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Title: De la mer aux Vosges
Author: Nohain, Franc
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "De la mer aux Vosges" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



                         De la Mer aux Vosges

                        JUSTIFICATION DU TIRAGE


     Exemplaire unique sur papier des Manufactures impériales du Japon,
     contenant tous les dessins originaux, une suite des premiers états
     des eaux-fortes et une suite d’états définitifs.

     Nᵒˢ 1 à 50.--Exemplaires sur papier des Manufactures impériales du
     Japon, contenant une suite des premiers états et une suite d’états
     définitifs.

     Nᵒˢ 51 à 300.--Exemplaires sur papier vélin d’Arches, contenant une
     suite des eaux-fortes.



                             FRANC-NOHAIN


                               De la Mer
                              aux Vosges

                       _Eaux-Fortes et Dessins_

                                  DE

                             P.-A. BOUROUX

                            [Illustration]


                                 PARIS
                        E. DE BOCCARD, ÉDITEUR
                         1, RUE DE MÉDICIS, 1

                                 1921



                        AU GÉNÉRAL DE COMBARIEU


             _avec la fierté d’avoir servi sous ses ordres
                    hommage de notre reconnaissance
                       et de notre dévouement._

                             FRANC-NOHAIN,
                         PAUL-ADRIEN BOUROUX.



[Illustration]


_Les pages qui suivent n’ont pas la prétention d’être un chapitre
d’histoire; nous n’avons jamais cherché à expliquer, à commenter, ni
même à comprendre les événements militaires auxquels nous avons pu nous
trouver mêlés et qui nous dépassent singulièrement._

_Et nous ne nous flattons pas non plus d’apporter ici une contribution,
si modeste soit-elle, à l’étude déjà fréquemment tentée, et bien
inutilement à notre avis, de ce que l’on appelle la «psychologie du
combattant»._

_Je crois que les hommes qui ont fait la guerre l’ont faite avec la
nature, le caractère, et les habitudes d’esprit qu’ils avaient acquis en
temps de paix. La guerre n’a tout de même duré que quatre ans; et les
combattants avaient une formation intellectuelle, morale et sentimentale
qui allait de dix-sept à cinquante années, parfois même un peu plus._

_Pendant ces quatre ans d’exceptionnel bouleversement, il est possible
que certaines façons de penser aient semblé brusquement surgir, que
certains sentiments se soient épanouis ou exaspérés._

_Mais, en réalité, ils étaient déjà en nous, nous les avions avec nous,
et ils sont un moment sortis du fond de nous-mêmes, comme une pluie
d’orage peut amener à la surface du bassin des végétations en dépôt qui
dormaient dans sa profondeur; mais ce n’est pas elle qui les apporte, et
surtout elle ne les crée pas._

_La guerre aura été, pour ceux qui l’auront vécue,--et qui n’en sont pas
morts,--une extraordinaire aventure, la plus extraordinaire des
aventures, mais simplement une aventure. «Faire la guerre» est une
expression démesurée et vide de sens. Est-il un homme qui se puisse
vanter d’avoir «fait la guerre»? La vérité est que chacun de nous a fait
sa guerre, et qu’il l’a vue comme il la faite, dans son coin, à sa
place, suivant ses moyens, et de son mieux..._

_Cette guerre, la nôtre, a déposé dans notre mémoire un certain nombre
de souvenirs et d’images, pittoresques et touchants, insignifiants ou
formidables, mais qui ne sont pas nécessairement héroïques, et dont la
qualité peut être infiniment relative et variée._

_Ce sont ces souvenirs et ces images qu’il nous a plu de fixer ici, tels
quels. Et si nous les fixons, c’est que déjà nous sentons bien qu’ils
s’éloignent un peu de nous, qu’il nous faut presque un effort pour les
évoquer et les retenir._

_La guerre n’est qu’une convulsion, qui bouleverse les êtres et les
choses, mais une convulsion ne dure pas. A la place des ruines, dont le
burin du graveur trace la figure pathétique, d’autres édifices
s’élèveront un jour à nouveau. Et devant même que d’autres pierres aient
remplacé les pierres détruites, la nature la première n’a-t-elle pas
rétabli son harmonie éternelle, comblant les tranchées et les trous
d’obus? Les champs de désolation et de mort ne s’apprêtent-ils pas pour
les moissons de demain?_

_Avant les monuments, œuvre de l’homme, et ainsi que la nature elle
même, notre sensibilité retrouve aussitôt son apaisement et son
équilibre._

_Avant donc que tout cela, tout proche, entre et disparaisse dans la
sérénité de l’Histoire, interrogeons notre cœur encore vibrant, nos
nerfs encore tendus. Il ne s’agit pas, encore une fois, d’une Histoire
ni d’une contribution à l’Histoire de la Guerre: on n’écrit pas
l’Histoire à mesure. Une Histoire de la Guerre, non pas; tout au plus,
et tout simplement, des histoires de guerre, celles que nous raconterons
désormais, jusqu’à ce que la mort nous prenne, à nos enfants et aux
enfants de nos enfants, lorsqu’ils nous demanderont gentiment_:

«_Racontez-nous la guerre, ce que vous avez vu à la guerre?
Racontez-nous l’Hartmann, et le Chemin des Dames, et la cathédrale de
Reims, et Verdun, et quand vous étiez avec les Américains devant
Château-Thierry, et quand vous êtes rentré dans Bruges avec le roi
Albert?_»

_Voici..._

                                                                _F.-N._

_Versailles, août 1920._

[Illustration]



[Illustration] EN ALSACE


Hartmannswillerkopf,--nom compliqué et barbare, qui, dans notre mémoire,
résonne longuement, lugubrement, dominant nos souvenirs, comme son
sommet domine la guerre en Alsace, et les Vosges!... Vainement on a
voulu modifier ce nom, lui prêter un aspect familier, bonhomme: le
«Vieil Armand»,--mais jamais, ailleurs que dans les récits des journaux,
on n’employa cette désignation ingénieuse, ce plaisant jeu de mots. Si!
Un café de la vallée s’était intitulé ainsi «_A la descente du Vieil
Armand_.» Mais, en réalité, l’Hartmannswillerkopf fut et resta
simplement en deux syllabes, «l’Hartmann», ou--suivant l’abréviation des
ordres et des plans directeurs--trois lettres: l’H. W. K.

Ce que représentent pour nous ces trois lettres...

Je revois cette claire nuit des premiers jours de janvier 1916, et la
«voiture de liaison» qui m’emmenait de Remiremont. Un grand garçon
mince, aux traits marqués, est assis à côté du conducteur; tout à
l’heure, au moment du départ, les camarades du «courrier» le
félicitaient de sa médaille militaire et de sa belle croix de guerre
toutes neuves; son front s’est plissé, dans son visage tourmenté, et il
a répliqué avec brusquerie:

--J’aimerais mieux n’avoir ni croix ni médaille, et que mon général soit
encore là!

Son général, c’est le général Serret, dont il était le porte-fanion,
qu’il accompagnait toujours, partout, comme son ombre, dans ses
randonnées téméraires, le général Serret dont il a rapporté le corps
quand il a été tué, l’autre jour, (c’est pour cela qu’on vient de le
décorer),--tué comme le colonel Hennequin, tué comme le colonel
Boussat,--dans une tranchée de cet Hartmann où, maintenant, je vais
«rejoindre»...

Mais je ne rejoindrai que demain matin. Ce soir, nous nous arrêtons à
Wesserling, où la division est installée, et où j’ai la surprise de
coucher dans une «vraie» chambre, d’un hôtel demeuré presque
confortable; simplement la servante s’excuse de me donner une bougie, et
qu’il n’y ait plus de gaz:

--Le bec de gaz, il est _capout_!

[Illustration]

Cet accent, ce «capout», pour la première fois, j’ai l’impression d’un
pays conquis, ou reconquis, dont les habitants libérés ne parlent plus
notre langue; oui vraiment, et de quelque puérilité que nous jugions
sans doute après coup une telle impression démesurée, j’ai, en entendant
ce «capout», le premier sentiment de l’avance victorieuse, et, seul dans
ma chambre, je ferais volontiers sonner en conquérant mes bottes et mon
sabre,--le sabre dont je m’étais, bien inutilement d’ailleurs,
embarrassé.

[Illustration]

Une canonnade lointaine, assourdie. Les différents «plans» de la
montagne arrêtent et dispersent le bruit des éclatements.

Ainsi tout semble concourir à ce que, de plus près, l’Hartmann
apparaisse bien moins effrayant que sa réputation sinistre. Et puis,
quand je me suis remis en route, au matin, quels jolis et plaisants
villages, aux maisons riantes, aux devantures gaîment offertes!

Des ouvriers «civils» travaillent à la route en lacets qui, remplaçant
les sentiers muletiers, permet l’accès, presque jusqu’au sommet, des
lourds convois du ravitaillement et de l’artillerie. Parmi ces civils,
il en est de tout jeunes, qui se sont coiffés de bérets d’alpins, et
dont les bonnes joues roses et rondes me rappellent mes petits garçons.

Cependant les sapins qui, jusqu’ici, m’avaient protégé de leur ombre
majestueuse et bleue se font plus rares; aux taillis naturels succèdent
des buissons de fil de fer barbelé. Des éclatements se précisent, plus
rapprochés, plus nets... A un tournant, une intolérable odeur de bêtes
en décomposition--des mulets ont été éventrés par une rafale «bien
placée».

Et les sapins orgueilleux ne sont plus que des manches à balais.

Le guide qui m’attendait là m’engage à hâter le pas:

--C’est un mauvais endroit, mon lieutenant!

Sur la carte allemande, que dressait le Club vosgien, que de jolis noms
cependant, et séduisants, et tentateurs: le «Chemin des Dames»,--ici
non plus, les «dames», à la guerre, ne nous portaient pas bonheur!--au
bout duquel le colonel Hennequin fut tué par un «méchant 77», un obus de
rien du tout, un de ces obus que nous affections de mépriser presque, et
qui, suivant l’expression d’un camarade, n’étaient dangereux que «si
l’on se rencontrait avec eux _personnellement_»,--le _Damenweg_ aux
pentes adoucies, par où les dames excursionnistes étaient invitées à
passer sans trop de fatigue, et sans risque pour leurs hauts talons.

Et voici encore la «Pastetenplatz», l’endroit où l’on s’asseyait sur
l’herbe, où l’on ouvrait les paniers à provisions, où, les yeux
écarquillés et la bouche pleine, on admirait le beau point de vue en
dégustant des pâtisseries!

Le point de vue est toujours admirable; mais il vaut mieux sans doute ne
pas s’y trop attarder.

Et cependant j’ai pu constater que dans les circonstances les plus
difficiles, aux instants les plus pathétiques, la noblesse et l’agrément
des sites nous laissent rarement insensibles. Ce qui, peut-être, rendait
plus pénible encore la bataille de Verdun ou de l’Yser, c’était de
n’avoir devant soi rien où l’œil se pût reposer, qui nous divertît de la
tragique horreur environnante. Un paysage, malgré tout, un paysage varié
et doux apaise l’esprit, affermit notre espoir dans la vie (quand la
nature est là si calme!), nous tient compagnie.

Singulièrement, en Alsace, nous lui étions reconnaissants, même
inconsciemment, à la nature, d’avoir fait ce pays si riant, si riche, et
qui valait vraiment la peine de se donner tant de mal pour le reprendre,
pour le garder!

Je n’oublierai jamais qu’en arrivant à l’Hartmann, quand, pour me
présenter au P. C. du bataillon, je dévalais le Boyau Central le cœur un
peu serré par sa solitude menaçante--on ne le fréquentait guère par
plaisir, et pour cause,--le premier, le seul camarade, que j’aie alors
rencontré, c’était un chasseur de la brigade, adossé à un pare-éclats;
on l’avait envoyé relever un tracé des travaux, et, abandonnant sa
planchette de topographe, tranquillement, ne me voyant même pas venir,
il s’absorbait à peindre sur son bloc-notes une aquarelle.

Cette insouciance ou ce fatalisme, je les retrouvais d’ailleurs dans le
P. C. où l’on m’accueillait, où la sécurité était pourtant assez
relative, si l’obscurité, par contre, y était à peu près complète, et où
les premières recommandations dont on m’entoura furent sur la manière de
porter le béret (le mien, paraît-il, était beaucoup trop large...).
N’est-ce pas là que j’ai entendu un capitaine, au plus fort d’un
bombardement, et alors qu’on le prévenait d’avoir à se tenir prêt pour
contre-attaquer, qui déplorait que dans l’ordre reçu fût employé le mot
«solutionner», et qui murmurait, tout en prenant de suprêmes
dispositions:

--Pourquoi «solutionner» quand nous avons _résoudre_?...

[Illustration]

De semblables scrupules littéraires, de telles préoccupations
philologiques sont encore plus surprenants que le souci fréquent,
celui-là, en pareilles circonstances et en pareil endroit, d’un flush
royal ou d’un sans-atout... On se félicitait encore, lorsque j’arrivai,
des huit cents francs perdus au poker par un camarade, quelques heures
avant la sanglante et déplorable attaque allemande de décembre, où il
devait être blessé et fait prisonnier,--puisque ce sont les boches qui
auraient eu ses huit cents francs...

Hélas! le cimetière tout proche témoignait cruellement que de trop
nombreux camarades n’avaient pas perdu que leur argent. On n’y prêtait
pas autrement d’attention, d’ailleurs. Ces cimetières qui se sont
dressés au milieu, comme au fur et à mesure de la bataille,

[Illustration]

qui font corps avec elle, dont les croix de bois se distinguent à peine
des piquets pour les fils barbelés, dont les tertres semblent alterner
avec des sacs à terre, ces cimetières ne sont pas tristes, ils ne sont
pas impressionnants, ou, du moins, beaucoup moins qu’on ne l’imagine.
Oui, détachée de l’ensemble, comme un lambeau de notre sensibilité
inquiète, leur image pantelante, maintenant, secoue nos nerfs et nous
bouleverse. Mais, sur le moment, on n’y pensait pas... La mort est là,
toute nue, sans idées associées, sans vain apparat, sans littérature
vaine, comme faisant partie tout naturellement d’une série
d’obligations, de nécessités ou de risques professionnels,--une tombe se
creuse comme une tranchée,--comme un accident du travail du bon ouvrier.
On ne récrimine, ni on ne s’effare. Les morts, ici, sur place,
n’apparaissent aux vivants ni des victimes, ni des

[Illustration]

martyrs, pas même--pas encore--des héros. Les morts semblent des
guetteurs qui ne doivent plus être jamais relevés, pour qui la faction
se prolonge, se prolonge désespérément, continue...

Les morts de l’Hartmann montaient la garde face à la plaine d’Alsace,
face à Mulhouse, face au Rhin...

Que de fois, près d’eux, je me suis couché sur l’une de ces tombes qui
dominaient le camp Rénier, pour voir, la nuit venue, s’allumer à
l’horizon les lumières de Mulhouse!...

Car on ne devait pas tirer sur Mulhouse, on ne devait pas risquer de
ruiner, de détruire le gage précieux de Mulhouse. Et cette pièce de
marine, si soigneusement camouflée dans le village de Thann, sur le
chemin de l’Herrenstuhl, cette pièce énorme qui, par antiphrase sans
doute, s’appelait la «Petite Bretonne», demeura des mois pointée sur
Mulhouse, sans jamais tenter d’expérimenter la puissance de ses
projectiles monstrueux.

Ainsi, chaque soir, à l’heure où nos villes frontières s’enfonçaient
dans l’ombre épaisse, où l’angoisse de Paris s’entourait de ténèbres,
tranquille, paisible, sûre de n’être point inquiétée, Mulhouse
s’éclairait peu à peu, et nous voyions briller la belle et complète
ordonnance de ses feux symétriques... Quelle émotion, chaque soir
renouvelée! Je me rappelais un voyage à Mulhouse quelques mois avant la
guerre, l’accueil que m’avait bien voulu faire la _Société
industrielle_, tant d’esprit, de grâce et de charme... Cependant, le
même jour, à l’_Hôtel Central_ où j’étais descendu, une kermesse
organisée par la Croix-Rouge allemande m’avait permis de confronter et
de comparer, avec la société alsacienne, les élégances des
fonctionnaires et officiers allemands et de leurs femmes...--Les
Allemandes, me disait une Alsacienne, font des prodiges ou des bassesses
pour avoir l’adresse de nos couturières et de nos modistes; elles
s’ingénient à copier nos robes, elles nous «chipent» nos chapeaux... Et
vous voyez...--Et je voyais que sur leurs têtes ce n’étaient plus les
mêmes chapeaux, que sur elles ce n’étaient plus du tout les mêmes robes.

Que sont-elles devenues ces Alsaciennes de Mulhouse que j’avais connues
si joliment élégantes, si gaies, si malicieuses et fines, si françaises,
si parisiennes?... Et je songe qu’il y a encore des officiers allemands
à l’_Hôtel Central_!...

_L’Hôtel Central_, j’aurais presque pu le distinguer du Storchenkopf,
avec la jumelle à ciseaux! Nous avions là, au Storchenkopf,--le mont des
Cigognes,--au-dessus du col de Haag, un poste optique et un observatoire
prodigieux. D’un côté, c’étaient les clochers de Colmar, et les villages
plus proches de la plaine encore allemande, si proches en effet qu’à la
jumelle on se promenait dans leurs rues, que nous y avons vu des dames
de la Croix-Rouge allemande sortant de la messe... Et de l’autre côté,
l’Hartmann, d’abord, cet Hartmann dont on sentait mieux l’importance
militaire et stratégique en constatant que partout on était «vu de
l’Hartmann», que partout dominait ainsi son double sommet, trop
reconnaissable à sa nudité lugubre, à sa végétation roussie et rasée,
dont ne subsistaient plus que quelques troncs ébranchés,
déchiquetés,--ce que la guerre fait des arbres comme des hommes,--et
cette silhouette singulière et symbolique que l’on appelait l’«arbre
canon»...

Et toujours Mulhouse, les lumières bien alignées de Mulhouse, là-bas...

C’était un bien joli endroit que le col de Haag, et l’on comprend
l’engoûment des touristes pour l’_Hôtel du Ballon_ qui en était voisin à
quelques centaines de mètres. Je n’ai connu cet hôtel que tout à fait
démoli, mais c’était pour nous un passe-temps, qui trompait notre
nostalgie, d’aller chercher parmi les décombres les vestiges d’un
confortable aboli, d’une civilisation qui semblait de la préhistoire: de
l’histoire d’avant la guerre, en effet. Et nous méditions

[Illustration]

devant des carreaux de faïence, retrouvés au milieu de gravats, et qui
avaient dû revêtir une salle de bains...

Mais le grand ennemi à Haag, c’était le brouillard. Le soleil inondait
la vallée de la Thür ou celle de la Lauch, ses rayons perçaient
jusqu’aux frondaisons épaisses qui ceinturaient de leur ombre
mystérieuse et bleue le petit lac du Ballon. Et brusquement, à un
tournant des routes en lacets qui montaient vers le col, brusquement on
pénétrait dans le brouillard humide et pâle. La végétation, là-haut,
s’en trouvait nécessairement retardée. Et c’est ainsi que le même
printemps, qui triomphait déjà dans la vallée de la Thür, au moment où
nous l’avions quittée, mit plusieurs semaines pour atteindre le col de
Haag et nous y rejoindre. Les arbres de la forêt qui s’étageaient
au-dessous de nous, nous permettaient d’observer ses progrès, sa marche
comme d’un excursionniste en montagne, sa marche lente et continue.
Chaque matin, la ligne verte de la cime des branches aux bourgeons frais
éclos apparaissait un peu plus haut, un peu plus près: c’était le
printemps qui montait vers nous, suprême cadeau que nous envoyait la
vallée, un souvenir, un sourire, un «salut de Saint-Amarin...»

Ah! cette vallée, comme nous l’avons aimée et comme elle nous a
choyés!... Elle nous recevait au sortir des horreurs et des angoisses du
Südel ou de l’Hartmann; et j’entends encore, après ses trois semaines de
dur secteur, ce capitaine, un vieux cavalier passé aux chasseurs qui
s’écriait, en arrivant à Willer, plein d’un enthousiasme ingénu et
battant des mains comme un enfant:

--Il y a encore des femmes!... il y a encore des maisons, et des
jardins, et des fleurs!...

Tous, hélas! n’y revenaient pas, dans la vallée, ou n’y revinrent qu’au
cimetière de Moosch, ce cimetière incliné comme un pupitre de lutrin,
pour chanter,--après les étranges et émouvantes messes basses où les
combattants en ligne exhalaient leur foi simple et fervente comme les
premiers chrétiens dans les catacombes,--pour chanter quel hymne superbe
de gloire et de délivrance, un _Libera nos_ et un _Magnificat_!...

