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Title: Elpénor
Author: Giraudoux, Jean
Language: French
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by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



                                ELPÉNOR

                 L’impression de ce volume tiré à 950
                 exemplaires (1-950) a été achevée sous
                 les presses de l’Imprimerie Durand, à
                 Chartres, le 25 août 1919. Le présent
                 exemplaire est justifié:



                                ELPÉNOR

                                  PAR

                            JEAN GIRAUDOUX


                                 PARIS
                      ÉMILE-PAUL FRÈRES, ÉDITEURS
                   100, RUE DU FAUBOURG SAINT-HONORÉ
                            PLACE BEAUVEAU

                               M CM XIX


                  Heureux écrivains qui le matin, au
                réveil, salutaire exercice, faites des
                haltères avec l’Iliade et l’Odyssée...

                C’est alors que mourut le matelot
                Elpénor. Seule occasion que j’aurai
                de prononcer son nom, car il ne se
                distingua jamais, ni par sa valeur,
                ni par sa prudence.
                      HOMÈRE. _Odyssée._ Chant X.



LE CYCLOPE


L’ile était un paradis. Les compagnons d’Ulysse, qui depuis quatre jours
n’avaient mangé ni bu, y découvrirent plusieurs sources, dont l’une
d’eau pétillante, tous les fruits, plus une baie acidulée, énorme, qui
fondait délicieusement avec son noyau dans la bouche, et toutes les
espèces de gibier, plus le lubard jaune rayé de noir, qu’ils découpaient
par tranches transversales. En somme, le bonheur: c’est-à-dire tous vos
vœux exaucés, plus celui qu’un dieu seul peut former pour vous. Toutes
les ombres d’arbres, plus une parfumée qui se modelait sur le dormeur et
lui évitait des camarades de sommeil, et il y avait pour les couples
d’amis des ombres jumelles... Cependant, dès l’après-midi, matelots et
fourriers trépignaient le sable comme s’ils avaient à en arracher le
doux jus des vendanges. De leurs yeux ils versaient d’abondants
ruisseaux de larmes, de l’œil droit pétillantes. Ulysse ne voyait point
les avirons, enfin rassasiés d’eau salée, rentrer, langues de bois, dans
les hublots de la trirème et ses compagnons y apparaître, armés de
battoirs et de linges. Ils tordaient seulement leurs bras, d’où coulait
un soleil aride. Si l’un d’eux, repu de chasse, s’étendait de biais sur
son javelot étincelant, il agitait par saccades, dans le sommeil, ses
jambes bien fendues, comme les grenouilles sur leur fil de cuivre, et se
débattait dans les bras ravisseurs de Morphée. Ainsi l’enfant que sa
nourrice emporte loin de la belle flaque d’eau. Bref, ils avaient tous
les chagrins mortels, plus un qu’ils ignoraient, de ceux qu’un dieu
seul peut donner.

C’est qu’une autre île, à un quart de lieue, se dressait, et ils
n’éprouvaient plus de désir que pour elle. Non pas qu’elle promît plus
que la première, car elle lui était étrangement semblable. Même pic en
son centre, sur les escarpements les mêmes jardins d’oranges, et la mer
dessinait autour d’elle (Ulysse les fit compter par Périmède), le même
nombre de rides. A chaque platane répondait là-bas un platane, à chaque
arbousier un arbousier, et les matelots maintenant se refusaient à
cueillir les arbouses et les pêches, pour ne pas causer ils ne savaient
quel dommage à leurs jumelles de l’autre île. Euryloque, qui voyait
l’aigle avant que l’aigle ne vît Euryloque, et qu’Ulysse dans les
brouillards plaçait devant lui comme un verre grossissant, orientant sa
tête de la main, apercevait les mêmes zèbres courir à la file sur le
rivage comme des barrières sous le soleil chatoyant. Aller dans la
seconde île était exactement rester dans la première. Mais, de même que
l’ami de l’amazone se languit vers le sein absent et le modèle et le
caresse dans le sable des plages, de même que les époux de deux sœurs
jumelles vivent le visage oblique et leurs regards croisés, tourné
chacun vers celle qui n’est point sa femme; ainsi un courant doré
tournait autour des îles comme une lanière et les compagnons, remuant
d’impatience le pied, comme le repasseur, y aiguisaient leur désir. Ils
ne voulaient pas voir que posséder la seconde image du bonheur, c’est en
convoiter la troisième et se livrer à la chaîne infinie. Ils
n’imaginaient non plus qu’ils pouvaient dans ce miroir se rencontrer
eux-mêmes et, comme deux chèvres sur la planche qu’enjambe l’abîme, se
heurter du front à leur propre existence. Toujours est-il qu’ils
refusaient de jouer avec leurs osselets encore tout frais, arrachés du
jour aux tendres agneaux, car ils avaient mangé les anciens pendant la
famine, et qu’ils poussaient, de minute en minute, comme les poètes, de
sinistres hurlements.

Le matelot Elpénor se désolait entre tous.

--Ah! divin Ulysse! criait-il, mène-nous vers la seconde île. N’as-tu
donc pas comme nous, après que tu as accompli un exploit (ou le moindre
geste), le sentiment que le même, juste le même, te reste à accomplir?
Certes nous avons pris Troie, mais ne sens-tu pas toi aussi qu’une
seconde Troie, intacte, poursuit la vie de la première, et dans tous
ses détails, et Hélène machinalement coule vers Pâris un regard, et
quelque écuyer inconnu applique à la dérobée une gifle sur la croupe du
cheval d’Hector, et les servantes d’Hécube polissent dans les sous-sols,
avec un terrible souci, une assiette d’argent terni. Certes nous avons
vu les trois sirènes, mais il nous reste à voir trois sirènes encore, si
différentes, juste les mêmes; et nous envions ceux qui n’ont pas vu les
premières. Et toi-même, divin Ulysse, je te touche, j’embrasse tes
genoux, mais laisse-moi supplier à travers toi le second Ulysse, dont
toi-même, ô cruel, nous sépares! Que celui-là me pardonne d’avoir pour
désir une sphynge à deux seins, puisque aussi bien j’ai deux yeux et
deux oreilles.

--As-tu deux langues? répartit Ulysse. En ce cas je suis perdu.

Mais les matelots s’étaient assemblés...

--O roi d’Ithaque, criaient-ils, Elpénor est fou, et fou qui veut aller
dans l’île! Or donc, inflige-nous la punition de nous y conduire, car il
est évident qu’arrivés là-bas nous n’aurons plus de soucis que pour
celle où maintenant nous sommes... Au travail, camarades, et jetons à la
mer pelures, os, et noyaux, car nous nous repentirions amèrement, une
fois en face, d’avoir souillé, quand il était notre demeure, notre
désir!

Ainsi ils croyaient flatter Ulysse, rigoureux sur la propreté, et
bientôt il n’y eut plus de sale, comme dans les pays récurés du Nord de
l’Europe, que l’eau et que la mer.

--Parez donc le vaisseau, leur dit Ulysse.

--O Zeus, pensait-il cependant, ne m’as-tu pas mené aux limites
suprêmes, et cette barre qui joue entre les deux îles n’est-elle pas le
pli qui sépare notre monde du monde des Idées? M’as-tu donc jugé digne,
le premier, de voir des mortels et des objets autre chose que leur corps
et leurs ombres? Cette île n’est-elle pas l’Idée de notre île, l’île que
toi-même tu créas, car tu ne serais pas dieu si tu t’étais mêlé de
l’ignoble matière; et un démiurge a suffi. Allons donc vers l’Ile
véritable. Je sens que la ceinture de l’Univers s’agrafe par ces deux
boutons étincelants!

Mais il se garda de confier de telles pensées à ses matelots et se
contenta de les faire parer et parfumer, comme le philosophe pare et
parfume ses disciples, le jour de son cours où ils doivent apercevoir, à
travers les mots, le royaume des Idées. Puis Zéphir, prenant le vaisseau
par ses deux voiles, l’emporta, et soudain, comme le cocher ramène la
tête du cheval effrayé vers la borne de marbre, l’arrêta frémissant près
d’un promontoire.

Là où séjourna leur désir, les mortels vont avec plus de respect que là
où habita un dieu. Tout ce que les matelots avaient détruit ou dédaigné
dans la première île, ils le considéraient maintenant d’un œil charmé et
le caressaient de mains innocentes. Ils ne tuaient plus les animaux, et
d’ailleurs le soleil couchant enveloppait les antilopes, les martres et
les papillons mêmes du vernis dont s’enduisent les feuillages éternels.
Seule l’âme d’Ulysse était rongée par l’inquiétude et sans vernis, car
il avait aperçu sur le rivage l’empreinte d’un pied gigantesque. Anxieux
aussi de peser le moins possible sur un monde peut-être immatériel, il
avançait d’un pas sans trace, tâtant le terrain de son bâton comme s’il
l’eût pensé un décor creux, et il fermait les yeux au moindre
rayonnement, par crainte qu’une fulguration subite n’absorbât le faible
flambeau de son âme.

--O Pallas! pensait-il. Fasse que je foule une terre et non une œuvre de
Zeus! Fasse surtout que le géant qui habite cette île, ne soit point,
par un jeu de l’Olympe, ma propre Idée. Je viens de voir qu’il ajuste
ses bandelettes en méprisant l’orteil, ainsi que seul j’en ai la
coutume! J’en frémis. Quel prestige aurait désormais aux yeux de ses
matelots ton cher Ulysse, s’ils l’avaient pu comparer à un Ulysse
décuple!

D’autre part, voyant l’ombre d’Euryloque happée par l’ombre avide d’un
figuier, il recommençait à craindre que tous ces faibles corps humains,
y compris son corps royal, ne fussent bus soudain par leur divine
souche, et il préféra rentrer au sein de la terre même:

--O camarades, ordonna-t-il, montons à cette caverne, et dormons.

Et il imposait silence à Phaësias, le premier qui ait inventé de dire
vous au lieu de tu, qui répétait: «O vous, Ulysse», et le roi d’Ithaque
frémissait de cet insolent pluriel.

Déjà ses compagnons dormaient, et lui-même marchait en gambadant sur le
monde de Morphée, plus solide ce soir-là que le monde de sa veille,
quand le soir jeta dans la grotte un troupeau de brebis immenses et l’y
laissa, et ainsi l’ouragan abandonne au rivage ses flocons, ses colères.
Le Géant entra derrière elles, et d’un rocher sépara la nuit du dehors
de la nuit sans étoiles. Puis il prépara du feu, et les nœuds des
chênes sous ses mains éclataient comme des fougasses. Ulysse, aux
jointures duquel, comme un mal, s’accumulait l’angoisse, écrasé par la
crainte de l’immortel et géant Ulysse, tâchait de distinguer les
mouvements du monstre. Mais il ne pouvait qu’entendre son fracas. Cela
d’ailleurs lui suffit et bientôt son cœur battit moins vite.

--O fille de Zeus, pensa-t-il, sois louée! Celui-là tousse, renacle et
crache. Celui-là n’est pas le net Ulysse.

