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Title: Le Diable au Corps
Author: Radiguet, Raymond
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Diable au Corps" ***


generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
de France.)



RAYMOND RADIGUET



LE

DIABLE

AU CORPS

Roman

BERNARD GRASSET ÉDITEUR

61, RUE DES SAINTS-PÈRES
PARIS-VIe



Je vais encourir bien des reproches. Mais qu'y puis-je? Est-ce
ma faute si j'eus douze ans quelques mois avant la déclaration
de la guerre? Sans doute, les troubles qui me vinrent de cette
période extraordinaire furent d'une sorte qu'on n'éprouve jamais
à cet âge; mais comme il n'existe rien d'assez fort pour nous
vieillir malgré les apparences, c'est en enfant que je devais
me conduire dans une aventure où déjà un homme eût éprouvé de
l'embarras. Je ne suis pas le seul. Et mes camarades garderont
de cette époque un souvenir qui n'est pas celui de leurs aînés.
Que déjà ceux qui m'en veulent se représentent ce que fut la
guerre pour tant de très jeunes garçons: quatre ans de grandes
vacances.


Nous habitions à F..., au bord de la Marne. Mes parents condamnaient
plutôt la camaraderie mixte. La sensualité, qui naît avec nous
et se manifeste encore aveugle, y gagna au lieu d'y perdre.

Je n'ai jamais été un rêveur. Ce qui semble rêve aux autres,
plus crédules, me paraissait à moi aussi réel que le fromage
au chat, malgré la cloche de verre. Pourtant la cloche existe.

La cloche se cassant, le chat en profite, même si ce sont ses
maîtres qui la cassent et s'y coupent les mains.


Jusqu'à douze ans, je ne me vois aucune amourette, sauf pour
une petite fille, nommée Carmen, à qui je fis tenir, par un
gamin plus jeune que moi, une lettre dans laquelle je lui exprimais
mon amour. Je m'autorisai de cet amour pour solliciter un rendez-vous.
Ma lettre lui avait été remise le matin avant qu'elle se rendît
en classe. J'avais distingué la seule fillette qui me ressemblât,
parce qu'elle était propre, et allait à l'école accompagnée
d'une petite sœur, comme moi de mon petit frère. Afin que ces
deux témoins se tussent, j'imaginai de les marier, en quelque
sorte. À ma lettre, j'en joignis donc une de la part de mon
frère, qui ne savait pas écrire, pour Mlle Fauvette. J'expliquai
à mon frère mon entremise, et notre chance de tomber juste sur
deux sœurs de nos âges et douées de noms de baptême aussi exceptionnels.
J'eus la tristesse de voir que je ne m'étais pas mépris sur le bon
genre de Carmen, lorsque, après avoir déjeuné avec mes parents
qui me gâtaient et ne me grondaient jamais, je rentrai en classe.

À peine mes camarades à leurs pupitres--moi en haut de la classe,
accroupi pour prendre dans un placard, en ma qualité de premier,
les volumes de la lecture à haute voix,--le directeur entra.
Les élèves se levèrent. Il tenait une lettre à la main. Mes
jambes fléchirent, les volumes tombèrent, et je les ramassai,
tandis que le directeur s'entretenait avec le maître. Déjà,
les élèves des premiers bancs se tournaient vers moi, écarlate,
au fond de la classe, car ils entendaient chuchoter mon nom.
Enfin le directeur m'appela, et pour me punir finement, tout
en n'éveillant, croyait-il, aucune mauvaise idée chez les élèves,
me félicita d'avoir écrit une lettre de douze lignes sans aucune
faute. Il me demanda si je l'avais bien écrite seul, puis il
me pria de le suivre dans son bureau. Nous n'y allâmes point.
Il me morigéna dans la cour, sous l'averse. Ce qui troubla fort
mes notions de morale fut qu'il considérait comme aussi grave
d'avoir compromis la jeune fille (dont les parents lui avaient
communiqué ma déclaration), que d'avoir dérobé une feuille de
papier à lettres. Il me menaça d'envoyer cette feuille chez moi.
Je le suppliai de n'en rien faire. Il céda, mais me dit qu'il
conservait la lettre, et qu'à la première récidive il ne pourrait
plus cacher ma mauvaise conduite.

Ce mélange d'effronterie et de timidité déroutait les miens et
les trompait, comme à l'école ma facilité, véritable paresse,
me faisait prendre pour un bon élève.

Je rentrai en classe. Le professeur, ironique, m'appela Don
Juan. J'en fus extrêmement flatté, surtout de ce qu'il me cita
le nom d'une œuvre que je connaissais et que ne connaissaient
pas mes camarades. Son «Bonjour, Don Juan» et mon sourire entendu
transformèrent la classe à mon égard. Peut-être avait-elle déjà
su que j'avais chargé un enfant des petites classes de porter
une lettre à une «fille», comme disent les écoliers dans leur
dur langage. Cet enfant s'appelait Messager; je ne l'avais pas
élu d'après son nom, mais, quand même, ce nom m'avait inspiré
confiance.

À une heure, j'avais supplié le directeur de ne rien dire à
mon père; à quatre, je brûlais de lui raconter tout. Rien ne
m'y obligeait. Je mettrais cet aveu sur le compte de la franchise.
Sachant que mon père ne se fâcherait pas, j'étais, somme toute,
ravi qu'il connût ma prouesse.

J'avouai donc, ajoutant avec orgueil que le directeur m'avait
promis une discrétion absolue (comme à une grande personne). Mon
père voulait savoir si je n'avais pas forgé de toutes pièces
ce roman d'amour. Il vint chez le directeur. Au cours de cette
visite, il parla incidemment de ce qu'il croyait être une farce.--Quoi?
dit alors le directeur surpris et très ennuyé; il vous a raconté
cela? Il m'avait supplié de me taire, disant que vous le tueriez.

Ce mensonge du directeur l'excusait; il contribua encore à mon
ivresse d'homme. J'y gagnai séance tenante l'estime de mes camarades
et des clignements d'yeux du maître. Le directeur cachait sa
rancune. Le malheureux ignorait ce que je savais déjà: mon père,
choqué par sa conduite, avait décidé de me laisser finir mon
année scolaire, et de me reprendre. Nous étions alors au commencement
de juin. Ma mère ne voulant pas que cela influât sur mes prix,
mes couronnes, se réservait de dire la chose, après la distribution.
Ce jour venu, grâce à une injustice du directeur qui craignait
confusément les suites de son mensonge, seul de la classe, je
reçus la couronne d'or que méritait aussi le prix d'excellence.
Mauvais calcul: l'école y perdit ses deux meilleurs élèves, car
le père du prix d'excellence retira son fils.

Des élèves comme nous servaient d'appeaux pour en attirer d'autres.


Ma mère me jugeait trop jeune pour aller à Henri-IV. Dans son
esprit, cela voulait dire: pour prendre le train. Je restai deux
ans à la maison et travaillai seul.

Je me promettais des joies sans borne, car, réussissant à faire
en quatre heures le travail que ne fournissaient pas en deux
jours mes anciens condisciples, j'étais libre plus de la moitié
du jour. Je me promenais seul au bord de la Marne qui était
tellement notre rivière que mes sœurs disaient, en parlant de
la Seine, «une Marne». J'allais même dans le bateau de mon père,
malgré sa défense; mais je ne ramais pas, et sans m'avouer que
ma peur n'était pas celle de lui désobéir, mais la peur tout
court. Je lisais, couché dans ce bateau. En 1913 et 1914, deux
cents livres y passèrent. Point ce que l'on nomme de mauvais
livres, mais plutôt les meilleurs, sinon pour l'esprit, du moins
pour le mérite. Aussi, bien plus tard, à l'âge où l'adolescence
méprise les livres de la Bibliothèque rose, je pris goût à leur
charme enfantin, alors qu'à cette époque je ne les aurais voulu
lire pour rien au monde.

Le désavantage de ces récréations alternant avec le travail
était de transformer pour moi toute l'année en fausses vacances.
Ainsi, mon travail de chaque jour était-il peu de chose, mais,
comme, travaillant moins de temps que les autres, je travaillais
en plus pendant leurs vacances, ce peu de chose était le bouchon
de liège qu'un chat garde toute sa vie au bout de la queue, alors
qu'il préférerait sans doute un mois de casserole.

Les vraies vacances approchaient, et je m'en occupais fort peu
puisque c'était pour moi le même régime. Le chat regardait toujours
le fromage sous la cloche. Mais vint la guerre. Elle brisa la
cloche. Les maîtres eurent d'autres chats à fouetter et le chat
se réjouit.

À vrai dire, chacun se réjouissait en France. Les enfants, leurs
livres de prix sous le bras, se pressaient devant les affiches.
Les mauvais élèves profitaient du désarroi des familles.

Nous allions chaque jour, après dîner, à la gare de J..., à
deux kilomètres de chez nous, voir passer les trains militaires.
Nous emportions des campanules et nous les lancions aux soldats.
Des dames en blouse versaient du vin rouge dans les bidons et
en répandaient des litres sur le quai jonché de fleurs. Tout cet
ensemble me laisse un souvenir de feu d'artifice. Et jamais tant
de vin gaspillé, de fleurs mortes. Il fallut pavoiser les fenêtres
de notre maison.

Bientôt, nous n'allâmes plus à J... Mes frères et mes soeurs
commençaient d'en vouloir à la guerre; ils la trouvaient longue.
Elle leur supprimait le bord de la mer. Habitués à se lever tard,
il leur fallait acheter les journaux à six heures. Pauvre distraction!
Mais vers le vingt août, ces jeunes monstres reprennent espoir.
Au lieu de quitter la table où les grandes personnes s'attardent,
il y restent pour entendre mon père parler de départ. Sans doute
n'y aurait-il plus de moyens de transport. Il faudrait voyager
très loin à bicyclette. Mes frères plaisantent ma petite sœur.
Les roues de sa bicyclette ont à peine quarante centimètres de
diamètre: «On te laissera seule sur la route.» Ma sœur sanglote.
Mais quel entrain pour astiquer les machines! Plus de paresse.
Ils proposent de réparer la mienne. Ils se lèvent dès l'aube
pour connaître les nouvelles. Tandis que chacun s'étonne, je
découvre enfin les mobiles de ce patriotisme: un voyage à bicyclette!
jusqu'à la mer! et une mer plus loin, plus jolie que d'habitude.
Ils eussent brûlé Paris pour partir plus vite. Ce qui terrifiait
l'Europe était devenu leur unique espoir.

L'égoïsme des enfants est-il si différent du nôtre? L'été, à
la campagne, nous maudissons la pluie qui tombe, et les cultivateurs
la réclament.



Il est rare qu'un cataclysme se produise sans phénomènes avant-coureurs.
L'attentat autrichien, l'orage du procès Caillaux répandaient une
atmosphère irrespirable, propice à l'extravagance. Ainsi, mon vrai
souvenir de guerre précède la guerre.

Voici comment:

Nous nous moquions, mes frères et moi, d'un de nos voisins,
bonhomme grotesque, nain à barbiche blanche et à capuchon, conseiller
municipal, nommé Maréchaud. Tout le monde l'appelait le père
Maréchaud. Bien que porte à porte, nous nous défendions de le
saluer, ce dont il enrageait si fort, qu'un jour, n'y tenant plus,
il nous aborda sur la route et nous dit: «Eh bien! on ne salue
pas un conseiller municipal?» Nous nous sauvâmes. À partir de
cette impertinence, les hostilités furent déclarées. Mais que
pouvait contre nous un conseiller municipal? En revenant de
l'école, et en y allant, mes frères tiraient sa sonnette, avec
d'autant plus d'audace que le chien, qui pouvait avoir mon âge,
n'était pas à craindre.

La veille du 14 juillet 1914, en allant à la rencontre de mes
frères, quelle ne fut pas ma surprise de voir un attroupement
devant la grille des Maréchaud! Quelques tilleuls élagués cachaient
mal leur villa au fond du jardin. Depuis deux heures de l'après-midi,
leur jeune bonne, étant devenue folle, se réfugiait sur le toit
et refusait de descendre. Déjà les Maréchaud, épouvantés par le
scandale, avaient clos leurs volets, si bien que le tragique de
cette folle sur un toit s'augmentait de ce que la maison parût
abandonnée. Des gens criaient, s'indignaient que ses maîtres
ne fissent rien pour sauver cette malheureuse. Elle titubait
sur les tuiles, sans, d'ailleurs, avoir l'air d'une ivrogne.
J'eusse voulu pouvoir rester là toujours, mais notre bonne,
envoyée par ma mère, vint nous rappeler au travail. Sans cela,
je serais privé de fête. Je partis la mort dans l'âme, et priant
Dieu que la bonne fût encore sur le toit, lorsque j'irais chercher
mon père à la gare.

Elle était à son poste, mais les rares passants revenaient de
Paris, se dépêchaient pour rentrer dîner, et ne pas manquer le
bal. Ils ne lui accordaient qu'une minute distraite.

Du reste, jusqu'ici, pour la bonne, il ne s'agissait encore que
de répétition plus ou moins publique. Elle devait débuter le soir,
selon l'usage, les girandoles lumineuses lui formant une véritable
rampe. Il y avait à la fois celles de l'avenue et celles du jardin,
car les Maréchaud, malgré leur absence feinte, n'avaient osé se
dispenser d'illuminer, comme notables. Au fantastique de cette
maison du crime, sur le toit de laquelle se promenait, comme sur
un pont de navire pavoisé, une femme aux cheveux flottants,
contribuait beaucoup la voix de cette femme: inhumaine, gutturale,
d'une douceur qui donnait la chair de poule.

Les pompiers d'une petite commune étant des «volontaires», ils
s'occupent tout le jour d'autre chose que de pompes. C'est le
laitier, le pâtissier, le serrurier, qui, leur travail fini,
viendront éteindre l'incendie, s'il ne s'est pas éteint de lui-même.
Dès la mobilisation, nos pompiers formèrent en outre une sorte de
milice mystérieuse faisant des patrouilles, des manœuvres et
des rondes de nuit. Ces braves arrivèrent enfin et fendirent
la foule.

Une femme s'avança. C'était l'épouse d'un conseiller municipal,
adversaire de Maréchaud, et qui, depuis quelques minutes, s'apitoyait
bruyamment sur la folle. Elle fit des recommandations au capitaine:
«Essayez de la prendre par la douceur; elle en est tellement privée,
la pauvre petite, dans cette maison où on la bat. Surtout, si c'est
la crainte d'être renvoyée, de se trouver sans place, qui la fait
agir, dites-lui que je la prendrai chez moi. Je lui doublerai ses
gages.»

Cette charité bruyante produisit un effet médiocre sur la foule.
La dame l'ennuyait. On ne pensait qu'à la capture. Les pompiers,
au nombre de six, escaladèrent la grille, cernèrent la maison,
grimpant de tous les côtés. Mais à peine l'un d'eux apparut-il
sur le toit, que la foule, comme les enfants à Guignol, se mit
à vociférer, à prévenir la victime.

--Taisez-vous donc! criait la dame, ce qui excitait les «En
voilà un! En voilà un!» du public. À ces cris, la folle, s'armant
de tuiles, en envoya une sur le casque du pompier parvenu au
faite. Les cinq autres redescendirent aussitôt.

Tandis que les tirs, les manèges, les baraques, place de la
Mairie, se lamentaient de voir si peu de clientèle, une nuit
où la recette devait être fructueuse, les plus hardis voyous
escaladaient les murs et se pressaient sur la pelouse pour suivre
la chasse. La folle disait des choses que j'ai oubliées, avec
cette profonde mélancolie résignée que donne aux voix la certitude
qu'on a raison, que tout le monde se trompe. Les voyous, qui
préféraient ce spectacle à la foire, voulaient cependant combiner
les plaisirs. Aussi, tremblants que la folle fût prise en leur
absence, couraient-ils faire vite un tour de chevaux de bois.
D'autres, plus sages, installés sur les branches des tilleuls,
comme pour la revue de Vincennes, se contentaient d'allumer
des feux de Bengale, des pétards.

On imagine l'angoisse du couple Maréchaud, chez soi, enfermé
au milieu de ce bruit et de ces lueurs.

Le conseiller municipal, époux de la dame charitable, grimpé
sur le petit mur de la grille, improvisait un discours sur la
couardise des propriétaires. On l'applaudit.

Croyant que c'était elle qu'on applaudissait, la folle saluait,
un paquet de tuiles sous chaque bras, car elle en jetait une
chaque fois que miroitait un casque. De sa voix inhumaine, elle
remerciait qu'on l'eût enfin comprise. Je pensai à quelque fille,
capitaine corsaire, restant seule sur son bateau qui sombre.

La foule se dispersait, un peu lasse. J'avais voulu rester avec
mon père, tandis que ma mère, pour assouvir ce besoin de mal au
cœur qu'ont les enfants, conduisait les siens de manège en montagnes
russes. Certes, j'éprouvais cet étrange besoin plus vivement que
mes frères. J'aimais-que mon cœur batte vite et irrégulièrement.
Ce spectacle, d'une poésie profonde, me satisfaisait davantage.
«Comme tu es pâle», avait dit ma mère. Je trouvai le prétexte
des feux de Bengale. Ils me donnaient, dis-je, une couleur verte.

--Je crains tout de même que cela l'impressionne trop, dit-elle
à mon père.

--Oh! répondit-il, personne n'est plus insensible. Il peut regarder
n'importe quoi, sauf un lapin qu'on écorche.

Mon père disait cela pour que je restasse. Mais il savait que ce
spectacle me bouleversait. Je sentais qu'il le bouleversait aussi.
Je lui demandai de me prendre sur ses épaules pour mieux voir. En
réalité, j'allais m'évanouir, mes jambes ne me portaient plus.

Maintenant on ne comptait qu'une vingtaine de personnes. Nous
entendîmes les clairons. C'était la retraite aux flambeaux.

Cent torches éclairaient soudain la folle, comme, après la lumière
douce des rampes, le magnésium éclate pour photographier une
nouvelle étoile. Alors, agitant ses mains en signe d'adieu, et
croyant à la fin du monde, ou simplement qu'on allait la prendre,
elle se jeta du toit, brisa la marquise dans sa chute, avec un
fracas épouvantable, pour venir s'aplatir sur les marches de
pierre. Jusqu'ici j'avais essayé de supporter tout, bien que
mes oreilles tintassent et que le cœur me manquât. Mais quand
j'entendis des gens crier: «Elle vit encore», je tombai, sans
connaissance, des épaules de mon père.

Revenu à moi, il m'entraîna au bord de la Marne. Nous y restâmes
très tard, en silence, allongés dans l'herbe.

Au retour, je crus voir derrière la grille une silhouette blanche,
le fantôme de la bonne! C'était le père Maréchaud en bonnet de
coton, contemplant les dégâts, sa marquise, ses tuiles, ses
pelouses, ses massifs, ses marches couvertes de sang, son prestige
détruit.

Si j'insiste sur un tel épisode, c'est qu'il fait comprendre mieux
que tout autre l'étrange période de la guerre, et combien, plus
que le pittoresque, me frappait la poésie des choses.



Nous entendîmes le canon. On se battait près de Meaux. On racontait
que des uhlans avaient été capturés près de Lagny, à quinze kilomètres
de chez nous. Tandis que ma tante parlait d'une amie, enfuie dès
les premiers jours, après avoir enterré dans son jardin des
pendules, des boîtes de sardines, je demandai à mon père le moyen
d'emporter nos vieux livres; c'est ce qu'il me coûtait le plus
de perdre.

Enfin, au moment où nous nous apprêtions à la fuite, les journaux
nous apprirent que c'était inutile.

Mes sœurs, maintenant, allaient à J... porter des paniers de poires
aux blessés. Elles avaient découvert un dédommagement, médiocre, il
est vrai, à tous leurs beaux projets écroulés. Quand elles arrivaient
à J..., les paniers étaient presque vides!

Je devais entrer au Lycée Henri-IV; mais mon père préféra me garder
encore un an à la campagne. Ma seule distraction de ce morne hiver
fut de courir chez notre marchande journaux, pour être sûr d'avoir
un exemplaire du _Mot_, journal qui me plaisait et paraissait
le samedi. Ce jour-là, je n'étais jamais levé tard.

Mais le printemps arriva, qu'égayèrent mes premières incartades.
Sous prétexte de quêtes, ce printemps, plusieurs fois, je me
promenai, endimanché, une jeune personne à ma droite. Je tenais
le tronc; elle, la corbeille d'insignes. Dès la seconde quête,
des confrères m'apprirent à profiter de ces journées libres où
l'on me jetait dans les bras d'une petite fille. Dès lors, nous
nous empressions de recueillir, le matin, le plus d'argent possible,
remettions à midi notre récolte à la dame patronnesse et allions
toute la journée polissonner sur les coteaux de Chennevières.
Pour la première fois, j'eus un ami. J'aimais à quêter avec sa
sœur. Pour la première fois, je m'entendais avec un garçon aussi
précoce que moi, admirant même sa beauté, son effronterie. Notre
mépris commun pour ceux de notre âge nous rapprochait encore. Nous
seuls, nous jugions capables de comprendre les choses; et, enfin,
nous seuls, nous trouvions dignes des femmes. Nous nous croyions
des hommes. Par chance, nous n'allions pas être séparés. René allait
déjà au Lycée Henri-IV, et je serais dans sa classe, en troisième.
Il ne devait pas apprendre le grec; il me fit cet extrême sacrifice
de convaincre ses parents de le lui laisser apprendre. Ainsi, nous
serions toujours ensemble. Comme il n'avait pas fait sa première
année, c'était s'obliger à des répétitions particulières. Les
parents de René n'y comprirent rien, qui, l'année précédente,
devant ses supplications, avaient consenti à ce qu'il n'étudiât
pas le grec. Ils y virent l'effet de ma bonne influence, et, s'ils
supportaient ses autres camarades, j'étais, du moins, le seul ami
qu'ils approuvassent.

Pour la première fois, nul jour des vacances de cette année ne
me fut pesant. Je connus donc que personne n'échappe à son âge,
et que mon dangereux mépris s'était fondu comme glace dès que
quelqu'un avait bien voulu prendre garde à moi, de la façon qui
me convenait. Nos commîmes avances raccourcirent de moitié la
route que l'orgueil de chacun de nous avait à faire.


Le jour de la rentrée des classes, René me fut un guide précieux.

Avec lui tout me devenait plaisir, et moi qui, seul, ne pouvais
avancer d'un pas, j'aimais faire à pied, deux fois par jour, le
trajet qui sépare Henri-IV de la gare de la Bastille, où nous
prenions notre train.

Trois ans passèrent ainsi, sans autre amitié et sans autre espoir
que les polissonneries du jeudi--avec les petites filles que les
parents de mon ami nous fournissaient innocemment, invitant ensemble
à goûter les amis de leur fils et les amies de leur fille--, menues
faveurs que nous dérobions, et qu'elles nous dérobaient, sous
prétexte de jeux à gages.



La belle saison venue, mon père aimait à nous emmener, mes frères
et moi, dans de longues promenades. Un de nos buts favoris était
Ormesson, et de suivre le Morbras, rivière large d'un mètre,
traversant, des prairies où poussent des fleurs qu'on ne rencontre
nulle part ailleurs, et dont j'ai oublié le nom. Des touffes de
cresson ou de menthe cachent au pied qui se hasarde l'endroit où
commence l'eau. La rivière charrie au printemps des milliers de
pétales blancs et roses. Ce sont les aubépines.

Un dimanche d'avril 1917, comme cela nous arrivait souvent, nous
prîmes le train pour La Varenne, d'où nous devions nous rendre
à pied à Ormesson. Mon père me dit que nous retrouverions à La
Varenne des gens agréables, les Grangier. Je les connaissais
pour avoir vu le nom de leur fille, Marthe, dans le catalogue
d'une exposition de peinture. Un jour, j'avais entendu mes parents
parler de la visite d'un M. Grangier. Il était venu, avec un carton
empli des œuvres de sa fille, âgée de dix-huit ans. Marthe était
malade. Son père aurait voulu lui faire une surprise: que ses
aquarelles figurassent dans une exposition de charité dont ma
mère était présidente. Ces aquarelles étaient sans nulle recherche;
on y sentait la bonne élève du cours de dessin, tirant la langue,
léchant les pinceaux.