Mais pour les autres, pour les vivants, les rescapés, le retour à la
vallée, c’était le retour à la vie, à la joie, à la splendeur de vivre!
L’écho de nos fanfares y doit résonner encore, et les pas de nos
chevaux, ou plutôt de nos mulets en cavalcade... Car les mulets du
ravitaillement faisaient belle figure dans les retraites aux flambeaux
que les chasseurs de Nice, d’Antibes et de Menton ne manquaient jamais
d’organiser aussitôt, dans leur hâte d’annexer l’Alsace à la Côte
d’Azur. Et, par ailleurs, il était juste de voir les braves bêtes--les
«miaules» pour leur donner leur vrai nom, leur nom de guerre--participer
aux réjouissances des hommes dont ils partageaient les dangers.

[Illustration]

Oui, les «miaules», héros modestes, avaient leurs martyrs. Quand, chaque
soir, au crépuscule, ils partaient des cuisines installées à Moosch,
pour monter en ligne les barillets, les bouteillons, le trajet n’allait
pas toujours sans quelque fâcheuse rencontre. Jusque dans la vallée, les
bombes d’avion poursuivaient leur tranquillité. Un jour, d’un seul coup,
à Ranspach, trente mulets furent mis à mal par des aviateurs trop
adroits. Mais le plus déplorable peut-être fut que l’on eut l’idée
néfaste de vouloir utiliser leurs cadavres et qu’on les expédia au
plateau de Breitfirst pour être mis dans les pâtées des chiens de
l’Alaska employés là-haut à tirer des traîneaux. Les chiens de l’Alaska
se régalèrent fort, ils se régalèrent trop; ces festins les avaient mis
en goût; et dorénavant quand, dans les tranchées de neige, ils se
croisaient avec quelque équipe de mulets, bien vivants ceux-là, l’odeur
des agapes anciennes leur montait aux narines, ils se précipitaient, ils
les auraient, semblait-il, dévorés séance tenante et tout crus. Ces
chiens de l’Alaska, si gracieux, si doux, si dociles, sont très capables
de se montrer féroces quand on les provoque. En particulier, ils ont la
haine des autres chiens oisifs et flâneurs qui, lorsqu’ils peinent, eux,
à traîner les fardeaux dont on les a chargés, les regardent le nez au
vent. J’ai vu de la sorte un malheureux petit fox-terrier, arrêté sur le
rebord de la tranchée et qui jappait joyeusement, plein d’inconscience,
au passage de ses collègues de l’Alaska. Le chien de tête, sans
interrompre sa course, l’attrapa d’un coup de gueule, le secoua et le
rejeta au suivant, et ainsi de suite: quand le dernier chien de
l’attelage fut passé, il n’y avait plus de petit fox-terrier...

[Illustration]

Évidemment, les miaules offraient plus de résistance à ces farouches
amateurs de viande de mulet. Mais après de semblables émotions, de tels
risques et de telles fatigues, ils avaient bien droit, eux aussi, à
figurer dans nos apothéoses. Il reste à savoir, au demeurant, s’ils
appréciaient pleinement nos façons de nous distraire, et si galoper le
soir, dans les rues de Saint-Amarin, un bouquet sur l’oreille il est
vrai, mais ayant sur le dos un gaillard brandissant une torche et
chantant à pleins poumons, il reste à savoir si cela les amusait autant
que nous...

[Illustration]

Pour ce qui est de nous, par exemple, notre allégresse était totale,
faite à la fois des dangers auxquels nous venions d’échapper et de
l’oubli que nous souhaitions de ceux qui, demain, nous attendaient
encore. Cette allégresse s’extériorisait comme il est coutume à des
hommes de vingt ans, car tous alors nous avions vingt ans, même les
vieux engagés, même ceux, officiers ou territoriaux passés dans
l’active, ceux qui étaient, par leur âge mais non par le cœur, moins
près de vingt ans, hélas! que de quarante!... Que de chansons, que de
refrains joyeux coururent alors tout le long de la vallée, comme pour
purifier l’air alsacien des odieux accents de la _Wacht am Rhein_!

A ce propos, fixons un point d’histoire. Cette _Madelon_, qui allait
devenir l’héroïne peut-être la plus populaire de la guerre, elle est
partie de la vallée de la Thür, elle est partie de Saint-Amarin. Avant
d’être la compagne fêtée de tous les soldats de France et même de tous
les soldats alliés, nous l’avons connue, débutante modeste et timide, au
28ᵉ bataillon de chasseurs. Les chasseurs du 28ᵉ célébraient la
_Madelon_ comme les chasseurs du 27ᵉ venus de Menton évoquaient les
_Bords de la Riviera_. Si un chasseur du 27ᵉ, au lieu de chanter _Sur
les Bords de la Riviera_, s’était alors avisé d’entonner la _Madelon_,
il manquait gravement à la tradition du bataillon, et au nom de l’esprit
de corps,--ou de cor,--il eût été vertement tancé par son commandant.

Les régiments d’infanterie qui, au mois de juin, vinrent, en descendant
de Verdun, «se refaire» en Alsace, y trouvèrent la gracieuse pupille du
28ᵉ bataillon, l’adoptèrent aussitôt, cependant que les chasseurs
allaient répandre et propager l’éloge et les mérites de la _Madelon_ sur
les champs de bataille de la Somme.

[Illustration]

Mais _Madelon_ a conquis sa première gloire dans les auberges d’Alsace,
c’est entre Thann et Wilderstein que, d’abord, elle fut célèbre, à
Bischwiller, à Willer, Moosch, Saint-Amarin, Ranspach, Wesserling, Odern
et Kruth,--Kruth, où Joffre avait déjeuné lors de son premier voyage en
Alsace, aux premières semaines de la délivrance, ainsi que le souvenir
en était précieusement conservé et doublement marqué par une inscription
ingénue, et par ce nom des trois Joffrettes que portaient désormais
fièrement les trois filles de l’aubergiste...

Mais à présent, si nous revoyons quelque jour ces jolis villages, d’où
_Madelon_ est partie, ne devons-nous pas craindre un peu de déception
peut-être,--passé le péril, passé le saint!...--et que la choucroute et
les vins du Rhin nous y semblent moins savoureux, et l’accueil moins
plaisant, d’un moins vif agrément? Les gâteaux que l’on mangeait à la
pâtisserie de Thann étaient-ils vraiment les meilleurs gâteaux du monde?

Du moins ce qui ne saurait avoir changé, ce qui, avec le temps

[Illustration]

et à distance, nous apparaît toujours également digne de notre
admiration émue, c’est le cœur fidèle des habitants. Parmi tant de
traits dont nous fûmes témoins ou qui nous furent contés, j’entends
encore l’histoire attendrissante du vieux domestique des demoiselles
D... Chaque année, pendant quarante-trois ans, la fête de l’Empereur
fut, pour les Alsaciens, une occasion d’affirmer leur loyalisme et leur
mémoire. Ce jour-là, tandis que, par ordre, les édifices publics se
pavoisaient aux couleurs allemandes, régulièrement, immanquablement, un
drapeau français apparaissait tout à coup au faîte du plus haut sapin de
la forêt voisine, pour la plus grande confusion du gendarme allemand.
Mais sa pire, sa plus tragique déconvenue, au gendarme allemand, c’est
ce qui lui était arrivé, lorsque, pour la première fois, on voulut
célébrer cette fête après l’annexion, à Saint-Amarin. Les habitants de
Saint-Amarin n’avaient-ils pas eu, ce jour-là, la savoureuse,
l’étonnante et joyeuse surprise, lorsqu’au matin ils sortirent de leurs
maisons, de voir, sur la propre maison du garde des forêts, cette bête
malfaisante, une inscription, en lettres gigantesques, où le nom de
l’empereur d’Allemagne s’accompagnait, en toute sérénité, d’une grasse
injure bien française. Et jamais, en dépit de toutes les enquêtes, de
toutes les persécutions et de toutes les recherches, jamais le gendarme
allemand, jamais la police allemande,

[Illustration]

n’avaient pu soupçonner l’auteur de cette profession de foi si
tranquillement provocatrice, jamais le gendarme allemand, jamais la
police allemande, n’avaient pu mettre la main sur lui...

Or voici qu’en août 1914, lorsque les premières troupes françaises
eurent cantonné dans la vallée de la Thür, les demoiselles D... reçurent
une lettre de Besançon. Un domestique de leur père,--leur père, mort
depuis, exerçait avant la guerre de 1870, la médecine à Saint-Amarin où
les demoiselles D... étaient demeurées,--ce vieux domestique qui, en
quittant leur service, s’était retiré à Besançon, leur écrivait:

--«Mes chères demoiselles,--je crois que le moment est venu de vous
révéler un grand secret. C’est moi qui avais écrit «...pour le Kaiser»
sur la maison de M. le Garde des Forêts...»

Oui, _le moment était venu_, en effet, et ce moment attendu avec tant de
ferveur, nous avons pu constater que, tout autant que dans la vallée de
la Thür, il était accueilli avec une joie égale dans la vallée de la
Doller, ou dans la plaine de Dannemarie. Dannemarie, c’était le
Saint-Amarin des secteurs de la plaine. On y venait au sortir des sapes
de la Maison Forestière, par exemple, comme, à Saint-Amarin, en
descendant du Südel ou de l’Hartmann. Une «Maison Forestière» avec des
sapes, quand le seul nom de «Maison Forestière» évoque des ombrages
accueillants et frais, quelque joyeux pique-nique, et l’omelette et le
bon lait que vous apporte la femme du garde...

Sans doute là-haut, sur l’Hartmann, une canonnade entendue dans la
plaine ne nous préoccupait guère:--Ce n’est rien! ça doit se passer du
côté de Dannemarie!... Et de même, d’ailleurs, transportés dans un
secteur de Dannemarie, nous écoutions sans émotion excessive ce qui nous
semblait devoir être «encore un coup des Boches sur l’Hartmann».

Mais tout cela était terre d’Alsace délivrée ou à délivrer.

Et certes cette Alsace était encore empoisonnée, par endroits, des
ferments mauvais que l’Allemand avait pris grand soin d’y laisser en se
retirant, pour retarder notre conquête, comme il avait accoutumé, quand
il devait abandonner une position, d’y préparer, à l’intention des
nouveaux occupants, des fourneaux de mine... Nous avons eu aussi de
belles histoires d’espionnage. Dans la vallée de Saint-Amarin, c’étaient
les bouteilles confiées aux eaux de la Thür pour porter nos secrets
militaires jusqu’aux lignes ennemies. Et à Dannemarie, il y eut les
téléphones dans les caves, les téléphones pour régler le tir des
batteries allemandes qui démolirent une seconde fois le viaduc à
l’instant précis où, reconstruit, on s’apprêtait solennellement à
inaugurer sa mise en service. Elles étaient d’ailleurs bien pittoresques
et imposantes, ces ruines du viaduc de Dannemarie, on eût dit, à les
voir ainsi, d’un coin de la campagne romaine, et le savant travail de
nos ingénieurs eût, à coup sûr, beaucoup moins tenté les amateurs de
photographie, si les Boches ne l’avaient pas fait sauter... Mais nous ne
voulons pas insinuer qu’il ait sauté sur l’indication des
photographes!...

[Illustration]

Les briques de ses arches détruites, comme celles du Forum ou de Pompéi,
n’enrichissent point, cependant, le petit musée de guerre que rapportait
pieusement chez lui chaque permissionnaire; c’eût été un souvenir un peu
encombrant; et puis les entrepreneurs de Belfort en avaient,
certainement, un emploi meilleur, plus pratique et plus immédiat. Les
petits cailloux roulés par la Doller, avec leurs reflets et leurs
facettes multicolores, étaient plus précieux et plus appréciés, qui
rehaussèrent d’un intérêt nouveau, lorsqu’elles commençaient à être un
peu démodées et banales, les classiques bagues d’aluminium.

Et le plus joli souvenir, le plus émouvant, pour les combattants de ce
coin d’Alsace, fut encore celui qu’avait imaginé l’ingéniosité du chef
armurier du 152ᵉ régiment d’infanterie,--de ce fameux Quinze-Deux qui
inscrivit dans cette région les pages les plus héroïques de son histoire
glorieuse. Lors de la prise de Steinbach, on avait retrouvé dans les
décombres de l’église les morceaux de la cloche qui s’était brisée en
tombant du clocher fracassé. Le chef armurier avait eu l’idée de les
recueillir, d’en ciseler divers objets, et c’est ainsi que j’ai pu
suspendre au berceau de ma petite fille une croix faite avec le métal de
la cloche de Steinbach.

[Illustration]

Et je me souviens de cette chanson des «Cloches d’Alsace» qu’un soir où
les bataillons donnaient un grand concert «suivi de retraite aux
flambeaux et de bal», pour inaugurer le kiosque à musique que nous
avions construit sur la place de Saint-Amarin, je me souviens de cette
chanson qu’un chasseur qui avait une voix magnifique--on trouve de tout
dans les bataillons de chasseurs--se mit à entonner avec
l’accompagnement d’une fanfare. Ce n’était plus la _Madelon_;--mais la
mélodie s’élevait, puissante et grave, appelant tous les clochers
d’Alsace au carillon de la délivrance prochaine. Et j’ai songé bien
souvent, depuis, et plus encore depuis la victoire, j’ai songé à la
charmante place de Saint-Amarin, à la foule confiante et cordiale qui se
pressait autour de ce kiosque pacifique dont nous étions si fiers, j’ai
songé à la belle chanson, et au chasseur qui la chantait avec tant de
flamme, et aux autres chasseurs; à tous les chasseurs mes camarades,--en
regardant la croix de ma petite fille, la croix faite du métal brillant
et sonore de la cloche de Steinbach...

    _Les cloches d’Alsace ont sonné!..._

[Illustration]



[Illustration] LE

CHEMIN DES DAMES


Un méchant chemin de grande ou moyenne communication, pas même une route
départementale!... Et voilà le lieu de tous ces combats sanglants, où,
pendant des mois, des années, fut suspendue notre angoisse, où il sembla
même un instant que devait se jouer le sort de la France!...

Un matin de juillet 1917, après une vertigineuse attaque en direction de
la ferme de la Royère, tous les objectifs dépassés, ils étaient là une
dizaine de petits chasseurs--l’aîné n’avait pas vingt ans--qui fumaient
de gros cigares en surveillant la contre-attaque. Fumer à cinq heures du
matin de ces gros cigares boches, durs et verts, qu’est-ce qu’elles
auraient dit, si elles les avaient vus, les pauvres mamans de ces
héroïques gamins!... Il est vrai que, si elles les avaient vus alors,
d’autres sujets d’effroi auraient bouleversé leur sollicitude et leur
tendresse, d’autres sujets plus pressants que la crainte, les voyant
ainsi fumer, qu’ils n’en fussent malades!... Mais le cigare de l’ennemi
tué ne fait jamais mal au cœur. Et c’étaient les cigares de quelque
«oberst», en effet, découverts dans l’abri bétonné dont les occupants
avaient été chassés à coups de grenades, que dégustaient fièrement, de
si bon matin, ces jeunes vainqueurs... Et comme je leur demandais s’ils
savaient que l’abri dont ils s’étaient emparés, était creusé,
précisément, en dessous de la chaussée du Chemin des Dames, ce nom
fameux, cet emplacement tragiquement célèbre, ne semblèrent pas les
impressionner autrement, et simplement avaient-ils constaté que «c’était
bien possible», sans en perdre une bouffée de cigare...

[Illustration]

Et j’ai un autre souvenir. C’était après la victoire de la Malmaison. Le
moulin de Laffaux, le château de Pinon, étaient soudainement et
miraculeusement devenus des endroits touristiques vers lesquels
s’empressaient les missions de journalistes et de parlementaires. On
venait déjeuner à Soissons, et de là on s’engageait sur la route de
Maubeuge pour aller admirer des carrières célèbres, des entonnoirs
extravagants; et l’on ne savait si l’on devait s’émerveiller davantage,
ou de la puissance terrifiante avec laquelle les artilleurs avaient
bouleversé le terrain, ou de l’habileté et de la rapidité dont
témoignaient les sapeurs du génie pour réparer les dégâts causés par les
artilleurs, et rétablir derrière eux une circulation presque normale...
Donc la route de Maubeuge connut alors des visiteurs qui, par leur
qualité et leur notoriété bien parisiennes, la rendaient quasi semblable
au boulevard à cinq heures du soir. En sorte que les conversations
finissaient par y devenir des conversations de boulevard, une fois la
première émotion passée et les premiers cris arrachés par la grandeur
tragique d’un spectacle inouï. J’entends encore un de ces visiteurs, et
non des moindres, apporter, sur cette route de Maubeuge, les derniers
potins de l’affaire Bolo; aussi bien n’était-ce point un sujet de
conversation si incohérent ni si déplacé, en cet endroit où s’était
déroulée la partie capitale de l’offensive d’avril, dont les suites ne
furent peut-être pas sans quelque relation avec cette affaire. A un
embranchement de la route, soudain quelqu’un s’arrêta, arrêta ses
compagnons, interrompit le personnage bien informé, et montra sur la
droite:

--Le commencement du Chemin des Dames!...

--Ah! oui, parfaitement!... acquiesça le conteur avec un regard
complaisant et distrait; puis le petit groupe reprit tout aussitôt sa
marche, et notre homme ses révélations passionnantes.

La véritable importance stratégique du Chemin des Dames, beaucoup mieux
que sur le terrain, beaucoup mieux qu’auprès des «exécutants» chargés de
s’en emparer ou de le défendre, on la percevait pleinement sur l’immense
plan en relief qu’avait fait établir par son service géographique le
chef de la sixième armée. Ce plan occupait à lui seul un petit salon de
cette belle villa de Belleu, où le général commandant la sixième armée
avait installé son quartier général, tandis que tout autour, dissimulées
sous les arbres du parc, des baraques en bois, que le camouflage avait
soigneusement peintes en vert et jaune, et recouvertes de branchages, ce
qui leur donnait l’aspect d’un joujou de Noël, des baraques Adrian
abritaient l’État-Major. Elle était confortable la villa de Belleu, elle
n’était pas d’un goût très pur, et se singularisait notamment par tout
un luxe d’appareils d’éclairage du plus fâcheux style munichois. Seul le
petit salon, qui servait de bureau à l’officier d’ordonnance du général,
avait été débarrassé en partie pour faire place au plan en relief du
Chemin des Dames. Devant ce plan, dans ce petit salon, je revois, réunis
le 24 octobre 1917, les correspondants de guerre français, anglais et
américains, à qui, tout rayonnant de la victorieuse opération de la
veille, le chef d’État-Major explique comment elle fut conçue et
exécutée. Soudain la grande porte s’est ouverte sans bruit, qui
communique avec le cabinet du général, et le général, mêlé aux
journalistes, écoute les explications de son chef d’État-Major; c’est,
grand et mince, un peu voûté, les yeux plissés de bonhomie et de malice,
toujours souriant et simple, et tenant entre les doigts son éternelle
cigarette, c’est le général Maistre qui, depuis hier, a inscrit son nom
dans l’histoire de la guerre avec cette désignation magnifique: le
vainqueur de la Malmaison.

La victoire de la Malmaison avait dégagé le Chemin des Dames, elle en
rendait, d’un bout à l’autre, la position intenable pour l’ennemi; c’est
ce que le plan en relief rendait sensible aux regards même des profanes,
aux esprits les moins avertis. La répercussion devait se faire sentir
aussitôt jusqu’au delà d’Hurtebise et de Craonne. C’était désormais
Soissons complètement dégagée, où en toute sécurité pourraient se
réinstaller les commerçants empressés à nous vendre des cuirs anglais,
de la parfumerie et des conserves de toutes sortes. Et les dames
américaines venues à Blérancourt pour aider avec un si généreux
empressement à la reconstitution des villages de l’Aisne que les
Allemands avaient laissés en un si lamentable état lors de leur
précédent repli, les dames américaines pouvaient, joyeuses et fébriles,
vérifier le bon fonctionnement de leur cuisine roulante automobile qui
devait servir, en arrivant à Laon, à donner tout de suite de la bonne
soupe chaude à la population libérée, mais affamée sans doute...