A ce moment le feu flamba et le géant vit les Grecs. Il était un jeune
Cyclope, hirsute comme la montagne, et qui dévorait une biche. Tous
pâlirent, moins Ulysse, qui ne redoutait guère que lui-même, fût-ce à
grandeur égale, et qui s’avança au devant de l’horreur, épanoui à
l’idée de berner un Cyclope, et se divertissant dans son discours à des
inversions. Car, par plaisanterie, il recourait aux formes du langage
des futurs germains qui gardent pendant toute la phrase le verbe comme
un noyau dans leur bouche, et l’échappent soudain:

--O Cyclope, dit-il, ce n’est pas deux, ce n’est pas quatre, ce n’est
pas six yeux ou paires (ou couples) d’yeux, qui pour contempler celui
qu’au centre de ton front par ton cerveau même tu nourris, suffiraient.
Bouclier, contre lequel d’Apollon les flèches se brisent, et ton sourcil
comme l’arc noir de l’amazone au-dessus soudain de son bouclier rond,
sur lui apparaît et se tend. O Cyclope, quand ton œil tu clignes, il
semble que le soleil cligné a! A quoi la beauté reconnaît-on? A ce que
les dieux l’envient. Or tu es du plus puissant, de l’Amour lui-même,
envié! J’ai bien dit l’Amour, et non l’Amitié, et non le Plaisir!
Anxieux de te ressembler, l’Amour s’apposa sur l’œil droit un bandeau
qui depuis a glissé aussi, le maladroit, sur le gauche!

Le Cyclope s’inclina, et ce que Borée ne peut avoir du chêne, de cette
masse le souffle d’Ulysse l’obtint. Cependant les matelots, hilares, et
délirants de trouver, à la place d’une terrible aventure, un intermède,
se levaient et criaient:

--Hourrah! Hourrah pour le Cyclope! L’Amour tâche à lui ressembler.
Cache-toi, ô Amour! Tu connais les cachettes!

Le Cyclope les écoutait, stupide. Les éclats grecs de ces voix
traversaient de ses pavillons la forêt épaisse, que les optatifs
chatouillaient. Une minute il semblait les y retenir, penchant la tête,
comme un vin dans une coupe; puis, laissait aller la louange par
l’énorme canal qui conduit au marteau. Celui-ci frappait sur l’enclume,
l’enclume sur le tympan. Alors il entendait. Mais son tympan était si
sonore et si large qu’on l’entendait entendre.

--Étranger, dit-il enfin, tu as la langue bien pendue. S’il est permis
avec toi de n’avoir qu’un œil, il ne l’est point de n’avoir qu’une
oreille!

Alors les matelots, comprenant qu’ils étaient sauvés, claquèrent des
mains et crièrent:

--Ce n’est pas du miel qu’il y a sur les lèvres du Cyclope! Ou alors,
avec ce miel, l’abeille oublia son aiguillon. Il a de la répartie comme
un diable!

--Étrangers, répondit le Cyclope, j’aime vos discours. Je m’en voudrais
de vous cacher qu’un jour viendra où vous me servirez de pâture. Mais
que cela ne nous empêche point d’être amis! La cuisinière alerte tuera
les poules, mais elle est la bienvenue dans la basse-cour et la gent
ailée, à l’envi, s’ébroue de joie à sa vue.

Alors les compagnons d’Ulysse, comprenant qu’ils étaient perdus,
s’écrièrent:

--Il a raison! Ébrouons-nous à l’envi! Le Troyen qui affirmera que la
cuisinière alerte n’est pas la meilleure amie des poules, nous lui
enfoncerons,--dans sa bouche fendue de biais comme l’œil amande de
l’hypocrite asiatique,--à coups de maillets, une betterave!

Le Cyclope tourna le dos au feu. Sa longue barbe était pleine des débris
de l’antilope, mais les matelots n’osèrent le lui signaler sachant que
les hommes eux-mêmes se froissent d’une telle remarque, que l’intérêt
public pourtant inspire seul.

--Et toi, dit enfin le géant à Ulysse, qui as la langue comme un python
pendu par la queue et par elle pourrais soulever un bœuf, quel est ton
nom?

--Je m’appelle Personne, répondit Ulysse.

--C’est un nom qui ne me dit rien, dit le Cyclope. Mais ne connais-tu
pas les droits d’un hôte? N’as-tu pas à me révéler aussi le nom de ton
père, et celui de ton aïeul?

--Mon père s’appelait De Personne, reprit Ulysse. Il était de naissance
noble. Moins cependant que le père de mon père, qui s’appelait De De
Personne.

--Et toi? dit le Cyclope à chaque matelot.

Mais les matelots, devinant la malice de leur roi, fixèrent les yeux sur
lui, et d’après la part du corps qu’il désignait du doigt sur lui-même,
se forgèrent chacun leur nom:

--Je m’appelle Monfront, dit Euryloque .

Et tous suivirent son exemple. Non toutefois sans une alerte, causée par
Elpénor, qui n’avait pas compris la ruse, et s’obstinait à ne pas
répondre, interloqué par le geste d’Ulysse, qui montrait son œil d’un
doigt plus frémissant que celui de la boussole, et par les vingt-quatre
gestes de ses camarades qui imitaient Ulysse. Déjà le Cyclope allait sur
lui, menaçant. Enfin sa face s’éclaira:

--Je m’appelle le Cyclope! hurla-t-il triomphant; et le nom résonna dans
la caverne.

Alors ses compagnons, voyant leur mort s’écrièrent:

--Ah! que ne sommes-nous restés dans l’autre île? Certes il est beau de
voir le plus bel œil de Cyclope luire en notre prison. Mais que sert au
malheureux chancre d’habiter l’huître, nourrît-elle la plus belle
perle?...

Mais, entendant ce nom redoutable, le Cyclope, pris d’un tremblement, se
rassit.

       *       *       *       *       *

--Dis-moi, Personne, demanda-t-il doucement quand son cœur fut calme,
as-tu jamais aimé?

--C’est selon, répartit Ulysse. Qu’entends-tu par aimer?

--Par aimer? reprit le Cyclope (et, coloré par les reflets du bûcher, il
semblait brûler lui-même)... Par aimer, j’entends frissonner d’un feu
qui glace, étouffer d’une ombre aride, j’entends écrire mon nom à la
hache sur l’écorce des chênes, et dans la mer avec des quartiers de
roche habilement posés. Pauvre nom que le flux chaque jour recouvre, et
je me sens des heures entières anonyme. Et j’entends enfin, selon
l’humeur de l’objet,--c’est ainsi n’est-ce pas que vous autres hommes
appelez vos amantes?--selon l’écart des deux petits plis à son front,
fatal aiguillage, arriver en une seconde à l’idée du bonheur ou du
malheur éternel, et le tuer (j’entends l’objet) s’il le faut!

--O camarades, répondit seulement Ulysse, chantez au Cyclope ce que
c’est que l’amour!

Il dit et les matelots clamèrent l’hymne de Pénélope:

    Aimer, c’est chaque nuit couper des fils de laine,
                Les retendre le jour.
    C’est vouloir, c’est ne pas vouloir, c’est être reine,
                C’est maudire l’amour!

Et Périmède balançait son corps au-dessus d’eux, pour marquer la
cadence.

Le Cyclope les interrompit, effaré.

--Holà! dit-il! quel est ce langage bizarre, élastique et trompeur, qui
me donne l’impression de rouler sur la crête des vagues, puis
d’enfoncer, et qui me chavire!

--Ce sont des vers, répartit Ulysse, et les femmes cèdent à qui les leur
offre. Remets-toi, te voilà tout pâle!

Le Cyclope s’épongea:

--Il faut être habile comme ce vieux pilote, dit-il en désignant
Périmède, pour se tenir droit sur une pareille houle. N’avez-vous donc
point un mode d’aveu moins incommode pour l’amant?

--Nous avons les versets, répartit Ulysse. Certes l’attaque régulière de
la rime, et l’absence de toute relation entre le rythme et la pensée,
qualités maîtresses des vers, les rendent plus redoutables pour le
physique des hommes, mais les versets épousent les mouvements même de
la passion. L’âme elle-même est leur doublure, non le bois blanc des
versificateurs,--et entre les césures, on l’aperçoit elle-même,
étincelante. Camarades, récitez au Cyclope les versets d’Ulysse Partant!

Ils déclamèrent et Périmède levait la main aux césures et aux rejets, la
gardait une minute haute, retenant les plis soyeux du verset, comme le
dieu voyeur qui soulève les tentures de la chambre nuptiale:

     Ah! vois mon écuyer tirer par la boucle du timon le double attelage
     et l’accrocher

     Au train bombé du char: Vois Mars avec effort ceindre une de ses
     ceintures. Ah! l’un remuant et harcelant l’autre, vois les deux
     étendards à ma fenêtre dans le vent du matin, se parler et se
     mordiller comme mes deux chevaux!

     Ah! comme le roi qui essaye sur ses courtisans une vertu nouvelle,
     o jour nouveau, laisse-moi t’essayer sur moi! O Aurore, o pudeur,
     colore d’Ulysse tout ce que l’acier et l’or ne rend point
     invulnérable et glisse un fil rose entre les jointures de mes
     cnémides.

     Et laisse-moi brouiller comme un jeu qui ne servira plus l’Hellade
     et ses petites cases: O Ithaque chef-lieu Athènes! O Lesbos,
     chef-lieu Sidon!

--Décidément, dit le Cyclope, j’aime mieux le vers, malgré le mal qu’il
me fait! Auquel des deux, dis-moi, les femmes cèdent-elles le plus vite?

--C’est selon, répartit le divin Ulysse (qui n’était point divin, comme
on le sait, en ce que toujours il succombait au désir de placer une de
ses épigrammes)... Le vers, je te l’ai expliqué, agit sur les muscles et
les force à sourire. Tu as vu sourire une femme, Cyclope?

--J’ai vu les cheveux frisés que Galatée coupe droits sur son front
soulevés tout d’un coup par la brise. Son visage restait sévère, mais
ainsi sourit par sa frange la mer cruelle.

--Le verset, poursuivit Ulysse, gonflant leur cœur, les fait pleurer.
As-tu vu pleurer des femmes, Cyclope?

--J’ai vu l’averse sur le visage de Galatée. Elle souriait. Mais de
grosses gouttes coulaient sur ses joues.

--Mais l’épigramme, acheva Ulysse, les jette pantelantes à tes pieds.
Camarades, chantez au Cyclope l’épigramme que fit Pâris pour Hélène,
fille de Léda.

Il dit et les matelots chantèrent:

    On dit, femme d’Agamemnon,
    Qu’en amour, faux est ton renom
    Et que, fasse qu’on ne le croie,
    Tu ne sais aller jusqu’à Troie...

--Et que répondit Hélène? demanda le Cyclope exultant...

--Camarades, ordonna Ulysse, dites au Cyclope ce que répondit Hélène. Il
est discret; nul ne le saura. Je sais que d’abord elle rougit...

--J’ai vu rougir des femmes! hurla le Cyclope. J’ai vu Galatée endormie
et le soleil levant sur ses joues... La seule qui rougisse en dormant!

Mais le chœur lui coupa la parole:

--Et toute pantelante, acheva le chœur, qui reprenait par flatterie les
adjectifs de son roi, elle dit:

    C’est un péché, je le confesse,
    Mais Pâris vaut bien une messe!

--Vous me ferez une épigramme, cria le Cyclope délirant! Mais vous
n’êtes pas tous indispensables pour l’achever. Voilà que j’ai faim. Ne
puis-je rôtir deux ou trois d’entre vous?

--O Cyclope, répartit Ulysse, enlève à l’orgue un de ses tuyaux, et il
joue faux. Tue l’un de nous, et l’épigramme rate!..