Sur le quai de la gare de La Varenne, les Grangier nous attendaient.
M. et Mme Grangier devaient être du même âge, approchant de la
cinquantaine. Mais Mme Grangier paraissait l'aînée de son mari;
son inélégance, sa taille courte, firent qu'elle me déplut au
premier coup d'œil.

Au cours de cette promenade, je devais remarquer qu'elle fronçait
souvent les sourcils, ce qui couvrait son front de rides auxquelles
il fallait une minute pour disparaître. Afin qu'elle eût tous les
motifs de me déplaire, sans que je me reprochasse d'être injuste,
je souhaitais qu'elle employât des façons de parler assez communes.
Sur ce point, elle me déçut.

Le père, lui, avait l'air d'un brave homme, ancien sous-officier,
adoré de ses soldats. Mais où était Marthe? Je tremblais à la
perspective d'une promenade sans autre compagnie que celle de
ses parents. Elle devait venir par le prochain train, «dans un
quart d'heure, expliqua Mme Grangier, n'ayant pu être prête
à temps. Son frère arriverait avec elle».

Quand le train entra en gare, Marthe était debout sur le marchepied
du wagon. «Attends bien que le train s'arrête», lui cria sa mère...
Cette imprudente me charma.

Sa robe, son chapeau, très simples, prouvaient son peu d'estime
pour l'opinion des inconnus. Elle donnait la main à un petit
garçon qui paraissait avoir onze ans. C'était son frère, enfant
pâle, aux cheveux d'albinos, et dont tous les gestes trahissaient
la maladie.

Sur la route, Marthe et moi marchions en tête. Mon père marchait
derrière, entre les Grangier.

Mes frères, eux, bâillaient, avec ce nouveau petit camarade
chétif, à qui l'on défendait de courir.

Comme je complimentais Marthe sur ses aquarelles, elle me répondit
modestement que c'étaient des études. Elle n'y attachait aucune
importance. Elle me montrerait mieux, des fleurs «stylisées». Je
jugeai bon, pour la première fois, de ne pas lui dire que je
trouvais ces sortes de fleurs ridicules.

Sous son chapeau elle ne pouvait bien me voir. Moi, je l'observais.

--Vous ressemblez peu à madame votre mère, lui dis-je.

C'était un madrigal.

--On me le dit quelquefois; mais, quand vous viendrez à la maison,
je vous montrerai des photographies de maman lorsqu'elle était
jeune; je lui ressemble beaucoup.

Je fus attristé de cette réponse, et je priai Dieu de ne point
voir Marthe quand elle aurait l'âge de sa mère.

Voulant dissiper le malaise de cette réponse pénible, et ne
comprenant pas que, pénible, elle ne pouvait l'être que pour
moi, puisque heureusement Marthe ne voyait point sa mère avec
mes yeux, je lui dis:

--Vous avez tort de vous coiffer de la sorte, les cheveux lisses
vous iraient mieux.

Je restai terrifié, n'ayant jamais dit pareille chose à une
femme. Je pensais à la façon dont j'étais coiffé, moi.

--Vous pourrez le demander à maman (comme si elle avait besoin
de se justifier!); d'habitude, je ne me coiffe pas si mal, mais
j'étais déjà en retard et je craignais de manquer le second
train. D'ailleurs, je n'avais pas l'intention d'ôter mon chapeau.

«Quelle fille est-ce donc, pensais-je, pour admettre qu'un gamin
la querelle à propos de ses mèches?»

J'essayai de deviner ses goûts en littérature; je fus heureux
qu'elle connût Baudelaire et Verlaine, charmé de la façon dont
elle aimait Baudelaire, qui n'était pourtant pas la mienne.
J'y discernais une révolte. Ses parents avaient fini par admettre
ses goûts. Marthe leur en voulait que ce fut par tendresse. Son
fiancé, dans ses lettres, lui parlait de ce qu'il lisait, et
s'il lui conseillait certains livres, il lui en défendait d'autres.
Il lui avait défendu _Les Fleurs du Mal._ Désagréablement surpris
d'apprendre qu'elle était fiancée, je me réjouis de savoir qu'elle
désobéissait à un soldat assez nigaud pour craindre Baudelaire.
Je fus heureux de sentir qu'il devait souvent choquer Marthe.
Après la première surprise désagréable, je me félicitai de son
étroitesse, d'autant mieux que j'eusse craint, s'il avait lui
aussi goûté _Les Fleurs du Mal_, que leur futur appartement ressemblât
à celui de _La Mort des Amants._ Je me demandai ensuite ce que
cela pouvait bien me faire.

Son fiancé lui avait aussi défendu les académies de dessin. Moi
qui n'y allais jamais, je lui proposai de l'y conduire, ajoutant
que j'y travaillais souvent. Mais, craignant ensuite que mon mensonge
ne fût découvert, je la priai de n'en point parler à mon père. Il
ignorait, dis-je, que je manquais des cours de gymnastique pour me
rendre à la Grande-Chaumière. Car je ne voulais pas qu'elle pût se
figurer que je cachais l'académie à mes parents, parce qu'ils me
défendaient de voir des femmes nues. J'étais heureux qu'il se fît
un secret entre nous, et moi, timide, me sentais déjà tyrannique
avec elle.

J'étais fier aussi d'être préféré à la campagne, car nous n'avions
pas encore fait allusion au décor de notre promenade. Quelquefois
ses parents l'appelaient: «Regarde, Marthe, à ta droite, comme les
coteaux de Chennevières sont jolis», ou bien, son frère s'approchait
d'elle et lui demandait le nom d'une fleur qu'il venait de cueillir.
Elle leur accordait d'attention distraite juste assez pour qu'ils
ne se fâchassent point.

Nous nous assîmes dans les prairies d'Ormesson. Dans ma candeur,
je regrettais d'avoir été si loin, et d'avoir tellement précipité
les choses. «Après une conversation moins sentimentale, plus
naturelle, pensai-je, je pourrais éblouir Marthe, et m'attirer
la bienveillance de ses parents, en racontant le passé de ce
village.» Je m'en abstins. Je croyais avoir des raisons profondes,
et pensais qu'après tout ce qui s'était passé, une conversation
tellement en dehors de nos inquiétudes communes ne pourrait que
rompre le charme. Je croyais qu'il s'était passé des choses graves.
C'était d'ailleurs vrai; simplement, je le sus dans la suite,
parce que Marthe avait faussé notre conversation dans le même
sens que moi. Mais moi qui ne pouvais m'en rendre compte, je me
figurais lui avoir adressé des paroles significatives. Je croyais
avoir déclaré mon amour à une personne insensible. J'oubliais
que M. et Mme Grangier eussent pu entendre sans le moindre inconvénient
tout ce que j'avais dit à leur fille; mais, moi, aurais-je pu le
lui dire en leur présence?

--Marthe ne m'intimide pas, me répétais-je. Donc, seuls, ses
parents et mon père m'empêchent de me pencher sur son cou et de
l'embrasser.

Profondément en moi, un autre garçon se félicitait de ces trouble-fêtes.
Celui-ci pensait:

--Quelle chance que je ne me trouve pas seul avec elle! Car je
n'oserais pas davantage l'embrasser, et n'aurais aucune excuse.

Ainsi triche le timide.


Nous reprenions le train à la gare de Sucy. Ayant une bonne
demi-heure à l'attendre, nous nous assîmes à la terrasse d'un
café. Je dus subir les compliments de Mme Grangier. Ils m'humiliaient.
Ils rappelaient à sa fille que je n'étais encore qu'un lycéen,
qui passerait son baccalauréat dans un an. Marthe voulut boire
de la grenadine; j'en commandai aussi. Le matin encore, je me
serais cru déshonoré en buvant de la grenadine. Mon père n'y
comprenait rien. Il me laissait toujours servir des apéritifs.
Je tremblai qu'il me plaisantât sur ma sagesse. Il le fit, mais
à mots couverts, de façon que Marthe ne devinât pas que je buvais
de la grenadine pour faire comme elle.

Arrivés à F..., nous dîmes adieu aux Grangier. Je promis à Marthe
de lui porter, le jeudi suivant, la collection du journal _Le
Mot_ et _Une Saison en enfer._

--Encore un titre qui plairait à mon fiancé!

Elle riait.

--Voyons, Marthe! dit, fronçant les sourcils, sa mère qu'un tel
manque de soumission choquait toujours.

Mon père et mes frères s'étaient ennuyés, qu'importe! Le bonheur
est égoïste.



Le lendemain, au lycée, je n'éprouvai pas le besoin de raconter
à René, à qui je disais tout, ma journée du dimanche. Mais je
n'étais pas d'humeur à supporter qu'il me raillât de n'avoir pas
embrassé Marthe en cachette. Autre chose m'étonnait; c'est qu'aujourd'hui
je trouvai René moins différent de mes camarades.


Ressentant de l'amour pour Marthe, j'en ôtais à René, à mes parents,
à mes sœurs.


Je me promettais bien cet effort de volonté de ne pas venir la
voir avant le jour de notre rendez-vous. Pourtant, le mardi soir,
ne pouvant attendre, je sus trouver à ma faiblesse de bonnes
excuses qui me permissent de porter après dîner le livre et les
journaux. Dans cette impatience, Marthe verrait la preuve de
mon amour, disais-je, et si elle refuse de la voir, je saurai
bien l'y contraindre.

Pendant un quart d'heure, je courus comme un fou jusqu'à sa
maison. Alors, craignant de la déranger pendant son repas, j'attendis,
en nage, dix minutes, devant la grille. Je pensais que pendant
ce temps mes palpitations de cœur s'arrêteraient. Elles augmentaient,
au contraire. Je manquai tourner bride, mais depuis quelques
minutes, d'une fenêtre voisine, une femme me regardait curieusement,
voulant savoir ce que je faisais, réfugié contre cette porte. Elle
me décida. Je sonnai. J'entrai dans la maison. Je demandai à la
domestique si Madame était chez elle. Presque aussitôt, Mme Grangier
parut dans la petite pièce où l'on m'avait introduit. Je sursautai,
comme si la domestique eût dû comprendre que j'avais demandé
«Madame» par convenance et que je voulais voir «Mademoiselle».
Rougissant, je priai Mme Grangier de m'excuser de la déranger à
pareille heure, comme s'il eût été une heure du matin: ne pouvant
venir jeudi, j'apportais le livre et les journaux à sa fille.

--Cela tombe à merveille, me dit Mme Grangier, car Marthe n'aurait
pu vous recevoir. Son fiancé a obtenu une permission, quinze
jours plus tôt qu'il ne pensait. Il est arrivé hier, et Marthe
dîne ce soir chez ses futurs beaux-parents.

Je m'en allai donc, et puisque je n'avais plus de chance de la
revoir jamais, croyais-je, m'efforçai de ne plus penser à Marthe,
et, par cela même, ne pensant qu'à elle.


Pourtant, un mois après, un matin, sautant de mon wagon à la
gare de la Bastille, je la vis qui descendait d'un autre. Elle
allait choisir dans des magasins différentes choses, en vue de
son mariage. Je lui demandai de m'accompagner jusqu'à Henri-IV.

--Tiens! dit-elle, l'année prochaine, quand vous serez en seconde,
vous aurez mon beau-père pour professeur de géographie.

Vexé qu'elle me parlât études, comme si aucune autre conversation
n'eût été de mon âge, je lui répondis aigrement que ce serait
assez drôle.

Elle fronça les sourcils. Je pensai à sa mère.

Nous arrivions à Henri-IV, et, ne voulant pas la quitter sur ces
paroles que je croyais blessantes, je décidai d'entrer en classe
une heure plus tard, après le cours de dessin. Je fus heureux
qu'en cette circonstance Marthe ne montrât pas de sagesse, ne me
fît aucun reproche, et, plutôt, semblât me remercier d'un tel
sacrifice, en réalité nul. Je lui fus reconnaissant qu'en échange
elle ne me proposât point de l'accompagner dans ses courses,
mais qu'elle me donnât son temps comme je lui donnais le mien.

Nous étions maintenant dans le jardin du Luxembourg; neuf heures
sonnèrent à l'horloge du Sénat. Je renonçai au lycée. J'avais
dans ma poche, par miracle, plus d'argent que n'en a d'habitude
un collégien en deux ans, ayant la veille vendu mes timbres-poste
les plus rares à la Bourse aux timbres, qui se tient derrière
le Guignol des Champs-Élysées.

Au cours de la conversation, Marthe m'ayant appris qu'elle déjeunait
chez ses beaux-parents, je décidai de la résoudre à rester avec moi.
La demie de neuf heures sonnait. Marthe sursauta, point encore
habituée à ce qu'on abandonnât pour elle tous ses devoirs de classe.
Mais, voyant que je restais sur ma chaise de fer, elle n'eut pas
le courage de me rappeler que j'aurais dû être assis sur les bancs de
Henri-IV.

Nous restions immobiles. Ainsi doit être le bonheur. Un chien sauta
du bassin et se secoua. Marthe se leva, comme quelqu'un qui, après
la sieste, et le visage encore enduit de sommeil, secoue ses rêves.
Elle faisait avec ses bras des mouvements de gymnastique. J'en
augurai mal pour notre entente.

--Ces chaises sont trop dures, me dit-elle, comme pour s'excuser
d'être debout.

Elle portait une robe de foulard, chiffonnée depuis qu'elle s'était
assise. Je ne pus m'empêcher d'imaginer les dessins que le cannage
imprime sur la peau.

--Allons! accompagnez-moi dans les magasins, puisque vous êtes
décidé à ne pas aller en classe, dit Marthe, faisant pour la première
fois allusion à ce que je négligeais pour elle.

Je l'accompagnai dans plusieurs maisons de lingerie, l'empêchant
de commander ce qui lui plaisait et ne me plaisait pas; par exemple,
évitant le rose, qui m'importune, et qui était sa couleur favorite.

Après ces premières victoires, il fallait obtenir de Marthe
qu'elle ne déjeunât pas chez ses beaux-parents. Ne pensant pas
qu'elle pouvait leur mentir pour le simple plaisir de rester en
ma compagnie, je cherchai ce qui la déterminerait à me suivre
dans l'école buissonnière. Elle rêvait de connaître un bar américain.
Elle n'avait jamais osé demander à son fiancé de l'y conduire.
D'ailleurs, il ignorait les bars. Je tenais mon prétexte. À son
refus, empreint d'une véritable déception, je pensai qu'elle
viendrait. Au bout d'une demi-heure, ayant usé de tout pour la
convaincre, et n'insistant même plus, je l'accompagnai chez ses
beaux-parents, dans l'état d'esprit d'un condamné à mort espérant
jusqu'au dernier moment qu'un coup de main se fera sur la route
du supplice. Je voyais s'approcher la rue, sans que rien se
produisît. Mais soudain, Marthe, frappant à la vitre, arrêta
le chauffeur du taxi devant un bureau de poste.

Elle me dit:

--Attendez-moi une seconde. Je vais téléphoner à ma belle-mère
que je suis dans un quartier trop éloigné pour arriver à temps.

Au bout de quelques minutes, n'en pouvant plus d'impatience,
j'avisai une marchande de fleurs et je choisis une à une des
roses rouges, dont je fis faire une botte. Je ne pensais pas
tant au plaisir de Marthe qu'à la nécessité pour elle de mentir
encore ce soir pour expliquer à ses parents d'où venaient les
roses. Notre projet, lors de la première rencontre, d'aller à
une académie de dessin; le mensonge du téléphone qu'elle répéterait,
ce soir, à ses parents, mensonge auquel s'ajouterait celui des
roses, m'étaient des faveurs plus douces qu'un baiser. Car, ayant
souvent embrassé, sans grand plaisir, des lèvres de petites filles,
et oubliant que c'était parce que je ne les aimais pas, je désirais
peu les lèvres de Marthe. Tandis qu'une telle complicité m'était
restée, jusqu'à ce jour, inconnue.

Marthe sortait de la poste, rayonnante, après le premier mensonge.
Je donnai au chauffeur l'adresse d'un bar de la rue Daunou.

Elle s'extasiait, comme une pensionnaire, sur la veste blanche
du barman, la grâce avec laquelle il secouait les gobelets d'argent,
les noms bizarres ou poétiques des mélanges. Elle respirait de
temps en temps les roses rouges dont elle se promettait de faire
une aquarelle, qu'elle me donnerait en souvenir de cette journée.
Je lui demandai de me montrer une photographie de son fiancé. Je le
trouvai beau. Sentant déjà quelle importance elle attachait à mes
opinions, je poussai l'hypocrisie jusqu'à lui dire qu'il était très
beau, mais d'un air peu convaincu, pour lui donner à penser
que je le lui disais par politesse. Ce qui, selon moi, devait
jeter le trouble dans l'âme de Marthe, et, de plus, m'attirer sa
reconnaissance.

Mais, l'après-midi, il fallut songer au motif de son voyage.
Son fiancé, dont elle savait les goûts, s'en était remis complètement
à elle du soin de choisir leur mobilier. Mais sa mère voulait à
toute force la suivre. Marthe, enfin, en lui promettant de ne pas
faire de folies, avait obtenu de venir seule. Elle devait, ce
jour-là, choisir quelques meubles pour leur chambre à coucher.
Bien que je me fusse promis de ne montrer d'extrême plaisir ou
déplaisir à aucune des paroles de Marthe, il me fallut faire un
effort pour continuer de marcher sur le boulevard d'un pas tranquille
qui maintenant ne s'accordait plus avec le rythme de mon cœur.

Cette obligation d'accompagner Marthe m'apparut comme une malchance.
Il fallait donc l'aider à choisir une chambre pour elle et un autre!
Puis, j'entrevis le moyen de choisir une chambre pour Marthe et pour
moi.

J'oubliais si vite son fiancé, qu'au bout d'un quart d'heure de
marche, on m'aurait surpris en me rappelant que, dans cette chambre,
un autre dormirait auprès d'elle.

Son fiancé goûtait le style Louis XV.

Le mauvais goût de Marthe était autre; elle aurait plutôt versé
dans le japonais. Il me fallut donc les combattre tous deux. C'était
à qui jouerait le plus vite. Au moindre mot de Marthe, devinant
ce qui la tentait, il me fallait lui désigner le contraire, qui ne
me plaisait pas toujours, afin de me donner l'apparence de céder
à ses caprices, quand j'abandonnerais un meuble pour un autre, qui
dérangeait moins son œil.

Elle murmurait: «Lui qui voulait une chambre rose.» N'osant même
plus m'avouer ses propres goûts, elle les attribuait à son fiancé.
Je devinai que dans quelques jours nous les raillerions ensemble.

Pourtant je ne comprenais pas bien cette faiblesse. «Si elle ne
m'aime pas, pensai-je, quelle raison a-t-elle de me céder, de
sacrifier ses préférences, et celles de ce jeune homme, aux miennes?»
Je n'en trouvai aucune. La plus modeste eût été encore de me dire
que Marthe m'aimait. Pourtant j'étais sûr du contraire.

Marthe m'avait dit: «Au moins laissons-lui l'étoffe
rose.»--«Laissons-lui!» Rien que pour ce mot, je me sentais
près de lâcher prise. Mais «lui laisser l'étoffe rose» équivalait
à tout abandonner. Je représentai à Marthe combien ces murs
roses gâcheraient les meubles simples que «nous avions choisis»,
et, reculant encore devant le scandale, lui conseillai de faire
peindre les murs de sa chambre à la chaux!

C'était le coup de grâce. Toute la journée Marthe avait été
tellement harcelée qu'elle le reçut sans révolte. Elle se contenta
de me dire: «En effet, vous avez raison.»

À la fin de cette journée éreintante, je me félicitai du pas
que j'avais fait. J'étais parvenu à transformer, meuble à meuble,
ce mariage d'amour, ou plutôt d'amourette, en un mariage de
raison, et lequel! puisque la raison n'y tenait aucune place,
chacun ne trouvant chez l'autre que les avantages qu'offre un
mariage d'amour.

En me quittant, ce soir-là, au lieu d'éviter désormais mes conseils,
elle m'avait prié de l'aider les jours suivants dans le choix de ses
autres meubles. Je le lui promis, mais à condition qu'elle me
jurât de ne jamais le dire à son fiancé, puisque la seule raison
qui pût à la longue lui faire admettre ces meubles, s'il avait de
l'amour pour Marthe, c'était de penser que tout sortait d'elle,
de son bon plaisir, qui deviendrait le leur.

Quand je rentrai à la maison, je crus lire dans le regard de
mon père qu'il avait déjà appris mon escapade. Naturellement
il ne savait rien; comment eût-il pu le savoir?

«Bah! Jacques s'habituera bien à cette chambre», avait dit Marthe.
En me couchant, je me répétai que, si elle songeait à son mariage
avant de dormir, elle devait, ce soir, l'envisager de toute autre
sorte qu'elle ne l'avait fait les jours précédents. Pour moi,
quelle que fût l'issue de cette idylle, j'étais, d'avance, bien
vengé de son Jacques: je pensais à la nuit de noces dans cette
chambre austère, dans «ma» chambre!

Le lendemain matin, je guettai dans la rue le facteur qui devait
apporter une lettre d'absence. Il me la remit, je l'empochai,
jetant les autres dans la boîte de notre grille. Procédé trop
simple pour ne pas en user toujours.

Manquer la classe voulait dire, selon moi, que j'étais amoureux
de Marthe. Je me trompais. Marthe ne m'était que le prétexte de
cette école buissonnière. Et la preuve, c'est qu'après avoir goûté
en compagnie de Marthe aux charmes de la liberté, je voulus y goûter
seul, puis faire des adeptes. La liberté me devint vite une drogue.

L'année scolaire touchait à sa fin, et je voyais avec terreur
que ma paresse allait rester impunie, alors que je souhaitais
le renvoi du collège, un drame enfin, qui clôturât cette période.

À force de vivre dans les mêmes idées, de ne voir qu'une chose,
si on la veut avec ardeur, on ne remarque plus le crime de ses
désirs. Certes, je ne cherchais pas à faire de la peine à mon
père; pourtant, je souhaitais la chose qui pourrait lui en faire
le plus. Lesclasses m'avaient toujours été un supplice; Marthe et
la liberté avaient achevé de me les rendre intolérables. Je me
rendais bien compte que, si j'aimais moins René, c'était simplement
parce qu'il me rappelait quelque chose du collège. Je souffrais,
et cette crainte me rendait même physiquement malade, à l'idée de me
retrouver, l'année suivante, dans la niaiserie de mes condisciples.

Pour le malheur de René, je lui avais trop bien fait partager mon
vice. Aussi, lorsque, moins habile que moi, il m'annonça qu'il était
renvoyé de Henri-IV, je crus l'être moi-même. Il fallait l'apprendre
à mon père, car il me saurait gré de le lui dire moi-même, avant la
lettre du censeur, lettre trop grave à subtiliser.

Nous étions un mercredi. Le lendemain, jour de congé, j'attendis
que mon père fût à Paris pour prévenir ma mère. La perspective de
quatre jours de trouble dans son ménage l'alarma plus que la nouvelle.
Puis, je partis au bord de la Marne, où Marthe m'avait dit qu'elle
me rejoindrait peut-être. Elle n'y était pas. Ce fut une chance.
Mon amour puisant dans cette rencontre une mauvaise énergie, j'aurais
pu, ensuite, lutter contre mon père; tandis que, l'orage éclatant
après une journée de vide, de tristesse, je rentrai le front bas,
comme il convenait. Je revins chez nous un peu après l'heure où
je savais que mon père avait coutume d'y être. Il «savait» donc.
Je me promenai dans le jardin, attendant que mon père me fît venir.
Mes sœurs jouaient en silence. Elles devinaient quelque chose. Un
de mes frères, assez excité par l'orage, me dit de me rendre dans
la chambre où mon père s'était rendu.

Des éclats de voix, des menaces, m'eussent permis la révolte. Ce
fut pire. Mon père se taisait; ensuite, sans aucune colère, avec
une voix même plus douce que de coutume, il me dit:

--Eh bien! que comptes-tu faire maintenant?

