche, à laquelle il s'adressa, voulut
l'aider non seulement de sa protection, mais encore de ses
libéralités. Soutenus par une main si puissante, les Prémontrés
achetèrent, en 1661, un terrain fort étendu et une maison appelée les
Tuileries, située à l'angle que forment les rues de Sèvre et du
Chasse-Midi. Ils y pratiquèrent les lieux réguliers nécessaires dans
une communauté, obtinrent, en 1662, le consentement de l'abbé de
Saint-Germain, et des lettres-patentes dans lesquelles le roi se
déclare leur fondateur, et les qualifie de _Chanoines réguliers de la
réforme de l'étroite observance de l'ordre de Prémontré_.

          [Note 153: _Voyez_ tome 3, 2e partie, page 647.]

          [Note 154: Paul V, Grégoire XV, Urbain VIII, Innocent X et
          Innocent XII.]

La reine-mère posa, le 13 octobre 1662, la première pierre de
l'église, qui fut achevée en 1663, et bénite sous le titre du _Très
saint Sacrement de l'autel et de l'Immaculée Conception de la sainte
Vierge_; mais se trouvant trop petite pour le nombre des personnes
pieuses qui se plaisoient à y entendre les offices, les Prémontrés la
firent rebâtir en 1719 sur un plan plus spacieux. La première pierre
en fut posée par l'évêque de Bayeux, au nom du roi: du reste, cet
édifice, élevé sur les dessins d'un architecte nommé Simonet, n'avoit
rien de remarquable[155].

          [Note 155: L'église a été détruite, et l'on a changé les
          bâtiments en habitations particulières.]


     CURIOSITÉS.

     Dans le choeur, huit tableaux, dont trois par _Frontier_ et cinq
     par _Jollain_.

     On estimoit la menuiserie du choeur et des stalles, exécutée par
     un frère convers de cette maison.


     SÉPULTURES.

     Dans l'église avoient été inhumés le chevalier Turpin, seigneur
     de Crissé, mort en 1684, et Anne de Salles, son épouse. Leur
     épitaphe, sur une table de marbre blanc, étoit appliquée à l'un
     des murs des bas côtés.

     Cette église contenoit encore les épitaphes de plusieurs autres
     personnes de distinction.


L'ABBAYE DE NOTRE-DAME-AUX-BOIS.

Cette abbaye avoit été fondée, en 1202[156], par Jean de Nesle, châtelain
de Bruges, et par Eustache, sa femme, au milieu d'un bois, dans un lieu
nommé _le Batiz_, situé au diocèse de Noyon, sous le titre de _la franche
abbaye de Notre-Dame-aux-Bois_. Elle s'y maintint florissante jusqu'au
milieu du dix-septième siècle, que le passage des gens de guerre, les
incursions des ennemis, et la crainte de se voir exposées à toutes les
horreurs de la guerre, déterminèrent ses religieuses à la quitter, et à
venir, en 1650, implorer la protection de la reine Anne d'Autriche. Leur
espérance ne fut pas trompée, et la pieuse princesse leur fournit, peu de
temps après, l'occasion et les moyens de se fixer à Paris. Nous avons
parlé, dans la description du quartier Saint-Antoine, de quelques
religieuses Annonciades arrivées de Bourges dans cette capitale, établies
successivement dans deux endroits différents, et forcées enfin, en 1654,
de quitter leur dernier asile, situé dans la rue de Sèvre, près des
Petites-Maisons. Ce fut cette demeure abandonnée que les religieuses de
l'Abbaye-aux-Bois achetèrent, non pour y former un établissement fixe,
mais pour y rester jusqu'à ce que les événements leur permissent de
retourner dans leur première habitation. Elles avoient commencé à faire
réparer les bâtiments de ce monastère, et quelques unes d'entre elles y
étoient déjà retournées, lorsqu'en 1661 un incendie consuma l'église et
les lieux réguliers. Cet accident les détermina à se fixer entièrement
dans leur maison de Paris, et à y faire transférer les titres et les biens
de l'abbaye. Le pape et les supérieurs donnèrent leur consentement à cette
translation, et le roi les y autorisa par des lettres-patentes délivrées
en 1667. En 1718 on construisit une nouvelle église, dont la première
pierre fut posée par la duchesse d'Orléans, et qui fut dédiée, en 1720,
sous le nom de _Notre-Dame_ et de _Saint-Antoine_. Ces religieuses
suivoient la règle de Cîteaux[157].

          [Note 156: _Histoire de Paris_, tome 4, page 183.]

          [Note 157: Les bâtiments sont habités par des particuliers.
          L'église rendue au culte est maintenant l'une des paroisses
          succursales de Paris, et l'une des plus pauvrement décorées
          de cette capitale.]


     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, une descente de croix; par _Canis_.


LE PRIEURÉ DE NOTRE-DAME-DE-CONSOLATION, DIT DU CHASSE-MIDI.

Des religieuses Augustines de la congrégation de Notre-Dame, établies
à Laon pour l'instruction gratuite des jeunes filles, crurent que
l'exercice de leur ministère seroit plus utile à Paris que dans le
monastère qu'elles habitoient. Elles y vinrent en 1633, achetèrent, en
1634, des sieurs et dame Barbier, l'emplacement sur lequel leur
monastère étoit bâti, et, d'après le consentement de l'abbé de
Saint-Germain, obtinrent, dans la même année, des lettres-patentes qui
confirmèrent leur établissement. Leur chapelle fut bénite sous
l'invocation de saint Joseph, dont elles ajoutèrent le nom à celui de
leur institut.

Soit que leurs revenus fussent trop modiques, soit qu'ils n'eussent
pas été administrés avec la prudence et l'économie nécessaires,
leurs affaires se trouvèrent dans un tel dérangement, que, par
arrêt du 3 mars 1663, il fut ordonné que leur maison seroit vendue
par décret. Avant que cet arrêt eût été rendu, et pendant le cours
de la procédure qui l'avoit amené, ces religieuses, pour prévenir
l'extinction de leur monastère, avoient su intéresser en leur
faveur la vertueuse abbesse de Malnoue, madame Marie-Éléonore de
Rohan, lui offrant, si elle vouloit leur accorder sa protection,
d'embrasser la règle de saint Benoît, et de se mettre sous sa
dépendance. En conséquence du concordat qui fut passé entre elles
et cette illustre dame, leur maison fut rachetée en 1669 de ses
propres deniers; les religieuses obtinrent la permission de prendre
l'habit et la règle de saint Benoît, et le roi autorisa ces
changements par des lettres-patentes de la même année, dans
lesquelles l'érection de ce prieuré est approuvée sous le nom de
_Religieuses bénédictines de Notre-Dame-de-Consolation-du-Chasse-Midi_.
Depuis ce temps les abbesses de Malnoue n'ont eu d'autre droit que
celui de confirmer l'élection des prieures de ce couvent, sans
pouvoir ni les changer ni les rejeter[158].

          [Note 158: L'église a été détruite, et les bâtiments sont
          devenus des habitations particulières.]

En 1737 ces religieuses entreprirent de faire bâtir une nouvelle
église. La première pierre en fut posée par le cardinal de Rohan, et
la seconde par madame de Mortemart. Elle fut achevée dès l'année
suivante, et bénite solennellement le 20 mars par le supérieur de
cette maison.


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, un tableau représentant le Christ entre la
     Vierge et saint Jean; sans nom d'auteur.

     Dans la nef, plusieurs tableaux représentant des sujets pris dans
     la vie de la sainte Vierge; également sans nom d'auteur.


     SÉPULTURES.

     Dans cette église se lisoit l'épitaphe de madame de Rohan, morte
     en 1681, au milieu de ce petit troupeau qui lui devoit sa
     conservation, et qu'elle avoit édifié par ses vertus[159].

               [Note 159: Cette épitaphe étoit de Pélisson: Nous la
               citerons, quoique longue, parce qu'elle nous semble
               digne d'être remarquée:

                    ICI REPOSE

                    Très illustre et vertueuse princesse
                    Marie-Éléonore de Rohan, premièrement abbesse de
                    Caen, puis de Malnoue, seconde fondatrice de ce
                    prieuré, qu'elle redonna à Dieu, et où elle voulut
                    finir ses jours. Plus révérée par ses grandes
                    qualités que par sa haute naissance, le sang des
                    rois trouva en elle une ame royale: en sa
                    personne, en son esprit, en toutes ses actions,
                    éclata tout ce qui peut rendre la piété et la
                    vertu plus aimables. Sa professions fut son choix,
                    et non pas celui de ses parents: elle leur fit
                    violence pour ravir le royaume des cieux. Capable
                    de gouverner des états autant que de grandes
                    communautés, elle se réduisit volontairement à une
                    petite, pour y servir, avec le droit d'y
                    commander. Douce aux autres, sévère à elle-même,
                    ce ne fut qu'humanité au dehors, qu'austérité au
                    dedans. Elle joignit à la modestie de son sexe le
                    savoir du nôtre; au siècle de Louis-le-Grand, rien
                    ne fut ni plus poli, ni plus élevé que ses écrits:
                    Salomon y vit, y parle, y règne encore, et Salomon
                    en toute sa gloire. Les constitutions qu'elle fit
                    pour ce monastère serviront de modèle pour tous
                    les autres. Comme si elle n'eût vécu que pour sa
                    sainte postérité, le même jour qu'elle acheva son
                    travail, elle tomba dans une maladie courte et
                    mortelle, et y succomba le 8 d'avril 1681, en la
                    cinquante-troisième année de son âge. Jusqu'en ses
                    derniers moments, et dans la mort même, bonne,
                    tendre, vive et ardente pour tout ce qu'elle
                    aimoit, et surtout pour son Dieu. Tant que cette
                    maison aura des vierges épouses d'un seul époux,
                    tant que le monde aura des chrétiens, et l'Église
                    des fidèles, sa mémoire y sera en bénédiction:
                    ceux qui l'ont vue n'y pensent point sans douleur,
                    et n'en parlent point sans larmes.

                    Qui que vous soyez, priez pour elle, encore qu'il
                    soit bien plus vraisemblable que c'est maintenant
                    à elle à prier pour nous; et ne vous contentez pas
                    de la regretter ou de l'admirer, mais tâchez de
                    l'imiter et de la suivre.

                    Soeur Françoise de Longaunay, première prieure de
                    cette maison, sa plus chère fille, l'autre moitié
                    d'elle-même, dans l'espérance de la rejoindre
                    bientôt, lui a fait élever ce tombeau.

                    Le moindre et le plus affligé de ses serviteurs
                    eut l'honneur et le plaisir de lui faire cette
                    épitaphe, où il supprima, contre la coutume,
                    beaucoup de justes louanges, et n'ajouta rien à la
                    vérité.]


LES FILLES DE SAINT-THOMAS-DE-VILLENEUVE.

Cette communauté reconnoît pour son fondateur le P. Ange Proust,
augustin réformé de la province de Bourges, et qui étoit, en 1659,
prieur du couvent de Lamballe en Bretagne. Animé d'un zèle ardent de
charité, il résolut de ranimer cette vertu dans le canton qu'il
habitoit, voyant que le nombre des pauvres et des malades y étoit
considérable, parce que la misère étoit grande, et qu'on n'avoit
généralement ni le courage ni l'instruction nécessaires pour procurer
à ces infortunés des secours efficaces. Ses discours et ses exemples
réveillèrent l'humanité dans tous les coeurs, et il ne tarda pas à
former une congrégation de filles destinée à rétablir les hôpitaux et
à les desservir. L'utilité d'un tel établissement se fit sentir dès le
premier moment; Louis XIV, à qui on en rendit compte, le confirma par
des lettres-patentes données en 1661, avec autorisation de créer de
semblables sociétés dans tous les endroits où elles seroient jugées
nécessaires pour servir les malades dans les hôpitaux, pourvoir à leur
subsistance, élever gratuitement les pauvres filles orphelines, et
même recevoir les personnes du sexe qui voudroient faire des retraites
de piété.

Cette institution se répandit bientôt, tant en Bretagne que dans les
provinces, avec un succès égal à toutes les espérances qu'on en avoit
conçues. Quoiqu'il y en eût déjà plusieurs à Paris du même genre, les
besoins extrêmes d'une aussi grande ville firent penser qu'il seroit
utile d'y attirer les Filles de Saint-Thomas-de-Villeneuve. Elles y
vinrent donc en 1700, et le roi leur permit d'avoir dans cette
capitale une maison particulière, tant pour élever des sujets propres
à remplir cette charitable vocation que pour servir de retraite aux
soeurs devenues inutiles par l'âge ou par les infirmités, et devenir
ainsi le chef-lieu à l'institut. Elles s'établirent, dès ce temps-là,
rue de Sèvre, où elles sont restées jusque dans les derniers temps.

Louis XV confirma leur établissement en 1726, et leur permit
d'acquérir jusqu'à vingt mille livres de rente pour l'entretien de
quarante soeurs. Ces filles étoient hospitalières, et suivoient la
règle de saint Augustin; mais elles ne faisoient que des voeux
simples.

Après la mort du P. Proust, leur instituteur, arrivée en 1697, elles
élurent le curé de Saint-Sulpice pour supérieur-général, titre que ses
successeurs ont gardé jusqu'à la fin. Ces filles avoient encore un
hospice dans la rue Copeau, et étoient de plus chargées de diriger la
maison de l'Enfant-Jésus, dont nous ne tarderons pas à parler[160].

          [Note 160: Ces filles ont été réinstallées dans leur
          maison.]


LES PETITES-MAISONS.

Cet hôpital a été bâti sur l'emplacement qu'occupoit autrefois celui
de Saint-Germain, lequel étoit vulgairement nommé _la maladrerie
Saint-Germain_. On ne trouve aucune trace de son origine; mais comme
la _lèpre_ ou _ladrerie_ étoit une maladie ancienne et assez commune,
il est à présumer que l'on créa des asiles pour les lépreux à Paris
avant le règne de Louis-le-Jeune, époque à laquelle le commissaire
Delamare place, sur son troisième plan, l'établissement de cette
maladrerie. Nous avons déjà dit que le caractère contagieux de leur
affreuse maladie ayant fait interdire l'entrée des villes aux lépreux,
les bâtiments destinés à les recevoir étoient toujours à une certaine
distance des portes: telles furent les maladreries de Saint-Lazare et
de Saint-Germain. C'est donc une grande erreur de la part de plusieurs
historiens de Paris[161], d'avoir dit que le _mal de Naples_ ayant
fait des progrès rapides dans cette capitale, la ville prit à loyer,
en 1497, une place vide au faubourg Saint-Germain, y fit construire à
la hâte des logements pour y recevoir ceux qui étoient attaqués de ce
mal, et que ce fut là l'origine de la maladrerie de Saint-Germain,
laquelle fut employée à cet usage jusqu'en 1544, époque à laquelle cet
hôpital fut détruit et l'emplacement vendu. Il est évident que ces
historiens se sont copiés les uns les autres, mêlant ainsi, sans la
moindre critique, des objets différents, et qui leur étoient
entièrement inconnus; il suffiroit de parcourir les titres de
Saint-Germain pour reconnoître que le maladrerie de cette abbaye
n'avoit jamais été affectée qu'aux lépreux; mais ces mêmes titres
désignoient: «une maison aboutissant par derrière au cimetière des
malades de la maladrerie, et dans la rue du Four une maison tenant,
d'une part, aux granges où furent les _malades de Naples_, de l'autre
part, au chemin qui tend de la rue du Four à la Justice.» Ce sont ces
granges qu'ils ont confondues avec l'hôpital Saint-Germain[162].

          [Note 161: _Histoire de Paris_, t. 2, p. 1060.--PIGANIOL, t.
          7, p. 391.--LABARRE, t. 5, p. 352.]

          [Note 162: JAILLOT, _Quart. du Luxembourg_, p. 86.]

Le parlement ayant été informé que les lépreux qui continuoient à se
retirer dans cette maladrerie, où la charité leur procuroit des
secours suffisants pour leur subsistance, ne s'en répandoient pas
moins par la ville pour y demander l'aumône, ce qui pouvoit avoir des
suites dangereuses, ordonna, en 1544, que les bâtiments en seroient
détruits, et les matériaux réservés pour en bâtir une autre dans un
lieu plus éloigné, ou vendus au profit des pauvres. Ces matériaux
furent effectivement vendus, ainsi que l'emplacement, contenant deux
arpents et demi, mais au profit du cardinal de Tournon, alors abbé de
Saint-Germain, qui revendiqua ses droits, auxquels le parlement eut
égard.

La ville acheta ce terrain en 1557, et y fit construire l'hôpital que
nous voyons aujourd'hui. Elle le destina à recevoir les mendiants
incorrigibles, les personnes pauvres, vieilles et infirmes, les femmes
sujettes au mal caduc, les teigneux, les fous et les insensés. Jean
Luillier de Boulencourt, président à la chambre des comptes, fut un de
ceux qui, par leurs libéralités, contribuèrent le plus à ce charitable
établissement. Il donna des rentes et des meubles, et fit élever
plusieurs des bâtiments qui le composent. La forme de leur
construction les fit appeler les _Petites-Maisons_, parce
qu'effectivement ces édifices étoient petits et séparés les uns des
autres. La chapelle, rebâtie en 1615, fut dédiée sous le titre de
Saint-Sauveur, et l'on bénit, en 1656, celle de l'infirmerie, sous
l'invocation de la sainte Vierge.

Cet hôpital, qui ne formoit qu'un seul et même établissement avec le
grand bureau des pauvres, étoit destiné, à l'époque où a commencé la
révolution, 1º pour quatre cents personnes vieilles et infirmes des
deux sexes; 2º pour les insensés; 3º pour ceux qui étoient affectés de
maladies honteuses; 4º pour les enfants teigneux[163]. Le
procureur-général en étoit le chef: il y avoit en outre huit
administrateurs[164].

          [Note 163: Le bâtiment destiné à cette dernière espèce de
          malades étoit séparé des autres et situé dans la rue de la
          Chaise. Nous aurons occasion d'en reparler.]

          [Note 164: Cet établissement est tel qu'il étoit avant la
          révolution; seulement on n'y reçoit plus que des personnages
          âgés et infirmes.]


LES FILLES DU BON-PASTEUR.

Cette communauté doit son établissement à Marie-Magdeleine de Ciz,
veuve du sieur Adrien de Combé. Née à Leyde d'une famille noble, mais
protestante, restée veuve à vingt-un ans, cette dame eut l'occasion de
venir à Paris et le bonheur d'y faire abjuration. Comme elle étoit
sans bien, et que cette action la fit abandonner par sa famille, le
curé de Saint-Sulpice, M. de la Barmondière, lui procura une pension
de 200 liv. sur l'économat de l'abbaye Saint-Germain, pension au moyen
de laquelle il la fit entrer dans une communauté; mais elle y resta
peu de temps, et revint demeurer sur la paroisse Saint-Sulpice. Elle y
étoit à peine, qu'un saint ecclésiastique, entre les mains duquel elle
avoit fait abjuration, vint la prier de se charger d'une pauvre fille
qui cherchoit à se retirer du désordre dans lequel elle avoit vécu, ce
que madame de Combé accepta très volontiers. Ceci se passoit en 1686.
Quelques autres jeunes personnes, tombées dans les mêmes fautes, et
touchées du même repentir, sollicitèrent une semblable faveur, et la
maison de cette dame devint en peu de temps une communauté de filles
pénitentes. Malgré le dénûment auquel elle étoit réduite, dénûment qui
approchoit de l'indigence, la pieuse directrice de ce foible troupeau
se confia à la Providence, et ne désespéra point du succès de sa
charitable entreprise. L'ardeur de son zèle dédaignant même toute
prudence humaine, elle ne craignit point d'offrir sa maison aux
infortunées victimes du libertinage que leur pauvreté empêchoit
d'entrer dans les asiles destinés à ces sortes de personnes. Louis XIV
eut connoissance des efforts prodigieux de madame de Combé, et
désirant contribuer au succès d'une si bonne oeuvre, il lui donna, en
1688, une maison située rue du Chasse-Midi, et confisquée sur un
protestant qui s'étoit retiré à Genève, et 1,500 livres pour y faire
les réparations convenables. On y construisit une chapelle, et la
messe y fut dite, pour la première fois, le jour de la Pentecôte de la
même année. Plusieurs personnes, excitées par l'exemple du monarque,
ajoutèrent à ses libéralités des dons considérables, qui fournirent à
cette vertueuse dame les moyens d'augmenter ses bâtiments, et de loger
jusqu'à deux cents filles. Elle mourut le 16 juin 1692, âgée seulement
de trente-six ans.

La maison du Bon-Pasteur étoit composée de deux sortes de personnes:
de filles qu'on nommoit _soeurs_, dont la conduite avoit toujours été
régulière, lesquelles se consacroient à la conversion et à la
sanctification des pénitentes, et de filles qui, touchées de la grâce
et revenues des égarements de leur jeunesse, suivoient, de leur plein
gré, les exemples des premières, et partageoient avec elles les
travaux, la retraite et la mortification. Elles jouissoient d'environ
10,000 liv. de rente, et travailloient en commun pour le soutien de la
maison[165].

          [Note 165: Les bâtiments de cette communauté sont maintenant
          habités par des particuliers.]


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, le Bon Pasteur; des deux côtés saint Pierre
     et saint Paul; sans nom d'auteur.


     SCULPTURES.

     Au milieu du retable de l'autel, un bas-relief doré représentant
     aussi le Bon Pasteur.

     Dans le sanctuaire, l'Adoration des Rois et la sépulture de
     Jésus-Christ, bas-reliefs.


HOSPICE DES HIBERNOIS.

Sauval parle de religieux Hibernois de l'observance de saint François,
qui, sous la conduite du P. _Diléon_, obtinrent, en 1653, de l'abbé de
Saint-Germain, la permission d'avoir un hospice dans ce faubourg[166],
et il ajoute qu'en conséquence ils prirent une petite maison rue du
Chasse-Midi. Il ne paroît pas que cet établissement ait été de longue
durée, car on n'en trouve nulle mention ni dans l'histoire de l'abbaye
ni sur les plans de cette époque.

          [Note 166: Tome Ier, page 494.]


FILLES DE L'ANNONCIATION.

Quelques historiens prétendent aussi qu'en 1698 il y avoit dans cette
rue une communauté de filles dite de l'_Annonciation_, qui tenoient
des écoles pour les jeunes personnes de leur sexe. Nous ignorons dans
quel temps elle a été établie et quand elle a cessé d'exister.


LES INCURABLES.

On doit la première pensée de ce charitable établissement à Mme
Marguerite Rouillé, épouse du sieur Jacques Le Bret, conseiller au
Châtelet. En 1632, elle donna pour cet effet, à l'Hôtel-Dieu de Paris,
une rente de 622 liv., avec les maisons et jardins qu'elle avoit à
Chaillot, sous la condition d'y établir un hôpital qu'on appelleroit
_les Pauvres incurables de Sainte-Marguerite_.

Dans le même temps, un saint prêtre nommé Jean Joullet, de Châtillon,
concevoit un dessein entièrement semblable. Le premier établissement
n'étoit pas encore entièrement fondé, et le projet du second étoit à
peine formé, que le cardinal de La Rochefoucauld résolut de faire
exécuter les intentions de M. Joullet, qui venoit de mourir, et de se
déclarer lui-même le fondateur et le bienfaiteur des pauvres
incurables. Il donna d'abord plusieurs sommés assez considérables,
pour déterminer les administrateurs de l'Hôtel-Dieu à céder dix
arpents sur dix-sept que possédoit cet établissement le long du chemin
de Sèvre, au delà des Petites-Maisons. C'est là que l'on commença à
élever le nouvel hospice. Madame Le Bret consentit à y transférer la
fondation qu'elle avoit ordonnée à Chaillot; le legs de feu M. Joullet
fut appliqué à cette maison; et de nouvelles libéralités, tant de la
part du cardinal que d'une personne qui ne voulut pas se faire
connoître, fournirent les moyens de monter trente-six lits dans deux
salles, pour un nombre égal de malades des deux sexes. Des
lettres-patentes confirmèrent cet établissement en 1637, et l'abbé de
Saint-Germain donna, la même année, son consentement.

Cet hôpital étoit sous la même administration que celui de
l'Hôtel-Dieu; mais les revenus en étoient séparés et employés au seul
usage des incurables. Les fondations s'en sont successivement accrues,
et l'on y comptoit, avant la révolution, près de quatre cents lits,
qui étoient à la nomination des administrateurs, des curés et des
héritiers des fondateurs. Les malades y étoient servis avec beaucoup
de soins par les soeurs de la Charité[167].

          [Note 167: Cet hôpital est resté tel qu'il étoit avant
          1789.]


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, une Annonciation; par _Perrier_.

     Dans la chapelle à droite, une Fuite en Égypte; par _Philippe de
     Champagne_.

     Dans la chapelle à gauche, l'Ange gardien; par le même.


     SCULPTURES.

     Dans la salle des hommes, les bustes de saint Charles-Borromée,
     de saint François-de-Salles, du cardinal de la Rochefoucauld, et
     de M. Camus, évêque de Bellay; les deux premiers par _Durand_, et
     les deux autres par _Buister_.


     SÉPULTURES.

     Dans l'église avoient été inhumés Jean-Pierre Camus, évêque de
     Bellay, mort en 1652.

     Jean-Baptiste Lambert, l'un des bienfaiteurs de cette maison,
     mort en 1644.

     Matthieu de Morgues, aumônier de Marie de Médicis, mort en 1670.

     Au bas des marches du grand autel avoient été déposées les
     entrailles du cardinal de la Rochefoucauld, mort en 1645.

     Dans la salle des hommes, on lisoit l'épitaphe de Pierre
     Chandelier, auditeur en la chambre des comptes, et l'un des
     administrateurs de cette maison, mort en 1679.


LES BÉNÉDICTINES DE NOTRE-DAME-DE-LIESSE.

Ces religieuses, établies en 1631 à Rhétel, diocèse de Reims, se
virent forcées, par la marche des gens de guerre dans cette province,
et par les désordres qu'ils y commettoient, de venir, dès 1636,
chercher un asile à Paris. Elles y louèrent, du consentement de l'abbé
de Saint-Germain, une maison rue du Vieux-Colombier, où elles
reprirent les exercices de leur institut, dont l'éducation des jeunes
filles étoit le principal objet. Madame Anne de Montafié, comtesse de
Soissons, s'étoit déclarée leur fondatrice en leur assignant 2,000
liv. de rente; et madame de Longueville avoit bien voulu joindre à
cette dotation une rente de 500 liv. Mais ces deux sommes étoient
encore bien insuffisantes pour une communauté qui n'avoit ni maison ni
chapelle, et qui avoit déjà reçu huit novices, lorsque la Providence
lui fournit une occasion favorable de former un établissement fixe et
avantageux.

Mme Marie Brissonet, veuve de M. Le Tonnelier, conseiller au grand
conseil, avoit donné, en 1626, à trois saintes filles une pièce de terre
de trois arpents et demi sur le chemin de Sèvre, au lieu dit _le Jardin
d'Olivet_, à l'effet d'y faire construire une maison, dans laquelle on
éleveroit de jeunes filles, en attendant qu'on pût réunir les fonds
nécessaires pour y faire construire un monastère de religieuses. Les
bâtiments et la chapelle avaient été achevés en 1631; mais cette petite
communauté n'ayant point de revenus assurés, et n'ayant pu obtenir de
lettres-patentes, Barbe Descoux, l'une des trois personnes que nous
venons de citer, et qui en étoit alors supérieure, crut prendre un parti
convenable, et même remplir les intentions de la fondatrice, en cédant
cette maison aux religieuses de Notre-Dame-de-Liesse. Cette cession,
datée de 1645, et autorisée par lettres-patentes de la même année, fut
faite sous la condition de réciter certaines oraisons, d'y conserver les
filles séculières qui s'y trouvoient alors, et d'admettre à la
profession religieuse celles qui voudroient l'embrasser. Cependant,
malgré de telles dispositions, qui tendoient à l'augmentation de cette
communauté, douze ans s'étoient à peine écoulés qu'elle se trouvoit
réduite à dix ou douze religieuses. Quelques personnes intéressées
essayèrent de profiter de cette conjoncture pour s'introduire à leur
place; mais cette tentative n'eut aucun succès, et des lettres du roi,
envoyées en 1657 à l'abbé de Saint-Germain, lui défendirent de permettre
aucun changement. La chapelle de ce couvent ne fut bâtie qu'en 1663.

La prieure de ce monastère étoit à vie ou triennale, suivant la
volonté de sa communauté, à qui appartenoit l'élection.


HOSPICE DE SAINT-SULPICE.

Cet hôpital fut institué sur la fin de l'année 1778, et par ordre du
roi, dans les bâtiments de _Notre-Dame-de-Liesse_, dont la communauté
venoit de s'éteindre. Il étoit destiné aux indigents de cette paroisse,
la plus nombreuse de Paris, et disposé de la manière la plus salubre et
la plus commode pour recevoir et soigner cent vingt malades. Quatorze
soeurs de la Charité, aidées de quelques officiers subalternes, en
faisoient le service; et les pauvres y étoient reçus sur un billet du
curé de Saint-Sulpice ou de celui du Gros-Caillou[168].

          [Note 168: Cet établissement existe encore sous le nom
          d'_Hospice de madame Necker_.]


LA COMMUNAUTÉ DES FILLES DE L'ENFANT-JÉSUS.

Tous nos historiens prétendent que cette maison fut fondée par la
reine, épouse de Louis XV, à l'occasion de la naissance du duc de
Bourgogne; Jaillot seul lui donne une autre origine: il dit qu'au
commencement du siècle dernier on avoit établi, sous le titre de
l'_Enfant-Jésus_, une pension sur un terrain assez étendu entre les
chemins de Sèvre et de Vaugirard. Elle passa depuis en plusieurs mains
jusqu'à l'année 1724, que le bail en fut cédé à M. Languet de Gergi,
curé de Saint-Sulpice, par M. de Raphælix, supérieur de la communauté
des Gentilshommes[169]. Le respectable pasteur en fit l'acquisition
quelques années après (en 1732), dans l'intention d'y établir un
hôpital destiné aux pauvres filles ou femmes malades de sa paroisse.
Toutefois, sans abandonner ce projet, il crut devoir le modifier au
moment de l'exécution, et le rendre en même temps profitable à la
noblesse indigente. Trente jeunes demoiselles de qualité furent donc
placées dans cette maison pour y être instruites et élevées d'une
manière convenable à leur naissance, et sur le modèle de la maison
royale de Saint-Cyr. Des lettres-patentes autorisèrent, en 1751, un si
utile établissement. Au lieu d'y recevoir des malades, comme il
l'avoit résolu d'abord, M. Languet se contenta de faire construire des
bâtiments dans lesquels se rendoient tous les jours des filles ou
femmes pauvres, auxquelles on procuroit du travail, et que l'on
mettoit ainsi dans le cas de gagner leur vie sans être à charge à la
paroisse. Les jeunes demoiselles mêloient aux instructions solides ou
brillantes qu'elles recevoient tous les soins du ménage, de la
basse-cour, de la laiterie, du blanchissage, de la lingerie, etc., et
acquéroient ainsi ces qualités plus précieuses mille fois que les
talents agréables, qui devoient un jour en faire des épouses
vertueuses et de bonnes mères de famille.

