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Title: Paris romantique: Voyage en France de Mrs. Trollope (Avril-Juin 1835)
Author: Trollope, Frances Milton
Language: French
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                 [Illustration: MÉMOIRES ET SOUVENIRS
                     PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE
                           F. FUNCK-BRENTANO


                           PARIS ROMANTIQUE

                   VOYAGE EN FRANCE DE Mrs. TROLLOPE

                           (AVRIL-JUIN 1835)

                        _Traduit et publié par_

                           JACQUES BOULENGER

              ET ILLUSTRÉ D’APRÈS LES DOCUMENTS DU TEMPS

                            [Illustration]

                        ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR
                  18-20. RUE DU SAINT GOTHARD, 18-20
                                 PARIS
                                   ]

                         [Illustration: PARIS

                              ROMANTIQUE

                  VOYAGE EN FRANCE DE MRS. TROLLOPE]

                    [Illustration: ÉPOUSE VERTUEUSE

                            (Par Devéria)]



                 [Illustration: MÉMOIRES ET SOUVENIRS
                     PUBLIÉS SOUS LA DIRECTION DE
                           F. FUNCK-BRENTANO


                           PARIS ROMANTIQUE

                   VOYAGE EN FRANCE DE MRS. TROLLOPE

                           (AVRIL-JUIN 1835)

                        _Traduit et publié par_
                           JACQUES BOULENGER

              ET ILLUSTRÉ D’APRÈS LES DOCUMENTS DU TEMPS

                            [Illustration]

                                 PARIS
                        ARTHÈME FAYARD, ÉDITEUR
               18 ET 20, RUE DU SAINT-GOTHARD, 18 ET 20

                            Droits réservés
                                   ]

              [Illustration: UNE LOGE AU THÉATRE ITALIEN

                (Par Gavarni) (Bibliothèque nationale)]



   [Illustration: FRONTISPICE DE «PARIS AND THE PARISIANS», PAR MRS.
                               TROLLOPE]



                           PARIS ROMANTIQUE



INTRODUCTION

VIE DE MRS. TROLLOPE.--DATES DE SON VOYAGE A PARIS.--COMMENT NOUS AVONS
TRADUIT SA CORRESPONDANCE.--UNE ANGLAISE CHARMÉE PAR LA SOCIÉTÉ
FRANÇAISE.--QUI ELLE A VU.--«L’ODEUR DU CONTINENT».--LA POLITIQUE DE
MRS. TROLLOPE.--LE «PROCÈS MONSTRE».--LITTÉRATURE.


L’auteur des souvenirs de voyage que nous publions et d’une incroyable
quantité d’autres ouvrages (en tout 151 volumes), Frances Trollope,
naquit à Stappleton, Bristol, en 1780. Élevée à Heckfield-Vicarage,
North Hampshire, elle épousa, en 1809, Thomas-Anthony Trollope, avocat
et membre du New College à Oxford. En 1827, son mari se trouvait à peu
près ruiné; elle le quitta et partit pour Cincinnati avec son fils cadet
et ses deux petites filles. Mrs. Trollope était femme de ressources: en
conséquence, à peine arrivée aux États-Unis, elle y fonda une sorte de
bazar à l’européenne, dépensa 50.000 francs, et acheva rapidement de se
ruiner tout à fait. Pourtant les trois années qu’elle avait passées en
Amérique ne lui furent pas sans profit; elle en tira un livre, en effet:
_Usages domestiques des Américains_, qui parut en 1832 et attira fort
l’attention. Le tableau qu’elle y traçait des manières, défauts et
faiblesses des Yankees était si peu que les U. S. A. tout entiers s’en
sentirent indignés. Aussitôt, le livre se vendit à un nombre
considérable d’exemplaires. En réalité, les remarques satiriques de Mrs.
Trollope avaient un fond de vérité, mais elles étaient d’un pessimisme
et d’une sévérité excessifs. La bonne dame ne pardonnait pas aux
compatriotes des habitants de Cincinnati le dédain que ces derniers
avaient marqué à son magasin. Elle ne le leur pardonna jamais: tous ses
ouvrages sur la vie en Amérique sont gâtés par le même ressentiment,
car, bien qu’elle ait pu voir beaucoup de choses qui eussent eu besoin
d’amélioration, il n’est guère admissible, même pour les plus prévenus,
qu’elle en ait vu si peu qui méritassent des louanges.

[Illustration: MAIL E-POSTE]

En 1833, Mrs. Trollope publia un roman intitulé _The Abbess_ et, en
1834, un livre sur la _Belgique et l’Allemagne occidentale_, pays qui
semblent lui avoir mieux plu que l’Amérique, attendu que son grief le
plus sérieux contre l’Allemagne, c’est la fumée du tabac, dont l’usage
commençait alors à se répandre universellement chez nos voisins comme
chez nous, et contre l’odeur de laquelle elle s’élève avec une énergie
qui aurait mérité un meilleur sort.

Parmi ses romans, il faut citer le _Vicaire de Wrexhill_, 1837, la
_Veuve Barnabé_, 1839, et sa suite, la _Veuve remariée_, 1840; on y
trouve des tableaux de mœurs un peu conventionnels, mais pittoresques.
Parmi ses récits de voyage, on doit mentionner son livre sur _Vienne et
les Autrichiens_, paru en 1838, amusant, encore qu’un peu gâté par des
préjugés déraisonnables.

[Illustration: DILIGENCE]

En 1841, elle se rendit en Italie d’où elle rapporta une nouvelle étude,
moins bonne que les autres: _A Visit to Italy_, parue en 1842. C’est
qu’elle ne s’y est point tenue à la description des mœurs, et son style
ni son talent ne se prêtaient point du tout à dépeindre la beauté
italienne. Elle se plaisait pourtant à Florence; à partir de 1842,
chaque année elle y passa l’hiver, et n’habita plus l’Ecosse que durant
quelques mois de l’été. Toujours curieuse du monde, elle cherchait à se
procurer des relations en Toscane; dans une lettre du 7 septembre 1844,
qui nous a été conservée, et où il vante «l’amour particulier que la
célèbre femme de lettre anglaise porte à notre malheureuse patrie», l’un
des champions du Risorgimento, Terenzo Mamiani, recommande chaudement à
son amie, la marquise Torrigiani, Mrs. Trollope qui vient s’établir à
Florence avec son fils aîné et sa fille.

[Illustration: CABRIOLET DE PLACE]

C’est donc en Toscane que Frances Trollope composa pour vivre ses
derniers ouvrages. Ils sont inférieurs aux premiers; écrits à la hâte,
ils paraîtraient, je crois, peu lisibles aujourd’hui. Son mari était
mort près de Bruges en 1835. Elle-même expira à Florence le 6 octobre
1863, à l’âge de 84 ans, en laissant cinq enfants: trois filles et deux
fils, Antony et Thomas-Adolphus, qui tous deux suivirent la carrière des
lettres et dont le premier tint à Florence un salon qui eut de
l’influence.

       *       *       *       *       *

Ce qui nous intéresse ici, c’est le voyage, qu’âgée de 55 ans, Mrs.
Trollope fit à Paris, au printemps de 1835, et dont elle a rédigé le
récit sous forme de lettres adressées à l’une de ses amies. Ces
lettres--qu’elles aient été envoyées ou non--ne sont point datées;
seules, la première porte la date du 11 avril 1835, et la dix-huitième,
celle du 6 mai 1835. Mais Mrs. Trollope nous apprend elle-même qu’elle
resta neuf semaines à Paris. C’est quand elle fut revenue à Londres
qu’elle publia ses lettres--en les faisant précéder d’une courte préface
(datée de «décembre 1835») et suivre d’un _post-scriptum_ ou
conclusion--sous le titre que voici:

Paris || and || the Parisians || in 1835 || by Frances Trollope ||
author of _Domestic manners of the Americans_. || _Tremordyn cliff_,
etc. || [Epigraphe:] «Le pire des états, c’est l’état populaire.»
Corneille. || In two volumes || Vol. I.[II.]= London:|| Richard Bentley,
|| New Burlington street || Publisher in ordinary to His Majesty. ||
1836. 2 vol. in-8º, de XV-418 et IX-412 pages[A].

       *       *       *       *       *

[Illustration: CABRIOLET DE MAITRE]

Nous n’avons pas reproduit intégralement cette correspondance, car Mrs.
Trollope s’y montre souvent d’une verbosité qui dénoterait clairement
qu’on rétribuait son style «à la ligne», s’il n’était patent que toutes
les Anglaises d’un certain âge lui ressemblent sur ce point. Quoi qu’il
en soit, la bonne dame raisonne, elle «pense» (pour ainsi dire) à propos
de toutes choses avec une aisance redoutable, et plusieurs de ses
épîtres ne sont que les vues d’une philosophie qui devait paraître un
peu modeste même à des «insulaires» de 1835, ou des considérations sur
la morale, la politique et la littérature, dont le charme de nouveauté
s’est entièrement perdu, il faut l’avouer, depuis Louis-Philippe. C’est
pourquoi nous avons retranché--au reste en indiquant nos coupures par
des points de suspension--bien des développements et des commentaires
qui faisaient longueur, et de même, nous ne nous sommes pas cru obligé
de réimprimer une sorte de nouvelle dont l’ennui nous a paru
excessivement intolérable. Mais, si nous avons de la sorte coupé une
bonne part de l’idéologie politique et critique de Mrs. Trollope, en
revanche nous avons conservé toutes ses observations directes des faits
et ses comparaisons des usages de la France à ceux de l’Angleterre, où
elle révèle avec une ingénuité parfois bien délicieuse ce que la société
parisienne présentait déjà, aux yeux d’une lady comme elle,
d’irrésistible ensemble et de «shocking».

       *       *       *       *       *

On verra, en parcourant les pages qui suivent, à quel degré Mrs.
Trollope est britannique, et c’est ce qui rend à tout moment ses
mémoires infiniment réjouissants pour nous. Qu’on lise, par exemple, le
chapitre où la décente lady traite de ce qu’il y a de choquant pour la
pudeur et la «délicatesse» anglaises dans les manières et les libres
propos à la parisienne,--ou bien le chapitre, où cette fille de
clergyman explique comment «le clergé d’Angleterre, ses respectables
épouses et ses filles si bien élevées», fréquente à Londres la «société»
et quels heureux effets cela produit sur la vertu mondaine. Avec quelle
conviction ne déplore-t-elle pas chez nous les progrès de «l’indecorum»!
De quel sérieux elle proteste à ses compatriotes que les «sociétés» où
elle a eu l’honneur d’être admise n’ont rien offert à ses observations
personnelles qui autorisât la plus légère attaque contre les mœurs du
monde parisien! Et tout cela est, certes, éminemment comique,--mais ce
qui est touchant, c’est de voir combien cette lady est séduite et
charmée par la simplicité, la gaieté spirituelle, la cordialité et ce
qu’elle nomme elle-même «l’effervescence» françaises.

En 1835, notre pays n’était pas aussi infecté d’anglomanie
qu’aujourd’hui. Il y avait encore chez nous de cette bonne grâce sans
cérémonie qui, avant la Révolution, donnait à la vie cette douceur dont
parlait M. de Talleyrand: «Dans aucun lieu de l’univers, il n’est plus
aisé d’entrer en conversation avec un étranger qu’à Paris», constate
Mrs. Trollope, tout de même que l’avait fait, au siècle précédent, le
voyageur sentimental de Sterne. En 1835, les gens du monde eux-mêmes
gardaient encore l’horreur française pour la roideur et la contrainte.
Ils étaient allègres sans aucun remords.

«J’ai vu--déclare notre lady--des hommes et aussi des femmes à cheveux
gris, assez ridés pour être non moins graves qu’un vénérable juge au
tribunal, mais je n’en ai jamais vu qui ne semblassent prêts à sauter,
danser, valser et faire l’amour.»

Certes, il n’est plus guère de différence aujourd’hui entre les
gentlemen gourmés de Londres et de Paris. Mais nos dandys Louis-Philippe
n’arrivaient encore qu’à grand’peine à ce «flegme britannique» qu’ils
admiraient si fort. Ils échappaient mal à la vivacité nationale; en cas
de brouille, par exemple, il leur était malaisé de renoncer au plaisir
d’échanger des mots cruels, et ils réussissaient rarement à s’ignorer
tout à fait, comme ils font en Angleterre. Les relations mondaines aussi
gardaient beaucoup de la familiarité d’autrefois:

«J’ai vu une comtesse de la plus vieille et de la meilleure noblesse
recevoir les visiteurs à la porte extérieure de son appartement avec
autant de grâce et d’élégance que si une triple chaîne de grands laquais
portant sa livrée avaient passé les noms des arrivants du vestibule au
salon», note Mrs. Trollope avec étonnement; «et ce n’était pas le manque
de richesse,--ajoute-t-elle,--seulement, cocher, laquais, suivante et
tout ce qui s’ensuit, la comtesse les avait envoyés en course.»

A cette simplicité qui lui paraît admirable, et qui l’est en effet, la
bonne dame oppose la pompe, l’ostentation et la raide étiquette qui
régissent les relations sociales dans son pays. Et cent fois, elle
revient ainsi sur le plaisir de ces réunions quotidiennes, sans parade,
qu’ignorent ses compatriotes, sur le ton enjoué et familier de la
conversation et sur la bonhomie spirituelle des Parisiens.

[Illustration: LA VEILLÉE, PAR LÉON NOEL

(Collection J. B.)]

Il semble que les gens du peuple aient moins changé que les gens du
monde, depuis 1835. Mrs. Trollope vante en toute occasion la vivacité,
la gaieté et la bonne humeur de la foule parisienne. Le jour de la fête
du roi, elle va se promener aux Champs-Elysées; une immense cohue s’y
presse au milieu des baraques foraines, des théâtres en plein vent et
des vendeurs de limonade:

«Ce peuple mérite réellement des fêtes--ne peut-elle s’empêcher de
s’écrier;--il se réjouit si cordialement, et en même temps si
paisiblement!» Dans son enthousiasme, elle vante même la tempérance
populaire et jusqu’à la politesse des marchandes de friture.

Un autre jour, pour se rendre de Versailles aux «grandes eaux» de
Saint-Cloud, elle monte avec ses compagnons dans un de ces véhicules à
cinq ou six chevaux que l’on nomme aujourd’hui _tapissières_: les
voyageurs s’y entassent, ce qui n’empêche pas que les cochers ne
prétendent à faire entrer toujours de nouveaux clients dans leurs
voitures: «Rien ne pouvait égaler la joie de la foule à la vue des
efforts que faisait le conducteur pour remplir les vides», note la bonne
lady. Quand elle arrive à Saint-Cloud avec les milliers de personnes qui
viennent comme elle de Versailles, déjà les «grandes eaux» ont cessé;
«néanmoins, tout le monde parut aussi gai et content que si le spectacle
n’eût pas manqué». Et l’un des traits caractéristiques du public de chez
nous, c’est peut-être encore cette patience gouailleuse.

[Illustration: LES TUILERIES VERS 1835

(Coll. J. B.)]

Mais c’est au jardin des Tuileries que Mrs. Trollope se sent le plus
touchée par le goût français. La disposition même de ces charmants
jardins, leurs arbres taillés, leurs orangers en caisse, leurs massifs
de fleurs réguliers, tout cela l’enchante mieux, avoue-t-elle, qu’un
parc à l’anglaise, mais moins encore que le public qui y fréquente.
Certes, elle déplore que, depuis la révolution de Juillet, on y laisse
pénétrer tous ceux qui se présentent; auparavant, les factionnaires ne
permettaient d’entrer qu’aux promeneurs bien vêtus, et Mrs. Trollope
trouvait cela bien plus conforme au «decorum» vraiment. Pourtant, elle
ne cesse de chanter l’agrément qu’on y goûte, et elle passe ses
dimanches à observer la foule railleuse et gaie qui s’y presse et où
font sensation les républicains par les détails symboliques de leur
mise, comme les dandys par la noirceur invariable de leur chevelure et
de leurs favoris, mais surtout les polytechniciens par cette
ressemblance avec Napoléon, leur héros, à laquelle ils s’exercent et,
paraît-il, arrivent tous.

[Illustration: BOUQUETIÈRE

(Bibliothèque Nationale) (Gavarni)]

Enfin, que ce soit aux Tuileries ou dans les salons à l’heure des
visites, à Tortoni, sur le boulevard des Italiens, dans les restaurants
à 40 sous du Palais-Royal ou chez Mᵐᵉ Récamier, Mrs. Trollope célèbre la
grâce inimitable des Parisiennes. «S’il arrive que l’on rencontre une
femme habillée ridiculement, ce qui est très rare, il y a cinq chances
contre une pour que ce ne soit pas une Française», dit-elle; et elle
tente d’expliquer cette «élégance simple et parfaite», qui ne s’obtient
que dans «le seul pays du monde où l’on sache repasser», c’est-à-dire à
Paris, et qui désespère les étrangères.

«C’est en vain que toutes les femmes de la terre viennent en foule à ce
marché d’élégance, chacune portant assez d’argent dans sa poche pour se
vêtir de la tête aux pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux et de
plus riche: quand elle aura acheté et mis comme il convient toute chose
exactement de la façon qu’on lui aura prescrite, elle entendra, dans la
première boutique où elle entrera, une grisette murmurer à une autre
derrière le comptoir: «--Voyez ce que désire cette dame anglaise», et
cela (pauvre chère dame!) avant quelle ait pu prononcer un seul mot
capable de la trahir...»

Et c’est parce qu’elle a senti de la sorte le charme des Parisiennes et
le goût dont la moindre marchande ambulante compose ses bouquets de deux
sous ou noue les cerises qu’elle débite aux gamins dans la rue, que l’on
pourra excuser cette Mrs. Trollope, si même elle ne s’est pas toujours
doutée de l’impertinence qu’il y avait à placer (comme elle l’a souvent
fait) au-dessus de notre France son Angleterre. Elle savait bien notre
langue, à en juger par les phrases «parisiennes» dont elle parsème son
texte--nous les avons imprimées en italiques--et où l’on ne relève que
rarement des tournures un peu trop anglaises dans le genre de: «Mais
c’est un siècle depuis que je vous ai vu!» Grâce à cet usage qu’elle
avait du français, Mrs. Trollope put utiliser les lettres de
recommandation dont elle avait eu soin de se munir abondamment et qui
lui assurèrent l’entrée de cette société parisienne qu’elle trouve si
agréable.

[Illustration: CAMION]

Malheureusement, elle ne nous nomme guère les personnes qu’elle y
rencontra. Parmi les femmes du monde, elle cite en passant Mᵐᵉ Benjamin
Constant; ailleurs, elle conte comment elle connut Mᵐᵉ Récamier chez qui
elle causa avec Chateaubriand et entendit une lecture des _Mémoires
d’outre-tombe_. C’est dommage: on eût aimé à savoir quelle était cette
«dame métaphysicienne», notamment, qui lui tint des propos si abscons à
une soirée dansante, ou cette aimable personne qui désirait tant d’avoir
des éclaircissements sur «la manière de faire l’amour à l’anglaise», et
toutes les maîtresses des «maisons où elle était reçue», dont elle
dessine, sans les nommer, des croquis amusants. Et l’on aurait voulu
aussi qu’elle citât plus souvent les noms des hommes notoires qu’il lui
fut donné d’approcher, comme Lamennais, dont elle a peint un bon
portrait, ou comme Chateaubriand. Mais en 1835, on n’entendait pas le
reportage à la manière d’aujourd’hui. Aussi bien, nous pouvons nous
consoler de la discrétion de Mrs. Trollope, car l’intérêt de sa
correspondance est moins encore dans les portraits qu’elle y trace que
dans les observations sur les mœurs qu’elle y fait; et parce que l’on
trouve beaucoup plus souvent, dans les autres mémoires du temps, les
croquis des personnages en vue que des remarques comme les siennes sur
le déplaisir qu’il y a chez nous à rester jeune fille, et la honte que
sentent de leur triste état les vieilles demoiselles.

       *       *       *       *       *

On trouvera au chapitre XXXIX un tableau enchanteur du boulevard des
Italiens, de ses bouquetières, de ses dandys, de ses promeneuses et du
glacier Tortoni. Au chapitre XXXI, Mrs. Trollope peint les illustres
galeries du Palais-Royal, dont la vogue commençait à céder à celle du
boulevard, et conte avec émotion comment elle fut dîner là dans un
restaurant à 40 sous où la cuisine lui sembla incomparable. Ailleurs,
elle célèbre le Luxembourg, le concert Musard, les Champs-Elysées, ou
bien elle fait un chaleureux récit d’un pique-nique à Montmorency. Mais
elle est sévère pour nos rues.

[Illustration]

En 1835, déjà la «voirie» parisienne était déplorable. Nos pères
connaissaient très peu les égouts, à peine les trottoirs, et point du
tout l’invention récente de M. Mac-Adam. La nuit, il leur fallait
chercher leur chemin à tâtons sous le lumignon jaune des réverbères à
huile, alors qu’à Londres le gaz brillait presque partout. Le jour, ils
se voyaient arrêtés à chaque pas par un encombrement, salis par quelque
vieille cardant des matelas devant sa porte, ou forcés, pour éviter
quelque chaudronnier ambulant, de se crotter dans le ruisseau qui
coulait au centre de la chaussée mal pavée.

[Illustration: (E. Lami del.) (Coll. J. B.)]

C’est que les Parisiens, contrairement aux Anglais, aimaient le luxe et
ignoraient le confortable. La moindre petite bourgeoise de chez nous
possédait assez de choses luxueuses pour faire pâlir d’envie une grande
dame britannique, s’il en faut croire Mrs. Trollope. En revanche, elle
n’avait pas d’eau à volonté, car l’eau ne montait guère dans ces grands
immeubles à appartements que les Parisiens préféraient aux maisonnettes
à la mode de Londres, et les canalisations n’existaient point. C’était
le porteur d’eau qui procurait ce qu’il fallait de seaux pour la
cuisine, la toilette et le ménage; d’où Mrs. Trollope conçoit certains
doutes sur la perfection du ménage et de la toilette qui ne sont
peut-être point absolument injustifiés, et qui expliqueraient assez bien
ce que ses compatriotes appelaient alors, parait-il, «l’odeur du
continent»; mais elle a réellement tort de se demander ensuite si le
«raffinement» de son pays sur ce point n’indique pas que l’Angleterre va
tomber incessamment dans la décadence de la Grèce et de Rome.

       *       *       *       *       *

En politique, en art, en littérature ou en morale, Mrs. Trollope est
réactionnaire. Voici pourquoi: c’est parce que les libéraux ne sont que
des whigs et qu’elle est elle-même une lady tory. Un gentleman fort
comique, qui vivait dans le même temps qu’elle et qui a laissé
d’amusants souvenirs, Thomas Raikes, était également tory parce qu’il
était tory; ne lui demandons pas d’autre raison, celle-là est d’un très
bon Anglais.

Si l’on tente d’approfondir les griefs de Mrs. Trollope contre les
libéraux français, ce qu’on démêle de plus clair, c’est qu’elle leur
reproche d’avoir favorisé les progrès de l’_indecorum_: en élevant des
barricades dans les rues, les insurgés de 1830 ont démoli celles de la
société, dit-elle, et l’on sent tout ce que cet argument a
d’irréductible. Néanmoins elle en aurait pu trouver pas mal d’autres.

En 1835, les «Trois Glorieuses» étaient récentes. On voyait toujours,
près des Halles, les tombeaux élevés aux «héros de Juillet». Au musée
d’Artillerie, on lisait encore une pancarte priant lesdits héros de
rapporter les fusils qu’ils avaient empruntés pendant l’émeute et qu’ils
n’avaient sans doute point eu, depuis, le loisir de rendre...

[Illustration]

Quel est le parti le plus généralement respecté en France? se demande
Mrs. Trollope. Elle passe en revue les légitimistes, les carlistes qui
diffèrent des légitimistes en ce qu’ils n’acceptent point l’abdication
de Charles X, les doctrinaires partisans de Louis-Philippe, et les
républicains dont elle fait des croquemitaines. (Elle ne dit pas un mot
du parti bonapartiste pour cette raison qu’il n’existait pas et que la
noblesse de l’Empire ne formait même pas un milieu spécial et comparable
aux milieux légitimiste, doctrinaire ou républicain.) On ne doit point
s’étonner si Mrs. Trollope répond à la question qu’elle s’est posée, que
le parti le plus estimé en France est celui des légitimistes. Toutefois,
elle ajoute prudemment: «Il ne faut pas déduire de cela que la majorité
des Français soit disposée à risquer son précieux repos pour rétablir
les Bourbons sur le trône», car chacun est trop heureux «de jouir en
paix de ses spéculations à la Bourse, des florissants restaurateurs, des
boutiques prospères et même de ses propres tables, chaises, lits et
cafetières». Et ici il semble bien qu’elle ait vu la vérité.

Certes, Louis-Philippe n’était encore rien moins que populaire, dans ces
premières années de «juste-milieu». Stendhal nous a dit dans _Lucien
Leuwen_ par quelles bordées de sifflets les provinciaux s’amusaient à
accueillir ses fonctionnaires, et Mrs. Trollope elle-même a remarqué
l’indifférence du peuple pour le souverain le jour de la fête du roi.
Par amour de la paix et de la tranquillité, la France avait accepté
Louis-Philippe, mais elle ne s’en était pas éprise: elle n’avait fait
avec lui qu’un mariage de raison. Elle lui demandait une administration
sage qui permit aux affaires de fructifier et à la nation de prospérer,
et Mrs. Trollope observe finement que rien n’était plus propre en 1835 à
offenser un doctrinaire que «l’expression du plus léger doute sur sa
chère tranquillité»: c’était à ce point que le gouvernement préférait
ignorer les émeutes et la manifestation à peu près quotidienne des
républicains à la Porte-Saint-Martin.

A ce qu’on réclamait de lui, Louis-Philippe répondit très bien. Quand on
voyait le roi-citoyen faire sa promenade à pied sur les boulevards, à la
façon d’un bon bourgeois à qui ne manque que sa dame et sa demoiselle,
tel que Mrs. Trollope nous le montre: le parapluie sous le bras, et
distingué seulement du commun des hommes par une innocente petite
cocarde à son chapeau, on ne saluait guère, mais au fond on n’était pas
fâché.--Et l’on ne doit pas oublier, non plus, que Louis-Philippe était
l’homme le plus spirituel de son royaume.--Malheureusement, il régnait
sur un siècle romantique, et il faut avouer que le «juste-milieu»
n’était pas très exaltant pour l’imagination... Comprimé, le romantisme
politique éclata, comme on sait, par cette révolution de
«quarante-huit», qui fut sans doute la plus niaise de toutes les
révolutions françaises.

[Illustration: MARIE DORVAL

(Gravure de Léon Noël) (Bibliothèque Nationale)]

Le grand événement qui passionnait l’opinion en ce printemps de 1835,
c’était le Procès-Monstre.

Depuis les «Trois Glorieuses», le parti républicain n’avait cessé de
s’agiter contre le gouvernement de Louis-Philippe, à qui il reprochait
d’avoir «escamoté» la République. Il était peu nombreux et dénué
d’argent, mais bien organisé en sociétés secrètes, et composé d’hommes
résolus: ouvriers luttant pour améliorer leur vie et étudiants enflammés
de lyrisme. Depuis 1831, les insurrections n’avaient pas cessé. En avril
1834 des émeutes éclatèrent dans diverses villes. Du 9 au 13 avril, les
ouvriers lyonnais tinrent tête à la troupe. Dès que la nouvelle de leur
soulèvement parvint à Paris, le 13 avril, les républicains de la
capitale commencèrent à faire des barricades; et un officier de la
petite armée que M. Thiers déploya contre eux ayant été blessé devant le
nº 12 de la rue Transnonain, ses soldats entrèrent dans la maison et y
massacrèrent tout, compris les femmes et les petits enfants. A
Lunéville, Grenoble, Marseille, Poitiers, etc., il y eut également des
troubles.

Le gouvernement résolut d’en finir et déféra 164 émeutiers, accusés
d’avoir comploté contre la sûreté de l’Etat, à la Chambre des Pairs
constituée en Haute-Cour de justice. Le _Procès des accusés d’avril_,
surnommé le _Procès-Monstre_, dura de mars 1835 à janvier 1836. On avait
interdit aux femmes l’entrée du Luxembourg; seule, paraît-il, George
Sand, vêtue en homme, put assister à quelques séances. Mais Mrs.
Trollope qui était une honnête lady, n’avait pas coutume de fumer des
cigares ni de revêtir des pantalons à pont: elle ne put entrer.
Toutefois elle donne une quantité de détails amusants sur l’état de
l’opinion et les précautions du gouvernement.

[Illustration: ANTONY: «ELLE ME RÉSISTAIT JE L’AI ASSASSINÉE!»

(Lith. de V. Adam) (Collection J. B.)]

En littérature, comme en politique, Mrs. Trollope est réactionnaire. Au
théâtre, ce qu’elle préfère, ce sont les pièces anciennes et même les
grandes coquettes de cinquante-six ans, telle l’illustre Mˡˡᵉ Mars. En
revanche, ce qu’elle déteste le plus c’est la nouvelle école des
romantiques, «l’école du décousu», comme elle l’appelle. On trouvera
plus loin quelques-unes de ses diatribes contre les «horreurs à la
mode»... Et vraiment elle n’y a pas tort.

Car, lorsqu’elle parle de la littérature romantique, Mrs. Trollope pense
presque toujours au théâtre. C’est sur ses pièces qu’elle juge Victor
Hugo. De la romancière George Sand, elle dit au contraire: «La dame qui
écrit sous ce nom ne saurait être rejetée, même par le défenseur le plus
austère des mœurs publiques, sans un soupir», et elle consacre tout un
chapitre à pousser ce soupir-là. Quant à M. d’Arlincourt, il est vrai
qu’elle se montre rigoureuse pour lui, mais vraiment ce vicomte était
trop ridicule. Encore un coup, ce ne sont pas les poèmes ni les romans,
mais les pièces de la nouvelle école que Mrs. Trollope appelle «les
horreurs à la mode».

Or, que vit-elle jouer pendant son séjour à Paris? _Charlotte Brown_, de
Mᵐᵉ de Bawr... Si elle «éreinta» de la belle manière cette consœur,
excusons Mrs. Trollope.--Quoi encore? _Le Monomane_, de Duveyrier,
mélodrame en cinq actes, à l’Ambigu. En ce temps-là, les mélodrames
étaient des pièces «littéraires»; on n’y allait pas du tout, en
souriant, pour pleurer, mais gravement, et on les trouvait sublimes. Si
vous connaissez _Le Monomane_ de Duveyrier, histoire abracadabrante d’un
procureur du roi agité de la folie du sang, intrigue mêlée de
somnambulisme, poison, assassinat sur la scène, et tout ce qui s’ensuit,
vous excuserez encore Mrs. Trollope de n’avoir pas admiré ce drame
autant que les «jeunes gens de Paris»; et vous lui pardonnerez
également, je pense, d’avoir un peu ri à la _Tour de Nesles_, de
Gaillardet et Dumas, qui en 1835, ne passait pas moins que _Le Monomane_
pour une pièce de haute littérature.

[Illustration: LA TOUR DE NESLE: «REGARDE ET MEURE»

(Lithographie de V. Adam) (Coll. J. B.)]

Enfin, pour tout achever, la pauvre femme vit jouer le _Roi s’amuse_ et
_Angelo, tyran de Padoue_, de Victor Hugo. On venait de faire autour de
la première représentation d’_Angelo_ une réclame incroyable. Le
Théâtre-Français avait engagé spécialement Mᵐᵉ Dorval pour figurer aux
côtés de Mˡˡᵉ Mars... Cette fois encore, peut-on en vouloir à Mrs.
Trollope de se livrer à d’innocentes plaisanteries sur ce «tyran pas
doux du tout», qu’elle trouve ridicule non sans raison, et a-t-elle tort
lorsqu’elle constate que Victor Hugo a parfaitement réussi à mêler le
tragique au comique, car la «catastrophe se produisant par le moyen du
poignard et du poison, la pièce est une tragédie _sans contredit_, mais
les incidents et les dialogues ayant été traités dans l’esprit le plus
gai, cette même pièce est sans faute une comédie»?

En ce temps-là, on s’amusait beaucoup des quatrains comme celui-ci:

    Où, ô Hugo! jucheras-tu ton nom?
    Justice encor faite que ne t’a-t-on?
    Quand donc, au corps qu’académique on nomme,
    Grimperas-tu de roc en roc, rare homme?

C’était drôle... Pardonnons au vieux classique qui blasphémait de la
sorte notre Hugo: sans doute il n’avait pas lu les _Feuilles d’automne_,
et c’était peut-être un spectateur d’_Angelo_.

                                                     JACQUES BOULENGER.

[Illustration]



PARIS ROMANTIQUE



I

L’ARGOT A LA MODE.--LES JEUNES GENS DE PARIS.--LA JEUNE
FRANCE.--ROCOCO.--DÉCOUSU.


Je suppose que, chez tous les peuples et dans tous les temps, une
certaine partie de ce que nous appelons _argot_ s’insinue dans la
conversation familière, et même ose quelquefois se faire entendre à la
tribune et sur la scène. Mais il me semble que la France prend en ce
moment de bien grandes libertés vis-à-vis de sa langue maternelle.
D’ailleurs, pour traiter convenablement ce sujet, il faudrait être
Française soi-même, et, de plus, érudite. Je me contente de noter sous
toutes réserves, comme une chose qui m’a frappée, que cette innovation
paraît s’accentuer visiblement.

Je le sais: on peut dire que tout mot nouveau, qu’il soit fabriqué ou
emprunté, ajoute quelque chose à la richesse du langage; et, sans doute,
il en est ainsi. Mais la langue française, telle qu’on l’écrivait au
Grand Siècle, présente une telle grâce, une élégance si accomplie, que
cela supplée au manque d’abondance qui lui a été quelquefois reproché.
Augmenter sa force en lui donnant de la rudesse, ce serait comme si l’on
échangeait un cheval de race contre un cheval de brasseur:

«Vous gagnez en puissance ce que vous perdez en grâce, dira le brasseur.

--Il se peut; mais beaucoup de gens, même en ce temps d’activité et
d’utilitarisme où nous sommes, regretteraient l’échange.»

Au reste, c’est là un sujet, comme je l’ai déjà dit, sur lequel je ne me
sens pas le droit de disserter. Personne ne devrait se permettre
d’examiner ni de discuter les finesses d’une langue qui n’est pas la
sienne. Mais, sans se permettre un examen aussi présomptueux, il y a des
mots et des phrases qui sont à la portée de l’observation d’une
étrangère et qui me frappent comme remarquables en ce moment, soit par
la fréquence de leur emploi dans la conversation, soit par le sens
emphatique qu’on leur donne.

Les _jeunes gens de Paris_[B] me semble une de ces expressions-là.
Traduisez-la en anglais et vous n’y trouverez aucune signification plus
remarquable qu’à celle-ci: «Les jeunes gens de Londres» ou de toute
autre métropole. Mais entendez cette locution à Paris... Miséricorde!
elle résonne comme la foudre. Ce n’est pas cependant qu’elle soit
bruyante et fanfaronne, elle a plutôt un sens imposant ou mystique; elle
semble symboliser le pouvoir, la science,--oui, et la sagesse entière de
toute la nation.

_La jeune France_ est une autre de ces expressions cabalistiques qui
laissent sous-entendre quelque chose de grand, de terrible, de
volcanique, de sublime. Je dois vous avouer que ces deux phrases,
prononcées, comme elles le sont toujours, avec une mystérieuse emphase
qui semble dire que ce qu’elles expriment dépasse ce qu’on entend,
produisent sur moi un effet stupéfiant. Je me rends parfaitement compte
que je ne saisis pas complètement toutes les nuances à quoi elles font
allusion, et je redoute de demander des explications qui me rendraient
peut-être les choses encore plus inintelligibles...

En dehors de ces phrases et de quelques autres que je pourrai peut-être
citer dans la suite comme difficiles à comprendre, j’ai appris un mot
tout nouveau pour moi et que je crois tout récemment introduit dans la
langue française; du moins, il n’est pas dans les dictionnaires et je
suppose que c’est une de ces heureuses innovations qui viennent de temps
à autre enrichir et renforcer le langage. Comment l’ancienne Académie
aurait-elle traité ce vocable? Je ne le sais. Mais il me semble fort
expressif et je pense qu’on peut très convenablement s’en servir; en
tout cas, je l’utiliserai souvent comme un adjectif des plus utiles. Ce
mot nouveau-né, c’est _rococo_. Il me paraît désigner, pour tout ce qui
est jeune et nouveau, tout ce qui porte l’empreinte du goût, des
principes ou des sentiments du temps passé.

[Illustration: LA JEUNE FRANCE

(Par Tony Johannot) (Extrait de _Jérôme Paturot_)]

L’épithète de _rococo_ peut s’appliquer à cette partie de la population
française qui a gardé les modes surannées, le goût des habits galonnés
et des nœuds d’épée en diamant, comme à celle qui, par un fier
royalisme, reste dévouée à son roi légitime, bien qu’elle n’en puisse
plus rien attendre; tel est du moins le sens du mot _rococo_ dans la
bouche d’un doctrinaire. Mais entendez maintenant un républicain le
prononcer: il l’appliquera à toute espèce d’autorité régulière, même au
pouvoir actuel, et, en fait, à tout ce qui se rapporte à la loi ou à
l’Evangile.

Il y a un autre adjectif qui me paraît être employé très fréquemment et
qui mérite tout autant d’être considéré comme étant à la mode. C’est un
bon vieux mot régulier, admirablement expressif, et aujourd’hui d’une
utilité plus qu’ordinaire:

[Illustration: MADEMOISELLE MARS

(A. Lacanchie del., 1836) (Bibl. Nat.)]

l’adjectif _décousu_. Les esprits raisonnables semblent s’en servir pour
qualifier la divagation de la nouvelle école littéraire et tous ces
lambeaux d’opinions qu’ont recueillis au hasard les jeunes gens qui
dissertent sur la philosophie, comme il est en ce moment de bon ton de
le faire à Paris.

Si la population entière devait être classée en deux grandes divisions,
je doute qu’elle le pût être plus explicitement que par ces deux termes:
les _Décousus_, les _Rococos_. Je vous ai dit de quoi se composerait la
classe des _Rococos_. Celle des _Décousus_ comprendrait toute l’école
ultra-romantique: romanciers, poètes, auteurs dramatiques; les
républicains de toutes nuances, depuis ceux qui avouent admirer
«l’ardent Robespierre», jusqu’aux paisibles disciples de Lamennais;
enfin la plupart des écoliers et toutes les _poissardes_ de Paris...



II

Mˡˡᵉ MARS DANS ELMIRE DE _Tartuffe_. ETERNELLE JEUNESSE DE L’ACTRICE.


J’avais quelque crainte de passer pour atteinte de «rococoïsme» quand
j’osai, peu de temps après mon arrivée, avouer que je désirais ardemment
détourner mon attention des choses nouvelles, et voir une fois encore
Mˡˡᵉ Mars dans le rôle d’Elmire de _Tartuffe_.

Je n’étais pas non plus sans redouter que le délicieux souvenir qu’elle
m’avait laissé ne fût effacé par le changement que sept années avaient
dû produire en elle. J’avais peur de montrer à mes enfants une réalité
qui détruisît le _beau idéal_ que je leur avais tracé de la seule
parfaite actrice que l’on voie encore au théâtre.

Mais _Tartuffe_ était affiché, et peut-être ne le serait-il plus de
longtemps. Nous dînâmes hâtivement et de bonne heure, et bientôt je me
trouvai une fois de plus devant le rideau que j’avais vu se lever si
souvent pour Talma, Duchesnois et Mars.

Je m’aperçus avec un grand plaisir, en arrivant au théâtre, que les
Parisiens, si inconstants en toutes choses, étaient restés fidèles à
leur adoration de Mˡˡᵉ Mars, car bien que ce fût la cinq centième fois,
peut-être, qu’elle jouait Elmire, les barrières étaient aussi
nécessaires, la queue aussi longue et aussi nombreuse, que lorsque,
quinze ans plus tôt, j’avais remarqué pour la première fois le
prodigieux pouvoir exercé par une actrice qui avait depuis longtemps
déjà dépassé le premier épanouissement de sa jeunesse et de sa beauté.
Si les Parisiens pouvaient justifier leur amour du changement comme
cette singulière preuve de fidélité, ce serait bien. Il y a malgré tout
en elle un étrange enchantement...

[Illustration: AU LOUVRE]

Je consentirais volontiers à mourir pour quelques heures, si cela
pouvait faire revivre Molière et lui laisser voir Mars jouant un de ses
rôles préférés; quel ne serait pas son plaisir à voir la créature de son
imagination vivre exquisement devant lui, et à remarquer en même temps
le frémissement que son esprit, transmis par cette charmante actrice,
fait courir à travers les rangs pressés dans la salle, ainsi qu’un
courant d’électricité! Pensez-vous que le meilleur sourire de Louis le
Grand ait jamais valu cela?...



III

LE SALON AU LOUVRE.--IMPERTINENCE QU’IL Y A A RECOUVRIR LES
CHEFS-D’ŒUVRE ANCIENS PAR DES TABLEAUX CONTEMPORAINS.--SALETÉ DU
PUBLIC.--L’ÉGALITÉ EST UNE NIAISERIE.


Je me suis si peu préoccupée des dates et des saisons que j’ai
absolument oublié, ou plutôt que j’ai négligé de dire que le moment de
notre arrivée à Paris était celui de l’exposition des artistes vivants
au Louvre; et il ne serait pas facile de vous décrire la sensation que
j’éprouvai quand je vis, dans la Galerie, des tableaux si différents de
ceux que j’avais coutume d’y trouver.

[Illustration: UN TABLEAU DU SALON DE 1835

     (Extrait de l’_Artiste_)
]

D’ailleurs l’exposition est très belle, et tellement supérieure à tout
ce que j’ai vu jusqu’ici de l’école moderne, qu’après notre premier
désappointement, nous eûmes la consolation de nous y plaire et même d’en
jouir.

Pourtant il n’est certainement pas un système moins capable d’attirer
l’admiration que celui qui consiste à couvrir Poussin, Raphaël, Titien
et le Corrège, par les productions des palettes modernes!...

Il doit être excessivement désagréable pour les artistes--qui, je crois,
rôdent fréquemment incognito et affectant l’indifférence autour de leurs
toiles préférées--d’ouïr des remarques comme celles que j’entendais hier
dans cette partie de la Galerie où se trouvent les _Saint Bruno_ de Le
Sueur! «Certainement, les rubans de la robe de cette dame sont d’un bleu
délicat, disait le critique, mais la draperie de Le Sueur, qui se trouve
en dessous pour mes péchés, est identique. Pourrait-on désirer un
meilleur contraste que celui de cette figure sans expression, froide,
lisse, à la peau vernie, aux membres inanimés et à la mollesse
inexprimable, qui a pour nom _Portrait d’une Dame_, avec le chef-d’œuvre
qu’elle cache?...»

L’exposition remplit environ les trois quarts de la Galerie; et, à
l’endroit où elle cesse, un horrible rideau, suspendu en travers, cache
les précieuses œuvres des écoles espagnoles et italiennes qui occupent
l’extrémité de la galerie. Peut-on inventer un tel supplice de Tantale?
Et quel artiste vivant pourrait être apprécié en toute justice dans ces
conditions?

Pour rendre l’effet plus frappant encore, on laisse entre ce triste
rideau et le mur orné, quelques pouces d’intervalles, qui permettent à
la doucereuse teinte brune d’un Murillo bien connu d’attirer les yeux
sans les contenter. Certainement tous les professeurs de toutes les
académies existantes ne sauraient découvrir une manière de montrer les
artistes français modernes à leur plus grand désavantage. Espérons
qu’ils auront du succès malgré cela.

Puisque je parle de Paris, il est presque superflu de dire que l’entrée
dans cette exposition est gratuite.

Je ne puis abandonner ce sujet sans ajouter quelques mots sur le public
ou tout au moins sur une partie du public, dont il m’a semblé que
l’apparence offrait des preuves non équivoques du progrès des esprits et
de celui de l’indécorum. Dans tous les endroits où la foule des amateurs
était le plus dense, on voyait et on sentait un nombre considérable de
citoyens et de citoyennes particulièrement graisseux. Mais, comme dit le
proverbe:

    «La noix la plus douce a l’écorce la plus amère.»

et ce serait ici une trahison, je suppose, que de douter qu’il ne se
cache, sous ces blouses sales et ces jupons usés, autant de raffinement
et d’intelligence que nous pouvons espérer d’en trouver sous le satin et
la dentelle.

