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Title: Les Parisiennes d'à présent Author: Montorgueil, Georges Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Parisiennes d'à présent" *** by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée, mais quelques erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. Le texte marqué =Texte= est imprimé en gras dans l'original. LES PARISIENNES D’A PRÉSENT JUSTIFICATION DU TIRAGE _Cet ouvrage et été tiré à huit cent dix exemplaires numérotés:_ Nos 1 à 60.--Exemplaires sur papier des Manufactures impériales du Japon avec tirage à part sur chine de toutes les illustrations. Nos 61 à 810.--Exemplaires sur beau papier vélin. Nº =684= Tous droits réservés. _L’ANNÉE FÉMININE_ (1896) LES PARISIENNES D’A PRÉSENT TEXTE DE GEORGES MONTORGUEIL ILLUSTRATIONS DE HENRI BOUTET [Illustration] PARIS H. FLOURY, LIBRAIRE-ÉDITEUR 1, BOULEVARD DES CAPUCINES, 1 1897 [Illustration] _La femme était la femme et s’estimait ambitieuse à prétendre l’être assez. Elle se gardait de disputer à l’homme ses apanages, ne se souciant que des siens. Il lui était suffisant de s’exercer à l’art de plaire ou d’aimer: par expériences et récits d’aïeules, connaissant que l’amour est le souverain maître qui asservit à ses lois jusqu’aux lois. Il lui est venu d’autres visées. Elle prétend à une émancipation sociale et politique qui l’égalera à l’homme en droits. C’est l’assaut livré au vieux code et au vieil usage._ _Les années 1896-97 marquent une étape décisive dans cette direction._ _Cependant le mouvement féministe n’est pas tout le mouvement féminin. La vie parisienne a sacrifié comme devant aux agitations qui lui sont chères, aux imprévus de la mode, du goût et du scandale. L’observateur qui note, au jour le jour, les multiples épisodes dans lesquels la femme a joué un rôle essentiel n’a été que surpris de voir quelle place la campagne émancipatrice tenait tout à coup dans les esprits et dans les faits._ _En sorte que son carnet, pour ce qu’il est simplement fidèle, pourrait être dit le_ Carnet d’un féministe. _Et maintenant, pour les revendicatrices et les autres, Boutet, à votre crayon! Enlevez de verve vos croquis, durant qu’elles passent..._ _--J’ai toujours pris mon temps, répond Boutet. La femme est complaisante à qui s’attarde pour elle; et j’en suis encore à trouver celle qui, se sachant regardée, ne pose pas._ [Illustration] LES PARISIENNES D’A PRÉSENT [Illustration] =2 Avril.=--Les femmes demandent, et ce n’est que justice, à prendre leur part de l’élaboration des lois. Il y a des lois qui président au mouvement de leur toilette, à la forme de leurs chapeaux, à l’arrangement de leurs chignons, à la mode de leurs bijoux, elles les connaissent, les subissent, et ne les font pas. =3 Avril.=--Le cheval est la plus noble conquête de l’homme; la femme est la plus noble conquête du cheval. Ces deux êtres: la femme et le cheval, étaient faits pour se rapprocher. Chez chacun, belle prestance, amour du collier, goût de l’éperon et confiance dans les rênes à ne savoir, sans rênes, où se diriger. Amazone, la femme est la centauresse. En voiture, l’harmonie est parfaite entre sa personne et l’attelage. Nul mécompte n’était venu refroidir des rapports que les hippodromes n’avaient que resserrés. Les nouvelles idées d’émancipation--au cheval inconnues--ont accusé quelques divergences de caractère. La femme refuse le mors, regimbe contre l’éperon et prétend se conduire seule. Elle va en bicyclette. Elle ira demain en automobile--automobile à son tour, indépendante et se suffisant, sans maître, ni dieu. [Illustration] =5 Avril.=--Un prestigieux poète, M. Jean Lorrain, a conté un conte délicieux que de belles filles miment aux Folies-Bergère, _l’Araignée d’or_. L’araignée est Mme Liane de Pougy. Elle n’est pas de Pougy. En entrant en galanterie, après un court noviciat sous son nom d’épouse, elle a pris ce titre. Mais si elle n’est de Pougy elle est bien Liane pour sa souple beauté et ses enlacements. Elle a tendu sa toile sur Paris. Les moucherons s’y prennent, fascinés, englués, dans les fils invisibles et ténus, depuis le petit fondeur chaud comme caille, jusqu’à l’immortel qui donne le spectacle depuis qu’il n’en fait plus. Oh! oui, l’araignée d’or, fait de tout l’or qu’elle aspira et qu’elle dégorge. Sa fonction est nettement sociale. Un tel être inassouvi et charmant est appelé à l’heure voulue. Une fortune s’est édifiée, scandaleuse, de l’épargne de tous perfidement drainée. L’habileté financière en a fait un bloc qui échoit à quelque héritier naturel mais médiocre. Pour le mériter, il ne s’est donné que la peine de naître. Il est riche et connaît l’embarras des richesses. Attends, petit, elle va venir. Elle tendra sa toile. Tu y tomberas. Elle sucera ton or. Et c’est par là qu’elle est nécessaire, car elle le dégorgera ensuite aux quatre coins de sa toile, de Paris, du monde. Liane est un puissant moteur de justice sociale; elle refait la répartition. Les tiens ont pris: elle rend. [Illustration] [Illustration] =8 Avril.=--A Maisons-Laffitte, les jeunes filles ont élu une rosière. Cette localité goûte la vie conjugale: on s’y marie avec empressement. On n’a pu trouver que trente et une demoiselles au-dessus de vingt ans qui fussent en état de célibat, ce qui est tenu pour état de virginité. Réunies à la mairie, après quelques échanges de vues, elles sont allées au scrutin. Les électeurs mâles imiteront ces mineures électrices à qui l’exercice des droits civiques est refusé. Ils connaîtront d’elles ce qu’est une campagne électorale sans calomnies ni injures. Des femmes que la loi n’admet pas à voter, ils apprendront à pratiquer sagement le vote. Au second tour, sans s’être couvertes de fange, les électrices avaient désigné leur élue. Elle méritait cet honneur, travailleuse, d’irréprochables mœurs, soutien des siens et, de plus, jolie fille. Les femmes, en leurs comices, n’égarent point leurs suffrages. Elles vont droit à celle que la logique patronne: blanchisseuses de Paris qu’elles élisent leur reine, ou célibataires de Maisons-Laffitte leur rosière. [Illustration] =9 Avril.=--Les femmes sont réunies dans la salle des Sociétés savantes. Elles tiennent un Congrès. C’est un spectacle que les esprits superficiels espéraient folâtre. Quelques jeunes gens, en hostilité de la femme émancipée ou par amour du boucan, se groupent au sommet de l’amphithéâtre, dans l’ombre. Ils s’en tiendront au rôle d’interrupteurs. Il s’essaient dans quelques facéties; ils sont quelconques. Les cris de bête leur sont plus naturels; on s’y méprendrait. Au bureau, l’on voit déjà s’empresser l’active et ordonnée Mme Potonié-Pierre, la souple slave Marya Cheliga, la fougueuse Mme Bonnevial, l’intrépide Mme Vincent, si affairée qu’elle est toujours en sueur. Les voix de la salle désignent pour la présidence Mme Pognon, à côté de Mme Feresse Deraisme. Mme Pognon est en sa plénitude agréablement blonde; la voix douce et persuasive, élégante d’expression. Son nom soulève une protestation véhémente; deux bras se lèvent et s’agitent: une vieille dame les mène. C’est Mme Léonie Rouzade lançant l’anathème. Elle dénonce le bourgeoisisme de Mme Pognon, propriétaire d’un _Family Hotel_. Elle est tragique et sombre, et dans toute sa petite personne sèche vêtue d’alpaga fait penser à un drapeau noir flottant sur une barricade. A son côté, un vieillard se tient coi, peureux comme un enfant. Il s’efface, très timide, les yeux à terre, les mains aux genoux: c’est M. Rouzade. Mme Rouzade parle de l’état de servitude dans lequel la femme est tenue par l’homme, ce despote,--et son geste désigne M. Rouzade pelotonné et muet. =10 Avril.=--Notre statisticien officiel, M. Bertillon, jette un cri d’alarme. La colonne des naissances est cette année, pour la première fois, inférieure à celle des décès. Au train où nous allons, calcule-t-il, il n’y aura plus de Français en France dans deux siècles. [Illustration] La faute en est aux mœurs. On n’a point d’enfants parce qu’on n’en veut point. Le couple est un maximum; au-dessus, le gendre est suspect d’inconvenance et la bru se fait remarquer. La maternité n’impose plus le respect. Les anciens s’écartaient sur le passage des femmes enceintes; nous faisons des mots sur leur tournure. Les femmes ne sont pas les dernières à ridiculiser les déformations physiques d’une taille que la maternité élargit. Elles raillent autrui et sont confuses, d’elles-mêmes. «Non, moi, ce que j’ai l’air, ma chère, avec ça. Je n’ose pas sortir.» Les femmes plus actives à se répandre en des tâches qui les appellent à l’extérieur, assujetties aux heures fixes et publiques des emplois, sans même les scrupules frivoles de la coquetterie, affectent la crainte des maternités répétées. Ce sont des accidents dont leur situation risque de souffrir, tuant leur gain. Quand leur cercle d’action se restreignait au foyer, elles ignoraient ces affres légitimes. Une autre cause d’émancipation a frappé la femme de stérilité. Elle a repoussé comme humiliantes et seulement dignes d’Agnès les pudeurs réservées à l’épouse. Elle s’est affranchie du respect par où le mari la distinguait des cyniques maîtresses. Il lui épargnait les privautés stériles et les bonheurs énervants, et tout le piment des étreintes blasées. Soupçonnant d’autres choses, éduquée par les propos des coureuses d’avant-garde, ouverte aux sous-entendus du livre, elle a voulu être initiée. Elle l’est. Si savante désormais, elle ne redoute plus le plaisir que le devoir complique. Sa maternité est une surprise. «Les enfants qui nous viennent, disait l’une d’elles, sont vraiment des petits rusés.» A chaque siècle sa philosophie. Les femmes du XVIIIe lisaient Jean-Jacques. C’est la brochure de Malthus-Robin qui occupe le chevet des nôtres. Elles ont une excuse: ce sont les hommes qui la leur ont apportée. =11 Avril.=--Le congrès féminin épuise un ordre du jour trop copieux. Il a mis à l’étude des questions qui ne se passent point de la connaissance du Code. D’où des discussions âpres et confuses. Les étrangères, venues nombreuses, sévères et dignes, point banales, emporteront de cette assemblée une impression désenchantée. La faute en est aux hommes plus qu’aux femmes. Ils sont envahissants. Ils discourent, sonores, fastidieux et vides, et allongent les débats sans les éclairer. Les femmes les souffrent, par orgueil. L’émancipation, qui passa longtemps pour disgraciée et inapte à plaire--si ce n’est à M. de Gasté--n’est point fâchée de ses conquêtes. Ses congrès ne sont encore que des flirts, et elle y affiche volontiers ses amants. [Illustration] =17 Avril.=--Au banquet qui a suivi les travaux du congrès féminin, Mme Pognon a porté un toast à la bicyclette. C’est par la bicyclette que se fera l’émancipation de la femme. L’œuvre d’affranchissement est en bonne voie. La bicyclette égalitaire et niveleuse a créé un troisième sexe. Ce n’est pas un homme, que ce passant en culotte bouffante, le mollet libre, la taille dégagée et coiffée d’un canotier ou d’une tyrolienne, ou même d’une simple casquette de chef de gare. Est-ce une femme? Le pied hardi, la démarche vive, les mains dans les poches, vaquant à son gré et sans compagnon, s’attablant aux terrasses, les jambes croisées, le verbe osé: c’est une bicycliste. C’est la femme affranchie du décorum, délivrée de la tapisserie de Pénélope qui n’avançait pas; lancée à l’aventure, loin du nid; agrémentée d’organes de métal préjudiciables aux autres. Elle a gagné sur sa bécane le procès du costume. Elle se vêt en homme, et ses jambes devenues manivelles ont activé la roue qui la déplace. «A la bicyclette! a dit Mme Pognon, qui a le toast spirituel et franc; à celle qui nous libérera!» =30 Avril.=--«VERNISSAGE, _s. m._, action de vernir, résultat de cette action. VERNIR, enduire de vernis. _Vernir des cuirs_, _vernir un parquet_, _vernir des tableaux_.» (Dictionnaire Larousse.) J’ai été au vernissage--comme tout le monde. Je n’ai vu vernir ni des tableaux, ni des cuirs, ni des parquets. Qu’est-ce qu’un vernissage où l’on ne vernit point? Attendez. Le dictionnaire nous révèle encore que _vernir_ se dit au figuré et signifie donner une apparence flatteuse, brillante: «les éloges des journaux vernissent les auteurs et leurs ouvrages». C’est bien un vernissage que la répétition générale du Salon, seulement ce ne sont pas les tableaux, mais les peintres que l’on vernit--_Vernir, donner une apparence flatteuse, brillante_.--«Mon cher, tous mes compliments: c’est un morceau admirable.