[Illustration]

Hélas! l’incompréhensible et foudroyante surprise d’une nouvelle
offensive allemande allait, quelques mois plus tard--mais pour un temps,
cette fois, heureusement court--détruire brutalement de légitimes
espérances, tous les fruits précieux de la victoire de la

[Illustration]

Malmaison. Dans Soissons à nouveau bombardée, les Allemands
redescendirent du Chemin des Dames reconquis et dépassé au pas de
course; ils revirent les vergers, dont, en se retirant l’été précédent,
ils avaient coupé les arbres, et qui blessés, martyrisés, leur tendaient
encore cependant des branches verdoyantes toutes neuves--car la nature
au printemps se montrait plus forte que la haine et l’odieuse perversité
de ses bourreaux, monstres à figure d’hommes... Belleu fut atteint, que
l’état-major de l’armée avait dû quitter en toute hâte sous les obus: un
officier fut tué là devant sa baraque, l’innocente petite baraque, comme
un jouet de Noël, où le premier bureau rangeait ses paperasses, le
premier bureau, aux occupations paisibles entre toutes: personnel,
avancement, décorations... Comme il semblait loin maintenant le jour
radieux où, à tire-d’aile, dans l’air brumeux et froid de cette matinée
du 23 octobre, un pigeon-voyageur était arrivé le premier, pour annoncer
au général Maistre que le fort de Malmaison venait (il y avait sept
minutes exactement), venait d’être occupé par nos troupes qui
«progressaient sur toute la ligne»!... Et je me suis souvent demandé ce
qu’était devenu le beau plan en relief, sur lequel avait été étudiée si
minutieusement, et si bien préparée la victoire d’octobre,--si l’on
avait eu le temps de l’emporter, pris la précaution de le détruire,--ou
si, au contraire, les Allemands l’avaient retrouvé là, dans le petit
salon attenant au cabinet du général et qui servait de bureau à son
officier d’ordonnance, si les Allemands, après nous avoir repris le
Chemin des Dames, en avaient pu remporter avec eux, trop précieux
trophée, cette effigie de plâtre?...

[Illustration]

La foudroyante avance ennemie sur le Chemin des Dames fut accueillie
avec une émotion que l’on n’a pas oubliée; mais surtout elle causa une
stupeur singulière à tous ceux qui, au cours des mois précédents,
avaient été appelés à participer aux durs et multiples combats dont le
Chemin des Dames avait été le théâtre et l’objectif constants. Eh! quoi,
quelques heures avaient pu suffire pour jeter bas ce formidable système
de défense, édifié (eux, ils le savaient mieux que personne!) au prix
de quels efforts, de quels sacrifices et de quelle peine, cimenté avec
tant de sang!

Quand on avait vu comme eux, au moment de la préparation des offensives,
cette route de Soissons à Reims, à peu près parallèle au Chemin des
Dames, et qui était comme les coulisses de la bataille!... Quelle
puissance de moyens d’action, quelle abondance de troupes de toutes
armes et de toutes couleurs!... Depuis les Annamites, tout menus et
souples, employés à construire les immenses baraquements des
installations hospitalières de campagne, pour lesquels ils se montraient
des ouvriers exceptionnellement adroits et habiles, jusqu’aux Soudanais,
jusqu’aux Malgaches, à la fois terribles et ingénus!

Ah! il ne faisait pas bon avoir affaire à quelqu’un de ces nègres, placé
en sentinelle à l’entrée d’un village, quand on avait oublié le «mot»!..
Et même quand on le savait, ce mot, mais qu’il était d’une prononciation
un peu difficile: si vous ne le prononciez pas avec l’accent «nègre»,
qui le déformait parfois d’une façon vraiment inattendue et spéciale, il
vous fallait renoncer à passer!

La légendaire férocité de ces braves soldats de couleur se mêlait
d’ailleurs à la plus naïve bonhomie.

Je revois encore cette scène: à Braisne, devant la maison du commandant
de l’un de ces bataillons malgaches, était arrêtée une automobile
américaine. Le planton du commandant, en faction à la porte, regardait
l’automobile, regardait le conducteur américain. Et comme il était de
nature avenante, et que le silence lui pesait: «Y en a bon?»
demande-t-il à l’Américain. L’Américain sourit et se tait. «Y en a pas
bon?» insiste le Malgache. L’Américain sourit encore mais se tait
toujours. Alors l’autre, superbe et méprisant: «Ti pas connaître
français? Ti jamais allé à l’école!...»

Au repos, ces bataillons donnaient des fêtes merveilleuses, et les
plaines de l’Aisne retentirent de chants aux accompagnements

[Illustration]

étranges, et virent des danses qui évoquaient les cieux les plus
lointains! Certaines de ces danses cependant ne laissaient pas d’être
adaptées au cadre et aux circonstances, et il nous souvient d’avoir vu
un grand diable de nègre improviser et mimer une extraordinaire «danse
de la bombe à ailette», avec les gestes de frayeur, quand le sifflement
précurseur s’est fait entendre, les mouvements désordonnés, pour
échapper aux menaces d’éclatement, et le «pas de l’allégresse» quand la
bombe, ayant éclaté, vous a laissé indemne... Et ce divertissement
montrait bien que les troupes noires, en dépit de ce qui a été dit,
pouvaient «tenir sous le bombardement», que le bombardement ne leur
causait plus cette sorte de terreur sacrée des premiers temps, puisque
maintenant ils le tournaient en dérision et en accueillaient la parodie
avec de grands rires naïfs...

Même sans être un nègre, on avait l’occasion certes de se familiariser
avec toutes les sortes de bombardement. Sur les arrières, jusque sur nos
hôpitaux, les avions faisaient rage. C’est dans cette région que régnait
le fameux Fantomas, le Boche légendaire qui descendait jusqu’à vingt
mètres des tranchées ou des routes qu’il devait mitrailler; on tirait
dessus, on croyait l’avoir abattu,--et brusquement il se relevait,
jetant, comme des prospectus sur la plage de Deauville, une pluie de
cartes de visite: «Fantomas.»

Mais nous avions mieux que Fantomas; nos meilleurs aviateurs campaient
sur les plateaux voisins, si propices à leurs évolutions les plus
téméraires. Longtemps l’escadrille des Cigognes fut, entre Fismes et
Crugny, à la ferme de Bonnemaison. C’est à Bonnemaison que Guynemer
reçut sa croix d’officier de la Légion d’honneur. De Compiègne, les
parents du jeune héros étaient venus assister à son apothéose. Dans un
groupe, après la cérémonie, il s’entretenait familièrement avec ses
chefs; il disait, avec son admirable simplicité, ses projets, ses rêves;
ses exploits magnifiques ne le satisfaisaient pas encore; pour obtenir
les renseignements utiles, nécessaires, il rêvait d’une manœuvre hardie
qui lui permettrait de ramener indemne un de ses adversaires de
l’air:--Oui, je voudrais en prendre un vivant!...

Mais près de lui une voix de femme, une voix timide, maternelle et
douce, avait murmuré:

--Non, mon petit Georges, non, j’aime mieux que tu les tues!

Une nuit, une escadrille allemande vint survoler et bombarder sévèrement
Bonnemaison; mais les heureuses et intrépides Cigognes l’avaient quitté
depuis la veille...

Mais maintenant que les Allemands avaient si aisément, si rapidement,
dépassé la route de Soissons à Reims, qu’ils traversaient le Tardenois,
qu’ils marchaient vers Château-Thierry, nous songions, la rage au cœur,
à tous ces camps d’aviation, à tous ces hangars immenses et bondés
d’appareils, à tous ces nids de héros, dont ils s’empareraient sans
lutte, et qu’ils pourraient utiliser ou incendier. Et tant de positions
de batterie, dont on n’aurait pu retirer les pièces, et tout ce matériel
sanitaire emplissant les baraquements des H.O.E! Car le remède avait été
partout soigneusement placé à côté du mal, et l’on avait multiplié,
comme il convient, les moyens de guérir, à côté des moyens de détruire.
Sur les bords de l’Aisne, nous avions vu arriver un jour les tentes de
l’ingénieux docteur Marcille, et son «cirque» chirurgical; et l’Aisne
elle-même avait été sillonnée de péniches propres au transport des
blessés, qui naviguaient de concert avec les canonnières redoutables.
Oui, la rivière avait été, elle aussi, mobilisée, mobilisée comme la
route, comme le chemin de fer avec ses «épis» où s’aiguillaient les
pièces de marine et les trains blindés...

[Illustration]

Penser que des wagons passeront à nouveau dans cette région, avec leurs
compartiments bourrés de commères et de commis-voyageurs; que l’on
circulera à bicyclette sur le Chemin des Dames, et que des pêcheurs à la
ligne s’installeront paisiblement le long des rives charmantes de
l’Aisne et de la Vesle!... Mais oui, il y avait eu des pêcheurs à la
ligne au pont de Pontavert, par exemple, il y en aura encore!...
J’évoque Pontavert comme un des endroits les plus sinistres qu’il m’ait
été donné de traverser; endroit sinistre à la fois, et sournois: le
village n’était pas encore démoli complètement; on y arrivait par une
route à peu près tranquille, venant de Roucy, qui était un des grands
observatoires de la région, avec la ferme de Beauregard. C’est à la
ferme de Beauregard ou au Moulin de Roucy que l’on avait la plus
complète vue d’ensemble de cet immense paysage de bataille, jusqu’aux
plateaux d’Hurtebise et de Craonne. Paysage de bataille éternel, et que
Napoléon, lui aussi, avait contemplé en 1814. On s’est souvent
demandé--question piquante mais oiseuse--ce que Napoléon aurait dit et
fait, le Napoléon de 1814, s’il s’était tout à coup retrouvé là en 1917
ou 1918: la seule chose que l’on puisse répondre à peu près sûrement,
c’est qu’il eût été bien étonné!... En tout cas il eût été, à tout le
moins, aussi étonné que nous, ce jour où, à une demi-heure d’intervalle,
dans la prairie qui dévalait près du Moulin de Roucy, nous vîmes
atterrir frais et dispos, en parachute, deux observateurs dont les
aviateurs ou les artilleurs allemands venaient d’incendier coup sur coup
les «saucisses»...

Ce jour-là, si l’on avait dû traverser Pontavert, eût-il fallu prendre à
gauche ou à droite? Ce qui caractérisait en effet si agréablement ce
joli village, c’est qu’il y avait toujours des obus à y recevoir. On
s’arrêtait bien sagement, avant d’y pénétrer, près d’une tuilerie; de
là, on cherchait à se rendre compte si l’artilleur boche misait sur le
tableau de gauche ou sur celui de droite, après quoi

[Illustration]

on filait à droite ou à gauche, en souhaitant simplement que la
fantaisie ne lui prît pas tout à coup de changer sa chance,--et la
nôtre,--en modifiant brusquement sa série... Il n’y avait pas de
flâneurs, dans les rues de Pontavert, et l’on n’y voyait que des gens
courir, ce qui, pour le nouvel arrivant, est toujours un indice de
mauvais augure, et un spectacle peu rassérénant...

[Illustration]

Si le hasard me ramène quelque jour à Pontavert, j’aimerai m’y promener
à tous petits pas. Mais il faut faire un effort pour imaginer que l’on
pourrait un jour, tranquillement, aller dans un de ces petits villages,
où la vie aurait repris paisible et quotidienne, s’arrêter chez
l’épicier d’Oulches, aller acheter des cigarettes au débit de tabac de
Dravegny (et d’abord qu’il y eût encore un débit de tabac où il y eût à
nouveau des cigarettes...)

Entre la route de Soissons à Reims par Braisne et Fismes et, là-haut, le
Chemin des Dames, il y avait une autre parallèle intermédiaire, la route
de Soissons à Berry-au-Bac, par Vailly. Ainsi semblait-il que, par
avance, la géographie et le service vicinal se fussent plu à ménager les
effets, à dresser la carte de nos émotions, à marquer les limites
évidentes et commodes pour l’horreur plus ou moins vive, pour le danger
plus ou moins grand. Il est certain qu’en dépit des raids d’avions trop
fréquents pour que l’on en goûtât pleinement les charmes, le séjour de
Fismes sentait encore la civilisation. Il y avait des boutiques de la
plus aimable diversité, une charcuterie renommée. On montrait la maison
(tout à fait la maison du notaire ou du vieux docteur, même si--j’aurais
pu me renseigner--aucun médecin ni aucun notaire ne l’ont jamais
habitée...), la maison où le général Mangin avait eu son poste de
commandement, lors de l’offensive d’avril, la maison où M. Clemenceau
avait couché, quand il n’était pas encore l’organisateur de la
victoire...

[Illustration]

Les choses commençaient à se gâter presque tout de suite, lorsqu’ayant
admiré l’Hôtel de ville,--de ces hôtels de villes qui semblent avoir été
construits tout exprès pour y accrocher des drapeaux et y lire, en haut
du perron, des proclamations enthousiastes,--on descendait vers le
passage à niveau qui consentait rarement à vous laisser passer tout de
suite, toujours encombré de troupes, de convois, ou de colonnes
d’artillerie, de voitures de ravitaillement. Et après avoir descendu, on
remontait aussitôt, pour avoir aussitôt l’impression du calvaire,
puisque c’est par là que l’on devait «monter vers l’avant». Et l’on
s’acheminait ainsi vers cette deuxième parallèle de départ, qu’était la
route de Vailly. Ici l’on disait adieu aux derniers civils, comme au
delà, il faudrait dire adieu aux dernières maisons.

Maizy, Beaurieux, cités fertiles en artilleurs... A Beaurieux, il y
avait encore un hôpital de la Croix-Rouge, un quartier général de
division,--il y eut même jusqu’à deux états-majors divisionnaires,
chacun dans de gaies et confortables maisons de campagne toutes pleines
de jolis meubles, de tentures claires et de portraits de famille: une
maison de campagne à Beaurieux!--La vue, il est vrai, y était
magnifique, comme un avant-goût de ce qu’elle devait être au Chemin des
Dames... Et il y avait encore, à Beaurieux, quelques gamins qui jouaient
dans les rues, ce qui, sans doute, n’était pas très prudent...

Mais après Beaurieux, le paysage devenait exclusivement militaire et
tout à fait dépourvu d’agrément, en dépit de ces noms charmants et
tentateurs: le P. C. Eden, Moulin Rouge...

C’est à Moulin Rouge que défilèrent une nuit les trois cents prisonniers
de la Caverne du Dragon. On n’a pas oublié cette opération si habilement
et vigoureusement conduite, avec, aussi, cette part de chance
indispensable, de l’aveu de tous les stratèges, pour parachever le
succès. Et la première chance n’avait-elle pas été que la «creute»
fameuse s’appelât précisément la «Caverne du Dragon», ce qui sonne comme
un titre de film cinématographique, bien propre à frapper l’imagination,
et à se graver dans les mémoires?

Aussi bien l’exploit était digne du titre. Les «creutes», carrières ou
champignonnières, constituaient des abris de premier ordre, qui
rendirent exceptionnellement difficile, longue et pénible la bataille de
l’Aisne. Mais, si les occupants s’y sentaient en parfaite sécurité,
c’était à condition d’en pouvoir sortir.

Au début de l’affaire que nous relatons, quelques obus particulièrement
heureux causèrent des éboulements qui avaient obstrué les principales
issues de la Caverne. Après quoi, des asphyxiants énergiques rendirent
inquiet et rêveur, comme un renard que l’on enfume, le Dragon qui était
dedans,--ou du moins les 300 Boches qui y figuraient le Dragon.

[Illustration]

En sorte que lorsque les assaillants--il suffit même, assura-t-on, d’un
seul assaillant--ayant découvert l’unique et dernier couloir de sortie
qui fût encore libre, nos Boches furent poliment invités à s’y
rendre,--et à se rendre,--ils ne se le firent pas dire deux fois...

Chose extraordinaire, cependant, quand on demanda au médecin allemand de
haut grade, que l’on eut la satisfaction de trouver parmi les
prisonniers, ce qu’il pensait des effets de nos obus à gaz, le médecin
allemand affirma, avec morgue et le plus ironique mépris, que seuls les
gaz allemands avaient une véritable, une sérieuse efficacité, mais que
les gaz français, grâce à l’excellence des masques allemands--et à
l’ignorance, sous-entendait-il, des chimistes et des savants
français,--nos gaz étaient une plaisanterie qui faisait sourire de
pitié, derrière leurs groins de porc, les soldats allemands: Mais alors
pourquoi s’étaient-ils rendus si vite?...

Établi à l’ombre des grands arbres, dans un site verdoyant, le P. C.
Moulin Rouge était un asile sylvestre et champêtre des plus agréables,
mais d’un horizon strictement limité; il fallait gagner à 1 500 mètres
environ la lisière du bois, et s’engager sur le chemin, pas toujours
très sûr, du Village Nègre pour apercevoir à la jumelle ce qui avait été
la Ferme et le Monument d’Hurtebise, et les travaux du Doigt d’Hurtebise
que dégagea si heureusement l’opération de la Caverne du Dragon. Mais
le «superbe point de vue», on l’aurait trouvé de préférence au P. C.
Triangulaire.

[Illustration]

P. C. Triangulaire, Bois Triangulaire,--la simple géométrie semble avoir
suppléé ainsi dans bien des cas et bien des endroits du front à
l’indigence ou à la paresse d’invention des cartographes. Du moins
comprenait-on aussitôt que le P. C. Triangulaire occupait un point du
plateau qui s’avançait en triangle, en effet, comme une proue de navire,
dans la direction de l’ennemi, face à Craonne et Craonnelle.

Ce qu’un cuisinier que j’ai connu appréciait du P. C. Triangulaire, ce
n’était pas cependant le panorama. Il était préférable, aussi bien, de
ne point trop s’attarder à le contempler, et l’on sait de reste que,
dans ce genre de villégiatures qu’étaient les P. C., on n’avait pas
accoutumé, pour séduire les nouveaux arrivants et futurs locataires, de
leur offrir des chambres avec de larges baies que l’on aurait ouvertes
en claquant les volets et en les invitant à admirer l’étendue du
paysage:

--Tenez, vous aurez une vue magnifique sur Craonnelle!...

Mais profitant des heures propices où l’artillerie ennemie se
repose,--on sait que chaque secteur a son «régime» d’artillerie,
c’est-à-dire que l’on arrive à connaître assez exactement les habitudes
d’estomac de l’artilleur d’en face, et le moment qu’il consacre à son
déjeuner et à son dîner,--notre cuisinier se glissait jusqu’aux premiers
jardins de Craonnelle, où il avait repéré des plants d’asperges «que ça
aurait été dommage de les laisser perdre sans en profiter»... Ce régal,
assurément, n’était pas sans risque. Pourtant si l’artilleur allemand
avait modifié ses heures de repas et qu’il fût arrivé malheur à cet
amateur d’asperges, eût-il convenu de le citer en exemple comme puni de
sa gourmandise ou victime de son héroïsme? Tous ses camarades, il est
vrai, bénéficiaient de cette gourmandise téméraire. Je crois qu’il faut
avoir vécu dans la nuit des «creutes», avoir plongé dans les profondeurs
des sapes, pour comprendre les suprêmes délices d’y savourer des légumes
frais,--attrait qui doit participer de cette lumière dont nous sommes
privés, de ce soleil qui les fit croître et qu’ils nous apportent? Et
c’est ainsi que je penserai toute ma vie avec émotion aux salades de
pissenlits que, durant l’offensive de Moronvilliers, une ordonnance
ingénieuse et dévouée trouvait le loisir de cueillir je ne sais où pour
nous en procurer le réconfort imprévu dans notre lugubre abri du Bois
Noir...

Du Plateau Triangulaire, la vue s’étendait en direction de Laon, sur la
plaine bouleversée et désertique, que sillonnaient sans cesse, tragique
et sinistre feu d’artifice, l’éclair des obus, les jets de fumée des
éclatements.

En direction de Laon: qui eût imaginé que Laon deviendrait ainsi une
sorte de Mecque vers laquelle se tendraient tous nos espoirs, toutes nos
énergies!...

Qui eût imaginé qu’il serait un jour si difficile d’aller jusqu’à Laon?
Et nous pouvions contempler dans la direction de Laon, qui demeurait
comme jalonnée par leurs efforts sanglants et tenaces, les traces
douloureuses de quelques-uns, parmi les meilleurs, de ces pèlerins
héroïques. Là-bas, ces masses noires que nous distinguions à la jumelle,
comme les cadavres géants de quelques bêtes d’Apocalypse, c’est tout ce
qui restait des tanks et de leurs équipages de vaillants, qui, le 17
avril, s’élancèrent résolument, farouchement à la mort «en direction de
Laon»... Mais non, leur sacrifice sublime n’avait pas été inutile; il
plaçait, il maintenait là, sous nos regards ardents, sa force
exemplaire. Il nous semblait voir briller encore les flammes où ils
avaient péri, et, sur la route du devoir et de la victoire, ces héros et
ces martyrs se dressaient pareils à des torches vivantes et illuminaient
nos cœurs...

[Illustration]

[Illustration]



[Illustration] REIMS


Ma première impression de Reims, c’est, sortant de terre, des appels de
clairon, des roulements de tambour: un régiment de territoriaux,
cantonné là, vaquait tranquillement aux occupations ordinaires de la vie
de caserne; dans cette cave, près de laquelle je passais, en toute
innocence, «la clique» répétait avec autant de consciencieuse
ponctualité qu’en temps de paix, et que si on avait été au bout du petit
chemin bordé de haies, le petit chemin creux, à l’écart, derrière les
casernes, où il est accoutumé que, dans toutes les garnisons de France,
ait lieu chaque jour, régulièrement, l’école des tambours et
clairons...