Les larmes qui ne pouvaient s'enfuir par mes yeux, comme un essaim
d'abeilles, bourdonnaient dans ma tête. À une volonté, j'eusse pu
opposer la mienne, même impuissante. Mais devant une telle douceur,
je ne pensais qu'à me soumettre.

--Ce que tu m'ordonneras de faire.

--Non, ne mens pas encore. Je t'ai toujours laissé agir comme tu
voulais; continue. Sans doute auras-tu à cœur de m'en faire repentir.

Dans l'extrême jeunesse, l'on est trop enclin, comme les femmes, à
croire que les larmes dédommagent de tout. Mon père ne me demandait
même pas de larmes. Devant sa générosité, j'avais honte du présent
et de l'avenir. Car je sentais que, quoi que je lui dise, je mentirais.
«Au moins que ce mensonge le réconforte, pensai-je, en attendant
de lui être une source de nouvelles peines.» Ou plutôt non, je cherche
encore à me mentir à moi-même. Ce que je voulais, c'était faire un
travail, guère plus fatigant qu'une promenade, et qui laissât comme
elle, à mon esprit, la liberté de ne pas se détacher de Marthe une
minute. Je feignis de vouloir peindre et de n'avoir jamais osé le
dire. Encore une fois, mon père ne dit pas non, à condition que je
continuasse d'apprendre chez nous ce que j'aurais dû apprendre au
collège, mais avec la liberté de peindre.

Quand des liens ne sont pas encore solides, pour perdre quelqu'un
de vue, il suffît de manquer une fois un rendez-vous. À force
de penser à Marthe, j'y pensai de moins en moins. Mon esprit
agissait, comme nos yeux agissent avec le papier des murs de
notre chambre. À force de le voir, ils ne le voient plus.

Chose incroyable! J'avais même pris goût au travail. Je n'avais
pas menti comme je le craignais.

Lorsque quelque chose, venu de l'extérieur, m'obligeait à penser
moins paresseusement à Marthe, j'y pensais sans amour, avec la
mélancolie que l'on éprouve pour ce qui aurait pu être. «Bah!
me disais-je, c'eût été trop beau. On ne peut à la fois choisir
le lit et coucher dedans.»



Une chose étonnait mon père. La lettre du censeur n'arrivait
pas. Il me fit à ce sujet sa première scène, croyant que j'avais
soustrait la lettre, que j'avais feint ensuite de lui annoncer
gratuitement la nouvelle, que j'avais ainsi obtenu son indulgence.
En réalité, cette lettre n'existait pas. Je me croyais renvoyé
du collège, mais je me trompais. Aussi, mon père ne comprit-il
rien lorsque, au début des vacances, nous reçûmes une lettre du
proviseur.

Il demandait si j'étais malade et s'il fallait m'inscrire pour
l'année suivante.



La joie de donner enfin satisfaction à mon père comblait un peu
le vide sentimental dans lequel je me trouvais; car, si je croyais
ne plus aimer Marthe, je la considérais du moins comme le seul
amour qui eût été digne de moi. C'est dire que je l'aimais encore.


J'étais dans ces dispositions de cœur quand, à la fin de novembre,
un mois après avoir reçu une lettre de faire-part de son mariage,
je trouvai, en rentrant chez nous, une invitation de Marthe qui
commençait par ces lignes: «Je ne comprends rien à votre silence.
Pourquoi ne venez-vous pas me voir? Sans doute avez-vous oublié
que vous avez choisi mes meubles?...»

Marthe habitait J...; sa rue descendait jusqu'à la Marne. Chaque
trottoir réunissait au plus une douzaine de villas. Je m'étonnai
que la sienne fût si grande. En réalité, Marthe habitait seulement
le haut, les propriétaires et un vieux ménage se partageant le bas.

Quand j'arrivai pour goûter, il faisait déjà nuit. Seule une
fenêtre, à défaut d'une présence humaine, révélait celle du feu. À
voir cette fenêtre illuminée par des flammes inégales, comme des
vagues, je crus à un commencement d'incendie. La porte de fer
du jardin était entrouverte. Je m'étonnai d'une semblable négligence.
Je cherchai la sonnette: je ne la trouvai point. Enfin, gravissant
les trois marches du perron, je me décidai à frapper contre les
vitres du rez-de-chaussée de droite, derrière lesquelles j'entendais
des voix. Une vieille femme ouvrit la porte: Je lui demandai où
demeurait Mme Lacombe (tel était le nouveau nom de Marthe): «C'est
au-dessus.» Je montai l'escalier dans le noir, trébuchant, me
cognant, et mourant de crainte qu'il fût arrivé quelque malheur.
Je frappai. C'est Marthe qui vint m'ouvrir. Je faillis lui sauter
au cou, comme les gens qui se connaissent à peine, après avoir
échappé au naufrage. Elle n'y eût rien compris. Sans doute me
trouva-t-elle l'air égaré, car, avant toute chose, je lui demandai
pourquoi «il y avait le feu».

--C'est qu'en vous attendant, j'avais fait dans la cheminée du
salon un feu de bois d'olivier, à la lueur duquel je lisais.

En entrant dans la petite chambre qui lui servait de salon, peu
encombrée de meubles, et que les tentures, les gros tapis doux
comme un poil de bête, rétrécissaient jusqu'à lui donner l'aspect
d'une boîte, je fus à la fois heureux et malheureux comme un
dramaturge qui, voyant sa pièce, y découvre trop tard des fautes.

Marthe s'était de nouveau étendue le long de la cheminée, tisonnant
la braise, et prenant garde à ne pas mêler quelque parcelle noire
aux cendres.

--Vous n'aimez peut-être pas l'odeur de l'olivier? Ce sont mes
beaux-parents qui en ont fait venir pour moi une provision de leur
propriété du Midi.

Marthe semblait s'excuser d'un détail de son cru, dans cette
chambre qui était mon œuvre. Peut-être cet élément détruisait-il
un tout, qu'elle comprenait mal.

Au contraire. Ce feu me ravit, et aussi de voir qu'elle attendait
comme moi de se sentir brûlante d'un côté, pour se retourner de
l'autre. Son visage calme et sérieux ne m'avait jamais paru plus
beau que dans cette lumière sauvage. A ne pas se répandre dans
la pièce, cette lumière gardait toute sa force. Dès qu'on s'en
éloignait, il faisait nuit, et on se cognait aux meubles.


Marthe ignorait ce que c'est que d'être mutine. Dans son enjouement,
elle restait grave.

Mon esprit s'engourdissait peu à peu auprès d'elle, je la trouvai
différente. C'est que, maintenant que j'étais sûr de ne plus
l'aimer, je commençais à l'aimer. Je me sentais incapable de
calculs, de machinations, de tout ce dont, jusqu'alors, et encore
à ce moment-là, je croyais que l'amour ne peut se passer. Tout à
coup, je me sentais meilleur. Ce brusque changement aurait ouvert
les yeux de tout autre: je ne vis pas que j'étais amoureux de Marthe.
Au contraire, j'y vis la preuve que mon amour était mort, et qu'une
belle amitié le remplacerait. Cette longue perspective d'amitié
me fit admettre soudain combien un autre sentiment eût été criminel,
lésant un homme qui l'aimait, à qui elle devait appartenir, et qui
ne pouvait la voir.

Pourtant, autre chose m'aurait dû renseigner sur mes véritables
sentiments. Il y a quelques mois, quand je rencontrais Marthe,
mon prétendu amour ne m'empêchait pas de la juger, de trouver
laides la plupart des choses qu'elle trouvait belles, la plupart
des choses qu'elle disait, enfantines. Aujourd'hui, si je ne
pensais pas comme elle, je me donnais tort. Après la grossièreté
de mes premiers désirs, c'était la douceur d'un sentiment plus
profond qui me trompait. Je ne me sentais plus capable de rien
entreprendre de ce que je m'étais promis. Je commençais à respecter
Marthe, parce que je commençais à l'aimer.

Je revins tous les soirs; je ne pensai même pas à la prier de me
montrer sa chambre, encore moins à lui demander comment Jacques
trouvait nos meubles. Je ne souhaitais rien d'autre que ces
fiançailles éternelles, nos corps étendus près de la cheminée,
se touchant l'un l'autre, et moi, n'osant bouger, de peur qu'un
seul de mes gestes ne suffît à chasser le bonheur.

Mais Marthe, qui goûtait le même charme, croyait le goûter seule.
Dans ma paresse heureuse, elle lut de l'indifférence. Pensant que
je ne l'aimais pas, elle s'imagina que je me lasserais vite de ce
salon silencieux, si elle ne faisait rien pour m'attacher à elle.

Nous nous taisions. J'y voyais une preuve du bonheur.

Je me sentais tellement près de Marthe, avec la certitude que
nous pensions en même temps aux mêmes choses, que lui parler
m'eût semblé absurde, comme de parler haut quand on est seul.
Ce silence accablait la pauvre petite. La sagesse eût été de
me servir de moyens de correspondre aussi grossiers que la parole
ou le geste, tout en déplorant qu'il n'en existât point de plus
subtils.

À me voir tous les jours m'enfoncer de plus en plus dans ce
mutisme délicieux, Marthe se figura que je m'ennuyais de plus
en plus. Elle se sentait prête à tout pour me distraire.

Sa chevelure dénouée, elle aimait dormir près du feu. Ou plutôt
je croyais qu'elle dormait. Son sommeil lui était prétexte, pour
mettre ses bras autour de mon cou, et une fois réveillée, les
yeux humides, me dire qu'elle venait d'avoir un rêve triste. Elle
ne voulait jamais me le raconter. Je profitais de son faux sommeil
pour respirer ses cheveux, son cou, ses joues brûlantes, et en les
effleurant à peine pour qu'elle ne se réveillât point; toutes
caresses qui ne sont pas, comme on croit, la menue monnaie de l'amour,
mais, au contraire, la plus rare, et auxquelles seule la passion
puisse recourir. Moi, je les croyais permises à mon amitié. Pourtant,
je commençais à me désespérer sérieusement de ce que seul l'amour
nous donnât des droits sur une femme. Je me passerai bien de l'amour,
pensais-je, mais jamais de n'avoir aucun droit sur Marthe. Et, pour
en avoir, j'étais même décidé à l'amour, tout en croyant le déplorer.
Je désirais Marthe et ne le comprenais pas.


Quand elle dormait ainsi, sa tête appuyée contre un de mes bras,
je me penchais sur elle pour voir son visage entouré de flammes.
C'était jouer avec le feu. Un jour que je m'approchais trop sans
pourtant que mon visage touchât le sien, je fus comme l'aiguille
qui dépasse d'un millimètre la zone interdite et appartient à
l'aimant. Est-ce la faute de l'aimant ou de l'aiguille? C'est ainsi
que je sentis mes lèvres contre les siennes. Elle fermait encore
les yeux, mais visiblement comme quelqu'un qui ne dort pas. Je
l'embrassai, stupéfait de mon audace, alors qu'en réalité c'était
elle qui, lorsque j'approchais de son visage, avait attiré ma
tête contre sa bouche. Ses deux mains s'accrochaient à mon cou;
elles ne se seraient pas accrochées plus furieusement dans un
naufrage. Et je ne comprenais pas si elle voulait que je la sauve,
ou bien que je me noie avec elle.

Maintenant, elle s'était assise, elle tenait ma tête sur ses
genoux, caressant mes cheveux, et me répétant doucement: «Il faut
que tu t'en ailles, il ne faut plus jamais revenir.» Je n'osais
pas la tutoyer; lorsque je ne pouvais plus me taire, je cherchais
longuement mes mots, construisant mes phrases de façon à ne pas
lui parler directement, car si je ne pouvais pas la tutoyer, je
sentais combien il était encore plus impossible de lui dire vous.
Mes larmes me brûlaient. S'il en tombait une sur la main de Marthe,
je m'attendais toujours à l'entendre pousser un cri. Je m'accusais
d'avoir rompu le charme, me disant qu'en effet j'avais été fou
de poser mes lèvres contre les siennes, oubliant que c'était elle
qui m'avait embrassé. «Il faut que tu t'en ailles, ne plus jamais
revenir.» Mes larmes de rage se mêlaient à mes larmes de peine.
Ainsi la fureur du loup pris lui fait autant de mal que le piège.
Si j'avais parlé, ç'aurait été pour injurier Marthe. Mon silence
l'inquiéta; elle y voyait de la résignation. «Puisqu'il est trop
tard, la faisais-je penser, dans mon injustice peut-être clairvoyante,
après tout, j'aime autant qu'il souffre.» Dans ce feu, je grelottais,
je claquais des dents. À ma véritable peine qui me sortait de
l'enfance, s'ajoutaient des sentiments enfantins. J'étais le
spectateur qui ne veut pas s'en aller parce que le dénouement
lui déplaît. Je lui dis: «Je ne m'en irai pas. Vous vous êtes
moquée de moi. Je ne veux plus vous voir.»

Car si je ne voulais pas rentrer chez mes parents, je ne voulais
pas non plus revoir Marthe. Je l'aurais plutôt chassée de chez
elle!

Mais elle sanglotait: «Tu es un enfant. Tu ne comprends donc
pas que si je te demande de t'en aller, c'est que je t'aime.»

Haineusement, je lui dis que je comprenais fort bien qu'elle
avait des devoirs et que son mari était à la guerre.

Elle secouait la tête: «Avant toi, j'étais heureuse, je croyais
aimer mon fiancé. Je lui pardonnais de ne pas bien me comprendre.
C'est toi qui m'as montré que je ne l'aimais pas. Mon devoir n'est
pas celui que tu penses. Ce n'est pas de ne pas mentir à mon mari,
mais de ne pas te mentir. Va-t'en et ne me crois pas méchante;
bientôt tu m'auras oubliée. Mais je ne veux pas causer le malheur
de ta vie. Je pleure, parce que je suis trop vieille pour toi!»


Ce mot d'amour était sublime d'enfantillage. Et, quelles que soient
les passions que j'éprouve dans la suite, jamais ne sera plus
possible l'émotion adorable de voir une fille de dix-neuf ans
pleurer parce qu'elle se trouve trop vieille.


La saveur du premier baiser m'avait déçu comme un fruit que
l'on goûte pour la première fois. Ce n'est pas dans la nouveauté,
c'est dans l'habitude que nous trouvons les plus grands plaisirs.
Quelques minutes après, non seulement j'étais habitué à la bouche
de Marthe, mais encore je ne pouvais plus m'en passer. Et c'est
alors qu'elle parlait de m'en priver à tout jamais.

Ce soir-là, Marthe me reconduisit jusqu'à la maison. Pour me
sentir plus près d'elle, je me blottissais sous sa cape, et je
la tenais par la taille. Elle ne disait plus qu'il ne fallait
pas nous revoir; au contraire, elle était triste à la pensée que
nous allions nous quitter dans quelques instants. Elle me faisait
lui jurer mille folies.

Devant la maison de mes parents, je ne voulus pas laisser Marthe
repartir seule, et l'accompagnai jusque chez elle. Sans doute ces
enfantillages n'eussent-ils jamais pris fin, car elle voulait
m'accompagner encore. J'acceptai, à condition qu'elle me laisserait
à moitié route.

J'arrivai une demi-heure en retard pour le dîner. C'était la
première fois. Je mis ce retard sur le compte du train. Mon père
fit semblant de le croire.


Plus rien ne me pesait. Dans la rue, je marchais aussi légèrement
que dans mes rêves.

Jusqu'ici tout ce que j'avais convoité, enfant, il en avait fallu
faire mon deuil. D'autre part, la reconnaissance me gâtait les jouets
offerts. Quel prestige aurait pour un enfant un jouet qui se donne
lui-même! J'étais ivre de passion. Marthe était à moi; ce n'est pas
moi qui l'avais dit, c'était elle. Je pouvais toucher sa figure,
embrasser ses yeux, ses bras, l'habiller, l'abîmer, à ma guise.
Dans mon délire, je la mordais aux endroits où sa peau était nue,
pour que sa mère la soupçonnât d'avoir un amant. J'aurais voulu
pouvoir y marquer mes initiales. Ma sauvagerie d'enfant retrouvait
le vieux sens des tatouages. Marthe disait: «Oui, mords-moi,
marque-moi, je voudrais que tout le monde sache...»

J'aurais voulu pouvoir embrasser ses seins. Je n'osais pas le
lui demander, pensant qu'elle saurait les offrir elle-même, comme
ses lèvres. Au bout de quelques jours, l'habitude d'avoir ses
lèvres étant venue, je n'envisageai pas d'autre délice.



Nous lisions ensemble à la lueur du feu. Elle y jetait souvent
des lettres que son mari lui envoyait, chaque jour, du front. À
leur inquiétude, on devinait que celles de Marthe se faisaient
de moins en moins tendres et de plus en plus rares. Je ne voyais
pas flamber ces lettres sans malaise. Elles grandissaient une
seconde le feu et, somme toute, j'avais peur de voir plus clair.


Marthe, qui souvent maintenant me demandait s'il était vrai que
je l'avais aimée dès notre première rencontre, me reprochait de
ne le lui avoir pas dit avant son mariage. Elle ne se serait pas
mariée, prétendait-elle; car, si elle avait éprouvé pour Jacques
une sorte d'amour au début de leurs fiançailles, celles-ci, trop
longues, par la faute de la guerre, avaient peu à peu effacé
l'amour de son cœur. Elle n'aimait déjà plus Jacques quand elle
l'épousa. Elle espérait que ces quinze jours de permission accordés
à Jacques transformeraient peut-être ses sentiments.

Il fut malhabile. Celui qui aime agace toujours celui qui n'aime
pas. Et Jacques l'aimait toujours davantage. Ses lettres étaient
de quelqu'un qui souffre, mais plaçant trop haut sa Marthe pour
la croire capable de trahison. Aussi n'accusait-il que lui, la
suppliant seulement de lui expliquer quel mal il avait pu lui
faire: «Je me trouve si grossier à côté de toi, je sens que chacune
de mes paroles te blesse.» Marthe lui répondait seulement qu'il
se trompait, qu'elle ne lui reprochait rien.

Nous étions alors au début de mars. Le printemps était précoce.
Les jours où elle ne m'accompagnait pas à Paris, Marthe, nue sous
un peignoir, attendait que je revinsse de mes cours de dessin,
étendue devant la cheminée où brûlait toujours l'olivier de ses
beaux-parents. Elle leur avait demandé de renouveler sa provision.
Je ne sais quelle timidité, si ce n'est celle que l'on éprouve
en face de ce qu'on n'a jamais fait, me retenait. Je pensais à
Daphnis. Ici c'est Chloé qui avait reçu quelques leçons, et
Daphnis n'osait lui demander de les lui apprendre. Au fait, ne
considérais-je pas Marthe plutôt comme une vierge, livrée, la
première quinzaine de ses noces, à un inconnu et plusieurs fois
prise par lui de force.

Le soir, seul dans mon lit, j'appelais Marthe, m'en voulant, moi
qui me croyais un homme, de ne l'être pas assez pour finir d'en
faire ma maîtresse. Chaque jour, allant chez elle, je me promettais
de ne pas sortir qu'elle ne le fût.

Le jour de l'anniversaire de mes seize ans, au mois de mars 1918,
tout en me suppliant de ne pas me fâcher, elle me fit cadeau d'un
peignoir, semblable au sien, qu'elle voulait me voir mettre chez
elle. Dans ma joie, je faillis faire un calembour, moi qui n'en
faisais jamais. Ma robe prétexte! Car il me semblait que ce qui
jusqu'ici avait entravé mes désirs, c'était la peur du ridicule,
de me sentir habillé, lorsqu'elle ne l'était pas. D'abord je
pensai à mettre cette robe le jour même. Puis, je rougis, comprenant
ce que son cadeau contenait de reproches.



Dès le début de notre amour, Marthe m'avait donné une clef de son
appartement, afin que je n'eusse pas à l'attendre dans le jardin,
si, par hasard, elle était en ville. Je pouvais me servir moins
innocemment de cette clef. Nous étions un samedi. Je quittai Marthe
en lui promettant de venir déjeuner le lendemain avec elle. Mais
j'étais décidé à revenir le soir aussitôt que possible.

À dîner, j'annonçai à mes parents que j'entreprendrais le lendemain
avec René une longue promenade dans la forêt de Sénart. Je devais
pour cela partir à cinq heures du matin. Comme toute la maison
dormirait encore, personne ne pourrait deviner l'heure à laquelle
j'étais parti, et si j'avais découché.

À peine avais-je fait part de ce projet à ma mère, qu'elle voulut
préparer elle-même un panier rempli de provisions, pour la route.
J'étais consterné, ce panier détruisait tout le romanesque et le
sublime de mon acte. Moi qui goûtais d'avance l'effroi de Marthe
quand j'entrerais dans sa chambre, je pensais maintenant à ses
éclats de rire en voyant paraître ce prince Charmant, un panier
de ménagère à son bras. J'eus beau dire à ma mère que René s'était
muni de tout, elle ne voulut rien entendre. Résister davantage,
c'était éveiller les soupçons.

Ce qui fait le malheur des uns causerait le bonheur des autres.
Tandis que ma mère emplissait le panier qui me gâtait d'avance
ma première nuit d'amour, je voyais les yeux pleins de convoitise
de mes frères. Je pensai bien à le leur offrir en cachette, mais
une fois tout mangé, au risque de se faire fouetter, et pour le
plaisir de me perdre, ils eussent tout raconté.

Il fallait donc me résigner, puisque nulle cachette ne semblait
assez sûre.

Je m'étais juré de ne pas partir avant minuit pour être sûr que
mes parents dormissent. J'essayai de lire. Mais comme dix heures
sonnaient à la mairie, et que mes parents étaient couchés depuis
quelque temps déjà, je ne pus attendre. Ils habitaient au premier
étage, moi au rez-de-chaussée. Je n'avais pas mis mes bottines
afin d'escalader le mur le plus silencieusement possible. Les
tenant d'une main, tenant de l'autre ce panier fragile à cause
des bouteilles, j'ouvris avec précaution une petite porte d'office.
Il pleuvait. Tant mieux! la pluie couvrirait le bruit. Apercevant
que la lumière n'était pas encore éteinte dans la chambre de mes
parents, je fus sur le point de me recoucher. Mais j'étais en
route. Déjà la précaution des bottines était impossible; à cause
de la pluie je dus les remettre. Ensuite, il me fallait escalader
le mur pour ne point ébranler la cloche de la grille. Je m'approchai
du mur, contre lequel j'avais pris soin, après le dîner, de poser
une chaise de jardin pour faciliter mon évasion. Ce mur était garni
de tuiles à son faîte. La pluie les rendait glissantes. Comme je
m'y suspendais, l'une d'elles tomba. Mon angoisse décupla le bruit
de sa chute. Il fallait maintenant sauter dans la rue. Je tenais
le panier avec mes dents; je tombai dans une flaque. Une longue
minute, je restai debout, les yeux levés vers la fenêtre de mes
parents, pour voir s'ils bougeaient, s'étant aperçus de quelque
chose. La fenêtre resta vide. J'étais sauf!

Pour me rendre jusque chez Marthe, je suivis la Marne. Je comptais
cacher mon panier dans un buisson et le reprendre le lendemain.
La guerre rendait cette chose dangereuse. En effet, au seul endroit
où il y eût des buissons et où il était possible de cacher le
panier, se tenait une sentinelle, gardant le pont de J... J'hésitai
longtemps, plus pâle qu'un homme qui pose une cartouche de dynamite.
Je cachai tout de même mes victuailles.

La grille de Marthe était fermée. Je pris la clef qu'on laissait
toujours dans la boîte aux lettres. Je traversai le petit jardin
sur la pointe des pieds, puis montai les marches du perron. J'ôtai
encore mes bottines avant de prendre l'escalier.

Marthe était si nerveuse! Peut-être s'évanouirait-elle en me voyant
dans sa chambre. Je tremblai; je ne trouvai pas le trou de la
serrure. Enfin, je tournai la clef lentement, afin de ne réveiller
personne. Je butai dans l'antichambre contre le porte-parapluies.
Je craignais de prendre les sonnettes pour des commutateurs. J'allai
à tâtons jusqu'à la chambre. Je m'arrêtai avec, encore, l'envie de
fuir. Peut-être Marthe ne me pardonnerait jamais. Ou bien si j'allais
tout à coup apprendre qu'elle me trompe, et la trouver avec un homme!