--Tu sais... là, sans blague... eh bien, ta machine, ça y est!» C’est dans le grand hall, dont les jours sont comptés, l’éclosion annuelle de fleurs rares, de fleurs étranges, de nuances qui affolent, de parfums qui grisent. La mode, ce jour-là, est là, toute audace dehors. Elle se lance. Ce que la fantaisie peut rêver, elles l’ont rêvé, les Parisiennes si excentriques avec tant de justesse et si mesurées dans ce qui est sans mesure. On les regarde; non les œuvres. [Illustration] Les statues ne sont point jalouses des hommages prodigués aux modèles. Elles disent: «Faites-vous admirer, beautés éphémères: vous n’avez qu’un jour. Le temps a pris hypothèque sur vos lignes orgueilleuses. Nous avons l’immortalité possible. Les ans destructeurs ne nous réservent pas le chagrin des décrépitudes. Nous irons aussi loin qu’il plaira à la destinée, toujours aussi jeunes, et si nous fûmes conçues dans la perfection, toujours aussi parfaites. Vous serez moins qu’une poignée de cendres, que nous nous dresserons encore pour l’admiration des hommes dans la splendeur intégrale de nos chastes nudités.» On pourrait répondre à ces filles de marbre qu’elles sont bien vaines de s’imaginer revivre pour elles seules. Elles ne seront que le reflet de la beauté défunte de nos contemporaines. Elles témoigneront devant les siècles futurs quelles enchanteresses de l’art étaient les femmes à chapeaux extravagants, en robes fourreau et à plis mystiques, qui vivaient en l’an 1895, quand, devant l’artiste, elles n’avaient ni chapeaux extravagants, ni robes à fourreau à plis mystiques. On chuchote, on se pousse devant la Danseuse de Falguière, qui n’a que ses oreilles vêtues et de leurs bandeaux. On dit le nom du modèle, célèbre à l’Opéra. C’est un portrait. «Nue, toute nue... Oh! serait-ce possible? elle aurait posé nue!» Et tout le corps de ballet, saisi d’une pudeur collective, pique un fard. [Illustration] =9 Mai.=--Des fleurs qui font peur, ces orchidées. Magnifiques et hideuses. Leur turgescente splendeur est comme l’aveu éhonté d’un sexe. Elles ont des couleurs nacrées d’entrailles, des bleus gris d’intestins chauds, des pourpres de sang fumant. On ne saurait dire si elles sont nées sous les baisers du printemps ou le scalpel de Dupuytren. Elles ne fleurissent pas: on les opère. Elles sont comme autant d’exceptions pathologiques. Il y a là des anomalies et des interversions. Dans la tiédeur moite des serres fiévreuses, comme des rêves malsains ont rampé leurs tiges; la fleur s’y ouvrit, quelque désir l’y invitant. Et elle apparut dans sa gloire, obscène et pâmée. Une femme approche-t-elle sa bouche de ces corolles de luxure, sans que passe devant nos yeux l’image des cités maudites aux caresses perdues? =12 Mai.=--Il y a une question de Mérode, comme il y a une question d’Orient. Cette «danseuse» du Salon dont le corps frissonnant de vie est d’une humaine, est-ce Mérode sans voile? La ballerine a-t-elle renouvelé, pour Falguière, l’audace de Pauline Borghèse posant devant Canova? Le sculpteur le nie, et le modèle, en pleure, toute confuse de ces clameurs, qui atteignent à l’aigu. [Illustration] Elle ne cherchait point le scandale, c’est le scandale qui l’a cherchée. Petit être d’ingénuité et de charme, dans ses clairs regards, où la calomnie met des perles, on lit la sérénité persistante d’une âme d’enfant. Elle s’effarouche de ce fracas malveillant, car son front apparu entre les rideaux noirs de ses cheveux est un front qui rougit encore. Elle n’a point posé. Elle le dit. Sa dénégation esquisse les gestes grêles et un peu javanais que nous connaissons à la danseuse de marbre. Eût-elle même posé que nos railleries se devraient taire--nos railleries banales qui la harcèlent. Se dévoiler? Et après? N’est-ce pas revenir à la chaste et robuste nature? Mérode se lamente, et de quoi? Vêtue, elle est belle; nue, elle serait la Beauté. [Illustration] =20 Mai.=--Mlle Couesdon prédit toujours, monorime, l’avenir entre ses repas. Un trésor est caché De grands maux vont arriver Un prince blanc s’est montré Y a du sang sur le plancher; C’est dans l’estomac que vous souffrez; Bonsoir, l’ange est fatigué. Le public aussi, semble-t-il. Puis, à Tilly, on parle d’une vachère à qui la Vierge est apparue. La foi qui court au nouveau miracle délaisse un peu l’ancien. =22 Mai.=--_L’Avant-Courrière_ obtient de la Chambre une significative réforme. La femme, dans un prochain avenir, pourra disposer de son salaire. N’était-il point choquant de penser qu’un homme paresseux et brutal, fût-ce pour l’aller boire au cabaret, pouvait exiger du patron le gain de l’épouse? Il convient de distinguer entre ce que la loi permet et ce que les mœurs réprouvent. Le peuple a sa moralité particulière qui est sa loi constante, sa jurisprudence usuelle; et il était admis que l’ouvrière touchât son gain. Le mari, usant d’un droit inique, passait à l’état d’exception. L’exception même c’était trop: d’accord. Les femmes la font disparaître: c’est une victoire. Mais cette victoire n’aura de résultat qu’en ce sens qu’elle sera symbolique. [Illustration] =27 Mai.=--Quelles sont les trois plus belles de nos actrices? a demandé l’_Éclair_. Paris, s’étant mis un accent circonflexe sur l’a, a consenti, comme jadis le berger du Mont Ida, à attribuer la pomme à la plus belle. Le suffrage universel a désigné Cléo de Mérode, Vanda de Boncza et Sybil-Sanderson,--trois étrangères de naissance ou d’origine. Les juges s’en sont tenus aux traits d’une photographie, Brantôme voulait, pour se prononcer, un plus vaste champ de comparaison. Il ne disait belle femme que celle qui avait trois choses blanches: le teint, les jambes et les dents; trois rondes: le cou, l’avant-bras et les chevilles; trois larges: le front, les yeux, les hanches; trois petites: les oreilles, la poitrine et... Si minutieux, rencontrait-il jamais la beauté parfaite? Non, sans doute, mais il se donnait tant de plaisir à la seulement chercher--surtout la dernière. =28 Mai.=--Le miracle est à Tilly-sur-Seules. Une gardeuse de vaches a audience de la Vierge. Le rendez-vous est dans un champ, près d’une haie qui se vêt d’une vapeur mystérieuse. La voyante n’est point quelque nonne diaphane qui, d’avoir fleuri la mère immaculée, dans son rêve enfantera la virginale image; c’est une fille épaisse et vulgaire, libre en ses propos d’étables. Elle vaque aux soins des bestiaux, remue son fumier, et sa fourche au repos, vient au champ. Elle s’y agenouille, et l’expression commune de sa face s’éclaire, s’idéalise. Dans l’extase qui la transfigure, ses yeux s’emplissent du divin. Elle commence, entre ses dents qui se choquent, des mots entrecoupés dans lesquels on croit comprendre que la Vierge est là. La vierge s’en retourne, et les prunelles de la voyante suivent, angoissées, sa fuite dans le ciel. [Illustration] C’est fini. L’extatique est redevenue la vachère. Les fervents la pressent de questions. Elle s’y dérobe, rude et brutale. De son extase, il ne lui reste qu’une lourde migraine. O jeune fille élue entre les élues, ô toi, à qui la vierge apparaît; ô toi, qui as l’ineffable douceur de recueillir le son de sa voix, donne-nous de ta jouissance céleste une impression qui te vienne du souvenir.--«J’ai qu’la tête è m’pète! et pis v’là!» =30 Mai.=--Le Congrès féminin de Berlin est, disent les journaux, d’une tenue parfaite. Les femmes de France y sont allées; elles s’y expriment convenablement. L’auditoire, privé du concours des spirituels de profession, écoute, faisant crédit aux doctrines confuses, aux rêves nébuleux. Les congressistes motionnent, fiévreuses, touchantes par leurs bonnes intentions. C’est un grand pas en avant. Si la femme tout de même triomphait, qu’adviendrait-il? On se le demandait, en lisant les dépêches de Berlin, ce soir, dans une brasserie du faubourg Montmartre, où les noctambules s’achèvent. L’un après l’autre, on dévisageait sous le masque blafard des stériles fatigues les buveurs qui étaient là, stupides, niais, alcooliques invétérés. Pas un qui se souciât des fiers problèmes que, là-bas, les femmes agitaient, pas un que l’avenir de sa race troublât. C’étaient des électeurs--à part deux ou trois récidivistes qui, ayant fait pis que pendre, en étaient réduits à être traités comme des femmes. Tout ça votait; mais les mères exactes, les épouses régulières et les jeunes filles instruites ne votent pas. Elles n’ont pas à prétendre à un privilège dont la loi n’écarte ni les imbéciles, ni les ivrognes, ni tous ces mâles qui étaient là et qu’on n’aurait pas voulu rencontrer la nuit au coin d’une urne. =1er Juin.=--Ce ne sont point les idées qui manquent aux femmes: quand elles n’en ont pas, il y a toujours quelqu’un qui leur en donne. Mme Duclerc se flatte d’en avoir une qui est macabre mais peu banale. Au concert baptisé du nom de la dame de céans, la chanteuse qui commence la série des chants reste la bouche ouverte, sans émettre la fausse note qui constitue l’originalité de son répertoire. Là, devant elle, un pendu se balance. C’est une trouvaille de la patronne. Son pendu est resté vingt-huit jours pendu à Marseille; mais il est aujourd’hui dans la territoriale des pendus, et il ne fera que treize jours. Après quoi, quand on le décrochera, peut-être bien qu’il ne sera pas mort. [Illustration] Le monde distingué accourt à cette merveille. On s’informe auprès de Mme Duclerc des particularités physiologiques de ce phénomène. Les dames surtout sont avides de détails précis. «Dis donc, Duclerc, est-ce que c’est vrai, ce qu’on dit des pendus?--Oui, ma chère, répond la brune enfant, mais seulement quand il me regarde.» =4 Juin.=--De s’être serrée à l’excès, une Anglaise est morte. Le coroner a défini cet accident: «Lent suicide par coquetterie». C’est le procès du corset, un bien vieux procès et, comme tant de choses dont le corset s’autorise pour se dire utile, toujours pendant. Montaigne le prouva qui disait: «J’en ai vu se travailler à poinct nommé de ruyner leur estomach pour acquérir les pasles couleurs. Pour faire un corps bien espagnol quelles géhennes ne souffrent-elles. Guindées et cenglées a tout de grosses coches sur les costés jusqu’à la chair vive? Ouy, quelquefois à en mourir». Beaux raisonnements mais superflus, d’autant que la médecine n’est pas hostile au corset. Le docteur Lutaud le permet. La doctoresse Gaches-Sarraute aussi, s’il est de sa façon. Torturée, la femme sourit à sa torture. En matière d’atours, pour elle, même où il y a de la géhenne il y a du plaisir. [Illustration] =6 Juin.=--Le boulevard est consterné. Sur le mode mineur, les camelots crient le suicide de Liane de Pougy. Est-ce possible? On veut douter. L’évidence impose son crédit. C’est vrai, notre courtisane nationale, dans une crise de dégoût, a résolu de quitter le monde. Elle a dit adieu à sa femme de chambre. Et comme les oiseaux se cachent pour mourir, elle est allée demander à une honnête amie un lit honnête. Elle a écrit à sa mère, de sa plume bien stylée, un billet signé de son nom d’enfant. Et à ses lèvres, qui avaient fait du baiser une entreprise fructueuse, elle a porté la fiole mortelle. [Illustration] ... Elle se coucha: elle attendit. Les amants, au rendez-vous de ses draps, se hâtaient d’accourir, la mort est plus capricieuse. Au petit jour, elle s’étonna de vivre et en fut charmée. L’amie stupéfaite, manda un médecin. Paris, plusieurs fois dans cette journée, fit prendre des nouvelles. Elle sourit à tout ce dont elle avait dit avoir la nausée, remercia les rivaux sans jalousie de son cercle d’adorateurs, s’amusa des dépits que sa fausse sortie lui fit connaître. Elle reparut aux flambeaux du festin peut-être un peu plus pâle, mais soulagée d’un gros poids: elle avait vomi. Pour ces natures délicates, le désespoir a du bon. Elles se suicident et n’en meurent pas; mais elles se purgent. =7 Juin.=--C’est une chose bien connue des étalagistes. Les mêmes objets par le groupement gagnent en intérêt. Une boîte de sardines isolée n’est rien: des boîtes de sardines alignées, c’est une féerie. Une petite Barrison toute seule, c’est aimable sans plus; cinq sœurs Barrison ensemble, c’est ravissant. Cette grâce de la multiplication avait échappé aux mathématiciens, non aux impressionnistes. Cinq têtes blondes qui dodelinent, cinq jupes qui se retroussent, cinq paires de jambes qui jacassent, cinq paires d’yeux qui marivaudent, cinq bouches qui sourient juste et ne chantent pas de même. Mais surtout, j’imagine, cinq femmes qui s’accordent--c’est pour mettre une salle en délire. [Illustration] Quel homme eut l’idée géniale d’exploiter l’attrait de la similitude? Son nom? Son nom: M. Fleron flaira le succès dans les rues de New-York en voyant passer cinq petites filles vêtues toutes de même. C’étaient les sœurs Barrison.--Déjà!--Il fit des propositions à la famille, obtint d’exhiber ces enfants. Il leur enseigna auparavant le pouvoir d’un bas bien tiré, d’un pantalon bouffant aux bons endroits, d’une chemise dont l’épaulette retombe et s’arrête à temps. Il les produisit. On applaudit. Elles grandirent, et leur perversité innée de fillettes puisa dans sa science une grâce toujours plus ingénue. Il épousa alors l’aînée, Lona, et fut le barnum des quatre autres, Sophia, Inger, Olga et Gertrude. Tous les soirs, dans les coulisses, sa vigilance précieuse s’attarde aux plus minutieux détails. Rien n’échappe à son œil attendri. Il remonte une jarretière, descend un fichu, fait répéter le geste du jupon dont la dentelle encadrera l’encre des bas et la sauce crevette du maillot, qu’il veut très fidèlement tendu sur les cuisses. N’est-ce point sa femme? Sont-ce point ses belles-sœurs? Direz-vous encore que l’esprit de famille se perd? [Illustration] =6 Juin.