Ainsi, dans cette ville de Reims qui, aux yeux du monde entier, passait
avec raison pour le type même de la cité martyre, dans cette ville de
Reims où, avec une régularité monotone et sinistre, les communiqués nous
annonçaient que l’ennemi avait «encore aujourd’hui» lancé trois cents,
quatre cents, cinq cents obus, un semblant d’existence persistait
jusqu’en ces derniers mois de 1917, et quelques milliers de civils
vivaient encore là, au milieu des troupes chargées de les défendre,
avaient réussi à _s’organiser_ dans l’angoisse constante,--on n’y
pensait plus,--et dans le danger.

Mais oui, il y avait encore des boutiques ouvertes et bien achalandées
entre deux maisons en ruines. Par exemple, on les connaissait toutes, et
le tour en était vite fait, puisque les destructions systématiques de
l’ennemi avaient ramené cette ville immense et florissante aux
proportions d’un pauvre village.

Il y avait le marché couvert, où une marchande de légumes, qui portait
fièrement l’insigne des blessés,--elle avait été atteinte d’un éclat
d’obus au cours d’un précédent bombardement,--s’autorisait de cette
circonstance héroïque, la brave fille, pour se donner les allures d’une
vivandière de la Grande Armée, et, véhémente, familière et pittoresque,
tutoyait les généraux.

Et l’étonnant sentiment de satisfaction, de sécurité et de bien-être que
l’on éprouvait à flâner aux _Sœurs de Charité_, à s’arrêter le long des
comptoirs tout chargés de choses parfaitement inutiles, à acheter ces
choses inutiles, ou du moins à les marchander avec les vendeuses, douce
frivolité du temps de paix, du temps où les Allemands ne bombardaient
pas Reims, du temps où il n’y avait pas d’obus...

Oui, le secteur de Reims, à tout prendre, n’était pas un mauvais
secteur; malheureusement, on l’«empoisonnait» un peu avec les «coups de
main». On comprend très bien que le commandement militaire ne puisse
laisser des troupes et leurs cadres uniquement occupés à manger des
macarons et des biscuits en fraude, et à

[Illustration]

traîner délicieusement au marché ou au bazar. Et comme, d’autre part, il
fallait renoncer à tenter contre des positions formidables une opération
de grande envergure dont le succès même n’eût point compensé les
sacrifices qu’elle eût nécessités, on s’en tenait aux «coups de main»
qui inquiètent constamment l’ennemi et renseignent sur ses intentions.
Seulement, l’ennemi ne veut pas demeurer en reste et répond aux coups de
main par d’autres coups de main. Cela se traduit surtout par des
débauches d’artillerie. Que l’on «pilonnât» la tranchée d’en face, pour
en rendre le séjour intenable à ses occupants, ou qu’on l’«encageât» de
façon à les isoler et à les priver de tout secours ou de toute retraite,
la dépense en projectiles représentait toujours un minimum de plusieurs
centaines de mille francs. Après quoi on «allait y voir», c’est-à-dire
qu’il s’agissait de ramener des prisonniers, ou de rapporter tout au
moins une casquette, une patte d’épaules, sur quoi s’exercerait l’esprit
subtil des deuxièmes bureaux, chargés de dresser l’ordre de bataille
ennemi: tel chiffre sur une patte d’épaules, telle cocarde à une
casquette, c’était la preuve que l’ennemi avait relevé ses divisions,
que les unités d’occupation avaient été remplacées par des unités
d’attaque, cette patte d’épaule pouvait être l’indice certain d’une
offensive imminente, d’une grande offensive. Dans la pratique, les coups
de main, en dépit de la science militaire des chefs, et de l’énergique
audace des exécutants, ne comportaient pas toujours des résultats aussi
efficaces et aussi heureux. Ce qui seul ne changeait guère c’était le
prix de la préparation d’artillerie, c’étaient tous les billets de mille
francs qui s’envolaient au vent des obus, ces obus destinés à «encager»
ou à «pilonner» une tranchée, que les occupants, méfiants, avaient
peut-être prudemment abandonnée la veille, ou (c’était suffisant) une
demi-heure avant. Et j’entendis bien souvent soutenir cette thèse que le
caractère et la moralité du soldat allemand n’eussent peut-être point
rendue si paradoxale: «Nous allons dépenser pour 500 000 francs de
projectiles, au bas mot, et nous allons risquer la peau, qui, elle, est
inappréciable, d’un certain nombre de braves gens. Tout cela dans
l’espoir problématique de ramener un prisonnier. Si, parmi les Boches
d’en face, on savait qu’il y a une prime de 10 000 francs assurée au
Fritz de bonne volonté qui viendra se la faire verser à notre poste de
commandement--10 000 francs et la «guerre finie»,--ne croyez-vous pas
qu’il y aurait beaucoup plus d’amateurs que pour le coup de main
lui-même? Et, sans compter le risque, on économiserait 490 000 francs!»

[Illustration]

On n’en continua pas moins à illustrer de la sorte, et à rendre
notoires, les différentes parties du secteur de Reims: «Aux Cavaliers de
Courcy, un coup de main heureux nous a permis de faire des prisonniers.»
Les Cavaliers de Courcy, Bétheny, que tant de revues avaient rendu
célèbre: notre puissance militaire s’affirmait autrement, maintenant,
que par des revues, et l’Allemagne était appelée à s’en rendre compte de
plus près que par les rapports d’un attaché militaire. Mais la vraie
défense de Reims était dans Reims même, dans les rues de ses faubourgs,
et, mieux, dans ses caves, ces caves, jadis curiosité de la ville, qui
étaient sa richesse, et qui furent peut-être son salut.

[Illustration]

On a pu dire que l’un des vainqueurs de la Marne--entre Gallieni et le
maréchal Joffre--avait été sans doute le vin de Champagne. Et il est
bien vrai que, jusqu’aux points extrêmes de leur avance vers Paris, on
remarqua, après leur départ, que les Boches avaient bu du champagne, et
apparemment en avaient trop bu; en arrière des éléments de tranchée
hâtifs et rudimentaires que l’on creusait alors, on retrouvait des
amoncellements de bouteilles, dont le goulot même avait été cassé, pour
les vider plus vite, les bouteilles dont les Allemands remplissaient au
passage, à travers le pays champenois, leurs sacs et leurs musettes, et
qui les laissèrent déprimés, exténués, ivres de vin, de peur et de
fatigue, devant le foudroyant retour offensif de l’armée française.
Comme cela est éloquent et joli, cette participation réelle du vin de
champagne à notre victoire, champagne à qui l’on prête avec raison les
meilleures vertus de notre race, spirituel, hardi, pétillant, mousseux,
comme la France elle-même, et par qui, pour une part, la France devait
être sauvée!

Mais surtout n’était-il pas naturel et juste que Reims, cité du vin de
Champagne, fût vraiment sauvée par son vin de Champagne?

On a affirmé que les coloniaux, à qui avait été principalement confiée
la défense de Reims, avaient fait ce serment:--Tant qu’il y aura encore,
dans les caves de Reims, une bouteille de champagne, les Boches
n’entreront pas dans Reims!... Et il est bien certain que, pour mieux
tenir le serment, les coloniaux burent eux-mêmes de nombreuses
bouteilles. «Encore une que les Boches n’auront pas!...» Mais on doit
admirer avec quelle discipline, qu’ils s’étaient eux-mêmes imposée, ils
se gardaient soigneusement de toucher une goutte de vin, le jour et la
veille du jour où ils savaient qu’ils allaient attaquer ou monter en
ligne. Savoir pour qui ou pour quoi l’on se bat, le savoir d’une façon
concrète, immédiate, précise, tenir le trophée à portée de sa main, un
trophée dont on apprécie tout le prix, dont on connaît et dont on aime
la valeur rare, voilà donc, à n’en pas douter, le meilleur stimulant, un
des éléments moraux essentiels de la victoire. Ce stimulant, cet élément
moral n’a pas manqué aux défenseurs de Reims: c’était le champagne! Il y
en eut d’autres, concordants. Et l’on pourrait décider en somme que
Reims fut sauvée par son vin, par son maire, et par son archevêque.

Il faut avoir vu le docteur Langlet au milieu des ruines de sa ville, et
le cardinal Luçon parmi les décombres de sa cathédrale: on comprenait
alors ce que veulent dire ces mots, l’«âme de la défense».

Le jour où les Allemands commencèrent de bombarder Reims,

[Illustration]

le conseil municipal était réuni à l’Hôtel de Ville. Aux premiers coups
de canon, le maire se précipite avec l’un de ses adjoints pour rassurer
la population et vérifier si toutes les mesures de protection ont été
prises. Un obus tue son compagnon à ses côtés. Le docteur Langlet ne
songe d’abord qu’à adoucir la douleur de la veuve, à lui éviter
l’émotion atroce. Puis il revient à l’Hôtel de Ville. Ses collègues,
pris sous la menace du bombardement se sont dispersés. L’ardent
vieillard les rassemble, les adjure de ne pas donner à la ville l’image
de la panique, dangereuse et avilissante. Quand on a l’honneur
d’administrer Reims, c’est dans la grande salle des délibérations de
l’Hôtel de Ville de Reims que ses édiles doivent siéger. Et réconfortés
soudain, exaltés par la parole enflammée de leur maire et la noblesse de
son exemple, les conseillers municipaux rentrent en ordre, reprennent
séance dans le calme et la dignité. Je sais qu’au cours d’une cérémonie
récente, où l’on rapportait devant une assemblée de journalistes du
monde entier ces faits héroïques, un Américain ne put contenir son
admiration, et, saisissant la main du docteur Langlet, il la porta
respectueusement et dévotieusement à ses lèvres... Le geste d’hommage
tout pareil associait l’héroïsme du maire à celui de l’archevêque.
Combien de lèvres s’inclinèrent ainsi, courbées par une émotion plus
forte que la foi et les rites, pieuses et émerveillées, sur l’anneau
d’améthyste de Mgr Luçon? Lui aussi, l’archevêque à côté du maire,
incarna l’âme de la ville qui ne veut pas se rendre, qui, blessée à
mort, ne veut pas mourir, et qui réalise, en effet, le miracle de se
survivre à elle-même: Reims est détruite, et pourtant Reims rayonne,
immortelle, toujours debout!...

Comme le docteur Langlet, le cardinal Luçon voulut demeurer là, jusqu’au
bout, comme un exemple et un témoin. Un témoin: il faut avoir entendu,
en effet, l’archevêque jeter bas l’excuse mensongère des Allemands,
quand ils sont venus prétendre que, s’ils ont bombardé la cathédrale de
Reims, s’ils ont commis le crime dont la postérité ne cessera pas de
leur demander compte, c’était par nécessité militaire, et parce que les
tours de la cathédrale avaient été utilisées comme observatoire par nos
artilleurs. Mais le témoin est là, c’est l’archevêque. Et quand, drapé
dans sa pourpre cardinalice, Mgr Luçon répond aux Boches: «Je donne ma
parole devant Dieu, ma parole d’homme et de prélat, que jamais les tours
de la cathédrale de Reims n’ont abrité un observateur et n’ont failli à
leur mission sainte, sentinelles, oui, mais sentinelles uniquement de
prière et de foi!»,--que vaut la prétention allemande, que valent les
prétextes misérables des vandales allemands devant un semblable
témoignage?

[Illustration]

Le cardinal Luçon aimait à se mêler aux soldats qui venaient défendre
Reims, et tous ont conservé le souvenir de cette haute et noble figure
qui se penchait si volontiers, si simplement, sur les misères de chacun.
Même un régiment qui, dans ce secteur comme partout où il passait, avait
su s’imposer aussitôt et marquer glorieusement sa place, le 152ᵉ,
n’avait-il pas, sur sa demande, nommé Mgr le cardinal Luçon son aumônier
honoraire? Or, à quelque temps de là le vaillant régiment reçut, le
premier des régiments de France, la fourragère aux couleurs de la Légion
d’honneur, la fourragère rouge. Le cardinal Luçon, aumônier honoraire du
Quinze Deux, fut invité à dîner au P. C. du colonel, qui lui remit
l’insigne distribué aux hommes de troupe et aux officiers. Peut-on dire
sans inconvenance que le cardinal ressentit, en se parant de cette
fourragère rouge, une joie égale ou comparable à celle que lui avait
causée le chapeau? En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’après ce
dîner mémorable qui s’était prolongé un peu plus que de coutume,--Mgr
Luçon ne s’asseyait pas tous les soirs à une popote d’officiers, et l’on
ne traitait pas tous les soirs un cardinal à la popote,--Mgr Luçon
regagnait à une heure déjà tardive Reims et Sainte-Geneviève où il avait
dû transporter sa demeure archiépiscopale; et il était si heureux, si
fier,--oui, vraiment!--de sa fourragère, qu’il voulut la faire admirer
et narrer en détail la cérémonie aux bonnes religieuses qui, elles non
plus, n’avaient pas quitté Reims et partageaient avec l’archevêque son
dangereux apostolat. Comme cette nuit, par extraordinaire, les obus
allemands les laissaient à peu près tranquilles, elles en avaient
profité pour prendre sans attendre un repos qui était rare. Mais
n’importe! on n’a pas tous les jours, ou toutes les nuits, la fourragère
rouge. Et l’archevêque tint absolument à ce qu’elles fussent réveillées
sur l’heure. D’ailleurs, vous pouvez être assurés qu’elles ne furent
alors, les saintes filles, ni moins joyeuses, ni moins fières que leur
archevêque!... Mais il y a une suite à cette petite histoire, une suite
qui vraiment n’est pas ordinaire! Ce cardinal qui, sur sa robe,
accrochait une fourragère rouge, était-ce bien réglementaire? Mgr Luçon
avait-il réellement droit au porc de la fourragère rouge? Il était
aumônier honoraire du 152. Mais il n’y a pas d’aumôniers honoraires, Mgr
Luçon ne figurait pas, ne pouvait pas figurer sur les contrôles du
régiment. Et il se rencontra des parlementaires pour s’inquiéter et
s’émouvoir de cette infraction aux règlements, de cette _illégalité_!...
Il est seulement fâcheux que ces personnages si scrupuleux n’aient pas
pris soin de confronter leurs scrupules avec l’opinion des vrais, des
premiers intéressés, de ceux à qui, précisément, leur vaillance avait
conféré la fourragère rouge, et qui, mieux que personne,--mieux même
qu’un parlementaire,--étaient qualifiés pour apprécier si leur
fourragère serait ou non déplacée sur l’épaule du cardinal, si oui ou
non le cardinal Luçon était digne de la porter et ne l’avait pas, lui
aussi, gagnée et bien gagnée!...

Mais c’est la question qui était déplacée, et superflue! Comme si aucun
témoignage d’admiration et de gratitude avait pu sembler trop haut, trop
beau, pour l’Archevêque de Reims, au même titre qu’aucun témoignage de
piété et d’admiration ne pouvait égaler notre douleur émue devant la
Cathédrale de Reims!... Le cardinal Luçon, c’était l’évocation vivante
de la cathédrale comme l’Hôtel de Ville s’incarnait magnifiquement dans
le docteur Langlet; et ces deux vieillards admirables dominaient leur
cité meurtrie, comme toutes les blessures, toute la «passion» de Reims
étaient et demeurent figurées par l’Hôtel de Ville et la cathédrale.
Reims a pu être frappée ailleurs, dans son luxe, dans sa richesse; le
quartier Cérès, qui disait l’orgueil et l’opulence de son trafic dans le
monde, de ses laines et de ses vins, le boulevard Lundy, ses
constructions élégantes, ses hôtels somptueux, ne sont plus qu’un
monceau de ruines. Ruinés également, abattus, mutilés, détruits les
joyaux d’art, comme cette exquise Maison des Musiciens, qui faisaient
son incomparable parure. Mais c’est devant l’Hôtel de Ville, c’est
devant la cathédrale, que nous venons saluer Reims martyrisée, que nous
venons pleurer et nous souvenir. Les ruines aussi ont leur beauté; et
pour la honte de l’ennemi, ce qui reste de l’Hôtel de Ville, les
murailles qui résistèrent à l’obus brutal et à l’injure des flammes,
atteignent à une grandeur nouvelle, plus éloquente, plus âpre, plus
farouche, où s’étonne et s’exalte davantage encore notre indignation.

[Illustration]

De loin, la Cathédrale apparaissait la moins touchée; quand, des coteaux
voisins, de la route, par exemple, qui, en lacets, descend sur Jonchery,
on apercevait à l’horizon, dominant la plaine, ses tours comme deux bras
tendus dans un geste de prière, oui, ses tours étaient encore dressées,
qui maintenaient, semblait-il, sa silhouette intacte, et un soupir de
soulagement, une action de grâces, s’échappait de nos
poitrines:--Allons!... le mal n’était pas encore si grand, le désastre
n’était pas consommé, la Cathédrale n’avait pas subi les atteintes que
redoutait notre angoisse!...

Hélas! à mesure que nous approchions s’évanouissait cette illusion
favorable. On n’a pas oublié les premiers obus incendiaires, lancés sur
la Cathédrale, et qui mirent le feu aux échafaudages de la
façade,--avez-vous vu souvent une cathédrale sans échafaudages, gloire
et spécialité des architectes diocésains? Il faut le dire: les flammes
donnèrent à la pierre une couleur admirable, inouïe. Bien souvent, en
effet, loin d’en abolir la beauté l’incendie communique à la pierre ou
au marbre une beauté nouvelle. C’est ainsi qu’une figure de Falguière,
une figure d’adolescent a été retrouvée dans les cendres du musée de
Gerbeviller, entièrement modifiée, transfigurée par la morsure des
flammes avec une expression de désespérance et de sublime détresse
telles que ne les avait jamais réalisées l’ébauchoir de l’élégant
sculpteur. Et la patine singulière dont la partie incendiée de la
Cathédrale s’était revêtue faisait ressortir davantage la blancheur
écœurante du Palais de Justice tout proche, dont les blocs de pâtisserie
fade n’avaient pas encore été touchés, comme si l’obus allemand dans son
ignoble besogne avait pris grand soin de respecter la laideur,--la
laideur complice, et qu’il reconnaissait comme une amie, sans doute,
presque une parente... Mais, en s’écroulant, les échafaudages avaient
déjà fort endommagé les ornements charmants de la façade, et, comme
l’adolescent de Falguière qui s’était mis à pleurer, la Cathédrale de
Reims, sous les flammes, avait vu se crisper douloureusement son
Sourire...

Puis ce furent les blessures cruelles, profondes, de l’abside, sous le
bombardement méthodique, organisé, régulier. Et les décombres
s’amoncelèrent, autour du Christ qui semblait présider, Juge et suprême
témoin du crime sacrilège, à une nouvelle Passion:--la Passion des
Pierres Saintes et de l’Art Sacré, insultés, frappés par les barbares,
et qui tombent une fois, deux fois, pour ne plus se relever...

Les relèvera-t-on, ces pierres écroulées, ou les laissera-t-on telles
quelles, avec même, au milieu d’elles, ces obus monstrueux qui
n’avaient pas éclaté, et qui sont encore là comme le cambrioleur
assassin surpris et arrêté avant d’avoir pu accomplir son odieux
forfait, maintenant réduits à l’impuissance et ligotés au pilori de
l’infamie universelle? Quoi qu’il en soit et quoi que l’on décide, de
longues années s’écouleront sans doute avant que la Cathédrale de Reims
renaisse, entièrement guérie de ses ruines et de ses cendres. Le crime
qui l’a abattue est un crime contre la civilisation; c’est le monde
civilisé tout entier qui s’est ému, et prend à cœur d’en effacer la
trace. Mais une pierre de la Cathédrale, une pierre suffira, qu’aucun
effort ne pourra jamais plus soulever, lourde, si lourde,--lourde de
trop de crimes longuement médités et lâchement exécutés,--une pierre de
la Cathédrale de Reims scelle pour toujours le tombeau où l’on a jeté et
où pourriront pour l’éternité l’orgueil germanique et l’honneur du nom
allemand.

[Illustration]



[Illustration] VERDUN


J’entends encore cette Américaine, près des vieux remparts de Verdun,
qui, tout à coup, dans l’automobile arrêtée, fronçant les sourcils,
l’index levé, écoutait, prodigieusement intéressée:--Taca, taca...
mitrailleuse?...--et tendait les lèvres, avec une petite moue espiègle,
comme un enfant vers des friandises...--Taca, taca!...--Elle eût été
fort déçue, sans doute, si on lui eût dit que c’était bien une
mitrailleuse, en effet, mais une mitrailleuse française dont un aviateur
français, en prenant son vol, essayait la bande... Et l’officier
d’état-major qui accompagnait cette charmante jeune femme se garda bien
de la détromper. Il avait, par ailleurs, assez à faire pour la dissuader
de tirer le canon; car c’était chez elle une idée fixe, une idée qu’elle
s’était mise dans la tête qu’elle «tirerait le canon de Verdun»--avec
une ficelle, n’est-ce pas, comme on voit la Grande Mademoiselle, coiffée
de son feutre empanaché... Il ne faut pas sourire de semblables
curiosités dont Verdun était l’objet constant, et moins encore s’en
montrer choqué et crier à l’inconvenance. Il ne faut pas oublier que la
défense de Verdun demeurera le symbole même de la défense française.
Comment s’étonner de l’ardeur enthousiaste et ingénue de notre
Américaine, quand on se souvient que, dans les assemblées de son pays,
tout le monde se mettait debout, soulevé, transporté par les deux
syllabes magiques, à ce seul nom prononcé de Verdun! On eut raison
d’entretenir soigneusement, comme une flamme sacrée, ce prestige quasi
légendaire. Et tous les «civils», tous les étrangers, alliés ou neutres,
qui sollicitaient comme un honneur suprême d’être admis à visiter
Verdun, ne les appelez pas des touristes, c’étaient vraiment des
pèlerins, des pèlerins passionnés, vers l’autel ardent et magnifique de
l’héroïsme français.