J'ouvris. Je murmurai:

--Marthe?

Elle répondit:

--Plutôt que de me faire une peur pareille, tu aurais bien pu
ne venir que demain matin. Tu as donc ta permission huit jours
plus tôt?

Elle me prenait pour Jacques!

Or, si je voyais de quelle façon elle l'eût accueilli, j'apprenais
du même coup qu'elle me cachait déjà quelque chose. Jacques devait
donc venir dans huit jours!

J'allumai. Elle restait tournée contre le mur. Il était simple de
dire: «C'est moi», et pourtant, je ne le disais pas. Je l'embrassai
dans le cou.

--Ta figure est toute mouillée. Essuie-toi donc.

Alors, elle se retourna et poussa un cri.

D'une seconde à l'autre, elle changea d'attitude et, sans prendre
la peine de s'expliquer ma présence nocturne:

--Mais mon pauvre chéri, tu vas prendre mal! Déshabille-toi vite.

Elle courut ranimer le feu dans le salon. À son retour dans la
chambre, comme je ne bougeais pas, elle dit:

--Veux-tu que je t'aide?

Moi qui redoutais par-dessus tout le moment où je devrais me
déshabiller et qui en envisageais le ridicule, je bénissais la
pluie grâce à quoi ce déshabillage prenait un sens maternel.
Mais Marthe repartait, revenait, repartait dans la cuisine, pour
voir si l'eau de mon grog était chaude. Enfin, elle me trouva nu
sur le lit, me cachant à moitié sous l'édredon. Elle me gronda:
C'était fou de rester nu; il fallait me frictionner à l'eau de
Cologne.

Puis, Marthe ouvrit une armoire et me jeta un costume de nuit.
«Il devait être de ma taille.» Un costume de Jacques! Et je pensais
à l'arrivée, fort possible, de ce soldat, puisque Marthe y avait cru.

J'étais dans le lit. Marthe m'y rejoignit. Je lui demandai d'éteindre.
Car, même en ses bras, je me méfiais de ma timidité. Les ténèbres
me donneraient du courage. Marthe me répondit doucement:

--Non. Je veux te voir t'endormir.

À cette parole pleine de grâce, je sentis quelque gêne. J'y voyais
la touchante douceur de cette femme qui risquait tout pour devenir
ma maîtresse et, ne pouvant deviner ma timidité maladive, admettait
que je m'endormisse auprès d'elle. Depuis quatre mois, je disais
l'aimer, et ne lui en donnais pas cette preuve dont les hommes
sont si prodigues et qui souvent leur tient lieu d'amour. J'éteignis
de force.

Je me retrouvai avec le trouble de tout à l'heure, avant d'entrer
chez Marthe. Mais comme l'attente devant la porte, celle devant
l'amour ne pouvait être bien longue. Du reste, mon imagination
se promettait de telles voluptés qu'elle n'arrivait plus à les
concevoir. Pour la première fois aussi, je redoutai de ressembler
au mari et de laisser à Marthe un mauvais souvenir de nos premiers
moments d'amour.

Elle fut donc plus heureuse que moi. Mais la minute où nous nous
désenlaçâmes, et ses yeux admirables valaient bien mon malaise.

Son visage s'était transfiguré. Je m'étonnai même de ne pas pouvoir
toucher l'auréole qui entourait vraiment sa figure, comme dans
les tableaux religieux.

Soulagé de mes craintes, il m'en venait d'autres.

C'est que, comprenant enfin la puissance des gestes que ma timidité
n'avait osés jusqu'alors, je tremblais que Marthe n'appartînt à son
mari plus qu'elle ne voulait le prétendre.

Comme il m'est impossible de comprendre ce que je goûte la première
fois, je devais connaître ces jouissances de l'amour chaque jour
davantage.

En attendant, le faux plaisir m'apportait une vraie douleur d'homme:
la jalousie.

J'en voulais à Marthe, parce que je comprenais, à son visage
reconnaissant, tout ce que valent les liens de la chair. Je
maudissais l'homme qui avait avant moi éveillé son corps. Je
considérai ma sottise d'avoir vu en Marthe une vierge. À toute
autre époque, souhaiter la mort de son mari, c'eût été chimère
enfantine; mais ce vœu devenait presque aussi criminel que si
j'eusse tué. Je devais à la guerre mon bonheur naissant; j'en
attendais l'apothéose. J'espérais qu'elle servirait ma haine
comme un anonyme commet le crime à notre place.

Maintenant, nous pleurons ensemble; c'est la faute du bonheur.
Marthe me reproche de n'avoir pas empêché son mariage. «Mais
alors, serais-je dans ce lit choisi par moi? Elle vivrait chez
ses parents; nous ne pourrions nous voir. Elle n'aurait jamais
appartenu à Jacques, mais elle ne m'appartiendrait pas. Sans lui,
et ne pouvant comparer, peut-être regretterait-elle encore,
espérant mieux. Je ne hais pas Jacques. Je hais la certitude de
tout devoir à cet homme que nous trompons. Mais j'aime trop Marthe
pour trouver notre bonheur criminel.»

Nous pleurons ensemble de n'être que des enfants, disposant de
peu. Enlever Marthe! Comme elle n'appartient à personne, qu'à moi,
ce serait me l'enlever, puisqu'on nous séparerait. Déjà, nous
envisageons la fin de la guerre, qui sera celle de notre amour.
Nous le savons, Marthe a beau me jurer qu'elle quittera tout,
qu'elle me suivra, je ne suis pas d'une nature portée à la révolte,
et, me mettant à la place de Marthe, je n'imagine pas cette folle
rupture. Marthe m'explique pourquoi elle se trouvait trop vieille.
Dans quinze ans, la vie ne fera encore que commencer pour moi, des
femmes m'aimeront, qui auront l'âge qu'elle a. «Je ne pourrai que
souffrir, ajoute-t-elle. Si tu me quittes, j'en mourrai. Si tu restes,
ce sera par faiblesse, et je souffrirai de te voir sacrifier ton
bonheur.»

Malgré mon indignation, je m'en voulais de ne point paraître assez
convaincu du contraire. Mais Marthe ne demandait qu'à l'être,
et mes plus mauvaises raisons lui semblaient bonnes. Elle répondait:
«Oui, je n'ai pas pensé à cela. Je sens bien que tu ne mens pas.»
Moi, devant les craintes de Marthe, je sentais ma confiance moins
solide. Alors mes consolations étaient molles. J'avais l'air de
ne la détromper que par politesse. Je lui disais: «Mais non, mais
non, tu es folle.» Hélas! j'étais trop sensible à la jeunesse pour
ne pas envisager que je me détacherais de Marthe, le jour où sa
jeunesse se fanerait, et que s'épanouirait la mienne.


Bien que mon amour me parût avoir atteint sa forme définitive, il
était à l'état d'ébauche. Il faiblissait au moindre obstacle.

Donc, les folies que cette nuit-là firent nos âmes, nous fatiguèrent
davantage que celles de notre chair. Les unes semblaient nous reposer
des autres; en réalité, elles nous achevaient. Les coqs, plus
nombreux, chantaient. Ils avaient chanté toute la nuit. Je m'aperçus
de ce mensonge poétique: les coqs chantent au lever du soleil. Ce
n'était pas extraordinaire. Mon âge ignorait l'insomnie. Mais Marthe
le remarqua aussi, avec tant de surprise, que ce ne pouvait être que
la première fois. Elle ne put comprendre la force avec laquelle je
la serrai contre moi, car sa surprise me donnait la preuve qu'elle
n'avait pas encore passé une nuit blanche avec Jacques.

Mes transes me faisaient prendre notre amour pour un amour exceptionnel.
Nous croyons être les premiers à ressentir certains troubles, ne
sachant pas que l'amour est comme la poésie, et que tous les amants,
même les plus médiocres, s'imaginent qu'ils innovent. Disais-je à
Marthe (sans y croire d'ailleurs), mais pour lui faire penser que je
partageais ses inquiétudes: «Tu me délaisseras, d'autres hommes te
plairont», elle m'affirmait être sûre d'elle. Moi, de mon côté, je
me persuadais peu à peu que je lui resterais, même quand elle serait
moins jeune, ma paresse finissant par faire dépendre notre éternel
bonheur de son énergie.

Le sommeil nous avait surpris dans notre nudité. À mon réveil, la
voyant découverte, je craignis qu'elle n'eût froid. Je tâtai son
corps. Il était brûlant. La voir dormir me procurait une volupté
sans égale. Au bout de dix minutes, cette volupté me parut insupportable.
J'embrassai Marthe sur l'épaule. Elle ne s'éveilla pas. Un second
baiser, moins chaste, agit avec la violence d'un réveille-matin.
Elle sursauta, et, se frottant les yeux, me couvrit de baisers,
comme quelqu'un qu'on aime et qu'on retrouve dans son lit après avoir
rêvé qu'il est mort. Elle, au contraire, avait cru rêver ce qui
était vrai, et me retrouvait au réveil.

Il était déjà onze heures. Nous buvions notre chocolat, quand
nous entendîmes la sonnette. Je pensai à Jacques: «Pourvu qu'il
ait une arme.» Moi qui avais si peur de la mort, je ne tremblais
pas. Au contraire, j'aurais accepté que ce fut Jacques, à condition
qu'il nous tuât. Toute autre solution me semblait ridicule.

Envisager la mort avec calme ne compte que si nous l'envisageons
seul. La mort à deux n'est plus la mort, même pour les incrédules.
Ce qui chagrine, ce n'est pas de quitter la vie, mais de quitter
ce qui lui donne un sens. Lorsqu'un amour est notre vie, quelle
différence y a-t-il entre vivre ensemble ou mourir ensemble?

Je n'eus pas le temps de me croire un héros, car, pensant que
peut-être Jacques ne tuerait que Marthe, ou moi, je mesurai mon
égoïsme. Savais-je même, de ces deux drames, lequel était le pire?

Comme Marthe ne bougeait pas, je crus m'être trompé, et qu'on avait
sonné chez les propriétaires. Mais la sonnette retentit de nouveau.

--Tais-toi, ne bouge pas! murmura-t-elle, ce doit être ma mère.
J'avais complètement oublié qu'elle passerait après la messe.

J'étais heureux d'être témoin d'un de ses sacrifices. Dès qu'une
maîtresse, un ami, sont en retard de quelques minutes à un rendez-vous,
je les vois morts. Attribuant cette forme d'angoisse à sa mère, je
savourais sa crainte, et que ce fût par ma faute qu'elle l'éprouvât.

Nous entendîmes la grille du jardin se refermer, après un conciliabule
(évidemment, Mme Grangier demandait au rez-de-chaussée si on avait
vu ce matin sa fille). Marthe regarda derrière les volets et me
dit: «C'était bien elle.» Je ne pus résister au plaisir de voir,
moi aussi, Mme Grangier repartant, son livre de messe à la main,
inquiète de l'absence incompréhensible de sa fille. Elle se retourna
encore vers les volets clos.



Maintenant qu'il ne me restait plus rien à désirer, je me sentais
devenir injuste. Je m'affectais de ce que Marthe pût mentir sans
scrupules à sa mère, et ma mauvaise foi lui reprochait de pouvoir
mentir. Pourtant l'amour, qui est l'égoïsme à deux, sacrifie tout
à soi, et vit de mensonges. Poussé par le même démon, je lui fis
encore le reproche de m'avoir caché l'arrivée de son mari. Jusqu'alors,
j'avais maté mon despotisme, ne me sentant pas le droit de régner
sur Marthe. Ma dureté avait des accalmies. Je gémissais: «Bientôt
tu me prendras en horreur. Je suis comme ton mari, aussi brutal.--Il
n'est pas brutal», disait-elle. Je reprenais de plus belle: «Alors
tu nous trompes tous les deux, dis-moi que tu l'aimes, sois contente:
dans huit jours tu pourras me tromper avec lui.»

Elle se mordait les lèvres, pleurait: «Qu'ai-je donc fait qui te
rende aussi méchant? Je t'en supplie, n'abîme pas notre premier
jour de bonheur.

--Il faut que tu m'aimes bien peu pour qu'aujourd'hui soit ton
premier jour de bonheur.»

Ces sortes de coups blessent celui qui les porte. Je ne pensais
rien de ce que je disais, et pourtant j'éprouvais le besoin de le
dire. Il m'était impossible d'expliquer à Marthe que mon amour
grandissait. Sans doute atteignait-il l'âge ingrat, et cette
taquinerie féroce, c'était la mue de l'amour devenant passion.
Je souffrais. Je suppliai Marthe d'oublier mes attaques.



La bonne des propriétaires glissa des lettres sous la porte. Marthe
les prit. Il y en avait deux de Jacques. Comme réponse à mes doutes:
«Fais-en, dit-elle, ce que bon te semble.» J'eus honte. Je lui
demandai de les lire, mais de les garder pour elle. Marthe, par un
de ces réflexes qui nous poussent aux pires bravades, déchira une
des enveloppes. Difficile à déchirer, la lettre devait être longue.
Son geste devint une nouvelle occasion de reproches. Je détestais
cette bravade, le remords qu'elle ne manquerait pas d'en ressentir.
Je fis, malgré tout, un effort et, voulant qu'elle ne déchirât point
la seconde lettre, je gardai pour moi que d'après cette scène il
était impossible que Marthe ne fût pas méchante. Sur ma demande,
elle la lut. Un réflexe pouvait lui faire déchirer la première
lettre, mais non lui faire dire, après avoir parcouru la seconde:
«Le ciel nous récompense de n'avoir pas déchiré la lettre. Jacques
m'y annonce que les permissions viennent d'être suspendues dans
son secteur, il ne viendra pas avant un mois.»

L'amour seul excuse de telles fautes de goût.


Ce mari commençait à me gêner, plus que s'il avait été là et que
s'il avait fallu prendre garde. Une lettre de lui prenait soudain
l'importance d'un spectre. Nous déjeunâmes tard. Vers cinq heures,
nous allâmes nous promener au bord de l'eau. Marthe resta stupéfaite
lorsque d'une touffe d'herbes je sortis un panier, sous l'œil de
la sentinelle. L'histoire du panier l'amusa bien. Je n'en craignais
plus le grotesque. Nous marchions, sans nous rendre compte de
l'indécence de notre tenue, nos corps collés l'un contre l'autre.
Nos doigts s'enlaçaient. Ce premier dimanche de soleil avait fait
pousser les promeneurs à chapeau de paille, comme la pluie les
champignons. Les gens qui connaissaient Marthe n'osaient pas lui
dire bonjour; mais elle, ne se rendant compte de rien, leur disait
bonjour sans malice. Ils durent y voir une fanfaronnade. Elle
m'interrogeait pour savoir comment je m'étais enfui de la maison.
Elle riait, puis sa figure s'assombrissait; alors elle me remerciait,
en me serrant les doigts de toutes ses forces, d'avoir couru tant
de risques. Nous repassâmes chez elle pour y déposer le panier.
À vrai dire, j'entrevis pour ce panier, sous forme d'envoi aux
armées, une fin digne de ces aventures. Mais cette fin était si
choquante que je la gardai pour moi.

Marthe voulait suivre la Marne jusqu'à La Varenne. Nous dînerions
en face de l'île d'Amour. Je lui promis de lui montrer le musée
de l'Écu de France, le premier musée que j'avais vu, tout enfant,
et qui m'avait ébloui. J'en parlais à Marthe comme d'une chose
très intéressante. Mais quand nous constatâmes que ce musée était
une farce, je ne voulus pas admettre que je m'étais trompé à ce
point. Les ciseaux de Fulbert! tout! j'avais tout cru. Je prétendis
avoir fait à Marthe une plaisanterie innocente. Elle ne comprenait
pas, car il était peu dans mes habitudes de plaisanter. À vrai dire,
cette déconvenue me rendait mélancolique. Je me disais: Peut-être moi
qui, aujourd'hui, crois tellement à l'amour de Marthe, y verrai-je
un attrape-nigaud, comme le musée de l'Écu de France!

Car je doutais souvent de son amour. Quelquefois, je me demandais
si je n'étais pas pour elle un passe-temps, un caprice dont elle
pourrait se détacher du jour au lendemain, la paix la rappelant
à ses devoirs. Pourtant, me disais-je, il y a des moments où une
bouche, des yeux, ne peuvent mentir. Certes. Mais une fois ivres,
les hommes les moins généreux se fâchent si l'on n'accepte pas leur
montre, leur portefeuille. Dans cette veine, ils sont aussi sincères
que s'ils se trouvent en état normal. Les moments où on ne peut pas
mentir sont précisément ceux où l'on ment le plus, et surtout à
soi-même. Croire une femme «au moment où elle ne peut mentir», c'est
croire a la fausse générosité d'un avare.

Ma clairvoyance n'était qu'une forme plus dangereuse de ma naïveté.
Je me jugeais moins naïf, je l'étais sous une autre forme, puisque
aucun âge n'échappe à la naïveté. Celle de la vieillesse n'est pas
la moindre. Cette prétendue clairvoyance m'assombrissait tout, me
faisait douter de Marthe. Plutôt, je doutais de moi-même, ne me
trouvant pas digne d'elle. Aurais-je eu mille fois plus de preuves
de son amour, je n'aurais pas été moins malheureux.

Je savais trop le trésor de ce qu'on n'exprime jamais à ceux qu'on
aime, par la crainte de paraître puéril, pour ne pas redouter chez
Marthe cette pudeur navrante, et je souffrais de ne pouvoir pénétrer
son esprit.


Je revins à la maison à neuf heures et demie du soir. Mes parents
m'interrogèrent sur ma promenade. Je leur décrivis avec enthousiasme
la forêt de Sénart et ses fougères deux fois hautes comme moi. Je
parlai aussi de Brunoy, charmant village où nous avions déjeuné.
Tout à coup, ma mère, moqueuse, m'interrompant:

--À propos, René est venu cet après-midi à quatre heures, très
étonné en apprenant qu'il faisait une grande promenade avec toi.

J'étais rouge de dépit. Cette aventure, et bien d'autres, m'apprirent
que, malgré certaines dispositions, je ne suis pas fait pour le
mensonge. On m'y attrape toujours. Mes parents n'ajoutèrent rien
d'autre. Ils eurent le triomphe modeste.



Mon père, d'ailleurs, était inconsciemment complice de mon premier
amour. Il l'encourageaitplutôt, ravi que ma précocité s'affirmât
d'une façon ou d'une autre. Il avait aussi toujours eu peur que
je ne tombasse entre les mains d'une mauvaise femme. Il était content
de me savoir aimé d'une brave fille. Il ne devait se cabrer que le
jour où il eut la preuve que Marthe souhaitait le divorce.

Ma mère, elle, ne voyait pas notre liaison d'un aussi bon œil. Elle
était jalouse. Elle regardait Marthe avec des yeux de rivale. Elle
trouvait Marthe antipathique, ne se rendant pas compte que toute
femme, du fait de mon amour, le lui serait devenue. D'ailleurs, elle
se préoccupait plus que mon père du qu'en-dira-t-on. Elle s'étonnait
que Marthe pût se compromettre avec un gamin de mon âge. Puis, elle
avait été élevée à F... Dans toutes ces petites villes de banlieue,
du moment qu'elles s'éloignent de la banlieue ouvrière, sévissent
les mêmes passions, la même soif de racontars qu'en province. Mais,
en outre, le voisinage de Paris rend les racontars, les suppositions
plus délurés. Chacun y doit tenir son rang. C'est ainsi que pour
avoir une maîtresse, dont le mari était soldat, je vis peu à peu,
et sur l'injonction de leurs parents, s'éloigner mes camarades.
Ils disparurent par ordre hiérarchique: depuis le fils du notaire,
jusqu'à celui de notre jardinier. Ma mère était atteinte par ces
mesures qui me semblaient un hommage. Elle me voyait perdu par une
folle. Elle reprochait certainement à mon père de me l'avoir fait
connaître, et de fermer les yeux. Mais, estimant que c'était à mon
père d'agir, et mon père se taisant, elle gardait le silence.



Je passais toutes mes nuits chez Marthe. J'y arrivais à dix heures
et demie, j'en repartais le matin à cinq ou six. Je ne sautais plus
par-dessus les murs. Je me contentais d'ouvrir la porte avec ma
clef; mais cette franchise exigeait quelques soins. Pour que la
cloche ne donnât pas l'éveil, j'enveloppais le soir son battant
avec de l'ouate. Je l'ôtais le lendemain en rentrant.

À la maison, personne ne se doutait de mes absences; il n'en allait
pas de même à J... Depuis quelque temps déjà, les propriétaires
et le vieux ménage me voyaient d'un assez mauvais œil, répondant
à peine à mes saluts.

Le matin, à cinq heures, pour faire le moins de bruit possible,
je descendais, mes souliers à la main. Je les remettais en bas.
Un matin, je croisai dans l'escalier le garçon laitier. Il tenait
ses boîtes de lait à la main; je tenais, moi, mes souliers. Il
me souhaita le bonjour avec un sourire terrible. Marthe était
perdue. Il allait le raconter dans tout J... Ce qui me torturait
encore le plus était mon ridicule. Je pouvais acheter le silence
du garçon laitier, mais je m'en abstins faute de savoir comment
m'y prendre.

L'après-midi, je n'osai rien en dire à Marthe. D'ailleurs, cet
épisode était inutile pour que Marthe fût compromise. C'était depuis
longtemps chose faite. La rumeur me l'attribua même comme maîtresse
bien avant la réalité. Nous ne nous étions rendu compte de rien.
Nous allions bientôt voir clair. C'est ainsi qu'un jour, je trouvai
Marthe sans forces. Le propriétaire venait de lui dire que depuis
quatre jours, il guettait mon départ à l'aube. Il avait d'abord
refusé de croire, mais il ne lui restait aucun doute. Le vieux
ménage dont la chambre était sous celle de Marthe se plaignait du
bruit que nous faisions nuit et jour. Marthe était atterrée, voulait
partir. Il ne fut pas question d'apporter un peu de prudence dans
nos rendez-vous. Nous nous en sentions incapables: le pli était
pris. Alors Marthe commença de comprendre bien des choses qui
l'avaient surprise. La seule amie qu'elle chérît vraiment, une
jeune fille suédoise, ne répondait pas à ses lettres. J'appris
que le correspondant de cette jeune fille nous ayant un jour
aperçus dans le train, enlacés, il lui avait conseillé de ne
pas revoir Marthe.

Je fis promettre à Marthe que s'il éclatait un drame, où que ce
fût, soit chez ses parents, soit avec son mari, elle montrerait
de la fermeté. Les menaces du propriétaire, quelques rumeurs, me
donnaient tout lieu de craindre, et d'espérer à la fois, une
explication entre Marthe et Jacques.

Marthe m'avait supplié de venir la voir souvent, pendant la
permission de Jacques, à qui elle avait déjà parlé de moi. Je
refusai, redoutant de jouer mal mon rôle et de voir Marthe avec
un homme empressé auprès d'elle. La permission devait être de
onze jours. Peut-être tricherait-il et trouverait-il le moyen de
rester deux jours de plus. Je fis jurer à Marthe de m'écrire
chaque jour. J'attendis trois jours avant de me rendre à la poste
restante, pour être sûr de trouver une lettre. Il y en avait
déjà quatre. Je ne pus les prendre: il me manquait un des papiers
d'identité nécessaires. J'étais d'autant moins à l'aise que
j'avais falsifié mon bulletin de naissance, l'usage de la poste
restante n'étant permis qu'à partir de dix-huit ans. J'insistais,
au guichet, avec l'envie de jeter du poivre dans les yeux de
la demoiselle des postes, de m'emparer des lettres qu'elle tenait
et ne me donnerait pas. Enfin, comme j'étais connu à la poste,
j'obtins, faute de mieux, qu'on les envoyât le lendemain chez
mes parents.

Décidément, j'avais encore fort à faire pour devenir un homme.
En ouvrant la première lettre de Marthe, je me demandai comment
elle exécuterait ce tour de force: écrire une lettre d'amour.
J'oubliais qu'aucun genre épistolaire n'est moins difficile: il
n'y est besoin que d'amour. Je trouvai les lettres de Marthe
admirables, et dignes des plus belles que j'avais lues. Pourtant,
Marthe m'y disait des choses bien ordinaires, et son supplice de
vivre loin de moi.