C’est ainsi qu’avec des sobriquets, Ulysse avait bâti de ses matelots un
corps invulnérable, et autour du nom insaisissable de Personne, ils
goûtaient un calme enviable, le suivant dans chacun de ses gestes, comme
les brebis qui se groupent pour habiter et suivre l’ombre d’un nuage.

       *       *       *       *       *

--Attention, dit Ulysse, ayons l’œil, et le bon!

Au-dessus de l’œil du Cyclope, fermé comme une trappe sur les caves du
sommeil, six matelots balançaient en mesure un tronc d’olivier dont la
pointe était rougie. C’étaient les six que désignait Ulysse pour ficher
dans un rivage le pieu qui retient le vaisseau dans la tempête; de la
même force ils allaient planter celui-là, et amarrer leur vie au fond de
l’ombre éternelle. Les brebis, prévoyant quelque malheur, émettaient
plaintivement--laissant la première aux hommes qui s’indignent, la
dernière aux serpents qui se froissent--la seconde lettre de l’alphabet.

--Une! deux! trois! commanda Ulysse.

C’en était fait! Ainsi, si la terre était ronde, déborderait-elle et
éclaterait-elle, un dieu d’acier enfonçant en elle son index rougi. La
nuit en monta et s’enflammait comme les gaz noirs. Chacun des sourcils
et des cils crépita comme les tiges d’hyacinthes fanés qu’on jette au
feu. Le Cyclope sauta sur ses pieds, et, avec des hurlements
épouvantables, appela les autres Cyclopes...

--Il s’est réveillé! se dit l’astucieux Ulysse.

Deux heures durant, le géant tourna en rond, et les brebis effrayées
galopaient devant lui. Boucle complète, et telle qu’il s’en forme dans
le sein des métaux infernaux. Enfin, comme il piétinait les agneaux
épuisés, il eut pitié d’eux, il s’accroupit au centre de la grotte,
lançant parfois au hasard, pour saisir les Grecs, ses mains à droite et
à gauche. Mais il ne pouvait attraper que des crabes, que les compagnons
d’Ulysse avaient pêchés sur le rivage et s’amusaient à lui tendre au
bout des coudriers flexibles. Bientôt tous les autres Cyclopes
s’assemblèrent devant l’antre:

--Eh, Cyclope! criaient-ils. Tu cries comme une vraie pucelle! Dis-nous
qui t’a pincé?

--C’est Personne! répondit le Cyclope. C’est Personne!

--Qui est-ce, ton Personne? demandèrent les Cyclopes, car ils voyaient,
à l’absence de la négation, que Personne était un nom propre et point un
pronom.

--Personne? répondit le Cyclope. C’est le fils de de Personne, le
petit-fils de de de Personne...

Les Cyclopes se mirent à rire:

--Voilà que tu bégayes! Cyclope!

--Et le bandit n’était pas seul, continua Polyphème. Il y avait...

Et il nomma vingt-quatre parties de son corps, croyant nommer les
vingt-quatre compagnons d’Ulysse. Les Cyclopes étaient en joie:

--Et ton nombril, Cyclope? crièrent-ils. N’a-t-il rien fait dans cette
histoire?

Et, pouffant de leur plaisanterie, ils regagnèrent leurs clos en
lutinant leurs compagnes.

Soudain, le Cyclope se frappa le front,--sur le côté, comme font les
Cyclopes quand ils ont une idée.

--O mon père, gémit-il, ô Neptune! Guéris-moi de l’épigramme que m’ont
faite les maudits Grecs! Déjà, ils voulaient m’apprendre des vers et me
donner sur la terre, les impies, ces alertes de cœur qu’on ne doit
éprouver que sur tes flots! Guéris-moi, car est-il plus difficile pour
un dieu de tirer son fils de l’ombre que du néant? Vois-moi, ô mon père,
et je verrai!

Il dit, et Neptune, d’un souffle, chassa la pesante boule d’ombre que
supportait le dos écrasé de son fils. Puis, du flanc encore ensoleillé
des sapins, comme le forestier recueille la résine ambrée, du rebord
occidental de chaque tige d’épi, du creux de chaque feuille, du verso
rouge de chaque vague, il fit couler la tardive clarté dans ses deux
mains. Puis, comme un guerrier qui s’élance casse les baguettes d’un
buisson, il cassa les derniers rayons du soleil. Puis il tira la surface
de la mer, et les regards inclinés de tous les marins du monde coulèrent
vers lui. Alors, il lança sans mesure toute cette lumière par le phare
puissant. Puis, comme l’intendante qui règle la lampe, il en fit un
regard moyen de Cyclope, mais désormais doré, puisqu’il était fait du
jour finissant. Le Cyclope poussa un cri de joie. Il voyait! Épuisé, il
en profita aussitôt pour dormir, et déjà les cils et les sourcils
repoussaient comme le tendre blé. Les Grecs les regardaient avec terreur
monter, noire moisson...

Déjà, les six matelots, les plus forts et les plus lents à comprendre,
balançaient à nouveau au-dessus du géant le pieu rougi, quand Ulysse:

--Pensez-vous donc, dit-il, réussir à six ce que ne purent à cinquante
les filles de Danaos, et verser la nuit dans ce tonneau sans fond?

--O roi d’Ithaque, répliqua Euryloque, nous voilà donc perdus?

--Mes amis, reprit Ulysse, qu’y a-t-il d’invulnérable dans un héros,
fils d’un dieu?

--Son corps est invulnérable, ô Ulysse, car Zeus d’un mot peut le
guérir.

--C’est donc à l’esprit du Cyclope qu’il faut s’en prendre, répartit
Ulysse. Ne nous attaquons plus à son œil, mais à sa vue. Quand Elpénor
parvient à s’extraire de l’entrepont où il fume l’herbe des Lotophages,
il a encore ses yeux, et des yeux plus larges que de coutume, mais il
prétend que ses pieds restent collés à terre, et que ses jambes
s’allongent sans fin...

--O Ulysse, interrompit l’équipage enthousiasmé! Tu as raison! Prenons
la drogue d’Elpénor et la donnons à fumer au Cyclope. Prenons-la en
cachette, car voilà Elpénor furieux, et qui menace, si on le vole, de
révéler au Cyclope ton vrai nom.

--Qu’Elpénor se rassure, dit Ulysse. Mon projet est plus simple.

--O Ulysse, répliqua l’équipage. Ton projet est de retourner les
tableaux, d’accrocher les tables au plafond, comme nous le fîmes un jour
pour le berner dans la tente d’Ajax; ceux d’entre nous qui parlaient
restaient immobiles, et d’autres faisaient les gestes; d’assiettes vides
nous dégustions un succulent potage: Ajax en devint fou.

--Mon projet est plus simple encore. Écoutez! dit Ulysse.

       *       *       *       *       *

Le lendemain, le Cyclope fut tiré de ses rêves par des attouchements à
son visage et à ses épaules nues, et il sourit, car souvent l’Aurore
jouait à le caresser de ses doigts. Il entr’ouvrit son œil, et soudain
ne put l’en croire, car c’étaient les pieds nus des compagnons d’Ulysse
qui foulaient sans respect son corps, y laissant une minute leurs
empreintes. La caverne, d’ailleurs, était au pillage. Les Grecs buvaient
vin et lait à même l’outre et à même le pis. De vieux fourriers barbus
chevauchaient les béliers, et engageaient des courses comptant au
sablier le tour de grotte le plus rapide; et, comme le Cyclope poussait
un premier rugissement, puis un second, aucun ne daigna l’entendre. Le
géant en fut stupéfait:

--O toi, cria-t-il, chef de cette bande! D’où vient que tu m’insultes en
mon propre logis?

--O Cyclope! répartit Ulysse, que mal à propos tu t’éveilles! Notre vœu
le plus ardent serait d’avoir à te respecter et à te craindre. Un motif
puissant nous l’interdit, et nous ordonne de faire de toi un jouet.
Toi-même, l’imbécile, l’approuveras!

--Moi-même, hurla le Cyclope, moi-même l’imbécile, et quel motif?

--Qui nous dit que tu existes, Cyclope? Nous sommes sûrs de notre propre
vie, non de la tienne! Crois-tu donc que je me hasarderais à te nommer
imbécile, ou même niais, si le monde n’était pas qu’apparence!

--Qu’apparence? et qu’est-ce qu’une apparence?

--Camarades, dit Ulysse, chantez au Cyclope ce qu’est l’apparence.

Il dit, et eux chantèrent l’hymne dorien:

    L’Apparence n’a qu’une mèche
    Qu’une mèche de cheveux...

Et ils confondaient avec l’Occasion. Mais Ulysse se garda de les
reprendre. Alors il expliqua au géant le jeu des illusions, et que la
matière est esprit, l’esprit néant. Et il lui fit rouler de l’index et
du médium croisés une boulette de pain, et le Cyclope était atterré de
sentir qu’il en roulait deux. Cependant, il ne se laissait pas
convaincre:

--Étranger, dit-il, tu parles bien, et passe pour la matière. Mais si
chacun n’est assuré que de sa propre vie, je le suis donc de la mienne,
et j’ai le droit de saigner et de rôtir vingt-quatre chétives
apparences?

--Libre à toi, dit froidement Ulysse, de rogner ton propre royaume. Les
apparences auxquelles tu commandes ne sont pas déjà si brillantes ni si
nombreuses! Par un coup de génie, tu as pu te créer des images de Grecs.
Libre à toi de remplacer chacune par un souvenir vide. Tu es avare et ne
voudras point avaler tes trésors. D’ailleurs comment nous prendrais-tu?

--Je courrai après vous, je vous attraperai, dit le Cyclope.

--Laisse-nous rire, Cyclope, repartit le menaçant Ulysse. Ne sais-tu
donc pas ce que c’est que l’espace? Camarades, chantez au Cyclope le
chant de l’espace indivisible, ou plutôt pourquoi Achille, nous faisions
l’expérience souvent sur la plage de Troie, ne peut rattraper une
tortue; ou peut-être, masse éléphante, te crois-tu plus rapide que le
fils de Pélée?

       *       *       *       *       *

C’est ainsi que débuta pour le Cyclope une semaine de tortures. Il
s’obstinait à ne pas relâcher les Grecs, mais chaque jour, par la bouche
d’Ulysse, lui enlevait une de ces lourdes idées qui maintiennent rigides
les plis des âmes naïves. Ainsi la robe à volants qu’on prive de ses
boules de plomb se soulève au moindre vent et trahit des femmes les
lisses genoux. Aujourd’hui Ulysse détruisait le temps: et le Cyclope
s’allongeait sur la grève, sans passé et sans avenir, comme un sablier
crevé, et tout le sable de la mer semblait sorti de sa poitrine
débraillée. Le soir, c’était le tour de l’espace, auquel les philosophes
se plaisent à ajouter, comme une rallonge par invité, une dimension pour
chacun de leurs lecteurs: et le géant se croyant tenu de marcher par
pas indivisibles lançait comme un ataxique le pied loin en avant, et
renonçait à suivre la plus faible brebis. Ou bien le roi d’Ithaque lui
apprenait à ne plus croire aux couleurs: et, semblable au chagrin même,
sa crédulité teignait de noir, car Ulysse n’avait pas dit que le noir
est une couleur, tout ce qu’il aimait le plus, ses brebis blanches, ses
béliers roux. Il croyait maintenant aux rêves, et sa vie fuyait par la
nuit comme par une citerne mal cimentée. Puis Ulysse lui apprit les faux
syllogismes, l’Univers construit sur des nombres, et il voyait chaque
chose rouler sur de petits chiffres comme sur des dos de fourmis. Déjà
il bégayait, se heurtait par chaque mouvement aux parois de la grotte,
et, comme un enfant, n’avait plus qu’un souci, nourrir ses images.
Lui-même maigrissait, mais il gavait les Grecs de beurre et de
fromages, et ses brebis, traites à chaque instant, maigrissaient elles
aussi, car elles étaient sa chair, brebis aimées! et point d’ingrates
apparentes.