=--On ne porte que du bleu. Le bleu est décrété. C’était du moins l’opinion à midi. Mais il est le quart, et l’on édicte que le rouge--tel rouge d’un ton précis de truite et d’orangeade--est seul admis aux honneurs du chic. Le vert, cependant, marié au violet... --Où cours-tu si vite, jeune modiste? --Je me hâte toujours à l’aller, Monsieur, de crainte que la mode du chapeau que je livre ne passe en chemin. =7 Juin.=--Ce jour-là fut livré, en un bois situé à Boulogne, près Paris, un combat mémorable. On s’attendait à un engagement sérieux dans l’après-midi. Les curieux étaient venus en grand nombre, alléchés par le spectacle de la lutte. L’affaire promettait d’être chaude, surtout qu’il faisait 25 degrés à l’ombre. La prévoyance des assaillants avait installé d’énormes dépôts de munitions. Vers quatre heures se dessinèrent les premiers mouvements de troupes. Alors, chacun de se dire: «Tout à l’heure, ce ne sera pas tout roses.» Ce qui était d’autant plus exact qu’il devait y avoir d’autres fleurs. La lutte était circonscrite entre les troupes à pied, celles à cheval et celles en voiture. Il n’était que cinq heures quand le premier projectile décrivit une courbe élégante, à trajectoire qui sentait bon. Il atteignit en plein corsage une admirable jeune fille, victime du devoir, dont le nom est resté inconnu. [Illustration] L’élan était donné, l’assaut fut impétueux. On se criblait avec un zèle infatigable. Les troupes féminines se faisaient remarquer par la maladresse charmante de leur tir et par leur grâce. Un vieux stratégiste constatait--lorgnette à l’œil--qu’il n’est pas nécessaire qu’il pleuve toute la nuit pour que les troupes soient fraîches. Quelles étaient jolies et joliment équipées. La vieille garde même, à défaut d’admiration, imposait le respect pour sa vaillance et sa tenue. Le champ de bataille présenta bientôt l’aspect d’un véritable champ de carnage. On se battait presque corps à corps. Quelle lutte est plus excitante, quand les deux sexes sont en présence! Pivoines cramoisies, timides bleuets, obèses hortensias, délicates roses rosées, étoilées marguerites: c’était un feu roulant. [Illustration] Les munitions s’épuisaient, les assaillants aussi. Puis le jour baissait. On avait aux lèvres la prière de Josué: «Soleil, arrête-toi sur la vallée du Bas-Meudon». Mais ce fut la lutte qui s’arrêta. Elle avait duré trois heures. La victoire resta au Bien. Mais la terre était jonchée des cadavres sanglants des roses, et les œillets blessés agonisaient... =16 Juin.=--Une femme vieille, laide et sordide a été assassinée sur un grabat. En 1840 parut un livre intitulé: _les Belles Femmes de Paris_, chapelet de laudatifs en l’honneur des jolies Parisiennes de ce temps-là. Il y est parlé d’une nouvelle venue dans la capitale qui est baronne et bas-bleu. Lancée dans l’émancipation, amie de George Sand, elle passe pour écrire des vers et des œuvres en prose. Les thuriféraires qu’elle prie à souper disent son esprit et sa beauté. Ils tiennent sa noblesse pour irréductible. N’a-t-elle pas pour oncle l’ancien ministre de Charles X? C’est un Montbel; il l’ignore, mais elle ne l’ignore pas. Elle porte, jeune fille, ce nom de Montbel; son mari y joint le sien aussi ronflant, M. de Valley. Personne ne s’avise de gratter le blason de l’époux. Sa femme est baronne, va pour baronne. Une jolie femme, à Paris, a les titres qu’elle veut,--il lui suffit de les prendre. Rentrons chez la vieille assassinée, morte dans la sanie, rongée de vermine, hideuse. La loi sait son nom. Cette morte, étranglée par une société d’adolescents, est la baronne de Montbel-Valley. C’est la muse au salon littéraire qui fut, par ses charmes, reine de Paris sous Louis-Philippe. Que de traités superflus sur l’art d’être belle, quand il n’en est point sur l’art de vieillir! =14 Juin.=--On ne savait pas saint Médard si parfaitement acquis aux courses. Pour le Grand Prix, il a cru devoir suspendre le jeu de ses œuvres et de ses pompes. Aurait-il d’autres tuyaux que des tuyaux d’arrosage? Pas d’eau! Les femmes n’ont fleuri l’hippodrome que de parasols. Foule inouïe, empressée et élégante. Le monde officiel au grand complet; il ne manque pas un bouton de guêtre... présidentiel. Est on venu pour le gagnant? C’est douteux. Il n’est plus le héros de jadis dont le nom se répercutait dans une acclamation sans fin. On en parle comme d’un personnage ordinaire. Les heureux qui ont eu le nez de sa veine le traitent comme un billet de loterie sorti au tirage. Cette année, ils sont courroucés. «Quoi! ont-ils l’air de dire, nous avons aventuré la forte somme sur un candidat si médiocre, et c’est tout ce qu’il rapporte! Jouez donc des veaux!» [Illustration] Ce n’est pas le noble coursier qui nous vengeait de Waterloo. D’ailleurs, les Anglais s’abstiennent. Le Jardin de Paris s’en plaint. L’insulaire qui augmentait les tarifs, prodigue dans le gain et généreux dans la perte, ne franchit plus la Manche. Tout s’en va, jusqu’au respect montré au vainqueur. Qui se soucie de ses traits? Qui colle à la muraille le portrait de sa monte. Autrefois, il suffisait de l’avoir bouchonné pour être illustre. Un palefrenier de Gladiateur faisait un beau mariage. Approcher du vainqueur, le flatter, passer sur sa croupe en sueur ses gants frais étaient une faveur insigne. Les femmes n’adoptaient de couleurs que les siennes. Qui d’elles portera cette année les couleurs d’Arreau? Victorieux à peine applaudi, célèbre une seconde, qui passe, qui est déjà passé... =25 Juin.=--Lona Barrison s’est détachée du peloton. Elle se montre seule, montée sur un bidet blanc. Elle chante d’une voix acidulée comme un bonbon anglais. [Illustration] A pied ou à cheval, les petites Barrison inspirent des folies. Un gentilhomme autrichien s’est suicidé. Avant de mourir, il exprima le vœu que l’une des cinq sœurs Barrison accompagnât son convoi. Il a été exaucé. La gazouillante oiselle a déposé sur son cercueil un bouquet d’oranger. Cette fleur était le commentaire du refus dont l’amoureux était mort. C’était «l’impossible, mille regrets» des demandes sympathiques qui excèdent la mesure. [Illustration] =8 Juillet.=--Devant la beauté sans voile de la femme, M. Pierre Loys a chanté un cantique renouvelé de la volupté grecque. Hymne des pamoisons et des enlacements, chœur des fatalités charnelles, prière des lèvres d’elles à elles incendiées, en la symphonie littéraire qui a pour titre _Aphrodite_, il a donné aux Parisiennes le regret de n’aller ni assez amoureuses, ni assez nues. Ces éphèbes sont sévères; ce sont des ingrats. Au vrai, son pastiche des anciennes est conçu d’après les modèles que la vie plaça à portée de ses sens. Ce qu’il sait de l’Aphrodite antique est ce qu’amoureuses et nues, apprirent à ses curiosités printanières les divers Chryséis que héla son baiser. _Aphrodite_: c’est l’antiquité vue par le trou de serrure d’une chambre d’hôtel du quartier Latin. =10 Juillet.=--La Parisienne adopte en marchant un nouveau geste. De la main gauche, elle saisit largement l’étoffe des jupes dont elle se ballonne. La marche accuse ce moulage callipyge dont on devine que la fermeté n’est pas exempte de douceur. Henry Somm qui, par ses croquis au jour le jour, continue La Mésangère, remarque que le mouvement de coquetterie, chez la femme, s’est déplacé depuis cent ans. Le XVIIIe siècle était tout à la gorge qui était nue et s’offrait. La femme aujourd’hui n’est préoccupée que de sa croupe. La croupe est le centre de sa toilette, et par là même de ses préoccupations. =13 Juillet.=--Sous la protection du comte Robert de Montesquiou, Douai a rendu un délicat hommage à une femme, Marceline Desbordes Valmore. Ce fut une âme aimante qui souffrit. Elle souffrait de qui souffrait. Elle avait mal à la douleur d’autrui. Trop haute pour être d’un parti, elle fut avec les vaincus de tous les partis, et, insouciante de ses propres blessures, se pencha sur tous les blessés. En poésie, elle n’était pas parmi ces ciseleurs qui n’oublient, leur coupe ciselée, que d’y exprimer le sang des grappes. Mais en la sienne elle se plut à n’exprimer que le sang de ses veines. Paris l’a connue et méconnue. Cette muse éplorée l’exaspérait. Quoi, toujours des sanglots, des demandes de secours et des appels à la pitié! L’importune qui troublait la noce! Toutefois, il a voulu que sa pierre s’ajoutât à l’édifice douaisien. Il ne l’a pas apporté d’une main pieuse, il l’a lancée avec sa fronde. Il s’est acharné à démontrer pour la circonstance que l’épouse du pauvre Valmore avait flirté avec M. de Latouche. Ce scandale fut la souscription de Paris. C’est bien parisien. Coppée, Anatole France, Sarah Bernhardt ont racheté cette action laide en parlant, tour à tour, devant l’image qui représente la poétesse, «la tête inclinée à gauche, a dit Coppée, pour écouter son cœur». [Illustration] =14 Juillet.=--On prenait la Bastille. On prend les tailles. Ici l’on danse; la cordialité des accueils et leur facilité établissent l’allégresse. On est en confiance; il n’est jour où l’on s’aime plus vite et pour le seul plaisir de s’aimer. La galanterie le sait et fait relâche. La Vénus Cloacine se donne congé et se répand dans la foule, toute pensée commerciale bannie. La gaîté est énorme et communicative. Elle décide les bouderies qui capitulent à la lueur sautillante des lampions. Il y a du tutoiement dans l’air. Familiarité charmante qui rapproche et fusionne. Les sages-femmes l’ont remarqué: c’est le jour où le plus de petits citoyens datent leur entrée dans le monde. Combien de femmes avouent, confuses de l’impromptu: «J’avais rencontré son père à un bal du 14 juillet!» Les mères de famille n’en prendront point qu’alarmes. Il ne s’ébauche pas au son du piston, les valses alternant avec la _Marseillaise_, que des idylles douloureuses, mais aussi de sûres fiançailles. On boit, on hurle, on danse. Les événements se précipitent. Et l’amour prend la Bastille. [Illustration] =21 Juillet.=--La vogue des vogues, qui la dira? Pourquoi sont-elles si tyranniques et si brèves! Pourquoi cette indifférence aujourd’hui pour ce qui, hier, nous enfiévrait? La satiété ne serait-elle que la limite de nos désirs? Nous avons eu les déshabillés au théâtre: des petites femmes qui faisaient devant nous ce qu’elles font chez chacun de nous. Elles ôtaient leurs bas, dégrafaient leur corset, changeaient leur chemise. Elles se levaient, se couchaient, se tubaient. A ce spectacle, d’une banalité échouant dans la bassesse, nous avions des frissons dont le diagnostic eût été humiliant. Les moralistes criaient: «C’est la fin d’une race.» Aux moralistes on disait: «C’est le plein d’une mode; vous vous indignerez encore qu’elle n’existera plus.» Elle n’existe plus. Sommes-nous meilleurs? Sommes-nous corrigés de l’obscène? Sommes-nous plus purs? Le lit a quitté le théâtre. Le paravent est replié. Les spectateurs sont revenus à la vertu pratique de simplement s’être aperçus qu’ils n’étaient que sots de payer à l’orchestre pour ne pas voir ce qu’ils voient chez eux sans payer. =27 Juillet.=--«Vous avez fait une étude sur les _Déshabillés au théâtre_, me dit un député, M. Georges Berger. C’est bien. Trouvez-vous point qu’il serait légitime de la faire suivre d’une étude sur celles qui les vinrent voir? On se plaît à décrire des états d’âme: vous tenterait-il point, l’état d’âme de cette femme honnête, curieuse de filles en chemise et de chansons toutes nues? Elle est souffletée dans sa pudeur et s’en amuse. Elle a des minauderies pour les baladins des tréteaux qui l’outragent dans sa féminité. Elle ne tolérerait point qu’en son salon, fût-ce par inadvertance, un homme lui manquât d’égards; et un malotru, sur les petites planches, qui l’insulte et l’assimile aux prostituées, la fait sourire. Dans des bouges où des filles la tutoient, elle se frôle à des pierreuses et à des ivrognes. Elle n’a pas même cette hypocrisie qui était un hommage rendu par le vice à la vertu. Elle va bravement, front découvert. A quoi bon? elle ne rougit plus. Quelle âme est l’âme de cette femme? Vous avez déshabillé l’interprète: déshabillez la spectatrice.» Elle ne nous révélerait pas une femme inédite, mon cher pays. La femme moderne est celle d’hier et de demain. Nos aïeules allaient aux Porcherons, et l’éloquence triviale de Ramponneau n’ajoutait pas à leur fard le rouge de la confusion. [Illustration] Vadé les surprit au cabaret, apostrophées par les blanchisseuses. Quand zon va boire à l’Écu, Tant pas tant tortiller des ... Quand zon va boire à l’Écu Tant pas tant tortiller du ... La Bruyère, avant lui, les avait coudoyées sur les berges, pendant la saison des bains. En ces temps candides, un costume mythologique était admis: c’était les déshabillés à la Seine. La Bruyère, aux promeneuses, de qualité, et seulement assidues de ce lieu quand des tritons s’y ébattaient, La Bruyère vit des éventails. Il n’en fut pas dupe. Il en savait la soie transparente. On appelait ces éventails pour nudités: «des lorgnettes». L’état d’âme d’une époque, serait-ce pas, mon cher député, une très simple vieillerie qui s’appelle l’âme de tous les temps? =7 Août.