Il m'étonnait que ma jalousie ne fût pas plus mordante. Je commençais
à considérer Jacques comme «le mari». Peu à peu, j'oubliais sa
jeunesse, je voyais en lui un barbon.

Je n'écrivais pas à Marthe; il y avait tout de même trop de
risques. Au fond, je me trouvais plutôt heureux d'être tenu à ne
pas lui écrire, éprouvant, comme devant toute nouveauté, la crainte
vague de n'être pas capable, et que mes lettres la choquassent
ou lui parussent naïves.

Ma négligence fit qu'au bout de deux jours, ayant laissé traîner
sur ma table de travail une lettre de Marthe, elle disparut; le
lendemain, elle reparut sur la table. La découverte de cette lettre
dérangeait mes plans: j'avais profité de la permission de Jacques,
de mes longues heures de présence, pour faire croire chez moi que
je me détachais de Marthe. Car, si je m'étais d'abord montré fanfaron
pour que mes parents apprissent que j'avais une maîtresse, je
commençais à souhaiter qu'ils eussent moins de preuves. Et voici que
mon père apprenait la véritable cause de ma sagesse.

Je profitai de ces loisirs pour de nouveau me rendre à l'académie
de dessin; car, depuis longtemps, je dessinais mes nus d'après Marthe.
Je ne sais pas si mon père le devinait; du moins s'étonnait-il
malicieusement, et d'une manière qui me faisait rougir, de la
monotonie des modèles. Je retournai donc à la Grande-Chaumière,
travaillai beaucoup, afin de réunir une provision d'études pour le
reste de l'année, provision que je renouvellerais à la prochaine
visite du mari.

Je revis aussi René, renvoyé de Henri-IV. Il allait à Louis-le-Grand.
Je l'y cherchais tous les soirs, après la Grande-Chaumière. Nous
nous fréquentions en cachette, car depuis son renvoi de Henri-IV,
et surtout depuis Marthe, ses parents, qui naguère me considéraient
comme un bon exemple, lui avaient défendu ma compagnie.

René, pour qui l'amour, dans l'amour, semblait un bagage encombrant,
me plaisantait sur ma passion pour Marthe. Ne pouvant supporter ses
pointes, je lui dis lâchement que je n'avais pas de véritable amour.
Son admiration pour moi, qui, ces derniers temps, avait faibli,
s'en accrut séance tenante.

Je commençais à m'endormir sur l'amour de Marthe. Ce qui me
tourmentait le plus, c'était le jeûne infligé à mes sens. Mon
énervement était celui d'un pianiste sans piano, d'un fumeur sans
cigarettes.

René, qui se moquait de mon cœur, était pourtant épris d'une femme
qu'il croyait aimer sans amour. Ce gracieux animal. Espagnole
blonde, se désarticulait si bien qu'il devait sortir d'un cirque.
René, qui feignait la désinvolture, était fort jaloux. Il me supplia,
mi-riant, mi-pâlissant, de lui rendre un service bizarre. Ce service,
pour qui connaît le collège, était l'idée-type du collégien. Il
désirait savoir si cette femme le tromperait. Il s'agissait donc
de lui faire des avances, pour se rendre compte.

Ce service m'embarrassa. Ma timidité reprenait le dessus. Mais pour
rien au monde je n'aurais voulu paraître timide et, du reste, la dame
vint me tirer d'embarras. Elle me fit des avances si promptes que la
timidité, qui empêche certaines choses et oblige à d'autres, m'empêcha
de respecter René et Marthe. Du moins espérais-je y trouver du plaisir,
mais j'étais comme le fumeur habitué à une seule marque. Il ne me
resta donc que le remords d'avoir trompé René, à qui je jurai que sa
maîtresse repoussait toute avance.

Vis-à-vis de Marthe, je n'éprouvais aucun remords. Je m'y forçais.
J'avais beau me dire que je ne lui pardonnerais jamais si elle me
trompait, je n'y pus rien. «Ce n'est pas pareil», me donnai-je comme
excuse avec la remarquable platitude que l'égoïsme apporte dans ses
réponses. De même, j'admettais fort bien de ne pas écrire à Marthe,
mais, si elle ne m'avait pas écrit, j'y eusse vu qu'elle ne m'aimait
pas. Pourtant, cette légère infidélité renforça mon amour.



Jacques ne comprenait rien à l'attitude de sa femme. Marthe, plutôt
bavarde, ne lui adressait pas la parole. S'il lui demandait:
«Qu'as-tu?» elle répondait: «Rien.»

Mme Grangier eut différentes scènes avec le pauvre Jacques. Elle
l'accusait de maladresse envers sa fille, se repentait de la lui
avoir donnée. Elle attribuait à cette maladresse de Jacques le brusque
changement survenu dans le caractère de sa fille. Elle voulut la
reprendre chez elle. Jacques s'inclina. Quelques jours après son
arrivée, il accompagna Marthe chez sa mère, qui, flattant ses moindres
caprices, encourageait, sans se rendre compte, son amour pour moi.
Marthe était née dans cette demeure. Chaque chose, disait-elle
à Jacques, lui rappelait le temps heureux où elle s'appartenait.
Elle devait dormir dans sa chambre de jeune fille. Jacques voulut
que tout au moins on y dressât un lit pour lui. Il provoqua une
crise de nerfs. Marthe refusait de souiller cette chambre virginale.

M. Grangier trouvait ces pudeurs absurdes. Mme Grangier en profita
pour dire à son mari et à son gendre qu'ils ne comprenaient rien
à la délicatesse féminine. Elle se sentait flattée que l'âme de sa
fille appartînt si peu à Jacques. Car tout ce que Marthe ôtait à son
mari, Mme Grangier se l'attribuait, trouvant ses scrupules sublimes.
Sublimes, ils l'étaient, mais pour moi.

Les jours où Marthe se prétendait le plus malade, elle exigeait de
sortir. Jacques savait bien que ce n'était pas pour le plaisir de
l'accompagner. Marthe, ne pouvant confier à personne les lettres
à mon adresse, les mettait elle-même à la poste.

Je me félicitai encore plus de mon silence, car, si j'avais pu
lui écrire, en réponse au récit des tortures qu'elle infligeait,
je fusse intervenu en faveur de la victime. À certains moments,
je m'épouvantais du mal dont j'étais l'auteur; à d'autres, je me
disais que Marthe ne punirait jamais assez Jacques du crime
de me l'avoir prise vierge. Mais comme rien ne nous rend moins
«sentimental» que la passion, j'étais, somme toute, ravi de ne
pouvoir écrire et qu'ainsi Marthe continuât de désespérer Jacques.

Il repartit sans courage.

Tous mirent cette crise sur le compte de la solitude énervante
dans laquelle vivait Marthe. Car ses parents et son mari étaient
les seuls à ignorer notre liaison, les propriétaires n'osant rien
apprendre à Jacques, par respect pour l'uniforme. Mme Grangier se
félicitait déjà de retrouver sa fille, et qu'elle vécût comme avant
son mariage. Aussi les Grangier n'en revinrent-ils pas lorsque
Marthe, le lendemain du départ de Jacques, annonça qu'elle retournait
à J...

Je l'y revis le jour même. D'abord, je la grondai mollement d'avoir
été si méchante. Mais quand je lus la première lettre de Jacques,
je fus pris de panique. Il disait combien, s'il n'avait plus l'amour
de Marthe, il lui serait facile de se faire tuer.

Je ne démêlai pas le «chantage». Je me vis responsable d'une mort,
oubliant que je l'avais souhaitée. Je devins encore plus incompréhensible
et plus injuste. De quelque côté que nous nous tournions s'ouvrait
une blessure. Marthe avait beau me répéter qu'il était moins inhumain
de ne plus flatter l'espoir de Jacques, c'est moi qui l'obligeais
de répondre avec douceur. C'est moi qui dictais à sa femme les seules
lettres tendres qu'il en ait jamais reçues. Elle les écrivait en se
cabrant, en pleurant, mais je la menaçais de ne jamais revenir, si
elle n'obéissait pas. Que Jacques me dût ses seules joies atténuait
mes remords.

Je vis combien son désir de suicide était superficiel, à l'espoir
qui débordait de ses lettres, en réponse aux nôtres.

J'admirais mon attitude, vis-à-vis du pauvre Jacques, alors que
j'agissais par égoïsme et par crainte d'avoir un crime sur la
conscience.



Une période heureuse succéda au drame. Hélas! un sentiment de
provisoire subsistait. Il tenait à mon âge et à ma nature veule.
Je n'avais de volonté pour rien, ni pour fuir Marthe qui peut-être
m'oublierait, et retournerait au devoir, ni pour pousser Jacques
dans la mort. Notre union était donc à la merci de la paix, du
retour définitif des troupes. Qu'il chasse sa femme, elle me
resterait. Qu'il la garde, je me sentais incapable de la lui
reprendre de force. Notre bonheur était un château de sable. Mais
ici la marée n'étant pas à heure fixe, j'espérais qu'elle monterait
le plus tard possible.

Maintenant, c'est Jacques, charmé, qui défendait Marthe contre
sa mère, mécontente du retour à J... Ce retour, l'aigreur aidant,
avait du reste éveillé chez Mme Grangier quelques soupçons. Autre
chose lui paraissait suspect: Marthe refusait d'avoir des domestiques,
au grand scandale de sa famille, et, encore plus, de sa belle-famille.
Mais que pouvaient parents et beaux-parents contre Jacques devenu
notre allié, grâce aux raisons que je lui donnais par l'intermédiaire
de Marthe?

C'est alors que J... ouvrit le feu sur elle.

Les propriétaires affectaient de ne plus lui parler. Personne ne la
saluait. Seuls les fournisseurs étaient professionnellement tenus à
moins de morgue. Aussi, Marthe, sentant quelquefois le besoin d'échanger
des paroles, s'attardait dans les boutiques. Lorsque j'étais chez
elle, si elle s'absentait pour acheter du lait et des gâteaux, et
qu'au bout de cinq minutes elle ne fut pas de retour, l'imaginant
sous un tramway, je courais à toutes jambes jusque chez la crémière
ou le pâtissier. Je l'y trouvais causant avec eux. Fou de m'être
laissé prendre à mes angoisses nerveuses, aussitôt dehors, je
m'emportais. Je l'accusais d'avoir des goûts vulgaires, de trouver
un charme à la conversation des fournisseurs. Ceux-ci, dont
j'interrojnpais les propos, me détestaient.

L'étiquette des cours est assez simple, comme tout ce qui est
noble. Mais rien n'égale en énigmes le protocole des petites
gens. Leur folie des préséances se fonde, d'abord, sur l'âge.
Rien ne les choquerait plus que la révérence d'une vieille duchesse
à quelque jeune prince. On devine la haine du pâtissier, de la
crémière, à voir un gamin interrompre leurs rapports familiers
avec Marthe. Ils lui eussent à elle trouvé mille excuses, à cause
de ces conversations.


Les propriétaires avaient un fils de vingt-deux ans. Il vint en
permission. Marthe l'invita à prendre le thé.

Le soir, nous entendîmes des éclats de voix: on lui défendait de
revoir la locataire. Habitué à ce que mon père ne mît son veto à
aucun de mes actes, rien ne m'étonna plus que l'obéissance du dadais.

Le lendemain, comme nous traversions le jardin, il bêchait. Sans
doute était-ce un pensum. Un peu gêné, malgré tout, il détourna
la tête pour ne pas avoir à dire bonjour.

Ces escarmouches peinaient Marthe; assez intelligente et assez
amoureuse pour se rendre compte que le bonheur ne réside pas dans
la considération des voisins, elle était comme ces poètes qui savent
que la vraie poésie est chose «maudite», mais qui, malgré leur
certitude, souffrent parfois de ne pas obtenir les suffrages qu'ils
méprisent.



Les conseillers municipaux jouent toujours un rôle dans mes
aventures. M. Marin qui habitait en dessous de chez Marthe,
vieillard à barbe grise et de stature noble, était un ancien
conseiller municipal de J... Retiré dès avant la guerre, il aimait
servir la patrie, lorsque l'occasion se présentait à portée de sa
main. Se contentant de désapprouver la politique communale, il
vivait avec sa femme, ne recevant et ne rendant de visites qu'aux
approches de la nouvelle année.

Depuis quelques jours, un remue-ménage se faisait au-dessous,
d'autant plus distinct que nous entendions, de notre chambre, les
moindres bruits du rez-de-chaussée. Des frotteurs vinrent. La bonne,
aidée par celle du propriétaire, astiquait l'argenterie dans le
jardin, ôtait le vert-de-gris des suspensions de cuivre. Nous
sûmes par la crémière qu'un raout-surprise se préparait chez les
Marin, sous un mystérieux prétexte. Mme Marin était allée inviter
le maire et le supplier de lui accorder huit litres de lait.
Autoriserait-il aussi la marchande à faire de la crème?

Les permis accordés, le jour venu (un vendredi), une quinzaine
de notables parurent à l'heure dite avec leurs femmes, chacune
fondatrice d'une société d'allaitement maternel ou de secours aux
blessés, dont elle était présidente, et, les autres, sociétaires.
La maîtresse de cette maison, pour faire «genre», recevait devant
la porte. Elle avait profité de l'attraction mystérieuse pour
transformer son raout en pique-nique. Toutes ces dames prêchaient
l'économie et inventaient des recettes. Aussi, leurs douceurs
étaient-elles des gâteaux sans farine, des crèmes au lichen, etc.
Chaque nouvelle arrivante disait à Mme Marin: «Oh! ça ne paye pas
de mine, mais je crois que ce sera bon tout de même.»

M. Marin, lui, profitait de ce raout pour préparer sa «rentrée
politique».

Or, la surprise, c'était Marthe et moi. La charitable indiscrétion
d'un de mes camarades de chemin de fer, le fils d'un des notables,
me l'apprit. Jugez de ma stupeur quand je sus que la distraction
des Marin était de se tenir sous notre chambre vers la fin de
l'après-midi et de surprendre nos caresses.

Sans doute y avaient-ils pris goût et voulaient-ils publier leurs
plaisirs. Bien entendu, les Marin, gens respectables, mettaient ce
dévergondage sur le compte de la morale. Ils voulaient faire partager
leur révolte par tout ce que la commune comptait de gens comme
il faut.

Les invités étaient en place. Mme Marin me savait chez Marthe et
avait dressé la table sous sa chambre. Elle piaffait. Elle eût
voulu la canne du régisseur pour annoncer le spectacle. Grâce à
l'indiscrétion du jeune homme, qui trahissait pour mystifier sa
famille et, par solidarité d'âge, nous gardâmes le silence. Je
n'avais pas osé dire à Marthe le motif du pique-nique. Je pensais
au visage décomposé de Mme Marin, les yeux sur les aiguilles de
l'horloge, et à l'impatience de ses hôtes. Enfin, vers sept heures,
les couples se retirèrent bredouilles, traitant tout bas les Marin
d'imposteurs et le pauvre M. Marin, âgé de soixante-dix ans,
d'arriviste. Ce futur conseiller vous promettait monts et merveilles,
et n'attendait même pas d'être élu pour manquer à ses promesses.
En ce qui concernait Mme Marin, ces dames virent dans le raout un
moyen avantageux pour elle de se fournir du dessert. Le maire, en
personnage, avait paru juste quelques minutes; ces quelques minutes
et les huit litres de lait firent chuchoter qu'il était du dernier
bien avec la fille des Marin, institutrice à l'école. Le mariage de
Mlle Marin avait jadis fait scandale, paraissant peu digne d'une
institutrice, car elle avait épousé un sergent de ville.

Je poussai la malice jusqu'à leur faire entendre ce qu'ils eussent
souhaité faire entendre aux autres. Marthe s'étonna de cette tardive
ardeur. Ne pouvant plus y tenir, et au risque de la chagriner, je
lui dis quel était le but du raout. Nous en rîmes ensemble aux
larmes.

Mme Marin, peut-être indulgente si j'eusse servi ses plans, ne nous
pardonna pas son désastre. Il lui donna de la haine. Mais elle
ne pouvait l'assouvir, ne disposant plus de moyens, et n'osant
user de lettres anonymes.



Nous étions au mois de mai. Je rencontrais moins Marthe chez elle
et n'y couchais que si je pouvais inventer chez moi un mensonge
pour y rester le matin. Je l'inventais une ou deux fois la semaine.
La perpétuelle réussite de mon mensonge me surprenait. En réalité,
mon père ne me croyait pas. Avec une folle indulgence il fermait
les yeux, à la seule condition que ni mes frères ni les domestiques
ne l'apprissent. Il me suffisait donc de dire que je partais à cinq
heures du matin, comme le jour de ma promenade à la forêt de Sénart.
Mais ma mère ne préparait plus de panier.

Mon père supportait tout, puis, sans transition, se cabrant, me
reprochait ma paresse. Ces scènes se déchaînaient et se calmaient
vite, comme les vagues.

Rien n'absorbe plus que l'amour. On n'est pas paresseux, parce que,
étant amoureux, on paresse. L'amour sent confusément que son seul
dérivatif réel est le travail. Aussi le considère-t-il comme un
rival. Et il n'en supporte aucun. Mais l'amour est paresse bien-faisante,
comme la molle pluie qui féconde.

Si la jeunesse est niaise, c'est faute d'avoir été paresseuse. Ce
qui infirme nos systèmes d'éducation, c'est qu'ils s'adressent aux
médiocres, à cause du nombre. Pour un esprit en marche, la paresse
n'existe pas. Je n'ai jamais plus appris que dans ces longues journées
qui, pour un témoin, eussent semblé vides, et où j'observais mon
cœur novice comme un parvenu observe ses gestes à table.

Quand je ne couchais pas chez Marthe, c'est-à-dire presque tous les
jours, nous nous promenions après dîner, le long de la Marne,
jusqu'à onze heures. Je détachais le canot de mon père. Marthe
ramait; moi, étendu, j'appuyais ma tête sur ses genoux. Je la
gênais. Soudain, un coup de rame, me cognant, me rappelait que
cette promenade ne durerait pas toute la vie.

L'amour veut faire partager sa béatitude. Ainsi, une maîtresse de
nature assez froide devient caressante, nous embrasse dans le cou,
invente mille agaceries, si nous sommes en train d'écrire une lettre.
Je n'avais jamais tel désir d'embrasser Marthe que lorsqu'un travail
la distrayait de moi; jamais tant envie de toucher à ses cheveux,
de la décoiffer, que quand elle se coiffait. Dans le canot, je me
précipitais sur elle, la jonchant de baisers, pour qu'elle lâchât
ses rames, et que le canot dérivât, prisonnier des herbes, des nénufars
blancs et jaunes. Elle y reconnaissait les signes d'une passion
incapable de se contenir, alors que me poussait surtout la manie de
déranger, si forte. Puis, nous amarrions le canot derrière les hautes
touffes. La crainte d'être visibles ou de chavirer, me rendait nos
ébats mille fois plus voluptueux.

Aussi ne me plaignais-je point de l'hostilité des propriétaires qui
rendait ma présence chez Marthe très difficile.

Ma prétendue idée fixe de la posséder comme ne l'avait pu posséder
Jacques, d'embrasser un coin de sa peau après lui avoir fait jurer
que jamais d'autres lèvres que les miennes ne s'y étaient mises,
n'était que du libertinage. Me l'avouais-je? Tout amour comporte
sa jeunesse, son âge mûr, sa vieillesse. Étais-je à ce dernier stade
où déjà l'amour ne me satisfaisait plus sans certaines recherches?
Car si ma volupté s'appuyait sur l'habitude, elle s'avivait de ces
mille riens, de ces légères corrections infligées à l'habitude.
Ainsi, n'est-ce pas d'abord dans l'augmentation des doses, qui
vite deviendraient mortelles, qu'un intoxiqué trouve l'extase, mais
dans le rythme qu'il invente, soit en changeant ses heures, soit
en usant de supercheries pour dérouter l'organisme.

J'aimais tant cette rive gauche de la Marne, que je fréquentais
l'autre, si différente, afin de pouvoir contempler celle que
j'aimais. La rive droite est moins molle, consacrée aux maraîchers,
aux cultivateurs, alors que la mienne l'est aux oisifs. Nous attachions
le canot à un arbre, allions nous étendre au milieu du blé. Le champ,
sous la brise du soir, frissonnait. Notre égoïsme, dans sa cachette,
oubliait le préjudice, sacrifiant le blé au confort de notre amour,
comme nous y sacrifiions Jacques.



Un parfum de provisoire excitait mes sens. D'avoir goûté à des
joies plus brutales, plus ressemblantes à celles qu'on éprouve sans
amour avec la première venue, affadissait les autres.

J'appréciais déjà le sommeil chaste, libre, le bien-être de se
sentir seul dans un lit aux draps frais. J'alléguais des raisons
de prudence pour ne plus passer de nuits chez Marthe. Elle admirait
ma force de caractère. Je redoutais aussi l'agacement que donne
une certaine voix angélique des femmes qui s'éveillent et qui,
comédiennes de race, semblent chaque matin sortir de l'au-delà.

Je me reprochais mes critiques, mes feintes, passant des journées
à me demander si j'aimais Marthe plus ou moins que naguère. Mon
amour sophistiquait tout. De même que je traduisais faussement
les phrases de Marthe, croyant leur donner un sens plus profond,
j'interprétais ses silences. Ai-je toujours eu tort, un certain
choc, qui ne se peut décrire, nous prévenant que nous avons touché
juste. Mes jouissances, mes angoisses étaient plus fortes. Couché
auprès d'elle, l'envie qui me prenait, d'une seconde à l'autre,
d'être couché seul, chez mes parents, me faisait augurer l'insupportable
d'une vie commune. D'autre part, je ne pouvais imaginer de vivre
sans Marthe. Je commençais à connaître le châtiment de l'adultère.

J'en voulais à Marthe d'avoir, avant notre amour, consenti à meubler
la maison de Jacques à ma guise. Ces meubles me devinrent odieux,
que je n'avais pas choisis pour mon plaisir, mais afin de déplaire
à Jacques. Je m'en fatiguais, sans excuses. Je regrettais de n'avoir
pas laissé Marthe les choisir seule. Sans doute m'eussent-ils d'abord
déplu, mais quel charme, ensuite, de m'y habituer, par amour pour
elle! J'étais jaloux que le bénéfice de cette habitude revînt à
Jacques.

Marthe me regardait avec de grands yeux naïfs lorsque je lui disais
amèrement: «J'espère que, quand nous vivrons ensemble, nous ne garderons
pas ces meubles.» Elle respectait tout ce que je disais. Croyant que
j'avais oublié que ces meubles venaient de moi, elle n'osait me le
rappeler. Elle se lamentait intérieurement de ma mauvaise mémoire.



Dans les premiers jours de juin, Marthe reçut une lettre de Jacques
où, enfin, il ne l'entretenait pas que de son amour. Il était malade.
On l'évacuait à l'hôpital de Bourges. Je ne me réjouissais pas de
le savoir malade, mais qu'il eût quelque chose à dire me soulageait.
Passant par J..., le lendemain ou le surlendemain, il suppliait Marthe
qu'elle guettât son train sur le quai de la gare. Marthe me montra
cette lettre. Elle attendait un ordre.

L'amour lui donnait une nature d'esclave. Aussi, en face d'une telle
servitude préambulaire, avais-je du mal à ordonner ou défendre. Selon
moi, mon silence voulait dire que je consentais. Pouvais-je l'empêcher
d'apercevoir son mari pendant quelques secondes? Elle garda le même
silence. Donc, par une espèce de convention tacite, je n'allai pas chez
elle le lendemain.

Le surlendemain matin, un commissionnaire m'apporta chez mes parents
un mot qu'il ne devait remettre qu'à moi. Il était de Marthe. Elle
m'attendait au bord de l'eau. Elle me suppliait de venir, si j'avais
encore de l'amour pour elle.

Je courus jusqu'au banc sur lequel Marthe m'attendait. Son bonjour,
si peu en rapport avec le style de son billet, me glaça. Je crus
son cœur changé.