--O Félicité, criaient les compagnons d’Ulysse. Aucun de nos maîtres ne
fut jamais si généreux! Vous rappelez-vous le mois que nous fûmes les
images des Ciconiens, et nous n’avions que du pain et de l’eau? Ou la
semaine où nous étions les images des filles de Mélados, et elles nous
voulaient tous les matins rasés de frais!

Le Cyclope enfin n’y tint plus...

--O Étranger, supplia-t-il, délivre-moi!

--Délivre-nous, Cyclope, répondit Ulysse, et tu es libre.

--Jamais, cria Polyphème! Ou bien vous restez mes images, je vous soigne
et vous garde. Ou vous ne l’êtes plus et je vous dévore.

--A ton aise, dit Ulysse. Camarades, chantez au Cyclope l’hymne appelé:

_Aspect lamentable de la vie du Cyclope._

Ils se levèrent et chantèrent l’hymne effarant:

     Ainsi que l’oiseau égaré dans un nuage, je ne sais plus où est le
     ciel, où est la terre, où sont les flots. Du cœur de Galatée, me
     séparent le vide, l’infini et le néant. Des yeux de Galatée me
     séparent l’éther, les prismes trompeurs, l’espace que rien ne
     comble. De la pensée de Galatée me séparent l’éternité, l’inconnu,
     et le brouillard principe. Les trois mains du temps le présent, le
     passé et l’avenir, jouent à la main chaude avec la main de Galatée.
     Des lèvres de Gala...

--Arrêtez! Arrêtez! cria le Cyclope. Je jure de ne pas vous tuer, mais
au moins donnez-moi un remède!

Ulysse fixa de ses yeux l’œil du Cyclope et parla en louchant:

--Le remède, Cyclope, est que nous reprenions l’aventure au point où
nous l’avons laissée.

--Que je vous tue alors?

--Tu ne nous eusses point tués, répartit Ulysse, car ma ruse veillait.
Cependant qu’aveuglé par la drogue d’Elpénor, ou par le pieu, tu
ruminais ta vengeance, tes brebis affamées se fussent mises à bêler. Ta
main eût alors écarté le rocher qui ferme la grotte, tu les aurais
libérées une à une, caressant leur dos, et mes compagnons pendus à leur
ventre eussent passé sans encombre. Moi-même je sortais cramponné à la
laine de ton plus beau bélier, tu l’arrêtais, et lui disais: (écoute
bien, car il te faudra répéter!) O Bélier, ô mon ami, toi qui chaque
matin t’élançais le premier vers les pâturages, as-tu deviné mon
malheur, tu sors le dernier aujourd’hui!

--Sauvez-vous donc, dit le Cyclope, Adieu!

--Nous ne nous sauverons pas! s’écria l’équipage. Les lâches seuls osent
fuir, triste courage! Nous voulons reprendre nos corps dans les recoins
de la grotte où nous les avons laissés le soir où tu fis de nous tes
images! Veuillent les dieux, ô camarades, que nos dépouilles soient
encore en bon état!

Ils dirent, se tapirent dans les angles de l’antre, de façon à emplir
leurs poches de fromages et de fruits, une fois chargés s’accrochèrent
aux brebis, et disparurent dans la lumière... Ainsi les rêves... Le
Cyclope maintenant tâtait le dos de son grand bélier, non sans essayer
de caresser de l’autre main, dernier adieu, le visage d’Ulysse. Mais le
héros détournait la tête avec dégoût.

--Poursuis-nous! ordonna Ulysse, quand il fut à distance raisonnable.

Le Cyclope les poursuivit, sans se hâter, car, éblouis par le jour,
c’est eux qui étaient aveuglés, et ils titubaient à chaque pierre.
Parfois ils se retournaient et insultaient le Cyclope, pour donner du
vraisemblable à la poursuite.

Enfin tous parvinrent au détour du promontoire où ils avaient dissimulé
leur vaisseau. Sur la mer dorée il flottait avec ses voiles rouges.
C’était la première image de vaisseau qu’eût créée le Cyclope, et il la
balançait sur les eaux avec surprise, et il tâchait de la séparer de son
reflet, aussi coloré qu’elle-même. Le temps pour lui de créer l’image
des avirons, du mât de perroquet et du mât d’artimon, et le vent déjà
gonflait les voiles.

--O chers hommes! cria le Cyclope. Dans un moment de délire, je vous ai
conçues, et aujourd’hui ma sagesse vous chasse! Mais ne vous
regretterai-je pas? Je pleure, et jamais je ne vous ai vues aussi
brillantes!

Car il leur parlait au féminin, depuis qu’il les croyait ses images.

--Lance-nous des quartiers de roche, cria Ulysse. Le remous détachera du
bord notre vaisseau.

--Voilà, ô la plus belle et la plus rusée! cria le Cyclope.

--Prie ton père de nous accorder bon voyage!

--Je le prie, ô la plus barbue!

Déjà les Grecs étaient hors d’atteinte. Alors Ulysse, six hommes
disposant leurs mains en porte-voix devant sa bouche:

--O Cyclope, cria-t-il, masse imbécile! ta stupidité est comme ta
laideur, sans limites! Crois-tu donc que les images d’un rustre
puissent être des Grecs, et qu’un cerveau de Cyclope puisse sans éclater
inventer l’idée d’Ulysse? Car ce n’est pas moins qu’Ulysse et ses
compagnons que tu viens stupidement de libérer, et n’attends plus de
douceurs de ton métier pastoral, car là où ils sont passés le tendre
gazon ne repousse plus sur les âmes!

Alors ses matelots crièrent leurs noms véritables, soufflant dans l’air
le corps grotesque de leurs sobriquets, et c’était Euryloque et
Périmède, c’était Orkeus et Pisélonte, et tous les membres du corps
vivant de l’Odyssée. Et chacun injuriait le Cyclope...

--On devrait toujours garder ses images près de soi, comme ses
troupeaux, pensait le géant. Dès qu’elles s’éloignent, elles deviennent
sauvages et nous insultent!

Quand la mer n’eut plus de reflet, la terre plus d’échos, il remonta
tristement à sa grotte. La tête lui tournait encore, de cette semaine
folle, mais soudain un agneau boiteux se mit à courir devant lui. Ému il
voulut le rattraper, un long moment n’y parvint point, car il luttait
contre son pas indivisible et dépassait chaque fois le but. Enfin
l’agneau fut pris, et le Cyclope soupira, car il lui semblait, victime
encore du sortilège, qu’il avait pris l’agneau dans son cœur et non dans
ses bras. Il le regarda de près, approcha sa tête de ses lèvres, mais
soudain, comme ses yeux aussi l’effleuraient, il le vit blanc. Il vit
vertes ses prunelles, noirs ses sabots. Il bondit de joie, d’avoir
retrouvé les couleurs. Il bondit: O bonheur! Sa tête ne butait plus
contre le ciel, qui était tout bleu, il ne souffrait plus de son ombre,
qui était violette. Alors il se hâta de traire ses brebis, et des
larmes d’espoir coulèrent de ses yeux. Elles tombaient dans le seau où
aussitôt le lait caillait, et il fit ce jour-là le plus délicieux de ses
fromages.



LES SIRÈNES


Le navire allait à la dérive, car les rameurs avaient roulé sous leur
banc, ivres, mais de fatigue. C’est que le banquet de Troie avait duré
vingt ans. Ils se lamentaient, le moins bruyamment possible, mâchant de
menus cordages pour tromper leur faim, leur soif, et ils étaient résolus
de leur vie à ne plus bouger. Alors l’astucieux Ulysse fit sonner par
Périmède la trompette des repas, et tous s’élancèrent, à l’exception
toutefois d’Elpénor, qui avait pris des Lotophages la coutume de fumer,
affalé dans l’entrepont...

--Quel merveilleux repas pour nous s’apprête! criaient les matelots. O
Ulysse, toi qui tiens les promesses mêmes de ton silence, que ne vaudra
pas la promesse de ta trompette! Voilà déjà que nous n’avons plus soif,
ô fils de Laerte, une eau délectable nous montant à la bouche!

Ils dirent et tapaient de leurs cuillers contre leurs boucliers, toutes
assiettes moindres ayant disparu au cours du siège.

--Hélas, dit Ulysse, c’est bien un repas que la trompette a sonné, mais
pas le vôtre. C’est le repas des monstres devant lesquels nous fera
défiler aujourd’hui le tapis roulant de la mer. Dans une heure nous
passons à portée de voix des sirènes; dans une heure et demie au large
de l’ignoble chienne, la divine Scylla; dans deux heures, s’il en reste,
devant l’infect Charybde, semblable aux dieux!

L’enthousiasme de l’équipage ne connut plus de bornes:

--O Roi d’Ithaque, cria-t-il, nous l’avions dit! Tu surpasses tes
promesses mêmes.

Mais Ulysse refusa leur louange:

--O mes chers compagnons, gémit-il, six d’entre vous, mes six favoris,
les six plus courageux, vont être dans l’instant dévorés par les
sirènes...

Mais ils reçurent sans trembler la fatale nouvelle:

--Hélas! crièrent-ils d’une voix, pourquoi ne sommes-nous pas ces six
favoris? Il est doux de périr pour sauver ses frères! Mais, ô divin
Ulysse, tu ne nous honores point de ta préférence, à juste titre, et toi
qui découvris Achille sous des robes, tu as su, sous nos armures,
découvrir des âmes femelles. Hélas! Pourquoi sommes-nous lâches? Ayons
du moins le courage de notre lâcheté. Nous nous contenterons donc
d’écouter le chant des sirènes, la musique, dit-on, trompe la faim!

--Gardez-vous-en bien! répartit le fils de Laerte. Seul, attaché au mât,
je jouirai de leur déplorable appel. Vous autres ramerez, les oreilles
bouchées par des tampons de cire. Si toutefois vous trouvez de la cire!

--O Ulysse, s’écrièrent les matelots, il suffit de suivre jusqu’à leur
ruche les innombrables abeilles qui sans répit paissent tes lèvres!

Ils dirent et se précipitèrent à la cambuse, où, dans des boîtes de
biscuits, ils conservaient les blocs de cire dont on comble les trous
que les vers de mer percent dans la coque. Déjà ils revenaient, et
voyaient Ulysse chercher vainement les cordes qui devaient le lier au
grand mât, n’en point trouver, s’en irriter:

--O Ulysse, crièrent-ils, ils n’est qu’une corde solide, celle que ta
parole passe au col de tes auditeurs, et pour jamais ils sont tes
prisonniers!

Et cependant ils s’empressaient de réunir par des nœuds les morceaux
épars de cordages, leur seul repas.