=--Paris a fui--mais ne s’est pas fui. A quatre heures de la Madeleine, il a porté ses vices, ses caprices, ses obligations, ses contraintes, ses tics, le conventionnel de ses mœurs et sa vie compliquée. Cet exode s’appelle déplacement. Ce n’est que cela: il s’est déplacé, il a changé de place. Les habitudes empilées aux bagages avec les robes de ces dames suivaient de toute la vitesse du train. [Illustration] =10 Août.=--La cantinière du 2e zouaves, morte à Vichy, est bien connue partout; mais elle est inconnue au 2e zouaves. La mère Ibrahim, disent les zouzous, quès aco? On consulte les vieux à qui ce nom ne rappelle rien: les anciennes cantinières de l’armée d’Afrique n’en ont pas souvenir. On presse l’enquête qui ne livre pas la clef du mystère. Il semble acquis que la mère Ibrahim, cantinière au 2e zouaves, et décorée, n’était ni Ibrahim, ni cantinière, ni du 2e zouaves, ni décorée. C’était une jongleuse, qui vivait de ses tours. Le dernier est bon. Sa légende héroïque est cependant à peine ébranlée. Les légendes sont indestructibles. Nous avons douté de l’authenticité de cette histoire. Quelqu’un viendra demain qui réparera ce grand acte d’iniquité et prouvera que la mère Ibrahim n’a jamais mystifié ses contemporains. Elle aura un jour sa statue, faite avec le bronze des canons qu’elle n’a ni pris--ni versés. [Illustration] =15 Août.=--La mer ne se flatte pas d’être aimée pour ses beaux yeux glauques. La mer se sait un prétexte et ne s’en fâche pas. Elle monte sur la plage: sa grande voix y est couverte par les potins. Il y a près des cabines des gens dont elle n’a jamais lavé les pieds et qui lui tournent le dos. Ils sont occupés au défilé des demoiselles sur les «planches»--ce trottoir de Trouville. Elle s’estime alors simple intruse et redescend avec un air de murmurer, très confuse et timide: «Si je vous gêne, faut le dire?» [Illustration] =17 Août.=--Il a des ailes, il est frivole, il est léger. De celle qui rêve, accoudée dans la fraîcheur du soir, il approche. Elle le chasse, il revient. Sorti par la porte, il rentre par la croisée, ironique et dansant. Femme, qui que tu sois, il est, sera ou fut ton maître. Sa flèche est acérée. Là! te voilà prise. Irritée et confuse, tu pleures, tu souffres, tu enfles. --C’est l’amour qui l’a atteinte? --Non, c’est un moustique qui l’a piquée. L’existence est empoisonnée par toutes sortes de ces petits cousins insinuants et perfides, friands de nudités, et ne donnant aux filles que des caresses qui leur laissent des rougeurs. [Illustration] =25 Août.=--Une petite boutique d’horlogerie faubourg Saint-Honoré, provinciale, grise et discrète. Entrons. Au comptoir, une vieille dame, comme on en voit dans les images un peu passées. Elle est d’avenante et digne figure; le front sans ride est couvert de neige. A travers ses lunettes, elle examine, mécontente, l’arrivant: c’est peut-être un client, et cette espèce qui erre, tatillonnant, d’un objet à l’autre, et liarde, l’exaspère. «Vous désirez?--Madame, rien...» Elle se rassérène. «Je venais vous parler de Musset.--De M. Musset; asseyez-vous.»--Et sa figure s’éclaire, indulgente et attentive. L’horlogère, au Bottin dame Martelet, fut jadis cette Adèle Collin, qui a été la bonne de Musset. «Sa gouvernante», précise-t-elle. Elle l’a assisté dans ses crises dernières; elle lui a fermé les yeux. Elle parle du maître qui n’est plus avec une admiration humble, abondante en souvenirs, amoureuse de la chère mémoire à laquelle elle continue ses soins de servante dévouée. La chronique est pleine depuis quelques jours du scandale de Venise. Elle a connu George Sand à travers la souffrance du poète; elle lui est hostile. Elle ne dit rien de nettement accusateur. Elle n’a que guetté son grand homme aux petites choses. Ce qu’elle souligne, ce sont les allées et venues dans la maison. Elle a compté les belles dames et soupçonné les extases, mais c’étaient des extases très comme il faut. M. Musset n’aimait pas les dévergondées de sentiment. Sa volupté avait ses pudeurs. Sur Elle quelquefois, Lui s’est appesanti dans ses fièvres: plaintes très douces comme des plaintes d’enfant. Elle se les rappelle, et elle est dure à celle qui tortura le plus ce grand nerveux, ignorant qu’en l’amour il aimait surtout la torture d’aimer. Adèle n’alla pas à Venise. Ce qu’elle connaît de la liaison tourmentée, c’est la confidence des scènes triviales; ces scènes de brouille dans des chambres d’auberge, où l’amour se promène en marmotte et le chandelier au poing. Il était plein de ces souvenirs ridicules, le poète, quand la muse lui dit: «Prends ton luth!» Et il fit la _Nuit d’Octobre_. La bonne dame, dans les paperasses et les lointains de sa mémoire, remue devant nous, ces cendres. Musset en sort plus grand. Par quel effort admirable nous donna-t-il, avec la bassesse et la banalité de ses propres disgrâces, l’illusion des maux sublimes et, tout en étant inhumains, plus qu’humains? =28 Août.=--Trois veuves vivaient en paix; l’ennui survint, et voilà les feux d’un cercle allumés. Ces veuves, riches de loisir, disposant d’un hôtel superflu contigu au leur, ont eu l’idée d’ouvrir, rue Duperré, un cercle de femmes: _Ladies club_. [Illustration] C’est un nid capitonné, élégant, froufroutant. Il est spacieux et intime. Une table d’hôte offre ses succulences à la gourmandise, péché mignon des jolies bouches, et surtout péché tardif. Rien n’est omis de ce qui est indispensable. Les cabinets de toilette sont à souhait machinés pour les ablutions. Le cercle a bibliothèques, vaporisateurs et poudre de riz. On lira. Comme on ne s’est pas bâti un refuge pour bâiller sur ses lectures, les journaux de mode seront abondants. La forme des ouvrages préoccupera plus ces dames que celle du gouvernement. Leur isolement n’est pas une déclaration de guerre ou de principe. Lysistrata n’est point de la fondation. On ne revendique pas, on se délasse. La porte sera fermée au nez des émancipatrices, pour ce qu’on s’estime émancipée assez, ayant licence de vivre à sa guise. On chantera, on fera de la musique, on contera des choses futiles, on médira d’autrui: on restera de son sexe. Un sceptique a dit que ce serait un bon moyen de ramener les maris au foyer: ils seraient sûrs de n’y rencontrer que rarement leurs femmes. Mais les femmes de ce cercle ne devront pas avoir de maris. C’est le wagon des dames seules. =30 Août.=--L’institution du café-concert, atteinte, chancelle. Le cabaret tue le beuglant. Les femmes qui décident de la soirée de ces messieurs ne sont plus empressées à garnir les avant-scènes d’où elles souriaient à Fragson et applaudissaient Yvette. On va à Montmartre, où l’on entend le chansonnier Chose dans ses chansons rosses et le bon poète Machin dans ses œuvres. Oh! ses œuvres! Le Chat-Noir, en mourant, a laissé toute une portée de petits chats, diablement miauleurs, plaisants et farces, qui ont des gentillesses paresseuses et de félines attitudes: ils griffent aussi et mordent. D’aucuns, chats de gouttière, effrontés et le poil droit, sont plutôt incongrus. [Illustration] Une tendance s’indique dans cette cacophonie de matous; un art de demain s’annonce qui rénovera la chanson et dépouillera la revue de ses oripeaux flétris, en la ramenant à la parade par les tréteaux du cabaret. Que la femme, plus qu’à la tabagie montmartroise, était désirable, l’été, sous les arbres en feu, dans la verdure secouée de frissons, sous les platanes aux ramures baignées d’une lumière de songe! On chantait, et c’était pour faire s’évanouir le prestige de ce jardin d’Armide. Mais les sages s’abîmaient dans la seule vision et, pour ne point altérer la sérénité de l’heure, laissaient les cabots chanter et n’écoutaient que leur rêve... =31 Août.=--Trouville: petits chevaux; Deauville: grands chevaux. Et les mêmes types de joueurs, de sportmen, de books. Le monde de là-bas rencontré ici, même les mendiants qui font leur saison. J’ai reconnu mon Clopin Trouillefou de la rue des Martyrs. Il n’a pas manqué la grande semaine. Personne ne l’a manquée. Le bataillon galant est au complet, recrues et vieilles gardes: depuis les nouvelles qui entrent dans la carrière jusqu’aux aînées qui y sont encore--avec leurs surnoms qui attisaient nos désirs de potache: Fanny fanée et toujours Fanoche. [Illustration] =4 Septembre.=--Chez la directrice de _l’Avant-Courrière_, Mme Schmahl, rencontré, amené par M. Menant, de l’Institut, un parsi, homme sage et cultivé, dont le renom dans l’Inde est grand. Il se nomme Malabari. Il n’a point la petite calotte de soie noire, ni la large argrahka marron; son corps n’est pas trois fois ceint de la corde tressée de soixante-douze fils. Il est vêtu à l’européenne et de l’Indien, ici, n’a que le bronze clair de son teint. C’est un apôtre. Il a prêché la liberté du choix dans le mariage, et la liberté pour les petites veuves des nobles castes de convoler si leur complexion amoureuse les y pousse. Car depuis qu’on ne brûle plus les veuves, on ne sait qu’en faire. Le bûcher était encore ce qu’on avait trouvé de mieux. D’aucunes s’y précipitaient avec une ferveur conjugale exemplaire, d’autres hésitaient. Mlle Menant, fort versée dans ces choses, conte qu’un jour un orage éteignit un bûcher. La veuve, à demi consumée, revint chez ses parents, surpris et ennuyés. Ils lui persuadèrent de retourner au bûcher, le temps s’étant remis au beau. Nos Françaises devenues veuves, quand elles brûlent, c’est de se remarier. Leur sympathie va donc, d’instinct, à l’homme qui, là-bas, a éteint les bûchers pour rallumer les feux. [Illustration] =17 Septembre.=--La morale murale a fait son apparition. Elle est née à la vie parisienne. Sur le boulevard des Capucines, en face chez Floury, sur une palissade provisoire, sainte Geneviève lutte contre les pétroles de luxe, recommandés par les femmes affriolantes de Chéret. L’agreste pastoure en ses atours rustiques, qui a vu saint Loup, est chargée de catéchiser les bergères pimpantes qui ont vu le loup--mais non le saint. Trop longtemps, les dessinateurs, soucieux de retenir nos regards, ont peint des Parisiennes lascives. Le rose de leur nudité et le frou-frou de leurs chiffons bariolaient de couleurs vives la rue. Depuis que l’épicerie a ses Watteau, la vélocipédie ses Fragonard, c’était comme un perpétuel et changeant embarquement à Cythère. Quelques puritains s’en sont émus. Ils ont commandé à Puvis de Chavannes une affiche qui ferait chastement la publicité pour la vertu. Cette prédication aura-t-elle un résultat moral? Une petite fille au pied d’un arbre et tout auprès un vieux monsieur qui l’entretient, est-ce d’une expression très claire sur un boulevard qui a ses arbres, ses petites filles, ses vieux messieurs? Il est à craindre que le symbole n’en soit dénaturé. L’affiche est belle et pure. En tant que réclame, elle est inefficace. On ne détache pas les âmes comme les vieilles jaquettes, et la vertu n’est pas un produit qui se lance comme la benzine. =23 Septembre.=--Aperçu au Moulin-Rouge le parsi Malabari. Le libérateur de la femme hindoue étudie la condition de la femme occidentale, cette libérée--quelquefois de Saint-Lazare. Il descend dans la galanterie et s’attriste. Le quadrille naturaliste, ce soir, l’a surtout choqué. Il tolère tout de nos mœurs, non les filles du chahut. --Vos sens sont-ils si éteints, dit-il, sévère, que, pour les ranimer, il vous faille recourir à ces provocatrices? --Les bayadères de vos pays sont lascives aussi et nues. --Elles dansent devant des vieillards, répond le parsi. En évoquant leur vigueur lointaine, elles leur font cette charité de leur en donner, avec le souvenir, une fugitive illusion. O maître ès sciences zoroastriennes, si une danse est sacrée pour ce qu’elle émoustille les vieux, la Goulue n’est-elle point prêtresse? 24 Septembre.