[Illustration]

La première visite était naturellement pour la Citadelle. Elle donnait
au moins aux profanes, à tous ceux peut-être qui n’étaient point
familiarisés avec les secrets réels de la fortification moderne, une
impression formidable de puissance et de sécurité. Les casemates
immenses, où abriter des régiments entiers, et tout ce luxe, toute
cette

[Illustration]

extraordinaire variété d’appareils, de machines de toutes sortes, tout
ce que recélaient ses flancs énormes, et qui y tenait à l’aise: une
véritable usine d’électricité, des moulins, une boulangerie, des salles
d’hôpital et jusqu’à un théâtre!... Toute une vie souterraine était
organisée là, tous les rouages essentiels à la vie d’une cité, comme si
la cité même de Verdun, devant la menace de ruine, s’était repliée sur
elle-même, était, à la lettre, rentrée sous terre. Dans une salle à
manger fort agréable et confortable, le commandant de la citadelle
retenait à déjeuner les visiteurs de marque. Des objets d’art, des
coupes finement ciselées, des étendards brodés, des décorations de tous
les pays, croix et plaques enrichies de pierres rares, étaient là, venus
des quatre coins du monde, pour matérialiser en quelque sorte, à l’égard
de Verdun et de ses défenseurs, l’admiration du monde entier. Un livre
d’or portait les signatures de bien des hôtes illustres. Et il n’est ni
superflu ni ridicule d’ajouter que des crédits spéciaux, qui lui étaient
très justement alloués à cet effet, permettaient au commandant d’offrir
des menus dignes du cadre. Eh! sans doute, on était moins bien
ravitaillé à Bezonvaux!... Mais ceux-là ne seraient pas de notre race,
qui s’étonneraient, qui se scandaliseraient, qui ne comprendraient pas
ce qu’il y avait d’ironie élégante, de finesse et de coquetterie bien
françaises, à traiter avec cette recherche délicate, à la barbe des
boches, à leur sinistre barbe rousse, ceux qui s’aventuraient, en
frémissant, et le cœur serré, aux portes mêmes de l’«enfer de
Verdun»!...

Au sortir de la Citadelle, on entrait à la cathédrale toute proche. Et
les visions d’horreur commençaient, avec le spectacle de la barbarie
allemande. On avait pu retirer à temps les ornements les plus précieux;
mais des vitraux avaient été brisés, dont on pouvait emporter encore
quelques éclats irisés, quelques parcelles multicolores: et quels joyaux
ou quelles gemmes rares, rubis, topaze ou saphir, semblaient avoir, à
cette heure décisive, plus de signification et plus de prix qu’un
fragment de vitrail de la cathédrale de Verdun, ce minuscule et fragile
morceau de verre bleu, jaune ou rouge?...

[Illustration]

Mais plus encore peut-être, que la cathédrale froide et nue, qu’il était
émouvant, le petit cloître intérieur, dont la fraîcheur et le
recueillement, comme indifférents à la violence des hommes, et à leur
fureur destructive et meurtrière, s’emplissaient encore de verdure et de
chants d’oiseaux!... Et surtout, c’était, à côté, la noble ordonnance de
l’Évêché, sa cour d’honneur aux proportions si pures, et la salle de
musique--prélats, petits abbés, et dames poudrées en robes de cour--avec
ses boiseries claires et ses grandes baies, d’où l’on découvrait la
ville et la Meuse. Au pied, une étroite «allée du bréviaire»,
majestueuse et calme, dominait le même paysage d’élection le long du
haut mur couvert d’espaliers...

Hélas! qu’était-elle devenue, la ville paisible, un peu sévère, serrée
au pied de sa Citadelle, de sa Cathédrale de son Évêché? La promenade
commençait parmi les maisons éventrées, effondrées; dans

[Illustration]

certains quartiers, là où avaient été alignées des maisons, ce n’étaient
plus que des alignements de pierres. Ailleurs, que les maisons fussent
encore debout, l’impression en était plus lugubre encore, ces maisons
maintenant ouvertes à tous les vents et à tout venant, véritables
cadavres de maisons, dont la vie s’était brusquement retirée, et où,
lorsque l’on y pénétrait, on surprenait l’effroi de la fuite
désespérée,--ceci, qui avait été une boutique florissante, où des
générations de petits marchands avaient dû peser des denrées, ou auner
du drap,--et tous ces comptoirs renversés, tous ces placards vides...
Verdun, ville des dragées, quelle mélancolie cruelle entre toutes dans
tes enseignes évocatrices des anniversaires joyeux et de l’allégresse
des baptêmes!... Et le théâtre... Je ne sais pas si le théâtre de Verdun
était, en temps de paix, exceptionnellement brillant, si la «saison de
Pâques» était fort suivie, s’il y avait au théâtre de Verdun une basse
chantante que l’on venait entendre même de Bar-le-Duc, si la gentillesse
de la deuxième des premières ou la drôlerie du laruette étaient célèbres
dans toute la région... Au milieu des décombres, la salle apparaît
encore tout à fait coquette et plaisante vraiment, pour un théâtre de
sous-préfecture!.. Et voici encore la loge du sous-préfet, voici la loge
du général, sans doute; voici l’avant-scène du rez-de-chaussée qui
devait être celle de ces messieurs du cercle, la loge infernale!... Et
tout ceci, qui est l’âme même de la province, immobile dans ses rites
immuables et doucement désuets, nous attendrit ici, nous attendrit
aujourd’hui jusqu’aux larmes. La scène est encore équipée, et des
cintres pendent des lambeaux de toiles bariolées... Le rideau est levé,
béant; mais c’est le canon qui frappe les trois coups, et au lieu de la
_Mascotte_ ou de _Lakmé_, du _Châlet_ ou des _Noces de Jeannette_, quel
drame ou quelle tragédie!... Qu’est devenue la deuxième des premières,
et la première chanteuse, et la dugazon? Où sont-ils ces messieurs du
cercle? Le cercle, pourtant, j’ai cru le reconnaître, il devait être là,
dans ce riant café avec un beau balcon sur la Meuse... Sournoise et
tragique douceur du fleuve qui continue à travers la ville sa course
molle et lente, qui continue à refléter avec la même impassibilité
heureuse et tranquille, au lieu même où s’égayaient ses rives, l’horreur
des ponts détruits et des maisons écroulées, dans le miroir de ses
eaux!...--On se bat sur la rive droite de la Meuse!... a décidé et
déclaré fièrement, ici même, en un anxieux, en un lourd et trouble matin
de mars 1916, le général de Castelnau,--qui, ce matin-là, peut-être,
aura sauvé la France.

Et nous voici, sur la rive droite, au faubourg Pavé, au milieu de
l’extraordinaire encombrement des troupes qui montent et descendent vers
la ligne de boue, de silence et de mort, fantassins, artillerie,
ravitaillement. Tout ce que l’armée française compte de meilleur a
cantonné là, un soir au moins, au faubourg Pavé; la fleur de notre
jeunesse y a dormi ses rêves de sacrifice, ses cauchemars de lutte
décisive et suprême, les terreurs de l’aller et les espoirs du retour.
Car, en dépit du bombardement toujours grondant, de la menace constante
des avions au-dessus des têtes, le faubourg Pavé, c’était encore un
semblant de sécurité, une dernière étape, un dernier relai qui vous
rattachait à la vie, avant de plonger dans l’abîme de souffrance, de
péril et d’angoisses.

[Illustration]

Ceux qui revoyaient le faubourg Pavé se sentaient renaître, comme ceux
qui le quittaient se demandaient s’ils reverraient jamais une ville, une
rue, des maisons, leur maison... Et puis commençait la montée du
calvaire. Les casernes Marceau marquaient un bref répit; on y voyait
rangées les petites automobiles sanitaires américaines, toujours prêtes
à s’élancer jusqu’aux limites extrêmes du champ de bataille, narguant
les éclatements et se faufilant, rapides et diligentes, à travers les
trous d’obus, pour aller disputer les blessés à la mort, dans les bras
de la mort même. Sur cette redoutable et terrifiante route d’Alsace, où
des équipements abandonnés, des caissons renversés, des cadavres de
chevaux, criaient sans cesse: «Prends garde, téméraire, insensé, prends
garde!... Rebrousse chemin! Tu n’iras pas plus loin!...» voici que la
petite voiture américaine apparaissait insouciante, qui secouait et
dissipait soudain nos frayeurs découragées, comme un tonique et un
réconfort:--Mais si! mais si!... Vous voyez bien que l’on passe tout de
même!... Cheer up!... Nous n’avons pas envie de mourir, et ce ne sera
pas encore pour cette fois, malgré le Boche et toutes ses manigances
damnées!... Cheer up, vieux garçons!... Nous sommes le trait d’union
alerte et toujours vaillant entre l’enfer et la vie; oui, nous venons de
la vie, là-bas, et nous y retournons!... Et vous ferez comme nous--cheer
up!...

Ainsi nous rassérénaient et nous redonnaient courage les petites
automobiles sanitaires américaines des casernes Marceau.

Les casernes laissées à main droite, on entrait presque aussitôt dans la
région du désert chaotique, des paysages lunaires, de ce qui demeurera
dans la mémoire des hommes comme une image d’épouvante, à laquelle on ne
tente même plus de trouver des équivalences verbales, des épithètes
évocatrices et appropriées: c’est le terrain de la bataille de Verdun.
Et plus que toutes les épithètes, en effet, et que toutes les
descriptions, ces indications suffisent:--Vers Fort de Vaux.--Vers
Douaumont... Et les ravins qui s’appellent: Ravin du Mort-Homme;--Ravin
Sans-Nom;--Ravin de la Femme Sans-Tête... La mort, la mort, partout la
mort!... Et l’on était vraiment surpris, au milieu de tant de
désignations lugubres, d’entendre les noms de Normandie, de Calvados,
qui sonnaient clairs comme une revanche et une gageure, presque
joyeusement: ils étaient si loin tes pommiers en fleurs, ô Normandie, et
tes plages, ô Calvados, et tes auberges accueillantes, dans la grasse
campagne au bord de la mer!...

Le nom seul, d’ailleurs, avait cette apparence apaisée. Pour gagner
Normandie, il fallait traverser Fleury, ce qui avait été le village de
Fleury. Rien ne pouvait donner une impression plus complète de la
dévastation, la dévastation absolue, intégrale, totale:--«L’herbe
poussera à l’endroit où s’élevait l’orgueil des palais.» Il n’y avait
même pas d’herbe; et sans doute, non plus, il n’y avait jamais eu de
palais, mais de riantes demeures paysannes, une église, une école, une
mairie... Il n’en restait plus pierre sur pierre,--il n’en restait plus
une pierre!... Ruiné, rasé, on eût encore aperçu quelques traces de ces
ruines, qui eussent figuré l’emplacement du village, de ses maisons et
de ses rues, qui eussent permis de dire, autrement que la carte en main:

--Ici était Fleury!

[Illustration]

Mais non; il semblait que la terre se fût entr’ouverte, eût tout
englouti, pour se refermer ensuite, impassible.--Fleury gisait
maintenant, dans les entrailles de la terre, comme la ville d’Ys au sein
des flots. A peine les briques des constructions les plus récentes en se
mêlant à cette terre l’avaient-elles, par endroits, un peu teintée de
rouge. Et l’on a pu comparer l’anéantissement du village de Fleury à
quelque fruit mûr qu’un passant indifférent écrase du talon sur le
sol...

A côté de Fleury, au bas de cette piste creusée d’ornières où, au
crépuscule, il ne faisait pas bon s’embouteiller avec les prolonges
d’artillerie, et tout l’encombrement du ravitaillement en munitions,
sous la menace d’un tir d’interdiction soigneusement réglé sur les
carrefours, Normandie, c’était la vie qui renaît, toute la vie militaire
intense:--Poste de commandement du général, Poste de secours, liaisons,
Central téléphonique, le tout tapi dans les parois du ravin, véritable
village de Troglodytes, substitué au village meusien disparu, comme si
Fleury, enfoncé dans la terre, ressortait un peu plus loin, ressortait,
sous cette forme étrange, primitive, un peu sauvage, des entrailles de
la terre même...

Comment donc!... Il y avait, à Normandie, dépendant des Casernes Marceau
où il avait, toutefois, obtenu de demeurer logé, un major de
cantonnement. Et quand on songe à tout ce que ce titre exprimait, à
l’ordinaire, de confortable et de pacifique!...

N’a-t-on pas tout naturellement et tout de suite tendance à se
représenter le major de cantonnement comme un personnage un peu gros,
bon vivant, bien nourri, qui jouit de toutes les commodités de
l’existence et d’un maximum de sécurité assez enviable, toujours sûr de
coucher dans un bon lit, admiré et respecté de la population civile,
jalousé peut-être mais redouté des militaires, et qui par ses
occupations, par ses distractions aussi et par ses loisirs, tient du
maire et du commissaire de police--avec qui, d’ailleurs, il ne lui était
pas interdit, dans la plupart des cas, de faire au «café de l’endroit»
sa partie de manille...

Hélas! pauvre major de cantonnement de Normandie, que l’on ne pouvait
contempler sans une sympathie attendrie et apitoyée, infortuné major de
cantonnement de Normandie,--un major de cantonnement, c’est le roi
d’Yvetot!--qui, lorsqu’il fut nommé major de cantonnement, avait pu
s’imaginer qu’il tenait enfin le bon «filon»!...

[Illustration]

Ah! l’inégalité de traitement entre les hommes n’avait pas été abolie
par la guerre!... Et s’il est admis, n’est-ce pas, que l’entretien des
routes, par exemple, des pistes et boyaux d’accès était besogne de
territoriaux, c’était tout de même autre chose de se livrer, ou bien
entre «Normandie» et «Calvados», ou bien sur les routes du Calvados et
de la Normandie, à ces terrassements sans gloire, mais qui, là,
n’étaient pas sans péril!...

Et, sous prétexte qu’ils ne se battaient pas, on les laissait, des mois
et des mois, les territoriaux de Verdun, eux comme les autres, enfouis
dans leurs abris boueux...

La boue de Verdun!...

Nous avons connu toutes les boues de cette guerre, qui fut, d’abord, une
guerre dans la boue, désespoir des lyriques: boue de Lorraine, boue
gluante et dont on n’arrivait pas à se dépêtrer, boue de Champagne,
crayeuse et blanchâtre, boue de la Somme et boue de l’Yser: la boue de
Verdun est à part, boue de terrain perdu, repris, cent fois conquis et
reconquis, et où chaque combat, chaque bataille laisse, comme le flot en
se retirant, ses épaves, ses alluvions; et la boue, chaque fois,
recouvrait le tout, s’assimilait le tout, pour arriver à former ce
mélange où il y avait de tout, où l’on s’enlisait effroyablement, mais
où la «récupération» devait être si fructueuse.

Du jour où le commandement décida de tarifer cette «récupération»,
c’est-à-dire de payer au prorata et suivant un barème fixe ces épaves du
champ de bataille, qu’une administration de la guerre, plus sage enfin
et plus prudente, souhaitait, la guerre se prolongeant, de ne plus
laisser perdre et d’utiliser, toute la plaine de Verdun et tous ses
ravins furent sillonnés de chiffonniers héroïques.

On donnait tant pour une fusée d’obus, tant pour un fusil, tant la
douzaine de cartouches ou d’étuis de cartouches.

Et la boue de Verdun dut rendre ses trésors et l’on citait des gars qui
s’étaient fait plus d’un millier de francs, rien qu’en se promenant
ainsi les mains dans leurs poches,--mais en prenant soin de remplir
leurs poches de tous ces objets aussi précieux qu’hétéroclites, et même
leurs musettes.

[Illustration]

C’est vrai qu’il y avait des trésors dans la boue de Verdun, et des
trésors aussi de bravoure, d’abnégation et d’endurance; mais ceux-là, on
ne payait pas pour les récupérer, c’était une récupération superflue,
inutile--c’était par-dessus le marché!...

Ce que l’on ne «récupérera» pas non plus, ce sont les cadavres enlisés
dans cette boue, cadavres de jeunes hommes qui dormirent une dernière
nuit au faubourg Pavé, cadavres d’Allemands aussi que ne rendra plus la
terre de France qu’ils avaient souillée.

Oui vraiment il y avait de tout dans cette boue de Verdun, de tout, du
meilleur et du pire, et même du Boche.

Mais on était à une époque, et engagé dans une aventure, où le cœur
était devenu aussi froid, aussi dur, que les ossements mêlés à la boue
où l’on pataugeait, et que l’on pouvait découvrir au bout d’une botte,
en cherchant à «récupérer» la botte...

[Illustration]

L’homme de Bezonvaux qui, tout caparaçonné de courroies de bidon, des
bidons lui battant les flancs, l’échine et le ventre, était de
corvée,--la plus douce, la plus enviable,--de corvée de pinard, l’homme
de Bezonvaux qui s’en venait chercher du pinard à l’arrière, n’allait
pas s’émouvoir pour si peu, et en attrister cette minute de rare
allégresse; la vie humaine, a écrit Barrès, n’avait alors pas plus de
prix qu’une cerise au fort de la saison: au juste eût-il prêté plus
d’attention à l’aubaine d’une poignée de cerises...

C’est que Bezonvaux était une de ces stations d’enfer, un de ces points
sacrifiés du front de Verdun, où quatre jours durant, d’une relève à
l’autre, il fallait bien se résoudre à vivre séparés du reste du monde,
il fallait renoncer à tout secours humain; la boue, par là, devenait
marécage, aucun ravitaillement d’aucune sorte n’y pouvait passer, même
les petits ânes que l’on voyait trotter si vaillants le long du ravin.

En sorte que l’arrière,--tout est relatif,--l’arrière et ses délices
c’était l’autre côté du marécage, la région où l’on recevait bien encore
des obus, certes, mais où l’on pouvait espérer recevoir autre chose que
des obus; le paradis, vu de l’enfer de Bezonvaux, c’était l’étang de
Vaux.

J’ai gardé de l’étang de Vaux un souvenir extraordinaire. C’était un
site ravissant, et qui n’avait pas cette mélancolie que la plupart des
étangs prêtent au paysage. Jadis un petit village, plaisant et coquet,
se mirait non loin, que fréquentaient les pêcheurs amateurs de fritures,
et dont il restait exactement autant que du village de Fleury,
c’est-à-dire exactement rien.

Mais je ne pense pas qu’aux jours de fêtes votives, ou pour la plus
brillante ouverture de pêche, il y ait jamais eu autour de l’étang de
Vaux une foule aussi pittoresque, une animation comparable à celle qu’y
apportait le voisinage de la bataille.

Ce n’était pas une animation fiévreuse et guerrière, comme au faubourg
Pavé. Il n’y avait ici aucun préparatif militaire, mais seulement des
tonneaux en perce, des étalages de boîtes de conserves, du papier à
lettres, de la parfumerie!...

[Illustration]

Une coopérative divisionnaire avait installé sous des tentes, le long du
chemin d’amoureux qui longe capricieusement et surplombe l’étang, comme
de petites boutiques de kermesse; et c’était une véritable kermesse où
se pressaient les hommes de Bezonvaux et d’ailleurs, où ils oubliaient
en une minute et pour une minute la nuit d’angoisse qui avait précédé,
et le jour atroce qui viendra,--une kermesse, la kermesse de l’étang de
Vaux, la kermesse des fiancés de la mort. Et au-dessus, le fort de
Vaux, et là-bas les fumées de Briey...

Quel poète allemand écrira maintenant cette ballade de l’étang de Vaux,
car c’est bien un sujet de ballade allemande... Sous la lune, au
crépuscule, la brume blanche qui emmousseline l’étang, c’est le linceul
des morts de Verdun, qui, à l’entour, se sont couchés un soir dans la
boue, sans linceul...