Il était temps. Déjà s’élevait la côte trinacrienne, palpitante et comme
si elle naissait. A peine regagnaient-ils leurs bancs que les six têtes
de Scylla, effroyables doigts d’une main trop complète, hapèrent six
matelots. Ulysse de son mât les vit voler au-dessus de sa tête, et ils
le saluaient!

--Il est beau, criaient-ils, de mourir victimes des sirènes!

Le roi d’Ithaque se gardait de les détromper, et, les voulant heureux,
il feignait de sourire à leur fin honorable. C’est ainsi, dans les
villes, que les jeunes gens égarés par une fille sans vergogne croient
jusqu’à leur dernière vieillesse avoir été victimes de l’amour lui-même,
et honte à qui les tire de l’erreur! Mais déjà Charybde inondait le
carré, la trirème entière, de bile, de sang et de bave.

Enfin les sirènes apparurent. Chacune était debout sur un promontoire,
et, toute nue, agitant maussadement son péplum, semblait une naufragée
protestante et pudibonde qui dût se dévêtir pour appeler le sauveteur.
La première était blonde, la seconde brune, la troisième rousse:
c’étaient les couleurs que le fils de Laerte préférait chez les femmes
et déjà il tendait vers elles ses bras vénérables. Alors s’élevèrent
leurs voix. Mais ce jour-là, mélancoliques, et comme parfois les
poétesses quand les poètes les ont déçues, elles ne se sentaient point
de haine pour les navigateurs, les explorateurs, les ingénieurs, et
résolurent au contraire de révéler à ces timonniers leurs secrets
divins.

--Cher Ulysse, chanta la première, si poussant ton bateau au delà des
colonnes d’Hercule, tu vogues trente jours et trente nuits, après qu’il
aura côtoyé une île longue, mais juste assez large pour que les femmes
aux yeux de feu tendent en travers leurs hamacs, tu aborderas un nouveau
continent, où des sauvages rouges coiffés de plumes tricolores
s’asseyent sur des crocodiles (là-bas appelle-les caïmans), et un soir,
voyant la voile d’un navire avant sa coque, l’idée te viendra que la
terre est ronde!

Mais Ulysse ne pouvait entendre, car les matelots, pour alléger la rame,
avaient entonné l’éloge du Katablépas qui se nourrit, quand il a faim,
de ses propres pieds. Puis, doublé le promontoire, chaque bord enleva,
de l’oreille qui donnait sur Ulysse, le petit tampon de cire.

--O maître, criaient-ils, que t’a dit la sirène? Tu te convulsais de
désir, le mât se courbait comme un jonc...

--Un chant divin! répliqua Ulysse, car il ne voulait point les décevoir.
O mes amis, écoutez ce couplet enchanteur:

    Ulysse, empereur des lumières,
    Lampe des yeux, duc des clairières,
    Si brillant, si bel et poli,
    Prends-moi Sirène dans ton lit!

Mais rebouchez vos oreilles, camarades, hâtez-vous, voici le second
promontoire!

--Cher Ulysse, chanta la seconde sirène. Etends-toi un jour sous un
pommier et regarde tomber les pommes. Peut-être un éclair
traversera-t-il alors ton cerveau. Ou encore amuse-toi, pour voir, à
mélanger du charbon de bois pilé avec du salpêtre vulgaire. Dans un tube
de bronze foré aux deux bouts (rayes-en l’âme si ton ennemi est plus
loin), verse ta mixture, un boulet de pierre et enflamme le tout, par
aide d’une mèche allumée.

Mais le chœur des matelots couvrait sa voix:

--Il est stupide pour un affamé, criaient-ils, de parler toujours de
repas! Tirons de notre pensée, comme on le fait du bœuf assommé, les
larges poumons, les foies succulents et la nombreuse fraise! Plus
d’allusions dans nos chants aux figues, qui éclatent sur Bacchus comme
de divins parasites gorgés de pourpre, aux raisins noirs qui pendent aux
treilles comme des grappes de moules! Pas un mot d’ailleurs des
poissons! Pour le vin et pour le miel, pour la crème et pour le caillé,
affirmons, ô mes camarades, que jamais nous n’en avons vu... Mais le cap
est doublé, ô Ulysse, que t’a dit la seconde sirène? Tes yeux nageaient
dans les larmes, de tes ongles tu ensanglantais ta poitrine...
Aurait-elle insulté ta gloire?

--Elle n’insulta que mon âme modeste, répartit Ulysse. Aussi bien elle
le fit avec malice: c’est la blonde. Ecoutez, écoutez comme elle manie
la louange indirecte:

    Moi je déteste l’adorable,
    Le divin me déplaît,
    O qui es-tu, toi que j’adore,
    Mortel et laid!

--O Ulysse, clama l’équipage, comment as-tu pu résister à ce madrigal! O
laisse-nous, laisse-nous, faire un double nœud à tes cordages!

Ils dirent et assourdirent à nouveau leurs oreilles, car déjà,
étincelante, la troisième sirène tournait sur son cap comme le jet d’un
phare.

--O Ulysse, chantait-elle. Veux-tu que tes exploits ne périssent jamais?
Conviens alors de signes qui seront l’image des mots ou des fragments de
ces mots mêmes. Grave-les, à l’envers il va sans dire, dans une table de
bois ou de cuivre, enduis le tout d’une huile noire, et presse-le contre
un tissu. Si tu veux te venger d’Achille, ne traduis point son nom dans
le métal, et il n’y aura pas d’Iliade!

Mais les matelots clamaient à perdre haleine:

--Saturne se nourrissait de bornes emmaillotées, mais il n’est même pas
de bornes sur la route changeante des flots!.. O Ulysse, un de tes yeux
sortait, et tu rappelais en vain sur ton corps le voile qu’en écartait
le vent. Cette rousse aurait-elle insulté ta pudeur?

--O mes compagnons, soupira le roi d’Ithaque, soudain las d’improviser,
quelles délices!

--Heureuses sirènes, cria le chœur délirant, heureuses sirènes qui ont
Ulysse pour écho. O Ulysse, qu’a dit cette enchanteresse?

--Ce qu’elle a dit? répéta Ulysse, cette fois court d’inspiration...
Elle a dit... elle a dit... préférant aux rimes l’assonance; elle a dit
simplement:

    Ulysse
    Charybde
    Sirène
    Trirème

--Quel hymne merveilleux! cria l’équipage déçu.

Mais Ulysse auquel revenait, à défaut d’un poème inédit, la mémoire et
les fragments des odelettes apprises de son maître, crut utile pour son
prestige de laisser ses sujets sous une plus brillante impression.

--Certes vous avez raison, ô matelots, reprit-il, et ces quatre vers
semblent médiocres, répétés par l’humaine voix. Mais, aussi, en les
entendant, ce n’est pas eux qu’on entendait. Les quatre mots de la
sirène rousse, parvenus à votre oreille, devenaient soudain un chant
étrange, et qui rongeait le cœur, et chacun ouvrait la serrure d’une
époque inconnue. Portés loin de la Grèce et de nos temps illustres, on
se voyait, dans trois mille ans, sur la terre tapissée des Gaules, dans
une bourgade sans préfet, et un insondable goût pour les pêches à
l’écrevisse, la chasse aux œufs de Pâques par des vertes prairies
donnait à l’âme un mouvement mortel! Voici ce petit morceau, et pour le
louer, tant il semble irréel, lumineux, obtenu par des reflets et des
rayons, on ne peut guère employer que les mots d’optique...

    Je vois de Bellac
    l’abbatiale triste,
    le Mail, et ce lac
    (Qui n’existe!)

    Et je vois encor
    L’automne en personne
    Sonner dans un cor
    Qui ne sonne;

    La foire d’été;
    et tante Solange
    haïr l’invité
    Qui ne mange;
    Ma jeunesse avec,
    Qui,--Dieu sait sans charme!--
    Tire d’un cœur sec
    Cette larme!

--Quel reflet! Quel prisme. Quel foyer! criaient les matelots, qui
avaient compris la ruse d’Ulysse, et, sachant qu’il aimait surtout
placer ses épigrammes, qui décidaient de le flatter... Mais, ô roi
d’Ithaque, comme le reflet d’un miroir dans des miroirs, est-ce que ce
second chant, à peine posé sur l’âme, par elle violemment rejeté, ne
devenait pas un éclat de rire de la sirène et ne croyait-on pas entendre
des vers badins et moqueurs?

--Justement, ô Grecs astucieux, reprit Ulysse, qui donna dans le piège,
on croyait entendre une épigramme! La sirène prenait à partie cette
lourde danseuse que j’eus jadis l’occasion de voir au Théâtre de
Colonne, et sous laquelle la scène craquait: c’est là la vieille haine
des chanteuses et du ballet. D’où vient, disait-elle:

    D’où vient que la danseuse Eva
    Jamais à Colonne ne va
    Et ne danse sur cette scène?
    C’est que l’acoustique la gène!

Mais déjà l’équipage somnolait, à ce point épuisé qu’il ne songeait à
dénouer les cordages d’Ulysse, pourtant son seul repas, ni à arracher
les tampons de cire. Ce navire qui voguait n’avait plus d’oreilles pour
les flots, et seul Ulysse entendait, tout à loisir cette fois, la voix
terrible de l’Océan, quatrième sirène. Heureux d’être attaché, comme
s’il se sentait coupable, il méprisait soudain les poètes, qui se
vantent d’ouïr les Muses et n’ont dans les oreilles que la clameur des
hommes.

--Du moins, disait-il, je les ai vues...

Toute terre avait disparu; le soleil couchant illuminait tout le flanc
tribord du navire, le flanc droit des matelots, celui-là qui avait frôlé
les sirènes, et il restait d’elles ce rougeoiement, comme sur le bras
candide qui frôla les orties. La poupe n’était plus qu’immondice, la
proue n’était que sang. Les voiles traînaient, souillées de limon et
d’écume... C’est alors qu’Elpénor, sa pipe achevée, monta de
l’entrepont. La tempête assaillait la nef. Vacillant, il souriait,
louait le ciel d’avoir dispensé une journée aussi calme, un soir aussi
paisible, et il pensait, laissant errer ses yeux de l’avant au
gouvernail:

--Le cher, le beau navire! Ah! qu’il est propre et luisant! Que
prendrait de joie à le contempler notre cousine l’intendante, Euryclée,
fille d’Ops, issu lui-même de Pisénor!



MORTS D’ELPENOR


Bouillant Ulysse, annonça la nymphe Ecclissè, chambrière de Circé, voici
le jour, beau comme la nuit. Mais ma maîtresse n’est pas prête. Déjeunez
sans l’attendre.

--J’espère qu’elle n’est point souffrante, dit Ulysse, pour parler, et
non sans sourire, car il aimait dans Ecclissè le choix toujours
désastreux de ses épithètes et de ses métaphores.

--Ravissant Ulysse, répliqua la nymphe indignée, le soleil qui se lève,
semblable à la licorne, est-il souffrant?

--Non certes! fit Ulysse.

--Le croissant de la lune quand il apparaît, comme un mûrier plein de
vers à soie, est-il souffrant?

--Il va très bien, répondit Ulysse. Mais, Ecclissè, veuille appeler mes
fourriers, Euryloque et Périmède. Tu les trouveras à mon vaisseau, et je
vois à tes pieds que tu n’en ignores pas la route.