[Illustration: GRAVURE DE A. HERVIEU

(Extrait de _Paris and the Parisians_, par Mrs. Trollope)]

C’est un fait indiscutable, je crois, que, lorsque les immortels de
Paris élevèrent des barricades dans les rues, ils démolirent plus ou
moins les barrières de la société. Mais c’est là un mal que n’ont pas
besoin de déplorer les gens qui songent à l’avenir. La nature elle-même,
du moins telle qu’elle se montre quand l’homme abandonne les forêts,
pour vivre en société dans les cités, la nature prend soin elle-même de
remettre tout en ordre.

    «La force veut dominer la faiblesse».

et quand, un matin, tous les hommes se réveilleraient égaux, l’heure du
coucher ne serait pas arrivée que certains auraient déjà compris que la
destinée leur impose de faire le lit des autres. Telle est la loi
naturelle. La force brutale de la foule n’est pas plus capable de
l’enfreindre que le bœuf de nous faire tirer la charrue ou l’éléphant de
nous arracher les dents pour en faire des jouets à ses petits.

En ce moment, toutefois, un peu de la lie que la promulgation des
_Ordonnances_ a soulevée, flotte encore à la surface, et il est
difficile d’observer, sans sourire, en quoi consiste principalement
cette liberté pour laquelle ces immortels ont versé leur sang. Nous
pouvons bien dire, en vérité, que la population de Paris est philosophe
et qu’elle est reconnaissante de très petites choses, puisqu’un des plus
remarquables, parmi les droits qu’elle s’est nouvellement acquis par la
révolution, est certainement celui de se présenter sale devant ses
chefs.

Je suis sûre que vous vous souvenez combien, jadis, c’est-à-dire avant
la dernière révolution, la vue de la foule formait une partie agréable
de l’aspect du Louvre et des jardins des Tuileries. Les dames et les
messieurs étaient là semblables à ce qu’ils sont partout; mais on y
admirait la coquetterie soignée des jolis costumes populaires--ici une
_cauchoise_, là une _loque_,--la méticuleuse netteté des hommes, et
surtout le joli aspect des tout petits, qui, avec leurs tabliers de soie
à longue taille, leurs mignons bonnets blancs et leurs _chaussures_
impeccables, trottaient aux côtés de leurs parents. Tout cela rehaussait
l’agrément et la gaieté du spectacle. Mais maintenant, jusqu’à ce que la
population se soit nettoyée de la saleté (et non certes du lustre)
qu’elle a gagnée en travaillant aux Trois Journées, il faudra tolérer la
vue des habits crasseux, des _casquettes_ innommables, des _blouses_
sordides, et des déplorables bonnets ronds qui semblent servir jour et
nuit. C’est dans l’obligation de cette tolérance que consiste la
principale marque extérieure de l’accroissement de liberté qu’a gagnée
le peuple de Paris.



IV

LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.--INFÉRIORITÉ DE L’ANGLAISE.--SIMPLICITÉ CHARMANTE
DES RÉUNIONS.--ABSENCE DE CÉRÉMONIE ET DE PARADE.--L’IMMORALITÉ
FRANÇAISE EST UN PRÉJUGÉ DES ANGLAIS.


J’aime toutes les curiosités de Paris--et je désigne par ce terme aussi
bien ce qui est grand et durable, que ce qui est toujours changeant et
toujours nouveau;--mais je suis plus portée, comme vous le croirez
facilement, à écouter des conversations intéressantes qu’à contempler
toutes les merveilles que l’on peut admirer dans la ville.

J’ai donc accueilli avec joie les aimables avances qu’on a bien voulu me
faire de divers côtés; et j’ai déjà la satisfaction de me trouver en
termes très agréables et en relations familières avec des gens
charmants, dont beaucoup sont très distingués et qui, heureusement pour
moi, diffèrent autant que le ciel et la terre par leurs opinions sur
toutes choses, depuis le plus haut degré du _rococo_ jusqu’à la plus
parfaite expression de l’école du _décousu_.

Et ici, laissez-moi vous dire, ainsi qu’à tous mes compatriotes aux
oreilles de qui ces notes parviendront, que tout voyage à Paris, quel
que soit l’esprit d’entreprise qu’on y apporte et les sommes que l’on se
sente disposé à y dépenser, sera sans valeur si l’on ne peut entrer en
relations avec la bonne société française.

Il est vrai qu’il est quelquefois beaucoup plus amusant pour un étranger
arrivant à Paris de regarder simplement toutes les nouveautés
extérieures qui l’entourent. Cet air indescriptible de gaîeté qui fait
que chaque jour de soleil a l’air d’un jour de fête; cette légèreté
d’esprit qui semble appartenir à tous les rangs; le timbre plaisant des
voix, les regards pétillants des yeux; les jardins, les fleurs, les
statues de Paris, tout cela produit un véritable enchantement.

Mais «l’habitude diminue les merveilles» et quand l’excitation joyeuse
des débuts est passée et que nous commençons à nous sentir las de son
intensité même, alors nous tombons dans l’abattement et le
mécontentement.

A partir de ce moment le touriste anglais ne parle plus que de larges
rivières, de ponts magnifiques, de _trottoirs_ prodigieux, d’égouts
inimitables et de porto authentique. C’est alors que, pour prolonger et
augmenter son enchantement, il devrait cesser d’examiner l’extérieur des
maisons, et s’efforcer de s’y faire admettre afin de sentir le charme
plus durable qui y règne.

On a déjà tant parlé et tant écrit sur la grâce et la séduction de la
_langue_ française dans la conversation qu’il me paraît tout à fait
inutile d’insister là-dessus. Que les bons mots ne puissent être dits
dans aucune autre langue avec autant de grâce c’est un fait qui ne peut
être ni nié ni plus affirmé qu’il ne l’est. Heureusement, l’art
d’exprimer une heureuse pensée dans les meilleurs termes possibles n’est
pas mort avec Mᵐᵉ de Sévigné, et aucune révolution n’a pu encore le
détruire.

Ce n’est pas seulement pour s’amuser une heure que je conseillerais aux
Anglais de cultiver assidument la bonne société française. Les relations
qu’une longue paix a permises entre Paris et nous ont grandement
amélioré nos habitudes nationales. Nos dîners ne sont plus déshonorés
par l’ivresse, et nos compatriotes hommes et femmes, quand ils arrangent
une partie pour se divertir, ne sont plus séparés par l’étiquette
pendant la moitié du temps que dure la réunion.

Mais nous avons beaucoup à apprendre encore, et le ton général de nos
réunions quotidiennes peut être très perfectionné par l’exemple des
usages et des manières parisiennes.

Ce n’est pas à ces grandes et brillantes réceptions qui se renouvellent
trois ou quatre fois par saison dans les maisons très élégantes, que
nous trouverions beaucoup à apprendre. Une belle fête chez lady A., dans
Grosvenor Square, est aussi semblable à une grande réception chez lady
B., dans Berkeley Square, qu’une belle soirée à Paris l’est à une à
Londres. Il y a beaucoup de jolies femmes, d’hommes élégants, de satins,
de gazes, de velours, de diamants, de chaînes, de décorations, de
moustaches, d’impériales, et peut-être très peu, parmi tout cela, de
véritable plaisir.

Je croirais, même, à vrai dire, que nous avons plutôt l’avantage dans
ces réunions nombreuses: en effet, nous changeons fréquemment de place,
car nous passons d’une pièce à l’autre pour prendre nos glaces, et,
comme les assistants jouissent par groupes de ce répit dans la
suffocation, on trouve chez nous non seulement l’occasion de respirer,
mais aussi celle de parler durant quelques minutes sans être dérangés.

[Illustration: MOBILIER D’ANTICHAMBRE, PAR HENRI MONNIER

(Bibl. Nationale)]

Ce n’est donc pas dans les réunions nombreuses que j’étudierai les
caractères des _salons_ de Paris, mais dans les relations familières et
quotidiennes. Là, on observe un ton enjoué, une absence de toute pompe,
de tout orgueil, de toute cérémonie, dont malheureusement, nous n’avons
aucune idée. Hélas! avant d’oser nous aventurer à passer une heure de la
soirée dans le salon de notre amie, il nous faut savoir un mois à
l’avance, par carte spécialement imprimée, qu’elle sera «at home» ce
jour-là, que ses domestiques en livrée nous attendront, et, que son
habitation sera illuminée. Voyez-vous une dame de Londres recevant entre
huit et onze heures, une demie-douzaine de ses plus chères amies qui
arriveraient en châles et en bonnets, sans avoir été invitées! Et
combien cela serait pour nous étrangement nouveau, que les plus
amusants et les plus recherchés engagements de la semaine fussent
précisément ceux qu’on a formés sans cérémonie et sans ostentation, et
naquissent d’une rencontre accidentelle!

C’est cette aisance, cette absence habituelle de cérémonie et de parade,
cette horreur de la contrainte et de l’ennui sous toutes ces formes, qui
rendent le ton des manières françaises infiniment plus agréable que
celui des nôtres. Et à quel point je dis vrai, seuls le savent ceux qui,
par quelque heureux hasard, possèdent un bon «Sésame, ouvre-toi!» pour
les portes parisiennes.

En dépit de la vanité surabondante que l’on attribue aux Français, ils
en montrent certainement infiniment moins que nous dans leurs rapports
avec leurs semblables.

J’ai vu une comtesse, de la plus vieille et de la meilleure noblesse,
recevoir les visiteurs à la porte extérieure de son appartement avec
autant de grâce et d’élégance que si une triple chaîne de grands laquais
portant sa livrée eût passé les noms des arrivants du vestibule au
salon. Or, ce n’était pas là manque de richesse: cocher, laquais,
suivante et tout ce qui s’ensuit, elle les avait; seulement elle les
avait envoyés en course, et jamais il n’était entré dans son esprit que
sa dignité pourrait avoir à souffrir de se montrer sans eux. En un mot,
la vanité française n’apparaît pas dans les petites choses; et c’est
précisément pour cette raison que le ton charmant de la société est
débarrassé de l’inquiète, susceptible, fastueuse et égoïste étiquette
qui entrave si étroitement la société anglaise.

Beaucoup de nos compatriotes, mon amie, trouveront dangereuses ces
louanges du charme de la société française, parce qu’elles glorifient et
donnent en exemple les manières d’un peuple dont la moralité est
considérée comme beaucoup moins stricte que la nôtre. Si je pensais, en
approuvant ainsi ce qui est agréable, diminuer de l’épaisseur d’un
cheveu l’intervalle que nous croyons exister entre eux et nous à cet
égard, je changerais mon approbation en blâme, et ma louange
superficielle en noire réprobation; mais, à ceux qui m’exprimeraient une
telle crainte, je répondrais en leur assurant que l’intimité des milieux
dans lesquels j’ai eu l’honneur d’être admise n’a rien offert à mes
observations personnelles qui autorise la moindre attaque contre la
moralité de la société parisienne. On ne trouverait nulle part, on ne
saurait souhaiter un raffinement plus scrupuleux et plus délicat dans le
ton et les manières. Et je suspecte fort que beaucoup des tableaux de la
dépravation française que nous ont rapportés nos voyageurs ont été pris
dans des milieux où les recommandations que j’engage si fort mes
compatriotes à se procurer n’étaient pas absolument nécessaires pour
pénétrer. Mais on ne pense pas, je suppose, que je parle ici de ces
milieux-là.



V

INQUIÉTUDE CAUSÉE PAR LE PROCHAIN JUGEMENT DES PRISONNIERS DE LYON.--LE
«PROCÈS MONSTRE».


Nous avons éprouvé une véritable panique causée par les bruits que l’on
fait courir sur le terrible procès qui est tout près d’avoir lieu.
Beaucoup de gens craignent que des scènes terribles ne se passent dans
Paris quand il commencera.

Les journaux de tous les partis en sont remplis à tel point qu’on n’y
peut trouver autre chose; et tous ceux qui sont opposés au gouvernement,
de quelque couleur qu’ils soient, parlent de la façon dont la procédure
a été menée comme de l’abus de pouvoir le plus tyrannique que l’on ait
encore vu dans l’Europe moderne.

Les royalistes légitimistes déclarent la procédure illégale, parce que
les accusés ont le droit d’être jugés par un jury composé de _leurs_
pairs, à savoir, les citoyens français, tandis que ce droit leur est
retiré, et qu’on ne leur accorde pas d’autres juges et jury que _les_
pairs de France.

Je ne sais si cette accusation est fondée; mais il y a pour le moins une
apparence plausible dans l’objection qu’on peut lui faire. Il n’est pas
difficile de voir que l’article 28 de la Charte dit:--«La Chambre des
Pairs prend connaissance des

[Illustration: CAUSERIES DU SOIR, PAR E. LAMI

(Bibl. Nationale)] crimes de haute trahison et des attentats contre la
sûreté de l’Etat, qui seront définis par la Loi.»

Or, quoique cette définition par la loi ne soit pas encore, à ce que
l’on m’a dit, un travail tout à fait terminé, les crimes, pour lesquels
les prisonniers seront jugés, paraissent quelque chose de si semblable à
de la haute trahison, que la première partie de l’article peut
s’appliquer à eux.

[Illustration: «GARRRE A VOUS, GUERRRDINS DE RRRÉPUBLICAINS»

(Extrait du _Charivari_, 1835)]

Pour les journaux, les pamphlets, et les publications républicaines de
toutes sortes, la détention et le procès sont une violation scandaleuse
des droits nouvellement acquis par «la jeune France»; et ils disent, ils
jurent même qu’aucun roi couronné, aucun pair, aucun ministre, n’avait
encore osé jusqu’ici prendre une décision tyrannique à ce point.

Tout ce que l’infortuné Louis XVI fit jamais ou permit de faire, tout ce
que Charles X le banni projeta, tout cela n’a jamais indigné autant que
cet acte sans nom que le roi Louis-Philippe Iᵉʳ est sur le point de
perpétrer.

Enfin, l’horrible chose a été baptisée et elle s’appelle: _le Procès
Monstre_. Cet heureux nom m’évitera un flot de paroles inutiles. Avant
que l’on eût trouvé cette appellation expressive, chaque paragraphe où
il était question du procès commençait par une vaste description de la
terrible affaire; maintenant toute éloquence préliminaire est devenue
inutile: _Procès Monstre!_ simplement, _Procès Monstre!_ ces deux mots
expriment d’abord ce qu’on veut dire, et ce qui suit n’est plus que
nouvelles et récits.

Ces nouvelles et ces récits, d’ailleurs, varient considérablement et
nous laissent fort inquiets sur ce qui va arriver. Celui-là affirme que
Paris peut d’un moment à

[Illustration: L’ABBÉ CŒUR, CHANOINE HONORAIRE DE NANTES

(Par Delacluze) (Bibliothèque Nationale)]

l’autre être mis en état de siège et que tous les étrangers, sauf ceux
appartenant à l’ambassade, seront priés de partir. Un autre déclare que
tout cela est une pure invention; mais ajoute qu’un fort _cordon_ de
troupes entourera probablement Paris, et veillera nuit et jour de peur
que les _jeunes gens_ de la capitale n’entreprennent, dans leur
excitation, de laver dans le sang de leurs concitoyens la honte que la
naissance illégitime du Monstre a répandue sur la France. D’autres
annoncent qu’un corps dévoué de patriotes a juré de sacrifier une
hécatombe de gardes nationaux, pour expier une abomination dont ils
accusent lesdits guerriers d’être les auteurs.

Beaucoup enfin déclarent que le procès ne sera jamais jugé; que le
gouvernement se sert audacieusement de l’image du Monstre pour effrayer
les gens; et qu’une amnistie générale terminera l’affaire. En vérité, ce
serait une tâche fatigante que de rapporter seulement la moitié des
histoires qui courent en ce moment à ce sujet; mais je vous assure que
voir tous ces préparatifs et écouter tout cela, c’est assez pour devenir
nerveuse; et beaucoup de familles anglaises ont trouvé plus prudent de
quitter Paris...



VI

ÉLOQUENCE DE LA CHAIRE.--L’ABBÉ CŒUR.--SERMON A SAINT-ROCH.--ÉLÉGANCE DU
PUBLIC.--COSTUME DU JEUNE CLERGÉ.


Depuis mon retour dans cette changeante France, j’ai constaté une
nouveauté qui m’a été très agréable, c’est la considération et le goût
que l’on y a maintenant pour l’éloquence de la chaire...

Il y a environ une douzaine d’années, je voulus savoir si l’on trouvait
encore à Paris quelques traces de la glorieuse éloquence des Bossuet et
des Fénelon. J’entendis des sermons à Notre-Dame, à Saint-Roch, à Saint
Eustache; mais jamais course au talent fut aussi peu couronnée de
succès. Les prédicateurs étaient cruellement médiocres; aussi bien, ils
avaient l’air d’hommes communs et sans culture, ce qui était d’ailleurs,
et est encore, je crois, bien souvent le cas. Les églises étaient à peu
près vides; et les rares personnes dispersées çà et là dans leurs
splendides bas-côtés étaient généralement des vieilles femmes du peuple.

Que le changement est grand aujourd’hui!... «Avez-vous entendu l’abbé
Cœur?» Cette question me fut posée dans la première semaine de mon
arrivée, par quelqu’un qui, pour rien au monde ne voudrait être
considéré comme rococo. A l’effet que produisit ma réponse négative, je
m’aperçus que j’étais bien peu au courant de ce qui devait être connu à
Paris. «--C’est réellement extraordinaire! je vous engage à aller
l’entendre sans délai. Il est, je vous assure, non moins à la mode que
Taglioni.»

La conversation continua sur les prédicateurs en vogue, et je me rendis
compte que j’étais tout à fait dans l’ignorance. D’autres noms célèbres
furent cités: Lacordaire, Deguerry, et quelques autres que je ne me
rappelle pas, et on parlait d’eux comme si leur réputation devait
nécessairement s’étendre d’un pôle à l’autre, mais, en vérité, je ne
connaissais pas plus ces messieurs que les chapelains privés des princes
de Chili. Toutefois j’inscrivis leurs noms avec beaucoup de docilité; et
plus j’écoutais, plus je me réjouissais en pensant que la Semaine Sainte
et Pâques allaient venir bientôt; car j’étais bien décidée à profiter de
cette époque si favorable à la prédication pour connaître une chose
parfaitement nouvelle pour moi; un sermon populaire à Paris.

Je perdis peu de temps pour réaliser ce projet. L’église de Saint-Roch
est, je crois, la plus à la mode de Paris, et là nous étions sûres
d’entendre le célèbre abbé Cœur: ces deux raisons nous décidèrent à
écouter à Saint-Roch notre «sermon d’étude»! Je m’enquis immédiatement
du jour et de l’heure où l’abbé devait monter en chaire.

Comme nous demandions ces renseignements à l’église, on nous apprit que,
si nous désirions nous procurer des chaises, il nous serait
indispensable de venir au moins une heure avant la grand’messe qui
précédait le sermon. C’était assez effrayant pour des hérétiques qui
avaient une foule d’affaires sur les bras. Mais je voulus absolument
exécuter mon projet et je me soumis, avec une petite partie de ma
famille, à la pénitence préliminaire d’une longue heure silencieuse en
face de la chaire de Saint-Roch. La précaution était, au reste,
parfaitement nécessaire, car la presse était effroyable; mais, ce qui
nous consola, elle était toute composée de personnes très élégantes, si
bien que l’heure nous sembla à peine assez longue pour passer en revue
les toilettes, les plumes ondoyantes et les fleurs épanouies, qui ne
cessaient de s’entasser autour de nous.

Rien de plus joli que cette collection de chapeaux, si ce n’était celle
des yeux qu’ils abritaient. La proportion des femmes aux hommes était
peut-être de douze à un.

«--Je désirerais savoir», demanda près de moi un jeune homme à une jolie
femme, sa voisine, «je désirerais savoir si par hasard M. l’abbé Cœur
est jeune?»

La dame ne répondit que par une figure indignée.

[Illustration: COSTUME DU JEUNE CLERGÉ, PAR A. HERVIEU

(Extrait de _Paris and the Parisians_, by Mrs. Trollope)]

Quelques instants après, les doutes du jeune homme, s’il en avait eu,
cessèrent. Un homme, fort loin de paraître malade et plus loin encore de
paraître vieux, monta dans la chaire, et tout aussitôt quelques milliers
d’yeux brillants se rivèrent sur lui. Le silence et la profonde
attention avec lesquelles ses paroles étaient accueillies, sans que le
moindre bruit, ni un mot, ni un coup d’œil les vinssent interrompre,
montra combien devait être grande son influence sur l’élégant et
nombreux public qui l’écoutait, et combien son éloquence irrésistible.
Au reste, quoique «d’une autre paroisse», je comprenais son pouvoir,
car «il était convaincu». Sa voix, bien que faible et parfois nerveuse,
était distincte et sa diction claire: je ne perdis pas un seul mot.

Son ton était simple et affectueux; son langage fort mais sans violence;
il s’adressait plus au cœur de ses auditeurs qu’à leur intelligence, et
c’étaient bien leurs cœurs qui lui répondaient, car beaucoup pleuraient
abondamment.

Un grand nombre de prêtres assistaient à ce sermon, revêtus de leurs
costumes ecclésiastiques et assis aux places qui leur sont réservées en
face de la chaire. Ils se trouvèrent de la sorte près de nous, et nous
eûmes ainsi toute facilité de remarquer sur eux les résultats de ce
«progrès des esprits» qui produit actuellement de si étonnantes
merveilles sur la terre.

Au lieu de cette tonsure d’autrefois, qui nous inspirait du respect
parce que, faite souvent sur une épaisse chevelure dont le noir d’ébène
ou le châtain brillant parlaient encore de jeunesse, elle marquait le
sacrifice d’un avantage extérieur à un sentiment de dévotion,--au lieu
de cela, nous aperçûmes des têtes sans tonsure, et même plus d’une paire
de favoris florissants, évidemment entretenus, arrangés et calamistrés
avec le plus grand soin, tandis que quelque sévère capuchon à trois
cornes pendait derrière les riches et ondoyantes chevelures de ces
jeunes têtes. L’effet d’un tel contraste est singulier. Toutefois, en
dépit de cet abandon de la tonsure sacerdotale par le jeune clergé, il y
aurait eu dans la double rangée de têtes qui regardaient la chaire,
plusieurs belles études à faire pour un artiste; et rien, depuis que
l’humanité expie la faute d’Adam, ne pouvait être mieux en harmonie que
les physionomies et l’habillement religieux de ceux à qui ces têtes
appartenaient. Les mêmes causes produisent, je pense, en tous temps les
mêmes effets; et c’est pourquoi, parmi les vingt prêtres de Saint-Roch,
en 1835, il me sembla reconnaître l’original de plus d’un noble et pieux
visage avec lequel les grands peintres d’Italie, d’Espagne et des
Flandres m’ont familiarisée.

Le contraste entre les yeux profonds et l’expression austère de
quelques-uns de ces fronts consacrés, et la brillante et vive élégance
des jolies femmes qui les entouraient, était saisissant; et la lumière
douce des vitraux, la majestueuse dimension de cette église formaient un
spectacle émouvant et pittoresque...

Avant que nous quittassions l’église, cent cinquante garçons et filles,
de dix à quatorze ans, s’assemblèrent pour le catéchisme qui leur fut
fait par un jeune prêtre derrière l’autel de la Vierge. Le ton de
celui-là était familier, caressant et bon, et ses cheveux, qui cachaient
ses oreilles, lui donnaient l’air d’un jeune saint Jean.



VII

LONGCHAMPS.--LE CARÊME.


Je crois que vous savez, mon amie, bien que pour ma part je l’ignorasse,
que le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte les
Parisiens font chaque année une sorte de pèlerinage à cette partie du
bois de Boulogne qu’on nomme Longchamps. J’étais intriguée par l’origine
de cette gaie et brillante promenade de personnes et d’équipages, qui ne
se rassemblent évidemment qu’afin de se donner le plaisir d’être vus et
de voir, et cela pendant des jours généralement consacrés aux exercices
religieux. L’explication que j’en ai eue, je vous la communique,
espérant que vous l’ignorez. «Longchamps» est, paraît-il, une sorte de
cérémonie dévote ou l’a été dans les premiers temps de son institution.

Quand le _beau monde_ de Paris adopta l’habitude de se rendre à
Longchamps le mercredi, le jeudi et le vendredi de la semaine sainte, il
y existait un couvent dont les nonnes étaient célèbres pour chanter les
offices de ces journées solennelles avec une piété et une pompe toutes
spéciales. Elles soutinrent longtemps cette réputation et pendant
beaucoup d’années tous ceux qui obtinrent la permission d’entrer dans
leur église s’y pressèrent afin d’entendre leurs douces voix.

Le couvent fut détruit à _la_ Révolution (_par excellence_), mais les
équipages parisiens continuent de se diriger vers le même endroit quand
arrivent les trois derniers jours du carême.

Ce spectacle ravissant peut rivaliser avec celui d’un dimanche de
printemps à Hyde-Park quant au nombre et à l’élégance des équipages,
mais le surpasse par la longueur et la beauté de la route que l’on suit.
Bien que l’on appelle toujours «aller à Longchamps» cette promenade de
tout ce que Paris compte de riche, d’important et d’élégant, les
voitures, les cavaliers et les piétons ne sortent guère de cette noble
avenue qui conduit de l’entrée des Champs-Elysées à la barrière de
l’Etoile.

De trois à six heures, ce vaste espace est plein de monde; et je
n’imaginais réellement pas que tant d’équipages bien attelés pussent
être réunis ailleurs qu’à Londres. La famille royale avait là plusieurs
belles voitures; celle du duc d’Orléans était particulièrement
remarquable par la beauté de ses chevaux et son élégance d’ensemble.

[Illustration: TILBURY]

Les ministres d’Etat et toutes les légations étrangères étaient là
également; plusieurs dans des équipages vraiment parfaits, avec des
chasseurs à plumets de diverses couleurs; beaucoup avaient attelé à
quatre de très beaux chevaux, réellement bien harnachés. Enfin une
quantité de particuliers montraient aussi des voitures, ravissantes par
les jolies femmes qu’elles renfermaient et tout cela contribuait fort à
l’éclat de la scène.

Le seul personnage toutefois, à part le duc d’Orléans, qui eût deux
voitures, deux chasseurs emplumés et deux fois deux paires de chevaux
richement harnachés, était un certain M. T..., commerçant américain,
dont la grande fortune, et encore plus les colossales dépenses,
consternent les compatriotes raisonnables. On nous a assuré que
l’excentricité de ce gentleman trans-atlantique est telle que, pendant
les trois jours qu’a duré la promenade de Longchamps, il s’est montré
chaque fois avec des livrées différentes. Apparemment qu’il n’a aucune
raison de famille pour préférer une couleur à une autre.

[Illustration: CALÈCHE]

On voyait çà et là plusieurs cavaliers anglais très élégants, et la
réunion en était ornée, car les gracieuses lançades, l’allure, la robe
luisante de ces charmants animaux que sont les chevaux de selle anglais
étaient des plus attrayantes parties du spectacle. Il ne manquait pas
non plus de Français sur de très belles _montures_. Sous les arbres,
dans la contre-allée, se pressaient des milliers de piétons élégants. Si
bien que la scène entière était comme une masse mouvante de pompe et de
plaisir.

[Illustration: LANDAU]

Néanmoins le temps était loin, le premier jour, d’être favorable: le
vent était si aigrement froid que je décommandai la voiture que j’avais
demandée, et, au lieu d’aller à Longchamps, nous restâmes à nous
chauffer assis au coin du feu; avant trois heures, la terre était déjà
couverte de neige. Le jour suivant promettant d’être meilleur, nous nous
aventurâmes; mais le spectacle fut fâcheux; beaucoup de voitures étaient
ouvertes et les dames qui les occupaient frissonnaient dans leurs
claires et flottantes robes de printemps. Car c’est à Longchamps que
paraissent d’abord les modes de la nouvelle saison; et avant cette
promenade décisive personne ne peut dire, pour renseigné qu’il soit sur
ce chapitre, quel chapeau, quelle écharpe, quel schall, ou quelle
couleur sera préféré par les élégantes de Paris durant la saison à
venir. Conséquemment les modistes avaient fait leur devoir et avancé le
printemps. Mais c’était une tristesse de voir tant de ravissantes
branches de lilas, de gracieuses et flexibles cytises, dont chacune
était une œuvre d’art, tordues et torturées, pliées et cassées par le
vent. On eût dit que le paresseux printemps, humilié de voir imiter si
parfaitement les fleurs qu’il avait lui-même oublié d’apporter, envoyait
ce souffle inclément pour les détruire. Tout fut abîmé. Les rubans aux
teintes tendres furent bientôt couverts de grésil; tandis que les
plumes, au lieu de flotter, comme elles auraient dû sous la brise,
livraient une furieuse bataille au vent.

[Illustration: EN PROMENADE

(Achille Giroux del.) (Collection J. B.)]

Ce ne fut donc que le jour suivant--le dernier des trois--que Longchamps
montra réellement le brillant assemblage de voitures, de cavaliers et de
piétons dont je vous ai parlé. Ce dernier jour, bien qu’il fît encore
froid pour la saison (l’Angleterre même eût été honteuse d’un tel temps
le 17 avril), le soleil se montra et sourit pour consoler en quelque
sorte les pieux pèlerins.

Nous restâmes, comme tout Paris, à nous promener en voiture au milieu de
la foule élégante jusqu’à six heures, moment où graduellement on
commença à se retirer et à rentrer chez soi pour le dîner.

[Illustration]

[Illustration: SALLE DU PROCÈS MONSTRE, PRISE DU BANC DES TÉMOINS A
DÉCHARGE

(Delanniers lith.) (Extrait du _Charivari_, 1855)]



VIII

LA CHAMBRE DE JUSTICE AU LUXEMBOURG.--L’INSTITUT.--M. MIGNET.--CONCERT
MUSARD.


Par une faveur très grande et toute spéciale, nous avons pu voir la
nouvelle chambre qui a été construite au Luxembourg pour le jugement des
prisonniers politiques. L’extérieur en est très beau, et, quoique la
salle soit bâtie entièrement en bois, elle s’harmonise bien au vieux
palais dont elle imite le style massif et riche. Les lourdes
balustrades, les gigantesques bas-reliefs qui la décorent, sont tous
grands, solides et magnifiques; et quand on pense que tout cela a été
élevé en deux mois, on est tenté de croire qu’Aladin est devenu
_doctrinaire_ et a mis sa lampe la plus diligente au service de l’Etat.

La salle d’audience est vaste, mais par suite du grand nombre des
accusés et du nombre plus grand encore des témoins, il s’y trouvera peu
de place pour le public. La prudence, peut-être, a fait cela autant que
la nécessité; on ne peut s’étonner qu’en cette occasion les pairs de
France désirent avoir affaire aussi peu que possible à la foule
parisienne.

Je remarquai qu’un espace considérable avait été réservé pour les
couloirs, pour les antichambres et pour les dégagements de toutes
sortes; c’est une mesure fort sage, car on devra peut-être déployer
beaucoup de force armée. De fait, je crois que les troupes sont et
seront toujours le seul moyen de maintenir en respect un peuple
remarquablement libre...

En quittant le Luxembourg, nous allâmes au bureau du secrétariat de
l’Institut demander des places pour la réunion annuelle des cinq
Académies, qui eut lieu hier. On nous les accorda très
obligeamment--(oh! si nos institutions, nos Académies, nos cours, à
nous, étaient aussi libéralement organisés!)--et, grâce à cela, nous
passâmes deux heures très agréables.

Je voudrais bien que les polytechniciens quand ils eurent la fantaisie
de changer l’ancien _régime_ de la France, eussent compris l’uniforme de
l’Institut dans leurs proscriptions: ce perfectionnement aurait été
moins contestable que beaucoup d’autres.

Comment peut-on admettre, en effet, que tant de savants académiciens de
tous les âges, parfois sveltes et élancés comme des hommes de 30 ans,
mais souvent lourds et protubérants comme des vieillards de 80,
s’affublent tous uniformément d’un costume bleu brodé de feuilles de
myrte! C’est la meilleure preuve de l’intérêt des choses dites à cette
séance, qu’il ne m’ait pas fallu plus d’une demi-heure pour cesser de
m’étonner de ce surprenant habit.

Nous assistâmes d’abord à la distribution des récompenses; puis nous
entendîmes un ou deux membres dire, ou plutôt lire leurs compositions.
Mais le grand attrait de la fête fut le discours prononcé par M. Mignet.
Ce gentleman était trop célèbre pour n’avoir pas excité en nous le désir
de l’entendre; mais jamais désir ne fut aussi heureusement satisfait.
Aux avantages d’une figure remarquablement belle, M. Mignet ajoute un
son de voix et un jeu de physionomie qui assureraient à eux seuls le
succès d’un orateur. Mais ce n’est pas à des dons de ce genre qu’il dut
son succès: son discours était en tous points admirable; sujet,
sentiment, composition et diction,--tout fut excellent...

Vous avouerez que nous ne sommes pas paresseux, quand je vous aurai dit
qu’après tout cela, nous allâmes dans la soirée au _concert Musard_.
C’est là un de ces divertissements dont nous n’avons pas jusqu’à présent
l’équivalent à Londres. A sept heures et demie, vous entrez dans une
belle et grande salle bien éclairée, qui se remplit sans retard; un bon
orchestre vous joue pendant une couple d’heures la musique la meilleure
et la plus à la mode de la saison; et, quand vous en avez assez, vous
vous en allez vous habiller pour une soirée, ou manger des glaces chez
Tortoni, ou sobrement boire votre thé chez vous et vous coucher de bonne
heure. Pour entrer à ce concert vous payez un franc; et cet humble prix,
non moins que le genre de toilette (les femmes portent simplement le
chapeau et le châle), laisserait supposer que ce divertissement est pour
_le beau monde_ des faubourgs, si la longue file des

[Illustration: VUE DU JARDIN DES TUILERIES

(Par Arnout) (Coll. J. Boulenger)]

voitures de maître remplissant la rue ne montrait, que, malgré sa
simplicité et son manque de prétentions, ce concert attire la meilleure
société de Paris.

La facilité avec laquelle on y entre me fit penser aux théâtres
d’Allemagne. J’y remarquai beaucoup de dames sans cavalier, venues deux
ou trois ensemble. Dans les entr’actes, on se promenait autour de la
salle; là on se rencontrait, on se réunissait, et il me sembla que
c’était une des plus agréables manières qu’eussent les Français de
satisfaire ce besoin de se distraire hors de chez soi qui est contagieux
à Paris.



IX

DÉLICES DU JARDIN DES TUILERIES.--LE LÉGITIMISTE.--LE RÉPUBLICAIN.--LE
DOCTRINAIRE.--LES ENFANTS.--LA GRACE DES PARISIENNES.--LES MOUSTACHES,
LES IMPÉRIALES ET LES CHEVEUX NOIRS DES DANDYS.--LIBRE ENTRÉE DES
JARDINS DEPUIS LES TROIS GLORIEUSES.--ANECDOTE.


Existe-t-il rien en ce monde de comparable aux jardins des Tuileries? Je
ne le crois pas...

L’endroit lui-même, indépendamment du mouvement perpétuel de la foule,
est fort à mon gré: j’affectionne tous les détails de ses ornements, et
j’aime passionnément l’aspect brillant et heureux de son ensemble. Mais
je connais sur ce sujet une foule d’opinions différentes: beaucoup
parlent avec mépris des lignes droites, des arbres taillés, des massifs
de fleurs réguliers, des vilains toits, quelques-uns médisent même des
orangers, parce qu’ils poussent dans des caisses carrées et n’agitent
pas leurs branches au vent comme des saules pleureurs!

Moi, je n’admets aucune de ces objections. Il me paraît aussi
raisonnable et d’aussi bon goût de reprocher à l’abbaye de Westminster
de ne pas ressembler à un temple grec que de critiquer les jardins des
Tuileries parce qu’ils sont disposés en jardins français et non en parcs
anglais. Pour ma part, je ne voudrais pas changer, si j’en avais le
pouvoir, même le plus petit détail dans un lieu si plaisant: à quelque
heure et par quelque côté que j’y entre, il semble toujours m’accueillir
par des sourires et des amabilités.

Nous passons rarement un jour sans aller nous asseoir un moment sous ses
ombrages et parmi ses fleurs. De l’endroit de la ville où nous habitons
maintenant, la porte vis-à-vis de la place Vendôme est l’entrée la plus
proche; et peut-être d’aucun lieu l’aspect général n’est-il aussi beau
que du haut de la verte promenade en terrasse à laquelle cette porte
donne accès.

A droite, la sombre masse des arbres non taillés,--rehaussée en ce
moment par des marronniers en fleur, qui poussent aussi fièrement et
aussi librement que le jardinier anglais le plus difficile le pourrait
désirer,--conduit la vue à travers une délicieuse perspective d’ombrages
jusqu’à la magnifique porte qui ouvre sur la place Louis-Quinze. A
gauche, on voit la vaste façade du palais des Tuileries; la disgracieuse
élévation des toits de ses pavillons s’oublie bien vite et se trouve
tout à fait compensée par la beauté des jardins qui s’étendent à leurs
pieds. Et juste à l’endroit où l’ombre des grands arbres cesse et où les
brillants rayons du soleil commencent, quelle multitude de fleurs
ravissantes dans tout l’éclat de leur épanouissement! Une teinte de
lilas mauve semble en cette saison s’étendre sur tout l’horizon, et
chaque brise qui passe, nous arrive toute pleine de parfums. Ma
promenade quotidienne est presque toujours la même, et je l’aime tant
que je ne désire pas la changer. Nous suivons la terrasse ombragée par
laquelle nous entrons jusqu’à l’endroit où elle descend au niveau de la
magnifique esplanade, en face du palais; là nous tournons à droite, et
supportons l’éclat du soleil, jusqu’à ce que nous arrivions à la superbe
allée qui part du pavillon central et qui s’étend à perte de vue, à
travers des fleurs, des statues, des orangers et des bosquets de
marronniers, sans autre repos pour l’œil qu’au loin la majestueuse arche
de la barrière de l’Etoile.

Ce _coup d’œil_ est tellement magnifique que je ressens toujours un
nouveau plaisir à en jouir. Je confesse être de ceux qui prennent du
plaisir à ces jardins taillés. J’aime l’élégance étudiée, la grâce
soignée de chacun des objets qui flattent les yeux en un endroit comme
celui-ci. J’aime ces princières plantes exotiques, élevées avec amour,
ces vieux orangers majestueusement rangés; et j’aime plus encore les
groupes de marbre, qui parfois se dressent si noblement en pleine
lumière, et parfois se cachent à demi sous l’ombre des arbres. Toutes
ces choses-là semblent parler de goût, de luxe et d’élégance.

Après qu’on s’est avancé en flânant depuis le palais jusqu’à l’endroit
où le soleil finit et où l’ombre commence, on découvre une nouvelle
sorte de distraction. Des milliers de chaises, éparses sous les arbres,
sont occupées par de jolis groupes infiniment variés.

Au bout de combien de mois d’attention suivie me lasserai-je d’observer
l’ensemble et les détails de ce brillant tableau! En tant que spectacle,
sa beauté, en tant qu’étude de mœurs nationales, son intérêt sont
incomparables. Là, on peut voir et examiner tout Paris, et nulle part il
n’est aussi aisé de remarquer les caractères respectifs des différentes
classes populaires.

[Illustration: «MORNING AT THE TUILERIES»

(Par A. Hervieu) (Extr. de _Paris and the Parisians_, by Mrs. Trollope)]

Ce matin, nous avons pris possession d’une demi-douzaine de chaises sous
les arbres devant le beau groupe de _Pætus et Arria_. C’était l’heure où
paraissent tous les journaux, et nous eûmes la satisfaction d’étudier
trois individus, dont chacun aurait pu servir de modèle à un artiste qui
aurait voulu représenter l’idéal de leurs particularités. Nous
reconnûmes, sans le moindre doute possible, un royaliste, un doctrinaire
et un républicain, qui se donnèrent, pendant la demi-heure que nous
restâmes là, pour deux sous de politique chacun dans le genre qu’il
préférait.

Un vieux monsieur, cérémonieux, mais très gentilhomme, arriva d’abord,
et ayant pris un journal au petit kiosque,--la _France_, ou la
_Quotidienne_, probablement--il s’installa non loin de nous. Pourquoi
étions-nous certains qu’il était légitimiste? Je pourrais difficilement
vous l’expliquer, et cependant nous n’avions aucun doute à cet égard. Il
avait l’air tranquille, à demi fier, à demi triste de se tenir à
l’écart; une physionomie aristocratique; un visage pâli par le chagrin
et une coupe de vêtements que ne pouvait porter un homme vulgaire, mais
que ne porterait pas non plus un homme riche d’aujourd’hui. C’est tout
ce que je peux vous dire de lui: mais il y avait dans l’ensemble de sa
personne je ne sais quoi de trop royaliste pour qu’on se méprît, et de
trop délicat de ton pour pouvoir être peint à grands traits. Sans le
connaître, nous nous sentîmes assurés de ce qu’il était; et si je
découvrais jamais que ce vieux monsieur est doctrinaire ou républicain,
de ma vie je n’oserais plus juger personne sur l’apparence.

Celui qui se présenta ensuite était un républicain de toute évidence;
mais cette découverte fait peu d’honneur à notre discernement, car ces
sortes de gens s’efforcent de ne laisser aucun doute sur eux-mêmes et
ils s’appliquent à ce qu’il n’y ait pas un détail de leur extérieur qui
ne soit le symbole, le signe, le témoignage et le stigmate de la folie
qui les possède. Notre républicain tenait en mains un journal, et sans
nous risquer à approcher de trop près un si terrible personnage, nous ne
nous fîmes pas scrupule de nous confier les uns aux autres que le
journal qu’il lisait si attentivement était certainement _le
Réformateur_.

Comme nous venions de décider à quelle espèce appartenait l’homme qui
passait devant nous si majestueusement, un superbe bourgeois en uniforme
de garde national arriva, qui se mit tout incontinent à prendre sa
ration quotidienne de politique avec l’air d’un homme satisfait à
l’avance de ce qu’il trouvera, et qui, au surplus, l’est trop de
lui-même pour se soucier excessivement des affaires publiques. Chaque
trait de son joyeux visage, chaque courbe de sa face, disait le
contentement et la bonne santé. Il appartenait probablement à cette race
très nouvelle en France: celle des commerçants qui font une fortune
rapide. Pouvait-on douter que le journal qu’il tenait ne fût _le Journal
des Débats_? Pouvait-on croire qu’il fût autre chose lui-même qu’un
doctrinaire heureux?

De la sorte, sur le terrain neutre de ces délicieux jardins, se
rencontrent des esprits hostiles, qui, sans se mêler, jouissent en
commun de l’ombre fraîche, de l’air exquis, et du luxe de quelque
journal tout frais, cela au milieu d’une cité remplie de partis divisés,
et aussi calmement que si chacun d’eux se promenait dans un domaine
princier qui lui appartînt.

Pour un observateur non enclin au spleen, que d’études vivantes à faire,
en suivant les allées et venues des minuscules dandys et des petites
maîtresses en miniature qui, à toute heure du jour, volettent dans
l’ombre et le soleil des Tuileries comme oiseaux-mouches? Ou ces petits
enfants français se conduisent merveilleusement bien, ou quelque
surveillance attentive les empêche de crier, car je n’ai certainement
jamais vu tant de jeunesse réunie s’abandonner si rarement au salutaire
exercice de développer ses poumons en hurlant--exercice qui fait souvent
tressaillir lorsqu’on s’approche de cette:

    «Douce enfance, qui ne peut rien, sinon crier!»

Les costumes de ces jolies créatures sont par eux-mêmes un amusement;
ils sont souvent si fantaisistes, qu’ils donnent parfois l’air de
masques aux enfants qui les portent. J’ai vu de petits bonshommes jouant
au cerceau dans un uniforme complet de garde national; d’autres qui se
balançaient vêtus en montagnards écossais; et d’innombrables petites
dames habillées de tous les ajustements possibles, à part celui de leur
âge.

Le plaisir d’examiner les passants et d’étudier les costumes dans les
jardins des Tuileries n’est pas limité à la partie la plus jeune de
l’assistance. Dans aucun pays je n’ai vu d’habillements aussi grotesques
que ceux de quelques personnages que l’on rencontre quotidiennement et
à toute heure flânant dans ces allées. D’ailleurs, cette observation ne
s’applique qu’aux hommes; il est très rare de rencontrer une femme
habillée ridiculement, et, si cela arrive, il y a cinq cents chances
contre une pour que ce ne soit pas une Française. L’élégance simple et
parfaite est, je pense, le caractère le plus frappant du costume de
promenade des dames de Paris. Les petits détails de leur toilette
semblent être plus étudiés encore que la pelisse et la robe. Toute femme
que vous rencontrez est _bien chaussée, bien gantée_. Ses rubans, s’ils
ne sont pas semblables à sa robe, s’harmonisent certainement avec elle;
et quant à ces garnitures délicates, dont le soin incombe à la
blanchisseuse, il semble que Paris soit le seul pays du monde, où l’on
sache repasser.

[Illustration: LA GRANDE ALLÉE DES TUILERIES

(Coll. J. B.)]