[Illustration]

[Illustration]



[Illustration] LA DEUXIÈME MARNE


_29 mai 1918._--Et nous y voilà. Nous sommes arrivés à
Neuilly-Saint-Front en même temps que les premiers obus sur la gare. Je
n’ai pas «fait» Charleroi, je n’avais pas encore vu de retraite; tout le
long de la route, un défilé ininterrompu de véhicules de toute espèce,
charrettes à bœufs, brouettes, voitures d’enfant, et, là-dessus, les
objets les plus hétéroclites, empilés dans la hâte du départ; les femmes
ont mis sur elle ce qu’elles avaient de plus beau, leur chapeau de
cérémonie, dont les fleurs pendent, lamentables, et dont on n’oserait
pas sourire... Un pauvre vieux, infirme, que l’on transporte dans son
fauteuil roulant. Pas de plaintes, pas de cris; une sorte de stupeur;
des fantômes dans la poussière... Le général revient du corps d’armée:
nos bataillons doivent se tenir prêts à être engagés au fur et à mesure
des débarquements. Une limousine: des camarades de l’armée--l’armée qui
avait failli se faire prendre à Belleu, et qui, après avoir touché barre
à Oulchy-le-Château, va maintenant établir son quartier général à
Trilport--en attendant. Ils sont bien gentils, bien affectueux, ces
charmants camarades--et ils pensent bien dîner ce soir à Paris... La
nuit est venue, une belle nuit pour les avions. Sur la place, devant
l’église, des groupes de réfugiés et d’évacués, enveloppés dans des
châles, dorment sur des caisses. Un Monsieur très entouré, avec un
magnifique képi: c’est le sous-préfet. Il pérore; il assure que la
situation est excellente, qu’il vient de recevoir des nouvelles, et que
les Français viennent de reprendre Fère-en-Tardenois--Fère-en-Tardenois
d’où nous avons vu, cet après-midi, s’élever à l’horizon de grandes
colonnes de fumée, les dépôts que l’on avait fait sauter... De pauvres
gens recueillent avidement les paroles du sous-préfet; un vieil homme,
la tête toute tremblante, l’a pris par un bouton de son dolman:--Faut me
dire la vérité, Monsieur le Sous-Préfet, parce que je suis un bon, moi,
vous savez, moi, je suis un rouge!... Et le sous-préfet, exalté par sa
propre éloquence:--Rentrez chez vous, bonnes gens, les Boches sont en
pleine déroute, vous pouvez dormir tranquilles, vous n’avez rien à
craindre, c’est votre sous-préfet qui vous le dit!... Cependant,
impressionné moi-même, je me suis approché de ce fonctionnaire
enthousiaste et si bien renseigné, je me présente, je demande à M. le
Sous-Préfet de vouloir bien m’accompagner à l’État-Major du général de
division, qui sera heureux d’apprendre de sa bouche ces nouvelles
rassurantes qu’il vient de donner à la foule. M. le Sous-Préfet me suit
de fort bonne grâce, il sera ravi de faire la connaissance du général.
Le général est en train d’achever un dîner hâtif; le sous-préfet accepte
une tasse de café, s’installe, et, très à l’aise:--Alors, mon général,
quoi de nouveau?


_30 mai._--Quelle tristesse, cette maison où nous avons passé la nuit,
cette maison si confortable, que les propriétaires avaient meublée avec
autant d’amour que de mauvais goût, et qu’ils ont dû abandonner en une
heure... Des croûtons de pain traînent dans la cuisine; il y a encore,
dans le jardin, un petit jouet au milieu d’une allée, un arrosoir...
D’heure en heure, les nouvelles arrivent plus inquiétantes;
Château-Thierry est pris... Toute la population de Neuilly-Saint-Front,
hier encore si frémissante, est partie dans la nuit. Le sous-préfet a
disparu avec tout son enthousiasme et toute son éloquence. Il n’y a plus
un civil. Et voici des régiments (ce qui en reste) qui descendent,
l’arme à la bretelle,--ils viennent de là-bas, du côté des Boches: eh
bien! oui, quoi, les Boches arrivent...--et, dans les boutiques
ouvertes, dont les marchands se sont enfuis, un soldat entre, en
passant, puis deux, puis dix, qui font main basse sur les bouteilles,
les boîtes de conserves:--Autant nous que les Boches!... Deux chasseurs,
dans la grande rue, courent après un petit cochon qui crie, et les
hommes gouaillent: «On les aura!...» A 4 heures, ordre de départ pour
Sommelans. Nous allons, tant bien que mal, établir une ligne de
résistance face à l’est, en arrière de Château-Thierry.

[Illustration]

Au moment du départ, près de la voiture à fanion et du peloton de
l’escadron divisionnaire, j’aperçois deux civils importants, qui
s’entretiennent avec le général et son chef d’État-Major; je les
reconnais: c’est M. Abel Ferry et M. Renaudel; des bribes de leur
conversation viennent jusqu’à nous: «D’ici à deux jours, la situation
sera stabilisée... Il arrive des quantités de troupes...--Il faut que le
pays tienne jusqu’à octobre...»--Et ils filent... Au revoir et merci!
Nous sommes à Sommelans, installés chez l’institutrice. Comme elle a dû
avoir peur!... Le lit est encore défait... C’est un désarroi inouï de
papiers, de plumes de chapeaux, de rubans, dans les armoires, les
tiroirs renversés, au milieu de la chambre. Et il y a encore des fleurs,
de grosses pivoines rouges et blanches sur la cheminée... Elle avait un
piano, l’institutrice de Sommelans, et était abonnée aux _Annales_ et
aux _Grandes Modes de Paris_.


_31 mai._--Nous avons quitté Sommelans un quart d’heure avant les
premiers obus. A Licy-Clignon, à la maison d’école; sur le tableau noir,
cette dernière leçon: «Mercredi 29 mai: Instruction civique: la défense
nationale.» Et les «travaux à l’aiguille» des petites filles, surjets,
points de croix, canevas aux tapisseries ingénues, précipitamment jetés
au bas d’un placard. On vide consciencieusement les caves et les
basses-cours; ne s’y mêle-t-il pas un scrupule patriotique? Les
habitants ont recommandé, en s’enfuyant: «Brûlez plutôt ce que vous
n’emporterez pas!...» Chasses aux lapins et aux poules. Et dans chaque
maison l’armoire à linge, et l’armoire à confitures... Quelques
ivrognes, la chaleur aidant. Un homme d’un régiment qui monte a troqué
son casque contre un chapeau haute-forme. Dans une écurie, nous
découvrons un petit âne gris; dans un hangar, une charrette abandonnée:
nous attelons l’âne à la charrette, pour transporter nos sacs, et les
appareils de signalisation. De nouveaux ordres. On nous charge de
défendre la ligne de Château-Thierry avec des

[Illustration]

troupes que nous ne connaissons pas, des coloniaux, des malgaches. La
division s’établira à Crogis, nous à Montcourt. Et nous voici, de
nouveau, en route, avec notre âne... Un petit vallon délicieux, quelques
vieillards encore sur le pas des portes, dans les jardins; une vieille
femme qui lave son linge,--longtemps nous entendons le bruit du battoir,
frais, paisible, monotone... La canonnade se rapproche, les
mitrailleuses. Hantise de l’infiltration boche, à travers les pentes
boisées qui nous entourent, avec la nuit qui vient. On entend les coups
de sifflet des patrouilles: patrouilles françaises ou patrouilles
allemandes? On décide que l’état-major de la division et celui de
l’Infanterie divisionnaire passeront la nuit dans une ferme voisine,
plutôt que dans cet étroit vallon de Crogis, inquiétant et peu sûr. Et
nous montons à pied à la ferme de la Nouette. Des lueurs d’incendie dans
toutes les directions; au-dessus de Château-Thierry, ce sont de
continuels éclatements. La nuit est divine. Dans les champs, nous
troublons un cochon égaré, deux chèvres blanches. La ferme, immense, est
sens-dessus-dessous. Et le général, silencieux et seul, s’assied à
l’écart sur un banc, dans la vaste cuisine, dont les cuisiniers ont
déjà pris possession, allumant du feu, préparant le café.


_1ᵉʳ juin._--Repli vers Villiers-sur-Marne. Nous ne savons toujours rien
des troupes que nous avons devant nous. Départ à cinq heures du matin;
nous nous gardons avec nos cyclistes, nos éclaireurs montés; les
Allemands seraient sur les hauteurs qui dominent Montcourt et où tient
encore l’escadron divisionnaire. Notre départ fait se lever, dans la
grande cour, une nuée de pigeons. Et nous chevauchons au milieu des
chants d’alouette... Arrêt à la ferme de Beaurepaire. La situation se
précise; nous aurons avec nous une brigade de cavalerie (le bataillon
pied à terre des hussards), et un régiment américain. Le risque sera
donc un peu moins grand de nous faire enlever comme la nuit précédente.
Cette ferme de Beaurepaire est une merveille. Quelle vie agréable et
saine on devait mener là!... Il y a un billard, un piano, de vieux
meubles; et puis un grand attirail de chasse, une collection de
cravaches, des éperons... Et toujours l’armoire aux confitures... Voici
les Américains qui montent en ligne. Ils avancent comme s’il n’y avait
pas de Boches, ni surtout d’avions boches mitraillant les routes. Aucune
précaution; une rafale vient d’en coucher une dizaine par terre; et ça
n’a pas l’air de les émouvoir autrement: «C’est la guerre!...» Ils ont
fait halte devant Beaurepaire. Un Américain se risque à entrer dans la
cour pour prendre de l’eau; il prend aussi une poule, qui s’était
aventurée trop près de ses longues jambes; d’autres entrent, à leur
tour, mis en goût; et ce ne sont bientôt plus qu’Américains avec, sous
le bras, deux, trois poulets... Et dans le crépuscule qui vient, au
crépitement des mitrailleuses, au bruit sourd de la canonnade, se mêlent
les cris des poules effarouchées... C’est la guerre!...


_2 juin._--Réveil à 4 heures du matin. Ça va mal. La division de gauche
est fortement pressée, et, à notre droite, la division

[Illustration]

Marchand a décidément perdu la partie nord de Château-Thierry. Ordre de
faire sauter le pont d’Acy. On m’envoie alerter le colonel américain, et
le prévenir qu’il pourrait bien se trouver engagé dans la journée. Il
fait d’ailleurs une matinée exquise; je reviens à travers champs.
Canonnade intense. Et puis ça se tasse. Vers midi, (après déjeuner), on
redevient presque optimiste. On a de meilleures nouvelles de la division
de gauche; la progression allemande serait arrêtée de ce côté, du moins
pour aujourd’hui. Le cycliste d’un de nos chefs de bataillon, qui avait
été fait prisonnier hier, a réussi à brûler la politesse aux Boches. Il
est là. Le colonel lui remet la médaille militaire; il ne s’y attendait
guère; il est blanc d’émotion. Le colonel se dispose à ajouter cinquante
francs de sa poche, pour arroser la médaille; mais tout en causant, il
s’aperçoit que ce cycliste est «dans le civil» un gros entrepreneur de
maçonnerie qui doit être beaucoup plus riche et gagner beaucoup plus
d’argent qu’un colonel; alors le colonel a économisé ses cinquante
francs.


_3 juin._--Le colonel L... a planté sa canne quelque part dans le bois;
c’est son P. C. Nous sommes auprès de lui, consultant la carte. Tout à
coup des obus se mettent à tomber, pas loin, avec le bruit
caractéristique, sous bois, des branches brisées. Et je remarque une
fois de plus cette affectation que l’on met, en pareil cas, dans un
groupe d’officiers, à continuer, comme si de rien n’était, avec plus de
volubilité même, la conversation commencée,--simplement un petit clin
d’œil de côté, vers la direction où «ça tombe». Ce soir, après dîner,
dans la grande cour de la ferme, nous admirons les six cochons qui
restent et se vautrent ignoblement dans le fumier,--«ils se camouflent,
c’est prudent!» a dit assez plaisamment P..., le chef d’état-major. Et,
de fait, six avions boches passent au-dessus de nous, à une assez grande
hauteur, en formation triangulaire, comme des canards sauvages. Près de
la mare, le major du bataillon américain dort, roulé dans sa toile de
tente, son appareil téléphonique suspendu à un arbre au-dessus de sa
tête, et à côté, accroché également, un réveille-matin.

[Illustration]


_4 juin._--Nous avons été relevés cette nuit par les Américains. Exquise
vallée de Domptin, si fraîche et boisée. A Bezu-le-Guery, nous
retrouvons le 152ᵉ; son colonel est en train de se raser; il descend en
pyjama, sa barbe à moitié faite. Les pertes: 650 hommes, 17 officiers. A
Montreuil-aux-Lions, la 2ᵉ division américaine est dans toute la fièvre
de l’arrivée et de l’installation; un luxe d’autos, de camions, de
side-cars, de motos, et quelle poussière sur cette route! Nous ne sommes
plus du tout chez nous, mais en Amérique: et pourtant la jolie petite
église qui domine le village est si française! A la mairie, le général
Pershing est en conférence avec le général Degoutte: quel sort étrange
que celui de ces petites mairies de campagne, qui semblaient uniquement
vouées aux comices agricoles et aux conseils de revision, et qui
s’inscrivent dans l’histoire par de semblables entrevues et de tels
conseils de guerre! La division américaine et la présence du général
Pershing ont aussitôt attiré ici une mission de journalistes américains.
V... l’accompagne, à qui un député, paraît-il, a déclaré hier à la
Chambre: «Nous ne traiterons pas sans l’Alsace-Lorraine. Nous
poursuivrons jusqu’au bout la solution militaire!» Fortes paroles! A la
Sablonnière, nous allons voir le groupe de chasseurs; les chasseurs en
ont supporté de rudes, pendant ces cinq jours: il reste 100 hommes au
bataillon de B..., et 250 au bataillon M... Le commandant M... a été
cerné trois fois et s’est trois fois dégagé; il est encore frémissant,
et il laisse pousser sa barbe. Nous cantonnons à Chamoust, une pauvre
petite ferme qui a été saccagée: on suit la trace des troupes en
campagne aux plumes de poulet. Autour de la ferme, un bataillon de
chasseurs de la division voisine, qui descend comme nous, et un autre
bataillon qui monte. Ceux qui montent ont placé des sentinelles aux
issues et des avant-postes. Cinq avions boches donnent la chasse à l’un
des nôtres et l’abattent. Au loin, la canonnade roule; lueur des
départs: c’est l’artillerie américaine qui s’entraîne. Le petit jardin
de la pauvre ferme est tout garni de roses, de mères-de-famille, de
pieds d’alouette, et d’innocents œillets blancs dont mon ordonnance a
mis un bouquet dans ce qui me sert de chambre.


_5 juin._--Et nous voici dans la calme et confortable maison de M. B...,
ancien notaire à Saâcy-sur-Marne. Nous sommes venus le long de la Marne.
Tristesse de ces petits villages évacués presque complètement, et si
verts, si «villégiature à deux heures de Paris». Sur la route, nous
doublons les bataillons de chasseurs; et ils ont défilé devant nous au
pont de Nanteuil: le 43ᵉ, clairons en tête; il a encore 250 hommes; le
59ᵉ derrière, n’a plus que 100 hommes, et plus de clairons. Et ces
hommes défilent encore allègrement, en tournant la tête à droite, et
certains avaient mis des fleurs au bout de leur fusil.


_11 juin._--La Ferté-sous-Jouarre. Dans la grande rue, où la moitié des
boutiques ont leur devanture fermée, des camions et des camions, amènent
des Américains sur la ligne. Une impression de gaîté et de force. Au
retour, les camions vides; dans l’un d’eux, debout, un convoyeur,
véritable excentric-comic, se démène et fait la parade, coiffé d’un
chapeau haute-forme: serait-ce le chapeau que j’avais déjà vu, quand
nous retraitions, à Licy-Clignon?

[Illustration]


_Sans date._--L’aumônier divisionnaire nous raconte qu’au cours de la
retraite, à Dammard, il était arrêté à chaque pas par des soldats--tout
un groupe d’artillerie--qui lui demandaient à se confesser, et qu’il
confessait là, en pleine rue. Il était débordé, et il a fini par se
fâcher: «Vous avez donc peur?»


_Sans date._--Déjeuner chez le commandant M..., à Forchamps, avec les
officiers du 43ᵉ B. C. P. et le colonel D... Fanfare, champagne. On a
déjeuné sous une tonnelle de fleurs et de branchages, construite en
deux heures, ce matin, par les sapeurs du bataillon. Les places vides
des camarades tués sont déjà tenues par d’autres.


_Dimanche._--Sur la promenade de la Ferté, le long de la Marne, les
petites tentes des Américains, si comiques avec leurs pantalons haut
relevés jusque sous les aisselles, des pantalons de clowns. D’aucuns
canotent. Un phonographe joue un two-step. Sur un banc, au milieu de cet
exotisme frénétique, quelques promeneurs du dimanche, et des enfants qui
jouent. Le colonel prend une photo d’un groupe, qui mange la soupe en
plein air; un soldat américain s’en aperçoit, pique une pomme de terre
au bout de sa fourchette, qu’il tient au port d’armes.

Ces soldats mettent à leur instruction une bonne volonté, une
application extraordinaires. Les exercices de tir, les «spécialités» les
passionnent; le grand sport c’est, lorsque la mitrailleuse a été
démontée, ou le fusil mitrailleur, de se faire bander les yeux pour en
rassembler les pièces «comme dans la nuit». Tout de même, comme ils
n’avaient pas été payés, paraît-il, depuis leur arrivée à La Ferté,
l’autre jour, à l’exercice, pendant la pause, comme les chasseurs qui
leur servent de «mannequins» pour les démonstrations et l’entraînement,
étaient allongés dans l’herbe, un Américain s’est approché d’un clairon,
lui a pris son instrument, et a joué «la solde».


_Sans date._--Instruction américaine. Grand exercice de démonstration,
progression de la section, avec incidents figurés: prisonniers boches,
barrages (les chasseurs, vautrés dans l’herbe, agitent des fanions
rouges pour simuler les lignes d’éclatement), prise de la tranchée
ennemie. Deux mille Américains comme spectateurs. Des têtes étonnantes
de lutteurs romains ou de clowns excentrics. Les majors, tout jeunes, en
bras de chemise, et avec leur insigne au collet de leur chemise. Le
général de division, général Cameroun, qui rit aux éclats et crie:
«Camarade» à l’épisode des prisonniers.

[Illustration]

C’est le général Cameroun qui déclare gravement: «Dans cette guerre, il
faut avoir un cinématographe dans la tête!...» A la fin de l’exercice,
la fanfare du 59ᵉ joue l’hymne américain. Et alors le colonel du
régiment, jusque-là impassible, visage de cinéma pour jouer les
_Mystères de New-York_, bondit au milieu de la prairie, en agitant son
grand chapeau, et pousse des cris inarticulés, des «you-you», des
sifflements aigus en l’honneur de la France, répétés aussitôt par les
deux mille Américains. Tout cela, dans un site délicieux de vieille
France, un plateau au-dessus de Reuil, avec, au pied, les boucles de la
Marne, et, sur les bords de la Marne, une vieille demeure Louis XVI qui
contemple cet étrange spectacle de tous les yeux étonnés de ses fenêtres
ouvertes.


_3 juillet._--Nous allons occuper le secteur de
Vendrest-Vaux-sous-Coulomb. Ce que ce village de Vaux, où nous nous
installons, a d’assez désagréable, c’est que les Boches nous y tiennent
sous le feu d’Hautevesnes, d’où il s’agira de les déloger d’abord, quand
nous attaquerons. L’attaque se fera «en direction d’Hautevesnes.» En
attendant, ici, nous sommes «vus d’Hautevesnes», ce qui oblige à
certaines précautions, et a fort endommagé la ferme qui nous sert de P.
C. Mais il y a un petit jardin avec des roses merveilleuses, un chat, un
chien, une vache et trois vieilles femmes qui, comme le vieux pauvre du
«Noël» de Debussy, n’ont pas voulu s’en aller. L’une d’elles, de ces
trois vieilles, garde la clé de l’église, une délicieuse église romane
avec des traces de fresques naïves sur les piliers. La nef a été trouée
avant-hier par un obus. Nous allons organiser un P. C. souterrain à
l’entrée du village, près de la maison dont le grenier nous sert
d’observatoire et où les observateurs ont découvert, pour rendre leur
poste tout à fait confortable, un mobilier de la plus pittoresque
variété; ils découvrent aussi, cela va sans dire, les Boches
d’Hautevesnes,--qui le leur rendent bien. Cependant, je visite des
potagers abandonnés, où je me régale de groseilles, de petits pois crus
et de fèves excellentes. Je rencontre une des trois vieilles, la
propriétaire des fèves, qui me déclare qu’on la coupera en deux plutôt
que de la faire partir. Elle couche dans une petite cave avec ses
poules, qu’elle a réussi à sauvegarder. Elle paraît moins préoccupée de
la guerre et des obus que de la sécheresse, depuis que les conduites
d’eau ont été crevées, et d’un certain mulot, qui mange les racines de
ses choux, qu’elle guette toute la journée, armée d’une bêche, et
qu’elle ne peut arriver à surprendre...