--Un peu sorcier, quasi chemineau, ce Jean-Martin Plessis. On le dit bâtard d’un abbé et d’une coureuse de grand chemin. Quand il épousa cette douce Julie Deshayes: «Ce n’est pas possible dirent les bonnes gens d’alentour, il lui a jeté un sort!» De sorte que la pauvre va, de calvaire en calvaire, outragée et battue un peu plus à chaque enfant, dont la dernière est nommée Alphonsine. Lasse d’être abreuvée d’amertumes, elle s’enfuit, avec ses petits, loin du brutal, et bientôt succombe... Alphonsine grandit, tremblante, sous la loi cruelle du père, sans pain que celui qu’elle mendie. Domestique et Chloé de ferme elle rencontre Daphnis. L’idylle est surprise et dénoncée à Martin qui songe à placer la gamine en ville où le fruit vert a de l’attrait. Un matin, les commères s’étonnent de voir cheminer, côte à côte, le colporteur et sa fille, si joliette à présent, brune et mate. Où vont-ils? Quand il revient au pays, seul, c’est une malédiction: «Misérable! tu as vendu ta fille!» Chassé comme un chien galeux, il expire dans un trou hanté, à l’écart. Les années passent. Un jour, à l’auberge de la Poste, à Nonant, descend de la diligence une voyageuse, finement élégante, pâle de la pâleur des convalescentes, ses traits délicats encadrés dans la nuit de ses cheveux: «Ne me reconnaissez-vous point?--Alphonsine!» [Illustration] Elle raconte, devant une assiettée fumante, son histoire. Comment, conduite à Paris, elle y fut ouvrière en modes; comment, grisette elle plut à des commis, courtisane à des banquiers. Présentement elle était la maîtresse d’un poète qui lui donnait un peu d’amour, et d’un grand seigneur qui lui donnait beaucoup d’argent. Mais, prise de la nostalgie du pays natal, elle était revenue voir les meubles honnêtes des auberges pour, toute seule avec son passé, enivrée, le revivre. Vous cherchez la fillette que sa mère arrachait aux coups d’un brutal, la mendiante aux pieds nus; la faneuse qui pour un verre de cidre s’associait aux libres chansons des moissonneurs; la Chloé qui, à l’ombre des pommiers, se donnait à Daphnis: la voici. Affinée, fantasque et ondoyante, celle que le village a connue Alphonsine Plessis, dans la cité conquise par sa grâce morbide, a trouvé une seconde marraine. La fille du sorcier est devenue la _Dame aux Camélias_. Le poète qui lui donnait un peu d’amour s’appelait Alexandre Dumas. Elle lui inspirait à son insu le chef-d’œuvre que Mme Sarah Bernhardt a repris. Le poète n’a pas été ingrat. Magnifique plus que le grand seigneur son rival, et plus riche, il a payé la fille de joie en immortalité. =28 Septembre.=--Les savants ont découvert une lumière rebelle à l’analyse. Un laboratoire, pour les expériences, est installé au Casino: «Entrez, Mesdames et Messieurs, on commence de suite.» [Illustration] Voilà l’écran, la machine électrique, le tube de Crookes. Une seconde d’explication par un personnage déjà connu qui a présenté des femmes tatouées, des naines et des géantes. Il passe au fait. Quelques expériences banales, vite abrégées. Mais voici que redouble l’attention. Une femme monte sur la scène: «Vous allez voir les jambes de Mademoiselle.» La science est décidément une belle chose. Et qui donc parlait de sa faillite? Mademoiselle s’installe devant l’écran; on fait la nuit. Dans la lueur mystérieuse, la jambe, pourtant cachée sous les jupes, se dessine: silhouette rigoureuse, ferme, accusant l’étreinte de la jarretière, au-dessus du genou, très haut. Les filles de cinq louis qui montent au ciel, même à moins, n’ont point de souci de ce qui se trame là contre leur négoce. Cependant, si les rayons X étaient capturés dans les jumelles portatives, ne deviendraient-elles pas les demoiselles visibles à l’œil, nues? Elles s’en moquent, par pratique, connaissant qu’en ces amours paillardes et goulues, le charme du mystère n’est compté pour rien. [Illustration] =2 Octobre.=--La verve des revuistes s’exerce cette année sur les femmes qui revendiquent. Leur sottise est à hauteur de ce genre de produit. Il faut rire: d’où ils concluent qu’il faut rire de tout et par les trucs habituels. Les leurs sont simples; c’est une manière de poil à gratter philosophique: on exhibe une demoiselle dont la toilette accuse l’androgynat, perruque blonde et monocle. Elle montre ses jambes plus gentiment que son mari: il est à la maison, biberonnant les moutards. Le compère, outré, lui dit ses quatre vérités sur un air du Caveau. La commère, à peu près nue, l’approuve au refrain, et reprend en chœur sur un petit temps de gigue. Les spectateurs applaudissent à cette moralité qui les touche. Ils font même bisser. Mais la gigue n’est pas étrangère au bis. [Illustration] =3 Octobre.=--Homson disait de l’Angleterre: «Rien n’y est plus constant que l’inconstance des ajustements.» Cette inconstance n’est pas qu’anglaise. Nous avons vu régner les manches plates, puis les manches bouffantes, puis les manches plates, et revoici les manches bouffantes. Nos féminins en sont ravis. Ces boursouflures appellent leurs bons offices au vestiaire. L’énorme vessie ne s’introduit dans le manteau que par le concours d’une main empressée. «Vous permettez, Madame?»--«J’allais vous en prier, Monsieur...» L’officieux insère dans la manche extérieure les plis rebelles, courant de l’aisselle à l’épaule, s’attardant aux environs. Ce n’est rien: une attention de galant homme. Il serait assez payé, retirerait-il ses doigts sans un merci. Car le toucher est un sens--et sur ce qui l’emporte du toucher sur la vue ou de la vue sur le toucher, les maîtres-ès-voluptés, disputent encore. [Illustration] =4 Octobre.=--Le Tsar est attendu. Quelle surprise ménager au plus absolu des monarques en visite chez la plus républicaine des nations? Paris cherche quelque coquetterie raffinée dans le puéril et le charmant qui est sa manière. Une idée. En cette saison, les arbres sont nus. Serait-il pas ingénieux de les printaniser? Des fleurs! mais on en sait faire de si jolies qu’y serait pris Juin, fleuriste des prairies et des buissons. Et voilà, dans les branches, juchées des Parisiennes de la rue du Caire qui font la toilette des marronniers du Rond-Point. Le Tsar va passer. En attendant, les souvenirs passent. En ce même lieu, au temps des malentendus, un tsar, avec ses cosaques, défila. Que c’est loin! Nul se le rappellera que pour trouver plus douce l’heure présente. Nul, devant le gentil sire, ne dira, évoquant le contraste: «Des arbres qui fleurissent pour Votre Majesté, les chevaux de l’Ukraine broutaient jadis l’écorce...» =7 Octobre.=--«Vive le Tsar!» L’agile Parisienne a grimpé tout en haut. Elle ne veut rien perdre du spectacle. Sous ses jupes, dont elle ne songe point à corriger les écarts immodestes, les regards polissons trouveront quelque aubaine; mais il n’est de regards que pour Sa Majesté l’Empereur de toutes les Russies. Le voir et le revoir encore, en sa voiture de gala, frêle, un peu blond, l’œil doucement mélancolique, et comme las déjà de sa lourde grandeur. [Illustration] A côté de lui, la Tsarine, les traits dessinés nettement, d’une santé de haute couleur, avec une gravité bonne, s’incline, gracieuse, et, à fleur de lèvres, sourit. Le peuple conquis, sans s’inquiéter s’il est dans l’esprit du protocole, crie: «Vive la Tsarine!» Nicolas salue, à ce cri, la main au bonnet d’astrakan. C’est l’acclamation la plus chère à son cœur. Ce que le Tsar aime en Paris, c’est que la Tsarine en est aimée. [Illustration] =8 Octobre.=--La duchesse Olga est en cela ravissante que ses dix-huit mois en font un simple petit bébé--comme tous les petits bébés. Elle ignore la très grande importance de son entourage, suce son pouce quand le goût lui en vient, bat l’air de ses poings roses, sourit aux anges ou aux cuirassiers et ne demande pas au protocole l’autorisation de se mettre à quatre pattes. Elle est jolie et spontanée. Elle gazouille comme un enfant naturel, boit son lolo et tire à son papa une barbe qu’elle ne sait pas encore impériale. Tant de charmes candides lui ont fait une réputation dans le peuple--où les petites filles ne sont plus appelées désormais que des «petites duchesses», et où les nouvelle-nées ne reçoivent plus que le prénom d’Olga. Et leur biberon est franco-russe. [Illustration] =25 Octobre.=--L’idée de _la Poupée_ à la Gaîté est jolie. Elle est d’Hoffmann; on la lui emprunte de temps en temps. Coppelius invente une poupée. Elle a les gestes essentiels, elle va à pas menus, salue, s’incline et sourit--et sourit comme si elle n’était pas de bois. Une vraie femme se substitue à l’automate et ce vieil homme est sans soupçon--tant il y a de la femme dans la poupée ou de la poupée dans la femme. La poupée de la Gaîté est charmante. Elle se nomme Sully, quoiqu’elle n’ait rien de l’ancien ministre de Henri IV, homme austère. Cette pièce vient à son heure; son succès est symbolique. L’idée de l’émancipation gagnerait, dit-on, jusqu’aux poupées de la vie contemporaine qui ne savent que marcher, s’asseoir ou se coucher. On commence à en voir dans les Congrès. Elles opinent et font des gestes. Si on leur appuie sur le cœur, elles bégaient déjà: «pa» et «man». Il paraît que ça veut dire «parlement», et que cela cache de grandes ambitions. =6 Novembre.=--Jadis, les grands de ce monde faisaient de l’histoire. Aujourd’hui ils font du roman. C’est moins morose. Les salons suivent au jour le jour ce feuilleton qui a pour titre: «L’Enlèvement d’une princesse ou le triomphe de l’Art.» Don Carlos avait appelé près de lui, pour décorer son château, le peintre Folchi. La fille du prétendant vit l’artiste et s’en énamoura, encore qu’il fût marié. Ayant eu vent de l’idylle, Don Carlos congédia Don Juan et surveilla la demoiselle. «Mais il n’est verrou ni grille qui soient sûrs garants de la vertu des filles». Et Dona Elvira, comme une héroïne de Beaumarchais, s’est enfuie. [Illustration] Le père a fait connaître cet événement à ses fidèles: Aux Carlistes, Vous êtes ma famille, mes enfants bien-aimés. Je me crois donc le devoir de vous annoncer qu’un autre de mes enfants, celle qui fut Dona Elvira, est morte pour nous tous. Dieu veuille, dans sa miséricorde infinie, avoir pitié de cette âme malheureuse! Deux consolations me soutiennent dans ce coup terrible qui brise mon cœur: la grâce d’état que j’implore avec la même ferveur que toujours, et la foi que j’ai dans vos prières et dans votre affection, qui me compense de tout. Un père du commun à qui de telles épreuves sont réservées se lamente en secret: un prétendant ne saurait faire savoir son chagrin que par voie de proclamation. Don Carlos, révolté contre les prétentions de l’amour à régner sur les cœurs, a cru devoir, une fois de plus, revendiquer ses droits. Et il a rédigé un appel aux larmes. [Illustration] =15 Novembre.=--A l’ombre distinguée des arbres du Luxembourg, Watteau partage la gloire des poètes. Son buste domine un banc de style rocaille, où quelque belle fille qu’il rencontra à Trianon lui est venue faire hommage des fleurs du souvenir. Si toutes celles qui s’embarquent à Cythère lui apportaient des fleurs, si toutes celles dont les fêtes galantes dénouent les ceintures lui donnaient un souvenir, le charmant reposoir que serait son monument--en toute saison paré, puisque l’amour est de toutes! Peut-être aussi, parfois, au cortège des rieuses et des énamourées, viendraient-elles se joindre celles qui, du pimpant rivage, sont revenues ne rapportant que des blessures et des regrets. Grondeuses, au gentil imagier, elles feraient des reproches, comme à un guide qui les égara. Mais lui, n’en aurait cure. S’il parlait, ce serait pour dire: --Je n’ai point prétendu qu’était fortunée la rive où abordait la nacelle emportant vers Cythère les couples extasiés. J’ai répandu, au contraire, sur les traits des passagers une grâce souriante et triste. L’espoir s’y allie à la crainte. J’ai prévu les déceptions, les gros temps et les naufrages. Les tons de ma palette chantent plus clair que mes sujets, c’est ce qui vous abuse. Mais je savais, pour être son peintre, les tristesses de l’Amour. Et c’est pourquoi, jeune fille, j’ai cette bouche amère et ces yeux voilés de tant de mélancolie...» =22 Novembre.=--Le féminisme à l’Hôtel Drouot. On vend une lettre de sainte Chantal, fondatrice de l’ordre de la Visitation, et grand’mère de Mme de Sévigné. Elle conseille à sa fille la soumission: [Illustration] «Les femmes ce doivent tenir pour des esclaves puisqu’elles sont sujettes aux hommes... mais il faut rendre cette soumission pour l’amour de Dieu qui l’a imposée, et me croiés en cecy, ma très chère bien-aimée: ne vous roidisés jamais contre les volontés de votre mari.» Mme Schmahl a fait, sur le féminisme, une conférence chez la duchesse d’Uzès. Elle a soutenu, devant les dames de l’aristocratie, la nécessité de se roidir contre leurs maris, et de ne plus se tenir pour sujettes. Il y avait là les descendantes de sainte Chantal--et la marquise de Sévigné en la personne de la maîtresse de céans. =27 Novembre.