Au contraire, les fantasques caprices du vêtement masculin dépassent
tout ce que l’on pourrait dire. On croirait vraiment que l’air de Paris
a la qualité de rendre d’un noir de jais tous les _impériales_,
_favoris_ et _moustaches_ que renferment les murs de la capitale. A
distance, on jurerait que les jeunes hommes se sont bandé la figure d’un
ruban noir pour se guérir des oreillons; et cette sombre _chevelure_,
qui, naguères, faisait généralement bien, est devenue si commune, que
cela nuit considérablement aujourd’hui à son heureux effet. Quand tous
les hommes ont la moitié de la figure couverte par des poils noirs, cela
cesse d’être une bien précieuse distinction pour chacun d’eux.
Peut-être, aussi, les nombreuses annonces de compositions infaillibles
pour teindre les cheveux en toutes nuances, excepté celle que Dieu leur
a voulue, contribuent-elles à nous faire suspecter beaucoup cette
séduisante couleur méridionale. Je ne doute pas qu’en ce moment, un
gentleman soigné, bien rasé, septentrional, ne serait fort goûté dans
tous les _salons_ de Paris.

On ne peut méconnaître que les «glorieuses et immortelles journées» ont
beaucoup nui à l’aspect général des jardins des Tuileries. Avant elles,
il n’était pas permis d’y entrer vêtu d’une _blouse_, d’une camisole ou
d’une _casquette_, et ni homme, ni femme, portant des paniers ou des
paquets, n’avait le droit de traverser ces jolis lieux, consacrés au
délassement et à la gaîté. Mais, liberté et habillement sordide ne font
qu’un dans l’esprit du peuple--souverain... pas tout à fait: la populace
n’est encore que vice-reine à Paris;--elle a toutefois obtenu, comme une
marque du respect dû à ses volontés, un nouvel arrêté de circulation,
grâce auquel ces jardins royaux sont devenus une sorte d’arche de Noé,
où peuvent entrer les animaux propres ou non.

[Illustration: (Gravure de Tony Johannot) (Extr. de _Jérôme Paturot_)]

Peut-on souhaiter un meilleur exemple de ce que peut l’autorité pour le
bonheur de ceux qui préfèrent avoir ce qu’ils appellent la liberté? Pas
un de ceux qui pénètrent aujourd’hui dans ces jardins n’était privé
auparavant d’y entrer; seulement il devait pour cela s’habiller
décemment,--c’est-à-dire mettre ses habits du dimanche ou des jours de
fête,--seuls jours, semble-t-il, où les classes ouvrières puissent
désirer la permission de se promener dans un jardin public. Mais
l’obligation de paraître propre dans le jardin du palais du Roi était
une entrave à la liberté; aussi a-t-on aboli cette formalité; et les
gens du peuple ont obtenu le noble privilège d’y paraître aussi sales et
mal habillés qu’ils aiment à l’être.

Jadis, la sentinelle avait ordre, là où elle stationnait, de refuser
l’entrée à toute personne mal vêtue, et cela donna naissance à une assez
amusante histoire qui eut pour acteur un garde national. Ce militaire
avait été placé en faction à la porte d’une certaine _mairie_, le jour
de quelque fête, avec ordre de ne laisser entrer aucune personne
_mal-mise_. Un _incroyable_ se présente, non seulement vêtu à la mode,
mais au delà. La sentinelle le regarde, et, croisant sa baïonnette
devant la porte, prononce d’une voix de commandement:

«On n’entre pas!

--On n’entre pas?--s’écrie l’élégant, ahuri du résultat de sa
merveilleuse toilette;--on n’entre pas? Me défendre d’entrer, monsieur?
Impossible! à quoi pensez-vous? Laissez-moi passer, vous dis-je!»

La sentinelle imperturbable restait comme un roc devant l’entrée: «Mes
ordres sont précis, dit-elle, et je ne puis les enfreindre.

[Illustration: «LE MARCHAND DE LUNETTES»

(Par Gavarni) (Bibl. nationale)]

--Précis! Vos ordres vous précisent de me refuser, moi?

--_Oui, monsieur, précis, de refuser qui que ce soit que je trouve
mal-mis._»[C]



X

SALETÉ DES RUES.--CARDAGE DES MATELAS EN PLEIN AIR.--CHAUDRONNIERS
AMBULANTS.--CONSTRUCTION DES MAISONS.--PAS D’ÉGOUTS.--MAUVAIS
PAVÉ.--RÉVERBÈRES A L’HUILE.


Ma dernière lettre était sur les jardins des Tuileries, un sujet qui me
fournit tant d’observations, que je crois que je laisserais mon
enthousiasme m’entraîner aujourd’hui à en parler encore, si je n’avais
point souci de la variété. Mon humeur, ou, si vous voulez, ma mauvaise
humeur l’exigeant ainsi, je vous parlerai aujourd’hui de la police des
rues à Paris.

Je ne vous dirai pas qu’elle est mauvaise, car je ne doute pas que
beaucoup d’autres n’aient dit cela avant moi; mais je vous dirai que je
la considère comme quelque chose de puissant, de mystérieux,
d’incompréhensible et de parfaitement étonnant. Dans une ville où chaque
chose, destinée à être vue, est obligée d’être un ornement gracieux; où
les boutiques et les cafés ont l’air de palais de fée; où les places des
marchés sont ornées de fontaines dans lesquelles les plus délicates
naïades pourraient se baigner avec délices; dans une ville où les femmes
sont trop délicates pour être tout à fait terrestres et les hommes trop
raffinés et trop galants pour souffrir qu’un souffle impur s’approche
d’elles; dans une ville comme celle-là, vous êtes choquée à chaque pas
que vous faites, ou à chaque secousse de votre voiture, par la vue et
l’odeur de mille choses qu’on ne saurait décrire.

[Illustration: LA RUE BASSE-DES-URSINS

(Par _Trimolet_) (Collection J. B.)]

Chaque jour porte mon étonnement à un plus haut degré que le précédent,
car chaque jour un nouveau fait me montre qu’une partie considérable du
bonheur et de la facilité de la vie est détruite à Paris par la
négligence et la mollesse de la police municipale, qui pourrait pourtant
éviter aisément au peuple le plus élégant du monde le dégoût qu’il doit
sentir de ce perpétuel outrage à la simple décence des rues.

Sur ce sujet, il est impossible d’en dire davantage; mais à d’autres
points de vue, l’insuffisance de la police des rues est aussi manifeste,
quoique moins révoltante en apparence; et je vous les énumérerai par
curiosité, puisqu’ils peuvent être décrits sans inconvenance; mais quand
on les rapproche de cette passion pour la grâce des ornements, qui est
si particulière au peuple français, ils offrent à l’esprit une anomalie
tellement forte qu’on est tout déconcerté pour les expliquer.

Vous ne pouvez, en cette saison, suivre aucune rue de Paris, pour
élégante qu’elle soit par sa situation, ou distinguée par ceux qui la
fréquentent, sans être obligée de vous détourner à tout instant, afin de
ne pas heurter deux ou plusieurs femmes couvertes de poussière, et
parfois de vermine, travaillant à carder leurs matelas dans la rue.
Debout ou assises, elles ne s’occupent de personne, mais peignent,
tournent et secouent la laine sur les passants, prennent toute la place
et forcent les promeneurs à faire un détour dans la boue, qui ne les
empêche pas de frôler le matériel et d’avaler la poussière qui sort de
ces dépôts autorisés.

Il y a une demi-heure, en allant du boulevard des Italiens à l’Opéra,
j’ai vu une vieille femme occupée à cette dégoûtante opération. Elle y a
sans doute travaillé toute la journée et dérangera son attirail juste à
temps pour permettre au duc d’Orléans de passer en voiture en se rendant
à l’Opéra sans se heurter à elle, mais certainement pas assez tôt pour
que le prince ne reçoive pas une partie des impuretés animées ou
inanimées qu’elle éparpillait dans l’air depuis plusieurs heures.

Il y a quelques jours, je vis un gentleman très élégant se faire une
forte contusion à la tête et voir son vêtement complètement sali, par
une chute qu’il fit en se prenant les pieds dans l’appareil d’un
chaudronnier ambulant; celui-ci travaillait dans la rue et avait étalé
son feu de charbon, son soufflet, son creuset et tous les autres objets
nécessaires au métier d’étameur sur l’étroit trottoir de la rue de
Provence.

Au moment où l’accident arriva, toutes les personnes qui passaient
semblèrent prendre un grand intérêt au malheur du gentleman; mais aucune
n’eut un mot de reproche ni une simple remarque sur cette invasion de la
rue par le chaudronnier ambulant; et celui-ci ne sembla pas même
imaginer qu’il dût faire des excuses ou seulement changer la disposition
de son établissement.

A Londres, quand on construit ou quand on répare une maison, la première
chose que l’on fait, c’est d’entourer les lieux d’une haute palissade
qui empêche que les allées et venues nécessaires incommodent en aucune
manière le public dans la rue. Après quoi, on établit un trottoir
provisoire, protégé par des planches, afin que l’invasion inévitable du
trottoir ordinaire par les travailleurs soit aussi peu gênante que
possible.

[Illustration: (V. Adam del.) (Bibl. nat.)]

Si vous passez dans Paris à un endroit qui soit dans les mêmes
conditions, vous vous imaginerez tout d’abord que quelque terrible
accident--le feu peut-être, ou la chute d’un toit--a occasionné ces
difficultés, cet embarras de circulation qu’on croirait tolérable une
heure à peine; mais les autorités municipales ne s’occupent pas de cela:
aucun ordre de leur part n’empêche que les choses restent en cet état
pour le tourment et le danger de mille passants, pendant des mois. Si un
tombereau doit être chargé ou déchargé dans la rue, il peut prendre et
garder la position la plus gênante pour la circulation, sans qu’on se
soucie du danger ou du retard qu’il occasionne aux voitures et aux
piétons qui ont à passer par là.

Des incongruités et des abominations de toutes sortes sont déposées sans
scrupule dans les rues à toute heure du jour et de la nuit et y restent
jusqu’à ce que le balayeur les enlève au matin. L’humble piéton peut se
considérer comme heureux si, seuls, son nez et ses yeux souffrent de ces
ordures, et s’il ne prend pas contact avec elles dans leur sortie sans
cérémonie par la porte ou la fenêtre. _Quel bonheur!_ s’exclame-t-il,
quand il échappe; et, s’il est éclaboussé des pieds à la tête, il se
console en jetant sur ses habits un regard plein de tristesse, et
d’ailleurs nullement irrité.

Quant à cette barbarie d’un ruisseau tracé au milieu des rues pour
recevoir toutes les ordures, qui gâte une grande partie de cette belle
ville, je puis seulement dire que la patience avec laquelle des hommes
et des femmes de mil huit cent trente-cinq la supportent me paraît
inconcevable.

[Illustration: (V. Adam del.) (Bibl. nat.)]

Il me semble en vérité que les égouts et les puisards soient une chose
que tous les hommes du monde sachent faire, sauf les Français. L’autre
semaine, après une violente pluie d’une ou deux heures, cette partie de
la place Louis-XV qui est près de l’entrée des Champs-Elysées resta
couverte d’eau. Le ministère des Travaux publics, ayant attendu un jour
ou deux pour voir ce qui adviendrait et trouvant que ce lac boueux ne
disparaissait pas, commanda vingt-six vigoureux ouvriers, qui se mirent
à creuser une rigole, telle que les petits garçons s’amusent à en faire
auprès d’un étang. Grâce à ce remarquable exploit, l’eau stagnante fut
enfin conduite au ruisseau le plus proche; les pioches furent rangées,
et un canal boueux à ciel ouvert orna cette superbe place qui, si on se
donnait la peine de l’arranger, serait probablement le lieu le plus beau
dont aucune ville au monde se pût glorifier.

Peut-être serai-je trop exigeante en mettant parmi mes lamentations sur
les rues de Paris, mon regret qu’on n’y ait pas encore adopté notre
dernière et plus luxueuse amélioration. Je peux affirmer, après avoir
passé quelques semaines ici, que les rues macadamisées de Londres
doivent devenir un sujet de joie pour nous. Le bruit excédant de Paris,
qui provient du mauvais état du pavé des rues, comme de la construction
défectueuse des roues et des ressorts, est si violent et si incessant
qu’il semble avoir une cause ininterrompue; c’est une sorte de torture
dont une très longue habitude peut seule empêcher que l’on souffre. Et
les rues macadamisées auraient en plus cet avantage d’embarrasser les
futurs héros de barricades.

Il y a un autre défaut, dont le remède serait plus aisé, et qui a pour
seule cause, à mon avis, la défectueuse administration des rues: c’est
la profonde obscurité qui règne dans les parties de la ville où les
propriétaires des boutiques ne s’éclairent pas avec le gaz. Sur les
boulevards, les _cafés_ et les _restaurants_ en sont si brillamment
illuminés que l’on oublie le réverbère à la vieille mode, suspendu à de
longs intervalles au-dessus du _pavé_. Mais aussitôt que vous avez
quitté ces lieux de lumière et de gaieté, vous vous trouvez plongée dans
la plus profonde obscurité; et il n’y a pas une petite ville en
Angleterre, qui ne soit incomparablement mieux éclairée que celles des
rues de Paris dont l’éclairage est assuré par la seule municipalité.

Comme il est évident que des conduites de gaz s’étendent actuellement
dans toutes les directions pour alimenter les nombreux particuliers qui
l’emploient dans leur maisons, je ne comprends pas qu’on use de ces
lugubres réverbères à l’huile, au lieu de leur préférer cette ravissante
lumière qui égale celle du soleil; je me suis dit qu’il y avait
probablement un contrat qui n’était pas encore expiré entre la Ville et
les entrepreneurs de lumière. Mais si la commodité du public était aussi
sérieusement considérée en France qu’en Angleterre, aucune prétention de
tous les marchands de lumière du monde, quoi qu’il en coûte pour les
satisfaire, ne saurait faire que les citoyens marchassent à tâtons dans
l’obscurité, quand il serait si aisé de leur assurer un bon éclairage.

Pour ne point paraître ingrate, je ne m’étendrai pas plus sur les
inconvénients qui déparent certainement cette admirable cité; mais je
peux assurer, sans crainte d’être contredite ni blâmée, qu’une
administration des rues, semblable à celle de Londres, serait le plus
grand cadeau que le roi Philippe pût faire à sa _belle ville de Paris_.



XI

LA FÊTE DU ROI.--INQUIÉTUDES.--ARRIVÉE DES TROUPES.--LES
CHAMPS-ELYSÉES.--POLITESSE NATURELLE DES GENS DU PEUPLE.--CONCERT DANS
LE JARDIN DES TUILERIES.--LA FAMILLE ROYALE AU BALCON: INDIFFÉRENCE DU
POPULAIRE.--FEUX D’ARTIFICE.


Nous sommes allés, il y a quelques jours, voir les préparatifs que l’on
fait pour la fête du roi: peut-être n’égalent-ils pas ceux que l’on
faisait du temps de l’empereur, quand toutes les fontaines de Paris
versaient du vin, mais ils sont splendides néanmoins, et, s’ils sont
plus sobres, ils sont peut-être aussi plus princiers. Ce ne sont que
théâtres, salles de bals, orchestres dans les Champs-Elysées,
magnifiques feux d’artifice sur le pont Louis-Seize, concert en face du
palais des Tuileries, illuminations partout, et spécialement dans les
jardins. Mais ce qui nous a frappés le plus, ç’a été le nombre sans
cesse croissant des troupes. Les gardes nationaux et les soldats de la
ligne se partagent les rues; et comme une grande revue fait
naturellement partie du programme, cela ne se remarquerait pas, si les
partis politiques n’avaient persuadé au peuple que le roi Philippe
trouvât nécessaire de se tenir sur la défensive.

[Illustration: (V. Adam del.) (Bibl. nat.)]

Je vous laisse à imaginer les sous-entendus qui ont été émis à ce sujet;
et il m’a été assuré confidentiellement, dans plusieurs maisons, que les
revues de troupes seront à l’avenir un des divertissements les plus
fréquents, sinon les plus populaires des Parisiens. Si vraiment il est
nécessaire de déployer des forces pour assurer la tranquillité dans ce
pays sans cesse agité, le gouvernement a raison de le faire; mais si ce
ne l’est pas, il y a quelque imprudence à montrer tant de soldats, car

    Une riche armure portée dans la chaleur du jour
    protège, mais étouffe.

Hier, 1ᵉʳ mai étant, d’après le calendrier, le jour consacré à saint
Jacques et à saint Philippe, était regardé comme la fête du roi actuel
de France. Le temps était superbe, et tout semblait gai, surtout dans la
partie de la capitale qui avoisine les Champs-Elysées et les Tuileries.

Comme un sage spectateur m’avait assurée que c’est dans les nombreux
rassemblements que se manifestent les impressions populaires, et, comme
je désirais me promener aux Champs-Elysées, j’étais sur le point de
commander une voiture pour nous conduire; mais mon ami m’arrêta:

«Vous pouvez aussi bien rester chez vous, me dit-il; de votre voiture
vous ne verrez qu’une masse de gens; tandis que si vous vous promenez au
milieu de la foule, vous pourrez peut-être découvrir si le peuple pense
à quelque chose ou à rien.

--A quelque chose ou à rien? répondis-je. Le «quelque chose» amènerait
peut-être une révolution? Réellement dites-moi si vous croyez qu’il y a
des chances d’émeute?»

[Illustration: LES CHAMPS-ÉLYSÉES

(Collection J. B.)]

Au lieu de répondre, mon ami se tourna vers un gentleman qui revenait de
la revue des troupes passée par le roi.

«Avez-vous assisté à la revue? demanda-t-il.

--Oui, j’en reviens justement.

--Et que pensez-vous des troupes?

--Ce sont de superbes militaires, de remarquablement beaux hommes que
les gardes nationaux et les soldats de la ligne.

--Et sont-ils en force suffisante pour assurer la tranquillité de Paris
en cas d’une crise de folie?

--J’en suis persuadé.»

Ces mots nous décidèrent à nous rendre aux Champs-Elysées, laissant par
prudence la plus jeune partie féminine de notre compagnie à la maison.

Si l’on n’a pas assisté à une fête publique à Paris, on ne peut se faire
une idée de l’impression que donne en ce cas la ville entière: la tête
me tourne encore à y penser. Imaginez une centaine de balançoires
enlevant à travers les airs leurs cargaisons joyeuses; une centaine de
bateaux ailés tourbillonnant, et dont chacun porte comme équipage un
couple d’amoureux en tête à tête; imaginez des centaines de chevaux de
bois, levant leurs sabots vers le ciel et se poursuivant infatigablement
autour du même cercle, les naseaux en feu; des centaines de
saltimbanques, jacassant et baragouinant leur incompréhensible jargon,
habillés les uns en généraux, les autres en Turcs, d’aucuns offrant
leurs secrets sous le costume d’un juif arménien, d’autres encore
faisant la culbute sur une estrade, et présentant une drogue avec une
affreuse grimace. Nous nous arrêtâmes plusieurs fois pour regarder
comment procédaient ces personnages quand ils avaient réussi à attirer
une proie: la pauvre victime était cajolée et enjôlée jusqu’à ce qu’on
lui eût bien persuadé que nulle maladie ne l’atteindrait plus si elle
avait confiance dans le seul spécifique certain et efficace.

De chaque côté de nous s’étendaient de longues files de baraques ornées
de marchandises étincelantes: bagues, fermoirs, broches, boucles, plus
séduisantes les unes que les autres, et toutes à cinq sous. C’est assez
amusant d’observer les regards de convoitise que jettent sur ces
magasins de fausse élégance féminine les jeunes filles accompagnées de
leurs complaisants amoureux. Hélas! c’est peut-être pour elles le
commencement du chagrin.

Sur la plus grande place des Champs-Elysées, deux scènes de théâtres se
dressaient, pouvant contenir dans l’espace ménagé entre elles deux,
m’a-t-on dit, vingt mille spectateurs. Pendant que sur l’une se joue une
pièce, une pantomime, je crois, l’autre savoure une _relâche_ et se
repose; mais dès que le rideau de la première tombe, la toile de la
seconde se lève, et l’océan de têtes qui remplit la place, tourne et
ondule comme les vagues de la mer, fluant et refluant en avant et en
arrière selon la marée.

Quatre grands enclos _al fresco_, destinés à la danse et munis chacun
d’un orchestre respectable, occupaient les coins de cet espace; et
malgré la foule, la chaleur, le soleil et le tapage, la danse ne cessa
pas un seul instant pendant toute cette journée d’été. Quand un couple
de danseurs était fatigué, un autre le remplaçait. L’activité, la gaieté
et la bonne humeur générale de cette immense foule ne se démentirent pas
du matin au soir.

Ce peuple mérite réellement des fêtes; il se réjouit si cordialement, et
en même temps si paisiblement!

Tels furent les faits les plus frappants dans ce jubilé; mais nous ne
faisons pas un pas à travers la foule sans y découvrir quelque trait
caractéristique de la joie parisienne. Je fus charmée de constater
pendant toute ma promenade que, suivant le mot de notre ami: «Personne
ne pensait à rien.»

Mais ce qui me plut davantage que tout le reste fut la sobriété que
montre le peuple dans ses rafraîchissements. Les hommes, jeunes et
vieux, les respectables matrones et les gentilles demoiselles
étanchaient leur soif avec de la limonade glacée, que des fontaines
ambulantes fournissaient en quantité incroyable, au prix d’un sou le
verre. Heureusement pour elle, cette population au cœur léger, et qui
aime tant les fêtes, ne se divertit pas dans les palais du gin.

[Illustration: LA MARCHANDE DE BEIGNETS]

Cependant il faut satisfaire la faim comme la soif: pour contenter le
goût _friand_ du peuple, on voyait donc des réchauds par douzaines, sous
les arbres, à chacun desquels présidait une vieille femme, brandissant
sur les charbons une poêle à frire d’où s’échappait un parfum d’oignons,
et vantant d’une voix perçante les qualités de ses _saucisses_ et de son
_foie_. Ce fut pour moi le seul désagrément de la journée: l’odeur de
ces cuisines en plein air n’avait rien, je l’avoue, d’agréable; mais
tout le reste me plut extrêmement. Je voyais pour la première fois une
populace entière en fête, et je ne croyais pas que ce spectacle pourrait
autant m’amuser et sans m’effrayer aucunement. Devant une de ces
cuisines à la terrible odeur, j’admirai en quel style poli une vieille,
qui avait profité de l’ombre d’un arbre pour son restaurant, défendait
son installation contre l’invasion d’un marchand de pain d’épice:

«_Pardon, monsieur!... ne venez pas, je vous prie, déranger mon
établissement._»

La vue de ces deux vieilles grotesques têtes, avec leur accoutrement,
rendait exquise cette simple apostrophe. La réponse fut un salut et le
départ du marchand de pain d’épice. Ici, je ne puis m’empêcher de songer
au langage énergique qui aurait été tenu, en semblable circonstance, à
la foire de Bartholomew.

[Illustration: UN AGENT DE POLICE]

En somme, nous revînmes ravis de notre expédition, mais je ne crois pas
avoir été de ma vie aussi fatiguée. Néanmoins je me trouvai suffisamment
reposée pour parcourir dans la soirée une grande partie des Tuileries,
où l’on nous assura que deux cent mille personnes étaient réunies. La
foule était vraiment très grande, et nous fûmes obligés de nous séparer;
trois heures plus tard nous nous retrouvâmes tous, sains et saufs, au
même hôtel d’où nous étions partis.

L’attraction qui, durant la première partie de la soirée, attira le plus
la foule fut l’orchestre en face du palais. Une musique militaire y
jouait, tandis que des milliers de lampes s’allumaient dans les jardins.

A ce moment, le roi, la reine et la famille royale parurent au balcon.
Et alors se produisit la seule faute de toute cette jolie journée, faute
si grave d’ailleurs qu’elle me produisit l’effet le plus désagréable. Du
premier au dernier, on sembla avoir oublié la cause des réjouissances;
pas un son d’aucune sorte n’accueillit l’apparition de la famille
royale. Je trouvai absolument étonnant qu’un peuple si gai et si
démonstratif, assemblé en si grande quantité et en une telle occasion,
restât la tête levée à regarder son souverain sans qu’une seule voix
proférât un cri. D’ailleurs, s’il n’y eut pas de bravos, il n’y eut pas
non plus de sifflets.

La scène en elle-même était d’une gaieté enivrante. Devant nous
s’élevaient les pavillons illuminés des Tuileries: les brillants
lampions mettaient en pleine lumière, à travers les lauriers-roses et
les myrtes, la famille royale, qui se tenait sur le balcon. De chaque
côté, on voyait des arbres, des statues, des fleurs éclairés par
d’innombrables pyramides de lampions, tandis que les sons d’une musique
martiale résonnaient au milieu de la fête. Les _jets d’eau_, retenant la
lumière artificielle, s’élevaient dans l’air comme des flèches de feu,
se transformaient en brindilles et retombaient en pluie lumineuse, en
répandant sur la foule une délicieuse fraîcheur. Enfin, derrière eux, et
aussi loin que les regards pouvaient atteindre, s’étendait la forêt
suburbaine, illuminée par des festons de lampions qui semblaient
s’allonger, en diminuant peu à peu, jusqu’à la barrière de l’Etoile.
Véritablement, ce spectacle était délicieux, et il eût été parfait si,
au lieu de ce lourd silence, des acclamations venant du cœur avaient
accueilli le jour de fête d’un roi aimé.

Les feux d’artifice aussi furent superbes; et bien que tous les théâtres
de Paris fussent ouverts gratuitement au public, et, comme nous le sûmes
ensuite, absolument pleins, la multitude, qui les regardait, me sembla
assez grande pour peupler douze villes. C’est que les Parisiens, riches
et pauvres, jeunes et vieux, ont tellement accoutumé de vivre dehors,
que la plus légère tentation suffit à faire sortir tous ceux d’entre eux
qui sont capables de marcher seuls; et, en vérité, il ne reste guère
dans les maisons que ceux qui ne sauraient quitter leurs fauteuils ou
les bras de leurs nourrices.

Tous les feux d’artifice furent tirés sur le pont Louis-Seize. On
n’aurait pu choisir un meilleur endroit; en effet, on les voyait
parfaitement du haut des terrasses des Tuileries; et, sur tous les
quais, le long des deux rives de la rivière, jusqu’à la _Cité_, les
spectateurs pouvaient admirer les feux de toutes couleurs qui y
étincelaient. Une des plus jolies inventions des feux d’artifice, ce
sont ces fusées, bleues, blanches, rouges que l’on fait se succéder
rapidement, et qui semblaient, ainsi que j’entendis un jeune républicain
le dire, «être les messagers ailés portant le drapeau chéri jusqu’au
ciel». Je me gardai de répondre que, si ces messagers racontaient
là-haut tout ce que le drapeau tricolore a fait, ils auraient d’étranges
mots à dire.

Le _bouquet_, cette dernière grande pièce du feu d’artifice, était tout
à fait splendide, mais ce qui me parut le plus beau, ce fut la vue de la
Chambre des Députés, dont toute l’architecture était marquée par des
lignes de feu: les magnifiques escaliers qui y conduisent avec leurs
lignes ininterrompues de lumières semblaient un signe mystique de cette
épreuve de l’élection populaire que doivent subir ceux qui veulent
entrer dans le temple de la Sagesse.

Combien délicieux me parut mon thé bouillant sur ma lampe de nuit! et
quelle reconnaissance j’éprouvai ce matin vers une heure, en pensant que
la fête du roi s’était paisiblement terminée! Je m’endormis aussitôt
couchée dans mon lit.

[Illustration]



XII

REVUE SUR LA PLACE DU CARROUSEL.--LA GARDE MUNICIPALE.--LA GARDE
NATIONALE.


Nous avons assisté sur la place du Carrousel à une revue de très belles
troupes, composées de gardes nationaux, de soldats de la ligne, et de ce
superbe corps municipal appelé _la garde de Paris_. Ce dernier, il me
semble, remplit dans Paris, depuis la révolution de 1830, les fonctions
policières de ce que l’on appelait anciennement la _gendarmerie_; mais
ce nom étant tombé en discrédit dans la capitale--_les jeunes gens, par
exemple_, considéreraient comme une insulte le nom de gendarme--on a
pris à sa place celui de _garde de Paris_; les _gendarmes_ ne se
trouvent plus qu’en province. D’ailleurs, qu’ils s’appellent d’un nom ou
d’un autre, je ne vis jamais un corps avoir plus belle apparence. Les
hommes et les chevaux, les équipements et la discipline, tout m’y sembla
parfait...

L’apparence de la garde nationale réunie sous les armes, comme à cette
revue, est aussi très imposante. On s’aperçoit au premier coup d’œil que
ce ne sont pas là des troupes ordinaires. Tous les équipements sont en
excellent état, et leurs uniformes, confectionnés non en gros drap de
soldat, mais en drap fin, contribuent à rehausser leur éclat. Inutile de
dire que l’uniforme lui-même, bleu foncé, avec son délicat pantalon
blanc, est particulièrement joli dans une parade; le blanc est beaucoup
plus seyant, à mon avis, que le pantalon rouge des troupes, il est
peut-être moins pratique en campagne.

Le roi et ses fils étaient à cheval. L’état-major entier était brillant
et élégant, et d’un style aussi aristocratique qu’un prince le peut
désirer. Des cris de «_Vive le roi!_» fournis et gais, se faisaient
entendre le long des rangs; et, si cela est un indice des sentiments de
l’armée envers Philippe, le roi peut rester indifférent à toutes les
prédictions de mauvais avenir.

Mais, dans cette cité de contradictions, on ne peut jamais tirer aucune
conclusion sûre de ce qu’on observe; car, cinq minutes après, celui-ci
ou celui-là vient vous affirmer que vous êtes dans l’erreur, que vous
vous abusez complètement, et que c’est le contraire exactement de ce que
vous supposez qui est la vérité. Ainsi, lorsque je racontai dans la
soirée la réception cordiale que les soldats avaient faite au roi le
matin même, on me répondit: «_Je le crois bien, madame; les officiers
leur commandent de le faire_.»

Nous restâmes un bon moment sur le terrain de la revue, et nous vîmes
aussi bien qu’on peut voir du fond d’une voiture. Comme toute parade de
troupes bien équipées et bien commandées, celle-là formait un spectacle
brillant et joli; et en dépit de la caustique réponse à mon enthousiasme
que je viens de vous rapporter, je reste d’avis que le roi Philippe peut
être content de ses troupes et de la manière dont elles l’ont
accueilli...



XIII

SOIRÉE.--LE CAUSEUR QUI FAIT MYSTÈRE DE TOUT.


                                                            6 mai 1835.

... Nous tînmes hier l’engagement que nous avions pris de passer la
_soirée_ chez Mᵐᵉ de L***; j’eusse été fâchée d’y manquer, car la
première séance du Procès-Monstre qui avait eu lieu le matin même,
semblait avoir réveillé et excité l’esprit de chacun. Peu de choses me
plaisent autant que d’écouter une conversation parisienne libre et bien
nourrie; surtout, comme c’était hier le cas, quand la société est
restreinte et animée...

Il y avait là un monsieur qui avait une manière fort irritante de
provoquer l’attention. Il n’était pas tout à fait comme le Timante de
Molière dont Célimène dit:

«_Et, jusques au bonjour, il dit tout à l’oreille._»

Mais, au milieu d’une conversation qui intéressait tout le monde, il
s’écriait soudain:

«_Par exemple!_ J’ai entendu aujourd’hui la meilleure histoire possible
sur le roi. Voulez-vous l’entendre, Mᵐᵉ B...?»

La dame à qui cette question s’adressait, étant une doctrinaire décidée,
répondit naturellement en secouant la tête; mais comme un demi-sourire
accompagnait cette réponse, et comme la dame se penchait vers le
questionneur, elle, mais elle seulement, entendit «la meilleure histoire
possible» murmurée à l’oreille.

A un autre moment, il s’adressa à la maîtresse de maison; mais, comme il
parlait au milieu du cercle, il attira non seulement son attention mais
celle de tout le monde:

«Madame, dit-il subitement, laissez-moi vous dire un petit mot de la
trahison.»

--«_Comment? de la trahison? A propos de quoi, s’il vous plaît?... Mais
c’est égal, contez toujours._»

En recevant cette réponse, le conteur de bonnes histoires quitta la
profondeur de son fauteuil,--entreprise difficile, car il n’était ni vif
ni léger dans ses mouvements,--et contournant délibérément toutes les
chaises, il se plaça derrière Mᵐᵉ de L***, et lui murmura dans l’oreille
quelque chose qui fit rougir et secouer la tête; mais elle se mit à rire
en lui disant qu’elle haïssait les politiques timides, et qu’elle
n’avait aucun goût pour des histoires de _trahisons_ qui n’étaient pas
_hautement prononcées_.

Cet avis le remit à sa place; mais il le prit très bien, car, au lieu de
murmurer davantage, il se mit soudain à raconter de bizarres et
interminables potins, d’ailleurs en termes si vivants que cela les
rendait semblables à d’amusantes histoires...



XIV

VICTOR HUGO.


J’ai appris à nouveau quelques détails curieux sur l’état actuel de la
littérature française. Je pense vous avoir déjà dit que j’ai entendu
uniformément traiter avec mépris l’école du _décousu_, et cela non
seulement par les partisans vénérables du _bon vieux temps_, mais aussi
par des hommes distingués de ce moment, distingués par leur position
comme par leur savoir.

Concernant Victor Hugo, le seul de cette école auquel je ferai allusion,
parce qu’il a été suffisamment lu en Angleterre pour que nous le
regardions comme une célébrité, ce sentiment est plus remarquable
encore. Je n’ai jamais parlé de lui ou de ses ouvrages à une personne
d’une bonne

[Illustration: REVUE SUR LA PLACE DU CARROUSEL

(Par Eug. Lami) (Collection J. B.)]

morale et d’un esprit cultivé, sans qu’elle se refuse à lui accorder
cette estime que nos critiques les plus autorisés lui concèdent. Je peux
dire que la France semble être honteuse de lui.

Vingt fois, il m’est arrivé, quand je demandais l’opinion des gens sur
ses pièces, de m’entendre répondre:

«Je vous assure que je ne les connais pas; je n’ai jamais rien vu jouer
de lui.

--Les avez-vous lues?

--Non, je ne peux lire les ouvrages de Victor Hugo.»

Quelqu’un, qui m’avait entendue à plusieurs reprises persister dans mes
questions sur la réputation dont Victor Hugo jouit à Paris comme
écrivain de génie et auteur dramatique, me dit qu’il voyait bien que,
comme tous les étrangers généralement, et les Anglais en particulier, je
regardais Victor Hugo comme une sorte de type de la littérature
française du moment.

«Pourtant permettez-moi de vous assurer, ajouta-t-il gravement et avec
conviction, qu’aucune idée n’a jamais été à ce point erronée. Il est le
chef d’une secte, le Grand Prêtre d’une congrégation ayant aboli toutes
les lois «morales et intellectuelles» qui jusqu’ici servaient de règles
aux esprits humains. Il a atteint à cette prééminence que pas un autre,
j’espère, ne tentera de lui disputer. Mais Victor Hugo n’est pas un
écrivain populaire en France.»

C’est ce jugement ou un analogue que, neuf fois sur dix, j’ai entendu
prononcer sur lui et ses œuvres quand j’en ai parlé; et je regarde cela
comme la preuve d’une intelligence saine et de sentiments droits, état
d’esprit extrêmement honorable et plus répandu chez nos voisins français
que nous ne le croyons. J’en fus d’autant plus heureuse, que je m’y
attendais moins. Il y a tant de faux éclat dans les œuvres de Victor
Hugo--d’ailleurs avec de très réels éclats de temps à autre--que je
pensais trouver la jeunesse et la partie la moins raisonnable de la
population beaucoup plus chaudes dans leur admiration pour lui.

[Illustration: VICTOR HUGO EN 1835

(Extr. du _Charivari_)]

Son goût passionné pour les scènes de vice et d’horreur, et son profond
mépris pour tout ce que le temps a consacré comme bon, soit en matière
de goût soit en

[Illustration: STATUETTE DE VICTOR HUGO

(Par Dantan) (Extr. du _Musée Dantan_)]

morale, pouvait, à ce que je pensais, entraîner les cerveaux déréglés de
notre temps; et, de la sorte, il ne pouvait manquer d’avoir la sympathie
et la louange de ceux qui mettent ses théories en pratique. Mais il n’en
est pas ainsi. On reconnaît la vigueur sauvage de quelques-unes de ses
descriptions; mais c’est là le seul éloge que j’aie jamais entendu faire
de l’œuvre dramatique de Victor Hugo, dans son pays natal.

Les incidents émouvants, hardis, effrayants de ses drames dégoûtants
peuvent et doivent exciter un certain degré d’attention quand on les
voit pour la première fois et il est évidemment dans l’intérêt des
directeurs d’encourager des productions qui peuvent produire ces effets;
cela ne peut donc être considéré comme une dégradation systématique du
théâtre. C’est un fait que les affiches seules attestent suffisamment,
que les pièces de Victor Hugo, quand elles ont épuisé leur première
vogue, ne sont plus jamais reprises à la scène; pas une ne reste au
répertoire. Ce fait, qui m’avait déjà été signalé par une personne
parfaitement au courant du sujet, m’a été confirmé par beaucoup
d’autres; et cela en dit plus qu’aucun critique ne le pourrait faire sur
le bon sens du public...



XV

VERSAILLES.--MUSÉE PROJETÉ.--SOUVENIRS D’UN JARDINIER SUR LES
BOURBONS.--LES GRANDES EAUX A SAINT-CLOUD.


Le _château de Versailles_, ce merveilleux _chef-d’œuvre_ du goût
splendide et de l’extravagance illimitée de Louis le Grand, est fermé,
depuis dix-huit mois. C’est un gros désappointement pour ceux des nôtres
qui n’ont jamais vu ces immenses pièces et leurs décorations
somptueuses. La raison de cette exclusion momentanée du public est que
les ouvriers occupent en ce moment tout l’édifice, non pas en vue de le
restaurer pour le roi, mais de le préparer à devenir un musée universel
pour le pays. Les bâtiments sont vraiment trop grands pour un palais, et
tellement somptueux que je pense qu’aucun souverain moderne ne
désirerait les habiter. Je me suis parfois étonnée que Napoléon ne se
soit pas pris de goût pour cette immensité; mais je pense qu’il y aurait
trouvé peu de charmes: il préférait convertir ses millions en nerf de la
guerre que de posséder toutes les sculptures et toutes les dorures du
monde.

[Illustration: VERSAILLES

(Par E. Lami) (Collection J. B.)]

Si le musée qu’on projette est _monté_ avec science, jugement et goût,
et avec la magnificence accoutumée en France, on aura tiré un excellent
parti de la fantaisie splendide du _grand monarque_.

On parlait l’autre soir dans une réunion, des travaux qui sont exécutés
à Versailles, et quelqu’un disait que l’intention du roi était de
convertir une partie du bâtiment en une galerie d’histoire nationale,
qui contiendrait les tableaux représentant toutes les victoires
françaises.

La réflexion que cela amena, m’amusa: elle est tellement
française!--«_Ma foi!... Mais cette galerie-là doit être bien longue...
et assez ennuyeuse pour les étrangers._»

Bien que le château fût fermé, nous ne renonçâmes pas à notre expédition
à Versailles. Là, chaque chose est intéressante, non pas seulement par
sa splendeur, mais aussi par tous les souvenirs qui font revivre à nos
yeux des scènes que l’histoire nous a rendues familières. Les horreurs
du dernier siècle comme les gloires royales du précédent sont bien
connues de tout le monde en Angleterre, et il faut qu’on nous ait
transmis de France un nombre prodigieux de récits, pour que nous soyons
au fait des événements qui se sont passés à Versailles tout aussi bien
que nous le sommes de ceux qui avaient dans le même temps Windsor pour
théâtre. Pourtant il en est ainsi...

[Illustration: SAINT-CLOUD

(Par E. Lami) (Collection J. B.)]

Avant de visiter la confusion ordonnée des bosquets, des statues, des
temples et des fontaines, nous nous fîmes conduire par notre guide à
cheveux gris tout autour de chaque partie des bâtiments, tandis qu’il
nous contait une série de vieilles histoires intéressantes sur Louis
XVI, Marie-Antoinette, Monsieur et le comte d’Artois (car il semblait
avoir oublié ou ne pas savoir qu’ils avaient porté d’autres noms que
ceux qu’ils avaient dans sa jeunesse); et tous, ils occupaient la même
place dans son imagination qu’ils y tenaient quelque cinquante ans plus
tôt, quand il était aide du gardien de l’_orangerie_.

Il se glorifiait d’avoir approché jadis la famille royale; il raconta
comment la reine avait donné son nom à un oranger parce qu’elle en
trouvait les fleurs plus douces que celles de tous les autres; et
comment il cueillait tous les jours pour Sa Majesté, sur un myrte aux
larges feuilles et aux fleurs doubles, un _bouquet_ que l’on plaçait sur
la toilette de la Reine à deux heures. Ce vieil homme connaissait chaque
oranger, sa naissance et son histoire comme un berger connaît ses
moutons. Le doyen de la bande date du règne de François Iᵉʳ, et vraiment
il est très vert pour son âge. Un autre, surnommé _Louis le Grand_, qui
était frère jumeau, comme dit notre guide, de ce puissant monarque est
regardé comme un jeune, et l’on assure qu’il n’a pas encore atteint son
développement entier.

Oh! si ces orangers pouvaient parler! S’ils pouvaient nous raconter les
scènes dont ils ont été témoins! s’ils pouvaient nous décrire les
beautés sur lesquelles ils ont égrainé leurs ardentes fleurs, tous les
héros, les hommes d’Etat, les poètes et les princes qui, dans leur
promenade, se sont arrêtés sous leur ombre, que de remarques
spirituellement méchantes, de graves conseils et de tristes réflexions
nous aurions à entendre!...

La vue des grandes eaux à Saint-Cloud faisait partie du programme de
notre journée; mais, pour y aller, nous fûmes obligés de monter dans un
de ces indescriptibles véhicules qui transportent la joyeuse
_bourgeoisie_ de Paris de palais en palais, et de _guinguette_ en
_guinguette_. Nous avions abandonné notre confortable _citadine_,
croyant n’avoir aucune difficulté à en trouver une autre. En quoi nous
fûmes désappointés, car la quantité de voyageurs excédait les véhicules
disponibles et nous nous considérâmes comme très heureux de trouver des
places dans un équipage que nous aurions bien méprisé le matin, quand
nous quittions Paris...

Quelques-uns de ces singuliers véhicules étaient tirés par cinq ou six
chevaux. Ceux-là n’étaient au juste que des chariots peints de couleurs
éclatantes, suspendus sur de grossiers ressorts, avec une tente à plat
au-dessus. Dans plusieurs je comptai jusqu’à vingt personnes; mais il y
en avait quelques-uns dont une ou même deux places demeuraient vacantes,
et alors rien ne pouvait égaler la joie de la foule à la vue des efforts
que faisait le conducteur, non moins gai qu’elle, d’ailleurs, pour
obtenir des voyageurs qu’ils remplissent les sièges libres.

Chaque individu croisé sur la route se voyait invité par des hurlements
à occuper les places vacantes. «Saint-Cloud, Saint-Cloud, Saint-Cloud!»
ces mots, criés par le conducteur et repris en refrain par la compagnie,
résonnaient dans les oreilles de tous les passants; et si l’on
rencontrait un paisible voyageur se rendant dans la direction opposée,
l’invitation était alors proférée avec une véhémence décuplée, et
accompagnée d’éclats de rires, auxquels, loin de s’offenser, le
promeneur répondait sur le même ton. Mais quand on rencontrait une
voiture au plein galop se rendant à Versailles, c’est alors que la joie
devenait indescriptible. «_Saint-Cloud! Saint-Cloud! Saint-Cloud!...
Tournez donc, messieurs, tournez à Saint-Cloud!_» Les cris et les
vociférations auraient suffi à effrayer tous les chevaux du monde,
excepté des chevaux français; ceux-là sont tellement habitués au
vacarme, qu’il y a peu de danger que le bruit les fasse partir. Je
croirais même qu’ils prennent leur part de la gaieté générale; car ils
secouaient leurs têtières et leurs glands, s’ébrouant et s’agitant comme
s’ils étaient ravis de la fête.

Au total, nous et quelques centaines d’autres arrivâmes trop tard pour
le spectacle, l’eau ayant manqué avant que la demi-heure de
réjouissances promise fût écoulée. Les jardins, cependant, étaient
pleins, et tout le monde paraissait aussi gai et content que si le
spectacle n’avait pas manqué.

Je me demande si les Français deviennent jamais vieux, c’est-à-dire,
vieux comme nous, assis au foyer, et ne rêvant pas plus de fêtes que de
jouer à colin-maillard. J’ai vu là et ailleurs des hommes et aussi des
femmes à cheveux gris, assez ridés pour être aussi graves qu’un
vénérable juge au tribunal; mais je n’en ai jamais vu qui ne semblassent
prêts à sauter, danser, valser et faire l’amour.