          [Note 169: Cette communauté, fondée en 1676, ne subsistoit
          plus à cette époque.]

On comptoit, dit-on, dans les derniers temps, plus de huit cents pauvres
femmes qui alloient tous les jours chercher leur subsistance à
_l'Enfant-Jésus_, et que l'on y occupoit à différents travaux, surtout
à filer du lin et du coton. Les filles de Saint-Thomas-de-Villeneuve
avoient la direction de cette communauté[170].

          [Note 170: Ses bâtiments servent maintenant d'hôpital aux
          pauvres enfants malades.]


LES RELIGIEUSES DE NOTRE-DAME-DES-PRÉS.

Nous sommes parvenus, en décrivant ces diverses institutions, jusqu'à
l'extrémité occidentale du quartier; il faut maintenant y rentrer par
la rue de Vaugirard, pour parvenir à son extrémité opposée. Cette
partie de son territoire renferme les plus remarquables de ses
édifices et de ses établissements.

Le premier monastère qui se présentoit autrefois à l'extrémité de
cette rue, étoit celui des religieuses de Notre-Dame-des-Prés: il
tiroit son origine d'un couvent de religieuses bénédictines, fondé en
1627, à Mouzon, dans le diocèse de Reims, par madame Henriette de La
Vieuville, veuve d'Antoine de Joyeuse, comte de Grandpré. La guerre
ayant forcé ces religieuses, en 1637, de quitter leur demeure,
Catherine de Joyeuse, fille de la fondatrice, et prieure perpétuelle
de ce couvent, obtint de M. de Gondi la permission de s'établir à
Picpus avec ses religieuses; mais dès 1640 le prétexte de cette
translation ayant cessé, elles retournèrent à Mouzon, où elles
restèrent jusqu'en 1671. Vers cette époque le roi ayant jugé à propos
de faire détruire les fortifications de cette petite ville, près
desquelles leur monastère étoit situé, on leur permit de revenir à
Paris et de s'y fixer. Cette seconde permission leur fut donnée sur la
fin de l'année 1675; et elles s'établirent alors rue du Bac, attendant
l'occasion de se procurer une maison convenable. Sans entrer dans les
discussions qui se sont élevées entre les historiens, pour savoir au
juste dans quelle année elles achetèrent la maison qu'elles
habitoient[171], il nous suffit de dire qu'elles demeurèrent quatorze
ans dans cette rue, et ne vinrent s'établir dans la rue de Vaugirard
qu'en 1689.

          [Note 171: SAUVAL, t. Ier, p. 600.--_Gallia Christ._, t. 7,
          col. 646.]

Elles n'y demeurèrent qu'environ cinquante ans. Un concours de
circonstances fâcheuses ayant diminué par degrés les revenus de leur
maison, ces religieuses se trouvèrent hors d'état de subvenir à leurs
dépenses les plus nécessaires, et même de satisfaire aux engagements
qu'elles avoient contractés. Il fallut, dans ces extrémités,
transférer en d'autres monastères dix religieuses qui s'y trouvoient
encore en 1739. Le décret de suppression de l'archevêque, confirmé par
lettres-patentes, fut donné le 18 avril 1741. En conséquence, la nuit
du 30 au 31 août suivant, on exhuma les corps qui y étoient enterrés:
ils furent transportés dans l'église Saint-Sulpice, et inhumés dans un
caveau de la croisée méridionale.

Plusieurs auteurs ont donné le nom d'_abbaye_ à ce monastère: ce
n'étoit qu'un prieuré perpétuel. Ses religieuses avoient pris le nom
de _Notre-Dame-des-Prés_, parce qu'un bref d'Innocent X avoit réuni,
en 1649, à leur maison un monastère de Guillemites, fondé, en 1248,
par Jean, comte de Rhétel, en un lieu appelé _les Prés Notre-Dame_,
paroisse de Louvergni, diocèse de Reims.


LES FILLES DE SAINTE-THÈCLE.

On ignore dans quel temps et par qui fut instituée cette communauté,
détruite au commencement du siècle dernier. On sait seulement qu'en
1678 ces religieuses demeuroient déjà rue de Vaugirard, et qu'en 1697
M. de Noailles, archevêque de Paris, approuva les règlements qu'elles
avoient suivis jusqu'alors, lesquels avoient pour objet d'instruire
les jeunes filles, et de leur apprendre à travailler, de donner un
asile aux femmes de chambre et servantes qui n'avoient point de
condition, et de tenir des écoles gratuites. Trois ans après elles
allèrent habiter, dans la même rue, au coin de celle de
Notre-Dame-des-Champs, une maison sans doute plus commode, et devenue
vacante par la suppression d'une autre communauté que M. Moni, prêtre
de la communauté de Saint-Sulpice, avoit établie sous le nom de
_Filles de la mort_. Les filles de Sainte-Thècle se nommoient alors
simplement _Filles de Saint-Sulpice_; elles prirent, peu de temps
après, le nom de cette sainte, à l'occasion d'une de ses reliques qui
fut déposée dans leur chapelle, et qu'on a depuis transportée à
Saint-Sulpice.

La modicité des revenus casuels de cette communauté, et les dettes
qu'elle avoit été forcée de contracter, mirent les soeurs qui la
composoient dans la nécessité de vendre leur maison, en se réservant
chacune une pension. M. Languet de Gergi, curé de Saint-Sulpice, en
fit l'acquisition en 1720, au profit des orphelins de sa paroisse.


LES CARMES DÉCHAUSSÉS.

Nous avons parlé de l'origine de l'ordre de Notre-Dame-du-Mont-Carmel,
et de la réforme que sainte Thérèse introduisit parmi ses
religieuses[172]. Elle avoit également conçu le projet hardi de la
faire adopter par les hommes de son ordre, et sans doute elle n'eût pu
vaincre tous les obstacles qui s'élevèrent contre son exécution, si la
Providence n'eût suscité un religieux d'un caractère propre à en
assurer le succès. Jean d'Yépès, dit depuis Jean de saint Mathias, et
révéré dans l'Église sous le nom de _saint Jean de la croix_, voulut
être le compagnon des travaux de cette femme extraordinaire, prit
l'esprit de la réforme, l'embrassa dans toute sa rigueur, et la
conseilla par ses discours en même temps qu'il la prêchoit par ses
exemples. Elle fit d'abord de grands progrès en Espagne, et se
répandit ensuite si rapidement et avec tant de succès en Italie, que
Paul V, prévoyant les services que cet ordre pourroit rendre à
l'Église de France, écrivit en 1610 à Henri IV, pour l'engager à le
recevoir dans son royaume. Deux carmes déchaussés, les pères Denis _de
la mère de Dieu_, et de Vaillac, dit _de Saint-Joseph_, étoient
porteurs de ce bref, et venoient d'entrer en France, lorsqu'ils
reçurent la nouvelle inopinée de la mort de ce grand roi. La douleur
qu'ils en ressentirent ne les empêcha point de continuer leur voyage;
ils arrivèrent à Paris au mois de juin, et logèrent d'abord aux
Mathurins, ensuite au collége de Cluni. Présentés au roi et à la
reine-mère par le nonce du pape et par le cardinal de Joyeuse, ces
pères obtinrent, l'année suivante, des lettres-patentes portant
permission de s'établir à Paris et à Lyon. Ayant obtenu également le
consentement de M. de Gondi, archevêque de Paris, ils prirent
possession d'une grande maison et d'un jardin fort étendu, situés dans
la rue de Vaugirard, qu'ils avoient obtenus des libéralités de M.
Nicolas Vivien, maître des comptes. On bâtit à la hâte les bâtiments
nécessaires, et l'on fit une chapelle dans une salle qui avoit
autrefois servi de prêche aux protestants. Cependant, dès ce moment,
on formoit le projet d'en construire une plus grande; et elle le fut
en effet en 1611, aux frais de M. Jean du Tillet de La Buissière,
greffier du parlement; mais le concours des fidèles devenant de jour
en jour plus considérable, le parti fut pris de rebâtir et l'église
et le couvent en entier. M. Vivien, comme fondateur, y mit la première
pierre le 7 février 1613, et le 20 juillet de la même année, Marie de
Médicis posa celle de l'église, qui subsiste encore aujourd'hui[173].
Elle fut achevée et bénite en 1620, par Charles de Lorraine, évêque de
Verdun, puis dédiée, en 1625, sous l'invocation de _saint Joseph_, par
Éléonor d'Estampes de Valençai, évêque de Chartres.

          [Note 172: _Voyez_ tom. 3, 2e partie, p. 466.]

          [Note 173: _Voyez_ pl. 188.]

On a remarqué que cette église est la première qui ait eu saint Joseph
pour patron, et dans laquelle on ait dit les prières de quarante
heures pendant les trois jours qui précèdent le carême. On peut
ajouter que son dôme est le premier qui ait été construit à Paris, si
l'on en excepte celui de la chapelle de Notre-Dame, aux
Petits-Augustins.


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, dont la décoration avoit été faite aux frais
     du chancelier Seguier, la Présentation au temple; par _Quentin
     Varin_.

     Dans une chapelle, l'apparition de Notre-Seigneur à sainte
     Thérèse et à saint Jean de La Croix; par _Corneille_.

     Deux autres grands tableaux; par _Sève_ aîné.

     Sur le dôme, le prophète Élie enlevé au ciel; par _Bertholet
     Flamael_.

     Dans le chapitre, les quatre Évangelistes, une Fuite en Égypte
     et un portement de croix.


     SCULPTURES.

     Dans la chapelle de la Vierge, sa statue en marbre blanc; par
     _Antonio Raggi_, dit le _Lombard_, d'après un modèle de
     _Bernin_[174].

               [Note 174: Cette statue, vantée comme un chef-d'oeuvre
               dans toutes les descriptions de Paris, et qui étoit un
               présent fait aux Carmes-Déchaussés par le cardinal
               Barberin, a été déposée dans une des chapelles de la
               cathédrale. C'est un ouvrage très médiocre.]


     SÉPULTURES.

     Dans cette église avoit été inhumé Éléonor d'Estampes de
     Valençay, évêque de Chartres, depuis archevêque de Reims, mort en
     1651.

     Une tombe de bronze, ornée de bas-reliefs, fermoit l'entrée du
     caveau où l'on enterroit les religieux; elle avoit été exécutée
     sur les dessins d'_Oppenord_.

Le monastère étoit vaste, mais n'avoit rien que de très simple dans sa
construction. La seule chose qu'on y remarquât, c'étoit la blancheur
extrême des murs, enduits d'une sorte de stuc aussi brillant que le
marbre, et dont la composition a été pendant long-temps un secret très
soigneusement gardé par ces religieux, qui en étoient les inventeurs.
C'est l'espèce d'enduit connu depuis sous le nom de _blanc des
carmes_. Ils étoient aussi les inventeurs de l'_eau de Mélisse_, dont
ils faisoient tous les ans un débit considérable.

La bibliothèque, distribuée en deux pièces, contenoit environ douze
mille volumes, parmi lesquels il y avoit quelques manuscrits précieux.
Les jardins étoient vastes et bien cultivés.

Indépendamment de l'espace qu'occupoit leur couvent, les carmes
déchaussés possédoient autour de leur cloître de grandes portions de
terrain sur lesquelles ils avoient fait bâtir, vers la fin du siècle
dernier, plusieurs beaux hôtels qui donnoient dans la rue du Regard et
dans la rue Cassette; ces propriétés nouvelles, dont ils tiroient un
grand revenu, avoient rendu leur couvent l'un des plus riches de
l'ordre[175].

          [Note 175: Une partie des bâtiments a été détruite, et sur
          cet emplacement on a percé une rue nouvelle qui donne dans
          celle de Vaugirard. L'église a été rendue au culte: l'autre
          portion du couvent est habitée par des religieuses
          carmélites.]


LES RELIGIEUSES DU PRÉCIEUX SANG.

La réforme ayant été introduite dans un monastère de l'ordre de
Cîteaux établi à Grenoble, les religieuses qui l'avoient reçue
cherchèrent les moyens de la faire adopter dans d'autres couvents ou
d'en fonder de nouveaux. Ce fut dans cette intention qu'elles
sollicitèrent de l'abbé de Saint-Germain la permission de s'établir
dans l'étendue de sa juridiction, ce qu'il leur accorda en 1635. Elles
obtinrent des lettres-patentes à cet effet, et soutenues des bienfaits
de madame la duchesse d'Aiguillon, achetèrent, rue Pot-de-Fer, au coin
de la rue Mézière, une grande maison dans laquelle elles entrèrent dès
1636. Toutefois, pour s'y établir, ces religieuses contractèrent des
dettes qu'il leur fut impossible d'acquitter, et qui les mirent dans
la nécessité d'abandonner, en 1656, leur demeure à leurs créanciers,
et d'aller se loger, rue du Bac, dans une maison prise à loyer[176].

          [Note 176: Cette maison a fait depuis partie du séminaire
          des Missions-Étrangères.]

Plusieurs personnes charitables, touchées de leur situation
malheureuse, vinrent alors à leur secours, et, par leurs libéralités,
les mirent en état de se procurer bientôt un établissement plus
solide. Elles achetèrent donc, en 1658, une grande maison située rue
de Vaugirard; la chapelle en fut bénite le 20 février de l'année
suivante, sous le titre du _Précieux sang de Notre-Seigneur_, et le
même jour elles furent mises sous la clôture dans ce nouveau
monastère, qu'elles agrandirent depuis par l'acquisition, faite en
1662 et 1666, de deux maisons adjacentes.

Nous venons de dire que la chapelle étoit sous l'invocation du
précieux sang de Notre-Seigneur. Ces religieuses avoient quitté,
depuis quatre ans, le titre de _Sainte-Cécile_, qu'elles portoient
dans l'origine, pour prendre celui-ci, en vertu d'un voeu particulier
qu'elles avoient fait de se consacrer au culte du précieux sang d'une
manière spéciale. La permission d'en faire l'office leur fut accordée
en 1660.

Quoique ces religieuses fussent de l'ordre de Cîteaux, dont tous les
membres dépendoient de l'abbé, elles étoient cependant sous la
juridiction de l'ordinaire. Leur supérieure, élue par le chapitre,
étoit triennale[177].

          [Note 177: Les bâtiments de ce couvent sont habités par des
          particuliers.]


LES RELIGIEUSES DE LORRAINE.

Sauval, qui fait venir les religieuses du _Précieux sang_ tantôt de
Provence, tantôt de Grenoble[178], dit qu'en 1659 elles allèrent
demeurer rue de Vaugirard, dans un monastère qu'avoient habité les
religieuses de Lorraine. Il n'existe aucune preuve de cette
assertion, qui n'a été adoptée que par un seul historien[179]. Il est
certain toutefois que les religieuses _Annonciades_ du Saint-Sacrement
et de Saint-Nicolas en Lorraine furent obligées, en 1636, de venir
chercher un asile à Paris. Avec la permission de l'abbé de
Saint-Germain, elles s'établirent d'abord rue du Colombier, ensuite
rue du Bac, enfin dans la rue de Vaugirard. Leur sort n'y fut pas
heureux, car, en 1656, les lieux qu'elles occupoient furent vendus par
décret. Quatre religieuses du couvent de l'Assomption leur
succédèrent, y furent installées dans la même année, et alors le
couvent prit le nom de monastère de _la Présentation Notre-Dame_,
puis, en 1658, celui de _Notre-Dame de grâces_. Ce second
établissement ne réussit pas mieux que le premier; et l'on voit que,
dès 1664, elles furent également forcées de céder leur monastère à
leurs créanciers, et de se retirer dans la rue Saint-Maur, où elles
sont restées jusqu'en 1670, époque à laquelle cet hospice et plusieurs
autres furent supprimés.

          [Note 178: Tome Ier, pages 489 et 708.]

          [Note 179: Le Maire.]


NOVICIAT DES JÉSUITES.

La maison qui servoit de noviciat aux jésuites étoit située dans la
rue Pot-de-Fer. Avant l'édit donné en 1603 pour leur rétablissement,
ils n'avoient eu que deux maisons à Paris, le collége et la maison
professe. Cette circonstance leur parut favorable pour se procurer un
troisième établissement, destiné à éprouver et à former ceux qui
aspiroient à entrer dans leur société. Ils en obtinrent la permission
du roi en 1610; mais leur projet ne put être exécuté qu'en 1612,
époque à laquelle madame de Beuve leur transporta définitivement la
propriété de l'hôtel de Mézière, qu'elle avoit acheté deux ans
auparavant à leur intention. Les jésuites firent successivement
l'acquisition de plusieurs maisons voisines, en sorte que leur terrain
se trouvoit renfermé entre les rues Pot-de-Fer, Mézière, Cassette et
Honoré-Chevalier. À l'extrémité du jardin de l'hôtel Mézière existoit
alors une petite maison: ce fut sur son emplacement que M. François
Sublet des Noyers, secrétaire d'état, fit construire à ses dépens
l'église de cette communauté. La première pierre en fut posée par
Henri de Bourbon, abbé de Saint-Germain; commencée en 1630, elle fut
achevée en 1642, et bénite par l'évêque de Boulogne sous l'invocation
de _saint François-Xavier_.

Cette église, élevée sur les dessins et sous la conduite de frère
Martel-Ange, passoit autrefois pour une des constructions de ce genre
les plus régulières de Paris. L'intérieur étoit décoré de pilastres
doriques, à l'aplomb desquels s'élevoient des arcs-doubleaux enrichis
d'ornements d'architecture. Le portail, construit dans la forme
pyramidale, offroit deux ordres de pilastres dorique et ionique l'un
sur l'autre, avec les ressauts et les enroulements adoptés à cette
époque: cependant on peut remarquer que les lignes étoient ici moins
tourmentées que dans la plupart des décorations du même genre[180].

          [Note 180: _Voyez_ pl. 188. L'église n'existe plus: la
          maison avoit été détruite avant la révolution.]


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, richement décoré par Jules-Hardouin
     _Mansard_, sous la conduite de Robert _de Cotte_, saint
     François-Xavier ressuscitant un mort au Japon; par _Le
     Poussin_[181].

               [Note 181: Ce précieux tableau est dans la collection
               du Musée.]

     Dans les chapelles des croisées, la Vierge; par _Simon Vouet_.

     Jésus-Christ prêchant; par _Stella_.


     SCULPTURES.

     Un très beau Christ; par _Sarrazin_.


     SÉPULTURES.

     Dans cette église avoit été inhumé M. Sublet des Noyers, son
     fondateur, mort en 1645.


LES FILLES DE L'INSTRUCTION CHRÉTIENNE.

Cette communauté, connue aussi, dans le commencement de son
institution, sous le nom de _Filles de la très sainte Vierge_, étoit
située dans la rue Pot-de-Fer, du côté de celle de Vaugirard. On en
devoit l'établissement à la piété charitable de Marie de Gournai,
veuve de David Rousseau, l'un des marchands de vin du roi, morte en
odeur de sainteté le 4 août 1688. Son intention avoit été de
rassembler cinq à six femmes ou filles capables d'apprendre aux
pauvres personnes de leur sexe les devoirs du christianisme, à lire,
à écrire, et à acquérir une industrie suffisante pour se procurer
l'existence par leur travail. Quelques personnes vertueuses la
secondèrent dans cette utile entreprise, et l'on obtint des
lettres-patentes en 1657. Madame Rousseau y consacra une maison
qu'elle possédoit rue du Gindre, où cette communauté a subsisté
jusqu'en 1738, qu'on la transféra dans son dernier local, à la fois
plus vaste et mieux distribué. Cette maison étoit régie par une des
maîtresses, qui, conformément aux statuts, ne prenoit que le titre de
_soeur aînée_; dans les derniers temps on l'appeloit _soeur première_.
La chapelle étoit dédiée sous le titre de la _Conception de la sainte
Vierge_.

Ces filles, qui ne faisoient point de voeux, étoient recommandables
par le zèle et l'exactitude avec lesquels elles n'ont cessé, jusqu'au
dernier moment, de remplir tous les devoirs de leur institut[182].

          [Note 182: Cette maison est maintenant habitée par des
          particuliers.]


LES DAMES DU CALVAIRE.

On regarde le P. Joseph, ce capucin si fameux sous le ministère de
Richelieu, comme le premier instituteur de cet ordre. Il fut secondé
dans cette entreprise par madame Antoinette d'Orléans-Longueville,
restée veuve à vingt-deux ans par la mort de Charles de Gondi, marquis
de Belle-Isle, son époux. Elle s'étoit d'abord retirée dans le couvent
des Feuillantines de Toulouse, où elle avoit pris le voile en 1599.
Étant passée ensuite à Fontevrauld, elle en embrassa la règle, et fut
nommée coadjutrice de cette abbaye. C'est là, suivant toutes les
apparences, que, de concert avec le P. Joseph, elle établit à
Poitiers, dans un monastère de son ordre, la dévotion à la sainte
Vierge accablée de douleur à la vue de Jésus-Christ expirant sur la
croix, et qu'elle en fit l'objet d'une loi particulière. Par son bref
du 25 octobre 1617, le pape Paul V lui permit de sortir de l'ordre de
Fontevrauld, de prendre à Poitiers le nouvel habit qu'elle avoit
choisi pour son institut, d'y mener tel nombre de filles qu'elle
jugeroit à propos, et d'établir d'autres monastères semblables sous le
titre de _Notre-Dame du Calvaire_. Comme elle s'apprêtoit à profiter
de cette permission, elle mourut tout à coup l'année suivante.
Toutefois une mort si prématurée n'arrêta point les progrès de cet
ordre naissant: le P. Joseph en établit un couvent à Angers, et la
reine Marie de Médicis, qui étoit alors dans cette ville, s'en déclara
fondatrice. Elle fit plus: elle voulut procurer à ces religieuses un
établissement à Paris, dans l'enceinte même du palais qu'elle faisoit
bâtir. Le P. Joseph, qui lui en avoit inspiré le dessein, avoit en
même temps cherché à leur procurer de nouveaux appuis; et madame de
Lauzon, veuve d'un conseiller au parlement, entraînée par les
sollicitations et par l'autorité de ce grave personnage, promit 1,200
liv. de rente et un capital de 18,000 liv. pour les frais de
l'établissement. Ce fut sur de telles assurances que six religieuses
de Notre-Dame-du-Calvaire de Poitiers se rendirent à Paris à la fin
d'octobre 1620. Elles furent placées d'abord rue des Francs-Bourgeois,
près la porte Saint-Michel, dans une maison que madame de Lauzon leur
avoit fait préparer; l'année suivante leur ordre fut approuvé par une
bulle de Grégoire XV; et Marie de Médicis passa avec elles un contrat
de fondation, par lequel elle leur donnoit cinq arpents de terre
joignant son palais, et 1,000 livres de rente. Mais on s'aperçut
bientôt que les bâtiments d'une communauté élevés sur ce terrain
auroient offusqué les vues du palais de la reine; et cette
considération ayant déterminé à leur reprendre cette partie du don,
elles se virent obligées d'acheter, en 1622, deux hôtels voisins[183],
dans lesquels elles firent construire d'abord quelques cellules et une
petite chapelle. Trois ans après, Marie de Médicis fit bâtir la
chapelle que nous avons vue jusque dans les derniers temps qui ont
précédé la révolution, laquelle fut bénite, en 1631, par l'évêque de
Léon, et dédiée, en 1650, par celui de Quimper, sous l'invocation de
_saint Jean-Baptiste_. La reine fit aussitôt construire le choeur, la
tribune, le cloître, une chapelle intérieure, etc.; et des
lettres-patentes données en 1634 confirmèrent cet établissement.

          [Note 183: L'une de ces maisons se nommoit de _Montherbu_,
          l'autre, l'hôtel des _Trois Rois_. (JAILLOT.)]

L'intention du P. Joseph ayant été d'établir spécialement ce couvent
«pour honorer et imiter le mystère de la compassion de la Vierge aux
douleurs de son adorable Fils», on en avoit conservé le souvenir en
faisant sculpter sur la porte de la chapelle une _Notre-Dame de Pitié_
tenant son fils mort sur ses genoux. La façade offroit, en plusieurs
endroits, le chiffre de Marie de Médicis[184].

          [Note 184: Les bâtiments de cette maison servent maintenant
          de caserne à la gendarmerie d'élite.]


     CURIOSITÉS DE LA CHAPELLE.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, un Christ avec la Vierge, saint Jean et
     sainte Magdeleine; _par Philippe de Champagne._

     Jésus-Christ au jardin des Olives; par le même.

     Une Résurrection; par le même.

     Le Père Éternel entouré d'anges; par le même.


     SÉPULTURES.

     Dans cette chapelle avoit été inhumé:

     Pierre de Patris, premier maréchal-des-logis de Gaston, frère de
     Louis XIII, poète du XVIIe siècle, mort en 1671.


LE PALAIS D'ORLÉANS, DIT LE LUXEMBOURG.

C'étoit dans l'origine une grande maison accompagnée de jardins, que
M. Robert de Harlai de Sanci avoit fait bâtir vers le milieu du
seizième siècle; ce que prouve un arrêt de la cour des aides donné en
1564, dans lequel elle est qualifiée d'hôtel _bâti de neuf_. M. le duc
de Pinei-Luxembourg en fit depuis l'acquisition, et y ajouta, en 1583
et années suivantes, plusieurs pièces de terres contiguës pour
agrandir ses jardins. Enfin elle fut achetée en 1612 par la reine
Marie de Médicis. Le contrat de vente, passé le 2 avril de cette
année, dit «que cet hôtel consistoit en trois corps de logis, cour
devant et autres cours et jardins derrière, tenant aux héritiers
Pellerin, au pavillon appelé _la ferme du Bourg_, et au sieur de
Montherbu; d'autre part, aux terres naguère acquises par ledit sieur
duc de Luxembourg, par devant sur la rue de Vaugirard.... _Item_ le
parc... _Item_ une maison devant l'hôtel du Luxembourg, aboutissant
sur les rues de Vaugirard, Garancière et du Fer-à-Cheval.... _Item_
trois arpents quarante-deux perches et demie, tenant à la muraille des
Chartreux.... _Item_ sept quartiers de terre audit lieu.... _Item_
cinq quartiers de terre audit lieu, etc. Ladite vente faite moyennant
90,000 liv.»

L'année suivante, Marie de Médicis acheta la ferme de l'Hôtel-Dieu,
contenant sept arpents et demi. Elle y joignit vingt-cinq autres
arpents de terre au lieu appelé _le Boulevard_. En 1614 elle acquit
d'un particulier deux jardins, contenant ensemble environ deux mille
quatre cents toises de superficie, puis se fit céder plusieurs parties
du clos de Vignerei, qui appartenoient aux Chartreux et à divers
autres propriétaires. Ces religieux reçurent en échange des terres
situées sur le chemin d'Issi, qui depuis ont formé leur petit clos et
qu'ils ont possédées jusqu'au moment de la révolution[185].

          [Note 185: JAILLOT, _Quartier du Luxembourg_, p. 100 et
          seqq.]

Ce fut sur ce vaste emplacement que cette reine conçut le projet de
faire élever une demeure royale, et de l'entourer de jardins
somptueux. Les fondements en furent jetés en 1615, sous la direction
et sur les dessins de Jacques Desbrosses, architecte de cette
princesse; et l'on y travailla avec tant d'activité, qu'en peu
d'années cet édifice fut achevé. Il devoit porter le nom de palais
_Médicis_; mais la reine l'ayant légué à Gaston de France, son second
fils, duc d'Orléans, ce prince y fit mettre le sien, ainsi que le
témoignoit l'inscription restée sur la principale porte, jusqu'au
moment de la révolution. Toutefois il ne conserva ni l'un ni l'autre
de ces deux noms: l'ancienne habitude prévalut, et l'on continua de
l'appeler vulgairement palais _du Luxembourg_.

Échu depuis pour moitié à la duchesse de Montpensier, il lui fut
abandonné moyennant la somme de 500,000 liv. Une transaction faite en
1672 le fit passer ensuite à mademoiselle Élisabeth d'Orléans,
duchesse de Guise et d'Alençon, laquelle en fit don au roi en 1694. Ce
palais fut depuis occupé successivement par la duchesse de Brunswick
et par mademoiselle d'Orléans, reine douairière d'Espagne. Enfin,
étant rentré dans le domaine royal à la mort de cette princesse, Louis
XVI le donna, en 1779, à Monsieur, depuis Louis XVIII.

Le palais dont nous venons de donner l'historique occupe à Paris le
second rang après celui du Louvre; et plus uniforme dans toutes ses
parties, il avoit eu jusqu'à présent sur lui l'avantage d'être
entièrement terminé. On citeroit en Europe peu de monuments de ce
genre qui réunissent plus de grandeur et un ensemble plus achevé. Le
Bernin avouoit sincèrement qu'il n'en connoissoit point qui pût lui
être préféré.

Son plan présente une dimension de soixante toises en longueur, et de
cinquante sur les deux moindres côtés, qui sont ceux de la façade sur
la rue de Tournon, et de la partie correspondante qui donne sur le
jardin[186]. Ce plan, à la réserve du corps des bâtiments du jardin,
forme un carré presque exact, dont toutes les parties se correspondent
avec art et symétrie, avantage que l'on rencontre bien rarement dans
les grands édifices.

          [Note 186: _Voyez_ pl. 183 et 184.]

La simplicité du plan répond à sa régularité. Il se compose d'une
seule et vaste cour, environnée de portiques, et flanquée de quatre
corps de bâtiments carrés qu'on appelle pavillons[187]. La seule
irrégularité qu'on y remarque est causée par la saillie que produisent
les deux pavillons du fond de la cour sur les ailes des portiques
latéraux. Toutefois cette avance, qui annonce le corps principal du
bâtiment, étoit autrefois motivée en ce qu'elle venoit à la rencontre
d'une terrasse, pratiquée au devant de cette partie de l'édifice, et
dont l'effet étoit très agréable. La terrasse a été, depuis peu,
supprimée, pour donner aux voitures la facilité d'approcher du palais.

          [Note 187: _Voyez_ pl. 185.]

Du côté du jardin, il semble que le plan du monument eût été plus
heureux sans cette addition de deux énormes pavillons, qui, avec le
corps du milieu, doublent, dans cette partie, l'épaisseur du bâtiment,
et donnent un aspect lourd et massif à son élévation[188]. On sait que
ce genre de construction tire son origine des tours gothiques dont
jadis étoient flanqués nos vieux châteaux. Le type s'en est conservé
dans presque tous les édifices françois, et principalement dans les
monuments du dix-septième siècle et du précédent; mais si, de loin,
l'aspect y gagne, il n'en est pas ainsi de près, surtout lorsqu'on
veut faire un mélange de ces constructions avec les ordonnances
grecques, qui demandent surtout de l'égalité dans les lignes et de la
régularité dans les masses.

          [Note 188: _Voyez_ pl. 184.]