=--Les femmes qui ont le goût de la peinture pourront apprendre à peindre. On n’a mis que cent ans à s’apercevoir que Mme Rosa Bonheur devait jouir des mêmes avantages que M. Carl Rosa. L’École des Beaux-Arts n’ignore plus un sexe sur deux. Elle ne demandera plus à qui se présentera aux fins d’étude s’il est homme ou femme, mais s’il est artiste,--par bonne fortune le mot étant des deux genres. [Illustration] La femme insinue que son ingénuité artistique a pour cause l’insuffisance de ses études--non de ses moyens. Elle recevra désormais le même enseignement que l’homme. Si le niveau de sa conception ne se hausse point, elle ne s’en prendra qu’à elle-même. Elle le sait. Elle est déjà, à cette heure, courbée sous la discipline de l’École, docile aux avis, esclave encore; passive à tout le moins. Les indépendants ne la félicitent pas de cette victoire,--l’une des plus éclatantes de l’année pourtant. Ils ont pour proverbe, et de quelque sexe qu’il s’agisse, que «Quai Malaquais ne profite jamais». [Illustration] =28 Novembre.=--Tout est aux panaches. Une élégante avec ses plumes rappelle les commissaires aux armées sous le Directoire. La coiffure actuelle est une façon de centenaire. Ce n’est pas que ce soit laid--nulle mode n’est laide en vertu simplement de ce qu’elle est la mode--mais c’est impertinent. Les spectateurs au théâtre ont crié contre ces écrans majestueux. Voir à travers les légumes de ces potagers, ou la flore luxuriante de ces terrasses de Sémiramis, est un espoir chimérique. Se lever: la dame derrière crierait: «Asseyez-vous, Monsieur, vous m’empêchez de voir». L’Opéra-Comique et la Comédie n’ont admis au parterre que les femmes sans chapeau: les autres théâtres n’ont pas osé porter une main aussi audacieuse sur cette arche sainte, dont la modiste en 1896 a fait un trois mâts. Le sans gêne de la femme qui puise son impunité dans la courtoisie de l’homme a triomphé de la logique. Un moyen s’offrait pourtant d’obtenir que toutes les femmes vinssent au théâtre en cheveux: c’était de n’autoriser que les chauves à garder leurs chapeaux. =30 Novembre.=--Les femmes iront-elles aux colonies? n’iront-elles pas? M. Chailley-Bert les y veut envoyer. La colonie manque de bras--de jolis bras--qui soient un refuge pour les colons. Ils s’agitent, troublés, sur des couches solitaires que ne visite que l’importun moustique. Les siestes sont sans attrait sur des oreillers que les cheveux de l’aimée ne parfument pas. On fait donc une propagande pour décider les Françaises à joindre ces Français que le célibat exaspère. Les avocates du féminisme sont outrées. Elles voient dans ce recrutement une variante de la traite des blanches. «La charrette qui les conduira au navire, nous la connaissons, disent-elles, elle a déjà servi à Manon Lescaut.» [Illustration] =9 Décembre.=--Cette idée est venue aux poètes de consacrer tout un jour à celle qui leur fut si hospitalière en sa maison. L’heure est bien choisie de l’apothéose, alors que la tragédienne, atteignant au sommet de son art, refait une âme neuve à la sœur de Manon et fixe le geste inquiétant et pervers de Lorenzaccio. L’élan a été irrésistible qui porta vers l’artiste nos dévotions. Elle était une fois de plus, et plus peut-être encore qu’aucune autre fois, en cette traduction, l’Interprète idéale, sans trahison ni défaillance, et juste à hauteur de l’art qui crée. Par quel prestige cette femme sait-elle dompter la fatigue de l’effort quotidien? Par le moyen de quel philtre puise-t-elle dans un labeur ininterrompu et vagabond sa vigueur égale et souriante, et comme inlassée? Cette halte, ce soir, toute fleurie d’hommages, n’est pas le «Tircis, il faut songer à la retraite» des classiques et doucereux avis; ce n’est pas l’embaumement dans les parfums: c’est l’expression d’une gratitude qui renonce à attendre le toast des adieux, car la grappe de sitôt n’en sera pas vendangée. En la voyant, après cette agape sur la scène, passionnée en Phèdre ou rugissante en Posthumia, qui pense à l’automne? Nous sommes en plein été; c’est l’Août ardent, le talent mûr. Cette fête, pour laquelle les lyres s’accordent, ô Sarah! n’est que celle de votre moisson. [Illustration] =12 Décembre.=--Anglaise de grande famille, doctoresse estimée, mistress Mac Laren est à Paris. Elle y est en mission. C’est une honorable dame d’une silhouette inoubliable. Un chapeau, que ne désavouerait pas l’armée du Salut, emprisonne sous sa lucarne, ses cheveux blancs. Des lunettes d’or cachent ses yeux qui sont francs et profonds. Mistress Mac Laren remplit un apostolat. Chaste et pieuse jusqu’au renoncement, elle prêche la licence de la prostitution. Elle a horreur du vice et fait croisade pour qu’on ne le réglemente plus. Elle dénonce la police des mœurs, l’inscription infamante, le régime de Saint-Lazare. Elle tient la patente que l’État donne aux filles pour illusoire. Le docteur Laborde l’approuve. Elle va voir, l’un après l’autre les évêques, et leur demande s’il est convenable qu’il y ait des maisons de tolérance. Les prélats déclarent en ignorer le besoin. L’Académie de médecine sera appelée à trancher le débat, comme qualifiée pour juger la question au point de vue de l’hygiène. Mistress Agnès Mac Laren rencontre des esprits en France qui l’encouragent. Ceux-là sont persuadés que l’État, qui a des pénalités et des complaisances pour les ribaudes, fait figure ridicule, et qu’il serait temps qu’il cessât, en ces coucheries d’amour payé, de nous apparaître tenant la férule d’une main et la chandelle de l’autre. =30 Décembre.=--Eusapia est dans nos murs. Elle y est en grand mystère: les élus ne sont pas nombreux qui l’y verront. Eusapia Paladino est une Italienne douée de facultés stupéfiantes. Sa présence communique aux choses matérielles une sorte de vie incohérente, et peuple le vide de fantômes. Elle ouvre les portes sans toucher les serrures, transporte les tables sans contact, remue des chaises, agite des rideaux. Elle est là, silencieuse, observée, les mains et les pieds emprisonnés; cependant, autour d’elle, c’est comme si ses mains faisaient mille besognes singulières et superflues. Elle se dit présente pour un esprit familier, qui agit pour elle, sortant de sa substance vitale; il se nomme John King. Ce John King, invisible, laisse de son passage des traces visibles, comme, dans du plâtre frais, l’empreinte de sa figure, qui est celle d’un cocher anglais. Avec Eusapia, Lombroso et de Rochas--cet admirable de Rochas, vaillant et sûr guide--ont renouvelé les expériences de Crookes sur la matérialisation. Ils ont regardé, ont témoigné et n’ont point conclu, étant gens avisés et sages. Sully-Prudhomme a assisté à une séance d’Eusapia à Auteuil. Sa chaise a été remuée, il a reçu des gifles, on lui a tiré la barbe. Il atteste n’avoir pas été le jouet d’hallucinations. Mais il ne veut donner aucun nom, aucune qualification d’ordre mystique ou même scientifique aux phénomènes qu’il a pu contrôler. Toute hypothèse de sa part lui semblerait hasardeuse. Au reste, de l’étrange il a rapporté un effroi qui l’en éloigne à jamais. =7 Janvier.=--Un laboureur de Milo heurta du soc de sa charrue un corps résistant. Il se pencha et aperçut un marbre que caressait la blonde lumière du matin. Ces contours, harmonieusement taillés, étaient d’une femme. Il la tira de l’argile et la traîna dans sa grange où M. Louis Brest, qui passait, la vit, et subjugué, donna à la France l’éveil. Quelques fervents de la beauté antique se concertèrent pour un enlèvement. M. Louis Brest est mort. [Illustration] La querelle s’est rouverte à cette occasion funèbre. L’immortelle avait-elle des bras au sortir de sa nuit? Comment étaient-ils placés? Quels gestes faisaient-ils? M. Ravaisson, orthopédiste tenace, d’accourir un jour avec des bras fabriqués à l’usage des déesses manchotes. L’honorable savant alla plus loin. Il découvrit un Achille Borghèse qui ne serait qu’un certain Mars à qui la Vénus demandait de goûter les joies pacifiques des voluptueuses étreintes. Grâce à un double moulage, il a rapproché dans une ombre entremetteuse les amants, depuis des siècles séparés. Sa gravité sereine présidait à ce collage d’inclination. On prétend qu’une maison américaine a refusé de recevoir une reproduction de la Vénus de Milo, la Vénus n’ayant pas de bras. Le chaste M. Ravaisson montre plus d’exigence. Les bras ne lui suffisent point: il y veut un homme dedans. =19 Janvier.=--Une princesse apparentée à la famille régnante de Belgique a été enlevée par un tzigane. Roturière américaine, riche à millions, de son or redorant le blason d’un Chimay, elle est entrée, par la chambre nuptiale, dans la société la plus aristocratique. La sensualité de son charme et l’audace de ses goûts lui firent y trouver plus d’envieux que de censeurs. Libre en ses instincts, comme la cavale sauvage des prairies paternelles, toute au jeu de ses luxures, elle chercha, instrument banal, un archet vainqueur. Ce fut un joueur de violon, d’un bronze vigoureux et fruste, aperçu dans la salle publique d’un café où soupait la galanterie. Le tzigane quêtait: elle se donna. [Illustration] Le prince a su l’aventure. Il n’a point fait d’esclandre, étant un homme bien élevé. Offensé, il avait le choix des armes: il constitua ses témoins: l’avocat et le notaire et, résolument, s’adressant aux tribunaux, il demanda réparation. Point de violence ni d’humeur déplacée. La faute en fut à sa première hâte, il avait épousé trop tôt. Un Chimay qui veut se garder de graves mécomptes attend, avant de lui donner son nom, que Mme Tallien ait quitté son costume d’hétaïre et qu’ait sonné pour ses ardeurs de thermidor l’heure du berger... ou du tzigane. =28 Janvier.=--Une société de femmes connaissant l’hébreu s’agite. Mme Elisabeth lady Souton la mène. Il s’agit d’interpréter la Bible, en ce qui touche les textes sur la femme. Les hébraïsantes démontreront que nous avons mal lu la Genèse. Ève n’est point la grande coupable, que l’homme se plaît à dire. Le serpent, pour l’induire en désobéissance, n’offrit pas à notre première mère des boucles d’oreilles,--comme à une vulgaire cocotte,--mais la connaissance du bien et du mal. L’esprit sérieux d’Ève eût repoussé le bijou: elle fut séduite par l’attrait de la science. Quand le moment de s’expliquer arriva, Adam tout benêt se cachait derrière elle, pleurnichant. Il était piteux. En présence de cette attitude, Mme Elisabeth lady Souton a décidé ses compagnes à traiter Adam, dans la Bible remaniée par les femmes, de «grand poltron». [Illustration] =2 Février.=--La querelle des chapeaux féminins continue. Marseille prend des arrêtés contre les coiffures gigantesques. L’Amérique édicte des pénalités. Chacun propose son remède. Londres voudrait qu’on séparât les sexes; les femmes ne gêneraient plus que les femmes. L’Allemagne rappelle un précédent qui date des chapeaux cabriolets. On affichait dans les couloirs cet avis: «Les femmes aimables, jolies et prévenantes sont priées d’enlever leur chapeau. Les autres peuvent le garder.» [Illustration] =10 Février.=--Une nouvelle qui court Paris, vers minuit, est entrée en coup de vent chez Maxim’s. C’est Renée de Presles qui a crié: «La glace brûle». Elle voulait dire: «Le feu est au Palais de Glace». Feu de paille que l’exagération boulevardière a transformée en catastrophe. Cette note sinistre change le cours morose du train-train noctambulesque des soupeuses. Elle est imprévue et promet de l’émotion. Ces dames s’ajustent en hâte, sautent dans des coupés. Elles sont avides de jouir du spectacle des flammes consumant l’un des décors dans lesquels se joue leur vie conventionnelle. Elles pressent le cocher d’arriver à temps et ne cherchent pas leurs phrases: «Grouille-toi!» Étoffées de clair, soulevant les jupes, les chevilles haut troussées, elles écartent les mollets pour enjamber les tuyaux des pompes. Elles sont gaies, bruyantes, amusées, tandis que Poilpot, qui a son atelier au-dessus et ses superbes collections, se promène fiévreux. Mais pour elles qui ne risquent que leurs patins, c’est très drôle.--Le feu est là où elles ont ri, potiné, patiné, bu, lancé des modes, relancé des hommes. C’est comme s’il était chez elles. «Tiens, de là, baron: tu verras mieux.» Cet incendie est leur chose. Elles en font les honneurs. [Illustration] =19 Février.=--La loi de l’homme: un homme vient d’en dire toute la scélératesse aux gens comme il faut, en plein Théâtre-Français. C’est M. Paul Hervieu. En trois actes rapides et fulgurants, il a montré comment l’homme a machiné à son usage la loi, en sorte que son esclave, s’il la trompe dans un domicile déterminé, n’a pas même un commissaire à son service pour contrôler la trahison. Et s’il permet que sa fille épouse le fils de sa maîtresse, la fille n’a qu’une sommation à faire à sa maman. Elle en ferait trois à son papa. La femme veut recevoir de ses enfants, s’ils se marient contre son gré, autant de sommations que son mari, et envoyer le commissaire de police en expédition où bon lui semblera. Moyennant quoi, il est certain que l’égalité sera entre les sexes. La paix n’y sera pas davantage, ni le bonheur. Mais ce n’est pas à les chercher que la fierté de la femme s’applique. Son cri de révolte est d’abord un cri d’orgueil. =24 Février.