XVI

GENS REMARQUABLES.--GENS DISTINGUÉS.


Nous passâmes notre soirée d’hier dans la maison d’une dame qui m’avait
été présentée avec cette recommandation: «Vous rencontrerez aux réunions
de Mᵐᵉ de V... beaucoup de gens remarquables.»

C’est là, il me semble, exactement le genre de recommandation qui puisse
donner le plus piquant intérêt à une nouvelle connaissance, mais surtout
à Paris, car cette attrayante capitale possède une collection de gens
remarquables plus divers par la nationalité, les classes et les
croyances qu’aucune autre.

Néanmoins, il ne faut pas prendre à la lettre ce terme de «gens
remarquables» et croire qu’il désigne toujours des individus si
distingués que tout le monde ait les yeux sur eux; ce terme varie dans
sa valeur et son application, selon les sentiments, les facultés et la
situation de celui qui l’emploie.

Chacun a invariablement des «gens remarquables» à vous présenter; et je
commence à savoir quel genre de «gens remarquables», je puis m’attendre
à rencontrer dans chacune des maisons qui me sont ouvertes.

Quand Mᵐᵉ A... me murmure à l’oreille au moment où j’entre dans son
salon: «--_Ah! vous voilà! c’est bon; j’aurais été bien fâchée si vous
m’aviez manqué; il y a ici, ce soir, une personne bien remarquable,
qu’il faut absolument vous présenter_», je suis sûre que je verrai
quelqu’un qui a été maréchal, ou duc ou général, ou savant, ou acteur,
ou artiste sous Napoléon.

Mais si c’est Mᵐᵉ B... qui me dit la même chose, je suis certaine que ce
sera un respectable doctrinaire qui occupe, a occupé ou occupera une
place, et qui a fait entendre sa voix du côté triomphant.

Mᵐᵉ C... au contraire, ne daignerait pas appeler «remarquable» un homme
dont les désirs et les occupations fussent aussi terre à terre. Ce ne
peut être que quelque philosophe, pâli par le travail de concilier des
paradoxes ou de découvrir quelque nouvel élément.

Ma charmante, gracieuse, gentille Mᵐᵉ D... n’userait de ce terme qu’en
parlant d’un ex-chancelier, ou chambellan, ou ami, ou serviteur fidèle
de la dynastie exilée.

Quant à la fatale Mᵐᵉ E... avec ses lèvres minces et son sourire
sinistre, bien qu’elle déclare tenir un _salon_ où tout talent, quelle
que soit sa nuance, est le bienvenu, je suis bien sûre qu’elle n’a de
considération que pour ceux qui ont eu part aux grandes et immortelles
iniquités d’une révolution quelconque. Elle n’est pas assez vieille pour
avoir eu rien de commun avec la première, mais je ne doute pas qu’elle
n’ait été fort occupée pendant la dernière et je suis sûre qu’elle ne
sera tranquille ni jour ni nuit avant d’en avoir vu une autre. Si ses
espoirs sont trompés sur ce point, elle mourra d’atrophie; car elle ne
se nourrit que de l’espoir d’une rébellion contre toute autorité
constituée.

Je crois qu’elle ne m’aime pas; et si je suis admise à l’honneur de
paraître chez elle, c’est uniquement parce qu’elle pense que j’y
entendrai des choses qui me seront désagréables. Elle s’imagine que je
déteste de rencontrer des Américains, en quoi elle se trompe comme en
beaucoup d’autres choses...

Les «remarquables» de Mᵐᵉ F... sont presque tous des étrangers du genre
philosophico-révolutionnaire; des gens, qui ne sont pas particulièrement
bien vus chez eux, et qui préfèrent être remarquables et remarqués à
quelques centaines de lieues de leur pays.

Ceux de Mᵐᵉ G... sont principalement des musiciens. «--_Croyez-moi,
madame, dit-elle, il n’y a que lui pour toucher le piano... Vous n’avez
pas encore entendu Mˡˡᵉ Z..., quelle voix superbe!... Elle fera, j’en
suis sûre, une fortune immense à Londres._»

Les connaissances de Mᵐᵉ H... ne sont pas «remarquables» pour une chose
spéciale à chacune d’elles, mais pour être en toutes choses exactement
opposées les unes aux autres. Elle aime entendre dire: _Les soirées
antithestique[D] de Mᵐᵉ H_.., et elle éprouve un plaisir particulier à
voir assis côte à côte sous le manteau de sa cheminée, des gens qui se
tireraient peut-être des coups de pistolet s’ils se rencontraient autre
part. C’est là une manière bizarre d’arranger une réunion sociable; mais
ses _soirées_ sont de très amusantes _soirées_ à cause de cela.

Les amis de Mᵐᵉ J... sont «distingués» et non pas «remarquables». J’ai
rencontré dans sa maison un nombre extraordinaire de gens distingués.

Mais je ne vous fatiguerai pas en allant jusqu’à la fin de l’alphabet...



XVII

EXCURSION AU LUXEMBOURG.--LES FEMMES N’ENTRENT PAS AU PROCÈS
MONSTRE.--GEORGE SAND EN HOMME.--COSTUME RÉPUBLICAIN.--LE QUAI
VOLTAIRE.--INSCRIPTIONS MURALES.--COMMENT LE MARÉCHAL LOBAU DISPERSE LES
ÉMEUTES.--UNE MANIFESTATION.


Depuis que le Procès a commencé au Luxembourg, nous avons l’intention
d’aller jeter un coup d’œil sur le campement établi dans le jardin, sur
l’appareil militaire déployé autour du palais, et, en un mot, sur tout
ce qu’il peut être permis à des yeux féminins de voir d’un lieu si
intéressant en ce moment par les affaires importantes qui s’y traitent.

J’ai donc fait tout ce que j’ai pu pour

[Illustration: UNE FEMME EN COSTUME MASCULIN «PASSONS VITE!»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)]

obtenir l’autorisation d’entrer à la Chambre pendant qu’elle siège, et
de très aimables amis m’ont aidée; mais en vain: on n’admet aucune dame.
Si les regrets féminins ont été augmentés ou diminués par les récits
quotidiens qui sont publiés sur la conduite abominable des prisonniers,
je ne m’aventurerai pas à vous le dire. _C’est égal_, nous ne pouvons
entrer, que nous le désirions ou non. On dit que, dans une des tribunes
réservées au public, on a vu un jeune garçon rajuster ses boucles avec
une petite main blanche; et on dit, aussi, que ce garçon s’appelait
George S..d; mais j’ai entendu déclarer partout que seuls pénétraient
dans les limites proscrites ceux qui jouissaient de la prérogative
d’_une barbe au menton_.

[Illustration: GEORGE SAND EN HOMME

(Par Calamatta) (Bibl. nat.)]

Notre modeste projet de regarder les murs qui contiennent les rebelles
tapageurs et leurs juges patients s’accomplit facilement, non sans nous
procurer beaucoup d’amusement.

Deux aimables Français nous accompagnaient, qui avaient promis de nous
expliquer les signes et les symboles qui pourraient tomber sous nos yeux
sans que nous les comprissions. La matinée étant délicieuse, nous nous
rendîmes à pied à l’endroit de notre destination et nous nous promîmes
de nous reposer au retour en nous faisant cahoter dans un _fiacre_.

Notre route traversait le jardin des Tuileries, cette raison acheva de
nous décider, et, comme d’habitude, nous nous accordâmes de passer une
délicieuse demi-heure assises sous les arbres...

Trois jeunes gens suivaient l’allée où nous nous installâmes, absorbés
en apparence par quelque affaire de terrible importance. En vérité, ils
avaient l’air de caricatures animées et n’étaient rien d’autre.

C’étaient des républicains. On voit constamment de semblables
personnages se pavaner sur les boulevards, ou flâner, comme ceux que
nous voyions, dans les Tuileries, ou rôder en groupes sinistres dans le
bois de Boulogne, chacun se croyant le front d’un Brutus et le cœur d’un
Caton. Où et à quelque heure que vous les voyiez, leur aspect ne trompe
jamais; il n’est pas à Paris un enfant de dix ans qui ne puisse dire en
les apercevant: Ce sont des républicains. J’ai vu dans plusieurs
magasins d’estampes, une explication des symboles de leur toilette qui
permettrait au plus ignorant de les reconnaître. Le plus important est
le chapeau, qui formerait un cône parfait si le fond en était seulement
plus élevé de quelques pouces; l’ombre de Cromwell peut se glorifier en
voyant combien de mauvaises têtes imitent encore sa coiffure. Ensuite
viennent les longs cheveux emmêlés, qui pendent salement sous le
chapeau. Le cou est nu, au moins de linge; mais une profusion de cheveux
remplace celui-ci. Le gilet, comme le chapeau, porte un nom immortel:
«_gilet à la Robespierre_,» telle est sa terrible appellation; et la
dimension de ses revers augmente ou diminue selon la grandeur des
principes de celui qui les porte. _Au reste_, un air farouche et sauvage
est tout à fait nécessaire pour achever l’extérieur d’un républicain à
Paris en 1835.

[Illustration: LE JARDIN DU LUXEMBOURG

(Collection J. B.)]

Quelles grimaces j’ai vu défigurer le visage de ceux qui portent ce
déguisement! Les uns roulent des yeux et froncent les sourcils comme
s’ils voulaient intimider l’univers entier; d’autres fixent leurs
sombres regards vers la terre, absorbés dans une effrayante méditation;
pendant que d’autres, tristement appuyés à une statue ou un arbre,
jettent des regards terribles, qui pourraient être interprétés dans le
langage des sorcières de Macbeth.

     «Nous devons, nous voulons--nous devons, nous voulons avoir du sang
     davantage encore--et devenir pires, et devenir pires.»

Les trois jeunes hommes qui passaient près de nous étaient ainsi
faits...

Nous poursuivîmes notre promenade, et, ayant traversé le Pont Royal,
nous longeâmes le quai Voltaire, pour éviter la rue du Bac; nous étions
tous d’avis que cette rue, dont Mᵐᵉ de Staël parle si tendrement à
distance, est loin d’être agréable de près.

Si ce n’était l’antipathie naturelle des Anglais pour la flânerie devant
les vitrines, la promenade le long du quai Voltaire pourrait occuper une
matinée entière. Depuis le premier étalage de «gens remarquables» à cinq
sous pièce--et il y a des têtes parmi eux qui vaudraient d’être
étudiées,--depuis cette galerie de gloires à cinq sous jusqu’à l’entrée
de la rue de Seine, c’est une suite ininterrompue de boutiques: livres
vieux et neufs, riches, rares ou sans valeur; gravures pouvant être
classées de même; _articles d’occasion_ de toutes sortes; et, par-dessus
tout, de véritables musées de sculptures et de dorures, de chaises
extraordinaires, de chandeliers effrayants, de pendules grotesques, et
de tous les ornements sans nom que l’on ait pu trouver. C’est ici que
l’opulent amateur du style massif de Louis XV entre avec une lourde
bourse, de là qu’il repart avec une bourse légère. L’actuelle famille
royale de France aime, dit-on, ce style princier mais lourd; et l’on
voit souvent les voitures royales s’arrêter à la porte de ces magasins,
si hétérogènes par leur contenu qu’on pourrait leur donner toute sorte
de noms, sauf celui de _magasins de nouveautés_, et qui, au premier coup
d’œil, ont vraiment l’air de boutiques de prêteurs sur gages...

En arrivant dans le _quartier Latin_, nous nous amusâmes à raisonner sur
cette inclination des très jeunes hommes, qui sont encore soumis à la
contrainte de leurs parents ou de leurs maîtres, à ruiner et détruire
tout ce qui affirme l’autorité ou la discipline. Les murs abondent en
inscriptions de ce genre: «_A bas Philippe!_» «_Les Pairs sont des
assassins!_» «_Vive la République!_» et ainsi de suite. Les poires de
toutes dimensions et de toutes formes, avec des traits pour le nez, les
yeux et la bouche, sont nombreuses, et tout cela dénote le mépris de la
jeunesse étudiante pour le monarque régnant. Un signe évident de cette
haine de l’autorité, ce fut, il y a quelques jours, la manifestation de
quatre ou cinq cents de ces jeunes hommes déréglés qui escortèrent avec
des cris et des huées M. Royer-Collard, professeur nouvellement nommé
par le gouvernement à la Faculté de médecine, depuis l’Ecole jusque chez
lui, rue de Provence.

En pareil cas, ce gouvernement ou un autre devrait suivre l’exemple
donné par le général Lobau. L’anecdote est généralement connue;
peut-être, l’avez-vous déjà entendue? Mais je préfère que vous
l’écoutiez une seconde fois, plutôt que de risquer que vous ne
l’entendiez pas.

Une partie des _jeunes gens de Paris_, qui s’exercent à faire de petites
émeutes républicaines, s’était assemblée en nombre considérable sur la
place Vendôme. Les tambours battirent, le commandant fut prévenu et
arriva. Les jeunes mécontents serrèrent leurs rangs, prirent en main
leurs couteaux de poche et leurs cannes, et s’apprêtèrent à résister. On
vit le général dépêcher un aide de camp, et quelques moments anxieux
passèrent; enfin quelque chose qui semblait effrayant comme un engin
militaire parut, s’avançant par la rue de la Paix. Etait-ce un canon?...
Une foule de soldats en casques entouraient ce terrible objet, le firent
tourner avec une précision militaire et l’approchèrent de l’endroit où
les séditieux formaient leur phalange la plus épaisse. Un commandement
fut donné, et en un instant la foule entière se vit inondée d’eau.

Beaucoup, parmi ceux qui virent la déroute et la fuite précipitée des
héros que poursuivaient avec leurs tuyaux les _pompiers_ amusés,
déclarent que jamais aucune manœuvre militaire n’avait encore produit
une retraite aussi rapide. Je découvre dans ce procédé de la garde
nationale un indice frappant du mépris tranquille que sentent ces
puissants gardiens du pouvoir présent pour leurs ennemis républicains.

Ayant atteint le Luxembourg et obtenu de pénétrer dans les jardins, nous
nous arrêtâmes encore pour contempler une scène, non seulement tout à
fait nouvelle, mais aussi très singulière pour ceux qui étaient
accoutumés à l’aspect ordinaire du lieu.

Au milieu des lilas et des roses un campement de petites tentes blanches
offrait son air martial. Des armes, des tambours, et toutes sortes
d’objets militaires apparaissaient çà et là; tandis que des troupiers
flânant, fumant, lisant, achevaient de donner à la scène une apparence
inaccoutumée...

[Illustration: «CE SOIR A LA PORTE SAINT-MARTIN!--J’Y SERAI!»

(Grav. de A. Hervieu) (Extr. de _Paris and the Parisians_, by Mrs.
Trollope)]

Il semble que, depuis le commencement des jugements, le principal devoir
des gendarmes--(je vous demande pardon, je voulais dire: de la garde de
Paris)--soit d’empêcher tout rassemblement de gens conversant et
bavardant dans les cours et les jardins du Luxembourg. Aussitôt qu’on
voit deux ou trois personnes stationnant ensemble un sergent de ville
s’approche et prononce sur un ton de commandement: «--_Circulez
messieurs! Circulez, s’il vous plaît!_» La raison de cette précaution
est que, tous les soirs, à la porte Saint-Martin, des _jeunes gens_ se
rassemblent pour faire un vain tapage sans aucune signification, mais
dont l’écho, répercuté de rue en rue, arrive à prendre l’importance
d’une _émeute_. Nous sommes présentement tellement habitués à ces
insignifiantes émeutes, que nous n’y attachons pas plus d’importance que
le général Lobau lui-même; néanmoins, on juge convenable de prévenir
tout rassemblement à proximité du Luxembourg, de peur que la dame aux
cent voix qui grossit les huées de quelques ouvriers paresseux jusqu’à
en faire une émeute, ne propage à travers la France la nouvelle que le
Luxembourg est assiégé par le peuple. Le tapage que nous entendîmes
était occasionné par le rassemblement d’une douzaine de personnes; un
agent était au milieu du groupe et nous entendîmes parler
d’_arrestation_. En moins de cinq minutes, cependant, tout était calme;
mais nous remarquâmes des figures si pittoresques dans leur
républicanisme, que nous reprîmes nos sièges pour en faire un croquis,
tout en nous amusant à imaginer quelles pouvaient être les sinistres
paroles qu’ils échangeaient entre eux avec tant de circonspection. M. de
L. nous assura que, sans aucun doute, ils se disaient:

«_Ce soir, à la porte Saint-Martin!_» Réponse: «_J’y serai..._»



XVIII

LIBERTÉ FRANÇAISE DE PROPOS.--«L’ODEUR DU CONTINENT.»--MALPROPRETÉ ET
LUXE.--L’EAU NON INSTALLÉE DANS LES MAISONS.--DÉLICATESSE ANGLAISE.--SES
CAUSES.


Parmi les usages français qui nous frappent par leur contraste avec les
nôtres, je note d’abord la liberté stupéfiante avec laquelle, ici, et
même dans la bonne société, on parle d’une foule de choses auxquelles on
n’oserait faire la plus légère allusion chez nous, fût-ce dans les plus
modestes classes. Il semble que l’opinion de Martine ne lui soit point
du tout particulière, et que les Français pensent généralement avec elle
que:

    _Quand on se fait entendre, on parle toujours bien._

Il est impossible de ne pas admettre que la France manque de raffinement
à ce point de vue, si on la compare à l’Angleterre. Aucun Anglais, je
crois, n’est jamais revenu de Paris sans l’affirmer; et malgré la
gallomanie qui règne chez nous, tout le monde reconnaît que, pour
saisissantes que soient l’élégance et la grâce des plus hautes classes
françaises, il leur manque encore cette délicatesse raffinée, si
hautement estimée à tous les rangs de notre société, même les plus
vulgaires. Les Français voient des choses et supportent des
désagréments, qui nous feraient perdre l’esprit en juillet et nous
pendre en novembre...

Il fut certainement un temps où l’usage voulut en Angleterre comme il le
veut aujourd’hui en France, que l’on nommât les choses, pour grossières
qu’elles fussent, «par leur véritable nom»; on en peut trouver la preuve
jusque dans les sermons et à plus forte raison dans les traités, les
essais, les poèmes, les romans et le théâtre.

Si nous voulions nous former une opinion sur le ton de la conversation
en Angleterre, il y a un siècle, d’après le langage des comédies écrites
et jouées à cette époque, nous constaterions que notre pays était alors
plus éloigné encore du raffinement dont nous nous glorifions
aujourd’hui, que nos voisins français ne le sont présentement.

Je ne fais pas allusion ici à l’immoralité, ou à un cynique aveu de
l’immoralité; mais à une sorte de grossièreté qui peut être compatible
avec la vertu, comme son absence n’est malheureusement pas une garantie
contre le vice.

Si nous nous sommes corrigés de cela, sauf erreur, c’est bien plutôt
grâce à l’opulence de l’Angleterre qu’à la sévérité de sa vertu. Vous
direz, peut-être, que je m’éloigne à une immense distance de mon point
de départ; mais je ne le crois pas: en France comme en Angleterre, je
trouve des raisons nombreuses pour penser que je suis dans le vrai en
attribuant moins cette différence à la disposition naturelle et au
caractère propre des deux nations, qu’aux facilités accidentelles de
progrès rencontrées par l’une et non par l’autre.

Il serait facile d’établir, à l’aide des divers ouvrages littéraires
dont je viens de parler, que la délicatesse du goût en Angleterre s’est
développée graduellement, en proportion de l’accroissement de la
richesse et du soin que l’on y a pris d’éloigner de la vue tout ce qui
peut choquer les sens.

Quand nous cessons d’entendre, de voir et de sentir les choses qui sont
désagréables, il est naturel que nous cessions d’en parler; et il est,
je crois, certain que l’Anglais prend plus de peine que tout autre
peuple au monde pour que les sens--qui conduisent les impressions du
corps à l’âme--apportent à l’esprit le moins de connaissance possible
des choses désagréables. Tout le continent d’Europe (excepté une partie
de la Hollande, qui montre à beaucoup de points de vue une ressemblance
fraternelle avec nous) peut être cité comme inférieur à l’Angleterre
sous ce rapport. Je me souviens de m’être beaucoup amusée l’an dernier,
en débarquant à Calais, de la réponse faite par un vieux voyageur à un
novice qui faisait son premier voyage.

«Quelle affreuse odeur! dit l’étranger non initié, cachant son nez dans
son mouchoir.

--C’est l’odeur du continent, monsieur, répondit l’homme expérimenté.»
Et c’était vrai.

Il y a des détails à ce sujet sur lesquels il est impossible de
s’appesantir et qui malheureusement n’exigent pas de plume pour attirer
l’attention. Ceux-là, s’il était possible, je les noierais volontiers
plus encore dans l’ombre qu’ils n’y sont. Mais il est des faits,
provenant de la pauvreté comparative du peuple, qui tendent à prouver
par suite de l’enchaînement nécessaire des choses, ce manque de
raffinement dont je parle.

[Illustration]

Examinez la disposition intérieure d’une maison de Paris habitée par des
gens de la classe moyenne, et comparez-la avec celle d’une maison de
Londres aménagée pour des habitants du même rang. On trouvera à
profusion dans un appartement parisien tous les articles d’ornementation
et de décoration que l’on peut acquérir _à bon marché_. Miroirs,
tentures de soie, moulures d’or sous toutes les formes, vases de Chine,
lampes d’albâtre, et pendules--sur lesquelles le temps qui passe est
marqué avec tant de grâce qu’on oublie qu’il ne reviendra pas,--tout
cela se voit en abondance, et la dixième partie de ce que l’on considère
comme nécessaire à Paris pour meubler un appartement ordinaire,
suffirait à une jolie dame de Londres pour être enviée par ses voisines.

Mais après avoir admiré toutes ces élégances et leur joli arrangement,
passons et entrons dans les chambres à coucher--non, entrons dans la
cuisine, ou bien vous jugeriez mal la véritable différence des deux
habitations.

A Londres, l’eau monte jusqu’au second étage, et souvent jusqu’au
troisième, et on la trouve en abondance, sans que les domestiques aient
plus de peine pour se la procurer que s’ils la tiraient d’une fontaine à
thé. Dans une des cuisines de chaque maison, généralement dans deux,
souvent dans trois, on trouve la même disposition. Au contraire, si l’on
songe qu’à Paris chaque famille reçoit ce précieux don de la nature par
deux seaux à la fois, que monte péniblement un porteur en _sabots_, en
passant souvent par le même escalier qui conduit au salon, il est
difficile de supposer qu’on y dépense aussi facilement et aussi
libéralement cette eau que chez nous.

On peut opposer à cette remarque, il est vrai, avec assez de raison, le
bas prix et la facilité d’accès des bains publics. Mais, en admettant
que les ablutions personnelles, faites de la sorte, puissent suffire aux
personnes qui ne regardent pas comme indispensable de trouver toutes
leurs aises à leur domicile, encore ce manque d’eau est-il un obstacle à
cette absolue propreté dans toutes les parties des maisons que nous
considérons comme nécessaire à notre confort.

J’admire beaucoup l’église de la Madeleine, mais je trouve que la ville
de Paris aurait eu infiniment plus de profit à employer les sommes qu’a
coûtées cet imposant monument à construire des conduits destinés à
alimenter d’eau les habitations privées.

D’ailleurs, si grands que soient les inconvénients résultant de la
rareté d’eau dans les chambres et les cuisines, il est une autre
imperfection bien plus grande et plus grave par ses conséquences.
L’absence de puisards et d’égouts est le vice de toutes les villes de
France; et c’est là un terrible défaut. Ce peuple qui, dès l’enfance, se
voit obligé d’accoutumer ses sens et de les soumettre aux incommodités
provenant de cela, ce peuple-là aurait-il moins de raffinement que nous
dans ses pensées et dans ses paroles, ce ne serait que naturel et
inévitable. Ainsi, comme vous voyez, je reviens à mon texte tel un
prédicateur; et j’ai expliqué, je crois, suffisamment, comment j’avais
raison de prétendre tout à l’heure que les indélicatesses qui si souvent
nous offensent en France ne viennent pas d’une grossièreté d’esprit
naturelle, mais sont le résultat inévitable de circonstances qui
changeront sans aucun doute à mesure que s’accroîtra la prospérité du
pays et que son peuple se familiarisera davantage avec les mœurs de
l’Angleterre.

[Illustration: «CAUSERIE»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)]

Cet éloignement de toutes les choses qui peuvent choquer les sens, cette
élévation que procure à l’intelligence l’absence de tout ce qui pourrait
évoquer une sensation pénible, est probablement le dernier point auquel
parviendront jamais les efforts que fait l’homme pour embellir son
existence.

Le plaisir et l’amusement nous ont demandé moins de travail assidu que
ce soin scrupuleux d’éviter tout ce qui est importun; et il se pourrait
que, de même que nous avons dépassé toutes les nations modernes dans ce
tendre soin de nous-mêmes, nous soyons aussi les premiers à tomber du
haut de notre délicatesse dans ce gouffre de scrupules qui a englouti la
vieille Grèce et Rome. Est-ce ainsi qu’il faut interpréter le bill de la
Réforme et les autres horribles lois de ce genre?

Quant à cette autre espèce de raffinement qui, celle-là, regarde
l’intelligence et qui, si elle ne saute pas aux yeux tout d’abord, est
plus importante dans ses effets que celle qui a seulement rapport aux
usages, il est moins aisé d’en parler avec assurance. La France et
l’Angleterre ont l’une et l’autre une si longue liste de noms éminents à
citer pour prouver que chacune d’elles a contribué plus que l’autre au
progrès littéraire, que la seule façon de résoudre la question de savoir
laquelle occupe le plus haut rang, c’est de reconnaître que chaque pays
a raison de préférer ce qu’il a produit. Malheureusement, en ce moment,
ni l’un ni l’autre ne peut avoir grande raison de se glorifier. Ce qui
est bien est accablé et étouffé par ce qui est mal. Grâce à la liberté
de la presse, il a paru depuis quelques années tant d’immondices, que je
ne sais si la lecture de ce qui se publie est en général plus dangereuse
pour la jeunesse en Angleterre ou en France.

Il est certain, je crois, que l’école de Hugo a mêlé du ridicule au mal,
et il n’est pas impossible que cela agisse comme un antidote au poison.
C’est une forme de mystification qui passera de mode aussi vite que les
pilules de Morrison. Nous n’avons rien dans notre littérature d’aussi
faible que cela; mais je crains bien, au point de vue du bonheur de
notre pays, que nous ayons quelque chose de plus profondément dangereux.

Quant à déterminer ce qui est moral et ce qui ne l’est pas, cela semble
simple à première vue, et au fond c’est très embarrassant. En ouvrant un
volume de _Adèle et Théodore_, l’autre jour,--ouvrage écrit spécialement
_sur l’éducation_, et par un auteur que nous devons croire animé
d’intentions honnêtes et parlant avec sincérité,--je tombai sur ce
passage:

_Je ne connais que trois romans véritablement moraux: Clarisse, le plus
beau de tous; Grandison, et Paméla. Ma fille les lira en anglais
lorsqu’elle aura dix-huit ans._

Je passerais encore sur le vénérable Grandison, bien qu’il ne soit
nullement _sans tache_; mais qu’une mère parle de laisser sa fille de
_dix-huit ans_, lire les autres, c’est pour moi un mystère difficile à
comprendre, surtout dans un pays où les jeunes filles sont protégées et
préservées de toute espèce de mal avec la plus incessante et la plus
scrupuleuse vigilance. Je pense que Mᵐᵉ de Genlis aura seulement
considéré l’objet et le but moral de ces ouvrages, qui sont bons, sans
remarquer combien peut être mauvaise la grossièreté révoltante avec
laquelle sont écrits quelques-uns de leurs plus puissants passages. Mais
c’est un jugement osé et dangereux que celui-là quand il s’agit des
études d’une jeune personne.

Je pense que nous pouvons trouver les symptômes du sentiment qui dicte
un tel jugement, dans le ton de satire mordante avec lequel Molière
attaque ceux qui prétendent bannir ce qui peut _faire insulte à la
pudeur des femmes_.

Prêter à Philaminte les propos qu’il lui prête, fait rire quoi qu’on en
ait; mais, chez nous, Sheridan lui-même n’aurait pas osé plaisanter sur
ce sujet.

    _Mais le plus beau projet de notre Académie,_
    _Une entreprise noble et dont je suis ravie,_
    _Un dessein plein de gloire et qui sera vanté,_
    _Chez tous les beaux esprits de la postérité,_
    _C’est le retranchement de ces syllabes sales_
    _Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales;_
    _Ces jouets éternels des sots de tous les temps,_
    _Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants;_
    _Ces sources d’un amas d’équivoques infâmes_
    _Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes._

Une telle académie pourrait être, certainement, une institution très
comique; mais les devoirs qu’elle aurait à accomplir, ne rendraient pas
les fauteuils de ses membres _des sinécures en France_.



XIX

LE DIMANCHE A PARIS.--LE PLAISIR EN FAMILLE.--GAIETÉ NATURELLE.--LES
POLYTECHNICIENS S’APPLIQUENT A RESSEMBLER A NAPOLÉON.--UN DIMANCHE AUX
TUILERIES.


A Paris, le dimanche est un jour délicieux, plus que dans tous les
autres pays que j’ai visités, à part Francfort. La joie est universelle
et néanmoins très familiale, et, si je formais mon idée sur le caractère
français d’après les scènes que j’ai vues le dimanche et non d’après les
livres et les journaux, je dirais que le trait le plus marquant en est
l’affection conjugale et paternelle.

Il est rare de voir un homme ou une femme en âge d’être mariés et
d’avoir des enfants, sans que l’un ou l’autre soit accompagné de son
époux et de sa petite famille.

C’est en famille qu’ils boivent une bouteille de vin léger; ce qui fait
le plaisir de l’un le fait aussi de l’autre; et que l’on ait ce jour-là
peu ou beaucoup à dépenser pour s’amuser, l’homme et la femme en
profiteront également.

J’ai visité beaucoup d’églises pendant les messes du matin, dans
différents quartiers de la ville, et je les ai trouvées toutes remplies
de monde; et bien que je n’aie jamais remarqué aucun exemple de cette
dévotion si fréquente dans les églises de Belgique où les bras
douloureusement étendus font songer aux solennités hindoues, j’ai vu
partout l’apparence de l’attention la plus pieuse et la plus sincère.

Une fois la grand’messe dite, le peuple se répand dans toutes les
parties de la ville, non point tant pour chercher des distractions que
pour en rencontrer. Et l’on est assuré d’en trouver; car on ne saurait
faire dix pas dans aucune direction sans rencontrer un divertissement
quelconque.

[Illustration: LE DIMANCHE AUX TUILERIES

(Par A. Hervieu) (Extr. de _Paris and the Parisians_, by Mrs. Trollope)]

Rien ne me plaît autant que la vue d’un peuple nombreux dans ses
réjouissances. Quand il s’assemble pour faire de la politique, je
confesse que je n’ai pas grand amour ni admiration pour lui; mais quand
il est joyeux, surtout quand les femmes et les enfants participent à la
joie générale, le spectacle me paraît délicieux; et où pourrait-il
l’être plus qu’à Paris? La nature des habitants, le climat, la forme et
la disposition de la ville, tout favorise les plaisirs. C’est en plein
air, sous la voûte du ciel bleu, devant des milliers d’yeux que les
Parisiens aiment à s’amuser et à se chauffer au soleil. L’atmosphère
claire et brillante de leur ville semble faite exprès pour cela; et
quiconque traverse les boulevards, les quais, les jardins de Paris
s’apercevra certainement combien leurs espaces étaient nécessaires aux
citoyens pour s’assembler à leur aise.

Les jeunes hommes de l’Ecole Polytechnique font sensation le dimanche à
Paris; ils n’ont la liberté de sortir dans la ville que les _jours de
fête_; mais ces jours-là, dans les rues et dans les promenades
publiques, on peut croiser à chaque pas de jeunes Napoléons.

[Illustration: (E. Lami del.) (Collection J. B.)]

Il est très étonnant de constater qu’un principe ou un sentiment
puissant, commun à un corps nombreux, peut avoir pour résultat de rendre
extérieurement semblables les membres de ce corps, que la nature avait
faits pourtant aussi dissemblables que possible. Bien que le plus âgé de
ces jeunes Polytechniciens ne puisse guère être né avant les jours où
Napoléon quitta la France pour toujours, il n’y a pas un seul d’entre
eux qui ne rappelle plus ou moins l’aspect et la figure bien connus de
l’Empereur. Qu’ils soient petits, qu’ils soient grands, qu’ils soient
gras, qu’ils soient maigres, c’est tout de même. Pour avoir étudié
évidemment leur modèle adoré sur les peintures, les gravures, les
marbres, les bronzes et les vases de Chine, ils ont tous quelque chose
qui approche de son regard et de son aspect, lesquels ne ressemblaient
en rien à ceux du commun des Français, avant que le tyran le plus
populaire qu’on ait jamais vu les eût rendus aussi familiers à tous les
yeux que le soleil lui-même.

Il est certain que l’art du tailleur contribue beaucoup à donner une
similitude extérieure à deux personnes; mais il ne peut donner toute
cette ressemblance d’un élève de Polytechnique avec l’homme
extraordinaire dont le nom, si longtemps après son exil et sa mort, est
encore certainement celui que l’on prononce avec le plus d’émotion en
France. La période qui s’est écoulée depuis sa chute a été importante et
pleine d’événements importants pour l’humanité; pourtant sa mémoire est
aussi vivante parmi eux que si c’était hier qu’il fût rentré dans les
Tuileries, triomphant, après une de ses cent victoires...

Vous devez être lasse de m’entendre parler du jardin des Tuileries; mais
je ne puis en sortir, surtout quand je décris le dimanche à Paris, car
c’est là que se donnent rendez-vous les plus jolis groupes: on peut y
lire l’histoire du jour entier. Aussitôt que les portes sont ouvertes,
on voit des hommes et des femmes, en déshabille plus convenable
qu’élégant, les traverser en tous sens pour gagner la sortie donnant sur
le quai et de là _les Bains Vigier_. Ensuite arrivent les habitués
d’après déjeuner; et ceux-là sont ravissants. D’élégantes jeunes mères
en demi-toilettes accompagnent leurs _bonnes_ et les gentilles créatures
confiées à ces dernières, et elles regardent pendant une heure les
gambades que la présence de la _chère maman_ rend sept fois plus gaies
que de coutume.

J’ai observé cela plusieurs fois avec beaucoup d’intérêt: souvent la
jeune mère essaie de lire, mais elle n’y réussit pas plus de trois
quarts de minute de suite; alors elle renonce, et, mettant le livre sur
ses genoux, elle répond complaisamment à toutes les questions enfantines
qui lui sont posées, tout en contemplant, avec une expression souriante
d’heureuse maternité, chaque mouvement et chaque grimace de la charmante
miniature où elle se revoit elle-même, et peut-être quelqu’un de plus
cher encore.

De dix heures à une heure, les jardins fourmillent d’enfants et de
bonnes; et qu’ils sont jolis et amusants, avec leurs robes toutes de
fantaisie et leurs volontés de bébés! Arrive l’heure du dîner: les
nourrices et les enfants s’en vont; et s’il était possible que pendant
une heure un jardin de Paris restât vide, ce serait durant celle-là.

Le décor change par l’arrivée des plus beaux chapeaux, roses, blancs,
verts, bleus. Les plumes flottent et les fleurs aux couleurs fraîches
s’étalent. De joyeux vivants débouchent des rues de Castiglione et de
Rivoli; des voitures déposent à tout instant leurs joyeuses charges dans
les jardins. Deux, trois rangées de chaises sont occupées peu à peu sur
le bord de chaque promenade, tandis que l’espace libre du milieu est
plein d’une masse mouvante de flâneurs heureux.

La scène dure jusqu’à cinq heures; la foule élégante se retire alors, et
une autre, peut-être moins gracieuse, mais plus animée, la remplace. Les
bonnets succèdent aux chapeaux; et des rires ininterrompus, éclatants de
jeunesse et de gaieté, remplacent les murmures galants, les silencieux
sourires, et toutes ces façons qu’ont les personnes bien élevées
d’échanger leurs pensées en troublant aussi peu que possible l’air qui
les entoure.

De ce moment jusqu’à la nuit, la foule va augmentant sans cesse; et qui
ne saurait que chaque théâtre, chaque guinguette, chaque boulevard,
chaque café dans Paris est à cette heure plein à suffoquer, serait tenté
de croire que la population entière se réunit sous les fenêtres du roi.

Pour la bonne société, le dimanche soir à Paris est exactement semblable
à tous les autres jours. Il y a le même nombre de _soirées_, sans plus,
le même nombre de dîners; on joue aux cartes, on danse, on fait de la
musique, on va à l’Opéra, ni plus ni moins qu’en semaine; pourtant les
autres théâtres sont laissés aux _endimanchés_.

[Illustration]



XX

Mᵐᵉ RÉCAMIER.--SES MATINÉES.--PORTRAIT DE CORINNE, PAR GÉRARD.--PORTRAIT
EN MINIATURE DE Mᵐᵉ DE STAËL.--M. DE CHATEAUBRIAND.--LES ÉTRANGERS
PEUVENT-ILS COMPRENDRE TOUTES LES FINESSES DE LA LANGUE
FRANÇAISE?--NÉCESSITÉ DE PARLER FRANÇAIS.


Parmi toutes les dames dont j’ai fait la connaissance à Paris, celle qui
me paraît le type le plus parfait de la Française élégante est Mᵐᵉ
Récamier,--cette même Mᵐᵉ Récamier que (je ne dirai pas combien il y a
d’années) je me souviens d’avoir vue faire dans Londres l’admiration de
tous. Chose surprenante! elle la fait encore. La première fois que je la
vis, c’était en public; elle m’avait été désignée comme la plus jolie
femme d’Europe; mais à présent que j’ai le plaisir de la connaître, je
comprends, beaucoup mieux que vous ne le pouvez faire, vous qui ne la
connaissez que par la réputation de sa beauté, pourquoi et comment des
agréments, généralement si passagers, se trouvent chez elle si durables.
Elle est véritablement le modèle de toutes les grâces. Tant par sa
personne que par ses façons, ses mouvements, sa manière de s’habiller,
sa voix, son langage, elle semble absolument parfaite; et je ne pense
pas qu’il serait possible d’imaginer une meilleure manière d’achever
l’éducation d’une jeune fille sous le rapport de la grâce, que de lui
donner la possibilité d’étudier chaque geste de Mᵐᵉ Récamier.

Elle possède le monopole de tant de talents et d’attraits que ceux-ci et
ceux-là suffiraient, s’ils étaient partagés, dans les proportions
ordinaires, à faire une armée de femmes exquises. Je n’ai jamais
rencontré un Français qui ne reconnût que, bien que ses jolies
compatriotes soient charmantes par certains _agréments_ qui leur sont
très particuliers, les beautés sans défauts se trouvent en plus petit
nombre en France qu’en Angleterre; seulement, ajoutait-il: «_Quand une
Française se mêle d’être jolie, elle est furieusement jolie_.» Ce mot
est aussi vrai en fait que piquant par son expression: une belle
Française est peut-être la plus belle femme du monde.

La parfaite beauté de Mᵐᵉ Récamier a fait d’elle jadis «une chose
merveilleuse»; et maintenant qu’elle a passé l’âge où la beauté est à
son apogée, elle est peut-être plus admirable encore, car je ne sais
réellement si elle a jamais excité plus d’admiration qu’aujourd’hui.
Elle est suivie, recherchée, regardée, écoutée, et qui plus est, aimée
et estimée par presque toute la première société de Paris, et l’on
trouve dans son cercle quelques-uns des noms les plus illustres de la
littérature française.

Son entourage, aussi bien qu’elle, est délicieux, et c’est là un fait si
généralement reconnu qu’en ajoutant ma voix au jugement universel, je
montre peut-être autant de vanité que de gratitude pour le privilège
d’avoir été admise chez elle: mais personne, je pense, ayant la même
faveur, ne pourrait, en parlant de la bonne société de Paris, manquer de
citer le _salon_ de Mᵐᵉ Récamier. Elle arrive à communiquer le charme
qui la rend si remarquable même aux objets qui l’entourent, et tout est
chez elle d’une élégance achevée qui exerce une attraction irrésistible:
je suis souvent entrée dans des salons assez vastes pour contenir toute
une suite d’appartements, et je les ai trouvés infiniment moins
frappants avec toute leur richesse que le joli petit salon de l’Abbaye
aux Bois.

[Illustration: MADAME RÉCAMIER

(D’après le médaillon de David) (Coll. J. Boulenger)]

Les riches draperies de soie blanche, la teinte délicate du bleu qui se
marie au blanc dans toute la pièce, les miroirs, les fleurs, tout cela
donne à l’appartement un air qui s’harmonise merveilleusement à celui de
sa jolie habitante. Il faut penser que Mᵐᵉ Récamier était pour toujours
_vouée au blanc_, car aucune draperie ne tombe autour d’elle qui ne soit
d’une blancheur de neige, et vraiment le mélange d’une autre couleur
semblerait comme une profanation à la délicatesse exquise de son
apparence.

Dans la journée, Mᵐᵉ Récamier admet de 4 heures à 6 heures un nombre
limité de personnes, dont les noms sont donnés au domestique qui attend
dans l’antichambre. C’est là que j’eus le plaisir d’être présentée à M.
de Chateaubriand et la satisfaction de le rencontrer souvent ensuite,
satisfaction que je n’oublierai jamais, et pour laquelle j’aurais
sacrifié bien volontiers la moitié des belles choses qui récompensent de
l’effort d’un voyage à Paris.

Le cercle qu’elle reçoit ainsi l’après-midi est toujours limité et la
conversation y est toujours générale. La première fois que moi et mes
filles y allâmes, nous ne trouvâmes que deux dames et une demi-douzaine
de messieurs, dont M. de Chateaubriand. Une magnifique toile de Gérard,
hardiment et sublimement conçue, et exécutée dans la meilleure manière
du peintre, occupe tout un côté de l’élégant petit _salon_. Le sujet du
tableau est Corinne dans un moment d’exaltation poétique, une lyre dans
la main et une couronne de lauriers sur la tête. Si les costumes de ceux
qui l’entourent n’étaient pas modernes, on pourrait prendre cette figure
pour Sapho: et jamais cet être passionné, ce martyr de l’amour ne fut
peint avec plus de grandeur, plus de sentiment poétique, ou plus
d’exquise grâce féminine.

La vue de ce chef-d’œuvre fit tomber la conversation sur Mᵐᵉ de Staël.
Son intimité avec Mᵐᵉ Récamier est aussi connue que sa repartie
spirituelle à un malheureux monsieur qui, ayant réussi à se placer entre
elles deux, s’écria maladroitement: «_Me voilà entre l’esprit et la
beauté!_» A quoi il lui fut sur-le-champ répondu: «_Sans posséder ni
l’un ni l’autre._»

Ma connaissance de cette liaison me poussa à profiter de l’occasion pour
demander à Mᵐᵉ Récamier si Mᵐᵉ de Staël avait eu l’intention de peindre
son propre caractère dans celui de Corinne.

«Assurément, me répondit-elle, l’âme de Mᵐᵉ de Staël est entièrement
développée dans son portrait de Corinne.» Et se tournant vers la
peinture, elle ajouta: «Ces yeux sont les yeux de Mᵐᵉ de Staël.»

Elle me montra une miniature représentant son amie dans tout l’éclat de
sa jeunesse, à un âge où véritablement Mᵐᵉ Récamier n’avait pu la
connaître. Les yeux avaient certainement la même beauté profonde, la
même expression inspirée, que celles que Gérard a données à Corinne.
Mais là s’arrête la ressemblance; les lèvres épaisses et le menton gras
et lourd de la véritable sibylle sont remplacés sur la toile par ce que
l’on peut rêver de plus joli dans une beauté féminine.

L’aspect de la figure représentée sur la miniature indique le moment où
celle-ci fut peinte; et cela ne nous donne pas une idée favorable du
goût qui régnait à ce moment; car la tête surmontée de boucles à la
Brutus est placée sur des bras et sur un buste, aussi dépouillés de
toute draperie, mais plus rebondis que ceux de la Vénus de Médicis.

[Illustration: L’ABBAYE AUX BOIS EN 1838

(Col. J. Boulenger)]

Pendant que nous regardions tour à tour une peinture puis l’autre, et
que nous en parlions, je fus frappée du beau front, des yeux, de la voix
et du langage singulièrement gracieux et choisi d’un gentilhomme qui
était assis en face de moi, et prenait part à la conversation.

Je fis remarquer à Mᵐᵉ Récamier que peu de héros de romans avaient eu
l’honneur d’être illustrés par une peinture comme celle de Gérard et
qu’elle devait avoir grand plaisir à posséder celle-là.