_Sans date._--Le colonel du 152ᵉ habite les communs du château de
Brumetz. En 1914, les Allemands, passant par là, ont su que le château
appartenait à un officier, et ils l’ont soigneusement brûlé. Ils n’ont
tout de même pas brûlé les arbres du parc, qui est superbe, mais où des
tirs de toxiques nous empêchent de nous promener. Le cuisinier du
colonel s’est installé une petite cagna dans la niche à chien: _Villa
Mounet-Sully_ (il s’appelle Mounet); et cette inscription désabusée:

    Quand l’obus ici tombera,
      Mounet vécu aura...


_Sans date._--L’église de Gandelu, haut perchée, avec l’obus qui est
entré juste derrière le maître-autel. Et les prix des concours
d’archers, des «Saint-Sébastien» exposés tout autour de l’église,--il y
en avait de toutes les époques et de tous les styles,--et que le
bombardement a fort endommagés: indiscutable supériorité des obus sur
les flèches...


_Sans date._--Deux chasseurs de la division voisine qui avaient été
faits prisonniers au Chemin des Dames viennent de rentrer après avoir
circulé quinze jours dans les lignes boches. C’était un guide de
Chamonix avec un de ses cousins. En sa qualité de guide, spécialisé dans
la clientèle allemande, il parlait admirablement l’allemand. Employés
par les Boches pour enterrer leurs morts, ils ont pris leur uniforme à
deux de ces morts, un officier et un soldat. Le guide, revêtu de
l’uniforme d’officier, faisait passer son cousin pour son ordonnance.
Arrêtés par les sentinelles, «l’officier» a déclaré qu’il commandait une
compagnie de minenwerfer, et qu’il était venu reconnaître des
emplacements pour ses pièces. On les a laissés passer.


_9 juillet._--Nous déménageons de Vaux-sous-Coulomb. Je regretterai les
roses. On nous ramène à Coulomb, grand village qui n’a pas été encore
trop démoli. Le presbytère, avant de nous abriter, fut certainement
l’asile d’un curé apiculteur. Une photographie suspendue à la place
d’honneur, dans la salle à manger, représente l’excellent prêtre au
milieu de ses ruches, avec une vieille dame, assise sur une chaise, une
dame plus jeune qui joue de la mandoline (_sic_), et une petite fille en
robe à carreaux... De nombreux Américains se succèdent dans ce temple de
l’apiculture, et pourront admirer la dame qui joue de la mandoline parmi
les abeilles. Mais ils viennent de préférence pour être conduits à
l’observatoire de la Grange-Coulomb, qui est ce que l’on fait de mieux
dans la région comme observatoire, et d’un accès assez facile. C’est
dans les greniers d’une ferme superbe; il a suffi d’enlever quelques
tuiles du toit, et, par les ouvertures ainsi pratiquées, on a braqué des
appareils de repérage aux lueurs, et notre jumelle à ciseaux. On voit
toujours Hautevesnes...

[Illustration]


_13 juillet._--Trois visiteurs de marque pour l’observatoire, trois
Américains importants, dont l’un, qui rit tout le temps, mais n’entend
pas un mot de français, est un gros banquier, habillé d’ailleurs pour
la circonstance en colonel, le «président de la commission des achats»
nous confie l’officier de l’armée qui l’accompagne. Quels achats? Il a
une Rolls-Royce impressionnante et des cigares étonnants. A minuit nous
arrive un message de l’armée transmis par la division: d’après un
prisonnier qui «paraît digne de foi», les Boches déclencheraient cette
nuit leur grande offensive. Nous nous sommes couchés tout de même, et il
n’y a rien eu du tout.


_15 juillet._--Eh bien! ils l’ont déclenchée en effet, leur fameuse
offensive, mais seulement la nuit dernière, entre la Main de Massiges et
Château-Thierry. Ils ont passé la Marne à Jaulgonne, comme il était
annoncé. Mais, dès maintenant, il ne semble pas que ce soit la réussite
foudroyante. Un officier boche prisonnier a déclaré: «Nous venons
d’avoir notre 16 avril!...»--C’est cela.


_16 juillet._--Le berger va répondre à la bergère; à notre tour
d’attaquer! J’accompagne le colonel à la division, à Vendrest, et,
pendant qu’il doit assister là au Soviet préparatoire, je vais jusqu’à
Lizy-sur-Ourcq, à la cantine américaine, renouveler notre provision de
chocolats,--ces chocolats qui ont un goût sauvage!--de cigarettes et de
cigares. Ces cantines américaines sont vraiment bien approvisionnées;
mais que nous sommes donc bien approvisionnés, nous aussi, en
Américains!.. Il y en a partout, et qui se livrent, dans tous les coins,
à tous les jeux de la guerre, exercices de tir, relevés
topographiques... D’aucuns aussi se baignent tranquillement dans le
canal, et, tout nus, sur la berge, font leur toilette,--comme chez
eux!..


_17 juillet._--On nous a adjoint l’état-major d’une brigade américaine,
qui partira avec nous à l’attaque. Il y a notamment un jeune
lieutenant de vingt ans, tout à fait le Bertie,--le colonel!--des
_Transatlantiques_, qui ne dit rien, semble s’amuser prodigieusement, et
siffle tout le temps, même à table... Nous avons quitté Coulomb, après
dîner, pour nous rendre à pied jusqu’à Vaux. Le ciel est terriblement
orageux. Le jeune Bertie marche à mes côtés, toujours sifflant; il ne
m’a pas encore adressé la parole; et tout à coup, il me saisit par le
bras, il me montre la forme capricieuse d’un nuage qui file au-dessus de
nous: «N’est-ce pas que l’on dirait une femme qui respire une rose?..»
Et comme quelques gouttes d’eau se sont mises lourdement à tomber, voilà
ce surprenant jeune homme qui enchaîne:

    Il pleure dans mon cœur
    Comme il pleut sur la ville...

[Illustration]

«Vous connaissez Verlaine, lui demandé-je, vous l’aimez?

--Oh! oui, Verlaine,--et aussi Béranger...» Mais ce qu’il aime surtout,
ce sont nos dramaturges. A l’Université--qu’il quitte à peine--ils
avaient, paraît-il, un professeur très intéressant, qui leur a fait un
cours très complet sur le théâtre français, depuis le _Jeu de Robin et
Marion_ jusqu’aux dernières comédies de MM. de Flers et Caillavet. Et
puis il a eu cette chance extraordinaire, pendant que la division
américaine était avec nous, à l’instruction, à la Ferté-sous-Jouarre, il
a eu la chance d’être cantonné dans une maison où il y avait la
collection très complète des pièces de l’_Illustration_. Alors vous
pensez s’il s’est régalé! Il y a gagné une admiration toute particulière
pour M. Maurice Donnay. Aussi, quand je lui dis que j’ai cette bonne
fortune de compter M. Maurice Donnay parmi mes amis, quand je l’assure
même que, si nous nous rencontrons à Paris, en permission, ou mieux,
quand la guerre sera finie, rien n’empêchera que je le présente à M.
Maurice Donnay, la joie de mon jeune camarade transatlantique se double
aussitôt de la gratitude la plus touchante; le voilà tout à fait en
confiance avec moi. J’apprends ainsi qu’ils se sont engagés ensemble,
trois camarades d’Université, ils ont débarqué ensemble en France, et
ils se sont donné les noms des Trois Mousquetaires. Lui, c’est Porthos.
Et Porthos me montre un petit carnet où il écrit ses impressions en
français, des impressions très rapides, une ou deux lignes seulement. Il
note par exemple: «Baptême du feu. Porthos se dém...»,--et le mot, si
militaire, est en français aussi; Porthos me demande même, confiant dans
la science d’un ami de M. Maurice Donnay, s’il faut y mettre une ou deux
_m..._ Ainsi nous devisions et passions le temps en attendant l’heure H.


_18 juillet._--H = 4 heures. Au soir, nous avons atteint nos objectifs,
pris 30 canons, fait 400 prisonniers et progressé de 4 kilomètres.


_19 juillet._--Sur les routes libérées, les routes où l’on se promène
maintenant sans être «vu de l’ennemi», vu de Hautevesnes, qui est à
nous... Je ne présenterai pas à Maurice Donnay son jeune admirateur
américain; il a été tué en reconnaissance... Pauvre Porthos!..


_20 juillet._--La «poussée». Près de l’église démolie de
Saint-Gengoulph, dans une carrière où nous passons la nuit, protégés par
nos toiles de tente... Saint-Gengoulph, presque Saint-Gingolph, la
petite station frontière du lac de Genève, qui évoque pour moi de si
jolis souvenirs de vacances... Saint-Gengoulph,--il ne faut pas
confondre!.. B. et H. tués...


_21 juillet._--A travers champs, dans les trous d’obus. P. tué, J.
blessé au ventre. Batteries boches restées sur les positions; à
celle-ci, on venait d’amener les avant-trains pour détaler en vitesse.
Les trois chevaux ont été tués, les jambes en l’air, et le cadavre du
conducteur est coupé en deux... Des tanks passent, en se dandinant,
pareils à de vieilles dames précautionneuses...


_22 juillet._--La ferme des Vallées. L’officier boche qui a couché ici
avant moi a laissé un exemplaire tout crayonné de l’_Enfant_ de Vallés,
où il semble qu’il apprenait, à ses heures de loisir, la littérature
française...


_24 juillet._--La Maison du Bois a été enfin enlevée à la baïonnette.
Nous gagnons le bois du Châtelet. Cadavres de quatre ou cinq Boches, les
plus audacieux, ceux qui se sont avancés le plus loin, jusqu’à la route.
Et des nôtres aussi, trop des nôtres... Comme les morts du champ de
bataille ont tout de suite un aspect, des poses, de Musée Grévin; c’est
ce qui les rend moins émouvants, peut-être, moins effrayants... A la
corne Est du bois du Châtelet, emplacement de la nouvelle Bertha qui
devait tirer sur Paris. Un beau travail, vraiment, un gigantesque
travail!... Et si rapidement exécuté!... Car enfin nous y sommes passés
au bois du Châtelet, il y a deux mois à peine, les Boches n’y étaient
pas, et il a fallu amener, dresser cette énorme plate-forme... Nous
allons coucher dessous, d’ailleurs, elle nous sera un abri précieux,
sinon confortable. Le formidable et laborieux effort des Boches, que sa
mise en place représente, aura toujours, du moins, servi à ça...

[Illustration]


_25 juillet._--Nous sommes relevés et quittons dans la nuit notre P. C.
Bertha. Arrivée à Monthiers dans une villa aux volets verts qui a bien
encore des volets, mais plus de toit; un amoncellement de plâtras,
d’ordures, et cette odeur de cadavre... Au jour, nous constatons que le
propriétaire de la villa aux volets verts avait bien choisi son endroit
pour faire construire. Quelle vue sur le village, au-dessus des toits du
village dont les tuiles ont été comme «écaillées» par l’artillerie,
celle des Boches, tour à tour, et la nôtre! On s’installe. Meubles
hétéroclites retrouvés dans les abris boches. L’église elle-même est au
pillage, missels, ornements sacerdotaux... Elle était charmante, cette
église, qui porte cette inscription: «Le Peuple français reconnaît
l’Être Suprême et l’Immortalité de l’Ame.» J’ai trouvé une rose «parmi
les ruines»...


_27 juillet._--En haut du château de Monthiers, panorama du champ de
bataille. Toutes ces côtes, tous ces bois qui ont été si disputés, dont
nous avons tant parlé, la Ferme Pétré, la Grenouillère... Ce n’était que
ça!... Arbres fracassés, trous d’obus. Et des débris d’équipements, des
bandes de mitrailleuses, des tombes hâtives, comme improvisées... Une
petite maison, la dernière du village, écroulée comme les autres, mais
où tient encore l’enseigne: «Sage-femme de 1ᵉʳ classe...» Hélas! ce sont
les hommes qui auraient besoin de sagesse!...


_28 juillet._--Nous faisons, _en sens inverse_, notre trajet d’il y a
deux mois. Sommelans, Neuilly-Saint-Front, c’est tout notre ancien champ
de bataille et de retraite, jalonné de trous d’obus et de tombes. Ah! la
bataille n’a pas «arrangé» le paysage!... Et au fond, nos hommes avaient
bien raison d’emporter au moins les poulets!

Il y a du moins une impression très belle que ressentent profondément
les «terriens» qui sont avec nous: dans les champs les moissons
prochaines, que les Boches avaient respectées parce qu’ils comptaient
bien en profiter,--et c’est, par nous, pour nous, la libération des
moissons...

On nous a assigné Dammard comme lieu de repos. Du village, rien ne
subsiste, que quelques pans de muraille. Le clocher de l’église a été
coupé en deux, du haut en bas, comme une armoire dont on aurait arraché
la porte...

Tandis que je contemple ces ruines, trois limousines passent, vers la
Ferté-Milon; dans la seconde, un vieillard en chapeau mou, qui se
rencoigne à côté d’un général: Clemenceau.

[Illustration]



[Illustration] EN BELGIQUE


On peut regretter, certes, de n’avoir pas fini la guerre en Lorraine ou
en Alsace, de n’avoir pas connu les heures magnifiques où se matérialisa
la revanche victorieuse, où ce qui avait été l’enjeu, le but de cette
guerre, nous l’avons enfin touché de notre main, nous l’avons serré dans
nos bras, pour une étreinte passionnée; on peut regretter de n’avoir pas
été de ceux qui, dans Metz ou dans Strasbourg reconquises, connurent
l’allégresse et la fierté du premier retour, la douceur émouvante du
premier accueil. Du moins, nous aura-t-il été donné de laver la Belgique
de la souillure allemande, d’entendre, nous aussi, monter vers nous des
cris de joie et de reconnaissance, toute l’exaltation de ce noble et
vaillant petit peuple enfin libéré, et, à défaut de nos frères d’Alsace
et de Lorraine, nous nous réjouissons et nous nous enorgueillissons
d’avoir participé aux derniers combats qui délivrèrent nos frères de
Belgique, de nous être, à l’instant suprême de la victoire, trouvé
auprès d’eux, cœur à cœur.

[Illustration]

L’offensive d’octobre 1918 en forêt d’Houthulst, la prise de Roulers,
l’ennemi se repliant précipitamment, en déroute, abandonnant Ostende,
puis Bruges et puis Gand, Audenarde dépassée, et le salut de Bruxelles à
son Roi et à sa Reine derrière lesquels nous marchions nous, la France,
fraternellement mêlés à l’armée, au peuple belges, acclamés par eux et
comme eux--oui, ce sont là, aussi, des souvenirs qui comptent, et qui
paient bien des minutes cruelles.

C’est qu’ils avaient été particulièrement pénibles, ces derniers
combats, pénibles surtout par le terrain abominable qui ne se compare
qu’à celui de Verdun--avec l’eau en plus! Un village comme Langemarck,
qui était mieux qu’un village, un gros bourg florissant, avec un très
beau château, où certains de nos camarades de la cavalerie se
rappelaient avoir trouvé, en 1914, un cantonnement spacieux et
confortable, Langemarck, son château--quelques briques écrasées dans la
boue et qui, à cet endroit où fut Langemarck, lui donnaient seulement
une couleur un peu rougeâtre--comme à Fleury! Pourtant quelque chose
subsistait de ce qui avait été Langemarck, quelque chose de plus que sur
l’emplacement de Fleury: un réverbère!

Oui, dans ce paysage de désolation et de mort, sur ce sol chaotique et
désertique, il n’y avait que cela qui subsistait, qu’un miracle
extravagant avait maintenu debout et fait respecter,--un réverbère tout
tordu, que le bombardement infernal qui, tout autour, avait tout nivelé,
n’était point parvenu à abattre, ou qu’il avait dédaigné,--un réverbère
s’élevait encore, saugrenu et dérisoire... Et c’est qu’on le voyait de
loin, car la plaine était sans ondulations, monotone, impitoyable; et
l’on ne pouvait cependant, à cause de la nappe d’eau à moins de 30
centimètres, ni ouvrir une tranchée, ni creuser un abri. Les seuls abris
étaient nécessairement en superstructure, casemates bétonnées, ou
simples tôles métro: métro, c’était leur nom officiel dû à leur forme
pareille, en effet, à la voûte du métro,--ce qui, avec son petit air
bien parisien, nous emmenait joliment loin du champ de bataille, et de
Langemarck.

A défaut de tôles «métro» j’ai vu utiliser comme abris de vieux tanks,
épaves de la furieuse bataille anglaise de 1917. A Langemarck,
précisément, non loin de la tôle métro qui servait de P. C. à un général
de division, des territoriaux avaient pris possession d’un de ces tanks
qui n’avait pu aller plus loin et pour cause: la cause était marquée par
trois petites croix voisines, surmontant les tombes des trois Anglais de
l’équipage qui, lorsque le tank avait été démoli, avaient été en partie
brûlés sur place, puis enterrés là. En dépit de ce voisinage peu
encourageant, nos territoriaux avaient aménagé la carcasse du tank pour
leurs commodités personnelles, et, pour se chauffer et cuire leur soupe,
ils y avaient même installé un petit poêle de campagne dont le tuyau
sortait comiquement de l’ancien capot...

[Illustration]

Et cette région avait été, paraît-il, une des régions les plus riches
des Flandres, des plus fertiles, des plus riantes. Lorsque Bruges fut
délivrée, le général français, qui commandait le détachement de l’armée
des Flandres, et remplissait avec bonheur auprès du roi Albert les
fonctions de chef d’État-Major ou mieux de conseiller militaire, le
général Degoutte songea que les habitants de Bruges, pendant ces quatre
années d’occupation, avaient bien entendu quelquefois tonner le canon,
mais qu’ils ne pouvaient savoir ce qu’avait été cette bataille qui se
livrait à quelques dizaines de kilomètres de chez eux, qu’ils ignoraient
totalement dans quel état les Boches avaient mis toute la contrée
environnante. Et le général fit prier trente notables de Bruges, et les
invita à visiter ce qui avait été le front de l’Yser, de Roulers,
d’Ypres et de Dixmude.

J’eus l’honneur d’être désigné pour guider ce pieux et poignant
pèlerinage. Malgré la fatigue et les difficultés certaines d’une telle
randonnée par les pistes en rondins, que l’on avait dû établir au milieu
de la campagne inondée, et les routes sur pilotis que les lourds convois
avaient dangereusement endommagées, coupées même par endroits, et par
ailleurs encombrées encore de fourgons renversés, de débris de toute
nature, les invités du général Degoutte se montrèrent fort empressés, et
parmi eux l’ancien bourgmestre avait bien voulu souhaiter, tout le
premier, de se joindre à notre caravane, ce noble et charmant comte
Visart, que les Allemands avaient révoqué, et qui, malmené par ces
rustres, sans égards pour ses quatre-vingts ans, leur avait un jour
répondu:

--Fusillez-moi si vous voulez, mais soyez polis!

J’ai dit que mes compagnons, de la formidable bataille qui s’était
livrée si près d’eux, ne savaient rien que les nouvelles plus ou moins
vagues, plus ou moins erronées, que laissait «filtrer» jusqu’à eux la
Kommandantur. Et surtout ils n’avaient pas la moindre idée, aucun
document photographique n’avait encore pu le leur révéler, ils ne se
faisaient aucune idée de cette ruine totale, de cette complète

[Illustration]

dévastation. Alors, imaginez l’impression de ces gens qui avaient encore
dans les yeux l’image de ces plaines flamandes, telles qu’ils les
avaient laissées en 1914, si peuplées et si prospères,--et brusquement
plus rien que ce chaos et ce désert où ils cherchent, sans même parvenir
à en démêler les traces, pas même l’emplacement exact, où ils cherchent
vainement ce qui fut leur ferme, leur maison des champs, la demeure
calme et joyeuse de parents, de voisins, d’amis.

[Illustration]

Pour nous, ce sentiment de stupeur consternée, d’indignation et de rage,
nous l’éprouvions devant Ypres en ruines, oui, un sentiment de tous
points analogue, aussi âprement douloureux et fort que pouvait l’être
celui de nos amis Belges devant leur patrimoine ruiné: des richesses
incomparables, de purs et uniques chefs-d’œuvre comme les Halles ou la
Cathédrale d’Ypres ne faisaient-ils point partie du patrimoine de
l’humanité tout entière, de son patrimoine artistique, et n’est-ce pas
l’humanité tout entière, tout le monde civilisé qui en aura été ainsi
frustré, dépossédé, par la barbarie allemande?

Aussi quel soulagement d’apprendre et de constater que du moins Bruges
avait été respectée, que nous pourrions encore emplir nos yeux de ses
merveilles!...

Je ne pense pas qu’il se puisse imaginer de cadre plus magnifique, pour
un cortège triomphal, que celui de cette Grande Place de Bruges, où le
Roi Albert, la Reine et le Prince héritier, arrivèrent à cheval,
escortés du général Degoutte et de son état-major, tandis que le
carillon du beffroi jouait la _Brabançonne_ et _La Marseillaise_. Les
notes grêles et charmantes de ce carillon résonnent encore dans notre
cœur. Comme il claquait joliment au vent, le fanion du général Degoutte,
fièrement dressé au milieu de la grande place, autour de laquelle
évoluaient les vaillants régiments belges! Sur le perron du Palais
Provincial, devant lequel les souverains belges avaient mis pied à
terre, c’étaient tous les chapeaux haute-forme de la Province, enfin
libérés eux aussi par la victoire, et les uniformes chamarrés des
bourgmestres, du Gouverneur.