Les pieds roses d’Ecclissè étincelaient en effet, pailletés des micas de
la plage, comme dans le périmètre des cités la banlieue potagère semée
d’éclats de vitre et de tessons. Ainsi encore la statue que le fondeur
délivre, et qu’empêcha de s’unir à la forme de bronze une mixture de son
et de gravier. Certes Ecclissè ne risquait plus, aujourd’hui, de se
souder à la terre, moule des humains, mais ses beaux pieds se firent de
nacre sous les regards d’Ulysse, et il semblait que ce fût pour les
éloigner qu’elle sortit. A reculons d’ailleurs, par respect pour le
héros, et car elle redoutait que l’œil du maître ne distinguât aussi,
en plus de ses grains de beauté, des grains de sable à ses épaules
grasses.

--Ce n’est pas sa faute, pensait Ulysse non sans complaisance, si cette
enfant aime les hommes (comme elle dirait) semblables aux dieux.

Accoudé sur le lit de table, il paraissait contempler à travers les pins
noirs cette mer de Circé qui jamais ne porte de navires, mais il voyait
seulement, à travers ses sombres sourcils, Ithaque qui ne nourrit point
de chevaux. Puis, par jeu ou par devoir, ainsi que le chanteur tend les
cordes de sa lyre après qu’il y laissa jouer pour la politesse la vierge
fille de ses hôtes, il reprenait les métaphores d’Ecclissè et les
tendait à les rompre:

--Voici le soleil qui se lève, se disait à mi-voix le triste Ulysse;
rond et rouge, comme un œil. Le voilà tout jaune avec un halo blanc,
comme un œuf. Voici le croissant de la lune, qui dépasse de moitié la
pente empourprée de la colline comme le crochet de la panthère la babine
doublée de nacre. Et moi, Ulysse, semblable à Pénélope, chaque nuit je
ruine, sur la couche de Circé, les projets que j’ai bâtis le jour.
Écoutez-la rire là-haut, cependant que les servantes sèchent son corps
et l’étirent, comme un canevas neuf.

Il pensait, et Circé s’attardant, il tendit à la lionne qui rôdait
l’assiette de l’enchanteresse, débordante d’ambroisie tiède. Puis il lui
offrit le nectar, mais elle recula en grognant, comme le chien auquel un
soldat présente un verre. Déjà Ecclissè, appuyée au pilier, frottait
l’un à l’autre, sous un jet de soleil, ses beaux pieds vernissés, et
ainsi qu’ont coutume de les offrir, à la fontaine, mais sous le jet de
l’eau glacée, les filles de Sidon.

--Voici, annonça-t-elle, Euryloque et Périmède, semblable au tigre,
semblable au lion!

Ils saluèrent le héros, Euryloque astiqué et roux, semblable à la
belette, Périmède affable et tout noir, semblable au castor.

--Divin Ulysse, crièrent-ils, quel conseil pouvons-nous bien te donner,
à toi qui es le conseil même?

--L’homme riche, répartit Ulysse, quelle que soit sa richesse, ne
possède que ses propres trésors. L’époux trompé,--que de fois pût
défaillir sa vigilante épouse!--ne possède qu’une honte! Mais à l’homme
sage appartient, en surcroît de la sienne, la sagesse des autres hommes.
O vous deux, rendez-moi ce matin les mots et les images que j’ai glissés
journellement dans votre oreille et dans votre œil comme en mes deux
tirelires!

Il dit, et eux secouaient modestement leur crâne demi-chauve, d’où rien
ne retombait, si ce n’est du soleil un reflet plus pâle que ne le
renvoie un vieux miroir.

--Vous le savez! reprit Ulysse. Nous embarquons aujourd’hui, non pour un
beau rivage, mais pour les Enfers, où Tirésias m’annoncera qu’une seule
île désormais peut nous être funeste, l’île bombée et ronde où les
troupeaux de Phœbus paissent, disséminés sur une ligne droite du centre
à la côte, d’un pas d’autant moins pressé qu’ils broutent plus loin de
la mer et le bœuf du milieu pivote sur place. Nous partons au
crépuscule, pour que nos matelots passent sans le remarquer des ténèbres
de la nuit à ceux de l’Erèbe. Mais Circé, qui semble approuver notre
voyage, a décidé d’irriter contre nous les puissances mêmes qui
l’ordonnent. Je tiens d’Ecclissè que sont préparées à l’office
vingt-quatre coupes d’une crème, votre dessert de midi, qui vous donnera
l’illusion que vous êtes chacun un dieu, plus une vingt-cinquième, à moi
destinée, pour que je me prétende Zeus; et jetant les yeux sur la terre
l’Olympe y verra de lui-même une image grimaçante. Passez donc à
l’office, prenez les coupes, jetez-les à la mer. Si les dauphins et les
rascas en délirent, Neptune est responsable, et il est notre ennemi.

--Divin Ulysse, crièrent les conseils, fou qui veut être un dieu! Tant
que nous vivrons nous crierons: Fou qui veut être immortel!

Déjà ils se précipitaient à l’office, mais le roi d’Ithaque les retint.

--Une minute mes amis. C’est maintenant qu’il faut sortir votre
sagesse: que pensez-vous d’Elpénor?

--Qu’en penses-tu toi-même, astucieux Ulysse? Nous sommes habiles et ne
voudrions point t’exprimer un avis qui ne fût exactement le tien.

--La franchise seule me plaît, dit Ulysse, je déteste Elpénor.
Parlez-moi sans contrainte.

--Nous le détestons! répartit le vif Euryloque. La flèche qui meurtrit
Philoctète au genou pénétra dans sa gorge même, et que dire de son
haleine! Ses jambes sont cagneuses et il semble rouler entre elles,
quand il marche, le globe d’Atlas. Et je ne parlerai point des
paillettes qui le matin, comme un verglas, sont tombées de sa tête
chauve sur ses épaules nues. Mais toi, Périmède, dont le corps est moins
soyeux que l’âme, quel est ton avis?

--Je ne sais, répondit avec lenteur Périmède, ce que tu penses de lui,
divin Ulysse, ni ce que pense Euryloque... Pour moi je déteste Elpénor!
Ce n’est pas seulement qu’il soit lâche. Il serait hypocrite d’être
courageux pour qui est escroc et menteur. Mais, après dix-huit années,
il confond babord et tribord; et quand je commande aux rameurs: nagez!
chaque fois il se jette à l’eau. Du reste, au disque toujours le
dernier, et, en fait de lutte, il ne parvient guère à terrasser que la
nonchalante Ecclissè. Quand l’ombre du grand figuier sur la plage a
tourné, j’aperçois à midi leurs deux empreintes, mêlées comme des
initiales, d’ailleurs si molles! Mais les femmes sont ainsi faites qu’un
mal fait les captive, et la faiblesse seule les vainc!

Ainsi parlait le jaloux Périmède, et il tendait, semblable au castor, un
solide barrage aux flots de son aigreur. Mais Ulysse l’interrompit:

--Laissons-là Ecclissè, ô Périmède. Mais, quand je cligne de mon âme
comme d’un œil myope pour voir toutes pensées réduites mais plus
distinctes, et que je roule, diminuées sur le fond de ma mémoire comme
en une émeraude concave, la mer, les naufrages et notre éternelle
aventure, il m’apparaît qu’Elpénor y joua le rôle décisif, et non la
Destinée. Il est à la source de chacun de nos malheurs. Tous les
spectres dressés et maussades des Dieux, entre lesquels pauvres Grecs
nous nous faufilons à grand’peine, il les bouscule comme des quilles, et
d’une maladresse si complète et si continuelle que je crains d’offenser,
en le contrariant, je ne sais quel dieu des fous. Car enfin qui versa
dans vos oreilles la cire bouillante et vous fit hurler à ce point que
vous couvrîtes pour moi les chants des sirènes? Qui brisa les armes
d’Achille, et prétendit pour se justifier qu’elles étaient de cristal?
Toujours le premier pour les escapades, le dernier à l’embarquement, qui
fut, dans cette île même, changé le premier en porc, et ne voulut
revenir à son état humain qu’après avoir essayé les formes, qu’il
prétendait intermédiaires, du brochet et du chimpanzé?

--O Ulysse, cria Périmède, c’est Elpénor!

--Ne m’interromps point, Périmède. La réponse est inutile à des
exclamations. Mais qui donc, je vous le demande, nous força d’aborder
l’île des Ciconiens sous le prétexte de nausées?--Le mal de mer à un
compagnon d’Ulysse!--Qui nous offrit un rivage qu’il nous dépeignait
peuplé de ses parentes, les accortes filles de Mélados, et qui se
trouva comble d’affreux Lestrigons? Qui surprîmes-nous, dans la caverne
de Cyclope, enfilant une aiguille pour coudre les paupières du géant?

--C’est Elpénor! ne put s’empêcher de crier Périmède, puis il se tut
sous le regard menaçant du héros.

--Mais enfin, acheva Ulysse, je suis las! Cette nuit nous serons aux
Enfers. Là-bas rien à casser, rien à heurter, mais un génie me dit que
la maladresse est plus impie encore dans le royaume des ombres, car
aucun bruit ni dommage n’en est la rançon. Il faut qu’Elpénor n’embarque
pas, et tous deux...

Mais soudain Ecclissè parut, nue, et qui semblait ainsi hors de soi, et
si terrifiée que les métaphores fausses elles-mêmes se refusaient à sa
bouche rouge, et qu’Ulysse agacé devait terminer ses phrases.

--O maître! gémissait-elle. Mes bras, mes bras tombent comme, comme...

--Des fruits, acheva rapidement Ulysse. Qu’y a-t-il?

--O roi d’Ithaque, je suis perdue, perdue comme, comme...

--Une fille, acheva Ulysse, un trousseau de clefs. Mais encore?

--Deux des coupes sont dérobées, ô Ulysse! Deux de tes compagnons vont
se croire des Dieux, et insulter leurs collègues vengeurs!

Ulysse pâlit.

--Toi, commanda-t-il, Périmède! arrête Elpénor et l’enferme. Il est à
coup sûr le premier des coupables. Et nous, cher Euryloque, découvrons
le second et l’empêchons de nuire.

Car il ne reculait pas devant l’inversion du pronom complément quand
les mouvements de son âme étaient rapides.

Mais déjà Euryloque avait assemblé sur deux files ses vingt-quatre
matelots et Ulysse l’un après l’autre les contemplait, d’un esprit
minutieux, s’essayant à découvrir dans leur regard ou dans leur souffle,
comme on reconnaît l’eau bouillante à ses bulles, cette buée qui décèle
la présence du dieu. Ou bien il approchait ses yeux d’un point suspect
de leur corps, cicatrice ou basane, comme l’expert qui cherche une
signature.

--O Zeus, pensait-il cependant, pardonne-moi! Voilà que je ne puis
découvrir le coupable! Non point que ces hommes me semblent privés de
toute estampille divine. Bien au contraire! Ils sont abrutis par vingt
ans de souffrances, de jeûnes, de banquets; les roulis des mers les plus
vides, l’agitation sur les terres les plus rocailleuses les a tassés et
durcis comme des sacs de sel, les voilà au niveau le plus bas de la
culture et de l’intelligence. Et cependant pas un seul devant lequel je
prenne sur moi de dire: Toi, mon ami, tu n’es pas un dieu!

Il se tourna vers son fourrier.

--Eh bien, mon pauvre Euryloque, qu’en penses-tu?