«C’est vrai, me répondit-elle, mais ce n’est pas mon seul trésor en ce
genre;--je suis assez heureuse pour posséder le dessin original de
l’_Atala_, de Girodet, dont vous devez avoir vu souvent la gravure.
Permettez que je vous le montre.»

Nous la suivîmes dans la salle à manger, où ce dessin si intéressant est
placé. «Vous ne connaissez pas M. de Chateaubriand?» dit-elle. Je
répondis que je n’avais pas ce plaisir.

«C’est lui qui était assis en face de vous dans le salon.»

Je la priai de me le présenter, ce qu’elle fit quand nous retournâmes
dans le salon. La conversation reprit et de la façon la plus agréable;
chacun s’y mêla. Lamartine, Casimir Delavigne, Dumas, Victor Hugo, et
quelques autres, furent passés en revue et jugés avec légèreté, mais
finesse et subtilité. Notre Byron, Scott, etc., suivirent; et il était
évident qu’ils avaient été lus et compris. Je demandai à M. de
Chateaubriand s’il avait connu lord Byron: il répondit: «_Non_», et
ajouta: «_Je l’avais précédé dans la vie, et malheureusement il m’a
précédé au tombeau_.»

On débattit la question de savoir jusqu’à quel point un pays peut
apprécier la littérature d’un autre, et M. de Chateaubriand déclara
qu’une telle appréciation ne pouvait être nécessairement qu’imparfaite.
Ses remarques à ce sujet me parurent d’une vérité indiscutable, surtout
en ce qui concerne certaines tournures et certaines nuances dans
l’expression, dont la grâce subtile semble échapper dès qu’on tente de
les traduire dans une autre langue. Cependant je suppose que la majorité
des lecteurs anglais--ceux du moins qui comprennent le français--sont
plus _au fait_ de la littérature française que ne le pense M. de
Chateaubriand.

L’habitude, tellement répandue parmi nous, d’apprendre la langue
française dès l’enfance, nous rend cette langue plus familière qu’on ne
le croit. M. de Chateaubriand doutait que nous pussions goûter Molière,
et il nommait La Fontaine comme étant hors de portée de la critique ou
de la jouissance de quiconque n’était pas Français jusqu’aux moelles.

Je ne puis être de cet avis, bien que je ne sois pas surprise qu’une
telle idée existe. Tous les Anglais qui viennent à Paris sont obligés de
parler français, qu’ils en soient capables ou non. S’ils s’y refusent,
ils doivent perdre tout espoir de causer avec personne de quoi que ce
soit. Il suffit d’ailleurs de s’exprimer d’une manière satisfaisante,
car on ne peut réussir à parler une langue étrangère comme sa langue
nationale. Tout Français qui a coutume de rencontrer des Anglais dans la
société doit avoir les oreilles et la mémoire remplies de fausses
consonances, de faux accords, et de faux accents; faut-il s’étonner,
après cela, s’il pense que ceux qui écorchent une langue de la sorte ne
sauraient la comprendre? Toutefois pour plausible que semble cette
conclusion, elle ne me paraît pas absolument juste. Quel est celui parmi
les hellénistes les plus remarquables, qui serait capable de soutenir
une conversation familière en grec? Le cas est ici précisément le même;
car j’ai connu des personnes qui pouvaient goûter jusque dans leur
moindre finesse les beautés de la littérature française, et qui auraient
été probablement inintelligibles si elles avaient essayé de converser
dans ce langage durant cinq minutes de suite; tandis que, beaucoup
d’autres, s’ils ont eu quelque domestique ou une bonne française,
peuvent posséder une assez bonne prononciation et une grande facilité à
s’exprimer, mais seraient embarrassés de traduire avec une exactitude
scrupuleuse les passages les plus faciles de Rousseau.

Une grande partie des Français instruits lit l’anglais, et semble
souvent comprendre tout à fait l’esprit de nos auteurs; mais il n’y a
pas en France une personne sur cinquante qui prononcerait un simple mot
de notre langage courant. Les Parisiens écoutent avec une gravité polie
et parfaitement imperturbable les bévues les plus comiques que
commettent les étrangers quand ils parlent français; mais ils ne
voudraient pas courir le risque d’en commettre de semblables...

L’idée d’émettre une pensée, fût-ce la plus brillante et la plus élevée
qui se puisse former dans une tête humaine, en une langue ridiculement
incorrecte, leur inspirerait un sentiment de répugnance assez fort pour
rendre calme le plus animé, et silencieux le plus loquace de tous les
Français.

Dans ce temps de relations intimes et suivies entre les deux pays, c’est
donc aux Anglais à faire abstraction de leur vanité s’ils veulent jouir
de la conversation; qu’ils s’embrouillent consciencieusement dans la
grammaire et dans l’accent pour avoir le véritable plaisir d’écouter en
retour une de ces phrases ciselées, une de ces tournures gracieuses, une
de ces épigrammes spirituelles, qui sont l’essence même du génie de la
conversation française...

J’ai entendu plus d’une fois, durant les visites que je lui fis depuis,
Mᵐᵉ Récamier parler de l’amie illustre qu’elle a perdue. Rien ne m’a
jamais intéressée davantage que tout ce que cette charmante femme
racontait de Mᵐᵉ de Staël: chaque mot qu’elle prononçait semblait un
mélange de chagrin et de bonheur, d’enthousiasme et de regret. Il est
triste de songer qu’elle ne trouvera jamais une autre femme qui soit
capable de remplacer celle qui n’est plus. Elle semble le sentir, et
s’entoure de tout ce qui peut contribuer à garder présent à son souvenir
ce qui est à jamais disparu.

[Illustration: UNE SOIRÉE

(Par A. Hervieu) (Extr. de _Paris and the Parisians_, by Mrs. Trollope)]

L’original du portrait posthume de Mᵐᵉ de Staël par Gérard, que les
gravures, les vases de Sèvres même et les caisses à thé ont rendu si
familier à tous; la miniature dont j’ai déjà parlé; enfin la figure
inspirée de Corinne, où Mᵐᵉ Récamier trouve une ressemblance avec son
amie qui ne s’arrête pas aux traits, semblent être pour elle des objets
de vénération et d’amour...



XXI

ÉMEUTE QUOTIDIENNE A LA PORTE SAINT-MARTIN.--INDULGENCE EXCESSIVE DU
GOUVERNEMENT.--COMMENT FAIRE CESSER LES DÉSORDRES.


Bien que Paris soit en réalité aussi tranquille qu’une grande cité peut
l’être, on continue à nous annoncer régulièrement chaque matin _qu’il y
avait une émeute hier soir à la porte Saint-Martin_. Mais je vous assure
que ce sont là passe-temps fort innocents; et quoique l’heure
mystérieuse qui doit toujours amener une révolution s’écoule rarement
sans quelques arrestations, les individus menés au poste sont toujours
mis en liberté le lendemain matin, car on s’est aperçu que ces juvéniles
agresseurs, qui ont rarement plus de vingt ans, sont aussi inoffensifs
qu’une troupe de grenouilles coassant sur les bancs de sable de la
Wabash. Néanmoins le récit continuellement répété de ces réunions
nocturnes inspira, il y a quelques soirs, à deux de nos amis l’envie
d’aller à cette célèbre porte Saint-Martin, dans l’espoir d’être témoins
d’une de ces charmantes petites émeutes. Mais en arrivant à l’endroit
fixé, ils trouvèrent tout parfaitement tranquille et plongé dans le
silence d’une nuit tranquille et bien surveillée. Quelques militaires
toutefois allaient et venaient près de là; et ce furent eux qui
apprirent à nos amis la cause d’un calme si inusité dans ce quartier de
la ville, devenu célèbre.

«_Mais ne voyez-vous pas que l’eau tombe, messieurs?_ dit le garde
national qui stationnait là; _c’est bien assez pour refroidir le feu de
nos républicains. S’il fait beau demain soir, messieurs, nous aurons
encore notre petit spectacle._»

Déterminés à savoir ce qu’il y avait de vrai dans ces histoires et si le
tout n’était pas une mystification, y compris la prédiction du
_militaire_, ils tentèrent à nouveau l’aventure un autre soir, par un
temps remarquablement beau; et cette fois ils virent des choses très
différentes.

Il y eut ce soir-là, d’après ce qu’ils nous dirent, une petite émeute
aussi jolie qu’on le pouvait désirer. Le rassemblement était d’au moins
quatre cents personnes; des soldats à cheval et à pied se trouvaient
parmi les manifestants; les chapeaux pointus abondaient comme les mûres
en septembre, et aussi «les bannières flottant sans un souffle de vent»
sur les épaules chancelantes de petits voyous qu’on avait loués deux
sous pour les porter.

En cette soirée mémorable, dont quelques-uns des journaux républicains
font grand état ce matin, une grande partie, la plus bruyante, de
l’assemblée, fut arrêtée; mais, en somme, la force armée semble en avoir
usé très doucement, et nos amis ont souvent entendu répondre à de
violentes explosions d’éloquence qui auraient pu être considérées comme
des crimes de lèse-majesté par cette joyeuse repartie: _Vive le roi!_

Sur un point, cependant, il y eut lutte autour d’un jeune héros, vêtu de
pied en cap à la Robespierre, que deux gardes municipaux s’occupaient à
arrêter, tandis qu’un petit garçon de dix ans environ, qui tenait une
bannière plus lourde que lui et qui servait probablement de garde du
corps au prisonnier, se dressait à quelques mètres, rugissant: _Vive la
République!_ aussi fort qu’il pouvait brailler.

Un autre, qui semblait appartenir à la plus basse classe, harangua,
pendant tout le temps que le tumulte dura, ceux qui l’entouraient. Ses
bras étaient nus jusqu’aux épaules et ses gestes extrêmement violents.

«_Nous avons des droits!_ criait-il avec une grande véhémence, _nous
avons des droits!... qui est-ce qui veut les nier?... Nous ne demandons
que la Charte... Qu’ils nous donnent la Charte!..._»

Le tumulte dura environ trois heures, après quoi la foule se dispersa
tranquillement; et il faut espérer que chacun de ceux qui y prirent part
s’occupera honnêtement à son emploi jusqu’à la prochaine belle soirée
qui le réunira de nouveau aux autres pour remplir le double rôle de
spectateur et d’acteur à ce _petit spectacle_.

Le renouvellement périodique de ces émeutes semble maintenant ne plus
inquiéter personne, et si des amendes et des arrestations constantes
(quelquefois injustes d’ailleurs, et qui ne calment nullement les
audacieuses démonstrations du mécontentement de la populace et des
journaux qui la soutiennent),--si ces rigueurs ne montraient pas que
l’on apporte quelque attention à ces manifestations, on pourrait
attribuer l’indifférence du gouvernement à sa confiance dans sa propre
force et au peu de crainte que lui inspirent les conséquences possibles
de cette agitation.

Et c’est bien là, je crois, le sentiment du gouvernement du roi
Philippe. Néanmoins il vaudrait beaucoup mieux pour Paris que, par un
moyen quelconque, on mît fin à ces scènes déplaisantes...

Louis-Philippe n’est ni Napoléon ni Charles X. Il n’a ni les droits
inaliénables de l’un ni la gloire accablante de l’autre; mais s’il était
assez heureux pour assurer à ce beau pays, fatigué de luttes intestines,
l’ère de tranquille prospérité qui paraît commencer, il pourrait être
considéré par le peuple français comme plus grand que ces deux
souverains...

[Illustration: ÉMEUTE A LA PORTE SAINT-MARTIN

(Extr. de _Paris and the Parisians_, by Mrs. Trollope)]

S’il voulait entreprendre une croisade pour rendre l’indépendance à
l’Italie, il convertirait chaque traître en héros. Qu’il adresse à
l’armée recrutée pour ce projet les mêmes mots inspirés dont se servait
Napoléon autrefois: _Soldats!... Partons!... rétablir le Capitole...
réveiller le peuple romain engourdi par plusieurs siècles d’esclavage...
Tel sera le fruit de vos victoires. Vous rentrerez alors dans vos
foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant: Il était de l’armée
d’Italie!..._ Qu’il institue ensuite un nouvel ordre qu’il appellera
«l’ordre impérial de la Redingote grise», ou «l’ordre indomptable des
Bras croisés»; qu’il permette à tout homme qui en sera membre de faire
broder un aigle sur le devant de son habit, à condition qu’il se soit
conduit bravement et comme un Français sur le champ de bataille:
aussitôt la porte Saint-Martin deviendra aussi paisible que le cabinet
de toilette de l’autocrate à Saint-Pétersbourg...



XXII

SOIRÉE DANSANTE.--EN ANGLETERRE, LES JEUNES FILLES SONT ÉLEVÉES
LIBREMENT ET AU BAL LES JEUNES FEMMES S’EFFACENT DEVANT ELLES.--EN
FRANCE, C’EST TOUT LE CONTRAIRE.--ANECDOTE.--LE SPECTACLE DES FLEURTS,
CONSOLATION DES VIEILLES DAMES CHAPERONS.--DISCUSSION SUR LA SUPÉRIORITÉ
DE L’USAGE FRANÇAIS OU DE L’USAGE ANGLAIS.--LES JEUNES FILLES ANGLAISES
CHOISISSENT ELLES-MÊMES LEURS MARIS.


L’autre soir, nous fûmes à un bal, ou, pour mieux dire, à une _soirée
dansante_; car, en cette saison, on a beau danser du soir au matin, ce
n’est pas un bal. Mais, qu’on appelle cette fête du nom qu’on voudra,
elle n’aurait pu être plus gaie et plus agréable au mois de janvier
qu’elle le fut en ce mois de mai.

Plusieurs Anglais y assistaient, qui, au grand étonnement de beaucoup,
choisirent toujours leurs danseuses parmi les jeunes filles; et cela
peut nous sembler naturel, mais cela passe ici pour un procédé
extraordinaire.

Le rôle des jeunes filles dans les salons d’Angleterre et de France est
fort différent, et c’est très remarquable pour qui n’est pas au fait des
usages de la société française. Chez nous, ce qui passe pour le plus
agréable à regarder, et ce que l’on invite en premier à danser, ce sont
les jeunes filles. Brillantes par l’éclat de leur jeunesse, gracieuses
et gaies comme des jeunes faons dans tous les mouvements de cet exercice
si essentiellement juvénile qu’est la danse, éclipsant l’élégance de
leur toilette par leur joliesse qui empêche nos yeux de s’arrêter sur
autre chose qu’elles-mêmes, ce sont les jeunes personnes qui, en dépit
des diamants et des dentelles, en dépit des beautés mariées et de leurs
grâces savantes, semblent les reines d’un bal. Mais, en France, on n’est
point de cet avis.

Quelquefois il arrive chez nous qu’une coquette matrone valse avec plus
d’ardeur que de sagesse; mais, en le faisant, elle risque toujours
d’être _mal notée_ d’une manière ou d’une autre, et plus ou moins
gravement, par les personnes présentes; en outre, je ne lui affirmerais
point que son danseur n’aimerait pas beaucoup mieux tourner en compagnie
d’une des brillantes jeunes filles, légères comme des sylphides, qu’il
voit voler autour de lui, qu’avec la femme mariée la plus fashionable de
Londres.

A Paris, il en va tout au contraire; et ce qui est assez étrange, c’est
que, dans les deux pays, les raisons par lesquelles on explique cette
différence sont inspirées par le souci de la morale.

En entrant dans un bal en France, au lieu de voir les plus jeunes et les
plus jolies des assistantes occuper les places en évidence, entourées
par les jeunes hommes, et habillées avec l’élégance la plus étudiée et
la plus convenable, vous les verrez se tenir tout à fait au fond,
sobrement habillées, et totalement éclipsées par les beautés épanouies
de leurs amies mariées...

Le charme et la fascination par lesquels se distingue incontestablement
une Française élégante ne lui appartiennent totalement et réellement que
lorsqu’elle est mariée. Une jeune personne française _parfaitement bien
élevée_ regarde tout... comme il convient à une jeune personne
_parfaitement bien élevée_; mais il faut avouer qu’aussi elle regarde
comme si sa gouvernante (et une gouvernante vigilante!) regardait en
même temps qu’elle par-dessus son épaule. Elle sera habillée, bien
entendu, avec la plus exacte précision et la plus parfaite bienséance;
son corset empêchera sa robe de faire un pli, et son _friseur_ ne
permettra à aucun cheveu de s’échapper de la place qui lui est assignée.
Mais, si vous voulez

[Illustration: LES APPRÊTS POUR LE BAL

(Par Gavarni) (Extr. de _L’Artiste_)]

admirer cette perfection gracieuse de la toilette, cette inimitable
_agacerie_ de costume qui distinguent une femme française de toutes les
autres dans le monde, quittez _mademoiselle_ pour _madame_. Le son de la
voix même est différent. Il semble que l’âme et le cœur d’une jeune
fille française soient endormis, ou au moins assoupis, jusqu’à ce que la
cérémonie du mariage les réveille. Tant que c’est mademoiselle qui
parle, le ton, ou plutôt le son de la voix garde je ne sais quoi de
monotone, de terne, d’ennuyeux; mais quand madame s’adresse à vous,
alors tout le charme que la manière, la cadence et l’accent peuvent
ajouter à un organe apparaît.

[Illustration: «TAPISSERIES»

(Par Henri Monnier) (Bibl. nat.)]

En Angleterre, au contraire, je ne connais rien de plus ravissant que le
son de voix frais, naturel, doux et joyeux d’une jeune fille. C’est
aussi délicieux que le chant de l’alouette quand il s’élève dans la
fraîcheur du matin pour saluer le soleil. Il ne s’y trouve rien de
retenu, de contraint, d’emprisonné par la peur de montrer trop tôt un
pouvoir de sirène.

Jusque dans la danse, véritable arène où se déploient les grâces de la
jeunesse, la jeune fille française est vaincue, quand on compare ses pas
bien corrects aux mouvements aisés, caressants et fascinants de la femme
mariée.

Dans cette naïve amabilité, qui suffirait à rendre tout à fait charmante
une jeune fille simple et d’un bon naturel, si même elle n’avait pas
d’autre séduction, il entre aussi une prudente contrainte. Une
_demoiselle française_, quand elle serait la plus gentillement tendre
créature du monde, serait empêchée par la _bienséance_ de se laisser
voir ainsi.

Un jeune Anglais de ma connaissance qui, bien qu’ayant beaucoup
fréquenté la société française, n’était pas initié aux mystères de
l’éducation féminine, me raconta l’autre jour une aventure qui lui
arriva et que je rapporterai parce qu’elle est typique, encore qu’elle
n’ait rien à voir avec notre bal. Ce jeune homme avait été pendant très
longtemps reçu dans une famille française; il y avait très souvent
accepté à dîner, et, en fait, il se considérait comme admis dans
l’intimité de la maison.

Le seul enfant de cette famille était une fille, plutôt jolie, mais
froide, silencieuse et plutôt éloignante par ses manières, bref presque
gauche et n’inspirant aucun intérêt. Tout effort pour tirer d’elle
quelque conversation était resté sans résultat, et, bien qu’il la vît
souvent, notre Anglais croyait qu’elle le considérait à peine comme une
relation.

Le jeune homme retourna en Angleterre, puis, après quelques mois, revint
à Paris. Un jour qu’il était plongé, au Louvre, dans la contemplation
d’un tableau, il fut soudainement accosté par une très jolie femme qui,
de la manière la plus aimable et la plus amicale possible, lui posa une
multitude de questions, lui fit mille demandes sur sa santé, l’invita à
venir la voir le plus tôt possible, et termina en s’écriant: «_Mais
c’est un siècle depuis que je vous ai vu!_»

[Illustration: «UN BAL A LA CHAUSSÉE D’ANTIN»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)]

Mon ami la regardait avec autant d’admiration que de surprise. Il
commença à se rappeler qu’il l’avait vue jadis, mais où et comment, il
ne savait pas. Elle remarqua son embarras et sourit: «Vous m’avez
oubliée donc? dit-elle. _Je m’appelle Eglé de P... Mais je suis
mariée..._»

Mais revenons à notre bal.

Quand je vis toutes les femmes mariées invitées l’une après l’autre
jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de danseur libre, je me sentis
positivement en colère; car, malgré l’aide de mes ignorants
compatriotes, il y avait encore au moins une demi-douzaine de jeunes
filles sans cavalier.

Elles ne semblaient pas, d’ailleurs, aussi tristement désappointées que
l’eussent été des jeunes filles anglaises en pareil cas. Elles étaient
habituées à cette torture, comme les hommes l’étaient eux-mêmes à la
leur faire subir, et elles battaient en cadence le parquet de leurs
jolis petits pieds, tandis qu’elles voyaient les heureuses femmes
mariées danser en couples--couples non mariés--devant leurs yeux.

Quand, à la fin, toutes les dames mariées, jeunes et vieilles, furent
dûment pourvues de cavaliers, plusieurs messieurs sérieux et
respectables émergèrent des encoignures et des sofas, et invitèrent les
jeunes patientes qui les acceptèrent tranquillement et gracieusement, en
souriant, et leur permirent de les faire danser.

Les vieilles dames comme moi, que le destin attache aux murs des salles
de bal, trouvent leur consolation et leur distraction à des sources
variées. D’abord, elles ont la conversation; ou, si elles restent
silencieuses, elles peuvent écouter les plus jolis airs de la saison,
merveilleusement bien joués. Puis l’arène entière, pleine de pieds
glissants, est ouverte à leurs critiques et à leur admiration. Une autre
consolation, et substantielle, se trouve dans le souper; quelquefois
même une glace prise au plateau qu’on passe devant elles sera la très
bienvenue des veilleuses fatiguées. Mais il y a d’autres sortes de
distractions, qui feraient volontiers souhaiter à la plus jeune partie
du monde civilisé que les vieilles dames portassent des lunettes et y
vissent moins clair; je parle de la paisible contemplation d’une
demi-douzaine de fleurts qui vont leur train autour d’elles,--certains
si bien conduits! d’autres si maladroitement!

En pareil cas, en Angleterre, les vieilles dames s’arrangent
soigneusement pour que l’on ne s’aperçoive pas qu’elles voient ce
qu’elles voient, mais elles regardent autour d’elles sans aucun
sentiment de gêne et sans se dire qu’elles préféreraient être ailleurs
afin de ne pas assister à ce qui se passe aux environs. C’est qu’elles
éprouvent la certitude très rassurante, du moins je le crois, que la
jeune belle s’occupe non à se ruiner, mais à faire fortune. Or, ici
encore je puis répéter ce que j’ai déjà dit si souvent: en France, on
agit tout autrement, sinon mieux.

En Angleterre, si l’on voit une femme faire tout l’exercice du fleurt,
depuis la première et chaleureuse phrase d’accueil: «Comment vous
portez-vous?» jusqu’à ce dernier et doux sentiment, qui fixe
immuablement les yeux sur le parquet, tandis que la tête semble
s’incliner tendrement pour permettre à l’heureuse oreille de recevoir
les enivrantes paroles du _parfait amour_,--quand on voit cela, en
Angleterre, même si la dame n’a plus depuis longtemps ses dix-huit ans,
on peut être assuré qu’elle n’est pas mariée; mais ici, je le dis sans
médisance, sans l’ombre de médisance, on peut être assuré qu’elle l’est.
Elle peut être veuve; ou bien elle peut fleurter dans l’innocence de son
cœur, parce que c’est la mode; mais elle ne peut le faire si elle n’est
pas mariée.

J’étais plongée l’autre soir dans ces observations, quand une dame d’un
certain âge, qui, pour une raison ou pour une autre (et il n’est pas
facile de deviner pourquoi), ne valse jamais, traversa la pièce et vint
se placer auprès de moi. Bien qu’elle ne danse pas, c’est une charmante
personne, et comme j’ai souvent causé avec elle, je la vois toujours
s’approcher avec grand plaisir.

«_A quoi pensez-vous, madame Trollope?_ me dit-elle; _vous avez l’air de
méditer?_»

J’hésitai un moment à lui confier exactement ce qui se passait dans mon
esprit; tout en réfléchissant je la regardais et je vis en elle quelque
chose qui me fit croire que je pouvais lui livrer mes confidences sans
craindre aucune sévérité de sa part; alors je répondis très franchement:

«Je médite, en effet, et c’est sur la situation faite en France aux
femmes qui ne sont pas mariées.

[Illustration]

--Des femmes qui ne sont pas mariées?... Vous n’en trouverez presque
jamais en France, dit-elle.

--Pourtant ces jeunes femmes qui viennent de finir leur quadrille ne
sont pas mariées?

--Ah!... mais vous ne devez pas les appeler des femmes non mariées. _Ce
sont des demoiselles._

--Soit! Mes méditations les concernaient.

--Eh bien?...

--Eh bien... il me semble que le bal n’est pas donné, que les musiciens
ne jouent pas, que les messieurs ne sont pas _empressés_ pour elles.

--Non, certainement. Et ce serait absolument contraire à nos idées de
convenances, s’il en était ainsi.

--Chez nous, c’est différent. Ce sont toujours les jeunes filles qui
sont les héroïnes de tous les bals.

--Les héroïnes visibles?» Elle appuya fortement sur l’adjectif et ajouta
avec un sourire: «Chez nous les héroïnes visibles sont les réelles
héroïnes en ces occasions.»

Je m’expliquai: «J’avoue, dis-je, que les héroïnes réelles sont, en
certains cas d’ostentation et de parade, les dames qui offrent les bals.

--Bien expliqué, dit-elle en riant; mais je crois que vous devez avoir
certainement une autre pensée. Vous trouvez donc, ajouta-t-elle, que nos
jeunes femmes mariées prennent trop d’importance?

--Oh non! répliquai-je avec ardeur. Il est, à mon avis, impossible de
leur donner trop d’importance, car de leur influence dépend entièrement
le ton de la société.

--Vous avez tout à fait raison. Ceux qui ont vécu aussi longtemps que
vous dans le monde n’en sauraient douter: et comment pourraient-elles
avoir tant d’influence si dans les réunions elles étaient négligées, et
si les jeunes filles, qui n’ont encore aucune situation dans le monde,
leur étaient préférées?

--Mais assurément, être préférée pour une valse ou un quadrille, cela
n’est pas le but important que se propose l’une ou l’autre de nous?

--Non, peut-être; mais c’est une conséquence nécessaire. Chez nous les
femmes se marient jeunes, aussitôt, en fait, que leur éducation est
finie, et avant qu’il leur ait été permis d’entrer dans le monde et de
prendre part à ses plaisirs. Leur destinée, au lieu d’être la plus
brillante que toute femme puisse envier, serait au contraire la plus
_triste_, si on leur défendait de profiter des plaisirs naturels à leur
âge et à leur caractère national, parce qu’elles seraient mariées.

[Illustration]

--Pourtant, n’est-ce pas une dangereuse coutume que celle de lancer
pour la première fois dans la société des jeunes femmes alors qu’elles
sont irrévocablement engagées, et de les exposer à l’ambiance de jeunes
hommes que leur devoir leur défend de trouver très aimables?

--Oh non!... Quand une jeune femme a de bonnes intentions, ce n’est pas
un quadrille, ni une valse, qui la détournera du droit chemin. Si cela
était possible, le devoir des législateurs de toute la terre serait de
défendre à tout jamais ces exercices.

--Non, non, non! dis-je vivement; je ne pense pas cela; au contraire, je
suis tellement convaincue, par mes propres souvenirs et par les
observations des autres, que la danse n’est pas une source fictive, mais
une source réelle et bien naturelle de plaisir, un penchant commun à
tous, que, au lieu de désirer qu’elle soit interdite, je voudrais, si
j’en avais le pouvoir, la rendre plus générale et plus fréquente qu’elle
n’est, et que les jeunes gens ne se réunissent jamais sans qu’ils
pussent danser à volonté.

--Et de ce plaisir, que vous appelez une espèce de _besoin_, vous
excluriez toutes les jeunes femmes au-dessus de dix-sept ans, parce
qu’elles seraient mariées?... Les pauvres!... Au lieu de les trouver si
pressées d’entrer dans la vie active, nous aurions alors grand’peine à
obtenir qu’elles nous permissent de _monter un ménage_ pour elles. Le
mariage, elles le prendraient en horreur, si telles étaient ses lois.

--Je ne les voudrais pas telles, je vous assure», répondis-je, assez
embarrassée de m’expliquer clairement sans dire quelque chose qui puisse
paraître ou grossièrement pensé, ou un cruel soupçon contre l’innocence,
ou une attaque peu civile contre les mœurs nationales; je restai donc
silencieuse.

Ma compagne semblait s’attendre à ce que je continuasse, mais, après un
court intervalle, elle reprit la conversation en disant: «Alors quel
arrangement proposez-vous pour concilier la nécessité du danger et les
convenances qui veulent, selon vous, que les femmes mariées ne soient
pas exposées au danger que vous semblez trouver qui s’en dégage?

--Je serais trop chauvine en répondant qu’à mon avis notre manière
d’agir en ce cas est la meilleure.

--Telle est votre opinion?

--A parler sincèrement, oui.

--Voudriez-vous avoir l’amabilité de m’expliquer la différence qui
existe à ce point de vue entre la France et l’Angleterre?

--La seule différence entre nous, c’est que, dans mon pays, les
amusements qui réunissent les jeunes gens dans les circonstances les
plus favorables, peut-être, à faire tenir aux hommes des discours de
galanterie et d’admiration et à disposer les femmes à les écouter
gracieusement, sont regardés comme faits pour les personnes non mariées.

--Chez nous, c’est exactement le contraire, répliqua-t-elle, du moins en
ce qui regarde les jeunes femmes. En adressant une frivole et
insignifiante galanterie, inspirée par la danse, à une jeune fille, nous
estimerions violer la prudente et délicate réserve dont elle a été
entourée. Une jeune personne doit être donnée à son mari avant que ses
passions aient été éveillées ou son imagination excitée par la voix de
la galanterie.

--Mais pensez-vous qu’il soit plus désirable que cela ait lieu après
qu’elle a été donnée à son mari?

--Certainement, ce n’est pas désirable, mais c’est infiniment moins
dangereux. Quand une jeune fille est mariée très jeune, ses sentiments,
ses pensées, son imagination sont entièrement occupés par son mari. Son
mode d’éducation l’y prépare, et ensuite c’est au mari à savoir gagner
et retenir ce jeune cœur. S’il sait s’y prendre, ce n’est pas par une
valse ou un quadrille qu’on le lui volera. Les maris n’ont en aucun pays
si peu de raison de se plaindre de leurs femmes qu’en France; car en
aucun pays la manière de vivre avec elles ne dépend autant d’eux. Chez
vous, c’est le contraire, s’il en faut croire vos romans, et même les
étranges procès rendus publics par vos journaux. Attachements
antérieurs, affections d’enfance cassées par le mariage, renouées
ensuite, ce sont les histoires que nous entendons et lisons; et elles ne
nous induisent pas à adopter votre système pour améliorer le nôtre.

--La grande notoriété des cas auxquels vous faites allusion prouve leur
rareté, répondis-je. Telles tristes histoires n’auraient que peu
d’intérêt pour le public, soit comme roman, soit comme procès, si elles
ne retraçaient pas des circonstances hors de la vie ordinaire.

--Assurément, mais vous avouerez pourtant, que, s’ils sont rares en
Angleterre, ces scandales et ces hontes le sont encore plus en France.

--Les événements de cette espèce n’y produisent peut-être pas autant de
sensation, dis-je.

--Parce qu’ils y sont plus fréquents, voulez-vous dire? Est-ce là votre
opinion? (Et elle sourit avec reproche.)

--Ce n’est certainement pas cela que je veux dire, expliquai-je; et, en
vérité, ce n’est pas une occupation gracieuse ni utile que de chercher
de quel côté de la Manche se trouve le plus de vertu. Pourtant,
peut-être serait-il bon pour chacun des deux pays de modifier ses
procédés d’éducation en y introduisant ce qu’il y a de meilleur dans
celle de l’autre.

--Je n’en doute pas, dit-elle; et quand nous aurons fait ainsi
d’aimables échanges, qui sait si nous ne vivrons pas assez, vous et moi,
pour voir vos jeunes filles un peu moins libres, tandis que leurs pères
et mères leur chercheront un bon mariage, au lieu d’assumer entièrement
cette tâche elles-mêmes? Et, en retour, nos jeunes épouses laisseront
peut-être de côté leurs coquetteries et deviendront _mères respectables_
un peu plus tôt. Quoique, à dire vrai, elles le deviennent toutes à la
fin.»

Comme elle finissait de parler, une nouvelle valse commença, et une
douzaine de couples, les uns mal, les autres bien assortis, glissèrent
doucement devant nous. L’un d’eux se composait d’un jeune homme très
distingué, avec des favoris et des moustaches d’un noir bleu, haut comme
une tour, et semblant, à en juger par son aspect, très content de
lui-même. Sa _danseuse_ aurait incontestablement pu adresser à son mari,
qui, assis non loin de nous, retirait pour la laisser passer, ses pieds
goutteux sous sa chaise, ces touchantes paroles:

    Trente fois déjà le char de Phœbus a fait le tour
    De l’élément liquide de Neptune et de l’orbe de la terre,
    Et trente fois douze lunes, avec leur éclat,
    Sur le monde ont douze fois trente nuits brillé,
    Depuis que l’amour de nos cœurs et l’Hymen ont nos mains
        Unies par les liens les plus sacrés.

Ma voisine et moi échangeâmes un regard en les voyant et nous nous mîmes
à rire.

«Au moins, vous avouerez, dit-elle, que voici un cas où une dame mariée
peut satisfaire sa passion pour la danse sans craindre les conséquences?

--Je n’en suis pas tout à fait sûre, répondis-je, car si elle n’est pas
trouvée coupable de péché, elle obtiendra avec peine un verdict qui
l’acquitte de folie. Mais qui peut pousser ce magnifique personnage, qui
regarde du haut de sa grandeur, à rechercher l’honneur de prendre cette
taille vénérable dans ses bras?

[Illustration]

--Rien de plus facile à expliquer. Cette jolie jeune fille assise dans
le coin là-bas, avec ses cheveux si sévèrement tirés, est sa fille, sa
fille unique et qui aura une noble _dot_. Comprenez-vous?... Et
dites-moi, dans le cas où l’affaire n’aboutirait pas, ne vaut-il pas
mieux que ce soit cette excellente dame, valsant comme un canard, qui
reçoive sur son cœur d’acier toute l’éloquence que ce jeune homme
déploie pour se rendre aimable, plutôt que la délicate petite jeune
fille?

--Est-ce sérieusement que vous nous recommandez cette façon de faire
l’amour par procuration, en substituant la maman à la jeune fille
jusqu’à ce que celle-ci ait obtenu un brevet qui lui permette d’écouter
elle-même le langage de l’amour? Si excellent que ce système puisse
être, chère madame, il est vain d’espérer que nous l’introduisions
jamais parmi nous. Nos jeunes filles diraient, ce que vous opposiez tout
à l’heure à l’idée de faire accepter en France des innovations
anglaises: _Ce n’est pas dans nos mœurs_.»

Je vous assure, mon amie, que je n’ai pas inventé _à loisir_ cette
conversation pour votre amusement, car je me suis rapprochée le plus
possible de ce qu’on m’a dit; je ne vous ai pas tout conté, mais ma
lettre est déjà assez longue.



XXIII

LES TROTTOIRS NOUVELLEMENT INTRODUITS.--POURQUOI LES PARISIENS PRÉFÈRENT
LES APPARTEMENTS AUX MAISONS CONSTRUITES POUR UNE SEULE FAMILLE COMME A
LONDRES.--LE PORTIER-FACTOTUM.--LE LUXE A PARIS EST MOINS COUTEUX QU’A
LONDRES.--RICHESSE CROISSANTE DE LA FRANCE.


Parmi les récentes améliorations introduites à Paris, et qui doivent
évidemment leur origine à l’Angleterre, celles qui frappent d’abord les
yeux sont l’usage presque universel des tapis dans les maisons et
l’agrément des _trottoirs_ dans les rues. Dans peu d’années, à moins que
tous les pavés n’aient été arrachés par ceux qui espèrent obtenir de
l’immortalité par les barricades, il sera aussi facile de se promener à
Paris qu’à Londres. Il est vrai que les vieilles rues ne sont pas assez
larges ici pour permettre d’aussi grandes esplanades que celles qui
s’étendent de chaque côté de Regent’s Street et d’Oxford Street;
néanmoins l’espace nécessaire à la sécurité et à la commodité des
passants pourra être ménagé; et ceux qui connurent Paris il y a une
douzaine d’années, quand il y fallait sauter d’une pierre à l’autre, en
pleine canicule, dans le fol espoir de conserver ses souliers secs, non
sans craindre d’être écrasé par un chariot, un fiacre, un coucou ou une
brouette, ceux qui se souviennent de ce temps-là, béniront le cher petit
trottoir qui borde maintenant presque toutes les principales rues, à
l’exception des intervalles nécessaires pour accéder aux portes cochères
des hôtels privés et de quelques courts espaces qui semblent avoir été
oubliés.

[Illustration: (V. Adam del.) (Bibl. nat.)]

Une autre innovation anglaise, beaucoup plus importante, a été tentée
sans succès: celle des _maisonnettes_, ou petits hôtels construits pour
une seule famille. On en a bâti quelques-unes dans cette nouvelle partie
de la ville qui s’étend derrière la Madeleine; mais on n’a obtenu là
aucun bon résultat pour beaucoup de raisons que l’on aurait pu prévoir
facilement, semble-t-il, et auxquelles il me paraît très difficile
d’obvier à présent.

Pour qu’ils pussent convenir aux revenus moyens des Français, il
faudrait que ces petits hôtels privés fussent construits sur une échelle
trop médiocre pour qu’ils continssent de grandes chambres; or la
vastitude des pièces d’habitation permet une espèce de parade
qu’apprécient beaucoup de ceux qui vivent dans des appartements non
meublés, qu’ils paient peut-être quinze cents et deux mille francs par
an. Une autre commodité dont il serait pénible aux familles françaises
de se passer et dont on peut jouir pour un faible prix, si l’on
s’associe à plusieurs, c’est le portier et sa loge. Et si les Parisiens
échangeaient leur système contre le nôtre, qui consiste à avoir un
domestique spécialement occupé à porter les paquets et les lettres, ou à
annoncer les visites, le nombre des serviteurs devrait être doublé dans
chaque famille.

Remplir ces offices-là, ce n’est pas tout ce qu’a à faire ce domestique
de tant de maîtres qu’est le portier; je ne suis pas assez compétente
pour vous dire exactement quelles sont ses fonctions; mais il me semble
qu’on me répond généralement quand je demande quelqu’un pour faire une
commission: «_Oui, madame, le portier_ (ou _la portière_) _fera cela_»;
et si nous nous trouvions soudainement privés de ce factotum, je pense
que nous serions immédiatement obligés de quitter notre appartement et
de chercher un refuge dans un hôtel, car nous serions très embarrassés
de savoir trouver les «aides» qui nous permettraient de vivre sans
lui...

[Illustration: UN TILBURY

(Par A. Giroux) (Bibl. nat.)]

Les Parisiens forment une population très aimable et ils ont l’apparence
d’être très heureux; quel effet produirait sur chacun d’eux la
possession tranquille d’une maison particulière? Ce qui est agréable à
l’un et influence heureusement son caractère peut être désagréable à
l’autre; et je ne suis pas certaine que la petite maison commode, qu’on
se procurerait en payant un loyer équivalent à celui d’un joli
appartement, ne calmerait pas cette légèreté et cette vivacité grâce
auxquelles on voit des _locataires_ sexagénaires gagner leur élégant
_premier_ en escaladant les marches par deux à la fois. Et les pieds les
plus jolis et les mieux _chaussés_ du monde, qui à présent se
trémoussent _sans souci_ sur l’escalier commun, ne se traîneraient-ils
pas plus lourdement s’il leur fallait suivre un étroit corridor dont la
propreté ou la malpropreté serait devenue une question privée et
individuelle? Et le plus vif désir d’avoir dans son vestibule quelques
statues et quelques lauriers-roses ne se calmerait-il pas si l’on avait
à calculer ce qu’il en coûterait pour le satisfaire? Et quel mal de tête
en pensant à _ce vilain escalier à frotter_ du haut en bas! Toutes ces
préoccupations, et beaucoup d’autres auxquelles les Parisiens échappent,
leur incomberaient s’ils échangeaient leurs appartements pour des
_maisonnettes_...

Rousseau dit que les paroles qui règlent tout à Paris sont: _cela se
fait_ et _cela ne se fait pas_. On ne peut nier que ces mêmes mots
n’aient à Londres un pouvoir égal; et, malheureusement pour notre
indépendance individuelle, il en coûte beaucoup plus pour leur obéir de
notre côté de l’eau. Des centaines de francs sont actuellement dépensées
sur des budgets très limités, sans procurer aucune jouissance à ceux qui
les dépensent; mais on se soumet à cette nécessité parce que _cela se
fait_ ou _cela ne se fait pas_. A Paris, au contraire ces phrases
impératives n’ont pas la même influence sur les dépenses, parce qu’on
n’y a pas pour but unique de paraître aussi riche que son voisin, mais
de se donner par son revenu, grand ou petit, le plus possible de
plaisirs et d’agréments dans la vie.

Pour ces raisons, en cas de diminution ou d’insuffisance de fortune, il
est très agréable d’habiter Paris. Certes une famille qui viendrait ici
en pensant y trouver les choses indispensables à la vie à meilleur
compte qu’en Angleterre serait grandement désappointée: certains
articles sont moins chers, mais beaucoup sont considérablement plus
chers, et je doute vraiment qu’à l’heure actuelle les choses strictement
nécessaires à la vie ne soient à meilleur marché à Paris qu’à Londres.

Ce n’est donc pas le nécessaire, mais le superflu qui est moins coûteux
ici. Le vin, l’ameublement, l’entretien des chevaux, le prix des
voitures, les entrées au théâtre, les bougies de cire, les fruits, les
livres, le loyer d’un joli appartement, les gages des domestiques, tout
est à meilleur marché, et les contributions directes moins élevées.
Encore n’est-ce pas pour cette seule raison que la résidence à Paris
sera avantageuse pour des personnes qui ont quelques prétentions à tenir
un certain rang et qui veulent un certain style à leurs maisons. La
nécessité de paraître, qui est de beaucoup la plus onéreuse de toutes
les obligations que le rang impose, peut être évitée ici en grande
partie, et sans qu’on en subisse aucune déchéance. En somme, l’avantage
économique de la vie à Paris dépend entièrement du degré de luxe que
l’on désire. Il y a certainement beaucoup de détails de délicatesse et
de raffinement dans l’existence anglaise, que je serais très peinée de
voir abandonner parce que ce sont des particularités nationales, mais je
crois que nous gagnerions énormément, à beaucoup de points de vue, si
nous pouvions apprendre à ne plus faire dépendre notre manière de vivre
de sa comparaison avec celle des autres...

Je suis persuadée que, si la mode prenait chez nous d’imiter
l’indépendance des Français dans leur manière de vivre comme elle veut
maintenant qu’on imite leurs mets, leurs chapeaux, leurs moustaches et
leurs moulures dorées, nous y gagnerions beaucoup de jouissances. Si, à
l’avenir, aucune dame anglaise ne se sentait plus l’angoisse au cœur
parce qu’elle a compté dans le hall de son amie un plus grand nombre de
valets de pied que dans le sien; si aucun soupir ne s’exhalait plus dans
aucun cercle parce que le bouton de chemise du voisin est plus beau; si
aucune grosse facture ne s’élevait chez Gunter, chez Howell, ou chez
James, parce qu’il vaut mieux mourir que d’être surpassé,--nous serions
incontestablement un peuple plus heureux et plus respectable que nous ne
le sommes à présent.

On reconnaît assez généralement, je crois, que les Français sont
maintenant plus avides de gagner de l’argent qu’ils ne l’étaient avant
la dernière révolution. La sécurité et le repos que la nouvelle dynastie
semble avoir amenés avec elle leur ont donné le temps et l’occasion de
multiplier leurs capitaux; et la conséquence, c’est que les aptitudes au
commerce que Napoléon nous reprochait si fort ont traversé la Manche, et
commencent à produire ici de très grands changements.

Il est évident que la richesse de la bourgeoisie augmente rapidement, et
les républicains s’en effraient: ils voient devant eux un nouvel ennemi,
et commencent à parler des abominations d’une _bourgeoisie_
aristocratique.

Cet accroissement des fortunes bourgeoises a plusieurs effets
remarquables, mais aucun ne l’est plus que l’augmentation rapide des
jolies demeures, lesquelles s’élèvent maintenant, aussi blanches et
brillantes que des champignons frais, dans la partie nord-ouest de
Paris.