Simplement, Marthe avait pris mon silence de l'avant-veille pour
un silence hostile. Elle n'avait pas imaginé la moindre convention
tacite. À des heures d'angoisse succédait le grief de me voir en vie,
puisque seule la mort eût dû m'empêcher de venir hier. Ma stupeur
ne pouvait se feindre. Je lui expliquai ma réserve, mon respect pour
ses devoirs envers Jacques malade. Elle me crut à demi. J'étais
irrité. Je faillis lui dire: «Pour une fois que je ne mens pas...»
Nous pleurâmes.

Mais ces confuses parties d'échecs sont interminables, épuisantes,
si l'un des deux n'y met bon ordre. En somme, l'attitude de Marthe
envers Jacques n'était pas flatteuse. Je l'embrassai, la berçai.
«Le silence, dis-je, ne nous réussit pas.» Nous nous promîmes de
ne rien nous celer de nos pensées secrètes, moi la plaignant un peu
de croire que c'est chose possible.

À J..., Jacques avait cherché des yeux Marthe, puis le train passant
devant leur maison, il avait vu les volets ouverts. Sa lettre la
suppliait de le rassurer. Il lui demandait de venir à Bourges. «Il
faut que tu partes», dis-je, de façon que cette simple phrase ne
sentît pas le reproche.

--J'irai, dit-elle, si tu m'accompagnes.

C'était pousser trop loin l'inconscience. Mais ce qu'exprimaient
d'amour ses paroles, ses actes les plus choquants, me conduisait
vite de la colère à la gratitude. Je me cabrai. Je me calmai. Je
lui parlai doucement, ému par sa naïveté. Je la traitais comme
un enfant qui demande la lune.

Je lui représentai combien il était immoral qu'elle se fît accompagner
par moi. Que ma réponse ne fût pas orageuse, comme celle d'un
amant outragé, sa portée s'en accrut. Pour la première fois, elle
m'entendait prononcer le mot de «morale». Ce mot vint à merveille,
car, si peu méchante, elle devait bien connaître des crises de doute,
comme moi, sur la moralité de notre amour. Sans ce mot, elle eût pu
me croire amoral, étant fort bourgeoise, malgré sa révolte contre les
excellents préjugés bourgeois. Mais, au contraire, puisque, pour la
première fois, je la mettais en garde, c'était une preuve que
jusqu'alors je considérais que nous n'avions rien fait de mal.

Marthe regrettait cette espèce de voyage de noces scabreux. Elle
comprenait, maintenant, ce qu'il y avait d'impossible.

--Du moins, dit-elle, permets-moi de ne pas y aller.

Ce mot de «morale» prononcé à la légère m'instituait son directeur
de conscience. J'en usai comme ces despotes qui se grisent d'un
pouvoir nouveau. La puissance ne se montre que si l'on en use avec
injustice. Je répondis donc que je ne voyais aucun crime à ce qu'elle
n'allât pas à Bourges. Je lui trouvai des motifs qui la persuadèrent:
fatigue du voyage, proche convalescence de Jacques. Ces motifs
l'innocentaient, sinon aux yeux de Jacques, du moins vis-à-vis de
sa belle-famille.

À force d'orienter Marthe dans un sens qui me convenait, je la
façonnais peu à peu à mon image. C'est de quoi je m'accusais, et
de détruire sciemment notre bonheur. Qu'elle me ressemblât, et que
ce fût mon œuvre, me ravissait et me fâchait. J'y voyais une raison
de notre entente. J'y discernais aussi la cause de désastres futurs.
En effet, je lui avais peu à peu communiqué mon incertitude, qui, le
jour des décisions, l'empêcherait d'en prendre aucune. Je la sentais
comme moi les mains molles, espérant que la mer épargnerait le
château de sable, tandis que les autres enfants s'empressent de bâtir
plus loin.

Il arrive que cette ressemblance morale déborde sur le physique.
Regard, démarche: plusieurs fois, des étrangers nous prirent pour
frère et sœur. C'est qu'il existe en nous des germes de ressemblance
que développe l'amour. Un geste, une inflexion de voix, tôt ou tard,
trahissent les amants les plus prudents.

Il faut admettre que, si le cœur a ses raisons que la raison ne
connaît pas, c'est que celle-ci est moins raisonnable que notre cœur.
Sans doute, sommes-nous tous des Narcisse, aimant et détestant leur
image, mais à qui toute autre est indifférente. C'est cet instinct
de ressemblance qui nous mène dans la vie, nous criant «halte!»
devant un paysage, une femme, un poème. Nous pouvons en admirer
d'autres, sans ressentir ce choc. L'instinct de ressemblance est
la seule ligne de conduite qui ne soit pas artificielle. Mais dans
la société, seuls les esprits grossiers sembleront ne point pécher
contre la morale, poursuivant toujours le même type. Ainsi certains
hommes s'acharnent sur les «blondes», ignorant que souvent les
ressemblances les plus profondes sont les plus secrètes.



Marthe, depuis quelques jours, semblait distraite, sans tristesse.
Distraite, avec tristesse, j'aurais pu m'expliquer sa préoccupation
par l'approche du quinze juillet, date à laquelle il lui faudrait
rejoindre la famille de Jacques, et Jacques en convalescence, sur
une plage de la Manche. À son tour, Marthe se taisait, sursautant
au bruit de ma voix. Elle supportait l'insupportable: visites de
famille, avanies, sous-entendus aigres de sa mère, bonhommes de
son père, qui lui supposait un amant, sans y croire.

Pourquoi supportait-elle tout? Était-ce la suite de mes leçons
lui reprochant d'attacher trop d'importance aux choses, de s'affecter
des moindres? Elle paraissait heureuse, mais d'un bonheur singulier,
dont elle ressentait de la gêne, et qui m'était désagréable, puisque
je ne la partageais pas. Moi qui trouvais enfantin que Marthe découvrit
dans mon mutisme une preuve d'indifférence, à mon tour, je l'accusais
de ne plus m'aimer, parce qu'elle se taisait.


Marthe n'osait pas m'apprendre qu'elle était enceinte.



J'eusse voulu paraître heureux de cette nouvelle. Mais d'abord elle
me stupéfia. N'ayant jamais pensé que je pouvais devenir responsable
de quoi que ce fût, je l'étais du pire. J'enrageais aussi de n'être
pas assez homme pour trouver la chose simple. Marthe n'avait parlé
que contrainte. Elle tremblait que cet instant qui devait nous rapprocher
nous séparât. Je mimai si bien l'allégresse que ses craintes se
dissipèrent. Elle gardait les traces profondes de la morale bourgeoise,
et cet enfant signifiait pour elle que Dieu récompenserait notre
amour, qu'il ne punissait aucun crime.

Alors que Marthe trouvait maintenant dans sa grossesse une raison
pour que je ne la quittasse jamais, cette grossesse me consterna. À
notre âge, il me semblait impossible, injuste, que nous eussions
un enfant qui entraverait notre jeunesse. Pour la première fois,
je me rendais à des craintes d'ordre matériel: nous serions
abandonnés de nos familles.

Aimant déjà cet enfant, c'est par amour que je le repoussais. Je
ne me voulais pas responsable de son existence dramatique. J'eusse
été moi-même incapable de la vivre.

L'instinct est notre guide; un guide qui nous conduit à notre perte.
Hier, Marthe redoutait que sa grossesse nous éloignât l'un de l'autre.
Aujourd'hui, qu'elle ne m'avait jamais tant aimé, elle croyait que
mon amour grandissait comme le sien. Moi, hier, repoussant cet
enfant, je commençais aujourd'hui à l'aimer et j'ôtais de l'amour
à Marthe, de même qu'au début de notre liaison mon cœur lui donnait
ce qu'il retirait aux autres.

Maintenant, posant ma bouche sur le ventre de Marthe, ce n'était
plus elle que j'embrassais, c'était mon enfant. Hélas! Marthe
n'était plus ma maîtresse, mais une mère.

Je n'agissais plus jamais comme si nous étions seuls. Il y avait
toujours un témoin près de nous, à qui nous devions rendre compte
de nos actes. Je pardonnais mal ce brusque changement dont je rendais
Marthe seule responsable, et pourtant, je sentais que je lui aurais
moins encore pardonné si elle m'avait menti. À certaines secondes,
je croyais que Marthe mentait pour faire durer un peu plus notre
amour, mais que son fils n'était pas le mien.

Comme un malade qui recherche le calme, je ne savais de quel côté
me tourner. Je sentais ne plus aimer la même Marthe et que mon fils
ne serait heureux qu'à la condition de se croire celui de Jacques.
Certes, ce subterfuge me consternait. Il faudrait renoncer à Marthe.
D'autre part, j'avais beau me trouver un homme, le fait actuel était
trop grave pour que je me rengorgeasse jusqu'à croire possible une
aussi folle (je pensais: une aussi sage) existence.



Car, enfin, Jacques reviendrait. Après cette période extraordinaire,
il retrouverait, comme tant d'autres soldats trompés à cause des
circonstances exceptionnelles, une épouse triste, docile, dont rien
ne décèlerait l'inconduite. Mais cet enfant ne pouvait s'expliquer
pour son mari que si elle supportait son contact aux vacances. Ma
lâcheté l'en supplia.

De toutes nos scènes, celle-ci ne fut ni la moins étrange ni la moins
pénible. Je m'étonnai du reste de rencontrer si peu de lutte. J'en
eus l'explication plus tard. Marthe n'osait m'avouer une victoire de
Jacques à sa dernière permission et comptait, feignant de m'obéir,
se refuser au contraire à lui, à Granville, sous prétexte des
malaises de son état. Tout cet échafaudage se compliquait de dates
dont la fausse coïncidence, lors de l'accouchement, ne laisserait de
doutes à personne. «Bah! me disais-je, nous avons du temps devant nous.
Les parents de Marthe redouteront le scandale. Ils remmèneront à la
campagne et retarderont la nouvelle.»


La date du départ de Marthe approchait. Je ne pouvais que bénéficier
de cette absence. Ce serait un essai. J'espérais me guérir de Marthe.
Si je n'y parvenais pas, si mon amour était trop vert pour se détacher
de lui-même, je savais bien que je retrouverais Marthe aussi fidèle.

Elle partit le douze juillet, à sept heures du matin. Je restai à J...
la nuit précédente. En y allant, je me promettais de ne pas fermer
l'œil de la nuit. Je ferais une telle provision de caresses, que je
n'aurais plus besoin de Marthe pour le reste de mes jours.

Un quart d'heure après m'être couché, je m'endormis.

En général, la présence de Marthe troublait mon sommeil. Pour la
première fois, à côté d'elle, je dormis aussi bien que si j'eusse
été seul.

À mon réveil, elle était déjà debout. Elle n'avait pas osé me
réveiller. Il ne me restait plus qu'une demi-heure avant le train.
J'enrageais d'avoir laissé perdre par le sommeil les dernières
heures que nous avions à passer ensemble. Elle pleurait aussi de
partir. Pourtant, j'eusse voulu employer les dernières minutes à
autre chose qu'à boire nos larmes.

Marthe me laissait sa clef, me demandant de venir, de penser à nous,
et de lui écrire sur sa table.


Je m'étais juré de ne pas l'accompagner jusqu'à Paris. Mais, je ne
pouvais vaincre mon désir de ses lèvres et, comme je souhaitais
lâchement l'aimer moins, je mettais ce désir sur le compte du départ,
de cette «dernière fois» si fausse, puisque je sentais bien qu'il
n'y aurait de dernière fois sans qu'elle le voulût.

À la gare Montparnasse, où elle devait rejoindre ses beaux-parents,
je l'embrassai sans retenue. Je cherchais encore mon excuse dans le
fait que, sa belle-famille surgissant, il se produirait un drame
décisif.

Revenu à F..., accoutumé à n'y vivre qu'en attendant de me rendre
chez Marthe, je tâchai de me distraire. Je bêchai le jardin, j'essayai
de lire, je jouai à cache-cache avec mes sœurs, ce qui ne m'était
pas arrivé depuis cinq ans. Le soir, pour ne pas éveiller de soupçons,
il fallut que j'allasse me promener. D'habitude, jusqu'à la Marne,
la route m'était légère. Ce soir-là, je me traînai, les cailloux me
tordant le pied et précipitant mes battements de cœur. Étendu dans
la barque, je souhaitai la mort, pour la première fois. Mais aussi
incapable de mourir que de vivre, je comptais sur un assassin
charitable. Je regrettais qu'on ne pût mourir d'ennui, ni de peine.
Peu à peu, ma tête se vidait, avec un bruit de baignoire. Une dernière
succion, plus longue, la tête est vide. Je m'endormis.

Le froid d'une aube de juillet me réveilla. Je rentrai, transi, chez
nous. La maison était grande ouverte. Dans l'antichambre mon père
me reçut avec dureté. Ma mère avait été un peu malade: on avait
envoyé la femme de chambre me réveiller pour que j'allasse chercher
le docteur. Mon absence était donc officielle.

Je supportai la scène en admirant la délicatesse instinctive du
bon juge qui, entre mille actions d'aspect blâmable, choisit la seule
innocente pour permettre au criminel de se justifier. Je ne me
justifiai d'ailleurs pas, c'était trop difficile. Je laissai croire
à mon père que je rentrais de J..., et, lorsqu'il m'interdit de
sortir après le dîner, je le remerciai à part moi d'être encore mon
complice et de me fournir une excuse pour ne plus traîner seul dehors.


J'attendais le facteur. C'était ma vie. J'étais incapable du moindre
effort pour oublier.

Marthe m'avait donné un coupe-papier, exigeant que je ne m'en servisse
que pour ouvrir ses lettres. Pouvais-je m'en servir? J'avais
trop de hâte. Je déchirais les enveloppes. Chaque fois, honteux,
je me promettais de garder la lettre un quart d'heure, intacte.
J'espérais, par cette méthode, pouvoir à la longue reprendre de
l'empire sur moi-même, garder les lettres fermées dans ma poche. Je
remettais toujours ce régime au lendemain.

Un jour, impatienté par ma faiblesse, et dans un mouvement de rage,
je déchirai une lettre sans la lire. Dès que les morceaux de papier
eurent jonché le jardin, je me précipitai, à quatre pattes. La lettre
contenait une photographie de Marthe. Moi si superstitieux et qui
interprétais les faits les plus minces dans un sens tragique, j'avais
déchiré ce visage. J'y vis un avertissement du ciel. Mes transes
ne se calmèrent qu'après avoir passé quatre heures à recoller la
lettre et le portrait. Jamais je n'avais fourni un tel effort. La
crainte qu'il n'arrivât malheur à Marthe me soutint pendant ce travail
absurde qui me brouillait les yeux et les nerfs.

Un spécialiste avait recommandé les bains de mer à Marthe. Tout
en m'accusant de méchanceté, je les lui défendis, ne voulant pas
que d'autres que moi pussent voir son corps.

Du reste, puisque de toute manière Marthe devait passer un mois
à Granville, je me félicitais de la présence de Jacques. Je me
rappelais sa photographie en blanc que Marthe m'avait montrée
le jour des meubles. Rien ne me faisait plus peur que les jeunes
hommes, sur la plage. D'avance, je les jugeais plus beaux, plus
forts, plus élégants que moi.

Son mari la protégerait contre eux.

À certaines minutes de tendresse, comme un ivrogne qui embrasse
tout le monde, je rêvassais d'écrire à Jacques, de lui avouer que
j'étais l'amant de Marthe, et, m'autorisant de ce titre, de la lui
recommander. Parfois, j'enviais Marthe, adorée par Jacques et par
moi. Ne devions-nous pas chercher ensemble à faire son bonheur?
Dans ces crises, je me sentais amant complaisant. J'eusse voulu
connaître Jacques, lui expliquer les choses, et pourquoi nous ne
devions pas être jaloux l'un de l'autre. Puis, tout à coup, la
haine redressait cette pente douce.



Dans chaque lettre, Marthe me demandait d'aller chez elle. Son
insistance me rappelait celle d'une de mes tantes fort dévote, me
reprochant de ne jamais aller sur la tombe de ma grand-mère. Je
n'ai pas l'instinct du pèlerinage. Ces devoirs ennuyeux localisent
la mort, l'amour.

Ne peut-on penser à une morte, ou à sa maîtresse absente, ailleurs
qu'en un cimetière, ou dans certaine chambre? Je n'essayais pas
de l'expliquer à Marthe et lui racontais que je me rendais chez elle;
de même, à ma tante, que j'étais allé au cimetière. Pourtant, je
devais aller chez Marthe; mais dans de singulières circonstances.

Je rencontrai un jour sur le réseau cette jeune fille suédoise à
laquelle ses correspondants défendaient de voir Marthe. Mon isolement
me fit prendre goût aux enfantillages de cette petite personne. Je
lui proposai de venir goûter à J..., en cachette, le lendemain.
Je lui cachai l'absence de Marthe, pour qu'elle ne s'effarouchât
pas, et ajoutai même combien elle serait heureuse de la revoir.
J'affirme que je ne savais au juste ce que je comptais faire.
J'agissais comme ces enfants qui, liant connaissance, cherchent
à s'étonner entre eux. Je ne résistais pas à voir surprise ou colère
sur la figure d'ange de Svéa, quand je serais tenu de lui apprendre
l'absence de Marthe.

Oui, c'était sans doute ce plaisir puéril d'étonner, parce que
je ne trouvais rien à lui dire de surprenant, tandis qu'elle bénéficiait
d'une sorte d'exotisme et me surprenait à chaque phrase. Rien de
plus délicieux que cette soudaine intimité entre personnes qui se
comprennent mal. Elle portait au cou une petite croix d'or, émaillée
de bleu, qui pendait sur une robe assez laide que je réinventais
à mon goût. Une véritable poupée vivante. Je sentais croître mon
désir de renouveler ce tête-à-tête ailleurs qu'en un wagon.

Ce qui gâtait un peu son air de couventine, c'était l'allure
d'une élève de l'école Pigier, où d'ailleurs elle étudiait une
heure par jour, sans grand profit, le français et la machine à
écrire. Elle me montra ses devoirs dactylographiés. Chaque lettre
était une faute, corrigée en marge par le professeur. Elle sortit d'un
sac à main affreux, évidemment son œuvre, un étui à cigarettes orné
d'une couronne comtale. Elle m'offrit une cigarette. Elle ne fumait
pas, mais portait toujours cet étui, parce que ses amies fumaient.
Elle me parlait de coutumes suédoises que je feignais de connaître:
nuit de la Saint-Jean, confitures de myrtilles. Ensuite, elle tira
de son sac une photographie de sa sœur jumelle, envoyée de Suède
la veille: à cheval, toute nue, avec sur la tête un chapeau haut de
forme de leur grand-père. Je devins écarlate. Sa sœur lui ressemblait
tellement que je la soupçonnais de rire de moi, et de montrer sa
propre image. Je me mordais les lèvres, pour calmer leur envie
d'embrasser cette espiègle naïve. Je dus avoir une expression bien
bestiale, car je la vis peureuse, cherchant des yeux le signal
d'alarme.


Le lendemain, elle arriva chez Marthe à quatre heures. Je lui dis
que Marthe était à Paris mais rentrerait vite. J'ajoutai: «Elle
m'a défendu de vous laisser partir avant son retour.» Je comptais ne
lui avouer mon stratagème que trop tard.

Heureusement, elle était gourmande. Ma gourmandise à moi prenait
une forme inédite. Je n'avais aucune faim pour la tarte, la glace
à la framboise, mais souhaitais être tarte et glace dont elle
approchât la bouche. Je faisais avec la mienne des grimaces
involontaires.

Ce n'est pas par vice que je convoitais Svéa, mais par gourmandise.
Ses joues m'eussent suffi, à défaut de ses lèvres.

Je parlais en prononçant chaque syllabe pour qu'elle comprit bien.
Excité par cette amusante dînette, je m'énervais, moi toujours
silencieux, de ne pouvoir parler vite. J'éprouvais un besoin de
bavardage, de confidences enfantines. J'approchais mon oreille de sa
bouche. Je buvais ses petites paroles.

Je l'avais contrainte à prendre une liqueur. Après, j'eus pitié d'elle
comme d'un oiseau qu'on grise.

J'espérais que sa griserie servirait mes desseins, car peu m'importait
qu'elle me donnât ses lèvres de bon cœur ou non. Je pensai à
l'inconvenance de cette scène chez Marthe, mais, me répétai-je, en
somme, je ne retire rien à notre amour. Je désirais Svéa comme un fruit,
ce dont une maîtresse ne peut être jalouse.

Je tenais sa main dans mes mains qui m'apparurent pataudes. J'aurais
voulu la déshabiller, la bercer. Elle s'étendit sur le divan. Je me
levai, me penchai à l'endroit où commençaient ses cheveux, duvet
encore. Je ne concluais pas de son silence que mes baisers lui fissent
plaisir; mais, incapable de s'indigner, elle ne trouvait aucune façon
polie de me repousser en français. Je mordillais ses joues, m'attendant
à ce qu'un jus sucré jaillisse, comme des pêches.

Enfin, j'embrassai sa bouche. Elle subissait mes caresses, patiente
victime, fermant cette bouche et les yeux. Son seul geste de refus
consistait à remuer faiblement la tête de droite à gauche, et de
gauche à droite. Je ne me méprenais pas, mais ma bouche y trouvait
l'illusion d'une réponse. Je restais auprès d'elle comme je n'avais
jamais été auprès de Marthe. Cette résistance qui n'en était pas
une flattait mon audace et ma paresse. J'étais assez naïf pour
croire qu'il en irait de même ensuite et que je bénéficierais d'un
viol facile.

Je n'avais jamais déshabillé de femmes; j'avais plutôt été déshabillé
par elles. Aussi je m'y pris maladroitement, commençant par ôter ses
souliers et ses bas. Je baisais ses pieds et ses jambes. Mais quand
je voulus dégrafer son corsage, Svéa se débattit comme un petit diable
qui ne veut pas aller se coucher et qu'on dévêt de force. Elle me rouait
de coups de pied. J'attrapais ses pieds au vol, je les emprisonnais,
les baisais. Enfin, la satiété arriva, comme la gourmandise s'arrête
après trop de crème et de friandises. Il fallut bien que je lui apprisse
ma supercherie, et que Marthe était en voyage. Je lui fis promettre,
si elle rencontrait Marthe, de ne jamais lui raconter notre entrevue.
Je ne lui avouai pas que j'étais son amant, mais le lui laissai
entendre. Le plaisir du mystère lui fit répondre «à demain» quand,
rassasié d'elle, je lui demandai par politesse si nous nous reverrions
un jour.


Je ne retournai pas chez Marthe. Et peut-être Svéa ne vint-elle pas
sonner à la porte close. Je sentais combien blâmable pour la morale
courante était ma conduite. Car sans doute sont-ce les circonstances
qui m'avaient fait paraître Svéa si précieuse. Ailleurs que dans la
chambre de Marthe, l'eusse-je désirée?

Mais je n'avais pas de remords. Et ce n'est pas en pensant à Marthe
que je délaissai la petite Suédoise, mais parce que j'avais tiré
d'elle tout le sucre.


Quelques jours après, je reçus une lettre de Marthe. Elle en contenait
une de son propriétaire, lui disant que sa maison n'était pas une maison
de rendez-vous, quel usage je faisais de la clef de son appartement, où
j'avais emmené une femme. J'ai une preuve de ta traîtrise, ajoutait
Marthe. Elle ne me reverrait jamais. Sans doute souffrirait-elle,
mais elle préférait souffrir qu'être dupe.

Je savais ces menaces anodines, et qu'il suffirait d'un mensonge,
ou même au besoin de la vérité, pour les anéantir. Mais il me
vexait que, dans une lettre de rupture, Marthe ne me parlât pas de
suicide. Je l'accusai de froideur. Je trouvai sa lettre indigne d'une
explication. Car moi, dans une situation analogue, sans penser au
suicide, j'aurais cru, par convenance, en devoir menacer Marthe. Trace
indélébile de l'âge et du collège: je croyais certains mensonges
commandés par le code passionnel.