Toutefois ce défaut, quoique assez considérable, n'empêche pas que
l'élévation générale de ce palais ne mérite beaucoup d'éloges; et l'on
n'en connoît aucun dont l'aspect soit à la fois plus symétrique et
plus pittoresque. Ce double caractère est surtout remarquable dans la
façade qui donne sur la rue de Tournon. Rien de mieux conçu que la
disposition des deux pavillons, de la coupole qui s'élève au-dessus de
la porte, et l'accord qui règne entre ces trois masses pyramidales;
rien de plus heureux que cette idée de les lier ensemble par deux
terrasses, et jamais rapports d'ordonnance n'ont présenté un ensemble
plus harmonieux. Dans le principe, les corps de bâtiment qui forment
ces terrasses étoient _pleins_, c'est-à-dire qu'entre les pilastres
accouplés de l'ordonnance, régnoit un mur massif, coupé de bossages
dans le goût général de l'édifice. Ce plein présentoit sans doute à
l'oeil un repos toujours favorable à l'architecture; cependant on ne
sauroit dire qu'en ouvrant ce mur et en perçant ces massifs d'arcades,
en tout point semblables à celles de la cour, le palais y ait perdu.
Ces arcades s'accordent bien avec le reste de l'ordonnance,
introduisent de la légèreté dans l'ensemble, et peuvent même, à
quelques égards, passer pour une amélioration.

Nous le répétons, toute l'ordonnance des élévations de ce palais est
conçue dans le système le plus régulier. Il n'y a point de partie qui
ne corresponde avec exactitude à une autre. Quant à la décoration, au
rez-de-chaussée, tant en dehors qu'en dedans il règne, sur toute la
surface, un ordre prétendu toscan, ajusté par colonnes ou pilastres
accouplés, produisant des ressauts dans tous les trumeaux. Les vides
forment des arcades tantôt libres comme dans les portiques de la cour,
tantôt rétrécies par des croisées inscrites dans leurs ouvertures.

Le premier étage, en tout conforme au rez-de-chaussée pour la
disposition, est orné, dans le même style, d'un ordre dorique
également accouplé, également ressauté sur les trumeaux, et d'un rang
de croisées carrées avec chambranles. Une frise en métopes et en
triglyphes, pratiquée à l'entour, est la seule différence qui existe
entre cette ordonnance et l'ordonnance inférieure.

L'étage qui s'élève au dessus, ne règne ni généralement ni d'une
manière uniforme dans toutes les parties de l'édifice: il n'existe
point dans les ailes de la cour; dans les pavillons, sa hauteur est
égale à celle du premier étage, et il y est décoré, selon le même
style, d'un ordre dont le chapiteau est ionique. Au corps principal du
bâtiment, ce second étage s'annonce sous la forme d'attique, et reçoit
pour décoration l'espèce d'ordre auquel on est convenu de donner ce
nom.

Une des choses qui frappent le plus dans tout l'ensemble de ce
monument, est ce style un peu bizarre de bossages dont tous les murs,
tous les ordres et tous les étages sont couverts. C'étoit alors le
goût dominant à Florence. Marie de Médicis voulut, dit-on, que son
nouveau palais lui rappelât ceux de sa patrie; et l'on est assez
d'accord que Desbrosses, cherchant à satisfaire son désir, eut en vue
d'offrir dans le palais du Luxembourg quelque imitation du palais
_Pitti_. Ces deux édifices ont en effet, à plusieurs égards, des
traits de ressemblance, surtout dans ce système d'ordonnances coupées
par des bossages. Quant à ce genre d'ornement, en lui-même
essentiellement défectueux, tout ce que l'on peut en dire, c'est que,
lorsqu'il est traité avec hardiesse dans de grandes masses, il porte
au plus haut degré l'idée de la force et de la solidité, ce qui donne
toujours à l'architecture un caractère imposant. C'est ainsi que l'ont
entendu les architectes florentins. Desbrosses, au contraire, voulant
innover, perfectionner, et croyant adoucir la dureté des bossages en
les arrondissant, n'a produit d'autre effet que de leur donner de la
pesanteur et de la monotonie. Cependant, malgré le vice de cette
innovation, et l'aspect étrange que présente un semblable style,
surtout dans son application aux colonnes et aux ordonnances isolées,
il faut toujours convenir que le palais du Luxembourg frappe par la
solidité de sa construction, par la symétrie de sa disposition, par
l'accord de ses masses, enfin par un ensemble régulier et fini qu'il
est rare de rencontrer à Paris dans les grands édifices.

Les parties intérieures de ce palais n'avoient jamais été entièrement
terminées quant à la décoration. Les appartements, distribués et ornés
selon le goût du temps, n'offroient, au milieu de la richesse extrême
de leurs énormes plafonds surchargés de dorures, rien qui, sous le
rapport de l'art, méritât d'être remarqué. Mais les deux ailes qui
donnent sur la cour étoient destinées à former des galeries à jamais
célèbres dans l'histoire de la peinture: l'une devoit offrir la vie de
Henri IV, l'autre, celle de Marie de Médicis, et toutes les deux
avoient été confiées au pinceau de Rubens. Un projet si magnifique ne
fut exécuté qu'à moitié: de la première galerie, il n'acheva que deux
tableaux, qui se voient aujourd'hui à Florence; l'Europe entière
connoît la galerie de Médicis[189].

          [Note 189: Il a été opéré dans le plan de cet édifice un
          changement auquel la disposition intérieure a beaucoup
          gagné, c'est celui de l'escalier et du vestibule. Cette
          partie de l'ancien plan étoit justement regardée comme la
          plus défectueuse. L'escalier étoit mal situé, lourd, d'un
          aspect désagréable. Il vient d'être reporté dans l'aile
          droite de la cour, qu'il occupe presque tout entière. On y a
          prodigué toute la richesse de l'architecture et de la
          sculpture, ainsi que dans la petite galerie et dans le
          vestibule, qui, tous les deux, servent de passage pour
          arriver au jardin.]


     CURIOSITÉS DU PALAIS DU LUXEMBOURG EN 1789.

     TABLEAUX.

     Dans la chapelle, dont l'architecture irrégulière ne répondoit
     pas à la beauté du reste de l'édifice, sur le maître-autel, un
     Christ au tombeau, attribué à _Perrin del Vago_.

     Dans le salon qui précède la galerie de Rubens, David tenant la
     tête de Goliad; par _Le Guide_[190].

               [Note 190: Ce tableau est maintenant dans le Musée du
               Roi.]

     Les neuf muses en neuf tableaux; sans nom d'auteur.

     Dans le plafond de l'appartement de mademoiselle de Montpensier,
     Flore et Zéphire; par _La Fosse_.


     _Galerie de Rubens._

     Ce grand peintre y a représenté, en vingt-quatre tableaux
     allégoriques, et qui, sous le rapport de la couleur, doivent être
     mis au nombre de ses productions les plus parfaites, toute
     l'histoire de Marie de Médicis, depuis sa naissance jusqu'à
     l'accommodement fait, en 1620, entre elle et Louis XIII.

     1º La destinée de la princesse; 2º sa naissance; 3º son
     éducation; 4º Henri IV délibérant sur le choix d'une épouse; 5º
     le mariage du roi et de la reine conclu à Florence en 1600; 6º le
     débarquement de la reine au port de Marseille dans la même année;
     7º le mariage de ces deux augustes personnages accompli à Lyon
     aussi en 1600; 8º la naissance de Louis XIII en 1601; 9º la
     première régence de la reine, du vivant du roi; 10º le
     couronnement de la reine à Saint-Denis en 1610; 11º l'apothéose
     de Henri IV et la régence de la reine; 12º le bonheur du peuple
     sous le gouvernement de la régente; 13º son voyage au Pont-de-Cé;
     14º l'échange fait, en 1615, d'Anne d'Autriche, infante
     d'Espagne, femme de Louis XIII, avec Isabelle de Bourbon,
     accordée à Philippe IV, roi d'Espagne; 15º seconde allégorie sur
     la félicité du temps de la régence; 16º le gouvernement du
     royaume remis à Louis XIII; 17º la disgrâce de la reine et sa
     retraite; 18º l'accommodement de la reine fait à Angers avec
     Louis XIII; 19º la réconciliation de la mère et du fils; 20º leur
     entrevue au château de Couzières, près de Tours, en 1619; 21º le
     Temps découvrant la Vérité; 22º le portrait de Marie de Médicis
     sous les attributs de Minerve; 23º et 24º les portraits de
     François de Médicis, son père, grand duc de Toscane, et de Jeanne
     d'Autriche, duchesse de Toscane, sa mère[191].

               [Note 191: Cette collection entière a été gravée par
               divers graveurs célèbres, sous la direction et d'après
               les dessins de _Nattier_. Elle orne maintenant le Musée
               du Roi.]


TABLEAUX DU CABINET DU ROI.

Cette collection précieuse, long-temps renfermée et comme ensevelie
dans les appartements de la surintendance à Versailles, en fut tirée
en 1750 par permission du roi, et transportée au palais du Luxembourg,
dans les appartements de la reine d'Espagne, pour y être livrée,
plusieurs jours par semaine, à la curiosité du public et aux études
des artistes. Nous croyons qu'on verra avec plaisir une liste des
tableaux dont elle étoit alors composée, tableaux qui sont aujourd'hui
l'un des plus beaux ornements du Musée royal.


     _Première Pièce._

     Le portrait du cardinal Hippolyte de Médicis; par _Le Titien_.

     Un Soleil couchant; par _Claude Le Lorrain_.

     Le Martyre de saint Georges; par _Paul Véronèse_.

     Le Portrait d'un homme et de son fils; par _Vandyck_.

     Les Israélites recevant la manne dans le désert; par _Le
     Poussin_.

     Une bataille; par _Salvator-Rosa_.

     La Peste des Philistins; par _Le Poussin_.

     Jupiter et Antiope; par _Le Titien_.

     Un Portrait de femme avec sa fille; par _Vandyck_.

     Jésus-Christ, la Vierge, saint Ambroise et saint Augustin, par
     _Lanfranc_.

     Le Débarquement de Cléopâtre; par _Claude Le Lorrain_.

     Portrait du cardinal Jules de Médicis; par _Raphaël_.

     La Charité; par _André del Sarto_.

     Un Christ en croix, saint Jean, la Vierge et la Magdeleine; par
     _Rubens_.

     Le Portrait de Louis XI; par _Holbein_.


     _Petite Galerie._

     Jeanne de Clèves, l'une des femmes de Henri VIII; par _Holbein_.

     Victoire de Godefroy de Bouillon; par _Breughel de Velours_.

     Jésus-Christ chassant les marchands du temple; par _Benedette_.

     Judith; par _Valentin_.

     Un Paysage; par _P. Bril_.

     Le Déluge; par _Alexandre Véronèse_.

     Magdeleine pleurant devant la croix; par _Le Guide_.

     Le Déluge; par _Le Poussin_.

     Une Vendange; par _J. Bassan_.

     La Vierge au pilier; par _Le Poussin_.

     Les Envoyés dans la Terre promise; par _Le Poussin_.

     Moïse sauvé; par _Paul Véronèse_.

     La Charité romaine; par _Le Guide_.

     Saint Jérôme; par _Le Titien_.

     La Cène; par _Tintoret_.

     La Femme adultère; par _Lorenzo Lotto_.

     Le Buisson ardent; par _Le Féti_.

     Les Noces de Cana; par _Vandyck_.

     Un Portrait; par _Holbein_.

     Saint Pierre-ès-Liens; par _Peter-Neefs_ et _Poëlemburg_.

     Suzanne et les vieillards devant Daniel; par _Valentin_.

     Booz et Ruth; par _Le Poussin_.

     L'Enlèvement des Sabines; par le même.

     Le Christ au tombeau; par _J. Bassan_.

     Le Jugement de Salomon; par _Valentin_.

     Adam et Ève; par _Le Poussin_.


     _Salle du Trône._

     Le Portrait de Henri IV; par _Porbus_.

     La Reine de Saba devant Salomon; par _Vleughels_.

     Le Portrait de Henri IV; par _Jeannet_.

     Abigaïl devant David; par _Vleughels_.

     La Vierge et l'enfant Jésus; par _Mignard_.

     La Magdeleine; par _Santerre_.

     La Foi accompagnée de trois enfants; par _Mignard_.

     L'Élévation de la croix; par _Lebrun_.

     Diane au bain; par _de Troy fils_.

     La Victoire tenant Louis XIII entre ses bras; par _Vouet_.

     Marthe et Marie; par _La Fosse_.

     Le Portrait de l'électeur de Bavière; par _Vivien_.

     Le duc de Berri; par le même.

     Louis XV dans sa jeunesse; par _Rigaud_.

     Sainte Cécile; par _Mignard_.

     Une Sainte Famille; par le même.

     Esther devant Assuérus; par _Antoine Coypel_.

     Ptolémée donnant la liberté aux Juifs; par _Noël Coypel_.

     Solon expliquant les lois; par le même.

     Alexandre-Sévère faisant distribuer du blé aux Romains; par le
     même.

     Trajan donnant audience aux nations; par le même.

     Le ravissement de saint Paul; par _Le Poussin_.

     L'entrée de Notre-Seigneur dans Jérusalem; par _Le Brun_.

     Une Bacchanale; par le même.

     La Conquête de la Franche-Comté; par le même.

     Un Paysage; par _Claude Le Lorrain_.

     Une Marine; par le même.

     Un Concert; par _F. Puget_.

     Un Christ à la colonne; par _Le Sueur_.

     La Présentation au Temple; par _Rigaud_.

     La Trève de l'archiduc Albert avec la Hollande; par _Porbus_.


     _Grande Galerie._

     La Vierge jardinière; par _Raphaël_.

     Herminie en bergère; par _Francesco Mola_.

     La Vierge, saint Jean et les saintes femmes au pied de la croix;
     par _Paul Véronèse_.

     Un Portrait d'homme; par _Antoine Moro_.

     La Fuite en Égypte; par _Le Guide_.

     Portrait du comte du Luc; par _Vandyck_.

     La Vierge, l'enfant Jésus, saint Georges, sainte Catherine et
     saint Benoît; par _Paul Véronèse_.

     Diane au bain; par _Le Titien_.

     Notre Seigneur au tombeau; par le même.

     Renaud et Armide; par _Le Dominiquin_.

     L'Adoration des Mages; par _Paul Véronèse_.

     Une Sainte Famille; par _André del Sarte_.

     La Vierge Couseuse; par _Le Guide_.

     Saint Georges combattant le dragon; par _Raphaël_.

     Une Sainte Famille avec saint Michel; par _Léonard de Vinci_.

     La Vierge au lapin; par _Le Titien_.

     La Vie champêtre; par _Le Féti_.

     Saint Michel; par _Raphaël_.

     Une Sainte Famille; par _Le Guide_.

     Le Mariage de sainte Catherine; par _Piètre de Cortone_.

     La Continence de Scipion; par _Le Moyne_.

     Le Père éternel dans sa gloire; par _L'Albane_.

     L'Intérieur d'une église; par _Stenwick_.

     Jupiter et Antiope; par _Le Corrège_.

     La Sainte Famille; par _Raphaël_.

     La Prédication de saint Jean; par _L'Albane_.

     Saint Bruno dans le désert; par _Francesco Mola_.

     Tobie prosterné devant l'ange; par _Rembrandt_.

     Le Portrait d'un grand-maître de Malte; par _Michel-Ange de
     Caravage_.

     Le Baptême de Notre-Seigneur; par _L'Albane_.

     Un Concert; _par Le Dominiquin_.

     Une Fête de village; par _Rubens_.

     Une Pastorale; par le même.

     Un Christ; par _Vandyck_.

     Un Paysage; par _Berghem_.

     Un autre; par le même.

     Une Écurie; par _Wouwermans_.

     Une Cavalcade; par le même.

     Caune et Biblis; par _L'Albane_.

     Apollon et Daphné; par le même.

     La Vierge, Jésus, saint Jean et sainte Agnès; par _Le Titien_.

     Les Vendeurs chassés du temple; par _Jordaens_.

     Le Déluge; par _Augustin Carrache_.


     SCULPTURES.

     Sur les portes d'entrée du principal corps de bâtiment, trois
     bustes de marbre offrant les portraits de Henri IV, de Marie de
     Médicis et de Louis XIII.

     Sur les frontons des pavillons, des statues couchées.

Le jardin du Luxembourg, très resserré d'abord et agrandi depuis par
l'acquisition que fit Marie de Médicis d'une portion du terrain des
Chartreux[192], étoit tombé, par la suite des temps, dans un état
complet de délabrement. Du reste, il n'offroit rien de remarquable
qu'un morceau d'architecture nommé _la Grotte_. Cette construction,
qui existe encore, se compose d'une ordonnance de quatre colonnes
toscanes, dont le fût est orné de congélations. Des trois
entre-colonnements de cette grotte, celui du milieu est occupé par une
niche à laquelle un attique, couronné d'un fronton circulaire, sert
d'amortissement. Les deux petits entre-colonnements portent un fleuve
et une naïade appuyés sur leurs urnes; dans la niche du milieu est une
statue de nymphe[193].

          [Note 192: Ce terrain s'étendoit jusqu'au bassin qui forme
          maintenant le milieu du parterre.]

          [Note 193: _Voyez_ pl. 188.]

Le parterre est en face du château; le bois, formant plusieurs belles
allées, s'étend, du côté droit, le long de la rue de Vaugirard[194].

          [Note 194: Ce jardin a été, depuis la révolution,
          considérablement augmenté et embelli sous la direction de M.
          _Chalgrin_, architecte, auquel on doit aussi les
          améliorations, changements et augmentations dans le palais.
          De grands terrains y ont été ajoutés aux dépens des maisons
          voisines et de l'emplacement des Chartreux; et son
          intérieur, plus riant et plus agréable qu'autrefois, a été
          enrichi d'un grand nombre de statues. (_Voyez_ l'article
          _Monuments nouveaux_.)]


LE PETIT-LUXEMBOURG OU LE PETIT-BOURBON.

Cet hôtel, situé à côté du palais du Luxembourg, fut bâti par le
cardinal de Richelieu, qui l'habita jusqu'à ce qu'on eût achevé le
Palais-Cardinal qu'il faisoit construire. En le quittant, il en fit
don à la duchesse d'Aiguillon sa nièce: cet édifice passa ensuite, à
titre héréditaire, à Henri-Jules de Bourbon-Condé. La princesse Anne
Palatine de Bavière, son épouse, l'ayant choisi pour sa demeure après
la mort de ce prince, y fit faire des réparations et des
augmentations considérables. On construisit, par ses ordres, et de
l'autre côté de la rue, un hôtel pour ses officiers, ses cuisines, ses
écuries, avec un passage sous la rue, servant de communication de l'un
à l'autre édifice[195]. Ce palais a été successivement occupé par des
princes et des princesses de la maison de Bourbon-Condé[196].

          [Note 195: Ce second hôtel fut bâti sur l'emplacement de la
          maison vendue à Marie de Médicis par le duc de
          Pinei-Luxembourg.]

          [Note 196: On a démoli cet hôtel, pour former, de ce côté,
          une entrée particulière au jardin. Les murs de pignons de
          cette entrée ont été restaurés suivant l'ordonnance générale
          du palais, et ce bel édifice se trouve maintenant, de
          toutes parts, isolé.]


COMÉDIE FRANÇOISE.

Si l'on veut remonter à la première origine des spectacles en France,
on trouvera qu'ils se lient pour ainsi dire aux derniers spectacles
des Romains. La barbarie des conquérants de la Gaule en bannit d'abord
tous ces arts agréables que les maîtres du monde y avoient introduits:
les joutes, les tournois, les combats à outrance les remplacèrent.
Mais bientôt adoucis par leur mélange avec les vaincus, et par le luxe
qui accompagne presque toujours la jouissance paisible d'un grand
pouvoir, les vainqueurs recherchèrent des plaisirs que, jusque là, ils
avoient dédaignés. Nous apprenons par Cassiodore que Clovis fit prier
Théodoric, roi des Ostrogoths, de lui céder un pantomime qui excellait
dans son art, et qui joignoit à ce talent celui de la musique. Bientôt
les histrions, mimes, farceurs de toute espèce, se répandirent de la
cour des rois dans les provinces; on couroit en foule à leurs
spectacles, et ils charmèrent des spectateurs grossiers,
principalement par l'indécence de leurs attitudes et par l'obscénité
de leurs chansons. Cet abus de leur art les rendit infâmes; et une
ordonnance de Charlemagne, conforme au décret du concile d'Afrique,
déclara que leur témoignage ne seroit pas reçu en justice contre des
personnes de condition libre. Cependant ils n'en furent ni moins
goûtés ni moins recherchés; à certaines époques de cet âge, où le
désordre de la société politique altéroit même les institutions les
plus saintes et produisoit partout le relâchement des moeurs, ils
s'introduisirent jusque dans les lieux les plus sacrés, dans les
églises, dans les monastères[197], ce qui est prouvé par plusieurs
ordonnances, dans lesquelles on est obligé de défendre aux évêques,
abbés, abbesses, non seulement de recevoir dans leurs maisons des
mimes et des farceurs, mais encore de se livrer à l'exercice personnel
d'une si honteuse profession.

          [Note 197: Il en resta long-temps des traces dans la fête
          scandaleuse connue sous le nom de _fête des Fous_, et qu'on
          doit regarder comme un reste déplorable des superstitions
          païennes. Au jour qui lui étoit consacré, des prêtres, des
          clercs, les uns travestis en femmes, les autres vêtus comme
          des bouffons, chantoient dans le choeur des vers obscènes,
          mangeoient des _soupes grasses_ sur l'autel, jouoient aux
          dés à côté du ministre tandis qu'il célébroit le sacrifice,
          infectoient l'église des ordures qu'ils faisoient brûler
          dans leurs encensoirs; et réunis à une foule de gens masqués
          qui accouroient de toutes parts dans l'église, dansoient,
          tenoient les propos les plus infâmes, imitoient les postures
          les plus indécentes. Poussant plus loin encore leurs
          bouffonneries sacriléges, ils élisoient des évêques, des
          archevêques et même un souverain pontife, auquel on donnoit
          le nom de _pape_ des fous, qui officioit pontificalement et
          donnoit sa bénédiction au peuple. Eudes publia, l'an 1198,
          un mandement à l'effet de réprimer des désordres si
          abominables; mais il y a grande apparence que son autorité
          échoua contre un usage qui charmoit un peuple superstitieux
          et grossier, car la _fête des Fous_ subsistoit encore deux
          cent quarante ans après, comme le prouve la censure de la
          faculté de théologie de Paris, en date du 12 mars 1444. Il
          fallut ce long espace de temps et touts la vigilance des
          prélats et de la partie la plus saine du clergé pour
          déraciner enfin cet opprobre du christianisme.]

La poésie provençale, s'introduisant à la cour de France sous les
auspices de la princesse Constance, seconde femme du roi Robert, donna
l'idée d'un plaisir plus noble et plus délicat. Effacés par les
troubadours, les histrions eurent le bon esprit de prendre pour
modèles leurs ingénieux rivaux. On vit paroître en France, sur les
théâtres, une action renfermée dans un récit composé de chant et de
déclamation. Ce nouveau genre de spectacle, qui demandoit le concours
des poètes, des acteurs et des musiciens, réunit entre eux les
_troubadours_, qui récitoient leurs vers, les _musiciens_, qui
chantoient leurs romances, et les _jongleurs_ ou _ménestrels_, qui les
accompagnoient avec des instruments. Appelés dans les palais des
rois, où ils étoient comblés de caresses et de présents, devenus
nécessaires dans toutes les fêtes dont ils étoient le plus bel
ornement, les nouveaux histrions se relevèrent du mépris où étoient
tombés leurs prédécesseurs. Ils formèrent, dans les grandes villes, un
corps particulier, de même que toutes les autres professions
autorisées par le gouvernement, et vécurent ainsi réunis sous la
direction d'un chef, ou, comme on s'exprimoit alors, d'un _roi_,
chargé de maintenir l'ordre dans leur petite société. Plusieurs
souverains ne dédaignèrent pas même de leur donner des statuts.

Ils jouirent ainsi pendant long-temps du privilége presque exclusif
d'amuser les princes et la nation; et sans parler ici de cette foule
de poésies inventées par les Trouvères et Troubadours, sous les noms
de _chant_, _chanterel_, _chanson_, _son_, _sonnet_, _layz_,
_depport_, _soulas_, _pastorales_, _tensons_, etc., on voit aussi,
dans ce premier âge des lettres gauloises, des tragédies historiques
et des drames satiriques, ou comédies, que les rois et seigneurs de
châteaux faisoient jouer publiquement dans leurs cours et souvent avec
une grande magnificence. Malheureusement pour eux, les auteurs de ces
poésies dramatiques ne gardèrent point, dans leurs compositions, la
mesure que sembloit leur prescrire la dépendance où ils étoient d'un
si grand nombre de souverains: ils s'oublièrent jusqu'à représenter
sur le théâtre les détails les plus secrets de la vie privée de
plusieurs grands personnages; les crimes et les foiblesses de Jeanne,
reine de Naples et de Sicile, n'échappèrent point à leur malignité, et
cette hardiesse, jusqu'alors inouïe à l'égard d'une tête couronnée,
causa leur perte. _Alors défaillirent les Mécènes et défaillirent
aussi les poëtes_, dit Nostradamus.

Les jongleurs, retombés dans toute la bassesse de leur ancienne
condition, furent, depuis ce temps, à peine tolérés dans les villes;
et l'on trouve qu'à Paris ils étoient tous réunis, comme les juifs et
les courtisanes, dans une rue, à laquelle ils avoient donné leur
nom[198]; et qu'on y alloit louer ceux dont on pouvoit avoir besoin
dans les fêtes ou assemblées de plaisir.

          [Note 198: La rue des _Ménétriers_.]

Long-temps auparavant, et lorsque les jongleurs et ménétriers étoient
encore florissants, on avoit déjà vu paroître une espèce fort
singulière de comédiens, qui devoit un jour les remplacer, et
peut-être exciter encore un plus grand enthousiasme. Les croisades
occupoient alors tous les esprits: l'imagination ardente des chrétiens
de l'Europe se faisoit des objets de vénération de tous ceux qui
échappoient à ces entreprises hasardeuses et lointaines; et
s'exagérant encore les dangers très réels qu'on y couroit, la force et
la férocité des ennemis qu'il y falloit combattre, le peuple écoutoit
avec avidité, et croyoit sans examen toutes les merveilles les plus
absurdes qu'on pouvoit en raconter. Pour accroître encore des
dispositions si favorables, les croisés qui revenoient de la Palestine
étoient dans l'usage de parcourir les villes, vêtus de l'habit de
pèlerin, chantant des cantiques spirituels et récitant les
singularités ou les miracles des diverses contrées qu'ils avoient
visitées. Isolés d'abord, ils formèrent bientôt de petites troupes et
imaginèrent de donner à leurs récits une forme dramatique, en les
coupant en dialogues ou versets, que chacun d'entre eux déclamoit ou
chantoit à son tour. Ces spectacles se donnoient dans les rues,
quelquefois sur des échafauds dressés dans les carrefours ou sur les
places publiques; et ce fut seulement en 1398 qu'une société de ces
pieux histrions, parmi lesquels on comptoit, dit-on, quelques
bourgeois de Paris, conçut le projet de donner une forme plus
régulière à ces spectacles bizarres, et de mettre plus de magnificence
dans leur représentation. Telle fut l'origine des _confrères de la
Passion_. Nous avons déjà fait connoître le lieu qu'ils choisirent
pour leurs premiers essais, le mystère qui y fut représenté, les
obstacles qu'il leur fallut combattre, le succès prodigieux qu'ils
obtinrent, leur transmigration de l'abbaye Saint-Maur à l'hôpital de
la Trinité, que l'on peut considérer comme le berceau de la scène
françoise, de là à l'hôtel de Flandre, et enfin à l'hôtel de
Bourgogne, dont ils devinrent les propriétaires, et qui vit cesser
presque aussitôt leurs spectacles, après cent cinquante ans
d'existence[199]. Il convient peut-être de donner ici quelque idée de
ce nouveau genre de composition dramatique.

          [Note 199: _Voyez_ tome 2, 1re partie, p. 495.]

Il n'offroit, comme on peut bien l'imaginer, ni unité d'action, ni
unité de lieu, ni dessein, ni invention, ni conduite, enfin aucunes
traces des règles du théâtre. Un de ces mystères, parmi ceux que le
temps a laissé parvenir jusqu'à nous, se compose de cinq journées,
subdivisées en une multitude infinie d'actions et de scènes écrites
généralement d'un style plat et barbare, entièrement dépourvues
d'intérêt, quelquefois même de sens commun[200], mais offrant des
tableaux qui devoient émouvoir fortement un peuple ignorant et dévot,
et par intervalles, des morceaux écrits avec une grâce naïve, qui
pouvoient satisfaire même les personnes d'un goût délicat. Les
vraisemblances n'étoient pas plus ménagées pour les yeux que pour les
oreilles: la décoration du théâtre restoit toujours la même depuis le
commencement jusqu'à la fin; tous les acteurs paroissoient à la fois,
quelque nombreux qu'ils fussent, et une fois qu'ils étoient entrés sur
la scène, n'en sortoient plus qu'ils n'eussent achevé leur rôle, ce
qui semble d'abord impossible, si l'on n'a pas quelque idée de la
construction de ce théâtre. L'avant-scène y avoit à peu près la même
forme que dans nos théâtres actuels, mais le fond en étoit bien
différent. Il étoit occupé par plusieurs échafauds placés les uns
au-dessus des autres, et que l'on nommoit _établies_. Le plus élevé
représentoit le paradis; celui qui étoit immédiatement au-dessous,
l'endroit le plus éloigné du lieu de la scène; le troisième en
descendant, le palais d'Hérode, la maison de Pilate, et ainsi des
autres, suivant le mystère qu'on représentoit. Sur les parties
latérales de ce même théâtre étoient pratiqués des gradins en forme de
chaire; c'étoit là que les acteurs s'asseyoient lorsqu'ils avoient
joué leur scène, ou qu'ils attendoient leur tour à parler. Ainsi, au
moment même où le mystère commençoit, les spectateurs avoient sous les
yeux tous ceux qui devoient y paroître; c'étoit là tout l'artifice; on
n'y entendoit pas d'autre finesse, et un acteur étoit censé absent dès
qu'il s'étoit assis. À la place de ces trappes, au moyen desquelles on
descend aujourd'hui sous la scène, l'enfer étoit représenté par la
gueule d'un énorme dragon, laquelle s'ouvroit et se refermoit pour
laisser entrer et sortir les diables. Que l'on ajoute à cela une
espèce de niche avec des rideaux, formant une chambre où se passoient
les choses qui ne devoient pas être vues du public, telles que
l'accouchement de sainte Anne, de la Vierge, etc., et l'on aura une
idée assez complète de l'appareil théâtral des confrères de la
Passion.