C’est là tout à fait un nouveau monde, et cela me rappelle les premiers
jours de Russel Square et du quartier alentour. L’église de la
Madeleine, au lieu de se trouver placée, comme je me souviens qu’elle
l’était jadis, tout à l’extrémité de Paris, voit maintenant une nouvelle
ville s’étendre derrière elle; et si les constructions continuent de
s’élever à la même allure qu’elles semblent le faire en ce moment, nous,
ou du moins nos enfants, la verrons occuper une situation aussi centrale
que Saint-Martin des Champs. Un excellent marché, appelé marché de la
Madeleine, s’est déjà établi dans ce nouveau quartier, et je ne doute
pas que des églises, des théâtres, et des restaurants innombrables ne le
suivent rapidement.

Il faudra placer les capitaux, qui s’accroissent avec une rapidité
américaine, et, quand cela arrivera, Paris s’étendra hors de ses limites
actuelles de la même marche tranquille que Londres avant lui: d’ici à
vingt ans, le bois de Boulogne pourra être aussi peuplé que Regent’s
Park l’est aujourd’hui.

Ce soudain accroissement de la richesse est déjà cause de l’augmentation
du prix de beaucoup d’articles vendus à Paris; si l’activité du commerce
continue, il est plus que probable que les fortunes du boursier et du
marchand parisien égaleront les fortunes colossales qui existent en
Angleterre; alors les mêmes causes qui ont rendu la vie si coûteuse chez
nous la rendront chère dans la France future. Bien des particularités
dont on s’aperçoit aujourd’hui et qui forment les plus grandes
différences entre les deux pays disparaîtront alors, car la grande
richesse est tout ce qui manque à une famille française pour vivre comme
une famille anglaise. Mais quand ce temps arrivera, les Parisiens ne
perdront-ils pas plus de jouissances sans ostentation qu’ils n’en
gagneront par l’augmentation du luxe? Pour moi, je suis absolument
d’avis que Paris sera à demi gâté lorsque les ennuyeux dîners de
cérémonie remplaceront les réceptions sans pompe et les visites sans
parade; alors les Anglais pourront se décider à rester fièrement et
orgueilleusement chez eux, car, au lieu du contraste brillant et vivant
à leur manière de vivre qu’offre actuellement Paris, ils y pourront
trouver une rivalité ennuyeuse, mais en chemin de réussir.



XXIV

ANECDOTE.--LE ROMANTISME ET LE SUICIDE.


Il n’y a pas longtemps que deux jeunes hommes--très jeunes--entraient
dans un _restaurant_, commandaient un dîner d’un luxe et d’un prix
inaccoutumés, et arrivaient à l’heure pour le déguster. Ils le firent
avec toutes les apparences d’une juvénile gaieté. Ils commandèrent des
vins de Champagne, qu’ils burent en se tenant par la main. Aucune ombre
de tristesse, de pensées ou de réflexions d’aucune sorte ne sembla se
mêler à leur joie qui fut bruyante, longue et incessante. A la fin,
vinrent le café noir, le cognac, et la note: l’un d’eux la montra à
l’autre et tous deux se mirent à rire. Ayant bu leur tasse de café
jusqu’à la lie, ils appelèrent le _garçon_ et lui ordonnèrent de faire
venir le _restaurateur_. Celui-ci accourut sur-le-champ, pensant
peut-être recevoir le montant de sa note, moins quelques extra que les
joyeux mais économes jeunes gens pouvaient trouver exagérés.

Au lieu de cela, l’aîné des deux amis lui déclara que le dîner avait été
excellent, ce qui était très heureux puisque ce devait être le dernier
que son ami et lui mangeraient; que, pour la note, il fallait leur faire
de nécessité excuse, attendu qu’ils ne possédaient pas un sou; que, dans
aucune autre situation, ils n’auraient ainsi violé l’usage ordinaire au
détriment de leur hôte; mais que, trouvant ce monde, ses peines et ses
chagrins indignes d’eux, ils avaient décidé de jouir au moins une fois
d’un repas que leur pauvreté les empêcherait de jamais recommencer, et
ensuite de prendre congé de l’existence pour toujours; il ajouta que la
première partie de leur résolution s’était accomplie fort noblement
grâce au cuisinier et à la cave de l’établissement; que la dernière
partie suivrait bientôt, car ils avaient mélangé au café noir et au
petit verre de l’admirable cognac tout ce qui était nécessaire pour
régler très rapidement leurs comptes.

Le _restaurateur_ était furieux. Il n’ajoutait aucune foi à ce qu’il
considérait comme une rodomontade n’ayant pour but que d’éviter le
paiement de la note, et il parla bruyamment, à son tour, de les remettre
dans les mains de la police. A la fin, sur leur offre de lui laisser
leur adresse, il leur permit toutefois de partir.

[Illustration: «LA PEAU DE CHAGRIN»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)]

Poussé par l’espoir d’obtenir son argent, ou peut-être craignant
vaguement que le conte insensé que les jeunes gens lui avaient fait ne
fût vrai, cet homme se rendit le jour suivant à l’adresse que lui
avaient laissée ses clients. Là, il apprit que, le matin même, les deux
malheureux jeunes gens avaient été trouvés couchés ensemble, la main
dans la main, sur un lit que l’un d’eux avait loué quelques semaines
auparavant. Quand on entra, il étaient déjà morts et tout à fait froids.

Sur une petite table dans la chambre, on découvrit beaucoup de papiers
noircis d’écriture; tous exprimaient des aspirations à la splendeur
obtenue sans travail, un profond mépris pour ceux qui se contentent
d’une vie gagnée à la sueur de leur front, diverses citations de Victor
Hugo, et la requête de vouloir bien transmettre aux journaux leurs noms
et le récit de leur trépas.

On cite des cas nombreux d’amis intimes qui s’encouragent mutuellement
ainsi à finir leur existence, sinon aux applaudissements du public, du
moins avec un certain effet. Et bien plus souvent on trouve morts et
serrés dans les bras l’un de l’autre un jeune homme et une jeune femme;
ceux-là accomplissent à la lettre, avec le plus triste sérieux, la
destinée prédite si gaiement dans la vieille chanson:

      _Gai, gai, marions-nous,_
    _Mettons-nous dans la misère;_
      _Gai, gai, marions-nous,_
    _Mettons-nous la corde au cou._

J’ai entendu dire par plusieurs personnes qui regardent avec philosophie
les traits caractéristiques du temps présent et de la race actuelle, ou
plutôt peut-être de cette partie de la population qui vit dans une
oisiveté dissolue, que ce qu’il y a de pis dans tout cela, c’est
l’indifférence, l’insouciance et un mépris de la mort digne des
gladiateurs antiques, que l’on enseigne, que l’on loue, que l’on exalte
comme le fondement et la perfection de toute sagesse et de tout mérite
humains.



XXV

«LE CHEVAL DE BRONZE» ET «LA MARQUISE» A L’OPÉRA-COMIQUE.--L’HEURE
TARDIVE DU DINER NUIT AUX SPECTACLES.


_Le Cheval de Bronze_ étant le _spectacle par excellence_ de
l’Opéra-Comique en ce moment, nous crûmes nécessaire de l’aller voir, et
nous avons tous trouvé que les décors et la mise en scène étaient aussi
bien que le théâtre le permettait. Nous en sortîmes très satisfaits, ce
que nous n’avouâmes qu’en petit comité, parce que cela n’était pas très
flatteur pour nos facultés intellectuelles.

Je ne comprends réellement pas comment on peut rester assis pendant
trois heures entières, non seulement sans murmurer, mais encore sans
autre occupation que de regarder une collection de choses dénuées
d’intérêt autour desquelles circule sans cesse une foule de figurants.
Mais c’est ainsi, et, en voyant tel arrangement de gazes blanches et
bleues, éclairées par la lumière magique des feux de Bengale, et qui
forment décidément la plus jolie fantaisie que l’on puisse imaginer,
nous nous écriâmes: «Joli! joli!» comme l’aurait pu faire un enfant de
cinq ans en voyant pour la première fois Polichinelle.

[Illustration: L’OPÉRA-COMIQUE

(Par E. Lami) (Collection J. B.)]

La musique de M. Auber comprend quelques charmants morceaux, mais il a
fait beaucoup mieux jadis; et le mauvais goût des principaux chanteurs
me ferait désirer ardemment que l’excellent orchestre fût seul à
l’interpréter.

Mᵐᵉ Casimir a eu et a encore une voix riche et puissante; mais la plus
inculte petite fille d’Allemagne, qui arrange sa vigne en chantant ses
airs nationaux, pourrait lui donner une leçon de goût qui lui serait
plus profitable que tout ce que la science lui a appris...

Cette brillante bagatelle était précédée d’une _petite comédie_,
appelée, _la Marquise_. Le sujet doit avoir été tiré, bien que très
modifié, d’une histoire de George Sand, et ne vaut guère qu’on en parle;
mais c’est un joli spécimen d’un genre très français, une petite pièce
naturelle, facile, enjouée; en l’écoutant, vous êtes en sympathie avec
les acteurs comme avec les caractères, et vous oubliez qu’il y a dans le
monde beaucoup de tristesses et d’ennuis...

Les théâtres, surtout ceux de second ordre, semblent être très suivis;
mais j’entends souvent observer, à Paris comme à Londres, que le goût du
théâtre diminue dans les hautes classes; et cela vient, je crois, des
mêmes causes dans les deux pays: d’abord, l’heure tardive du dîner, qui
fait que, pour aller au spectacle, il faut déranger ses habitudes, et
c’est là une difficulté dans la famille. L’Opéra, qui commence plus
tard, est toujours plein: et, si je ne vivais depuis assez longtemps
dans le monde pour savoir ce que la mode peut faire supporter, je serais
étonnée qu’un peuple aussi gai que celui des Français se presse chaque
soir pour assister à un spectacle aussi sérieusement ennuyeux...

Peut-être en France comme en Angleterre, si un nouveau génie théâtral
«s’élevait un matin le front dans les nues», Paris et Londres se
soumettraient-ils à dîner à cinq heures pour en jouir; mais l’heure
tardive du dîner et la médiocrité des acteurs font actuellement du
théâtre un amusement populaire plutôt qu’un divertissement élégant.



XXVI

L’ABBÉ DE LAMENNAIS.--SON ASPECT ET SA CONVERSATION.--SON ADMIRATION ET
CELLE DES RÉPUBLICAINS FRANÇAIS POUR O’CONNELL.


J’ai eu la satisfaction de rencontrer, l’autre soir, l’abbé de
Lamennais. C’était chez Mᵐᵉ Benjamin Constant, dont le salon est aussi
célèbre par la renommée de ceux qu’on y rencontre que par les talents et
le charme de la maîtresse de la maison.

Extérieurement, cet homme célèbre ressemble à un dessin original de
Rousseau que je me souviens d’avoir vu. Il est bien au-dessous de la
taille ordinaire et très mince. Son aspect est très frappant et trahit
l’habitude de la méditation; mais ses yeux profonds ont quelque chose de
presque farouche, avec leurs regards rapides. Sa robe était noire et
avait plus de négligence républicaine que de dignité ecclésiastique, et
la petite cravate qu’il portait, bien serrée autour de sa gorge, lui
donnait l’apparence de quelqu’un qui ne fait guère attention à la mode
du jour ou aux coutumes des salons.

[Illustration: LAMENNAIS

«Galerie de la Presse» (Bibl. nat.)]

Il avait dîné chez Mᵐᵉ Constant avec quatre ou cinq autres personnages
distingués, et nous le trouvâmes profondément enfoncé dans une _bergère_
qui cachait presque entièrement sa chétive personne, et entouré d’un
cercle d’hommes à qui il parlait avec animation. D’un côté était M.
Jouy, l’_hermite_ bien connu de la Chaussée-d’Antin, et de l’autre un
député très apprécié sur les bancs du _côté gauche_.

J’étais placée juste en face de lui et j’ai rarement observé le jeu
d’une physionomie plus animé. Dans le courant de la soirée, il me fut
présenté. Ses manières sont extrêmement distinguées; aucune raideur ni
gêne, rien de rustique ni d’ecclésiastique n’empêche sa vivacité
naturelle. Il tira immédiatement une chaise vis-à-vis du sofa où j’étais
placée et causa fort agréablement, le dos tourné au reste de la société,
jusqu’à ce que plusieurs personnes, dont beaucoup de dames, se fussent
réunies autour de lui; alors il ne lui plut pas, je suppose, de rester
assis tandis qu’elles étaient debout, et, se levant, il regagna sa
_bergère_.

Il me dit qu’il ne resterait pas longtemps à Paris, où il fréquentait
trop le monde pour travailler, qu’il allait promptement retourner dans
sa profonde retraite, dans sa chère Bretagne, où il finirait l’œuvre
qu’il avait commencée. Je ne sais si cet ouvrage est la défense des
_Prévenus d’avril_, qu’il a menacé de publier contre ceux qui ont refusé
de le laisser plaider au tribunal dans cette affaire, mais on s’attend à
ce que ce document soit violent, puissant et éloquent...

M. de Lamennais, ainsi que plusieurs autres personnages aux principes
républicains avec lesquels j’ai eu l’occasion de causer depuis que je
suis à Paris, a conçu l’idée que l’Angleterre est en ce moment et _bona
fide_ sous la règle et le gouvernement de Mr. Daniel O’Connell. Il m’a
entretenue de ce personnage avec la plus grande admiration et le plus
profond respect: ne s’en rapporte-t-il pas aux journaux anglais pour
croire à l’amour enthousiaste et à la vénération qu’on lui témoignerait
dans la Grande-Bretagne!

[Illustration]



XXVII

LES VIEILLES FILLES SONT RIDICULES EN FRANCE.--POURQUOI ELLES Y SONT
BEAUCOUP PLUS RARES QU’EN ANGLETERRE.--SUPÉRIORITÉ DE LA MANIÈRE DE
CONCLURE LES MARIAGES EN ANGLETERRE.--EN FRANCE, LES VIEILLES FILLES
S’APPLIQUENT A DISSIMULER LEUR TRISTE ÉTAT.


Il y a plusieurs années que, passant quelques semaines à Paris, j’eus
une conversation avec un Français au sujet des vieilles filles, et, bien
qu’il y ait longtemps de cela, je vous la rapporterai à l’occasion d’un
fait qui vient de m’arriver.

[Illustration]

Nous nous promenions, je m’en souviens, dans les jardins du Luxembourg,
et, comme nous marchions de long en large dans les longues allées, la
causerie tomba sur le «misérable sort», comme l’appelait mon
interlocuteur, des femmes célibataires en Angleterre. Mon compagnon
déplorait cet état comme le résultat le plus mélancolique des mœurs
nationales qui se pût imaginer.

«Je ne connais rien en Angleterre, déclarait-il avec la dernière
énergie, qui me fasse plus de peine que la vue d’un grand nombre de ces
femmes malheureuses, qui, encore que bien nées, bien élevées et
estimables, se trouvent sans position, sans un _état_ et sans un nom, si
ce n’est celui dont elles désirent tant se débarrasser qu’elles
donneraient pour cela la moitié des jours qui leur restent à vivre.

--Je crois que vous exagérez quelque peu le mal, répondis-je; pourtant,
même si leur position est aussi triste que vous le dites, je ne vois pas
en quoi les dames célibataires sont plus heureuses ici?

--Ici! s’exclama-t-il avec indignation: vous n’imaginez pas réellement
qu’en France, où nous nous vantons de rendre nos femmes les plus
heureuses du monde, nous pourrions souffrir que des jeunes filles
infortunées, innocentes, sans appui, tombassent hors de la société, dans
le _néant_ du célibat, comme chez vous? Dieu nous garde d’une telle
barbarie!

--Mais comment pouvez-vous empêcher cela? Il est impossible que, par
suite des circonstances, beaucoup de vos hommes ne soient pas amenés à
demeurer célibataires; et si le nombre des individus des deux sexes est
égal, il s’ensuit qu’il doit y avoir aussi des femmes non mariées?

--Cela peut paraître ainsi, mais la réalité est tout autre: nous n’avons
pas de femmes non mariées.

--Alors, que deviennent-elles?

--Je ne sais pas, mais si une Française se trouvait dans cette
situation, elle se jetterait à l’eau!

--J’en connais une cependant, dit une dame qui était avec nous; Mˡˡᵉ
Isabelle B... est une vieille fille.

--_Est-il possible?_ s’écria notre interlocuteur d’un ton qui me fit
éclater de rire. Et quel âge a-t-elle, cette malheureuse Mˡˡᵉ Isabelle?

--Je ne sais pas exactement, répondit la dame, mais je pense qu’elle
doit avoir passé trente ans depuis longtemps.

--_C’est une horreur!_» s’écria-t-il encore, et il ajouta avec mystère,
dans un demi-murmure: «Croyez-moi, elle ne supportera pas cela
longtemps!»

J’avais certainement oublié Mˡˡᵉ Isabelle et ce qui la concernait, quand
je rencontrai la dame qui l’avait citée comme étant la seule vieille
fille qui fût en France. Comme je causais avec elle, l’autre jour, de
tout ce que nous avions fait ensemble dans le temps passé, elle me
demanda si je me souvenais de cette conversation. Je lui assurai que je
n’en avais rien oublié.

«Alors, me dit-elle, je vais vous raconter ce qui m’est arrivé trois
mois environ après qu’elle eut eu lieu. Je fus invitée avec mon mari à
aller voir une amie à la campagne, dans la même maison où j’avais
rencontré cette Mˡˡᵉ Isabelle B... que je vous ai nommée. Le soir, en
jouant à l’écarté avec notre hôte, je me rappelais notre conversation
dans les jardins du Luxembourg et je m’enquis de la demoiselle en
question:

«Est-il possible que vous n’ayez pas su ce qui lui est arrivé? me
répondit-on.

--Non, en vérité, je n’ai rien appris. Est-elle mariée?

--Mariée?... Hélas! non, elle s’est jetée à l’eau!»

Ce dénouement terrible prenait une gravité solennelle après ce qui avait
été prédit à cette jeune femme. Quoi de plus étrange que cette
coïncidence! Mon amie me dit qu’à son retour à Paris elle raconta cette
catastrophe à celui qui avait semblé la prévoir et qu’il reçut cette
nouvelle par une exclamation caractéristique: «Dieu soit loué! Elle est
maintenant hors de son malheur.»

Cet incident et la conversation qui suivit me portèrent à rechercher
sérieusement ce qu’il pouvait y avoir de vrai dans tout cela, et il me
semble, après enquête, qu’une femme célibataire, ayant passé trente ans,
c’est un cas fort rare en France. Procurer à leurs enfants un _mariage
convenable_ passe aux yeux des parents pour un devoir aussi strict que
de les envoyer en nourrice ou à l’école. La proposition d’une alliance
vient aussi souvent des amis de la femme que de ceux de l’homme, et il
est évident que cela doit beaucoup augmenter les chances d’établissement
convenable pour les jeunes personnes; car, bien qu’il nous arrive
d’envoyer nos filles jusqu’aux Indes dans l’espoir d’obtenir ce résultat
désiré, il est peu de parents anglais qui soient allés jusqu’à proposer
à quiconque, ou au fils de quiconque, de prendre leur fille.

Si nos usages étaient différents, si la demande en mariage d’une jeune
fille était préparée par les amis au lieu de dépendre de la chance ou du
hasard d’une rencontre, je ne doute pas que beaucoup de mariages heureux
n’en résulteraient; et, d’ailleurs, un arrangement semblable, qui ne
choque aucun sentiment des convenances, puisqu’il est conforme à une
coutume nationale, peut donner à penser à la jeune fille que, par un
privilège flatteur pour sa délicatesse, elle est absolument étrangère à
cette affaire. Mais, nos jeunes filles anglaises consentiraient-elles,
pour ne pas courir la chance de rester vieilles filles, à abandonner ce
droit, qui leur est si précieux, de vivre dignement en célibataires
jusqu’au jour où elles auront choisi elles-mêmes un époux--au milieu du
monde,--et renonceront-elles pour cela au droit de dire oui ou non à
leur guise et selon leur fantaisie?...

Le monde entier est persuadé que la France abonde en épouses aimantes,
constantes et fidèles, et en maris de même; je ne pense pas que, s’il en
est ainsi, ce soit une conséquence de la manière dont les mariages se
font ici. Le plus fort argument en faveur de l’usage français, c’est
assurément qu’un mari qui prend une jeune femme aussi neuve
d’impressions de toutes sortes que doit l’être une jeune fille française
bien élevée, ce mari-là a une meilleure chance, ou plutôt a plus le
pouvoir de conquérir le cœur de sa femme qu’un homme qui s’éprend d’une
beauté de vingt ans, laquelle a déjà entendu peut-être des aveux aussi
tendres que ceux qu’il murmure à son oreille, faits par un autre homme
qui, s’il n’avait pas le moyen d’épouser la jeune personne, avait du
moins celui de l’aimer, et une langue pour la séduire aussi bien que le
mari.

[Illustration: «LA BONNE FILLE»

(Par Devéria) (Coll. J. Boulenger.)]

En revanche, que d’arguments contraires! Quel que soit le sentiment
d’une Française pour son époux, celui-ci ne pourra jamais sentir qu’elle
l’a choisi parmi les autres; certes, il arrive parfois qu’une belle
créature soit élue par son fiancé à cause de sa beauté; mais, si la
réponse a été faite sans même qu’on la consulte, sans doute elle peut
tirer de cette demande une petite satisfaction de vanité, mais
certainement rien qui approche d’un sentiment de tendresse venant du
cœur.

L’habitude est si fortement invétérée qu’il est impossible à un pays de
juger impartialement l’autre sur un sujet entièrement réglé par les
coutumes. Donc, tout ce que je puis, comme Anglaise, m’aventurer à dire,
c’est que je serais bien fâchée que nous adoptassions chez nous la mode
de nos voisins français.

[Illustration: (V. Adam del.) (Collection J. B.)]

Je pense, toutefois, que mon ami du jardin du Luxembourg exagérait
beaucoup quand il m’assurait qu’il n’existait pas de femmes célibataires
en France. Il en existe certainement, bien qu’en moins grand nombre
qu’en Angleterre. D’ailleurs, il n’est pas aisé de les reconnaître. Chez
nous, il n’est pas extraordinaire que des femmes célibataires prennent
ce qu’on appelle en langage militaire un «rang de brevet». Ainsi miss
Dorothée Tomkins deviendra Mrs. Dorothée Tomkins et quelquefois même
_tout_ bonnement Mrs. Tomkins, pourvu qu’il n’y ait aucune autre Mrs.
Tomkins pour lui interdire ce titre; mais je n’ai pas souvenance
qu’aucune dame dans cette situation se soit fait appeler la veuve
Tomkins ou la veuve Un Tel.

Ici, on m’a assuré que le cas est différent et que les plus proches
parents et amis sont souvent seuls à savoir quelque chose. Plus d’une
_veuve respectable_ n’a jamais eu de mari dans sa vie, et l’on m’a
positivement affirmé que le secret est souvent si bien gardé, que les
nièces et les neveux d’une famille ne savent pas si leurs tantes sont
veuves ou non.

Cela tend à démontrer que l’on considère ici le mariage comme un état
plus honorable que le célibat, quoiqu’il ne faille pas aller jusqu’à
prétendre que les vieilles filles se jettent à l’eau...



XXVIII

L’ÉLÉGANCE INIMITABLE DES FRANÇAISES.--IMPOSSIBILITÉ A UNE ANGLAISE DE
N’ÊTRE PAS CONNUE POUR TELLE AU PREMIER REGARD.--LES MAGASINS DE
NOUVEAUTÉS ET LES BOUTIQUES.--LE GOUT DES BOUQUETIÈRES.--TOUT A PARIS
EST ARRANGÉ AVEC GOUT.--PLUS DE ROUGE NI DE FAUX CHEVEUX.


Avouez, en pensant que c’est une femme qui vous écrit, que vous ne
pouvez vous plaindre d’avoir été accablé de détails sur les modes de
Paris: peut-être même vous plaindrez-vous de ce que tout ce que j’en ai
déjà dit n’ait porté que sur le costume historique et fantaisiste des
républicains. L’apparence de chacun et tout ce qui s’y rapporte a
cependant une très grande importance dans la vie quotidienne de cette
brillante ville; et bien que à ce point de vue, elle soit le modèle du
monde entier, elle a su garder pour elle seule un aspect, une manière
d’être que tout autre peuple chercherait en vain à imiter. Allez où vous
voudrez, vous verrez des modes françaises; mais il faut venir à Paris
pour voir comment on les porte.

Le dôme des Invalides, les tours de Notre-Dame, la colonne de la place
Vendôme, les moulins à vent de Montmartre ne sont pas plus
caractéristiques de Paris que l’aspect des chapeaux, des bonnets, des
guimpes, des châles, des tabliers, des ceintures, des boucles, des
gants, mais surtout des bottines et des bas, quand ils sont portés par
des Parisiennes dans la ville de Paris.

C’est en vain que toutes les femmes de la terre viennent en foule à ce
marché d’élégance, chacune portant assez d’argent dans sa poche pour se
vêtir de la tête aux pieds avec tout ce qui se trouvera de mieux et de
plus riche; c’est en vain que chacune appelle à son aide toutes les
_tailleuses_, _coiffeuses_, _modistes_, _couturières_, _cordonniers_,
_lingères et friseuses_ de la ville: quand elle aura acheté et mis comme
il convient toute chose exactement de la façon qu’on lui aura prescrite,
elle entendra, dans la première boutique où elle entrera, une grisette
murmurer à une autre derrière le comptoir: «_Voyez ce que désire cette
dame anglaise_»; et cela,--pauvre chère dame!--avant qu’elle ait pu
prononcer un seul mot capable de la trahir.

Et ce ne sont pas seulement les Parisiens qui nous reconnaissent
facilement--cela pourrait être dû chez eux à quelque inexplicable
franc-maçonnerie; non, le plus fort est que nous nous reconnaissons
nous-même l’un l’autre sur-le-champ: «C’est un Anglais!» «C’est une
Anglaise!» Cela se voit plus vite qu’on ne le saurait dire.

Ces manières, cette allure, cette marche, l’expression des mouvements
et, pour ainsi parler, des membres, que tout cela soit si spécial et
impossible à imiter, voilà qui est vraiment singulier. Cela n’a rien à
voir avec les différences d’yeux et de teint des deux nations, car
l’effet est peut-être senti plus fortement encore quand on suit une
personne que quand on la croise; il ressort de chaque pli comme de
chaque épingle, de toutes les attitudes et de tous les gestes.

[Illustration: L’ANGLAISE

(Par Guérin) (Coll. J. B.)]

Si je pouvais vous expliquer ce qui produit cet effet j’en rendrais
peut-être l’imitation moins malaisée; mais comme, après s’y être essayé
pendant vingt ans, on a fini par regarder comme impossible de le
définir, ne comptez pas sur moi pour cela. Tout ce que je puis faire,
c’est de vous dire là-dessus ce que tout le monde sait, sans chercher à
atteindre la partie mystérieuse de ce sujet, et à analyser cet effet
magique.

Pour parler en termes de marchandes de modes, les dames «s’habillent»
beaucoup moins à Paris qu’à Londres. Je ne pense pas qu’une Parisienne,
après avoir quitté son déshabillé du matin, s’astreindrait, durant «la
saison», à changer de robe quatre fois par jour, comme je l’ai vu faire
à des dames de Londres. Et je ne crois pas que les plus _précieuses_ en
cette matière penseraient avoir commis une grave infraction à la bonne
éducation si elles paraissaient à dîner dans la même toilette qu’on leur
aurait vue porter trois heures auparavant.

Le seul article de luxe féminin plus généralement répandu parmi elles
que parmi nous est le châle de cachemire. Le _trousseau_ d’une jeune
femme compte toujours au moins un de ces précieux châles, et c’est, je
crois, de tous les _présents_, celui qui fait souvent, comme le dit Miss
Edgeworth, oublier le _futur_ à la fiancée.

Sous d’autres rapports, ce qui est nécessaire à la garde-robe d’une
Française élégante l’est aussi à celle d’une Anglaise. Seulement on
porte plus chez nous de bijoux et colifichets de toutes sortes que chez
eux. La robe qu’une jeune Anglaise mettrait pour dîner est exactement
la même qu’une jeune Française porterait à tous les bals, sauf à un bal
costumé; au lieu que la plus élégante toilette du dîner, à Paris, ne se
porterait chez nous que pour aller à l’Opéra.

Il y a beaucoup de très jolis _magasins de nouveautés_ dans toutes les
parties de la ville, et le cœur d’une femme peut y trouver tout ce qu’il
désire quant à la toilette.

[Illustration: «MARCHANDES DE MODES»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)]

Ces magasins sont des _modistes_ et des _coiffeuses_ excellentes, qui
savent parfaitement fabriquer et recommander tous les produits de leur
art fascinateur; mais il ne se trouve point ici de Howel et de James où
s’assemblent à point nommé toutes les jolies femmes de Paris; on ne voit
aucune assemblée de grand valets de pied attendant sur les banquettes à
l’extérieur des boutiques, et qui fassent office d’enseigne pour les
non-initiés en leur indiquant par leur présence combien d’acheteurs sont
en train de marchander les précieux objets de l’intérieur. Les boutiques
sont en général beaucoup plus petites que les nôtres, ou, quand elles
s’étendent en longueur, elles ont l’air de dépôts de marchandises. On
étale pour la montre et la décoration beaucoup moins d’objets, si ce
n’est dans les magasins de porcelaines ou de bronzes dorés, protégés par
des glaces. A vrai dire, partout où les articles peuvent être exposés
sans danger aux injures de l’air, on en étale un nombre considérable;
mais, dans l’ensemble, les boutiques n’offrent pas ici une aussi grande
apparence de capitaux employés que chez nous.

Une des principales causes du gai et joli aspect des rues est la
quantité et l’élégant arrangement des fleurs exposées pour la vente.
Tout le long des boulevards, et dans chacun de ces brillants passages
qui percent maintenant Paris dans tous les sens, vous n’avez qu’à fermer
les yeux pour vous croire dans un parterre; et si, en ouvrant les yeux,
l’illusion s’envole, vous trouvez à sa place quelque chose d’aussi
charmant.

Malgré les abominations multiples des rues, les serrures des portes des
salons semblables à des cadenas de prisons et l’odieux escalier commun à
tous par lequel on y accède, il y a chez ce peuple un goût et une grâce
qu’on ne trouverait certainement pas ailleurs. Et cela non seulement
dans les vastes hôtels des riches et des grands, mais dans toutes les
classes de la société, jusqu’à la plus basse.

La manière dont une vieille marchande de quatre saisons noue les cerises
qu’elle vend pour quelques sous à sa clientèle de gamins, pourrait
donner une leçon au plus adroit décorateur de nos tables de soupers. Un
bouquet de violettes sauvages, dont le prix est à la portée de la
_soubrette_ la moins payée de Paris, est arrangé avec une grâce qui le
rendrait digne d’une duchesse; et j’ai vu le modeste étalage d’une
fleuriste dont toute la tente se composait d’un arbre et du ciel bleu,
disposé avec un mélange de couleurs si harmonieux, que je suis restée
plus longtemps et plus agréablement à la regarder que je ne suis jamais
demeurée à contempler le palais de Flore lui-même dans le King’s Road.

Après tout, je pense que ce mystérieux art de la toilette, dont j’ai
déjà parlé, vient de ce bon goût naturel, universel et inné. Il existe
un à-propos, une bienséance, une sorte d’harmonie dans les différentes
parties de la toilette féminine, que l’on constate sur les _toques_ de
coton aux teintes éclatantes assorties aux mouchoirs et aux tabliers,
comme sur les chapeaux les plus élégants des Tuileries. Le mot si
expressif pour qualifier une femme bien mise: _faite à peindre_, peut
être bien souvent appliqué avec autant de justice à une paysanne qu’à
une princesse; car toutes deux ont la même délicatesse naturelle de
goût.

C’est ce sentiment national qui rend tellement supérieurs, à Paris, la
mise en scène, le corps _de ballet_, et tout ce qui dans les théâtres
forme _tableau_. Là, une simple erreur dans la couleur ou l’arrangement
pourrait détruire l’harmonie entière et le charme de l’ensemble: mais
vous voyez ici de pauvres petites filles, louées à la nuit moyennant
quelques sous pour figurer des anges ou des Grâces, entrer dans la
composition de la scène avec un instinct aussi infaillible que celui qui
pousse les oies sauvages, volant à travers les airs, à se former en une
phalange triangulaire admirablement ordonnée, au lieu de se disperser
vers tous les points de la boussole, comme on le voit faire _par
exemple_ à nos _figurantes_ à nous lorsque le maître de ballet ne les
tient pas aussi rigoureusement en ordre qu’un bon chasseur rassemble sa
meute.

C’est un soulagement pour mes yeux de constater que le fard n’est plus à
la mode. Je ne comprends pas ceux qui disent qu’un regard brillant le
devient plus encore par une légère touche de rouge habilement appliquée
en dessous. En tout cas si on en met encore, c’est si adroitement que
cela ne produit qu’un bon effet, et voilà un immense progrès sur la
mode, dont je me souviens trop bien, de farder les joues des jeunes et
des vieilles à un point réellement effrayant.

[Illustration: (E. Lami del.) (Coll. J. B.)]

Un autre progrès que je goûte fort, c’est que la plupart des vieilles
dames ont renoncé aux cheveux artificiels; elles arrangent maintenant
leurs propres cheveux gris avec le plus d’élégance et de soin possibles.
L’apparence générale de l’ensemble y gagne: la nature arrange les choses
pour nous beaucoup mieux que nous ne le pouvons faire; et l’aspect d’une
figure âgée entourée de boucles noires, brunes ou blondes, est
infiniment moins agréable que celui d’un vieux visage accompagné de ses
propres cheveux argentés.

J’ai entendu observer, avec beaucoup de justesse, que le fard n’est
seyant qu’à celles qui n’en ont pas besoin: on peut dire la même chose
des faux cheveux. Quelques-uns des édifices en cheveux noirs et
brillants comme du jais que j’ai vus ici excédaient certainement en
quantité de cheveux ce qui peut croître sur aucune tête humaine; mais
quand cet édifice surmonte un jeune visage qui semble avoir droit à tous
les honneurs que l’art des coiffeurs peut imaginer, il n’y a rien là
d’incongru ni de désagréable, bien qu’il soit toujours dommage de mêler
quoi que ce soit de faux à la gloire d’une jeune tête. Pour ce
sentiment-là, _Messieurs les Fabricants_ de faux cheveux ne me rendront
pas grâces: après avoir interdit l’usage des fausses tresses aux
vieilles dames, voilà que je désapprouve maintenant les fausses boucles
pour les jeunes!

[Illustration: «1835»

(Par Gavarni) (Bibl. nat.)]

_Au reste_, tout ce que je peux vous dire quant à la toilette, c’est que
nos élégantes ne doivent plus espérer de trouver ici aucun article utile
pour leur garde-robe à meilleur marché; au contraire, tout s’y paye
beaucoup plus cher qu’à Londres; et ce qui doit également les empêcher
de faire leurs emplettes ici, c’est que les différents objets que nous
avions l’habitude de considérer comme mieux fabriqués que chez nous,
spécialement les soieries et les gants, sont maintenant, à mon avis,
décidément inférieurs aux nôtres en qualité: les articles qu’on peut
acheter au même prix qu’en Angleterre, sont moins bons à l’usage.

Les seules emplettes que j’aimerais à rapporter chez moi, ce seraient
des porcelaines: mais cela, nos tarifs de douane nous le défendent, et,
sans cette protection, nos Wedgewood et nos Mortlake ne vendraient plus
que peu d’articles d’ornement, car non seulement leurs prix sont plus
élevés mais leur matière première et leur façon sont, à mon avis,
extrêmement inférieurs. Il est réellement agréable à mes sentiments
patriotiques de pouvoir constater honnêtement que, sauf ces objets et
quelques articles de luxe, comme les bronzes dorés, les pendules
d’albâtre et cætera, il n’y a rien ici que nous ne puissions trouver en
abondance dans notre pays.



XXIX

L’ABBÉ LACORDAIRE.--SUCCÈS DE SES SERMONS A NOTRE-DAME.--LES MEILLEURES
PLACES RÉSERVÉES AUX HOMMES.--DIMENSIONS DE NOTRE-DAME.--AFFLUENCE DE
_jeunes gens de Paris_.--ILS FONT ET DÉFONT LES RÉPUTATIONS.--LACORDAIRE
EST UN PRÉDICATEUR DÉPLORABLE.


La grande réputation d’un prédicateur nous décida dimanche à supporter
deux heures d’attente fastidieuse avant la messe qui précéda son sermon.
C’est de la sorte seulement qu’on peut s’assurer une chaise à Notre-Dame
quand l’abbé Lacordaire y doit monter en chaire. L’ennui est grand; mais
ayant successivement entendu dire de ce personnage célèbre qu’il était
«envoyé par le ciel pour ramener la France au catholicisme»; qu’il était
«un hypocrite laissant Tartuffe loin derrière lui»; que son «talent
dépasse celui de tout prédicateur depuis Bossuet», et que c’était «un
charlatan qui devrait prêcher de sa baignoire plutôt que de la chaire de
Notre-Dame», je me décidai à le voir et l’entendre moi-même, quoique je
sois peu capable de discerner où peut être la vérité entre les deux
partis qui sont séparés par un abîme. Quelques circonstances vinrent
d’ailleurs diminuer l’ennui de notre longue attente, et je dois avouer
que ce ne fut point là la moins profitable partie des quatre heures que
nous passâmes dans cette église.

[Illustration: NOTRE-DAME

(Coll. J. B.)]

En entrant, nous trouvâmes l’immense nef close par des barrières, comme
elle l’avait été le dimanche de Pâques pour le concert (car ainsi
pourrait-on appeler l’office de cette fête). Quand nous voulûmes
pénétrer dans cette partie réservée, on nous dit qu’aucune dame n’y
était admise, mais que les bas-côtés contenaient beaucoup de chaises et
qu’on y trouvait des places excellentes.

Cet arrangement m’étonna pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il est
absolument contraire aux usages nationaux, car partout, en France, les
meilleures places sont réservées aux femmes, ou du moins, en principe,
j’ai toujours trouvé qu’il en fut ainsi. Ensuite parce que, dans toutes
les églises où je suis entrée jusqu’à présent, l’assemblée, toujours
nombreuse, est invariablement composée d’au moins douze femmes pour un
homme. Aussi lorsque, en regardant dans la partie réservée, j’y
remarquai assez de rangées de chaises pour recevoir quinze cents
personnes, je pensai qu’à moins que tous les prêtres de Paris ne
vinssent en personne faire honneur à leur éloquent confrère, il était
assez peu vraisemblable que cette mesure peu galante fût nécessaire. Je
n’eus pas le temps, au reste, de me perdre en conjectures, car la foule
se pressait déjà à toutes les portes, et nous nous dépêchâmes de nous
assurer des meilleures chaises dans les bas-côtés. Nous parvînmes à nous
placer entre les piliers, juste en face de la chaire, et nous en fûmes
satisfaits car nous ne doutâmes pas qu’une voix qui avait acquis une
telle renommée ne pût se faire entendre dans les galeries latérales de
Notre-Dame.

Lorsque je me fus installée aussi confortablement que possible sur ma
chaise au dossier droit, j’eus une première consolation à ma longue
attente en songeant que du moins elle se passerait entre les murs
vénérables de Notre-Dame. C’est une glorieuse vieille église, et, bien
qu’on ne puisse la comparer à l’Abbaye de Westminster, ou à Anvers, ou à
Strasbourg, ou à Cologne, ou à beaucoup d’autres que je pourrais nommer,
elle garde assez d’intérêt pour vous occuper pendant un temps
considérable. Les trois rosaces élégantes qui jettent leur lumière
colorée au nord, à l’ouest et au sud offrent par elles-mêmes une très
jolie étude pour une demi-heure ou deux, et, d’ailleurs, elles
rappellent, malgré leur minime diamètre de quarante pieds, la magnifique
fenêtre ronde de l’ouest à la cathédrale de Strasbourg, dont le seul
souvenir suffirait à faire passer un autre long espace de temps...

J’avais une autre source de distraction, et rien moins qu’insignifiante,
à observer l’affluence des assistants. L’édifice renferma bientôt autant
d’être vivants qu’il en pouvait contenir; et les places que nous jugions
quelconques quand nous les prîmes, se trouvèrent si commodément situées
que nous nous réjouîmes de les avoir choisies. Il n’y avait pas un
pilier qui ne servît d’appui à autant d’hommes qu’il en fallait pour
l’entourer, et pas un ornement en saillie, pas une balustrade des autels
latéraux, pas un point élevé, qui ne fût comme si un essaim d’abeilles
s’y était suspendu.

Mais ce qui attira le plus mon attention fut ce qui se passait dans la
nef. Quand on me dit que c’était la partie de l’église réservée aux
hommes, je pensai que j’y verrais des citoyens catholiques, respectables
et d’un âge mûr, venus de tous les coins de la ville et peut-être du
pays pour entendre le célèbre prédicateur; mais, à mon grand étonnement,
je vis arriver par douzaines des jeunes gens joyeux, élégants, mis à la
dernière mode, et tels que je n’en avais encore jamais vu à d’autres
cérémonies religieuses. Parmi eux se trouvait une certaine quantité
d’hommes plus âgés; mais la grande majorité ne dépassait pas trente ans.
Je ne pouvais comprendre la raison de ce phénomène; mais tandis que je
me creusais la tête pour en trouver l’explication, le hasard vint en
aide à ma curiosité sous la forme d’un voisin communicatif.

Dans aucun endroit du monde il n’est plus aisé d’entrer en conversation
avec un étranger qu’à Paris. A tous les degrés de la société il y règne
une courtoisie et une sociabilité naturelles, et celui qui le désire
peut facilement connaître l’état d’esprit de toutes les classes. Le
temps présent est très favorable à cela, car le trait le plus
remarquable des mœurs parisiennes, en ce moment, c’est une absolue
liberté d’exprimer son opinion sur toutes choses.

J’ai entendu dire qu’il était difficile d’obtenir une réponse nette,
précise et courte d’un Irlandais; d’un Français, c’est impossible: quand
sa réplique à votre question équivaudrait au fond au sec anglicisme «I
don’t know» [je ne sais pas], elle serait faite d’un ton et avec une
tournure de phrase qui vous persuaderaient qu’on sera satisfait et même
extrêmement heureux de répondre à toutes les autres demandes qu’il vous
plaira de faire sur le même sujet, ou sur un autre.

Pour avoir déplacé ma chaise d’un pouce et demi en vue de la commodité
d’un voisin à cheveux gris, celui-ci fut amené à prononcer: «_Mille
pardons, madame!_» avec une remarque sur la gêne qu’apportait la réserve
de toutes les meilleures places pour les messieurs. C’était tout à fait
contraire, ajouta-t-il, à la coutume ordinaire des Parisiens, et de
fait, c’était pourtant la seule disposition que l’on eût trouvée pour
que les dames ne fussent pas incommodées par le flot impétueux des
_jeunes gens_ qui viennent régulièrement entendre l’abbé Lacordaire.

«Je ne vis jamais tant de jeunes gens dans aucune assemblée religieuse,
dis-je, espérant qu’il pourrait m’expliquer ce mystère...

--La France, répondit-il avec énergie, comme vous pouvez vous en
convaincre en regardant cette multitude, n’est plus la France de 1793,
quand ses prêtres chantaient des cantiques sur l’air du _Ça ira_. La
France est heureusement redevenue profondément et sincèrement
catholique. Ses prêtres sont à nouveau ses orateurs, ses plus grands,
ses plus hauts dignitaires. Elle peut encore donner des cardinaux à
Rome, et Rome peut encore donner un ministre à la France.»

[Illustration: LACORDAIRE PRÊCHANT A NOTRE-DAME

(Coll. J. Boulenger)]

Je ne trouvai aucune réponse à faire; et mon silence ne sembla pas lui
plaire, car, après être resté assis quelques minutes en silence, il se
leva de la place qu’il avait obtenue à si grand’peine et, se frayant un
passage à travers la foule, il disparut derrière nous; mais je pus le
revoir, avant de quitter l’église, debout sur les marches de la
chaire... La messe terminée, je regardai la chaire; elle était encore
vide, mais, en jetant les yeux autour de moi, je vis tous les regards
tournés vers une petite porte dans le bas côté nord, presque
immédiatement derrière nous. _Il est entre là!_ dit une jeune femme près
de nous, d’un ton qui semblait indiquer un sentiment plus profond que le
respect, et qui vraiment touchait à l’adoration. Ses yeux restèrent
fixés sur la porte comme ceux de beaucoup d’autres jusqu’à ce qu’elle
s’ouvrît et qu’un jeune homme élancé, dans le costume du prêtre qui va
monter en chaire, y apparût. Un bedeau lui fraya un chemin à travers la
foule, qui, épaisse et serrée comme elle était, se reculait de chaque
côté pour le laisser approcher de la chaire, avec beaucoup plus de
docilité qu’elle ne l’eût fait poussée par une troupe de cavalerie.

Le silence le plus profond accompagnait sa marche; jamais je ne vis
démonstration de respect plus frappante; et l’on prétend que les trois
quarts de Paris considèrent cet homme comme un hypocrite!