Une besogne neuve, dans mon apprentissage de l'amour, se présentait:
m'innocenter vis-à-vis de Marthe, et l'accuser d'avoir moins de
confiance en moi qu'en son propriétaire. Je lui expliquai combien
habile était cette manœuvre de la coterie Marin. En effet, Svéa
était venue la voir un jour où j'écrivais chez elle, et si j'avais
ouvert, c'est parce que, ayant aperçu la jeune fille par la fenêtre,
et sachant qu'on l'éloignait de Marthe, je ne voulais pas lui laisser
croire que Marthe lui tenait rigueur de cette pénible séparation. Sans
doute, venait-elle en cachette et au prix de difficultés sans nombre.

Ainsi pou vais-je annoncer à Marthe que le cœur de Svéa lui demeurait
intact. Et je terminais en exprimant le réconfort d'avoir pu parler
de Marthe, chez elle, avec sa plus intime compagne.


Cette alerte me fit maudire l'amour qui nous force à rendre compte
de nos actes, alors que j'eusse tant aimé n'en jamais rendre
compte, à moi pas plus qu'aux autres.

Il faut pourtant, me disais-je, que l'amour offre de grands
avantages puisque tous les hommes remettent leur liberté entre
ses mains. Je souhaitais d'être vite assez fort pour me passer
d'amour et, ainsi, n'avoir à sacrifier aucun de mes désirs. J'ignorais
que, servitude pour servitude, il vaut encore mieux être asservi
par son cœur que l'esclave de ses sens.


Comme l'abeille butine et enrichit la ruche,--de tous ses désirs
qui le prennent dans larue,--un amoureux enrichit son amour. Il
en fait bénéficier sa maîtresse. Je n'avais pas encore découvert
cette discipline qui donne aux natures infidèles, la fidélité.
Qu'un homme convoite une fille et reporte cette chaleur sur la
femme qu'il aime, son désir, plus vif parce qu'insatisfait, laissera
croire à cette femme qu'elle n'a jamais été mieux aimée. On la trompe,
mais la morale, selon les gens, est sauve. À de tels calculs commence
le libertinage. Qu'on ne condamne donc pas trop vite certains hommes
capables de tromper leur maîtresse au plus fort de leur amour; qu'on
ne les accuse pas d'être frivoles. Ils répugnent à ce subterfuge et
ne songent même pas à confondre leur bonheur et leurs plaisirs.

Marthe attendait que je me disculpasse. Elle me supplia de lui
pardonner ses reproches. Je le fis, non sans façons. Elle écrivit
au propriétaire, le priant ironiquement d'admettre qu'en son absence
j'ouvrisse à une de ses amies.



Quand Marthe revint, aux derniers joursd'août, elle n'habita pas
J..., mais la maison de ses parents, qui prolongeaient leur
villégiature. Ce nouveau décor où Marthe avait toujours vécu me
servit d'aphrodisiaque. La fatigue sensuelle, le désir secret du
sommeil solitaire, disparurent. Je ne passai aucune nuit chez mes
parents. Je flambais, je me hâtais, comme les gens qui doivent mourir
jeunes et qui mettent les bouchées doubles. Je voulais profiter
de Marthe avant que l'abîmât sa maternité.

Cette chambre de jeune fille, où elle avait refusé la présence
de Jacques, était notre chambre. Au-dessus de son lit étroit, j'aimais
que les yeux la rencontrassent en première communiante. Je l'obligeais
à regarder fixement une autre image d'elle, bébé, pour que notre
enfant lui ressemblât. Je rôdais, ravi, dans cette maison qui l'avait
vue naître et s'épanouir. Dans une chambre de débarras, je touchais
son berceau, dont je voulais qu'il servit encore, et je lui faisais
sortir ses brassières, ses petites culottes, reliques des Grangier.

Je ne regrettais pas l'appartement de J..., où les meubles n'avaient
pas le charme du plus laid mobilier des familles. Ils ne pouvaient
rien m'apprendre. Au contraire, ici, me parlaient de Marthe tous ces
meubles auxquels, petite, elle avait dû se cogner la tête. Et puis,
nous vivions seuls, sans conseiller municipal, sans propriétaire.
Nous ne nous gênions pas plus que des sauvages, nous promenant
presque nus dans le jardin, véritable île déserte. Nous nous
couchions sur la pelouse, nous goûtions sous une tonnelle d'aristoloche,
de chèvrefeuille, de vigne vierge. Bouche à bouche, nous nous
disputions les prunes que je ramassais, toutes blessées, tièdes
de soleil. Mon père n'avait jamais pu obtenir que je m'occupasse
de mon jardin, comme mes frères, mais je soignais celui de Marthe.
Je ratissais, j'arrachais les mauvaises herbes. Au soir d'une
journée chaude, je ressentais le même orgueil d'homme, si enivrant,
à étancher la soif de la terre, des fleurs suppliantes, qu'à satisfaire
le désir d'une femme. J'avais toujours trouvé la bonté un peu niaise: je
comprenais toute sa force. Les fleurs s'épanouissant grâce à mes
soins, les poules dormant à l'ombre après que je leur avais jeté des
graines: que de bonté!--Que d'égoïsme! Des fleurs mortes, des poules
maigres eussent mis de la tristesse dans notre île d'amour. Eau et
graines venant de moi s'adressaient plus à moi qu'aux fleurs et
qu'aux poules.

Dans ce renouveau du cœur, j'oubliais ou je méprisais mes récentes
découvertes. Je prenais le libertinage provoqué par le contact
avec cette maison de famille pour la fin du libertinage. Aussi,
cette dernière semaine d'août et ce mois de septembre furent-ils ma
seule époque de vrai bonheur. Je ne trichais, ni ne me blessais, ni
ne blessais Marthe. Je ne voyais plus d'obstacles. J'envisageais à
seize ans un genre de vie qu'on souhaite à l'âge mûr. Nous vivrions
à la campagne; nous y resterions éternellement jeunes.


Étendu contre elle sur la pelouse, caressant sa figure avec un
brin d'herbe, j'expliquais lentement, posément, à Marthe, quelle
serait notre vie. Marthe, depuis son retour, cherchait un appartement
pour nous à Paris. Ses yeux se mouillèrent, quand je lui déclarai
que je désirais vivre à la campagne: «Je n'aurais jamais osé te
l'offrir, me dit-elle. Je croyais que tu t'ennuierais, seul avec moi,
que tu avais besoin de la ville.--Comme tu me connais mal!»
répondais-je. J'aurais voulu habiter près de Mandres, où nous étions
allés nous promener un jour, et où on cultive les roses. Depuis,
quand par hasard, ayant dîné à Paris avec Marthe, nous reprenions
le dernier train, j'avais respiré ces roses. Dans la cour de la
gare, les manœuvres déchargent d'immenses caisses qui embaument.
J'avais, toute mon enfance, entendu parler de ce mystérieux train
des roses qui passe à une heure où les enfants dorment.

Marthe disait: «Les roses n'ont qu'une saison. Après, ne crains-tu
pas de trouver Mandres laide? N'est-il pas sage de choisir un lieu
moins beau, mais d'un charme plus égal?»

Je me reconnaissais bien là. L'envie de jouir pendant deux mois des
roses me faisait oublier les dix autres mois, et le fait de choisir
Mandres m'apportait encore une preuve de la nature éphémère de
notre amour.


Souvent, ne dînant pas à F... sous prétexte de promenades ou
d'invitations, je restais avec Marthe.

Un après-midi, je trouvai auprès d'elle un jeune homme en uniforme
d'aviateur. C'était son cousin. Marthe, que je ne tutoyais pas, se
leva et vint m'embrasser dans le cou. Son cousin sourit de ma gêne.
«Devant Paul, rien à craindre, mon chéri, dit-elle. Je lui ai
tout raconté.» J'étais gêné, mais enchanté que Marthe eût avoué à son
cousin qu'elle m'aimait. Ce garçon, charmant et superficiel, et qui
ne songeait qu'à ce que son uniforme ne fût pas réglementaire, parut
ravi de cet amour. Il y voyait une bonne farce faite à Jacques qu'il
méprisait pour n'être ni aviateur ni habitué des bars.

Paul évoquait toutes les parties d'enfance dont ce jardin avait
été le théâtre. Je questionnais, avide de cette conversation qui me
montrait Marthe sous un jour inattendu. En même temps, je ressentais
de la tristesse. Car j'étais trop près de l'enfance pour en oublier
les jeux inconnus des parents, soit que les grandes personnes ne
gardent aucune mémoire de ces jeux, soit qu'elles les envisagent
comme un mal inévitable. J'étais jaloux du passé de Marthe.

Comme nous racontions à Paul, en riant, la haine du propriétaire,
et le raout des Marin, il nous proposa, mis en verve, sa garçonnière
de Paris.

Je remarquai que Marthe n'osa pas lui avouer que nous avions projet
de vivre ensemble. On sentait qu'il encourageait notre amour, en tant
que divertissement, mais qu'il hurlerait avec les loups le jour
d'un scandale.

Marthe se levait de table et servait. Les domestiques avaient
suivi Mme Grangier à la campagne, car, toujours par prudence,
Marthe prétendait n'aimer vivre que comme Robinson. Ses parents,
croyant leur fille romanesque, et que les romanesques sont pareils
aux fous qu'il ne faut pas contredire, la laissaient seule.

Nous restâmes longtemps à table. Paul montait les meilleures
bouteilles. Nous étions gais, d'une gaieté que nous regretterions
sans doute, car Paul agissait en confident d'un adultère quelconque.
Il raillait Jacques. En me taisant, je risquai de lui faire sentir son
manque de tact; je préférai me joindre au jeu plutôt qu'humilier
ce cousin facile.

Lorsque nous regardâmes l'heure, le dernier train pour Paris était
passé. Marthe proposa un lit. Paul accepta. Je regardai Marthe d'un
tel œil, qu'elle ajouta: «Bien entendu, mon chéri, tu restes.» J'eus
l'illusion d'être chezmoi, époux de Marthe, et de recevoir un cousin
de ma femme, lorsque, sur le seuil de notre chambre, Paul nous dit
bonsoir, embrassant sa cousine sur les joues le plus naturellement
du monde.



À la fin de septembre, je sentis bien que quitter cette maison
c'était quitter le bonheur. Encore quelques mois de grâce, et il
nous faudrait choisir, vivre dans le mensonge ou dans la vérité,
pas plus à l'aise ici que là. Comme il importait que Marthe ne fût
pas abandonnée de ses parents, avant la naissance de notre enfant,
j'osai enfin m'enquérir si elle avait prévenu Mme Grangier de sa
grossesse. Elle me dit que oui, et qu'elle avait prévenu Jacques.
J'eus donc une occasion de constater qu'elle me mentait parfois;
car, au mois de mai, après le séjour de Jacques, elle m'avait juré
qu'il ne l'avait pas approchée.



La nuit descendait de plus en plus tôt; et la fraîcheur des soirs
empêchait nos promenades. Il nous était difficile de nous voir à
J... Pour qu'un scandale n'éclatât pas, il nous fallait prendre des
précautions de voleurs, guetter dans la rue l'absence des Marin et du
propriétaire.

La tristesse de ce mois d'octobre, de ces soirées fraîches, mais
pas assez froides pour permettre du feu, nous conseillait le lit dès
cinq heures. Chez mes parents, se coucher le jour signifiait: être
malade, ce lit de cinq heures me charmait. Je n'imaginais pas que
d'autres y fussent. J'étais seul avec Marthe, couché, arrêté, au
milieu d'un monde actif. Marthe nue, j'osais à peine la regarder.
Suis-je donc monstrueux? Je ressentais des remords du plus noble
emploi de l'homme. D'avoir abîmé la grâce de Marthe, de voir son
ventre saillir, je me considérais comme un vandale. Au début de
notre amour, quand je la mordais, ne me disait-elle pas: «Marque-moi»?
Ne l'avais-je pas marquée de la pire façon?

Maintenant Marthe ne m'était pas seulement la plus aimée, ce qui
ne veut pas dire la mieux aimée des maîtresses, mais elle me
tenait lieu de tout. Je ne pensais même pas à mes amis; je les
redoutais, au contraire, sachant qu'ils croient nous rendre service
en nous détournant de notre route. Heureusement, ils jugent nos
maîtresses insupportables et indignes de nous. C'est notre seule
sauvegarde. Lorsqu'il n'en va plus ainsi, elles risquent de devenir
les leurs.



Mon père commençait à s'effrayer. Mais ayant toujours pris ma défense
contre sa sœur et ma mère, il ne voulait pas avoir l'air de se rétracter,
et c'est sans rien leur en dire qu'il se ralliait à elles. Avec moi,
il se déclarait prêt à tout pour me séparer de Marthe. Il préviendrait
ses parents, son mari... Le lendemain, il me laissait libre.

Je devinais ses faiblesses. J'en profitais. J'osais répondre. Je
l'accablais dans le même sens que ma mère et ma tante, lui reprochant
de mettre trop tard en œuvre son autorité. N'avait-il pas voulu que
je connusse Marthe? Il s'accablait à son tour. Une atmosphère tragique
circulait dans la maison. Quel exemple pour mes deux frères! Mon père
prévoyait déjà ne rien pouvoir leur répondre un jour, lorsqu'ils
justifieraient leur indiscipline par la mienne.

Jusqu'alors, il croyait à une amourette, mais, de nouveau, ma mère
surprit une correspondance. Elle lui porta triomphalement ces pièces
de son procès. Marthe parlait de notre avenir et de notre enfant!

Ma mère me considérait trop encore comme un bébé, pour me devoir
raisonnablement un petit-fils ou une petite-fille. Il lui apparaissait
impossible d'être grand-mère à son âge. Au fond, c'était pour elle
la meilleure preuve que cet enfant n'était pas le mien.

L'honnêteté peut rejoindre les sentiments les plus vifs. Ma mère,
avec sa profonde honnêteté, ne pouvait admettre qu'une femme trompât
son mari. Cet acte lui représentait un tel dévergondage qu'il ne pouvait
s'agir d'amour. Que je fusse l'amant de Marthe signifiait pour ma mère
qu'elle en avait d'autres. Mon père savait combien faux peut être
un tel raisonnement, mais l'utilisait pour jeter un trouble dans mon
âme, et diminuer Marthe. Il me laissa entendre que j'étais le seul à ne
pas «savoir». Je répliquai qu'on la calomniait de la sorte à cause
de son amour pour moi. Mon père, qui ne voulait pas que je bénéficiasse
de ces bruits, me certifia qu'ils précédaient notre liaison, et même
son mariage.


Après avoir conservé à notre maison une façade digne, il perdait toute
retenue, et, quand je n'étais pas rentré depuis plusieurs jours,
envoyait la femme de chambre chez Marthe, avec un mot à mon adresse,
m'ordonnant de rentrer d'urgence; sinon il déclarerait ma fuite à la
préfecture de police et poursuivrait Mme L. pour détournement de mineur.

Marthe sauvegardait les apparences, prenait un air surpris, disait à
la femme de chambre qu'elle me remettrait l'enveloppe à ma première
visite. Je rentrais un peu plus tard, maudissant mon âge. Il m'empêchait
de m'appartenir. Mon père n'ouvrait pas la bouche, ni ma mère. Je
fouillais le code sans trouver les articles de loi concernant les
mineurs. Avec une remarquable inconscience, je ne croyais pas que ma
conduite me pût mener en maison de correction. Enfin, après avoir épuisé
vainement le code, j'en revins au grand Larousse, où je relus dix fois
l'article: «mineur», sans découvrir rien qui nous concernât.

Le lendemain, mon père me laissait libre encore.

Pour ceux qui rechercheraient les mobiles de son étrange conduite,
je les résume en trois lignes: il me laissait agir à ma guise.
Puis, il en avait honte. Il menaçait, plus furieux contre lui que
contre moi. Ensuite, la honte de s'être mis en colère le poussait à
lâcher les brides.


Mme Grangier, elle, avait été mise en éveil, à son retour de la
campagne, par les insidieuses questions des voisins. Feignant de
croire que j'étais un frère de Jacques, ils lui apprenaient notre
vie commune. Comme, d'autre part, Marthe ne pouvait se retenir
de prononcer mon nom à propos de rien, de rapporter quelque chose
que j'avais fait ou dit, sa mère ne resta pas longtemps dans le
doute sur la personnalité du frère de Jacques.

Elle pardonnait encore, certaine que l'enfant, qu'elle croyait de
Jacques, mettrait un terme à l'aventure. Elle ne raconta rien à
M. Grangier, par crainte d'un éclat. Mais elle mettait cette
discrétion sur le compte d'une grandeur d'âme dont il importait
d'avertir Marthe pour qu'elle lui en sût gré. Afin de prouver à
sa fille qu'elle savait tout, elle la harcelait sans cesse, parlait
par sous-entendus, et si maladroitement que M. Grangier, seul
avec sa femme, la priait de ménager leur pauvre petite, innocente,
à qui ces continuelles suppositions finiraient par tourner la tête. À
quoi Mme Grangier répondait quelquefois par un simple sourire, de
façon à lui laisser entendre que leur fille avait avoué.

Cette attitude, et son attitude précédente, lors du premier séjour
de Jacques, m'incitent à croire que Mme Grangier, eût-elle désapprouvé
complètement sa fille, pour l'unique satisfaction de donner tort à
son mari et à son gendre, lui aurait, devant eux, donné raison. Au
fond, Mme Grangier admirait Marthe de tromper son mari, ce qu'elle-même
n'avait jamais osé faire, soit par scrupules, soit par manque
d'occasion. Sa fille la vengeait d'avoir été, croyait-elle, incomprise.
Niaisement idéaliste, elle se bornait à lui en vouloir d'aimer un garçon
aussi jeune que moi, et moins apte que n'importe qui à comprendre la
«délicatesse féminine».

Les Lacombe, que Marthe visitait de moins en moins, ne pouvaient,
habitant Paris, rien soupçonner. Simplement, Marthe, leur apparaissant
toujours plus bizarre, leur déplaisait de plus en plus. Ils étaient
inquiets de l'avenir. Ils se demandaient ce que serait ce ménage dans
quelques années. Toutes les mères, par principe, ne souhaitent rien
tant pour leur fils que le mariage, mais désapprouvent la femme qu'ils
choisissent. La mère de Jacques le plaignait donc d'avoir une telle
femme. Quant à Mlle Lacombe, la principale raison de ses médisances
venait de ce que Marthe détenait, seule, le secret d'une idylle
poussée assez loin, l'été où elle avait connu Jacques au bord de la mer.
Cette sœur prédisait le plus sombre avenir au ménage, disant que Marthe
tromperait Jacques, si par hasard ce n'était déjà chose faite.

L'acharnement de son épouse et de sa fille forçaient parfois à sortir
de table M. Lacombe, brave homme, qui aimait Marthe. Alors, mère et
fille échangeaient un regard significatif. Celui de Mme Lacombe
exprimait: «Tu vois, ma petite, comment ces sortes de femmes savent
ensorceler nos hommes.» Celui de Mlle Lacombe: «C'est parce que je ne
suis pas une Marthe que je ne trouve pas à me marier.» En réalité,
la malheureuse, sous prétexte qu'«autre temps autres mœurs» et que
le mariage ne se concluait plus à l'ancienne mode, faisait fuir les
maris en ne se montrant pas assez rebelle. Ses espoirs de mariage
duraient ce que dure une saison balnéaire. Les jeunes gens promettaient
de venir, sitôt à Paris, demander la main de Mlle Lacombe. Ils ne
donnaient plus signe de vie. Le principal grief de Mlle Lacombe,
qui allait coiffer Sainte-Catherine, était peut-être que Marthe eût
trouvé si facilement un mari. Elle se consolait en se disant que seul
un nigaud comme son frère avait pu se laisser prendre.



Pourtant, quels que fussent les soupçons des familles, personne ne
pensait que l'enfant de Marthe pût avoir un autre père que Jacques.
J'en étais assez vexé. Il fut même des jours où j'accusais Marthe
d'être lâche, pour n'avoir pas encore dit la vérité. Enclin à voir
partout une faiblesse qui n'était qu'à moi, je pensais, puisque Mme
Grangier glissait sur le commencement du draine, qu'elle fermerait
les yeux jusqu'au bout.


L'orage approchait. Mon père menaçait d'envoyer certaines lettres à
Mme Grangier. Je souhaitais qu'il exécutât ses menaces. Puis, je
réfléchissais. Mme Grangier cacherait les lettres à son mari. Du reste,
l'un et l'autre avaient intérêt à ce qu'un orage n'éclatât point. Et
j'étouffais. J'appelais cet orage. Ces lettres, c'est à Jacques,
directement, qu'il fallait que mon père les communiquât.

Le jour de colère où il me dit que c'était chose faite, je lui eusse
sauté au cou. Enfin! Enfin! il me rendait le service d'apprendre à
Jacques ce qui importait qu'il sût. Je plaignais mon père de croire
mon amour si faible. Et puis, ces lettres mettraient un terme à
celles où Jacques s'attendrissait sur notre enfant. Ma fièvre m'empêchait
de comprendre ce que cet acte avait de fou, d'impossible. Je commençais
seulement à voir juste lorsque mon père, plus calme, le lendemain, me
rassura, croyait-il, m'avouant son mensonge. Il l'estimait inhumain.
Certes. Mais où se trouvent l'humain et l'inhumain?

J'épuisais ma force nerveuse en lâcheté, en audace, éreinté par
les mille contradictions de mon âge aux prises avec une aventure
d'homme.



L'amour anesthésiait en moi tout ce qui n'était pas Marthe. Je ne
pensais pas que mon père pût souffrir. Je jugeais de tout si
faussement et si petitement que je finissais par croire la guerre
déclarée entre lui et moi. Aussi, n'était-ce plus seulement par amour
pour Marthe que je piétinais mes devoirs filiaux, mais parfois,
oserai-je l'avouer, par esprit de représailles!

Je n'accordais plus beaucoup d'attention aux lettres que mon père
faisait porter chez Marthe. C'est elle qui me suppliait de rentrer
plus souvent à la maison, de me montrer raisonnable. Alors, je
m'écriais: «Vas-tu, toi aussi, prendre parti contre moi?» Je serrais
les dents, tapais du pied. Que je me misse dans un état pareil, à
la pensée que j'allais être éloigné d'elle pour quelques heures,
Marthe y voyait le signe de la passion. Cette certitude d'être aimée
lui donnait une fermeté que je ne lui avais jamais vue. Sûre que je
penserais à elle, elle insistait pour que je rentrasse.

Je m'aperçus vite d'où venait son courage. Je commençai à changer
de tactique. Je feignais de me rendre à ses raisons. Alors, tout
à coup, elle avait une autre figure. À me voir si sage (ou si léger),
la peur la prenait que je ne l'aimasse moins. À son tour, elle me
suppliait de rester, tant elle avait besoin d'être rassurée.

Pourtant, une fois, rien ne réussit. Depuis déjà trois jours, je
n'avais mis les pieds chez mes parents, et j'affirmai à Marthe mon
intention de passer encore une nuit avec elle. Elle essaya tout pour
me détourner de cette décision: caresses, menaces. Elle sut même
feindre à son tour. Elle finit par déclarer que, si je ne rentrais
pas chez mes parents, elle coucherait chez les siens.

Je répondis que mon père ne lui tiendrait aucun compte de ce beau
geste.--Eh bien! elle n'irait pas chez sa mère. Elle irait au bord de
la Marne. Elle prendrait froid, puis mourrait; elle serait enfin
délivrée de moi: «Aie au moins pitié de notre enfant, disait
Marthe. Ne compromets pas son existence à plaisir.» Elle m'accusait
de m'amuser de son amour, d'en vouloir connaître les limites. En
face d'une telle insistance, je lui répétais les propos de mon père:
elle me trompait avec n'importe qui; je ne serais pas dupe. «Une seule
raison, lui dis-je, t'empêche de céder. Tu reçois ce soir un de tes
amants.» Que répondre à d'aussi folles injustices? Elle se détourna.
Je lui reprochai de ne point bondir sous l'outrage. Enfin, je travaillais
si bien qu'elle consentit à passer la nuit avec moi. À condition que ce
ne fût pas chez elle. Elle ne voulait pour rien au monde que ses
propriétaires pussent dire le lendemain au messager de mes parents
qu'elle était là.


Où dormir?