Et soudain le Roi Albert, qui nous dominait tous de sa haute taille,
aperçut modestement mêlé à la foule, l’amiral Ronarc’h, avec sa
redingote sombre, tel qu’il était à Dixmude au milieu de son héroïque
brigade de fusiliers marins. Et le Roi et la Reine, lui faisant
gentiment signe, voulurent, pendant la cérémonie, qu’il se tînt à leurs
côtés.

Après tant de _Marseillaises_ et de _Brabançonnes_, d’acclamations, de
carillons et de fanfares,--Bruges-la-Morte était vraiment, ce jour-là,
Bruges la ressuscitée, et il n’y aura pas de trompettes plus éclatantes
au jour du Jugement dernier!..--j’étais allé chercher au Béguinage un
peu de repos et de silence. Le Béguinage, lui, je le retrouvai pareil à
lui-même, aussi calme, aussi recueilli, comme si toutes les agitations
du siècle, et même la guerre, n’avaient pu franchir son pont ni sa
porte, étaient venues se briser à la mouvante barrière de ses canaux...

Seuls quelques enfants jouaient sur la petite place herbue devant la
chapelle.

[Illustration]

Mais en me voyant, ils cessèrent leurs jeux, et, gravement, la main au
bonnet, me firent un beau salut militaire. Je leur répondis en souriant,
et comme je m’éloignais, continuant ma promenade, je m’entendis appeler:

«Monsieur l’officier!... Monsieur l’officier»!...

Je m’arrêtai et tournai la tête: les enfants, maintenant, me montraient
l’un d’eux qui s’était mis à marcher sur les mains, et à exécuter de
superbes cabrioles; et je compris que, renouvelant l’hommage spontané et
naïf du Jongleur de Notre-Dame, ces cabrioles, c’était pour me faire
honneur, pour faire honneur à un officier français, c’était l’offrande
de leur admiration et de leur reconnaissance, à ces humbles et charmants
gamins, pour la France...

C’est qu’ils témoignèrent de tant de crânerie et de malicieux héroïsme,
la plupart de nos petits Belges, pendant les dures heures de
l’occupation allemande! Et non pas seulement par les privations
imposées, qu’ils supportaient si allègrement; mais comme ils donnèrent
du fil à retordre aux lourds policiers boches, que de tours plaisants
où, piteusement, se laissaient prendre la sottise, et la morgue des
officiers de la Kommandantur!...

Cette malice, d’ailleurs, n’était pas l’apanage exclusif de leur jeune
âge; toute la population belge rivalisa d’ingéniosité et d’esprit pour
jouer, duper, ridiculiser ses oppresseurs, et la «Zwanze» fut bien
souvent une arme de vengeance et de défense contre laquelle les
Allemands dépensaient en vain leur rage impuissante. C’est à force de
finesse inventive et subtile que les Belges parvinrent à ne point trop
souffrir des mesures vexatoires dont on cherchait à les accabler,
passant à travers les règlements, tournant l’obstacle, se moquant des
perquisitions.

Nous en a-t-on conté de ces «zwanzes», de ces bonnes farces jouées aux
autorités allemandes, et qui ne dénotaient pas moins de courage que de
belle humeur... Car malheur à qui se serait laissé prendre!

Et tout naturellement ces récits éveillaient en nous l’écho d’autres
récits, tout semblables, que nous avions entendus en Alsace, et cette
analogie vraiment frappante entre l’attitude des Belges et des
Alsaciens, que soulignait un tour d’esprit tout pareil, ajoutait encore
à l’émotion que ces courageux amis nous inspiraient, et à notre
affection pour eux, nous les rendait, si possible, encore plus chers et
plus proches... Ah! en dépit de leurs exigences odieuses, de leur
surveillance tyrannique, les Boches n’en virent pas beaucoup, en
Belgique, de cette laine et de ces cuivres qu’ils prétendaient
réquisitionner, c’est-à-dire voler... Et ils pouvaient bien interdire
les couleurs nationales: un beau matin les étalages des magasins, les
éventaires des boutiques rapprochaient, en toute innocence, des boîtes
noires, côte à côte avec des boîtes jaunes et des boîtes rouges; ou
bien, on peut avoir, n’est-ce pas, une ombrelle rouge, une ombrelle
jaune n’est pas subversive, non plus qu’une ombrelle noire ne saurait
être considérée comme une insulte au Kaiser: et trois jeunes femmes se
rencontrant boulevard Anspach, et se promenant de compagnie, faisaient
briller et tournoyer les chères couleurs de la patrie...

[Illustration]

Alors, en guise de punition ou de brimade, la kommandantur décidait que,
pendant une semaine, pendant quinze jours, pendant un mois, suivant la
gravité de la faute, les habitants de tel quartier devraient être
rentrés chez eux et n’en pourraient plus sortir passé huit heures, sept
heures, six heures et demie du soir!

Et voici que, dans le quartier ainsi consigné, les policiers boches, en
faisant leur ronde, surprenaient, dans une rue obscure, à près de dix
heures, un passant qui se hâtait en longeant les murs!...

Celui-là, son compte était bon, il paierait pour les autres; justement
voilà-t-il pas que, ne se doutant de rien, il s’était arrêté, quel
cynisme! Non, il repart!... Dépêchons!...

Et les policiers, avec des précautions et des ruses d’apaches, se
faufilaient, s’approchaient, et, brusquement, d’un bond suprême,
s’élançaient pour mettre la main au collet du hardi noctambule...

--Phttt!...--le hardi noctambule s’envolait dans les airs: c’était un
mannequin en baudruche que des amateurs de «zwanze» promenaient, du haut
des toits, au bout d’une ficelle...

Cette robuste gaîté, qui avait persisté au milieu des pires tortures, on
imagine sans peine sa formidable explosion, quand il n’y eut plus rien
pour la contenir, quand l’heure de justice eut enfin sonné, l’heure de
la victoire et de la délivrance.

Je ne pense pas que rien se puisse comparer à la joie délirante, une
sorte de délire sacré, qui s’empara de Bruxelles et secoua son peuple
tout entier, et toutes les classes de ce peuple, hommes et femmes de
toutes les conditions et de tous les âges, lorsque la famille royale fit
dans la capitale martyre et fidèle cette rentrée solennelle, à la tête
de la division de Bruxelles, que précédaient des détachements des
troupes alliées: quelle vénération, quel amour s’élevaient de cette
foule vers ce Roi, symbole d’honneur, vers cette Reine, symbole de
dévouement et de grâce, et vers leurs enfants, symboles de jeunesse
triomphante et d’espoir confiant, vers cette exquise et espiègle petite
princesse Marie-José, que nous avions vue, sur la plage de La Panne,
prendre, au début d’octobre, ses premières leçons d’équitation:--«pour
le jour de l’entrée à Bruxelles»; et tout de suite nous avions été
émerveillés de sa crânerie à cheval, et de ses progrès rapides...

Mais, à ce moment, les Boches tenaient encore la forêt d’Houthulst; et,
en attendant de rentrer à Bruxelles, il avait fallu reprendre le chemin
du couvent italien où la jeune princesse était élevée. Avant son départ,
elle avait, par exemple, fait promettre au Roi son père, que «pour le
jour de l’entrée à Bruxelles», on la ferait revenir du couvent, et
qu’elle serait là,--et elle était là, en effet, le Roi avait tenu
parole.

Le roi Albert tient toujours sa parole...

[Illustration]

On ne saurait défiler avec plus de perfection que ne fit la batterie
d’artillerie anglaise, dont les caissons aux roues étincelantes, et les
chevaux qui semblaient tous d’un équipage de maître, étaient un prodige
d’astiquage et forçaient l’admiration; le détachement américain
s’avançait dans le frémissement que causaient partout les réserves qu’on
sentait en lui d’énergie jeune et tranquille.

Mais pour nous autres Français, les mots sont impuissants à dire
l’enthousiasme qui s’attachait aux pas de nos soldats à fourragère
rouge; ce n’étaient pas des fleurs que nous jetait le peuple de
Bruxelles, c’était son cœur!... Et j’entends encore les voix grêles et
fraîches de ces petites orphelines, sagement rangées au bord d’un
trottoir de la rue de la Loi, sous la conduite et la surveillance de
bonnes vieilles religieuses, et à qui les bonnes religieuses, en agitant
de petits drapeaux français et belges, faisaient entonner, en
l’entonnant elles-mêmes les premières, les paroles de _la Marseillaise_,
chaque fois que passait un officier ou un soldat français!...

Ce cri de «Vive la France!» qui est le plus beau cri pour des oreilles
françaises, des milliers de poitrines belges ne se lassaient pas de nous
en saluer, de le répéter, et c’est encore lui qui, pour nous, dominait
cette marée humaine de la place de l’Hôtel-de-Ville, quand, le soir
venu, dans ce décor unique au monde, nous contemplions tous ces visages
ardemment tendus vers le balcon où devait paraître le Roi, des visages
qui, eux aussi, semblaient alors uniques au monde et les plus beaux du
monde, les visages de ceux qui voient enfin triompher la noble cause
pour laquelle ils ont tout sacrifié, tout souffert: «Vive le Roi! vive
la Reine! vive la Belgique! vive la France!...»

Et puis, pourquoi voudrait-on le taire, il y eut la _Madelon_!

Eh, oui! cette Madelon partie d’Alsace, cette Madelon qui, des Vosges à
la mer, avait fait si joyeusement toutes les étapes les plus dures, qui
s’était installée et avait triomphé sur tous nos champs de bataille,
Madelon n’était pas encore venue à Bruxelles, les Boches ne l’y avaient
point laissée pénétrer, bref les habitants de Bruxelles en étaient
encore aux héroïnes des refrains et chansons de 1914, ils ignoraient
Madelon!

Oh! ils ne l’ignorèrent pas longtemps. Chaque soldat français
s’improvisa professeur de chant; et les élèves avaient une si grande
bonne volonté, tant de hâte empressée, un tel désir d’apprendre!...

Ainsi, pendant trois jours et trois nuits, Bruxelles chanta et dansa
sans arrêt; car par une rencontre miraculeuse et comme si le ciel même
avait voulu prendre sa part de la commune allégresse et témoigner, lui
aussi, en faveur de la justice et du droit triomphants, nous eûmes
alors, malgré l’hiver déjà proche, des nuits d’une clémence, d’une
douceur incomparables.

Et la ville, toute la nuit comme tout le jour, ne cessa d’être

[Illustration]

entraînée par cette étrange et irrésistible danse des kermesses: dans
une rue, quelques musiciens passent, jouant ou soufflant de n’importe
quel instrument, violon, piston ou clarinette--et, il faut bien le dire,
n’importe comment; mais, c’est du bruit, et c’est un rythme...

Et aussitôt, derrière eux, suivant ce rythme, deux, trois passants se
prennent par le bras, et se mettent à se balancer en cadence--deux,
trois, puis vingt, puis trente, puis cent, puis deux cents, la rue est
pleine...

[Illustration]

Et c’est la rue elle-même qui semble agitée de ce balancement
frénétique, par lequel se trouvent emportés d’un même élan tous les
promeneurs, tous les passants, et tout ce monde s’agite ainsi et se
balance inlassablement, bras-dessus, bras-dessous, soldats français,
soldats alliés, femmes, vieillards, enfants, mêlés, pressés, serrés,
haletants, joyeux, infatigables, et parmi lesquels nous reconnaissions
un soir, place Brouckère, bras-dessus, bras-dessous, toujours, et que le
hasard seul avait cependant réunis, bras-dessus, bras-dessous un
académicien français, un colonel américain, et la femme d’un conseiller
d’ambassade...

Ainsi la ronde macabre de ces quatre années de guerre aboutissait à
cette autre ronde; c’est vers elle que nous avaient appelés et guidés
les moulins à vent qui, des lignes ennemies, dès notre arrivée en
Belgique, de leurs grands bras nous faisaient signe: «Vite, vite, amis,
au secours, par ici!...» Et les moulins à vent nous avaient guidés
jusqu’à Audenarde, dont la brute allemande avait, hélas! comme à Ypres,
comme à Furnes, déchiré, déchiqueté en lambeaux les précieuses dentelles
de pierre, et jusqu’au delà d’Audenarde, où je devais voir le dernier
mort de la guerre et le dernier prisonnier.

Ce dernier prisonnier nous fut amené le 11 novembre, vers une heure de
l’après-midi, alors que nous fêtions l’armistice par un déjeuner sans
champagne, nous qui, pendant quatre ans, n’avions cessé de répéter:

«Quel fameux champagne on boira, quand ça sera fini et bien fini!...»

Et voilà qui prouve bien que les choses les plus attendues ne sont pas
toujours celles qui arrivent, qu’on ne réalise pas tous ses rêves, et
qu’on ne fait pas toujours ce qu’on veut; on a, certes, bu du champagne,
et, souvent, et même beaucoup, dans nos popotes, pendant les quatre ans
de guerre. Et voici que le jour de l’armistice, avec l’encombrement des
routes, et les ponts que les Boches, en se retirant, avaient fait
sauter, et que nous n’avions pas encore eu le temps de rétablir,
impossible d’atteindre les ravitaillements, et notre festin de
l’armistice se composa de boîtes de singe arrosées de thé!...

Mais nous étions rudement contents tout de même!...

Et ce fut donc, en guise de dessert, que l’on nous amena, pitoyable et
larmoyant, le dernier Boche qui s’était fait prendre à dix heures et
demie du matin.

[Illustration]

La cessation du feu et l’arrêt sur les positions avaient été fixés pour
onze heures. Vers dix heures du matin, un de nos pelotons de cavalerie,
qui avait passé la rivière, continuait sa progression, quand les
cavaliers de pointe aperçoivent dans un champ une compagnie allemande.
Et ils ouvrent le feu avec leurs mousquetons.

[Illustration]

On voit aussitôt une assez vive effervescence se manifester parmi les
Boches, et l’un d’eux qui se détache et s’approche les bras levés:

«Mais vous ne savez pas!... Vous faites erreur... il ne faut plus tirer:
Krieg fertig!... la guerre est finie!...»

L’officier auprès de qui il avait été conduit interrompit son baragouin,
et, flegmatique, tira sa montre:

«Les hostilités seront suspendues, en effet, à onze heures; il est dix
heures trente. Tu es prisonnier!... Krieg ist Krieg!...»

Et ce fut encore sur la route d’Audenarde qu’il me fut donné de voir le
dernier mort de la guerre, après cette nuit bénie qui précéda
l’armistice, cette nuit du 10 au 11 novembre où le ciel s’illumina de
tout ce qui nous restait de fusées éclairantes, où, aussi bien dans les
lignes allemandes que dans les lignes françaises, se mirent à sonner les
cloches de tous les villages et leurs carillons... Déjà, aux endroits
préparés pour l’avance, les dépôts de munitions, tous ces obus de tous
calibres si soigneusement empilés et rangés, prenaient l’aspect ridicule
des choses effrayantes qui ne réussissent plus à nous effrayer, dont la
menace piteusement est tout à coup avortée: A-t-on écrit la «Ballade des
projectiles qui ne seront jamais tirés?...»

Hélas! sur le bord de la route, un cadavre demeurait comme pour
témoigner que la menace n’avait pas toujours été vaine, que les obus
n’avaient point cessé depuis si longtemps leur effroyable besogne...

Je m’approchai du cadavre: c’était celui d’un jeune Américain.

Il avait été laissé là seul, étendu sur le dos, les yeux ouverts; il
avait dû être mortellement atteint par l’une de ces rafales que
l’artillerie ennemie, avant de fuir, lançait au hasard, pour vider ses
caissons...

Et je songeais qu’il était émouvant et juste que ce dernier mort de la
guerre fût, en effet, un Américain, un de ces ouvriers de la dernière
heure qui vinrent, en suprême renfort, pour décider de la victoire aux
côtés de ses artisans; je songeais qu’il était émouvant et juste de voir
reposer sur la terre belge, saintement libérée, ce jeune héros
d’Amérique, dont les yeux ouverts pour l’éternité regardaient maintenant
vers le ciel apaisé, vers l’avenir...

[Illustration]



[Illustration] TABLE

DES

ILLUSTRATIONS


_EAUX-FORTES_

                                                                   Pages.

Une tranchée de première ligne à l’Hartmannswillerkopf.                6

Une messe à l’Hartmannswillerkopf.                                     8

Le cimetière de Silberloch (Hartmannswillerkopf).                     14

Craonnelle.                                                           30

La cathédrale de Reims, vue de la Neuvillette.                        40

Verdun, vu des remparts.                                              54

La porte Châtel, à Verdun.                                            62

L’église de Dammard.                                                  74

La Halle d’Ypres.                                                     94

L’église Sainte-Walburge à Audenarde.                                102


_DESSINS_

Le rocher de la Mort, à l’Hartmannswillerkopf.                         1

Une cagna au Ballon de Guebwiller.                                     2

En faction (Ballon de Guebwiller).                                     3

Le soldat de N***, du 213ᵉ régiment d’infanterie.                      5

Le Ballon de Guebwiller, vu de l’Hartmannswillerkopf.                  6

Un coin de Haag.                                                      10

Une cuisine roulante à Moosch.                                        11

Un poilu du 213ᵉ régiment d’infanterie.                               12

Maisons bombardées à Steinbach.                                       13

Saint-Amarin.                                                         14

Le viaduc de Dannemarie.                                              16

Une rue de Steinbach.                                                 17

Le miaule (Ballon de Guebwiller).                                     18

Dans le parc du château d’Épaux.                                      19

Un escalier du P. C. Triangulaire.                                    20

Craonnelle.                                                           23

La chambre du colonel d’A*** au P. C. Triangulaire.                   24

La galerie d’accès au P. C. Triangulaire.                             25

Le camp de Dravegny.                                                  27

Les péniches à Maizy.                                                 29

Oulches.                                                              31

Cour de ferme à Maizy.                                                32

Panorama de l’observatoire du P. C. Triangulaire       34 et 35

Un abri en tôles «métro».                                             37

Reims. L’hôtel de ville.                                              38

-- La cathédrale et l’archevêché.                                     39

-- La gare de Petit-Bétheny.                                          42

-- Dans les ruines de la Place Royale.                                43

-- L’intérieur de la cathédrale.                                      45

-- Le faubourg de Cérès.                                              47

-- Le Christ de la cathédrale.                                        50

-- Rue Libergier.                                                     52

Verdun. Les bords de la Meuse.                                        53

-- La citadelle.                                                      54

-- La salle de musique.                                               56

-- La rue des Gros-Degrés.                                            57

-- Le faubourg Pavé.                                                  59

Le P. C. Calvados.                                                    61

La corvée de neige.                                                   64

La corvée de pinard.                                                  65

L’étang de Vaux.                                                      66

Le bois de la Caillette.                                              67

Le cimetière de Dammard.                                              68

L’église de Passy-en-Valois.                                          69

L’évacuation de Chézy-en-Orxois.                                      71

Le château de Passy-en-Valois.                                        73

Lutrin dans les ruines de l’église de Dammard.                        76

Le camp des Américains à la Ferté-sous-Jouarre.                       78

L’observatoire de Vaux-sous-Coulomb.                                  80

L’observatoire de la Grange-Coulomb.                                  83

Croquis d’Américains.                                                 85

Monthiers.                                                            88

Usine en ruines à Dammard.                                            90

Le moulin de Saint-Jean d’Ypres.                                      91

Pilcken.                                                              92

Sur la route de Langemarck.                                           93

Le P. C. de Spriet.                                                   95

La cathédrale d’Ypres.                                                97

Intérieur de la cathédrale d’Ypres.                                   99

La place de l’Hôtel-de-Ville à Bruxelles, le 22 novembre 1918.       101

Le moulin d’Iseghem.                                                 103

L’église Sainte-Walburge, à Audenarde.                               105

Le moulin de Boshmolen.                                              106

Dans les ruines d’Ypres.                                             107

L’Hôtel du Ballon de Guebwiller.                                     109

Un poilu d’Alsace.                                                   111

La rue des Musiciens, à Reims.                                       112

Bougeoirs de tranchées.                                              113

[Illustration]



[Illustration]

TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages.

EN ALSACE.                                                             1

LE CHEMIN DES DAMES.                                                  19

REIMS.                                                                39

VERDUN.                                                               53

LA DEUXIÈME MARNE.                                                    69

EN BELGIQUE.                                                          91

[Illustration]

                       ACHEVÉ D’IMPRIMER A PARIS

                          le 10 Janvier 1921

                                  PAR

                           PHILIPPE RENOUARD

                                 POUR

                     LA S: A. DES ÉDITIONS "SONOR"





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