          [Note 200: L'action duroit souvent un demi-siècle, et
          quelquefois davantage. Jésus-Christ prononçoit des sermons
          moitié françois, moitié latins; s'il donnoit la communion
          aux apôtres, c'étoit avec des hosties. Dans sa
          transfiguration sur le mont Thabor, on le voyoit paroître
          entre Moïse et le prophète Élie, en habit de Carme. Sainte
          Anne et la Vierge accouchoient dans une alcôve pratiquée sur
          le théâtre: on avoit soin seulement de tirer les rideaux du
          lit. Si les auteurs de ces pièces monstrueuses inventoient
          quelque épisode, il se ressentoit de leur grossière
          ignorance. Par exemple, Judas tuoit le fils du roi de
          _Scarioth_, à la suite d'une querelle qu'il avoit prise avec
          lui en jouant aux échecs; il assommoit ensuite son père, et
          devenoit le mari de sa mère, ce qui produisoit une
          reconnoissance et des fureurs. Mahomet, dont on faisoit
          mention sept cents ans avant sa naissance, étoit compté
          parmi les divinités du paganisme. Le gouvernement de Judée
          vendoit les évêchés à l'enchère. Satan prioit Lucifer de lui
          donner sa bénédiction. Les diables, les satellites des
          tyrans, les bourreaux, les archers, les voleurs, étoient
          ordinairement les personnages plaisants de ces compositions
          dramatiques.]

Tandis que ces pieux associés continuoient ainsi à amuser et à
édifier, tout à la fois, le bon peuple de Paris, une troupe folâtre de
jeunes gens des meilleures familles de la ville, unis entre eux par le
goût du plaisir et par le penchant à la raillerie, créoient, en
concurrence avec eux, un nouveau genre de spectacle, dont la gaieté
faisoit les frais, et dans lequel ils offroient à la risée des
spectateurs les extravagances humaines, les aventures scandaleuses du
jour, et les ridicules de leurs contemporains. Ils se nommèrent
eux-mêmes les _Enfants sans souci_[201]; leur chef prit le titre de
_prince des sots_, et ils donnèrent à leur drame celui de sottises. À
la fois auteurs et acteurs dans ces nouvelles _attellanes_, ils firent
construire aux halles un théâtre, où ils charmèrent la cour et la
ville par ces ingénieux badinages. Des lettres patentes de Charles VI
confirmèrent la _joyeuse institution_; et le prince des sots fut
reconnu monarque de l'empire qu'il venoit de fonder. Un capuchon,
surmonté de deux oreilles d'âne, devint l'attribut de sa royauté; et
tous les ans il fit son entrée à Paris, suivi de ses burlesques
sujets.

          [Note 201: Clément Marot composa, dit-on, des pièces pour
          les Enfants sans souci, et partagea leurs amusements. Louis
          XI les honoroit d'une protection particulière, et assistoit
          souvent à leurs spectacles. Les guerres civiles qui
          survinrent ensuite jetèrent de l'amertume et de l'aigreur
          dans ces jeux d'esprit, et convertirent les acteurs en
          factieux. Les plus modérés abandonnèrent alors cette
          société, qui ne fut plus composée que de libertins et de
          gens perdus de réputation.]

Vers le même temps, les clercs des procureurs du parlement, connus
sous le nom de _Bazochiens_[202], inventèrent une autre espèce de
drame, qui fut désigné sous le nom de _moralité_. C'étoit un mélange
d'êtres purement allégoriques, mêlés avec des personnages vivants,
mélange dont ils reconnurent bientôt la froideur et l'insipidité, de
manière que, pour rendre leurs spectacles plus piquants, ils
transigèrent avec les Enfants sans souci, qui leur permirent de
représenter des _sottises_ et des farces, et reçurent en échange la
liberté d'introduire des _moralités_ sur leur théâtre. On abandonna
les mystères pour ces spectacles, plus variés et plus piquants, de
manière que les confrères, pour rappeler à leur théâtre le public que
leur enlevoient les Enfants sans souci, se virent forcés de les
admettre à jouer de concert avec eux. Les scènes pieuses se trouvèrent
alors entrecoupées d'intermèdes profanes et de bouffonneries, ce qui
fut appelé le _jeu des pois pilés_. Telles étoient les extravagances
bizarres qui, pendant long-temps, firent les délices de nos aïeux.
Toutefois il ne faut point oublier que toutes ces associations ou
confraternités étoient composées de personnes libres, qui n'avoient
d'autre but que de s'amuser ou de s'édifier. On ne voit point à cette
époque de comédiens de profession établis à Paris; et si quelques uns
tentèrent d'y fixer leur demeure, les confrères de la Passion, en
vertu de leur priviléges, eurent toujours le pouvoir de les en faire
sortir.

          [Note 202: La Bazoche, fondée peu de temps après que le
          parlement eut été rendu sédentaire à Paris, avoit obtenu, en
          1303, la permission de se choisir un chef avec le nom de
          _roi_. Philippe-le-Bel, qui régnoit alors, lui ayant en même
          temps concédé le droit de justice souveraine, la cour de son
          chef fut composée de grands officiers, comme chancelier,
          maîtres des requêtes, avocat et procureur du roi, grand
          référendaire, grand audiencier, etc., tous pris parmi les
          Bazochiens. Le roi de la Bazoche eut aussi le droit de faire
          frapper une monnoie qui avoit cours parmi les clercs, et de
          gré à gré parmi les marchands. Ceci dura jusqu'au règne de
          Henri III, qui abrogea le titre de _roi_, ce qui rendit le
          chancelier chef de cette singulière juridiction.

          Vers la mi-juillet, le roi de la Bazoche faisoit la montre
          générale de tous ses clercs ou sujets distribués en douze
          compagnies, commandées par autant de capitaines. Après cette
          cérémonie, ils alloient donner des aubades à MM. du
          parlement, et représentoient une de leurs moralités. Ce
          spectacle se renouveloit trois fois par année, à la fête de
          l'Épiphanie, à la cérémonie du mai[202-A] et après la montre
          générale. D'abord ils n'eurent point de théâtre fixe, et
          leurs jeux se faisoient tantôt au Palais, tantôt au
          Châtelet, et le plus souvent dans des maisons particulières.
          Ce fut à Louis XII qu'ils durent de pouvoir dresser leur
          théâtre sur la fameuse table de marbre qui occupoit toute la
          largeur de la salle du Palais, et qui fut détruite dans
          l'incendie de 1618. Les Bazochiens, de même que les Enfants
          sans souci, eurent plus d'une fois besoin d'être réprimés
          pour l'insolence de leurs satires et de leurs allusions,
          dans lesquelles ils n'épargnèrent pas même la personne du
          bon roi à qui ils étoient redevables de leur dernier
          théâtre.]

          [Note 202-A: _Voyez_ tome 1er, 1re partie, p. 166.]

Cependant les lumières commençoient à pénétrer en France; et les
honnêtes gens s'indignoient de ce mélange odieux de bouffonneries et
de choses sacrées, qui déshonoroit la religion et profanoit nos
mystères les plus redoutables et les plus saints. Un tel abus devenant
de jour en jour plus insupportable, le parlement crut devoir profiter
de la circonstance qui avoit occasioné le déplacement des confrères de
la Passion, pour anéantir un genre de spectacle déjà proscrit dans
l'opinion publique. Ainsi, lorsque la salle de l'hôtel de Bourgogne et
les constructions qui en dépendoient furent achevées, la confrérie
ayant présenté requête à cette compagnie pour qu'on lui permît de
reprendre le cours de ses représentations, l'arrêt qui fut rendu en sa
faveur, le 17 septembre 1548, la maintint effectivement dans le droit
exclusif d'avoir un théâtre à Paris, mais lui défendit en même temps
d'y représenter autre chose que des pièces _profanes_, _honnestes_ et
_licites_, lui interdisant désormais tous mystères tirés de
l'Écriture sainte et autres sujets de piété. Cette défense, en faisant
disparoître à jamais ces drames barbares, détermina les confrères à
renoncer à une profession qui ne leur avoit semblé honorable qu'autant
qu'elle avoit été de nature à instruire et à édifier les fidèles, seul
but que pouvoit se proposer une corporation religieuse[203].
Cependant, ne voulant renoncer ni à leur propriété, ni aux avantages
qui y étoient attachés, ils louèrent l'hôtel de Bourgogne à une troupe
de comédiens qui se forma dans ce temps-là; et jusqu'en 1676, époque
de leur entière destruction, ils continuèrent à jouir du privilége
d'avoir seuls un théâtre à Paris, retirant une contribution des
troupes à qui ils permettoient de s'y établir, et s'opposant à
l'établissement de celles qui cherchoient à se soustraire à leur
juridiction.

          [Note 203: Ils exigeoient cependant une rétribution des
          spectateurs; et le parlement, chargé de la police de leurs
          jeux, la fixa à deux sous, qui en valoient alors huit des
          nôtres. Leurs représentations commençoient à une heure après
          midi, et duroient jusqu'à cinq heures sans intervalle.
          L'arrêt qui fixoit le prix des places, ordonnoit en outre
          qu'ils paieroient mille livres par an au trésorier des
          pauvres de la ville.]

Les comédiens de l'hôtel de Bourgogne jouèrent assez long-temps sans
aucune concurrence. Ce fut chez eux que Jodèle[204], La Peruse,
Robert Garnier, etc., retrouvant les traces si long-temps perdues des
auteurs dramatiques de l'antiquité, jetèrent les premiers fondements
du théâtre. On vit naître une foule de poètes et une multitude
innombrable de tragédies et de comédies; alors parurent ces comédiens
fameux dont la réputation s'est conservée plus long-temps que celle
des auteurs qui travailloient pour eux, les Turlupin, les
Gautier-Garguille, les Guillo-Gorju, les Bruscambille, les Tabarin,
etc. Nous ne pouvons savoir au juste quel étoit le mérite de ces
histrions; mais il reste encore un grand nombre des pièces qu'ils
représentoient, et de ces pièces il n'en est pas une seule qui offre
de la décence, de la régularité, un véritable intérêt; ce sont les
essais informes d'un art dans son enfance, qui s'exerce dans une
langue à demi formée. Parmi ces premiers poètes, Hardi se distingua
par une facilité incroyable à faire des vers, et par quelques
imitations assez heureuses de Sénèque et des tragiques grecs; Mairet
et Rotrou, qui vinrent après, achevèrent de débrouiller ce chaos, et
annoncèrent enfin ce siècle de merveilles littéraires, où Corneille,
Racine et Molière devoient tout-à-coup porter l'art dramatique à son
dernier degré de perfection.

          [Note 204: Jodèle fit jouer ses premières pièces sur deux
          théâtres qu'on éleva dans les colléges de Reims et de
          Boncourt. Henri II y assista avec toute sa cour.]

Cependant l'hôtel de Bourgogne continuoit d'être le seul théâtre de la
ville de Paris, lorsqu'en 1660 une troupe de comédiens de province
obtint la permission d'ouvrir un nouveau théâtre dans une maison du
Marais, connue sous le nom d'hôtel d'_Argent_[205]. Cette troupe,
meilleure que l'autre, obtint plus de vogue, et, se trouvant bientôt
trop à l'étroit dans son nouveau local, alla s'établir dans un jeu de
paume de la rue du Temple, où elle demeura jusqu'à la mort de Molière,
époque à laquelle elle fut réunie à la troupe dont ce grand auteur
comique étoit directeur.

          [Note 205: Cette maison étoit située au coin de la rue de la
          Poterie, près de la place de Grève. Pour avoir le droit de
          jouer, la troupe qui l'occupoit payoit un écu tournois par
          représentation aux confrères de la Passion.

          Dans cette même année (1660) on vit à Paris des comédiens
          espagnols; ils avoient suivi la reine, femme de Louis XIV,
          et restèrent douze ans à Paris avec une pension du roi; mais
          ils ne purent s'y soutenir.

          En 1661, une troupe de comédiens de province, appelés à
          Paris par _Mademoiselle_, établit son théâtre au faubourg
          Saint Germain; mais n'ayant point eu de succès, elle se
          dispersa après le temps de la foire.

          En 1662, une troupe d'enfants, qui prit le nom de _troupe du
          Dauphin_, parut aussi à la foire Saint-Germain. Ce fut là
          que débuta le célèbre Baron, âgé alors d'environ douze ans.

          En 1677 commença le théâtre des _Bamboches_, établi au
          Marais, dans lequel ne paroissoient que de très petits
          enfants. Il n'eut que quelques mois d'existence.

          En 1684, des comédiens de province venus à Paris louèrent
          une grande salle dans l'hôtel Cluni, et osèrent y jouer sans
          aucune permission. Leur théâtre fut fermé presque aussitôt
          par arrêt du parlement.

          D'autres comédiens de province étoient déjà venus, en 1632,
          établir un théâtre dans un jeu de paume de la rue
          Michel-le-Comte; mais à peine eurent-ils ouvert leur
          spectacle qu'il fut fermé, sur la demande des habitants du
          quartier.

          Les comédiens _forains_ avoient paru à Paris dès 1596.]

Il avoit commencé lui-même à jouer la comédie à Paris dès 1650, sur un
théâtre dit _de la Croix-Blanche_, que des jeunes gens de famille
avoient élevé dans le faubourg Saint-Germain; mais les représentations
eurent peu de succès, et cette société ne tarda pas à se disperser.
Molière courut alors la province avec quelques acteurs qu'il avoit
engagés à le suivre, en enrôla d'autres dans ses voyages, et revint à
Paris en 1658. Le prince de Conti, qui le protégeoit, l'ayant présenté à
Monsieur, frère du roi, lui procura ainsi la faveur de jouer devant
Louis XIV, sur un théâtre que l'on dressa au Louvre dans la salle des
Gardes. Les acteurs qu'il avoit formés eurent le bonheur de plaire au
monarque, qui voulut bien consentir à leur établissement à Paris. On
leur assigna la salle du Petit-Bourbon près Saint-Germain-l'Auxerrois,
et ils y jouèrent, alternativement avec les comédiens italiens qui en
avoient la possession depuis quelques années. Dès lors la troupe de
Molière prit le nom de _Troupe de Monsieur_; et ce prince, continuant de
la protéger, lui fit accorder, deux ans après, la salle du Palais-Royal,
qu'elle partagea encore avec les comédiens italiens, et dans laquelle
elle joua sans interruption jusqu'à la mort de son illustre chef,
arrivée en 1673.

Alors la salle du Palais-Royal fut donnée à Lulli, directeur de
l'Académie royale de musique; et les comédiens de Monsieur, réunis à
ceux du Marais, allèrent s'établir rue Mazarine dans la salle même où
l'abbé Perrin avoit fait, quelques années auparavant, les premiers
essais du grand opéra françois. Les principaux acteurs de l'hôtel de
Bourgogne entrèrent aussi dans cette nouvelle association; et ces
trois troupes réunies devinrent le fondement de la comédie françoise.

Ceci arriva en 1680; mais le collége des Quatre-Nations ayant commencé
ses exercices en 1687, le voisinage d'une salle de spectacle parut
offrir des inconvénients assez graves pour que l'on jugeât nécessaire
d'obliger les comédiens à aller s'établir dans quelque autre lieu. Ils
achetèrent, cette même année, l'hôtel de Lussan, situé rue des
Petits-Champs; mais des obstacles qu'ils n'avoient pu prévoir ayant
rendu cette acquisition inutile, un arrêt du conseil, rendu le 1er
mars 1688, annulant toutes les transactions passées à cet effet, leur
permit de se rendre propriétaires du jeu de paume de _l'Étoile_, rue
des Fossés-Saint-Germain, ainsi que de la maison voisine, et d'y
élever leur théâtre. Ils l'achetèrent le 8 du même mois; la salle fut
construite sur les dessins de François d'Orbay, et ils ne cessèrent
point d'y jouer jusqu'en 1770. Alors leur théâtre menaçant ruine, on
leur accorda la permission de continuer leurs représentations sur le
grand théâtre des Tuileries, en attendant qu'on leur eût élevé une
salle nouvelle dont il fut résolu de faire un monument vraiment digne
de la scène françoise. Les fondements en furent jetés, après quelques
hésitations, sur l'emplacement de l'ancien hôtel de Condé, et les
comédiens françois s'y installèrent en 1782, après la quinzaine de
Pâques.

Cette salle, construite sur les dessins de MM. Wailly et Peyre aîné,
présente un seul corps de bâtiment de dix-huit toises et demie de
largeur, vingt-huit de profondeur et neuf d'élévation; il est décoré,
du côté de l'entrée, d'un grand péristyle de huit colonnes doriques,
dont l'entablement se continue à la même hauteur sur les quatre
faces[206]. L'édifice, dans son pourtour, offre au rez-de-chaussée
quarante-six arcades ouvertes, et un pareil nombre de croisées au
premier étage: le second et le troisième sont éclairés par des
ouvertures pratiquées dans les métopes de la frise et dans l'attique.
Sur toutes les faces sont tracés du bas en haut des joints d'appareil,
sans autre décoration. La face principale est appuyée de deux grandes
voûtes dont la partie supérieure est en terrasse, et sous lesquelles
on descend de voiture à couvert. Les galeries qui environnent le
monument sont ouvertes et l'on peut s'y promener à pied.

          [Note 206: _Voyez_ pl. 186.]

Le style de cet édifice peut sembler un peu sévère pour un théâtre;
mais il est sage et régulier.

Sous le porche, trois portes donnent l'entrée d'un vestibule orné de
colonnes toscanes, qui soutiennent une voûte plate et d'une exécution
légère. Deux portes, placées en face, conduisent au parterre et à
toutes les loges du rez-de-chaussée; de droite et de gauche, deux
grands escaliers vont aboutir au foyer public, lequel est vaste et
d'une belle disposition; il représente un salon à l'italienne, dont la
forme, carrée par le bas, est octogone au premier entablement, et
circulaire au dernier qui soutient la coupole.

Dans l'intérieur de la salle, règnent au dessus du parterre un rang de
loges grillées, une galerie et trois rangs de loges. Un quatrième rang
au dessus de la corniche occupe les arcades qui supportent le plafond.
Avant l'incendie qui consuma entièrement l'intérieur de cette
salle[207], du fond des secondes loges s'élevoient, sur des
piédestaux, douze pilastres ioniques qui séparoient les troisièmes
loges en autant de balcons saillant, et soutenoient une corniche
architravée du même ordre. Partie de ces troisièmes loges, n'ayant
point de séparation intérieure, formoit une espèce de paradis dans
l'espace de cinq travées; et les voussures qui contenoient les
quatrièmes loges reposoient sur cette corniche, à l'aplomb des
pilastres. Toute la salle étoit peinte en bleu, sur lequel se
détachoient des ornements blancs en relief, entre autres les douze
signes du Zodiaque, disposés à l'entour du plafond.

          [Note 207: Cet incendie arriva dans le mois de mars 1799. Ce
          théâtre avoit alors le nom d'_Odéon_, qu'on lui avoit donné
          en 1794, et étoit occupé par la troupe du sieur Picard.
          Abandonné pendant plusieurs années, il fut reconstruit sous
          la direction de feu Chalgrin, qui, si l'on en excepte la
          décoration intérieure de la salle et quelques détails de
          construction, eut le bon esprit de ne point s'écarter du
          plan des deux premiers architectes. Ce théâtre a été depuis
          la proie d'un second incendie. (_Voyez_ l'article _Monuments
          nouveaux_.)]

Le plan de cette salle est circulaire, et, du fond des loges, a
soixante pieds de diamètre sur une profondeur de soixante-douze pieds.
La scène, qui en a trente-six d'ouverture, étoit soutenue jadis par
quatre pilastres ornés de cariatides: Chalgrin les remplaça par des
colonnes. Ce plan étoit habilement tracé; la disposition en étoit
heureuse; mais le plafond manquoit de légèreté et présentoit des
irrégularités qui faisoient présumer que cette partie de l'édifice
n'avoit pas été suffisamment étudiée.

Dans le foyer, séparé seulement par des vitrages, des deux escaliers
qui y conduisent, étoient autrefois les bustes en marbre de Corneille,
Racine, Voltaire, Crébillon, Molière, Regnard, Destouches, Dufresny,
Piron. La statue en pied de Voltaire par Houdon étoit placée dans le
vestibule, en face de l'entrée. Les sculptures de l'avant-scène
avoient été exécutées par Caffiéri[208].

          [Note 208: Le théâtre de la comédie françoise étoit occupé,
          en 1799, par les bouffons italiens et par l'ancienne troupe
          établie d'abord dans la rue de Louvois; ces deux troupes y
          jouoient alternativement sous la même direction. Plusieurs
          autres troupes se sont succédé depuis sur ce théâtre;
          aujourd'hui il est occupé par des acteurs qui jouent
          alternativement la tragédie, la comédie et l'opéra. Les
          comédiens françois n'ont point quitté, jusqu'à présent, la
          grande salle du Palais-Royal, destinée, dans le principe, à
          la troupe dite _des Variétés_. (Voyez t. 1, 2e partie, p.
          887.)]

Une place demi-circulaire, en avant du monument, à laquelle viennent
aboutir sept rues, en rend l'approche facile et les débouchés aussi
sûrs que commodes.


LES FEUILLANTS-DES-ANGES-GARDIENS.

Nous avons déjà fait connoître l'origine de ces religieux et leur
établissement à Paris[209]. Leur institut y acquit une telle célébrité,
et il se présenta en très peu de temps un si grand nombre de sujets qui
désiroient l'embrasser, qu'ils se virent dans la nécessité de chercher
un lieu propre à l'établissement d'un noviciat. Ils pensèrent d'abord à
acquérir la maison qu'ont occupée depuis les Carmes-Billettes; mais un
emplacement plus commode qu'ils trouvèrent au faubourg[210]
Saint-Michel, les fit bientôt changer de résolution. Ils en firent
l'acquisition en 1630, avec la permission de l'archevêque de Paris,
obtinrent l'année suivante des lettres-patentes, et firent élever
sur-le-champ leur nouveau monastère, dont M. Seguier, garde-des-sceaux,
posa la première pierre en 1633. Toutefois l'église ne fut commencée que
vingt-six ans après (en 1659)[211]. Ayant été achevée dans la même
année, elle fut bénite aussitôt, et dédiée sous le nom des
_Saints-Anges-Gardiens_. Ce petit édifice n'avoit rien de
remarquable[212].

          [Note 209: _Voyez_ tome 1er, 2e partie, p. 982.]

          [Note 210: Sur cet emplacement étoit une tour carrée,
          anciennement appelée la tour _Gaudron_, et une maison qui en
          portoit encore le nom en 1640.]

          [Note 211: Les inscriptions placées sous les premières
          pierres portoient qu'elles avoient été posées par M. Antoine
          de Barillon, seigneur de Morangis, et par M. Louis de
          Rochechouart, comte de Maure.]

          [Note 212: La maison des Feuillants est maintenant habitée
          par des particuliers.]


LES CHARTREUX.

On sait que cet ordre doit son nom au désert de _Chartreuse_, près de
Grenoble, où ses premiers membres fixèrent leur demeure, et qu'il
reconnoît pour instituteur saint Bruno, qui en jeta les premiers
fondements en 1086. Les austérités extraordinaires et les vertus
angéliques de ses disciples, se perpétuant d'âge en âge sans la
moindre altération, jetèrent un tel éclat, que saint Louis, dans le
zèle qui l'animoit pour la propagation des ordres monastiques, forma
la résolution de leur procurer un établissement près de Paris. Il
écrivit en conséquence, dans l'année 1257, à dom Bernard de La Tour,
alors prieur de la grande chartreuse et général de l'ordre, qui se
hâta de remplir ses voeux et lui envoya quatre religieux, sous la
conduite de dom Jean Jocerant. Le saint roi les reçut avec beaucoup de
joie et les établit aussitôt à Gentilli, dans une maison à laquelle
étoient attachées quelques dépendances en vignes et terres
labourables, qu'il avoit acquise des héritiers d'un particulier nommé
Pierre Le Queux. Mais à peine étoient-ils en possession de cette
demeure, que, suivant Dubreul[213], ils demandèrent au roi son hôtel
de _Vauvert_, situé vis-à-vis Notre-Dame-des-Champs, et qui passoit
alors pour inhabitable. Cet auteur, un peu trop crédule sans doute,
ajoute sérieusement que les démons s'étoient depuis quelque temps
emparés de cette maison; que par cette raison saint Louis fit quelque
difficulté de la donner aux Chartreux; mais que, dès qu'elle eut été
accordée, ces malins esprits en furent chassés par les prières de ces
religieux. Il cite à l'appui de son récit plusieurs historiens
auxquels il a effectivement emprunté cette tradition; il prétend même
qu'il faut y chercher l'étymologie du nom d'_Enfer_ donné à la rue qui
conduit à ce monastère; mais toutes ces preuves sont trop foibles pour
que la saine critique ne rejette pas au nombre des fables légendaires
et ce miracle et ces apparitions.

          [Note 213: Page 454.]

Tous nos historiens placent en 1259 l'établissement des Chartreux au
lieu qu'ils ont occupé jusqu'au moment de la révolution, et la charte
qui leur en confirme la donation est effectivement datée de cette
année; mais les titres de ces religieux, cités par Jaillot[214],
portent qu'ils en prirent possession dès l'année 1257; et ce même
auteur rapporte un acte d'acquisition de quelques terres voisines du
château de Vauvert, faite en 1258 par les _prieur et frères de
Vauvert, de l'ordre des Chartreux_.

          [Note 214: _Quartier du Luxembourg_, p. 44.]

Cette maison de Vauvert, qu'on a qualifiée d'hôtel et de palais, avoit
une chapelle qui servit d'abord aux religieux; on reconnut bientôt
qu'elle étoit trop petite, et dès lors on jeta les fondements de
l'église qui a subsisté jusque dans les derniers temps. Saint Louis,
qui en avoit ordonné la construction, l'avoit confiée au célèbre
architecte Pierre de Montreuil; mais ce ne fut point lui qui l'acheva.
La mort du roi arrêta les travaux, qui furent repris en 1276, encore
abandonnés depuis, repris une seconde fois, enfin terminés en 1324. Le
26 mai de l'année suivante, Jean d'Aubigni dédia cette église sous
l'invocation de la sainte Vierge et de saint Jean-Baptiste. L'ancienne
chapelle servit depuis de réfectoire[215].

          [Note 215: Les religieux y mangeoient ensemble les
          dimanches, les fêtes, et les jeudis; les autres jours,
          chacun prenoit ses repas en particulier dans sa cellule.]

L'intention de saint Louis avoit été de placer trente religieux dans
ce couvent; toutefois il n'avoit encore fait bâtir que huit cellules
lorsqu'il mourut, et jusqu'en 1270 il n'y en eut que deux nouvelles
d'élevées par Marguerite d'Issoudun, comtesse d'Eu, épouse d'Alphonse
de Brienne, grand chambellan de France, et par Thibaud II, roi de
Navarre. Les choses restèrent en cet état jusqu'en 1291, que Jeanne de
Châtillon, femme de Pierre, comte d'Alençon, fonda quatorze cellules
nouvelles. Il paroît, par le titre de cette fondation, que, pensant
qu'il y avoit déjà seize religieux d'établis, elle croyoit compléter
ainsi le nombre des trente projetés par saint Louis. La mémoire de ce
bienfait s'est perpétuée dans un monument sculpté dans le grand
cloître, et dont nous ne tarderons pas à parler. Les six dernières
cellules furent fondées par divers particuliers dans le siècle
suivant; Jeanne d'Évreux, troisième femme de Philippe, fit bâtir
l'infirmerie, une chapelle, et six nouvelles cellules accompagnées de
jardins. Des legs pieux[216] fournirent depuis le moyen d'en
construire plusieurs autres, de manière que, dans les derniers temps,
cette chartreuse contenoit environ quarante religieux, sans compter
les frères et les _oblats_.

          [Note 216: Pierre de Navarre, fils de Charles II, roi de
          Navarre, donna, en 1396, pour l'entretien de quatre
          Chartreux, une somme de 5,000 liv., que ces religieux
          employèrent à faire l'acquisition de la terre de
          Villeneuve-le-Roi; et Jeanne d'Évreux affecta sa terre
          d'Yères à l'entretien de l'église qu'elle avoit fait bâtir.]

L'église des chartreux étoit un monument gothique si peu orné, que
l'abbé Lebeuf ne pouvoit croire qu'il eût été élevé dans le siècle de
saint Louis[217]; mais Dubreul donne une raison satisfaisante de cette
extrême simplicité, en prouvant qu'on fut obligé d'y mettre beaucoup
d'épargnes, à cause du peu de fonds qu'on avoit pu recueillir pour sa
construction. L'intérieur de cette église se partageoit en deux
parties: le choeur des frères occupoit la première; on y voyoit deux
petits autels. La seconde, plus considérable, formoit le choeur des
pères, et toutes les deux étoient ornées de menuiseries très propres
et assez élégantes. Selon l'usage de cet ordre, les chapelles jointes
au choeur et à la nef ne pouvoient être aperçues par ceux qui
entroient dans l'église, et avoient une entrée particulière et cachée.

          [Note 217: _Voyez_ pl. 187.]

L'église et la maison des chartreux étoient riches en monuments des
arts, qui méritoient l'attention des curieux.


     CURIOSITÉS DU COUVENT DES CHARTREUX.

     TABLEAUX.

     Dans l'église, sur le grand autel, Jésus-Christ au milieu des
     docteurs; par _Philippe de Champagne_.

     Au dessus des stalles, et entre les vitraux:

     La Résurrection du Lazare; par _Bon Boullogne_.

     L'Aveugle de Jéricho; par _Antoine Coypel_.

     Le Miracle des cinq pains; par _Audran_.

     La Samaritaine; par _Noël Coypel_.

     La Cananéenne; par _Corneille_.

     La Résurrection du Lazare; par le même.

     La Guérison des malades sur les bords du lac de Génésareth; par
     _Jouvenet_.

     La Femme affligée du flux de sang et guérie en touchant la robe
     de Notre-Seigneur; par _Boullogne_ le jeune.

     Le Centenier; par _Corneille_.

     Le Paralytique; par le même.

     Saint Jacques, saint Jean et leur père Zébédée raccommodant leurs
     filets; par _Dumont Le Romain_.

     Jésus-Christ ressuscitant la fille de Jaïre; par _La Fosse_.

     Dans le chapitre:

     L'Adoration des Bergers; par _Le Poussin_.

     La Magdeleine et le Sauveur; par _Le Sueur_.

     Saint Bruno; par _Restout_.

     La Nativité de saint Jean-Baptiste, celle de Jésus-Christ et sa
     sépulture; par d'anciens peintres.

     La Présentation au temple; par _Lagrenée_ jeune.

     L'Entrée de Notre-Seigneur dans Jérusalem; par _Jollain_.

     Sur l'autel, fait en forme de tombeau, un Christ; par _Philippe
     de Champagne_.

     Dans le petit cloître, les fameux tableaux de _Le Sueur_,
     représentant la vie de saint Bruno, arrangés dans l'ordre
     suivant:

     1º Le Docteur _Raymond Diocres_ prêchant au milieu d'un nombreux
     auditoire qui l'écoute avec attention.

     2º Le Docteur au lit de mort.