=--Je fus un jour voir Sarah Bernhardt, qu’on dit admirable dans _Lorenzaccio_. Des femmes élégantes étaient assises aux fauteuils d’orchestre. Je ne sais rien de l’adaptation de l’œuvre de Musset; mais je tiens pour accomplie la modiste dont j’eus devant mes yeux toute la soirée le chef-d’œuvre: une pièce à grand spectacle, avec cinq étages, et plusieurs tableaux. =26 Février.=--La Falcon! Sa mort vient de nous apprendre qu’elle vivait toujours, ou mieux qu’elle se survivait. Au vrai, la Falcon n’était plus. Elle nous avait quittés il y a quelque soixante ans. Elle restait une très digne personne, maternelle et pieuse, qui s’appelait Mme Malanson. En sa retraite silencieuse, on eût en vain cherché la trace de ses succès d’antan, l’or des couronnes, les portraits gravés d’enthousiasme par les burins subjugués. Elle avait écarté ces reliques d’une autre femme. Ses doigts ne s’attardaient plus qu’aux pages des missels. [Illustration] Elle avait été Alice, Circé, Valentine, Rachel. Un organe merveilleux que servait une intelligence parfaite. Un soir, dans son gosier, sa voix s’étrangle. Elle chancelle, tombe; on la relève le visage inondé de pleurs, devant une salle debout et silencieuse, comme en présence d’une agonie. Que s’était-il passé? Elle avait aimé. La caresse d’amour avait, en son sang, porté le trouble dont le cristal de son timbre fut brisé. L’ami, qui devint l’époux, lui fit dans la solitude le renoncement heureux. «Ma gloire, mes triomphes, disait-elle, n’ont pas laissé en ma vie plus de traces que le chant d’un oiseau dans les bois.» Telle était sa résignation. On l’a crue feinte; le masque de sa sagesse imposant à des regrets stériles. C’est possible. ... On dit que parfois, pour de rares intimes, la Falcon se rappelait et, que la lointaine Valentine apparaissait dans le fantôme d’une voix. =27 Février.=--Au temps de ses amours de sous-lieutenant, quand la France se flattait d’avoir le cœur que possédait Marguerite, Georges cachait son bonheur chez la Belle Meunière. Elle tenait auberge, et les amoureux y passaient, délicieuses, les heures de solitude et d’abandon. Quand Elle fut morte et qu’Il se fut tué sur sa tombe à Ixelles, la Belle Meunière fit un livre de ses souvenirs. Paris le lut. La madrée paysanne, supposant qu’on en voulait connaître l’auteur, s’en vint dans la grand’ville. Elle resta en sabots, conserva sa coiffe dorée et son fichu de villageoise. En cet accoutrement pittoresque, elle ouvrit, à proximité des boulevards, le cabaret de la «Belle-Meunière». C’est une maîtresse femme qui sait son monde, l’auberge a été tout de suite achalandée. La chère y est rustique et fine, la boisson franche, la patronne discrète aux amants. On trouve à ses tables les fruits de la saison et la boisson d’Aï qui mousse: pêches à quinze louis et pichets sérieux. [Illustration] =28 Février.=--Le mardi-gras a inauguré le char des filles-fleurs. La première fois ce fut une corbeille de roses vivantes. Cette seconde fois ce furent des chrysanthèmes. Ces chrysanthèmes au signal d’un gong s’entr’ouvraient et les femmes apparaissaient brunes et autant que possible japonaises--c’est-à-dire des Batignolles. Elles sont restées trois jours assez fraîches. Après quoi elles sont retournées aux marchés aux fleurs des rues et des boulevards d’où elles venaient... «Fleurissez-vous, Messieurs!» disaient-elles. Et les messieurs de se fleurir. «Tu sens bon, Rose!»--«Moi, je suis sans parfum, mais vois comme je suis faite.»--«Le charmant bouton». Et le monsieur s’en allait avec sa rose ou son chrysanthème--fleurs de Paris si vite fanées. =2 Mars.=--Ce carnaval, le costume de clowns fait fureur parmi les femmes. Il leur donne un air de _j’m’en footit_ qui les enchante. Il délivre la cheville, et dans l’ampleur de ses plis, laisse soupçonner la souplesse du corps. [Illustration] Les bras ont licence d’être nus, échappés d’un corsage où les seins sont comme des prévenus en liberté provisoire. La tête surgit sur la collerette, espiègle sous la perruque de filasse au triple toupet. La jolie Suzanne Derval, sûre de ses lignes, a voulu à _Parisiana_ s’attarder dans le maillot collant de l’acrobate. Elle pouvait, si parfaite, persuader ses sœurs, mais la vogue est restée fidèle aux clownesses. Costume oblige. Ainsi vêtues, d’aucunes s’essayent en de vagues acrobaties dont il convient de ne les louer haut qu’en se gardant de méprises: «Quelle adresse», dit en regardant l’une d’elles, un amateur ravi. Et l’enfant de répondre aussitôt, plus habituée à la question qu’au compliment: «Rue Notre-Dame-de-Lorette, mon chéri». [Illustration] =4 Mars.=--Le charmant oiseau exotique qui fut une idéale Lackmé, un soir, pour avoir mal dosé son cocktail, entra en scène, à l’Opéra-Comique, émue. Les spectateurs, offensés dans leur dignité, le prirent mal. La jeunesse des écoles qui, on le sait, ne boit pas, prit la peine de descendre la conspuer. Qu’il était beau dans cette attitude le lion du quartier Latin! Elle s’en alla au loin, célèbre: «Ah! oui, disait l’Amérique, cette jeune fille qui chante». Et la France, généreuse et spirituelle: «Je sais, oui, cette jeune fille qui siffle.» Van Zandt est revenue. Elle est apparue devant ce terrible public qui l’outragea, émue, sans cocktail. La voix était toujours aussi pure. Et la fauvette fit oublier la grive. [Illustration] =6 Mars.=--Le _Rire_ a voulu rire. Il a bien ri. Il s’est proposé de faire la preuve qu’un bal masqué se définit: «Un bal où il n’y a pas de masque». Pour champ d’expérience, il a choisi le cadre merveilleux de l’Opéra. Il a annoncé qu’il ferait des présents superbes aux masques originaux que son jury désignerait. Il espérait le burlesque et l’imprévu, ou de jolies frimousses devinées sous le satin du loup. Roulement de tambour. La farandole. C’est un défilé las et contraint, d’oripeaux archi-connus et archi-usés--la défroque de la Courtille, le décrochez-moi ça de Milord l’Arsouille. Des masques inventifs, pimpants, bariolés et fantasques, des masques gais et fous, drôles, des masques: point. Des chienlits à peine. Ohé, ohé les autres? Les autres ne sont plus là. [Illustration] =Mars.=--Une secte féminine s’est fondée, elle s’intitule «néosophique». Son école est rues Victor-Cousin et Cujas, Mme Cécile Renooz est à sa tête. Cette science de la sagesse nouvelle est basée sur la connaissance de ce fait: que le duel d’amour est inégal. L’homme seul y verse le plus pur de son sang: le sang de son cerveau. D’où l’épuisement de ses facultés supérieures au bénéfice d’une basse morale dont la femme est victime. Les néosophes proclament la nécessité de revenir à l’antique loi sacrée qui ne permettait aux sexes de se confondre qu’une fois l’an. Toutefois, comme nous avons pris de mauvaises habitudes, on accorderait quelques dispenses pour commencer. =19 Mars.=--Après l’apothéose de la femme qui interprète, l’apothéose de la femme qui pense, après Sarah Bernhardt, Clémence Royer; au même lieu où les lettres et les arts chantèrent l’hosannah de la tragédienne, une fête est donnée à la traductrice de Darwin, à celle qui a écrit _le Bien et la Loi morale_, _l’Inconnaissable_, _l’Évolution mentale dans la série organique_. C’est la même table, les mêmes lumières, les mêmes fleurs. Ce ne sont pas les mêmes convives. Autour de l’acclamée, voici des hommes graves: M. Levasseur qui préside, les docteurs Manouvrier, Laborde, Letourneau; des doctoresses, des étudiants, des hommes politiques. Des femmes et encore des femmes, de celles qui ont dans le mouvement une place, un rôle, une ambition. Elles démentent ce que les malveillants disent de la grâce qui fuira devant l’émancipation. Elles sont la plupart jolies, joliment habillées et dans la nudité d’apparat qui leur sied si bien aux fracas de lustres. Et la douce lettrée Mlle de Sainte-Croix est radieuse: car cette fête fut son projet. L’héroïne est, plus qu’aucune, détachée des frivolités de la mode. Son âge lui permet l’austérité de la robe noire montante--son goût le lui eût imposé. Sa figure apparaît menue, ronde, travaillée du burin de la pensée; les traits sont mobiles, la bouche nerveuse jusqu’en son mutisme, l’œil vif, enquêteur, d’une lumière profonde. La prunelle est comme l’eau noire d’un lac reflétant l’infini du ciel. Au champagne, l’économie politique lui fait des madrigaux, l’anthropologie lui rappelle des batailles, le mysticisme la courtise, le féminisme lui demande des références. Elle se lève la dernière, parle d’une voix musicale et claire, s’étonne, amère et réjouie. «Je me croyais si oubliée... Qu’ai-je fait pour que cette génération pense à moi?» Mais, au fond, fière de sa tâche, elle dit avec le grand tragique: Je sais ce que je vaux et crois ce qu’on m’en dit. Elle a pesé son œuvre et ne l’a point trouvée légère. Elle a jonglé avec les astres; elle a remué les mondes, et aux feux des étoiles allumé le flambeau qu’elle porta dans le temple des anciens dieux--comme une torche. Montée haut, elle voit loin--si loin que nos yeux ne la peuvent suivre, au delà de cette limite où notre impuissance avait planté le décor des paradis et des légendes. Les lampes éteintes, les bravos s’étant tus, l’admiration officielle ayant pris congé, la savante proclamée la plus savante entre les femmes des temps modernes, s’en est allée par la route qui mène à l’asile où la reconnaissance nationale lui a, par insigne faveur, accordé un lit. [Illustration] =Mars.=--Un peintre connu avait pris modèle. Le modèle l’avait pris. Il en était résulté de ces services réciproques que se rendent les deux sexes. La familiarité des séances y invitait. Il posait pour elle qui posait pour lui. «Suis-je de ton goût?» Un modèle incline à ne point montrer d’excès dans la pudeur: son costume le lui interdit. A cette question elle répondit: «C’est-à-dire que tu me rends folle». Le tête-à-tête se prolongeait au delà des quatre heures. Elle s’oubliait à rester. Le matin, Diane, dans l’atelier devenu sa chambre conjugale, mettait au café au lait son croissant d’un sou. Conséquence importune, l’artiste croyait faire une muse: il fit un enfant. S’inspirer de Chaplain et tomber dans Lobrichon, c’était triste. Il renia son œuvre. Il ne la signerait pas. On n’a pas couru tous les ateliers pour ignorer la pratique de la gravure à l’eau-forte. Le modèle essaya son procédé sur le visage de son amant, et fut pour ses débuts d’une gaucherie heureuse. Menée devant les tribunaux, elle fit plaider l’innocent, le bébé qui suça son pouce, et amusa les juges et messieurs les jurés. Ces petits, quels avocats! Le peintre était témoin comme victime: «Vous deviez élever votre enfant», lui dit le président sévère. «Moi-même?» interrogea-t-il naïf. «Vous-même», répondit le magistrat. L’ahurissement de l’artiste a fait son tour de presse. Cet homme heureusement connaissait la loi. Il n’avait pas encore vu que sur ce chapitre elle s’accordât avec la conscience. Mais la femme tout doucement s’arme--ou plutôt elle désarme le préjugé armé contre elle. La recherche de la paternité est interdite,--mais non du père. =14 Mars.=--Le pastel--cette poussière tombée des ailes des papillons--a été mis aux doigts de l’artiste amoureux de la femme. Il fixe, par la magie de ces couleurs qu’un souffle emporterait, le charme fugitif d’un visage. Il capte, dans un nuage polychrome, l’or vaporeux des toisons, le carmin du sourire, le marbre veiné d’azur des gorges où la jeunesse palpite. Les mondaines le savent qui inaugurent à grands tourbillons de toilette le vernissage--le «fixage» des pastellistes. Les originaux sont là, qui ne renient point la paternité des compositions qu’un Besnard signa. On se montre, indiquées d’un regard d’intelligence, les belles madames de Machard ou de Calot. Et de ce dernier maître, cette jeune femme surtout, en sa robe blanche et or, d’une élégance élancée, la hanche crâne, parisienne très finement, l’œil sombre et doux noyé dans l’enveloppement d’une caresse sous la nuit opulente des cheveux--et si vraiment superbe dans tout l’éclat de vivre. [Illustration] =15 Mars.=--M. Pierre Denis met le boulangisme à la scène et ne s’y oublie pas. Il y joue un rôle ample et candide.--Où donc?--Voyez sous ces cheveux, là-bas. Il est l’Éminence grise d’un règne qui n’eut pas de Richelieu. Le général est peint, en ces tableaux d’Épinal, d’une main émue. «L’amie» apparaît touchante. Mais le caractère de la femme qui fut si fatale au boulangisme n’est pas présenté sous le jour que l’histoire adoptera. M. Pierre Denis a fait voir une amante passive, partageant l’exil de l’aimé. Au vrai, elle fut sa décision. «Toute ambition, a dit le poète, meurt aux bras d’une femme.» Il en fut ainsi pour ce sous-officier heureux qu’enorgueillissait la caresse parfumée d’une patricienne. Elle le voulait à elle, jalouse de la Gloire, effrayée du Sacrifice. Il lui obéit. Et du mal qui emportait l’amante, l’espérance boulangiste--comme un œillet coupé--flétrie, expira. =3 Avril.