--Touchons-les, Ulysse. C’est au toucher qu’on ne peut manquer de
reconnaître les dieux, sans parler des déesses, car il se peut, selon la
coupe bue, que nous ayons dans l’escouade Vénus elle-même.

Déjà il passait la main dans le cou du vieux Krokus, fils d’Orcheus, qui
fit un bond subit, quand les échos de voix en querelle retentirent dans
le parc, puis les voix elles-mêmes, et Périmède apparut, poussant devant
lui Elpénor, un Elpénor étrange, dont la droite était nue, la main
brandissant un arc, la gauche drapée de tigre et de panthère, le bras
soutenant un thyrse, et son visage aussi était coupé en deux moitiés
contraires, l’une claire, l’autre sombre, comme les portraits-enseignes
des nettoyeurs de vieux tableaux, l’œil droit cruel, fixe et pur, l’œil
gauche chassieux, clignotant...

--Seigneur! cria Ulysse. Il a bu les deux coupes!

Cependant Elpénor, acclamant de la commissure gauche de ses lèvres la
cohorte des camarades, entreprit de danser le péan sur son pied sénestre
aux varices pourpres, et dans les airs son pied droit, blanc comme un
osselet, se cambrait indigné.

--Je suis Diacchus! criait-il aux reprises. Je ne suis rien moins que
Diacchus!

--O perfide Circé! se lamentait Ulysse. Il a bu la coupe de Diane et
celle de Bacchus!

Déjà, sans d’ailleurs qu’ils s’en doutent, une ombre recouvrait le côté
gauche des matelots, une clarté leur côté droit.

--Saisissez-le! ordonna le roi d’Ithaque. A moins que l’un de vous ne
soit assez sûr de son épée et le pourfende en deux parts égales. Si
Vulcain fut coupable d’offrir Vénus et Mars unis par des maillons de fer
à la risée des dieux, quel poids divin n’attirera pas sur nos têtes
celui qui présente aux hommes, accolés par la peau humaine, greffe
infâme, la Pudeur et le dieu du Vin. Saisissez Elpénor, le portez sur le
faite du palais, le faites boire jusqu’à ce qu’il en dorme!

Ils s’empressèrent, le soutenant et l’élevant dans les airs par les deux
membres de sa part gauche, car il est pie d’aider Bacchus, mais nul
mortel n’aurait l’audace d’effleurer de son doigt les chers biens, même
faux, d’Artemis.

Ils revenaient quand Ecclissè parut. Elle répandait de lourdes larmes
qui eussent coulé jusques à ses genoux, puisqu’elle était nue, mais elle
les essuyait à hauteur de la ceinture qu’elle avait irritable. Alors,
entre mille sanglots, elle balbutia un langage incertain dont on perçut
seulement la phrase «semblable à la terre» et les mots «chevaux blancs»;
de quoi l’astucieux Ulysse conclut qu’elle parlait de la mer, et que les
béliers noirs destinés au repas des ombres étaient embarqués.

--En route! commanda-t-il.

--Nagez! cria joyeusement Euryloque, n’ayant plus à redouter qu’Elpénor
à ce mot plongeât de son banc.

Mais comme la trirème virait, les rames du babord levées et rougies par
le soleil couchant, les rames de tribord pendant et blanches sous la
lune, et que le navire lui aussi semblait gonflé et mû par un double
dieu, les airs frémirent d’un cri épouvantable, à la fois humain et
divin, mâle et femelle... Périmède à la vue perçante cria des vergues:

--Elpénor s’est tué, O Ulysse! Nous entendant appareiller il s’est jeté
de la terrasse!

Déjà le navire voguait, et Périmède lui-même ne put voir la pâleur et la
rougeur d’Elpénor, sa délicatesse et sa force fondre peu à peu, le corps
reprendre dans l’ombre de la mort une couleur unie, un contour égal,
ainsi que le soir, dans le reflet d’un lac, deux arbres accolés le jour
dissemblables--et du mélange de deux essences immortelles il ne resta
plus qu’un pauvre cadavre d’homme.

       *       *       *       *       *

Déjà le pays des Cimmériens, ceinture des Enfers, dont les habitants ont
une ombre pour corps et un corps pour ombre, (Ulysse eut mille
difficultés pour serrer la vraie main de leur roi), avait été franchi.
Déjà sur le rivage que nulle Ecclissè jamais ne marqua des épaules, les
béliers et les brebis noires laissaient couler un sang épais. Leurs
mâchoires étaient liées par la mort, muselière des offrandes, mais quand
Euryloque déplaçait leur dépouille, un soupir sortait de la plaie
étroite, désormais leur seule bouche. Derrière Ulysse une mer livide
avec des vagues en creux et des gouffres en hauteur, et qui semblait la
surface retournée des flots. Devant lui l’horreur et la nuit à ce point
confondues qu’il ne savait laquelle des deux régnait, avec les sceptres
de l’autre. Là-bas sept chiens aboyaient, et ce n’était qu’un seul
chien. La roue de Sisyphe écrasait le gravier, et c’était les bruits
sinistres d’un réveil le Lundi à la campagne. Périmède et ses
compagnons, reconnaissant les outres au toucher versaient à tâtons le
miel et le vin. Comme un Cyclope endormi songe à son œil, ils pensaient
au soleil, et frappaient le milieu de leur front sans lumière.

Soudain, dans chacun de leurs os, ils continrent leur vie comme une
moelle, car le peuple léger des ombres s’élevait du fond de l’Erèbe. Par
milliers elles montaient, portées sur un vent gémissant et flexible. Le
moindre rayon parti du bûcher perçait jusqu’à la dernière leur masse
vaine. Fantômes, et que modelait seulement, leur seul squelette permis,
la forme de leur plus grande vertu ou de leur vice, orgueil, luxure ou
folie. Elles se pénétraient, attirées par l’odeur des viandes grillées.
Elles se battaient sans force, elles suppliaient sans voix, se
heurtaient autour des vingt-quatre visages pâles dont l’immobile lueur
les traversait comme les éclats même du feu, puis, apercevant le sang,
elles se précipitaient avec des hurlements épouvantables. Ulysse à coups
d’épée les écartait. Parfois il en atteignait une, qui aussitôt
frissonnait, seule souffrance des ombres. Parfois il apercevait, grises
et vides, comme l’œil qui se détourne d’objets brillants en voit sur les
murs blancs le souvenir ou l’ombre, les reflets des cousins, des parents
qu’il avait le plus longuement contemplés, étincelants de vie et
d’amitié, et qu’il croyait encore sur la terre dorée; et Agamemnon; et
la vénérable Anticlée, sa mère, fille d’Autolycus.... Mais Tirésias le
premier devait boire à la fosse, et il ne laissait approcher aucun
autre...

Une ombre s’acharnait cependant, évitant et trompant le glaive comme au
duel. Parfois Ulysse la touchait; son frisson terminé, elle chargeait à
nouveau, sans rancune, objet de mépris pour ses compagnes. Elle rampait,
elle planait, elle ne laissait au roi d’Ithaque aucun repos, et soudain,
tombant sur lui comme un brouillard, elle recouvrit tout son corps, le
pénétra, s’agita par ses bras mêmes, parla par sa bouche:

--O Ulysse, dit-elle! Ne reconnais-tu pas ton fils?

Ulysse frissonna... et éprouva le mal des ombres:

--Télémaque bien-aimé, cria-t-il en pleurant, est-ce donc toi?

--Qui te parle de Télémaque, reprit l’ombre. O Ulysse, je suis Elpénor!
Sans voile et sans aviron j’ai devancé ton navire. Impatient de te
suivre je me jetai de la terrasse, mais certes je comptais arriver ici
le second, non le premier!

--O Elpénor, demanda Ulysse irrité, O toi qui là-haut assombrissais
chaque jour mon visage, et maintenant assombris tout mon corps! Va-t-en!
Ou que veux-tu?

--Ce que je veux, Ulysse? Je veux mon dû. Oublies-tu que tu laissas mon
corps sans sépulture? Ce que je veux? Je veux des funérailles
solennelles. Jure à Pluton de revenir pour moi à l’île de Circé ou je ne
te lâche point.

Il disait, et déjà Ulysse apercevait les ombres pour lesquelles il
avait franchi les portes infranchissables,

--Je le jure, dit-il à regret, mais disparais. Va-t-en! Je vois venir
l’ombre de Tirésias!

Mais à ce nom l’ombre d’Elpénor, qui se dégageait d’Ulysse irrité comme
au cou du vautour en colère le capuchon noir, se rabattit soudain.

--Tirésias! s’écria Elpénor. Tirésias! le seul qui fut à la fois homme
et femme et peut juger des mérites des deux sexes! O Ulysse,
présente-moi! Le problème de la femme toujours m’inquiéta... Animal
charmant, qu’on tient par des colliers sans laisse! Objet heureux, de
roses et de lys pétri, et si tu touches son visage il demeure à tes
doigts une poudre impalpable, comme si tu avais tenu par les ailes un
mourant papillon! O maître, présente-moi à Tirésias! Que j’apprenne du
moins aux Enfers pourquoi Ecclissè, encore que tout le jour nous
fussions libres, exigeait pour nos rendez-vous une heure précise, que
jamais elle n’observait!

--Va-t-en, commanda Ulysse hors de lui, voici Achille!

--Achille, ô Ulysse! Celui-là que tu découvris sous des vêtements de
femme, et qui parfumait Patrocle de leurs parfums? O Ulysse,
présente-moi Achille! Songe que je suis seul, arrivé ce matin au seuil
des Enfers, comme un enfant déposé sous un porche. O mon maître,
présente-moi tous ces héros de Troie qui combattaient sur des chars et
tant de fois m’ont bousculé, mais enfin les voilà à pied, comme moi, sur
le sinistre trottoir! Présente-moi...

--Ah! pourquoi ai-je oublié tous mes noms propres depuis la guerre?...
Oh! Ulysse, je tiens à toi, comme le manteau qu’à sa rivale offrit
Médée... En voilà un... présente-moi Médée! Et cette grande
femme--comment donc étaient ses cheveux? depuis la guerre j’oublie les
couleurs!--qui se précipita dans tes bras et t’embrassait quand nous
assaillîmes le château d’Hécube... Présente-moi au besoin Hécube!...
Rougis-tu donc d’Elpénor? Je sais que je fus stupide, mal fait, et quel
fracas ne sortait point de ma profonde bouche à l’heure des repas--mais
ici plus de banquet... et de quoi sert-il donc de mourir, si l’ombre de
l’intelligence et l’ombre de la bêtise gardent ici l’écart qu’avaient
là-haut l’intelligence et la stupidité... Je ne te quitte pas!

C’est ainsi qu’Ulysse dut présenter Elpénor à Hélène elle-même, et il la
vit qui souriait au matelot, comme à la plus fraiche des ombres et qui
sentait encore la vie.