Aussitôt qu’il eut atteint la chaire, tandis qu’il se préparait par une
muette prière au devoir qu’il allait accomplir, un bruit se fit entendre
dans la partie supérieure du chœur et l’archevêque, suivi de son
splendide cortège ecclésiastique, s’avança vers la partie de la nef qui
est immédiatement en face du prédicateur. En arrivant à l’endroit
réservé, chacun gagna sans bruit la place qui lui était assignée d’après
sa dignité, tandis que l’assemblée entière attendait debout
respectueusement, et semblait

    _Admirer un si bel ordre et reconnaître l’église._

Il est plus facile de vous décrire tout ce qui précéda le sermon que le
sermon lui-même. Ce fut un tel flot de paroles, un tel torrent, une
telle averse de déclamations passionnées que, même avant d’en avoir
entendu assez pour pouvoir juger du sujet, je me sentis disposée à mal
juger du prédicateur, et à soupçonner ce discours d’avoir plus de fleurs
et de fioritures de rhétorique humaine que de simple vérité divine.

Ses gestes violents me déplurent aussi excessivement. Le mouvement
rapide et incessant de ses mains, quelquefois de l’une, quelquefois des
deux, ressemblait plus à celui des ailes d’un oiseau-mouche qu’à aucune
autre chose dont je puisse me souvenir; mais le bourdonnement partait de
l’assemblée en admiration. A chaque pause--il en faisait fréquemment, et
évidemment _exprès_, comme un mauvais acteur--une rumeur louangeuse
courait à travers la foule.

Je me souviens d’avoir lu quelque part qu’un prêtre de naissance noble,
de peur que ses ouailles ne devinssent familières avec lui, s’adressait
à elles du haut de la chaire en ces termes: _Canaille chrétienne!_
C’était mal--très mal, certainement: mais je ne sais si le _Messieurs_
de l’abbé Lacordaire est beaucoup plus dans le ton convenable à un
pasteur chrétien. Cette apostrophe mondaine fut répétée plusieurs fois
pendant le discours, et j’ose dire contribua grandement à l’effet
désagréable que me produisit l’éloquence du prédicateur. Je ne me
rappelle pas avoir jamais entendu un prédicateur que j’aie moins aimé,
moins vénéré et moins admiré que ce nouveau saint parisien. Il fit des
allusions très acérées à la renaissance de l’Eglise catholique romaine
en Irlande et anathématisa cordialement tous ceux qui s’y opposeraient.

En vous racontant le prologue de deux heures qu’avait été la messe, j’ai
oublié de vous dire que beaucoup de jeunes gens--non aux places
réservées dans la nef mais de ceux qui étaient assis près de
nous--lisaient pour échapper à l’ennui de l’attente. Quelques-uns des
volumes qu’ils tenaient avaient tout l’air de romans provenant d’un
cabinet de lecture; d’autres étaient évidemment des recueils de
cantiques, probablement moins _spirituels_ que pleins d’esprit.

Ce spectacle me découvrit une nouvelle page de Paris tel qu’il est, et
je ne regrette pas les quatre heures qu’il m’a coûtées; mais une fois
suffit: je ne retournerai certes pas entendre l’abbé Lacordaire.



XXX

LE PALAIS-ROYAL.--TYPES QU’ON Y RENCONTRE.--UNE FAMILLE ANGLAISE.--LES
EXCELLENTS RESTAURANTS A 40 SOUS.--LA GALERIE D’ORLÉANS.--LES
OISIFS.--LE THÉATRE DU VAUDEVILLE.


Bien que vous pensiez certainement qu’en ma qualité de femme le
Palais-Royal doit m’intéresser peu, avec ses restaurants, ses boutiques
de bijouterie, de rubans, de jouets d’enfants, etc., etc., etc., et tous
les mondes de misère, de fête et de bonne chère qui s’y superposent
d’_étage_ en _étage_, je ne puis cependant passer sous silence un des
lieux de Paris dont l’aspect est le plus caractéristique et le plus
anti-anglais...

[Illustration: LA GALERIE D’ORLÉANS AU PALAIS-ROYAL

(Collection J. B.)]

Tout le monde,--homme, femme ou enfant, noble ou roturier, riche ou
pauvre,--en un mot toute âme qui pénètre dans Paris demande à voir le
Palais-Royal. Mais si beaucoup d’étrangers y demeurent, hélas! trop
longtemps, il en est beaucoup aussi qui, à mon avis, ne s’y arrêtent pas
assez. Quand même, en faisant le tour de toutes les galeries, on aurait
observé attentivement, l’œil le plus rapide ne pourrait saisir tous les
types nationaux, tous les groupes pittoresques et comiques qui flottent
là pendant vingt heures au moins sur vingt-quatre. Je sais que l’étude
du Palais-Royal, dans ses recoins les plus cachés, serait à la fois
difficile, dangereuse et désagréable à poursuivre: mais je n’ai rien à
voir là; sans chercher à connaître ce que, après tout, il vaudrait mieux
ignorer que savoir, il y reste assez d’objets à contempler pour fournir
matière à observations...

Comment cela se fait-il? Je n’en sais rien, mais chaque personne que
l’on rencontre là peut fournir sujet à méditation. Si c’est un élégant à
la mode, l’imagination le conduit immédiatement vers _un salon de jeu_,
et, si vous avez un bon naturel, votre cœur saignera en pensant combien
de tristesses il rapportera chez lui. Si c’est une _moustache_ épaisse,
à demi distinguée, surmontée de grands, sombres et profonds yeux qui
regardent ce qui les entoure comme si leur propriétaire cherchait
quelqu’un à dévorer, vous pouvez être aussi sûre qu’elle se dirige
également vers un _salon_ que vous l’êtes qu’un homme qui porte une
ligne sur son épaule va à la pêche. Cette jolie _soubrette_, avec ses
petits talons et son joli tablier de soie, qui a évidemment quelques
francs dans le coin noué du mouchoir qu’elle tient à la main, ne
savons-nous pas qu’elle cherche à travers les vitrines de chaque
bijoutier la paire de boucles d’oreilles en or assez tentante pour
qu’elle sacrifie à l’acheter un quart de ses gages?

Nous ne devons pas perdre de vue--aussi bien serait-ce difficile!--cette
famille caractéristique de nos compatriotes qui vient de tourner dans la
superbe galerie d’Orléans. Père, mère et filles... qu’il est facile de
deviner leurs pensées et même leurs paroles! Le père, au noble maintien,
déclare que cette galerie ferait une Bourse magnifique: il n’a pas
encore vu la Bourse de Paris. Il examine la hauteur, marche un pas ou
deux, mesure par les yeux l’espace de tous côtés, puis s’arrête et dit
sans doute à la dame qu’il a au bras (et dont les regards, pendant ce
temps, errent parmi les châles, les gants, les bouteilles d’eau de
Cologne et les porcelaines de Sèvres, d’abord d’un côté, ensuite de
l’autre): «Ce n’est pas mal construit; c’est léger et majestueux et la
largeur est très considérable pour un toit si léger d’apparence; mais
qu’est-ce cela comparé au pont de Waterloo!»

Deux jolies filles, au teint frais, aux yeux de colombe et aux cheveux
comme le blé, tombant en boucles innombrables et cachant presque leurs
regards curieux, bien que timides encore, précèdent leurs parents; en
filles bien élevées, elles s’arrêtent quand ils s’arrêtent et marchent
quand ils marchent. Mais elles osent à peine regarder rien, car, quoique
leurs yeux baissés puissent difficilement laisser deviner qu’elles les
ont aperçus, ne savent-elles pas que ces jeunes gens aux favoris, aux
impériales et aux cheveux noirs les fixent avec leurs lorgnons?

Là aussi, comme aux Tuileries, de petits pavillons fournissent de quoi
désaltérer les assoiffés de politique; et là aussi, nous pouvons
distinguer le mélancolique champion de la branche aînée des Bourbons,
qui, au moins, est sûr de trouver des consolations dans sa fidèle
_Quotidienne_ et de la sympathie dans _La France_. Le républicain morose
marche fièrement, comme d’habitude, pour se saisir du _Réformateur_;
tandis que le confortable doctrinaire sort du café Véry en méditant sur
le _Journal des Débats_ et sur les chances de ses spéculations chez
Tortoni ou à la Bourse.

Ce fut en nous promenant dans les galeries qui entourent le jardin que
nous remarquâmes les figures dont je vous parle et bien d’autres trop
nombreuses pour vous les dépeindre. Ce jour-là, nous nous étions promis,
pour satisfaire notre curiosité, de dîner, non chez Véry ou dans quelque
autre restaurant très renommé, mais _tout bonnement_ à un restaurant à
_quarante sous par tête_. Ayant fait le tour des galeries, nous montâmes
donc _au second_ étage du numéro..., j’oublie lequel: c’était là qu’on
nous avait recommandé tout spécialement de faire notre _coup d’essai_.
Et la scène que nous vîmes en entrant, après avoir suivi une longue file
de gens qui nous précédaient, nous amusa par sa nouveauté.

Je ne dis pas que j’aimerais à dîner trois fois par semaine au
Palais-Royal pour _quarante sous par tête_, mais je dis que j’aurais été
très fâchée de ne pas l’avoir fait une fois et que, de plus, j’espère de
tout cœur que je le ferai encore.

Le dîner était extrêmement bon et aussi varié que notre fantaisie le
désira, chaque personne ayant le privilège de choisir trois ou quatre
_plats_ sur une carte qu’il faudrait un jour pour lire entièrement. Mais
le repas était certainement la partie la moins importante dans notre
affaire. La nouveauté du spectacle, le nombre de gens étranges, la
parfaite aménité et la bonne éducation qui semblaient régner parmi eux
tous, tout cela nous faisait regarder autour de nous avec tant d’intérêt
et de curiosité que nous oubliâmes presque la cause ostensible de notre
visite.

Il y avait là beaucoup d’Anglais, principalement des hommes, et
plusieurs Allemands, avec leurs femmes et leurs filles; mais la majorité
de l’assistance était française, et, d’après plusieurs petites
discussions quant aux places réservées pour eux que l’on avait laissé
prendre, d’après différentes paroles d’intelligence qu’ils échangeaient
avec les garçons, il était clair que beaucoup d’entre eux n’étaient pas
des visiteurs de hasard, mais avaient l’habitude quotidienne de dîner
là.

Quel singulier mode d’existence et

[Illustration: PALAIS-ROYAL. (MARCHAND AMBULANT, CARDEUSE DE MATELAS,
PORTEUR D’EAU, ETC.)

(Par Schmidt) (Coll. J. B.)]

combien inconcevable à des Anglais!...

Une raison, je suppose, pour laquelle Paris est tellement plus amusant à
regarder que Londres, c’est qu’il contient beaucoup plus de gens, en
proportion de sa population, qui n’ont rien à faire en ce monde que de
divertir eux-mêmes et les autres.

Il y a ici beaucoup d’hommes oisifs qui se contentent pour vivre de
revenus que l’on regarderait chez nous comme à peine suffisants pour
subvenir au logement; de petits rentiers qui préfèrent vivre libres avec
peu de revenu que de travailler dur et d’être souvent _ennuyés_ avec
plus d’argent.

Je ne sais si cette manière de faire rend aussi heureux quand la
jeunesse est passée; tout au moins, pour beaucoup, il est probable que,
quand la force, la santé, l’intelligence s’amoindrissent, un peu plus de
confortable et de facilité de vie deviennent alors désirables, mais il
est trop tard pour les gagner; pour les autres, pour tous ceux qui
forment le cercle autour duquel l’oisif homme de plaisir voltige
légèrement, cette manière de vivre offre une ressource qui ne tarit
jamais. Que deviendraient toutes les parties de plaisir qui ont lieu à
Paris, le matin, l’après-midi et le soir, si cette race-là n’existait
plus? Qu’ils soient mariés ou célibataires, ces oisifs sont également
nécessaires, également les bienvenus partout où se divertir est
l’affaire principale. Chez nous, seulement une petite classe privilégiée
peut se permettre d’aller où le plaisir l’appelle; mais en France,
aucune dame, lorsqu’elle arrange une fête, n’a à se poser cette terrible
question: «Mais quels hommes pourrais-je avoir?»



XXXI

PATISSIERS ANGLAIS.--UN ANGLOPHOBE.--EXPÉRIENCE MALHEUREUSE SUR UN
«MUFFIN».--LE ROI-CITOYEN SE PROMÈNE.


Nous avons été faire ce matin une tournée dans les magasins, laquelle
s’est terminée dans une pâtisserie anglaise où nous mangeâmes des buns.
Là, nous nous amusâmes à observer quelques Français qui entrèrent pour
faire un _goûter_ matinal de gâteaux.

Ils avaient tous l’air, plus ou moins, d’arriver sur une terre inconnue,
laissant deviner leur étonnement à la vue des compositions d’outre-mer
qui se présentaient à leurs yeux. Il y avait parmi eux un jeune homme
qui, de toute évidence, avait pris à tâche de railler toutes les
friandises étrangères que la boutique contenait, considérant
certainement que leur importation était une offense aux produits
nationaux.

[Illustration: LE PATISSIER ANGLAIS

(Par Th. Guérin) (Coll. J. B.)]

«_Est-il possible!_ dit-il gravement avec un air indigné et au moment où
une des dames qu’il accompagnait parut sur le point de manger un «bun»
anglais, _est-il possible_ que vous puissiez préférer à la pâtisserie
française ces _comestibles_ étranges à voir?

--_Mais goûtez-en!_ dit la dame en lui présentant un gâteau semblable à
celui qu’elle mangeait: _ils sont excellents_.

--Non, non! c’est assez de les regarder! dit son cavalier en haussant
les épaules. Il n’y a dans ces gâteaux aucune grâce, aucune élégance,
aucune légèreté.

--_Mais goûtez quelque chose_, répliqua la dame en insistant.

--_Vous le voulez absolument!_ s’exclama le jeune homme; _quelle
tyrannie!_... et quelle preuve d’obéissance je vais vous donner!...
_Voyons donc!_» continua-t-il, et il approcha de lui un plateau sur
lequel étaient empilés quelques véritables «muffins» anglais, lesquels
sont, comme vous le savez, d’une fabrication mystérieuse, et, quand on
les mange non rôtis, du même goût qu’un morceau de peau de gant.
L’infortuné connaisseur en pâtisserie prit ce il qu’il croyait être un
_gâteau_, et s’exclama d’un air théâtral:

«_Voilà donc ce que je vais faire pour vos beaux yeux._»

[Illustration: LE ROI-CITOYEN EN PROMENADE

(Par A. Hervieu) (Extr. de _Paris and the Parisians_, by Mrs. Trollope)]

En parlant, il prit une de ces pâles et molles choses, et, à notre
extrême amusement, essaya de la manger. Tout le monde peut être excusé
de faire des grimaces en telle occasion, et, le privilège des Français
en ce genre est bien connu; mais ce hardi expérimentateur abusa de ce
privilège; il paraissait subir une agonie complète, et ses haut-le-cœur,
ses reproches furent si véhéments, qu’amis, étrangers, boutiquier, et
tous, jusqu’à une petite bonne qui apportait un plateau de pâtés, furent
pris d’un rire inextinguible, que l’infortuné, rendons lui cette
justice, supporta avec une extrême bonne humeur, en faisant seulement
promettre à sa jolie compatriote qu’elle n’insisterait plus jamais pour
qu’il mangeât des friandises anglaises.

Si cette scène avait continué plus longtemps, j’aurais manqué un
spectacle auquel j’eusse été bien fâchée de ne point assister, mais je
n’aurais certainement pas quitté la pâtisserie avant que la torture du
jeune Français fût terminée. Heureusement, nous arrivâmes sur le
boulevard des Italiens à temps pour voir le roi Louis-Philippe, _en
simple bourgeois_, passer à pied juste devant les Bains Chinois, mais
sur le trottoir opposé.

Excepté une petite cocarde tricolore à son chapeau, il n’avait rien dans
sa tenue qui le distinguât des autres passants. C’est un homme entre
deux âges, replet, d’un bel aspect, ayant dans sa démarche une dignité
qui, malgré l’air bourgeois dont il se promenait, aurait attiré
l’attention et trahi son origine, même sans la _cocarde tricolore_
indicatrice. Deux messieurs suivaient à quelques pas derrière lui, qui
se rapprochèrent quand nous fûmes passés à ce qu’il me sembla; mais il
n’avait pas avec lui d’autres personnes qui parussent être à son
service. J’observai que beaucoup le reconnaissaient et que quelques
chapeaux se levèrent sur son passage, y compris ceux de deux ou trois
Anglais; mais sa présence excitait peu d’émotion. Je m’amusai cependant
de l’air nonchalant avec lequel un jeune homme, en grand costume à la
Robespierre, se servit de son lorgnon pour examiner la personne du
monarque aussi longtemps qu’elle resta en vue.

Le dernier roi que j’avais rencontré dans les rues était Charles X. Il
revenait d’un de ses palais suburbains, escorté et accompagné d’une
manière vraiment royale. Le contraste entre les hommes et les habitudes
était frappant et bien fait pour éveiller le souvenir des événements qui
se sont passés depuis la dernière fois que j’ai regardé un souverain de
France...



XXXII

POLITESSE DES MARIS FRANÇAIS.


Du moment où l’on est admis dans la société française, on s’aperçoit
sur-le-champ que les femmes y jouent un rôle fort important. Les femmes
anglaises en font certainement autant dans la leur; mais pourtant je ne
puis m’empêcher de penser que, sauf exception, les dames en France ont
plus de pouvoir et exercent une plus grande influence que celles
d’Angleterre...

La France a été surnommée le paradis des femmes, et certes s’il suffit
de considération et de respect pour constituer un paradis, c’est avec
raison qu’elle a reçu ce nom. Je ne veux pourtant point admettre que les
Français soient de meilleurs maris que les Anglais, quoique je sois
assez portée à croire que ce sont des maris plus polis.

    Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble,
    Mais j’entends là-dessous un million de mots.

Pour cesser toute plaisanterie, je suis d’opinion que ce ton et ces
manières respectueuses, ou par quelque autre épithète qu’on veuille les
désigner, sont loin d’être superficiels, du moins dans leurs effets. Je
serais fort surprise si j’entendais dire qu’un Français bien élevé eût
jamais parlé malhonnêtement à une femme.

Rousseau, dans un moment où il voulait être ce qu’il appelle lui-même
_souverainement impertinent_, a dit _qu’il est connu qu’un homme ne
refusera rien à aucune femme, fût-ce même la sienne_. Mais ce n’est pas
seulement en ne lui refusant rien qu’un mari français montre la
supériorité que je lui attribue. Je connais bien des maris anglais qui
sont tout aussi généreux. Pourtant si je ne me trompe, la considération
générale dont jouissent les femmes françaises a son origine dans le
respect domestique qui leur est officiellement témoigné. Je n’essaierai
point de décider jusqu’à quel point peut être fondée l’idée généralement
adoptée chez nous que les femmes mariées en France sont d’une vertu
moins sévère que celles d’Angleterre; mais si j’en dois juger par le
respect que leur témoignent leurs pères, leurs maris, leurs frères et
leurs fils, je ne saurais croire, en dépit des récits des voyageurs, et
même de l’autorité des _contes moraux_, qu’il n’y ait pas beaucoup de
vertu là où il y a tant d’estime.

Dans un ouvrage récemment publié sur la France, l’auteur compare le
talent des femmes anglaises et françaises pour la conversation, et il
trace un tableau si exagéré de la frivole nullité de ses belles
compatriotes que, si cet ouvrage jouissait d’un grand crédit en France,
on y serait sans doute persuadé que les femmes anglaises sont _tant soit
peu Agnès_.

Or, je crois ce jugement aussi peu fondé que celui de ce voyageur qui
nous accusait toutes d’aimer l’eau-de-vie. Il est possible que les
femmes avec qui cet illustre écrivain a entamé des conversations aient
été si frappées d’effroi à la pensée de son immense réputation, qu’elles
en soient restées muettes; mais dans tout autre cas, je pense que les
femmes anglaises causent aussi bien qu’en aucun pays du monde.

[Illustration: LA MAUVAISE MÈRE

(Par Devéria) (Coll. J. Boulenger)]

Il est certain pourtant que chez nous les femmes, surtout celles qui
sont jeunes, se trouvent, sous ce rapport, dans une position très
désavantageuse. La plupart d’entre elles sont aussi instruites et
peut-être plus que la majorité des Françaises; mais malheureusement, il
arrive souvent qu’elles éprouvent un effroi extrême à l’idée de le
paraître. En général, elles craignent beaucoup plus de passer pour
_savantes_ que d’être rangées parmi celles qui sont _ignorantes_.

Heureusement pour la France, il n’y a point de marque distinctive, point
de stigmate qui s’attache aux femmes douées de talents ou d’instruction.
Toute Française montre avec autant de franchise que de grâce tout ce
qu’elle sait, tout ce qu’elle pense, tout ce qu’elle sent sur quelque
sujet que ce soit, tandis que chez nous la crainte d’être taxée de «bas
bleu» jette un voile sur plus d’un esprit supérieur; des saillies
d’imagination sont réprimées, de peur de trahir l’instruction ou le
génie de mainte jeune fille qui aime mieux qu’on la croie sotte que
savante.

C’est cependant là une bien vaine crainte, et pour le démontrer il
suffirait de jeter un regard sur la société si nous n’étions pas
aveuglées par nos préventions. Il se peut que, par-ci par-là, un sourire
ou un haussement d’épaules accompagne l’épithète de bas bleu; mais ce
sourire ou ce

[Illustration: LA CONVERSATION ANGLAISE

(Par Devéria) (Bibl. nat.)]

haussement d’épaules étant toujours le fait de ceux dont le suffrage
n’est d’aucune importance dans la société, on aurait grand tort de
prendre, pour les éviter, un masque d’ignorance et de frivolité.

C’est là, je crois, la véritable cause qui fait que la conversation des
femmes parisiennes se soutient sur un diapason plus élevé que celui
auquel les femmes anglaises osent prendre le courage de monter. La
politique elle-même, ce terrible écueil, qui engloutit une si grande
partie du temps que nous consacrons à la société, et qui partage nos
salons en des comités d’hommes et des coteries de femmes, la politique
elle-même peut être traitée par elles sans inconvénient; car elles
mêlent sans crainte à ce sujet malsonnant, tant de gai persiflage, tant
de perspicacité et un tact si sûr, que plus d’une difficulté, qui a
peut-être embarrassé de sages législateurs à la Chambre, est tranchée
par elles dans leurs salons, et devient, grâce à la légèreté de leur
esprit, parfaitement intelligible.

Il suffit d’être familiarisé avec cette délicieuse partie de la
littérature française qui est formée par les recueils épistolaires et
les mémoires, ouvrages dans lesquels les mœurs et l’esprit des
personnages sont peints avec plus de vérité qu’ils ne sauraient l’être
dans aucune biographie; il suffit, dis-je, de connaître l’aspect de la
société, telle qu’elle se montre dans ces volumes, pour sentir que le
caractère français a éprouvé un grand et important changement depuis un
siècle. Il est devenu peut-être moins brillant, mais aussi moins
frivole, et si nous sommes obligés d’avouer que la constellation
littéraire, qui aujourd’hui paraît sur l’horizon, ne contient aucun
astre aussi éclatant que ceux qui étincelaient sous le règne de Louis
XIV, nous ne trouverions pas non plus à présent de ministre qui écrivît
à son ami comme le cardinal de Retz à Boisrobert: «Je me sauve à la nage
dans ma chambre, au milieu des parfums.»

En attendant, si l’on peut accorder une confiance entière à ces annales
des mœurs, je dirai que le changement qui s’est opéré dans les femmes
n’a point été dans la même proportion. Il me semble retrouver en elles
le même _genre d’esprit_ que Mᵐᵉ Du Deffand nous a fait si bien
connaître. Les modes doivent changer, aussi les modes ont-elles changé,
et cela non seulement quant aux habits, mais encore dans des points qui
tiennent d’une manière plus profonde aux mœurs; mais toutes les parties
essentielles sont restées les mêmes: une _petite-maîtresse_ est encore
une _petite-maîtresse_, et l’esprit d’une femme française est toujours
ce qu’il était: brillant, enjoué, cependant plein de vigueur. Je ne puis
m’empêcher de croire que si Mᵐᵉ de Sévigné elle-même pouvait tout à coup
reparaître dans les lieux sur lesquels elle répandit tant d’éclat, et
qu’elle se retrouvât au sein d’une _soirée_ de Paris, elle ne sentirait
aucune difficulté à prendre part à la conversation, de même qu’elle le
faisait avec Mᵐᵉ de Lafayette, Mˡˡᵉ Scudéri et tant d’autres femmes
d’esprit de son temps, pourvu toutefois que l’on ne parlât point de
politique. Sur ce sujet-là, elle et ses interlocuteurs ne s’entendraient
guère...



XXXIII

DE LA MANIÈRE DE FAIRE L’AMOUR A L’ANGLAISE.--ANECDOTE.


Il arrive parfois que l’on se trouve engagée dans la conversation la
plus franche sans avoir eu la moindre intention, en commençant, de faire
ou de recevoir des confidences.

Cela m’arriva ces jours derniers, en faisant une visite à une dame que
je n’avais vue que deux fois encore et avec laquelle je n’avais pas
échangé douze paroles. Mais nous nous trouvâmes à peu près en tête en
tête et nous nous lançâmes, je ne saurais dire à quel propos, dans une
causerie sans réserve sur les particularités de nos nations respectives.

Mᵐᵉ B... n’est jamais allée en Angleterre, mais elle m’assura que son
désir de visiter notre pays était aussi fort que la passion de la
découverte qui fit quitter son «home» à Robinson Crusoë pour visiter
les...

«Sauvages, dis-je, finissant la phrase pour elle.

--Non, non, non! pour voir tout ce qu’il y a de plus curieux en ce
monde.»

Ces mots «plus curieux» me semblèrent bizarres et je le lui dis en lui
demandant si elle les appliquait aux musées ou aux naturels.

[Illustration: MÉNAGE ANGLAIS

(Par Th. Guérin) (Coll. J. B.)]

Elle sembla hésiter un moment à répondre franchement; puis elle dit,
mais d’une manière si enjouée et si gracieuse qu’elle aurait désarmé la
colère nationale du patriote le plus susceptible:

«Eh bien!... aux naturels.

--Mais nous prenons grand soin, répondis-je, que vous ne manquiez pas de
spécimens de la race à examiner et il me semble difficile que vous ayez
besoin de traverser le canal pour voir des naturels. Nous nous importons
en si prodigieuse quantité que je ne conçois pas que vous puissiez
garder aucune curiosité à notre égard.

--Au contraire, répondit-elle, ma curiosité ne s’en trouve que plus
piquée: j’ai vu chez nous tant d’Anglais charmants que je meurs d’envie
de les voir chez eux, au milieu de ces singulières coutumes qu’ils ne
peuvent apporter avec eux, et que nous ne connaissons que par les récits
imparfaits des voyageurs.»

Il semblait, à l’entendre, qu’elle parlât du bon peuple de la crique de
Mongo ou de la baie de Karakoo; mais, étant curieuse de savoir ce
qu’elle entendait par: «Les Anglais chez eux» et par: «Leurs singulières
coutumes», je fis de mon mieux pour qu’elle me racontât ce qu’elle avait
appris là-dessus:

«Je vous dirai, reprit-elle, que ce que je désire connaître avant toute
autre chose, c’est votre manière de faire l’amour _tout à fait à
l’anglaise_. Vous êtes assez polis pour respecter chez nous tous nos
usages; mais un de mes cousins, qui était, il y a quelques années,
attaché à l’ambassade française à Londres, m’a dépeint votre façon de
mener les entreprises amoureuses comme si... si romantique que cela m’a
enchantée, et je donnerais le monde pour voir _comment cela se fait_!

--Dites-moi, je vous en prie, ce qu’il vous a raconté, répliquai-je, et
je vous promets de vous dire fidèlement si son récit est exact.

--Oh! que c’est aimable!... Donc, continua-t-elle en rougissant un peu à
l’idée, je suppose, qu’elle allait dire des choses bien atroces, je vous
répéterai exactement ce qui lui arriva. Il avait une lettre
d’introduction pour un gentilhomme de haute situation--un membre de
votre Parlement--qui vivait avec sa famille dans un château, en
province, où mon cousin adressa sa lettre de recommandation.
Immédiatement, il reçut une réponse avec une invitation pressante à
venir au château passer un mois pendant la saison des chasses. Rien ne
pouvait lui être plus agréable que cette invitation, car elle lui
offrait l’occasion la plus parfaite qui se pût d’étudier les mœurs du
pays. Tout le monde peut traverser le détroit de Calais à Douvres et
dépenser en six semaines la moitié des revenus de son année à se
promener à pied ou en voiture dans les larges rues de Londres; mais très
peu de gens, vous le savez, obtiennent d’être reçus dans les châteaux de
la noblesse anglaise. Donc, mon cousin fut enchanté et accepta
sur-le-champ. Il arriva juste à temps pour s’habiller avant le dîner,
et quand il entra dans le salon, il fut ébloui par l’extrême beauté des
trois filles de son hôte, qui étaient décolletées et aussi parées,
m’a-t-il dit, que pour un bal. Il n’y avait pourtant d’autre invité que
lui et il fut un peu étonné d’être reçu avec tant de cérémonie.

[Illustration: LA JEUNE INCONSÉQUENTE

(Par Devéria) (Coll. J B)]

«Les jeunes filles, qui toutes jouaient du piano-forte et de la harpe,
enchantèrent mon cousin, qui est très musicien. Si son admiration
n’avait pas été si également partagée entre elles trois, il m’assura
qu’il fût sans faute tombé amoureux avant la fin de cette soirée. Le
lendemain matin, la famille entière se retrouva à déjeuner: les jeunes
personnes parurent aussi charmantes que la veille, il continuait à ne
pouvoir décider laquelle il admirait davantage. Tandis qu’il s’efforçait
d’être le plus aimable possible et de leur parler avec tout le respect
timide que les hommes français déploient vis-à-vis des jeunes filles, le
père de famille étonna et certainement alarma mon cousin en disant tout
à coup: «Nous ne pouvons chasser aujourd’hui, _mon ami_, car une affaire
me retient à la maison, mais vous monterez à cheval dans les bois avec
Elisabeth: elle vous montrera mes faisans. Allez vous apprêter,
Elisabeth, pour sortir avec monsieur!...» Mᵐᵉ B... s’arrêta court et me
regarda comme si elle pensait qu’ici j’allais faire quelque observation.
«Eh bien? demandai-je.

--Eh bien! répéta-t-elle en riant; alors, réellement, vous ne trouvez
rien d’extraordinaire dans ce procédé, rien qui soit en dehors des
habitudes?

--Sous quel rapport? dis-je. Que voyez-vous là qui soit en dehors des
habitudes?

--Cette question, dit-elle en joignant les mains, ravie d’avoir fait une
découverte, cette question me met plus _au fait_ que tout autre chose
que vous me pourriez dire. C’est la preuve la plus forte que ce qui
arriva à mon cousin n’avait rien de plus extraordinaire que ce qui se
passe chaque jour en Angleterre.

--Qu’est-ce qui lui arriva donc?

--N’avez-vous pas entendu?... Le père des jeunes filles qu’il admirait
tellement en choisit une et permit à mon cousin de l’accompagner dans
une excursion dans les bois. Ma chère madame, les mœurs nationales
varient si étrangement... N’allez pas supposer, je vous en supplie, que
j’imagine que tout ne puisse s’arranger ainsi excessivement bien. Mon
cousin est un jeune homme très distingué,--caractère excellent, beau
nom,--et il aura un jour la situation de son père... Seulement, les
manières sont si différentes...

--Votre cousin accompagna-t-il la jeune fille? demandai-je.

--Non, il ne le fit pas: il retourna à Londres sur-le-champ.»

Cela fut dit si sérieusement--plus que sérieusement--avec l’air de
trouver cela si difficile à exprimer, que ma gravité et ma politesse
m’abandonnèrent à la fois et que j’éclatai de rire.

Mon aimable compagne ne le prit pas mal, elle rit avec moi, et quand
nous eûmes retrouvé notre sérieux, elle dit:

«Ainsi, vous trouvez mon cousin très ridicule d’avoir renoncé à cette
promenade? _Un peu timide peut-être?_

--Oh! non, répondis-je, seulement un peu prompt.

--Prompt!... _Mais que voulez-vous?_ Vous ne semblez pas comprendre son
embarras?

--Peut-être pas tout à fait, mais je vous assure que son embarras aurait
cessé entièrement s’il s’était promené avec cette jeune fille, suivie de
son groom; je ne doute pas qu’elle ne l’eût conduit à travers une de ces
belles réserves de faisans qui sont si intéressantes à voir, mais elle
eût été fort étonnée et surtout embarrassée, si votre cousin avait eu
l’idée de lui parler d’amour.

--Vous parlez sérieusement? dit-elle en me regardant en face avec
intérêt.

--Très sérieusement, répondis-je, je suis absolument sérieuse et, bien
que je ne connaisse pas les personnes dont nous avons parlé, je puis
vous assurer positivement que c’est seulement parce qu’il ne supposait
pas qu’un gentilhomme aussi bien recommandé que votre cousin fût capable
d’abuser de la confiance qu’il lui témoignait, que ce père anglais lui
permettait d’accompagner sa fille dans sa promenade du matin.

--_C’est donc un trait sublime!_ s’écria-t-elle. Quelle noble confiance!
Quelle confiance dans l’honneur! Cela rappelle les _paladins_
d’autrefois.

--Je crois que vous raillez notre confiante simplicité, dis-je; en tout
cas, ne me soupçonnez point, moi, de me moquer de vous; je ne vous ai
dit que la vérité pure et simple.

--Je n’en doute pas le moins du monde, répondit-elle; mais vous êtes, en
vérité, comme je l’observais tout à l’heure, supérieurement
romanesques...»



XXXIV

INDULGENCE EXCESSIVE DU MONDE A PARIS.--INFLUENCE DU CLERGÉ ANGLAIS SUR
LES MŒURS MONDAINES.


Quoique je demeure toujours convaincue que la véritable société
française, c’est-à-dire celle qui se compose des personnes bien élevées
des deux sexes, est la plus gracieuse, la plus animée, la plus
séduisante du monde, je pense toutefois qu’elle n’est pas aussi parfaite
qu’elle pourrait l’être, s’y l’on si montrait un peu plus difficile dans
le choix des personnes que l’on y admet.

Quiconque connaît la bonne société en France doit être persuadé qu’il
s’y trouve et des hommes et des femmes qui, aux grâces les plus aimables
de la vie sociale, joignent les vertus les plus solides; mais il est
impossible de nier que, tout admirables que soient quelques individus de
ce cercle, ils exercent envers des personnes moins estimables qu’eux une
tolérance qui ne laisse pas que de choquer nos opinions, quand le hasard
nous apprend certaines anecdotes authentiques concernant ces personnes.

Il est heureusement impossible, et ce ne serait, en tout cas, pas très
sage, de lire dans le cœur de tous les gens reçus chez une dame de Paris
ou de Londres, afin de découvrir le mystère de ce qui s’y passe. On ne
doit pas s’attendre que les maisons qui reçoivent beaucoup de monde
puissent scruter ainsi toutes les personnes qu’elles admettent; mais
partout où la société est bien ordonnée, il me semble que l’on ne
devrait pas accueillir certains individus de l’un ou de l’autre sexe, de
qui la conduite extérieure et visible a attiré les yeux du monde et la
réprobation des gens vertueux...

Une des raisons, à mon avis, pour lesquelles il y a ici moins de
sévérité dans la bonne société, c’est qu’il ne se trouve point
d’individus, ou pour mieux dire, point de classe d’individus, dans le
vaste cercle qui constitue ce que l’on appelle _en grand_ la société de
Paris, qui ait le droit de prendre la parole et de dire: «Ceci ne doit
pas être.»

Heureusement, chez nous, le cas est différent, du moins pour le moment.
Le clergé d’Angleterre, ses respectables épouses et ses filles si bien
élevées forment une caste distincte, à laquelle rien ne ressemble sur
tout le vaste continent de l’Europe...

Quand de telles personnes fréquentent habituellement dans la société
comme elles le font en Angleterre, quand elles y amènent avec eux les
femmes qui composent leurs familles, il n’est guère à craindre que le
vice effronté ose s’y présenter aussi.

[Illustration: ÉPOUSE COUPABLE

(Par Devéria) (Coll. J. B.)]

On ne saurait nier en effet que plus d’une femme de vertu douteuse, qui
n’hésiterait pas à se montrer hardiment dans la société la plus
distinguée, reculerait devant l’idée d’y rencontrer les dignitaires de
l’église; et il est également certain que plus d’une donneuse de belles
soirées, indiscrète, facile et insouciante, s’est privée de la
satisfaction d’ajouter à l’éclat de son bal, en y invitant telle beauté
célèbre, parce qu’elle s’est dit: «Il est impossible d’avoir milady A.,
ou mistress B., quand l’évêque et sa famille doivent venir...»



XXXV

LES PETITS SOUPERS D’AUTREFOIS REMPLACÉS PAR LES GRANDS
DINERS.--AGRÉMENTS DES PETITES SOIRÉES.--LES DINERS D’APPARAT.


Combien je regrette les soupers de Paris et combien peu les somptueux
dîners que l’on donne aujourd’hui dédommagent de leur perte! Je n’ignore
pas qu’il y a une infinité de gens qui, à la lettre, vivent pour manger,
et je sais que pour eux le mot de _dîner_ est le signal et le symbole de
la plus pure et peut-être de la plus grande félicité qu’il y ait sur la
terre; pour eux, la vapeur des mets, la longue et fatigante cérémonie
d’un dîner à quatre services n’offrent rien que joie et que bonheur.
Mais il n’en est pas de même de ceux qui ne mangent que pour vivre.

Je ne connais pas de lieu où il se commette autant d’injustices et
d’actes de tyrannie qu’à table; sur vingt personnes qui se trouvent à un
grand dîner, il y en a peut-être seize qui donneraient tout au monde
pour pouvoir ne manger que tout juste ce qui leur plaît. Mais
l’amphitryon sait que, parmi ses convives, il y a quatre personnes
lourdes, dont les âmes planent sur ses ragoûts, comme les harpies sur le
festin de Phryné, et il ne faut pas les troubler, sans quoi des
critiques, en place d’admiration, seront tout le fruit qu’il retirera de
la dépense et de l’embarras que lui aura coûté le banquet...

La mode qui veut que l’on rassemble de nombreuses compagnies, au lieu
d’en choisir de petites, fait le plus immense tort aux plaisirs de la
société. C’est la vanité qui l’aura d’abord introduite. De belles dames
auront désiré faire voir au monde qu’elles avaient cinq cents amis prêts
à accourir à leur premier appel. Cependant comme tout le monde trouve
cette mode insupportable, depuis Whitechapel jusqu’à Belgrave Square, et
depuis le faubourg Saint-Antoine jusqu au faubourg du Roule, il est
probable qu’elle ne tarderait pas à changer, si une économie fort
désagréable ne s’y opposait. «Une grande réunion abat, dit-on, tant
d’oiseaux d’un seul coup.» J’ai entendu un jour une de mes amies, qui
demandait à son mari la permission d’inonder d’invités, d’abord sa
table, et puis son salon, dire qu’il n’y a rien de si coûteux que
d’avoir une petite réunion. Or, cette observation est d’autant plus
terrible qu’elle est vraie. Mais du moins ceux qui sont assez heureux
pour avoir la richesse en partage pourraient, ce me semble, se donner la
satisfaction de ne recevoir autour d’eux que le nombre d’amis qui leur
convient; et, s’ils avaient l’extrême bonté de donner l’exemple, il est
bien certain que la nouvelle mode ne tarderait pas, d’une façon ou d’une
autre, à être si généralement adoptée, qu’il finirait par être du plus
mauvais ton de rassembler chez soi plus de personnes que l’on n’a de
chaises.

Maintenant que les délicieux petits comités, dont Molière nous présente
le modèle dans sa _Critique de l’Ecole des femmes_, ne se rassemblent
plus à Paris, les réunions du soir les plus agréables sont celles qui
ont lieu à la suite de l’annonce faite par Mᵐᵉ _Une telle_, à un cercle
choisi, qu’elle sera chez elle tel jour de la semaine, de la quinzaine
ou du mois pendant la saison des réceptions. Cela suffit, et les jours
indiqués, des réunions peu nombreuses se forment sans cérémonie et se
séparent sans contrainte. Il ne faut pas d’autres préparatifs que
quelques bougies de plus, après quoi les albums et les portefeuilles
dans un des salons, une harpe et un piano dans un autre, prêtent leur
secours, s’il est nécessaire, à la conversation qui se poursuit dans
tous deux. On présente des glaces, de l’eau sucrée, des sirops, et des
_gauffres_: et il est rare que la réunion se prolonge plus tard que
minuit...

Aux soupers que je voudrais donner, tout serait pur, rafraîchissant,
parfumé; point de foule, mais de l’aisance, de l’intimité, et tout
l’esprit que des Anglais

[Illustration: SOUPER

(Par Devéria) (Bibl. nat.)]

et des Anglaises y pourraient mettre.

Tant que cette expérience tentée de bonne foi n’aura pas manqué, je
n’avouerai jamais que les femmes anglaises soient incapables de soutenir
une conversation. L’esprit de Mercure lui-même ne résisterait pas à
trois longs et pompeux services; et je suis convaincue que pour soutenir
les fatigantes cérémonies d’un grand dîner, il faudrait à une femme une
humeur plus gaie que celle d’une péri.

A dire vrai, tout cet arrangement me paraît singulièrement fautif et mal
imaginé. Quelque résolution qu’une dame anglaise ait prise d’obéir
fidèlement à la mode, il est impossible qu’elle attende jusqu’à huit
heures du soir sans prendre une nourriture plus substantielle que celle
de son premier repas du matin: en conséquence, il est inutile d’en faire
un mystère, mais le fait est que toutes dînent de la manière la moins
équivoque vers deux ou trois heures: il y en a même plus d’une qui,
lorsqu’elle vient rejoindre ses amis affamés a déjà pris son café et son
thé. Le dîner n’est-il pas après cela une ennuyeuse et mauvaise
plaisanterie?...

Si nous pouvions persuader à nos seigneurs et maîtres, au lieu de se
ruiner la santé par le long jeûne qui maintenant précède leur dîner, et
pendant lequel ils se promènent, causent, montent à cheval, conduisent
des voitures, lisent, jouent au billard, bâillent, dorment même pour
tuer le temps et pour accumuler un appétit extraordinaire: au lieu de
cela, dis-je, s’ils voulaient, pendant six mois seulement, essayer de
dîner à cinq heures, et se donner après cela un peu de peine pour être
aimables dans le salon, ils trouveraient que leurs saillies seraient
plus pétillantes que le champagne dans leurs verres, et en moins de
quinze jours ils recevraient de leurs miroirs les compliments les plus
flatteurs.

Mais, hélas! ce ne sont que de vaines spéculations: je ne suis point une
grande dame, et je n’ai nul pouvoir pour changer de tristes dîners en de
gais soupers, quelque désir que j’en puisse éprouver...

[Illustration]



XXXVI

ENCORE LE PROCÈS MONSTRE.--LA SOCIÉTÉ DES DROITS DE L’HOMME.--ANECDOTE.


Depuis longtemps, je me suis permis de ne vous rien dire du grand
procès, mais ne vous imaginez pas pour cela que l’on s’en occupe moins à
Paris.

Il me paraît réellement, après tout, que ce procès monstre n’est
monstrueux que parce que les accusés n’aiment pas qu’on les juge. Je ne
dis pas qu’il n’y ait eu peut-être quelques incongruités légales dans la
procédure, provenant principalement de la difficulté qu’il y a de savoir
précisément ce que dit la loi dans un pays qui a subi tant de
révolutions. J’avoue que je ne suis pas moi-même bien satisfaite sur le
point de savoir si ces messieurs ont été dès l’origine accusés de haute
trahison ou bien si toute la procédure ne repose pas sur ce que nous
appelons en Angleterre une atteinte à la paix publique (Breach of the
peace). Il est pourtant assez clair, Dieu sait, tant par les dépositions
que par les aveux des accusés eux-mêmes, que s’ils n’ont pas été accusés
de haute trahison, ils en étaient bien certainement coupables; et,
attendu qu’ils ont répété à plusieurs reprises qu’ils voulaient être
tous acquittés ou condamnés ensemble, je ne vois pas le grand mal qu’il
peut y avoir à les traiter tous comme des traîtres.