     3º Le même personnage sortant à demi de son cercueil pendant
     qu'on chante l'office des morts[218], et déclarant lui-même
     l'arrêt de sa damnation.

               [Note 218: Personne n'ignore que ce prétendu miracle,
               lequel donna lieu, dit-on, à la retraite de saint Bruno
               et à l'institution de son ordre, est mis au nombre des
               fables par les meilleurs critiques.]

     4º Saint Bruno frappé de ce terrible événement, et prosterné
     devant un crucifix.

     5º Le même saint racontant à ceux qui l'environnent le dessein
     qu'il a formé de quitter le monde, et les touchant par l'onction
     de ses paroles.

     6º Il engage six de ses amis à se joindre à lui et à embrasser le
     même genre de vie.

     7º Trois anges lui apparoissent pendant son sommeil, et
     l'instruisent de ce qu'il doit faire.

     8º Saint Bruno et ses compagnons distribuent leurs biens aux
     pauvres.

     9º Hugues, évêque de Grenoble, reçoit saint Bruno chez lui, et
     trouve dans cette visite l'explication d'un songe qu'il avoit eu,
     relativement à l'établissement de l'ordre des Chartreux.

     10º Ce même évêque, saint Bruno et ses compagnons traversent des
     montagnes affreuses pour arriver à la Chartreuse.

     11º Saint Bruno et ses compagnons bâtissent une église et des
     cellules sur la croupe d'une montagne.

     12º L'évêque Hugues donne l'habit à ces nouveaux religieux.

     13º Le pape Victor III confirme, en plein consistoire, l'institut
     des Chartreux.

     14º Saint Bruno donne lui-même l'habit à quelques nouveaux
     religieux.

     15º Le saint fondateur reçoit une lettre du pape Urbain II, qui
     lui ordonne de se rendre à Rome pour l'aider de ses conseils.

     16º Saint Bruno en présence du pape, et lui baisant les pieds.

     17º Il refuse, par humilité, l'archevêché de Reggio que le pape
     lui offroit.

     18º Saint Bruno, retiré dans les déserts de la Calabre, y établit
     un nouveau monastère de son institut.

     19º Sa rencontre avec Roger, comte de Sicile, dans une chasse que
     faisoit ce seigneur, et le don que lui fait celui de l'église de
     Saint-Martin et de Saint-Étienne.

     20º Saint Bruno apparoissant à Roger couché dans sa tente, et lui
     donnant avis d'une conjuration tramée contre lui.

     21º La mort de saint Bruno.

     22º Saint Bruno enlevé au ciel par des anges[219].

               [Note 219: Quelques années avant la révolution, le roi
               avoit fait l'acquisition de ces chefs-d'oeuvre pour les
               mettre dans sa collection: ils sont passés de la
               galerie du Luxembourg dans le Musée royal.]

     Aux extrémités de ce petit cloître:

     La vue de la ville de Paris telle qu'elle étoit au commencement
     du XVIIe siècle.

     Celle de la ville de Rome. (On prétend que ces deux vues, ornées
     de figures de demi-nature, étoient dues au pinceau de _Le Sueur_
     et de ses élèves.)

     La grande Chartreuse de Pavie, fondée par _Jean Galéas
     Visconti_.--La Chartreuse de Grenoble.

     On estimoit les vitraux de ce cloître. Ils représentoient les
     Pères du désert, et avoient été exécutés d'après un peintre nommé
     _Sadeler_.


     SCULPTURES.

     Dans le choeur des Pères, trois figures qui soutenoient le
     pupitre, représentant la Foi, l'Espérance et la Charité.

     Dans le grand cloître, du côté de l'église, un grand bas-relief
     sculpté sur la muraille, où l'on voyoit Jeanne de Châtillon
     présentant à la sainte Vierge, qui tenoit l'Enfant Jésus dans ses
     bras, et à saint Jean Baptiste, quatorze Chartreux à genoux. Le
     haut de cette sculpture étoit orné de treize écussons aux armes
     de France et de Châtillon alternativement. On y lisoit aussi
     plusieurs inscriptions rapportées par Piganiol[220].

               [Note 220: Pour empêcher la dégradation entière de ce
               monument, MM. de Châtillon le firent masquer, en 1712,
               par une boiserie, sur laquelle on avoit peint tout ce
               qui étoit sculpté derrière; ce qui faisoit un tableau
               de quinze pieds de largeur sur quatre de hauteur.]

     Dans le mur des ailes du même cloître, à gauche, la figure de
     Pierre de Navarre, ayant saint Pierre à ses côtés, et quatre
     Chartreux devant lui, tous aux pieds de la Vierge. Un ange, placé
     derrière ce groupe, soutenoit une inscription qui faisoit mention
     des quatre cellules fondées par ce prince.

     Sur la porte de la seconde cour, une statue de la Vierge, aux
     pieds de laquelle un grand bas-relief faisoit voir saint Louis
     présentant plusieurs Chartreux à cette reine du ciel. À ses côtés
     étoient saint Jean-Baptiste, saint Antoine et saint Hugues,
     d'abord chartreux, depuis évêque de Lincoln.


     SÉPULTURES.

     Dans l'église avoient été inhumés:

     Philippe de Marigny, évêque de Cambrai, puis archevêque de Sens,
     mort en 1325. (Transporté de l'ancienne chapelle devant le
     maître-autel de l'église.)

     Jean de Blangi, docteur en théologie, évêque d'Auxerre, mort en
     1344.

     Jean de Chissé, évêque de Grenoble, mort en 1350.

     Amé de Genève, frère du pape Clément VII, mort en 1359. (Il étoit
     représenté armé sur son tombeau.)

     Jean de Dormans, évêque de Beauvais, cardinal et chancelier de
     France; Guillaume de Dormans, aussi chancelier de France, morts
     tous les deux en 1373. (La statue en bronze du cardinal étoit
     couchée sur son tombeau)[221].

               [Note 221: Cette statue et celle d'Amé de Genève
               n'avoient point été déposées aux Petits-Augustins.]

     Marguerite de Châlons, femme de Jean de Savoie, chevalier, morte
     en 1378.

     Guillaume de Sens, premier président du parlement de Paris, mort
     en 1399.

     Michel de Cernay, évêque d'Auxerre et confesseur de Charles VI,
     mort en 1409.

     Pierre de Navarre, fils de Charles-le-Mauvais, roi de Navarre,
     mort en 1412. (Il étoit représenté en marbre blanc, couché sur
     son tombeau, avec Catherine d'Alençon sa femme, quoique cette
     princesse, morte en 1462, eût été inhumée à
     Sainte-Geneviève[222]).

               [Note 222: Ces deux statues, d'une exécution gothique
               assez soignée, se voyoient dans ce Musée.]

     Philippe d'Harcourt, premier chambellan de Charles VI, mort en
     1414.

     Jean d'Arsonvalle, évêque de Châlons et confesseur du dauphin,
     fils de Charles VI, mort en 1416.

     Jean de La Lune, neveu de l'antipape Benoît XIII, mort en 1424.

     Adam de Cambray, premier président de Paris, mort en 1456.
     Charlotte Alexandre, sa femme, morte en 1472.

     Louis Stuart, seigneur d'Aubigni, mort en 1665.

     Dans le cloître et dans le grand cimetière:

     Jean Versoris, avocat et fameux ligueur, mort en 1588.

     Jean Descordes, chanoine de Limoges, dont la bibliothèque a fait
     le fond de celle du collége Mazarin, mort en 1642.

     Pierre Danet, curé de Sainte-Croix de la Cité, et auteur des
     dictionnaires qui portent son nom, mort en 1709.

     Dans la chapelle des femmes:

     Laurent Bouchel, avocat fameux, mort en 1629, etc.

On entroit dans ce monastère par un portail situé sur la rue d'Enfer;
une avenue assez longue et plantée d'arbres conduisoit à la porte
intérieure de la maison. La première cour offroit à gauche une
chapelle assez grande que l'on nommoit la chapelle _des femmes_, parce
que c'étoit le seul endroit du couvent où il leur fût permis d'entrer.
Elle avoit été consacrée en 1460, sous l'invocation de la Vierge et de
saint Blaise[223]; dans la seconde cour on voyoit à droite un corps
de logis bien bâti, qui avoit servi autrefois à loger les _hôtes_. À
gauche se présentoit l'église dans toute sa longueur.

               [Note 223: L'ancien chemin d'Issy passoit autrefois le
               long du terrain où elle avoit été bâtie.]

De l'église on passoit dans le petit cloître qui étoit orné de
pilastres d'ordre dorique. Les tableaux de Le Sueur étoient encastrés
dans les arcs de ce cloître.

Autour du grand cloître, qui avoit été bâti à plusieurs reprises,
étoient les cellules. Chacun de ces petits logements se composoit d'un
vestibule, d'une chambre, d'une autre pièce, qui servoit de
bibliothèque ou de laboratoire, suivant le goût du religieux qui
l'occupoit, d'une petite cour et d'un petit jardin. Du reste, la règle
de saint Bruno, tout austère qu'elle étoit, s'est toujours maintenue
chez les chartreux, sans altération et sans adoucissement; c'est de
tous les ordres religieux le seul, ce nous semble, qui n'ait jamais eu
besoin de réforme.

La sacristie et le chapitre avoient été bâtis aux dépens d'un
cordonnier nommé Pierre Loisel et de sa femme. Tous les deux avoient
été enterrés dans le chapitre en 1331 et 1343[224]. Nous avons déjà
dit que le réfectoire avoit été établi dans la chapelle Vauvert. La
bibliothèque du prieur étoit considérable, et estimée tant pour la
quantité que pour la qualité des livres qui la composoient.

               [Note 224: On voyoit sur leur tombe un écusson ayant
               une botte en pal, chargée d'un oiseau sur la
               genouillière.]

Les dépendances de cette maison, qui ne consistoient d'abord qu'en
huit arpents et demi, n'étant plus suffisantes pour le nombre toujours
croissant de ses religieux, ils firent successivement beaucoup
d'acquisitions dans les clos de Vignerei et de Saint-Sulpice,
acquisitions dont les titres et la preuve se trouvoient dans les
archives de Saint-Germain. Marie de Médicis ayant eu besoin d'une
partie de ce terrain pour son parc du Luxembourg, leur donna en
échange des terres situées vis-à-vis de leur monastère et de l'autre
côté du chemin d'Issy. Comme ce chemin étoit ouvert dans un fond
humide et souvent impraticable, Louis XIII, par des lettres-patentes
datées de 1617, leur en fit don dans une longueur de cent vingt-et-une
toises, avec permission de l'enfermer dans leur enceinte. Ce terrain
formoit leur petit clos. Le même monarque ordonna que l'on
construiroit l'avenue plantée d'arbres qui conduisoit à leur
monastère, et que la rue d'Enfer seroit continuée en ligne droite
jusqu'aux Carmélites.

Le terrain qu'occupoient les chartreux étoit immense, si l'on
considère qu'il étoit renfermé dans l'un des faubourgs de Paris; le
seul jardin potager renfermoit au moins quinze arpents[225].

               [Note 225: L'église et le couvent des Chartreux ont été
               entièrement détruits; sur leur terrain on a établi une
               très grande pépinière, et plusieurs avenues plantées
               d'arbres qui font partie du jardin du Luxembourg.
               (_Voyez_ l'article _Monuments nouveaux_.)]


L'ABBAYE DE PORT-ROYAL.

Ce monastère étoit un démembrement de celui de _Porroi_ ou _Porrois_
et _Porrais_, fondé près de Chevreuse en 1204. Il fut nommé depuis,
par altération, _Port-du-Roi_ et _Port-Royal_. On y suivoit la règle
de Cîteaux; mais les austérités qu'elle prescrit s'étoient adoucies
par degrés, et le relâchement commençoit à s'y introduire, lorsqu'en
1609 la réforme y fut introduite par Jacqueline-Marie-Angélique
Arnauld, qui alors en étoit abbesse. Cette réforme eut un si grand
succès et fut embrassée par tant de personnes, que les bâtiments de
cette maison devenant insuffisants, on pensa, peu de temps après, à
former un second établissement; et ce parti devenoit d'autant plus
urgent que le monastère de Port-Royal étoit situé dans une vallée
marécageuse et très malsaine. Il est probable toutefois que
l'exécution en eût souffert beaucoup de difficultés, sans les
libéralités de madame Catherine Marion, veuve d'Antoine Arnauld, sieur
d'Andilli, et mère de l'abbesse. Elle fit, au profit de cette abbaye,
l'acquisition d'une grande maison accompagnée de jardins, nommée la
maison de _Clagni_, et non de _Glatigni_, comme l'écrivent plusieurs
historiens. M. de Gondi donna en 1625 les permissions nécessaires pour
la translation des religieuses, translation qui fut exécutée le 28 mai
de la même année; et les dons considérables d'un très grand nombre de
personnes de la plus haute qualité fournirent bientôt les moyens d'y
faire construire les lieux réguliers, ainsi que tous les autres
bâtiments nécessaires à une communauté religieuse[226]. La mère
Angélique, désirant consolider la réforme qu'elle avoit instituée,
obtint du pape et du roi que son monastère seroit soustrait à la
juridiction de Cîteaux, pour être soumis à celle de l'archevêque de
Paris, et que l'élection des abbesses, jusque là perpétuelle,
deviendroit triennale. Le roi lui ayant accordé à cet effet des
lettres-patentes en 1629, elle donna sa démission en 1630.

               [Note 226: Madame Hurault de Chiverni, veuve du marquis
               d'Aumont, acquitta toutes les dettes de la communauté,
               fit bâtir le choeur et les logements pratiqués au
               dessus, éleva les murs de clôture du jardin, etc.; la
               marquise de Sablé fit construire le corps de logis et
               le chapitre au bout du choeur; la princesse de
               Guémenée, la sacristie et partie d'un des côtés du
               cloître. Mesdames de Pontcarré, de Choiseul-Praslin, de
               La Guette de Champigny, de Boulogne, de Rubantel, etc.;
               MM. de Sévigné, Le Maître de Séricourt-Sacy, Le Roi de
               La Potherie, etc., comblèrent les religieuses de
               libéralités, et plusieurs de ces dames s'y renfermèrent
               après la mort de leurs maris. Louise-Marie de Gonzague
               de Clèves, reine de Pologne, qui avoit été élevée à
               Port-Royal, signala sa reconnoissance par de riches
               présents.]

Les fondements de l'église de ce monastère furent jetés en 1646; elle
fut achevée et bénite en 1648. Dès l'année précédente madame Arnauld
avoit obtenu du pape un nouveau bref pour établir dans son monastère
l'adoration perpétuelle du Saint-Sacrement.

Cependant on ne cessoit point de travailler aux réparations de
l'ancien monastère, à qui l'on donna alors, pour le distinguer de
celui-ci, le nom de _Port-Royal-des-Champs_. Dès qu'elles furent
achevées, l'abbesse et les religieuses demandèrent à l'archevêque la
permission d'y envoyer quelques-unes de leurs soeurs, ce qui leur fut
accordé en 1647, sous la condition expresse que cette maison ne
formeroit point un corps de communauté particulière, et ne cesseroit
point d'être soumise à l'autorité de l'abbesse et à la juridiction de
l'ordinaire. Depuis, la résistance qu'opposèrent à la signature du
formulaire les religieuses de Paris détermina l'archevêque à les
transférer dans le Port-Royal-des-Champs; quelques unes même furent
dispersées en divers couvents, ce qui dura jusqu'à la paix de Clément
IX, arrivée en 1669. Alors un arrêt du conseil sépara les deux maisons
de Port-Royal en deux titres d'abbayes indépendantes l'une de l'autre.
Celle de Paris fut déclarée de nomination royale et perpétuelle, et
l'autre, élective et triennale. On partagea en même temps tous les
biens, dont les deux tiers furent attribués à Port-Royal-des-Champs.

Cette dernière maison a subsisté jusqu'en 1709, qu'en conséquence
d'une bulle de Clément XI, M. le cardinal de Noailles, archevêque de
Paris, supprima le titre de cette abbaye et en réunit les biens à
celle de Paris. Les religieuses furent dispersées dans divers
monastères, et l'on détruisit leur couvent, en vertu d'un arrêt du
conseil donné dans la même année[227].

               [Note 227: _Voyez_ p. 180.]

L'église élevée sur les dessins de Le Pautre, architecte célèbre,
passoit autrefois pour un chef-d'oeuvre d'architecture[228].

               [Note 228: Elle existe encore, ainsi que la maison qui
               sert maintenant d'hospices pour les pauvres femmes en
               couche. C'est un ouvrage bien médiocre. (_Voyez_ pl.
               188.)]


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DE PORT-ROYAL.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, une Cène; par _Philippe de Champagne_. Ce
     n'étoit qu'une répétition du même sujet placé dans le choeur des
     religieuses, où l'on n'entroit point[229].

               [Note 229: Ce beau tableau est maintenant dans le Musée
               du Roi.]


     SÉPULTURES.

     Dans cette église avoient été inhumés:

     Louis, seigneur de Pontis et d'Ubaie, maréchal de camp, mort en
     1670.

     Marie-Angélique de Scoraille de Roussille, duchesse de Fontange,
     maîtresse de Louis XIV, morte en 1681.

     Catherine-Gasparde de Scoraille, marquise de Curton, sa soeur,
     morte en 1736.


L'INSTITUTION DE L'ORATOIRE.

Cette maison, située dans la rue d'Enfer, étoit consacrée à recevoir
ceux qui se destinoient à entrer dans la congrégation de l'Oratoire.
C'étoit là qu'ils recevoient les premières instructions du ministère
auquel ils étoient appelés. Ce fut Nicolas Pinette, trésorier de
Gaston, duc d'Orléans, qui l'acheta en 1650, la fit réparer d'une
manière convenable, et la donna ensuite à cette congrégation en toute
propriété. Les prêtres de l'Oratoire obtinrent, peu de temps après,
par le crédit de Gaston lui-même, des lettres-patentes qui les
gratifièrent de tous les priviléges dont jouissoient les maisons de
fondation royale.

L'église, dont la première pierre fut posée au nom de ce prince le 11
novembre 1655, fut bénite en 1657, sous le titre de la _Présentation
au temple_.


     CURIOSITÉS DE L'ÉGLISE DE L'INSTITUTION.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, la Présentation au Temple; _par
     Simon-François_; de Tours.

     Sur la porte d'entrée, Notre-Seigneur devant Pilate; par _Charles
     Coypel_.


     SÉPULTURES.

     La chapelle de la Vierge renfermoit un mausolée élevé, en 1661, à
     la mémoire du cardinal de Bérulle. Ce saint prélat y étoit
     représenté à genoux dans une niche; au dessus, une grande urne de
     marbre noir renfermoit sa main et son bras droit. Ce monument
     avoit été exécuté par _Jacques Sarrazin_, auquel on devoit aussi
     la statue du même personnage que l'on voyoit aux Carmélites[230].

               [Note 230: Ce dernier monument a été donné au collége
               de Juilly.]

     Dans diverses parties de l'église avoient été inhumés:

     Jeanne-Marie-Françoise Chouberne, l'une des bienfaitrices de
     cette communauté, morte en 1655.

     Henri de Barillon, évêque de Luçon, mort en 1699.

     Le maréchal de Biron, mort en 1756.

La maison de l'institution étoit également célèbre par les hommes
distingués qu'elle a produits et par les personnages illustres qui s'y
sont retirés pour s'occuper uniquement du soin de leur salut.

Ses bâtiments étoient accompagnés d'un vaste enclos bien cultivé[231].

          [Note 231: Cette maison, réunie au monastère de Port-Royal,
          sert maintenant d'hospice pour les femmes en couche.]

La bibliothèque, peu considérable, offroit un choix de très bons
livres et possédoit quelques manuscrits précieux.


PRÊTRES DE LA COMMUNAUTÉ.

C'étoit ainsi que l'on nommoit en 1658 une réunion d'ecclésiastiques
qui s'étoit formée dans une maison de la rue Saint-Dominique. Ce sont
les mêmes qui se rendirent depuis si malheureusement célèbres sous le
nom de _Solitaires de Port-Royal-des-Champs_, où ils s'étoient
retirés.


LA FOIRE SAINT-GERMAIN.

On arrivoit à cette foire, sur l'emplacement de laquelle vient d'être
élevé le marché Saint-Germain[232], en revenant sur ses pas jusqu'à la
rue du Brave, où se présentait une de ses entrées; les autres étoient
dans la rue Guisarde et dans les petites rues qui aboutissent aux rues
du Four et des Boucheries.

          [Note 232: _Voyez_ l'article _Monuments nouveaux_.]

L'abbaye de Saint-Germain jouissoit de temps immémorial du droit de
foire; mais la suite des temps amena de grands changements, soit à
l'égard des lieux où se formoit ce rassemblement, soit dans sa durée.
Le premier titre cité par Jaillot qui en fasse mention est une charte
de Louis-le-Jeune, datée de 1176[233], par laquelle il paroît que
l'abbé Hugues et ses religieux lui cèdent la moitié des revenus de
cette foire. Toutefois cet acte ne dit point en quel lieu elle se
tenoit, ni à quelle occasion cette cession fut faite; on y lit
seulement qu'elle commençoit tous les ans, quinze jours après Pâques,
et qu'elle duroit trois semaines. Il paroît probable que ce prince
indemnisa l'abbaye en lui permettant d'établir une autre foire,
puisqu'on trouve en 1200 que Philippe-Auguste confirma ce droit en
reconnoissant qu'il avoit été accordé pour Louis VII[234]. Jaillot
pense qu'elle pouvoit bien se tenir près du chemin d'Issy (rue
d'Enfer), et cite plusieurs actes à l'appui de cette assertion[235].

          [Note 233: _Arch. de Saint-Germain_, A. 4, 1, 1.]

          [Note 234: _Histoire de l'abbaye Saint-Germain_, p. 109.]

          [Note 235: _Quartier du Luxembourg_, p. 12.]

Nous avons déjà fait mention de la rixe sanglante qui s'éleva en 1278,
près du Pré-aux-Clercs, entre les domestiques de l'abbaye et les
écoliers de l'Université[236]. Cette compagnie, qui jouissoit alors
d'une autorité sans bornes, la fit valoir à cette occasion avec une
violence qu'on a peine à concevoir aujourd'hui, et obtint de Philippe
le Hardi un arrêt dont la rigueur est presque sans exemple. Les
religieux de Saint-Germain furent condamnés à payer des sommes
considérables et à fonder deux chapelles, chacune de 20 livre parisis
de rente. Pour racheter cette rente de 40 livres, ils se décidèrent à
céder au roi l'autre moitié des droits de leur foire, ce qui est
prouvé par les lettres que Matthieu de Vendôme et le seigneur de Nesle
firent expédier à ce sujet en 1284[237]. Philippe le Hardi transféra
cette foire aux halles, ou pour mieux dire, il la supprima
entièrement.

          [Note 236: _Voyez_ tome 1er, 2e partie, p. 718.]

          [Note 237: _Arch. de Saint-Germain_, A. 4, 1, 3.]

On la voit renaître sous le règne de Louis XI. Les pertes
considérables que les religieux de Saint-Germain avoient essuyées sous
les règnes désastreux de Charles VI et Charles VII engagèrent Geofroi
Floreau, abbé de Saint-Germain, à demander à Louis XI, successeur de
ce dernier roi, la permission d'établir dans le faubourg une foire
franche, semblable à celle de Saint-Denis. Les lettres-patentes qui la
lui accordent, datées du Plessis-lès-Tours en 1482[238], portent que
cette foire de voit commencer le 1er octobre et durer huit jours.
L'époque et le temps de la durée furent changés plusieurs fois sous
les règnes suivants; enfin sous Louis XIV, qui en confirma le
privilége en 1711, l'ouverture en fut fixée définitivement au 3
février. Elle se prolongeoit ordinairement jusqu'à la veille du
dimanche des Rameaux.

          [Note 238: _Arch. de Saint-Germain_, A. 4, 1, 6.]

Le terrain sur lequel on l'avoit établie étoit autrefois renfermé dans
les dépendances de l'hôtel de Navarre. En 1398, Charles VI ayant fait
don à son oncle, le duc de Berri, des jardins, places et masures qui
se trouvoient sur cet emplacement[239], ce prince, pour éteindre une
rente dont il étoit redevable aux religieux de Saint-Germain, leur
céda, dès l'année suivante, sa nouvelle propriété. Ils la destinèrent
aussitôt à leur foire, et, pour en faciliter l'accès, acquirent dans
le siècle suivant (en 1489), d'un particulier nommée Étienne Sandrin,
un passage qui conduisoit de la grande rue au clos de Navarre[240].
C'est ce passage qu'on a appelé depuis _Porte-Greffière_ et _passage
de la Treille_. Tel est le détail historique des circonstances de cet
établissement, vérifié par Jaillot sur les titres originaux, et sur
lequel Piganiol s'est considérablement trompé, tant pour les faits que
pour les dates.

          [Note 239: _Ibid._, A. 4, 1, 4.]

          [Note 240: _Ibid._, A. 4, 1, 5.]

Dès l'année 1486, les religieux de Saint-Germain avoient fait
construire trois cent quarante loges, mais avec si peu de solidité,
qu'en 1511 Guillaume Briçonnet, abbé de Saint-Germain, jugea à propos
de les faire rebâtir telles qu'on les a vues subsister jusqu'en 1762.
Elles furent détruites dans la nuit du 16 au 17 mars de cette année,
par un incendie si violent qu'en moins de cinq heures toutes les
loges, boutiques, etc., furent totalement consumées. On commença à les
reconstruire, dès le mois d'octobre suivant, et avec une telle
activité, que la foire y fut tenue comme à l'ordinaire, l'année
d'après et sans le moindre retard; mais il s'en falloit de beaucoup
que cette nouvelle foire fût aussi commode que l'ancienne, et bâtie
avec la même magnificence[241].

          [Note 241: Cette ancienne foire étoit alors admirée comme un
          des morceaux de charpente les plus hardis qu'il fût possible
          d'imaginer. Elle se composoit d'un seul bâtiment divisé en
          deux halles contiguës, qui, chacune, avoient cent trente pas
          de long sur cent de large. Neuf rues tirées au cordeau, et
          qui se coupoient à angles droits, les partageoient en
          vingt-quatre parties[241-A]. Chaque loge étoit composée
          d'une boutique au rez-de-chaussée et d'une chambre au
          dessus. Quelques-unes étoient accompagnées de cours, où il y
          avoit des puits pour éteindre le feu en cas d'accident,
          précaution que la violence du vent rendit inutile dans cette
          nuit désastreuse. Au bout de l'une des halles on avoit
          pratiqué une chapelle, dans laquelle on disoit la messe tous
          les jours pendant la durée de la foire.]

          [Note 241-A: Ces rues étoient distinguées par les noms des
          divers marchands qui y étaloient, tels que ceux de rue _aux
          Orfèvres_, _aux Merciers_, _aux Drapiers_, _aux Peintres_,
          _aux Tabletiers_, _aux Fayenciers_, _aux Lingères_, _etc._]

On vendoit dans cette foire toute espèce de marchandises, excepté des
livres et des armes. Les marchands du dehors, les ouvriers qui
n'étoient pas maîtres, pouvoient y apporter les objets de leur
commerce et les produits de leur industrie, sans crainte d'être
inquiétés par les jurés de la ville. La richesse et la variété de ces
divers étalages y attiroient une affluence prodigieuse de curieux et
toutes les classes de la société. Des danseurs de corde, des
chanteurs, des comédiens, venoient y établir leurs spectacles; et l'on
a vu que l'un des théâtres les plus renommés de Paris, l'Opéra
comique, y avoit pris naissance. On y élevoit des salles de danse; on
y établissoit des jeux de toute espèce; en un mot, c'étoit une fête
continuelle dans laquelle se déployoit sans contrainte la gaieté
bruyante et folâtre du peuple parisien[242].

          [Note 242: Indépendamment des foires Saint-Laurent et
          Saint-Germain, la ville de Paris avoit encore plusieurs
          autres foires, qui se tenoient en divers lieux et à des
          époques différentes.

          _La foire des Jambons_ ou _du parvis Notre-Dame_. Cette
          foire, qui appartenoit à l'archevêque et au chapitre de la
          cathédrale, ne durait qu'un jour, et se tenoit le
          mardi-saint.

          _La foire du Temple._ Elle appartenoit au grand-prieur de
          France, et s'ouvroit dans l'enclos du Temple le jour de
          saint Simon et saint Jude. On y vendoit principalement de la
          mercerie, des manchons, des fourrures, beaucoup de nèfles,
          etc., etc.

          _La foire Saint-Ovide._ Établie d'abord sur la place
          Vendôme, elle fut transférée, en 1771, sur la place Louis
          XV. Toutes les boutiques, disposées sur un plan circulaire,
          y étoient accompagnées d'une galerie qui tournoit autour, et
          sous laquelle on se promenoit à l'abri. Elle duroit un mois
          entier, et attiroit un grand concours de monde, tant par le
          nombre et la variété de ses boutiques que par les spectacles
          forains qui venoient de toutes parts s'y établir.

          _La foire Saint-Clair._ Elle se tenoit, le jour de la fête
          de ce saint, devant l'abbaye Saint-Victor, et duroit huit
          jours. Les marchands y occupoient la rue Saint-Victor
          jusqu'au jardin des Plantes, celle des Fossés et toute la
          place de la Pitié.

          Du reste, il se tenoit une foire devant chaque église, le
          jour de la fête de son patron, laquelle duroit plus ou moins
          long-temps, comme la foire des Prémontrés de la
          Croix-Rouge, etc.]


PRÉAU DE LA FOIRE SAINT-GERMAIN.

Cet endroit, dans lequel se tient encore aujourd'hui le marché du
faubourg Saint-Germain, étoit autrefois plus vaste qu'il n'est
aujourd'hui: on y vendoit alors des bestiaux, ainsi que dans l'espace
compris entre les rues de Tournon et Garancière. Ce dernier
emplacement s'appeloit _le Pré-Crotté_ ou _le Champ de la Foire_.
Quant au Préau, son nom lui venoit du terrain même sur lequel il avoit
été formé. En 1500, ce terrain étoit couvert d'herbes, et fut affermé
à un particulier[243]. En 1608, on en retrancha un espace de cent
cinquante-trois toises, lequel fut cédé au sieur La Fosse, secrétaire
du prince de Conti, «à la charge d'y faire bâtir des boutiques, de
laisser un passage libre pour la foire, et de conserver la petite
maison au bout, pour servir d'audience.» C'est de cette maison que le
passage de la Treille avoit reçu le nom de _Porte-Greffière_.
Toutefois cette cession ne fut faite que pour vingt-neuf ans, après
lequel temps tout cet espace devoit rentrer dans la propriété de
l'abbé de Saint-Germain. C'est le passage qui avoit son entrée par la
rue des Boucheries et qui conduisoit au Préau.

          [Note 243: _Arch. de Saint-Germain_, A. 4, 2, 2.]