       *       *       *       *       *

Or Circé, qui sortait du palais pour surveiller le retour d’Ulysse, se
heurta au cadavre d’Elpénor. C’était le premier mort qu’elle eût jamais
vu et elle détesta ces restes sans levain sur lesquels mourait son
pouvoir, comme un peintre une couleur sèche. Chaque fois qu’un de ses
jouets, homme ou animal, menaçait de périr, elle le muait en un être
plus petit, mais plus jeune, et de longue vie, en sorte que les
alentours du château n’étaient plus peuplés que de perroquets et de
tortues. Elle savait aussi qu’un mortel n’est rien, mais que le souvenir
du mortel le plus mince détruit sur une contrée la trace du plus grand
des dieux, que l’île de Circé risquait de devenir un jour, du fait de
ce matelot déjeté, l’île d’Elpénor, et elle supplia Zeus de prêter au
cadavre un souffle de quelques heures, de quoi juste gonfler pour cent
ans une tendre vie de corbeau et éloigner sur des ailes même le péril
que courait sa gloire...

Zeus hésitait, car pour la première fois il entendait ce nom sonore mais
obscur. C’est alors qu’Ulysse, revenu avec son équipage au grand complet
du royaume d’où jamais nul ne reviendra, ni ne revient, fit étendre sur
un bûcher le corps lavé et huilé d’Elpénor, et commença de prononcer
l’oraison qu’il récitait par cœur à chaque enterrement de matelot,
ornant le défunt, si médiocre fût-il dans la vie, de qualités extrêmes,
lui attribuant tous les vers et les découvertes anonymes, pour remonter
le moral des survivants, et aussi avec la bonté sincère qu’inspire de
voir étendu sans appétit de la vie et de l’air même, celui-là qui la
veille encore se repaissait de mouton sur le gril.

--O Zeus, commença-t-il, toi qui te plains d’être obligé de te pencher
pour apercevoir des humains autre chose que des boules crépues et
opaques, et dont les regards arrivent bien juste à glisser sur la pente
des visages suppliants, tu peux contempler de face aujourd’hui, dans son
ensemble et sa majesté, avec ses jambes arquées comme la paire de cornes
du cerf-volant, le plus illustre de nos compagnons! O mes amis, retenez
une minute vos larmes qui coulent sur son corps huilé par gouttes
gonflées, et criez à Zeus lequel entre tous les habitants d’Ithaque,
lequel entre tous les Grecs, vous souhaiteriez le plus ne pas savoir
privé de la lumière!

--O Zeus, c’est Elpénor! clamèrent toutes les voix, parmi lesquelles
Zeus distingua, parvenue la première à l’Olympe, la voie aiguë de
Périmède. Il crut bon d’y répondre par son tonnerre, et le nom d’Elpénor
fut contenu pour la première fois dans le céleste roulement.

Ainsi un gravier parfois se loge dans un bouclier de bronze...

--Ce que fut Elpénor, ô Zeus? continua Ulysse. Demande plutôt ce qu’il
ne fut pas. Il fut un cœur tendre dans un corps d’acier, une âme de
choix dans une enveloppe hors de pair; le calembour à peine se contenait
en son palais comme dans la bouche du perroquet la langue épaisse, et
que dire aussi de son esprit ingénieux? C’est lui, charron, qui inventa
la brouette, la changeant par un tréteau en roue à repasser, et il
inventa aussi le lit, seule demeure commune des Dieux et des hommes.
C’est lui, banquier, au jour de la septième collecte d’or, qui imagina
de faire accepter pour moitié du versement les coupons thraces. C’est
lui, poète, l’auteur des deux vers fameux: «Mon âme a son secret, ma vie
a son mystère», et «Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel?» Et à
ce propos, vous enfants, entonnez le couplet qu’il chantait en peignant
le cheval de Troie. Non sans réciter d’abord l’épigramme qu’il dédia à
Hercule, le soir où ce dieu nous contait son combat de Némée, et le fils
d’Alcmène, encore que vantard comme tous les chasseurs, ne laissa pas
d’en rire aux éclats!

Il dit, et tous déclamèrent, Périmède battant la mesure:

    Hercule--parlons moins fort!--
    A tué le lion de Belfort.

Puis ils entonnèrent, alanguis, la complainte que chante le pilote
durant les longues nuits, à l’heure où sur tous les visages de pilote
coule la clarté de la même étoile:

    Ecclissè, Ecclissa,
    Mon bateau t’entraîne,
    Nous avons tous fait ça,
    Comme chante Hélène.

    Gentil fuseau, ciseau méchant,
    Marchandis’s pour les filles,
    Ecclissè, qu’il est beau le champ
    Qu’on fauche sans faucilles!

Tous pleuraient. Au seuil de leurs narines et de leurs yeux s’amassait
la fumée du bois vert, et il s’en évadait, comme le blaireau extrait de
son terrier, un noir chagrin,

--Merci, camarades, dit Ulysse, et dites encore à Zeus quel nom, s’il
nous était accordé de voir revenir du royaume d’où nul jamais n’est
revenu un des héros du siège, quel nom sortirait de vos bouches? Est-ce
le nom d’Ajax, le nom d’Achille?

--C’est le nom d’Elpénor! clamèrent les matelots, et la voix de Périmède
surpassait toutes les autres.

C’est ainsi qu’Ulysse implorait le maître du monde, assuré qu’aucun
cadavre ne peut renaître à la vie, que le destin est inéluctable, et que
les trois terribles filles qui dévident et coupent n’ont jamais su, de
leurs doigts osseux, faire à notre fil rompu un nœud coulant ou même une
boucle.

Mais Zeus, de tant de douleur ému, rendit la vie à Elpénor, mort pour
jamais, qui se dressa sur son bûcher, pour la première fois de sa vie
embaumant et lavé, et ces deux journées dans l’ombre des Enfers
n’eurent d’autre effet que d’adoucir sa peau, comme deux journées de
piscine.

       *       *       *       *       *

C’en était fait. Elpénor avait voulu revoir la belle Lampétie, sa
cousine, gardienne des troupeaux sacrés et, la nuit venue, promettant au
pilote les charmes de Phaétuse, la seconde vachère, il l’avait détourné
jusqu’à l’île du Soleil. Tant Phœbus est peu redouté de celui que
regarde Diane! C’en était fait. Les bœufs divins étaient égorgés, et
bien que de leurs chairs cuites continuassent à s’exhaler de lugubres
gémissements, les malheureux compagnons d’Ulysse s’attardaient à leur
dernier repas, étonnés seulement, à la longue, du silence des mets
innocents, bécasses, poissons et beignets aux légumes... Hélas! la
foudre avait fracassé leur navire: quatre fois il tourna sur lui-même
comme aux exercices d’escadre ce vaisseau espagnol quand on ne
déchargeait pas à la fois les pièces de ses deux bords; puis il sombra,
et tous flottèrent sur le gouffre comme des oiseaux marins; d’abord de
tout leur corps nu, et ils semblaient des cygnes; puis voguèrent leurs
têtes seules, pareilles aux oies sauvages; enfin quelques mains
ouvertes, hirondelles des mers, et Ulysse bientôt flotta seul. D’une
coupe rapide, il nageait vers les débris du navire, et déjà il les
atteignait, quand deux bras vigoureux enlacèrent son col.

--O Neptune! murmura-t-il, as-tu besoin de me saisir à bras le corps? La
lutte est inégale. Toi seul as pied dans ces abîmes!

--O Ulysse! répondit une voix lamentable, ce n’est pas un ennemi qui
t’enlace, c’est un ami, le plus fidèle, c’est Elpénor!

Le roi d’Ithaque se débattait avec rage.

--O Ulysse! fils de Laerte! petit-fils d’Arcésius! Aie pitié! suppliait
Elpénor. Et, comme on lance un câble et le relance, essayant sur le
rivage le poteau qui ne craque pas, ainsi il cherchait à atteindre celui
des ancêtres d’Ulysse qui pût accrocher la pitié. Cependant il ne
lâchait pas non plus la nuque de son maître, car sa plus solide demeure
au monde était ce héros flottant!

--Lâche ma tête! criait Ulysse.

--O Ulysse, c’est justement ta tête que j’implore, c’est à la plus
divine part d’Ulysse que je veux devoir la vie. Ainsi, si tu étais Ajax,
je me suspendrais à ton illustre bras, si tu étais Achille à ton talon,
et, Latone, à tes seins. Bienheureux Elpénor, diront désormais les
Grecs, comme Pallas naquit de Zeus, sous le marteau de la tempête il est
né (mais tout nu) de la tête d’Ulysse, du cerveau même de l’Hellade!

Ulysse s’épuisait, et, comme le cheval du Nil sur le dos duquel des
oiseaux picorent, pour chasser le dernier plonge ses lourds naseaux, il
plongea et se défit de son dernier matelot, pour jamais...

Mais déjà Elpénor avait saisi ses deux chevilles.

--Sauve-moi, Ulysse, disait-il, ou m’apprends à nager! Sauve-moi, ou je
maintiens tes jambes fermées comme des ciseaux, et t’empêche de fendre
le drap écumeux. O maître, tu avais raison et je comprends ton courroux!
C’est ce qu’il y a de plus indigne en toi que je conjure de me sauver,
tes orteils, tes tendons... Ainsi je m’accrocherais la tête d’Ajax, aux
seins d’Achille, à l’âme de Thersite!...

Sa voix soudain attendrissait Ulysse. Assuré maintenant par l’oracle de
rentrer un jour, et seul, dans Ithaque, il s’accordait à lui-même de
plaindre ce malheureux, par l’oracle assuré de périr.

--Pauvre Elpénor, fit-il.

--O cher Ulysse! clama Elpénor éperdu d’allégresse.

--Brave Elpénor, reprit Ulysse.

--O mon roi bien-aimé, ô ma seule vie! cria Elpénor suffocant de
reconnaissance.

--Pauvre gros Elpénor, reprit Ulysse.

--O porte de mon cœur, ô chevilles de mon âme! clama Elpénor qui ne
trouvait plus, dans sa joie, que des mots d’amour.

Mais, abusé par la flatterie du destin, il avait dans son transport
ouvert les bras, abandonné, perdu Ulysse, et il coula. Il coula à pic,
et la joie fut plus lourde en lui que la viande des bœufs divins en ses
compagnons. Au-dessus du gouffre qui l’engloutit s’étala, car on l’avait
enduit pour les funérailles d’une huile épaisse, une tache que moirait
le soleil, ainsi que du monstre sous-marin que l’on éperonna. Et
Elpénor, sur la terre source de désordres, donna soudain le calme à un
arpent de tempête.

Ce fut le salut d’Ulysse, qui put atteindre une sorte de radeau. Il
l’escalada; à l’aide d’une gaffe, puis d’un filin mena à bien ces
opérations marines que les traducteurs ne peuvent se tenir d’expliquer,
pour la facilité du lecteur, en leurs termes techniques: il argua une
conasse dans le virempot, puis la masure ayant soupié, bordina
l’astifin: il était sauvé!

Huit jours il fut ainsi sauvé, flottant à l’aventure, sans voile et sur
un océan et dans une vie si déserte qu’aucune métaphore même ne pouvait
s’ajouter aux pensées ni aux mots et les alléger. Le soleil étincelait,
semblable seulement au soleil. La lune, semblable seulement à la lune,
brillait, pâlissait... Ballotté, secoué, doré le jour, d’argent la nuit,
Ulysse prenait parfois dans ses mains ses chevilles où les mains
d’Elpénor avaient creusé des anneaux rouges, et il regrettait cette
pauvre image indigente et obstinée de son destin, comme le chêne
qu’emporte un torrent regrette sa racine moindre.



TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages.

LE CYCLOPE                                                             1

LES SIRÈNES                                                           49

MORTS D’ELPÉNOR                                                       67


CHARTRES.--IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.





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