Nous étions des enfants debout sur une chaise, fiers de dépasser
d'une tête les grandes personnes. Les circonstances nous hissaient,
mais nous restions incapables. Et si, du fait même de notre inexpérience,
certaines choses compliquées nous paraissaient toutes simples, des
choses très simples, par contre, devenaient des obstacles. Nous n'avions
jamais osé nous servir de la garçonnière de Paul. Je ne pensais pas qu'il
fût possible d'expliquer à la concierge, en lui glissant une pièce, que
nous viendrions quelquefois.

Il nous fallait donc coucher à l'hôtel. Je n'y étais jamais allé. Je
tremblais à la perspective d'en franchir le seuil.

L'enfance cherche des prétextes. Toujours appelée à se justifier
devant les parents, il est fatal qu'elle mente.

Vis-à-vis même d'un garçon d'hôtel borgne, je pensais devoir me
justifier. C'est pourquoi, prétextant qu'il nous faudrait du linge
et quelques objets de toilette, je forçais Marthe à faire une valise.
Nous demanderions deux chambres. On nous croirait frère et sœur. Jamais
je n'oserais demander une seule chambre, mon âge (l'âge où l'on se fait
expulser des casinos) m'exposant à des mortifications.

Le voyage, à onze heures du soir, fut interminable. Il y avait deux
personnes dans notre wagon: une femme reconduisait son mari, capitaine,
à la gare de l'Est. Le wagon n'était ni chauffé ni éclairé. Marthe
appuyait sa tête contre la vitre humide. Elle subissait le caprice d'un
jeune garçon cruel. J'étais assez honteux, et je souffrais, pensant
combien Jacques, toujours si tendre avec elle, méritait mieux que moi
d'être aimé.

Je ne pus m'empêcher de me justifier, à voix basse. Elle secoua la
tête: «J'aime mieux, murmura-t-elle, être malheureuse avec toi
qu'heureuse avec lui.» Voilà de ces mots d'amour qui ne veulent rien
dire, et que l'on a honte de rapporter, mais qui, prononcés par
la bouche aimée, vous enivrent. Je crus même comprendre la phrase de
Marthe. Pourtant que signifiait-elle au juste? Peut-on être heureux
avec quelqu'un qu'on n'aime pas?

Et je me demandais, je me demande encore, si l'amour vous donne
le droit d'arracher une femme à une destinée, peut-être médiocre,
mais pleine de quiétude. «J'aime mieux être malheureuse avec toi...»;
ces mots contenaient-ils un reproche inconscient? Sans doute, Marthe,
parce qu'elle m'aimait, connut-elle avec moi des heures dont, avec
Jacques, elle n'avait pas idée, mais ces moments heureux me donnaient-ils
le droit d'être cruel?

Nous descendîmes à la Bastille. Le froid, que je supporte parce que
je l'imagine la chose la plus propre du monde, était, dans ce hall
de la gare, plus sale que la chaleur dans un port de mer, et sans
la gaieté qui compense. Marthe se plaignait de crampes. Elle
s'accrochait à mon bras. Couple lamentable, oubliant sa beauté, sa
jeunesse, honteux de soi comme un couple de mendiants!

Je croyais la grossesse de Marthe ridicule, et je marchais les yeux
baissés. J'étais bien loin de l'orgueil paternel.

Nous errions sous la pluie glaciale, entre la Bastille et la gare
de Lyon. À chaque hôtel, pour ne pas entrer, j'inventais une mauvaise
excuse. Je disais à Marthe que je cherchais un hôtel convenable, un
hôtel de voyageurs, rien que de voyageurs.

Place de la gare de Lyon, il devint difficile de me dérober. Marthe
m'enjoignit d'interrompre ce supplice.

Tandis qu'elle attendait dehors, j'entrai dans un vestibule, espérant
je ne sais trop quoi. Le garçon me demanda si je désirais une chambre.
Il était facile de répondre oui. Ce fut trop facile, et, cherchant
une excuse comme un rat d'hôtel pris sur le fait, je lui demandais
Mme Lacombe. Je la lui demandais, rougissant, et craignant qu'il ne
me répondît: «Vous moquez-vous, jeune homme? Elle est dans la rue.»
Il consulta des registres. Je devais me tromper d'adresse. Je sortis,
expliquant à Marthe qu'il n'y avait plus de place et que nous n'en
trouverions pas dans le quartier. Je respirai. Je me hâtai comme un
voleur qui s'échappe.

Tout à l'heure, mon idée fixe de fuir ces hôtels où je menais Marthe
de force m'empêchait de penser à elle. Maintenant, je la regardais,
la pauvre petite. Je retins mes larmes et quand elle me demanda où
nous chercherions un lit, je la suppliai de ne pas en vouloir à un
malade, et de retourner sagement elle à J..., moi chez mes parents.
Malade! sagement! elle fit un sourire machinal en entendant ces mots
déplacés.


Ma honte dramatisa le retour. Quand, après les cruautés de ce genre,
Marthe avait le malheur de me dire: «Tout de même, comme tu as été
méchant!» je m'emportais, la trouvais sans générosité. Si, au contraire,
elle se taisait, avait l'air d'oublier, la peur me prenait qu'elle
n'agît ainsi, parce qu'elle me considérait comme un malade, un dément.
Alors, je n'avais de cesse que je ne lui eusse fait dire qu'elle
n'oubliait point, et que, si elle me pardonnait, il ne fallait pas
cependant que je profitasse de sa clémence; qu'un jour, lasse de mes
mauvais traitements, sa fatigue l'emporterait sur notre amour, et
qu'elle me laisserait seul. Quand je la forçais à me parler avec
cette énergie et, bien que je ne crusse pas à ses menaces, j'éprouvais
une douleur délicieuse, comparable, en plus fort, à l'émoi que me
donnent les montagnes russes. Alors, je me précipitais sur Marthe,
l'embrassais plus passionnément que jamais.

--Répète-moi que tu me quitteras, lui disais-je, haletant, et la
serrant dans mes bras, jusqu'à la casser. Soumise, comme ne peut
même pas l'être une esclave, mais seul un médium, elle répétait,
pour me plaire, des phrases auxquelles elle ne comprenait rien.



Cette nuit des hôtels fut décisive, ce dont je me rendis mal compte
après tant d'autres extravagances. Mais si je croyais que toute une
vie peut boiter de la sorte, Marthe, elle, dans le coin du wagon de
retour, épuisée, atterrée, claquant des dents, comprit tout. Peut-être
même vit-elle qu'au bout de cette course d'une année, dans une voiture,
follement conduite, il ne pouvait y avoir d'autre issue que la mort.



Le lendemain, je trouvais Marthe au lit, comme d'habitude. Je voulus
l'y rejoindre; elle me repoussa, tendrement. «Je ne me sens pas bien,
disait-elle, va-t'en, ne reste pas près de moi. Tu prendrais mon
rhume.» Elle toussait, avait la fièvre. Elle me dit, en souriant,
pour n'avoir pas l'air de formuler un reproche, que c'était la
veille qu'elle avait dû prendre froid. Malgré son affolement, elle
m'empêcha d'aller chercher le docteur. «Ce n'est rien, disait-elle.
Je n'ai besoin que de rester au chaud.» En réalité, elle ne voulait
pas, en m'envoyant, moi, chez le docteur, se compromettre aux yeux
de ce vieil ami de sa famille. J'avais un tel besoin d'être rassuré
que le refus de Marthe m'ôta mes inquiétudes. Elles ressuscitèrent,
et plus fortes que tout à l'heure, quand, lorsque je partis pour dîner
chez mes parents, Marthe me demanda si je pouvais faire un détour,
et déposer une lettre chez le docteur.

Le lendemain, en arrivant à la maison de Marthe, je croisai celui-ci
dans l'escalier. Je n'osai pas l'interroger, et le regardai anxieusement.
Son air calme me fit du bien: ce n'était qu'une attitude
professionnelle.

J'entrai chez Marthe. Où était-elle? La chambre était vide. Marthe
pleurait, la tête cachée sous les couvertures. Le médecin la
condamnait à garder la chambre, jusqu'à la délivrance. De plus, son
état exigeait des soins; il fallait qu'elle demeurât chez ses
parents. On nous séparait.

Le malheur ne s'admet point. Seul, le bonheur semble dû. En
admettant cette séparation sans révolte, je ne montrais pas de
courage. Simplement, je ne comprenais point. J'écoutais, stupide,
l'arrêt du médecin, comme un condamné sa sentence. S'il ne pâlit
point: «Quel courage!» dit-on. Pas du tout: c'est plutôt manque
d'imagination. Lorsqu'on le réveille pour l'exécution, alors, il
entend la sentence. De même, je ne compris que nous n'allions plus
nous voir, que lorsqu'on vint annoncer à Marthe la voiture envoyée
par le docteur. Il avait promis de n'avertir personne, Marthe
exigeant d'arriver chez sa mère à l'improviste.

Je fis arrêter à quelque distance de la maison des Grangier. La
troisième fois que le cocher se retourna, nous descendîmes. Cet homme
croyait surprendre notre troisième baiser, il surprenait le même.
Je quittais Marthe sans prendre les moindres dispositions pour
correspondre, presque sans lui dire au revoir, comme une personne
qu'on doit rejoindre une heure après. Déjà, des voisines curieuses se
montraient aux fenêtres.


Ma mère remarqua que j'avais les yeux rouges. Mes sœurs rirent
parce que je laissais deux fois de suite retomber ma cuillère à
soupe. Le plancher chavirait. Je n'avais pas le pied marin pour
la souffrance. Du reste, je ne crois pouvoir comparer mieux qu'au mal
de mer ces vertiges du cœur et de l'âme. La vie sans Marthe, c'était
une longue traversée. Arriverais-je? Comme, aux premiers symptômes
du mal de mer, on se moque d'atteindre le port et on souhaite mourir
sur place, je me préoccupais peu d'avenir. Au bout de quelques jours,
le mal, moins tenace, me laissa le temps de penser à la terre ferme.

Les parents de Marthe n'avaient plus à deviner grand-chose. Ils ne
se contentaient pas d'escamoter mes lettres. Ils les brûlaient devant
elle, dans la cheminée de sa chambre. Les siennes étaient écrites au
crayon, à peine lisibles. Son frère les mettait à la poste.

Je n'avais plus à essuyer de scènes de famille. Je reprenais les
bonnes conversations avec mon père, le soir, devant le feu. En un
an, j'étais devenu un étranger pour mes sœurs. Elles se réapprivoisaient,
se réhabituaient à moi. Je prenais la plus petite sur mes genoux, et,
profitant de la pénombre, la serrais avec une telle violence qu'elle
se débattait, mi-riante, mi-pleurante. Je pensais à mon enfant, mais
j'étais triste. Il me semblait impossible d'avoir pour lui une tendresse
plus forte. Étais-je mûr pour qu'un bébé me fut autre chose que frère
ou sœur?

Mon père me conseillait des distractions. Ces conseils-là sont
engendrés par le calme. Qu'avais-je à faire, sauf ce que je ne ferais
plus? Au bruit de la sonnette, au passage d'une voiture, je tressaillais.
Je guettais dans ma prison les moindres signes de délivrance.

À force de guetter des bruits qui pouvaient annoncer quelque chose,
mes oreilles, un jour, entendirent des cloches. C'étaient celles de
l'armistice.


Pour moi, l'armistice signifiait le retour de Jacques. Déjà, je le
voyais au chevet de Marthe, sans qu'il me fût possible d'agir.
J'étais perdu.

Mon père revint à Paris. Il voulait que j'y retournasse avec lui:
«On ne manque pas une fête pareille.» Je n'osais refuser. Je
craignais de paraître un monstre. Puis, somme toute, dans ma frénésie
de malheur, il ne me déplaisait pas d'aller voir la joie des autres.

Avouerai-je qu'elle ne m'inspira pas grande envie? Je me sentais seul
capable d'éprouver les sentiments qu'on prête à la foule. Je cherchais
le patriotisme. Mon injustice, peut-être, ne me montrait que l'allégresse
d'un congé inattendu: les cafés ouverts plus tard, le droit pour les
militaires d'embrasser les midinettes. Ce spectacle, dont j'avais
pensé qu'il m'affligerait, qu'il me rendrait jaloux, ou même qu'il me
distrairait par la contagion d'un sentiment sublime, m'ennuya comme une
Sainte-Catherine.



Depuis quelques jours, aucune lettre ne me parvenait. Un des rares
après-midi où il tomba de la neige, mes frères me remirent un message
du petit Grangier. C'était une lettre glaciale de Mme Grangier. Elle
me priait de venir au plus vite. Que pouvait-elle me vouloir? La
chance d'être en contact, même indirect, avec Marthe, étouffa mes
inquiétudes. J'imaginais Mme Grangier m'interdisant de revoir sa
fille, de correspondre avec elle, et moi, l'écoutant, tête basse,
comme un mauvais élève. Incapable d'éclater, de me mettre en colère,
aucun geste ne manifesterait ma haine. Je saluerais avec politesse,
et la porte se refermerait pour toujours. Alors, je trouverais les
réponses, les arguments de mauvaise foi, les mots cinglants qui eussent
pu laisser à Mme Grangier, de l'amant de sa fille, une image moins
piteuse que celle d'un collégien pris en faute. Je prévoyais la scène,
seconde par seconde.


Lorsque je pénétrai dans le petit salon, il me sembla revivre ma
première visite. Cette visite signifiait alors que je ne reverrais
peut-être plus Marthe.

Mme Grangier entra. Je souffris pour elle de sa petite taille, car
elle s'efforçait d'être hautaine. Elle s'excusa de m'avoir dérangé
pour rien. Elle prétendit qu'elle m'avait envoyé ce message pour
obtenir un renseignement trop compliqué à demander par écrit, mais
qu'entre-temps elle avait eu ce renseignement. Cet absurde mystère
me tourmenta plus que n'importe quelle catastrophe.

Près de la Marne, je rencontrai le petit Grangier, appuyé contre
une grille. Il avait reçu une boule de neige en pleine figure. Il
pleurnichait. Je le cajolai, je l'interrogeai sur Marthe. Sa sœur
m'appelait, me dit-il. Leur mère ne voulait rien entendre, mais
leur père avait dit: «Marthe est au plus mal, j'exige qu'on obéisse.»

Je compris en une seconde la conduite si bourgeoise, si étrange,
de Mme Grangier. Elle m'avait appelé, par respect pour son époux,
et la volonté d'une mourante. Mais l'alerte passée, Marthe saine
et sauve, on reprenait la consigne. J'aurais dû me réjouir. Je
regrettai que la crise n'eût pas duré le temps de me laisser voir
la malade.

Deux jours après, Marthe m'écrivit. Elle ne faisait aucune allusion
à ma visite. Sans doute la lui avait-on escamotée. Marthe parlait
de notre avenir, sur un ton spécial, serein, céleste, qui me troublait
un peu. Serait-il vrai que l'amour est la forme la plus violente de
l'égoïsme, car, cherchant une raison à mon trouble, je me dis que
j'étais jaloux de notre enfant, dont Marthe aujourd'hui m'entretenait
plus que de moi-même.


Nous l'attendions pour mars. Un vendredi de janvier, mes frères,
tout essoufflés, nous annoncèrent que le petit Grangier avait un
neveu. Je ne compris pas leur air de triomphe, ni pourquoi ils avaient
tant couru. Ils ne se doutaient certes pas de ce que la nouvelle
pouvait avoir d'extraordinaire à mes yeux. Mais un oncle était pour
mes frères une personne d'âge. Que le petit Grangier fût oncle tenait
donc du prodige, et ils étaient accourus pour nous faire partager leur
émerveillement.

C'est l'objet que nous avons constamment sous les yeux que nous
reconnaissons avec le plus de difficulté, si on le change un peu de
place. Dans le neveu du petit Grangier, je ne reconnus pas tout de
suite l'enfant de Marthe--mon enfant.

L'affolement que dans un lieu public produit un court-circuit, j'en
fus le théâtre. Tout à coup, il faisait noir en moi. Dans cette nuit,
mes sentiments se bousculaient; je me cherchais, je cherchais à tâtons
des dates, des précisions. Je comptais sur mes doigts comme je l'avais
vu faire quelquefois à Marthe, sans alors la soupçonner de trahison.
Cet exercice ne servait d'ailleurs à rien. Je ne savais plus compter.
Qu'était-ce que cet enfant que nous attendions pour mars, et qui
naissait en janvier? Toutes les explications que je cherchais à cette
anormalité, c'est ma jalousie qui les fournissait. Tout de suite, ma
certitude fut faite. Cet enfant était celui de Jacques. N'était-il
pas venu en permission neuf mois auparavant? Ainsi, depuis ce temps,
Marthe me mentait. D'ailleurs, ne m'avait-elle pas déjà menti au sujet
de cette permission! Ne m'avait-elle pas d'abord juré s'être pendant
ces quinze jours maudits refusée à Jacques, pour m'avouer, longtemps
après, qu'il l'avait plusieurs fois possédée!


Je n'avais jamais pensé bien profondément que cet enfant pût être
celui de Jacques. Et si, au début de la grossesse de Marthe, j'avais
pu souhaiter lâchement qu'il en fût ainsi, il me fallait bien avouer,
aujourd'hui, que je croyais être en face de l'irréparable, que,
bercé pendant des mois par la certitude de ma paternité, j'aimais
cet enfant, cet enfant qui n'était pas le mien. Pourquoi fallait-il
que je ne me sentisse le cœur d'un père qu'au moment où j'apprenais
que je ne l'étais pas!

On le voit, je me trouvais dans un désordre incroyable, et comme
jeté à l'eau, en pleine nuit, sans savoir nager. Je ne comprenais
plus rien. Une chose surtout que je ne comprenais pas, c'était
l'audace de Marthe, d'avoir donné mon nom à ce fils légitime. À certains
moments, j'y voyais un défi jeté au sort qui n'avait pas voulu que
cet enfant fût le mien; à d'autres moments, je n'y voulais plus voir
qu'un manque de tact, une de ces fautes de goût qui m'avaient plusieurs
fois choqué chez Marthe, et qui n'étaient que son excès d'amour.

J'avais commencé une lettre d'injures. Je croyais la lui devoir, par
dignité! Mais les mots ne venaient pas, car mon esprit était
ailleurs, dans des régions plus nobles.

Je déchirai la lettre. J'en écrivis une autre, où je laissai parler
mon cœur. Je demandais pardon à Marthe. Pardon de quoi? Sans doute que
ce fils fût celui de Jacques. Je la suppliais de m'aimer quand même.

L'homme très jeune est un animal rebelle à la douleur. Déjà,
j'arrangeais autrement ma chance. J'acceptais presque cet enfant de
l'autre. Mais, avant même que j'eusse fini ma lettre, j'en reçus une
de Marthe, débordante de joie.--Ce fils était le nôtre, né deux mois
avant terme. Il fallait le mettre en couveuse. «J'ai failli mourir»,
disait-elle. Cette phrase m'amusa comme un enfantillage.

Car je n'avais place que pour la joie. J'eusse voulu faire part de
cette naissance au monde entier, dire à mes frères qu'eux aussi étaient
oncles. Avec joie, je me méprisais: comment avoir pu douter de Marthe?
Ces remords, mêlés à mon bonheur, me la faisaient aimer plus fort que
jamais, mon fils aussi. Dans mon incohérence, je bénissais la méprise.
Somme toute, j'étais content d'avoir fait connaissance, pour quelques
instants, avec la douleur. Du moins, je le croyais. Mais rien ne
ressemble moins aux choses elles-mêmes que ce qui en est tout près.
Un homme qui a failli mourir croit connaître la mort. Le jour où elle
se présente enfin à lui, il ne la reconnaît pas: «Ce n'est pas elle»,
dit-il en mourant.


Dans sa lettre, Marthe me disait encore: «Il te ressemble.» J'avais
vu des nouveau-nés, mes frères et mes sœurs, et je savais que seul
l'amour d'une femme peut leur découvrir la ressemblance qu'elle
souhaite. «Il a mes yeux», ajoutait-elle. Et seul aussi son
désir de nous voir réunis en un seul être pouvait lui faire
reconnaître ses yeux.

Chez les Grangier, aucun doute ne subsistait plus. Ils maudissaient
Marthe, mais s'en faisaient les complices, afin que le scandale
ne «rejaillit» pas sur la famille. Le médecin, autre complice de
l'ordre, cachant que cette naissance était prématurée, se chargerait
d'expliquer au mari, par quelque fable, la nécessité d'une couveuse.

Les jours suivants, je trouvai naturel le silence de Marthe. Jacques
devait être auprès d'elle. Aucune permission ne m'avait si peu
atteint que celle-ci, accordée au malheureux pour la naissance de son
fils. Dans un dernier sursaut de puérilité, je souriais même à la
pensée que ces jours de congé, il me les devait.



Notre maison respirait le calme.

Les vrais pressentiments se forment à des profondeurs que notre esprit
ne visite pas. Aussi, parfois, nous font-ils accomplir des actes que
nous interprétons tout de travers.

Je me croyais plus tendre à cause de mon bonheur et je me félicitais
de savoir Marthe dans une maison que mes souvenirs heureux transformaient
en fétiche.

Un homme désordonné qui va mourir et ne s'en doute pas met soudain
de l'ordre autour de lui. Sa vie change. Il classe des papiers.
Il se lève tôt, il se couche de bonne heure. Il renonce à ses vices.
Son entourage se félicite. Aussi sa mort brutale, semble-t-elle d'autant
plus injuste. _Il allait vivre heureux._

De même, le calme nouveau de mon existence était ma toilette du
condamné. Je me croyais meilleur fils parce que j'en avais un. Or, ma
tendresse me rapprochait de mon père, de ma mère parce que quelque
chose savait en moi que j'aurais, sous peu, besoin de la leur.


Un jour, à midi, mes frères revinrent de l'école en nous criant
que Marthe était morte.


La foudre qui tombe sur un homme est si prompte qu'il ne souffre pas.
Mais c'est pour celui qui l'accompagne un triste spectacle. Tandis que
je ne ressentais rien, le visage de mon père se décomposait. Il poussa
mes frères. «Sortez, bégaya-t-il. Vous êtes fous, vous êtes fous.» Moi,
j'avais la sensation de durcir, de refroidir, de me pétrifier. Ensuite,
comme une seconde déroule aux yeux d'un mourant tous les souvenirs d'une
existence, la certitude me dévoila mon amour avec tout ce qu'il avait
de monstrueux. Parce que mon père pleurait, je sanglotais. Alors, ma
mère me prit en mains. Les yeux secs, elle me soigna froidement,
tendrement, comme s'il se fût agi d'une scarlatine.

Ma syncope expliqua le silence de la maison, les premiers jours,
à mes frères. Les autres jours, ils ne comprirent plus. On ne
leur avait jamais interdit les jeux bruyants. Ils se taisaient.
Mais, à midi, leurs pas sur les dalles du vestibule me faisaient
perdre connaissance comme s'ils eussent dû chaque fois m'annoncer
la mort de Marthe.

Marthe! Ma jalousie la suivant jusque dans la tombe, je souhaitais
qu'il n'y eût rien, après la mort. Ainsi, est-il insupportable que
la personne que nous aimons se trouve en nombreuse compagnie dans
une fête où nous ne sommes pas. Mon cœur était à l'âge où l'on ne
pense pas encore à l'avenir. Oui, c'est bien le néant que je désirais
pour Marthe, plutôt qu'un monde nouveau où la rejoindre un jour.



La seule fois que j'aperçus Jacques, ce fut quelques mois après.
Sachant que mon père possédait des aquarelles de Marthe, il désirait
les connaître. Nous sommes toujours avides de surprendre ce qui touche
aux êtres que nous aimons. Je voulus voir l'homme auquel Marthe avait
accordé sa main.

Retenant mon souffle et marchant sur la pointe des pieds, je me
dirigeais vers la porte entrouverte. J'arrivais juste pour entendre:

--Ma femme est morte en l'appelant. Pauvre petit! N'est-ce pas ma
seule raison de vivre?

En voyant ce veuf si digne et dominant son désespoir, je compris que
l'ordre, à la longue, se met de lui-même autour des choses. Ne venais-je
pas d'apprendre que Marthe était morte en m'appelant, et que mon fils
aurait une existence raisonnable?





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