Quant au marché, il fut construit, en 1726, par ordre et aux dépens du
cardinal de Bissi, alors abbé de Saint-Germain. Sur l'emplacement
qu'il occupoit et où s'élève le marché neuf, avoient autrefois été les
Halles de l'abbaye et successivement les jardins de l'hôtel de Navarre
et le Préau dont nous venons de parler. Le cardinal en prit une partie
qu'il fit environner de murs. Il fit en même temps construire les
maisons qui formoient les rues de Bissi et les deux Halles, sous
lesquelles, avant la révolution, il se tenoit, deux fois la semaine,
un marché au pain très considérable.


COLLÉGES, ÉCOLES, SÉMINAIRES.

GRAND SÉMINAIRE SAINT-SULPICE.

(Rue du Vieux-Colombier.)

Il doit son origine à Jean-Jacques Ollier, abbé de Pébrac. Ce pieux
personnage en avoit jeté les premiers fondements à Vaugirard dans
l'année 1641. Il y vivoit en communauté avec quelques ecclésiastiques
également recommandables par leurs lumières et par leurs vertus,
lorsqu'au mois d'août suivant M. de Fiesque lui résigna la cure de
Saint-Sulpice. Persuadé qu'il seroit plus avantageux de fixer à Paris
et de faire croître sous ses propres yeux l'établissement qu'il venoit
de former dans ses environs, il emmena avec lui ses associés, les
logea au presbytère, et plaça dans une maison de la rue Guisarde
quelques autres ecclésiastiques qui désiroient entrer dans cette
réunion. Leurs exercices furent d'abord communs; mais le nombre des
nouveaux sujets que l'on admettoit chaque jour devint si considérable,
que le fondateur se décida à séparer ces deux communautés. Pour
exécuter ce projet, il acheta, au mois de mai 1645, une grande maison
avec un jardin et un terrain assez vaste qui en dépendoit, le tout
situé dans la rue du Vieux-Colombier. Ce fut sur cet emplacement que,
du consentement de l'abbé de Saint-Germain, donné en 1645, on
construisit les édifices nécessaires à une communauté. Depuis, ces
bâtiments furent considérablement augmentés. Dans cette même année, M.
Ollier obtint pour l'établissement de son séminaire des
lettres-patentes enregistrées au grand conseil en 1646, et à la
chambre des comptes en 1650.

La chapelle fut bénite le 18 novembre de cette dernière année. C'étoit
un petit édifice qui n'avoit rien de remarquable, mais que l'on
visitoit à cause des belles peintures dont _Le Brun_ l'avoit décoré.


     CURIOSITÉS DE LA CHAPELLE.

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, la Descente du Saint-Esprit; par _Le Brun_.
     (Ce peintre célèbre s'étoit représenté lui-même dans un coin de
     ce tableau.)

     Dans le plafond, l'Assomption de la Vierge; par le même.

     Au dessus de la porte, une Descente de Croix; par _Hallé_.

     Dans la nef, la Présentation au Temple; par _Marot_.

     La Naissance de la Vierge; par _Restout_.

     La Purification et les prophètes Isaïe et Ézéchiel; par le même.

     La Visitation; par _Verdier_.

     La Naissance du Sauveur; par _Le Clerc_.

     L'Adoration des Mages; la Fuite en Égypte; Jésus-Christ prêchant
     dans le Temple; le Couronnement de la Vierge; sans nom d'auteurs.


     SÉPULTURES.

     Dans cette chapelle avoit été inhumé M. Ollier, fondateur du
     séminaire, mort en 1657.

Ce séminaire possédoit une belle bibliothèque, composée d'environ
trois mille volumes dispersés dans diverses pièces. Il avoit aussi une
collection choisie d'estampes et un cabinet d'histoire naturelle[244].

          [Note 244: La maison de cette communauté a été démolie pour
          former la place Saint-Sulpice; le nouveau séminaire qui se
          prolonge dans la rue Pot-de-Fer, a sa façade sur un des
          côtés de cette place. (_Voyez_ l'article _Monuments
          nouveaux_.)]


LE PETIT SÉMINAIRE (rue Férou).

La partie des bâtiments du grand séminaire qui donnoit sur la rue
Férou étoit destinée à ceux qui composoient le petit séminaire. Il
porta d'abord le nom de _Saint-Joseph_, et fut fondé, en 1686, dans
une maison de cette rue, que la construction du portail de
Saint-Sulpice força presque aussitôt de démolir; on le transféra, dès
l'année suivante, dans une autre maison achetée par le séminaire, et
toujours dans la même rue. La communauté des étudiants en
philosophie, instituée en 1687, eut ses exercices communs avec ceux du
petit séminaire jusqu'en 1713 qu'elle en fut séparée. En 1694 on avoit
aussi réuni au petit séminaire une autre communauté nommée
_Sainte-Anne_, établie en 1684 dans la rue Princesse.


COMMUNAUTÉ DES ROBERTINS (cul-de-sac Férou).

Cette petite communauté, composée d'ecclésiastiques qui se destinoient
à entrer au séminaire, fut établie dans ce cul-de-sac en 1677 par M.
Boucher, docteur de Sorbonne. Il engagea par son testament MM. de
Saint-Sulpice à s'en charger, ce qu'ils acceptèrent le jour même de
son décès, arrivé le 20 janvier 1708. Les libéralités dont les combla
M. Robert, l'un de leurs supérieurs, leur fit donner le nom de
_Robertins_.

     Leur chapelle étoit décorée d'un très beau tableau de _Le Sueur_,
     représentant la Présentation au Temple.


LES ÉCOLES DE CHARITÉ _OU_ LES SOEURS DE L'ENFANT JÉSUS (rue
Saint-Maur).

Ces écoles, dont le but étoit de donner à de pauvres filles ces
premiers principes d'une éducation religieuse, principes presque
toujours ineffaçables, et que des parents peu éclairés et dans
l'indigence sont hors d'état de communiquer à leurs enfants, avoient
été instituées par un minime nommé le père Barré. Jaillot pense que
les premiers fondements de cette institution charitable furent jetés à
Rouen en 1666 et à Paris en 1667, sur la paroisse Saint-Jean en Grève.
L'utilité de ces écoles fut bientôt tellement reconnue, que toutes les
paroisses s'empressèrent de les adopter. Elles étoient établies par
les curés sous l'administration d'une supérieure, et les personnes qui
se destinoient à cette oeuvre de charité n'y étoient engagées par
aucun voeu solennel. La maison de Saint-Maur étoit le chef-lieu de
leur institut[245].

          [Note 245: Cette maison et la précédente sont aujourd'hui
          des habitations particulières.]


LES FRÈRES DES ÉCOLES CHRÉTIENNES.

(Rue Notre-Dame-des-Champs.)

Cet établissement, formé dans les mêmes vues de charité et pour élever
dans le travail et dans la piété de jeunes garçons nés de parents
pauvres, succéda, dans cette rue, à une communauté de filles, connue
sous le nom de _Communauté de mademoiselle Cossart_, ou des _Filles du
Saint-Esprit_. Cette association, fondée en 1666 par cette pieuse
demoiselle pour l'éducation des pauvres filles, ayant été supprimée,
d'abord en 1670, ensuite et définitivement en 1707, il se trouva que
la fondatrice, qui sembloit avoir prévu son peu de durée, avoit
ordonné que, dans le cas de sa suppression, la propriété en
reviendroit à l'hôpital général. Ses intentions furent remplies, et la
maison, vendue par les administrateurs, après avoir eu plusieurs
propriétaires, passa enfin en 1722 aux frères des écoles chrétiennes.

Ces frères, indistinctement nommés les frères _des Écoles_, les frères
_de l'Enfant-Jésus_ qui est leur véritable nom, et les frères _de
Saint-Yon_, parce que leur noviciat y étoit établi, furent institués à
Reims en 1679 par M. de La Salle, docteur en théologie et chanoine de
cette cathédrale. Le succès de cet établissement fit naître la pensée
d'en former de semblables à Paris. M. de La Salle y fut appelé en
1688, et les frères qu'il avoit amenés avec lui ouvrirent leurs écoles
dans la rue Princesse. Elles procurèrent tout le bien qu'on en avoit
attendu, et l'on en trouve sept, avant la fin de ce siècle, établies
dans divers quartiers de cette partie méridionale de Paris. Enfin
elles furent transférées, comme nous venons de le dire, rue
Notre-Dame-des-Champs.

La chapelle du Saint-Esprit subsistoit encore dans les derniers
temps, et l'on y disoit la messe tous les dimanches et fêtes[246].

          [Note 246: La chapelle a été détruite; la maison est habitée
          par des particuliers.]


COLLÉGE DU MANS (rue d'Enfer).

Ce collége fut fondé par Philippe de Luxembourg, évêque du Mans,
cardinal et légat du Saint-Siége, lequel destina à cette bonne oeuvre
une somme de 10,000 fr., par son testament du 26 mai 1519. Ses
exécuteurs testamentaires, afin de remplir ses intentions, achetèrent,
1º de François Ier, moyennant la somme de 8,000 fr., les émoluments du
scel de la prévôté de Paris, qui produisoit alors 550 livres; 2º
l'hôtel des évêques du Mans, situé rue de Reims, et alors en très
mauvais état, pour le prix de 25 liv. de rente; 3º une place que leur
céda l'abbé de Marmoutier, pour 5 liv. de rente et 17 sous de cens,
sur laquelle ils firent construire une chapelle. Cette fondation fut
faite pour un principal, un procureur qui seroit en même temps
chapelain, et dix boursiers du diocèse, et à la nomination des évêques
du Mans. On en dressa les statuts en 1526; mais, dès 1613, les revenus
de la maison étoient tellement diminués, que les exercices furent
interrompus et les bourses supprimées ou du moins suspendues. Les
jésuites profitèrent de cette circonstance pour réunir ce collége au
leur[247]; et sur la somme de 53,156 liv. 13 sous 4 deniers, que le
roi donna pour cette acquisition, on prit celle de 28,000 liv., avec
laquelle on acheta l'hôtel de Marillac, rue d'Enfer, dans lequel ce
collége fut transféré en 1683. Il a subsisté jusqu'en 1764, époque de
sa réunion au collége de l'Université[248].

          [Note 247: _Voyez_ t. 3, 2e partie, p. 529.]

          [Note 248: Ce collége est habité maintenant par des
          particuliers.]


LE SÉMINAIRE DE SAINT-PIERRE ET SAINT-LOUIS (même rue.)

La plupart de nos historiens, ayant négligé de faire des recherches
sur l'origine de cet établissement, se sont contentés d'en fixer
l'époque à l'année 1696. Il devoit son origine à M. François de
Chansiergues, diacre. Ayant réuni quelques pauvres ecclésiastiques
qu'il aidoit à subsister, il en forma de petites communautés et leur
donna le nom de _Séminaire de la Providence_[249]. M. de Lauzi, curé
de Saint-Jacques de la Boucherie, convaincu de l'utilité de semblables
institutions, s'unit à M. de Chansiergues pour les perfectionner.
Celle dont nous parlons fut placée d'abord dans une maison rue
Pot-de-Fer, laquelle fut cédée, en pur don et en vue de cette oeuvre
de piété, par M. François Pingré, sieur de Farinvilliers, et dame
Catherine Pépin son épouse. M. de Marillac, successeur de M. de Lauzi,
voulut imiter son zèle et prendre la suite de ses projets.
Propriétaire d'une maison assez vaste, rue d'Enfer, il la destina en
1687 pour recevoir le séminaire de la rue Pot-de-Fer. M. et madame de
Farinvilliers y firent bâtir le corps de logis principal ainsi que la
chapelle, et donnèrent 80,000 liv. pour la fondation de douze places
gratuites, depuis réduites à dix. Elles étoient à la nomination du
supérieur; mais pour donner plus d'émulation aux jeunes clercs, on les
mettoit au concours.

          [Note 249: Il avoit déjà établi une communauté du même genre
          en 1685, près de l'église Saint-Marcel, dans le quartier de
          la place Maubert.]

M. de Marillac, de son côté, ne borna pas ses bienfaits à ces
premières libéralités; il y joignit en 1696 une maison joignant celle
de la rue Pot-de-Fer, deux autres maisons à Gentilli et 1150 livres de
rente. Enfin M. le cardinal de Noailles et M. de Marillac, conseiller
d'état, frère de l'instituteur, mirent la dernière main à cet
établissement, en le faisant confirmer par des lettres-patentes qu'ils
obtinrent en 1696. Le roi gratifia alors ce séminaire d'une pension
annuelle de 3,000 livres, et le clergé lui en accorda une de 1,000
liv.

Outre les places gratuites fondées par M. de Farinvilliers, il y en
avoit trois autres pour de jeunes clercs d'Aigueperse et de Riom, dont
on étoit redevable à M. Fouet, docteur en théologie. Ce séminaire
étoit en tout composé de cent quarante étudiants, sous l'inspection de
quatre personnes nommées par l'archevêque, qui prenoit le titre de
premier supérieur de cette maison, et payoit la pension de trente à
quarante ecclésiastiques.

La chapelle étoit grande et bien ornée. La première pierre en fut
posée en 1703 par le cardinal de Noailles, et le séminaire ne fut
transféré dans cette nouvelle demeure que le 1er octobre de l'année
suivante[250].

          [Note 250: Les bâtiments en furent d'abord changés en
          caserne pendant la révolution, et l'église devint le magasin
          des décorations du Théâtre-François, dit l'_Odéon_;
          maintenant on en a fait une usine où se confectionne le gaz
          hydrogène qui sert à l'éclairage de Paris.]

     TABLEAUX.

     Sur le maître-autel, saint Pierre guérissant le boiteux; par
     _Jeaurat_.

     Saint Louis, saint Charles, une Assomption, l'Ange consolant
     saint Pierre; par le même.

La bibliothèque de cette maison étoit un legs de M. Louis-Bernard
Oursel, prêtre, docteur en théologie, chanoine et grand pénitencier de
l'église de Paris.


HÔTELS.

ANCIENS HÔTELS DÉTRUITS.

HÔTEL DE CONDÉ (rue de Condé).

L'endroit où il étoit situé faisoit anciennement partie du clos
Bruneau. Antoine de Corbie y fit bâtir un _séjour_ ou _maison de
plaisance_, que Jérôme de Gondi, duc de Retz et maréchal de France,
acheta au mois de juillet 1610. Cet hôtel qu'il avoit agrandi,
embelli, et rendu l'un des plus magnifiques d'alors, fut vendu et
adjugé par décret, en 1612, à Henri de Bourbon, prince de Condé. Dans
le siècle dernier, la famille de Condé l'ayant abandonné pour occuper
le palais Bourbon, il fut démoli, et l'on choisit cet emplacement pour
y construire le Théâtre-François.

Cet hôtel étoit composé de plusieurs corps de logis, bâtis à
différentes époques et n'offrant aucune symétrie dans leur ensemble.


HÔTEL DE BOURBON (rue du Petit-Bourbon).

Cet hôtel, sur l'emplacement duquel on a vu depuis s'élever l'hôtel
de Châtillon, occupoit l'espace renfermé entre les rues de Tournon et
Garancière. Il appartenoit à Louis de Bourbon, duc de Montpensier.
Sauval dit que sa veuve y demeuroit en 1588, lorsqu'à la nouvelle de
la mort des Guise, tués à Blois les 23 et 24 décembre de cette année,
elle parcourut la ville de Paris, excitant la populace à la révolte et
allumant ainsi le feu de la guerre civile.


HÔTEL DE GARANCIÈRE (rue Garancière).

Il y avoit autrefois dans cette rue un hôtel Garancière qui lui avoit
donné son nom. Il en est fait mention dans des actes de 1421 et
1427[251]. Mais en 1457 il étoit en ruine et ne fut point rebâti.

          [Note 251: _Arch. de Saint-Germain._]


HÔTEL DE ROUSSILLON (rue du Four).

Cet hôtel, qui existoit encore au commencement du dix-septième siècle,
appartenoit à Louis, bâtard de Bourbon, comte de Roussillon en
Dauphiné; c'étoit un démembrement de l'ancien hôtel et des jardins de
Navarre dont nous avons déjà parlé. Vers 1620, cet hôtel fut vendu à
divers particuliers; on construisit des maisons sur l'emplacement
qu'il occupoit, et l'on y ouvrit les rues Guisarde et Princesse.


HÔTEL CASSEL (rue Cassette).

Cet ancien hôtel occupoit la plus grande partie de la rue Cassette,
dont le nom n'est qu'une altération de celui de Cassel. Il existoit
dans le seizième siècle; nous ignorons l'époque de sa destruction.


HÔTEL MÉZIÈRE (même rue).

Cet hôtel appartenoit à une ancienne famille que l'on disoit issue de
la maison d'Anjou; et ses jardins s'étendoient le long de la rue qui
conserve encore aujourd'hui le nom de Mézière. Il fut vendu le 3 avril
1610, au prix de 24,000 liv., et changé, comme nous l'avons déjà dit,
en une maison de noviciat pour les Jésuites.


HÔTEL SAINT-THOMAS (rue Saint-Thomas).

Cet hôtel assez remarquable avoit été bâti par les Jacobins. Il en est
fait mention dans un titre nouveau du 17 avril 1636[252].

          [Note 252: JAILLOT, _Quartier du Luxembourg_.]


HÔTEL DU GRAND MOYSE (rue Princesse).

On ne sait rien autre chose de cet hôtel, sinon qu'il existoit au
dix-septième siècle dans cette rue, au coin de laquelle on avoit placé
une statue de Moyse, tenant les tables de la loi. L'opinion commune
étoit que cette maison avoit appartenu à un Juif; mais on n'en a
aucune preuve.


HÔTELS EXISTANTS EN 1789.

HÔTEL DE SOURDÉAC (rue Garancière).

Cet hôtel bâti par René de Rieux, évêque de Léon, étoit dans le
principe appelé _Hôtel de Léon_; il passa en 1651 à Gui de Rieux,
seigneur de Sourdéac, dont il a conservé le nom, quoique ce ne soit
plus qu'une maison particulière.


HÔTEL DE NIVERNOIS (rue de Tournon).

Cet hôtel est célèbre pour avoir été habité par le fameux maréchal
d'Ancre, Concino-Concini. On sait qu'après la mort de ce favori il fut
pillé et confisqué au profit du roi. Louis XIII y demeura quelque
temps. Il fut affecté depuis au logement des ambassadeurs
extraordinaires; enfin on l'échangea avec M. le duc de Nivernois
contre l'hôtel de Pontchartrain, et ce seigneur en fut le dernier
propriétaire jusqu'au moment de la révolution. Cet hôtel avoit été
restauré par M. Peyre aîné, architecte, et passoit alors pour une des
plus agréables habitations de Paris.


HÔTEL DE VENDÔME (rue d'Enfer).

Cet hôtel, que les Chartreux avoient fait construire en 1706, en même
temps que toutes les maisons contiguës jusqu'à la première porte
d'entrée de leur monastère, avoit été fort augmenté et embelli par
madame la duchesse de Vendôme qui l'avoit acheté à vie. Il fut depuis
occupé par le duc de Chaulnes. La princesse d'Anhalt y ayant ensuite
établi sa demeure, obtint du roi la permission de faire abattre une
partie du mur, d'établir ainsi une communication avec le jardin du
Luxembourg, et de fermer cette ouverture par une grille de fer qui
subsiste encore aujourd'hui. Cet hôtel est bien bâti, et accompagné
d'un vaste jardin[253].

          [Note 253: Il sert maintenant de dépôt au cabinet de
          minéralogie.]


AUTRES HÔTELS LES PLUS REMARQUABLES.

  Hôtel de Brancas, rue de Tournon.
  ---- de Châlons, rue du Regard.
  ---- de Charost, rue Pot-de-Fer.
  ---- de Cayla, rue de Sèvre.
  ---- de Clermont-Tonnerre, rue du Petit-Vaugirard.
  ---- de Croy, rue du Regard.
  ---- de Guerhoënt, rue de Sèvre.
  ---- de Laval, rue de Tournon.
  ---- de Laval, rue Notre-Dame-des-Champs.
  ---- de Mailli, même rue.
  ---- de Monteclerc, rue du Chasse-Midi.
  ---- de Montréal, rue du Regard.
  ---- de Peruse-Escars, même rue.
  ---- de Rochambeau, même rue.
  ---- de l'abbé Terrai, rue Notre-Dame-des-Champs.
  ---- de Toulouse, rue du Regard.
  ---- de Ventadour, rue de Tournon[254].

          [Note 254: C'est dans cet hôtel que se tiennent les séances
          du conseil de guerre de la première Division militaire.]


CHÂTEAU D'EAU.

Ce réservoir, situé à l'angle de la rue Maillet, et vis-à-vis la
maison de l'Oratoire, avoit été bâti en 1615 en même temps que le
palais du Luxembourg, pour recevoir quatre-vingt-quatre pouces d'eau,
qui venoient du village de Rongis, en passant par le bel aqueduc
d'Arcueil. Cette eau étoit ensuite distribuée dans divers quartiers de
la ville[255].

          [Note 255: Cet édifice existe encore, et n'a point changé de
          destination.]


CASERNE DES GARDES FRANÇOISES.

Cette caserne, construite pour une compagnie de ce régiment, étoit
située dans la rue de Sèvre, au coin de celle de Saint-Romain.


BARRIÈRES.

Ce quartier est borné au midi par cinq barrières.

  1º Barrière d'Enfer.
  2º ------ du Mont-Parnasse.
  3º ------ du Maine.
  4º ------ des Fourneaux.
  5º ------ de Sèvre.


RUES ET PLACES

DU QUARTIER DU LUXEMBOURG.

_Rue des Aveugles._ Elle commence à la petite place où étoit autrefois
le presbytère de Saint-Sulpice, et finit à la rue du Petit-Bourbon, au
coin de la rue Garancière. Sauval prétend qu'elle doit ce nom à un
aveugle qui y demeuroit[256], et à qui appartenoient toutes les
maisons dont elle étoit composée. Sans nous arrêter à vérifier cette
tradition, il nous suffira de dire, avec Jaillot, que, dans plusieurs
titres de 1636, elle est nommée rue de l'_Aveugle_; en 1642 elle est
désignée rue des _Prêtres_; ce n'est qu'en 1697 qu'elle prend enfin le
nom de rue des _Aveugles_. Vers le milieu du dix-huitième siècle, elle
se prolongeoit jusqu'à la rue des Canettes; mais à cette époque le
curé de Saint-Sulpice fit abattre quelques maisons pour construire en
cet endroit une petite place qui fait maintenant partie de la place
Saint-Sulpice[257].

          [Note 256: Tome 1er, page 111.]

          [Note 257: Elle fut aussi nommée, suivant un auteur, rue du
          _Cimetière-Saint-Sulpice_. Il est vrai qu'il y en avoit un
          dans cette rue, lequel fut béni le 10 juin 1664; mais on ne
          trouve nulle part qu'on en ait donné le nom à la rue. (Ce
          cimetière a été détruit pendant la révolution, et changé en
          jardin.)]

_Petite rue du Bac._ Elle traverse de la rue de Sèvre à celle des
Vieilles-Tuileries. Quelques auteurs la nomment _petite rue du Barc_,
et d'autres _du Petit-Bac_. Sauval dit que: «quelque nouvelle que soit
la petite rue du Bac, elle a changé de nom, et s'appelle la rue du
_Baril-Neuf_[258].» Elle doit la première dénomination, qu'elle a
reprise, à la grande rue du Bac, dont elle fait presque la
continuation.

          [Note 258: Tome 1er, page 111.]

_Rue de Bagneux._ Elle aboutit d'un côté à la rue des
Vieilles-Tuileries, et de l'autre à celle de Vaugirard. Cette rue est
désignée ainsi sur les plans de Jouvin et de Bullet publiés en 1676.
On en prit une partie, en 1749, pour en faire un des cimetières de
Saint-Sulpice.

_Rue Barouillère._ Elle traverse de la rue de Sèvre à celle du
Petit-Vaugirard. Tous les plans du dix-septième siècle l'indiquent
sous le nom de rue des Vieilles-Tuileries, mais quelques uns marquent
plus bas une rue Barouillère et de la _Barouillerie_. Sur un plan
manuscrit de 1651, elle est indiquée simplement comme rue projetée
sous le nom de _Saint-Michel_, et on la retrouve, en 1675, sous cette
même dénomination. On ignore à quelle époque elle prit son dernier
nom; mais il est certain qu'elle le doit à Nicolas Richard, sieur de
la Barouillère, auquel l'abbé de Saint-Germain céda, en 1644, huit
arpents de terre en cet endroit, sous diverses conditions, et
principalement à la charge d'y bâtir.

_Rue Beurière._ Elle aboutit à la rue du Four et à celle du
Vieux-Colombier. On l'appeloit, dans le dix-septième siècle, _de la
Petite-Corne_, parce qu'elle étoit parallèle à la rue Neuve-Guillemin,
nommée alors rue de _la Corne_. Jaillot croit la reconnoître dans le
procès-verbal de 1636, sous le nom de _petite rue Cassette_.

_Rue de Bissi._ On appelle ainsi la principale entrée du marché
Saint-Germain du côté de la rue du Four; elle doit ce nom au cardinal
de Bissi, alors abbé de Saint-Germain, par les ordres duquel le marché
avoit été construit[259].

          [Note 259: _Voyez_ p. 352. Elle se nomme maintenant rue
          _Montfaucon_.]

_Rue des Boucheries._ Elle commence au carrefour des rue des
Fossés-Saint-Germain, des Cordeliers et de Condé, et finit à celui que
forment les rues de Buci, du Four et de Sainte-Marguerite. On l'a
souvent nommée la _grant rue Saint-Germain_; et sa dernière
dénomination lui vient de la boucherie que l'abbaye Saint-Germain y
avoit établie. Cette boucherie y existoit de temps immémorial, quoique
le commissaire Delamare n'en place l'origine qu'en 1370[260]; en
effet, plusieurs actes du deuxième siècle en font mention, ainsi que
de la maison des _Trois-Étaux_, située près le Pilori. La population
du faubourg Saint-Germain s'étant augmentée depuis la construction de
l'enceinte de Philippe-Auguste, l'abbé Gérard fit construire, en 1274,
seize autres étaux[261].

          [Note 260: _Traité de Police_, t. 2, p. 1208 et 1215.]

          [Note 261: _Traité de la Police_, t. 1er, p. 118.]

Entre plusieurs erreurs que Sauval a commises au sujet de cette rue,
il suffira de relever celle par laquelle il donne le nom des
_Boucheries_ à l'une de ses parties où l'on n'en avoit point établi.
Cette partie, qui s'étendoit depuis la rue des Mauvais-Garçons jusqu'à
celle des Fossés Saint-Germain, dite de la Comédie, étoit alors une
place, qui fut vendue, au treizième siècle, à Raoul d'Aubusson, pour y
faire un collége.

_Rue de la Bourbe._ Elle traverse de la rue d'Enfer à celle du
faubourg Saint-Jacques; on la trouve désignée sous ce nom sur les
plans de Gomboust, Jouvin et Bullet. Dans quelques titres elle est
appelée de la _Boue_, aliàs de la _Bourde_[262].

          [Note 262: Manuscrit de Blondeau à la Bibliothèque du Roi,
          tome 66, premier cahier.]

_Rue du Petit-Bourbon._ Cette rue, qui commence à la rue de Tournon,
et finit à celle des Aveugles, au coin de la rue Garancière, doit
vraisemblablement son nom à Louis de Bourbon, duc de Montpensier, qui
y avoit son hôtel[263].

          [Note 263: _Voyez_ p. 363.]

_Rue du Brave._ Cette petite rue commence au bout de la rue des
Quatre-Vents, et finit au coin de celle du Petit-Lion. Elle étoit
connue sous ce nom dès 1626[264]. Cependant un titre de l'année
suivante, cité par Jaillot[265], lui donne celui du _Petit-Brave_. On
ignore l'origine de cette dénomination.

          [Note 264: _Arch. de Saint-Germain_, A. 2, 33, 1.]

          [Note 265: _Quartier du Luxembourg_, p. 11.]

_Rue de Buci._ Cette rue, qui aboutit d'un côté au carrefour des rues
Dauphine, Saint-André, des Fossés-Saint-Germain; de l'autre, au
Petit-Marché, doit son nom à Simon de Buci, premier président du
parlement, qui fit réparer et couvrir, en 1352, la porte
Saint-Germain. Il prit à rente, de l'abbaye, cette porte, le logis
qu'on avoit construit au dessus, les deux tours qui étoient à côté, et
une grande place vague située vis-à-vis. C'est sur cet emplacement
qu'il fit bâtir l'hôtel dont nous avons déjà parlé, lequel fut
remplacé par le bureau des coches et des messageries.

Sauval a prétendu que, dès 1209, cette rue portoit, de même que la
porte, le nom de _Saint-Germain_[266]. Il est certain qu'alors la
porte n'étoit pas encore bâtie, et que la rue n'existoit pas. Les
titres qui en font mention l'indiquent en 1388 «_rue qui tend du
Pilori à la porte de Buci_, _rue devant la porte de Buci_, et _rue du
Pilori_[267].» Elle portoit encore ce nom en 1555, époque à laquelle
on ordonna de la paver. Ce n'est que vers ce temps qu'on a continué
d'y bâtir; toutefois on y voyoit quelques maisons dès 1388, et le
terrier de l'abbaye, de 1523, le nomme rue de Buci.

          [Note 266: Tome 1, page 121.]

          [Note 267: Le pilori, dont cette rue avoit pris le nom,
          étoit situé au carrefour où elle aboutit, et près de
          l'endroit où fut depuis la barrière des sergents. Il paroît
          que ce fut un droit accordé à l'abbaye Saint-Germain, ou
          confirmé par la charte de Philippe-le-Hardi, du mois d'août
          1275. (_Histoire de l'Abbaye_, Preuves, nº 98.)]

_Rue des Canettes._ Cette rue, qui aboutit à la rue du Four et à celle
du Vieux-Colombier, étoit anciennement appelée rue _Saint-Sulpice_,
parce qu'elle conduisoit à l'église qui porte ce nom. On trouve aussi
sur un plan manuscrit de 1651 _rue Neuve-Saint-Sulpice_; mais le nom
qu'elle porte aujourd'hui est indiqué dès 1636, et provient d'une
maison où étoit une enseigne des trois Canettes[268].

          [Note 268: À la fin du XIVe siècle, auprès d'une maison de
          cette rue, dont l'enseigne étoit le _chef Saint-Jean_, il y
          avoit une rue ou ruelle qui portoit aussi ce nom: elle
          n'existe plus.]

_Rue du Canivet._ Elle traverse de la rue Férou dans celle des
Fossoyeurs. Elle étoit ainsi nommée dès 1636, et l'on n'a de
renseignements certains ni sur l'étymologie de ce nom, ni sur le temps
où la rue a été percée. On a écrit _Ganivet_ sur quelques plans.

_Rue Carpentier._ Elle traverse de la rue Cassette dans celle du
Gindre. En 1636, elle est appelée _Charpentier_. On trouve sur
quelques plans _Apentier_, _Arpentier_ et _Charpentière_.