Ce n’est que depuis vingt-quatre heures que j’ai appris quel était le
véritable but de leurs soulèvements simultanés du mois d’avril 1834. La
pièce que l’on vient de me montrer a paru, je crois, dans tous les
journaux, où, sans doute, je l’ai vue dans le temps, mais mon œil aura
glissé sur elle, comme il arrive si souvent, sans que la vue ait
communiqué aucune idée distincte à mon esprit. Il est probable que vous
avez été moins inattentive que moi et, en conséquence, je ne répéterai
pas ici tous les arguments que cette pièce emploie pour démontrer que la
Société des Droits de l’Homme a été le grand ressort qui a fait agir
toute l’entreprise; mais dans le cas où les noms expressifs, donnés par
le comité central de cette association à ses diverses sections, vous
auraient échappé, je vais les transcrire ici, ou plutôt une partie
d’entre eux, car ils sont assez nombreux pour lasser votre patience et
la mienne si je vous les citais tous. Or, voici ceux qui m’ont frappée,
comme indiquant plus spécialement la tendance et les goûts des
différentes bandes d’employés de cette Société: _Section Marat_,
_section Robespierre_, _section Quatre-vingt-treize_, _section des
Jacobins_, _sections de Guerre aux châteaux_, _d’Abolition de la
propriété_, _de Mort aux tyrans_, _des Piques_, _du Canon d’alarme_, _du
Tocsin_, _de la Barricade Saint-Méri_, et celui-ci, quand il fut donné,
n’était que prophétique, _section de l’Insurrection de Lyon_. Voilà, je
pense, une indication assez claire de l’espèce de _réforme_ que ces
hommes préparaient à la France, et il n’est guère possible de considérer
comme un acte de tyrannie ou de monstruosité de faire le procès aux
membres d’une pareille société, pris les armes en main et en état de
rébellion ouverte contre le gouvernement existant.

La partie la plus monstrueuse de l’affaire est l’idée que la plupart
d’entre les accusés se sont faite que, s’ils refusaient de se défendre
ou, comme ils s’expriment, _de prendre_ aucune part aux procédures, ce
devait être une raison suffisante pour faire suspendre immédiatement ces
mêmes procédures. Remarquez que ces hommes ont été pris les armes à la
main, en flagrant délit d’excitation de leurs concitoyens à la révolte,
et parce qu’il ne leur plaît pas de répondre lorsqu’on les interroge, la
cour chargée de faire leur procès est stigmatisée par eux, comme
composée de monstres et d’assassins pour ne pas les avoir renvoyés chez
eux.

Si une pareille prétention pouvait réussir, nous verrions adopter
partout, avec plus de promptitude que le plus joli chapeau de Leroy, la
mode pour les assassins de refuser de se défendre, comme un moyen à la
fois sûr et facile de conserver l’impunité...

A cette occasion, je vais vous raconter une petite anecdote au sujet du
procès monstre. Un Anglais de nos amis assistait l’autre jour à la
séance de la cour des pairs, quand l’accusé Lagrange devint si bruyant
et si importun que l’on fut dans la nécessité absolue de l’éloigner. Il
avait commencé à prononcer d’une voix éclatante, évidemment dans le but
d’interrompre les travaux de la cour, une harangue emportée et
inflammatoire qu’il accompagna de gestes très véhéments. Ses coaccusés
l’écoutaient et le contemplaient avec les marques les moins équivoques
d’étonnement et d’admiration, pendant que la cour s’efforçait en vain de
rétablir l’ordre et le silence:

«Eloignez l’accusé Lagrange, dit à la fin le président, et les gardes
s’apprêtent à obéir. Cependant, l’orateur se débattait avec violence et
continuait toujours sa rapsodie.

--Oui, s’écriait-il, oui, concitoyens! nous sommes ici en sacrifice...
Voici nos poitrines, tyrans!... Plongez dans notre cœur ces poignards
assassins! nous sommes vos victimes... Condamnez-nous tous à la mort,
nous sommes prêts; cinq cents poitrines françaises sont prêtes à...»

Sur ce, il s’arrêta tout à coup et, en même temps, il cessa de lutter
contre les gendarmes, et pourquoi?... Parce qu’il avait laissé tomber sa
casquette, cette casquette qui non seulement défendait sa patriotique
tête, mais au fond de laquelle était encore cachée la copie manuscrite
de son éloquence improvisée. Ce fut en vain qu’il la chercha sous les
pieds de ses gardes. La foule l’avait déjà envoyée bien loin, et
l’orateur, réduit au silence, se laissa emmener avec la douceur d’un
agneau.

La personne de qui je tiens ces détails ajouta qu’elle en avait cherché
le lendemain le récit dans plusieurs journaux et que, ne l’ayant pas
trouvé, elle avait exprimé à un de ses amis, témoin comme elle de cette
aventure, son étonnement de ce qu’aucune feuille publique n’en eût
parlé.



XXXVII

UNE LECTURE DES MÉMOIRES DE M. DE CHATEAUBRIAND A L’ABBAYE-AUX-BOIS.


Lors de plusieurs visites que nous avons faites dernièrement à la
délicieuse Abbaye-aux-Bois, la question s’est élevée de savoir s’il
serait possible que j’assistasse _aux lectures des mémoires de M. de
Chateaubriand_.

[Illustration: UNE LECTURE DES _Mémoires d’outre-tombe_ A
L’ABBAYE-AUX-BOIS

(Par A. Hervieu) (Extr. de _Paris and the Parisians_, by Mrs. Trollope)]

L’appartement que ma charmante amie et compatriote, miss Clarke, occupé
dans cette même exquise abbaye, fut le théâtre de plusieurs de ces
angoissantes consultations. A l’encontre de mon désir,--car je n’étais
pas si hardie que d’avoir des espérances,--il y avait d’abord que ces
lectures si jalousement privées, bien que si célèbres dans le public,
étaient pour le moment suspendues: le lecteur lui-même n’était pas alors
à Paris. Mais que ne peut le zèle de l’amitié! Mᵐᵉ Récamier prit ma
cause en mains et un jour me fut désigné, ainsi qu’à mes filles, pour
jouir de cette grande faveur...

La réunion assemblée chez Mᵐᵉ Récamier à cette occasion ne dépassait pas
dix-sept personnes, compris Mᵐᵉ Récamier et M. de Chateaubriand
eux-mêmes. Plusieurs des assistants avaient entendu les premières
lectures. Les duchesses de La Rochefoucauld et de Noailles et une ou
deux autres dames de la noblesse étaient présentes. En voyant entrer la
petite-fille du général Lafayette, qui est mariée à un gentilhomme que
l’on dit appartenir à l’_extrême côté gauche_, je compris que le génie
n’est d’aucun parti car je remarquai qu’ils écoutaient tous deux avec
autant d’intérêt que nous les détails émouvants de ce qu’on lisait. Et
qui donc aurait pu faire autrement? Cette dame était assise sur un sofa
entre Mᵐᵉ Récamier et moi; M. Ampère, le lecteur et M. de Chateaubriand
avaient pris place sur un autre sofa, faisant angle droit avec le nôtre;
de la sorte, j’eus le plaisir de contempler une des plus expressives
physionomies que j’aie jamais vue cependant que l’on nous communiquait
ce beau témoignage de sa tête et de son cœur. De l’autre côté de moi
était un homme que je fus extrêmement heureuse de rencontrer, le célèbre
Gérard, et j’eus le plaisir de causer avec lui avant que la lecture ne
commençât. Il est de ceux dont l’aspect et les paroles ne déçoivent pas,
quoi que

[Illustration: PLAN DE LA SALLE DU PROCÈS MONSTRE

(Extr. du _Charivari_, 1835)]

laisse attendre sa haute réputation. Il n’y avait pas de cercle formé;
les dames s’approchèrent du sofa placé aux pieds de Corinne et les
messieurs se groupèrent derrière elles. Le soleil pénétrait délicatement
dans la chambre à travers les rideaux de soie blanche; des fleurs
délicieuses embaumaient l’air; les tranquilles jardins de l’Abbaye
s’étendaient sous les fenêtres à une distance suffisante pour nous
éviter tout le bruit de Paris; bref, l’ensemble était parfait.
Serez-vous étonnée si je vous dis que j’ai été enchantée et si j’ai
pensé que ces heures-là resteront l’un de mes plus doux souvenirs?...

[Illustration]



XXXVIII

UNE EXCURSION A MONTMORENCY.--LE PASSAGE DELORME.--LES CHEVAUX ET LES
ANES.--SOUVENIRS DE ROUSSEAU.--«DINER SUR L’HERBE».--ACCIDENT.


Il y a plus de quinze jours, je crois, que nous fîmes, avec une très
agréable société de vingt personnes, une longue promenade en voiture
hors de Paris et un très gai _dîner sur l’herbe_. Il n’est pas aisé de
trouver un jour qui permette à vingt personnes d’être libres à la fois
et de pouvoir quitter Paris. Mais l’occasion fait surmonter bien des
obstacles! Nous avions décidé que nous irions à Montmorency et nous
sommes allés à Montmorency. Ce fut réellement une très joyeuse journée,
bien qu’elle ne se soit point passée sans mésaventures. Nous en subîmes
une au moment du départ qui pensa faire avorter notre projet tout
entier. Nous nous étions fixé la galerie Delorme comme lieu de
rendez-vous pour nous et nos paniers, et c’est là que les voitures,
commandées par celui de nous qui s’en était chargé, devaient venir nous
prendre. A dix heures précises, notre premier détachement fut déposé,
avec ses bagages, à l’extrémité sud de la galerie; d’autres, puis
d’autres suivirent, jusqu’à ce que nous nous trouvâmes tous là. Les
paniers étaient empilés les uns sur les autres et les passants lisaient
notre histoire à la fois dans ces paniers et dans nos regards, dirigés
avec anxiété vers le chemin par lequel les voitures devaient arriver.

Quel supplice!... Chaque minute, chaque seconde faisait retentir à nos
oreilles des roulements de voitures, mais nous étions toujours
désappointés: les roues continuaient à tourner, aucune voiture ne
s’arrêtait pour nous, et nous restions _in statu quo_ à nous regarder
nous et nos paniers!...

Enfin, les jeunes gens de l’assemblée, s’éveillant soudainement de leur
indifférence, déclarèrent que les _demoiselles_ ne seraient pas
désappointées; et, après avoir décidé le nombre et l’espèce de véhicules
que chacun d’eux aurait la _consigne_ d’aller chercher--et trouver au
risque de perdre sa réputation,--ils s’élancèrent, nous laissant
l’esprit et le cœur ranimés et capables de braver tous les regards des
curieux.

Notre demi-douzaine d’_aides de camp_ revint triomphalement au bout de
quelques minutes, chacun dans sa _delta_ ou dans sa citadine, et bientôt
nous laissâmes la galerie Delorme loin derrière nous...

Arrivés au fameux _Cheval blanc_, à Montmorency (dont l’enseigne,
rapporte l’histoire, fut peinte par la main de Gérard lui-même qui, dans
sa jeunesse, ayant fait, avec son ami Isabey, un pèlerinage à ce lieu
consacré au romanesque, se trouva sans autre moyen de payer sa dépense
que de brosser une enseigne pour son hôte), nous quittâmes nos
_citadines_ fatiguées et fatigantes, et nous mîmes en devoir de choisir
parmi les nombreux chevaux et ânes qui stationnaient, sellés et bridés,
à la porte de l’auberge, vingt bonnes montures, plus une ou deux bêtes
de somme, pour porter nous et nos provisions vers la forêt.

Oh! le tumulte qui accompagna ce choix! Une multitude de vieilles femmes
et de gamins nous assaillaient de tous côtés:

«_Tenez, madame, voilà mon âne! Y a-t-il une autre bête comme la
mienne?..._

--_Non, non, non, belles dames! Ne le croyez pas, c’est la mienne qu’il
vous faut..._

--_Et vous, monsieur, c’est un cheval qui vous manque, n’est-ce pas? En
voilà un superbe..._»

[Illustration: L’ERMITAGE DE JEAN-JACQUES A MONTMORENCY

(Par A. Pollet) (Coll. J. B.)]

Les vieilles voix rauques et les aigres jeunes voix, jointes à nos
propres accents joyeux, produisirent un tapage qui attira autour de nous
la moitié de la population de Montmorency; enfin, nous nous trouvâmes
montés, et, ce qui était infiniment plus important et plus difficile,
nos paniers le furent aussi.

Mais, avant de nous occuper de l’arbre vert et du gai repas qu’il devait
abriter, nous avions un pèlerinage à faire au sanctuaire qui a donné à
cette région toute sa gloire. Jusqu’ici, nous ne nous étions occupés
que de sa beauté: qui ne connaît les vues ravissantes de Montmorency?
Même sans l’intérêt spécial que le souvenir de Rousseau donne à chaque
sentier, il y a assez de beautés dans ses collines et ses vallées, ses
forêts et ses champs, pour réjouir l’esprit et enchanter les yeux...

A l’Hermitage, devant la fenêtre de cette petite chambre obscure qui
donne sur le jardin, s’élève un rosier planté de la main de Rousseau
qui, nous dit-on, a fourni une forêt de roses. La maison est aussi
sombre et triste qu’il est possible, mais le jardin est joli et arrangé
d’une manière gracieuse qui me fit penser qu’il devait être demeuré tel
que Rousseau l’avait laissé.

[Illustration: MONTMORENCY

(Par E. Lami) (Coll. J. B.)]

Les souvenirs de Grétry auraient produit plus d’effet vus ailleurs, du
moins je le pense; cependant, je croyais entendre les doux accents de:
_O Richard, ô mon roi!_ résonner à mes oreilles, tandis que je
contemplais toutes ces vieilles choses et ces reliques domestiques sur
lesquelles était son nom; mais les _Rêveries du promeneur solitaire_
valent toutes les notes que Grétry ait jamais écrites.

Une colonne de marbre s’élève dans un coin ombragé du jardin et porte
une inscription qui rappelle que Son Altesse Royale la duchesse de Berri
a visité l’Hermitage et pris sous son auguste protection _le cœur de
Grétry_, injustement réclamé par les Liégeois à la France, son pays
natal. Comment et où Son Altesse trouva le cœur du grand compositeur, je
n’ai pu le savoir...

Nous laissâmes derrière nous l’Hermitage et toutes les émotions qu’on y
ressent, et jamais compagnie moins larmoyante n’entra dans la forêt de
Montmorency. Quand nous arrivâmes à l’endroit que nous avions choisi
d’avance pour _salle à manger_, nous descendîmes de nos diverses
_montures_, qui furent immédiatement dessellées, et se mirent à brouter,
attachées par groupes pittoresques. Aussitôt, toute notre bande
s’installa dans cet indescriptible et joyeux désordre qui ne se
rencontre que dans un pique-nique...

Nous restâmes assis sur le gazon durant au moins une heure et demie,
nous souciant fort peu de ce que les sages pouvaient dire. Notre escorte
de vieilles femmes et de garçons était assise à distance convenable et
mangeait et riait d’aussi bon cœur que nous, tandis que nos animaux, que
l’on apercevait au travers des ouvertures du bosquet où on les avait
parqués, et leurs couvertures bigarrées, empilées à l’entrée, au pied
d’un vieil églantier, achevaient de donner à notre repas l’apparence
d’un festin de romanichels. Enfin, le signal du départ fut donné et la
troupe obéissante fut sur pied en un clin d’œil: les chevaux et les ânes
furent sellés sur-le-champ, chacun reconnut le sien et se mit en selle;
un concile fut ensuite tenu afin de savoir où l’on irait. Tant de
sentiers s’étendaient sous bois dans des directions différentes, qu’on
ne savait lequel choisir: «Donnons-nous rendez-vous au _Cheval blanc_
dans deux heures», dit quelqu’un qui avait plus d’esprit que les autres.
Sur quoi, nous partîmes à notre gré, par deux et par trois, pour
employer ce moment de liberté et de plein air de la meilleure manière
possible.

La vue du Rendez-vous de chasse est magnifique. Tandis que nous
l’admirions, notre vieille femme commença de nous parler politique. Elle
nous raconta qu’elle avait perdu deux fils, tous deux morts en
combattant aux côtés de _notre grand Empereur_, qui fut certainement _le
plus grand homme de la terre_; pourtant, c’était un grand bonheur pour
le pauvre peuple que d’avoir le pain à _onze sous_, et ce bonheur-là
c’était le roi Louis-Philippe qui le leur avait donné.

Après notre halte, nous nous dirigeâmes vers la ville et poursuivions
paisiblement notre délicieuse promenade sous les arbres, quand un:
«Holà!» poussé derrière nous nous arrêta. C’était un des garçons de
notre escorte qui, monté sur le cheval de l’un de nous, galopait à notre
recherche. Il nous apprit une très désagréable nouvelle: un de nos
compagnons avait été jeté à bas de son cheval et on l’avait cru mort;
lui-même avait été envoyé pour nous rassembler et savoir ce qu’il
fallait faire. Le monsieur qui était avec nous partit immédiatement avec
ce garçon; mais comme le blessé m’était tout à fait étranger et qu’il
était déjà entouré par beaucoup de personnes de la compagnie, moi et mes
compagnons nous décidâmes de retourner à Montmorency et d’attendre au
_Cheval blanc_ l’arrivée des autres. Un médecin avait déjà été envoyé.
Quand, à la fin, nous nous trouvâmes tous réunis, à l’exception du
malheureux jeune homme et d’un ami qui resta avec lui, nous apprîmes que
quatre d’entre nous avaient été jetés à bas de leurs chevaux ou de leurs
ânes; mais, heureusement, trois de ces accidents n’avaient eu aucun
fâcheux résultat. Le quatrième était beaucoup plus sérieux;
heureusement, le rapport du chirurgien de Montmorency, que nous eûmes
avant de quitter la ville, nous assura qu’aucun danger grave n’était à
craindre...

Ainsi finit notre excursion à Montmorency qui, en dépit de nos nombreux
désastres, fut déclarée par tous une journée très réussie.



XXXIX

LA CHALEUR.--LE BOULEVARD DES ITALIENS.--TORTONI.--LA GRACE DES
FRANÇAISES.--BEAUTÉ DE LA MADELEINE AU CLAIR DE LUNE.


Tout le monde se plaint de la chaleur excessive qu’il fait ici. Le
thermomètre monte jusqu’à... j’oublie, car leur échelle n’est pas la
mienne; mais je sais que le soleil n’a pas cessé de briller toute cette
dernière semaine, et que tout le monde se déclarait cuit. Or, de toutes
les villes du monde, celle où il vaut le mieux être cuit, c’est Paris.
Je lisais cette jolie histoire de George Sand, intitulée _Lavinia_, et
j’avais choisi pour salle de lecture l’ombre profonde du jardin des
Tuileries. Si nous avions pu rester assis là tout le jour, nous
n’aurions éprouvé aucun désagrément du soleil, mais, au contraire, nous
l’aurions vu d’heure en heure caressant les fleurs, et s’efforçant en
vain de faire pénétrer ses rayons dans le délicieux abri que nous avions
choisi. Malheureusement nous avions des visites à faire et des
engagements à tenir; et nous fûmes forcés de rentrer chez nous afin de
nous apprêter pour assister à une grande soirée.

Nous trouvâmes plus joli que jamais le boulevard, que nous suivîmes pour
rentrer chez nous. Des éventaires de fleurs délicieuses nous y tentaient
à chaque pas: pour cinq sous, on pouvait avoir une rose et son bouton,
deux branches de réséda et un brin de myrte, le tout arrangé si
élégamment, que le petit bouquet en valait une douzaine faits avec moins
de goût. Je n’avais jamais vu autant de gens assis l’après-midi; chacun
semblait se reposer par nécessité, comme s’il s’était arrêté, trouvant
impossible d’aller plus loin. En passant devant Tortoni, un groupe nous
amusa: c’était une très jolie femme et un très joli homme, assis sur
deux chaises rapprochées l’une de l’autre, qui fleuretaient apparemment
à leur grande satisfaction, tandis que la troisième figure du groupe, un
petit Savoyard, qui avait probablement commencé par demander la charité,
semblait sous le charme, et restait les yeux fixés sur le couple élégant
comme s’il étudiait une scène de cette _gaie science_ dont la mandoline
qu’il portait, semblait le faire un disciple. Nous nous amusâmes de la
persévérante contemplation du petit ménestrel, comme de la complète
indifférence des objets de son admiration.

[Illustration: (A. Hervieu del.) (Extr. de _Paris and the Parisians_, by
Mrs. Trollope)]

Quelques pas plus loin, nos yeux furent retenus à nouveau par la vue
d’un élégant qui, ayant ôté son chapeau, peignait délibérément ses
boucles noires, tout en se promenant. Il eût sans doute blâmé lui-même
tant de _laisser-aller_ chez tout autre dandy, mais il le jugeait
propre, chez lui, à relever la beauté de son front et la grâce générale
de ses mouvements. Je fus contente qu’aucune fontaine ou qu’aucun lac
limpide ne s’étendît à ses pieds, car il eût inévitablement subi le sort
de Narcisse.

Hier soir, nous avions l’intention de faire une visite d’adieux au
théâtre Feydeau, ou plutôt à l’Opéra-Comique, mais heureusement nous
n’avions pas retenu de loge, et nous gardions le droit de changer nos
projets, droit toujours précieux, mais inestimable par cette
température. Au lieu d’aller au théâtre, nous restâmes à la maison
jusqu’à la tombée du crépuscule, plus frais de quelques degrés, mais non
beaucoup moins étouffant. Puis, nous sortîmes pour aller prendre des
glaces à Tortoni. Tout Paris semblait s’être assemblé sur le boulevard
pour respirer: c’était comme un soir de foule au Vauxhall, et des
centaines de chaises semblaient jaillir du sol pour les besoins du
moment, car un double rang de gens assis occupait déjà chaque côté du
trottoir.

[Illustration: BOULEVARD DES ITALIENS

(A. Provost del.) (Coll. J. Boulenger)]

Les Françaises sont si jolies dans leurs robes de promenade du soir, que
j’aime mieux les voir ainsi que très habillées. Un salon rempli de
femmes élégamment vêtues est un spectacle auquel des yeux anglais sont
accoutumés, mais la vérité m’oblige à confesser qu’il serait inutile de
chercher dans aucune promenade, à Londres, une scène semblable à celle
qu’offrait le boulevard des Italiens hier au soir. Qu’il en soit ainsi,
c’est la plus étrange chose du monde, car il est certain que ni les
chapeaux, ni les jolies figures qu’ils abritent ne sont inférieurs en
Angleterre à tout ce que l’on peut voir ailleurs; mais les Françaises
ont plus que nous l’habitude et l’art de paraître élégantes sans être en
grande toilette. Il est impossible d’expliquer cela par le détail;
peut-être une couturière ou une modiste saurait-elle le faire; et encore
la plus habile en serait probablement bien embarrassée: pour moi, je ne
puis que constater le fait qu’une promenade du soir dans Paris est plus
élégante qu’a Londres.

Nous fûmes assez heureux pour prendre les places d’une nombreuse
compagnie qui, au moment où nous entrions, quittait une fenêtre du
premier étage à Tortoni. Là le spectacle est aussi totalement
anti-anglais que celui des restaurants du Palais-Royal. Les pièces, en
haut et en bas, sont remplies de gens gais, chaque groupe réuni autour
d’une petite table de marbre supportant une grande _carafe_ d’eau
glacée, dont le glaçon ne fond qu’à mesure qu’on en désire et dont la
vue seule, même si l’on ne boit pas de cette masse fondante, procure
une impression de fraîcheur. Les pyramides de glaces colorées avec leur
accompagnement de gaufres, que les garçons apportent incessamment, les
brillantes lumières à l’intérieur, le murmure de la foule au dehors, la
fraîcheur du mets délicat, et la gaieté que tout le monde semble
partager à cette heure charmante d’oisiveté, tout cela est
incontestablement français, et, plus incontestablement encore, n’est pas
anglais.

[Illustration: TORTONI

     (Par E. Lami)
]

Pendant que nous nous trouvions encore à notre fenêtre à nous récréer de
tout ce qui se passait dedans et dehors, quelques brillants éclairs
commencèrent à percer un épais nuage noir que j’admirais depuis quelque
temps pour le magnifique contraste qu’il formait avec le vif éclat des
lumières sur le boulevard. Comme aucune pluie ne tombait encore, je
proposai une promenade vers la Madeleine, qui, à ce que je pensais, nous
donnerait quelques beaux effets de lumière et d’ombre dans une soirée
comme celle-ci. La proposition fut acceptée d’emblée, et nous nous
éloignâmes, laissant derrière nous la foule et le gaz. Nous arrivâmes à
l’extrémité de la rue Royale, et nous dirigeâmes lentement vers
l’église. L’effet était plus beau qu’aucune chose que j’eusse jamais
vue: la lune était depuis quelques jours dans son plein; et, même quand
elle était cachée par les nuages épais qui s’amoncelaient de toutes
parts dans le ciel, elle éclairait faiblement, toutefois encore assez
pour nous permettre de discerner le vaste et superbe portique. On eut
dit du pâle spectre d’un temple grec. D’un commun accord, nous nous
arrêtâmes au point où ce spectacle était le plus beau et le plus
parfait; et je vous assure qu’avec la lourde masse de nuages noirs
devant et derrière, avec la douce lumière de «l’inconstante lune» par
moment visible, et par moment cachée derrière un nuage, qui se reflétait
sur les colonnes, c’est là le plus bel objet d’art que j’aie encore
admiré...



XL

UN «MOUVEMENT».--LES TOMBEAUX DES HÉROS DE JUILLET AUX INNOCENTS.


Il faut aujourd’hui que je vous rende compte des aventures qui me sont
arrivées pendant une _course à pied_ que j’ai faite au marché des
Innocents. Vous saurez qu’au coin de ce marché il y a une boutique,
spécialement consacrée aux dames, où l’on débite tous ces objets
impossibles à classer sous une dénomination quelconque, et que chez nous
on appelle _haberdashery_, terme qui m’a été un jour expliqué par un
célèbre étymologiste comme venant des deux mots français _avoir
d’acheter_. Le magasin dont je parle, _A la Mère de famille_, marché des
Innocents, mérite bien son nom, car il y a peu d’objets dont une femme
puisse avoir besoin, qu’elle ne trouve à y acheter. Or je me rendais à
ce lieu, où toutes les choses utiles se trouvent rassemblées, quand
j’aperçus devant moi, et précisément sur le chemin que je devais suivre,
une foule considérable que, dans le premier moment, je pris pour une
émeute. Et, quoique plus tard ce rassemblement prit une apparence
beaucoup moins inquiétante, comme j’étais seule, je me sentis plus
disposée à retourner sur mes pas qu’à avancer. Je m’arrêtai un moment
avant de prendre une résolution, et voyant une femme debout devant une
boutique, non loin du lieu du tumulte, je me risquai à lui demander la
cause qui réunissait tant de monde dans un quartier si paisible.
Malheureusement la phrase dont je me servis m’attira plus de railleries
que les étrangers n’ont coutume d’en souffrir de la part des Parisiens,
d’ordinaire si polis. Mes paroles furent, si je me les rappelle bien,
celles-ci:

«_Pourriez-vous me dire, madame, ce que signifie tout ce monde?...
Est-ce qu ’il y a quelque mouvement?_»

Ce malheureux mot de _mouvement_ l’amusa infiniment, car c’est celui
dont on se sert en parlant des véritables émeutes politiques qui ont eu
lieu, et dans cette occasion il était tout aussi ridicule de s’en servir
que si, en voyant à Londres une cinquantaine de personnes rassemblées
autour d’un filou qu’on vient d’arrêter ou d’une voiture versée, on
allait demander s’il va y avoir une révolution.

«_Un mouvement!_ répéta cette femme avec un sourire très expressif.
_Est-ce que madame est effrayée?... Mouvement?... oui, madame, il y a
beaucoup de mouvement... mais cependant c’est sans mouvement... C’est
tout bonnement le petit serin de la marchande de modes là-bas qui vient
de s’envoler..._

[Illustration: TOMBEAUX DES HÉROS DE JUILLET

(Par A. Hervieu) (Extr. de _Paris and the Parisians_, by Mrs. Trollope)]

_Je puis vous assurer de la chose_, ajouta-t-elle, _car je l’ai vu
partir_.

--Est-ce là tout? dis-je; est-il possible qu’un oiseau qui s’envole
puisse rassembler tant de monde?

--_Oui, madame: rien autre chose... Mais regardez: voilà des agents qui
s’approchent pour voir ce que c’est... Ils en saisissent un, je
crois... Ah! ils ont une manière si étonnante de reconnaître leur
monde._»

Cette dernière remarque me décida à ne pas aller plus loin, et je me
retirai en remerciant l’obligeante bonnetière des renseignements qu’elle
m’avait donnés.

«_Bonjour, madame_, me dit-elle avec un sourire très mystifiant,
_bonjour, soyez tranquille, il n’y a pas de danger d’un mouvement_.»

Je suis bien sûre que cette femme était l’épouse d’un doctrinaire; car
il n’y a rien qui offense plus le parti tout entier, depuis le plus
grand jusqu’au plus petit, que l’expression du plus léger doute sur la
durée de sa chère tranquillité. Dans cette occasion pourtant, je n’avais
eu réellement aucune intention; toute ma faute était dans la phrase dont
je m’étais servie.

Je retournai chez moi pour chercher une escorte, et quand je l’eus
trouvée, je me remis en route pour le marché des Innocents, où j’arrivai
cette fois, sans autre mésaventure que d’avoir été éclaboussée deux
fois, et trois fois à peu près renversée par des voitures. Mes emplettes
faites, je me préparais à reprendre le chemin de mon logis, quand la
personne qui m’accompagnait me proposa d’aller voir les monuments élevés
en l’honneur de dix ou douze révolutionnaires, tous enterrés non loin de
la fontaine le 29 juillet 1830...

Nous arrivâmes assez près des tombeaux pour me permettre de lire leurs
épitaphes et de prendre note de l’une d’elles. La _victime de Juillet_
qui reposait sous cette tombe s’appelait _Hapel_. Elle était du
département de la Sarthe et fut tuée le 29 juillet 1830.

On ne peut rien voir de plus mesquin que cet étalage de drapeaux, de
piques et de hallebardes qui ornent ces tombeaux des _Immortels_. Il y
en a encore quelques-uns du même genre dans la cour orientale du Louvre
et, à ce que je crois, dans plusieurs autres lieux encore. Il me semble
que, s’il était convenable de placer de pareils monuments dans les
carrefours d’une capitale, il aurait fallu du moins leur donner quelque
dignité, tandis qu’à présent leur aspect est tout à fait ridicule. Si
les corps des personnes tuées sont réellement déposés dans ces bizarres
enclos, on témoignerait beaucoup plus de respect pour eux et pour leur
cause, en les transportant au cimetière du Père-Lachaise, avec tous les
honneurs qu’on jugerait leur être dus, et en inscrivant sur le monument
qu’on leur consacrerait l’époque et le genre de leur mort.

Il y aurait au moins en cela l’apparence d’un sentiment national et
respectable, tandis que les drapeaux et les franges qui flottent
aujourd’hui sur leurs restes ressemblent à la friperie d’une troupe de
comédiens ambulants...

[Illustration]



TABLE DES MATIERES


INTRODUCTION.--Vie de Mrs. Trollope.--Dates de son voyage à
Paris.--Comment nous avons traduit sa correspondance.--Une Anglaise
charmée par la société française.--Qui elle a vu.--L’«odeur
du continent».--La politique de Mrs. Trollope.--Le «procès
monstre».--Littérature                                                 5

I. L’argot à la mode.--Les jeunes gens de Paris.--La jeune
France.--Rococo.--Décousu                                             19

II. Mˡˡᵉ Mars dans Elmire de _Tartuffe_.--Eternelle jeunesse de
l’artiste                                                             23

III. Le Salon du Louvre.--Impertinence qu’il y a à recouvrir les
chefs-d’œuvre anciens par des tableaux contemporains.--Saleté du
public.--L’égalité est une niaiserie                                  23

IV. La société française.--Infériorité de l’anglaise.--Simplicité
charmante des réunions.--Absence de cérémonie et de
parade.--L’immoralité française est un préjugé des Anglais            26

V. Inquiétude causée par le prochain jugement des prisonniers de
Lyon.--Le «procès monstre»                                            28

VI. Eloquence de la chaire.--L’abbé Cœur.--Sermon à
Saint-Roch.--Elégance du public.--Costume du jeune clergé             32

VII. Longchamps                                                       34

VIII. La Chambre de justice au Luxembourg.--L’Institut.--M.
Mignet.--Concert Musard                                               38

IX. Délices du jardin des Tuileries.--Le légitimiste.--Le
républicain.--Le doctrinaire.--Les enfants.--La grâce des
Parisiennes.--Les moustaches, les impériales et les cheveux
noirs des dandys.--Libre entrée des jardins depuis les Trois
Glorieuses.--Anecdote                                                 40

X. Saleté des rues.--Cardage des matelas en plein air.--Chaudronniers
ambulants.--Construction des maisons.--Pas d’égouts.--Mauvais
pavé.--Réverbères à l’huile                                           45

XI. La fête du roi.--Inquiétudes.--Arrivée des troupes.--Les
Champs-Elysées.--Politesse naturelle du peuple.--Concert dans le
jardin des Tuileries.--La famille royale au balcon: indifférence du
populaire.--Feux d’artifice                                           49

XII. Revue sur la place du Carrousel.--La garde municipale.--La garde
nationale                                                             53

XIII. Soirée.--Le causeur qui fait mystère de tout                    54

XIV. Victor Hugo                                                      54

XV. Versailles.--Musée projeté.--Souvenirs d’un jardinier sur les
Bourbons.--Les grandes eaux à Saint-Cloud                             59

XVI. Gens remarquables.--Gens distingués                              61

XVII. Excursion au Luxembourg.--Les femmes n’entrent pas au «procès
monstre».--George Sand en homme.--Costume républicain.--Le quai
Voltaire.--Inscriptions murales.--Comment le maréchal Lobau disperse
les émeutes.--Une manifestation                                       62

XVIII. Liberté française de propos.--L’«odeur du
continent».--Malpropreté et luxe.--L’eau non installée dans les
maisons.--Délicatesse anglaise.--Ses causes                           69

XIX. Le dimanche à Paris.--Le plaisir en famille.--Gaieté
naturelle.--Les polytechniciens s’appliquent à ressembler à
Napoléon.--Un dimanche aux Tuileries                                  72

XX. Mᵐᵉ Récamier.--Ses matinées.--Portrait de Corinne, par
Gérard.--Portrait en miniature de Mᵐᵉ de Staël.--M. de
Chateaubriand.--Les étrangers peuvent-ils comprendre toutes les
finesses de la langue française?--Nécessite de parler français        75

XXI. Emeute quotidienne à la porte Saint-Martin.--Indulgence excessive
du gouvernement.--Comment faire cesser les désordres                  80

XXII. Soirée dansante.--En Angleterre, les jeunes filles sont élevées
librement et au bal les jeunes femmes s’effacent devant elles.--En
France, c’est tout le contraire.--Anecdote.--Le spectacle des
«fleurts», consolation des vieilles dames chaperons.--Discussion sur
la supériorité de l’usage français ou de l’usage anglais.--Les jeunes
filles anglaises choisissent elles-mêmes leurs maris                  82

XXIII. Les trottoirs nouvellement introduits.--Pourquoi les Parisiens
préfèrent les appartements aux maisons construites pour une seule
famille comme à Londres.--Le portier-factotum.--Le luxe à Paris est
moins coûteux qu’à Londres.--Richesse croissante de la France         90

XXIV. Le romantisme et le suicide                                     93

XXV. _Le Cheval de bronze_ et _la Marquise_ à l’Opéra-Comique.--L’heure
tardive du dîner nuit aux spectacles                                  95

XXVI. L’abbé de Lamennais.--Son aspect et sa conversation.--Son
admiration et celle des républicains français pour O’Connell          96

XXVII. Les vieilles filles sont ridicules en France.--Pourquoi elles y
sont beaucoup plus rares qu’en Angleterre.--Supériorité de la manière
de conclure les mariages en Angleterre.--En France, les vieilles filles
s’appliquent à dissimuler leur triste état                            97

XXVIII. L’élégance inimitable des Françaises.--Impossibilité
à une Anglaise de n’être pas connue pour telle au premier
regard.--Les magasins de nouveautés et les boutiques.--Le goût des
bouquetières.--Tout à Paris est arrangé avec goût.--Plus de rouge ni de
faux cheveux                                                         100

XXIX. L’abbé Lacordaire.--Succès de ses sermons à Notre-Dame.--Les
meilleures places réservées aux hommes.--Dimensions de
Notre-Dame.--Affluence de _jeunes gens de Paris_.--Ils font et défont
les réputations.--Lacordaire est un prédicateur déplorable           104

XXX. Le Palais-Royal.--Types qu’on y rencontre.--Une famille
anglaise.--Les excellents restaurants à 40 sous.--La galerie
d’Orléans.--Les oisifs.--Le théâtre du Vaudeville                    108

XXXI. Pâtissiers anglais.--Un anglophobe.--Expérience malheureuse sur
un «muffin».--Le roi-citoyen se promène                              113

XXXII. Politesse des maris français                                  115

XXXIII. De la manière de faire l’amour à l’anglaise.--Anecdote       119

XXXIV. Indulgence excessive du monde à Paris.--Influence du clergé
anglais sur les mœurs mondaines                                      122

XXXV. Les petits soupers d’autrefois remplacés par les grands
dîners.--Agréments des petites soirées.--Les dîners d’apparat        124

XXXVI. Encore le «procès monstre».--La Société des Droits de
l’homme.--Anecdote                                                   127

XXXVII. Une lecture des _Mémoires_ de M. de Chateaubriand à
l’Abbaye-aux-Bois                                                    128

XXXVIII. Une excursion à Montmorency.--Le passage Delorme.--Les
chevaux et les ânes.--Souvenirs de Rousseau.--«Dîner sur
l’herbe».--Accident                                                  132

XXXIX. La chaleur.--Le boulevard des Italiens.--Tortoni.--La grâce des
Françaises.--Beauté de la Madeleine au clair de lune                 135

XL. Un «mouvement».--Les tombeaux des héros de Juillet aux
Innocents                                                            138


[Illustration: (E. Lami del.) (Coll. J. B.)]



MODERN-BIBLIOTHÈQUE

PRIX DU VOLUME { Broché       =0= fr. =95=
               { Cartonné     =1= fr. =50=

_Pour paraître le 1ᵉʳ Juin 1911_

CRAPOTTE

par HENRI DUVERNOIS

Illustrations en couleurs de CARLÈGLE


DANS LA MÊME COLLECTION ONT PARU:

=Barbey d’AUREVILLY=        Les Diaboliques.

=Maurice BARRES=,           {Le Jardin de Bérénice.
    de l’Académie française {Du Sang de la Volupté et de la Mort.

=Tristan BERNARD=           Mémoires d’un Jeune Homme rangé.

=Jean BERTHEROY=            La Danseuse de Pompéi.

=Louis BERTRAND=            Pepete le bien-aimé.

=Paul BOURGET=,             {Cruelle Enigme.
    de l’Académie française   {André Cornelis.

=Henry BORDEAUX=            {L’Amour qui passe.
                            {Le Pays Natal.

=René BOYLESVE=             La Leçon d’Amour dans un Parc.

=Adolphe BRISSON=           Florise Bonheur.

=Michel CORDAY=             {Venus ou les Deux Risques.
                            {Les Embrasés.

=Alphonse DAUDET=           {L’Evangeliste.
                            {Les Rois en exil.

=Léon DAUDET=               Les Deux Etreintes.

=Paul DÉROULÈDE=            Chants du Soldat.

=Lucien DESCAVES=           Sous-Offs.

=Georges d’ESPARBÈS=        {La Légende de l’Aigle.
                            {La Guerre en dentelles.

=Ferdinand FABRE=           L’Abbé Tigrane.

=Claude FERVAL=             {L’Autre Amour.
                            {Vie de Château.

=Léon FRAPIÉ=               L’institutrice de Province.

=E. et J. de GONCOURT=      Renée Mauperin.

=Gustave GUICHES=           Céleste Prudhomat.

                          {Le Cœur de Pierrette.
                          {La Bonne Galette.
=GYP=                     {Totote.
                          {La Fée.
                          {Maman.

                          {Les Transatlantiques.
                          {Souvenirs du Vicomte de Courpière.

=Abel HERMANT=            {Monsieur de Courpière marié.
                          {La Carrière.
                          {Le Sceptre.
                          {Le Cavalier Miserey.

                          {Flirt.
                          {L’Inconnu.

=Paul HERVIEU=,           {L’Armature.
  de l’Académie française {Peints par eux-mêmes.
                          {Les Yeux verts et les Yeux bleus.
                          {L’Alpe Homicide.
                          {Le Petit Duc.

                          {Sire.
=Henri LAVEDAN=,          {Le Nouveau Jeu.
    de l’Académie         {Leurs Sœurs.
     française            {Les Jeunes.
                          {Le Lit.

=Jules LEMAITRE=,      {Un Martyr sans la Foi.
    de l’Académie française

                          {Aphrodite.
                          {Les Aventures du Roi Pausole.
=Pierre LOUŸS=            {La Femme et le Pantin.
                          {Contes Choisis.

                          {L’Avril.
                          {Amants.

=Paul MARGUERITTE=        {La Tourmente.
                          {L’Essor.
                          {Pascal Géfosse.

=Octave MIRBEAU=            L’Abbé Jules.

=Lucien MUHLFELD=           La Carrière d’André Tourette.

                          {L’Automne d’une Femme.
                          {Cousine Laura.
                          {Chonchette.
                          {Lettres de Femmes.
                          {Le Jardin secret.
                          {Mademoiselle Jaufre.
                          {Les Demi-Vierges.
                          {La Confession d’un Amant.
                          {L’Heureux Ménage.
                          {Nouvelles Lettres de Femmes.
=Marcel PREVOST=,           {Le Mariage de Julienne.
    de l’Académie         {Lettres a Françoise.
     française            {Le Domino Jaune.
                          {Dernières Lettres de Femmes.
                          {La Princesse d’Erminge.
                          {Le Scorpion.
                          {=M. et Mᵐᵉ Moloch.=

=Michel PROVINS=            Dialogues d’Amour.

=Henri de REGNIER=,         {Le Bon Plaisir.
  de l’Académie française   {Le Mariage de Minuit.

=Jules RENARD=              {L’Ecornifleur.
                           {Histoires Naturelles.

=Jean RICHEPIN=,            {La Glu.
  de l’Académie française   {Les Débuts de César Borgia.

=Edouard ROD=               {La Vie privée de Michel Tessier.
                            {Les Roches blanches.

=André THEURIET=,           {La Maison des deux Barbeaux.
  de l’Académie française   {Péché mortel.

=Pierre VEBER=              L’Aventure.



MODERN-THÉATRE

_Pour paraître le 15 Juin 1911_:

Georges de PORTO-RICHE

Amoureuse L’Infidèle

Illustrations de PAUL THIRIAT

Un volume broché: =0= fr. =95=--Relié: =1= fr. =50=


_Paraîtront ensuite à raison d’un volume le 15 de chaque mois_:


_10ᵉ Volume_:

=Pierre WOLFF=

Le Ruisseau.
Le Boulet.


_11ᵉ Volume_:

R. de FLERS et G. de CAILLAVET

Miquette et sa mère.
Les Sentiers de la Vertu.


_12ᵉ Volume_:

=Jules RENARD=

     Le Plaisir de rompre.--Le Pain de ménage.--Poil de
     carotte.--Monsieur Vernet.--La Bigote.


_13ᵉ Volume_:

=Paul HERVIEU=
  de l’Académie française.

La Course du Flambeau.
La Loi de l’Homme.


_Volumes déjà parus_:

=Paul HERVIEU=
    de l’Académie Française
Les Tenailles
Point de Lendemain
Les Paroles restent.

=Henri LAVEDAN=
    de l’Académie Française
Le Marquis de Priol
Viveurs.

=Maurice DONNAY=
    de l’Académie Française
Amants
La Douloureuse.

=Octave MIRBEAU=
    de l’Académie Française
Les Affaires sont les Affaires
Le Portefeuille.

=Alfred CAPUS=
La Veine
Brignol et sa Fille.

=Henry BATAILLE=
Maman Colibri
L’Enchantement.

=Georges COURTELINE=
Boubouroche
L’Article 330
Lidoire
Les Balances
Gros Chagrins
Les Boulingrin
La Conversion d’Alceste.

=Henry BERNSTEIN=
La Rafale
Samson.

[Illustration]

Société Anon. des
Imp. WELLHOFF et
ROCHE, 16-18, rue
N.-D.-d.-Victoires.
Paris Tél. 316-33.
ANCEAU, Directeur.


NOTES:

[A] L’ouvrage a été déjà traduit en français, assez inexactement, sous
ce titre: _Paris et les Parisiens en 1835_, publié par Mᵐᵉ Trollope.
(Paris, H. Fournier, 1836, 3 vol. in-8º.)

[B] Les mots que l’on trouvera imprimés en italique sont en français
dans l’original.

[C] Toute la phrase est en français dans l’original.

[D] _Sic_ dans l’original.





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