=--Un médecin nommé Cornu publie une thèse qui fait scandale. Il dénonce des excès de l’ovariotomie. Après qu’Ève et Adam eurent sombré pour une pomme, l’Éternel courroucé leur fit connaître leur destinée terrestre; la femme enfanterait dans la douleur. En vue de cette fin, l’extraordinaire ouvrier avait mis en son sein des organes d’une délicatesse infinie. Ses fonctions duraient depuis 6000 ans, lorsque les chirurgiens découvrirent les anesthésiques et l’antisepsie. Ils ouvrirent impunément les flancs d’Ève pendant son sommeil, et déclarèrent qu’elle était affligée de quelques rouages superflus. C’était la cause de tous ses maux. Ils les lui retirèrent. Elle se réveilla recousue et obligée à subir ces surprises que la volupté traîne après soi. [Illustration] L’habitude en vint de se faire ôter, à la première migraine, des organes dont on ne se sentait pas un besoin urgent. Ce fut bientôt une mode. Les ovaires furent très mal portés. On les laissa aux bourgeoises pot-au-feu et aux femmes du commun. Encore l’actif bistouri dans les hôpitaux plongeait-il jusque les entrailles du peuple, l’ovariotomie étant devenue une façon de sport. Le docteur Cornu a fait une enquête auprès des malades. Il a découvert que la plupart se montraient épuisées, apathiques, passives, sans appétit vers ces gourmandises dont elles n’avaient pourtant plus à craindre les indigestions. [Illustration] =5 Avril.=--L’Opéra à l’heure déserte. A travers la forêt des madriers géants, des herses et des câbles, dans l’ombre sans franchise, voici enfin, gagné à pas timides, le foyer de la danse aux dorures assoupies. Elles sont là trois femmes, les trois fées de ce paysage chimérique, vu à l’envers dans sa brutalité de décor. Elles se meuvent avec la souplesse exacte des rythmes, Mlle Théodore, le professeur, règle, ferme et douce, le charmant marivaudage du couple, qui, sous ses yeux, s’ébat. Il s’agit d’une fleur qu’on refuse et qu’on voudrait donner et dont ne veut plus qui voulait qu’on la lui donnât. Car l’amour, vous le savez, n’est que caprice et dépit. La fleur est aux doigts précieux de cette Blanche Mante, dont les traits délicats et fins, dans le cadre d’ambre des cheveux bouclés fait penser à quelque Lavallière esquissée par Mignard. Ce jaloux qui la lutine est, en sa sveltesse si souple, en sa grâce élancée et fière, et la bouche fleurie d’un sourire: Henriette Robin,--étoile depuis hier, brillante des feux trop fugitifs de l’Or de _Messidor_ que sa beauté brune incarna. [Illustration] =7 Avril.=--On vend Liane de Pougy. «Messieurs, voyez l’article. C’est comme neuf. A combien dit-on. Il y a marchand à combien? Cinq louis pour commencer. On dit, six... sept... dix. A dix louis, Messieurs, nous sommes... Ce n’est pas pour moi. Quinze louis c’est à droite. Ça vaut mieux que ça... Allons, pressons, Messieurs, pressons... j’adjuge.» Il s’agit du lit... Et Mme de Pougy n’est pas dedans. =9 Avril.=--Il y a une maison hantée à Yzeures. Au Dr Gilles de la Tourette, maître ès sciences de maladies nerveuses, j’avoue y partir. Il me prend en pitié. --Les maisons hantées, me dit-il, ce sont des jeunes filles hystériques qui frappent dans les murs quand vous ne les regardez pas. --Vous en êtes certain? --L’une d’elles m’a tout avoué. Puis il s’échappe, haussant les épaules, en traitant avec un mépris de savant très orthodoxe ce qu’il tient pour des élucubrations dont il n’est pour s’occuper que des badauds de mon espèce. =14 Avril.=--Hier, aux Folies-Bergère, Mme Clara Ward devait faire des poses,--trois ou trente-deux, peu importe. Elle ne serait jamais qu’une femme en maillot, comme le sont, dans les tableaux vivants, Duvernoy et Degaby. Mais Tout Paris pour Chimay a les yeux de Rigo. Et à cette annonce les fauteuils d’orchestre ont valu des prix extravagants. Triomphe de la beauté? Point. Du scandale. On voulait voir, non la nudité de la femme, mais d’une certaine femme, publique par ses gestes et princesse authentique. [Illustration] Le préfet de police la fit venir. Il lui parla. Elle a compris, et il lui survint aussitôt une indisposition toute diplomatique. Elle s’est mise au lit et à la tisane. De la tisane à la fleur d’oranger. C’était l’engagement rompu. L’hypocrisie mène grand train autour de cette aventure. Elle y voit une revanche de la moralité. Le public, dit-on, n’avait été si empressé à lorgner le maillot de Mme Clara Ward que pour bafouer l’audace de l’imposture. Le directeur des Folies-Bergère sourit de ces airs de prude. La feuille de location dépassait vingt mille francs. Or il connaît, par profession, que jamais la vertu n’incita un spectateur à payer un fauteuil dix fois son prix. =22 Avril.=--Qu’est-ce que la majesté? Est-elle donnée à une caste, ou n’est-elle point un rôle que joue l’homme averti? Le drame lyrique cherchait une interprète qui sût marcher comme les déesses et, comme les plus altières souveraines, du geste et du regard imposer. Elle devait être la Walkyrie, Brunehild et Hellé, la source céleste du rêve et l’héroïne hautaine de l’histoire. Hellé! l’admirable création, et pour l’artiste et pour l’auteur, M. Duvernoy, qui a doté l’Opéra d’un joyau de grand prix. [Illustration] ... Il y avait, voilà déjà quelque temps, en un coin lépreux des faubourgs, une travailleuse qui accompagnait, à l’atelier, son dur labeur en chantant. C’était une robuste fille au profil énergique, casquée de ses cheveux qu’un peigne matinal ramassait. Née de pauvres, et pauvre aussi, elle allait en robe modeste, confondue dans le troupeau des communes humaines... Cette créature au travail résignée devait être Mme Caron, dont la vie dans le royaume des idéales splendeurs bientôt n’oscillerait plus que des trônes barbares au Walhalla prodigieux. =Avril.=--Au réveil, le tzigane et la princesse ont eu la visite d’un monsieur qui s’est annoncé «au nom de la loi». La princesse est allée lui ouvrir en chemise de nuit, car elle n’a rien de caché pour la Justice. Le magistrat a vu le lit, le tzigane et à côté la place toute chaude d’une nuitée d’amour interrompue. Il en savait assez, il salua et prit congé. L’épouse du tzigane faisait constater le flagrant délit. Son mari ne pourra plus épouser la princesse--désormais sa complice. M. Paul Hervieu a bâti un drame pour montrer dans toute sa tyrannie la loi de l’homme. Cette loi de l’homme si tyrannique est pourtant quelquefois aussi la loi de la femme. =25 Avril.=--La femme a trouvé un nouveau théâtre pour théâtre de ses revendications: c’est le Nouveau-Théâtre. Une salle à elle une fois le mois, où ne seront jouées que des œuvres de femmes et pour les femmes. Si les hommes y veulent être accueillis, il leur sera moins demandé du talent qu’une opinion. Êtes-vous dramaturge? c’est sans importance. Êtes-vous féministe? voilà l’essentiel. Nous avions la maison de Molière, nous aurons la maison de M. Paul Hervieu. [Illustration] Cette idée a pour propagandiste Mme Marya Cheliga, une militante que les inerties hostiles et les obstacles ne rebutent point. Myope, elle y regarde de plus près, et, grâce à certains verres, voit d’assez loin. Elle dira la femme de demain dans _Promethea_. Quand on connaît la tragique déception de Prométhée, l’audace est bien féministe qui fait nommer qui lui succède dans son rêve d’orgueil «Promethea»,--comme s’il appartenait à la femme de réussir où l’homme a échoué. =29 Avril.=--Le témoignage d’une femme est recevable devant la justice criminelle, non devant l’état civil. Mme d’Uzès ne peut légalement assister l’amie qui prend époux, ni Mme Henry, chevalier de la Légion d’honneur et ex-sage-femme en chef de la Maternité, le père qui déclare son enfant.--Mais Gabrielle Bompard, témoin à la requête de l’accusation peut envoyer Eyraud à la guillotine. Cette anomalie va disparaître. Ce sera l’une des premières victoires du féminisme. Elle est de bon augure et en fait présager d’autres. =5 Mai.=--Deux volontaires de la Mort qui étaient des volontaires de l’Amour. La jeune et jolie Lucette de Varennes, qui avait amants et chevaux de luxe, s’est empoisonnée parce qu’elle ne pouvait appartenir en toute propriété au seul qu’elle aimât: Manon l’eût-elle fait pour Des Grieux? Et l’on daube sur cette fin de siècle! Le même jour, une ancienne belle, Léontine de Courcy, tombée de l’hôtel princier au meublé banal, ayant joué aux courses ses dernières économies, a allumé un réchaud de grisette. Autrefois on ne mourait pas d’amour; il fallait arriver à notre époque pour voir des filles d’amour mourir de ce qui les fait vivre. [Illustration] =9 Mai.=--Le petit théâtre de Mme Adam: c’est grand comme ça, pas plus. Le décor exprime le goût ferme et sûr de cette Parisienne délicate. Une scène toute petite et, sur cette petite scène, un spectacle vaste: l’humanité inquiète, en mal du lendemain. Aujourd’hui, l’oratrice est la directrice de l’_Avant-Courrière_, Mme Schmahl, une Anglaise dont le cœur a conservé un léger accent. Vaillante et de belle humeur, elle trace le bilan de la campagne féministe. La résistance de la Chambre a été vaincue; mais le Sénat, dépositaire des projets de loi votée, n’entend point qu’on le presse. «Paix là, ma mie!» Et elle qui disait,--par opposition à ses sœurs nerveuses:--«Je suis comme la petite souris, je grignote le bloc», à son tour, s’irrite, impatientée. Elle dénonce les pères conscrits: ces vieillards qui commencent et n’aboutissent pas. =10 Mai.=--La Vachalcade ou cavalcade de la Vache enragée, de récente création, donnera le jour à une nouvelle muse: la Muse montmartroise. [Illustration] Les ouvrières de la Butte l’ont choisie entre les plus charmantes d’entre elles; c’est une jolie lingère, brune accentuée, qui se nomme Marguerite Stumpp. Elle a dix-sept ans. Laborieuse et honnête, elle témoignera qu’il n’est point dans Montmartre que des modèles et des joueuses de flûte. Elle sera délicatement honorée. Dans le défilé, elle occupera la mansarde de Jenny «au cœur content, content de peu». Elle recevra, cadeau digne des plébéiennes vertus, un livret de caisse d’épargne. L’affiche qui appelait les lectrices aux urnes portait cette mention dont la sagesse s’empreint d’une ironie prudente: «Les candidates devront demeurer _encore_ chez leurs parents». «Encore» suppose qu’il est difficile de demander aux plus honnêtes filles à Montmartre d’y demeurer toujours. =15 Mai.=--Ce qui vient de la flûte s’en va sans tambour--ni trompette: Mme Liane de Pougy a été volée à quatre chevaux. On a arrêté ses voleurs. Ils comparaissent en police correctionnelle. Citée comme témoin, la victime a allégué un empêchement majeur. Elle a écrit: «Monsieur le président, je garde le lit; mais si la justice veut venir m’y interroger, je suis prête à lui donner toute satisfaction compatible avec mon état». La justice tond les gens, coupe les bourses, mais ne va pas en ville. Vexée de cette prétention, elle s’est vengée, au jour de l’audience, elle a pris acte contre la «femme Pourpe». Pourpe est le nom d’un honnête homme qui se lamente et d’enfants qui rougissent. Il eût été plus moral de le respecter, risque à interpeller la fantasque créature que par le titre qu’elle a conquis à la pointe de ses seins--comme à la pointe de l’épée, un soldat ses grades. =23 Mai.=--Êtes-vous homme à garder un secret? me dit-elle. --Yvette, en doutez-vous? --Alors, apprenez donc que je vais me marier... Je l’aime, il m’aime. Il est riche, moi aussi. J’ai assez promené mes gants noirs dans toutes les Amériques. Je me reposerai du café-concert dans la vie conjugale: je ne chanterai plus que de loin en loin pour des œuvres... C’est fini, mon ami, de la divette que vous avez devinée un soir... vous le rappelez-vous?... dans l’inconnue qui chantait à la requête de Jehan Sarrazin, le poète aux olives, en ce bouibouis qu’était le Divan Japonais... [Illustration] Ce secret est devenu celui de Polichinelle... les bans sont publiés: Emma-Louise-Esther Guilbert, dite Yvette, sera bientôt Mme Max Schiller. Il était inévitable que le coucher d’Yvette aboutit au coucher de la mariée. =31 Mai.=--Plus de bossus. M. le docteur Callot les redresse. Merci, docteur! C’est fini de la fée Carabosse. Il n’y aura donc plus que des bonnes fées autour de nos berceaux. Le féminisme nous promet aussi, par la grâce de Jules Bois et par la fougue de Léopold Lacour,--que le duel des sexes nous conduit à l’Ève future--l’idéale émancipée. Merci, poètes pour ce que vous faites croire que l’humanité nouvelle n’aura que des bonnes fées autour de son berceau. Philosophe inquiet et féministe par équité, il ne me déplaît point de me griser d’optimisme. A l’Ève future, à Prométhée, je lève ma coupe d’espérances. [Illustration] IMPRIMÉ PAR CHAMEROT ET RENOUARD 19, rue des Saints-Pères, 19 PARIS *** End of this LibraryBlog Digital Book "Les Parisiennes d'à présent" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.