_Rue Cassette._ Cette rue commence à celle du Vieux-Colombier, et
aboutit à la rue de Vaugirard. Son véritable nom est _Cassel_; elle le
devoit à l'hôtel qui y étoit situé[269], et ce nom fut même donné aux
rues Neuve-Guillemin et du Four. Celle dont nous parlons est ainsi
appelée dès 1456. La dénomination de _Cassette_ n'est qu'une
corruption du nom primitif; on la trouve déjà dans le procès-verbal de
1636, et sur tous les plans publiés depuis.

          [Note 269: _Voyez_ p. 365.]

_Rue Sainte-Catherine._ Elle traverse de la rue Saint-Thomas dans
celle de Saint-Dominique. Tous les anciens plans la nomment _rue de la
Magdeleine_.

_Rue du Chasse-Midi._ Cette rue commence au carrefour de la
Croix-Rouge, et aboutit à la rue des Vieilles-Tuileries, au coin de
celle du Regard. Elle portoit, dans le principe, le nom de rue des
_Vieilles-Tuileries_, qu'elle conserve encore dans une partie, et le
devoit aux tuileries qu'on avoit établies en cet endroit. On l'a
depuis appelée du _Chasse-Midi_, et, par corruption, du
_Cherche-Midi_: ce dernier nom se trouve sur plusieurs plans. Sauval
en reporte l'origine à une enseigne «où l'on avoit peint un cadran et
des gens qui y cherchoient midi à quatorze heures.» Il ajoute «que
cette enseigne a été trouvée si belle, qu'elle a été gravée et mise à
des almanachs, et même qu'on en a fait un proverbe: _Il cherche midi à
quatorze heures; c'est un chercheur de midi à quatorze heures._[270]»
Jaillot, sans rejeter l'histoire de l'enseigne, croit trouver plutôt
l'origine du proverbe dans cet usage où l'on est en Italie de compter
les vingt-quatre heures de suite. «Midi peut, dit-il, se rencontrer,
dans les grands jours, environ à quinze heures, mais jamais à
quatorze. Ainsi, _chercher midi à quatorze heures_, c'est
s'alambiquer l'esprit, et chercher ce qu'on ne peut trouver[271].»

          [Note 270: Tome 1, page 126.]

          [Note 271: _Quartier du Luxembourg_, p. 23.]

_Rue du Coeur-Volant._ Elle aboutit à la rue des Boucheries et à celle
des Quatre-Vents. Jusqu'au quinzième siècle cette rue ne se trouve
indiquée dans les titres de Saint-Germain que sous le nom de ruelle
_de la Voirie de la Boucherie_, et de rue _de la Tuerie_. Sauval la
nomme, en 1476, rue _des Marguilliers_ et _de la Blanche-Oie_[272].
Jaillot rejette ces deux noms. Celui qu'elle porte actuellement vient
d'une enseigne où l'on avoit peint un coeur ailé.

          [Note 272: Tome 1, page 127.]

_Rue du Vieux-Colombier._ Cette rue, qui commence à la place
Saint-Sulpice, aboutit au carrefour de la Croix-Rouge. Plusieurs
titres prouvent qu'elle reçut le nom qu'elle porte d'un colombier que
les religieux de Saint-Germain y avoient fait bâtir. Au quinzième
siècle, on la nommoit quelquefois rue _de Cassel_, parce qu'elle
conduisent à l'hôtel de ce nom. En 1453 on lit rue _de Cassel, dite du
Colombier_. Il paroît aussi, par plusieurs titres du même temps, que
la partie de cette rue qui s'étendoit depuis la rue Férou jusqu'à
celle Pot-de-Fer s'appeloit rue _du Puits-de-Mauconseil_, à cause d'un
puits public situé en cet endroit. Elle prit le nom de rue _du
Vieux-Colombier_ lorsqu'on creusa des fossés autour de l'abbaye, et ce
fut pour la distinguer de l'autre. Elle est indiquée généralement
ainsi sur tous les plans; un seul (celui de Mérier), publié en 1654,
la nomme rue _de la Pelleterie_, dans la partie située du côté de la
Croix-Rouge.

_Rue de Condé._ Elle commence au coin de la rue des Boucheries, et
aboutit à celle de Vaugirard. L'espace que les maisons de cette rue
occupent étoit encore, au quinzième siècle, en jardins et vergers; et
tout ce terrain, jusqu'aux fossés, s'appeloit alors _le clos Bruneau_;
la rue en porta d'abord le nom. En 1510 on la nommoit rue _Neuve_, rue
_Neuve-de-la-Foire_, et elle étoit déjà garnie d'édifices des deux
côtés; depuis elle reçut la dénomination de rue _Neuve-Saint-Lambert_.
Enfin le nom qu'elle porte encore aujourd'hui, lui venoit de l'hôtel
bâti par Arnaud de Corbie, et acheté par Henri de Bourbon, prince de
Condé.

_Rue de Corneille._ Cette rue, qui donne, d'un côté, rue de Vaugirard,
de l'autre sur la place du Théâtre François, fut ouverte sur une
partie de l'hôtel de Condé, et en même temps que l'on construisoit ce
théâtre.

_Rue de Crébillon._ Elle aboutit d'un côté à la rue de Condé, de
l'autre à la place du Théâtre François, et fut ouverte à la même
époque et sur le même terrain que la précédente.

_Carrefour de la Croix-Rouge._ Ce carrefour se nommoit autrefois
_Carrefour de la Maladrerie_, dénomination qui lui venoit, non de la
maladrerie de Saint-Germain, située au delà du bourg, mais de quelques
granges bâties à l'extrémité de la rue du Four, qui furent destinées
à loger les malades attaqués du mal de Naples[273]. On lui donna le
nom de carrefour _de la Croix-Rouge_ à cause d'une croix peinte en
cette couleur qu'on y avoit élevée. C'étoit anciennement l'usage de
planter des croix dans les carrefours et dans les places publiques; on
les supprima depuis, parce que l'on reconnut que ces monuments
gênoient la voix publique, et occasionoient même quelquefois des
accidents.

          [Note 273: Près de là, on prit des jardins situes entre les
          rues du Sépulcre et des Saints-Pères, pour leur servir de
          cimetière. Vis-à-vis étoient la justice de l'abbaye et une
          voirie, sur l'emplacement de laquelle on fit construire des
          maisons, dont une partie a servi depuis de couvent aux
          Petites-Cordelières.]

_Rue Saint-Dominique._ Elle donne d'un bout dans la rue d'Enfer, de
l'autre dans celle du Faubourg-Saint-Jacques. Les religieux Jacobins
ayant obtenu, en 1546, de François Ier, la permission de donner un
clos de vignes qu'ils possédoient en cet endroit à cens et à rentes, à
la charge d'y bâtir, le vendirent en 1550, exigèrent qu'on y perçât
des rues, et voulurent en outre qu'on leur donnât les noms de quelques
saints de leur ordre. La principale, bâtie vers 1585, reçut celui de
Saint-Dominique[274].

          [Note 274: Dans cette rue est un cul-de-sac qui porte le
          même nom. On l'appela d'abord rue de la _Magdeleine_,
          ensuite de _Sainte-Catherine_, parce qu'il fait la
          continuation de cette dernière rue.]

_Rue d'Enfer._ Elle commence à la place Saint-Michel, et aboutit au
grand chemin d'Orléans. Cette rue est très ancienne. Au treizième
siècle, ce n'étoit encore qu'un chemin qui conduisoit à des villages,
dont il avoit pris le nom; c'est pourquoi cette rue est tour à tour
appelée, dans les titres de Saint-Germain, chemin d'_Issy_ et chemin
de _Venves_. Elle avoit aussi reçu le nom de rue de _Vauvert_, parce
qu'elle conduisoit au château de Vauvert. En 1258 on la trouve sous
celui de _la porte Gibard_. Sur le bruit populaire qui se répandit
vers ce temps-là, que les démons habitoient ce château, cette rue
prit, suivant plusieurs historiens, le nom d'_Enfer_[275], et ensuite
celui des _Chartreux_, lorsque ces religieux se furent établis en cet
endroit. Enfin, comme elle commençoit le faubourg Saint-Michel, on la
trouve indiquée dans quelques actes rue _Saint-Michel_ et rue du
_Faubourg-Saint-Michel_. Elle a depuis repris le nom de rue d'_Enfer_,
qu'elle conserve encore aujourd'hui.

          [Note 275: Jaillot seroit porté à adopter l'opinion de ceux
          qui pensent que ce nom d'_Enfer_ vient plutôt de sa
          situation; qu'étant plus basse que la rue Saint-Jacques, qui
          lui étoit parallèle, et qu'on appeloit _via Superior_, on
          l'avoit nommée _via Inferior_, _via Infera_, et que ce mot a
          été altéré et changé en celui d'Enfer. (_Quartier du
          Luxembourg_, p. 38.)]

Jaillot fait observer que la direction de cette rue n'étoit pas
autrefois telle que nous la voyons aujourd'hui; elle se prolongeoit
sur la droite, à quelque distance de l'endroit où est la porte du
Luxembourg, passoit entre la première et la seconde cour des
Chartreux, et séparoit leur petit clos du grand.

_Rue Férou._ Elle aboutit aujourd'hui, d'un côté à la nouvelle place
Saint-Sulpice, de l'autre à la rue de Vaugirard. Les auteurs ont varié
sur la manière d'écrire son nom: on lit _Farou_, _Ferrou_, _Ferron_,
_Feron_, _Faron_, _Farouls_. Sauval s'est trompé lorsqu'il lui fait
prendre le nom de rue des _Prêtres_[276]: ce nom fut effectivement
donné, dans le dix-septième siècle, au cul-de-sac Férou, mais jamais à
la rue. Piganiol, son copiste, est embarrassé d'en trouver
l'étymologie; cependant, s'il eût visité exactement les titres de
l'abbaye Saint-Germain, il auroit pu y voir, dans le terrier de 1523,
que les quatre chemins qui aboutissoient en cet endroit au chemin de
Vaugirard, s'appeloient _ruelles Saint-Sulpice_, parce qu'elles
étoient ouvertes entre l'église et le clos Saint-Sulpice, enclavé
aujourd'hui dans le jardin du Luxembourg. Celle dont nous parlons
étoit du nombre, et reçut le nom de _Férou_, parce qu'Étienne Férou,
procureur au parlement, y possédoit quelques maisons et jardins
contigus au cimetière, situé alors au côté méridional de l'église. La
construction du portail et de la nef de Saint-Sulpice mit dans la
nécessité de retrancher une partie de cette rue, qui aboutissoit
auparavant au presbytère.

          [Note 276: Tome 1, page 133.]

_Rue de la Foire._ On appelle ainsi le passage qui conduisoit à
l'ancienne Foire Saint-Germain. Il a son entrée dans la rue du Four.

_Rue des Fossoyeurs_[277]. Elle donne d'un côté dans la rue de
Vaugirard, de l'autre dans la rue Palatine, vis-à-vis la porte
méridionale de l'église Saint-Sulpice. Suivant Sauval[278], elle
s'appeloit du _Fossoyeur_, parce que celui de cette paroisse y
demeuroit; et plusieurs actes la présentent effectivement sous ce nom.
Il paroît qu'elle a porté ceux du _Fer-à-Cheval_ et du _Pied-de-Biche_,
qui provenoient vraisemblablement de deux enseignes.

          [Note 277: Elle porte aujourd'hui le nom de rue
          _Servandoni_.]

          [Note 278: Tome 1, page 135.]

_Rue du Four._ Elle commence au carrefour des rues de Buci, des
Boucheries, de Sainte-Marguerite, et aboutit à celui de la
Croix-Rouge. Le nom de cette rue n'a pas varié: on le lui avoit donné
parce que le four banal de l'abbaye Saint-Germain y étoit situé, au
coin de la rue dite aujourd'hui rue _Neuve-Guillemin_. Toutefois il
paroît, par tous les titres de l'abbaye, que, depuis l'endroit où elle
commence maintenant jusqu'à la rue des Canettes, on l'appeloit rue de
la _Blanche-Oie_, nom que Sauval a donné mal à propos à la rue des
Boucheries et à celle du Coeur-Volant.

_Rue des Francs-Bourgeois._ Elle commence à la rue des
Fossés-de-M.-le-Prince, au coin de celle de Vaugirard, et finit à la
place Saint-Michel. Il y a apparence, suivant Jaillot[279], que ce nom
vient de la confrérie aux Bourgeois, qui acquit le terrain sur lequel
cette rue est située du côté du Luxembourg, et en faveur de laquelle
Philippe-le-Hardi amortit cette acquisition, opinion qui semble plus
probable que d'en chercher l'origine dans le parloir et le clos aux
Bourgeois, qui en étoient plus éloignés. Sur plusieurs plans du
dix-septième siècle cette rue n'est point distingué de celle des
Fossés-de-M.-le-Prince.

          [Note 279: _Quartier du Luxembourg_, p. 61.]

_Rue des Mauvais-Garçons._ Elle traverse de la rue de Buci dans celle
des Boucheries. En remontant à sa première origine, on trouve qu'en
1254 l'abbé de Saint-Germain et ses religieux vendirent à Raoul
d'Aubusson un espace de terre de cent soixante pieds carrés, situé en
face des murs de la ville, se réservant le droit de faire ouvrir
derrière cet espace un chemin de trois toises de large, qui depuis a
formé la rue dont nous parlons. On l'appela d'abord rue de _la
Folie-Reinier_, à cause d'une maison qui portoit cette enseigne;
ensuite (en 1399) de l'_Écorcherie_, parce qu'elle étoit destinée à
cet usage. Sauval dit qu'elle doit le nom des _Mauvais-Garçons_ à une
autre enseigne; Jaillot pense qu'elle pourroit le tenir des bouchers
qui l'habitoient, espèces d'hommes qu'à plusieurs époques, et
principalement au commencement du quinzième siècle, on trouve mêlés à
toutes les séditions, à tous les troubles qui agitèrent Paris.

_Rue Garancière._ Elle aboutit d'un côté au coin des rues du
Petit-Bourbon et des Aveugles, de l'autre à la rue de Vaugirard. Ce nom
a été altéré, car, suivant Sauval, on l'appeloit rue _Garancée_, et sur
tous les plans du siècle passé, on lit rue _Garance_. Ce n'étoit, dans
le principe, qu'une des ruelles dites de _Saint-Sulpice_, et elle
n'avoit pas d'autre nom, même après qu'on y eut bâti l'hôtel de
Garancière, auquel elle doit celui qu'elle porte aujourd'hui. Elle
l'avoit pris dès 1540, quoiqu'elle ne fût encore qu'une ruelle ou
chemin non pavé. Les titres du dix-septième siècle le lui donnoient
également, et c'est par abréviation qu'on l'appeloit rue _Garance_[280].

          [Note 280: JAILLOT, _Quartier du Luxembourg_, p. 63.]

_Rue des Fossés-Saint-Germain._ Elle commence au coin des rues
Saint-André-des-Arcs et de Buci, et finit à celui de la rue des
Boucheries et de celle des Cordeliers. Le procès-verbal de son
alignement entre les portes de Buci et de Saint-Germain étoit daté de
1560, et la désignoit sous le nom de rue _des Fossés_. Sur quelques
plans elle conserve ce nom, qu'elle partage avec la rue Mazarine; sur
d'autres elle est nommée rue _Neuve-des-Fossés_, pour la distinguer
des autres rues ouvertes sur les fossés de l'enceinte de
Philippe-Auguste. Depuis l'année 1688, où les comédiens françois y
établirent leur théâtre, on l'appeloit vulgairement rue _de la
Comédie_; mais dans les actes ainsi que dans les inscriptions gravées
à ses extrémités, on avoit conservé l'ancien nom[281].

          [Note 281: Au commencement du XVIIe siècle il y avoit dans
          cette rue un marché, situé à son extrémité, près de celle
          des Cordeliers; il contenoit quatre toises de large sur sept
          de long. M. le Prince en ayant demandé la suppression en
          1634, il fut transféré rue Sainte-Marguerite en 1636.]

_Rue du Gindre._ Elle aboutit à la rue Mézière et à celle du
Vieux-Colombier. L'abbé Lebeuf a trouvé que _gindre_ signifioit le
maître-garçon d'un boulanger[282], et Ménage, qui l'a dit avant lui,
veut qu'il dérive du mot latin _Gener_ (gendre), «parce qu'il arrive
assez ordinairement, dit-il, que les maîtres-garçons deviennent les
gendres des boulangers chez lesquels ils travaillent.» Cette
étymologie paroîtra sans doute bien forcée, et l'on doit préférer
l'opinion de Jaillot, qui fait venir ce nom de _junior_, employé
effectivement dans plusieurs titres anciens pour désigner un
compagnon, un aide, un commis[283]. Il paroît que cette rue se
prolongeoit autrefois jusqu'à la rue Honoré-Chevalier, et que, depuis
la rue Mézière, elle se nommoit rue ou ruelle _des Champs_. Les
jésuites obtinrent sans doute la permission d'enfermer cette dernière
partie dans leur enclos.

          [Note 282: Tome 2, page 454.]

          [Note 283: _Quartier du Luxembourg_, p. 65.]

_Rue Neuve-Guillemin._ Elle traverse de la rue du Four dans celle du
Vieux-Colombier. Sauval a commis plusieurs erreurs au sujet de cette
rue[284], qu'il appelle _nouvelle_, quoique, dès 1456, elle fût connue
sous le nom de rue de _Cassel_, parce qu'elle conduisoit à l'hôtel de
ce nom. Il ajoute qu'elle se nommoit rue de _la Corne_, ce qui est
vrai, mais il ne l'est pas que ce fut plutôt parce qu'elle étoit
habitée par des prostituées qu'à cause de l'enseigne d'une maison
située dans cette rue, et dont il a même mal indiqué la situation. La
rue avoit effectivement pris ce nom de cette enseigne, et le
conservoit encore après l'expulsion des personnes de mauvaise vie qui
y demeuroient. C'est ainsi qu'elle est désignée au milieu du
dix-septième siècle sur divers plans, bien qu'on eût déjà changé son
nom en celui de _Guillemin_. Ce dernier nom lui venoit d'une famille
qui possédoit un grand jardin dans cette rue.

          [Note 284: Tome 1, page 140.]

_Rue Guizarde._ Elle aboutit d'un côté à la rue des Canettes, de
l'autre à l'une des portes de la foire. Il n'en est fait mention, ni
dans le rôle des taxes de 1636, ni dans celui de 1641, mais les plans
la désignent, dès 1643. Elle avoit été ouverte sur une partie de
l'hôtel de Roussillon, ainsi que la rue _Princesse_, dont nous allons
bientôt parler.

_Rue Saint-Hyacinthe._ Elle commence à la place Saint-Michel, et aboutit
à la rue du Faubourg-Saint-Jacques. Les maisons qu'on y voit du côté des
Jacobins ont été bâties sur l'emplacement de l'ancien _Parloir aux
bourgeois_ ou _hôtel-de-ville_. Après la bataille de Poitiers, les
Parisiens ayant jugé nécessaire de fortifier leur ville, qui n'étoit
défendue de ce côté que par l'enceinte de Philippe-Auguste, creusèrent
un fossé au pied de cette enceinte, ce que rapporte le continuateur de
Nangis, témoin oculaire[285]. En 1646, le roi ayant fait don à la ville
de ces fortifications devenues inutiles, elle fit combler les fossés, et
l'emplacement fut couvert de jardins et de maisonnettes pour loger ceux
qui les cultivoient. Ces bâtiments se sont depuis multipliés, agrandis,
élevés, et ont formé la rue dont nous parlons. Dans le principe, elle
n'eut point de nom particulier; et les maisons qui la composoient, ainsi
que les autres qu'on avoit bâties sur les fossés, n'étoient désignées
que sous le nom général de maisons situées _sur le rempart_. On leur
donna depuis le nom de _rue des Fossés_; la nouvelle rue reçut ensuite
la dénomination particulière de rue des _Fossés-Saint-Michel_, à cause
de sa situation près de la porte, et à l'entrée du faubourg du même nom.
Mais les jacobins ayant fait bâtir des maisons dans leur clos, dont
cette rue faisoit partie, on lui donna le nom de Saint-Hyacinthe,
religieux de leur ordre.

          [Note 285: _Spicil._, in-fol., t. 3, p. 116.]

_Rue Honoré-Chevalier._ Elle traverse de la rue Cassette dans la rue
Pot-de-Fer; et c'est sous ce nom qu'elle est désignée dans un contrat
de vente de 1611. Elle se trouve depuis indiquée rue _Chevalier_, _du
Chevalier_, _du Chevalier-Honoré_; mais son véritable nom est le
premier, qu'elle porte encore aujourd'hui. Il vient d'Honoré
Chevalier, bourgeois de Paris, qui possédoit, rue Pot-de-Fer, trois
maisons et de grands jardins, au travers desquels on ouvrit cette rue.

_Rue du Petit-Lion._ Elle donne d'un bout dans la rue de Tournon, de
l'autre dans celle de Condé. Anciennement elle n'étoit désignée que
sous la dénomination générale de _ruelle descendant de la rue Neuve à
la foire_, et _ruelle allant à la foire_. Une enseigne lui avoit fait
donner, dès le commencement du dix-septième siècle, le nom sous lequel
elle est encore connue aujourd'hui.

_Rue Maillet._ Elle traverse de la rue d'Enfer à celle du
Faubourg-Saint-Jacques. Sur les plans de Jouvin et de Bullet, ce n'est
qu'un chemin sans nom. Elle est nommée rue _des Deux Maillets_ sur le
plan de Valleyre, et rue _du Maillet_ sur tous les autres plans du
dix-huitième siècle.

_Rue Saint-Maur._ Elle donne, d'un côté dans la rue de Sèvre, de
l'autre dans celle des Vieilles-Tuileries. C'est ainsi qu'elle est
nommée sur le plan de Gomboust et sur ceux qui en ont été copiés. Dans
les archives de Saint-Germain, on lit qu'en 1644 cette abbaye donna,
par bail à cens et à rente, une certaine quantité de terrain à un
épicier nommé Pierre Le Jai, à la charge d'y bâtir et percer deux rues
qui porteroient les noms de _Saint-Maur_ et de _Saint-Placide_, deux
religieux célèbres de l'ordre de saint Benoît.

_Rue Mézière._ Elle donne d'un côté dans la rue Pot-de-Fer, de l'autre
dans la rue Cassette. Sauval a commis sur cette rue plusieurs erreurs
qu'il est inutile de relever; il nous suffira de dire qu'elle devoit
son nom à l'hôtel de Mézière, dont les jardins régnoient le long de
cette rue[286].

          [Note 286: _Voyez_ p. 365.]

_Rue de Molière._ Elle donne d'un bout dans la rue de Vaugirard, de
l'autre sur la place du Théâtre-François, et date, comme toutes les
rues environnantes, de l'origine de cet édifice.

_Rue Notre-Dame-des-Champs._ Elle aboutit aux rues de Vaugirard et
d'Enfer, au coin de celle de la Bourbe. Son nom lui venoit de l'église
Notre-Dame-des-Champs, occupée depuis par les carmélites, parce
qu'anciennement ce chemin y conduisoit. Aux quatorzième et quinzième
siècles on le nommoit le _chemin Herbu_, et depuis rue _du Barc_, sans
qu'on sache bien précisément à quelle occasion. Peut-être, dit
Jaillot, en avoit-on supprimé une partie, qui faisoit, en ligne
droite, la continuation de la petite rue du Bac[287].

          [Note 287: À côté de cette rue, est un cul-de-sac qui
          portoit autrefois ce nom de _Notre-Dame-des-Champs_. Il a
          pris celui de la rue de _Fleurus_ qui vient y aboutir.
          (Voyez _Rues nouvelles_.)

          Il existe, dans cette même rue, un passage planté d'arbres
          et formant avenue, qui donne dans la rue de l'_Ouest_.
          (Voyez _Rues nouvelles_.)]

_Rue de l'Odéon._ Voyez _Rue du Théâtre-François_.

_Place de l'Odéon._ Voyez _Place du Théâtre-François_.

_Rue Palatine._ Elle règne le long de Saint-Sulpice, depuis la rue
Garancière jusqu'à celle des Fossoyeurs, maintenant rue _Servandoni_.
Le cimetière de cette paroisse étoit autrefois situé au chevet de
l'église: lorsqu'au siècle passé on commença le monument que nous
voyons aujourd'hui, il fallut prendre le terrain qu'occupoit ce
cimetière, qui fut alors transféré au côté méridional. On ouvrit en
même temps, parallèlement à ce côté, une rue, qui fut appelée d'abord
rue _Neuve-Saint-Sulpice_, et ensuite rue _du Cimetière_. On la nomma
depuis rue Palatine, en l'honneur de madame la princesse Palatine,
veuve de M. le prince de Condé, qui, au commencement du siècle
dernier, logeoit au Petit-Luxembourg.

_Rue Saint-Placide._ Elle traverse de la rue de Sèvre dans celle des
Vieilles-Tuileries. Nous avons déjà dit, en parlant de la rue
Saint-Maur, quand elle avoit été percée, et pourquoi on lui avoit
donné le nom qu'elle porte encore aujourd'hui.

_Rue Pot-de-Fer._ Elle donne d'un côté dans la rue du Vieux-Colombier,
de l'autre dans celle de Vaugirard. Sauval dit qu'elle se nommoit
d'abord rue _du Verger_[288], et que, de son temps, elle commençoit à
prendre le nom de rue _des Jésuites_, parce que leur noviciat en
occupoit une partie. Jaillot n'a lu ces noms dans aucun titre; il
trouve seulement qu'au quinzième siècle cette rue n'étoit qu'une
ruelle sans nom, indiquée, dans les titres de l'abbaye, _ruelle
tendante de la rue du Colombier à Vignerei_. (Le clos de Vignerei
étoit, comme nous l'avons déjà dit, enfermé dans le parc du
Luxembourg). Dans d'autres titres elle porte, avec d'autres rues qui
lui sont parallèles, le nom général de _ruelle Saint-Sulpice_. Enfin,
dans le terrier de 1523, elle est désignée sous celui de Henri _du
Verger_, bourgeois de Paris, dont la maison et les jardins occupoient
une grande partie de cette rue. Il est probable que celui qu'elle
porte aujourd'hui lui vient de quelque enseigne; cependant nous
n'avons trouvé à ce sujet aucun renseignement.

          [Note 288: Tome 1, page 159.]

_Rue Princesse._ Elle traverse de la rue du Four à la rue Guisarde. En
parlant de cette dernière nous avons dit qu'elle avoit été ouverte en
même temps que celle-ci sur l'emplacement de l'hôtel de Roussillon. On
ignore du reste à quelle époque et en l'honneur de qui le nom qu'elle
porte lui a été donné; mais elle est déjà désignée ainsi dans le
procès-verbal de 1636.

_Rue des Fossés-de-M.-le-Prince._ Elle commence à la rue de Condé, et
finit à l'extrémité de la rue de Vaugirard. Sa situation sur les
fossés lui en avoit fait d'abord donner le nom sans aucune addition;
ensuite on l'appela rue des _Fossés-Saint-Germain_, et enfin rue des
_Fossés-de-M.-le-Prince_, parce que l'hôtel du prince de Condé
s'étendoit jusque là. On y bâtit quelques maisons avant le milieu du
dix-septième siècle, et à cette époque les fossés existoient encore du
côté de l'hôtel de Condé; mais dès que le roi eut permis de les
combler, on s'empressa de les couvrir de bâtiments, et de former ainsi
la rue telle qu'elle est aujourd'hui.

_Rue de Racine._ Elle aboutit à la place du Théâtre-François et à la
rue des Fossés-de-M.-le-Prince, et fut percée à l'époque où l'on
bâtissoit ce théâtre.

_Rue du Regard._ Elle aboutit au coin des rues du Chasse-Midi et des
Vieilles-Tuileries, puis à la rue de Vaugirard, vis-à-vis d'un regard
de fontaine qui lui en a fait donner le nom. Sur quelques plans on la
trouve appelée rue _des Carmes_, parce qu'elle régnoit le long de
l'enclos des Carmes-Déchaussés.

_Rue de Regnard._ Elle donne d'un bout dans la rue de Condé, de
l'autre sur la place du Théâtre-François, et son origine est la même
que celle de la rue de Racine.

_Rue Saint-Romain._ Elle traverse de la rue de Sèvre dans celle du
Petit-Vaugirard. Il y a quelque apparence, dit Jaillot, qu'on lui
donna ce nom parce qu'elle fut ouverte dans le temps où D. Romain
Rodayer étoit prieur de l'abbaye Saint-Germain. Quelques plans la
présentent sous les noms d'_Abrulle_ et _du Champ-Malouin_, sans en
donner aucune raison.

_Rue Servandoni._ Voyez _Rue des Fossoyeurs_.

_Rue de Sèvre._ Elle commence au carrefour de la Croix-Rouge, et finit
au nouveau boulevard. Dans les titres de l'abbaye Saint-Germain, du
treizième siècle et des suivants, elle est nommée rue de _la
Maladrerie_; et dans un rôle de taxes de 1641, rue de _l'Hôpital des
Petites-Maisons_. On lui a donné le nom qu'elle porte aujourd'hui
parce qu'elle conduit au village de Sèvre (_Savara_); ce qui doit
faire préférer ce nom à celui de _Sève_, qu'on lit sur la plupart des
plans et dans les nomenclatures.

_Rue Saint-Thomas._ Elle donne d'un bout dans la rue d'Enfer, de
l'autre dans celle du Faubourg-Saint-Jacques. Nous avons déjà parlé du
clos des Jacobins et des rues qu'on y avoit pratiquées, lorsque ces
religieux eurent obtenu la permission d'y faire bâtir. Celle-ci, qui
étoit du nombre, doit son nom à l'un des saints les plus célèbres de
leur ordre, ainsi qu'à l'hôtel qu'ils y avoient fait élever.

_Rue du Théâtre-François._ Cette rue, qui prend naissance au carrefour
de la rue des Fossés-Saint-Germain, et vient aboutir à la place du
même nom, en face du monument, est la principale de celles qui furent
percées à l'époque où l'on construisoit ce monument.

_Place du Théâtre-François._ Cette place, qui s'étend en demi-cercle
devant le monument dont elle porte le nom, forme une espèce de centre
auquel aboutissent toutes les rues percées pour servir d'issues à cet
édifice. Elle a été pratiquée en même temps que toutes les
constructions auxquelles elle est liée[289].

          [Note 289: La rue et la place du Théâtre-François ont pris
          le nom de rue et place de l'_Odéon_.]

_Rue des Vieilles-Tuileries._ Elle commence au coin de la rue du
Regard, et finit à celui de la rue de Bagneux. Cette rue a reçu mal à
propos, sur les anciens plans, le nom du _Chasse-Midi_, parce qu'elle
fait la continuation de celle-ci, tandis qu'on y donnoit le nom de
_Tuileries_ et de _Vieilles-Tuileries_ à la rue Barouillère, parce
qu'elle aboutissoit effectivement à des fabriques de tuiles. Dans les
anciens titres elle est indiquée _rue des Vieilles-Tuileries allant
droit à Vaugirard_.

_Rue de Tournon._ Elle commence au coin des rues du Petit-Lion et du
Petit-Bourbon, et finit à la rue de Vaugirard, vis-à-vis le palais du
Luxembourg, auquel elle sert d'avenue. Ce n'étoit anciennement qu'une
ruelle désignée, comme celles qui lui sont parallèles, sous le nom
général de _ruelles de Saint-Sulpice_. On la trouve aussi nommée
ruelle du _Champ-de-la-Foire_, parce qu'il y avoit un champ où l'on
vendoit des animaux, lequel occupoit une grande partie de l'espace
entre les rues de Tournon et Garancière. Ce champ est désigné, dans
plusieurs actes, sous le nom de _Pré-Crotté_.

Il y avoit des maisons bâties dans cette rue avant l'année 1541, et alors
elle portoit déjà le nom de rue de Tournon qu'on lui avoit donné en
l'honneur du cardinal François de Tournon, abbé de Saint-Germain-des-Prés.
Toutefois cette rue ne fut point alors entièrement bâtie; car on trouve
qu'en 1580 plusieurs particuliers y avoient obtenu des concessions de
terrain, à la charge d'y faire construire des maisons.

_Rue de la Treille._ Ce n'est qu'un passage qui conduisoit de la rue
des Boucheries au marché et à la foire. Il fut vendu à l'abbaye
Saint-Germain en 1489. Dans plusieurs actes et sur quelques plans, il
est appelé _Porte-Gueffière_, ou plutôt _Greffière_, parce que le
greffier de l'abbaye y demeuroit.

_Rue de Vaugirard._ Elle commence à la rue des Fossés-de-Monsieur-le-Prince,
au coin de celle des Francs-Bourgeois, et aboutit à la pointe du chemin
qui conduit au village de ce nom: ce village est connu dans les anciens
titres sous la dénomination de _Valboitron_ et _Vauboitron_, et on
l'appeloit encore ainsi en 1256. Mais, quelque temps après, Gérard, abbé
de Saint-Germain, l'ayant fait rebâtir, et y ayant fait construire une
chapelle et des lieux réguliers pour sa communauté, la reconnoissance des
habitans leur fit substituer à l'ancien nom celui du bienfaiteur: on le
nomma _Vau-Gérard_, et par corruption _Vaugirard_. La rue dont nous
parlons s'appeloit simplement le _chemin de Vaugirard_, et les titres ne
lui donnent point d'autre nom jusqu'au seizième siècle, que les bâtiments
qu'on y éleva lui firent prendre le nom de rue. Tout ce que Sauval dit au
sujet de cette rue, qu'il prétend avoir été successivement appelée _des
Vaches_ et _de la Verrerie_, est entièrement destitué de preuves[290]. On
trouve seulement qu'en 1583 le duc de Pinei-Luxembourg ayant acquis un
pavillon nommé _la ferme du Bourg_, ainsi que plusieurs fermes et
héritages situés dans cette rue, elle commença à porter son nom; et en
effet quelques actes de ce temps l'indiquent rue de Vaugirard, autrement
dite _de Luxembourg_; en 1659 on trouve _grande rue de Luxembourg_[291].

          [Note 290: Tome 1, page 166.]

          [Note 291: JAILLOT, _Quartier du Luxembourg_, p. 100.]

_Rue du Petit-Vaugirard._ C'est la continuation de la rue des
Vieilles-Tuileries jusqu'au chemin de Vaugirard, dont elle a tiré son
nom.

_Rue des Quatre-Vents._ Elle aboutit d'un côté à la rue de Condé, et
de l'autre à celle du Brave, vis-à-vis la porte de la foire.
Anciennement ce n'étoit qu'une _ruelle descendant à la foire_. Au
commencement du quinzième siècle, elle prit le nom de rue _Combault_,
d'un chanoine de Romorantin qui y demeuroit. On la voit aussi sous
celui _du Petit-Brac_ dans les plans du siècle passé. Celui qu'elle
porte aujourd'hui vient d'une enseigne[292].

          [Note 292: Il y avoit dans cette rue un cul-de-sac portant
          le même nom, lequel retournoit en équerre jusqu'au mur du
          préau de la foire. On y avoit pratiqué une porte pour
          faciliter l'entrée et la sortie du théâtre de
          l'_Opéra-Comique_. Ce cul-de-sac est aussi indiqué sous les
          noms de cul-de-sac _de la Foire_ et de l'_Opéra-Comique_.

          La rue des _Quatre-Vents_ a été ouverte jusqu'à la rue des
          Boucheries, et de là dans une ligne droite jusqu'à celle de
          Buci, pour établir une communication directe, de la rue de
          Seine au palais du Luxembourg.]

_Rue de Voltaire._ Cette rue donne sur la place du Théâtre-François et
dans la rue des Fossés-de-Monsieur-le-Prince. Elle a été percée, comme
toutes celles qui aboutissent au même point, lors de la construction
du théâtre.


MONUMENTS NOUVEAUX ET RÉPARATIONS AUX ANCIENS MONUMENTS, FAITES DEPUIS
1789.

ÉGLISE DE SAINT-SULPICE.

Cette église doit à la munificence du pasteur qui la gouverne
maintenant[293], d'avoir recouvré une partie de son ancienne
splendeur, et d'offrir un genre de décoration, dont il n'y a que très
peu d'exemples à Paris: ce sont des peintures à fresque exécutées,
dans plusieurs de ses chapelles, par plusieurs de nos peintres les
plus distingués. Nous donnerons le détail des divers ornements dont
elle a été enrichie, en commençant par la description des chapelles.

          [Note 293: M. Depierre.]

_Deuxième chapelle_, à droite en entrant. On la prépare maintenant
pour être peinte à fresque.

_Troisième chapelle_, dite de _Saint-Roch_. Cette chapelle, peinte à
fresque par M. _Abel de Pujol_, représente, dans le tableau qui est à
droite, saint Roch guérissant miraculeusement des malades, dans un
hôpital de Rome; dans le tableau de la gauche, sa mort dans une
prison; dans le plafond, il est enlevé au ciel par des anges, et les
quatre pendentifs représentent les quatre principales villes où
s'exerça sa charité, Rome, Aquapendente, Plaisance et Cesène; au fond
de la chapelle, un bas-relief couleur d'or offre le convoi du saint,
mort à Montpellier en 1327.

L'ordonnance de ces diverses peintures est fort belle; on y retrouve
la correction de dessin et le style élevé de M. Abel de Pujol; et l'on
ne peut reprocher à ce dessin que d'offrir de la maigreur dans un
certain nombre de figures; d'autres sont exemptes de ce défaut.

_Quatrième chapelle_, dite de _Saint-Maurice_. Cette chapelle, peinte
également à fresque par M. _Vinchon_, nous montre, dans le tableau de
la droite, Saint-Maurice, Exupère, Candide, et les autres héros de la
légion thébéenne, qui refusent de sacrifier aux idoles; le tableau à
gauche représente le moment où la légion est entourée et massacrée par
les ordres du féroce Maximien; dans le plafond, des anges apportent
des palmes à ces généreux martyrs; les figures de la Foi, de
l'Espérance, de la Charité, de la Constance, ornent les quatre
pendentifs; d'autres groupes d'anges soutiennent des écussons et une
guirlande de verdure dont le plafond est entouré.

La statue de saint Maurice, de grandeur naturelle, occupe le fond de
la chapelle.

Les compositions de cette chapelle sont d'une belle ordonnance, et les
ornements en sont de bon goût.

Le monument de M. Languet de Gergy est dans la _cinquième chapelle_
dédiée à saint Jean-Baptiste.

À l'entrée de la sacristie, sur deux piédestaux carrés, sont élevées
les statues en plâtre de saint Pierre et de saint Jean: la première
par M. _Pradier_, la seconde par M. _Petitot_. Des inscriptions
portent qu'elles ont été données par la Ville à l'église
Saint-Sulpice, en 1822.

_Sixième chapelle._ 1º Deux copies d'apôtres, vus à mi corps, d'après
le _Valentin_ ou _Michel-Ange de Caravage_; 2º l'esquisse de la
coupole de la chapelle de la Vierge.

_Septième chapelle_, dite de _Saint-Fiacre_. 1º Un très beau tableau
par M. _Dejuinne_, qui représente le saint refusant la couronne
d'Écosse; 2º la Résurrection de la fille de Jaïre (École de
_Jouvenet_); tableau au dessous du médiocre.

_Huitième chapelle._ Dans une niche sur l'autel, une petite statue de
Sainte-Geneviève, d'un style médiocre, mais exécutée avec naïveté et
correction.

_Neuvième chapelle._ Sur l'autel une bonne copie du Saint-Michel de
Raphaël; vis-à-vis, la Samaritaine, bon tableau de l'école de _La
Hire_ ou de _Le Brun_.

_Deuxième chapelle_, à gauche en entrant. Trois tableaux: 1º
Sainte-Perpétue dans sa prison; 2º saint Vincent faisant une
instruction aux orphelins en présence des soeurs de la Charité; 3º la
mort de la Vierge, par _Dandré-Bardon_. Le premier de ces tableaux est
très médiocre, les deux autres sont détestables.

_Troisième chapelle._ On la peint à fresque en ce moment.

_Quatrième chapelle_ dite de _Saint-Vincent de Paule_. Cette
chapelle, peinte à fresque par M. _Guillemot_, nous montre, dans le
tableau de la droite, le saint assistant Louis XIII à ses derniers
moments; dans celui de la gauche, le moment où il recommande les
enfants trouvés à la pitié des dames de charité; dans les quatre
pendentifs, des médaillons en bas-relief de couleur d'or représentent
plusieurs actions de sa vie; dans le plafond, il est enlevé au ciel
par des anges.

Il y a, dans ces peintures, le mérite de composition et de dessin qui
distingue les ouvrages de M. Guillemot[294].

          [Note 294: En examinant ces peintures exécutées par des
          artistes d'un vrai talent, et qui néanmoins s'y sont montrés
          au dessous d'eux-mêmes dans tout ce qui touche la pratique
          de l'art, c'est-à-dire dans la couleur, la touche,
          l'harmonie, on est porté à croire que ces défauts, qu'on ne
          retrouve point dans les tableaux qu'ils ont exécutés à
          l'huile, ne peuvent provenir que d'une connoissance
          imparfaite du procédé de la fresque, qui ne leur a pas
          permis de développer ici tout ce qu'ils ont d'habileté de
          main et de facilité de pinceau; et ce qui vient à l'appui de
          cette conjecture, c'est que les galeries du Musée du Louvre
          contiennent des fresques exécutées par des artistes
          inférieurs à ceux-ci sous le rapport du style et du dessin,
          lesquelles cependant offrent, dans l'exécution, ces autres
          qualités du peintre que l'on cherche vainement dans celles
          que nous décrivons. La peinture à fresque est encore chez
          nous à son enfance, et demande de nouveaux efforts et de
          nouvelles études pour être amenée au point de perfection où
          l'ont portée les peintres d'Italie.]

_Cinquième chapelle._ Dans cette chapelle, qui est ornée d'une très
belle menuiserie, sur le maître-autel, un tableau allégorique
représentant la Conversion des nations infidèles par saint François
Xavier; sans nom d'auteur.

_Sixième chapelle._ Deux tableaux: 1º saint Jean écrivant son
Apocalypse; sans nom d'auteur; 2º saint François en prière, par
_Pierre_.

_Septième chapelle._ Un très beau tableau représentant saint Charles
Borromée pendant la peste de Milan; par M. _Granger_. (Donné par la
Ville à l'église de Saint-Sulpice, en 1817).

_Huitième chapelle._ Deux tableaux; 1º la Pentecôte; 2º
l'Annonciation; sans nom d'auteur.

Au dessus des deux portes d'entrée, pratiquées des deux côtés de la
chapelle de la Vierge, deux tableaux: 1º l'Annonciation; sans nom
d'auteur; 2º la Vierge de douleur, bon tableau qui paroît appartenir à
l'école de _Le Brun_.

Au dessus du banc des marguilliers, un tableau représentant
l'intérieur de Saint-Sulpice; sans nom d'auteur; vis-à-vis, une Vierge
tenant l'enfant Jésus entre ses bras; école de _Mignard_.

_Grand autel._ Il est fait en forme de sarcophage antique; au milieu
on a pratiqué une niche recouverte d'une glace, où sont exposées des
reliques. Le tabernacle, d'une forme carrée, est décoré, dans ses
parties latérales, de colonnes d'ordre corinthien, et supporte une
plinthe sur laquelle deux anges sont en adoration devant la croix.
Toute cette partie de l'autel est en cuivre doré, et l'ensemble de
cette composition est simple et de bon goût.


NOUVEAU SÉMINAIRE SAINT-SULPICE.

Ce monument, achevé depuis peu de temps, borde tout le côté
méridional de la nouvelle place Saint-Sulpice. C'est une construction
faite avec soin et d'une belle simplicité; mais elle n'a pas le
caractère convenable à sa destination, et ressemble plutôt à une
caserne qu'à un séminaire.


PALAIS DU LUXEMBOURG.

Ce palais, ayant été destiné aux séances du Sénat de Buonaparte et
ensuite à celles de la Chambre des Pairs, a éprouvé, en raison de
cette destination, plusieurs changements dans ses distributions
intérieures: à droite, a été pratiqué un grand escalier qui conduit à
la salle des séances; il est décoré de statues représentant quelques
uns des généraux et des grands hommes qui ont illustré la France. À
gauche et au dessus du rez-de-chaussée, est la galerie des tableaux.
Ceux des anciens maîtres qu'elle contenoit ayant été transportés au
musée du Louvre, cette galerie est maintenant destinée à recevoir les
ouvrages des peintres vivants dont le gouvernement juge à propos de
faire l'acquisition; cette collection de tableaux modernes change
souvent d'aspect et pour ainsi dire, à chaque salon, un grand nombre
d'ouvrages nouvellement exposés prenant la place des tableaux de
l'exposition précédente qui sont alors distribués, ou dans les maisons
royales, ou dans les musées des départements.

Ce palais, autrefois obstrué, comme la plupart de nos édifices
publics, de bâtisses irrégulières ou de baraques qui y étoient
attenantes, est maintenant, des deux côtés, parfaitement isolé au
milieu d'un espace symétrique, et fermé de tous côtés par des grilles.


JARDIN DU LUXEMBOURG.

Ce jardin, considéré maintenant comme le plus beau jardin public de
l'Europe, sans en excepter celui des Tuileries, qu'il surpasse par
l'élégance du dessin et l'heureuse harmonie de toutes ses parties,
mérite que nous nous arrêtions un moment sur les changements que le
génie de Chalgrin y a opérés, et qui en ont fait, comme par
enchantement, ce qu'il est aujourd'hui.

Planté sur un terrain irrégulier, toutes les irrégularités de l'espace
dans lequel il est circonscrit se trouvent entièrement perdues dans
les parties les plus reculées du bois qui l'environne, et ce bois,
élevé en terrasse, vient se dessiner circulairement autour d'un
parterre également circulaire dans sa partie centrale, et qui, à
partir de la terrasse du château, se prolonge jusqu'à une seconde
terrasse, laquelle précède une immense allée percée en face du palais.
Cette allée, ouverte sur l'ancien terrain des Chartreux, termine, de
ce côté, le jardin, et présente pour perspective le monument de
l'Observatoire, dont l'axe s'est trouvé, par le plus heureux des
hasards, absolument le même que celui du monument élevé par
Desbrosses. Des deux côtés, et dans la partie basse de ce terrain, que
l'on a fort élevé au dessus de son niveau, mais seulement sur l'espace
où l'allée a été pratiquée, sont des pépinières expérimentales qui
dépendent du palais, et sont renfermées dans l'enceinte du jardin.

Le bois symétriquement percé de larges allées, et dont la lisière
forme, de tous les côtés, des terrasses en amphithéâtre d'où la vue
embrasse tout le jardin, a, pour ces allées, des issues sur toutes les
rues qui l'environnent[295], de manière que les promeneurs peuvent y
aborder de tous les côtés. Le milieu du parterre, dont les
compartiments sont dessinés avec goût et simplicité, est occupé par un
grand bassin octogone avec jet d'eau; des pentes douces en fer à
cheval lient cette partie du jardin, à son extrémité méridionale, avec
les terrasses sur lesquelles s'élève le bois dont elle est entourée;
les murs de ces terrasses sont revêtus de massifs disposés en talus et
revêtus d'un gazon sur lequel on a planté des rosiers qui forment
autour du jardin comme une immense ceinture de fleurs. On communique
encore du parterre aux terrasses par plusieurs escaliers.

          [Note 295: Les rues de Vaugirard, d'Enfer, de Fleurus et de
          l'Ouest.]

Enfin les deux entrées, du côté de la rue de Vaugirard où se trouve la
façade du château, offrent un couvert d'arbres par lequel on arrive à
la grande terrasse placée vis-à-vis de la façade opposée. De l'un et
de l'autre côté, cette terrasse est accompagnée de deux grands espaces
entourés de grillages et remplis de rosiers greffés sur des
églantiers, et des espèces les plus rares et les plus variées. Ainsi,
de quelque côté qu'on entre dans ce jardin, on y trouve de l'ombrage
et les aspects les plus séduisants.

Sur les terrasses et dans la partie circulaire du parterre, on a placé
comme ornement un assez grand nombre de statues.


     STATUES ET AUTRES ORNEMENTS DU JARDIN DU LUXEMBOURG.

       _Sur la terrasse, à droite._    _Sur la terrasse, à gauche._

       Vulcain.                        Flore.
       La Pudicité.                    Mars.
       Romain.                         Guerrier romain.
       Cérès.                          Bacchus.
       Bacchus.                        L'Été.
       Méléagre.                       Vertumne.
       L'Été.                          Mercure.
       Guerrier romain.                Apollon.
       Romain.                         Bacchus.
       Vénus.                          Vénus.
       Cérès.                          Méléagre.
       Le Gladiateur Borghèse.         Diane chasseresse.


       _Autour du parterre._           _Autour du parterre._

       Minerve.                        Diane.
       Junon.                          Diane.
       Vénus.                          Bacchus.
       Flore.                          Vénus.


     _Dans le parterre, aux angles des grands tapis de verdure._

     Quatre grands vases en marbre, forme de Médicis.


     _À l'origine des balustrades qui bordent le fer à cheval._

     Des groupes d'enfants supportant des cuvettes.


     _Aux deux extrémités du fer à cheval._

     Des copies des lutteurs, d'après les deux groupes antiques de la
     galerie de Florence.


     _Au milieu du tapis de verdure, dans la partie du bois, à
     droite._

     Un grand vase, forme de Médicis.


     _Dans le carré de rosiers, du même coté._

     Une statue de Mercure.


     _À l'entrée de la grande allée._

     Sur deux piédestaux carrés, deux lions en marbre. Les deux portes
     qui donnent sur les rues de Fleurus et d'Enfer sont ornées des
     mêmes animaux sculptés en pierre.


     _Dans la partie du bois qui borde la rue d'Enfer._

     Trois statues allégoriques.

La plupart de ces statues sont copiées d'après l'antique. Les
meilleures de ces copies sont médiocres, ce qui ne peut choquer dans
des figures destinées à l'ornement d'un jardin public; mais plusieurs
d'entre elles offrent des nudités, et ces nudités sont choquantes,
même pour l'oeil le moins scrupuleux.

Les honnêtes gens s'étonnent avec juste raison que, dans la capitale
d'un royaume où la religion chrétienne est du moins reconnue comme
_religion de l'État_, on laisse encore subsister, dans des lieux
ouverts à toute une population[296], et dont n'écartent ni le sexe ni
l'âge, ces monuments hideux de la licence du paganisme, sur lesquels
du moins on jettoit autrefois un voile, lorsque, très imprudemment
encore, on les exposoit aux regards de la multitude. Puisqu'on juge à
propos de ne point les y soustraire, la pudeur publique exigeroit
qu'on leur rendît du moins ce voile, qui en a été arraché pendant les
saturnales de la révolution.

          [Note 296: Le jardin des Tuileries offre également, et de
          toutes parts, les mêmes nudités. On les retrouve encore dans
          le parc de Versailles et dans d'autres endroits publics. Le
          jardin du Palais-Royal, où de tels monuments sembleroient
          moins déplacés qu'ailleurs, n'en avoit point encore: il
          vient d'en recevoir un, c'est la copie en bronze de
          l'Apollon du Belvédère.

          Penseroit-on que, dans tels cas, la perfection du travail
          dût demander grâce pour l'indécence du sujet? ce seroit là
          une erreur bien grossière: les yeux du vulgaire ne
          comprennent rien à cette perfection.]


THÉÂTRE-FRANÇOIS.

Ce théâtre, devenu, il y a quelques années, la proie d'un nouvel
incendie qui, de même que le premier, en avoit détruit toutes les
constructions intérieures, a été très promptement rétabli. La salle,
dont la coupe est la même, offre une décoration élégante, exécutée
sous la direction et d'après les dessins de M. Lafitte. Dans les
compartiments du plafond, disposé en éventail, sont représentées les
Muses et autres divinités du paganisme qui président aux beaux arts;
vers l'entablement sont rassemblés, dans des médaillons, les portraits
des grands auteurs tragiques, grecs et romains. Les autres parties de
cette salle sont richement décorées en arabesques où domine l'or, au
milieu d'une grande variété de couleurs. À l'extérieur, le fronton a
été remplacé par un attique.


NOUVEAU MARCHÉ SAINT-GERMAIN.

Cette belle construction se compose, dans sa partie principale, d'un
grand bâtiment carré-long, qui occupe tout l'espace sur lequel étoit
placée autrefois la Foire Saint-Germain. Les deux façades du nord et
du midi sont percées chacune de vingt-et-une arcades, dont trois
seulement sont ouvertes au milieu, et deux à chacun des angles; les
façades du levant et du couchant, qui n'ont que dix-sept arcades,
présentent également trois arcades ouvertes au milieu, et une à chaque
angle. Une rue sépare au midi ce bâtiment d'un autre qui sert de
boucherie, et se prolonge dans toute la longueur de cette façade
méridionale. Il contient aussi vingt-et-une arcades, et présente des
ouvertures toutes semblables. Les toits de ces deux constructions sont
plats et couverts de tuiles rondes; des ouvertures pratiquées au
dessus de chaque arcade y entretiennent la libre circulation de l'air
et y maintiennent la salubrité.

Au milieu de la cour du grand marché a été transportée une fontaine,
autrefois placée sur la place Saint-Sulpice, et dont les dimensions
étoient hors de proportion, et avec le monument en face duquel elle
avoit été élevée, et avec la place immense dont elle devoit faire
l'ornement. La composition en est simple et de bon goût: c'est une
espèce de cippe carré, orné de quatre bas-reliefs, représentant le
Commerce, l'Agriculture, les Sciences et les Arts. Ces bas-reliefs
sont dus à M. Espercieux.

Au milieu du bâtiment destiné aux bouchers, s'élève une autre fontaine
que surmonte une figure colossale en moulage.

Ce monument, pour la pureté de son exécution, la noble simplicité de
ses lignes et l'accord parfait de toutes les convenances
architecturales, peut être offert comme un modèle qu'il seroit
difficile de surpasser.


THÉÂTRE FORAIN DU LUXEMBOURG.

Ce théâtre, très fréquenté par le peuple qui habite les quartiers
environnants, est situé dans la rue de Fleurus, et à l'entrée du
jardin du Luxembourg.


BARRIÈRE DU MONT-PARNASSE.

En dehors de cette barrière, est situé l'ancien cimetière de la
Charité, que l'on a considérablement agrandi, et que l'on nomme
maintenant cimetière du Midi. C'est là que la plupart des habitants de
la rive méridionale de la Seine ont leur sépulture. Près de ce
cimetière s'élève un petit théâtre très fréquenté, dans la belle
saison, par les classes populaires de Paris. L'espace entre cette
barrière et celle du midi est couvert de guinguettes de la
construction la plus élégante, et dont plusieurs pourroient soutenir
la comparaison avec les hôtels les plus brillants de la
Chaussée-d'Antin.


RUES ET PLACES NOUVELLES.

_Rue d'Assas._ Elle donne d'un côté dans la rue du Cherche-Midi, de
l'autre dans la rue de Vaugirard. Elle a été ouverte sur l'ancien
terrain des Carmes-Déchaussés.

_Rue Clément._ Elle longe le côté nord du marché neuf Saint-Germain,
et d'une part aboutit à la rue de Seine, de l'autre à la rue Mabillon.

_Rue de l'Est._ Elle commence au boulevard et vient aboutir dans la rue
d'Enfer, à l'endroit où est ouvert le passage de Saint-Jacques-du-Haut-Pas.

_Rue Félibien._ Cette rue, formée par la façade méridionale du marché
Saint-Germain et par le bâtiment qui lui est parallèle, aboutit d'un
côté à la rue Neuve-de-Seine, et de l'autre à la rue Mabillon.

_Rue de Fleurus._ Cette rue aboutit d'un côté à la grille du
Luxembourg (côté du couchant), de l'autre au cul-de-sac de la rue
Notre-Dame-des-Champs, auquel elle a donné son nom.

_Rue des Fourneaux._ Cette rue, ouverte dans la rue de Vaugirard,
vient aboutir à la barrière dont elle porte le nom.

_Rue Duguay-Trouin._ Elle est ouverte sur la rue de Fleurus, et vient
aboutir en équerre à la rue de l'Ouest.

_Rue Jean-Bart._ Cette rue, ouverte dans la rue de Vaugirard et
vis-à-vis la rue Cassette, donne par son extrémité dans la rue de
Fleurus.

_Rue de la Caille._ Elle donne d'un côté dans la rue d'Enfer, et de
l'autre aboutit aux nouveaux boulevards.

_Rue Mabillon._ Elle longe le côté occidental du marché
Saint-Germain, et aboutit d'un côté à la rue des Aveugles, de l'autre
à celle du Four Saint-Germain.

_Rue Montfaucon._ Elle aboutit d'un côté dans la rue Clément, de
l'autre dans celle du Four Saint-Germain. C'est l'ancienne rue de
Bissi.

_Rue Neuve-de-Seine._ Elle commence à la rue des Quatre-Vents, aboutit
d'un côté à la rue de Seine, et de l'autre fait le prolongement de la
rue de Tournon.

_Rue de l'Ouest._ Elle commence dans la rue de Vaugirard, longe
l'ancien enclos des Chartreux, et vient aboutir au boulevard.

_Place Saint-Sulpice._ Elle a été formée devant l'église dont elle
porte le nom, et là viennent aboutir les rues Palatine, Férou,
Pot-de-Fer, du Vieux-Colombier, des Canettes et des Aveugles.

_Rue Toustain._ Elle aboutit d'un côté à la rue Félibien, de l'autre à
la rue Neuve-de-Seine.

_Rue du Val-de-Grâce._ Elle a été ouverte en face de ce monastère, et
vient aboutir à la rue d'Enfer.

_Cul-de-sac Vaugirard._ Il a été ouvert dans la rue dont il porte le
nom, près de la maison de l'Enfant-Jésus.


BOULEVARD.

_Boulevard d'Enfer._ Il prend naissance au boulevard du Mont-Parnasse,
et vient aboutir à la barrière dont il porte le nom[297].

          [Note 297: Vers le milieu de ce boulevard, on a ouvert un
          passage qui donne dans la rue Notre-Dame-des-Champs.]


FONTAINES.

_Fontaine Garancière._ Elle est située à l'entrée de cette rue, du
côté de celle de Vaugirard, et avoit été construite, en 1715, aux
frais de la princesse Anne, palatine de Bavière, veuve de Henri-Jules
de Bourbon-Condé, ainsi que l'indique l'inscription suivante, détruite
pendant la révolution, et qui a été rétablie:

     _Aquam præfecto et ædilibus acceptam hic, suis impensis, civibus
     fluere voluit serenissima princeps Anna Palatina ex Bavariis,
     relicta serenissimi principis Henrici-Borbonii, principis Condæi,
     anno Domini M. D. CC. XV._

_Fontaine de la rue du Regard._ Cette fontaine, qui existe depuis
long-temps à l'angle de cette rue et de celle de Vaugirard, est ornée,
depuis quelques années, d'un bas-relief de peu de saillie et d'un bon
style, lequel représente une Naïade qui se joue avec des cignes.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DU QUATRIÈME VOLUME.



TABLE DES MATIÈRES.


QUATRIÈME VOLUME.--PREMIÈRE PARTIE.

QUARTIER DU LUXEMBOURG.

                                                                  Page

  Paris sous Louis XIV.                                              1

  Origine du quartier.                                             207

  Saint-Sulpice.                                                   208

  Les Religieuses de Notre-Dame-de-la-Miséricorde.                 227

  Les Orphelines de Saint-Sulpice.                                 230

  Les Filles du Saint-Sacrement.                                   234

  Les Prémontrés réformés.                                         239

  L'abbaye de Notre-Dame-aux-Bois.                                 242

  Le prieuré du Chasse-Midi.                                       244

  Les Filles de Saint-Thomas-de-Villeneuve.                        247

  Les Petites-Maisons.                                             250

  Les Filles du Bon-Pasteur.                                       253

  Hospice des Hibernois.                                           256

  Les Filles de l'Annonciation.                                  _Ib._

  Les Incurables.                                                  257

  Les Bénédictines de Notre-Dame-de-Liesse.                        260

  Hospice Saint-Sulpice.                                           262

  Les Filles de l'Enfant-Jésus.                                    263

  Les Filles de Notre-Dame-des-Prés.                               265

  Les Filles de Sainte-Thècle.                                     267

  Les Carmes-Déchaussés.                                           269

  Les Religieuses du Précieux-Sang.                                273

  Les Religieuses de Lorraine.                                     275

  Noviciat des Jésuites.                                           277

  Les Filles de l'Instruction-Chrétienne.                          279

  Les Dames du Calvaire.                                           281

  Le palais du Luxembourg.                                         285

  Comédie Françoise.                                               302

  Les Feuillants-des-Anges-Gardiens.                               324

  Les Chartreux.                                                   326

  L'abbaye de Port-Royal.                                          338

  L'Institution de l'Oratoire.                                     343

  La Foire Saint-Germain.                                          345

  Colléges, Écoles, etc.                                           353

  Hôtels.                                                          363

  Rues et Places du quartier du Luxembourg.                        369

  Monuments nouveaux.                                              396

  Rues et Places nouvelles.                                        408

  Fontaines.                                                       411


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.



  IMPRIMERIE ET FONDERIE DE J. PINARD,
  RUE D'ANJOU-DAUPHINE, Nº 8.



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corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

Corrections effectuées:

--Note 55: "Les travaux qu'il fit faire à cette effet" a été remplacé
par "Les travaux qu'il fit faire à cet effet".

--Note 114: "une véritable force d'aine" a été remplacé par "une
véritable force d'ame".

--Page 409: "au cul-de-sac de la rue Notre-Dame-des-Champs, auquelle"
a été remplacé par "au cul-de-sac de la rue Notre-Dame-des-Champs,
auquel".]





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